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GUSTAVE FLAUBERT
CORRESPONDANCE
TROISIÈME SERIE —
(1854-1869)
CINQUIÈME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GREiNELLE, 11
1903
CORRESPONDANCE
TROISIÈME SÉRIE
(1854-1869)
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, II, RUE DE GRENELLE
ŒUVRES DE GUSTAVE FLAUBERT
DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume
Madame Bovary, mœurs de province. — Édition dé-
finitive, suivie des Réquisitoires, Plaidoirie et Juge-
ment du Procès intenté à l'auteur devant le tribunal
correctionnel de Paris. (Audiences des 31 janvier et
7 février 1837 ) 1 vol.
Salammbô. — Édition définitive avec documents nou-
veaux 1 vol.
La Tentation de saint Antoine. — Édition définitive 1 vol.
Trois contes (Un cœur simple. — La légende de saint
Julien l'Hospitalier. — Hérodias). (6« mille) 1 vol.
L'Éducation sentimentale. — Histoire d'un jeune
homme (édition définitive) 1 vol.
Lettres de Gustave Flaubert a George Sand, pré-
cédées d'une étude, par Guy de Maupassant (4' mille). 1 vol.
Par les Champs et par les Grèves, (Voyages en Bre-
tagne, suivi de mélanges inédits.) (3" mille) 1 vol.
Bouvard et Pécuchet (œuvre posthume, nouvelle édi-
tion) 1 vol.
Correspondance générale (Tomes, I, II et III). — Eu
préparation : Tome IV.
ÉMtLB Colin. -~ Imprimerie de Lagny,
GUSTAVE FLAUBERT
CORRESPONDANCE
TROISIÈME SERIE-
(1854-1869)
CINQUIEME MILLE
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue'de grenelle, 11
1903
Tous droits réservés.
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CORRESPONDANCE
DE
GUSTAVE FLAUBERT
A Louis Bouilhet.
Croisset, 5 août 1854.
Laxatifs, purgatifs, dérivatifs, sangsues, fièvre,
foirade, trois nuits passées sans sommeil, embêtement
gigantesque du bourgeois, etc., etc. Voilà ma semaine,
mon cher monsieur. Depuis samedi soir, je n'ai rien
mangé et je ne fais que commencer à pouvoir parler.
Bref, j'ai été pris samedi soir d'une telle inflammation
k la langue que j'ai cru qu'elle se transmutait en celle
d'ung bœuf. Elle me sortait hors la gueule que j'étais
obligé de tenir ouverte. J'ai durement souffert I Enfin
depuis hier ça va mieux, grâce à des sangsues et à de
la glace.
Au milieu de mes douleurs physiques et comme fa-
cétie pour m'en distraire, il m'est tombé une lettre
éperdue de Paris. La *** perdait la tète. Tout était
découvert ; sa position compromise, etc. Il fallait
(ue j'écrivisse, il fallait que je... etc. Et tout cela à un
1
2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pauvre bonhomme qui bavachait, qui suait, qui em-
pestait et qui, pour essayer de dormir un peu, se tenait
debout, la nuit, la tête appuyée contre la croisée à
cause de la véhémente chaleur interne qui lui ardait
le sang !
J'ai lu cinq feuilletons du roman de Ghampfleury.
Franchement cela n'est pas effrayant. Il y a parité
d'intentions plutôt que de sujet et de caractères. Ceux
du mari, de sa femme et de l'amant me semblent être
très différents des miens. La femme m'a l'air d'être
un ange, et puis, quand il tombe dans la poésie, cela
est fort restreint, sans développement et passablement
rococo d'expression. La seule chose embêtante, c'est
un caractère de vieille fille dévote ennemie de l'héroïne
(sa belle-sœur), comme dans la Bovary, madame Bo-
vary mère ennemie de sa bru, et ce caractère dans
Ghampfleury s'annonce très bien. Là est pour moi
jusqu'à présent la plus grande ressemblance et ce ca-
ractère de vieille fille est bien mieux fait que celui de
ma bonne femme, personnage fort secondaire du reste
dans mon livre.
Quant au style, pas fort, pas fort. N'importe, il est
fâcheux que la Bovary ne puisse se publier mainte-
nant : enfin ! qu'y faire?
J'ai relu Eugénie Grandet. Gela est réellement beau.
Quelle différence avec le gars Ghampfleury !
Au même
Croisset, 10 août.
Tu dois cher bonhomme, être assailli de ma cor-
respondance, mais ma lettre de lundi était en sus
puisque tu me disais n'avoir pas reçu celle de la se-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3
maine dernière. Du reste tu n'en recevras plus qu'une
après celle-ci, car dans quinze jours je compte envi-
sager ton incomparable balle. Quel voyage d'artistes
vous allez faire, vous deux Guerard ! Combien peu
vous édudierez les monuments! quelles minces notes
vous prendrez! comme Ghéruel serait indigné! et
même Ducamp. Ce sera un voyage œnophile! tout à
fait Chapelle et Bachaumont, on ne peut plus dix-
septième siècle et dans les traditions. Un financier
voyageant dans la société d'un poète et tous deux se
saoulant conjointement, à la gauloise, dans les ca-
barets de la route. Je te recommande à Poissy chez
le sieur Fient aubergiste une cuisine où il y a, peint
sur la porte, un gastronome s'empifïrant. Gela réjouit
le voyageur.
Il est maintenant trois heures trois quarts du matin.
J'ai passé la nuit à la Bovary et je m'en vais réveiller
ma mère qui part à cinq heures pour Trou ville où elle
doit rester cinq à six jours. Je serai seul tout ce
temps-là et j'essaierai d'en profiter pour accélérer
l'ouvrage. Il faut que j'avance, quand même, car je
suis las de rna lenteur. Voilà cependant deux jours
que je recommence un peu à travailler.
J'ai lu onze chapitres du roman de Champfleury.
Gela me rassure de plus en plus; la conception et le
ton sont fort difiérents. Personne autre que toi ou
moi, ne fera, je crois, le rapprochement. La seule
chose pareille dans les deux livres, s'est le milieu et
encore!
Je t'annonce, afin que lu te mettes en mesure, la
visite du jeune Baudry. Il est venu me voir hier et m'a
déclaré son intention d'aller passer les fêtes chez toi,
ce qui ne serait point fête pour toi. A ta place je lui
répondrais tout net que je ne puis le recevoir. L'ex-
4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pression de « grigou » que tu lui as appliquée est su-
perbe de justesse, surtout quand on connaît son cos-
tume d'été. Il s'est acheté une sorte de paletot en coutil
bleu moyennant la somme de vingt-cinq francs, qui
ressemble à du papier à sucre. Gela est monstrueux
d'ignoble et bien que l'étoffe soit légère, je t'assure
qu'elle pèse à l'œil plus qu'un paletot de bronze I
0 esprit français ! ô goût ! ô économie î
Rouen résonne de discours. C'est l'époque des dis-
tributions de prix et des solennités académiques. Aussi
nos feuilles quotidiennes sont-elles bourrées de litté-
rature ! ! ! Pouchet s'est signalé par un discours « reli-
gieux » où il célèbre les magnificences de la nature et
prouve l'existence de Dieu par le tableau varié de la
création. Ce bon zoologue tourne au mysticisme.
Hier séance publique de l'Académie : Réception de
M. Jolibois, avocat-général, lequel a pris pour texte :
« De la loi sur le travail des enfants dans les manu-
factures. » Puis M. Deschamps a lu un dialogue en
vers où il fait l'éloge de la propriété et de la Gabrielle
du gars Augier, etc.! etc.! etc.! et partout éloge de
l'empereur ! Ah ! saint Polycarpe ! Tu vois que s'il y a
des cochonneries à Paris, la province n'en chôme
pas.
Triste nouvelle: j'ai vu que la pension Deshayes
était enfoncée par la pension Guernetl Le collège a
« brillé ». Quelle intrigue!
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 5
Au même.
Croisset, 18 août.
J'attends dimanche matin l'annonce de ton arrivée,
c'est-à-dire, ô vieux, que tu vas m'écrire le jour et
l'heure de ton apparition en ces lieux.
N'oublie pas, avant de t'en aller de Paris, la préface
de Sainte-Beuve, Quoi qu'en dise Jacottet (s'il en dit
quelque chose), tu n'es pas en position encore de faire
le magnanime ; et pourquoi ne pas embêter les gens
qui nous embêtent? Il faut que son petit jugement
inepte le poursuive dans la postérité, môssieu ! Et re-
mettre la chose à une seconde édition ce serait paraître
avoir attendu le succès, avoir douté de soi.
Je viens de passer une bonne semaine seul comme
un ermite et tranquille comme un dieu. Je me suis
livré à une littérature frénétique ; je me levais à midi,
je me couchais à quatre heures du matin. Je dînais
avec Dakno. Je fumais quinze pipes par jour, j'ai écrit
huit pages.
Ai-je gueulé ! J'ai relu tout haut Melœnis entière-
ment, à propos de la scène du jardin dans laquelle je
ne suis pas bien sûr encore de n'être point tombé. Il
va sans dire que ce régime a fait le plus grand bien à
ma langue, ce qui achève de me donner pour la méde-
cine une mince considération, car je me suis guarry
en dépit des règles et recommandations.
Lis-tu nos feuilles publiques (départementales) ? Le
navire qui portait ma famille, il y a aujourd'hui huit
jours, a manqué faire naufrage à Quillebeuf. Ma
mère (qui revient de Trouville) a encore de fortes con-
tusions à la figure. Les sabords étaient défoncés, le
1.
6 CORRESPOîiDANCE DE G. FLAUBERT.
bateau sombrait, les lames entraient partout. C'est
toute une histoire. Je vais être pendant six mois assas-
siné de narrations maritimes.
Je n'ai pu dormir la nuit dernière à cause d'un article
que j'avais lu le soir dans la Revue de Paris. J'en étais
malade de dégoût, de tristesse et de désespoir huma-
nitaire. C'était un extrait et un roman américain inti-
tulé « Hot-Corn » qui se tire à des centaines de mille
d'exemplaires, qui enfonce l'oncle Tom, qui. . . qui.. .etc.
Sais-tu quelle est l'idée du livre? L'établissement sur
une plus grande échelle des sociétés de tempérance,
l'extirpation de l'ivrognerie, le bannissement du gin,
le tout en style lyrique à la Jules Janin dans ses grands
moments, et avec des anecdotes!!!
L'humanité tourne à tout cela. Nous aurons beau
dire, il faut se boucher les yeux et continuer son
œuvre. Oui, triste, triste ! On ne devrait jamais rien
lire de tout ce qui se publie ; à quoi bon ?
N'oublie pas de m'apporter le cahier des pièces dé-
tachées.
Je te régalerai des statuts d'une société religieuse
dont on m'a proposé de faire partie. C'est joli. On doit
dénoncer l'immoralité de ses collègues, et on est forcé
d'assister. à leur enterrement sous peine d'une amende
de cinquante centimes. Tu me feras penser aussi à te
montrer deux bonnes lettres de fecame comme psy-
chologie.
Adieu, pauvre cher vieux. Ne t'intoxique pas trop
avec les alcools en route et arrive vite.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Au même.
Croissel, 1S54.
Journée pleine ! et que je m'en vais te narrer. J'ai
vu Léonie, j*ai vu des sauvages, j'ai vu Dubugel, Vé-
die, etc. Commençons par le plus beau, les sauvages.
Ce sont des Gafres, dont, moyennant la somme de
cinq sols, on se procure l'exhibition, Grande-Rue, 11.
Eux et leur cornac m'ont l'air de mourir de faim et la
haute société rouennaise n'y abonde pas. Il n'y avait
comme spectateurs que sept à huit blouses dans un
méchant appartement enfumé où j'ai attendu quelque
temps ; après quoi une espèce de bête fauve portant
une peau de tigre sur le dos et poussant des cris inar-
ticulés a paru, puis d'autres. Ils sont montés sur leur
estrade et se sont accroupis comme des singes autour
d'un pot de braise. Hideux, splendides, couverts d'a-
mulettes, de tatouages, maigres comme des squelettes,
couleur de vieilles pipes culottées. Face aplatie, dents
blanches, œil démesuré, regards éperdus de tristesse,
d'étonnement, d'abrutissement. Ils étaient quatre et
ils grouillaient autour de ces charbons allumés comme
une nichée de lapins. Le crépuscule et la neige qui
blanchissait les toits d'en face les couvrait d'un ton
pâle. Il me semblait voir les premiers hommes de la
terre ; cela venait de naître et rampait encore avec les
crapauds et les crocodiles. J'ai vu un pa3^sage de je
ne sais où ; le ciel est bas, les nuages couleur d'ar-
doise ; une fumée d'herbes sèches sort d'une cabane
en bambous jaunes, et un instrument de musique, qui
n'a qu'une corde, répète toujours la même note grêle,
8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pour endormir et charmer la mélancolie bégayanlo
d'un peuple idiot. Parmi eux est une vieille femme de
50 ans qui m'a fait des avances lubriques; elle vou-
lait m'embrasser. La société était ébouriffée. Du-
rant un quart d'heure que je suis resté là, ce n'a été
qu'une longue déclaration d'amour de la sauvagesse à
mon endroit. Malheureusement le cornac ne les en-
tend guère et il n'a pu me rien traduire; quoiqu'il
prétende qu'ils sachent un peu l'anglais, ils n'en com-
prennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques
questions qui sont restées sans réponse. J'ai pu dire
comme Montaigne : « Mais je fus bien empesché par
lia bêtise de mon interprète », lorsqu'il voyait, lui
aussi, et à Rouen, des Brésiliens lors du sacre de
Charles IX.
Qu'ai-je donc en moi pour me faire chérir à pre-
mière vue par tout ce qui est crétin, fou, idiot, sau-
vage? Ces pauvres natures -là comprennent-elles que
je suis de leur monde ? Devinent-elles une sympathie?
Sentent-elles, d'elles à moi, un lien quelconque? Mais
cela est infaillible, les crétins du Valais, les fous du
Caire, les Santons de la haute Egypte m'ont persécuté
de leurs protestations! Pourquoi? Cela me charme à
\a fois et m'effraie. Aujourd'hui, tout le temps de cette
visite, le cœur me battait à me casser les côtes. J'y
retournerai. Je veux épuiser cela.
J'ai une envie démesurée d'inviter les sauvages â
déjeuner à Croisset. Si tu étais là, ce serait une très
belle charge à faire. Une seule chose me retient et
me retiendra, c'est la peur de paraître vouloir poser.
Que de concessions no fait-on pas à la crainte de l'ori-
ginalité apparente !
Comme contraste, en sortant, j'ai rencontré Védie.
Voilà les deux bouts de l'humanité ! Cela a complété
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 9
mon plaisir, j'ai fait des rapprochements. Il m*a salué
en passant d'un air dégagé.
Pais je trouvai Léonie grelottant de froid et char-
mante, excellente et bonne femme. Elle s'embête,
m'a t-elle dit, énormément. Elle n'a pas mis le pied
dehors depuis trois semaines. J'y suis resté deux
heures, nous avons beaucoup devisé de l'existence.
C'est une créature d'un rare bon sens et qui la con-
naît, l'existence ; elle me paraît avoir peu d'illusions,
tant mieux; les illusions tombent, mais les âmes-cy-
près sont toujours vertes. Ensuite visite à la biblio-
thèque, neige épouvantable, perdition des bottes, coupe
de cheveux chez Dubuget. Il porte maintenant des
cols rabattus comme un barde de salon. Il m'a de-
mandé si « j'éprouvais beaucoup d'intempéries au
bord de l'eau », voulant apparemment savoir s'il fai-
sait très froid à la campagne. Quant à la calvitie, pas
un mot ! point le moindre trait. Je suis sorti soulagé
d'un poids de 75 kilogrammes.
Au bas de la rue Grand-Pont j'ai songé qu'il fallait
me réchauffer par quelque chose de violent (et pen-
sant fort à toi et je dirai presque à ton intention), je
suis entré chez Thillard où j'ai pris un « cahoé » avec
un horrifîque \ erre de fîl en quatre, ce qui ne m'a pas
empêché de parfaitement dîner chez Achille. Joli or-
dinaire chez ce garçon-là î joli ! joli ! Pourquoi s'in-
forme-t-il de toi avec un intérêt tel que j'en suis at-
tendri ?
Je suis revenu à dix heures, couvert de mon tar-
bouch, enfoncé, dans ma pelisse, toutes glaces ou-
vertes et fumant. La plaine de Bapaume était comme
un steppe de Russie. La rivière toute noire, les ar-
bres noirs. La lune étalait sur la neige des moires de
satin. Les maisons avaient un air d'ours blanc qui
iO CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
dort. Quel calme ! Gomme ça se fiche de nous la na-
ture! J'ai pensé à des courses en traîneau, aux rennes
soufflant dans le brouillard et aux bandes de loups qui
iappent derrière vous en courant. Leurs prunelles bril-
lent à droite et à gauche comme des charbons de place
en place au bord de la route.
Et ces pauvres Gafres, maintenant à quoi rêvent-
ils?
Dans le numéro de la Bévue de Paris du 15, à la
chronique littéraire, diatribe contre « l'Art pour l'art ».
« he temps en est passé, etc. » « On a compris, etc. »
Je te recommande du sieur Castiile de jolis dialogues
dans la dernière nouvelle « Aspiration au pouvoir ».
Quel langage ! quels mots I
Gomment va cette pauvre muse? Qu'en fais-tu? Que
dit-elle? Elle m'écrit moins souvent. Je crois qu'au
fond elle est lasse de moi. A qui la faute ? A la desti-
née. Gar moi, dans tout cela je me sens la conscience
parfaitement en repos et trouve que je n'ai rien à me
reprocher. Toute autre à sa place serait lasse aussi.
Je n'ai rien d'aimable et je le dis là au sens profond
du mot. Elle est bien la seule qui m'ait aimé. Est-ce
une malédiction que le ciel lui a envoyé? Si elle l'osait
elle affirmerait que je ne l'aime pas. Elle se trompe
pouri înt.
Au même.
Croisset, lO mai 1855.
Monstre,
Pourquoi ne ni'as-tu pas écrit? et pourquoi n'ai-je
pas reçu dimanche à mon réveil une sacro-sainte
CORRESPO-NDAiNCE DE G. FLAUBERT. 1 1
lettre? Dans quelles délices ou embêtements es-lu
plongé pour oublier ton pauvre Garaphon ? As-tu vu
Sandeau, etc.?
Je me suis embêté (pardon de la répétition) assez
bravement pendant les deux ou trois jours qui ont suivi
ton départ. Puis j'ai rempoigné la Bovary avec rage.
Bref, depuis que tu es parti j'ai fait six pages, dans
lesquelles je me suis livré alternativement à l'élégie
et à la narration. Je persécute les métaphores, et ban-
nis à outrance les analyses morales. Es-tu content ?
Suis-je beau? J'ai bien peur, en ce moment, de friser
le genre crapuleux. Il se pourrait aussi que mon jeune
homme ne tarde pas à devenir odieux au lecteur, à
force de lâcheté? La limite à observer dans ce carac-
tère couillon n'est point facile, je t'assure. Enfin dans
une huitaine j'en serai aux grandes orgies de Rouen.
C'est là qu'il faudra se déployer !
Il me reste encore peut-être cent vingt ou cent qua-
rante pages. N'aurait-il pas mieux valu que ça en ait
quatre cents et que tout ce qui précède eût été plus
court? J"ai peur que la fin (qui dans la réalité a été la
plus remplie) ne soil, dans mon livre, étriquée, comme
dimension matérielle du moins, ce qui est beaucoup.
Et toi, vieux bougre, as-tu fini ton acte ? Et le voyage
d'Italie? quand? ne lâche pas ça, n... de D... ! Et
fais tout ce qu'il te sera possible pour que ça réussisse.
J'ai vu ce matin le jeune Baudry qui m'a affirmé
que lu n'étais pas venu chez lui et que Bouilhet était
un blagueur ! Toujours le même petit bonhomme !
Aucune nouvelle rouennaise, d'ailleurs.
Tantôt, après dîner, en regardant une bannette de
tulipes j'ai songé à ta pièce sur les tulipes de ton grand-
père et j'ai vu nettement un bonhomme en culottes
courtes et poudré, arrangeant des tulipes pareilles
12 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
dans un jardin vague, au soleil, le matin. Il y avait à
côté un môme de quatre à cinq ans (dont la petite cu-
lotte était boutonnée à la veste) joufflu, tranquille et
ies yeux écarquillés devant les fleurs ; celait toi. Tu
étais habillé d'une espèce de couleur chocolat.
Je lis maintenant les observations de l'Académie
française sur le Cid. Je viens de lire celles du sieur Scu-
déry, c'est énorme 1 Ça console du reste. As-tu
quelques nouvelles de Pierrot?
Adieu, vieux bougre, je t'embrasse. Tiens-toi en
joie si c'est possible.
Au même.
Croisset, 24 mai 1855,
0 homme !
Jo chante les lieux qui furent le
Théâtre aimé des jeux de ton enfance ;
c'est-à-dire: les cafés, estaminets, bouchons et autres
endroits qui émaillent le « bas de la rue des Char-
rettes. » Je suis en plein Rouen et je viens même
de quitter, pour t'écrire, les lupanars à grilles, les
arbustes verts, l'odeur de l'absinthe, du cigare et des
huîlres, elc. Le mot est lâché: ccBabylone» y est, tant
pis! Tout cela, je crois, frise bougrement le ridicule.
C'est « trop fort ». Enfin tu verras. Rassure-toi, d'ail-
leurs : je me prive de métaphores, je jeûne de com-*
paraisons et dégueule fort peu de psychologie. Il m'est
venu ce soir un remords. Il faut à toute force que les
cheminots trouvent leur place dans la Bovary. Mon
livre serait incomplet sans les dits turbans alimentaires,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. Ij
puisque j'ai la prétention de peindre Rouen. (C'est bien
là le cas de dire
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus hideux objet, etc.)
Je m'arrangerai pour qu'Homais rafîole de chemi-
nots. Ce sera un des motifs secrets de son voyage à
Rouen et d'ailleurs sa seule faiblesse humaine. Il s'en
donnera une bosse, chez un ami de la rue Saint-Gervais.
N'aie pas peur ! ils seront de la rue Massacre et on les
fera cuire dans un poêle, dont on ouvrira la porte avec
une règle.
Je vais lentement, très lentement même. Mais cette
semaine je me suis amusé à cause du fond. Il faut
qu'au mois de juillet j en sois à peu près au commen-
cement de la fin, c'est-à-dire aux dégoûts de ma jeune
femme pour son petit monsieur.
Avances-tu dans ton second acte? Je suis curieux
de voir ta grande scène complexe. Parle-moi des
changements de plan (entrées et sorties) que tu as
faits depuis que tu es à Paris, si toutefois je peux les
comprendre par lettres.
Je suis fâché de ne pas être de ton avis relativement
à la Bucolique. Mais tu as pris la chose pour pire que
je ne la donne. Je te répète que je peux parfaitement
me tromper. Cest comme pour les raisins au clair de
lune; à force de vouloir détailler et raffiner, il arrive
souvent que je ne comprends plus goutte aux choses.
L'excès de critique engendre l'inintelligence. Si mes
observations sur ta pièce sont bêtes, voilà une phrase
qui ne lest pas.
A propos du voyage d'Italie, crois-moi, reviens
dessus souvent, si tu veux qu il ne raie, tâche d'avoir
2
14 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
sa parole, fais qu'il s'engage et prenez une date fixe
pour partir. C'est une occâse (style Breda street) que
tu ne retrouveras jamais, mon bon. Il sera trop tard,
plus tard. Rien de ce que tu peux laisser à Paris ne
vaut une heure passée au Vatican, mets-toi ça dans
la boule. Et d'ailleurs « tu ne te doutes pas » des pièces
détachées que tu rapporteras. Ce qui a fait faire les
élégies romaines n'est pas épuisé, sois-en sûr. Il n'y
a que les lieux communs et les pays connus qui soient
d'une intarissable beauté.
Je lis maintenant VÉmile du nommé Rousseau. Quel
baroque bouquin, comme idées, mais « c'est écrit »,
il faut en convenir et ça n'était pas facile !
Combien je regrette de n'avoir pas vu nos deux
anges jouant ensemble. Sérieusement, j'en ai été atten-
dri. Pauvres petites cocottes! Vois-tu quelles balles
de financiers nous aurions eu côte à côte, chacun dans
notre stalle ! Nous serions-nous rengorgés ? Il n'y
avait peut-être pas lieu de se rengorger. Au reste.^ je
suis, je crois, un peu oublié pour le quart d'heure.
L'exposition {univeurseul exhibicheun) me nuit peut-
être? J ai reçu, il y a trois semaines, une lettre écrite
par elles deux et qui était ornée de « dessins ». J'en
ai répondu une non moins bonne et puis, c'est tout.
Àh! lamour ne m'obstrue pas Testomac s'il empâte
mon papier.
Au même.
Croisset, dimanche 3 heures.
Causons un peu, mon pauvre vieux. La pluie tombe
à torrents, l'air est lourd, les arbres mouillés et déjà
jaunes sentent le cadavre. Voilà deux jours que je ne
CORRESPOKDA^XE DE G. FLAUBERT. 15
fais que penser à toi et ta désolation ne me sort pas de
la tête.
Je me permettrai d'abord de te dire (contrairement
à ton opinion) que si jamais j'avais douté de toi, je
n'en douterais plus aujourd'hui ; les obstacles que tu
rencontres me confirment dans mes idées. Toutes les
portes s'ouvriraient si tu étais un homme médiocre.
Au lieu d'un drame en cinq actes, à grands effets et à
style corsé, présente une petite comédie, « Pompa-
dour, agent de change », et tu verras quelles facilités,
quels sourires ! quelles complaisances pour l'œuvre
et l'auteur! Ne sais-tu donc pas que dans ce charmant
pays de France on exècre l'originalité? Nous vivons
dans un monde où l'on s'habille de vêtements tout
confectionnés. Donc tant pis pour vous si vous êtes
trop grand; il y a une certaine mesure commune,
vous resterez nu. Ouvre l'histoire et si la tienne (ton
histoire) n'est pas celle de tous les gens de génie, je
consens à être écartelé vif. On ne reconnaît le talent
que quand il vous passe sur le ventre et il faut des
milliers d'obus pour faire son trou dans la Fortune.
J'en appelle à ton orgueil, remets-toi en tête ce que tu
as fait, ce que tu rêves, ce que tu peux faire, ce que
tu feras, et relève-toi, nom d'un nom, considère-toi
avec plus de respect ! et ne me manque pas d'égards,
dans ton for intérieur, en doutant d'une intelligence
qui n'est pas discutable.
Tu me diras que voilà deux ans que tu es à Paris et
que tu as fait tout ce que tu as pu, et que rien de bon
ne t'est encore arrivé. Premièrement, non : tu n'as rien
fait pour ton avancement matériel et je me permet-
trai de te dire au contraire : Melœnis réussit, on en
parle, on te fait des articles, tu n'imprimes pas Me-
lœnis en volumes, tu ne vas pas voir les gens qui ont
16 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
écrit pour toi. On te donne tes entrées aux Français,
tu n'y mets pas les pieds et en deux ans tu ne trouves
pas le moyen de t'y faire, je ne dis pas un ami, mais
une simple connaissance. Tu as refusé de fréquenter
un tas de gens, Janin, Dumas, Guttinger, etc., chez
lesquels tu aurais pu nouer des camaraderies ; et
quant à ceux que tu fréquentes il vaudrait peut-être
mieux ne pas les voir. Exemple : Gautier. Grois-ta
qu'il ne sente pas à tes façons que tu le chéris fort
peu? Et (ceci est une supposition, mais je n'en doute
point), qu'il ne te garde pas rancune de n'avoir pas
pris un billet au concert d'Ernesta? Tu lui as fait pour
cent sous une cochonnerie de 25 francs. Je me suis
permis souvent de t'avertir de tout cela. Mais je ne
peux pas être un éternel pédagogue et t'embêter du
matin au soir par mes conseils ; tu me prendrais en
haine et tu ferais bien. Le pédantisme dans les petites
choses est intolérable. Mais toi, tu ne vois pas assez
l'importance des petites choses dans le pays des pe-
tites gens. A Paris, le char d'Apollon est unfîacre.^La
célébrité s'y obtient à force de courses.
En voilà assez sur ce chapitre. Le quart d'heure
n'est pas très opportun pour te sermonner.
Maintenant sur la question de vivre, je te promets
que M'"° S... pourra très bien demander pour toi à
l'empereur en personne la place que tu voudras. Gui-
gnes-en une d'ici à trois semaines, cherche. Fais venir
en tapinois les états de service de ton père. Nous ver-
rons. On pourrait demander une pension, mais il te
faudrait payer cela en monnaie de ton métier, c'est-
à-dire en cantates, épithalames, etc. Non, non.
En tout cas, ne retourne jamais en province.
Voilà ce que j'avais à te dire. Médile-le. Tâche de
t'abstraire, pose-toi devant les yeux le sieur Bouilhet
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 17
et avoue que j'ai raison. Enfin, pauvre vieux, si tu te
trouves blessé en quoi que ce soit, pardonne-le moi,
je l'ai fait avec une bonne intention, excuse de tous
les sots.
Une comparaison te sera venue, c'est celle de moi
à Ducamp. Il me reprochait, il y a quatre ans, à peu
près les mêmes choses que je te reproche. (Les ser-
mons ont été plus longs et d'un autre ton, hélas !)
Mais les points de vue sont différents. Il me prenait
alors pour ce que je ne voulais pas être. Je n'entrais
nullement dans la vie pratique et il me cornait aux
oreilles que je m'égarais dans une route où je n'avais
seulement pas les pieds.
Je t'envie de regretter quelque chose dans ton passé.
Quant à moi (c'est qu'apparemment je n'ai jamais été
ni heureux ni malheureux), j'ignore ce sentiment-là.
Et d'abord j'en serais honteux. C'est reconnaître qu'il
y a quelque chose de bon dans la vie et je ne rendrai
jamais cet hommage à la condition humaine.
Tu vas laisser là les Français, c'est convenu. Mais
si tu avais vu Régnier avant, penses-tu qu'il n'eût pas
pu influencer Laugier? Je n'ai jamais vu d'homme
plus ménager la semelle de ses souliers. Ton incom-
préhensible timidité est ton plus grand ennemi, mon
bon. Sois-en sûr.
Si tu quilles les Français, porte ton drame à l'Odéon
de préférence; mais informe-toi d'abord de qui ça dé-
pend, et fais ta mine avant de donner l'assaut.
Est-ce sérieusement que Reyer t'a parlé d'un opéra-
comique? Fais-le. C'est le moment de plus travailler
que tu n'as jamais fait. Puis quand tu m'auras écrit
cinq ou six pièces et qu'aucune n'aura pu être jouée,
je commencerai à être ébranlé, non sur ton mérite
littéraire, mais dans mes espérances matérielles. Il
2.
18 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
faut que lu me fasses cet hiver une tragédie roman-
tique en trois actes, avec une action très simple, deux
ou trois coups de théâtre et de grands bougres de vers
comme il t'est facile.
Je ne crois pas que les amis soient assez puissants
pour rien empêcher de fait. Nous leur prêtons là une
importance qu'ils n'ont pas. Mais nous sommes leurs
ennemis d'idées, note-le bien. On t'a refusé « Le cœur à
droite » à la Revue parce qu'on n'y a pas vu d'idée 7710-
rale. Si tu suis un peu attentivement leur manœuvre,
tu verras qu'ils naviguent vers le vieux socialisme
de 1833, national pur. Haine de l'art pour l'art, décla-
mation contre la Forme. Ducamp tonnait l'autre jour
contre H. Heine et surtout les Schiegel, ces pères du
romantisme qu'il appelait des réactionnaires (sic). Je
n'excuse pas, mais j'explique. Il a déploré devant moi
les Fossiles. Si la fin eût été consolante, tu aurais été
un grand homme. Mais comme elle était amèrement
sceptique, tu n'as plus été qu'un fantaisiste. Or, nous
n'avons plus besoin de fantaisies. A bas les rêveurs I
A l'œuvre ! Fabriquons la régénération sociale ! l'é-
crivain a charge d'âmes, etc. Et il y a là-dedans
un calcul habile. Quand on ne peut pas entraîner
la société derrière soi, on se met à sa remorque,
comme les chevaux du routier, lorsqu'il s'agit de des-
cendre une côte ; alors la machine en mouvement vous
emporte, c'est un moyen d'avancer. On est servi par
les passions du jour et par la sympattiie des envieux.
C'est là le secret des grands succès et des petits aussi.
Arsène Houssaye a profité de la manie rococo qui a
succédé à la manie moyen âge, comme M""" Beecher-
Stowe a exploité la manie-égalitaire. Notre ami
Maxime, lui, profite des chemins de fer, de la rage in-
dustrielle, etc.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 19
Mais nous ne profilons de rien, nous sommes seuls.
Seuls j comme le Bédouin dans le désert. Il faut nous
couvrir la figure, nous serrer dans nos manteaux et
donner tête baissée dans l'ouragan — et toujours —
incessamment jusqu'à notre dernière goutte d'eau,
jusqu'à la dernière palpitation de notre cœur. Quand
nous mourrons, nous aurons cette consolation d'avoir
fait du chemin, et d'avoir navigué dans le Grand.
Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de
haine qui m'étoufïent. Il me monte de la m... à la
bouche comme dans les hernies étranglées. Mais je
veux la garder, la figer, la durcir; j'en veux faire une
pâte dont je barbouillerai le dix-neuvième siècle,
comme on dore de bouse de vache les pagodes in-
diennes, et qui sait? cela durera peut-être. Il ne faut
qu'un rayon de soleil ! linspiration d'un moment, la
chance d'un sujet 1
Allons, Philippe, éveille-toi ! De par l'Odyssée, de
par Shakespeare et Rabelais je te rappelle à l'ordre,
c'est-à-dire à la conviction de ta valeur. Allons, mon
pauvre vieux, mon roquentin, mon seul confident, mon
seul ami, mon seul déversoir, reprends courage, aime-
nous mieux que cela. Tâche de traiter les hommes et
la vie avec la maestria (style parisien) que tu as en trai-
tant les idées et les phrases.
La Bovary va pianissimo. Tu devrais bien me dire
quelle espèce de monstre il faut mettre dans la côte
du Bois-Guillaume. Faut-il que mon homme ait une
dartre au visage, des yeux rouges, une bosse, un nez
de moins ? que ce soit un idiot ou un bancal ? Je suis
très perplexe. Diable de père Hugo, avec ses culs-de-
jatte qui ressemblent à des limaces dans la pluie!
C'est embêtant!
Adieu, écris- moi tous les jours, si tu es triste. Je te
20 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
répondrai. Donne-toi bien vite, pendant que lu y es,
une bosse de désespoir et puis finis-en. Sors-en. Re-
monte sur ton dada et mène-le à grands coups d'épe-
ron. « Les grandes entreprises réussissent rarement
du premier coup ». (Œuvres de Napoléon III.)
Je t'embrasse de toute mon amitié et de toute ma
littérature; à toi, à toi.
Au même.
.roisset, 7 juin 1855, nuit de mercredi.
Ah î J'âpre-casse atmosphère quoique dans la
nuit, légèrement vêtu et fenêtres ouvertes. — Sue ! Il
fait depuis deux jours un polisson de temps agréable.
Tu as raison, pauvre cher vieux, de m'envier les
arbres, le bord de l'eau et le jardin, c'est splendide !
J'avais hier les poumons fatigués à force de humer les
lilas et ce soir, sur la rivière, les poissons sautaient
avec des folâtreries incroyables, comme des bourgeois
invités à prendre un thé à la Préfecture.
Je suis moult aise de te savoir un peu remonté sur
ton drame. Voici je crois ce qu'il faut faire : 1° Aller
d'abord chez Blanche. 2° Lui dire: vous Voyez que je
ne suis pas un entêté ; j'ai corrigé dans vos données,
suivi vos avis, vous m'aviez dit telle et telle chose
(inventes-en si tu ne te les rappelle pas) que j'ai tenue
en considération, etc. 3° Il faut avoir pour examina-
teur Laugier et en même temps faire marcher San-
deau. Au reste, si Blanche est bon enfant (et il lésera)
fais ce qu'il te conseille... Tâche d'avoir une lecture
quand même. Je persiste dans cette opinion : on ne
doit se présenter à l'Odéon que si tout est raté défini-
tivement aux Français. Mais i' est bon d'aller vite en
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 21
besogne, pour que l'insuccès, s'il y en a un, ne s'ébruite
pas et ne te nuise pas auprès du comité de l'Odéon.
Aie plusieurs manuscrits, s'il le faut, trémousse-
toi ! copie-les plutôt toi-même !
La Porte-Saint-Martin vaudrait peut-être mieux
que rOdéon ? mais nous n'en sommes pas là. Occupe-
toi des Français comme si c'était la seule porte pos-
sible.
Je vais bien lentement. Je me donne un mal de
chien. Il m'arrive de supprimer, au bout de cinq ou
six pages, des phrases qui m'ont demandé des jour-
nées entières. Il m'est impossible de voir l'effet d'au-
cune avant qu'elle ne soit finie, parachevée, limée.
C'est une manière de travailler inepte, mais comment
faire? J'ai la conviction que les meilleures choses en
soi sont celles que je biffe. On n'arrive à faire de
l'effet que par la négation de l'exubérance. Et c'est là
ce qui me charme, l'exubérance.
Si tu veux lire quelque chose de violent et d'opaque
comme galimatias, prends une description du Vésuve
par le sieur Marc Monnier dans le dernier numéro de
la Revue de Paris. Il y a un Jéhovah qui finit un
paysage, d'une manière un peu remarquable. Cette
phrase mérite un encadrement en or. C'est un type,
comme on dit.
Le nommé About dont tu me parles est violemment
accusé dans ce même numéro (et avec des preuves qui
m'ont paru assez concluantes) d'avoir tout bonnement
traduit un livre italien, supprimé depuis l'impression
et qu'il a donné comme étant une oeuvre de lui.
Je voudrais bien Hre le Planche sur Ducamp. Hier
grand éloge des chants modernes par môsieu Paulin
Limayrac, mais éloge qui sentait l'ami peu enthou-
22 CORRESPONDANCE DE G.. FLAUBERT.
siaste au fond. On vantait surtout les intentions et la
Préface. Enfin !
J'ai été ces jours derniers assez inquiet de mon
pauvre Narcisse qui a cuydé avoir. une attaque d'apo-
plexie. On l'a saigné et il va bien maintenant. J'ai été
le voir une fois dans sa chambre et je l'ai trouvé
lisant les « Rayons et les ombres » ; il ne devait pas y
comprendre grand'chose. N'importe, ça m'a attendri.
Est-ce beau ou bête de prendre la vie au sérieux?
Je n'en sais rien. C'est robuste, en tout cas, et je ne
m'en sens pas la force. J'en ai à peine assez pour tenir
une plume.
Au même.
Croisset, 28 juin 1855.
Tu ne m'as pas l'air gai, mon pauvre bonhomme.
Tes lettres sont de plus en plus « mélancholiques » et
tu me parais devenir de plus en plus « méchanique'».
C'est un tort, c'est un tort! Il faut se roidir contre
les difficultés. Tu ne prends pas les chose en quan-
tité raisonnable. Tu as trop les pieds dans Paris
pour n'en être pas dégoûté et d'autre part tu n'y
entres pas assez pour qu'il te plaise. Tu avais ici
l'estomac assez solide pour digérer tous les Lau-
rent-Pichat de la terre, d'où vient ta faiblesse main-
tenant? Serait-ce parce que tu connais l'homme?
Qu'importe ! Ne peux-tu, par ta pensée, établir cette
superbe ligne de défe. se intérieure qui vous sépare
plus du voisin qu'un Océan ?
Et puis, s... n... de D...! que me chantes-tu avec
des phrases pareilles : « je m'effacerai ainsi du monde
graduellement »? M...! J'ai envie de le f... des
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 23
coups de pied quelque part. Que veux-tu que je de-
vienne, misérable, si tu bronches, si tu m'ôtes ma
croyance? Tu es le seul mortel en qui j'aie foi et tu
fais tout ce que tu peux pour me desceller du cœur
celte pauvre niche de marbre, placée haut, et où tu
rayonnes !
Fais-moi le plaisir pour toi et dans l'intérêt même
de cet aveiiir dont l'idée permanente te préoccupe
maintenant exclusivement, de tâcher de t'abstraire
un peu et de travailler. Tant que tu seras à te secouer
la cervelle sur ta personnalité, sois sûr que ta person-
nalité souffrira- Et d'ailleurs à quoi bon? Si ça servait
pratiquement à quelque chose, très bien. Mais au con-
traire et ceci est démontrable par A -(- B.
Au reste nous causerons de tout cela dans quinze
jours, si tu veux. Nous pourrons vider le fond du sac.
J'ai été hier à Rouen diner chez Achille et, ayant une
heure devant moi, je me dirigeais vers le logis de
ta Dulcinée, lorsque le môme d'Abbaye a couru après
moi pour me dire que M"^ ... était à Caen. En descen-
dant la rue, j'ai contemplé Abbaye sur sa porte.
Quel aspect que celui de Rouen, est-ce masloc,
et embêtant! Hier, au soleil couchant, l'ennui suin-
tait des murs d'une façon subtile et fantastique à
vous asphyxier sur place. J'ai revu toutes les rues
que je prenais pour aller au collège. Et bien, noni
rien de tout cela ne m'attendrit plus. Le temps en
est passé ! je conchie sur mes souvenirs. « J'ai ça de
bon » comme disait ce conducteur de dihgenee qui
puait des pieds.
Sais tu que ma mère, il y a six semaines environ,
m'a dit un mot sublime (un mot à faire la muse se
pendre de jalousie pour ne l'avoir point inventé); le
voici ce mot : « La rage des phrases t'a desséché le
24 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
cœur. » Au fond, lu es de son avis et tu trouves qu'à
propos de Rouen, par exemple, je manque tout à fait
de sensibilité ; car toi, bien que « curvus et complex »,
tu es sensible. C'est par là que tu te rapproches de
Rousseau ; quoi que tu en dises, tu aimes les champs,
tu as des goûts simples. Il le faut, pour être heureux,
une compagne (un de ces jours tu vas étudier la bo-
tanique) et tu regrettes de « ne pas savoir un état ».
Veux-tu que je t'indique un maître menuisier ?
Allons, mon bonhomme, rabote, scie, allonge-toi sur
la varlope « comme un nageur ». Sophie t'ira voir
avec sa mère, et moi, ton précepteur, je sourirai dans
un coin.
Un trait manque encore au parallèle (entre toi et
Emile), à savoir les vo3'ages. Car il voyage pour con-
naître (' la politique des nations, et toi tu m'as l'air de
rester. Je te ferai cadeau au jour de l'an du « Voyage
autour de ma chambre » par M. de Maistre, suivi de
« Symboles et Paradoxes » de Houssaye. Ah ! n.^.
de D... ! il doit pourtant faire beau ce soir, sur la ter-
rasse de la Villa Médicis ! Le Tibre est d'argent et le
Janicule sort noir comme une tunique d'esclave.
A propos d'argent, je suis empêtré dans des expli-
cations de billets, d'escompte, etc., que je ne com-
prends pas trop. J'arrange tout cela en dialogue
rythmé, miséricorde ! Aussi je te demanderai la per-
mission de ne l'apporter rien ce la Bovary. J'éprouve
le besoin de n'y plus penser pendant quinze jours. Je
me livrerai à la peinture, aux beaux-arts, cela pos(r
un homme. Adieu, je l'embrasse, monstre. A toi.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 25
Au même.
Croisset, 2 août.
Me revoilà dans la sempiternelle Bovary ! « Encore
une fois sur les mers », disait Byron. « Encore une fois
dans l'encre », puis-je dire.
Je suis en train de faire exposer à Homais des théo-
ries gaillardes sur les femmes. J'ai peur que ça ne
paraisse un peu trop « voulu », Au reste c'est aujour-
d'hui seulement que j'ai travaillé avec un peu de
suite.
Je viens de lire la Grèce contemporaine du sieur
About. C'est un gentil petit livre, très exact, plein de
vérités et fort spirituel. Quant aux calomnies et canail-
leries dont on m'avait parlé, je n'en discerne aucune.
Son talent n'est pas assez grand pour expliquer l'achar-
nement dont on le poursuit. Il y a quelque chose là-
dessous qui nous échappe.
J'ai eu à dîner avant hier ton ancien professeur
Bourlet. Quelle grosseur ! quelles sueurs ! quelle rou-
geur ! C'est un hippopotame habillé en bourgeois. Il
n'a pas faibli du reste, car il est toujours de l'opposi-
tion quand même, furieux contre le gouvernement,
ennemi des prêtres et extra-grotesque.
Sais-tu que mon cher frère lit avec rage Régnier,
qu'il en a trois éditions, qu'il m'en a récité des tartines
par cœur; il a dit devant moi à Bourlet à propos de
Melœnis : « Si tu n'as pas lu ça, tu n'as rien lu. »
Que je sois pendu si je porte jamais un jugement
sur qui que ce soit !
La bêtise n'est pas d'un côté et l'esprit de l'autre.
3
20 CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT.
C'est comme le vice et la vertu ; malin qui les dis-
tingue.
Axiome : Le synthétisme est la grande loi de l'on-
tologie.
Nouvelle : M. L... est conseiller municipal de Dar-
nétal. « Ici nous renonçons à peindre » Ses parents
sont dans le ravissement. Je t'assure que quand je
pense a cela je me sens emporté dans un océan de
rêveries.
Quand viens-tu, pauvre vieux ? Tu dois avoir fixé à
peu près l'époque de tes vacances. As-tu vu Rou-
vière? Lafitte? Judith ? Tâche de te remuer un peu.
Adieu, je n'ai absolument rien à te dire, si ce n'est
que je t'aime.
Je te réserve un discours du président Tougard qui
est « chouette », comme dirait Homais.
Au même.
Croisset, 18 août.
Tu es un gentil bougre de m'avoir envoyé cette
bonne nouvelle. Et d'abord et avant tout: « Croiras-tu
désormais au présage des bottes? » Te rappelles-tu
que le jour où j'ai porté ta pièce chez Laffite je t'ai dit
dans la rue Sainte-Anne: « Ça ira bien, je viens de
voir des bottes. » Et elles étaient neuves et on les te-
nait par les tirants.
Oui, vieux, je suis moult satisfait. Ta lecture me pa-
raît à peu près certaine maintenant. Fais que Blanche
dise un petit mot à Laugier, ça ne peut pas nuire.
Voici, sauf meilleur avis, ce qu'il faudrait faire, je
crois.
1° Connaître exactement tous les noms du Comité.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 27
2° Informe-toi si Laugier ne sérail pas par hasard
parent du Laugier médecin (agrégé à l'école). Par
Gloquet ou tout autre on pèserait dessus.
3' As-tu une lettre de Durey pour Judith? Peux-tu
te présenter chez elle ? Vas-y. Ne néglige rien. Tré-
mousse-toi, profite de la bonne veine.
4" Je t'engage à aller chez Person qui demeure
rue Monthyon, 7. Tu auras soin de ne pas dire au por-
tier ni à la femme de chambre que tu es mon ami, ce
serait le moyen de te faire fermer la porte au nez.
Evite même mon nom s'il y a un tiers avec vous. Elle
connaît Samson qui a été son professeur et qu'elle
aime beaucoup. Elle pourra aisément te donner des
renseignements sur Beauvalet qui est très influent et
qu'on gagne avec des petits verres. Ne te gêne pas
avec Person. C'est une excellente femme et tu la con-
nais assez pour te présenter chez elle. Elle fera cer-
tainement tout ce qu'elle pourra.
5' Il y a Got qui est un camarade de Maxime»
mais?
6° Edouard Delessert doit connaître assez intime-
ment Provost, ils sont du même cercle. Quant à Pro-
vost c'est par les peintres qu'on l'aurait, il en connaît
beaucoup. Demande ces renseignements-là à Préault.
Je crois que M. Gloquet connaît Samson.
Important. Retourne immédiatement chez Sandeau,
expose-lui la chose. Qu'il marche maintenant, puisque
c'est engagé.
Ne néglige rien, s... n... de D... ! fais plutôt
quinze démarches qu'une seule. Allons, remonte-toi,
mon pauvre vieux, et n'en sois pas moins persuadé que
tu n'es pas encore au bout, mais que tu y arriveras,
que tu seras un jour ou l'autre jouent applaudi. Nous
aurons notre tour, n'aie pas peur. Quand ce ne serait
28 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
« qu'en vertu de notre entêtement ». Il le faut. Passe
toutes tes vacances à Paris, si tu vois que tu puisses
t'y être le moindrement utile.
Delamarre « connaît » peut-être, ou peut « con-
naître » des gens qui « connaissent des membres du
Comité??? Vas-y, il demeure près de Lafitte, une ou
deux maisons avant. Tu ne me dis rien de Rouvières?
N'oublie pas les Folies. Déploie une activité napo-
léonienne.
Je suis au milieu des affaires financières de la Bo-
vary. C'est dune difficulté atroce. Il est temps que ça
finisse, je succombe sous le faix.
Adieu, je t'embrasse de toute la force de trente ti-
rades.
Au même.
Croisset, 3i août 1855.
J'attends toujours impatiemment des nouvelles de
Laugier. Restes-tu à Paris jusqu'à ce que tu aies une
réponse définitive des Français?
Je crois que tu as eu tort de ne pas aller voir Rou-
vières. Qui sait? Informe-toi si Samson est du Comité.
C'est un mauvais bougre. Mais c'est une bonne chose
si tu as Régnier dans ta manche.
Embêté de ne pas avoir la réponse du sieur Fovard,
fils de M. Fouard, j'ai été aujourd'hui à Rouen con-
sulter un avocat, à savoir le jeune Nion qui m'a donné
toutes les explications désirables; il viendra demain
ici ; nous aurons encore une séance d'affaires.
Quand je serai quitte de ce passage financier de pro-
cédures, c'est-à-dire dans une quinzaine, j'arriverai
vite à la catastrophe. J'ai beaucoup travaillé ce mois-ci,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 29
mais je crains bien que ce ne soit trop long, que tout
cela ne soit un rabâchage perpétuel. La venelte ne me
quitte pas. Ce n'est point comme cela qu'il faut com-
poser!
J'ai été émerveillé dernièrement de trouver dans les
« Préceptes du style » du sieur Buffon nos pures et simples
théories sur le susdit art. Gomme on est loin de tout
cela! Dans quelle absence d'esthétique repose ce brave
dix-neuvième siècle! Et la reine d'Angleterre? et le
prince Albert?
A propos, qui fréquentes-tu? Car tu n'es pas un
homme à te passer de femmes? Cherches-tu à te faire
une petite maîtresse? Que diable, un jeune homme!...
et un artiste 1
Groisset devient un pays très immoral. Je n'entends
parler que de horions que l'on s'administre à cause des
mauvaises mœurs. La maîtresse de M. Deschamps,
monsieur, mène une conduite véritablement scanda-
leuse, etc.
Nous avons reçu aujourd hui des nouvelles d'Angle-
terre. M"'' Sophie pondra au commencement d'oc-
tobre. Sens-tu le grotesque de ce petit bedon où s'a-
gite un petit Anglais?... Miss Harriet Collier vient de
se conjoindre à sir Thomas Campbell, baron de je ne
sais quoi! Et son portrait que j'ai là ne m'en avait
rien dit. Encore une Sylphide de moins! Mon empyrée
féminin se vide tout à fait. Les anges de ma jeunesse
deviennent des ménagères. Toutes mes anciennes
étoiles se tournent en chandelles et ces beaux seins
où se berçait mon âme vont bientôt ressembler à des
citrouilles.
Adieu, pauvre vieux bougre chéri. Je n'ose te dire
que je t'attends ardemment; mais c'est bien vrai.
S.
30 CORRESPONDAKGE DE G. FLAUBERT.
Au même.
Croisset, 17 septembre 1855.
Tâche de m'en voyer, mon bonhomme, pour dimanche
prochain, ou plus tôt si tu peux, les renseignements
médicaux suivants : On monte la côte, Homais con-
temple l'aveugle aux yeux sanglants (tu connais le
masque) et il lui fait un discours; il emploie des mots
scieniifiques, croit qu'il peut le guérir et lui donne son
adresse. Il faut qu Homais, bien entendu, se trompe,
car le pauvre bougre est incurable.
Si tu n'as pas assez dans ton sac médical pour me
fournir de quoi écrire cinq ou six lignes corsées, puise
auprès de Follin et expédie-moi cela. J'irais bien à
Rouen, mais ça me ferait perdre une journée et il fau-
drait entrer dans des explications trop longues.
J'ai été depuis trois jours extrêmement abruti par
un coryza des plus soignés; mais aujourd'hui pourtant
j'ai passablement travaillé. J'espère que dans un mois
la Bovary aura son arsenic dans le ventre. Te l'appor-
terai-je enterrée? J'en doute.
Je crois décidément que tu passeras à la lecture,
premier point. (Ainsi, mon pauvre vieux, note bien
que lu n'en es qu'au premier point, douce perspective.)
C'est maintenant qu'il va falloir déployer des jambes
et de la diplomatie. Il est parfaitement inutile de dire
aux amis que lu passes à la lecture. Je crois qu'ici
Blanche « doit se montrer »; il faut à toute force que tu
aies un tour de faveur, car on peut te faire droguer
encore des années! Je compte assez sur M'"*" Stroelin,
avec laquelle j'irai chez le docteur Gonneau, etc. Enfin,
nous verrons, nous nous trémousserons.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 31
A ta place, j'irais de suite chez Janin. C'est un excel-
lent homme, complaisant; il a fait de toi de grands
éloges; je lui conterais tout. Il te servirait, ou tout au
moins ce serait pour plus tard un jalon. Puisque tu
n'écris pas maintenant, marche.
Tu as peut-être raison, il vaut mieux attendre; je
parle de notre conduite à tenir envers ces messieurs
de là-bas. Quant à l'article Molœnis, je prendrai plai-
sir à en demander compte à l'inofîensif Cormenin, et
j'en apprendrai là plus peut-être que je n'en veux
savoir.
Quel besoin d'invectives j'éprouve! J'en suis gorgél
Je tourne au Rousseau. Double efiet de la solitude et
de l'excitation. Nous finirons par croire à une conjura-
tion d'Holbachique, lu verras.
Paiience. Nous aurons notre jour, nous ferons notre
trou. Mais il n'est pas fait. Il faut entasser œuvres sur
œuvres, travailler comme des machines et ne pas sor-
tir de la ligne droite. Tout cède à l'entêtement.
J'éprouve le besoin, maintenant, d'aller vite.
Remarque : Voilà deux fois dans cette demi-page
que j'écris « j'éprouve le besoin ». Je suis, en effet, un
homme qui éprouve beaucoup de besoins.
J'ai appris avec enthousiasme la prise de Sébastopol
et avec indignation le nouvel attentat dont un monstre
s'est rendu coupable sur la personne de l'empereur.
Remercions Dieu qui nous l'a encore conservé pour le
bonheur de la France. Ce qu'il y a de déplorable, c'est
que ce misérable est de Rouen. C'est un déshonneur
pour la ville. On n'osera plus dire qu'on est de Rouen.
32 CORRESPONDA^■CE DE G. FLAUBERT.
Au même.
Croisset, 20 septembre.
1° Tu es un excellent bougre de m'avoir répondu
vite. L'idée du « bon régime à suivre » est excellente
et je l'accepte avec enthousiasme ; quant à une opéra-
tion quelconque, impossible à cause du pied-bot et
d'ailleurs, comme c'est Homais lui-même qui veut se
mêler de la cure, toute chirurgie doit être écartée.
2° J'aurais besoin des mots scientifiques désignant les
différentes parties de l'œil (ou des paupières) endom-
magé. Tout est endommagé et c'est une compote où
Ton ne distingue plus rien. N'importe, Homais emploie
de beaux mots et discerne quelque chose pour éblouir
la galerie.
S*' Enfin il faudrait qu'il parlât d'une pommade (àe
son invention ?) bonne pour les affections scrofuleuses
et dont il veut user sur le mendiant. Je le fais inviter
le pauvre à venir le trouver à Yonville pour avoir mon
pauvre à la mort d'Emma? Voilà, vieux. Réfléchis un
peu à tout cela et envoie-moi quelque chose pour di-
manche.
Je travaille médiocrement et « sans goût » ou plu-
tôt avec dégoût. Je suis véritablement las de ce travail;
c'est un véritable pensum pour moi, maintenant.
Nous aurons probablement bien à corriger : J'ai
cinq dialogues lun à la suite de l'autre, et qui disent
la même chose ! 1 !
Tu verras qu'on finira par nous voler Pierrot, il
faudrait ravoir le manuscrit ainsi que celui d'Agénor.
C'est facile.
CORRESPO.NDANCE DE G. FLAUBERT. 33
Je te recommande le dernier numéro de la Revue.
Il y a une appréciation de l'école allemande roman-
tique après laquelle il faut tirer l'échelle. On accuse
Gœlhe d'égoïsme (nouveau !) et Henri Heine de nullité
ou de nihilisme.
Va-t'en, de ma part, fumer une pipe, mélancolique-
ment, to the Brilish Tavern, Rivoli Street, en pensant
à l'Ane dOr.
Au même.
Croisset, 20 septembre.
Va pour rOdéon. (Va pour le Champagne, d'Ar-
pentigny), mais ce n'est pas assez d'avoir les deux di-
recteurs ; il y a un comité de lecture à l'Odéon, il faut
d'avance en connaître les membres... et qu'on les
chauffe. Il faut saouler R..., etc. Quant au sieur***,
je le regarde comme un farceur. La terre est pleine
de ces bons enfants, excellents en parole et qui ne
dépensent pour vous ni un sou de leur poche ni une
minute de leur temps. J'ai la conviction que s'il avait
voulu, tu aurais eu une lecture. Son père m'a fait une
crasse pareille au milieu des démarches que je faisais
pour la nomination d'Achille en remplacement de
mon père,, il a mis tout à coup des bâtons dans les
roues. Je lui ai passé par-dessus le corps à lui et à
d'autres, mais il m'en a coûté. Revenons à toi.
Rappelle-toi d'abord qu'il faut toujours espérer
quand on désespère et douter quand on espère 11 se
peut que tu réussisses à l'Odéon par cette seule raison
que tu ne t'attends plus à rien. Mais fais comme si tu
34 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
t'attendais à beaucoup. Et encore une fois, trémousse-
toi. Grand poète, mais mince diplomate.
Je t'en prie et supplie, puisque tu es ami avec San-
deau, va le voir, ne le perds pas de vue, et demande-lui
ce que tout cela veut dire, ou autrement d'où tenait- il
cette certitude de ta réception? Va également chez
Laffîte (comme pour le remercier de l'intérêt qu'il a
pris à toi) et tu sauras peut-être quelque chose. Lau-
gier a-t-il fait un rapport? l'as-tulu? as-tu vu enfin
Houssaye? Tu crois que tout cela est inutile puisque
tu as renoncé aux Français, a Non ! non 1 au con-
traire ».
Dès que je serai à Paris, dans une quinzaine, vers le
20, ou plutôt dès que madame Stroelin y sera, c'est-à-
dire vers le 1" novembre, nous nous occuperons de
toi. D'ici là tiens-toi tranquille, mais vois un peu ce
que tu veux, car on ne peut pas comme des imbéciles
aller demander vaguement une place et quand on vous
répliquera» laquelle « dire : « Ah! je ne sais pas ».
Informe-toi. Il me semble que c'est le moins que lu
puisses faire pour ta personne. Il y aurait encore autre
chose, ce serait de demander une pension pour ta mère
qui te la donnerait? Mais il y aurait là beaucoup d'in-
convénients que je te dirai.
Quant à elle, ta mère, je lui en veux. Elle aurait pu
t'épargner les conseils qu'elle t'a donnés et rester à
Gany. G'était bien le moment de te décourager encore
plus ! de te dire: « renonce » quand tu ne reculais que
déjà trop. Malédiction sur la famille qui amollit le cœur
des braves, qui pousse à toutes les lâchetés, à toutes
les concessions ! et qui vous détrempe dans un océan
de laitage et de larmes.
Voyons, s... n... de D... ! doutes-tu que tu sois
né pour faire des vers, et exclusivement pour cela ?
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 35
Il faut donc s'y résigner. Doutes-tu au fond même de
ton découragement qu'un jour ou l'autre tu ne sois
joué et aux Français et que tu ne réussisses? Il faut
donc attendre. C'est une afîaire de temps, une affaire
de patience, de courage et d'intrigue aussi. Tu as un
talent que je ne reconnais qu'à toi. Il te manque ce
qu'ont tous les autres à savoir : l'aplomb, le petit ma-
nège du monde, l'art de donner des poignées de main
et d'appeler « mon cher ami » des gens dont on ne
voudrait pas pour domestiques. Cela ne me paraît pas
monstrueux à acquérir surtout quand « il le faut »,
J'irai voir Léonie vers la fin de la semaine prochaine
ou le commencement de l'autre. J'ai besoin d'aller à
Rouen pour prendre des renseignements sur les em-
poisonnements par arsenic. De toute façon j'irai tou-
jours lui dire adieu.
Au même.
Croisset, 12 octobre.
Qu'as-tu? Pourquoi n'ai-je pas recula sacro-sainte
lettre du Dimanche? es -tu malade? que signifie cet
enflement que tu avais à la jambe ?
Il est probable que d'aujourd'hui en quinze j'arrive-
rai à Paris. Mais j'ai encore bien des choses à faire
d'ici là.
J'aurais voulu t'apporter la Bovary empoisonnée et
je n'aurai pas fait la scène qui doit déterminer son
empoisonnement ; tu vois que je n'ai guère été vite.
Mon malheureux roman ne sera pas fini avant le mois
de février. Cela devient ridicule. Je n'ose plus en
parler.
Je ne vois absolument rien à te narrer, si ce n'est
36 CORRESPOxNDANCE DE G. FLAUBERT.
que je lis et que j'ai bientôt fini (Dieu merci!) la Nou-
velle Héloïse. C'est une rude lecture.
Si tu n'es pas malade, tu es un gredin de ne pas m'é-
crire.
Les feuilles tombent. Les allées sont, quand on y
marche, pleines de bruit Lamartiniens que j'aime
extrêmement. Dackno reste toute la journée au coin
de mon feu, et j'entends de temps à autre les remor-
queurs. Voilà les nouvelles.
Je serai parti avant la foire Saint-Romain. Il est
probable que je ne verrai pas les baraques. Pauvre
foire Saint-Romain !
Ah! j'oubliais. Devine quel est l'homme qui habite
à Dieppedalle ? cherche dans tes souvenirs une des
plus grotesques balles que tu aies connues et des plus
splendides Dainez!!! Oui, — il est là— retiré, ce
pauvre vieux ! 11 vit à la campagne en bon bourgeois,
loin des mathématiques et de l'Université, ne pensant
plus à l'école.
Énorme ! Juge de ma joie quand j'appris cette nou-
velle. Quelle visite nous lui ferions si tu venais ! et
quels petits verres ou plutôt quel cidre doux... car je
suis sûr qu'il brasse lui-même « pour s'occuper ».
Écoute le plus beau. Il s'est trouvé en chemin de
fer avec l'institutrice et a été « très » aimable, jusqu'à
lui porter ses paquets, et courir lui chercher un
fiacre. Ils étaient vis-à-vis et il lui faisait du ge-
nou [sic). Ils ont eu (à propos de moi) une conversa-
tion littéraire. Opinion de Dainez : « Tout le monde
écrit bien maintenant. Les journaux sont pleins de
talent!
Oh! mon Dieu! mon Dieu!
La première fois que ma mère a vu Dainez (pronon-
cez Dail-gnez) c'était à côté d'un poêle (dans le parloir
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 37
du collège) et il était recouvert d'un carrick à triple
collet, vert.
Si tu étais un gaillard, nous porterions cet hiver,
tous les deux, un carrick ?
Au même.
Croisset, 29 avril 1856.
Charmant, mon vieux, exquis ! Sans blague aucune,
ça m'a ravi. Je n'y vois rien à reprendre. La seule
tache est peut-être — qui menace, — menace quoi ?
mais — je vois le geste mignon de son doigt — et
puis le vers qui rime avec menace est si charmant
et si juste :
Comme une anguille dans sa nasse.
Bravo ! Caraphon I Taïeb ! continue !
Tu ne trouves donc pas de sujet, mon pauvre vieux?
c'est embêtant, je le sais et je te plains, mais c'est ton
habitude. Tu es condamné maintenant à passer six
mois de Tannée ainsi. Au mois de juin ça vient. Tu as
encore tout au plus un mois d'angoisses. Console-toi,
d'ailleurs, voilà le soleil.
Nous avons, nous deux Achille, causé tantôt de ce
brave Leplay. Il l'avait rencontré plusieurs fois dans
les rues de Rouen, se dirigeant vers la Préfecture pour
solliciter la croix! et Achille connaissait ses titres !!
Je devais aller le voir le jour même où il est mort.
Je ne travaille pas trop mal pour le moment et je
vois enfin la fin de mon infinissable chapitre. Ce
sera avant une quinzaine. Il me faudra bien encore
4
38 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
une huitaine de jours pour repolir le tout. Après quoi
j'allumerai un feu de joie, car j'ai cru un moment que
j'y crèverais.
Oh! comme il faut se monter le bourrichon pour
faire de la littérature et que bien heureux sont les
épiciers !
Nous avons perdu un ami en la personne de Fes-
sard, qui, avant hier, à fait son plongeon dans l'éter-
nité. Nous ne prendrons plus de petits verres en-
semble. J'ai des souvenirs charmants d'après-midi
passées à son école, sous la petite avenue de peupliers,
nu en caleçon, avec l'odeur des filets et du goudron..
la vue des voiles.. . je ne sais quoi qui m'attendrit.
Autre mort d'un de mes camarades de collège
(excellent bougre). Marc Arnaudlizon, tué d'un coup
de soleil à Manille, patrie des cigares. J'ai appris ce
soir ces deux décès, et j'ai encore dans l'oreille la voix
de Fessard et la voix d'Arnaudtizon ! Tout cela fait
faire des réflexions philosophiques, comme dirait F^l-
lâcher.
Gomme c'est beau, la mère de Lao-Tsen qui a conçu
son fils rien qu'en regardant filer une étoile.
Au mémo.
Croisset, l*'juin.
J'ai enfin expédié hier à Ducamp le manuscrit de la
Bovary, allégé de trente pages environ, sans compter
par-ci par-là beaucoup de lignes enlevées. J'ai sup-
primé trois grandes tartines de Homais, un paysage
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 39
en entier, les conversations des bourgeois dans le bal,
un article d'Homais, etc., etc., etc. Tu vois, vieux, si
j'ai été héroïque. Le livre y a-t-il gagné? Ce qu'il y a
de sûr, c'est que l'ensemble maintenant a plus de
mouvement.
Si tu retournes chez Ducamp, je serais curieux de
savoir ce qu'il en pense. Pourvu que ces gaillards-là
ne me reculent pas !
Et ton drame ! Fais-moi le plaisir de me dire le titre
Viendras-tu à Rouen, immédiatement après l'avoir
fini ? Quant à moi, je n'irai à Paris que vers le com-
mencement d'août, après que j'aurai été publié, après
mon premier numéro.
Tu me demandes ce que je fais, voici: Je prépare
ma légende et je corrige saint Antoine. J'ai dans Saint
Antoine élagué tout ce qui me semble intempestif,
travail qui n'était pas mince puisque la première par-
tie qui avait 160 pages n'en a plus maintenant (reco-
piée) que 74. J'espère être quitte de celte première
partie dans une huitaine de jours. Il y a plus à faire
dans la deuxième partie où j'ai fini par découvrir un
lien piètre peut-être, mais enfin un lien, un enchaî-
nement possible. Le personnage de Saint Antoine va
être renflé de deux ou trois monologues qui amène-
ront fatalement les tentations. Quant à la troisième, le
milieu est à refaire en entier. En somm.e une ving-
taine de pages, ou trentaine de pages peut-être, à
écrire. Je biffe les mouvements extra-lyriques. J'ef-
face beaucoup d'inversions et je persécute les tour-
nures, lesquelles vous déroutent de l'idée principale.
Enfin j'espère rendre cela lisible et pas trop embê-
tant.
Nous en causerons très sérieusement ces vacances.
Car c'est une chose qui me pèse sur la conscience, et
40 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
je n'aura* un peu de tranquillité que quand je serai
débarrassé de cette obsession.
Je lis des bouquins sur la vie domestique au moyen
âge et la vénerie. Je trouve des détails superbes et
neufs. Je crois pouvoir faire une couleur amusante.
Que dis-tu « d'un pâté de hérissons et d'une froumen-
tée d'écureuils » ? Au reste, ne t'effraye pas, je ne vais
pas me noyer dans les notes. Dans un mois j'aurai fini
mes lectures, tout en travaillant au saint Antoine. Si
j'étais un gars, je m'en retournerais à Paris au mois
d'octobre avec le Saint Antoine fini et saint Julien-
l'Hospilalier écrit. Je pourrais donc en 1837 fournir
du moderne, du moyen âge et de l'antiquité. J'ai relu
Pécopin, je n'ai aucune peur de la ressemblance.
J'ai été hier à Rouen, à la bibliothèque. Puis chez
Léonie que j'ai trouvée dans un bouleversement de
mobilier à croire que les Cosaques avaient passé par
sa chambre. Elle aidait au déménagement d'une voi-
sine et me paraissait dans un tohu-bohu complet. Au
milieu de la conversation elle me dit tout à coup : <r Et
Olga? — Qu'est-ce qu'Olga? — Vous le savez. —
Non. Contestation, affirmation, impudences de ma
part ; mensonges que je me serais épargnés si j'avais
su que c'était toi qui lui avais conté l'histoire. J'ai per-
sisté à soutenir que tu ne m'avais rien dit -— et là-des-
sus : Ah! ne lui dites rien, parce qu'il m'accuse de
vous conter tout. » Voilà l'anecdote, tu en feras ton
profit.
Quant à Durey, je te conseille de faire en sorte
qu'elle entre à l'Odéon pour jouer la Maintenon, rôle
dont elle s'acquittera bien mieux que cette grosse vo-
laille de X... Il faut que ce soit une tragédienne qui.
te joue cela. J'entends une femelle qui ait les tradi-
tions tragiques, de la pompe; les autres te disloque-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 41
ront suffisamment les malheureux vers ! N'aie pas
peur, ils seront en bel état dans leur bouche ! Il faut,
dans la Maintenon, du Cornélien de la haute école.
Ta résolution de te passer d'actrices, lubriquement
parlant, est d'un homme vertueux. Mais prends garde
de tomber dans l'excès contraire et de te méfier de
ton cœur. Quant à ma pauvre Person, je suis sûr
qu'elle remplirait ce rôle très bien. Tu feras ce que tu
voudras, et je te supplie même de « faire ce que tu
voudras, » et non ce qu'on voudra. Tu as fait assez de
concessions à l'Odéon pour qu'il te soit bien permis
de faire passer une femme et un rôle de vieille en-
core! Ne faiblis point, n... de D... ! Affirme-toi. On
ne considère les gens que lorsqu'ils se considèrent
eux-mêmes beaucoup.
A.U mémo.
Groisset, 17 juin.
Ta lettre de samedi, cher vieux, ne m'est arrivée
que ce malin. Voilà pourquoi je suis en relard d'un
jour.
Je demande pour mon dimanche prochain une nar-
ration du déjeuner chez Roger. Il me semble que tu as
passé à Auteuil un vrai dimanche d'antan î tant par
l'entourage des gens que par les lieux en eux-mêmes.
L'ombre de Boileau planait à l'entour ; les anneaux de
sa perruque moutonnaient sur le paysage et les feuilles,
dans le jardin, s'entre-choquaient comme des mains
qui applaudissent.
Est-ce fini, est-ce conclu et arrêté? Quand met-
on à l'étude? A quand les répétitions? Je t'assure
4.
42 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
que j'attends ta première représentation avec une
grande soif, car je compte sur un beau succès et
j'ai besoin (physiquement parlant) d'un événement
heureux qui me dilate la poitrine. Je vis cerclé comme
une barrique, et quand je tape sur moi, ça sonne
creux.
Tu as bien raison de m'appeler hypocondriaque, et
j'ai même peur que je ne finisse un jour par « tourner
mal ». Mais comment veux-tu que je garde quelque
sérénité et quelque confiance après tous les renfonce-
ments intérieurs (ce sont les pires) qui m'arrivent l'un
par-dessus l'a'^t-fe.
Les corrections de la Bovary m'ont achevé et j'avoue
que j'ai presque regret de les avoir faites. Tu vois que
le sieur Ducamp trouve que je n'en ai pas fait assez.
On sera peut-être de son avis? D'autres trouveront
peut-être qu'il y en a trop ? Ah ! m !
Je me suis conduit comme un sot en faisant comme
les autres, en allant habiter Paris, en voulant publier.
J'ai vécu dans une sérénité d'art parfaite tant que j'ai
écrit pour moi seul. Maintenant je suis plein de doutes et
de trouble, et j'éprouve une chose nouvelle : écrire
m'embête ! Je sens contre la littérature la haine de
l'impuissance.
Je dois te scier le dos, mon pauvre vieux, mais je
te supplie, à genoux, de me pardonner, car je n'ai
personne à qui ouvrir la bouche de tout cela. Le seul
mortel que j'aie vu depuis six semaines est le sieur
Nion qui est venu me faire une visite avant-hier, et
qui m'a engagé « à travailler, à utiliser mon intelli-
gence, mes lectures, mes voyages »!! î
J*ai su, à propos de Préault (mais ne crois pas que
j'aie rien pris en mauvaise part, je suis d'ailleurs tel-
lement aplati qu'on me cracherait maintenant à la
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 43
figure que je ne m'en apercevrais pas) ; j'ai su, dis-je,
que notre grand sculpteur était venu à Rouen avec Du-
mesnil, le curieux symboliste, et ils ont dîné chez
Delzeuse. Dîner d'artistes.
Au même.
Croisset, 10 juillet
Me revoilà à Croisset pour deux mois et dans le
re-Saint-Antoine. Je commence à m'embêter et j'ai
hâte d'en être quitte. J'aurai beau faire, ce sera tou-
jours plus étrange que beau. La pâte du Stj^le est
molle. Quant à l'ensemble, je secoue ma pauvre cer-
velle pour tâcher d'en faire un, mais...
Quelle belle soirée j'ai passée vendredi dans les cou-
lisses du cirque, en compagnie du coiffeur de ces
dames! Frederick Lemaître l'avait saoulé et Person
l'avait achevé. Il était plus rouge que les boîtes de fard
étalées sur la table de toilette, il ruisselait de cold-
cream, de sueur et de vin. Les deux quinquets faisaient
casse-peter de chaleur. La fenêtre ouverte laissait
voir un coin de ciel noir, des costumes de théâtre jon-
chaient le parquet. Person gueulait dans les mains de
l'artiste aviné qui lui tirait les cheveux. J'entendais les
danses de la scène et l'orchestre. Je humais toutes
sortes d'odeurs de femmes et de décors, le tout mêlé
aux rots du perruquier ; énorme, énorme !
Bûche « L'aveu, » ça ira, je t'en réponds. Je crois
que l'horizon politique commence à s'éclaircir. Il y a
assez longtemps que nous sommes ballottés sur une
44 CORRESPONDANCE DÉ G. FLAUBERT.
mer orageuse, pour que nous ayons un peu de bon
air.
Adieu, pauvre cher vieux bougre.
Tu serais un bien brave homme de m'envoyer la
pièce de l'Incendie. Car j'éprouve un grand besoin de
l'apprendre par cœur afin de la chantonner tout seul
dans le silence du cabinet.
Au même.
Croisse^ 19 juillet.
Le double incendie joint à la haute température qu'il
fait, m'ont mis aujourd'hui en gaieté. Je n'étais pas
hors de mon lit que je savais le susdit sonnet par cœur
et je l'ai tant gueulé que j'en suis harassé! C'est fort
beau car il m'obsède. Quel rythme ! J'en ai travaillé
toute l'après-midi comme un homme. J'ai écrit une
page, je fais du neuf et il faut avoir une grande vertu
ou un bel entêtement pour poursuivre et parachever
une semblable machine, contre laquelle tout le monde
se mettra, à commencer par toi, mon vieux.
Tu feras bien de ne pas perdre de vue le jeune La
Rounat. Tu sais comme les hommes se métamor-
phosent dans les changements de fortune. Je ne doute
pas de lui, mais... n'importe. Bref, tâche de le voir de
temps à autre sans qu'il y paraisse.
La Revue de Paris du 1" août m'a annoncé, mais
incomplètement, en écrivant mon nom sans L. « Ma-
dame Bovary (mœurs de province) par Gustave Fau-
bert ». C'est le nom d'un épicier de la rue Richelieu,
en face le Théâtre-Français. Ce début ne me paraît
CORRESPO^'DA^CE DE G. FLAUBERT. 45
pas heureux ! Qu'en dis-tu? Je ne suis pas encore paru
que l'on m'écorche.
Je t'avertirai quand il faudra que tu ailles chez le
jeune Ducamp, ce sera vers le 16 ou le 18. Je ne suis
pas dénué de tout pressentiment. Ce sacré « Faubert »
m'embête beaucoup plus qu'il ne me révolte.
Je t'envoie un « morceau » dans le genre léger que
je te prie de humer délicatement. Tu ne le perdras
pas, ça peut servir comme modèle quelque part. Je
trouve qu'un semblable fragment peint à la fois
l'homme, le pays, la race, et tout un siècle ! Gomment
la bêtise peut-elle arriver à ce point de délire et le vide
à tant de pesanteur!
Je suis gêné en co moment par la quantité de mous-
tiques et de papillons qui tournent autour de ma lampe
et « l'horizon retentit » sous les trombones et la grosse
caisse, bien qu'il soit une heure de nuit. C'est un bas-
tringue à Quevilly. On danse avec acharnement.
Gomme on doit suer !
J'ai fait (vu le beau temps) descendre dans le jardin
les affaires que j'ai rapportées de Nubie. Mon croco-
dile embaumé se rafraîchit maintenant sur le gazon.
Il a revu tantôt le soleil, pour la première fois peut-
être depuis trois mille ans ? pauvre vieux ! La musique
qui sonne et crie de l'autre côté lui rappelle-t-elle les
fêles de Bubastis? Il y rêve, peut-être, dans son bi-
tume?
ÂG CÛPJŒSPO.NDANCE DE G. FLAUBERT.
Au même.
Croisset, 15 août.
Tu m'as écrit une sacrée lettre qui ne dénote pas un
homme gai, mon pauvre vieux. Que veux-tu que j'y
réponde sinon par deux aphorismes de l'iiomme dont
on célèbre aujourd'hui la fête : 1° les grandes entre-
prises réussissent rarement du premier coup ; 2" le
succès appartient aux apathiques. Pas si apathique,
pourtant. Il faut un peu se désembourber soi-même.
Va chez le jeune Ducamp à la fin de cette semaine ;
c'est mardi prochain que doit avoir lieu, m'a-t-il dit,
le grand combat pour l'insertion de la Bovary. Tu lui
diras tout ce que tu jugeras convenable (je mo lie à
toi), et que je compte être inséré le 1" septembre, sui-
vant sa promesse.
Je lui ai écrit il y a deux ou trois jours pour le prier
de ne plus m'appeler Faubert sur la première page de
la Revue où sont imprimés les futurs chefs-d'œuvre
avec le nom des grands hommes en regard, je n'en ai
pas reçu de réponse...
Je travaille comme un bœuf à Saint Antoine. La cha-
leur m'excite et il y a longtemps que je n'ai élé aussi
gaillard. Je passe mes après-midi avec les volets fer-
més, les rideaux tirés, et san« chemise, en costume
de charpentier. Je gueule! je sue! c'est superbe. Il y
a des moments où décidément c'est plus que du dé-
lire ! Blague à part, je crois toucher le joint, je finirai
par rendre la chose potable à moins que je n'aie com-
plètement la berlue, ce qui est possible...?
Et toi, « l'Aveu » marche-t-il? auand commencent
CORRESPOINDANCE DE G. FLAUBERT. 47
les répétitions de la Montarcy? Viendras-tu dans nos
foyers au commencement de septembre?
J'ai eu hier la visite du sieur Baudry Junior qui a
imité successivement, avec sa bouche, le cor de chasse,
le cor d'harmonie, la basse, la contre-basse, le ser-
pent et le trombone. C'est merveilleux. Ce garçon-là
est très fort. Tenue des plus négligées. Il porte des
souliers de castor comme un bourgeois affecté d'oi-
gnons. Il m'a avoué que sa seule passion en ce mo-
ment était le « cayeu ». Il va l'acheter lui-même au
marché et le mange cru. Enorme. Cet excès de simpli-
cité m'écrase.
Je n'aurais pas été fâché que tu me donnasses quel-
ques détails sur ta rupture avec Durey. « Aucun des
écarts de la lubricité ne m'est indifférent, ditBrissac»,
Mais tu as adopté un genre de correspondance si expé-
ditif, que te demander des détails sur n'importe quoi
c'est se casser le nez contre un mur. Je te ferai seu-
lement observer que voilà trois fois que la présence
du poète Philoxène te sert de prétexte. Cherche main-
tenant d'autres moyens dramatiques, ne serait-ce que
par amour-propre î
0 vieux! vieux! Il fut un temps où nous passions
chaque semaine vingt- quatre heures ensemble. Puis...
Non, je m'arrête; j'aurais l'air d'une garce délaissée
qui gémit.
Adieu, amuse-toi bien, si lu peux. Pioche quand
même. Satisfais tes inépuisables ardeurs, emplis ton
inconcevable estomac, étale ta monstrueuse personna-
lité ! C'est là ce qui fait ton charme. Tu es beau ! Je
t'aime !
4» CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Au même.
Croisset, 25 août.
Je te remercie bien , mon cher vieux , d'avoir parlé
à Ducamp de la Bovary. Mais je n'en suis pas plus
avancé puisque tu ne m'as pas envoyé une solution
définitive. Tout ce que je vois c'est que je ne paraîtrai
pas le f" septembre. Je soupçonne le sieur Pichat
d'attendre mon retour au mois d'octobre afin d'essayer
encore de me pousser ses corrections. J'ai pourtant sa
parole et je la lui rendrai avec un joli remerciement
s'ils continuent longtemps de ce train-là. Je vais at-
tendre jusqu'au 2 ou 3 septembre, c'est-à-dire qu'au
milieu de l'autre semaine j'écrirai au jeune Ducamp
pour savoir, oui ou non, si l'on m'imprime. Je suis
harassé de la Bovary y et il me tarde d'en être quit^te.
Mon ardeur littéraire a considérablement baissé avec
la température. Je n'ai rien fait cette semaine. Saint
Antoine, qui m'avait amusé pendant un mois, m'em-
bête maintenant. Me revoilà n'y comprenant plus rien.
Ah! s... n... de D...! que j'aurais besoin de toi!
Fais-moi donc le plaisir de me dire si tu viendras à
Rouen au mois de septembre ei vers quelle époque?
Réponds à cette question, une fois n'est pas coutume.
J'ai fait aujourd'hui une grande promenade dans le
bois de Ganteleu, promenade délicieuse, mon ch'îr
monsieur, à cause du beau temps qu'il faisait, mais
atroce à cause des souvenirs qui m'obsédaient. J'avais
au cœur plus de mélancolies qu'il n'y avait de feuilles
aux arbres. J'ai été jusqu'à Montigny. Je suis entré
dans l'église. On disait les vêpres, douze fidèles tout
CORRESPOiNOAiN'CE DE G. FLAUBERT. 49
au plus. De grandes orties dans le cimetière et un
calme! un calme ! Des dindons piaulaient sur les
tombes et l'horloge râlait !
Il y a dans cette église des vitraux du seizième siècle
représentant les travaux de la campagne aux divers
mois de l'année Chaque vitrail est tout bonnement un
chef-d'œuvre. J'en ai été émerveillé. Je te ferai voir
cela si tu viens.
En rentrant j'ai senti un grand besoin de manger
d'un pâté de venaison et de boire du vin blanc; mes
lèvres en frémissaient et mon gosier séchait. Oui, j'en
étais malade. C'est une chose étrange comme le spec-
tacle de la nature, loin d'élever mon âme vers le Créa-
teur, excite mon estomac. L'Océan me fait rêver huîtres
et la dernière fois que j'ai passé les Alpes, un certain
gigot de chamois que j'avais mangé quatre ans aupa-
ravant au Simplon. me donnait des hallucinations.
C'est ignoble, mais c'est ainsi. Aurai-je eu des envies,
moi! et de piètres!
Au même.
Groisset, i"" septembre 1856.
J'ai d'abord à te dire, mon cher vieux, que tu es un
fort gentil bougre pour m'avoir écrit deux lettres cette
semaine. Enfin ! je sais ce que tu fais ! Tu ne t'imagines
pas combien je suis seul sans toi? et comme je pense
chaque dimanche à mes pauvres dimanches d'autre-
fois !
Voyons I es-tu un roquentin? Viens passer quinze
jours ici. Ma mère t'y invite. Nous finirons VAveu et
Saint Antoine. Il faut qu'il y ait de VAveu fabriqué à
5
50 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Croisset. Tu n'as pas une seule de tes œuvres un peu
longues (le Cœur à droite excepté) qui n'ait passé,
dans sa confection, par l'avenue des Tilleuls. Arrive, le
pavillon au bord de l'eau t'attend et tu auras un jeune
chat pour t'y tenir compagnie.
Quoique tu « en die » je crois que tu comprendras
quelque chose à Saint Antoine. Tu verras au moins
mes « intentions ». Tu m'aideras à boucher les troua
du plan, à torcher les phrases merdeuses et à resse-
meler les périodes mollasses, qui bâillent par le mi-
lieu comme une botte décousue.
Je bûche comme un ours. Il y a des jours où je crois
avoir trouvé le joint et d'autres, bien entendu, où je
perds la boule.
No news from the Reviewersl J'écrirai après demain
au jeune Maxime de manière à avoir une réponse for-
melle et tout de suite, avant la fin de la semaine.
Tes ordres, seigneur, ont été exécutés : J'ai gueulé
par trois fois tes vingt-quatre alexandrins, « à une
Femme perfide. » C'est rythmé, sois tranquille, et
ça sonne ! Je n'ai qu'à te faire deux observations
extrêmement légères (et encore); en voici une (afin de
te tirer d'inquiétude). Il me déplaît qu'un monsieur
comme toi mette des mots pour la rime. (Ah! gueule!
tant pis! je m'en f 1) En conséquence, je blâme
« Archet vainqueur ». Quant aux deux vers qui sui-
vent, ils sont tout bonnement sublimes, ainsi que le
trait final « le banquet est fini », etc. En somme, c'est
une très bonne chose.
Tu m'as envoyé aussi une belle phrase de prose en
parlant de***. « Cette femme était de la pire espèce».
Que c'est large en môme temps! rumine ça ! — « J'a-
vais un épagneul, un éptigneul superbe! un chien do
la forte espèce. »
CORRESPO^'DA^XE DE G. FLAUBERT. 51
Quelle espèce que celle qui esl la pire!
Blague à part et sans savoir tes raisons, je t'ap-
prouve. On ne saurait trop se dépêtrer de Télément
maîtresse. Le mythe de la côte des deux amants est
éternel. Tant que l'homme vivra, il aura de la femme
plein le dos!
J'ai eu mercredi la visite du philosophe Baudry.
Quel homme! Il devient tout à fait Sheik. Il avait ap-
porté dans sa poche son bonnet grec dont il a recou-
vert son chef au déjeuner, parce que : « quand il a la
tête nue, ça lui donne des étourdissements ». — Très
beau, du reste! Il admire sincèrement « La bouche
d'ombre. »
Je fais toujours de l'anglais; nous lisons Macbeth.
C'est là que les images dévorent la pensée! Quel mon-
sieur! Quel abus de métaphores! Il n'y a pas une
ligne et je crois un mot qui n'en porte au moins deux
ou trois. Si je continue encore quelque temps, j'arri-
verai à bien entendre le dit Shakespeare.
Ce que tu me racontes de ta visite à l'hôpital Saint-
Antoine m'a bien ému. Je t'ai vu au milieu des salles
et un moment j'ai frissonné sous ta peau. Est ce drôle
et déplorable de regretter ainsi continuellement les
ennuis d'autrefois?
Au même.
Groisset, 9 septembre 1856.
Si j'ai compris ta lettre, cher vieux, les répétitions
de la Montarcy doivent commencer? C'est pour le coup
que tu vas entrer dans la tablature des auteurs ; tiens-
52 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
moi au courant de tout, et si tu as besoin de moi,
j'arrive quand même, cela va sans dire.
Je t'avouerai que je ne suis nullement fâché de la
chute de la pièce d'ouverture. Si on siffle la reprise de
la Bourse, tant mieux ! Je n'exprimerais pas cette opi-
nion à La Rounat. Mais je crois que, puisqu'il y a
cabale contre lui, le flot aura le temps de passer et
que tu n'en sentiras plus les éclaboussures. On se
lassera. Rien ne dure ici-bas, et c'est une raison pour
qu'il fasse beau demain, s'il a plu aujourd'hui.
J'ai peur seulement que notre ami le Directeur ne
se hâte trop et qu'on ne monte ta pièce à la diable !
C'est une œuvre soignée qu'on ne peut apprendre en
huit jours, et faire apparaître au bout de quinze. Il y
faut du temps et, je crois, de la recherche, afin de n'en
rien perdre. J'entends par là quantité d'effets scé-
niques dont toi-même ne te doutes pas.
Je casse-pête tellement d'envie de voir la première
représentation que je passe bien à y rêver, tous les
jours, une grande heure pour le moins. Je vois ta mine
pâle et gonflée, sous un quinquet.... La Rounat
effrayé... Narcisse au quinzième plan... J'entends
gronder les vers et les applaudissements partir.
Tableau. Serai-je rouge, moi! quelle coloration! et
comme ma cravate me gênera 1...
Quant à la Bovary (que j'oublie quelque peu, grâce
au ciel, entre la pièce qui s'avance et Saint Antoine
qui se termine), j'ai reçu de Maxime un mot où il me
prévient que ça paraîtra « le 1" octobre sans fau^e,
j'espère. » Ce f espère m'a l'air gros de réticences?
En tout cas son billet est un acte de politesse, il m'est
arrivé juste le 1" septembre, jour où je devais pa-
raître. Je vais lui répondre cette semaine en lui rap-
pelant modestement que voilà déjà cinq mois de
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 53
retard... rien que ça ! Depuis cinq mois je fais anti-
chambre dans la boutique de ces messieurs. Je suis
sûr que l'ami Pichat voudrait me pousser encore
quelques-unes de ses intelligentes corrections.
J'ai reçu hier une lettre de mon vénérable père Mau-
rice où il m'annonce le mariage de sa fille avec un
arTîhitecte de Stuttgard, grand artiste, fort' riche. Su-
perbe affaire, joie générale, et il m'invite à la noce.
Ma pénurie me forcera à inventer une blague quel-
conque, ce que je regrette fort. Le sentimental et le
grotesque me conviaient à ce petit voyage. Aurais-je
bu î et aurais-je rêvé àma jeunesse ! Ce mariage d'une
enfant que j'ai connue à quatre mois m'a mis hier un
siècle sur les épaules. J'en ai été si triste que je n'ai
pu rien faire de la journée; le manque d'argent y était
aussi pour beaucoup. J'ai déjà refusé d'aller passer un
mois à Toulon chez Gloquet pour les mêmes motifs.
Depuis le mois de juillet j'ai payé quatre mille francs,
et j'aime mieux ne pas entamer maintenant mes mo-
diques revenus afin de ne pas trop tirer le diable par
la queue cet hiver. Et on dira que je ne suis pas un
homme raisonnable ! N'importe, cette noce à Bade me
passe près du cœur.
Motus là-dessus, comme dirait Homais. Ce sont de
ces saletés dont on prive le public avec plaisir. Il faut
toujours faire belle contenance. Dans ce cher Paris il
est permis de crever de faim, mais on doit porter des
gants, et c'est pour avoir des gants que je m'abstiens
d'une distraction qui me ferait du bien à l'estomac, au
cœur et conséquemment à la tète.
Quant au Saint Antoine, je l'arrête provisoirement
et, tandis que je suis à analyser deux énormes volumes
sur les Hérésies, je rêve comment faire pour y mettre
des choses plus fortes. Je suis agacé de la déclamation
S4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
qu'il y a dans ce livre. Je cherche des effets brutaux.
Pour ce qui est du plan, je n'y vois plus rien à faire.
J'aurais bien besoin de tes conseils, des dramatiques
surtout.
Adieu, cher vieux, je m'ennuie de toi à crever de-
puis que tu m'as dit que peut-être tu viendrais.
Au même.
Croisset, 16 septembre 1856.
Tu as donc eu aujourd'hui, pauvre vieux ! la pre-
mière journée d'auteur dramatique î Enfin !
J'ai bien pensé à toi toute l'après-midi et ce soir sur-
tout. Il me déplaisait de ne pas connaître les lieux.
J'ai eu une aperception très nette de ta figure écou-
tant, et de celle de La Rounat. Quant aux autres, elles
étaient fort vagues, ne connaissant point le personnel
de l'Odéon.
Gomment la chose s'est-elle passée ? détails 1 Archi-
détails ! si tu as le temps, car je vais commencer
à le respecter et je suis le premier à te dire qu'il ne
faut pas démordre de la place. Surveille tout impi-
toyablement, jusqu'aux ouvreuseo de loges, comme
Meyerbeer.
C'est donc dans deux mois ! j'en ai la gorge sèche
d'avance ! nous avons passé la soirée, ma mère et
moi, à causer de la première.
Le temps a été très beau aujourd'hui, bon signe:
et maintenant la lune brille en plein dans le ciel tout
bleu. Je pense à nos anciens Dimanches déjà si loin.
Ce but dont nous parlions, le voilà bientôt atteint,
CORRESPONDAISCE DE G. FLAUBERT. 55
pour toi, du moins... Quand tu reviendras dans ce ca-
binet de Croisset où ton ombre plane toujours, tu seras
un 1 omme consacré, connu, célèbre... la tête m'en
tourne.
J'arriverai à Paris dans cinq semaines, vers le
20 octobre. Tu seras en pleine répétition. Avec quelle
frénésie je me précipiterai du boulevard à l'Odéon !
L'ami La Rounat fait bien les choses à ce qu'il paraît.
Il me semble, jeune homme, quoique tu en dises, qu'i
ne serait pas mal de refourrer des vers dans la Revue
de Paris. Soyons larges ou, si tu aimes mieux, soyons
fins; tant que nous n'aurons pas un carrosse, faisons
semblant de ne point remarquer les éclaboussures.
Mais dès que nous aurons le c... assis dans le ber-
lingot de la gloire, écrasons sans pitié les drôles
qui... etc.
Que devient « L'Aveu » au milieu de tout cela?
Je ne t'ai pas dit qu'il y aura mardi prochain quinze
jour qu'en conduisant M. Cloquet au chemin de fer, j'ai
aperçu sur sa porte, nez au vent, corsée raide, et
enharnachée de breloques et de lorgnon, cette véné-
rable M™^ G... i'ay ri à part moi, me remémorant les
paillardises de cette tant pute tavernière.
Décidément, la journée était aujourd'hui au théâtre.
J'ai eu la visite de Baudry (Junior) qui allait chez
Deschamps pour lui vendre des costumes. On joue la
comédie chez M. Deschamps, et des comédies de lui,
ça doit être fort !
Adieu, mon cher Monsieur, je n'ai absolument rien
à te dire, si ce n'est que je t'embrasse et qu'il m'ennuie
démesurément de ta personne. Mais ne bouge pas de
Paris, maintenant. Il faut être au poste-
56 CORRESPONDArsCE DE G. FLAUBERT.
A Ernest Chevalier.
Croisset, 21 septembre.
Mon cher vieux,
Je me rendrais avec bien du plaisir à ton invitation
si je ne n'étais maintenant un homme fort affairé. Car
tu sauras que je suis présentement sous la presse. Je
perds ma virginité d'homme inédit de jeudi en huit, le
1" octobre. Que la fortune virile (celle qui dissimulait
aux maris les défauts de leur femme) me soit favo-
rable ! et que le bon public n'aperçoive en moi aucun
vice, tel que gibbosiLé trop forte ou infection d'ha-
leine 1
Je vais pendant trois mois consécutifs emplir une
bonne partie de la Revue de Paris. Quand la chose
aura paru en volume, il va sans dire que le premier
exemplaire te sera adressé.
Je veux, de plus, avoir fini avant trois semaines
(vers le 15, époque où je m'en retourne à Paris) une
ancienne ratatouille que j'ai quittée, reprise et qui me
trouble beaucoup et dont je veux également doter mon
pays cet hiver. C'est une œuvre catholique, cabalis-
tique, mythologique et fort assommante, je crois, car
j'en suis assommé, et j'ai hâte d'en être quitte.
Voilà pourquoi, pauvre cher vieux, je n'irai pas (et
à mon regret) humer l'air au Château-Gaillard, et
passer quelques jours dans ton excellente famille que
je ne vois jamais, à laquelle je pense souvent et dont
ma mère et moi nous causons maintes fois, au coin du
feu, tout en remuant les anciens souvenirs.
Mais toi, mon bon, ne peux-tu venir avec Ma-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 57
dame Chevalier « un tantinet céans », comme dirait le
garçon ? Ma mère m'a bien chargé de te rappeler que
nous avons deux lils dans une chambre. Tu sais si tu
nous ferais plaisir. Donc, je n'insiste pas davantage.
Il me semble que Metz est moins loin de Paris que
Lyon. Mets bien cette adresse dans la gibecière de ta
mémoire, comme disait le père Montaigne : boulevard
du Temple, 42.
Adieu, vieux, amitiés et embrassades à tous les
tiens. Respects aux dames, et à toi la meilleure poi-
gnée de main de ton vieux camarade.
A Louis Bouilhet.
Croisset, 2Q septembre 1856.
Il me semble, mon cher monsieur, que tu es en
ébullition, ça commence à marcher ! Nom d'un bon
homme, que je voudrais être aux répétitions ! Je compte
les jours ! Dans un mois, je serai à Paris et je ne te
quitte plus. Merci du billet de répétition . Quoi que je n'y
aie rien compris, il m'a fait un grand plaisir. Les
signes cabalistiques dout il est orné ont ajouté à mon
respect.
Janin m'épate. « Fait trop vite » est charmant dans
la bouche d'un tel monsieur, dont les âneries empli-
raient un volume. Ah ! nous en avons vu de belles, et
nous en verrons encore. Il m'a l'air tout à fait fossile,
maintenant, ce bon Janin. Porte tes vers à la Revue
de Paris; il faut faire « feu des quatre pieds ».
J'ai reçu, jeudi, une lettre de Maxime qui m'an-
nonce que je parais le 1" octobre. Toute la première
partie est envoyée à l'imprimerie. Je ne recevrai pas
58 CORRESPO^DA^'CE DE G. FLAUBERT.
les épreuves. Il se charge de tout et me jure de tout
respecter. Devant une pareille promesse, je me suis
tu, bien entendu. Il était temps ! je commençais à
être passablement agacé.
Voilà ! Il me semble que l'hiver s'annonce assez
bien.
Je ne te parle pas du Saint Antoine et je ne le ie
montrerai qu'après la Montarcy jouée... J'y travaille
toujours et je développe le personnage principal de
plus en plus. Il est certain que maintenant on voit
un plan, mais bien des choses y manquent. Quant au
style, tu étais bien bon d'appeler cela une foirade de
perles. Foirade, c'est possible, mais pour des perles»
elles étaient rares. J'ai tout récrit, à part peut-être
deux ou trois pages.
Vers quelle époque du mois de novembre penses-tu
être joué?
Tu as oublié de m'envo^^er le titre du livre de l'abbé
Constant sur la magie, je l'attends dimanche prochain.
Je fais toujours de l'anglais. Dans six mois, si je
continue, je lirai Shakespeare à livre ouvert
A Laurent Pichat,
Directeur de la Revue de Paris.
Croisset, jeudi soir 1856.
Cher ami,
Je viens de recevoir la Bovary et j'éprouve tout d'a-
bord le besoin de vous en remercier (si je suis gros-
sier, je ne suis pas ingrat); c'est un service que vous
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. o9
m'avez rendu en l'acceptant telle qu'elle est, et je ne
l'oublierai pas.
Avouez que vous m'avez trouvé et que vous me
trouvez encore (plus que jamais peut-être; d'un ridi-
cule véhément? J'aimerai un jour à reconnaître que
vous avez eu raison ; je vous promets bien qu'alors je
vous ferai les plus basses excuses. — Mais compre-
nez, cher ami, que c'était avant tout un essai que je
voulais tenter, pourvu que l'apprentissage ne soit pas
trop rude.
Croyez-vous donc que cette ignoble réalité dont la
reproduction vous dégoûte ne me fasse tout autant qu'à
vous sauter le cœur ? Si vous me connaissiez davan-
tage, vous sauriez que j'ai la vie ordinaire en exécra-
tion. Je m'en suis toujours personnellement écarté
autant que j'ai pu. Mais esthétiquement, j'ai voulu,
cette fois, et rien que cette fois, la pratiquer à fond.
Aussi, ai-je pris la chose d'une manière héroïque,
j'entends minutieuse, en acceptant tout, en disant
tout, en peignant tout, expression ambitieuse.
Je m'explique mal, mais c'en est assez pour que
vous compreniez quel était le se72.s de ma résistance à
vos critiques si judicieuses qu'elles soient. Vous me
refaisiez un autre livre.
Vous heurtiez la poétique interne d'oti découlait le
type (comme dirait un philosophe) sur lequel il fut
conçu. Enfin, j'aurais cru manquer à ce que je me
dois, et à ce que je vous devais en faisant un acte de
déférence et non de conviction.
L'art ne réclame ni complaisance ni politesse, rien
que la foi, la foi toujours et la liberté. Et là-dessus, je
vous serre cordialement les mains.
Sous l'arbre improductif aux rameaux toujours verts,
tout à vous.
60 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A M""" Maurice Schlésinger.
Croisset, 2 octobre.
Chère madame,
Pardonnez-moi d'abord un mouvement d'é.goïsme :
votre charmante et si affectueuse lettre m'est arrivée
hier, le jour même et juste au moment de mon début.
Cette coïncidence m'a étrangement remué. N'y a-t-il
pas là un « curieux symbolisme », comme on dirait en
Allemagne ?
Voilà même pourquoi je ne puis (comme je l'avais
d'abord espéré) me rendre aux noces de mademoi-
selle Maria. Je vais être fort occupé jusqu'à la fin de
décembre, époque où j'en serai quitte avec la Revue
de Paris. Mais comme avec vous j'ai toutes mes fai-
blesses, je ne veux pas que vous me lisiez dans un
journal, par fragments et avec quantité de fautes
d'impression.
Vous ne recevrez donc la chose qu'en volume. Mais
le premier exemplaire sera pour vous. — Causons de
choses plus sérieuses. — Je m'associe du plus pro-
fond de Vâme aux souhaits de bonheur que vous
faites pour votre chère enfant, moi qui suis certaine-
ment sa plus vieille connaissance. Car je me la rap-
pelle à trois mois sur le quai de Trouville, au bras de
sa bonne, et tambourinant contre les carreaux pendant
que vous étiez à table dans le coin, à gauche. Il y avait
eu un bal par souscription et une couronne en feuilles de
chêne était restée suspendue au plafond... Vous rap-
pelez-vous ce soir de septembre où nous devions tous
nous promener sur la Toucques quand, la marée sur-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 61
venant, les câbles se sont rompus, les barques entre-
choquées, etc.. Ce fut un vacarme affreux et Maurice
qui avait rapporté de Honfleur, et à pied, un melon
gigantesque sur son épaule, retrouva de l'énergie
pour crier plus fort que les autres. J'entends encore
sa voix vous appelant dans la foule : « Za !... za !... »
Jamais non plus je n'oublierai votre maison de la
rue de Grammont, l'exquise hospitalité que j'y I pou-
vais, ces dîners du mercredi, qui étaient une vraie fête
dans ma semaine.
Pourquoi donc faut-il qu'habitant maintenant Paris,
j'y sois privé de vous ? Souvent je passe chez Brandus
pour avoir de vos nouvelles et l'on me répond invaria-
blement : « Toujours à Bade ! »
Avez-vous donc quitté la France tout à fait? N'y
reviendrez-vous pas ?
Elle n'est guère aimable, maintenant, celte pauvre
France, c'est vrai, ni noble surtout, ni spirituelle;
mais enfin!... c'est la France.
Quant à moi, l'année ne se passera pas sans que je
vous voie, car je trouve stupide de vivre constamment
loin de ceux qui nous plaisent. N'a-t-on pas autour de
soi assez de crétins et de gredins? — Vous me pré-
viendrez, n'est-ce pas, chère madame, quand il faudra
que je vous expédie (si je ne vous l'apporte aupara-
vant) l'eau du Jourdain. Il y a des gens (ceci est pour
vous donner une idée des bourgeois actuels) quj
m'avaient conseillé de l'envoyer à S. M. l'empereur
Napoléon III pour en baptiser le prince impérial.
Mais je la gardais toujours sans trop savoir pourquoi,
sans doute dans le vague pressentiment d'un meilleur
usage ; en effet, votre petit- fils me sera plus cher qu'un
enfant de roi.
A propos de vieillesse (c'est ce mot de petit-fils qui
6
62 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
me l'amène), vous me parlez de vos cheveux! Je ne
puis, moi, vous rien dire des miens, car me voilà
bientôt privé de cet appendice. J'ai considérablement
vieilli, sans avoir trop rien fait pour cela cependant.
Ma vie a été fort plate — et sage — d'actions du
moins. Quant au dedans, c'est une autre chose 1 Je me
suis usé sur place, comme les chevaux qu'on dresse à
l'écurie; ce qui leur casse les reins. Système Bau-
cher.
Allons ! adieu. Encore mille vœux pour Maria !
Qu'elle rencontre dans cette union une sympathie
solide et inaltérable ! Que sa vie soit pleine de joies
calmes et continues, qu'elle en trouve à tous ses pas
comme des violettes sous l'herbe et qu'elle les ramasse
toutes! Qu'elle n'en perde aucune ! Qu'il n'y ait autour
d'elle que bonnes pensées et bons visages! Que tout
soit bien-être, respect, caresses, amour ! Que le devoir
lui soit facile, l'existence légère, l'avenir toujours
beau ! Donnez-lui, de ma part, sur la joue droite, un
baiser de mère ; que Maurice lui donne, sur la gauche,
un baiser de père. Et croyez bien, chère madame, à
l'inaltérable attachement de votre tout dévoué qui vous
baise affectueusement les mains.
Ma mère se joint à moi pour vous féliciter et remer-
cie bien M. Schlésinger de son souvenir.
Du 18 octobre au mois de mai à Paris, boulevard du
Temple, 42.
CORRESPOPsDAKCE DE G. FLAUBERT. 63
A Jules Duplan.
Samedi soir.
Votre bonne lettre, que j'ai reçue ce malin, m'a causé
un grand plaisir. Vous savez le cas que je fais de votre
goût, c'est vous dire que « voire suffrage m'est pré-
cieux » (style Homais). — Homais à part, je suis en-
chanté que la chose vous botte. Je voudrais bien que
tous mes lecteurs vous ressemblassent !
Nous causerons de tout cela à la fin de la semaine
prochaine. Venez chez moi, dimanche 19, à onze
heures selon la vieille coutume. Vous déjeunerez avec
le philosophe Baudry.
La première lecture de mon œuvre imprimée m'a
été, contrairement à mon attente, extrêmement désa-
gréable. Je n'y ai remarqué que les fautes d'impres-
sion, trois ou quatre répétitions de mots qui m'ont
choqué, et une page ou les q^i abondaient; — quant au
reste, c'était du noir et rien de plus.
Je me remets peu à peu, mais ça m'avait porté un
coup ! Pichat m'a écrit pour me dire qu'il comptait sur
un succès. On revient, mon bon, on revient, — on
change un tantinet de langage.
J'ai cet automne beaucoup travaillé à ma vieille to-
quade de Saint Antoine ; c'est récrit à neuf d'un bout à
l'autre, considérablement diminué, refondu. J'en ai
peut-être encore pour un mois de travail. Je n'aurai le
cœur léger que lorsque je n'aurai plus sur les épaules
cette satanée œuvre qui pourrait bien me traîner en
cour d'assises — et qui à coup sûr me fera passer pour
fou. — N'importe ! une si légère considération ne
m'arrêtera pas.
64 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Je ne sais trop ce que j'écrirai cet hiver (le drame
de Bouilhet va d'abord me prendre du temps); je suis
plein de projets, mais l'enfer et les mauvais livres sont
pavés de belles intentions.
A Louis Bouilhet.
Croisset, 5 octobre.
Mon cher vieux,
Donne-moi un conseil et tout de suite. J'ai reçu ce
matin une lettre de Frédéric Baudry, qui me prie dans
les termes les plus convenables de changer dans la
Bovary le Journal de Rouen en : Le Progressif de
J?oue ?i ou tel autre titre pareil. Ce bougre-là est un
bavard ; il a conté la chose au père Senard et à ces
messieurs du journal eux-mêmes.
Mon premier mouvement a été de l'envoyer prome-
ner ; d'autre part la susdite feuille à fait hier pour la
Bovary une réclame très obligeante. Mais c'est si beau
le « Journal de Rouen » dans la Bovary. Après ça c'est
moins beau à Paris et le Progressif fera peut-être au-
tant d'efîet? « Je suis dévoré d'incertitude. » Je ne
sais que faire. Il me semble qu'en cédant je fais une
couillonnade atroce. Réfléchis, ça va casser le rythme de
mes pauvres phrases ! C'est grave.
Quanta moi, la vue de mon œuvre imprimée a achevé
de m'abrutir. Elle m'a paru des plus plates. Jen'y\ois
rien que du noir. Ceci est textuel. C'a été un grand mé-
compte et il faudrait que le succès fut bien étourdissant
pour couvrir la voix de ma conscience qui me crie :
« Raté ».
Il n'y a qu'une chose qui me console, c'est la pen-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 65
sée de ton succès, et puis l'espoir (mais j'en ai déjà
lant eu d'espoirs) que Saint Antoine a maintenant un
plan, cela me semble beaucoup plus sur ses pieds que
la Bovary.
Non! s... n... de D... ! ce n'est pas pour que tu
me renvoies des compliments, mais je ne suis pas gai
là-dessus, ça me semble petit et « fait pour être mé-
dité dans le silence du cabinet. » Rien qui enlève et
brille de loin. Je me fais l'effet d'être « fort en thème ».
Ce livre indique beaucoup plus de patience que de gé-
nie, bien plus de travail que de talent. Sans compter
que le stjde n'est déjà pas si raide ; il y a bien des
phrases à recaller; plusieurs pages sont irréprochables,
je le crois, mais ça ne fait rien à l'affaire.
Songe à cette histoire du Journal de Rouen. Mets-
toi à ma place. N'en dis rienàDucamp, jusqu'à ce que
nous ayons pris un parti ; il serait d'avis de céder,
probablement. Mets-toi au point de vue de l'absolu et
de l'art.
Tu dois rire de pitié sur mon compte, mais je suis
complètement imbécile.
Adieu, réponds-moi immédiatement.
A Maurice Schlésinger.
Paris, 1856.
Excusez-moi, mon cher Maurice, il m'est impossible
«— archi-impossible, complètement impossible d'être
jeudi à Baden, ni de m'absenter de Paris, pendant une
journée, d'ici un grand mois.
J'ai d'abord considérablement d'épreuves à corriger,
puis tous les jours je passe les après-midi à l'Odéoa
6.
66 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pour surveiller les répétitions d'un grand drame en
cinq actes el en vers qui n'est malheureusement pas
de moi, mais qui m'intéresse plus que s'il était de moi
— l'auteur est mon ami Bouilhet que vous avez vu
chez ma mère. C'est une œuvre considérable, une
question de vie ou de mort pour lui — la direction
fonde dessus de grandes espérances, et nous aurons,
je crois, un très beau succès. Mais il y a bien à faire
encore, et quantité de choses à trouver, comme mise
en scène.
Quant à moi, cher ami, vous apprendrez avec plaisir
que mon affaire marche très bien. J'ai de toutes fa-
çons lieu d'être extrêmement satisfait — jusqu'ici du
moins. Les deux premiers numéros de mon roman
ont déjà fait quelque sensation parmi lagent de lettres
— et un éditeur m'est venu faire des propositions
qui ne sont pas indécentes.
Je vais donc gagner de l'argent; grande chose !
chose fantasque î — et qui ne me sera pas désagréable
par le temps de misère (et de misères) qui court.
Est-ce que M""^ X... (car je ne sais pas le nom de
dame de Maria) ne viendra pas faire un petit voyage à
Paris avec son époux? les accompagnerez-vous ?
J'aurais bien du plaisir à vous recevoir dans mon.
petit appartement du boulevard du Temple, et à de-
viser avec vous, coudes sur la table. J'ai deux fau-
teuils dans mon cabinet. Je ne puis vous en offrir
qu'un au coin du feu ; c'est bien le moins qu'on par-
tage avec ses amis.
Adieu, mon cher Maurice. J'espère que mon sou-
venir vous arrivera à temps et que vous recevrez mon
dernier souhait sur le seuil de votre maison au mo-
ment où vous le franchirez pour conduire votre chère
fille à l'église.
CORRESPOrvDANCE DE G. FLAUBERT. 67
Mille cordialités ; tout à vous.
Voire ancien ami, Janin, est très satisfait du com-
mencement de mon bouquin, et m'a envoyé, par un
tiers, des mots fort aimables.
A Théophile Gautier.
Mercredi, n décembie 1856.
Cher vieux maître,
Je viens de renvoyer les épreuves à Ducessois. Tu
les liras, nonobstant. J'ai efîacé le bouquet de poils
entre les seins qui horripile l'homme de goût nommé
Bouilhet. Ai-je bien fait?
Si tu avais quelque observation grave à me commu-
niquer, mon adresse est à Croisset, près Rouen.
Adieu, cher vieux, mille poignées de main et de la
part du sieur Bouilhet aussi, qui maintenant partage
ma soUtude.
A toi.
A Madame Roger des Genettes.
1856.
Chère Madame,
Je viens de recevoir votre charmante lettre qui a
bien couru avant de m'arriver. Enfin je l'ai et elle me
réjouit fort. Vous savez le cas que je fais de votre
goût, c'est vous dire, chère madame, que vous avez
chatouillé de mon cœur l'orgueilleuse faiblesse.
Ai-je été vrai ? Est-ce ça ? J'ai bien envie de causer
longuement avec vous (mais quand et où?) sur la
théorie de la chose. On me croit épris du réel, tandis
68 CORRESPOÎJDANCE DE G. FLAUBERT.
que je l'exècre ; car c'est en haine du réalisme que j'ai
entrepris ce roman. Mais je n'en déteste pas moins la
fausse idéalité dont nous sommes bernés par le temps
qui court. Haine aux Almanzor comme aux Jean
Couteaudier. Fi des Auvergnats et des coiffeurs !
En choquerai-je d'autres ? Espérons-le ! Une dame
fort légère m'a déjà déclaré qu'elle ne laisserait pas
sa fille lire mon livre, d'où j'ai conclu que j'étais
extrêmement moral.
La plus terrible farce à me jouer, ce serait de me
décerner le prix Monthyon. Quand vous aurez lu la fin
vous verrez que je le mérite.
Je vous prie néanmoins de ne pas me juger là-
dessus. La « Bovary » a été pour moi une affaire de
parti-pris, un thème. Tout ce que j'aime n'y est pas.
Je vous donnerai dans quelque temps quelque chose
de plus relevé dans un milieu plus propre. Adieu ou
plutôt à bientôt. Permettez-moi de baiser vos mains
qui m'écrivent de si jolies choses et de siflatteuses^ et
de vous assurer que je suis (sans aucune formule de
politesse) tout à vous.
A Laurent Pichat,
Directeur de la Revue de Paris.
1857.
Mon cher ami,
Je vous remercie d'abord de vous mettre hors de
cause; ce n'est donc pas au poète Laurent Pichat que
je parle, mais à la Revue, personnage abstrait, dont
vous êtes l'interprète. Or, voici ce que j'ai à répondre
à la Revue de Paris :
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 69
1° Elle a gardé pendant trois mois Madame Bovary^
en manuscrit, et, avant d'en imprimer la première
ligne, elle devait savoir à quoi s'en tenir sur ladite
œuvre. C'était à prendre ou à laisser. Elle l'a pris,
tant pis pour elle.
2° Une fois l'affaire conclue et acceptée, j'ai consenti
à la suppresssion d'un passage fort important, selon
moi, parce que la Revue m'affirmait qu'il y avait dan-
ger pour elle. Je me suis exécuté de bonne grâce ;
mais je ne vous cache pas (c'est à mon ami Pichat que
je parle) que, ce jour-là, j'ai regretté amèrement
d'avoir eu l'idée d'imprimer.
Disons notre pensée entière ou ne disons rien.
3° Je trouve que j'ai déjà fait beaucoup et la Revue
trouve qu'il faut que je fasse encore plus. Or je ne
ferai rien, pas une correction, pas un retranchement,
pas une virgule de moins, rien, rien!... Mais si la
Revue de Paris trouve que je la compromets, si elle a
peur, il y a quelque chose de bien simple, c'est d'arrê-
ter là Madame Bovary tout court. Je m'en moque par-
faitement.
Maintenant que j'ai fini de parler à la Revue, je me
permettrai cette observation, ô ami :
En supprimant le passage du fiacre, vous n'avez
rien ôté de ce qui scandaUse, et en supprimant, dans
le sixième numéro, ce qu'on me demande, vous n'ôte-
rezrien encore.
Vous vous attaquez à des détails, c'est à l 'ensemble
qu'il faut s'en prendre. L'élément brutal est au fond et
non à la surface. On ne blanchit pas les nègres et on
ne change pas le sang d'un livre. On peut l'appauvrir,
voilà tout.
11 va sans dire que si je me brouille avec la Revue
70 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
de PariSf je n'en reste pas moins l'ami de ses rédac-
teurs.
Je sais faire, dans la littérature, la part de l'admi-
nistration.
Tout à vous.
A Louis Bonenfant.
Paris, vendredi soir.
Vous êtes parfaitement en droit de me considérer
comme un polisson, puisque je n'ai pas encore, cher
cousin, répondu à ton aimable lettre. Mais j'ai été fort
afîairé depuis un mois. L'emploi de chef de claque
n'est pas un métier de faignantl Enfin! C'est une
affaire terminée et vaillamment. Notre ami Bouilhet
est maintenant considéré comme un poète de haute
volée, parmi les gens de lettres, et quelque peu dans
le public aussi. Toute la presse a chanté son éloge à
qui mieux mieux. Sa pièce en est maintenant à la
trentième représentation, et l'empereur ira la semaine
prochaine.
Quant à moi, mes chers amis, je n'ai pas non plus
lieu de me plaindre. La Bovary marche au delà de
mes espérances. Les femmes seulement me regardent
comme « une horreur d'homme ». On trouve que je
suis trop vrai. Voilà le fond de l'indignation. Je trouve,
moi, que je suis très moral et que je mérite le prix
Monthyon, car il découle de ce roman un enseigne-
ment bien clair, et si « la mère ne peut en permettre
la lecture à sa fille », je crois que bien des maris ne fe-
raient pas mal d'en permettre la lecture à leur
épouse.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 71
Je t'avouerai, du reste, que tout cela m'est parfaite-
ment indifférent. La morale de l'art consiste dans sa
beauté même, et j'estime par-dessus tout d'abord le
style, et ensuite le vrai. Je crois avoir mis dans la
peinture des mœurs bourgeoises et dans l'exposition
d'un caractère de femme naturellement corrompu au-
tant de littérature et de convenances que possible, une
fois le sujet donné bien entendu.
Je ne suis pas près de recommencer une pareille
besogne. Les milieux communs me répugnent et c'est
parce qu'ils me répugnent que j'ai- pris celui-là, lequel
était archi-commun et anti-plastiqae. Ce travail aura
servi à m'assouplir la patte; à d'autres exercices
maintenant.
Je ne vois rien du tout de neuf à vous dire. Il fait un
temps atroce. On patauge dans le macadam et les nez
commencent à bleuir.
A M""^ Maurice Schlésinger.
Paris, 14 janvier 1857.
Gomme j'ai été attendri, chère madame, de votre
bonne lettre I les questions que vous m'y faites sur
l'auteur et sur le livre sont arrivées droit à leur
adresse, n'en doutez pas : voici donc toute l'histoire.
La Heuue de Paris où j'ai publié mon roman (du 1" oc-
tobre au 15 décembre), avait déjà, en sa qualité de
journal hostile au gouvernement, été avertie deux fois.
Or, on a trouvé qu'il serait fort habile de la supprimer
d'un seul coup, pour fait d'immoralité et d'irréhgion ;
si bien qu'on a relevé dans mon livre, au hasard, des
passages licencieux et impies. J'ai eu à comparaître
devant M. le juge d'instruction et la procédure a com-
"/2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
mencé. Mais j'ai fait remuer vigoureusement les amis,
qui pour moi ont un peu pataugé dans les hautes
fanges de la capitale. Bref, tout est arrêté, m'assure-
t-on, bien que je n'aie encore aucune réponse offi-
cielle. Je ne doute pas de la réussite, cela était trop
bête. Je vais donc pouvoir publier mon roman en vo-
lume. Vous le recevrez dans six semaines environ, je
pense, et je vous marquerai, pour votre divertisse-
ment, les passages incriminés. L'un d'eux, une des-
cription d'extrême-onction, n'est qu'une page du ri-
tuel de Paris remise en français ; — mais les braves
gens qui veillent au maintien de la religion ne sont
pas forts en catéchisme.
Quoi qu'il en soit, j'aurais été condamné, condamné
quand même — à un an de prison, sans compter mille
francs d'amende. De plus, chaque nouveau volume de
votre ami eût été cruellement surveillé et épluché par
MM. de la police, et la récidive m'aurait conduit de-
rechef sur « la paille humide des cachots » pour cinq
ans : en un mot, il m'eût été impossible d'imprimer
une ligne. Je viens donc d'apprendre : 1° qu'il est fort
désagréable d'être pris dans une affaire politique;
2° que l'hypocrisie sociale est une chose grave. Mais
elle a été si stupide, cette fois, qu'elle a eu honte d'elle-
même, a lâché prise et est rentrée dans son trou.
Quant au livre, en soi, qui est moral, archi-moral^
et à qui l'on donnerait le prix Monthyon s'il avait des
allures moins franches (honneur que j'ambitionne peu) ,
il a obtenu tout le succès qu'un roman peut avoir dans
une Revue.
J'ai reçu des confrères de fort jolis compliments,
vrais ou faux, je l'ignore. On m'assure même que
M. de Lamartine chante mon éloge très haut — ce
qui m'étonne beaucoup, car tout, dans mon œuvre,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 73
doit l'irriter! — la Presse et le Moniteur m'ont fait
des propositions fort honnêtes — on m'a demandé un
opéra-comique (comique! comique!), et l'on a parlé de
ma Bovary dans différentes feuilles grandes et petites,
Voilà, chère madame, et sans aucune modestie, le bi-
lan de ma gloire. Rassurez-vous sur les critiques, ils
me ménageront, car ils savent bien que jamais je ne
marcherai dans leur ombre pour prendre leur place :
ils seront au contraire, charmants ; il est si doux de
casser les vieux pots avec les nouvelles cruches I
Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et
tranquille où les phrases sont des aventures et où je
ne recueille d'autres fleurs que des métaphores. J'écri-
rai comme par le passé, pour le seul plaisir d'écrire,
pour moi seul, sans aucune arrière-pensée d'argent
ou de tapage. Apollon, sans doute, m'en tiendra
compte, et j'arriverai peut-être un jour à produire une
belle chose ! — car tout cède, n'est-ce pas, à la conti-
nuité d'un sentiment énergique. Chaque rêve finit par
trouver sa forme; il y a des ondes pour toutes les
soifs, de l'amour pour tous les cœurs. Et puis rien ne
fait mieux jjasser la vie que la préoccupation inces-
sante d'une idée, qu'un idéal, comme disent les gri-
settes... Folie pour folie, prenons les plus nobles.
Puisque nous ne pouvons décrocher le soleil, il faut
boucher toutes nos fenêtres et allumer des lustres dans
notre chambre.
Je passe quelquefois rue Richelieu pour avoir de
vos nouvelles. Mais la dernière fois, je n*y ai plus
trouvé personne de connaissance. M. de Laval en est
parti; et au nom de Brandus, il s'est présenté à mes
yeux un mortel complètement inconnu. — Vous ne
viendrez donc jamais à Paris! votre exil est donc éter-
nel ! On lui en veut donc bien à celte pauvre Franpe !
7
7i CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
et Maurice, que devient-il ? Que fait-il ! Gomme vous
devez vous trouver seule depuis le départ de Maria I
Si j'ai compris la joie dont vous m'avez parlé, j'ai
compris aussi les tristesses que vous m'avez tues.
Quand les journées seront trop longues ou trop vides,
pensez un peu à celui qui vous baise les mains bien
affectueusement.
Tout à vous.
A Théophile Gautier.
Paris, 6 heures du soir.
M. Abbatuci fils, qui Vaime beaucoup, est extrême-
ment prévenu en ma faveur. Un mot de toi, ce soir,
aura le plus grand poids. Je suis chargé de te le dire.
Tu trouveras là beaucoup de Bovarysles. Joins-toi à
eux et sauve-moi, homme puissant!
L'afîaire est en non iraiù.
A toi.
A Eugène Crépet.
Paris, 1857.
Mon cher ami.
Vous connaissez l'abbé Constant, il doit pouvoir'
vous fournir des notes sur ceci, qu'il me faut ce soir :
Le plus de lubricités possibles tirées des auteurs
ecclésiastiques, particulièrement des modernes.
A vous !
On vient d'interdire mon mémoire et on a arrêté,
dimanche, l'Indépendance belge, parce qu'il y avait
un article à la louange de votre serviteur.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 75
Au docteur Jules Cloquet.
Paris, 23 janvier 1857.
Mon cher ami,
Je vous annonce que demain, 24 janvier, j'honore
de ma présence le banc des escrocs, sixième chambre
de police correctionnelle, dix heures du matin. Les
dames sont admises, une tenue décente et de bon goût
est de rigueur. ,
Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné
et au maximum, peut-être, douce récompense de mes
travaux, noble encouragement donné à la littérature.
Je n'ose même espérer que l'on m'accordera la remise
des débals à quinzaine, car M. Sénart ne peut plaider
pour moi ni demain, ni dans huit jours.
Mais une chose me console de ces stupidités, c'est
d'avoir rencontré pour ma personne et pour mon livre
tant de sympathies. Je compte la vôtre au premier
rang, mon cher ami. L'approbation de certains esprits
est plus flatteuse que les poursuites de la police ne
sont déshonorantes. Or je défie toute la magistrature
française avec ses gendarmes et toute la Sûreté géné-
rale, y compris ses mouchards, d'écrire un roman qui
vous plaise autant que le mien.
Voilà les pensées orgueilleuses que je vais nourrir
dans mon cachot.
Si mon œuvre a une valeur réelle, si vous ne vous
êtes pas trompé enfin, je plains les gens qui la pour-
suivent. Ce livre qu'ils cherchent à détruire n'en
vivra que mieux plus tard et par leurs blessures
mêmes. De cette bouche qu'ils voudraient clore, il leur
restera un crachat sur le visage.
76 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Vous aurez peut-être, un jour ou l'autre, l'occasion
d'entretenir l'empereur de ces matières.
Vous pourrez, en manière d'exemple, citer mon pro-
cès comme une des turpitudes les plus ineptes qui se
passent sous son régime. Ce qui ne veut pas dire que
je devienne furieux et que vous soyez obligé prochai-
nement de me tirer de Gayenne. Non, non, pas si bête!
Je reste seul dans ma profonde immoralité, sans
amour pour aucune boutique ni parti, sans alliance
même, et n'étant soutenu, naturellement, par aucun.
Je déplais aux Jésuites de robe courte comme aux
Jésuites de robe longue ; mes mélhaphores irritent
les premiers, ma franchise scandalise les seconds.
Voilà tout ce que j'avais à vous dire, et que je vous
remercie encore une fois de vos bons services inutiles,
car la sottise anonj-me a été plus puissante que votre
dévouement.
Mille poignées de main. Tout à vous.
A M"° Leroyer de Chantepie.
Paris, 19 février.
Je suis bien en retard avec vous, madame. Ce n'est
cependant ni dédain de votre charmante lettre, ni
oubli, mais j'ai été surchargé des affaires les plus dés-
agréables, car j'ai comparu (pour ce même livre sur
lequel vous m'avez écrit des choses si obligeantes) en
police correctionnelle sous la prévention d'outrage aux
bonnes moeurs et au culte catholique. Cette Bovary
que vous aimez, a été traînée comme la dernière des
femmes perdues sur le banc des escrocs. On l'a acquit-
tée, il est vrai, les considérants de mon jugement sont
honorables, mais je n'en reste pas moins à l'état d'au-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 11
leur suspect, ce qui est une médiocre gloire. Il me
sera impossible de publier mon roman en volume avant
le commencement du mois d'avril. Me permettrez-
vous, madame, de vous en envoyer un exemplaire?
Il va sans dire que j'attends impatiemment l'envoi
de quelques-unes de vos œuvres. Je serai fort honoré,
madame, de les recevoir.
A Maurice Schlésinger.
Mon cher Maurice,
\lerci de votre lettre. J'y répondrai brièvement, car
il m'est resté de tout cela un tel épuisement de corps
et d'esprit que je n'ai pas la force de faire un pas, ni
de tenir une plume. L'affaire a été dure à enlever, mais
enfin j'ai obtenu la victoire.
J'ai reçu de tous mes confrères des compliments
très flatteurs et mon livre va se vendre d'une façon
inusitée, pour un début. Mais je suis fâché de ce pro-
cès, en somme. Cela dévie le succès et je n'aime pas,
autour de l'art, des choses étrangères. C'est à tel
point que tout ce tapage me dégoûte profondément et
j'hésite à mettre mon roman en volume. J'ai envie de
rentrer et pour toujours dans la solitude et le mutisme
dont je suis sorti, de ne rien publier, pour ne plus faire
parler de moi. Car il me paraît impossible par le temps
qui court de rien dire, l'hypocrisie sociale est telle-
ment féroce !!!
Les gens du monde les mieux disposés pour moi me
trouvent immoral ! impie ! Je ferais bien à l'avenir de
ne pasdirececi, cela, de prendre garde, etc., etc.! Ah!
comme je suis embêté, cher ami 1
7.
78 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
On ne veut même plus de portraits ! le daguerréotype
est une insulte I et l'histoire une satire 1 Voilà où j'en
suis ! Je ne vois rien en fouillant mon malheureux cer-
veau qui ne soit répréhensible. Ce que j'allais publier
après mon roman, à savoir un livre qui m'a demandé
plusieurs années de recherches et d'études arides, me
ferait aller au bagne ! et tous mes autres plans ont des
inconvénients pareils. Comprenez-vous maintenant
l'état facétieux où je me trouve ?
Je suis depuis quatre jours couché sur mon divan à
ruminer ma position qui n'est pas gaie, bien qu'on
commencée me tresser des couronnes, où l'on mêle,
il est vrai, des chardons.
Je réponds à toutes vos questions : si le livre ne pa-
raît pas, je vous enverrai les numéros de la Revue qui
le contiennent. Ce sera décidé d'ici à quelques jours.
M. de Lamartine n'a pas écrit à la Revue de Paris,
il prône le mérite littéraire de mon roman, tout en le
déclarant cynique. Il me compare à lord Byron, etc.!
C'est très beau; mais j'aimerais mieux un peu moins
d'hyperboles et en même temps moins de réticences.
Il m'a envoyé de but en blanc des félicitations, puis il
m'a lâché au moment décisif. Bref, il ne s'est point
conduit avec moi en galant homme, et même il a man-
qué à une parole qu'il m'avait donnée. Néanmoins
nous sommes restés en de bons termes.
A Edouard Houssaye,
Mon cher ami,
Je vous ai apporté les épreuves, j'aurais désiré que
Ti.éo les lût. Il y a une phrase peut-être indécente ^??
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 79
Problème! question! C'est à la troisième page, le
mot phallus s'y trouve. Il est bien à sa place. Si vous
avez peur, voici comment il faut arranger la chose :
«On a trouvé qu ils ressemblaient... à bien des choses.
0 chaste impudeur ! etc. »
Je supprime un motet une phrase d*une ligne, faites
comme il vous plaira.
A M"' Leroyer de Chantepie.
Paris, 18 mars 1857.
Madame,
Je m'empresse de vous remercier, j'ai reçu tous vos
envois. Merci de la lettre, des livres et du portrait
surtout! C'est une attention délicate qui me touche.
Je vais lire vos trois volumes lentement, attentive-
ment; c'est-à-dire comme ils le méritent, j'en suis
sûr d'avance.
Mais je suis bien empêché pour le moment, car je
m'occupe, avant de m'en retourner à la campagne, d'un
travail archéologique sur une des époques les plus
inconnues de l'antiquité, travail qui est la préparation
d'un autre. Je vais écrire un roman dont l'action se
passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j'éprouve
le besoin de sortir du monde moderne où ma plume
s'est trop trempée et qui d'ailleurs me fatigue autant
à reproduire qu'il me dégoûte à voir.
Avec une lectrice telle que vous, madame, et aussi
sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc
répondre ù vos questions : Madame Bovary n'a rien de
vrai. C'est une histoire tolalement inventée ; je n*y ai
rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence.
80 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
L'illusion (s'il y en a une) vient au contraire de Vim-
personnalilc de l'œuvre. C'est un de mes principes :
qu'il ne faut pas s'écrire. L'artiste doit être dans son
œuvre comme Dieu dans la Création, invisi; le et tout-
puissant, qu'on le sente partout mais qu'on ne le voie
pas.
Et puis l'art doit s'élever au-dessus des affections
personnelles et des susceptibilités nerveuses ! Il est
temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la
précision des sciences physiques I La difficulté capi-
tale, pour moi. n'en reste pas moins le style, la forme,
le beau indéfinissable résultant de la conception
même et qui est la splendeur du vrai, comme disait
Platon.
J'ai longtemps, madame, vécu de votre vie. Moi
aussi, j'ai passé plusieurs années complètement seul
à la campagne., n'ayant d'autre bruit l'hiver que le
murmure du vent dans les arbres avec le craquement
de la glace, quand la Seine charriait sous mes fenêtres.
Si je suis arrivé à quelque connaissance de la vie, c'est
à force d'avoir peu vécu dans le sens ordinaire du mot,
car j'ai peu mangé mais considérablement ruminé;
j'ai fréquenté des compagnies diverses et vu des pays
différents. J'ai voyagé à pied et à dromadaire. Je con-
nais les boursiers de Paris et les Juifs de Damas, les
ruffians d'ItaUe et les jongleurs nègres. Je suis un pè-
lerin de la Terre Sainte et je me suis perdu dans les
neiges du Parnasse, ce qui peut passer pour un sym-
bolisme.
Ne vous plaignez pas ; j'ai un peu couru le monde et
e connais à^fond ce Paris que vous rêvez , rien ne vaut
une bonne lecture au coin du feu... lire Hamlet ou
Faust... par un jour d'enthousiasme. Mon rêve (à moi)
est d'acheter un petit palais à Venisesur le grand canal.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ol
Voilà, madame, une partie de vos curiosités assou-
vie. Ajoutez ceci pour avoir mon portrait et ma bio-
graphie complètes : que j'ai trente-cinq ans, je suis
haut de cinq pieds huit pouces, j'ai des épaules de por-
tefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse.
Je suis célibataire et solitaire.
Permettez- moi en finissant de vous remercier encore
une fois pour l'envoi deVImage. Elle sera encadrée et
suspendue entre des figures chéries. J'arrête un com-
pliment qui me vient au bout de la plume et je vous prie
de me croire votre collègue affectionné.
A Maurice Schlésinger.
Ne croyez pas que je vous oublie, mon cher Mau-
rice. Voilà un grand mois et plus que je remets chaque
jour à vous écrire. Mais je suis réellement (passez-
moi le ridicule de l'aveu) un homme fort occupé.
Voilà la première année depuis que j'existe que je
mène une vie matériellement active, et j'en suis ha-
rassé.
Jamais je ne vous oublierai. Vous pourrez, quel-
quefois, être longtemps sans entendre parler de moi,
mais je n'en penserai pas moins à vous. Je suis de la
nature des dromadaires que l'on ne peut faire mar-
cher lorsqu'ils sont au repos et que l'on ne peut arrêter
lorsqu'ils sont en marche, mais mon cœur est comme
leur dos bossu: il supporte de lourdes charges aisé-
ment et ne plie jamais. Croyez-le. Je sais bien que je
suis un drôle, de ne pas aller vous voir, de ne pas
faire avec vous un petit tour sur le Rhin, etc. Me
croyez-vous donc assez sot et assez peu égoïste pour
82 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
me priver bénévolement de ce plaisir? Mais, mon
cher ami, voici ma situation présente :
1° J'ai un volume qui va paraître dans 15 jours
(vous le recevrez avant qu'il ne soit en vente à Paris),
il faut que je surveille la publication du susdit bou-
quin. 2' J'en avais un autre tout prêt à paraître, mais
la rigueur des temps me force à en ajourner indéfi-
niment la publication. 3^ Pour soutenir mon début
(dont l'éclat, comme on dit en style de réclame, a dé-
passé mes espérances), il faut que je me hâte d'en faire
un autre, et se hâter c'est pour moi, en littérature, se
tuer. Je suis donc occupé en ce moment à prendre des
notes pour une étude antique que j'écrirai cet été, fort
lentement. Or, comme je veux m'y mettre à la fin du
mois prochain et qu'à Rouen il m'est impossible de
me procurer les livres qu'il me faut, je lis et j'annote
aux Bibliothèques du matin au soir, et chez moi, dans
la nuit, fort tard. Voilà, mon bon, ma situation. Je
suis fort malheureux, car je me lève tous les matins à
huit heures, ce qui est un supplice pour votre servi-
teur.
Comme j'ai été embêté cet hiver ! mon procès ! mes
querelles avec la Revue de Paris ! et les conseils I et
les amis ! et les politesses ! On commence même à me
démolir et j'ai présentement sur ma table un bel
éreintement de mon roman, publié par un monsieur
dont j'ignorais complètement l'existence. Vous ne
vous imaginez pas les infamies qui régnent et ce
qu'est maintenant la petite presse. Tout cela du reste
est fort légitime, car le public se trouve à la hauteur
de toutes les canailleries dont on le régale. Mais ce
qui m'attriste profondément, c'est la bêtise générale.
L'Océan n'est pas plus profond ni plus large. Il faut
avoir une fière santé morale, je vous assure, pour
CORRESPO.NDANCE DE G. FLAUBERT. 83
\ivre à Paris, maintenant. Qu'importe, après tout! Il
faut fermer sa porte et ses fenêtres, se ratatiner sur
soi, comme un hérisson, allumer dans sa cheminée un
large feu, puisqu'il fait froid, évoquer dans son cœur
une grande idée (souvenir ou rêve) et remercier Dieu
quand elle arrive.
Vous êtes lié fatalement aux meilleurs souvenirs
de ma jeunesse. Savez-vous que voilà plus de vingt
ans que nous nous connaissons? Tout cela me plonge
dans des abîmes de rêverie qui sentent le vieillard.
On dit que le présent est trop rapide. Je trouve, moi,
qu> c'est le passé qui nous dévore.
A Jules Duplan.
Vous êtes le plus gentil bougre que je connaisse,
mon cher Duplan ! Comme c'est aimable à vous de
m'envcyer ainsi tout ce qui paraît sur mon compte;
continuez! Vous me rendrez un vrai service, cela
m'amuse beaucoup et je ne saurais ici me procurer
toutes ces feuilles.
L'article de Sainte-Beuve a été bien bon pour les
bourgeois; il a fait à Rouen (m'a-t-on dit) grand effet.
Quant à celui de la Chronique, je le trouve innocent;
mais celui du Courrier franco-italien est foncièrement
malveillant, ce dont je me f... complètement. Je ne
comprends pas maintenant comment un article de
journal peut vous choquer. C'est sans doute un excès
d'orgueil de ma part, mais je vous assure que je ne
me sens contre le sieur Claveau aucune haine. Le
malheureux, qui croit que je ne m'occupe nullement
du style !
84 eORRESPOKDANCE DE G. FLAUBERT.
Je suis perdu dans les bouquins et je m'embête,
car je ny trouve pas grand'chose J'ai déjà, depuis
une semaine, abattu pas mal de besogne, mais il y a
des fois où ce sujet de Garthage m'effraie tellement
(par son vuide) que je suis sur le point d'y renoncer.
A M"' Leroyer de Chantepie.
Croisset, 18 mai 1S57.
Je suis bien en retord avec vous, mon cher confrère
et chère lectrice. Ne mesurez pas mon affection à la
raret) de mes lettres; n'accusez que les encombre-
ments de la vie parisienne , la publication de mon
volume et les études archéologiques auxquelles je me
livre maintenant. Mais me voilà revenu à la campagne,
j'ai plus de temps à moi et nous allons aujourd'hui
passer la soirée ensemble; parlons de nous d'abord,
puis de vos volumes et ensuite de quelques idées so-
ciales et politiques sur lesquelles nous différons.
Vous me demandez comment je me suis guéri des
hallucinations nerveuses que je subissais autrefois?
Par deux moyens : 1° en les étudiant scientifiquement,
c'est à-dire en lâchant de m'en rendre compte, et,
2° par la force de la volonté. J'ai souvent senti la folie
me venir. C'était dans ma pauvre cervelle un tour-
billon d'idées et d'images où il me semblait que ma
conscience, que mon moi sombrait comme un vais-
seau sous la tempête. Mais je me cramponnais à ma
raison. Elle dominait tout, quoiqu'assiégée et battue.
En d'autres fois je tâchais, par limagination, de mo
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 85
donner facticementces horribles souffrances. J'ai joué
avec la démence et le fantastique comme Mithridate
avec les poisons. Un grand orgueil me soutenait et j'ai
vaincu le mal à force de l'étreindre corps à corps.
Il y a un sentiment ou plutôt une habitude dont vous
me semblez manquer, à savoir Vamour de la contem-
plation. Prenez la vie, les passions et vous-même
comme un sujet à exercices intellectuels. Vous vous
révoltez contre l'injustice du monde, contre sa bas-
sesse, sa tyrannie et toutes les turpitudes et fétidités
de l'existence. Mais les connaissez -vous bien?avez-
vous tout éludié? Etes-vous Dieu? Qui vous dit que
voire jugement humain soit infaillible? que votre sen-
timent ne vous abuse pas? Gomment. pouvons-nous,
avec nos sens bornés et notre intelligence finie, arri-
ver à la connaissance absolue du vrai et du bien? Sai-
sirons-nous jamais l'absolu? Il faut, si l'on veut vivre,
renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit.
h'humanité est ainsiy il ne s'agit pas de la changer,
mais de la connaître. Pensez moins à vous. Aban-
donnez l'espoir d'une solution. Elle est au sein du
Père; lui seul la possède et ne la communique pas.
Mais il y a dans Vardeur de Vétude des joies idéales
faites pour les nobles âmes. Associez-vous par la pen-
sée à vos frères d'il y a trois mille ans; reprenez
toutes leurs souffrances, tous leurs rêves et vous sen-
tirez s'élargir à la fois votre cœur et votre intelli-
gence; une sympathie profonde et démesurée enve-
loppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous
les êtres. Tâchez donc de ne plus vivre en vous. Faites
de grandes lectures. Prenez un plan d'études, qu'il
soit rigoureux et suivi. Lisez de l'histoire, l'ancienne,
surtout. Astreignez-vous à un travail régulier et
fatigant. La vie est une chose tellement hideuse que
8
86 CORRESPONDAISCE DE G. FLAUBERT.
le seul moyen de la supporter, c'est de l'éviter. Et on
l'évite en vivant dans l'art, dans la recherche inces-
sante du vrai rendu par le beau. Lisez les grands
maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous
rapprocher de leur âme , et vous sortirez de cette
étude avec des éblouissements qui vous rendront
joyeuse. Vous serez comme Moïse en descendant du
Sinaï. Il avait des rayons autour de la face, pouravoir
contemplé Dieu.
Que parlez-vous de remords, de faute, d'appréhen-
sions vagues et de confession? Laissez tout cela ! Lais-
sez tout cela ! pauvre âme, par amour de vous. Puisque
vous vous sentez la conscience entièrement pure, vous
pouvez vous poser devant l'Élernel et dire : « Me
voilà ». Que craint-on quand on n'est pas coupable?
Et de quoi les hommes peuvent -ils être coupables!
insufïisants que nous sommes , pour le mal comme
pour le bien! Toutes vos douleurs viennent de l'excès
de la pensée oisive. Elle était vorace et, n'ayant point
de pâture extérieure, elle s'est rejetée sur elle-même
et s'est dévorée jusqu'à la moelle. Il faut la refaire^
l'engraisser et empêcher surtout qu'elle ne vagabonde.
Je prends un exemple : Vous vous préoccupez beau-
coup deé injustices de ce monde, de socialisme et de
politique. Soit. Eh bien! lisez d'abord tous ceux qui
ont eu les mêmes aspirations que vous. Fouillez les
utopistes et les rêveurs secs. — Et puis, avant de vous
permettre une opinion définitive, il vous faudra étudier
une science assez nouvelle, dont on parle beaucoup et
que l'on cultive peu, je veux dire l'Économie politique.
Vous serez tout étonnée de vous voir changer d'avis,
de jour en jour, comme on change de chemise. N'im-
porte, le scepticisme n'aura rien d'amer, car vous
serez comme à la comédie de l'humanité et il vous
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 87
semblera que l'Hisloire a passé sur le monde pour
vous seule.
Les gens légers, bornés, les esprits présomptueux
et enthousiastes veulent en toute chose une conclu-
sion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de
l'infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une
poignée de sable et ils disent à l'Océan : « Je vais
compter les grains de tes rivages. » Mais comme les
grains leur coulent entre les doigts et que le calcul est
long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu'il
faut faire sur la grève? Il faut s'agenouiller ou se pro-
mener. Promenez-vous.
Aucun grand génie n'a conclu et aucun grand livre
ne conclue, parce que l'humanité elle-même est tou-
jours en marche et qu'elle ne conclue pas. Homère ne
conclue pas, ni Shakespeare, ni Gœthe, ni la Bible
elle-même. Aussi ce mot fort à la mode le Problème
social, me révolte profondément. Le jour où il sera
trouvé, ce sera le dernier de la planète. La vie est un
éternel problème, et l'histoire aussi, et tout. Il s'ajoute
sans cesse des chiffres à l'addition. D'une roue qui
tourne, comment pouvez-vous compter les rayons ? Le
dix-neuvième siècle dans son orgueil d'affranchi s'ima-
gine avoir découvert le soleil. On dit par exemple que
la Réforme a été la préparation de la Révolution fran-
■çaise. Gela serait vrai si tout en devait rester là, mais
cette révolution est elle-même la préparation d'un autre
état. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Nos idées les plus
avancées sembleront bien ridicules et bien arriérées
quand on les regardera par-dessus l'épaule. Je parie
que dans 50 ans seulement, les mots : Problème social ^
moralisation des masses, progrès et démocratie se-
ront passés à l'état de « rengaine » et apparaîtront
aussi grotesques que ceux de : sensibilité, nature, pré-
88 CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT.
jugés et doux liens du cœur, si fort à la mode vers la
fin du dix-huitième siècle.
C'est parce que je crois à l'évolution perpétuelle de
l'humanité et à ses formes incessantes, que je hais
tous les cadres où on veut la fourrer de vive farce,
toutes les formalités dont on la définit, tous les plans
que l'on rêve pour elle. La démocratie n'est pas plus
son dernier mot que l'esclavage ne l'a été, que la féo-
dalité ne l'a été, que la monarchie ne l'a été. L'horizon
perçu par les yeux humains n'est jamais le rivage,
parce qu'au-delà de cet horizon, il y en a un autre, et
toujours ! Ainsi chercher la meilleure des religions,
ou le meilleur des gouvernements, me semble une folie
iiiaise. Le meilleur, pour moi, c'est celui qui agonise,
parce qu'il va faire place à un autre.
Je vous en veux un peu pour m'avoir dit, dans une
de vos précédentes lettres, que vous désiriez pour tous
« l'instruction obligatoire ». — Moi, j'exècre tout ce
qui est obligatoire, toute loi, tout gouvernement, toute
règle. Qui êtes-vous donc, ô société, pour me forcer à
quoi que ce soit? Quel Dieu vous a fait mon maître?
Remarquez que vous retombez dans les vieilles injus-
tices du passé. Ce ne sera plus un despote qui pri-
mera l'individu, mais la foule, le salut public, l'éter-
nelle raison d'Etat, le mot de tous les peuples, la
maxime de Robespierre. J'aime mieux le désert, je
retourne chez les Bédouins qui sont libres.
Comme le papier s'allonge, chère lectrice, en cau-
sant avec vous. Il faut pourtant, avant de clore ma
lettre, que je vous parle de vos deux livres.
Ce qui m'a surpris et ce qui pour moi domine dans
votre talent, c'est la faculté poétique et l'idée philoso-
phique, quand elle se forme à la grande morale éter-
nelle , je veux dire , quand vous ne parlez pas en
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 89
votre nom propre. Il y a un homme dont vous devriez
vous nourrir, et qui vous calmerait, c'est Montaigne.
Étudiez-le à fond, je vous l'ordonne, comme méde-
cin. Ainsi, dans Cécile (page 18), voici une phrase
que j'aime : « C'est en vain qu'on ose donner le
change », etc. La page 4o : « Le ciel me semblait
plus bleu, le soleil plus brillant » est charmante. Un
effet de soleil sur la mer à Dieppe (page 103), m'a ravi ;
vous excellez dans ces effets-là. La grande lettre de
Cécile est une bonne chose. Il en est de même du ca-
ractère de Julia et de la passion désordonnée qu'elle
inspire. Mais je blâme souvent le lâche du style, des
expressions toutes faites, comme les notabilités de la
société, page 85 : « Le destin jeta une nouvelle pomme
de discorde » ; page 87 : « M'abreuver de son sang »;
page 91. Cela se dit en tragédie, et ne doit plus se
dire, parce que jamais cela ne fut pensé. Ce sont de
légères fautes, il est vrai; mais un esprit aussi distin-
gué que le vôtre devrait s'en abstenir. Travaillez !
travaillez !
Voici un trait que je trouve excellent, page 114 :
« Avec autant de terreur que si elle eût ignoré les faits
qu'elle contenait »; et cette phrase jetée en passant,
page 124 : « Il faut avoir vécu dans une ville de pro-
vince pour savoir », etc. Les pages 132-133 : fort beau.
L'oubli, celte grande misère du cœur humain qui les
complète toutes. 146, sublime ! La longue lettre de
Julia, écrite de son couvent, est un petit chef-d'œuvre
et de tout ce que je connais de vous, c'est incontesta-
blement ce que j'aime le mieux. Tout ce roman de
Cécile, du reste, me plaît beaucoup. Je n'en blâme que
le cadre. L'ami qui écoute l'histoire ne sert pas à grand*-
chose. Vos dialogues, en général, ne valent pas vos
narrations, ni surtout vos expositions de sentiment.
8.
90 CORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT.
Vous voy€z que je vous traite en ami, c'est-à-dire sé-
vèrement. C'est parce que je suis sûr que vous pou-
vez faire des choses charmantes, exquises, que je me
montre si pédant. Rabattez la moitié de mes critiques
et centuplez mes éloges. Ma première lettre sera rem-
plie par mes observations sur Angélique.
A Jules Duplan.
Veuillez dire à l'énergumène Crépet de m'envoyer
incontinent les renseignements sur Garthage. Je les
attends avec curiosité et impatience.
Vos lettres sont courtes, mon vieux. Mais je vous
vitupère surtout de laisser là Siraudin. Allons caleux !
Fa! outre!!!
Quant à moi, j'ai une indigestion de bouquins. Je
rote l'in-folio. Voilà 53 ouvrages différents sur lesquels
j'ai pris des notes depuis le mois de mars ; j'étudie
maintenant VArt militaire, je me livre aux délices de
la contrescarpe et du cavalier, je pioche les balistes et
les catapultes. Je crois enfin pouvoir tirer des effets
neufs du tourlourou antique. Quant au paysage, c'est
encore bien vague ; je ne sens pas encore le côté reli-
gieux. La psychologie se cuit tout doucement, mais
c'est une lourde machine à monter. Je me suis jeté là
dans une besogne bougrement difficile. Je ne sais
quand j'aurai fini, ni même quand je commencerai.
Ai-je bien fait d'envoyer ma carte au père Dumac?
il me semble que oui ; car son article à tout prendre
était favorable, bien qu'il ait lu mon livre légèrement.
Je sais pertinemment qu'il y aura un article sur moi
dans VUnivers; je vous le recommande.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 91
J'ai reçu le Cuvillier. C'est d'une insigne mauvaise
foi. Remarquez-vous qu'on affecte de me confondre
avec le jeune Alex. ? Ma Bovary est une Dame aux
Camélias, naintenanl! Boum ! Quant au Balzac, j'en
ai décidément les oreilles cornées. Je vais tâcher de
leur triple-ficeler quelque chose de rutilant et de
gueulard où le rapprochement ne sera plus facile.
Sont-ils bêtes avec leurs observations de mœurs 1 Je
me f... bien de ça!
Au même.
Je viens d'écrire à Edmond About et à Feydeau pour
votre ami Maisiat. A Feydeau, afin qu'il se charge de
la commission, c'est-à-dire qu'il surveille Théo. Je lui
ai recommandé de repasser la note à Saint- Victor, ce
qui ne peut pas nuire. Si j'avais écrit à Gautier, je
n'aurais pas eu de réponse, parce qu'il est fort peu
épisiolaire. Mais de cette façon, je saurai ce qui en
adviendra. J'ai écrit il y a quelques jours à Théo pour
lui recommander Foulogne. Si vous voyez ce dernier
chez Gleyre, vous pourrez le lui dire. Je souhaite que
tout cela serve à quelque chose.
J'ai reçu le Figaro et V Univers. Est-ce beau? Je
suis en exécration dans le parti prêtre, cela doit atten-
drir Gleyre à l'endroit de la Bovary.
Vous me faites l'effet, mon cher ami, vous qui
m'engueulez sur mes couillonnades, d'un fier caleur !
Et Siraudin? s... n... de D...! Il ne s'agit pas de
rester assis sur votre derrière, comme ung veau pleu-
rard ! Allons à l'ouvrage ! nom d'un petit bonhomme !
Le meilleur de la vie se passe à dire : « Il est trop
92 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
tôt », puis : (( 11 est trop tard. » — Moi, dès le com-
mencement d'août, je me mets à Garthage; j'ai bientôt
tout lu. On ne pourra, je crois, me prouver que j'ai
dit, en fait d'archéologie, des sottises. C'est déjà beau-
coup.
Je n'ai pas reçu le livre de Crépet; qu'il l'adresse
chez mon frère, à l'Hôtel-Dieu, à Rouen. Si Crépet
était un brave, il passerait à l'Institut ou rue de Seine,
2, et ferait de ma part une révérence et mille remercî-
ments à M. Alfred Maury, bibliothécaire de l'Institut,
lequel tient à ma disposition un « mémoire sur l'Ori-
chalque de Rossignol. » Il ne sait comment me faire
parvenir la chose. Crépet mettrait cette brochure dans
le paquet du susdit livre.
Lisez l'anecdote suivante. Vous m'avez entendu
parler d'un certain Anthime, ancien domestique de
ma mère et mari de la cuisinière que nous avons. Ce
respectable serviteur, haut de cinq pieds huit pouces,
porteur de boucles d'oreilles, de bagues et de chaînes
d'or, tournure de chantre, air idiot, ami des prêtres et
coopérant, l'été, à l'édification des reposoirs, renvoyé
pour ses mauvaises mœurs, avait trouvé, en sortant
de notre service, un ancien distillateur enrichi que
l'on appelle familièrement le père Poussin. Ledit père
Poussin était plutôt l'ami que le maître d'Anthime. Ils
sortaient bras-dessus bras-dessous, et faisaient, le
soir, la petite partie de cartes. Eh bien! tout à coup,
le père Poussin s'est fâché et a mis Anthime à la
porte. Il a dit à la femme de ce misérable un bien beau
mot : « C'est un homme, madame, qui aime son sem-
blable. » N.-B. — Le père Poussin est âgé de 72 ans 1
et hideux! Il a un tremblement continuel et bava-
chotte agréablement.
Voilà, monsieur, où nous ont conduit les révolu-
I
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 93
lions. Les couches inférieures n'ont plus aucune con-
sidération pour les supérieures. Les domestiques, à
présent, ne respectent plus leurs maîtres ; cependant,
on ne peut nier qu'ils les aiment.
Est-ce joli? Je termine comme Lucrèce Borgia:
« Hein? qu'en pensez-vous?... pour la campagne!
A Louis Bouîlhet.
Enfin ! je vais en finir avec mes satanées notes ! J'ai
encore trois volumes à lire et puis c'est tout. C'est bien
tout 1 Au milieu ou à la fin de la semaine prochaine,
je m'y mets. Je n'en éprouve aucune envie intellectuelle
mais une sorte de besoin physique. Il me faut changer
d'air. Et puis je n'apprends plus rien du tout. J'ai
épuisé, je crois, la matière complètement. C'est main-
tenant qu'il va falloir se monter et gueuler ! dans le
silence du cabinet.
Réponds- moi tout de suite pour me dire si tu me
permets d'envoyer ton adresse à La Rounat, le- susdit
me la demande à grands cris. Il s'informe de loi con-
sidérablement et m'apprend que ta pièce est annon-
cée dans les feuilles publiques sous le titre de Une
Fille 7-taturelle.
Le public, il parait, s'occupe de nos seigneuries,
car on a annoncé dans trois journaux que je faisais un
roman carthaginois intitulé Les Mercenaires. Cela est
très flatteur, mais m'embête fort; on a l'air d'un char-
latan, et puis le public vous en veut de l'avoir tant fait
94 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
altendre. Bien entendu que je ne m'en hâterai pas
d'une minute de plus.
Apprends que ton ami Napoléon Gallet a été décoré
par Sa Majesté comme chef du conseil des Prud'-
hommes. De plus, d'autre filateurs et industriels sont
mèmement décorés de l'étoile des hraves.
J'ai eu, avant-hier, un spectacle triste. Ayant une
grande demi-heure à perdre avant de pouvoir entrer à
la bibliothèque, j'ai été faire une visite au collège, où
l'on distribuait les prix. Quelle décadence ! Quels
pauvres petits bougres I plus d'enthousiasme, plus de
gueulades. Rien! rien! On a complètement séparé la
cour des Grands de la cour des Moyens ; mesure de
police qui m'a révolté et on a retiré, dans la cour des
Grands, devine quoi? devine qui?... Les lieux ! Oui !
ces braves latrines où l'urine, par flaques énormes,
aurait pu noyer le cheval de Préault a nourri cepeur
dant des marais de la Gaule », ces pauvres Heux où
l'on fumait des cigarettes de maryland, roulées si poé-
tiquement avec des doigts abîmés d'engelures ! Et à
la place, à la sacro-sainte place où ils étaient, se
tenaient assises sur deux chaises, deux piètres bonnes
sœurs qui quêtaient pour les pauvres. Et la lente, une
manière de tente algérienne, avec des escalopures
arabes, chic alhambra I... J'étais indigné! — Voix du
père Horie, où es-tu, me disai-je, où es-tu ?... en en-
tendant à peine le grêle organe d'un maigre pion qui
lisait le palmarès. Et les mômes arrivaient sur l'es-
trade, toutdoucettement, au petit pas, comme desjeunes
personnes dans un boarding-school, et faisaient la
révérence. Ah! tout y manquait, depuis la trogne du
père Dai-gnez jusqu'au non-nez de Bastide, le tam-
bour-maître... Ils économisaient jusqu'aux fanfares!
J'ai cherché sur les murs des noms d'autrefois et
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 95
n'en ai pas vu un seul. J'ai regardé dans l'e parloir si
je ne retrouverais pas les bonnes têtes d'après l'an-
tique qui y moisissaient depuis 181.5, et sous la porte
du père Pelletier, s'il y avait encore ces trois pouces
de vide, par où l'on voyait apparaître les bottes de
M. le proviseur et de M. le censeur... Tout cela est
changé, réparé, bouché, gratté, disparu. Il m'a même
semblé que la loge du portier ne sentait plus le bon-
dard de Neufchâtel ! Et j'ai tourné les talons, très
triste.
Je t'assure que je n'ai pas eu, en voyage, devant
n'importe quelle ruine, un sentiment d'antiquité plus
profond. Ma jeunesse est aussi loin de moi que Ro-
mulus.
Je t'engage à lire (comme chose bien fétide) une
lettre de Béranger à Legouvé, où il lui donne des con-
seils sur la carrière d'homme de lettres ! C'est un mor-
ceau, sérieusement!
Et toi, mon vieux, ça va-t-il? Tâche, quand tu
viendras ici, dans un bon mois, de m'apporter le
deuxième acte fait. Bon courage! marche! Je t'em-
brasse.
A Charles Baudelaire.
Vendredi, 14 août 1857.
Je viens d'apprendre que vous êtes poursuivi à cause
de votre volume. La chose est déjà un peu ancienne,
me dit-on. Je ne sais rien du tout, car je vis ici comme
à cent lieues de Paris,
Pourquoi? Contre qui avez -vous attenté encore?
93 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Est-ce à la Religion? Sont-ce les mœurs? Avez -vous
passé en justice ? Quand sera-ce? etc.
Ceci est du nouveau : poursuivre un volume de vers !
Jusqu'à présent la magistrature laissait la poésie fort
tranquille.
Je suis grandement indigné. Donnez-moi des dé-
tails sur votre affaire, si ça ne vous embête pas trop,
et recevez mille poignées de main des plus cor-
diales.
A Jules Duplan.
Merci, mon cher vieux, je me procurerai à Rouen
Vlllustration et la Revue des Deux-Mondes.
J'ai ce matin reçu un numéro du Journal du Loiret
où il y a un article de Cormenin très bienveillant.
Mais vous l'avouerai je, je n'en ai pas encore trouvé
un qui me gratte à l'endroit sensible, c'est-à-dire qui
me loue par les côtés que je trouve louables et qui me
blâme par ceux que je sais défectueux. Peu importe du
reste, la Bovary est maintenant bien loin de moi. Ma
table est tellement encombrée de livres que je m'y
perds. Je les expédie rapidement et sans y trouver
grand'cbose. Je tiens cependant à Carthage, et coûte
que coûte, j'écrirai cette truculente facétie. Je vou-
drais bien commencer dans un mois ou deux. Mais il
faut auparavant que je me livre par l'induction à un
travail archéologique formidable. Je suis en train de
lire un mémoire de 400 pages in-quarto sur le Cyprès
pyramidal ; par ce qu'il y avait des cyprès dans la cour
du temple d'Astarté, cela peut vous donner une idée
du reste. Voilà la pluie qui se met à tomber. Je suis
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 97
seul comme au fond du désert et je pense avec une
certaine mélancolie à nos dimanches de cet hiver.
A Ernest Feydeau.
Non, mon cher monsieur, je n'ai commis aucune
lâcheté, même de geste, relative à votre endroit; et
avant de traiter un homme de couillon il faut avoir
des preuves. Je trouve cette supposition gratuite et du
plus détestable goût, mon bonhomme. Je ne laisse
jamais personne échiner devant moi mes amis. (C'est
un privilège que je me réserve.) Ils m'appartiennent,
je ne permets pas qu'on y touche. Rassure-toi du
reste ; Ion ennemi Aubryet ne m'a dit aucun mal de
ta Seigneurie. Je l'ai vu, seul, pendant vingt minutes
à peu près. Sitôt le dîner fini, il s'est embarqué. Voilà,
et tu es un insolent.
Ta mauvaise opinion sur moi vient de ce qu'un jour
je ne me suis pas mis de ton bord dans une discus-
sion. Le vrai est que je vous trouvais tous les deux
également absurdes, et la lâcheté eut été de soutenir
des théories qui n'étaient point miennes.
Tu me paieras toutes ces injures dans la critique
que je te ferai de ton Été, Grand Enragé ! En l'atten-
dant tu peux te vanter d'avoir fait un certain cha-
pitre XVII qui est un morceau.
Si tu crois que tu m'amèneras au culte du simple et
du carré de choux, détrompe-toi^ mon vieux! dé-
trompe-toi ! Je sors d'Yonville, j'en ai assez ! Je de-
mande d'autres guitares maintenant. Chaussons le
cothurne et entamons les grandes gueulades. Ça fait
du bien à la santé.
0
98 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
As-tu lu mon éreintement dans VUnivers? J'attire
la haine du parti-prêtre, c'est trop juste. Les mânes
d'Homais se vengent.
Je déclare, du reste, que tous ces braves gens-là
(de VUnivers de la Revue des Deux-Mondes, des
Débats, etc.,) sont des imbéciles qui ne savent pas leur
métier. Il y avait à dire contre mon livre, bien mieux
et plus. Un jour, que nous serons seuls chez moi et
les portes barricadées, jeté coulerai dans le tuyau de
l'oreille mes opinions secrètes sur la Bovary. J'en
connais mieux que personne les défauts et les vraies
fautes. Ainsi il y avait tout au commencement une
monstruosité grammaticale dont aucun, bien entendu,
ne s'est aperçu. Mais tout cela importe fort peu.
J'entamerai probablement Garthage dans un mois.
Je laboure la Bible de Cahen, les origines d'Isidore,
Selden et Braunius. Voilà. J'ai bientôt lu tout ce qui se
rapporte à mon sujet de près ou de loin, et bien que tu
m'accuses d'ignorance crasse en botanique, je te
f... une flore Tunisienne et Méditerranéenne très
exacte, mon vieux. Mais il faut, auparavant, l'ap-
prendre.
Sache, d'ailleurs, que j'ai eu un prix en botanique.
Le sujet de la composition était l'histoire des Champi-
gnons. J'avais couché, sur ce mets des Dieux, vingt-
cinq pages tirées de Bosmare qui excitèrent l'entliou-
siasme de mes professeurs, et j'obtins la « juste récom-
pense de mes labeurs assidus. »
Ce qui m'embête à trouver dans mon roman, c'est
l'élément psychologique, à savoir la façon de sentir.
Quant à la couleur, personne ne pourra me prouver
qu'elle est fausse.
Ci-inclus une petite note pour Théo. S'il peut dire
du bien du susdit peintre, il me fera plaisir. Je lui ai
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 99
déjà recommandé quelqu'un, j'ai peur de l'embêter
avec toutes mes recommandations. Tâche néanmoins
qu'il s'exécute, lui ou saint Victor.
Que vas-tu faire à Luchon, grand lubrique? Rani-
mer dans une atmosphère pure ta santé épuisée par
les débauches de la capitale ! Tu vas porter, au sein des
populations rustiques, les vices et l'or de la civiHsa-
tion ! Tu vas séduire les servantes ! briller dans les
tables d'hôte par ton esprit! semer des maximes in-
cendiaires, chausser de grandes guêtres et recueillir
des métaphores ! rien que des métaphores et des
paysages ! matérialiste que lu es !
Adieu. Tâche de bien te conduire et que ta famille
ne soit pas obligée d'aller recueillir les morceaux épars
de ton cadavre, déchiré en pièces dans quelque lupa-
nar. Ne moleste personne, il y a maintenant des gen-
darmes, prends garde ! Tu te ruines le tempérament !
on te le répète, mais tu ne veux croire personne. Le
libertinage t'emporte ! Adieu, mon vieux, bon voyage»
on t'embrasse sur le marchepied.
A Eugène Crépet.
Mon cher ami,
Vous recevrez, à peu près en même temps que ma
lettre; votre volume deV Encyclopédie catholique, dans
lequel je n'ai rien trouvé. Je ne vous en remercie pas
moins 1res fort. Gela est pris partout et trop élémen-
taire; j'en sais. Dieu merci, plus long, ce qui n'est pas
dire que j'en sache beaucoup.
Si vous découvriez autre chose comme gravures.
100 CORRESPONDAiSCE DE G. FLAUBERT.
dessins, etc.. envoj^ez-les moi. Je paierais je ne sais
quoi pour avoir la reproduction d'une simple mosaïque
réellement punique 1 Je crois néanmoins être arrivé à
des prohabilités. On ne pourra pas me proircer que
j'aie dit des absurdités. Si vous connaissiez aussi
quelque bouquin spécial sur les mercenaires, faites
m'en part.
J'ai de temps à autres de vos nouvelles par Duplan.
Resterez- vous à Paris tout l'été? — Je ne sais, quant
à moi, l'époque où l'on m'y reverra. Dans quinze jours
je vais me mettre à écrire. Priez pour moi toutes les
garces du Pindel
Adieu, mille bons souvenirs au père Gide et à vous
trente-six mille poignées de main.
A Charles Baudelaire.
23 août 1857.
Mon cher ami,
J'ai reçu les arlicles sur votre volume. Celui d'As-
selineau m'a fait grand plaisir. Il est, par parenthèse,
bien aimable pour moi. Dites-lui de ma part un petit
mot de remerciement. Tenez-moi au courant de votre
affaire, si ça ne vous ennuie pas trop. Je m'y inté-
resse comme si elle me regardait personnellement.
Cette poursuite n'a aucun sens.
Elle me révolte.
Et on vient de rendre des honneurs nationaux à Dé-
ranger î à ce sale bourgeois qui a chanté les amours
faciles et les habits râpés !
J'imagine que dans l'efîervescence d'enthousiasme
où Ton est à ['encontre de cette glorieuse binette,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 101
quelques fragments de ses chants (qui ne sont pas des
chansons mais des odes de Prudhomme) lus à l'au-
dience, seraient d'un bel effet. Je vous recommande
ma Jeannelon, la Bacchante^ la Grand* mèrey etc. Tout
cela est aussi riche de poésie que de morale, — et puis-
qu'on vous accuse, sans doute, d'outrages aux mœurs
et à la religion, je crois qu'un parallèle entre vous deux
ne serait pas maladroit. Communiquez cette idée
(pour ce qu'elle vaut?) à votre avocat.
Voilà tout ce que j'avais à vous dire, et que je vous
serre les mains.
A Ernest Feydeau,
Oui ! samedi prochain, à 7 heures 50, rue Verte ! Je
serai là samedi, mais pas plus tard. Est-ce bien
sûr?
J'en ai fini avec mes notes et je vais m'y mettre
cette semaine, ou dès que tu seras parti de céans ! Il
faut bien se résigner à écrire.
Je suis un peu remonté, à la surface du moins. Car
au fond, je suis bougrement inquiet. Plus je vais et
plus je deviens poltron. Je nose plus. (Et tout est là :
oser !) Ce qui n'empêche pas que le susdit roman ne
soit la preuve d'un toupet exorbitant. Et puis, comme
le sujet est très beau, je m'en méfie énormément vu
que l'on rate généralement les beaux sujets. Ce mot,
d'ailleurs, ne veut rien dire, tout dépend de l'exécu-
tion. L'histoire d'un pou peut être plus belle que celle
d'Alexandre. Enfin ! nous verrons.
Adieu, cher vieux, à samedi. Nous taillerons, j'ima-
gine, une fière bavette. Mais je ne parlerai nullement
9.
102 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
de Carthage, parce que parler de mes plans me
trouble. Je les expose toujours mal. On me fait des
objections et je perds la boule.
A Charles Baudelaire.
Croisset, mercredi soir, octobre 1857.
Je vous remercie bien, mon cher ami. Votre article
m'a fait le plus grand plaisir. Vous êtes entré dans les
arcanes de l'œuvre, comme si ma cervelle était la
vôtre. Cela est compris et senti à fond.
Si vous trouvez mon livre suggestif, ce que vous
avez écrit dessus ne l'est pas moins, et nous causerons
de tout cela dans six semaines, quand je vous
reverrai.
En attendant, mille bonnes poignées de main, en-
core une fois
A Ernest FeydeaUb
Mon bon,
Je crois qu'il est toujours convenable de / aver son
linge sale. Or, je lave le mien tout de suite. « Je t'en
ai voulu » et t'en veux encore un peu d'avoir supposé
que j'avais, avec Aubryet, dit du mal de ta personne
ou de tes œuvres. Je parle ici très sérieusement. Gela
m'a choqué, blessé. C'est ainsi que je suis fait. Sache
que cette lâcheté-là m'est complètement antipathique.
Je ne permets à personne de dire devant moi plus de
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. J03
mal de mes amis que je ne leur dis en face. Et quand
un inconnu ouvre la bouche pour médire d'eux, je la
lui clos immédiatement. Le procédé contraire est très
admis, je le sais, mais il n'est nullement à mon usage.
Qu'il n'en soit plus question I et tant pis pour toi si tu
ne me comprends pas. Causons de choses moins sé-
rieuses et fais-moi l'honneur, à l'avenir, de ne pas
me juger comme le premier venu.
Sache d'ailleurs, ô Feydeau, que « jamais je ne
blague. » Il n'y à pas d'animal au monde plus sérieux
que moi ! Je ris quelquefois mais plaisante fort peu, et
moins maintenant que jamais. Je suis malade par
suite de peur, toutes sortes d'angoisses m'emplissent:
Je vais me mettre à écrire.
Non ! mon bon î Pas si bête ! Je ne te montrerai
rien de Garlhage avant que la dernière ligne n'en soit
écrite, parce que j'ai bien assez de mes doutes sans
avoir par-dessus ceux que tu me donnerais. Tes ob-
servations me feraient perdre la boule. Quant à l'ar-
chéologie, elle sera « probable ». Voilà tout. Pourvu
que l'on ne puisse pas me prouver que j'ai dit des ab-
surdités, c'est tout ce que je demande. Pour ce qui est
de la botanique, je m'en moque complètement. J'ai vu
de mes propres yeux toutes les plantes et tous les
arbres dont j'ai besoin.
• Et puis, cela importe fort peu, c'est le côté secon-
daire. Un livre peut être plein d'énormités et de bé-
vues et n'en être pas moins fort beau. Une pareille
doctrine, si elle était admise, serait déplorable ; je le
sais, en France surtout, où l'on a le pédantisme de
l'ignorance. Mais je vois dans la tendance contraire
(qui est la mienne, hélas!) un grand danger. L'étude
de l'habit nous fait oublier l'àme. Je donnerais la
demi-rame de notes que j'ai écrites depuis cinq mois
104 CORRESPONDANCE DE G. FLALBERT.
ot les 98 volumes que j'ai lus, pour êlre pendant trois
secondes, seulement, « réellement » émotionné par la
passion de mes héros. Prenons garde de tomber dans
le brimborion, on reviendrait ainsi tout doucement à
la Cafetière de l'abbé Delille. Il y a toute une école de
peinture maintenant qui, à force d'aimer Pompéï, en
est arrivée à faire plus rococo que Girodet. Je crois
donc qu'il ne faut « rien aimer », c'est-à-dire qu'il faut
planer impartialement au-dessus de tous les ob-
jectifs.
Pourquoi tiens-tu à m'agacer les nerfs en me soute-
nant qu'un carré de choux est plus beau que le désert ?
Tu me permettras d'abord de te prier d' « aller voir »
le désert avant d'en parler! Au moins, s'il y avait
aussi beau, passe encore. Mais, dans cette préférence
donnée au légume bourgeois, je ne puis voir que le
désir de me faire enrager. Ce à quoi tu réussis. _Tu
n'auras de ma seigneurie aucune critique écrite sur
l'Été parce que 1° Ça me demanderait trop de temps.
2o II se pourrait que je dise des inepties, ce que faire
ne veux ! Oui ! j'ai peur de me compromettre, car je
ne suis sûr de rien (et ce qui me déplaît est peut-être
ce qu'il y a de meilleur? J'attends pour avoir une opi-
nion inébranlable et brutale que l'Automne soit paru.
Le Printemps m'a plu, m'a enchanté, sans aucune
restriction. Quant à l'Eté, j'en fais (des restric-
tions).
Maintenant, — mais je me tais, parce que mes ob-
servations porteraient sur un « parti pris » qui est
peut-être bon, je n'en sais rien. Et comme il n'y a
rien au monde de plus désobligeant et plus stupide
qu'une critiqué injuste, je me prive de la mienne, quj
pourrait bien l'être. Voilà, mon cher vieux. Tu vas
dans ta conscience me traiter encore de lâche. Cette
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 105
fois, tu auras raison, mais cette lâcheté n'est que de la
prudence.
T'amuses-tu? Emploies-tu tes préservatifs, homme
immonde! Quel gaillard que mon ami Feydeau et
comme je l'envie ! Moi je m'embête démesurément. Je
me sers vieux, éreinté, flétri. Je suis sombre comme
un tombeau et rébarbatif comme un hérisson.
Je viens de lire d'un bout à l'autre le livre de Gahen.
Je sais bien que c'est très fidèle, très bon, très savant :
n'importe ! Je préfère cette vieille Vulgate, à cause du
latin î Gomme ça ronfle ! à côté de ce pauvre petit
français malingre et pulmonique ! Je te montrerai
môme deux ou trois contre-sens (ou enjolivements) de
ladite Vulgate qui sont beaucoup plus beaux que le
sens vrai.
Allons, divertis-toi, et prie Apollon qu'il m'inspire^
car je suis prodigieusement aplati. A toi.
A M"' Leroyer de Chantepie.
4 novembre 1857.
Comme je suis honteux envers vous, ma chère cor-
respondante ! Aussi, pour me prouver que vous ne me
gardez aucune rancune, répondez-moi tout de suite.
N'imitez pas mon long silence, le motif n'en a pas été
gai, je vous assure. Si vous saviez comme je me suis
ennuyé, rongé, dépité ! Il faut que j'aie un tempéra-
ment herculéen pour résister aux atroces tortures où
mon travail me condamne. Qu'ils sont heureux ceux
qui ne rêvent pas l'impossible! On se croit sage parce
qu'on a renoncé aux passions actives. Quelle vanité!
Il est plus facile de devenir millionnaire et d'habiter
des palais vénitiei >3 pleins de chefs-d'œuvre que d'é-
i06 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
crire une bonne page et d'être content de soi. J'ai
commencé un roman antique, il y a deux mois, dont
je viens de finir le premier chapitre ; or, je n'y trouve
rieïi de bon, et je me désespère là-dessus jour et nuit
sans arriver à une solution. Plus j'acquiers d'expé-
rience dans mon art et plus cet art devient pour moi
un supplice : l'imagination reste stationnaire et le goût
grandit. Voilà le malheur. Peu d'hommes, je crois,
auront autant souffert que moi, par la littérature. Je
vais rester, encore pendant deux mois à peu près,
dans une solitude complète, sans autre compagnie que
celle des feuilles jaunes qui tombent, et de la rivière
qui coule. Le grand silence me fera du bien, espé-
rons-le ! Mais si vous saviez comme je suis fatigué
par moments ! Car moi qui vous prêche si bien la sa-
gesse, j'ai comme vous un spleen incessant, que je
tâche d'apaiser avec la grande voix de l'Art; et quaiid
cette voix de sirène vient à défaillir, c'est un accable-
ment, une irritation, un ennui indicibles. Quelle pauvre
chose que l'humanité, n'est-ce pas? Il y a des jours
où tout m'apparaît lamentable, et d'autres où tout me
semble grotesque. La vie, la mort, la joie et les larmes,
t.out cela se vaut, en définitive. Du haut de la planète
de Saturne, notre univers est une petite étincelle. Il
faut tâcher, je le sais bien, d'être par l'esprit aussi
haut placé que les étoiles. Mais cela n'est pas facile,
continuellement.
Avez-vous remarqué comme nous aimons nos dou-
leurs? Vous vous cramponnez à vos idées religieuses
qui vous font tant souffrir, et moi à ma chimère de
style qui m'use le corps et l'âme. Mais nous ne valons
peut-être quelque chose que par nos souffrances, car
elles sont toutes des aspirations. Il y a tant de gens
dont la joie est si immonde et l'idéal si borné, que
CORRESPO?{DANCE DE G. FLAUBERT. 107
nous devons bénir notre malheur, s'il nous fait plus
dignes.
Je vous conseille de voyager et vous m'objectez votre
santé. C'est à cause d'elle précisément qu'il faudrait
changer de vie. Ayez ce courage, brise2 avec tout,
pour un moment. Donnez un peu d'air à votre poi^
trine. Votre âme respirera plus à l'aise. Que vous coû-
terait un déplacement d'un mois pour essaj'er? Il ne
faut pas réfléchir en ces choses-là. On met deux che-
mises dans un sac de nuit et on part. Il faudra pour-
tant que nous nous connaissions de uue, que nous
nous serrions la main autrement que par lettres. Le-
quel de nous deux ira vers l'autre ? pourquoi ne vien-
driez-vous pas cet hiver à Paris entendre un peu de
musique ?
Si je vivais avec vous, je vous rendrais l'existence
rude et vous vous en trouveriez mieux , j'en suis sûr.
Vous me parlez de Béranger dans votre dernière
lettre. L'immense gloire de cet homme est, selon moi,
une des preuves les plus criantes de la bêtise du public.
Ni Shakespeare, ni Gœthe, ni Byron, aucun grand
homme enfin n'a été si universellement admiré. Ce
poète n'a pas eu jusqu'à présent un seul contradicteur
et sa réputation n'a pas même les taches du soleil.
Astre bourgeois, il pâlira dans la postérité, j'en suis
sûr. Je n'aime pas ce chansonnier grivois et militaire.
Je lui trouve partout un goût médiocre, quelque chose
de terre à terre qui me répugne. De quelle façon il
parle de Dieu! et de l'amour! Mais la France est un
piètre pays, quoiqu'on dise. Béranger lui a fourni tout
ce qu'elle peut supporter de poésie. Un lyrisme plus
haut lui passe par-dessus la tête. C'était juste ce qu'il
fallait à son tempérament. Voilà la raison de cette pro-
digieuse popularité. Et puis l'habileté pratique du boo-
108 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
homme! Ses gros souliers faisaient valoir sa grosse
gaieté. Le peuple se mirait en lui depuis l'âme jus-
qu'au costume.
A propos de Spinosa (un fort grand homme, celui-là),
tâchez de vous procurer sa biographie par Boulainvil-
liers. Elle est dans l'édition latine de Leipsick. Emile
Saisset a traduit, je crois, l'Éthique. Il faut lire cela.
L'article de M. Coignet, dans la Revue de Paris, était
bien insuffisant. Oui, il faut lire Spinosa. Les gens
qui l'accusent d'athéisme sont des ânes. Goethe disait :
« Quand je me sens troublé, je relis l'Ethique. » Il vous
arrivera peut-être, comme à Gœthe, d'être calmée
par cette grande lecture. J'ai perdu, il y a dix ans,
l'homme que j'ai le plus aimé au monde, Alfred Le-
poittevin. Dans sa maladie dernière, il passait ses
nuits à lire Spinosa.
Je n'ai jamais connu personne (et je connais bien du
monde) d'un esprit aussi transcendantal que cet ami,
dont je vous parle. Nous passions quelquefois six
heures de suite à causer métaphysique. Nous avons
été hautj quelquefois, je vous assure. Depuis qu'il est
mort, je ne cause plus guère avec qui que ce soit, je
bavarde ou je me tais. Ah! quelle nécropole que le
cœur humain! Pourquoi aller aux cimetières? Ouvrons
nos souvenirs, que de tombeaux!
Comment s'est passée votre jeunesse? La mienne a
été fort belle intérieurement. J'avais des enthou-
siasmes que je ne retrouve plus, hélas! des amis qui
sont morls ou métamorphosés. Une grande confiance
en moi, des bonds d'âme superbes, quelque chose
d'impétueux dans toute la personne. Je rêvais l'amour,
la gloire, le beau. J'avais le cœur large comme le
monde et j'aspirais tous les vents du ciel. Et puis, peu
à peu, je me suis racorni, usé, flétri. Ah 1 ie n'accuse
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 109
personne que moi-même! Je me suis abîmé dans des
gymnastiques sentimentales insensées. J'ai pris plaisir
à combattre mes sens et à me torturer le cœur. J'ai
repoussé les ivresses humaines qui s'offraient. Acharné
contre moi-même, je déracinais l'homme à deux mains,
deux mains pleines de force et d'orgueil. De cet arbre
au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne
toute nue pour y poser tout en haut, comme sur un
autel, je ne sais quelle flamme céleste... Voilà pour-
quoi je me trouve à trente-six ans si vide et parfois si
fatigué! Cette mienne histoire que je vous conte, n'est-
elle pas un peu la vôtre?
Écrivez-moi de très longues lettres. Elles sont toutes
charmantes, au sens le plus intime du mot. Je ne
m'étonne pas que vous ayez obtenu un prix de style
épistolaire. Mais le public ne connaît pas ce que vous
m'écrivez. Que dirait-il? Gardez-moi toujours une
bonne place dans votre cœur et croyez bien à l'affec-
tion très vive de celui qui vous baise les mains.
A Jules Duplan.
Non, mon bon vieux malgré votre conseil je ne vais
pas abandonner Garthage pour reprendre Saint An-
toine, parce que je ne suis plus dans ce cercle d'idées
et qu'il faudrait m'y remettre, ce qui n'est pas pour
moi une petite besogne. Je sais bien qu'au point de
vue de la critique (mais de la critique seulement) ce
serait habile pour la dérouter; mais, du moment que
j'écrirais en pensant à ces drôles, je ne ferais plus rien
qui vaille, il me faudrait rentrer dans la peau de saint
Antoine, laquelle est plus tatouée et plus profonde que
10
no CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
celle de Ghollet. Je suis dans Cartlmge et je vais
tâcher, au contraire, de m'y enfoncer le plus possible
et de m'ex-haltcr.
Saint Antoine est d'ailleurs un livre qu'il ne faut
pas rater. Je sais maintenant ce qui lui manque, à sa-
voir deux choses : 1° le plan ; 2° la personnalité de
saint Antoine. J'y arriverai. Mais il me faut du temps,
du temps! D'ailleurs, m pour la critique ! Je me
f... de on et c'est parce que je m'en suis f... que la
Bovary mord un tantinet. Que l'on me confonde tant
que l'on voudra avec Barrière et le jeune Dumas, cela
ne me blesse nullement, pas plus que les prétendues
fautes de français relevées par ce bon M. Deschamps.
Seulement, je pria Gleyre d'inonder Buloz de traits
piquants.
Bouilhet, qui pense trop au public et qui voudrait
plaire à tout le monde tout en restant lui, fait si bi^n
qu'il ne fait rien du tout. Il oscille, il flotte, il se
ronge. Il m'écrit de sa retraite des lettres désespérées.
Tout cela vient de son irrémédiable jea7i f outrer ie. Il
ne faut jamais penser au public, pour moi, du moins.
Or je sens que si je me mettaisà Saint Antoine m.ain-
tenant, je l'accommoderais selon les besoins de la cir-
constance, ce qui est un vrai moyen de chute. Réflé-
chissez à cela, mon bon, et vous verrez que je ne suis
pas si entêté que j'en ai l'air. Carihage sera d'ailleurs
plus amusant, plus compréhensible et me donnera,
j'espère, une autorité qui me permettra de me lâcher
dans Saint Antoine. Pensez-vous à couper Candideen
tableaux pour une féerie? Tâchez d'avoir fait cette
besogne quand vous viendrez ici.
Et Siraudin? Qaid?
Je compatis d'autant mieux à vos embêtements
CORRESPONDÂ^XE DE G. FLAUBERT. ill
financiers que je suis pour le moment dans une
dèche profonde.
J'ai dépensé depuis lel^janvierplusde 10,000 francs,
ce qui est trop pour un mince rentier comme moi et
j'ai encore mille écus de dettes. Aussi vais-je rester à
la campagne le plus longtemps possible ; raison d'éco-
nomie, monsieur ! raison de travail aussi. Je me
ficherais de ça complètement si les phrases roulaient
bien ! Espérons que ça va venir.
J'ai reçu l'article Lima3^rac. Quel crétin avec son
grand écrivain sur le trône !
Lévy m'a écrit qu'il allait faire un second tirage :
voilà 15,000 exemplaires de vendus; aZi^er; 30,000 francs
qui me passent sous le nez !...
A Ernest Feydeau.
Mon vieux,
Tu es le plus charmant mortel que je connaisse, et
j'ai eu bien raison det'aimer à première vue. Voilà ce
que j'ai à te dire d'abord et puis que je suis un serin,
un chien hargneux, un individu désagréable et ré-
barbatif, etc., etc.
Oui, la littérature m'embête au suprême degré !
Mais ce n'est pas ma faute ; elle est devenue chez moi
une vérole constitutionnelle ; il n'y a pas moyen de
s'en débarrasser. Je suis abruti d'art et d'esthétique et
il m'est impossible de vivre un jour sans quitter celte
incurable plaie, qui me ronge.
Je n'ai (si tu veux savoir mon opinion intime et
franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. J'ai
112 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
en moi et très net, il me semble, un idéal (pardon du
mot) un idéal de style, dont la poursuite me fait hale-
ter sans trêve. Aussi le désespoir est mon état nor-
mal. Il faut une violente distraction pour m'en sortir.
Et puis, je ne suis pas naturellement gai. Bas bouffon
et obscène tant que tu voudras, mais lugubre nonobs-
tant. Bref la vie m'em... cordialement. Voilà ma
profession de foi.
Depuis six semaines, je recule comme un lâche
devant Carthage. J'accumule notes sur notes, livres
sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois
pas nettement mon objectif. Pour qu'un livre sue la
vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-des-
sus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturelle-
ment, comme un résultat fatal et comme une floraison
de l'idée même.
Actuellement, je suis perdu dans Pline que je rejis
pour la seconde fois^e ma \ie d'un bout à l'autre. J'ai
encore diversesrecherches à faire dans Athénée et dans
Xénophon, de plus cinq ou six mémoires dans l'Aca-
démie des Inscriptions. Et puis, ma foi, je crois que ce
sera tout ! Alors, je ruminerai mon pian qui est fait et
je m'y mettrai 1 Et les affres de la phrase commence-
ront, les supplices de l'assonance, les tortures de la
période I Je suerai et n e retournerai (comme Guati-
mozin) sur mes métaphores.
Les métaphores m'inquiètent peu; à vrai dire (il n'y
en aura que trop), mais ce qui me turlupine, c'est le
côté psychologique de mon histoire.
Mais parlons de Ta Seigneurie. Viens ici, mon
vieux, quand tu voudras, tu me feras toujours grand
plaisir. Seulement, je te pi'éviens que : 1° tout le mois
de septembre, nous aurons des parents de Cham-
pagne ; 2° j'attends dans ce mois-ci un jouvencel que
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 113
tu ne connais pas ; mais il sera venu et parti d'ici
avant le 22, époque où tu te proposes d'embrasser ton
oncle. Voilà. Et puis, mon jeune homme, j'espère que
tu me laisseras dormir le matin, et tu ne me feras pas
trop promener, hein?
Amène Théo, s'il peut venir, à moins que tu ne pré-
fères venir seul !
Tout ce que je pense de mal sur VÉté (dont je pense
en môme temps beaucoup de bien) se résume en ceci :
Il me semble qu'on y voit trop le parli pris, l'intention,
l'artiste se sent derrière la toile? Je dis peut-être une
bêtise? Mais je t'expliquerai carrément ce que je sens,
sur le papier lui-même. Console-toi cependant. La
chose (dans mon idéej est très réparable et le volume
n'y perdra rien.
Quand tu verras Paul Meurice, demande-lui s'il a
envoyé mon volume au père Hugo ?
As-tu converti Alexandre Dumas fils au culte de
l'art pur? Si cela est, je te déclare un grand orateur et
surtout un grand magicien.
A Jules Duplan.
■ 1857.
Vous êtes un brave de m'envoyer ainsi ce que Ton
publie sur moi, mais je demande que vos envois soient
accompagnés de lettres plus longues, mon cher ami.
Avez-vous lu le ré-éreinlement de la Revue des Deux-
Mondes, numéro du 15 courant, signé Deschamps.
Ils y tiennent, ils écument ! Est-ce bête? Pourquoi
tout cela? Que dit le grand pontife Planche? D'où vient
l'acharnement de Buloz contre votre ami ? Pont-
10.
11-4 CORRESPO>DÂ>CE DE G. FLAUBERT.
marlin et Limayrac n'ont-ils pas écrit sur et contre
moi?
Je suis présentement échiné par des lectures pu-
niques. Je viens de m'ingurgiterde suite les dix-sept
chants de Silius Italiens, pour y découvrir quelques
traits de mœurs. Ouf ! j'en ai bien encore pour deux
jolis mois de préparation. Je suis bien inquiet, mon
bon, et mon supplice n'est pas encore commencé.
Adieu, mon cher vieux, je vous embrasse. Conti-
nuez à m'envoyer ce qui paraît, cela me divertit.
A M"' Leroyer de Chantepie.
Samedi 12 décembre 1857.
Je ne veux pas partir pour Paris avant de vous
écrire, chère demoiselle. Car ne croyez pas que votre
correspondance ne me soit très précieuse. J'y tiens
essentiellement et ne voudrais point qu'elle fût inter-
rompue.
J'ai été assez mal depuis ma dernière lettre. J'ai
entrepris un maudit travail où je ne vois que du feu
et qui me désespère. Je sens que je suis dons le faux,
comprenez- vous ? et que mes personnages n'ont pas
dû parler comme cela. Ce n'est pas une petite ambition
que de vouloir entrer dans le cœur des hommes,
quand ceshommes vivaient il y aplus de deux mille ans
et dans une civilisation qui n'a rien d'analogue avec la
nôtre. J'entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre
pas, l'émotion me manque. La vie, le mouvement,
sont ce qui fait qu'on s'écrie : C'est cela, bien qu'on
n'ait jamais vu les modèles; et je bâille, j'attends, je
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 115
rêvasse dans le vide et je me dépile. J'ai ainsi passé
par de tristes périodes dans ma vie, par des moments
où je n'avais pas une brise dans ma voile. L'esprit se
repose dans ces moments-là! Mais voilà bien long-
temps que ça dure! N'importe, il faut prendre son mal
en patience, se rappeler les bons jours et les espérer
encore.
Ce que vous me dites de Déranger est bien ce que
j'en pense! Mais, à ce- propos, pour qui me prenez-
vous ? Croyez-vous que je regarde plutôt à la chaus-
sure qu'au pied, et au vêtement qu'à l'âme? « Mes
goùls aristocratiques » me font sentir et aimer tout ce
qui est beau, à travers tout, soj'ez-en sûre. Il y a une
locution laline qui dit à peu près : « Ramasst r un
denier dans l'ordure avec ses dents. » On appliquait
cette figure de rhétorique aux avares. Je suis comme
eux, je ne m'arrête à rien pour trouver l'or. Et d'abord,
je ne crois jjas h tout ce que vous m'écrivez de défavo-
rable sur votre compte. D'ailleurs, quand ce serait, je
ne vous en aime pas moins.
Ne me placez pas non plus si haut (dans la sphère
impassible des esprits). J'ai au contraire beaucoup
aimé dans ma vie et on ne m'a jamais trahi; je n'ai à
importuner la Providence d'aucune plainte. Mais les
choses se sont usées d'elles-mêmes. Les gens ont
changé et moi je ne changeais pas ! Mais à présent,
je fais comme les choses. Je vais chaque jour me
détériorant et la confiance en moi, l'orgueil de l'idée,
le sentiment d'une force vague et immense que l'on
respire avec l'air, tout cela décline peu à peu.
C'est ce soir que je prends 36 ans. Je me rappelle
plusieurs de mes anniversaires. Il y a aujourd'hui
huit ans, je revenais de Memphis au Caire, après avoir
couché aux Pyramides. J'entends encore d'ici hurler
116 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
les chacals et les coups du vent qui secouait ma
tente.
J'ai l'idée que je retournerai plus tard en Orient,
que j'y resterai et que j'y mourrai. J'ai d'ailleurs, à
Beyrouth, une maison toute prête à me recevoir.
Mais je n'en finirais plus si je me mettais à vous par-
ler des pays du soleil. Ce serait trop long. Causons
d'autre chose.
Voilà plusieurs fois que vous me parlez de Jean
Reynaud ; je trouve, comme vous, son livre un fort
beau livre. Seulement, il a fait son théologien bien
complaisant. La forme dialoguée est mauvaise. Elle
était peut-être même impossible. Je trouve le tout un
peu long. Quant à son explication des peines et des
récompenses, c'est une explication comme une autre,
c'est-à-dire qu'elle n'explique rien. Qu'est-ce qu'un
châtiment dont n'a pas conscience l'être châtié ?_Si
nous ne nous rappelons rien des existences anté-
rieures, à quoi bon nous en punir? Quelle moralité
peut-il sortir d'une peine dont nous ne voyons pas le
sens?
Avez-vous lu les Etudes d'histoire religieuse de
Renan ? Procurez-vous ce livre, il vous intéressera.
Pourquoi ne donnez-vous pas cours, sur le papier,
à vos idées ? Ecrivez donc ! quand ce ne serait que
pour votre santé physique.
Vous me dites que je fais trop attention à la formo.
Hélas I c'est comme le corps et l'âme, la forme et
l'idée ; pour moi, c'est tout un et je ne sais pas ce
qu'est l'un sans l'autre. Plus une idée est belle, pius la
phrase est sonore, soyez-en sûre. La précision de la
pensée fait (et est elle-même) celle du mot.
Si je ne peux rien aligner maintenant, si tout ce que
j'écris est vide et plat, c'est que je ne palpite pas du
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 117
sentiment de mes héros, voilà. Les mots sublimes
(que l'on rapporte dans les histoires) ont été dits sou-
vent par des simples. Ce qui n'est nullement un argu-
ment contre l'art, au contraire, car ils avaient ce qui
fait l'art même, à savoir la pensée concrétée. Un sen-
timent quelconque, violent y et arrivé à son dernier état
d'idéal. « Si vous aviez la foi, vous remueriez des
montagnes » est aussi le principe du beau. Ce qui
peut se traduire plus prosaïquement : « Si vous saviez
précisément ce que vous voulez dire, vous le diriez
bien. » Aussi n'est-il pas très difficile de parler de soi
mais des autres !
Eh bien ! je crois que jusqu'à présent on a fort peu
parlé des autres. Le roman n'a été que l'exposition de la
personnalité de l'auteur et, je dirai plus, toute la littéra-
ture en général, sauf deux ou trois hommes peut-être.
Il faut pourtant que les sciences morales prennent une
autre route et qu'elles procèdent comme les sciences
physiques, par l'impartialité. Le poète est tenu main-
tenant d'avoir de la sympathie pour tout et pour tous^
afin de les comprendre et de les décrire. Nous man-
quons de science, avant tout ; nous pataugeons dans
une barbarie de sauvages : la philosophie telle
qu'on la fait et la rehgion telle qu'elle subsiste sont
des verres de couleurs qui empêchent de voir clair
parce que : 1° on a d'avance un parti pris ; 2° parce
qu'on s'inquiète du pourquoi avant de connaître le
comment; et 3" parce que l'homme rapporte tout à soi.
« Le soleil est fait pour éclairer la terre. » On en est
encore là.
Je n'ai que la place de vous serrer les mains bien
affectueusement.
118 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A la même.
Paris, 23 janvier 1858.
Si j'ai tant tardé à vous répondre, chère correspon-
dante, c'est que j'ai été pendant trois semaines forte-
ment indisposé. Moi qui avais jusqu'à présent une
constitution d'airain et à qui rien ne faisait, je viens
d'attraper une grippe des plus violentes avec accom-
pagnement de maux d'estomac, etc. , mais, Dieu merci !
cela est terminé.
J'avais été dans les premiers temps de mon arrivée
à Paris sottement occupé par des affaires de théâtre.
On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte
Saint-Martin m'offrait des conditions extrêmement
avantageuses, pécuniairement parlant. Il s'agissait de
donner mon titre seulement et je touchais la moitié
des droits d'auteur. On eût fait bâcler la chose par un
faiseur en renom, Dennery ou quelqu'autre. xMais ce
tripotage d'art et d'écus m'a semblé peu convenable.
J'ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière.
Quand je ferai du théâtre, j'y entrerai par la grande
porte, autrement non. Et puis on a assez parlé de la
Bovary, je commencée en être las. D'ailleurs elle est
déjà sur deux théâtres. Elle figure dans la Revue des
Variétés et dans ia Revue du Palais-Royal ; deux tur-
pitudes, c'est bien suffisant! Loin de vouloir exploiter
mon succès comme on me le conseillait, je fais tout au
monde pour -qu'il ne recommence pas! Le livre que
j'écris maintenant sera tellement loin des mœurs mo-
dernes qu'aucune ressemblance entre mes héros et les
lecteurs n'étant possible, il intéressera fort peu. On
CORRESPOiSDAiSCE DE G. FLAUBERT. 119
n'y verra aucune observation, rien de ce qu'on aime,
généralement. Ce sera de l'art, de l'art pur et pas
auire chose.
Je ne sais rien d'une exécution plus difficile. Les
gens du métier qui connaissent mes intentions sont
effrayés de la tentative. Je puis me couvrir de ridicule
pour le reste de mes jours. Quand sera-ce fini ? Je
l'ignore. J'ai été depuis cinq mois dans un état moral
déplorable et si j'allais toujours de ce train-là, la chose
ne serait pas terminée dans vingt ans.
Il faut absolument que je fasse un voyage en Afrique.
Aussi, vers la fin de mars je retournerai au pays des
dattes. J'en suis déjà tout heureux 1 Je vais de nouveau
vivre à cheval et dormir sous la tente. Quelle bonne
bouffée d'air je humerai en montant à Marseille sur le
bateau à vapeur ! Ce voyage du reste sera court. J'ai
seulement besoin d'aller à Kheff (à trente lieues de
Tunis) et de me promener aux environs de Carthage
dans un rayon d'une vingtaine de Heues pour connaître
à fond les paysages que je prétends décrire. Mon plan
est fait et je suis au tiers du second chapitre. Le livre
en aura quinze. Vous voyez que je suis bien peu
avancé. En admettant toutes les chances, je ne puis
avoir fini avant deux ans.
Permettez-moi de vous dire que j'ai eu un moment
de gaîté ce matin, en lisant une phrase de votre lettre.
Moi, « un homme du boulevard, un homme à la mode,
recherché ». Je vous jure qu'il n'en est rien du tout et
si vous me voyiez, vous en seriez bien vite convaincue.
Je suis au contraire ce quon appelle un ours. Je vis
comme un moine ; quelquefois (même à Paris) je reste
huit jours sans sortir. Je suis en bonnes relations avec
beaucoup d'artistes, mais je n'en fréquente qu'un pe-
tit nombre. Voilà quatre ans que je n'ai mis le pied à
120 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
l'Opéra. J'avais l'année dernière mes entrées à l'Opéra-
Gomique où je n'ai pas été une fois. La même faveur
m'est accordée cet hiver à la Porte Saint-Martin, et je
n'ai pas encore usé de la permission. Quant à ce qu'on
nomme le monde, jamais je n'y vais. Je ne sais ni dan-
ser, ni valser, ni jouer à aucun jeu de cartes, ni même
faire la conversation dans un salon, car tout ce qu'on
y débite me semble inepte ! Qui diable a pu vous ren-
seigner si mal !
Je ne connais sur la guerre de Trente-Ans que l'his-
toire de Schiller. Mais je verrai cette semaine mon
ami Ghéruel qui est professeur d'histoire à la Sorbonne;
je ferai votre commission. On a publié dans les Ma-
nuels Roret le Manuel du bibliophile. 11 est probable
que vous trouverez là une liste de livres. Dans Sis-
mondi, histoire des Français, aux volumes sur
Louis XIII et Louis XIV, vous trouverez dans les notes
des indications bibliographiques. Car la grande his-
toire de Sismondi n'est que le résumé de tout ce qui a
été publié. Il ne s'est pas servi des sources manus-
crites.
Gomme j'ai été attendri de ce que vous me dites sur
cette dernière étoile que vous regardez dans la nuit! Je
crois vous comprendre et vous aimer bien affectueuse-
ment.
Je vous baise les deux mains.
A la même.
Paris, 1°' mars 1858.
Voici, chère demoiselle, l'indication de quelques
livres relatifs à la guerre de Trente- Ans. Je vous de-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 121
mande bien pardon de ne pas vous Tavoir envoyée
plus vite.
Mémoires de Richelieu.
— de Monglat.
— du maréchal de Grammont.
— du maréchal d'Estrées.
— de Montrésor.
Lelaboureur. Histoire du maréchal de Gaibriant.
Sarrasin. Histoire de Waldstein.
Aubry. Histoire de Richelieu,.
— Histoire de Mazarin.
Bougeant. Histoire des guerres et des négocia-
tions qui ont précédé la paix de Westphalie
sous le ministère de Richelieu et de Mazarin,
4 vol. in-12, 1740.
Pons. Résumé de la guerre de Trente-Ans,
1 vol.
Papiers de Richelieu, 2 vol. in-4, publication du
gouvernement.
Les sources allemandes sont nombreuses, mais en
voilà assez pour vous occuper pendant quelque temps.
Lancez-vous dans ce travail à corps perdu, lisez et
annotez le plus qu'il vous sera possible. Vous vous en
trouverez mieux^ moralement parlant. Notre âme est
une bête féroce; toujours affamée il faut la gorger jus-
qu'à la gueule pour qu'elle ne se jette pas sur nous.
Rien n'apaise plus qu'un long travail. L'érudition
est chose rafraîchissante. Combien je regrette souvent
de n'être pas un savant, et comme j'envie ces calmes
existences passées à étudier des pattes de mouche, des
étoiles ou des fleurs.
Il
12-2 CORRfiSPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
Faites Be grandes lectures, tout est là. Je vous le
répète encore.
Quant à moi, je ne fais rien du tout. Mon hiver a été
horriblement gâché et de la plus sotte façon. J'ai eu
des affaires, j'ai eu la grippe, j'ai eu des malades au-
tour de moi. Je me suis iy;êlé des embarras d'un ami
que j'ai tirés à clair. Voilà bientôt deux mois que je
m'occupe d'une pièce acceptée à trois théâtres, re-
fusée, reprise, etc. J'ai navigué, en un mot, dans une
foule de turpitudes et d'ennuis. Mais enfin, depuis
jeudi dernier, tout est terminé. Le roman surCarthage
a bien peu avancé pendant tout ce temps -là, et je vais
encore l'interrompre, car les préparatifs de mon
voyage vont commencer. Je vous écrirai avant de
m'embarquer et au retour.
J'ai entrepris une chose bien difficile, mais il n*y a
plus à reculer, il faut la continuer ! J'ai peur d'avoir
eu les yeux plus grands que le ventre !
Lisez donc un livre qui vous plaira beaucoup :
VEssai sur la Récolution française de Lanfrey. Il y a
aussi du même auteur « l'Eglise et les philosophes au
XVIIP siècle » dont je vous engage à prendre connais-
sance. Gela est fait dans un esprit libéral très large et
très juste.
Voilà le printemps qui va revenir ! Vous vous trou-
verez mieux aux premiers rayons de soleil, pauvre
chère âme endolorie! Je penserai à vous sur la plage
d'Afrique. Mais en attendant je vous envoie mille
bonnes tendresses.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A M^"" Roger des Genettes
Oui ! encore séparés ! Encore une fois sur les mers,
comme dit Child-Harold ! Décidément ma vie, qui est
pleine de noblesse, n'est pas rembourrée de douceurs.
Je vis comme un chien ou comme un saint! Enfin !...
Je ne vous connais pas ; vous ne savez pas ce que je
donnerais pour vivre avec vous pendant deux jours,
seuls, entièrement seuls ! Il y a mille choses qui me
viendraient et qui vous viendraient. Nous ne nous
sommes pas tout dit. Il me semble que nous sommes
deux ombres courant l'une après l'autre, tandis que
nous pourrions devenir deux êtres se confondant.
Je vous plains de la mort de votre amie. Ça n'est
pas gai de perdre les gens qu'on aime. En ai-je déjà
enseveli, moi ! J'ai fait souvent la « veillée » ; l'homme
que j'ai le plus aimé m'est resté à demi dans les
mains. Quand une fois on a baisé un cadavre au front,
il vous en reste toujours sur les lèvres quelque chose,
une amertume infinie, un arrière-goût de néant que
rien n'efîace. Il faut regarder les étoiles et dire : « J'i-
rai peut-être ». Mais la manière dont parlent de Dieu
toutes les religions me révolte, tant elles le traitent
avec certitude, légèreté et familiarité. Les prêtres sur-
tout, qui ont toujours ce nom-là à la bouche, m'a-
gacent. C'est une espèce d'éternuement qui leur est
habituel : la bonté de Dieu, la colère de Lieii^ offenser
Dieu, voilà leurs mots. C'est le considérer comme un
homme et, qui pis est, comme un bourgeois. On s"a-
charne encore à le décorer d'attributs, comme les
sauvages mettent des plumes sur leur fétiche. Les uns
424 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
peignent l'infini en bleu, les autres en noir. Canni-
bales que tout cela. Nous en sommes encore à brouter
de l'herbe et à marcher à quatre pattes, malgré les
ballons. L'idée que l'humanité se fait de Dieu ne dé-
passe pas celle d'un monarque oriental entouré de sa
cour. L'idée religieuse est donc en retard de plusieurs
siècles sur l'idée sociale, et il y a des tas de farceurs
qui font semblant de se pâmer d'admiration là-
devant.
A M"' Leroyer de Chantepie.
6 avril i858.
Je ne veux pas m'embarquer avant de vous dire un
petit adieu, chère correspondante. Dans huit jours je
serai à Marseille, dans quinze à Gonstantine et trois
jours après à Tunis. Malgré le plaisir profond que me
donne l'idée de prendre l'air, j'ai le cœur un peu gros,
mais il faut avant tout faire son métier, suivre la vo-
cation, remplir son devoir en un mot. Je n'ai jusqu'à
ce moment aucune faiblesse à me reprocher et je ne
me passe rien. Or, il faut que je parte ; j'ai même trop
tardé, tout mon hiver a été perdu par les plus sottes
affaires du monde, sans compter les maladies que j'ai
eues autour de moi. La plus grave a été celle de ma
mère assez sérieusement atteinte d'une pleurésie qui
m'a donné des inquiétudes. Mais elle va mieux, Dieu
merci ! Gomme nous souffrons par nos affections ! Il
n'est pas d'amour qui ne soit parfois aussi lourd à
porter qu'une haine ! On sent cela quand on va se
mettre en voyage surtout :
Voilà la quatrième fois que je vais me retrouver à
Marseille et, cette fois-ci, je serai seul, absolument
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 125
seul. Le cercle s'est rétréci. Les réflexions que je fai-
sais en 1849, lorsque je me suis embarqué pour l'E-
gypte, je vais les refaire dans quelques jours en fou-
lant les mêmes pavés. Notre vie tourne ainsi,
continuellement dans la même série de misères,
comme un écureuil dans une cage, et nous haletons à
chaque degré:
N'importe ; il ne faut pas rétrécir sa vie, ni son cœur
non plus. Acceptons tout ! Absorbons tout.
Ce que vous me dites de vos sensations en revenant
du théâtre, la nuit, dans les rues de votre ville, m'a pé-
nétré comme une pluie fine. Je crois vous comprendre,
chère âme endolorie! et il me semble que si je vivais
avec vous je vous guérirais. C'est sans doute de l'a-
mour-propre. Mais je sens que je vous serais utile.
Quant à vous trouver dans un journal un travail
régulier, c'est impossible, par la raison qu'ils n'en
publient aucun. Si vous saviez les masses d'articles
enfouies dans les cartons et qu'on ne lit même pas!
Tout, hélas 1 se fait comme des bottes, sur commande!
Il y a seulement dans les journaux prétendus sérieux
un homme qui fait à la brassée et tant bien que mal la
critique des livres : 1° pour les éreinter si les susdits
ouvrages sont antipathiques au journal ou à quelqu'un
des rédacteurs ; et 2° pour les pousser toujours sur la
recommandation de quelqu'un. Voilà la règle, le reste
est l'exception. Restent les traductions et la cuisine
des nouvelles et des réclames.
Mais pour écrire dans un journal de Paris, il faut être
à Paris. On peut cependant, et cela se fait tous les
jours, envoyer des nouvelles ou des romans II y a
maintenant grande disette de celte denrée ; faites-en, on
vous les placera. Je les présenterai si vous voulez à
la Presse ou au Moniteur.
11.
126 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A Louis Bouilhet.
Minuit, 25 avril 1S58.
Nuit de vendredi à samedi à bord de VHermus par
le travers du cap Nègre et du cap Sérat. Lditude
37 10, longitude 6^50 (prends la carte et tu trouveras
où je suis!!!).
Mon vieux,
La nuit est belle. La mer plate comme un lac d'huile.
Cette vieille Tanit brille, la machine souffle, le capi-
taine à côté de moi fume sur son divan, le pont est
encombré d'Arabes qui vont à la Mecque, cachés dons
leurs burnous blancs, la figure voilée et les pieds nus;
ils ressemblent à des cadavres dans leurs linceuls. Nous
avons aussi des femmes avec leurs enfants. Tout cela,
pêle-mêle, dort ou dégueule mélancoliquement et le
rivage de la Tunisie que nous côtoyons apparaît dans
la brume. Nous serons demain matin à Tunis; je ne
vais pas me coucher afin de posséder une belle nuit
complète. D'ailleurs l'impatience que j'ai de voirCar-
thage m'empêcherait de dormir.
Depuis Paris jusqu'à Gonstantine, c'est-à-dire depuis
lundi jusqu'à dimanche, je n'ai pas échangé quatre
paroles. Mais nous avons pris à Philippeville des
compagnons assez aimables et je me livre à bord à
des conversations passablement philosophiques et très
indécentes.
J'ai revu à Marseille la fameuse maison où, il y a dix
ans! j'ai connu M"^ Foucaud. Tout y est changé! Le
rez-de-chaussée qui était un salon est maintenant un
CORRESPONDA^'CE DE G. FLAUBERT. 127
bazar et il y a au premier un perruquier-coiffeur. J'ai
été par deux fois m'y faire faire la barbe. Je t'épargne
les commentaires et le 5 réflexions chateaiibrianesques
sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des
cheveux. N'importe; il y avait longtemps que je n'avais
si profondément pensé ou senti, je ne sais. Philoxène
dirait : « J'ai relu les pierres de l'escalier et les murs
de la maison. »
Je me suis trouvé extrêmement seul à Marseille
pendant deux jours. J'ai été au: musée, au spectacle.
J'ai visité les vieux quartiers; j'ai fumé dans les cabarets
écartés, au milieu des matelots, en regardant la mer.
La seule chose importante que j'aie vue jusqu'à pré-
sent, c'est Gonstantine, le pays de Jugurtha. Il y a un
ravin démesuré qui entoure la ville. C'est une chose
formidable et qui donne le vertige. Je me suis promené
au-dessus à pied et dedans à cheval. C'était l'heure où
sur le boulevard du Temple la queue des petits théâtres
commence à se former. Des gypaètes tournoyaient dans
le ciel.
En fait d'ignoble je n'ai rien vu d'aussi beau que
trois Maltais et un Italien (sur la banquette de la dili-
gence de Gonstantine) qui étaient saouls comme des
Polonais, puaient comme des charognes et hurlaient
comme des tigres. Ces messieurs faisaient des plai-
santeries et des gestes obscènes, le tout accompagné de
pets, de rots et de gousses d'ail qu'ils croquaient dans
les ténèbres à la lueur de leurs pipes. Quel voyage et
quelle société! C'était du Plante à douzième puissance.
Une crapule de 75 atmosphères.
J'ai vu à Philippeville, dans un jardin tout plein de
rosiers en fleurs sur le bord de la mer, une belle mo-
saïque romaine représentant deux femmes, l'une
assise sur un cheval et l'autre sur un monstre marin.
128 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Il faisait un silence exquis dans ce jardin ; on n'enten-
dait que le bruit de la mer. Le jardinier, qui était un
nègre, a été prendre de l'eau dans un vieil arrosoir et il
Ta répandue devant moi pour faire revivre les belles
couleurs de la mosaïque, et puis je m'en suis allé.
Et loi, vieux, que fais-tu? Ça commence-t-il? Mes
compliments à Léonie et au vieux pont de Mantes dont
le moulin grince. Je t'embrasse bien tendrement.
A Ernest Feydeau.
Cartilage, samedi, l«' mai 1858.
Mon très cher vieux,
Pardonne-moi Fexiguité de celte lettre, mais je suis
fort talonné par le temps. N'importe; je veux te dire
combien ta lettre m'a fait plaisir. Merci, vieux ! Il m'est
impossible de te rien écrire d'intéressant, cela m'en-
traînerait dans des descriptions qu'il faudrait travailler;
or, il faut être déjà bien vertueux pour prendre ses
notes tous les soirs ! Je me couche tard et je me lève
de grand matin. Je dors comme un caillou, je mange
comme un ogre et je bois comme une éponge. Tu n'as
jamais vu ton oncle en voyage, c'est là qu'il est bien.
La table d'hôte, où je mange, est bouleversée depuis
ma venue et les gens qui ne me connaissent pas me
prennent certainement pour un commis-voyageur.
Je pars dans deux heures pour Utique où je resterai
deux jours, après quoi j'irai m'installer pendant trois
jours à Garthage même, où il y a beaucoup à voir, quoi-
qu'on dise. Ma troisième course sera pour El-Jem,
Sous et Sfax, expédition de huit jours, et la quatrième
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 129
pour Kheff. Ah ! mon pauvre vieux comme je te regrette
et comme tu t'amuserais !
Tu as bien fait de dédier ton livre au père Sainte-
Beuve.
Non! s... n... deD..., non! il ne faut jamais écrire
de phrases toutes faites. On m'écorchera vif plutôt que
de me faire admettre une pareille théorie. Elle est très
commode, j'en conviens, mais voilà tout. Il faut que
les endroits faibles d'un livre soient mieux écrits que
les autres.
Adieu, vieux, je n'ai que le temps de Vembrasser.
Au même.
Tunis, samedi, 8 mai )858.
Tu es bien aimable de m'écrire, mais je suis éreinté
et franchement, si tu ne veux pas ma mort, n'exige pas
de lettres. J'ai cette semaine été à Utique, et j'ai passé
quatre jours entiers à Carthage, pendant lesquels jours
je suis resté quotidiennement entre huit et quatorze
heures à cheval. Je pars ce s jir à cinq heures pour
Bizerte en caravane et à mulet; à peine si j'ai le temps
de prendre des notes. Ne t'inquiète pas pour moi, mon
bon vieux. Il n'y a rien à craindre dans la Tunisie, ce
qu'il y a de pire comme habitants se trouve aux portes
de la ville, il ne fait pas bon y rôder le soir, mais je
crois les Européens résidant ici d'une couardise pom-
mée ; j'ai pour cette raison renvoyé mon drogman qui
tremblait à chaque buisson, ce qui ne l'empêchait
point de me filouter à chaque pas. Son successeur est,
à partir d'aujourd'hui, un nègre hideux, un homme
noir.
Je te regrette bien, tu t'amuserais, nous nous amu-
130 CORRESPO^'DÂNCE DE G. FLAUBERT.
serions I Le ciel est splendide. Le lac de Tunis est
couvert le soir et le matin par des bandes de flamants
qui, lorsqu'ils s'envolent, ressemblent à quantité de
petits nuages roses et noirs.
Je passe mes soirs dans des cabarets maures à
entendre chanter des Juifs et à voir les obscénités de
Karrageuss.
J'ai, l'autre jour (en allant à Utique). couché dans
un douar de Bédouins, entre deux murs faits en bouse
de vache, au milieu des chiens et de la volaille ; j'ai
entendu toute la nuit les chacals hurler. Le matin, j'ai
été à la chasse aux scorpions avec un gentleman
adonné à ce genre de sport. J'ai tué à coups de fouet
un serpent (long d'un mètre environ) qui s'enroulait
aux jambes de mon cheval. Voilà tous mes exploits.
Il est probable que je m'en irai d'ici à Gonstanline
par terre; cela est faisable, avec deux cavaliers -du
bey. Arrivé sur la frontière, à quatre jours d'ici, le
commandant de Souk'ara me donnera des hommes qui
me mèneront jusqu'à Gonstantine. Ce voyage est plus
facile de Tunis à Gonstanline que de Gonstantine à
Tunis, et cependant peu d'Européens l'ont encore fait.
De cette façon, j'aurai vu tous les pays dont j'ai à par-
ler dans mon bouquin.
Quant à la côte est, je n'ai ni le temps ni l'argent,
hélas ! Il fait cher voyager dans la Tunisie, à cause
des chevaux et des escortes.
Je suis enchanté que tu aies bien vendu Fanny;ï\
me tarde de la voir en volume.
Gecifort probablement est ma dernière lettre ; écris-
moi maintenant à Philippeville.
Je ne serai pas à Paris avant le 5, le 6ou le 7 juin. Je
me précipiterai rue de Berlin, dès que je serai débar-
CORRESPOISDANCE DE G. FLAUBERT. 13 1
que. Tu pourras humer sur ma personne les senteurs
peu douces de la Libye.
Adieu, vieux, je l'embrasse.
Amitiés au Théo, cent milliards de choses à
madame Feydeau.
A Jules Duplan.
20 mai 1858.
Infect Cardoville,
J'espère être à Paris du 5 au 7 juin. Tâche de venir
me voir dimanche, 6, de bonne heure.
Je ne resterai que deux jours à Paris, et je voudrais
bien embrasser ta binette ; mais je serai perpétuelle-
ment en course.
Je pars d'ici après-demain, et je m'en retourne en
Algérie, par terre, ce qui est un voyage que peu d'Eu-
ropéens ont exécuté. Je verrai de cette façon tout ce
qu'il me faut pour Salammbô. — Je connais mainte-
nant Gàrthage et les environs à fond. — Je me suis
informé de Jérôme, mais personne n'a pu me dire ce
qu'étaient devenus les lambeaux du mousse, claqué en
mer.
J'ai été très chaste dans mon voyage, mais très gai
— et d'une santé marmoréenne et rutilante.
Adieu, vieux, je t'embrasse; à toi.
Un mot, poste restante, à Marseille, s. v. p. {tout
de suite].
132 CORRESPOjNDAKCE de g. FLAUBERT.
A Ernest Feydeau.
Tunis, 20 mai 1858.
Mon vieux,
Si les Dieux le permettent, je serai à Paris samedi
(à 6 h 1/2), le 5 juin. AtLends-moi pour dîner dans ton
aimable logis, jusqu'à 8 heures du soir. Sinon, tu me
verras le lendemain à 11 heures, ou bien tu aurais de
mes nouvelles.
Je pars d'ici après-demain, armé jusqu'à la gueule,
et escorté de trois solides gaillards. Que ne puis-je
faire mon entrée chez toi dans un tel équipage ! Quel
chic !
Je m'en vais de Tunis avec une certaine tristesse,
étant de la nature des dromadaires, qu'on ne peut ni
mettre en route, ni arrêter.
Tu as été bien aimable de m'écrire souvent.
Les mains me brûlent d'impatience relativement à
Fanny. Il me tarde de lui couper les pages.
Ne t'inquiète de l'avis de personne, et continue. Voilà
un principe.
Je te plains bien sincèrement de tes pertes à la
Bourse ! Quel embêtement, nom d'un chien !
Adieu, vieux. Je suis au milieu des paquets à faire !
La route de Tunis à Gonstantine est sûre, mais peu
fréquentée. Je vais traverser en plein le pays des
lions. Mais je désire peu en rencontrer, de près, du
moins.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 133
Au même.
Croisset, dimanche soir.
Que deviens -tu? Moi, j'ai d'abord passé quatre
jours à dormir, tant j'étais éreinté ; puis, j'ai repassé
à l'encre mes notes de voyage, et le sieur Bouilhet
m'est arrivé.
Depuis huit jours qu'il est ici, nous nous livrons à
une pioche féroce. Je t'apprendrai que Carthage est
complètement à refaire, ou plutôt à faire. Je démolis
tout. C'était absurde ! impossible ! faux !
Je crois que je vais arriver au ton juste. Je com-
mence à comprendre mes personnages et à m'y inté-
resser. C'est déjà beaucoup. Je ne sais quand j'aurai
fini ce colossal travail. Peut-être pas avant deux ou
trois ans. D'ici là, je supplie tous les gens qui m'abor-
deront de ne pas m'en ouvrir la bouche. J'ai même
envie d'envoyer des billets de faire-part, pour annon-
cer ma mort.
Mon parti est pris. Le public, l'impression et le
temps n'existent plus; en marche !
J'ai relu, d'un seul trait, Fanny, que je savais par
cœur. Mon impression n'a pas changé, l'ensemble
même m'a semblé plus rapide. C'est bon. Ne t'in-
quiète de rien et n'y pense plus. Quand tu seras ici, je
me permettrai seulement deux ou trois petites obser-
vations de détail, insignifiantes.
Au milieu de la semaine prochaine, on jouera la
Montarcy, Puis, au commencement du mois, Bouilhet
s'en retourne à Mantes ; à cette époque, ma mère fera
12
134 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
à Trouville un petit voyage d'une huitaine; après
quoi, mon cher monsieur, nous vous aUendons.
Est-ce convenu? arrêté? Pourquoi, grand couillon,
ne m'as-tu pas donné de tes nouvelles? Qu'écris-tu?
Que fais-tu? Houssaye? etc.
Moi, je prends des bains tous les jours. Je nage
comme un triton. Jamais je ne me suis mieux porté.
L'humeur est bonne et j'ai de l'espoir. Il faut, quand
on est en bonne santé, amasser du courage pour les
défaillances futures. Elles viendront, hélas !
Il y a, dans la rue Ri cher, je crois, un photographe
qui vend des vues de l'Algérie. Si tu peux me trouver
une vue du Medragen (le tombeau des rois Numides),
près Alger, et me l'apporter, tu me feras plaisir.
A Jules Duplan.
J'en suis arrivé, dans mon premier chapitre, à ma
petite femme. J'astique son costume, ce qui m'amuse.
Gela m'a remis un peu d'aplomb. Je me vautre comme
un cochon sur les pierreries dont je l'entoure, je crois
que le mot pourpre ou diamant est à chaque phrase de
mon livre. Quel galon ! mais j'en retirerai.
J'aurai certainement fini mon premier chapitre
quand vous me reverrez (ce ne sera pas avant le mois
de décembre), et je serai peut-être avancé dans l^-
second, car il est impossible d'écrire cela d'un coup.
C'est surtout une affaire d'ensemble. Les procédés de
roman que j'emploie ne sont pas bons, mais il faut
bien commencer par là pour faire voir. Il y aura en-
suite bien de la graisse et des scories à enlever afin de
donner à la chose une tournure plus simple et plus
haute. LejeuneBouilhet commence son quatrième acte.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 135
Avez-vous suffisamment ri au jeûne ordonné par
S. M. Victoria? Voilà une des plus magistrale bouf-
fonneries que je sache, est-ce énorme 1
0 Rabelais où est ta vaste gueule ?
A Ernest Feydeau.
Aimable Nabouchoudouroussour,
On vous attend lundi 8 juin, train 7 h. 1/2, à la gare
de la rue Verte. J'ai écrit à Saint- Victor pour l'inviter
et l'écrirai à Théo un de ces jours. Mais j'espère bien
que c'est une affaire convenue depuis longtemps.
Je bûche comme un nègre. J'entasse bouquins sur
bouquins, notes sur notes, mais c'est bien difficile, mon
pauvre vieux !
Envoyez donc promener tous les conseils que l'on
vous donne! Les incertitudes que l'on a ne viennent
jamais que d'autrui!
J'espère bien, immonde neveu, que tu ne vas pas me
faire mener une vie de galérien, ni me forcer, moi et
mes hôies, à me lever à des heures indues. On lais-
sera les portes ouvertes et tu pourras, dès l'aurore,
vagabonder dans la campagne.
Je vous lirai une TRAGÉDIE ! ! ! de moi, oui, mon-
sieur. Une tragédie que je croyais perdue et que j'ai
retrouvée.
J'imagine que nous allons dire pendant quelques
jours de fortes choses. Adieu, cher ami. A bientôt
donc.
Ecrivez-moi ung petit mot la \eille, hein ? — et
venez tous.
436 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A Jules Duplan.
Ne pas m'envoyer l'article du d'Aurevilly. Je l'ai,
merci, mon vieux. Je suis ce soir d'une gaieté folle.
L'article de cet excellent Tony Révillon, dans la Ga-
zette de Paris m'a mis, depuis ce malin, dans une hu-
meur « impossible à décrire », comme un enthou-
siaste politique, moi, un viveur de province ! Ah !
c'est trop beau ! et l'histoire de mes nombreux colis,
en voyage 1 Ce portrait de moi en gentleman revenu
des erreurs de la jeunesse et qui a écrit un roman par
désillusion, pour chasser l'ennui î « Hénaurme !
quinze mille fois Hénaurme, avec trente milliards d'H !
Je me suis mis à travailler ! » Le malheureux 1 Quand
est-ce donc que j'ai commencé ! Et mon air sévère !
Mon sourire sans bienveillance! Je vous assure que
tout cela m'a flatté. J'ai donc cette apparence rébar-
bative des héros de l' « Homme ». Ah ! Duplan comme
je t'aime, mon bon, pour comprendre ainsi le grand
homme. Tu es le seul mortel de la création qui le
sente comme moi. Cet affreux livre, cet abominable
ouvrage etc., a été le plus grand élément de grotesque
dans ma vie. J'ai maintes fois cuydéen crever de rire!
Gœthe disait à propos de la Révolution de 1830 :
« Encore une noix que la Providence m'envoie à
casser. » Victor Hugo a écrit : « Que les cieux étoiles
ne brillaient que pour lui. » Moi, je pense, parfois,
que l'existence de ce pauvre vieux a été uniquement
faite pour me divertir. Quellescréations ! quels types !
et quelle observation de mœurs 1 Comme c'est vrai !
Quelle élévation de caractère ! quel lyrisme et quelles
bonnes intentions ! Voyez- vous ce que serait sur lui
une « causerie familière » de M. de Lamartine I
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 137
Je commence à aller dans Carthage. Je n'ai plus
qu'un mouvement pour avoir fini le premier chapitre.
Je vous assure que c'est « monté ». Trop, peut-être?
Le difficile est de rendre, en même temps, la chose
mouvementée. Si mon premier chapitre marche, le
reste ira, j'en suis sûr. J'ai eu à y introduire tous les
personnages du livre, sauf deux. Enfin, je me mets en
route, c'est l'important. Mais que de mal j'ai eu pour
y arriver, Resterai-je en cet état?
Adieu, vieux; mille tendresses.
A M'^' Leroyer de Chantepie.
Groisset, Il juillet 1858.
Chère demoiselle,
J'ai songé à vous, quelquefois, là-bas, sur la plage
d'Afrique où je me suis diverti dans un tas de songe-
ries historiques et dans la méditation du livre que je
vais faire. J'ai bien humé le vent, bien contemplé le
ciel, les montagnes et les flots. J'en avais besoin!
j'étouffais depuis six ans que je suis revenu d'Orient.
J'ai visité à fond la campagne de Tunis et les ruines
de Carthage, j'ai traversé la régence de l'est à l'ouest
pour rentreren Algérie par la frontière deKheff, et j'ai
traversé la partie orientale de la province de Cons-
tantine jusqu'à Philippeville où je me suis rembarqué
J'ai toujours été seul, bien portant, à cheval, et d'hu-
meur gaie.
Et maintenant tout ce que j'avais fait de mon roman
est à refaire ; je m'étais complètement trompé. Ainsi
voilà un peu plus d'un an que cette idée m'a pris. J'y
12.
138 CORRESPONDA^CE DE G. FLAUBERT.
ai travaillé depuis presque sans relâche et j'en suis
encore au début. C'est quelque chose de lourd à exé-
cuter, je vous en réponds! pour moi du moins. Il est
vrai que mes prétentions intérieures ne sont pas mé-
diocres! Je suis las des choses laides et des vilains
milieux. La Bovary m'a dégoûté pour longtemps des
mœurs bourgeoises. Je vais pendant quelques années
peut-être vivre dans un sujet splendide et loin du
monde moderne dont j'ai plein le dos. Ce que j'entre-
prends est insensé et n'aura aucun succès dans le pu-
blic. N'importe ! il faut écrire pour soi, avant tout. C'est
la seule chance de faire beau.
Vous devriez (si aucun sujet ne vous vient) écrire
vos mémoires ? Nous reparlerons de cela. Il me semble
que dans une de mes dernières lettres je vous avais
indiqué plusieurs lectures. Les avez-vous faites?
Adieu, à bientôt. Je vous serre les mains bien cor-
dialement et je vous baise au front.
A Ernest Feydeau.
Grand homme.
Attends-tu que je te fasse une critique détaillée de
tes trois articles ? Ce serait trop long, mon bon. Qu'il te
suffise de savoir qu'ils m'ont extrêmement botté. Je
me permettrai seulement, de vive voix, de te faire
observer quelques légères taches comme « piquant
détail », etc. Mais comme je suis le seul mortel à qui
ces choses déplaisent, c'est peu important. Je crois
que tu as tiré de la chose tout ce qu'elle comportait.
Voilà l'essentiel. Et puis tu soutiens les principes, tu
es un brave. Merci, mon cher monsieur.
Ne te flatte pas, aimable neveu, de l'espoir d'entendre
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 139
les aventures de mademoiselle Salammbô. Non, mon
bichon, cela me troublerait ; lu me ferais des critiques
qui m'embêteraient d'autant plus qu'elles seraient
justes. Bref, tu ne verras cela que plus tard quand il y
en aura un bon bout de fait! A quoi bon d'ailleurs te
lire des choses qui probablement ne resteront pas?
Quel chien de sujet! je passe alternativement de l'em-
phase la plus extravagante à la platitude la plus aca-
démique. Cela sent tour- à tour le Petrus Borel et le
Jacques Delille. Parole d'honneur! j'ai peur que ce
ne soit poncif et rococo en diable. D'un autre côté,
comme il faut faire violent, je tombe dans le mélo-
drame. C'est à se casser la gueule, nom d'un petit
bonhomme '
La difficulté est de trouver la notejiis^e. Cela s'ob-
tient par une condensation excessive de l'idée, que ce
soit naturellement ou à force de volonté, mais il n'est
pas aisé de s'imaginer une vérité constante, à savoir
une série de détails saillants et probables dans un mi-
lieu qui est à deux mille ans d'ici. Pour être entendu,
d'ailleurs, il faut faire une sorte de traduction perma-
nente, et quel abîme tout cela creuse entre l'absolu et
Toeuvre !
Et puis comme le bon lecteur «Françoys » qui « veut
être respecté » a une idée toute faite sur l'antiquité, il
m'en voudra de lui donner quelque chose qui n'y res-
semblera pas, selon lui. Car ma drogue ne sera ni ro-
maine, ni latine, ni juive. Que sera-ce? Je l'ignore.
Mais je te jure bien, de par les prostitutions du temple
de Tanit, que ce sera « d'un dessin farouche et extra-
vagant », comme dit notre père Montaigne. C'est bien
vrai ce que tu écris sur lui .
Adieu, mon cher vieux. Relis et rebûche ton conte.
Laisse-le reposer et reprends-le, les livres ne se font
440 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pas comme les enfants, mais comme les pyramides,
avec un dessin prémédité, et en apportant des grands
blocs l'un par-dessus l'autre, à force de reins, de temps
et de sueur, et ça ne sert â rien ! et ça reste dans le
désert! mais en le dominant prodigieusement. Les
chacals pissent au bas et les bourgeois montent dessus,
elc; continue la comparaison.
A M^'^ Leroyer de Chantepie.
4 septembre 1858.
Vous devez me trouver bien oublieux, chère demoi-
selle. Excusez-moi, je travaille en ce moment-ci énor-
mément. Je me couche tous les soirs exténué comme
un manœuvre qui a cassé du caillou sur les grandes
routes. Voilà trois mois que je n'ai bougé de mon fau-
teuil que pour me plonger dans la Seine, quand il fai-
sait chaud. Et le résultai de tout cela consiste en un
chapitre! pas plus! Encore n'est-il pas fini. J'en ai
encore au moins une dizaine à faire, je ne sais rien du
dehors et ne lis rien d'étranger à mon travail. Il est
même probable que je n'irai guère à Paris cet hiver.
Je laisserai ma mère y aller seule. Il faudra pourtant
que je m'absente au mois de novembre une quinzaine
de jours, à cause des répétitions à'IIélène PeyroUy un
nouveau drame de mon ami Bouilhet, qui sera joué à
rOdéon. A propos de mes amis, avez-vous lu Fanny,
par E. Feydeau? Je serais curieux de savoir ce que
vous en pensez.
Maintenant que j'ai parlé de moi, parlons devons.
Vous m'avez envoyé une bien belle lettre la dernière
fois. L'histoire de mademoiselle Agathe m'a navré!
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 141
Pauvre âme! comme elle a dû souffrir ! Vous devriez
écrire cela, vous qui cherchez des sujets de travail.
Vous verriez quel soulagement se ferait en votre cœur
si vous tâchiez de peindre celui des autres.
Le conte que j'ai reçu de vous au mois d'avril n'a
pas été remis à la Presse parce qu'il m'est arrivé la
veille ou l'avant-veille de mon départ. Il est resté à
Paris dans mon tiroir ; je sais d'ailleurs qu'on le refu-
serait à cause du sujet, qui ne convient pas aux exi-
gences du journal. J'essaierai, cependant.
Pourquoi ne travaillez -vous pas davantage ? Le seul
moyen de supporter l'existence c'est de s'étourdir dans
la littérature comme dans une orgie perpétuelle. Le
vin de l'art cause une longue ivresse et il est inépui-
sable. C'est de penser à soi qui rend malheureux.
J'ai été bien impressionné par le massacre de
Djeddaet je le suis encore par tout ce qui se passe en
Orient. Cela me paraît extrêmement grave. C'est le
commencement de la guerre religieuse. Car il faut que
cette question se vide ; on la passe sous silence et au
fond c'est la seule dont on se soucie. La philosophie
ne peut pas continuer à se taire ou à faire des péri-
phrases. Tout cela se videra par l'épée, vous verrez.
Il me semble que les gouvernements sont idiots en
celte matière. On va envoyer contre les musulmans des
soldats et du canon. C'est un Voltaire qu'il leur fau-
drait et Ton criera de plus belle au fanatisme! A qui
la faute? Et puis tout doucement la lutte va venir en
Europe. Dans cent ans d'ici elle ne contiendra plus
que deux peuples, les catholiques d'un côté et les phi-
losophes de l'autre.
Vous êtes comme elle, vous, comme l'Europe, —
déchirée par deux principes contradictoires, et c'est
pour cela que vous êtes malade.
142 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A Ernest Feydeau.
Vieux vésicatoire, distillateur d'impuretés, etc.
L'article Rigault que je viens de lire m'a fait rugir
au commencement, puis éclater de rire à la fin. C'est
bon, mon vieux, c'est bon, ne t'inquiète de rien, con-
tinue. Pioche le Daniel, voilà tout... et se7Te, n... de
D..., serre! Sois concis et toujours brûûlhant! entende
uô .' bhhrrrrrûlant ! ! !
Comme c'est beau la critique, toujours se f... le
doigt dans l'œil et blâmant justement ce qu'il y a de
meilleur dans un livre. Je l'assure que cet article-là
te fait une très belle balle. 11 en ressort pour le
public que tu es un grand homme. Ma parole d'hon-
neur ! ça donne envie de te connaître ! et il n'est-pas
une marquise qui, en t'abordant, ne te coulera dans
le tuyau de l'oreille :
Bien, mon p'tit homme,
Tu vas voir comme. . ., etc.l
Quels imbéciles ! Enfin, continuons, mon vieux. Écri-
vons, nom d'un pétard! Ficelons nos phrases, serrons-
les comme des andouilles.
Voilà huit jours que je suis complètement seul. Je
travaille raide, jusqu'à 4 heures du malin toutes les
nuits. Ça commence à marcher, c'est-à-dire à m'amu-
ser, ce qui est bon signe. La solitude me grise comme
de l'alcool. Je suis d'une gaieté folle, sans molif, et je
gueule tout seul de par les appartements de mon logis,
à me casser la poitrine. Tel est mon caractère.
CORRESPONDA>'CE DE G. FLAUBERT. 143
A M"^ Leroyer de Chaatepie.
26 décembre 1858.
J'ai l'air de vous oublier, il n'en est rien ! Souvent
ma pensée se porte vers vous et j'adresse au Dieu
inconnu, dont parlait saint Paul , des prières pour
l'apaisement et la satisfaction de votre cœur. Vous
tenez dans mon âme une place très haute et très pure,
une large part, car vous ne sauriez croire l'émerveil-
lement sentimental que m'ont causé vos premières
lettres. Je vous dois de m'être senti, à cause de vous,
à la fois meilleur et plus intelligent. Il faudra pour-
tant que nous nous serrions la main et que je vous
baise au front !
Voici ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre :
J'ai été à Paris pendant dix jours, j'ai assisté et
coopéré aux dernières répétitions d'Hélène Peyron.
C'est à la fois une très belle œuvre et un grand suc-
cès. Les visites, les journaux, etc., tout cela m'a fort
occupé, et je suis revenu ici, comme à mon ordinaire,
brisé physiquement; et quant au moral, dégoûté de
toute cette cuisine. Je me suis remis à Salammbô avec
fureur.
Ma mère est partie pour Paris, et depuis un mois je
suis complètement seul. Je commence le troisième
chapitre, le livre en aura douze ! Vous voyez ce qui
me reste à faire ! J'ai jeté au feu la préface, à laquelle
j'avais travaillé pendant deux mois cet été. Je com-
mence enfin à m'amuser dans mon œuvre. Tous les
jours je me lève à midi et je me couche à 4 heures du
matin. Un ours blanc n'est pas plus solitaire et un
144 CORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT.
dieu n'est pas plus calme. Il était temps ! Je ne pense
plus qu'à Carthage et c'est ce qu'il faut. Un livre n'a
jamais été pour moi qu'une manière de vivre dans un
milieu quelconque. Voilà ce qui explique mes hésita-
tions, mes angoisses et ma lenteur. Je ne retournerai
à Paris que vers la fin de février. D'ici là, vous verrez
dans la Revue contemporaine un roman de mon ami
Feydeau qui m'est dédié et que je vous engage à lire.
Vous tenez vous au courant des ouvrages de Renan?
Cela vous intéresserait, ainsi que le nouveau livre de
Flourens sur le Siège de Vâme.
Savez-vous ce qui présentement m'occupe ? les ma-
ladies des serpents (toujours pour Carthage). Je vais
aujourd'hui même écrire à Tunis à ce sujet. Quand on
veut faire vrai, il en coûte !
Tout cela est bien puéril et au fond considérable-
ment sot ! Mais à quoi passer la vie, si ce n'est à des
rêves î
Adieu. Mille tendresses. Écrivez-moi tant que vous
voudrez et le plus longuement que vous pourrez.
A M"* Maurice Schlésinger.
Croisset, 16 janvier 1859,
Combien j'ai été heureux, chère madame, en recon-
naissant le timbre de Bade et voire écriture ! Pour me
justifier de mon apparent oubli, il faut que je vous dise
combien j'ai été embêté depuis un an.
Après la publication de mon roman, je me suis
remis à une grande oeuvre de jeunesse intitulée : La
tentation de saint Antoine. Après six mois de travail,
il a fallu me résigner à la remettre dans le carton. Ce
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 145
livre m'eût fait avoir, par le temps qui court, des désa-
gréments infinis.
Sollicité alors par le journal La Presse, je lui ai
promis une étude antique et avant d'en savoir le pre-
mier mot, au bout de huit jours on me talonnait déjà
en me demandant : « Est-ce fini? »
Les lectures et le travail préalable m'ont demandé
six à huit mois. Je m'y suis mis enfin il y a un an envi-
ron. Au bout de mon premier chapitre, je me suis
aperçu qu'il me fallait absolument aller à Tunis. L'hiver
dernier s'est passé dans les hésitations, tourments et
dérangements infinis. Au mois d'avril, je suis parti
pour l'Afrique où je suis resté deux mois. J'ai été seul
et à cheval de Tunis à Gonstantine; enfin, au mois de
juillet j'étais revenu ici où j'ai démoli tout ce que
j'avais fait. Bref, depuis le mois de septembre seule-
ment, je travaille à ce livre annoncé depuis deux
ans ; il me couvrira de ridicule ou me placera très
haut; c'est une tentative ambitieuse s'il en fut.
J'ai été très souffrant cet automne ; j'ai eu des maux
d'estomac épouvantables. C'est passé maintenant.
Pour aller un peu plus vite, je suis resté à la cam-
pagne; ma mère est à Paris et depuis trois mois
je vis complètement seul, me couchant à quatre
heures du matin, et me levant à midi. Enfin, je ne
vis pas, j'escamote l'existence, c'est le seul moyen de
la supporter. Au jour de l'An, j'ai bien songé à vous
(j'avais deux amis chez moi; j'ai été dérangé; voilà ce
qui a retardé cette lettre). Une liste nécrologique où
j'ai lu le nom d'Henri Blanchard m'a fait rêver à la rue
de Grammont... et puis votre souvenir m'arrive !
Combien je vous plains d'avoir perdu madame votre
mère! je connais ces déchirements, Enai-jedéjâ ense-
veli de ces pauvres morts !
13
146 CORRESPOî^DA^CE DE G. FLAUBERT.
Je n'ai aucune idée de voire vie ! Que fait Maurice
tout le long du jour ? Et quand nous reverrons-nous ?
quand irai-je vous voir? Dieu le sait, je suis engagé
dans une travail accablant et que je veux mener à
bonne fin. Voilà la quarantaine qui approche ; j'ai
eu 37 ans le 12 décembre dernier.
Qiianl au cœur, il est vieux comme l'antiquité elle-
même ; c'est une nécropole. Adieu, mille et mill« sou-
venirs. Vos lettres seront toujours bienvenues, vous
le savez.
Je vous baise les mains très affectueusement.
Non, je ne suis pour rien dans Hélène Peyron.
Aujourd'hui même paraît dans la Revue Contempo-
raine le commencement d'un roman qui m'est dédié.
Quand l'auteur m'en a lu le titre, j'ai été bien surpris
de voir que la plupart des scènes se passaient à Trou-
ville!
A M^^' Leroyer de Chantepie.
Croisset, 18 février 1859.
Chère demoiselle,
Mes malles sont faites et je vous écris sur ma table
désencombrée de ses livres et de ses paperasses.
Demain matin je pars pour Paris où je vais rester trois
mois. Mais je ne veux pas m'en aller sans répondre à
votre dernière lettre.
Je ne vous ai nullement oubliée quant à votre
article, mais il est d'un placement difficile à cause du
sujet, qui est peu dans le goût du jour (style jour-
naliste). J'essaierai encore dans VArtiste, maio j'ai
peu d'espoir. Quant à la Presse, je suis en délicatesse
avec cette feuille (tout cela entre nous\ Ils m'ont
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 147
refusé un service analogue que je leur demandais et
auquel je tenais beaucop. Voilà la vérité.
Combien votre lettre m'a ému avec la description de
votre vieille maison pleine de tableaux de famille.
Comme cela fait rêver, les vieux portraits ! Je vous
ainie pour cet arbre, ce noyer que vous aimez. Pauvre
chose que nous ! Comme nous nous attachons aux
choses ! C'est surtout quand on voj^age que l'on sent
profondément la mélancolie de la matière^ qui n'est
que celle de notre âme projetée sur les objets. Il m'est
arrivé d'avoir des larmes aux yeux en quittant tel
paysage. Pourquoi ?
C'est une triste histoire qu6 celle de cette jeune fille,
votre parente, devenue folle par suite d'idées reli-
gieuses, mais c'est une histoire commune. Il faut avoir
le tempérament robuste pour monter sur les cimes
du mysticisme sans y perdre la tête. Et puis, il y a
dans tout cela (chez les femmes surtout; des questions
de tempérament qui compliquent la douleur. Ne
voyez-vous pas qu'elles sont toutes amoureuses
d'Adonis ? C'est l'éternel époux qu'elles demandent.
Ascétiques ou libidineuses, elles rêvent l'amour, le
grand amour ; et pour les guérir (momentanément du
moins) ce n'est pas une idée qu'il leur faut, mais un
fait, un homme, un enfant, un amant. Cela vous paraît
cynique. Mais ce n'est pas moi qui ai inventé la nature
humaine. Je suis convaincu que les appétits matériels
les plus furieux se formulent insciemment par des
élans d'idéalisme, de même que les extravagances
charnelles les plus immondes sont engendrées par le
désir pur de l'impossible, l'aspiration éthérée de la
souveraine joie. Et d'ailleurs je ne sais (et personne
ne sait) ce que veulent dire ces deux mots : âme et
corps, où l'une finit, où l'autre commence. Nous sen-
148 CORRFSPONDANCE DE G. FLAUBERT.
tons des forces et puis c'est tout. Le matérialisme et
le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de
l'homme pour que l'on étudie impartialement tous ces
phénomènes. L'anatomie du cœur humain n'est pas
encore faite. Gomment voulez-vous qu'on le guérisse?
Ce sera Tunique gloire du dix-neuvième siècle que
d'avoir commencé ces études. Le sens historique est
tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étu-
dier les idées comme des faits, et à disséquer les
croyances comme des organismes. Il y a toute une
école qui travaille dans l'ombre et qui fera quelque
chose, j'en suis sûre.
Lisez-vous les beaux travaux de Renan? Connais-
sez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ?
Moi, dans ces derniers temps, je suis revenu inci-
demment à ces études psycho-médicales qui m'avaient
tant charmé il y a dix ans, lorsque j'écrivais mon
Saint Antoine. A propos de ma Salammbô, je me suis
occupé d'hystérie et d'aliénation mentale. Il y a dos
trésors à découvrir dans tout cela. Mais la vie est courte
et l'art est long, presque impossible même lorsqu'on
écrit dans une langue usée jusqu'à la corde, vermou-
lue, affaiblie et qui craque sous le doigt à chaque
effort. Que de découragements et d'angoisses cet
amour du beau ne donne-t-il pas? J'ai d'ailleurs entre-
pris une chose irréahsable. N'importe; si je fais rêver
quelques nobles imaginations, je n'aurai pas perdu
mon temps. Je suis à peu près au quart de ma besogne.
J'en ai encore pour deux ans.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 149
A Jules Duplan.
. . . Me voilà à Garthage et j'y travaille depuis trois
jours comme un enragé. Je fais un chapitre d'explica-
tions que j'intercalerai, pour la plus grande commodité
du lecteur, entre le second et le troisième chapitre. Je
taille donc un morceau qui sera la description topo-
graphique et pittoresque de la susdite ville avec expo-
sition du peuple qui l'habitait y compris le costume,
le gouvernement, la religion, les finances et le com-
merce, etc. Je suis dans un dédale. Voilà !
Il y a eu à Rouen des fêtes superbes — comme
dépense d'argent et de bêtises 1 Tous les bourgeois
étaient habillés en Louis XIV. Un jeune môme faisait
Louis XIV, et tous les tourlourous de la ligne étaient
aussi habillés en troupiers du temps de Louis XIV !
Un vieux comédien nommé Gudot a exécuté le rôle
de Pierre Corneille qui a été présenté à Louis XIV,
lequel a été félicité par Monsieur le Maire en écharpe
tricolore. Deux garces de l'Hippodrome représentaient
les Reines de la Cour dans une voiture fournie par
Godillot. — C'était le comble du délire — froid. — Il y
avait là beaucoup d'extravagance et un manque com-
plet d'imagination. Rien ne prouve mieux la stérilité
plastique de notre époque. Elle ne fournit même pas
de quoi faire une fête populaire. Quelle piètre chose
que ces éternels mâts vénitiens, ces éternels lampions
et ces éternelles bannières ! sans compter messieurs
les agents de police suant dans leurs bottes, pour
maintenir Tordre. « Histoire de l'esprit humain, his-
13.
150 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
toire de la sottise humaine », disait monsieur de Vol-
taire.
A Ernest Feydeau.
Samedi soir.
Mon vieux Brrrrulant,
Si je ne t'ai pas écrit, c'est que je n'avais absolu-
ment rien à te dire.
Je travaille comme quinze bœufs. J'ai bientôt, de-
puis que je ne t'ai vu, fait un chapitre, ce qui est
énorme pour moi. Mais que j'ai de mal! Me saura-
t-on gré de tout ce que je mets là-dedans? J'en
doute, car le bouquin ne sera pas divertissant et i
faudra que le lecteur ait un fier tempérament pour
subir 400 pages (au moins) d'une pareille architec-
ture.
Au milieu de tout cela, je ne suis pas gai. J'ai une
mauvaise humeur continue. Mon âme, quand je me
penche dessus, m'envoie des bouffées nauséabondes. Je
me sens quelquefois triste à crever. Voilà.
Ce qui ne m'empêche pas de hurler du matin au
soir à me casstr la poitrine Puis le lendemain, quand
je relis ma besogne, souvent j'efface tout et je recom-
mence! Et ainsi de suite! L'avenir ne me présente
qu'une série indéfinie de ratures, horizon peu facé-
tieux.
Tu féliciteras de ma part ce bon Théo sur sa croix
d'officier ; je ne lui ai pas écrit par bêtise ; et tu lui
diras que je pense souvent à lui et que je m'ennuie de
ne pas le voir. Ce qui est vrai.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 151
J'ai reçu l'arficle de la Pressey il y avait mieux à
dire. Si je ne connais guère de livre qui me plaise, il
en est de même des critiques. Gomme tout est bête,
miséricorde !
Tu me demandes ce que je fais : J'ai lu depuis
quinze jours sans interrompre mon travail et pour
lui, six mémoires de l'Académie des Inscriptions,
deux volumes de Ritter, le Chanaan de Samuel Bo-
chart et divers passages dans Diodore. Je crois que
ce sera une tentative élevée et, comme nous valons
plus par nos aspirations que par nos œuvres et par
nos désirs que par nos actions, j'aurai peut-être beau-
coup de mérite ; qui sait?
Au mémo.
Croisset, dimanche,
Je commençais à m*embêter de n'avoir pas de nou-
velles de ta femme et j'allais t'écrire aujourd'hui. Tant
mieux si la maladie traîne. Gela est signe que ce n'est
pas très grave. M. Gloquet a également dit à ma mère
qu'il trouvait de l'amélioration. Elle a dû aller chez
toi hier. Tiens-moi au courant de tout ce qui arrive en
bien ou en mal.
Mille compliments, mon cher monsieur, de la ma-
nière dont tu as vendu Daniel. Que ne suis-je aussi
habile! La ittérature jusqu'à présent m'a coûté
200 francs. Voilà les gains, et au train dont je vais, il
est peu probable que j'en fasse d'autres.
Tu me demandes ce que je deviens. Voici ? Je me
lève à midi et me couche entre trois et quatre heures
i52 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
du matin. Je m'endors vers cinq. A peine si je vois la
lumière des cieux. Chose odieuse en hiver. Aussi je ne
sais plus distinguer les jours de la semaine, ni le jour
d'avec la nuit. Je vis d'une façon farouche et extrava-
gante qui me plaît fort, sans un événement, sans un
bruit. C'est le néant objectif, complet. Et je ne tra-
vaille pas trop mal, pour moi du moins. Depuis dix-
huit jours j'ai écrit dix pages, lu en entier la Retraite
des Dix Mille (et analysé) six traités de Plutarque {sic),
la grande hymne à Cérès (dans les Poésies homé-
riques en grec) de plus l'Eucomium moral d'Erasme et
Tabarin, le soir, ou plutôt le matin, dans mon lit, pour
me divertir. Voilà. Et dans deux jours j'entame le
chapitre m. Ce qui ferait le chapitre iv si je garde la
préface, mais non pas de préface, pas d'explication.
Le chapitre i" m'a occupé deux mois cet été. Je ne
balance pas néanmoins à le f... au feu, quoique en
soi il me plaise fort.
Je suis dans une venelte atroce parce que je "vais
répéter comme effet dans le chapitre m ce qui a été
dit dans le chapitre ii. Des malins emploieraient des
ficelles pour escamoter la difficulté. Je vais lourde-
ment m'épater tout au milieu, comme un bœuf. Tel
est mon système. Mais je vais suer par exemple ! et
me désespérer dans la confection dudit passage ! Sé-
rieusement, je crois que jamais on n'a entrepris un
sujet aussi difficile de style. A chaque ligne, à chaque
mot, la langue me manque et l'insuffisance du voca-
bulaire est ielle que je suis forcé à changer les dé-
tails très souvent. J'y crèverai, mon vieux, j'y crè-
verai. N'importe, ça commence à m'amuser bougre-
ment.
Je me précipiterai sur le Daniel et te le renverrai le
plus promptement possible. J'emploierai à cet examen
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. d53
toute ma critique, n'aie pas peur. Préviens-moi afin
que j'envoie chercher le paquet à Rouen.
Mille tendresses.
Au même.
Tu es bien gentil de songer à moi et si je ne t'écris
pas c'est pour ne point t'ennuyer de mes plaintes. J'ai
été tous ces temps-ci assez malade, physiquement ; il
me prend des douleurs d'estomac atroces. Je suis
obligé de me coucher et j'éprouve en même temps des
courbatures dans tous les membres, avec des pince-
ments au cervelet. C'est le résultat des agréables pen-
sées qui embellissent mon existence.
A quoi bon t'embèter avec tout cela ? Ayons la pu-
deur des animaux blessés. Ils se f... dans un coin
et se taisent. Le monde est plein de gens qui gueulent
contre la Providence ; il faut (ne serait-ce que par
bonnes manières) ne pas faire comme eux. Bref, j'ai
la maladie noire. Je l'ai déjà eue, au plus fort de ma
jeunesse, pendant dix-huit mois, et j'ai manqué en
crever ; elle s'est passée, elle se passera, espérons-le.
J'ai à peu près écrit trois chapitres de Carthage,
j'en ai encore une dizaine, tu vois où j'en suis. Il est
vrai que le commencement était le plus rude. Mais il
faut que j'en aie encore fait deux pour que je voie la
mine que ça aura. Ça peut être bien beau, mais ça
peut être aussi très bête. Depuis que la littérature
existe on n'a pas entrepris quelque chose d'aussi in-
sensé. C'est une œuvre hérissée de difficultés. Donner
aux gens un langage dans lequel ils n'ont pas pensé '
loi CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
On ne sait rien de Carthage. (Mes conjectures sont je
crois sensées et j'en suis même sûr d'après deux ou
trois choses que j'ai vues.) N'importe il faudra que ça
répoî de à une certaine idée vague que l'on s'en fait. Il
faut que je trouve le milieu entre la boursouflure et le
réel. Si je crève dessus ce sera au moins une mort. Et
je suis convaincu que les bons livres ne se font pas de
cette façon. Celui-là ne sera pas un bon livre. Qu'im-
porte! S'il fait rêver à de grandes choses! Nous va-
lons plus par nos aspirations que par nos œuvres.
J'ai eu, néanmoins, et j'ai encore un fier poids de
moins sur la conscience depuis que je sais que le
sieur Charles Edmond n'est plus à la Presse. L'idée
de la publicité me paralj^se et il est certain que mon
livre serait maintenant fini, si je n'avais eu la bêtise
d'en parler.
Dans quinze jours tu me verras tout prêt à dévorer
Daniel de mes deux oreilles. Je te consacrerai une ou
deux nuits si tu veux, car, pour mes journées, elles
seront prises par la pièce de Bouilhet.
Pourquoi tiens-tu à avoir fini pour la fin de celte
année? Qui te presse? Tu as tort, mon bon. On fait
clair quand on fait vite.
A M*"" Roger des Genettes.
... VDtre lettre de ce matin m'a fait longuement ré-
fléchir. J'aime mieux ces cris vrais que des efforts
pour rire et plaisanter; car vous ignorez complète-
ment ce que c'est que la joie. Cette énergie, ce don
naturel vous manque. Pleurez donc en liberté sur le
cœur de votre ami, il tâchera d'essuyer vos larmes,
CORRESPO^^DA^•CE DE G. FLAUBERT. 155
quoique vos injustices le blessent. Vous ne me con-
naissez pas, dites-vous, pas plus qu'une langue dont
on écrit à peine quelques mots ? Et pourtant, que vous
ai-je caché ? Il me semble que je suis naturellement
ouvert. Rien n'est moins compliqué que mon esprit.
Mais le monde et le Catholicisme vous ont gâtée. Vous
êtes pleine de sophisraes et de sentiments troubles
qui vous empêchent de voir le vrai. Le bon Dieu vous
avait faite meilleure et c'est à cause de cela que je
vous aime, car vous avez dû horriblement souffrir, et
vous souffrez encore, pauvre chère amie ! J'ai la pré-
somption de vous connaître, moi. Or, j'entrevois dans
votre vis et dans votre âme des abîmes d'ennui et de
misères, une solitude, un Sahara éternel que vous
parcourez incessamment. Je ne connais personne
d'aussi profondément sceptique que vous et vous vous
torturez dans tous les sens pour essayer de croire. Je
vous irrite horriblement et c'est peut-être pour cela
que vous tenez à moi. Je vous reproche de m'avoir
traité comme tout le monde quand je vous aimais
comme personne ne vous aimera.
•... Il est si facile pourtant d'avoir la foi du charbon-
nier, d'admirer ce qui est admirable, de rire à ce qui
est drôle, d'exécrer le laid, le faux, l'obscur, d'être
humain en un mot, je ne dis pas humanitaire, de lire
l'histoire et de se chauffer au soleil ! Il faut si peu de
chose pour remplir une âme humaine ! J'entends d'a-
vance l'objection ; je vois arriver la série de ceux qui
ont chanté l'insuffisance de la vie terrestre, le néant
de la science, la débilité naturelle des affections hu-
maines. Mais ètes-vous bien sûre de connaître la vie ?
Avez- vous été jusqu'au fond de la science ? ^''êtes-vous
pas trop faible pour la passion ? N'accusons pas l'al-
cool, mais notre estomac ou notre intempérance. Qui
156 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
donc parmi nous s'efforce constamment et sans espoir
de récompense, sans intérêt personnel, sans attente de
profit, de se rapprocher de Dieu ? Qui est-ce qui tra-
vaille pour être plus grand et meilleur, pour aimer
plus fort, pour sentir d'une façon plus intense, pour
comprendre davantage ?
A Ernest Feydeau.
Croisset, jeudi soir.
Mon cher vieux,
Je viens de lire et d'annoter la première partie de
Daniel. Les observations de détail ne sont pas nom-
breuses, mais je tiens à toutes. Elles consistent en ré-
pétitions de mots, etc. Tu es beau ! les phrases toutes
faites sont rares. Le paquet sera mis demain au ciie-
min de fer, tu vois que je n'ai pas perdu de temps.
Quant aux observations d'ensemble, je n"ai presque
rien à te dire : 1° il y a un peu de longueur dans le sé-
jour à Trouville, au passage qui est entre la descrip-
tion de l'hiver et la grande tartine philosophique de
Daniel. C'est toujours aux endroits tempérés que tu
faiblis. Tâche d'escamoter tout ce qui n'est pas utile à
l'exposition des théories de Daniel; 2° la grande scène
avec Georget est une des bonnes et superbes choses
que je connaisse, et elle n'était pas facile a faire! Dans
la description des chasseurs et du dîner, rien à re-
prendre. Ça se voit.
30 Dans la scène du pavillon, il y a des mollesses,
des longueurs. Ça n'est pas assez intense. On sait trop
ce qu'ils vont dire et l'on sent que l'auteur aime ses
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 157
personnages à un point que le lecteur ne partage pas.
La fin est fort belle. Mais il faut retravailler cette
scène, et faire qu'il y ait moins de lignes sans enlever
une seule idée.
¥ La scène avec Georget dans l'auberge, courte,
nette, bonne.
5° Il faut, dans le grand dialogue de Daniel avec le
comte qui a plus de vingt pages, serrer vers le milieu;
il est plein de choses excellentes. Mais il y a des tour-
nures de phrases lentes, lourdes, des précautions ora-
toires inutiles. Sois donc plus concis, nom d'un pé-
tard !
La scène finale chez les deux femmes est palpi-
tante d'intérêt, comme on dit en beau langage.
En résumé, je trouve dans cette partie comme dans
toutes les autres des inégalités de talent entre les des-
criptions et les dialogues, à moins que le dialogue n'ait
par lui-même un grand fond comme dans la scène de
Georget. Tu me feras le plaisir, désormais, d'écrire
des livres impersonnels^ de mettre ton objectif plus
loin et tu verras comme tes personnages parleront
bien du moment que tu ne parleras plus par leur bou-
che. Tu t amuses trop avec eux. Voilà tout le secret.
Je tiens à l'observation 3» et 5°. Elle est sérieuse, ne
néglige rien. Et ensuite, dors sur tes deux oreilles, on
lira Daniel j je t'en réponds et l'on se passionnera pour
lui.
Ci-inclus une lettre pour le Théo. Fais*ia-lui parve-
nir le plus tôt possible.
La maladie de ta femme commence à m'inquiéter?
Que diable est-ce donc?
Bouilhet est à Mantes depuis lundi. S'il ne t'a pas
envoyé de loge pour sa pièce, c'est qu'on ne la joue
14
158 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
plus, sa jeune première et son jeune premier étant
malades.
Je suis indigné par les opinions littéraires du gars
Proudhon dans son livre la Justice, etc. Quelle
brute !
J'ai commencé hier au soir mon quatrième cha-
pitre. La fin du troisième n'a pas été commode et je
n'en suis pas encore enchanté. Ma parole d'honneur,
c'est à en devenir fou ! Quel bouquin !
Adieu, cher vieux, je t'embrasse très fort.
Tiens-moi au courant des cancans de la Revue con-
temporaine. Ça m'amuse.
Et dis-moi ce qu'on dit de Daniel. Franchement, je
crois que tes collaborateurs universitaires doivent
rager.
A M"'' Roger des Genettes.
... Vous savez bien que je ne partage nullement
votre opinion sur la personne de M. de Voltaire. C'est
pour moi un saint ! Pourquoi s'obstiner à voir un far-
ceur dans un homme qui était un fanatique ? M. de
Maistre a dit de lui dans son traité des Sacrifices : « Il
n'y a pas de fleur dans le jardin de l'intelligence que
cette chenille n'ait souillée. » Je ne pardonne pas plus
cette phrase à M. de Maistre que je ne pardonne to js
leurs jugements à MM. Stendhal, Veuillot, Proudhon.
C'est la même race quinteuse et anti-artisle. Le tem-
pérament est pour beaucoup dans nos prédilections
littéraires. Or, j'aime le grand Voltaire autant que je
déteste le grand Rousseau, et cela me tient au cœur la
diversité de nos appréciations. Je m'étonne que vous
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 159
n'admiriez pas celte grande palpitation qui a remué le
monde. Est-ce qu'on obtient de tels résultats quand
on n'est pas sincère? Vous êtes, dans ce jugement, de
l'école du dix-huitième siècle lui-même, qui voyait
dans les enthousiasmes religieux des momeries de
prêtres. Inclinons-nous devant tous les autels. Bref,
cet homme-là me semble ardent, acharné, convaincu,
superbe. Son Ecrasons Vinfâme me fait l'effet d'un cri
de croisade. Toute son intelligence était une machine
de guerre. Et ce qui me le fait chérir, c'est le dégoût
que m'inspirent les voltairiens, des gens qui rient sur
les grandes choses ! Est-ce qu'il riait, lui ? Il grinçait. ..
... Mais vous m'échappez souvent; vous avez pour
moi des côtés fuyants, des ambiguïtés où je me perds.
Je ne puis allier votre libéralisme intellectuel avec
votre attachement pour la tradilion catholique. Il y a
eu dans votre vie, dans votre passé, que je ne connais
nullement, des pressions, des contraintes, et comme
une longue maladie dont il vous reste quelque chose.
Vous me dites que je vous regarde quelquefois avec
ironie, jamais, je vous le jure bien, mais avec étonne-
ment et plutôt, tranchons le mot, avec méfiance. Vous
me faites peur parfois. Vous me quittez brusquement
quand mon cœur va se fondre, quand je voudrais
absorber le vôtre tout entier. Il me semble que je vous
amuse comme un piano et puis que c'est tout. L'air
joué, on referme le couvercle. J'ai soif de votre intel-
ligence, je voudrais la posséder complètement dans
l'âme, l'absorber comme une liqueur et la mêler au
plus profond de mon être. Mon orgueil se révolte que
vous m'échappiez ainsi ; en vain, je vous enveloppe de
ma pensée; en vain, je veux retenir cette flamme qui
me charme et m'éblouit, tout s'échappe et je ne sais-
rien et je cherche toujours.
160 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Mon livre me désespère. Je sens que je me suis
trompé. Je n'ai pas de terrain solide sous les pieds ;
Texécution manque à chaque minute et je continue
pourtant. Enfin, vous serez là, puis je ferai rêver quel-
ques nobles esprits. Ce sera tout.
A Ernest Feydeau.
Croisset, jeudi.
Je ne t'oublie pas du tout, mon cher vieux, mais je
travaille comme trente nègres, voilà. J'ai enfin ter-
miné mon interminable quatrième chapitre, d'où j'ai
retranché ce que j'en aimais le mieux. Puis, j'ai fait
le plan du cinquième, pris des notes en quantité, etc.
L'été ne s'annonce pas mal.* Je crois que ça va mar-
cher; c'est peut-être une illusion. Quel bouquin! nom
d'un pétard! est-ce difficile!
Oui, je trouve, contrairement au sieur d'Aurevitly,
qu il s'agit maintenant d'hypocrisie et pas d'autre
chose. Je suis effrayé, épouvanté, scandalisé par la
couillonnade transcendante qui règne sur les humains.
A-t on peur de se compromettre ! ! ! Gela est tout nou-
veau, à ce degré du moins. L'envie du succès, le
besoin de réussir quand même, à cause du profit, a
tellement démoralisé la littérature qu'on devient stu-
pide de timidité. L'idée d'une chute ou d'un blâme les
fait tous foirer de peur dans leurs culotes. — « Gela
vous est bien commode à dire, vous, parce que vous
avez des rentes » — réponse commode et qui relègue
la moralité parmi les choses de luxe. Le temps n'est
plus où les écrivains se faisaient traîner à la Bastille.
On peut la rétablir maintenant, on ne trouvera per-
sonne à y mettre.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 161
Tout cela ne sera pas perdu. A mesure que je me
plonge plus avant dans l'antique, le besoin de faire du
moderne me reprend, et je cuits à part moi un tas de
bonshommes.
Ne pense plus à Daniel. C'est fini. On le lira, sois-
en sûr.
Quand tu viendras à Groisset, avant de partir pour
Luchon (vers le commencement de juillet, je suppose),
apporte-moi le plan détaillé de Catherine. J'ai plusieurs
idées sur ton style en général et sur ton futur livre
en particulier.
Tu es un polisson, tu compromets mon nom dans
les lieux publics. Je t'attaquerai devant les cours de
justice pour vol de titres.
J'ai deux jolies voisines qui ont relu deux fois de
suite Daniel. Et les cochers de fiacre de Rouen se pré-
lassent sur leur siège en lisant Fanny (historique).
A propos de moralité, as-tu vu que les habitants de
Glascow ont fait une pétition au Parlement pour faire
supprimer les modèles de femmes nues dans les Aca-
démies de dessin?
Adieu, vieux, pioche profondément.
Et des nouvelles de ta femme? Pourquoi est-elle à
Versailles, qui est un atroce pays plus froid que la
Sibérie?
Au même.
Groisset, mardi soir.
Ne te plains plus de la Providence, ô Feydeau, car
tu ignores les politesses dont elle te comble dans la
province! Ouïs cette anecdote; mais, auparavant,
14.
16^2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
monte sur une chaise et contemple-toi dans la glace,
car voici un fait qui te rend plus haut que la colonne ;
Un jeune homme de Rouen, riche, vingt-trois ans, etc.,
allait épouser et enrichir, par ce mariage, une jeune
demoiselle, dix-sept ans, jolie, etc., lorsqu'un jour il
surprit, dans sa table à ouvrage, un livre infâme inti-
tulé : Fannr/ , d'un nommé E. Feydeau! Scandale!
cris, scène, et le mariage fut manqué à cause de cela.
Je supprime tous les commentaires. J'étais telle-
ment enthousiasmé de ce jeune bourgeois que j'éprou-
vais tour à tour le besoin de lui faire frapper une mé-
daille en aluminium — et de l'écorcher vif. Franche-
ment, je l'aurais vu écarteler avec ivresse. J'ai tout fait
pour savoir son nom ; on a calléy on m'a dit qu'on ne
savait plus, etc. Mais, le positif, c'est que ton bouquin
a fait rompre un mariage et il est probable qu'en cela
il a fait une bonne action! Est-ce beau! nom d'un
pétard, est-ce beau!
Je ne vais pas si vite que tu penses, mon cher vieux.
Mais je commence à voir un peu mes personnages.
Je crois qu'ils ne sont plus maintenant à l'état de man-
nequins, décorés d'un nom quelconque. Pour qu'on
dise d'un personnage antique : « c'est vrai », il faut qu'il
soit doué d'une triple vie, car le modèle, le type, qui
l'a vu? J'espère dans un mois avoir fini mon sixième
chapitre et, avant de rentrer à Paris, le septième
sera fait, il le faut. Je me suis débarrassé du cinquième
par la suppression de deux morceaux excellents, mais
qui ralentissaient le mouvement. J'ai aussi changé
l'ordre de deux ou trois paragraphes et je crois qu'à
présent ça roule. Bref, ça ne va pas trop mal.
Je vais avoir, pendant deux jours, à trimballer un
jeune auteur anglais, le fils de l'ancien ambassadeur
grec à Londres. Puis, Bouilhet m'arrive.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 16S
Ne t'inquiète pas des objections que tu me fais sur
Catherine. Tout cela ne signifie rien. Le danger à évi-
ter est dans le romanesque du sujet. Il faut trouver des
liens infinis pour le rattacher à la partie commune,
ordinaire, c'est-à-dire à la vie à Paris, laquelle partie
m'a semblé en plan ce qu'il y a de mieux avec le
début?
Tes maux d'estomac viennent de tes cigarettes;
fume donc des tchibouks ! Tes cigarettes m'agacent,,
ça manque complètement de galbe I
Procure-toi le numéro du 18 août de la Revue de
V Instruction publique, journal du sieur Hachette; il
y a dedans un article qui nous concerne : Arcades
amho.
Au même.
Samedi soir.
Tu m'as l'air d'un homme, puisque tu t'es remis à
travailler! et que dans son malheur ton esprit rue au
lieu de geindre. Sois persuadé que je t'apprécie, et je
crois que peu de messieurs mèneraient, comme tu le
fais, une double existence. Nous en avons souvent
causé avec le père Sainte-Beuve.
Continue, mon pauvre vieux! acharne-toi sur une
idée! ces femmes-là du moins ne meurent pas et ne
trompent pas!
Veux-tu te distraire? Fais-moi (ou plutôt fais-toi)
le plaisir d'acheter Luij roman contemporain par
^|me Louise Golet. Tu y reconnaîtras ton ami arrangé
d'une belle façon. Mais pour comprendre entièrement
l'histoire et surtout l'auteur, procure toi d'abord : 1° La
Servante, poème (où le gars Musset est aussi éreintô
164 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
qu'il est exalté dans Lui) et 2° Une histoire de Soldat^
roman dont je suis le principal personnage. Tu n'ima-
gines pas ce que c'est comme canaillerie. Mais quel
piètre coco que le sieur Musset! Ce livre {Lui) fait
pour le réhabiliter, le démode encore plus qu' « Elle
et Lui » !
Quant à moi j'en ressors blanc comme neige,
mais comme un homme insensible, avare, en somme
un sombre imbécile. Voilà ce que c'est que d'avoir
aimé des Muses! J'ai ri à m'en rompre les côtes.*
Si le Figaro savait ce que je possède dans mes car-
tons, il m'offrirait des sommes exorbitantes ! C'est
triste à penser. Quelle drôle de chose que de mettre
ainsi la littérature au service de ses passions, et quelles
tristes œuvres cela fait faire, sous tous les rapports!
J'ai savouré le Cuvellier-Fleury. L'article ne manque
pas de mauvaise foi; mais je trouve qu'il est simple-
ment bête. Il ne t'éreinte pas assez. Peut-être le Guvel-
lier t'admire-t-il, au fond ? Je te plains alors.
Est-ce que noire ami Turgan tourne au catholicisme ?
Il m'a envoyé un article de lui, très orthodoxe. Dans
ce même numéro de la Revue Européenne, j'ai lu un
éreintement de Renan qui m'a indigné.
C'est en haine de tout cela, pour fuir toutes les tur-
pitudes qu'on fait, qu'on dit et qu'on pense que je me
réfugie en désespéré dans les choses anciennes. Je me
fiche une bosse d'antiquité comme d'autres se gorgent
de vin. Carthage ne va pas trop mal, bien que lente-
ment. Mais au moins je voiSy maintement. Il me
semble que je vais atteindre à la Réalité ? Quant à l'exé-
cution, c'est à en devenir fou!
Je suis curieux de savoir si Théo est revenu chez
toi? Il me semble que si j'avais été à Paris tout cela ne
serait pas arrivé?
j
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 165
Est-ce que lu vois souvent la Présidente? c'est une
excellente et surtout saine créature.
Ma mère est au milieu de ses préparatifs de départ.
Tu la verras dans le milieu de la semaine prochaine.
Merci de ton Athénée.
Allons, mon pauvre vieux, adieu! Que veux-tu que je
te dise? que je t'aime et t'embrasse.
Il se publie dans le Constitutionnel un roman-feuil-
leton où l'héroïne m'accuse sérieusement (c'est l'auteur
qui parle par sa bouche) d'écrire en vue de l'argent.
Sens-tu la profondeur du reproche?
A Eugène Crépet.
Voici la lettre pour le Taschereau; est-ce ça? ai-je
compris?
Faites tous mes remerciements à Sainle-Beuve.
Mais, entre nous, je ne vous cache pas que je trouve
tous ces manèges et entortillements d'un piètre goût,
et si je n'avais craint de fâcher notre ami, j'aurais tout
envoyé faire f... carrément (telle fut même ma pre-
mière idée). C'est bien de l'embarras pour peu de
chose ! Donc allez à la Bibliothèque, mon bon, et
envoyez-moi le Hendrich (marqué au catalogue 331 A),
dans une petite boîte adressée à monsieur Achille
Flaubert, Hôtel-Dieu, Rouen, pour M. G. F. J'ai vu,
il y a huit jours, Bouilhet ; il finit le l" acte de sa
pièce espagnole qui sera, je crois, d'un ton très ori-
ginal.
Nous nous reverrons avant deux mois pour le mil-
lion de l'oncle Etienne; ce sera, je pense, vers la fin
d'octobre.
i66 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Préparons nos paumes. Adieu, mon vieux brave,
merci encore une fois.
A vous.
Je vous adresse ma lettre chez le père Gidde, car je
ne sais pas au juste votre numéro dans la rue de Seine,
bien que je connaisse la maison. Vous savez que je
suis toqué de votre ouvrage et que j'y pense maintes
fois par jour.
A Jules Duplan.
Mon cher Duplan,
Je voulais savoir quel était de nous deux le plus
ignoble personnage ! mais à toi le pompon, mon bon-
homme. « Venui forma vinus magnitudine a comme
dit M^ L'Homond; et tu l'emportes par l'oubli
Oui, je sais bien, tu vas gueuler. « Mon commence!
ma boutique ! mes registres ! le grand-livre ! mes
commis ! ces messieurs ! ces dames ! les commettants,
dito, report, font 72 fr. 75 c. » N'importe ! j'ai à te
dire que tu es un sale cochon, voilà tout. Narcisse lui-
même en pleure ; il s'ennuie de ne pas avoir de tes
nouvelles ; tu révoltes et attendris jusqu'à la livrée.
Ça va-t-il au moins I Est-tu content? gagnes-tu des
monacos pour subvenir à tes débauches dans ta vieil-
lesse?...
Depuis près de cinq mois que nous ne nous sommes
vus, j'ai eu assez d'ennuis. Au milieu du mois dernier
j'en ai été physiquement malade. Ça remonte un peu;
n'importe ! Ce polisson de livre-là sera raté, j'en ai
peur, je marche sur un terrain trop peu solide ! C'est
un dédale de difficultés enchevêtrées les unes dans les
i
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 167
autres à rendre fou ! J'ai écrit à peu près six cha-
pitres.
J'espère au jour de l'an en avoir fait encore un, ce
qui sera la moitié du livre. J'aurai donc, mon cher
monsieur, quatre chapitres à te lire, car tu dois n'en
connaître que trois ?
Je t'ai attendu tout l'été. De dimanche en dimanche
j'espérais ta gentille personne, mais pas de Cardo-
ville. J'ai été indigné, et puis, ma foi, je n'y ai plus
tenu. Ç*a été plus fort que moi !
As-tu lu la Légende des siècles du père Hugo ? Je
trouve cela tout bonnement énorme. Ce bouquin m'a
fortement calotte! Quel immense bonhomme ! on n'a
jamais fait de vers comme ceux des lions!
A Ernest Feydeau.
Nuit de mardi. Croisset, i859.
Il est bien tard, mon vieux ; n'importe ; il faut que
je te dise un petit bonjour. Gomment vas-tu? Es-tu un
peu moins triste? Catherine marche-t-elle ? Moi, je
suis empêtré dans le temple de Moloch, et ma séance
du parlement n'est pas facile à faire !
Il faut ètro absolument fou pour entreprendre de
semblables bouquins! A chaque ligne, à chaque mot,
je surmonte des difficultés dont personne ne me saura
gré; et on aura peut-être raison de ne pas m'en savoir
gré. Car si mon système est faux, l'œuvre est ratée.
Quelquefois, je me sens épuisé et las jusque dans la
moelle des os, et je pense à la mort avec avidité,
comme un terme à toutes ces angoisses. Puis ça re-
monte tout doucement. Jemere-exalleetje re-retombe
— et toujours ainsi I
168 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Quand on lira Salammbô^ on ne pensera pas, j'es-
père, à l'auteur ! Peu de gens devineront combien il a
fallu être triste pour entreprendre de ressusciter Gar-
thage ! C'est là une Thébaïde où le dégoût de la vie
moderne m'a poussé.
Si je n'avais pas ma mère, je partirais maintenant
pour la Chine. L'occasion m'en serait facile.
Je viens de lire ce soir la Femme du père Michelet !
Il abuse du bavardage, franchement. Ne te semble-t-il
pas, au fond, jaloux de_Balzac?
Puisque tu as lu Lia", lis donc Une histoire de
soldat. Je t'assure que tu t'amuseras. C'est bien plus
beau parce que je suis au premier plan.
Est-ce que tu vas tous les dimanches soir chez la
Présidente?
C'est une chose étrange, comme je suis attiré par
les études médicales (le vent est à cela dans-les
esprits). J'ai envie de disséquer. Si j'étais plus jeune
de dix ans, je m'y mettrais. Il y a à Rouen un homme
très fort, le médecin en chef d'un hôpital de fous qui
fait pour des intimes un petit cours très curieux sur
l'hystérie, la nymphomanie, etc. Je n'ai pas le temps
d'y aller et voilà longtemps que je médite un roman
sur la folie ou plutôt sur la manière dont on devient
fou ! J'enrage d'être si long à écrire, d'être pris dans
toutes sortes de lectures ou de ratures ! La vie est
courte et l'art long! Et puis à quoi bon ' N'impoite,
« il faut cultiver notre jardin ». La veille de sa mort,
Socrale priait, dans sa prison, je ne sais quel musi-
cien de lui enseigner un air sur la lyre : « A quoi bon,
dit l'autre, puisque tu vas mourir? — A. le savoir
avant de mourir », répondit Socrate. — Voilà une
des choses les plus hautes en morale que je connaisse
i
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 169
et j'aimerais mieux l'avoir dite que d'avoir pris Sé-
bastopoL
Je ne vois personne. Je ne lis aucun journal. Je ne
sais pas du tout ce qui se passe dans le monde.
A Maurice Schlésinger.
Décembre.
Voici venir le Jour de l'An, mon cher Maurice !
Quels souhaits faut-il vous faire? Acceptez-les tous
et pour les vôtres.
Il m'ennuie de n'entendre parler d'aucun de vous.
Ne reverrai-je plus personne ? Dites-moi ce que vous
devenez, femme, fils, fille et petite-fille.
Dans deux jours, je m'en retourne au boulevard du
Temple. Je vais trouver Paris probablement aussi
bête que je l'ai laissé, ou encore plus. La platitude
gagne avec l'élargissement des rues; le crétinisme
monte à la hauteur des embellissements. Vous n'avez
pas l'idée du point où nous en sommes. L'hypocrisie
vertueuse surtout n'a pas de limites, on est d'une hon-
nêteté qui ne se trouve que chez les filous.
Ce ne sera pas encore pour cette année que j'aurai
fini mon bouquin sur Carthage. J'écris fort lentement,
parce qu'un livre est pour moi une manière spéciale
de vivre. A propos d'un mot ou d'une idée, je fais des
recherches, je me livre à des divagations, j'entre dans
des rêveries infinies ; et puis notre âge est si lamen-
table, que je me plonge avec délices dans l'antiquité.
C-ila me décrasse des temps modernes. Mais dès que
j'aurai fini, au commencement de 1861, j'espêie, j'irai
vous porter la chose : 1° parce que j'ai envie de vous
voir et, 2° parce qu'un peu d'air me fera du bien.
15
f70 CORRESPO^'DA]^XE DE G. FLAUBERT.
Rien de neuf dans ma famille. Ma mère vieillit et
devient délicate. J'ai une belle nièce de dix-neuf ans
qu'on va marier un de ces jours, une autre de treize
dont le plus grand amour est un jeune chat à pattes
blanches. Mon frère a été décoré cet été, et moi,
quand vous me reverrez, vous me reconnaîtrez à peine,
tant je suis chauve et éreinté. Voilà tout.
Nous causons souvent de vous, Janinetmoi. Jamais
je ne vois Panofka, et je ne passe pas devant le splen-
dide magasin de Brandus sans un serrement de cœur,
en songeant au vieux temps où l'on blaguait si bien et
si fort à la Gazette musicale.
A Ernest Feydeau.
Ta lettre m'a navré, mon pauvre Fej^deau ! Que
veux-tu que je le dise? Quelle banalité t'offrir? Je
pense beaucoup à toi, voilà tout. Est-ce qu'il n'y a
plus aucun espoir? Pauvre petite femme ! C'est affreux !
Tu as et tu vas avoir de bons tableaux et tu pourras
faire de bonnes études ! C'est chèrement les payer. Les
bourgeois ne se doutent guère que nous leur servons
notre cœur, La race des gladiateurs n'est pas morte,
tout artiste en est un. Il amuse le public avec ses ago-
nies. Comme tu dois être éreinté, écrasé, brisé ! Le
seul moyen dans ces crises-là de ne pas trop souffrir^
s'est de s'étudier soi-même démesurément et la chose
est possible, car l'esprit a une acuité extraordinaire.
Ma mère me charge de te dire combien elle te
plaint ; elle a si profondément passé par là !
Adieu, mon pauvre vieux, bon courage. .
Je t'embrasse.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 171
Au même.
Mercredi soir.
Tu m'as écrit une très belle et très navrante, très
lamentable lettre, mon pauvre Feydeau ! Quand ta dou-
leur sera plus sourde, nous en recauserons. Mais au
nom de la seule chose respectable en ce monde, « au
nom du Beau », cramponne-toi des deux mains, bon-
dis furieusement de tes deux talons et sors de là ! Je
sais bien que la douleur est un plaisir et qu'on jouit de
pleurer. Mais l'âme s'y dissout, l'esprit se fond dans
les larmes, la souffrance devient une habitude, et une
manière de voir la vie qui la rend intolérable.
As-tu maintenant cuvé tout ton chagrin ? As-tu bien
ruminé l'amère pâture de tes souvenirs? T'es-tu fait
une grande orgie avec la tristesse étalée? Depuis
quinze jours je peux dire que je songe à toi, à travers
tout. Je te vois, seul, dans ta maison, allant et venant
par les appartements vides, et t'asseyant devant ta
table, et mettant dans tes deux mains ta tète plus
lourde qu'une montagne et brûlante comme une forge.
Ne te révolte pas devant l'idée de l'oubli. Appelle-le
plutôt ! Les gens comme nous doivent avoir la religion
du désespoir. Il faut qu'on soit à la hauteur du destin,
c'est-à-dire impassible comme lui. A force de se dire :
« Gela est, cela est », cela est, et de contempler le
trou noir, on se calme.
Tu es jeune encore. Tu as, je crois, dans le ventre,
de grandes œuvres à pondre. Pense qu'il faut les faire.
Oui, qu'il « faut», et je te prie de remarquer que je ne
te donne « aucune consolation ». Je regarde ce genre
de choses comme une injure.
17-2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Si Gautier a été à l'enterrement, sois sûr qu'il a fait,
dans sa pensée, une chose héroïque (je le connais de-
puis longtemps), et il faut lui en savoir gré. Ce qui n3
serait rien pour un autre était pour celui-là excessif.
Balaie tout et arrange-toi pour qu'il revienne. Si j'étais
à Paris je m'en chargerais. Tu peux lui faire parler
par quelqu'un. Sois bon ! c'est plus commode d'ail-
leurs.
Et maintenant, parlons de tes affaires. Est-ce qu'elles
sont aussi désespérées que tu les fais? Quitles-tu la
Bourse définitivement, absolument? N'y trouves-tu
plus le moyen d'y gagner de quoi vivre? S'il en est
ainsi, cherche quelque chose d'analogue. Tu connais
l'argent, ne le quitte pas, bien qu'il te quitte, momen-
tanément. Car tu es, sous ce rapport, un monsieur à
retomber toujours sur ses pattes. Quant à la littéra-
ture, je crois quelle pourrait le rapporter s^ffisam-
ment, mais (et le mais est gros) en travaillant d'une
manière hâtive et commerciale où lu finirais bientôt
par perdre ton talent. Les plus forts y ont péri. L'art
est un luxe; il veut des mains blanches et calmes. On
fait d'abord une petite concession, puis deux, puis
vingt. On s'illusionne sur sa moralité pendant long-
tepms. Puis on s'en f... complètement. Et puis on
devient imbécile, tout à fait, ou approchant. Tu n'es
pas né journaliste. Dieu merci. Donc, je t'en supplie,
-continue comme tu as fait jusqu'à présent.
Ma mère fait ses préparatifs pour s'en aller à Paris.
Tu la verras bientôt et lu me verras dans deux mois.
J'attends dimanche le petit Duplan. Voilà toutes mes
nouvelles.
Adieu, mon pauvre vieux.
Sursuîn corda ! et je t'embrasse.
1
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT, 173
A Louis Bouilhet.
Groisset, 15 mars 1860.
Jamais! jamais! jamais! C'est une enfonçade
qu'on le prépare, et sérieuse. Au nom du ciel! ou
plutôt en notre nom, mon pauvre vieux, je Ven supplie,
ne fais pas cela. C'est impossible de toute manière.
Quant à Thierry, il a été gentil ; c'est bien. Mais
1° tu le mérites, 2° il y avait intérêt. Réponds-lui le
plus poliment, le plus longuement possible si tu veux.
Mais un voyage est inutile, on t'enfoncerait. Ne cède
pas. Ne viens pas à Paris ; dis que tu es tout entier à
ta pièce, ce qui est vrai, et qu'une comédie servira
mieux « les Français » qu'une ode. Ce serait selon
moi une canaillerie politique et une cochonnerie litté-
raire. Je défie qui que ce soit de faire là-dessus rien
de passable. Laisse de semblables besognes à Phi-
ioxène et à Théo. Je t'embrasse. A toi.
Encore une fois et mille fois, non !
P' S. — Quand même ça servirait au commerce de
Carthage, non !
Au même.
Pariri, nuit de vendredi, 15 mars 1860.
Et de même que je te garde une gratitude éternelle
pour m'avoir empêché de consentir à ce qu'on fit une
pièce avec la Bovary, tu me remercieras pareillement
de t'avoir ouvert les yeux sur la chose en question.
Elle me trouble et « je reviens à la charg» ». Peut-
être te suis-je à charge ?
15
174 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Ce n'est pas là une bonne entrée pour les Français.
Au contraire. Qu'est-ce que ça leur fait, aux socié-
taires ? Je comprends l'idée de Thierry en sa qualité
d'homme officiel, et à sa place j'en eusse fait tout au-
tant. Mais en acceptant tu t'abaisses et, tranchons le
mot, tu te dégrades. Tu perds ta balle de poète « pur »,
d'homme indépendant. Tu es classé, enr^'gimenté,
capturé. Jamais de politique, n... de D... ! ça porte
malheur et ça n'est pas propre. « Périssent les États-
Unis plutôt qu'un principe. » Après une concession il
en faut faire une autre, etc. Vois ce pauvre Théo. Ce
sont d'ailleurs des choses fort peu payées, et quand
même ! non ! N'en parlons plus.
Quant à ta lettre à Thierry, elle est moins difficile à
écrire que celle de Janin, et ^i tu veux, je te la fais
incontinent, de façon à ce qu'il soit enchanté de toi et
qu'il puisse même la montrer à Fould. Car la propo-
sition part peut-être du ministère d'État? Est-ce une
façon de te faire payer ta croix ?
J'ai passé mon après-midi au cabinet des Médailles;
ma besogne ne sera pas longue. J'espère qu'il en sera
de même pour les pierreries.
La Présidente que j'ai rencontrée tantôt dans la rue
m'a dit que les sieurs D*** et B*** ne voulaient pas
se trouver avec Feydeau « ne pouvant se résigner à
lui faire le moindre compliment sur son livre. »
Je trouve cette bégueulerie de plus haut goût dans
ces deux messieurs. Elle les croit jaloux de la vente,
aperçu littéraire qui peut être vrai.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 175
Au même.
Paris, 29 mars 1860.
J'ai fait hier la connaissance de mon futur neveu
Adolphe Roquigny. C'est un fort homme et qui me
paraît doux comme un agneau. Les jeunes gens ont
l'air épris l'un de l'autre. Tout cela est très bien 1 On
est enchanté ! Heureux ceux qui vivent dans la bonne
et simple nature! Oui, quand je me suis retrouvé seul,
le soir, j'ai senti qu'entre moi et mes co-mortels il y
avait des abîmes. Tout le bonheur de la vie est là sans
doute. Et pourtant si on mel'ofîrait, acceplerais-je?
Aujourd'hui j'ai été chez Janin qui est très touché
de ta lettre. Il m'a fait ton éloge, dit que tu avais beau-
coup de talent, que ta personne lui plaisait, que tu
avais raison d'habiter la province, etc., etc. « Il en-
tend joliment Horace, ce gaillard-là! Aussi, voyez I
quelle supériorité ça lui donne sur les autres. » Bref,
tu as très bien fait de lui envoyer ton épître, et je parie
qu'à ta prochaine pièce tu auras un feuilleton su-
perbe. Oh ! les hommes !
Feydeau, de plus en plus furieux contre iceux, se
console en faisant faire pour son usage personnel:
1* Son portrait; 2° son camée. Je suis effrayé du peu
d'affection qu'on lui porte et je passe ma vie à le dé-
fendre ; or, j'ai fort à faire, car il manque entière-
ment de politique.
Chez Janin, tantôt, re-vu le Feuillet (peu sympa-
thique, décidément). Il vient de faire une joUe chute
avec sa Tentation,
476 CORRESPONDA>XE DE G. FLAUBERT.
Dimanche il y a eu chez moi un « grand combat »
entre Baudry, Saint- Victor et l'excellent père Maury,
qui est charmant. Je dîne demain à Versailles avec lui
et Renan.
Notre ami Maxime a publié dans la Revue des Deux-
Mondes une nouvelle que l'on dit peu roide.
Je n'ose te donner un avis sur la fin de ta pièce par
peur de te conseiller une couillonnade ou une impru-
dence. Le public est si bête, si stupide, si idiot !
D'autre part, c'est embêtant de rater une belle chose
et peut-être qu'à force d'art, on peut la faire passer?
Vois, cherche. Je serais tout aussi embarrassé que
toi?
Est-ce que tu vas prendre mon genre de te livrer à
des lectures sans fin ? Jolie manière de perdre son
temps.
Adieu, vieux. Il y a des fois où j'ai des soifs de toi
à prendre le chemin de fer pour aller t'embrasser.
A toi, mon pauvre Caraphon.
A M^'^ Leroyer de Chantepie
Paris, 30 mars 1860.
Non, je ne vous oublie pas. Mais à Paris les jours
passent si vite ! et je suis dans un tel train d'occu-
pations et de lectures que je ne fais pas toujours ce
que je veux et ne vois pas les gens que j'aime. Voici |
d'ailleurs mes excuses : l
1° Je suis arrivé ici à l'époque du jour de l'an, et - !
j'ai été pris par les visites et courses de la nouvelle
année. 2° Le 15 janvier j'ai fait une chute assez grave,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 177
qui m'a retenu une huitaine au lit. 3» Mon roman
Carthaginois m'a entraîné et m'entraîne encore dans
tant de divagations et de recherches (j'ai bien avalé
depuis le l**" février une cinquantaine de volumes) que
je ne sais souvent où donner de la tête. Voilà cinq
mois que je suis sur le même chapitre. Il s'agit de re-
construire ou plutôt d'inventer tout le commerce
antique de l'Orient. 4° Je suis depuis trois semaines
dérangé par un mariage. C'est la fille de mon frère qui
prend époux le 17 du mois prochain, je retourne à
Rouen à cette époque. 5° Comme à Rouen je ne puis
me procurer les livres dont j'ai besoin et que je ne
peux emporter ceux des bibliothèques publiques, il
faut que je me hâte de finir toutes ces lectures avant
mon départ. Voilà mes raisons. Mais croyez bien que
je pense à vous, souvent, très souvent. J'ai la plus
grande sympathie pour votre esprit et pour votre
cœur. Ne craignez pas de m'envoyer de vos lettres.
Elles me plaisent et me touchent; elles m'agréent et
m'attendrissent.
Je n'ai été cet hiver que deux fois au spectacle, deux
fois pour entendre M^^ Viardot dans Orphée. C'est
une des grandes choses que je connaisse. Depuis
longtemps je n'avais eu pareil enthousiasme. Ouant
au reste, à ce qu'on appelle des nouveautés et qui sont
souvent des vieilleries, ça ne vaut pas la peine d'être
nommé. Je suis du reste peu au courant. Tout ce qui
n'est pas art phénicien depuis longtemps m'est indif-
férent, et plus j'éprouve dans mon travail de difficul-
tés, plus je m'y attache. On n'aime que les choses et
les gens qui vous font souffrir. Et puis, pour tolérer
l'existence, ne faut-iTpas avoir une marotte?
Que vous dirai-je de vous et quel conseil vous don-
ner? On vous les a tous donnés et vous n'en avez suivi
J78 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
aucun. On est incurable quand on chérit sa souffrance.
Vous ne voulez pas guérir. Vous ne savez pas ce que
peut la volonté. Que puis-je faire pour vous sinon des
vœux stériles? Mais si vous avez besoin d'une oreille
pour écouter vos plaintes, criez-les dans la mienne,
le cœur les entendra.
J'ai ce soir dîné avec des savants qui m'ont forte-
ment loué un nouvel ouvrage d'un monsieur Lar-
roque, 2 volumes sur les dogmes catholiques. Mais il
paraît que le susdit ouvrage vient d'être interdit.
A Ernest Feydeau.
Crolsset, samedi soir.
Gomment vas-tu, mon cher monsieur ? Quant à moi
je travaille assez raide et suis pour le quart d'heure
dans une telle exaltation qu'il m'est impossible de
dormir depuis deux jours. Enfin je finis mon infinis-
sable chapitre VII ! ! !
Je crois que mon état littéraire a pour cause la
réaction de la noce. J'ai eu une indigestion de bour-
geois ! 3 dîners, 1 déjeuner ! et 48 heures passées à
Rouen. C'est fort! Je rote encore les rues de ma ville
natale et je vomis des cravates blanches.
Il fait un froid de chien, nom d'un petit bonhomme!
et je me rôtis les tibias comme en plein décembre.
Sylvie avance-t-elle ? Adieu, mon vieux; ne fera...
pas trop !
Bonnes métaphores !
Fais mes excuses à Sainte-Beuve et à Théo^ de ne
pas leur avoir dit adieu. Mais nous devions nous trou-
CORRESPONDA>GE DE G. FLAUBERT. 179
ver ensemble à un dîner qui n'a pas eu lieu. Ami-
tiés à la Présidente. Qu'est-ce que ça devient?
Au même.
Dimanche.
Non, mon cher vieux, pas du tout. Je vais très bien
et n'ai rien à te dire si ce n'est que tu es fort gentil.
Tu me parais chérir la mère Sand. Je la trouve per-
sonnellement une femme charmante. Quant à ses doc-
trines, s'en méfier d'après ses œuvres. J'ai, il y a
quinze jours, reiu Lelia. Lis-le ! Je t'en supplie, relis-
moi ça.
Quant à la veuve ***, elle a des projets, je ne sais
lesquels. Mais elle a des projets. Celle-là, je la con-
nais à fond. Ce qu'elle a dit de bien sur Fanny a un
but. Tu lui as écrit, elle t'invitera à venir la voir.
Vas-y, mais sois sur tes gardes. C'est une créature per-
nicieuse
Quant à mon biographe anonyme, que ^ eux- tu que
je t'envoie pour lui être agréable? Je n'ai aucune bio-
graphie. Communique-lui de ton cru, tout ce qui te
fera plaisir. On ne peut plus vivre maintenant 1 du
moment qu'on est artiste il faut que messieurs les
épiciers, vérificateurs d'enregistrement, commis de la
douane, bottiers en chambre et autre s s'amusent sur
votre compte personnel ! Il y a des gens pour leur
apprendre que vous êtes brun ou blond, facétieux ou
mélancolique, âgé de tant de printemps, enclin à la
boisson, ou amateur d'harmonica. Je pense, au con-
traire, que l'écrivain ne doit laisser de lui que ses
œuvres. Sa vie importe peu. Arrière la guenille.
180 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Est-ce beau la croix d'Albéric Second ! doit-il être
content ! Quant au père Dennery, c'est un grand
homme, comme fîlateur de coton. Voilà, mon cher
monsieur, la mesure des gloire humaines.
J'ai vu Bouilhet, lundi soir (il était venu à Rouen
pour dîner chez mon frère qui est décoré mêmement).
Mais celui-ci est bien calme, et cet honneur qui doit
faire des jaloux, lesquels se vengeront à sa prochaine
pièce, ne lui monte guère à la tête.
Ton volume me paraît une chose corsée, déci-
dément.
Jusqu'à jeudi, je suis complètement seul. J'en vais
profiter pour avancer dans ma besogne car je travaille
mieux dans la solitude absolue. Puis nous aurons en
septembre un tas de monde ! ! !
Après mille réflexions, j'ai envie d'inventer une au-
tographie chouette afin de donner de moi une bonne
opinion :
1° Dès l'âge le plus tendre j'ai dit tous les mots cé-
lèbres dans l'histoire : Nous combattrons à l'ombre —
retire-toi de mon soleil — quand vous aurez perdu vos
enseignes et guidons. Frappe, mais écoute, etc.
2° J'étais si beau que les bonnes d'enfants... et la
duchesse de Berry fit arrêter son carrosse pour me
baiser (historique).
3" J'annonçai une intelligence démesurée. Avant
dix ans, je savais les langues orientales et hsais la
mécanique céleste de Laplace.
4° J'cii sauvé des incendies xlviii personnes.
5° Par défi, j'ai mangé un jour xv aloyaux, et
je peux encore, sans me gêner, boire 72 décalitres
d'eaii-de-vie.
6" J'ai tué en duel trente carabiniers. Un jour nous
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 181
étions trois, ils étaient dix mille. Nous leur avons
f... une pile !
1" J'ai fatigué le harem du grand Turc. Toutes les
sultanes, en m'apercevant, disaient : « Ah ! qu'il est
beau I qu'il est beau : Taïeb ! Zeb Ketir ! »
8° Je me glisse dans la cabane du pauvre et dans* la
mansarde de l'ouvrier pour soulager des misères in-
connues. Là, je vois un vieillard ici une jeune
fille elc. (finis le mouvement), et je sème l'or à
pleines mains.
9° J'ai huit cent mille livres de rentes. Je donne des
fêtes.
10- Tous les éditeurs s'arrachent mes manuscrits ;
sans cesse je suis assailli par les avances des cours
du Nord.
11" Je sais le « secret des cabinets ».
12° (et dernier). Je suis religieux!!! J'exige que
mes domestiques communient.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Groisset, mai 1860.
Il faut que je vous dise tout le plaisir que vient de
me faire la lecture de vos deux volumes. Je les trouve
charmants, pleins de détails neufs et d'un excellent
style, à la fois très nerveux et ttès élevé. Gela est de
l'histoire, il me semble, et de l'histoire originale.
On y voit toujours l'âme sous le corps ; l'abondance
des détails n'étouffe pas le côté psychologique. La
morale court sous les faits et sans déclamation, sans
digressions! Gela vit, rare mérite.
16
182 CORRESPONDAKCE D£ G. FLAUBERT.
Le portrait de Louis XV, celui de Bachelier et sur-
tout celui de Richelieu (pp. 214-215) me semblent des
morceaux achevés.
Combien vous me faites aimer madame de Maill}^ ce
qu'elle m'excite! « C'était unedeces beautés... comme
lefdivinilés d'une bacchanale! » Mais, s...n... deD...,
vous écrivez comme des anges décidément.
Je ne connais rien au monde qui m'ait plus intéressé
que la fin de Madame de Châteauroux.
Votre jugement sur la Pompadour restera sans
appel, je crois. Que peut-on dire oprès vous?
Celle pauvre Dubarry, comme vous l'aimez, hein?
et moi aussr, je l'avoue. Que vous êtes heureux de vous
occuper de tout cela, au lieu de vous creuser sur le
néant ou sur du néant comme je fais !
Vous êtes bien gentils de m'avoir envoyé le livre,
d'avoir tant de talent et de m'aimer un peu .
Je serre vos quatre mains le plus fort possible.
A vous.
G. Flaubert,
Ami de Franklin et de Marat, factieux et
anarchiste du premier ordre, et désorga-
nisateur du despotisme dans les deux hé-
misphères depuis vingt ans lî!
Aux mêmes.
Croisset, 3 juillet 1860.
Puisque vous vous inquiétez de CaHhage, voici ce
que j'en ai à vous dire :
Je crois que j'ai eu les yeux plus grands que le
CORRESPONDANCE DE C, FLAUBERT. 183
ventre ! La réalité est chose presque impossiLle dans
un pareil sujet. Reste la ressource de faire pohétique^
mais on retombe dans quantité de vieilles blagues
connues, depuis le Télémaque jusqu'aux Martyrs. Je
ne parle pas du travail archéologique qui ne doit pas
se faire sentir, ni du langage de la forme qui est
presque impossible. Pour être vrai il faudrait être
obscur, parler charabias et bourrer le livre de notes,
et si l'on s'en tient au ton littéraire et françoys, on
devient banal. « Problème », comme dirait le père
Hugo.
Malgré tout cela, je continue, mais dévoré d'inquié-
tudes et de doutes. Je me console dans cette pensée que
je tente quelque chose d'estimable. Voilà tout.
Le drapeau de la Doctrine sera, cette fois, franche-
ment porté, je vous en réponds ! Car ça ne prouve
rien, ça ne dit rien, ce n'est ni historique, ni sati-
rique, ni humoristique. En revanche ça peut être stu-
pide ?
Je commence maintenant le chapitre VIII, après
lequel il m'en restera encore sept! Je n'aurai pas fini
avant dix-huit mois.
Ce n'était pas une politesse de ma part que de vous
féliciter sur votre dernier livre, et sur le genre de vos
travaux. J'aime l'histoire, follement. Les morts m'a-
gréent plus que les vivants! D'où vient cette séduction
du passé? Pourquoi m'avez- vous rendu amoureux des
maîtresses de Louis XV ? Cet amour-là est, du reste,
une chose toute nouvelle dans l'humanité. Le sens
historique date d'hier, et c'est peut-être ce que le dix-
neuvième siècle a de meilleur.
Qu'allez-vous faire maintenant? Quant à moi je me
livre à la Kabbale, à la Mischna, à l'art mililaire des
anciens, etc. (un tas de lectures qui ne me servent
184 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
à rien mais que j'entreprends par excès de conscience
et un peu aussi pour m'amus» r) ; et puis je me désole
sur les assonances que je rencontre dans ma prose ;
ma vie est plate comme la table où j'écris. Les jours
se suivent et se ressemblent, extérieurement du moins.
Dans mes désespoirs je rêve à des voyages. Triste
remède.
Vous m'avez l'air tous les deux de vous embêter
vertueusement au sein de la famille et parmi les délices
de la campagne. Je comprends cet état pour l'avoir
subi, maintes fois.
Serez-vous à Paris du l*^'" au 25 août ?
En attendant la joie de vous voir, je vous serre les
mains très affectueusement.
A Charles Baudelaire.
Groisset, 3 juillet 1860.^
Avec bien du plaisir, mon cher ami, je recevrai
votre visite. Je compte dessus. Ce serait un grand
hasard si vous ne me trouvez pas. Mais, par excès de
prudence, prévenez-moi cependant.
Je vous lirai du Novembre, si cela peut vous diver-
tir. Quant au Saint Antoine, comme j'y reviendrai
dans quelque temps, il faudra que vous attendiez.
Mille cordialités. Tout à vous.
A Ernest Feydeau.
Croisset, 4 juillet 1860.
Sais-tu que je commençais à être inquiet de Ta Sei-
gneurie? Enfin, ta lettre est advenue et je vois que
tout se passe admirablement. Tant mieux!
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 185
Eh bien, mon bon, qu'en dis-tu de cette Méditer-
ranée et de cette Afrique? Te f...-tu suffisamment
d'azur dans l'œil et d'air dans le ventre? Admires-tu
les dromadaires ?
Il me semble te voir dans ton costume ! Ah! vieux
gredin, comme je t'envie et que je voudrais êlre à
tes côtés. Mais permets-moi de te donner un conseil
de bourgeois, tiré de ma profonde pratique des voyages.
Tu t'amuses maintenant énormément. Et plus tu iras
plus ça augmentera. Donc, ménage ton argent. J'ai
passé par là et je sais quelles fureurs on éprouve
quand on aperçoit le fond de sa bourse et qu'il faut
s'en retourner. Crois-moi, mon vieux, vis moins bien
pour voyager plus longtemps. A peine revenu, tu
éprouveras des remords. Le mot est faible.
Et crève-toi les yeux à force de regarder sans son-
ger à aucun livre (c'est la bonne manière). Au lieu
d'un, il en viendra dix, quand lu seras chez toi, à Paris.
Quand on voit les choses dans un but, on ne voit qu'un
côté des choses.
Je te plains de l'ennui que tu subiras à ton retour.
La maladie des voyages t'empoignera. C'est comme
le macaroni et l'amour ignoble, il faut en prendre
l'habitude avant d'en avoir le goût.
Tu seras aussi tout étonné d'aimer les femmes d'une
autre manière ; leur ton d'égalité te choquera. Tu
regretteras ces amours silencieux où les âmes seules
se parlent, ces tendresses sans paroles, ces passivités
de bête où se dilate l'orgueil viril. Don Juan a beau
être gentil, le grand Turc me fait envie.
Je repousse absolument l'idé que tu as d'écrire ton
voyage ; 1° parce que c'est facile ; 2" parce qu'un
roman vaut mieux. As-tu besoin de prouver que tu sais
46.
186 OORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
faire des descriptions? Et Sylvie, que devient-elle au
milieu des burnous?
Quant à moi, je suis bientôt au milieu de mon cha-
pitre VIII (La Bataille du MacarJ,
Je viens de lire un livre sur le magnétisme. Dans
six semaines j'irai à Paris pour une quinzaine de
jours. Le sieur Bouilhet était ici la semaine dernière.
Voilà toutes les nouvelles.
Ce n'est pas une petite besogne que la narration et
description d'une bataille antique, car on retombe
dans l'éternelle bataille épique qu'ont faite, d'après
des traductions d'Homère, tous les écrivains nobles.
Il n'est sorte de couillonnade que je ne côtoie dans ce
sacré bouquin. J'aurai un joli poids de moins sur la
conscience quand il sera fini. Que ne suis-je seule-
ment à la fin de mon dixième chapitre qui sera celui
où l'on
Pendant que tu t'étales au soleil comme un lézard,
nous continuons à jouir de ce joli été que tu connais.
Depuis trois jours seulement je ne fais plus de feu.
Ah ! vieux bougre, comme je voudrais m'en aller avec
toi, côte à côte, jusqu'à Tuggurt. Tu vas voir que fous
les dangers vont s'enfuir devant toi comme de la
fumée et il en sera de même pour l'espace. Une fois
revenu, tu croiras n'avoir pas dépassé les Batignolles.
Je ne sais, de Paris, pas la moindre chose et ne
m'en soucie.
Je n'exige nullement que tu m'écrives souvent, cai*
rien n'est assommant, en voj^age, comn.,e d'écrire.
Néanmoins, quand tu voudras m'envoyôr ta signature
précédée de ces simples mots : « je me porte bien », tu
me seras moult agréable.
Adieu, vieux, toute ma maisonnée te souhaite plaisir
et bonne santé.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 187
A.muse-toi pendant que tu y es. Les jours de pluie
et d'em... reviendront assez tôt.
Au même.
Croisset, dimanche 20.
Je réponds tout de suite à la gentille lettre que j'ai
reçue ce matin pour te congratuler, mon cher mon-'
sieur, sur l'existence que tu mènes! Accepte l'hom-
mage de mon envie.
Et, puisque tu me fais des questions sur Salammbô,
voici où j'en suis. Je viens de finir le chapitre IX et
je prépare les X et XI que je ferai cet hiver, ici, tout
seul, comme un ours.
Je me livre maintenant à quantité de lectures que
j'expédie voracement. Voilà trois jours que je ne fais
qu'avaler du latin (et chemin faisant, je continue mes
petites études chrétiennes). Quant au Carthaginois, je
crois franchement avoir épuisé tous les textes. Il me
serait facile de faire, derrière mon roman, un très
gros volume de critique avec force citations. Ainsi,
pas plus tard qu'aujourd'hui, Un passage de Cicéron
m'a induit à supposer une forme de Tanit que je n'ai
vue nulle part, etc., etc. Je deviens savant et triste I
Oui, je mène une sacrée existence et j'étais né avec
tant d'appétits. Mais la sacrée littérature me les a tous
rentrés au ventre.
Je passe ma vie à me mettre des cailloux sur le
creux de l'estomac pour m'empêcher de sentir la
faim. Ça m'embête quelquefois.
Quant à la copie (puisque c'est là le terme) je n'en
sais franchement que penser. J'ai peur de retomber
188 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
dans des répétitions d'effets continuelles, de ressasser
éternellement la même chose. Il me semble que mes
phrases sont toutes coupées de la même façon et que
cela est ennuj^eux à crever. Ma volonté ne faiblit
pas cependant» et comme fond ça devient coquet. On a
déjà commencé à se manger. Mais juge de mon in-
quiétude, je prépare actuellement un coup, le coujd du
livre. Il faut que ce soit à la fois cochon, chaste,
mystique et réaliste! Une b... comme on n'en a
jamais vu, et cependant qu'on la voie!
Ce que je t'avais prédit s'effectue ; tu t'énamoures
des mœurs arabes ! Combien de temps tu perdras, par
la suite, à rêver au coin du feu, à des c... sans poils
sous un ciel sans nuages.
Envoie moi un petit mot dès ton retour à Paris. Tu
me dis que tu reviens à la fin du mois. C'est de celui-
ci sans doute. Nous ne serons plus longtemps sans
nous voir. La première de Bouilhet aura lieu du 15 au
20 novembre.
Ma mère et ma nièce vont bien et te remercient de
ton souvenir. Quant à mon autre nièce, je crois que je
serai grand-oncle au mois d'avril prochain. Je tourne à
la bedolle, au sheik, au vieux, à l'idiot.
Jouis de tes derniers jours et bonne traversée. Je
t'embrasse.
Au même.
Enfin ! Je te croyais mort ! Tu n'as été que malade.
Béni soit Dieu, si tant est qu'on puisse bénir Dieu.
Et tu t'en reviens ! Je verrai donc ta porienteuse
personne quelques jours après son débarquement, car
il faut que je sois à Paris vers la fin d'octobre pour la
pièce de Bouilhet. Mais notre entrevue ne sera pas
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 189
longue. Je resterai ici probablement tout l'hiver à me
ronger le corps et l'âme dans le silence du cabinet. Il
faut que j'avance et j'ai énormément à faire ! J'ai écrit
depuis la fin de juin deux chapitres à 'peu près^ car je
termine le neuvième. Il m'en reste six. Et mes lec-
tures ne font qu'augmenter et les difficultés ne font
que s'accroître, bien entendu.
J'ai passé le mois dernier trois semaines à Paris, à
me traîner dans les bibliothèques, ce qui est peu di-
vertissant, et j'étais si ahuri de lectures que j'en ou-
bliais Paphos.
Rien de neuf chez nos amis. Maxime est en Calabre
avec Garibaldi, comme tu sais, ou ne sais pas. La pré-
sidente s'est consolée du Mac à Roull qui lui fait défi-
nitivement une pension de 6,000 francs par an. Je crois
qu'elle va trouver un autre Môsieu. (Elle n'a pas été
forte dans toutes ces histoires, la pauvre fille !)
Turgan vient d'inventer une chose superbe pour
vuich?!' les lieux ! Je ne sais combien de kilogrammes
de m... se trouvent absorbés en une seconde par sa
machine. On a nettoyé l'Ecole polytechnique en un
clin d'œil : les élrons mathématiques s'envolaient
comme des corbeaux. C'est sublime.
Quant à moi, je travaille furieusement. Je viens de
lire un livre très curieux sur la médecine des Arabes,
et actuellement (sans compter ce que j'écris), je lis
Cedrenus, Socrate, Sozomène, Eusèbe et un Traité de
M. Obry sur l'immortalité de l'âme chez les Juifs, le
tout entrelardé de Mischna comme pièce de résistance.
Mais le cœur m'a manqué pour lire les quarante pages
qui t'étaient consacrées dans la Revue Européenne pré-
cédées des quarante qui me concernaient. Où il n'y a
ni profit ni plaisir, bonsoir.
Il paraît que tu as eu chaud, mon bonhomme? Je
190 GORRESPO^•DA^■CE DE G. FLAUBERT.
sais ce que c'est, ne t'en déplaise (que d'avoir chaud),
bien que tu m'écrives : « Tu ne peux pas t'en faire une
idée ». J'étais au mois de mai sur les bords de la mer
Rouge, mon bon, et j'ai traversé le tropique en juin.
Ah!
Veux-tu que je te fasse une petite prédiction? Tu ne
retourneras pas en Afrique, un vo3'age raté ne se re-
commence pas. Si tu veux aller au printemps à Tug-
gurt, reste en Algérie jusque-là. Mais je crois que tu
t'embêtes de Paris, mon vieux, avoue-le. Allons ! tu
ne découvriras pas les sources du Nil. Oh ! sois vexé,
je m'en f.... Tout cela est pour t'engager, pendant
que tu y es, à te transporter à Constantine. Je t'en sup-
plie, vas-y. Tu me remercieras ensuite.
Autre guitare. Pourquoi écoutes-tu le père Sainte-
Beuve, et ne continues-ta pas Sylvie, qui était bien et
très bien commencé? Débarrasse-toi de ça, et fais-
nous ensuite un grandissime roman sur l'Algérie. Tu
dois en savoir assez? Il y a plus à faire sur ce pays
que Walter Scott n'a fait sur l'Ecosse, et un succès
non moindre « attend ce ou ces livres là ». T|lle est
mon opinion.
A Louis Bouilhet.
Croisset, 2 septembre isco.
Incontestablement, cette seconde sérénade vaut
mieux que l'autre. Elle est plus locale. Je n'y vois
rien à redire. C'est plein de détails charmants et d'un
ton excellent. Quant à la musique, ne t'en inquiète
pas. Le principal, c'est que la pièce est bonne.
Je travaille maintenant assez roide. Ces deux jours
CORRESPaKDANCE DE G. FLAUBERT. 191
passés à Fécamp vont bien me déranger, mais il le
faut! Je suis forcé.
J'arriverai, je crois, à avoir 18 pages à mon cha-
pitre. Elles seront bourrées de faits. Ce qui n'empêche
pas que le roman, l'histoire n'avance guère. On se
traîne éternellement sur la même situation ! et pour-
tant c'est rapide, mais par parties, successivement et
non d'ensemble.
Quels beaux détails je trouve dans VHygiène des
Arab''!S du docleur Bertherand ! Cataplasmes de saute-
relles, fiel de corbeau, etc. ; pour faire accoucher les
femmes, des matrones leur montent sur le ventre et
piétinent; pour les rendre fécondes, on leur brùle
sous le nez des poils de lion, et elles avalent la crasse
qui est dans les oreilles des ânes, etc. C'est un livre
des plus réjouissants que je connaisse.
A propos d'Arabes, j'ai reçu ce matin une lettre de
Feydeau. Il s'en revient, ayant vu seulement la pro-
vince d'Alger, et me disant que « je ne me doute pas »
de la chaleur qu'il fait en Afrique. Il a été malade, et
je crois qu'il en a assez, bien qu'il prétende le con-
traire. Ce qui ne l'empêchera pas au retour d'être
plus crâne que Barth et Livingstone réunis.
Adieu, vieux. Dors sur tes deux oreilles quant à la
sérénade.
A Ernest Feydeau.
Si je t'ai agacé en te rabâchant Tuggurt, c'est que
j'ai vu de nombreux dessins sur ce pays, qui n/on
tellement toqué, que j'avais fort envie d'y aller moi-
même, étant à Gonstantine. Voilà. Mille excuses et
n'en parlons plus.
492 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Mais je te ferai observer qu'il n'y a pas moyen de
s'y reconnaître et que je mérite de l'indulgence. Tu
pars en me disant que tu vas faire un grand voyage
dans toute l'Afrique française, etc., etc. Puis ça se
borne à la province d'Alger. D'abord tu voulais faire
un roman, puis c'a été un voyage. Puis, ce r'est un
roman. Je réponds toujours à des idées que tu n'as
plus, tel est le vrai. Ou peut-être deviens-je idiot? ce
qui serait possible. Je fais tout ce qu'il faut pour cela
par la manière dont je vis.
N'importe. J'embrasserai ta vieille trombine avec
moult satisfaction. Je pense être à Paris vers le 10 no-
vembre. (J'ai bien des choses d'ici là que je voudrais
avoir expédiées.)
Aucune nouvelle. Je me réjouis, je me délecte, je
m'enivre avec la littérature ecclésiastique. As-tu lu la
dernière publication de N. S. P. où il fulmine contre
les littératures obscènes et les maisons de débauche ?
est-ce beau ! Depuis longtemps je ne m'étais repassé
par le bec un morceau de si haut goût, mes lecfures
alternant entre la Mischha, Sozomène, Cedrenus, etc.
Mais j'ai bientôt fini, Dieu merci ! Je crois que mon
éternel bouquinage va tresser.
Voilà, mon bon vieux. J'ai été seul tous ces derniers
temps, ma mère et sa petite-fille se promenant au de-
hors. Mon frère est pris d'une rage pour la chasse et
je reste comme Job sur son fumier, à gratter ma ver-
mine, à retourner mes phrases. Je fume pipes sur
pipes. Je regarde mon feu brûler. Je gueule comme
un énergumène, je bois des potées d'eau, je me désole
tous les matins et je m'enthousiasme tous les soirs.
Puis, je me console, et cela recommence.
Bonne traversée ; je t'embrasse.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 193
A M"** Leroyer de Chantepie.
Croisset, 8 septembre 1860.
J'ai reçu, mardi matin, votre lettre du i^"" sep-
tembre. Elle m'a désolée en y voyant l'expression de
tous vos chagrins. Par-dessus vos souffrances intimes,
des malheurs extérieurs vous assiègent, puisque vous
vous apercevez de l'ingratitude et de Tégoïsme de vos
obligés. Il faut vous dire que cela est toujours; mince
consolation, il est vrai. Mais la conviction que la pluie
mouille et que les serpents à sonnettes sont dangereux
doit contribuer à nous faire supporter ces misères.
Pourquoi cela est-il? Ici, nous empiétons sur Dieu!
Tâchons d'oublier le mal, tournons-nous du côté du
soleil et des bons. Si un mauvais cœur vous blesse,
tâchez de vous en rappeler un noble et noyez-vous
dans son souvenir. Mais la sympathie des idées vous
manque absolument, me direz- vous. C'est pourquoi
vous auriez dû habiter Paris. On trouve toujours dans
cette ville-là des gens à qui causer. Vous n'étiez pas
faite pour la province. Dans un autre milieu, j'en ai la
conviction, vous eussiez moins souffert. Chaque âme
a une atmosphère différente. Vous devez horriblement
souffrir de tous les cancans, médisances, calomnies,
jalousies et autres petitesses qui composent exclusive-
ment la vie des bourgeois dans les petites villes. Tout
cela existe bien à Paris, mais d'une autre manière,
d'une manière moins directe et moins irritante.
Il en est temps encore, prenez une bonne résolu-
tion. Ne continuez pas à mourir sur pied comme vous
faites. Arrachez-vous de là. Voyagez! Vous mourrez
en route, croyez-vous, eh bien! qu'importe! Non!
il
194 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
d'abord, je vous réponds que vous vous porterez mieux,
ph^'siquement et moralement. Vous auriez besoin d'un
maître quelconque qui vous ordonnât de partir, vous y
forçât! Je vous connais, comme si j'étais près de vous
depuis vingt ans. C'est peut-être une présomption de
ma part? ou l'excès de la sympathie que j'ai pour
vous? .
Je vous assure que je vous aime beaucoup et que je
voudrais vous savoir, sinon heureuse, du moins Iran-
quille. Mais il n'est pas possible d'avoir la moindre
sérénité avec l'habitude que vous avez de creuser inces-
samment les plus grands mystères. Vous vous tuez le
corps et l'âme à vouloir concilier deux choses contra-
dictoires : la religion et la philosophie. Le libéralisme
(Je votre esprit se cabre contre les vieilleries du dogme
et votre mysticisme naturel s'effarouche des consé-
quences extrêmes où la raison vous conduit. Tâchez
de vous cramponner à la r-ciencej à la science pure;
aimez les faits pour eux-mêmes. Etudiez les idées
comme les naturalistes étudient les mouches. La con-
templation peut être pleine de tendresses. Les muses
ont la poitrine pleine de lait. Ce liquide-là est la bois-
son des forts. — Et, encore une fois, sortez du milieu
où vous étouffez. Partez à l'instant, tout de suite,
comme si votre maison brûlait.
Pensez à moi quelquefois et croyez toujours à mon
affection bi^n sincère.
A M*""^ Roger des Genettes.
Gomme je m'ennuie, comme je suis las! Les feuilles
tombent, j'entends le glas d'une cloche, le vent est
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 195
doux, énervant. J'ai des envies de m'en aller au bout
du monde, c'est-à-dire vers vous, de reposer ma pauvre
têle endolorie sur votre cœur et y mourir. Avez-vous
jamais réfléchi à la tristesse de mon existence et à
toute la volonté qu'il me faut pour vivre? Je passe mes
jours absolument seul, sans plus de compagnie qu'au
fond de l'Afrique centrale. Le soir, enfin, après m'être
bien battu les flancs, j'arrive à écrire quelques lignes
qui me semblent détestables le lendemain. Il y a des
gens plus gais décidément. Je suis écrasé par les dif-
ficultés de mon livre Ai-je vieilli? Suis-je usé? Je
le crois? Il y a de ça au fond. Et puis ce que je fais
n'est pas commode, je suis devenu timide. Depuis
sept semaines j'ai écrit quinze pages et encore ne
valent-elles pas grandchose.
Comme c'est mal arrangé, le monde! A quoi bon la
laideur, la souffrance, la tristesse, pourquoi tous nos
rêves impuissants ? Pourquoi tout? J'ai vécu plusieurs
années dans un état que j'ose qualifier d'épique sans
ressentir le moinde doute, ni la moindre fatigue. Mais
à présent je suis rompu. J'aurais besoin de m'amuser
beaucoup !
Comme je pense à vous et comme j'aurais envie de
votre esprit et de votre grâce; mais les exigences de
mon écrasant travail me condamnent à une séparation
que je maudis. Je commence à croire que j'ai fait fausse
route dans la vie; mais étais- je libre de choisii*? Heu-
reux les bourgeois 1 Et cependant je ne voudrais pas
en être un. C'est l'histoire du bon Brahmine dans les
contes de Voltaire.
Tant mieux si la littérature anglaise de Taine vous
intéresse. Son ouvrage est élevé et solide, bien que
j'en blâme le point de départ. Il y a autre chose dans
l'art que le milieu où il s'exerce et les antécédents
196 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
physiologiques de l'ouvrier. Avec ce système-là, on
explique la série, le groupe, mais jamais l'individua-
lité, le fait spécial qui fait qu'on est celui-là. Cette
méthode amène forcément à ne faire aucun cas du
talent. Le chef-d'œuvre n'a plus de signification que
comme document historique. Voilà radicalement l'in-
verse de la vieille critique de La Harpe. Autrefois, on
croyait que la littérature était une chose toute per-
sonnelle et que les œuvres tombaient du ciel comme
des aérolithes. Maintenant on nie toute volonté, tout
absolu. La vérité est, je crois, dans l'entre-deux.
A Louis Bouilhet.
Croisset, 2 octobre 1860.
Ma mère part demain matin pour Verneuil où elle
restera huit jours. Si tu es encore à Mantes à ce mo-
ment-là, je te préviens que tu n'éviteras pas la visite
de Liline qui brûle de voir ton logement.
Il a fait un temps atroce pendant que j'étais à
Etretat et je me suis peu promené. Le résultat de cette
distraction a été de me faire perdre tout le reste de la
semaine. Je revoyais continuellement la mer et j'enten-
dais le bruit des galets sous mes B ôttes. Il y a
aujourd'hui huit jours, j'ai couché à Fécamp chez
M™' Le Poittevin où je n'étais pas venu depuis dix-
huit ans! Ai- je pensé à ce pauvre bougre d'Alfred!
J'avais presque peur de le voir apparaître. Notre jeu-
nesse commune me semblait suinter sur les murailles.
C'était comme un dégel qui me glaçait jusqu'au fond
du cœur.
Devine quel admirateur j'ai rencontré à Etretat? Le
CORRESPONDAiNDE DE G. FLAUBERT 197
père Anicet Bourgeois (bien nommé), brave homme du
reste. Mais le peu d'admiration qu'il m'a montré pour
Gœthe a singulièrement diminuué le plaisir de ses
éloges à mon endroit. Oui, il ne trouve « rien de re-
marquable dans Faust, ce n'est ni une pièce, ni un
poème, ni rien du tout. » Oh !... Je répète le oh!!!
Le père Glogenson m'a envoyé sa brochure sur
Voltaire jardinier, qui n'est point des plus raides.
Maigre légume.
Hier chez Deschamps, grande représentation drama-
tique : quatre pièces. Le jeune Baudry y allait comme
spectateur. Mais je le soupçonne de m'avoir menti
comme un âne et d'être, au contraire, un des acteurs.
J'ai relu ce soir les Fossiles en entier et ça m'a
enthousiasmé plus que jamais. Quoiqu'on dise, c'est
soHde, va! et c'est beau.
Adieu vieux. Gémis-tu sur la captivité de Lamori-
cière?
Au même.
Croisset, 5 octobre 1860.
Tu vas donc revoir ce vieil Odéon Taieb 1 Tu ne
m'as pas dit si tu es à peu près satisfait de ton amou-
reux. Le connais-je? J'attends quelques détails sur le
train dont ça marche.
Ça ne va pas trop mal pour le quart d'heure. Mais
je me livre dans le silence du cabinet à de si fortes
gueulades et à une telle pantomime que j'en arriverai
à ressembler à Dubartas, qui pour faire la description
d'un cheval se mettait à quatre pattes, galopait, hen-
nissait et ruait. Ce devait être beau! et pour arriver à
quels vers, miséricorde!
Je me réjouis tous les matins dans la politique. L'en-
17.
198 CORRESPO^'DA^•CE DE G. FLAUBERT.
cyclique du pape est bien belle, accusant Victor-
Emmanuel d'établir « des maisons de débauche ».
Puis, récriminations contre les livres et les pièces de
théâtre qui « sapent », etc. Quel bon style poncif que
le style ecclésiastique! Ce serait, du reste, une étude
à faire que celle des styles professionnels! quelque
chose qui serait dans la littérature analogue à l'étude
des physionomies en histoire naturelle.
Tu feras bien d'aller voir le jeune Duplan qui t'aime
beaucoup et la Présidente. Mais ma plus forte recom-
mandation est « d'être chien » aux répétitions. Sois
digne! maintenant que tu as la croix. Sais-tu vers
quelle époque la première? J'imagine que ça ne peut
être avant le 10 novembre.
Tout cela va arrêter ton « Honneur d'une femme ».
Le commencement était bougrement bon. J'ai envie de
voir le second acte. Mais combien je suis humilié de
la façon dont tu expédies tes œuvres, quand je con-
temple en regard la lenteur de mes évolutions
Ces points indiquent toutes les misères dont mes
mémoires seraient remplis si j'écrivais mes mémoires.
Mes compliments à ton professeur de Mantes qui
aime Zes Fossiles. C'est un homme de goût, c'est-à-
dire qui a mon goût. Oui ! je persiste ! Les Fossiles sont,
ou est un chef-d'œuvre. On le reconnaîtra quelque
jour.
Allons, travaille bien à tes répétitions! ne néglige
rien ! les centimes font les miUions et les atomes sont
respectables.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 109
A Ernest Feydeau.
Non, Amyot ne m'a envoyé aucune feuille.
Je suis plus bégueule que toi et je repousse S3^sté-
maliquement autre chose que le mauvais langage. Car
je ne crois pas que l'on puisse tout bien dire. Il y a des
idées impossibles (celles qui sont usées, par exemple,
ou foncièrement mauvaises)? et comme le style n'est
qu'une manière .de penser, si votre conception est
faible jamais vous n'écrirez d'une façon forte. Exemple :
Je viens de recorriger mon ix* chapitre. C'est un tour
de force (je crois) comme concision et netteté, si on
l'examine phrase à phrase ; ce qui n'empêche pas que
le susdit chapitre ne soit assommant et ne paraisse
très long et très obscur; parce que la conception, le
fond ou le plan (je ne sais) a un vice secret que je
découvrirai. Le style est autant sous les mots que dans
les mots. C'est autant l'âme que la chair d'une œuvre.
Et ne donne pas, ô mon ami, dans cette scie com-
mode dont je suis embêté : « Tu es bien heureux de
pouvoir travailler sans te presser, grâces à tes rentes. »
Les confrères me jettent à la tête, continuellem.ent, les
trois sols de revenu qui m'empêchent de crever préci-
sément de faim. Cela est plus facile que de m'imiter.
J'entends de vivre comme je fais : 1° A la campagne
les trois quarts de l'année; 2° Sans femme (petit point
assez délicat mais considérable) sans ami, sans cheval,
sans chien, bref sans aucun des attributs de la vie
humaine; S^" Et puis, je regarde comme néant tout ce
qui est en dehors de l'œuvre en elle-même. Le succès,
le temps, l'argent, et Vimprimerie sont relégués au
fond de ma pensée dans des horizons très vagues et
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
parfaitement indifférents. Tout cela me semble bête
comme chose et indigne (je répète le mot indigne) de
vous émouvoir la cervelle.
L'impatience qu'ont les gens de lettres à se voir
imprimés, joués, connus, vantés, m'émerveille comme
une folie. Gela me semble avoir autant de rapports avec
leur besogne, qu'avec le jeu de dominos ou la politique.
Voilà.
Tout le monde peut faire comme moi. Travailler
tout aussi lentement et mieux. Il faut seulement se
débarrasser de certains goûts et se priver de quelques
douceurs. Je ne suis nullement vertueux mais consé-
quent. Et bien que j'aie de grands besoins (dont je ne
dis mot), je me ferais plutôt pion dans un collège que
d'écrire quatre lignes pour de l'argent. J'aurais pu être
riche, j'ai tout envoyé faire f... et je reste comme
un Bédouin dans mon désert et dans ma noblesse.
A Théophile Gautier.
Dimanche, 3 décembre 1860.
Mon vieux Théo,
Je suis chargé de t'annoncer que la première de
V Oncle Million a lieu jeudi prochain, et la répétition
générale mercredi à midi et demi. Voilà.
A toi.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 201
A Jules Duplan.
P' janvier 1861.
Je te souhaite la bonne année accompagnée de plu-
sieurs autres, c'est-à-dire fasse le Ciel que : 1° tu
trouves un portrait d\i vieux ; 2° que tu gagnes des
millions dans ton établissement ; 3o que tu sois cons-
tamment en belle santé et en bonne humeur. Mais
présentement, il faut que tu me rendes un service. —
Ouïs ceci.
La pièce de Bouilhet, comme tu sais (ou ne le sais
pas), a raté. La Presse a été atroce et la direction de
rOdéon pire — le tout pour complaire au garsDoucet,
lequel se présente au prix de la meilleure comédie —
échelon de l'Académie Française. Tu conçois qu'un
homme qui veut être de l'Académie Française n'épargne
rien. Bouilhet avait pensé un moment à se présenter
comme candidat (du prix), mais Doucet se présentant,
il se retire, bien entendu. C'est 10,000 francs qui lui
passent sous le nez sans compter le fiasco de VOncle
Million. — Ah ! ça a été joli ! joU ! joli !
L'empereur devait y venir, il n'est pas venu.
Or, voici ce qu'il faudrait faire. Madame Cornu ne
pourrait-elle pas le faire aller à l'Odéon? S'ils sont en
correspondance journalière, ne pourrait-elle en ma-
nière de cancan, lui glisser une phrase de ce genre :
« Allez donc voir l'Oncle Million^ c'estcharmant; — je
ne sais pourquoi on étouffe ce garçon-là », etc. Puisque
l'Empereur tient à faire le Louis XIV, il est certain
qu'il doit protéger la vraie littérature, quand par
hasard elle se produit. Tâche de faire ça, mon vieux,
je t'en prie. Quant au Bouilhet, il est désolé et se
202 CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT.
trouve dans une f position, il devait aller te voir,
mais je le crois tellement assombri qu'il se cache. Il
a dû partir aujourd'hui pour Mantes, il sera à Paris
jeudi prochain. — Va-t'en le voir un matin à l'hôtel
Corneille et remonte-le un peu, il en a besoin malgré
le stoïcisme de sa correspondance.
Je suis ulcéré contre les feuilletonnistes. Quel s misé-
rables !
A M"* Leroyer de Chantepie.
Croisset, 15 janvier 1861.
Non ! je ne suis pas à Paris, chère demoiselle, mais
à Croisset, tout seul, depuis un mois, et je n'en dois
partir que vers le milieu de mars, car je deviens très
ridicule avec mon éternel livre qui ne paraît pas, et je
me suis juré d'en finir cette année. Ma mère et sa
petite-fille sont à Paris. Je suis ici avec un vieux do-
mestique, me levant à midi et me couchant à trois
heures du matin, sans voir personne ni rien savoir de
ce qui se passe dans le monde. Mais parlons de vous.
Dans votre avant-dernière lettre (à laquelle je n'ai
pas répondu, parce que j'étais alors dans un tourbil-
lon d'affaires pour la dernière pièce de Bouilhet,
(VOncle Million), vous me paraissiez moins souffrante.
La dernière m'a affligé de nouveau. Mais qu'avez-vous
donc? Et que vous faut-il? Hélas! je le sais bien ce
que vous avez et ce qu'il vous faut, je vous l'ai dit.
Mais vous n'avez, je crois, jamais suivi un conseil
donné contre roiis, j'entends contre votre douleur,
parce que vous la chérissez. Vous ne voulez pas
guérir.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 203
Il faudrait quitter votre existence, votre rxiaison,
votre pays, vos habitudes, tout, tout! Hors de là, il
n'y a pas de remède, d'espoir. Je suis sûr que dans
Paris, dans une grande ville quelconque, vous trouve-
riez un soulagement immédiat. Vous objectez à ce dé-
j^lacement un tas de raisons sans importance. Pardon-
nez-moi de vous rudoyer ainsi, mais je ne peux
m'empêcher de vous aimer et de m'indigner de ce que
vous ne vous aimez pas assez. Je voudrais vous savoir
heureuse. Voilà tout.
J'ai là sur ma table un petit livre écrit par un ré-
fugié Valaque, intitulé Rosalie, par Ange Pech-
medja. C'est une histoire véritable qui vous amusera.
Demandez-la.
Avez- vous V Examen des dogmes de la religion
chrétienne, par P. Larroque ? Gela rentre dans vos
lectures favorites. L'auteur est remonté aux sources,
chose rare ! et je ne vois pas une objection sérieuse
qu'on puisse lui poser. C'est une réfutation complète
du dogme catholique ; livre d'un esprit vieux du reste
et conçu étroitement. C'est peut-être ce qu'il faut pour
une œuvre militante? Lisez-vous aussi la Revue ger-
manique ? Il y a dedans d'excellents articles. Mais ce
n'est pas tout cela que je voudrais vous voir lire. Inté-
ressez-vous donc à la vie : mémento vivere. C'était
la devise que le grand Gœthe portait sur sa montre,
comme pour l'avertir d'avoir l'œil incessamment
ouvert sur les choses de ce monde. Ce spectacle est
assez grand pour remplir toutes les âmes. Mais cela
demande du travail et de la force ! Lisez de l'histoire,
intéressez-vous aux générations mortes, c'est le
moyen d'être indulgent pour les vivantes et de moins
soufîrir. »
Quant à un conseil pour votre roman, je ne sais
^4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
lequel VOUS donner ? J'ai assisté dernièrement à tant
de canailleries (dans une question semblable^ que je
n'y comprends plus rien. Les éditeurs et directeurs de
théâtre même semblent encore plus bêtes que filous.
Du reste, du moment que vous faites les Crais du vo-
lume, vous aurez des éditeurs. Mais 1,500 francs me
semble un prix exorbitant. Je crois que 1,000 francs
est le prix ordinaire d'un in-8°. Je souhaite que 1861
soit pour nous plus doux que 1860, et je vous serre
les mains bien affectueusement.
A Jules Duplan.
Ah ! mon pauvre vieux, comme je suis content ! Je
vais donc bécotter ta vieille binette! J'attends dimanche
avec avidité pour savoir le jour et l'heure où je me
ruerai au devant de ta seigneurie.
J'ai, ce matin, donné au D' Pouchet (qui se pré-
sente à l'Académie des Sciences pour remplacer
Geoffroy Saint-Hilaire) une lettre d'introduction près
de M™* Cornu. Gomme je la sais excellente et s'inté-
ressant aux bonnes choses et aux braves gens, je n'ai
pas craint d'être indiscret en lui recommandant forte-
ment le père -Pouchet, qui est un très galant homme,
et un grand savant. Tu feras bien de prévenir f
M""' Gornu de sa surdité, car le pauvre bonhomme n'en- i
lend pas plus qu'une bûche. Dis-lui que je m'y inté- |
resse beaucoup et qu'elle tâche de lui obtenir quelques "'
voix parmi ses amis. Les concurrents de Pouchet
sont honteux, mais je suis sûr que le pauvre vieux va
faire là-bas un tas de bêtises î
Je languis après toi, je te f des mets épicés,
sacré bougre ! Tu auras tes xii tasses de café I
CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 205
A Edmond et Jules de Goncourt,
Vous devez avoir chez vous, à Paris, une lettre de
moi? Car je vous ai écrit le jour même où j'ai reçu
votre volume (lundi dernier). Après l'avoir lu d'un
bout à l'autre, sans débrider.
J'en ai été enchanté. C'est d'un seul jet et d'une
poussée qui ne faiblit pas un instant. Quant à l'ob-
servation elle est parfaite. C'est cela, c'est cela
qui m'a vraiment ébloui. Vous trouverez dans ma
lettre mon impression immédiate après une première
lecture. Je me serais livré à une seconde si ma mère
n'avait présentement sous son toit trois dames qui
s'en sont régalées. Vous attendrissez le sexe, ce qui
est un succès, quoiqu'on dise. Néanmoins j'ai refeuil-
leté çà et là votre Philoméne et je connais le livre
parfaitement. Donc mon opinion est que : vous avez
fait ce que vous vouHez faire et que c'est une chose
réussie.
N'ayez aucune crainte. Votre religieuse n'est pas
banale, grâce aux explications du commencement.
C'était là recueil, vous l'avez évité.
Mais ce que le livre a gagné à être simple lui a fait
perdre, peut-être, un peu de largeur? A côté de Sœur
Philoméne, j'aurais voulu voir la généralité des reli-
gieuses, qui ne lui ressemblent guère. Voilà toutes
mes objections. Il est vrai que vous n'avez pas intitulé
votre livre : Mœurs d'hôpital. Dès lors, le reproche
qu'on peut vous faire tombe.
Et je ne saurais vous dire combien j'en suis content.
18
206 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Je remarque en vous une qualité nouvelle, à savoir
l'enchaînement naturel des faits. Votre méthode est
excellente. De là vient peut-être l'intérêt du livre ?
Quel imbécile que ce Lévy ! C'est au contraire très
amusant.
Non ! il n'y a pas trop d'horreurs (pour mon goût
personnel il n'y en a même pas assez! mais ceci est
une question de tempérament). Vous vous êtes arrêté
sur la limite. Il y a des traits exquis, comme le vieux
qui tousse, par exemple, et le chirurgien en chef au
milieu de ses élèves, etc. Votre fin est splendide: la
mort de Barnier.
Il fallait faire ce que vous avez fait ou bien un roman
de six volumes et qui eût été probablement fort en-
nuyeux. On vous a contesté jusqu'à présent la faculté
de plaire à tout le monde. Je suis convaincu et ne
serais point du tout étonné si Sœur Philomèyie avait
un grand succès.
Je ne vous parle pas du style, il y longtemps que-je
lui serre la main, tendrement, à celui-là !
Romaine m'excite démesurément.
« Ah ! toucher,* comme lu travaillais là-dedans,
comme tu coupais. «Voilà la vraie note profonde et
juste.
Je suis aussi content de vous que je le suis peu de
moi... Non! mes bichons, ça ne va pas ! Il me semble
que Salammbô est embêtante à crever. Il y a un abus
évident du tourlourou antique, toujours des batailles,
toujours des gens furieux. On aspire à des berceaux
de verdure et à du laitage. Berquin semblera délicieux
au sortir de là. Bref je ne suis pas gai. Je crois que
mon plan est mauvais et il est trop tard pour rien
changer car tout se tient.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 207
Et VOUS, qu'allez- VOUS faire maintenant? La Jeune
Bourgeoise avance-t-elle ? Ecrivez-moi quand vous
n'aurez rien de mieux à faire, car je pense à vous deux
très souvent.
Adieu, mille remerciements et mille compliments
vrais. Je vous embrasse.
A Ernest Feydeau.
Si je ne t'écris pas, mon bon, c'est que je n'ai abso-
lument rien à te dire. Je Tcvoursifie et m'assombris de
plus en plus — et ce qui se passe dans la capitale n'est
pas fait pour m'égayer. J'ai un tel dégoût de ce qu'on
y applaudit et de toutes les turpitudes qu'on y imprime,
que le cœur m'en soulève rien que d'y songer. —
J'avance tout doucement dans Cartilage avec de bons
et de mauvais jours (ceux-là plus fréquents, bien en-
tendu).
J'ai écrit un chapitre depuis six semaines, ce qui
n'est pas mal pour un bradype de mon espèce. J'espère
avant le milieu de mars en avoir fort avancé un autre ;
c'est long! Toutes les après-midi je lis du Virgile, et
je me pâme devant le style et la précision des mots.
Telle est mon existence, — mais parlons de la tienne,
qui va changer. Bénie soit-elle, cher ami; accepte tous
mes souhaits, tu dois savoir s'ils sont sincères et pro-
fonds.
Nous ne suivons guère les mêmes sentiers. As-tu
fait cette remarque ? Tu crois à la vie et tu l'aimes,
moi je m'en méfie. J'en ai plein le dos et en prends le
208 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
moins possible. C'est plus lâche, mais plus prudent
— ou plutôt il n'y a dans tout cela aucun système:
chacun suit sa voie et roule sur la petite pente comme
le Maktoûb l'a résolu. Écris-moi quand tu n'auras
rien de mieux à faire.
Mille bonheurs — et longs surtout.
Je t'embrasse.
Je suis ce soir éreinté à ne pouvoir tenir ma plume,
c'est le résultat de l'ennui que m'a causé la vue d'un
bourgeois. Le bourgeois me devient physiquement
intolérable. J'en pousserais des cris.
Au même.
Je n'étais pas « irrité », mon cher Feydeau, mais
ennuyé de ne pas avoir de tes nouvelles, et si je ne
t'ai pas écrit de mon côté, c'était pour te laUser tran-
quille. Tu n'avais nul besoin de moi dans ta lune "de
miel. Sois heureux, mon bon, sois heureux, continue
à l'être ! Ton système est peut-être le meilleur, mais
comme on se fait un système d'après son tempéra-
ment et qu'on ne choisit pas son tempérament, etc.!
Tu me verras dans trois semaines environ. Je crois
que, sanitairement parlant, j'ai besoin de prendre l'air
et de sortir. Voilà bientôt trois mois que je mène une
vie extra-farouche.
La littérature vient de faire de grandes pertes,
E. Guizot, Scribe! Celui-là, au moins, avait plus d'es-
prit que Feuillet et tout autant de style.
As-tu suffisamment rugi de tout le tapage inepte
que Ion a fait autour des deux discours académiques?
Je continue à m'indigner contre le cygne de Cam-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 209
brai. J'annote le Télémaque et dire que ça passe
encore pour bien écrit ! Est-ce bête, est-ce bête et
faux à tous les points de vue? J'entremêle cette
lecture avec- celle de VÉnéide que j'admire comme un
vieux professeur de rhétorique. Quel monde que
celui-là l et comme cet art antique fait du bien !
A propos de roman, M. de Galonné a dû recevoir un
livre envoyé par une de mes amies. C'est intitulé
Louise Meunier, par Emile Bosquet. Si tu peux en
faire dire du bien, tu feras une bonne action, car ce
petit ouvrage contient des choses excellentes, des
observations prise à la source, ce qui est rare. Il va
sans dire que lu demanderas ce service en ton nom et
non au mien. La Revue contemporaine mayant
éreinté, doit rester mon ennemie, et je n'en réclame-
rai jamais une ligne ni un salut, bien que tu sois de-
venu quasiment son gendre.
Je te blâme de changer quelque chose à la pièce par
cette considération que Mirés est f... à bas; tant pis
pour lui. Cela est beau et chevaleresque de la part de
M. Feydeau. Mais si le passage est beau en soi, il fait
une bêtise (le dit Feydeau) . Reste à savoir si tu n'as
pas eu tort de faire une allusion? Il faut toujours mon-
ter ses personnages à la hauteur d'un type, peindre ce
qui ne passe oas, tâcher d'écrire pour l'éternité.
Ma nièce m'a écrit une description de ta femme.
Elle a été éblouie de sa beauté.
i8.
210 CORRESPO>DA?sCë de g. FLAUBERT.
Au même.
Croisset, lundi soir.
Si tu n'es pas gai, je ne suis pas précisément bien
joj^eux. Cartilage me fera crever de rage. Je suis
maintenant plein de doutes, sur l'ensemble, sur le
plan général ; je crois qu'il y a trop de troupiers ?
C'est V Histoire, je le sais bien. Mais si un roman est
aussi embêtant qu'un bouquin scientifique, bonsoir, il
n'y a plus d'art. Bref, je passe mon temps à me dire
que je suis un idiot et j'ai le cœur plein de tristesse et
d'amertume.
Ma volonté ne faiblit point, cependant, et je conti-
nue. Je commence maintenant le siège de Carthage.
Je suis perdu dans les machines de guerre, les Ba-
tistes et les Scorpions, et je n'y comprends rien, moi,
ni personne. On a bavardé là-dessus, sans rien dire
de net. Pour te donner une idée du petit travail prépa-
ratoire que certains passages me demandent, j'ai Ju
depuis hier 60 pages (in-folio et à deux colonnes) de
la Poliorcétique de insie-Lipse. Voilà.
Je commence maintenant le treizième chapitre. J'en
ai encore deux après celui-là. Si mes défaillances ne
sont pas trop fortes et trop nombreuses, je pense avoir
fini au jour de l'an. Mais c'est rude et lourd.
Tu as bien fait d'envoyer promener le papier de
Buloz. Il y a des boutiques où l'on ne doit pas mettre
les pieds. C'est un recueil qui m'est odieux.
Quel est le sujet de ta nouvelle pièce ? Car pour les
pièces, j'ai la conviction que tout dépend du sujet,
quant au succès bien entendu^
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 211
Bouilhet est comme toi indigné des réclames qu'on
fait au grand Mocquart. Je n'ai pas lu son étron, c'est
trop cher pour mes moyens. Le même Bouilhet m'a
demandé à plusieurs reprises si tu étais content du
déhit de Sylrie et il a défendu ladite dame devant un
bourgeois qui gueulait contre son immoralité, sans
Vavoir lu, bien entendu.
Ah ! mon pauvre vieux, il faut être né enragé pour
faire de la littérature ! Comme on est soutenu ! comme
on est encouragé! comme on est récompensé! Oui,
fais ton livre sur La condition des A7Histes, le besoin
s'en fait sentir, pour moi du moins.
Pourquoi te sens-tu « troublé et hésitant » ? Que tu
sois embêté, exaspéré, je le conçois. C'est mon état
ordinaire, à moi qui n'ai pas tes ennuis matériels.
Mais puisque tu as encore plusieurs livres dans ton
sac et un intérieur domestique plein de tendresse,
c'est-à-dire le dessus et le dessous de la vie, marche
sans tourner la tête et droit vers ton but.
Nous gueulons contre notre époque. Mais Rabelais,
ni Molière, ni Voltaire même ne nous ont fait leurs
confidences? On préférait à Shakespeare je ne sais
plus quel baladin qui montrait des ours. Il est vrai
que j'aimerais mieux être comparé à Mangin qu'à
bien de nos confrères. Enfin ! Etourdissons-nous avec
le bruit de la plume et buvons de l'encre. Ça grise
mieux que le vin. Quant à suivre les conseils du père
Sainte-Beuve, « ménager la chèvre et le chou, mettre
de l'eau dans son vin, s'arranger en un mot pour réus-
sir près du public », c'est trop difficile et trop chan-
ceux. Tu sais qu'il me prêche, de ;i;on côté, pour faire
du moderne. Eh bien ! sais-tu ce que je rêve, mainte-
nant? Une histoire de Gambyse. Mais je rejette ce
rêve-là, je suis trop vieux et puis ! et puis ! Adieu,
21-2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
mon pauvre vieux, bon courage. Je t'embrasse très
fort.
Au même.
Quel homme que ce père Hugo! S... n... de D...,
quel poète ! Je viens d'un trait d'avaler les deux vo-
lumes ! Tu me manques I Bouilhet me manque ! Un
auditoire intelligent me manque ! J'ai besoin de gueu-
ler trois mille vers comme on n'en a jamais faits I Et
quand je dis gueuler — non, hurler ! Je ne me connais
plus ! qu'on m'attache ! Ah ! ça m'a fait du bien !
Mais j'ai trouvé trois détails superbes qui ne sont
nullement historiques et qui se trouvent dans Sa-
lammbô. Il va falloir que je les enlève, car on ne man-
querait pas de crier au plagiat. Ce sont les pauvres
qui ont toujours volé !
Ma besogne va un peu mieux. Je suis en plein dans
une bataille d'éléphants et je te prie de croire que je
tue les hommes comme les mouches. Je verse le sang
à flots.
Je voulais t'écrire une longue lettre, mon pauvre
vieux, sur tous les ennuis que tu as et qui ne me pa-
raissent pas légers, mais franchement il est temps que
j'aille me coucher. Voilà quatre heures du matin dans
quelques minutes.
Le père Hugo m'a mis la boule à l'envers.
J'ai moi-même depuis quelque temps des ennuis et
des inquiétudes qui ne sont pas minces. Enfin '< Allah
kherim ! »
Tu me parais en bon train. Tu as raison. Ton Hvre
ne sortant pas (comme lieu de scènes) de la Belgique,
CORRESPONDANCE DR G. FLAUBERT. 213
aura une couleur et une unké très franches. Mais
songe sérieusement après celui-là à ton ouvrage sur
la Bourse dont le besoin se fait sentir,
A Jules Duplan.
Trouville, 4 mai 1861.'
Tu as été bien gentil de m'envoyer le numéro du
Figaro contenant mon épitre au gars Pechmedja.
Voilà ce que c'est, mon vieux, que d'être poli envers
les (.( estrangiers » ! Après tout, je m'en f... et contre-
f..., il était sans doute décidé par la Providence que je
signerais des choses dans le Figaro.
Je suis ici depuis avant-hier au soir avec ma mère
qui y était appelée pour affaires d'intérêt. Mais dans
huit jours, je serai rentré à Groisset et je n'en bouge
qu'à la terminaison de Salammbô. Je recommençais
à travailler quand ce petit dérangement est survenu.
J'ai reçu une lettre de V archevêque me disant que
les comédiens des Français ne savent pas trop quelles
corrections lui demander. N'importe ! il « faut faire »
des corrections, parce qu'on ne doit jamais accepter
les choses du premier coup. Nil admirari. Voilà...
Ce qui n'empêche pas que nous n'ayons passé une
jolie soirée tous les quatre la veille démon départ. Tu
étais si joyeux que Narcisse t'a cru un peu pochard
[sic). Il ne revenait pas de ta « vvvvvverve ».
J'assisterai demain à des processions où figure un
agneau vivant avec un môme de trois ans, pour repré-
senter saint Jean-Baptiste ! ! Où sont Jourdan et La-
bédollière ?
Si tu étais ici, devant chaque maison et chaque buis-
214 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
son, je pourrais te raconter un chapitre de ma jeu-
nesse. J'ai tant de souvenirs en ces lieux, qu'avant-hier
au soir, en arrivant, j'en étais comme grisé. (Para-
phrase de la tristesse d'Olympia, mon cher monsieur.)
Ah ! j'y ai bien aimé, bien rêvé et bu pas mal de petits
verres avec des gens maintenant morts.
Adieu, cher vieux ; écris-moi quand ça ne t'embêtera
pas.
A Ernest Feydeau.
Croisset, mercredi soir.
Tu ne me parais pas te réjouir infiniment, mon
vieux Feydeau ? et je le conçois I L'existence n'étant
tolérable que dans le délire littéraire. Mais le délire a
des intermittences ; et c'est alors que l'on s'embête.
J'applaudis à ton idée de faire une pièce après ton
livre sur Alger. Pourquoi veux-tu l'écrire dans- des
« tons doux » ? Soyons féroces, au contraire ! Versons
de l'eau-de-vie sur ce siècle d'eau sucrée. Noyons le
bourgeois dans un grog à XI mille degrés et que la
gueule lui en brûle, qu'il en rugisse de douleur ! C'est
peut-être un moyen de l'émoustiller ? On ne gagne
rien à faire des concessions, à s'émonder, à se dolci-
fier, à vouloir plaire en un mot. Tu auras beau t'y
prendre, mon bonhomme, tu révolteras toujours. Dieu
merci pour toi !
Au reste, puisque tu as ton idée, exécute-la. Mais
sois sûr que ce qui a choqué ces messieurs dans ta
dernière œuvre théâtrale est précisément ce qu'elle
comportait de bon et de particulier. Tous les angles
sont blessants. Fais des boules de suif ou des tartines
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 215
de beurre fondu et on les gobera en s'écriant: « Quelle
douceur ! »
Quant à moi, je suis rentré ici vendredi soir et je
retravaille avec plus d'acharnement que de succès,
étant maintenant dans un passage atroce, un endroit
de troisième plan et qui même, réussi dans la perfec-
tion, ne peut être que d'un médiocre effet. Et s'il est
raté, c'est à jeter le livre par la fenêtre. Mais dussé-je
y être encore dix ans, je ne rentrerai à Paris qu'avec
Salammbô terminée ! C'est un serment que je me
suis fait. Voilà, vieux, tout ce que j'ai à te dire. Il fait
très chaud. Je braille en chemise, au clair de lune,
mes fenêtres ouvertes.
Bonne pioche.
Au même.
Croisset, lundi
Je vais commencer après-demain le dernier mouve-
ment de mon avant-dernier chapitre : La grillade de
moutards, ce qui va bien me demander encore trois se-
maines, après quoi j'attendrai ta seigneurie avec
impatience.
Tu ne peux pas te figurer ma fatigue, mes angoisses
et mon ennui. Quant à me reposer, comme tu me le
conseilles, ça m'est impossible. Je ne pourrais plus me
remettre en route. Et d'ailleurs comment se reposer,
et que faire en se reposant?
A mesure que j'avance mes doutes sur l'ensemble
augmentent et je m'aperçois des défauts de l'œuvre,
défauts irrémédiables et que je n'enlèverai point, une
verrue valant mieux qu'une cicatrice.
216 CORRESPOKDAKCE DE G. FLAUBERT.
Je me suis juré de ne point reparaître à Paris avant
la fin, le séjour de la capitale me devenant odieux, in-
tolérable, avec la scie que Ton m'y fait sur Salammbô.
D'autre part, il faut bien compter trois mois pour
relire, faire copier, re-recorriger la copie et faire im-
primer. Or, comme l'été est une saison détestable
pour publier, si je n'ai fini en janvier, cela me remet
à l'automne prochain. Tels sont, ô grand homme, les
motifs de mon redoublement d'acharnement. Je suis
beau comme morale. Mais je crois que je deviens stu-
pide intellectuellement parlant. Depuis un an j'ai vu
Bouilhet ici vingt quatre heures et je te remets de
semaine en semaine. Les vieux Mythes des Amazones
qui se brûlaient le sein pour tirer de l'arc, est une
réalités pour certaines gens ! Que de sacrifices vous
coûte la moindre des phrases !
Il me semble que tu es en ébuUition, deux pièces à
la fois, quel gaillard !
Je lis maintenant de la physiologie, des observations
médicales sur deî gens qui crèvent de faim "et je
cherche à rattacher le mythf» de ^roserpine à celui de
Tanit. Voici mon travail depuis deux jours tout en
préparant les horreurs finales du chapitre xiii qui se-
ront dépassées par celles du chapitre xiv. J'ai fini
l'interminable bouquin de Livingstone et relu beaucoup
de Rabelais. Que je sois pendu si j'ai la moindre chose
à te conter.
Nous avons eu ici, pendant trois semaines, des pa-
rents auxquels je n'ai pas tenu une fois compagnie
pendant une heure, et je n'ai vu personne de tout l'été •
ma plus grande distraction était de me laver dans la
rivière. Attends-toi donc, dans une quinzaine environ,
à recevoir de moi une lettre qui te conviera à venir
dans ma cabane.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 217
Que devient Sainte-Beuve? jamais tu ne m'en
parles.
Adieu, vieux brave.
A Eugène Crépet.
Lundi soir.
Je viens de recevoir vos deux beaux volumes, mon
cher ami, cadeau dont je vous remercie très fort. J'at-
tendrai pour vous en parior que je les aie lus à loisir,
— car c@ ne sont point là de ces choses qu'on avale
en une après-midi — et pour le moment je suis accablé
de besogne.
Je me suis juré de ne revenir à Paris qu'avec mon
roman terminé. Mais à mesure que j'avance dans ce
travail, j'en vois toutes les difficultés, et tous les dé-
fauts, et je ne suis pas gai.
J'aurai fini, si mes défaillances ne sont pas trop
fortes, au mois de janvier prochain.
Je crois au succès de votre publication « dont le be-
soin se faisait sentir. » En tout cas, vous aurez fait là
une œuvre méritoire. Ce que j'ai feuilleté, ce soir, des
notices m'a plu.
Voilà tout ce que je peux vo'us dire.
Adieu, bonne chance, bonne santé, bonne humeur.
Je vous serre la dextre tendrement.
A vous.
19
218 CORRESPO>DANCE DE G. FLAUnERT.
A Edmond et Jules de Goncourt*
Vous êtes bien gentil, mon cher Jules, de m^avoir
envoyé ces bougreries puniques. Elles doivent avoir
élé rapportées par le major Humbert ? Je connaissais
les poissons et le vase. Mais la troisième (les trois
jambes dansant sur un taureau) me fait le plus grand
plaisir, bien que je n'y comprenne goutte. Espérons
que je trouverai le moyen de Tiiitercaler quelque
part?
Puisque vous vous intéressez à cet interminable
travail, je vais vous en donner des nouvelles. Il me
reste encore à écrire la fin d'un chapitre; 2° le cha-
pitre XIV et 3° le chapitre XV qui sera très court.
Bref, j'espère en être débarrassé dans le courant de
janvier et je vous dirai bassement que j'aspire à cette
époque avec une grande violence. Je n'en iieux plus ;
le siège de Carthage que je termine maintenant m'a
achevé, les machines de guerre me scient le dos ! Je
sue du sang, je pisse de l'huile bouillante, je chie des
catapultes et je rote des balles de frondeurs. Tel est
mon état.
Et puis je commence déjà à être las de toutes les
stupidités qui seront dites à l'occasion de ce livre, à
moins qu'il ne tombe à plat, chose possible. Car où
trouver des gens qui s'intéressent à tout cela ?
Mes intentions sont du reste louables. Ainsi, je suis
parvenu dans le même chapitre à amener successive-
ment une pluie de m [sic) et une procession de
pédérastes. Je m'en tiens là ! Serai-je trop sobre ?
A mesure que j'avance, je juge mieux l'ensemble
qui me paraît trop long et plein de redites. Les mêmes
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 219
effets reviennent trop souvent. On sera harassé de
tous ces troupiers féroces. Et le plan est, malheureu-
semeni, fait de telle façon que des suppressions amè-
neraient Jes obscurités trop nombreuses, etc., etc.
N'importe ! j'aurai peut-être fait rêver à de grandes
choses, ce qui est déjà bien gentil.
Je n'ai pas bougé de tout l'été et je n'ai vu per-
sonne, sauf Bouilhet, pendant vingt-quatre heures.
Et vous? Où en est votre Jeune Bourgeoise ? Vous
êtes-vous amusé, ces vacances ? Il me semble que vous
déambulez beaucoup ?
La Scei»' Philomène a dû se vendre très bien ? à en
juger par les nombreuses bourgeoises de ma connais-
sance qui en ont été toutes ravies. C'est là le mot.
Qu'en ont dit les abrutis du feuilleton ? Je sais que
Sainl-Viclor vous a fait un très bel article. Mais je ne
l'ai pas lu.
Au risque de me répéter, je déclare encore une fois
à !a face de Dieu et des hommes (comme M. Prud-
homme), que vous avez écrit là un excellent livre, bien
que vous souteniez dans votre correspondance des
hérésies, relativement aux répétitions des mots.
Vous êtes-vous gaudis, comme moi , des croix
d'honneur semées sur la littérature au 15 août? Na-
daud et Énault m'apparaissent dans les fulgurations
de l'Étoile... rêvons! et quelle joie c'a dû être pour les
chemisiers !
Adieu ; je songe à vous très souvent et vous aime
plus que je ne saurais le dire. Je vous serre les deux
mains et je vous baise sur les deux joues.
220 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A madame Roger des Genettes.
Un bon sujet de roman est celui qui vient tout d'une
pièce, d'un seul jet. C'est une idée mère d'où toutes les
autres découlent. On n'est pas du tout libre d'écrire
telle ou telle chose. On ne choisit pas son sujet. Voilà
ce que le public et les critiques ne comprennent pas.
Le secret des chefs-d'œuvre est là, dans la concor-
dance du sujet et du tempérament de l'auteur.
Vous avez raison, il faut parler avec respect de
Lucrèce; je ne lui vois de comparable que Byron et
Byron n'a pas sa gravité, ni la sincérité de sa tris-
tesse. La mélancolie antique me semble plus profonde
que celle des modernes, qui sous-entendent tous plus
ou moins l'immortalité au-delà du trou noir. Mais,
pour les anciens, ce trou noir était l'infini même ; leurs
rêves se dessinent et passent sur un fond d'ébène
immuable. Pas de cris, pas de convulsions, rien que
la fixité d'un visage pensif. Les Dieux n'étant plus et
le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à
Marc-Aurèle, un moment unique où Thomme seul a
été. Je ne 'rouve nulle part cette grandeur, mais
CG qui rend Lucrèce intolérable, c'est sa physique
qu'il donne comme positive. C'est parce qu'il n'a pas
assez douté qu'il est faible; il a voulu expliquer, con-
clure ! S'il n'avait eu d'Epicure que l'esprit sans en
avoir le système, toutes les parties de son œuvre
eussent été immortelles et radicales. N'importe, nos
poètes modernes sont de maigres penseurs à côté d'un
tel homme.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 221
A Ernest Feydeau.
Croisset, samedi soir.
L'histoire de Schamfara poète auvergnat m'a dé-
lecté! C'est beau! très beau! exquis! sublime' Quel
tas de brutes! Mais pourquoi s'en occuper? on ne doit
pas admettre que de tels imbéciles existent.
Tu as, mon bonhomme, le sort de tous. Cile-moi
l'œuvre et l'écrivain de quelque valeur qui n'ait pas
été déchiré. Relis l'histoire et remercie les Dieux.
Quant aux conseils de Sainte-Beuve, ils peuvent être
bons pour cVautres. On n'a de chance qu'en suivant
son tempérament et en l'exagérant. Des concessions,
monsieur? Mais ce sont les concessions qui ont con-
duit Louis XVI à Téchafaud.
Ce qui n'empêche pas que je préfère, pour moi, ne
jamais me mêler de ces messieurs ni directement, ni
indirectement. La recherche de l'art en soi demande
trop de temps pour qu'on en perde même un peu à
repousser les roquets qui vous mordent les jambes ; il
faut imiter les fakirs qui passent leur vie la tête levée
vers le soleil, tandis que de la vermine leur parcourt
le corps.
J'ai lu Jessié. Rien ne ressemble plus à un chef-
d'œuvre tant c'est d'une stupidité continue et irrépro-
chable. Quelle conception, quel plan et quel style!
Il n'est pas possible d'imaginer une ordure plus in-
fecte, et dire que ce monsieur-là passe pour un homme
d'esprit, un lettré, un malin, un homme fort. 0 déri-
sion ! amertume !
î'ai fait, de mon treizième chapitre, 22 pages ; il
19.
22-2 CORRESPO^'DA^'CE DE G. FLAUBERT.
doit en avoir une quarantaine, ce qui me njènera jus-
qu'à la fin d'octobre. L' avant-dernier et le quinzième,
qui aura dix pages, me demanderont bien encore deux
bons mois. Je suis à compter les jours, car je veux
avoir fini en janvier, pour publier en mars. A mesure
que j'avance, je m'aperçois des répétitions, ce qui fait
que je récris à neuf des passages situés cent ou deux
cents pages plus haut, besogne très amusante. Je
bûche comme un nègre, je ne Us rien, je ne vois per-
«onne, j'ai une existence de curé, monotone, piètre et
décolorée. Je compte sur ta visite quand je serai à la
fin de mon treizième chapitre ; nous en aurons à nous
dire.
Oui, on m'engueulera, tu peux y compter. Salammbô
1° embêtera les bourgeois, c'est-à-dire tout le monde ;
2o révoltera les nerfs et le cœur des personnes sen-
sibles ; 3° irritera les archéologues ; ^"^ semblera inin-
telligible aux dames; 5^ me fera passer pour pédé-
raste et anthropophage. Espérons-le !
J'arrive aux tons un peu foncés. On commence à
marcher dans les tripes et à brûler les moutards
Beaudelaire sera content I et l'ombre de Pétrus Bore)
blanche et innocente comme la face de Pierrot, en
sera peut-être jalouse. A la grâce de Dieu.
Je trouve immoral d'affubler le chef d'une jolie
femme d'une cuvette pareille à celle qu'on voit sur la
carte de visite que tu m'as envoyée, en un mot de le
souiller par une telle photographie. Tout homme qui
se sert de la photographie est d'ailleurs coupable. Tu
manques de principes.
Adieu, vieux troubadour. Je t'embrasse tendrement •
bon courage.
CORRESPONDA>XE DE G. FLAL'CERT. 223
A Jules Duplan.
Mon vieux d'Holbourg,
Si je ne l'ai prié plus tôt de remercier M. le prési-
dent de Blamont de sa consultation, c'est que.... je
voulais être sorti du Défilé de la Hache! — C'est fait !
je viens d'en sortir. J'ai vingt mille hommes qui vien-
nent de crever et de se manger réciproquement. J'ai
là, je crois, des détails coquets et j'espère soulever de
dégoût le cœur des honnêtes gens. Monseigneur m'a
fait faire pas mal de changements et de corrections à
mon siège et à ma brûlade j'ai r'ajouté des supplices);
bref, ça marche, maintenant, plus lestement.
Monseigneur n'a pas été indulgent. Monseigneur est
sévère, mais juste. Depuis son départ (le 11 décembre),
j'ai écrit 14 pages; tu vois si j'ai le bourrichon monté.
— Je peux (si je continue de ce Irain-là), avoir fini
dans six semaines, et être à Paris du 12 au 20 février,
Mais je compte encore six belles semaines pour revoir
l'ensemble, ce qui me remet, pour avoir complètement
terminé, aux premiers jours d'avril. Peu importe, du
reste, car je suis presque résolu à attendre que la
première flambée des Misérables se soit éteinte, c'est-
à-dire à pubher au mois d'octobre prochain.
Voilà, vieux. — Je ne sors pas, je ne vois personne,
— je brûle un bois considérable et je trouble les échos
de ma solitude par mes gueulades frénétiques et con-
tinues.
Donne-moi des nouvelles de ce pauvre bougre de
Gleyre.
J'ai été bien content d'apprendre qu'il va mieux.
Et toi? Ça marche-t-il un peu mieux?
224 CORRESPO^■DA^'CE DE G. FLAUBERT.
Je le souhaite, pour 1862, trois millions de béné-
fices, et je t'embrasse comme je t'aime : tendrement.
Dépose-moi aux pieds de madame Cornu.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Samedi, 10 h. du soir.
Mes cbers bons, je me suis transporté ce malin à
Rouen et je vous envoie mon travail de cette après midi.
Il y avait trois lettres de M. de la Popelinière, je les ai
copiées toutes les trois et j'ai ajouté quelques fragments
qui me semblent assez drôles. Ne m'ayez aucun gré de
la chose. Gela m'a amusé, attendri, excité. J'aurais
voulu boire les la; mes de ce lie pauvre M ""^ de La Pope-
linière. Bref, ces vieilles écriiures cl tout ce qu'elles
me faisaient entrevoir et rêver m'avaient monté le
bourrichon et je me suis laissé polluer par l'histoire,
délicieusement.
J'ai copié textuellement l'orthographe et l'absence
de ponctuation. Quant au dernier morceau, la lettre de
la comtesse des Barres à l'abbé de Chois}^ je sais bien
que l'on attribue au dit abbé une histoire de la comtesse
des Barres, qui serait sa propre histoire, à lui? Mais
ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai lu une lettre d'une
écriture très ancienne, à demi-effacée et « qui res-
pire la passion » ; elle est donnée par une note ma-
nuscrite de Leber comme étant positivement adres-
sée à l'abbé de Ghoisy. Ce qu'il y a de plus prudent
est de s'en tenir à l'anonyme?
Nos deux lettres ont dû se croiser et je commençais
à m'ennuyer de vous, comme vous voyez. Le gros
bouquin dont vous me parlez, n'est-ce pas pour la
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 225
Femme au dix-huitième siècle? Vous marchez sur un
terrain solide, vous autres, je vous envie! Cartliage
n'en finit! j'ai commencé hier le dernier chapitre.
Mais ça m'ennuie démesurément, je dégobille dessus,
voilà. Ah! quel « ouf! » je pousserai quand j'aurai mis
la barre finale.
Je viens de me Uvrer à des lectures pathologiques
sur la soif et la faim, pour un passage aimable qui me
reste à faire, mais je n'ai pas sous la main un recueil
où il y a peut-être quelque chose? Transition adroite
pour vous prier {par pari refertur, ou autrement :
Bal paré à la Préfecture) de voir à la bibliothèque de
l'École de médecine, dans la Bibliothèque médicale,
t. LXVIII, le (( journal d'un négociant qui s'est laissé
mourir de faim. » Si vous y trouvez des détails chic,
envoyez-les moi. J'ai cependant tout ce qu'il me faut,
mais qui sait?
Je ne sais encore quand je vous reverrai. Pas avant
la fin de janvier, certainement. Et puis, ceci est un
conseil que je vous demande et un fait à enquérir,
comme disent les philosophes. Si les Misérables se
mettent à paraître au mois de février et qu'on en
publie deux volumes tous les mois, ne trouvez-vous
pas impudent et imprudent de risquer Salammbô pen-
dant ce temps-là? Ma pauvre chaloupe, mon pauvre
petit joujou, sera écrasée par cette trirème, par cette
pyramide.
A Ernest Feydeau.
Je finissais par te croire crevé. Mais puisque c'est la
pioche qui a été cause de ton retard insigne, je te par-
donne et te bénis.
226 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Moi aussi je ne fainéantise pas. J'ai profondément
remanié (coupé par-ci et allongé par-là) mon dernier
chapitre. Je peux avoir tout fini au milieu de février.
Quant à la publication, tu me dis à propos du père
Hugo une phrase où je ne comprends rien en m'appe-
lant à la fois trop et trop peu modeste. Je demande
des commentaires. Il n'y a là-dedans aucune modes-
tie, mais 1° prudence, car le père Hugo prendra , pen-
dant longtemps, toute la place pour lui seul, et,
2° indifférence, dégoût, couardise, tout ce que tu vou-
dras. La typographie me pue tellement au nez que je
recule devant elle, toujours. J'ai laissé la Bovanj dor-
mir six mois après sa terminaison, et quand j'ai eu
gagné mon procès, sans ma mère et Bouilhet je m'en
serais tenu là, et n'aurais pas publié en volume. Lors-
qu'une œuvre est finie il faut songer à en faire une
autre. Quant à celle qui vient d'être faite, elle me de-
vient absolument indifférente, et si je la fais voir au
public, c'est par bêtise et en vertu d'une idée reçue,
qu'il faut publier, chose dont je ne sens pas~ pour
moi le besoin. Je ne dis même pas là-dessus tout ce
que je pense dans la crainte d'avoir l'air d'un po-
seur.
Et toi? ça marche-t-il ? es-tu content? Mais je
croyais ton Alger complètement fini ? et je m'attendais
à le recevoir un de ces jours. Adieu, bon courage. Je
te souhaite pour 1862 toutes les félicités possibles et
je t'embrasse.
CORRESPONDAINCE DE G. FLAUBERT. 227
A Charles Baudelaire.
Je vous envoie la lettre que j'ai reçue de Sandeau,
hier matin. Je vous prie de ne pas la perdre et de me la
rendre, quand vous l'aurez lue, mon cher Baude-
laire
Et ne me remerciez pas trop pour un petit service
qui ne m'a rien coûté du tout.
Comment voulez-vous que je connaisse l'article de
Sainte-Beuve? Qui m'en aurait parlé puisque je ne vois
personne ?
Je compte me livrer avec vous à un fier dialogue,
dans une quinzaine de jours.
Mille poignées de main.
A vous.
A M""^ Roger des Genettes.
Croisset, 1S62.
A vous, je peux tout dire. Eh bien ! notre Dieu
baisse ; les Misérables m'exaspèrent et il n'est pas
permis d'en dire du mal, on a l'air d'un mouchard. La
position de l'auteur est inexpugnable, inattaquable.
Moi qui ai passé ma vie à l'adorer, je suis présente-
ment indigné ; il faut bien que j'éclate, cependant.
Je ne trouve dans ce livre ni vérité, ni grandeur.
Quant au style, il me semble intentionnellement in-
correct et bas. C'est une façon de flatter le populaire.
Hugo a des attentions et des prévenances pour tout le
monde; Saint-Simoniens, Philippistes et jusqu'aux
aubergistes, tous sont platement adulés. Et des types
CORRESPONDANCE DE G. FLACBERT
tout d'une pièce comme dans les tragédies. Où y a-l-il
des prostituées comme Fantine, des for/;ats comme
Valjean, et des hommes politiques comme les stupides
cocos de l'A, B, G ? Pas une fois on ne les voit souf-
frir dans le fond de leur âme. Ce sont des mannequins,
des bonshommes en sucre, à commencer par monsei-
gneur Bienvenu. Par rage sociaUste, Hugo a calomnié
l'Eglise comme il a calomnié la misère. Où est
l'évêque qui demande la bénédiction d'un conven-
tionnel 1 Où est la fabrique où l'on met à la porte une
fille pour avoir un enfant? Et les digressions ! Y en
a-t-il ! Y en a-t-il ! Le passage des engrais a dû ravir
Pelletan. Ce livre est fait pour la crapule catholico-
socifchste, pour toute la vermine philosophico-évangé-
lique. Quel joli caractère que celui de M. Marins vi-
vant trois jours sur une côtelette et que celui de
M. Enjolras qui n'a donné que deux baisers dans sa
vie, pauvre garçon ! Quant à leurs discours, ils parlent
très bien, mais tous de même. Le rabâchage du père
Gillenormant, le déUre final de Valjean, l'humour de
Cholomiès et de Gantaise, tout cela est dans le même
moule. Toujours des pointes, des farces; le parti pris
de la gaieté et jamais rien de comique. Des explica-
tions énormes données sur des choses en dehors du
sujet et rien sur les choses qui sont indispensables au
sujet. Mais en revanche des sermons pour dire que le
sufîrage universel est une bien jolie chose, qu'il faut
de l'instruction aux masses, cela est répété à satiété.
Décidément, ce Hvre, malgré de beaux morceaux, et
ils sont rares, est enfantin. L'observation est une
qualité secondaire en littérature, mais il n'est pas
permis de peindre si faussement la société quand on
est le contemporain de Balzac et de Dickens. C'était
un bien beau sujet pourtant, mais quel calme ii aurait
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 229
fallu et quelle envergure scientifique î II est vrai que le
père Hugo méprise la science et il le prouve.
Confirme en mon esprit Descartes ou Spinosa.
La postérité ne lui pardonnera pas à celui-là d'avoir
voulu être un penseur, malgré sa nature. Où la rage
de la prose philosophique l'a-t-elle conduit? Et quelle
philosophie? Celle de Prudhomme, du bonhomme Ri-
chard et de Béranger. Il n'est pas plus penseur que
Racine ou que La Fontaine qu'il estime médiocrement
c'est-à-dire qu'il résume comme eux le courant, l'en-
semble des idées banales de son époque, et avec une
telle persistance qu'il en oublie son œuvre et son art.
Voilà mon opinion; je la garde pour moi, bien en-
tendu. Tout ce qui touche une plume doit avoir trop
de reconnaissance à Hugo pour se permettre une cri-
tique ; mais je trouve, extérieurement, que les dieux
vieillissent.
J'attends votre réponse et votre colère.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Collez sur votre glace, ô mes chéris ! que :
Dimanche prochain 16, je vous attends, boulevard
du Temple, dans l'après-midi.
Si vous ne pouviez venir ce jour là, envoyez-moi un
petit mot, pour me dire le jour et l'heure où nous pour-
rons nous embrasser, mais je compte sur vous néan-
moins.
A bientôt. Je vous serre les quatre mains à \ous
casser les doigts.
Je reste chez Bouilhet de mercredi à samedi soir
20
230 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Aux mêmes.
C'est lundi qu'aura lieu la solennité. Grippe ou non.
Et je vous demande pardon de vous avoir fait at-
tendre si longtemps. Voici le programme :
1" Je commencerai à hurler à quatre heures juste.
Donc venez vers trois.
2'^ A sept heures dîner oriental. On vous y servira
de la chair humaine, des cervelles de bourgeois et des
clitoris de tigresse sautés au beurre de rhinocéros,
3'' Après le café, reprise de la gueulade punique
jusqu'à crevaison des auditeurs.
Ça vous va-t-il?
A vous.
P. S. — Exactitude et mystère !
A Jules Duplan.
Ton frère, dans son avant-dernière lettre, m'en avait
annoncé une de Ta Seigneurie, et je serais bien aise de
l'avoir pour que tu me dises ton opinion sur le point
en litige. Dois-je ou ne dois-je pas prêter mon manus-
crit à Lévy ?
Si tu dînes demain avec le président de Blamont,
dis lui que je lui répondrai là-dessus mercredi. C'est
demain qu'arrive Monseigneur, je prendra» son avis,
— le tien, et je me déciderai.
Je suis sûr que mon notaire me trouve insensé. Il
ne réfléchit pas assez à ceci : 1° Lévy, quoiqu'il trouve
du manuscrit, le dépréciera; 2° Nous pouvons nous fâ-
cher, avoir recours à un autre éditeur; cet autre édi-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 231
teur lui aussi voudra savoir à quoi s'en tenir, il peut
en être de même pour un troisième et un quatrième ;
3" Pourquoi faire une exception qui m'est défavorable?
pui.sque du moment que l'on a un nom en littérature il
est d'usage de vendre chat en poche.
Si toutes ces considérations étaient levées, je passe-
rais sur la première de toutes qui est une répugnance,
une horripilation extrême à me laisser juger par
M. Lévy. Il doit acheter mon nom et rien que cela.
Ah ! que j'ai eu raison de confier mon afîaire à un tiers !
Si j'étais là-bas, j'aurais embrouillé, ou pour mieux
dire rompu les choses par ma violence intempestive !
Quant à la question d'immoralité qui revient (est-ce
une plaisanterie du président ou une objection de Mi-
chel?), je me targue: 1° du jugement qui me déclare un
homme moral; et 2° de l'opinion des bourgeois qui me
déclarent obscène — ce qui fait qu'à ce point de vue-
là j'ai une valeur double. Bref, ça commence à m'em...
et je vous enverrai ma réponse définitive dès que j'au'
rai eu ton avis et celui de Monseigneur. J'ai lu, grâce
à toi, quatorze féeries; jamais plus lourd pensum ne
m'a pesé ! Nom d'un nom ! est-ce bête ! Mais ce n'est
pas une féerie que je veux faire. — Non ! non ! je rê-
vasse une pièce passionnée où le fantastique soit au
bout; il faut sortir des vieux cadres et des vieilles ren-
gaines et commencer par mettre dehors la lâche ve-
nette dont sont imbibés fous ceux qui font ou veulent
faire du théâtre. Le domaine de la fantaisie est assez
large pour qu'on y trouve une place propre. Voilà tout
ce que je veux dire.
232 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Au même.
Mardi.
Mon bon,
Je le ferai observer qui ni toi ni ton frère n'avez
répondu à une seule des objections que je posais rela-
tivement à la remise du manuscrit. (J'ai tort, c'est
convenu.)
L'archevêque est d'avis que je lise moi-même à
Lévy des fragments seulement. Je ne comprends pas
la nuance, à te dire vrai. Donc, me voilà condamné à
subir un examen par-devant tous les éditeurs de Paris.
Quant aux illustrations, m'ofïrirait-on cent mille
francs, je te jure qu'il n'en paraîtra pas une. Ainsi, il
est inutile de revenir là-dessus. Cette idée seule me
fait entrer en phrénésie. Je trouve cela stupide, sur-
tout à propos de Carthage. Jamais, jamais ! plutôt ren-
gainer lo manuscrit indéfiniment au fond de mon
tiroir. Donc, voilà une question scindée.
Déplus, il est une facétie dont je commence à être
las, à savoir celle de l'obscénité. Gomme maître Lévy
paye fort peu mon avocat, quand j'ai un procès, je
trouve mauvais qu'il ait des inquiétudes. Car, si mon
immoralité a profité à quelqu'un, c'est à lui, il me
semble?
En résumé : concessions d'argent, tant qu'on vou-
dra ; concessions d'art, aucune.
Je commence aujourd'hui les dernières corrections.
J'en ai pour quinze jours, après quoi je m'occuperai
d'autre chose. Voilà. Donc, ton frère peut répondre à
L«5vy que les relations sont interrompues, car nous ne
paraissons pas disposés à céder ni l'un ni l'autre. On
peut encore lui demander combien il oiïre de la chose
CORRESPOMDAKCE DE G. FLAUBERT. 233
sans la connaître. Libre à moi d'accepter ou de re-
fuser. J'irai à un autre éditeur, ou bien j'imprimerai à
mes frais ou j'imprimerai plus tard, ou pas du tout.
Tu sais que la rage typographique me ronge très peu,
et, Dieu merci ! comme j'ai de quoi manger, je peux
attendre. Je crois que les em de la Revue de Paris
vont recommencer.
Non ! non ! Que ton frère prenne des informations,
qu'il voie ailleurs, qu'il soit plus coulant sur le prix.
Tout ce qu'il voudra, mais puisque Lévy a peur, je
deviens féroce et ne recule pas d'une semelle; tel est
mon caractère. Je sais bien que vous allez me trouver
complètement insensé. Mais la persistance que Lévy
met à demander des illustrations me f... dans une
iuveuT impossible à décrire. Ah! qu'on me le montre,
le coco qui fera le portrait d'Hannibal, et le dessin
d'un fauteuil carthaginois! il me rendra grand service.
Ce n'était guère la peine d'employer tant d'art à lais-
ser tout dans le vague pour qu'un pignouf vienne
démolir mon rêve par sa précision inepte. Je me cow
nais plus et je t'embrasse tendrement, et indigné^
faoutre !
Au même.
Lundi soir.
Vous pouvez envoyer chercher le manuscrit chez
Ducamp (il est maintenant à Bade) où Jenmj le remet-
tra au porteur; c'est convenu. Que ton frère le garde
jusqu'à nouvel ordre.
Pas de nouvelles de Lacroix ! Au reste, peu m'im-
porte. L'idée seule de Salammbô m'assomme comme
si on me f... un coup de bâton sur la tête.
Monseigneur doit arriver à Paris, surveille-le un
20.
23i CORRESPO>DA>CE DE G. FLAUBERT.
peu. Il m'a l'air tout disposé à se laisser mener par
cet âne de Thierry. Voilà Beauvalet parti, ce que je
juge dépluvahle, et par sa négligence il perd Plessy
qui est seule capable de jouer sa Duchesse. Monsei-
gneur est si bon ! Mais pour atteindre d'abord à un
« canonicat », il faut s'j^ prendre autrement.
Je ne suis pas gai, mon pauvre vieux. Peu d'imagi-
nation, le petit bonhomme se sent usé; je rêvasse, je
patauge. Tout ce que j'entrevois me semble impossible
ou déplorable. Et toi ? Edouard m'a dit que tu n'étais
guère hilare.
Peux-tu me dire si Théo est revenu d'Angleterre, et
s'il a fait un ou des articles au.Uonifeiir ? La suppression
du musée Campana a dû mettre les Cornu dans un bon
état. Voilà ce que l'on gagne à servir les souverains.
Adieu, pauvre vieux; je t'embrasse tendrement.
P. S. - Stimule Monseigneur. J'ai découvert un abbé
Pruneau. Ainsi s'appelle le grand vicaire actuel de
l'évèque de Meaux.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Ce que je deviens, mes chers bons? rien du tout. Je
suis enfin débarrassé de Salammbô. La copie est à
Paris depuis lundi dernier, mais je n'ai jusqu'à présent
rien conclu quant à la vente de ce fort colis.
Je me suis enfin résigné à considérer comme fini un
travail interminable. A présent le cordon ombilical est '
coupé. Ouf! n'y pensons plus ! Il s'agit de passera
d'autres exercices.
Mais lesquels? Je rêvasse un tas de choses, je di-
vague dans mille projets. Un livre à écrire est pour
moi un long voyage. La navigation est rude et j'en ai
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 235
d'avance mal au cœur. Voilà. Si bien que la venette,
s'ajoutant à ma stérilité d'imagination, je ne trouve
rien. Dès qu'une idée surgit à l'horizon et que je crois
entrevoir quelque chose, j'aperçois en même temps de
telles difficultés que je passe à une autre, et ainsi de
suite.
J'ai lu, d'un seul coup > trente-trois féeries modernes:
tout le répertoire Dennery, Glairville, Anicet Bour-
geois ! Quel pensum ! C'est avec Saint Augustin et le
Cochon de lait, ce que je connais de plus lourd. On n'a
pas l'idée du poids de ces fantaisies. Je lis aussi des
poésies de Shakespeare, la Bibliothèque des Fées et
j'ai terminé les Misérables. Avez-vous savouré la dis-
sertation sur les engrais? ça doit plaire à Pelletan.
Quant à mes projets de locomotion, je ne sais encore
si j'irai à Vichy. Vous pouvez donc m'écrire ici, en
toute sécurité, jusqu'aux premiers jours d'août. Serez-
vous à Paris à cette époque ? Mon intention est tou-
jours de commencer mon hiver dès le milieu de sep-
tembre prochain pour faire « gémir les presses ».
Le ciel n'est pas plus beau ici qu'en Champagne; on
dirait à sa couleur un pot de chambre mal rincé; il a
des écailluresde vieille porcelaine avec un vague ton
jaune au milieu, qui ressemble à de l'urine et .ient la
place du soleil. La nature est bète comme les hommes,
décidément. Quand on a le malheur d'être cloué à ces
aimables contrées, on devrait vivre, aux lumières,
dans une serre chaude.
Il doit y avoir dans quinze jours des courses à Rouen.
J'aurai peut-être la visite de Claudin. Ce sera le seul
astre de mon été.
Les répétitions de Do^oî'è.s aux Français commencent
mercredi prochain. Quant à Faustine, je soupçonne
236 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Fournier de méditer quelque farce désagréable à &.)n
auteur. Joli monde! joli! joli!
Allons ! ne vous embêtez pas trop et pensez à moi
qui vous embrasse tous les deux tendrement.
A Jules Duplan.
Vichy.
Tu es un misérable de ne pas avoir charmé ma soli-
tude par quelque épître, cela m'eût égayé dans la vie
embêtante que je mène, et où je n'ai pour distraction
que la vue de Jules Lecomte sous les arbres du Parc !
J'ai lu beaucoup de romans depuis que je suis ici,
et avant-hier la Vie de Jésus de l'ami Renan, œuvre
qui m'enthousiasme peu. J'ai réfléchi à mes deux plans
sans y rien ajouter et à la féerie sans rien trouver.
Monseigneur me paraît très en train et nous allons
nous y mettre sérieusement dans dix jours, quand je
serai rentré à Paris.
Il paraît que vous avez tous les deux solidement
bûché les eaux de Saint-Ronan. Vous avez eu une
forte conférence ecclésiastique,
S... n... d'un chien, quelle chaleur! Après plusieurs
jours de froid et de pluie où je grelottais sans pouvoir
me réchauffer, nous jouissons maintenant d'une tem-
pérature étouffante. Elle m'obstrue l'entendement, je
ne fais que souffler et dormir étendu « comme ung
veau » sur mon lit.
Lis-tu dans la « Franchise » le salon de ce vieux
Hennequin ? Oh ! énorme! Encore plus beau comme
critique d'art que comme poète 1
COPilESPONDANCE DE G. FLAUBERT. "237
A Edmond et Jules de Goncourt.
Paris, septembre )862s
Je suis ici depuis lundi au soir, mes chers bons; votre
lettre m'est arrivée mardi matin. Comment! encore
trois semaines sans vous voir! vous me manquez
étrangement. Paris me semble vide sans mes deux bi-
chons. Hâtez- vous donc de revenir.
J'ai signé avant-hier soir mon traité avec Lévy, à
des conditions extrêmement avantageuses. Elles ne
sont pas cependant aussi fantastiques que vous pouvez
le croire.
Je m'occupe présentement à enlever les et trop
fréquents et quelques fautes de français. Je couche
avec la Grammaire des grammaires et le dictionnaire
de l'Académie surcharge mon tapis vert. Tout cela
sera fini dans huit jours ; le livi e peut paraître à la fin
d'octobre. J'ai obtenu une édition in-8° et vingt-cinq
exemplaires sur papier de Hollande pour les têtes
couronnées.
La pièce de Bouilhet {Dolorès) sera jouée du 25 au
28 courant.
Je n'ai encore vu personne de nos amis et n'ai point
par conséquent contemplé l'étoile de l'honneur sur le
paletot blanc de Glaudin.
J'ai passé à Vichy quatre semaines stupides où je
n'ai fait que dormir. J'en avais besoin probablement;
cela m'a rafraîchi, mais mon intellect en est demeuré
atrophié. Je suis bête et vide comme un cruchon sans
bière. Pas une idée, pas un plan.
Mirecourt a fait unw attaque terrible contre les Mi-
238 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
sérahles. La réaction commence, le bourgeois s'aper-
cevantqu'on l'a f... dedans.
Serez-vùus revenu pour la première de Bouilhet ! Il
aura besoin d'amis.
Ne vous embêtez pas trop et répondez-moi.
Je vous embrasse sur les quatre joues et je serre vos
quatre mains.
A Sainte-Beuve.
Mon cher maître,
Votre troisième article sur Salammbô m'a radouci
(je n'ai jamais été bien furieux). Mes amis les plus in-
times se sont un peu irrités des deux autres ; mais,
moi, à qui vous avez dit franchement ce que vous pen-
sez de mon gros livre, je vous sais gré d'avoir mis
tant de clémence dans votre critique. Donc, encore
une fois, et bien sincèrement, je vous remercie des
marques d'affection que vous me donnez, et, passant
par-dessus les politesses, je commence mon Apo^
logie.
Etes-vous bien sûr, d'abord, — dans votre juge-
ment général, — de n'avoir pas obéi un peu trop à
votre impression nerveuse? L'objet de mon livre, tout
ce monde barbare, oriental, molochiste, vous déplaît
en soi ! Vous commencez par douter de la réalité de
ma reproduction, puis vous me dites : « Après tout,
elle peut être vraie »; et comme conclusion : « Tant
pis si elle est vraie! » A chaque minute vous /ous
étonnez; et vous m'en voulez d'être étonné. Je n'y
peux rien, cependant ! Fallait-il embellir, atténuer,
franciser f Mais vous me reprochez vous-même d'avoir
fait un poème, d'avoir été classique dans le mauvais
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 239
sens du mot, et vous me battez avec les Mavhjrs !
Or le système de Chateaubriand me semble diamé-
tralement opposé au mien. Il partait d'un point ae vue
tout idéal; il rêvait des martyrs typiques. Moi, j'ai
voulu fixer un mirage en appliquant à l'antiquité les
procédés du roman moderne, et j'ai tâché d'être simple.
Riez tant qu'il vous plaira ! Oui, je dis simple, et non
pas sobre. Rien de plus compliqué qu'un Barbare. Mais
j'arrive à vos articles, et je me défends, je vous com-
bats pied à pied.
Dès le début, je vous arrête à propos du Périple
d'Hannon, admiré par Montesquieu, et que je n'admire
point. A qui peut- on faire croire aujourd'hui que ce
soit là un document original ? C'est évidemment tra-
duit, raccourci, échenillé et arrangé par un Grec. Ja-
mais un Oriental, quel qu'il soit, n'a écrit de ce style.
J'en prends à témoin l'inscription d'Eschmounazar, si
emphatique et redondante! Des gens qui se font appe-
ler fils de Dieu, œil de Dieu (voyez les inscriptions
d'Hamaker) ne sont pas simples comme vous l'enten-
dez. — Et puis vous m'accorderez que les Grecs ne
comprenaient rien au monde barbare. S'ils y avaient
compris quelque chose, ils n'eussent pas été des Grecs.
L'Orient répugnait à l'hellénisme. Quels travestisse-
ments n'ont-ils pas fait subir à tout ce qui leur a passé
par les mains, d'étranger ! — J'en dirai autant de Po-
lybe. C'est pour moi une autorité incontestable, quant
aux faits ; mais tout ce qu'il n'a pas vu (ou ce qu'il a
omis intentionnellement, car lui aussi, il avait un cadre
et une école), je peux bien aller le ehercher ailleurs.
Le Périple d'Hannon n'est donc pas « un monument
carthaginois », bien loin « d'être le seul» comme vous
le dites. Un vrai monument carthaginois c'est l'in-
scription de Marseille, écrite en vrai punique. Il est
240 CORRESPO^■DA^CE DE G. FLAUBERT.
simple, celui-là, je l'avoue, car c'est un ^arif, et encore
l'est-il moins que ce fameux Périple où perce un petit
coin dt. merveilleux à travers le grec ; — ne fût-ce que
ces peaux de gorilles prises pour des peaux humaines
et qui étaient suspendues dans le temple de Moloch
(traduisez Saturne), et dont je vous ai épargné la des-
cription ; ~ et d'une ! remerciez-moi. Je vous dirai
même entre nous que le Périple d'Hannon m'est com-
plètement odieux pour l'avoir lu et relu avec les quatre
dissertations de Bougainville (dans les Mémoires de
l'Académie des Inscriptions) sans compter mainte
thèse de doctorat, — le Périple d'Hannon étant un
sujet de thèse.
Quant à mon héroïne, je ne la défends pas. Elle res-
semble selon vous à « une Elvire sentimentale », à Vel-
léda, à madame Bovar3^ Mais non! Velléda est active,
intelligente, européenne. Madame Bovary est agitée
par des passions multiples ; Salammbô, au contraire,
demeure clouée par l'idée fixe. Gest une maniaque,
une espèce de sainte Thérèse. N'importe! Je ne suis
pas sûr de sa réalité ; car ni moi, ni vous, ni per-
sonne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut con-
naître la femme orientale, par la raison qu'il est im-
possible de la fréquenter.
Vous m'accusez de manquer de logique et vous me
demandez : Pourquoi les Carthaginois ont-ils mas-
sacré les Barbares ? La raison en est bien simple : ils
haïssent les Mercenaires ; ceux-là leur tombent sous
la main , ils sont les plus forts et ils les tuent. Mais
« la nouvelle, dites-vous, pouvait arriver d'un moment
à l'autre au camp. » Par quel moyen ? — Et qui donc
l'eût apportée? Les Carthaginois; mais dans quel but?
— Des barbares? mais il n'en restait plus dans la ville !
— Des étrangers? des indifférents? — mais j'ai eu soin
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 241
de montrer que ies communications n'exislaienl pas
entre Carlhage et l'armée !
Pour ce qui est d'Hannon (^e lait de chienne, soit dit
en passant, n'est point une plaisanterie ; il était et est
encore Mn remède contre la lèpre : voyez le Diction-
naire des sciences médicales, article Lèpre; mauvais
article d'ailleurs et dont j'ai rectifié les données d'après
mes propres observations faites à Damas et en Nubie),
— Hannon, dis je, s'échappe, parce que les Merce-
naires le laissent volontairement s'échapper. Ils ne
sont pas encore déchaînés contre lui. L'indignation
leur vient ensuite avec la réflexion ; car il leur faut
beaucoup de temps avant de comprendre toute la per-
fidie des Anciens. (Voyez le commencement de mon
chapitre iv.) Mâtho rôde comme un fou autour de Car-
lhage. Fou est le mot juste. L'amour tel que le conce-
vaient les anciens n'était-il pas une folie, une malé-
diction, une maladie envoyée par les dieux ? Polybe
serait bien étonné, dites-vous, de voir ainsi son Mâlho.
Je ne le crois pas, et M. de Voltaire n'eût point par-
tagé cet étonnement. Rappelez-vous ce qu'il dit de la
violence des passions en Afrique, dans Candide i^récit
de la vieille) : « C'est du feu, du vitriol, etc. »
A propos de l'aqueduc : Ici on est dans Vinvrai-
semhlance jusqu'au cou. Oui, cher maître, vous avez
raison et plus même que vous ne croyez, — mais pas
comme vous le croyez. Je vous dirai- plus loin ce que
je pense de cet épisode, amené non pour décrire l'aque-
duc, lequel m'a donné beaucoup de mal, mais pour
faire entrer dans Carthage mes deux héros. C'est
d'ailleurs le ressouvenir d'une anecdote, rapportée
dans Polyen {Ruses de guerre), l'histoire de Théodore,
l'ami de Cléon, lors de la prise de Sestos par les gens
d'Ahydos.
21
^H CORRESPONDAjNCE de g. FLAUBERT.
0)1 regrette un lexique. Voilà un reproche que je
trouve souverainement injuste. J'aurais pu assommer
le lecteur avec des mots techniques. Loin de là ! j'ai
pris soin de traduire tout en français. Je n'ai pas em-
ployé un seul mot spécial sans le faire suivre de son
explication, immédiatement. J'en excepte les noms de
monnaie, de mesure et de mois que le sens de la
phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une
page kreutzer, yard, piastre ou penny, cela vous em-
pêche-t-il de la comprendre? Qu'auriez- vous dit si
j'avais appelé Moloch Melek, Hannibal Han-Baal,
Carthage (Kartadda), et si, au Heu de dire que les
esclaves au moulin portaient des muselières, j'avais
écrit des pausicapesf Quant aux noms de parfums et
de pierreries, j'ai bien été obligé de prendre les noms
qui sont dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour les
plantes, j'ai employé les noms latins, les mots reçusj
au lieu des mots arabes ou phéniciens. Ainsi j'ai dit
Lauwsonia au lieu de Henneh, et même j'ai eu la
complaisance d'écrire Lausonia par un u, ce qui lest
une faute, et de ne pas ajouter inermis, qui eût été
plus précis. De même pour Kok'heul que j'écris anti-
moine, en vous épargnant sulfure, ingrat ! Mais je ne
peux pas, par respect pour le lecteur français, écrire
Hannibal et Hamilcar sans li, puisqu'il y a un esprit
rude sur l'a, et m'en tenir à Rollin ! un peu de dou-
ceur ?
Quant au temple de Tanit, je suis sûr de l'avoir re-
construit tel qu'il était, avec le traité de la Déesse de
Syrie, avec les médailles du duc de Luynes, avec ce
qu'on sait du temple de Jérusalem, avec un passage
de saint Jérôme, cité par Selden (de Diis Syriis), avec
le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois,
et mieux que tout cela, avec les ruines du temple de
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 243
Thugga que j'ai vu moi-même, de mes yeux, et dont
aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n'a parlé.
N'importe, direz-vous, c'est drôle ! Soit ! — Quant à
la description en elle-même, au point de vue litté-
raire, je la trouve, moi, très compréhensible, et le
drame n'en est pas embarrassé, car Spendius et Màtho
restent au premier plan, on ne les perd pas de vue. Il
n'y a point dans mon livre une description isolée, gra-
tuite; toutes servent à mes personnages et ont une in-
fluence lointaine ou immédiate sur l'action.
Je n'accepte pas non plus le mot de chinoiserie
appliqué à la chambre de Salammbô, malgré l'épiLhète
à'exgidse qui le relève (comme dévorants fait à cliieiis
dans le fameux Songe), parce que je n'ai pas mis là un
seul détail qui ne soit dans la Bible ou que l'on ne ren-
contre encore en Orient. Vous me répétez que la Bible
n'est pas un guide pour Garthage (ce qui est un point à
discuter); mais les Hébreux étaient plus près des Car-
thaginois que les Chinois, convenez-en! D'ailleurs il
y a des choses de climat qui sont éternelles. Pour ce
mobilier et les costumes, je vous renvoie aux textes
réunis dans la 2V dissertation de l'abbé Mignot {Mé-
moires de l'Académie des Inscriptions, tome XL ou
XLI, je ne sais plus).
Quant à ce goût « d'opéra, de pompe et d'em-
phase », pourquoi donc voulez-vous que les choses
n'aient pas été ainsi, puisqu'elles sont telles mainte-
nanti Les cérémonies des visites, les prosternations,
les invocations, les encensements et tout le reste, n'ont
pas été inventés par Mahomet, je suppose.
Il en est de même d'Hannibal. Pourquoi trouvez-
vous que j'ai fait son enfance fabuleuse? est-ce parce
qu'il tue un aigle? beau miracle dans un pays où les
aigles abondent! Si la scène eût été placée dans les
244 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Gaules, j'aurais mis un hibou, un loup ou un renard.
Mais, Français que vous êtes, vous êtes habitué,
malgré vous, à considérer l'aigle comme un oiseau
noble, et plutôt comme un symbole que comme un être
animé. Les aigles existent cependant.
Vous me demandez où j'ai pris une pareille idée du
Conseil de Carthage ? Mais dans tous les milieux ana-
logues par les temps de révolution, depuis la Conven-
tion jusqu'au Parlement d'Amérique, où naguère encore
on échangeait des coups de canne et des coups de
revolver, lesquelles cannes et lesquels revolvers étaient
apportés (comme mes poignards) dans la manche des
paletots. Et même mes Carthaginois sont plus décents
que les Américains, puisque le public n'était pas là.
Vous me citez, en opposition, une grosse autorité, celle
d'Aristote. Mais Aristote, antérieur à mon époque de
plus de quatre-vingts ans, n'est ici d'aucun poids. D'ail-
leurs il se trompe grossièrement, le Slagyrique, quand
il affirme q\i'on n'a jamais tu à Carthage d'émeute ni
de tyran. Voulez-vous des dates? en voici : il y avait
eu la conspiration de Carthalon, 530 avant Jésus-Christ;
les empiétements des Magon, 460; la conspiration
d'Hannon, 337; la conspiration de Bomilcar, 307. Mais
je dépasse Aristote! — A un autre.
Vous me reprochez les escarhoucles formées par
Vurine des lynx. C'est du Théophraste, Traité des
Pierreries : tant pis pour lui! J'allais oublier Spendius.
Eh bien, non, cher maître, son stratagème n'est ni
bizarre, ni étrange. C'est presque un poncif. Il m'a été
fourni par Élien {Histoire des Animaux) et par Polyen
(Stratagèmes). Cela était même si connu depuis le siège
de Mégare par Antipater (ou Antigone), que l'on nour-
rissait exprès des porcs avec les éléphants pour que
les grosses bêtes ne fussent pas efîrayées par les
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ^243
petites. C'était, en un mot, une farce usuelle, et pro-
bablement fort usée au temps de Spendius. Je n'ai pas
été obligé de remonter jusqu'à Samson ; car j'airepoussé
autant que possible tout détail appartenant à des époques
légendaires.
J'arrive aux richesses d'Hamilcar. Cette description,
quoi que vous disiez, est au second plan. Hamilcar la
domine, et je la crois très motivée. La colèredu sufîèîe
va en augmentant à mesure qu'il aperçoit les dépré-
dations commises dans sa maison. Loin d'être à tout
moment hors de lui, il n'éclate qu'à la fin, quand il se
heurte à une injure personnelle. Quil ne gagne pas à
cette visite, cela m'est bien égal, n'étant point chargé
de faire son panégyrique; mais je ne pense pas l'avoir
taillé en charge aux dépens du reste du caractère.
L'homme qui tue plus loin les Mercenaires de la façon
que j'ai montrée (ce qui est un joli trait de son fils
Hannibal, en Italie), est bien le même qui fait falsifier
ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves.
Vous me chicanez sur les onze mille trois cent
quatre-vingt-seize hommes de son armée en me de-
mandant d'où le savez-vous (ce nombre)? qui vous Va
dit? Mais vous venez de le voir vous même, puisque
j'ai dit le nombre d'hommes qu'il y avait dans les dif-
férents corps de l'armée punique. C'est le total de
l'addition tout bonnement, et non un chiffre jeté au
hasard pour produire un effet de précision.
Il n'y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon
serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution ora-
toire pour atténuer celui de la tente qui n'a choqué
personne et qui, sans le serpent, eût fait pousser des
cris. J'ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur
il y a) avec un serpent qu'avec un homme. Salammbô,
avant de quitter sa maison, s'enlace au génie de sa
21.
246 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
famille, à la religion même de sa patrie en son sym-
bole le plus antique. Voilà tout. Que cela soit messéant
dans une Iliade ou une Pharsale, c'est possible,
mais je n'ai pas eu la prétention de faire i' Iliade ni la
Pharsale.
Ce n'est pas ma faute non plus si les orages sont
fréquents dans la Tunisie à la fin de l'été. Chateau-
briand n'a pas plus inventé les orages que les couchers
de soleil, et les uns et les autres, il me semble, appar-
tiennent à tout le monde. Notez d'ailleurs que l'âme
de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici le
Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit ; il dompte
Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place ;
c'est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez
de plus que je vous ai épargné la deso'ip^io?! classique
de l'orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en
tout trois lignes, et à des endroits différents ! L incendie
qui suit ma été inspiré par un épisode de l'histoire de
Massinissa, par un autre de l'histoire d'AgathocIe et
par un passage d'Hirtius, — tous les trois dans des
circonstances analogues. Je ne sors pas du milieu, du
pays même de mon action, comme vous voyez.
A propos des parfums de Salammbô, vous miattri-
buez plus d'imagination que je n'en ai. Sentez donc,
humez dans la Bible Judith et Esther ! On les pénétrait,
on les empoisonnait de parfums, littéralement. C'est
ce que j'ai eu soin de dire au commencement, dès qu'il
a été questioii de la maladie de Salammbô.
Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la dispa-
rition du Zaïmph ait été pour quelque chose dans la
perte de la bataille, puisque l'armée des Mercenaires
contenait des gens qui croyaient au Zaïmph 1 J'indique
les causes principales (trois mouvements mihtaires) de
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT 247
cette perte; puis j'ajoute celle-là, comme cause secon-
daire et dernière.
Dire que j'ai inventé des supplices aux funérailles
des Barbares n'est pas exact. Hendreich [Cartliago,
seu Carth. respublica, 1664) a réuni des textes pour
prouver que les Carthaginois avaient coutume de
mutiler les cadavres de leurs ennemis; et vous vous
étonnez que des barbares qui sont vaincus, désespérés,
enragés, ne leur rendent pas la pareille, n'en fassent
pas autant une fois et cette fois-là seulement? Faut-il
vous rappeler madame de Lamballe, les Mobiles en 48,
et ce qui se passe actuellement aux États-Unis? J'ai
été sobre et très doux, au contraire.
Et puisque nous sommes en train de nous dire nos
vérités, franchement je vous avouerai, cher maître,
que la pointe cl' imagination sadique m'a un peu blessé.
Toutes vos paroles sont graves. Or un tel mot de vous,
lorsqu'il est imprimé, devient presque une flétrissure.
Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la
Correctionnelle comme prévenu d'outrage aux mœurs,
et que les imbéciles et les méchants se font des armes
de tout? Ne soyez donc pas étonné si un de ces jours
vous lisez dans quelque petit journal diffamateur,
comme il en existe, quelque chose d'analogue à ceci :
« M. G. Flaubert est un disciple de de Sade. Son ami,
son parrain, un maître en fait de critique l'a dit lui-
même assez clairement, bien qu'avec cette finesse et
cette bonhomie railleuse qui, etc. » Qu'aurais-je à
répondre, — et à faire?
Je m'incline devant ce qui suit. Vous avez raison,
cher maître, j'ai donné le coup de pouce, j'ai forcé
l'histoire, et comme vous le dites très bien, j'ai voulu
faire un siège. Mais dans un sujet militaire, où est le
mal? — Et puis je ne l'ai pas complètement inventé,
248 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
ce siège, je l'ai seulement un peu chargé. Là est toute
ma faute.
Mais pour le -passage de Montesquieu relatif aux
immolations d'enfants, je m'insurge. Cette horreur ne
fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que
les sacrifices humains n'étaient pas complètement
abolis en Grèce à la bataille de Leuctres? 370 avant
Jésus-Christ.) Malgré la condition imposée par Gélon
(480), dans la guerre contre Agathocle (392), on brûla,
selon Diodore, 200 enfants, et quant aux époques pos-
térieures, je m'en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe,
et surtout à saint Augustin, lequel affirme que la chose
se passait encore quelquefois de son temps.
Vous regrettez que je n'aie point introduit parmi les
Grecs un philosophe, un raisonneur chargé de nous
faire un cours de morale ou commettant de bonnes
actions, un monsieur enfin sentant comme nous. Allons
donc! était-ce possible? Aratus que vous rappelez est
précisément celui d'après lequel j'ai rêvé Spendius;
c'était un homme d'escalades et de ruses qui tuaitlrès
bien la nuit les sentinelles et qui avait deséblouisse-
ments au grand jour. Je me suis refusé un contraste,
c'est vrai; mois un contraste facile, un contraste voulu
et faux.
J'ai fini l'analyse et j'arrive à votre jugement. Vous
avez peut-être raison dans vos considérations sur le
roman historique appliqué à l'antiquité, et il se peut
très bien que j'aie échoué. Cependant, d'après toutes
les vraisemblances et mes impressions, à moi^ je crois
avoir fait quelque chose qui ressemble à Cartbage.
Mais là n'est pas la question. Je me moque de l'archéo-
logie! Si la couleur n'est pas une, si les détails déton-
nent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et
les faits des passions, appropriés aux usages et les
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. "249
architectures au climat, s'il n'y a pas, en un mot,
harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se
tient.
Mais le milieu vous agace! Je le sais, ou plutôt je
le sens. Au lieu de rester à votre point de vue personnel ,
votre point de vue de lettré, de moderne, de Parisien
pourquoi n'êtes- vous pas venu de mon côté? L'âme
humaine n'est point partout la même, bien qu'en dise
M. Levallois (1). La moindre vue sur le monde est là
pour prouver le contraire. Je crois même avoir été
moins dur pour l'humanité dans Salammbô que dans
Madame Bovary. La curiosité, l'amour qui m'a poussé
vers des religions et des peuples disparus, a quelque
chose de moral en soi et de sympathique, il me
semble.
Quant au style, j'ai moins sacrifié dans ce livre-là
que dans l'autre à la rondeur de la phrase et à la pé-
riode. Les métaphores y sont rares et les épithètes
positives. Si je mets bleues après pierres, c'est que
bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez également
persuadé que l'on distingue très bien la couleur des
pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus
tous les voyageurs en Orient, ou allez-y voir.
Et puisque vous me blâmez pour certains mots,
r norme entre autres, que je ne défends pas (bien qu'un
silence excessif fasse l'effet du vacarme), moi aussi je
vous reprocherai quelques expressions.
Je n'ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel
était son but. J'ai froncé les sourcils à bibelots cartha-
ginois, — diable de manteau, — ragoût et pimenté
pour Salammbô q\ à bâti foie avec le serpent j — eldevanj
(1) Dans un de ses articles de VOpinion nationale sur Sa-
lammbô.
250 CORRESPONDAÎSCE DE G. FLAUBERT.
le beau drôle de Libyen qui n'est ni beau ni drôle, — et
à l'imagination libertine de Schahabarim.
Une dernière question, ô maître, une question incon-
venante : pourquoi trouvez- vous Schahabarim presque
comique et vos bonshommes de Port-Royal si sérieux?
Pour moi, M. Singlin est funèbre à côté de mes élé-
phants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant
moins antihumains, moins spéciaux, moins cocasses,
moins rares que des gens vivant en commun et qui
s'appellent jusqu'à la mort Monsieur! — Et c'est pré-
cisément parce qu'ils sont très loin de moi que j'admire
votre talent à me les faire comprendre. — Car j'y crois,
à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu'à
Carthage. Gela aussi était exclusif, hors nature, forcé,
tout d'un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne
voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès
contraires, deux monstruosités différentes?
Je vais finir. — Un peu de patience ! — Êtes-vous
curieux de connaître la faute énorme (énorme est ici à
sa place) que je trouve dans mon livre. La voici r
1° Le piédestal est trop grand pour la statue. Or,
comme on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas
assez, il aurait fallu cent pages de plus relatives à
Salammbô seulement.
2° Quelques transitions manquent. Elles existaient;
je le ai retranchées ou trop raccourcies, dans la peur
d'être ennuyeux.
3° Dans le chapitre vi, tout ce qui se rappDrte à
Giscon est de même tonalité que la deuxième partie du
chapitre ii (Hannon). C'est la même situation, et il n'y
a point progression d'effet.
4° Tout ce qui s'étend depuis la bataille du Macar
jusqu'au serpent, et tout le chapitre xni jusqu'au dé-
nombrement des Barbares, s'enfonce, disparaît dans
CORRESPONDA^'CE DE G. FLAUBERT. 251
le souvenir. Ce sont des endroits de second plan,
ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureuse-
ment éviter et qui alourdissent le livre, malgré les
efforts de prestesse que j'ai pu faire. Ce sont ceux-là
qui m'ont le plus coûté, que j'aime le moins et dont je
me suis le plus reconnaissant.
S*' L'aqueduc.
Aveu! mon opinion secrète est qu'il n'y avait point
d'aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de
l'aqueduc. Aussi ai-je eu soin de prévenir d'avance
toutes les objections par une phrase hypocrite à
l'adresse des archéologues. J'ai mis les pieds dans le
plat, lourdement, en rappelant que c'était une inven-
tion romaine, alors nouvelle, et que l'aqueduc d'à
présent a été refait sur l'ancien. Le souvenir de Béli-
saire coupant l'aqueduc romain de Carthage m'a pour-
sui\y, et puis c'était une belle entrée pour Spendius et
Mâtho. N'importe! mon aqueduc est une lâcheté!
Conflteor.
6° Autre et dernière coquinerie : Hannon.
Par amour de clarté, j'ai faussé l'histoire quant à sa
mort. Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Merce-
naires, mais en Sardaigne. Le général crucifié à Tunis
en face de Spendius s'appelait Hannibal. Mais quelle
confusion cela eût fait pour le lecteur!
Tel est, cher maître, ce qu'il y a, selon moi, de
pire dans mon livre. Je ne vous dis pas ce que j'y
trouve de bon. Mais soyez sûr que je n'ai point fait une
Carthage fantastique. Les documents sur Carthage
existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut
aller Tes chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marce-
lin m'a fourni la forme exacte d'une porte, le poème de
Corippus (la Johannide), beaucoup de détails sur les
peuplades africaines, etc., etc.
252 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Et puis mon exemple sera peu suivi. Oiî donc alors
est le danger? Les Leconte de Lisie et les Baudelaire
sont moins à craindre que les... et les... dans ce doux
pays de France où le superficiel est une qualité, et où
le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis,
adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne
quand on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon?
Je termine en vous disant encore une fois merci,
mon ciier maître. En me donnant des égratignures,
vous m'avez très tendrement serré les mains, et bien
que vous m'ayez quelque peu ri au nez, vous ne m'en
avez pas moins fait trois grands saints, trois grands
articles très détaillés, très considérables et qui ont dû
vous être plus pénibles qu'à moi. C'est de cela surtout
que je vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin
ne seront pas perdus, et vous n'aurez eu affaire ni à
un sot, ni à un ingrat.
Tout à vous.
A Théophile Gautier.
1863.
Quel bel article, Dion cher Théo, et comment t'en
remercier^ Si Ton m'avait dit, il y a vingt ans, que ce
Théophile Gautier, dont je me bourrais l'imagination,
écrirait sur mon compte de pareilles choses, j'en serais
devenu fou d'orgueil.
As-tu lu la troisième Philipique de Sainte-Beuve?
Mais ton panégyrique de Trajan me venge et au delà.
Dois-je vous attendre après-demain? Dis à Toto de
me répondre là-dessus.
Tun vieux.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 233
Au même.
Lundi soir, 1863.
Mon vieux Théo,
Ne viens pas mercredi. Je suis invité le soir chez
la princesse Mathilde. Nous n'aurions pas le temps
de causer tranquillement après le dîner. C'est remis à
samedi. Le Ducamp est averti.
Ma réponse au sieur Froehner paraîtra dans YOpi-
nion samedi ou peut-être jeudi. Je crois que tu ne
seras pas mécontent de la phrase qui te concerne.
Est-ce convenu? A samedi.
A M. Frœhner,
Rédacteur de la Revue Contemporaine.
Paris, 21 janvier 1863.
Monsieur,
Je viens de lire votre article sur Salammbô paru dans
la Revue Contemporaine le 31 décembre 1862. Malgré
l'habitude où je suis de ne répondre à aucune critique,
je ne puis accepter la vôtre. Elle est pleine de conve-
nance et de choses extrêmement flatteuses pour moi;
mais comme elle met en doute la sincérité de mes
études, vous trouverez bon, s'il vous plaît, que je
relève ici plusieurs de vos assertions.
Je vous demanderai d'abord, monsieur, pourquoi
vous me mêlez si obstinément à la collection Gam-
pana en affirmant qu'elle a été ma ressource, mon
inspiration permanente ? Or, j'avais fini Salammbô au
mois de mars, six semaines avant l'ouverture de ce
22
!254 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
musée. Voilà une erreur, déjà. Nous en trouverons de
plus graves.
Je n'ai, monsieur, nulle prétention à l'archéologie.
J'ai donné mon livre pour un roman, sans préface,
sans notes, et je m'étonne qu'un homme illustre,
comme vous, par des travaux si considérables, perde»
ses loisirs à une littérature si légère ! J'en sais cepen-
dant assez, monsieur, pour oser dire que vous errez
complètement d'un bout à l'autre de votre travail, tout
le long de vos dix-huit pages, à chaque paragraphe et
à chaque ligne.
Vous me blâmez « de n'avoir consulté ni Falbe ni
Bureau de la Malle, dont j'aurais pu tirer profit. »
Mille pardons ! je les ai lus, plus souvent que vous
peut-être et sur les ruines mêmes de Carthage. Que
vous ne sachiez « rien de satisfaisant sur la forme ni
sur les principaux quartiers », cela se peut, mais
d'autres, mieux informés, ne partagent pas votre scep-
ticisme. Si Ton ignore où était le faubourg Aclas,
l'endroit appelé Fuscianus, la position exacte -des
portes principales dont on a les noms, etc., on connaît
assez bien l'emplacement de la ville, l'appareil archi-
tectonique des murailles, la Taenia, le Môle et le Go-
thon. On sait que les maisons étaient enduites de
bitume et les rues dallées ; on a une idée de l'Anc6
décrit dans mon chapitre xv, on a entendu parler de
Malquâ, de Byrsa, de Mégara, de Mappales et des
Catacombes, et du temple d'Eschmoun situé sur l'Acro-
pole, et de celui de Tanit, un peu à droite en tournant
le dos à la mer. Tout cela se trouve (sans parler d'Ap-
pien, de Pline et de Procope) dans ce même Bureau
de la Malle, que vous m'accusez d'ignorer. Il est donc
regrettable, monsieur, que vous ne soyez pas « entré
dans des détails fastidieux pour montrer » que je n'ai
CORRESPONDAîvCE DE G. FLAUBERT. 235
eii aucune idée de l'emplacement et de la disposition
de l'ancienne Carlhage, « moins encore que Bureau
de la Malle», ajoulez-vous. Mais que faut-il croire? à
qui se fier, puisque vous n'avez pas eu jusqu'à présent
l'obligeance de révéler votre système sur la topogra-
phie carthaginoise?
Je ne possède, il est vrai, aucun texte pour vous
prouver qu'il existait une rue des Tanneurs, des Par-
fumeurs, des Teinturiers. C'est en tout cas une hypo-
thèse vraisemblable, convenez-en ! Mais je n'ai point
inventé Kiniado et Cynasyn, « mots, dites-vous, dont
la structure est étrangère à l'esprit des langues sémi-
tiques. » Pas si étrangères cependant, puisqu'ils sont
dans Gesenius — presque tous mes noms puniques,
défigurés, selon vous, étant pris dans Gesenius (Scrip-
turss linguœque phœnicide, etc.), ou dans Talbe, que
j'ai consulté, je vous assure.
Un orientaliste de votre érudition, monsieur, auraij
dû avoir un peu d'indulgence pour le nom numide de
Naravasse que j'écris Nar'Havas, de Nar-el-haouah,
feu du souffle. Vous auriez pu deviner que les deux m
de Salammbô sont mis exprès pour faire prononcer
Salam et non Salan et supposer charitablement que
Egates, au lieu de agates, était une faute typogra-
phique, corrigée du reste dans la seconde édition de
mon livre, antérieure de quinze jours à vos conseils.
Il en est de même de Scissites pour Syssites et du
mot Kabire, que l'on avait imprimé sans un k (hor-
reur !) jusque dans les ouvrages les plus sérieux tels
que les ReHgions de la Grèce antique^ par Maury.
Quant à Schalischim, si je n'ai pas écrit (comme j'au-
rais dû le faire) Rosch-eisch-Schalischim, c'était pour
raccourcir un nom déjà trop rébarbatif, ne supposant
pas d'ailleurs que je serais examiné par des philo-
'io6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
logues. Mais, puisque vous êtes descendus jusqu'à ces
chicanes de mots, j'en reprendrai chez vous deux
autres : 1" Compendieusement, que vous employez
tout au rebours de la signification pour dire abondam-
ment, prolixement, et 2° Carthachinoiserie^ plaisante-
rie excellente, bien qu'elle ne soit pas de vous, et que
vous avez ramassée, au commencement du mois der-
nier, dans un petit journal. Vous voyez, monsieur, que
si vous ignorez parfois mes auteurs, je sais les vôtres.
Mais il eût mieux valu, peut-être, négliger « ces mi-
nuties qui se refusent », comme vousje dites fort bien,
« à l'examen de la critique. »
Encore une, cependant ! Pourquoi avez-vous souli-
gné le et dans cette phrase (un peu tronquée) de ma
page 156 : « Achète-moi des Gappadociens et des
Asiatiques. » Est-ce pour briller en voulant faire
accroire aux badauds que je ne distingue pas la Gap-
padoce de l'Asie Mineure? Mais je la connais, mon-
sieur, je l'ai vue, je m'y suis promené!
Vous m'avez lu si négligemment que presque tou-
jours vous me citez à faux. Je n'ai dit nulle part que
les prêtres aient formé une caste particulière ; ni, page
109, que les soldats libyens fussent possédés de l'envie
de boire du fer », mais que les barbares menaçaient
les Carthaginois de leur faire boire du fer ; ni page 108,
que les gardes de la légion « portaient au milieu du
front une corne d'argent pour les faire ressembler à
des rhinocéros », mais « leurs gros chevaux avaient,
etc. »; ni, page 29, que les paysans, un jour s'amu-
sèrent à crucifier deux cents lions. Même observation
pour ces malheureuses Syssites, que j'ai employées
selon VOLS, « n3 sachant pas sans doute que ce mot
signifiait des corporations particulières. » Sans doute
est aimable. Mais sans doute je savais ce qu'étaient
1
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 257
ces corporations et l'étymologie du mot, puisque je le
traduis en français la première fois qu'il apparaît dans
mon livre, page 7. « Syssites, compagnies (de commer-
çants) qui mangeaient en commun. » Vous avez de
même faussé un passage de Plaute, car il n'est point
démontré dans le Pœnulus « que les Carthaginois
savaient toutes les langues », ce qui eût été un curieux
privilège pour une nation entière; il y a tout simple-
ment dans le prologue, v. 112, « 7s omnes linguas
scit » ; ce qu'il faut traduire : « Celui-là sait toutes les
langues », le Carthaginois en question et non tous les
Carthaginois.
Il n'est pas vrai de dire que « Hannon n'a pas été
crucifié dans la guerre des Mercenaires, attendu qu'il
commandait des armées longtemps encore après»,
car vous trouverez dans Polybe, monsieur, que les re-
belles se saisirent de sa personne, et l'attachèrent à une
croix (en Sardaigne il est vrai, mais à la même époque),
livre I", chapitre xviii. Ce n'est donc pas « ce per-
sonnage » qui « aurait à se plaindre de M. Flaubert »,
mais plutôt Polybe qui aurait à se plaindre de M. Frœh-
ner.
Pour les sacrifices d'enfants, il est si peu impos-
sible qu'au siècle d'Hamilcar on les brûlait vif, qu'on
en brûlait encore au temps de Jules César et de Ti-
bère, s'il faut s'en rapporter à Cicéron (Pro Balbo) et à
Strabon (liv. III). Cependant, « la statue de Moloch ne
ressemble pfis à la machine infernale décrite dans
Salammbô-. Cette figure, composée de sept cases éta-
gées l'une sur l'autre pour y enfermer les victimes,
appartient à la religion gauloise. M. Flaubert n'a au-
cun prétexte d'analogie pour justifier son audacieuse
transposition. »
Non ! je n'ai aucun prétexte, c'est vrai ! mais j'ai un
22.
258 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
texte, à savoir le texte, la description même de Dio-
dore, que vous rappelez et qui n'est autre que la
mienne, comme vous pourrez vous en convaincre en
daignant lire ou relire le livre XX de Diodore, cha-
pitre IV, auquel vous joindrez la paraphrase chal-
daïque de Paul Fage, dont vous ne parlez pas et qui
est citée par Selten, De cliis syriis, p. 166-170, avec
Eusèbe, Préparation èvangèlique^ livre P^
Comment se fait-il aussi que l'histoire ne dise rien
du manteau miraculeux, puisque vous dites vous-
même « qu'on le montrait dans le Temple de Vénus,
mais bien plus tard, et seulement à l'époque des em-
pereurs romains? » Or, je trouve dans Athénée, XII,
68, la description très minutieuse de ce manteau, bien
que Vhistoire n'en dise rien. Il fut acheté à Denys
l'Ancien 120 talents, porté à Rome par Scipion-Emi-
lien, reporté à Carthage par Gaïus Gracchus, revint à
Rome sous Héliogabale, puis fut vendu à Carthage.
Tout cela se trouve encore dans Bureau de la MaUe,
dont j'ai tiré profit, décidément.
Tr. lis lignes plus bas, vous affirmez, avec la même. . .
candeur, que « la plupart des autres dieux invoqués
dans Salammbô sont de pures inventions », et vous
ajoutez : « Qui a entendu parler d'un Aptoukhos? »
Qui? d'Avezac {Cynéraïque), à propos d'un Temple
dans les environs de Cyrène; « d'un Schaoùl»? mais
c'est un nom que je donne à un esclave (voyez ma
page 91) ; « ou d'un Matismann » ? Il est mentionné
comme Dieu par Corippus. (Voyez Johanneis et Mém.
de V Académie des inscript.., tome XII, p. 181.) « Qui
ne sait que Micipsa n'était pas une divinité mais un
homme? » Or, c'est ce que je dis, monsieur, et très
clairement, dans cette même page 91, quand Sa-
CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 259
iambô appelle ses esclaves : « A moi Kroum, Enva, Mi-
cipsa, Schaoûl ! »
Vous m'accusez de prendre pour deux divinités dis-
tinctes Astarolh et Astarté. Mais au commencement,
page 48, lorsque Salammbô invoque Tanit, elle l'in-
voque par tous ses noms à la fois : « Anaïtis, Astarté,
Derceto, Astaroth, Tiratha. » Et même j'ai pris soin
de diie, un peu plus bas, page 52, qu'elle répétait
« tous ces noms sans qu'ils eussent pour elle de si-
gnification distincte. » Seriez-vous comme Salammbô?
Je suis tenté de le croire, puisque vous faites de Tanit
la déesse de la guerre et non de l'amour, de l'élément
femelle, humide, fécond, en dépit de TertuUien, et de
ce nom même de Tiratha, dont vous rencontrez l'ex-
plication peu décente, mais claire, dansMouers, P/ienic,
livre P% p. 574.
Vous vous ébahissez ensuite des singes consacrés à
la lune et des chevaux consacrés au so'eil. « Ces dé-
tails, vous en êtes sûr, ne se trouvent dans aucun au-
teur ancien, ni dans aucun monument authentique. »
Or, je me permettrai, pour les singes, de vous rappe-
ler, monsieur, que les cynocéphales étaient, en
Egypte, consacrés à la lune comme on le voit encore
sur les murailles des temples, et que les cultes égyp-
tiens avaient pénétré en Lybie et dans les oasis. Quant
aux chevaux je ne dis pas qu'il y en avait de consa-
crés à Esculape, mais à Eschmoun, assimilé à Escu-
lape, lolaus, Apollon, le Soleil. Or, je vois les che-
vaux consacrés au soleil dans Pausanias (livre I",
chap. i), et dans la Bible [Rois, liv. II, ch. xxxii).
Mais peut-être nierez- vous que les temples d'Egypte
soient des monuments authentiques, et la Bible et
Pausanias des auteurs anciens.
A propos de la Bible je prendrai encore, monsieur,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
la liberté grande de vous indiquer le tome II de la
traduction de Cahen, page 186, où vous lirez ceci :
« Ils portaient au cou, supendue à une chaîne d'or,
une petite figure de pierre précieuse qu'ils appelaient
la Vérité. Les débats s'ouvraient lorsque le président
mettait devant soi l'image de la Vérité. » C'est un
texte deDiodore. En voici un autre d'Elien : « Le plus
âgé d'entre eux était leur chef et leur juge à tous ; il
portait autour du cou une image en saphir. On appe-
lait cette image la Vérité. » C'est ainsi, monsieur,
que « cette Vérité-là est une jolie invention de l'au-
teur. »
Mais tout vous étonne : le molobathre, que l'on
écrit très bien (ne vous en déplaise) malobathre ou
malabathre, la poudre d'or que l'on ramasse aujour-
d'hui, comme autrefois, sur le rivage de Carthage,
les oreilles des éléphants peintes en bleu, les hommes
qui se barbouillent de vermillon et mangent de la ver-
mine et des singes, les Lydiens en robes de femme,
les escarboucles des lynx, les mandragores qui sont
dans Hippocrate, la chaînette des chevilles qui est
dans le Cantique des Cantiques (Cahen, t. XVI, 37)
et les arrosages de silphium, les barbes enveloppées,
les lions en croix, elc, tout!
Eh bien! non, monsieur, je n'ai point « emprunté
tous ces détails aux nègres de la Sénégambie. » Je
vous renvoie, pour les éléphants, à l'ouvrage d'Ar-
mandi, p. 256, et aux autorités qu'il indique, telles que
Florus, Diodore, Ammien Marcellin et autres nègres
de la Sénégambie.
Quant aux nomades qui mangent des singes,
croquent des poux et se barbouillent de vermillon,
comme on pourrait « vous demander à quelle source
l'auteur a puisé ces précieux renseignements », et
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 261
que, « vous seriez », d'après votre aveu, « très embar-
rassé de le dire », je vais vous donner, humblement,
quelques indications qui faciliteront vos recherches.
(c Les Maxies... se peignent le corps avec du vermil-
lon. Les Gysantes se peignent tous avec du vermillon
et mangent des singes. Leurs femmes (celles des Adry-
machydes), si elles sont mordues par un pou, elles le
prennent, le mordent, etc. » Vous verrez tout cela
dans le IV* livre d'Hérodote, aux chapitres cxciv, cxci
etCLxviii. Je ne suis pas embarrassé de le dire.
Le même Hérodote m'a appris, dans la description
de l'armée de Xerxès, que les Lydiens avaient des
robes de femmes ; de plus Athénée, dans le chapitre
des Etrusques et de leur ressemblance avec les Ly-
diens, dit qu'ils portaient des robes de femmes ; enfin,
le Bacchus lydien est toujours représenté en costume
de femme. Est-ce assez pour les Lydiens et leur cos-
tume?
Les barbes enfermées en signe de deuil sont dans
Cahen (Ézéchiel, chap. xxiv, 17) et au menton des
colosses égyptiens, ceux d'Abou-Simbal, entre autres;
les escarboucles formées par l'urine de Ijmx, dans
Théophrasle, Traité des pierreries, et dans Pline,
livre VHI, chap. lvii. Et pour ce qui regarde les lions
crucifiés (dont vous portez le nombre à deux cents,
afin de me gratifier, sans doute, d'un ridicule que je
n'ai pas), je vous prie de lire dans le même livre de
Pline le chapitre xviii, où vous apprendrez que Sci-
pion-Emilien et Polybe, se promenant ensemble dans
la campagne carthaginoise, en virent de suppliciés
dans cette position. « Quia cœleri metu pœnœ simi'
lis absterrentur eadem noscia. » Sont-ce là, mon-
sieur, de ces passages pris sans discernement dans
l'Univers pittoresque, u et que la haute critique a em-
26^2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
plovés avec succès contre moi? » De quelle haute cri-
tique parlez-vous? Est-ce de la vôtre?
Vous vous égayez considérablement sur les grena-
diers que l'on arrosait avec du silphium. Mais ce
détail, monsieur, n'est pas de moi. Il est dans Pline,
livre XVII, chap. xlvii. J'en suis bien fâché pour
votre plaisanterie sur « l'ellébore que l'on devrait cul-
tiver à Gharenton » ; mais comme vous le dites vous
même, « l'esprit le plus pénétrant ne saurait suppléer
au défaut de connaissances acquises. »
Vous en avez manqué complètement en affirment
que (( parmi les pierres précieuses du trésor d'Hamil-
car, plus d'une appartient aux légendes et aux supers-
titions chrétiennes. » Non ! monsieur, elles sont
toutes dans Pline et dans Théophraste.
Les stèles d'émeraude, à l'entrée du temple, qui
vous font rire, car vous êtes gai, sont mentionnées par
Philostrate (Vie cV Apollonius) et par Théophraste
{Traité des 'pierroms). Heeren (t. II) cite sa phrase:
« La plus grosse émeraude bactrienne se trouve à T^t
dans le temple d'Hercule. C'est une colonne d'assez
forte dimension. » Autre passage de Théophraste
(traduction de Hill) : « Il y avait dans leur temple
de Jupiter un obélisque composé de quatre éme-
raudes. »
Malgré « vos connaissances acquises », vous con-
fondez le jade, qui est une néphrite d'un vert brun et
qui vient de Chine, avec le jaspe, variét^de quartz que
l'on trouve en Europe et en Sicile. Si vous aviez ou-
vert, par hasard, le Dictionnaire de V Académie fran^
çaise^ au mot jaspe, vous eussiez appris, sans aller
plus loin, qu'il y en avait de noir, de rouge et de
blanc. Il fallait donc, monsieur, modérer les trans-
ports de votre indomptable verve et ne pas reprocher
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 265
folâtrement à mon maître et ami Théophile Gautier
d'avoir prêté à une femme (dans son Roman de la Mo-
mie) des pieds verts quand il lui a donné des pieds
blancs. Ainsi, ce n'est point lui, mais vous, qui avez
îSiii une erreur ridicule.
Si vous dédaigniez un peu moins les voyages, vous
auriez pu voir au musée de Turin le propre bras de
sa momie, rapportée par M. Passalacqua, d'Egypte, et
dans la pose que décrit Th. Gautier, cette iDOse qui,
d'après vous, n'est certainement pas égyptienne. Sans
être ingénieur non plus, vous auriez appris ce que
font les Sakiehs pour amener l'eau dans les maisons,
et vous seriez convaincu que je n'ai point abusé des
vêtements noirs en les mettant dans des pays où ils
foisonnent et où les femmes de la haute classe ne
sortent que vêtues de manteaux noirs. Mais comme
vous préférez les témoignages écrits, je vous recom-
manderai, pour tout ce qui concerne la toilette des
femmes, Isaïe, III, 3, la Mischna, tit. de Sabbatho;
Samuel, XIII, 18 ; saint Clément d'Alexandrie,
pœd. II, 13, et les dissertations de l'abbé Mignot, dans
les Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XLII.
El quant à cette abondance d'ornementation qui vous
ébahit si fort, j'étais bien en droit d'en prodiguer à
des peuples qui incrustaient dans le sol de leurs appar-
tements des pierreries. (Voy. Gahen, Ézéchiel, 28, 14).
Mais vous n'êtes pas heureux, en fait de pierreries.
Je termine, monsieur, en vous remerciant de&
formes amènes que vous avez employées, chose rar^,
maintenant. Je n'ai relevé parmi vos inexactitudes que
les plus grossières, qui touchaient à des points spé-
ciaux. Quant aux critiques vagues, aux appréciations
personnelles et à l'examen littéraire de mon livre, je
n'y ai pas même fait allusion. Je me suis tenu tout le
264 CORRESPONDANCE DE G FLAUBERT.
temps sur votre terrain, celui de la science, et je vous
répète encore une fois que j'y suis médiocrement so-
lide. Je ne sais ni l'hébreu, ni l'arabe, ni l'allemand,
ni le grec ni le latin, et je ne me vante pas de savoir
le français. J'ai usé souvent des traductions, mais ,
quelquefois aussi des originaux. J'ai consulté, dans 1
mes incertitudes, les hommes qui passent en France
pour les plus compétents, et si je n'ai pas été mieux
guidé, c'est que je n'avais point l'honneur, l'avantage |
de vous connaître : Excusez-moi ! si j'avais pris vos -
conseils, aurais-je mieux réussi? J'en doute. En
tout cas, j'eusse été privé des marques de bienveil-
lance que vous me donnez çà et là dans votre article
et je vous aurais épargné l'espèce de remords qui le
termine. Mais rassurez-vous, monsieur; bien que vous
paraissiez efïrayé vous-même de votre force et que
vous pensiez sérieusement a avoir déchiqueté mon
livre pièce à pièce, n'ayez aucune peu?-, Lranquilli-
sez-vous ! car vous n'avez pas été c?*ue/, mais... léger.
J'ai l'honneur d'être, etc.
A M. Guéroult.
2 février I8ô3.
Mon cher monsieur Guéroult,
Excusez-moi si je vous importune encore une
fois. Mais comme M. Frœhner doit publier dans
['Opinion nationale ce qu'il vient de reproduire dans
la Revue contemporaine, je me permets de lui dire
que :
J'ai commis effectivement une erreur très grave.
Au lieu de Diodore, liv. XX, chap. iv, lisez cha-
CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 265
pitre XIX. Autre erreur : J'ai oublié un texte à propos
de la statue de Moloch, dans la mythologie du doc-
teur Jacobi, traduction de Bernard, la page 322, où il
verra une fois de plus les sept compartiments qui l'in-
dignent.
Et, bien qu'il n'ait pas daigné me répondre un
seul mot touchant : 1° la topographie de Garthage ;
2° le manteau de Tanit; 3° les noms puniques que
j'ai travestis et 4° les dieux que j'ai inventés, — et
qu'il ait gardé le même silence; 5" sur les chevaux
consacrés au Soleil ; 6° sur la statuette de la Vérité ;
7o sur les coutumes bizarres des nomades ; 8° sur les
lions crucifiés, et 9° sur les arrosages de silphium,
avec 10° les escarboucles de lynx et 11° les supersti-
tions chrétiennes relatives aux pierreries ; en se tai-
sant de même sur le jade; 12'' et sur le jaspe; 13» sans
en dire plus long quant à tout ce qui concerne :
14o Hannon ; 15° les costumes des femmes ; 16» les
robes des Lydiens; IT-^ la pose fantastique de la momie
égyptienne; 18» le musée Gampana; 19° les citations...
(peu exactes) qu'il fait de mon livre; et 20° mon latin,
qu'il vous conjure de trouver faux, etc.
Je suis prêt, néanmoins, sur cela, comme sur
tout le reste, à reconnaître qu'il a raison et que l'anti-
quité est sa propriété particulière. Il peut donc s'amu-
ser en paix à détruire mon édifice et prouver que je ne
sais rien du tout, comme il l'a fait victorieusement
pour MM. Léon Heuzey et Léon Renier, car je ne lui
répondraipas. Je ne m'occuperai plus de ce monsieur.
Je retire un mot qui me paraît l'avoir contrarié,
Non, M. Frœhner n'est pas léger, il est tout le con-
traire. Et si je l'ai « choisi pour victime parmi tant
« d'écrivains qui ont rabaissé mon livre >>, c'est qu'il
23
^6Q CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
m'avait semblé le plus sérieux. Je me suis bien
trompé.
Enfin, puisqu'il se mêle de ma biographie (comme
si je m'inquiétais de la sienne!) en affirmant par deux
fois (il le sait !) que j'ai été six ans à écrire Salammbô,
Je lui avouerai que je ne suis pas bien sûr, à présent,
d'avoir jamais été à Garthage.
Il nous reste, l'un et l'autre, à vous remercier,
cher monsieur, moi pour m'avoir ouvert votre journal
spontanément et d'une si large manière, et quant à
lui, M. Frœhner, il doit voussavoir un gré infini. Vous
lui avez donné l'occasion d'apprendre à beaucoup de
monde son existence. Cet étranger tenait à être connu ;
maintenant il l'est... avantageusement.
Mille cordialités.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Croisset, mercredi,
11 n est pas possible d'être plus gentils que vous,
mes chers amis! Votre lettre m'a attendri, sans me
surprendre.
Ce que j'ai? un em... constitutionnel que je refoule
parfois à force de travail. Quand le travail ne marche
pas (ce qui est le cas présent), il reparaît et me sub-
merge. Tout ce que je pourrais vous dire ne serait
que le développement de ces simples mots. Je ne suis
pas non plus très satisfait de mon physique. J'ai des
clous, des irritations à la peau, etc. Bref, je suis dans
un f... moment.
CORRESPOiS'DANCE DE G. FLAUBERT. 267
J'ai fait le plan de deux livres qui ne me satisfont ni
l'un ni l'autre. Le premier est une série d'analyses et
de potins médiocres sans grandeur ni beauté. La vé-
rité n'étant pas pour moi la première condition de
l'art, je ne puis me résigner à écrire de telles plati-
tudes, bien qu'on les aime actuellement. Quant au
second, dont j'aime l'ensemble, j'ai peur de me faire
lapider par les populations ou déporter par le gouver-
nement, sans compter que j'y vois des difficultés d'exé
cution effroyables.
De plus, le printemps me donne des envies folles de
m'en aller en Chine ou aux Indes, et la Normandie
avec sa verdure m'agace les dents comme un plat
d'oseilles crues.
De plus, j'ai des crampes à l'estomac. Voilà tout.
Et vous? avancez-vous? Etes-vous contents? Les
dîners du samedi durent-ils toujours?
Glaudin a eu l'amabilité de m'envoyer un compte-
rendu de Salar.rnihô, c'est une attention délicate dont
je lui sais gré.
Avez-vous suffisamment vitupéré Sainte-Beuve et
engueulé l'Académie à propos de la nomination Carré?
Je lis maintenant V Histoire du Consulat d'un bout à
l'autre, et je pousse des rugissements. Il n'est pas pos-
sible d'être plus foncièrement médiocre et bourgeois
que ce monsieur-là! Quel style! et quelle philoso-
phie !
Je compte toujours vous voir à la fin du mois.
Je vous embrasse sur vos quatre joues en vous ser-
rant les mains tendrement.
268 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Aux mêmes.
Croisset, 20 septembre 1863.
C'est moi ! je ne suis pas mort. Et vous ? où êtes-
vous, que devenez-vous? etc., etc.
J'ai attendu vainement une réponse de Théo pour
savoir s'il viendrait ici, dans le mois d'août ou de
septembre, comme il me l'avait promis. Voilà ce qui
'ait que j'ai tant tardé à vous rappeler votre promesse.
Car vous savez, ô mes bons, que vous m'avez fait
celle d'une visite dans ma cabane. Quand sera-ce"? Je
vous espère.
Je suis à la moitié de ma féerie, laquelle a été refu-
sée sur scénario par le sieur Fournier, non seulement
sur scénario, mais après lecture des quatre premiers
tableaux. Il a beaucoup admiré le plan (sic), mais
c'est le style qu'il a blâmé. Il le trouve mou! ! ! Peut-
être a-t-il raison? Quoiqu'il en soit, j'ai continué la
chose qui sera terminée vers le mois de décembre.
Répondez-moi un petit mot pour me dire le jour et
l'heure de votre arrivée ; j'irai à votre rencontre. Vos
deux lits vous attendent.
A M^' Roger des Genettes.
Je pourrais dans quelque temps faire un cours
sur le socialisme : j'en connais, du moins, tout l'esprit
et le sens. Je viens d'avaler Lamennais, Saint-Simon,
Fourier et je reprends Proudhon d'un bout à l'autre.
Si on veut ne rien connaître de tous ces gens-là, c'est
de lire les critiques et les résumés faits sur eux ; car
on les a toujours réfutés ou exaltés, mais jamais
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 269
exposés. Il y a une chose saillante et qui les lie tous :
c'est la haine de la liberté, la haine de la Révolution
française et de la philosophie. Ce sont tous des bons-
hommes du moyen âge, esprits enfoncés dans le
^assé. Et quels cuistres ! quels pions ! Des sémina-
ristes en goguette ou des caissiers en délire. S'ils
n'ont pas réussi en 48, c'est qu'ils étaient en dehors du
gralid courant traditionnel. Le socialisme est une face
du passé, comme le jésuitisme de l'autre. Le grand
maitre de Saint-Simon était M. de Maistre et l'on n'a
pas dit tout ce que Proudhon et Louis Blanc ont pris
à Lamennais. L'Ecole de Lyon qui a été la plus active
est toute mystique à la façon des Lollards. Les bour-
geois n'ont rien compris à tout cela. On a senti ins-
tinctivement ce qui fait le fond de toutes les utopies
sociales : la tyrannie, l'anti-nalure, la mort de
l'âme
A M"^ Leroyer de Chantepie.
Croisset, 23 octobre 1863.
Je suis honteux d'être depuis si longtemps sans
vous écrire. Je pense à vous souvent, mais j'ai été de-
puis deux mois et demi absorbé par un travail dont
j'ai vu la fin hier seulement. C'est une féerie que l'on
ne jouera pas, j'en ai peur. Je la ferai précéder d'une
préface, plus importante pour moi que la pièce. Je
veux seulement attirer l'attention publique sur une
forme dramatique splendide et large et qui ne sert jus-
qu'à présentque de cadre à des choses fort médiocres.
Mon œuvre est loin d'avoir le sérieux qu'il faudrait et,
entre nous, j'en suis un peu honteux.
23.
270 CORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT.
Je n'attache à cela du reste qu'une importance fort
secondaire. C'est pour moi une question de critique
littéraire, pas autre chose. Je doute qu'aucun directeur
en veuille et que la censure la laisse jouer. On trou-
vera certains tableaux d'une satyre sociale trop directe.
Cela est, chère demoiselle, la bagatelle qui m'a oc-
cupé depuis le mois de juillet. Maintenant, parlons de
choses plus graves, à savoir de vous et de vos préoc-
cupations.
Le livre de mon ami Renan ne m'a pas enthou-
siasmé comme il a fait du public. J'aime que l'on
traite ces matières-là avec plus d'appareil scientifique.
Mais, à cause même de sa forme facile le monde des
femmes et des légers lecteurs s'y eet pris. C'est beau-
coup et je regarde comme une grande victoire pour la
philosophie que d'amener le public à s'occuper de pa-
reilles questions.
Connaissez-vous la Vie de Jésus du docteur Strauss?
Voilà qui donne à penser et qui est substantiel ! Je vous
conseille cette lecture aride mais intéressante au plus
haut degré. Quant à 3/"' de la Quintinie franche-
ment, l'art ne doit servir de chaire à aucune doctrine
sous peine de décheoir ! On fausse toujours la réalité
quand on veut l'amener à une conclusion qui n'appar-
tient qu'à Dieu seul. Et puis, est-ce avec des fictions
qu'on peut parvenir à découvrir la vérité ? L'histoire,
l'histoire et l'histoire naturelle ! Voilà les deux muses
de l'âge moderne. C'est avec elles que l'on entrera
dans des mondes nouveaux. Ne revenons pas au
moyen âge. Observons, tout est là. Et après aes
siècles d'études il sera peut-être donné à quelqu'un
de faire la S5^nthèse? La rage de vouloir conclure
est une des manies les plus funestes et les plus sté-
riles qui appartiennent à l'humanité Chaque reli-
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 271
gion et chaque philosophie a prétendu avoir Dieu à
elle, toiser l'infini et connaître la recette du bonheur.
Quel orgueil et quel néant! Je vois au contraire que
les plus grands génies et les plus grandes œuvres
n'ont jamais conclu. Homère, Shakespeare, Gœthe,
tous les fils aînés de Dieu (comme dit Michelet) se
sont bien gardés de faire autre chose que représenter.
Nous voulons escalader le ciel; eh bien, élargissons
d'abord notre esprit et notre cœur. Hommes d'aspira-
tions célestes nous sommes tous enfoncés dans les
fanges de la terre jusqu'au cou. La barbarie du
moyen âge nous élreint encore par mille préjugés,
mille coutumes. La meilleure société de Paris en est
encore à « remuer le sac » qui s'appelle maintenant
les labiés tournantes. Parlez du progrès, après cela !
El ajoutez à nos misères morales les massacres de la
Pologne, la guerre d'Amérique, etc.
Quant à vous, chère âme endolorie, c'est le passé
qui vous fait souffrir, à savoir les obligations d'un
cuUe où votre cœur est attaché, mais qui révolte
votre esprit. De là, divorce et supplice. Vous ne pou-
vez vous passer de prêtre, et le prêtre vous est odieux.
Soyez à vous-même votre prêtre. Ou bien « abêtissez-
vous », comme dit Pascal. Mais vous vous écartez de
tous les remèdes. Le soleil vous fait du bien et vous
restez dans un climat mélancolique, etc., etc. Du cou-
rage ! et de l'allégement à vos maux, voilà ce que
souhaite du fond de son âme celui qui est tout à vous.
A Jules Duplan.
Mardi, 3 Novembre 1863.
Oui, voilà bien longtemps, mon pauvre vieux, que
nous ne nous sommes vus. Un peu de patience! Nous
272 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
aurons ce plaisir dans une dizaine de jours, au milieu
ou à la fin de la semaine prochaine, au plus tard, car
fai fini le Château des Cœurs depuis mercredi der-
nier. Il ne reste plus que les vers (dont j'ai fait l'es-
quisse) à écrire. Je suis bien curieux de te montrer
cela. Présentement je m'occupe de lectures relatives
à ma préface.
Monseigneur a passé par des états déplorables.
Telle est la raison de son silence vis-à-vis de toi et
de son inaction dans la féerie. Car il n'a jusqu'à pré-
sent rien fait, lo Sachant que Fournier ne voulait lui
jouer Faustine que dans un an, il a retiré sa pièce.
2° Fournier a déclaré n'avoir pas l'argent de son in-
demnité. 3° Doucet lui a fait faire un manuscrit pour
le montrer aux grands. 4° Ledit Doucet a donné ce
manuscrit à Thierry. 5° Bouilhet a été sur le point d'in-
tenter un procès à Fournier. 6° Le même Fournier, sa-
medi dernier, lui a envoyé une dépêche télégraphique
ainsi conçue : « Je triomphe. Je vais jouer Faustine
immédiatement. «Dans un billet laconique et fiévreux,
Monseigneur me dit que Fournier veut le jouer en
cinq semaines, ce qui me parait raide ; je n'en sais pas
plus. Notre ami est maintenant à Paris, rue La-
fayette, 48, chez Duval, pharmacien. Voilà. Je vais
m'occuper, aussitôt arrivé, de faire recevoir quelque
part la féerie pour qu'on la monte cet été et qu'on la
joue à l'automne. Il y aura du tirage à la censure !
Mais je crois la chose amusante. J'ai expédié ces
175 pages en deux mois et demi, c'est assez joli pour
moi, et note que j'ai recommencé deux fois le dénoue-
ment qui est tout autre que dans le plan primitif.
Rien n'égale maintenant mon dédain pour « le dia-
logue vif et coupé ». Quelle division du style !
A-t-on demandé pour toi quelque chose de précis î
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. ^73
Attendre indéfiniment est pis que d'être refusé. Il roe
tarde bien d'embrasser ta bonne trombine.
A bientôt ; du courage.
A M™^ Gustave de Maupassant.
Paris
Ta bonne lettre m'a bien touché, ma chère Laure;
elle a remué en moi des vieux sentiments toujours
jeunes. Elle m'a apporté, comme sur un souffle d'air
frais, toute la senteur de ma jeunesse, où notre pauvre
Alfred a tenu une si grande place ! Ce souvenir-là ne
me quitte pas. Il n'est point de jour, et j'ose dire presque
point d'heure où je ne songe à lui. Je connais, main-
tenant, ce qu'on est convenu d'appeler « les hommes
les plus intelligents de l'époque ». Je les toise à sa me-
sure et les trouve médiocres en comparaison. Je n'ai
ressenti auprès d'aucun d'eux l'éblouissement que ton
frère me causait. Quels voyages il m'a fait faire dans
le bleu, celui-là ! et comme je l'aimais ! Je crois même
que je n'ai aimé personne (homme ou femme) comme
lui? J'ai eu, lorsqu'il s'est marié, un chagrin de jalou-
sie très profond ; c'a été une rupture, un arrachement !
Pour moi il est mort deux fois et je porte sa pensée
constamment comme une amulette, comme une chose
particulière et intime. Combien de fois dans les
lassitudes de mon travail, au théâtre, à Paris, pendant
un entr'acte, ou seul à Groisset au coin du feu, dans
les longues soirées d'hiver, je me reporte vers lui, je
le revois et je l'entends. Je me rappelle avec délices et
mélancolie tout à la fois nos interminables conversa-
tions mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos
274 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
lectures, nos rêves et nos aspirations si hautes ! Si je
vaux quelque chose, c'est sans doute à cause de cela.
J'ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous
étions très beaux, je n'ai pas voulu décheoir.
Je vous revois tous dans votre maison de la Grande
Rue, quand vous vous promeniez en plein soleil sur la
terrasse, à côté de la volière. J'arrivais et le rire du
garçon éclatait, etc. Combien il me serait doux de cau-
ser de tout cela avec toi, ma chère Laure î Nous avons
été bien longtemps sans nous revoir.
Mais j'ai suivi de loin ton existence et participé in-
térieurement à des souffrances que j'ai devinées. Je
t'ai c( comprise » enfin. C'est un vieux mot, un mot de
notre temps, de la bonne école romantique. Il exprime
tout ce que je veux dire et je le garde.
Puisque tu m'as parlé de Salammbô, ton amitié
apprendra avec plaisir que ma Carthaginoise fait son
chemin dans le monde : mon éditeur annonce pour
vendredi la deuxième édition. Grands et petits jour-
naux parlent de moi. Je fais dire beaucoup de sottises.
Les uns me dénigrent, les autres m'exaltent. On m'a
appelé : « ilote ivre », on a dit que je répandais « un air
empesté », on m'a comparé à Chateaubriand et à Mar-
montel, on m'accuse de viser à l'Institut et une dame
qui avait lu mon livre a demandé à un de mes amis si
Tanit n'était pas un diable. Voilai Telle est la gloire
littéraire. Puis on parle de vous de temps à autre,
puis on vous oublie et c'est fini.
N'importe; j'avais fait un livre pour un nombre tr^s
restreint de lecteurs et il se trouve que le public y
mord. Que le Dieu de la librairie soit béni! J'ai été
bien content de savoir qu'il te plaisait, car tu sais le
cas que je fais de ton intelligence, ma chère Laure.
Nous sommes non seulement des amis d'enfance mais
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 275
presque des camarades d'études. Te rappelles-tu que
nous lisions les feuilles cVautomne à Fécamp, dans la
petite chanabre du second étage?
Fais- moi le plaisir de m'excuser près de ta mère et
de ta sœur si je ne leur ai pas envoyé un volume ; mais
j'ai eu un nombre d'exemplaires fort restreint et beau-
coup de cadeaux à faire. Je savais d'ailleurs madame
LePoiltevin à Etretat et je comptais sur toi comme
lectrice. Embrasse tes fils de ma part et à toi, ma
chère Laure, avec deux très longues poignées de
main, la meilleure pensée de ton vieil ami.
Edmond et Jules de Goncourt.
Mes bichons,
Mademoiselle Bosquet m'écrit pour me demander
s'il vous est agréable qu'elle vous fasse un article dans
le Journal de Rouen. Elle admire grandement votre
livre.
Et moi aussi, car je viens de le lire ou plutôt de le
dévorer en entier et d'une seule haleine. Ça m'a charmé.
Voilà tout ce que je puis vous dire maintenant. Ce
qui me reste le plus dans la tête, c'est le portrait de
l'abbé, celui d'Henri et la mort de Renée. Quel char-
mant être que celte jeune fîlle-là !
Ce volume m'a l'air raide, dites donc? Je vais main-
tenant le relire posément.
Mais c'est l'exemplaire de Bouilhet que j'ai reçu,
où est le mien?
Comme ça s'enchaîne ! quel mouvement ! Et il y a
des morceaux «chouettes, des portraits classiques. Le
dialogue au commencement entre les deux époux,
exquis; le deuil, superbe, etc.
276 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
J'ai été irrité plusieurs fois par des imparfaits dans
la narration. Sont-ce des fautes typographiques ou.bien
est-ce intentionnel?
Adieu. Je n'en puis plus ; je vous prends sur ma table
de nuit et je vous relis.
Tendresses de votre vieux.
Oui, c'est beau, très bien! J'ai franchement ri à
deux ou trois places, et mouillé à quelques autres
(comme un bourgeois). — Comme vous avez de talent
et d'esprit et comme je vous aime!
A Théophile Gautier.
Groisset, 3 avril 1864.
Comment vas-tu cher vieux maître ? Le Fracasse
avance-t-il? penses-tu à Salammbô? Est-ce qu'il y a
quelque chose de nouveau, relativement à cette jeune
personne? Le Figaro-Programme en reparle et Verdi
est à Paris.
Dès que tu auras fini ton roman, viens donc dans
ma cabane passer une huitain-e (ou plus) selon la pro-
messe, et nous réglerons le scénario. Je t'attends au
mois de mai. Préviens-moi de ion arrivée, deux jours
à l'avance.
Je rêvasse a la fois deux livres sans faire grande be-
sogne. J'ai des clous à la gueule et je m'emm..., si
l'on peut s'exprimer ainsi.
Il me semble qu'il y a déjà bien longtemps que je
n'ai vu ta chère trombine !
J'imagine que nous taillerons ici, dans le silence du
cabinet (loin des cours et des femmes), une fîère ba-
vette! C'est pourquoi accours dès que tu seras libre
Je te baise sur les deux joues.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 277
Amitiés tendres à toute la nichée et particulière-
ment au Toto.
Je suis victime de la HHHHAINE DES PRÊTRES,
ayant été maudit par iceux dans deux églises : Sainte-
Glotilde et la Trinité. On m'accuse d'être l'inventeur
de travestissements obscènes, et de vouloir ramener
le paganisme (sic).
A Ernest Chevalier.
Croisset, 19 avril, 1864.
Je n'accepte pas tes tendres reproches, mon cher
Ernest, bien qu'ils m'aient remué jusqu'au fond de
Tâme. Nous avons beau ne nous voir qu'à de rares et
courts intervalles, je pense à toi bien souvent, sois-en
convaincu, et je te regrette, mon pauvre vieux ! A me-
sure que l'on vieillit et que le foyer se dépeuple, on se
reporte vers les jours anciens, vers le temps de la jeu-
nesse. Tu as été trop mêlé à la mienne, tu as trop fait
partie de ma vie pendant longtemps pour qu'il y ait
jamais de ma part oubli ni froideur! Jamais je ne vais
à Rouen, chez mon frère, sans regarder la maison du
père Mignot, dont je me rappelle encore tout l'inté-
rieur et jusqu'aux devants de cheminée. Henri IV chez
la Belle Gabrielle; un cheval qui ruait, etc., etc. Quand
Pasques revient, je songe à mes voyages aux Andelys,
alors que nous fumions pipes sur pipes dans les ruines
du Château-Gaillard, et que ton pauvre père nous ver-
sait du vin de CoUioures et nous découpait des pâtés
d'Amiens, tout en riant de si bon cœur aux bêtises
que je disais. L'autre jour j'ai été au collège voir un
gamin que l'on m'avait recommandé à Paris; tout le
24
278 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
temps du collège m'est revenu à la pensée. Je t'ai revu
battant la semelle contre le mur, par un temps de
neige, dans la cour des grands....
Mais, saprelotte, quand tu viens à Paris, préviens-
moi par un petit mot la veille, afin que je puisse te re-
cevoir et t'embrasser. Je rugis comme un âne toutes
les fois qu'on me remet ta carte. J'y passerai tout le
mois de mai, j'attends même le retour des nouveaux
époux pour y aller ; ils sont maintenant à Venise.
Pour répondre aux questions que tu ne me fais pas
et qui t'intéressent, puisque tu t'intéresses à tout ce
qui me regarde, je te dirai que mon nouveau neveu me
paraît un excellent garçon et qu'il adore sa femme ;
c'est le principal. Quant à son métier, il a une scierie
mécanique à Dieppe et fait venir des bois du Nord
qu^il vend à Rouen et à Paris. Il est très considéré par
les bourgeois comme honnête homme et homme ca-
pable dans son industrie. Voilà tout ce que je peux
t'apprendre maintenant.
Ma mère m'a chargé de t'embrasser bien fort, ainsi
que tous les tiens. C'est ce que je fais.
Ton vieux.
Quand donc reverrai-je ta femme qui m'a laissé un
si excellent souvenir?
Tu me parais embêté de la toge? Ne serait-ce pas
plutôt de la province? Quand siégeras-tu à Paris? ou
tout au moins plus près de nous?
CORRESPO^'DANCE DE G. FLAUBERT. 279
A Jules Duplan.
Sens, hôtel de l'Ecu-de-France. — Mercredi,
9 heures et demie du soir, 1864.
Tu l'avais deviné : le serf qui lavait la voiture rue
du Ghâteau-d'Eau est familier (c'est lui que j'ai eu
pour automédon, monsieur), familier, mais bon. A Vil-
leneuve-Saint-Georges, il a été sur le point, sans y être
nullement convié, de s'asseoir à table à côté de moi,
liberté justifiée par l'amour qu'il me portait, il me
trouve (( un brave homme ». J'ai été fortement rincé
par la pluie dans sa société. Quel temps, miséricorde!
j'étais tellement mouillé à Corbeil, que j'ai pris un
bain chaud pour faire sécher mes vêtements. Dans
l'établissement aquatique de cette infâme localité on
est servi par des jeunes filles de quinze ans et une
dame entr'ouvre la porte des cabinets avec une
décence sans pareille — rien n'est convenable comme
ce bras s'allongeant le long du mur, pour prendre vos
nippes.
Après avoir manqué de me colleter avec deux char-
bonniers et un loueur de voitures, j'ai pris l'omnibus
de Melun en compagnie de deux maçons fortement
allumés et d'un ouvrier champêtre qui infectait l'eau-
de-vie et l'ail et suis arrivé à 9 heures du soir dans
Melun, mourant de faim et de froid. Se méfier de
l'hôtel du Commerce. Puis, ce matin, j'ai fait un voyage
exquis de Melun à Monlereau par le bord de la rivière
— sous des roches couvertes de vignes en plein soleil.
Mon cocher portait à sa boutonnière quatre décora-
2»0 CORRESPONDANCE DE li. FLAUBEaT.
lions, ce qui fait que les passants me saluaient. Arrivé
ici à 2 heures, j'ai visité le collège, la cathédrale. Ohl
le beau sacristain que celui de la cathédrale! Quel
Onuphre! une barbe de quinze jours, une bosse sur
chaque omoplate, un pif étroniforme et une gueule!
une gueule ! Il m'a montré le manteau du sacre de
Charles X, divers chefs de saints, des habits de Tho-
mas Becket, etc., etc., et a « reconnu de suite que
j'étais un amateur » ! J'ai vu aussi un rude cierge
donné par le pape à monseigneur; il pèse 20 livres et
sert une fois par an seulement; afin qu'il dure davan-
tage, on ne l'allume jamais, un séminariste le porte à
la procession devant Monseigneur.
Voilà deux soirs consécutifs que je vais au café!
hier, au café de MM. les militaires; aujourd'hui, à
celui de MM. les voyageurs du commerce. On y répète
« Lambert » et on y rit du charivari. — 0 France!
A M""' Roger des Genettes.
Il n'y a rien de plus mélancolique que les beaux
soirs d'été. Les forces de la nature éternelle nous font
mieux sentir le néant de notre pauvre individualité.
Quand je vois ma solitude et mes angoisses, je me
demande si je suis un idiot ou un saint. Cette volonté
enragée qui m'honore est peut-être un signe de bêtise.
Les grandes œuvres n'ont pas exigé tant de peine.
Je suis indigné de plus en plus contre les réforma-
teurs modernes qui n'ont rien réformé. Tous, Saint-
Simon, Leroux, Fourier et Proudhon sont engagés
dans le moyen âge jusqu'au cou; tous (ce qu'on n'a
pas observé) croient à la révélation biblique. Mais
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 281
pourquoi vouloir expliquer des choses imcompréhen-
sibles? Expliquer le mal par le péché originel, c'est
ne rien expliquer du tout. La recherche de la cause est
antiphilosophique, antiscienlifique et les religions en
cela me déplaisent encore plus que les philosophies,
puisqu'elles affirment la connaître. Que ce soit un be-
soin du cœur, d'accord. C'est ce besoin-là qui est res-
pectable, et non des dogmes éphémères.
Quant à l'idée de l'expiation, elle dérive d'une con-
ception étroite de la justice, une manière de la sentir
barbare et confuse ; c'est l'hérédité transportée dans la
responsabilité humaine. Le bon Dieu oriental, qui n'est
pas bon, fait payer aux petits enfants les fautes de leur
père, comme un pacha qui réclame à un fils les dettes
de son aïeul. Nous en sommes encore là, quand nous
disons la justice, la colère ou la miséricorde de Dieu,
toutes qualités humaines, relatives, finies et partant
incompatibles avec l'absolu.
Quels clairs de lune, le soir ! Lundi, vers minuit, des
gens qui s'en revenaient d'une assemblée ont passé
en canot sous mes fenêtres en jouant des instruments
à vent. Gela m'a surpris tout à coup. J'ai fermé ma
croisée... Mon cœur débordait... Ah! les orangers de
Sorrente sont loin.
A Julos Duplan.
Cher bon vieux,
Voilà ce qui m'arrive : J'avais fait un voyage de
Fontainebleau avec retour par le chemin de fer, quand
un doute m'a pris et je me suis convaincu, hélas ! qu'en
1848 il n'y avait pas de chemin de fer de Paris à
Fontainebleau. Gela me fait deux passages à démoUr
24.
282 CORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT.
et à recommencer! Je vois dans Paris guide (t. a,
p. 1660) que la ligne de Lyon n'a commencé qu'en
1849. Tu n'imagines pas comme ça m'embête ! J'ai
donc besoin de savoir : 1® comment, en juin 1848,
on allait de Paris à Fontainebleau. 2" Peut-être y
avait-il quelque tronçon de ligne déjà faite qui ser-
vait? 3° Quelles voitures prenait-on ? 4" Et où descen-
daient-elles à Paris? Voici ma situation : Frédéric est
à Fontainebleau avec Rosanette ; il apprend la bles-
sure (c'est le 25 juin) et il part pour Paris avec Rosa-
nette qui n'a pas voulu le lâcher. Mais en route la
peur la reprend et elle reste. Il arrive seul à Paris où,
par suite des barricades Saint-Antoine, il est obligé
de faire un long détour avant de pouvoir atteindre au
logis de Dussardier qui demeure dans le haut du fau-
bourg Poissonnière.
Te rappelles-tu la binette des ambulances? S'il te
revient à la mémoire quelques détails sur les nuits de
Paris, cette semaine-là, envoie-les-moi.
Mon héros vagabonde dans, les rues pendant la
dernière nuit, celle du 25 au 26 (c'est le 26 que tout a
été fini).
Maintenant, tu comprends la chose comme moi-
même. Tâche de me trouver des renseignements pré-
cis, tu seras bien gentil.
Mon bougre de roman m'épuise jusqu'à la moelle,
j'en suis fourbu I j'en deviens sombre.
En 48, le chemin de Corbeil à Paris était ouvert,
reste à savoir comment aller de Fontainebleau à Cor-
beil? Mais ce n'est pas la route.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 283
A M'^^ Leroyer de Chantepie.
Croisset, 6 octobre 1864.
Non, chère demoiselle, je ne vous ai pas oubliée. Je
pense souvent à vous, à votre esprit si distingué et à
vos souffrances qui me semblent définitivement irré-
médiables.
Nos existences ne sont peut-être pas si différentes
qu'elles le paraissent à la surface et que vous l'imagi-
nez ? Il y a, entre nous, un peu plus qu'une sj^mpathie
littéraire, il me semble? Mes jours se passent solitai-
rement d'une manière sombre et ardue. C'est à force
de travail que j'arrive à faire taire ma mélancolie
native. Mais le vieux fond reparaît souvent, le vieux
fond que personne ne connaît, La plaie profonde tou-
jours cachée.
Me voilà maintenant attelé depuis un mois à un
roman de mœurs modernes qui se passera à Paris.
Je veux faire l'histoire morale des hommes de ma
génération, sentimentale serait plus vrai. C'est un
livre d'amour, de passion ; mais de passion (elle
qu'elle peut exister maintenant, c'est-à-dire inactive.
Le sujet, tel que je l'ai conçu, est, je crois, profondé-
ment vrai, mais à cause de cela même, peu amusant
probablement ? Les faits, le drame manquent un peu ;
et puis l'action est étendue dans un laps de temps trop
considérable. Enfin, j'ai beaucoup de mal et je suis
plein d'inquiétudes. Je resterai ici à la campagne une
partie de l'hiver pour m'avancer un peu dans cette
longue besogne.
Je n'ai pas été cette année à Vichy, c'est il y a deux,
ans, et l'année dernière, on s'est trompé.
2»4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Je ne lis rien et ne puis par conséquent rien vous
indiquer de nouveau. Tous ces temps-ci je m'étais
occupé de socialisme, mais vous connaissez tout cela,
en partie du moins.
On dit beaucoup de bien du nouveau roman de
M""* Sand.
Vous ne me parlez jamais de Michelet, que j'aime
et admire beaucoup, et vous?
Allons, tâchez d'avoir du courage et pensez à moi
qui vous serre les mains très cordialement.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Lundi, janvier 1865.
Mes très chers,
Je n'ai eu votre volume que hier au soir, seulement.
Entamé à 10 h. 1/2, il était fini à 3. Je n'ai pas fermé
l'œil après cette lecture et j'ai mal à l'estomac. Vous
serez cause de nombreuses gastrites ! Quel épouvan-
table bouquin !
Si je n'étais pas très souffrant aujourd'hui, je vous
écrirais longuement pour vous dire tout ce que je pense
de Genninie, laquelle m'excite (52, 53). Cela est fort,
roide, dramatique, pathétique et empoignant.
Champfleury est dépassé, je crois? Ce que j'admire
le plus dans votre ouvrage, c'est la gradation des
effets, la progression psychologique. Cela est atroce
d'un bout à l'autre, et sublime, par moments, tout sim-
plement. Ce dernier morceau (sur le cimetière) re-
hausse tout ce qui précède et met comme une barre
d'or au bas de voire œuvre.
La grande question du réalisme n'a jamais été si
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 285
carrément posée. On peut joliment disputer sur le but
de l'art, à propos de votre livre.
Nous en recauserons dans quinze jours. Excusez
ma lettre; j'ai, cette après-midi, une migraine atroce,
avec des oppressions telles, que j'ai du mal à me tenir
à. ma table.
Je vous embrasse, néanmoins, plus fort que jamais.
A Sainte-Beuve.
Paris, Lundi.
Mon cher maître,
A.vez-vous pensé à moi? Pourriez-vous me dire ce
qu'il me faut lire pour connaître un peu le mouvement
néo-catholique vers 1840? Mon histoire s'étend de
1840 au coup d'État. J'ai besoin de tout savoir, bien
entendu, et, avant de m'y mettre, d'entrer dans l'at-
mosphère du temps.
Si vous avez quelque livre ou recueil qui puisse
m'être utile, l'Avenir, par exemple, vous seriez bien
aimable de me le prêter.
Je ne puis aller vous voir parce que j'ai un horrible
clou qui m'empêche de m'habiller. Il m'est impossible
d'aller aux bibliothèques. Je perds mon temps et je me
ronge.
Mille poignées de main.
A Théophile Gautier.
Lundi soir.
Ne viens pas dîner jeudi chez moi. Je suis invité
286 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
par le Prince au Palais-Royal. Aurons-nous l'heur
de nous y rencontrer ?
Je finis Fracasse ; quelle merveille! Oui, une mer-
veille de style, de couleur et de goût. Sois convaincu
que jamais tu n'as eu plus de talent. Telle est mon
opinion.
Je t'embrasse.
A M"^ Leroyer de Chantepie.
Groisset, il mai 1865.
J'ai appris, chère mademoiselle, par votre lettre du
27 mars, que vous étiez un peu moins souffrante, et
que vos obsessions intellectuelles diminuaient. Fasse
le ciel que cela continue I Tenez-moi toujours au cou-
rant de votre état, et soyez bien convaincue que j'ai
pour vous une affection très sincère. Nos relations
sont étranges ; sans nous être jamais vus, nous nous
aimons. C'est une preuve que les esprits ont au^i
leur tendresse, n'est-ce pas ?
J'ai compati à la douleur causée par la mort de
votre vieux compagnon ? Hélas ! j'ai passé moi-même
par toutes ces douleurs trop souvent pour ne pas les
comprendre !
Mon hiver a été assez triste. J'ai souffert de rhuma-
tismes et de névralgies violemment, résultat : 1° de
chagrins assez graves qui m'ont assailli depuis six
mois, et 2^ de l'atroce hiver par lequel nous avons
passé. Vers la fin de janvier, j'ai été à Paris, d'où je
suis revenu aujourd'hui seulement. Au mois de sep-
tembre dernier, je me suis mis, après beaucoup d'hé-
tations, à un grand roman qui va me demander des
années et dont le sujet ne me plaît guère. J'ai devant
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 287
moi une montagne à gravir et je me sens les jarrets
fatigués et la poitrine étroite. Je vieillis. -Je perds
l'enthousiasme et la confiance en moi-même, qualité
sans laquelle on ne fait rien de bon.
Les lectures que j'ai été obligé de faire pour ce
livre m'écartent de toute autre étude. Je ne puis donc
rien vous dire des derniers ouvrages publiés. Je n'ai
même pas ouvert le César de notre souverain, qui est
une médiocre chose à ce qu'il paraît? Mais j'ai été
mécontent des critiques autant que des éloges. Per
sonne, à présent, ne s'inquiète de l'art ! De l'art en
soi. Nous nous enfonçons dans le bourgeois d'une
manière épouvantable et je ne désire pas voir le ving-
tième siècle. Pour le trentième, c'est différent !
Avez-vous lu Un prêtre mariée de Barbey d'Aure-
villy ? Je voudrais bien avoir votre avis sur ce livre.
J'ai vu avant-hier M™' Sand. Elle avait fini un roman
le matin même et m'a paru en excellente santé.
A Michelet.
Croisset près Rouen, mardi soir.
Mon cher maître,
L'exemplaire de votre Bible que vous m'avez des-
tiné, m'est parvenu ce malin, seulement. Voilà pour-
quoi mes remerciements sont tardifs.
Je viens de lire, d'un seul coup, en dix heures, ce
merveilleux livre. J'en suis écrasé. Je crois cependant
en saisir l'ensemble nettement? Quelle envergure!
Quel cercle !
Tout ce que cela suggère d'idées nouvelles, d'aper-
çus, de rêveries est infini !
Vous m'avez replacé sous les yeux des paysages
288 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
que je connais : Delphes et l'Egypte entre autres. Per-
sonne n'aura été un voyant comme vous. Mais c'est
une banalité que de le dire.
Une chose par-dessus tout m'a stupéfait et instruit :
à savoir l'histoire d'Alexandre. Voilà qui est neuf, je
crois, et profond!
Maintenant les détails m'échappent un peu. Je vais
m'y remettre et déguster chaque page lentement
comme il convient. Le passage sur Eschyle est bien
beau! Mais qu'est-ce qui n'est pas beau dans votre
œuvre? Cœur, imagination et jugement, vous ébranlez
tout en nous-mêmes, avec vos mains puissantes et
délicates.
Il y des génies de première volée et qu'on n'aime
pas cependant. Mais vous, cher maître, vous em-
portez le lecteur dans voire personnalité par je ne
sais quelle grâce — qui est l'extrême force peut-être?
Pas un, croyez-le, rie sent mieux cela que celui qui
vous serre les mains bien tendrement, et ose se dire
le vôtre.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Ooisset, samedi soir, 12 août 1865.
Eh bien, quand Henriette ? Et que faites-vous ?
Quant à moi, mes bons, j'ai reçu depuis mon retour
dans mes Lares de joHes tuiles sur la tête : 1° la mort
déplorable et inattendue de mon neveu (le gendre de
mon frère) ; 2" la maladie de ma mère. Un zona com-
pliqué d'une névralgie générale et qui lui fait pousser
la nuit de tels cris que j'ai été obligé d'aban-
donner ma chambre. Vous pouvez imaginer le reste.
Aujourd'hui, il y a un peu de mieux.
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 289
La littérature ne marche pas raide au milieu de
tout cela, comme vous pouvez le croire.
Je viens de lire le Proudhon sur l'art ! On a désor-
mais le maximum de la pignouferie socialisle. C'est
curieux, parole d'honneur ! Ça m'a fait l'effet d'une
de ces fortes latrines, où l'on marche à chaque pas
sur un étron. Chaque phrase est une ordure. Le tout
à la gloire de Courbet ! et pour la démolition du ro-
mantisme. 0 saint Polycarpe!
Amitiés aux amis. Tout ce que vous trouverez de
j>lus respectueusement cordial pour la Princesse. Je
vous embrasse.
Écrivez-moi donc un peu longuement, puisque vous
êtes deux. J'ai besoin de distraction, je vous jure.
Aux mêmes.
Nuit de lundi.
Je n'ai donc pas répondu à votre lettre du 29 sep-
tembre où vous m'annonciez vos embêtements dans
la Maison de Molière car je la retrouve sur ma table
à l'instant même?
Cette nouvelle m'a plus contrarié qu'étonné. Je con-
nais les cahots ! Monseigneur, à qui j'ai conté la chose
en a profité pour re-rugir contre eux.
Mais comment ça se fait-il, tonnerre de Dieu ! Est-ce
que vous ne serez pas joués cet hiver?
La Princesse m'a écrit une très aimable lettre où
elle me dit qu'elle vous aime beaucoup. Je lui ai ré-
pondu qu'on ne pouvait plus mal placer sa confiance
et que vous étiez deux canailles. La vérité avant tout.
Autre histoire : la môme lettre qui a bien une quin-
25
290 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
zaine de jours de date m'annonçait l'envoi de l'aqua-
relle promise. Or, pas d'aquarelle ? Pourquoi ? Est-
elle perdue au chemin de fer? Je n'ose écrire à la
Princesse. Dites-moi ce qui en est, vous serez bien
aimables.
Je continue à travailler comme un homme et il se
pourrait que j'aie fini ma première partie au commen-
cement de janvier. Alors, j'ornerais immédiatement la
capitale de ma présence.
Il m'ennuie de ne pas avoir de nouvelles de Théo 1
et encore bien plus, mes chers bons vieux, de ne pas
vous voir.
Si ça ne vous embête pas trop, donnez-moi des dé-
tails sur Henriette.
Je vous en écrirais plus long. Mais il est trois heures
du matin et j'ai la tête cuite.
Aux mêmes.
Dimanche matin.
N'y allez pas par quatre chemins, mes bons. Il est
inutile de se débattre avec la censure. Adressez- vous
directement à l'Empereur,
J'arriverai à Paris mercredi, je passerai chez vous
entre six et sept. Nous dînerons ensemble et je vous
lâcherai à dix heures. Si vous avez affaire ailleurs,
tant pis.
A bientôt.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 291
Aux mêmes.
Nuit de jeudi, novembre 1865.
C'est encore moi, mes bons, mais cette fois je ne
demande pas de réponse.
Ma nièce et son époux... oui, vous me voyez venir?
Eh bien, non ! Bref, si vous ne pouvez me donner deux
balcons, ayez l'obligeance de les retenir pour moi au
contrôle, la chose coulât elle des sommes insensées.
La Princesse m'offre une place dans sa loge. Si vous
aimez mieux que je sois au paradis ou aux latrines,
faites. On ne vient pas pour s'amuser aux premières
des amis, mais pour les servir. J'ai répondu à la Prin-
cesse « que je la remerciais beaucoup », ce qui ne m'en-
gage à rien. Quelle politique! quelle astuce!
Voilà deux jours que je passe dans les deux gares
de Rouen; pas d'aquarelle. La chose sera restée à Pa-
ris ? ou aura été remise à un autre chemin de fer.
J'arriverai à Paris, jeudi soir, ou peut-être mercredi
soir. Je brûle d'y être.
Allons, à bientôt. Vous allez avoir une semaine em-
bêtante à passer.
C'est moi qui vous emprunterai de l'argent, si vous
avez un succès !
Ne ressemblez pas trop à Dennery, hein ?
Adieu, très chers vieux, je vous embrasse sur vos
quatre ioi^es.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Aux mêmes.
Eh bien? est-ce vrai? Votre pièce est retirée par
ordre ? pourquoi ? J'imagine que votre préface n'est
pas étrangère à cela ? On aura été blessé, je ne sais de
quoi?
Vous avez dit tout ce qu'il y avait à dire. Je vous
ai trouvé seulement trop loyaux et trop modestes.
Quand on est brave comme vous, on peut-être crânes.
Quand on a votre talent, on peut être fiers.
La mesure autoritaire m'étonne d'autant plus qu'un
bourgeois de Rouen (qui a assisté à l'une des dernières
d'Henriette) m'a dit, hier, que tout s'y était très bien
passé.
Tout cela est d'un incroyable à devenir fou !
J'ai relu Henriette deux fois. C'est bon. Voilà mon
avis et je m'y connais autant que Darcel.
Je vous supplie de m'écrire un peu longuement et
m'^me le plus longuement que vous pourrez.
Je sens qu'il y a du prêtre dans votre cabale? La
Sociale n'a pas cet acharnement? et puis, avant tout et
surtout, vous avez le style, cette chose qui ne se par-
donne jamais.
Qu'est-ce que la Princesse dit de tout cela ?
Tandis que l'on supprime votre pièce pour satisfaire
au vœu de Pipe-en-Bois, on chasse des écoles les étu-
diants qui ont parlé à Louvain. C'est l'équilibre.
0 sainte voyoucratie!
Adieu, mes pauvres chers vieux. Gomme vous de-
vez être las et énervés, maintenant. Mais, s... n...
CORRESPONDA^'CE DE G. FLAUBERT. ^2\)6
deD... ! vous êtes de bons bougres. Vous pouvez vous
dire cela à vous, même dans le silence du cabinet. Et
nous faisons un beau métier, après tout, puisqu'il fait
crever de rage et d'envie jusqu'à la « jeunesse des
écoles ».
Des détails, hein?
Je vous embrasse et vous aime encore plus, si c'est
possible.
A George Sand.
1866.
Chère madame,
Je ne vous sais pas gré d'avoir rempli ce que vous
appelez un devoir. La bonté de votre cœur m'a atten-
dri et votre sympathie m'a rendu fier. Voilà tout.
Votre lettre que je viens de recevoir ajoute encore à
votre article et le dépasse, et je ne sais que vous dire,
si ce n'est que je vous aime bien franchement.
Ce n'est point moi qui vous ai envoyé, au mois de
septembre, une petite fleur dans une enveloppe. Mais
ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'à la même époque j'ai
reçu de la même façon une feuille d'arbre.
Quant à votre invitation si cordiale, je ne vous ré-
ponds ni oui ni non, en vrai Normand. J'irai peut-être,
un jour, vous surprendre, cet été. Car j'ai grande en-
vie de vous voir et de causer avec vous.
Il me serait bien doux d'avoir votre portrait pour
l'accrocher à la muraille dans mon cabinet, à la cam-
pagne, où je passe souvent de longs mois tout seul. La
demande est-elle indiscrète? Si non, mille remercie-
ments d'avance. Prenez ceux-là avec les autres que je
réitère.
25.
294 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
A la même.
Paris, ]8u6.
Mais certainement je compte sur votre visite dans
mon domicile privé. Quant aux encombrements qu'y
peut apporter le beau sexe, vous ne vous en aperce-
vrez pas (soyez-en sûre) plus que les autres. Mes pe-
tites histoires de cœur ou de sens ne sortent pas de
l'arrière-boutique. Mais comme il y a loin de mon
quartier au vôtre et que vous pourriez faire une course
inutile, dès que vous serez à Paris donnez-moi un
rendez- vous. Et nous en prendrons un autre pour dîner
seul à seul les deux coudes sur la table.
J'ai envoyé à Bouilhet votre petit mot affectueux.
A Iheure qu'il est, je suis écœuré par la population
qui se rue sous mes fenêtres à la suite du bœuf gras!
Et on dit que l'esprit court les rues !
A M'"*' Gustave de Maupassant.
Paris, 9 mars 1866.
Ma chère Laure,
Gomment t'exprimer ma stupéfaction et ma dou-
leur? Je n'ai appris l'afîreuse nouvelle qu'hier au soir,
seulement. J'en suis encore écrasé.
Je t'aime trop pour te donner des consolations et te
dire de ces choses banales qui exaspèrent la souf-
france. Pleure ma pauvre vieille amie, pleure tant que
tu pourras ! Celle que tu as perdue mérite toutes tes
larmes, car personne plus qu'elle ne fut intelligent,
bon, dévoué, charmant ! Quelles vacances de Pâques
CORRESPONDANCE DR G. FLAUBERT. ^29o
je passais autrefois à Fécamp ! Quels souvenirs
exquis! Quelles conversations avec mon Alfred et
vous! Je n'ai retrouvé cela nulle part! Il me semble
entrer encore dans votre cour de la Grande Rue et
apercevoir M. Le Poittevin sur la terrasse, près de la
volière.
Que vas-tu devenir? Gomme tu vas te trouver seule !
comme je le plains !
Adieu, ma pauvre Laure. Tâche d'avoir du courage
pour tes enfants. Dis de ma part à Virginie tout ce
que je t'écris à toi-même.
Je t'embrasse. Ton vieux camarade et ami.
A George Sand.
Croisset, mardi.
Vous êtes seule et triste là-bas, je suis de même
ici. D'où cela vient-il, les accès d'humeur noire qui
vous envahissent par moments? Gela monte comme
une marée, on se sent noyé, il faut fuir. Moi je me
couche sur le dos. Je ne fais rien, et le flot passe.
Mon roman va très mal pour le quart d'heure. Ajou-
tez à cela des morts que j'ai apprises : celle de Gor-
menin (un ami de vingt-cinq ans), celle de Gavarni,
et puis tout le reste ; enfin, ça se passera. Vous ne
savez pas, vous, ce que c'est que de rester toute une
journée la tête dans ses deux mains à pressurer sa
malheureuse cervelle pour trouver un mot. L'idée
coule chez vous largement, incessamment, comme un
fleuve. Chez moi, c'est un mince filet d'eau. Il me faut
de grands travaux d'art avant d'obtenir une cascade.
Ah! je les aurai connues, les affres du style l '
296 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Bref, je passe ma vie à me ronger le cœur et la cer-
velle, voilà le vrai fond de votre ami.
Vous lui demandez s'il pense quelquefois à « son
vieux troubadour de pendule », mais je crois bien ! Et
il le regrette. C'était bien gentil nos causeries noc-
turnes (il y avait des moments où je me retenais pour
ne pas vous bécotter comme un gros enfant). Les
oreilles ont dû vous corner hier au soir. Je dînais
chez mon frère avec toute la famille. Il n'a guère été
question que de vous, et tout le monde chantait vos
louanges, si ce n'est moi, bien entendu, qui vous ai dé-
binée le plus possible, chère maître bien-aimée.
J'ai relu, à propos de votre dernière lettre (et par
une filière d'idées toute naturelle) le chapitre du père
Montaigne intitulé « quelques vers de Virgile ». Ce
qu'il dit de la chasteté est précisément ce que je crois.
C'est l'effort qui est beau et non l'abstinence en soi.
Autrement il faudrait maudire la chair comme les ca-
tholiques? Dieu sait où cela mène! Donc, au risque de
rabâcher et d'être un Prudhomme, je répète que votre
jeune homme a tort. S'il est continent à vingt ans, ce
sera un ignoble paillard à cinquante. Tout se paye!
Les grandes natures, qui sont les bonnes, sont avant
tout prodigues et n'y regardent pas de .-i près à se dé-
penser. Il faut rire et pleurer, aimer, travailler, jouir
et souffrir, enfin vibrer autant que possible dans toute
son étendue.
Voilà, je crois, le vrai humain.
I
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ^2\n
A la même.
Croisset, samedi soir... 1866.
Eh bien, je l'ai, cette belle, chère et illustre mine!
Je vais lui faire faire un large cadre et l'appendre à
mon mur, pouvant dire comme M. de Talleyrand à
Louis-Philippe : « C'est le plus grand honneur qu'ait
reçu ma maison ». Mauvais mot, car nous valons
mieux que ces deux bonshommes.
Des deux portraits, celui que j'aime le mieux, c'est
le dessin de Couture. Quant à Marchai, il n'a vu en
vous que « la bonne femme » ; mais moi, qui suis
un vieux romantique, je retrouve dans l'autre « la
tête de l'auteur », qui m'a fait tant rêver dans ma jeu-
nesse.
A Sainte-Beuve.
Gaude-Côte, près Dieppe, 16 août 1866.
Cher maître,
Je reçois la lettre de M. Duruy avec votre petit
mot. Merci de l'un et surtout de l'autre. Mais je suis
accoutumé de longue date à vos procédés.
Est-ce que la main des amis n'est pas un peu là-
dedans? Je dis d'un ami ou d'une amie? Celte der-
nière à été bien aimable aussi, car c'est d'elle que j'ai
appris ma nomination.
Mille remerciements de votre sincèrement dévoué.
P. S. — Ce serait le cas de trouver quelque chose
de spirituel et de bien senti. Mais je ne trouve rien.
Donc une repoignée de main.
298 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Caude-Côte, près Dieppe, 16 août 1866
Eh bien ? et vous ? J'ai été tout désappointé de voir
à votre place Ponson du Terrail ! Et ma joie est trou-
blée puisque je ne la partage pas avec vous. Mon dé-
lire est d'ailleurs médiocre. Tai la tête forte et je con-
sentirai encore à vous saluer. N'importe, ça m'embête
que mes bichons n'aient pas l'étoile .
Figurez-vous qu'un facteur de Groisset, idiot, a
renvoyé votre lettre du 19 juillet, rue de la Ghaussée-
d'Antin, 21. J'ignore le sens de cette facétie. Ce qu'il
y a de sûr c'est que votre lettre m'est arrivée après
avoir beaucoup voyagé, il y a six ou sept jours seule-
ment, jeudi dernier, je crois. Gela vous expUque mon
long silence.
J'ai été en Angleterre voir des amis. Je suis revenu
à Paris. J'ai été à Ghartres. J'ai eu la foire, j'ai dîné
deux fois chez la princesse. Je suis ici depuis dimanche
et dimanche prochain je serai revenu à Groisset. Il est
temps de se remettre à travailler.
Et vous? où en est le roman? Celui delà mèreSand,
qui m'est dédié, me vaut les plaisanteries les plus ai-
mables. J'ai assisté à la chute douce des Don Juan de
village. Je ne comprends pas un mot aux choses de
théâtre. Pourquoi tant d'enthousiasme au marquis de
Villemer et tant de froideur au Don Juan? problème !
Puisque Saint-Victor est avec vous serrez lui les
deux mains de ma part. Quant à vous je vous baise
sur les quatre joues.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 299
A George Sand.
Croisset, 1866.
Moi, un être mystérieux, chère Maître, allons donc!
Je me trouve d'une platitude écœurante, et je suis par-
fois bien ennuyé du bourgeois que j'ai sous la peau.
Sainte-Beuve, entre nous, ne me connaît nullement,
quoi qu'il dise. Je vous jure même (par le sourire de
votre petite-fille) que je sais peu d'hommes moins
« vicieux » que moi. J'ai beaucoup rêvé et très peu
exécuté. Ce qui trompe les observations superficielles,
c'est le désaccord qu'il y a entre mes sentiments et
mes idées. Si vous voulez ma confession, je vous la
ferai tout entière.
Le sens du grotesque m'a retenu sur la pente des
désordres. Je maintiens que le cynisme confine à la
chasteté. Nous en aurons à nous dire beaucoup (si le
cœur vous en dit) la première fois que nous nous
verrons .
Voici le programme que je vous propose. Ma maison
va être encombrée et incommode pendant un mois.
Mais vers la fin d'octobre ou le commencement de
novembre (après la pièce de Bouilhet), rien ne vous
empêchera, j'espère, de revenir ici avec moi, non pour
un jour, comme vous dites, mais pour une semaine au
moins. Vous aurez votre chambre « avec un guéridon
et tout ce qu'il faut pour écrire. » Est-ce convenu?
Quant à la féerie, merci de vos bonnes offres de
service. Je vous gueulerai la chose (elle est faite en
collaboration avec Bouilhet]. Mais je la crois un tan-
tinet faible et je suis partagé entre le désir de gagner
800 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
quelques piastres et la honte d'exhiber une niai-
serie.
Je vous trouve un peu sévère pour la Bretagne, non
pour les Bretons qui m'ont paru des animaux rébar-
batifs. A propos d'archéologie celtique, j'ai publié dans
VArtiste, en 1858, une assez bonne blague sur les
pierres branlantes, mais je n'ai pas le numéro et ne
me souviens même plus du mois.
J'ai lu, d'une traite, les dix volumes de VHistoire
de ma Vie, dont je connaissais les deux tiers environ,
mais par fragments. Ce qui m'a surtout frappé, c'est
la vie de couvent.
J'ai sur tout cela quantité d'observations à vous
soumettre qui me reviendront.
A la même.
Croisset, samedi soir, 1866.
L'envoi des deux porlraiLs m'avait fait, croire que
vous étiez à Paris, chère maître, et je vous ai écrit une
lettre qui vous attend rue des Feuillantines.
Je n'ai pas retrouvé mon article sur les dolmens.
Mais j'ai le manuscrit entier de mon voyage en Bre-
tagne parmi mes « œuvres inédiles ». Nous en aurons
à dégoiser quand vous serez ici. Prenez courage.
Je n'éprouve pas, comme vous, ce sentiment d'une
vie qui commence, la stupéfaction de l'existence fraîche
éclose. Il me semble, au contraire, que j'ai toujours
existé! et je possède des souvenirs qui remontent aux
Pharaons. Je me vois à différents âges de l'histoire très
nettement, exerçant des métiers différents et dans des
fortunes multiples. Mon individu actuel est le résultat
de mes individualités disparues. J'ai été batelier sur le
CORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT. 301
Nil, leno à Rome du temps des guerres puniques, puis
rhéteur grec dans Suburre, où j'étais dévoré de pu-
naises. Je suis mort, pendant la croisade, pour avoir
trop mangé de raisin sur la plage de Syrie. J'ai été
pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être
empereur d'Orient, aussi?
Bi,en des choses s'expliqueraient si nous pouvions
connaître notre généalogie véritable. Car les éléments
qui font un homme étant bornés, les mêmes combi-
naisons doivent se reproduire? Ainsi l'hérédité est un
principe juste qui a été mal appliqué.
Il en est de ce mot-là comme de bien d'autres.
Chacun le prend par un bout et on ne s'entend pas. Les
sciences psychologiques resteront où elles gisent,
c'est-à-dire dans les ténèbres et la folie, tant qu'elles
n'auront pas une nomenclature exacte, qu'il sera per-
mis d'employer la même expression pour signifier les
idées les plus diverses. Quand on embrouille les caté-
gories, adieu la morale!
Ne trouvez-vous pas au fond que, depuis 89, on bat
la breloque? Au lieu de continuer par la grande route,
qui était large et belle comme une voie triomphale, on
s'est enfui par les petits chemins, et on patauge dans
les fondrières. Il serait peut-être sage de revenir
momentanément à d'Holbach? Avant d'admirer Prou-
dhon, si on connaissait Turgot?
Mais le Chic, cette religion moderne, que devien-
drait-elle!
Opinions chic (ou chiques) : être pour le catholi-
cisme (sans en croire un mot), être pour l'esclavage,
être pour la maison d'Autriche, porter le deuil de la
reine Amélie, admirer Orplice aux Enfers^ s'occuper
de comices agricoles, parler sport, se montrer froid,
9\\
302 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
être idiot jusqu'à regretter les traités de 1815. Cela est
tout ce qu'il y a de plus neuf.
Ah! vous croyez, parce que je passe ma vie à tâcher
de faire des phrases harmonieuses en évitant les asso-
nances, que je n'ai pas, moi aussi, mes petits juge-
ments sur les choses de ce monde? Hélas oui ! et même
je crèverai enragé de ne pas les dire.
Mais assez bavardé, je vous ennuierais à la fin.
La pièce de Bouilhet passera dans les premiers jours
de novembre. C'est donc dans un mois que nous nous
verrons.
Je vous embrasse très fort, chère maître.
A la même.
Nuit de lundi.
Vous êtes triste, pauvre amie et chère maître; c'est
à vous que j'ai pensé en apprenant la mort de Duveyrier.
Puisque vous l'aimiez, je vous plains. Cette perte-là
s'ajoute aux autres. Comme nous en avons dans le
cœur, de ces morts! Chacun de nous porte en soi sa
nécropole.
Je suis tout deuis.sé depuis votre départ; il me semble
que je ne vous ai pas vue depuis dix ans. Mon unique
sujet de conversation avec ma mère est de parler de
vous, tout le monde ici vous chérit.
Sous quelle constellation êtes-vous donc née pour
réunir dans voire personne des qualités si diverses, si
nombreuses et si rares?
Je ne sais pas quelle espèce de sentiment je vous
porte, — mais j'éprouve pour vous une tendresse par-
ticulière et que je n'ai ressentie pour personne, jus-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 303
qu'à présent. Nous nous entendions bien, n'est-ce pas,
c'était gentil.
Je vous ai surtout regrettée hier au soir à dix heu res .
Il y a eu un incendie chez mon marchand de bois. Le
ciel était rose et la Seine couleur de sirop de groseille.
J'ai travaillé aux pompes pendant trois heures et je
suis rentré aussi affaibli que le Turc de la girafe.
Un journal de Rouen, le Nowoelliste^ a relaté votre
visite dans Rouen, si bien que samedi, après vous avoir
quittée, j'ai rencontré plusieurs bourgeois indignés
contre moi parce que je ne vous avais pas exhibée. Le
plus beau mot m'a été dit par un ancien sous-préfet :
« Ah! si nous avions su qu'elle était là... nous lui
aurions... nous lui aurions... » un temps de cinq mi-
nutes, il cherchait le mot; « nous lui aurions... souri. »
C'eût été bien peu, n'est ce pas?
Vous aimer « plus » m'est difficile, — mais je vous
embrasse bien tendrement. Votre lettre de ce matin, si
mélancolique, a été au fond. Nous nous sommes
séparés au moment où il allait nous venir sur les lèvres
bien des choses! Toutes les portes, entre nous deux, ne
sont pas encore ouvertes. Vous m'inspirez un grand
respect et je n'ose pas vous faire de questions.
A Amédée Pommier.
Croisset, 8 septeîv>bre 1866.
Vous devez me considérer, monsieur, comme le der
nier des goujats. Mais depuis le mois d'avril j'étais
absent de Paris- C'est il y a huit jours seulement que
j'ai trouvé chez moi votre volume. Donc agréez d'abord
toutes mes excuses, puis mes remercîments.
304 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT
Vous m'avez d'ailleurs écrii, à propos de la Bovary,
une lettre qui a « chatouillé de mon cœur l'orgueilleuse
faiblesse ». La nouvelle marque de sympathie que vous
me donnez en me dédiant une pièce m'a été très douce,
je vous assure.
Vos Colifichets sont des joyaux. Je me suis rué
dessus. J'ai lu le volume tout d'une haleine. Je l'ai relu.
Il reste sur ma table pour longtemps encore. Partout
j'ai retrouvé l'exquis écrivain des Crâneries, des Océa-
nides et de V Enfer. Je vous connais et depuis longtemps
je vous étudie. Il n'est guère possible d'aimer le style
sans faire de vos œuvres le plus grand cas. Quelles
rimes! quelle variété de tournure! quelles surprises
d'images! C'est à la fois clair et dense comme du dia-
mant. Vous me semblez un classique dans la meilleure
acception du mot.
Il va sans dire que la page 8, tout d'abord, m'a
séduit, et mon émerveillement n'a pas ensuite faibli.
J'aime autant les petites pièces que les grandes. Est-
ce une vanité? Mais je crois comprendre tout le mérite
du Voyageur et de Biaise et Rose. Il faut être fort
comme un Gabire pour avoir de ces légèretés-là. Vous
m'avez fait rêver délicieusement avec VEgoïste et la
Chine. Le Géant m'a « transporté d'enthousiasme ».
L'expression, quoique banale, n'est pas trop forte; je
la maintiens.
Les œuvres d'art qui me plaisent par-dessus toutes
les autres sont celles ou Vart excède. J'aime dans la
Peinture, la Peinture; dans les Vers, le Vers. Or s'il
fut un artiste au monde, c'est vous. Tour à tour vous
êtes abondant comme une cataracte et vif comme un
oiseau. Les phrases découlent de votre sujet naturelle-
ment et sans que jamais on voie le dessous. Gela étin-
celle et chante, reluit, bruit et résiste.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 305
Combien n'avez-vous pas de ces vers tout d'une
pièce, de ces vers où l'idée se trouve si bien prise dans
la forme qu'elle en demeure inséparable :
Sa toque de velours descendait jusqu'aux yeux.
Qui tombait sur la main et jusqu'au bout des doigts.
Je ne cite que ces deux-là, pris au hasard, pour vous
montrer ce que je veux dire.
Je vous aime encore parce que vous n'appartenez à
aucune boutique, à aucune église, parce qu'il n'est
question dans votre volume, ni du problème social, n^
des bases, etc.
Et je serre cordialement et respectueusement la main
qui écrit de pareilles choses, en me disant, monsieur,
votre tout dévoué.
A George Sand.
Nuit de mercredi.
Oh ! que c'est beau la lettre de Marengo l'hirondelle!
Sérieusement, je trouve cela un chef-d'œuvre! Pas un
mot qui ne soit un mot de génie. J'ai ri tout haut à
plusieurs reprises. Je vous remercie bien , chère maître,
vous êtes gentille comme tout.
Vous ne me dites jamais ce que vous faites. Le
drame, où en est-il?
Je ne suis pas du tout surpris que vous ne compre-
niez rien à mes angoisses littéraires ! Je n'y comprends
rien moi-même. Mais elles existent pourtant, et vio-
lentes. Je ne sais plus comment il faut s'y prendre
pour écrire et j'arrive à exprimer la centième partie de
mes idées, après des tâtonnements infinis. Pas prime-
30(3 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.-
saulier, votre ami, non ! pas du tout ! Ainsi voilà deux
jours entiers que je tourne et retourne un paragraphe
sans en venir à bout. J'en ai envie de pleurer dans des
moments ! Je dois vous faire pitié ! et à moi donc !
Quant à notre sujet de discussion (à propos de
votre jeune homme), ce que vous m'écrivez dans votre
dernière lettre est tellement ma manière de voir, que
je l'ai non seulement mise en pratique, mais prêchée.
Demandez à Théo. Entendons-nous, cependant. Les
artistes (qui sont des prêtres) ne risquent rien d'être
chastes, au contraire ! Mais les bourgeois, à quoi bon?
Il faut bien que certains soient dans l'humanité. Heu-
reux même ceux qui n'en bougent.
Je ne crois pas (contrairement à vous) qu'il y ait rien
à faire de bon avec le caractère de VArtiste idéal ; ce
serait un monstre. L'art n'est pas fait pour peindre
les exceptions, et puis j'éprouve une répulsion invin-
cible à mettre sur le papier quelque chose de mon
cœur. Je trouve même qu'un romancier n'a j^as le droit
d'exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce
que le bon Dieu l'a jamais dite, son opinion? Voilà
pourquoi j'ai pas mal de choses qui m'étouffent, que je
voudrais cracher et que je ravale. A quoi bon les dire,
en effet ! Le premier venu est plus intéressant que
M. G. Flaubert, parce qu'il est plus général et par con-
séquent plus typique.
Ily a des jours, néanmoins, où je me sens au-dessous
du crétinisme. J'ai maintenant un bocal de poissons
rouges et ça m'amuse. Ils me tiennent compagnie pen-
dant que je dîne. Est-ce bête de s'intéresser à des choses
aussi inelones ! Adieu, il est tard, j'ai la tête cuite.
Je vous embrasse.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 307
A la même.
Samedi malin.
Ne vous tourmentez pas pour les renseignements
relatifs aux journaux. Ça occupera peu de place dans
mon livre et j'ai le temps d'attendre. Mais quand vous
n'aurez rien à faire, jetez-moi sur an papier quelconque
ce que vous vous rappelez de 48. Puis vous me déve-
lopperez cela en causant. Je ne vous demande pas de
la copie, bien entendu, mais de recueillir un peu vos
souvenirs personnels.
Connaissez-vous une actrice de l'Odéon qui a joué
Macdulf dans Macbeth, Duguéret? Elle voudrait bien
avoir dans Mont-Revêclie le rôle de Nathalie. Elle vous
sera recommandée par Girardin, Dumas et moi. Je l'ai
vue hier dans Faustine, où elle a montré du chien.
Vous êtes donc prévenue; à vous de prendre vos me-
sures. Mon opinion est qu'elle a de l'intelligence et
qu'on peut en tirer parti.
Si votre petit ingénieur a faitunuœu, et que ce vœu-
là ne lui coûte pas, il a raison de le tenir; sinon, c'est
une pure niaiserie, entre nous. Où la liberté existera-
t-elle si ce n'est dans la passion ?
Eh bien! non. De mon temps, nous ne faisions pas
de vœux pareils et on était amoureux ! et crânement 1
Mais tout s'associait dans un large éclectisme, et si
l'on s'écartait des darnes^ c'était par orgueil, par défi
envers soi-même, coname tour de force. Enfin nous
étions des romantiques rouges, d'un ridicule accom-
pli, mais d'une effiorescence complète. Le peu de bon
qui me reste vient de ce temps -là.
308 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A la même.
Mercredi,
J'ai reçu hier le volume de votre fils. Je vais m'y
mettre quand je serai débarrassé de lectures moins
amusantes probablement. Ne l'en remerciez pas moins
en attendant, chère maître.
D'abord, parlons de vous, « de l'arsenic ». Je crois
bien ! Il faut boire du fer, se promener et dormir et
aller dans le Midi, quoi qu'il en coûte, voilà! Autre-
ment, la femme en bois se brisera. Quant à de l'argent,
on en trouve ; et le temps, on le prend. Vous ne ferez
rien de ce que je vous conseille, naturellement Eh
bien! vous avez tort, et vous m'affligez.
Non, je n'ai pas ce qui s'appelle des soucis d'argent;
mes revenus sont très restreints, mais sûrs. Seule-
ment, comme il est dans l'habitude de votre ami d'an-
ticiper sur iceux, il se trouve gêné, par moments, et
il grogne « dans le silence du cabinet », mais pas
ailleurs. A moins de bouleversements extraordinaires,
j'aurai toujours de quoi manger et me chauffer jusqu'à
la fin de mes jours. Aies héritiers sont ou seront
riches (car c'est moi qui suis le pauvre de la famille).
Donc, zut !
Quant à gagner de l'argent avec ma plume, c'est une
prétention que je n'ai jamais eue, m'en reconnaissant
radicalement incapable.
Il faut donc vivre en petit rentier de campagne, ce
qui n'est pas extrêmement drôle. Mais tant d'autres
qui valent mieux que moi n'ayant pas le sol, ce serait
injuste de se plaindre. Accuser la Providence est d'ail-
t
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 309
leurs une manie si commune, qu'on doit s'en abstenir
par simple bon ton.
Encore un mot sur le pécune et qui sera seulement
entre nous. Je peux, sans que ça me gêne en rien, dès
que je serai à Paris, c'est-à-dire du 20 au 23 courant,
vous prêter mille francs, si vous en avez besoin pour
aller à Cannes. Je vous fais cette proposition carré-
ment, comme je la ferais à Bouilhet, ou à tout autre
intime. Pas de cérémonie ! voyons !
Entre gens du monde, ça ne serait pas convenable»
je le sais, mais entre troubadours on se passe bien
des choses
Vous êtes bien gentille avec votre invitation d'aller
à Nohant. J'irai, car j'ai grande envie de voir votre
maison. Je suis gêné de ne pas la connaître, quand je
pense à vous. Mais il me faut reculer ce plaisir-là
jusqu'à l'été prochain. J'ai actuellement besoin de
rester à Paris quelque temps. Trois mois ne sont pas
de trop pour tout ce que je veux y faire.
Je vous renvoie la page de ce bon Barbes, dont je
connais la vraie biographie fort imparfaitement. Tout
ce que je sais de lui, c'est qu'il est honnête et héroïque.
Donnez-lui une poignée de main de ma part, pour le
remercier de sa sympathie. Est-il, entre nous, aussi
intelligent que brave?
J'aurais besoin, maintenant, que des hommes de ce
monde-là fussent un peu francs avec moi. Car je vais
me mettre a étudier la Révolution de 48. Vous m'avez
promis de me chercher dans votre bibliothèque de
Nohant: 1*^ un article de vous sur les faïences ; 2° un
roman du père X..,, jésuite, sur la sainte Vierge.
Mais quelle sévérité pour le père Beuve qui n'est ni
jésuite ni vierge! Il regrette, dites-vous, « ce qu'il y a
de moins regrettable, entendu comme il l'entendait. »
310 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Pourquoi cela? Tout dépend de Vintensité qu'on met à
la chose.
Les hommes trouveront toujours que la chose la
plus sérieuse de leur existence, c'est jouir.
La femme, pour nous tous, est l'ogive de l'infini .
Gela n'est pas noble, mais tel est le vrai fond du mâle.
On blague sur tout cela, démesurément, Dieu merci,
pour la littérature, et pour le bonheur individuel
aussi.
Ah! je vous ai bien regrettée tantôt. Les marées
sont superbes, le vent mugit, la rivière blanchit et
déborde. Elle vous a des airs d'Océan qui font du
bien.
A la même.
1" novembre 1866.
Chère maître,
J'ai été aussi honteux qu'attendri hier au soir en
recevant votre « tant gente » épître. Je suis un misé-
rable de n'avoir pas répondu à la première. Gomment
cela se fait-il? Car ordinairement je ne manque pas
d'exactitude.
Le travail ne va pas trop mal. J'espère avoir fini ma
seconde partie au mois de février. Mais pour avoir
tout terminé dans deux ans, il faut que d'ici là, votre
vieux ne bouge de son fauteuil. G'est ce qui fait que je
ne vais pas à Nohant. Huit jours de vacances, c'est
pour moi trois mois de rêverie. Je ne ferais plus que
songer à vous, aax vôtres, au Berry, à tout ce que
j'aurais vu. Mon malheureux esprit naviguerait dans
des eaux étrangères. J'ai si peu de force.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 311
Je ne cache pas le plaisir que m'a fait votre petit
mot sur Salammbô. Ce bouquin-là aurait besoin d'être
allégé de certaines inversions; il y a trop d'alors, de
mais et de et. On sent le travail.
Quant à celui que je fais, j'ai peur que la concep-
tion n'en soit vicieuse, ce qui est irrémédiable; des
caractères aussi mous intéresseront-ils? On n'arrive à
de grands effets qu'avec des choses simples, des pas-
sions tranchées. Mais je ne vois de simplicité nulle
part dans le monde moderne.
Triste monde! Est-ce assez déplorable et lamenta-
blement grotesque, les affaires d'Italie! Tous ces
ordres , contre-ordres de contre-ordres des contre-
ordres ! La terre est une planète très inférieure, déci-
dément.
Vous ne m'avez pas dit si vous étiez contente des
reprises de l'Odéon. Quand irez-vous dans le Midi?
Et où cela, dans le Midi?
D'aujourd'hui en huit, c'est-à-dire du 7 au 10 no-
vembre, je serai à Paris, a3'ant besoin de flâner dans
Auteuil pour y découvrir des petits coins. Ce qui serait
gentil, ce lirait de nous en revenir à Groisset en-
semble. Vous savez bien que je vous en veux beau-
coup pour vos deux derniers voyages en Normandie»
A bientôt, hein? Pas de blague! Je vous embrasse
comme je vous aime, chère maître, c'est-à-dire très
tendrement.
Voici un morceau que j'envoie à votre cher fils,
amateur de ce genre de friandises :
Un soir, attendu par Hortense,
Sur la pendule ayant les yeux fixés,
Et sentant son cœur battre à mouvements pressés,
Le jeune Alfred séchait d'impatience.
{Mémoires de l'Académie de Saint-Quentin.)
312 CORRESPONDAIS CE DE G FLAUBERT.
A Sainte-Beuve.
Croisset, dimanche, 1867.
Mon cher maître,
La Princesse m'écrit que vous êtes souffrant depuis
longtemps déjà? Qu'avez-vous donc? Ne faites pas la
bêtise de devenir gravement malade. Soignez-vous.
Reposez- vous ! et ayez l'obligeance de me donner de
vos nouvelles.
Si vous ne pouvez m'écrire, je me recommande à
M. Trôubat.
En vous la souhaitant « bonne et heureuse » , je vous
embrasse, cher maître.
A George Sand.
Croisset, Jiuit de samedi.
Non, chère maître, vous n'êtes pas près de votre fin.
Tant pis pour vous, peut-être. Mais vous vivrez vieille
et très vieille, comme vivent les géants, puisque vous
êtes de cette race-là : seulement, il faut se reposer.
Une chose m'étonne, c'est que vous ne soyez pas morte
vingt fois, ayant tant pensé, tant écrit et tant souffert.
Allez donc un peu, comme vous en avez envie, au bord
de la Méditerranée. L'azur détend et retrempe. Il y a
des pays de Jouvence, comme la baie de Naples. En de
certains moments, ils rendent peut-être plus triste?
Je n'en sais rien.
La vie n'est pas facile ! Quelle affaire compHquée et
dispendieuse ! J'en sais quelque chose. Il faut de l'ar-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 313
gent pour tout! si bien qu'avec un revenu modeste et"
un métier improductif il faut se résigner h peu. Ainsi
fais-je! Le pli en est pris, mais les jours où le travail
ne marche pas, ce n'est pas drôle. Ah! oui, ah! oui.
je veux bien vous suivre dans une autre planète. El à
propos d'argent, c'est là ce qui rendra la nôtre inha-
bitable dans un avenir rapproché, car il sera impos-
sible d'y vivre, même aux plus riches, sans s'occuper
de son bien; il faudra que tout le monde passe plu-
sieurs heures par jour à tripoter ses capitaux. Char-
mant! Moi, je continue à tripoter mon roman, et je
m'en irai à Paris quand je serai à la fin de mon cha-
pitre, vers le milieu du mois prochain.
Et quoi que vous en supposiez, « aucune belle dame »
ne vient me voir. Les belles dames m'ont beaucoup
occupé l'esprit, mais m'ont pris très peu de temps.
Me traiter d'anachorète est peut-être une comparaison
plus juste que vous ne croyez.
Je passe des semaines entières sans échanger un
mot avec un être humain, et à la fin de la semaine il
m'est impossible de me rappeler un seul jour, ni un
fait quelconque. Je vois ma mère et ma nièce les di-
manches, et puis c'est tout. Ma seule compagnie con-
siste en une bande de rats qui font dans le grenier,
au-dessus de ma tête, un tapage infernal, quand l'eau
ne mugit pas et que le vent ne souffle plus. Les nuits
sont noires comme de l'encre, et un silence m'entoure,
pareil à celui du désert. La sensibilité s'exalte déme-
surément dans un pareil milieu. J'ai des battements
de cœur pour rien.
Tout cela résulte de nos jolies occupations. Voilà ce
que c'est que de se tourmenter l'âme et le corps. Mais
si ce tourment-là est la seule chose propre qu'il y ait
ici-bas?
27
314 CORRESPOND AK CE DE G. FLAUBERT
Je VOUS ai dit, n'est-ce pas, que j'avais relu Con-
suelo et la Comtesse de Rii dolstadt ; cela m'a pris
quatre jours. Nous en causerons très longuement,
quand vous voudrez. Pourquoi suis-je amoureux de
Siverain? C'est que j'ai les deux sexes, peut-être.
A Jules Troubat.
Croisset, jeudi.
Merci derechef, — vous me mettez, comme on dit,
« du baume dans le sang ».
La solution que vous m'annoncez ce matin m'a été
prédite hier par quelqu'un qui s'y connaît. Il serait
possible que notre cher maître arrivât à se guérir
complètement.
Prêchez-le pour quHl ne fasse rien du tout.
Donnez-moi de ses nouvelles, quand vous en aurez
le loisir.
Mille poignées de main.
A Edmond et Jules de Goncourt*
Nuit de samedi, janvier 1867.
Si c'est une consolation pour vous de savoir que je
m'embête, soyez-le! car je ne m'amuse pas démesuré-
ment. Mais je travaille beaucoup, ce qui fait que je
m'em... Quand je dis que je travaille, c'est une
manière de parler. Je me donne du mal et puis c'est
peut-être tout? N'importe! Je crois avoir passé l'en-
droit le plus vide de mon interminable roman ; mais je
n'en ferai plus de pareil. Je vieillis et il serait temps
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 315
de faire quelque chose de bien et d'amusant pour moi.
Je passe des semaines entières sans voir un être
humain, ni échanger une parole avec mes semblables.
D'ailleurs , je deviens insociable comme l'individu
Marat, qui est au fond mon homme. J'ai même envie
de mettre son buste dans mon cabinet, uniquement
pour révolter les bourgeois; mais il est trop tard.
Hélas! Beau sous le rapport moral, mais pas de plas-
tique. Si bien (car tout cela est une parenthèse)
qu'ayant accepté à dîner avant-hier chez ma nièce, à
Rouen, j'ai pris plaisir à engueuler différentes per-
sonnes de la localité qui se trouvaient là, et me suis
rendu complètement désagréable.
Vous êtes bien gentils de m'avoir répondu tout de
suite. Donnez-moi donc des nouvelles détaillées de
Sainte-Beuve.
J'espère vous voir dans un mois environ, quand
j'aurai fini mon chapitre. Alors, je serai à la moitié de
mon volumineux CocOy en étant moi-même un assez
triste.
A George Sand.
Chère maître ,
Vous devriez vraiment aller voir le soleil quelque
part; c'est bêle d'être toujours souffrante; voyagez
donc; reposez-vous; la résignation est la pire des
vertus.
J'aurais besoin d'en avoir pour supporter toutes les
bêtises que j'entends dire! Vous n'imaginez pas à
316 CORRESPOiNDAKCE DE G. FLAUBERT.
quel point on en est. La France, qui a été prise quelque-
fois de la danse de saint Guy (comme sous Charles VI),
me paraît maintenant avoir une paralysie du cerveau.
On est idiot de peur. Peur de la Prusse, peur des
grèves, peur de l'Exposition qui «ne marche pas»,
peur de tout. Il faut remonter jusqu'en 1849 pour trou-
ver un pareil degré de crétinisme.
On a tenu, au dernier Magny, de telles conversa-
tions de portiers, que je me suis juré intérieurement
de n'y pas remettre les pieds. Il n'a été question tout
le temps que de M. de Bismarck et du Luxembourg.
J'en suis encore gorgé! Au reste, je ne deviens pas
facile à vivre! Loin de s'émousser, ma sensibilité s'ai-
guise ; un tas de choses insignifiantes me font souf-
frir. Pardonnez-moi cette faiblesse, vous qui êtes si
fx)rte et si tolérante !
Le roman ne marche pas du tout. Je suis plongé
dans la lecture des journaux de 48. Il m'a fallu faire
(et je n'en ai pas fini) différentes courses à Sèvres, à
Greil, etc.
Le père Sainte-Beuve prépare un discours sur la
libre-pensée, qu'il lira au Sénat, à propos de la loi sur
la presse. Il a été très crâne, savez- vous.
Vous direz à votre fils Maurice que je l'aime beau-
coup, d'abord parce que c'est votre fils et secundo
parce que c'est lui. Je le trouve bon, spirituel, lettré,
pas poseur, enfin charmant « et du talent ».
A Sainte-Beuve.
16 janvier 1867.
Ah! sapristi! je suis content, cher maître; votre
lettre d'hier matin m'a causé une vraie joie.
CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 317
J espère vous retrouver à la fin de ce mois-ci en pleine
convalescence. Nous componiserons ensemble pour
célébrer icelle.
Il est fort possible que tout se rétablisse.
Qua*:t à mon bouquin, il n'est pas près d'être fini.
J'acbéve la seconde partie. Je ne puis être débarrassé
avant le milieu de 1869.
Gomme j'ai envie de vous voir ! En attendant ce
plaisir-là, je vous embrasse.
A Louis Bouilhet.
Nuit de lundi.
Monseigneur,
J'ai lu le roman de M""' Régnier. Nous en causerons
tout à l'heure.
Ma grippe a l'air de se passer. Mais elle a été vio-
lente et j'ai peur qu'elle ne recommence dans mes
courses que je vais être obligé de faire à Sèvres et à
Creil. Il faut pourtant que je m'y résigne. Car je ne
puis aller plus loin, dans ma copie, sans voir une fa-
brique de faïence. Je bûche la Révolution de 48 avec
fureur. Sais-tu combien j'ai lu et annoté de volumes
depuis six semaines ? 27, mon bon. Ce qui ne m'a pas
empêché d'écrire dix pages.
Hier chez la princesse, où j'ai dîné, Théo m'a dit
qu'il avait organisé un Sous-Magny chez M""^ de Païva.
Je serai invité au premier vendredi; je te dirai ce qui
en est.
Le Moniteur a donné, inexactement, la séance du
Sénat, où le père Beuve s'est signalé par sa haine
des prêtres; il a été énorme. Le public est pour lui.
Il a reçu hier des visites et des félicitations en masse.
27.
318 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
J'attends Duplan dans une huitaine de jours. Les
bichons partent demain soir pour Home. Je dînerai
probablement \in de ces jours avec le prince, chez la
Tourbey. Le public est très froid aux Idées de M"^^ Au-
bray. Il y a tous les soirs quelques sifflets. Quant au
succès d'argent, il est énorme. Je n'ai pas été à l'Expo-
sition et n'irai pas d'ici à longtemps. Voilà toutes les
nouvelles
Ce que je blâme dans Un duel de salon, c'est le fond
"de l'histoire. Cette invention d'un ancien forçat dé-
guisé en grand seigneur et captant le cœur d'une riche
veuve, me semble manquer de vérité et de nouveauté?
Le style, la psychologie, les descriptions, en un mot
la forme entière du livre dépasse de beaucoup la fable.
Et j'ai été tout désillusionné en arrivant au secret de
la comédie. Une fois cette réserve faite, je trouve
l'œuvre pleine de qualités très remarquables. Telle est
mon opinion sincère. J'ai été surtout frappé de la nou-
veauté et de la justesse de certaines comparaisons.
Gomuient peut-on, avec tant d'esprit, tomber dans la
rengaine du forçat en gants blancs ! Ce qui n'empêche
pas le livre d'être amusant et de pouvoir être présenté
bravement à un journal. M"'^ Régnier veut-elle que je
tente l'épreuve au grand ou au petit Moniteur? Je
suis à ses ordres. Quant à réussir, je ne promets rien.
Mais je ferai la réclame très chaudement et très sin-
cèrement.
Quant aux critiques de détail, je reproche au com-
mencement d'avoir trop de dialogues, j Tu sais, du
reste, la haine que j'ai du dialogue dans les romans.
Je trouve qu'il doit être caractéristique.) Je me per-
mettrai également de blâmer un certain nombre d'ex-
pressions toutes faites, telles que dans la première
page ; « Se mettant de la partie, lui donna gain de
CORRESPOiNDAiNCE DE G. FLAUBERT. 319
cause ». Puis, à côté de cela, des choses ravissantes :
« Une de ces mains expressives qui parlent avec le
bout des ongles ! » De semblables raretés sont fré-
quentes.
Charmant, le chapitre II : le Bois de Boulogne.
Pourquoi n'avoir pas commencé le roman à cet en-
droit-là? avec les portraits des deux rivales ?
J'aime beaucoup le bal, où il y a d'excellents dé-
tails : « des nuages de gaze et de dentelles coupés par
des éclairs de rubis et de diamants passaient au bras
de cavaliers aussi noirs que possible ». Pourquoi gâter
une vraie merveille de style ! Oh 1 les femmes !
Page 43 , nous retombons dans Gélimène et Ar-
sinoé !
La sortie de d'Arelle fumant son cigare, excel-
lente !
Les rêveries de Madeleine au soleil levant, très bon.
Il y a un vrai talent de moraliste dans l'analyse de
Madeleine en prières. C'est senti et profond.
Page 99 : «. Offrant en miniature un tableau de l'in-
dustrie universelle ». Hum! hum !
Les deux dialogues entre la duchesse et le comte,
chapitres IX et X, me semblent pleins de talent scé-
nique. A la bonne heure! rien, ici, ne pourrait rem-
placer le dialogue.
De Breuil et sa maladie m'intéressent peu. On n'a
nulle inquiétude sur son compte. La visite que ses deux
amis lui font est spirituelle.
Page 57. Les preuves de l'identité (fausse) du comte
devaient, il me semble, être données ici par Madeleine.
Cela dérouterait le lecteur qui serait convaincu, comme
de Breuil, que le comte est un honnête homme??? et
ça abrégerait les explications postérieures.
Page 161. Le langage des deux personnages en scène
320 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
est-il bien vrai? « Heureux l'homme qui a su faire
vibrer les nobles instincts de votre âme, madame? »
Gustave, Vartiste sceptique, est un personnage de
vaudeville. Il ressemble trop au confident de toutes les
pièces.
Mais le roman prend une allure beaucoup plus rele-
vée à partir du chapitre XIV, commençant par la des-
cription de Nice, qui est un morceau.
Malgré des phrases telles que celle-ci : « Les pre-
miers mois de mariage furent pour les deux époux un
enchantement perpétuel », les premiers détachements
du comte sont finement faits.
Le domino jaune, enveloppé de jais noir, fait une
grande impression, excite la curiosité, et le dialogue
est bon. Une phrase sur la voix du domino exquise de
justesse.
J'aime la description d'Hélène courant à cheval.
Mais je demande, en toute humilité, si l'action héroïque
qu'elle fait n'est pas un peu poncive ?
Chapitre XIX. Pourquoi Venise? puisque rien d\itile
au roman ne s'y passe, ou plutôt ce qui s'y passe pour-
rait être dit en trois mots.
Page 279. Bon, le boudoir d'Hélène et le dialogue
qui s'y trouve idem. Je trouve superbe le marquis de
Ver et la fin du chapitre XXI.
Les scènes du chalet sont intéressantes; on a peur
pour cette pauvre Madeleine ; il y a de la puissance dans
toute cette partie-là. De la puissance dramatique, il
me semble? On regrette que ça ne soit pas sur les
planches.
La lâcheté du comte est concevable en ce sens
qu'elle est bien amenée; mais l'atrocité d'Hélène (dont
j'admire le caractère) aurait dû être préparée, dans les
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321
parties précédentes, par des motifs, des faits plus
explicites.
Le marchand d'huile est comique et réussi.
La confession du comte est roide! !! Ici, selon moi,
est (je le répète) le défaut constitutionnel du comte.
La salle admire, l'auteur en a tiré bon parti, et les
conséquences se déroulent logiquement. L'entrevue
entre les deux rivales, à Paiis, est ce qu'elle devait
être.
Le suicide de Madeleine était indispensable comme
drame; mais, dans la réalité, elle aurait vécu en paix
avec ce bon de Breuil, ce qui n'eût pas révolté le lec-
teur. Cette fin est amusante, du reste, comme tout le
livre.
Voilà tout ce que j'ai à en dire.
Adieu, cher vieux, il est près de quatre heures du
matin. Ce qui me fait une journée de dix-hnit heures
de travail. C'est raisonnable. Sur ce, je vais me cou-
cher et t'embrasse.
A George Sand.
Je m'ennuie de ne pas avoir de vos nouvelles, chère
maître. Que devenez-vous? Quand vous reverrai-je?
Mon voj^age à Nohant est manqué. Voici pourquoi :
ma mère a eu, il y a huit jours, une petite attaque.
Il n'en reste rien; mais cela peut recommencer. Elle
s'ennuie de moi, et je vais hâter mon retour à Crois-
set. Si elle va bien vers le mois d'août, et que je sois
sans inquiétude, pas n'est besoin de vous dire que je
me précipiterai vers vos pénates.
En fait de nouvelles, Sainte-Beuve me paraît gra-
322 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
vement malade, et Bouilhet vient d'être nommé biblio-
thécaire à Rouen.
Depuis que les bruits de guerre se calment, on me
semble un peu moins idiot. L'écœurement que la
lâcheté publique me causait s'apaise.
J'ai été deux fois à l'Exposition; cela est écrasant.
Il y a des choses splendides et extra-curieuses. Mais
l'homme n'est pas fait pour avaler l'infini ; il faudrait
savoir toutes les sciences et tous les' arts pour s'inté-
resser à tout ce qu'on voit dans le Champ de Mars.
N'importe; quelqu'un qui aurait à soi trois mois
entiers, et qui viendrait là tous les matins prendre des
notes, s'épargnerait par la suite bien des lectures et
bien des voyages.
On s^ sent là très loin de Paris, dans un monde
nouveau et laid, un monde énorme qui est peut-être
celui de l'avenir. La première fois que j'y ai déjeuné,
j'ai pensé tout le temps à l'Amérique, et j'avais envi©
de parler nègre.
A Maurice Schlésinger,
2 juin 1867.
Mon cher ami,
J'ai trois choses à vous dire :
1° Vous êtes venu en France dernièrement et je ne
vous ai pas vu, ce qui n'est point gentil de votre
part.
2° Le fils de notre ancien ami Pradvr désirerait
avoir, dans la Gazette musicale^ un article (d'éloges,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 323
bien entendu) sur' un Album pour piano, qu'il a ré-
cemment publié. Je ne connais aucun des rédacteurs
de la Gazette. Pouvez-vous, vous, lui faire avoir cet
article?
Troisième question (importante et pressée, s. v. p.).
Je suis forcé, dans le travail que je fais maintenant, de
passer par la Révolution de 48. — Vous avez joué un
rôle dans le club des Femmes. Le récit exact de cette
soirée se trouve-t-il quelque part? Ce qui serait bien,
ce serait de recueillir vos souvenirs à ce sujet et de me
les envoyer lisiblement écrits — car j'ai souvent du
mal à déchiffrer vos rares épîtres. Tel est le service
que j'attends de vous, cher ami. Si M""* Maurice est de
retour à Bade, présentez-lui nos meilleurs souvenirs.
Je vous embrasse et suis vôtre.
A George Sand.
J'ai passé trente-six heures à Paris au commence-
ment de cette semaine, pour assister au bal des Tui-
leries. Sans blague aucune, c'était splendide. Paris,
du reste, tourne au colossal. Cela devient fou et déme-
suré. Nous retournons peut-être au vieil Orient. Il me
semble que des idoles vont sortir de terre. On est
menacé d'une Babylone.
Pourquoi pas? L'individu a été tellement nié, par
la démocratie, qu'il s'abaissera jusqu'à un affaisse-
ment complet, comme sous les grands despotismes
théocratiques.
Le czar de Russie m'a profondément déplu; je l'ai
trouvé pignouf. En parallèle avec le sieur Floquet qui
crie, sans danger aucun : a Vive la Pologne ! » nous
324 CORRESPONDA^'CE DE G. FLAUBERT.
avons des gens chic qui se sont fait inscrire à TÉly-
Bée. Oh ! la bonne époque !
Mon roman va piano. A mesure que j'avance, les
difficultés surgissent. Quelle lourde charrette de moel-
lons à traîner ! Et vous vous plaignez, vous, d'un tra-
vail qui dure six mois !
J'en ai encore pour deux ans, au moins {du mien).
Gomment diable faites- vous pour trouver la liaison de
vos idées? C'est cela qui me retarde. Ce livre-là,
d'ailleurs, me demande des recherches fastidieuses.
Ainsi, lundi, j'ai été successivement au Jockey-Club,
au café Anglais et chez un avoué.
Aimez-vous la préface de Victor Hugo à PariS'
Guide? Pas trop, n'est-ce pas? La philosophie d'Hugo
me semble toujours vague.
Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un cam-
pement de bohémiens qui s'étaient établis à Rouen.
Voilà la troisième fois que j'en vois et toujours avec
un nouveau plaisir. L'admirable, c'est qu'ils excitaient
la haine des bourgeois, bien qu'inoffensifs comme des
moutons.
Je me suis fait très mal voir de la foule en leur don-
nant quelques sols, et j'ai entendu de jolis mots à la
Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de
très profond et de complexe. On la retrouve chez tous
les gens d'ordre.
C'est la haine que l'on porte au bédouin, à l'héré-
tique, au philosophe, au solitaire, au poète, et il y a
de la peur dans cette haine. Moi, qui suis toujours
pour les minorités, elle m'exaspère. Il est vrai que
beaucoup de choses m'exaspèrent Du jour où je ne
serai plus indigné, je tomberai à plat, comme une
poupée à qui on relire son bùlon.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3*25
Ainsi, le pal qui m'a soutenu cet hiver, c'était l'in-
dignation que j'avais contre notre grand historien na-
tional, M. Thiers, lequel était passé à l'état de demi-
dieu, et la brochure Trochu, et l'éternel Ghangarnier
revenant sur l'eau. Dieu merci, le délire de î'Exposi-
tion nous a délivrés momentanément de ces grands
hommes.
A Charles Edmond,
Je regrette bien que vous ne puissiez faire avec moi
ce petit voyage à Villeneuve. Je m'embête tellement
en chemin de fer qu'au bout de cinq minutes je hurle
d'ennui. On croit, dans le wagon, que c'est un chien
oublié; pas du tout, c'est M. Flaubert qui soupire.
Voilà pourquoi je désirais votre compagnie, mon cher
vieux. Gela dit, passons (style Hugo).
J'enverrai votre lettre à M"'* Régnier, et je ne doute
pas que dans son envie d'être imprimée, elle ne cède
à vos exhortations ; mais, si elle me demande mon
avis là-dessus, je lui conseillerai de vous envoyer pro-
mener carrément (en admettant même que vous ayez
raison). Oui, mon bon, et cela par système, entête-
tement, orgueil et uniquement pour soutenir les prin-
cipes.
Ah ! que j'ai raison de ne pas écrire dans les jour-
naux et quelles funestes boutiques (établissements).
La manie qu'ils ont de corriger les manuscrits qu'on
leur apporte finit par donner à toutes les œuvres la
même absence d'originalité. S'il se publie cinq romans
par an dans un journal, comme ces cinq livres sont
28
326 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
corrigés par un seul homme ou par un comité ayant
le même esprit, il en résulte cinq livres pareils. Voir
comme exemple le style de la Revue des Deux-Mondes,
Tourguenef m'a dit dernièrement que Buloz lui avait
retranché quelque chose dans sa dernière nouvelle.
Par cela seul, Tourguenef a déchu dans mon estime.
11 aurait dû jeter son manuscrit au nez de Buloz, avec
une paire de gifles en sus et un crachat comme des-
sert! M"*" Sand aussi se laisse conseiller et rogner!
J'ai vu Ghilly lui ouvrir des horizons esthétiques! et
elle s'y précipitait. Il en était de même de Théo, au
Moniteur, du terijps de Turgan, etc. N... de D... ! de
la part de pareils génies, je trouve que cette condes-
cendance touche à l'improbité. Car, du moment que
vous offrez une œuvre, si vous n'êtes pas un coquin,
c'est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire
tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Une indivi-
dualité ne se substitue pas à une autre. Un livre est
un organisme compHqué. Or, toute amputation, tout
changement pratiqué par un tiers, le dénature. ~Il
pourra être moins mauvais, n'importe, ce ne sera
plus lui.
M'^^ Régnier n'est pas en cause, mais je vous as-
sure, mon bon, que vous êtes sur une pente et que
vous autres journaux vous contribuez par là encore à
l'abaissement des caractères, à la dégradation chaque
jour plus grande des choses intellectuelles.
Je vous montrerai le manuscrit de la Bovary, orné
des corrections et suppressions de la Revue de Paris.
C'est curieux. On m'objectait, pour me calmer,
Texemple d Arn. Frémy et d'Éd. Delessert.
Il est certain que Chateaubriand aurait gâté un ma-
nuscrit de Voltaire et que Mérimée n'aurait pu cor-
riger Balzac. Bref, nous nous sommes si bien fâchés
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. dTl
que mon procès est sorti. Ces messieurs avaient tort,
et pourtant quels malins : Laurent Pichat, le bon Du-
camp et le père Kauffman de Lyon, fort. en soieries,
Fovard, notaire. Là-dessus, mon vieux, je vous bé-
cotte.
A M'^' Leroyer de Chantepie.
Paris, 16 juin 1867.
Le plaisir que j'ai à recevoir vos lettres, chère
demoiselle, est contre-balancé par le chagrin qui s'y
étale. Quelle excellente âme vous avez! et quelle triste
existence que la vôtre. Je crois la comprendre. C'est
pourquoi je vous aime.
J'ai connu comme vous les intenses mélancolies
que donne V Angélus par les soirs d'été. Si tranquille
que j'aie été à la surface, moi aussi j'ai été ravagé et,
faut-il le dire, je le suis encore quelquefois. Mais,
convaincu de cette vérité, que l'on est malade dès qu'on
pense à soi, je tâche de me griser avec l'art, comme
d'autres font avec de l'eau-de-vie. A force de volonté
on parvient à perdre la notion de son propre individu.
Croyez-moi, on n'est pas heureux, mais on ne souffre
plus.
Non, détrompez-vous! je ne raille nullement, et
pas même dans le plus profond de ma conscience, vos
sentiments religieux. Toute piété m'attire et la catho-
lique par-dessus toutes les autres. Mais je ne com-
prends pas la nature de vos doutes. Ont ils rappoit
au dogme ou à vous-même? Si je comprends ce que
vous m'écrivez, il me semble que vous vous sentez
indigne? Alors, rassurez- vous, car vous péchez par
excès d'humilité, ce qui est une grande vertu ! Indigne!
328 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pourquoi? Pourquoi, pauvre chère âme endolorie que
vous êtes? Rassurez-vous. Votre Dieu est bon et vous
avez assez souffert pour qu'il vous aime. Mais si vous
avez des doutes sur le fond même de la religion (ce
que je crois, quoique vous en disiez, pourquoi vous
affliger d • manquer à des devoirs qui, dès lors, ne
sont plus des devoirs. Qu'un catholique sincère se
fasse musulman (pour un motif ou pour un autre), cela
est un crime aux yeux de la religion comme à ceux de
la philosophie; mais si ce catholique n'est pas un
croyant, son changement de religion n'a pas plus d'im-
portance qu'un changement d'habit. Tout dépend de la
valeur que nous donnons aux choses. C'est nous qui
faisons la moralilé et la vertu. Le cannibale qui mange
son semblable est aussi innocent que l'enfant qui suce
son sucre d'orge. Pourquoi donc vous désespérer de
ne pouvoir ni vous confesser ni communier, puisque
vous ne le pouvez pas? Du moment que ce devoir vous
est impraticable, ce n'est plus un devoir. Mais non!
L'admiration que vous me témoignez pour Jean Rey-
naucl me prouve que vous êtes en plein dans le cou-
rant de la critique contemporaine, et cependant vous
tenez par l'éducation, par l'habitude et par votre na-
ture personnelle aux croyances du passé. Si vous
voulez sortir de là, je vous le répète, il faut prendre
un parti, vous enfoncer résolument dans l'un ou dans
l'autre. Soyez avec sainte Thérèse ou avec Voltaire.
Il n'y a pas de milieu, quoiqu'on dise.
L'humanité maintenant est exactement comme vous.
Le sang du moyen âge palpite encore dans ses veines
et elle aspire le grand vent des siècles futurs, qui ne
lui apporte que des tempêtes.
Et tout cela, parce qu'on veut une solution. Oh!
orgueil humain. Une solution ! Le but, la cause! Mais
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 329
nous serions Dieu, si nous tenions la cause, et à me-
sure que nous irons, elle se reculera indéfiniment,
parce que notre horizon s'élargira. Plus les télescopes
seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses.
Nous sommes condamnés à rouler dans les ténèbres
et dans les larmes.
Quand je regarde une des petites étoiles de la voie
lactée, je me dis que la terre n'est pas plus grande
que l'une de ces étincelles. Et moi qui gravite une
minute sur cette étincelle, qui suis-je donc, que
sommes-nous? Ce sentiment de mon infimité, de mon
néant me rassure. Il me semble être devenu un grain
de poussière perdu dans l'espace, et pourtant je fais
partie de cette grandeur illimitée qui m'enveloppe.
Je n'ai jamais compris que cela fût désespérant, car il
se pourrait bien qu'il n'y eût rien du tout derrière le
rideau noir. L'infini, d'ailleurs, submerge toutes nos
conceptions et, du moment qn'il est, pourquoi y au-
rait-il un but à une chose aussi relative que nous?
Imaginez un homme qui, avec des balances de mille
coudées, voudrait peser le sable de la mer. Quand il
aurait empli ses deux plateaux, ils déborderaient et
son travail ne serait pas plus avancé qu'au commen-
cement. Toutes les philosophies en sont là. Elles ont
beau dire : « Il y a un poids cependant, il y a un certain
chiffre qu'il faut savoir , essayons » , on élargit les
balances, la corde casse et toujours, ainsi toujours!
Soyez donc plus chrétienne et résignez-vous à l'igno-
rance. Vous me demandez quels livres lire. Lisez Mon-
taigne, lisez-le lentement, posément! Il vous calmera.
Et n'écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme.
Vous l'aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme
les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les
ambitieux lisent, pour vous instruire. Non, lisez pour
28.
330 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
vivre. Faites à votre âme une atmosphère intellec-
tuelle qui sera composée par l'émanation de tous les
grands esprits. Eludiez à fond Shakespeare et Gœlhe.
Lisez des traductions des auteurs grecs et romains,
Homère, Pétrone, Plante, Apulée, etc. Et quand quel-
que chose vous ennuiera, acharnez-vous dessus, vous
le comprendrez bientôt. Ce sera une satisfaction pour
vous. Il s'agit de travailler, me comprenez-vous? Je
n'aime pas à voir une aussi belle nature que la vôtre
s'abîmer dans le chagrin et le désœuvrement. Elar-
gissez votre horizon et vous respirerez plus à l'aise-
Si vous étiez un homme et que vous eussiez vingt ans,
je vous dirais de vous embarquer pour faire le tour du
monde. Eh bien I faites le tour du monde dans votre
chambre. Étudiez ce dont vous ne vous doutez pas : la
Terre. Mais je vous recommande d'abord Montaigne.
Lisez- le d'un bout à l'autre et, quand vous aurez fini,
recommencez. Les conseils (de médecins, sans doute)
que l'on vous donne me paraissent peu intelligents.
Il faut, au contraire, fatiguer votre pensée. Ne croyez
pas qu'elle soit usée. Ce n'est point une courbature
qu'elle a, mais des convulsions. Ces gens-là, d'ail-
leurs, n'entendent rien à l'âme. Je les connais allez.
Je ne vous parle pas aujourd'hui d'Angélique, parce
que je n'ai ni le temps ni la place. Je vous en ferai
une critique détaillée dans ma prochaine lettre.
Adieu et comptez toujours sur mon affection. Je
pense très souvent à vous et j'ai grande envie de vous
voir. Gela viendra, espérons-le.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 331
A George Sand^
Croisset, nuit de samedi.
J'ai vu le citoyen Bouilhet qui a eu dans sa belle
pairie un vrai triomphe. Ses compatriotes, qui l'a-
vaient radicalement nié jusqu'alors, du moment que
Paris l'applaudit, hurlent d'enthousiasme. — Il revien-
dra ici samedi prochain pour un banquet qu'on lui
offre. — 80 couverts au moins, etc. !
Quant à Marengo l'hirondelle, il vous avait si bien
gardé le secret qu'il a lu l'épître en question avec un
étonnement dont j'ai été dupe.
Pauvre Marengo! c'est une figure! — et que vous
devriez faire quelque part. Je me demande ce que
seraient ses mémoires écrits dans ce style-là? — Le
mien (de style) continue à me procurer des embête-
ments qui ne sont pas minces. — J'espère, cependant,
dans un mois, avoir passé l'endroit le plus vide I Mais
actuellement je suis perdu dans un désert; enfin, à la
grâce de Dieu, tant pis! — Avec quel plaisir j'aban-
donnerai ce genre-là pour n'y plus revenir de mes
jours !
Peindre des bourgeois modernes et français me pue
au nez étrangement ! Et puis il serait peut-être temps
de s'amuser un peu dans l'existence, et de prendre
des sujets agréables pour l'auteur?
Je me suis mal exprimé en vous disant « qu'il ne
fallait pas écrire avec son cœur » ; j'ai voulu dire : ne
pas mettre sa personnalité en scène. Je crois que le
grand art est scientifique et impersonnel. Il faut, par
un effort d'esprit, se transporter dans les personnages
et non les attirer à soi. Voilà du moins la méthode;
332 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
ce qui arrive à dire : Tâchez d'avoir beaucoup de talent
et même de génie si vous pouvez. Quelle vanité que
toutes les poétiques et toutes les critiques ! — et l'a-
plomb des messieurs qui en font m'épate. Oh! rien ne
les gêne, ces cocos-là !
Avez-vous remarqué comme il ^ a dans l'air , quel-
quefois, des courants d'idées communes! Ainsi, je
viens de lire, de mon ami Du Camp, son nouveau ro-
man : les Forces perdues. Gela ressemble par bien des
côtés à celui que je fais. C'est un livre (le sien) très
naïf et qui donne une idée juste des hommes de notre
génération devenus de vrais fossiles pour les jeunes
gens d'aujourd'hui. La réaction de 48 a creusé un
abîme entre les deux France.
Bouilhet m'a dit que vous aviez été à un des der-
niers Magn}^ sérieusement indisposée, toute « femme
en bois » que vous prétendez être.
Ohl non, vous n'êtes pas en bois, cher bon grand
cœuri «Vieux troubadour aimé », il serait peut-être
opportun de réhabiliter au théâtre Almanzor? Je le
vois avec sa toque, sa guitare et sa tunique abricot
engueulant, du haut d'un rocher, des boursiers en
habit noir. Le discours pourrait être beau. Allons,
bonne nuit; je vous baise sur les deux joues tendre-
ment.
A Eugène Crépet.
Vendredi soir.
Mon ami très cher.
Vous êtes bien aimable, mais bien pressé! cela me
flatte, mais me gêne. — Pour avoir fait une promesse
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 333
de pareille nature à Charles Edmond, je me suis, reculé
d'un an dans la confection de Salammbô! Si je vous
répondais par un oui formel, il en serait de même pour
le roman où je suis attelé. J'ai besoin, pour travailler,
de la plus complète liberté d'esprit; ce qui chaufîe les
autres me glace, ce qui les anime me paralyse. Ma
haine pour la typographie est telle que je n'aime pas
à entrer dans une imprimerie et que j'ignore la ma-
nière de corriger les épreuves. Je vous réponds donc
brutalement : laissez-moi tranquille, ou autrement je
n'en finirai jamais.
Vous ne douiez pas que je n'aie envie : 1° d'entrer
dans votre papier, puisqu'il est vôtre, et 2° de gagner
quelques piastres avec ma copie. Voilà deux vérités
qui me semblent incontestables.
Mon bouquin ne peut être fini avant la fin de 1869»
ainsi vous avez du temps. Quant à revoir mon traité
avec Lévy, je ne l'ai pas sous la main, il est à Crois-
set. Voulez- vous venir me voir un de ces matins (avant
midi) à partir de mardi ou mercredi prochain? Je ne
vous donne rendez-vous ni dimanche ni lundi, parce
que je serai absent ces deux jours-là. Je suis content
que vous vous soyez arrangé avec M. de Maricourt.
Mille poignées de main et tout à vous.
A George Sand.
Chère maître,
Comment! pas de nouvelles?
Mais vous allez me répondre puisque je vous de-
mande un service. Je lis ceci dans mes notes : « Na^
tional de 1841. Mauvais traitements infligés à Barbes,
334 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
coups de pied sur la poitrine, on le traîne par la
barbe et les cheveux pour le transférer dans un in-pace.
Consultation d'avocats signée : E. Arago, Favre, Ber-
ryer, pour se plaindre de ces abominations. »
Informez-vous près de lui si tout cela est exact; je
vous en serai obligé.
A Edmond et Jules de Goncourt.
• Vendredi l heure.
Mon cher vieux ,
En arrivant à Paris avant- hier, j'ai appris votre
nomination par l'arlicle^de Scholl. Mon plaisir donc a
été mêlé de désagrément.
Puis, hier soir, la princesse m'a dit que vous étiez à
Paris. Si vous aviez l'habitude d'ouvrir aux gens qui
viennent frapper à votre porte, je me serais présenté
chez vous, vers minuit, pour vous embrasser
Comment nous voir? car je repars ce soir
Ce n'est pas vous que je voulais complimenter, mais
Jules, à qui la chose a dû faire plus de plaisir qu'à
vous. Le 15 août prochain, ce sera votre tour.
Adieu, mon cher vieux, je vous embrasse tous les
deux très tendrement.
Je vous ai écrit à Trouville, poste restante. Avez-
vousreçu ma lettre?
P. S. Un remords me prend. Que faites-vous ce soir?
où serez-vous de cinq heures à minuit ? Il n'est pas sûr
que je puisse dîner avec vous??? Mais où se voir?
Vous savez que ça se porte dès que c'est imprimé
dans le Moniteur.
CORRESPO.NDANCE DE G. FLAUBERT. 335
Donc, voici un petit cadeau de votre ami. Coupez
ledit ruban et le portez.
Je dis coupez par moitié, car il y en a pour deux.
A George Sand.
Nuit de mercredi...
J'ai suivi vos conseils, chère maître, fai fait de
V exercice ! ! !
Suis- je beau, hein?
Dimanche soir, à onze heures, il y avait un tel clair
de lune sur la rivière et sur la neige que j'ai été pris
d'un prurit de locomotion et je me suis promené pen-
dant deux heures et demie, me montant lo bourrichon,
me figurant que je voyageais en Russie ou en Nor-
vège. Quand la marée est venue et a fait craquer les
glaçons de la Seine et leau gelée qui couvrait les
cours, c'était, sans blague aucune, superbe. Alors j'ai
pensé à vous et je vous ai regrettée.
Je n'aime pas à manger seul. Il faut que j'associe
l'idée de quelqu'un aux choses qui me font plaisir.
Mais ce quelqu'un est rare. Je me demande, moi
aussi, pourquoi je vous aime. Est-ce parce que vous
êtes un grand homme ou un être charmant? Je n'en
sais rien. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'éprouve pour
vous un sentiment particulier et que je ne peux pas
définir.
Et à ce propos, croyez-vous (vous qui êtes un maître
en psj^chologie) qu'on aime deux personnes de la
même façon? et qu'on éprouve jamais deux sensations
identiques? Je ne le crois pas, puisque notre indi-
vidu change à tous les moments de son existence.
336 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Vous m'écrivez de belles choses sur « l'affection
désintéressée ». Cela est vrai, mais le contraire aussi !
Nous faisons toujours Dieu à notre image. Au fond de
tous nos amours et de toutes nos admirations, nous
retrouvons : nous, ou quelque chose d'approchant.
Qu'importe, si nous est bien î
Mon moi m'assomme pour le quart d'heure. Gomme
ce coco-là me pèse sur les épaules par moments! Il
écrit trop lentement et ne pose pas le moins du monde
quand il se plaint de son travail. Quel pensum! et
quelle diable d'idée d'avoir été chercher un sujet pa-
reil! Vous devriez bien me donner une recette pour
aller plus vite; et vous vous plaignez de chercher for-
tune! Vous!
J'ai reçu de Sainte-Beuve un petit billet qui me ras-
sure sur sa santé, mais qui est lugubre. Il me paraît
désolé de ne pouvoir hanter les bosquets de Gypris !
Il est dans le vrai, après tout, ou du moins dans son
vrai , ce qui revient au même. Je lui ressemblerai
peut-être quand j'aurai son âge? Je crois que- non,
cependant. N'ayant pas eu la même jeunesse, ma vieil-
lesse sera différente.
Gela me rappelle que j'ai rêvé autrefois un livre sur
Sainte-Périne. Ghampfleury a mal traité ce sujet-là.
Gar je ne vois pas ce qu'il a de comique; moi, je l'au-
rais fait atroce et lamentable. Je crois que le cœur ne '
vieillit pas; il y a même des gens chez qui il augmente
avec l'âge. J'étais plus sec et plus âpre il y a vingt
ans qu'aujourd'hui. Je me suis féminisé et attendri par
l'usure, comme d'autres se racornissent, et cela m'in-
digne. Je sens que je deviens vache^ il ne faut rien
pour m'émouvoir; tout me trouble et m'agite, tout
m'est aquilon comme au roseau.
Un mot de vous, qui m'est revenu à la mémoire, me
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 337
fait relire maintenant la Jolie Fille de Perth. C'est
coquet, quoi qu'on en dise. Ce bonhomme avait quel-
que imagination, décidément.
Allons, adieu. Pensez à moi. Je vous envoie mes
meilleures tendresses.
A la même.
Nuit de mercredi.
Chère maître, chère amie du bon Dieu, « parlons
un peu de Dozenval », rugissons contre M. Thiers!
Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croû-
tard plus abject, un plus étroniîorme bourgeois ! Non,
rien ne peut donner l'idée du vomissement que m'ins-
pire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa
bêtise sur le fumier de la bourgeoise! Est-il possible
de traiter avec un sans-façon plus naïf et plus inepte
la philosophie, la religion , les peuples, la liberté, le
passé et l'avenir, l'histoire et l'histoire naturelle, tout,
et le reste! Il me semble éternel comme la médiocrité!
Il m'écrase.
Mais le beau, ce sont les braves gardes nationaux
qu'il a fourrés dedans en 1848, et qui recommencent
à l'applaudir! Quelle infinie démence! Ce qui prouve
que tout consiste dans le tempérament. Les prosti-
tuées, — comme la France, — ont toujours un faible
pour les vieux farceurs.
Je tâcherai, du reste, dans la troisième partie de
mon roman (quand j'en serai à la réaction qui a suivi
les journées de Juin), d'insinuer un panégyrique dudit,
à propos de son livre : De la Propriété, et j'espère
qu'il sera content de moi.
Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois
29
338 CORRESPONDÂINCE DE G. FLAUBERT.
son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer
de passer, plus tard, pour un imbécile? Gela est un
rude problème. Il me semble que le mieux est de les
peindre, tout bonnement, ces choses qui vous exas-
pèrent. Disséquer est une vengeance.
Eh bien! ce n'est pas à lui que j'en veux, ni aux
autres; mais aux nôtres.
Si l'on se fût préoccupé davantage de l'instruction
des classes supérieures en reléguant pour plus tard
les comices agricoles; si on avait mis enfin la tête
au-dessus du ventre, nous n'en serions pas là proba-
blement?
Je viens de lire, cette semaine, la Préface de Bûchez
à son Histoire parlementaire. C'est de là entre autres
que sont sorties beaucoup de bêtises, dont nous por-
tons le poids aujourd'hui.
Et puis, ce n'est pas bien de dire que je ne pense
pas à « mon vieux Troubadour » ; à qui donc penser?
à mon bouquin peut-être? mais c'est bien plus difficile
et moins agréable.
Jusques à quand restez-vous à Cannes?
Après Cannes est-ce qu'on ne reviendra pas à Paris?
Moi, j'y serai vers la fin de janvier.
Pour que j'aie fini mon livre dans le printemps de
1869, il faut que d'ici là je ne me donne pas huit jours
de congé! voilà pourquoi je ne vais point à Nohant.
C'est toujours l'histoire des amazones. Pour mieux
tirer de l'arc, elles s'écrasaient le téton. Est-ce un si
bon moyen, après tout!
Adieu, c;hère maître, écrivez-moi, heini
Je vous embrasse tendrement.
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 339
A Armand Barbes.
Croisset, 8 octobre 1867.
Je ne sais, monsieur, comment vous remercier de
votre lettre, si aimable, si cordiale et si noble. J'étais
habitué à vous respecter, à présent je vous aime.
Les détails que vous m'envoyez seront mis (inci.-
demment) dans un livre que je fais et dont l'action se
passe de 1840 à 1852. Bien que mon sujet soit pure-
ment d'analyse, je touche quelquefois aux événements
de l'époque. — Mes premiers plans sont inventés et
mes fonds réels.
Vous connaissez mieux que personne bien des choses
qui me seraient utiles et que j'aurais besoin d'entendre.
Mais il n'y a pas moyen de nous voir, puisque vous
habitez là-bas et moi ici. Sans M"'^ Sand, je ne sau-
rais même comment vous faire parvenir mes remer-
ciements. J'ai été bien touché de ce que vous me dites
sur elle. Ce nous est une religion commune — avec
d'autres.
Aussi, je me permets de vous serrer les mains très
fort et de me dire :
Tout à vous.
Croisset, mardi soir.
M. de Maricourt ne s'est point trompé en préjugeant
une sympathie entre nous deux. Son livre m'a lelle-
340 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
ment plu que je vais vous dire exactement, entière-
ment ce que j'en pense. Si je le trouvais médiocre, je
vous enverrais un éloge sans resU'ictions el tout serait
dit. Mais les Deux chemins sont une œuvre à con-
sidérer. Donc, au risque de faire lepi07i(mais j'y suis
contraint), je commence.
Quant à de l'intérêt, il y en a beaucoup, et du talent
aussi — un talent franc et charmant; c'est plein de
choses étudiées, vues, vécues. Jusqu'aux deux tiers du
livre (à pari quelques petites taches, des étourderies)
j'ai à peu près tout admiré. Mais à partir du tremble-
ment de terre (page 140), il me semble que le roman
ne se tient plus sur les pieds. Je veux dire que les évé"
nements ne dérivent plus du caractère des person-
nages ou que ces mêmes caractères ne les produisent
pas. Car c'est l'un ou l'autre (et même l'un et l'autre)
dans la réalité. Les faits agissent sur nous, et nous
les causons. Ainsi, à quoi sert la révolution de Sicile?
Déborah n'avait pas besoin de cela pour s'en aller, et
Pipinna pour mourir. Pourquoi ne pas leur avoir tr€>uvé
une fin en rapport naturel avec tous leurs antécédents?
Cela est de la fantaisie et donne à une œuvre sérieu-
sement commencée des apparences légères. Le roman,
selon moi, doit être scientifique, c'est-à-dire rester
dans les généralités probables. Voilà mon plus gros
reproche et même le seul qui soit grave.
J'ai été ravi tout d'abord par le portrait de Pipinna
et l'intérieur de sa famille. Si tout était de ce calibre-là,
le livre serait un chef-d'œuvre. Stella, le père, la ma-
man, tout cela est parfaitement fait. Certaines pages
exhalent un parfum du Midi qui vous pénètre ; on s'é-
crie : C'est ça.
J'aime beaucoup Déborah. Sa description de l'en-
fant mort est un bijou. Mais ce qui domine tout le
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 341
livre, c'est la promenade en canot (pages 76 et sui-
vantes). Quand on a écrit ces pages-là, on est capable
de tout écrire. Pas un écrivain qui ne puissr. s'en
honorer.
Le parallélisme entre les deux femmes ma?che na-
turellement, tout est bien engagé; mais après la soi-
rée où Déborah chante, commence (pour moi) le revers
de la médaille. J'ai compris jusque-là et admiré ce
caractère, mais il devient trop voulu de la part de
l'auteur. Je la trouve un peu trop actrice et poseuse,
les femmes perdues sont plus naïves? Quel intérêt
a-t-elle à faire le monstre? Il me semble que la vérité
(probable) et la moralité du livre y auraient gagné si
elle eût fini par aimer Horman juste au moment où
celui-ci s'en fût dégoûté ! Du reste, elle a de beaux mou-
vements d'éloquence. Maison se demande: est-ce vrai?
tandis que l'on croit, comme si on les avait reçues
soi-même, aux hyperboles orientales de Pipinna parce
qu'elle est humaine. Je crois, enfin, qu'à un certain
moment l'auteur a voulu montrer son esprit et a perdu
de vue ses personnages, si bien plantés tout d'abord.
Gela commençait comme un grand roman , puis a
tourné à la nouvelle.
Je blâme le rét*e (page 42) comme poncif. L'auteur
ne s'aperçoit pas non plus parfois qu'il gâte ce qu'il
vient de faire. Ainsi (page 23), entre deux paragraphes
excellents, il intercale une naïveté qui détruit son
effet : « Gomme pour obéir à la grande loi du con-
traste. »
Puisque vous me montrez le contraste, vous n'avez
pas besoin de me le dire. Il y a (rarement il est vrai)
des métaphores fausses, mais il y en a ; ainsi dans
Un Purgatoire en sol dièze, qui est un petit conte du
meilleur goût : « Je fus frappé de l'extrême douceur »
29.
342 CORRESPONDA^'CE DE G. FLAUBERT.
Une douceur ne frappe pas. Ahl je suis un pédant! je
sais bien. Mais quand on a de jolies mains, on doit les
soigner. Or, M. de Maricourt a non seulement une
main d'artiste très bien faite et exercée, mais il a le
biceps saillant, ce qui vaut mieux. Son livre a des
parties énergiques et viriles. On y sent ce qui est
la première des choses : une individualité. J'au-
rais encore beaucoup à vous dire, car ce livre, je
vous le répète, m'a frappé. Je l'ai lu d'une haleine et
je reviens de le feuilleter. Faites donc à son auteur
mes compliments très sincères. Je voudrais le con-
naître, il me plaît.
A Michelet.
Croisset, mardi 13 novembre 1807.
Mon cher maître,
Je ne sais de quelle formule me servir pour vous
exprimer mon admiration.
La dernière pierre de votre gigantesque monument
me semble un bloc d'or. J'en suis ébloui.
Voilà la première fois que je saisis nettement la fin
du dix-huitième siècle. Jusqu'à vous je n'avais rien
compris à M. de Ghoiseul, à Marie -An toi net te, à
l'affaire du Collier, etc. Je vous remercie d'avoir remis
à sa place Galonné dont Te: altation par Louis Blanc
me semblait une injustice. C'est pour cela qu'on vous
aime surtout. Vous êtes juste, vous.
Quant à votre jugement sur Rousseau, je puis dire
qu'il me charme, car vous avez précisé exactement ce
que j'en pensais.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 343
Bien que je sois dans le troupeau de ses petits-fils
cet homme me déplaît. Je crois qu'il a eu une. influence
funeste? C'est le générateur de la démocratie en-vieuse
et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont
obscurci dans les cerveaux français l'idée du droit.
Je ne relève pas tout ce qui m'a enthousiasmé dans
votre volume. Les aperçus, les mots, les traits, les
idées. Un tissu de merveilles.
Il ne me reste plus qu'à relire souvent ce volume,
que j'ai dévoré d'un seul coup. Puis je vais le mettre
près de ses aînés dans le compartiment de ma biblio-
thèque qui contient Tacite, Plutarque et Shakespeare,
ceux qu'on relit toujours et dont on se nourrit. Gela
n'est pas une manière de parler, car vous êtes certai-
nement l'auteur français que j'ai le plus lu, relu.
Il m^e tarde de vous voir pour vous remercier encore
une fois, mon cher maître. Je sais que vous avez eu
la bonté de passer chez moi au mois de septembre
dernier. Je ne reviendrai pas à Paris avant la fin de
janvier.
Voulez-vous avoir la bonté de me rappeler au sou-
venir de madame Michelet?
Permettez- moi de vous serrer les deux mains
Votre admirateur et très affectionné.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Nuit de mercredi.
J*ai reçu les deux volumes ce matin à onze heures
et je viens de les finir. C'est vous dire, mes bons, que
Manette Salomon m'a occupé toute la journée. J'en
suis ahuri, ébloui, bourré. Les yeux me piquent.
344 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Donc, je vous expectore mon sentiment, sans la
moindre préparation.
Quant à du talent, ça en regorge. Quelle abondance,
n... deD...! Jamais de la vie vous n'avez été plus
uous, ce qui est le principal.
Voici, en fermant les paupières, ce que je revois.
ioei avant tout le caractère de Garnotelle. Ce bon-
homme-là est réussi et enfonce Pierre Grasson de
cent coudées ; 2° toutes les poses de Manette. Vous
avez là des pages à apprendre par cœur, des morceaux
qui sont exquis, parfaits ; 3° un clair de lune finissant
par « et la bêtise môme des femmes rêvait », n'est-ce
pas là la phrase?
Iln'y a pas une seule des tirades de Ghassagnol qui ne
me plaise! Mais (il faut bien critiquer) je vous demande,
en toute humilité, si elles ne sont pas toutes un peu
pareilles comme valeur et comme tournure?
Je me suis moins amusé au commencement du
second volume. Fontainebleau m'a semblé un peu
long. Pourquoi?
Ah! j'oubliais une chose superbe : la baignade
d'Anatole, dans la Seine, la nuit. Il est excellent, le
Bohême, excellent d'un bout à l'autre.
Id. des embêtements causés à Goriolis par la Jui-
verie. Il y a vers la fin du second volume une foule de
choses exquises. L'enfoncement de l'artiste par la
femme, les doutes qu'il a de lui-même, toute cette fin
m'a navré. C'est neuf, vrai et fort. Je connaissais le
Jardin des Plantes et le tableau du satyre-bourgeois.
Mais j'ignorais celui de Trouville qui le vaut.
Gomment avez- vous pu faire des descriptions d'Asie-
Mineure si vraies? et dans la înesure exacte? ce qui
n'était pas facile.
Deux chicanes idiotes : 1» Vous écrivez tatikos, il
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 345
me semble? c'est tactikos; 2° « aux miss », le pluriel
de miss est misses.
Le père Langibont m'a été au cœur, en souvenir de
M. Langlois qui était, lui aussi, un élève de David.
J'ai reconnu beaucoup de marques et retrouvé beau-
coup de choses.
L'enterrement du singe au clair de lune me reste
dans la tête comme si je l'avais vu, ou plutôt éprouvé.
Pauvre singe ! On Taime !
P. S. — Envoyez-moi un exemplaire sur papier
ordinaire. Car je ne veux pas prêter mon exemplaire,
et, comme il va rester sur ma table, les personnes de
ma famille me le prendraient.
Je n'y vois plus, excusez la bêtise de ma lettre. J'ai
voulu seulement vous envoyer un bravo, mes chers
bons. J'ai bien raison de vous aimer et je vous embrasse
plus fort que jamais.
A Jules Duplan.
Groisset, dimanche 18 décembre 1867.
Gomme je voudrais être avec toi, mon bon cher
vieux : 1^ parce que je serais avec toi; 2^ parce que je
serais en Egypte; 3° parce que je ne travaillerais pas;
4° parce que je verrais le soleil, etc., etc.
Tu n'imagines pas l'horrible temps qu'il fait aujour-
d'hui. Le ciel est grisâtre comme un pot de chambre
mal lavé et plus bête encore que laid.
Je vis actuellement tout à fait seul, ma mère étant à
Rouen. Monseigneur vient me voir d'habitude tous les
dimanches. Mais aujourd'hui, il traite, il donne à
dîner à un tapissier de ses amis. Sa sérénité commence
346 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
à revenir. Je crois qu'il est sur le point d'empoigner
un sujet. Mais son changement de résidence l'avait
complètement dévissé. J'ai reçu avant-hier une lettre
de Maxime. Il me paraît en très bon état — rugissant
d'ailleurs contre M. Thiers, lequel est maintenant le
roi de France. Voilà où nous en sommes, mon bon,
absolument cléricaux. Tel est le fruit de la bêtise
démocratique ! Si on avait continué par la grande route
de M. de Voltaire, au lieu de prendre par Jean- Jacques,
le néo-catholicisme, le gothique et la fraternité, —
nous n'en serions pas là. La France va devenir une
espèce de Belgique, c'est-à-dire qu'elle sera divisée
franchement en deux camps. Tant mieux! Quel cou-
pable qu'Isidore! Mais comme il faut toujours tirer de
tout un agrément personnel, je me réjouis, quant à
moi, du triomphe de M. Thiers. Gela me confirme dans
le dégoût de ma patrie et la haine que je porte à ce
Prudhomme; — est-il possible de parler de la religion
et de la philosophie avec un laisser-aller plus idiot! Je
me propose, du reste, de l'arranger dans mon roman
quand j'en serai à la réaction qui a suivi les journées
de Juin. J'aurai (dans le second chapitre de ma 3* partie)
un dîner où on exaltera son livre sur la propriété. —
Je travaille comme trente mille nègres, mon pauvre
vieux, car je voudrais avoir fini ma seconde partie à la
fin de janvier. Pour avoir terminé le tout, au printemps
de 69, de manière à publier dans deux ans d'ici, je n'ai
pas huit jours à perdre, tu vois la perspective. — Il y
a des jours, comme aujourd'hui, où je me sens moulu^
J'ai peine à me tenir debout, et des suffocations inter-
mittentes-m'étoufïent.
C'est jeudi dernier que j'ai eu quarante-six ans, cela
me fait faire des réflexions philosophiques! En regar-
dant en arrière je ne vois pas que j'aie gaspillé ma vie,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 347
et qu*ai-je fait, miséricorde! Il serait temps de pondre
quelque chose de propre.
N'oublie pas d'étudier, pour moi, le Coquin Orien-
talo-Occidental ; fourre dans ta mémoire quelques
anecdotes idoines à mes désirs — prends-moi des notes.
Etne t'abrutis pas dans les billards européens ! Repasse-
toi une séance d'aimée, et va voir les Pyramides. Qui
sait si tu retourneras jamais en Egypte? Profite de
l'occasion! crois-en un vieux plein d'expérience — et
qui t'aime. Si tu y penses, rapporte-moi : lo un flacon
d'huile de santal et, 2° une ceinture de pantalon en
filet; songe que ton ami a la bedaine grosse. En fait
de nouvelles, l'artiste Feydeau a un succès avec la
Comtesse de Châlis, ce qui ne l'empêche pas d'échan-
ger, dans le Figaro, des objurgations avec risraéhte
Lévy. La « Manette Salomon » des bichons me paraît
avoir remporté une veste d'une telle longueur qu'elle
peut passer pour linceul; c'est à lire néanmoins.
En fait de lectures, je me suis livré dernièrement à
l'étude du croup. Il n'y a pas de style plus long et plus
vide que celui des médecins! Quels bavards! et ils
méprisent les avocats !
Fais-moi penser à t'apporter une roide pièce de vers
composée par Bérat; c'est un éloge de Rouen comme
tu n'en découvriras pas dans les hypogées, je t'en
réponds.
A George Sand.
!«' janvier 1868.
Ce n'est pas gentil de m'attrister avec le récit des
amusements de Nohant, puisque je ne peux en prendre
ma part. Il me faut tant de temps pour faire si peu
348 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
que je n'ai pas une minute à perdre (ou à gagner), si
je veux avoir fini mon lourd bouquin dans l'été
de 1869.
Je n'ai pas dit qu'il fallait se supprimer le cœur,
mais le contenir, hélas!
Quant au régime que je mène et qui est hors des
lois de l'hygiène, ce n'est pas d'hier, j'y suis fait. J'ai
néanmoins un éreintement assez conditionné et il est
temps que ma seconde partie finisse, après quoi j'irai
à Paris. Ce sera vers la fin de ce mois. Vous ne me
dites pas quand vous reviendrez de Cannes.
Ma fureur contre M. Thiers n'est pas calmée, au
contraire! Elle s'idéalise et s'accroît.
A la même
Enfin, enfin, on a donc de vos nouvelles, chère
maître, et de bonnes, ce qui est doublement
agréable.
Je compte m'en retourner vers ma maison des
champs avec M""^ Sand, et ma mère l'espère aussi.
Qu'en dites-vous? Car enfin, dans tout ça on ne se
voit pas, nom d'une balle !
Quant à mes déplacements, à moi, ce n'est pas
l'envie de m'y livrer qui me manque. Mais je serais
perdu si je bougeais d'ici la fin de mon roman. Votre
ami est un bonhomme en cire; tout s'imprime dessus,
s'y incruste, y entre. Revenu de chez vous, je ne son-
gerais plus qu'à vous et aux vôtres, à votre maison, à
vos paysages, aux mines des gens que j'aurais ren-
contrés, etc. Il me faut de grands efforts pour me
recueillir; à chaque moment je déborde. Voilà pour-
quoi, chère bon maîlre adorée, je me prive d'aller
CORRESPONDAJNCE DE G. FLAUBERT. 349
m'asseoir et rêver tout haut dans votre logis. Mais,
dans l'été ou l'automne de 1869, vous verrez quel joli
voyageur de commerce je fais, une fois lâché au grand
air. Je suis abject, je vous en préviens.
En fait de nouvelles, il y a du re-calme depuis que
l'incident Kerveguen est mort de sa belle mort.
Était-ce farce ? et bête !
Sainte-Beuve prépare un discours sur la loi de la
presse. Il va mieux, décidément. J'ai dîné mardi avec
Renan. Il a été merveilleux d'esprit et d'éloquence,
et artiste ! comme jamais je ne l'avais vu. Avez-vous
lu son nouveau volume? Sa préface fait du bruit.
Mon pauvre Théo m'inquiète. Je ne le trouve pas
roide.
A Henri Taine.
« Mes personnages imaginaires m'affectent, me
poursuivent, ou plutôt c'est moi qui suis en eux. Quand
j'écrivais l'empoisonnement d'Emma Bovary j'avais si
bien le goîd d'arsenic dans la bouche, j'étais si bien
empoisonné moi-même que je me suis donné deux in-
digestions coup sur coup, deux indigestions très
réelles, car j'ai vomi tout mon dîner. »
« N'assimilez pas la vision intérieure de l'artiste à
celle de l'homme vraiment halluciné. Je connais par-
faitement les deux états; il y a un abîme entre eux.
Dans l'hallucination proprement dite, il y a toujours
terreur.; vous sentez que votre personnalité vous
échappe; on croit que Ton va mourir. Dans la vision
350 CORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT.
poétique, au contraire, il y a joie; c'est quelque chose
qui entre en vous. Il n'en est pas moins vrai qu'on ne
sait plus où l'on est... Souvent cette vision se fait
lentement, pièce à pièce, comme les diverses partis
d'un décor que l'on pose ; mais souvent aussi elle
est subite, fugace comme les hallucinations hypno-
gogiques. Quelque chose vous passe devant les yeux ;
c'est alors qu'il faut se jeter dessus avidement. »
A Jules Duplan.
Croisset, nuit de vendredi à samedi,
24 janvier 1S6S. i
Comme je suis content de te savoir heureux, mon
cher bougre ! Je vois d'ici ta binette et celle de Ger-
nuschi contemplant les fresques de Medinet-A)i ou. La
plus basse envie me dévore. Nom d'une balle, quaje
voudrais être avec vous ! mais quels seigneurs vous
faites, un pyroscaphe- pour Vos Excellences et Ma-
riette Bey pour cicérone !
Me voilà arrivé à peu près à la fin de ma seconde
partie. Je viens, ce soir, de bâcler les huit dernières
pages. Il me reste à y mettre le graine fin; la ligne
est faite. Quant au trait de force?...
Aussi, mercredi prochain vais-je me ruer vers la
capitale, ce centre des arts, cette ville qui comme une
courtisane, etc.. Un peu de repos, franchement, ne
me sera pas nuisible.
D'ailleurs, j'ai, depuis six mois, vécu si obstinément
seul sur le Parnasse qu'il est bien juste que j'aille à
Gythérée 1
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 351
J'ai eu dernièrement des embêlements graves. La
petite fille de ma nièce Juliette est morte d'une pneu-
monie, suite d'une rougeole La mère et le moutard
avaient eu la rougeole; la mère l'avait encore et était
dans son lit. Tu n'imagines rien de lamentable comme
cette jeune femme la tête sur son oreiller et répétant
au milieu de ses larmes « ma pauvre petite fille ». Le
grand-père (mon frère) était complètement dévissé.
Quant à ma mère, elle supporte cela (jusqu'à présent,
du moins) mieux que je ne l'aurais cru.
Je ne suis pas content de Monseigneur, il me semble
profondément malade, sans pouvoir dire en quoi? Il
tousse fréquemment et souffle sans discontinuer comme
un cachalot ; ajoute à cela une tristesse invincible.
Monseigneur tourne à l'hypocondrie et l'animal a plus
de talent que jamais! il fait des pièces de vers déta-
chées superbes, mais ne trouve pas de sujet de drame:
c'est là ce qui le désole et lui fait prendre le genre
humain en haine. Il débine tout le monde. Le major
m'a écrit une lettre gigantesque (humoristique et bla-
gueuse) , où il luttait avec Grimm de verve et de fan-
taisie. Notre Max va bien. Laporte m'a fait cadeau de
six fromages, voilà à peu près toutes les nouvelles.
Quant à la politique, Thorizon se calme. On est
à la paix. Quel chien d'hiver! J'ai vu la Seine à
Rouen complètement prise, c'est la troisième fois
seulement que dans ma longue carrière je jouis de ce
spectacle hyperboréen. Après le froid, nous avons
eu des coups de vent abominables. A l'heure où je
t'écris, le vent mugit et la rivière prend des tournures
d'Océan.'
Il doit faire plus beau à tes côtés. Vous êles-vous
repassés une soirée de cocottes indigènes, au moins I
Réponds-moi à Paris et dis-moi que tu reviens bien-
SS'â CORP.F.SPOiNDANCE DE G. FLAUBERT.
tôt. Amitiés h Cerntischi. Quant à toi, mon bon vieux,
je t'embrasse tendrement.
A Louis Bonenfant.
Croisset, jeudi.
Mon cher ami,
Je ne t'ai pas suffisamment remercié. Ta narration
est de tous points excellente et me fournira de bons
détails. Tu m'as rendu un vrai service en me l'en-
voyant.
Je remercie aussi ma petite cousine Emilie pour son
vocabulaire nogentais et je reconnais cette attention
par la plus noire ingratitude, car :
Je ne puis me soumettre à son désir qui est de chan-
ger le nom du héros de mon roman. Tu dois te souve-
nir, cher ami, qu'il y a quatre ans je t'ai demandé s'il
y avait encore à Nogent des personnes du nom de Mo-
reau ? Tu m'as répondu qu'il n'y en avait pas et tu
m'as fourni plusieurs noms du pays que je pouvais
employer sans inconvénient. Fort de tes renseigne-
ments je me suis embarqué naïvement. Il n'est plus
temps pour moi de revenir là-dessus. Un nom propre
est une chose extrêmement importante dans un roman,
une chose capitale. On ne peut pas plus changer un
personnage de nom que de peau. C'est vouloir blanchir
un nègre.
CORRESPOjNDANCE de g. FLAUBERT. 353
Tant pis pour les Moreau qui existent à Nogent.
Ils n'auront pas d'ailleurs à se plaindre de moi.
Car mon M. Moreau est un jeune homme très chic.
A Ernest Feydeau.
Croisset, mercredi soir.
Mon cher vieux,
Je ne t'oublie pas du tout, quoique tu en die ! mais
je n'ai rien à te conter! Mon silence n'a pas d'autre
raison.
Je me mets à ma table vers midi et demi, à cinq
heures je pique un chien qui dure quelquefois jusqu'à
sept, alors je dîne — puis, je me réf.,. à la pioche
jusqu'à trois heures et demie ou quatre heures du
malin — et je lâche de fermer l'œil après avoir lu un
chapitre du sacro-saint immense et extra-beau Rabe-
lais. Voilà.
J'espère avoir fini ma seconde partie à la fin de
jan-.ierfet tout le reste dans l'été de 1869, ce qui ne
me promet point, jusque-là, poires molles.
Tu serais bien aimable de m'envoyer une re-comtesse
de Châlis, pour la répandre.
La mienne est déjà éreinlée.
Je te remercie des trois numéros du Figaro. Qu'est-
ce que ça devient?
Rugis-tu contre M. Thiers? Quel profond penseur,
hein! Peut-on voir un Prudhomme plus radical? est-
on béte en France, n... de D...
10.
3S4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A M"^ Leroyer de Chantepie.
Goisset, 2-t janvier 1868.
Non! je ne vous oublie pas, chère demoiselle, et je
suis peiné de vous savoir malade. Si la sympathie en
ces occasions pouvait servir à quelque chose, vous
seriez guérie. Quel genre de maux d'yeux avez- vous?
Il est donc intermittent, puisque vous m'avez écrit
quelques lignes au bas de votre lettre. i
Vous m'annoncez la mort d'un vieil ami à vous. Moi î
aussi, j'ai à vous parler de deuil. La semaine dernière
j'ai perdu une petite nièce que j'aimais beaucoup, une
enfant de trois ans. Emportée en cinq jours par une
pneumonie, suite d'une rougeole. La mère était malade 1
elle-même. J'ai assisté à des désespoirs profonds, dont *
j'avais ma part, et j'ai monté une fois de plus la côte de
ce cimetière où j'en ai déjà tant mis des miens.
Puisque nous aimons tous les deux madame^Sand
et que vous me demandez de ses nouvelles je puis vous
en donner, quoique je ne l'aie pas vue depuis longtemps.
Mais je la verrai dans une huitaine de jours, à Paris où
je retourne pour quatre mois environ. Elle va très bien
et devait passer l'hiver dans le Midi, mais le grand
froid qui rendait les voyages difficiles l'en a empêchée.
Mon roman est arrivé à la fin de sa seconde partie.
Mais pour l'avoir entièrement terminé, il me faut bien
encore dix mois. J'aborde la Révolution de 1848, et
en étudiant cette époque-là, je découvre beaucoup de
choses du passé qui expliquent des choses actuelles. Je
crois que l'influence catholique y a été énorme et déplo_
rable.
Je ne pense pas comme vous qu'on soit à la veille
COIiRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT. 3o5
d'une guerre religieuse, la Foi manque trop de part et
d'autre. Nous sommes dans le temps de la blague, et
rien de plus. Tant pis pour les gens comme nous qu'elle
n'amuse pas.
Est-ce que vous ne pourriez pas trouver quelqu'un
qui vous ferait des lectures pour continuer votre his-
toire de l'Anjou? Je suis très fâché que vous ayez
abaitdonné ce travail, qui vous était sain et utile.
Vos chagrins me semblent si profonds et enracinés
que je ne sais plus que vous conseiller, chère demoi-
selle. Soignez vos yeux et tâchez de ne pas songer à
ce qui vous afflige.
A George Sand.
Chère maître,
Dans votre dernière lettre, parmi les choses gen-
tilles que vous me dites, vous me louez de n'être pas
« hautain » ; on n'est pas hautain avec ce qui est haut.
Ainsi, sous ce rapport, vous ne pouvez me connaître,
je vous récuse.
Bien que je me croie un bon homme, je ne suis pas
toujours un monsieur agréable, à preuve ce qui m'est
arrivé jeudi dernier. Après avoir déjeuné chez une
dame que j'avais appelée « imbécile », j'ai été faire une
visite chez une autre que j'ai traitée de « dinde » ; telle
est ma vieille galanterie française. La première m'avait
assommé avec ses discours spiritualistes et ses pré-
tentions à l'idéal; la seconde m'a indigné en me disant
que Renan était un « coquin ». Notez qu'elle m'a avoué
n'avoir pas lu ses livres. Il y a des sujets sur lesquels
je perds patience, et, quand on débine devant moi un
ami, mon sang de sauvage revienl, je vois rouge. Rien
356 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
de plus sot ! car ça ne sert à rien et ça me fait un mal
affreux.
Ce vice-là, du reste, le lâchage des amis en société^
me semble prendre des proportions gigantesques !
A Jules Duplan.
Paris, dimanche 17, 6 h. du soir.
Mon cher bonhomme.
J'ai été bien content, ce matin, en recevant ta
lettre. Je commençais à trouver qu'elle tardait à
venir. J'avais même été, jeudi, chez Blamont pour
avoir de tes nouvelles. Enfin, tu vas bien et tu t'a-
muses! « Taïeb, taïeb quetir î »
Tu ne saurais croire comme tu me manques ici, et
je serais bien dupe si je m'en retournais à Groisset
avant ta rentrée à Paris. Dans ce cas- là, il faudra que
tu viennes me voir là-bas, ne serait-ce qu'un jour.
Tu es juste maintenant dans le milieu dont j'aurais
besoin pour mon roman sur l'Orient moderne. Tu vois
les choses et fréquentes des binettes qui me seront
indispensables. Pense-z-y. Je ne te demande pas,
bien entendu, de prendre des notes; mais j'en pren-
drai d'après tes souvenirs tout récents, que tu me dé-
rouleras dans le silence du cabinet.
Blamont a été très gentil. Lévy m'a enfin prêté cinq
mille francs, que j'espère, du reste, lui rendre au
mois de mai prochain; car ma mère a vendu sa ferme
de Gourtavent et veut nous en partager le montant. Le
premier paiement aura lieu dans six semaines; je dois
avoir, alors, dix mille francs, dont je cracherai la
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 357
moitié à l'Israélite. Pour remercier Blamont de ses
bons services, je lui ai communiqué deux palimpsestes
HENAVRMES : l'un est un procès- verbal de gendar-
merie; l'autre, les mémoires secrets d'une dame. Pas
n'est besoin de dire que les deux documents sont lu-
briques.
Je suis arrivé de Croisset, ici, avec Monseigneur,
le 19 février, pour la centième de la Conjuration.
Trois jours après, la mère de Bouilhet mourait. Le
pauvre bougre a passé par d'atroces moments. Notre
ami Maxime a publié, dans la Revue des Deux Mondes,
un grand article sur le télégraphe, et est maintenant
lancé dans les voitures. Ses Forces perdues ont paru
en volume. Connais-tu cela? C'est évidemment ce
qu'il a fait de meilleur.
J'ai eu aujourd'hui Graindorge, le major et les
bichons, et il n'a été question, bien entendu, que des
Idées de madame Aubray, dont la première a eu lieu
hier. Succès énorme, je crois. Mais le plus beau a été
le père Dumas, qui s'est par trois fois présenté au
public pour se faire applaudir à la place de son fils.
Non, tu n'imagines pas quelque chose d'em
comme Galilée, « nous renonçons à peindre ». (Victor
Hugo, Notre-Dame de Paris ^ 1. III.)
Notre grand historien national baisse un peu; je
vois moins d'enthousiasme que l'année dernière. Le
poète Glatigny improvise à l'Alcazar et Lagier se
range. Elle vit en garni et paie des dettes...
Je cherche quelles nouvelles t'envoyer et je n'en
trouve plus ; il reste donc à te parler de moi. Tu me
demandes si je suis content de ce qui est fait? Fran-
chement, je n'en sais rien. Présentement, je lis un
tas de choses sur 48. Je vais à la bibliothèque des
députés et je recueille des renseignements de droite
358 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
et de gauche. Ah ! combien je voudrais être dans ta
peau, — ou plutôt à côté d'icelle, — pour fumer en-
semble un chibhah sous les arbres de l'Esbekieh ! Tu
n'imagines l'abominable hiver que nous avons; il
fait, par moments, aussi froid qu'au mois de janvier I
La neige tombe et le vent nous coupe en quatre.
La présente est stupide; je viens de l't^crire en hâte.
Il est sept heures; je n'ai que le temps de dîner, après
quoi j'irai chez la princesse, où l'on joue un proverbe
de Feuillet, — tu sais que c'est mon auteur.
Adieu. Reviens-nous le plus tôt possible. Amitiés
au grand.
A George Sand.
Samedi soir.
J'ai reçu vos deux billets, chère maître. Vous m'en-
voyez pour remplacer le mot « libellules » celui
d' « alcyons ». Georges Pouchet m'a indiqué celui de
gerre des lacs (genre Gerris). Eh bien ! ni l'un ni l'autre
ne me convient, parce qu'ils ne font pas tout de suite
image pour le lecteur ignorant.
Il faudrait donc décrire ladite bestiole? Mais ça
ralentirait le mouvement! ça emplirait tout le paysage!
Je mettrai « des insectes à grandes pattes », ou « de
longs insectes », ce sera clairet court.
Peu de Hvres m'ont plus empoigné que Cadio, et je
partage entièrement l'admiration de Maxime
Je vous en aurais parlé plus tôt si ma mère et ma
nièce ne m'avaient pris mon exemplaire. Enfin, ce soir,
on me l'a rendu; il est là sur ma table et je le feuillette
tout en vous écrivant.
Et d'abord, il me semble que ça doit avoir été comme
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 359
ça! ça se voit, on y est et on palpite. Combien de gens
ont dû ressembler à Saint-Gueltas, au comte de Sau-
viêres, à Rebec 1 et même à Henri, quoique les modèles
aient été plus rares. Quant au personnage de Gadio,
qui est plus d'invention que les autres, ce que j'aime
surtout en lui, c'est sa rage féroce. Là est la vérité
locale du caractère. L'humanité tournée en fureur, la
guillotine devenue mystique, l'existence n'étant plus
qu'une sorte de rêve sanglant, voilà ce qui devait se
passer dans des têtes pareilles. Je trouve que vous
avez une scène à la Shakespeare : celle du délégué de
la Convention avec ses deux secrétaires est d'une force
inouïe. C'est à faire crier! Il y en a une aussi qui
m'avait fortement frappé à la première lecture : la
scène où Saint-Gueltas et Henri ont chacun des pis-
tolets dans leurs poches, et bien d'autres. Quelle splen-
dide page (j'ouvre au hasard) que la page 161 !
Dans la pièce, ne faudrait-il pas donner un rôle plus
long à la femme légitime de ce bon Saint-Gueltas? Le
drame ne doit pas être difficile à tailler. Il s'agit seule-
ment de le condenser et de le raccourcir. Si on vous
laisse jouer, je vous réponds d'un succès efîrayant.
Mais la censure?
Enfin, vous avez fait un maître livre, allez î et qui est
très amusant. Ma mère prétend que ça lui rappelle
des histoires qu'elle a entendues étant enfant. A propos
de Vendée, saviez-vous que son grand'père paternel a
été, après M. de Lescure, le chef de l'armée ven-
déenne? Ledit chef s'appelait M. Fleuriot d'Argentan.
Je n'en suis pas plus fier pour ça; d'autant plus que la
chose est problématique, car le père de ma mère,
républicain violent, cachait ses antécédents politiques.
Ma mère va, dans quelques jours, s'en aller à
Dieppe, chez sa petite-fille. Je serai serai seul une
360 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
bonne partie de l'été et me propose de piocher vigou-
reusement :
Je travaille beaucoup et redoute le monde.
Ce n'est pas dans les bals que l'avenir se fonde.
Camille Doucet.
Mais mon sempiternel roman m'assomme parfois
d'une façon incroyable! Ces minces particuliers me
sont lourds à remuer! Pourquoi se donner du mal sur
un fond si piètre ?
Je voulais vous en écrire très long sur Cadio; mais
il est tard et les yeux me cuisent.
Donc, merci, tout bonnement, ma chère maître.
A Ernest Chesneau.
Croisset, dimanche.
Non ! mon cher ami, votre livre ne contraria en
rien mes goûts, loin de là ! J'ai même été ravi de voir
ce que je sens, ce que je pense, formulé d'une telle
façon.
Votre morceau sur l'École anglaise est à lui seul
une oeuvre. Et d'abord, vous avez très bien signalé
son trait saillant, l'absence de composition (si vous
aviez tenu à noircir du papier, vous auriez pu faire un
rapprochement entre la peinture et la littérature bri-
tanniques). Bien que j'aie lu l'ouvrage de Milsand,
voilà la première fois que je trouve enfin une définition
nette de préraphaélisme !
La manière dont l'absolu et le contigent doivent
èlre mêlés dans une œuvre d'art me semble indiquée
nettement page 60. Je pense comme vous. Dès qu'il
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 361
y a interprétation dans l'œuvre d'un peintre, l'artiste a
beau s'en défendre, il fait fonction d'idéaliste » (94).
Bref, on n'est idéal qu'à la condition d'être réel et on
n'est vrai qu'à force de généraliser. Du reste, vous
concluez fort bien, en montrant l'inanité des théories
par l'exemple des deux écoles anglaise et belge arri-
vant à des résultats divers bien qu'elles soient parties
du même principe (p. 550). La limite de la peinture
(ce qu'elle peut et ce qu'elle ne peut pas) est montrée
avec une évidence qui crève les yeux, à propos d'un
tableau de Pamvels et d'un autre de Comte. Enfin, je
n'ose trop vous louer de vos idées parce que ce sont
les miennes. Donc, sur la religion, nous sommes d'ac-
cord.
Quant aux appréciations particulières (question
de nerfs et de tempérament autant que de goût), je
vous trouve parfois un peu d'indulgence. Gomme pour
mon ami H. Bellangé, entre autres. Gela tient peut-être
à ce que vous savez beaucoup et que vous êtes sensible
à des mérites que je ne vois pas ? Cependant j'applau-
dis sans réserve à tout ce que vous dites sur Ingres et
Flandrin (315), Gérôme (221), le sculpteur italien
Vêla (378), bien d'autres encore, et je vous remercie
d'avoir rendu justice à Gustave Moreau, que beaucoup
de nos amis n'ont pas, selon moi, suffisamment admiré !
Mais pourquoi dites- vous le sphinx? C'est ici la
sphinx. Cette infime remarque vous prouve que je
vous ai lu attentivement. Ainsi, page 124, il y a une
faute: « les récits d'histoire romaine d'Augustin
Thierry ». vous avez voulu dire « les Récils mérovin-
giens » d'A Thierry. Les Récits d'histoire romaine
sontd'Amédée Thierry.
Mais je ne suis nullement de votre opinion quand
vous prétendez que « Decamps nous fit un Orient ima-
31
362 GORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT,
ginaire ». Son Orient n'est pas plus imaginaire que
celui de lord Byron. Ni par brosse, ni par la plume,
personne encore n'a dépassé ces deux-là comme vé-
rité.
Vous m'avez souvent mis sous les yeux des ta-
i)leaux que j'avais oubliés. La description des portraits
"de l'empereur et de M"^^ de Ganay sont des pages du
meilleur style, achevées, excellentes. Votre article sur
Y Art Japonais est d'un critique supérieur où l'on sent
le patricien sous l'esthéticien (pardon du mot). A
preuve : vos observations sur les surfaces courbes, la
perspective, — cela est creusé. Vous êtes entré au cœur
de l'Art Japonais, il me semble.
Une chicane, cependant. Etes-vous bien sûr que
« ce soit le rationalisme étroit de la Chine » qui lui ait
fait repousser toute tentative de progrès ? Le rationa-
lisme seul en est-il la cause? Je n'en sais rien. En ré-
sumé, mon cher Ghesneau, votre livre m'a fait grand
plaisir et je vous remercie de me l'avoir envoyé. Je
vous remercie également de l'aimable lettre qui l'ac-
compagnait. Mon nom répété deux fois dans votre vo-
lume m'a prouvé votre sympathie. Croyez bien à la
même.
Je vous serre les deux mains.
A Edmond et Jules de Goncourt.
Mercredi 17 juin 18^8.
Êtes-vous à Vichy ? allez- vous partir pour Vichy ?
ouêtes-vous revenus de Vichy? En tout cas, je vous
envoie le bonjour rue Saint-Georges.
Et d'abord, le bruit, ça se calme-t-il un peu? Moi,
CORRESPONDANCE DE F. FLAUBERT. 363
j'étais si profondément agacé en rervenant ici, que j'ai
été plusieurs jours encore sans pouvoir dormir. A
trente-trois lieues de distance, j'entendais les maçons !
Ce serait une jolie thèse médicale que celle-ci : « De
l'influence de la bêtise parisienne sur le développe-
ment de la folie. »
Et, à ce propos, quel est ce quelqu'un « qui me
croyait fou » ?
Rentré chez moi, dimanche, à onze heures et demie,
je me couche, en me promettant de dormir profondé-
ment, et je souffle ma bougie. Trois minutes après,
éclats de trombone et battements de tambour ! C'était
une noce chez Bonvallet. Les fenêtres dudit gargotier
étaient complètement ouvertes (vu la chaleur de la
nuit); je n'ai pas perdu un quadrille ni un cri ! L'or-
chestre (comme j'ai l'honneur de vous le répéter) était
enjolivé par deux tambours !
A six heures du matin, re-maçons. A sept heures,
je déménage pour aller loger au Grand-Hôtel.
Là, trois quarts d'heure de promenade avant de
trouver une chambre. A peine y étais-je (dans la
chambre) qu'on se met à clouer une caisse dans l'ap-
partement contigu. Re-promenade dans le même hôtel
pour y découvrir un gîte. Bref, à neuf heures, j'en
sors et vais à l'hôtel du Helder, où je trouve un abject
cabinet noir comme un tombeau. Mais le calme du
sépulcre n'y régnait pas : cris de messieurs les voya-
geurs, roulement des voitures dans la rue, trimballage
de seaux en fer-blanc dans la cour.
De une heure à trois heures, je fais mes paquets et
quitte le boulevard du Temple.
364 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
De quatre à six heures, avoir tâché de dormir chez
Ducamp, rue du Rocher. Mais j'avais compté sans
d'autres maçons qui édifient un mur contre son
jardin.
A six heures, je me transporte dans un bain, rue
Saint-Lazare. Là, jeux d'enfants dans la cour et
piano.
A huit heures, je reviens rue du Helder, où mon
domestique avait étalé sur mon lit tout ce qu'il me
fallait pour aller, le soir, au bal des Tuileries. Mais
je n'avais pas dîné, et, pensant que la faim peut-être
m'affaiblissait les nerfs, je vais au café de l'Opéra. A
peine y étais-je entré qu'un monsieur dégueule à côté
de moi.
A neuf heures, je retourne à l'hôtel du Helder.
L'idée de m'habiller m'épuise comme une saignée aux
quatre membres. Je renâcle et je me décide à ret^agner
les champs au plus vite. Mon serviteur fait ma can-
tine.
Ce n*est pas tout. Dernier épisode : ma cantine roule
de l'impériale du fiacre parterre et me tombe sur l'é-
paule. J'en porte encore les marques. Voilà.
A George Sand.
Croisset, dimanche 5 juillet 1868.
J'ai violemment bûché depuis six semaines. Les
patriotes ne me pardonneront pas ce livre, ni les
réactionnaires non plus! Tant pis;, j'écris les choses
comme je les sens, c'est-à-dire comme je crois
qu'elles existent. Est-ce bêtise de ma part? Mais il
me semble que notre malheur vient exclusivement
CORRESPOÎNDAKCE DE G. FLAUBERT. 365
des gens de noire bord. Ce que je trouve de christia-
nisme dans le socialisme est énorme. Voilà deux pe-
tites notes qui sont là, sur ma table.
« Ce système (le sien) n'est pas un système de
désordre, car il a sa source dans l'Évangile, et de
cette source divine ne peuvent découler la haine, les
guerres, le froissement de tous les intérêts ! car la
doctrine formulée de l'Evangile est une doctrine de
paix, d'union, d'amour. » (L. Blanc.)
« J oserai même avancer qu'avec le respect du di-
manche s'est éteinte dans l'âme de nos rimeurs la
dernière étincelle du feu poétique. On l'a dit : Sans la
religion, pas de poésie! » (Proudhon.)
A propos de celui-là, je vous supplie, chère maître,
de lire à la suite de son livre sur la célébration du
dimanche une histoire d'amour intitulée, je crois,
Marie et Maxime. Il faut connaître ça pour avoir une
idée du style des Penseurs. C'est à mettre en parallèle
avec le Voyage en Bretagne^ du grand Veuillot; dans
Çà et Là. Ce qui n'empêche pas que nous avons des
amis très admirateurs de ces deux messieurs.
Quand je serai vieux, je ferai de la critique; ça me
soulagera, car souvent j'étouffe d'opinions rentrées.
Personne, mieux que moi, ne comprend les indigna-
tions de ce brave Boileau contre le mauvais goût :
« Les bêtises que j'entends dire à l'Académie hâtent
ma fin. » Voilà un homme.
Toutes les fois, maintenant, que j'entends la chaîne
des bateaux à vapeur, je songe à vous, et ce bruit-là
m'irrite moins, en me disant qu'il vous plaît. Quel
clair de lune il faisait cette nuit sur la rivière !
31.
366 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A Michelet.
Mercredi.
Non, mon cher maître, je n'ai pas reçu votre livre ;
mais je l'ai lu et je le relis. Quelle Montagne que la
vôtre ! Où vous arrêterez-vous ?
Je suis écrasé par cette masse d'idées, ébahi par
ces profondeurs.
Jamais, je crois, je n'ai lu quelque chose qui m'ait
pénétré plus profondément que les bains d'Acqui.
Vous m'avez remis sous les yeux les Pyrénées et les
Alpes. Avec vous, du reste, on est toujours sur les
sommets.
Le lourd roman auquel vous vous intéressez (lourd
pour moi, en attendant qu'il le soit pour les autres)
ne sera pas terminé avant une grande année. Je sois
en plein, maintenant, dans l'histoire de 48. Ma con-
viction profonde est que le clergé a énormément agi.
Les dangers du catholicisme démocratique que vous
signalez dans la Préface de votre Révolution, sont
tous advenus. Ah! nous sommes bien seuls !
Mais vous restez, vous.
Je vous serre les mains très fort, en vous priant de
me croire, mon cher maître, votre très affectionné.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 367
A George Sand.
Dieppe, lundi.
Mais oui, chère maître, j'étais à Paris par cette cha-
leur Irop picale (comme dit M. X***, le gouverneur du
château de Versailles), et j'y ai sué fortement. J'ai été
deux fois à Fontainebleau, et la seconde fois, selon
votre avis, j'ai vu les sables d'Arbonne. C'est telle-
ment beau que j'ai « cuydé » en avoir le vertige.
J'ai été aussi à Saint-Gratien. Me voilà à Dieppe, et
mercredi je serai à Groisset, pour n'en plus bouger
d'ici à longtemps; il faut avancer le roman.
Hier, j'ai vu Dumas; nous avons parlé de vous, bien
entendu, et comme je le reverrai demain, nous en
reparlerons.
Je me suis mal expliqué, si je vous ai dit que mon
livre « accusera les patriotes de tout le mal » ; je ne
me reconnais le droit d'accuser personne. Je ne crois
même pas que le romancier doive exprimer son opi-
nion sur les choses de ce monde. Il peut la communi-
quer, mais je n'aime pas à ce qu'il la dise. (Gela fait
partie de ma poétique, à moi.) Je me borne donc à
exposer les choses telles qu'elles me paraissent, à
exprimer ce qui me semble le vrai. Tant pis pour les
conséquences; riches ou pauvres, vainqueurs ou vain-
cus, je n'admets rien de tout cela. Je ne veux avoir ni
amour, ni haine, ni pitié, ni colère. Quanta de lasym-
paFthie, c'est différent : jamais on n'en a assez. Les
réactionnaires, du reste, seront encore moins ména-
gés que les autres, car ils me semblent plus crimi-
nels.
Est-ce qu'il n'est pas temps de faire entrer la ju8-
368 CORRESPONDAISCE DE G. FLAUBERT.
tice dans Tart? L'impartialité de la peinture attein-
drait alors à la majesté de la loi, — et à la précision
de la science !
Enfin, comme j'ai dans votre grand esprit une con-
fiance absolue, quand ma troisième partie sera termi-
née, je vous la lirai, et s'il y a dans mon travail
quelque chose qui vous semble méchant, je l'enlè-
verai.
Mais je suis d'avance convaincu que vous ne me
ferez pas une objection.
Quant à des allusions à des individus, il n'y en pas
l'ombre.
Le prince Napoléon, que j'ai vu jeudi chez sa sœur,
m'a demandé de vos nouvelles et m'a fait l'éloge de
Maurice. La princesse Malhilde m'a dit qu'elle vous
trouvait « charmante », ce qui fait que je l'aime un
peu plus qu'auparavant.
Comment, les répétions de Cadfo vous empêcheront
de venir voir votre pauvre vieux cet automne? P^s
possible, pas possible. Je connais Fréville, c'est un
homme excellent et très lettré.
A Jules Duplan.
Croisset, nuit de jeudi.
Cher vieux.
Voici la chose.
Je raconte, ou plutôt une cocotte de mon bouquin,
raconte son enfance. Elle était fille d'ouvriers à Lyon.
J'aurais besoin de détails sur l'intérieur d'iceux.
1° Trace-moi, en quelques lignes, l'intérieur d'un
ménages d'ouvriers lyonnais ;
2° Les canuts (qui £ont, e crois, les ouvriers en
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 369
soie) ne travaillent-ils pas dans des appartements très
bas de plafond ?
3° Dans leur propre domicile?
4° Les enfants travaillent-ils aussi?
Je trouve ceci dans mes notes : le tisserand du
métier à la Jacquard reçoit sans cesse dans l'estomac
le contre-coup des mouvements du balancier par
Vensouple sur lequel l'étoffe s'enroule à mesure
qu'elle avance.
5° C'est l'ensouple qui donne des coups? Rends-moi
la phrase plus claire.
Bref, je veux faire en quatre lignes un tableau d'in-
térieur d'ouvrier pour contraster avec un autre qui
vient après, celui du dépucelage de notre héroïne
dans un endroit luxueux...
A Ernest Feydeau.
0 Feydeau,
Je ne sais pas qui a écrit : « Je voudrais jeter le
monde sur sa face. » Désir que je partage. Ça a Tair
biblique? Mais c'est peut-être de Shakespeare?
Merci pour ta note. La réponse à la deuxième ques-
tion est précise, mais est-elle bien vraie ? Puisque
Guastalle la contredit? Demande-lui là-dessus une
explication, éclaircis-moi ce point-là ? et tu seras bien
aimable.
Quant aux postes ils devaient être aux mairies? Quel
bouquin em... !
Tu me verras au mois de décembre (vers la fin),
mais je ne resterai à Paris que très peu de jours, n'ayant
pas l'intention de commencer ma saison d'hiver avant
la fin de février. C'est le moyen d'aller plus vite. Pour
370 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
paraître en octabre prochain, il faut que j'aie fini en
juillet; or je n'ai pas d'ici-là une minute à perdre.
Qu'est-ce qui occupe ta cervelle pour le quart
d'heure?
Est-ce assez beau l'affaire Baudin 1 Quels mala-
droits!
Bien que je ne sois pas tout à fait une immondice
et que madame Feydeau soit loin de ressembler à un
mur, je te prie de me déposer à ses pieds.
P. S. En mai 1849, existait une société ayant pour
but de fournir des ornements au culte catholique, sou-
tanes, reliques, etc. Celte société, qui avait pour chef
M. de Savouillon, avait été fondée par 3f. de Calonne.
Renseignements sur icelle, S. V. P.
N'est-ce pas là-dedans qu'était le gars Barbey d'Au-
revilly ?
J'ai passé une partie du mois d'août à Paris, mais
ne me suis pas présenté à ton domicile croyant que tu
étais à Trouville. Tu dois y être encore ? avec les de
Goncourt? Je les avais priés de me donner de tes nou-
velles, ils ne m'ont pas écrit.
A George Sand.
Croisset, raercredi soir 9 septembre 186S.
Est-ce une conduite, cela, chère maître? Voilà près
de deux mois que vous n'avez écrit à votre vieux trou-
badour ! Etes-vousà Paris, à Nohantou ailleurs?
On dit que Cadio est présentement en répétition, à
la Porte Saint-Martin (vous êtes donc fâchés, vous et
Chilly ?). On dit que Thuillier fera sa réapparition dans
votre pièce ? (Mais je la croyais mourante, Thuillier,
CORPlE?PO^DA^■CE DE G. FLAUBERT. 371
pas votre pièce.) Et quand le jouera-t-on, ce Cadio ?
Êtes-vous contente? Etc., etc.
Je vis absolument comme une huître. Mon roman
est le rocher qui m'attache, et je ne sais rien de ce qui
se passe dans le monde.
Je ne lis même pas ou plutôt n'ai pas lu la Lanfe?'?ie.^
Rochefort me scie, entre nous. Il faut de la bravoure
pour oser dire timidement que ce n'est peut-être pas le
premier écrivain du siècle. 0 Velches ! Velches ! comme
soupirait (ou rugissait) M. de Voltaire! Mais, à propos
du même Rochefort, ont-ils été assez coines? Quels
pauvres gens !
Et Sainte-Beuve? le voyez-vous ? Moi, je travaille
furieusement. Je viens de faire une description de la
forêt de Fontainebleau, qui m'a donné envie de me
pendre à un de ses arbres. Comme je m'étais inter-
rompu pendant trois semaines, j'ai eu un mal abomi-
nable pour me remettre en train. Je suis de l'acabit
des chameaux, qu'on ne peut ni arrêter quand ils
marchent, ni faire partir quand ils se reposent. J'en
ai encore pour un an. Après quoi, je lâche les bour-
geois définitivement. C'est trop difficile, et en somme
trop laid . Il serait temps de faire quelque chose de beau
et qui me plaise.
Ce qui me plairait bien pour le quart d'heure, ce
serait de vous embrasser. Quand sera-ce? D'ici là,
mille bonnes tendresses.
A Ernest Feydeau.
Croisset, mardi.
Cher vieux,
Je ne sais pas si tu existes encore, mais comme je
viens te demander un service, j'espère que tu me don-
372 CORRESPOiNDANCE DE G. FLAUBERT.
neras de tes nouvelles. Voici la chose : elle concerne
mon bouquin.
Mon héros Frédéric a l'envie légitime d'avoir plus
d'argent dans sa poche et joue à la Bourse, gagne un
peu, puis perd tout, 50 à 60,000 francs. C'est un jeune
bourgeois complètement ignorant en ces matières et
qui ne sait pas en quoi consiste le 3 p. 100. Gela se
passe dans l'été de 1847.
Donc, de mai à fin d'août, quelles ont été les valeurs
sur lesquelles la spéculation s'est portée de préfé-
rence?
Ainsi il y a trois phases à mon histoire.
1° Frédéric va chez un agent de change, apporte son
argent et se décide pour ce que l'agent de change lui
conseille. Est-ce ainsi que cela se passe ?
2° Il gagne. Mais comment? et combien?
3** Il perd tout. Comment? et pourquoi ?
Tu serais bien aimable de m'envoyer ce renseigne-
ment qui ne doit pas tenir dans mon livre plus de 6 ou
7 lignes. Mais explique-moi cela clairement et véridi -
quement.
Fais attention à l'époque, c'est en 1847, l'été des
affaires Praslin et Teste.
Par la même occasion, dis-moi un peu ce que tu de-
viens et fabriques ?
A George Sand.
Ça vous étonne, chère maître? Eh bien, pas moi ! Je
vous l'avais bien dit, mais vous ne vouliez pas me
croire.
Je vous p'ains. Car c'est triste de voir les gens qu'on
aime changer. Ce remplacement d'une âme par une
^ORRESPONDA^XE DE G. FLAUBERT. 373
autre, dans un corps qui reste identique à ce qu'il
était, est un spectacle navrant. On se sent trahi ! J'ai
passé par là, et plus d'une fois.
Mais cependant, quelle idée avez-vous donc des
femmes, ô vous qui êtes du troisième sexe? Est-ce
qu'elles ne sont pas, comme a ditProudhon, « la déso-
lation du Juste »? Depuis quand peuvent-elles se passer
de chimères? Après l'amour, la dévotion; c'est dans
l'ordre. Dorine n*a plus d'hommes, elle prend le bon
Dieu. Voilà tout.
Ils sont rares ceux qui n'ont pas besoin du surnatu-
rel La philosophie sera toujours le partage des aristo-
crates. Vous avez beau engraisser le bétail humain,
lui donner de la litière jusqu'au ventre et même dorer
son écurie, il restera brute, quoi qu'on dise. Tout le
progrès qu'on peut espérer, c'est de rendre la brute un
peu moins méchante. Mais quant à hausser les idées
de la masse, à lui donner une conception de Dieu plus
large et 'partant moins humaine, j'en doute, j'en
doute.
Je Hs maintenant un honnête homme de livre (fait
par un de mes amis, un magistrat) sur la Révolution
dans le département de l'Eure. C'est plein de textes
écrits par des bourgeois de l'époque, de simples par-
ticuliers de petite ville. Eh bien, je vous assure qu'il
y en a peu maintenant de cette force-là ! Ils étaient
lettrés et braves, pleins de bon sens, didées et de gé-
nérosité!
Le néo-catholicisme d'une part et le socialisme de
l'autre ont abêti la France. Tout se meut entre l'Imma-
culée-Conception et les gamelles ouvrières.
Je vous ai dit que je ne flattais pas les démocrates
dans mon bouquin. Mais je vous réponds que les con-
servateurs ne sont pas ménagés. J'écris maintenant
32
374 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
trois pages sur les abominations de la garde nationale
en juin 1848, qui me feront très bien voir des bour-
geois I Je leur écrase le nez dans leur turpitude, tant
que je peux.
Avec tout ça, vous ne me donnez aucun détail sur
Cadio. Quels sont les acteurs, etc.?
Je me méfie de votre roman sur le théâtre. Vous les
aimez trop, ces gens-là! En avez- vous beaucoup connu
qui aiment leur art? Quelle quantité d'artistes qui ne
sont que des bourgeois dévoyés !
Nous nous verrons donc d'ici à trois semaines, au
plus tard. J'en suis très content et je vous embrasse.
Et la censure? J'espère bien pour vous qu'elle va
faire des bêtises. D'ailleurs, ça m'affligerait si elle
manquait à ses us.
Avez- vous lu ceci dans un journal : « Victor Hugo et
Rochefort, les plus grands écrivains de l'époque I »
Si Bodinguet maintenant ne se trouve pas vengé, c'est
qu'il est bien difficile en supplices.
A Ernest Feydeau.
Groissel, samedi soir.
S... n... de D... ! ta lettre de ce matin m'a affligé.
C'est embêtant, c'est embêtant ! Je ne peux répéter
que cela.
Est-ce que cette pièce est injouable à tout autre
théâtre qu'aux Français? et n'y a-t-il que Dressant
dans le monde? Pourquoi fais-tu des pièces pour des
acteurs ?
Quant à ***, qu'il t'ait joué quelque mauvais
tour, ça ne m'étonne pas. C'est un catholique dont il
faut, dit-on, se défier. Tu aurais tort, nonobstant, de
CORRESPONDA^•CE DE G. FLAUBERT. 375
renoncer au théâtre. Je ne connais pas ta dernière
œuvre; mais ce dont je suis sûr, c'est que Un coup
de bourse est ce que tu as fait de plus original. Voilà
mon opinion.
Soigne ta calligraphie si tu veux que je lise tes
lettres, car celle de ce matin m'a donné beaucoup de
mal.
Sais-tu que « la Jeunesse des Ecoles » s'apprête à
aller siffler Renan comme impérialiste? Le naufrage
d'About l'exalte. Les soi-disant libéraux lâchés par
MM. les ecclésiastiques me paraissent d'un joli ton-
neau comme stupidité. De quelque côté qu'on se
tourne, c'est à en vomir. On ne peut pas faire un pas
sans marcher sur de la m..., chose fâcheuse pour
les gens qui ont la semelle de l'escarpin unr peu fine.
J'ai commencé ce soir à esquisser mon avant-der-
nier mouvement. J'en ai encore pour un mois, et je
suis bien exténué, ou plutôt bien impatient. L'envie
d'avoir fini me ronge. Quanta l'ensemble, mes inquié-
tudes augmentent sur iceluy et l'exécution est de plus
en plus difficile à mesure que j'avance, parce que j'ai
vuidé mon sac et qu'il doit avoir l'air encore plein.
Au comte René de Maricourt
Croisset, nuit de mercredi.
Mon cher confrère,
Je vous demande la permission de garder encore
quelques jours votre Veuve, parce que je vais la prêter
à ma mère et à ma nièce. C'est vous dire que j'ai
trouvé ce livre très amusant. En effet, je l'ai lu d'une
haleine.
376 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Voici en deux mots ce que j'en pense : l'auteur est
un homme naturellement plein d'esprit, d'observation
et de sentiment. Mais il y a deux parties très distinctes
dans ses livres, c'est-à-dire: tout un côté vrai, intense,
relevé d'après nature, et un autre où il s'amuse : ce
qui gâte l'effet de ses bonnes pages. L'art ne doit pas
faire joujou, bien que je sois partisan aussi entiché de
la doctrine de l'art pour l'art, comprise à ma manière
(bien entendu).
Ainsi, dans 'Veuve, tous les caractères et les des-
criptions sont hors ligne, et cependant on ne croit pas
à l'histoire, parce les événements ne dérivent pas fa-
talement des caractères. Je m'explique : on ne com-
prend pas pourquoi madame Lebrun ne veut pas se
marier avec Donatien. Parce qu'elle a fait un vœu?
Mais la raison du vœu n'est pas motivée !
Elle n'aimait pas assez son mari, d'une part, et de
l'autre elle n'est pas assez dévote. — Puisque vous
avez présenté le médecin comme un philosophe, il
fallait faire de voire veuve une mj^slique. La mort~de
celle-ci ne me paraît pas la conséquence naturelle de
sa passion, pas plus que celle du bourgeois qui imite
Jacques; lequel Jacques est un personnage de fantai-
sie, entre nous. Pourquoi aussi votre curé change-t-il
d'aspect sans raison? Nous sommes habitués à voir un
grotesque, puis, tout à coup, une espèce de saint nous
apparaît. Je vous demande franchement si cela est
ordinaire dans la vie? Or, le roman, qui en est la
forme scientifique, doit procéder par généralités et
être plus logique que le hasard des choses. Bref, vous
avez voulu donner une fin chrétienne à un livre com-
mencé impartialement. De là les disparates.
Suis-je un pion assez sévère, hein ?
« Sévère, mais juste », si bien que je trouve la décla-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 377
ration d'amour de Donatien un simple chef-d'œuvre.
Cette page-là écrase, comme valeur et style, tout l'ou-
vrage ; — écrase n'est pas le mot, je veux dire do-
mine. La description de la petite ville, M. Selvaje, les
fréquents monologues que fait Donatien, et la mort de
madame Mulot surtout m'ont charmé dès les pre-
mières pages.
Pourquoi, dans le portrait de madame de Rever-
sière, avez- vous mis l'indicatif ?. Gela arrête la narra-
tion, — et c'est dommage, car le portrait en est excel-
lent. — Vous me permettrez aussi, mon cher confrère,
de vous faire observer que vous ne faites pas assez
d'attention à la proportion relative de vos parties.
Ainsi, l'historiette de Lodoïskaet d'Yves, qui n'a 772 è ne
aucun fait dans votre roman, est beaucoup trop
longue. M. Lebrun, entendant par hasard ce qu'on
dit de lui, est un procédé qu'il faut laisser aux auteurs
dramatiques I
Mais comme j'aime M. Lebrun ! et vous aussi,
n'est ce pas? Gela se sent, et c'est là ce qui fait le
charme du livre. Vous avez, du reste, ce don-là : le
charme, — et c'est, pour réussir, le premier de tous,
— continuez donc.
Je cause avec vous, tout en feuilletant votre roman;
je vous expose mes doutes, au hasard et à la hâte,
comme ils viennent.
Pourquoi votre médecin : 1° boit-il de l'eau-de-vie
pour se donner du cœur, et, 2°, est-il baron ? Evidem-
ment un médecin de campagne peut boire de l'eau-de-
vie dans une pareille circonstance et être baron, mais
que gagnez-vous (comme effet dramatique ou portée
philosophique) à cette fantaisie ? Gar enfin, cela est
rare. Un opérateur ne se rassure pas avec des alcools
32.
378 CORRESPONDA>XE DE G. FLAUBERT.
et il existe peu de gentilshommes dans le corps mé-
dical.
Pourquoi avez-vous fait d'Hector un personnage
ridicule ? Vos deux héros (qui sont chacun dans leur
genre des individus supérieurs) eussent été plus
grands si l'individu qui leur est sacrifié eût été moins
bas. Au reste, il est assez divertissant, mais je lui
préfère M. Reversière fils.
Pourquoi madame Lebrun pense- t-elle sous forme
de journal? Vous vous donnez là, volontairement, une
difficulté insurmontable, qui est de faire parler long-
temps les personnages. Car presque toujours ils par-
lent dans le même style que Tauteur.
Je retrouve la déclaration de Donatien, que je ne
saurais assez louer, — bravo ! bravissimo !
Mais comment est-il possible, après avoir écrit
quatre pages d'une si grande valeur, de s'amuser à
des bamboches comme les hallucinations qui suivent?
Ah! c'est que l'auteur a voulu montrer sa malice,
faire voir au lecteur qu'il avait pris du haschich et en
décrire les effets, comme il nous a décrit, très bien
d'ailleurs (dans les Deux Chemins), le siège de Mes-
sine. Mais l'incendie de Troie, introduit dans votre
livre, ne vaudrait pas celte seule hgne, qui m'a fait
froid dans le dos : « Mais laissez donc là cette tapisse-
rie, vous voyez bien que votre main tremble. »
Tout dépend de la place, et il faut savoir enlever
de son œuvre, une fois qu'elle est finie, ce qui, sou-
vent, nous plaît le plus. Il faut aussi être indulgent
pour les gens qui donnent des conseils, et recevez,
comme elle est donnée, la très cordiale poignée de
main de G. F.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 379
A George Sand.
Mardi.
Chère maîlre,
Vous n'imaginez pas la peine que vous me faites!
Malgré l'envie que j'en ai, je réponds « non ». Cepen-
dant, je suis déchiré pour l'envie de dire « oui ». Gela
me donne des airs de monsieur indérangeable, qui sont
fort ridicules. Mais je méconnais : si j'allais chez vous
àIXohant, j'en aurais ensuite pour un mois de rêverie
sur mon voyage. Des images réelles remplaceraient
dans mon pauvre cerveau les images fictives que je
compose à grand'peine. Tout mon château de cartes
s'écroulerait.
Il y a trois semaines, pour avoir eu la bêtise d'ac-
cepter un dîner dans une campagne des environs, j'ai
perdu quatre jours {stb). Que serait-ce en sortant de
Nohant? Vous ne comprenez pas ça, vous, être fort!
Il me semble que l'on en veut un tantinet à son vieux
troubadour (mille excuses si je me trompe!) de n'être
pas venu au baptême des deux amours de l'ami Mau-
rice? Il faut que la chère maître m'écrive si j'ai tort
et pour me donner de ses nouvelles !
En voici des miennes! Je travaille démesurément et
suis, au fond, réjoui par la perspective de la fin qui
commence à se montrer.
Pour qu'elle arrive plus vite, j'ai pris la résolution
de demeurer ici tout l'hiver, jusqu'à la fin de mars
probablement. En admettant que tout aille pour le
mieux, je n'aurai pas terminé le tout avant la fin de
mai. Je ne sais rien de ce qui se passe et je ne lis rien,
sauf un peu de Révolution française après mes^ repas,
380 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pour faire la digestion. J'ai perdu la bonne coutume
que j'avais autrefois de lire tous les jours du latin.
Aussi n'en sais-je plus un mot! Je me remettrai au
beau quand je serai délivré de mes odieux bourgeois,
et je ne suis pas près d'en reprendre !
Mon seul dérangement consiste à aller dîner tous
les dimanches à Rouen, chez ma mère. Je pars à six
heures et je suis revenu à dix. Telle est mon exis •
tence.
Vous ai-je dit que j'avais eu la visite de Tourgueneff?
Comme vous l'aimeriez!
Sainte-Beuve se soutient. Au reste, je le verrai la
semaine prochaine, car je serai à Paris pendant deux
jours, afin d'y trouver des renseignements dont j'ai
besoin. Sur quoi les renseignements? Sur la garde
nationale!!!
Ouïssez ceci : le Figfaro, ne sachant avec quoi emplir
ses colonnes, s'est imaginé de dire que mon roman
racontait la vie du chancelier Pasquier. Là-dessus,
venette de la famille dudit, qui a écrit à une autre
partie de la même famille demeurant à Rouen, laquelle
a été trouver un avocat dont mon frère a reçu la visite,
afin que... Bref, j'ai été assez stupide pour ne pas
« tirer parti de l'occasion ». Est-ce beau comme
bêtise, hein !
A la même.
Samedi soir.
C'est un remords pour moi que de n'avoir pas
répondu longuement à votre dernière lettre, ma chère
maître. Vous m'y parliez « des misères » que l'on vous
fais ait. Croyez-vous que je l'ignorais? Je vous avouera
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 381
même (entre nous) qu'à votre occasion j'ai été blessé,
plus encore dans mon bon goût que dans mon affec-
tion pour vous. Je n'ai pas trouvé plusieurs de vos
intimes suffisamment chauds. « Mon Dieu ! mon Dieu!
comme les hommes de lettres sont bêtes! » Fragment
de la correspondance de Napoléon I^r. Quel joli frag-
ment, hein? Ne vous semble-t-il pas qu'on le débine
trop, celui-là?
L'infinie stupidité des masses me rend indulgent
pour les individualités, si odieuses qu'elles puissent
être. Je viens d'avaler les six premiers volumes de
Bûchez et Roux, de que j'en ai tiré de plus clair,
c'est un immense dégoût à rencontre des Français.
Nom de Dieu! a-t-on été inepte de tout temps dans
notre belle patrie! Pas une idée libérale qui n'ait été
impopulaire, pas une chose juste qui n'ait scandalisé,
pas un grand homme qui n'ait reçu des pommes
cuites ou des coups de couteau ! ! « Histoire de l'esprit
humain, histoire de la sottise humaine ! » comme dit
M. de Voltaire.
Et je me convaincs de plus en plus de cette vérité :
la doctrine de la grâce nous a si bien pénétrés que le
sens de la justice a disparu. Ce qui m'avait effrayé
dans l'histoire de 48, a ses origines toutes naturelles
dans ia Révolution, qui ne s'est pas dégagée du
moyen âge, quoi qu'on dise. J'ai retrouvé dans Marat
des fragments entiers de Proudhon (sic) et je parie
qu'on les retrouverait dans les prédicateurs de la Ligue.
Quelle est la mesure que les plus avancés proposè-
rent après Varennes? La dictature et la dictature
militaire. On ferme les églises, mais on élève des
temples, etc.
Je vous assure que je deviens stupide avec la Révo-
lution. C'est un goufîre qui m'attire.
382 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Cependant, je travaille à mon roman comme plu-
sieurs bœufs. J'espère, au jour de l'an, n'avoir plus
que cent pages à écrire, c'est-à-dire encore six bons
mois de travail. J'irai à Paris lé plus tard possible.
Mon hiver va se passer dans une solitude complète,
bon moyen de faire écouler la vie rapidement.
A la même.
Nuit de la Saint-Sylvestre, l heure, 1869.
Pourquoi ne commencerais-je "pas l'année 1869 en
vous la souhaitant, à vous, et aux vôtres, «. bonne et
heureuse, accompagnée de plusieurs autres?» C'est
rococo, mais ça me plaît. Maintenant, causons.
Non, « je ne me brûle pas le sang », car jamais je
ne me suis mieux porté. On m'a trouvé à Paris « frais
comme une jeune fille », et les gens qui ignorent ma
biographie ont attribué cette apparence de santé à
l'air de la campagne. Voilà ce que c'est que les idées
reçues. Chacun a son hygiène. Moi, quand je n'ai pas
faim, la seule chose que je puisse manger c'est du
pain sec. Et les mets les plus indigestes, tels que les
pommes à cidre vertes et du lard, sont ce qui me retire
les maux d'estomac. Ainsi de suite. Un homme qui
n'a pas le sens commun ne doit pas vivre d'après les
règles du sens commun.
Quant à ma rage de travail, je la comparerai à une
dartre. Je me gratte en criant. C'est à la fois un plai-
sir et un supplice. Et je ne fais rien de ce que je veux!
Car on ne choisit pas ses sujets, ils s'imposent. Trou-
verai-je jamais le mien? Me tombera-t-il du ciel une
idée en rapport avec mon tempérament? Pourrai-je
faire un livre où je me donnerai tout entier? Il me
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 383
semble, dans mes moments de vanité, que je commence
à entrevoir ce que doit être un roman. Mais j'en ai
encore trois ou quatre à écrire avant celui-là (qui est
d'ailleurs fort vague), et au train dont je vais, c'est
tout au plus si j'écrirai ces trois ou quatre. Je suis
comme M. Prudhomme qui trouve que la plus belle
église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Stras-
bourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du
Parthénon, etc. J'ai des idéaux contradictoires. De là
embarras, arrêt, impuissance.
Que « la claustration où je me condamne soit un
état de délices », non. Mais que faire? Se griser avec
de l'encre vaut mieux que de se griser avec de l'eau-
de-vie. La muse, si revêche qu'elle soit, donne moins
de chagrins que la femme. Je ne peux accorder l'une
avec l'autre. Il faut opter. Mon choix est fait depuis
longtemps. Reste l'histoire des sens. Ils ont toujours
été mes serviteurs. Même au temps de ma plus verte
jeunesse, j'en faisais absolument ce que je voulais. Je
touche à la cinquantaine et ce n'est pas leur fougue
qui m'embarrasse.
Ce régime-là n'est pas drôle, j'en conviens. On a
des moments de vide et d'horrible ennui. Mais ils de-
viennent de plus en plus rares à mesure qu'on vieillit.
Enfin, vivre me semble un métier pour lequel je ne
suis pas fait, et cependant !
Je suis resté à Paris trois jours, que j'ai employés
TL chercher des renseignements et à faire des courses
pour mon bouquin. J'étais si exténué vendredi dernier,
que je me suis couché à sept heures du soir. Telles
sont mes folles orgies dans la capitale.
J'ai trouvé les de Goncourt dans l'admiration fréné-
tique (sic) d'un ouvrage intitulé : Histoire de ma vie,
par G. Sand. Ce qui prouve de leur part plus de bon
384 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT.
goût que d'érudition. Ils voulaient même vous écrire
pour vous exprimer toute leur admiration. (En re-
vanche, j'ai trouvé *** stupide II compare Feydeau à
Chateaubriand, admire beaucoup le Lépreux de la
cité d^Aoste, trouve Doîi Quichotte ennuyeux, etc.)
Remarquez-vous combien le sens littéraire est rare?
La connaissance des langues, l'archéologie, l'his-
toire, etc., tout cela devrait servir, pourtant! Eh bien,
pas du tout! Les gens soi-disant éclairés deviennent
de plus en plus ineptes en fait d'art. Ce qui est l'art
même leur échappe. Les gloses sont pour eux chose
plus importante que le texte. Ils font plus de cas des
béquilles que des jambes.
A la même.
Croisset, mardi 2 février 1869.
Ma chère maître,
Vous voj^ez en votre vieux troubadour un homme
éreinté. J'ai passé huit jours à Paris, à la recherche
de renseignements assommants (sept à neuf heures de
fiacre tous les jours, ce qui est un joli moyen de faire
fortune avec la littérature). Enfin !
Je viens de relire mon plan. Tout ce que j'ai encore
à écrire m'épouvante, ou plutôt m'écœure à vomir. Il
en est toujours ainsi, quand je me remets 'wi travail.
C'est alors que je m'ennuie, que je m'ennuie, que je
m'ennuie ! Mais cette fois dépasse toutes les autres !
Voilà pourquoi je redoute tant les interruptions dans
la pioche. Je ne pouvais faire autrement, cependant. Je
me suis trimballé aux Pompes funèbres, au Père-
Lachaise, dans la vallée de Montmorency, le long des
boutiques d'objets religieux, etc.
CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT. 385
Bref, j'en ai encore pour quatre ou cinq mois. Quel
bon « ouf » je pousserai quand ce sera fini, et que je
ne suis pas près de refaire des bourgeois ! Il est
temps que je m'amuse.
J'ai vu Sainte-Beuve et la princesse Mathilde, et je
connais à fond l'histoire de leur rupture, qui me paraît
irrévocable. Sainte-Beuve a été indigné contre Dalloz
et est passé au Temps. La princesse Ta supplié de
n'en rien faire. Il ne l'a pas écoutée. Voilà tout. Mon
jugement là-dessus, si vous tenez à le savoir, est
celui-ci. Le premier tort est à la princesse, qui a été
vive; mais le second et le plus grave est au père Beuve,
qui ne s'est pas conduit en galant homme. Quand on a
pour ami un aussi bon bougre, et que cet ami vous a
donné trente mille livres de rente, on lui doit des
égards. Il me semble qu'à la place de Sainte-Beuve,
j'aurais dit : «Ça vous déplaît, n'en parlons plus! »
Il a manqué de manières et d'attitude. Ce qui m'a un
peu dégoûté, entre nous, c'est l'éloge qu'il m'a fait de
l'empereur! oui, à moi, l'éloge de Badinguet! — Et
nous étions seuls !
La princesse avait pris, dès le début, la chose trop
sérieusement. Je le lui ai écrit, en donnant raison à
Sainte-Beuve, lequel, j'en suis sûr, m'a trouvé froid.
C'est alors que, pour se justifier par devers moi, il m'a
fait ces protestations d'amour isidorien qui m'ont un
peu humilié; car c'était me prendre pour un franc im-
bécile.
Je crois qu'il se prépare des funérailles à la Béran-
ger et que la popularité d'Hugo le rend jaloux. Pour-
quoi écrire dans les journaux quand on peut faire des
livres et qu'on ne crève pas de faim? Il est loin d'être
un sage, celui-là; il n'est pas comme vous !
Votre force me charme et me stupéfie. Je dis la
33
386 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
force de toute la personne, pas celle du cerveau seu-
lement.
Vous me parlez de la critique dans votre dernière
lettre, en me disant qu'elle disparaîtra prochainement.
Je crois, au contraire, qu'elle est tout au plus à son
aurore. On a pris le contrepied de la précédente, mais
rien de plus. Du temps de La Harpe, on était gram-
mairien; du temps de Sainte- Beuve et de Taine, on
est historien. Quand sera-t-on artiste, rien qu'artiste,
mais bien artiste? Où connaissez- vous une critique
qui s'inquiète de Toeuvre en soi^ d'une façon intense ?
On analyse très finement le milieu où elle s'est pro-
duite et les causes qui l'ont amenée ; mais la poétique
insciente? d'où elle résulte? sa composition, son style?
le point de vue de l'auteur? Jamais.
Il faudrait pour cette critique-là une grande imagi-
nation et une grande bonté, je veux dire une faculté
d'enthousiasme toujours prête, et puis du goût, qualité
rare, même dans les meilleurs, si bien qu'on n'en
parle plus du tout.
Ce qui m'indigne tous les jours, c'est de voir mettre
sur le même rang un chef-d'œuvre et une turpitude.
On exalte les petits et on rabaisse les grands; rien
n'est plus bête ni plus immoral.
J'ai été pris, au Père-Lachaise, d'un dégoût de l'hu-
manité profond et douloureux. Vous n'imaginez pas
le fétichisme des tombeaux. Le vrai Parisien est plus
idolâtre qu'un nègre! Ça ma donné envie de me cou-
cher dans une des fosses.
Et les gens avancés croient qu'il n'y a rien de mieux
à faire que de réhabiliter Robespierre ! Voir le livre de
Hamel ! Si la République revenait, ils rebéniraient les
arbres de la liberté par politique et croyant cette me-
sure-là forte.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 38T
Quand se verra-t-on? Je compte être à Paris de
Pâques à la fin de mai. Cet été, j'irai vous voir à
Nohant. Je le jure.
A Michelet.
Groisset, 2 février 1869.
Mon cher maître,
J'ai reçu avant-hier votre Préface de la Terreur^ et
je vous en remercie du fond de l'âme. Ce n'est pas du
souvenir que je vous remercie, car je suis accoutumé
à vos bienveillances — mais de la chose en elle-
même.
Je hais comme vous la prétraille jacobine, Robes-
pierre et ses fils que je connais pour les avoir lus et
fréquentés.
Le livre que je finis maintenant m'a forcé à étudier
un peu le socialisme. Je crois qu'une partie de nos
maux, viennent du neo-calholicisme républicain?
J'ai relevé dans les prétendus hommes du progrès,
à commencer par saint Simon et à finir par Prou-
d'hon, les plus étranges citations. Tous partent de la
révélation religieuse.
Ces études-là m'ont amené à lire les Préfaces de
Bûchez. — La démocratie moderne ne les a point dé-
passées. Rappelez-vous l'indignation qu'a excité le
livre de Guinot.
Si la République revenait demain, on re-bénirait
les arbres de la liberté, j'en suis sûr. Us trouveraient
cela « politique »
J'ai lu, cet hiver, au coin de mon feu, quatorze vo-
lumes de l'histoire parlementaire. Ce qui m'a fait
rehre pour la six ou septième fois votre Révolution,
388 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
c'est que j'ai eu des remords à votre endroit. Il m'a sem-
blé, mon cher maître, que jusqu'à présent, je n'avais
pas eu pour vous assez d'admiration. La connaissance
matérielle des faits m'a permis de mieux apprécier
votre extraordinaire mérite. Quelle perspicacité et
quelle justice ! J'omets tout le reste pour n'avoir pas
l'air d'un courtisan.
J'espère vous voir à la fin du mois prochain, vers
Pâques, et causer longtemps avec vous.
Je vous prie de me rappeler au souvenir de M""^ Mi-
chelet et de me croire plus que jamais, mon cher
maître,
Votre tout dévoué.
A George Sand.
Quelle bonne et charmante lettre que la vôtre, maître
adoré ! Il n'y a donc plus que vous, ma parole d'hon-
neur ! Je finis par le croire. Un vent de bêtise et de
folie souffle maintenant sur le monde. Ceux qui se
tiennent debout, fermes et droits, sont rares.
Voici ce que j'ai voulu dire en écrivant que le temps
de la politique était passé. Au dix-huitième siècle,
l'affaire capitale était la diplomatie. « Le secret des
cabinets » existait réellement. Les peuples se lais-
saient encore assez conduire pour qu'on les séparât
et qu'on les confondit. Cet ordre de choses me paraît
avoir dit son dernier mot en 1815. Depuis lors^ on n'a
guère fait autre chose que de disputer sur la forme
extérieure qu'il convient de donner à Têlre fantastique
et odieux appelé l'État.
L'expérience prouve (il me semble) qu'aucune forme
ne contient le bien en soi; orléanisme, république,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 389
empire ne veulent plus rien dire, puisque les idées les
plus contradictoires peuvent entrer dans chacun de
ces casiers. Tous les drapeaux ont été tellement
souillés de sang et de m.... qu'il est temps de n'en
plus avoir du tout. A bas les mots ! Plus de symboles
ni de fétiches ! La grande moralité de ce règne-ci sera
de prouver que le suffrage universel est aussi bête que
le droit divin, quoiqu'un peu moins odieux 1
La question est donc déplacée. Il ne s'agit plus de
rêver la meilleure forme de gouvernement, puisque
toutes se valent, mais de faire prévaloir la science.
Voilà le plus pressé. Le reste s'ensuivra fatalement.
Les hommes purement intellectuels ont rendu plus de
services au genre humain que tous les saint Vincent
de Paul du monde ! Et la politique sera une éternelle
niaiserie tant qu'elle ne sera pas une dépendance de
la science. Le gouvernement d'un pays doit être une
section de l'Institut, et la dernière de toutes.
Avant de vous occuper de caisses de secours, et
même d'agriculture, envoyez dans tous les villages de
France des Robert Houdin pour faire des miracles I
Le plus grand crime d'Isidore, c'est la crasse où il
laisse notre belle patrie. Dixi,
J'admire les occupations de Maurice et sa vie si sa-
lubre. Mais je ne suis pas capable de l'imiter. La na-
ture, loin de me fortifier, m'épuise. Quand je me
couche sur l'herbe, il me semble que je suis déjà sous
terre et que les pieds de salade commencent à pousser
dans mon ventre. Votre troubadour est un homme
naturellement malsain. Je n'aime la campagne qu'en
voyage, parce qu'alors l'indépendance de mon indi-
vidu me fait passer par-dessus la conscience de mon
néant.
33.
390 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A la même.
Nuit de mardi.
Ce que j'en dis, chère maître? S'il faut exalter ou
réprimer la sensibilité des enfants? Il me semble qu'il
ne faut avoir là-dessus aucun parti pris. C'est selon
qu'ils inclinent vers le trop ou le trop peu. On ne
change pas le fond, d'ailleurs. Il y a des natures
tendres et des natures sèches, irrémédiablement. Et
puis, le même spectacle, la même leçon peut produire
des effets opposés. Rien n'aurait dû me durcir plus
que d'avoir été élevé dans un hôpital et d'avoir joué,
tout enfant, dans un amphithéâtre de dissection? Per-
sonne n'est pourtant plus apitoyable que moi sur les
douleurs physiques. Il est vrai que je suis le fils
d'un homme extrêmement humain, sensible dans la
bonne acception du mot. La vue d'un chien soufrant
lui mouillait les paupières. Il n'en faisait pas moins
bien ses opérations chirurgicales, et il en a inventé
quelques-unes de terribles.
« Ne montrer aux petits que le doux et le bon de la
vie jusqu'au moment où la raison peut les aider à
accepter ou à combattre le mauvais. » Tel n'est pas
mon avis. Car il doit se produire alors dans leur
cœur quelque chose d'affreux, un désenchantement
infini. Et puis, comment la raison pourrait-elle se
former, si elle ne s'applique pas (ou si on ne l'ap-
plique pas journellement) à distinguer le bien du mal ?
La vie doit être une éducation incessante, il faut tout
apprendre, depuis parler jusqu'à mourir.
Vous me dites des choses bien vraies sur rinscience
des enfants Celui qui lirait nettement dans ces petits
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 391
cerveaux y saisirait les racines du genre humain,
l'origine des dieux, la sève qui produit plus tard les
actions, etc. Un nègre qui parle à son idole, et un
enfant à sa poupée, me semblent près l'un de l'autre.
L'enfant et le barbare (le primitif) ne distinguent
pas le réel du fantastique. Je me souviens très nette-
ment qu'à cinq ou six ans je voulais « envoyer mon
cœur » à une petite fille dont j'étais amoureux (je dis
mon cœur matériel). Je le voyais au milieu de la
paille, dans une bourriche, une bourriche d'huîtres!
Mais personne n'a été si loin que vous dans ces ana-
lyses. Il y a dans l'Histoire de ma vie des pages là-
dessus qui sont d'une profondeur démesurée. Ce que
je dis est vrai, puisque les esprits les plus éloignés du
vôtre sont restés ébahis devant elles. Témoin les de
Concourt.
Ce bon Tourgueneff doit être à Paris à la fin de
mars. Ce qui serait gentil, ce serait de dîner tous les
trois ensemble.
Je repense à Sainte-Beuve. Sans doute on peut se
passer de 30,000 livres de rente. Mais il y a quelque
chose de plus facile encore : c'est, quand on les a, de
ne pas débagouler, toutes les semaines, dans les jour-
naux. Pourquoi ne fait-il pas de livres puisqu'il est
riche et qu'il a du talent?
Je relis en ce moment Don Quichotte. Quel gigan-
tesque bouquin ! Y en a-t-il un plus beau ?
A la même.
Ma prédiction s'est réalisée; mon ami X... n-a
gagné à sa candidature que du ridicule. C'est bien fait.
Quand un homme de style s'abaisse à l'action, il dé-
392 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
choit et doit être puni. Et puis, est-ce qu'il s'agit de
politique, maintenant ! Les citoyens qui s'échauffent
pour ou contre l'Empire ou la République me sem-
blent aussi utiles que ceux qui discutaient sur la grâce
efficace ou la grâce efficiente. La politique est morte
comme la théologie ! Elle a eu trois cents ans d'exis-
tence, c'est bien assez.
Moi, présentement, je suis perdu dans les Pères de
l'Église. Quant à mon roman, VEcliication sentimen-
tale, je n'y pense plus, Dieu merci! Il est recopié.
D'autres mains y ont passé. Donc, la chose n'est plus
mienne. Elle n'existe plus, bonsoir. J'ai repris ma
vieille toquade de Saint Antoine. J'ai relu mes notes,
je refais un nouveau plan et je dévore les mémoires
ecclésiastiques de Le Nain de Tillemont. J'espère par-
venir à trouver un lien logique (et partant un intérêt
dramatique) entre les différentes hallucinations du
Saint. Ce milieu extravagant me plaît et je m'y plonge,
voilà.
Mon pauvre Bouilhet m'embête. 11 est dans un tel
état nerveux qu'on lui a conseillé de faire un petit
voyage dans le Midi de la France. Il est gagné par
une hypocondrie invincible. Est-ce drôle! lui qui éta^it
si gai, autrefois !
Mon Dieu 1 comme la vie des Pères du désert est
chose belle et farce! Mais c'étaient tous bouddhistes,
sans doute. Voilà un problème chic à travailler, et sa
solution importerait plus que l'élection d'un académi-
cien. Oh ! hommes de peu de foi ! Vive saint Poly-
carpe !
Fangeat, reparu ces jours derniers, est le citoyen
qui, le 25 février 1848, a demandé la mort de Louis-
PhiHppe, « sans jugement ». C'est comme ça qu'on
sert la cause du progrès.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 393
A Jules Duplan.
Jeudi.
Cher vieux,
Ton pauvre géant a reçu une rude calotte dont il ne
se remettra pas. Je me dis : « A quoi bon écrire main-
tenant puisqu'il n'est plus là ! » C'est fini, les bonnes
gueulades, les enthousiasmes en commun, les œuvres
futures rêvées ensemble. Il faut être « philosophe et
homme d'esprit » mais ce n'est pas facile. Je te
raconterai les détails quand nous nous verrons. Sache
pour le moment qu'il est mort en philosophe. Ce
que j'ai éprouvé de plus dur a été mon voyage de
Paris à Rouen; j'ai cru crever de soif et j'avais
devant moi une cocotte qui riait, chantait et fumait
des cigarettes, etc. Il s'est formé une commission
pour lui élever un monument. On lui fera un petit
tombeau convenable et un buste qu'on mettra au
Musée. On m'a nommé le président de cette commis-
sion; je t'enverrai la première liste de souscripteurs.
L'Odéon m'a écrit deux ou trois belles lettres. J'ai
rendez- vous avec les directeurs pour le 12 août. C'est
moi qui possède tous ses papiers; il reste de lui un
très beau volume de vers — que mon intention est de
publier peu de jours après qu'Aïssé sera jouée. — Je
n'ai pas eu la force de relire mon roman, d'autant plus
que les observations de Maxime, si justes qu'elles
soient, m'irritent. J'ai peur de les accepter toutes, —
ou d'envoyer tout promener. — Quelle perle pour ma
littérature, mon pauvre vieux ! quelle perte! — et je ne
parle pas du reste. Tu es donc toujours malade, toi!
ne l'imite pas, n... de D...! il ne me manquera plus
que ça.
394 CORRESPOxNDANCE DE G. FLAUBERT.
A Maxime Ducamp.
Croisset, 23 juillet 1869.
Mon bon vieux Max, j'éprouve le besoin de t'écrire
une longue lettre ; je ne sais pas si j'en aurai la force,
je vais essayer. Depuis qu'il était revenu à Rouen après
sa nomination de bibliothécaire, août 1867, notre
pauvre Bouilhet était convaincu qu'il y laisserait ses
os. Tout le monde, et moi comme les autres, le plai-
santait sur sa tristesse. Ce n'était plus l'homme d'au-
trefois ; il était complètement changé, sauf l'intelli-
gence littéraire qui était restée la même. Bref, quand je
suis revenu de Paris au mois de juin, je lui ai trouvé
une figure lamentable. Un voyage qu'il a fait à Paria
pour mademoiselle Aissé et où le directeurde l'Odéon
lui< a demandé des changements dans le second acte,
lui ti été tellement pénible qu'il n'a pu se traîner que du
chemin de fer au théâtre. En arrivant chez lui, le der-
nier dimanche de juin, j'ai trouvé le docteur P... de
Paris, X... de Rouen, Morel l'aliéniste, et un brave
pharmacien de ses amis, nommé Dupré. Bouilhet
n'osait pas demander une consultation à mon frère, se
sentant très malade et ayant peur qu'on ne lui dît la
vérité. P... l'a expédié à Vichy, d'où Villemain s'est
empressé de le renvoyer à Rouen. En débarquant à
Rouen, il a enfin appelé mon frère. Le mal était irré-
parable, comme du reste Villemain me l'avait écrit.
(Pendant ces quinze derniers jours ma mère était à
Verneuil, chez les dames V... et les lettres ont eu trois
jours de retard; tu vois par quelles angoisses j'ai
passé.) J'allais voir Bouilhet tous les deux jours et je
trouvais de l'amélioration. L'appétit était excellent,
CORRESPONMISCE DE G. FLAUBERT. 395
ainsi que le moral, et l'œdème des jambes diminuait.
Ses ^œurs sont venues de Gany lui faire des scènes
religieuses et ont été tellement violentes qu'elles ont
scandalisé. un brave chanoine de la cathédrale. Notre
pauvre Bouilhet a été superbe, il les a envoyées pro-
mener. Quand je l'ai quitté pour la dernière fois, sa-
medi, il avait un volume de Lamettrie sur sa table de
nuit, ce qui m'a rappelé mon pauvre Alfred Le Poite-
vin lisant Spinoza. Aucun prêtre n'a mis le pied chez
lui. La colère qu'il avait eue contre ses sœurs le sou-
tenait encore samedi et je suis parti pour Paris avec
l'espoir qu'il vivrait longtemps. Le dimanche à cinq
heures, il a été pris de délire et s'est mis à faire tout
haut le scénario d'un drame moyen âge sur l'Inquisi-
tion ; il m'appelait pour me le montrer et il en était
enthousiasmé. Puis un tremblement l'a saisi, il a bal-
butié : Adieu! Adieu! en se fourrant la tête sous le
menton de Léonie et il est m.ort très doucement. Le
lundi matin, mon portier m'a réveillé avec une dépèche
m'annonçant cela en style de télégraphe. J'étais seul,
j'ai fait mon paquet, je t'ai expédié la nouvelle; j'ai
été le dire à Duplan, qui était au milieu de ses affaires;
puis j'ai battu le pavé jusqu'à une heure, et il faisait
chaud dans les rues autour du chemin de fer. De Paris
à Rouen, dans un wagon rempli de monde. J'avais en
face de moi une donzelle qui fumait des cigarettes,
étendait les pieds sur la banquette et chantait. En re-
voyant les clochers de Mantes, j'ai cru devenir fou, et
je suis sûr que je n'en ai pas été loin. Me voyant très
pâle, la donzelle m'a offert de l'eau de Cologne. Ça m'a
rjnimé, mais quelle soif ! Celle du désert de Qôseir
n'était riea auprès. Enfin je suis arrivé rue Le Biho-
rel : ici je t'épargne les détails. Je n'ai pas connu un
meilleur cœur que celui du petit Philippe ; lui et cette
396 CORRESPOISDAKCE DE G. FLAUBERT.
bonne Léonie ont soigné Bouilhet admirablement. Ils
ont fait des choses que je trouve propres. Pour le
rassurer, pour lui persuader qu'il n'était pas dange-
reusement malade, Léonie a refusé de se marier avec
lui, et son fils l'encourageait dans cette résistance.
Celait si bien l'intention de Bouilhet, qu'il avait fait
venir tous ses papiers. De la part du jeune homme sur-
tout, je trouve le procédé assez gentleman.
Moi et d'Osmoy, nous avons conduit le deuil, il a eu
un enterrement très nombreux. Deux mille personnes
au moins ! Préfet, procureur général, etc., toutes les
herbes de la Saint- Jean. Eh bien ! croirais-tu qu'en
suivant son cercueil je savourais très nettement le gro-
tesque de la cérémonie; j'entendais les remarques
qu'il me faisait là-dessus; il me parlait en moi, il me
semblait qu'il était là, à mes côtés, et que nous suivions
ensemble le convoi d'un autre. Il faisait une chaleur
atroce, un temps d'orage. J'étais trempé de sueur
et la montée du cimetière monumental m'a achevé.
Son ami Caudron avait choisi son terrain tout près-de
celui du père Flaubert. Je me suis appuyé sur une
balustrade pour respirer. Le cercueil était sur les bâ-
tons, au-dessus de la fosse. Les discours allaient com-
mencer (il. y en a eu trois) ; alors j'ai renâclé; mon
frère et un inconnu m'ont emmené. Le lendemain,
j'ai été cherché ma mère à Serquigny. Hier, j'ai été à
Rouen prendre tous ses papiers; aujourd'hui, j'ai lu
les lettres qu'on m'a écrites, et voilà! Ah ! cher MaxI
c'est dur! Il laisse par son testament... à Léonie. tous
ses livres et tous ses papiers appartiennent à Philippe;
il Ta chargé de prendre quatre amis pour savoir ce
qu'on doit faire des œuvres inédites : moi, d'Osmoy,
toi et Caudron ; il laisse un excellent volume de poé-
sies, quatre piècea en prose et Mademoiselle A'issc. Le
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 397
directeur de l'Odéon n'aime pas le second acte, je ne
sais pas ce qu'il fera. Il faudra cet hiver que tu viennes
ici avec d'Osmoy et que nous réglions ce qui doit être
publié. xMa tête me fait trop souffrir pour continuer, et
d'ailleurs que te dirais-je? Adieu, je t'embrasse avec
ardeur. Il n'y a plus que toi, que toi seul. Te souviens-
tu quand nous nous écrivions: Soins ad solum?
P. S. Dans toutes les lettres que j'ai reçues il y a
cette phrase : « Serrons nos rangs ! » Un monsieur
que je ne connais pas m'a envoyé sa carte avec ces
deux mots: Sunt lacrymcel
A Sainte-Beuve.
Vendredi matin.
Merci de votre bonne lettre, mon cher maître. Je
suis broyé, et la fatigue physique domine tout.
Mon pauvre Bouilhet est mort en philo'iophe et sans
l'assistance d'aucun ecclésiastique. Sa fin a été hâtée
par ses sœurs qui sont venues lui faire des scènes reli-
gieuses et qui voulaient s'emparer du mobilier. Je vous
donnerai plus tard des détails si vous y tenez.
Quant à moi, qui conduisais le deuil, j'ai fait bonne
figure jusqu'aux discoursy exclusivement. J'aime la
littérature plus que personne ; mais je veux qu'on
me la serve à part. J'ai passé par de jolis moments
depuis lundi matin ! N'en parlons plus.
Quant à ce brave Monselet que mon pauvre Bouilhet
aimait beaucoup, je ne demanderais pas mieux que
de lui c'rc utile. Mais on nommera à cette place de
bibliothécaire ou une brute de la localité, ou un jeune
paléographe de Paris.
Mon frère était le camarade de c Mège de Verdrel,
34
398 CORRESPO^■DA^•CE de g. FLAUBERT.
le maire qui a nommé Bouilhet. Ledit Verdrel est
mort et non remplacé. La nomination en question va
donc dépendre du corps municipaL Je crois que l'ar-
chevêché s'agite.
Bouilhet avait eu du mal à être nommé. On lui avait
fait promettre qu'il habiterait Rouen toute l'année.
C'était une condition.
J'aimerais mieux voir à la Bibliothèque notre ami
Monselet que tout autre. Mais je crois qu'il n'a aucune
chance. Voilà.
Je ne sais pas, entre nous, si Frédéric Baudry n'a
pas envie de cette place. (Dans ce cas-là, vous com-
prenez, je ne puis rien faire pour Monselet. Sinon,
tout ce qu'il voudra.)
Baudr}^ s'était mis sur les rangs, puis s'était retiré,
Monselet se présentant.
Je n'en puis plus de mal de tête, car je suis sur-
chargé d'affaires.
Je vous ombrasse.
Soignez-vous bien. Qu'il en reste encore un peir sur
la terre de ceux qui aiment le beau.
Hein, les pauvres amants du style, comme ils s'en
vont !
A George Sand.
Chère bon maître adoré,
Je veux, depuis plusieurs jours, vous écrire une
longue lettre où je vous aurais dit tout ce que j'ai
ressenti depu's un mois. C'est drôle. J'ai passé par
des états différents et bizarres. Mais je n'ai pas de
temps ni de repos d'esprit pour me recueillir suffi-
samment.
Ne vous inquiétez pas de votre troubadour. Il aura
toujours» son indépendance et sa liberté », parce qu'il
CORRESPONDA^•CE DE G. FLAUBERT. 399
fera comme il a toujours fait. Il a tout lâché plutôt
que de subir une obligation quelconque, et puis, avec
l'âge, les besoins diminuent. Je ne soufîre plus de ne
pas vivre dans des Alhambra.
Ce qui me ferait du bien maintenant, ce serait de
me jeter furieusement dans Saint Antoine, mais le
n'ai même pas le temps de lire.
Ouïssez ceci : Votre pièce, primitivement, devait
passer après Aïssé ; puis il a été convenu qu'elle pas-
serait avant. Or, Ghilly et Duquesnel veulent mainte-
nant qu'elle passe après, uniquement « pour profiter
de l'occasion », pour profiter de la mort de mon
pauvre Bouilhet. Ils vous donneront un « dédomma-
gement quelconque ». Eh bien, moi, qui suis le pro-
priétaire et le maître à* Aïssé comme si j'en étais l'au-
teur, je ne veux pas de ça. Je ne veux pas, entendez-
vous, que vous vous gêniez en rien.
Vous croyez que je suis doux comme un mouton ?
Délrompez-vous, et faites absolument comme si A zssë
n'existait pas ; et surtout pas de délicatesse, hein ? Ça
m'offenserait. Entre simples amis, on se doit des
égards et des politesses, mais de vous à moi, ça me
semblerait peu convenable ; nous ne nous deyons rien
du tout que nous aimer.
Je crois que les directeurs de lOdéon regretteront
Bouilhet de toutes les manières. Je serai moins
commode que lui aux répétitions. Je voudrais bien
vous lire Aïssé, afin d'en causer un peu; quelques-uns
des acteurs qu'on propose sont, selon moi, impos-
sibles. C'est dur d'avoir affaire à des illeltrés.
FIN
TABLE
1854
A Louis Eouilhet *
Au même.
Au même
Au même
1855
Au même ^^
Au même • ^^
Au même ^*
Au mê ue ^^
22
Au même
25
Au même
Au même ^^
28
Au même
30
Au même
Au même ^^
Au même ^^
Au même - ^^
1856
Au mÔQie ^"^
Au mêaie 38
Au même
Au même ^^
Au même '*^
Au même
Au même • ^
402 TADLE
Au même ^ 49
Au même 51
Au même 54
A Ernest Chevalier 56
A Louis Bouilhet 57
A Laurent Pichat 58
A M'a* Maurice Schlésinger 60
A Jules Duplan 63
A Louis Bouilhet 64
A Maurice Schlésinger C">
A Théophile Gautier 67-
A Mi3i« Roger des Genettes 67
1857
A Laurent Pichat 68
A Louis Bonenfant 70
A M™' Maurice Schlésinger 71
A Théophile Gautier 74
A Eugène Crépet 74
Au dacteur Jules Cloquet 75
A Mil* Leroyer de Chantepie 76
A Maurice Schlésinger 77
A Edouard Houssaye 78
A M"* Leroyer de Chantepie 7-9
A Maurice Schlésinger 81
A Jules Duplan 83
A Ml'*? Leroyer de Chantepie 84
A Jules Duplan . 90
Au même 91
A Louis Bouilhet , 93
A Charles Baudelaire 95
A Jules Duplan ' 96
A Ernest Feydeau 97
A Eugène Grépct 99
A Charles Baudelaire 100
A Ernest Feydeau . , 101
A Charles Baudelaire 102
A Ern<^.t Feydeau 102
A M"« Leroyer de Chantepie. 103
A 3ulcs DuplQQ 109
TABLE 403
A Ernest Feydeau 111
A Jules Duplan . . . . 113
A M"' Leroyer de Chantepie 114
1858
A la même 118
A la même 120
A M'"" Roger des Gcnettes 123
A M"" Leroyer de Chantepie 124
A Louis Eouilhet 126
A Ernest Feydeau 128
Au même 129
A Jules Duplan 131
A Ernest Feydeau 132
Au même 133
A Jules Duplan 134
A Ernest Feydeau 133
A Jules Duplan 136
A M"» Leroyer de Chantepie 137
A Ernest Feydeau 138
A M"* Leroyer de Chantepie 140
A Ernest Feydeau 142
A M^'' Leroyer de Chantepie. 143
1859
A M"»» Maurice Schlésinger 144
A M"» Leroyer de Chantepie 146
A Jules Duplan 149
A Ernest Feydeau 130
Au même 131
Au même 133
A M™' Roger des Geuettcs 134
A Ernest Feydeau. 136
A M™« Roger des Geuettes 138
A Ernest Feydeau 160
Au même 161
Au même 163
A Eugène Crépet 163
A Jules Duplan 166
A Ernest Feydeau 167
104 TADLE
A Maurice Schlésinger 169
A Ernest Feydeau 170
Au même 111
1860
A Louis Bouilhet 173
Au même 173
Au même • 17o
A Mii8 Leroyer de Chantepie 176
A Ernest Feydeau 178
Au même • . . 179
A Edmond et Jules de Concourt 181
Aux mêmes 182
A Charles Baudelaire 174
A Ernest Feydeau 184
Au même 187
Au même 188
A Louis Eouilhet 190
A Ernest Feydeau 191
A M"' Leroyer de Chantepie 193
A M"" Roger des Genettes 194
A Louis Bouilhet 196
Au même 197
A Ernest Feydeau ~199
A Théophile Gautier 200
1861
A Jules Duplan . 201
A M'''« Leroyer de Chantepie 202
A Jules Duplan 204
A E.îmoud et Jules de Goncourt 205
A Ernest Feydeau 207
Au même 208
Au môme 210
Au même 212
A Jules Duplan 213
A Ernest Feydeau 214
Au même 215
A Eugène Crépet 217
A Edmond et Jules de Goncourt 218
TABLE 405
A Mme Roger des Genettes 220
A Ernest Feydeau 221
A Jules Duplan 223
A Edmond et Jules de Goncourt 224
A Ernest Feydeau 22i>
A Charles Baudelaire 227
1862
A M™s Roger des Geneites 227
A Edmond et Jules de Goncourt 229
Aux mêmes 230
A Jules Duplan 230
Au même 232
Au même 233
A Edmond et Jules de Concourt . 234
A Jules Duplan 236
A Edmond et Jules de Concourt 237
A Sainte-Beuve 238
1863
A Théophile Gautier 252
Au mêm^ 253
A M. Froehner^ 253
A M. Cuéroult 264
A Edmond et Jules de Goncourt 266
Aux mêmes 268
A Mm« Roger des Cenettes 268
A M"" Leroyer de Chantepie 269
A Jules Duplan 271
A M™» Gustave de Maupassant 273
A Edmond et Jules de Goncourt 275
1864
A Théophile Gautier 276
A Ernest Chevalier 277
A Jules Duplan 279
A M""* Roger des Genettes 280
A Jules Duplan 281
A M"« Leroyer de Chantepie 283
406 TABLE
1865
A Edmond et Jules de Goncourt 284
A Sainte-Beuve 28o
A Théophile Gautier 2S.j
A M'^* Leroyer de Chantèpie 2S6
A Michelet • 287
A Edmond et Jules de Goncourt 2S8
Aux mêmes 2S9
Au\" mêmes 290
Aux mêmes 291
Aux mêmes 292
1866
A George Sand 293
A la même . 29i
A M^û Gustave de Maupassant 29 i
A George Sand 293
A la même 297
A Sainte-Beuve 297
A Edmond et Jules de Goncourt 298
A George Sand ^99
A la même 300
A la même 302
A Amédée Pommier 303
A George Sand 305
A la même 307
A la même 30 S
A la même 310
1867
A Sainte-Beuve 312
A George Sand 312
A Jules Troubat 314
A Edmond et Jules de Goncourt 314
A George Sand 315
A Sainte-Beuve • 316
A Louis Bouilhet 317
TABLE 407
A George Sand . . , 321
A Maurice Schlésinger - 322
A George Sand , 323
A Charles Edmond 325
A M"« Leroyer de Chantepie 327
A George Sand 331
A Eugène Crépet 332
A George Sand 333
A Edmond et Jules de Goncourt. 334
A George Sand 333
A la même 337
A Armand Barbes 339
A iMm» ***. . 339
A Michelet 342
A Edmond et Jules de Goncourt 343
A Jules Duplan. 343
1868
A George Sand 347
A la même 34S
A Henri Taine 349
A Jules Duplan 330
A Louis Bonenfant 352
A Ernest Feydeau 333
A Mil* Leroyer de Chantepie 354
A George Sand 353
A Jules Duplan 356
A George Sand 358
A Ernest Chesneau 360
A Edmond et Jules de Goncourt 362
A George Sand 364
A Michelet 366
A George Sand 367
A Jules Duplan , 368
A Ernest Feydeau - . 369
A George Sand 370
A Ernest Feydeau 371
A George Sand 372
A Ernest Feydeau = 374
Au comte René de Mariccur: 37o
408 TABLE
A George Sand 379
A la même 380
1869
A la même 382
A la même 384
A Michelet 387
A George SaiiJ 388
A la même 390
A la même. 391
A Jules Duplaii 393
A Maxime Ducamp 394
A Sainte-Beuve 397
A George Sand 398
£milt Cciln. — Imprimerie de Lagny.
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BANVILLE (Th. de) Mes Souvenirs
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