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Full text of "Correspondance"

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GUSTAVE    FLAUBERT 


CORRESPONDANCE 


TROISIÈME  SERIE  — 


(1854-1869) 


CINQUIÈME    MILLE 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11,     RUE     DE     GREiNELLE,     11 

1903 


CORRESPONDANCE 

TROISIÈME  SÉRIE 

(1854-1869) 


EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR,  II,  RUE  DE  GRENELLE 


ŒUVRES  DE  GUSTAVE  FLAUBERT 

DANS  LA  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

à  3  fr.  50  le  volume 


Madame  Bovary,  mœurs  de  province.  —  Édition  dé- 
finitive, suivie  des  Réquisitoires,  Plaidoirie  et  Juge- 
ment du  Procès  intenté  à  l'auteur  devant  le  tribunal 
correctionnel  de  Paris.  (Audiences  des  31  janvier  et 
7  février  1837  ) 1  vol. 

Salammbô.  —  Édition  définitive  avec  documents  nou- 
veaux    1  vol. 

La  Tentation  de  saint  Antoine.  —  Édition  définitive    1  vol. 

Trois  contes  (Un  cœur  simple.  —  La  légende  de  saint 
Julien  l'Hospitalier.  —  Hérodias).  (6«  mille) 1  vol. 

L'Éducation  sentimentale.  —  Histoire  d'un  jeune 
homme  (édition  définitive) 1  vol. 

Lettres  de  Gustave  Flaubert  a  George  Sand,  pré- 
cédées d'une  étude,  par  Guy  de  Maupassant  (4' mille).     1  vol. 

Par  les  Champs  et  par  les  Grèves,  (Voyages  en  Bre- 
tagne, suivi  de  mélanges  inédits.)  (3"  mille) 1  vol. 

Bouvard  et  Pécuchet  (œuvre  posthume,  nouvelle  édi- 
tion)   1  vol. 

Correspondance  générale  (Tomes,  I,  II  et  III).  —  Eu 
préparation  :  Tome  IV. 


ÉMtLB  Colin.  -~  Imprimerie  de  Lagny, 


GUSTAVE  FLAUBERT 


CORRESPONDANCE 


TROISIÈME   SERIE- 

(1854-1869) 


CINQUIEME    MILLE 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11,    rue'de    grenelle,    11 

1903 

Tous  droits  réservés. 


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CORRESPONDANCE 


DE 


GUSTAVE   FLAUBERT 


A  Louis  Bouilhet. 

Croisset,  5  août  1854. 

Laxatifs,  purgatifs,  dérivatifs,  sangsues,  fièvre, 
foirade,  trois  nuits  passées  sans  sommeil,  embêtement 
gigantesque  du  bourgeois,  etc.,  etc.  Voilà  ma  semaine, 
mon  cher  monsieur.  Depuis  samedi  soir,  je  n'ai  rien 
mangé  et  je  ne  fais  que  commencer  à  pouvoir  parler. 
Bref,  j'ai  été  pris  samedi  soir  d'une  telle  inflammation 
k  la  langue  que  j'ai  cru  qu'elle  se  transmutait  en  celle 
d'ung  bœuf.  Elle  me  sortait  hors  la  gueule  que  j'étais 
obligé  de  tenir  ouverte.  J'ai  durement  souffert  I  Enfin 
depuis  hier  ça  va  mieux,  grâce  à  des  sangsues  et  à  de 
la  glace. 

Au  milieu  de  mes  douleurs  physiques  et  comme  fa- 
cétie pour  m'en  distraire,  il  m'est  tombé  une  lettre 
éperdue  de  Paris.  La  ***  perdait  la  tète.  Tout  était 
découvert  ;  sa  position  compromise,  etc.  Il  fallait 
(ue  j'écrivisse,  il  fallait  que  je...  etc.  Et  tout  cela  à  un 

1 


2  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

pauvre  bonhomme  qui  bavachait,  qui  suait,  qui  em- 
pestait et  qui,  pour  essayer  de  dormir  un  peu,  se  tenait 
debout,  la  nuit,  la  tête  appuyée  contre  la  croisée  à 
cause  de  la  véhémente  chaleur  interne  qui  lui  ardait 
le  sang  ! 

J'ai  lu  cinq  feuilletons  du  roman  de  Ghampfleury. 
Franchement  cela  n'est  pas  effrayant.  Il  y  a  parité 
d'intentions  plutôt  que  de  sujet  et  de  caractères.  Ceux 
du  mari,  de  sa  femme  et  de  l'amant  me  semblent  être 
très  différents  des  miens.  La  femme  m'a  l'air  d'être 
un  ange,  et  puis,  quand  il  tombe  dans  la  poésie,  cela 
est  fort  restreint,  sans  développement  et  passablement 
rococo  d'expression.  La  seule  chose  embêtante,  c'est 
un  caractère  de  vieille  fille  dévote  ennemie  de  l'héroïne 
(sa  belle-sœur),  comme  dans  la  Bovary,  madame  Bo- 
vary mère  ennemie  de  sa  bru,  et  ce  caractère  dans 
Ghampfleury  s'annonce  très  bien.  Là  est  pour  moi 
jusqu'à  présent  la  plus  grande  ressemblance  et  ce  ca- 
ractère de  vieille  fille  est  bien  mieux  fait  que  celui  de 
ma  bonne  femme,  personnage  fort  secondaire  du  reste 
dans  mon  livre. 

Quant  au  style,  pas  fort,  pas  fort.  N'importe,  il  est 
fâcheux  que  la  Bovary  ne  puisse  se  publier  mainte- 
nant :  enfin  !  qu'y  faire? 

J'ai  relu  Eugénie  Grandet.  Gela  est  réellement  beau. 
Quelle  différence  avec  le  gars  Ghampfleury  ! 

Au  même 

Croisset,  10  août. 

Tu  dois  cher  bonhomme,  être  assailli  de  ma  cor- 
respondance, mais  ma  lettre  de  lundi  était  en  sus 
puisque  tu  me  disais  n'avoir  pas  reçu  celle  de  la  se- 


CORRESPONDANCE   DE   G.    FLAUBERT.  3 

maine  dernière.  Du  reste  tu  n'en  recevras  plus  qu'une 
après  celle-ci,  car  dans  quinze  jours  je  compte  envi- 
sager ton  incomparable  balle.  Quel  voyage  d'artistes 
vous  allez  faire,  vous  deux  Guerard  !  Combien  peu 
vous  édudierez  les  monuments!  quelles  minces  notes 
vous  prendrez!  comme  Ghéruel  serait  indigné!  et 
même  Ducamp.  Ce  sera  un  voyage  œnophile!  tout  à 
fait  Chapelle  et  Bachaumont,  on  ne  peut  plus  dix- 
septième  siècle  et  dans  les  traditions.  Un  financier 
voyageant  dans  la  société  d'un  poète  et  tous  deux  se 
saoulant  conjointement,  à  la  gauloise,  dans  les  ca- 
barets de  la  route.  Je  te  recommande  à  Poissy  chez 
le  sieur  Fient  aubergiste  une  cuisine  où  il  y  a,  peint 
sur  la  porte,  un  gastronome  s'empifïrant.  Gela  réjouit 
le  voyageur. 

Il  est  maintenant  trois  heures  trois  quarts  du  matin. 
J'ai  passé  la  nuit  à  la  Bovary  et  je  m'en  vais  réveiller 
ma  mère  qui  part  à  cinq  heures  pour  Trou  ville  où  elle 
doit  rester  cinq  à  six  jours.  Je  serai  seul  tout  ce 
temps-là  et  j'essaierai  d'en  profiter  pour  accélérer 
l'ouvrage.  Il  faut  que  j'avance,  quand  même,  car  je 
suis  las  de  rna  lenteur.  Voilà  cependant  deux  jours 
que  je  recommence  un  peu  à  travailler. 

J'ai  lu  onze  chapitres  du  roman  de  Champfleury. 
Gela  me  rassure  de  plus  en  plus;  la  conception  et  le 
ton  sont  fort  difiérents.  Personne  autre  que  toi  ou 
moi,  ne  fera,  je  crois,  le  rapprochement.  La  seule 
chose  pareille  dans  les  deux  livres,  s'est  le  milieu  et 
encore! 

Je  t'annonce,  afin  que  lu  te  mettes  en  mesure,  la 
visite  du  jeune  Baudry.  Il  est  venu  me  voir  hier  et  m'a 
déclaré  son  intention  d'aller  passer  les  fêtes  chez  toi, 
ce  qui  ne  serait  point  fête  pour  toi.  A  ta  place  je  lui 
répondrais  tout  net  que  je  ne  puis  le  recevoir.  L'ex- 


4  CORRESPONDANCE  DE   G.   FLAUBERT. 

pression  de  «  grigou  »  que  tu  lui  as  appliquée  est  su- 
perbe de  justesse,  surtout  quand  on  connaît  son  cos- 
tume d'été.  Il  s'est  acheté  une  sorte  de  paletot  en  coutil 
bleu  moyennant  la  somme  de  vingt-cinq  francs,  qui 
ressemble  à  du  papier  à  sucre.  Gela  est  monstrueux 
d'ignoble  et  bien  que  l'étoffe  soit  légère,  je  t'assure 
qu'elle  pèse  à  l'œil  plus  qu'un  paletot  de  bronze  I 
0  esprit  français  !  ô  goût  !  ô  économie  î 

Rouen  résonne  de  discours.  C'est  l'époque  des  dis- 
tributions de  prix  et  des  solennités  académiques.  Aussi 
nos  feuilles  quotidiennes  sont-elles  bourrées  de  litté- 
rature !  !  !  Pouchet  s'est  signalé  par  un  discours  «  reli- 
gieux »  où  il  célèbre  les  magnificences  de  la  nature  et 
prouve  l'existence  de  Dieu  par  le  tableau  varié  de  la 
création.  Ce  bon  zoologue  tourne  au  mysticisme. 

Hier  séance  publique  de  l'Académie  :  Réception  de 
M.  Jolibois,  avocat-général,  lequel  a  pris  pour  texte  : 
«  De  la  loi  sur  le  travail  des  enfants  dans  les  manu- 
factures. »  Puis  M.  Deschamps  a  lu  un  dialogue  en 
vers  où  il  fait  l'éloge  de  la  propriété  et  de  la  Gabrielle 
du  gars  Augier,  etc.!  etc.!  etc.!  et  partout  éloge  de 
l'empereur  !  Ah  !  saint  Polycarpe  !  Tu  vois  que  s'il  y  a 
des  cochonneries  à  Paris,  la  province  n'en  chôme 
pas. 

Triste  nouvelle:  j'ai  vu  que  la  pension  Deshayes 
était  enfoncée  par  la  pension  Guernetl  Le  collège  a 
«  brillé  ».  Quelle  intrigue! 


CORRESPONDANCE   DE  G.    FLAUBERT.  5 

Au  même. 

Croisset,  18  août. 

J'attends  dimanche  matin  l'annonce  de  ton  arrivée, 
c'est-à-dire,  ô  vieux,  que  tu  vas  m'écrire  le  jour  et 
l'heure  de  ton  apparition  en  ces  lieux. 

N'oublie  pas,  avant  de  t'en  aller  de  Paris,  la  préface 
de  Sainte-Beuve,  Quoi  qu'en  dise  Jacottet  (s'il  en  dit 
quelque  chose),  tu  n'es  pas  en  position  encore  de  faire 
le  magnanime  ;  et  pourquoi  ne  pas  embêter  les  gens 
qui  nous  embêtent?  Il  faut  que  son  petit  jugement 
inepte  le  poursuive  dans  la  postérité,  môssieu  !  Et  re- 
mettre la  chose  à  une  seconde  édition  ce  serait  paraître 
avoir  attendu  le  succès,  avoir  douté  de  soi. 

Je  viens  de  passer  une  bonne  semaine  seul  comme 
un  ermite  et  tranquille  comme  un  dieu.  Je  me  suis 
livré  à  une  littérature  frénétique  ;  je  me  levais  à  midi, 
je  me  couchais  à  quatre  heures  du  matin.  Je  dînais 
avec  Dakno.  Je  fumais  quinze  pipes  par  jour,  j'ai  écrit 
huit  pages. 

Ai-je  gueulé  !  J'ai  relu  tout  haut  Melœnis  entière- 
ment, à  propos  de  la  scène  du  jardin  dans  laquelle  je 
ne  suis  pas  bien  sûr  encore  de  n'être  point  tombé.  Il 
va  sans  dire  que  ce  régime  a  fait  le  plus  grand  bien  à 
ma  langue,  ce  qui  achève  de  me  donner  pour  la  méde- 
cine une  mince  considération,  car  je  me  suis  guarry 
en  dépit  des  règles  et  recommandations. 

Lis-tu  nos  feuilles  publiques  (départementales)  ?  Le 
navire  qui  portait  ma  famille,  il  y  a  aujourd'hui  huit 
jours,  a  manqué  faire  naufrage  à  Quillebeuf.  Ma 
mère  (qui  revient  de  Trouville)  a  encore  de  fortes  con- 
tusions à  la  figure.  Les  sabords  étaient  défoncés,  le 

1. 


6  CORRESPOîiDANCE   DE  G.   FLAUBERT. 

bateau  sombrait,  les  lames  entraient  partout.  C'est 
toute  une  histoire.  Je  vais  être  pendant  six  mois  assas- 
siné de  narrations  maritimes. 

Je  n'ai  pu  dormir  la  nuit  dernière  à  cause  d'un  article 
que  j'avais  lu  le  soir  dans  la  Revue  de  Paris.  J'en  étais 
malade  de  dégoût,  de  tristesse  et  de  désespoir  huma- 
nitaire.  C'était  un  extrait  et  un  roman  américain  inti- 
tulé «  Hot-Corn  »  qui  se  tire  à  des  centaines  de  mille 
d'exemplaires,  qui  enfonce  l'oncle Tom,  qui. . .  qui.. .etc. 
Sais-tu  quelle  est  l'idée  du  livre?  L'établissement  sur 
une  plus  grande  échelle  des  sociétés  de  tempérance, 
l'extirpation  de  l'ivrognerie,  le  bannissement  du  gin, 
le  tout  en  style  lyrique  à  la  Jules  Janin  dans  ses  grands 
moments,  et  avec  des  anecdotes!!! 

L'humanité  tourne  à  tout  cela.  Nous  aurons  beau 
dire,  il  faut  se  boucher  les  yeux  et  continuer  son 
œuvre.  Oui,  triste,  triste  !  On  ne  devrait  jamais  rien 
lire  de  tout  ce  qui  se  publie  ;  à  quoi  bon  ? 

N'oublie  pas  de  m'apporter  le  cahier  des  pièces  dé- 
tachées. 

Je  te  régalerai  des  statuts  d'une  société  religieuse 
dont  on  m'a  proposé  de  faire  partie.  C'est  joli.  On  doit 
dénoncer  l'immoralité  de  ses  collègues,  et  on  est  forcé 
d'assister. à  leur  enterrement  sous  peine  d'une  amende 
de  cinquante  centimes.  Tu  me  feras  penser  aussi  à  te 
montrer  deux  bonnes  lettres  de  fecame  comme  psy- 
chologie. 

Adieu,  pauvre  cher  vieux.  Ne  t'intoxique  pas  trop 
avec  les  alcools  en  route  et  arrive  vite. 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 


Au  même. 


Croissel,  1S54. 


Journée  pleine  !  et  que  je  m'en  vais  te  narrer.  J'ai 
vu  Léonie,  j*ai  vu  des  sauvages,  j'ai  vu  Dubugel,  Vé- 
die,  etc.  Commençons  par  le  plus  beau,  les  sauvages. 

Ce  sont  des  Gafres,  dont,  moyennant  la  somme  de 
cinq  sols,  on  se  procure  l'exhibition,  Grande-Rue,  11. 
Eux  et  leur  cornac  m'ont  l'air  de  mourir  de  faim  et  la 
haute  société  rouennaise  n'y  abonde  pas.  Il  n'y  avait 
comme  spectateurs  que  sept  à  huit  blouses  dans  un 
méchant  appartement  enfumé  où  j'ai  attendu  quelque 
temps  ;  après  quoi  une  espèce  de  bête  fauve  portant 
une  peau  de  tigre  sur  le  dos  et  poussant  des  cris  inar- 
ticulés a  paru,  puis  d'autres.  Ils  sont  montés  sur  leur 
estrade  et  se  sont  accroupis  comme  des  singes  autour 
d'un  pot  de  braise.  Hideux,  splendides,  couverts  d'a- 
mulettes, de  tatouages,  maigres  comme  des  squelettes, 
couleur  de  vieilles  pipes  culottées.  Face  aplatie,  dents 
blanches,  œil  démesuré,  regards  éperdus  de  tristesse, 
d'étonnement,  d'abrutissement.  Ils  étaient  quatre  et 
ils  grouillaient  autour  de  ces  charbons  allumés  comme 
une  nichée  de  lapins.  Le  crépuscule  et  la  neige  qui 
blanchissait  les  toits  d'en  face  les  couvrait  d'un  ton 
pâle.  Il  me  semblait  voir  les  premiers  hommes  de  la 
terre  ;  cela  venait  de  naître  et  rampait  encore  avec  les 
crapauds  et  les  crocodiles.  J'ai  vu  un  pa3^sage  de  je 
ne  sais  où  ;  le  ciel  est  bas,  les  nuages  couleur  d'ar- 
doise ;  une  fumée  d'herbes  sèches  sort  d'une  cabane 
en  bambous  jaunes,  et  un  instrument  de  musique,  qui 
n'a  qu'une  corde,  répète  toujours  la  même  note  grêle, 


8  CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

pour  endormir  et  charmer  la  mélancolie  bégayanlo 
d'un  peuple  idiot.  Parmi  eux  est  une  vieille  femme  de 
50  ans  qui  m'a  fait  des  avances  lubriques;  elle  vou- 
lait m'embrasser.  La  société  était  ébouriffée.  Du- 
rant un  quart  d'heure  que  je  suis  resté  là,  ce  n'a  été 
qu'une  longue  déclaration  d'amour  de  la  sauvagesse  à 
mon  endroit.  Malheureusement  le  cornac  ne  les  en- 
tend guère  et  il  n'a  pu  me  rien  traduire;  quoiqu'il 
prétende  qu'ils  sachent  un  peu  l'anglais,  ils  n'en  com- 
prennent pas  un  mot,  car  je  leur  ai  adressé  quelques 
questions  qui  sont  restées  sans  réponse.  J'ai  pu  dire 
comme  Montaigne  :  «  Mais  je  fus  bien  empesché  par 
lia  bêtise  de  mon  interprète  »,  lorsqu'il  voyait,  lui 
aussi,  et  à  Rouen,  des  Brésiliens  lors  du  sacre  de 
Charles  IX. 

Qu'ai-je  donc  en  moi  pour  me  faire  chérir  à  pre- 
mière vue  par  tout  ce  qui  est  crétin,  fou,  idiot,  sau- 
vage? Ces  pauvres  natures -là  comprennent-elles  que 
je  suis  de  leur  monde  ?  Devinent-elles  une  sympathie? 
Sentent-elles,  d'elles  à  moi,  un  lien  quelconque?  Mais 
cela  est  infaillible,  les  crétins  du  Valais,  les  fous  du 
Caire,  les  Santons  de  la  haute  Egypte  m'ont  persécuté 
de  leurs  protestations!  Pourquoi?  Cela  me  charme  à 
\a  fois  et  m'effraie.  Aujourd'hui,  tout  le  temps  de  cette 
visite,  le  cœur  me  battait  à  me  casser  les  côtes.  J'y 
retournerai.  Je  veux  épuiser  cela. 

J'ai  une  envie  démesurée  d'inviter  les  sauvages  â 
déjeuner  à  Croisset.  Si  tu  étais  là,  ce  serait  une  très 
belle  charge  à  faire.  Une  seule  chose  me  retient  et 
me  retiendra,  c'est  la  peur  de  paraître  vouloir  poser. 
Que  de  concessions  no  fait-on  pas  à  la  crainte  de  l'ori- 
ginalité apparente  ! 

Comme  contraste,  en  sortant,  j'ai  rencontré  Védie. 
Voilà  les  deux  bouts  de  l'humanité  !  Cela  a  complété 


CORRESPONDANCE  DE   G.  FLAUBERT.  9 

mon  plaisir,  j'ai  fait  des  rapprochements.  Il  m*a  salué 
en  passant  d'un  air  dégagé. 

Pais  je  trouvai  Léonie  grelottant  de  froid  et  char- 
mante, excellente  et  bonne  femme.  Elle  s'embête, 
m'a  t-elle  dit,  énormément.  Elle  n'a  pas  mis  le  pied 
dehors  depuis  trois  semaines.  J'y  suis  resté  deux 
heures,  nous  avons  beaucoup  devisé  de  l'existence. 
C'est  une  créature  d'un  rare  bon  sens  et  qui  la  con- 
naît, l'existence  ;  elle  me  paraît  avoir  peu  d'illusions, 
tant  mieux;  les  illusions  tombent,  mais  les  âmes-cy- 
près sont  toujours  vertes.  Ensuite  visite  à  la  biblio- 
thèque, neige  épouvantable,  perdition  des  bottes,  coupe 
de  cheveux  chez  Dubuget.  Il  porte  maintenant  des 
cols  rabattus  comme  un  barde  de  salon.  Il  m'a  de- 
mandé si  «  j'éprouvais  beaucoup  d'intempéries  au 
bord  de  l'eau  »,  voulant  apparemment  savoir  s'il  fai- 
sait très  froid  à  la  campagne.  Quant  à  la  calvitie,  pas 
un  mot  !  point  le  moindre  trait.  Je  suis  sorti  soulagé 
d'un  poids  de  75  kilogrammes. 

Au  bas  de  la  rue  Grand-Pont  j'ai  songé  qu'il  fallait 
me  réchauffer  par  quelque  chose  de  violent  (et  pen- 
sant fort  à  toi  et  je  dirai  presque  à  ton  intention),  je 
suis  entré  chez  Thillard  où  j'ai  pris  un  «  cahoé  »  avec 
un  horrifîque  \ erre  de  fîl  en  quatre,  ce  qui  ne  m'a  pas 
empêché  de  parfaitement  dîner  chez  Achille.  Joli  or- 
dinaire chez  ce  garçon-là  î  joli  !  joli  !  Pourquoi  s'in- 
forme-t-il  de  toi  avec  un  intérêt  tel  que  j'en  suis  at- 
tendri ? 

Je  suis  revenu  à  dix  heures,  couvert  de  mon  tar- 
bouch, enfoncé,  dans  ma  pelisse,  toutes  glaces  ou- 
vertes et  fumant.  La  plaine  de  Bapaume  était  comme 
un  steppe  de  Russie.  La  rivière  toute  noire,  les  ar- 
bres noirs.  La  lune  étalait  sur  la  neige  des  moires  de 
satin.  Les  maisons  avaient  un  air  d'ours  blanc  qui 


iO       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

dort.  Quel  calme  !  Gomme  ça  se  fiche  de  nous  la  na- 
ture! J'ai  pensé  à  des  courses  en  traîneau,  aux  rennes 
soufflant  dans  le  brouillard  et  aux  bandes  de  loups  qui 
iappent  derrière  vous  en  courant.  Leurs  prunelles  bril- 
lent à  droite  et  à  gauche  comme  des  charbons  de  place 
en  place  au  bord  de  la  route. 

Et  ces  pauvres  Gafres,  maintenant  à  quoi  rêvent- 
ils? 

Dans  le  numéro  de  la  Bévue  de  Paris  du  15,  à  la 
chronique  littéraire,  diatribe  contre  «  l'Art  pour  l'art  ». 
«  he  temps  en  est  passé,  etc.  »  «  On  a  compris,  etc.  » 
Je  te  recommande  du  sieur  Castiile  de  jolis  dialogues 
dans  la  dernière  nouvelle  «  Aspiration  au  pouvoir  ». 
Quel  langage  !  quels  mots  I 

Gomment  va  cette  pauvre  muse?  Qu'en  fais-tu?  Que 
dit-elle?  Elle  m'écrit  moins  souvent.  Je  crois  qu'au 
fond  elle  est  lasse  de  moi.  A  qui  la  faute  ?  A  la  desti- 
née. Gar  moi,  dans  tout  cela  je  me  sens  la  conscience 
parfaitement  en  repos  et  trouve  que  je  n'ai  rien  à  me 
reprocher.  Toute  autre  à  sa  place  serait  lasse  aussi. 
Je  n'ai  rien  d'aimable  et  je  le  dis  là  au  sens  profond 
du  mot.  Elle  est  bien  la  seule  qui  m'ait  aimé.  Est-ce 
une  malédiction  que  le  ciel  lui  a  envoyé?  Si  elle  l'osait 
elle  affirmerait  que  je  ne  l'aime  pas.  Elle  se  trompe 
pouri  înt. 

Au  même. 

Croisset,  lO  mai  1855. 

Monstre, 

Pourquoi  ne  ni'as-tu  pas  écrit?  et  pourquoi  n'ai-je 
pas  reçu  dimanche  à   mon   réveil   une   sacro-sainte 


CORRESPO-NDAiNCE   DE   G.    FLAUBERT.  1  1 

lettre?  Dans  quelles  délices  ou  embêtements  es-lu 
plongé  pour  oublier  ton  pauvre  Garaphon  ?  As-tu  vu 
Sandeau,  etc.? 

Je  me  suis  embêté  (pardon  de  la  répétition)  assez 
bravement  pendant  les  deux  ou  trois  jours  qui  ont  suivi 
ton  départ.  Puis  j'ai  rempoigné  la  Bovary  avec  rage. 
Bref,  depuis  que  tu  es  parti  j'ai  fait  six  pages,  dans 
lesquelles  je  me  suis  livré  alternativement  à  l'élégie 
et  à  la  narration.  Je  persécute  les  métaphores,  et  ban- 
nis à  outrance  les  analyses  morales.  Es-tu  content  ? 
Suis-je  beau?  J'ai  bien  peur,  en  ce  moment,  de  friser 
le  genre  crapuleux.  Il  se  pourrait  aussi  que  mon  jeune 
homme  ne  tarde  pas  à  devenir  odieux  au  lecteur,  à 
force  de  lâcheté?  La  limite  à  observer  dans  ce  carac- 
tère couillon  n'est  point  facile,  je  t'assure.  Enfin  dans 
une  huitaine  j'en  serai  aux  grandes  orgies  de  Rouen. 
C'est  là  qu'il  faudra  se  déployer  ! 

Il  me  reste  encore  peut-être  cent  vingt  ou  cent  qua- 
rante pages.  N'aurait-il  pas  mieux  valu  que  ça  en  ait 
quatre  cents  et  que  tout  ce  qui  précède  eût  été  plus 
court?  J"ai  peur  que  la  fin  (qui  dans  la  réalité  a  été  la 
plus  remplie)  ne  soil,  dans  mon  livre,  étriquée,  comme 
dimension  matérielle  du  moins,  ce  qui  est  beaucoup. 

Et  toi,  vieux  bougre,  as-tu  fini  ton  acte  ?  Et  le  voyage 
d'Italie?  quand?  ne  lâche  pas  ça,  n...  de  D...  !  Et 
fais  tout  ce  qu'il  te  sera  possible  pour  que  ça  réussisse. 

J'ai  vu  ce  matin  le  jeune  Baudry  qui  m'a  affirmé 
que  lu  n'étais  pas  venu  chez  lui  et  que  Bouilhet  était 
un  blagueur  !  Toujours  le  même  petit  bonhomme  ! 
Aucune  nouvelle  rouennaise,  d'ailleurs. 

Tantôt,  après  dîner,  en  regardant  une  bannette  de 
tulipes  j'ai  songé  à  ta  pièce  sur  les  tulipes  de  ton  grand- 
père  et  j'ai  vu  nettement  un  bonhomme  en  culottes 
courtes  et  poudré,  arrangeant   des  tulipes  pareilles 


12       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

dans  un  jardin  vague,  au  soleil,  le  matin.  Il  y  avait  à 
côté  un  môme  de  quatre  à  cinq  ans  (dont  la  petite  cu- 
lotte était  boutonnée  à  la  veste)  joufflu,  tranquille  et 
ies  yeux  écarquillés  devant  les  fleurs  ;  celait  toi.  Tu 
étais  habillé  d'une  espèce  de  couleur  chocolat. 

Je  lis  maintenant  les  observations  de  l'Académie 
française  sur  le  Cid.  Je  viens  de  lire  celles  du  sieur  Scu- 
déry,  c'est  énorme  1  Ça  console  du  reste.  As-tu 
quelques  nouvelles  de  Pierrot? 

Adieu,  vieux  bougre,  je  t'embrasse.  Tiens-toi  en 
joie  si  c'est  possible. 

Au  même. 

Croisset,  24  mai  1855, 
0  homme  ! 

Jo  chante  les  lieux  qui  furent  le 

Théâtre  aimé  des  jeux  de  ton  enfance  ; 

c'est-à-dire:  les  cafés,  estaminets,  bouchons  et  autres 
endroits  qui  émaillent  le  «  bas  de  la  rue  des  Char- 
rettes. »  Je  suis  en  plein  Rouen  et  je  viens  même 
de  quitter,  pour  t'écrire,  les  lupanars  à  grilles,  les 
arbustes  verts,  l'odeur  de  l'absinthe,  du  cigare  et  des 
huîlres,  elc.  Le  mot  est  lâché:  ccBabylone»  y  est,  tant 
pis!  Tout  cela,  je  crois,  frise  bougrement  le  ridicule. 
C'est  «  trop  fort  ».  Enfin  tu  verras.  Rassure-toi,  d'ail- 
leurs :  je  me  prive  de  métaphores,  je  jeûne  de  com-* 
paraisons  et  dégueule  fort  peu  de  psychologie.  Il  m'est 
venu  ce  soir  un  remords.  Il  faut  à  toute  force  que  les 
cheminots  trouvent  leur  place  dans  la  Bovary.  Mon 
livre  serait  incomplet  sans  les  dits  turbans  alimentaires, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUDERT.       Ij 

puisque  j'ai  la  prétention  de  peindre  Rouen.  (C'est  bien 
là  le  cas  de  dire 

D'un  pinceau  délicat  l'artifice  agréable 
Du  plus  hideux  objet,  etc.) 

Je  m'arrangerai  pour  qu'Homais  rafîole  de  chemi- 
nots. Ce  sera  un  des  motifs  secrets  de  son  voyage  à 
Rouen  et  d'ailleurs  sa  seule  faiblesse  humaine.  Il  s'en 
donnera  une  bosse,  chez  un  ami  de  la  rue  Saint-Gervais. 
N'aie  pas  peur  !  ils  seront  de  la  rue  Massacre  et  on  les 
fera  cuire  dans  un  poêle,  dont  on  ouvrira  la  porte  avec 
une  règle. 

Je  vais  lentement,  très  lentement  même.  Mais  cette 
semaine  je  me  suis  amusé  à  cause  du  fond.  Il  faut 
qu'au  mois  de  juillet  j  en  sois  à  peu  près  au  commen- 
cement de  la  fin,  c'est-à-dire  aux  dégoûts  de  ma  jeune 
femme  pour  son  petit  monsieur. 

Avances-tu  dans  ton  second  acte?  Je  suis  curieux 
de  voir  ta  grande  scène  complexe.  Parle-moi  des 
changements  de  plan  (entrées  et  sorties)  que  tu  as 
faits  depuis  que  tu  es  à  Paris,  si  toutefois  je  peux  les 
comprendre  par  lettres. 

Je  suis  fâché  de  ne  pas  être  de  ton  avis  relativement 
à  la  Bucolique.  Mais  tu  as  pris  la  chose  pour  pire  que 
je  ne  la  donne.  Je  te  répète  que  je  peux  parfaitement 
me  tromper.  Cest  comme  pour  les  raisins  au  clair  de 
lune;  à  force  de  vouloir  détailler  et  raffiner,  il  arrive 
souvent  que  je  ne  comprends  plus  goutte  aux  choses. 
L'excès  de  critique  engendre  l'inintelligence.  Si  mes 
observations  sur  ta  pièce  sont  bêtes,  voilà  une  phrase 
qui  ne  lest  pas. 

A  propos  du  voyage  d'Italie,  crois-moi,  reviens 
dessus  souvent,  si  tu  veux  qu  il  ne  raie,  tâche  d'avoir 

2 


14       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

sa  parole,  fais  qu'il  s'engage  et  prenez  une  date  fixe 
pour  partir.  C'est  une  occâse  (style  Breda  street)  que 
tu  ne  retrouveras  jamais,  mon  bon.  Il  sera  trop  tard, 
plus  tard.  Rien  de  ce  que  tu  peux  laisser  à  Paris  ne 
vaut  une  heure  passée  au  Vatican,  mets-toi  ça  dans 
la  boule.  Et  d'ailleurs  «  tu  ne  te  doutes  pas  »  des  pièces 
détachées  que  tu  rapporteras.  Ce  qui  a  fait  faire  les 
élégies  romaines  n'est  pas  épuisé,  sois-en  sûr.  Il  n'y 
a  que  les  lieux  communs  et  les  pays  connus  qui  soient 
d'une  intarissable  beauté. 

Je  lis  maintenant  VÉmile  du  nommé  Rousseau.  Quel 
baroque  bouquin,  comme  idées,  mais  «  c'est  écrit  », 
il  faut  en  convenir  et  ça  n'était  pas  facile  ! 

Combien  je  regrette  de  n'avoir  pas  vu  nos  deux 
anges  jouant  ensemble.  Sérieusement,  j'en  ai  été  atten- 
dri. Pauvres  petites  cocottes!  Vois-tu  quelles  balles 
de  financiers  nous  aurions  eu  côte  à  côte,  chacun  dans 
notre  stalle  !  Nous  serions-nous  rengorgés  ?  Il  n'y 
avait  peut-être  pas  lieu  de  se  rengorger.  Au  reste.^  je 
suis,  je  crois,  un  peu  oublié  pour  le  quart  d'heure. 
L'exposition  {univeurseul  exhibicheun)  me  nuit  peut- 
être?  J  ai  reçu,  il  y  a  trois  semaines,  une  lettre  écrite 
par  elles  deux  et  qui  était  ornée  de  «  dessins  ».  J'en 
ai  répondu  une  non  moins  bonne  et  puis,  c'est  tout. 
Àh!  lamour  ne  m'obstrue  pas  Testomac  s'il  empâte 
mon  papier. 

Au  même. 

Croisset,  dimanche  3  heures. 

Causons  un  peu,  mon  pauvre  vieux.  La  pluie  tombe 
à  torrents,  l'air  est  lourd,  les  arbres  mouillés  et  déjà 
jaunes  sentent  le  cadavre.  Voilà  deux  jours  que  je  ne 


CORRESPOKDA^XE  DE  G.    FLAUBERT.  15 

fais  que  penser  à  toi  et  ta  désolation  ne  me  sort  pas  de 
la  tête. 

Je  me  permettrai  d'abord  de  te  dire  (contrairement 
à  ton  opinion)  que  si  jamais  j'avais  douté  de  toi,  je 
n'en  douterais  plus  aujourd'hui  ;  les  obstacles  que  tu 
rencontres  me  confirment  dans  mes  idées.  Toutes  les 
portes  s'ouvriraient  si  tu  étais  un  homme  médiocre. 
Au  lieu  d'un  drame  en  cinq  actes,  à  grands  effets  et  à 
style  corsé,  présente  une  petite  comédie,  «  Pompa- 
dour,  agent  de  change  »,  et  tu  verras  quelles  facilités, 
quels  sourires  !  quelles  complaisances  pour  l'œuvre 
et  l'auteur!  Ne  sais-tu  donc  pas  que  dans  ce  charmant 
pays  de  France  on  exècre  l'originalité?  Nous  vivons 
dans  un  monde  où  l'on  s'habille  de  vêtements  tout 
confectionnés.  Donc  tant  pis  pour  vous  si  vous  êtes 
trop  grand;  il  y  a  une  certaine  mesure  commune, 
vous  resterez  nu.  Ouvre  l'histoire  et  si  la  tienne  (ton 
histoire)  n'est  pas  celle  de  tous  les  gens  de  génie,  je 
consens  à  être  écartelé  vif.  On  ne  reconnaît  le  talent 
que  quand  il  vous  passe  sur  le  ventre  et  il  faut  des 
milliers  d'obus  pour  faire  son  trou  dans  la  Fortune. 
J'en  appelle  à  ton  orgueil,  remets-toi  en  tête  ce  que  tu 
as  fait,  ce  que  tu  rêves,  ce  que  tu  peux  faire,  ce  que 
tu  feras,  et  relève-toi,  nom  d'un  nom,  considère-toi 
avec  plus  de  respect  !  et  ne  me  manque  pas  d'égards, 
dans  ton  for  intérieur,  en  doutant  d'une  intelligence 
qui  n'est  pas  discutable. 

Tu  me  diras  que  voilà  deux  ans  que  tu  es  à  Paris  et 
que  tu  as  fait  tout  ce  que  tu  as  pu,  et  que  rien  de  bon 
ne  t'est  encore  arrivé.  Premièrement,  non  :  tu  n'as  rien 
fait  pour  ton  avancement  matériel  et  je  me  permet- 
trai de  te  dire  au  contraire  :  Melœnis  réussit,  on  en 
parle,  on  te  fait  des  articles,  tu  n'imprimes  pas  Me- 
lœnis en  volumes,  tu  ne  vas  pas  voir  les  gens  qui  ont 


16       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

écrit  pour  toi.  On  te  donne  tes  entrées  aux  Français, 
tu  n'y  mets  pas  les  pieds  et  en  deux  ans  tu  ne  trouves 
pas  le  moyen  de  t'y  faire,  je  ne  dis  pas  un  ami,  mais 
une  simple  connaissance.  Tu  as  refusé  de  fréquenter 
un  tas  de  gens,  Janin,  Dumas,  Guttinger,  etc.,  chez 
lesquels  tu  aurais  pu  nouer  des  camaraderies  ;  et 
quant  à  ceux  que  tu  fréquentes  il  vaudrait  peut-être 
mieux  ne  pas  les  voir.  Exemple  :  Gautier.  Grois-ta 
qu'il  ne  sente  pas  à  tes  façons  que  tu  le  chéris  fort 
peu?  Et  (ceci  est  une  supposition,  mais  je  n'en  doute 
point),  qu'il  ne  te  garde  pas  rancune  de  n'avoir  pas 
pris  un  billet  au  concert  d'Ernesta?  Tu  lui  as  fait  pour 
cent  sous  une  cochonnerie  de  25  francs.  Je  me  suis 
permis  souvent  de  t'avertir  de  tout  cela.  Mais  je  ne 
peux  pas  être  un  éternel  pédagogue  et  t'embêter  du 
matin  au  soir  par  mes  conseils  ;  tu  me  prendrais  en 
haine  et  tu  ferais  bien.  Le  pédantisme  dans  les  petites 
choses  est  intolérable.  Mais  toi,  tu  ne  vois  pas  assez 
l'importance  des  petites  choses  dans  le  pays  des  pe- 
tites gens.  A  Paris,  le  char  d'Apollon  est  unfîacre.^La 
célébrité  s'y  obtient  à  force  de  courses. 

En  voilà  assez  sur  ce  chapitre.  Le  quart  d'heure 
n'est  pas  très  opportun  pour  te  sermonner. 

Maintenant  sur  la  question  de  vivre,  je  te  promets 
que  M'"°  S...  pourra  très  bien  demander  pour  toi  à 
l'empereur  en  personne  la  place  que  tu  voudras.  Gui- 
gnes-en  une  d'ici  à  trois  semaines,  cherche.  Fais  venir 
en  tapinois  les  états  de  service  de  ton  père.  Nous  ver- 
rons. On  pourrait  demander  une  pension,  mais  il  te 
faudrait  payer  cela  en  monnaie  de  ton  métier,  c'est- 
à-dire  en  cantates,  épithalames,  etc.  Non,  non. 

En  tout  cas,  ne  retourne  jamais  en  province. 

Voilà  ce  que  j'avais  à  te  dire.  Médile-le.  Tâche  de 
t'abstraire,  pose-toi  devant  les  yeux  le  sieur  Bouilhet 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        17 

et  avoue  que  j'ai  raison.  Enfin,  pauvre  vieux,  si  tu  te 
trouves  blessé  en  quoi  que  ce  soit,  pardonne-le  moi, 
je  l'ai  fait  avec  une  bonne  intention,  excuse  de  tous 
les  sots. 

Une  comparaison  te  sera  venue,  c'est  celle  de  moi 
à  Ducamp.  Il  me  reprochait,  il  y  a  quatre  ans,  à  peu 
près  les  mêmes  choses  que  je  te  reproche.  (Les  ser- 
mons ont  été  plus  longs  et  d'un  autre  ton,  hélas  !) 
Mais  les  points  de  vue  sont  différents.  Il  me  prenait 
alors  pour  ce  que  je  ne  voulais  pas  être.  Je  n'entrais 
nullement  dans  la  vie  pratique  et  il  me  cornait  aux 
oreilles  que  je  m'égarais  dans  une  route  où  je  n'avais 
seulement  pas  les  pieds. 

Je  t'envie  de  regretter  quelque  chose  dans  ton  passé. 
Quant  à  moi  (c'est  qu'apparemment  je  n'ai  jamais  été 
ni  heureux  ni  malheureux),  j'ignore  ce  sentiment-là. 
Et  d'abord  j'en  serais  honteux.  C'est  reconnaître  qu'il 
y  a  quelque  chose  de  bon  dans  la  vie  et  je  ne  rendrai 
jamais  cet  hommage  à  la  condition  humaine. 

Tu  vas  laisser  là  les  Français,  c'est  convenu.  Mais 
si  tu  avais  vu  Régnier  avant,  penses-tu  qu'il  n'eût  pas 
pu  influencer  Laugier?  Je  n'ai  jamais  vu  d'homme 
plus  ménager  la  semelle  de  ses  souliers.  Ton  incom- 
préhensible timidité  est  ton  plus  grand  ennemi,  mon 
bon.  Sois-en  sûr. 

Si  tu  quilles  les  Français,  porte  ton  drame  à  l'Odéon 
de  préférence;  mais  informe-toi  d'abord  de  qui  ça  dé- 
pend, et  fais  ta  mine  avant  de  donner  l'assaut. 

Est-ce  sérieusement  que  Reyer  t'a  parlé  d'un  opéra- 
comique?  Fais-le.  C'est  le  moment  de  plus  travailler 
que  tu  n'as  jamais  fait.  Puis  quand  tu  m'auras  écrit 
cinq  ou  six  pièces  et  qu'aucune  n'aura  pu  être  jouée, 
je  commencerai  à  être  ébranlé,  non  sur  ton  mérite 
littéraire,  mais  dans  mes  espérances  matérielles.  Il 

2. 


18       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

faut  que  lu  me  fasses  cet  hiver  une  tragédie  roman- 
tique en  trois  actes,  avec  une  action  très  simple,  deux 
ou  trois  coups  de  théâtre  et  de  grands  bougres  de  vers 
comme  il  t'est  facile. 

Je  ne  crois  pas  que  les  amis  soient  assez  puissants 
pour  rien  empêcher  de  fait.  Nous  leur  prêtons  là  une 
importance  qu'ils  n'ont  pas.  Mais  nous  sommes  leurs 
ennemis  d'idées,  note-le  bien.  On  t'a  refusé  «  Le  cœur  à 
droite  »  à  la  Revue  parce  qu'on  n'y  a  pas  vu  d'idée  7710- 
rale.  Si  tu  suis  un  peu  attentivement  leur  manœuvre, 
tu  verras  qu'ils  naviguent  vers  le  vieux  socialisme 
de  1833,  national  pur.  Haine  de  l'art  pour  l'art,  décla- 
mation contre  la  Forme.  Ducamp  tonnait  l'autre  jour 
contre  H.  Heine  et  surtout  les  Schiegel,  ces  pères  du 
romantisme  qu'il  appelait  des  réactionnaires  (sic).  Je 
n'excuse  pas,  mais  j'explique.  Il  a  déploré  devant  moi 
les  Fossiles.  Si  la  fin  eût  été  consolante,  tu  aurais  été 
un  grand  homme.  Mais  comme  elle  était  amèrement 
sceptique,  tu  n'as  plus  été  qu'un  fantaisiste.  Or,  nous 
n'avons  plus  besoin  de  fantaisies.  A  bas  les  rêveurs  I 
A  l'œuvre  !  Fabriquons  la  régénération  sociale  !  l'é- 
crivain a  charge  d'âmes,  etc.  Et  il  y  a  là-dedans 
un  calcul  habile.  Quand  on  ne  peut  pas  entraîner 
la  société  derrière  soi,  on  se  met  à  sa  remorque, 
comme  les  chevaux  du  routier,  lorsqu'il  s'agit  de  des- 
cendre une  côte  ;  alors  la  machine  en  mouvement  vous 
emporte,  c'est  un  moyen  d'avancer.  On  est  servi  par 
les  passions  du  jour  et  par  la  sympattiie  des  envieux. 
C'est  là  le  secret  des  grands  succès  et  des  petits  aussi. 
Arsène  Houssaye  a  profité  de  la  manie  rococo  qui  a 
succédé  à  la  manie  moyen  âge,  comme  M"""  Beecher- 
Stowe  a  exploité  la  manie-égalitaire.  Notre  ami 
Maxime,  lui,  profite  des  chemins  de  fer,  de  la  rage  in- 
dustrielle, etc. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       19 

Mais  nous  ne  profilons  de  rien,  nous  sommes  seuls. 
Seuls j  comme  le  Bédouin  dans  le  désert.  Il  faut  nous 
couvrir  la  figure,  nous  serrer  dans  nos  manteaux  et 
donner  tête  baissée  dans  l'ouragan  —  et  toujours  — 
incessamment  jusqu'à  notre  dernière  goutte  d'eau, 
jusqu'à  la  dernière  palpitation  de  notre  cœur.  Quand 
nous  mourrons,  nous  aurons  cette  consolation  d'avoir 
fait  du  chemin,  et  d'avoir  navigué  dans  le  Grand. 

Je  sens  contre  la  bêtise  de  mon  époque  des  flots  de 
haine  qui  m'étoufïent.  Il  me  monte  de  la  m...  à  la 
bouche  comme  dans  les  hernies  étranglées.  Mais  je 
veux  la  garder,  la  figer,  la  durcir;  j'en  veux  faire  une 
pâte  dont  je  barbouillerai  le  dix-neuvième  siècle, 
comme  on  dore  de  bouse  de  vache  les  pagodes  in- 
diennes, et  qui  sait?  cela  durera  peut-être.  Il  ne  faut 
qu'un  rayon  de  soleil  !  linspiration  d'un  moment,  la 
chance  d'un  sujet  1 

Allons,  Philippe,  éveille-toi  !  De  par  l'Odyssée,  de 
par  Shakespeare  et  Rabelais  je  te  rappelle  à  l'ordre, 
c'est-à-dire  à  la  conviction  de  ta  valeur.  Allons,  mon 
pauvre  vieux,  mon  roquentin,  mon  seul  confident,  mon 
seul  ami,  mon  seul  déversoir,  reprends  courage,  aime- 
nous  mieux  que  cela.  Tâche  de  traiter  les  hommes  et 
la  vie  avec  la  maestria  (style  parisien)  que  tu  as  en  trai- 
tant les  idées  et  les  phrases. 

La  Bovary  va  pianissimo.  Tu  devrais  bien  me  dire 
quelle  espèce  de  monstre  il  faut  mettre  dans  la  côte 
du  Bois-Guillaume.  Faut-il  que  mon  homme  ait  une 
dartre  au  visage,  des  yeux  rouges,  une  bosse,  un  nez 
de  moins  ?  que  ce  soit  un  idiot  ou  un  bancal  ?  Je  suis 
très  perplexe.  Diable  de  père  Hugo,  avec  ses  culs-de- 
jatte  qui  ressemblent  à  des  limaces  dans  la  pluie! 
C'est  embêtant! 

Adieu,  écris- moi  tous  les  jours,  si  tu  es  triste.  Je  te 


20       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

répondrai.  Donne-toi  bien  vite,  pendant  que  lu  y  es, 
une  bosse  de  désespoir  et  puis  finis-en.  Sors-en.  Re- 
monte sur  ton  dada  et  mène-le  à  grands  coups  d'épe- 
ron. «  Les  grandes  entreprises  réussissent  rarement 
du  premier  coup  ».  (Œuvres  de  Napoléon  III.) 

Je  t'embrasse  de  toute  mon  amitié  et  de  toute  ma 
littérature;  à  toi,  à  toi. 


Au  même. 

.roisset,  7  juin  1855,  nuit  de  mercredi. 

Ah  î  J'âpre-casse  atmosphère  quoique  dans  la 
nuit,  légèrement  vêtu  et  fenêtres  ouvertes.  —  Sue  !  Il 
fait  depuis  deux  jours  un  polisson  de  temps  agréable. 
Tu  as  raison,  pauvre  cher  vieux,  de  m'envier  les 
arbres,  le  bord  de  l'eau  et  le  jardin,  c'est  splendide  ! 
J'avais  hier  les  poumons  fatigués  à  force  de  humer  les 
lilas  et  ce  soir,  sur  la  rivière,  les  poissons  sautaient 
avec  des  folâtreries  incroyables,  comme  des  bourgeois 
invités  à  prendre  un  thé  à  la  Préfecture. 

Je  suis  moult  aise  de  te  savoir  un  peu  remonté  sur 
ton  drame.  Voici  je  crois  ce  qu'il  faut  faire  :  1°  Aller 
d'abord  chez  Blanche.  2°  Lui  dire:  vous  Voyez  que  je 
ne  suis  pas  un  entêté  ;  j'ai  corrigé  dans  vos  données, 
suivi  vos  avis,  vous  m'aviez  dit  telle  et  telle  chose 
(inventes-en  si  tu  ne  te  les  rappelle  pas)  que  j'ai  tenue 
en  considération,  etc.  3°  Il  faut  avoir  pour  examina- 
teur Laugier  et  en  même  temps  faire  marcher  San- 
deau.  Au  reste,  si  Blanche  est  bon  enfant  (et  il  lésera) 
fais  ce  qu'il  te  conseille...  Tâche  d'avoir  une  lecture 
quand  même.  Je  persiste  dans  cette  opinion  :  on  ne 
doit  se  présenter  à  l'Odéon  que  si  tout  est  raté  défini- 
tivement aux  Français.  Mais  i'  est  bon  d'aller  vite  en 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        21 

besogne,  pour  que  l'insuccès,  s'il  y  en  a  un,  ne  s'ébruite 
pas  et  ne  te  nuise  pas  auprès  du  comité  de  l'Odéon. 
Aie  plusieurs  manuscrits,  s'il  le  faut,  trémousse- 
toi  !  copie-les  plutôt  toi-même  ! 

La  Porte-Saint-Martin  vaudrait  peut-être  mieux 
que  rOdéon  ?  mais  nous  n'en  sommes  pas  là.  Occupe- 
toi  des  Français  comme  si  c'était  la  seule  porte  pos- 
sible. 

Je  vais  bien  lentement.  Je  me  donne  un  mal  de 
chien.  Il  m'arrive  de  supprimer,  au  bout  de  cinq  ou 
six  pages,  des  phrases  qui  m'ont  demandé  des  jour- 
nées entières.  Il  m'est  impossible  de  voir  l'effet  d'au- 
cune avant  qu'elle  ne  soit  finie,  parachevée,  limée. 
C'est  une  manière  de  travailler  inepte,  mais  comment 
faire?  J'ai  la  conviction  que  les  meilleures  choses  en 
soi  sont  celles  que  je  biffe.  On  n'arrive  à  faire  de 
l'effet  que  par  la  négation  de  l'exubérance.  Et  c'est  là 
ce  qui  me  charme,  l'exubérance. 

Si  tu  veux  lire  quelque  chose  de  violent  et  d'opaque 
comme  galimatias,  prends  une  description  du  Vésuve 
par  le  sieur  Marc  Monnier  dans  le  dernier  numéro  de 
la  Revue  de  Paris.  Il  y  a  un  Jéhovah  qui  finit  un 
paysage,  d'une  manière  un  peu  remarquable.  Cette 
phrase  mérite  un  encadrement  en  or.  C'est  un  type, 
comme  on  dit. 

Le  nommé  About  dont  tu  me  parles  est  violemment 
accusé  dans  ce  même  numéro  (et  avec  des  preuves  qui 
m'ont  paru  assez  concluantes)  d'avoir  tout  bonnement 
traduit  un  livre  italien,  supprimé  depuis  l'impression 
et  qu'il  a  donné  comme  étant  une  oeuvre  de  lui. 

Je  voudrais  bien  Hre  le  Planche  sur  Ducamp.  Hier 
grand  éloge  des  chants  modernes  par  môsieu  Paulin 
Limayrac,  mais  éloge  qui  sentait  l'ami  peu  enthou- 


22       CORRESPONDANCE  DE  G.. FLAUBERT. 

siaste  au  fond.  On  vantait  surtout  les  intentions  et  la 
Préface.  Enfin  ! 

J'ai  été  ces  jours  derniers  assez  inquiet  de  mon 
pauvre  Narcisse  qui  a  cuydé  avoir. une  attaque  d'apo- 
plexie. On  l'a  saigné  et  il  va  bien  maintenant.  J'ai  été 
le  voir  une  fois  dans  sa  chambre  et  je  l'ai  trouvé 
lisant  les  «  Rayons  et  les  ombres  »  ;  il  ne  devait  pas  y 
comprendre  grand'chose.  N'importe,  ça  m'a  attendri. 

Est-ce  beau  ou  bête  de  prendre  la  vie  au  sérieux? 
Je  n'en  sais  rien.  C'est  robuste,  en  tout  cas,  et  je  ne 
m'en  sens  pas  la  force.  J'en  ai  à  peine  assez  pour  tenir 
une  plume. 

Au  même. 

Croisset,  28  juin  1855. 

Tu  ne  m'as  pas  l'air  gai,  mon  pauvre  bonhomme. 
Tes  lettres  sont  de  plus  en  plus  «  mélancholiques  »  et 
tu  me  parais  devenir  de  plus  en  plus  «  méchanique'». 
C'est  un  tort,  c'est  un  tort!  Il  faut  se  roidir  contre 
les  difficultés.  Tu  ne  prends  pas  les  chose  en  quan- 
tité raisonnable.  Tu  as  trop  les  pieds  dans  Paris 
pour  n'en  être  pas  dégoûté  et  d'autre  part  tu  n'y 
entres  pas  assez  pour  qu'il  te  plaise.  Tu  avais  ici 
l'estomac  assez  solide  pour  digérer  tous  les  Lau- 
rent-Pichat  de  la  terre,  d'où  vient  ta  faiblesse  main- 
tenant? Serait-ce  parce  que  tu  connais  l'homme? 
Qu'importe  !  Ne  peux-tu,  par  ta  pensée,  établir  cette 
superbe  ligne  de  défe.  se  intérieure  qui  vous  sépare 
plus  du  voisin  qu'un  Océan  ? 

Et  puis,  s...  n...  de  D...!  que  me  chantes-tu  avec 
des  phrases  pareilles  :  «  je  m'effacerai  ainsi  du  monde 
graduellement    »?    M...!    J'ai  envie  de   le    f...    des 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       23 

coups  de  pied  quelque  part.  Que  veux-tu  que  je  de- 
vienne, misérable,  si  tu  bronches,  si  tu  m'ôtes  ma 
croyance?  Tu  es  le  seul  mortel  en  qui  j'aie  foi  et  tu 
fais  tout  ce  que  tu  peux  pour  me  desceller  du  cœur 
celte  pauvre  niche  de  marbre,  placée  haut,  et  où  tu 
rayonnes  ! 

Fais-moi  le  plaisir  pour  toi  et  dans  l'intérêt  même 
de  cet  aveiiir  dont  l'idée  permanente  te  préoccupe 
maintenant  exclusivement,  de  tâcher  de  t'abstraire 
un  peu  et  de  travailler.  Tant  que  tu  seras  à  te  secouer 
la  cervelle  sur  ta  personnalité,  sois  sûr  que  ta  person- 
nalité souffrira-  Et  d'ailleurs  à  quoi  bon?  Si  ça  servait 
pratiquement  à  quelque  chose,  très  bien.  Mais  au  con- 
traire et  ceci  est  démontrable  par  A  -(-  B. 

Au  reste  nous  causerons  de  tout  cela  dans  quinze 
jours,  si  tu  veux.  Nous  pourrons  vider  le  fond  du  sac. 

J'ai  été  hier  à  Rouen  diner  chez  Achille  et,  ayant  une 
heure  devant  moi,  je  me  dirigeais  vers  le  logis  de 
ta  Dulcinée,  lorsque  le  môme  d'Abbaye  a  couru  après 
moi  pour  me  dire  que  M"^  ...  était  à  Caen.  En  descen- 
dant la  rue,  j'ai  contemplé  Abbaye  sur  sa  porte. 

Quel  aspect  que  celui  de  Rouen,  est-ce  masloc, 
et  embêtant!  Hier,  au  soleil  couchant,  l'ennui  suin- 
tait des  murs  d'une  façon  subtile  et  fantastique  à 
vous  asphyxier  sur  place.  J'ai  revu  toutes  les  rues 
que  je  prenais  pour  aller  au  collège.  Et  bien,  noni 
rien  de  tout  cela  ne  m'attendrit  plus.  Le  temps  en 
est  passé  !  je  conchie  sur  mes  souvenirs.  «  J'ai  ça  de 
bon  »  comme  disait  ce  conducteur  de  dihgenee  qui 
puait  des  pieds. 

Sais  tu  que  ma  mère,  il  y  a  six  semaines  environ, 
m'a  dit  un  mot  sublime  (un  mot  à  faire  la  muse  se 
pendre  de  jalousie  pour  ne  l'avoir  point  inventé);  le 
voici  ce  mot  :  «  La  rage  des  phrases  t'a  desséché  le 


24  CORRESPONDANCE   DE   G.    FLAUBERT. 

cœur.  »  Au  fond,  lu  es  de  son  avis  et  tu  trouves  qu'à 
propos  de  Rouen,  par  exemple,  je  manque  tout  à  fait 
de  sensibilité  ;  car  toi,  bien  que  «  curvus  et  complex  », 
tu  es  sensible.  C'est  par  là  que  tu  te  rapproches  de 
Rousseau  ;  quoi  que  tu  en  dises,  tu  aimes  les  champs, 
tu  as  des  goûts  simples.  Il  le  faut,  pour  être  heureux, 
une  compagne  (un  de  ces  jours  tu  vas  étudier  la  bo- 
tanique)  et  tu  regrettes  de  «  ne  pas  savoir  un  état  ». 

Veux-tu  que  je  t'indique  un  maître  menuisier  ? 
Allons,  mon  bonhomme,  rabote,  scie,  allonge-toi  sur 
la  varlope  «  comme  un  nageur  ».  Sophie  t'ira  voir 
avec  sa  mère,  et  moi,  ton  précepteur,  je  sourirai  dans 
un  coin. 

Un  trait  manque  encore  au  parallèle  (entre  toi  et 
Emile),  à  savoir  les  vo3'ages.  Car  il  voyage  pour  con- 
naître ('  la  politique  des  nations,  et  toi  tu  m'as  l'air  de 
rester.  Je  te  ferai  cadeau  au  jour  de  l'an  du  «  Voyage 
autour  de  ma  chambre  »  par  M.  de  Maistre,  suivi  de 
«  Symboles  et  Paradoxes  »  de  Houssaye.  Ah  !  n.^. 
de  D...  !  il  doit  pourtant  faire  beau  ce  soir,  sur  la  ter- 
rasse de  la  Villa  Médicis  !  Le  Tibre  est  d'argent  et  le 
Janicule  sort  noir  comme  une  tunique  d'esclave. 

A  propos  d'argent,  je  suis  empêtré  dans  des  expli- 
cations de  billets,  d'escompte,  etc.,  que  je  ne  com- 
prends pas  trop.  J'arrange  tout  cela  en  dialogue 
rythmé,  miséricorde  !  Aussi  je  te  demanderai  la  per- 
mission de  ne  l'apporter  rien  ce  la  Bovary.  J'éprouve 
le  besoin  de  n'y  plus  penser  pendant  quinze  jours.  Je 
me  livrerai  à  la  peinture,  aux  beaux-arts,  cela  pos(r 
un  homme.  Adieu,  je  l'embrasse,  monstre.  A  toi. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       25 


Au  même. 


Croisset,  2  août. 


Me  revoilà  dans  la  sempiternelle  Bovary  !  «  Encore 
une  fois  sur  les  mers  »,  disait  Byron.  «  Encore  une  fois 
dans  l'encre  »,  puis-je  dire. 

Je  suis  en  train  de  faire  exposer  à  Homais  des  théo- 
ries gaillardes  sur  les  femmes.  J'ai  peur  que  ça  ne 
paraisse  un  peu  trop  «  voulu  »,  Au  reste  c'est  aujour- 
d'hui seulement  que  j'ai  travaillé  avec  un  peu  de 
suite. 

Je  viens  de  lire  la  Grèce  contemporaine  du  sieur 
About.  C'est  un  gentil  petit  livre,  très  exact,  plein  de 
vérités  et  fort  spirituel.  Quant  aux  calomnies  et  canail- 
leries  dont  on  m'avait  parlé,  je  n'en  discerne  aucune. 
Son  talent  n'est  pas  assez  grand  pour  expliquer  l'achar- 
nement dont  on  le  poursuit.  Il  y  a  quelque  chose  là- 
dessous  qui  nous  échappe. 

J'ai  eu  à  dîner  avant  hier  ton  ancien  professeur 
Bourlet.  Quelle  grosseur  !  quelles  sueurs  !  quelle  rou- 
geur !  C'est  un  hippopotame  habillé  en  bourgeois.  Il 
n'a  pas  faibli  du  reste,  car  il  est  toujours  de  l'opposi- 
tion quand  même,  furieux  contre  le  gouvernement, 
ennemi  des  prêtres  et  extra-grotesque. 

Sais-tu  que  mon  cher  frère  lit  avec  rage  Régnier, 
qu'il  en  a  trois  éditions,  qu'il  m'en  a  récité  des  tartines 
par  cœur;  il  a  dit  devant  moi  à  Bourlet  à  propos  de 
Melœnis  :  «  Si  tu  n'as  pas  lu  ça,  tu  n'as  rien  lu.  » 

Que  je  sois  pendu  si  je  porte  jamais  un  jugement 
sur  qui  que  ce  soit  ! 

La  bêtise  n'est  pas  d'un  côté  et  l'esprit  de  l'autre. 

3 


20  CORRESPOiNDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

C'est  comme  le  vice  et  la  vertu  ;  malin  qui  les  dis- 
tingue. 

Axiome  :  Le  synthétisme  est  la  grande  loi  de  l'on- 
tologie. 

Nouvelle  :  M.  L...  est  conseiller  municipal  de  Dar- 
nétal.  «  Ici  nous  renonçons  à  peindre  »  Ses  parents 
sont  dans  le  ravissement.  Je  t'assure  que  quand  je 
pense  a  cela  je  me  sens  emporté  dans  un  océan  de 
rêveries. 

Quand  viens-tu,  pauvre  vieux  ?  Tu  dois  avoir  fixé  à 
peu  près  l'époque  de  tes  vacances.  As-tu  vu  Rou- 
vière?  Lafitte?  Judith  ?  Tâche  de  te  remuer  un  peu. 

Adieu,  je  n'ai  absolument  rien  à  te  dire,  si  ce  n'est 
que  je  t'aime. 

Je  te  réserve  un  discours  du  président  Tougard  qui 
est  «  chouette  »,  comme  dirait  Homais. 


Au  même. 

Croisset,  18  août. 

Tu  es  un  gentil  bougre  de  m'avoir  envoyé  cette 
bonne  nouvelle.  Et  d'abord  et  avant  tout:  «  Croiras-tu 
désormais  au  présage  des  bottes?  »  Te  rappelles-tu 
que  le  jour  où  j'ai  porté  ta  pièce  chez  Laffite  je  t'ai  dit 
dans  la  rue  Sainte-Anne:  «  Ça  ira  bien,  je  viens  de 
voir  des  bottes.  »  Et  elles  étaient  neuves  et  on  les  te- 
nait par  les  tirants. 

Oui,  vieux,  je  suis  moult  satisfait.  Ta  lecture  me  pa- 
raît à  peu  près  certaine  maintenant.  Fais  que  Blanche 
dise  un  petit  mot  à  Laugier,  ça  ne  peut  pas  nuire. 

Voici,  sauf  meilleur  avis,  ce  qu'il  faudrait  faire,  je 
crois. 

1°  Connaître  exactement  tous  les  noms  du  Comité. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        27 

2°  Informe-toi  si  Laugier  ne  sérail  pas  par  hasard 
parent  du  Laugier  médecin  (agrégé  à  l'école).  Par 
Gloquet  ou  tout  autre  on  pèserait  dessus. 

3'  As-tu  une  lettre  de  Durey  pour  Judith?  Peux-tu 
te  présenter  chez  elle  ?  Vas-y.  Ne  néglige  rien.  Tré- 
mousse-toi, profite  de  la  bonne  veine. 

4"  Je  t'engage  à  aller  chez  Person  qui  demeure 
rue  Monthyon,  7.  Tu  auras  soin  de  ne  pas  dire  au  por- 
tier ni  à  la  femme  de  chambre  que  tu  es  mon  ami,  ce 
serait  le  moyen  de  te  faire  fermer  la  porte  au  nez. 
Evite  même  mon  nom  s'il  y  a  un  tiers  avec  vous.  Elle 
connaît  Samson  qui  a  été  son  professeur  et  qu'elle 
aime  beaucoup.  Elle  pourra  aisément  te  donner  des 
renseignements  sur  Beauvalet  qui  est  très  influent  et 
qu'on  gagne  avec  des  petits  verres.  Ne  te  gêne  pas 
avec  Person.  C'est  une  excellente  femme  et  tu  la  con- 
nais assez  pour  te  présenter  chez  elle.  Elle  fera  cer- 
tainement tout  ce  qu'elle  pourra. 

5'  Il  y  a  Got  qui  est  un  camarade  de  Maxime» 
mais? 

6°  Edouard  Delessert  doit  connaître  assez  intime- 
ment Provost,  ils  sont  du  même  cercle.  Quant  à  Pro- 
vost  c'est  par  les  peintres  qu'on  l'aurait,  il  en  connaît 
beaucoup.  Demande  ces  renseignements-là  à  Préault. 

Je  crois  que  M.  Gloquet  connaît  Samson. 

Important.  Retourne  immédiatement  chez  Sandeau, 
expose-lui  la  chose.  Qu'il  marche  maintenant,  puisque 
c'est  engagé. 

Ne  néglige  rien,  s...  n...  de  D...  !  fais  plutôt 
quinze  démarches  qu'une  seule.  Allons,  remonte-toi, 
mon  pauvre  vieux,  et  n'en  sois  pas  moins  persuadé  que 
tu  n'es  pas  encore  au  bout,  mais  que  tu  y  arriveras, 
que  tu  seras  un  jour  ou  l'autre  jouent  applaudi.  Nous 
aurons  notre  tour,  n'aie  pas  peur.  Quand  ce  ne  serait 


28       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

«  qu'en  vertu  de  notre  entêtement  ».  Il  le  faut.  Passe 
toutes  tes  vacances  à  Paris,  si  tu  vois  que  tu  puisses 
t'y  être  le  moindrement  utile. 

Delamarre  «  connaît  »  peut-être,  ou  peut  «  con- 
naître »  des  gens  qui  «  connaissent  des  membres  du 
Comité???  Vas-y,  il  demeure  près  de  Lafitte,  une  ou 
deux  maisons  avant.  Tu  ne  me  dis  rien  de  Rouvières? 

N'oublie  pas  les  Folies.  Déploie  une  activité  napo- 
léonienne. 

Je  suis  au  milieu  des  affaires  financières  de  la  Bo- 
vary. C'est  dune  difficulté  atroce.  Il  est  temps  que  ça 
finisse,  je  succombe  sous  le  faix. 

Adieu,  je  t'embrasse  de  toute  la  force  de  trente  ti- 
rades. 

Au  même. 

Croisset,  3i  août  1855. 

J'attends  toujours  impatiemment  des  nouvelles  de 
Laugier.  Restes-tu  à  Paris  jusqu'à  ce  que  tu  aies  une 
réponse  définitive  des  Français? 

Je  crois  que  tu  as  eu  tort  de  ne  pas  aller  voir  Rou- 
vières. Qui  sait?  Informe-toi  si  Samson  est  du  Comité. 
C'est  un  mauvais  bougre.  Mais  c'est  une  bonne  chose 
si  tu  as  Régnier  dans  ta  manche. 

Embêté  de  ne  pas  avoir  la  réponse  du  sieur  Fovard, 
fils  de  M.  Fouard,  j'ai  été  aujourd'hui  à  Rouen  con- 
sulter un  avocat,  à  savoir  le  jeune  Nion  qui  m'a  donné 
toutes  les  explications  désirables;  il  viendra  demain 
ici  ;  nous  aurons  encore  une  séance  d'affaires. 

Quand  je  serai  quitte  de  ce  passage  financier  de  pro- 
cédures, c'est-à-dire  dans  une  quinzaine,  j'arriverai 
vite  à  la  catastrophe.  J'ai  beaucoup  travaillé  ce  mois-ci, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        29 

mais  je  crains  bien  que  ce  ne  soit  trop  long,  que  tout 
cela  ne  soit  un  rabâchage  perpétuel.  La  venelte  ne  me 
quitte  pas.  Ce  n'est  point  comme  cela  qu'il  faut  com- 
poser! 

J'ai  été  émerveillé  dernièrement  de  trouver  dans  les 
«  Préceptes  du  style  »  du  sieur  Buffon  nos  pures  et  simples 
théories  sur  le  susdit  art.  Gomme  on  est  loin  de  tout 
cela!  Dans  quelle  absence  d'esthétique  repose  ce  brave 
dix-neuvième  siècle!  Et  la  reine  d'Angleterre?  et  le 
prince  Albert? 

A  propos,  qui  fréquentes-tu?  Car  tu  n'es  pas  un 
homme  à  te  passer  de  femmes?  Cherches-tu  à  te  faire 
une  petite  maîtresse?  Que  diable,  un  jeune  homme!... 
et  un  artiste  1 

Groisset  devient  un  pays  très  immoral.  Je  n'entends 
parler  que  de  horions  que  l'on  s'administre  à  cause  des 
mauvaises  mœurs.  La  maîtresse  de  M.  Deschamps, 
monsieur,  mène  une  conduite  véritablement  scanda- 
leuse, etc. 

Nous  avons  reçu  aujourd  hui  des  nouvelles  d'Angle- 
terre. M"''  Sophie  pondra  au  commencement  d'oc- 
tobre. Sens-tu  le  grotesque  de  ce  petit  bedon  où  s'a- 
gite un  petit  Anglais?...  Miss  Harriet  Collier  vient  de 
se  conjoindre  à  sir  Thomas  Campbell,  baron  de  je  ne 
sais  quoi!  Et  son  portrait  que  j'ai  là  ne  m'en  avait 
rien  dit.  Encore  une  Sylphide  de  moins!  Mon  empyrée 
féminin  se  vide  tout  à  fait.  Les  anges  de  ma  jeunesse 
deviennent  des  ménagères.  Toutes  mes  anciennes 
étoiles  se  tournent  en  chandelles  et  ces  beaux  seins 
où  se  berçait  mon  âme  vont  bientôt  ressembler  à  des 
citrouilles. 

Adieu,  pauvre  vieux  bougre  chéri.  Je  n'ose  te  dire 
que  je  t'attends  ardemment;  mais  c'est  bien  vrai. 


S. 


30  CORRESPONDAKGE   DE  G.    FLAUBERT. 

Au  même. 

Croisset,  17  septembre  1855. 

Tâche  de  m'en voyer,  mon  bonhomme,  pour  dimanche 
prochain,  ou  plus  tôt  si  tu  peux,  les  renseignements 
médicaux  suivants  :  On  monte  la  côte,  Homais  con- 
temple l'aveugle  aux  yeux  sanglants  (tu  connais  le 
masque)  et  il  lui  fait  un  discours;  il  emploie  des  mots 
scieniifiques,  croit  qu'il  peut  le  guérir  et  lui  donne  son 
adresse.  Il  faut  qu  Homais,  bien  entendu,  se  trompe, 
car  le  pauvre  bougre  est  incurable. 

Si  tu  n'as  pas  assez  dans  ton  sac  médical  pour  me 
fournir  de  quoi  écrire  cinq  ou  six  lignes  corsées,  puise 
auprès  de  Follin  et  expédie-moi  cela.  J'irais  bien  à 
Rouen,  mais  ça  me  ferait  perdre  une  journée  et  il  fau- 
drait entrer  dans  des  explications  trop  longues. 

J'ai  été  depuis  trois  jours  extrêmement  abruti  par 
un  coryza  des  plus  soignés;  mais  aujourd'hui  pourtant 
j'ai  passablement  travaillé.  J'espère  que  dans  un  mois 
la  Bovary  aura  son  arsenic  dans  le  ventre.  Te  l'appor- 
terai-je  enterrée?  J'en  doute. 

Je  crois  décidément  que  tu  passeras  à  la  lecture, 
premier  point.  (Ainsi,  mon  pauvre  vieux,  note  bien 
que  lu  n'en  es  qu'au  premier  point,  douce  perspective.) 
C'est  maintenant  qu'il  va  falloir  déployer  des  jambes 
et  de  la  diplomatie.  Il  est  parfaitement  inutile  de  dire 
aux  amis  que  lu  passes  à  la  lecture.  Je  crois  qu'ici 
Blanche  «  doit  se  montrer  »;  il  faut  à  toute  force  que  tu 
aies  un  tour  de  faveur,  car  on  peut  te  faire  droguer 
encore  des  années!  Je  compte  assez  sur  M'"*"  Stroelin, 
avec  laquelle  j'irai  chez  le  docteur  Gonneau,  etc.  Enfin, 
nous  verrons,  nous  nous  trémousserons. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       31 

A  ta  place,  j'irais  de  suite  chez  Janin.  C'est  un  excel- 
lent homme,  complaisant;  il  a  fait  de  toi  de  grands 
éloges;  je  lui  conterais  tout.  Il  te  servirait,  ou  tout  au 
moins  ce  serait  pour  plus  tard  un  jalon.  Puisque  tu 
n'écris  pas  maintenant,  marche. 

Tu  as  peut-être  raison,  il  vaut  mieux  attendre;  je 
parle  de  notre  conduite  à  tenir  envers  ces  messieurs 
de  là-bas.  Quant  à  l'article  Molœnis,  je  prendrai  plai- 
sir à  en  demander  compte  à  l'inofîensif  Cormenin,  et 
j'en  apprendrai  là  plus  peut-être  que  je  n'en  veux 
savoir. 

Quel  besoin  d'invectives  j'éprouve!  J'en  suis  gorgél 
Je  tourne  au  Rousseau.  Double  efiet  de  la  solitude  et 
de  l'excitation.  Nous  finirons  par  croire  à  une  conjura- 
tion d'Holbachique,  lu  verras. 

Paiience.  Nous  aurons  notre  jour,  nous  ferons  notre 
trou.  Mais  il  n'est  pas  fait.  Il  faut  entasser  œuvres  sur 
œuvres,  travailler  comme  des  machines  et  ne  pas  sor- 
tir de  la  ligne  droite.  Tout  cède  à  l'entêtement. 

J'éprouve  le  besoin,  maintenant,  d'aller  vite. 

Remarque  :  Voilà  deux  fois  dans  cette  demi-page 
que  j'écris  «  j'éprouve  le  besoin  ».  Je  suis,  en  effet,  un 
homme  qui  éprouve  beaucoup  de  besoins. 

J'ai  appris  avec  enthousiasme  la  prise  de  Sébastopol 
et  avec  indignation  le  nouvel  attentat  dont  un  monstre 
s'est  rendu  coupable  sur  la  personne  de  l'empereur. 
Remercions  Dieu  qui  nous  l'a  encore  conservé  pour  le 
bonheur  de  la  France.  Ce  qu'il  y  a  de  déplorable,  c'est 
que  ce  misérable  est  de  Rouen.  C'est  un  déshonneur 
pour  la  ville.  On  n'osera  plus  dire  qu'on  est  de  Rouen. 


32       CORRESPONDA^■CE  DE  G.  FLAUBERT. 


Au  même. 

Croisset,  20  septembre. 

1°  Tu  es  un  excellent  bougre  de  m'avoir  répondu 
vite.  L'idée  du  «  bon  régime  à  suivre  »  est  excellente 
et  je  l'accepte  avec  enthousiasme  ;  quant  à  une  opéra- 
tion quelconque,  impossible  à  cause  du  pied-bot  et 
d'ailleurs,  comme  c'est  Homais  lui-même  qui  veut  se 
mêler  de  la  cure,  toute  chirurgie  doit  être  écartée. 

2°  J'aurais  besoin  des  mots  scientifiques  désignant  les 
différentes  parties  de  l'œil  (ou  des  paupières)  endom- 
magé. Tout  est  endommagé  et  c'est  une  compote  où 
Ton  ne  distingue  plus  rien.  N'importe,  Homais  emploie 
de  beaux  mots  et  discerne  quelque  chose  pour  éblouir 
la  galerie. 

S*'  Enfin  il  faudrait  qu'il  parlât  d'une  pommade  (àe 
son  invention  ?)  bonne  pour  les  affections  scrofuleuses 
et  dont  il  veut  user  sur  le  mendiant.  Je  le  fais  inviter 
le  pauvre  à  venir  le  trouver  à  Yonville  pour  avoir  mon 
pauvre  à  la  mort  d'Emma?  Voilà,  vieux.  Réfléchis  un 
peu  à  tout  cela  et  envoie-moi  quelque  chose  pour  di- 
manche. 

Je  travaille  médiocrement  et  «  sans  goût  »  ou  plu- 
tôt avec  dégoût.  Je  suis  véritablement  las  de  ce  travail; 
c'est  un  véritable  pensum  pour  moi,  maintenant. 

Nous  aurons  probablement  bien  à  corriger  :  J'ai 
cinq  dialogues  lun  à  la  suite  de  l'autre,  et  qui  disent 
la  même  chose  !  1  ! 

Tu  verras  qu'on  finira  par  nous  voler  Pierrot,  il 
faudrait  ravoir  le  manuscrit  ainsi  que  celui  d'Agénor. 
C'est  facile. 


CORRESPO.NDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        33 

Je  te  recommande  le  dernier  numéro  de  la  Revue. 
Il  y  a  une  appréciation  de  l'école  allemande  roman- 
tique après  laquelle  il  faut  tirer  l'échelle.  On  accuse 
Gœlhe  d'égoïsme  (nouveau  !)  et  Henri  Heine  de  nullité 
ou  de  nihilisme. 

Va-t'en,  de  ma  part,  fumer  une  pipe,  mélancolique- 
ment, to  the  Brilish  Tavern,  Rivoli  Street,  en  pensant 
à  l'Ane  dOr. 


Au  même. 


Croisset,  20  septembre. 

Va  pour  rOdéon.  (Va  pour  le  Champagne,  d'Ar- 
pentigny),  mais  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  les  deux  di- 
recteurs ;  il  y  a  un  comité  de  lecture  à  l'Odéon,  il  faut 
d'avance  en  connaître  les  membres...  et  qu'on  les 
chauffe.  Il  faut  saouler  R...,  etc.  Quant  au  sieur***, 
je  le  regarde  comme  un  farceur.  La  terre  est  pleine 
de  ces  bons  enfants,  excellents  en  parole  et  qui  ne 
dépensent  pour  vous  ni  un  sou  de  leur  poche  ni  une 
minute  de  leur  temps.  J'ai  la  conviction  que  s'il  avait 
voulu,  tu  aurais  eu  une  lecture.  Son  père  m'a  fait  une 
crasse  pareille  au  milieu  des  démarches  que  je  faisais 
pour  la  nomination  d'Achille  en  remplacement  de 
mon  père,,  il  a  mis  tout  à  coup  des  bâtons  dans  les 
roues.  Je  lui  ai  passé  par-dessus  le  corps  à  lui  et  à 
d'autres,  mais  il  m'en  a  coûté.  Revenons  à  toi. 

Rappelle-toi  d'abord  qu'il  faut  toujours  espérer 
quand  on  désespère  et  douter  quand  on  espère  11  se 
peut  que  tu  réussisses  à  l'Odéon  par  cette  seule  raison 
que  tu  ne  t'attends  plus  à  rien.  Mais  fais  comme  si  tu 


34       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

t'attendais  à  beaucoup.  Et  encore  une  fois,  trémousse- 
toi.  Grand  poète,  mais  mince  diplomate. 

Je  t'en  prie  et  supplie,  puisque  tu  es  ami  avec  San- 
deau,  va  le  voir,  ne  le  perds  pas  de  vue,  et  demande-lui 
ce  que  tout  cela  veut  dire,  ou  autrement  d'où  tenait- il 
cette  certitude  de  ta  réception?  Va  également  chez 
Laffîte  (comme  pour  le  remercier  de  l'intérêt  qu'il  a 
pris  à  toi)  et  tu  sauras  peut-être  quelque  chose.  Lau- 
gier  a-t-il  fait  un  rapport?  l'as-tulu?  as-tu  vu  enfin 
Houssaye?  Tu  crois  que  tout  cela  est  inutile  puisque 
tu  as  renoncé  aux  Français,  a  Non  !  non  1  au  con- 
traire ». 

Dès  que  je  serai  à  Paris,  dans  une  quinzaine,  vers  le 
20,  ou  plutôt  dès  que  madame  Stroelin  y  sera,  c'est-à- 
dire  vers  le  1"  novembre,  nous  nous  occuperons  de 
toi.  D'ici  là  tiens-toi  tranquille,  mais  vois  un  peu  ce 
que  tu  veux,  car  on  ne  peut  pas  comme  des  imbéciles 
aller  demander  vaguement  une  place  et  quand  on  vous 
répliquera»  laquelle  «  dire  :  «  Ah!  je  ne  sais  pas  ». 
Informe-toi.  Il  me  semble  que  c'est  le  moins  que  lu 
puisses  faire  pour  ta  personne.  Il  y  aurait  encore  autre 
chose,  ce  serait  de  demander  une  pension  pour  ta  mère 
qui  te  la  donnerait?  Mais  il  y  aurait  là  beaucoup  d'in- 
convénients que  je  te  dirai. 

Quant  à  elle,  ta  mère,  je  lui  en  veux.  Elle  aurait  pu 
t'épargner  les  conseils  qu'elle  t'a  donnés  et  rester  à 
Gany.  G'était  bien  le  moment  de  te  décourager  encore 
plus  !  de  te  dire:  «  renonce  »  quand  tu  ne  reculais  que 
déjà  trop.  Malédiction  sur  la  famille  qui  amollit  le  cœur 
des  braves,  qui  pousse  à  toutes  les  lâchetés,  à  toutes 
les  concessions  !  et  qui  vous  détrempe  dans  un  océan 
de  laitage  et  de  larmes. 

Voyons,  s...  n...  de  D...  !  doutes-tu  que  tu  sois 
né  pour  faire  des  vers,  et  exclusivement  pour  cela  ? 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        35 

Il  faut  donc  s'y  résigner.  Doutes-tu  au  fond  même  de 
ton  découragement  qu'un  jour  ou  l'autre  tu  ne  sois 
joué  et  aux  Français  et  que  tu  ne  réussisses?  Il  faut 
donc  attendre.  C'est  une  afîaire  de  temps,  une  affaire 
de  patience,  de  courage  et  d'intrigue  aussi.  Tu  as  un 
talent  que  je  ne  reconnais  qu'à  toi.  Il  te  manque  ce 
qu'ont  tous  les  autres  à  savoir  :  l'aplomb,  le  petit  ma- 
nège du  monde,  l'art  de  donner  des  poignées  de  main 
et  d'appeler  «  mon  cher  ami  »  des  gens  dont  on  ne 
voudrait  pas  pour  domestiques.  Cela  ne  me  paraît  pas 
monstrueux  à  acquérir  surtout  quand  «  il  le  faut  », 

J'irai  voir  Léonie  vers  la  fin  de  la  semaine  prochaine 
ou  le  commencement  de  l'autre.  J'ai  besoin  d'aller  à 
Rouen  pour  prendre  des  renseignements  sur  les  em- 
poisonnements par  arsenic.  De  toute  façon  j'irai  tou- 
jours lui  dire  adieu. 

Au  même. 

Croisset,  12  octobre. 

Qu'as-tu?  Pourquoi  n'ai-je  pas  recula  sacro-sainte 
lettre  du  Dimanche?  es -tu  malade?  que  signifie  cet 
enflement  que  tu  avais  à  la  jambe  ? 

Il  est  probable  que  d'aujourd'hui  en  quinze  j'arrive- 
rai à  Paris.  Mais  j'ai  encore  bien  des  choses  à  faire 
d'ici  là. 

J'aurais  voulu  t'apporter  la  Bovary  empoisonnée  et 
je  n'aurai  pas  fait  la  scène  qui  doit  déterminer  son 
empoisonnement  ;  tu  vois  que  je  n'ai  guère  été  vite. 
Mon  malheureux  roman  ne  sera  pas  fini  avant  le  mois 
de  février.  Cela  devient  ridicule.  Je  n'ose  plus  en 
parler. 

Je  ne  vois  absolument  rien  à  te  narrer,  si  ce  n'est 


36  CORRESPOxNDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

que  je  lis  et  que  j'ai  bientôt  fini  (Dieu  merci!)  la  Nou- 
velle Héloïse.  C'est  une  rude  lecture. 

Si  tu  n'es  pas  malade,  tu  es  un  gredin  de  ne  pas  m'é- 
crire. 

Les  feuilles  tombent.  Les  allées  sont,  quand  on  y 
marche,  pleines  de  bruit  Lamartiniens  que  j'aime 
extrêmement.  Dackno  reste  toute  la  journée  au  coin 
de  mon  feu,  et  j'entends  de  temps  à  autre  les  remor- 
queurs. Voilà  les  nouvelles. 

Je  serai  parti  avant  la  foire  Saint-Romain.  Il  est 
probable  que  je  ne  verrai  pas  les  baraques.  Pauvre 
foire  Saint-Romain  ! 

Ah!  j'oubliais.  Devine  quel  est  l'homme  qui  habite 
à  Dieppedalle  ?  cherche  dans  tes  souvenirs  une  des 
plus  grotesques  balles  que  tu  aies  connues  et  des  plus 

splendides Dainez!!!  Oui,  — il  est  là—  retiré,  ce 

pauvre  vieux  !  11  vit  à  la  campagne  en  bon  bourgeois, 
loin  des  mathématiques  et  de  l'Université,  ne  pensant 
plus  à  l'école. 

Énorme  !  Juge  de  ma  joie  quand  j'appris  cette  nou- 
velle. Quelle  visite  nous  lui  ferions  si  tu  venais  !  et 
quels  petits  verres  ou  plutôt  quel  cidre  doux...  car  je 
suis  sûr  qu'il  brasse  lui-même  «  pour  s'occuper  ». 

Écoute  le  plus  beau.  Il  s'est  trouvé  en  chemin  de 
fer  avec  l'institutrice  et  a  été  «  très  »  aimable,  jusqu'à 
lui  porter  ses  paquets,  et  courir  lui  chercher  un 
fiacre.  Ils  étaient  vis-à-vis  et  il  lui  faisait  du  ge- 
nou [sic).  Ils  ont  eu  (à  propos  de  moi)  une  conversa- 
tion littéraire.  Opinion  de  Dainez  :  «  Tout  le  monde 
écrit  bien  maintenant.  Les  journaux  sont  pleins  de 
talent! 

Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu! 

La  première  fois  que  ma  mère  a  vu  Dainez  (pronon- 
cez Dail-gnez)  c'était  à  côté  d'un  poêle  (dans  le  parloir 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        37 

du  collège)  et  il  était  recouvert  d'un  carrick  à  triple 
collet,  vert. 

Si  tu  étais  un  gaillard,  nous  porterions  cet  hiver, 
tous  les  deux,  un  carrick  ? 


Au  même. 

Croisset,  29  avril  1856. 

Charmant,  mon  vieux,  exquis  !  Sans  blague  aucune, 
ça  m'a  ravi.  Je  n'y  vois  rien  à  reprendre.  La  seule 
tache  est  peut-être  —  qui  menace,  —  menace  quoi  ? 
mais  —  je  vois  le  geste  mignon  de  son  doigt  —  et 
puis  le  vers  qui  rime  avec  menace  est  si  charmant 
et  si  juste  : 

Comme  une  anguille  dans  sa  nasse. 

Bravo  !  Caraphon  I  Taïeb  !  continue  ! 

Tu  ne  trouves  donc  pas  de  sujet,  mon  pauvre  vieux? 
c'est  embêtant,  je  le  sais  et  je  te  plains,  mais  c'est  ton 
habitude.  Tu  es  condamné  maintenant  à  passer  six 
mois  de  Tannée  ainsi.  Au  mois  de  juin  ça  vient.  Tu  as 
encore  tout  au  plus  un  mois  d'angoisses.  Console-toi, 
d'ailleurs,  voilà  le  soleil. 

Nous  avons,  nous  deux  Achille,  causé  tantôt  de  ce 
brave  Leplay.  Il  l'avait  rencontré  plusieurs  fois  dans 
les  rues  de  Rouen,  se  dirigeant  vers  la  Préfecture  pour 
solliciter    la  croix!  et  Achille  connaissait  ses  titres  !! 
Je  devais  aller  le  voir  le  jour  même  où  il  est  mort. 

Je  ne  travaille  pas  trop  mal  pour  le  moment  et  je 
vois  enfin  la  fin  de  mon  infinissable  chapitre.  Ce 
sera  avant  une  quinzaine.  Il  me  faudra  bien  encore 

4 


38       CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT. 

une  huitaine  de  jours  pour  repolir  le  tout.  Après  quoi 
j'allumerai  un  feu  de  joie,  car  j'ai  cru  un  moment  que 
j'y  crèverais. 

Oh!  comme  il  faut  se  monter  le  bourrichon  pour 
faire  de  la  littérature  et  que  bien  heureux  sont  les 
épiciers  ! 

Nous  avons  perdu  un  ami  en  la  personne  de  Fes- 
sard,  qui,  avant  hier,  à  fait  son  plongeon  dans  l'éter- 
nité. Nous  ne  prendrons  plus  de  petits  verres  en- 
semble. J'ai  des  souvenirs  charmants  d'après-midi 
passées  à  son  école,  sous  la  petite  avenue  de  peupliers, 
nu  en  caleçon,  avec  l'odeur  des  filets  et  du  goudron.. 
la  vue  des  voiles.. .  je  ne  sais  quoi  qui  m'attendrit. 

Autre  mort  d'un  de  mes  camarades  de  collège 
(excellent  bougre).  Marc  Arnaudlizon,  tué  d'un  coup 
de  soleil  à  Manille,  patrie  des  cigares.  J'ai  appris  ce 
soir  ces  deux  décès,  et  j'ai  encore  dans  l'oreille  la  voix 
de  Fessard  et  la  voix  d'Arnaudtizon  !  Tout  cela  fait 
faire  des  réflexions  philosophiques,  comme  dirait  F^l- 
lâcher. 

Gomme  c'est  beau,  la  mère  de  Lao-Tsen  qui  a  conçu 
son  fils  rien  qu'en  regardant  filer  une  étoile. 


Au  mémo. 

Croisset,  l*'juin. 

J'ai  enfin  expédié  hier  à  Ducamp  le  manuscrit  de  la 
Bovary,  allégé  de  trente  pages  environ,  sans  compter 
par-ci  par-là  beaucoup  de  lignes  enlevées.  J'ai  sup- 
primé trois  grandes  tartines  de  Homais,  un  paysage 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        39 

en  entier,  les  conversations  des  bourgeois  dans  le  bal, 
un  article  d'Homais,  etc.,  etc.,  etc.  Tu  vois,  vieux,  si 
j'ai  été  héroïque.  Le  livre  y  a-t-il  gagné?  Ce  qu'il  y  a 
de  sûr,  c'est  que  l'ensemble  maintenant  a  plus  de 
mouvement. 

Si  tu  retournes  chez  Ducamp,  je  serais  curieux  de 
savoir  ce  qu'il  en  pense.  Pourvu  que  ces  gaillards-là 
ne  me  reculent  pas  ! 

Et  ton  drame  !  Fais-moi  le  plaisir  de  me  dire  le  titre 
Viendras-tu  à  Rouen,  immédiatement  après   l'avoir 
fini  ?  Quant  à  moi,  je  n'irai  à  Paris  que  vers  le  com- 
mencement d'août,  après  que  j'aurai  été  publié,  après 
mon  premier  numéro. 

Tu  me  demandes  ce  que  je  fais,  voici:  Je  prépare 
ma  légende  et  je  corrige  saint  Antoine.  J'ai  dans  Saint 
Antoine  élagué  tout  ce  qui  me  semble  intempestif, 
travail  qui  n'était  pas  mince  puisque  la  première  par- 
tie qui  avait  160  pages  n'en  a  plus  maintenant  (reco- 
piée) que  74.  J'espère  être  quitte  de  celte  première 
partie  dans  une  huitaine  de  jours.  Il  y  a  plus  à  faire 
dans  la  deuxième  partie  où  j'ai  fini  par  découvrir  un 
lien  piètre  peut-être,  mais  enfin  un  lien,  un  enchaî- 
nement possible.  Le  personnage  de  Saint  Antoine  va 
être  renflé  de  deux  ou  trois  monologues  qui  amène- 
ront fatalement  les  tentations.  Quant  à  la  troisième,  le 
milieu  est  à  refaire  en  entier.  En  somm.e  une  ving- 
taine de  pages,  ou  trentaine  de  pages  peut-être,  à 
écrire.  Je  biffe  les  mouvements  extra-lyriques.  J'ef- 
face beaucoup  d'inversions  et  je  persécute  les  tour- 
nures, lesquelles  vous  déroutent  de  l'idée  principale. 
Enfin  j'espère  rendre  cela  lisible  et  pas  trop  embê- 
tant. 

Nous  en  causerons  très  sérieusement  ces  vacances. 
Car  c'est  une  chose  qui  me  pèse  sur  la  conscience,  et 


40       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

je  n'aura*  un  peu  de  tranquillité  que  quand  je  serai 
débarrassé  de  cette  obsession. 

Je  lis  des  bouquins  sur  la  vie  domestique  au  moyen 
âge  et  la  vénerie.  Je  trouve  des  détails  superbes  et 
neufs.  Je  crois  pouvoir  faire  une  couleur  amusante. 
Que  dis-tu  «  d'un  pâté  de  hérissons  et  d'une  froumen- 
tée  d'écureuils  »  ?  Au  reste,  ne  t'effraye  pas,  je  ne  vais 
pas  me  noyer  dans  les  notes.  Dans  un  mois  j'aurai  fini 
mes  lectures,  tout  en  travaillant  au  saint  Antoine.  Si 
j'étais  un  gars,  je  m'en  retournerais  à  Paris  au  mois 
d'octobre  avec  le  Saint  Antoine  fini  et  saint  Julien- 
l'Hospilalier  écrit.  Je  pourrais  donc  en  1837  fournir 
du  moderne,  du  moyen  âge  et  de  l'antiquité.  J'ai  relu 
Pécopin,  je  n'ai  aucune  peur  de  la  ressemblance. 

J'ai  été  hier  à  Rouen,  à  la  bibliothèque.  Puis  chez 
Léonie  que  j'ai  trouvée  dans  un  bouleversement  de 
mobilier  à  croire  que  les  Cosaques  avaient  passé  par 
sa  chambre.  Elle  aidait  au  déménagement  d'une  voi- 
sine et  me  paraissait  dans  un  tohu-bohu  complet.  Au 
milieu  de  la  conversation  elle  me  dit  tout  à  coup  :  <r  Et 
Olga?  —  Qu'est-ce  qu'Olga?  —  Vous  le  savez.  — 
Non.  Contestation,  affirmation,  impudences  de  ma 
part  ;  mensonges  que  je  me  serais  épargnés  si  j'avais 
su  que  c'était  toi  qui  lui  avais  conté  l'histoire.  J'ai  per- 
sisté à  soutenir  que  tu  ne  m'avais  rien  dit  -—  et  là-des- 
sus :  Ah!  ne  lui  dites  rien,  parce  qu'il  m'accuse  de 
vous  conter  tout.  »  Voilà  l'anecdote,  tu  en  feras  ton 
profit. 

Quant  à  Durey,  je  te  conseille  de  faire  en  sorte 
qu'elle  entre  à  l'Odéon  pour  jouer  la  Maintenon,  rôle 
dont  elle  s'acquittera  bien  mieux  que  cette  grosse  vo- 
laille de  X...  Il  faut  que  ce  soit  une  tragédienne  qui. 
te  joue  cela.  J'entends  une  femelle  qui  ait  les  tradi- 
tions tragiques,  de  la  pompe;  les  autres  te  disloque- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        41 

ront  suffisamment  les  malheureux  vers  !  N'aie  pas 
peur,  ils  seront  en  bel  état  dans  leur  bouche  !  Il  faut, 
dans  la  Maintenon,  du  Cornélien  de  la  haute  école. 

Ta  résolution  de  te  passer  d'actrices,  lubriquement 
parlant,  est  d'un  homme  vertueux.  Mais  prends  garde 
de  tomber  dans  l'excès  contraire  et  de  te  méfier  de 
ton  cœur.  Quant  à  ma  pauvre  Person,  je  suis  sûr 
qu'elle  remplirait  ce  rôle  très  bien.  Tu  feras  ce  que  tu 
voudras,  et  je  te  supplie  même  de  «  faire  ce  que  tu 
voudras,  »  et  non  ce  qu'on  voudra.  Tu  as  fait  assez  de 
concessions  à  l'Odéon  pour  qu'il  te  soit  bien  permis 
de  faire  passer  une  femme  et  un  rôle  de  vieille  en- 
core! Ne  faiblis  point,  n...  de  D...  !  Affirme-toi.  On 
ne  considère  les  gens  que  lorsqu'ils  se  considèrent 
eux-mêmes  beaucoup. 


A.U  mémo. 

Groisset,  17  juin. 

Ta  lettre  de  samedi,  cher  vieux,  ne  m'est  arrivée 
que  ce  malin.  Voilà  pourquoi  je  suis  en  relard  d'un 
jour. 

Je  demande  pour  mon  dimanche  prochain  une  nar- 
ration du  déjeuner  chez  Roger.  Il  me  semble  que  tu  as 
passé  à  Auteuil  un  vrai  dimanche  d'antan  î  tant  par 
l'entourage  des  gens  que  par  les  lieux  en  eux-mêmes. 
L'ombre  de  Boileau  planait  à  l'entour  ;  les  anneaux  de 
sa  perruque  moutonnaient  sur  le  paysage  et  les  feuilles, 
dans  le  jardin,  s'entre-choquaient  comme  des  mains 
qui  applaudissent. 

Est-ce  fini,  est-ce  conclu  et  arrêté?  Quand  met- 
on  à  l'étude?  A  quand  les  répétitions?  Je   t'assure 

4. 


42  CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

que  j'attends  ta  première  représentation  avec  une 
grande  soif,  car  je  compte  sur  un  beau  succès  et 
j'ai  besoin  (physiquement  parlant)  d'un  événement 
heureux  qui  me  dilate  la  poitrine.  Je  vis  cerclé  comme 
une  barrique,  et  quand  je  tape  sur  moi,  ça  sonne 
creux. 

Tu  as  bien  raison  de  m'appeler  hypocondriaque,  et 
j'ai  même  peur  que  je  ne  finisse  un  jour  par  «  tourner 
mal  ».  Mais  comment  veux-tu  que  je  garde  quelque 
sérénité  et  quelque  confiance  après  tous  les  renfonce- 
ments intérieurs  (ce  sont  les  pires)  qui  m'arrivent  l'un 
par-dessus  l'a'^t-fe. 

Les  corrections  de  la  Bovary  m'ont  achevé  et  j'avoue 
que  j'ai  presque  regret  de  les  avoir  faites.  Tu  vois  que 
le  sieur  Ducamp  trouve  que  je  n'en  ai  pas  fait  assez. 
On  sera  peut-être  de  son  avis?  D'autres  trouveront 
peut-être  qu'il  y  en  a  trop  ?  Ah  !  m ! 

Je  me  suis  conduit  comme  un  sot  en  faisant  comme 
les  autres,  en  allant  habiter  Paris,  en  voulant  publier. 
J'ai  vécu  dans  une  sérénité  d'art  parfaite  tant  que  j'ai 
écrit  pour  moi  seul.  Maintenant  je  suis  plein  de  doutes  et 
de  trouble,  et  j'éprouve  une  chose  nouvelle  :  écrire 
m'embête  !  Je  sens  contre  la  littérature  la  haine  de 
l'impuissance. 

Je  dois  te  scier  le  dos,  mon  pauvre  vieux,  mais  je 
te  supplie,  à  genoux,  de  me  pardonner,  car  je  n'ai 
personne  à  qui  ouvrir  la  bouche  de  tout  cela.  Le  seul 
mortel  que  j'aie  vu  depuis  six  semaines  est  le  sieur 
Nion  qui  est  venu  me  faire  une  visite  avant-hier,  et 
qui  m'a  engagé  «  à  travailler,  à  utiliser  mon  intelli- 
gence, mes  lectures,  mes  voyages  »!!  î 

J*ai  su,  à  propos  de  Préault  (mais  ne  crois  pas  que 
j'aie  rien  pris  en  mauvaise  part,  je  suis  d'ailleurs  tel- 
lement aplati  qu'on  me  cracherait  maintenant  à  la 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       43 

figure  que  je  ne  m'en  apercevrais  pas)  ;  j'ai  su,  dis-je, 
que  notre  grand  sculpteur  était  venu  à  Rouen  avec  Du- 
mesnil,  le  curieux  symboliste,  et  ils  ont  dîné  chez 
Delzeuse.  Dîner  d'artistes. 


Au  même. 


Croisset,  10  juillet 

Me  revoilà  à  Croisset  pour  deux  mois  et  dans  le 
re-Saint-Antoine.  Je  commence  à  m'embêter  et  j'ai 
hâte  d'en  être  quitte.  J'aurai  beau  faire,  ce  sera  tou- 
jours plus  étrange  que  beau.  La  pâte  du  Stj^le  est 
molle.  Quant  à  l'ensemble,  je  secoue  ma  pauvre  cer- 
velle pour  tâcher  d'en  faire  un,  mais... 

Quelle  belle  soirée  j'ai  passée  vendredi  dans  les  cou- 
lisses du  cirque,  en  compagnie  du  coiffeur  de  ces 
dames!  Frederick  Lemaître  l'avait  saoulé  et  Person 
l'avait  achevé.  Il  était  plus  rouge  que  les  boîtes  de  fard 
étalées  sur  la  table  de  toilette,  il  ruisselait  de  cold- 
cream,  de  sueur  et  de  vin.  Les  deux  quinquets  faisaient 
casse-peter  de  chaleur.  La  fenêtre  ouverte  laissait 
voir  un  coin  de  ciel  noir,  des  costumes  de  théâtre  jon- 
chaient le  parquet.  Person  gueulait  dans  les  mains  de 
l'artiste  aviné  qui  lui  tirait  les  cheveux.  J'entendais  les 
danses  de  la  scène  et  l'orchestre.  Je  humais  toutes 
sortes  d'odeurs  de  femmes  et  de  décors,  le  tout  mêlé 
aux  rots  du  perruquier  ;  énorme,  énorme  ! 

Bûche  «  L'aveu,  »  ça  ira,  je  t'en  réponds.  Je  crois 
que  l'horizon  politique  commence  à  s'éclaircir.  Il  y  a 
assez  longtemps  que  nous  sommes  ballottés  sur  une 


44       CORRESPONDANCE  DÉ  G.  FLAUBERT. 

mer  orageuse,  pour  que  nous  ayons  un  peu  de  bon 
air. 

Adieu,  pauvre  cher  vieux  bougre. 

Tu  serais  un  bien  brave  homme  de  m'envoyer  la 
pièce  de  l'Incendie.  Car  j'éprouve  un  grand  besoin  de 
l'apprendre  par  cœur  afin  de  la  chantonner  tout  seul 
dans  le  silence  du  cabinet. 


Au  même. 


Croisse^  19  juillet. 

Le  double  incendie  joint  à  la  haute  température  qu'il 
fait,  m'ont  mis  aujourd'hui  en  gaieté.  Je  n'étais  pas 
hors  de  mon  lit  que  je  savais  le  susdit  sonnet  par  cœur 
et  je  l'ai  tant  gueulé  que  j'en  suis  harassé!  C'est  fort 
beau  car  il  m'obsède.  Quel  rythme  !  J'en  ai  travaillé 
toute  l'après-midi  comme  un  homme.  J'ai  écrit  une 
page,  je  fais  du  neuf  et  il  faut  avoir  une  grande  vertu 
ou  un  bel  entêtement  pour  poursuivre  et  parachever 
une  semblable  machine,  contre  laquelle  tout  le  monde 
se  mettra,  à  commencer  par  toi,  mon  vieux. 

Tu  feras  bien  de  ne  pas  perdre  de  vue  le  jeune  La 
Rounat.  Tu  sais  comme  les  hommes  se  métamor- 
phosent dans  les  changements  de  fortune.  Je  ne  doute 
pas  de  lui,  mais...  n'importe.  Bref,  tâche  de  le  voir  de 
temps  à  autre  sans  qu'il  y  paraisse. 

La  Revue  de  Paris  du  1"  août  m'a  annoncé,  mais 
incomplètement,  en  écrivant  mon  nom  sans  L.  «  Ma- 
dame Bovary  (mœurs  de  province)  par  Gustave  Fau- 
bert  ».  C'est  le  nom  d'un  épicier  de  la  rue  Richelieu, 
en  face  le  Théâtre-Français.  Ce  début  ne  me  paraît 


CORRESPO^'DA^CE  DE  G.  FLAUBERT.       45 

pas  heureux  !  Qu'en  dis-tu?  Je  ne  suis  pas  encore  paru 
que  l'on  m'écorche. 

Je  t'avertirai  quand  il  faudra  que  tu  ailles  chez  le 
jeune  Ducamp,  ce  sera  vers  le  16  ou  le  18.  Je  ne  suis 
pas  dénué  de  tout  pressentiment.  Ce  sacré  «  Faubert  » 
m'embête  beaucoup  plus  qu'il  ne  me  révolte. 

Je  t'envoie  un  «  morceau  »  dans  le  genre  léger  que 
je  te  prie  de  humer  délicatement.  Tu  ne  le  perdras 
pas,  ça  peut  servir  comme  modèle  quelque  part.  Je 
trouve  qu'un  semblable  fragment  peint  à  la  fois 
l'homme,  le  pays,  la  race,  et  tout  un  siècle  !  Gomment 
la  bêtise  peut-elle  arriver  à  ce  point  de  délire  et  le  vide 
à  tant  de  pesanteur! 

Je  suis  gêné  en  co  moment  par  la  quantité  de  mous- 
tiques et  de  papillons  qui  tournent  autour  de  ma  lampe 
et  «  l'horizon  retentit  »  sous  les  trombones  et  la  grosse 
caisse,  bien  qu'il  soit  une  heure  de  nuit.  C'est  un  bas- 
tringue à  Quevilly.  On  danse  avec  acharnement. 
Gomme  on  doit  suer  ! 

J'ai  fait  (vu  le  beau  temps)  descendre  dans  le  jardin 
les  affaires  que  j'ai  rapportées  de  Nubie.  Mon  croco- 
dile embaumé  se  rafraîchit  maintenant  sur  le  gazon. 
Il  a  revu  tantôt  le  soleil,  pour  la  première  fois  peut- 
être  depuis  trois  mille  ans  ?  pauvre  vieux  !  La  musique 
qui  sonne  et  crie  de  l'autre  côté  lui  rappelle-t-elle  les 
fêles  de  Bubastis?  Il  y  rêve,  peut-être,  dans  son  bi- 
tume? 


ÂG  CÛPJŒSPO.NDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


Au  même. 


Croisset,  15  août. 


Tu  m'as  écrit  une  sacrée  lettre  qui  ne  dénote  pas  un 
homme  gai,  mon  pauvre  vieux.  Que  veux-tu  que  j'y 
réponde  sinon  par  deux  aphorismes  de  l'iiomme  dont 
on  célèbre  aujourd'hui  la  fête  :  1°  les  grandes  entre- 
prises réussissent  rarement  du  premier  coup  ;  2"  le 
succès  appartient  aux  apathiques.  Pas  si  apathique, 
pourtant.  Il  faut  un  peu  se  désembourber  soi-même. 

Va  chez  le  jeune  Ducamp  à  la  fin  de  cette  semaine  ; 
c'est  mardi  prochain  que  doit  avoir  lieu,  m'a-t-il  dit, 
le  grand  combat  pour  l'insertion  de  la  Bovary.  Tu  lui 
diras  tout  ce  que  tu  jugeras  convenable  (je  mo  lie  à 
toi),  et  que  je  compte  être  inséré  le  1"  septembre,  sui- 
vant sa  promesse. 

Je  lui  ai  écrit  il  y  a  deux  ou  trois  jours  pour  le  prier 
de  ne  plus  m'appeler  Faubert  sur  la  première  page  de 
la  Revue  où  sont  imprimés  les  futurs  chefs-d'œuvre 
avec  le  nom  des  grands  hommes  en  regard,  je  n'en  ai 
pas  reçu  de  réponse... 

Je  travaille  comme  un  bœuf  à  Saint  Antoine.  La  cha- 
leur m'excite  et  il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  élé  aussi 
gaillard.  Je  passe  mes  après-midi  avec  les  volets  fer- 
més, les  rideaux  tirés,  et  san«  chemise,  en  costume 
de  charpentier.  Je  gueule!  je  sue!  c'est  superbe.  Il  y 
a  des  moments  où  décidément  c'est  plus  que  du  dé- 
lire !  Blague  à  part,  je  crois  toucher  le  joint,  je  finirai 
par  rendre  la  chose  potable  à  moins  que  je  n'aie  com- 
plètement la  berlue,  ce  qui  est  possible...? 

Et  toi,  «  l'Aveu  »  marche-t-il?  auand  commencent 


CORRESPOINDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        47 

les  répétitions  de  la  Montarcy?  Viendras-tu  dans  nos 
foyers  au  commencement  de  septembre? 

J'ai  eu  hier  la  visite  du  sieur  Baudry  Junior  qui  a 
imité  successivement,  avec  sa  bouche,  le  cor  de  chasse, 
le  cor  d'harmonie,  la  basse,  la  contre-basse,  le  ser- 
pent et  le  trombone.  C'est  merveilleux.  Ce  garçon-là 
est  très  fort.  Tenue  des  plus  négligées.  Il  porte  des 
souliers  de  castor  comme  un  bourgeois  affecté  d'oi- 
gnons.  Il  m'a  avoué  que  sa  seule  passion  en  ce  mo- 
ment était  le  «  cayeu  ».  Il  va  l'acheter  lui-même  au 
marché  et  le  mange  cru.  Enorme.  Cet  excès  de  simpli- 
cité m'écrase. 

Je  n'aurais  pas  été  fâché  que  tu  me  donnasses  quel- 
ques détails  sur  ta  rupture  avec  Durey.  «  Aucun  des 
écarts  de  la  lubricité  ne  m'est  indifférent,  ditBrissac», 
Mais  tu  as  adopté  un  genre  de  correspondance  si  expé- 
ditif,  que  te  demander  des  détails  sur  n'importe  quoi 
c'est  se  casser  le  nez  contre  un  mur.  Je  te  ferai  seu- 
lement observer  que  voilà  trois  fois  que  la  présence 
du  poète  Philoxène  te  sert  de  prétexte.  Cherche  main- 
tenant d'autres  moyens  dramatiques,  ne  serait-ce  que 
par  amour-propre  î 

0  vieux!  vieux!  Il  fut  un  temps  où  nous  passions 
chaque  semaine  vingt- quatre  heures  ensemble.  Puis... 
Non,  je  m'arrête;  j'aurais  l'air  d'une  garce  délaissée 
qui  gémit. 

Adieu,  amuse-toi  bien,  si  lu  peux.  Pioche  quand 
même.  Satisfais  tes  inépuisables  ardeurs,  emplis  ton 
inconcevable  estomac,  étale  ta  monstrueuse  personna- 
lité !  C'est  là  ce  qui  fait  ton  charme.  Tu  es  beau  !  Je 
t'aime  ! 


4»  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

Au  même. 

Croisset,  25  août. 

Je  te  remercie  bien ,  mon  cher  vieux ,  d'avoir  parlé 
à  Ducamp  de  la  Bovary.  Mais  je  n'en  suis  pas  plus 
avancé  puisque  tu  ne  m'as  pas  envoyé  une  solution 
définitive.  Tout  ce  que  je  vois  c'est  que  je  ne  paraîtrai 
pas  le  f"  septembre.  Je  soupçonne  le  sieur  Pichat 
d'attendre  mon  retour  au  mois  d'octobre  afin  d'essayer 
encore  de  me  pousser  ses  corrections.  J'ai  pourtant  sa 
parole  et  je  la  lui  rendrai  avec  un  joli  remerciement 
s'ils  continuent  longtemps  de  ce  train-là.  Je  vais  at- 
tendre jusqu'au  2  ou  3  septembre,  c'est-à-dire  qu'au 
milieu  de  l'autre  semaine  j'écrirai  au  jeune  Ducamp 
pour  savoir,  oui  ou  non,  si  l'on  m'imprime.  Je  suis 
harassé  de  la  Bovary  y  et  il  me  tarde  d'en  être  quit^te. 

Mon  ardeur  littéraire  a  considérablement  baissé  avec 
la  température.  Je  n'ai  rien  fait  cette  semaine.  Saint 
Antoine,  qui  m'avait  amusé  pendant  un  mois,  m'em- 
bête maintenant.  Me  revoilà  n'y  comprenant  plus  rien. 
Ah!  s...  n...  de  D...!  que  j'aurais  besoin  de  toi! 
Fais-moi  donc  le  plaisir  de  me  dire  si  tu  viendras  à 
Rouen  au  mois  de  septembre  ei  vers  quelle  époque? 
Réponds  à  cette  question,  une  fois  n'est  pas  coutume. 

J'ai  fait  aujourd'hui  une  grande  promenade  dans  le 
bois  de  Ganteleu,  promenade  délicieuse,  mon  ch'îr 
monsieur,  à  cause  du  beau  temps  qu'il  faisait,  mais 
atroce  à  cause  des  souvenirs  qui  m'obsédaient.  J'avais 
au  cœur  plus  de  mélancolies  qu'il  n'y  avait  de  feuilles 
aux  arbres.  J'ai  été  jusqu'à  Montigny.  Je  suis  entré 
dans  l'église.  On  disait  les  vêpres,  douze  fidèles  tout 


CORRESPOiNOAiN'CE   DE   G.    FLAUBERT.  49 

au  plus.  De  grandes  orties  dans  le  cimetière  et  un 
calme!  un  calme  !  Des  dindons  piaulaient  sur  les 
tombes  et  l'horloge  râlait  ! 

Il  y  a  dans  cette  église  des  vitraux  du  seizième  siècle 
représentant  les  travaux  de  la  campagne  aux  divers 
mois  de  l'année  Chaque  vitrail  est  tout  bonnement  un 
chef-d'œuvre.  J'en  ai  été  émerveillé.  Je  te  ferai  voir 
cela  si  tu  viens. 

En  rentrant  j'ai  senti  un  grand  besoin  de  manger 
d'un  pâté  de  venaison  et  de  boire  du  vin  blanc;  mes 
lèvres  en  frémissaient  et  mon  gosier  séchait.  Oui,  j'en 
étais  malade.  C'est  une  chose  étrange  comme  le  spec- 
tacle de  la  nature,  loin  d'élever  mon  âme  vers  le  Créa- 
teur, excite  mon  estomac.  L'Océan  me  fait  rêver  huîtres 
et  la  dernière  fois  que  j'ai  passé  les  Alpes,  un  certain 
gigot  de  chamois  que  j'avais  mangé  quatre  ans  aupa- 
ravant au  Simplon.  me  donnait  des  hallucinations. 
C'est  ignoble,  mais  c'est  ainsi.  Aurai-je  eu  des  envies, 
moi!  et  de  piètres! 

Au  même. 

Groisset,  i""  septembre  1856. 

J'ai  d'abord  à  te  dire,  mon  cher  vieux,  que  tu  es  un 
fort  gentil  bougre  pour  m'avoir  écrit  deux  lettres  cette 
semaine.  Enfin  !  je  sais  ce  que  tu  fais  !  Tu  ne  t'imagines 
pas  combien  je  suis  seul  sans  toi?  et  comme  je  pense 
chaque  dimanche  à  mes  pauvres  dimanches  d'autre- 
fois ! 

Voyons  I  es-tu  un  roquentin?  Viens  passer  quinze 
jours  ici.  Ma  mère  t'y  invite.  Nous  finirons  VAveu  et 
Saint  Antoine.  Il  faut  qu'il  y  ait  de  VAveu  fabriqué  à 

5 


50       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Croisset.  Tu  n'as  pas  une  seule  de  tes  œuvres  un  peu 
longues  (le  Cœur  à  droite  excepté)  qui  n'ait  passé, 
dans  sa  confection,  par  l'avenue  des  Tilleuls.  Arrive,  le 
pavillon  au  bord  de  l'eau  t'attend  et  tu  auras  un  jeune 
chat  pour  t'y  tenir  compagnie. 

Quoique  tu  «  en  die  »  je  crois  que  tu  comprendras 
quelque  chose  à  Saint  Antoine.  Tu  verras  au  moins 
mes  «  intentions  ».  Tu  m'aideras  à  boucher  les  troua 
du  plan,  à  torcher  les  phrases  merdeuses  et  à  resse- 
meler les  périodes  mollasses,  qui  bâillent  par  le  mi- 
lieu comme  une  botte  décousue. 

Je  bûche  comme  un  ours.  Il  y  a  des  jours  où  je  crois 
avoir  trouvé  le  joint  et  d'autres,  bien  entendu,  où  je 
perds  la  boule. 

No  news  from  the  Reviewersl  J'écrirai  après  demain 
au  jeune  Maxime  de  manière  à  avoir  une  réponse  for- 
melle et  tout  de  suite,  avant  la  fin  de  la  semaine. 

Tes  ordres,  seigneur,  ont  été  exécutés  :  J'ai  gueulé 
par  trois  fois  tes  vingt-quatre  alexandrins,  «  à  une 
Femme  perfide.  »  C'est  rythmé,  sois  tranquille,  et 
ça  sonne  !  Je  n'ai  qu'à  te  faire  deux  observations 
extrêmement  légères  (et  encore);  en  voici  une  (afin  de 
te  tirer  d'inquiétude).  Il  me  déplaît  qu'un  monsieur 
comme  toi  mette  des  mots  pour  la  rime.  (Ah!  gueule! 

tant  pis!   je  m'en  f 1)  En  conséquence,  je  blâme 

«  Archet  vainqueur  ».  Quant  aux  deux  vers  qui  sui- 
vent, ils  sont  tout  bonnement  sublimes,  ainsi  que  le 
trait  final  «  le  banquet  est  fini  »,  etc.  En  somme,  c'est 
une  très  bonne  chose. 

Tu  m'as  envoyé  aussi  une  belle  phrase  de  prose  en 
parlant  de***.  «  Cette  femme  était  de  la  pire  espèce». 
Que  c'est  large  en  môme  temps!  rumine  ça  !  —  «  J'a- 
vais un  épagneul,  un  éptigneul  superbe!  un  chien  do 
la  forte  espèce.  » 


CORRESPO^'DA^XE   DE   G.    FLAUBERT.  51 

Quelle  espèce  que  celle  qui  esl  la  pire! 

Blague  à  part  et  sans  savoir  tes  raisons,  je  t'ap- 
prouve. On  ne  saurait  trop  se  dépêtrer  de  Télément 
maîtresse.  Le  mythe  de  la  côte  des  deux  amants  est 
éternel.  Tant  que  l'homme  vivra,  il  aura  de  la  femme 
plein  le  dos! 

J'ai  eu  mercredi  la  visite  du  philosophe  Baudry. 
Quel  homme!  Il  devient  tout  à  fait  Sheik.  Il  avait  ap- 
porté dans  sa  poche  son  bonnet  grec  dont  il  a  recou- 
vert son  chef  au  déjeuner,  parce  que  :  «  quand  il  a  la 
tête  nue,  ça  lui  donne  des  étourdissements  ».  —  Très 
beau,  du  reste!  Il  admire  sincèrement  «  La  bouche 
d'ombre.  » 

Je  fais  toujours  de  l'anglais;  nous  lisons  Macbeth. 
C'est  là  que  les  images  dévorent  la  pensée!  Quel  mon- 
sieur! Quel  abus  de  métaphores!  Il  n'y  a  pas  une 
ligne  et  je  crois  un  mot  qui  n'en  porte  au  moins  deux 
ou  trois.  Si  je  continue  encore  quelque  temps,  j'arri- 
verai à  bien  entendre  le  dit  Shakespeare. 

Ce  que  tu  me  racontes  de  ta  visite  à  l'hôpital  Saint- 
Antoine  m'a  bien  ému.  Je  t'ai  vu  au  milieu  des  salles 
et  un  moment  j'ai  frissonné  sous  ta  peau.  Est  ce  drôle 
et  déplorable  de  regretter  ainsi  continuellement  les 
ennuis  d'autrefois? 


Au  même. 

Groisset,  9  septembre  1856. 

Si  j'ai  compris  ta  lettre,  cher  vieux,  les  répétitions 
de  la  Montarcy  doivent  commencer?  C'est  pour  le  coup 
que  tu  vas  entrer  dans  la  tablature  des  auteurs  ;  tiens- 


52       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

moi  au  courant  de  tout,  et  si  tu  as  besoin  de  moi, 
j'arrive  quand  même,  cela  va  sans  dire. 

Je  t'avouerai  que  je  ne  suis  nullement  fâché  de  la 
chute  de  la  pièce  d'ouverture.  Si  on  siffle  la  reprise  de 
la  Bourse,  tant  mieux  !  Je  n'exprimerais  pas  cette  opi- 
nion à  La  Rounat.  Mais  je  crois  que,  puisqu'il  y  a 
cabale  contre  lui,  le  flot  aura  le  temps  de  passer  et 
que  tu  n'en  sentiras  plus  les  éclaboussures.  On  se 
lassera.  Rien  ne  dure  ici-bas,  et  c'est  une  raison  pour 
qu'il  fasse  beau  demain,  s'il  a  plu  aujourd'hui. 

J'ai  peur  seulement  que  notre  ami  le  Directeur  ne 
se  hâte  trop  et  qu'on  ne  monte  ta  pièce  à  la  diable  ! 
C'est  une  œuvre  soignée  qu'on  ne  peut  apprendre  en 
huit  jours,  et  faire  apparaître  au  bout  de  quinze.  Il  y 
faut  du  temps  et,  je  crois,  de  la  recherche,  afin  de  n'en 
rien  perdre.  J'entends  par  là  quantité  d'effets  scé- 
niques  dont  toi-même  ne  te  doutes  pas. 

Je  casse-pête  tellement  d'envie  de  voir  la  première 
représentation  que  je  passe  bien  à  y  rêver,  tous  les 
jours,  une  grande  heure  pour  le  moins.  Je  vois  ta  mine 
pâle  et  gonflée,  sous  un  quinquet....  La  Rounat 
effrayé...  Narcisse  au  quinzième  plan...  J'entends 
gronder  les  vers  et  les  applaudissements  partir. 
Tableau.  Serai-je  rouge,  moi!  quelle  coloration!  et 
comme  ma  cravate  me  gênera  1... 

Quant  à  la  Bovary  (que  j'oublie  quelque  peu,  grâce 
au  ciel,  entre  la  pièce  qui  s'avance  et  Saint  Antoine 
qui  se  termine),  j'ai  reçu  de  Maxime  un  mot  où  il  me 
prévient  que  ça  paraîtra  «  le  1"  octobre  sans  fau^e, 
j'espère.  »  Ce  f espère  m'a  l'air  gros  de  réticences? 
En  tout  cas  son  billet  est  un  acte  de  politesse,  il  m'est 
arrivé  juste  le  1"  septembre,  jour  où  je  devais  pa- 
raître. Je  vais  lui  répondre  cette  semaine  en  lui  rap- 
pelant   modestement    que  voilà    déjà   cinq   mois   de 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        53 

retard...  rien  que  ça  !  Depuis  cinq  mois  je  fais  anti- 
chambre dans  la  boutique  de  ces  messieurs.  Je  suis 
sûr  que  l'ami  Pichat  voudrait  me  pousser  encore 
quelques-unes  de  ses  intelligentes  corrections. 

J'ai  reçu  hier  une  lettre  de  mon  vénérable  père  Mau- 
rice où  il  m'annonce  le  mariage  de  sa  fille  avec  un 
arTîhitecte  de  Stuttgard,  grand  artiste,  fort' riche.  Su- 
perbe affaire,  joie  générale,  et  il  m'invite  à  la  noce. 
Ma  pénurie  me  forcera  à  inventer  une  blague  quel- 
conque, ce  que  je  regrette  fort.  Le  sentimental  et  le 
grotesque  me  conviaient  à  ce  petit  voyage.  Aurais-je 
bu  î  et  aurais-je  rêvé  àma  jeunesse  !  Ce  mariage  d'une 
enfant  que  j'ai  connue  à  quatre  mois  m'a  mis  hier  un 
siècle  sur  les  épaules.  J'en  ai  été  si  triste  que  je  n'ai 
pu  rien  faire  de  la  journée;  le  manque  d'argent  y  était 
aussi  pour  beaucoup.  J'ai  déjà  refusé  d'aller  passer  un 
mois  à  Toulon  chez  Gloquet  pour  les  mêmes  motifs. 
Depuis  le  mois  de  juillet  j'ai  payé  quatre  mille  francs, 
et  j'aime  mieux  ne  pas  entamer  maintenant  mes  mo- 
diques revenus  afin  de  ne  pas  trop  tirer  le  diable  par 
la  queue  cet  hiver.  Et  on  dira  que  je  ne  suis  pas  un 
homme  raisonnable  !  N'importe,  cette  noce  à  Bade  me 
passe  près  du  cœur. 

Motus  là-dessus,  comme  dirait  Homais.  Ce  sont  de 
ces  saletés  dont  on  prive  le  public  avec  plaisir.  Il  faut 
toujours  faire  belle  contenance.  Dans  ce  cher  Paris  il 
est  permis  de  crever  de  faim,  mais  on  doit  porter  des 
gants,  et  c'est  pour  avoir  des  gants  que  je  m'abstiens 
d'une  distraction  qui  me  ferait  du  bien  à  l'estomac,  au 
cœur  et  conséquemment  à  la  tète. 

Quant  au  Saint  Antoine,  je  l'arrête  provisoirement 
et,  tandis  que  je  suis  à  analyser  deux  énormes  volumes 
sur  les  Hérésies,  je  rêve  comment  faire  pour  y  mettre 
des  choses  plus  fortes.  Je  suis  agacé  de  la  déclamation 


S4       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

qu'il  y  a  dans  ce  livre.  Je  cherche  des  effets  brutaux. 
Pour  ce  qui  est  du  plan,  je  n'y  vois  plus  rien  à  faire. 
J'aurais  bien  besoin  de  tes  conseils,  des  dramatiques 
surtout. 

Adieu,  cher  vieux,  je  m'ennuie  de  toi  à  crever  de- 
puis que  tu  m'as  dit  que  peut-être  tu  viendrais. 


Au  même. 

Croisset,  16  septembre  1856. 

Tu  as  donc  eu  aujourd'hui,  pauvre  vieux  !  la  pre- 
mière journée  d'auteur  dramatique  î  Enfin  ! 

J'ai  bien  pensé  à  toi  toute  l'après-midi  et  ce  soir  sur- 
tout. Il  me  déplaisait  de  ne  pas  connaître  les  lieux. 
J'ai  eu  une  aperception  très  nette  de  ta  figure  écou- 
tant, et  de  celle  de  La  Rounat.  Quant  aux  autres,  elles 
étaient  fort  vagues,  ne  connaissant  point  le  personnel 
de  l'Odéon. 

Gomment  la  chose  s'est-elle  passée  ?  détails  1  Archi- 
détails  !  si  tu  as  le  temps,  car  je  vais  commencer 
à  le  respecter  et  je  suis  le  premier  à  te  dire  qu'il  ne 
faut  pas  démordre  de  la  place.  Surveille  tout  impi- 
toyablement, jusqu'aux  ouvreuseo  de  loges,  comme 
Meyerbeer. 

C'est  donc  dans  deux  mois  !  j'en  ai  la  gorge  sèche 
d'avance  !  nous  avons  passé  la  soirée,  ma  mère  et 
moi,  à  causer  de  la  première. 

Le  temps  a  été  très  beau  aujourd'hui,  bon  signe: 
et  maintenant  la  lune  brille  en  plein  dans  le  ciel  tout 
bleu.  Je  pense  à  nos  anciens  Dimanches  déjà  si  loin. 
Ce  but  dont  nous  parlions,  le  voilà  bientôt  atteint, 


CORRESPONDAISCE  DE  G.  FLAUBERT.       55 

pour  toi,  du  moins...  Quand  tu  reviendras  dans  ce  ca- 
binet de  Croisset  où  ton  ombre  plane  toujours,  tu  seras 
un  1  omme  consacré,  connu,  célèbre...  la  tête  m'en 
tourne. 

J'arriverai  à  Paris  dans  cinq  semaines,  vers  le 
20  octobre.  Tu  seras  en  pleine  répétition.  Avec  quelle 
frénésie  je  me  précipiterai  du  boulevard  à  l'Odéon  ! 
L'ami  La  Rounat  fait  bien  les  choses  à  ce  qu'il  paraît. 
Il  me  semble,  jeune  homme,  quoique  tu  en  dises,  qu'i 
ne  serait  pas  mal  de  refourrer  des  vers  dans  la  Revue 
de  Paris.  Soyons  larges  ou,  si  tu  aimes  mieux,  soyons 
fins;  tant  que  nous  n'aurons  pas  un  carrosse,  faisons 
semblant  de  ne  point  remarquer  les  éclaboussures. 
Mais  dès  que  nous  aurons  le  c...  assis  dans  le  ber- 
lingot de  la  gloire,  écrasons  sans  pitié  les  drôles 
qui...  etc. 

Que  devient  «  L'Aveu  »  au  milieu  de  tout  cela? 

Je  ne  t'ai  pas  dit  qu'il  y  aura  mardi  prochain  quinze 
jour  qu'en  conduisant  M.  Cloquet  au  chemin  de  fer,  j'ai 
aperçu  sur  sa  porte,  nez  au  vent,  corsée  raide,  et 
enharnachée  de  breloques  et  de  lorgnon,  cette  véné- 
rable M™^  G...  i'ay  ri  à  part  moi,  me  remémorant  les 
paillardises  de  cette  tant  pute  tavernière. 

Décidément,  la  journée  était  aujourd'hui  au  théâtre. 
J'ai  eu  la  visite  de  Baudry  (Junior)  qui  allait  chez 
Deschamps  pour  lui  vendre  des  costumes.  On  joue  la 
comédie  chez  M.  Deschamps,  et  des  comédies  de  lui, 
ça  doit  être  fort  ! 

Adieu,  mon  cher  Monsieur,  je  n'ai  absolument  rien 
à  te  dire,  si  ce  n'est  que  je  t'embrasse  et  qu'il  m'ennuie 
démesurément  de  ta  personne.  Mais  ne  bouge  pas  de 
Paris,  maintenant.  Il  faut  être  au  poste- 


56  CORRESPONDArsCE  DE  G.    FLAUBERT. 

A  Ernest  Chevalier. 

Croisset,  21  septembre. 

Mon  cher  vieux, 

Je  me  rendrais  avec  bien  du  plaisir  à  ton  invitation 
si  je  ne  n'étais  maintenant  un  homme  fort  affairé.  Car 
tu  sauras  que  je  suis  présentement  sous  la  presse.  Je 
perds  ma  virginité  d'homme  inédit  de  jeudi  en  huit,  le 
1"  octobre.  Que  la  fortune  virile  (celle  qui  dissimulait 
aux  maris  les  défauts  de  leur  femme)  me  soit  favo- 
rable !  et  que  le  bon  public  n'aperçoive  en  moi  aucun 
vice,  tel  que  gibbosiLé  trop  forte  ou  infection  d'ha- 
leine 1 

Je  vais  pendant  trois  mois  consécutifs  emplir  une 
bonne  partie  de  la  Revue  de  Paris.  Quand  la  chose 
aura  paru  en  volume,  il  va  sans  dire  que  le  premier 
exemplaire  te  sera  adressé. 

Je  veux,  de  plus,  avoir  fini  avant  trois  semaines 
(vers  le  15,  époque  où  je  m'en  retourne  à  Paris)  une 
ancienne  ratatouille  que  j'ai  quittée,  reprise  et  qui  me 
trouble  beaucoup  et  dont  je  veux  également  doter  mon 
pays  cet  hiver.  C'est  une  œuvre  catholique,  cabalis- 
tique, mythologique  et  fort  assommante,  je  crois,  car 
j'en  suis  assommé,  et  j'ai  hâte  d'en  être  quitte. 

Voilà  pourquoi,  pauvre  cher  vieux,  je  n'irai  pas  (et 
à  mon  regret)  humer  l'air  au  Château-Gaillard,  et 
passer  quelques  jours  dans  ton  excellente  famille  que 
je  ne  vois  jamais,  à  laquelle  je  pense  souvent  et  dont 
ma  mère  et  moi  nous  causons  maintes  fois,  au  coin  du 
feu,  tout  en  remuant  les  anciens  souvenirs. 

Mais  toi,  mon    bon,  ne   peux-tu   venir  avec  Ma- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        57 

dame  Chevalier  «  un  tantinet  céans  »,  comme  dirait  le 
garçon  ?  Ma  mère  m'a  bien  chargé  de  te  rappeler  que 
nous  avons  deux  lils  dans  une  chambre.  Tu  sais  si  tu 
nous  ferais  plaisir.  Donc,  je  n'insiste  pas  davantage. 

Il  me  semble  que  Metz  est  moins  loin  de  Paris  que 
Lyon.  Mets  bien  cette  adresse  dans  la  gibecière  de  ta 
mémoire,  comme  disait  le  père  Montaigne  :  boulevard 
du  Temple,  42. 

Adieu,  vieux,  amitiés  et  embrassades  à  tous  les 
tiens.  Respects  aux  dames,  et  à  toi  la  meilleure  poi- 
gnée de  main  de  ton  vieux  camarade. 


A  Louis  Bouilhet. 

Croisset,  2Q  septembre  1856. 

Il  me  semble,  mon  cher  monsieur,  que  tu  es  en 
ébullition,  ça  commence  à  marcher  !  Nom  d'un  bon 
homme,  que  je  voudrais  être  aux  répétitions  !  Je  compte 
les  jours  !  Dans  un  mois,  je  serai  à  Paris  et  je  ne  te 
quitte  plus.  Merci  du  billet  de  répétition .  Quoi  que  je  n'y 
aie  rien  compris,  il  m'a  fait  un  grand  plaisir.  Les 
signes  cabalistiques  dout  il  est  orné  ont  ajouté  à  mon 
respect. 

Janin  m'épate.  «  Fait  trop  vite  »  est  charmant  dans 
la  bouche  d'un  tel  monsieur,  dont  les  âneries  empli- 
raient un  volume.  Ah  !  nous  en  avons  vu  de  belles,  et 
nous  en  verrons  encore.  Il  m'a  l'air  tout  à  fait  fossile, 
maintenant,  ce  bon  Janin.  Porte  tes  vers  à  la  Revue 
de  Paris;  il  faut  faire  «  feu  des  quatre  pieds  ». 

J'ai  reçu,  jeudi,  une  lettre  de  Maxime  qui  m'an- 
nonce que  je  parais  le  1"  octobre.  Toute  la  première 
partie  est  envoyée  à  l'imprimerie.  Je  ne  recevrai  pas 


58       CORRESPO^DA^'CE  DE  G.  FLAUBERT. 

les  épreuves.  Il  se  charge  de  tout  et  me  jure  de  tout 
respecter.  Devant  une  pareille  promesse,  je  me  suis 
tu,  bien  entendu.  Il  était  temps  !  je  commençais  à 
être  passablement  agacé. 

Voilà  !  Il  me  semble  que  l'hiver  s'annonce  assez 
bien. 

Je  ne  te  parle  pas  du  Saint  Antoine  et  je  ne  le  ie 
montrerai  qu'après  la  Montarcy  jouée...  J'y  travaille 
toujours  et  je  développe  le  personnage  principal  de 
plus  en  plus.  Il  est  certain  que  maintenant  on  voit 
un  plan,  mais  bien  des  choses  y  manquent.  Quant  au 
style,  tu  étais  bien  bon  d'appeler  cela  une  foirade  de 
perles.  Foirade,  c'est  possible,  mais  pour  des  perles» 
elles  étaient  rares.  J'ai  tout  récrit,  à  part  peut-être 
deux  ou  trois  pages. 

Vers  quelle  époque  du  mois  de  novembre  penses-tu 
être  joué? 

Tu  as  oublié  de  m'envo^^er  le  titre  du  livre  de  l'abbé 
Constant  sur  la  magie,  je  l'attends  dimanche  prochain. 

Je  fais  toujours  de  l'anglais.  Dans  six  mois,  si  je 
continue,  je  lirai  Shakespeare  à  livre  ouvert 


A  Laurent  Pichat, 

Directeur  de  la  Revue  de  Paris. 

Croisset,  jeudi  soir  1856. 

Cher  ami, 

Je  viens  de  recevoir  la  Bovary  et  j'éprouve  tout  d'a- 
bord le  besoin  de  vous  en  remercier  (si  je  suis  gros- 
sier, je  ne  suis  pas  ingrat);  c'est  un  service  que  vous 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       o9 

m'avez  rendu  en  l'acceptant  telle  qu'elle  est,  et  je  ne 
l'oublierai  pas. 

Avouez  que  vous  m'avez  trouvé  et  que  vous  me 
trouvez  encore  (plus  que  jamais  peut-être;  d'un  ridi- 
cule véhément?  J'aimerai  un  jour  à  reconnaître  que 
vous  avez  eu  raison  ;  je  vous  promets  bien  qu'alors  je 
vous  ferai  les  plus  basses  excuses.  —  Mais  compre- 
nez, cher  ami,  que  c'était  avant  tout  un  essai  que  je 
voulais  tenter,  pourvu  que  l'apprentissage  ne  soit  pas 
trop  rude. 

Croyez-vous  donc  que  cette  ignoble  réalité  dont  la 
reproduction  vous  dégoûte  ne  me  fasse  tout  autant  qu'à 
vous  sauter  le  cœur  ?  Si  vous  me  connaissiez  davan- 
tage, vous  sauriez  que  j'ai  la  vie  ordinaire  en  exécra- 
tion. Je  m'en  suis  toujours  personnellement  écarté 
autant  que  j'ai  pu.  Mais  esthétiquement,  j'ai  voulu, 
cette  fois,  et  rien  que  cette  fois,  la  pratiquer  à  fond. 
Aussi,  ai-je  pris  la  chose  d'une  manière  héroïque, 
j'entends  minutieuse,  en  acceptant  tout,  en  disant 
tout,  en  peignant  tout,  expression  ambitieuse. 

Je  m'explique  mal,  mais  c'en  est  assez  pour  que 
vous  compreniez  quel  était  le  se72.s  de  ma  résistance  à 
vos  critiques  si  judicieuses  qu'elles  soient.  Vous  me 
refaisiez  un  autre  livre. 

Vous  heurtiez  la  poétique  interne  d'oti  découlait  le 
type  (comme  dirait  un  philosophe)  sur  lequel  il  fut 
conçu.  Enfin,  j'aurais  cru  manquer  à  ce  que  je  me 
dois,  et  à  ce  que  je  vous  devais  en  faisant  un  acte  de 
déférence  et  non  de  conviction. 

L'art  ne  réclame  ni  complaisance  ni  politesse,  rien 
que  la  foi,  la  foi  toujours  et  la  liberté.  Et  là-dessus,  je 
vous  serre  cordialement  les  mains. 

Sous  l'arbre  improductif  aux  rameaux  toujours  verts, 
tout  à  vous. 


60       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

A  M"""  Maurice  Schlésinger. 

Croisset,  2  octobre. 

Chère  madame, 

Pardonnez-moi  d'abord  un  mouvement  d'é.goïsme  : 
votre  charmante  et  si  affectueuse  lettre  m'est  arrivée 
hier,  le  jour  même  et  juste  au  moment  de  mon  début. 

Cette  coïncidence  m'a  étrangement  remué.  N'y  a-t-il 
pas  là  un  «  curieux  symbolisme  »,  comme  on  dirait  en 
Allemagne  ? 

Voilà  même  pourquoi  je  ne  puis  (comme  je  l'avais 
d'abord  espéré)  me  rendre  aux  noces  de  mademoi- 
selle Maria.  Je  vais  être  fort  occupé  jusqu'à  la  fin  de 
décembre,  époque  où  j'en  serai  quitte  avec  la  Revue 
de  Paris.  Mais  comme  avec  vous  j'ai  toutes  mes  fai- 
blesses, je  ne  veux  pas  que  vous  me  lisiez  dans  un 
journal,  par  fragments  et  avec  quantité  de  fautes 
d'impression. 

Vous  ne  recevrez  donc  la  chose  qu'en  volume.  Mais 
le  premier  exemplaire  sera  pour  vous.  —  Causons  de 
choses  plus  sérieuses.  —  Je  m'associe  du  plus  pro- 
fond de  Vâme  aux  souhaits  de  bonheur  que  vous 
faites  pour  votre  chère  enfant,  moi  qui  suis  certaine- 
ment sa  plus  vieille  connaissance.  Car  je  me  la  rap- 
pelle à  trois  mois  sur  le  quai  de  Trouville,  au  bras  de 
sa  bonne,  et  tambourinant  contre  les  carreaux  pendant 
que  vous  étiez  à  table  dans  le  coin,  à  gauche.  Il  y  avait 
eu  un  bal  par  souscription  et  une  couronne  en  feuilles  de 
chêne  était  restée  suspendue  au  plafond...  Vous  rap- 
pelez-vous ce  soir  de  septembre  où  nous  devions  tous 
nous  promener  sur  la  Toucques  quand,  la  marée  sur- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        61 

venant,  les  câbles  se  sont  rompus,  les  barques  entre- 
choquées, etc..  Ce  fut  un  vacarme  affreux  et  Maurice 
qui  avait  rapporté  de  Honfleur,  et  à  pied,  un  melon 
gigantesque  sur  son  épaule,  retrouva  de  l'énergie 
pour  crier  plus  fort  que  les  autres.  J'entends  encore 
sa  voix  vous  appelant  dans  la  foule  :  «  Za  !...  za  !...  » 

Jamais  non  plus  je  n'oublierai  votre  maison  de  la 
rue  de  Grammont,  l'exquise  hospitalité  que  j'y  I pou- 
vais, ces  dîners  du  mercredi,  qui  étaient  une  vraie  fête 
dans  ma  semaine. 

Pourquoi  donc  faut-il  qu'habitant  maintenant  Paris, 
j'y  sois  privé  de  vous  ?  Souvent  je  passe  chez  Brandus 
pour  avoir  de  vos  nouvelles  et  l'on  me  répond  invaria- 
blement :  «  Toujours  à  Bade  !  » 

Avez-vous  donc  quitté  la  France  tout  à  fait?  N'y 
reviendrez-vous  pas  ? 

Elle  n'est  guère  aimable,  maintenant,  celte  pauvre 
France,  c'est  vrai,  ni  noble  surtout,  ni  spirituelle; 
mais  enfin!...  c'est  la  France. 

Quant  à  moi,  l'année  ne  se  passera  pas  sans  que  je 
vous  voie,  car  je  trouve  stupide  de  vivre  constamment 
loin  de  ceux  qui  nous  plaisent.  N'a-t-on  pas  autour  de 
soi  assez  de  crétins  et  de  gredins?  —  Vous  me  pré- 
viendrez, n'est-ce  pas,  chère  madame,  quand  il  faudra 
que  je  vous  expédie  (si  je  ne  vous  l'apporte  aupara- 
vant) l'eau  du  Jourdain.  Il  y  a  des  gens  (ceci  est  pour 
vous  donner  une  idée  des  bourgeois  actuels)  quj 
m'avaient  conseillé  de  l'envoyer  à  S.  M.  l'empereur 
Napoléon  III  pour  en  baptiser  le  prince  impérial. 
Mais  je  la  gardais  toujours  sans  trop  savoir  pourquoi, 
sans  doute  dans  le  vague  pressentiment  d'un  meilleur 
usage  ;  en  effet,  votre  petit- fils  me  sera  plus  cher  qu'un 
enfant  de  roi. 

A  propos  de  vieillesse  (c'est  ce  mot  de  petit-fils  qui 

6 


62       CORRESPONDANCE  DE  G-  FLAUBERT. 

me  l'amène),  vous  me  parlez  de  vos  cheveux!  Je  ne 
puis,  moi,  vous  rien  dire  des  miens,  car  me  voilà 
bientôt  privé  de  cet  appendice.  J'ai  considérablement 
vieilli,  sans  avoir  trop  rien  fait  pour  cela  cependant. 
Ma  vie  a  été  fort  plate  —  et  sage  —  d'actions  du 
moins.  Quant  au  dedans,  c'est  une  autre  chose  1  Je  me 
suis  usé  sur  place,  comme  les  chevaux  qu'on  dresse  à 
l'écurie;  ce  qui  leur  casse  les  reins.  Système  Bau- 
cher. 

Allons  !  adieu.  Encore  mille  vœux  pour  Maria  ! 
Qu'elle  rencontre  dans  cette  union  une  sympathie 
solide  et  inaltérable  !  Que  sa  vie  soit  pleine  de  joies 
calmes  et  continues,  qu'elle  en  trouve  à  tous  ses  pas 
comme  des  violettes  sous  l'herbe  et  qu'elle  les  ramasse 
toutes!  Qu'elle  n'en  perde  aucune  !  Qu'il  n'y  ait  autour 
d'elle  que  bonnes  pensées  et  bons  visages!  Que  tout 
soit  bien-être,  respect,  caresses,  amour  !  Que  le  devoir 
lui  soit  facile,  l'existence  légère,  l'avenir  toujours 
beau  !  Donnez-lui,  de  ma  part,  sur  la  joue  droite,  un 
baiser  de  mère  ;  que  Maurice  lui  donne,  sur  la  gauche, 
un  baiser  de  père.  Et  croyez  bien,  chère  madame,  à 
l'inaltérable  attachement  de  votre  tout  dévoué  qui  vous 
baise  affectueusement  les  mains. 

Ma  mère  se  joint  à  moi  pour  vous  féliciter  et  remer- 
cie bien  M.  Schlésinger  de  son  souvenir. 

Du  18  octobre  au  mois  de  mai  à  Paris,  boulevard  du 
Temple,  42. 


CORRESPOPsDAKCE  DE   G.    FLAUBERT.  63 

A  Jules  Duplan. 

Samedi  soir. 

Votre  bonne  lettre,  que  j'ai  reçue  ce  malin,  m'a  causé 
un  grand  plaisir.  Vous  savez  le  cas  que  je  fais  de  votre 
goût,  c'est  vous  dire  que  «  voire  suffrage  m'est  pré- 
cieux »  (style  Homais).  —  Homais  à  part,  je  suis  en- 
chanté que  la  chose  vous  botte.  Je  voudrais  bien  que 
tous  mes  lecteurs  vous  ressemblassent  ! 

Nous  causerons  de  tout  cela  à  la  fin  de  la  semaine 
prochaine.  Venez  chez  moi,  dimanche  19,  à  onze 
heures  selon  la  vieille  coutume.  Vous  déjeunerez  avec 
le  philosophe  Baudry. 

La  première  lecture  de  mon  œuvre  imprimée  m'a 
été,  contrairement  à  mon  attente,  extrêmement  désa- 
gréable. Je  n'y  ai  remarqué  que  les  fautes  d'impres- 
sion, trois  ou  quatre  répétitions  de  mots  qui  m'ont 
choqué,  et  une  page  ou  les  q^i  abondaient;  —  quant  au 
reste,  c'était  du  noir  et  rien  de  plus. 

Je  me  remets  peu  à  peu,  mais  ça  m'avait  porté  un 
coup  !  Pichat  m'a  écrit  pour  me  dire  qu'il  comptait  sur 
un  succès.  On  revient,  mon  bon,  on  revient,  —  on 
change  un  tantinet  de  langage. 

J'ai  cet  automne  beaucoup  travaillé  à  ma  vieille  to- 
quade de  Saint  Antoine  ;  c'est  récrit  à  neuf  d'un  bout  à 
l'autre,  considérablement  diminué,  refondu.  J'en  ai 
peut-être  encore  pour  un  mois  de  travail.  Je  n'aurai  le 
cœur  léger  que  lorsque  je  n'aurai  plus  sur  les  épaules 
cette  satanée  œuvre  qui  pourrait  bien  me  traîner  en 
cour  d'assises  —  et  qui  à  coup  sûr  me  fera  passer  pour 
fou.  —  N'importe  !  une  si  légère  considération  ne 
m'arrêtera  pas. 


64  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

Je  ne  sais  trop  ce  que  j'écrirai  cet  hiver  (le  drame 
de  Bouilhet  va  d'abord  me  prendre  du  temps);  je  suis 
plein  de  projets,  mais  l'enfer  et  les  mauvais  livres  sont 
pavés  de  belles  intentions. 


A  Louis  Bouilhet. 

Croisset,  5  octobre. 

Mon  cher  vieux, 

Donne-moi  un  conseil  et  tout  de  suite.  J'ai  reçu  ce 
matin  une  lettre  de  Frédéric  Baudry,  qui  me  prie  dans 
les  termes  les  plus  convenables  de  changer  dans  la 
Bovary  le  Journal  de  Rouen  en  :  Le  Progressif  de 
J?oue ?i  ou  tel  autre  titre  pareil.  Ce  bougre-là  est  un 
bavard  ;  il  a  conté  la  chose  au  père  Senard  et  à  ces 
messieurs  du  journal  eux-mêmes. 

Mon  premier  mouvement  a  été  de  l'envoyer  prome- 
ner ;  d'autre  part  la  susdite  feuille  à  fait  hier  pour  la 
Bovary  une  réclame  très  obligeante.  Mais  c'est  si  beau 
le  «  Journal  de  Rouen  »  dans  la  Bovary.  Après  ça  c'est 
moins  beau  à  Paris  et  le  Progressif  fera  peut-être  au- 
tant d'efîet?  «  Je  suis  dévoré  d'incertitude.  »  Je  ne 
sais  que  faire.  Il  me  semble  qu'en  cédant  je  fais  une 
couillonnade  atroce.  Réfléchis, ça  va  casser  le  rythme  de 
mes  pauvres  phrases  !  C'est  grave. 

Quanta  moi,  la  vue  de  mon  œuvre  imprimée  a  achevé 
de  m'abrutir.  Elle  m'a  paru  des  plus  plates.  Jen'y\ois 
rien  que  du  noir.  Ceci  est  textuel.  C'a  été  un  grand  mé- 
compte et  il  faudrait  que  le  succès  fut  bien  étourdissant 
pour  couvrir  la  voix  de  ma  conscience  qui  me  crie  : 
«  Raté  ». 

Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  console,  c'est  la  pen- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       65 

sée  de  ton  succès,  et  puis  l'espoir  (mais  j'en  ai  déjà 
lant  eu  d'espoirs)  que  Saint  Antoine  a  maintenant  un 
plan,  cela  me  semble  beaucoup  plus  sur  ses  pieds  que 
la  Bovary. 

Non!  s...  n...  de  D...  !  ce  n'est  pas  pour  que  tu 
me  renvoies  des  compliments,  mais  je  ne  suis  pas  gai 
là-dessus,  ça  me  semble  petit  et  «  fait  pour  être  mé- 
dité dans  le  silence  du  cabinet.  »  Rien  qui  enlève  et 
brille  de  loin.  Je  me  fais  l'effet  d'être  «  fort  en  thème  ». 
Ce  livre  indique  beaucoup  plus  de  patience  que  de  gé- 
nie, bien  plus  de  travail  que  de  talent.  Sans  compter 
que  le  stjde  n'est  déjà  pas  si  raide  ;  il  y  a  bien  des 
phrases  à  recaller;  plusieurs  pages  sont  irréprochables, 
je  le  crois,  mais  ça  ne  fait  rien  à  l'affaire. 

Songe  à  cette  histoire  du  Journal  de  Rouen.  Mets- 
toi  à  ma  place.  N'en  dis  rienàDucamp,  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  pris  un  parti  ;  il  serait  d'avis  de  céder, 
probablement.  Mets-toi  au  point  de  vue  de  l'absolu  et 
de  l'art. 

Tu  dois  rire  de  pitié  sur  mon  compte,  mais  je  suis 
complètement  imbécile. 

Adieu,  réponds-moi  immédiatement. 

A  Maurice  Schlésinger. 

Paris,  1856. 

Excusez-moi,  mon  cher  Maurice,  il  m'est  impossible 
«—  archi-impossible,  complètement  impossible  d'être 
jeudi  à  Baden,  ni  de  m'absenter  de  Paris,  pendant  une 
journée,  d'ici  un  grand  mois. 

J'ai  d'abord  considérablement  d'épreuves  à  corriger, 
puis  tous  les  jours  je  passe  les  après-midi  à  l'Odéoa 

6. 


66  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

pour  surveiller  les  répétitions  d'un  grand  drame  en 
cinq  actes  el  en  vers  qui  n'est  malheureusement  pas 
de  moi,  mais  qui  m'intéresse  plus  que  s'il  était  de  moi 

—  l'auteur  est  mon  ami  Bouilhet  que  vous  avez  vu 
chez  ma  mère.  C'est  une  œuvre  considérable,  une 
question  de  vie  ou  de  mort  pour  lui  —  la  direction 
fonde  dessus  de  grandes  espérances,  et  nous  aurons, 
je  crois,  un  très  beau  succès.  Mais  il  y  a  bien  à  faire 
encore,  et  quantité  de  choses  à  trouver,  comme  mise 
en  scène. 

Quant  à  moi,  cher  ami,  vous  apprendrez  avec  plaisir 
que  mon  affaire  marche  très  bien.  J'ai  de  toutes  fa- 
çons lieu  d'être  extrêmement  satisfait  —  jusqu'ici  du 
moins.  Les  deux  premiers  numéros  de  mon  roman 
ont  déjà  fait  quelque  sensation  parmi  lagent  de  lettres 

—  et  un  éditeur  m'est  venu  faire  des  propositions 

qui  ne  sont  pas  indécentes. 

Je  vais  donc  gagner  de  l'argent;  grande  chose  ! 
chose  fantasque  î  —  et  qui  ne  me  sera  pas  désagréable 
par  le  temps  de  misère  (et  de  misères)  qui  court. 

Est-ce  que  M""^  X...  (car  je  ne  sais  pas  le  nom  de 
dame  de  Maria)  ne  viendra  pas  faire  un  petit  voyage  à 
Paris  avec  son  époux?  les  accompagnerez-vous ? 

J'aurais  bien  du  plaisir  à  vous  recevoir  dans  mon. 
petit  appartement  du  boulevard  du  Temple,  et  à  de- 
viser avec  vous,  coudes  sur  la  table.  J'ai  deux  fau- 
teuils dans  mon  cabinet.  Je  ne  puis  vous  en  offrir 
qu'un  au  coin  du  feu  ;  c'est  bien  le  moins  qu'on  par- 
tage avec  ses  amis. 

Adieu,  mon  cher  Maurice.  J'espère  que  mon  sou- 
venir vous  arrivera  à  temps  et  que  vous  recevrez  mon 
dernier  souhait  sur  le  seuil  de  votre  maison  au  mo- 
ment où  vous  le  franchirez  pour  conduire  votre  chère 
fille  à  l'église. 


CORRESPOrvDANCE   DE  G.    FLAUBERT.  67 

Mille  cordialités  ;  tout  à  vous. 

Voire  ancien  ami,  Janin,  est  très  satisfait  du  com- 
mencement de  mon  bouquin,  et  m'a  envoyé,  par  un 
tiers,  des  mots  fort  aimables. 

A  Théophile  Gautier. 

Mercredi,  n  décembie  1856. 

Cher  vieux  maître, 

Je  viens  de  renvoyer  les  épreuves  à  Ducessois.  Tu 
les  liras,  nonobstant.  J'ai  efîacé  le  bouquet  de  poils 
entre  les  seins  qui  horripile  l'homme  de  goût  nommé 
Bouilhet.  Ai-je  bien  fait? 

Si  tu  avais  quelque  observation  grave  à  me  commu- 
niquer, mon  adresse  est  à  Croisset,  près  Rouen. 

Adieu,  cher  vieux,  mille  poignées  de  main  et  de  la 
part  du  sieur  Bouilhet  aussi,  qui  maintenant  partage 
ma  soUtude. 

A  toi. 

A  Madame  Roger  des  Genettes. 

1856. 

Chère  Madame, 

Je  viens  de  recevoir  votre  charmante  lettre  qui  a 
bien  couru  avant  de  m'arriver.  Enfin  je  l'ai  et  elle  me 
réjouit  fort.  Vous  savez  le  cas  que  je  fais  de  votre 
goût,  c'est  vous  dire,  chère  madame,  que  vous  avez 
chatouillé  de  mon  cœur  l'orgueilleuse  faiblesse. 

Ai-je  été  vrai  ?  Est-ce  ça  ?  J'ai  bien  envie  de  causer 
longuement  avec  vous  (mais  quand  et  où?)  sur  la 
théorie  de  la  chose.  On  me  croit  épris  du  réel,  tandis 


68  CORRESPOÎJDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

que  je  l'exècre  ;  car  c'est  en  haine  du  réalisme  que  j'ai 
entrepris  ce  roman.  Mais  je  n'en  déteste  pas  moins  la 
fausse  idéalité  dont  nous  sommes  bernés  par  le  temps 
qui  court.  Haine  aux  Almanzor  comme  aux  Jean 
Couteaudier.  Fi  des  Auvergnats  et  des  coiffeurs  ! 

En  choquerai-je  d'autres  ?  Espérons-le  !  Une  dame 
fort  légère  m'a  déjà  déclaré  qu'elle  ne  laisserait  pas 
sa  fille  lire  mon  livre,  d'où  j'ai  conclu  que  j'étais 
extrêmement  moral. 

La  plus  terrible  farce  à  me  jouer,  ce  serait  de  me 
décerner  le  prix  Monthyon.  Quand  vous  aurez  lu  la  fin 
vous  verrez  que  je  le  mérite. 

Je  vous  prie  néanmoins  de  ne  pas  me  juger  là- 
dessus.  La  «  Bovary  »  a  été  pour  moi  une  affaire  de 
parti-pris,  un  thème.  Tout  ce  que  j'aime  n'y  est  pas. 
Je  vous  donnerai  dans  quelque  temps  quelque  chose 
de  plus  relevé  dans  un  milieu  plus  propre.  Adieu  ou 
plutôt  à  bientôt.  Permettez-moi  de  baiser  vos  mains 
qui  m'écrivent  de  si  jolies  choses  et  de  siflatteuses^  et 
de  vous  assurer  que  je  suis  (sans  aucune  formule  de 
politesse)  tout  à  vous. 


A  Laurent   Pichat, 

Directeur  de  la  Revue  de  Paris. 

1857. 

Mon  cher  ami, 

Je  vous  remercie  d'abord  de  vous  mettre  hors  de 
cause;  ce  n'est  donc  pas  au  poète  Laurent  Pichat  que 
je  parle,  mais  à  la  Revue,  personnage  abstrait,  dont 
vous  êtes  l'interprète.  Or,  voici  ce  que  j'ai  à  répondre 
à  la  Revue  de  Paris  : 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        69 

1°  Elle  a  gardé  pendant  trois  mois  Madame  Bovary^ 
en  manuscrit,  et,  avant  d'en  imprimer  la  première 
ligne,  elle  devait  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  ladite 
œuvre.  C'était  à  prendre  ou  à  laisser.  Elle  l'a  pris, 
tant  pis  pour  elle. 

2°  Une  fois  l'affaire  conclue  et  acceptée,  j'ai  consenti 
à  la  suppresssion  d'un  passage  fort  important,  selon 
moi,  parce  que  la  Revue  m'affirmait  qu'il  y  avait  dan- 
ger pour  elle.  Je  me  suis  exécuté  de  bonne  grâce  ; 
mais  je  ne  vous  cache  pas  (c'est  à  mon  ami  Pichat  que 
je  parle)  que,  ce  jour-là,  j'ai  regretté  amèrement 
d'avoir  eu  l'idée  d'imprimer. 

Disons  notre  pensée  entière  ou  ne  disons  rien. 

3°  Je  trouve  que  j'ai  déjà  fait  beaucoup  et  la  Revue 
trouve  qu'il  faut  que  je  fasse  encore  plus.  Or  je  ne 
ferai  rien,  pas  une  correction,  pas  un  retranchement, 
pas  une  virgule  de  moins,  rien,  rien!...  Mais  si  la 
Revue  de  Paris  trouve  que  je  la  compromets,  si  elle  a 
peur,  il  y  a  quelque  chose  de  bien  simple,  c'est  d'arrê- 
ter là  Madame  Bovary  tout  court.  Je  m'en  moque  par- 
faitement. 

Maintenant  que  j'ai  fini  de  parler  à  la  Revue,  je  me 
permettrai  cette  observation,  ô  ami  : 

En  supprimant  le  passage  du  fiacre,  vous  n'avez 
rien  ôté  de  ce  qui  scandaUse,  et  en  supprimant,  dans 
le  sixième  numéro,  ce  qu'on  me  demande,  vous  n'ôte- 
rezrien  encore. 

Vous  vous  attaquez  à  des  détails,  c'est  à  l 'ensemble 
qu'il  faut  s'en  prendre.  L'élément  brutal  est  au  fond  et 
non  à  la  surface.  On  ne  blanchit  pas  les  nègres  et  on 
ne  change  pas  le  sang  d'un  livre.  On  peut  l'appauvrir, 
voilà  tout. 

11  va  sans  dire  que  si  je  me  brouille  avec  la  Revue 


70        CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

de  PariSf  je  n'en  reste  pas  moins  l'ami  de  ses  rédac- 
teurs. 

Je  sais  faire,  dans  la  littérature,  la  part  de  l'admi- 
nistration. 

Tout  à  vous. 


A  Louis  Bonenfant. 

Paris,  vendredi  soir. 

Vous  êtes  parfaitement  en  droit  de  me  considérer 
comme  un  polisson,  puisque  je  n'ai  pas  encore,  cher 
cousin,  répondu  à  ton  aimable  lettre.  Mais  j'ai  été  fort 
afîairé  depuis  un  mois.  L'emploi  de  chef  de  claque 
n'est  pas  un  métier  de  faignantl  Enfin!  C'est  une 
affaire  terminée  et  vaillamment.  Notre  ami  Bouilhet 
est  maintenant  considéré  comme  un  poète  de  haute 
volée,  parmi  les  gens  de  lettres,  et  quelque  peu  dans 
le  public  aussi.  Toute  la  presse  a  chanté  son  éloge  à 
qui  mieux  mieux.  Sa  pièce  en  est  maintenant  à  la 
trentième  représentation,  et  l'empereur  ira  la  semaine 
prochaine. 

Quant  à  moi,  mes  chers  amis,  je  n'ai  pas  non  plus 
lieu  de  me  plaindre.  La  Bovary  marche  au  delà  de 
mes  espérances.  Les  femmes  seulement  me  regardent 
comme  «  une  horreur  d'homme  ».  On  trouve  que  je 
suis  trop  vrai.  Voilà  le  fond  de  l'indignation.  Je  trouve, 
moi,  que  je  suis  très  moral  et  que  je  mérite  le  prix 
Monthyon,  car  il  découle  de  ce  roman  un  enseigne- 
ment bien  clair,  et  si  «  la  mère  ne  peut  en  permettre 
la  lecture  à  sa  fille  »,  je  crois  que  bien  des  maris  ne  fe- 
raient pas  mal  d'en  permettre  la  lecture  à  leur 
épouse. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        71 

Je  t'avouerai,  du  reste,  que  tout  cela  m'est  parfaite- 
ment indifférent.  La  morale  de  l'art  consiste  dans  sa 
beauté  même,  et  j'estime  par-dessus  tout  d'abord  le 
style,  et  ensuite  le  vrai.  Je  crois  avoir  mis  dans  la 
peinture  des  mœurs  bourgeoises  et  dans  l'exposition 
d'un  caractère  de  femme  naturellement  corrompu  au- 
tant de  littérature  et  de  convenances  que  possible,  une 
fois  le  sujet  donné  bien  entendu. 

Je  ne  suis  pas  près  de  recommencer  une  pareille 
besogne.  Les  milieux  communs  me  répugnent  et  c'est 
parce  qu'ils  me  répugnent  que  j'ai- pris  celui-là,  lequel 
était  archi-commun  et  anti-plastiqae.  Ce  travail  aura 
servi  à  m'assouplir  la  patte;  à  d'autres  exercices 
maintenant. 

Je  ne  vois  rien  du  tout  de  neuf  à  vous  dire.  Il  fait  un 
temps  atroce.  On  patauge  dans  le  macadam  et  les  nez 
commencent  à  bleuir. 

A  M""^  Maurice  Schlésinger. 

Paris,  14  janvier  1857. 

Gomme  j'ai  été  attendri,  chère  madame,  de  votre 
bonne  lettre I  les  questions  que  vous  m'y  faites  sur 
l'auteur  et  sur  le  livre  sont  arrivées  droit  à  leur 
adresse,  n'en  doutez  pas  :  voici  donc  toute  l'histoire. 
La  Heuue  de  Paris  où  j'ai  publié  mon  roman  (du  1"  oc- 
tobre au  15  décembre),  avait  déjà,  en  sa  qualité  de 
journal  hostile  au  gouvernement,  été  avertie  deux  fois. 
Or,  on  a  trouvé  qu'il  serait  fort  habile  de  la  supprimer 
d'un  seul  coup,  pour  fait  d'immoralité  et  d'irréhgion  ; 
si  bien  qu'on  a  relevé  dans  mon  livre,  au  hasard,  des 
passages  licencieux  et  impies.  J'ai  eu  à  comparaître 
devant  M.  le  juge  d'instruction  et  la  procédure  a  com- 


"/2  CORRESPONDANCE  DE   G.   FLAUBERT. 

mencé.  Mais  j'ai  fait  remuer  vigoureusement  les  amis, 
qui  pour  moi  ont  un  peu  pataugé  dans  les  hautes 
fanges  de  la  capitale.  Bref,  tout  est  arrêté,  m'assure- 
t-on,  bien  que  je  n'aie  encore  aucune  réponse  offi- 
cielle. Je  ne  doute  pas  de  la  réussite,  cela  était  trop 
bête.  Je  vais  donc  pouvoir  publier  mon  roman  en  vo- 
lume. Vous  le  recevrez  dans  six  semaines  environ,  je 
pense,  et  je  vous  marquerai,  pour  votre  divertisse- 
ment, les  passages  incriminés.  L'un  d'eux,  une  des- 
cription d'extrême-onction,  n'est  qu'une  page  du  ri- 
tuel de  Paris  remise  en  français  ;  —  mais  les  braves 
gens  qui  veillent  au  maintien  de  la  religion  ne  sont 
pas  forts  en  catéchisme. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'aurais  été  condamné,  condamné 
quand  même  —  à  un  an  de  prison,  sans  compter  mille 
francs  d'amende.  De  plus,  chaque  nouveau  volume  de 
votre  ami  eût  été  cruellement  surveillé  et  épluché  par 
MM.  de  la  police,  et  la  récidive  m'aurait  conduit  de- 
rechef sur  «  la  paille  humide  des  cachots  »  pour  cinq 
ans  :  en  un  mot,  il  m'eût  été  impossible  d'imprimer 
une  ligne.  Je  viens  donc  d'apprendre  :  1°  qu'il  est  fort 
désagréable  d'être  pris  dans  une  affaire  politique; 
2°  que  l'hypocrisie  sociale  est  une  chose  grave.  Mais 
elle  a  été  si  stupide,  cette  fois,  qu'elle  a  eu  honte  d'elle- 
même,  a  lâché  prise  et  est  rentrée  dans  son  trou. 

Quant  au  livre,  en  soi,  qui  est  moral,  archi-moral^ 
et  à  qui  l'on  donnerait  le  prix  Monthyon  s'il  avait  des 
allures  moins  franches  (honneur  que  j'ambitionne  peu) , 
il  a  obtenu  tout  le  succès  qu'un  roman  peut  avoir  dans 
une  Revue. 

J'ai  reçu  des  confrères  de  fort  jolis  compliments, 
vrais  ou  faux,  je  l'ignore.  On  m'assure  même  que 
M.  de  Lamartine  chante  mon  éloge  très  haut  —  ce 
qui  m'étonne  beaucoup,  car  tout,  dans  mon  œuvre, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       73 

doit  l'irriter!  —  la  Presse  et  le  Moniteur  m'ont  fait 
des  propositions  fort  honnêtes  —  on  m'a  demandé  un 
opéra-comique  (comique!  comique!),  et  l'on  a  parlé  de 
ma  Bovary  dans  différentes  feuilles  grandes  et  petites, 
Voilà,  chère  madame,  et  sans  aucune  modestie,  le  bi- 
lan de  ma  gloire.  Rassurez-vous  sur  les  critiques,  ils 
me  ménageront,  car  ils  savent  bien  que  jamais  je  ne 
marcherai  dans  leur  ombre  pour  prendre  leur  place  : 
ils  seront  au  contraire,  charmants  ;  il  est  si  doux  de 
casser  les  vieux  pots  avec  les  nouvelles  cruches  I 

Je  vais  donc  reprendre  ma  pauvre  vie  si  plate  et 
tranquille  où  les  phrases  sont  des  aventures  et  où  je 
ne  recueille  d'autres  fleurs  que  des  métaphores.  J'écri- 
rai comme  par  le  passé,  pour  le  seul  plaisir  d'écrire, 
pour  moi  seul,  sans  aucune  arrière-pensée  d'argent 
ou  de  tapage.  Apollon,  sans  doute,  m'en  tiendra 
compte,  et  j'arriverai  peut-être  un  jour  à  produire  une 
belle  chose  !  —  car  tout  cède,  n'est-ce  pas,  à  la  conti- 
nuité d'un  sentiment  énergique.  Chaque  rêve  finit  par 
trouver  sa  forme;  il  y  a  des  ondes  pour  toutes  les 
soifs,  de  l'amour  pour  tous  les  cœurs.  Et  puis  rien  ne 
fait  mieux  jjasser  la  vie  que  la  préoccupation  inces- 
sante d'une  idée,  qu'un  idéal,  comme  disent  les  gri- 
settes...  Folie  pour  folie,  prenons  les  plus  nobles. 
Puisque  nous  ne  pouvons  décrocher  le  soleil,  il  faut 
boucher  toutes  nos  fenêtres  et  allumer  des  lustres  dans 
notre  chambre. 

Je  passe  quelquefois  rue  Richelieu  pour  avoir  de 
vos  nouvelles.  Mais  la  dernière  fois,  je  n*y  ai  plus 
trouvé  personne  de  connaissance.  M.  de  Laval  en  est 
parti;  et  au  nom  de  Brandus,  il  s'est  présenté  à  mes 
yeux  un  mortel  complètement  inconnu.  —  Vous  ne 
viendrez  donc  jamais  à  Paris!  votre  exil  est  donc  éter- 
nel !  On  lui  en  veut  donc  bien  à  celte  pauvre  Franpe  ! 

7 


7i       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

et  Maurice,  que  devient-il  ?  Que  fait-il  !  Gomme  vous 
devez  vous  trouver  seule  depuis  le  départ  de  Maria  I 
Si  j'ai  compris  la  joie  dont  vous  m'avez  parlé,  j'ai 
compris  aussi  les  tristesses  que  vous  m'avez  tues. 
Quand  les  journées  seront  trop  longues  ou  trop  vides, 
pensez  un  peu  à  celui  qui  vous  baise  les  mains  bien 
affectueusement. 
Tout  à  vous. 

A  Théophile  Gautier. 

Paris,  6  heures  du  soir. 

M.  Abbatuci  fils,  qui  Vaime  beaucoup,  est  extrême- 
ment prévenu  en  ma  faveur.  Un  mot  de  toi,  ce  soir, 
aura  le  plus  grand  poids.  Je  suis  chargé  de  te  le  dire. 
Tu  trouveras  là  beaucoup  de  Bovarysles.  Joins-toi  à 
eux  et  sauve-moi,  homme  puissant! 

L'afîaire  est  en  non  iraiù. 

A  toi. 

A  Eugène  Crépet. 

Paris,  1857. 

Mon  cher  ami. 

Vous   connaissez   l'abbé  Constant,  il  doit  pouvoir' 
vous  fournir  des  notes  sur  ceci,  qu'il  me  faut  ce  soir  : 

Le  plus  de  lubricités  possibles  tirées  des  auteurs 
ecclésiastiques,  particulièrement  des  modernes. 

A  vous  ! 

On  vient  d'interdire  mon  mémoire  et  on  a  arrêté, 
dimanche,  l'Indépendance  belge,  parce  qu'il  y  avait 
un  article  à  la  louange  de  votre  serviteur. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        75 

Au  docteur  Jules  Cloquet. 

Paris,  23  janvier  1857. 
Mon  cher  ami, 

Je  vous  annonce  que  demain,  24  janvier,  j'honore 
de  ma  présence  le  banc  des  escrocs,  sixième  chambre 
de  police  correctionnelle,  dix  heures  du  matin.  Les 
dames  sont  admises,  une  tenue  décente  et  de  bon  goût 
est  de  rigueur.  , 

Je  ne  compte  sur  aucune  justice.  Je  serai  condamné 
et  au  maximum,  peut-être,  douce  récompense  de  mes 
travaux,  noble  encouragement  donné  à  la  littérature. 
Je  n'ose  même  espérer  que  l'on  m'accordera  la  remise 
des  débals  à  quinzaine,  car  M.  Sénart  ne  peut  plaider 
pour  moi  ni  demain,  ni  dans  huit  jours. 

Mais  une  chose  me  console  de  ces  stupidités,  c'est 
d'avoir  rencontré  pour  ma  personne  et  pour  mon  livre 
tant  de  sympathies.  Je  compte  la  vôtre  au  premier 
rang,  mon  cher  ami.  L'approbation  de  certains  esprits 
est  plus  flatteuse  que  les  poursuites  de  la  police  ne 
sont  déshonorantes.  Or  je  défie  toute  la  magistrature 
française  avec  ses  gendarmes  et  toute  la  Sûreté  géné- 
rale, y  compris  ses  mouchards,  d'écrire  un  roman  qui 
vous  plaise  autant  que  le  mien. 

Voilà  les  pensées  orgueilleuses  que  je  vais  nourrir 
dans  mon  cachot. 

Si  mon  œuvre  a  une  valeur  réelle,  si  vous  ne  vous 
êtes  pas  trompé  enfin,  je  plains  les  gens  qui  la  pour- 
suivent. Ce  livre  qu'ils  cherchent  à  détruire  n'en 
vivra  que  mieux  plus  tard  et  par  leurs  blessures 
mêmes.  De  cette  bouche  qu'ils  voudraient  clore,  il  leur 
restera  un  crachat  sur  le  visage. 


76       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Vous  aurez  peut-être,  un  jour  ou  l'autre,  l'occasion 
d'entretenir  l'empereur  de  ces  matières. 

Vous  pourrez,  en  manière  d'exemple,  citer  mon  pro- 
cès comme  une  des  turpitudes  les  plus  ineptes  qui  se 
passent  sous  son  régime.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  que 
je  devienne  furieux  et  que  vous  soyez  obligé  prochai- 
nement de  me  tirer  de  Gayenne.  Non,  non,  pas  si  bête! 
Je  reste  seul  dans  ma  profonde  immoralité,  sans 
amour  pour  aucune  boutique  ni  parti,  sans  alliance 
même,  et  n'étant  soutenu,  naturellement,  par  aucun. 

Je  déplais  aux  Jésuites  de  robe  courte  comme  aux 
Jésuites  de  robe  longue  ;  mes  mélhaphores  irritent 
les  premiers,  ma  franchise  scandalise  les  seconds. 

Voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  et  que  je  vous 
remercie  encore  une  fois  de  vos  bons  services  inutiles, 
car  la  sottise  anonj-me  a  été  plus  puissante  que  votre 
dévouement. 

Mille  poignées  de  main.  Tout  à  vous. 

A  M"°  Leroyer  de  Chantepie. 

Paris,  19  février. 

Je  suis  bien  en  retard  avec  vous,  madame.  Ce  n'est 
cependant  ni  dédain  de  votre  charmante  lettre,  ni 
oubli,  mais  j'ai  été  surchargé  des  affaires  les  plus  dés- 
agréables, car  j'ai  comparu  (pour  ce  même  livre  sur 
lequel  vous  m'avez  écrit  des  choses  si  obligeantes)  en 
police  correctionnelle  sous  la  prévention  d'outrage  aux 
bonnes  moeurs  et  au  culte  catholique.  Cette  Bovary 
que  vous  aimez,  a  été  traînée  comme  la  dernière  des 
femmes  perdues  sur  le  banc  des  escrocs.  On  l'a  acquit- 
tée, il  est  vrai,  les  considérants  de  mon  jugement  sont 
honorables,  mais  je  n'en  reste  pas  moins  à  l'état  d'au- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       11 

leur  suspect,  ce  qui  est  une  médiocre  gloire.  Il  me 
sera  impossible  de  publier  mon  roman  en  volume  avant 
le  commencement  du  mois  d'avril.  Me  permettrez- 
vous,  madame,  de  vous  en  envoyer  un  exemplaire? 

Il  va  sans  dire  que  j'attends  impatiemment  l'envoi 
de  quelques-unes  de  vos  œuvres.  Je  serai  fort  honoré, 
madame,  de  les  recevoir. 


A  Maurice  Schlésinger. 

Mon  cher  Maurice, 

\lerci  de  votre  lettre.  J'y  répondrai  brièvement,  car 
il  m'est  resté  de  tout  cela  un  tel  épuisement  de  corps 
et  d'esprit  que  je  n'ai  pas  la  force  de  faire  un  pas,  ni 
de  tenir  une  plume.  L'affaire  a  été  dure  à  enlever,  mais 
enfin  j'ai  obtenu  la  victoire. 

J'ai  reçu  de  tous  mes  confrères  des  compliments 
très  flatteurs  et  mon  livre  va  se  vendre  d'une  façon 
inusitée,  pour  un  début.  Mais  je  suis  fâché  de  ce  pro- 
cès, en  somme.  Cela  dévie  le  succès  et  je  n'aime  pas, 
autour  de  l'art,  des  choses  étrangères.  C'est  à  tel 
point  que  tout  ce  tapage  me  dégoûte  profondément  et 
j'hésite  à  mettre  mon  roman  en  volume.  J'ai  envie  de 
rentrer  et  pour  toujours  dans  la  solitude  et  le  mutisme 
dont  je  suis  sorti,  de  ne  rien  publier,  pour  ne  plus  faire 
parler  de  moi.  Car  il  me  paraît  impossible  par  le  temps 
qui  court  de  rien  dire,  l'hypocrisie  sociale  est  telle- 
ment féroce  !!! 

Les  gens  du  monde  les  mieux  disposés  pour  moi  me 
trouvent  immoral  !  impie  !  Je  ferais  bien  à  l'avenir  de 
ne  pasdirececi,  cela,  de  prendre  garde,  etc.,  etc.!  Ah! 
comme  je  suis  embêté,  cher  ami  1 

7. 


78       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

On  ne  veut  même  plus  de  portraits  !  le  daguerréotype 
est  une  insulte  I  et  l'histoire  une  satire  1  Voilà  où  j'en 
suis  !  Je  ne  vois  rien  en  fouillant  mon  malheureux  cer- 
veau qui  ne  soit  répréhensible.  Ce  que  j'allais  publier 
après  mon  roman,  à  savoir  un  livre  qui  m'a  demandé 
plusieurs  années  de  recherches  et  d'études  arides,  me 
ferait  aller  au  bagne  !  et  tous  mes  autres  plans  ont  des 
inconvénients  pareils.  Comprenez-vous  maintenant 
l'état  facétieux  où  je  me  trouve  ? 

Je  suis  depuis  quatre  jours  couché  sur  mon  divan  à 
ruminer  ma  position  qui  n'est  pas  gaie,  bien  qu'on 
commencée  me  tresser  des  couronnes,  où  l'on  mêle, 
il  est  vrai,  des  chardons. 

Je  réponds  à  toutes  vos  questions  :  si  le  livre  ne  pa- 
raît pas,  je  vous  enverrai  les  numéros  de  la  Revue  qui 
le  contiennent.  Ce  sera  décidé  d'ici  à  quelques  jours. 
M.  de  Lamartine  n'a  pas  écrit  à  la  Revue  de  Paris, 
il  prône  le  mérite  littéraire  de  mon  roman,  tout  en  le 
déclarant  cynique.  Il  me  compare  à  lord  Byron,  etc.! 
C'est  très  beau;  mais  j'aimerais  mieux  un  peu  moins 
d'hyperboles  et  en  même  temps  moins  de  réticences. 
Il  m'a  envoyé  de  but  en  blanc  des  félicitations,  puis  il 
m'a  lâché  au  moment  décisif.  Bref,  il  ne  s'est  point 
conduit  avec  moi  en  galant  homme,  et  même  il  a  man- 
qué à  une  parole  qu'il  m'avait  donnée.  Néanmoins 
nous  sommes  restés  en  de  bons  termes. 


A  Edouard  Houssaye, 

Mon  cher  ami, 

Je  vous  ai  apporté  les  épreuves,  j'aurais  désiré  que 
Ti.éo  les  lût.  Il  y  a  une  phrase  peut-être  indécente  ^?? 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       79 

Problème!  question!  C'est  à  la  troisième  page,  le 
mot  phallus  s'y  trouve.  Il  est  bien  à  sa  place.  Si  vous 
avez  peur,  voici  comment  il  faut  arranger  la  chose  : 
«On  a  trouvé  qu  ils  ressemblaient...  à  bien  des  choses. 
0  chaste  impudeur  !  etc.  » 

Je  supprime  un  motet  une  phrase  d*une  ligne,  faites 
comme  il  vous  plaira. 


A  M"'  Leroyer  de  Chantepie. 

Paris,  18  mars  1857. 
Madame, 

Je  m'empresse  de  vous  remercier,  j'ai  reçu  tous  vos 
envois.  Merci  de  la  lettre,  des  livres  et  du  portrait 
surtout!  C'est  une  attention  délicate  qui  me  touche. 

Je  vais  lire  vos  trois  volumes  lentement,  attentive- 
ment; c'est-à-dire  comme  ils  le  méritent,  j'en  suis 
sûr  d'avance. 

Mais  je  suis  bien  empêché  pour  le  moment,  car  je 
m'occupe,  avant  de  m'en  retourner  à  la  campagne,  d'un 
travail  archéologique  sur  une  des  époques  les  plus 
inconnues  de  l'antiquité,  travail  qui  est  la  préparation 
d'un  autre.  Je  vais  écrire  un  roman  dont  l'action  se 
passera  trois  siècles  avant  Jésus-Christ,  car  j'éprouve 
le  besoin  de  sortir  du  monde  moderne  où  ma  plume 
s'est  trop  trempée  et  qui  d'ailleurs  me  fatigue  autant 
à  reproduire  qu'il  me  dégoûte  à  voir. 

Avec  une  lectrice  telle  que  vous,  madame,  et  aussi 
sympathique,  la  franchise  est  un  devoir.  Je  vais  donc 
répondre  ù  vos  questions  :  Madame  Bovary  n'a  rien  de 
vrai.  C'est  une  histoire  tolalement  inventée  ;  je  n*y  ai 
rien  mis  ni  de  mes  sentiments  ni  de  mon  existence. 


80       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

L'illusion  (s'il  y  en  a  une)  vient  au  contraire  de  Vim- 
personnalilc  de  l'œuvre.  C'est  un  de  mes  principes  : 
qu'il  ne  faut  pas  s'écrire.  L'artiste  doit  être  dans  son 
œuvre  comme  Dieu  dans  la  Création,  invisi;  le  et  tout- 
puissant,  qu'on  le  sente  partout  mais  qu'on  ne  le  voie 
pas. 

Et  puis  l'art  doit  s'élever  au-dessus  des  affections 
personnelles  et  des  susceptibilités  nerveuses  !  Il  est 
temps  de  lui  donner,  par  une  méthode  impitoyable,  la 
précision  des  sciences  physiques  I  La  difficulté  capi- 
tale, pour  moi.  n'en  reste  pas  moins  le  style,  la  forme, 
le  beau  indéfinissable  résultant  de  la  conception 
même  et  qui  est  la  splendeur  du  vrai,  comme  disait 
Platon. 

J'ai  longtemps,  madame,  vécu  de  votre  vie.  Moi 
aussi,  j'ai  passé  plusieurs  années  complètement  seul 
à  la  campagne.,  n'ayant  d'autre  bruit  l'hiver  que  le 
murmure  du  vent  dans  les  arbres  avec  le  craquement 
de  la  glace,  quand  la  Seine  charriait  sous  mes  fenêtres. 
Si  je  suis  arrivé  à  quelque  connaissance  de  la  vie,  c'est 
à  force  d'avoir  peu  vécu  dans  le  sens  ordinaire  du  mot, 
car  j'ai  peu  mangé  mais  considérablement  ruminé; 
j'ai  fréquenté  des  compagnies  diverses  et  vu  des  pays 
différents.  J'ai  voyagé  à  pied  et  à  dromadaire.  Je  con- 
nais les  boursiers  de  Paris  et  les  Juifs  de  Damas,  les 
ruffians  d'ItaUe  et  les  jongleurs  nègres.  Je  suis  un  pè- 
lerin de  la  Terre  Sainte  et  je  me  suis  perdu  dans  les 
neiges  du  Parnasse,  ce  qui  peut  passer  pour  un  sym- 
bolisme. 

Ne  vous  plaignez  pas  ;  j'ai  un  peu  couru  le  monde  et 
e  connais  à^fond  ce  Paris  que  vous  rêvez ,  rien  ne  vaut 
une  bonne  lecture  au  coin  du  feu...  lire  Hamlet  ou 
Faust...  par  un  jour  d'enthousiasme.  Mon  rêve  (à  moi) 
est  d'acheter  un  petit  palais  à  Venisesur  le  grand  canal. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       ol 

Voilà,  madame,  une  partie  de  vos  curiosités  assou- 
vie. Ajoutez  ceci  pour  avoir  mon  portrait  et  ma  bio- 
graphie complètes  :  que  j'ai  trente-cinq  ans,  je  suis 
haut  de  cinq  pieds  huit  pouces,  j'ai  des  épaules  de  por- 
tefaix et  une  irritabilité  nerveuse  de  petite  maîtresse. 
Je  suis  célibataire  et  solitaire. 

Permettez- moi  en  finissant  de  vous  remercier  encore 
une  fois  pour  l'envoi  deVImage.  Elle  sera  encadrée  et 
suspendue  entre  des  figures  chéries.  J'arrête  un  com- 
pliment qui  me  vient  au  bout  de  la  plume  et  je  vous  prie 
de  me  croire  votre  collègue  affectionné. 


A  Maurice  Schlésinger. 

Ne  croyez  pas  que  je  vous  oublie,  mon  cher  Mau- 
rice. Voilà  un  grand  mois  et  plus  que  je  remets  chaque 
jour  à  vous  écrire.  Mais  je  suis  réellement  (passez- 
moi  le  ridicule  de  l'aveu)  un  homme  fort  occupé. 
Voilà  la  première  année  depuis  que  j'existe  que  je 
mène  une  vie  matériellement  active,  et  j'en  suis  ha- 
rassé. 

Jamais  je  ne  vous  oublierai.  Vous  pourrez,  quel- 
quefois, être  longtemps  sans  entendre  parler  de  moi, 
mais  je  n'en  penserai  pas  moins  à  vous.  Je  suis  de  la 
nature  des  dromadaires  que  l'on  ne  peut  faire  mar- 
cher lorsqu'ils  sont  au  repos  et  que  l'on  ne  peut  arrêter 
lorsqu'ils  sont  en  marche,  mais  mon  cœur  est  comme 
leur  dos  bossu:  il  supporte  de  lourdes  charges  aisé- 
ment et  ne  plie  jamais.  Croyez-le.  Je  sais  bien  que  je 
suis  un  drôle,  de  ne  pas  aller  vous  voir,  de  ne  pas 
faire  avec  vous  un  petit  tour  sur  le  Rhin,  etc.  Me 
croyez-vous  donc  assez  sot  et  assez  peu  égoïste  pour 


82  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

me  priver  bénévolement  de  ce  plaisir?  Mais,  mon 
cher  ami,  voici  ma  situation  présente  : 

1°  J'ai  un  volume  qui  va  paraître  dans  15  jours 
(vous  le  recevrez  avant  qu'il  ne  soit  en  vente  à  Paris), 
il  faut  que  je  surveille  la  publication  du  susdit  bou- 
quin. 2'  J'en  avais  un  autre  tout  prêt  à  paraître,  mais 
la  rigueur  des  temps  me  force  à  en  ajourner  indéfi- 
niment la  publication.  3^  Pour  soutenir  mon  début 
(dont  l'éclat,  comme  on  dit  en  style  de  réclame,  a  dé- 
passé mes  espérances),  il  faut  que  je  me  hâte  d'en  faire 
un  autre,  et  se  hâter  c'est  pour  moi,  en  littérature,  se 
tuer.  Je  suis  donc  occupé  en  ce  moment  à  prendre  des 
notes  pour  une  étude  antique  que  j'écrirai  cet  été,  fort 
lentement.  Or,  comme  je  veux  m'y  mettre  à  la  fin  du 
mois  prochain  et  qu'à  Rouen  il  m'est  impossible  de 
me  procurer  les  livres  qu'il  me  faut,  je  lis  et  j'annote 
aux  Bibliothèques  du  matin  au  soir,  et  chez  moi,  dans 
la  nuit,  fort  tard.  Voilà,  mon  bon,  ma  situation.  Je 
suis  fort  malheureux,  car  je  me  lève  tous  les  matins  à 
huit  heures,  ce  qui  est  un  supplice  pour  votre  servi- 
teur. 

Comme  j'ai  été  embêté  cet  hiver  !  mon  procès  !  mes 
querelles  avec  la  Revue  de  Paris  !  et  les  conseils  I  et 
les  amis  !  et  les  politesses  !  On  commence  même  à  me 
démolir  et  j'ai  présentement  sur  ma  table  un  bel 
éreintement  de  mon  roman,  publié  par  un  monsieur 
dont  j'ignorais  complètement  l'existence.  Vous  ne 
vous  imaginez  pas  les  infamies  qui  régnent  et  ce 
qu'est  maintenant  la  petite  presse.  Tout  cela  du  reste 
est  fort  légitime,  car  le  public  se  trouve  à  la  hauteur 
de  toutes  les  canailleries  dont  on  le  régale.  Mais  ce 
qui  m'attriste  profondément,  c'est  la  bêtise  générale. 
L'Océan  n'est  pas  plus  profond  ni  plus  large.  Il  faut 
avoir  une  fière  santé   morale,  je   vous   assure,  pour 


CORRESPO.NDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       83 

\ivre  à  Paris,  maintenant.  Qu'importe,  après  tout!  Il 
faut  fermer  sa  porte  et  ses  fenêtres,  se  ratatiner  sur 
soi,  comme  un  hérisson,  allumer  dans  sa  cheminée  un 
large  feu,  puisqu'il  fait  froid,  évoquer  dans  son  cœur 
une  grande  idée  (souvenir  ou  rêve)  et  remercier  Dieu 
quand  elle  arrive. 

Vous  êtes  lié  fatalement  aux  meilleurs  souvenirs 
de  ma  jeunesse.  Savez-vous  que  voilà  plus  de  vingt 
ans  que  nous  nous  connaissons?  Tout  cela  me  plonge 
dans  des  abîmes  de  rêverie  qui  sentent  le  vieillard. 
On  dit  que  le  présent  est  trop  rapide.  Je  trouve,  moi, 
qu>   c'est  le  passé  qui  nous  dévore. 


A  Jules  Duplan. 

Vous  êtes  le  plus  gentil  bougre  que  je  connaisse, 
mon  cher  Duplan  !  Comme  c'est  aimable  à  vous  de 
m'envcyer  ainsi  tout  ce  qui  paraît  sur  mon  compte; 
continuez!  Vous  me  rendrez  un  vrai  service,  cela 
m'amuse  beaucoup  et  je  ne  saurais  ici  me  procurer 
toutes  ces  feuilles. 

L'article  de  Sainte-Beuve  a  été  bien  bon  pour  les 
bourgeois;  il  a  fait  à  Rouen  (m'a-t-on  dit)  grand  effet. 
Quant  à  celui  de  la  Chronique,  je  le  trouve  innocent; 
mais  celui  du  Courrier  franco-italien  est  foncièrement 
malveillant,  ce  dont  je  me  f...  complètement.  Je  ne 
comprends  pas  maintenant  comment  un  article  de 
journal  peut  vous  choquer.  C'est  sans  doute  un  excès 
d'orgueil  de  ma  part,  mais  je  vous  assure  que  je  ne 
me  sens  contre  le  sieur  Claveau  aucune  haine.  Le 
malheureux,  qui  croit  que  je  ne  m'occupe  nullement 
du  style  ! 


84       eORRESPOKDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Je  suis  perdu  dans  les  bouquins  et  je  m'embête, 
car  je  ny  trouve  pas  grand'chose  J'ai  déjà,  depuis 
une  semaine,  abattu  pas  mal  de  besogne,  mais  il  y  a 
des  fois  où  ce  sujet  de  Garthage  m'effraie  tellement 
(par  son  vuide)  que  je  suis  sur  le  point  d'y  renoncer. 


A  M"'  Leroyer  de  Chantepie. 


Croisset,  18  mai  1S57. 

Je  suis  bien  en  retord  avec  vous,  mon  cher  confrère 
et  chère  lectrice.  Ne  mesurez  pas  mon  affection  à  la 
raret)  de  mes  lettres;  n'accusez  que  les  encombre- 
ments de  la  vie  parisienne ,  la  publication  de  mon 
volume  et  les  études  archéologiques  auxquelles  je  me 
livre  maintenant.  Mais  me  voilà  revenu  à  la  campagne, 
j'ai  plus  de  temps  à  moi  et  nous  allons  aujourd'hui 
passer  la  soirée  ensemble;  parlons  de  nous  d'abord, 
puis  de  vos  volumes  et  ensuite  de  quelques  idées  so- 
ciales et  politiques  sur  lesquelles  nous  différons. 

Vous  me  demandez  comment  je  me  suis  guéri  des 
hallucinations  nerveuses  que  je  subissais  autrefois? 
Par  deux  moyens  :  1°  en  les  étudiant  scientifiquement, 
c'est  à-dire  en  lâchant  de  m'en  rendre  compte,  et, 
2°  par  la  force  de  la  volonté.  J'ai  souvent  senti  la  folie 
me  venir.  C'était  dans  ma  pauvre  cervelle  un  tour- 
billon d'idées  et  d'images  où  il  me  semblait  que  ma 
conscience,  que  mon  moi  sombrait  comme  un  vais- 
seau sous  la  tempête.  Mais  je  me  cramponnais  à  ma 
raison.  Elle  dominait  tout,  quoiqu'assiégée  et  battue. 
En  d'autres  fois  je  tâchais,  par  limagination,  de  mo 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        85 

donner  facticementces  horribles  souffrances.  J'ai  joué 
avec  la  démence  et  le  fantastique  comme  Mithridate 
avec  les  poisons.  Un  grand  orgueil  me  soutenait  et  j'ai 
vaincu  le  mal  à  force  de  l'étreindre  corps  à  corps. 
Il  y  a  un  sentiment  ou  plutôt  une  habitude  dont  vous 
me  semblez  manquer,  à  savoir  Vamour  de  la  contem- 
plation. Prenez  la  vie,  les  passions  et  vous-même 
comme  un  sujet  à  exercices  intellectuels.  Vous  vous 
révoltez  contre  l'injustice  du  monde,  contre  sa  bas- 
sesse, sa  tyrannie  et  toutes  les  turpitudes  et  fétidités 
de  l'existence.  Mais  les  connaissez -vous  bien?avez- 
vous  tout  éludié?  Etes-vous  Dieu?  Qui  vous  dit  que 
voire  jugement  humain  soit  infaillible?  que  votre  sen- 
timent ne  vous  abuse  pas?  Gomment. pouvons-nous, 
avec  nos  sens  bornés  et  notre  intelligence  finie,  arri- 
ver à  la  connaissance  absolue  du  vrai  et  du  bien?  Sai- 
sirons-nous jamais  l'absolu?  Il  faut,  si  l'on  veut  vivre, 
renoncer  à  avoir  une  idée  nette  de  quoi  que  ce  soit. 
h'humanité  est  ainsiy  il  ne  s'agit  pas  de  la  changer, 
mais  de  la  connaître.  Pensez  moins  à  vous.  Aban- 
donnez l'espoir  d'une  solution.  Elle  est  au  sein  du 
Père;  lui  seul  la  possède  et  ne  la  communique  pas. 
Mais  il  y  a  dans  Vardeur  de  Vétude  des  joies  idéales 
faites  pour  les  nobles  âmes.  Associez-vous  par  la  pen- 
sée à  vos  frères  d'il  y  a  trois  mille  ans;  reprenez 
toutes  leurs  souffrances,  tous  leurs  rêves  et  vous  sen- 
tirez s'élargir  à  la  fois  votre  cœur  et  votre  intelli- 
gence; une  sympathie  profonde  et  démesurée  enve- 
loppera, comme  un  manteau,  tous  les  fantômes  et  tous 
les  êtres.  Tâchez  donc  de  ne  plus  vivre  en  vous.  Faites 
de  grandes  lectures.  Prenez  un  plan  d'études,  qu'il 
soit  rigoureux  et  suivi.  Lisez  de  l'histoire,  l'ancienne, 
surtout.  Astreignez-vous  à  un  travail  régulier  et 
fatigant.  La  vie  est  une  chose  tellement  hideuse  que 

8 


86       CORRESPONDAISCE  DE  G.  FLAUBERT. 

le  seul  moyen  de  la  supporter,  c'est  de  l'éviter.  Et  on 
l'évite  en  vivant  dans  l'art,  dans  la  recherche  inces- 
sante du  vrai  rendu  par  le  beau.  Lisez  les  grands 
maîtres  en  tâchant  de  saisir  leur  procédé,  de  vous 
rapprocher  de  leur  âme ,  et  vous  sortirez  de  cette 
étude  avec  des  éblouissements  qui  vous  rendront 
joyeuse.  Vous  serez  comme  Moïse  en  descendant  du 
Sinaï.  Il  avait  des  rayons  autour  de  la  face,  pouravoir 
contemplé  Dieu. 

Que  parlez-vous  de  remords,  de  faute,  d'appréhen- 
sions vagues  et  de  confession?  Laissez  tout  cela  !  Lais- 
sez tout  cela  !  pauvre  âme,  par  amour  de  vous.  Puisque 
vous  vous  sentez  la  conscience  entièrement  pure,  vous 
pouvez  vous  poser  devant  l'Élernel  et  dire  :  «  Me 
voilà  ».  Que  craint-on  quand  on  n'est  pas  coupable? 
Et  de  quoi  les  hommes  peuvent -ils  être  coupables! 
insufïisants  que  nous  sommes ,  pour  le  mal  comme 
pour  le  bien!  Toutes  vos  douleurs  viennent  de  l'excès 
de  la  pensée  oisive.  Elle  était  vorace  et,  n'ayant  point 
de  pâture  extérieure,  elle  s'est  rejetée  sur  elle-même 
et  s'est  dévorée  jusqu'à  la  moelle.  Il  faut  la  refaire^ 
l'engraisser  et  empêcher  surtout  qu'elle  ne  vagabonde. 
Je  prends  un  exemple  :  Vous  vous  préoccupez  beau- 
coup deé  injustices  de  ce  monde,  de  socialisme  et  de 
politique.  Soit.  Eh  bien!  lisez  d'abord  tous  ceux  qui 
ont  eu  les  mêmes  aspirations  que  vous.  Fouillez  les 
utopistes  et  les  rêveurs  secs.  —  Et  puis,  avant  de  vous 
permettre  une  opinion  définitive,  il  vous  faudra  étudier 
une  science  assez  nouvelle,  dont  on  parle  beaucoup  et 
que  l'on  cultive  peu,  je  veux  dire  l'Économie  politique. 
Vous  serez  tout  étonnée  de  vous  voir  changer  d'avis, 
de  jour  en  jour,  comme  on  change  de  chemise.  N'im- 
porte, le  scepticisme  n'aura  rien  d'amer,  car  vous 
serez  comme  à  la  comédie  de  l'humanité  et  il  vous 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.        87 

semblera  que  l'Hisloire  a  passé  sur  le  monde  pour 
vous  seule. 

Les  gens  légers,  bornés,  les  esprits  présomptueux 
et  enthousiastes  veulent  en  toute  chose  une  conclu- 
sion ;  ils  cherchent  le  but  de  la  vie  et  la  dimension  de 
l'infini.  Ils  prennent  dans  leur  pauvre  petite  main  une 
poignée  de  sable  et  ils  disent  à  l'Océan  :  «  Je  vais 
compter  les  grains  de  tes  rivages.  »  Mais  comme  les 
grains  leur  coulent  entre  les  doigts  et  que  le  calcul  est 
long,  ils  trépignent  et  ils  pleurent.  Savez-vous  ce  qu'il 
faut  faire  sur  la  grève?  Il  faut  s'agenouiller  ou  se  pro- 
mener. Promenez-vous. 

Aucun  grand  génie  n'a  conclu  et  aucun  grand  livre 
ne  conclue,  parce  que  l'humanité  elle-même  est  tou- 
jours en  marche  et  qu'elle  ne  conclue  pas.  Homère  ne 
conclue  pas,  ni  Shakespeare,  ni  Gœthe,  ni  la  Bible 
elle-même.  Aussi  ce  mot  fort  à  la  mode  le  Problème 
social,  me  révolte  profondément.  Le  jour  où  il  sera 
trouvé,  ce  sera  le  dernier  de  la  planète.  La  vie  est  un 
éternel  problème,  et  l'histoire  aussi,  et  tout.  Il  s'ajoute 
sans  cesse  des  chiffres  à  l'addition.  D'une  roue  qui 
tourne,  comment  pouvez-vous  compter  les  rayons  ?  Le 
dix-neuvième  siècle  dans  son  orgueil  d'affranchi  s'ima- 
gine avoir  découvert  le  soleil.  On  dit  par  exemple  que 
la  Réforme  a  été  la  préparation  de  la  Révolution  fran- 
■çaise.  Gela  serait  vrai  si  tout  en  devait  rester  là,  mais 
cette  révolution  est  elle-même  la  préparation  d'un  autre 
état.  Et  ainsi  de  suite,  ainsi  de  suite.  Nos  idées  les  plus 
avancées  sembleront  bien  ridicules  et  bien  arriérées 
quand  on  les  regardera  par-dessus  l'épaule.  Je  parie 
que  dans  50  ans  seulement,  les  mots  :  Problème  social ^ 
moralisation  des  masses,  progrès  et  démocratie  se- 
ront passés  à  l'état  de  «  rengaine  »  et  apparaîtront 
aussi  grotesques  que  ceux  de  :  sensibilité,  nature,  pré- 


88  CORRESPOiNDANCE  DE   G.   FLAUBERT. 

jugés  et  doux  liens  du  cœur,  si  fort  à  la  mode  vers  la 
fin  du  dix-huitième  siècle. 

C'est  parce  que  je  crois  à  l'évolution  perpétuelle  de 
l'humanité  et  à  ses  formes  incessantes,  que  je  hais 
tous  les  cadres  où  on  veut  la  fourrer  de  vive  farce, 
toutes  les  formalités  dont  on  la  définit,  tous  les  plans 
que  l'on  rêve  pour  elle.  La  démocratie  n'est  pas  plus 
son  dernier  mot  que  l'esclavage  ne  l'a  été,  que  la  féo- 
dalité ne  l'a  été,  que  la  monarchie  ne  l'a  été.  L'horizon 
perçu  par  les  yeux  humains  n'est  jamais  le  rivage, 
parce  qu'au-delà  de  cet  horizon,  il  y  en  a  un  autre,  et 
toujours  !  Ainsi  chercher  la  meilleure  des  religions, 
ou  le  meilleur  des  gouvernements,  me  semble  une  folie 
iiiaise.  Le  meilleur,  pour  moi,  c'est  celui  qui  agonise, 
parce  qu'il  va  faire  place  à  un  autre. 

Je  vous  en  veux  un  peu  pour  m'avoir  dit,  dans  une 
de  vos  précédentes  lettres,  que  vous  désiriez  pour  tous 
«  l'instruction  obligatoire  ».  —  Moi,  j'exècre  tout  ce 
qui  est  obligatoire,  toute  loi,  tout  gouvernement,  toute 
règle.  Qui  êtes-vous  donc,  ô  société,  pour  me  forcer  à 
quoi  que  ce  soit?  Quel  Dieu  vous  a  fait  mon  maître? 
Remarquez  que  vous  retombez  dans  les  vieilles  injus- 
tices du  passé.  Ce  ne  sera  plus  un  despote  qui  pri- 
mera l'individu,  mais  la  foule,  le  salut  public,  l'éter- 
nelle raison  d'Etat,  le  mot  de  tous  les  peuples,  la 
maxime  de  Robespierre.  J'aime  mieux  le  désert,  je 
retourne  chez  les  Bédouins  qui  sont  libres. 

Comme  le  papier  s'allonge,  chère  lectrice,  en  cau- 
sant avec  vous.  Il  faut  pourtant,  avant  de  clore  ma 
lettre,  que  je  vous  parle  de  vos  deux  livres. 

Ce  qui  m'a  surpris  et  ce  qui  pour  moi  domine  dans 
votre  talent,  c'est  la  faculté  poétique  et  l'idée  philoso- 
phique, quand  elle  se  forme  à  la  grande  morale  éter- 
nelle ,  je  veux   dire ,    quand   vous  ne  parlez  pas  en 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.        89 

votre  nom  propre.  Il  y  a  un  homme  dont  vous  devriez 
vous  nourrir,  et  qui  vous  calmerait,  c'est  Montaigne. 
Étudiez-le  à  fond,  je  vous  l'ordonne,  comme  méde- 
cin. Ainsi,  dans  Cécile  (page  18),  voici  une  phrase 
que  j'aime  :  «  C'est  en  vain  qu'on  ose  donner  le 
change  »,  etc.  La  page  4o  :  «  Le  ciel  me  semblait 
plus  bleu,  le  soleil  plus  brillant  »  est  charmante.  Un 
effet  de  soleil  sur  la  mer  à  Dieppe  (page  103),  m'a  ravi  ; 
vous  excellez  dans  ces  effets-là.  La  grande  lettre  de 
Cécile  est  une  bonne  chose.  Il  en  est  de  même  du  ca- 
ractère de  Julia  et  de  la  passion  désordonnée  qu'elle 
inspire.  Mais  je  blâme  souvent  le  lâche  du  style,  des 
expressions  toutes  faites,  comme  les  notabilités  de  la 
société,  page  85  :  «  Le  destin  jeta  une  nouvelle  pomme 
de  discorde  »  ;  page  87  :  «  M'abreuver  de  son  sang  »; 
page  91.  Cela  se  dit  en  tragédie,  et  ne  doit  plus  se 
dire,  parce  que  jamais  cela  ne  fut  pensé.  Ce  sont  de 
légères  fautes,  il  est  vrai;  mais  un  esprit  aussi  distin- 
gué que  le  vôtre  devrait  s'en  abstenir.  Travaillez  ! 
travaillez  ! 

Voici  un  trait  que  je  trouve  excellent,  page  114  : 
«  Avec  autant  de  terreur  que  si  elle  eût  ignoré  les  faits 
qu'elle  contenait  »;  et  cette  phrase  jetée  en  passant, 
page  124  :  «  Il  faut  avoir  vécu  dans  une  ville  de  pro- 
vince pour  savoir  »,  etc.  Les  pages  132-133  :  fort  beau. 
L'oubli,  celte  grande  misère  du  cœur  humain  qui  les 
complète  toutes.  146,  sublime  !  La  longue  lettre  de 
Julia,  écrite  de  son  couvent,  est  un  petit  chef-d'œuvre 
et  de  tout  ce  que  je  connais  de  vous,  c'est  incontesta- 
blement ce  que  j'aime  le  mieux.  Tout  ce  roman  de 
Cécile,  du  reste,  me  plaît  beaucoup.  Je  n'en  blâme  que 
le  cadre.  L'ami  qui  écoute  l'histoire  ne  sert  pas  à  grand*- 
chose.  Vos  dialogues,  en  général,  ne  valent  pas  vos 
narrations,  ni  surtout  vos  expositions  de  sentiment. 

8. 


90  CORRESPONDA^XE  DE  G.   FLAUBERT. 

Vous  voy€z  que  je  vous  traite  en  ami,  c'est-à-dire  sé- 
vèrement. C'est  parce  que  je  suis  sûr  que  vous  pou- 
vez faire  des  choses  charmantes,  exquises,  que  je  me 
montre  si  pédant.  Rabattez  la  moitié  de  mes  critiques 
et  centuplez  mes  éloges.  Ma  première  lettre  sera  rem- 
plie par  mes  observations  sur  Angélique. 


A  Jules  Duplan. 


Veuillez  dire  à  l'énergumène  Crépet  de  m'envoyer 
incontinent  les  renseignements  sur  Garthage.  Je  les 
attends  avec  curiosité  et  impatience. 

Vos  lettres  sont  courtes,  mon  vieux.  Mais  je  vous 
vitupère  surtout  de  laisser  là  Siraudin.  Allons  caleux  ! 
Fa!  outre!!! 

Quant  à  moi,  j'ai  une  indigestion  de  bouquins.  Je 
rote  l'in-folio.  Voilà  53  ouvrages  différents  sur  lesquels 
j'ai  pris  des  notes  depuis  le  mois  de  mars  ;  j'étudie 
maintenant  VArt  militaire,  je  me  livre  aux  délices  de 
la  contrescarpe  et  du  cavalier,  je  pioche  les  balistes  et 
les  catapultes.  Je  crois  enfin  pouvoir  tirer  des  effets 
neufs  du  tourlourou  antique.  Quant  au  paysage,  c'est 
encore  bien  vague  ;  je  ne  sens  pas  encore  le  côté  reli- 
gieux. La  psychologie  se  cuit  tout  doucement,  mais 
c'est  une  lourde  machine  à  monter.  Je  me  suis  jeté  là 
dans  une  besogne  bougrement  difficile.  Je  ne  sais 
quand  j'aurai  fini,  ni  même  quand  je  commencerai. 

Ai-je  bien  fait  d'envoyer  ma  carte  au  père  Dumac? 
il  me  semble  que  oui  ;  car  son  article  à  tout  prendre 
était  favorable,  bien  qu'il  ait  lu  mon  livre  légèrement. 
Je  sais  pertinemment  qu'il  y  aura  un  article  sur  moi 
dans  VUnivers;  je  vous  le  recommande. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       91 

J'ai  reçu  le  Cuvillier.  C'est  d'une  insigne  mauvaise 
foi.  Remarquez-vous  qu'on  affecte  de  me  confondre 
avec  le  jeune  Alex.  ?  Ma  Bovary  est  une  Dame  aux 
Camélias,  naintenanl!  Boum  !  Quant  au  Balzac,  j'en 
ai  décidément  les  oreilles  cornées.  Je  vais  tâcher  de 
leur  triple-ficeler  quelque  chose  de  rutilant  et  de 
gueulard  où  le  rapprochement  ne  sera  plus  facile. 
Sont-ils  bêtes  avec  leurs  observations  de  mœurs  1  Je 
me  f...  bien  de  ça! 


Au  même. 


Je  viens  d'écrire  à  Edmond  About  et  à  Feydeau  pour 
votre  ami  Maisiat.  A  Feydeau,  afin  qu'il  se  charge  de 
la  commission,  c'est-à-dire  qu'il  surveille  Théo.  Je  lui 
ai  recommandé  de  repasser  la  note  à  Saint- Victor,  ce 
qui  ne  peut  pas  nuire.  Si  j'avais  écrit  à  Gautier,  je 
n'aurais  pas  eu  de  réponse,  parce  qu'il  est  fort  peu 
épisiolaire.  Mais  de  cette  façon,  je  saurai  ce  qui  en 
adviendra.  J'ai  écrit  il  y  a  quelques  jours  à  Théo  pour 
lui  recommander  Foulogne.  Si  vous  voyez  ce  dernier 
chez  Gleyre,  vous  pourrez  le  lui  dire.  Je  souhaite  que 
tout  cela  serve  à  quelque  chose. 

J'ai  reçu  le  Figaro  et  V Univers.  Est-ce  beau?  Je 
suis  en  exécration  dans  le  parti  prêtre,  cela  doit  atten- 
drir Gleyre  à  l'endroit  de  la  Bovary. 

Vous  me  faites  l'effet,  mon  cher  ami,  vous  qui 
m'engueulez  sur  mes  couillonnades,  d'un  fier  caleur  ! 
Et  Siraudin?  s...  n...  de  D...!  Il  ne  s'agit  pas  de 
rester  assis  sur  votre  derrière,  comme  ung  veau  pleu- 
rard !  Allons  à  l'ouvrage  !  nom  d'un  petit  bonhomme  ! 
Le  meilleur  de  la  vie  se  passe  à  dire  :  «  Il  est  trop 


92       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

tôt  »,  puis  :  ((  11  est  trop  tard.  »  —  Moi,  dès  le  com- 
mencement d'août,  je  me  mets  à  Garthage;  j'ai  bientôt 
tout  lu.  On  ne  pourra,  je  crois,  me  prouver  que  j'ai 
dit,  en  fait  d'archéologie,  des  sottises.  C'est  déjà  beau- 
coup. 

Je  n'ai  pas  reçu  le  livre  de  Crépet;  qu'il  l'adresse 
chez  mon  frère,  à  l'Hôtel-Dieu,  à  Rouen.  Si  Crépet 
était  un  brave,  il  passerait  à  l'Institut  ou  rue  de  Seine, 
2,  et  ferait  de  ma  part  une  révérence  et  mille  remercî- 
ments  à  M.  Alfred  Maury,  bibliothécaire  de  l'Institut, 
lequel  tient  à  ma  disposition  un  «  mémoire  sur  l'Ori- 
chalque  de  Rossignol.  »  Il  ne  sait  comment  me  faire 
parvenir  la  chose.  Crépet  mettrait  cette  brochure  dans 
le  paquet  du  susdit  livre. 

Lisez  l'anecdote  suivante.  Vous  m'avez  entendu 
parler  d'un  certain  Anthime,  ancien  domestique  de 
ma  mère  et  mari  de  la  cuisinière  que  nous  avons.  Ce 
respectable  serviteur,  haut  de  cinq  pieds  huit  pouces, 
porteur  de  boucles  d'oreilles,  de  bagues  et  de  chaînes 
d'or,  tournure  de  chantre,  air  idiot,  ami  des  prêtres  et 
coopérant,  l'été,  à  l'édification  des  reposoirs,  renvoyé 
pour  ses  mauvaises  mœurs,  avait  trouvé,  en  sortant 
de  notre  service,  un  ancien  distillateur  enrichi  que 
l'on  appelle  familièrement  le  père  Poussin.  Ledit  père 
Poussin  était  plutôt  l'ami  que  le  maître  d'Anthime.  Ils 
sortaient  bras-dessus  bras-dessous,  et  faisaient,  le 
soir,  la  petite  partie  de  cartes.  Eh  bien!  tout  à  coup, 
le  père  Poussin  s'est  fâché  et  a  mis  Anthime  à  la 
porte.  Il  a  dit  à  la  femme  de  ce  misérable  un  bien  beau 
mot  :  «  C'est  un  homme,  madame,  qui  aime  son  sem- 
blable. »  N.-B.  —  Le  père  Poussin  est  âgé  de  72  ans  1 
et  hideux!  Il  a  un  tremblement  continuel  et  bava- 
chotte  agréablement. 

Voilà,  monsieur,  où  nous  ont  conduit  les  révolu- 


I 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       93 

lions.  Les  couches  inférieures  n'ont  plus  aucune  con- 
sidération pour  les  supérieures.  Les  domestiques,  à 
présent,  ne  respectent  plus  leurs  maîtres  ;  cependant, 
on  ne  peut  nier  qu'ils  les  aiment. 

Est-ce  joli?  Je  termine  comme  Lucrèce  Borgia: 
«  Hein?  qu'en  pensez-vous?...  pour  la  campagne! 


A  Louis  Bouîlhet. 


Enfin  !  je  vais  en  finir  avec  mes  satanées  notes  !  J'ai 
encore  trois  volumes  à  lire  et  puis  c'est  tout.  C'est  bien 
tout  1  Au  milieu  ou  à  la  fin  de  la  semaine  prochaine, 
je  m'y  mets.  Je  n'en  éprouve  aucune  envie  intellectuelle 
mais  une  sorte  de  besoin  physique.  Il  me  faut  changer 
d'air.  Et  puis  je  n'apprends  plus  rien  du  tout.  J'ai 
épuisé,  je  crois,  la  matière  complètement.  C'est  main- 
tenant qu'il  va  falloir  se  monter  et  gueuler  !  dans  le 
silence  du  cabinet. 

Réponds- moi  tout  de  suite  pour  me  dire  si  tu  me 
permets  d'envoyer  ton  adresse  à  La  Rounat,  le-  susdit 
me  la  demande  à  grands  cris.  Il  s'informe  de  loi  con- 
sidérablement et  m'apprend  que  ta  pièce  est  annon- 
cée dans  les  feuilles  publiques  sous  le  titre  de  Une 
Fille  7-taturelle. 

Le  public,  il  parait,  s'occupe  de  nos  seigneuries, 
car  on  a  annoncé  dans  trois  journaux  que  je  faisais  un 
roman  carthaginois  intitulé  Les  Mercenaires.  Cela  est 
très  flatteur,  mais  m'embête  fort;  on  a  l'air  d'un  char- 
latan, et  puis  le  public  vous  en  veut  de  l'avoir  tant  fait 


94       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

altendre.  Bien  entendu  que  je  ne  m'en  hâterai  pas 
d'une  minute  de  plus. 

Apprends  que  ton  ami  Napoléon  Gallet  a  été  décoré 
par  Sa  Majesté  comme  chef  du  conseil  des  Prud'- 
hommes. De  plus,  d'autre  filateurs  et  industriels  sont 
mèmement  décorés  de  l'étoile  des  hraves. 

J'ai  eu,  avant-hier,  un  spectacle  triste.  Ayant  une 
grande  demi-heure  à  perdre  avant  de  pouvoir  entrer  à 
la  bibliothèque,  j'ai  été  faire  une  visite  au  collège,  où 
l'on  distribuait  les  prix.  Quelle  décadence  !  Quels 
pauvres  petits  bougres  I  plus  d'enthousiasme,  plus  de 
gueulades.  Rien!  rien!  On  a  complètement  séparé  la 
cour  des  Grands  de  la  cour  des  Moyens  ;  mesure  de 
police  qui  m'a  révolté  et  on  a  retiré,  dans  la  cour  des 
Grands,  devine  quoi?  devine  qui?...  Les  lieux  !  Oui  ! 
ces  braves  latrines  où  l'urine,  par  flaques  énormes, 
aurait  pu  noyer  le  cheval  de  Préault  a  nourri  cepeur 
dant  des  marais  de  la  Gaule  »,  ces  pauvres  Heux  où 
l'on  fumait  des  cigarettes  de  maryland,  roulées  si  poé- 
tiquement avec  des  doigts  abîmés  d'engelures  !  Et  à 
la  place,  à  la  sacro-sainte  place  où  ils  étaient,  se 
tenaient  assises  sur  deux  chaises,  deux  piètres  bonnes 
sœurs  qui  quêtaient  pour  les  pauvres.  Et  la  lente,  une 
manière  de  tente  algérienne,  avec  des  escalopures 
arabes,  chic  alhambra  I...  J'étais  indigné!  —  Voix  du 
père  Horie,  où  es-tu,  me  disai-je,  où  es-tu  ?...  en  en- 
tendant à  peine  le  grêle  organe  d'un  maigre  pion  qui 
lisait  le  palmarès.  Et  les  mômes  arrivaient  sur  l'es- 
trade, toutdoucettement,  au  petit  pas,  comme  desjeunes 
personnes  dans  un  boarding-school,  et  faisaient  la 
révérence.  Ah!  tout  y  manquait,  depuis  la  trogne  du 
père  Dai-gnez  jusqu'au  non-nez  de  Bastide,  le  tam- 
bour-maître... Ils  économisaient  jusqu'aux  fanfares! 

J'ai  cherché  sur  les  murs  des  noms  d'autrefois  et 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       95 

n'en  ai  pas  vu  un  seul.  J'ai  regardé  dans  l'e  parloir  si 
je  ne  retrouverais  pas  les  bonnes  têtes  d'après  l'an- 
tique qui  y  moisissaient  depuis  181.5,  et  sous  la  porte 
du  père  Pelletier,  s'il  y  avait  encore  ces  trois  pouces 
de  vide,  par  où  l'on  voyait  apparaître  les  bottes  de 
M.  le  proviseur  et  de  M.  le  censeur...  Tout  cela  est 
changé,  réparé,  bouché,  gratté,  disparu.  Il  m'a  même 
semblé  que  la  loge  du  portier  ne  sentait  plus  le  bon- 
dard  de  Neufchâtel  !  Et  j'ai  tourné  les  talons,  très 
triste. 

Je  t'assure  que  je  n'ai  pas  eu,  en  voyage,  devant 
n'importe  quelle  ruine,  un  sentiment  d'antiquité  plus 
profond.  Ma  jeunesse  est  aussi  loin  de  moi  que  Ro- 
mulus. 

Je  t'engage  à  lire  (comme  chose  bien  fétide)  une 
lettre  de  Béranger  à  Legouvé,  où  il  lui  donne  des  con- 
seils sur  la  carrière  d'homme  de  lettres  !  C'est  un  mor- 
ceau, sérieusement! 

Et  toi,  mon  vieux,  ça  va-t-il?  Tâche,  quand  tu 
viendras  ici,  dans  un  bon  mois,  de  m'apporter  le 
deuxième  acte  fait.  Bon  courage!  marche!  Je  t'em- 
brasse. 


A  Charles  Baudelaire. 

Vendredi,  14  août  1857. 

Je  viens  d'apprendre  que  vous  êtes  poursuivi  à  cause 
de  votre  volume.  La  chose  est  déjà  un  peu  ancienne, 
me  dit-on.  Je  ne  sais  rien  du  tout,  car  je  vis  ici  comme 
à  cent  lieues  de  Paris, 

Pourquoi?  Contre    qui  avez -vous   attenté  encore? 


93  CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

Est-ce  à  la  Religion?  Sont-ce  les  mœurs?  Avez -vous 
passé  en  justice  ?  Quand  sera-ce?  etc. 

Ceci  est  du  nouveau  :  poursuivre  un  volume  de  vers  ! 
Jusqu'à  présent  la  magistrature  laissait  la  poésie  fort 
tranquille. 

Je  suis  grandement  indigné.  Donnez-moi  des  dé- 
tails sur  votre  affaire,  si  ça  ne  vous  embête  pas  trop, 
et  recevez  mille  poignées  de  main  des  plus  cor- 
diales. 


A  Jules  Duplan. 

Merci,  mon  cher  vieux,  je  me  procurerai  à  Rouen 
Vlllustration  et  la  Revue  des  Deux-Mondes. 

J'ai  ce  matin  reçu  un  numéro  du  Journal  du  Loiret 
où  il  y  a  un  article  de  Cormenin  très  bienveillant. 
Mais  vous  l'avouerai  je,  je  n'en  ai  pas  encore  trouvé 
un  qui  me  gratte  à  l'endroit  sensible,  c'est-à-dire  qui 
me  loue  par  les  côtés  que  je  trouve  louables  et  qui  me 
blâme  par  ceux  que  je  sais  défectueux.  Peu  importe  du 
reste,  la  Bovary  est  maintenant  bien  loin  de  moi.  Ma 
table  est  tellement  encombrée  de  livres  que  je  m'y 
perds.  Je  les  expédie  rapidement  et  sans  y  trouver 
grand'cbose.  Je  tiens  cependant  à  Carthage,  et  coûte 
que  coûte,  j'écrirai  cette  truculente  facétie.  Je  vou- 
drais bien  commencer  dans  un  mois  ou  deux.  Mais  il 
faut  auparavant  que  je  me  livre  par  l'induction  à  un 
travail  archéologique  formidable.  Je  suis  en  train  de 
lire  un  mémoire  de  400  pages  in-quarto  sur  le  Cyprès 
pyramidal  ;  par  ce  qu'il  y  avait  des  cyprès  dans  la  cour 
du  temple  d'Astarté,  cela  peut  vous  donner  une  idée 
du  reste.  Voilà  la  pluie  qui  se  met  à  tomber.  Je  suis 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       97 

seul  comme  au  fond  du  désert  et  je  pense  avec  une 
certaine  mélancolie  à  nos  dimanches  de  cet  hiver. 


A  Ernest  Feydeau. 


Non,  mon  cher  monsieur,  je  n'ai  commis  aucune 
lâcheté,  même  de  geste,  relative  à  votre  endroit;  et 
avant  de  traiter  un  homme  de  couillon  il  faut  avoir 
des  preuves.  Je  trouve  cette  supposition  gratuite  et  du 
plus  détestable  goût,  mon  bonhomme.  Je  ne  laisse 
jamais  personne  échiner  devant  moi  mes  amis.  (C'est 
un  privilège  que  je  me  réserve.)  Ils  m'appartiennent, 
je  ne  permets  pas  qu'on  y  touche.  Rassure-toi  du 
reste  ;  Ion  ennemi  Aubryet  ne  m'a  dit  aucun  mal  de 
ta  Seigneurie.  Je  l'ai  vu,  seul,  pendant  vingt  minutes 
à  peu  près.  Sitôt  le  dîner  fini,  il  s'est  embarqué.  Voilà, 
et  tu  es  un  insolent. 

Ta  mauvaise  opinion  sur  moi  vient  de  ce  qu'un  jour 
je  ne  me  suis  pas  mis  de  ton  bord  dans  une  discus- 
sion. Le  vrai  est  que  je  vous  trouvais  tous  les  deux 
également  absurdes,  et  la  lâcheté  eut  été  de  soutenir 
des  théories  qui  n'étaient  point  miennes. 

Tu  me  paieras  toutes  ces  injures  dans  la  critique 
que  je  te  ferai  de  ton  Été,  Grand  Enragé  !  En  l'atten- 
dant tu  peux  te  vanter  d'avoir  fait  un  certain  cha- 
pitre XVII  qui  est  un  morceau. 

Si  tu  crois  que  tu  m'amèneras  au  culte  du  simple  et 
du  carré  de  choux,  détrompe-toi^  mon  vieux!  dé- 
trompe-toi !  Je  sors  d'Yonville,  j'en  ai  assez  !  Je  de- 
mande d'autres  guitares  maintenant.  Chaussons  le 
cothurne  et  entamons  les  grandes  gueulades.  Ça  fait 
du  bien  à  la  santé. 

0 


98       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT, 

As-tu  lu  mon  éreintement  dans  VUnivers?  J'attire 
la  haine  du  parti-prêtre,  c'est  trop  juste.  Les  mânes 
d'Homais  se  vengent. 

Je  déclare,  du  reste,  que  tous  ces  braves  gens-là 
(de  VUnivers  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  des 
Débats,  etc.,)  sont  des  imbéciles  qui  ne  savent  pas  leur 
métier.  Il  y  avait  à  dire  contre  mon  livre,  bien  mieux 
et  plus.  Un  jour,  que  nous  serons  seuls  chez  moi  et 
les  portes  barricadées,  jeté  coulerai  dans  le  tuyau  de 
l'oreille  mes  opinions  secrètes  sur  la  Bovary.  J'en 
connais  mieux  que  personne  les  défauts  et  les  vraies 
fautes.  Ainsi  il  y  avait  tout  au  commencement  une 
monstruosité  grammaticale  dont  aucun,  bien  entendu, 
ne  s'est  aperçu.  Mais  tout  cela  importe  fort  peu. 

J'entamerai  probablement  Garthage  dans  un  mois. 
Je  laboure  la  Bible  de  Cahen,  les  origines  d'Isidore, 
Selden  et  Braunius.  Voilà.  J'ai  bientôt  lu  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  mon  sujet  de  près  ou  de  loin,  et  bien  que  tu 
m'accuses  d'ignorance  crasse  en  botanique,  je  te 
f...  une  flore  Tunisienne  et  Méditerranéenne  très 
exacte,  mon  vieux.  Mais  il  faut,  auparavant,  l'ap- 
prendre. 

Sache,  d'ailleurs,  que  j'ai  eu  un  prix  en  botanique. 
Le  sujet  de  la  composition  était  l'histoire  des  Champi- 
gnons. J'avais  couché,  sur  ce  mets  des  Dieux,  vingt- 
cinq  pages  tirées  de  Bosmare  qui  excitèrent  l'entliou- 
siasme  de  mes  professeurs,  et  j'obtins  la  «  juste  récom- 
pense de  mes  labeurs  assidus.  » 

Ce  qui  m'embête  à  trouver  dans  mon  roman,  c'est 
l'élément  psychologique,  à  savoir  la  façon  de  sentir. 
Quant  à  la  couleur,  personne  ne  pourra  me  prouver 
qu'elle  est  fausse. 

Ci-inclus  une  petite  note  pour  Théo.  S'il  peut  dire 
du  bien  du  susdit  peintre,  il  me  fera  plaisir.  Je  lui  ai 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       99 

déjà  recommandé  quelqu'un,  j'ai  peur  de  l'embêter 
avec  toutes  mes  recommandations.  Tâche  néanmoins 
qu'il  s'exécute,  lui  ou  saint  Victor. 

Que  vas-tu  faire  à  Luchon,  grand  lubrique?  Rani- 
mer dans  une  atmosphère  pure  ta  santé  épuisée  par 
les  débauches  de  la  capitale  !  Tu  vas  porter,  au  sein  des 
populations  rustiques,  les  vices  et  l'or  de  la  civiHsa- 
tion  !  Tu  vas  séduire  les  servantes  !  briller  dans  les 
tables  d'hôte  par  ton  esprit!  semer  des  maximes  in- 
cendiaires, chausser  de  grandes  guêtres  et  recueillir 
des  métaphores  !  rien  que  des  métaphores  et  des 
paysages  !  matérialiste  que  lu  es  ! 

Adieu.  Tâche  de  bien  te  conduire  et  que  ta  famille 
ne  soit  pas  obligée  d'aller  recueillir  les  morceaux  épars 
de  ton  cadavre,  déchiré  en  pièces  dans  quelque  lupa- 
nar. Ne  moleste  personne,  il  y  a  maintenant  des  gen- 
darmes, prends  garde  !  Tu  te  ruines  le  tempérament  ! 
on  te  le  répète,  mais  tu  ne  veux  croire  personne.  Le 
libertinage  t'emporte  !  Adieu,  mon  vieux,  bon  voyage» 
on  t'embrasse  sur  le  marchepied. 


A  Eugène  Crépet. 


Mon  cher  ami, 

Vous  recevrez,  à  peu  près  en  même  temps  que  ma 
lettre;  votre  volume  deV Encyclopédie  catholique,  dans 
lequel  je  n'ai  rien  trouvé.  Je  ne  vous  en  remercie  pas 
moins  1res  fort.  Gela  est  pris  partout  et  trop  élémen- 
taire; j'en  sais.  Dieu  merci,  plus  long,  ce  qui  n'est  pas 
dire  que  j'en  sache  beaucoup. 

Si  vous  découvriez  autre  chose  comme  gravures. 


100  CORRESPONDAiSCE   DE  G.    FLAUBERT. 

dessins,  etc..  envoj^ez-les  moi.  Je  paierais  je  ne  sais 
quoi  pour  avoir  la  reproduction  d'une  simple  mosaïque 
réellement  punique  1  Je  crois  néanmoins  être  arrivé  à 
des  prohabilités.  On  ne  pourra  pas  me  proircer  que 
j'aie  dit  des  absurdités.  Si  vous  connaissiez  aussi 
quelque  bouquin  spécial  sur  les  mercenaires,  faites 
m'en  part. 

J'ai  de  temps  à  autres  de  vos  nouvelles  par  Duplan. 
Resterez- vous  à  Paris  tout  l'été?  —  Je  ne  sais,  quant 
à  moi,  l'époque  où  l'on  m'y  reverra.  Dans  quinze  jours 
je  vais  me  mettre  à  écrire.  Priez  pour  moi  toutes  les 
garces  du  Pindel 

Adieu,  mille  bons  souvenirs  au  père  Gide  et  à  vous 
trente-six  mille  poignées  de  main. 


A  Charles  Baudelaire. 

23   août  1857. 

Mon  cher  ami, 

J'ai  reçu  les  arlicles  sur  votre  volume.  Celui  d'As- 
selineau  m'a  fait  grand  plaisir.  Il  est,  par  parenthèse, 
bien  aimable  pour  moi.  Dites-lui  de  ma  part  un  petit 
mot  de  remerciement.  Tenez-moi  au  courant  de  votre 
affaire,  si  ça  ne  vous  ennuie  pas  trop.  Je  m'y  inté- 
resse comme  si  elle  me  regardait  personnellement. 
Cette  poursuite  n'a  aucun  sens. 

Elle  me  révolte. 

Et  on  vient  de  rendre  des  honneurs  nationaux  à  Dé- 
ranger î  à  ce  sale  bourgeois  qui  a  chanté  les  amours 
faciles  et  les  habits  râpés  ! 

J'imagine  que  dans  l'efîervescence  d'enthousiasme 
où  Ton   est   à  ['encontre   de   cette  glorieuse  binette, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       101 

quelques  fragments  de  ses  chants  (qui  ne  sont  pas  des 
chansons  mais  des  odes  de  Prudhomme)  lus  à  l'au- 
dience, seraient  d'un  bel  effet.  Je  vous  recommande 
ma  Jeannelon,  la  Bacchante^  la  Grand* mèrey  etc.  Tout 
cela  est  aussi  riche  de  poésie  que  de  morale,  —  et  puis- 
qu'on vous  accuse,  sans  doute,  d'outrages  aux  mœurs 
et  à  la  religion,  je  crois  qu'un  parallèle  entre  vous  deux 
ne  serait  pas  maladroit.  Communiquez  cette  idée 
(pour  ce  qu'elle  vaut?)  à  votre  avocat. 

Voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous  dire,  et  que  je  vous 
serre  les  mains. 


A  Ernest  Feydeau, 


Oui  !  samedi  prochain,  à  7  heures  50,  rue  Verte  !  Je 
serai  là  samedi,  mais  pas  plus  tard.  Est-ce  bien 
sûr? 

J'en  ai  fini  avec  mes  notes  et  je  vais  m'y  mettre 
cette  semaine,  ou  dès  que  tu  seras  parti  de  céans  !  Il 
faut  bien  se  résigner  à  écrire. 

Je  suis  un  peu  remonté,  à  la  surface  du  moins.  Car 
au  fond,  je  suis  bougrement  inquiet.  Plus  je  vais  et 
plus  je  deviens  poltron.  Je  nose  plus.  (Et  tout  est  là  : 
oser  !)  Ce  qui  n'empêche  pas  que  le  susdit  roman  ne 
soit  la  preuve  d'un  toupet  exorbitant.  Et  puis,  comme 
le  sujet  est  très  beau,  je  m'en  méfie  énormément  vu 
que  l'on  rate  généralement  les  beaux  sujets.  Ce  mot, 
d'ailleurs,  ne  veut  rien  dire,  tout  dépend  de  l'exécu- 
tion. L'histoire  d'un  pou  peut  être  plus  belle  que  celle 
d'Alexandre.  Enfin  !  nous  verrons. 

Adieu,  cher  vieux,  à  samedi.  Nous  taillerons,  j'ima- 
gine, une  fière  bavette.  Mais  je  ne  parlerai  nullement 

9. 


102      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

de  Carthage,  parce  que  parler  de  mes  plans  me 
trouble.  Je  les  expose  toujours  mal.  On  me  fait  des 
objections  et  je  perds  la  boule. 


A  Charles  Baudelaire. 

Croisset,  mercredi  soir,  octobre  1857. 

Je  vous  remercie  bien,  mon  cher  ami.  Votre  article 
m'a  fait  le  plus  grand  plaisir.  Vous  êtes  entré  dans  les 
arcanes  de  l'œuvre,  comme  si  ma  cervelle  était  la 
vôtre.  Cela  est  compris  et  senti  à  fond. 

Si  vous  trouvez  mon  livre  suggestif,  ce  que  vous 
avez  écrit  dessus  ne  l'est  pas  moins,  et  nous  causerons 
de  tout  cela  dans  six  semaines,  quand  je  vous 
reverrai. 

En  attendant,  mille  bonnes  poignées  de  main,  en- 
core une  fois 


A  Ernest  FeydeaUb 

Mon  bon, 

Je  crois  qu'il  est  toujours  convenable  de  /  aver  son 
linge  sale.  Or,  je  lave  le  mien  tout  de  suite.  «  Je  t'en 
ai  voulu  »  et  t'en  veux  encore  un  peu  d'avoir  supposé 
que  j'avais,  avec  Aubryet,  dit  du  mal  de  ta  personne 
ou  de  tes  œuvres.  Je  parle  ici  très  sérieusement.  Gela 
m'a  choqué,  blessé.  C'est  ainsi  que  je  suis  fait.  Sache 
que  cette  lâcheté-là  m'est  complètement  antipathique. 
Je  ne  permets  à  personne  de  dire  devant  moi  plus  de 


CORRESPONDANCE  DE   G.   FLAUBERT.  J03 

mal  de  mes  amis  que  je  ne  leur  dis  en  face.  Et  quand 
un  inconnu  ouvre  la  bouche  pour  médire  d'eux,  je  la 
lui  clos  immédiatement.  Le  procédé  contraire  est  très 
admis,  je  le  sais,  mais  il  n'est  nullement  à  mon  usage. 
Qu'il  n'en  soit  plus  question  I  et  tant  pis  pour  toi  si  tu 
ne  me  comprends  pas.  Causons  de  choses  moins  sé- 
rieuses et  fais-moi  l'honneur,  à  l'avenir,  de  ne  pas 
me  juger  comme  le  premier  venu. 

Sache  d'ailleurs,  ô  Feydeau,  que  «  jamais  je  ne 
blague.  »  Il  n'y  à  pas  d'animal  au  monde  plus  sérieux 
que  moi  !  Je  ris  quelquefois  mais  plaisante  fort  peu,  et 
moins  maintenant  que  jamais.  Je  suis  malade  par 
suite  de  peur,  toutes  sortes  d'angoisses  m'emplissent: 
Je  vais  me  mettre  à  écrire. 

Non  !  mon  bon  î  Pas  si  bête  !  Je  ne  te  montrerai 
rien  de  Garlhage  avant  que  la  dernière  ligne  n'en  soit 
écrite,  parce  que  j'ai  bien  assez  de  mes  doutes  sans 
avoir  par-dessus  ceux  que  tu  me  donnerais.  Tes  ob- 
servations me  feraient  perdre  la  boule.  Quant  à  l'ar- 
chéologie, elle  sera  «  probable  ».  Voilà  tout.  Pourvu 
que  l'on  ne  puisse  pas  me  prouver  que  j'ai  dit  des  ab- 
surdités, c'est  tout  ce  que  je  demande.  Pour  ce  qui  est 
de  la  botanique,  je  m'en  moque  complètement.  J'ai  vu 
de  mes  propres  yeux  toutes  les  plantes  et  tous  les 
arbres  dont  j'ai  besoin. 

•  Et  puis,  cela  importe  fort  peu,  c'est  le  côté  secon- 
daire. Un  livre  peut  être  plein  d'énormités  et  de  bé- 
vues et  n'en  être  pas  moins  fort  beau.  Une  pareille 
doctrine,  si  elle  était  admise,  serait  déplorable  ;  je  le 
sais,  en  France  surtout,  où  l'on  a  le  pédantisme  de 
l'ignorance.  Mais  je  vois  dans  la  tendance  contraire 
(qui  est  la  mienne,  hélas!)  un  grand  danger.  L'étude 
de  l'habit  nous  fait  oublier  l'àme.  Je  donnerais  la 
demi-rame  de  notes  que  j'ai  écrites  depuis  cinq  mois 


104      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLALBERT. 

ot  les  98  volumes  que  j'ai  lus,  pour  êlre  pendant  trois 
secondes,  seulement,  «  réellement  »  émotionné  par  la 
passion  de  mes  héros.  Prenons  garde  de  tomber  dans 
le  brimborion,  on  reviendrait  ainsi  tout  doucement  à 
la  Cafetière  de  l'abbé  Delille.  Il  y  a  toute  une  école  de 
peinture  maintenant  qui,  à  force  d'aimer  Pompéï,  en 
est  arrivée  à  faire  plus  rococo  que  Girodet.  Je  crois 
donc  qu'il  ne  faut  «  rien  aimer  »,  c'est-à-dire  qu'il  faut 
planer  impartialement  au-dessus  de  tous  les  ob- 
jectifs. 

Pourquoi  tiens-tu  à  m'agacer  les  nerfs  en  me  soute- 
nant qu'un  carré  de  choux  est  plus  beau  que  le  désert  ? 
Tu  me  permettras  d'abord  de  te  prier  d'  «  aller  voir  » 
le  désert  avant  d'en  parler!  Au  moins,  s'il  y  avait 
aussi  beau,  passe  encore.  Mais,  dans  cette  préférence 
donnée  au  légume  bourgeois,  je  ne  puis  voir  que  le 
désir  de  me  faire  enrager.  Ce  à  quoi  tu  réussis.  _Tu 
n'auras  de  ma  seigneurie  aucune  critique  écrite  sur 
l'Été  parce  que  1°  Ça  me  demanderait  trop  de  temps. 
2o  II  se  pourrait  que  je  dise  des  inepties,  ce  que  faire 
ne  veux  !  Oui  !  j'ai  peur  de  me  compromettre,  car  je 
ne  suis  sûr  de  rien  (et  ce  qui  me  déplaît  est  peut-être 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur?  J'attends  pour  avoir  une  opi- 
nion inébranlable  et  brutale  que  l'Automne  soit  paru. 
Le  Printemps  m'a  plu,  m'a  enchanté,  sans  aucune 
restriction.  Quant  à  l'Eté,  j'en  fais  (des  restric- 
tions). 

Maintenant,  —  mais  je  me  tais,  parce  que  mes  ob- 
servations porteraient  sur  un  «  parti  pris  »  qui  est 
peut-être  bon,  je  n'en  sais  rien.  Et  comme  il  n'y  a 
rien  au  monde  de  plus  désobligeant  et  plus  stupide 
qu'une  critiqué  injuste,  je  me  prive  de  la  mienne,  quj 
pourrait  bien  l'être.  Voilà,  mon  cher  vieux.  Tu  vas 
dans  ta  conscience  me  traiter  encore  de  lâche.  Cette 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       105 

fois,  tu  auras  raison,  mais  cette  lâcheté  n'est  que  de  la 
prudence. 

T'amuses-tu?  Emploies-tu  tes  préservatifs,  homme 
immonde!  Quel  gaillard  que  mon  ami  Feydeau  et 
comme  je  l'envie  !  Moi  je  m'embête  démesurément.  Je 
me  sers  vieux,  éreinté,  flétri.  Je  suis  sombre  comme 
un  tombeau  et  rébarbatif  comme  un  hérisson. 

Je  viens  de  lire  d'un  bout  à  l'autre  le  livre  de  Gahen. 
Je  sais  bien  que  c'est  très  fidèle,  très  bon,  très  savant  : 
n'importe  !  Je  préfère  cette  vieille  Vulgate,  à  cause  du 
latin  î  Gomme  ça  ronfle  !  à  côté  de  ce  pauvre  petit 
français  malingre  et  pulmonique  !  Je  te  montrerai 
môme  deux  ou  trois  contre-sens  (ou  enjolivements)  de 
ladite  Vulgate  qui  sont  beaucoup  plus  beaux  que  le 
sens  vrai. 

Allons,  divertis-toi,  et  prie  Apollon  qu'il  m'inspire^ 
car  je  suis  prodigieusement  aplati.  A  toi. 

A  M"'  Leroyer  de  Chantepie. 

4  novembre  1857. 

Comme  je  suis  honteux  envers  vous,  ma  chère  cor- 
respondante !  Aussi,  pour  me  prouver  que  vous  ne  me 
gardez  aucune  rancune,  répondez-moi  tout  de  suite. 
N'imitez  pas  mon  long  silence,  le  motif  n'en  a  pas  été 
gai,  je  vous  assure.  Si  vous  saviez  comme  je  me  suis 
ennuyé,  rongé,  dépité  !  Il  faut  que  j'aie  un  tempéra- 
ment herculéen  pour  résister  aux  atroces  tortures  où 
mon  travail  me  condamne.  Qu'ils  sont  heureux  ceux 
qui  ne  rêvent  pas  l'impossible!  On  se  croit  sage  parce 
qu'on  a  renoncé  aux  passions  actives.  Quelle  vanité! 
Il  est  plus  facile  de  devenir  millionnaire  et  d'habiter 
des  palais  vénitiei  >3  pleins  de  chefs-d'œuvre  que  d'é- 


i06      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

crire  une  bonne  page  et  d'être  content  de  soi.  J'ai 
commencé  un  roman  antique,  il  y  a  deux  mois,  dont 
je  viens  de  finir  le  premier  chapitre  ;  or,  je  n'y  trouve 
rieïi  de  bon,  et  je  me  désespère  là-dessus  jour  et  nuit 
sans  arriver  à  une  solution.  Plus  j'acquiers  d'expé- 
rience dans  mon  art  et  plus  cet  art  devient  pour  moi 
un  supplice  :  l'imagination  reste  stationnaire  et  le  goût 
grandit.  Voilà  le  malheur.  Peu  d'hommes,  je  crois, 
auront  autant  souffert  que  moi,  par  la  littérature.  Je 
vais  rester,  encore  pendant  deux  mois  à  peu  près, 
dans  une  solitude  complète,  sans  autre  compagnie  que 
celle  des  feuilles  jaunes  qui  tombent,  et  de  la  rivière 
qui  coule.  Le  grand  silence  me  fera  du  bien,  espé- 
rons-le !  Mais  si  vous  saviez  comme  je  suis  fatigué 
par  moments  !  Car  moi  qui  vous  prêche  si  bien  la  sa- 
gesse, j'ai  comme  vous  un  spleen  incessant,  que  je 
tâche  d'apaiser  avec  la  grande  voix  de  l'Art;  et  quaiid 
cette  voix  de  sirène  vient  à  défaillir,  c'est  un  accable- 
ment, une  irritation,  un  ennui  indicibles.  Quelle  pauvre 
chose  que  l'humanité,  n'est-ce  pas?  Il  y  a  des  jours 
où  tout  m'apparaît  lamentable,  et  d'autres  où  tout  me 
semble  grotesque.  La  vie,  la  mort,  la  joie  et  les  larmes, 
t.out  cela  se  vaut,  en  définitive.  Du  haut  de  la  planète 
de  Saturne,  notre  univers  est  une  petite  étincelle.  Il 
faut  tâcher,  je  le  sais  bien,  d'être  par  l'esprit  aussi 
haut  placé  que  les  étoiles.  Mais  cela  n'est  pas  facile, 
continuellement. 

Avez-vous  remarqué  comme  nous  aimons  nos  dou- 
leurs? Vous  vous  cramponnez  à  vos  idées  religieuses 
qui  vous  font  tant  souffrir,  et  moi  à  ma  chimère  de 
style  qui  m'use  le  corps  et  l'âme.  Mais  nous  ne  valons 
peut-être  quelque  chose  que  par  nos  souffrances,  car 
elles  sont  toutes  des  aspirations.  Il  y  a  tant  de  gens 
dont  la  joie  est  si  immonde  et  l'idéal  si  borné,  que 


CORRESPO?{DANCE  DE  G.   FLAUBERT.  107 

nous  devons  bénir  notre  malheur,  s'il  nous  fait  plus 
dignes. 

Je  vous  conseille  de  voyager  et  vous  m'objectez  votre 
santé.  C'est  à  cause  d'elle  précisément  qu'il  faudrait 
changer  de  vie.  Ayez  ce  courage,  brise2  avec  tout, 
pour  un  moment.  Donnez  un  peu  d'air  à  votre  poi^ 
trine.  Votre  âme  respirera  plus  à  l'aise.  Que  vous  coû- 
terait un  déplacement  d'un  mois  pour  essaj'er?  Il  ne 
faut  pas  réfléchir  en  ces  choses-là.  On  met  deux  che- 
mises dans  un  sac  de  nuit  et  on  part.  Il  faudra  pour- 
tant que  nous  nous  connaissions  de  uue,  que  nous 
nous  serrions  la  main  autrement  que  par  lettres.  Le- 
quel de  nous  deux  ira  vers  l'autre  ?  pourquoi  ne  vien- 
driez-vous  pas  cet  hiver  à  Paris  entendre  un  peu  de 
musique  ? 

Si  je  vivais  avec  vous,  je  vous  rendrais  l'existence 
rude  et  vous  vous  en  trouveriez  mieux ,  j'en  suis  sûr. 

Vous  me  parlez  de  Béranger  dans  votre  dernière 
lettre.  L'immense  gloire  de  cet  homme  est,  selon  moi, 
une  des  preuves  les  plus  criantes  de  la  bêtise  du  public. 
Ni  Shakespeare,  ni  Gœthe,  ni  Byron,  aucun  grand 
homme  enfin  n'a  été  si  universellement  admiré.  Ce 
poète  n'a  pas  eu  jusqu'à  présent  un  seul  contradicteur 
et  sa  réputation  n'a  pas  même  les  taches  du  soleil. 
Astre  bourgeois,  il  pâlira  dans  la  postérité,  j'en  suis 
sûr.  Je  n'aime  pas  ce  chansonnier  grivois  et  militaire. 
Je  lui  trouve  partout  un  goût  médiocre,  quelque  chose 
de  terre  à  terre  qui  me  répugne.  De  quelle  façon  il 
parle  de  Dieu!  et  de  l'amour!  Mais  la  France  est  un 
piètre  pays,  quoiqu'on  dise.  Béranger  lui  a  fourni  tout 
ce  qu'elle  peut  supporter  de  poésie.  Un  lyrisme  plus 
haut  lui  passe  par-dessus  la  tête.  C'était  juste  ce  qu'il 
fallait  à  son  tempérament.  Voilà  la  raison  de  cette  pro- 
digieuse popularité.  Et  puis  l'habileté  pratique  du  boo- 


108  CORRESPONDAKCE  DE  G.   FLAUBERT. 

homme!  Ses  gros  souliers  faisaient  valoir  sa  grosse 
gaieté.  Le  peuple  se  mirait  en  lui  depuis  l'âme  jus- 
qu'au costume. 

A  propos  de  Spinosa  (un  fort  grand  homme,  celui-là), 
tâchez  de  vous  procurer  sa  biographie  par  Boulainvil- 
liers.  Elle  est  dans  l'édition  latine  de  Leipsick.  Emile 
Saisset  a  traduit,  je  crois,  l'Éthique.  Il  faut  lire  cela. 
L'article  de  M.  Coignet,  dans  la  Revue  de  Paris,  était 
bien  insuffisant.  Oui,  il  faut  lire  Spinosa.  Les  gens 
qui  l'accusent  d'athéisme  sont  des  ânes.  Goethe  disait  : 
«  Quand  je  me  sens  troublé,  je  relis  l'Ethique.  »  Il  vous 
arrivera  peut-être,  comme  à  Gœthe,  d'être  calmée 
par  cette  grande  lecture.  J'ai  perdu,  il  y  a  dix  ans, 
l'homme  que  j'ai  le  plus  aimé  au  monde,  Alfred  Le- 
poittevin.  Dans  sa  maladie  dernière,  il  passait  ses 
nuits  à  lire  Spinosa. 

Je  n'ai  jamais  connu  personne  (et  je  connais  bien  du 
monde)  d'un  esprit  aussi  transcendantal  que  cet  ami, 
dont  je  vous  parle.  Nous  passions  quelquefois  six 
heures  de  suite  à  causer  métaphysique.  Nous  avons 
été  hautj  quelquefois,  je  vous  assure.  Depuis  qu'il  est 
mort,  je  ne  cause  plus  guère  avec  qui  que  ce  soit,  je 
bavarde  ou  je  me  tais.  Ah!  quelle  nécropole  que  le 
cœur  humain!  Pourquoi  aller  aux  cimetières?  Ouvrons 
nos  souvenirs,  que  de  tombeaux! 

Comment  s'est  passée  votre  jeunesse?  La  mienne  a 
été  fort  belle  intérieurement.  J'avais  des  enthou- 
siasmes que  je  ne  retrouve  plus,  hélas!  des  amis  qui 
sont  morls  ou  métamorphosés.  Une  grande  confiance 
en  moi,  des  bonds  d'âme  superbes,  quelque  chose 
d'impétueux  dans  toute  la  personne.  Je  rêvais  l'amour, 
la  gloire,  le  beau.  J'avais  le  cœur  large  comme  le 
monde  et  j'aspirais  tous  les  vents  du  ciel.  Et  puis,  peu 
à  peu,  je  me  suis  racorni,  usé,  flétri.  Ah  1  ie  n'accuse 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       109 

personne  que  moi-même!  Je  me  suis  abîmé  dans  des 
gymnastiques  sentimentales  insensées.  J'ai  pris  plaisir 
à  combattre  mes  sens  et  à  me  torturer  le  cœur.  J'ai 
repoussé  les  ivresses  humaines  qui  s'offraient.  Acharné 
contre  moi-même,  je  déracinais  l'homme  à  deux  mains, 
deux  mains  pleines  de  force  et  d'orgueil.  De  cet  arbre 
au  feuillage  verdoyant  je  voulais  faire  une  colonne 
toute  nue  pour  y  poser  tout  en  haut,  comme  sur  un 
autel,  je  ne  sais  quelle  flamme  céleste...  Voilà  pour- 
quoi je  me  trouve  à  trente-six  ans  si  vide  et  parfois  si 
fatigué!  Cette  mienne  histoire  que  je  vous  conte,  n'est- 
elle  pas  un  peu  la  vôtre? 

Écrivez-moi  de  très  longues  lettres.  Elles  sont  toutes 
charmantes,  au  sens  le  plus  intime  du  mot.  Je  ne 
m'étonne  pas  que  vous  ayez  obtenu  un  prix  de  style 
épistolaire.  Mais  le  public  ne  connaît  pas  ce  que  vous 
m'écrivez.  Que  dirait-il?  Gardez-moi  toujours  une 
bonne  place  dans  votre  cœur  et  croyez  bien  à  l'affec- 
tion très  vive  de  celui  qui  vous  baise  les  mains. 


A  Jules  Duplan. 


Non,  mon  bon  vieux  malgré  votre  conseil  je  ne  vais 
pas  abandonner  Garthage  pour  reprendre  Saint  An- 
toine, parce  que  je  ne  suis  plus  dans  ce  cercle  d'idées 
et  qu'il  faudrait  m'y  remettre,  ce  qui  n'est  pas  pour 
moi  une  petite  besogne.  Je  sais  bien  qu'au  point  de 
vue  de  la  critique  (mais  de  la  critique  seulement)  ce 
serait  habile  pour  la  dérouter;  mais,  du  moment  que 
j'écrirais  en  pensant  à  ces  drôles,  je  ne  ferais  plus  rien 
qui  vaille,  il  me  faudrait  rentrer  dans  la  peau  de  saint 
Antoine,  laquelle  est  plus  tatouée  et  plus  profonde  que 

10 


no      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

celle  de  Ghollet.  Je  suis  dans  Cartlmge  et  je  vais 
tâcher,  au  contraire,  de  m'y  enfoncer  le  plus  possible 
et  de  m'ex-haltcr. 

Saint  Antoine  est  d'ailleurs  un  livre  qu'il  ne  faut 
pas  rater.  Je  sais  maintenant  ce  qui  lui  manque,  à  sa- 
voir deux  choses  :  1°  le  plan  ;  2°  la  personnalité  de 
saint  Antoine.  J'y  arriverai.  Mais  il  me  faut  du  temps, 

du  temps!  D'ailleurs,  m pour  la  critique  !  Je  me 

f...  de  on  et  c'est  parce  que  je  m'en  suis  f...  que  la 
Bovary  mord  un  tantinet.  Que  l'on  me  confonde  tant 
que  l'on  voudra  avec  Barrière  et  le  jeune  Dumas,  cela 
ne  me  blesse  nullement,  pas  plus  que  les  prétendues 
fautes  de  français  relevées  par  ce  bon  M.  Deschamps. 
Seulement,  je  pria  Gleyre  d'inonder  Buloz  de  traits 
piquants. 

Bouilhet,  qui  pense  trop  au  public  et  qui  voudrait 
plaire  à  tout  le  monde  tout  en  restant  lui,  fait  si  bi^n 
qu'il  ne  fait  rien  du  tout.  Il  oscille,  il  flotte,  il  se 
ronge.  Il  m'écrit  de  sa  retraite  des  lettres  désespérées. 
Tout  cela  vient  de  son  irrémédiable  jea7i  f  outrer  ie.  Il 
ne  faut  jamais  penser  au  public,  pour  moi,  du  moins. 
Or  je  sens  que  si  je  me  mettaisà  Saint  Antoine  m.ain- 
tenant,  je  l'accommoderais  selon  les  besoins  de  la  cir- 
constance, ce  qui  est  un  vrai  moyen  de  chute.  Réflé- 
chissez à  cela,  mon  bon,  et  vous  verrez  que  je  ne  suis 
pas  si  entêté  que  j'en  ai  l'air.  Carihage  sera  d'ailleurs 
plus  amusant,  plus  compréhensible  et  me  donnera, 
j'espère,  une  autorité  qui  me  permettra  de  me  lâcher 
dans  Saint  Antoine.  Pensez-vous  à  couper  Candideen 
tableaux  pour  une  féerie?  Tâchez  d'avoir  fait  cette 
besogne  quand  vous  viendrez  ici. 

Et  Siraudin?  Qaid? 

Je  compatis  d'autant  mieux    à    vos   embêtements 


CORRESPONDÂ^XE   DE   G.    FLAUBERT.  ill 

financiers  que  je  suis  pour  le  moment  dans  une 
dèche  profonde. 

J'ai  dépensé  depuis  lel^janvierplusde  10,000  francs, 
ce  qui  est  trop  pour  un  mince  rentier  comme  moi  et 
j'ai  encore  mille  écus  de  dettes.  Aussi  vais-je  rester  à 
la  campagne  le  plus  longtemps  possible  ;  raison  d'éco- 
nomie, monsieur  !  raison  de  travail  aussi.  Je  me 
ficherais  de  ça  complètement  si  les  phrases  roulaient 
bien  !  Espérons  que  ça  va  venir. 

J'ai  reçu  l'article  Lima3^rac.  Quel  crétin  avec  son 
grand  écrivain  sur  le  trône  ! 

Lévy  m'a  écrit  qu'il  allait  faire  un  second  tirage  : 
voilà  15,000  exemplaires  de  vendus;  aZi^er;  30,000  francs 
qui  me  passent  sous  le  nez  !... 


A  Ernest  Feydeau. 


Mon  vieux, 

Tu  es  le  plus  charmant  mortel  que  je  connaisse,  et 
j'ai  eu  bien  raison  det'aimer  à  première  vue.  Voilà  ce 
que  j'ai  à  te  dire  d'abord  et  puis  que  je  suis  un  serin, 
un  chien  hargneux,  un  individu  désagréable  et  ré- 
barbatif, etc.,  etc. 

Oui,  la  littérature  m'embête  au  suprême  degré  ! 
Mais  ce  n'est  pas  ma  faute  ;  elle  est  devenue  chez  moi 
une  vérole  constitutionnelle  ;  il  n'y  a  pas  moyen  de 
s'en  débarrasser.  Je  suis  abruti  d'art  et  d'esthétique  et 
il  m'est  impossible  de  vivre  un  jour  sans  quitter  celte 
incurable  plaie,  qui  me  ronge. 

Je  n'ai  (si  tu  veux  savoir  mon  opinion  intime  et 
franche)  rien  écrit  qui  me  satisfasse  pleinement.  J'ai 


112  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

en  moi  et  très  net,  il  me  semble,  un  idéal  (pardon  du 
mot)  un  idéal  de  style,  dont  la  poursuite  me  fait  hale- 
ter sans  trêve.  Aussi  le  désespoir  est  mon  état  nor- 
mal. Il  faut  une  violente  distraction  pour  m'en  sortir. 
Et  puis,  je  ne  suis  pas  naturellement  gai.  Bas  bouffon 
et  obscène  tant  que  tu  voudras,  mais  lugubre  nonobs- 
tant. Bref  la  vie  m'em...  cordialement.  Voilà  ma 
profession  de  foi. 

Depuis  six  semaines,  je  recule  comme  un  lâche 
devant  Carthage.  J'accumule  notes  sur  notes,  livres 
sur  livres,  car  je  ne  me  sens  pas  en  train.  Je  ne  vois 
pas  nettement  mon  objectif.  Pour  qu'un  livre  sue  la 
vérité,  il  faut  être  bourré  de  son  sujet  jusque  par-des- 
sus les  oreilles.  Alors  la  couleur  vient  tout  naturelle- 
ment, comme  un  résultat  fatal  et  comme  une  floraison 
de  l'idée  même. 

Actuellement,  je  suis  perdu  dans  Pline  que  je  rejis 
pour  la  seconde  fois^e  ma  \ie  d'un  bout  à  l'autre.  J'ai 
encore  diversesrecherches  à  faire  dans  Athénée  et  dans 
Xénophon,  de  plus  cinq  ou  six  mémoires  dans  l'Aca- 
démie des  Inscriptions.  Et  puis,  ma  foi,  je  crois  que  ce 
sera  tout  !  Alors,  je  ruminerai  mon  pian  qui  est  fait  et 
je  m'y  mettrai  1  Et  les  affres  de  la  phrase  commence- 
ront, les  supplices  de  l'assonance,  les  tortures  de  la 
période  I  Je  suerai  et  n  e  retournerai  (comme  Guati- 
mozin)  sur  mes  métaphores. 

Les  métaphores  m'inquiètent  peu;  à  vrai  dire  (il  n'y 
en  aura  que  trop),  mais  ce  qui  me  turlupine,  c'est  le 
côté  psychologique  de  mon  histoire. 

Mais  parlons  de  Ta  Seigneurie.  Viens  ici,  mon 
vieux,  quand  tu  voudras,  tu  me  feras  toujours  grand 
plaisir.  Seulement,  je  te  pi'éviens  que  :  1°  tout  le  mois 
de  septembre,  nous  aurons  des  parents  de  Cham- 
pagne ;  2°  j'attends  dans  ce  mois-ci  un  jouvencel  que 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      113 

tu  ne  connais  pas  ;  mais  il  sera  venu  et  parti  d'ici 
avant  le  22,  époque  où  tu  te  proposes  d'embrasser  ton 
oncle.  Voilà.  Et  puis,  mon  jeune  homme,  j'espère  que 
tu  me  laisseras  dormir  le  matin,  et  tu  ne  me  feras  pas 
trop  promener,  hein? 

Amène  Théo,  s'il  peut  venir,  à  moins  que  tu  ne  pré- 
fères venir  seul  ! 

Tout  ce  que  je  pense  de  mal  sur  VÉté  (dont  je  pense 
en  môme  temps  beaucoup  de  bien)  se  résume  en  ceci  : 
Il  me  semble  qu'on  y  voit  trop  le  parli  pris,  l'intention, 
l'artiste  se  sent  derrière  la  toile?  Je  dis  peut-être  une 
bêtise?  Mais  je  t'expliquerai  carrément  ce  que  je  sens, 
sur  le  papier  lui-même.  Console-toi  cependant.  La 
chose  (dans  mon  idéej  est  très  réparable  et  le  volume 
n'y  perdra  rien. 

Quand  tu  verras  Paul  Meurice,  demande-lui  s'il  a 
envoyé  mon  volume  au  père  Hugo  ? 

As-tu  converti  Alexandre  Dumas  fils  au  culte  de 
l'art  pur?  Si  cela  est,  je  te  déclare  un  grand  orateur  et 
surtout  un  grand  magicien. 


A  Jules  Duplan. 

■     1857. 

Vous  êtes  un  brave  de  m'envoyer  ainsi  ce  que  Ton 
publie  sur  moi,  mais  je  demande  que  vos  envois  soient 
accompagnés  de  lettres  plus  longues,  mon  cher  ami. 

Avez-vous  lu  le  ré-éreinlement  de  la  Revue  des  Deux- 
Mondes,  numéro  du  15  courant,  signé  Deschamps. 
Ils  y  tiennent,  ils  écument  !  Est-ce  bête?  Pourquoi 
tout  cela?  Que  dit  le  grand  pontife  Planche?  D'où  vient 
l'acharnement  de  Buloz   contre    votre  ami  ?  Pont- 

10. 


11-4  CORRESPO>DÂ>CE   DE   G.    FLAUBERT. 

marlin  et  Limayrac  n'ont-ils  pas  écrit  sur  et  contre 
moi? 

Je  suis  présentement  échiné  par  des  lectures  pu- 
niques. Je  viens  de  m'ingurgiterde  suite  les  dix-sept 
chants  de  Silius  Italiens,  pour  y  découvrir  quelques 
traits  de  mœurs.  Ouf  !  j'en  ai  bien  encore  pour  deux 
jolis  mois  de  préparation.  Je  suis  bien  inquiet,  mon 
bon,  et  mon  supplice  n'est  pas  encore  commencé. 

Adieu,  mon  cher  vieux,  je  vous  embrasse.  Conti- 
nuez à  m'envoyer  ce  qui  paraît,  cela  me  divertit. 


A  M"'  Leroyer  de  Chantepie. 

Samedi  12  décembre  1857. 

Je  ne  veux  pas  partir  pour  Paris  avant  de  vous 
écrire,  chère  demoiselle.  Car  ne  croyez  pas  que  votre 
correspondance  ne  me  soit  très  précieuse.  J'y  tiens 
essentiellement  et  ne  voudrais  point  qu'elle  fût  inter- 
rompue. 

J'ai  été  assez  mal  depuis  ma  dernière  lettre.  J'ai 
entrepris  un  maudit  travail  où  je  ne  vois  que  du  feu 
et  qui  me  désespère.  Je  sens  que  je  suis  dons  le  faux, 
comprenez- vous  ?  et  que  mes  personnages  n'ont  pas 
dû  parler  comme  cela.  Ce  n'est  pas  une  petite  ambition 
que  de  vouloir  entrer  dans  le  cœur  des  hommes, 
quand  ceshommes  vivaient  il  y  aplus  de  deux  mille  ans 
et  dans  une  civilisation  qui  n'a  rien  d'analogue  avec  la 
nôtre.  J'entrevois  la  vérité,  mais  elle  ne  me  pénètre 
pas,  l'émotion  me  manque.  La  vie,  le  mouvement, 
sont  ce  qui  fait  qu'on  s'écrie  :  C'est  cela,  bien  qu'on 
n'ait  jamais  vu  les  modèles;  et  je  bâille,  j'attends,  je 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      115 

rêvasse  dans  le  vide  et  je  me  dépile.  J'ai  ainsi  passé 
par  de  tristes  périodes  dans  ma  vie,  par  des  moments 
où  je  n'avais  pas  une  brise  dans  ma  voile.  L'esprit  se 
repose  dans  ces  moments-là!  Mais  voilà  bien  long- 
temps que  ça  dure!  N'importe,  il  faut  prendre  son  mal 
en  patience,  se  rappeler  les  bons  jours  et  les  espérer 
encore. 

Ce  que  vous  me  dites  de  Déranger  est  bien  ce  que 
j'en  pense!  Mais,  à  ce- propos,  pour  qui  me  prenez- 
vous  ?  Croyez-vous  que  je  regarde  plutôt  à  la  chaus- 
sure qu'au  pied,  et  au  vêtement  qu'à  l'âme?  «  Mes 
goùls  aristocratiques  »  me  font  sentir  et  aimer  tout  ce 
qui  est  beau,  à  travers  tout,  soj'ez-en  sûre.  Il  y  a  une 
locution  laline  qui  dit  à  peu  près  :  «  Ramasst  r  un 
denier  dans  l'ordure  avec  ses  dents.  »  On  appliquait 
cette  figure  de  rhétorique  aux  avares.  Je  suis  comme 
eux,  je  ne  m'arrête  à  rien  pour  trouver  l'or.  Et  d'abord, 
je  ne  crois  jjas  h  tout  ce  que  vous  m'écrivez  de  défavo- 
rable sur  votre  compte.  D'ailleurs,  quand  ce  serait,  je 
ne  vous  en  aime  pas  moins. 

Ne  me  placez  pas  non  plus  si  haut  (dans  la  sphère 
impassible  des  esprits).  J'ai  au  contraire  beaucoup 
aimé  dans  ma  vie  et  on  ne  m'a  jamais  trahi;  je  n'ai  à 
importuner  la  Providence  d'aucune  plainte.  Mais  les 
choses  se  sont  usées  d'elles-mêmes.  Les  gens  ont 
changé  et  moi  je  ne  changeais  pas  !  Mais  à  présent, 
je  fais  comme  les  choses.  Je  vais  chaque  jour  me 
détériorant  et  la  confiance  en  moi,  l'orgueil  de  l'idée, 
le  sentiment  d'une  force  vague  et  immense  que  l'on 
respire  avec  l'air,  tout  cela  décline  peu  à  peu. 

C'est  ce  soir  que  je  prends  36  ans.  Je  me  rappelle 
plusieurs  de  mes  anniversaires.  Il  y  a  aujourd'hui 
huit  ans,  je  revenais  de  Memphis  au  Caire,  après  avoir 
couché  aux  Pyramides.  J'entends  encore  d'ici  hurler 


116      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

les  chacals  et  les  coups  du  vent  qui  secouait  ma 
tente. 

J'ai  l'idée  que  je  retournerai  plus  tard  en  Orient, 
que  j'y  resterai  et  que  j'y  mourrai.  J'ai  d'ailleurs,  à 
Beyrouth,  une  maison  toute  prête  à  me  recevoir. 
Mais  je  n'en  finirais  plus  si  je  me  mettais  à  vous  par- 
ler des  pays  du  soleil.  Ce  serait  trop  long.  Causons 
d'autre  chose. 

Voilà  plusieurs  fois  que  vous  me  parlez  de  Jean 
Reynaud  ;  je  trouve,  comme  vous,  son  livre  un  fort 
beau  livre.  Seulement,  il  a  fait  son  théologien  bien 
complaisant.  La  forme  dialoguée  est  mauvaise.  Elle 
était  peut-être  même  impossible.  Je  trouve  le  tout  un 
peu  long.  Quant  à  son  explication  des  peines  et  des 
récompenses,  c'est  une  explication  comme  une  autre, 
c'est-à-dire  qu'elle  n'explique  rien.  Qu'est-ce  qu'un 
châtiment  dont  n'a  pas  conscience  l'être  châtié  ?_Si 
nous  ne  nous  rappelons  rien  des  existences  anté- 
rieures, à  quoi  bon  nous  en  punir?  Quelle  moralité 
peut-il  sortir  d'une  peine  dont  nous  ne  voyons  pas  le 
sens? 

Avez-vous  lu  les  Etudes  d'histoire  religieuse  de 
Renan  ?  Procurez-vous  ce  livre,  il  vous  intéressera. 

Pourquoi  ne  donnez-vous  pas  cours,  sur  le  papier, 
à  vos  idées  ?  Ecrivez  donc  !  quand  ce  ne  serait  que 
pour  votre  santé  physique. 

Vous  me  dites  que  je  fais  trop  attention  à  la  formo. 
Hélas  I  c'est  comme  le  corps  et  l'âme,  la  forme  et 
l'idée  ;  pour  moi,  c'est  tout  un  et  je  ne  sais  pas  ce 
qu'est  l'un  sans  l'autre.  Plus  une  idée  est  belle,  pius  la 
phrase  est  sonore,  soyez-en  sûre.  La  précision  de  la 
pensée  fait  (et  est  elle-même)  celle  du  mot. 

Si  je  ne  peux  rien  aligner  maintenant,  si  tout  ce  que 
j'écris  est  vide  et  plat,  c'est  que  je  ne  palpite  pas  du 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       117 

sentiment  de  mes  héros,  voilà.  Les  mots  sublimes 
(que  l'on  rapporte  dans  les  histoires)  ont  été  dits  sou- 
vent par  des  simples.  Ce  qui  n'est  nullement  un  argu- 
ment contre  l'art,  au  contraire,  car  ils  avaient  ce  qui 
fait  l'art  même,  à  savoir  la  pensée  concrétée.  Un  sen- 
timent quelconque,  violent  y  et  arrivé  à  son  dernier  état 
d'idéal.  «  Si  vous  aviez  la  foi,  vous  remueriez  des 
montagnes  »  est  aussi  le  principe  du  beau.  Ce  qui 
peut  se  traduire  plus  prosaïquement  :  «  Si  vous  saviez 
précisément  ce  que  vous  voulez  dire,  vous  le  diriez 
bien.  »  Aussi  n'est-il  pas  très  difficile  de  parler  de  soi 
mais  des  autres  ! 

Eh  bien  !  je  crois  que  jusqu'à  présent  on  a  fort  peu 
parlé  des  autres.  Le  roman  n'a  été  que  l'exposition  de  la 
personnalité  de  l'auteur  et,  je  dirai  plus,  toute  la  littéra- 
ture en  général,  sauf  deux  ou  trois  hommes  peut-être. 
Il  faut  pourtant  que  les  sciences  morales  prennent  une 
autre  route  et  qu'elles  procèdent  comme  les  sciences 
physiques,  par  l'impartialité.  Le  poète  est  tenu  main- 
tenant d'avoir  de  la  sympathie  pour  tout  et  pour  tous^ 
afin  de  les  comprendre  et  de  les  décrire.  Nous  man- 
quons de  science,  avant  tout  ;  nous  pataugeons  dans 
une  barbarie  de  sauvages  :  la  philosophie  telle 
qu'on  la  fait  et  la  rehgion  telle  qu'elle  subsiste  sont 
des  verres  de  couleurs  qui  empêchent  de  voir  clair 
parce  que  :  1°  on  a  d'avance  un  parti  pris  ;  2°  parce 
qu'on  s'inquiète  du  pourquoi  avant  de  connaître  le 
comment;  et  3"  parce  que  l'homme  rapporte  tout  à  soi. 
«  Le  soleil  est  fait  pour  éclairer  la  terre.  »  On  en  est 
encore  là. 

Je  n'ai  que  la  place  de  vous  serrer  les  mains  bien 
affectueusement. 


118      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  la  même. 


Paris,  23  janvier  1858. 

Si  j'ai  tant  tardé  à  vous  répondre,  chère  correspon- 
dante, c'est  que  j'ai  été  pendant  trois  semaines  forte- 
ment indisposé.  Moi  qui  avais  jusqu'à  présent  une 
constitution  d'airain  et  à  qui  rien  ne  faisait,  je  viens 
d'attraper  une  grippe  des  plus  violentes  avec  accom- 
pagnement de  maux  d'estomac,  etc. ,  mais,  Dieu  merci  ! 
cela  est  terminé. 

J'avais  été  dans  les  premiers  temps  de  mon  arrivée 
à  Paris  sottement  occupé  par  des  affaires  de  théâtre. 
On  voulait  faire  une  pièce  avec  la  Bovary.  La  Porte 
Saint-Martin  m'offrait  des  conditions  extrêmement 
avantageuses,  pécuniairement  parlant.  Il  s'agissait  de 
donner  mon  titre  seulement  et  je  touchais  la  moitié 
des  droits  d'auteur.  On  eût  fait  bâcler  la  chose  par  un 
faiseur  en  renom,  Dennery  ou  quelqu'autre.  xMais  ce 
tripotage  d'art  et  d'écus  m'a  semblé  peu  convenable. 
J'ai  tout  refusé  net  et  je  suis  rentré  dans  ma  tanière. 
Quand  je  ferai  du  théâtre,  j'y  entrerai  par  la  grande 
porte,  autrement  non.  Et  puis  on  a  assez  parlé  de  la 
Bovary,  je  commencée  en  être  las.  D'ailleurs  elle  est 
déjà  sur  deux  théâtres.  Elle  figure  dans  la  Revue  des 
Variétés  et  dans  ia  Revue  du  Palais-Royal  ;  deux  tur- 
pitudes, c'est  bien  suffisant!  Loin  de  vouloir  exploiter 
mon  succès  comme  on  me  le  conseillait,  je  fais  tout  au 
monde  pour -qu'il  ne  recommence  pas!  Le  livre  que 
j'écris  maintenant  sera  tellement  loin  des  mœurs  mo- 
dernes qu'aucune  ressemblance  entre  mes  héros  et  les 
lecteurs  n'étant  possible,  il  intéressera  fort  peu.  On 


CORRESPOiSDAiSCE   DE   G.    FLAUBERT.  119 

n'y  verra  aucune  observation,  rien  de  ce  qu'on  aime, 
généralement.  Ce  sera  de  l'art,  de  l'art  pur  et  pas 
auire  chose. 

Je  ne  sais  rien  d'une  exécution  plus  difficile.  Les 
gens  du  métier  qui  connaissent  mes  intentions  sont 
effrayés  de  la  tentative.  Je  puis  me  couvrir  de  ridicule 
pour  le  reste  de  mes  jours.  Quand  sera-ce  fini  ?  Je 
l'ignore.  J'ai  été  depuis  cinq  mois  dans  un  état  moral 
déplorable  et  si  j'allais  toujours  de  ce  train-là,  la  chose 
ne  serait  pas  terminée  dans  vingt  ans. 

Il  faut  absolument  que  je  fasse  un  voyage  en  Afrique. 
Aussi,  vers  la  fin  de  mars  je  retournerai  au  pays  des 
dattes.  J'en  suis  déjà  tout  heureux  1  Je  vais  de  nouveau 
vivre  à  cheval  et  dormir  sous  la  tente.  Quelle  bonne 
bouffée  d'air  je  humerai  en  montant  à  Marseille  sur  le 
bateau  à  vapeur  !  Ce  voyage  du  reste  sera  court.  J'ai 
seulement  besoin  d'aller  à  Kheff  (à  trente  lieues  de 
Tunis)  et  de  me  promener  aux  environs  de  Carthage 
dans  un  rayon  d'une  vingtaine  de  Heues  pour  connaître 
à  fond  les  paysages  que  je  prétends  décrire.  Mon  plan 
est  fait  et  je  suis  au  tiers  du  second  chapitre.  Le  livre 
en  aura  quinze.  Vous  voyez  que  je  suis  bien  peu 
avancé.  En  admettant  toutes  les  chances,  je  ne  puis 
avoir  fini  avant  deux  ans. 

Permettez-moi  de  vous  dire  que  j'ai  eu  un  moment 
de  gaîté  ce  matin,  en  lisant  une  phrase  de  votre  lettre. 
Moi,  «  un  homme  du  boulevard,  un  homme  à  la  mode, 
recherché  ».  Je  vous  jure  qu'il  n'en  est  rien  du  tout  et 
si  vous  me  voyiez,  vous  en  seriez  bien  vite  convaincue. 
Je  suis  au  contraire  ce  quon  appelle  un  ours.  Je  vis 
comme  un  moine  ;  quelquefois  (même  à  Paris)  je  reste 
huit  jours  sans  sortir.  Je  suis  en  bonnes  relations  avec 
beaucoup  d'artistes,  mais  je  n'en  fréquente  qu'un  pe- 
tit nombre.  Voilà  quatre  ans  que  je  n'ai  mis  le  pied  à 


120      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

l'Opéra.  J'avais  l'année  dernière  mes  entrées  à  l'Opéra- 
Gomique  où  je  n'ai  pas  été  une  fois.  La  même  faveur 
m'est  accordée  cet  hiver  à  la  Porte  Saint-Martin,  et  je 
n'ai  pas  encore  usé  de  la  permission.  Quant  à  ce  qu'on 
nomme  le  monde,  jamais  je  n'y  vais.  Je  ne  sais  ni  dan- 
ser, ni  valser,  ni  jouer  à  aucun  jeu  de  cartes,  ni  même 
faire  la  conversation  dans  un  salon,  car  tout  ce  qu'on 
y  débite  me  semble  inepte  !  Qui  diable  a  pu  vous  ren- 
seigner si  mal  ! 

Je  ne  connais  sur  la  guerre  de  Trente-Ans  que  l'his- 
toire de  Schiller.  Mais  je  verrai  cette  semaine  mon 
ami  Ghéruel  qui  est  professeur  d'histoire  à  la  Sorbonne; 
je  ferai  votre  commission.  On  a  publié  dans  les  Ma- 
nuels Roret  le  Manuel  du  bibliophile.  11  est  probable 
que  vous  trouverez  là  une  liste  de  livres.  Dans  Sis- 
mondi,  histoire  des  Français,  aux  volumes  sur 
Louis  XIII  et  Louis  XIV,  vous  trouverez  dans  les  notes 
des  indications  bibliographiques.  Car  la  grande  his- 
toire de  Sismondi  n'est  que  le  résumé  de  tout  ce  qui  a 
été  publié.  Il  ne  s'est  pas  servi  des  sources  manus- 
crites. 

Gomme  j'ai  été  attendri  de  ce  que  vous  me  dites  sur 
cette  dernière  étoile  que  vous  regardez  dans  la  nuit!  Je 
crois  vous  comprendre  et  vous  aimer  bien  affectueuse- 
ment. 

Je  vous  baise  les  deux  mains. 


A  la  même. 

Paris,  1°'  mars  1858. 

Voici,  chère  demoiselle,    l'indication   de  quelques 
livres  relatifs  à  la  guerre  de  Trente- Ans.  Je  vous  de- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       121 

mande  bien  pardon  de  ne  pas  vous  Tavoir  envoyée 
plus  vite. 

Mémoires  de  Richelieu. 

—  de  Monglat. 

—  du  maréchal  de  Grammont. 

—  du  maréchal  d'Estrées. 

—  de  Montrésor. 

Lelaboureur.  Histoire  du  maréchal  de  Gaibriant. 

Sarrasin.  Histoire  de  Waldstein. 

Aubry.  Histoire  de  Richelieu,. 

—  Histoire  de  Mazarin. 

Bougeant.        Histoire  des  guerres  et  des  négocia- 
tions qui  ont  précédé    la   paix    de   Westphalie 
sous   le   ministère  de  Richelieu  et  de  Mazarin, 
4  vol.  in-12,  1740. 
Pons.  Résumé  de  la  guerre  de  Trente-Ans, 

1  vol. 
Papiers  de  Richelieu,   2  vol.  in-4,   publication  du 
gouvernement. 

Les  sources  allemandes  sont  nombreuses,  mais  en 
voilà  assez  pour  vous  occuper  pendant  quelque  temps. 
Lancez-vous  dans  ce  travail  à  corps  perdu,  lisez  et 
annotez  le  plus  qu'il  vous  sera  possible.  Vous  vous  en 
trouverez  mieux^  moralement  parlant.  Notre  âme  est 
une  bête  féroce;  toujours  affamée  il  faut  la  gorger  jus- 
qu'à la  gueule  pour  qu'elle  ne  se  jette  pas  sur  nous. 
Rien  n'apaise  plus  qu'un  long  travail.  L'érudition 
est  chose  rafraîchissante.  Combien  je  regrette  souvent 
de  n'être  pas  un  savant,  et  comme  j'envie  ces  calmes 
existences  passées  à  étudier  des  pattes  de  mouche,  des 
étoiles  ou  des  fleurs. 

Il 


12-2  CORRfiSPONDAKCE  DE  G.   FLAUBERT. 

Faites  Be  grandes  lectures,  tout  est  là.  Je  vous  le 
répète  encore. 

Quant  à  moi,  je  ne  fais  rien  du  tout.  Mon  hiver  a  été 
horriblement  gâché  et  de  la  plus  sotte  façon.  J'ai  eu 
des  affaires,  j'ai  eu  la  grippe,  j'ai  eu  des  malades  au- 
tour de  moi.  Je  me  suis  iy;êlé  des  embarras  d'un  ami 
que  j'ai  tirés  à  clair.  Voilà  bientôt  deux  mois  que  je 
m'occupe  d'une  pièce  acceptée  à  trois  théâtres,  re- 
fusée, reprise,  etc.  J'ai  navigué,  en  un  mot,  dans  une 
foule  de  turpitudes  et  d'ennuis.  Mais  enfin,  depuis 
jeudi  dernier,  tout  est  terminé.  Le  roman  surCarthage 
a  bien  peu  avancé  pendant  tout  ce  temps -là,  et  je  vais 
encore  l'interrompre,  car  les  préparatifs  de  mon 
voyage  vont  commencer.  Je  vous  écrirai  avant  de 
m'embarquer  et  au  retour. 

J'ai  entrepris  une  chose  bien  difficile,  mais  il  n*y  a 
plus  à  reculer,  il  faut  la  continuer  !  J'ai  peur  d'avoir 
eu  les  yeux  plus  grands  que  le  ventre  ! 

Lisez  donc  un  livre  qui  vous  plaira  beaucoup  : 
VEssai  sur  la  Récolution  française  de  Lanfrey.  Il  y  a 
aussi  du  même  auteur  «  l'Eglise  et  les  philosophes  au 
XVIIP  siècle  »  dont  je  vous  engage  à  prendre  connais- 
sance. Gela  est  fait  dans  un  esprit  libéral  très  large  et 
très  juste. 

Voilà  le  printemps  qui  va  revenir  !  Vous  vous  trou- 
verez mieux  aux  premiers  rayons  de  soleil,  pauvre 
chère  âme  endolorie!  Je  penserai  à  vous  sur  la  plage 
d'Afrique.  Mais  en  attendant  je  vous  envoie  mille 
bonnes  tendresses. 


CORRESPONDANCE   DE   G.    FLAUBERT. 


A  M^""  Roger  des  Genettes 


Oui  !  encore  séparés  !  Encore  une  fois  sur  les  mers, 
comme  dit  Child-Harold  !  Décidément  ma  vie,  qui  est 
pleine  de  noblesse,  n'est  pas  rembourrée  de  douceurs. 
Je  vis  comme  un  chien  ou  comme  un  saint!  Enfin  !... 
Je  ne  vous  connais  pas  ;  vous  ne  savez  pas  ce  que  je 
donnerais  pour  vivre  avec  vous  pendant  deux  jours, 
seuls,  entièrement  seuls  !  Il  y  a  mille  choses  qui  me 
viendraient  et  qui  vous  viendraient.  Nous  ne  nous 
sommes  pas  tout  dit.  Il  me  semble  que  nous  sommes 
deux  ombres  courant  l'une  après  l'autre,  tandis  que 
nous  pourrions  devenir  deux  êtres  se  confondant. 

Je  vous  plains  de  la  mort  de  votre  amie.  Ça  n'est 
pas  gai  de  perdre  les  gens  qu'on  aime.  En  ai-je  déjà 
enseveli,  moi  !  J'ai  fait  souvent  la  «  veillée  »  ;  l'homme 
que  j'ai  le  plus  aimé  m'est  resté  à  demi  dans  les 
mains.  Quand  une  fois  on  a  baisé  un  cadavre  au  front, 
il  vous  en  reste  toujours  sur  les  lèvres  quelque  chose, 
une  amertume  infinie,  un  arrière-goût  de  néant  que 
rien  n'efîace.  Il  faut  regarder  les  étoiles  et  dire  :  «  J'i- 
rai peut-être  ».  Mais  la  manière  dont  parlent  de  Dieu 
toutes  les  religions  me  révolte,  tant  elles  le  traitent 
avec  certitude,  légèreté  et  familiarité.  Les  prêtres  sur- 
tout, qui  ont  toujours  ce  nom-là  à  la  bouche,  m'a- 
gacent. C'est  une  espèce  d'éternuement  qui  leur  est 
habituel  :  la  bonté  de  Dieu,  la  colère  de  Lieii^  offenser 
Dieu,  voilà  leurs  mots.  C'est  le  considérer  comme  un 
homme  et,  qui  pis  est,  comme  un  bourgeois.  On  s"a- 
charne  encore  à  le  décorer  d'attributs,  comme  les 
sauvages  mettent  des  plumes  sur  leur  fétiche.  Les  uns 


424      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

peignent  l'infini  en  bleu,  les  autres  en  noir.  Canni- 
bales que  tout  cela.  Nous  en  sommes  encore  à  brouter 
de  l'herbe  et  à  marcher  à  quatre  pattes,  malgré  les 
ballons.  L'idée  que  l'humanité  se  fait  de  Dieu  ne  dé- 
passe pas  celle  d'un  monarque  oriental  entouré  de  sa 
cour.  L'idée  religieuse  est  donc  en  retard  de  plusieurs 
siècles  sur  l'idée  sociale,  et  il  y  a  des  tas  de  farceurs 
qui  font  semblant  de  se  pâmer  d'admiration  là- 
devant. 


A  M"'  Leroyer  de  Chantepie. 

6  avril  i858. 

Je  ne  veux  pas  m'embarquer  avant  de  vous  dire  un 
petit  adieu,  chère  correspondante.  Dans  huit  jours  je 
serai  à  Marseille,  dans  quinze  à  Gonstantine  et  trois 
jours  après  à  Tunis.  Malgré  le  plaisir  profond  que  me 
donne  l'idée  de  prendre  l'air,  j'ai  le  cœur  un  peu  gros, 
mais  il  faut  avant  tout  faire  son  métier,  suivre  la  vo- 
cation, remplir  son  devoir  en  un  mot.  Je  n'ai  jusqu'à 
ce  moment  aucune  faiblesse  à  me  reprocher  et  je  ne 
me  passe  rien.  Or,  il  faut  que  je  parte  ;  j'ai  même  trop 
tardé,  tout  mon  hiver  a  été  perdu  par  les  plus  sottes 
affaires  du  monde,  sans  compter  les  maladies  que  j'ai 
eues  autour  de  moi.  La  plus  grave  a  été  celle  de  ma 
mère  assez  sérieusement  atteinte  d'une  pleurésie  qui 
m'a  donné  des  inquiétudes.  Mais  elle  va  mieux,  Dieu 
merci  !  Gomme  nous  souffrons  par  nos  affections  !  Il 
n'est  pas  d'amour  qui  ne  soit  parfois  aussi  lourd  à 
porter  qu'une  haine  !  On  sent  cela  quand  on  va  se 
mettre  en  voyage  surtout  : 

Voilà  la  quatrième  fois  que  je  vais  me  retrouver  à 
Marseille  et,  cette  fois-ci,  je  serai  seul,  absolument 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       125 

seul.  Le  cercle  s'est  rétréci.  Les  réflexions  que  je  fai- 
sais en  1849,  lorsque  je  me  suis  embarqué  pour  l'E- 
gypte, je  vais  les  refaire  dans  quelques  jours  en  fou- 
lant les  mêmes  pavés.  Notre  vie  tourne  ainsi, 
continuellement  dans  la  même  série  de  misères, 
comme  un  écureuil  dans  une  cage,  et  nous  haletons  à 
chaque  degré: 

N'importe  ;  il  ne  faut  pas  rétrécir  sa  vie,  ni  son  cœur 
non  plus.  Acceptons  tout  !  Absorbons  tout. 

Ce  que  vous  me  dites  de  vos  sensations  en  revenant 
du  théâtre,  la  nuit,  dans  les  rues  de  votre  ville,  m'a  pé- 
nétré comme  une  pluie  fine.  Je  crois  vous  comprendre, 
chère  âme  endolorie!  et  il  me  semble  que  si  je  vivais 
avec  vous  je  vous  guérirais.  C'est  sans  doute  de  l'a- 
mour-propre.  Mais  je  sens  que  je  vous  serais  utile. 

Quant  à  vous  trouver  dans  un  journal  un  travail 
régulier,  c'est  impossible,  par  la  raison  qu'ils  n'en 
publient  aucun.  Si  vous  saviez  les  masses  d'articles 
enfouies  dans  les  cartons  et  qu'on  ne  lit  même  pas! 
Tout,  hélas  1  se  fait  comme  des  bottes,  sur  commande! 
Il  y  a  seulement  dans  les  journaux  prétendus  sérieux 
un  homme  qui  fait  à  la  brassée  et  tant  bien  que  mal  la 
critique  des  livres  :  1°  pour  les  éreinter  si  les  susdits 
ouvrages  sont  antipathiques  au  journal  ou  à  quelqu'un 
des  rédacteurs  ;  et  2°  pour  les  pousser  toujours  sur  la 
recommandation  de  quelqu'un.  Voilà  la  règle,  le  reste 
est  l'exception.  Restent  les  traductions  et  la  cuisine 
des  nouvelles  et  des  réclames. 

Mais  pour  écrire  dans  un  journal  de  Paris,  il  faut  être 
à  Paris.  On  peut  cependant,  et  cela  se  fait  tous  les 
jours,  envoyer  des  nouvelles  ou  des  romans  II  y  a 
maintenant  grande  disette  de  celte  denrée  ;  faites-en,  on 
vous  les  placera.  Je  les  présenterai  si  vous  voulez  à 
la  Presse  ou  au  Moniteur. 

11. 


126      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  Louis  Bouilhet. 

Minuit,  25  avril  1S58. 

Nuit  de  vendredi  à  samedi  à  bord  de  VHermus  par 
le  travers  du  cap  Nègre  et  du  cap  Sérat.  Lditude 
37  10,  longitude  6^50  (prends  la  carte  et  tu  trouveras 

où  je  suis!!!). 

Mon  vieux, 

La  nuit  est  belle.  La  mer  plate  comme  un  lac  d'huile. 
Cette  vieille  Tanit  brille,  la  machine  souffle,  le  capi- 
taine à  côté  de  moi  fume  sur  son  divan,  le  pont  est 
encombré  d'Arabes  qui  vont  à  la  Mecque,  cachés  dons 
leurs  burnous  blancs,  la  figure  voilée  et  les  pieds  nus; 
ils  ressemblent  à  des  cadavres  dans  leurs  linceuls.  Nous 
avons  aussi  des  femmes  avec  leurs  enfants.  Tout  cela, 
pêle-mêle,  dort  ou  dégueule  mélancoliquement  et  le 
rivage  de  la  Tunisie  que  nous  côtoyons  apparaît  dans 
la  brume.  Nous  serons  demain  matin  à  Tunis;  je  ne 
vais  pas  me  coucher  afin  de  posséder  une  belle  nuit 
complète.  D'ailleurs  l'impatience  que  j'ai  de  voirCar- 
thage  m'empêcherait  de  dormir. 

Depuis  Paris  jusqu'à  Gonstantine,  c'est-à-dire  depuis 
lundi  jusqu'à  dimanche,  je  n'ai  pas  échangé  quatre 
paroles.  Mais  nous  avons  pris  à  Philippeville  des 
compagnons  assez  aimables  et  je  me  livre  à  bord  à 
des  conversations  passablement  philosophiques  et  très 
indécentes. 

J'ai  revu  à  Marseille  la  fameuse  maison  où,  il  y  a  dix 
ans!  j'ai  connu  M"^  Foucaud.  Tout  y  est  changé!  Le 
rez-de-chaussée  qui  était  un  salon  est  maintenant  un 


CORRESPONDA^'CE  DE  G.  FLAUBERT.       127 

bazar  et  il  y  a  au  premier  un  perruquier-coiffeur.  J'ai 
été  par  deux  fois  m'y  faire  faire  la  barbe.  Je  t'épargne 
les  commentaires  et  le 5  réflexions  chateaiibrianesques 
sur  la  fuite  des  jours,  la  chute  des  feuilles  et  celle  des 
cheveux.  N'importe;  il  y  avait  longtemps  que  je  n'avais 
si  profondément  pensé  ou  senti,  je  ne  sais.  Philoxène 
dirait  :  «  J'ai  relu  les  pierres  de  l'escalier  et  les  murs 
de  la  maison.   » 

Je  me  suis  trouvé  extrêmement  seul  à  Marseille 
pendant  deux  jours.  J'ai  été  au:  musée,  au  spectacle. 
J'ai  visité  les  vieux  quartiers;  j'ai  fumé  dans  les  cabarets 
écartés,  au  milieu  des  matelots,  en  regardant  la  mer. 

La  seule  chose  importante  que  j'aie  vue  jusqu'à  pré- 
sent, c'est  Gonstantine,  le  pays  de  Jugurtha.  Il  y  a  un 
ravin  démesuré  qui  entoure  la  ville.  C'est  une  chose 
formidable  et  qui  donne  le  vertige.  Je  me  suis  promené 
au-dessus  à  pied  et  dedans  à  cheval.  C'était  l'heure  où 
sur  le  boulevard  du  Temple  la  queue  des  petits  théâtres 
commence  à  se  former.  Des  gypaètes  tournoyaient  dans 
le  ciel. 

En  fait  d'ignoble  je  n'ai  rien  vu  d'aussi  beau  que 
trois  Maltais  et  un  Italien  (sur  la  banquette  de  la  dili- 
gence de  Gonstantine)  qui  étaient  saouls  comme  des 
Polonais,  puaient  comme  des  charognes  et  hurlaient 
comme  des  tigres.  Ces  messieurs  faisaient  des  plai- 
santeries et  des  gestes  obscènes,  le  tout  accompagné  de 
pets,  de  rots  et  de  gousses  d'ail  qu'ils  croquaient  dans 
les  ténèbres  à  la  lueur  de  leurs  pipes.  Quel  voyage  et 
quelle  société!  C'était  du  Plante  à  douzième  puissance. 
Une  crapule  de  75  atmosphères. 

J'ai  vu  à  Philippeville,  dans  un  jardin  tout  plein  de 
rosiers  en  fleurs  sur  le  bord  de  la  mer,  une  belle  mo- 
saïque romaine  représentant  deux  femmes,  l'une 
assise  sur  un  cheval  et  l'autre  sur  un  monstre  marin. 


128      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Il  faisait  un  silence  exquis  dans  ce  jardin  ;  on  n'enten- 
dait que  le  bruit  de  la  mer.  Le  jardinier,  qui  était  un 
nègre,  a  été  prendre  de  l'eau  dans  un  vieil  arrosoir  et  il 
Ta  répandue  devant  moi  pour  faire  revivre  les  belles 
couleurs  de  la  mosaïque,  et  puis  je  m'en  suis  allé. 

Et  loi,  vieux,  que  fais-tu?  Ça  commence-t-il?  Mes 
compliments  à  Léonie  et  au  vieux  pont  de  Mantes  dont 
le  moulin  grince.  Je  t'embrasse  bien  tendrement. 


A  Ernest  Feydeau. 

Cartilage,  samedi,  l«'  mai  1858. 

Mon  très  cher  vieux, 

Pardonne-moi  Fexiguité  de  celte  lettre,  mais  je  suis 
fort  talonné  par  le  temps.  N'importe;  je  veux  te  dire 
combien  ta  lettre  m'a  fait  plaisir.  Merci,  vieux  !  Il  m'est 
impossible  de  te  rien  écrire  d'intéressant,  cela  m'en- 
traînerait dans  des  descriptions  qu'il  faudrait  travailler; 
or,  il  faut  être  déjà  bien  vertueux  pour  prendre  ses 
notes  tous  les  soirs  !  Je  me  couche  tard  et  je  me  lève 
de  grand  matin.  Je  dors  comme  un  caillou,  je  mange 
comme  un  ogre  et  je  bois  comme  une  éponge.  Tu  n'as 
jamais  vu  ton  oncle  en  voyage,  c'est  là  qu'il  est  bien. 
La  table  d'hôte,  où  je  mange,  est  bouleversée  depuis 
ma  venue  et  les  gens  qui  ne  me  connaissent  pas  me 
prennent  certainement  pour  un  commis-voyageur. 

Je  pars  dans  deux  heures  pour  Utique  où  je  resterai 
deux  jours,  après  quoi  j'irai  m'installer  pendant  trois 
jours  à  Garthage  même,  où  il  y  a  beaucoup  à  voir,  quoi- 
qu'on dise.  Ma  troisième  course  sera  pour  El-Jem, 
Sous  et  Sfax,  expédition  de  huit  jours,  et  la  quatrième 


CORRESPONDANCE   DE   G.    FLAUBERT.  129 

pour  Kheff.  Ah  !  mon  pauvre  vieux  comme  je  te  regrette 
et  comme  tu  t'amuserais  ! 

Tu  as  bien  fait  de  dédier  ton  livre  au  père  Sainte- 
Beuve. 

Non!  s...  n...  deD...,  non!  il  ne  faut  jamais  écrire 
de  phrases  toutes  faites.  On  m'écorchera  vif  plutôt  que 
de  me  faire  admettre  une  pareille  théorie.  Elle  est  très 
commode,  j'en  conviens,  mais  voilà  tout.  Il  faut  que 
les  endroits  faibles  d'un  livre  soient  mieux  écrits  que 
les  autres. 

Adieu,  vieux,  je  n'ai  que  le  temps  de  Vembrasser. 

Au  même. 

Tunis,  samedi,  8  mai  )858. 

Tu  es  bien  aimable  de  m'écrire,  mais  je  suis  éreinté 
et  franchement,  si  tu  ne  veux  pas  ma  mort,  n'exige  pas 
de  lettres.  J'ai  cette  semaine  été  à  Utique,  et  j'ai  passé 
quatre  jours  entiers  à  Carthage,  pendant  lesquels  jours 
je  suis  resté  quotidiennement  entre  huit  et  quatorze 
heures  à  cheval.  Je  pars  ce  s  jir  à  cinq  heures  pour 
Bizerte  en  caravane  et  à  mulet;  à  peine  si  j'ai  le  temps 
de  prendre  des  notes.  Ne  t'inquiète  pas  pour  moi,  mon 
bon  vieux.  Il  n'y  a  rien  à  craindre  dans  la  Tunisie,  ce 
qu'il  y  a  de  pire  comme  habitants  se  trouve  aux  portes 
de  la  ville,  il  ne  fait  pas  bon  y  rôder  le  soir,  mais  je 
crois  les  Européens  résidant  ici  d'une  couardise  pom- 
mée ;  j'ai  pour  cette  raison  renvoyé  mon  drogman  qui 
tremblait  à  chaque  buisson,  ce  qui  ne  l'empêchait 
point  de  me  filouter  à  chaque  pas.  Son  successeur  est, 
à  partir  d'aujourd'hui,  un  nègre  hideux,  un  homme 
noir. 

Je  te  regrette  bien,  tu  t'amuserais,  nous  nous  amu- 


130      CORRESPO^'DÂNCE  DE  G.  FLAUBERT. 

serions  I  Le  ciel  est  splendide.  Le  lac  de  Tunis  est 
couvert  le  soir  et  le  matin  par  des  bandes  de  flamants 
qui,  lorsqu'ils  s'envolent,  ressemblent  à  quantité  de 
petits  nuages  roses  et  noirs. 

Je  passe  mes  soirs  dans  des  cabarets  maures  à 
entendre  chanter  des  Juifs  et  à  voir  les  obscénités  de 
Karrageuss. 

J'ai,  l'autre  jour  (en  allant  à  Utique).  couché  dans 
un  douar  de  Bédouins,  entre  deux  murs  faits  en  bouse 
de  vache,  au  milieu  des  chiens  et  de  la  volaille  ;  j'ai 
entendu  toute  la  nuit  les  chacals  hurler.  Le  matin,  j'ai 
été  à  la  chasse  aux  scorpions  avec  un  gentleman 
adonné  à  ce  genre  de  sport.  J'ai  tué  à  coups  de  fouet 
un  serpent  (long  d'un  mètre  environ)  qui  s'enroulait 
aux  jambes  de  mon  cheval.  Voilà  tous  mes  exploits. 

Il  est  probable  que  je  m'en  irai  d'ici  à  Gonstanline 
par  terre;  cela  est  faisable,  avec  deux  cavaliers -du 
bey.  Arrivé  sur  la  frontière,  à  quatre  jours  d'ici,  le 
commandant  de  Souk'ara  me  donnera  des  hommes  qui 
me  mèneront  jusqu'à  Gonstantine.  Ce  voyage  est  plus 
facile  de  Tunis  à  Gonstanline  que  de  Gonstantine  à 
Tunis,  et  cependant  peu  d'Européens  l'ont  encore  fait. 
De  cette  façon,  j'aurai  vu  tous  les  pays  dont  j'ai  à  par- 
ler dans  mon  bouquin. 

Quant  à  la  côte  est,  je  n'ai  ni  le  temps  ni  l'argent, 
hélas  !  Il  fait  cher  voyager  dans  la  Tunisie,  à  cause 
des  chevaux  et  des  escortes. 

Je  suis  enchanté  que  tu  aies  bien  vendu  Fanny;ï\ 
me  tarde  de  la  voir  en  volume. 

Gecifort  probablement  est  ma  dernière  lettre  ;  écris- 
moi  maintenant  à  Philippeville. 

Je  ne  serai  pas  à  Paris  avant  le  5,  le  6ou  le  7  juin.  Je 
me  précipiterai  rue  de  Berlin,  dès  que  je  serai  débar- 


CORRESPOISDANCE   DE    G.    FLAUBERT.  13 1 

que.  Tu  pourras  humer  sur  ma  personne  les  senteurs 
peu  douces  de  la  Libye. 

Adieu,  vieux,  je  l'embrasse. 

Amitiés  au  Théo,  cent  milliards  de  choses  à 
madame  Feydeau. 

A  Jules  Duplan. 


20  mai  1858. 


Infect  Cardoville, 


J'espère  être  à  Paris  du  5  au  7  juin.  Tâche  de  venir 
me  voir  dimanche,  6,  de  bonne  heure. 

Je  ne  resterai  que  deux  jours  à  Paris,  et  je  voudrais 
bien  embrasser  ta  binette  ;  mais  je  serai  perpétuelle- 
ment en  course. 

Je  pars  d'ici  après-demain,  et  je  m'en  retourne  en 
Algérie,  par  terre,  ce  qui  est  un  voyage  que  peu  d'Eu- 
ropéens ont  exécuté.  Je  verrai  de  cette  façon  tout  ce 
qu'il  me  faut  pour  Salammbô.  —  Je  connais  mainte- 
nant Gàrthage  et  les  environs  à  fond.  —  Je  me  suis 
informé  de  Jérôme,  mais  personne  n'a  pu  me  dire  ce 
qu'étaient  devenus  les  lambeaux  du  mousse,  claqué  en 
mer. 

J'ai  été  très  chaste  dans  mon  voyage,  mais  très  gai 
—  et  d'une  santé  marmoréenne  et  rutilante. 

Adieu,  vieux,  je  t'embrasse;  à  toi. 

Un  mot,  poste  restante,  à  Marseille,  s.  v.  p.  {tout 
de  suite]. 


132      CORRESPOjNDAKCE  de  g.  FLAUBERT. 

A  Ernest  Feydeau. 

Tunis,  20  mai  1858. 
Mon  vieux, 

Si  les  Dieux  le  permettent,  je  serai  à  Paris  samedi 
(à  6  h  1/2),  le  5  juin.  AtLends-moi  pour  dîner  dans  ton 
aimable  logis,  jusqu'à  8  heures  du  soir.  Sinon,  tu  me 
verras  le  lendemain  à  11  heures,  ou  bien  tu  aurais  de 
mes  nouvelles. 

Je  pars  d'ici  après-demain,  armé  jusqu'à  la  gueule, 
et  escorté  de  trois  solides  gaillards.  Que  ne  puis-je 
faire  mon  entrée  chez  toi  dans  un  tel  équipage  !  Quel 
chic  ! 

Je  m'en  vais  de  Tunis  avec  une  certaine  tristesse, 
étant  de  la  nature  des  dromadaires,  qu'on  ne  peut  ni 
mettre  en  route,  ni  arrêter. 

Tu  as  été  bien  aimable  de  m'écrire  souvent. 

Les  mains  me  brûlent  d'impatience  relativement  à 
Fanny.  Il  me  tarde  de  lui  couper  les  pages. 

Ne  t'inquiète  de  l'avis  de  personne,  et  continue.  Voilà 
un  principe. 

Je  te  plains  bien  sincèrement  de  tes  pertes  à  la 
Bourse  !  Quel  embêtement,  nom  d'un  chien  ! 

Adieu,  vieux.  Je  suis  au  milieu  des  paquets  à  faire  ! 
La  route  de  Tunis  à  Gonstantine  est  sûre,  mais  peu 
fréquentée.  Je  vais  traverser  en  plein  le  pays  des 
lions.  Mais  je  désire  peu  en  rencontrer,  de  près,  du 
moins. 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  133 


Au  même. 

Croisset,  dimanche  soir. 

Que  deviens -tu?  Moi,  j'ai  d'abord  passé  quatre 
jours  à  dormir,  tant  j'étais  éreinté  ;  puis,  j'ai  repassé 
à  l'encre  mes  notes  de  voyage,  et  le  sieur  Bouilhet 
m'est  arrivé. 

Depuis  huit  jours  qu'il  est  ici,  nous  nous  livrons  à 
une  pioche  féroce.  Je  t'apprendrai  que  Carthage  est 
complètement  à  refaire,  ou  plutôt  à  faire.  Je  démolis 
tout.  C'était  absurde  !  impossible  !  faux  ! 

Je  crois  que  je  vais  arriver  au  ton  juste.  Je  com- 
mence à  comprendre  mes  personnages  et  à  m'y  inté- 
resser. C'est  déjà  beaucoup.  Je  ne  sais  quand  j'aurai 
fini  ce  colossal  travail.  Peut-être  pas  avant  deux  ou 
trois  ans.  D'ici  là,  je  supplie  tous  les  gens  qui  m'abor- 
deront de  ne  pas  m'en  ouvrir  la  bouche.  J'ai  même 
envie  d'envoyer  des  billets  de  faire-part,  pour  annon- 
cer ma  mort. 

Mon  parti  est  pris.  Le  public,  l'impression  et  le 
temps  n'existent  plus;  en  marche  ! 

J'ai  relu,  d'un  seul  trait,  Fanny,  que  je  savais  par 
cœur.  Mon  impression  n'a  pas  changé,  l'ensemble 
même  m'a  semblé  plus  rapide.  C'est  bon.  Ne  t'in- 
quiète de  rien  et  n'y  pense  plus.  Quand  tu  seras  ici,  je 
me  permettrai  seulement  deux  ou  trois  petites  obser- 
vations de  détail,  insignifiantes. 

Au  milieu  de  la  semaine  prochaine,  on  jouera  la 
Montarcy,  Puis,  au  commencement  du  mois,  Bouilhet 
s'en  retourne  à  Mantes  ;  à  cette  époque,  ma  mère  fera 

12 


134      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

à  Trouville  un  petit  voyage  d'une  huitaine;  après 
quoi,  mon  cher  monsieur,  nous  vous  aUendons. 

Est-ce  convenu?  arrêté?  Pourquoi,  grand  couillon, 
ne  m'as-tu  pas  donné  de  tes  nouvelles?  Qu'écris-tu? 
Que  fais-tu?  Houssaye?  etc. 

Moi,  je  prends  des  bains  tous  les  jours.  Je  nage 
comme  un  triton.  Jamais  je  ne  me  suis  mieux  porté. 
L'humeur  est  bonne  et  j'ai  de  l'espoir.  Il  faut,  quand 
on  est  en  bonne  santé,  amasser  du  courage  pour  les 
défaillances  futures.  Elles  viendront,  hélas  ! 

Il  y  a,  dans  la  rue  Ri  cher,  je  crois,  un  photographe 
qui  vend  des  vues  de  l'Algérie.  Si  tu  peux  me  trouver 
une  vue  du  Medragen  (le  tombeau  des  rois  Numides), 
près  Alger,  et  me  l'apporter,  tu  me  feras  plaisir. 

A  Jules  Duplan. 

J'en  suis  arrivé,  dans  mon  premier  chapitre,  à  ma 
petite  femme.  J'astique  son  costume,  ce  qui  m'amuse. 
Gela  m'a  remis  un  peu  d'aplomb.  Je  me  vautre  comme 
un  cochon  sur  les  pierreries  dont  je  l'entoure,  je  crois 
que  le  mot  pourpre  ou  diamant  est  à  chaque  phrase  de 
mon  livre.  Quel  galon  !  mais  j'en  retirerai. 

J'aurai  certainement  fini  mon  premier  chapitre 
quand  vous  me  reverrez  (ce  ne  sera  pas  avant  le  mois 
de  décembre),  et  je  serai  peut-être  avancé  dans  l^- 
second,  car  il  est  impossible  d'écrire  cela  d'un  coup. 
C'est  surtout  une  affaire  d'ensemble.  Les  procédés  de 
roman  que  j'emploie  ne  sont  pas  bons,  mais  il  faut 
bien  commencer  par  là  pour  faire  voir.  Il  y  aura  en- 
suite bien  de  la  graisse  et  des  scories  à  enlever  afin  de 
donner  à  la  chose  une  tournure  plus  simple  et  plus 
haute.  LejeuneBouilhet  commence  son  quatrième  acte. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       135 

Avez-vous  suffisamment  ri  au  jeûne  ordonné  par 
S.  M.  Victoria?  Voilà  une  des  plus  magistrale  bouf- 
fonneries que  je  sache,  est-ce  énorme  1 

0  Rabelais  où  est  ta  vaste  gueule  ? 


A  Ernest   Feydeau. 

Aimable  Nabouchoudouroussour, 

On  vous  attend  lundi  8  juin,  train  7  h.  1/2,  à  la  gare 
de  la  rue  Verte.  J'ai  écrit  à  Saint- Victor  pour  l'inviter 
et  l'écrirai  à  Théo  un  de  ces  jours.  Mais  j'espère  bien 
que  c'est  une  affaire  convenue  depuis  longtemps. 

Je  bûche  comme  un  nègre.  J'entasse  bouquins  sur 
bouquins,  notes  sur  notes,  mais  c'est  bien  difficile,  mon 
pauvre  vieux  ! 

Envoyez  donc  promener  tous  les  conseils  que  l'on 
vous  donne!  Les  incertitudes  que  l'on  a  ne  viennent 
jamais  que  d'autrui! 

J'espère  bien,  immonde  neveu,  que  tu  ne  vas  pas  me 
faire  mener  une  vie  de  galérien,  ni  me  forcer,  moi  et 
mes  hôies,  à  me  lever  à  des  heures  indues.  On  lais- 
sera les  portes  ouvertes  et  tu  pourras,  dès  l'aurore, 
vagabonder  dans  la  campagne. 

Je  vous  lirai  une  TRAGÉDIE  !  !  !  de  moi,  oui,  mon- 
sieur. Une  tragédie  que  je  croyais  perdue  et  que  j'ai 
retrouvée. 

J'imagine  que  nous  allons  dire  pendant  quelques 
jours  de  fortes  choses.  Adieu,  cher  ami.  A  bientôt 
donc. 

Ecrivez-moi  ung  petit  mot  la  \eille,  hein  ?  —  et 
venez  tous. 


436      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  Jules  Duplan. 

Ne  pas  m'envoyer  l'article  du  d'Aurevilly.  Je  l'ai, 
merci,  mon  vieux.  Je  suis  ce  soir  d'une  gaieté  folle. 
L'article  de  cet  excellent  Tony  Révillon,  dans  la  Ga- 
zette de  Paris  m'a  mis,  depuis  ce  malin,  dans  une  hu- 
meur «  impossible  à  décrire  »,  comme  un  enthou- 
siaste politique,  moi,  un  viveur  de  province  !  Ah  ! 
c'est  trop  beau  !  et  l'histoire  de  mes  nombreux  colis, 
en  voyage  1  Ce  portrait  de  moi  en  gentleman  revenu 
des  erreurs  de  la  jeunesse  et  qui  a  écrit  un  roman  par 
désillusion,  pour  chasser  l'ennui  î  «  Hénaurme  ! 
quinze  mille  fois  Hénaurme,  avec  trente  milliards  d'H  ! 
Je  me  suis  mis  à  travailler  !  »  Le  malheureux  1  Quand 
est-ce  donc  que  j'ai  commencé  !  Et  mon  air  sévère  ! 
Mon  sourire  sans  bienveillance!  Je  vous  assure  que 
tout  cela  m'a  flatté.  J'ai  donc  cette  apparence  rébar- 
bative des  héros  de  l'  «  Homme  ».  Ah  !  Duplan  comme 
je  t'aime,  mon  bon,  pour  comprendre  ainsi  le  grand 
homme.  Tu  es  le  seul  mortel  de  la  création  qui  le 
sente  comme  moi.  Cet  affreux  livre,  cet  abominable 
ouvrage  etc.,  a  été  le  plus  grand  élément  de  grotesque 
dans  ma  vie.  J'ai  maintes  fois  cuydéen  crever  de  rire! 
Gœthe  disait  à  propos  de  la  Révolution  de  1830  : 
«  Encore  une  noix  que  la  Providence  m'envoie  à 
casser.  »  Victor  Hugo  a  écrit  :  «  Que  les  cieux  étoiles 
ne  brillaient  que  pour  lui.  »  Moi,  je  pense,  parfois, 
que  l'existence  de  ce  pauvre  vieux  a  été  uniquement 
faite  pour  me  divertir.  Quellescréations  !  quels  types  ! 
et  quelle  observation  de  mœurs  1  Comme  c'est  vrai  ! 
Quelle  élévation  de  caractère  !  quel  lyrisme  et  quelles 
bonnes  intentions  !  Voyez- vous  ce  que  serait  sur  lui 
une  «  causerie  familière  »  de  M.  de  Lamartine  I 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       137 

Je  commence  à  aller  dans  Carthage.  Je  n'ai  plus 
qu'un  mouvement  pour  avoir  fini  le  premier  chapitre. 
Je  vous  assure  que  c'est  «  monté  ».  Trop,  peut-être? 
Le  difficile  est  de  rendre,  en  même  temps,  la  chose 
mouvementée.  Si  mon  premier  chapitre  marche,  le 
reste  ira,  j'en  suis  sûr.  J'ai  eu  à  y  introduire  tous  les 
personnages  du  livre,  sauf  deux.  Enfin,  je  me  mets  en 
route,  c'est  l'important.  Mais  que  de  mal  j'ai  eu  pour 
y  arriver,  Resterai-je  en  cet  état? 

Adieu,  vieux;  mille  tendresses. 


A  M'^'  Leroyer  de  Chantepie. 

Groisset,  Il  juillet  1858. 

Chère  demoiselle, 

J'ai  songé  à  vous,  quelquefois,  là-bas,  sur  la  plage 
d'Afrique  où  je  me  suis  diverti  dans  un  tas  de  songe- 
ries historiques  et  dans  la  méditation  du  livre  que  je 
vais  faire.  J'ai  bien  humé  le  vent,  bien  contemplé  le 
ciel,  les  montagnes  et  les  flots.  J'en  avais  besoin! 
j'étouffais  depuis  six  ans  que  je  suis  revenu  d'Orient. 

J'ai  visité  à  fond  la  campagne  de  Tunis  et  les  ruines 
de  Carthage,  j'ai  traversé  la  régence  de  l'est  à  l'ouest 
pour  rentreren  Algérie  par  la  frontière  deKheff,  et  j'ai 
traversé  la  partie  orientale  de  la  province  de  Cons- 
tantine  jusqu'à  Philippeville  où  je  me  suis  rembarqué 
J'ai  toujours  été  seul,  bien  portant,  à  cheval,  et  d'hu- 
meur gaie. 

Et  maintenant  tout  ce  que  j'avais  fait  de  mon  roman 
est  à  refaire  ;  je  m'étais  complètement  trompé.  Ainsi 
voilà  un  peu  plus  d'un  an  que  cette  idée  m'a  pris.  J'y 

12. 


138  CORRESPONDA^CE  DE  G.   FLAUBERT. 

ai  travaillé  depuis  presque  sans  relâche  et  j'en  suis 
encore  au  début.  C'est  quelque  chose  de  lourd  à  exé- 
cuter, je  vous  en  réponds!  pour  moi  du  moins.  Il  est 
vrai  que  mes  prétentions  intérieures  ne  sont  pas  mé- 
diocres! Je  suis  las  des  choses  laides  et  des  vilains 
milieux.  La  Bovary  m'a  dégoûté  pour  longtemps  des 
mœurs  bourgeoises.  Je  vais  pendant  quelques  années 
peut-être  vivre  dans  un  sujet  splendide  et  loin  du 
monde  moderne  dont  j'ai  plein  le  dos.  Ce  que  j'entre- 
prends est  insensé  et  n'aura  aucun  succès  dans  le  pu- 
blic. N'importe  !  il  faut  écrire  pour  soi,  avant  tout.  C'est 
la  seule  chance  de  faire  beau. 

Vous  devriez  (si  aucun  sujet  ne  vous  vient)  écrire 
vos  mémoires  ?  Nous  reparlerons  de  cela.  Il  me  semble 
que  dans  une  de  mes  dernières  lettres  je  vous  avais 
indiqué  plusieurs  lectures.  Les  avez-vous  faites? 

Adieu,  à  bientôt.  Je  vous  serre  les  mains  bien  cor- 
dialement et  je  vous  baise  au  front. 

A  Ernest  Feydeau. 

Grand  homme. 

Attends-tu  que  je  te  fasse  une  critique  détaillée  de 
tes  trois  articles  ?  Ce  serait  trop  long,  mon  bon.  Qu'il  te 
suffise  de  savoir  qu'ils  m'ont  extrêmement  botté.  Je 
me  permettrai  seulement,  de  vive  voix,  de  te  faire 
observer  quelques  légères  taches  comme  «  piquant 
détail  »,  etc.  Mais  comme  je  suis  le  seul  mortel  à  qui 
ces  choses  déplaisent,  c'est  peu  important.  Je  crois 
que  tu  as  tiré  de  la  chose  tout  ce  qu'elle  comportait. 
Voilà  l'essentiel.  Et  puis  tu  soutiens  les  principes,  tu 
es  un  brave.  Merci,  mon  cher  monsieur. 

Ne  te  flatte  pas,  aimable  neveu,  de  l'espoir  d'entendre 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       139 

les  aventures  de  mademoiselle  Salammbô.  Non,  mon 
bichon,  cela  me  troublerait  ;  lu  me  ferais  des  critiques 
qui  m'embêteraient  d'autant  plus  qu'elles  seraient 
justes.  Bref,  tu  ne  verras  cela  que  plus  tard  quand  il  y 
en  aura  un  bon  bout  de  fait!  A  quoi  bon  d'ailleurs  te 
lire  des  choses  qui  probablement  ne  resteront  pas? 
Quel  chien  de  sujet!  je  passe  alternativement  de  l'em- 
phase la  plus  extravagante  à  la  platitude  la  plus  aca- 
démique. Cela  sent  tour-  à  tour  le  Petrus  Borel  et  le 
Jacques  Delille.  Parole  d'honneur!  j'ai  peur  que  ce 
ne  soit  poncif  et  rococo  en  diable.  D'un  autre  côté, 
comme  il  faut  faire  violent,  je  tombe  dans  le  mélo- 
drame. C'est  à  se  casser  la  gueule,  nom  d'un  petit 
bonhomme  ' 

La  difficulté  est  de  trouver  la  notejiis^e.  Cela  s'ob- 
tient par  une  condensation  excessive  de  l'idée,  que  ce 
soit  naturellement  ou  à  force  de  volonté,  mais  il  n'est 
pas  aisé  de  s'imaginer  une  vérité  constante,  à  savoir 
une  série  de  détails  saillants  et  probables  dans  un  mi- 
lieu qui  est  à  deux  mille  ans  d'ici.  Pour  être  entendu, 
d'ailleurs,  il  faut  faire  une  sorte  de  traduction  perma- 
nente, et  quel  abîme  tout  cela  creuse  entre  l'absolu  et 
Toeuvre ! 

Et  puis  comme  le  bon  lecteur  «Françoys  »  qui  «  veut 
être  respecté  »  a  une  idée  toute  faite  sur  l'antiquité,  il 
m'en  voudra  de  lui  donner  quelque  chose  qui  n'y  res- 
semblera pas,  selon  lui.  Car  ma  drogue  ne  sera  ni  ro- 
maine, ni  latine,  ni  juive.  Que  sera-ce?  Je  l'ignore. 
Mais  je  te  jure  bien,  de  par  les  prostitutions  du  temple 
de  Tanit,  que  ce  sera  «  d'un  dessin  farouche  et  extra- 
vagant »,  comme  dit  notre  père  Montaigne.  C'est  bien 
vrai  ce  que  tu  écris  sur  lui . 

Adieu,  mon  cher  vieux.  Relis  et  rebûche  ton  conte. 
Laisse-le  reposer  et  reprends-le,  les  livres  ne  se  font 


440      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

pas  comme  les  enfants,  mais  comme  les  pyramides, 
avec  un  dessin  prémédité,  et  en  apportant  des  grands 
blocs  l'un  par-dessus  l'autre,  à  force  de  reins,  de  temps 
et  de  sueur,  et  ça  ne  sert  â  rien  !  et  ça  reste  dans  le 
désert!  mais  en  le  dominant  prodigieusement.  Les 
chacals  pissent  au  bas  et  les  bourgeois  montent  dessus, 
elc;  continue  la  comparaison. 


A  M^'^  Leroyer  de  Chantepie. 

4  septembre  1858. 

Vous  devez  me  trouver  bien  oublieux,  chère  demoi- 
selle. Excusez-moi,  je  travaille  en  ce  moment-ci  énor- 
mément. Je  me  couche  tous  les  soirs  exténué  comme 
un  manœuvre  qui  a  cassé  du  caillou  sur  les  grandes 
routes.  Voilà  trois  mois  que  je  n'ai  bougé  de  mon  fau- 
teuil que  pour  me  plonger  dans  la  Seine,  quand  il  fai- 
sait chaud.  Et  le  résultai  de  tout  cela  consiste  en  un 
chapitre!  pas  plus!  Encore  n'est-il  pas  fini.  J'en  ai 
encore  au  moins  une  dizaine  à  faire,  je  ne  sais  rien  du 
dehors  et  ne  lis  rien  d'étranger  à  mon  travail.  Il  est 
même  probable  que  je  n'irai  guère  à  Paris  cet  hiver. 
Je  laisserai  ma  mère  y  aller  seule.  Il  faudra  pourtant 
que  je  m'absente  au  mois  de  novembre  une  quinzaine 
de  jours,  à  cause  des  répétitions  à'IIélène  PeyroUy  un 
nouveau  drame  de  mon  ami  Bouilhet,  qui  sera  joué  à 
rOdéon.  A  propos  de  mes  amis,  avez-vous  lu  Fanny, 
par  E.  Feydeau?  Je  serais  curieux  de  savoir  ce  que 
vous  en  pensez. 

Maintenant  que  j'ai  parlé  de  moi,  parlons  devons. 

Vous  m'avez  envoyé  une  bien  belle  lettre  la  dernière 
fois.  L'histoire  de  mademoiselle  Agathe  m'a  navré! 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       141 

Pauvre  âme!  comme  elle  a  dû  souffrir  !  Vous  devriez 
écrire  cela,  vous  qui  cherchez  des  sujets  de  travail. 
Vous  verriez  quel  soulagement  se  ferait  en  votre  cœur 
si  vous  tâchiez  de  peindre  celui  des  autres. 

Le  conte  que  j'ai  reçu  de  vous  au  mois  d'avril  n'a 
pas  été  remis  à  la  Presse  parce  qu'il  m'est  arrivé  la 
veille  ou  l'avant-veille  de  mon  départ.  Il  est  resté  à 
Paris  dans  mon  tiroir  ;  je  sais  d'ailleurs  qu'on  le  refu- 
serait à  cause  du  sujet,  qui  ne  convient  pas  aux  exi- 
gences du  journal.  J'essaierai,  cependant. 

Pourquoi  ne  travaillez -vous  pas  davantage  ?  Le  seul 
moyen  de  supporter  l'existence  c'est  de  s'étourdir  dans 
la  littérature  comme  dans  une  orgie  perpétuelle.  Le 
vin  de  l'art  cause  une  longue  ivresse  et  il  est  inépui- 
sable. C'est  de  penser  à  soi  qui  rend  malheureux. 

J'ai  été  bien  impressionné  par  le  massacre  de 
Djeddaet  je  le  suis  encore  par  tout  ce  qui  se  passe  en 
Orient.  Cela  me  paraît  extrêmement  grave.  C'est  le 
commencement  de  la  guerre  religieuse.  Car  il  faut  que 
cette  question  se  vide  ;  on  la  passe  sous  silence  et  au 
fond  c'est  la  seule  dont  on  se  soucie.  La  philosophie 
ne  peut  pas  continuer  à  se  taire  ou  à  faire  des  péri- 
phrases. Tout  cela  se  videra  par  l'épée,  vous  verrez. 

Il  me  semble  que  les  gouvernements  sont  idiots  en 
celte  matière.  On  va  envoyer  contre  les  musulmans  des 
soldats  et  du  canon.  C'est  un  Voltaire  qu'il  leur  fau- 
drait et  Ton  criera  de  plus  belle  au  fanatisme!  A  qui 
la  faute?  Et  puis  tout  doucement  la  lutte  va  venir  en 
Europe.  Dans  cent  ans  d'ici  elle  ne  contiendra  plus 
que  deux  peuples,  les  catholiques  d'un  côté  et  les  phi- 
losophes de  l'autre. 

Vous  êtes  comme  elle,  vous,  comme  l'Europe,  — 
déchirée  par  deux  principes  contradictoires,  et  c'est 
pour  cela  que  vous  êtes  malade. 


142      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  Ernest  Feydeau. 

Vieux  vésicatoire,  distillateur  d'impuretés,  etc. 

L'article  Rigault  que  je  viens  de  lire  m'a  fait  rugir 
au  commencement,  puis  éclater  de  rire  à  la  fin.  C'est 
bon,  mon  vieux,  c'est  bon,  ne  t'inquiète  de  rien,  con- 
tinue. Pioche  le  Daniel,  voilà  tout...  et  se7Te,  n...  de 
D...,  serre!  Sois  concis  et  toujours  brûûlhant!  entende 
uô  .'  bhhrrrrrûlant  !  !  ! 

Comme  c'est  beau  la  critique,  toujours  se  f...  le 
doigt  dans  l'œil  et  blâmant  justement  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  dans  un  livre.  Je  l'assure  que  cet  article-là 
te  fait  une  très  belle  balle.  11  en  ressort  pour  le 
public  que  tu  es  un  grand  homme.  Ma  parole  d'hon- 
neur !  ça  donne  envie  de  te  connaître  !  et  il  n'est-pas 
une  marquise  qui,  en  t'abordant,  ne  te  coulera  dans 
le  tuyau  de  l'oreille  : 

Bien,  mon  p'tit  homme, 
Tu  vas  voir  comme. . .,  etc.l 

Quels  imbéciles  !  Enfin,  continuons,  mon  vieux.  Écri- 
vons, nom  d'un  pétard!  Ficelons  nos  phrases,  serrons- 
les  comme  des  andouilles. 

Voilà  huit  jours  que  je  suis  complètement  seul.  Je 
travaille  raide,  jusqu'à  4  heures  du  malin  toutes  les 
nuits.  Ça  commence  à  marcher,  c'est-à-dire  à  m'amu- 
ser,  ce  qui  est  bon  signe.  La  solitude  me  grise  comme 
de  l'alcool.  Je  suis  d'une  gaieté  folle,  sans  molif,  et  je 
gueule  tout  seul  de  par  les  appartements  de  mon  logis, 
à  me  casser  la  poitrine.  Tel  est  mon  caractère. 


CORRESPONDA>'CE  DE  G.  FLAUBERT.       143 


A  M"^  Leroyer  de  Chaatepie. 

26  décembre  1858. 

J'ai  l'air  de  vous  oublier,  il  n'en  est  rien  !  Souvent 
ma  pensée  se  porte  vers  vous  et  j'adresse  au  Dieu 
inconnu,  dont  parlait  saint  Paul ,  des  prières  pour 
l'apaisement  et  la  satisfaction  de  votre  cœur.  Vous 
tenez  dans  mon  âme  une  place  très  haute  et  très  pure, 
une  large  part,  car  vous  ne  sauriez  croire  l'émerveil- 
lement sentimental  que  m'ont  causé  vos  premières 
lettres.  Je  vous  dois  de  m'être  senti,  à  cause  de  vous, 
à  la  fois  meilleur  et  plus  intelligent.  Il  faudra  pour- 
tant que  nous  nous  serrions  la  main  et  que  je  vous 
baise  au  front  ! 

Voici  ce  qui  s'est  passé  depuis  ma  dernière  lettre  : 

J'ai  été  à  Paris  pendant  dix  jours,  j'ai  assisté  et 
coopéré  aux  dernières  répétitions  d'Hélène  Peyron. 
C'est  à  la  fois  une  très  belle  œuvre  et  un  grand  suc- 
cès. Les  visites,  les  journaux,  etc.,  tout  cela  m'a  fort 
occupé,  et  je  suis  revenu  ici,  comme  à  mon  ordinaire, 
brisé  physiquement;  et  quant  au  moral,  dégoûté  de 
toute  cette  cuisine.  Je  me  suis  remis  à  Salammbô  avec 
fureur. 

Ma  mère  est  partie  pour  Paris,  et  depuis  un  mois  je 
suis  complètement  seul.  Je  commence  le  troisième 
chapitre,  le  livre  en  aura  douze  !  Vous  voyez  ce  qui 
me  reste  à  faire  !  J'ai  jeté  au  feu  la  préface,  à  laquelle 
j'avais  travaillé  pendant  deux  mois  cet  été.  Je  com- 
mence enfin  à  m'amuser  dans  mon  œuvre.  Tous  les 
jours  je  me  lève  à  midi  et  je  me  couche  à  4  heures  du 
matin.  Un  ours  blanc  n'est  pas  plus  solitaire  et  un 


144  CORRESPONDA^XE  DE  G.   FLAUBERT. 

dieu  n'est  pas  plus  calme.  Il  était  temps  !  Je  ne  pense 
plus  qu'à  Carthage  et  c'est  ce  qu'il  faut.  Un  livre  n'a 
jamais  été  pour  moi  qu'une  manière  de  vivre  dans  un 
milieu  quelconque.  Voilà  ce  qui  explique  mes  hésita- 
tions, mes  angoisses  et  ma  lenteur.  Je  ne  retournerai 
à  Paris  que  vers  la  fin  de  février.  D'ici  là,  vous  verrez 
dans  la  Revue  contemporaine  un  roman  de  mon  ami 
Feydeau  qui  m'est  dédié  et  que  je  vous  engage  à  lire. 

Vous  tenez  vous  au  courant  des  ouvrages  de  Renan? 
Cela  vous  intéresserait,  ainsi  que  le  nouveau  livre  de 
Flourens  sur  le  Siège  de  Vâme. 

Savez-vous  ce  qui  présentement  m'occupe  ?  les  ma- 
ladies des  serpents  (toujours  pour  Carthage).  Je  vais 
aujourd'hui  même  écrire  à  Tunis  à  ce  sujet.  Quand  on 
veut  faire  vrai,  il  en  coûte  ! 

Tout  cela  est  bien  puéril  et  au  fond  considérable- 
ment sot  !  Mais  à  quoi  passer  la  vie,  si  ce  n'est  à  des 
rêves  î 

Adieu.  Mille  tendresses.  Écrivez-moi  tant  que  vous 
voudrez  et  le  plus  longuement  que  vous  pourrez. 


A  M"*  Maurice  Schlésinger. 

Croisset,  16  janvier  1859, 

Combien  j'ai  été  heureux,  chère  madame,  en  recon- 
naissant le  timbre  de  Bade  et  voire  écriture  !  Pour  me 
justifier  de  mon  apparent  oubli,  il  faut  que  je  vous  dise 
combien  j'ai  été  embêté  depuis  un  an. 

Après  la  publication  de  mon  roman,  je  me  suis 
remis  à  une  grande  oeuvre  de  jeunesse  intitulée  :  La 
tentation  de  saint  Antoine.  Après  six  mois  de  travail, 
il  a  fallu  me  résigner  à  la  remettre  dans  le  carton.  Ce 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  145 

livre  m'eût  fait  avoir,  par  le  temps  qui  court,  des  désa- 
gréments infinis. 

Sollicité  alors  par  le  journal  La  Presse,  je  lui  ai 
promis  une  étude  antique  et  avant  d'en  savoir  le  pre- 
mier mot,  au  bout  de  huit  jours  on  me  talonnait  déjà 
en  me  demandant  :  «  Est-ce  fini?  » 

Les  lectures  et  le  travail  préalable  m'ont  demandé 
six  à  huit  mois.  Je  m'y  suis  mis  enfin  il  y  a  un  an  envi- 
ron. Au  bout  de  mon  premier  chapitre,  je  me  suis 
aperçu  qu'il  me  fallait  absolument  aller  à  Tunis.  L'hiver 
dernier  s'est  passé  dans  les  hésitations,  tourments  et 
dérangements  infinis.  Au  mois  d'avril,  je  suis  parti 
pour  l'Afrique  où  je  suis  resté  deux  mois.  J'ai  été  seul 
et  à  cheval  de  Tunis  à  Gonstantine;  enfin,  au  mois  de 
juillet  j'étais  revenu  ici  où  j'ai  démoli  tout  ce  que 
j'avais  fait.  Bref,  depuis  le  mois  de  septembre  seule- 
ment, je  travaille  à  ce  livre  annoncé  depuis  deux 
ans  ;  il  me  couvrira  de  ridicule  ou  me  placera  très 
haut;  c'est  une  tentative  ambitieuse  s'il  en  fut. 

J'ai  été  très  souffrant  cet  automne  ;  j'ai  eu  des  maux 
d'estomac  épouvantables.  C'est  passé  maintenant. 
Pour  aller  un  peu  plus  vite,  je  suis  resté  à  la  cam- 
pagne; ma  mère  est  à  Paris  et  depuis  trois  mois 
je  vis  complètement  seul,  me  couchant  à  quatre 
heures  du  matin,  et  me  levant  à  midi.  Enfin,  je  ne 
vis  pas,  j'escamote  l'existence,  c'est  le  seul  moyen  de 
la  supporter.  Au  jour  de  l'An,  j'ai  bien  songé  à  vous 
(j'avais  deux  amis  chez  moi;  j'ai  été  dérangé;  voilà  ce 
qui  a  retardé  cette  lettre).  Une  liste  nécrologique  où 
j'ai  lu  le  nom  d'Henri  Blanchard  m'a  fait  rêver  à  la  rue 
de  Grammont...  et  puis  votre  souvenir  m'arrive  ! 

Combien  je  vous  plains  d'avoir  perdu  madame  votre 
mère!  je  connais  ces  déchirements,  Enai-jedéjâ  ense- 
veli de  ces  pauvres  morts  ! 

13 


146  CORRESPOî^DA^CE  DE  G.   FLAUBERT. 

Je  n'ai  aucune  idée  de  voire  vie  !  Que  fait  Maurice 
tout  le  long  du  jour  ?  Et  quand  nous  reverrons-nous  ? 
quand  irai-je  vous  voir?  Dieu  le  sait,  je  suis  engagé 
dans  une  travail  accablant  et  que  je  veux  mener  à 
bonne  fin.  Voilà  la  quarantaine  qui  approche  ;  j'ai 
eu  37  ans  le  12  décembre  dernier. 

Qiianl  au  cœur,  il  est  vieux  comme  l'antiquité  elle- 
même  ;  c'est  une  nécropole.  Adieu,  mille  et  mill«  sou- 
venirs. Vos  lettres  seront  toujours  bienvenues,  vous 
le  savez. 

Je  vous  baise  les  mains  très  affectueusement. 

Non,  je  ne  suis  pour  rien  dans  Hélène  Peyron. 
Aujourd'hui  même  paraît  dans  la  Revue  Contempo- 
raine le  commencement  d'un  roman  qui  m'est  dédié. 
Quand  l'auteur  m'en  a  lu  le  titre,  j'ai  été  bien  surpris 
de  voir  que  la  plupart  des  scènes  se  passaient  à  Trou- 
ville! 

A  M^^'  Leroyer  de   Chantepie. 

Croisset,  18  février  1859. 

Chère  demoiselle, 

Mes  malles  sont  faites  et  je  vous  écris  sur  ma  table 
désencombrée  de  ses  livres  et  de  ses  paperasses. 
Demain  matin  je  pars  pour  Paris  où  je  vais  rester  trois 
mois.  Mais  je  ne  veux  pas  m'en  aller  sans  répondre  à 
votre  dernière  lettre. 

Je  ne  vous  ai  nullement  oubliée  quant  à  votre 
article,  mais  il  est  d'un  placement  difficile  à  cause  du 
sujet,  qui  est  peu  dans  le  goût  du  jour  (style  jour- 
naliste). J'essaierai  encore  dans  VArtiste,  maio  j'ai 
peu  d'espoir.  Quant  à  la  Presse,  je  suis  en  délicatesse 
avec   cette  feuille  (tout  cela  entre  nous\   Ils   m'ont 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       147 

refusé  un  service  analogue  que  je  leur  demandais  et 
auquel  je  tenais  beaucop.  Voilà  la  vérité. 

Combien  votre  lettre  m'a  ému  avec  la  description  de 
votre  vieille  maison  pleine  de  tableaux  de  famille. 
Comme  cela  fait  rêver,  les  vieux  portraits  !  Je  vous 
ainie  pour  cet  arbre,  ce  noyer  que  vous  aimez.  Pauvre 
chose  que  nous  !  Comme  nous  nous  attachons  aux 
choses  !  C'est  surtout  quand  on  voj^age  que  l'on  sent 
profondément  la  mélancolie  de  la  matière^  qui  n'est 
que  celle  de  notre  âme  projetée  sur  les  objets.  Il  m'est 
arrivé  d'avoir  des  larmes  aux  yeux  en  quittant  tel 
paysage.  Pourquoi  ? 

C'est  une  triste  histoire  qu6  celle  de  cette  jeune  fille, 
votre  parente,  devenue  folle  par  suite  d'idées  reli- 
gieuses, mais  c'est  une  histoire  commune.  Il  faut  avoir 
le  tempérament  robuste  pour  monter  sur  les  cimes 
du  mysticisme  sans  y  perdre  la  tête.  Et  puis,  il  y  a 
dans  tout  cela  (chez  les  femmes  surtout;  des  questions 
de  tempérament  qui  compliquent  la  douleur.  Ne 
voyez-vous  pas  qu'elles  sont  toutes  amoureuses 
d'Adonis  ?  C'est  l'éternel  époux  qu'elles  demandent. 
Ascétiques  ou  libidineuses,  elles  rêvent  l'amour,  le 
grand  amour  ;  et  pour  les  guérir  (momentanément  du 
moins)  ce  n'est  pas  une  idée  qu'il  leur  faut,  mais  un 
fait,  un  homme,  un  enfant,  un  amant.  Cela  vous  paraît 
cynique.  Mais  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  inventé  la  nature 
humaine.  Je  suis  convaincu  que  les  appétits  matériels 
les  plus  furieux  se  formulent  insciemment  par  des 
élans  d'idéalisme,  de  même  que  les  extravagances 
charnelles  les  plus  immondes  sont  engendrées  par  le 
désir  pur  de  l'impossible,  l'aspiration  éthérée  de  la 
souveraine  joie.  Et  d'ailleurs  je  ne  sais  (et  personne 
ne  sait)  ce  que  veulent  dire  ces  deux  mots  :  âme  et 
corps,  où  l'une  finit,  où  l'autre  commence.  Nous  sen- 


148  CORRFSPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

tons  des  forces  et  puis  c'est  tout.  Le  matérialisme  et 
le  spiritualisme  pèsent  encore  trop  sur  la  science  de 
l'homme  pour  que  l'on  étudie  impartialement  tous  ces 
phénomènes.  L'anatomie  du  cœur  humain  n'est  pas 
encore  faite.  Gomment  voulez-vous  qu'on  le  guérisse? 
Ce  sera  Tunique  gloire  du  dix-neuvième  siècle  que 
d'avoir  commencé  ces  études.  Le  sens  historique  est 
tout  nouveau  dans  ce  monde.  On  va  se  mettre  à  étu- 
dier les  idées  comme  des  faits,  et  à  disséquer  les 
croyances  comme  des  organismes.  Il  y  a  toute  une 
école  qui  travaille  dans  l'ombre  et  qui  fera  quelque 
chose,  j'en  suis  sûre. 

Lisez-vous  les  beaux  travaux  de  Renan?  Connais- 
sez-vous les  livres  de  Lanfrey,  de  Maury  ? 

Moi,  dans  ces  derniers  temps,  je  suis  revenu  inci- 
demment à  ces  études  psycho-médicales  qui  m'avaient 
tant  charmé  il  y  a  dix  ans,  lorsque  j'écrivais  mon 
Saint  Antoine.  A  propos  de  ma  Salammbô,  je  me  suis 
occupé  d'hystérie  et  d'aliénation  mentale.  Il  y  a  dos 
trésors  à  découvrir  dans  tout  cela.  Mais  la  vie  est  courte 
et  l'art  est  long,  presque  impossible  même  lorsqu'on 
écrit  dans  une  langue  usée  jusqu'à  la  corde,  vermou- 
lue, affaiblie  et  qui  craque  sous  le  doigt  à  chaque 
effort.  Que  de  découragements  et  d'angoisses  cet 
amour  du  beau  ne  donne-t-il  pas?  J'ai  d'ailleurs  entre- 
pris une  chose  irréahsable.  N'importe;  si  je  fais  rêver 
quelques  nobles  imaginations,  je  n'aurai  pas  perdu 
mon  temps.  Je  suis  à  peu  près  au  quart  de  ma  besogne. 
J'en  ai  encore  pour  deux  ans. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       149 


A  Jules  Duplan. 


. . .  Me  voilà  à  Garthage  et  j'y  travaille  depuis  trois 
jours  comme  un  enragé.  Je  fais  un  chapitre  d'explica- 
tions que  j'intercalerai,  pour  la  plus  grande  commodité 
du  lecteur,  entre  le  second  et  le  troisième  chapitre.  Je 
taille  donc  un  morceau  qui  sera  la  description  topo- 
graphique et  pittoresque  de  la  susdite  ville  avec  expo- 
sition du  peuple  qui  l'habitait  y  compris  le  costume, 
le  gouvernement,  la  religion,  les  finances  et  le  com- 
merce, etc.  Je  suis  dans  un  dédale.  Voilà  ! 

Il  y  a  eu  à  Rouen  des  fêtes  superbes  —  comme 

dépense  d'argent  et  de  bêtises  1  Tous  les  bourgeois 
étaient  habillés  en  Louis  XIV.  Un  jeune  môme  faisait 
Louis  XIV,  et  tous  les  tourlourous  de  la  ligne  étaient 
aussi  habillés  en  troupiers  du  temps  de  Louis  XIV  ! 
Un  vieux  comédien  nommé  Gudot  a  exécuté  le  rôle 
de  Pierre  Corneille  qui  a  été  présenté  à  Louis  XIV, 
lequel  a  été  félicité  par  Monsieur  le  Maire  en  écharpe 
tricolore.  Deux  garces  de  l'Hippodrome  représentaient 
les  Reines  de  la  Cour  dans  une  voiture  fournie  par 
Godillot.  —  C'était  le  comble  du  délire  —  froid.  —  Il  y 
avait  là  beaucoup  d'extravagance  et  un  manque  com- 
plet d'imagination.  Rien  ne  prouve  mieux  la  stérilité 
plastique  de  notre  époque.  Elle  ne  fournit  même  pas 
de  quoi  faire  une  fête  populaire.  Quelle  piètre  chose 
que  ces  éternels  mâts  vénitiens,  ces  éternels  lampions 
et  ces  éternelles  bannières  !  sans  compter  messieurs 
les  agents  de  police  suant  dans  leurs  bottes,  pour 
maintenir  Tordre.   «  Histoire  de  l'esprit  humain,  his- 

13. 


150      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

toire  de  la  sottise  humaine  »,  disait  monsieur  de  Vol- 
taire. 


A  Ernest  Feydeau. 

Samedi  soir. 

Mon  vieux  Brrrrulant, 

Si  je  ne  t'ai  pas  écrit,  c'est  que  je  n'avais  absolu- 
ment rien  à  te  dire. 

Je  travaille  comme  quinze  bœufs.  J'ai  bientôt,  de- 
puis que  je  ne  t'ai  vu,  fait  un  chapitre,  ce  qui  est 
énorme  pour  moi.  Mais  que  j'ai  de  mal!  Me  saura- 
t-on  gré  de  tout  ce  que  je  mets  là-dedans?  J'en 
doute,  car  le  bouquin  ne  sera  pas  divertissant  et  i 
faudra  que  le  lecteur  ait  un  fier  tempérament  pour 
subir  400  pages  (au  moins)  d'une  pareille  architec- 
ture. 

Au  milieu  de  tout  cela,  je  ne  suis  pas  gai.  J'ai  une 
mauvaise  humeur  continue.  Mon  âme,  quand  je  me 
penche  dessus,  m'envoie  des  bouffées  nauséabondes.  Je 
me  sens  quelquefois  triste  à  crever.  Voilà. 

Ce  qui  ne  m'empêche  pas  de  hurler  du  matin  au 
soir  à  me  casstr  la  poitrine  Puis  le  lendemain,  quand 
je  relis  ma  besogne,  souvent  j'efface  tout  et  je  recom- 
mence! Et  ainsi  de  suite!  L'avenir  ne  me  présente 
qu'une  série  indéfinie  de  ratures,  horizon  peu  facé- 
tieux. 

Tu  féliciteras  de  ma  part  ce  bon  Théo  sur  sa  croix 
d'officier  ;  je  ne  lui  ai  pas  écrit  par  bêtise  ;  et  tu  lui 
diras  que  je  pense  souvent  à  lui  et  que  je  m'ennuie  de 
ne  pas  le  voir.  Ce  qui  est  vrai. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       151 

J'ai  reçu  l'arficle  de  la  Pressey  il  y  avait  mieux  à 
dire.  Si  je  ne  connais  guère  de  livre  qui  me  plaise,  il 
en  est  de  même  des  critiques.  Gomme  tout  est  bête, 
miséricorde  ! 

Tu  me  demandes  ce  que  je  fais  :  J'ai  lu  depuis 
quinze  jours  sans  interrompre  mon  travail  et  pour 
lui,  six  mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions, 
deux  volumes  de  Ritter,  le  Chanaan  de  Samuel  Bo- 
chart  et  divers  passages  dans  Diodore.  Je  crois  que 
ce  sera  une  tentative  élevée  et,  comme  nous  valons 
plus  par  nos  aspirations  que  par  nos  œuvres  et  par 
nos  désirs  que  par  nos  actions,  j'aurai  peut-être  beau- 
coup de  mérite  ;  qui  sait? 


Au  mémo. 


Croisset,  dimanche, 

Je  commençais  à  m*embêter  de  n'avoir  pas  de  nou- 
velles de  ta  femme  et  j'allais  t'écrire  aujourd'hui.  Tant 
mieux  si  la  maladie  traîne.  Gela  est  signe  que  ce  n'est 
pas  très  grave.  M.  Gloquet  a  également  dit  à  ma  mère 
qu'il  trouvait  de  l'amélioration.  Elle  a  dû  aller  chez 
toi  hier.  Tiens-moi  au  courant  de  tout  ce  qui  arrive  en 
bien  ou  en  mal. 

Mille  compliments,  mon  cher  monsieur,  de  la  ma- 
nière dont  tu  as  vendu  Daniel.  Que  ne  suis-je  aussi 
habile!  La  ittérature  jusqu'à  présent  m'a  coûté 
200  francs.  Voilà  les  gains,  et  au  train  dont  je  vais,  il 
est  peu  probable  que  j'en  fasse  d'autres. 

Tu  me  demandes  ce  que  je  deviens.  Voici  ?  Je  me 
lève  à  midi  et  me  couche  entre  trois  et  quatre  heures 


i52      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

du  matin.  Je  m'endors  vers  cinq.  A  peine  si  je  vois  la 
lumière  des  cieux.  Chose  odieuse  en  hiver.  Aussi  je  ne 
sais  plus  distinguer  les  jours  de  la  semaine,  ni  le  jour 
d'avec  la  nuit.  Je  vis  d'une  façon  farouche  et  extrava- 
gante qui  me  plaît  fort,  sans  un  événement,  sans  un 
bruit.  C'est  le  néant  objectif,  complet.  Et  je  ne  tra- 
vaille pas  trop  mal,  pour  moi  du  moins.  Depuis  dix- 
huit  jours  j'ai  écrit  dix  pages,  lu  en  entier  la  Retraite 
des  Dix  Mille  (et  analysé)  six  traités  de  Plutarque  {sic), 
la  grande  hymne  à  Cérès  (dans  les  Poésies  homé- 
riques en  grec)  de  plus  l'Eucomium  moral  d'Erasme  et 
Tabarin,  le  soir,  ou  plutôt  le  matin,  dans  mon  lit,  pour 
me  divertir.  Voilà.  Et  dans  deux  jours  j'entame  le 
chapitre  m.  Ce  qui  ferait  le  chapitre  iv  si  je  garde  la 
préface,  mais  non  pas  de  préface,  pas  d'explication. 
Le  chapitre  i"  m'a  occupé  deux  mois  cet  été.  Je  ne 
balance  pas  néanmoins  à  le  f...  au  feu,  quoique  en 
soi  il  me  plaise  fort. 

Je  suis  dans  une  venelte  atroce  parce  que  je  "vais 
répéter  comme  effet  dans  le  chapitre  m  ce  qui  a  été 
dit  dans  le  chapitre  ii.  Des  malins  emploieraient  des 
ficelles  pour  escamoter  la  difficulté.  Je  vais  lourde- 
ment m'épater  tout  au  milieu,  comme  un  bœuf.  Tel 
est  mon  système.  Mais  je  vais  suer  par  exemple  !  et 
me  désespérer  dans  la  confection  dudit  passage  !  Sé- 
rieusement, je  crois  que  jamais  on  n'a  entrepris  un 
sujet  aussi  difficile  de  style.  A  chaque  ligne,  à  chaque 
mot,  la  langue  me  manque  et  l'insuffisance  du  voca- 
bulaire est  ielle  que  je  suis  forcé  à  changer  les  dé- 
tails très  souvent.  J'y  crèverai,  mon  vieux,  j'y  crè- 
verai. N'importe,  ça  commence  à  m'amuser  bougre- 
ment. 

Je  me  précipiterai  sur  le  Daniel  et  te  le  renverrai  le 
plus  promptement possible.  J'emploierai  à  cet  examen 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       d53 

toute  ma  critique,  n'aie  pas  peur.  Préviens-moi  afin 
que  j'envoie  chercher  le  paquet  à  Rouen. 
Mille  tendresses. 


Au  même. 


Tu  es  bien  gentil  de  songer  à  moi  et  si  je  ne  t'écris 
pas  c'est  pour  ne  point  t'ennuyer  de  mes  plaintes.  J'ai 
été  tous  ces  temps-ci  assez  malade,  physiquement  ;  il 
me  prend  des  douleurs  d'estomac  atroces.  Je  suis 
obligé  de  me  coucher  et  j'éprouve  en  même  temps  des 
courbatures  dans  tous  les  membres,  avec  des  pince- 
ments au  cervelet.  C'est  le  résultat  des  agréables  pen- 
sées qui  embellissent  mon  existence. 

A  quoi  bon  t'embèter  avec  tout  cela  ?  Ayons  la  pu- 
deur des  animaux  blessés.  Ils  se  f...  dans  un  coin 
et  se  taisent.  Le  monde  est  plein  de  gens  qui  gueulent 
contre  la  Providence  ;  il  faut  (ne  serait-ce  que  par 
bonnes  manières)  ne  pas  faire  comme  eux.  Bref,  j'ai 
la  maladie  noire.  Je  l'ai  déjà  eue,  au  plus  fort  de  ma 
jeunesse,  pendant  dix-huit  mois,  et  j'ai  manqué  en 
crever  ;  elle  s'est  passée,  elle  se  passera,  espérons-le. 

J'ai  à  peu  près  écrit  trois  chapitres  de  Carthage, 
j'en  ai  encore  une  dizaine,  tu  vois  où  j'en  suis.  Il  est 
vrai  que  le  commencement  était  le  plus  rude.  Mais  il 
faut  que  j'en  aie  encore  fait  deux  pour  que  je  voie  la 
mine  que  ça  aura.  Ça  peut  être  bien  beau,  mais  ça 
peut  être  aussi  très  bête.  Depuis  que  la  littérature 
existe  on  n'a  pas  entrepris  quelque  chose  d'aussi  in- 
sensé. C'est  une  œuvre  hérissée  de  difficultés.  Donner 
aux  gens  un  langage  dans  lequel  ils  n'ont  pas  pensé  ' 


loi      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

On  ne  sait  rien  de  Carthage.  (Mes  conjectures  sont  je 
crois  sensées  et  j'en  suis  même  sûr  d'après  deux  ou 
trois  choses  que  j'ai  vues.)  N'importe  il  faudra  que  ça 
répoî  de  à  une  certaine  idée  vague  que  l'on  s'en  fait.  Il 
faut  que  je  trouve  le  milieu  entre  la  boursouflure  et  le 
réel.  Si  je  crève  dessus  ce  sera  au  moins  une  mort.  Et 
je  suis  convaincu  que  les  bons  livres  ne  se  font  pas  de 
cette  façon.  Celui-là  ne  sera  pas  un  bon  livre.  Qu'im- 
porte! S'il  fait  rêver  à  de  grandes  choses!  Nous  va- 
lons plus  par  nos  aspirations  que  par  nos  œuvres. 

J'ai  eu,  néanmoins,  et  j'ai  encore  un  fier  poids  de 
moins  sur  la  conscience  depuis  que  je  sais  que  le 
sieur  Charles  Edmond  n'est  plus  à  la  Presse.  L'idée 
de  la  publicité  me  paralj^se  et  il  est  certain  que  mon 
livre  serait  maintenant  fini,  si  je  n'avais  eu  la  bêtise 
d'en  parler. 

Dans  quinze  jours  tu  me  verras  tout  prêt  à  dévorer 
Daniel  de  mes  deux  oreilles.  Je  te  consacrerai  une  ou 
deux  nuits  si  tu  veux,  car,  pour  mes  journées,  elles 
seront  prises  par  la  pièce    de  Bouilhet. 

Pourquoi  tiens-tu  à  avoir  fini  pour  la  fin  de  celte 
année?  Qui  te  presse?  Tu  as  tort,  mon  bon.  On  fait 
clair  quand  on  fait  vite. 


A  M*""  Roger  des  Genettes. 

...  VDtre  lettre  de  ce  matin  m'a  fait  longuement  ré- 
fléchir. J'aime  mieux  ces  cris  vrais  que  des  efforts 
pour  rire  et  plaisanter;  car  vous  ignorez  complète- 
ment ce  que  c'est  que  la  joie.  Cette  énergie,  ce  don 
naturel  vous  manque.  Pleurez  donc  en  liberté  sur  le 
cœur  de  votre  ami,  il  tâchera  d'essuyer  vos  larmes, 


CORRESPO^^DA^•CE   DE   G.    FLAUBERT.  155 

quoique  vos  injustices  le  blessent.  Vous  ne  me  con- 
naissez pas,  dites-vous,  pas  plus  qu'une  langue  dont 
on  écrit  à  peine  quelques  mots  ?  Et  pourtant,  que  vous 
ai-je  caché  ?  Il  me  semble  que  je  suis  naturellement 
ouvert.  Rien  n'est  moins  compliqué  que  mon  esprit. 
Mais  le  monde  et  le  Catholicisme  vous  ont  gâtée.  Vous 
êtes  pleine  de  sophisraes  et  de  sentiments  troubles 
qui  vous  empêchent  de  voir  le  vrai.  Le  bon  Dieu  vous 
avait  faite  meilleure  et  c'est  à  cause  de  cela  que  je 
vous  aime,  car  vous  avez  dû  horriblement  souffrir,  et 
vous  souffrez  encore,  pauvre  chère  amie  !  J'ai  la  pré- 
somption de  vous  connaître,  moi.  Or,  j'entrevois  dans 
votre  vis  et  dans  votre  âme  des  abîmes  d'ennui  et  de 
misères,  une  solitude,  un  Sahara  éternel  que  vous 
parcourez  incessamment.  Je  ne  connais  personne 
d'aussi  profondément  sceptique  que  vous  et  vous  vous 
torturez  dans  tous  les  sens  pour  essayer  de  croire.  Je 
vous  irrite  horriblement  et  c'est  peut-être  pour  cela 
que  vous  tenez  à  moi.  Je  vous  reproche  de  m'avoir 
traité  comme  tout  le  monde  quand  je  vous  aimais 
comme  personne  ne  vous  aimera. 

•...  Il  est  si  facile  pourtant  d'avoir  la  foi  du  charbon- 
nier, d'admirer  ce  qui  est  admirable,  de  rire  à  ce  qui 
est  drôle,  d'exécrer  le  laid,  le  faux,  l'obscur,  d'être 
humain  en  un  mot,  je  ne  dis  pas  humanitaire,  de  lire 
l'histoire  et  de  se  chauffer  au  soleil  !  Il  faut  si  peu  de 
chose  pour  remplir  une  âme  humaine  !  J'entends  d'a- 
vance l'objection  ;  je  vois  arriver  la  série  de  ceux  qui 
ont  chanté  l'insuffisance  de  la  vie  terrestre,  le  néant 
de  la  science,  la  débilité  naturelle  des  affections  hu- 
maines. Mais  ètes-vous  bien  sûre  de  connaître  la  vie  ? 
Avez- vous  été  jusqu'au  fond  de  la  science  ?  ^''êtes-vous 
pas  trop  faible  pour  la  passion  ?  N'accusons  pas  l'al- 
cool, mais  notre  estomac  ou  notre  intempérance.  Qui 


156      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

donc  parmi  nous  s'efforce  constamment  et  sans  espoir 
de  récompense,  sans  intérêt  personnel,  sans  attente  de 
profit,  de  se  rapprocher  de  Dieu  ?  Qui  est-ce  qui  tra- 
vaille pour  être  plus  grand  et  meilleur,  pour  aimer 
plus  fort,  pour  sentir  d'une  façon  plus  intense,  pour 
comprendre  davantage  ? 


A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  jeudi  soir. 
Mon  cher  vieux, 

Je  viens  de  lire  et  d'annoter  la  première  partie  de 
Daniel.  Les  observations  de  détail  ne  sont  pas  nom- 
breuses, mais  je  tiens  à  toutes.  Elles  consistent  en  ré- 
pétitions de  mots,  etc.  Tu  es  beau  !  les  phrases  toutes 
faites  sont  rares.  Le  paquet  sera  mis  demain  au  ciie- 
min  de  fer,  tu  vois  que  je  n'ai  pas  perdu  de  temps. 

Quant  aux  observations  d'ensemble,  je  n"ai  presque 
rien  à  te  dire  :  1°  il  y  a  un  peu  de  longueur  dans  le  sé- 
jour à  Trouville,  au  passage  qui  est  entre  la  descrip- 
tion de  l'hiver  et  la  grande  tartine  philosophique  de 
Daniel.  C'est  toujours  aux  endroits  tempérés  que  tu 
faiblis.  Tâche  d'escamoter  tout  ce  qui  n'est  pas  utile  à 
l'exposition  des  théories  de  Daniel;  2°  la  grande  scène 
avec  Georget  est  une  des  bonnes  et  superbes  choses 
que  je  connaisse,  et  elle  n'était  pas  facile  a  faire!  Dans 
la  description  des  chasseurs  et  du  dîner,  rien  à  re- 
prendre. Ça  se  voit. 

30  Dans  la  scène  du  pavillon,  il  y  a  des  mollesses, 
des  longueurs.  Ça  n'est  pas  assez  intense.  On  sait  trop 
ce  qu'ils  vont  dire  et  l'on  sent  que  l'auteur  aime  ses 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       157 

personnages  à  un  point  que  le  lecteur  ne  partage  pas. 
La  fin  est  fort  belle.  Mais  il  faut  retravailler  cette 
scène,  et  faire  qu'il  y  ait  moins  de  lignes  sans  enlever 
une  seule  idée. 

¥  La  scène  avec  Georget  dans  l'auberge,  courte, 
nette,  bonne. 

5°  Il  faut,  dans  le  grand  dialogue  de  Daniel  avec  le 
comte  qui  a  plus  de  vingt  pages,  serrer  vers  le  milieu; 
il  est  plein  de  choses  excellentes.  Mais  il  y  a  des  tour- 
nures de  phrases  lentes,  lourdes,  des  précautions  ora- 
toires inutiles.  Sois  donc  plus  concis,  nom  d'un  pé- 
tard ! 

La  scène  finale  chez  les  deux  femmes  est  palpi- 
tante d'intérêt,  comme  on  dit  en  beau  langage. 

En  résumé,  je  trouve  dans  cette  partie  comme  dans 
toutes  les  autres  des  inégalités  de  talent  entre  les  des- 
criptions et  les  dialogues,  à  moins  que  le  dialogue  n'ait 
par  lui-même  un  grand  fond  comme  dans  la  scène  de 
Georget.  Tu  me  feras  le  plaisir,  désormais,  d'écrire 
des  livres  impersonnels^  de  mettre  ton  objectif  plus 
loin  et  tu  verras  comme  tes  personnages  parleront 
bien  du  moment  que  tu  ne  parleras  plus  par  leur  bou- 
che. Tu  t  amuses  trop  avec  eux.  Voilà  tout  le  secret. 

Je  tiens  à  l'observation  3»  et  5°.  Elle  est  sérieuse,  ne 
néglige  rien.  Et  ensuite,  dors  sur  tes  deux  oreilles,  on 
lira  Daniel j  je  t'en  réponds  et  l'on  se  passionnera  pour 
lui. 

Ci-inclus  une  lettre  pour  le  Théo.  Fais*ia-lui  parve- 
nir le  plus  tôt  possible. 

La  maladie  de  ta  femme  commence  à  m'inquiéter? 
Que  diable  est-ce  donc? 

Bouilhet  est  à  Mantes  depuis  lundi.  S'il  ne  t'a  pas 
envoyé  de  loge  pour  sa  pièce,  c'est  qu'on  ne  la  joue 

14 


158      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

plus,  sa  jeune  première  et  son  jeune  premier  étant 
malades. 

Je  suis  indigné  par  les  opinions  littéraires  du  gars 
Proudhon  dans  son  livre  la  Justice,  etc.  Quelle 
brute  ! 

J'ai  commencé  hier  au  soir  mon  quatrième  cha- 
pitre. La  fin  du  troisième  n'a  pas  été  commode  et  je 
n'en  suis  pas  encore  enchanté.  Ma  parole  d'honneur, 
c'est  à  en  devenir  fou  !  Quel  bouquin  ! 

Adieu,  cher  vieux,  je  t'embrasse  très  fort. 

Tiens-moi  au  courant  des  cancans  de  la  Revue  con- 
temporaine. Ça  m'amuse. 

Et  dis-moi  ce  qu'on  dit  de  Daniel.  Franchement,  je 
crois  que  tes  collaborateurs  universitaires  doivent 
rager. 

A  M"''  Roger  des  Genettes. 


...  Vous  savez  bien  que  je  ne  partage  nullement 
votre  opinion  sur  la  personne  de  M.  de  Voltaire.  C'est 
pour  moi  un  saint  !  Pourquoi  s'obstiner  à  voir  un  far- 
ceur dans  un  homme  qui  était  un  fanatique  ?  M.  de 
Maistre  a  dit  de  lui  dans  son  traité  des  Sacrifices  :  «  Il 
n'y  a  pas  de  fleur  dans  le  jardin  de  l'intelligence  que 
cette  chenille  n'ait  souillée.  »  Je  ne  pardonne  pas  plus 
cette  phrase  à  M.  de  Maistre  que  je  ne  pardonne  to  js 
leurs  jugements  à  MM.  Stendhal,  Veuillot,  Proudhon. 
C'est  la  même  race  quinteuse  et  anti-artisle.  Le  tem- 
pérament est  pour  beaucoup  dans  nos  prédilections 
littéraires.  Or,  j'aime  le  grand  Voltaire  autant  que  je 
déteste  le  grand  Rousseau,  et  cela  me  tient  au  cœur  la 
diversité  de  nos  appréciations.  Je  m'étonne  que  vous 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       159 

n'admiriez  pas  celte  grande  palpitation  qui  a  remué  le 
monde.  Est-ce  qu'on  obtient  de  tels  résultats  quand 
on  n'est  pas  sincère?  Vous  êtes,  dans  ce  jugement,  de 
l'école  du  dix-huitième  siècle  lui-même,  qui  voyait 
dans  les  enthousiasmes  religieux  des  momeries  de 
prêtres.  Inclinons-nous  devant  tous  les  autels.  Bref, 
cet  homme-là  me  semble  ardent,  acharné,  convaincu, 
superbe.  Son  Ecrasons  Vinfâme  me  fait  l'effet  d'un  cri 
de  croisade.  Toute  son  intelligence  était  une  machine 
de  guerre.  Et  ce  qui  me  le  fait  chérir,  c'est  le  dégoût 
que  m'inspirent  les  voltairiens,  des  gens  qui  rient  sur 
les  grandes  choses  !  Est-ce  qu'il  riait,  lui  ?  Il  grinçait. .. 
...  Mais  vous  m'échappez  souvent;  vous  avez  pour 
moi  des  côtés  fuyants,  des  ambiguïtés  où  je  me  perds. 
Je  ne  puis  allier  votre  libéralisme  intellectuel  avec 
votre  attachement  pour  la  tradilion  catholique.  Il  y  a 
eu  dans  votre  vie,  dans  votre  passé,  que  je  ne  connais 
nullement,  des  pressions,  des  contraintes,  et  comme 
une  longue  maladie  dont  il  vous  reste  quelque  chose. 
Vous  me  dites  que  je  vous  regarde  quelquefois  avec 
ironie,  jamais,  je  vous  le  jure  bien,  mais  avec  étonne- 
ment  et  plutôt,  tranchons  le  mot,  avec  méfiance.  Vous 
me  faites  peur  parfois.  Vous  me  quittez  brusquement 
quand  mon  cœur  va  se  fondre,  quand  je  voudrais 
absorber  le  vôtre  tout  entier.  Il  me  semble  que  je  vous 
amuse  comme  un  piano  et  puis  que  c'est  tout.  L'air 
joué,  on  referme  le  couvercle.  J'ai  soif  de  votre  intel- 
ligence, je  voudrais  la  posséder  complètement  dans 
l'âme,  l'absorber  comme  une  liqueur  et  la  mêler  au 
plus  profond  de  mon  être.  Mon  orgueil  se  révolte  que 
vous  m'échappiez  ainsi  ;  en  vain,  je  vous  enveloppe  de 
ma  pensée;  en  vain,  je  veux  retenir  cette  flamme  qui 
me  charme  et  m'éblouit,  tout  s'échappe  et  je  ne  sais- 
rien  et  je  cherche  toujours. 


160      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Mon  livre  me  désespère.  Je  sens  que  je  me  suis 
trompé.  Je  n'ai  pas  de  terrain  solide  sous  les  pieds  ; 
Texécution  manque  à  chaque  minute  et  je  continue 
pourtant.  Enfin,  vous  serez  là,  puis  je  ferai  rêver  quel- 
ques nobles  esprits.  Ce  sera  tout. 

A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  jeudi. 

Je  ne  t'oublie  pas  du  tout,  mon  cher  vieux,  mais  je 
travaille  comme  trente  nègres,  voilà.  J'ai  enfin  ter- 
miné mon  interminable  quatrième  chapitre,  d'où  j'ai 
retranché  ce  que  j'en  aimais  le  mieux.  Puis,  j'ai  fait 
le  plan  du  cinquième,  pris  des  notes  en  quantité,  etc. 
L'été  ne  s'annonce  pas  mal.*  Je  crois  que  ça  va  mar- 
cher; c'est  peut-être  une  illusion.  Quel  bouquin!  nom 
d'un  pétard!  est-ce  difficile! 

Oui,  je  trouve,  contrairement  au  sieur  d'Aurevitly, 
qu  il  s'agit  maintenant  d'hypocrisie  et  pas  d'autre 
chose.  Je  suis  effrayé,  épouvanté,  scandalisé  par  la 
couillonnade  transcendante  qui  règne  sur  les  humains. 
A-t  on  peur  de  se  compromettre  !  !  !  Gela  est  tout  nou- 
veau, à  ce  degré  du  moins.  L'envie  du  succès,  le 
besoin  de  réussir  quand  même,  à  cause  du  profit,  a 
tellement  démoralisé  la  littérature  qu'on  devient  stu- 
pide  de  timidité.  L'idée  d'une  chute  ou  d'un  blâme  les 
fait  tous  foirer  de  peur  dans  leurs  culotes.  —  «  Gela 
vous  est  bien  commode  à  dire,  vous,  parce  que  vous 
avez  des  rentes  »  —  réponse  commode  et  qui  relègue 
la  moralité  parmi  les  choses  de  luxe.  Le  temps  n'est 
plus  où  les  écrivains  se  faisaient  traîner  à  la  Bastille. 
On  peut  la  rétablir  maintenant,  on  ne  trouvera  per- 
sonne à  y  mettre. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       161 

Tout  cela  ne  sera  pas  perdu.  A  mesure  que  je  me 
plonge  plus  avant  dans  l'antique,  le  besoin  de  faire  du 
moderne  me  reprend,  et  je  cuits  à  part  moi  un  tas  de 
bonshommes. 

Ne  pense  plus  à  Daniel.  C'est  fini.  On  le  lira,  sois- 
en  sûr. 

Quand  tu  viendras  à  Groisset,  avant  de  partir  pour 
Luchon  (vers  le  commencement  de  juillet,  je  suppose), 
apporte-moi  le  plan  détaillé  de  Catherine.  J'ai  plusieurs 
idées  sur  ton  style  en  général  et  sur  ton  futur  livre 
en  particulier. 

Tu  es  un  polisson,  tu  compromets  mon  nom  dans 
les  lieux  publics.  Je  t'attaquerai  devant  les  cours  de 
justice  pour  vol  de  titres. 

J'ai  deux  jolies  voisines  qui  ont  relu  deux  fois  de 
suite  Daniel.  Et  les  cochers  de  fiacre  de  Rouen  se  pré- 
lassent sur  leur  siège  en  lisant  Fanny  (historique). 

A  propos  de  moralité,  as-tu  vu  que  les  habitants  de 
Glascow  ont  fait  une  pétition  au  Parlement  pour  faire 
supprimer  les  modèles  de  femmes  nues  dans  les  Aca- 
démies de  dessin? 

Adieu,  vieux,  pioche  profondément. 

Et  des  nouvelles  de  ta  femme?  Pourquoi  est-elle  à 
Versailles,  qui  est  un  atroce  pays  plus  froid  que  la 
Sibérie? 


Au  même. 

Groisset,  mardi  soir. 

Ne  te  plains  plus  de  la  Providence,  ô  Feydeau,  car 
tu  ignores  les  politesses  dont  elle  te  comble  dans  la 
province!    Ouïs  cette  anecdote;    mais,   auparavant, 

14. 


16^2  CORRESPONDANCE  DE    G.   FLAUBERT. 

monte  sur  une  chaise  et  contemple-toi  dans  la  glace, 
car  voici  un  fait  qui  te  rend  plus  haut  que  la  colonne  ; 
Un  jeune  homme  de  Rouen,  riche,  vingt-trois  ans,  etc., 
allait  épouser  et  enrichir,  par  ce  mariage,  une  jeune 
demoiselle,  dix-sept  ans,  jolie,  etc.,  lorsqu'un  jour  il 
surprit,  dans  sa  table  à  ouvrage,  un  livre  infâme  inti- 
tulé :  Fannr/ ,  d'un  nommé  E.  Feydeau!  Scandale! 
cris,  scène,  et  le  mariage  fut  manqué  à  cause  de  cela. 

Je  supprime  tous  les  commentaires.  J'étais  telle- 
ment enthousiasmé  de  ce  jeune  bourgeois  que  j'éprou- 
vais tour  à  tour  le  besoin  de  lui  faire  frapper  une  mé- 
daille en  aluminium  —  et  de  l'écorcher  vif.  Franche- 
ment, je  l'aurais  vu  écarteler  avec  ivresse.  J'ai  tout  fait 
pour  savoir  son  nom  ;  on  a  calléy  on  m'a  dit  qu'on  ne 
savait  plus,  etc.  Mais,  le  positif,  c'est  que  ton  bouquin 
a  fait  rompre  un  mariage  et  il  est  probable  qu'en  cela 
il  a  fait  une  bonne  action!  Est-ce  beau!  nom  d'un 
pétard,  est-ce  beau! 

Je  ne  vais  pas  si  vite  que  tu  penses,  mon  cher  vieux. 
Mais  je  commence  à  voir  un  peu  mes  personnages. 
Je  crois  qu'ils  ne  sont  plus  maintenant  à  l'état  de  man- 
nequins, décorés  d'un  nom  quelconque.  Pour  qu'on 
dise  d'un  personnage  antique  :  «  c'est  vrai  »,  il  faut  qu'il 
soit  doué  d'une  triple  vie,  car  le  modèle,  le  type,  qui 
l'a  vu?  J'espère  dans  un  mois  avoir  fini  mon  sixième 
chapitre  et,  avant  de  rentrer  à  Paris,  le  septième 
sera  fait,  il  le  faut.  Je  me  suis  débarrassé  du  cinquième 
par  la  suppression  de  deux  morceaux  excellents,  mais 
qui  ralentissaient  le  mouvement.  J'ai  aussi  changé 
l'ordre  de  deux  ou  trois  paragraphes  et  je  crois  qu'à 
présent  ça  roule.  Bref,  ça  ne  va  pas  trop  mal. 

Je  vais  avoir,  pendant  deux  jours,  à  trimballer  un 
jeune  auteur  anglais,  le  fils  de  l'ancien  ambassadeur 
grec  à  Londres.  Puis,  Bouilhet  m'arrive. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       16S 

Ne  t'inquiète  pas  des  objections  que  tu  me  fais  sur 
Catherine.  Tout  cela  ne  signifie  rien.  Le  danger  à  évi- 
ter est  dans  le  romanesque  du  sujet.  Il  faut  trouver  des 
liens  infinis  pour  le  rattacher  à  la  partie  commune, 
ordinaire,  c'est-à-dire  à  la  vie  à  Paris,  laquelle  partie 
m'a  semblé  en  plan  ce  qu'il  y  a  de  mieux  avec  le 
début? 

Tes  maux  d'estomac  viennent  de  tes  cigarettes; 
fume  donc  des  tchibouks  !  Tes  cigarettes  m'agacent,, 
ça  manque  complètement  de  galbe  I 

Procure-toi  le  numéro  du  18  août  de  la  Revue  de 
V Instruction  publique,  journal  du  sieur  Hachette;  il 
y  a  dedans  un  article  qui  nous  concerne  :  Arcades 
amho. 

Au  même. 

Samedi  soir. 

Tu  m'as  l'air  d'un  homme,  puisque  tu  t'es  remis  à 
travailler!  et  que  dans  son  malheur  ton  esprit  rue  au 
lieu  de  geindre.  Sois  persuadé  que  je  t'apprécie,  et  je 
crois  que  peu  de  messieurs  mèneraient,  comme  tu  le 
fais,  une  double  existence.  Nous  en  avons  souvent 
causé  avec  le  père  Sainte-Beuve. 

Continue,  mon  pauvre  vieux!  acharne-toi  sur  une 
idée!  ces  femmes-là  du  moins  ne  meurent  pas  et  ne 
trompent  pas! 

Veux-tu  te  distraire?  Fais-moi  (ou  plutôt  fais-toi) 
le  plaisir  d'acheter  Luij  roman  contemporain  par 
^|me  Louise  Golet.  Tu  y  reconnaîtras  ton  ami  arrangé 
d'une  belle  façon.  Mais  pour  comprendre  entièrement 
l'histoire  et  surtout  l'auteur,  procure  toi  d'abord  :  1°  La 
Servante,   poème  (où  le  gars  Musset  est  aussi  éreintô 


164      CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT. 

qu'il  est  exalté  dans  Lui)  et  2°  Une  histoire  de  Soldat^ 
roman  dont  je  suis  le  principal  personnage.  Tu  n'ima- 
gines pas  ce  que  c'est  comme  canaillerie.  Mais  quel 
piètre  coco  que  le  sieur  Musset!  Ce  livre  {Lui)  fait 
pour  le  réhabiliter,  le  démode  encore  plus  qu'  «  Elle 
et  Lui  »  ! 

Quant  à  moi  j'en  ressors  blanc  comme  neige, 
mais  comme  un  homme  insensible,  avare,  en  somme 
un  sombre  imbécile.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir 
aimé  des  Muses!  J'ai  ri  à  m'en  rompre  les  côtes.* 
Si  le  Figaro  savait  ce  que  je  possède  dans  mes  car- 
tons, il  m'offrirait  des  sommes  exorbitantes  !  C'est 
triste  à  penser.  Quelle  drôle  de  chose  que  de  mettre 
ainsi  la  littérature  au  service  de  ses  passions,  et  quelles 
tristes  œuvres  cela  fait  faire,  sous  tous  les  rapports! 

J'ai  savouré  le  Cuvellier-Fleury.  L'article  ne  manque 
pas  de  mauvaise  foi;  mais  je  trouve  qu'il  est  simple- 
ment bête.  Il  ne  t'éreinte  pas  assez.  Peut-être  le  Guvel- 
lier  t'admire-t-il,  au  fond  ?  Je  te  plains  alors. 

Est-ce  que  noire  ami  Turgan  tourne  au  catholicisme  ? 
Il  m'a  envoyé  un  article  de  lui,  très  orthodoxe.  Dans 
ce  même  numéro  de  la  Revue  Européenne,  j'ai  lu  un 
éreintement  de  Renan  qui   m'a  indigné. 

C'est  en  haine  de  tout  cela,  pour  fuir  toutes  les  tur- 
pitudes qu'on  fait,  qu'on  dit  et  qu'on  pense  que  je  me 
réfugie  en  désespéré  dans  les  choses  anciennes.  Je  me 
fiche  une  bosse  d'antiquité  comme  d'autres  se  gorgent 
de  vin.  Carthage  ne  va  pas  trop  mal,  bien  que  lente- 
ment. Mais  au  moins  je  voiSy  maintement.  Il  me 
semble  que  je  vais  atteindre  à  la  Réalité  ?  Quant  à  l'exé- 
cution, c'est  à  en  devenir  fou! 

Je  suis  curieux  de  savoir  si  Théo  est  revenu  chez 
toi?  Il  me  semble  que  si  j'avais  été  à  Paris  tout  cela  ne 
serait  pas  arrivé? 


j 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       165 

Est-ce  que  lu  vois  souvent  la  Présidente?  c'est  une 
excellente  et  surtout  saine  créature. 

Ma  mère  est  au  milieu  de  ses  préparatifs  de  départ. 
Tu  la  verras  dans  le  milieu  de  la  semaine  prochaine. 

Merci  de  ton  Athénée. 

Allons,  mon  pauvre  vieux,  adieu!  Que  veux-tu  que  je 
te  dise?  que  je  t'aime  et  t'embrasse. 

Il  se  publie  dans  le  Constitutionnel  un  roman-feuil- 
leton où  l'héroïne  m'accuse  sérieusement  (c'est  l'auteur 
qui  parle  par  sa  bouche)  d'écrire  en  vue  de  l'argent. 
Sens-tu  la  profondeur  du  reproche? 


A  Eugène  Crépet. 

Voici  la  lettre  pour  le  Taschereau;  est-ce  ça?  ai-je 
compris? 

Faites  tous  mes  remerciements  à  Sainle-Beuve. 

Mais,  entre  nous,  je  ne  vous  cache  pas  que  je  trouve 
tous  ces  manèges  et  entortillements  d'un  piètre  goût, 
et  si  je  n'avais  craint  de  fâcher  notre  ami,  j'aurais  tout 
envoyé  faire  f...  carrément  (telle  fut  même  ma  pre- 
mière idée).  C'est  bien  de  l'embarras  pour  peu  de 
chose  !  Donc  allez  à  la  Bibliothèque,  mon  bon,  et 
envoyez-moi  le  Hendrich  (marqué  au  catalogue  331  A), 
dans  une  petite  boîte  adressée  à  monsieur  Achille 
Flaubert,  Hôtel-Dieu,  Rouen,  pour  M.  G.  F.  J'ai  vu, 
il  y  a  huit  jours,  Bouilhet  ;  il  finit  le  l"  acte  de  sa 
pièce  espagnole  qui  sera,  je  crois,  d'un  ton  très  ori- 
ginal. 

Nous  nous  reverrons  avant  deux  mois  pour  le  mil- 
lion de  l'oncle  Etienne;  ce  sera,  je  pense,  vers  la  fin 
d'octobre. 


i66  CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Préparons  nos  paumes.  Adieu,  mon  vieux  brave, 
merci  encore  une  fois. 

A  vous. 

Je  vous  adresse  ma  lettre  chez  le  père  Gidde,  car  je 
ne  sais  pas  au  juste  votre  numéro  dans  la  rue  de  Seine, 
bien  que  je  connaisse  la  maison.  Vous  savez  que  je 
suis  toqué  de  votre  ouvrage  et  que  j'y  pense  maintes 
fois  par  jour. 


A  Jules  Duplan. 

Mon  cher  Duplan, 

Je  voulais  savoir  quel  était  de  nous  deux  le  plus 
ignoble  personnage  !  mais  à  toi  le  pompon,  mon  bon- 
homme. «  Venui  forma  vinus  magnitudine  a  comme 
dit  M^  L'Homond;  et  tu  l'emportes  par  l'oubli 

Oui,  je  sais  bien,  tu  vas  gueuler.  «  Mon  commence! 
ma  boutique  !  mes  registres  !  le  grand-livre  !  mes 
commis  !  ces  messieurs  !  ces  dames  !  les  commettants, 
dito,  report,  font  72  fr.  75  c.  »  N'importe  !  j'ai  à  te 
dire  que  tu  es  un  sale  cochon,  voilà  tout.  Narcisse  lui- 
même  en  pleure  ;  il  s'ennuie  de  ne  pas  avoir  de  tes 
nouvelles  ;  tu  révoltes  et  attendris  jusqu'à  la  livrée. 
Ça  va-t-il  au  moins  I  Est-tu  content?  gagnes-tu  des 
monacos  pour  subvenir  à  tes  débauches  dans  ta  vieil- 
lesse?... 

Depuis  près  de  cinq  mois  que  nous  ne  nous  sommes 
vus,  j'ai  eu  assez  d'ennuis.  Au  milieu  du  mois  dernier 
j'en  ai  été  physiquement  malade.  Ça  remonte  un  peu; 
n'importe  !  Ce  polisson  de  livre-là  sera  raté,  j'en  ai 
peur,  je  marche  sur  un  terrain  trop  peu  solide  !  C'est 
un  dédale  de  difficultés  enchevêtrées  les  unes  dans  les 


i 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       167 

autres  à  rendre  fou  !  J'ai  écrit  à  peu  près  six  cha- 
pitres. 

J'espère  au  jour  de  l'an  en  avoir  fait  encore  un,  ce 
qui  sera  la  moitié  du  livre.  J'aurai  donc,  mon  cher 
monsieur,  quatre  chapitres  à  te  lire,  car  tu  dois  n'en 
connaître  que  trois  ? 

Je  t'ai  attendu  tout  l'été.  De  dimanche  en  dimanche 
j'espérais  ta  gentille  personne,  mais  pas  de  Cardo- 
ville.  J'ai  été  indigné,  et  puis,  ma  foi,  je  n'y  ai  plus 
tenu.  Ç*a  été  plus  fort  que  moi  ! 

As-tu  lu  la  Légende  des  siècles  du  père  Hugo  ?  Je 
trouve  cela  tout  bonnement  énorme.  Ce  bouquin  m'a 
fortement  calotte!  Quel  immense  bonhomme  !  on  n'a 
jamais  fait  de  vers  comme  ceux  des  lions! 

A  Ernest  Feydeau. 

Nuit  de  mardi.  Croisset,  i859. 

Il  est  bien  tard,  mon  vieux  ;  n'importe  ;  il  faut  que 
je  te  dise  un  petit  bonjour.  Gomment  vas-tu?  Es-tu  un 
peu  moins  triste?  Catherine  marche-t-elle ?  Moi,  je 
suis  empêtré  dans  le  temple  de  Moloch,  et  ma  séance 
du  parlement  n'est  pas  facile  à  faire  ! 

Il  faut  ètro  absolument  fou  pour  entreprendre  de 
semblables  bouquins!  A  chaque  ligne,  à  chaque  mot, 
je  surmonte  des  difficultés  dont  personne  ne  me  saura 
gré;  et  on  aura  peut-être  raison  de  ne  pas  m'en  savoir 
gré.  Car  si  mon  système  est  faux,   l'œuvre  est  ratée. 
Quelquefois,  je  me  sens  épuisé  et  las  jusque  dans  la 
moelle   des  os,  et  je  pense  à  la  mort  avec  avidité, 
comme  un  terme  à  toutes  ces  angoisses.  Puis  ça  re- 
monte tout  doucement.  Jemere-exalleetje  re-retombe 
—  et  toujours  ainsi  I 


168      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Quand  on  lira  Salammbô^  on  ne  pensera  pas,  j'es- 
père, à  l'auteur  !  Peu  de  gens  devineront  combien  il  a 
fallu  être  triste  pour  entreprendre  de  ressusciter  Gar- 
thage  !  C'est  là  une  Thébaïde  où  le  dégoût  de  la  vie 
moderne  m'a  poussé. 

Si  je  n'avais  pas  ma  mère,  je  partirais  maintenant 
pour  la  Chine.  L'occasion  m'en  serait  facile. 

Je  viens  de  lire  ce  soir  la  Femme  du  père  Michelet  ! 
Il  abuse  du  bavardage,  franchement.  Ne  te  semble-t-il 
pas,  au  fond,  jaloux  de_Balzac? 

Puisque  tu  as  lu  Lia",  lis  donc  Une  histoire  de 
soldat.  Je  t'assure  que  tu  t'amuseras.  C'est  bien  plus 
beau  parce  que  je  suis  au  premier  plan. 

Est-ce  que  tu  vas  tous  les  dimanches  soir  chez  la 
Présidente? 

C'est  une  chose  étrange,  comme  je  suis  attiré  par 
les  études  médicales  (le  vent  est  à  cela  dans-les 
esprits).  J'ai  envie  de  disséquer.  Si  j'étais  plus  jeune 
de  dix  ans,  je  m'y  mettrais.  Il  y  a  à  Rouen  un  homme 
très  fort,  le  médecin  en  chef  d'un  hôpital  de  fous  qui 
fait  pour  des  intimes  un  petit  cours  très  curieux  sur 
l'hystérie,  la  nymphomanie,  etc.  Je  n'ai  pas  le  temps 
d'y  aller  et  voilà  longtemps  que  je  médite  un  roman 
sur  la  folie  ou  plutôt  sur  la  manière  dont  on  devient 
fou  !  J'enrage  d'être  si  long  à  écrire,  d'être  pris  dans 
toutes  sortes  de  lectures  ou  de  ratures  !  La  vie  est 
courte  et  l'art  long!  Et  puis  à  quoi  bon  '  N'impoite, 
«  il  faut  cultiver  notre  jardin  ».  La  veille  de  sa  mort, 
Socrale  priait,  dans  sa  prison,  je  ne  sais  quel  musi- 
cien de  lui  enseigner  un  air  sur  la  lyre  :  «  A  quoi  bon, 
dit  l'autre,  puisque  tu  vas  mourir?  —  A.  le  savoir 
avant  de  mourir  »,  répondit  Socrate.  —  Voilà  une 
des  choses  les  plus  hautes  en  morale  que  je  connaisse 


i 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       169 

et  j'aimerais  mieux  l'avoir  dite  que  d'avoir  pris  Sé- 
bastopoL 

Je  ne  vois  personne.  Je  ne  lis  aucun  journal.  Je  ne 
sais  pas  du  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  monde. 

A  Maurice  Schlésinger. 

Décembre. 

Voici  venir  le  Jour  de  l'An,  mon  cher  Maurice  ! 
Quels  souhaits  faut-il  vous  faire?  Acceptez-les  tous 
et  pour  les  vôtres. 

Il  m'ennuie  de  n'entendre  parler  d'aucun  de  vous. 
Ne  reverrai-je  plus  personne  ?  Dites-moi  ce  que  vous 
devenez,  femme,  fils,  fille  et  petite-fille. 

Dans  deux  jours,  je  m'en  retourne  au  boulevard  du 
Temple.  Je  vais  trouver  Paris  probablement  aussi 
bête  que  je  l'ai  laissé,  ou  encore  plus.  La  platitude 
gagne  avec  l'élargissement  des  rues;  le  crétinisme 
monte  à  la  hauteur  des  embellissements.  Vous  n'avez 
pas  l'idée  du  point  où  nous  en  sommes.  L'hypocrisie 
vertueuse  surtout  n'a  pas  de  limites,  on  est  d'une  hon- 
nêteté qui  ne  se  trouve  que  chez  les  filous. 

Ce  ne  sera  pas  encore  pour  cette  année  que  j'aurai 
fini  mon  bouquin  sur  Carthage.  J'écris  fort  lentement, 
parce  qu'un  livre  est  pour  moi  une  manière  spéciale 
de  vivre.  A  propos  d'un  mot  ou  d'une  idée,  je  fais  des 
recherches,  je  me  livre  à  des  divagations,  j'entre  dans 
des  rêveries  infinies  ;  et  puis  notre  âge  est  si  lamen- 
table, que  je  me  plonge  avec  délices  dans  l'antiquité. 
C-ila  me  décrasse  des  temps  modernes.  Mais  dès  que 
j'aurai  fini,  au  commencement  de  1861,  j'espêie,  j'irai 
vous  porter  la  chose  :  1°  parce  que  j'ai  envie  de  vous 
voir  et,  2°  parce  qu'un  peu  d'air  me  fera  du  bien. 

15 


f70  CORRESPO^'DA]^XE  DE  G.   FLAUBERT. 

Rien  de  neuf  dans  ma  famille.  Ma  mère  vieillit  et 
devient  délicate.  J'ai  une  belle  nièce  de  dix-neuf  ans 
qu'on  va  marier  un  de  ces  jours,  une  autre  de  treize 
dont  le  plus  grand  amour  est  un  jeune  chat  à  pattes 
blanches.  Mon  frère  a  été  décoré  cet  été,  et  moi, 
quand  vous  me  reverrez,  vous  me  reconnaîtrez  à  peine, 
tant  je  suis  chauve  et  éreinté.  Voilà  tout. 

Nous  causons  souvent  de  vous,  Janinetmoi.  Jamais 
je  ne  vois  Panofka,  et  je  ne  passe  pas  devant  le  splen- 
dide  magasin  de  Brandus  sans  un  serrement  de  cœur, 
en  songeant  au  vieux  temps  où  l'on  blaguait  si  bien  et 
si  fort  à  la  Gazette  musicale. 


A  Ernest  Feydeau. 

Ta  lettre  m'a  navré,  mon  pauvre  Fej^deau  !  Que 
veux-tu  que  je  le  dise?  Quelle  banalité  t'offrir?  Je 
pense  beaucoup  à  toi,  voilà  tout.  Est-ce  qu'il  n'y  a 
plus  aucun  espoir?  Pauvre  petite  femme  !  C'est  affreux  ! 
Tu  as  et  tu  vas  avoir  de  bons  tableaux  et  tu  pourras 
faire  de  bonnes  études  !  C'est  chèrement  les  payer.  Les 
bourgeois  ne  se  doutent  guère  que  nous  leur  servons 
notre  cœur,  La  race  des  gladiateurs  n'est  pas  morte, 
tout  artiste  en  est  un.  Il  amuse  le  public  avec  ses  ago- 
nies. Comme  tu  dois  être  éreinté,  écrasé,  brisé  !  Le 
seul  moyen  dans  ces  crises-là  de  ne  pas  trop  souffrir^ 
s'est  de  s'étudier  soi-même  démesurément  et  la  chose 
est  possible,  car  l'esprit  a  une  acuité  extraordinaire. 

Ma  mère  me  charge  de  te  dire  combien  elle  te 
plaint  ;  elle  a  si  profondément  passé  par  là  ! 

Adieu,  mon  pauvre  vieux,  bon  courage.  . 
Je  t'embrasse. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       171 

Au  même. 

Mercredi  soir. 

Tu  m'as  écrit  une  très  belle  et  très  navrante,  très 
lamentable  lettre,  mon  pauvre  Feydeau  !  Quand  ta  dou- 
leur sera  plus  sourde,  nous  en  recauserons.  Mais  au 
nom  de  la  seule  chose  respectable  en  ce  monde,  «  au 
nom  du  Beau  »,  cramponne-toi  des  deux  mains,  bon- 
dis furieusement  de  tes  deux  talons  et  sors  de  là  !  Je 
sais  bien  que  la  douleur  est  un  plaisir  et  qu'on  jouit  de 
pleurer.  Mais  l'âme  s'y  dissout,  l'esprit  se  fond  dans 
les  larmes,  la  souffrance  devient  une  habitude,  et  une 
manière  de  voir  la  vie  qui  la  rend  intolérable. 

As-tu  maintenant  cuvé  tout  ton  chagrin  ?  As-tu  bien 
ruminé  l'amère  pâture  de  tes  souvenirs?  T'es-tu  fait 
une  grande  orgie  avec  la  tristesse  étalée?  Depuis 
quinze  jours  je  peux  dire  que  je  songe  à  toi,  à  travers 
tout.  Je  te  vois,  seul,  dans  ta  maison,  allant  et  venant 
par  les  appartements  vides,  et  t'asseyant  devant  ta 
table,  et  mettant  dans  tes  deux  mains  ta  tète  plus 
lourde  qu'une  montagne  et  brûlante  comme  une  forge. 

Ne  te  révolte  pas  devant  l'idée  de  l'oubli.  Appelle-le 
plutôt  !  Les  gens  comme  nous  doivent  avoir  la  religion 
du  désespoir.  Il  faut  qu'on  soit  à  la  hauteur  du  destin, 
c'est-à-dire  impassible  comme  lui.  A  force  de  se  dire  : 
«  Gela  est,  cela  est  »,  cela  est,  et  de  contempler  le 
trou  noir,  on  se  calme. 

Tu  es  jeune  encore.  Tu  as,  je  crois,  dans  le  ventre, 
de  grandes  œuvres  à  pondre.  Pense  qu'il  faut  les  faire. 
Oui,  qu'il  «  faut»,  et  je  te  prie  de  remarquer  que  je  ne 
te  donne  «  aucune  consolation  ».  Je  regarde  ce  genre 
de  choses  comme  une  injure. 


17-2  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

Si  Gautier  a  été  à  l'enterrement,  sois  sûr  qu'il  a  fait, 
dans  sa  pensée,  une  chose  héroïque  (je  le  connais  de- 
puis longtemps),  et  il  faut  lui  en  savoir  gré.  Ce  qui  n3 
serait  rien  pour  un  autre  était  pour  celui-là  excessif. 
Balaie  tout  et  arrange-toi  pour  qu'il  revienne.  Si  j'étais 
à  Paris  je  m'en  chargerais.  Tu  peux  lui  faire  parler 
par  quelqu'un.  Sois  bon  !  c'est  plus  commode  d'ail- 
leurs. 

Et  maintenant,  parlons  de  tes  affaires.  Est-ce  qu'elles 
sont  aussi  désespérées  que  tu  les  fais?  Quitles-tu  la 
Bourse  définitivement,  absolument?  N'y  trouves-tu 
plus  le  moyen  d'y  gagner  de  quoi  vivre?  S'il  en  est 
ainsi,  cherche  quelque  chose  d'analogue.  Tu  connais 
l'argent,  ne  le  quitte  pas,  bien  qu'il  te  quitte,  momen- 
tanément. Car  tu  es,  sous  ce  rapport,  un  monsieur  à 
retomber  toujours  sur  ses  pattes.  Quant  à  la  littéra- 
ture, je  crois  quelle  pourrait  le  rapporter  s^ffisam- 
ment,  mais  (et  le  mais  est  gros)  en  travaillant  d'une 
manière  hâtive  et  commerciale  où  lu  finirais  bientôt 
par  perdre  ton  talent.  Les  plus  forts  y  ont  péri.  L'art 
est  un  luxe;  il  veut  des  mains  blanches  et  calmes.  On 
fait  d'abord  une  petite  concession,  puis  deux,  puis 
vingt.  On  s'illusionne  sur  sa  moralité  pendant  long- 
tepms.  Puis  on  s'en  f...  complètement.  Et  puis  on 
devient  imbécile,  tout  à  fait,  ou  approchant.  Tu  n'es 
pas  né  journaliste.  Dieu  merci.  Donc,  je  t'en  supplie, 
-continue  comme  tu  as  fait  jusqu'à  présent. 

Ma  mère  fait  ses  préparatifs  pour  s'en  aller  à  Paris. 
Tu  la  verras  bientôt  et  lu  me  verras  dans  deux  mois. 
J'attends  dimanche  le  petit  Duplan.  Voilà  toutes  mes 
nouvelles. 

Adieu,  mon  pauvre  vieux. 

Sursuîn  corda  !  et  je  t'embrasse. 


1 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT,       173 

A  Louis  Bouilhet. 

Groisset,  15  mars  1860. 

Jamais!  jamais!  jamais!  C'est  une  enfonçade 
qu'on  le  prépare,  et  sérieuse.  Au  nom  du  ciel!  ou 
plutôt  en  notre  nom,  mon  pauvre  vieux,  je  Ven  supplie, 
ne  fais  pas  cela.  C'est  impossible  de  toute  manière. 

Quant  à  Thierry,  il  a  été  gentil  ;  c'est  bien.  Mais 
1°  tu  le  mérites,  2°  il  y  avait  intérêt.  Réponds-lui  le 
plus  poliment,  le  plus  longuement  possible  si  tu  veux. 
Mais  un  voyage  est  inutile,  on  t'enfoncerait.  Ne  cède 
pas.  Ne  viens  pas  à  Paris  ;  dis  que  tu  es  tout  entier  à 
ta  pièce,  ce  qui  est  vrai,  et  qu'une  comédie  servira 
mieux  «  les  Français  »  qu'une  ode.  Ce  serait  selon 
moi  une  canaillerie  politique  et  une  cochonnerie  litté- 
raire. Je  défie  qui  que  ce  soit  de  faire  là-dessus  rien 
de  passable.  Laisse  de  semblables  besognes  à  Phi- 
ioxène  et  à  Théo.  Je  t'embrasse.  A  toi. 

Encore  une  fois  et  mille  fois,  non  ! 

P'  S.  —  Quand  même  ça  servirait  au  commerce  de 
Carthage,  non  ! 

Au  même. 

Pariri,  nuit  de  vendredi,  15  mars  1860. 

Et  de  même  que  je  te  garde  une  gratitude  éternelle 
pour  m'avoir  empêché  de  consentir  à  ce  qu'on  fit  une 
pièce  avec  la  Bovary,  tu  me  remercieras  pareillement 
de  t'avoir  ouvert  les  yeux  sur  la  chose  en  question. 

Elle  me  trouble  et  «  je  reviens  à  la  charg»  ».  Peut- 
être  te  suis-je  à  charge  ? 

15 


174      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Ce  n'est  pas  là  une  bonne  entrée  pour  les  Français. 
Au  contraire.  Qu'est-ce  que  ça  leur  fait,  aux  socié- 
taires ?  Je  comprends  l'idée  de  Thierry  en  sa  qualité 
d'homme  officiel,  et  à  sa  place  j'en  eusse  fait  tout  au- 
tant. Mais  en  acceptant  tu  t'abaisses  et,  tranchons  le 
mot,  tu  te  dégrades.  Tu  perds  ta  balle  de  poète  «  pur  », 
d'homme  indépendant.  Tu  es  classé,  enr^'gimenté, 
capturé.  Jamais  de  politique,  n...  de  D...  !  ça  porte 
malheur  et  ça  n'est  pas  propre.  «  Périssent  les  États- 
Unis  plutôt  qu'un  principe.  »  Après  une  concession  il 
en  faut  faire  une  autre,  etc.  Vois  ce  pauvre  Théo.  Ce 
sont  d'ailleurs  des  choses  fort  peu  payées,  et  quand 
même  !  non  !  N'en  parlons  plus. 

Quant  à  ta  lettre  à  Thierry,  elle  est  moins  difficile  à 
écrire  que  celle  de  Janin,  et  ^i  tu  veux,  je  te  la  fais 
incontinent,  de  façon  à  ce  qu'il  soit  enchanté  de  toi  et 
qu'il  puisse  même  la  montrer  à  Fould.  Car  la  propo- 
sition part  peut-être  du  ministère  d'État?  Est-ce  une 
façon  de  te  faire  payer  ta  croix  ? 

J'ai  passé  mon  après-midi  au  cabinet  des  Médailles; 
ma  besogne  ne  sera  pas  longue.  J'espère  qu'il  en  sera 
de  même  pour  les  pierreries. 

La  Présidente  que  j'ai  rencontrée  tantôt  dans  la  rue 
m'a  dit  que  les  sieurs  D***  et  B***  ne  voulaient  pas 
se  trouver  avec  Feydeau  «  ne  pouvant  se  résigner  à 
lui  faire  le  moindre  compliment  sur  son  livre.  » 
Je  trouve  cette  bégueulerie  de  plus  haut  goût  dans 
ces  deux  messieurs.  Elle  les  croit  jaloux  de  la  vente, 
aperçu  littéraire  qui  peut  être  vrai. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       175 


Au  même. 


Paris,  29  mars  1860. 

J'ai  fait  hier  la  connaissance  de  mon  futur  neveu 
Adolphe  Roquigny.  C'est  un  fort  homme  et  qui  me 
paraît  doux  comme  un  agneau.  Les  jeunes  gens  ont 
l'air  épris  l'un  de  l'autre.  Tout  cela  est  très  bien  1  On 
est  enchanté  !  Heureux  ceux  qui  vivent  dans  la  bonne 
et  simple  nature!  Oui,  quand  je  me  suis  retrouvé  seul, 
le  soir,  j'ai  senti  qu'entre  moi  et  mes  co-mortels  il  y 
avait  des  abîmes.  Tout  le  bonheur  de  la  vie  est  là  sans 
doute.  Et  pourtant  si  on  mel'ofîrait,  acceplerais-je? 

Aujourd'hui  j'ai  été  chez  Janin  qui  est  très  touché 
de  ta  lettre.  Il  m'a  fait  ton  éloge,  dit  que  tu  avais  beau- 
coup de  talent,  que  ta  personne  lui  plaisait,  que  tu 
avais  raison  d'habiter  la  province,  etc.,  etc.  «  Il  en- 
tend joliment  Horace,  ce  gaillard-là!  Aussi,  voyez I 
quelle  supériorité  ça  lui  donne  sur  les  autres.  »  Bref, 
tu  as  très  bien  fait  de  lui  envoyer  ton  épître,  et  je  parie 
qu'à  ta  prochaine  pièce  tu  auras  un  feuilleton  su- 
perbe. Oh  !  les  hommes  ! 

Feydeau,  de  plus  en  plus  furieux  contre  iceux,  se 
console  en  faisant  faire  pour  son  usage  personnel: 
1*  Son  portrait;  2°  son  camée.  Je  suis  effrayé  du  peu 
d'affection  qu'on  lui  porte  et  je  passe  ma  vie  à  le  dé- 
fendre ;  or,  j'ai  fort  à  faire,  car  il  manque  entière- 
ment de  politique. 

Chez  Janin,  tantôt,  re-vu  le  Feuillet  (peu  sympa- 
thique, décidément).  Il  vient  de  faire  une  joUe  chute 
avec  sa  Tentation, 


476       CORRESPONDA>XE  DE  G.  FLAUBERT. 

Dimanche  il  y  a  eu  chez  moi  un  «  grand  combat  » 
entre  Baudry,  Saint- Victor  et  l'excellent  père  Maury, 
qui  est  charmant.  Je  dîne  demain  à  Versailles  avec  lui 
et  Renan. 

Notre  ami  Maxime  a  publié  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes  une  nouvelle  que  l'on  dit  peu  roide. 

Je  n'ose  te  donner  un  avis  sur  la  fin  de  ta  pièce  par 
peur  de  te  conseiller  une  couillonnade  ou  une  impru- 
dence. Le  public  est  si  bête,  si  stupide,  si  idiot  ! 
D'autre  part,  c'est  embêtant  de  rater  une  belle  chose 
et  peut-être  qu'à  force  d'art,  on  peut  la  faire  passer? 
Vois,  cherche.  Je  serais  tout  aussi  embarrassé  que 
toi? 

Est-ce  que  tu  vas  prendre  mon  genre  de  te  livrer  à 
des  lectures  sans  fin  ?  Jolie  manière  de  perdre  son 
temps. 

Adieu,  vieux.  Il  y  a  des  fois  où  j'ai  des  soifs  de  toi 
à  prendre  le  chemin  de  fer  pour  aller  t'embrasser. 

A  toi,  mon  pauvre  Caraphon. 


A  M^'^  Leroyer  de  Chantepie 

Paris,  30  mars  1860. 

Non,  je  ne  vous  oublie  pas.  Mais  à  Paris  les  jours 
passent  si  vite  !   et  je  suis  dans  un  tel  train  d'occu- 
pations et  de  lectures  que  je  ne  fais  pas  toujours  ce 
que  je  veux  et  ne  vois  pas  les  gens  que  j'aime.  Voici     | 
d'ailleurs  mes  excuses  :  l 

1°  Je  suis  arrivé  ici  à  l'époque  du  jour  de  l'an,  et   -  ! 
j'ai  été  pris  par  les  visites  et  courses  de  la  nouvelle 
année.  2°  Le  15  janvier  j'ai  fait  une  chute  assez  grave, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       177 

qui  m'a  retenu  une  huitaine  au  lit.  3»  Mon  roman 
Carthaginois  m'a  entraîné  et  m'entraîne  encore  dans 
tant  de  divagations  et  de  recherches  (j'ai  bien  avalé 
depuis  le  l**"  février  une  cinquantaine  de  volumes)  que 
je  ne  sais  souvent  où  donner  de  la  tête.  Voilà  cinq 
mois  que  je  suis  sur  le  même  chapitre.  Il  s'agit  de  re- 
construire ou  plutôt  d'inventer  tout  le  commerce 
antique  de  l'Orient.  4°  Je  suis  depuis  trois  semaines 
dérangé  par  un  mariage.  C'est  la  fille  de  mon  frère  qui 
prend  époux  le  17  du  mois  prochain,  je  retourne  à 
Rouen  à  cette  époque.  5°  Comme  à  Rouen  je  ne  puis 
me  procurer  les  livres  dont  j'ai  besoin  et  que  je  ne 
peux  emporter  ceux  des  bibliothèques  publiques,  il 
faut  que  je  me  hâte  de  finir  toutes  ces  lectures  avant 
mon  départ.  Voilà  mes  raisons.  Mais  croyez  bien  que 
je  pense  à  vous,  souvent,  très  souvent.  J'ai  la  plus 
grande  sympathie  pour  votre  esprit  et  pour  votre 
cœur.  Ne  craignez  pas  de  m'envoyer  de  vos  lettres. 
Elles  me  plaisent  et  me  touchent;  elles  m'agréent  et 
m'attendrissent. 

Je  n'ai  été  cet  hiver  que  deux  fois  au  spectacle,  deux 
fois  pour  entendre  M^^  Viardot  dans  Orphée.  C'est 
une  des  grandes  choses  que  je  connaisse.  Depuis 
longtemps  je  n'avais  eu  pareil  enthousiasme.  Ouant 
au  reste,  à  ce  qu'on  appelle  des  nouveautés  et  qui  sont 
souvent  des  vieilleries,  ça  ne  vaut  pas  la  peine  d'être 
nommé.  Je  suis  du  reste  peu  au  courant.  Tout  ce  qui 
n'est  pas  art  phénicien  depuis  longtemps  m'est  indif- 
férent, et  plus  j'éprouve  dans  mon  travail  de  difficul- 
tés, plus  je  m'y  attache.  On  n'aime  que  les  choses  et 
les  gens  qui  vous  font  souffrir.  Et  puis,  pour  tolérer 
l'existence,  ne  faut-iTpas  avoir  une  marotte? 

Que  vous  dirai-je  de  vous  et  quel  conseil  vous  don- 
ner? On  vous  les  a  tous  donnés  et  vous  n'en  avez  suivi 


J78      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

aucun.  On  est  incurable  quand  on  chérit  sa  souffrance. 
Vous  ne  voulez  pas  guérir.  Vous  ne  savez  pas  ce  que 
peut  la  volonté.  Que  puis-je  faire  pour  vous  sinon  des 
vœux  stériles?  Mais  si  vous  avez  besoin  d'une  oreille 
pour  écouter  vos  plaintes,  criez-les  dans  la  mienne, 
le  cœur  les  entendra. 

J'ai  ce  soir  dîné  avec  des  savants  qui  m'ont  forte- 
ment loué  un  nouvel  ouvrage  d'un  monsieur  Lar- 
roque,  2  volumes  sur  les  dogmes  catholiques.  Mais  il 
paraît  que  le  susdit  ouvrage  vient  d'être  interdit. 


A  Ernest  Feydeau. 

Crolsset,  samedi  soir. 

Gomment  vas-tu,  mon  cher  monsieur  ?  Quant  à  moi 
je  travaille  assez  raide  et  suis  pour  le  quart  d'heure 
dans  une  telle  exaltation  qu'il  m'est  impossible  de 
dormir  depuis  deux  jours.  Enfin  je  finis  mon  infinis- 
sable  chapitre  VII  !  !  ! 

Je  crois  que  mon  état  littéraire  a  pour  cause  la 
réaction  de  la  noce.  J'ai  eu  une  indigestion  de  bour- 
geois !  3  dîners,  1  déjeuner  !  et  48  heures  passées  à 
Rouen.  C'est  fort!  Je  rote  encore  les  rues  de  ma  ville 
natale  et  je  vomis  des  cravates  blanches. 

Il  fait  un  froid  de  chien,  nom  d'un  petit  bonhomme! 
et  je  me  rôtis  les  tibias  comme  en  plein  décembre. 

Sylvie  avance-t-elle ?  Adieu,  mon  vieux;  ne  fera... 
pas  trop  ! 

Bonnes  métaphores  ! 

Fais  mes  excuses  à  Sainte-Beuve  et  à  Théo^  de  ne 
pas  leur  avoir  dit  adieu.  Mais  nous  devions  nous  trou- 


CORRESPONDA>GE  DE  G.  FLAUBERT.       179 

ver  ensemble  à  un  dîner  qui  n'a  pas  eu  lieu.  Ami- 
tiés à  la  Présidente.  Qu'est-ce  que  ça  devient? 


Au  même. 

Dimanche. 

Non,  mon  cher  vieux,  pas  du  tout.  Je  vais  très  bien 
et  n'ai  rien  à  te  dire  si  ce  n'est  que  tu  es  fort  gentil. 

Tu  me  parais  chérir  la  mère  Sand.  Je  la  trouve  per- 
sonnellement une  femme  charmante.  Quant  à  ses  doc- 
trines, s'en  méfier  d'après  ses  œuvres.  J'ai,  il  y  a 
quinze  jours,  reiu  Lelia.  Lis-le  !  Je  t'en  supplie,  relis- 
moi  ça. 

Quant  à  la  veuve  ***,  elle  a  des  projets,  je  ne  sais 
lesquels.  Mais  elle  a  des  projets.  Celle-là,  je  la  con- 
nais à  fond.  Ce  qu'elle  a  dit  de  bien  sur  Fanny  a  un 
but.  Tu  lui  as  écrit,  elle  t'invitera  à  venir  la  voir. 
Vas-y,  mais  sois  sur  tes  gardes.  C'est  une  créature  per- 
nicieuse  

Quant  à  mon  biographe  anonyme,  que  ^  eux- tu  que 
je  t'envoie  pour  lui  être  agréable?  Je  n'ai  aucune  bio- 
graphie. Communique-lui  de  ton  cru,  tout  ce  qui  te 
fera  plaisir.  On  ne  peut  plus  vivre  maintenant  1  du 
moment  qu'on  est  artiste  il  faut  que  messieurs  les 
épiciers,  vérificateurs  d'enregistrement,  commis  de  la 
douane,  bottiers  en  chambre  et  autre  s  s'amusent  sur 
votre  compte  personnel  !  Il  y  a  des  gens  pour  leur 
apprendre  que  vous  êtes  brun  ou  blond,  facétieux  ou 
mélancolique,  âgé  de  tant  de  printemps,  enclin  à  la 
boisson,  ou  amateur  d'harmonica.  Je  pense,  au  con- 
traire, que  l'écrivain  ne  doit  laisser  de  lui  que  ses 
œuvres.  Sa  vie  importe  peu.  Arrière  la  guenille. 


180      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Est-ce  beau  la  croix  d'Albéric  Second  !  doit-il  être 
content  !  Quant  au  père  Dennery,  c'est  un  grand 
homme,  comme  fîlateur  de  coton.  Voilà,  mon  cher 
monsieur,  la  mesure  des  gloire  humaines. 

J'ai  vu  Bouilhet,  lundi  soir  (il  était  venu  à  Rouen 
pour  dîner  chez  mon  frère  qui  est  décoré  mêmement). 
Mais  celui-ci  est  bien  calme,  et  cet  honneur  qui  doit 
faire  des  jaloux,  lesquels  se  vengeront  à  sa  prochaine 
pièce,  ne  lui  monte  guère  à  la  tête. 

Ton  volume  me  paraît  une  chose  corsée,  déci- 
dément. 

Jusqu'à  jeudi,  je  suis  complètement  seul.  J'en  vais 
profiter  pour  avancer  dans  ma  besogne  car  je  travaille 
mieux  dans  la  solitude  absolue.  Puis  nous  aurons  en 
septembre  un  tas  de  monde  !  !  ! 

Après  mille  réflexions,  j'ai  envie  d'inventer  une  au- 
tographie chouette  afin  de  donner  de  moi  une  bonne 
opinion  : 

1°  Dès  l'âge  le  plus  tendre  j'ai  dit  tous  les  mots  cé- 
lèbres dans  l'histoire  :  Nous  combattrons  à  l'ombre  — 
retire-toi  de  mon  soleil  —  quand  vous  aurez  perdu  vos 
enseignes  et  guidons.  Frappe,  mais  écoute,  etc. 

2°  J'étais  si  beau  que  les  bonnes  d'enfants...  et  la 
duchesse  de  Berry  fit  arrêter  son  carrosse  pour  me 
baiser  (historique). 

3"  J'annonçai  une  intelligence  démesurée.  Avant 
dix  ans,  je  savais  les  langues  orientales  et  hsais  la 
mécanique  céleste  de  Laplace. 

4°  J'cii  sauvé  des  incendies  xlviii  personnes. 
5°  Par   défi,  j'ai    mangé  un    jour   xv  aloyaux,  et 
je  peux  encore,  sans  me  gêner,  boire   72  décalitres 
d'eaii-de-vie. 

6"  J'ai  tué  en  duel  trente  carabiniers.  Un  jour  nous 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       181 

étions  trois,  ils  étaient  dix  mille.  Nous  leur  avons 
f...  une  pile  ! 

1"  J'ai  fatigué  le  harem  du  grand  Turc.  Toutes  les 
sultanes,  en  m'apercevant,  disaient  :  «  Ah  !  qu'il  est 
beau  I  qu'il  est  beau  :  Taïeb  !  Zeb  Ketir  !  » 

8°  Je  me  glisse  dans  la  cabane  du  pauvre  et  dans*  la 
mansarde  de  l'ouvrier  pour  soulager  des  misères  in- 
connues.   Là,  je  vois  un  vieillard ici  une  jeune 

fille  elc.  (finis  le  mouvement),  et  je  sème  l'or  à 
pleines  mains. 

9°  J'ai  huit  cent  mille  livres  de  rentes.  Je  donne  des 
fêtes. 

10-  Tous  les  éditeurs  s'arrachent  mes  manuscrits  ; 
sans  cesse  je  suis  assailli  par  les  avances  des  cours 
du  Nord. 

11"  Je  sais  le  «  secret  des  cabinets  ». 

12°  (et  dernier).  Je  suis  religieux!!!  J'exige  que 
mes  domestiques  communient. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Groisset,  mai  1860. 

Il  faut  que  je  vous  dise  tout  le  plaisir  que  vient  de 
me  faire  la  lecture  de  vos  deux  volumes.  Je  les  trouve 
charmants,  pleins  de  détails  neufs  et  d'un  excellent 
style,  à  la  fois  très  nerveux  et  ttès  élevé.  Gela  est  de 
l'histoire,  il  me  semble,  et  de  l'histoire  originale. 

On  y  voit  toujours  l'âme  sous  le  corps  ;  l'abondance 
des  détails  n'étouffe  pas  le  côté  psychologique.  La 
morale  court  sous  les  faits  et  sans  déclamation,  sans 
digressions!  Gela  vit,  rare  mérite. 

16 


182      CORRESPONDAKCE  D£  G.  FLAUBERT. 

Le  portrait  de  Louis  XV,  celui  de  Bachelier  et  sur- 
tout celui  de  Richelieu  (pp.  214-215)  me  semblent  des 
morceaux  achevés. 

Combien  vous  me  faites  aimer  madame  de  Maill}^  ce 
qu'elle  m'excite!  «  C'était  unedeces  beautés...  comme 
lefdivinilés  d'une  bacchanale!  »  Mais,  s...n...  deD..., 
vous  écrivez  comme  des  anges  décidément. 

Je  ne  connais  rien  au  monde  qui  m'ait  plus  intéressé 
que  la  fin  de  Madame  de  Châteauroux. 

Votre  jugement  sur  la  Pompadour  restera  sans 
appel,  je  crois.  Que  peut-on  dire  oprès  vous? 

Celle  pauvre  Dubarry,  comme  vous  l'aimez,  hein? 
et  moi  aussr,  je  l'avoue.  Que  vous  êtes  heureux  de  vous 
occuper  de  tout  cela,  au  lieu  de  vous  creuser  sur  le 
néant  ou  sur  du  néant  comme  je  fais  ! 

Vous  êtes  bien  gentils  de  m'avoir  envoyé  le  livre, 
d'avoir  tant  de  talent  et  de  m'aimer  un  peu . 

Je  serre  vos  quatre  mains  le  plus  fort  possible. 

A  vous. 

G.  Flaubert, 

Ami  de  Franklin  et  de  Marat,  factieux  et 
anarchiste  du  premier  ordre,  et  désorga- 
nisateur  du  despotisme  dans  les  deux  hé- 
misphères depuis  vingt  ans  lî! 


Aux  mêmes. 

Croisset,  3  juillet  1860. 

Puisque  vous  vous  inquiétez  de  CaHhage,  voici  ce 
que  j'en  ai  à  vous  dire  : 
Je  crois  que  j'ai  eu  les  yeux  plus  grands  que  le 


CORRESPONDANCE  DE  C,     FLAUBERT.       183 

ventre  !  La  réalité  est  chose  presque  impossiLle  dans 
un  pareil  sujet.  Reste  la  ressource  de  faire  pohétique^ 
mais  on  retombe  dans  quantité  de  vieilles  blagues 
connues,  depuis  le  Télémaque  jusqu'aux  Martyrs.  Je 
ne  parle  pas  du  travail  archéologique  qui  ne  doit  pas 
se  faire  sentir,  ni  du  langage  de  la  forme  qui  est 
presque  impossible.  Pour  être  vrai  il  faudrait  être 
obscur,  parler  charabias  et  bourrer  le  livre  de  notes, 
et  si  l'on  s'en  tient  au  ton  littéraire  et  françoys,  on 
devient  banal.  «  Problème  »,  comme  dirait  le  père 
Hugo. 

Malgré  tout  cela,  je  continue,  mais  dévoré  d'inquié- 
tudes et  de  doutes.  Je  me  console  dans  cette  pensée  que 
je  tente  quelque  chose  d'estimable.  Voilà  tout. 

Le  drapeau  de  la  Doctrine  sera,  cette  fois,  franche- 
ment porté,  je  vous  en  réponds  !  Car  ça  ne  prouve 
rien,  ça  ne  dit  rien,  ce  n'est  ni  historique,  ni  sati- 
rique, ni  humoristique.  En  revanche  ça  peut  être  stu- 
pide  ? 

Je  commence  maintenant  le  chapitre  VIII,  après 
lequel  il  m'en  restera  encore  sept!  Je  n'aurai  pas  fini 
avant  dix-huit  mois. 

Ce  n'était  pas  une  politesse  de  ma  part  que  de  vous 
féliciter  sur  votre  dernier  livre,  et  sur  le  genre  de  vos 
travaux.  J'aime  l'histoire,  follement.  Les  morts  m'a- 
gréent plus  que  les  vivants!  D'où  vient  cette  séduction 
du  passé?  Pourquoi  m'avez- vous  rendu  amoureux  des 
maîtresses  de  Louis  XV  ?  Cet  amour-là  est,  du  reste, 
une  chose  toute  nouvelle  dans  l'humanité.  Le  sens 
historique  date  d'hier,  et  c'est  peut-être  ce  que  le  dix- 
neuvième  siècle  a  de  meilleur. 

Qu'allez-vous  faire  maintenant?  Quant  à  moi  je  me 
livre  à  la  Kabbale,  à  la  Mischna,  à  l'art  mililaire  des 
anciens,  etc.  (un  tas  de  lectures  qui  ne  me  servent 


184  CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

à  rien  mais  que  j'entreprends  par  excès  de  conscience 
et  un  peu  aussi  pour  m'amus»  r)  ;  et  puis  je  me  désole 
sur  les  assonances  que  je  rencontre  dans  ma  prose  ; 
ma  vie  est  plate  comme  la  table  où  j'écris.  Les  jours 
se  suivent  et  se  ressemblent,  extérieurement  du  moins. 
Dans  mes  désespoirs  je  rêve  à  des  voyages.  Triste 
remède. 

Vous  m'avez  l'air  tous  les  deux  de  vous  embêter 
vertueusement  au  sein  de  la  famille  et  parmi  les  délices 
de  la  campagne.  Je  comprends  cet  état  pour  l'avoir 
subi,  maintes  fois. 

Serez-vous  à  Paris  du  l*^'"  au  25  août  ? 

En  attendant  la  joie  de  vous  voir,  je  vous  serre  les 
mains  très  affectueusement. 

A  Charles  Baudelaire. 

Groisset,  3  juillet  1860.^ 

Avec  bien  du  plaisir,  mon  cher  ami,  je  recevrai 
votre  visite.  Je  compte  dessus.  Ce  serait  un  grand 
hasard  si  vous  ne  me  trouvez  pas.  Mais,  par  excès  de 
prudence,  prévenez-moi  cependant. 

Je  vous  lirai  du  Novembre,  si  cela  peut  vous  diver- 
tir. Quant  au  Saint  Antoine,  comme  j'y  reviendrai 
dans  quelque  temps,  il  faudra  que  vous  attendiez. 

Mille  cordialités.  Tout  à  vous. 

A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  4  juillet  1860. 

Sais-tu  que  je  commençais  à  être  inquiet  de  Ta  Sei- 
gneurie? Enfin,  ta  lettre  est  advenue  et  je  vois  que 
tout  se  passe  admirablement.  Tant  mieux! 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       185 

Eh  bien,  mon  bon,  qu'en  dis-tu  de  cette  Méditer- 
ranée et  de  cette  Afrique?  Te  f...-tu  suffisamment 
d'azur  dans  l'œil  et  d'air  dans  le  ventre?  Admires-tu 
les  dromadaires  ? 

Il  me  semble  te  voir  dans  ton  costume  !  Ah!  vieux 
gredin,  comme  je  t'envie  et  que  je  voudrais  êlre  à 
tes  côtés.  Mais  permets-moi  de  te  donner  un  conseil 
de  bourgeois,  tiré  de  ma  profonde  pratique  des  voyages. 
Tu  t'amuses  maintenant  énormément.  Et  plus  tu  iras 
plus  ça  augmentera.  Donc,  ménage  ton  argent.  J'ai 
passé  par  là  et  je  sais  quelles  fureurs  on  éprouve 
quand  on  aperçoit  le  fond  de  sa  bourse  et  qu'il  faut 
s'en  retourner.  Crois-moi,  mon  vieux,  vis  moins  bien 
pour  voyager  plus  longtemps.  A  peine  revenu,  tu 
éprouveras  des  remords.  Le  mot  est  faible. 

Et  crève-toi  les  yeux  à  force  de  regarder  sans  son- 
ger à  aucun  livre  (c'est  la  bonne  manière).  Au  lieu 
d'un,  il  en  viendra  dix,  quand  lu  seras  chez  toi,  à  Paris. 
Quand  on  voit  les  choses  dans  un  but,  on  ne  voit  qu'un 
côté  des  choses. 

Je  te  plains  de  l'ennui  que  tu  subiras  à  ton  retour. 
La  maladie  des  voyages  t'empoignera.  C'est  comme 
le  macaroni  et  l'amour  ignoble,  il  faut  en  prendre 
l'habitude  avant  d'en  avoir  le  goût. 

Tu  seras  aussi  tout  étonné  d'aimer  les  femmes  d'une 
autre  manière  ;  leur  ton  d'égalité  te  choquera.  Tu 
regretteras  ces  amours  silencieux  où  les  âmes  seules 
se  parlent,  ces  tendresses  sans  paroles,  ces  passivités 
de  bête  où  se  dilate  l'orgueil  viril.  Don  Juan  a  beau 
être  gentil,  le  grand  Turc  me  fait  envie. 

Je  repousse  absolument  l'idé  que  tu  as  d'écrire  ton 
voyage  ;  1°  parce  que  c'est  facile  ;  2"  parce  qu'un 
roman  vaut  mieux.  As-tu  besoin  de  prouver  que  tu  sais 

46. 


186      OORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT. 

faire  des  descriptions?  Et  Sylvie,  que  devient-elle  au 

milieu  des  burnous? 

Quant  à  moi,  je  suis  bientôt  au  milieu  de  mon  cha- 
pitre VIII  (La  Bataille  du  MacarJ, 

Je  viens  de  lire  un  livre  sur  le  magnétisme.  Dans 
six  semaines  j'irai  à  Paris  pour  une  quinzaine  de 
jours.  Le  sieur  Bouilhet  était  ici  la  semaine  dernière. 
Voilà  toutes  les  nouvelles. 

Ce  n'est  pas  une  petite  besogne  que  la  narration  et 
description  d'une  bataille  antique,  car  on  retombe 
dans  l'éternelle  bataille  épique  qu'ont  faite,  d'après 
des  traductions  d'Homère,  tous  les  écrivains  nobles. 
Il  n'est  sorte  de  couillonnade  que  je  ne  côtoie  dans  ce 
sacré  bouquin.  J'aurai  un  joli  poids  de  moins  sur  la 
conscience  quand  il  sera  fini.  Que  ne  suis-je  seule- 
ment à  la  fin  de  mon  dixième  chapitre  qui  sera  celui 

où  l'on 

Pendant  que  tu  t'étales  au  soleil  comme  un  lézard, 
nous  continuons  à  jouir  de  ce  joli  été  que  tu  connais. 
Depuis  trois  jours  seulement  je  ne  fais  plus  de  feu. 
Ah  !  vieux  bougre,  comme  je  voudrais  m'en  aller  avec 
toi,  côte  à  côte,  jusqu'à  Tuggurt.  Tu  vas  voir  que  fous 
les  dangers  vont  s'enfuir  devant  toi  comme  de  la 
fumée  et  il  en  sera  de  même  pour  l'espace.  Une  fois 
revenu,  tu  croiras  n'avoir  pas  dépassé  les  Batignolles. 
Je  ne  sais,  de  Paris,  pas  la  moindre  chose  et  ne 
m'en  soucie. 

Je  n'exige  nullement  que  tu  m'écrives  souvent,  cai* 
rien  n'est  assommant,  en  voj^age,  comn.,e  d'écrire. 
Néanmoins,  quand  tu  voudras  m'envoyôr  ta  signature 
précédée  de  ces  simples  mots  :  «  je  me  porte  bien  »,  tu 
me  seras  moult  agréable. 

Adieu,  vieux,  toute  ma  maisonnée  te  souhaite  plaisir 
et  bonne  santé. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      187 

A.muse-toi  pendant  que  tu  y  es.  Les  jours  de  pluie 
et  d'em...  reviendront  assez  tôt. 


Au  même. 

Croisset,  dimanche  20. 

Je  réponds  tout  de  suite  à  la  gentille  lettre  que  j'ai 
reçue  ce  matin  pour  te  congratuler,  mon  cher  mon-' 
sieur,  sur  l'existence  que  tu  mènes!  Accepte  l'hom- 
mage de  mon  envie. 

Et,  puisque  tu  me  fais  des  questions  sur  Salammbô, 
voici  où  j'en  suis.  Je  viens  de  finir  le  chapitre  IX  et 
je  prépare  les  X  et  XI  que  je  ferai  cet  hiver,  ici,  tout 
seul,  comme  un  ours. 

Je  me  livre  maintenant  à  quantité  de  lectures  que 
j'expédie  voracement.  Voilà  trois  jours  que  je  ne  fais 
qu'avaler  du  latin  (et  chemin  faisant,  je  continue  mes 
petites  études  chrétiennes).  Quant  au  Carthaginois,  je 
crois  franchement  avoir  épuisé  tous  les  textes.  Il  me 
serait  facile  de  faire,  derrière  mon  roman,  un  très 
gros  volume  de  critique  avec  force  citations.  Ainsi, 
pas  plus  tard  qu'aujourd'hui,  Un  passage  de  Cicéron 
m'a  induit  à  supposer  une  forme  de  Tanit  que  je  n'ai 
vue  nulle  part,  etc.,  etc.  Je  deviens  savant  et  triste  I 
Oui,  je  mène  une  sacrée  existence  et  j'étais  né  avec 
tant  d'appétits.  Mais  la  sacrée  littérature  me  les  a  tous 
rentrés  au  ventre. 

Je  passe  ma  vie  à  me  mettre  des  cailloux  sur  le 
creux  de  l'estomac  pour  m'empêcher  de  sentir  la 
faim.  Ça  m'embête  quelquefois. 

Quant  à  la  copie  (puisque  c'est  là  le  terme)  je  n'en 
sais  franchement  que  penser.  J'ai  peur  de  retomber 


188      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

dans  des  répétitions  d'effets  continuelles,  de  ressasser 
éternellement  la  même  chose.  Il  me  semble  que  mes 
phrases  sont  toutes  coupées  de  la  même  façon  et  que 
cela  est  ennuj^eux  à  crever.  Ma  volonté  ne  faiblit 
pas  cependant»  et  comme  fond  ça  devient  coquet.  On  a 
déjà  commencé  à  se  manger.  Mais  juge  de  mon  in- 
quiétude, je  prépare  actuellement  un  coup,  le  coujd  du 
livre.  Il  faut  que  ce  soit  à  la  fois  cochon,  chaste, 
mystique  et  réaliste!  Une  b...  comme  on  n'en  a 
jamais  vu,  et  cependant  qu'on  la  voie! 

Ce  que  je  t'avais  prédit  s'effectue  ;  tu  t'énamoures 
des  mœurs  arabes  !  Combien  de  temps  tu  perdras,  par 
la  suite,  à  rêver  au  coin  du  feu,  à  des  c...  sans  poils 
sous  un  ciel  sans  nuages. 

Envoie  moi  un  petit  mot  dès  ton  retour  à  Paris.  Tu 
me  dis  que  tu  reviens  à  la  fin  du  mois.  C'est  de  celui- 
ci  sans  doute.  Nous  ne  serons  plus  longtemps  sans 
nous  voir.  La  première  de  Bouilhet  aura  lieu  du  15  au 
20  novembre. 

Ma  mère  et  ma  nièce  vont  bien  et  te  remercient  de 
ton  souvenir.  Quant  à  mon  autre  nièce,  je  crois  que  je 
serai  grand-oncle  au  mois  d'avril  prochain.  Je  tourne  à 
la  bedolle,  au  sheik,  au  vieux,  à  l'idiot. 

Jouis  de  tes  derniers  jours  et  bonne  traversée.  Je 
t'embrasse. 

Au  même. 

Enfin  !  Je  te  croyais  mort  !  Tu  n'as  été  que  malade. 
Béni  soit  Dieu,  si  tant  est  qu'on  puisse  bénir  Dieu. 

Et  tu  t'en  reviens  !  Je  verrai  donc  ta  porienteuse 
personne  quelques  jours  après  son  débarquement,  car 
il  faut  que  je  sois  à  Paris  vers  la  fin  d'octobre  pour  la 
pièce  de  Bouilhet.  Mais  notre  entrevue  ne  sera  pas 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       189 

longue.  Je  resterai  ici  probablement  tout  l'hiver  à  me 
ronger  le  corps  et  l'âme  dans  le  silence  du  cabinet.  Il 
faut  que  j'avance  et  j'ai  énormément  à  faire  !  J'ai  écrit 
depuis  la  fin  de  juin  deux  chapitres  à  'peu  près^  car  je 
termine  le  neuvième.  Il  m'en  reste  six.  Et  mes  lec- 
tures ne  font  qu'augmenter  et  les  difficultés  ne  font 
que  s'accroître,  bien  entendu. 

J'ai  passé  le  mois  dernier  trois  semaines  à  Paris,  à 
me  traîner  dans  les  bibliothèques,  ce  qui  est  peu  di- 
vertissant, et  j'étais  si  ahuri  de  lectures  que  j'en  ou- 
bliais Paphos. 

Rien  de  neuf  chez  nos  amis.  Maxime  est  en  Calabre 
avec  Garibaldi,  comme  tu  sais,  ou  ne  sais  pas.  La  pré- 
sidente s'est  consolée  du  Mac  à  Roull  qui  lui  fait  défi- 
nitivement une  pension  de  6,000  francs  par  an.  Je  crois 
qu'elle  va  trouver  un  autre  Môsieu.  (Elle  n'a  pas  été 
forte  dans  toutes  ces  histoires,  la  pauvre  fille  !) 

Turgan  vient  d'inventer  une  chose  superbe  pour 
vuich?!'  les  lieux  !  Je  ne  sais  combien  de  kilogrammes 
de  m...  se  trouvent  absorbés  en  une  seconde  par  sa 
machine.  On  a  nettoyé  l'Ecole  polytechnique  en  un 
clin  d'œil  :  les  élrons  mathématiques  s'envolaient 
comme  des  corbeaux.  C'est  sublime. 

Quant  à  moi,  je  travaille  furieusement.  Je  viens  de 
lire  un  livre  très  curieux  sur  la  médecine  des  Arabes, 
et  actuellement  (sans  compter  ce  que  j'écris),  je  lis 
Cedrenus,  Socrate,  Sozomène,  Eusèbe  et  un  Traité  de 
M.  Obry  sur  l'immortalité  de  l'âme  chez  les  Juifs,  le 
tout  entrelardé  de  Mischna  comme  pièce  de  résistance. 
Mais  le  cœur  m'a  manqué  pour  lire  les  quarante  pages 
qui  t'étaient  consacrées  dans  la  Revue  Européenne  pré- 
cédées des  quarante  qui  me  concernaient.  Où  il  n'y  a 
ni  profit  ni  plaisir,  bonsoir. 

Il  paraît  que  tu  as  eu  chaud,  mon  bonhomme?  Je 


190  GORRESPO^•DA^■CE  DE   G.    FLAUBERT. 

sais  ce  que  c'est,  ne  t'en  déplaise  (que  d'avoir  chaud), 
bien  que  tu  m'écrives  :  «  Tu  ne  peux  pas  t'en  faire  une 
idée  ».  J'étais  au  mois  de  mai  sur  les  bords  de  la  mer 
Rouge,  mon  bon,  et  j'ai  traversé  le  tropique  en  juin. 
Ah! 

Veux-tu  que  je  te  fasse  une  petite  prédiction?  Tu  ne 
retourneras  pas  en  Afrique,  un  vo3'age  raté  ne  se  re- 
commence pas.  Si  tu  veux  aller  au  printemps  à  Tug- 
gurt,  reste  en  Algérie  jusque-là.  Mais  je  crois  que  tu 
t'embêtes  de  Paris,  mon  vieux,  avoue-le.  Allons  !  tu 
ne  découvriras  pas  les  sources  du  Nil.  Oh  !  sois  vexé, 
je  m'en  f....  Tout  cela  est  pour  t'engager,  pendant 
que  tu  y  es,  à  te  transporter  à  Constantine.  Je  t'en  sup- 
plie, vas-y.  Tu  me  remercieras  ensuite. 

Autre  guitare.  Pourquoi  écoutes-tu  le  père  Sainte- 
Beuve,  et  ne  continues-ta  pas  Sylvie,  qui  était  bien  et 
très  bien  commencé?  Débarrasse-toi  de  ça,  et  fais- 
nous  ensuite  un  grandissime  roman  sur  l'Algérie.  Tu 
dois  en  savoir  assez?  Il  y  a  plus  à  faire  sur  ce  pays 
que  Walter  Scott  n'a  fait  sur  l'Ecosse,  et  un  succès 
non  moindre  «  attend  ce  ou  ces  livres  là  ».  T|lle  est 
mon  opinion. 


A  Louis  Bouilhet. 

Croisset,  2  septembre  isco. 

Incontestablement,  cette  seconde  sérénade  vaut 
mieux  que  l'autre.  Elle  est  plus  locale.  Je  n'y  vois 
rien  à  redire.  C'est  plein  de  détails  charmants  et  d'un 
ton  excellent.  Quant  à  la  musique,  ne  t'en  inquiète 
pas.  Le  principal,  c'est  que  la  pièce  est  bonne. 

Je  travaille  maintenant  assez  roide.  Ces  deux  jours 


CORRESPaKDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       191 

passés  à  Fécamp  vont  bien  me  déranger,  mais  il  le 
faut!  Je  suis  forcé. 

J'arriverai,  je  crois,  à  avoir  18  pages  à  mon  cha- 
pitre. Elles  seront  bourrées  de  faits.  Ce  qui  n'empêche 
pas  que  le  roman,  l'histoire  n'avance  guère.  On  se 
traîne  éternellement  sur  la  même  situation  !  et  pour- 
tant c'est  rapide,  mais  par  parties,  successivement  et 
non  d'ensemble. 

Quels  beaux  détails  je  trouve  dans  VHygiène  des 
Arab''!S  du  docleur  Bertherand  !  Cataplasmes  de  saute- 
relles, fiel  de  corbeau,  etc.  ;  pour  faire  accoucher  les 
femmes,  des  matrones  leur  montent  sur  le  ventre  et 
piétinent;  pour  les  rendre  fécondes,  on  leur  brùle 
sous  le  nez  des  poils  de  lion,  et  elles  avalent  la  crasse 
qui  est  dans  les  oreilles  des  ânes,  etc.  C'est  un  livre 
des  plus  réjouissants  que  je  connaisse. 

A  propos  d'Arabes,  j'ai  reçu  ce  matin  une  lettre  de 
Feydeau.  Il  s'en  revient,  ayant  vu  seulement  la  pro- 
vince d'Alger,  et  me  disant  que  «  je  ne  me  doute  pas  » 
de  la  chaleur  qu'il  fait  en  Afrique.  Il  a  été  malade,  et 
je  crois  qu'il  en  a  assez,  bien  qu'il  prétende  le  con- 
traire. Ce  qui  ne  l'empêchera  pas  au  retour  d'être 
plus  crâne  que  Barth  et  Livingstone  réunis. 

Adieu,  vieux.  Dors  sur  tes  deux  oreilles  quant  à  la 
sérénade. 


A  Ernest  Feydeau. 

Si  je  t'ai  agacé  en  te  rabâchant  Tuggurt,  c'est  que 
j'ai  vu  de  nombreux  dessins  sur  ce  pays,  qui  n/on 
tellement  toqué,  que  j'avais  fort  envie  d'y  aller  moi- 
même,  étant  à  Gonstantine.  Voilà.  Mille  excuses  et 
n'en  parlons  plus. 


492      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Mais  je  te  ferai  observer  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de 
s'y  reconnaître  et  que  je  mérite  de  l'indulgence.  Tu 
pars  en  me  disant  que  tu  vas  faire  un  grand  voyage 
dans  toute  l'Afrique  française,  etc.,  etc.  Puis  ça  se 
borne  à  la  province  d'Alger.  D'abord  tu  voulais  faire 
un  roman,  puis  c'a  été  un  voyage.  Puis,  ce  r'est  un 
roman.  Je  réponds  toujours  à  des  idées  que  tu  n'as 
plus,  tel  est  le  vrai.  Ou  peut-être  deviens-je  idiot?  ce 
qui  serait  possible.  Je  fais  tout  ce  qu'il  faut  pour  cela 
par  la  manière  dont  je  vis. 

N'importe.  J'embrasserai  ta  vieille  trombine  avec 
moult  satisfaction.  Je  pense  être  à  Paris  vers  le  10  no- 
vembre. (J'ai  bien  des  choses  d'ici  là  que  je  voudrais 
avoir  expédiées.) 

Aucune  nouvelle.  Je  me  réjouis,  je  me  délecte,  je 
m'enivre  avec  la  littérature  ecclésiastique.  As-tu  lu  la 
dernière  publication  de  N.  S.  P.  où  il  fulmine  contre 
les  littératures  obscènes  et  les  maisons  de  débauche  ? 
est-ce  beau  !  Depuis  longtemps  je  ne  m'étais  repassé 
par  le  bec  un  morceau  de  si  haut  goût,  mes  lecfures 
alternant  entre  la  Mischha,  Sozomène,  Cedrenus,  etc. 
Mais  j'ai  bientôt  fini,  Dieu  merci  !  Je  crois  que  mon 
éternel  bouquinage  va  tresser. 

Voilà,  mon  bon  vieux.  J'ai  été  seul  tous  ces  derniers 
temps,  ma  mère  et  sa  petite-fille  se  promenant  au  de- 
hors. Mon  frère  est  pris  d'une  rage  pour  la  chasse  et 
je  reste  comme  Job  sur  son  fumier,  à  gratter  ma  ver- 
mine, à  retourner  mes  phrases.  Je  fume  pipes  sur 
pipes.  Je  regarde  mon  feu  brûler.  Je  gueule  comme 
un  énergumène,  je  bois  des  potées  d'eau,  je  me  désole 
tous  les  matins  et  je  m'enthousiasme  tous  les  soirs. 
Puis,  je  me  console,  et  cela  recommence. 
Bonne  traversée  ;  je  t'embrasse. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       193 

A  M"**  Leroyer  de  Chantepie. 

Croisset,  8  septembre  1860. 

J'ai  reçu,  mardi  matin,  votre  lettre  du  i^""  sep- 
tembre. Elle  m'a  désolée  en  y  voyant  l'expression  de 
tous  vos  chagrins.  Par-dessus  vos  souffrances  intimes, 
des  malheurs  extérieurs  vous  assiègent,  puisque  vous 
vous  apercevez  de  l'ingratitude  et  de  Tégoïsme  de  vos 
obligés.  Il  faut  vous  dire  que  cela  est  toujours;  mince 
consolation,  il  est  vrai.  Mais  la  conviction  que  la  pluie 
mouille  et  que  les  serpents  à  sonnettes  sont  dangereux 
doit  contribuer  à  nous  faire  supporter  ces  misères. 
Pourquoi  cela  est-il?  Ici,  nous  empiétons  sur  Dieu! 
Tâchons  d'oublier  le  mal,  tournons-nous  du  côté  du 
soleil  et  des  bons.  Si  un  mauvais  cœur  vous  blesse, 
tâchez  de  vous  en  rappeler  un  noble  et  noyez-vous 
dans  son  souvenir.  Mais  la  sympathie  des  idées  vous 
manque  absolument,  me  direz-  vous.  C'est  pourquoi 
vous  auriez  dû  habiter  Paris.  On  trouve  toujours  dans 
cette  ville-là  des  gens  à  qui  causer.  Vous  n'étiez  pas 
faite  pour  la  province.  Dans  un  autre  milieu,  j'en  ai  la 
conviction,  vous  eussiez  moins  souffert.  Chaque  âme 
a  une  atmosphère  différente.  Vous  devez  horriblement 
souffrir  de  tous  les  cancans,  médisances,  calomnies, 
jalousies  et  autres  petitesses  qui  composent  exclusive- 
ment la  vie  des  bourgeois  dans  les  petites  villes.  Tout 
cela  existe  bien  à  Paris,  mais  d'une  autre  manière, 
d'une  manière  moins  directe  et  moins  irritante. 

Il  en  est  temps  encore,  prenez  une  bonne  résolu- 
tion. Ne  continuez  pas  à  mourir  sur  pied  comme  vous 
faites.  Arrachez-vous  de  là.  Voyagez!  Vous  mourrez 
en  route,  croyez-vous,  eh  bien!   qu'importe!   Non! 

il 


194      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

d'abord,  je  vous  réponds  que  vous  vous  porterez  mieux, 
ph^'siquement  et  moralement.  Vous  auriez  besoin  d'un 
maître  quelconque  qui  vous  ordonnât  de  partir,  vous  y 
forçât!  Je  vous  connais,  comme  si  j'étais  près  de  vous 
depuis  vingt  ans.  C'est  peut-être  une  présomption  de 
ma  part?  ou  l'excès  de  la  sympathie  que  j'ai  pour 
vous? . 

Je  vous  assure  que  je  vous  aime  beaucoup  et  que  je 
voudrais  vous  savoir,  sinon  heureuse,  du  moins  Iran- 
quille.  Mais  il  n'est  pas  possible  d'avoir  la  moindre 
sérénité  avec  l'habitude  que  vous  avez  de  creuser  inces- 
samment les  plus  grands  mystères.  Vous  vous  tuez  le 
corps  et  l'âme  à  vouloir  concilier  deux  choses  contra- 
dictoires :  la  religion  et  la  philosophie.  Le  libéralisme 
(Je  votre  esprit  se  cabre  contre  les  vieilleries  du  dogme 
et  votre  mysticisme  naturel  s'effarouche  des  consé- 
quences extrêmes  où  la  raison  vous  conduit.  Tâchez 
de  vous  cramponner  à  la  r-ciencej  à  la  science  pure; 
aimez  les  faits  pour  eux-mêmes.  Etudiez  les  idées 
comme  les  naturalistes  étudient  les  mouches.  La  con- 
templation peut  être  pleine  de  tendresses.  Les  muses 
ont  la  poitrine  pleine  de  lait.  Ce  liquide-là  est  la  bois- 
son des  forts.  —  Et,  encore  une  fois,  sortez  du  milieu 
où  vous  étouffez.  Partez  à  l'instant,  tout  de  suite, 
comme  si  votre  maison  brûlait. 

Pensez  à  moi  quelquefois  et  croyez  toujours  à  mon 
affection  bi^n  sincère. 


A  M*""^  Roger  des  Genettes. 

Gomme  je  m'ennuie,  comme  je  suis  las!  Les  feuilles 
tombent,  j'entends  le  glas  d'une  cloche,  le  vent  est 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       195 

doux,  énervant.  J'ai  des  envies  de  m'en  aller  au  bout 
du  monde,  c'est-à-dire  vers  vous,  de  reposer  ma  pauvre 
têle  endolorie  sur  votre  cœur  et  y  mourir.  Avez-vous 
jamais  réfléchi  à  la  tristesse  de  mon  existence  et  à 
toute  la  volonté  qu'il  me  faut  pour  vivre?  Je  passe  mes 
jours  absolument  seul,  sans  plus  de  compagnie  qu'au 
fond  de  l'Afrique  centrale.  Le  soir,  enfin,  après  m'être 
bien  battu  les  flancs,  j'arrive  à  écrire  quelques  lignes 
qui  me  semblent  détestables  le  lendemain.  Il  y  a  des 
gens  plus  gais  décidément.  Je  suis  écrasé  par  les  dif- 
ficultés de  mon  livre  Ai-je  vieilli?  Suis-je  usé?  Je 
le  crois?  Il  y  a  de  ça  au  fond.  Et  puis  ce  que  je  fais 
n'est  pas  commode,  je  suis  devenu  timide.  Depuis 
sept  semaines  j'ai  écrit  quinze  pages  et  encore  ne 
valent-elles  pas  grandchose. 

Comme  c'est  mal  arrangé,  le  monde!  A  quoi  bon  la 
laideur,  la  souffrance,  la  tristesse,  pourquoi  tous  nos 
rêves  impuissants  ?  Pourquoi  tout?  J'ai  vécu  plusieurs 
années  dans  un  état  que  j'ose  qualifier  d'épique  sans 
ressentir  le  moinde  doute,  ni  la  moindre  fatigue.  Mais 
à  présent  je  suis  rompu.  J'aurais  besoin  de  m'amuser 
beaucoup  ! 

Comme  je  pense  à  vous  et  comme  j'aurais  envie  de 
votre  esprit  et  de  votre  grâce;  mais  les  exigences  de 
mon  écrasant  travail  me  condamnent  à  une  séparation 
que  je  maudis.  Je  commence  à  croire  que  j'ai  fait  fausse 
route  dans  la  vie;  mais  étais- je  libre  de  choisii*?  Heu- 
reux les  bourgeois  1  Et  cependant  je  ne  voudrais  pas 
en  être  un.  C'est  l'histoire  du  bon  Brahmine  dans  les 
contes  de  Voltaire. 

Tant  mieux  si  la  littérature  anglaise  de  Taine  vous 
intéresse.  Son  ouvrage  est  élevé  et  solide,  bien  que 
j'en  blâme  le  point  de  départ.  Il  y  a  autre  chose  dans 
l'art  que  le  milieu  où  il  s'exerce  et  les  antécédents 


196  CORRESPONDANCE  DE   G.    FLAUBERT. 

physiologiques  de  l'ouvrier.  Avec  ce  système-là,  on 
explique  la  série,  le  groupe,  mais  jamais  l'individua- 
lité, le  fait  spécial  qui  fait  qu'on  est  celui-là.  Cette 
méthode  amène  forcément  à  ne  faire  aucun  cas  du 
talent.  Le  chef-d'œuvre  n'a  plus  de  signification  que 
comme  document  historique.  Voilà  radicalement  l'in- 
verse de  la  vieille  critique  de  La  Harpe.  Autrefois,  on 
croyait  que  la  littérature  était  une  chose  toute  per- 
sonnelle et  que  les  œuvres  tombaient  du  ciel  comme 
des  aérolithes.  Maintenant  on  nie  toute  volonté,  tout 
absolu.  La  vérité  est,  je  crois,  dans  l'entre-deux. 


A  Louis  Bouilhet. 

Croisset,  2  octobre  1860. 

Ma  mère  part  demain  matin  pour  Verneuil  où  elle 
restera  huit  jours.  Si  tu  es  encore  à  Mantes  à  ce  mo- 
ment-là, je  te  préviens  que  tu  n'éviteras  pas  la  visite 
de  Liline  qui  brûle  de  voir  ton  logement. 

Il  a  fait  un  temps  atroce  pendant  que  j'étais  à 
Etretat  et  je  me  suis  peu  promené.  Le  résultat  de  cette 
distraction  a  été  de  me  faire  perdre  tout  le  reste  de  la 
semaine.  Je  revoyais  continuellement  la  mer  et  j'enten- 
dais le  bruit  des  galets  sous  mes  B ôttes.   Il  y  a 

aujourd'hui  huit  jours,  j'ai  couché  à  Fécamp  chez 
M™'  Le  Poittevin  où  je  n'étais  pas  venu  depuis  dix- 
huit  ans!  Ai- je  pensé  à  ce  pauvre  bougre  d'Alfred! 
J'avais  presque  peur  de  le  voir  apparaître.  Notre  jeu- 
nesse commune  me  semblait  suinter  sur  les  murailles. 
C'était  comme  un  dégel  qui  me  glaçait  jusqu'au  fond 
du  cœur. 

Devine  quel  admirateur  j'ai  rencontré  à  Etretat?  Le 


CORRESPONDAiNDE  DE  G.  FLAUBERT       197 

père  Anicet  Bourgeois  (bien  nommé),  brave  homme  du 
reste.  Mais  le  peu  d'admiration  qu'il  m'a  montré  pour 
Gœthe  a  singulièrement  diminuué  le  plaisir  de  ses 
éloges  à  mon  endroit.  Oui,  il  ne  trouve  «  rien  de  re- 
marquable dans  Faust,  ce  n'est  ni  une  pièce,  ni  un 
poème,  ni  rien  du  tout.  »  Oh  !...  Je  répète  le  oh!!! 

Le  père  Glogenson  m'a  envoyé  sa  brochure  sur 
Voltaire  jardinier,  qui  n'est  point  des  plus  raides. 
Maigre  légume. 

Hier  chez  Deschamps,  grande  représentation  drama- 
tique :  quatre  pièces.  Le  jeune  Baudry  y  allait  comme 
spectateur.  Mais  je  le  soupçonne  de  m'avoir  menti 
comme  un  âne  et  d'être,  au  contraire,  un  des  acteurs. 

J'ai  relu  ce  soir  les  Fossiles  en  entier  et  ça  m'a 
enthousiasmé  plus  que  jamais.  Quoiqu'on  dise,  c'est 
soHde,  va!  et  c'est  beau. 

Adieu  vieux.  Gémis-tu  sur  la  captivité  de  Lamori- 
cière? 

Au  même. 

Croisset,  5  octobre  1860. 

Tu  vas  donc  revoir  ce  vieil  Odéon  Taieb  1  Tu  ne 
m'as  pas  dit  si  tu  es  à  peu  près  satisfait  de  ton  amou- 
reux. Le  connais-je?  J'attends  quelques  détails  sur  le 
train  dont  ça  marche. 

Ça  ne  va  pas  trop  mal  pour  le  quart  d'heure.  Mais 
je  me  livre  dans  le  silence  du  cabinet  à  de  si  fortes 
gueulades  et  à  une  telle  pantomime  que  j'en  arriverai 
à  ressembler  à  Dubartas,  qui  pour  faire  la  description 
d'un  cheval  se  mettait  à  quatre  pattes,  galopait,  hen- 
nissait et  ruait.  Ce  devait  être  beau!  et  pour  arriver  à 
quels  vers,  miséricorde! 

Je  me  réjouis  tous  les  matins  dans  la  politique.  L'en- 

17. 


198  CORRESPO^'DA^•CE  DE  G.    FLAUBERT. 

cyclique  du  pape  est  bien  belle,  accusant  Victor- 
Emmanuel  d'établir  «  des  maisons  de  débauche  ». 
Puis,  récriminations  contre  les  livres  et  les  pièces  de 
théâtre  qui  «  sapent  »,  etc.  Quel  bon  style  poncif  que 
le  style  ecclésiastique!  Ce  serait,  du  reste,  une  étude 
à  faire  que  celle  des  styles  professionnels!  quelque 
chose  qui  serait  dans  la  littérature  analogue  à  l'étude 
des  physionomies  en  histoire  naturelle. 

Tu  feras  bien  d'aller  voir  le  jeune  Duplan  qui  t'aime 
beaucoup  et  la  Présidente.  Mais  ma  plus  forte  recom- 
mandation est  «  d'être  chien  »  aux  répétitions.  Sois 
digne!  maintenant  que  tu  as  la  croix.  Sais-tu  vers 
quelle  époque  la  première?  J'imagine  que  ça  ne  peut 
être  avant  le  10  novembre. 

Tout  cela  va  arrêter  ton  «  Honneur  d'une  femme  ». 
Le  commencement  était  bougrement  bon.  J'ai  envie  de 
voir  le  second  acte.  Mais  combien  je  suis  humilié  de 
la  façon  dont  tu  expédies  tes  œuvres,  quand  je  con- 
temple en  regard  la  lenteur  de  mes  évolutions 

Ces  points  indiquent  toutes  les  misères  dont  mes 
mémoires  seraient  remplis  si  j'écrivais  mes  mémoires. 

Mes  compliments  à  ton  professeur  de  Mantes  qui 
aime  Zes  Fossiles.  C'est  un  homme  de  goût,  c'est-à- 
dire  qui  a  mon  goût.  Oui  !  je  persiste  !  Les  Fossiles  sont, 
ou  est  un  chef-d'œuvre.  On  le  reconnaîtra  quelque 
jour. 

Allons,  travaille  bien  à  tes  répétitions!  ne  néglige 
rien  !  les  centimes  font  les  miUions  et  les  atomes  sont 
respectables. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       109 


A  Ernest  Feydeau. 

Non,  Amyot  ne  m'a  envoyé  aucune  feuille. 

Je  suis  plus  bégueule  que  toi  et  je  repousse  S3^sté- 
maliquement  autre  chose  que  le  mauvais  langage.  Car 
je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  tout  bien  dire.  Il  y  a  des 
idées  impossibles  (celles  qui  sont  usées,  par  exemple, 
ou  foncièrement  mauvaises)?  et  comme  le  style  n'est 
qu'une  manière  .de  penser,  si  votre  conception  est 
faible  jamais  vous  n'écrirez  d'une  façon  forte.  Exemple  : 
Je  viens  de  recorriger  mon  ix*  chapitre.  C'est  un  tour 
de  force  (je  crois)  comme  concision  et  netteté,  si  on 
l'examine  phrase  à  phrase  ;  ce  qui  n'empêche  pas  que 
le  susdit  chapitre  ne  soit  assommant  et  ne  paraisse 
très  long  et  très  obscur;  parce  que  la  conception,  le 
fond  ou  le  plan  (je  ne  sais)  a  un  vice  secret  que  je 
découvrirai.  Le  style  est  autant  sous  les  mots  que  dans 
les  mots.  C'est  autant  l'âme  que  la  chair  d'une  œuvre. 

Et  ne  donne  pas,  ô  mon  ami,  dans  cette  scie  com- 
mode dont  je  suis  embêté  :  «  Tu  es  bien  heureux  de 
pouvoir  travailler  sans  te  presser,  grâces  à  tes  rentes.  » 
Les  confrères  me  jettent  à  la  tête,  continuellem.ent,  les 
trois  sols  de  revenu  qui  m'empêchent  de  crever  préci- 
sément de  faim.  Cela  est  plus  facile  que  de  m'imiter. 
J'entends  de  vivre  comme  je  fais  :  1°  A  la  campagne 
les  trois  quarts  de  l'année;  2°  Sans  femme  (petit  point 
assez  délicat  mais  considérable)  sans  ami,  sans  cheval, 
sans  chien,  bref  sans  aucun  des  attributs  de  la  vie 
humaine;  S^"  Et  puis,  je  regarde  comme  néant  tout  ce 
qui  est  en  dehors  de  l'œuvre  en  elle-même.  Le  succès, 
le  temps,  l'argent,  et  Vimprimerie  sont  relégués  au 
fond  de  ma  pensée  dans  des  horizons  très  vagues  et 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

parfaitement  indifférents.  Tout  cela  me  semble  bête 
comme  chose  et  indigne  (je  répète  le  mot  indigne)  de 
vous  émouvoir  la  cervelle. 

L'impatience  qu'ont  les  gens  de  lettres  à  se  voir 
imprimés,  joués,  connus,  vantés,  m'émerveille  comme 
une  folie.  Gela  me  semble  avoir  autant  de  rapports  avec 
leur  besogne,  qu'avec  le  jeu  de  dominos  ou  la  politique. 
Voilà. 

Tout  le  monde  peut  faire  comme  moi.  Travailler 
tout  aussi  lentement  et  mieux.  Il  faut  seulement  se 
débarrasser  de  certains  goûts  et  se  priver  de  quelques 
douceurs.  Je  ne  suis  nullement  vertueux  mais  consé- 
quent. Et  bien  que  j'aie  de  grands  besoins  (dont  je  ne 
dis  mot),  je  me  ferais  plutôt  pion  dans  un  collège  que 
d'écrire  quatre  lignes  pour  de  l'argent.  J'aurais  pu  être 
riche,  j'ai  tout  envoyé  faire  f...  et  je  reste  comme 
un  Bédouin  dans  mon  désert  et  dans  ma  noblesse. 


A  Théophile  Gautier. 

Dimanche,  3  décembre  1860. 
Mon  vieux  Théo, 

Je  suis  chargé  de  t'annoncer  que  la  première  de 
V Oncle  Million  a  lieu  jeudi  prochain,  et  la  répétition 
générale  mercredi  à  midi  et  demi.  Voilà. 

A  toi. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       201 


A  Jules  Duplan. 

P' janvier  1861. 

Je  te  souhaite  la  bonne  année  accompagnée  de  plu- 
sieurs autres,  c'est-à-dire  fasse  le  Ciel  que  :  1°  tu 
trouves  un  portrait  d\i  vieux  ;  2°  que  tu  gagnes  des 
millions  dans  ton  établissement  ;  3o  que  tu  sois  cons- 
tamment en  belle  santé  et  en  bonne  humeur.  Mais 
présentement,  il  faut  que  tu  me  rendes  un  service.  — 
Ouïs  ceci. 

La  pièce  de  Bouilhet,  comme  tu  sais  (ou  ne  le  sais 
pas),  a  raté.  La  Presse  a  été  atroce  et  la  direction  de 
rOdéon  pire  —  le  tout  pour  complaire  au  garsDoucet, 
lequel  se  présente  au  prix  de  la  meilleure  comédie  — 
échelon  de  l'Académie  Française.  Tu  conçois  qu'un 
homme  qui  veut  être  de  l'Académie  Française  n'épargne 
rien.  Bouilhet  avait  pensé  un  moment  à  se  présenter 
comme  candidat  (du  prix),  mais  Doucet  se  présentant, 
il  se  retire,  bien  entendu.  C'est  10,000  francs  qui  lui 
passent  sous  le  nez  sans  compter  le  fiasco  de  VOncle 
Million.  —  Ah  !  ça  a  été  joli  !  joU  !  joli  ! 

L'empereur  devait  y  venir,  il  n'est  pas  venu. 
Or,  voici  ce  qu'il  faudrait  faire.  Madame  Cornu  ne 
pourrait-elle  pas  le  faire  aller  à  l'Odéon?  S'ils  sont  en 
correspondance  journalière,  ne  pourrait-elle  en  ma- 
nière de  cancan,  lui  glisser  une  phrase  de  ce  genre  : 
«  Allez  donc  voir  l'Oncle  Million^  c'estcharmant;  — je 
ne  sais  pourquoi  on  étouffe  ce  garçon-là  »,  etc.  Puisque 
l'Empereur  tient  à  faire  le  Louis  XIV,  il  est  certain 
qu'il  doit  protéger  la  vraie  littérature,  quand  par 
hasard  elle  se  produit.  Tâche  de  faire  ça,  mon  vieux, 
je  t'en  prie.  Quant  au  Bouilhet,  il   est  désolé  et  se 


202  CORRESPOiNDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

trouve  dans  une  f position,   il  devait  aller  te  voir, 

mais  je  le  crois  tellement  assombri  qu'il  se  cache.  Il 
a  dû  partir  aujourd'hui  pour  Mantes,  il  sera  à  Paris 
jeudi  prochain.  —  Va-t'en  le  voir  un  matin  à  l'hôtel 
Corneille  et  remonte-le  un  peu,  il  en  a  besoin  malgré 
le  stoïcisme  de  sa  correspondance. 

Je  suis  ulcéré  contre  les  feuilletonnistes.  Quel  s  misé- 
rables ! 


A  M"*  Leroyer  de  Chantepie. 

Croisset,  15  janvier  1861. 

Non  !  je  ne  suis  pas  à  Paris,  chère  demoiselle,  mais 
à  Croisset,  tout  seul,  depuis  un  mois,  et  je  n'en  dois 
partir  que  vers  le  milieu  de  mars,  car  je  deviens  très 
ridicule  avec  mon  éternel  livre  qui  ne  paraît  pas,  et  je 
me  suis  juré  d'en  finir  cette  année.  Ma  mère  et  sa 
petite-fille  sont  à  Paris.  Je  suis  ici  avec  un  vieux  do- 
mestique, me  levant  à  midi  et  me  couchant  à  trois 
heures  du  matin,  sans  voir  personne  ni  rien  savoir  de 
ce  qui  se  passe  dans  le  monde.  Mais  parlons  de  vous. 

Dans  votre  avant-dernière  lettre  (à  laquelle  je  n'ai 
pas  répondu,  parce  que  j'étais  alors  dans  un  tourbil- 
lon d'affaires  pour  la  dernière  pièce  de  Bouilhet, 
(VOncle  Million),  vous  me  paraissiez  moins  souffrante. 
La  dernière  m'a  affligé  de  nouveau.  Mais  qu'avez-vous 
donc?  Et  que  vous  faut-il?  Hélas!  je  le  sais  bien  ce 
que  vous  avez  et  ce  qu'il  vous  faut,  je  vous  l'ai  dit. 
Mais  vous  n'avez,  je  crois,  jamais  suivi  un  conseil 
donné  contre  roiis,  j'entends  contre  votre  douleur, 
parce  que  vous  la  chérissez.  Vous  ne  voulez  pas 
guérir. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       203 

Il  faudrait  quitter  votre  existence,  votre  rxiaison, 
votre  pays,  vos  habitudes,  tout,  tout!  Hors  de  là,  il 
n'y  a  pas  de  remède,  d'espoir.  Je  suis  sûr  que  dans 
Paris,  dans  une  grande  ville  quelconque,  vous  trouve- 
riez un  soulagement  immédiat.  Vous  objectez  à  ce  dé- 
j^lacement  un  tas  de  raisons  sans  importance.  Pardon- 
nez-moi de  vous  rudoyer  ainsi,  mais  je  ne  peux 
m'empêcher  de  vous  aimer  et  de  m'indigner  de  ce  que 
vous  ne  vous  aimez  pas  assez.  Je  voudrais  vous  savoir 
heureuse.  Voilà  tout. 

J'ai  là  sur  ma  table  un  petit  livre  écrit  par  un  ré- 
fugié Valaque,  intitulé  Rosalie,  par  Ange  Pech- 
medja.  C'est  une  histoire  véritable  qui  vous  amusera. 
Demandez-la. 

Avez- vous  V Examen  des  dogmes  de  la  religion 
chrétienne,  par  P.  Larroque  ?  Gela  rentre  dans  vos 
lectures  favorites.  L'auteur  est  remonté  aux  sources, 
chose  rare  !  et  je  ne  vois  pas  une  objection  sérieuse 
qu'on  puisse  lui  poser.  C'est  une  réfutation  complète 
du  dogme  catholique  ;  livre  d'un  esprit  vieux  du  reste 
et  conçu  étroitement.  C'est  peut-être  ce  qu'il  faut  pour 
une  œuvre  militante?  Lisez-vous  aussi  la  Revue  ger- 
manique ?  Il  y  a  dedans  d'excellents  articles.  Mais  ce 
n'est  pas  tout  cela  que  je  voudrais  vous  voir  lire.  Inté- 
ressez-vous donc  à  la  vie  :  mémento  vivere.  C'était 
la  devise  que  le  grand  Gœthe  portait  sur  sa  montre, 
comme  pour  l'avertir  d'avoir  l'œil  incessamment 
ouvert  sur  les  choses  de  ce  monde.  Ce  spectacle  est 
assez  grand  pour  remplir  toutes  les  âmes.  Mais  cela 
demande  du  travail  et  de  la  force  !  Lisez  de  l'histoire, 
intéressez-vous  aux  générations  mortes,  c'est  le 
moyen  d'être  indulgent  pour  les  vivantes  et  de  moins 
soufîrir.  » 

Quant  à  un  conseil  pour  votre  roman,  je  ne  sais 


^4  CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

lequel  VOUS  donner  ?  J'ai  assisté  dernièrement  à  tant 
de  canailleries  (dans  une  question  semblable^  que  je 
n'y  comprends  plus  rien.  Les  éditeurs  et  directeurs  de 
théâtre  même  semblent  encore  plus  bêtes  que  filous. 
Du  reste,  du  moment  que  vous  faites  les  Crais  du  vo- 
lume, vous  aurez  des  éditeurs.  Mais  1,500  francs  me 
semble  un  prix  exorbitant.  Je  crois  que  1,000  francs 
est  le  prix  ordinaire  d'un  in-8°.  Je  souhaite  que  1861 
soit  pour  nous  plus  doux  que  1860,  et  je  vous  serre 
les  mains  bien  affectueusement. 

A  Jules  Duplan. 

Ah  !  mon  pauvre  vieux,  comme  je  suis  content  !  Je 
vais  donc  bécotter  ta  vieille  binette!  J'attends  dimanche 
avec  avidité  pour  savoir  le  jour  et  l'heure  où  je  me 
ruerai  au  devant  de  ta  seigneurie. 

J'ai,  ce  matin,  donné  au  D'  Pouchet  (qui  se  pré- 
sente à  l'Académie  des  Sciences  pour  remplacer 
Geoffroy  Saint-Hilaire)  une  lettre  d'introduction  près 
de  M™*  Cornu.  Gomme  je  la  sais  excellente  et  s'inté- 
ressant  aux  bonnes  choses  et  aux  braves  gens,  je  n'ai 
pas  craint  d'être  indiscret  en  lui  recommandant  forte- 
ment le  père -Pouchet,  qui  est  un  très  galant  homme, 
et  un  grand  savant.  Tu  feras  bien  de  prévenir  f 
M""'  Gornu  de  sa  surdité,  car  le  pauvre  bonhomme  n'en-  i 
lend  pas  plus  qu'une  bûche.  Dis-lui  que  je  m'y  inté-  | 
resse  beaucoup  et  qu'elle  tâche  de  lui  obtenir  quelques  "' 
voix  parmi  ses  amis.  Les  concurrents  de  Pouchet 
sont  honteux,  mais  je  suis  sûr  que  le  pauvre  vieux  va 
faire  là-bas  un  tas  de  bêtises  î 

Je  languis  après  toi,  je  te  f des  mets  épicés, 

sacré  bougre  !  Tu  auras  tes  xii  tasses  de  café  I 


CORRESPOiNDANCE   DE  G.    FLAUBERT.  205 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt, 


Vous  devez  avoir  chez  vous,  à  Paris,  une  lettre  de 
moi?  Car  je  vous  ai  écrit  le  jour  même  où  j'ai  reçu 
votre  volume  (lundi  dernier).  Après  l'avoir  lu  d'un 
bout  à  l'autre,  sans  débrider. 

J'en  ai  été  enchanté.  C'est  d'un  seul  jet  et  d'une 
poussée  qui  ne  faiblit  pas  un  instant.  Quant  à  l'ob- 
servation elle  est  parfaite.  C'est  cela,  c'est  cela 
qui  m'a  vraiment  ébloui.  Vous  trouverez  dans  ma 
lettre  mon  impression  immédiate  après  une  première 
lecture.  Je  me  serais  livré  à  une  seconde  si  ma  mère 
n'avait  présentement  sous  son  toit  trois  dames  qui 
s'en  sont  régalées.  Vous  attendrissez  le  sexe,  ce  qui 
est  un  succès,  quoiqu'on  dise.  Néanmoins  j'ai  refeuil- 
leté çà  et  là  votre  Philoméne  et  je  connais  le  livre 
parfaitement.  Donc  mon  opinion  est  que  :  vous  avez 
fait  ce  que  vous  vouHez  faire  et  que  c'est  une  chose 
réussie. 

N'ayez  aucune  crainte.  Votre  religieuse  n'est  pas 
banale,  grâce  aux  explications  du  commencement. 
C'était  là  recueil,  vous  l'avez  évité. 

Mais  ce  que  le  livre  a  gagné  à  être  simple  lui  a  fait 
perdre,  peut-être,  un  peu  de  largeur?  A  côté  de  Sœur 
Philoméne,  j'aurais  voulu  voir  la  généralité  des  reli- 
gieuses, qui  ne  lui  ressemblent  guère.  Voilà  toutes 
mes  objections.  Il  est  vrai  que  vous  n'avez  pas  intitulé 
votre  livre  :  Mœurs  d'hôpital.  Dès  lors,  le  reproche 
qu'on  peut  vous  faire  tombe. 

Et  je  ne  saurais  vous  dire  combien  j'en  suis  content. 

18 


206      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Je  remarque  en  vous  une  qualité  nouvelle,  à  savoir 
l'enchaînement  naturel  des  faits.  Votre  méthode  est 
excellente.  De  là  vient  peut-être  l'intérêt  du  livre  ? 

Quel  imbécile  que  ce  Lévy  !  C'est  au  contraire  très 
amusant. 

Non  !  il  n'y  a  pas  trop  d'horreurs  (pour  mon  goût 
personnel  il  n'y  en  a  même  pas  assez!  mais  ceci  est 
une  question  de  tempérament).  Vous  vous  êtes  arrêté 
sur  la  limite.  Il  y  a  des  traits  exquis,  comme  le  vieux 
qui  tousse,  par  exemple,  et  le  chirurgien  en  chef  au 
milieu  de  ses  élèves,  etc.  Votre  fin  est  splendide:  la 
mort  de  Barnier. 

Il  fallait  faire  ce  que  vous  avez  fait  ou  bien  un  roman 
de  six  volumes  et  qui  eût  été  probablement  fort  en- 
nuyeux. On  vous  a  contesté  jusqu'à  présent  la  faculté 
de  plaire  à  tout  le  monde.  Je  suis  convaincu  et  ne 
serais  point  du  tout  étonné  si  Sœur  Philomèyie  avait 
un  grand  succès. 

Je  ne  vous  parle  pas  du  style,  il  y  longtemps  que-je 
lui  serre  la  main,  tendrement,  à  celui-là  ! 

Romaine  m'excite  démesurément. 

«  Ah  !  toucher,*  comme  lu  travaillais  là-dedans, 
comme  tu  coupais.  «Voilà  la  vraie  note  profonde  et 
juste. 

Je  suis  aussi  content  de  vous  que  je  le  suis  peu  de 
moi...  Non!  mes  bichons,  ça  ne  va  pas  !  Il  me  semble 
que  Salammbô  est  embêtante  à  crever.  Il  y  a  un  abus 
évident  du  tourlourou  antique,  toujours  des  batailles, 
toujours  des  gens  furieux.  On  aspire  à  des  berceaux 
de  verdure  et  à  du  laitage.  Berquin  semblera  délicieux 
au  sortir  de  là.  Bref  je  ne  suis  pas  gai.  Je  crois  que 
mon  plan  est  mauvais  et  il  est  trop  tard  pour  rien 
changer  car  tout   se  tient. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       207 

Et  VOUS,  qu'allez- VOUS  faire  maintenant?  La  Jeune 
Bourgeoise  avance-t-elle  ?  Ecrivez-moi  quand  vous 
n'aurez  rien  de  mieux  à  faire,  car  je  pense  à  vous  deux 
très  souvent. 

Adieu,  mille  remerciements  et  mille  compliments 
vrais.  Je  vous  embrasse. 


A  Ernest  Feydeau. 


Si  je  ne  t'écris  pas,  mon  bon,  c'est  que  je  n'ai  abso- 
lument rien  à  te  dire.  Je  Tcvoursifie  et  m'assombris  de 
plus  en  plus  —  et  ce  qui  se  passe  dans  la  capitale  n'est 
pas  fait  pour  m'égayer.  J'ai  un  tel  dégoût  de  ce  qu'on 
y  applaudit  et  de  toutes  les  turpitudes  qu'on  y  imprime, 
que  le  cœur  m'en  soulève  rien  que  d'y  songer.  — 
J'avance  tout  doucement  dans  Cartilage  avec  de  bons 
et  de  mauvais  jours  (ceux-là  plus  fréquents,  bien  en- 
tendu). 

J'ai  écrit  un  chapitre  depuis  six  semaines,  ce  qui 
n'est  pas  mal  pour  un  bradype  de  mon  espèce.  J'espère 
avant  le  milieu  de  mars  en  avoir  fort  avancé  un  autre  ; 
c'est  long!  Toutes  les  après-midi  je  lis  du  Virgile,  et 
je  me  pâme  devant  le  style  et  la  précision  des  mots. 
Telle  est  mon  existence,  —  mais  parlons  de  la  tienne, 
qui  va  changer.  Bénie  soit-elle,  cher  ami;  accepte  tous 
mes  souhaits,  tu  dois  savoir  s'ils  sont  sincères  et  pro- 
fonds. 

Nous  ne  suivons  guère  les  mêmes  sentiers.  As-tu 
fait  cette  remarque  ?  Tu  crois  à  la  vie  et  tu  l'aimes, 
moi  je  m'en  méfie.  J'en  ai  plein  le  dos  et  en  prends  le 


208      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

moins  possible.  C'est  plus  lâche,  mais  plus  prudent 
—  ou  plutôt  il  n'y  a  dans  tout  cela  aucun  système: 
chacun  suit  sa  voie  et  roule  sur  la  petite  pente  comme 
le  Maktoûb  l'a  résolu.  Écris-moi  quand  tu  n'auras 
rien  de  mieux  à  faire. 

Mille  bonheurs  —  et  longs  surtout. 

Je  t'embrasse. 

Je  suis  ce  soir  éreinté  à  ne  pouvoir  tenir  ma  plume, 
c'est  le  résultat  de  l'ennui  que  m'a  causé  la  vue  d'un 
bourgeois.  Le  bourgeois  me  devient  physiquement 
intolérable.  J'en  pousserais  des  cris. 


Au  même. 


Je  n'étais  pas  «  irrité  »,  mon  cher  Feydeau,  mais 
ennuyé  de  ne  pas  avoir  de  tes  nouvelles,  et  si  je  ne 
t'ai  pas  écrit  de  mon  côté,  c'était  pour  te  laUser  tran- 
quille. Tu  n'avais  nul  besoin  de  moi  dans  ta  lune  "de 
miel.  Sois  heureux,  mon  bon,  sois  heureux,  continue 
à  l'être  !  Ton  système  est  peut-être  le  meilleur,  mais 
comme  on  se  fait  un  système  d'après  son  tempéra- 
ment et  qu'on  ne  choisit  pas  son  tempérament,  etc.! 

Tu  me  verras  dans  trois  semaines  environ.  Je  crois 
que,  sanitairement  parlant,  j'ai  besoin  de  prendre  l'air 
et  de  sortir.  Voilà  bientôt  trois  mois  que  je  mène  une 
vie  extra-farouche. 

La  littérature  vient  de  faire  de  grandes  pertes, 
E.  Guizot,  Scribe!  Celui-là,  au  moins,  avait  plus  d'es- 
prit que  Feuillet  et  tout  autant  de  style. 

As-tu  suffisamment  rugi  de  tout  le  tapage  inepte 
que  Ion  a  fait  autour  des  deux  discours  académiques? 

Je  continue  à  m'indigner  contre  le  cygne  de  Cam- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       209 

brai.  J'annote  le  Télémaque  et  dire  que  ça  passe 
encore  pour  bien  écrit  !  Est-ce  bête,  est-ce  bête  et 
faux  à  tous  les  points  de  vue?  J'entremêle  cette 
lecture  avec- celle  de  VÉnéide  que  j'admire  comme  un 
vieux  professeur  de  rhétorique.  Quel  monde  que 
celui-là  l  et  comme  cet  art  antique  fait  du  bien  ! 

A  propos  de  roman,  M.  de  Galonné  a  dû  recevoir  un 
livre  envoyé  par  une  de  mes  amies.  C'est  intitulé 
Louise  Meunier,  par  Emile  Bosquet.  Si  tu  peux  en 
faire  dire  du  bien,  tu  feras  une  bonne  action,  car  ce 
petit  ouvrage  contient  des  choses  excellentes,  des 
observations  prise  à  la  source,  ce  qui  est  rare.  Il  va 
sans  dire  que  lu  demanderas  ce  service  en  ton  nom  et 
non  au  mien.  La  Revue  contemporaine  mayant 
éreinté,  doit  rester  mon  ennemie,  et  je  n'en  réclame- 
rai jamais  une  ligne  ni  un  salut,  bien  que  tu  sois  de- 
venu quasiment  son  gendre. 

Je  te  blâme  de  changer  quelque  chose  à  la  pièce  par 
cette  considération  que  Mirés  est  f...  à  bas;  tant  pis 
pour  lui.  Cela  est  beau  et  chevaleresque  de  la  part  de 
M.  Feydeau.  Mais  si  le  passage  est  beau  en  soi,  il  fait 
une  bêtise  (le  dit  Feydeau) .  Reste  à  savoir  si  tu  n'as 
pas  eu  tort  de  faire  une  allusion?  Il  faut  toujours  mon- 
ter ses  personnages  à  la  hauteur  d'un  type,  peindre  ce 
qui  ne  passe  oas,  tâcher  d'écrire  pour  l'éternité. 

Ma  nièce  m'a  écrit  une  description  de  ta  femme. 
Elle  a  été  éblouie  de  sa  beauté. 


i8. 


210  CORRESPO>DA?sCë  de  g.    FLAUBERT. 

Au  même. 

Croisset,  lundi  soir. 

Si  tu  n'es  pas  gai,  je  ne  suis  pas  précisément  bien 
joj^eux.  Cartilage  me  fera  crever  de  rage.  Je  suis 
maintenant  plein  de  doutes,  sur  l'ensemble,  sur  le 
plan  général  ;  je  crois  qu'il  y  a  trop  de  troupiers  ? 
C'est  V Histoire,  je  le  sais  bien.  Mais  si  un  roman  est 
aussi  embêtant  qu'un  bouquin  scientifique,  bonsoir,  il 
n'y  a  plus  d'art.  Bref,  je  passe  mon  temps  à  me  dire 
que  je  suis  un  idiot  et  j'ai  le  cœur  plein  de  tristesse  et 
d'amertume. 

Ma  volonté  ne  faiblit  point,  cependant,  et  je  conti- 
nue. Je  commence  maintenant  le  siège  de  Carthage. 
Je  suis  perdu  dans  les  machines  de  guerre,  les  Ba- 
tistes et  les  Scorpions,  et  je  n'y  comprends  rien,  moi, 
ni  personne.  On  a  bavardé  là-dessus,  sans  rien  dire 
de  net.  Pour  te  donner  une  idée  du  petit  travail  prépa- 
ratoire que  certains  passages  me  demandent,  j'ai  Ju 
depuis  hier  60  pages  (in-folio  et  à  deux  colonnes)  de 
la  Poliorcétique  de  insie-Lipse.  Voilà. 

Je  commence  maintenant  le  treizième  chapitre.  J'en 
ai  encore  deux  après  celui-là.  Si  mes  défaillances  ne 
sont  pas  trop  fortes  et  trop  nombreuses,  je  pense  avoir 
fini  au  jour  de  l'an.  Mais  c'est  rude  et  lourd. 

Tu  as  bien  fait  d'envoyer  promener  le  papier  de 
Buloz.  Il  y  a  des  boutiques  où  l'on  ne  doit  pas  mettre 
les  pieds.  C'est  un  recueil  qui  m'est  odieux. 

Quel  est  le  sujet  de  ta  nouvelle  pièce  ?  Car  pour  les 
pièces,  j'ai  la  conviction  que  tout  dépend  du  sujet, 
quant  au  succès  bien  entendu^ 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       211 

Bouilhet  est  comme  toi  indigné  des  réclames  qu'on 
fait  au  grand  Mocquart.  Je  n'ai  pas  lu  son  étron,  c'est 
trop  cher  pour  mes  moyens.  Le  même  Bouilhet  m'a 
demandé  à  plusieurs  reprises  si  tu  étais  content  du 
déhit  de  Sylrie  et  il  a  défendu  ladite  dame  devant  un 
bourgeois  qui  gueulait  contre  son  immoralité,  sans 
Vavoir  lu,  bien  entendu. 

Ah  !  mon  pauvre  vieux,  il  faut  être  né  enragé  pour 
faire  de  la  littérature  !  Comme  on  est  soutenu  !  comme 
on  est  encouragé!  comme  on  est  récompensé!  Oui, 
fais  ton  livre  sur  La  condition  des  A7Histes,  le  besoin 
s'en  fait  sentir,  pour  moi  du  moins. 

Pourquoi  te  sens-tu  «  troublé  et  hésitant  »  ?  Que  tu 
sois  embêté,  exaspéré,  je  le  conçois.  C'est  mon  état 
ordinaire,  à  moi  qui  n'ai  pas  tes  ennuis  matériels. 
Mais  puisque  tu  as  encore  plusieurs  livres  dans  ton 
sac  et  un  intérieur  domestique  plein  de  tendresse, 
c'est-à-dire  le  dessus  et  le  dessous  de  la  vie,  marche 
sans  tourner  la  tête  et  droit  vers  ton  but. 

Nous  gueulons  contre  notre  époque.  Mais  Rabelais, 
ni  Molière,  ni  Voltaire  même  ne  nous  ont  fait  leurs 
confidences?  On  préférait  à  Shakespeare  je  ne  sais 
plus  quel  baladin  qui  montrait  des  ours.  Il  est  vrai 
que  j'aimerais  mieux  être  comparé  à  Mangin  qu'à 
bien  de  nos  confrères.  Enfin  !  Etourdissons-nous  avec 
le  bruit  de  la  plume  et  buvons  de  l'encre.  Ça  grise 
mieux  que  le  vin.  Quant  à  suivre  les  conseils  du  père 
Sainte-Beuve,  «  ménager  la  chèvre  et  le  chou,  mettre 
de  l'eau  dans  son  vin,  s'arranger  en  un  mot  pour  réus- 
sir près  du  public  »,  c'est  trop  difficile  et  trop  chan- 
ceux. Tu  sais  qu'il  me  prêche,  de  ;i;on  côté,  pour  faire 
du  moderne.  Eh  bien  !  sais-tu  ce  que  je  rêve,  mainte- 
nant? Une  histoire  de  Gambyse.  Mais  je  rejette  ce 
rêve-là,  je  suis  trop  vieux  et  puis  !  et  puis  !  Adieu, 


21-2  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

mon  pauvre  vieux,  bon  courage.  Je  t'embrasse  très 
fort. 


Au  même. 


Quel  homme  que  ce  père  Hugo!  S...  n...  de  D..., 
quel  poète  !  Je  viens  d'un  trait  d'avaler  les  deux  vo- 
lumes !  Tu  me  manques  I  Bouilhet  me  manque  !  Un 
auditoire  intelligent  me  manque  !  J'ai  besoin  de  gueu- 
ler trois  mille  vers  comme  on  n'en  a  jamais  faits I  Et 
quand  je  dis  gueuler  —  non,  hurler  !  Je  ne  me  connais 
plus  !  qu'on  m'attache  !  Ah  !  ça  m'a  fait  du  bien  ! 

Mais  j'ai  trouvé  trois  détails  superbes  qui  ne  sont 
nullement  historiques  et  qui  se  trouvent  dans  Sa- 
lammbô. Il  va  falloir  que  je  les  enlève,  car  on  ne  man- 
querait pas  de  crier  au  plagiat.  Ce  sont  les  pauvres 
qui  ont  toujours  volé  ! 

Ma  besogne  va  un  peu  mieux.  Je  suis  en  plein  dans 
une  bataille  d'éléphants  et  je  te  prie  de  croire  que  je 
tue  les  hommes  comme  les  mouches.  Je  verse  le  sang 
à  flots. 

Je  voulais  t'écrire  une  longue  lettre,  mon  pauvre 
vieux,  sur  tous  les  ennuis  que  tu  as  et  qui  ne  me  pa- 
raissent pas  légers,  mais  franchement  il  est  temps  que 
j'aille  me  coucher.  Voilà  quatre  heures  du  matin  dans 
quelques  minutes. 

Le  père  Hugo  m'a  mis  la  boule  à  l'envers. 

J'ai  moi-même  depuis  quelque  temps  des  ennuis  et 
des  inquiétudes  qui  ne  sont  pas  minces.  Enfin  '<  Allah 
kherim  !  » 

Tu  me  parais  en  bon  train.  Tu  as  raison.  Ton  Hvre 
ne  sortant  pas  (comme  lieu  de  scènes)  de  la  Belgique, 


CORRESPONDANCE  DR  G.    FLAUBERT.  213 

aura  une  couleur  et  une  unké  très  franches.  Mais 
songe  sérieusement  après  celui-là  à  ton  ouvrage  sur 
la  Bourse  dont  le  besoin  se  fait  sentir, 

A  Jules  Duplan. 

Trouville,  4  mai  1861.' 

Tu  as  été  bien  gentil  de  m'envoyer  le  numéro  du 
Figaro  contenant  mon  épitre  au  gars  Pechmedja. 
Voilà  ce  que  c'est,  mon  vieux,  que  d'être  poli  envers 
les  (.(  estrangiers  »  !  Après  tout,  je  m'en  f...  et  contre- 
f...,  il  était  sans  doute  décidé  par  la  Providence  que  je 
signerais  des  choses  dans  le  Figaro. 

Je  suis  ici  depuis  avant-hier  au  soir  avec  ma  mère 
qui  y  était  appelée  pour  affaires  d'intérêt.  Mais  dans 
huit  jours,  je  serai  rentré  à  Groisset  et  je  n'en  bouge 
qu'à  la  terminaison  de  Salammbô.  Je  recommençais 
à  travailler  quand  ce  petit  dérangement  est  survenu. 

J'ai  reçu  une  lettre  de  V archevêque  me  disant  que 
les  comédiens  des  Français  ne  savent  pas  trop  quelles 
corrections  lui  demander.  N'importe  !  il  «  faut  faire  » 
des  corrections,  parce  qu'on  ne  doit  jamais  accepter 
les  choses  du  premier  coup.  Nil  admirari.  Voilà... 
Ce  qui  n'empêche  pas  que  nous  n'ayons  passé  une 
jolie  soirée  tous  les  quatre  la  veille  démon  départ.  Tu 
étais  si  joyeux  que  Narcisse  t'a  cru  un  peu  pochard 
[sic).  Il  ne  revenait  pas  de  ta  «  vvvvvverve  ». 

J'assisterai  demain  à  des  processions  où  figure  un 
agneau  vivant  avec  un  môme  de  trois  ans,  pour  repré- 
senter saint  Jean-Baptiste  !  !  Où  sont  Jourdan  et  La- 
bédollière  ? 

Si  tu  étais  ici,  devant  chaque  maison  et  chaque  buis- 


214      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

son,  je  pourrais  te  raconter  un  chapitre  de  ma  jeu- 
nesse. J'ai  tant  de  souvenirs  en  ces  lieux,  qu'avant-hier 
au  soir,  en  arrivant,  j'en  étais  comme  grisé.  (Para- 
phrase de  la  tristesse  d'Olympia,  mon  cher  monsieur.) 
Ah  !  j'y  ai  bien  aimé,  bien  rêvé  et  bu  pas  mal  de  petits 
verres  avec  des  gens  maintenant  morts. 

Adieu,  cher  vieux  ;  écris-moi  quand  ça  ne  t'embêtera 
pas. 


A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  mercredi  soir. 

Tu  ne  me  parais  pas  te  réjouir  infiniment,  mon 
vieux  Feydeau  ?  et  je  le  conçois  I  L'existence  n'étant 
tolérable  que  dans  le  délire  littéraire.  Mais  le  délire  a 
des  intermittences  ;  et  c'est  alors  que  l'on  s'embête. 

J'applaudis  à  ton  idée  de  faire  une  pièce  après  ton 
livre  sur  Alger.  Pourquoi  veux-tu  l'écrire  dans- des 
«  tons  doux  »  ?  Soyons  féroces,  au  contraire  !  Versons 
de  l'eau-de-vie  sur  ce  siècle  d'eau  sucrée.  Noyons  le 
bourgeois  dans  un  grog  à  XI  mille  degrés  et  que  la 
gueule  lui  en  brûle,  qu'il  en  rugisse  de  douleur  !  C'est 
peut-être  un  moyen  de  l'émoustiller  ?  On  ne  gagne 
rien  à  faire  des  concessions,  à  s'émonder,  à  se  dolci- 
fier,  à  vouloir  plaire  en  un  mot.  Tu  auras  beau  t'y 
prendre,  mon  bonhomme,  tu  révolteras  toujours.  Dieu 
merci  pour  toi  ! 

Au  reste,  puisque  tu  as  ton  idée,  exécute-la.  Mais 
sois  sûr  que  ce  qui  a  choqué  ces  messieurs  dans  ta 
dernière  œuvre  théâtrale  est  précisément  ce  qu'elle 
comportait  de  bon  et  de  particulier.  Tous  les  angles 
sont  blessants.  Fais  des  boules  de  suif  ou  des  tartines 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       215 

de  beurre  fondu  et  on  les  gobera  en  s'écriant:  «  Quelle 
douceur  !  » 

Quant  à  moi,  je  suis  rentré  ici  vendredi  soir  et  je 
retravaille  avec  plus  d'acharnement  que  de  succès, 
étant  maintenant  dans  un  passage  atroce,  un  endroit 
de  troisième  plan  et  qui  même,  réussi  dans  la  perfec- 
tion, ne  peut  être  que  d'un  médiocre  effet.  Et  s'il  est 
raté,  c'est  à  jeter  le  livre  par  la  fenêtre.  Mais  dussé-je 
y  être  encore  dix  ans,  je  ne  rentrerai  à  Paris  qu'avec 
Salammbô  terminée  !  C'est  un  serment  que  je  me 
suis  fait.  Voilà,  vieux,  tout  ce  que  j'ai  à  te  dire.  Il  fait 
très  chaud.  Je  braille  en  chemise,  au  clair  de  lune, 
mes  fenêtres  ouvertes. 

Bonne  pioche. 


Au  même. 


Croisset,  lundi 


Je  vais  commencer  après-demain  le  dernier  mouve- 
ment de  mon  avant-dernier  chapitre  :  La  grillade  de 
moutards,  ce  qui  va  bien  me  demander  encore  trois  se- 
maines, après  quoi  j'attendrai  ta  seigneurie  avec 
impatience. 

Tu  ne  peux  pas  te  figurer  ma  fatigue,  mes  angoisses 
et  mon  ennui.  Quant  à  me  reposer,  comme  tu  me  le 
conseilles,  ça  m'est  impossible.  Je  ne  pourrais  plus  me 
remettre  en  route.  Et  d'ailleurs  comment  se  reposer, 
et  que  faire  en  se  reposant? 

A  mesure  que  j'avance  mes  doutes  sur  l'ensemble 
augmentent  et  je  m'aperçois  des  défauts  de  l'œuvre, 
défauts  irrémédiables  et  que  je  n'enlèverai  point,  une 
verrue  valant  mieux  qu'une  cicatrice. 


216      CORRESPOKDAKCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Je  me  suis  juré  de  ne  point  reparaître  à  Paris  avant 
la  fin,  le  séjour  de  la  capitale  me  devenant  odieux,  in- 
tolérable, avec  la  scie  que  Ton  m'y  fait  sur  Salammbô. 
D'autre  part,  il  faut  bien  compter  trois  mois  pour 
relire,  faire  copier,  re-recorriger  la  copie  et  faire  im- 
primer. Or,  comme  l'été  est  une  saison  détestable 
pour  publier,  si  je  n'ai  fini  en  janvier,  cela  me  remet 
à  l'automne  prochain.  Tels  sont,  ô  grand  homme,  les 
motifs  de  mon  redoublement  d'acharnement.  Je  suis 
beau  comme  morale.  Mais  je  crois  que  je  deviens  stu- 
pide  intellectuellement  parlant.  Depuis  un  an  j'ai  vu 
Bouilhet  ici  vingt  quatre  heures  et  je  te  remets  de 
semaine  en  semaine.  Les  vieux  Mythes  des  Amazones 
qui  se  brûlaient  le  sein  pour  tirer  de  l'arc,  est  une 
réalités  pour  certaines  gens  !  Que  de  sacrifices  vous 
coûte  la  moindre  des  phrases  ! 

Il  me  semble  que  tu  es  en  ébuUition,  deux  pièces  à 
la  fois,  quel  gaillard  ! 

Je  lis  maintenant  de  la  physiologie,  des  observations 
médicales  sur  deî  gens  qui  crèvent  de  faim  "et  je 
cherche  à  rattacher  le  mythf»  de  ^roserpine  à  celui  de 
Tanit.  Voici  mon  travail  depuis  deux  jours  tout  en 
préparant  les  horreurs  finales  du  chapitre  xiii  qui  se- 
ront dépassées  par  celles  du  chapitre  xiv.  J'ai  fini 
l'interminable  bouquin  de  Livingstone  et  relu  beaucoup 
de  Rabelais.  Que  je  sois  pendu  si  j'ai  la  moindre  chose 
à  te  conter. 

Nous  avons  eu  ici,  pendant  trois  semaines,  des  pa- 
rents auxquels  je  n'ai  pas  tenu  une  fois  compagnie 
pendant  une  heure,  et  je  n'ai  vu  personne  de  tout  l'été  • 
ma  plus  grande  distraction  était  de  me  laver  dans  la 
rivière.  Attends-toi  donc,  dans  une  quinzaine  environ, 
à  recevoir  de  moi  une  lettre  qui  te  conviera  à  venir 
dans  ma  cabane. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       217 

Que   devient    Sainte-Beuve?  jamais   tu    ne    m'en 
parles. 
Adieu,  vieux  brave. 


A  Eugène  Crépet. 


Lundi  soir. 


Je  viens  de  recevoir  vos  deux  beaux  volumes,  mon 
cher  ami,  cadeau  dont  je  vous  remercie  très  fort.  J'at- 
tendrai pour  vous  en  parior  que  je  les  aie  lus  à  loisir, 
—  car  c@  ne  sont  point  là  de  ces  choses  qu'on  avale 
en  une  après-midi  —  et  pour  le  moment  je  suis  accablé 
de  besogne. 

Je  me  suis  juré  de  ne  revenir  à  Paris  qu'avec  mon 
roman  terminé.  Mais  à  mesure  que  j'avance  dans  ce 
travail,  j'en  vois  toutes  les  difficultés,  et  tous  les  dé- 
fauts, et  je  ne  suis  pas  gai. 

J'aurai  fini,  si  mes  défaillances  ne  sont  pas  trop 
fortes,  au  mois  de  janvier  prochain. 

Je  crois  au  succès  de  votre  publication  «  dont  le  be- 
soin se  faisait  sentir.  »  En  tout  cas,  vous  aurez  fait  là 
une  œuvre  méritoire.  Ce  que  j'ai  feuilleté,  ce  soir,  des 
notices  m'a  plu. 

Voilà  tout  ce  que  je  peux  vo'us  dire. 

Adieu,  bonne  chance,  bonne  santé,  bonne  humeur. 

Je  vous  serre  la  dextre  tendrement. 

A  vous. 


19 


218       CORRESPO>DANCE  DE  G.  FLAUnERT. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt* 

Vous  êtes  bien  gentil,  mon  cher  Jules,  de  m^avoir 
envoyé  ces  bougreries  puniques.  Elles  doivent  avoir 
élé  rapportées  par  le  major  Humbert  ?  Je  connaissais 
les  poissons  et  le  vase.  Mais  la  troisième  (les  trois 
jambes  dansant  sur  un  taureau)  me  fait  le  plus  grand 
plaisir,  bien  que  je  n'y  comprenne  goutte.  Espérons 
que  je  trouverai  le  moyen  de  Tiiitercaler  quelque 
part? 

Puisque  vous  vous  intéressez  à  cet  interminable 
travail,  je  vais  vous  en  donner  des  nouvelles.  Il  me 
reste  encore  à  écrire  la  fin  d'un  chapitre;  2°  le  cha- 
pitre XIV  et  3°  le  chapitre  XV  qui  sera  très  court. 
Bref,  j'espère  en  être  débarrassé  dans  le  courant  de 
janvier  et  je  vous  dirai  bassement  que  j'aspire  à  cette 
époque  avec  une  grande  violence.  Je  n'en  iieux  plus  ; 
le  siège  de  Carthage  que  je  termine  maintenant  m'a 
achevé,  les  machines  de  guerre  me  scient  le  dos  !  Je 
sue  du  sang,  je  pisse  de  l'huile  bouillante,  je  chie  des 
catapultes  et  je  rote  des  balles  de  frondeurs.  Tel  est 
mon  état. 

Et  puis  je  commence  déjà  à  être  las  de  toutes  les 
stupidités  qui  seront  dites  à  l'occasion  de  ce  livre,  à 
moins  qu'il  ne  tombe  à  plat,  chose  possible.  Car  où 
trouver  des  gens  qui  s'intéressent  à  tout  cela  ? 

Mes  intentions  sont  du  reste  louables.  Ainsi,  je  suis 
parvenu  dans  le  même  chapitre  à  amener  successive- 
ment une  pluie  de  m [sic)  et  une  procession  de 

pédérastes.  Je  m'en  tiens  là  !  Serai-je  trop  sobre  ? 

A  mesure  que  j'avance,  je  juge  mieux  l'ensemble 
qui  me  paraît  trop  long  et  plein  de  redites.  Les  mêmes 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       219 

effets  reviennent  trop  souvent.  On  sera  harassé  de 
tous  ces  troupiers  féroces.  Et  le  plan  est,  malheureu- 
semeni,  fait  de  telle  façon  que  des  suppressions  amè- 
neraient Jes  obscurités  trop  nombreuses,  etc.,  etc. 
N'importe  !  j'aurai  peut-être  fait  rêver  à  de  grandes 
choses,  ce  qui  est  déjà  bien  gentil. 

Je  n'ai  pas  bougé  de  tout  l'été  et  je  n'ai  vu  per- 
sonne, sauf  Bouilhet,  pendant  vingt-quatre  heures. 

Et  vous?  Où  en  est  votre  Jeune  Bourgeoise  ?  Vous 
êtes-vous  amusé,  ces  vacances  ?  Il  me  semble  que  vous 
déambulez  beaucoup  ? 

La  Scei»'  Philomène  a  dû  se  vendre  très  bien  ?  à  en 
juger  par  les  nombreuses  bourgeoises  de  ma  connais- 
sance qui  en  ont  été  toutes  ravies.  C'est  là  le  mot. 

Qu'en  ont  dit  les  abrutis  du  feuilleton  ?  Je  sais  que 
Sainl-Viclor  vous  a  fait  un  très  bel  article.  Mais  je  ne 
l'ai  pas  lu. 

Au  risque  de  me  répéter,  je  déclare  encore  une  fois 
à  !a  face  de  Dieu  et  des  hommes  (comme  M.  Prud- 
homme),  que  vous  avez  écrit  là  un  excellent  livre,  bien 
que  vous  souteniez  dans  votre  correspondance  des 
hérésies,  relativement  aux  répétitions  des  mots. 

Vous  êtes-vous  gaudis,  comme  moi ,  des  croix 
d'honneur  semées  sur  la  littérature  au  15  août?  Na- 
daud  et  Énault  m'apparaissent  dans  les  fulgurations 
de  l'Étoile...  rêvons!  et  quelle  joie  c'a  dû  être  pour  les 
chemisiers  ! 

Adieu  ;  je  songe  à  vous  très  souvent  et  vous  aime 
plus  que  je  ne  saurais  le  dire.  Je  vous  serre  les  deux 
mains  et  je  vous  baise  sur  les  deux  joues. 


220      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  madame  Roger  des  Genettes. 


Un  bon  sujet  de  roman  est  celui  qui  vient  tout  d'une 
pièce,  d'un  seul  jet.  C'est  une  idée  mère  d'où  toutes  les 
autres  découlent.  On  n'est  pas  du  tout  libre  d'écrire 
telle  ou  telle  chose.  On  ne  choisit  pas  son  sujet.  Voilà 
ce  que  le  public  et  les  critiques  ne  comprennent  pas. 
Le  secret  des  chefs-d'œuvre  est  là,  dans  la  concor- 
dance du  sujet  et  du  tempérament  de  l'auteur. 

Vous  avez  raison,  il  faut  parler  avec  respect  de 
Lucrèce;  je  ne  lui  vois  de  comparable  que  Byron  et 
Byron  n'a  pas  sa  gravité,  ni  la  sincérité  de  sa  tris- 
tesse. La  mélancolie  antique  me  semble  plus  profonde 
que  celle  des  modernes,  qui  sous-entendent  tous  plus 
ou  moins  l'immortalité  au-delà  du  trou  noir.  Mais, 
pour  les  anciens,  ce  trou  noir  était  l'infini  même  ;  leurs 
rêves  se  dessinent  et  passent  sur  un  fond  d'ébène 
immuable.  Pas  de  cris,  pas  de  convulsions,  rien  que 
la  fixité  d'un  visage  pensif.  Les  Dieux  n'étant  plus  et 
le  Christ  n'étant  pas  encore,  il  y  a  eu,  de  Cicéron  à 
Marc-Aurèle,  un  moment  unique  où  Thomme  seul  a 
été.  Je  ne  'rouve  nulle  part  cette  grandeur,  mais 
CG  qui  rend  Lucrèce  intolérable,  c'est  sa  physique 
qu'il  donne  comme  positive.  C'est  parce  qu'il  n'a  pas 
assez  douté  qu'il  est  faible;  il  a  voulu  expliquer,  con- 
clure !  S'il  n'avait  eu  d'Epicure  que  l'esprit  sans  en 
avoir  le  système,  toutes  les  parties  de  son  œuvre 
eussent  été  immortelles  et  radicales.  N'importe,  nos 
poètes  modernes  sont  de  maigres  penseurs  à  côté  d'un 
tel  homme. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       221 

A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  samedi  soir. 

L'histoire  de  Schamfara  poète  auvergnat  m'a  dé- 
lecté! C'est  beau!  très  beau!  exquis!  sublime'  Quel 
tas  de  brutes!  Mais  pourquoi  s'en  occuper?  on  ne  doit 
pas  admettre  que  de  tels  imbéciles  existent. 

Tu  as,  mon  bonhomme,  le  sort  de  tous.  Cile-moi 
l'œuvre  et  l'écrivain  de  quelque  valeur  qui  n'ait  pas 
été  déchiré.  Relis  l'histoire  et  remercie  les  Dieux. 
Quant  aux  conseils  de  Sainte-Beuve,  ils  peuvent  être 
bons  pour  cVautres.  On  n'a  de  chance  qu'en  suivant 
son  tempérament  et  en  l'exagérant.  Des  concessions, 
monsieur?  Mais  ce  sont  les  concessions  qui  ont  con- 
duit Louis  XVI  à  Téchafaud. 

Ce  qui  n'empêche  pas  que  je  préfère,  pour  moi,  ne 
jamais  me  mêler  de  ces  messieurs  ni  directement,  ni 
indirectement.  La  recherche  de  l'art  en  soi  demande 
trop  de  temps  pour  qu'on  en  perde  même  un  peu  à 
repousser  les  roquets  qui  vous  mordent  les  jambes  ;  il 
faut  imiter  les  fakirs  qui  passent  leur  vie  la  tête  levée 
vers  le  soleil,  tandis  que  de  la  vermine  leur  parcourt 
le  corps. 

J'ai  lu  Jessié.  Rien  ne  ressemble  plus  à  un  chef- 
d'œuvre  tant  c'est  d'une  stupidité  continue  et  irrépro- 
chable. Quelle  conception,  quel  plan  et  quel  style! 
Il  n'est  pas  possible  d'imaginer  une  ordure  plus  in- 
fecte, et  dire  que  ce  monsieur-là  passe  pour  un  homme 
d'esprit,  un  lettré,  un  malin,  un  homme  fort.  0  déri- 
sion !  amertume  ! 

î'ai   fait,  de  mon  treizième  chapitre,  22  pages  ;  il 

19. 


22-2  CORRESPO^'DA^'CE  DE  G.   FLAUBERT. 

doit  en  avoir  une  quarantaine,  ce  qui  me  njènera  jus- 
qu'à la  fin  d'octobre.  L' avant-dernier  et  le  quinzième, 
qui  aura  dix  pages,  me  demanderont  bien  encore  deux 
bons  mois.  Je  suis  à  compter  les  jours,  car  je  veux 
avoir  fini  en  janvier,  pour  publier  en  mars.  A  mesure 
que  j'avance,  je  m'aperçois  des  répétitions,  ce  qui  fait 
que  je  récris  à  neuf  des  passages  situés  cent  ou  deux 
cents  pages  plus  haut,  besogne  très  amusante.  Je 
bûche  comme  un  nègre,  je  ne  Us  rien,  je  ne  vois  per- 
«onne,  j'ai  une  existence  de  curé,  monotone,  piètre  et 
décolorée.  Je  compte  sur  ta  visite  quand  je  serai  à  la 
fin  de  mon  treizième  chapitre  ;  nous  en  aurons  à  nous 
dire. 

Oui,  on  m'engueulera,  tu  peux  y  compter.  Salammbô 
1°  embêtera  les  bourgeois,  c'est-à-dire  tout  le  monde  ; 
2o  révoltera  les  nerfs  et  le  cœur  des  personnes  sen- 
sibles ;  3°  irritera  les  archéologues  ;  ^"^  semblera  inin- 
telligible aux  dames;  5^  me  fera  passer  pour  pédé- 
raste et  anthropophage.  Espérons-le  ! 

J'arrive  aux  tons  un  peu  foncés.  On  commence  à 
marcher  dans    les  tripes  et  à  brûler   les  moutards 
Beaudelaire  sera  content  I  et  l'ombre  de  Pétrus  Bore) 
blanche  et   innocente  comme  la  face  de  Pierrot,  en 
sera  peut-être  jalouse.  A  la  grâce  de  Dieu. 

Je  trouve  immoral  d'affubler  le  chef  d'une  jolie 
femme  d'une  cuvette  pareille  à  celle  qu'on  voit  sur  la 
carte  de  visite  que  tu  m'as  envoyée,  en  un  mot  de  le 
souiller  par  une  telle  photographie.  Tout  homme  qui 
se  sert  de  la  photographie  est  d'ailleurs  coupable.  Tu 
manques  de  principes. 

Adieu,  vieux  troubadour.  Je  t'embrasse  tendrement  • 
bon  courage. 


CORRESPONDA>XE   DE    G.    FLAL'CERT.  223 


A  Jules  Duplan. 

Mon  vieux  d'Holbourg, 

Si  je  ne  l'ai  prié  plus  tôt  de  remercier  M.  le  prési- 
dent de  Blamont  de  sa  consultation,  c'est  que....  je 
voulais  être  sorti  du  Défilé  de  la  Hache!  —  C'est  fait  ! 
je  viens  d'en  sortir.  J'ai  vingt  mille  hommes  qui  vien- 
nent de  crever  et  de  se  manger  réciproquement.  J'ai 
là,  je  crois,  des  détails  coquets  et  j'espère  soulever  de 
dégoût  le  cœur  des  honnêtes  gens.  Monseigneur  m'a 
fait  faire  pas  mal  de  changements  et  de  corrections  à 
mon  siège  et  à  ma  brûlade  j'ai  r'ajouté  des  supplices); 
bref,  ça  marche,  maintenant,  plus  lestement. 

Monseigneur  n'a  pas  été  indulgent.  Monseigneur  est 
sévère,  mais  juste.  Depuis  son  départ  (le  11  décembre), 
j'ai  écrit  14  pages;  tu  vois  si  j'ai  le  bourrichon  monté. 

—  Je  peux  (si  je  continue  de  ce  Irain-là),  avoir  fini 
dans  six  semaines,  et  être  à  Paris  du  12  au  20  février, 
Mais  je  compte  encore  six  belles  semaines  pour  revoir 
l'ensemble,  ce  qui  me  remet,  pour  avoir  complètement 
terminé,  aux  premiers  jours  d'avril.  Peu  importe,  du 
reste,  car  je  suis  presque  résolu  à  attendre  que  la 
première  flambée  des  Misérables  se  soit  éteinte,  c'est- 
à-dire  à  pubher  au  mois  d'octobre  prochain. 

Voilà,  vieux.  —  Je  ne  sors  pas,  je  ne  vois  personne, 

—  je  brûle  un  bois  considérable  et  je  trouble  les  échos 
de  ma  solitude  par  mes  gueulades  frénétiques  et  con- 
tinues. 

Donne-moi  des  nouvelles  de  ce  pauvre  bougre  de 
Gleyre. 
J'ai  été  bien  content  d'apprendre  qu'il  va  mieux. 
Et  toi?  Ça  marche-t-il  un  peu  mieux? 


224  CORRESPO^■DA^'CE   DE  G.   FLAUBERT. 

Je  le  souhaite,  pour  1862,  trois  millions  de  béné- 
fices, et  je  t'embrasse  comme  je  t'aime  :  tendrement. 
Dépose-moi  aux  pieds  de  madame  Cornu. 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Samedi,  10  h.  du  soir. 

Mes  cbers  bons,  je  me  suis  transporté  ce  malin  à 
Rouen  et  je  vous  envoie  mon  travail  de  cette  après  midi. 
Il  y  avait  trois  lettres  de  M.  de  la  Popelinière,  je  les  ai 
copiées  toutes  les  trois  et  j'ai  ajouté  quelques  fragments 
qui  me  semblent  assez  drôles.  Ne  m'ayez  aucun  gré  de 
la  chose.  Gela  m'a  amusé,  attendri,  excité.  J'aurais 
voulu  boire  les  la;  mes  de  ce  lie  pauvre  M ""^  de  La  Pope- 
linière. Bref,  ces  vieilles  écriiures  cl  tout  ce  qu'elles 
me  faisaient  entrevoir  et  rêver  m'avaient  monté  le 
bourrichon  et  je  me  suis  laissé  polluer  par  l'histoire, 
délicieusement. 

J'ai  copié  textuellement  l'orthographe  et  l'absence 
de  ponctuation.  Quant  au  dernier  morceau,  la  lettre  de 
la  comtesse  des  Barres  à  l'abbé  de  Chois}^  je  sais  bien 
que  l'on  attribue  au  dit  abbé  une  histoire  de  la  comtesse 
des  Barres,  qui  serait  sa  propre  histoire,  à  lui?  Mais 
ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  j'ai  lu  une  lettre  d'une 
écriture  très  ancienne,  à  demi-effacée  et  «  qui  res- 
pire la  passion  »  ;  elle  est  donnée  par  une  note  ma- 
nuscrite de  Leber  comme  étant  positivement  adres- 
sée à  l'abbé  de  Ghoisy.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  prudent 
est  de  s'en  tenir  à  l'anonyme? 

Nos  deux  lettres  ont  dû  se  croiser  et  je  commençais 
à  m'ennuyer  de  vous,  comme  vous  voyez.  Le  gros 
bouquin  dont  vous  me  parlez,  n'est-ce  pas  pour  la 


CORRESPONDANCE   DE  G.    FLAUBERT.  225 

Femme  au  dix-huitième  siècle?  Vous  marchez  sur  un 
terrain  solide,  vous  autres,  je  vous  envie!  Cartliage 
n'en  finit!  j'ai  commencé  hier  le  dernier  chapitre. 
Mais  ça  m'ennuie  démesurément,  je  dégobille  dessus, 
voilà.  Ah!  quel  «  ouf!  »  je  pousserai  quand  j'aurai  mis 
la  barre  finale. 

Je  viens  de  me  Uvrer  à  des  lectures  pathologiques 
sur  la  soif  et  la  faim,  pour  un  passage  aimable  qui  me 
reste  à  faire,  mais  je  n'ai  pas  sous  la  main  un  recueil 
où  il  y  a  peut-être  quelque  chose?  Transition  adroite 
pour  vous  prier  {par  pari  refertur,  ou  autrement  : 
Bal  paré  à  la  Préfecture)  de  voir  à  la  bibliothèque  de 
l'École  de  médecine,  dans  la  Bibliothèque  médicale, 
t.  LXVIII,  le  ((  journal  d'un  négociant  qui  s'est  laissé 
mourir  de  faim.  »  Si  vous  y  trouvez  des  détails  chic, 
envoyez-les  moi.  J'ai  cependant  tout  ce  qu'il  me  faut, 
mais  qui  sait? 

Je  ne  sais  encore  quand  je  vous  reverrai.  Pas  avant 
la  fin  de  janvier,  certainement.  Et  puis,  ceci  est  un 
conseil  que  je  vous  demande  et  un  fait  à  enquérir, 
comme  disent  les  philosophes.  Si  les  Misérables  se 
mettent  à  paraître  au  mois  de  février  et  qu'on  en 
publie  deux  volumes  tous  les  mois,  ne  trouvez-vous 
pas  impudent  et  imprudent  de  risquer  Salammbô  pen- 
dant ce  temps-là?  Ma  pauvre  chaloupe,  mon  pauvre 
petit  joujou,  sera  écrasée  par  cette  trirème,  par  cette 
pyramide. 

A  Ernest  Feydeau. 

Je  finissais  par  te  croire  crevé.  Mais  puisque  c'est  la 
pioche  qui  a  été  cause  de  ton  retard  insigne,  je  te  par- 
donne et  te  bénis. 


226      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Moi  aussi  je  ne  fainéantise  pas.  J'ai  profondément 
remanié  (coupé  par-ci  et  allongé  par-là)  mon  dernier 
chapitre.  Je  peux  avoir  tout  fini  au  milieu  de  février. 

Quant  à  la  publication,  tu  me  dis  à  propos  du  père 
Hugo  une  phrase  où  je  ne  comprends  rien  en  m'appe- 
lant  à  la  fois  trop  et  trop  peu  modeste.  Je  demande 
des  commentaires.  Il  n'y  a  là-dedans  aucune  modes- 
tie, mais  1°  prudence,  car  le  père  Hugo  prendra ,  pen- 
dant longtemps,  toute  la  place  pour  lui  seul,  et, 
2°  indifférence,  dégoût,  couardise,  tout  ce  que  tu  vou- 
dras. La  typographie  me  pue  tellement  au  nez  que  je 
recule  devant  elle,  toujours.  J'ai  laissé  la  Bovanj  dor- 
mir six  mois  après  sa  terminaison,  et  quand  j'ai  eu 
gagné  mon  procès,  sans  ma  mère  et  Bouilhet  je  m'en 
serais  tenu  là,  et  n'aurais  pas  publié  en  volume.  Lors- 
qu'une œuvre  est  finie  il  faut  songer  à  en  faire  une 
autre.  Quant  à  celle  qui  vient  d'être  faite,  elle  me  de- 
vient absolument  indifférente,  et  si  je  la  fais  voir  au 
public,  c'est  par  bêtise  et  en  vertu  d'une  idée  reçue, 
qu'il  faut  publier,  chose  dont  je  ne  sens  pas~  pour 
moi  le  besoin.  Je  ne  dis  même  pas  là-dessus  tout  ce 
que  je  pense  dans  la  crainte  d'avoir  l'air  d'un  po- 
seur. 

Et  toi?  ça  marche-t-il  ?  es-tu  content?  Mais  je 
croyais  ton  Alger  complètement  fini  ?  et  je  m'attendais 
à  le  recevoir  un  de  ces  jours.  Adieu,  bon  courage.  Je 
te  souhaite  pour  1862  toutes  les  félicités  possibles  et 
je  t'embrasse. 


CORRESPONDAINCE  DE  G.  FLAUBERT.       227 


A  Charles  Baudelaire. 

Je  vous  envoie  la  lettre  que  j'ai  reçue  de  Sandeau, 
hier  matin.  Je  vous  prie  de  ne  pas  la  perdre  et  de  me  la 
rendre,  quand  vous  l'aurez  lue,  mon  cher  Baude- 
laire 

Et  ne  me  remerciez  pas  trop  pour  un  petit  service 
qui  ne  m'a  rien  coûté  du  tout. 

Comment  voulez-vous  que  je  connaisse  l'article  de 
Sainte-Beuve?  Qui  m'en  aurait  parlé  puisque  je  ne  vois 
personne  ? 

Je  compte  me  livrer  avec  vous  à  un  fier  dialogue, 
dans  une  quinzaine  de  jours. 

Mille  poignées  de  main. 

A  vous. 

A  M""^  Roger  des  Genettes. 

Croisset,  1S62. 

A  vous,  je  peux  tout  dire.  Eh  bien  !  notre  Dieu 
baisse  ;  les  Misérables  m'exaspèrent  et  il  n'est  pas 
permis  d'en  dire  du  mal,  on  a  l'air  d'un  mouchard.  La 
position  de  l'auteur  est  inexpugnable,  inattaquable. 
Moi  qui  ai  passé  ma  vie  à  l'adorer,  je  suis  présente- 
ment indigné  ;  il  faut  bien  que  j'éclate,  cependant. 

Je  ne  trouve  dans  ce  livre  ni  vérité,  ni  grandeur. 
Quant  au  style,  il  me  semble  intentionnellement  in- 
correct et  bas.  C'est  une  façon  de  flatter  le  populaire. 
Hugo  a  des  attentions  et  des  prévenances  pour  tout  le 
monde;  Saint-Simoniens,  Philippistes  et  jusqu'aux 
aubergistes,  tous  sont  platement  adulés.  Et  des  types 


CORRESPONDANCE  DE   G.    FLACBERT 

tout  d'une  pièce  comme  dans  les  tragédies.  Où  y  a-l-il 
des  prostituées  comme  Fantine,  des  for/;ats  comme 
Valjean,  et  des  hommes  politiques  comme  les  stupides 
cocos  de  l'A,  B,  G  ?  Pas  une  fois  on  ne  les  voit  souf- 
frir dans  le  fond  de  leur  âme.  Ce  sont  des  mannequins, 
des  bonshommes  en  sucre,  à  commencer  par  monsei- 
gneur Bienvenu.  Par  rage  sociaUste,  Hugo  a  calomnié 
l'Eglise  comme  il  a  calomnié  la  misère.  Où  est 
l'évêque  qui  demande  la  bénédiction  d'un  conven- 
tionnel 1  Où  est  la  fabrique  où  l'on  met  à  la  porte  une 
fille  pour  avoir  un  enfant?  Et  les  digressions  !  Y  en 
a-t-il  !  Y  en  a-t-il  !  Le  passage  des  engrais  a  dû  ravir 
Pelletan.  Ce  livre  est  fait  pour  la  crapule  catholico- 
socifchste,  pour  toute  la  vermine  philosophico-évangé- 
lique.  Quel  joli  caractère  que  celui  de  M.  Marins  vi- 
vant trois  jours  sur  une  côtelette  et  que  celui  de 
M.  Enjolras  qui  n'a  donné  que  deux  baisers  dans  sa 
vie,  pauvre  garçon  !  Quant  à  leurs  discours,  ils  parlent 
très  bien,  mais  tous  de  même.  Le  rabâchage  du  père 
Gillenormant,  le  déUre  final  de  Valjean,  l'humour  de 
Cholomiès  et  de  Gantaise,  tout  cela  est  dans  le  même 
moule.  Toujours  des  pointes,  des  farces;  le  parti  pris 
de  la  gaieté  et  jamais  rien  de  comique.  Des  explica- 
tions énormes  données  sur  des  choses  en  dehors  du 
sujet  et  rien  sur  les  choses  qui  sont  indispensables  au 
sujet.  Mais  en  revanche  des  sermons  pour  dire  que  le 
sufîrage  universel  est  une  bien  jolie  chose,  qu'il  faut 
de  l'instruction  aux  masses,  cela  est  répété  à  satiété. 
Décidément,  ce  Hvre,  malgré  de  beaux  morceaux,  et 
ils  sont  rares,  est  enfantin.  L'observation  est  une 
qualité  secondaire  en  littérature,  mais  il  n'est  pas 
permis  de  peindre  si  faussement  la  société  quand  on 
est  le  contemporain  de  Balzac  et  de  Dickens.  C'était 
un  bien  beau  sujet  pourtant,  mais  quel  calme  ii  aurait 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      229 

fallu  et  quelle  envergure  scientifique î  II  est  vrai  que  le 
père  Hugo  méprise  la  science  et  il  le  prouve. 

Confirme  en  mon  esprit  Descartes  ou  Spinosa. 

La  postérité  ne  lui  pardonnera  pas  à  celui-là  d'avoir 
voulu  être  un  penseur,  malgré  sa  nature.  Où  la  rage 
de  la  prose  philosophique  l'a-t-elle  conduit?  Et  quelle 
philosophie?  Celle  de  Prudhomme,  du  bonhomme  Ri- 
chard et  de  Béranger.  Il  n'est  pas  plus  penseur  que 
Racine  ou  que  La  Fontaine  qu'il  estime  médiocrement 
c'est-à-dire  qu'il  résume  comme  eux  le  courant,  l'en- 
semble des  idées  banales  de  son  époque,  et  avec  une 
telle  persistance  qu'il  en  oublie  son  œuvre  et  son  art. 
Voilà  mon  opinion;  je  la  garde  pour  moi,  bien  en- 
tendu. Tout  ce  qui  touche  une  plume  doit  avoir  trop 
de  reconnaissance  à  Hugo  pour  se  permettre  une  cri- 
tique ;  mais  je  trouve,  extérieurement,  que  les  dieux 
vieillissent. 

J'attends  votre  réponse  et  votre  colère. 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Collez  sur  votre  glace,  ô  mes  chéris  !  que  : 

Dimanche  prochain  16,  je  vous  attends,  boulevard 
du  Temple,  dans  l'après-midi. 

Si  vous  ne  pouviez  venir  ce  jour  là,  envoyez-moi  un 
petit  mot,  pour  me  dire  le  jour  et  l'heure  où  nous  pour- 
rons nous  embrasser,  mais  je  compte  sur  vous  néan- 
moins. 

A  bientôt.  Je  vous  serre  les  quatre  mains  à  \ous 
casser  les  doigts. 

Je  reste  chez  Bouilhet  de  mercredi  à  samedi  soir 


20 


230      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


Aux  mêmes. 

C'est  lundi  qu'aura  lieu  la  solennité.  Grippe  ou  non. 

Et  je  vous  demande  pardon  de  vous  avoir  fait  at- 
tendre si  longtemps.  Voici  le  programme  : 

1"  Je  commencerai  à  hurler  à  quatre  heures  juste. 
Donc  venez  vers  trois. 

2'^  A  sept  heures  dîner  oriental.  On  vous  y  servira 
de  la  chair  humaine,  des  cervelles  de  bourgeois  et  des 
clitoris  de  tigresse  sautés  au  beurre  de  rhinocéros, 

3''  Après  le  café,  reprise  de  la  gueulade  punique 
jusqu'à  crevaison  des  auditeurs. 

Ça  vous  va-t-il? 

A  vous. 

P.  S.  —  Exactitude  et  mystère  ! 


A  Jules  Duplan. 

Ton  frère,  dans  son  avant-dernière  lettre,  m'en  avait 
annoncé  une  de  Ta  Seigneurie,  et  je  serais  bien  aise  de 
l'avoir  pour  que  tu  me  dises  ton  opinion  sur  le  point 
en  litige.  Dois-je  ou  ne  dois-je  pas  prêter  mon  manus- 
crit à  Lévy  ? 

Si  tu  dînes  demain  avec  le  président  de  Blamont, 
dis  lui  que  je  lui  répondrai  là-dessus  mercredi.  C'est 
demain  qu'arrive  Monseigneur,  je  prendra»  son  avis, 
—  le  tien,  et  je  me  déciderai. 

Je  suis  sûr  que  mon  notaire  me  trouve  insensé.  Il 
ne  réfléchit  pas  assez  à  ceci  :  1°  Lévy,  quoiqu'il  trouve 
du  manuscrit,  le  dépréciera;  2°  Nous  pouvons  nous  fâ- 
cher, avoir  recours  à  un  autre  éditeur;  cet  autre  édi- 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  231 

teur  lui  aussi  voudra  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  il  peut 
en  être  de  même  pour  un  troisième  et  un  quatrième  ; 
3"  Pourquoi  faire  une  exception  qui  m'est  défavorable? 
pui.sque  du  moment  que  l'on  a  un  nom  en  littérature  il 
est  d'usage  de  vendre  chat  en  poche. 

Si  toutes  ces  considérations  étaient  levées,  je  passe- 
rais sur  la  première  de  toutes  qui  est  une  répugnance, 
une  horripilation  extrême  à  me  laisser  juger  par 
M.  Lévy.  Il  doit  acheter  mon  nom  et  rien  que  cela. 
Ah  !  que  j'ai  eu  raison  de  confier  mon  afîaire  à  un  tiers  ! 
Si  j'étais  là-bas,  j'aurais  embrouillé,  ou  pour  mieux 
dire  rompu  les  choses  par  ma  violence  intempestive  ! 
Quant  à  la  question  d'immoralité  qui  revient  (est-ce 
une  plaisanterie  du  président  ou  une  objection  de  Mi- 
chel?), je  me  targue:  1°  du  jugement  qui  me  déclare  un 
homme  moral;  et  2°  de  l'opinion  des  bourgeois  qui  me 
déclarent  obscène  —  ce  qui  fait  qu'à  ce  point  de  vue- 
là  j'ai  une  valeur  double.  Bref,  ça  commence  à  m'em... 
et  je  vous  enverrai  ma  réponse  définitive  dès  que  j'au' 
rai  eu  ton  avis  et  celui  de  Monseigneur.  J'ai  lu,  grâce 
à  toi,  quatorze  féeries;  jamais  plus  lourd  pensum  ne 
m'a  pesé  !  Nom  d'un  nom  !  est-ce  bête  !  Mais  ce  n'est 
pas  une  féerie  que  je  veux  faire.  —  Non  !  non  !  je  rê- 
vasse une  pièce  passionnée  où  le  fantastique  soit  au 
bout;  il  faut  sortir  des  vieux  cadres  et  des  vieilles  ren- 
gaines et  commencer  par  mettre  dehors  la  lâche  ve- 
nette  dont  sont  imbibés  fous  ceux  qui  font  ou  veulent 
faire  du  théâtre.  Le  domaine  de  la  fantaisie  est  assez 
large  pour  qu'on  y  trouve  une  place  propre.  Voilà  tout 
ce  que  je  veux  dire. 


232      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Au  même. 

Mardi. 
Mon  bon, 

Je  le  ferai  observer  qui  ni  toi  ni  ton  frère  n'avez 
répondu  à  une  seule  des  objections  que  je  posais  rela- 
tivement à  la  remise  du  manuscrit.  (J'ai  tort,  c'est 
convenu.) 

L'archevêque  est  d'avis  que  je  lise  moi-même  à 
Lévy  des  fragments  seulement.  Je  ne  comprends  pas 
la  nuance,  à  te  dire  vrai.  Donc,  me  voilà  condamné  à 
subir  un  examen  par-devant  tous  les  éditeurs  de  Paris. 
Quant  aux  illustrations,  m'ofïrirait-on  cent  mille 
francs,  je  te  jure  qu'il  n'en  paraîtra  pas  une.  Ainsi,  il 
est  inutile  de  revenir  là-dessus.  Cette  idée  seule  me 
fait  entrer  en  phrénésie.  Je  trouve  cela  stupide,  sur- 
tout à  propos  de  Carthage.  Jamais,  jamais  !  plutôt  ren- 
gainer lo  manuscrit  indéfiniment  au  fond  de  mon 
tiroir.  Donc,  voilà  une  question  scindée. 

Déplus,  il  est  une  facétie  dont  je  commence  à  être 
las,  à  savoir  celle  de  l'obscénité.  Gomme  maître  Lévy 
paye  fort  peu  mon  avocat,  quand  j'ai  un  procès,  je 
trouve  mauvais  qu'il  ait  des  inquiétudes.  Car,  si  mon 
immoralité  a  profité  à  quelqu'un,  c'est  à  lui,  il  me 
semble? 

En  résumé  :  concessions  d'argent,  tant  qu'on  vou- 
dra ;  concessions  d'art,  aucune. 

Je  commence  aujourd'hui  les  dernières  corrections. 
J'en  ai  pour  quinze  jours,  après  quoi  je  m'occuperai 
d'autre  chose.  Voilà.  Donc,  ton  frère  peut  répondre  à 
L«5vy  que  les  relations  sont  interrompues,  car  nous  ne 
paraissons  pas  disposés  à  céder  ni  l'un  ni  l'autre.  On 
peut  encore  lui  demander  combien  il  oiïre  de  la  chose 


CORRESPOMDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       233 

sans  la  connaître.  Libre  à  moi  d'accepter  ou  de  re- 
fuser. J'irai  à  un  autre  éditeur,  ou  bien  j'imprimerai  à 
mes  frais  ou  j'imprimerai  plus  tard,  ou  pas  du  tout. 
Tu  sais  que  la  rage  typographique  me  ronge  très  peu, 
et,  Dieu  merci  !  comme  j'ai  de  quoi  manger,   je  peux 

attendre.  Je  crois  que  les  em de  la  Revue  de  Paris 

vont  recommencer. 

Non  !  non  !  Que  ton  frère  prenne  des  informations, 
qu'il  voie  ailleurs,  qu'il  soit  plus  coulant  sur  le  prix. 
Tout  ce  qu'il  voudra,  mais  puisque  Lévy  a  peur,  je 
deviens  féroce  et  ne  recule  pas  d'une  semelle;  tel  est 
mon  caractère.  Je  sais  bien  que  vous  allez  me  trouver 
complètement  insensé.  Mais  la  persistance  que  Lévy 
met  à  demander  des  illustrations  me  f...  dans  une 
iuveuT impossible  à  décrire.  Ah!  qu'on  me  le  montre, 
le  coco  qui  fera  le  portrait  d'Hannibal,  et  le  dessin 
d'un  fauteuil  carthaginois!  il  me  rendra  grand  service. 
Ce  n'était  guère  la  peine  d'employer  tant  d'art  à  lais- 
ser tout  dans  le  vague  pour  qu'un  pignouf  vienne 
démolir  mon  rêve  par  sa  précision  inepte.  Je  me  cow 
nais  plus  et  je  t'embrasse  tendrement,  et  indigné^ 
faoutre  ! 

Au  même. 

Lundi  soir. 

Vous  pouvez  envoyer  chercher  le  manuscrit  chez 
Ducamp  (il  est  maintenant  à  Bade)  où  Jenmj  le  remet- 
tra au  porteur;  c'est  convenu.  Que  ton  frère  le  garde 
jusqu'à  nouvel  ordre. 

Pas  de  nouvelles  de  Lacroix  !  Au  reste,  peu  m'im- 
porte. L'idée  seule  de  Salammbô  m'assomme  comme 
si  on  me  f...  un  coup  de  bâton  sur  la  tête. 

Monseigneur  doit  arriver  à  Paris,  surveille-le  un 

20. 


23i      CORRESPO>DA>CE  DE  G.  FLAUBERT. 

peu.  Il  m'a  l'air  tout  disposé  à  se  laisser  mener  par 
cet  âne  de  Thierry.  Voilà  Beauvalet  parti,  ce  que  je 
juge  dépluvahle,  et  par  sa  négligence  il  perd  Plessy 
qui  est  seule  capable  de  jouer  sa  Duchesse.  Monsei- 
gneur est  si  bon  !  Mais  pour  atteindre  d'abord  à  un 
«  canonicat  »,  il  faut  s'j^  prendre  autrement. 

Je  ne  suis  pas  gai,  mon  pauvre  vieux.  Peu  d'imagi- 
nation, le  petit  bonhomme  se  sent  usé;  je  rêvasse,  je 
patauge.  Tout  ce  que  j'entrevois  me  semble  impossible 
ou  déplorable.  Et  toi  ?  Edouard  m'a  dit  que  tu  n'étais 
guère  hilare. 

Peux-tu  me  dire  si  Théo  est  revenu  d'Angleterre,  et 
s'il  a  fait  un  ou  des  articles  au.Uonifeiir  ?  La  suppression 
du  musée  Campana  a  dû  mettre  les  Cornu  dans  un  bon 
état.  Voilà  ce  que  l'on  gagne  à  servir  les  souverains. 

Adieu,  pauvre  vieux;  je  t'embrasse  tendrement. 

P.  S.  -  Stimule  Monseigneur.  J'ai  découvert  un  abbé 
Pruneau.  Ainsi  s'appelle  le  grand  vicaire  actuel  de 
l'évèque  de  Meaux. 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 


Ce  que  je  deviens,  mes  chers  bons?  rien  du  tout.  Je 
suis  enfin  débarrassé  de  Salammbô.  La  copie  est  à 
Paris  depuis  lundi  dernier,  mais  je  n'ai  jusqu'à  présent 
rien  conclu  quant  à  la  vente  de  ce  fort  colis. 

Je  me  suis  enfin  résigné  à  considérer  comme  fini  un 
travail  interminable.  A  présent  le  cordon  ombilical  est  ' 
coupé.   Ouf!  n'y  pensons  plus  !  Il  s'agit  de  passera 
d'autres  exercices. 

Mais  lesquels?  Je  rêvasse  un  tas  de  choses,  je  di- 
vague dans  mille  projets.  Un  livre  à  écrire  est  pour 
moi  un  long  voyage.  La  navigation  est  rude  et  j'en  ai 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  235 

d'avance  mal  au  cœur.  Voilà.  Si  bien  que  la  venette, 
s'ajoutant  à  ma  stérilité  d'imagination,  je  ne  trouve 
rien.  Dès  qu'une  idée  surgit  à  l'horizon  et  que  je  crois 
entrevoir  quelque  chose,  j'aperçois  en  même  temps  de 
telles  difficultés  que  je  passe  à  une  autre,  et  ainsi  de 
suite. 

J'ai  lu,  d'un  seul  coup >  trente-trois  féeries  modernes: 
tout  le  répertoire  Dennery,  Glairville,  Anicet  Bour- 
geois !  Quel  pensum  !  C'est  avec  Saint  Augustin  et  le 
Cochon  de  lait,  ce  que  je  connais  de  plus  lourd.  On  n'a 
pas  l'idée  du  poids  de  ces  fantaisies.  Je  lis  aussi  des 
poésies  de  Shakespeare,  la  Bibliothèque  des  Fées  et 
j'ai  terminé  les  Misérables.  Avez-vous  savouré  la  dis- 
sertation sur  les  engrais?  ça  doit  plaire  à  Pelletan. 

Quant  à  mes  projets  de  locomotion,  je  ne  sais  encore 
si  j'irai  à  Vichy.  Vous  pouvez  donc  m'écrire  ici,  en 
toute  sécurité,  jusqu'aux  premiers  jours  d'août.  Serez- 
vous  à  Paris  à  cette  époque  ?  Mon  intention  est  tou- 
jours de  commencer  mon  hiver  dès  le  milieu  de  sep- 
tembre prochain  pour  faire  «  gémir  les  presses  ». 

Le  ciel  n'est  pas  plus  beau  ici  qu'en  Champagne;  on 
dirait  à  sa  couleur  un  pot  de  chambre  mal  rincé;  il  a 
des  écailluresde  vieille  porcelaine  avec  un  vague  ton 
jaune  au  milieu,  qui  ressemble  à  de  l'urine  et  .ient  la 
place  du  soleil.  La  nature  est  bète  comme  les  hommes, 
décidément.  Quand  on  a  le  malheur  d'être  cloué  à  ces 
aimables  contrées,  on  devrait  vivre,  aux  lumières, 
dans  une  serre  chaude. 

Il  doit  y  avoir  dans  quinze  jours  des  courses  à  Rouen. 
J'aurai  peut-être  la  visite  de  Claudin.  Ce  sera  le  seul 
astre  de  mon  été. 

Les  répétitions  de  Do^oî'è.s  aux  Français  commencent 
mercredi  prochain.  Quant  à  Faustine,  je  soupçonne 


236  CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

Fournier  de  méditer  quelque  farce  désagréable  à  &.)n 
auteur.  Joli  monde!  joli!  joli! 

Allons  !  ne  vous  embêtez  pas  trop  et  pensez  à  moi 
qui  vous  embrasse  tous  les  deux  tendrement. 


A  Jules  Duplan. 

Vichy. 

Tu  es  un  misérable  de  ne  pas  avoir  charmé  ma  soli- 
tude par  quelque  épître,  cela  m'eût  égayé  dans  la  vie 
embêtante  que  je  mène,  et  où  je  n'ai  pour  distraction 
que  la  vue  de  Jules  Lecomte  sous  les  arbres  du  Parc  ! 

J'ai  lu  beaucoup  de  romans  depuis  que  je  suis  ici, 
et  avant-hier  la  Vie  de  Jésus  de  l'ami  Renan,  œuvre 
qui  m'enthousiasme  peu.  J'ai  réfléchi  à  mes  deux  plans 
sans  y  rien  ajouter  et  à  la  féerie  sans  rien  trouver. 
Monseigneur  me  paraît  très  en  train  et  nous  allons 
nous  y  mettre  sérieusement  dans  dix  jours,  quand  je 
serai  rentré  à  Paris. 

Il  paraît  que  vous  avez  tous  les  deux  solidement 
bûché  les  eaux  de  Saint-Ronan.  Vous  avez  eu  une 
forte  conférence  ecclésiastique, 

S...  n...  d'un  chien,  quelle  chaleur!  Après  plusieurs 
jours  de  froid  et  de  pluie  où  je  grelottais  sans  pouvoir 
me  réchauffer,  nous  jouissons  maintenant  d'une  tem- 
pérature étouffante.  Elle  m'obstrue  l'entendement,  je 
ne  fais  que  souffler  et  dormir  étendu  «  comme  ung 
veau  »  sur  mon  lit. 

Lis-tu  dans  la  «  Franchise  »  le  salon  de  ce  vieux 
Hennequin ?  Oh  !  énorme!  Encore  plus  beau  comme 
critique  d'art  que  comme  poète  1 


COPilESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT.  "237 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Paris,  septembre  )862s 

Je  suis  ici  depuis  lundi  au  soir,  mes  chers  bons;  votre 
lettre  m'est  arrivée  mardi  matin.  Comment!  encore 
trois  semaines  sans  vous  voir!  vous  me  manquez 
étrangement.  Paris  me  semble  vide  sans  mes  deux  bi- 
chons. Hâtez- vous  donc  de  revenir. 

J'ai  signé  avant-hier  soir  mon  traité  avec  Lévy,  à 
des  conditions  extrêmement  avantageuses.  Elles  ne 
sont  pas  cependant  aussi  fantastiques  que  vous  pouvez 
le  croire. 

Je  m'occupe  présentement  à  enlever  les  et  trop 
fréquents  et  quelques  fautes  de  français.  Je  couche 
avec  la  Grammaire  des  grammaires  et  le  dictionnaire 
de  l'Académie  surcharge  mon  tapis  vert.  Tout  cela 
sera  fini  dans  huit  jours  ;  le  livi  e  peut  paraître  à  la  fin 
d'octobre.  J'ai  obtenu  une  édition  in-8°  et  vingt-cinq 
exemplaires  sur  papier  de  Hollande  pour  les  têtes 
couronnées. 

La  pièce  de  Bouilhet  {Dolorès)  sera  jouée  du  25  au 
28  courant. 

Je  n'ai  encore  vu  personne  de  nos  amis  et  n'ai  point 
par  conséquent  contemplé  l'étoile  de  l'honneur  sur  le 
paletot  blanc  de  Glaudin. 

J'ai  passé  à  Vichy  quatre  semaines  stupides  où  je 
n'ai  fait  que  dormir.  J'en  avais  besoin  probablement; 
cela  m'a  rafraîchi,  mais  mon  intellect  en  est  demeuré 
atrophié.  Je  suis  bête  et  vide  comme  un  cruchon  sans 
bière.  Pas  une  idée,  pas  un  plan. 

Mirecourt  a  fait  unw  attaque  terrible  contre  les  Mi- 


238      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

sérahles.  La  réaction  commence,  le  bourgeois  s'aper- 
cevantqu'on  l'a  f...  dedans. 

Serez-vùus  revenu  pour  la  première  de  Bouilhet  !  Il 
aura  besoin  d'amis. 

Ne  vous  embêtez  pas  trop  et  répondez-moi. 

Je  vous  embrasse  sur  les  quatre  joues  et  je  serre  vos 
quatre  mains. 

A  Sainte-Beuve. 

Mon  cher  maître, 

Votre  troisième  article  sur  Salammbô  m'a  radouci 
(je  n'ai  jamais  été  bien  furieux).  Mes  amis  les  plus  in- 
times se  sont  un  peu  irrités  des  deux  autres  ;  mais, 
moi,  à  qui  vous  avez  dit  franchement  ce  que  vous  pen- 
sez de  mon  gros  livre,  je  vous  sais  gré  d'avoir  mis 
tant  de  clémence  dans  votre  critique.  Donc,  encore 
une  fois,  et  bien  sincèrement,  je  vous  remercie  des 
marques  d'affection  que  vous  me  donnez,  et,  passant 
par-dessus  les  politesses,  je  commence  mon  Apo^ 
logie. 

Etes-vous  bien  sûr,  d'abord,  —  dans  votre  juge- 
ment général,  —  de  n'avoir  pas  obéi  un  peu  trop  à 
votre  impression  nerveuse?  L'objet  de  mon  livre,  tout 
ce  monde  barbare,  oriental,  molochiste,  vous  déplaît 
en  soi  !  Vous  commencez  par  douter  de  la  réalité  de 
ma  reproduction,  puis  vous  me  dites  :  «  Après  tout, 
elle  peut  être  vraie  »;  et  comme  conclusion  :  «  Tant 
pis  si  elle  est  vraie!  »  A  chaque  minute  vous  /ous 
étonnez;  et  vous  m'en  voulez  d'être  étonné.  Je  n'y 
peux  rien,  cependant  !  Fallait-il  embellir,  atténuer, 
franciser  f  Mais  vous  me  reprochez  vous-même  d'avoir 
fait  un  poème,  d'avoir  été  classique  dans  le  mauvais 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       239 

sens  du  mot,   et   vous  me  battez  avec  les  Mavhjrs  ! 

Or  le  système  de  Chateaubriand  me  semble  diamé- 
tralement opposé  au  mien.  Il  partait  d'un  point  ae  vue 
tout  idéal;  il  rêvait  des  martyrs  typiques.  Moi,  j'ai 
voulu  fixer  un  mirage  en  appliquant  à  l'antiquité  les 
procédés  du  roman  moderne,  et  j'ai  tâché  d'être  simple. 
Riez  tant  qu'il  vous  plaira  !  Oui,  je  dis  simple,  et  non 
pas  sobre.  Rien  de  plus  compliqué  qu'un  Barbare.  Mais 
j'arrive  à  vos  articles,  et  je  me  défends,  je  vous  com- 
bats pied  à  pied. 

Dès  le  début,  je  vous  arrête  à  propos  du  Périple 
d'Hannon,  admiré  par  Montesquieu,  et  que  je  n'admire 
point.  A  qui  peut- on  faire  croire  aujourd'hui  que  ce 
soit  là  un  document  original  ?  C'est  évidemment  tra- 
duit, raccourci,  échenillé  et  arrangé  par  un  Grec.  Ja- 
mais un  Oriental,  quel  qu'il  soit,  n'a  écrit  de  ce  style. 
J'en  prends  à  témoin  l'inscription  d'Eschmounazar,  si 
emphatique  et  redondante!  Des  gens  qui  se  font  appe- 
ler fils  de  Dieu,  œil  de  Dieu  (voyez  les  inscriptions 
d'Hamaker)  ne  sont  pas  simples  comme  vous  l'enten- 
dez. —  Et  puis  vous  m'accorderez  que  les  Grecs  ne 
comprenaient  rien  au  monde  barbare.  S'ils  y  avaient 
compris  quelque  chose,  ils  n'eussent  pas  été  des  Grecs. 
L'Orient  répugnait  à  l'hellénisme.  Quels  travestisse- 
ments n'ont-ils  pas  fait  subir  à  tout  ce  qui  leur  a  passé 
par  les  mains,  d'étranger  !  —  J'en  dirai  autant  de  Po- 
lybe.  C'est  pour  moi  une  autorité  incontestable,  quant 
aux  faits  ;  mais  tout  ce  qu'il  n'a  pas  vu  (ou  ce  qu'il  a 
omis  intentionnellement,  car  lui  aussi,  il  avait  un  cadre 
et  une  école),  je  peux  bien  aller  le  ehercher  ailleurs. 
Le  Périple  d'Hannon  n'est  donc  pas  «  un  monument 
carthaginois  »,  bien  loin  «  d'être  le  seul»  comme  vous 
le  dites.  Un  vrai  monument  carthaginois  c'est  l'in- 
scription de  Marseille,  écrite  en  vrai  punique.  Il  est 


240  CORRESPO^■DA^CE  DE  G.   FLAUBERT. 

simple,  celui-là,  je  l'avoue,  car  c'est  un  ^arif,  et  encore 
l'est-il  moins  que  ce  fameux  Périple  où  perce  un  petit 
coin  dt.  merveilleux  à  travers  le  grec  ;  —  ne  fût-ce  que 
ces  peaux  de  gorilles  prises  pour  des  peaux  humaines 
et  qui  étaient  suspendues  dans  le  temple  de  Moloch 
(traduisez  Saturne),  et  dont  je  vous  ai  épargné  la  des- 
cription ;  ~  et  d'une  !  remerciez-moi.  Je  vous  dirai 
même  entre  nous  que  le  Périple  d'Hannon  m'est  com- 
plètement odieux  pour  l'avoir  lu  et  relu  avec  les  quatre 
dissertations  de  Bougainville  (dans  les  Mémoires  de 
l'Académie  des  Inscriptions)  sans  compter  mainte 
thèse  de  doctorat,  —  le  Périple  d'Hannon  étant  un 
sujet  de  thèse. 

Quant  à  mon  héroïne,  je  ne  la  défends  pas.  Elle  res- 
semble selon  vous  à  «  une  Elvire  sentimentale  »,  à  Vel- 
léda,  à  madame  Bovar3^  Mais  non!  Velléda  est  active, 
intelligente,  européenne.  Madame  Bovary  est  agitée 
par  des  passions  multiples  ;  Salammbô,  au  contraire, 
demeure  clouée  par  l'idée  fixe.  Gest  une  maniaque, 
une  espèce  de  sainte  Thérèse.  N'importe!  Je  ne  suis 
pas  sûr  de  sa  réalité  ;  car  ni  moi,  ni  vous,  ni  per- 
sonne, aucun  ancien  et  aucun  moderne,  ne  peut  con- 
naître la  femme  orientale,  par  la  raison  qu'il  est  im- 
possible de  la  fréquenter. 

Vous  m'accusez  de  manquer  de  logique  et  vous  me 
demandez  :  Pourquoi  les  Carthaginois  ont-ils  mas- 
sacré les  Barbares  ?  La  raison  en  est  bien  simple  :  ils 
haïssent  les  Mercenaires  ;  ceux-là  leur  tombent  sous 
la  main  ,  ils  sont  les  plus  forts  et  ils  les  tuent.  Mais 
«  la  nouvelle,  dites-vous,  pouvait  arriver  d'un  moment 
à  l'autre  au  camp.  »  Par  quel  moyen  ?  —  Et  qui  donc 
l'eût  apportée?  Les  Carthaginois;  mais  dans  quel  but? 

—  Des  barbares?  mais  il  n'en  restait  plus  dans  la  ville  ! 

—  Des  étrangers?  des  indifférents?  —  mais  j'ai  eu  soin 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       241 

de  montrer  que  ies  communications  n'exislaienl  pas 
entre  Carlhage  et  l'armée  ! 

Pour  ce  qui  est  d'Hannon  (^e  lait  de  chienne,  soit  dit 
en  passant,  n'est  point  une  plaisanterie  ;  il  était  et  est 
encore  Mn  remède  contre  la  lèpre  :  voyez  le  Diction- 
naire des  sciences  médicales,  article  Lèpre;  mauvais 
article  d'ailleurs  et  dont  j'ai  rectifié  les  données  d'après 
mes  propres  observations  faites  à  Damas  et  en  Nubie), 
—  Hannon,  dis  je,  s'échappe,  parce  que  les  Merce- 
naires le  laissent  volontairement  s'échapper.  Ils  ne 
sont  pas  encore  déchaînés  contre  lui.  L'indignation 
leur  vient  ensuite  avec  la  réflexion  ;  car  il  leur  faut 
beaucoup  de  temps  avant  de  comprendre  toute  la  per- 
fidie des  Anciens.  (Voyez  le  commencement  de  mon 
chapitre  iv.)  Mâtho  rôde  comme  un  fou  autour  de  Car- 
lhage. Fou  est  le  mot  juste.  L'amour  tel  que  le  conce- 
vaient les  anciens  n'était-il  pas  une  folie,  une  malé- 
diction, une  maladie  envoyée  par  les  dieux  ?  Polybe 
serait  bien  étonné,  dites-vous,  de  voir  ainsi  son  Mâlho. 
Je  ne  le  crois  pas,  et  M.  de  Voltaire  n'eût  point  par- 
tagé cet  étonnement.  Rappelez-vous  ce  qu'il  dit  de  la 
violence  des  passions  en  Afrique,  dans  Candide  i^récit 
de  la  vieille)  :  «  C'est  du  feu,  du  vitriol,  etc.  » 

A  propos  de  l'aqueduc  :  Ici  on  est  dans  Vinvrai- 
semhlance  jusqu'au  cou.  Oui,  cher  maître,  vous  avez 
raison  et  plus  même  que  vous  ne  croyez,  —  mais  pas 
comme  vous  le  croyez.  Je  vous  dirai-  plus  loin  ce  que 
je  pense  de  cet  épisode,  amené  non  pour  décrire  l'aque- 
duc, lequel  m'a  donné  beaucoup  de  mal,  mais  pour 
faire  entrer  dans  Carthage  mes  deux  héros.  C'est 
d'ailleurs  le  ressouvenir  d'une  anecdote,  rapportée 
dans  Polyen  {Ruses  de  guerre),  l'histoire  de  Théodore, 
l'ami  de  Cléon,  lors  de  la  prise  de  Sestos  par  les  gens 

d'Ahydos. 

21 


^H  CORRESPONDAjNCE  de  g.  FLAUBERT. 

0)1  regrette  un  lexique.  Voilà  un  reproche  que  je 
trouve  souverainement  injuste.  J'aurais  pu  assommer 
le  lecteur  avec  des  mots  techniques.  Loin  de  là  !  j'ai 
pris  soin  de  traduire  tout  en  français.  Je  n'ai  pas  em- 
ployé un  seul  mot  spécial  sans  le  faire  suivre  de  son 
explication,  immédiatement.  J'en  excepte  les  noms  de 
monnaie,  de  mesure  et  de  mois  que  le  sens  de  la 
phrase  indique.  Mais  quand  vous  rencontrez  dans  une 
page  kreutzer,  yard,  piastre  ou  penny,  cela  vous  em- 
pêche-t-il  de  la  comprendre?  Qu'auriez- vous  dit  si 
j'avais  appelé  Moloch  Melek,  Hannibal  Han-Baal, 
Carthage  (Kartadda),  et  si,  au  Heu  de  dire  que  les 
esclaves  au  moulin  portaient  des  muselières,  j'avais 
écrit  des  pausicapesf  Quant  aux  noms  de  parfums  et 
de  pierreries,  j'ai  bien  été  obligé  de  prendre  les  noms 
qui  sont  dans  Théophraste,  Pline  et  Athénée.  Pour  les 
plantes,  j'ai  employé  les  noms  latins,  les  mots  reçusj 
au  lieu  des  mots  arabes  ou  phéniciens.  Ainsi  j'ai  dit 
Lauwsonia  au  lieu  de  Henneh,  et  même  j'ai  eu  la 
complaisance  d'écrire  Lausonia  par  un  u,  ce  qui  lest 
une  faute,  et  de  ne  pas  ajouter  inermis,  qui  eût  été 
plus  précis.  De  même  pour  Kok'heul  que  j'écris  anti- 
moine, en  vous  épargnant  sulfure,  ingrat  !  Mais  je  ne 
peux  pas,  par  respect  pour  le  lecteur  français,  écrire 
Hannibal  et  Hamilcar  sans  li,  puisqu'il  y  a  un  esprit 
rude  sur  l'a,  et  m'en  tenir  à  Rollin  !  un  peu  de  dou- 
ceur ? 

Quant  au  temple  de  Tanit,  je  suis  sûr  de  l'avoir  re- 
construit tel  qu'il  était,  avec  le  traité  de  la  Déesse  de 
Syrie,  avec  les  médailles  du  duc  de  Luynes,  avec  ce 
qu'on  sait  du  temple  de  Jérusalem,  avec  un  passage 
de  saint  Jérôme,  cité  par  Selden  (de  Diis  Syriis),  avec 
le  plan  du  temple  de  Gozzo  qui  est  bien  carthaginois, 
et  mieux  que  tout  cela,  avec  les  ruines  du  temple  de 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       243 

Thugga  que  j'ai  vu  moi-même,  de  mes  yeux,  et  dont 
aucun  voyageur  ni  antiquaire,  que  je  sache,  n'a  parlé. 
N'importe,  direz-vous,  c'est  drôle  !  Soit  !  —  Quant  à 
la  description  en  elle-même,  au  point  de  vue  litté- 
raire, je  la  trouve,  moi,  très  compréhensible,  et  le 
drame  n'en  est  pas  embarrassé,  car  Spendius  et  Màtho 
restent  au  premier  plan,  on  ne  les  perd  pas  de  vue.  Il 
n'y  a  point  dans  mon  livre  une  description  isolée,  gra- 
tuite; toutes  servent  à  mes  personnages  et  ont  une  in- 
fluence lointaine  ou  immédiate  sur  l'action. 

Je  n'accepte  pas  non  plus  le  mot  de  chinoiserie 
appliqué  à  la  chambre  de  Salammbô,  malgré  l'épiLhète 
à'exgidse  qui  le  relève  (comme  dévorants  fait  à  cliieiis 
dans  le  fameux  Songe),  parce  que  je  n'ai  pas  mis  là  un 
seul  détail  qui  ne  soit  dans  la  Bible  ou  que  l'on  ne  ren- 
contre encore  en  Orient.  Vous  me  répétez  que  la  Bible 
n'est  pas  un  guide  pour  Garthage  (ce  qui  est  un  point  à 
discuter);  mais  les  Hébreux  étaient  plus  près  des  Car- 
thaginois que  les  Chinois,  convenez-en!  D'ailleurs  il 
y  a  des  choses  de  climat  qui  sont  éternelles.  Pour  ce 
mobilier  et  les  costumes,  je  vous  renvoie  aux  textes 
réunis  dans  la  2V  dissertation  de  l'abbé  Mignot  {Mé- 
moires de  l'Académie  des  Inscriptions,  tome  XL  ou 
XLI,  je  ne  sais  plus). 

Quant  à  ce  goût  «  d'opéra,  de  pompe  et  d'em- 
phase »,  pourquoi  donc  voulez-vous  que  les  choses 
n'aient  pas  été  ainsi,  puisqu'elles  sont  telles  mainte- 
nanti  Les  cérémonies  des  visites,  les  prosternations, 
les  invocations,  les  encensements  et  tout  le  reste,  n'ont 
pas  été  inventés  par  Mahomet,  je  suppose. 

Il  en  est  de  même  d'Hannibal.  Pourquoi  trouvez- 
vous  que  j'ai  fait  son  enfance  fabuleuse?  est-ce  parce 
qu'il  tue  un  aigle?  beau  miracle  dans  un  pays  où  les 
aigles  abondent!  Si  la  scène  eût  été  placée  dans  les 


244  CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

Gaules,  j'aurais  mis  un  hibou,  un  loup  ou  un  renard. 
Mais,  Français  que  vous  êtes,  vous  êtes  habitué, 
malgré  vous,  à  considérer  l'aigle  comme  un  oiseau 
noble,  et  plutôt  comme  un  symbole  que  comme  un  être 
animé.  Les  aigles  existent  cependant. 

Vous  me  demandez  où  j'ai  pris  une  pareille  idée  du 
Conseil  de  Carthage  ?  Mais  dans  tous  les  milieux  ana- 
logues par  les  temps  de  révolution,  depuis  la  Conven- 
tion jusqu'au  Parlement  d'Amérique,  où  naguère  encore 
on  échangeait  des  coups  de  canne  et  des  coups  de 
revolver,  lesquelles  cannes  et  lesquels  revolvers  étaient 
apportés  (comme  mes  poignards)  dans  la  manche  des 
paletots.  Et  même  mes  Carthaginois  sont  plus  décents 
que  les  Américains,  puisque  le  public  n'était  pas  là. 
Vous  me  citez,  en  opposition,  une  grosse  autorité,  celle 
d'Aristote.  Mais  Aristote,  antérieur  à  mon  époque  de 
plus  de  quatre-vingts  ans,  n'est  ici  d'aucun  poids.  D'ail- 
leurs il  se  trompe  grossièrement,  le  Slagyrique,  quand 
il  affirme  q\i'on  n'a  jamais  tu  à  Carthage  d'émeute  ni 
de  tyran.  Voulez-vous  des  dates?  en  voici  :  il  y  avait 
eu  la  conspiration  de  Carthalon,  530  avant  Jésus-Christ; 
les  empiétements  des  Magon,  460;  la  conspiration 
d'Hannon,  337;  la  conspiration  de  Bomilcar,  307.  Mais 
je  dépasse  Aristote!  —  A  un  autre. 

Vous  me  reprochez  les  escarhoucles  formées  par 
Vurine  des  lynx.  C'est  du  Théophraste,  Traité  des 
Pierreries  :  tant  pis  pour  lui!  J'allais  oublier  Spendius. 
Eh  bien,  non,  cher  maître,  son  stratagème  n'est  ni 
bizarre,  ni  étrange.  C'est  presque  un  poncif.  Il  m'a  été 
fourni  par  Élien  {Histoire  des  Animaux)  et  par  Polyen 
(Stratagèmes).  Cela  était  même  si  connu  depuis  le  siège 
de  Mégare  par  Antipater  (ou  Antigone),  que  l'on  nour- 
rissait exprès  des  porcs  avec  les  éléphants  pour  que 
les  grosses  bêtes  ne  fussent  pas   efîrayées  par  les 


CORRESPONDANCE   DE   G.    FLAUBERT.  ^243 

petites.  C'était,  en  un  mot,  une  farce  usuelle,  et  pro- 
bablement fort  usée  au  temps  de  Spendius.  Je  n'ai  pas 
été  obligé  de  remonter  jusqu'à  Samson  ;  car  j'airepoussé 
autant  que  possible  tout  détail  appartenant  à  des  époques 
légendaires. 

J'arrive  aux  richesses  d'Hamilcar.  Cette  description, 
quoi  que  vous  disiez,  est  au  second  plan.  Hamilcar  la 
domine,  et  je  la  crois  très  motivée.  La  colèredu  sufîèîe 
va  en  augmentant  à  mesure  qu'il  aperçoit  les  dépré- 
dations commises  dans  sa  maison.  Loin  d'être  à  tout 
moment  hors  de  lui,  il  n'éclate  qu'à  la  fin,  quand  il  se 
heurte  à  une  injure  personnelle.  Quil  ne  gagne  pas  à 
cette  visite,  cela  m'est  bien  égal,  n'étant  point  chargé 
de  faire  son  panégyrique;  mais  je  ne  pense  pas  l'avoir 
taillé  en  charge  aux  dépens  du  reste  du  caractère. 
L'homme  qui  tue  plus  loin  les  Mercenaires  de  la  façon 
que  j'ai  montrée  (ce  qui  est  un  joli  trait  de  son  fils 
Hannibal,  en  Italie),  est  bien  le  même  qui  fait  falsifier 
ses  marchandises  et  fouetter  à  outrance  ses  esclaves. 

Vous  me  chicanez  sur  les  onze  mille  trois  cent 
quatre-vingt-seize  hommes  de  son  armée  en  me  de- 
mandant d'où  le  savez-vous  (ce  nombre)?  qui  vous  Va 
dit?  Mais  vous  venez  de  le  voir  vous  même,  puisque 
j'ai  dit  le  nombre  d'hommes  qu'il  y  avait  dans  les  dif- 
férents corps  de  l'armée  punique.  C'est  le  total  de 
l'addition  tout  bonnement,  et  non  un  chiffre  jeté  au 
hasard  pour  produire  un  effet  de  précision. 

Il  n'y  a  ni  vice  malicieux  ni  bagatelle  dans  mon 
serpent.  Ce  chapitre  est  une  espèce  de  précaution  ora- 
toire pour  atténuer  celui  de  la  tente  qui  n'a  choqué 
personne  et  qui,  sans  le  serpent,  eût  fait  pousser  des 
cris.  J'ai  mieux  aimé  un  effet  impudique  (si  impudeur 
il  y  a)  avec  un  serpent  qu'avec  un  homme.  Salammbô, 
avant  de  quitter  sa  maison,  s'enlace  au  génie  de  sa 

21. 


246      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

famille,  à  la  religion  même  de  sa  patrie  en  son  sym- 
bole le  plus  antique.  Voilà  tout.  Que  cela  soit  messéant 
dans  une  Iliade  ou  une  Pharsale,  c'est  possible, 
mais  je  n'ai  pas  eu  la  prétention  de  faire  i' Iliade  ni  la 
Pharsale. 

Ce  n'est  pas  ma  faute  non  plus  si  les  orages  sont 
fréquents  dans  la  Tunisie  à  la  fin  de  l'été.  Chateau- 
briand n'a  pas  plus  inventé  les  orages  que  les  couchers 
de  soleil,  et  les  uns  et  les  autres,  il  me  semble,  appar- 
tiennent à  tout  le  monde.  Notez  d'ailleurs  que  l'âme 
de  cette  histoire  est  Moloch,  le  Feu,  la  Foudre.  Ici  le 
Dieu  lui-même,  sous  une  de  ses  formes,  agit  ;  il  dompte 
Salammbô.  Le  tonnerre  était  donc  bien  à  sa  place  ; 
c'est  la  voix  de  Moloch  resté  en  dehors.  Vous  avouerez 
de  plus  que  je  vous  ai  épargné  la  deso'ip^io?!  classique 
de  l'orage.  Et  puis  mon  pauvre  orage  ne  tient  pas  en 
tout  trois  lignes,  et  à  des  endroits  différents  !  L  incendie 
qui  suit  ma  été  inspiré  par  un  épisode  de  l'histoire  de 
Massinissa,  par  un  autre  de  l'histoire  d'AgathocIe  et 
par  un  passage  d'Hirtius,  —  tous  les  trois  dans  des 
circonstances  analogues.  Je  ne  sors  pas  du  milieu,  du 
pays  même  de  mon  action,  comme  vous  voyez. 

A  propos  des  parfums  de  Salammbô,  vous  miattri- 
buez  plus  d'imagination  que  je  n'en  ai.  Sentez  donc, 
humez  dans  la  Bible  Judith  et  Esther  !  On  les  pénétrait, 
on  les  empoisonnait  de  parfums,  littéralement.  C'est 
ce  que  j'ai  eu  soin  de  dire  au  commencement,  dès  qu'il 
a  été  questioii  de  la  maladie  de  Salammbô. 

Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  non  plus  que  la  dispa- 
rition du  Zaïmph  ait  été  pour  quelque  chose  dans  la 
perte  de  la  bataille,  puisque  l'armée  des  Mercenaires 
contenait  des  gens  qui  croyaient  au  Zaïmph  1  J'indique 
les  causes  principales  (trois  mouvements  mihtaires)  de 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT       247 

cette  perte;  puis  j'ajoute  celle-là,  comme  cause  secon- 
daire et  dernière. 

Dire  que  j'ai  inventé  des  supplices  aux  funérailles 
des  Barbares  n'est  pas  exact.  Hendreich  [Cartliago, 
seu  Carth.  respublica,  1664)  a  réuni  des  textes  pour 
prouver  que  les  Carthaginois  avaient  coutume  de 
mutiler  les  cadavres  de  leurs  ennemis;  et  vous  vous 
étonnez  que  des  barbares  qui  sont  vaincus,  désespérés, 
enragés,  ne  leur  rendent  pas  la  pareille,  n'en  fassent 
pas  autant  une  fois  et  cette  fois-là  seulement?  Faut-il 
vous  rappeler  madame  de  Lamballe,  les  Mobiles  en  48, 
et  ce  qui  se  passe  actuellement  aux  États-Unis?  J'ai 
été  sobre  et  très  doux,  au  contraire. 

Et  puisque  nous  sommes  en  train  de  nous  dire  nos 
vérités,  franchement  je  vous  avouerai,  cher  maître, 
que  la  pointe  cl' imagination  sadique  m'a  un  peu  blessé. 
Toutes  vos  paroles  sont  graves.  Or  un  tel  mot  de  vous, 
lorsqu'il  est  imprimé,  devient  presque  une  flétrissure. 
Oubliez-vous  que  je  me  suis  assis  sur  les  bancs  de  la 
Correctionnelle  comme  prévenu  d'outrage  aux  mœurs, 
et  que  les  imbéciles  et  les  méchants  se  font  des  armes 
de  tout?  Ne  soyez  donc  pas  étonné  si  un  de  ces  jours 
vous  lisez  dans  quelque  petit  journal  diffamateur, 
comme  il  en  existe,  quelque  chose  d'analogue  à  ceci  : 
«  M.  G.  Flaubert  est  un  disciple  de  de  Sade.  Son  ami, 
son  parrain,  un  maître  en  fait  de  critique  l'a  dit  lui- 
même  assez  clairement,  bien  qu'avec  cette  finesse  et 
cette  bonhomie  railleuse  qui,  etc.  »  Qu'aurais-je  à 
répondre,  —  et  à  faire? 

Je  m'incline  devant  ce  qui  suit.  Vous  avez  raison, 
cher  maître,  j'ai  donné  le  coup  de  pouce,  j'ai  forcé 
l'histoire,  et  comme  vous  le  dites  très  bien,  j'ai  voulu 
faire  un  siège.  Mais  dans  un  sujet  militaire,  où  est  le 
mal?  —  Et  puis  je  ne  l'ai  pas  complètement  inventé, 


248      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

ce  siège,  je  l'ai  seulement  un  peu  chargé.  Là  est  toute 
ma  faute. 

Mais  pour  le  -passage  de  Montesquieu  relatif  aux 
immolations  d'enfants,  je  m'insurge.  Cette  horreur  ne 
fait  pas  dans  mon  esprit  un  doute.  (Songez  donc  que 
les  sacrifices  humains  n'étaient  pas  complètement 
abolis  en  Grèce  à  la  bataille  de  Leuctres?  370  avant 
Jésus-Christ.)  Malgré  la  condition  imposée  par  Gélon 
(480),  dans  la  guerre  contre  Agathocle  (392),  on  brûla, 
selon  Diodore,  200  enfants,  et  quant  aux  époques  pos- 
térieures, je  m'en  rapporte  à  Silius  Italicus,  à  Eusèbe, 
et  surtout  à  saint  Augustin,  lequel  affirme  que  la  chose 
se  passait  encore  quelquefois  de  son  temps. 

Vous  regrettez  que  je  n'aie  point  introduit  parmi  les 
Grecs  un  philosophe,  un  raisonneur  chargé  de  nous 
faire  un  cours  de  morale  ou  commettant  de  bonnes 
actions,  un  monsieur  enfin  sentant  comme  nous.  Allons 
donc!  était-ce  possible?  Aratus  que  vous  rappelez  est 
précisément  celui  d'après  lequel  j'ai  rêvé  Spendius; 
c'était  un  homme  d'escalades  et  de  ruses  qui  tuaitlrès 
bien  la  nuit  les  sentinelles  et  qui  avait  deséblouisse- 
ments  au  grand  jour.  Je  me  suis  refusé  un  contraste, 
c'est  vrai;  mois  un  contraste  facile,  un  contraste  voulu 
et  faux. 

J'ai  fini  l'analyse  et  j'arrive  à  votre  jugement.  Vous 
avez  peut-être  raison  dans  vos  considérations  sur  le 
roman  historique  appliqué  à  l'antiquité,  et  il  se  peut 
très  bien  que  j'aie  échoué.  Cependant,  d'après  toutes 
les  vraisemblances  et  mes  impressions,  à  moi^  je  crois 
avoir  fait  quelque  chose  qui  ressemble  à  Cartbage. 
Mais  là  n'est  pas  la  question.  Je  me  moque  de  l'archéo- 
logie! Si  la  couleur  n'est  pas  une,  si  les  détails  déton- 
nent, si  les  mœurs  ne  dérivent  pas  de  la  religion  et 
les  faits  des  passions,   appropriés  aux  usages  et  les 


CORRESPONDANCE   DE    G.    FLAUBERT.  "249 

architectures  au  climat,  s'il  n'y  a  pas,  en  un  mot, 
harmonie,  je  suis  dans  le  faux.  Sinon,  non.  Tout  se 
tient. 

Mais  le  milieu  vous  agace!  Je  le  sais,  ou  plutôt  je 
le  sens.  Au  lieu  de  rester  à  votre  point  de  vue  personnel , 
votre  point  de  vue  de  lettré,  de  moderne,  de  Parisien 
pourquoi  n'êtes- vous  pas  venu  de  mon  côté?  L'âme 
humaine  n'est  point  partout  la  même,  bien  qu'en  dise 
M.  Levallois  (1).  La  moindre  vue  sur  le  monde  est  là 
pour  prouver  le  contraire.  Je  crois  même  avoir  été 
moins  dur  pour  l'humanité  dans  Salammbô  que  dans 
Madame  Bovary.  La  curiosité,  l'amour  qui  m'a  poussé 
vers  des  religions  et  des  peuples  disparus,  a  quelque 
chose  de  moral  en  soi  et  de  sympathique,  il  me 
semble. 

Quant  au  style,  j'ai  moins  sacrifié  dans  ce  livre-là 
que  dans  l'autre  à  la  rondeur  de  la  phrase  et  à  la  pé- 
riode. Les  métaphores  y  sont  rares  et  les  épithètes 
positives.  Si  je  mets  bleues  après  pierres,  c'est  que 
bleues  est  le  mot  juste,  croyez-moi,  et  soyez  également 
persuadé  que  l'on  distingue  très  bien  la  couleur  des 
pierres  à  la  clarté  des  étoiles.  Interrogez  là-dessus 
tous  les  voyageurs  en  Orient,  ou  allez-y  voir. 

Et  puisque  vous  me  blâmez  pour  certains  mots, 
r norme  entre  autres,  que  je  ne  défends  pas  (bien  qu'un 
silence  excessif  fasse  l'effet  du  vacarme),  moi  aussi  je 
vous  reprocherai  quelques  expressions. 

Je  n'ai  pas  compris  la  citation  de  Désaugiers,  ni  quel 
était  son  but.  J'ai  froncé  les  sourcils  à  bibelots  cartha- 
ginois, —  diable  de  manteau,  —  ragoût  et  pimenté 
pour  Salammbô  q\  à  bâti  foie  avec  le  serpent  j  —  eldevanj 


(1)  Dans  un  de  ses  articles   de   VOpinion  nationale  sur  Sa- 
lammbô. 


250  CORRESPONDAÎSCE  DE  G.   FLAUBERT. 

le  beau  drôle  de  Libyen  qui  n'est  ni  beau  ni  drôle,  —  et 
à  l'imagination  libertine  de  Schahabarim. 

Une  dernière  question,  ô  maître,  une  question  incon- 
venante :  pourquoi  trouvez- vous  Schahabarim  presque 
comique  et  vos  bonshommes  de  Port-Royal  si  sérieux? 
Pour  moi,  M.  Singlin  est  funèbre  à  côté  de  mes  élé- 
phants. Je  regarde  des  Barbares  tatoués  comme  étant 
moins  antihumains,  moins  spéciaux,  moins  cocasses, 
moins  rares  que  des  gens  vivant  en  commun  et  qui 
s'appellent  jusqu'à  la  mort  Monsieur!  —  Et  c'est  pré- 
cisément parce  qu'ils  sont  très  loin  de  moi  que  j'admire 
votre  talent  à  me  les  faire  comprendre.  —  Car  j'y  crois, 
à  Port-Royal,  et  je  souhaite  encore  moins  y  vivre  qu'à 
Carthage.  Gela  aussi  était  exclusif,  hors  nature,  forcé, 
tout  d'un  morceau,  et  cependant  vrai.  Pourquoi  ne 
voulez-vous  pas  que  deux  vrais  existent,  deux  excès 
contraires,  deux  monstruosités  différentes? 

Je  vais  finir.  —  Un  peu  de  patience  !  —  Êtes-vous 
curieux  de  connaître  la  faute  énorme  (énorme  est  ici  à 
sa  place)  que  je  trouve  dans  mon  livre.  La  voici  r 

1°  Le  piédestal  est  trop  grand  pour  la  statue.  Or, 
comme  on  ne  pèche  jamais  par  le  trop,  mais  par  le  pas 
assez,  il  aurait  fallu  cent  pages  de  plus  relatives  à 
Salammbô  seulement. 

2°  Quelques  transitions  manquent.  Elles  existaient; 
je  le  ai  retranchées  ou  trop  raccourcies,  dans  la  peur 
d'être  ennuyeux. 

3°  Dans  le  chapitre  vi,  tout  ce  qui  se  rappDrte  à 
Giscon  est  de  même  tonalité  que  la  deuxième  partie  du 
chapitre  ii  (Hannon).  C'est  la  même  situation,  et  il  n'y 
a  point  progression  d'effet. 

4°  Tout  ce  qui  s'étend  depuis  la  bataille  du  Macar 
jusqu'au  serpent,  et  tout  le  chapitre  xni  jusqu'au  dé- 
nombrement des  Barbares,  s'enfonce,  disparaît  dans 


CORRESPONDA^'CE  DE  G.  FLAUBERT.      251 

le  souvenir.  Ce  sont  des  endroits  de  second  plan, 
ternes,  transitoires,  que  je  ne  pouvais  malheureuse- 
ment éviter  et  qui  alourdissent  le  livre,  malgré  les 
efforts  de  prestesse  que  j'ai  pu  faire.  Ce  sont  ceux-là 
qui  m'ont  le  plus  coûté,  que  j'aime  le  moins  et  dont  je 
me  suis  le  plus  reconnaissant. 

S*'  L'aqueduc. 

Aveu!  mon  opinion  secrète  est  qu'il  n'y  avait  point 
d'aqueduc  à  Carthage,  malgré  les  ruines  actuelles  de 
l'aqueduc.  Aussi  ai-je  eu  soin  de  prévenir  d'avance 
toutes  les  objections  par  une  phrase  hypocrite  à 
l'adresse  des  archéologues.  J'ai  mis  les  pieds  dans  le 
plat,  lourdement,  en  rappelant  que  c'était  une  inven- 
tion romaine,  alors  nouvelle,  et  que  l'aqueduc  d'à 
présent  a  été  refait  sur  l'ancien.  Le  souvenir  de  Béli- 
saire  coupant  l'aqueduc  romain  de  Carthage  m'a  pour- 
sui\y,  et  puis  c'était  une  belle  entrée  pour  Spendius  et 
Mâtho.  N'importe!  mon  aqueduc  est  une  lâcheté! 
Conflteor. 

6°  Autre  et  dernière  coquinerie  :  Hannon. 

Par  amour  de  clarté,  j'ai  faussé  l'histoire  quant  à  sa 
mort.  Il  fut  bien,  il  est  vrai,  crucifié  par  les  Merce- 
naires, mais  en  Sardaigne.  Le  général  crucifié  à  Tunis 
en  face  de  Spendius  s'appelait  Hannibal.  Mais  quelle 
confusion  cela  eût  fait  pour  le  lecteur! 

Tel  est,  cher  maître,  ce  qu'il  y  a,  selon  moi,  de 
pire  dans  mon  livre.  Je  ne  vous  dis  pas  ce  que  j'y 
trouve  de  bon.  Mais  soyez  sûr  que  je  n'ai  point  fait  une 
Carthage  fantastique.  Les  documents  sur  Carthage 
existent,  et  ils  ne  sont  pas  tous  dans  Movers.  Il  faut 
aller  Tes  chercher  un  peu  loin.  Ainsi  Ammien  Marce- 
lin m'a  fourni  la  forme  exacte  d'une  porte,  le  poème  de 
Corippus  (la  Johannide),  beaucoup  de  détails  sur  les 
peuplades  africaines,  etc.,  etc. 


252      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Et  puis  mon  exemple  sera  peu  suivi.  Oiî  donc  alors 
est  le  danger?  Les  Leconte  de  Lisie  et  les  Baudelaire 
sont  moins  à  craindre  que  les...  et  les...  dans  ce  doux 
pays  de  France  où  le  superficiel  est  une  qualité,  et  où 
le  banal,  le  facile  et  le  niais  sont  toujours  applaudis, 
adoptés,  adorés.  On  ne  risque  de  corrompre  personne 
quand  on  aspire  à  la  grandeur.  Ai-je  mon  pardon? 

Je  termine  en  vous  disant  encore  une  fois  merci, 
mon  ciier  maître.  En  me  donnant  des  égratignures, 
vous  m'avez  très  tendrement  serré  les  mains,  et  bien 
que  vous  m'ayez  quelque  peu  ri  au  nez,  vous  ne  m'en 
avez  pas  moins  fait  trois  grands  saints,  trois  grands 
articles  très  détaillés,  très  considérables  et  qui  ont  dû 
vous  être  plus  pénibles  qu'à  moi.  C'est  de  cela  surtout 
que  je  vous  suis  reconnaissant.  Les  conseils  de  la  fin 
ne  seront  pas  perdus,  et  vous  n'aurez  eu  affaire  ni  à 
un  sot,  ni  à  un  ingrat. 

Tout  à  vous. 


A  Théophile  Gautier. 

1863. 

Quel  bel  article,  Dion  cher  Théo,  et  comment  t'en 
remercier^  Si  Ton  m'avait  dit,  il  y  a  vingt  ans,  que  ce 
Théophile  Gautier,  dont  je  me  bourrais  l'imagination, 
écrirait  sur  mon  compte  de  pareilles  choses,  j'en  serais 
devenu  fou  d'orgueil. 

As-tu  lu  la  troisième  Philipique  de  Sainte-Beuve? 
Mais  ton  panégyrique  de  Trajan  me  venge  et  au  delà. 

Dois-je  vous  attendre  après-demain?  Dis  à  Toto  de 
me  répondre  là-dessus. 
Tun  vieux. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      233 

Au  même. 


Lundi  soir,  1863. 


Mon  vieux  Théo, 


Ne  viens  pas  mercredi.  Je  suis  invité  le  soir  chez 
la  princesse  Mathilde.  Nous  n'aurions  pas  le  temps 
de  causer  tranquillement  après  le  dîner.  C'est  remis  à 
samedi.  Le  Ducamp  est  averti. 

Ma  réponse  au  sieur  Froehner  paraîtra  dans  YOpi- 
nion  samedi  ou  peut-être  jeudi.  Je  crois  que  tu  ne 
seras  pas  mécontent  de  la  phrase  qui  te  concerne. 

Est-ce  convenu?  A  samedi. 

A  M.  Frœhner, 

Rédacteur  de  la  Revue  Contemporaine. 

Paris,  21  janvier  1863. 
Monsieur, 

Je  viens  de  lire  votre  article  sur  Salammbô  paru  dans 
la  Revue  Contemporaine  le  31  décembre  1862.  Malgré 
l'habitude  où  je  suis  de  ne  répondre  à  aucune  critique, 
je  ne  puis  accepter  la  vôtre.  Elle  est  pleine  de  conve- 
nance et  de  choses  extrêmement  flatteuses  pour  moi; 
mais  comme  elle  met  en  doute  la  sincérité  de  mes 
études,  vous  trouverez  bon,  s'il  vous  plaît,  que  je 
relève  ici  plusieurs  de  vos  assertions. 

Je  vous  demanderai  d'abord,  monsieur,  pourquoi 
vous  me  mêlez  si  obstinément  à  la  collection  Gam- 
pana  en  affirmant  qu'elle  a  été  ma  ressource,  mon 
inspiration  permanente  ?  Or,  j'avais  fini  Salammbô  au 
mois  de  mars,  six  semaines  avant  l'ouverture  de  ce 

22 


!254  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

musée.  Voilà  une  erreur,  déjà.  Nous  en  trouverons  de 
plus  graves. 

Je  n'ai,  monsieur,  nulle  prétention  à  l'archéologie. 
J'ai  donné  mon  livre  pour  un  roman,  sans  préface, 
sans  notes,  et  je  m'étonne  qu'un  homme  illustre, 
comme  vous,  par  des  travaux  si  considérables,  perde» 
ses  loisirs  à  une  littérature  si  légère  !  J'en  sais  cepen- 
dant assez,  monsieur,  pour  oser  dire  que  vous  errez 
complètement  d'un  bout  à  l'autre  de  votre  travail,  tout 
le  long  de  vos  dix-huit  pages,  à  chaque  paragraphe  et 
à  chaque  ligne. 

Vous  me  blâmez  «  de  n'avoir  consulté  ni  Falbe  ni 
Bureau  de  la  Malle,  dont  j'aurais  pu  tirer  profit.  » 
Mille  pardons  !  je  les  ai  lus,  plus  souvent  que  vous 
peut-être  et  sur  les  ruines  mêmes  de  Carthage.  Que 
vous  ne  sachiez  «  rien  de  satisfaisant  sur  la  forme  ni 
sur  les  principaux  quartiers  »,  cela  se  peut,  mais 
d'autres,  mieux  informés,  ne  partagent  pas  votre  scep- 
ticisme. Si  Ton  ignore  où  était  le  faubourg  Aclas, 
l'endroit  appelé  Fuscianus,  la  position  exacte  -des 
portes  principales  dont  on  a  les  noms,  etc.,  on  connaît 
assez  bien  l'emplacement  de  la  ville,  l'appareil  archi- 
tectonique  des  murailles,  la  Taenia,  le  Môle  et  le  Go- 
thon.  On  sait  que  les  maisons  étaient  enduites  de 
bitume  et  les  rues  dallées  ;  on  a  une  idée  de  l'Anc6 
décrit  dans  mon  chapitre  xv,  on  a  entendu  parler  de 
Malquâ,  de  Byrsa,  de  Mégara,  de  Mappales  et  des 
Catacombes,  et  du  temple  d'Eschmoun  situé  sur  l'Acro- 
pole, et  de  celui  de  Tanit,  un  peu  à  droite  en  tournant 
le  dos  à  la  mer.  Tout  cela  se  trouve  (sans  parler  d'Ap- 
pien,  de  Pline  et  de  Procope)  dans  ce  même  Bureau 
de  la  Malle,  que  vous  m'accusez  d'ignorer.  Il  est  donc 
regrettable,  monsieur,  que  vous  ne  soyez  pas  «  entré 
dans  des  détails  fastidieux  pour  montrer  »  que  je  n'ai 


CORRESPONDAîvCE   DE   G.    FLAUBERT.  235 

eii  aucune  idée  de  l'emplacement  et  de  la  disposition 
de  l'ancienne  Carlhage,  «  moins  encore  que  Bureau 
de  la  Malle»,  ajoulez-vous.  Mais  que  faut-il  croire?  à 
qui  se  fier,  puisque  vous  n'avez  pas  eu  jusqu'à  présent 
l'obligeance  de  révéler  votre  système  sur  la  topogra- 
phie carthaginoise? 

Je  ne  possède,  il  est  vrai,  aucun  texte  pour  vous 
prouver  qu'il  existait  une  rue  des  Tanneurs,  des  Par- 
fumeurs, des  Teinturiers.  C'est  en  tout  cas  une  hypo- 
thèse vraisemblable,  convenez-en  !  Mais  je  n'ai  point 
inventé  Kiniado  et  Cynasyn,  «  mots,  dites-vous,  dont 
la  structure  est  étrangère  à  l'esprit  des  langues  sémi- 
tiques. »  Pas  si  étrangères  cependant,  puisqu'ils  sont 
dans  Gesenius  —  presque  tous  mes  noms  puniques, 
défigurés,  selon  vous,  étant  pris  dans  Gesenius  (Scrip- 
turss  linguœque  phœnicide,  etc.),  ou  dans  Talbe,  que 
j'ai  consulté,  je  vous  assure. 

Un  orientaliste  de  votre  érudition,  monsieur,  auraij 
dû  avoir  un  peu  d'indulgence  pour  le  nom  numide  de 
Naravasse  que  j'écris  Nar'Havas,  de  Nar-el-haouah, 
feu  du  souffle.  Vous  auriez  pu  deviner  que  les  deux  m 
de  Salammbô  sont  mis  exprès  pour  faire  prononcer 
Salam  et  non  Salan  et  supposer  charitablement  que 
Egates,  au  lieu  de  agates,  était  une  faute  typogra- 
phique, corrigée  du  reste  dans  la  seconde  édition  de 
mon  livre,  antérieure  de  quinze  jours  à  vos  conseils. 
Il  en  est  de  même  de  Scissites  pour  Syssites  et  du 
mot  Kabire,  que  l'on  avait  imprimé  sans  un  k  (hor- 
reur !)  jusque  dans  les  ouvrages  les  plus  sérieux  tels 
que  les  ReHgions  de  la  Grèce  antique^  par  Maury. 
Quant  à  Schalischim,  si  je  n'ai  pas  écrit  (comme  j'au- 
rais dû  le  faire)  Rosch-eisch-Schalischim,  c'était  pour 
raccourcir  un  nom  déjà  trop  rébarbatif,  ne  supposant 
pas  d'ailleurs  que  je  serais  examiné  par  des  philo- 


'io6  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

logues.  Mais,  puisque  vous  êtes  descendus  jusqu'à  ces 
chicanes  de  mots,  j'en  reprendrai  chez  vous  deux 
autres  :  1"  Compendieusement,  que  vous  employez 
tout  au  rebours  de  la  signification  pour  dire  abondam- 
ment, prolixement,  et  2°  Carthachinoiserie^  plaisante- 
rie excellente,  bien  qu'elle  ne  soit  pas  de  vous,  et  que 
vous  avez  ramassée,  au  commencement  du  mois  der- 
nier, dans  un  petit  journal.  Vous  voyez,  monsieur,  que 
si  vous  ignorez  parfois  mes  auteurs,  je  sais  les  vôtres. 
Mais  il  eût  mieux  valu,  peut-être,  négliger  «  ces  mi- 
nuties qui  se  refusent  »,  comme  vousje  dites  fort  bien, 
«  à  l'examen  de  la  critique.  » 

Encore  une,  cependant  !  Pourquoi  avez-vous  souli- 
gné le  et  dans  cette  phrase  (un  peu  tronquée)  de  ma 
page  156  :  «  Achète-moi  des  Gappadociens  et  des 
Asiatiques.  »  Est-ce  pour  briller  en  voulant  faire 
accroire  aux  badauds  que  je  ne  distingue  pas  la  Gap- 
padoce  de  l'Asie  Mineure?  Mais  je  la  connais,  mon- 
sieur, je  l'ai  vue,  je  m'y  suis  promené! 

Vous  m'avez  lu  si  négligemment  que  presque  tou- 
jours vous  me  citez  à  faux.  Je  n'ai  dit  nulle  part  que 
les  prêtres  aient  formé  une  caste  particulière  ;  ni,  page 
109,  que  les  soldats  libyens  fussent  possédés  de  l'envie 
de  boire  du  fer  »,  mais  que  les  barbares  menaçaient 
les  Carthaginois  de  leur  faire  boire  du  fer  ;  ni  page  108, 
que  les  gardes  de  la  légion  «  portaient  au  milieu  du 
front  une  corne  d'argent  pour  les  faire  ressembler  à 
des  rhinocéros  »,  mais  «  leurs  gros  chevaux  avaient, 
etc.  »;  ni,  page  29,  que  les  paysans,  un  jour  s'amu- 
sèrent à  crucifier  deux  cents  lions.  Même  observation 
pour  ces  malheureuses  Syssites,  que  j'ai  employées 
selon  VOLS,  «  n3  sachant  pas  sans  doute  que  ce  mot 
signifiait  des  corporations  particulières.  »  Sans  doute 
est  aimable.  Mais  sans  doute  je  savais  ce  qu'étaient 


1 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       257 

ces  corporations  et  l'étymologie  du  mot,  puisque  je  le 
traduis  en  français  la  première  fois  qu'il  apparaît  dans 
mon  livre,  page  7.  «  Syssites,  compagnies  (de  commer- 
çants) qui  mangeaient  en  commun.  »  Vous  avez  de 
même  faussé  un  passage  de  Plaute,  car  il  n'est  point 
démontré  dans  le  Pœnulus  «  que  les  Carthaginois 
savaient  toutes  les  langues  »,  ce  qui  eût  été  un  curieux 
privilège  pour  une  nation  entière;  il  y  a  tout  simple- 
ment dans  le  prologue,  v.  112,  «  7s  omnes  linguas 
scit  »  ;  ce  qu'il  faut  traduire  :  «  Celui-là  sait  toutes  les 
langues  »,  le  Carthaginois  en  question  et  non  tous  les 
Carthaginois. 

Il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  «  Hannon  n'a  pas  été 
crucifié  dans  la  guerre  des  Mercenaires,  attendu  qu'il 
commandait  des  armées  longtemps  encore  après», 
car  vous  trouverez  dans  Polybe,  monsieur,  que  les  re- 
belles se  saisirent  de  sa  personne,  et  l'attachèrent  à  une 
croix  (en  Sardaigne  il  est  vrai,  mais  à  la  même  époque), 
livre  I",  chapitre  xviii.  Ce  n'est  donc  pas  «  ce  per- 
sonnage »  qui  «  aurait  à  se  plaindre  de  M.  Flaubert  », 
mais  plutôt  Polybe  qui  aurait  à  se  plaindre  de  M.  Frœh- 
ner. 

Pour  les  sacrifices  d'enfants,  il  est  si  peu  impos- 
sible qu'au  siècle  d'Hamilcar  on  les  brûlait  vif,  qu'on 
en  brûlait  encore  au  temps  de  Jules  César  et  de  Ti- 
bère, s'il  faut  s'en  rapporter  à  Cicéron  (Pro  Balbo)  et  à 
Strabon  (liv.  III).  Cependant,  «  la  statue  de  Moloch  ne 
ressemble  pfis  à  la  machine  infernale  décrite  dans 
Salammbô-.  Cette  figure,  composée  de  sept  cases  éta- 
gées  l'une  sur  l'autre  pour  y  enfermer  les  victimes, 
appartient  à  la  religion  gauloise.  M.  Flaubert  n'a  au- 
cun prétexte  d'analogie  pour  justifier  son  audacieuse 
transposition.  » 

Non  !  je  n'ai  aucun  prétexte,  c'est  vrai  !  mais  j'ai  un 

22. 


258  CORRESPONDANCE   DE  G.    FLAUBERT. 

texte,  à  savoir  le  texte,  la  description  même  de  Dio- 
dore,  que  vous  rappelez  et  qui  n'est  autre  que  la 
mienne,  comme  vous  pourrez  vous  en  convaincre  en 
daignant  lire  ou  relire  le  livre  XX  de  Diodore,  cha- 
pitre IV,  auquel  vous  joindrez  la  paraphrase  chal- 
daïque  de  Paul  Fage,  dont  vous  ne  parlez  pas  et  qui 
est  citée  par  Selten,  De  cliis  syriis,  p.  166-170,  avec 
Eusèbe,  Préparation  èvangèlique^  livre  P^ 

Comment  se  fait-il  aussi  que  l'histoire  ne  dise  rien 
du  manteau  miraculeux,  puisque  vous  dites  vous- 
même  «  qu'on  le  montrait  dans  le  Temple  de  Vénus, 
mais  bien  plus  tard,  et  seulement  à  l'époque  des  em- 
pereurs romains?  »  Or,  je  trouve  dans  Athénée,  XII, 
68,  la  description  très  minutieuse  de  ce  manteau,  bien 
que  Vhistoire  n'en  dise  rien.  Il  fut  acheté  à  Denys 
l'Ancien  120  talents,  porté  à  Rome  par  Scipion-Emi- 
lien,  reporté  à  Carthage  par  Gaïus  Gracchus,  revint  à 
Rome  sous  Héliogabale,  puis  fut  vendu  à  Carthage. 
Tout  cela  se  trouve  encore  dans  Bureau  de  la  MaUe, 
dont  j'ai  tiré  profit,  décidément. 

Tr. lis  lignes  plus  bas,  vous  affirmez,  avec  la  même. . . 
candeur,  que  «  la  plupart  des  autres  dieux  invoqués 
dans  Salammbô  sont  de  pures  inventions  »,  et  vous 
ajoutez  :  «  Qui  a  entendu  parler  d'un  Aptoukhos?  » 
Qui?  d'Avezac  {Cynéraïque),  à  propos  d'un  Temple 
dans  les  environs  de  Cyrène;  «  d'un  Schaoùl»?  mais 
c'est  un  nom  que  je  donne  à  un  esclave  (voyez  ma 
page  91)  ;  «  ou  d'un  Matismann  »  ?  Il  est  mentionné 
comme  Dieu  par  Corippus.  (Voyez  Johanneis  et  Mém. 
de  V Académie  des  inscript..,  tome  XII,  p.  181.)  «  Qui 
ne  sait  que  Micipsa  n'était  pas  une  divinité  mais  un 
homme?  »  Or,  c'est  ce  que  je  dis,  monsieur,  et  très 
clairement,   dans   cette   même  page  91,   quand  Sa- 


CORRESPOiNDANCE   DE   G.    FLAUBERT.  259 

iambô  appelle  ses  esclaves  :  «  A  moi  Kroum,  Enva,  Mi- 
cipsa,  Schaoûl  !  » 

Vous  m'accusez  de  prendre  pour  deux  divinités  dis- 
tinctes Astarolh  et  Astarté.  Mais  au  commencement, 
page  48,  lorsque  Salammbô  invoque  Tanit,  elle  l'in- 
voque par  tous  ses  noms  à  la  fois  :  «  Anaïtis,  Astarté, 
Derceto,  Astaroth,  Tiratha.  »  Et  même  j'ai  pris  soin 
de  diie,  un  peu  plus  bas,  page  52,  qu'elle  répétait 
«  tous  ces  noms  sans  qu'ils  eussent  pour  elle  de  si- 
gnification distincte.  »  Seriez-vous  comme  Salammbô? 
Je  suis  tenté  de  le  croire,  puisque  vous  faites  de  Tanit 
la  déesse  de  la  guerre  et  non  de  l'amour,  de  l'élément 
femelle,  humide,  fécond,  en  dépit  de  TertuUien,  et  de 
ce  nom  même  de  Tiratha,  dont  vous  rencontrez  l'ex- 
plication peu  décente,  mais  claire,  dansMouers,  P/ienic, 
livre  P%  p.  574. 

Vous  vous  ébahissez  ensuite  des  singes  consacrés  à 
la  lune  et  des  chevaux  consacrés  au  so'eil.  «  Ces  dé- 
tails, vous  en  êtes  sûr,  ne  se  trouvent  dans  aucun  au- 
teur ancien,  ni  dans  aucun  monument  authentique.  » 
Or,  je  me  permettrai,  pour  les  singes,  de  vous  rappe- 
ler, monsieur,  que  les  cynocéphales  étaient,  en 
Egypte,  consacrés  à  la  lune  comme  on  le  voit  encore 
sur  les  murailles  des  temples,  et  que  les  cultes  égyp- 
tiens avaient  pénétré  en  Lybie  et  dans  les  oasis.  Quant 
aux  chevaux  je  ne  dis  pas  qu'il  y  en  avait  de  consa- 
crés à  Esculape,  mais  à  Eschmoun,  assimilé  à  Escu- 
lape,  lolaus,  Apollon,  le  Soleil.  Or,  je  vois  les  che- 
vaux consacrés  au  soleil  dans  Pausanias  (livre  I", 
chap.  i),  et  dans  la  Bible  [Rois,  liv.  II,  ch.  xxxii). 
Mais  peut-être  nierez- vous  que  les  temples  d'Egypte 
soient  des  monuments  authentiques,  et  la  Bible  et 
Pausanias  des  auteurs  anciens. 

A  propos  de  la  Bible  je  prendrai  encore,  monsieur, 


CORRESPONDANCE   DE  G.   FLAUBERT. 

la  liberté  grande  de  vous  indiquer  le  tome  II  de  la 
traduction  de  Cahen,  page  186,  où  vous  lirez  ceci  : 
«  Ils  portaient  au  cou,  supendue  à  une  chaîne  d'or, 
une  petite  figure  de  pierre  précieuse  qu'ils  appelaient 
la  Vérité.  Les  débats  s'ouvraient  lorsque  le  président 
mettait  devant  soi  l'image  de  la  Vérité.  »  C'est  un 
texte  deDiodore.  En  voici  un  autre  d'Elien  :  «  Le  plus 
âgé  d'entre  eux  était  leur  chef  et  leur  juge  à  tous  ;  il 
portait  autour  du  cou  une  image  en  saphir.  On  appe- 
lait cette  image  la  Vérité.  »  C'est  ainsi,  monsieur, 
que  «  cette  Vérité-là  est  une  jolie  invention  de  l'au- 
teur. » 

Mais  tout  vous  étonne  :  le  molobathre,  que  l'on 
écrit  très  bien  (ne  vous  en  déplaise)  malobathre  ou 
malabathre,  la  poudre  d'or  que  l'on  ramasse  aujour- 
d'hui, comme  autrefois,  sur  le  rivage  de  Carthage, 
les  oreilles  des  éléphants  peintes  en  bleu,  les  hommes 
qui  se  barbouillent  de  vermillon  et  mangent  de  la  ver- 
mine et  des  singes,  les  Lydiens  en  robes  de  femme, 
les  escarboucles  des  lynx,  les  mandragores  qui  sont 
dans  Hippocrate,  la  chaînette  des  chevilles  qui  est 
dans  le  Cantique  des  Cantiques  (Cahen,  t.  XVI,  37) 
et  les  arrosages  de  silphium,  les  barbes  enveloppées, 
les  lions  en  croix,  elc,  tout! 

Eh  bien!  non,  monsieur,  je  n'ai  point  «  emprunté 
tous  ces  détails  aux  nègres  de  la  Sénégambie.  »  Je 
vous  renvoie,  pour  les  éléphants,  à  l'ouvrage  d'Ar- 
mandi,  p.  256,  et  aux  autorités  qu'il  indique,  telles  que 
Florus,  Diodore,  Ammien  Marcellin  et  autres  nègres 
de  la  Sénégambie. 

Quant  aux  nomades  qui  mangent  des  singes, 
croquent  des  poux  et  se  barbouillent  de  vermillon, 
comme  on  pourrait  «  vous  demander  à  quelle  source 
l'auteur  a  puisé  ces  précieux  renseignements  »,  et 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       261 

que,  «  vous  seriez  »,  d'après  votre  aveu,  «  très  embar- 
rassé de  le  dire  »,  je  vais  vous  donner,  humblement, 
quelques  indications  qui  faciliteront  vos  recherches. 

(c  Les  Maxies...  se  peignent  le  corps  avec  du  vermil- 
lon. Les  Gysantes  se  peignent  tous  avec  du  vermillon 
et  mangent  des  singes.  Leurs  femmes  (celles  des  Adry- 
machydes),  si  elles  sont  mordues  par  un  pou,  elles  le 
prennent,  le  mordent,  etc.  »  Vous  verrez  tout  cela 
dans  le  IV*  livre  d'Hérodote,  aux  chapitres  cxciv,  cxci 
etCLxviii.  Je  ne  suis  pas  embarrassé  de  le  dire. 

Le  même  Hérodote  m'a  appris,  dans  la  description 
de  l'armée  de  Xerxès,  que  les  Lydiens  avaient  des 
robes  de  femmes  ;  de  plus  Athénée,  dans  le  chapitre 
des  Etrusques  et  de  leur  ressemblance  avec  les  Ly- 
diens, dit  qu'ils  portaient  des  robes  de  femmes  ;  enfin, 
le  Bacchus  lydien  est  toujours  représenté  en  costume 
de  femme.  Est-ce  assez  pour  les  Lydiens  et  leur  cos- 
tume? 

Les  barbes  enfermées  en  signe  de  deuil  sont  dans 
Cahen  (Ézéchiel,  chap.  xxiv,  17)  et  au  menton  des 
colosses  égyptiens,  ceux  d'Abou-Simbal,  entre  autres; 
les  escarboucles  formées  par  l'urine  de  Ijmx,  dans 
Théophrasle,  Traité  des  pierreries,  et  dans  Pline, 
livre  VHI,  chap.  lvii.  Et  pour  ce  qui  regarde  les  lions 
crucifiés  (dont  vous  portez  le  nombre  à  deux  cents, 
afin  de  me  gratifier,  sans  doute,  d'un  ridicule  que  je 
n'ai  pas),  je  vous  prie  de  lire  dans  le  même  livre  de 
Pline  le  chapitre  xviii,  où  vous  apprendrez  que  Sci- 
pion-Emilien  et  Polybe,  se  promenant  ensemble  dans 
la  campagne  carthaginoise,  en  virent  de  suppliciés 
dans  cette  position.  «  Quia  cœleri  metu  pœnœ  simi' 
lis  absterrentur  eadem  noscia.  »  Sont-ce  là,  mon- 
sieur, de  ces  passages  pris  sans  discernement  dans 
l'Univers  pittoresque,  u  et  que  la  haute  critique  a  em- 


26^2  CORRESPONDANCE   DE   G.    FLAUBERT. 

plovés  avec  succès  contre  moi?  »  De  quelle  haute  cri- 
tique parlez-vous?  Est-ce  de  la  vôtre? 

Vous  vous  égayez  considérablement  sur  les  grena- 
diers que  l'on  arrosait  avec  du  silphium.  Mais  ce 
détail,  monsieur,  n'est  pas  de  moi.  Il  est  dans  Pline, 
livre  XVII,  chap.  xlvii.  J'en  suis  bien  fâché  pour 
votre  plaisanterie  sur  «  l'ellébore  que  l'on  devrait  cul- 
tiver à  Gharenton  »  ;  mais  comme  vous  le  dites  vous 
même,  «  l'esprit  le  plus  pénétrant  ne  saurait  suppléer 
au  défaut  de  connaissances  acquises.  » 

Vous  en  avez  manqué  complètement  en  affirment 
que  ((  parmi  les  pierres  précieuses  du  trésor  d'Hamil- 
car,  plus  d'une  appartient  aux  légendes  et  aux  supers- 
titions chrétiennes.  »  Non  !  monsieur,  elles  sont 
toutes  dans  Pline  et  dans  Théophraste. 

Les  stèles  d'émeraude,  à  l'entrée  du  temple,  qui 
vous  font  rire,  car  vous  êtes  gai,  sont  mentionnées  par 
Philostrate  (Vie  cV Apollonius)  et  par  Théophraste 
{Traité  des  'pierroms).  Heeren  (t.  II)  cite  sa  phrase: 
«  La  plus  grosse  émeraude  bactrienne  se  trouve  à  T^t 
dans  le  temple  d'Hercule.  C'est  une  colonne  d'assez 
forte  dimension.  »  Autre  passage  de  Théophraste 
(traduction  de  Hill)  :  «  Il  y  avait  dans  leur  temple 
de  Jupiter  un  obélisque  composé  de  quatre  éme- 
raudes.  » 

Malgré  «  vos  connaissances  acquises  »,  vous  con- 
fondez le  jade,  qui  est  une  néphrite  d'un  vert  brun  et 
qui  vient  de  Chine,  avec  le  jaspe,  variét^de  quartz  que 
l'on  trouve  en  Europe  et  en  Sicile.  Si  vous  aviez  ou- 
vert, par  hasard,  le  Dictionnaire  de  V Académie  fran^ 
çaise^  au  mot  jaspe,  vous  eussiez  appris,  sans  aller 
plus  loin,  qu'il  y  en  avait  de  noir,  de  rouge  et  de 
blanc.  Il  fallait  donc,  monsieur,  modérer  les  trans- 
ports de  votre  indomptable  verve  et  ne  pas  reprocher 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      265 

folâtrement  à  mon  maître  et  ami  Théophile  Gautier 
d'avoir  prêté  à  une  femme  (dans  son  Roman  de  la  Mo- 
mie) des  pieds  verts  quand  il  lui  a  donné  des  pieds 
blancs.  Ainsi,  ce  n'est  point  lui,  mais  vous,  qui  avez 
îSiii  une  erreur  ridicule. 

Si  vous  dédaigniez  un  peu  moins  les  voyages,  vous 
auriez  pu  voir  au  musée  de  Turin  le  propre  bras  de 
sa  momie,  rapportée  par  M.  Passalacqua,  d'Egypte,  et 
dans  la  pose  que  décrit  Th.  Gautier,  cette  iDOse  qui, 
d'après  vous,  n'est  certainement  pas  égyptienne.  Sans 
être  ingénieur  non  plus,  vous  auriez  appris  ce  que 
font  les  Sakiehs  pour  amener  l'eau  dans  les  maisons, 
et  vous  seriez  convaincu  que  je  n'ai  point  abusé  des 
vêtements  noirs  en  les  mettant  dans  des  pays  où  ils 
foisonnent  et  où  les  femmes  de  la  haute  classe  ne 
sortent  que  vêtues  de  manteaux  noirs.  Mais  comme 
vous  préférez  les  témoignages  écrits,  je  vous  recom- 
manderai, pour  tout  ce  qui  concerne  la  toilette  des 
femmes,  Isaïe,  III,  3,  la  Mischna,  tit.  de  Sabbatho; 
Samuel,  XIII,  18  ;  saint  Clément  d'Alexandrie, 
pœd.  II,  13,  et  les  dissertations  de  l'abbé  Mignot,  dans 
les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions,  t.  XLII. 
El  quant  à  cette  abondance  d'ornementation  qui  vous 
ébahit  si  fort,  j'étais  bien  en  droit  d'en  prodiguer  à 
des  peuples  qui  incrustaient  dans  le  sol  de  leurs  appar- 
tements des  pierreries.  (Voy.  Gahen,  Ézéchiel,  28,  14). 
Mais  vous  n'êtes  pas  heureux,  en  fait  de  pierreries. 

Je  termine,  monsieur,  en  vous  remerciant  de& 
formes  amènes  que  vous  avez  employées,  chose  rar^, 
maintenant.  Je  n'ai  relevé  parmi  vos  inexactitudes  que 
les  plus  grossières,  qui  touchaient  à  des  points  spé- 
ciaux. Quant  aux  critiques  vagues,  aux  appréciations 
personnelles  et  à  l'examen  littéraire  de  mon  livre,  je 
n'y  ai  pas  même  fait  allusion.  Je  me  suis  tenu  tout  le 


264      CORRESPONDANCE  DE  G  FLAUBERT. 

temps  sur  votre  terrain,  celui  de  la  science,  et  je  vous 
répète  encore  une  fois  que  j'y  suis  médiocrement  so- 
lide. Je  ne  sais  ni  l'hébreu,  ni  l'arabe,  ni  l'allemand, 
ni  le  grec  ni  le  latin,  et  je  ne  me  vante  pas  de  savoir 
le  français.  J'ai  usé  souvent  des  traductions,    mais  , 
quelquefois  aussi  des  originaux.  J'ai  consulté,  dans  1 
mes  incertitudes,  les  hommes  qui  passent  en  France 
pour  les  plus  compétents,  et  si  je  n'ai  pas  été  mieux 
guidé,  c'est  que  je  n'avais  point  l'honneur,  l'avantage  | 
de  vous  connaître  :  Excusez-moi  !  si  j'avais  pris  vos  - 
conseils,     aurais-je    mieux  réussi?    J'en    doute.   En 
tout  cas,   j'eusse  été  privé  des  marques  de  bienveil- 
lance que  vous  me  donnez  çà  et  là  dans  votre  article 
et  je  vous  aurais  épargné  l'espèce  de  remords  qui  le 
termine.  Mais  rassurez-vous,  monsieur;  bien  que  vous 
paraissiez  efïrayé  vous-même  de  votre  force  et  que 
vous  pensiez   sérieusement   a  avoir  déchiqueté  mon 
livre  pièce    à  pièce,   n'ayez  aucune  peu?-,  Lranquilli- 
sez-vous  !  car  vous  n'avez  pas  été  c?*ue/,  mais...  léger. 
J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 


A  M.   Guéroult. 

2  février  I8ô3. 

Mon  cher  monsieur  Guéroult, 

Excusez-moi  si  je  vous  importune  encore  une 
fois.  Mais  comme  M.  Frœhner  doit  publier  dans 
['Opinion  nationale  ce  qu'il  vient  de  reproduire  dans 
la  Revue  contemporaine,  je  me  permets  de  lui  dire 
que  : 

J'ai  commis  effectivement  une  erreur  très  grave. 
Au   lieu  de  Diodore,  liv.    XX,    chap.  iv,   lisez  cha- 


CORRESPOiNDANCE   DE   G.    FLAUBERT.  265 

pitre  XIX.  Autre  erreur  :  J'ai  oublié  un  texte  à  propos 
de  la  statue  de  Moloch,  dans  la  mythologie  du  doc- 
teur Jacobi,  traduction  de  Bernard,  la  page  322,  où  il 
verra  une  fois  de  plus  les  sept  compartiments  qui  l'in- 
dignent. 

Et,  bien  qu'il  n'ait  pas  daigné  me  répondre  un 
seul  mot  touchant  :  1°  la  topographie  de  Garthage  ; 
2°  le  manteau  de  Tanit;  3°  les  noms  puniques  que 
j'ai  travestis  et  4°  les  dieux  que  j'ai  inventés,  —  et 
qu'il  ait  gardé  le  même  silence;  5"  sur  les  chevaux 
consacrés  au  Soleil  ;  6°  sur  la  statuette  de  la  Vérité  ; 
7o  sur  les  coutumes  bizarres  des  nomades  ;  8°  sur  les 
lions  crucifiés,  et  9°  sur  les  arrosages  de  silphium, 
avec  10°  les  escarboucles  de  lynx  et  11°  les  supersti- 
tions chrétiennes  relatives  aux  pierreries  ;  en  se  tai- 
sant de  même  sur  le  jade;  12''  et  sur  le  jaspe;  13»  sans 
en  dire  plus  long  quant  à  tout  ce  qui  concerne  : 
14o  Hannon  ;  15°  les  costumes  des  femmes  ;  16»  les 
robes  des  Lydiens;  IT-^  la  pose  fantastique  de  la  momie 
égyptienne;  18»  le  musée Gampana;  19°  les  citations... 
(peu  exactes)  qu'il  fait  de  mon  livre;  et  20°  mon  latin, 
qu'il  vous  conjure  de  trouver  faux,  etc. 

Je  suis  prêt,  néanmoins,  sur  cela,  comme  sur 
tout  le  reste,  à  reconnaître  qu'il  a  raison  et  que  l'anti- 
quité est  sa  propriété  particulière.  Il  peut  donc  s'amu- 
ser en  paix  à  détruire  mon  édifice  et  prouver  que  je  ne 
sais  rien  du  tout,  comme  il  l'a  fait  victorieusement 
pour  MM.  Léon  Heuzey  et  Léon  Renier,  car  je  ne  lui 
répondraipas.  Je  ne  m'occuperai  plus  de  ce  monsieur. 

Je  retire  un  mot  qui  me  paraît  l'avoir  contrarié, 
Non,  M.  Frœhner  n'est  pas  léger,  il  est  tout  le  con- 
traire. Et  si  je  l'ai  «  choisi  pour  victime  parmi  tant 
«  d'écrivains  qui  ont  rabaissé  mon  livre  >>,  c'est  qu'il 

23 


^6Q  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

m'avait  semblé  le  plus  sérieux.  Je  me  suis  bien 
trompé. 

Enfin,  puisqu'il  se  mêle  de  ma  biographie  (comme 
si  je  m'inquiétais  de  la  sienne!)  en  affirmant  par  deux 
fois  (il  le  sait  !)  que  j'ai  été  six  ans  à  écrire  Salammbô, 
Je  lui  avouerai  que  je  ne  suis  pas  bien  sûr,  à  présent, 
d'avoir  jamais  été  à  Garthage. 

Il  nous  reste,  l'un  et  l'autre,  à  vous  remercier, 
cher  monsieur,  moi  pour  m'avoir  ouvert  votre  journal 
spontanément  et  d'une  si  large  manière,  et  quant  à 
lui,  M.  Frœhner,  il  doit  voussavoir  un  gré  infini.  Vous 
lui  avez  donné  l'occasion  d'apprendre  à  beaucoup  de 
monde  son  existence.  Cet  étranger  tenait  à  être  connu  ; 
maintenant  il  l'est...  avantageusement. 

Mille  cordialités. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 


Croisset,  mercredi, 

11  n  est  pas  possible  d'être  plus  gentils  que  vous, 
mes  chers  amis!  Votre  lettre  m'a  attendri,  sans  me 
surprendre. 

Ce  que  j'ai?  un  em...  constitutionnel  que  je  refoule 
parfois  à  force  de  travail.  Quand  le  travail  ne  marche 
pas  (ce  qui  est  le  cas  présent),  il  reparaît  et  me  sub- 
merge. Tout  ce  que  je  pourrais  vous  dire  ne  serait 
que  le  développement  de  ces  simples  mots.  Je  ne  suis 
pas  non  plus  très  satisfait  de  mon  physique.  J'ai  des 
clous,  des  irritations  à  la  peau,  etc.  Bref,  je  suis  dans 
un  f...  moment. 


CORRESPOiS'DANCE  DE  G.  FLAUBERT.      267 

J'ai  fait  le  plan  de  deux  livres  qui  ne  me  satisfont  ni 
l'un  ni  l'autre.  Le  premier  est  une  série  d'analyses  et 
de  potins  médiocres  sans  grandeur  ni  beauté.  La  vé- 
rité n'étant  pas  pour  moi  la  première  condition  de 
l'art,  je  ne  puis  me  résigner  à  écrire  de  telles  plati- 
tudes, bien  qu'on  les  aime  actuellement.  Quant  au 
second,  dont  j'aime  l'ensemble,  j'ai  peur  de  me  faire 
lapider  par  les  populations  ou  déporter  par  le  gouver- 
nement, sans  compter  que  j'y  vois  des  difficultés  d'exé 
cution  effroyables. 

De  plus,  le  printemps  me  donne  des  envies  folles  de 
m'en  aller  en  Chine  ou  aux  Indes,  et  la  Normandie 
avec  sa  verdure  m'agace  les  dents  comme  un  plat 
d'oseilles  crues. 

De  plus,  j'ai  des  crampes  à  l'estomac.  Voilà  tout. 

Et  vous?  avancez-vous?  Etes-vous  contents?  Les 
dîners  du  samedi  durent-ils  toujours? 

Glaudin  a  eu  l'amabilité  de  m'envoyer  un  compte- 
rendu  de  Salar.rnihô,  c'est  une  attention  délicate  dont 
je  lui  sais  gré. 

Avez-vous  suffisamment  vitupéré  Sainte-Beuve  et 
engueulé  l'Académie  à  propos  de  la  nomination  Carré? 

Je  lis  maintenant  V Histoire  du  Consulat  d'un  bout  à 
l'autre,  et  je  pousse  des  rugissements.  Il  n'est  pas  pos- 
sible d'être  plus  foncièrement  médiocre  et  bourgeois 
que  ce  monsieur-là!  Quel  style!  et  quelle  philoso- 
phie ! 

Je  compte  toujours  vous  voir  à  la  fin  du  mois. 

Je  vous  embrasse  sur  vos  quatre  joues  en  vous  ser- 
rant les  mains  tendrement. 


268      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Aux  mêmes. 

Croisset,  20  septembre  1863. 

C'est  moi  !  je  ne  suis  pas  mort.  Et  vous  ?  où  êtes- 
vous,  que  devenez-vous?  etc.,  etc. 

J'ai  attendu  vainement  une  réponse  de  Théo  pour 
savoir  s'il  viendrait  ici,  dans  le  mois  d'août  ou  de 
septembre,  comme  il  me  l'avait  promis.  Voilà  ce  qui 
'ait  que  j'ai  tant  tardé  à  vous  rappeler  votre  promesse. 
Car  vous  savez,  ô  mes  bons,  que  vous  m'avez  fait 
celle  d'une  visite  dans  ma  cabane.  Quand  sera-ce"?  Je 
vous  espère. 

Je  suis  à  la  moitié  de  ma  féerie,  laquelle  a  été  refu- 
sée sur  scénario  par  le  sieur  Fournier,  non  seulement 
sur  scénario,  mais  après  lecture  des  quatre  premiers 
tableaux.  Il  a  beaucoup  admiré  le  plan  (sic),  mais 
c'est  le  style  qu'il  a  blâmé.  Il  le  trouve  mou!  !  !  Peut- 
être  a-t-il  raison?  Quoiqu'il  en  soit,  j'ai  continué  la 
chose  qui  sera  terminée  vers  le  mois  de  décembre. 

Répondez-moi  un  petit  mot  pour  me  dire  le  jour  et 
l'heure  de  votre  arrivée  ;  j'irai  à  votre  rencontre.  Vos 
deux  lits  vous  attendent. 

A  M^'  Roger  des  Genettes. 

Je  pourrais  dans  quelque   temps  faire  un  cours 

sur  le  socialisme  :  j'en  connais,  du  moins,  tout  l'esprit 
et  le  sens.  Je  viens  d'avaler  Lamennais,  Saint-Simon, 
Fourier  et  je  reprends  Proudhon  d'un  bout  à  l'autre. 
Si  on  veut  ne  rien  connaître  de  tous  ces  gens-là,  c'est 
de  lire  les  critiques  et  les  résumés  faits  sur  eux  ;  car 
on  les  a  toujours  réfutés   ou   exaltés,   mais  jamais 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       269 

exposés.  Il  y  a  une  chose  saillante  et  qui  les  lie  tous  : 
c'est  la  haine  de  la  liberté,  la  haine  de  la  Révolution 
française  et  de  la  philosophie.  Ce  sont  tous  des  bons- 
hommes du  moyen  âge,  esprits  enfoncés  dans  le 
^assé.  Et  quels  cuistres  !  quels  pions  !  Des  sémina- 
ristes en  goguette  ou  des  caissiers  en  délire.  S'ils 
n'ont  pas  réussi  en  48,  c'est  qu'ils  étaient  en  dehors  du 
gralid  courant  traditionnel.  Le  socialisme  est  une  face 
du  passé,  comme  le  jésuitisme  de  l'autre.  Le  grand 
maitre  de  Saint-Simon  était  M.  de  Maistre  et  l'on  n'a 
pas  dit  tout  ce  que  Proudhon  et  Louis  Blanc  ont  pris 
à  Lamennais.  L'Ecole  de  Lyon  qui  a  été  la  plus  active 
est  toute  mystique  à  la  façon  des  Lollards.  Les  bour- 
geois n'ont  rien  compris  à  tout  cela.  On  a  senti  ins- 
tinctivement ce  qui  fait  le  fond  de  toutes  les  utopies 
sociales  :  la  tyrannie,  l'anti-nalure,  la  mort  de 
l'âme 


A  M"^  Leroyer  de  Chantepie. 

Croisset,  23  octobre  1863. 

Je  suis  honteux  d'être  depuis  si  longtemps  sans 
vous  écrire.  Je  pense  à  vous  souvent,  mais  j'ai  été  de- 
puis deux  mois  et  demi  absorbé  par  un  travail  dont 
j'ai  vu  la  fin  hier  seulement.  C'est  une  féerie  que  l'on 
ne  jouera  pas,  j'en  ai  peur.  Je  la  ferai  précéder  d'une 
préface,  plus  importante  pour  moi  que  la  pièce.  Je 
veux  seulement  attirer  l'attention  publique  sur  une 
forme  dramatique  splendide  et  large  et  qui  ne  sert  jus- 
qu'à présentque  de  cadre  à  des  choses  fort  médiocres. 
Mon  œuvre  est  loin  d'avoir  le  sérieux  qu'il  faudrait  et, 
entre  nous,  j'en  suis  un  peu  honteux. 

23. 


270  CORRESPONDA^XE  DE  G.    FLAUBERT. 

Je  n'attache  à  cela  du  reste  qu'une  importance  fort 
secondaire.  C'est  pour  moi  une  question  de  critique 
littéraire,  pas  autre  chose.  Je  doute  qu'aucun  directeur 
en  veuille  et  que  la  censure  la  laisse  jouer.  On  trou- 
vera certains  tableaux  d'une  satyre  sociale  trop  directe. 
Cela  est,  chère  demoiselle,  la  bagatelle  qui  m'a  oc- 
cupé depuis  le  mois  de  juillet.  Maintenant,  parlons  de 
choses  plus  graves,  à  savoir  de  vous  et  de  vos  préoc- 
cupations. 

Le  livre  de  mon  ami  Renan  ne  m'a  pas  enthou- 
siasmé comme  il  a  fait  du  public.  J'aime  que  l'on 
traite  ces  matières-là  avec  plus  d'appareil  scientifique. 
Mais,  à  cause  même  de  sa  forme  facile  le  monde  des 
femmes  et  des  légers  lecteurs  s'y  eet  pris.  C'est  beau- 
coup et  je  regarde  comme  une  grande  victoire  pour  la 
philosophie  que  d'amener  le  public  à  s'occuper  de  pa- 
reilles questions. 

Connaissez-vous  la  Vie  de  Jésus  du  docteur  Strauss? 
Voilà  qui  donne  à  penser  et  qui  est  substantiel  !  Je  vous 
conseille  cette  lecture  aride  mais  intéressante  au  plus 
haut  degré.  Quant  à  3/"'  de  la  Quintinie franche- 
ment, l'art  ne  doit  servir  de  chaire  à  aucune  doctrine 
sous  peine  de  décheoir  !  On  fausse  toujours  la  réalité 
quand  on  veut  l'amener  à  une  conclusion  qui  n'appar- 
tient qu'à  Dieu  seul.  Et  puis,  est-ce  avec  des  fictions 
qu'on  peut  parvenir  à  découvrir  la  vérité  ?  L'histoire, 
l'histoire  et  l'histoire  naturelle  !  Voilà  les  deux  muses 
de  l'âge  moderne.  C'est  avec  elles  que  l'on  entrera 
dans  des  mondes  nouveaux.  Ne  revenons  pas  au 
moyen  âge.  Observons,  tout  est  là.  Et  après  aes 
siècles  d'études  il  sera  peut-être  donné  à  quelqu'un 
de  faire  la  S5^nthèse?  La  rage  de  vouloir  conclure 
est  une  des  manies  les  plus  funestes  et  les  plus  sté- 
riles  qui  appartiennent  à  l'humanité    Chaque  reli- 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       271 

gion  et  chaque  philosophie  a  prétendu  avoir  Dieu  à 
elle,  toiser  l'infini  et  connaître  la  recette  du  bonheur. 
Quel  orgueil  et  quel  néant!  Je  vois  au  contraire  que 
les  plus  grands  génies  et  les  plus  grandes  œuvres 
n'ont  jamais  conclu.  Homère,  Shakespeare,  Gœthe, 
tous  les  fils  aînés  de  Dieu  (comme  dit  Michelet)  se 
sont  bien  gardés  de  faire  autre  chose  que  représenter. 
Nous  voulons  escalader  le  ciel;  eh  bien,  élargissons 
d'abord  notre  esprit  et  notre  cœur.  Hommes  d'aspira- 
tions célestes  nous  sommes  tous  enfoncés  dans  les 
fanges  de  la  terre  jusqu'au  cou.  La  barbarie  du 
moyen  âge  nous  élreint  encore  par  mille  préjugés, 
mille  coutumes.  La  meilleure  société  de  Paris  en  est 
encore  à  «  remuer  le  sac  »  qui  s'appelle  maintenant 
les  labiés  tournantes.  Parlez  du  progrès,  après  cela  ! 
El  ajoutez  à  nos  misères  morales  les  massacres  de  la 
Pologne,  la  guerre  d'Amérique,  etc. 

Quant  à  vous,  chère  âme  endolorie,  c'est  le  passé 
qui  vous  fait  souffrir,  à  savoir  les  obligations  d'un 
cuUe  où  votre  cœur  est  attaché,  mais  qui  révolte 
votre  esprit.  De  là,  divorce  et  supplice.  Vous  ne  pou- 
vez vous  passer  de  prêtre,  et  le  prêtre  vous  est  odieux. 
Soyez  à  vous-même  votre  prêtre.  Ou  bien  «  abêtissez- 
vous  »,  comme  dit  Pascal.  Mais  vous  vous  écartez  de 
tous  les  remèdes.  Le  soleil  vous  fait  du  bien  et  vous 
restez  dans  un  climat  mélancolique,  etc.,  etc.  Du  cou- 
rage !  et  de  l'allégement  à  vos  maux,  voilà  ce  que 
souhaite  du  fond  de  son  âme  celui  qui  est  tout  à  vous. 

A   Jules  Duplan. 

Mardi,  3  Novembre  1863. 

Oui,  voilà  bien  longtemps,  mon  pauvre  vieux,  que 
nous  ne  nous  sommes  vus.  Un  peu  de  patience!  Nous 


272      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

aurons  ce  plaisir  dans  une  dizaine  de  jours,  au  milieu 
ou  à  la  fin  de  la  semaine  prochaine,  au  plus  tard,  car 
fai  fini  le  Château  des  Cœurs  depuis  mercredi  der- 
nier. Il  ne  reste  plus  que  les  vers  (dont  j'ai  fait  l'es- 
quisse) à  écrire.  Je  suis  bien  curieux  de  te  montrer 
cela.  Présentement  je  m'occupe  de  lectures  relatives 
à  ma  préface. 

Monseigneur  a  passé  par  des  états  déplorables. 
Telle  est  la  raison  de  son  silence  vis-à-vis  de  toi  et 
de  son  inaction  dans  la  féerie.  Car  il  n'a  jusqu'à  pré- 
sent rien  fait,  lo  Sachant  que  Fournier  ne  voulait  lui 
jouer  Faustine  que  dans  un  an,  il  a  retiré  sa  pièce. 
2°  Fournier  a  déclaré  n'avoir  pas  l'argent  de  son  in- 
demnité. 3°  Doucet  lui  a  fait  faire  un  manuscrit  pour 
le  montrer  aux  grands.  4°  Ledit  Doucet  a  donné  ce 
manuscrit  à  Thierry.  5°  Bouilhet  a  été  sur  le  point  d'in- 
tenter un  procès  à  Fournier.  6°  Le  même  Fournier,  sa- 
medi dernier,  lui  a  envoyé  une  dépêche  télégraphique 
ainsi  conçue  :  «  Je  triomphe.  Je  vais  jouer  Faustine 
immédiatement.  «Dans  un  billet  laconique  et  fiévreux, 
Monseigneur  me  dit  que  Fournier  veut  le  jouer  en 
cinq  semaines,  ce  qui  me  parait  raide  ;  je  n'en  sais  pas 
plus.  Notre  ami  est  maintenant  à  Paris,  rue  La- 
fayette,  48,  chez  Duval,  pharmacien.  Voilà.  Je  vais 
m'occuper,  aussitôt  arrivé,  de  faire  recevoir  quelque 
part  la  féerie  pour  qu'on  la  monte  cet  été  et  qu'on  la 
joue  à  l'automne.  Il  y  aura  du  tirage  à  la  censure  ! 
Mais  je  crois  la  chose  amusante.  J'ai  expédié  ces 
175  pages  en  deux  mois  et  demi,  c'est  assez  joli  pour 
moi,  et  note  que  j'ai  recommencé  deux  fois  le  dénoue- 
ment qui  est  tout  autre  que  dans  le  plan  primitif. 

Rien  n'égale  maintenant  mon  dédain  pour  «  le  dia- 
logue vif  et  coupé  ».  Quelle  division  du  style  ! 

A-t-on  demandé  pour  toi  quelque  chose  de  précis  î 


CORRESPONDAKCE  DE   G.    FLAUBERT.  ^73 

Attendre  indéfiniment  est  pis  que  d'être  refusé.  Il  roe 
tarde  bien  d'embrasser  ta  bonne  trombine. 
A  bientôt  ;  du  courage. 

A  M™^  Gustave  de  Maupassant. 

Paris 

Ta  bonne  lettre  m'a  bien  touché,  ma  chère  Laure; 
elle  a  remué  en  moi  des  vieux  sentiments  toujours 
jeunes.  Elle  m'a  apporté,  comme  sur  un  souffle  d'air 
frais,  toute  la  senteur  de  ma  jeunesse,  où  notre  pauvre 
Alfred  a  tenu  une  si  grande  place  !  Ce  souvenir-là  ne 
me  quitte  pas.  Il  n'est  point  de  jour,  et  j'ose  dire  presque 
point  d'heure  où  je  ne  songe  à  lui.  Je  connais,  main- 
tenant, ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  «  les  hommes 
les  plus  intelligents  de  l'époque  ».  Je  les  toise  à  sa  me- 
sure et  les  trouve  médiocres  en  comparaison.  Je  n'ai 
ressenti  auprès  d'aucun  d'eux  l'éblouissement  que  ton 
frère  me  causait.  Quels  voyages  il  m'a  fait  faire  dans 
le  bleu,  celui-là  !  et  comme  je  l'aimais  !  Je  crois  même 
que  je  n'ai  aimé  personne  (homme  ou  femme)  comme 
lui?  J'ai  eu,  lorsqu'il  s'est  marié,  un  chagrin  de  jalou- 
sie très  profond  ;  c'a  été  une  rupture,  un  arrachement  ! 
Pour  moi  il  est  mort  deux  fois  et  je  porte  sa  pensée 
constamment  comme  une  amulette,  comme  une  chose 
particulière  et  intime.  Combien  de  fois  dans  les 
lassitudes  de  mon  travail,  au  théâtre,  à  Paris,  pendant 
un  entr'acte,  ou  seul  à  Groisset  au  coin  du  feu,  dans 
les  longues  soirées  d'hiver,  je  me  reporte  vers  lui,  je 
le  revois  et  je  l'entends.  Je  me  rappelle  avec  délices  et 
mélancolie  tout  à  la  fois  nos  interminables  conversa- 
tions mêlées  de  bouffonneries  et  de  métaphysique,  nos 


274      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

lectures,  nos  rêves  et  nos  aspirations  si  hautes  !  Si  je 
vaux  quelque  chose,  c'est  sans  doute  à  cause  de  cela. 
J'ai  conservé  pour  ce  passé  un  grand  respect  ;  nous 
étions  très  beaux,  je  n'ai  pas  voulu  décheoir. 

Je  vous  revois  tous  dans  votre  maison  de  la  Grande 
Rue,  quand  vous  vous  promeniez  en  plein  soleil  sur  la 
terrasse,  à  côté  de  la  volière.  J'arrivais  et  le  rire  du 
garçon  éclatait,  etc.  Combien  il  me  serait  doux  de  cau- 
ser de  tout  cela  avec  toi,  ma  chère  Laure  î  Nous  avons 
été  bien  longtemps  sans  nous  revoir. 

Mais  j'ai  suivi  de  loin  ton  existence  et  participé  in- 
térieurement à  des  souffrances  que  j'ai  devinées.  Je 
t'ai  c(  comprise  »  enfin.  C'est  un  vieux  mot,  un  mot  de 
notre  temps,  de  la  bonne  école  romantique.  Il  exprime 
tout  ce  que  je  veux  dire  et  je  le  garde. 

Puisque  tu  m'as  parlé  de  Salammbô,  ton  amitié 
apprendra  avec  plaisir  que  ma  Carthaginoise  fait  son 
chemin  dans  le  monde  :  mon  éditeur  annonce  pour 
vendredi  la  deuxième  édition.  Grands  et  petits  jour- 
naux parlent  de  moi.  Je  fais  dire  beaucoup  de  sottises. 
Les  uns  me  dénigrent,  les  autres  m'exaltent.  On  m'a 
appelé  :  «  ilote  ivre  »,  on  a  dit  que  je  répandais  «  un  air 
empesté  »,  on  m'a  comparé  à  Chateaubriand  et  à  Mar- 
montel,  on  m'accuse  de  viser  à  l'Institut  et  une  dame 
qui  avait  lu  mon  livre  a  demandé  à  un  de  mes  amis  si 
Tanit  n'était  pas  un  diable.  Voilai  Telle  est  la  gloire 
littéraire.  Puis  on  parle  de  vous  de  temps  à  autre, 
puis  on  vous  oublie  et  c'est  fini. 

N'importe;  j'avais  fait  un  livre  pour  un  nombre  tr^s 
restreint  de  lecteurs  et  il  se  trouve  que  le  public  y 
mord.  Que  le  Dieu  de  la  librairie  soit  béni!  J'ai  été 
bien  content  de  savoir  qu'il  te  plaisait,  car  tu  sais  le 
cas  que  je  fais  de  ton  intelligence,  ma  chère  Laure. 
Nous  sommes  non  seulement  des  amis  d'enfance  mais 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  275 

presque  des  camarades  d'études.  Te  rappelles-tu  que 
nous  lisions  les  feuilles  cVautomne  à  Fécamp,  dans  la 
petite  chanabre  du  second  étage? 

Fais- moi  le  plaisir  de  m'excuser  près  de  ta  mère  et 
de  ta  sœur  si  je  ne  leur  ai  pas  envoyé  un  volume  ;  mais 
j'ai  eu  un  nombre  d'exemplaires  fort  restreint  et  beau- 
coup de  cadeaux  à  faire.  Je  savais  d'ailleurs  madame 
LePoiltevin  à  Etretat  et  je  comptais  sur  toi  comme 
lectrice.  Embrasse  tes  fils  de  ma  part  et  à  toi,  ma 
chère  Laure,  avec  deux  très  longues  poignées  de 
main,  la  meilleure  pensée  de  ton  vieil  ami. 

Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Mes  bichons, 

Mademoiselle  Bosquet  m'écrit  pour  me  demander 
s'il  vous  est  agréable  qu'elle  vous  fasse  un  article  dans 
le  Journal  de  Rouen.  Elle  admire  grandement  votre 
livre. 

Et  moi  aussi,  car  je  viens  de  le  lire  ou  plutôt  de  le 
dévorer  en  entier  et  d'une  seule  haleine.  Ça  m'a  charmé. 
Voilà  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  maintenant.  Ce 
qui  me  reste  le  plus  dans  la  tête,  c'est  le  portrait  de 
l'abbé,  celui  d'Henri  et  la  mort  de  Renée.  Quel  char- 
mant être  que  celte  jeune  fîlle-là  ! 

Ce  volume  m'a  l'air  raide,  dites  donc?  Je  vais  main- 
tenant le  relire  posément. 

Mais  c'est  l'exemplaire  de  Bouilhet  que  j'ai  reçu, 
où  est  le  mien? 

Comme  ça  s'enchaîne  !  quel  mouvement  !  Et  il  y  a 
des  morceaux  «chouettes,  des  portraits  classiques.  Le 
dialogue  au  commencement  entre  les  deux  époux, 
exquis;  le  deuil,  superbe,  etc. 


276       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

J'ai  été  irrité  plusieurs  fois  par  des  imparfaits  dans 
la  narration.  Sont-ce  des  fautes  typographiques  ou.bien 
est-ce  intentionnel? 

Adieu.  Je  n'en  puis  plus  ;  je  vous  prends  sur  ma  table 
de  nuit  et  je  vous  relis. 

Tendresses  de  votre  vieux. 

Oui,  c'est  beau,  très  bien!  J'ai  franchement  ri  à 
deux  ou  trois  places,  et  mouillé  à  quelques  autres 
(comme  un  bourgeois).  —  Comme  vous  avez  de  talent 
et  d'esprit  et  comme  je  vous  aime! 

A  Théophile  Gautier. 

Groisset,  3  avril  1864. 

Comment  vas-tu  cher  vieux  maître  ?  Le  Fracasse 
avance-t-il?  penses-tu  à  Salammbô?  Est-ce  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  nouveau,  relativement  à  cette  jeune 
personne?  Le  Figaro-Programme  en  reparle  et  Verdi 
est  à  Paris. 

Dès  que  tu  auras  fini  ton  roman,  viens  donc  dans 
ma  cabane  passer  une  huitain-e  (ou  plus)  selon  la  pro- 
messe, et  nous  réglerons  le  scénario.  Je  t'attends  au 
mois  de  mai.  Préviens-moi  de  ion  arrivée,  deux  jours 
à  l'avance. 

Je  rêvasse  a  la  fois  deux  livres  sans  faire  grande  be- 
sogne. J'ai  des  clous  à  la  gueule  et  je  m'emm...,  si 
l'on  peut  s'exprimer  ainsi. 

Il  me  semble  qu'il  y  a  déjà  bien  longtemps  que  je 
n'ai  vu  ta  chère  trombine  ! 

J'imagine  que  nous  taillerons  ici,  dans  le  silence  du 
cabinet  (loin  des  cours  et  des  femmes),  une  fîère  ba- 
vette! C'est  pourquoi  accours  dès  que  tu  seras  libre 

Je  te  baise  sur  les  deux  joues. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       277 

Amitiés  tendres  à  toute  la  nichée  et  particulière- 
ment au  Toto. 

Je  suis  victime  de  la  HHHHAINE  DES  PRÊTRES, 
ayant  été  maudit  par  iceux  dans  deux  églises  :  Sainte- 
Glotilde  et  la  Trinité.  On  m'accuse  d'être  l'inventeur 
de  travestissements  obscènes,  et  de  vouloir  ramener 
le  paganisme  (sic). 


A  Ernest  Chevalier. 

Croisset,  19  avril,  1864. 

Je  n'accepte  pas  tes  tendres  reproches,  mon  cher 
Ernest,  bien  qu'ils  m'aient  remué  jusqu'au  fond  de 
Tâme.  Nous  avons  beau  ne  nous  voir  qu'à  de  rares  et 
courts  intervalles,  je  pense  à  toi  bien  souvent,  sois-en 
convaincu,  et  je  te  regrette,  mon  pauvre  vieux  !  A  me- 
sure que  l'on  vieillit  et  que  le  foyer  se  dépeuple,  on  se 
reporte  vers  les  jours  anciens,  vers  le  temps  de  la  jeu- 
nesse. Tu  as  été  trop  mêlé  à  la  mienne,  tu  as  trop  fait 
partie  de  ma  vie  pendant  longtemps  pour  qu'il  y  ait 
jamais  de  ma  part  oubli  ni  froideur!  Jamais  je  ne  vais 
à  Rouen,  chez  mon  frère,  sans  regarder  la  maison  du 
père  Mignot,  dont  je  me  rappelle  encore  tout  l'inté- 
rieur et  jusqu'aux  devants  de  cheminée.  Henri  IV  chez 
la  Belle  Gabrielle;  un  cheval  qui  ruait,  etc.,  etc.  Quand 
Pasques  revient,  je  songe  à  mes  voyages  aux  Andelys, 
alors  que  nous  fumions  pipes  sur  pipes  dans  les  ruines 
du  Château-Gaillard,  et  que  ton  pauvre  père  nous  ver- 
sait du  vin  de  CoUioures  et  nous  découpait  des  pâtés 
d'Amiens,  tout  en  riant  de  si  bon  cœur  aux  bêtises 
que  je  disais.  L'autre  jour  j'ai  été  au  collège  voir  un 
gamin  que  l'on  m'avait  recommandé  à  Paris;  tout  le 

24 


278      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

temps  du  collège  m'est  revenu  à  la  pensée.  Je  t'ai  revu 
battant  la  semelle  contre  le  mur,  par  un  temps  de 
neige,  dans  la  cour  des  grands.... 

Mais,  saprelotte,  quand  tu  viens  à  Paris,  préviens- 
moi  par  un  petit  mot  la  veille,  afin  que  je  puisse  te  re- 
cevoir et  t'embrasser.  Je  rugis  comme  un  âne  toutes 
les  fois  qu'on  me  remet  ta  carte.  J'y  passerai  tout  le 
mois  de  mai,  j'attends  même  le  retour  des  nouveaux 
époux  pour  y  aller  ;  ils  sont  maintenant  à  Venise. 

Pour  répondre  aux  questions  que  tu  ne  me  fais  pas 
et  qui  t'intéressent,  puisque  tu  t'intéresses  à  tout  ce 
qui  me  regarde,  je  te  dirai  que  mon  nouveau  neveu  me 
paraît  un  excellent  garçon  et  qu'il  adore  sa  femme  ; 
c'est  le  principal.  Quant  à  son  métier,  il  a  une  scierie 
mécanique  à  Dieppe  et  fait  venir  des  bois  du  Nord 
qu^il  vend  à  Rouen  et  à  Paris.  Il  est  très  considéré  par 
les  bourgeois  comme  honnête  homme  et  homme  ca- 
pable dans  son  industrie.  Voilà  tout  ce  que  je  peux 
t'apprendre  maintenant. 

Ma  mère  m'a  chargé  de  t'embrasser  bien  fort,  ainsi 
que  tous  les  tiens.  C'est  ce  que  je  fais. 

Ton  vieux. 

Quand  donc  reverrai-je  ta  femme  qui  m'a  laissé  un 
si  excellent  souvenir? 

Tu  me  parais  embêté  de  la  toge?  Ne  serait-ce  pas 
plutôt  de  la  province?  Quand  siégeras-tu  à  Paris?  ou 
tout  au  moins  plus  près  de  nous? 


CORRESPO^'DANCE  DE  G.  FLAUBERT.      279 


A  Jules  Duplan. 


Sens,  hôtel  de  l'Ecu-de-France.  —  Mercredi, 
9  heures  et  demie  du  soir,  1864. 


Tu  l'avais  deviné  :  le  serf  qui  lavait  la  voiture  rue 
du  Ghâteau-d'Eau  est  familier  (c'est  lui  que  j'ai  eu 
pour  automédon,  monsieur),  familier,  mais  bon.  A  Vil- 
leneuve-Saint-Georges, il  a  été  sur  le  point,  sans  y  être 
nullement  convié,  de  s'asseoir  à  table  à  côté  de  moi, 
liberté  justifiée  par  l'amour  qu'il  me  portait,  il  me 
trouve  ((  un  brave  homme  ».  J'ai  été  fortement  rincé 
par  la  pluie  dans  sa  société.  Quel  temps,  miséricorde! 
j'étais  tellement  mouillé  à  Corbeil,  que  j'ai  pris  un 
bain  chaud  pour  faire  sécher  mes  vêtements.  Dans 
l'établissement  aquatique  de  cette  infâme  localité  on 
est  servi  par  des  jeunes  filles  de  quinze  ans  et  une 
dame  entr'ouvre  la  porte  des  cabinets  avec  une 
décence  sans  pareille  —  rien  n'est  convenable  comme 
ce  bras  s'allongeant  le  long  du  mur,  pour  prendre  vos 
nippes. 

Après  avoir  manqué  de  me  colleter  avec  deux  char- 
bonniers et  un  loueur  de  voitures,  j'ai  pris  l'omnibus 
de  Melun  en  compagnie  de  deux  maçons  fortement 
allumés  et  d'un  ouvrier  champêtre  qui  infectait  l'eau- 
de-vie  et  l'ail  et  suis  arrivé  à  9  heures  du  soir  dans 
Melun,  mourant  de  faim  et  de  froid.  Se  méfier  de 
l'hôtel  du  Commerce.  Puis,  ce  matin,  j'ai  fait  un  voyage 
exquis  de  Melun  à  Monlereau  par  le  bord  de  la  rivière 
— sous  des  roches  couvertes  de  vignes  en  plein  soleil. 
Mon  cocher  portait  à  sa  boutonnière  quatre  décora- 


2»0  CORRESPONDANCE  DE  li.    FLAUBEaT. 

lions,  ce  qui  fait  que  les  passants  me  saluaient.  Arrivé 
ici  à  2  heures,  j'ai  visité  le  collège,  la  cathédrale.  Ohl 
le  beau  sacristain  que  celui  de  la  cathédrale!  Quel 
Onuphre!  une  barbe  de  quinze  jours,  une  bosse  sur 
chaque  omoplate,  un  pif  étroniforme  et  une  gueule! 
une  gueule  !  Il  m'a  montré  le  manteau  du  sacre  de 
Charles  X,  divers  chefs  de  saints,  des  habits  de  Tho- 
mas Becket,  etc.,  etc.,  et  a  «  reconnu  de  suite  que 
j'étais  un  amateur  »  !  J'ai  vu  aussi  un  rude  cierge 
donné  par  le  pape  à  monseigneur;  il  pèse  20  livres  et 
sert  une  fois  par  an  seulement;  afin  qu'il  dure  davan- 
tage, on  ne  l'allume  jamais,  un  séminariste  le  porte  à 
la  procession  devant  Monseigneur. 

Voilà  deux  soirs  consécutifs  que  je  vais  au  café! 
hier,  au  café  de  MM.  les  militaires;  aujourd'hui,  à 
celui  de  MM.  les  voyageurs  du  commerce.  On  y  répète 
«  Lambert  »  et  on  y  rit  du  charivari.  —  0  France! 


A  M""'  Roger  des  Genettes. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  mélancolique  que  les  beaux 
soirs  d'été.  Les  forces  de  la  nature  éternelle  nous  font 
mieux  sentir  le  néant  de  notre  pauvre  individualité. 
Quand  je  vois  ma  solitude  et  mes  angoisses,  je  me 
demande  si  je  suis  un  idiot  ou  un  saint.  Cette  volonté 
enragée  qui  m'honore  est  peut-être  un  signe  de  bêtise. 
Les  grandes  œuvres  n'ont  pas  exigé  tant  de  peine. 

Je  suis  indigné  de  plus  en  plus  contre  les  réforma- 
teurs modernes  qui  n'ont  rien  réformé.  Tous,  Saint- 
Simon,  Leroux,  Fourier  et  Proudhon  sont  engagés 
dans  le  moyen  âge  jusqu'au  cou;  tous  (ce  qu'on  n'a 
pas  observé)  croient  à  la  révélation  biblique.   Mais 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       281 

pourquoi  vouloir  expliquer  des  choses  imcompréhen- 
sibles?  Expliquer  le  mal  par  le  péché  originel,  c'est 
ne  rien  expliquer  du  tout.  La  recherche  de  la  cause  est 
antiphilosophique,  antiscienlifique  et  les  religions  en 
cela  me  déplaisent  encore  plus  que  les  philosophies, 
puisqu'elles  affirment  la  connaître.  Que  ce  soit  un  be- 
soin du  cœur,  d'accord.  C'est  ce  besoin-là  qui  est  res- 
pectable, et  non  des  dogmes  éphémères. 

Quant  à  l'idée  de  l'expiation,  elle  dérive  d'une  con- 
ception étroite  de  la  justice,  une  manière  de  la  sentir 
barbare  et  confuse  ;  c'est  l'hérédité  transportée  dans  la 
responsabilité  humaine.  Le  bon  Dieu  oriental,  qui  n'est 
pas  bon,  fait  payer  aux  petits  enfants  les  fautes  de  leur 
père,  comme  un  pacha  qui  réclame  à  un  fils  les  dettes 
de  son  aïeul.  Nous  en  sommes  encore  là,  quand  nous 
disons  la  justice,  la  colère  ou  la  miséricorde  de  Dieu, 
toutes  qualités  humaines,  relatives,  finies  et  partant 
incompatibles  avec  l'absolu. 

Quels  clairs  de  lune,  le  soir  !  Lundi,  vers  minuit,  des 
gens  qui  s'en  revenaient  d'une  assemblée  ont  passé 
en  canot  sous  mes  fenêtres  en  jouant  des  instruments 
à  vent.  Gela  m'a  surpris  tout  à  coup.  J'ai  fermé  ma 
croisée...  Mon  cœur  débordait...  Ah!  les  orangers  de 
Sorrente  sont  loin. 


A  Julos  Duplan. 

Cher  bon  vieux, 

Voilà  ce  qui  m'arrive  :  J'avais  fait  un  voyage  de 
Fontainebleau  avec  retour  par  le  chemin  de  fer,  quand 
un  doute  m'a  pris  et  je  me  suis  convaincu,  hélas  !  qu'en 
1848  il  n'y  avait  pas  de  chemin  de  fer  de  Paris  à 
Fontainebleau.  Gela  me  fait  deux  passages  à  démoUr 

24. 


282  CORRESPONDA^XE  DE  G.  FLAUBERT. 

et  à  recommencer!  Je  vois  dans  Paris  guide  (t.  a, 
p.  1660)  que  la  ligne  de  Lyon  n'a  commencé  qu'en 
1849.  Tu  n'imagines  pas  comme  ça  m'embête  !  J'ai 
donc  besoin  de  savoir  :  1®  comment,  en  juin  1848, 
on  allait  de  Paris  à  Fontainebleau.  2"  Peut-être  y 
avait-il  quelque  tronçon  de  ligne  déjà  faite  qui  ser- 
vait? 3°  Quelles  voitures  prenait-on  ?  4"  Et  où  descen- 
daient-elles à  Paris?  Voici  ma  situation  :  Frédéric  est 
à  Fontainebleau  avec  Rosanette  ;  il  apprend  la  bles- 
sure (c'est  le  25  juin)  et  il  part  pour  Paris  avec  Rosa- 
nette qui  n'a  pas  voulu  le  lâcher.  Mais  en  route  la 
peur  la  reprend  et  elle  reste.  Il  arrive  seul  à  Paris  où, 
par  suite  des  barricades  Saint-Antoine,  il  est  obligé 
de  faire  un  long  détour  avant  de  pouvoir  atteindre  au 
logis  de  Dussardier  qui  demeure  dans  le  haut  du  fau- 
bourg Poissonnière. 

Te  rappelles-tu  la  binette  des  ambulances?  S'il  te 
revient  à  la  mémoire  quelques  détails  sur  les  nuits  de 
Paris,  cette  semaine-là,  envoie-les-moi. 

Mon  héros  vagabonde  dans,  les  rues  pendant  la 
dernière  nuit,  celle  du  25  au  26  (c'est  le  26  que  tout  a 
été  fini). 

Maintenant,  tu  comprends  la  chose  comme  moi- 
même.  Tâche  de  me  trouver  des  renseignements  pré- 
cis, tu  seras  bien  gentil. 

Mon  bougre  de  roman  m'épuise  jusqu'à  la  moelle, 
j'en  suis  fourbu  I  j'en  deviens  sombre. 

En  48,  le  chemin  de  Corbeil  à  Paris  était  ouvert, 
reste  à  savoir  comment  aller  de  Fontainebleau  à  Cor- 
beil? Mais  ce  n'est  pas  la  route. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       283 

A  M'^^   Leroyer  de  Chantepie. 

Croisset,  6  octobre  1864. 

Non,  chère  demoiselle,  je  ne  vous  ai  pas  oubliée.  Je 
pense  souvent  à  vous,  à  votre  esprit  si  distingué  et  à 
vos  souffrances  qui  me  semblent  définitivement  irré- 
médiables. 

Nos  existences  ne  sont  peut-être  pas  si  différentes 
qu'elles  le  paraissent  à  la  surface  et  que  vous  l'imagi- 
nez ?  Il  y  a,  entre  nous,  un  peu  plus  qu'une  sj^mpathie 
littéraire,  il  me  semble?  Mes  jours  se  passent  solitai- 
rement d'une  manière  sombre  et  ardue.  C'est  à  force 
de  travail  que  j'arrive  à  faire  taire  ma  mélancolie 
native.  Mais  le  vieux  fond  reparaît  souvent,  le  vieux 
fond  que  personne  ne  connaît,  La  plaie  profonde  tou- 
jours cachée. 

Me  voilà  maintenant  attelé  depuis  un  mois  à  un 
roman  de  mœurs  modernes  qui  se  passera  à  Paris. 
Je  veux  faire  l'histoire  morale  des  hommes  de  ma 
génération,  sentimentale  serait  plus  vrai.  C'est  un 
livre  d'amour,  de  passion  ;  mais  de  passion  (elle 
qu'elle  peut  exister  maintenant,  c'est-à-dire  inactive. 
Le  sujet,  tel  que  je  l'ai  conçu,  est,  je  crois,  profondé- 
ment vrai,  mais  à  cause  de  cela  même,  peu  amusant 
probablement  ?  Les  faits,  le  drame  manquent  un  peu  ; 
et  puis  l'action  est  étendue  dans  un  laps  de  temps  trop 
considérable.  Enfin,  j'ai  beaucoup  de  mal  et  je  suis 
plein  d'inquiétudes.  Je  resterai  ici  à  la  campagne  une 
partie  de  l'hiver  pour  m'avancer  un  peu  dans  cette 
longue  besogne. 

Je  n'ai  pas  été  cette  année  à  Vichy,  c'est  il  y  a  deux, 
ans,  et  l'année  dernière,  on  s'est  trompé. 


2»4  CORRESPONDANCE   DE  G.    FLAUBERT. 

Je  ne  lis  rien  et  ne  puis  par  conséquent  rien  vous 
indiquer  de  nouveau.  Tous  ces  temps-ci  je  m'étais 
occupé  de  socialisme,  mais  vous  connaissez  tout  cela, 
en  partie  du  moins. 

On  dit  beaucoup  de  bien  du  nouveau  roman  de 
M""*  Sand. 

Vous  ne  me  parlez  jamais  de  Michelet,  que  j'aime 
et  admire  beaucoup,  et  vous? 

Allons,  tâchez  d'avoir  du  courage  et  pensez  à  moi 
qui  vous  serre  les  mains  très  cordialement. 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Lundi,  janvier  1865. 
Mes  très  chers, 

Je  n'ai  eu  votre  volume  que  hier  au  soir,  seulement. 
Entamé  à  10  h.  1/2,  il  était  fini  à  3.  Je  n'ai  pas  fermé 
l'œil  après  cette  lecture  et  j'ai  mal  à  l'estomac.  Vous 
serez  cause  de  nombreuses  gastrites  !  Quel  épouvan- 
table bouquin  ! 

Si  je  n'étais  pas  très  souffrant  aujourd'hui,  je  vous 
écrirais  longuement  pour  vous  dire  tout  ce  que  je  pense 
de  Genninie,  laquelle  m'excite  (52,  53).  Cela  est  fort, 
roide,  dramatique,  pathétique  et  empoignant. 

Champfleury  est  dépassé,  je  crois?  Ce  que  j'admire 
le  plus  dans  votre  ouvrage,  c'est  la  gradation  des 
effets,  la  progression  psychologique.  Cela  est  atroce 
d'un  bout  à  l'autre,  et  sublime,  par  moments,  tout  sim- 
plement. Ce  dernier  morceau  (sur  le  cimetière)  re- 
hausse tout  ce  qui  précède  et  met  comme  une  barre 
d'or  au  bas  de  voire  œuvre. 

La  grande  question   du  réalisme  n'a  jamais  été  si 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       285 

carrément  posée.  On  peut  joliment  disputer  sur  le  but 
de  l'art,  à  propos  de  votre  livre. 

Nous  en  recauserons  dans  quinze  jours.  Excusez 
ma  lettre;  j'ai,  cette  après-midi,  une  migraine  atroce, 
avec  des  oppressions  telles,  que  j'ai  du  mal  à  me  tenir 
à.  ma  table. 

Je  vous  embrasse,  néanmoins,  plus  fort  que  jamais. 

A  Sainte-Beuve. 

Paris,  Lundi. 
Mon  cher  maître, 

A.vez-vous  pensé  à  moi?  Pourriez-vous  me  dire  ce 
qu'il  me  faut  lire  pour  connaître  un  peu  le  mouvement 
néo-catholique  vers  1840?  Mon  histoire  s'étend  de 
1840  au  coup  d'État.  J'ai  besoin  de  tout  savoir,  bien 
entendu,  et,  avant  de  m'y  mettre,  d'entrer  dans  l'at- 
mosphère du  temps. 

Si  vous  avez  quelque  livre  ou  recueil  qui  puisse 
m'être  utile,  l'Avenir,  par  exemple,  vous  seriez  bien 
aimable  de  me  le  prêter. 

Je  ne  puis  aller  vous  voir  parce  que  j'ai  un  horrible 
clou  qui  m'empêche  de  m'habiller.  Il  m'est  impossible 
d'aller  aux  bibliothèques.  Je  perds  mon  temps  et  je  me 
ronge. 

Mille  poignées  de  main. 

A  Théophile  Gautier. 

Lundi  soir. 
Ne  viens  pas  dîner  jeudi    chez  moi.  Je  suis  invité 


286      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

par  le  Prince  au  Palais-Royal.  Aurons-nous  l'heur 
de  nous  y  rencontrer  ? 

Je  finis  Fracasse  ;  quelle  merveille!  Oui,  une  mer- 
veille de  style,  de  couleur  et  de  goût.  Sois  convaincu 
que  jamais  tu  n'as  eu  plus  de  talent.  Telle  est  mon 
opinion. 

Je  t'embrasse. 


A  M"^  Leroyer  de  Chantepie. 

Groisset,   il  mai  1865. 

J'ai  appris,  chère  mademoiselle,  par  votre  lettre  du 
27  mars,  que  vous  étiez  un  peu  moins  souffrante,  et 
que  vos  obsessions  intellectuelles  diminuaient.  Fasse 
le  ciel  que  cela  continue  I  Tenez-moi  toujours  au  cou- 
rant de  votre  état,  et  soyez  bien  convaincue  que  j'ai 
pour  vous  une  affection  très  sincère.  Nos  relations 
sont  étranges  ;  sans  nous  être  jamais  vus,  nous  nous 
aimons.  C'est  une  preuve  que  les  esprits  ont  au^i 
leur  tendresse,  n'est-ce  pas  ? 

J'ai  compati  à  la  douleur  causée  par  la  mort  de 
votre  vieux  compagnon  ?  Hélas  !  j'ai  passé  moi-même 
par  toutes  ces  douleurs  trop  souvent  pour  ne  pas  les 
comprendre  ! 

Mon  hiver  a  été  assez  triste.  J'ai  souffert  de  rhuma- 
tismes et  de  névralgies  violemment,  résultat  :  1°  de 
chagrins  assez  graves  qui  m'ont  assailli  depuis  six 
mois,  et  2^  de  l'atroce  hiver  par  lequel  nous  avons 
passé.  Vers  la  fin  de  janvier,  j'ai  été  à  Paris,  d'où  je 
suis  revenu  aujourd'hui  seulement.  Au  mois  de  sep- 
tembre dernier,  je  me  suis  mis,  après  beaucoup  d'hé- 
tations,  à  un  grand  roman  qui  va  me  demander  des 
années  et  dont  le  sujet  ne  me  plaît  guère.  J'ai  devant 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  287 

moi  une  montagne  à  gravir  et  je  me  sens  les  jarrets 
fatigués  et  la  poitrine  étroite.  Je  vieillis. -Je  perds 
l'enthousiasme  et  la  confiance  en  moi-même,  qualité 
sans  laquelle  on  ne  fait  rien  de  bon. 

Les  lectures  que  j'ai  été  obligé  de  faire  pour  ce 
livre  m'écartent  de  toute  autre  étude.  Je  ne  puis  donc 
rien  vous  dire  des  derniers  ouvrages  publiés.  Je  n'ai 
même  pas  ouvert  le  César  de  notre  souverain,  qui  est 
une  médiocre  chose  à  ce  qu'il  paraît?  Mais  j'ai  été 
mécontent  des  critiques  autant  que  des  éloges.  Per 
sonne,  à  présent,  ne  s'inquiète  de  l'art  !  De  l'art  en 
soi.  Nous  nous  enfonçons  dans  le  bourgeois  d'une 
manière  épouvantable  et  je  ne  désire  pas  voir  le  ving- 
tième siècle.  Pour  le  trentième,  c'est  différent  ! 

Avez-vous  lu  Un  prêtre  mariée  de  Barbey  d'Aure- 
villy ?  Je  voudrais  bien  avoir  votre  avis  sur  ce  livre. 

J'ai  vu  avant-hier  M™'  Sand.  Elle  avait  fini  un  roman 
le  matin  même  et  m'a  paru  en  excellente  santé. 

A  Michelet. 

Croisset  près  Rouen,  mardi  soir. 

Mon  cher  maître, 

L'exemplaire  de  votre  Bible  que  vous  m'avez  des- 
tiné, m'est  parvenu  ce  malin,  seulement.  Voilà  pour- 
quoi mes  remerciements  sont  tardifs. 

Je  viens  de  lire,  d'un  seul  coup,  en  dix  heures,  ce 
merveilleux  livre.  J'en  suis  écrasé.  Je  crois  cependant 
en  saisir  l'ensemble  nettement?  Quelle  envergure! 
Quel  cercle  ! 

Tout  ce  que  cela  suggère  d'idées  nouvelles,  d'aper- 
çus, de  rêveries  est  infini  ! 

Vous  m'avez  replacé  sous  les  yeux  des  paysages 


288      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

que  je  connais  :  Delphes  et  l'Egypte  entre  autres.  Per- 
sonne n'aura  été  un  voyant  comme  vous.  Mais  c'est 
une  banalité  que  de  le  dire. 

Une  chose  par-dessus  tout  m'a  stupéfait  et  instruit  : 
à  savoir  l'histoire  d'Alexandre.  Voilà  qui  est  neuf,  je 
crois,  et  profond! 

Maintenant  les  détails  m'échappent  un  peu.  Je  vais 
m'y  remettre  et  déguster  chaque  page  lentement 
comme  il  convient.  Le  passage  sur  Eschyle  est  bien 
beau!  Mais  qu'est-ce  qui  n'est  pas  beau  dans  votre 
œuvre?  Cœur,  imagination  et  jugement,  vous  ébranlez 
tout  en  nous-mêmes,  avec  vos  mains  puissantes  et 
délicates. 

Il  y  des  génies  de  première  volée  et  qu'on  n'aime 
pas  cependant.  Mais  vous,  cher  maître,  vous  em- 
portez le  lecteur  dans  voire  personnalité  par  je  ne 
sais  quelle  grâce  —  qui  est  l'extrême  force  peut-être? 

Pas  un,  croyez-le,  rie  sent  mieux  cela  que  celui  qui 
vous  serre  les  mains  bien  tendrement,  et  ose  se  dire 
le  vôtre. 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Ooisset,  samedi  soir,  12  août  1865. 

Eh  bien,  quand  Henriette  ?  Et  que  faites-vous  ? 

Quant  à  moi,  mes  bons,  j'ai  reçu  depuis  mon  retour 
dans  mes  Lares  de  joHes  tuiles  sur  la  tête  :  1°  la  mort 
déplorable  et  inattendue  de  mon  neveu  (le  gendre  de 
mon  frère)  ;  2"  la  maladie  de  ma  mère.  Un  zona  com- 
pliqué d'une  névralgie  générale  et  qui  lui  fait  pousser 
la  nuit  de  tels  cris  que  j'ai  été  obligé  d'aban- 
donner ma  chambre.  Vous  pouvez  imaginer  le  reste. 

Aujourd'hui,  il  y  a  un  peu  de  mieux. 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       289 

La  littérature  ne  marche  pas  raide  au  milieu  de 
tout  cela,  comme  vous  pouvez  le  croire. 

Je  viens  de  lire  le  Proudhon  sur  l'art  !  On  a  désor- 
mais le  maximum  de  la  pignouferie  socialisle.  C'est 
curieux,  parole  d'honneur  !  Ça  m'a  fait  l'effet  d'une 
de  ces  fortes  latrines,  où  l'on  marche  à  chaque  pas 
sur  un  étron.  Chaque  phrase  est  une  ordure.  Le  tout 
à  la  gloire  de  Courbet  !  et  pour  la  démolition  du  ro- 
mantisme. 0  saint  Polycarpe! 

Amitiés  aux  amis.  Tout  ce  que  vous  trouverez  de 
j>lus  respectueusement  cordial  pour  la  Princesse.  Je 
vous  embrasse. 

Écrivez-moi  donc  un  peu  longuement,  puisque  vous 
êtes  deux.  J'ai  besoin  de  distraction,  je  vous  jure. 


Aux  mêmes. 

Nuit  de  lundi. 

Je  n'ai  donc  pas  répondu  à  votre  lettre  du  29  sep- 
tembre où  vous  m'annonciez  vos  embêtements  dans 
la  Maison  de  Molière  car  je  la  retrouve  sur  ma  table 
à  l'instant  même? 

Cette  nouvelle  m'a  plus  contrarié  qu'étonné.  Je  con- 
nais les  cahots  !  Monseigneur,  à  qui  j'ai  conté  la  chose 
en  a  profité  pour  re-rugir  contre  eux. 

Mais  comment  ça  se  fait-il,  tonnerre  de  Dieu  !  Est-ce 
que  vous  ne  serez  pas  joués  cet  hiver? 

La  Princesse  m'a  écrit  une  très  aimable  lettre  où 
elle  me  dit  qu'elle  vous  aime  beaucoup.  Je  lui  ai  ré- 
pondu qu'on  ne  pouvait  plus  mal  placer  sa  confiance 
et  que  vous  étiez  deux  canailles.  La  vérité  avant  tout. 

Autre  histoire  :  la  môme  lettre  qui  a  bien  une  quin- 

25 


290      CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT. 

zaine  de  jours  de  date  m'annonçait  l'envoi  de  l'aqua- 
relle promise.  Or,  pas  d'aquarelle  ?  Pourquoi  ?  Est- 
elle perdue  au  chemin  de  fer?  Je  n'ose  écrire  à  la 
Princesse.  Dites-moi  ce  qui  en  est,  vous  serez  bien 
aimables. 

Je  continue  à  travailler  comme  un  homme  et  il  se 
pourrait  que  j'aie  fini  ma  première  partie  au  commen- 
cement de  janvier.  Alors,  j'ornerais  immédiatement  la 
capitale  de  ma  présence. 

Il  m'ennuie  de  ne  pas  avoir  de  nouvelles  de  Théo  1 
et  encore  bien  plus,  mes  chers  bons  vieux,  de  ne  pas 
vous  voir. 

Si  ça  ne  vous  embête  pas  trop,  donnez-moi  des  dé- 
tails sur  Henriette. 

Je  vous  en  écrirais  plus  long.  Mais  il  est  trois  heures 
du  matin  et  j'ai  la  tête  cuite. 

Aux  mêmes. 

Dimanche  matin. 

N'y  allez  pas  par  quatre  chemins,  mes  bons.  Il  est 
inutile  de  se  débattre  avec  la  censure.  Adressez- vous 
directement  à  l'Empereur, 

J'arriverai  à  Paris  mercredi,  je  passerai  chez  vous 
entre  six  et  sept.  Nous  dînerons  ensemble  et  je  vous 
lâcherai  à  dix  heures.  Si  vous  avez  affaire  ailleurs, 
tant  pis. 

A  bientôt. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       291 


Aux  mêmes. 

Nuit  de  jeudi,  novembre  1865. 

C'est  encore  moi,  mes  bons,  mais  cette  fois  je  ne 
demande  pas  de  réponse. 

Ma  nièce  et  son  époux...  oui,  vous  me  voyez  venir? 
Eh  bien,  non  !  Bref,  si  vous  ne  pouvez  me  donner  deux 
balcons,  ayez  l'obligeance  de  les  retenir  pour  moi  au 
contrôle,  la  chose  coulât  elle  des  sommes  insensées. 

La  Princesse  m'offre  une  place  dans  sa  loge.  Si  vous 
aimez  mieux  que  je  sois  au  paradis  ou  aux  latrines, 
faites.  On  ne  vient  pas  pour  s'amuser  aux  premières 
des  amis,  mais  pour  les  servir.  J'ai  répondu  à  la  Prin- 
cesse «  que  je  la  remerciais  beaucoup  »,  ce  qui  ne  m'en- 
gage à  rien.  Quelle  politique!  quelle  astuce! 

Voilà  deux  jours  que  je  passe  dans  les  deux  gares 
de  Rouen;  pas  d'aquarelle.  La  chose  sera  restée  à  Pa- 
ris ?  ou  aura  été  remise  à  un  autre  chemin  de  fer. 

J'arriverai  à  Paris,  jeudi  soir,  ou  peut-être  mercredi 
soir.  Je  brûle  d'y  être. 

Allons,  à  bientôt.  Vous  allez  avoir  une  semaine  em- 
bêtante à  passer. 

C'est  moi  qui  vous  emprunterai  de  l'argent,  si  vous 
avez  un  succès  ! 

Ne  ressemblez  pas  trop  à  Dennery,  hein  ? 

Adieu,  très  chers  vieux,  je  vous  embrasse  sur  vos 
quatre  ioi^es. 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 


Aux  mêmes. 


Eh  bien?  est-ce  vrai?  Votre  pièce  est  retirée  par 
ordre  ?  pourquoi  ?  J'imagine  que  votre  préface  n'est 
pas  étrangère  à  cela  ?  On  aura  été  blessé,  je  ne  sais  de 
quoi? 

Vous  avez  dit  tout  ce  qu'il  y  avait  à  dire.  Je  vous 
ai  trouvé  seulement  trop  loyaux  et  trop  modestes. 
Quand  on  est  brave  comme  vous,  on  peut-être  crânes. 
Quand  on  a  votre  talent,  on  peut  être  fiers. 

La  mesure  autoritaire  m'étonne  d'autant  plus  qu'un 
bourgeois  de  Rouen  (qui  a  assisté  à  l'une  des  dernières 
d'Henriette)  m'a  dit,  hier,  que  tout  s'y  était  très  bien 
passé. 

Tout  cela  est  d'un  incroyable  à  devenir  fou  ! 

J'ai  relu  Henriette  deux  fois.  C'est  bon.  Voilà  mon 
avis  et  je  m'y  connais  autant  que  Darcel. 

Je  vous  supplie  de  m'écrire  un  peu  longuement  et 
m'^me  le  plus  longuement  que  vous  pourrez. 

Je  sens  qu'il  y  a  du  prêtre  dans  votre  cabale?  La 
Sociale  n'a  pas  cet  acharnement?  et  puis,  avant  tout  et 
surtout,  vous  avez  le  style,  cette  chose  qui  ne  se  par- 
donne jamais. 

Qu'est-ce  que  la  Princesse  dit  de  tout  cela  ? 

Tandis  que  l'on  supprime  votre  pièce  pour  satisfaire 
au  vœu  de  Pipe-en-Bois,  on  chasse  des  écoles  les  étu- 
diants qui  ont  parlé  à  Louvain.  C'est  l'équilibre. 
0  sainte  voyoucratie! 

Adieu,  mes  pauvres  chers  vieux.  Gomme  vous  de- 
vez être  las  et  énervés,   maintenant.   Mais,  s...  n... 


CORRESPONDA^'CE  DE  G.    FLAUBERT.  ^2\)6 

deD...  !  vous  êtes  de  bons  bougres.  Vous  pouvez  vous 
dire  cela  à  vous,  même  dans  le  silence  du  cabinet.  Et 
nous  faisons  un  beau  métier,  après  tout,  puisqu'il  fait 
crever  de  rage  et  d'envie  jusqu'à  la  «  jeunesse  des 
écoles  ». 

Des  détails,  hein? 

Je  vous  embrasse  et  vous  aime  encore  plus,  si  c'est 
possible. 

A  George  Sand. 

1866. 

Chère  madame, 

Je  ne  vous  sais  pas  gré  d'avoir  rempli  ce  que  vous 
appelez  un  devoir.  La  bonté  de  votre  cœur  m'a  atten- 
dri et  votre  sympathie  m'a  rendu  fier.  Voilà  tout. 

Votre  lettre  que  je  viens  de  recevoir  ajoute  encore  à 
votre  article  et  le  dépasse,  et  je  ne  sais  que  vous  dire, 
si  ce  n'est  que  je  vous  aime  bien  franchement. 

Ce  n'est  point  moi  qui  vous  ai  envoyé,  au  mois  de 
septembre,  une  petite  fleur  dans  une  enveloppe.  Mais 
ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  qu'à  la  même  époque  j'ai 
reçu  de  la  même  façon  une  feuille  d'arbre. 

Quant  à  votre  invitation  si  cordiale,  je  ne  vous  ré- 
ponds ni  oui  ni  non,  en  vrai  Normand.  J'irai  peut-être, 
un  jour,  vous  surprendre,  cet  été.  Car  j'ai  grande  en- 
vie de  vous  voir  et  de  causer  avec  vous. 

Il  me  serait  bien  doux  d'avoir  votre  portrait  pour 
l'accrocher  à  la  muraille  dans  mon  cabinet,  à  la  cam- 
pagne, où  je  passe  souvent  de  longs  mois  tout  seul.  La 
demande  est-elle  indiscrète?  Si  non,  mille  remercie- 
ments d'avance.  Prenez  ceux-là  avec  les  autres  que  je 
réitère. 

25. 


294  CORRESPONDANCE  DE  G-    FLAUBERT. 

A  la  même. 

Paris,  ]8u6. 

Mais  certainement  je  compte  sur  votre  visite  dans 
mon  domicile  privé.  Quant  aux  encombrements  qu'y 
peut  apporter  le  beau  sexe,  vous  ne  vous  en  aperce- 
vrez pas  (soyez-en  sûre)  plus  que  les  autres.  Mes  pe- 
tites histoires  de  cœur  ou  de  sens  ne  sortent  pas  de 
l'arrière-boutique.  Mais  comme  il  y  a  loin  de  mon 
quartier  au  vôtre  et  que  vous  pourriez  faire  une  course 
inutile,  dès  que  vous  serez  à  Paris  donnez-moi  un 
rendez- vous.  Et  nous  en  prendrons  un  autre  pour  dîner 
seul  à  seul  les  deux  coudes  sur  la  table. 

J'ai  envoyé  à  Bouilhet  votre  petit  mot  affectueux. 

A  Iheure  qu'il  est,  je  suis  écœuré  par  la  population 
qui  se  rue  sous  mes  fenêtres  à  la  suite  du  bœuf  gras! 
Et  on  dit  que  l'esprit  court  les  rues  ! 

A  M'"*'  Gustave  de  Maupassant. 

Paris,  9  mars  1866. 
Ma  chère  Laure, 

Gomment  t'exprimer  ma  stupéfaction  et  ma  dou- 
leur? Je  n'ai  appris  l'afîreuse  nouvelle  qu'hier  au  soir, 
seulement.  J'en  suis  encore  écrasé. 

Je  t'aime  trop  pour  te  donner  des  consolations  et  te 
dire  de  ces  choses  banales  qui  exaspèrent  la  souf- 
france. Pleure  ma  pauvre  vieille  amie,  pleure  tant  que 
tu  pourras  !  Celle  que  tu  as  perdue  mérite  toutes  tes 
larmes,  car  personne  plus  qu'elle  ne  fut  intelligent, 
bon,  dévoué,  charmant  !  Quelles  vacances  de  Pâques 


CORRESPONDANCE   DR  G.    FLAUBERT.  ^29o 

je  passais  autrefois  à  Fécamp  !  Quels  souvenirs 
exquis!  Quelles  conversations  avec  mon  Alfred  et 
vous!  Je  n'ai  retrouvé  cela  nulle  part!  Il  me  semble 
entrer  encore  dans  votre  cour  de  la  Grande  Rue  et 
apercevoir  M.  Le  Poittevin  sur  la  terrasse,  près  de  la 
volière. 

Que  vas-tu  devenir?  Gomme  tu  vas  te  trouver  seule  ! 
comme  je  le  plains  ! 

Adieu,  ma  pauvre  Laure.  Tâche  d'avoir  du  courage 
pour  tes  enfants.  Dis  de  ma  part  à  Virginie  tout  ce 
que  je  t'écris  à  toi-même. 

Je  t'embrasse.  Ton  vieux  camarade  et  ami. 


A  George  Sand. 

Croisset,  mardi. 

Vous  êtes  seule  et  triste  là-bas,  je  suis  de  même 
ici.  D'où  cela  vient-il,  les  accès  d'humeur  noire  qui 
vous  envahissent  par  moments?  Gela  monte  comme 
une  marée,  on  se  sent  noyé,  il  faut  fuir.  Moi  je  me 
couche  sur  le  dos.  Je  ne  fais  rien,  et  le  flot  passe. 

Mon  roman  va  très  mal  pour  le  quart  d'heure.  Ajou- 
tez à  cela  des  morts  que  j'ai  apprises  :  celle  de  Gor- 
menin  (un  ami  de  vingt-cinq  ans),  celle  de  Gavarni, 
et  puis  tout  le  reste  ;  enfin,  ça  se  passera.  Vous  ne 
savez  pas,  vous,  ce  que  c'est  que  de  rester  toute  une 
journée  la  tête  dans  ses  deux  mains  à  pressurer  sa 
malheureuse  cervelle  pour  trouver  un  mot.  L'idée 
coule  chez  vous  largement,  incessamment,  comme  un 
fleuve.  Chez  moi,  c'est  un  mince  filet  d'eau.  Il  me  faut 
de  grands  travaux  d'art  avant  d'obtenir  une  cascade. 
Ah!  je  les  aurai  connues,  les  affres  du  style  l  ' 


296      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Bref,  je  passe  ma  vie  à  me  ronger  le  cœur  et  la  cer- 
velle, voilà  le  vrai  fond  de  votre  ami. 

Vous  lui  demandez  s'il  pense  quelquefois  à  «  son 
vieux  troubadour  de  pendule  »,  mais  je  crois  bien  !  Et 
il  le  regrette.  C'était  bien  gentil  nos  causeries  noc- 
turnes (il  y  avait  des  moments  où  je  me  retenais  pour 
ne  pas  vous  bécotter  comme  un  gros  enfant).  Les 
oreilles  ont  dû  vous  corner  hier  au  soir.  Je  dînais 
chez  mon  frère  avec  toute  la  famille.  Il  n'a  guère  été 
question  que  de  vous,  et  tout  le  monde  chantait  vos 
louanges,  si  ce  n'est  moi,  bien  entendu,  qui  vous  ai  dé- 
binée le  plus  possible,  chère  maître  bien-aimée. 

J'ai  relu,  à  propos  de  votre  dernière  lettre  (et  par 
une  filière  d'idées  toute  naturelle)  le  chapitre  du  père 
Montaigne  intitulé  «  quelques  vers  de  Virgile  ».  Ce 
qu'il  dit  de  la  chasteté  est  précisément  ce  que  je  crois. 

C'est  l'effort  qui  est  beau  et  non  l'abstinence  en  soi. 
Autrement  il  faudrait  maudire  la  chair  comme  les  ca- 
tholiques? Dieu  sait  où  cela  mène!  Donc,  au  risque  de 
rabâcher  et  d'être  un  Prudhomme,  je  répète  que  votre 
jeune  homme  a  tort.  S'il  est  continent  à  vingt  ans,  ce 
sera  un  ignoble  paillard  à  cinquante.  Tout  se  paye! 
Les  grandes  natures,  qui  sont  les  bonnes,  sont  avant 
tout  prodigues  et  n'y  regardent  pas  de  .-i  près  à  se  dé- 
penser. Il  faut  rire  et  pleurer,  aimer,  travailler,  jouir 
et  souffrir,  enfin  vibrer  autant  que  possible  dans  toute 
son  étendue. 

Voilà,  je  crois,  le  vrai  humain. 


I 


CORRESPONDANCE  DE   G.   FLAUBERT.  ^2\n 

A  la  même. 

Croisset,  samedi  soir...  1866. 

Eh  bien,  je  l'ai,  cette  belle,  chère  et  illustre  mine! 
Je  vais  lui  faire  faire  un  large  cadre  et  l'appendre  à 
mon  mur,  pouvant  dire  comme  M.  de  Talleyrand  à 
Louis-Philippe  :  «  C'est  le  plus  grand  honneur  qu'ait 
reçu  ma  maison  ».  Mauvais  mot,  car  nous  valons 
mieux  que  ces  deux  bonshommes. 

Des  deux  portraits,  celui  que  j'aime  le  mieux,  c'est 
le  dessin  de  Couture.  Quant  à  Marchai,  il  n'a  vu  en 
vous  que  «  la  bonne  femme  »  ;  mais  moi,  qui  suis 
un  vieux  romantique,  je  retrouve  dans  l'autre  «  la 
tête  de  l'auteur  »,  qui  m'a  fait  tant  rêver  dans  ma  jeu- 
nesse. 

A  Sainte-Beuve. 

Gaude-Côte,  près  Dieppe,  16  août  1866. 

Cher  maître, 

Je  reçois  la  lettre  de  M.  Duruy  avec  votre  petit 
mot.  Merci  de  l'un  et  surtout  de  l'autre.  Mais  je  suis 
accoutumé  de  longue  date  à  vos  procédés. 

Est-ce  que  la  main  des  amis  n'est  pas  un  peu  là- 
dedans?  Je  dis  d'un  ami  ou  d'une  amie?  Celte  der- 
nière à  été  bien  aimable  aussi,  car  c'est  d'elle  que  j'ai 
appris  ma  nomination. 

Mille  remerciements  de  votre  sincèrement  dévoué. 

P.  S.  —  Ce  serait  le  cas  de  trouver  quelque  chose 
de  spirituel  et  de  bien  senti.  Mais  je  ne  trouve  rien. 
Donc  une  repoignée  de  main. 


298      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Caude-Côte,  près  Dieppe,  16  août  1866 

Eh  bien  ?  et  vous  ?  J'ai  été  tout  désappointé  de  voir 
à  votre  place  Ponson  du  Terrail  !  Et  ma  joie  est  trou- 
blée puisque  je  ne  la  partage  pas  avec  vous.  Mon  dé- 
lire est  d'ailleurs  médiocre.  Tai  la  tête  forte  et  je  con- 
sentirai encore  à  vous  saluer.  N'importe,  ça  m'embête 
que  mes  bichons  n'aient  pas  l'étoile . 

Figurez-vous  qu'un  facteur  de  Groisset,  idiot,  a 
renvoyé  votre  lettre  du  19  juillet,  rue  de  la  Ghaussée- 
d'Antin,  21.  J'ignore  le  sens  de  cette  facétie.  Ce  qu'il 
y  a  de  sûr  c'est  que  votre  lettre  m'est  arrivée  après 
avoir  beaucoup  voyagé,  il  y  a  six  ou  sept  jours  seule- 
ment, jeudi  dernier,  je  crois.  Gela  vous  expUque  mon 
long  silence. 

J'ai  été  en  Angleterre  voir  des  amis.  Je  suis  revenu 
à  Paris.  J'ai  été  à  Ghartres.  J'ai  eu  la  foire,  j'ai  dîné 
deux  fois  chez  la  princesse.  Je  suis  ici  depuis  dimanche 
et  dimanche  prochain  je  serai  revenu  à  Groisset.  Il  est 
temps  de  se  remettre  à  travailler. 

Et  vous?  où  en  est  le  roman?  Celui  delà  mèreSand, 
qui  m'est  dédié,  me  vaut  les  plaisanteries  les  plus  ai- 
mables. J'ai  assisté  à  la  chute  douce  des  Don  Juan  de 
village.  Je  ne  comprends  pas  un  mot  aux  choses  de 
théâtre.  Pourquoi  tant  d'enthousiasme  au  marquis  de 
Villemer  et  tant  de  froideur  au  Don  Juan?  problème  ! 

Puisque  Saint-Victor  est  avec  vous  serrez  lui  les 
deux  mains  de  ma  part.  Quant  à  vous  je  vous  baise 
sur  les  quatre  joues. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      299 


A  George  Sand. 


Croisset,  1866. 


Moi,  un  être  mystérieux,  chère  Maître,  allons  donc! 
Je  me  trouve  d'une  platitude  écœurante,  et  je  suis  par- 
fois bien  ennuyé  du  bourgeois  que  j'ai  sous  la  peau. 
Sainte-Beuve,  entre  nous,  ne  me  connaît  nullement, 
quoi  qu'il  dise.  Je  vous  jure  même  (par  le  sourire  de 
votre  petite-fille)  que  je  sais  peu  d'hommes  moins 
«  vicieux  »  que  moi.  J'ai  beaucoup  rêvé  et  très  peu 
exécuté.  Ce  qui  trompe  les  observations  superficielles, 
c'est  le  désaccord  qu'il  y  a  entre  mes  sentiments  et 
mes  idées.  Si  vous  voulez  ma  confession,  je  vous  la 
ferai  tout  entière. 

Le  sens  du  grotesque  m'a  retenu  sur  la  pente  des 
désordres.  Je  maintiens  que  le  cynisme  confine  à  la 
chasteté.  Nous  en  aurons  à  nous  dire  beaucoup  (si  le 
cœur  vous  en  dit)  la  première  fois  que  nous  nous 
verrons . 

Voici  le  programme  que  je  vous  propose.  Ma  maison 
va  être  encombrée  et  incommode  pendant  un  mois. 
Mais  vers  la  fin  d'octobre  ou  le  commencement  de 
novembre  (après  la  pièce  de  Bouilhet),  rien  ne  vous 
empêchera,  j'espère,  de  revenir  ici  avec  moi,  non  pour 
un  jour,  comme  vous  dites,  mais  pour  une  semaine  au 
moins.  Vous  aurez  votre  chambre  «  avec  un  guéridon 
et  tout  ce  qu'il  faut  pour  écrire.  »    Est-ce  convenu? 

Quant  à  la  féerie,  merci  de  vos  bonnes  offres  de 
service.  Je  vous  gueulerai  la  chose  (elle  est  faite  en 
collaboration  avec  Bouilhet].  Mais  je  la  crois  un  tan- 
tinet faible  et  je  suis  partagé  entre  le  désir  de  gagner 


800  CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT. 

quelques  piastres  et  la  honte  d'exhiber  une  niai- 
serie. 

Je  vous  trouve  un  peu  sévère  pour  la  Bretagne,  non 
pour  les  Bretons  qui  m'ont  paru  des  animaux  rébar- 
batifs. A  propos  d'archéologie  celtique,  j'ai  publié  dans 
VArtiste,  en  1858,  une  assez  bonne  blague  sur  les 
pierres  branlantes,  mais  je  n'ai  pas  le  numéro  et  ne 
me  souviens  même  plus  du  mois. 

J'ai  lu,  d'une  traite,  les  dix  volumes  de  VHistoire 
de  ma  Vie,  dont  je  connaissais  les  deux  tiers  environ, 
mais  par  fragments.  Ce  qui  m'a  surtout  frappé,  c'est 
la  vie  de  couvent. 

J'ai  sur  tout  cela  quantité  d'observations  à  vous 
soumettre  qui  me  reviendront. 

A  la  même. 

Croisset,  samedi  soir,  1866. 

L'envoi  des  deux  porlraiLs  m'avait  fait,  croire  que 
vous  étiez  à  Paris,  chère  maître,  et  je  vous  ai  écrit  une 
lettre  qui  vous  attend  rue  des  Feuillantines. 

Je  n'ai  pas  retrouvé  mon  article  sur  les  dolmens. 
Mais  j'ai  le  manuscrit  entier  de  mon  voyage  en  Bre- 
tagne parmi  mes  «  œuvres  inédiles  ».  Nous  en  aurons 
à  dégoiser  quand  vous  serez  ici.  Prenez  courage. 

Je  n'éprouve  pas,  comme  vous,  ce  sentiment  d'une 
vie  qui  commence,  la  stupéfaction  de  l'existence  fraîche 
éclose.  Il  me  semble,  au  contraire,  que  j'ai  toujours 
existé!  et  je  possède  des  souvenirs  qui  remontent  aux 
Pharaons.  Je  me  vois  à  différents  âges  de  l'histoire  très 
nettement,  exerçant  des  métiers  différents  et  dans  des 
fortunes  multiples.  Mon  individu  actuel  est  le  résultat 
de  mes  individualités  disparues.  J'ai  été  batelier  sur  le 


CORRESPONDA^XE  DE  G.    FLAUBERT.  301 

Nil,  leno  à  Rome  du  temps  des  guerres  puniques,  puis 
rhéteur  grec  dans  Suburre,  où  j'étais  dévoré  de  pu- 
naises. Je  suis  mort,  pendant  la  croisade,  pour  avoir 
trop  mangé  de  raisin  sur  la  plage  de  Syrie.  J'ai  été 
pirate  et  moine,  saltimbanque  et  cocher.  Peut-être 
empereur  d'Orient,  aussi? 

Bi,en  des  choses  s'expliqueraient  si  nous  pouvions 
connaître  notre  généalogie  véritable.  Car  les  éléments 
qui  font  un  homme  étant  bornés,  les  mêmes  combi- 
naisons doivent  se  reproduire?  Ainsi  l'hérédité  est  un 
principe  juste  qui  a  été  mal  appliqué. 

Il  en  est  de  ce  mot-là  comme  de  bien  d'autres. 
Chacun  le  prend  par  un  bout  et  on  ne  s'entend  pas.  Les 
sciences  psychologiques  resteront  où  elles  gisent, 
c'est-à-dire  dans  les  ténèbres  et  la  folie,  tant  qu'elles 
n'auront  pas  une  nomenclature  exacte,  qu'il  sera  per- 
mis d'employer  la  même  expression  pour  signifier  les 
idées  les  plus  diverses.  Quand  on  embrouille  les  caté- 
gories, adieu  la  morale! 

Ne  trouvez-vous  pas  au  fond  que,  depuis  89,  on  bat 
la  breloque?  Au  lieu  de  continuer  par  la  grande  route, 
qui  était  large  et  belle  comme  une  voie  triomphale,  on 
s'est  enfui  par  les  petits  chemins,  et  on  patauge  dans 
les  fondrières.  Il  serait  peut-être  sage  de  revenir 
momentanément  à  d'Holbach?  Avant  d'admirer  Prou- 
dhon,  si  on  connaissait  Turgot? 

Mais  le  Chic,  cette  religion  moderne,  que  devien- 
drait-elle! 

Opinions  chic  (ou  chiques)  :  être  pour  le  catholi- 
cisme (sans  en  croire  un  mot),  être  pour  l'esclavage, 
être  pour  la  maison  d'Autriche,  porter  le  deuil  de  la 
reine  Amélie,  admirer  Orplice  aux  Enfers^  s'occuper 
de  comices  agricoles,  parler  sport,  se  montrer  froid, 

9\\ 


302      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

être  idiot  jusqu'à  regretter  les  traités  de  1815.  Cela  est 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  neuf. 

Ah!  vous  croyez,  parce  que  je  passe  ma  vie  à  tâcher 
de  faire  des  phrases  harmonieuses  en  évitant  les  asso- 
nances, que  je  n'ai  pas,  moi  aussi,  mes  petits  juge- 
ments sur  les  choses  de  ce  monde?  Hélas  oui  !  et  même 
je  crèverai  enragé  de  ne  pas  les  dire. 

Mais  assez  bavardé,  je  vous  ennuierais  à  la  fin. 

La  pièce  de  Bouilhet  passera  dans  les  premiers  jours 
de  novembre.  C'est  donc  dans  un  mois  que  nous  nous 
verrons. 

Je  vous  embrasse  très  fort,  chère  maître. 


A  la  même. 

Nuit  de  lundi. 

Vous  êtes  triste,  pauvre  amie  et  chère  maître;  c'est 
à  vous  que  j'ai  pensé  en  apprenant  la  mort  de  Duveyrier. 
Puisque  vous  l'aimiez,  je  vous  plains.  Cette  perte-là 
s'ajoute  aux  autres.  Comme  nous  en  avons  dans  le 
cœur,  de  ces  morts!  Chacun  de  nous  porte  en  soi  sa 
nécropole. 

Je  suis  tout  deuis.sé  depuis  votre  départ;  il  me  semble 
que  je  ne  vous  ai  pas  vue  depuis  dix  ans.  Mon  unique 
sujet  de  conversation  avec  ma  mère  est  de  parler  de 
vous,  tout  le  monde  ici  vous  chérit. 

Sous  quelle  constellation  êtes-vous  donc  née  pour 
réunir  dans  voire  personne  des  qualités  si  diverses,  si 
nombreuses  et  si  rares? 

Je  ne  sais  pas  quelle  espèce  de  sentiment  je  vous 
porte,  —  mais  j'éprouve  pour  vous  une  tendresse  par- 
ticulière et  que  je  n'ai  ressentie  pour  personne,  jus- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       303 

qu'à  présent.  Nous  nous  entendions  bien,  n'est-ce  pas, 
c'était  gentil. 

Je  vous  ai  surtout  regrettée  hier  au  soir  à  dix  heu  res . 
Il  y  a  eu  un  incendie  chez  mon  marchand  de  bois.  Le 
ciel  était  rose  et  la  Seine  couleur  de  sirop  de  groseille. 
J'ai  travaillé  aux  pompes  pendant  trois  heures  et  je 
suis  rentré  aussi  affaibli  que  le  Turc  de  la  girafe. 

Un  journal  de  Rouen,  le  Nowoelliste^  a  relaté  votre 
visite  dans  Rouen,  si  bien  que  samedi,  après  vous  avoir 
quittée,  j'ai  rencontré  plusieurs  bourgeois  indignés 
contre  moi  parce  que  je  ne  vous  avais  pas  exhibée.  Le 
plus  beau  mot  m'a  été  dit  par  un  ancien  sous-préfet  : 
«  Ah!  si  nous  avions  su  qu'elle  était  là...  nous  lui 
aurions...  nous  lui  aurions...  »  un  temps  de  cinq  mi- 
nutes, il  cherchait  le  mot;  «  nous  lui  aurions...  souri.  » 
C'eût  été  bien  peu,  n'est  ce  pas? 

Vous  aimer  «  plus  »  m'est  difficile,  —  mais  je  vous 
embrasse  bien  tendrement.  Votre  lettre  de  ce  matin,  si 
mélancolique,  a  été  au  fond.  Nous  nous  sommes 
séparés  au  moment  où  il  allait  nous  venir  sur  les  lèvres 
bien  des  choses!  Toutes  les  portes,  entre  nous  deux,  ne 
sont  pas  encore  ouvertes.  Vous  m'inspirez  un  grand 
respect  et  je  n'ose  pas  vous  faire  de  questions. 


A  Amédée  Pommier. 

Croisset,  8  septeîv>bre  1866. 

Vous  devez  me  considérer,  monsieur,  comme  le  der 
nier  des  goujats.  Mais  depuis  le  mois  d'avril  j'étais 
absent  de  Paris-   C'est  il  y  a  huit  jours  seulement  que 
j'ai  trouvé  chez  moi  votre  volume.  Donc  agréez  d'abord 
toutes  mes  excuses,  puis  mes  remercîments. 


304  CORRESPONDANCE  DE   G.    FLAUBERT 

Vous  m'avez  d'ailleurs  écrii,  à  propos  de  la  Bovary, 
une  lettre  qui  a  «  chatouillé  de  mon  cœur  l'orgueilleuse 
faiblesse  ».  La  nouvelle  marque  de  sympathie  que  vous 
me  donnez  en  me  dédiant  une  pièce  m'a  été  très  douce, 
je  vous  assure. 

Vos  Colifichets  sont  des  joyaux.  Je  me  suis  rué 
dessus.  J'ai  lu  le  volume  tout  d'une  haleine.  Je  l'ai  relu. 
Il  reste  sur  ma  table  pour  longtemps  encore.  Partout 
j'ai  retrouvé  l'exquis  écrivain  des  Crâneries,  des  Océa- 
nides  et  de  V Enfer.  Je  vous  connais  et  depuis  longtemps 
je  vous  étudie.  Il  n'est  guère  possible  d'aimer  le  style 
sans  faire  de  vos  œuvres  le  plus  grand  cas.  Quelles 
rimes!  quelle  variété  de  tournure!  quelles  surprises 
d'images!  C'est  à  la  fois  clair  et  dense  comme  du  dia- 
mant. Vous  me  semblez  un  classique  dans  la  meilleure 
acception  du  mot. 

Il  va  sans  dire  que  la  page  8,  tout  d'abord,  m'a 
séduit,  et  mon  émerveillement  n'a  pas  ensuite  faibli. 
J'aime  autant  les  petites  pièces  que  les  grandes.  Est- 
ce  une  vanité?  Mais  je  crois  comprendre  tout  le  mérite 
du  Voyageur  et  de  Biaise  et  Rose.  Il  faut  être  fort 
comme  un  Gabire  pour  avoir  de  ces  légèretés-là.  Vous 
m'avez  fait  rêver  délicieusement  avec  VEgoïste  et  la 
Chine.  Le  Géant  m'a  «  transporté  d'enthousiasme  ». 
L'expression,  quoique  banale,  n'est  pas  trop  forte;  je 
la  maintiens. 

Les  œuvres  d'art  qui  me  plaisent  par-dessus  toutes 
les  autres  sont  celles  ou  Vart  excède.  J'aime  dans  la 
Peinture,  la  Peinture;  dans  les  Vers,  le  Vers.  Or  s'il 
fut  un  artiste  au  monde,  c'est  vous.  Tour  à  tour  vous 
êtes  abondant  comme  une  cataracte  et  vif  comme  un 
oiseau.  Les  phrases  découlent  de  votre  sujet  naturelle- 
ment et  sans  que  jamais  on  voie  le  dessous.  Gela  étin- 
celle et  chante,  reluit,  bruit  et  résiste. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       305 

Combien  n'avez-vous  pas  de  ces  vers  tout  d'une 
pièce,  de  ces  vers  où  l'idée  se  trouve  si  bien  prise  dans 
la  forme  qu'elle  en  demeure  inséparable  : 

Sa  toque  de  velours  descendait  jusqu'aux  yeux. 
Qui  tombait  sur  la  main  et  jusqu'au  bout  des  doigts. 

Je  ne  cite  que  ces  deux-là,  pris  au  hasard,  pour  vous 
montrer  ce  que  je  veux  dire. 

Je  vous  aime  encore  parce  que  vous  n'appartenez  à 
aucune  boutique,  à  aucune  église,  parce  qu'il  n'est 
question  dans  votre  volume,  ni  du  problème  social,  n^ 
des  bases,  etc. 

Et  je  serre  cordialement  et  respectueusement  la  main 
qui  écrit  de  pareilles  choses,  en  me  disant,  monsieur, 
votre  tout  dévoué. 

A  George  Sand. 

Nuit  de  mercredi. 

Oh  !  que  c'est  beau  la  lettre  de  Marengo  l'hirondelle! 
Sérieusement,  je  trouve  cela  un  chef-d'œuvre!  Pas  un 
mot  qui  ne  soit  un  mot  de  génie.  J'ai  ri  tout  haut  à 
plusieurs  reprises.  Je  vous  remercie  bien ,  chère  maître, 
vous  êtes  gentille  comme  tout. 

Vous  ne  me  dites  jamais  ce  que  vous  faites.  Le 
drame,  où  en  est-il? 

Je  ne  suis  pas  du  tout  surpris  que  vous  ne  compre- 
niez rien  à  mes  angoisses  littéraires  !  Je  n'y  comprends 
rien  moi-même.  Mais  elles  existent  pourtant,  et  vio- 
lentes. Je  ne  sais  plus  comment  il  faut  s'y  prendre 
pour  écrire  et  j'arrive  à  exprimer  la  centième  partie  de 
mes  idées,  après  des  tâtonnements  infinis.  Pas  prime- 


30(3      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.- 

saulier,  votre  ami,  non  !  pas  du  tout  !  Ainsi  voilà  deux 
jours  entiers  que  je  tourne  et  retourne  un  paragraphe 
sans  en  venir  à  bout.  J'en  ai  envie  de  pleurer  dans  des 
moments  !  Je  dois  vous  faire  pitié  !  et  à  moi  donc  ! 

Quant  à  notre  sujet  de  discussion  (à  propos  de 
votre  jeune  homme),  ce  que  vous  m'écrivez  dans  votre 
dernière  lettre  est  tellement  ma  manière  de  voir,  que 
je  l'ai  non  seulement  mise  en  pratique,  mais  prêchée. 
Demandez  à  Théo.  Entendons-nous,  cependant.  Les 
artistes  (qui  sont  des  prêtres)  ne  risquent  rien  d'être 
chastes,  au  contraire  !  Mais  les  bourgeois,  à  quoi  bon? 
Il  faut  bien  que  certains  soient  dans  l'humanité.  Heu- 
reux même  ceux  qui  n'en  bougent. 

Je  ne  crois  pas  (contrairement  à  vous)  qu'il  y  ait  rien 
à  faire  de  bon  avec  le  caractère  de  VArtiste  idéal  ;  ce 
serait  un  monstre.  L'art  n'est  pas  fait  pour  peindre 
les  exceptions,  et  puis  j'éprouve  une  répulsion  invin- 
cible à  mettre  sur  le  papier  quelque  chose  de  mon 
cœur.  Je  trouve  même  qu'un  romancier  n'a  j^as  le  droit 
d'exprimer  son  opinion  sur  quoi  que  ce  soit.  Est-ce 
que  le  bon  Dieu  l'a  jamais  dite,  son  opinion?  Voilà 
pourquoi  j'ai  pas  mal  de  choses  qui  m'étouffent,  que  je 
voudrais  cracher  et  que  je  ravale.  A  quoi  bon  les  dire, 
en  effet  !  Le  premier  venu  est  plus  intéressant  que 
M.  G.  Flaubert,  parce  qu'il  est  plus  général  et  par  con- 
séquent plus  typique. 

Ily  a  des  jours,  néanmoins,  où  je  me  sens  au-dessous 
du  crétinisme.  J'ai  maintenant  un  bocal  de  poissons 
rouges  et  ça  m'amuse.  Ils  me  tiennent  compagnie  pen- 
dant que  je  dîne.  Est-ce  bête  de  s'intéresser  à  des  choses 
aussi  inelones  !  Adieu,  il  est  tard,  j'ai  la  tête  cuite. 

Je  vous  embrasse. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       307 


A  la  même. 


Samedi  malin. 

Ne  vous  tourmentez  pas  pour  les  renseignements 
relatifs  aux  journaux.  Ça  occupera  peu  de  place  dans 
mon  livre  et  j'ai  le  temps  d'attendre.  Mais  quand  vous 
n'aurez  rien  à  faire,  jetez-moi  sur  an  papier  quelconque 
ce  que  vous  vous  rappelez  de  48.  Puis  vous  me  déve- 
lopperez cela  en  causant.  Je  ne  vous  demande  pas  de 
la  copie,  bien  entendu,  mais  de  recueillir  un  peu  vos 
souvenirs  personnels. 

Connaissez-vous  une  actrice  de  l'Odéon  qui  a  joué 
Macdulf  dans  Macbeth,  Duguéret?  Elle  voudrait  bien 
avoir  dans  Mont-Revêclie  le  rôle  de  Nathalie.  Elle  vous 
sera  recommandée  par  Girardin,  Dumas  et  moi.  Je  l'ai 
vue  hier  dans  Faustine,  où  elle  a  montré  du  chien. 
Vous  êtes  donc  prévenue;  à  vous  de  prendre  vos  me- 
sures. Mon  opinion  est  qu'elle  a  de  l'intelligence  et 
qu'on  peut  en  tirer  parti. 

Si  votre  petit  ingénieur  a  faitunuœu,  et  que  ce  vœu- 
là  ne  lui  coûte  pas,  il  a  raison  de  le  tenir;  sinon,  c'est 
une  pure  niaiserie,  entre  nous.  Où  la  liberté  existera- 
t-elle  si  ce  n'est  dans  la  passion  ? 

Eh  bien!  non.  De  mon  temps,  nous  ne  faisions  pas 
de  vœux  pareils  et  on  était  amoureux  !  et  crânement  1 
Mais  tout  s'associait  dans  un  large  éclectisme,  et  si 
l'on  s'écartait  des  darnes^  c'était  par  orgueil,  par  défi 
envers  soi-même,  coname  tour  de  force.  Enfin  nous 
étions  des  romantiques  rouges,  d'un  ridicule  accom- 
pli, mais  d'une  effiorescence  complète.  Le  peu  de  bon 
qui  me  reste  vient  de  ce  temps -là. 


308      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

A  la  même. 

Mercredi, 

J'ai  reçu  hier  le  volume  de  votre  fils.  Je  vais  m'y 
mettre  quand  je  serai  débarrassé  de  lectures  moins 
amusantes  probablement.  Ne  l'en  remerciez  pas  moins 
en  attendant,  chère  maître. 

D'abord,  parlons  de  vous,  «  de  l'arsenic  ».  Je  crois 
bien  !  Il  faut  boire  du  fer,  se  promener  et  dormir  et 
aller  dans  le  Midi,  quoi  qu'il  en  coûte,  voilà!  Autre- 
ment, la  femme  en  bois  se  brisera.  Quant  à  de  l'argent, 
on  en  trouve  ;  et  le  temps,  on  le  prend.  Vous  ne  ferez 
rien  de  ce  que  je  vous  conseille,  naturellement  Eh 
bien!  vous  avez  tort,  et  vous  m'affligez. 

Non,  je  n'ai  pas  ce  qui  s'appelle  des  soucis  d'argent; 
mes  revenus  sont  très  restreints,  mais  sûrs.  Seule- 
ment, comme  il  est  dans  l'habitude  de  votre  ami  d'an- 
ticiper sur  iceux,  il  se  trouve  gêné,  par  moments,  et 
il  grogne  «  dans  le  silence  du  cabinet  »,  mais  pas 
ailleurs.  A  moins  de  bouleversements  extraordinaires, 
j'aurai  toujours  de  quoi  manger  et  me  chauffer  jusqu'à 
la  fin  de  mes  jours.  Aies  héritiers  sont  ou  seront 
riches  (car  c'est  moi  qui  suis  le  pauvre  de  la  famille). 
Donc,  zut  ! 

Quant  à  gagner  de  l'argent  avec  ma  plume,  c'est  une 
prétention  que  je  n'ai  jamais  eue,  m'en  reconnaissant 
radicalement  incapable. 

Il  faut  donc  vivre  en  petit  rentier  de  campagne,  ce 
qui  n'est  pas  extrêmement  drôle.  Mais  tant  d'autres 
qui  valent  mieux  que  moi  n'ayant  pas  le  sol,  ce  serait 
injuste  de  se  plaindre.  Accuser  la  Providence  est  d'ail- 


t 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       309 

leurs  une  manie  si  commune,  qu'on  doit  s'en  abstenir 
par  simple  bon  ton. 

Encore  un  mot  sur  le  pécune  et  qui  sera  seulement 
entre  nous.  Je  peux,  sans  que  ça  me  gêne  en  rien,  dès 
que  je  serai  à  Paris,  c'est-à-dire  du  20  au  23  courant, 
vous  prêter  mille  francs,  si  vous  en  avez  besoin  pour 
aller  à  Cannes.  Je  vous  fais  cette  proposition  carré- 
ment, comme  je  la  ferais  à  Bouilhet,  ou  à  tout  autre 
intime.  Pas  de  cérémonie  !  voyons  ! 

Entre  gens  du  monde,  ça  ne  serait  pas  convenable» 
je  le  sais,  mais  entre  troubadours  on  se  passe  bien 
des  choses 

Vous  êtes  bien  gentille  avec  votre  invitation  d'aller 
à  Nohant.  J'irai,  car  j'ai  grande  envie  de  voir  votre 
maison.  Je  suis  gêné  de  ne  pas  la  connaître,  quand  je 
pense  à  vous.  Mais  il  me  faut  reculer  ce  plaisir-là 
jusqu'à  l'été  prochain.  J'ai  actuellement  besoin  de 
rester  à  Paris  quelque  temps.  Trois  mois  ne  sont  pas 
de  trop  pour  tout  ce  que  je  veux  y  faire. 

Je  vous  renvoie  la  page  de  ce  bon  Barbes,  dont  je 
connais  la  vraie  biographie  fort  imparfaitement.  Tout 
ce  que  je  sais  de  lui,  c'est  qu'il  est  honnête  et  héroïque. 
Donnez-lui  une  poignée  de  main  de  ma  part,  pour  le 
remercier  de  sa  sympathie.  Est-il,  entre  nous,  aussi 
intelligent  que  brave? 

J'aurais  besoin,  maintenant,  que  des  hommes  de  ce 
monde-là  fussent  un  peu  francs  avec  moi.  Car  je  vais 
me  mettre  a  étudier  la  Révolution  de  48.  Vous  m'avez 
promis  de  me  chercher  dans  votre  bibliothèque  de 
Nohant:  1*^  un  article  de  vous  sur  les  faïences  ;  2°  un 
roman  du  père  X..,,  jésuite,  sur  la  sainte  Vierge. 

Mais  quelle  sévérité  pour  le  père  Beuve  qui  n'est  ni 
jésuite  ni  vierge!  Il  regrette,  dites-vous,  «  ce  qu'il  y  a 
de  moins  regrettable,  entendu  comme  il  l'entendait.  » 


310      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Pourquoi  cela?  Tout  dépend  de  Vintensité  qu'on  met  à 
la  chose. 

Les  hommes  trouveront  toujours  que  la  chose  la 
plus  sérieuse  de  leur  existence,  c'est  jouir. 

La  femme,  pour  nous  tous,  est  l'ogive  de  l'infini . 
Gela  n'est  pas  noble,  mais  tel  est  le  vrai  fond  du  mâle. 
On  blague  sur  tout  cela,  démesurément,  Dieu  merci, 
pour  la  littérature,  et  pour  le  bonheur  individuel 
aussi. 

Ah!  je  vous  ai  bien  regrettée  tantôt.  Les  marées 
sont  superbes,  le  vent  mugit,  la  rivière  blanchit  et 
déborde.  Elle  vous  a  des  airs  d'Océan  qui  font  du 
bien. 


A  la  même. 

1"  novembre  1866. 
Chère  maître, 

J'ai  été  aussi  honteux  qu'attendri  hier  au  soir  en 
recevant  votre  «  tant  gente  »  épître.  Je  suis  un  misé- 
rable de  n'avoir  pas  répondu  à  la  première.  Gomment 
cela  se  fait-il?  Car  ordinairement  je  ne  manque  pas 
d'exactitude. 

Le  travail  ne  va  pas  trop  mal.  J'espère  avoir  fini  ma 
seconde  partie  au  mois  de  février.  Mais  pour  avoir 
tout  terminé  dans  deux  ans,  il  faut  que  d'ici  là,  votre 
vieux  ne  bouge  de  son  fauteuil.  G'est  ce  qui  fait  que  je 
ne  vais  pas  à  Nohant.  Huit  jours  de  vacances,  c'est 
pour  moi  trois  mois  de  rêverie.  Je  ne  ferais  plus  que 
songer  à  vous,  aax  vôtres,  au  Berry,  à  tout  ce  que 
j'aurais  vu.  Mon  malheureux  esprit  naviguerait  dans 
des  eaux  étrangères.  J'ai  si  peu  de  force. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       311 

Je  ne  cache  pas  le  plaisir  que  m'a  fait  votre  petit 
mot  sur  Salammbô.  Ce  bouquin-là  aurait  besoin  d'être 
allégé  de  certaines  inversions;  il  y  a  trop  d'alors,  de 
mais  et  de  et.  On  sent  le  travail. 

Quant  à  celui  que  je  fais,  j'ai  peur  que  la  concep- 
tion n'en  soit  vicieuse,  ce  qui  est  irrémédiable;  des 
caractères  aussi  mous  intéresseront-ils?  On  n'arrive  à 
de  grands  effets  qu'avec  des  choses  simples,  des  pas- 
sions tranchées.  Mais  je  ne  vois  de  simplicité  nulle 
part  dans  le  monde  moderne. 

Triste  monde!  Est-ce  assez  déplorable  et  lamenta- 
blement grotesque,  les  affaires  d'Italie!  Tous  ces 
ordres ,  contre-ordres  de  contre-ordres  des  contre- 
ordres  !  La  terre  est  une  planète  très  inférieure,  déci- 
dément. 

Vous  ne  m'avez  pas  dit  si  vous  étiez  contente  des 
reprises  de  l'Odéon.  Quand  irez-vous  dans  le  Midi? 
Et  où  cela,  dans  le  Midi? 

D'aujourd'hui  en  huit,  c'est-à-dire  du  7  au  10  no- 
vembre, je  serai  à  Paris,  a3'ant  besoin  de  flâner  dans 
Auteuil  pour  y  découvrir  des  petits  coins.  Ce  qui  serait 
gentil,  ce  lirait  de  nous  en  revenir  à  Groisset  en- 
semble. Vous  savez  bien  que  je  vous  en  veux  beau- 
coup pour  vos  deux  derniers  voyages  en  Normandie» 

A  bientôt,  hein?  Pas  de  blague!  Je  vous  embrasse 
comme  je  vous  aime,  chère  maître,  c'est-à-dire  très 
tendrement. 

Voici  un  morceau  que  j'envoie  à  votre  cher  fils, 
amateur  de  ce  genre  de  friandises  : 

Un  soir,  attendu  par  Hortense, 
Sur  la  pendule  ayant  les  yeux  fixés, 
Et  sentant  son  cœur  battre  à  mouvements  pressés, 
Le  jeune  Alfred  séchait  d'impatience. 

{Mémoires  de  l'Académie  de  Saint-Quentin.) 


312  CORRESPONDAIS  CE   DE  G     FLAUBERT. 

A  Sainte-Beuve. 

Croisset,  dimanche,  1867. 
Mon  cher  maître, 

La  Princesse  m'écrit  que  vous  êtes  souffrant  depuis 
longtemps  déjà?  Qu'avez-vous  donc?  Ne  faites  pas  la 
bêtise  de  devenir  gravement  malade.  Soignez-vous. 
Reposez-  vous  !  et  ayez  l'obligeance  de  me  donner  de 
vos  nouvelles. 

Si  vous  ne  pouvez  m'écrire,  je  me  recommande  à 
M.  Trôubat. 

En  vous  la  souhaitant  «  bonne  et  heureuse  » ,  je  vous 
embrasse,  cher  maître. 

A  George  Sand. 

Croisset,  Jiuit  de  samedi. 

Non,  chère  maître,  vous  n'êtes  pas  près  de  votre  fin. 
Tant  pis  pour  vous,  peut-être.  Mais  vous  vivrez  vieille 
et  très  vieille,  comme  vivent  les  géants,  puisque  vous 
êtes  de  cette  race-là  :  seulement,  il  faut  se  reposer. 
Une  chose  m'étonne,  c'est  que  vous  ne  soyez  pas  morte 
vingt  fois,  ayant  tant  pensé,  tant  écrit  et  tant  souffert. 
Allez  donc  un  peu,  comme  vous  en  avez  envie,  au  bord 
de  la  Méditerranée.  L'azur  détend  et  retrempe.  Il  y  a 
des  pays  de  Jouvence,  comme  la  baie  de  Naples.  En  de 
certains  moments,  ils  rendent  peut-être  plus  triste? 
Je  n'en  sais  rien. 

La  vie  n'est  pas  facile  !  Quelle  affaire  compHquée  et 
dispendieuse  !  J'en  sais  quelque  chose.  Il  faut  de  l'ar- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       313 

gent  pour  tout!  si  bien  qu'avec  un  revenu  modeste  et" 
un  métier  improductif  il  faut  se  résigner  h  peu.  Ainsi 
fais-je!  Le  pli  en  est  pris,  mais  les  jours  où  le  travail 
ne  marche  pas,  ce  n'est  pas  drôle.  Ah!  oui,  ah!  oui. 
je  veux  bien  vous  suivre  dans  une  autre  planète.  El  à 
propos  d'argent,  c'est  là  ce  qui  rendra  la  nôtre  inha- 
bitable dans  un  avenir  rapproché,  car  il  sera  impos- 
sible d'y  vivre,  même  aux  plus  riches,  sans  s'occuper 
de  son  bien;  il  faudra  que  tout  le  monde  passe  plu- 
sieurs heures  par  jour  à  tripoter  ses  capitaux.  Char- 
mant! Moi,  je  continue  à  tripoter  mon  roman,  et  je 
m'en  irai  à  Paris  quand  je  serai  à  la  fin  de  mon  cha- 
pitre, vers  le  milieu  du  mois  prochain. 

Et  quoi  que  vous  en  supposiez,  «  aucune  belle  dame  » 
ne  vient  me  voir.  Les  belles  dames  m'ont  beaucoup 
occupé  l'esprit,  mais  m'ont  pris  très  peu  de  temps. 
Me  traiter  d'anachorète  est  peut-être  une  comparaison 
plus  juste  que  vous  ne  croyez. 

Je  passe  des  semaines  entières  sans  échanger  un 
mot  avec  un  être  humain,  et  à  la  fin  de  la  semaine  il 
m'est  impossible  de  me  rappeler  un  seul  jour,  ni  un 
fait  quelconque.  Je  vois  ma  mère  et  ma  nièce  les  di- 
manches, et  puis  c'est  tout.  Ma  seule  compagnie  con- 
siste en  une  bande  de  rats  qui  font  dans  le  grenier, 
au-dessus  de  ma  tête,  un  tapage  infernal,  quand  l'eau 
ne  mugit  pas  et  que  le  vent  ne  souffle  plus.  Les  nuits 
sont  noires  comme  de  l'encre,  et  un  silence  m'entoure, 
pareil  à  celui  du  désert.  La  sensibilité  s'exalte  déme- 
surément dans  un  pareil  milieu.  J'ai  des  battements 
de  cœur  pour  rien. 

Tout  cela  résulte  de  nos  jolies  occupations.  Voilà  ce 
que  c'est  que  de  se  tourmenter  l'âme  et  le  corps.  Mais 
si  ce  tourment-là  est  la  seule  chose  propre  qu'il  y  ait 
ici-bas? 

27 


314      CORRESPOND AK CE  DE  G.  FLAUBERT 

Je  VOUS  ai  dit,  n'est-ce  pas,  que  j'avais  relu  Con- 
suelo  et  la  Comtesse  de  Rii  dolstadt ;  cela  m'a  pris 
quatre  jours.  Nous  en  causerons  très  longuement, 
quand  vous  voudrez.  Pourquoi  suis-je  amoureux  de 
Siverain?  C'est  que  j'ai  les  deux  sexes,  peut-être. 


A  Jules  Troubat. 

Croisset,  jeudi. 

Merci  derechef,  —  vous  me  mettez,  comme  on  dit, 
«  du  baume  dans  le  sang  ». 

La  solution  que  vous  m'annoncez  ce  matin  m'a  été 
prédite  hier  par  quelqu'un  qui  s'y  connaît.  Il  serait 
possible  que  notre  cher  maître  arrivât  à  se  guérir 
complètement. 

Prêchez-le  pour  quHl  ne  fasse  rien  du  tout. 

Donnez-moi  de  ses  nouvelles,  quand  vous  en  aurez 
le  loisir. 

Mille  poignées  de  main. 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt* 

Nuit  de  samedi,  janvier  1867. 

Si  c'est  une  consolation  pour  vous  de  savoir  que  je 
m'embête,  soyez-le!  car  je  ne  m'amuse  pas  démesuré- 
ment. Mais  je  travaille  beaucoup,  ce  qui  fait  que  je 
m'em...  Quand  je  dis  que  je  travaille,  c'est  une 
manière  de  parler.  Je  me  donne  du  mal  et  puis  c'est 
peut-être  tout?  N'importe!  Je  crois  avoir  passé  l'en- 
droit le  plus  vide  de  mon  interminable  roman  ;  mais  je 
n'en  ferai  plus  de  pareil.  Je  vieillis  et  il  serait  temps 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       315 

de  faire  quelque  chose  de  bien  et  d'amusant  pour  moi. 
Je  passe  des  semaines  entières  sans  voir  un  être 
humain,  ni  échanger  une  parole  avec  mes  semblables. 
D'ailleurs ,  je  deviens  insociable  comme  l'individu 
Marat,  qui  est  au  fond  mon  homme.  J'ai  même  envie 
de  mettre  son  buste  dans  mon  cabinet,  uniquement 
pour  révolter  les  bourgeois;  mais  il  est  trop  tard. 
Hélas!  Beau  sous  le  rapport  moral,  mais  pas  de  plas- 
tique. Si  bien  (car  tout  cela  est  une  parenthèse) 
qu'ayant  accepté  à  dîner  avant-hier  chez  ma  nièce,  à 
Rouen,  j'ai  pris  plaisir  à  engueuler  différentes  per- 
sonnes de  la  localité  qui  se  trouvaient  là,  et  me  suis 
rendu  complètement  désagréable. 


Vous  êtes  bien  gentils  de  m'avoir  répondu  tout  de 
suite.  Donnez-moi  donc  des  nouvelles  détaillées  de 
Sainte-Beuve. 

J'espère  vous  voir  dans  un  mois  environ,  quand 
j'aurai  fini  mon  chapitre.  Alors,  je  serai  à  la  moitié  de 
mon  volumineux  CocOy  en  étant  moi-même  un  assez 
triste. 


A  George  Sand. 

Chère  maître , 

Vous  devriez  vraiment  aller  voir  le  soleil  quelque 
part;  c'est  bêle  d'être  toujours  souffrante;  voyagez 
donc;  reposez-vous;  la  résignation  est  la  pire  des 
vertus. 

J'aurais  besoin  d'en  avoir  pour  supporter  toutes  les 
bêtises  que  j'entends  dire!   Vous  n'imaginez   pas  à 


316  CORRESPOiNDAKCE  DE  G.    FLAUBERT. 

quel  point  on  en  est.  La  France,  qui  a  été  prise  quelque- 
fois de  la  danse  de  saint  Guy  (comme  sous  Charles  VI), 
me  paraît  maintenant  avoir  une  paralysie  du  cerveau. 
On  est  idiot  de  peur.  Peur  de  la  Prusse,  peur  des 
grèves,  peur  de  l'Exposition  qui  «ne  marche  pas», 
peur  de  tout.  Il  faut  remonter  jusqu'en  1849  pour  trou- 
ver un  pareil  degré  de  crétinisme. 

On  a  tenu,  au  dernier  Magny,  de  telles  conversa- 
tions de  portiers,  que  je  me  suis  juré  intérieurement 
de  n'y  pas  remettre  les  pieds.  Il  n'a  été  question  tout 
le  temps  que  de  M.  de  Bismarck  et  du  Luxembourg. 
J'en  suis  encore  gorgé!  Au  reste,  je  ne  deviens  pas 
facile  à  vivre!  Loin  de  s'émousser,  ma  sensibilité  s'ai- 
guise ;  un  tas  de  choses  insignifiantes  me  font  souf- 
frir. Pardonnez-moi  cette  faiblesse,  vous  qui  êtes  si 
fx)rte  et  si  tolérante  ! 

Le  roman  ne  marche  pas  du  tout.  Je  suis  plongé 
dans  la  lecture  des  journaux  de  48.  Il  m'a  fallu  faire 
(et  je  n'en  ai  pas  fini)  différentes  courses  à  Sèvres,  à 
Greil,  etc. 

Le  père  Sainte-Beuve  prépare  un  discours  sur  la 
libre-pensée,  qu'il  lira  au  Sénat,  à  propos  de  la  loi  sur 
la  presse.  Il  a  été  très  crâne,  savez- vous. 

Vous  direz  à  votre  fils  Maurice  que  je  l'aime  beau- 
coup, d'abord  parce  que  c'est  votre  fils  et  secundo 
parce  que  c'est  lui.  Je  le  trouve  bon,  spirituel,  lettré, 
pas  poseur,  enfin  charmant  «  et  du  talent  ». 


A  Sainte-Beuve. 

16  janvier  1867. 

Ah!  sapristi!  je  suis  content,   cher  maître;  votre 
lettre  d'hier  matin  m'a  causé  une  vraie  joie. 


CORRESPOiNDANCE  DE  G.    FLAUBERT.  317 

J  espère  vous  retrouver  à  la  fin  de  ce  mois-ci  en  pleine 
convalescence.  Nous  componiserons  ensemble  pour 
célébrer  icelle. 

Il  est  fort  possible  que  tout  se  rétablisse. 

Qua*:t  à  mon  bouquin,  il  n'est  pas  près  d'être  fini. 
J'acbéve  la  seconde  partie.  Je  ne  puis  être  débarrassé 
avant  le  milieu  de  1869. 

Gomme  j'ai  envie  de  vous  voir  !  En  attendant  ce 
plaisir-là,  je  vous  embrasse. 

A  Louis  Bouilhet. 

Nuit  de  lundi. 
Monseigneur, 

J'ai  lu  le  roman  de  M""'  Régnier.  Nous  en  causerons 
tout  à  l'heure. 

Ma  grippe  a  l'air  de  se  passer.  Mais  elle  a  été  vio- 
lente et  j'ai  peur  qu'elle  ne  recommence  dans  mes 
courses  que  je  vais  être  obligé  de  faire  à  Sèvres  et  à 
Creil.  Il  faut  pourtant  que  je  m'y  résigne.  Car  je  ne 
puis  aller  plus  loin,  dans  ma  copie,  sans  voir  une  fa- 
brique de  faïence.  Je  bûche  la  Révolution  de  48  avec 
fureur.  Sais-tu  combien  j'ai  lu  et  annoté  de  volumes 
depuis  six  semaines  ?  27,  mon  bon.  Ce  qui  ne  m'a  pas 
empêché  d'écrire  dix  pages. 

Hier  chez  la  princesse,  où  j'ai  dîné,  Théo  m'a  dit 
qu'il  avait  organisé  un  Sous-Magny  chez  M""^  de  Païva. 
Je  serai  invité  au  premier  vendredi;  je  te  dirai  ce  qui 
en  est. 

Le  Moniteur  a  donné,  inexactement,  la  séance  du 
Sénat,  où  le  père  Beuve  s'est  signalé  par  sa  haine 
des  prêtres;  il  a  été  énorme.  Le  public  est  pour  lui. 
Il  a  reçu  hier  des  visites  et  des  félicitations  en  masse. 

27. 


318      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

J'attends  Duplan  dans  une  huitaine  de  jours.  Les 
bichons  partent  demain  soir  pour  Home.  Je  dînerai 
probablement  \in  de  ces  jours  avec  le  prince,  chez  la 
Tourbey.  Le  public  est  très  froid  aux  Idées  de  M"^^  Au- 
bray.  Il  y  a  tous  les  soirs  quelques  sifflets.  Quant  au 
succès  d'argent,  il  est  énorme.  Je  n'ai  pas  été  à  l'Expo- 
sition et  n'irai  pas  d'ici  à  longtemps.  Voilà  toutes  les 
nouvelles 

Ce  que  je  blâme  dans  Un  duel  de  salon,  c'est  le  fond 
"de  l'histoire.  Cette  invention  d'un  ancien  forçat  dé- 
guisé en  grand  seigneur  et  captant  le  cœur  d'une  riche 
veuve,  me  semble  manquer  de  vérité  et  de  nouveauté? 
Le  style,  la  psychologie,  les  descriptions,  en  un  mot 
la  forme  entière  du  livre  dépasse  de  beaucoup  la  fable. 
Et  j'ai  été  tout  désillusionné  en  arrivant  au  secret  de 
la  comédie.  Une  fois  cette  réserve  faite,  je  trouve 
l'œuvre  pleine  de  qualités  très  remarquables.  Telle  est 
mon  opinion  sincère.  J'ai  été  surtout  frappé  de  la  nou- 
veauté et  de  la  justesse  de  certaines  comparaisons. 
Gomuient  peut-on,  avec  tant  d'esprit,  tomber  dans  la 
rengaine  du  forçat  en  gants  blancs  !  Ce  qui  n'empêche 
pas  le  livre  d'être  amusant  et  de  pouvoir  être  présenté 
bravement  à  un  journal.  M"'^  Régnier  veut-elle  que  je 
tente  l'épreuve  au  grand  ou  au  petit  Moniteur?  Je 
suis  à  ses  ordres.  Quant  à  réussir,  je  ne  promets  rien. 
Mais  je  ferai  la  réclame  très  chaudement  et  très  sin- 
cèrement. 

Quant  aux  critiques  de  détail,  je  reproche  au  com- 
mencement d'avoir  trop  de  dialogues,  j  Tu  sais,  du 
reste,  la  haine  que  j'ai  du  dialogue  dans  les  romans. 
Je  trouve  qu'il  doit  être  caractéristique.)  Je  me  per- 
mettrai également  de  blâmer  un  certain  nombre  d'ex- 
pressions toutes  faites,  telles  que  dans  la  première 
page  ;  «  Se  mettant  de  la  partie,  lui  donna  gain  de 


CORRESPOiNDAiNCE  DE  G.   FLAUBERT.  319 

cause  ».  Puis,  à  côté  de  cela,  des  choses  ravissantes  : 
«  Une  de  ces  mains  expressives  qui  parlent  avec  le 
bout  des  ongles  !  »  De  semblables  raretés  sont  fré- 
quentes. 

Charmant,  le  chapitre  II  :  le  Bois  de  Boulogne. 
Pourquoi  n'avoir  pas  commencé  le  roman  à  cet  en- 
droit-là? avec  les  portraits  des  deux  rivales  ? 

J'aime  beaucoup  le  bal,  où  il  y  a  d'excellents  dé- 
tails :  «  des  nuages  de  gaze  et  de  dentelles  coupés  par 
des  éclairs  de  rubis  et  de  diamants  passaient  au  bras 
de  cavaliers  aussi  noirs  que  possible  ».  Pourquoi  gâter 
une  vraie  merveille  de  style  !  Oh  1  les  femmes  ! 

Page  43 ,  nous  retombons  dans  Gélimène  et  Ar- 
sinoé  ! 

La  sortie  de  d'Arelle  fumant  son  cigare,  excel- 
lente ! 

Les  rêveries  de  Madeleine  au  soleil  levant,  très  bon. 
Il  y  a  un  vrai  talent  de  moraliste  dans  l'analyse  de 
Madeleine  en  prières.  C'est  senti  et  profond. 

Page  99  :  «.  Offrant  en  miniature  un  tableau  de  l'in- 
dustrie universelle  ».  Hum!  hum  ! 

Les  deux  dialogues  entre  la  duchesse  et  le  comte, 
chapitres  IX  et  X,  me  semblent  pleins  de  talent  scé- 
nique.  A  la  bonne  heure!  rien,  ici,  ne  pourrait  rem- 
placer le  dialogue. 

De  Breuil  et  sa  maladie  m'intéressent  peu.  On  n'a 
nulle  inquiétude  sur  son  compte.  La  visite  que  ses  deux 
amis  lui  font  est  spirituelle. 

Page  57.  Les  preuves  de  l'identité  (fausse)  du  comte 
devaient,  il  me  semble,  être  données  ici  par  Madeleine. 
Cela  dérouterait  le  lecteur  qui  serait  convaincu,  comme 
de  Breuil,  que  le  comte  est  un  honnête  homme???  et 
ça  abrégerait  les  explications  postérieures. 

Page  161.  Le  langage  des  deux  personnages  en  scène 


320      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

est-il  bien  vrai?  «  Heureux  l'homme  qui  a  su  faire 
vibrer  les  nobles  instincts  de  votre  âme,  madame?  » 

Gustave,  Vartiste  sceptique,  est  un  personnage  de 
vaudeville.  Il  ressemble  trop  au  confident  de  toutes  les 
pièces. 

Mais  le  roman  prend  une  allure  beaucoup  plus  rele- 
vée à  partir  du  chapitre  XIV,  commençant  par  la  des- 
cription de  Nice,  qui  est  un  morceau. 

Malgré  des  phrases  telles  que  celle-ci  :  «  Les  pre- 
miers mois  de  mariage  furent  pour  les  deux  époux  un 
enchantement  perpétuel  »,  les  premiers  détachements 
du  comte  sont  finement  faits. 

Le  domino  jaune,  enveloppé  de  jais  noir,  fait  une 
grande  impression,  excite  la  curiosité,  et  le  dialogue 
est  bon.  Une  phrase  sur  la  voix  du  domino  exquise  de 
justesse. 

J'aime  la  description  d'Hélène  courant  à  cheval. 
Mais  je  demande,  en  toute  humilité,  si  l'action  héroïque 
qu'elle  fait  n'est  pas  un  peu  poncive  ? 

Chapitre  XIX.  Pourquoi  Venise?  puisque  rien  d\itile 
au  roman  ne  s'y  passe,  ou  plutôt  ce  qui  s'y  passe  pour- 
rait être  dit  en  trois  mots. 

Page  279.  Bon,  le  boudoir  d'Hélène  et  le  dialogue 
qui  s'y  trouve  idem.  Je  trouve  superbe  le  marquis  de 
Ver  et  la  fin  du  chapitre  XXI. 

Les  scènes  du  chalet  sont  intéressantes;  on  a  peur 
pour  cette  pauvre  Madeleine  ;  il  y  a  de  la  puissance  dans 
toute  cette  partie-là.  De  la  puissance  dramatique,  il 
me  semble?  On  regrette  que  ça  ne  soit  pas  sur  les 
planches. 

La  lâcheté  du  comte  est  concevable  en  ce  sens 
qu'elle  est  bien  amenée;  mais  l'atrocité  d'Hélène  (dont 
j'admire  le  caractère)  aurait  dû  être  préparée,  dans  les 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.     321 

parties  précédentes,  par  des  motifs,  des  faits  plus 
explicites. 

Le  marchand  d'huile  est  comique  et  réussi. 

La  confession  du  comte  est  roide!  !!  Ici,  selon  moi, 
est  (je  le  répète)  le  défaut  constitutionnel  du  comte. 

La  salle  admire,  l'auteur  en  a  tiré  bon  parti,  et  les 
conséquences  se  déroulent  logiquement.  L'entrevue 
entre  les  deux  rivales,  à  Paiis,  est  ce  qu'elle  devait 
être. 

Le  suicide  de  Madeleine  était  indispensable  comme 
drame;  mais,  dans  la  réalité,  elle  aurait  vécu  en  paix 
avec  ce  bon  de  Breuil,  ce  qui  n'eût  pas  révolté  le  lec- 
teur. Cette  fin  est  amusante,  du  reste,  comme  tout  le 
livre. 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  en  dire. 

Adieu,  cher  vieux,  il  est  près  de  quatre  heures  du 
matin.  Ce  qui  me  fait  une  journée  de  dix-hnit  heures 
de  travail.  C'est  raisonnable.  Sur  ce,  je  vais  me  cou- 
cher et  t'embrasse. 


A  George  Sand. 

Je  m'ennuie  de  ne  pas  avoir  de  vos  nouvelles,  chère 
maître.  Que  devenez-vous?  Quand  vous  reverrai-je? 

Mon  voj^age  à  Nohant  est  manqué.  Voici  pourquoi  : 
ma  mère  a  eu,  il  y  a  huit  jours,  une  petite  attaque. 
Il  n'en  reste  rien;  mais  cela  peut  recommencer.  Elle 
s'ennuie  de  moi,  et  je  vais  hâter  mon  retour  à  Crois- 
set.  Si  elle  va  bien  vers  le  mois  d'août,  et  que  je  sois 
sans  inquiétude,  pas  n'est  besoin  de  vous  dire  que  je 
me  précipiterai  vers  vos  pénates. 

En  fait  de  nouvelles,  Sainte-Beuve  me  paraît  gra- 


322      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

vement  malade,  et  Bouilhet  vient  d'être  nommé  biblio- 
thécaire à  Rouen. 

Depuis  que  les  bruits  de  guerre  se  calment,  on  me 
semble  un  peu  moins  idiot.  L'écœurement  que  la 
lâcheté  publique  me  causait  s'apaise. 

J'ai  été  deux  fois  à  l'Exposition;  cela  est  écrasant. 
Il  y  a  des  choses  splendides  et  extra-curieuses.  Mais 
l'homme  n'est  pas  fait  pour  avaler  l'infini  ;  il  faudrait 
savoir  toutes  les  sciences  et  tous  les'  arts  pour  s'inté- 
resser à  tout  ce  qu'on  voit  dans  le  Champ  de  Mars. 
N'importe;  quelqu'un  qui  aurait  à  soi  trois  mois 
entiers,  et  qui  viendrait  là  tous  les  matins  prendre  des 
notes,  s'épargnerait  par  la  suite  bien  des  lectures  et 
bien  des  voyages. 

On  s^  sent  là  très  loin  de  Paris,  dans  un  monde 
nouveau  et  laid,  un  monde  énorme  qui  est  peut-être 
celui  de  l'avenir.  La  première  fois  que  j'y  ai  déjeuné, 
j'ai  pensé  tout  le  temps  à  l'Amérique,  et  j'avais  envi© 
de  parler  nègre. 


A  Maurice  Schlésinger, 

2  juin  1867. 

Mon  cher  ami, 

J'ai  trois  choses  à  vous  dire  : 

1°  Vous  êtes  venu  en  France  dernièrement  et  je  ne 
vous  ai  pas  vu,  ce  qui  n'est  point  gentil  de  votre 
part. 

2°  Le  fils  de  notre  ancien  ami  Pradvr  désirerait 
avoir,  dans  la  Gazette  musicale^  un  article  (d'éloges, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       323 

bien  entendu)  sur' un  Album  pour  piano,  qu'il  a  ré- 
cemment publié.  Je  ne  connais  aucun  des  rédacteurs 
de  la  Gazette.  Pouvez-vous,  vous,  lui  faire  avoir  cet 
article? 

Troisième  question  (importante  et  pressée,  s.  v.  p.). 
Je  suis  forcé,  dans  le  travail  que  je  fais  maintenant,  de 
passer  par  la  Révolution  de  48.  —  Vous  avez  joué  un 
rôle  dans  le  club  des  Femmes.  Le  récit  exact  de  cette 
soirée  se  trouve-t-il  quelque  part?  Ce  qui  serait  bien, 
ce  serait  de  recueillir  vos  souvenirs  à  ce  sujet  et  de  me 
les  envoyer  lisiblement  écrits  —  car  j'ai  souvent  du 
mal  à  déchiffrer  vos  rares  épîtres.  Tel  est  le  service 
que  j'attends  de  vous,  cher  ami.  Si  M""*  Maurice  est  de 
retour  à  Bade,  présentez-lui  nos  meilleurs  souvenirs. 

Je  vous  embrasse  et  suis  vôtre. 


A  George  Sand. 

J'ai  passé  trente-six  heures  à  Paris  au  commence- 
ment de  cette  semaine,  pour  assister  au  bal  des  Tui- 
leries. Sans  blague  aucune,  c'était  splendide.  Paris, 
du  reste,  tourne  au  colossal.  Cela  devient  fou  et  déme- 
suré. Nous  retournons  peut-être  au  vieil  Orient.  Il  me 
semble  que  des  idoles  vont  sortir  de  terre.  On  est 
menacé  d'une  Babylone. 

Pourquoi  pas?  L'individu  a  été  tellement  nié,  par 
la  démocratie,  qu'il  s'abaissera  jusqu'à  un  affaisse- 
ment complet,  comme  sous  les  grands  despotismes 
théocratiques. 

Le  czar  de  Russie  m'a  profondément  déplu;  je  l'ai 
trouvé  pignouf.  En  parallèle  avec  le  sieur  Floquet  qui 
crie,  sans  danger  aucun  :  a  Vive  la  Pologne  !  »  nous 


324      CORRESPONDA^'CE  DE  G.  FLAUBERT. 

avons  des  gens  chic  qui  se  sont  fait  inscrire  à  TÉly- 
Bée.  Oh  !  la  bonne  époque  ! 

Mon  roman  va  piano.  A  mesure  que  j'avance,  les 
difficultés  surgissent.  Quelle  lourde  charrette  de  moel- 
lons à  traîner  !  Et  vous  vous  plaignez,  vous,  d'un  tra- 
vail qui  dure  six  mois  ! 

J'en  ai  encore  pour  deux  ans,  au  moins  {du  mien). 
Gomment  diable  faites- vous  pour  trouver  la  liaison  de 
vos  idées?  C'est  cela  qui  me  retarde.  Ce  livre-là, 
d'ailleurs,  me  demande  des  recherches  fastidieuses. 
Ainsi,  lundi,  j'ai  été  successivement  au  Jockey-Club, 
au  café  Anglais  et  chez  un  avoué. 

Aimez-vous  la  préface  de  Victor  Hugo  à  PariS' 
Guide?  Pas  trop,  n'est-ce  pas?  La  philosophie  d'Hugo 
me  semble  toujours  vague. 

Je  me  suis  pâmé,  il  y  a  huit  jours,  devant  un  cam- 
pement de  bohémiens  qui  s'étaient  établis  à  Rouen. 
Voilà  la  troisième  fois  que  j'en  vois  et  toujours  avec 
un  nouveau  plaisir.  L'admirable,  c'est  qu'ils  excitaient 
la  haine  des  bourgeois,  bien  qu'inoffensifs  comme  des 
moutons. 

Je  me  suis  fait  très  mal  voir  de  la  foule  en  leur  don- 
nant quelques  sols,  et  j'ai  entendu  de  jolis  mots  à  la 
Prudhomme.  Cette  haine-là  tient  à  quelque  chose  de 
très  profond  et  de  complexe.  On  la  retrouve  chez  tous 
les  gens  d'ordre. 

C'est  la  haine  que  l'on  porte  au  bédouin,  à  l'héré- 
tique, au  philosophe,  au  solitaire,  au  poète,  et  il  y  a 
de  la  peur  dans  cette  haine.  Moi,  qui  suis  toujours 
pour  les  minorités,  elle  m'exaspère.  Il  est  vrai  que 
beaucoup  de  choses  m'exaspèrent  Du  jour  où  je  ne 
serai  plus  indigné,  je  tomberai  à  plat,  comme  une 
poupée  à  qui  on  relire  son  bùlon. 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  3*25 

Ainsi,  le  pal  qui  m'a  soutenu  cet  hiver,  c'était  l'in- 
dignation que  j'avais  contre  notre  grand  historien  na- 
tional, M.  Thiers,  lequel  était  passé  à  l'état  de  demi- 
dieu,  et  la  brochure  Trochu,  et  l'éternel  Ghangarnier 
revenant  sur  l'eau.  Dieu  merci,  le  délire  de  î'Exposi- 
tion  nous  a  délivrés  momentanément  de  ces  grands 
hommes. 


A  Charles  Edmond, 


Je  regrette  bien  que  vous  ne  puissiez  faire  avec  moi 
ce  petit  voyage  à  Villeneuve.  Je  m'embête  tellement 
en  chemin  de  fer  qu'au  bout  de  cinq  minutes  je  hurle 
d'ennui.  On  croit,  dans  le  wagon,  que  c'est  un  chien 
oublié;  pas  du  tout,  c'est  M.  Flaubert  qui  soupire. 
Voilà  pourquoi  je  désirais  votre  compagnie,  mon  cher 
vieux.  Gela  dit,  passons  (style  Hugo). 

J'enverrai  votre  lettre  à  M"'*  Régnier,  et  je  ne  doute 
pas  que  dans  son  envie  d'être  imprimée,  elle  ne  cède 
à  vos  exhortations  ;  mais,  si  elle  me  demande  mon 
avis  là-dessus,  je  lui  conseillerai  de  vous  envoyer  pro- 
mener carrément  (en  admettant  même  que  vous  ayez 
raison).  Oui,  mon  bon,  et  cela  par  système,  entête- 
tement,  orgueil  et  uniquement  pour  soutenir  les  prin- 
cipes. 

Ah  !  que  j'ai  raison  de  ne  pas  écrire  dans  les  jour- 
naux et  quelles  funestes  boutiques  (établissements). 
La  manie  qu'ils  ont  de  corriger  les  manuscrits  qu'on 
leur  apporte  finit  par  donner  à  toutes  les  œuvres  la 
même  absence  d'originalité.  S'il  se  publie  cinq  romans 
par  an  dans  un  journal,  comme  ces  cinq  livres  sont 

28 


326      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

corrigés  par  un  seul  homme  ou  par  un  comité  ayant 
le  même  esprit,  il  en  résulte  cinq  livres  pareils.  Voir 
comme  exemple  le  style  de  la  Revue  des  Deux-Mondes, 
Tourguenef  m'a  dit  dernièrement  que  Buloz  lui  avait 
retranché  quelque  chose  dans  sa  dernière  nouvelle. 
Par  cela  seul,  Tourguenef  a  déchu  dans  mon  estime. 
11  aurait  dû  jeter  son  manuscrit  au  nez  de  Buloz,  avec 
une  paire  de  gifles  en  sus  et  un  crachat  comme  des- 
sert! M"*"  Sand  aussi  se  laisse  conseiller  et  rogner! 
J'ai  vu  Ghilly  lui  ouvrir  des  horizons  esthétiques!  et 
elle  s'y  précipitait.  Il  en  était  de  même  de  Théo,  au 
Moniteur,  du  terijps  de  Turgan,  etc.  N...  de  D...  !  de 
la  part  de  pareils  génies,  je  trouve  que  cette  condes- 
cendance touche  à  l'improbité.  Car,  du  moment  que 
vous  offrez  une  œuvre,  si  vous  n'êtes  pas  un  coquin, 
c'est  que  vous  la  trouvez  bonne.  Vous  avez  dû  faire 
tous  vos  efforts,  y  mettre  toute  votre  âme.  Une  indivi- 
dualité ne  se  substitue  pas  à  une  autre.  Un  livre  est 
un  organisme  compHqué.  Or,  toute  amputation,  tout 
changement  pratiqué  par  un  tiers,  le  dénature. ~Il 
pourra  être  moins  mauvais,  n'importe,  ce  ne  sera 
plus  lui. 

M'^^  Régnier  n'est  pas  en  cause,  mais  je  vous  as- 
sure, mon  bon,  que  vous  êtes  sur  une  pente  et  que 
vous  autres  journaux  vous  contribuez  par  là  encore  à 
l'abaissement  des  caractères,  à  la  dégradation  chaque 
jour  plus  grande  des  choses  intellectuelles. 

Je  vous  montrerai  le  manuscrit  de  la  Bovary,  orné 
des  corrections  et  suppressions  de  la  Revue  de  Paris. 
C'est  curieux.  On  m'objectait,  pour  me  calmer, 
Texemple  d  Arn.  Frémy  et  d'Éd.  Delessert. 

Il  est  certain  que  Chateaubriand  aurait  gâté  un  ma- 
nuscrit de  Voltaire  et  que  Mérimée  n'aurait  pu  cor- 
riger Balzac.  Bref,  nous  nous  sommes  si  bien  fâchés 


CORRESPONDANCE  DE  G.    FLAUBERT.  dTl 

que  mon  procès  est  sorti.  Ces  messieurs  avaient  tort, 
et  pourtant  quels  malins  :  Laurent  Pichat,  le  bon  Du- 
camp  et  le  père  Kauffman  de  Lyon,  fort. en  soieries, 
Fovard,  notaire.  Là-dessus,  mon  vieux,  je  vous  bé- 
cotte. 


A  M'^'  Leroyer  de  Chantepie. 

Paris,  16  juin  1867. 

Le  plaisir  que  j'ai  à  recevoir  vos  lettres,  chère 
demoiselle,  est  contre-balancé  par  le  chagrin  qui  s'y 
étale.  Quelle  excellente  âme  vous  avez!  et  quelle  triste 
existence  que  la  vôtre.  Je  crois  la  comprendre.  C'est 
pourquoi  je  vous  aime. 

J'ai  connu  comme  vous  les  intenses  mélancolies 
que  donne  V Angélus  par  les  soirs  d'été.  Si  tranquille 
que  j'aie  été  à  la  surface,  moi  aussi  j'ai  été  ravagé  et, 
faut-il  le  dire,  je  le  suis  encore  quelquefois.  Mais, 
convaincu  de  cette  vérité,  que  l'on  est  malade  dès  qu'on 
pense  à  soi,  je  tâche  de  me  griser  avec  l'art,  comme 
d'autres  font  avec  de  l'eau-de-vie.  A  force  de  volonté 
on  parvient  à  perdre  la  notion  de  son  propre  individu. 
Croyez-moi,  on  n'est  pas  heureux,  mais  on  ne  souffre 
plus. 

Non,  détrompez-vous!  je  ne  raille  nullement,  et 
pas  même  dans  le  plus  profond  de  ma  conscience,  vos 
sentiments  religieux.  Toute  piété  m'attire  et  la  catho- 
lique par-dessus  toutes  les  autres.  Mais  je  ne  com- 
prends pas  la  nature  de  vos  doutes.  Ont  ils  rappoit 
au  dogme  ou  à  vous-même?  Si  je  comprends  ce  que 
vous  m'écrivez,  il  me  semble  que  vous  vous  sentez 
indigne?  Alors,  rassurez- vous,  car  vous  péchez  par 
excès  d'humilité,  ce  qui  est  une  grande  vertu  !  Indigne! 


328      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

pourquoi?  Pourquoi,  pauvre  chère  âme  endolorie  que 
vous  êtes?  Rassurez-vous.  Votre  Dieu  est  bon  et  vous 
avez  assez  souffert  pour  qu'il  vous  aime.  Mais  si  vous 
avez  des  doutes  sur  le  fond  même  de  la  religion  (ce 
que  je  crois,  quoique  vous  en  disiez,  pourquoi  vous 
affliger  d  •  manquer  à  des  devoirs  qui,  dès  lors,  ne 
sont  plus  des  devoirs.  Qu'un  catholique  sincère  se 
fasse  musulman  (pour  un  motif  ou  pour  un  autre),  cela 
est  un  crime  aux  yeux  de  la  religion  comme  à  ceux  de 
la  philosophie;  mais  si  ce  catholique  n'est  pas  un 
croyant,  son  changement  de  religion  n'a  pas  plus  d'im- 
portance qu'un  changement  d'habit.  Tout  dépend  de  la 
valeur  que  nous  donnons  aux  choses.  C'est  nous  qui 
faisons  la  moralilé  et  la  vertu.  Le  cannibale  qui  mange 
son  semblable  est  aussi  innocent  que  l'enfant  qui  suce 
son  sucre  d'orge.  Pourquoi  donc  vous  désespérer  de 
ne  pouvoir  ni  vous  confesser  ni  communier,  puisque 
vous  ne  le  pouvez  pas?  Du  moment  que  ce  devoir  vous 
est  impraticable,  ce  n'est  plus  un  devoir.  Mais  non! 
L'admiration  que  vous  me  témoignez  pour  Jean  Rey- 
naucl  me  prouve  que  vous  êtes  en  plein  dans  le  cou- 
rant de  la  critique  contemporaine,  et  cependant  vous 
tenez  par  l'éducation,  par  l'habitude  et  par  votre  na- 
ture personnelle  aux  croyances  du  passé.  Si  vous 
voulez  sortir  de  là,  je  vous  le  répète,  il  faut  prendre 
un  parti,  vous  enfoncer  résolument  dans  l'un  ou  dans 
l'autre.  Soyez  avec  sainte  Thérèse  ou  avec  Voltaire. 
Il  n'y  a  pas  de  milieu,  quoiqu'on  dise. 

L'humanité  maintenant  est  exactement  comme  vous. 
Le  sang  du  moyen  âge  palpite  encore  dans  ses  veines 
et  elle  aspire  le  grand  vent  des  siècles  futurs,  qui  ne 
lui  apporte  que  des  tempêtes. 

Et  tout  cela,  parce  qu'on  veut  une  solution.  Oh! 
orgueil  humain.  Une  solution  !  Le  but,  la  cause!  Mais 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       329 

nous  serions  Dieu,  si  nous  tenions  la  cause,  et  à  me- 
sure que  nous  irons,  elle  se  reculera  indéfiniment, 
parce  que  notre  horizon  s'élargira.  Plus  les  télescopes 
seront  parfaits  et  plus  les  étoiles  seront  nombreuses. 
Nous  sommes  condamnés  à  rouler  dans  les  ténèbres 
et  dans  les  larmes. 

Quand  je  regarde  une  des  petites  étoiles  de  la  voie 
lactée,  je  me  dis  que  la  terre  n'est  pas  plus  grande 
que  l'une  de  ces  étincelles.  Et  moi  qui  gravite  une 
minute  sur  cette  étincelle,  qui  suis-je  donc,  que 
sommes-nous?  Ce  sentiment  de  mon  infimité,  de  mon 
néant  me  rassure.  Il  me  semble  être  devenu  un  grain 
de  poussière  perdu  dans  l'espace,  et  pourtant  je  fais 
partie  de  cette  grandeur  illimitée  qui  m'enveloppe. 
Je  n'ai  jamais  compris  que  cela  fût  désespérant,  car  il 
se  pourrait  bien  qu'il  n'y  eût  rien  du  tout  derrière  le 
rideau  noir.  L'infini,  d'ailleurs,  submerge  toutes  nos 
conceptions  et,  du  moment  qn'il  est,  pourquoi  y  au- 
rait-il un  but  à  une  chose  aussi  relative  que  nous? 

Imaginez  un  homme  qui,  avec  des  balances  de  mille 
coudées,  voudrait  peser  le  sable  de  la  mer.  Quand  il 
aurait  empli  ses  deux  plateaux,  ils  déborderaient  et 
son  travail  ne  serait  pas  plus  avancé  qu'au  commen- 
cement. Toutes  les  philosophies  en  sont  là.  Elles  ont 
beau  dire  :  «  Il  y  a  un  poids  cependant,  il  y  a  un  certain 
chiffre  qu'il  faut  savoir ,  essayons  » ,  on  élargit  les 
balances,  la  corde  casse  et  toujours,  ainsi  toujours! 
Soyez  donc  plus  chrétienne  et  résignez-vous  à  l'igno- 
rance. Vous  me  demandez  quels  livres  lire.  Lisez  Mon- 
taigne, lisez-le  lentement,  posément!  Il  vous  calmera. 
Et  n'écoutez  pas  les  gens  qui  parlent  de  son  égoïsme. 
Vous  l'aimerez,  vous  verrez.  Mais  ne  lisez  pas,  comme 
les  enfants  lisent,  pour  vous  amuser,  ni  comme  les 
ambitieux  lisent,  pour  vous  instruire.  Non,  lisez  pour 

28. 


330      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

vivre.  Faites  à  votre  âme  une  atmosphère  intellec- 
tuelle qui  sera  composée  par  l'émanation  de  tous  les 
grands  esprits.  Eludiez  à  fond  Shakespeare  et  Gœlhe. 
Lisez  des  traductions  des  auteurs  grecs  et  romains, 
Homère,  Pétrone,  Plante,  Apulée,  etc.  Et  quand  quel- 
que chose  vous  ennuiera,  acharnez-vous  dessus,  vous 
le  comprendrez  bientôt.  Ce  sera  une  satisfaction  pour 
vous.  Il  s'agit  de  travailler,  me  comprenez-vous?  Je 
n'aime  pas  à  voir  une  aussi  belle  nature  que  la  vôtre 
s'abîmer  dans  le  chagrin  et  le  désœuvrement.  Elar- 
gissez votre  horizon  et  vous  respirerez  plus  à  l'aise- 
Si  vous  étiez  un  homme  et  que  vous  eussiez  vingt  ans, 
je  vous  dirais  de  vous  embarquer  pour  faire  le  tour  du 
monde.  Eh  bien  I  faites  le  tour  du  monde  dans  votre 
chambre.  Étudiez  ce  dont  vous  ne  vous  doutez  pas  :  la 
Terre.  Mais  je  vous  recommande  d'abord  Montaigne. 
Lisez- le  d'un  bout  à  l'autre  et,  quand  vous  aurez  fini, 
recommencez.  Les  conseils  (de  médecins,  sans  doute) 
que  l'on  vous  donne  me  paraissent  peu  intelligents. 
Il  faut,  au  contraire,  fatiguer  votre  pensée.  Ne  croyez 
pas  qu'elle  soit  usée.  Ce  n'est  point  une  courbature 
qu'elle  a,  mais  des  convulsions.  Ces  gens-là,  d'ail- 
leurs, n'entendent  rien  à  l'âme.  Je  les  connais  allez. 

Je  ne  vous  parle  pas  aujourd'hui  d'Angélique,  parce 
que  je  n'ai  ni  le  temps  ni  la  place.  Je  vous  en  ferai 
une  critique  détaillée  dans  ma  prochaine  lettre. 

Adieu  et  comptez  toujours  sur  mon  affection.  Je 
pense  très  souvent  à  vous  et  j'ai  grande  envie  de  vous 
voir.  Gela  viendra,  espérons-le. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       331 

A  George  Sand^ 

Croisset,  nuit  de  samedi. 

J'ai  vu  le  citoyen  Bouilhet  qui  a  eu  dans  sa  belle 
pairie  un  vrai  triomphe.  Ses  compatriotes,  qui  l'a- 
vaient radicalement  nié  jusqu'alors,  du  moment  que 
Paris  l'applaudit,  hurlent  d'enthousiasme.  —  Il  revien- 
dra ici  samedi  prochain  pour  un  banquet  qu'on  lui 
offre.  — 80  couverts  au  moins,  etc.  ! 

Quant  à  Marengo  l'hirondelle,  il  vous  avait  si  bien 
gardé  le  secret  qu'il  a  lu  l'épître  en  question  avec  un 
étonnement  dont  j'ai  été  dupe. 

Pauvre  Marengo!  c'est  une  figure! — et  que  vous 
devriez  faire  quelque  part.  Je  me  demande  ce  que 
seraient  ses  mémoires  écrits  dans  ce  style-là?  —  Le 
mien  (de  style)  continue  à  me  procurer  des  embête- 
ments qui  ne  sont  pas  minces.  —  J'espère,  cependant, 
dans  un  mois,  avoir  passé  l'endroit  le  plus  vide  I  Mais 
actuellement  je  suis  perdu  dans  un  désert;  enfin,  à  la 
grâce  de  Dieu,  tant  pis!  — Avec  quel  plaisir  j'aban- 
donnerai ce  genre-là  pour  n'y  plus  revenir  de  mes 
jours  ! 

Peindre  des  bourgeois  modernes  et  français  me  pue 
au  nez  étrangement  !  Et  puis  il  serait  peut-être  temps 
de  s'amuser  un  peu  dans  l'existence,  et  de  prendre 
des  sujets  agréables  pour  l'auteur? 

Je  me  suis  mal  exprimé  en  vous  disant  «  qu'il  ne 
fallait  pas  écrire  avec  son  cœur  »  ;  j'ai  voulu  dire  :  ne 
pas  mettre  sa  personnalité  en  scène.  Je  crois  que  le 
grand  art  est  scientifique  et  impersonnel.  Il  faut,  par 
un  effort  d'esprit,  se  transporter  dans  les  personnages 
et  non  les  attirer  à  soi.  Voilà  du  moins  la  méthode; 


332      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

ce  qui  arrive  à  dire  :  Tâchez  d'avoir  beaucoup  de  talent 
et  même  de  génie  si  vous  pouvez.  Quelle  vanité  que 
toutes  les  poétiques  et  toutes  les  critiques  !  —  et  l'a- 
plomb des  messieurs  qui  en  font  m'épate.  Oh!  rien  ne 
les  gêne,  ces  cocos-là  ! 

Avez-vous  remarqué  comme  il  ^  a  dans  l'air ,  quel- 
quefois, des  courants  d'idées  communes!  Ainsi,  je 
viens  de  lire,  de  mon  ami  Du  Camp,  son  nouveau  ro- 
man :  les  Forces  perdues.  Gela  ressemble  par  bien  des 
côtés  à  celui  que  je  fais.  C'est  un  livre  (le  sien)  très 
naïf  et  qui  donne  une  idée  juste  des  hommes  de  notre 
génération  devenus  de  vrais  fossiles  pour  les  jeunes 
gens  d'aujourd'hui.  La  réaction  de  48  a  creusé  un 
abîme  entre  les  deux  France. 

Bouilhet  m'a  dit  que  vous  aviez  été  à  un  des  der- 
niers Magn}^  sérieusement  indisposée,  toute  «  femme 
en  bois  »  que  vous  prétendez  être. 

Ohl  non,  vous  n'êtes  pas  en  bois,  cher  bon  grand 
cœuri  «Vieux  troubadour  aimé  »,  il  serait  peut-être 
opportun  de  réhabiliter  au  théâtre  Almanzor?  Je  le 
vois  avec  sa  toque,  sa  guitare  et  sa  tunique  abricot 
engueulant,  du  haut  d'un  rocher,  des  boursiers  en 
habit  noir.  Le  discours  pourrait  être  beau.  Allons, 
bonne  nuit;  je  vous  baise  sur  les  deux  joues  tendre- 
ment. 


A  Eugène  Crépet. 

Vendredi  soir. 

Mon  ami  très  cher. 

Vous  êtes  bien  aimable,  mais  bien  pressé!  cela  me 
flatte,  mais  me  gêne.  —  Pour  avoir  fait  une  promesse 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       333 

de  pareille  nature  à  Charles  Edmond,  je  me  suis, reculé 
d'un  an  dans  la  confection  de  Salammbô!  Si  je  vous 
répondais  par  un  oui  formel,  il  en  serait  de  même  pour 
le  roman  où  je  suis  attelé.  J'ai  besoin,  pour  travailler, 
de  la  plus  complète  liberté  d'esprit;  ce  qui  chaufîe  les 
autres  me  glace,  ce  qui  les  anime  me  paralyse.  Ma 
haine  pour  la  typographie  est  telle  que  je  n'aime  pas 
à  entrer  dans  une  imprimerie  et  que  j'ignore  la  ma- 
nière de  corriger  les  épreuves.  Je  vous  réponds  donc 
brutalement  :  laissez-moi  tranquille,  ou  autrement  je 
n'en  finirai  jamais. 

Vous  ne  douiez  pas  que  je  n'aie  envie  :  1°  d'entrer 
dans  votre  papier,  puisqu'il  est  vôtre,  et  2°  de  gagner 
quelques  piastres  avec  ma  copie.  Voilà  deux  vérités 
qui  me  semblent  incontestables. 

Mon  bouquin  ne  peut  être  fini  avant  la  fin  de  1869» 
ainsi  vous  avez  du  temps.  Quant  à  revoir  mon  traité 
avec  Lévy,  je  ne  l'ai  pas  sous  la  main,  il  est  à  Crois- 
set.  Voulez- vous  venir  me  voir  un  de  ces  matins  (avant 
midi)  à  partir  de  mardi  ou  mercredi  prochain?  Je  ne 
vous  donne  rendez-vous  ni  dimanche  ni  lundi,  parce 
que  je  serai  absent  ces  deux  jours-là.  Je  suis  content 
que  vous  vous  soyez  arrangé  avec  M.  de  Maricourt. 

Mille  poignées  de  main  et  tout  à  vous. 


A  George  Sand. 

Chère  maître, 

Comment!  pas  de  nouvelles? 

Mais  vous  allez  me  répondre  puisque  je  vous  de- 
mande un  service.  Je  lis  ceci  dans  mes  notes  :  «  Na^ 
tional  de  1841.  Mauvais  traitements  infligés  à  Barbes, 


334       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

coups  de  pied  sur  la  poitrine,  on  le  traîne  par  la 
barbe  et  les  cheveux  pour  le  transférer  dans  un  in-pace. 
Consultation  d'avocats  signée  :  E.  Arago,  Favre,  Ber- 
ryer,  pour  se  plaindre  de  ces  abominations.  » 

Informez-vous  près  de  lui  si  tout  cela  est  exact;  je 
vous  en  serai  obligé. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

•  Vendredi  l  heure. 

Mon  cher  vieux , 

En  arrivant  à  Paris  avant- hier,  j'ai  appris  votre 
nomination  par  l'arlicle^de  Scholl.  Mon  plaisir  donc  a 
été  mêlé  de  désagrément. 

Puis,  hier  soir,  la  princesse  m'a  dit  que  vous  étiez  à 
Paris.  Si  vous  aviez  l'habitude  d'ouvrir  aux  gens  qui 
viennent  frapper  à  votre  porte,  je  me  serais  présenté 
chez  vous,  vers  minuit,  pour  vous  embrasser 

Comment  nous  voir?  car  je  repars  ce  soir 

Ce  n'est  pas  vous  que  je  voulais  complimenter,  mais 
Jules,  à  qui  la  chose  a  dû  faire  plus  de  plaisir  qu'à 
vous.  Le  15  août  prochain,  ce  sera  votre  tour. 

Adieu,  mon  cher  vieux,  je  vous  embrasse  tous  les 
deux  très  tendrement. 

Je  vous  ai  écrit  à  Trouville,  poste  restante.  Avez- 
vousreçu  ma  lettre? 

P.  S.  Un  remords  me  prend.  Que  faites-vous  ce  soir? 
où  serez-vous  de  cinq  heures  à  minuit  ?  Il  n'est  pas  sûr 
que  je  puisse  dîner  avec  vous???  Mais  où  se  voir? 

Vous  savez  que  ça  se  porte  dès  que  c'est  imprimé 
dans  le  Moniteur. 


CORRESPO.NDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      335 

Donc,  voici  un  petit  cadeau  de  votre  ami.  Coupez 
ledit  ruban  et  le  portez. 
Je  dis  coupez  par  moitié,  car  il  y  en  a  pour  deux. 


A  George  Sand. 

Nuit  de  mercredi... 

J'ai  suivi  vos  conseils,  chère  maître,  fai  fait  de 
V exercice  !  !  ! 

Suis- je  beau,  hein? 

Dimanche  soir,  à  onze  heures,  il  y  avait  un  tel  clair 
de  lune  sur  la  rivière  et  sur  la  neige  que  j'ai  été  pris 
d'un  prurit  de  locomotion  et  je  me  suis  promené  pen- 
dant deux  heures  et  demie,  me  montant  lo  bourrichon, 
me  figurant  que  je  voyageais  en  Russie  ou  en  Nor- 
vège. Quand  la  marée  est  venue  et  a  fait  craquer  les 
glaçons  de  la  Seine  et  leau  gelée  qui  couvrait  les 
cours,  c'était,  sans  blague  aucune,  superbe.  Alors  j'ai 
pensé  à  vous  et  je  vous  ai  regrettée. 

Je  n'aime  pas  à  manger  seul.  Il  faut  que  j'associe 
l'idée  de  quelqu'un  aux  choses  qui  me  font  plaisir. 
Mais  ce  quelqu'un  est  rare.  Je  me  demande,  moi 
aussi,  pourquoi  je  vous  aime.  Est-ce  parce  que  vous 
êtes  un  grand  homme  ou  un  être  charmant?  Je  n'en 
sais  rien.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  j'éprouve  pour 
vous  un  sentiment  particulier  et  que  je  ne  peux  pas 
définir. 

Et  à  ce  propos,  croyez-vous  (vous  qui  êtes  un  maître 
en  psj^chologie)  qu'on  aime  deux  personnes  de  la 
même  façon?  et  qu'on  éprouve  jamais  deux  sensations 
identiques?  Je  ne  le  crois  pas,  puisque  notre  indi- 
vidu change  à  tous  les  moments  de  son  existence. 


336       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Vous  m'écrivez  de  belles  choses  sur  «  l'affection 
désintéressée  ».  Cela  est  vrai,  mais  le  contraire  aussi  ! 
Nous  faisons  toujours  Dieu  à  notre  image.  Au  fond  de 
tous  nos  amours  et  de  toutes  nos  admirations,  nous 
retrouvons  :  nous,  ou  quelque  chose  d'approchant. 
Qu'importe,  si  nous  est  bien  î 

Mon  moi  m'assomme  pour  le  quart  d'heure.  Gomme 
ce  coco-là  me  pèse  sur  les  épaules  par  moments!  Il 
écrit  trop  lentement  et  ne  pose  pas  le  moins  du  monde 
quand  il  se  plaint  de  son  travail.  Quel  pensum!  et 
quelle  diable  d'idée  d'avoir  été  chercher  un  sujet  pa- 
reil! Vous  devriez  bien  me  donner  une  recette  pour 
aller  plus  vite;  et  vous  vous  plaignez  de  chercher  for- 
tune! Vous! 

J'ai  reçu  de  Sainte-Beuve  un  petit  billet  qui  me  ras- 
sure sur  sa  santé,  mais  qui  est  lugubre.  Il  me  paraît 
désolé  de  ne  pouvoir  hanter  les  bosquets  de  Gypris  ! 
Il  est  dans  le  vrai,  après  tout,  ou  du  moins  dans  son 
vrai ,  ce  qui  revient  au  même.  Je  lui  ressemblerai 
peut-être  quand  j'aurai  son  âge?  Je  crois  que- non, 
cependant.  N'ayant  pas  eu  la  même  jeunesse,  ma  vieil- 
lesse sera  différente. 

Gela  me  rappelle  que  j'ai  rêvé  autrefois  un  livre  sur 
Sainte-Périne.  Ghampfleury  a  mal  traité  ce  sujet-là. 
Gar  je  ne  vois  pas  ce  qu'il  a  de  comique;  moi,  je  l'au- 
rais fait  atroce  et  lamentable.  Je  crois  que  le  cœur  ne  ' 
vieillit  pas;  il  y  a  même  des  gens  chez  qui  il  augmente 
avec  l'âge.  J'étais  plus  sec  et  plus  âpre  il  y  a  vingt 
ans  qu'aujourd'hui.  Je  me  suis  féminisé  et  attendri  par 
l'usure,  comme  d'autres  se  racornissent,  et  cela  m'in- 
digne. Je  sens  que  je  deviens  vache^  il  ne  faut  rien 
pour  m'émouvoir;  tout  me  trouble  et  m'agite,  tout 
m'est  aquilon  comme  au  roseau. 

Un  mot  de  vous,  qui  m'est  revenu  à  la  mémoire,  me 


CORRESPONDANCE   DE   G.   FLAUBERT.  337 

fait  relire  maintenant  la  Jolie  Fille  de  Perth.  C'est 
coquet,  quoi  qu'on  en  dise.  Ce  bonhomme  avait  quel- 
que imagination,  décidément. 

Allons,  adieu.  Pensez  à  moi.  Je  vous  envoie  mes 
meilleures  tendresses. 

A  la  même. 

Nuit  de  mercredi. 

Chère  maître,  chère  amie  du  bon  Dieu,  «  parlons 
un  peu  de  Dozenval  »,  rugissons  contre  M.  Thiers! 
Peut-on  voir  un  plus  triomphant  imbécile,  un  croû- 
tard  plus  abject,  un  plus  étroniîorme  bourgeois  !  Non, 
rien  ne  peut  donner  l'idée  du  vomissement  que  m'ins- 
pire ce  vieux  melon  diplomatique,  arrondissant  sa 
bêtise  sur  le  fumier  de  la  bourgeoise!  Est-il  possible 
de  traiter  avec  un  sans-façon  plus  naïf  et  plus  inepte 
la  philosophie,  la  religion ,  les  peuples,  la  liberté,  le 
passé  et  l'avenir,  l'histoire  et  l'histoire  naturelle,  tout, 
et  le  reste!  Il  me  semble  éternel  comme  la  médiocrité! 
Il  m'écrase. 

Mais  le  beau,  ce  sont  les  braves  gardes  nationaux 
qu'il  a  fourrés  dedans  en  1848,  et  qui  recommencent 
à  l'applaudir!  Quelle  infinie  démence!  Ce  qui  prouve 
que  tout  consiste  dans  le  tempérament.  Les  prosti- 
tuées, —  comme  la  France,  —  ont  toujours  un  faible 
pour  les  vieux  farceurs. 

Je  tâcherai,  du  reste,  dans  la  troisième  partie  de 
mon  roman  (quand  j'en  serai  à  la  réaction  qui  a  suivi 
les  journées  de  Juin),  d'insinuer  un  panégyrique  dudit, 
à  propos  de  son  livre  :  De  la  Propriété,  et  j'espère 
qu'il  sera  content  de  moi. 

Quelle  forme  faut-il  prendre  pour  exprimer  parfois 

29 


338      CORRESPONDÂINCE  DE  G.  FLAUBERT. 

son  opinion  sur  les  choses  de  ce  monde,  sans  risquer 
de  passer,  plus  tard,  pour  un  imbécile?  Gela  est  un 
rude  problème.  Il  me  semble  que  le  mieux  est  de  les 
peindre,  tout  bonnement,  ces  choses  qui  vous  exas- 
pèrent. Disséquer  est  une  vengeance. 

Eh  bien!  ce  n'est  pas  à  lui  que  j'en  veux,  ni  aux 
autres;  mais  aux  nôtres. 

Si  l'on  se  fût  préoccupé  davantage  de  l'instruction 
des  classes  supérieures  en  reléguant  pour  plus  tard 
les  comices  agricoles;  si  on  avait  mis  enfin  la  tête 
au-dessus  du  ventre,  nous  n'en  serions  pas  là  proba- 
blement? 

Je  viens  de  lire,  cette  semaine,  la  Préface  de  Bûchez 
à  son  Histoire  parlementaire.  C'est  de  là  entre  autres 
que  sont  sorties  beaucoup  de  bêtises,  dont  nous  por- 
tons le  poids  aujourd'hui. 

Et  puis,  ce  n'est  pas  bien  de  dire  que  je  ne  pense 
pas  à  «  mon  vieux  Troubadour  »  ;  à  qui  donc  penser? 
à  mon  bouquin  peut-être?  mais  c'est  bien  plus  difficile 
et  moins  agréable. 

Jusques  à  quand  restez-vous  à  Cannes? 

Après  Cannes  est-ce  qu'on  ne  reviendra  pas  à  Paris? 
Moi,  j'y  serai  vers  la  fin  de  janvier. 

Pour  que  j'aie  fini  mon  livre  dans  le  printemps  de 
1869,  il  faut  que  d'ici  là  je  ne  me  donne  pas  huit  jours 
de  congé!  voilà  pourquoi  je  ne  vais  point  à  Nohant. 
C'est  toujours  l'histoire  des  amazones.  Pour  mieux 
tirer  de  l'arc,  elles  s'écrasaient  le  téton.  Est-ce  un  si 
bon  moyen,  après  tout! 

Adieu,  c;hère  maître,  écrivez-moi,  heini 

Je  vous  embrasse  tendrement. 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.      339 


A  Armand  Barbes. 

Croisset,  8  octobre  1867. 

Je  ne  sais,  monsieur,  comment  vous  remercier  de 
votre  lettre,  si  aimable,  si  cordiale  et  si  noble.  J'étais 
habitué  à  vous  respecter,  à  présent  je  vous  aime. 

Les  détails  que  vous  m'envoyez  seront  mis  (inci.- 
demment)  dans  un  livre  que  je  fais  et  dont  l'action  se 
passe  de  1840  à  1852.  Bien  que  mon  sujet  soit  pure- 
ment d'analyse,  je  touche  quelquefois  aux  événements 
de  l'époque. — Mes  premiers  plans  sont  inventés  et 
mes  fonds  réels. 

Vous  connaissez  mieux  que  personne  bien  des  choses 
qui  me  seraient  utiles  et  que  j'aurais  besoin  d'entendre. 
Mais  il  n'y  a  pas  moyen  de  nous  voir,  puisque  vous 
habitez  là-bas  et  moi  ici.  Sans  M"'^  Sand,  je  ne  sau- 
rais même  comment  vous  faire  parvenir  mes  remer- 
ciements. J'ai  été  bien  touché  de  ce  que  vous  me  dites 
sur  elle.  Ce  nous  est  une  religion  commune  —  avec 
d'autres. 

Aussi,  je  me  permets  de  vous  serrer  les  mains  très 
fort  et  de  me  dire  : 

Tout  à  vous. 


Croisset,  mardi  soir. 

M.  de  Maricourt  ne  s'est  point  trompé  en  préjugeant 
une  sympathie  entre  nous  deux.  Son  livre  m'a  lelle- 


340      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

ment  plu  que  je  vais  vous  dire  exactement,  entière- 
ment ce  que  j'en  pense.  Si  je  le  trouvais  médiocre,  je 
vous  enverrais  un  éloge  sans  resU'ictions  el  tout  serait 
dit.  Mais  les  Deux  chemins  sont  une  œuvre  à  con- 
sidérer. Donc,  au  risque  de  faire  lepi07i(mais  j'y  suis 
contraint),  je  commence. 

Quant  à  de  l'intérêt,  il  y  en  a  beaucoup,  et  du  talent 
aussi — un  talent  franc  et  charmant;  c'est  plein  de 
choses  étudiées,  vues,  vécues.  Jusqu'aux  deux  tiers  du 
livre  (à  pari  quelques  petites  taches,  des  étourderies) 
j'ai  à  peu  près  tout  admiré.  Mais  à  partir  du  tremble- 
ment de  terre  (page  140),  il  me  semble  que  le  roman 
ne  se  tient  plus  sur  les  pieds.  Je  veux  dire  que  les  évé" 
nements  ne  dérivent  plus  du  caractère  des  person- 
nages ou  que  ces  mêmes  caractères  ne  les  produisent 
pas.  Car  c'est  l'un  ou  l'autre  (et  même  l'un  et  l'autre) 
dans  la  réalité.  Les  faits  agissent  sur  nous,  et  nous 
les  causons.  Ainsi,  à  quoi  sert  la  révolution  de  Sicile? 
Déborah  n'avait  pas  besoin  de  cela  pour  s'en  aller,  et 
Pipinna  pour  mourir.  Pourquoi  ne  pas  leur  avoir  tr€>uvé 
une  fin  en  rapport  naturel  avec  tous  leurs  antécédents? 
Cela  est  de  la  fantaisie  et  donne  à  une  œuvre  sérieu- 
sement commencée  des  apparences  légères.  Le  roman, 
selon  moi,  doit  être  scientifique,  c'est-à-dire  rester 
dans  les  généralités  probables.  Voilà  mon  plus  gros 
reproche  et  même  le  seul  qui  soit  grave. 

J'ai  été  ravi  tout  d'abord  par  le  portrait  de  Pipinna 
et  l'intérieur  de  sa  famille.  Si  tout  était  de  ce  calibre-là, 
le  livre  serait  un  chef-d'œuvre.  Stella,  le  père,  la  ma- 
man, tout  cela  est  parfaitement  fait.  Certaines  pages 
exhalent  un  parfum  du  Midi  qui  vous  pénètre  ;  on  s'é- 
crie :  C'est  ça. 

J'aime  beaucoup  Déborah.  Sa  description  de  l'en- 
fant mort  est  un  bijou.   Mais  ce  qui  domine  tout  le 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       341 

livre,  c'est  la  promenade  en  canot  (pages  76  et  sui- 
vantes). Quand  on  a  écrit  ces  pages-là,  on  est  capable 
de  tout  écrire.  Pas  un  écrivain  qui  ne  puissr.  s'en 
honorer. 

Le  parallélisme  entre  les  deux  femmes  ma?che  na- 
turellement, tout  est  bien  engagé;  mais  après  la  soi- 
rée où  Déborah  chante,  commence  (pour  moi)  le  revers 
de  la  médaille.  J'ai  compris  jusque-là  et  admiré  ce 
caractère,  mais  il  devient  trop  voulu  de  la  part  de 
l'auteur.  Je  la  trouve  un  peu  trop  actrice  et  poseuse, 
les  femmes  perdues  sont  plus  naïves?  Quel  intérêt 
a-t-elle  à  faire  le  monstre?  Il  me  semble  que  la  vérité 
(probable)  et  la  moralité  du  livre  y  auraient  gagné  si 
elle  eût  fini  par  aimer  Horman  juste  au  moment  où 
celui-ci  s'en  fût  dégoûté  !  Du  reste,  elle  a  de  beaux  mou- 
vements d'éloquence.  Maison  se  demande:  est-ce  vrai? 
tandis  que  l'on  croit,  comme  si  on  les  avait  reçues 
soi-même,  aux  hyperboles  orientales  de  Pipinna  parce 
qu'elle  est  humaine.  Je  crois,  enfin,  qu'à  un  certain 
moment  l'auteur  a  voulu  montrer  son  esprit  et  a  perdu 
de  vue  ses  personnages,  si  bien  plantés  tout  d'abord. 
Gela  commençait  comme  un  grand  roman ,  puis  a 
tourné  à  la  nouvelle. 

Je  blâme  le  rét*e  (page  42)  comme  poncif.  L'auteur 
ne  s'aperçoit  pas  non  plus  parfois  qu'il  gâte  ce  qu'il 
vient  de  faire.  Ainsi  (page  23),  entre  deux  paragraphes 
excellents,  il  intercale  une  naïveté  qui  détruit  son 
effet  :  «  Gomme  pour  obéir  à  la  grande  loi  du  con- 
traste. » 

Puisque  vous  me  montrez  le  contraste,  vous  n'avez 
pas  besoin  de  me  le  dire.  Il  y  a  (rarement  il  est  vrai) 
des  métaphores  fausses,  mais  il  y  en  a  ;  ainsi  dans 
Un  Purgatoire  en  sol  dièze,  qui  est  un  petit  conte  du 
meilleur  goût  :  «  Je  fus  frappé  de  l'extrême  douceur  » 

29. 


342      CORRESPONDA^'CE  DE  G.  FLAUBERT. 

Une  douceur  ne  frappe  pas.  Ahl  je  suis  un  pédant!  je 
sais  bien.  Mais  quand  on  a  de  jolies  mains,  on  doit  les 
soigner.  Or,  M.  de  Maricourt  a  non  seulement  une 
main  d'artiste  très  bien  faite  et  exercée,  mais  il  a  le 
biceps  saillant,  ce  qui  vaut  mieux.  Son  livre  a  des 
parties  énergiques  et  viriles.  On  y  sent  ce  qui  est 
la  première  des  choses  :  une  individualité.  J'au- 
rais encore  beaucoup  à  vous  dire,  car  ce  livre,  je 
vous  le  répète,  m'a  frappé.  Je  l'ai  lu  d'une  haleine  et 
je  reviens  de  le  feuilleter.  Faites  donc  à  son  auteur 
mes  compliments  très  sincères.  Je  voudrais  le  con- 
naître, il  me  plaît. 


A  Michelet. 

Croisset,  mardi  13  novembre  1807. 
Mon  cher  maître, 

Je  ne  sais  de  quelle  formule  me  servir  pour  vous 
exprimer  mon  admiration. 

La  dernière  pierre  de  votre  gigantesque  monument 
me  semble  un  bloc  d'or.  J'en  suis  ébloui. 

Voilà  la  première  fois  que  je  saisis  nettement  la  fin 
du  dix-huitième  siècle.  Jusqu'à  vous  je  n'avais  rien 
compris  à  M.  de  Ghoiseul,  à  Marie -An  toi  net  te,  à 
l'affaire  du  Collier,  etc.  Je  vous  remercie  d'avoir  remis 
à  sa  place  Galonné  dont  Te:  altation  par  Louis  Blanc 
me  semblait  une  injustice.  C'est  pour  cela  qu'on  vous 
aime  surtout.  Vous  êtes  juste,  vous. 

Quant  à  votre  jugement  sur  Rousseau,  je  puis  dire 
qu'il  me  charme,  car  vous  avez  précisé  exactement  ce 
que  j'en  pensais. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      343 

Bien  que  je  sois  dans  le  troupeau  de  ses  petits-fils 
cet  homme  me  déplaît.  Je  crois  qu'il  a  eu  une. influence 
funeste?  C'est  le  générateur  de  la  démocratie  en-vieuse 
et   tyrannique.    Les    brumes    de  sa   mélancolie   ont 
obscurci  dans  les  cerveaux  français  l'idée  du  droit. 

Je  ne  relève  pas  tout  ce  qui  m'a  enthousiasmé  dans 
votre  volume.  Les  aperçus,  les  mots,  les  traits,  les 
idées.  Un  tissu  de  merveilles. 

Il  ne  me  reste  plus  qu'à  relire  souvent  ce  volume, 
que  j'ai  dévoré  d'un  seul  coup.  Puis  je  vais  le  mettre 
près  de  ses  aînés  dans  le  compartiment  de  ma  biblio- 
thèque qui  contient  Tacite,  Plutarque  et  Shakespeare, 
ceux  qu'on  relit  toujours  et  dont  on  se  nourrit.  Gela 
n'est  pas  une  manière  de  parler,  car  vous  êtes  certai- 
nement l'auteur  français  que  j'ai  le  plus  lu,  relu. 

Il  m^e  tarde  de  vous  voir  pour  vous  remercier  encore 
une  fois,  mon  cher  maître.  Je  sais  que  vous  avez  eu 
la  bonté  de  passer  chez  moi  au  mois  de  septembre 
dernier.  Je  ne  reviendrai  pas  à  Paris  avant  la  fin  de 
janvier. 

Voulez-vous  avoir  la  bonté  de  me  rappeler  au  sou- 
venir de  madame  Michelet? 

Permettez- moi  de  vous  serrer  les  deux  mains 

Votre  admirateur  et  très  affectionné. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 

Nuit  de  mercredi. 

J*ai  reçu  les  deux  volumes  ce  matin  à  onze  heures 
et  je  viens  de  les  finir.  C'est  vous  dire,  mes  bons,  que 
Manette  Salomon  m'a  occupé  toute  la  journée.  J'en 
suis   ahuri,   ébloui,   bourré.   Les  yeux  me   piquent. 


344      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Donc,  je  vous  expectore  mon  sentiment,  sans  la 
moindre  préparation. 

Quant  à  du  talent,  ça  en  regorge.  Quelle  abondance, 
n...  deD...!  Jamais  de  la  vie  vous  n'avez  été  plus 
uous,  ce  qui  est  le  principal. 

Voici,  en  fermant  les  paupières,  ce  que  je  revois. 
ioei avant  tout  le  caractère  de  Garnotelle.  Ce  bon- 
homme-là est  réussi  et  enfonce  Pierre  Grasson  de 
cent  coudées  ;  2°  toutes  les  poses  de  Manette.  Vous 
avez  là  des  pages  à  apprendre  par  cœur,  des  morceaux 
qui  sont  exquis,  parfaits  ;  3°  un  clair  de  lune  finissant 
par  «  et  la  bêtise  môme  des  femmes  rêvait  »,  n'est-ce 
pas  là  la  phrase? 

Iln'y  a  pas  une  seule  des  tirades  de  Ghassagnol  qui  ne 
me  plaise!  Mais  (il  faut  bien  critiquer)  je  vous  demande, 
en  toute  humilité,  si  elles  ne  sont  pas  toutes  un  peu 
pareilles  comme  valeur  et  comme  tournure? 

Je  me  suis  moins  amusé  au  commencement  du 
second  volume.  Fontainebleau  m'a  semblé  un  peu 
long.  Pourquoi? 

Ah!  j'oubliais  une  chose  superbe  :  la  baignade 
d'Anatole,  dans  la  Seine,  la  nuit.  Il  est  excellent,  le 
Bohême,  excellent  d'un  bout  à  l'autre. 

Id.  des  embêtements  causés  à  Goriolis  par  la  Jui- 
verie.  Il  y  a  vers  la  fin  du  second  volume  une  foule  de 
choses  exquises.  L'enfoncement  de  l'artiste  par  la 
femme,  les  doutes  qu'il  a  de  lui-même,  toute  cette  fin 
m'a  navré.  C'est  neuf,  vrai  et  fort.  Je  connaissais  le 
Jardin  des  Plantes  et  le  tableau  du  satyre-bourgeois. 
Mais  j'ignorais  celui  de  Trouville  qui  le  vaut. 

Gomment  avez- vous  pu  faire  des  descriptions  d'Asie- 
Mineure  si  vraies?  et  dans  la  înesure  exacte?  ce  qui 
n'était  pas  facile. 

Deux  chicanes  idiotes  :  1»  Vous  écrivez  tatikos,  il 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       345 

me  semble?  c'est  tactikos;  2°  «  aux  miss  »,  le  pluriel 
de  miss  est  misses. 

Le  père  Langibont  m'a  été  au  cœur,  en  souvenir  de 
M.  Langlois  qui  était,  lui  aussi,  un  élève  de  David. 

J'ai  reconnu  beaucoup  de  marques  et  retrouvé  beau- 
coup de  choses. 

L'enterrement  du  singe  au  clair  de  lune  me  reste 
dans  la  tête  comme  si  je  l'avais  vu,  ou  plutôt  éprouvé. 
Pauvre  singe  !  On  Taime  ! 

P.  S.  —  Envoyez-moi  un  exemplaire  sur  papier 
ordinaire.  Car  je  ne  veux  pas  prêter  mon  exemplaire, 
et,  comme  il  va  rester  sur  ma  table,  les  personnes  de 
ma  famille  me  le  prendraient. 

Je  n'y  vois  plus,  excusez  la  bêtise  de  ma  lettre.  J'ai 
voulu  seulement  vous  envoyer  un  bravo,  mes  chers 
bons.  J'ai  bien  raison  de  vous  aimer  et  je  vous  embrasse 
plus  fort  que  jamais. 


A  Jules  Duplan. 

Groisset,  dimanche  18  décembre  1867. 

Gomme  je  voudrais  être  avec  toi,  mon  bon  cher 
vieux  :  1^  parce  que  je  serais  avec  toi;  2^  parce  que  je 
serais  en  Egypte;  3°  parce  que  je  ne  travaillerais  pas; 
4°  parce  que  je  verrais  le  soleil,  etc.,  etc. 

Tu  n'imagines  pas  l'horrible  temps  qu'il  fait  aujour- 
d'hui. Le  ciel  est  grisâtre  comme  un  pot  de  chambre 
mal  lavé  et  plus  bête  encore  que  laid. 

Je  vis  actuellement  tout  à  fait  seul,  ma  mère  étant  à 
Rouen.  Monseigneur  vient  me  voir  d'habitude  tous  les 
dimanches.  Mais  aujourd'hui,  il  traite,  il  donne  à 
dîner  à  un  tapissier  de  ses  amis.  Sa  sérénité  commence 


346       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

à  revenir.  Je  crois  qu'il  est  sur  le  point  d'empoigner 
un  sujet.  Mais  son  changement  de  résidence  l'avait 
complètement  dévissé.  J'ai  reçu  avant-hier  une  lettre 
de  Maxime.  Il  me  paraît  en  très  bon  état  —  rugissant 
d'ailleurs  contre  M.  Thiers,  lequel  est  maintenant  le 
roi  de  France.  Voilà  où  nous  en  sommes,  mon  bon, 
absolument  cléricaux.  Tel  est  le  fruit  de  la  bêtise 
démocratique  !  Si  on  avait  continué  par  la  grande  route 
de  M.  de  Voltaire,  au  lieu  de  prendre  par  Jean- Jacques, 
le  néo-catholicisme,  le  gothique  et  la  fraternité,  — 
nous  n'en  serions  pas  là.  La  France  va  devenir  une 
espèce  de  Belgique,  c'est-à-dire  qu'elle  sera  divisée 
franchement  en  deux  camps.  Tant  mieux!  Quel  cou- 
pable qu'Isidore!  Mais  comme  il  faut  toujours  tirer  de 
tout  un  agrément  personnel,  je  me  réjouis,  quant  à 
moi,  du  triomphe  de  M.  Thiers.  Gela  me  confirme  dans 
le  dégoût  de  ma  patrie  et  la  haine  que  je  porte  à  ce 
Prudhomme;  —  est-il  possible  de  parler  de  la  religion 
et  de  la  philosophie  avec  un  laisser-aller  plus  idiot!  Je 
me  propose,  du  reste,  de  l'arranger  dans  mon  roman 
quand  j'en  serai  à  la  réaction  qui  a  suivi  les  journées 
de  Juin.  J'aurai  (dans  le  second  chapitre  de  ma  3*  partie) 
un  dîner  où  on  exaltera  son  livre  sur  la  propriété.  — 
Je  travaille  comme  trente  mille  nègres,  mon  pauvre 
vieux,  car  je  voudrais  avoir  fini  ma  seconde  partie  à  la 
fin  de  janvier.  Pour  avoir  terminé  le  tout,  au  printemps 
de  69,  de  manière  à  publier  dans  deux  ans  d'ici,  je  n'ai 
pas  huit  jours  à  perdre,  tu  vois  la  perspective.  —  Il  y 
a  des  jours,  comme  aujourd'hui,  où  je  me  sens  moulu^ 
J'ai  peine  à  me  tenir  debout,  et  des  suffocations  inter- 
mittentes-m'étoufïent. 

C'est  jeudi  dernier  que  j'ai  eu  quarante-six  ans,  cela 
me  fait  faire  des  réflexions  philosophiques!  En  regar- 
dant en  arrière  je  ne  vois  pas  que  j'aie  gaspillé  ma  vie, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       347 

et  qu*ai-je fait,  miséricorde!  Il  serait  temps  de  pondre 
quelque  chose  de  propre. 

N'oublie  pas  d'étudier,  pour  moi,  le  Coquin  Orien- 
talo-Occidental ;  fourre  dans  ta  mémoire  quelques 
anecdotes  idoines  à  mes  désirs  —  prends-moi  des  notes. 
Etne  t'abrutis  pas  dans  les  billards  européens  !  Repasse- 
toi  une  séance  d'aimée,  et  va  voir  les  Pyramides.  Qui 
sait  si  tu  retourneras  jamais  en  Egypte?  Profite  de 
l'occasion!  crois-en  un  vieux  plein  d'expérience  —  et 
qui  t'aime.  Si  tu  y  penses,  rapporte-moi  :  lo  un  flacon 
d'huile  de  santal  et,  2°  une  ceinture  de  pantalon  en 
filet;  songe  que  ton  ami  a  la  bedaine  grosse.  En  fait 
de  nouvelles,  l'artiste  Feydeau  a  un  succès  avec  la 
Comtesse  de  Châlis,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'échan- 
ger, dans  le  Figaro,  des  objurgations  avec  risraéhte 
Lévy.  La  «  Manette  Salomon  »  des  bichons  me  paraît 
avoir  remporté  une  veste  d'une  telle  longueur  qu'elle 
peut  passer  pour  linceul;  c'est  à  lire  néanmoins. 

En  fait  de  lectures,  je  me  suis  livré  dernièrement  à 
l'étude  du  croup.  Il  n'y  a  pas  de  style  plus  long  et  plus 
vide  que  celui  des  médecins!  Quels  bavards!  et  ils 
méprisent  les  avocats  ! 

Fais-moi  penser  à  t'apporter  une  roide  pièce  de  vers 
composée  par  Bérat;  c'est  un  éloge  de  Rouen  comme 
tu  n'en  découvriras  pas  dans  les  hypogées,  je  t'en 
réponds. 

A  George  Sand. 

!«' janvier  1868. 

Ce  n'est  pas  gentil  de  m'attrister  avec  le  récit  des 
amusements  de  Nohant,  puisque  je  ne  peux  en  prendre 
ma  part.  Il  me  faut  tant  de  temps  pour  faire  si  peu 


348      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

que  je  n'ai  pas  une  minute  à  perdre  (ou  à  gagner),  si 
je  veux  avoir  fini  mon  lourd  bouquin  dans  l'été 
de  1869. 

Je  n'ai  pas  dit  qu'il  fallait  se  supprimer  le  cœur, 
mais  le  contenir,  hélas! 

Quant  au  régime  que  je  mène  et  qui  est  hors  des 
lois  de  l'hygiène,  ce  n'est  pas  d'hier,  j'y  suis  fait.  J'ai 
néanmoins  un  éreintement  assez  conditionné  et  il  est 
temps  que  ma  seconde  partie  finisse,  après  quoi  j'irai 
à  Paris.  Ce  sera  vers  la  fin  de  ce  mois.  Vous  ne  me 
dites  pas  quand  vous  reviendrez  de  Cannes. 

Ma  fureur  contre  M.  Thiers  n'est  pas  calmée,  au 
contraire!  Elle  s'idéalise  et  s'accroît. 


A  la  même 

Enfin,  enfin,  on  a  donc  de  vos  nouvelles,  chère 
maître,  et  de  bonnes,  ce  qui  est  doublement 
agréable. 

Je  compte  m'en  retourner  vers  ma  maison  des 
champs  avec  M""^  Sand,  et  ma  mère  l'espère  aussi. 
Qu'en  dites-vous?  Car  enfin,  dans  tout  ça  on  ne  se 
voit  pas,  nom  d'une  balle  ! 

Quant  à  mes  déplacements,  à  moi,  ce  n'est  pas 
l'envie  de  m'y  livrer  qui  me  manque.  Mais  je  serais 
perdu  si  je  bougeais  d'ici  la  fin  de  mon  roman.  Votre 
ami  est  un  bonhomme  en  cire;  tout  s'imprime  dessus, 
s'y  incruste,  y  entre.  Revenu  de  chez  vous,  je  ne  son- 
gerais plus  qu'à  vous  et  aux  vôtres,  à  votre  maison,  à 
vos  paysages,  aux  mines  des  gens  que  j'aurais  ren- 
contrés, etc.  Il  me  faut  de  grands  efforts  pour  me 
recueillir;  à  chaque  moment  je  déborde.  Voilà  pour- 
quoi, chère  bon  maîlre  adorée,  je   me  prive  d'aller 


CORRESPONDAJNCE  DE  G.  FLAUBERT.       349 

m'asseoir  et  rêver  tout  haut  dans  votre  logis.  Mais, 
dans  l'été  ou  l'automne  de  1869,  vous  verrez  quel  joli 
voyageur  de  commerce  je  fais,  une  fois  lâché  au  grand 
air.  Je  suis  abject,  je  vous  en  préviens. 

En  fait  de  nouvelles,  il  y  a  du  re-calme  depuis  que 
l'incident  Kerveguen  est  mort  de  sa  belle  mort. 
Était-ce  farce  ?  et  bête  ! 

Sainte-Beuve  prépare  un  discours  sur  la  loi  de  la 
presse.  Il  va  mieux,  décidément.  J'ai  dîné  mardi  avec 
Renan.  Il  a  été  merveilleux  d'esprit  et  d'éloquence, 
et  artiste  !  comme  jamais  je  ne  l'avais  vu.  Avez-vous 
lu  son  nouveau  volume?  Sa  préface  fait  du  bruit. 

Mon  pauvre  Théo  m'inquiète.  Je  ne  le  trouve  pas 
roide. 


A  Henri  Taine. 


«  Mes  personnages  imaginaires  m'affectent,  me 
poursuivent,  ou  plutôt  c'est  moi  qui  suis  en  eux.  Quand 
j'écrivais  l'empoisonnement  d'Emma  Bovary  j'avais  si 
bien  le  goîd  d'arsenic  dans  la  bouche,  j'étais  si  bien 
empoisonné  moi-même  que  je  me  suis  donné  deux  in- 
digestions coup  sur  coup,  deux  indigestions  très 
réelles,  car  j'ai  vomi  tout  mon  dîner.  » 

«  N'assimilez  pas  la  vision  intérieure  de  l'artiste  à 
celle  de  l'homme  vraiment  halluciné.  Je  connais  par- 
faitement les  deux  états;  il  y  a  un  abîme  entre  eux. 
Dans  l'hallucination  proprement  dite,  il  y  a  toujours 
terreur.;  vous  sentez  que  votre  personnalité  vous 
échappe;  on  croit  que  Ton  va  mourir.  Dans  la  vision 


350  CORRESPONDA^XE  DE  G.    FLAUBERT. 

poétique,  au  contraire,  il  y  a  joie;  c'est  quelque  chose 
qui  entre  en  vous.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on  ne 
sait  plus  où  l'on  est...  Souvent  cette  vision  se  fait 
lentement,  pièce  à  pièce,  comme  les  diverses  partis 
d'un  décor  que  l'on  pose  ;  mais  souvent  aussi  elle 
est  subite,  fugace  comme  les  hallucinations  hypno- 
gogiques.  Quelque  chose  vous  passe  devant  les  yeux  ; 
c'est  alors  qu'il  faut  se  jeter  dessus  avidement.  » 


A  Jules  Duplan. 

Croisset,  nuit  de  vendredi  à  samedi, 

24  janvier  1S6S.  i 

Comme  je  suis  content  de  te  savoir  heureux,  mon 
cher  bougre  !  Je  vois  d'ici  ta  binette  et  celle  de  Ger- 
nuschi  contemplant  les  fresques  de  Medinet-A)i  ou.  La 
plus  basse  envie  me  dévore.  Nom  d'une  balle,  quaje 
voudrais  être  avec  vous  !  mais  quels  seigneurs  vous 
faites,  un  pyroscaphe-  pour  Vos  Excellences  et  Ma- 
riette Bey  pour  cicérone  ! 

Me  voilà  arrivé  à  peu  près  à  la  fin  de  ma  seconde 
partie.  Je  viens,  ce  soir,  de  bâcler  les  huit  dernières 
pages.  Il  me  reste  à  y  mettre  le  graine  fin;  la  ligne 
est  faite.  Quant  au  trait  de  force?... 

Aussi,  mercredi  prochain  vais-je  me  ruer  vers  la 
capitale,  ce  centre  des  arts,  cette  ville  qui  comme  une 
courtisane,  etc..  Un  peu  de  repos,  franchement,  ne 
me  sera  pas  nuisible. 

D'ailleurs,  j'ai,  depuis  six  mois,  vécu  si  obstinément 
seul  sur  le  Parnasse  qu'il  est  bien  juste  que  j'aille  à 
Gythérée  1 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       351 

J'ai  eu  dernièrement  des  embêlements  graves.  La 
petite  fille  de  ma  nièce  Juliette  est  morte  d'une  pneu- 
monie, suite  d'une  rougeole  La  mère  et  le  moutard 
avaient  eu  la  rougeole;  la  mère  l'avait  encore  et  était 
dans  son  lit.  Tu  n'imagines  rien  de  lamentable  comme 
cette  jeune  femme  la  tête  sur  son  oreiller  et  répétant 
au  milieu  de  ses  larmes  «  ma  pauvre  petite  fille  ».  Le 
grand-père  (mon  frère)  était  complètement  dévissé. 
Quant  à  ma  mère,  elle  supporte  cela  (jusqu'à  présent, 
du  moins)  mieux  que  je  ne  l'aurais  cru. 

Je  ne  suis  pas  content  de  Monseigneur,  il  me  semble 
profondément  malade,  sans  pouvoir  dire  en  quoi?  Il 
tousse  fréquemment  et  souffle  sans  discontinuer  comme 
un  cachalot  ;  ajoute  à  cela  une  tristesse  invincible. 
Monseigneur  tourne  à  l'hypocondrie  et  l'animal  a  plus 
de  talent  que  jamais!  il  fait  des  pièces  de  vers  déta- 
chées superbes,  mais  ne  trouve  pas  de  sujet  de  drame: 
c'est  là  ce  qui  le  désole  et  lui  fait  prendre  le  genre 
humain  en  haine.  Il  débine  tout  le  monde.  Le  major 
m'a  écrit  une  lettre  gigantesque  (humoristique  et  bla- 
gueuse) ,  où  il  luttait  avec  Grimm  de  verve  et  de  fan- 
taisie. Notre  Max  va  bien.  Laporte  m'a  fait  cadeau  de 
six  fromages,  voilà  à  peu  près  toutes  les  nouvelles. 

Quant  à  la  politique,  Thorizon  se  calme.  On  est 
à  la  paix.  Quel  chien  d'hiver!  J'ai  vu  la  Seine  à 
Rouen  complètement  prise,  c'est  la  troisième  fois 
seulement  que  dans  ma  longue  carrière  je  jouis  de  ce 
spectacle  hyperboréen.  Après  le  froid,  nous  avons 
eu  des  coups  de  vent  abominables.  A  l'heure  où  je 
t'écris,  le  vent  mugit  et  la  rivière  prend  des  tournures 
d'Océan.' 

Il  doit  faire  plus  beau  à  tes  côtés.  Vous  êles-vous 
repassés  une  soirée  de  cocottes  indigènes,  au  moins  I 

Réponds-moi  à  Paris  et  dis-moi  que  tu  reviens  bien- 


SS'â  CORP.F.SPOiNDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

tôt.  Amitiés  h  Cerntischi.  Quant  à  toi,  mon  bon  vieux, 
je  t'embrasse  tendrement. 

A  Louis  Bonenfant. 

Croisset,  jeudi. 
Mon  cher  ami, 

Je  ne  t'ai  pas  suffisamment  remercié.  Ta  narration 
est  de  tous  points  excellente  et  me  fournira  de  bons 
détails.  Tu  m'as  rendu  un  vrai  service  en  me  l'en- 
voyant. 

Je  remercie  aussi  ma  petite  cousine  Emilie  pour  son 
vocabulaire  nogentais  et  je  reconnais  cette  attention 
par  la  plus  noire  ingratitude,  car  : 

Je  ne  puis  me  soumettre  à  son  désir  qui  est  de  chan- 
ger le  nom  du  héros  de  mon  roman.  Tu  dois  te  souve- 
nir, cher  ami,  qu'il  y  a  quatre  ans  je  t'ai  demandé  s'il 
y  avait  encore  à  Nogent  des  personnes  du  nom  de  Mo- 
reau  ?  Tu  m'as  répondu  qu'il  n'y  en  avait  pas  et  tu 
m'as  fourni  plusieurs  noms  du  pays  que  je  pouvais 
employer  sans  inconvénient.  Fort  de  tes  renseigne- 
ments je  me  suis  embarqué  naïvement.  Il  n'est  plus 
temps  pour  moi  de  revenir  là-dessus.  Un  nom  propre 
est  une  chose  extrêmement  importante  dans  un  roman, 
une  chose  capitale.  On  ne  peut  pas  plus  changer  un 
personnage  de  nom  que  de  peau.  C'est  vouloir  blanchir 
un  nègre. 


CORRESPOjNDANCE  de  g.  FLAUBERT.       353 

Tant  pis  pour  les  Moreau  qui  existent  à  Nogent. 
Ils  n'auront  pas   d'ailleurs  à  se  plaindre  de  moi. 
Car  mon  M.  Moreau  est  un  jeune  homme  très  chic. 


A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  mercredi  soir. 
Mon  cher  vieux, 

Je  ne  t'oublie  pas  du  tout,  quoique  tu  en  die  !  mais 
je  n'ai  rien  à  te  conter!  Mon  silence  n'a  pas  d'autre 
raison. 

Je  me  mets  à  ma  table  vers  midi  et  demi,  à  cinq 
heures  je  pique  un  chien  qui  dure  quelquefois  jusqu'à 
sept,  alors  je  dîne  —  puis,  je  me  réf.,.  à  la  pioche 
jusqu'à  trois  heures  et  demie  ou  quatre  heures  du 
malin  —  et  je  lâche  de  fermer  l'œil  après  avoir  lu  un 
chapitre  du  sacro-saint  immense  et  extra-beau  Rabe- 
lais. Voilà. 

J'espère  avoir  fini  ma  seconde  partie  à  la  fin  de 
jan-.ierfet  tout  le  reste  dans  l'été  de  1869,  ce  qui  ne 
me  promet  point,  jusque-là,  poires  molles. 

Tu  serais  bien  aimable  de  m'envoyer  une  re-comtesse 
de  Châlis,  pour  la  répandre. 

La  mienne  est  déjà  éreinlée. 

Je  te  remercie  des  trois  numéros  du  Figaro.  Qu'est- 
ce  que  ça  devient? 

Rugis-tu  contre  M.  Thiers?  Quel  profond  penseur, 
hein!  Peut-on  voir  un  Prudhomme  plus  radical?  est- 
on  béte  en  France,  n...  de  D... 


10. 


3S4      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

A  M"^  Leroyer  de  Chantepie. 

Goisset,  2-t  janvier  1868. 

Non!  je  ne  vous  oublie  pas,  chère  demoiselle,  et  je 
suis  peiné  de  vous  savoir  malade.  Si  la  sympathie  en 
ces  occasions  pouvait  servir  à  quelque  chose,  vous 
seriez  guérie.  Quel  genre  de  maux  d'yeux  avez- vous? 
Il  est  donc  intermittent,  puisque  vous  m'avez  écrit 
quelques  lignes  au  bas  de  votre  lettre.  i 

Vous  m'annoncez  la  mort  d'un  vieil  ami  à  vous.  Moi  î 
aussi,  j'ai  à  vous  parler  de  deuil.  La  semaine  dernière 
j'ai  perdu  une  petite  nièce  que  j'aimais  beaucoup,  une 
enfant  de  trois  ans.   Emportée  en  cinq  jours  par  une 
pneumonie,  suite  d'une  rougeole.  La  mère  était  malade  1 
elle-même.  J'ai  assisté  à  des  désespoirs  profonds,  dont  * 
j'avais  ma  part,  et  j'ai  monté  une  fois  de  plus  la  côte  de 
ce  cimetière  où  j'en  ai  déjà  tant  mis  des  miens. 

Puisque  nous  aimons  tous  les  deux  madame^Sand 
et  que  vous  me  demandez  de  ses  nouvelles  je  puis  vous 
en  donner,  quoique  je  ne  l'aie  pas  vue  depuis  longtemps. 
Mais  je  la  verrai  dans  une  huitaine  de  jours,  à  Paris  où 
je  retourne  pour  quatre  mois  environ.  Elle  va  très  bien 
et  devait  passer  l'hiver  dans  le  Midi,  mais  le  grand 
froid  qui  rendait  les  voyages  difficiles  l'en  a  empêchée. 

Mon  roman  est  arrivé  à  la  fin  de  sa  seconde  partie. 
Mais  pour  l'avoir  entièrement  terminé,  il  me  faut  bien 
encore  dix  mois.  J'aborde  la  Révolution  de  1848,  et 
en  étudiant  cette  époque-là,  je  découvre  beaucoup  de 
choses  du  passé  qui  expliquent  des  choses  actuelles.  Je 
crois  que  l'influence  catholique  y  a  été  énorme  et  déplo_ 
rable. 

Je  ne  pense  pas  comme  vous  qu'on  soit  à  la  veille 


COIiRESPOiNDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  3o5 

d'une  guerre  religieuse,  la  Foi  manque  trop  de  part  et 
d'autre.  Nous  sommes  dans  le  temps  de  la  blague,  et 
rien  de  plus.  Tant  pis  pour  les  gens  comme  nous  qu'elle 
n'amuse  pas. 

Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas  trouver  quelqu'un 
qui  vous  ferait  des  lectures  pour  continuer  votre  his- 
toire de  l'Anjou?  Je  suis  très  fâché  que  vous  ayez 
abaitdonné  ce  travail,  qui  vous  était  sain  et  utile. 

Vos  chagrins  me  semblent  si  profonds  et  enracinés 
que  je  ne  sais  plus  que  vous  conseiller,  chère  demoi- 
selle. Soignez  vos  yeux  et  tâchez  de  ne  pas  songer  à 
ce  qui  vous  afflige. 

A  George  Sand. 

Chère  maître, 

Dans  votre  dernière  lettre,  parmi  les  choses  gen- 
tilles que  vous  me  dites,  vous  me  louez  de  n'être  pas 
«  hautain  »  ;  on  n'est  pas  hautain  avec  ce  qui  est  haut. 
Ainsi,  sous  ce  rapport,  vous  ne  pouvez  me  connaître, 
je  vous  récuse. 

Bien  que  je  me  croie  un  bon  homme,  je  ne  suis  pas 
toujours  un  monsieur  agréable,  à  preuve  ce  qui  m'est 
arrivé  jeudi  dernier.  Après  avoir  déjeuné  chez  une 
dame  que  j'avais  appelée  «  imbécile  »,  j'ai  été  faire  une 
visite  chez  une  autre  que  j'ai  traitée  de  «  dinde  »  ;  telle 
est  ma  vieille  galanterie  française.  La  première  m'avait 
assommé  avec  ses  discours  spiritualistes  et  ses  pré- 
tentions à  l'idéal;  la  seconde  m'a  indigné  en  me  disant 
que  Renan  était  un  «  coquin  ».  Notez  qu'elle  m'a  avoué 
n'avoir  pas  lu  ses  livres.  Il  y  a  des  sujets  sur  lesquels 
je  perds  patience,  et,  quand  on  débine  devant  moi  un 
ami,  mon  sang  de  sauvage  revienl,  je  vois  rouge.  Rien 


356      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

de  plus  sot  !  car  ça  ne  sert  à  rien  et  ça  me  fait  un  mal 
affreux. 

Ce  vice-là,  du  reste,  le  lâchage  des  amis  en  société^ 
me  semble  prendre  des  proportions  gigantesques  ! 


A  Jules  Duplan. 

Paris,  dimanche  17,  6  h.  du  soir. 

Mon  cher  bonhomme. 

J'ai  été  bien  content,  ce  matin,  en  recevant  ta 
lettre.  Je  commençais  à  trouver  qu'elle  tardait  à 
venir.  J'avais  même  été,  jeudi,  chez  Blamont  pour 
avoir  de  tes  nouvelles.  Enfin,  tu  vas  bien  et  tu  t'a- 
muses! «  Taïeb,  taïeb  quetir  î  » 

Tu  ne  saurais  croire  comme  tu  me  manques  ici,  et 
je  serais  bien  dupe  si  je  m'en  retournais  à  Groisset 
avant  ta  rentrée  à  Paris.  Dans  ce  cas- là,  il  faudra  que 
tu  viennes  me  voir  là-bas,  ne  serait-ce  qu'un  jour. 

Tu  es  juste  maintenant  dans  le  milieu  dont  j'aurais 
besoin  pour  mon  roman  sur  l'Orient  moderne.  Tu  vois 
les  choses  et  fréquentes  des  binettes  qui  me  seront 
indispensables.  Pense-z-y.  Je  ne  te  demande  pas, 
bien  entendu,  de  prendre  des  notes;  mais  j'en  pren- 
drai  d'après  tes  souvenirs  tout  récents,  que  tu  me  dé- 
rouleras dans  le  silence  du  cabinet. 

Blamont  a  été  très  gentil.  Lévy  m'a  enfin  prêté  cinq 
mille  francs,  que  j'espère,  du  reste,  lui  rendre  au 
mois  de  mai  prochain;  car  ma  mère  a  vendu  sa  ferme 
de  Gourtavent  et  veut  nous  en  partager  le  montant.  Le 
premier  paiement  aura  lieu  dans  six  semaines;  je  dois 
avoir,  alors,  dix  mille  francs,  dont  je  cracherai  la 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      357 

moitié  à  l'Israélite.  Pour  remercier  Blamont  de  ses 
bons  services,  je  lui  ai  communiqué  deux  palimpsestes 
HENAVRMES  :  l'un  est  un  procès- verbal  de  gendar- 
merie; l'autre,  les  mémoires  secrets  d'une  dame.  Pas 
n'est  besoin  de  dire  que  les  deux  documents  sont  lu- 
briques. 

Je  suis  arrivé  de  Croisset,  ici,  avec  Monseigneur, 
le  19  février,  pour  la  centième  de  la  Conjuration. 
Trois  jours  après,  la  mère  de  Bouilhet  mourait.  Le 
pauvre  bougre  a  passé  par  d'atroces  moments.  Notre 
ami  Maxime  a  publié,  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes, 
un  grand  article  sur  le  télégraphe,  et  est  maintenant 
lancé  dans  les  voitures.  Ses  Forces  perdues  ont  paru 
en  volume.  Connais-tu  cela?  C'est  évidemment  ce 
qu'il  a  fait  de  meilleur. 

J'ai  eu  aujourd'hui  Graindorge,  le  major  et  les 
bichons,  et  il  n'a  été  question,  bien  entendu,  que  des 
Idées  de  madame  Aubray,  dont  la  première  a  eu  lieu 
hier.  Succès  énorme,  je  crois.  Mais  le  plus  beau  a  été 
le  père  Dumas,  qui  s'est  par  trois  fois  présenté  au 
public  pour  se  faire  applaudir  à  la  place  de  son  fils. 

Non,  tu  n'imagines  pas    quelque   chose  d'em 

comme  Galilée,  «  nous  renonçons  à  peindre  ».  (Victor 
Hugo,  Notre-Dame  de  Paris ^  1.  III.) 

Notre  grand  historien  national  baisse  un  peu;  je 
vois  moins  d'enthousiasme  que  l'année  dernière.  Le 
poète  Glatigny  improvise  à  l'Alcazar  et  Lagier  se 
range.  Elle  vit  en  garni  et  paie  des  dettes... 

Je  cherche  quelles  nouvelles  t'envoyer  et  je  n'en 
trouve  plus  ;  il  reste  donc  à  te  parler  de  moi.  Tu  me 
demandes  si  je  suis  content  de  ce  qui  est  fait?  Fran- 
chement, je  n'en  sais  rien.  Présentement,  je  lis  un 
tas  de  choses  sur  48.  Je  vais  à  la  bibliothèque  des 
députés  et  je  recueille  des  renseignements  de  droite 


358      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

et  de  gauche.  Ah  !  combien  je  voudrais  être  dans  ta 
peau,  —  ou  plutôt  à  côté  d'icelle,  —  pour  fumer  en- 
semble un  chibhah  sous  les  arbres  de  l'Esbekieh  !  Tu 
n'imagines  l'abominable  hiver  que  nous  avons;  il 
fait,  par  moments,  aussi  froid  qu'au  mois  de  janvier  I 
La  neige  tombe  et  le  vent  nous  coupe  en  quatre. 

La  présente  est  stupide;  je  viens  de  l't^crire  en  hâte. 
Il  est  sept  heures;  je  n'ai  que  le  temps  de  dîner,  après 
quoi  j'irai  chez  la  princesse,  où  l'on  joue  un  proverbe 
de  Feuillet,  —  tu  sais  que  c'est  mon  auteur. 

Adieu.  Reviens-nous  le  plus  tôt  possible.  Amitiés 
au  grand. 

A  George  Sand. 

Samedi  soir. 

J'ai  reçu  vos  deux  billets,  chère  maître.  Vous  m'en- 
voyez pour  remplacer  le  mot  «  libellules  »  celui 
d'  «  alcyons  ».  Georges  Pouchet  m'a  indiqué  celui  de 
gerre  des  lacs  (genre  Gerris).  Eh  bien  !  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  me  convient,  parce  qu'ils  ne  font  pas  tout  de  suite 
image  pour  le  lecteur  ignorant. 

Il  faudrait  donc  décrire  ladite  bestiole?  Mais  ça 
ralentirait  le  mouvement!  ça  emplirait  tout  le  paysage! 
Je  mettrai  «  des  insectes  à  grandes  pattes  »,  ou  «  de 
longs  insectes  »,  ce  sera  clairet  court. 

Peu  de  Hvres  m'ont  plus  empoigné  que  Cadio,  et  je 
partage  entièrement  l'admiration  de  Maxime 

Je  vous  en  aurais  parlé  plus  tôt  si  ma  mère  et  ma 
nièce  ne  m'avaient  pris  mon  exemplaire.  Enfin,  ce  soir, 
on  me  l'a  rendu;  il  est  là  sur  ma  table  et  je  le  feuillette 
tout  en  vous  écrivant. 

Et  d'abord,  il  me  semble  que  ça  doit  avoir  été  comme 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.      359 

ça!  ça  se  voit,  on  y  est  et  on  palpite.  Combien  de  gens 
ont  dû  ressembler  à  Saint-Gueltas,  au  comte  de  Sau- 
viêres,  à  Rebec  1  et  même  à  Henri,  quoique  les  modèles 
aient  été  plus  rares.  Quant  au  personnage  de  Gadio, 
qui  est  plus  d'invention  que  les  autres,  ce  que  j'aime 
surtout  en  lui,  c'est  sa  rage  féroce.  Là  est  la  vérité 
locale  du  caractère.  L'humanité  tournée  en  fureur,  la 
guillotine  devenue  mystique,  l'existence  n'étant  plus 
qu'une  sorte  de  rêve  sanglant,  voilà  ce  qui  devait  se 
passer  dans  des  têtes  pareilles.  Je  trouve  que  vous 
avez  une  scène  à  la  Shakespeare  :  celle  du  délégué  de 
la  Convention  avec  ses  deux  secrétaires  est  d'une  force 
inouïe.  C'est  à  faire  crier!  Il  y  en  a  une  aussi  qui 
m'avait  fortement  frappé  à  la  première  lecture  :  la 
scène  où  Saint-Gueltas  et  Henri  ont  chacun  des  pis- 
tolets dans  leurs  poches,  et  bien  d'autres.  Quelle  splen- 
dide  page  (j'ouvre  au  hasard)  que  la  page  161  ! 

Dans  la  pièce,  ne  faudrait-il  pas  donner  un  rôle  plus 
long  à  la  femme  légitime  de  ce  bon  Saint-Gueltas?  Le 
drame  ne  doit  pas  être  difficile  à  tailler.  Il  s'agit  seule- 
ment de  le  condenser  et  de  le  raccourcir.  Si  on  vous 
laisse  jouer,  je  vous  réponds  d'un  succès  efîrayant. 
Mais  la  censure? 

Enfin,  vous  avez  fait  un  maître  livre,  allez  î  et  qui  est 
très  amusant.  Ma  mère  prétend  que  ça  lui  rappelle 
des  histoires  qu'elle  a  entendues  étant  enfant.  A  propos 
de  Vendée,  saviez-vous  que  son  grand'père  paternel  a 
été,  après  M.  de  Lescure,  le  chef  de  l'armée  ven- 
déenne? Ledit  chef  s'appelait  M.  Fleuriot  d'Argentan. 
Je  n'en  suis  pas  plus  fier  pour  ça;  d'autant  plus  que  la 
chose  est  problématique,  car  le  père  de  ma  mère, 
républicain  violent,  cachait  ses  antécédents  politiques. 

Ma  mère  va,  dans  quelques  jours,  s'en  aller  à 
Dieppe,  chez  sa  petite-fille.  Je  serai  serai  seul  une 


360      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

bonne  partie  de  l'été  et  me  propose  de  piocher  vigou- 
reusement : 

Je  travaille  beaucoup  et  redoute  le  monde. 

Ce  n'est  pas  dans  les  bals  que  l'avenir  se  fonde. 

Camille  Doucet. 

Mais  mon  sempiternel  roman  m'assomme  parfois 
d'une  façon  incroyable!  Ces  minces  particuliers  me 
sont  lourds  à  remuer!  Pourquoi  se  donner  du  mal  sur 
un  fond  si  piètre  ? 

Je  voulais  vous  en  écrire  très  long  sur  Cadio;  mais 
il  est  tard  et  les  yeux  me  cuisent. 

Donc,  merci,  tout  bonnement,  ma  chère  maître. 


A  Ernest  Chesneau. 

Croisset,  dimanche. 

Non  !  mon  cher  ami,  votre  livre  ne  contraria  en 
rien  mes  goûts,  loin  de  là  !  J'ai  même  été  ravi  de  voir 
ce  que  je  sens,  ce  que  je  pense,  formulé  d'une  telle 
façon. 

Votre  morceau  sur  l'École  anglaise  est  à  lui  seul 
une  oeuvre.  Et  d'abord,  vous  avez  très  bien  signalé 
son  trait  saillant,  l'absence  de  composition  (si  vous 
aviez  tenu  à  noircir  du  papier,  vous  auriez  pu  faire  un 
rapprochement  entre  la  peinture  et  la  littérature  bri- 
tanniques). Bien  que  j'aie  lu  l'ouvrage  de  Milsand, 
voilà  la  première  fois  que  je  trouve  enfin  une  définition 
nette  de  préraphaélisme  ! 

La  manière  dont  l'absolu  et  le  contigent  doivent 
èlre  mêlés  dans  une  œuvre  d'art  me  semble  indiquée 
nettement  page  60.  Je  pense  comme  vous.  Dès  qu'il 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       361 

y  a  interprétation  dans  l'œuvre  d'un  peintre,  l'artiste  a 
beau  s'en  défendre,  il  fait  fonction  d'idéaliste  »  (94). 
Bref,  on  n'est  idéal  qu'à  la  condition  d'être  réel  et  on 
n'est  vrai  qu'à  force  de  généraliser.  Du  reste,  vous 
concluez  fort  bien,  en  montrant  l'inanité  des  théories 
par  l'exemple  des  deux  écoles  anglaise  et  belge  arri- 
vant à  des  résultats  divers  bien  qu'elles  soient  parties 
du  même  principe  (p.  550).  La  limite  de  la  peinture 
(ce  qu'elle  peut  et  ce  qu'elle  ne  peut  pas)  est  montrée 
avec  une  évidence  qui  crève  les  yeux,  à  propos  d'un 
tableau  de  Pamvels  et  d'un  autre  de  Comte.  Enfin,  je 
n'ose  trop  vous  louer  de  vos  idées  parce  que  ce  sont 
les  miennes.  Donc,  sur  la  religion,  nous  sommes  d'ac- 
cord. 

Quant  aux  appréciations  particulières  (question 
de  nerfs  et  de  tempérament  autant  que  de  goût),  je 
vous  trouve  parfois  un  peu  d'indulgence.  Gomme  pour 
mon  ami  H.  Bellangé,  entre  autres.  Gela  tient  peut-être 
à  ce  que  vous  savez  beaucoup  et  que  vous  êtes  sensible 
à  des  mérites  que  je  ne  vois  pas  ?  Cependant  j'applau- 
dis sans  réserve  à  tout  ce  que  vous  dites  sur  Ingres  et 
Flandrin  (315),  Gérôme  (221),  le  sculpteur  italien 
Vêla  (378),  bien  d'autres  encore,  et  je  vous  remercie 
d'avoir  rendu  justice  à  Gustave  Moreau,  que  beaucoup 
de  nos  amis  n'ont  pas,  selon  moi,  suffisamment  admiré  ! 
Mais  pourquoi  dites- vous  le  sphinx?  C'est  ici  la 
sphinx.  Cette  infime  remarque  vous  prouve  que  je 
vous  ai  lu  attentivement.  Ainsi,  page  124,  il  y  a  une 
faute:  «  les  récits  d'histoire  romaine  d'Augustin 
Thierry  ».  vous  avez  voulu  dire  «  les  Récils  mérovin- 
giens »  d'A  Thierry.  Les  Récits  d'histoire  romaine 
sontd'Amédée  Thierry. 

Mais  je  ne  suis  nullement  de  votre  opinion  quand 
vous  prétendez  que  «  Decamps  nous  fit  un  Orient  ima- 

31 


362  GORRESPONDAKCE  DE  G.   FLAUBERT, 

ginaire  ».  Son  Orient  n'est  pas  plus  imaginaire  que 
celui  de  lord  Byron.  Ni  par  brosse,  ni  par  la  plume, 
personne  encore  n'a  dépassé  ces  deux-là  comme  vé- 
rité. 

Vous  m'avez  souvent  mis  sous  les  yeux  des  ta- 
i)leaux  que  j'avais  oubliés.  La  description  des  portraits 
"de  l'empereur  et  de  M"^^  de  Ganay  sont  des  pages  du 
meilleur  style,  achevées,  excellentes.  Votre  article  sur 
Y  Art  Japonais  est  d'un  critique  supérieur  où  l'on  sent 
le  patricien  sous  l'esthéticien  (pardon  du  mot).  A 
preuve  :  vos  observations  sur  les  surfaces  courbes,  la 
perspective,  — cela  est  creusé.  Vous  êtes  entré  au  cœur 
de  l'Art  Japonais,  il  me  semble. 

Une  chicane,  cependant.  Etes-vous  bien  sûr  que 
«  ce  soit  le  rationalisme  étroit  de  la  Chine  »  qui  lui  ait 
fait  repousser  toute  tentative  de  progrès  ?  Le  rationa- 
lisme seul  en  est-il  la  cause?  Je  n'en  sais  rien.  En  ré- 
sumé, mon  cher  Ghesneau,  votre  livre  m'a  fait  grand 
plaisir  et  je  vous  remercie  de  me  l'avoir  envoyé.  Je 
vous  remercie  également  de  l'aimable  lettre  qui  l'ac- 
compagnait. Mon  nom  répété  deux  fois  dans  votre  vo- 
lume m'a  prouvé  votre  sympathie.  Croyez  bien  à  la 
même. 

Je  vous  serre  les  deux  mains. 


A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 


Mercredi  17  juin  18^8. 

Êtes-vous  à  Vichy  ?  allez- vous  partir  pour  Vichy  ? 
ouêtes-vous  revenus  de  Vichy?  En  tout  cas,  je  vous 
envoie  le  bonjour  rue  Saint-Georges. 

Et  d'abord,  le  bruit,  ça  se  calme-t-il  un  peu?  Moi, 


CORRESPONDANCE  DE  F.  FLAUBERT.       363 

j'étais  si  profondément  agacé  en  rervenant  ici,  que  j'ai 
été  plusieurs  jours  encore  sans  pouvoir  dormir.  A 
trente-trois  lieues  de  distance,  j'entendais  les  maçons  ! 
Ce  serait  une  jolie  thèse  médicale  que  celle-ci  :  «  De 
l'influence  de  la  bêtise  parisienne  sur  le  développe- 
ment de  la  folie.  » 

Et,  à  ce  propos,  quel   est  ce  quelqu'un  «  qui  me 
croyait  fou  »  ? 


Rentré  chez  moi,  dimanche,  à  onze  heures  et  demie, 
je  me  couche,  en  me  promettant  de  dormir  profondé- 
ment, et  je  souffle  ma  bougie.  Trois  minutes  après, 
éclats  de  trombone  et  battements  de  tambour  !  C'était 
une  noce  chez  Bonvallet.  Les  fenêtres  dudit  gargotier 
étaient  complètement  ouvertes  (vu  la  chaleur  de  la 
nuit);  je  n'ai  pas  perdu  un  quadrille  ni  un  cri  !  L'or- 
chestre (comme  j'ai  l'honneur  de  vous  le  répéter)  était 
enjolivé  par  deux  tambours  ! 

A  six  heures  du  matin,  re-maçons.  A  sept  heures, 
je  déménage  pour  aller  loger  au  Grand-Hôtel. 

Là,  trois  quarts  d'heure  de  promenade  avant  de 
trouver  une  chambre.  A  peine  y  étais-je  (dans  la 
chambre)  qu'on  se  met  à  clouer  une  caisse  dans  l'ap- 
partement contigu.  Re-promenade  dans  le  même  hôtel 
pour  y  découvrir  un  gîte.  Bref,  à  neuf  heures,  j'en 
sors  et  vais  à  l'hôtel  du  Helder,  où  je  trouve  un  abject 
cabinet  noir  comme  un  tombeau.  Mais  le  calme  du 
sépulcre  n'y  régnait  pas  :  cris  de  messieurs  les  voya- 
geurs, roulement  des  voitures  dans  la  rue,  trimballage 
de  seaux  en  fer-blanc  dans  la  cour. 

De  une  heure  à  trois  heures,  je  fais  mes  paquets  et 
quitte  le  boulevard  du  Temple. 


364       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

De  quatre  à  six  heures,  avoir  tâché  de  dormir  chez 
Ducamp,  rue  du  Rocher.  Mais  j'avais  compté  sans 
d'autres  maçons  qui  édifient  un  mur  contre  son 
jardin. 

A  six  heures,  je  me  transporte  dans  un  bain,  rue 
Saint-Lazare.  Là,  jeux  d'enfants  dans  la  cour  et 
piano. 

A  huit  heures,  je  reviens  rue  du  Helder,  où  mon 
domestique  avait  étalé  sur  mon  lit  tout  ce  qu'il  me 
fallait  pour  aller,  le  soir,  au  bal  des  Tuileries.  Mais 
je  n'avais  pas  dîné,  et,  pensant  que  la  faim  peut-être 
m'affaiblissait  les  nerfs,  je  vais  au  café  de  l'Opéra.  A 
peine  y  étais-je  entré  qu'un  monsieur  dégueule  à  côté 
de  moi. 

A  neuf  heures,  je  retourne  à  l'hôtel  du  Helder. 
L'idée  de  m'habiller  m'épuise  comme  une  saignée  aux 
quatre  membres.  Je  renâcle  et  je  me  décide  à  ret^agner 
les  champs  au  plus  vite.  Mon  serviteur  fait  ma  can- 
tine. 

Ce  n*est  pas  tout.  Dernier  épisode  :  ma  cantine  roule 
de  l'impériale  du  fiacre  parterre  et  me  tombe  sur  l'é- 
paule. J'en  porte  encore  les  marques.  Voilà. 


A  George  Sand. 

Croisset,  dimanche  5  juillet  1868. 

J'ai  violemment  bûché  depuis  six  semaines.  Les 
patriotes  ne  me  pardonneront  pas  ce  livre,  ni  les 
réactionnaires  non  plus!  Tant  pis;,  j'écris  les  choses 
comme  je  les  sens,  c'est-à-dire  comme  je  crois 
qu'elles  existent.  Est-ce  bêtise  de  ma  part?  Mais  il 
me  semble  que  notre   malheur   vient  exclusivement 


CORRESPOÎNDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       365 

des  gens  de  noire  bord.  Ce  que  je  trouve  de  christia- 
nisme dans  le  socialisme  est  énorme.  Voilà  deux  pe- 
tites notes  qui  sont  là,  sur  ma  table. 

«  Ce  système  (le  sien)  n'est  pas  un  système  de 
désordre,  car  il  a  sa  source  dans  l'Évangile,  et  de 
cette  source  divine  ne  peuvent  découler  la  haine,  les 
guerres,  le  froissement  de  tous  les  intérêts  !  car  la 
doctrine  formulée  de  l'Evangile  est  une  doctrine  de 
paix,  d'union,  d'amour.  »  (L.  Blanc.) 

«  J  oserai  même  avancer  qu'avec  le  respect  du  di- 
manche s'est  éteinte  dans  l'âme  de  nos  rimeurs  la 
dernière  étincelle  du  feu  poétique.  On  l'a  dit  :  Sans  la 
religion,  pas  de  poésie!  »  (Proudhon.) 

A  propos  de  celui-là,  je  vous  supplie,  chère  maître, 
de  lire  à  la  suite  de  son  livre  sur  la  célébration  du 
dimanche  une  histoire  d'amour  intitulée,  je  crois, 
Marie  et  Maxime.  Il  faut  connaître  ça  pour  avoir  une 
idée  du  style  des  Penseurs.  C'est  à  mettre  en  parallèle 
avec  le  Voyage  en  Bretagne^  du  grand  Veuillot;  dans 
Çà  et  Là.  Ce  qui  n'empêche  pas  que  nous  avons  des 
amis  très  admirateurs  de  ces  deux  messieurs. 

Quand  je  serai  vieux,  je  ferai  de  la  critique;  ça  me 
soulagera,  car  souvent  j'étouffe  d'opinions  rentrées. 
Personne,  mieux  que  moi,  ne  comprend  les  indigna- 
tions de  ce  brave  Boileau  contre  le  mauvais  goût  : 
«  Les  bêtises  que  j'entends  dire  à  l'Académie  hâtent 
ma  fin.  »  Voilà  un  homme. 

Toutes  les  fois,  maintenant,  que  j'entends  la  chaîne 
des  bateaux  à  vapeur,  je  songe  à  vous,  et  ce  bruit-là 
m'irrite  moins,  en  me  disant  qu'il  vous  plaît.  Quel 
clair  de  lune  il  faisait  cette  nuit  sur  la  rivière  ! 


31. 


366      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 


A  Michelet. 

Mercredi. 

Non,  mon  cher  maître,  je  n'ai  pas  reçu  votre  livre  ; 
mais  je  l'ai  lu  et  je  le  relis.  Quelle  Montagne  que  la 
vôtre  !  Où  vous  arrêterez-vous  ? 

Je  suis  écrasé  par  cette  masse  d'idées,  ébahi  par 
ces  profondeurs. 

Jamais,  je  crois,  je  n'ai  lu  quelque  chose  qui  m'ait 
pénétré  plus  profondément  que  les  bains  d'Acqui. 
Vous  m'avez  remis  sous  les  yeux  les  Pyrénées  et  les 
Alpes.  Avec  vous,  du  reste,  on  est  toujours  sur  les 
sommets. 

Le  lourd  roman  auquel  vous  vous  intéressez  (lourd 
pour  moi,  en  attendant  qu'il  le  soit  pour  les  autres) 
ne  sera  pas  terminé  avant  une  grande  année.  Je  sois 
en  plein,  maintenant,  dans  l'histoire  de  48.  Ma  con- 
viction profonde  est  que  le  clergé  a  énormément  agi. 

Les  dangers  du  catholicisme  démocratique  que  vous 
signalez  dans  la  Préface  de  votre  Révolution,  sont 
tous  advenus.  Ah!  nous  sommes  bien  seuls  ! 

Mais  vous  restez,  vous. 

Je  vous  serre  les  mains  très  fort,  en  vous  priant  de 
me  croire,  mon  cher  maître,  votre  très  affectionné. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       367 

A  George  Sand. 

Dieppe,  lundi. 

Mais  oui,  chère  maître,  j'étais  à  Paris  par  cette  cha- 
leur Irop  picale  (comme  dit  M.  X***,  le  gouverneur  du 
château  de  Versailles),  et  j'y  ai  sué  fortement.  J'ai  été 
deux  fois  à  Fontainebleau,  et  la  seconde  fois,  selon 
votre  avis,  j'ai  vu  les  sables  d'Arbonne.  C'est  telle- 
ment beau  que  j'ai  «  cuydé  »  en  avoir  le  vertige. 

J'ai  été  aussi  à  Saint-Gratien.  Me  voilà  à  Dieppe,  et 
mercredi  je  serai  à  Groisset,  pour  n'en  plus  bouger 
d'ici  à  longtemps;  il  faut  avancer  le  roman. 

Hier,  j'ai  vu  Dumas;  nous  avons  parlé  de  vous,  bien 
entendu,  et  comme  je  le  reverrai  demain,  nous  en 
reparlerons. 

Je  me  suis  mal  expliqué,  si  je  vous  ai  dit  que  mon 
livre  «  accusera  les  patriotes  de  tout  le  mal  »  ;  je  ne 
me  reconnais  le  droit  d'accuser  personne.  Je  ne  crois 
même  pas  que  le  romancier  doive  exprimer  son  opi- 
nion sur  les  choses  de  ce  monde.  Il  peut  la  communi- 
quer, mais  je  n'aime  pas  à  ce  qu'il  la  dise.  (Gela  fait 
partie  de  ma  poétique,  à  moi.)  Je  me  borne  donc  à 
exposer  les  choses  telles  qu'elles  me  paraissent,  à 
exprimer  ce  qui  me  semble  le  vrai.  Tant  pis  pour  les 
conséquences;  riches  ou  pauvres,  vainqueurs  ou  vain- 
cus, je  n'admets  rien  de  tout  cela.  Je  ne  veux  avoir  ni 
amour,  ni  haine,  ni  pitié,  ni  colère.  Quanta  de  lasym- 
paFthie,  c'est  différent  :  jamais  on  n'en  a  assez.  Les 
réactionnaires,  du  reste,  seront  encore  moins  ména- 
gés que  les  autres,  car  ils  me  semblent  plus  crimi- 
nels. 

Est-ce  qu'il  n'est  pas  temps  de  faire  entrer  la  ju8- 


368      CORRESPONDAISCE  DE  G.  FLAUBERT. 

tice  dans  Tart?  L'impartialité  de  la  peinture  attein- 
drait alors  à  la  majesté  de  la  loi,  —  et  à  la  précision 
de  la  science  ! 

Enfin,  comme  j'ai  dans  votre  grand  esprit  une  con- 
fiance absolue,  quand  ma  troisième  partie  sera  termi- 
née, je  vous  la  lirai,  et  s'il  y  a  dans  mon  travail 
quelque  chose  qui  vous  semble  méchant,  je  l'enlè- 
verai. 

Mais  je  suis  d'avance  convaincu  que  vous  ne  me 
ferez  pas  une  objection. 

Quant  à  des  allusions  à  des  individus,  il  n'y  en  pas 
l'ombre. 

Le  prince  Napoléon,  que  j'ai  vu  jeudi  chez  sa  sœur, 
m'a  demandé  de  vos  nouvelles  et  m'a  fait  l'éloge  de 
Maurice.  La  princesse  Malhilde  m'a  dit  qu'elle  vous 
trouvait  «  charmante  »,  ce  qui  fait  que  je  l'aime  un 
peu  plus  qu'auparavant. 

Comment,  les  répétions  de  Cadfo  vous  empêcheront 
de  venir  voir  votre  pauvre  vieux  cet  automne?  P^s 
possible,  pas  possible.  Je  connais  Fréville,  c'est  un 
homme  excellent  et  très  lettré. 

A  Jules  Duplan. 

Croisset,  nuit  de  jeudi. 
Cher  vieux. 

Voici  la  chose. 

Je  raconte,  ou  plutôt  une  cocotte  de  mon  bouquin, 
raconte  son  enfance.  Elle  était  fille  d'ouvriers  à  Lyon. 
J'aurais  besoin  de  détails  sur  l'intérieur  d'iceux. 

1°  Trace-moi,  en  quelques  lignes,  l'intérieur  d'un 
ménages  d'ouvriers  lyonnais  ; 

2°  Les  canuts  (qui  £ont,  e  crois,  les  ouvriers  en 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       369 

soie)  ne  travaillent-ils  pas  dans  des  appartements  très 
bas  de  plafond  ? 

3°  Dans  leur  propre  domicile? 

4°  Les  enfants  travaillent-ils  aussi? 

Je  trouve  ceci  dans  mes  notes  :  le  tisserand  du 
métier  à  la  Jacquard  reçoit  sans  cesse  dans  l'estomac 
le  contre-coup  des  mouvements  du  balancier  par 
Vensouple  sur  lequel  l'étoffe  s'enroule  à  mesure 
qu'elle  avance. 

5°  C'est  l'ensouple  qui  donne  des  coups?  Rends-moi 
la  phrase  plus  claire. 

Bref,  je  veux  faire  en  quatre  lignes  un  tableau  d'in- 
térieur d'ouvrier  pour  contraster  avec  un  autre  qui 
vient  après,  celui  du  dépucelage  de  notre  héroïne 
dans  un  endroit  luxueux... 

A  Ernest  Feydeau. 

0  Feydeau, 

Je  ne  sais  pas  qui  a  écrit  :  «  Je  voudrais  jeter  le 
monde  sur  sa  face.  »  Désir  que  je  partage.  Ça  a  Tair 
biblique?  Mais  c'est  peut-être  de  Shakespeare? 

Merci  pour  ta  note.  La  réponse  à  la  deuxième  ques- 
tion est  précise,  mais  est-elle  bien  vraie  ?  Puisque 
Guastalle  la  contredit?  Demande-lui  là-dessus  une 
explication,  éclaircis-moi  ce  point-là  ?  et  tu  seras  bien 
aimable. 

Quant  aux  postes  ils  devaient  être  aux  mairies?  Quel 
bouquin  em...  ! 

Tu  me  verras  au  mois  de  décembre  (vers  la  fin), 
mais  je  ne  resterai  à  Paris  que  très  peu  de  jours,  n'ayant 
pas  l'intention  de  commencer  ma  saison  d'hiver  avant 
la  fin  de  février.  C'est  le  moyen  d'aller  plus  vite.  Pour 


370      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

paraître  en  octabre  prochain,  il  faut  que  j'aie  fini  en 
juillet;  or  je  n'ai  pas  d'ici-là  une  minute  à  perdre. 

Qu'est-ce  qui  occupe  ta  cervelle  pour  le  quart 
d'heure? 

Est-ce  assez  beau  l'affaire  Baudin  1  Quels  mala- 
droits! 

Bien  que  je  ne  sois  pas  tout  à  fait  une  immondice 
et  que  madame  Feydeau  soit  loin  de  ressembler  à  un 
mur,  je  te  prie  de  me  déposer  à  ses  pieds. 

P.  S.  En  mai  1849,  existait  une  société  ayant  pour 
but  de  fournir  des  ornements  au  culte  catholique,  sou- 
tanes, reliques,  etc.  Celte  société,  qui  avait  pour  chef 
M.  de  Savouillon,  avait  été  fondée  par  3f.  de  Calonne. 

Renseignements  sur  icelle,  S.  V.  P. 

N'est-ce  pas  là-dedans  qu'était  le  gars  Barbey  d'Au- 
revilly ? 

J'ai  passé  une  partie  du  mois  d'août  à  Paris,  mais 
ne  me  suis  pas  présenté  à  ton  domicile  croyant  que  tu 
étais  à  Trouville.  Tu  dois  y  être  encore  ?  avec  les  de 
Goncourt?  Je  les  avais  priés  de  me  donner  de  tes  nou- 
velles, ils  ne  m'ont  pas  écrit. 


A  George  Sand. 

Croisset,  raercredi  soir  9  septembre  186S. 

Est-ce  une  conduite,  cela,  chère  maître?  Voilà  près 
de  deux  mois  que  vous  n'avez  écrit  à  votre  vieux  trou- 
badour !  Etes-vousà  Paris,  à  Nohantou  ailleurs? 

On  dit  que  Cadio  est  présentement  en  répétition, à 
la  Porte  Saint-Martin  (vous  êtes  donc  fâchés,  vous  et 
Chilly  ?).  On  dit  que  Thuillier  fera  sa  réapparition  dans 
votre  pièce  ?  (Mais  je  la  croyais  mourante,  Thuillier, 


CORPlE?PO^DA^■CE   DE   G.    FLAUBERT.  371 

pas  votre  pièce.)  Et  quand  le  jouera-t-on,  ce  Cadio  ? 
Êtes-vous  contente?  Etc.,  etc. 

Je  vis  absolument  comme  une  huître.  Mon  roman 
est  le  rocher  qui  m'attache,  et  je  ne  sais  rien  de  ce  qui 
se  passe  dans  le  monde. 

Je  ne  lis  même  pas  ou  plutôt  n'ai  pas  lu  la  Lanfe?'?ie.^ 
Rochefort  me  scie,  entre  nous.  Il  faut  de  la  bravoure 
pour  oser  dire  timidement  que  ce  n'est  peut-être  pas  le 
premier  écrivain  du  siècle.  0  Velches  !  Velches  !  comme 
soupirait  (ou  rugissait)  M.  de  Voltaire!  Mais,  à  propos 
du  même  Rochefort,  ont-ils  été  assez  coines?  Quels 
pauvres  gens  ! 

Et  Sainte-Beuve?  le  voyez-vous  ?  Moi,  je  travaille 
furieusement.  Je  viens  de  faire  une  description  de  la 
forêt  de  Fontainebleau,  qui  m'a  donné  envie  de  me 
pendre  à  un  de  ses  arbres.  Comme  je  m'étais  inter- 
rompu pendant  trois  semaines,  j'ai  eu  un  mal  abomi- 
nable pour  me  remettre  en  train.  Je  suis  de  l'acabit 
des  chameaux,  qu'on  ne  peut  ni  arrêter  quand  ils 
marchent,  ni  faire  partir  quand  ils  se  reposent.  J'en 
ai  encore  pour  un  an.  Après  quoi,  je  lâche  les  bour- 
geois définitivement.  C'est  trop  difficile,  et  en  somme 
trop  laid .  Il  serait  temps  de  faire  quelque  chose  de  beau 
et  qui  me  plaise. 

Ce  qui  me  plairait  bien  pour  le  quart  d'heure,  ce 
serait  de  vous  embrasser.  Quand  sera-ce?  D'ici  là, 
mille  bonnes  tendresses. 

A  Ernest  Feydeau. 

Croisset,  mardi. 
Cher  vieux, 

Je  ne  sais  pas  si  tu  existes  encore,  mais  comme  je 
viens  te  demander  un  service,  j'espère  que  tu  me  don- 


372  CORRESPOiNDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

neras  de  tes  nouvelles.  Voici  la  chose  :  elle  concerne 
mon  bouquin. 

Mon  héros  Frédéric  a  l'envie  légitime  d'avoir  plus 
d'argent  dans  sa  poche  et  joue  à  la  Bourse,  gagne  un 
peu,  puis  perd  tout,  50  à  60,000  francs.  C'est  un  jeune 
bourgeois  complètement  ignorant  en  ces  matières  et 
qui  ne  sait  pas  en  quoi  consiste  le  3  p.  100.  Gela  se 
passe  dans  l'été  de  1847. 

Donc,  de  mai  à  fin  d'août,  quelles  ont  été  les  valeurs 
sur  lesquelles  la  spéculation  s'est  portée  de  préfé- 
rence? 

Ainsi  il  y  a  trois  phases  à  mon  histoire. 

1°  Frédéric  va  chez  un  agent  de  change,  apporte  son 
argent  et  se  décide  pour  ce  que  l'agent  de  change  lui 
conseille.  Est-ce  ainsi  que  cela  se  passe  ? 

2°  Il  gagne.  Mais  comment?  et  combien? 

3**  Il  perd  tout.  Comment?  et  pourquoi  ? 

Tu  serais  bien  aimable  de  m'envoyer  ce  renseigne- 
ment qui  ne  doit  pas  tenir  dans  mon  livre  plus  de  6  ou 
7  lignes.  Mais  explique-moi  cela  clairement  et  véridi  - 
quement. 

Fais  attention  à  l'époque,  c'est  en  1847,  l'été  des 
affaires  Praslin  et  Teste. 

Par  la  même  occasion,  dis-moi  un  peu  ce  que  tu  de- 
viens et  fabriques  ? 

A  George  Sand. 

Ça  vous  étonne,  chère  maître?  Eh  bien,  pas  moi  !  Je 
vous  l'avais  bien  dit,  mais  vous  ne  vouliez  pas  me 
croire. 

Je  vous  p'ains.  Car  c'est  triste  de  voir  les  gens  qu'on 
aime  changer.  Ce  remplacement  d'une  âme  par  une 


^ORRESPONDA^XE   DE   G.    FLAUBERT.  373 

autre,  dans  un  corps  qui  reste  identique  à  ce  qu'il 
était,  est  un  spectacle  navrant.  On  se  sent  trahi  !  J'ai 
passé  par  là,  et  plus  d'une  fois. 

Mais  cependant,  quelle  idée  avez-vous  donc  des 
femmes,  ô  vous  qui  êtes  du  troisième  sexe?  Est-ce 
qu'elles  ne  sont  pas,  comme  a  ditProudhon,  «  la  déso- 
lation du  Juste  »?  Depuis  quand  peuvent-elles  se  passer 
de  chimères?  Après  l'amour,  la  dévotion;  c'est  dans 
l'ordre.  Dorine  n*a  plus  d'hommes,  elle  prend  le  bon 
Dieu.  Voilà  tout. 

Ils  sont  rares  ceux  qui  n'ont  pas  besoin  du  surnatu- 
rel La  philosophie  sera  toujours  le  partage  des  aristo- 
crates. Vous  avez  beau  engraisser  le  bétail  humain, 
lui  donner  de  la  litière  jusqu'au  ventre  et  même  dorer 
son  écurie,  il  restera  brute,  quoi  qu'on  dise.  Tout  le 
progrès  qu'on  peut  espérer,  c'est  de  rendre  la  brute  un 
peu  moins  méchante.  Mais  quant  à  hausser  les  idées 
de  la  masse,  à  lui  donner  une  conception  de  Dieu  plus 
large  et  'partant  moins  humaine,  j'en  doute,  j'en 
doute. 

Je  Hs  maintenant  un  honnête  homme  de  livre  (fait 
par  un  de  mes  amis,  un  magistrat)  sur  la  Révolution 
dans  le  département  de  l'Eure.  C'est  plein  de  textes 
écrits  par  des  bourgeois  de  l'époque,  de  simples  par- 
ticuliers de  petite  ville.  Eh  bien,  je  vous  assure  qu'il 
y  en  a  peu  maintenant  de  cette  force-là  !  Ils  étaient 
lettrés  et  braves,  pleins  de  bon  sens,  didées  et  de  gé- 
nérosité! 

Le  néo-catholicisme  d'une  part  et  le  socialisme  de 
l'autre  ont  abêti  la  France.  Tout  se  meut  entre  l'Imma- 
culée-Conception  et  les  gamelles  ouvrières. 

Je  vous  ai  dit  que  je  ne  flattais  pas  les  démocrates 
dans  mon  bouquin.  Mais  je  vous  réponds  que  les  con- 
servateurs ne  sont  pas  ménagés.  J'écris  maintenant 

32 


374      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

trois  pages  sur  les  abominations  de  la  garde  nationale 
en  juin  1848,  qui  me  feront  très  bien  voir  des  bour- 
geois I  Je  leur  écrase  le  nez  dans  leur  turpitude,  tant 
que  je  peux. 

Avec  tout  ça,  vous  ne  me  donnez  aucun  détail  sur 
Cadio.  Quels  sont  les  acteurs,  etc.? 

Je  me  méfie  de  votre  roman  sur  le  théâtre.  Vous  les 
aimez  trop,  ces  gens-là!  En  avez- vous  beaucoup  connu 
qui  aiment  leur  art?  Quelle  quantité  d'artistes  qui  ne 
sont  que  des  bourgeois  dévoyés  ! 

Nous  nous  verrons  donc  d'ici  à  trois  semaines,  au 
plus  tard.  J'en  suis  très  content  et  je  vous  embrasse. 

Et  la  censure?  J'espère  bien  pour  vous  qu'elle  va 
faire  des  bêtises.  D'ailleurs,  ça  m'affligerait  si  elle 
manquait  à  ses  us. 

Avez- vous  lu  ceci  dans  un  journal  :  «  Victor  Hugo  et 
Rochefort,  les  plus  grands  écrivains  de  l'époque  I  » 
Si  Bodinguet  maintenant  ne  se  trouve  pas  vengé,  c'est 
qu'il  est  bien  difficile  en  supplices. 

A  Ernest  Feydeau. 

Groissel,  samedi  soir. 

S...  n...  de  D...  !  ta  lettre  de  ce  matin  m'a  affligé. 
C'est  embêtant,  c'est  embêtant  !  Je  ne  peux  répéter 
que  cela. 

Est-ce  que  cette  pièce  est  injouable  à  tout  autre 
théâtre  qu'aux  Français?  et  n'y  a-t-il  que  Dressant 
dans  le  monde?  Pourquoi  fais-tu  des  pièces  pour  des 
acteurs  ? 

Quant  à  ***,  qu'il  t'ait  joué  quelque  mauvais 
tour,  ça  ne  m'étonne  pas.  C'est  un  catholique  dont  il 
faut,  dit-on,  se  défier.  Tu  aurais  tort,  nonobstant,  de 


CORRESPONDA^•CE  DE  G.  FLAUBERT.      375 

renoncer  au  théâtre.  Je  ne  connais  pas  ta  dernière 
œuvre;  mais  ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  que  Un  coup 
de  bourse  est  ce  que  tu  as  fait  de  plus  original.  Voilà 
mon  opinion. 

Soigne  ta  calligraphie  si  tu  veux  que  je  lise  tes 
lettres,  car  celle  de  ce  matin  m'a  donné  beaucoup  de 
mal. 

Sais-tu  que  «  la  Jeunesse  des  Ecoles  »  s'apprête  à 
aller  siffler  Renan  comme  impérialiste?  Le  naufrage 
d'About  l'exalte.  Les  soi-disant  libéraux  lâchés  par 
MM.  les  ecclésiastiques  me  paraissent  d'un  joli  ton- 
neau comme  stupidité.  De  quelque  côté  qu'on  se 
tourne,  c'est  à  en  vomir.  On  ne  peut  pas  faire  un  pas 
sans  marcher  sur  de  la  m...,  chose  fâcheuse  pour 
les  gens  qui  ont  la  semelle  de  l'escarpin  unr  peu  fine. 

J'ai  commencé  ce  soir  à  esquisser  mon  avant-der- 
nier mouvement.  J'en  ai  encore  pour  un  mois,  et  je 
suis  bien  exténué,  ou  plutôt  bien  impatient.  L'envie 
d'avoir  fini  me  ronge.  Quanta  l'ensemble,  mes  inquié- 
tudes augmentent  sur  iceluy  et  l'exécution  est  de  plus 
en  plus  difficile  à  mesure  que  j'avance,  parce  que  j'ai 
vuidé  mon  sac  et  qu'il  doit  avoir  l'air  encore  plein. 

Au  comte  René  de  Maricourt 

Croisset,  nuit  de  mercredi. 

Mon  cher  confrère, 

Je  vous  demande  la  permission  de  garder  encore 
quelques  jours  votre  Veuve,  parce  que  je  vais  la  prêter 
à  ma  mère  et  à  ma  nièce.  C'est  vous  dire  que  j'ai 
trouvé  ce  livre  très  amusant.  En  effet,  je  l'ai  lu  d'une 
haleine. 


376      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Voici  en  deux  mots  ce  que  j'en  pense  :  l'auteur  est 
un  homme  naturellement  plein  d'esprit,  d'observation 
et  de  sentiment.  Mais  il  y  a  deux  parties  très  distinctes 
dans  ses  livres,  c'est-à-dire:  tout  un  côté  vrai,  intense, 
relevé  d'après  nature,  et  un  autre  où  il  s'amuse  :  ce 
qui  gâte  l'effet  de  ses  bonnes  pages.  L'art  ne  doit  pas 
faire  joujou,  bien  que  je  sois  partisan  aussi  entiché  de 
la  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  comprise  à  ma  manière 
(bien  entendu). 

Ainsi,  dans  'Veuve,  tous  les  caractères  et  les  des- 
criptions sont  hors  ligne,  et  cependant  on  ne  croit  pas 
à  l'histoire,  parce  les  événements  ne  dérivent  pas  fa- 
talement des  caractères.  Je  m'explique  :  on  ne  com- 
prend pas  pourquoi  madame  Lebrun  ne  veut  pas  se 
marier  avec  Donatien.  Parce  qu'elle  a  fait  un  vœu? 
Mais  la  raison  du  vœu  n'est  pas  motivée  ! 

Elle  n'aimait  pas  assez  son  mari,  d'une  part,  et  de 
l'autre  elle  n'est  pas  assez  dévote.  —  Puisque  vous 
avez  présenté  le  médecin  comme  un  philosophe,  il 
fallait  faire  de  voire  veuve  une  mj^slique.  La  mort~de 
celle-ci  ne  me  paraît  pas  la  conséquence  naturelle  de 
sa  passion,  pas  plus  que  celle  du  bourgeois  qui  imite 
Jacques;  lequel  Jacques  est  un  personnage  de  fantai- 
sie, entre  nous.  Pourquoi  aussi  votre  curé  change-t-il 
d'aspect  sans  raison?  Nous  sommes  habitués  à  voir  un 
grotesque,  puis,  tout  à  coup,  une  espèce  de  saint  nous 
apparaît.  Je  vous  demande  franchement  si  cela  est 
ordinaire  dans  la  vie?  Or,  le  roman,  qui  en  est  la 
forme  scientifique,  doit  procéder  par  généralités  et 
être  plus  logique  que  le  hasard  des  choses.  Bref,  vous 
avez  voulu  donner  une  fin  chrétienne  à  un  livre  com- 
mencé impartialement.  De  là  les  disparates. 

Suis-je  un  pion  assez  sévère,  hein  ? 

«  Sévère,  mais  juste  »,  si  bien  que  je  trouve  la  décla- 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       377 

ration  d'amour  de  Donatien  un  simple  chef-d'œuvre. 
Cette  page-là  écrase,  comme  valeur  et  style,  tout  l'ou- 
vrage ;  —  écrase  n'est  pas  le  mot,  je  veux  dire  do- 
mine. La  description  de  la  petite  ville,  M.  Selvaje,  les 
fréquents  monologues  que  fait  Donatien,  et  la  mort  de 
madame  Mulot  surtout  m'ont  charmé  dès  les  pre- 
mières pages. 

Pourquoi,  dans  le  portrait  de  madame  de  Rever- 
sière,  avez- vous  mis  l'indicatif  ?.  Gela  arrête  la  narra- 
tion, —  et  c'est  dommage,  car  le  portrait  en  est  excel- 
lent. —  Vous  me  permettrez  aussi,  mon  cher  confrère, 
de  vous  faire  observer  que  vous  ne  faites  pas  assez 
d'attention  à  la  proportion  relative  de  vos  parties. 
Ainsi,  l'historiette  de  Lodoïskaet  d'Yves,  qui  n'a 772 è ne 
aucun  fait  dans  votre  roman,  est  beaucoup  trop 
longue.  M.  Lebrun,  entendant  par  hasard  ce  qu'on 
dit  de  lui,  est  un  procédé  qu'il  faut  laisser  aux  auteurs 
dramatiques  I 

Mais  comme  j'aime  M.  Lebrun  !  et  vous  aussi, 
n'est  ce  pas?  Gela  se  sent,  et  c'est  là  ce  qui  fait  le 
charme  du  livre.  Vous  avez,  du  reste,  ce  don-là  :  le 
charme,  —  et  c'est,  pour  réussir,  le  premier  de  tous, 
—  continuez  donc. 

Je  cause  avec  vous,  tout  en  feuilletant  votre  roman; 
je  vous  expose  mes  doutes,  au  hasard  et  à  la  hâte, 
comme  ils  viennent. 

Pourquoi  votre  médecin  :  1°  boit-il  de  l'eau-de-vie 
pour  se  donner  du  cœur,  et,  2°,  est-il  baron  ?  Evidem- 
ment un  médecin  de  campagne  peut  boire  de  l'eau-de- 
vie  dans  une  pareille  circonstance  et  être  baron,  mais 
que  gagnez-vous  (comme  effet  dramatique  ou  portée 
philosophique)  à  cette  fantaisie  ?  Gar  enfin,  cela  est 
rare.  Un  opérateur  ne  se  rassure  pas  avec  des  alcools 

32. 


378      CORRESPONDA>XE  DE  G.  FLAUBERT. 

et  il  existe  peu  de  gentilshommes  dans  le  corps  mé- 
dical. 

Pourquoi  avez-vous  fait  d'Hector  un  personnage 
ridicule  ?  Vos  deux  héros  (qui  sont  chacun  dans  leur 
genre  des  individus  supérieurs)  eussent  été  plus 
grands  si  l'individu  qui  leur  est  sacrifié  eût  été  moins 
bas.  Au  reste,  il  est  assez  divertissant,  mais  je  lui 
préfère  M.  Reversière  fils. 

Pourquoi  madame  Lebrun  pense- t-elle  sous  forme 
de  journal?  Vous  vous  donnez  là,  volontairement, une 
difficulté  insurmontable,  qui  est  de  faire  parler  long- 
temps les  personnages.  Car  presque  toujours  ils  par- 
lent dans  le  même  style  que  Tauteur. 

Je  retrouve  la  déclaration  de  Donatien,  que  je  ne 
saurais  assez  louer,  —  bravo  !  bravissimo  ! 

Mais  comment  est-il  possible,  après  avoir  écrit 
quatre  pages  d'une  si  grande  valeur,  de  s'amuser  à 
des  bamboches  comme  les  hallucinations  qui  suivent? 
Ah!  c'est  que  l'auteur  a  voulu  montrer  sa  malice, 
faire  voir  au  lecteur  qu'il  avait  pris  du  haschich  et  en 
décrire  les  effets,  comme  il  nous  a  décrit,  très  bien 
d'ailleurs  (dans  les  Deux  Chemins),  le  siège  de  Mes- 
sine. Mais  l'incendie  de  Troie,  introduit  dans  votre 
livre,  ne  vaudrait  pas  celte  seule  hgne,  qui  m'a  fait 
froid  dans  le  dos  :  «  Mais  laissez  donc  là  cette  tapisse- 
rie, vous  voyez  bien  que  votre  main  tremble.  » 

Tout  dépend  de  la  place,  et  il  faut  savoir  enlever 
de  son  œuvre,  une  fois  qu'elle  est  finie,  ce  qui,  sou- 
vent, nous  plaît  le  plus.  Il  faut  aussi  être  indulgent 
pour  les  gens  qui  donnent  des  conseils,  et  recevez, 
comme  elle  est  donnée,  la  très  cordiale  poignée  de 
main  de  G.  F. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       379 

A  George  Sand. 

Mardi. 
Chère  maîlre, 

Vous  n'imaginez  pas  la  peine  que  vous  me  faites! 
Malgré  l'envie  que  j'en  ai,  je  réponds  «  non  ».  Cepen- 
dant, je  suis  déchiré  pour  l'envie  de  dire  «  oui  ».  Gela 
me  donne  des  airs  de  monsieur  indérangeable,  qui  sont 
fort  ridicules.  Mais  je  méconnais  :  si  j'allais  chez  vous 
àIXohant,  j'en  aurais  ensuite  pour  un  mois  de  rêverie 
sur  mon  voyage.  Des  images  réelles  remplaceraient 
dans  mon  pauvre  cerveau  les  images  fictives  que  je 
compose  à  grand'peine.  Tout  mon  château  de  cartes 
s'écroulerait. 

Il  y  a  trois  semaines,  pour  avoir  eu  la  bêtise  d'ac- 
cepter un  dîner  dans  une  campagne  des  environs,  j'ai 
perdu  quatre  jours  {stb).  Que  serait-ce  en  sortant  de 
Nohant?  Vous  ne  comprenez  pas  ça,   vous,  être  fort! 

Il  me  semble  que  l'on  en  veut  un  tantinet  à  son  vieux 
troubadour  (mille  excuses  si  je  me  trompe!)  de  n'être 
pas  venu  au  baptême  des  deux  amours  de  l'ami  Mau- 
rice? Il  faut  que  la  chère  maître  m'écrive  si  j'ai  tort 
et  pour  me  donner  de  ses  nouvelles  ! 

En  voici  des  miennes!  Je  travaille  démesurément  et 
suis,  au  fond,  réjoui  par  la  perspective  de  la  fin  qui 
commence  à  se  montrer. 

Pour  qu'elle  arrive  plus  vite,  j'ai  pris  la  résolution 
de  demeurer  ici  tout  l'hiver,  jusqu'à  la  fin  de  mars 
probablement.  En  admettant  que  tout  aille  pour  le 
mieux,  je  n'aurai  pas  terminé  le  tout  avant  la  fin  de 
mai.  Je  ne  sais  rien  de  ce  qui  se  passe  et  je  ne  lis  rien, 
sauf  un  peu  de  Révolution  française  après  mes^  repas, 


380       CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

pour  faire  la  digestion.  J'ai  perdu  la  bonne  coutume 
que  j'avais  autrefois  de  lire  tous  les  jours  du  latin. 
Aussi  n'en  sais-je  plus  un  mot!  Je  me  remettrai  au 
beau  quand  je  serai  délivré  de  mes  odieux  bourgeois, 
et  je  ne  suis  pas  près  d'en  reprendre  ! 

Mon  seul  dérangement  consiste  à  aller  dîner  tous 
les  dimanches  à  Rouen,  chez  ma  mère.  Je  pars  à  six 
heures  et  je  suis  revenu  à  dix.  Telle  est  mon  exis  • 
tence. 

Vous  ai-je  dit  que  j'avais  eu  la  visite  de  Tourgueneff? 
Comme  vous  l'aimeriez! 

Sainte-Beuve  se  soutient.  Au  reste,  je  le  verrai  la 
semaine  prochaine,  car  je  serai  à  Paris  pendant  deux 
jours,  afin  d'y  trouver  des  renseignements  dont  j'ai 
besoin.  Sur  quoi  les  renseignements?  Sur  la  garde 
nationale!!! 

Ouïssez  ceci  :  le  Figfaro,  ne  sachant  avec  quoi  emplir 
ses  colonnes,  s'est  imaginé  de  dire  que  mon  roman 
racontait  la  vie  du  chancelier  Pasquier.  Là-dessus, 
venette  de  la  famille  dudit,  qui  a  écrit  à  une  autre 
partie  de  la  même  famille  demeurant  à  Rouen,  laquelle 
a  été  trouver  un  avocat  dont  mon  frère  a  reçu  la  visite, 
afin  que...  Bref,  j'ai  été  assez  stupide  pour  ne  pas 
«  tirer  parti  de  l'occasion  ».  Est-ce  beau  comme 
bêtise,  hein  ! 

A  la  même. 

Samedi  soir. 

C'est  un  remords  pour  moi  que  de  n'avoir  pas 
répondu  longuement  à  votre  dernière  lettre,  ma  chère 
maître.  Vous  m'y  parliez  «  des  misères  »  que  l'on  vous 
fais  ait.  Croyez-vous  que  je  l'ignorais?  Je  vous  avouera 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       381 

même  (entre  nous)  qu'à  votre  occasion  j'ai  été  blessé, 
plus  encore  dans  mon  bon  goût  que  dans  mon  affec- 
tion pour  vous.  Je  n'ai  pas  trouvé  plusieurs  de  vos 
intimes  suffisamment  chauds.  «  Mon  Dieu  !  mon  Dieu! 
comme  les  hommes  de  lettres  sont  bêtes!  »  Fragment 
de  la  correspondance  de  Napoléon  I^r.  Quel  joli  frag- 
ment, hein?  Ne  vous  semble-t-il  pas  qu'on  le  débine 
trop,  celui-là? 

L'infinie  stupidité  des  masses  me  rend  indulgent 
pour  les  individualités,  si  odieuses  qu'elles  puissent 
être.  Je  viens  d'avaler  les  six  premiers  volumes  de 
Bûchez  et  Roux,  de  que  j'en  ai  tiré  de  plus  clair, 
c'est  un  immense  dégoût  à  rencontre  des  Français. 
Nom  de  Dieu!  a-t-on  été  inepte  de  tout  temps  dans 
notre  belle  patrie!  Pas  une  idée  libérale  qui  n'ait  été 
impopulaire,  pas  une  chose  juste  qui  n'ait  scandalisé, 
pas  un  grand  homme  qui  n'ait  reçu  des  pommes 
cuites  ou  des  coups  de  couteau  !  !  «  Histoire  de  l'esprit 
humain,  histoire  de  la  sottise  humaine  !  »  comme  dit 
M.  de  Voltaire. 

Et  je  me  convaincs  de  plus  en  plus  de  cette  vérité  : 
la  doctrine  de  la  grâce  nous  a  si  bien  pénétrés  que  le 
sens  de  la  justice  a  disparu.  Ce  qui  m'avait  effrayé 
dans  l'histoire  de  48,  a  ses  origines  toutes  naturelles 
dans  ia  Révolution,  qui  ne  s'est  pas  dégagée  du 
moyen  âge,  quoi  qu'on  dise.  J'ai  retrouvé  dans  Marat 
des  fragments  entiers  de  Proudhon  (sic)  et  je  parie 
qu'on  les  retrouverait  dans  les  prédicateurs  de  la  Ligue. 

Quelle  est  la  mesure  que  les  plus  avancés  proposè- 
rent après  Varennes?  La  dictature  et  la  dictature 
militaire.  On  ferme  les  églises,  mais  on  élève  des 
temples,  etc. 

Je  vous  assure  que  je  deviens  stupide  avec  la  Révo- 
lution. C'est  un  goufîre  qui  m'attire. 


382      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

Cependant,  je  travaille  à  mon  roman  comme  plu- 
sieurs bœufs.  J'espère,  au  jour  de  l'an,  n'avoir  plus 
que  cent  pages  à  écrire,  c'est-à-dire  encore  six  bons 
mois  de  travail.  J'irai  à  Paris  lé  plus  tard  possible. 
Mon  hiver  va  se  passer  dans  une  solitude  complète, 
bon  moyen  de  faire  écouler  la  vie  rapidement. 

A  la  même. 

Nuit  de  la  Saint-Sylvestre,  l  heure,  1869. 

Pourquoi  ne  commencerais-je  "pas  l'année  1869  en 
vous  la  souhaitant,  à  vous,  et  aux  vôtres,  «.  bonne  et 
heureuse,  accompagnée  de  plusieurs  autres?»  C'est 
rococo,  mais  ça  me  plaît.  Maintenant,  causons. 

Non,  «  je  ne  me  brûle  pas  le  sang  »,  car  jamais  je 
ne  me  suis  mieux  porté.  On  m'a  trouvé  à  Paris  «  frais 
comme  une  jeune  fille  »,  et  les  gens  qui  ignorent  ma 
biographie  ont  attribué  cette  apparence  de  santé  à 
l'air  de  la  campagne.  Voilà  ce  que  c'est  que  les  idées 
reçues.  Chacun  a  son  hygiène.  Moi,  quand  je  n'ai  pas 
faim,  la  seule  chose  que  je  puisse  manger  c'est  du 
pain  sec.  Et  les  mets  les  plus  indigestes,  tels  que  les 
pommes  à  cidre  vertes  et  du  lard,  sont  ce  qui  me  retire 
les  maux  d'estomac.  Ainsi  de  suite.  Un  homme  qui 
n'a  pas  le  sens  commun  ne  doit  pas  vivre  d'après  les 
règles  du  sens  commun. 

Quant  à  ma  rage  de  travail,  je  la  comparerai  à  une 
dartre.  Je  me  gratte  en  criant.  C'est  à  la  fois  un  plai- 
sir et  un  supplice.  Et  je  ne  fais  rien  de  ce  que  je  veux! 
Car  on  ne  choisit  pas  ses  sujets,  ils  s'imposent.  Trou- 
verai-je  jamais  le  mien?  Me  tombera-t-il  du  ciel  une 
idée  en  rapport  avec  mon  tempérament?  Pourrai-je 
faire  un  livre  où  je  me  donnerai  tout  entier?   Il  me 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  383 

semble,  dans  mes  moments  de  vanité,  que  je  commence 
à  entrevoir  ce  que  doit  être  un  roman.  Mais  j'en  ai 
encore  trois  ou  quatre  à  écrire  avant  celui-là  (qui  est 
d'ailleurs  fort  vague),  et  au  train  dont  je  vais,  c'est 
tout  au  plus  si  j'écrirai  ces  trois  ou  quatre.  Je  suis 
comme  M.  Prudhomme  qui  trouve  que  la  plus  belle 
église  serait  celle  qui  aurait  à  la  fois  la  flèche  de  Stras- 
bourg, la  colonnade  de  Saint-Pierre,  le  portique  du 
Parthénon,  etc.  J'ai  des  idéaux  contradictoires.  De  là 
embarras,  arrêt,  impuissance. 

Que  «  la  claustration  où  je  me  condamne  soit  un 
état  de  délices  »,  non.  Mais  que  faire?  Se  griser  avec 
de  l'encre  vaut  mieux  que  de  se  griser  avec  de  l'eau- 
de-vie.  La  muse,  si  revêche  qu'elle  soit,  donne  moins 
de  chagrins  que  la  femme.  Je  ne  peux  accorder  l'une 
avec  l'autre.  Il  faut  opter.  Mon  choix  est  fait  depuis 
longtemps.  Reste  l'histoire  des  sens.  Ils  ont  toujours 
été  mes  serviteurs.  Même  au  temps  de  ma  plus  verte 
jeunesse,  j'en  faisais  absolument  ce  que  je  voulais.  Je 
touche  à  la  cinquantaine  et  ce  n'est  pas  leur  fougue 
qui  m'embarrasse. 

Ce  régime-là  n'est  pas  drôle,  j'en  conviens.  On  a 
des  moments  de  vide  et  d'horrible  ennui.  Mais  ils  de- 
viennent de  plus  en  plus  rares  à  mesure  qu'on  vieillit. 
Enfin,  vivre  me  semble  un  métier  pour  lequel  je  ne 
suis  pas  fait,  et  cependant  ! 

Je  suis  resté  à  Paris  trois  jours,  que  j'ai  employés 
TL  chercher  des  renseignements  et  à  faire  des  courses 
pour  mon  bouquin.  J'étais  si  exténué  vendredi  dernier, 
que  je  me  suis  couché  à  sept  heures  du  soir.  Telles 
sont  mes  folles  orgies  dans  la  capitale. 

J'ai  trouvé  les  de  Goncourt  dans  l'admiration  fréné- 
tique (sic)  d'un  ouvrage  intitulé  :  Histoire  de  ma  vie, 
par  G.  Sand.  Ce  qui  prouve  de  leur  part  plus  de  bon 


384  CORRESPONDAKCE  DE  G.    FLAUBERT. 

goût  que  d'érudition.  Ils  voulaient  même  vous  écrire 
pour  vous  exprimer  toute  leur  admiration.  (En  re- 
vanche, j'ai  trouvé  ***  stupide  II  compare  Feydeau  à 
Chateaubriand,  admire  beaucoup  le  Lépreux  de  la 
cité  d^Aoste,  trouve  Doîi  Quichotte  ennuyeux,  etc.) 

Remarquez-vous  combien  le  sens  littéraire  est  rare? 
La  connaissance  des  langues,  l'archéologie,  l'his- 
toire, etc.,  tout  cela  devrait  servir,  pourtant!  Eh  bien, 
pas  du  tout!  Les  gens  soi-disant  éclairés  deviennent 
de  plus  en  plus  ineptes  en  fait  d'art.  Ce  qui  est  l'art 
même  leur  échappe.  Les  gloses  sont  pour  eux  chose 
plus  importante  que  le  texte.  Ils  font  plus  de  cas  des 
béquilles  que  des  jambes. 

A  la  même. 

Croisset,  mardi  2  février  1869. 
Ma  chère  maître, 

Vous  voj^ez  en  votre  vieux  troubadour  un  homme 
éreinté.  J'ai  passé  huit  jours  à  Paris,  à  la  recherche 
de  renseignements  assommants  (sept  à  neuf  heures  de 
fiacre  tous  les  jours,  ce  qui  est  un  joli  moyen  de  faire 
fortune  avec  la  littérature).  Enfin  ! 

Je  viens  de  relire  mon  plan.  Tout  ce  que  j'ai  encore 
à  écrire  m'épouvante,  ou  plutôt  m'écœure  à  vomir.  Il 
en  est  toujours  ainsi,  quand  je  me  remets  'wi  travail. 
C'est  alors  que  je  m'ennuie,  que  je  m'ennuie,  que  je 
m'ennuie  !  Mais  cette  fois  dépasse  toutes  les  autres  ! 
Voilà  pourquoi  je  redoute  tant  les  interruptions  dans 
la  pioche.  Je  ne  pouvais  faire  autrement,  cependant.  Je 
me  suis  trimballé  aux  Pompes  funèbres,  au  Père- 
Lachaise,  dans  la  vallée  de  Montmorency,  le  long  des 
boutiques  d'objets  religieux,  etc. 


CORRESPONDAKCE  DE  G.  FLAUBERT.       385 

Bref,  j'en  ai  encore  pour  quatre  ou  cinq  mois.  Quel 
bon  «  ouf  »  je  pousserai  quand  ce  sera  fini,  et  que  je 
ne  suis  pas  près  de  refaire  des  bourgeois  !  Il  est 
temps  que  je  m'amuse. 

J'ai  vu  Sainte-Beuve  et  la  princesse  Mathilde,  et  je 
connais  à  fond  l'histoire  de  leur  rupture,  qui  me  paraît 
irrévocable.  Sainte-Beuve  a  été  indigné  contre  Dalloz 
et  est  passé  au  Temps.  La  princesse  Ta  supplié  de 
n'en  rien  faire.  Il  ne  l'a  pas  écoutée.  Voilà  tout.  Mon 
jugement  là-dessus,  si  vous  tenez  à  le  savoir,  est 
celui-ci.  Le  premier  tort  est  à  la  princesse,  qui  a  été 
vive;  mais  le  second  et  le  plus  grave  est  au  père  Beuve, 
qui  ne  s'est  pas  conduit  en  galant  homme.  Quand  on  a 
pour  ami  un  aussi  bon  bougre,  et  que  cet  ami  vous  a 
donné  trente  mille  livres  de  rente,  on  lui  doit  des 
égards.  Il  me  semble  qu'à  la  place  de  Sainte-Beuve, 
j'aurais  dit  :  «Ça  vous  déplaît,  n'en  parlons  plus!  » 
Il  a  manqué  de  manières  et  d'attitude.  Ce  qui  m'a  un 
peu  dégoûté,  entre  nous,  c'est  l'éloge  qu'il  m'a  fait  de 
l'empereur!  oui,  à  moi,  l'éloge  de  Badinguet!  —  Et 
nous  étions  seuls  ! 

La  princesse  avait  pris,  dès  le  début,  la  chose  trop 
sérieusement.  Je  le  lui  ai  écrit,  en  donnant  raison  à 
Sainte-Beuve,  lequel,  j'en  suis  sûr,  m'a  trouvé  froid. 
C'est  alors  que,  pour  se  justifier  par  devers  moi,  il  m'a 
fait  ces  protestations  d'amour  isidorien  qui  m'ont  un 
peu  humilié;  car  c'était  me  prendre  pour  un  franc  im- 
bécile. 

Je  crois  qu'il  se  prépare  des  funérailles  à  la  Béran- 
ger  et  que  la  popularité  d'Hugo  le  rend  jaloux.  Pour- 
quoi écrire  dans  les  journaux  quand  on  peut  faire  des 
livres  et  qu'on  ne  crève  pas  de  faim?  Il  est  loin  d'être 
un  sage,  celui-là;  il  n'est  pas  comme  vous  ! 

Votre  force  me  charme  et  me  stupéfie.  Je  dis  la 

33 


386      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

force  de  toute  la  personne,  pas  celle  du  cerveau  seu- 
lement. 

Vous  me  parlez  de  la  critique  dans  votre  dernière 
lettre,  en  me  disant  qu'elle  disparaîtra  prochainement. 
Je  crois,  au  contraire,  qu'elle  est  tout  au  plus  à  son 
aurore.  On  a  pris  le  contrepied  de  la  précédente,  mais 
rien  de  plus.  Du  temps  de  La  Harpe,  on  était  gram- 
mairien; du  temps  de  Sainte- Beuve  et  de  Taine,  on 
est  historien.  Quand  sera-t-on  artiste,  rien  qu'artiste, 
mais  bien  artiste?  Où  connaissez- vous  une  critique 
qui  s'inquiète  de  Toeuvre  en  soi^  d'une  façon  intense  ? 
On  analyse  très  finement  le  milieu  où  elle  s'est  pro- 
duite et  les  causes  qui  l'ont  amenée  ;  mais  la  poétique 
insciente?  d'où  elle  résulte?  sa  composition, son  style? 
le  point  de  vue  de  l'auteur?  Jamais. 

Il  faudrait  pour  cette  critique-là  une  grande  imagi- 
nation et  une  grande  bonté,  je  veux  dire  une  faculté 
d'enthousiasme  toujours  prête,  et  puis  du  goût,  qualité 
rare,  même  dans  les  meilleurs,  si  bien  qu'on  n'en 
parle  plus  du  tout. 

Ce  qui  m'indigne  tous  les  jours,  c'est  de  voir  mettre 
sur  le  même  rang  un  chef-d'œuvre  et  une  turpitude. 
On  exalte  les  petits  et  on  rabaisse  les  grands;  rien 
n'est  plus  bête  ni  plus  immoral. 

J'ai  été  pris,  au  Père-Lachaise,  d'un  dégoût  de  l'hu- 
manité profond  et  douloureux.  Vous  n'imaginez  pas 
le  fétichisme  des  tombeaux.  Le  vrai  Parisien  est  plus 
idolâtre  qu'un  nègre!  Ça  ma  donné  envie  de  me  cou- 
cher dans  une  des  fosses. 

Et  les  gens  avancés  croient  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux 
à  faire  que  de  réhabiliter  Robespierre  !  Voir  le  livre  de 
Hamel  !  Si  la  République  revenait,  ils  rebéniraient  les 
arbres  de  la  liberté  par  politique  et  croyant  cette  me- 
sure-là forte. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       38T 

Quand  se  verra-t-on?  Je  compte  être  à  Paris  de 
Pâques  à  la  fin  de  mai.  Cet  été,  j'irai  vous  voir  à 
Nohant.  Je  le  jure. 

A  Michelet. 

Groisset,  2  février  1869. 
Mon  cher  maître, 

J'ai  reçu  avant-hier  votre  Préface  de  la  Terreur^  et 
je  vous  en  remercie  du  fond  de  l'âme.  Ce  n'est  pas  du 
souvenir  que  je  vous  remercie,  car  je  suis  accoutumé 
à  vos  bienveillances  —  mais  de  la  chose  en  elle- 
même. 

Je  hais  comme  vous  la  prétraille  jacobine,  Robes- 
pierre et  ses  fils  que  je  connais  pour  les  avoir  lus  et 
fréquentés. 

Le  livre  que  je  finis  maintenant  m'a  forcé  à  étudier 
un  peu  le  socialisme.  Je  crois  qu'une  partie  de  nos 
maux,  viennent  du  neo-calholicisme  républicain? 

J'ai  relevé  dans  les  prétendus  hommes  du  progrès, 
à  commencer  par  saint  Simon  et  à  finir  par  Prou- 
d'hon,  les  plus  étranges  citations.  Tous  partent  de  la 
révélation  religieuse. 

Ces  études-là  m'ont  amené  à  lire  les  Préfaces  de 
Bûchez.  —  La  démocratie  moderne  ne  les  a  point  dé- 
passées. Rappelez-vous  l'indignation  qu'a  excité  le 
livre  de  Guinot. 

Si  la  République  revenait  demain,  on  re-bénirait 
les  arbres  de  la  liberté,  j'en  suis  sûr.  Us  trouveraient 
cela  «  politique  » 

J'ai  lu,  cet  hiver,  au  coin  de  mon  feu,  quatorze  vo- 
lumes de  l'histoire  parlementaire.  Ce  qui  m'a  fait 
rehre  pour  la  six  ou  septième  fois  votre  Révolution, 


388      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

c'est  que  j'ai  eu  des  remords  à  votre  endroit.  Il  m'a  sem- 
blé, mon  cher  maître,  que  jusqu'à  présent,  je  n'avais 
pas  eu  pour  vous  assez  d'admiration.  La  connaissance 
matérielle  des  faits  m'a  permis  de  mieux  apprécier 
votre  extraordinaire  mérite.  Quelle  perspicacité  et 
quelle  justice  !  J'omets  tout  le  reste  pour  n'avoir  pas 
l'air  d'un  courtisan. 

J'espère  vous  voir  à  la  fin  du  mois  prochain,  vers 
Pâques,  et  causer  longtemps  avec  vous. 

Je  vous  prie  de  me  rappeler  au  souvenir  de  M""^  Mi- 
chelet  et  de  me  croire  plus  que  jamais,  mon  cher 
maître, 

Votre  tout  dévoué. 


A  George  Sand. 

Quelle  bonne  et  charmante  lettre  que  la  vôtre,  maître 
adoré  !  Il  n'y  a  donc  plus  que  vous,  ma  parole  d'hon- 
neur !  Je  finis  par  le  croire.  Un  vent  de  bêtise  et  de 
folie  souffle  maintenant  sur  le  monde.  Ceux  qui  se 
tiennent  debout,  fermes  et  droits,  sont  rares. 

Voici  ce  que  j'ai  voulu  dire  en  écrivant  que  le  temps 
de  la  politique  était  passé.  Au  dix-huitième  siècle, 
l'affaire  capitale  était  la  diplomatie.  «  Le  secret  des 
cabinets  »  existait  réellement.  Les  peuples  se  lais- 
saient encore  assez  conduire  pour  qu'on  les  séparât 
et  qu'on  les  confondit.  Cet  ordre  de  choses  me  paraît 
avoir  dit  son  dernier  mot  en  1815.  Depuis  lors^  on  n'a 
guère  fait  autre  chose  que  de  disputer  sur  la  forme 
extérieure  qu'il  convient  de  donner  à  Têlre  fantastique 
et  odieux  appelé  l'État. 

L'expérience  prouve  (il  me  semble)  qu'aucune  forme 
ne  contient  le  bien  en  soi;   orléanisme,   république, 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       389 

empire  ne  veulent  plus  rien  dire,  puisque  les  idées  les 
plus  contradictoires  peuvent  entrer  dans  chacun  de 
ces  casiers.  Tous  les  drapeaux  ont  été  tellement 
souillés  de  sang  et  de  m....  qu'il  est  temps  de  n'en 
plus  avoir  du  tout.  A  bas  les  mots  !  Plus  de  symboles 
ni  de  fétiches  !  La  grande  moralité  de  ce  règne-ci  sera 
de  prouver  que  le  suffrage  universel  est  aussi  bête  que 
le  droit  divin,  quoiqu'un  peu  moins  odieux  1 

La  question  est  donc  déplacée.  Il  ne  s'agit  plus  de 
rêver  la  meilleure  forme  de  gouvernement,  puisque 
toutes  se  valent,  mais  de  faire  prévaloir  la  science. 
Voilà  le  plus  pressé.  Le  reste  s'ensuivra  fatalement. 
Les  hommes  purement  intellectuels  ont  rendu  plus  de 
services  au  genre  humain  que  tous  les  saint  Vincent 
de  Paul  du  monde  !  Et  la  politique  sera  une  éternelle 
niaiserie  tant  qu'elle  ne  sera  pas  une  dépendance  de 
la  science.  Le  gouvernement  d'un  pays  doit  être  une 
section  de  l'Institut,  et  la  dernière  de  toutes. 

Avant  de  vous  occuper  de  caisses  de  secours,  et 
même  d'agriculture,  envoyez  dans  tous  les  villages  de 
France  des  Robert  Houdin  pour  faire  des  miracles  I 
Le  plus  grand  crime  d'Isidore,  c'est  la  crasse  où  il 
laisse  notre  belle  patrie.  Dixi, 

J'admire  les  occupations  de  Maurice  et  sa  vie  si  sa- 
lubre.  Mais  je  ne  suis  pas  capable  de  l'imiter.  La  na- 
ture, loin  de  me  fortifier,  m'épuise.  Quand  je  me 
couche  sur  l'herbe,  il  me  semble  que  je  suis  déjà  sous 
terre  et  que  les  pieds  de  salade  commencent  à  pousser 
dans  mon  ventre.  Votre  troubadour  est  un  homme 
naturellement  malsain.  Je  n'aime  la  campagne  qu'en 
voyage,  parce  qu'alors  l'indépendance  de  mon  indi- 
vidu me  fait  passer  par-dessus  la  conscience  de  mon 
néant. 


33. 


390      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

A  la  même. 

Nuit  de  mardi. 

Ce  que  j'en  dis,  chère  maître?  S'il  faut  exalter  ou 
réprimer  la  sensibilité  des  enfants?  Il  me  semble  qu'il 
ne  faut  avoir  là-dessus  aucun  parti  pris.  C'est  selon 
qu'ils  inclinent  vers  le  trop  ou  le  trop  peu.  On  ne 
change  pas  le  fond,  d'ailleurs.  Il  y  a  des  natures 
tendres  et  des  natures  sèches,  irrémédiablement.  Et 
puis,  le  même  spectacle,  la  même  leçon  peut  produire 
des  effets  opposés.  Rien  n'aurait  dû  me  durcir  plus 
que  d'avoir  été  élevé  dans  un  hôpital  et  d'avoir  joué, 
tout  enfant,  dans  un  amphithéâtre  de  dissection?  Per- 
sonne n'est  pourtant  plus  apitoyable  que  moi  sur  les 
douleurs  physiques.  Il  est  vrai  que  je  suis  le  fils 
d'un  homme  extrêmement  humain,  sensible  dans  la 
bonne  acception  du  mot.  La  vue  d'un  chien  soufrant 
lui  mouillait  les  paupières.  Il  n'en  faisait  pas  moins 
bien  ses  opérations  chirurgicales,  et  il  en  a  inventé 
quelques-unes  de  terribles. 

«  Ne  montrer  aux  petits  que  le  doux  et  le  bon  de  la 
vie  jusqu'au  moment  où  la  raison  peut  les  aider  à 
accepter  ou  à  combattre  le  mauvais.  »  Tel  n'est  pas 
mon  avis.  Car  il  doit  se  produire  alors  dans  leur 
cœur  quelque  chose  d'affreux,  un  désenchantement 
infini.  Et  puis,  comment  la  raison  pourrait-elle  se 
former,  si  elle  ne  s'applique  pas  (ou  si  on  ne  l'ap- 
plique pas  journellement)  à  distinguer  le  bien  du  mal  ? 
La  vie  doit  être  une  éducation  incessante,  il  faut  tout 
apprendre,  depuis  parler  jusqu'à  mourir. 

Vous  me  dites  des  choses  bien  vraies  sur  rinscience 
des  enfants   Celui  qui  lirait  nettement  dans  ces  petits 


CORRESPONDANCE  DE  G.   FLAUBERT.  391 

cerveaux  y  saisirait  les  racines  du  genre  humain, 
l'origine  des  dieux,  la  sève  qui  produit  plus  tard  les 
actions,  etc.  Un  nègre  qui  parle  à  son  idole,  et  un 
enfant  à  sa  poupée,  me  semblent  près  l'un  de  l'autre. 

L'enfant  et  le  barbare  (le  primitif)  ne  distinguent 
pas  le  réel  du  fantastique.  Je  me  souviens  très  nette- 
ment qu'à  cinq  ou  six  ans  je  voulais  «  envoyer  mon 
cœur  »  à  une  petite  fille  dont  j'étais  amoureux  (je  dis 
mon  cœur  matériel).  Je  le  voyais  au  milieu  de  la 
paille,  dans  une  bourriche,  une  bourriche  d'huîtres! 

Mais  personne  n'a  été  si  loin  que  vous  dans  ces  ana- 
lyses. Il  y  a  dans  l'Histoire  de  ma  vie  des  pages  là- 
dessus  qui  sont  d'une  profondeur  démesurée.  Ce  que 
je  dis  est  vrai,  puisque  les  esprits  les  plus  éloignés  du 
vôtre  sont  restés  ébahis  devant  elles.  Témoin  les  de 
Concourt. 

Ce  bon  Tourgueneff  doit  être  à  Paris  à  la  fin  de 
mars.  Ce  qui  serait  gentil,  ce  serait  de  dîner  tous  les 
trois  ensemble. 

Je  repense  à  Sainte-Beuve.  Sans  doute  on  peut  se 
passer  de  30,000  livres  de  rente.  Mais  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  facile  encore  :  c'est,  quand  on  les  a,  de 
ne  pas  débagouler,  toutes  les  semaines,  dans  les  jour- 
naux. Pourquoi  ne  fait-il  pas  de  livres  puisqu'il  est 
riche  et  qu'il  a  du  talent? 

Je  relis  en  ce  moment  Don  Quichotte.  Quel  gigan- 
tesque bouquin  !  Y  en  a-t-il  un  plus  beau  ? 

A  la  même. 

Ma  prédiction  s'est  réalisée;  mon  ami  X...  n-a 
gagné  à  sa  candidature  que  du  ridicule.  C'est  bien  fait. 
Quand  un  homme  de  style  s'abaisse  à  l'action,  il  dé- 


392      CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT. 

choit  et  doit  être  puni.  Et  puis,  est-ce  qu'il  s'agit  de 
politique,  maintenant  !  Les  citoyens  qui  s'échauffent 
pour  ou  contre  l'Empire  ou  la  République  me  sem- 
blent aussi  utiles  que  ceux  qui  discutaient  sur  la  grâce 
efficace  ou  la  grâce  efficiente.  La  politique  est  morte 
comme  la  théologie  !  Elle  a  eu  trois  cents  ans  d'exis- 
tence, c'est  bien  assez. 

Moi,  présentement,  je  suis  perdu  dans  les  Pères  de 
l'Église.  Quant  à  mon  roman,  VEcliication  sentimen- 
tale, je  n'y  pense  plus,  Dieu  merci!  Il  est  recopié. 
D'autres  mains  y  ont  passé.  Donc,  la  chose  n'est  plus 
mienne.  Elle  n'existe  plus,  bonsoir.  J'ai  repris  ma 
vieille  toquade  de  Saint  Antoine.  J'ai  relu  mes  notes, 
je  refais  un  nouveau  plan  et  je  dévore  les  mémoires 
ecclésiastiques  de  Le  Nain  de  Tillemont.  J'espère  par- 
venir à  trouver  un  lien  logique  (et  partant  un  intérêt 
dramatique)  entre  les  différentes  hallucinations  du 
Saint.  Ce  milieu  extravagant  me  plaît  et  je  m'y  plonge, 
voilà. 

Mon  pauvre  Bouilhet  m'embête.  11  est  dans  un  tel 
état  nerveux  qu'on  lui  a  conseillé  de  faire  un  petit 
voyage  dans  le  Midi  de  la  France.  Il  est  gagné  par 
une  hypocondrie  invincible.  Est-ce  drôle!  lui  qui  éta^it 
si  gai,  autrefois  ! 

Mon  Dieu  1  comme  la  vie  des  Pères  du  désert  est 
chose  belle  et  farce!  Mais  c'étaient  tous  bouddhistes, 
sans  doute.  Voilà  un  problème  chic  à  travailler,  et  sa 
solution  importerait  plus  que  l'élection  d'un  académi- 
cien. Oh  !  hommes  de  peu  de  foi  !  Vive  saint  Poly- 
carpe ! 

Fangeat,  reparu  ces  jours  derniers,  est  le  citoyen 
qui,  le  25  février  1848,  a  demandé  la  mort  de  Louis- 
PhiHppe,  «  sans  jugement  ».  C'est  comme  ça  qu'on 
sert  la  cause  du  progrès. 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       393 

A  Jules  Duplan. 

Jeudi. 
Cher  vieux, 

Ton  pauvre  géant  a  reçu  une  rude  calotte  dont  il  ne 
se  remettra  pas.  Je  me  dis  :  «  A  quoi  bon  écrire  main- 
tenant puisqu'il  n'est  plus  là  !  »  C'est  fini,  les  bonnes 
gueulades,  les  enthousiasmes  en  commun,  les  œuvres 
futures  rêvées  ensemble.  Il  faut  être  «  philosophe  et 
homme  d'esprit  »  mais  ce  n'est  pas  facile.  Je  te 
raconterai  les  détails  quand  nous  nous  verrons.  Sache 
pour  le  moment  qu'il  est  mort  en  philosophe.  Ce 
que  j'ai  éprouvé  de  plus  dur  a  été  mon  voyage  de 
Paris  à  Rouen;  j'ai  cru  crever  de  soif  et  j'avais 
devant  moi  une  cocotte  qui  riait,  chantait  et  fumait 
des  cigarettes,  etc.  Il  s'est  formé  une  commission 
pour  lui  élever  un  monument.  On  lui  fera  un  petit 
tombeau  convenable  et  un  buste  qu'on  mettra  au 
Musée.  On  m'a  nommé  le  président  de  cette  commis- 
sion; je  t'enverrai  la  première  liste  de  souscripteurs. 
L'Odéon  m'a  écrit  deux  ou  trois  belles  lettres.  J'ai 
rendez- vous  avec  les  directeurs  pour  le  12  août.  C'est 
moi  qui  possède  tous  ses  papiers;  il  reste  de  lui  un 
très  beau  volume  de  vers  —  que  mon  intention  est  de 
publier  peu  de  jours  après  qu'Aïssé  sera  jouée.  —  Je 
n'ai  pas  eu  la  force  de  relire  mon  roman,  d'autant  plus 
que  les  observations  de  Maxime,  si  justes  qu'elles 
soient,  m'irritent.  J'ai  peur  de  les  accepter  toutes,  — 
ou  d'envoyer  tout  promener.  —  Quelle  perle  pour  ma 
littérature,  mon  pauvre  vieux  !  quelle  perte!  —  et  je  ne 
parle  pas  du  reste.  Tu  es  donc  toujours  malade,  toi! 
ne  l'imite  pas,  n...  de  D...!  il  ne  me  manquera  plus 
que  ça. 


394  CORRESPOxNDANCE  DE  G.    FLAUBERT. 

A  Maxime  Ducamp. 

Croisset,  23 juillet  1869. 

Mon  bon  vieux  Max,  j'éprouve  le  besoin  de  t'écrire 
une  longue  lettre  ;  je  ne  sais  pas  si  j'en  aurai  la  force, 
je  vais  essayer.  Depuis  qu'il  était  revenu  à  Rouen  après 
sa  nomination  de  bibliothécaire,  août  1867,  notre 
pauvre  Bouilhet  était  convaincu  qu'il  y  laisserait  ses 
os.  Tout  le  monde,  et  moi  comme  les  autres,  le  plai- 
santait sur  sa  tristesse.  Ce  n'était  plus  l'homme  d'au- 
trefois ;  il  était  complètement  changé,  sauf  l'intelli- 
gence littéraire  qui  était  restée  la  même.  Bref,  quand  je 
suis  revenu  de  Paris  au  mois  de  juin,  je  lui  ai  trouvé 
une  figure  lamentable.  Un  voyage  qu'il  a  fait  à  Paria 
pour  mademoiselle  Aissé  et  où  le  directeurde  l'Odéon 
lui<  a  demandé  des  changements  dans  le  second  acte, 
lui  ti  été  tellement  pénible  qu'il  n'a  pu  se  traîner  que  du 
chemin  de  fer  au  théâtre.  En  arrivant  chez  lui,  le  der- 
nier dimanche  de  juin,  j'ai  trouvé  le  docteur  P...  de 
Paris,  X...  de  Rouen,  Morel  l'aliéniste,  et  un  brave 
pharmacien  de  ses  amis,  nommé  Dupré.  Bouilhet 
n'osait  pas  demander  une  consultation  à  mon  frère,  se 
sentant  très  malade  et  ayant  peur  qu'on  ne  lui  dît  la 
vérité.  P...  l'a  expédié  à  Vichy,  d'où  Villemain  s'est 
empressé  de  le  renvoyer  à  Rouen.  En  débarquant  à 
Rouen,  il  a  enfin  appelé  mon  frère.  Le  mal  était  irré- 
parable, comme  du  reste  Villemain  me  l'avait  écrit. 

(Pendant  ces  quinze  derniers  jours  ma  mère  était  à 
Verneuil,  chez  les  dames  V...  et  les  lettres  ont  eu  trois 
jours  de  retard;  tu  vois  par  quelles  angoisses  j'ai 
passé.)  J'allais  voir  Bouilhet  tous  les  deux  jours  et  je 
trouvais  de  l'amélioration.  L'appétit  était  excellent, 


CORRESPONMISCE  DE   G.   FLAUBERT.  395 

ainsi  que  le  moral,  et  l'œdème  des  jambes  diminuait. 
Ses  ^œurs  sont  venues  de  Gany  lui  faire  des  scènes 
religieuses  et  ont  été  tellement  violentes  qu'elles  ont 
scandalisé. un  brave  chanoine  de  la  cathédrale.  Notre 
pauvre  Bouilhet  a  été  superbe,  il  les  a  envoyées  pro- 
mener. Quand  je  l'ai  quitté  pour  la  dernière  fois,  sa- 
medi, il  avait  un  volume  de  Lamettrie  sur  sa  table  de 
nuit,  ce  qui  m'a  rappelé  mon  pauvre  Alfred  Le  Poite- 
vin lisant  Spinoza.  Aucun  prêtre  n'a  mis  le  pied  chez 
lui.  La  colère  qu'il  avait  eue  contre  ses  sœurs  le  sou- 
tenait encore  samedi  et  je  suis  parti  pour  Paris  avec 
l'espoir  qu'il  vivrait  longtemps.  Le  dimanche  à  cinq 
heures,  il  a  été  pris  de  délire  et  s'est  mis  à  faire  tout 
haut  le  scénario  d'un  drame  moyen  âge  sur  l'Inquisi- 
tion ;  il  m'appelait  pour  me  le  montrer  et  il  en  était 
enthousiasmé.  Puis  un  tremblement  l'a  saisi,  il  a  bal- 
butié :  Adieu!  Adieu!  en  se  fourrant  la  tête  sous  le 
menton  de  Léonie  et  il  est  m.ort  très  doucement.  Le 
lundi  matin,  mon  portier  m'a  réveillé  avec  une  dépèche 
m'annonçant  cela  en  style  de  télégraphe.  J'étais  seul, 
j'ai  fait  mon  paquet,  je  t'ai  expédié  la  nouvelle;  j'ai 
été  le  dire  à  Duplan,  qui  était  au  milieu  de  ses  affaires; 
puis  j'ai  battu  le  pavé  jusqu'à  une  heure,  et  il  faisait 
chaud  dans  les  rues  autour  du  chemin  de  fer.  De  Paris 
à  Rouen,  dans  un  wagon  rempli  de  monde.  J'avais  en 
face  de  moi  une  donzelle  qui  fumait  des  cigarettes, 
étendait  les  pieds  sur  la  banquette  et  chantait.  En  re- 
voyant les  clochers  de  Mantes,  j'ai  cru  devenir  fou,  et 
je  suis  sûr  que  je  n'en  ai  pas  été  loin.  Me  voyant  très 
pâle,  la  donzelle  m'a  offert  de  l'eau  de  Cologne.  Ça  m'a 
rjnimé,  mais  quelle  soif  !  Celle  du  désert  de  Qôseir 
n'était  riea  auprès.  Enfin  je  suis  arrivé  rue  Le  Biho- 
rel  :  ici  je  t'épargne  les  détails.  Je  n'ai  pas  connu  un 
meilleur  cœur  que  celui  du  petit  Philippe  ;  lui  et  cette 


396      CORRESPOISDAKCE  DE  G.  FLAUBERT. 

bonne  Léonie  ont  soigné  Bouilhet  admirablement.  Ils 
ont  fait  des  choses  que  je  trouve  propres.  Pour  le 
rassurer,  pour  lui  persuader  qu'il  n'était  pas  dange- 
reusement malade,  Léonie  a  refusé  de  se  marier  avec 
lui,  et  son  fils  l'encourageait  dans  cette  résistance. 
Celait  si  bien  l'intention  de  Bouilhet,  qu'il  avait  fait 
venir  tous  ses  papiers.  De  la  part  du  jeune  homme  sur- 
tout, je  trouve  le  procédé  assez  gentleman. 

Moi  et  d'Osmoy,  nous  avons  conduit  le  deuil,  il  a  eu 
un  enterrement  très  nombreux.  Deux  mille  personnes 
au  moins  !  Préfet,  procureur  général,  etc.,  toutes  les 
herbes  de  la  Saint- Jean.  Eh  bien  !  croirais-tu  qu'en 
suivant  son  cercueil  je  savourais  très  nettement  le  gro- 
tesque de  la  cérémonie;  j'entendais  les  remarques 
qu'il  me  faisait  là-dessus;  il  me  parlait  en  moi,  il  me 
semblait  qu'il  était  là,  à  mes  côtés,  et  que  nous  suivions 
ensemble  le  convoi  d'un  autre.  Il  faisait  une  chaleur 
atroce,  un  temps  d'orage.  J'étais  trempé  de  sueur 
et  la  montée  du  cimetière  monumental  m'a  achevé. 
Son  ami  Caudron  avait  choisi  son  terrain  tout  près-de 
celui  du  père  Flaubert.  Je  me  suis  appuyé  sur  une 
balustrade  pour  respirer.  Le  cercueil  était  sur  les  bâ- 
tons, au-dessus  de  la  fosse.  Les  discours  allaient  com- 
mencer (il.  y  en  a  eu  trois)  ;  alors  j'ai  renâclé;  mon 
frère  et  un  inconnu  m'ont  emmené.  Le  lendemain, 
j'ai  été  cherché  ma  mère  à  Serquigny.  Hier,  j'ai  été  à 
Rouen  prendre  tous  ses  papiers;  aujourd'hui,  j'ai  lu 
les  lettres  qu'on  m'a  écrites,  et  voilà!  Ah  !  cher  MaxI 
c'est  dur!  Il  laisse  par  son  testament...  à  Léonie.  tous 
ses  livres  et  tous  ses  papiers  appartiennent  à  Philippe; 
il  Ta  chargé  de  prendre  quatre  amis  pour  savoir  ce 
qu'on  doit  faire  des  œuvres  inédites  :  moi,  d'Osmoy, 
toi  et  Caudron  ;  il  laisse  un  excellent  volume  de  poé- 
sies, quatre  piècea  en  prose  et  Mademoiselle  A'issc.  Le 


CORRESPONDANCE  DE  G.  FLAUBERT.       397 

directeur  de  l'Odéon  n'aime  pas  le  second  acte,  je  ne 
sais  pas  ce  qu'il  fera.  Il  faudra  cet  hiver  que  tu  viennes 
ici  avec  d'Osmoy  et  que  nous  réglions  ce  qui  doit  être 
publié.  xMa  tête  me  fait  trop  souffrir  pour  continuer,  et 
d'ailleurs  que  te  dirais-je?  Adieu,  je  t'embrasse  avec 
ardeur.  Il  n'y  a  plus  que  toi,  que  toi  seul.  Te  souviens- 
tu  quand  nous  nous  écrivions:  Soins  ad  solum? 

P.  S.  Dans  toutes  les  lettres  que  j'ai  reçues  il  y  a 
cette  phrase  :  «  Serrons  nos  rangs  !  »  Un  monsieur 
que  je  ne  connais  pas  m'a  envoyé  sa  carte  avec  ces 
deux  mots:  Sunt  lacrymcel 

A  Sainte-Beuve. 

Vendredi  matin. 

Merci  de  votre  bonne  lettre,  mon  cher  maître.  Je 
suis  broyé,  et  la  fatigue  physique  domine  tout. 

Mon  pauvre  Bouilhet  est  mort  en  philo'iophe  et  sans 
l'assistance  d'aucun  ecclésiastique.  Sa  fin  a  été  hâtée 
par  ses  sœurs  qui  sont  venues  lui  faire  des  scènes  reli- 
gieuses et  qui  voulaient  s'emparer  du  mobilier.  Je  vous 
donnerai  plus  tard  des  détails  si  vous  y  tenez. 

Quant  à  moi,  qui  conduisais  le  deuil,  j'ai  fait  bonne 
figure  jusqu'aux  discoursy  exclusivement.  J'aime  la 
littérature  plus  que  personne  ;  mais  je  veux  qu'on 
me  la  serve  à  part.  J'ai  passé  par  de  jolis  moments 
depuis  lundi  matin  !  N'en  parlons  plus. 

Quant  à  ce  brave  Monselet  que  mon  pauvre  Bouilhet 
aimait  beaucoup,  je  ne  demanderais  pas  mieux  que 
de  lui  c'rc  utile.  Mais  on  nommera  à  cette  place  de 
bibliothécaire  ou  une  brute  de  la  localité,  ou  un  jeune 
paléographe  de  Paris. 

Mon  frère  était  le  camarade  de  c  Mège  de  Verdrel, 

34 


398  CORRESPO^■DA^•CE   de   g.    FLAUBERT. 

le  maire  qui  a  nommé  Bouilhet.  Ledit  Verdrel  est 
mort  et  non  remplacé.  La  nomination  en  question  va 
donc  dépendre  du  corps  municipaL  Je  crois  que  l'ar- 
chevêché s'agite. 

Bouilhet  avait  eu  du  mal  à  être  nommé.  On  lui  avait 
fait  promettre  qu'il  habiterait  Rouen  toute  l'année. 
C'était  une  condition. 

J'aimerais  mieux  voir  à  la  Bibliothèque  notre  ami 
Monselet  que  tout  autre.  Mais  je  crois  qu'il  n'a  aucune 
chance.  Voilà. 

Je  ne  sais  pas,  entre  nous,  si  Frédéric  Baudry  n'a 
pas  envie  de  cette  place.  (Dans  ce  cas-là,  vous  com- 
prenez, je  ne  puis  rien  faire  pour  Monselet.  Sinon, 
tout  ce  qu'il  voudra.) 

Baudr}^  s'était  mis  sur  les  rangs,  puis  s'était  retiré, 
Monselet  se  présentant. 

Je  n'en  puis  plus  de  mal  de  tête,  car  je  suis  sur- 
chargé d'affaires. 

Je  vous  ombrasse. 

Soignez-vous  bien.  Qu'il  en  reste  encore  un  peir  sur 
la  terre  de  ceux  qui  aiment  le  beau. 

Hein,  les  pauvres  amants  du  style,  comme  ils  s'en 
vont  ! 

A  George  Sand. 

Chère  bon  maître  adoré, 

Je  veux,  depuis  plusieurs  jours,  vous  écrire  une 
longue  lettre  où  je  vous  aurais  dit  tout  ce  que  j'ai 
ressenti  depu's  un  mois.  C'est  drôle.  J'ai  passé  par 
des  états  différents  et  bizarres.  Mais  je  n'ai  pas  de 
temps  ni  de  repos  d'esprit  pour  me  recueillir  suffi- 
samment. 

Ne  vous  inquiétez  pas  de  votre  troubadour.  Il  aura 
toujours»  son  indépendance  et  sa  liberté  »,  parce  qu'il 


CORRESPONDA^•CE  DE  G.  FLAUBERT.      399 

fera  comme  il  a  toujours  fait.  Il  a  tout  lâché  plutôt 
que  de  subir  une  obligation  quelconque,  et  puis,  avec 
l'âge,  les  besoins  diminuent.  Je  ne  soufîre  plus  de  ne 
pas  vivre  dans  des  Alhambra. 

Ce  qui  me  ferait  du  bien  maintenant,  ce  serait  de 
me  jeter  furieusement  dans  Saint  Antoine,  mais  le 
n'ai  même  pas  le  temps  de  lire. 

Ouïssez  ceci  :  Votre  pièce,  primitivement,  devait 
passer  après  Aïssé  ;  puis  il  a  été  convenu  qu'elle  pas- 
serait avant.  Or,  Ghilly  et  Duquesnel  veulent  mainte- 
nant qu'elle  passe  après,  uniquement  «  pour  profiter 
de  l'occasion  »,  pour  profiter  de  la  mort  de  mon 
pauvre  Bouilhet.  Ils  vous  donneront  un  «  dédomma- 
gement quelconque  ».  Eh  bien,  moi,  qui  suis  le  pro- 
priétaire et  le  maître  à* Aïssé  comme  si  j'en  étais  l'au- 
teur, je  ne  veux  pas  de  ça.  Je  ne  veux  pas,  entendez- 
vous,  que  vous  vous  gêniez  en  rien. 

Vous  croyez  que  je  suis  doux  comme  un  mouton  ? 
Délrompez-vous,  et  faites  absolument  comme  si  A zssë 
n'existait  pas  ;  et  surtout  pas  de  délicatesse,  hein  ?  Ça 
m'offenserait.  Entre  simples  amis,  on  se  doit  des 
égards  et  des  politesses,  mais  de  vous  à  moi,  ça  me 
semblerait  peu  convenable  ;  nous  ne  nous  deyons  rien 
du  tout  que  nous  aimer. 

Je  crois  que  les  directeurs  de  lOdéon  regretteront 
Bouilhet  de  toutes  les  manières.  Je  serai  moins 
commode  que  lui  aux  répétitions.  Je  voudrais  bien 
vous  lire  Aïssé,  afin  d'en  causer  un  peu;  quelques-uns 
des  acteurs  qu'on  propose  sont,  selon  moi,  impos- 
sibles. C'est  dur  d'avoir  affaire  à  des  illeltrés. 


FIN 


TABLE 


1854 

A  Louis  Eouilhet * 

Au  même. 

Au  même 

Au  même 

1855 

Au  même ^^ 

Au  même •   ^^ 

Au  même ^* 

Au  mê  ue ^^ 

22 

Au  même 

25 

Au  même 

Au  même ^^ 

28 
Au  même 

30 


Au  même 

Au  même ^^ 

Au  même ^^ 

Au  même - ^^ 

1856 

Au  mÔQie ^"^ 

Au  mêaie 38 

Au  même 

Au  même ^^ 

Au  même '*^ 

Au  même 

Au  même •  ^ 


402  TADLE 

Au  même ^ 49 

Au  même 51 

Au  même 54 

A  Ernest  Chevalier 56 

A  Louis  Bouilhet 57 

A  Laurent  Pichat 58 

A  M'a*  Maurice  Schlésinger 60 

A  Jules  Duplan 63 

A  Louis  Bouilhet 64 

A  Maurice  Schlésinger C"> 

A  Théophile  Gautier 67- 

A  Mi3i«  Roger  des  Genettes 67 

1857 

A  Laurent  Pichat 68 

A  Louis  Bonenfant 70 

A  M™'  Maurice  Schlésinger 71 

A  Théophile  Gautier 74 

A  Eugène  Crépet 74 

Au  dacteur  Jules  Cloquet 75 

A  Mil*  Leroyer  de  Chantepie 76 

A  Maurice  Schlésinger 77 

A  Edouard  Houssaye 78 

A  M"*  Leroyer  de  Chantepie 7-9 

A  Maurice  Schlésinger 81 

A  Jules  Duplan 83 

A  Ml'*?  Leroyer  de  Chantepie 84 

A  Jules  Duplan  . 90 

Au  même 91 

A  Louis  Bouilhet , 93 

A  Charles  Baudelaire 95 

A  Jules  Duplan '  96 

A  Ernest  Feydeau 97 

A  Eugène  Grépct 99 

A  Charles  Baudelaire 100 

A  Ernest  Feydeau    .   , 101 

A  Charles  Baudelaire 102 

A  Ern<^.t  Feydeau 102 

A  M"«  Leroyer  de  Chantepie. 103 

A  3ulcs  DuplQQ 109 


TABLE  403 

A  Ernest  Feydeau 111 

A  Jules  Duplan .   .   .   .  113 

A  M"'  Leroyer  de  Chantepie 114 

1858 

A  la  même 118 

A  la  même 120 

A  M'""  Roger  des  Gcnettes 123 

A  M""  Leroyer  de  Chantepie 124 

A  Louis  Eouilhet 126 

A  Ernest  Feydeau 128 

Au  même 129 

A  Jules  Duplan 131 

A  Ernest  Feydeau 132 

Au  même 133 

A  Jules  Duplan 134 

A  Ernest  Feydeau 133 

A  Jules  Duplan 136 

A  M"»  Leroyer  de  Chantepie 137 

A  Ernest  Feydeau 138 

A  M"*  Leroyer  de  Chantepie 140 

A  Ernest  Feydeau 142 

A  M^''  Leroyer  de  Chantepie. 143 

1859 

A  M"»»  Maurice  Schlésinger 144 

A  M"»  Leroyer  de  Chantepie 146 

A  Jules  Duplan 149 

A  Ernest  Feydeau 130 

Au  même 131 

Au  même 133 

A  M™'  Roger  des  Geuettcs 134 

A  Ernest  Feydeau. 136 

A  M™«  Roger  des  Geuettes 138 

A  Ernest  Feydeau 160 

Au  même 161 

Au  même 163 

A  Eugène  Crépet 163 

A  Jules  Duplan 166 

A  Ernest  Feydeau 167 


104  TADLE 

A  Maurice  Schlésinger 169 

A  Ernest  Feydeau 170 

Au  même 111 

1860 

A  Louis  Bouilhet 173 

Au  même 173 

Au  même • 17o 

A  Mii8  Leroyer  de  Chantepie 176 

A  Ernest  Feydeau 178 

Au  même •  .   .  179 

A  Edmond  et  Jules  de  Concourt 181 

Aux  mêmes 182 

A  Charles  Baudelaire 174 

A  Ernest  Feydeau 184 

Au  même 187 

Au  même 188 

A  Louis  Eouilhet 190 

A  Ernest  Feydeau 191 

A  M"'  Leroyer  de  Chantepie 193 

A  M""  Roger  des  Genettes 194 

A  Louis  Bouilhet 196 

Au  même 197 

A  Ernest  Feydeau ~199 

A  Théophile  Gautier 200 

1861 

A  Jules  Duplan  . 201 

A  M'''«  Leroyer  de  Chantepie     202 

A  Jules  Duplan 204 

A  E.îmoud  et  Jules  de  Goncourt 205 

A  Ernest  Feydeau 207 

Au  même 208 

Au  môme 210 

Au  même 212 

A  Jules  Duplan 213 

A  Ernest  Feydeau 214 

Au  même 215 

A  Eugène  Crépet 217 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 218 


TABLE  405 

A  Mme  Roger  des  Genettes 220 

A  Ernest  Feydeau 221 

A  Jules  Duplan 223 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 224 

A  Ernest  Feydeau 22i> 

A  Charles  Baudelaire 227 

1862 

A  M™s  Roger  des  Geneites 227 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 229 

Aux  mêmes 230 

A  Jules  Duplan 230 

Au  même 232 

Au  même 233 

A  Edmond  et  Jules  de  Concourt .  234 

A  Jules  Duplan 236 

A  Edmond  et  Jules  de  Concourt 237 

A  Sainte-Beuve 238 

1863 

A  Théophile  Gautier 252 

Au  mêm^ 253 

A  M.  Froehner^ 253 

A  M.  Cuéroult 264 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 266 

Aux  mêmes 268 

A  Mm«  Roger  des  Cenettes 268 

A  M""  Leroyer  de  Chantepie 269 

A  Jules  Duplan 271 

A  M™»  Gustave  de  Maupassant 273 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 275 

1864 

A  Théophile  Gautier 276 

A  Ernest  Chevalier 277 

A  Jules  Duplan 279 

A  M""*  Roger  des  Genettes 280 

A  Jules  Duplan 281 

A  M"«  Leroyer  de  Chantepie 283 


406  TABLE 

1865 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 284 

A  Sainte-Beuve 28o 

A  Théophile  Gautier 2S.j 

A  M'^*  Leroyer  de  Chantèpie 2S6 

A  Michelet • 287 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 2S8 

Aux  mêmes 2S9 

Au\"  mêmes 290 

Aux  mêmes 291 

Aux  mêmes 292 

1866 

A  George  Sand 293 

A  la  même  . 29i 

A  M^û  Gustave  de  Maupassant 29  i 

A  George  Sand 293 

A  la  même 297 

A  Sainte-Beuve 297 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 298 

A  George  Sand ^99 

A  la  même 300 

A  la  même 302 

A  Amédée  Pommier 303 

A  George  Sand 305 

A  la  même 307 

A  la  même 30 S 

A  la  même 310 

1867 

A  Sainte-Beuve 312 

A  George  Sand 312 

A  Jules  Troubat 314 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 314 

A  George  Sand 315 

A  Sainte-Beuve • 316 

A  Louis  Bouilhet 317 


TABLE  407 

A  George  Sand .  .  ,  321 

A  Maurice  Schlésinger - 322 

A  George  Sand , 323 

A  Charles  Edmond 325 

A  M"«  Leroyer  de  Chantepie 327 

A  George  Sand 331 

A  Eugène  Crépet 332 

A  George  Sand 333 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt. 334 

A  George  Sand 333 

A  la  même 337 

A  Armand  Barbes 339 

A  iMm»  ***.  . 339 

A  Michelet 342 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 343 

A  Jules  Duplan. 343 

1868 

A  George  Sand 347 

A  la  même 34S 

A  Henri  Taine 349 

A  Jules  Duplan 330 

A  Louis  Bonenfant 352 

A  Ernest  Feydeau 333 

A  Mil*  Leroyer  de  Chantepie 354 

A  George  Sand 353 

A  Jules  Duplan 356 

A  George  Sand 358 

A  Ernest  Chesneau 360 

A  Edmond  et  Jules  de  Goncourt 362 

A  George  Sand 364 

A  Michelet 366 

A  George  Sand 367 

A  Jules  Duplan , 368 

A  Ernest  Feydeau -   .  369 

A  George  Sand 370 

A  Ernest  Feydeau 371 

A  George  Sand 372 

A  Ernest  Feydeau = 374 

Au  comte  René  de  Mariccur: 37o 


408  TABLE 

A  George  Sand 379 

A  la  même 380 

1869 

A  la  même 382 

A  la  même 384 

A  Michelet 387 

A  George  SaiiJ 388 

A  la  même 390 

A  la  même. 391 

A  Jules  Duplaii 393 

A  Maxime  Ducamp 394 

A  Sainte-Beuve 397 

A  George  Sand 398 


£milt  Cciln.  —  Imprimerie  de  Lagny. 


l  r.ivers/j 


Extrait  du  Catalogue  de  la  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 
à  3  fr.   50  le  volume 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR,  11,  RUE  DE  GRENELLE 


MÉMOIRES  ET  CORRESPONDANCES 


AISSÉ  (Mll«) Le«re«,  suivies  des  LETTRES  PORTUGAISES. 

ALEXIS  (Paul) Emile  Zola.  —  Notes  d'un  Ami 

BAILLTÈRE  (Achille) Souvenirs  d'un  e'vadé  de  Nouméa.    .    . 

BANVILLE  (Th.  de) Mes  Souvenirs 

BARBIER  . Journal.. 

BARTHÉLÉMY  (comte  de).   .    .  Gazelle  de  la  Régence 

BASHKIRTSEFF   (Marie).  .    .    .  Journal 

—  Lettres 

BERGERAT  (Emile) Théophile  Gautier 

CAYLUS  (M"^' de) Souvenirs  et  Correspondance 

CHASLES  (Philarète) Mémoires 

DADDET  (Léon) Alphonse  Daudet 

DELACROIX Lettres 

DELZANT  (Alidor) Les  Goncourt 

Du  CHATELET  (M^e) Lettres 

ÉPINAY  (M""»  d') Mémoires 

FERRAND  (la  Présidente).  .   .  Lettres.. 

FLAUBERT  (6.) Correspondance 

FRÉRON Les  Confessions  de  Fréron  (1719-1776).   .   . 

GALL&NI  (l'Abbé) Lettres 

GONCOURT  (J.  de) Lettres 

GONCOURT  (Ed.  et  J.  de) .    .   .  Journal 

GRAFFIGNY  (M™«  de) Lettres 

HAMILTON Mémoires  du  Chevalier  de  Grammont    .    .   . 

HUGO  (Victor) Lettres  à  la  Fiancée  (1820-182-2) 

LANFREY  (Pierre) Correspondance 

LESPINASSE  (M»e  de) Lettres 

MONTLUC  (L.  de) Correspondance  de  Juarez  et  de  Montluc. .   . 

MONTPENSIER  (M"e  de)  .    .   .  Mémoires 

MOTTEVILLE  (M""  de)  .    .    .    .  Mémoires , 

OBERKIRCH  (baronne  d')  .   .   .  Mémoires , 

ORLÉANS  (duchesse  d').  .   .   .  Correspondance 

REGNAULT  (H.) Correspondance 

RETZ  (cardinal  de) Mémoires 

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STAËL  (M"»®  de) Mémoires , 

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TOORGUENEFF  (Ivan) Correspondance 

VIGÉE  LE  BRUN(M'»"j  ....  Souvenirs 


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'm 


CE    PQ       2247 

•  A2     18<56    VC03 

COQ       FLAUBERT,     GU    CCRRESPONCAN 

ACC^     12222 70