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CORRESPONDANCE
DEUXIÈMr SÉRIE
(I85îî^i854)
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Éditeurs
œUVRES DE GUSTAVE FLAUBERT
)ANS LA BIBLIOTHÈQBB-CRmPENTlER
i 3 h. 50 le 'Olume.
Uadame Bovary, mœurs de province. — édition dépini-
TivE, BUivie des Réquisituires, Pliidoirie et Jugement du PnocÈa
INTENTE A l'autech devaiit ie Tribunal correctionnel de Paris
(Audience des 31 janvier et 1 février I8ST) I vol.
Salammbô. — Édition dêfinitivs avec documents non-
La Tentation de saint Antoine. — Édition délini-
"" ■ ■ — ' -
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~)SS-94 — COBaOL. Imprimn'ii CiHt-
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OUSTAVE FLAUBERT
CORRESPONDANCE
DEUXIÈME SÉRIE
Attention Reader:
This volume is too fragile for any future repair.
Please handle with great care.
UNIVERSrrY OF MICHIGAN UBRARY - CONSERVATION SERVICES
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
B. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Editcum
II, RVI Dl GlliniI.LI, Il
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KjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE
GUSTAVE FLAUBERT
De la QuaranUine de Rtodes. Dimauclie 6 octobre ISSO.
Vous avez bien tort, mon vieux solide, de ne pas
m'écrire plus souvent, car je vous assure que vos
lettres sont pour moi de vraies parties de plaisir. La
dernière m'a fait bien rire, et ce que vous me dites de
toutes vos connaissances ne m'a pas médiocrement
amusé. Il y au l'ait là-dessus de quoi causer longuement
au coin du feu, le nez sous le manteau de la cheminée
et les pieds dans nos pantoufles. C'est ce que je me
promets bien ie faire à mon retour. Quelle bosse de
soufflet noua nous donnerons! U faudra lui faire
jouter un ressort.
Il parait que le jeune fiouilhet se livre un peu â.
l'immoralité en mon absence. Vous le voyez trop
souvent. C'est vous qui démoralisez ce Jeune homme.
Si j'étais sa mère, je lui interdirais votre société. U
n'y a rien de pire pour la jeunesse que la fréquenta-
11. 1
I ., Google
2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
tiOQ de3 vieillards débauchés. Néanmoins, continuez,
mes bons vieux, à boire le petit verre à ma aanlé
quaad vous vous trouvez ensemble, Pochardez-vous
même en mon honneur. Je vous excuse d'avance.
Quant à rHôtel-Dieu,j;a ne va pas fort, dit-on, avec
le nouveau ménage, n n'y a là-dedans' rien qui
m'étonne. 'Quel bonheur ce sera pour moi de voir
de mes yeux ce jeune homme établi et père de fa-
millel La maison ne périra donc pas, il y aura un
rejeton qui fleurira dans le comptoir. Les Imnes s'en
réjouiront et lesregistres auront un maître. Avez-vouB
r réfléchi quelquefois, cher »deus compagnon, à toute
la sérénité des irnbécilesL? La bêtise est quelque chose
, d'inébranlable, rien ne^Vttaque sans se briser contre
■ elle. Elle ■ est de la ^ture du granit, dure et résis-
\ \^^Jante. A Alexandrie, un certain Thompson, de Sunder-
■^ land, a, sur la colonne de Pompée, écrit son nom en
\ lettres de sis pieds de haut. Cela se ht à un quart de
\ lieue de distance. Il n'y a pas moyen de voir la colonne
sans voir le nom de Thompson, et par conséquent
sans penser h Thompson. Ce crétin s'est incorporé au
monument et le perpétue avec lui. Que dis-je? Il
l'écrase par la splendeur de ses lettres gigantesques.
N'est-ce pas très fort de forcer les voyageurs futurs
à penser à soi et à se souvenir de vous ? Tous les
imbéciles sont plus ou moins des Thompson de Sun-
derlànd. Combien dans la vie n'en rencontre- t-on pas
il ses plus belles places et sur ses angles les plus
pursî Et puis c'est qu'ils nous enfoncent toujours; ils
sont si nombreux, ils sont si heureux, ils reviennent
si souvent, ils ont si bonne santé! En voyage' on en
rencontre beaucoup, et déjà nous en avons dans notre
souvenir une johe collection, mais comme ils passent
vite, ils amusent. Ce n'est pas comme dans la vie
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3
ordinaire où ils finissent par vous rendre féroce.
Nous sommes venus ici de Beyrouth sur le bateau
à vapeur autrichien avec Hartim-Bey, ex-premier mi-
nistre d'Abbas-Pacha. C'est une de nos anciennes
connaissances d'Egypte que nous avons renouée
dimanche dernier, au diner du Consul général. Il a fui
à temps d'Alexandrie; on venait pour l'empoigner de
force de la part du Pacha, qui probablement allait
lui faire prendre quelque funeste tasse de café. II s'est
réfugié à bord du paquebot français pour Beyrouth,
et de Beyrouth il gagne Constantin ople, où il va aller
dénoncer son maître et tâcher de le faire sauter, ce
qui eat possible. Pendant troisjours passés ensemble
à- bord, nous avons beaucoup causé, ou plutôt il
nous a beaucoup parlé, nous flairant gens de plume,
et que par la suite nous pourrions lui être utiles, et
puis peut-Ctre aussi parce que nous sommes des
particuliers très aimables. Rien n'est plus respecté
en Orient que l'homme maniant la plume. Effendi
[homme qui sait lire) est un titre d'honneur. Maxime
en ce moment rédige sur cette affaire un bout de note
pour Paris,; c'est une nouvelle poUtique assez grave.
Quant à moi, je deviens paresseux comme un curé. Je
ne suis bon qu'à cheval ou en bateau. Tout travail
maintenant m'assomme, je deviens là-dessus très
oriental; il faut espérer que je changerai au- retour.
A propos de curé, puisque ce mot m'est venu au bec
(de ma plume), j'en ai diablement vu en Syrie et en
Palestine. Nous avons vu des capucins, des carmé-
lites, etc. Nous avons étudié de près cette fameuse
question des Druses et des Maronites dont on a fait
tant de bruit en France, et qui est bien une des plus
belles blagues du monde.
Nous avions le cœur gros quand nous sommes
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i C0RRESPONDA.NCE DE G. FLAUBERT.
partis de Beyrouth. Nous avons vécu là d'une balle
vie de vagabond pendant deux mois.
Il faut vous dire que nous ne portons plus de
chaussettes dans nos bottes. Nous avons reconnu que
fî'était une économie de blancbissage et que ça nous
fusait plus frais aux pieds. La saison poiu-tant se
refroidit. Nous couchons encore à la belle étoile, mais
avec des vêtements de drap. Depuis le mois de jan-
vier dernier, nous n'avo'ns pas reçu une goutte de
pluie, mais nous allons en avoir à Conetantinople.
Je vous ai bien regretté il y a aujourd'hui quinze
jours, c'était à Eiden, au beau miheù du Liban, &
trois heures des cèdres. Nous avons dlué chez le
sheik du pays. Pour aller dans la salle où nous avons
été reçus, nous avons traversé une foule (le mot est
littéral) de quarante à cinquante domestiques. Aussi-
tôt que nous avons été assis sur les divans, on nous
a parfumés avec de l'encens, après quoi on nous a
aspergés avec de l'eau de fleur d'oranger. Un domes-
tique suivait, portant une longue serviette à franges
pour vous essuyer les mains. Le maître de la maison,
jeune homme de 21 ans environ, portait sur les épaules
un manteau brodé d'or, et tout autour de la tête un
turban de soie rouge k petites étoiles d'or serrées tes
unes près de» autres, n y avait bien une trentaine de
plais à table, pour quatre personnes que nous étions.
Afin 'de faire honneur à tant d'honneurs, j'ai mangé
de telle sorte que si je n'ai pas eu d'indigestion le
soir, c'est que j'ai un rude estomac. C'est du reste une
grande impolitesse à ces gens-là que de refuser. A
Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, dans une cir-
constance semblable, Maxime a manqué crever d'in-
digestion.
Adieu, mon bon vieux père Parain, ne faites pas
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 5
trop de- polissonneries avec Bouilhet. Écrivez-moi
souvent, et recevez de ma part la meilleure embras-
sade que jamais neveu ait donnée à son oncle, ou
ami à son ami. A vous du fond du cœur.
A aa mire.
ConaUnliuople, 14 novembrâ I8S0
11 y a beaucoup de choses du monde que, dans ta
candeur, tu ignores, pauvre vieille. Hoi qui deviens
un très grand moraliste et qui, d'ailleurs, me suis
toujours plongé h. corps perdu dans ce genre d'études,
j'ai soulevé pas mal de coins de rideau qui cachaient
des turpitudes sans nomire. Ou apprend aux femmes
h mentir d'une façoù infâme. L'apprentissage dure
toute leur vie depuis la première femme de chambre
qu'on leur donne jusqu'au dernier amant qui leur sur-
vient, chacim s'ingère à les rondi'e canailles et après
on crie contre elles ; le puritanisme) la bégueulerie, la
bigotterie, le système du renfermé, de l'étroit, a déna-
turé et perd dans sa fleur les plus charmantes crdà-.
tiens du bon Dieu. J'ai peur du corset moral, voilà
tout. Les premières impressions ne s'effacent pas, tu
le sais. Nous portons en nous notre passé; pendant
toute notre vie, nous nous sentons de la nourrice.
Quand je m'analyse, je trouve en moi encore fraîche
et avec toutes leurs influences (modifiées il est vrai
par les combinaisons de leur rencontre) la place du
père Langlois, celle du père Mignot, celle de don Qui-
chotte et de mes songeries d'enfant dans le jardin h.
côté de la fenêtre de l'amplii théâtre. Je me résume :
iiiPrt h; Google
6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
prends quelqu'un pour lui apprendre l'anglais et les
premiers éléments généraux. Mêle-toi de tout cela le
plus que tu pourras toi-même, et surveille le caractère
et le bon sens (je domie au mot l'acception la plua
large) de la personne.
Je te parlais tout à l'heure d'observation morale,
je n'aurais jamais soupçonné combien ce cûté est
abondant en voyage. On s'y frotte à tant d'hommes
différents que véritablement on finit par connaître un
peu le monde (à force de le parcourir). La terre est
couverte de balles splendides. Le voyage a des mines
de comique inomenses et inexploitées. Je ne sais
pourquoi personne jusqu'à présent n'a fait cette re-
marque qui me parait bien naturelle. Et puis, c'est
qu'on se déboutonne si vite, on vous fait des confi-
dences si étranges! Un homme voyage depuis un an
et ne trouve personne à qui parler; il vous rencontre
un soir dans un hâtel ou sous une tente ; on parle
d'abord politique, puis on cause de Paris, puis le
bouchon sort tout doucement, le vin s'épanche et en
deux heures voilà qu'on vide le reste jusqu'au fond
ou à peu prés. Le lendemain, on se sépare, et l'on ne
reverra jamais son ami intime de la veille au soir; U
y a même à cela souvent des mélancolies singulières.
Nous avons visité le vieux sérail et les mosquées
Le sérail ne signifie pas grand'chose . Ce sont d'ad
mirables appartements dans le plus beau point de vue
du monde peut-être, mais ornés et meublés dans un
goût déplorable. Toutes les vieilles rocamboles d'Eu-
rope dont on ne veut plus on les repasse aux Turcs
qui donnent là-dedans avec la naïveté du barbare. A
part la salle du Trûne, merveilleuse c'est le mot,
tout le reste est de la petite musique.
J'ai vu les derviches hurleurs. J'y .étais très préparé
i,<„,,,." ,,Goo<^lc
CORRESPONDANGK DE G. FLAUBERT. 7
par tout ce que j'avais déjà vu au Caire, aussi n'eu
ai-je été nullement étonné. Jeudi prochain nous y
■ retournerons. H se passera des choses gentilles, on
se passera dans le corps un tas d'instruments de sup-
plice <jue nous avons vus accrochés aux murs. Mais
je trouve que l'on ne vante pas assez les tourneurs.
Rien n'est plus gracieux que de voir valser tous ces
hommes avec leurs grands jupons plissés et leur
figure extatique levée au ciel. Ils tournent sans s'arrê-
terpendântune heureenvirou.Un d'euxnous a affirmé
que, s'il ne fallait pas tenir ses bras au-dessus da
63 tête, il est capable de tourner pendant six heures de
suite. Celui-là nous fait de temps à autre des visites.
Nous lui donnons one bouteille d'ean-de-vie qu'il boit
très bien en sa qualité de musulman.
A. Xionls Bonilhflt.
CkiOstantiDople, 14 novembre iSSa
Si je pouvais t'écrire tout ce que je réfléchis à pro-
pos de mon voyage, c'est-à-dire que si je retrouvais
quand je prends la plume les choses qui me passent
dans la tète et qui me font dire, à part moi, je lui
-Scrirai ça, tu aurais vraiment peut-être des lettres
amusantes. Mais, cela s'en va aussitôt que j'ouvre •
mon carton. N'importe, au hasard de la fourchette,
comme ça viendra.
D'abord de Constantînople, où je suis arrivé hier
matin, je ne te dirai rien aujourd'hui, à savoir seu-
lement que j'ai été frappé de cette idée de Fourier :
qu'elle serait plus tard la capitale de la terre. C'est
réellement énorme comme Awnanilc. Ce sentiment
d'écrasement que tu as iSprouvé à ton entrée à Paris,
iiiPrt h; Google
8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
e'est ici qu'il vous pénètre en coudoyant tant d'hom-
mes inconnus depuis le Persan et l'Indien jusqu'à
l'Américain et l'Anglais, tant d'individualités séparées
dont l'addition fonnidable aplatit la vôtre. Et puis,
c'est Immense. On est perdu dans les rues, on ne voit
ni le commencement ni la fin. Les cimetières sont des
forêts au milieu de la ville. Du haut de la tour de Ga-
lata, on voit toutes les inaisons et toutes les mosquées
(à côté et parmi le Bosphore et la Come-d'Or pleins de
vaisseaux], les maisons peuvent être comparées aussi
à des navires ; ce qui fait une flotte immobile dont lee
minarets seraient les m&ts des vaisseaux de haut bord
(phrase un peu entortillée, passons).
J'aurai demain ton nom Loue Bouilhette (pronon-
dation turque) écrit sur papier bleu en lettres d'or.
C'est un cadeau que Je destine à orner ta chambre.
Cela te rappellera, quand tu le regarderas tout seul,
que je t'ai beaucoup mêlé à mon voyage. En sortant
de chez les « malins » (écrivains) où nous avions dis-
cuté le papier, l' ornementation et le prix de ladite
pancarte, nons avons été donner à manger aux pigeons
de la mosquée de Bajazet. Ils vivent dans la cour de
la mosquée, par centaines. C'est une œuvre pie que
de leur jeter du grain. Quand on arrive, ils s'abattent
sur les dalles de tous les cétôs de la mosquée, des cor-
niches, des toits, des chapiteaux des colonnes. La
port a aussi ses oiseaux familiers. Au milieu des na-
vires et des calques on voit les cormorans voler ou
qui se reposent sur les flots. Sur les toits desmaisons
il y a des nids de cigognes, abandonnés l'hiver. Dans
les cimetières les chèvres et les ânes broutent tran-
quillement, et la nuit les femmes turques y donnent
des rendez-vous aux soldats.
Le cimetière est une des belles choses de l'Orient.
iiiPrt h; Google
CORRESPONDAHGE DE 6. FLAUBERT- »
11 n'a pas ce caractère profondément agaçant que je
trouve chez nous à ce genre d!étal)lissement; point de
mur, point defossé, point de séparation ni de cli^ture
quelconque. Ça se trouve à propos de rien dans la
campagne ou dans une ville, tout h coup et partout,
comme la mort elle-même, à côté de la vie et sans-
qu'ony prenne garde. On traverse un cimeUère comme
on traverse un bazar. Toutes lestombessontpareillea,
elles ne diffèrent que par l'ancienneté. Seulement à
mesnre qu'elles vieillissent, elles s'enfouissent et dis-
paraissent, comme fait le souvenir qu'on a des morts.
Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques.
Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité. A
propos de sites c'est à Gonstantinople véritablement
que l'on peut dire :Un site! ahl quel tableau I
Où en es-tu avec la muse? je m'attendais ici k
trouver une lettre de toi et quelque chose en vers y
inclus. Que devient la Chine ? que lis-tu ? Comme
j'ai envie de te voir!
Quant à moi, littérairement parlant, je ne sais oii
j'en suis. Je me sens quelquefois anéanti (le mot est
faible), d'autres fois le style « limbique » (à l'état de
limbe et de fluide impondérable] passe et circule en.
moi avec des chaleurs enivrantes. Puis ça retombe.
Je médite très peu, je rêvasse occasionnellement. Mon
genre d'observation est surtout moral. Je n'aurais
jamais soupçonné ce côté au voyage. Le côté psycho-
logique, humain, comique y est abondant. On ren*
contre des balles splendides, des existences gorge-
pigeon très chatoyantes à l'œil, fort variées comme
loques et broderies, riches de saletés, de déchirures
et de galons. Et au fond toujours cette vieille canail-
lerie immuable et inébranlable. C'est 1^ la base. Ahl
icomme il vous en passe sous les yeux 1
i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc
10 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
De temps à autre dans les villes j'ouvre un journal,
n me semble que nous allons rondement. Nous dan-
sons non pas sur un volcan, mais sur la planche d'une
latrine qui m'a l'air passablement pourrie. L'idée
d'«5tudier la question me préoccupe. A mon retour j'ai
envie de m'enfoncer dans les socialistes et de faire
sous la forme théâtrale quelque chose de très brutal,
de très farce, et d'impartial bien entendu. J'ai le mot
sur le bout de ma lan^e et la couleur au bout des
doigts. Beaucoup de sujets plus nets comme plan
n'ont pas tant d'empressement à venir que celui-là.
A propos de sujets j'en ai trois qui ne sont peut-
être que le même et ça m'embête considérablement.
i" Une nuit de Don Juan à laquelle j'ai pensé au laza-
ret de Rhodes. 2* L'histoire d'Anubis, la femme qui
veut se faire aimer par le Dieu. C'est la plus haute,
mais elle a des difficultés atroces. 3' Mon roman
flamand de la jeune Mie qui meurt vierge et mys-
tique entre sou père et sa mère, dans une petite ville
de province, au fond d'un jardin planté de choux et
de quenouilles, au bord d'une rivière grande comme
l'eau de Robec. Ce qui me turlupine c'est la parenté
d'idées entre ces trois plans : Dans le premier, l'amour
inassouvissable sous les deui formes de Tamour ter-
restre et de l'amour mystique. Dans le second, même
histoire, mais on se donne et l'amour terrestre est
moins élevé en ce qu'il est plus précis. Dans le troi-
sième ils sont réunis dans la même personne, et l'un
mène k l'autre, seulement mon héroïne crève d'exal-
tation religieuse après avoir connu l'exaltation des
sens. Hélas I il me semble que lorsqu'on dissèque si
bien les enfants à naître on n'est pas assez monté pour
les créer. Ma netteté métaphysique me donne des ter-
reurs. Il faut pourtant que j'en revienne. J'ai besoin
correspondance: de g. klaubert. u
de me doiiner ma luesure à mol -même. Je veux pour
vivre tranquille avoir mon opinion sur mon compte,
opinion arrêtée et qui me réglera dans l'emploi
de mes forces. Q me faut conuaitre la qualité da
mon terrain et ses Umltes avant de me mettre au
labourage. J'éprouve, par rapport à mon état litté-
raire intérieur, ce que tout le monde, à notre ûge,
éprouve un peu pai- rapport à la vie sociale : « Je sens
le besoin de m'établii". » •
A Sinyrne, par un temps de pluie qui nous empê-
chait de sortir, j'ai pris au cabinet de lecture « Arthur »
d'Eugène Sue. Il y a de quoi en vomir, ça n'a pas de
nom. il faut lire ça pour prendre en pitié l'argent, le
Buccèset le public. La littérature a mal k la poitrine.
Elle crache, elle bavache, elle a des vésicaloires
qu'elle couvre de taffetas pommadés, et elle s'est tant
brossé la tête qu'elle en a perdu tous ses cheveux.
II faudrait des Christs de l'Art pour guérir ce
lépreux.
. En revenir h l'antique, c'est déjà fait, au moyen
âge, c'est déjà fait. Reste le présent. Mais la base
tremble, où donc appuyer les fondements 7 La vitalité
et partant la durée est à ce prix pourtant. Tout cela
m'inquiète tellement que j'en suis venu à ne plus
aimer qu'on m'en parle ; j'en suis irrité parfois comme
un galérien libér6 qui entend causer système péni-
tentiaire, avec Maxime surtout, qui n'y va pas de
main morte et qui n'est pas un gaillard encourageant;
et j'ai rudement besoin d'être encouragé. D'un autre
côté ma vanité n'est pas encore résignée à n'avoir que
des prix d'encouragement.
Je m'en vais relire toute l'Iliade. Dans une quiniaine
noue ferons un petit voyage en Troade. Au mois de
janvier nous serons en Grèce. Je bisque d'Être si
DKjiiiiPrt h; Google
tZ CORRESPONDANCE DE G. f LAUbKRT.
ignorant. Ah ! si je savais le grec au moius et j'y a
perdu tant de temps !
La sévénitâ m'obondoimel
Celui qui, voyageant, conserve de soi la même
estime qull avait dans son cabinet en se regardant
tous les jours dans sa glace, est un bien grand homme
ou un bien robuste ùnbécile. Je ne sais pourquoi,
mais je deviens très humble.
En 'passant devant Abydôs j'ai beaucoup pensé à
Byron. C'est là son Orient, l'Orient turc, l'Orient du
sabre recourbé, du costume albanais et de la fenêtre
grillée donnant sur des flots bleus. J'aime mieux
l'Orient cuit du Bédouin et du désert, les profondeurs
vermeilles de l'Afrique, le crocodile, le chameau, la
girafe.
Je regrette de ne pas aller en Perse {l'argent ! l'ar-
gent 1), je rêve des voyages d'Asie, aller eu Chine par
torre, des impossibilités, les Indes ou la" Californie
qui m'excite toujours sous le rapport humain. D'autres
fois je me prends de tendresses à en pleurer en son-
geant à mon cabinet de Croisset, h. nos dimanches.
Ah ! comme je regretterai mon voyage et comme je
le referai et comme je me redirai l'éternel monologue :
fl Imbécile, tu n'as pas assez joui. »
Pourquoi la mort de Balzac ra'a-t-elle vivement
affecté î Quand meurt un homme que l'on admire on
est toujours triste. On espérait le connaître plus tard et
s'en faire aimer. Oui, c'était un hommefort et qui avait
crânement compris son temps. Lui qui avait si bien
étudié les femmes, il est mort dès qu'il a été marié et
quand la société qu'il savait a commencé son dénoue-
ment. Avec Louis-Philippe s'est on allé quelque chose
i.,<„,,,." ,,Goo<^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUGEItT. 13
qui ne reviondrâ pas. Il faut mainteuant d'autres mu-
settes.
Pourquoi ai-je une envie mélancolique de retour-
ner en Egypte et de remonter le Nû et de revoir
RuchoukHanem?.,. C'est égal, j'ai passé là une soirée
comme on en passe peu dans la vie. Du reste je l'ai
bien sentie. T'ai-je regretté 1 pauvre vieux !
Il me semble que je ne te dis rien de bien intéres-
sant. Je vais me coucher et demain je te paiierrâ un
peu de mon voyage, ça sera plus amusant pour toi
que mon étemel moi don', je suis bougrement las.
Si noTeinLrc 1850.
En attendant que je reçoive la lettre annoncée par
ma mère et dans, laquelle vous devez me raconter une
anecdote curieuse s>ir îe jeune Bezet, je réponds bien
vite, cher oncle, à la vôtre que j'ai reçue par le der-
nier courrier.
Que voulez-vous que je vous dise, cher vieux com-
pagnon ? Quand je serai revenu à Croisset comme
nous arrangerons ensemble toutes les babioles que je
rapporte. Échignerons- nous la muraille, hein? Quel
abus de la vrille !
Ahl vieux polisson de père Parain, si voua étiez
i(à vous ouvririez de grands yeux à voir dans les rues
les femmes. Elles se font voiturer dans des espèces
de vieux carrosses suspendus et dorés à l'extérieur
comme des tabatières. Là-dedans, couchées sur des
divans comme dans leur maison (la voiture quelque-
fois est close par des rideaux de soie}, on peut lei
contempler tout à son aise. Elles ont sur la figure u|
11. 3
14 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
voile transparent à travers lequel on voit le roiigc
de leurs lèvres peintes et l'arc de leurs sourcils noirs.
Dans l'intervalle du voile, entre le front et les joues,
paraissent leurs yeux qui brûlent à regarder, et qui
dardent sur vous d'aplomb leurs prunelles fixes. De
loin, ce voile que l'on ne distingue pas leur donne
une pâleur étrange, qui vous arrête sur les talons saisi
d'étonnement et d'admiration. Elles ont l'air 'do fan-
tômes. A travers les voiles qui retombent sur leurs
mains brilknt leurs bagues de diamants, et songer,
miséricorde, que dans dix ans elles seront en cha-
peau et en corset ! qu'elles imiteront leurs maris qui
se font babiller à l'européenne, portent des bottes
et des redingotes I
Souvent en vous promenant en canot avec moi
vous preniez instinctivement la chaîne. Si vous alliez
en caîque sur le Bosphore je ne sais à quoi vous vous
accrocheriez. Figurez-vous des barques de vingt-cinq
à trente-cinq pieds de long sur deux et demi tout au
plus de large, pointues comme des aiguilles à l'avant et
à l'arrière. On y peut tenir deux dedans. On s'accrou-
pit au fond et il faut rester complètement immobile
de peur de chavirer. Les deux rameurs, en chemise
de soie, se servent de rames dont la partie comprise
entrele tollet et la poignée a un renflement énorme
pour faire contre-poids. Quand on est dans une sem-
blable embarcation, que la mer est calme et que les
caidjis sont bons, on vole sur l'eau.
Le port de Constantinople est plein d'oiseaux. Vous
savez que les Musulmans ne les tuent jamais. Il y a
des bandes de goélands qui nagent entre les navires.
Les pigeons perchent sur les cordages des navires et
de là s'envolent pour aller se poser sur les minarets.
Vous ne sauriez croire, mon \ieux, combien nous '
CORRESPONDANCE DE G. 'FLAUBERT. 13
pensons à vous et combien noas vous regrettons, îd
pitrtîculiérement. Vous seriez capable d'y passer le
reste de votre vie. Une fois entra dans les bazars vous
n'en sortiriez plus. Toutes les boutiques sont ouvertes,
on s'asseoit sur le bord, on prend la pipe du mar-
chand et on cause avec lui. On peut y revenir vingt
jours de suite sans rien acheter. Quand un marchand
n'a pas ce que vous désirez il se lève (le dessus son
tapis et vous mène chez un voisin. Mais quand il s'afrit
du prix il faut, règle générale, commencer par ra-
battre les deux tiers. On se dispute pendant une heure,
il jure par sa tète, par sa barbe, par tous les pro-
phètes et enfin vous iînissez par avoir votre marchan-
dise avec 50, 60 ou 75 p. 100 de rabais. Les Persans
particulièrement sont d'infâmes gueux. Avec leur
bonnet pointu et leur grand nez ils ont des balles de
gredin très amusantes. Stephany, notre drogman, a
une rage de Perse et de Persans incroyable ; partout
où il en rencontre il s'arrête à causer avec eux.
X sa mère.
Constautinople, 4 décembre ISâO.
Sais-tu que tu finirais, chère vieille, par me donner
une vanité démesurée, moi qui assiste à la décrois-
sance successive de cette qualité qu'on ne me refuse
généralement point. Tu me fais tant de compliments
sur mes lettres que je crois que l'amour maternel
t'aveugle tout à f^t.
Je suis curieux de voir ce que tu auras décidé re-
lativement k ton voyage dltahe et si tu emmèneras
la petite. Écris-moi à Athènes. Nous ne savons au juste
quand nous partons de Constantinople, mais ce sera
00;ilc
16 COflRESPOKDANCH DE G. FLAUBERT.
probablement d'ici à une quinzaiae. Nous nous rai-
nons dans les villes, tout notre voyage de Rhodes
et d' Asie-Mineure nous a moins coûté que douze
jours passés à Smyrne où nous n'avons pourtant
rien acheté. Mais la vie européenne est exorbitante.
Deus piastres, Madame! deux piastres I (dix sols!) pour
laver un col de chemise, ainsi du rest«. D'Athènes
nous filerons probablement sur Patras après avoir vu
de la Grèce ce que nos moyens nous permettront et
ils ne nous permettront pas grand'chose, et à Patras
nous nous embarquerons pour Brindisi d'oii nous
irons par terre jusqu'à Naples, Tel est notre plan.
Sinon il faudrait retourner à Malte, y faire cinq Jours
de quarantaine et quatre de libre pratique, et de Halte
se rembarquer pour Naples, ce qui serait peu amusant,
surtout pour Maxime qui redoute la mer. Quant à moi
j'y suis crâne. C'est avec l'équitation un talent que
j'ai acquis en voyage, car je suis maintenant « aussi
, bon homme do cheval que de pied » comme M. de
Montluc. Autre talent : j'entends très bien l'italien, il
y a du moins peu de choses qui m'échappent quand
on ne le parle pas trop vite; pour ce qui est de le
parler, je baragouine quelques mots. Mais ce qui me
désole, c'est le grec; leur s. n. d. D. do pronon-
ciation est telle, que je reconnais à peine un mot
sur mille. Le grec moderne est tellement mêlé de
slave, de turc et d'italien que l'ancien s'y noie et
ajoutez à cela leurs polissonnes de lettres sitïlées et
avalées I A Athènes je serai moins ébouriffé, on y
parle plus littérairement.
En fait de haute littérature, nous avons rencontré
ici M. de Saulcy, membre de l'Institut et directeur du
Musée d'artillerie, qui voyage avec Ëdoilard Delessert,
le fils de l'ancien préfet de police, et toute une bande
eORHESPONDANCE: DE G. FLAUBERT. 17
qui les accompagne. Dès le début, grande familiarité,
OE retranche le monsieur, questions de la plus franche
obscénité, plaisanteries, bons mots, esprit français
dans toute sa grâce. Nous leur avons conseillé de ne
pas aller dans le Hauran où infailliblement ils se se-
raient fait casser leurs gueules. Je crois que c'est un
service que nous leur avons rendu là. Dès le lende-
main nous étions devenus tellement amis que M. de
Saulcy me tapait sur le ventre en me disant : « Ahl
mon vieox Flaubert. » M, de Saulcy est celui qui a
trouvé le moyen de lire le cunéiforme.
Nous dînons après-demain à l'ambassade chez le
général. Ce brave général néglige la tenue diploma-
tique, dans l'intimité il donne de grands coups de
poing dans le dos de Maxime en l'appelant sacré far-
ceur.
Je viens de mé promener à cheval tout seul avec
Stephany pendant trois heures. 11 faisait très froid. Le
ciel est pâle comme en France. Nous avons galopé sur
des landes àtravers champs. J'ai rejoint les eaux douces
d'Europe où dans l'été les belles dames d'ici viennent
marcher sur l'herbe avec leurs bottes de maroquin
jaune. Il y avait à la place de promeneurs un trou-
peau de moutons qui broutait et les feuilles jaunies
des sycomores tombaient au pied des arbres dans le
palais d'été du grand sultan. Je suis revenu par Eyerb.
Une mosquée est enfermée dans un jardin qui est
plein de tombes drapées et enguirlandées de feuillage
et de lierres. J'ai traversé l'interminable quartier juif
et le Phanar, quartier des descendants des anciens
empereurs Grecs. Puis par le grand pont de bois et le
petit champ des morts de Pera je suis rentré à l'hôtel.
Je ne sais que rapporter au père Parain et mon
embarras est tel que je ne lui ranportc rien. Il choi-
16 CORRESPOROANCB DE 6. FUUBEHT.
sira dans mes afTaires à moi ce qui lui plaira le mieux.
Pour le commun des amis nous avons des pantoufles,
des pipes, des chapelets, toutes choses qui font beau-
coup d'effet et qui ne coûtent pas cher. Devenons-
nous canailles, hein? Les voyages Jnstniisent la jea-
Coastautinople, 15 décambre 1850.
\ quand ma noce? me demandes-tu à propos du
mariage de E..., à quand? à. jamais, je l'espère. Autant
qu'un homme peut répondre de ce qu'il fera, je réponds
ici de la négative. Le contact du monde auquel je me
suis énormément frotté depuis quatorze mois me fait
de plus en plus rentrer dans ma coquille. Le père
Parain, qui prétend que les voyages changent, se
trompe; quant à moi, tel je suis parti, tel je revien-
drai, seulement avec quelques cheveux de moins sur
la tète et beaucoup de paysages de plus dedans. Voilà
tout. Pour ce qui est de mes dispositions morales, je
garde les mêmes jusqu'à nouvel ordre; et puis s'il
fallait dire là-dessus le fond de ma pensée et que le
mot n'eût pas l'air trop présomptueux, je dirais je
suis trop vieux pour changer. J'ai passé l'âge, quand
on a vécu comme moi d'une vie toute intime pleine
d'analyses turbulentes et de fougues contenues, quand
on s'est tant excité soi-même et calmé tour à tour, et
qu'on a employé toute sa jeunesse à sef aire manœuvrer
l'âme comme un cavalier fait de son cheval, qu'il force
à galoper à travers champs, à coups d'éperon, à mar-
cher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot
et à l'amble, le tout rien que pour s'amuser et en
savoir plus; eh bien, veux-je dire, si on ne s'est pas
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.' 19
cassé le cou dès le début il y a de grandes chances
pour qu'on ne se le casse pas plus lard. Moi aussi, je
suis établi, en ce sens que j'ai trouvé mon assiette,
comme centre de gravité. Jene présume pas qu'aucune
secousse intérieure puisse me faire changer de place
et tomber par terre. Le mariage serait pour moi une
apostasie qui m'épouvante. La mort d'Alfred n'a pas
effacé le souvenir de l'irritation quo cela m'a causée.
C'a été comme pour les gens dévots la nouvelle d'un
grand scandale donné par un évêque. Quand on veut,
petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il
faut commencer, rien que sous le rapport de l'hygiène,
par se mettre daus une position à n'eu être pas la
dupe. Tu peindras le vin, l'amour, les femmes, la
gloire, à condition, mon bonhomme, que -tu ne seras
ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à
la vie, on la voit mal, on en soulTi-e ou on en jouit
trop. L'artiste selon moi est une monstruosité, quelque
chose hors nature, tous les malheurs dont la Provi-
dence l'accable M viennent de l'entêtement qu'il a &
nier cet axiome ; il en souffre et en fait souffrir. Qu'on
interroge là-dessus les femmes qui ont aimé des
poètes et les hommes qui ont aimé des actrices. Or
(c'est la conclusion) je suis résigné à vivre comme
j'ai vécu, seul, avec une foule de grands hommes qui
me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d'ours, étant
un ours moi-même, etc. Je me fiche du monde, de
l'avenir, du qu'en dira-t-on, d'un étabhssement quel-
conque, et même de la renommée littéraire, qui m'a
jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver
Voilà comme je suis, tel est mon caractère.
Si je sais par exemple à propos de quoi me vient
cette tartine de deux pages, que le diable m'emporte,
pauvre chère vieille. Non, non, quand je pense A la
20 CORRESPONOANCB DE G. FLAUBERT.
lionne mine si triste et si aimante, au plaisir que j'ai
de vivre avec toi, si pleine de sérénité et d'un diarme
si sérieux, je sens bien que je n'en aimerai jamais une
autre comme toi, va, tu n'auras pas de rivaTe, n'aie pas
p«ur. Les sens ou la fantaisie d'un moment ne pren-
dront pas la place de ce qui reste enfermé au fond
d'un triple sanctuaire. On ira peut-être sur le seuil du
temple, mais on n'entrera pas dedans.
Ce brave E... I Le voilà donc marié, établi et ton-
jours magistrat par-dessu's le marchél Quelle balle de
bourgeois et de monsieur! Comme il va bien plus que
jamais défendre l'ordre, la famille et la propriété I H a '
du reste suivi la marche normale. Lui aussi, il a été
artiste, il portait un couteau-poignard et rêvait des
plans de drames, puis c'a été un étudiant folàlre du
quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une grisette
du lieu que je scandalisais par mes discours quand
j'allais le voir dans son fétide ménage. H pinçait le
cancan à la Chaumière et buvait des blschops de vin
■ blanc à l'estaminet Voltaire. Puis il a été reçu doc-
teur. Là le comique du sérieux a commencé pour
faire suite au sérieux du comique qui avait précédé.
Il est devenu grave, s'est caché pour faire de minces
fredaines, s'est acheté définitivement une montre et a
renoncé à l'imagination (testuel) ; comme la séparation
a dû Être pénible! C'est atroce quand j'y pense! Main-
tenant je suis sûr qu'il tonne là-bas contre les doc-
trines socialistes; il parle de l'édifice, de la base, du
timon, de l'hydre de l'anarchie. Magistrat, il est réac-
tionnaire, marié il sera cocu, et passant ainsi sa vie
entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son'
métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui
toutes les conditions de l'humanité. Bref! parlons'
d'autre chose.
DKjiiiiPrt h; Google
CORBESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 2t
C'est jeudi en revenant d'Aae, jeudi anniversaire
de ma naissance, qae j'ai trouvé en rentrant tes deux
bonnes lettres. C'a été une fête. Pendant que Maxime
était resté à la maison pour s'occuper des prépara-
tifs du départ (douane, argent, envois de caisse, etc.),
j'étais parti dès le matin avec notre J(mi le comt^
Kosielski pour la ferme polonaise qpii est de l'auire
côté du Bosphore en Asie. Nous avons fait en notre
journée 15 lieues ventre à terre, galopant sur la
neige qui couvrait-la campagne déserte. C'était de
grands mouvements de terrain qui ondulaient comme
des vagues monstrueuses dont la blancheur monotone
était déchirée de place en place par de petits chênes
rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur
cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des
pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes et qui res-
semblaient plutôt à des ours qu'à des hommes nous
ont remis sut notre route. Quant à un chemin frayé,
nous ne voyions sur la neige que la trace des Uèvres
et dûs chacals qui avaient conru pendant la nuit. Dans
les montées et descentes notre guide chantait à tue-
téte une chanson sur im air aigu que le vent aussitôt
arrachait de sa bouche et emportait dans la solitude.
n faisait très froid, le mouvement du cheval cepen-
dant nous faisait suer. Kosielski me disait : o Oh ! il me
sembleque c'est la Pologne. » Et moi je pensais aux
grands voyages par terre de l'Asie centrale, à la Tar-
tarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures
et des cités à dômes d'étain.
Tu me demanderas peut-être ce que c'est que le
comte Kosielski : c'est un grand seigneur polonais,
avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par
suite des guerres de son pays, couvert de blessures
et de horions, homme charmant et de bonne compas
22 COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
gide. n est chef de l'émigration polonaise el hongroise
accueillie parla Sublime Porte sur les terres de l'em-
pire. C'est Un qui leur distribue de l'argent et assigne
à chacun le lieu où ils doivent résider. J'ai vu k cette
ferme quelquea-ans de ces pauvres diables. L'amour
de la patrie mène loin (soit dit sans calembour);
Kosielski est encore une des nombreuses connais-
sances que nous avons faites en voyage, et des meil-
leures! C'est (étonnant du reste comme on s'accroche
vite, n'importe, cela a son petit moment d'amertume
de quitter ainsi des sympathies toutes fraîches.
Quand Je saurai l'époque de ton départ, je t'enverrai
une liste d'objets que tu m'apporteras. Emmène une
femme de chambre si tu le juges nécessaire ou même
commode. L'argent est bon, mais l'aise meilleure. Et
l'aise en voyage, c'est tout. C'est la santé et la vie
bien souvent. J'attribue notre bon état permanent au
bon régime que nous avons suivi, à notre sobriété, et
pour lâcher le mot au confortable dont nous nous pri-
vions quand il était absent, mais que nous saisissions
avec la même philosophie quand il se présentait.
Iioals Bonilhat.
Athènes, 19 décembre 1850. Au lazaret du Plrèe.
J'y suis depuis hier. Nous voilà casernes au lazaret
jusqu'à dimanche... Je lis de l'Hérodote et du.
Thiriwall. La pluie tombe & verse, mais du moins il
fait plus chaud qu'à Constantînople, où ces jours der-
niers la neige couvrait les maisons. J'ai été joyeux
tout de bon, hier, en apercevant l'Acropole qui bril-
lait en blanc au soleil, sous nneiel chargé de nuages.
Nous passions devant Colone, nous avions Égine à
I . . .,C(X)>^li:
COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 23
gauche, Salamine en face. Maxime, gôné du mal de
mer, râlait dans sa cabine. Le temps était rude. A
l'avant avec mon lor^on sur le nez h cûté de la cage
aux poulets, debout et regardant devant moi, je me
laissais aller à de « grandes pensées ». Sans blaguo
aucune, j'ai été ému, plus qu'à Jérusalem je ne crains
pas de le dire ou du moins d'une façon plus vraie,
où le parti pris avait moins de part. Ici c'était plus
près de moi, plus de ma famille. C'est peut-être aussi
que je m'y attendais moins. Voilà l'éternel mono-
logue hébété et admiratif (jue je me disais en considé-
rant ce petit coin de terre au milieu des hautes mon-
tagnes qui le dominent : « C'est égal, il est sorti de là
de crânes bougres et de crânes choses. »
Nous allons la semaine prochaine commencer nos
courses aux Thermopyles, Sparte, Argos, Mycènes,
Corinthe, etc. Ce né sera guère qu'un voyage de tou-
riste (oh!!) : il ne nous reste ni temps ni argent. Il a
fallu par le môme motif passer par-dessus ta Troade ;
Constantinople nous a dévorés. J'aurais bien voulu
voir aussi la Thessalie, mais il faut quitter Golconde,
c'est fini. J'ai été triste à crever en disant adieu à
Constantinople. Encore une porte fermée derrière
moi. Encore une bouteille d'avalée. J'éprouve depuis
six semaines des appétits féroces de voyage justement
parce que mon voyage finit. Je me désespère d'avoir
manqué la Perse. N'y pensons plus; l'homme n'est
jamais satisfait de rien, maxime qui, pour n'être pas
ueuve, n'en est pas plus consolante.
Comment un homme sensé comme toi a-t-il pu se
méprendre à ce propos sur mon voyage d'itaheî Ne
Tois-tupasqu'unefois rentré, je ne sortirai plus et que
d'ici à.... la saison de mes pérégrinations est close?
Comment et avec quoi, auimal,irais-je jamais en Italie
Google
24 CORRESPONDANCE DE G. FLA.UBBHT.
si je n'y vais pas cette année? Mon voyage d'Orient a
rudement entamé mon mince capital. Le soleil l'a
fait maigrir. Crois-tti que comme toi je ne sente pas
bien la fétidité d'un voyage exécuté sans préparations
et qui durera peut-Stre six mois tout au plus ? N'im-
porte, j'en prendrai ce que je pourrai, Quoiqu'à suivre
mon penchant je voudrais rester en Italie le temps
dy travailler sur place et de m'infiltrer goutte à goutte
ce que je vais avaler à grandes gorgées. C'est comme
pour la Grèce, je hausse les épaules de pitié, en son-
geant que j'y vais rester quelques semaines et non
quelques mois. Espérons, malgré tes prédictions, que
le voyage d'Italie ne me poussera pas à l'hyménée.
Vois-tu la famille où s'élève dans une tiède atmosphère
la jeune personne qui doit Ctre mon épouse ? Madame
Gustave Flaubert 1 Est-ce que c'est possible? Non, je
ne suis pas encore assez canaille.
G'enestdoncfiniderOrient. Adieu, mosquées; adieu,
femmes voilées. Adieu, bons Turcs dans les cafés, qui
tout en fumant vos chibouks, vous curez les ongles
des pieds avec les doigts de vos mainsi Quand reve>
rai-je les négresses suivant leur mattress,e au bain?
Dans un grand mouchoir de couleur elles portent le
linge pour changer, elles marchent en remuant leurs
grosses hanches et font traîner sur les pavés leurs
babouches jaunes, qui claquent sous la semelle à
chaque mouvement du pied. Quand reverrai-je un
palmier? quand remonterai-je à dromadaire ?
Plumet fils I qui avez inventé la désinfection de
la m...., donnez-moi un acide quelconque pour désem-
bêter l'âme humaine.
Nous avons passé cinq semaines à Constantinople ;
ily faudrait passer six mois. Malgré le mauvais temps,
nous nous sommes beaucoup promenés dans les ba-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 25
zars, dans les rues, en calque, à cheval. Nous avons
vu Je sultan. Nous avons été au théâtre, où l'on jouait
un ballet: (^ triomphe de f Amour. Un dieu Pan y
dansait un pas de caraclère, engainé dans une culotte
de velours à bretelles et les danseuses exécutaient h
la barbe des Arméniens, des Grecs et Turcs, un cancan
des plus effrénés. Le public prenait la chose au sérieux
et se pâmait d'aise.
Jn jour nous sommes sortis à cheval et nous avons
tait le tour des murailles de Gonstantinople. Les trois
enceintes se voient encore. Les murs sont couverts de
lierre. Derrière eus grouOle la ville turque avec ses
maisons de bois noir et ses vêtements de couleur. En
dehors il n'y avait rien qu'un immense cimetière planté
de stèles funéraires et de cyprès. Le vent soufflait
dans les arbres, il faisait froid. En siùvanl toujours
l'enceinte, nous sommes arrivés au bord de la mer (de
Marmara). En cet endroit il y a des boucheries. Des
tripailles d'animaux jonchaientle sol, des chiens fauves
rôdaient là tout autour, les oiseaux de proie avec de
grands cris voltigeaient dans le ciel, au-dessus des
flots qui se brisaient contre les tours et rebondissaient
à grand bruit. Le vent levait en l'air la queue et la
crinière de nos chevaux. Nous sommes revenus à tra-
vers les tombes, galopant et sautant entre elles, allant
au pas quand c'était plus serré, trottant lestement sur
les pelouses quand elles se présentaient entre les
tombeaux et les arbres.
TJn autre jour, c'était un dimanche, je suis sorti tout
seul, à pied, et je me suis enfoncé dans le quartier (le
Dimitri) auhasard, car je me suis perdu. Dans les cafés
des hommes accroupis autour des mangals (réchauds)
fumaient leur pipe. Dans une rue où une sorte de tor-
rent coulait de la boue, une négresse, accroupie, de- -
11. ■ 3
26 CORRESPONDANCE DE G. FLAIJOEflT.
mandait l'aumône en turc, Qiielques femmes reve-
naient des vêpres. Des enfants jouaient sur les portes.
Auxfcnôlres deux ou trois figures de Grecques qui me
regardaient curieusement ; je me suis trouvé dans la
campagne sur une hauteur ayant Conslantinople à
mes pieds qui se développait avec une prodigieuse
ampleur. Je ne savais plus guère oii j'étais. Il y avait
à c6té de moi une caserne turque, plus loin quantité
de petites colonnes élevées dans les champs. C'est là
que les sultans autrefois venaient s'exercer à l'arc.
Chaque fois qu'ils avaient touché le but, on élevait une
colonne. Puis je me suis dirigé tant bien que mal vers
la mer, et me suis trouvé devant l'arsenal. Beaucoup
de matelots de toutes nations; rues tortueuses et
noires, sentant le goudron, et je suis rentré chez moi
brisé, étourdi.
Il y a aujourd'hui huit jours, j'ai fait 15 lieues k
cheval, en Asie, d'un train d'enfer sur la neige. J'allais
k la colonie polonaise. Pauvres diables! En courant
sur ces solitudes blanches où se voyaient seulement
des traces de lions et de chacals, je pensais aux voyages
d'Asie, au Thibet, à la Tartane, à la muraille de la
Chine, aux grands caravansérails en bois, où le mar-
chand de fourrures arrive le soir, par un crépuscule
vert, avec ses chameaux velus, dont les poils sont
raides de givre, La neige assourdissait ta bruit des
pieds de nos chevaux. Dans les fondrières, leurs sa-
bots cassaient la glace. Quand nous les laissions souf-
fler un moment, ils mordillonnaient du bout des dents
les petits arbres rabougris qui apparaissaient sous la
neige. Des bergers bulgares couverts de peaux de
mouton nous ont remis dans notre route, ou plutôt
sur notre voie, car nous allions sans chemin fr^é. A
la porte de la ferme il y avait un grand chevreuil sus-
sommes revenus à la nuit à Scutari. Mon compagnon
avec un grand fouet de poste frappait les chiens, dans
les villages où nous passions. Toute la meute vaga-
bonde hurlait effroyahlement. Nos chevaux conti-
nuaient leur train insensé. La mer était grosse pour
passer le Bosphore et si nous ne nous sommes pas
noyés en caïque, c'est que Dieu ne l'a pas voulu. Du
reste c'a été une bonne journée et comme on en passe
peu dans la vie, même en voyage. Jamais je n'ou-
blierai ces \ieilles montagnes de Bithynie toutes blan-
ches, et la lumière qui les éclairait si froide et si
immobile qu'elle semblait factice; ni tous ces villages
qui se suivaient, rendus bruyants tout à coup par nos
quatre chevaux passant à fond de train sur le pavé
comme un éclair. Puis au heu du pavé, nous sen-
tions de nouveau la terre sous nos pieds. Au détour
de la route, le comte Kosielski, mon compagnon, diri-
geant sa béte comme un lancier et se couchant tout
entier sur son col, fondait sur les cliiens et leur lançait
de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, con-
tinuait sa route sans s'arrêter.
J'ai vu les mosquées, le sérail, Sainte-Sophie ; au
séiail un uam, le nain du sultan jouant avec les eunu-
ques blancs à côté de la salle du trône ; le nain habillé
d'une manière cossue, à l'européenne, sous-pieds,
paletot, chaîne de montre, était hideux. Quant aux
eunuques, les noirs, les seuls que j'eusse vus jusqu'à
présent, ne m'avaient fait aucun effet, mais les blancs !
je ne m'y attendais guère. Ils ressemblent à de vieilles
femmes méchantes. Cela vous irrite les nerfs et vous
tourmente l'esprit, on se sent pris de curiosités dévo-
rantes, en même temps qu'un sentiment bourgeois
vous les fait haïr. Il y a ii quelque chose de tellement
I <,n.-<- ,, Google
28 CORRt:SPONDANCE DE G. FLAUBERT-
antinormal, plastiquoment parlant, que votre virilité
en est choquée. Explique-moi ça. N'importe, ce pro-
duit est une des plus drôles de choses qui soient sor-
ties de la main humaine. Que n'aurais-je pas donné
en Orient pour me faire l'ami d'un eunuque ! mais ils
sont inabordables. — A propos du nain, cher seigneur,
il va sans dire qu'il m'a remis en mémoire le gentil
Caracoïdès.
L'Orient ne sera bientôt plus que dans le soleil. A
Constantinople la plupart des hommes sont habillés
à l'européenne, on y joae l'opéra, il y a des cabinets
de lecture, des modistes, etc. Dans cent ans d'ici, le
harem, envahi graduellement parla fréquentation des
dames franqnes, croulera de lui seul, sous le feuilleton
et le vaudeville... Bientôt le voile, déjà de plus en plus
mince, s'en ira de la figure des femmes, et le musul-
raanisme avec lui s'envolera tout à fait. Le nombre
des pèlerins de la Mecque diminue de jour en jour;
les ulémas se grisent comme des Suisses, on parle de
Voltairel Tout craque ici comme chez nous. Qui viyra,
s'amusera !
La loi sur la correspondance des particuliers par
voie électrique m'a étrangement frappé. C'est pour
moi le signe le plus clair d'une débâcle imminente.
Voilà que par suite du progrès, comme on dit, tout
gouvernement devient impossible. Gela est d'un haut
grotesque que de voir ainsi la loi se torturer comme
elle peut et se casser les reins à force de fatigue, à
vouloir retenir l'immense nouveau qui déborde de
partout. Le temps approche où toute nationalité va
disparaître. La « patrie « sera alors un archéologisme
comme la n tribu ». Le mariage lui-même me semble
vigoureusement attaqué par toutes les lois que l'on fait
contreradultère.Onle réduit à la proportion d'un délit.
DKjiiiiPrt b, Google
CORRESPONDANCB DE G. FLAUBERT.- 29
■ Ne rÔTCSftupaB souvent aux ballons? L'homme de
l'avenir aura péut-etro des joies immenses. Il voyagera
dans les étoiles, avec des pilules d'air dans sa poche.
Noua sommes venus, nous autres, ou trop tôt ou trop
tard. Nous aurons fait ce qu'il y a de pitis difficile et
de lODins glorieux: la transition. Pour établir quelque
chose de durable, il faut une base fixe; l'avenir nous
tourmente et le passé nous retient. Voilà pourquoi le
présent jious échappe.
J'ai ri comme un fol ■ aux « fumiers considérés
comme eo^pais », la^alle de Caudron que j'ai revue
là m'a fait plaisir; les couplets que j'aime le mieux
sont ceux de
Caudron suivant les doctrines
De aou illustre aeigneur,
etsurtout celui-ci qui estinfect de lourdeur bourgeoise:
Quant aux vers sur un bracelet, je n'aime pas la
rejet
La lemme d'un agent
De cbauge.
Agent de change est un seul mot, et d'ailleurs il y a
là un peu trop d'intention et de chic, ça me semble
trop espagnol et cavalcadour.
Ce que j'aime le mieux, c'est le second quatrain et
ce vers :
Donae Ion poignet mince, A ma jeune maîtresse,
qui est svelte, vigoureiix et bien cambré. Mais l'idée
aqnz^r. h; Google
30 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDEltT.
finale a-t-elle assez de relief? N'aurait-il pas falln
frapper plus fort dans le dernier vers ?
Eflvoie-m'en des vers, écris-moi de longues lettres,
cher vieux compagnon; parle-moi de la muse d'abord,
puis de toi ensuite. Je ne suis plus du tout au courant
de tes amours. Aurais-tu le cœur occupé? coate-moi
donc tout cela.
Que j'aurai de bonheur à revoir ton incomparable
balle, f> pauvre vieux! Comme nous reprendrons avec
plaisir nos bons dimanchesl Mais que vais-je faire,
vjxe fois rentré? je n'en sais rien, je ne- m'en doute
pas. J'ai tant pensé à l'avenir que je ne m'en occupe
plus, C'est trop fatigant et trop creux. Vois-tu la façon
formidable dont je gueulerai Melœnis d'un bout à
l'autrelSerai-je rouge à la fln! Je crois n'avoir rien
perdu de cette belle voix qui me caractérise. En
revanche j'ai bougrement perdu de cheveux. Le
voyage m'a culotté la figure. Je n'embelhs pas, tant
s'en faut; le jeune homme s'en va. Je ne voudrais pas
vieilbr davantage.
Je deviens maintenant comme le père Chateau-
briand, qui pleurait à tous les enterrements: le
moindre fait me plonge dans des rêveries sans fln. Je
m'en vais de pensées en pensées, comme une herbe
desséchée sur un fleuve, et qui descend le courant de
flot en flot.
Non, ne te moque pas de moi de vouloir voir l'Ita-
lie. Que les épiciers s'y amusent aussi, tant mieux
pour eux. 11 y a là-bas de vieux pans dé murs, le long
desquels je veux aller. -J'ai besoin de voir Capri et
de regarder couler l'eau du Tibre.
Parle-moi de la Chine longuement et beaucoup. Je
suis bien curieux de voir l'enfant. Nous fermerons les
rideaux, nous ferons un grand feu, et seuls, les lu-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 31
mières flambant et les vers ronflant, npus fumerons
des nargitilés, tandis que l'hippogrifTe intérieur nous
fera voyager sur ses ailes.
Adieu, cher bon \ieux; je t'embrasse. Au printemps
prochain, tu me reverras avec les roses, nous reprer-
drons nos clairs de lune.
Athènes, Î6 décembre 1850.
Nous casse-pétons de satisfaction d'être. à Athènes,
Et d'abord il nous semble être au printemps, compa-
rativement à Constantinople, qui dans l'hiver est une
véritable Sibérie. Les vents de la Russie rafraîchis
par la mer Noire vous y arrivent de première main.
Ici nous retrouvons les myrtes et les oliviers, qui
nous rappellent notre bonne Syrie. Et puis les ruinesl
les mines! Quelles ruines! Quels hommes que ces
Grecs! quels artistes! Nous lisons, nous prenons des
notes!
Quant à moi, je suis dans un état olympien, j'aspire
l'antique h plein cerveau. La vue du. Parthénon est
une des choses qui m'ont le plus profondément péné-
tré de ma vie. On a beau dire, l'art n'est pas un men-
songe. Que les bourgeois soient heureux, je ne leur
envie pas leur lourde félicité.
Nous sommes restés cinq jours au lazaret du Pirée.
Sous prétexte de lazaret, on vous y écorche vif. Nous
avons été rincés d'importance sous le rapport de la
bourse. Quel infâme brigandage que ces quarantainesl
Comme on est complètement en prison, on vous vend
tout au poids de l'or, et comme il n'y a jamais rien
de prêt, il faut l'aller chercher h la ville, et les com-
CtHI'^lc
3S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
missionnaires ne sont pas à bon marché. IHaut payer
pour avoir une- aerviette, un couteau, une table, etc.
J'ai vu Mer Canaris, 11 avait un chapeau de soie
comme un simple mortel, était habillé à l'européenne
et couvert d'un manteau noir. C'est un petit booime
trapu, griBonnant, le nez un peu écraBé. Hne sait ni
lire ni écrire. Quand il était ministre de la marine, il
ne pouvait s^:ner son nom. Il ne connaît rien de tout
ce qu'on a écrit en Europe sur M. Quel renfoncement
pour Hugo s'il savait cela, lui qui l'a tant chanté et
si bien! Canaris sait et dit seulement ceci : a n y a
des livres qui parlent de moi en France, b Un de ces
jours nous devons aller lui faire une visite.
Nous sommes ici pilotés et servis par un très brave
homme, le colonel Touret, commandant-de la place,
ancien Philhellène qui a fait la guerre de l'indépen-
dance avec le général Fabvier.
Nous avons eu l'honneur d'exciter l'hilarité et la
curiosité de S. M. AméUe, reine de Grèce. Nous nous
sommes trouvés le jour de notre arrivée sur son pas-
sage comme elle sortait en voiture pour se promener.
Tout le monde la saluait soit en ôtant son chapeau ou
son bonnet. Nous, avecnos tarbouches, nousiuiavons
fait le salut turc, ce qui lui a semblé si étrange {il n'y
a pas du tout de Turcs ici)' qu'elle s'est retournée
vers sa dame d'honneur en se mettant à rire. Nous
lui avons fait dire par le colonel Touret que nous
eussions été fort embarrassés de la saluer autrement
à cause de nos tètes. Elle a rdpondu qu'elle s'était
pourtant aperçue que nous étions Français. Les
Français doivent lui sembler de drôles de corps.
N'importe, j'aime mieux être plus drôle encore et ne
pas habiter l'ignoble palais oîi elle loge! Est-ce laid!
Que dis-tu en fait d'architecture de celle du palais
DKjiiiiPrt bv Google
■ CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 33
de l'ambassade à Gonstautinople où l'architecte, db
sachant quel, ordre inventer, a inventé celui de la
croix de la légion d'honneur! 11 a décoré des chapi-
teaux avec de grandes étoiles des braves.
Demain matin, nous'partons pour KIeusi9, nous
passerons sur le pont de Céphise, où jadis les femmes
d'Athènes étaient engueulées, aux mystères, d'une
façon si gaillarde!
AthèneB, 36 Janvier IS5I
Voici ma dernière lettre d'Athènes probablement;
nous partons dans quelques jours pour le Pélopon-
nèse. Je ne sais maintenant comment t'écrire d'ici à
mon arrivée à Naples. Ainsi, pauvre mère, attends-toi
à un retard de plusieurs courriers pendant au moins
un bon mois. Après quoi tu en recevras régulièrement
de Naples jusqu'à ce que toute correspondance cesse,
ce sera l'époque de nos embrassements. Je t'attends à
Rome vers la fin de mars. Oh! viens plus tôt situ veux,
pauvre vieille, tu seras bien reçue. Quant au départ
de Maxime, je te répète qu'il est complètement subor-
donné h. ton arrivée.
Tu parles de souvenirs et de choses passées; siùs-tu
aujourd'hui à quoi j'ai pensé? Au long après-midi
d'ét^ que nous avons passé tous les trois dans l'au-
berge de la mère LeblondàPont-Audemer; comme il
faisait chaud! commeily avait des mouches! J'entends
encore les grelots des chevaux de roulier qui étaient
dans l'arrière-cour pleine de poussière. Je suis comme
loi, je n'oublie rien, je rêve souvent de Déville. Le
souvenir de ma pauvre sœiur ne me quitte pas. J'ai
l,<,n.-<- ,, Google
34 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
toujours & SOB endroit une place vide au cœur et que
rien ne comble; charmante et bonne créature I
On a beau voyager, voir des paysages et dea tron-
çons de colonnes, cela n'égayé pas. On vit dans une
torpeur parfumée, dans une sorte d'état somnolent, où
il TOUS passe sous les yeux des changements de
décors, et à l'oreille des mélodies subites : bruits du
vent, roulement des torrents, clochettes des trou-
peaux. Hais on n'est pas gai, on rêvasse trop pour
cela. Rien ne dispose plus au silence et à la paresse;
nous passons quelquefois des jours entiers, Maxime
et moi, sans éprouver le besoin d'ouvrir la bouche.
Après qnoi nous faisons le sheik. A cheval, votre
esprit trottine d'un pas égal par tous les sentiers de ■
la pensée ; il va remontant dans les souvenirs, s'arrê-
tant aux carrefours et aux embranchements, foulant
les feuilles mortes, passant le nez par-dessus les
clôtures ; tout cela mûrit et vieillit, sans parler du
physique; car attends-toi à me relrouver aux trois
quarts chauve, avec une mine culottée, beaucoup de
barbe et de ventre. Décidément j'enlaidis, j'en suis
affligé. Ah! je ne suis plus ce magnifique jouvencel
d'il y a dix ans. Dans onze mois, j'aurai trente ans,
c'est l'ige de raison. Je n'en ai guère pourtant.
L'autre journous avons eu àcôtéde nous à table une
bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à
quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme
des hommes se f une bosse à l'hûtel; avec leurs
uniformes trop grands pour eux, il n'y avait rien
d'amusant et de gentil comme cela. Le plus petit,
placé à c6té de Maxime, et qui n'était pas plus haut
que la table, perdait son long nez dans son assiette.
Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang-
froid de Lord. Ils fumaient des cigares et buvaient du
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 33
Harsala. Ma figure les intriguait beaucoup; ils me
prenaient pour on turc (ce qui est à peu près générai
partout). Ils ont dit au maître de l'hâtel qu'ils étaient
ïiien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils
seraient venus me faire une visite pour causer avec
moi.
' Nous avons fait la connaissance de Mouraddi,
celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise
avec Maain. 11 a été enfermé dans les plombs et s'en
est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup :;onnu
Lord Byron, et nous a donné quelques détails inté-
ressants sur lui. C'est un homme curieux à connaître
et un crâne citoyen.
Patras, 9 février ISâl
Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère
vieillemère, dans quatre jours nous nous embarquons
pour Brindisi ; là nous rentrons dans les conditions
du touriste ordinaire. C'est fini quant au vrai voyage.
Nous nous ennuyons ici à crever, Patras est un
exécrable séjour. La gargote où nous sommes (les
antres qui, dit-on, ne valent pas mieux sont pleines)
est atroce. Arrivant jeudi dernier à 10 heures, nous
avons eu bien du mal k avoir de quoi manger, et
François, notre drogman, a couché, tout trempé qu'il
était, SUT les marches de l'escalier oix sans mon paletot
il serait crevé de froid. Du reste nous allons bien sous
le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponnèse, qui
en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fati-
gués. Il est vrai de dire que je nous croîs solides.
« Je sons capables », comme disait Joseph, de faire .
.Google
36 CORRESPONDANCE DE ti. FLAUBERT.
30 lieues au trot et de recommencer le leudemain.
C'est donc à la lin du mois prochain, pauvre mère
tant aimée, <iue nous nous reverrons. Nous allons
compter non plus maintenant par mois, mais par
semaines et jours. J'ai peur que tu n'aies froid dans
ton voyage. Prends-y bien garde : crois en mon expé-
rience et ne te fie nullement à la chaleur des pays
chauds. Fais-moi le plaisir, je te le demande en grâce,
de te faire faire des ceintures de flanelle ; emporte
une chancelière pour tes pieds, tu gèleras dans la
dibgence de Paris à Marseille, c'est certain. Munis-toi
bien de vfitements chauds, manchon, manteau, etc.
Si tu étais raisonnable, tu te ferais cadeau d'une petite
pelisse en fourrure. Songe qu'à bord des bateaux &
viipeur U n'y a pas de feu. A la fin de mars la saison
sera encore fraîche. Crois-moi, bonne vieille mère, je
n'exagère rien. Suis mes conseils, la santâ en voyage
n'est qu'au prix de tous ces soins.
Tout ce que tu me dis sur l'oubli des absents ne
fi 'étonne nullement. — Tel est le commun des âmes.
La banalité de la vie est à faire vomir de tristesse
quand on la considère de près. — Les serments, les
larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une
poignée de sable dans la main. Attendez, serrez un
peu, il n'y aura tout à l'heure plus rien du tout. Et
puis c'est si ennuyeux de jouer toujours le même
rôle, et le public nous en tient si peu de compte ; il
est si lassant de porter toujours le même sentimenti
On a besoin de changement, de distractions. C'est Ik
le grand mal. Le cœur, comme l'estomac, veut des
nourritures variées. Et d'ailleurs, le commun, le
chétif, le bote, le mesquin, n'ont-ils pas des attractions
irrésistibles 1 Pourquoi tant de maris couchent-ils
avec leur cuisinière 1 Pourquoi la France a-t-elle voulu
DKjiiiiPrt b, Gcjo^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 37
Louis XVIII après Napoléon? Ce qu'il y a de plus
iriste là-dedans c'est de s'apercevoir unjour de l'écrou-
lement d'une ancienne amitié. Grâce à de vieilles
sympathies, on avait foi en une communauté senti-
mentale quin'existe plus. On se disait : Quand j'en aurai
besoin, elle me viendra en aide. On l'appelle; l'oreille
amie n'entend même plus votre langue. D'un homme
& un autre homme, d'une femme à une autre femme,
d'un cœur à un autre cœur, quels abîmes ! La distance
d'un continent à l'autre n'est rien à côté.
Est-ce que j'ai besoia que vous vous jetiez à l'eau
si j'y tombe ? ou que vous me défendiez contre des
assassins 7 Je sais nager, et l'on n'assassine plus. Ce
n'est pas de sacrifices que le cœur a faim, mais de con-
ûdences. Je vous demande à aimer comme j'aime, &
pleurer comme je pleure et pour les mêmes choses,
h sentir comme je sens, voilà tout. Il n'y a rien de
plus inutile que ces amitiés héroïques qui demandent
des circonstances pour se prouver. Le difficile, c'est
de trouver quelqu'un qui ne vous agace pas les nerfs
dans toutes les occurrences de la vie.
Ne trouves-tu pas, chère vieille, que je deviens
diablement moraliste en voyage? J'ai beaucoup pra-
tiqué l'humanité depuis dis-huit mois ; voyager déve-
loppe le mépris qu'on a pour elle. Depuis celui qui
TOUS demande du poison pour expédier son papa,
jusqu'à la mère qui tous vend sa Ûlle, on en voit de
toutes couleurs. Je n'auraisjamais soupçonné ce côté
au voyage. On se dérange pour voir des ruines et des
arbres, maïs entre la ruine et l'arbre c'est tout autre
chose que l'on rencontre, et de tout cela paysage et
canailleries, résuite en vous une pitié tranquille et
indifférente. Sérénité rêveuse qui promène son regard
sans l'attacher sur rien (parce que tout vous est égal
11. 4
l,<,n.-<- ,, Google
38 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
et qu'on se sent aimer autantles bétes que les hommes,
et les galels de la mer autant que les maisons dea
villes). Pleine de couchers de soleil, de bruits de flots
et de feuillages et de senteurs, de bois et de troupeaux
avec des souvenirs de figures humaines dans toutes
les postures et les grimaces du monde, l'&me recueillie
sur elle-même sourit silencieusement en sa digestion,
comme une bayadère engourdie d'opium.
L'égoistne aussi se développe raide, à force de Toir
tant de gens qui vous sont aussi étrangers que le bou-
quet de lentiaques du bord de la route, on ne pense
qu'à soi, on ne s'intéresse qu'à soi et l'on donnerait
la vie d'un régiment pour s'épargner un rhume. Il y
a un proverbe oriental qui dit : « Méfie-toi du Hadji
(pèlerin). H Ce proverbe est bon. A force d'être hadji,
on devient un gredin, à ce que je crois du moins.
Une des plus joUes choses que j'aie vues en Grèce,
ce sont les musiciens ambulants. Souvent vous ren-
contrez dans les villages deux hommes qui vont en-
semble. Ils sont couverts de grands manteaux de
grosse laine blanche. Les chiens hurlent après eux
d'une façon formidable et les poursuivent jusqu'à ce
qu'ils se soient réfugiés sous le hangar d'une maison.
Coiffés d'une sorte de petit turban noir très large,
dont les deux bouts leur pendent sur les oreilles (l'un
d'eux repasse sous le menton comme dans les cha-
perons du moyen âge], vêtus de guenilles, chaussés
de sandales de toile, le plus grand souffle dans une
vessie et le plus Jeune porte au flanc un grand bissac.
Après qu'ils ont fait leur collecte, ils s'en vont, et les
chiens se remettent à aboyer. J'en ai vu qui étaient
noirs de boue et de crasse, et là-dessous des figures
charmantes avec des airs de prince ou de galérien.
D'Athènes à Sparte nous avons eu de la pluie, de
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ?9
Sparte ici des torrents et des rivières à passer. Nous
les passions à cheval, - quelquefois le fleuve n'ayant
plus de gué, notre cheval y nageait et nous avions de
l'eau jusqu'au haut des cuisses. Quant au bagage, on
le déchargent complètement, nos hommes se met-
taient à l'eau elle transbordaient sur leur dos. Le soir
nous couchions dans des écuries avec les Sues et les
chevaux, enveloppés de nos pelisses autourd'un grand
feu dont la fumée vernissait en noir les poutres du
plafond. D'autres fois c'était dans une maison chez
quelque pappas grec. La pièce commune où couchait
toute la famille et nous-mêmes était pleine d'outrés
de vin, de tas de blé, de fromages secs, d'oignons
enfilés à des cordes, etc. Dans un coin une femme
berçait un enfant dans un tronc d'arbre creusé;
ces sortes d'auges servent à la fois de berceau, de
pétrin et de vase à faire la lessive. Juge de la quan-
tité de puces qu'il devait y avoir dans de semblables
gîtes!
Nous avons eu du beau temps à partir de Sparte.
La Messénie est une belle chose, mais rien n'égale la
routede Mégare à Corinthe, Le paysage de Sparte est
des plus étranges et ne s'efface pas de la tête une fois
qu'on l'a vu. 11 n'y a pas une seule route en Grèce,
pays bien plus sauvage et mille fois plus inconfortable
que toutes les Turquies et toutes les Syries. Mais ce
qui vaudrait à lui seul tout le voyage, c'est l'Acropole
d'Athènes.
François, notre drogman, est un ancien renégat fait
prisonnier par les Turcs dans la guerre d'Indépendance.
Chemin faisant il nous comptait de bonnes histoires
de guerre et d'évasion. Nous avons été contents de
ce garçon. Je pioche maintenant îi faire le derviche
hurleur. François, h cheval, me donne des leçons.
.oo>^lc
40 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Maxime en est assommé ; je ne continue pas moins.
UnBoir littéralement j'en avais la poitrine défoncée ei
dans la maison où nous couchions tout le monde était
venu à la porte pour voir ce qu'il y avait. Le sheik
continue toujours, c'est une forte création quele temps
n'entame pas.
Les kiques d'ici sont à côté, ou mieux au milieu
d'un poulailler qui occupe une chambre ; on est obligé
de se battre avec les dindes pour arriver jusqu'à la
lunette. Quelle lunette! Je crois que le maître de
l'hôtel engraisse les volailles avec de la m...., la
cuisine semble l'indiquer.
Nous avons été hier pour prendre un bain turc. On
nous a dit qu'on ne chauffait les bùns qu'après le
carnaval. Gela te donne la mesure de Fatras. Tout est
à l'avenant. Comme douceur orientale le bain turc
est une chose que je regretterai. Rien i
ne nettoie comme ça.
A IiOuIb Bonllhet.
Fatras, 10 février 1351.
Merci, bon vicuxsolide, des deuxpiècesgrecques. Il
y avait longtemps que je n'avais reçu quelque chose
d'aussi cràûo de ta seigneurie. Celle du « Vesper »
nous a enthousiasmés avec toutes sortes de « th ».
Je la trouve irréprochable, si ce n'est peut-être « pâtre
nocturne ». La coupe :
Toi tu eouris d'espoir dcrnère les caleaux,
Vespor,
est bien heureuse, la seconde strophe surtout.
L'idylle est bonne aussi, quoique d'une qualité infé-
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 41
rieure comme nature essentielle. J'aime ces vers :
L'atelier dea sculpteurs est plein de cette hlEtoîre
Sa gorge humide eacor do l'écume des eaux
Phehé qui hait l'hymen et qu'on croit vierge encore
Ses pieds nus en silence effleuraient la bruyère.
Le jeune Endymion qui a surpris le soleil
me parait très profondément grec. En résumé voilà
deux bonnes places, la première surtout. Ta pièce au
Vesper est peut-être une des choses les plus profon-
dément poétiques que tu aies faites. C'est là la poésie
comme je l'aime, tranquille et brute comme la nature,
sans une seule idée forte et où chaque vers vous ouvre
des horizons à faire rêver tout un jour, comme ;
Les grands bœurs sont couchés sur les larges pelouses.
Oui, viens, je ne sais trop t'exprimer ma satis-
faction.
Au lieu des tartines que tu m'as envoyées à propos
des splendides vignettes de tes pages, j'aurais autant
aimé que tu me parlasses de toi. Que deviens-tuï Que
fais-tu? matériellement, s'entend. Quid de Venere? Il
y a longtemps que tu ne m'as conté tes fredaines de
jeune homme. Quant à moi, mes cheveux s'en vont.
Tu me reverras avec la calotte; j'aurai la calvitie de
l'homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu'il
■ y a de plus bête en fait de sénihté précoce. J'en suis
attristé {sic). Maxime se moque de moi, il peut avoir
raison. C'est un sentiment féminin, indigne d'un
homme et d'un républicain, je le sais; mais j'éprouve
par ïk le premier symptôme d'une décadence qui
m'humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens
4.
42 CORRESPONDANCE DE G. FLAL'QEHT.
bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que
bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la
grand'mère de Béranger, le temps perdu. Où es-tu.
chevelure plantureuse de mes dix-huit ans qui me
tombais sur les épaules avec tant d'espérances et
d'orgueU I
Même après l'Orient, la Grèce est belle. J'ai profon-
dément joui au Parthénon. Ça vaut le gothique, on a
beau dire, et je crois surtout que c'est plus difficile à
comprendre.
Nous avons eu généralement mauvais temps depuis
Athènes jusqu'ici. Nous passions les rivières à gué;
souvent nous avions de l'eau jusqu'au derrière et nos
chevaux nageaient sous nous. Le soir nous coucbions
dans des écuries, autour d'un feu de branches humides,
pêle-mêle avec les chevaux et les hommes. Le jour
nous ne rencontrions que des troupeaux de moutons
et de chèvres, et les bergers, qui les gardaient,
avaient à la main de grands bâtons recourbés comme
des crosses d'évêque ; des chiens au museau noir se
ruaient sur nous en aboyant et venaient mordre nos
chevaux au jarret, puis au bout de quelque temps s'en
retournaient. La Grèce est plus sauvage que le désert;
la misère, la saleté et l'abandon la recouvrent en en-
tier. J'ai passé trois fois par Eleusis. Au bord du
golfe de Corinthe, j'ai songé avec mélancolie aux
créatures antiques qui ont baigné dans ces flots bleus
leur corps et leur chevelure. Le port de Phalère a la
forme d'un cirque. C'est bien là qu'arrivaient les ga-
lères à proue chargées de choses merveilleuses, vases
et courtisanes. La nature avait tout fait pour ces
gens-là, langue, paysage, anatomies et soleils ; jusqu'à
la forme des montagnes qui est comme sculptée et a
des lignes architecturales plus que partout ailleurs.
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 43
J'ai vu l'antre de Trophonius où descendit ce bon
Apollonius de Tyane qu'autrefois j'ai chanté.
Avoir choisi Delphes pour y mettre la Pythie est un
coup de génie. C'est un paysage à terreurs religieuses,
vallée étroite entre deux montagnes presque à pic, le
fond plein d'oliviers noirs, les montagnes rouges et
vertes, le tout garni de précipices, avec la mer au
fond et un horizon de montagnes couvertes de neige.
Nous nous sommes perdus dans les montagnes du
Cithéron et avons faUIi y passer la nuit.
En contemplant le Parnasse nous avons pensé à
l'exaspération que sa vu,e aurait inspirée à un poète
romantique de 1832 et quelle gueulade il lui aurait
envoyée.
La route de Mégare à Corinthe est incomparable;
le sentier taillé h même la montagne, à peine assez
large pour que votre cheval y tienne et à pic sur la
mer, serpente, monte, descend, grimpe et se tord aux
flancs de la roche couverte de sapins et de lentisques.
D'en bas vous monte aux narines l'odeur de la mer;
elle est sous vous, elle berce ses varechs et bruit à
peine ; il y a sur elle de place en place de grandes
plaques livides comme des morceaux allongés de
marbre vert, et derrière le golfe s'en vont à l'inRni
miUe découpures des montagnes oblongues à tour-
nures nonchalantes. En passant devant les roches
scirronniennes où se tenait Scirron, brigand tué par
Thésée, je me suis rappelé le vers du doux Racine :
Béate impur des brigands dont j'ai purgé la terre.
Était-ce couenne l'antiquité de tous ces braves gens-
là 1 En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de
froid et intolérablement nu! Il n'v a qu'à voir au
iiiPrt h; Google
ti CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Parihénon pourtant les restes de ce qu'on appelle le
type du beau. S'il y a jamais eu au monde quelque
chose de plus vigoureux et de plus « nature », que je
sois pendu. Dans les tablettes de Phidias, les veines
des chevauz sont indiquées jusqu'au sabot et saillantes
comme des cordes. Quant aux ornements étpangers,
peintures, colliers en métal, pierres précieuses, etc.,
c'était prodigué. Ça pouvait être simple, mais en tous
cas c'était riche.
Le Parthénon est couleur de brique. Dans certains
endroits ce sont des tons de bitume et d'encre. Le
soleil donne dessus presque constamment, quelque
temps qu'il fasse, ça casse-brille. Sur la corniche dé-
mantelÉe viennent se poser des oiseaux, faucons, cor-
beaux. Le vent souffle entre les colonnes, les chèvres
broutent l'herbe entre les morceaux de marbre blanc
cassés et qui roulent sous le pied. Çà et là, dans des
trous.des tas d'ossements humains, restes de la guerre.
De petites ruines turques parmi la grande ruine
grecque, et puis au loin et toujours, la mer.
Parmi les morceaux de sculpture que l'on a trouvés
dans l'Acropole, j'ai surtout remarqué un petit bas-
relief représentant une femme qui rattache sa diaus-
sure et un tronçon de torse. Il ne reste plus que les
deux seins depuis la naissance du cou, jusqu'au-des-
sus du nombril. L'un des seins est voilé, l'autre dé-
couvert. Quels tétons I n. d. D. I quel tetoni il est
rond-pomme, plein, abondant, détaché de l'autre et
pesant dans la main. 11 y a là des maternités fécondes
et des douceurs d'amour à faire mourir. La pluie et
le soleil ont rendu jaune blond ce marbre blanc. C'est
d'un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la
chair. C'est si tranquille et si noble ! On dirait qu'il
va se gonfler et que les poumons qu'il y a dessous
I ,<,n--erl,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. i9
vont s'emplir et respirer. Comme il portait bien sa
draperie âne à plis serrés, comme on se serait roulé
là-d663us en pleurant! Comme on serait tombé devant
à genoux en croisant les mains I J'ai senti là-devant
la beauté de l'expression « Stupet acris », un peu plus
j'aurais prié.
A Athènes nous avons fait une visite i. Canaris.
C'est un gros petit homme trapu, le nez de côté, à
cheveux blancs rares, sans crâne. Je lui ai promis de
lui envoyer les pièces d'Hugo qoi le concernent. 11 ne
le connaissait pas même de- nom I vanité de la
gloire !
J'ai relu Eschyle. J'en reviens à ma première im-
pression, ce que j'aime le mieux c'est Agamemnon.
En fait de souvenirs de la Grèce, nous rapportons
deux morceaux de marbre de l'Acropole d'Athènes et
un du temple d'Apollon Epicureus. J'ai acheté dans
vu village, sur les bords de l'Alphée, un monchoir
brodé & une paysanne-
L'Eurotas est bordé de lauriers-roses et de peupliers.
lie paysan de Sparte est unique et demande quatre
pages de description, ce sera pour plus tard. L'Ëlide
est couverte de chênes. Nous l'avons traversée pour
venir id dans notre dernière journée, où. nous avons
fait en ligne droite sur la carte 22 lieues (15 heures
de trot).
Nous avons des balles ravagées, culottées et dégue-
nillées qui sont hautes comme chic. De chocolat, que
j'étais en Syrie, je suis devenu brique. J'ai les sour-
cils presque roux comme un vieux matelot. Je ne
m'excite pas à me considérer.
Adien, vieux.
l.,<,n.-<- ,, Google
4l3 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A sa mère.
Naples, Oman 1851.
Quoiqu'il n'y ait pas de lettre de toi à la poste (peut
être y en a-t-il : c'est une infâme pétaudière, un
chenil de gredins), je m'en vais t'écrire comme s'il y
en avait, pauvre vieille chérie. Car une de mes
■. lettres n'a qu'à manquer et voilà une bonne femme,
j'imagine, qui se figure que je suis tombé malade. -
, Bientôt, cependant, va cesser notre correspondance,
car j'espère que dans un mois tu ne seras pas loin de
t'embarquer. Tâche de partir de Marseille par le bateau
du 9, Par ce moyen, tu seras à Rome pour la semaine
sainte; ça en vaut la peine.
Naplos est vraiment un séjour délicieux, quoique
jusqu'à présent nous n'ayons guère joui de ses beautés.
Tout notre temps est employé au musée des antiques,
qui est inépuisable. La nuit dernière je n'ai pas dormi,
tant j'avais la tête pleine de bustes d'impératrices et
de bas-reliefs votifs, Nons allons là à 9 heures du
matin, nous en sortons à 3 heures. Le soir se passe à
mettre au net nos notes ou au théâtre. En noua dépê-
chant bien, nous en avons encore pour une quinzaine
de jours. Restera ensuite le Vésuve, Pompéi et les
environs.
Aujourd'hui nous devions aller à Capoue, mais nous
nous sommes trompés sur l'heure de départ du chemin
de fer (quelle autre baraque!); il eût été trop tard,
nous n'aurions pu rien voir et nous sommes rentrés
tranquillement chez nou,s. Dans quelques jours nous
irons à Pœstum, ce qui est un petit voyage de trois
jours.
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 47
Mercredi dernier, mercredi des cendres, le musée
était fermé, (D'abord tout est fermé à Naples.) C'est
fermé à c^tuse du Carême, à cause du dimanche, parce
que la reine est malade, parce qu'elle n'est pas malade,
parce que le prince de Salerne se meurt; bientôt ce
sera parce qu'il est mort (car le bonhomme, dit-on,
crève en ce moment). Nous avons été à Baja, nous
avons vu le lac Lucrin, l'Aveme, les éluves de
Néron, etc., et la place des villas où tous ces vieux
menèrent leur crâne vie. Quels hommes! Nous avons
bu du Falerne dans un cabaret, en vue de la mer,
sous une treille desséchée, à cflté du temple de Vénus,
dans lequel il y avait une barque à sec.
Depuis que nous sommes ici il a fait assez laid
(relativement, bien entendu), si ce n'est le jour où
nous avons été à Baja. Aujourd'hui pourtant il fait
beau soleil. Les femmes sortent nil-tôte en voiture,
avec des fleurs dans les cheveux, et elles ont toutes
l'air très garces. 11 n'y a pas que l'air. A la Chlaia les
marchandes de violettes vous mettent presque de force
leurs bouquets à la boutonnière. Il fant les rudoyer
pour qu'elles vous laissent tranquille. Du reste, belle
abondance de monacaille et de curés; un carillon de
cloches aux quatre cents églises de la ville, et des
mendiants à tous les pavés.
Que le voyageur est un être sotl J'étudie tous ceux
gui viennent au musée. Sur cinq cents il n'y en a
pas un que cela amuse, certainement. Ils y viennent
parce que les autres y viennent. Le lorgnon sur l'œil,
on fait le tour des galeries au petit trot, après quoi on
ferme le catalogue et tout est dit.
iiiPrt h; Google
COBHESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Rome, S avril 1S5I-
Rien de nouveau à l'apprendre ; nous ne sortons pas
des musées. Le Vatican et le Capitole nous occupent
entièrement, le Vatican surtout, où il y a vrEÙment des
petites choses assez coquettes. La quantité de chefs-
d'œuvre qu'il y a à Rome est quelque chose d'effrayant
et d'écrasant. On s'y sent plus petit encore que dans
le désert. Tout le monde afflue pour la semaine sainte.
Les maisons sont pleines et les derniers venus ont du
mal à trouver où se caser.
Je vais écrire à Bouilhet, dont je n'entends pas plus
parler que s'il était mort, ce qui m'ennuie. Pauvre
garçon, comme il s'amuserait ici I Comme il humerait
les ruines et la campagne I Car la campagne de Rome
est ce qu'il y a de plus antique à Rome. Quant à la
ville elle-même , malgré la quantité de choses antiques,
le cachet antique n'y est plus, il a disparu sous la
robe du jésuite. 11 faut prendre Rome comme un
Taste musée et ne pas lui demander autre chose que
du XVI' siècle. J'ai vu l'autre jour une vierge de Mu-
rillo dont il y a de quoi devenir fou, comme diraitle
père Parain, et avant d'arriver à en faire une semblable
on attraperait bien des fluxions de poitrine.
Une réflexion m'est venue hier àpropos du Jugement
dernier do Michel-Ange. Cette réflexion est celle-ci,
c'est qu'il n'y a rien de plus vil sur la terre qu'un mau-
vais artiste, qu'un gredin qui côtoie toute sa vie le
beau sans y jamais débarqueret y planter son drapeau.
Faire de l'art pour gagner de l'argent, flatter le public,
débiter des bouffonneries joviales ou lugubres en vue
du bruit ou des monacos, c'est là la plus ignoble
..CtHI'^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 4»
des professions, par la même raison que l'artiste me
semble le maître homme des hommes. J'aimerais
mieux -avoir peint la chapelle Sixtine que ga^në bien
des batailles, même celle de Marengo. Ça durera plus
longtemps et c'était peut-être plus difficile. Et je me
suis consolé de ma misère en songeant du moins k
ma bonne foi. Tout le monde ne peut pas être pape.
Le dernier franciscain qui court le monde pieds nus,
qui a l'esprit borné et qui ne comprend pas les prières
qu'il récite est aussi respectable peut-être qu'un cardi-
nal, s'il prie avec conviction, s'il accomplit son œuvre
avec ardeur. Il est vrai, le pauvre homme, qu'il n'a
pas pour le réconforter dans ses découragements le
spectacle de sa pourpre.
A Ernest Chevalier.
Roine, Savrit I8S1.
Je savais, cher Ernest, que tu devais te marier ; ma
mère me l'avait écrit, mais j'ignorais que la chose
fût faite. Sois heureux, c'est tout ce que je te souhaite,
et tout ce qu'on peut souhaiter, il me semble bien.
Pauvre vieux, nous sommes loin l'un de l'autre, nous
qui vécûmes jadis comme des frères siamois. Nos
conditions différentes, toi d'homme marié et établi et
moi de vagabond rêveur, nous séparent encore plus
que les kilomètres qui se déroulent entre nous et
nous distancent. Je crois que tu as pris le bon chemin,
entre nous soit dit et sans te faire de compliments, et
que j'ai pris moi, je ne dis pas le mauvais, mais que
le mauvais m'a pris (mes doctrines philosophiques,
comme, dirait le garçon^ ne me permettant pas de re-
connaître qu'il y ait eu en cela liberté et libre arbitre).
SO CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Je ne cache pas que j'ai en vie de connaître ta femme
et d'embrasser tes moutards à naitre. Ce que je te
chargede faire aux uns et àl'autre, si toutefois, mon
cher Monsieur, cela n'a rien qui vous déplaise,
Âhloui, quand nous hurlions sur ce pauvre billard
de l'Hôtel-Dieu, converti en théâtre dont tu étais le
décorateur, qui nous eût dit qu'aujourd'hui je serais
à Rome, que je sortirais de Saint-Pierre à i heures
du soir et que je t'écrirais? qui nous eût dit encore
que je serais chauve, car tu me reverras la tête h peu
près dépouillée ? Je ressemble par là à Jules César et
à une citrouille, car j'ai aussi énormément engraissé
en Orient. Tu vas goûter, cher Ernest, tu goûtes déjîi
des bonheurs qui me seront toujours interdits. Je
crois, comme le paria de Bernardin de Saint-Pierre, que
le bonheur se trouve avec une bonne femme. Le tout
est de la rencontrer, et d'être soi-même un bonhomme,
condition double et effrayante. Quoi qu'il t'advienne
par la suite, souviens-toi, cher vieux, que tu as là-
bas, au bord de l'eau entre la côte et la rivière, une
oreille toujours ouverte pour les confidences, une
main amie qui ne te faillirait pas et un dévouement
qui poTu- être vieux n'a pas vieilli. Si l'écorce par-
fois t'a pu sembler plus râpeuse que par le passé,
c'est que j'ai subi des petites scènes d'intérieur (je
parle de l'&me) qui ont dû me cristalliser un peu
les manières. II faut faire comme à Herculanum, dé-
blayer la lavé, et tu retrouveras les peintures encore
fraiches.
Eh bien oui, j'ai vu l'Orient et je n'en suis pas plus
avancé, car j'ai envie d'y retourner. J'ai envie d'aller
aux Indes, de me perdre dans les pampas de l'Amé-
rique et d'aller au Soudan voir la chasse aux nègres
et aux éléphants. De toutes les débauches possibles
CORRESPONDANCE DE G. FUUBERT. 51
le voyage est la plus grande que je sache, c'est celle-
là qu'on a Inventée quand on a été fatigué des autres.
Je la crois plus pernicieuse à la tranquillité de l'esprit
et à la bourse que ne peut l'être celle du vin ou du
jetr. On s'embête parfois, c'est vrai, mais on jouit dé-
mesurément aussi. La vue du sphinx a été une des
voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne
me suis pas tué là, c'est que mon cheval ou Dieu ne
l'ont pas positivement voulu. La mer Morte m'a aussi
fait plus de plaisir que je ne l'aurais supposé d'après
son nom H mer Morte ou lac Asphaltite h, que je li-
sais sur les cartes depuis longtemps.
Nous n'avons pu aller eu Perse, hélas! les mas-
sacres d'Alep et le soulèvement de la province de
Bagdad nous en ont empêchés. Nous a
prudence de nous y engager, que nous y s
tés; nous avons même traversé la Syrie le fusil au
poing. Personne n'a voulu nous conduire sur le mont
Thabor et nous avons eu deux ou trois fois des alertes
qui auraient pu devenir chaudes. Dieu merci, tout s'est
bien passé, quoique tout notre monde ait été malade.
Notre domestique français que nous avions emmené
a failli crever de la llè\Te, dans le Liban. Quant à
nous deux, nous avons été inébranlables comme des
rocs. Pendant huit mois consécutifs nous avons vécu
de riz, d'œufs durs, de notre chasse, c'est-à-dire de
tourterelles et d'eau claire. En Syrie, même régime,
sauf que nous nous refaisions le tempérament dans
les villes. Quant à l'Asie Mineure et à Rhodes, c'est
plus confortable sous le rapport du bec. En Grèce
nous avons souffert un peu du froid. Nous avons été
bien rincés par les pluies et par tes neiges. Nous
nous sommes perdus une nuit dans le Cithéron, ce
qui nous a donné occasion d'engueuler Apollon et les
.oo>^lc
sa CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
neuf Muses. Nous avons traversé le Péloponnèse dans
un rude moment. Souvent poor passer les fleuves
noua avions de l'eau jusqu'au nombril et nos che-
vaux nageaient sous nous. De Patraa nous nous som-
mes embarqués pour Brindisi, et de Brindisi nous
avons gagné Naples à travers les Galabres. Voilà, cher
vieux, ce que nous avons fait. Quant à l'Egypte, nous
«ommes remontés au delà de la première cataracte,
environ 80 lieues au-dessus du tropique du Cancer, et
nous avons fait un détour pour gagner les bords de
la mer Rouge, voyage de dix jours dans le désert par
50 degrés de chaleur Réaumur et par temps de Ram-
sin autrement dit Simoun, meurtrier en poésie. Nous
avons vu partout par-là des choses. Monsieur, que
l'on ne verrait pas à Paris, même en payant. le dé-
sert 1 le déserti
\ quelque jour quand tu viendras au coin du feu y
rôtir la semelle de tes bottes, je pourrai te faire part
■de mes impressions de voyage, qui pour éfxe moins
blagueuses que celles du sieur Dumas ne laisseront
pas peut-être de t'amuser tout autant.
A Louis Bouilhet.
Rome, 9 ayril 1851.
Je t'ai écrit de Patras une longuissime lettre où je
te parlais de tes deux pièces du Vesper et du Conjdon,
aussi ai-jeété fort étonné, dans lepetit motque Maxime
a reçu de toi à Naples, de voir que tu me demandais
mon avis. Tu as dû pourtant recevoir cette lettre, je
serais fâché qu'elle fût perdue.
De jour en jour à Naples et à Rome depuis que j'y
suis, j'attendais et j'attends une lettre de ta seigneurie.
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 5:t
Je n'en ai pas eu depuis Athènes, c'est-à-dire depuis
janvier dernier. C'est long, cher Monsieur. Que de-
viens-tu donc ? Voilà l'été, pauvre vieux ; au mois de
juillet prochain, dans deux mois et demi nous re-
prendrons nos dimanches, nos gueulades, nos chères
et communes inquiétudes. Tu t'étendras sur mon ta-
pis de voyage, plein encore de sable et de puces. Tu
fumeras dans mes pipes longues et humeras si tu veux
le cuir de ma selle.
Je deviens fou de désirs « effrénés » (j'écris le mot
et je le souligne). Un livre que J'ai lu à Naples sur le
Sahara m'a donné envie d'aller au Soudan avec les
Touaregs qui ont toujours la figure voilée comme des
femmes, pour voir la chasse ans nè^es et aux élé-
phants. Je rêve bayadères, danses frénétiques et tous
les tintamarres de la couleur. Rentré à Croisset, il est
probable que je vais me fourrer dans l'Inde et dans les
grands voyages d'Asie. Je boucherai mes fenêtres et
je vivrai aux lumières. J'ai des besoins d'orgies poé-
tiques. Ce que j'ai vu m'a rendu exigeant.
Mais parlons de Rome, tu t'y attends, bien sûr. Eh
bien, vieux, je suis fâché de l'avouer, ma première
impression a été défavorable. J'ai eu, comme un bour-
geois, une désillusion. Je cherchais la Rome de Néron
et je n'ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L'air prêtre
emmiasme d'ennui la ville des Césars. La robe du
jésuite a tout recouvert d'une teinte morne et sémi-
nariste. J'avais beau me fouetter et chercher, toujours
des églises, des églises et des couvents, de longues
rues ni assez peuplées ni assez vides, avec des grands -
murs unis qui les bordent et le christianisme telle-
ment nombreux el envahissant, que l'antique qui sub-
siste au milieu est écrasé, noyé.
L'antique subsiste dans la campagne, inculte, vide,
S4 CORRESPOI^OANCË DE G. FLAUBERT.
maudite comme le désert, avec ses grands n
d'aqueduc et ses troupeaux de bœufs à large enver-
gure. Ça c'est vraiment beau et du beau antique rêvé.
Quanta Rome elle-même, sous ce rapport, je n'en suis
pas encore revenu; j'attends pour la reprendre par là
que cette première impression ait un peu disparu. Ce
qu'ils ont fait du Golysée, -les misérables 1 Ils ont mis
une croix au milieu du cirque et tout autour de l'arène
douze chapelles! Mais comme tableaux, comme sta-
tues, comme seizième siècle, Rome est le plus splen-
dide musée qu'il y ait au monde. La quantité de chefs-
d'œuvre qu'il y a dans cette \"ille, c'est étourdissant 1
C'est bienla ville des artistes. On peuty passer l'exis-
tence dans une atmosphère complètement idéale, en
dehors du monde, au-dessus. Je suis épouvanté du
Jugement dernier de Michel-Ange. C'est du Gœthe, du
Dante et du Shaliespeare îondus dans un art unique,
ça n'a pas de nom et le mot sublime môme me parait
mesquin, car il me semble qu'il comporte en soi
quelque chose d'aigre et de trop simple.
J'ai vu une vierge de Murillo qui me poursuit
comme une hallucination perpétuelle. Un enlèvement
d'Europe de Véronèse, qui m'excite énormément, et
encore deux ou trois autres choses à faire beaucoup
causer. Il y a quinze jours que je suis à Rome. Je t'en
parlerai plus longuement plus tard. Mais la Grèce m'a
rendu difficile sur l'art antique. Le Parthénoo me gâte
l'art romain, qui me parait à côté mastoc et trivial.
Oui c'est beau, la Grèce,
Ahl pauvre vieux, commeje t'ai regretté à Pompéï!
Je t'envoie des fleurs que j'y ai cueillies dans un lupa-
nar sur la porte duquel se dressait un phallus. Il y
avait dans cette maison plus de fleurs que dans aucune
autre. Les semences antiques tombées à terre ont
CORRESPONDANCE DE G. FLJlUBEHT. S3
peuf-étre fécondé le sol. Le soleil cas&e-brîllaîl sur les
murs gris .
J'ai vu Pouzzoles, le lac Lucrin, Baja. Ce sont des
paradis terrestres; les empereurs avaient bon goût.
ie me suis fondu en mélancolies par là.
Commeuntouristejesuis monté au haut du Vésuve,
ce qui m'a même éreinté. Le cratère est curieux. Le
soufre a poussé sur ses bords en formidables végéta-
tions jaunes et lie de vin. J'ai été à Pœstum. J'ai
voulu aller à Caprée et ai failli y rester... dans les flots.
Malgré ma (jualité de canotier, j 'ai bien cru que c'était
mon dernier moment. J'avoue avoir été troublé et
même avoir eu paour, grand paour. J'étais à deux
doigts de ma perte, comme Rome ans pires temps des
guerres Puniques.
Naples est charmant par la quantité de femmes qu'il
y a. Tout un quartier est garni de p qui se tien-
nent sur leur porte, c'est antique et vrai Suburre,
Lorsqu'on passe dans la rue, elles retroussent leur
robe jusqu'aux aisselles et vous montrent leur c.
pour avoir deux ou trois sols. EUes vous poiu^suivent
dans cette posture. C'est encore ce que j'ai vu de plus
raide comme prostitution et cynisme. Noua deux
Maxime au bout de la rue avons laissé tomber notre
tête sur notre poitrine et avons soupiré : « Ce pauvre
Bouilhetni ).
C'est à Naples qu'il faut aller pour se retremper de
jeunesse, pour aimer la vie. Le soleil même en est
amoureux. Tout est gai et facile. Les chevaux por-
tent des bouquets de plumes de paon aux oreilles.
" La Chiaia est une grande promenade de chênes verts
au bord de la mer, arbres en berceau et le murmure
des flots derrière.
Tu verras Maxime dans un mois. Je lui em-ie la
tSe CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
bonne embrassade rju'il te donnera et cette fleur du
retour que mon ëgoïsme aurait voulu t'ofl'rir. Fleur
dn retour est bien Sainte-Beuve.
Je compte être à Venise vers le commencement de
juin et m'en fais une fête. Je m'y donnerai une bosse
de peinture vénitienne dont je suis amoureux. C'est
définitivement celle qui m'est la plus sympathique.
On dit que ce sont des matérialistes, soit. En tous cas
ce sont des coloristes et de crânes poètes.
Adieu, cher vieux de mon cœur, je t'embrasse.
Après-demain je pars de Rome, et d'une encorel Je
commençais à y bien vivre. On peut s'y faire une
atmosphère complètement idéale et vivre, à part,
dans les tableaux et les marbres. J'en ai dévoré le
plus quej'aipu. Quanta l'antique, on est froissé d'abord
de ne pas l'y rencontrer, et il est certain qu'il est con-
sidérablement étouffé. Comme ils ont gâté Romel Je
comprends bien la haine que Gibbon s'est sentie pour
le christianisme en voyant dans le Colysée une pro-
cession de moines I II faudrait du temps pour bien se
reconstruire dans la tête la Rome antique, encrassée
de l'encens de toutes les églises. 11 y a des quartiers
pourtant, sur les bords du Tibre, de vieux coins pleins
de fumier, oùTon respire un peu. Maislesbellesruesl
Monsieur! Mais les étrangers! mais la semaine sainte
et la via Condotti avec tous ses chapelets, tous ses faux
camées, tousses Saint-Pierreenmosaïquellly apour
les touristes des magasins pleins de pierres du Forum
arrangées en presse-papierpourmettre sur les bureaux.
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 87
On a fait des porte-plames avec les marbres des tem-
ples. Tout cela agace bougrement les nerfs. Telle est
la première impression que m'a produite Rome.
Quant,à la Rome du xvi" siède, elle est flambante.
La quantité des chefs-d'œuvre est une chose aussi
surprenante que lem' qualité. Quels tableaux! quels ~
tableaux! J'ai pris des notes sur quelques-uns. Oui,
on y vivrait bien à Rome — mais dans quelque
rue du Peuple. — A, force de solitude et de contem-
plation, on monterait haut comme mélancolie his-
torique.
J'ai été hier soir à Tibur. J'ai passé devant la place
de la villa d'Horace, il y avait quatorze messieurs et
dames, montés sur des &nes.
La campagne estmagnifique, déserte et désolée, avec
de grands aqueducs. Là on est bien.
J'en suis fâché, mais Saint-Pierre m'ennuie. Cela
me semble un art dénué de but. C'est glacial d'ennui
et de pompe. Quelque gigantesque que soit ce monu-
ment, il semble petit. Le vrai antique que j'ai vu fait
da tort au faux. On a bâti ça pour le catholicisme
qnand il commençait à crever, et rien n'est moins
amusant qu'un tombeau neuf. J'aime mieux le grec,
j'aime mieux le gothique, j'aime mieux la plus petite
mosquée, avec son minaret lancé dans l'air comme
un grand cri.
Quand on se promène dans le Vatican, on se sent en
revanche pénétré de respect pour les papes. Quels
messieurs! Comme ils se sont arrangé leur maison!
Si tu me demandes ce que j'ai vu de plus beau à
Rome, d'abord la chapelle Sixtine de Michel-Ange.
C'est un art immense, à la Gœthe, avec plus de passion.
n me semble que Michel-Ange est quelque chose
d'inouï, comme serait un Homère shakespearien, un
58 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
mélange d'antique et de moyen Âge, je ne sais quoi.
Il y a encore le torse du Vatican, un torse d'homme
penché en avant, un dos avec tous ses muscles I
Douze bonnes toiles dans difl'ërentes galeries et tout
le reste...
Je suis amoureux de la vierge de Hurillo, de la ga-
lerie Corsini. Sa tête me poursuit et ses yeux passent
et repassent devant moi comme des lanternes dan-
santesl
Adieu, vieux. Si tu peux, envoie-moi le plus de pa-
pier écrit possible. Surtout maintenant que je suis
seul, ça me fera du bien. Tes lettres en voyage font
partie de mon hygiène.
Croiaaet, septembre 1851. Lundi lOir.
J'aurais dû déjà répondre à votre longue et douce
lettre qui m'a ému, pauvre chère femme ; mais je suis
moi-même si lassé, si aplati, si embêté, qu'il faut que
je me secoue vertement pour vous dire merci d'avoir
lu si vite MelcenU. J'ai embrassé de votre part l'au-
teur qui a été touché de cette sympathie, vous êtes
la première du public qui l'applaudissiez; eh bien,
qu'en dites-vousî n'est-ce pas que c'est crânement
tourné, je ne puis juger de sang-froid cette œuvre qui
a été faite sous mes yeux, à laquelle j'ai beaucoup
contribué moi-même; j'y suis pour trop pour qu'elle
me soit étrangère. Pendant trois ans c'a été travaillé
au coin de ma cheminée, strophe à strophe, vers à
vers; je crois qu'on peut dire que ça promet un poète
de haute futaie. Nous étions, il y a quelques années,
en province, un groupe de jeunes drôles qui vivions
,, Goo<^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. B9
dans un étrange mondejevoosassure; nous tournions
entre la foJie et le suicide; il y en a qui se sont tués,
d'autres qui sont morts dans leur lit, un qui s'est
étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait
crever de débauche pour chasser l'ennui — c'était
beau! — Il n'en reste plus rien que nous deux Bouilhet
qui sommes tant changés. Si jamais je sais écrire, je
pourrai faire un livre sur cette jeunesse inconnue qui
poussait à l'ombro dans la retraite, comme des cham-
pignons gonQés d'ennui.
Le secret de tout ce qui vous étonne en moi, chère
amie, est dans ce passé de ma vie intime, que personne
ne donnait; le seul conSdent qu'elle ait eu est en-
terré depuis quatre ans dans un cimetière de village h
ilienes d'ici. C'est quand je suis sorti de cet état que
je suis venu à Paris et que j'ai connu Maxime; j'avais
vingt ans, j'étais un homme et tout à fait; il a pu lire le
livre, mais non la préface, que je me rappelle bien,
mais que je ne saurais nettement faire comprendre.
Melœnis en résumé est le dernier écho de beaucoup
de cris que nous avons poussés dans la soUtude, c'est
l'assouvissance d'un tas d'appétits qui nous ravage
le cœur. 'Vous avez raison de dire que je n'en ai pas.
Je me le suis dévoré à moi-même. Aujourd'hui je me
suis noyé dans des flots d'amertume, l^rrivée des
exemplaires de Melœnis m'a fait un effet de tristesse
nous avons passé hier toute notre après-midi sombres
comme la plaque de la cheminée, ça nous causail
une impression de prostration, d'abandon, d'adieu,
comprenez-vous 7 Quand j'ai reçu, au contraire, il y a
quatre ans le volume de Maxime, les mains me trem-
blaient de joie en coupant les pages.
D'où vient cette glace de maintenant, impression
dilîérente de l'autre? Je vous assure que tout cela ne
60 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
m'excite nullement et que j'ai grande envie de devenir
phoque, comme vous dites.
Je me demande à quoi boa aller grossir le nombre
des médiocres (ou des gens de talent, c'est synonyme)
et me tourmenter dans un tas de petites affaires qui
d'avance me font hausser les épaules de pitié ; il est
beau d'être un grand écrivain, de tenir les hommes
dans la poêle h. frire de sa phrase et de les y faire sau-
ter comme des marrons, U. doit y avoir de déhrants
orgueils à sentie qu'on pèse sur rhumanité de tout le
poids de son idée, mais il faut pour cela avoir quelque
. chose à dire. Or, je vous avouerai qu'il me semble
que je n'ai rien que n'aient les autres, ou qui n'ait été
aussi bien dit, ou qui ne puisse l'être mieux. Dans
cette vie que vous me prêchez, j'y perdrais le peu que
j'ai, je prendrais les passions de la foule pour lui
plaire et je deviendrais à son niveau. Autant rester au
coin de son feu à faire de l'art pour soi tout seul
comme on joue aux quilles. L'art au bout du compte
n'est peut-être pas plus sérieux que le jeu de quilles ;
tout n'est peut-(itre qu'une immense blague, j'en ai
peur, et quand nous serons de l'autre eûté de la page,
nous serons peut-être fort étonnés d'apprendre que
le mol du rébus était si simple.
J'ai revu la Manche et je l'ai traversée; la dernière
fois que je l'avais vue c'était h Trouville en revenant
de Bretagne, il y a quatre ans. Quoique j'aie passé les
meilleurs moments de ma jeunesse ft humer son odeur
et à dormir sur ses galets, je garde tout mon amour
& la Méditerranée, j'aime la couleur avant tout et le
calme, n'en déplaise auxgens poétiques qui préfèrent la
tempête. Nous avons fait à Londres une promenade au
cimetière de High-Gate. Quel abus d'architecture égyp-
tienne et étrusque! Comme c'est propre «t rangé! ces
CORRESPONDANCE DE G. FLAUUEHT. «1
gens-là ont l'air d'être morts en gants blancs. Je dé-
teste les jardinets autour des tombeaux avec des pla-
tes-bandes ratissées et des fleursépanouies. Cette anti-
thèse m'a toujours semblé de basse littérature; en fait
de cimetières j'aime ceux qui sont dégradés, ravagés,
en ruines, pleins de ronces, avec des herbes haute»
et quelque vache échappée du clos voisin qui vient
brouter là, tranquillement. Avouez que ça vaut mieus
qu'un policeman en uniforme 1 Est-ce bête l'ordre!
c'est-à-dire le désordre, car c'est presque toujours.
ainsi quil se nommt .
A la mAms.
Croisset, unit de jeudi, 1 beure^
Oui, je voudrais que vous ne m'aimiez pas et que
vous ne m'eussiez jamais connu, et en cela je crois
exprimer un regret touchant votre bonheur. Comme
jevoudrais n'être pas aimé de ma mère, ne pas l'aimer
ni elle ni personne au monde; je voudrais qu'Q n'y
eût rien qui partit de mon cœur pour aller aux autres
et rien qui partit du cœur des autres pour aller au
mien: plus on vit, plus on souffre. Pour remédier à
Texistence, n'a-t-on pas inventé, depuis que le monde
existe, des mondes imaginaires et l'opium, elle tabac
et les liqueurs fortes et l'éther? Béni celui qui a trouvé
le chloroforme 1 les médecins objectent qu'on en peut
mourir; c'est bien de cela qu'il s'agit! c'est que vous
n'avez pas suffisamment la haine de la vie et de tout
ce qui s'y rattache; vous me comprendriez mieux si
vous Étiez dans ma peau et & la place d'une dureté
gratuite, vous verriez une commisération émue, quel-
que chose d'attendri et de généreux, 11 me semble. Vous
me croyez méchant ou égoïste pour le moins, ne
U. 6
f.2 CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT,
songeant qu'à moi, n'aimant que moi. Pas plus que
les autres, allez, moins peut-être, s'il était permis de
faire son éloge. Vous m'accorderez toutefois le mérite
d'être vrai. Je sens peut-être plus que je ne dis, car
j'ai rel(!gué toute emphase de mon style.
Chacun ne peut faire que dans sa mesure ; ce n'est
p^ un homme vieilli comme moi dans tous les excès
de la soUtude.nei-veux à s'évanouir, troublé dépas-
sions rentrées, plein de doute du dedans et du dehors,
ce n'est pas celui-là qu'il fallait aimer. Je vous aime
comme je peux, mal, pas assez, je le sais, je le sais,
mon Dieu! à qui la faute? au hasard! à cette vieille
fatalité ironique, qui accouple toujours les choses
pour la plus grande harmonie de l'ensemble et le plus
grand désagrément des parties ; on ne se rencontre
qu'en se heurtant, et chacun, portant dans ses mains
ses entrailles déchirées, accuse l'autre qui ramasse
les siennes.
Prends la vie de plus haut, monte sur une tour
(quand même la base craquerait, crois-la solide), alors
tu ne verras plus rien que l'étherbleu tout autour de
toi. Quand ce ne sera pas du bleu, ce sera du brouillard :
qu'importe, si tout y disparaît noyé dans une vapeur
calme. Il faut estimer une femme pour lui écrire des
choses pareilles.
Je me tourmente, je me gratte; mon roman a du
mal à se mettre en train, J'ai des accès de style et la
phrase me démange sans aboutir. Quel lourd aviron
qu'une plume et combien l'idée, quand il la faut
creuser avec, est un dur courant! Je m'en désole tel-
lement que ça m'amuse beaucoup. J'ai passé aujour-
d'hui ainsi une bonne journée, la fenêtre ouverte avec
du soleil sur la rivière et la plus grande sérénité du
monde; j'ai écrit une page, en ai esquissé trois autres,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 63
j'espère dans une quinzaine être enragé, mais la cou-
leur où je trempe est tellemeut neuve pour moi,
que j'en ouvre des yeux ébahis.
Mon rhume touche à sa décadence, ça va bien. Au
milieu du mois prochain, j'irai à Paris passer deux ou
trois jours. TravaOle, pense à moi, pas trop en noir,
et si mon image te revient, qu'elle t'amène des sou- .
veuirs gais, il faut rire quand même. Vive la joie!
Paris, l"janvier 1S52. Slcrcredi, ! heures.
Je n'irai pas vous voir ce soir, je ne sais encore si
j'irai chez Du Camp, je lui avais donné rendez-vous
hier et j'y ai manqué. A quoi bon porter chez les amis
les fosses Domange intérieures dont l'exhalaison vous
asphyxie vous-même? Je vais mettre le bouchon des-
sus et vous ne sentirez plus rien. Pardon, excusez-
moi, j'ai eu le tort de penser tout haut, seul, un ins-
tant, deux soirs de suite ; je vous jure par Dieu que '
vous n'aurez plus à me reprocher de telles incongruités.
Je serai gentil, aimable, charmant et faux h.- faire
vomir, mais je serai convenable, je veux devenir un
homme tout à fait bien. La tête vous tournait donc
quand je vous menais par la main au bord du balcon?
J'y vis penché, moi, et sans balustrade, ou du moins à
force d'avoir les coudes appuyés dessus, voilà qu'elle
se descelle petit à petit et que je la sens trembler.
Quand je couchais sur la natte du Juif ou du fellah,
j'étais dévoré de poux et de puces, mais je ne me
plaignais pas à mon hôte de ce qu'il m'avait donné la
vermine. N'avez-vous donc pas compris quelle im-
mense amitié il fallait que j'eusse pour vous pour me
iiiPrt h; Google
«^ CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
permettre de vous dire tout cela, pour me montrer h
vous si EU, si déshabillii, si faible, vous qui m'accusez
d'orgueilî ce n'était guère en avoir, avouez-le. Fermons
là ce chapitre et n'en parlons plus. Le son de ces
«oivres vous fait saigner les oreilles, j'y mettrai une
sourdine, ou vous jouerai de la flûte. Un mot d'expli-
cation et ce sera touti J'aime à user les choses; or
tout s'use, je n'ai pas eu un sentiment que je n'aie
«ssayé d'en finir avec lui. Quand je suis quelipie part,
je tâche d'être ailleurs; quand je vois un terme quel-
conqiiB,j'ycours tête baissée; arrivé au terme, je bâille.
C'est pour cela que lors (pi 'il m 'arrive dem'embêter, je
m'enfonce encore plus dans l'embêtement; quand quel-
que chose me démange je me gratte jusqu'au sang et
je suce mes ongles rouges. Se distraire d'une chose
c'est vouloir que la chose revienne, il faut que cette
chose se distraie de nous, ou au contraire, qu'elle 9'é-
carte de notre être naturellement.
Je sais un rustre de me plaindre devant vous, mais
est-ce que je me plains? Enfin, c'est fini, n,i,ni, n'en
parlons plus.
Vous avez dû recevoir une petite lampe hier au soir.
Je viendrai demain soit dans la journée ou le soir,
mais plus probablement le soir, avec un visage gai,
un esprit gai, un costume gai, tout à neuf, comme il
convient pour la solennité du jour.
A vous qui m'aimez comme un arbre aimo le vent;
à vous pour qui j'ai dans le cœur quelque chose de
long et de doux, quelque chose d'ému et de recon-
naissant qui ne périra pas; itoi, pauvre femme que je
fais tant pleurer et que je voudrais tant faire sourire,
bonne âme qui pansez le lépreux, quoique la lèpre
n'ait pas besoin d'Être pansée et que le lépreux s'en
fâche parfois. Je te souhaite tout ce que je n'ai pas, la
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 03
sérénité d'esprit, la joie en soi et tout ce qui fait qu'on
est content de soi. Je te souhaite l'ébranchage de toutes
les épines de la vie et des allées sablées à marcher,
bordées de fleurs avec des bruits de ruisseau, des rou-
coulements de colombes dans les branches et de
grands vols d'aigles dans les nuages. Il ne faut déses-
pérer de rien ; il y a trois ans, l'an 1849, à minuit, je
pensais à la Chine et l'an 1850, à minuit, j'étais sur le
Nil. G'étEÙt sur la route. C'était un à peu près, c'était
autre chose enfin, qui saitîN'espérons pas, mais atten-
dons.
Adieu, h demain.
Croisset, janvier 1853.
Eh bien ! vieux père Paraîn , vous ne venez donc pas ?
Savez-vouB que ma cheminée s'embête de ne pins
vous avoir à cracher dans ses cendres? N'est-ce pas
avant un mois que nous vous reverrons? Dépéchez-
vous, mon vieux compagnon, maman s'ennuie beau-
coup de ne pas vous avoir. La société de miss Isa-
belle n'a pas pour elle remplacé la vôtre, et voilà aussi
le moment venu de faire un tas de rangements pour
lesquels vous lid serez fort utile; quant à moi, vous
savez si votre présence m'est agréable, elle fait pres-
que partie de mon existence. Depuis que nous sommes
revenus de Paris, il fait ici un temps affreux. La mai-
son est pleine dliumidîté au rez-de-chaussée. Les
murs suent comme un homme qui a trop chaud ; on
a été (Aligé de faire du feu partout. Maman s'est dé-
cidée h démeubler la maison de Rouen. Ce ne va pas
Être uue petite affaire quand vous serez revenu.
D,<,n,en 1„ Google
ee CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Tout le temps que nous avons été à Paris Liliae a
été mauvaise comme le diable. J'avais conseillé de la
renvoyer k Olympe pour la duire un peu, mais depuis
que nous sommes ici, son humeur est redevenue plus
sociable.
Vous trouverez chez Achille une nouvelle figure
anglaise, je ne la connais pas encore.
Je me suis trouvé, comme tous savez, à Paris, lors
du coup d'État. J'ai manqué d'être assommé plusieurs
fols, sans préjudice des autres où j'ai manqué d'être
sabré, fusillé ou canonné, car il y en avait pour tous
les goûts et de tontes les, manières; mais aussi j'ai
parfaitement vu : c'était le prix de la contre-marque.
La Providence, qui me sait amateur de pittoresque, a
toujours soin de m'envojer aux premières représen-
tations quand elles en valent la peine. Cette fois-ci
je n'ai pas été volé; c'était coquet.
Le poème du sieur BouUhet a bien mordu. Le voilà
maintenant posé d'aplomb dans la gent de lettres.
L'année prochaine il s'en ira à Paris, et me plantera
là, ce dont Je l'approuve, mais ce qui ne m'égaye pas
quand j'y pense.
Je me suis remis à travailler comme un rhinocéros,
les beaux temps de Saint-Antoine sont revenus. Fasse
le ciel que le résultat me satisfasse davantage I
A M"' X...
CroUiet, samedi soir, 3 h. 15, janvier 1S53.
J'ai passé un commencement de semaine affreux,
mais depuis jeudi je vais mieux; j'ai encore six à huit
pages pour être arrivé à un point, après quoi je t'irai
voir, je pense que ce sera dans une quinzaine. BouQhet,
iiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 67
jecrois,viendraavecmoi;s'ilnet'écrit pas plus souvent,
c'est qu'il n'a rien h. te dire ou qu'il n'a pas le temps.
Sais-tu, le pauvre diable, qu'il est occupé huit heures
par jour à ses leçons?
J'ai été cinq jours à faire une ;7a^e la semaine dernière ■
et j'avais tout laissé pour cela, grec, anglais, je ne fai-
sais que cela. Ce qui me tourmente dans mon livre, c'est
l'élément amusant, qui y est médiocre. Les faits man-
quent, moi je soutiens que les iV^es sont des faits; il est
plus difficile d'intéresser avec, je le sais, mais alors
c'est la faute du style. J'ai" ainsi cinquante pages d'affi-
lée où il n'y a pas un événement, c'est un tableau con-
tinu d'une vie bourgeoise et d'un amour inactif; amour
d'autant plus difficile à peindre qu'il est à 1<l fois timide
et profond, mais hélas ! sans échevellements internes,
parce que mpn monsieur est d'une nature tempérée.
J'ai déjà eu dans la première partie quelque chose d'a-
nalogue : mon mari aime sa femme un peu de la même
manière que mon amant, ce sont deux médiocrités dans
le même miheu et qu'il faut différencier pourtant; si
c'est réussi, ce sera, je crois, très fort, car c'est peindre
couleur sur couleur et sans tons tranchés; mais j'ai
peur que toutes ces subtilités ennuient et que le lec-
teur aime autant voir plus de mouvement. Ënfln il
faut faire comme on a conçu. Si je voulais mettre là-
dedans de l'action, j'agirais en vertu d'un système
et gâterais tout, il faut chanter dans sa voi?c, or la
mienne he sera jamais dramatique ni attachante. Je
Buis convaincu d'ailleurs que tout est affaire de style
ou plutôt de tournure d'aspect.
, Nouvelle : le jeune Du Camp est oflicier de la Légion
d'honneur I Comme ça doit lui faire plaisir! quand il
se compare à moi et considère le chemin qu'il a fait
depuis qu'U m'a quitté, il est certain qu'il doit me
l,<,n.-<- ,, Google
«8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
trouver bien loin de Ini en arrière et qu'il a fait de la
route {extérieure). Tu le verras quelque jour attraper
une place et laisser là cette bouue liltérature. Tout se
<:onfoQd dans sa tête : femmes, croix, art, bottes, tout
cela tourbillonne au même niveau et pourvu que fa
le pousse, c'est l'importaut. Admirable époque (cu-
rieux symbolisme», comme dirait le père Hicbelet)
que celle où l'on décore les photographes et où l'on
«xile les poètes (vois-tu la quantité de bons tableaux
qu'il faudrait avoir faits avant d'arriver h celte croix
d'offlcier?). De tous les g;ens de lettres décorés, il n'y
«n a qu'un seul de commandeur, c'est M. Scribe ! Quelle
Immense ironie que tout cela! et comme les honneurs
foisonnent quand l'honneur manque 1
H se pourrait que la lettre que j'ai écrite à miss Collier
lors des événements de décembre ne hû fût pas par-
venue, car je n'ai pas eu de réponse depuis. Faut-il
que je lui dise de me renvoyer l'album si elle n'a pu
s'en défaire avantageusement ou en partie?
La semaine prochaîne U faut que j'aille à Rouen, je
mettrai au chemin de îei Saint- Antoine et un presse-
papier qui m'a longtemps servi. Quant à la bague, voici
le motif pourquoi je ne te l'ai pas donnée encore, elle
me sert de cachet, je me fais monter un scarabée que-
je porterai à la place. Je t'enverrai donc bientôt cette
bague.
Je suis étonné, chère amie, de l'enthousiasme
excessif que tu me témoignes pour certaines parties
der^(fuca;ton;ellesmesemblentbonnes,maispasàune
aussi grande distance des autres que tu le dis; en tous
cas je n'approuve point ton idée d'enlever du livra
toute la partie de Jules pour en faire un ensemble; il
faut se reporter à la façon dont le livre a été conçu.
Le caiactère de Jules n'est lumineux qu'à cause du
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 9»
coDtrasti) d'Henri ; ud des deux pei-sonnages isolé
serait faible. Je n'avais d'abord eu l'idée que de
celui d'Henri, la nécessité d'un repoussoir m'a fait
concevoir celui de Jules. Les pages qui t'ont '
frappée (surl'art, etc.) ne me semblent pas difûciles k
faire, je ne les referai pas, mais je crois que je les fe-
rais mieux ; c'est ardent, mais ça poorrait être plus
synthétique. J'ai fait depuis des progrés en esthétique
ou du moins je me suis affermi dans l'assiette que
j'ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire.
Oh mon Dieu! si j'écrivais le style dontj'ai Tidée, quel
écrivain je serais I II y a dans mon- roman un chapitre
qui me semble bon et dont tu ne me dis rien, c'est
celui de leur voyage en Amérique «t toute la lassitude
d'eux-mêmes suivie pas à pas. Tu as fait la même
réflezioii que moi à propos du Voyage dltalie, c'est
payer cher un triomphe de vanité qui m'a flatté, je
l'avoue ; j'avais deviné, voilà tout. Pas si rêveur encore
que l'on pense, je sais voir et voir comme voient
les myopes, jusque dans les pores des choses, parce
qu'ils se fourrent le nez dessus. Ç_yaenjnaiJiltérai=_
r fiinftnt parlant deu x bonshommes disti^ts, nn qui
est épris de gueulades,' ie lyrisme, de grands vols
d'aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des
sommets de l'idée; un autre qui creuse et qui fouille
le vrai tant qu'il peut, qui aime k accuser le petit
fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait
vous faire sentir presque matériellement les choses
qu'il reproduit. Celui-là aime à rire et se platt dans
les animalités de l'homme. L'Édvcalion sentimentale
a été, à mon insu, un efl'ort de fusion entre ces deux
tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire
de l'humain dans un li\Te et du lyrisme dans un
autre). J'ai échoué ; quelques retouches que l'on donne
I .„,,. .,Goo>^li:
70 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
à cette œuvre (je les ferai peut-être) elle sera tou-
jours défectueuse, il y manque trop de choses et
c'est toujours par l'absence qu'un livre est faible.
Une qualité n'est jamais un défaut, il n'y a pas d'ex-
cès, mais si cette qualité en mange une autre, est-eUe
toujours une qualité? En résumé, il faudrait pour
l'Éducation récrire ou du moins recaler Tensemble,
refaire deux ou trois chapitres, et, ce qui me paraît
le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque
où l'on montrerait comment fatalement le même
tronc a dû se bifurquer, c'est-à-dire pourquoi telle
action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt
que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats
aussi, mais l'enchaînement de la cause h l'effet ne
l'est point. Voilà le vice du livre et comment il ment
à son titre.
Je t'ai dit que ÏÉdt^cation avait été un essai. Saint-
Anloine eu est nn autre. Prenant un sqjet où j'étais
entièrement libre comme lyrisme, mouvements, dé-
sordonnements, je me trouvais alors bien dans ma
nature et je n'avais qu'à aller. Jamais je ne retrou-
verai des éperduments de style comme je m'en suis
donné là pendant dix-huit grands mois, comme je
choisissais avec cœur les perles de mon ccilierl Je n'y
ai oublié qu'une chose, c'est le ûl, seconds tentative
et pis encore que la première ; noaintenant j'en, suis à
ma troisième : il est pourtant temps de réussir ou de
se jeter par la fenêtre.
Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire,
c'estunJivre sur rien, un livre sans attache extérietu^,
qui se tiendrait de lui-même par la force interne de
son style, comme la terre sans être soutenue se tient
en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou
du moins où le sujet serait presque invisible, si cela
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 71
8e peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a "*
le moins de matière ; plus l'expression se rapproche de
la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus
c'est beau. Je crois que l'avenir de l'art est dans ces
voies; je le vois à mesure qu'il grandit s'éthérisant
tant qu'il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu'aux .
lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille
vers des Indiens jusqu'aux jets de Byron, la forme en
' devenant habile s'atténue ; eUc quitte toute liturgie.tou te
règle, toute mesure ; elle abandonne l'épique pour le
roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus
d'orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui
Ift produit. Cet affranchissement de la matérialité m
retrouve en tout, et les gouvernements l'ont suivi
depuis les despotisraes orientaux jusqu'aux socia-
Usmes futurs.
C'est pour cela qu'il n'y a ni beaux ni vilains sujets .\
et qu'on pourrait presque étahUr comme axiome, en
Be posant au point de vue de l'art pur, qu'il n'y en a
aucun, le style étant à lui tout seul une manière >.'
absolue de voir les choses ; il me faudrait tout un livre
pour développer ce que je veux dire. J'écrirai sur
tout cela dans ma vieillesse quand ja n'aurai rien de
mieux à barbouiller; en attendant je travaille à mon
roman avec cœur. Les beaux temps de Saint-Anloine
vout-ils revenir? que le résultat soit autre, Seigneur
Dieul Je vais lentement: en quatre jours j'ai fait cinq
pages, mais jusqu'à présent je m'amuse. J'ai retrouvé
ici de la sérénité; il fait un temps affreux, la rivière a
des allures d'Océan, pas un chat ne passe sous mes
fenêtres. Je fais grand feu.
La mère de BouilheletCany tout entier se sont fâchés
contre lui pour avoir écrit un livre immoral. Ça a fait
scandale, on le regarde comme un homme d'esprit,
,00;ilc
72 GORBESPONDANGK DE G. FLAUBERT,
maie perdu, c'est uo paria. Si j'avais eu quelques
doutes sur la valeur de l'œuvre et de l'homme, je ne
les aurais plus. Cette consécration lui manquait, on
n'en peut avoir de plus belle : être renié de sa famille
et de son pays I (C'est très sérieusement que je parle.)
Il y a des outrages qui vous vengent de tous les
triomphes, des sitïlets qui sont plus doux pour l'or-
gueil que des bravos. Le voilà donc pour sabiographio
future classé grand homme d'après toutes les régies
de l'histoire.
Croisset, nuit de samedi 1" tévrïer IB52.
Mauvaise semaine ; le travail n'a pas marché; j'en
étais arrivé à un point où je ne savais trop que dire.
C'étaient toutes nuances et finesses où je ne voyais
goutte moi-même, et il est fort difficile de rendre clair
par les mots ce qui est obscur encore dans notre pen-
sée. J'ai esquissé, gâché, pataugé, tàtdnné; je m'y
retrouverai peut-être maintenant. Oh! quelle polis-
sonne de chose que le style ! tu n'as point, je crois,
l'idée du genre de ce bouquin; autant je suis débraillé
dans mes autres livres, au'ant dans celui-ci je tâche
d'être boutonné et de suivre une ligne droite géom^
' trique : nul lyrisme, pas de réflexions, la personnalité
de l'auteur absente. Ce sera triste à Hre, il y aura
des choses atroces de misère et de fétidité. Bouilhet
trouve que je suis dans le ton et espère que ce sera
bon. Dieu l'entende 1 Mais ça prend des proportions
formidables comme temps; à coup sûr, je n'aurai point
fini h l'entrée de l'hiver prochain.
Ce bon Saint-Antoine t'intéresse donc? sais-tu qua
iiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE S. FUUBMT. 73
tu me gâtes avec tes éloges. Cest une œuvre man-
qufie. J'ai été moi-même dans Saint Antoine le saint
Antoine et je l'ai oublie. C'est un personnage k
faire (difSculté qui n'est pas mince); s'il y avait pour
moi une façon quelconque de corriger ce livre, je
serais bien content, car j'ai mis là beaucoup, beau-
coup de temps et beaucoup d'amour. Mais ce n'a pas
été assez mûri. De ce que j'avais beaucoup travaillé
les éléments matériels du livre, la partie historique
je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était
fait et je m'y suis mîe ; tout dépend du plan; Saint
Antoine en manque, la déduction des idées sévère-
ment suivie n'a point son parallëlisme dans l'euchal-.
nement des faits. Avec beaucoup d'échafaudages
dramatiques, le dramatique manque.
Tu me prédis de l'avenir; oh! combien de fois ne
8uis-je pas retombé par terre, les ongles saignants,
les côtes rompues, la tête bourdonnante, après avoir
voulu monter à pic sur cette muraille de marbre 1
Comme j'ai déployé mes petites ailes I mais l'air pas**
sait à travers au lieu de me soutenir, et, dégringolant
alors, je me voyais dans les fanges du découragement.
Une fantaisie indomptable me pousse à recommencer;
j'irai jusqu'au bout, jusqu'à la dernière goutte de mon
cerveau pressé. Qui sait? le hasard a dos bonnes for-
tunes; avec on sens droit du métier que l'on fait, et
une volonté persévérante, on arrive à l'estimable. 11
me semble qu'il y a des choses que je sens seul et
que d'autres n'ont pas dites et que je peux dire. Le
côté douloiireux de l'homme moderne que tu remar-
ques est le fruit de ma jeunesse. J'en ai passé une.
bonne avec ce pauvre Alfred, nous vivions dans une
serre idéale où la poésienous chauffait l'embêtement de
l'existence au TO* degré Réaumur. C'était là un homme
74 COHBESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Gelul-là ! Jamais je n'ai fait, à travers les espaces, de
voyages pareils; nous allions loin sans quitter le coin
de notre feu, nous montions haut quoique le plafond
de ma,cliambre fût bas ; il y a des après-midi qui me
sont restés dans la tête, des conversations de six heures
consécutives, des promenades sur nos eûtes et des
ennuis à deux, des ennuis, des ennuis! tous souvenirs
qui me semblent de couleur vermeille et flamber
derrière moi comme des incendies.
Tu me dis que tu commences à comprendre ma
vie; il faudrait savoir ses origines. A quelque Jour-je
m'écrirai tout h mon aise; mais dans ce temps-là je
.n'aurai plus la force nécessaire. Je n'ai par devers
moi aucun autre horizon que celui qui m'entoure
immédiatement. Je me considère comme ayant qua-
rante ans, comme ayant cinquante ans, comme ayant ■
soixante ans. Ma vie est un rouage monté qui tourne
régulièrement; ce que je fais aujourd'hui, je le ferai
demain, je I'eû fait hier, j'ai été le même homme il
■y a dix ans ; il s'est trouvé que mon organisation est
un système, le tout sans parti pris de soi-même, par
la pente des choses qui fait que l'ours blanc habite
les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je
suis un homme-plume, je suis par elle, à cause d'elle,
par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. Tu ver-
ras à partir de l'hiver prochain un changement appa-
rent. Je passerai trois hivers àuser quelques escarpins,
puis je rentrerai dans ma tanière où je crèverai obs-
cur ou illustre. Manuscrit bu imprimé, il y a pourtant
au fond quelque chose qui me tourmente, c'est la
non- connaissance de ma mesure. Cet homme qui se
dit si calme est plein de doutes sur lui-môme; il vou-
drait savoir jusqu'à quel point il peut monter et la
puissance exacte de ses muscles. Mais demander cela
DKjnien 1„ Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEBT. 75
c'est être bien ambitieux, car la connaissance précise
de sa force n'est peut-être autre que le génie.
Crolsset, Bimedi soir, minuit et demi. Février 1SS3.
Tu n'as guère le mot pour rire si de semblables
sottises t'importent; moi je ris de tout, même de ce
que j'aime le mieux; il n'est pas de choses, faits,
sentiments ou gens sur lesquels je n'aie passé naïve-
ment ma boufTonnerie, comme un rouleau de fer &
lustrer les piècesd'étoffes; c'est une bonne méthode, on
voit ensuite ce qui en reste; il est trois fois enraciné
en vous le sentiment que vous y laissez, en plein
vent, sans tuteur, ni fil de fer, et débarrassé de toutes
ces convenances, si utiles pour faire tenir debout les
pourritures. Est-ce que la parodie même siffle jamais?
Il est bon et il peut même être beau de rire de la vie,
pour^Ti qu'on vive; il faut se placer au-dessus de tout
et placer son esprit au-dessus de soi-même, j'entends
la liberté de l'idée, dont je déclare impie toute limite.
Si cettelongueglosepédantesquenete satisfait pasrje te
demande pardon de ma maladresse. N'importe, tu m'as
dit, ily a aujourd'hui qiiinze jours, sur le Pont-Royal en
allant dîner, un mot qui m'a fait bien plaisir, à savoir
que tu t'apercevais qu'il n'y avait rien de plus faible
que de mettre en art des sentiments personnels. Suis
cet axiome pas à pas, ligne par hgne, qu'il soit tou-
jours inébranlable en ta conviction en disséquant
chaque fibre humaine et en cherchant chaque Syno-
nyme de mot, et tu verras ! tu verras I comme ton
horizon s'agrandira, comme ton instrument ronflera
et quelle sérénité t'emplira. Refoulé à l'horizon, ton
i..„,,. ..Google
■» COnRES?ONDlKCB DE G. FLAUBERT.
eœuT l'éclairera dn fond au lieu de t'éblouir sur la
premier phm; toi disséminée en tons, tes personnages
■vivront et au lieu d'une éternelle personnalité décla-
matoire, qui ne peut même ee continuer nettement
faute de détails précis qui lui manquent toujours, à
cause des travestissements qui la déguisent, on verra
dans tes œuvres des foules humaines.
Si tu savais combien de fois j'ai souffert de cela en
toi, combien de fois j'ai été blessé de la poétisation
'^ de t^oses que j'aimais mieux à leur état simple ! Pour-
quoi prendre l'étemelle figure insipide du poète, qui
plus elle sera ressemblante au type plus elle se rap-
prochera d'une abstraction, c'est-^-dire de quelque
ch(ised'anti-artistique,d'anti-pla6tique, d'anU-humain,
d'antipoétique par conséquent, quelque talent de mots
d'ailleurs que l'on y mett«; il y aurait un beau livre
h faire sur la littérature probante , du moment que vous
prouvez, vous mentez. Dieu sait le commencement et
la fin de l'homme; le milieu, l'art, comme lui dans
l'espace, doit rester suspendu dans l'infini, complet
en lui-même, indéi>endant de son producteur; on
se prépare paa- là dans la vie et dans l'art de ter-
ribles mécomptes ; vouloir se chauffer les pieds au
soleil, c'est vouloir tomber par terre, respectons la
lyre, elle n'est pas faite pour un homme, mais pour
l'homme.
Me voilà bien humanitaire ce soir, moi que tu
accuses de tant de personnalité, je veux dire que tu
t'apercevras Mentit, situ suis cettevoie nouvelle, que
tu as acquis tout à coup des siècles de maturité et que
tu prendras en pitié l'usage de se chanter soi-même-:
cela réussit une fois dans un cri, mais quelque lyrisme
qu'ait Byronpar exemple, comme Shakespeare l'écrase
à pôté avec son im personnalité surhumaine. Est-ce
CORRISPONDANCE BE G. FLACBEBT. Tl
qu'on sait seulement s'il était triste au gai? L'artiste
doit s'arranger de façon à faire croire à la postérité
qu'il n'a pas vécu; moins je m'en fais une idée et
plus il me semble grand; je ne peux rien me figurer
sur la personne d'Homère, de Rabelais, et quand je
pense à Michel-Ange, je vois de dos seulement un
TÏeOlard de stature colossale sculptant la nuit aux
flambeaux.
Tu as en toi deux facultés auxquelles il faut donner
jeu, une raillerie aiguii, non, une manière déliée de
voir,ieveax dire, et uneardeur méridionale de passion
vitale, quelque chose de tes. épaules dans l'esprit.
Sitôt que tu sauras une solution définitive pour le '
prix, écris-moi.
J'ai fini ce soir de débarbouiller la première idée de
mes rêves de jeune fllle; j'en ai pour quinze jours
encore à naviguer sur ces lacs bleus, après quoi j'irai
au bal et passerai ensuite un hiver pluvieux, que je
clorai par une grossesse et le tiers de mon livre à peu
près sera fait.
A propos de bal, j'ai fait une débauche mercredi
dernier, j'ai été à Rouen au concert entendre Alard
le violoniste, et j'en ai vu là desballes! c'était la liaute
société; quelles têtes que ceUes de mes compatriotes 1
j'ai retrouvé là des visages oubliés depuis douze ans,
etqne je voyais quand j'allais au spectacle, en rhéto-
rique. J'ai reconnu du monde que Je n'ai pas salué,'
lequel a fait de même; c'était très fort de part et
d'autre. Le plaisir d'entendre de fort belle musique
très bien jouée a été compensé par la vue des gens
qui le partegeaieut avec moi.
aqnz^r. h; Google
78 COBRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A la mèm«.
Croisaet, luudi «oir
J'ai une occasion de faire revenir d'Angleterre tes
autographes. Veux-tu que je dise qu'on me les rap-
porte? Je crois que là-bas, tu n'en tireras pas grand'
chose ou du moins il faudrait attendre peut-être bien
longtemps. Réponds-moi donc là-dessus.
Sab-tu que le sire Sainte-Beuve engage Bouilhet à
ne pas ramasser le» bouts de cigare d'Alfred de Musset;
dans un article où il louangeait un tas de médiocrités
avec force citations, c'est à peine s'il l'a nommé, et
sans en citer un vers ; en revanche beaucoup de coups
d'encensoir à l'illustre M. Houssaye, à M' de Girar-
dln, etc. Ce qu'il en dit est habile au point de vue de
la haine, parce qu'il passe dessus, comme sur quelque
chose d'insignifiant. Je n'ai jamais eu grande sym-
pathie pour ce lymphatique coco (Sainte-Beuve), mais
cela me confirme dans mon préjugé; il est pourtant
d'ordinaire trop bienveillant pour que la chose vienne
entièrement de lui, il y a là-dessous quelque histoire,
d'autant qu'il a été publié il y a trois semaines environ
un article dans le Mémorial de Rouen, qui est de la
même inspiration, c'est-à-dire louange de toute la
rerue de Paris (sauf Maxime toutefois), à l'exclusion
de Bouilhet, toujours écrasé par M. Houssaye qui se
trouve dans les environs. Tu connais Sainte-Beuve,
tu devrais bien nous savoir le fond de cette histoire-
là. Je serais simplement curieux que tu causasses
avec lui pendant quelque temps de Melœms, comme
si tu n'avais pas lu son article (il a paru dans le Cons- .
tilulionnel lundi dernier).
Depuis que je suis paiti de Paris j'ai eu une fois
iiiPrt h; Google
CORBESPOtIDANCÉ DE G. FLAUBERT. 79
doq lignes de Du Camp, voilàtout; il a écrit à Bouilhet
qn'U était trop occupé pour écrire des lettres. Quand
il voudra revenir à moi, il retrouvera sa place et ja
tuerai le veau gras, et je crois bien que ce jour-là elle
«loi paraîtra douce, car il s'achemine à de tristes
mécomptes... enfin.
J'ai un Ronsard complet, 2 vol. in-folio, que j'ai
fini par me procurer. Le dimanchG nous en Usons h
nous défoncer la poitrine; les extraits des petites
éditions courantes en donnent une idée comme toute
espèce d'extraits et de traductions, c'est-à-dire que
les plus belles choses en sont absentes. Tu ne t'ima-
gines pas quel poète c'est que Ronsard. Quel poète !
quel poète 1 quelles ailes I c'est plus grand que Virgile
et ça vaut du Gœthe, au moins par moments, comme
éclats lyriques. Ce matin à midi et demi je lisais tout
haut une pièce qui m'a fait presque mal nerveuse-
ment, tant elle me faisait plaisir. C'était comme si l'on
m'eût chatouillé la plante des pieds; nous sommes
bons à voir, nous écumons et nous méprisons tout ce
qui ne lit pas Ronsard sur la terre. Pauvre grand
homme, si son ombre nous voit, doit-elle être con-
tente I cette idée me fait regretter les Champs-Elysées
des anciens : c'eût "été bien doux d'aller causer avec
ces bons vieux que l'on a tant aimés pendant que l'on
vivait. Comme les anciens avaient arrangé l'existence
d'une -^açon tolérable! Donc nous avons encore pour
deux ou trois mois de dimanches enthousiasmés.
Cet horizon me fait grand bien, et de loin jette un
reflet ardent sur mon travail. J'ai assez bien travaillé
cette semaine.
l,<,n.-<- ,, Google
COREIESPONDAMCE DE G. FLA[?fi£BT,
Croiaget, mercredi, I heure de nuit.
Laisse donc là toutes tee correctiouB : la chose est •
risquée, qu'elle le soit.
Je viens de relire pour mon roman plusieurs livres
d'enfant; je suis à moitié fou ce soir de tout ce qui a
passé aujourd'hui devant mes yeux, depuis de vieux
keepsakes jusqu'à des récils de naufrages et de flibus-
tiers. J'ai retrouvé des vieilles gravures que j'avais co-
loriées à sept et huit ans et que je n'avais pas revues
depuis. Il y a des rochers peints en bleu et des arbres
en vert. J'ai re(5prouvé devant quelques-unes (un
hiver canaque dans les glaces entre autres] des terreurs
que j'avais eues étant petit; je voudrais je ne sais
quoi pour me distraire, j'ai presque peur de me cou-
cher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans
la mer glaciale avec des ours qui les assaillent dans
leur cabane (cette image m'empêchait de dormir
autrefois], et des pirates chinois qui pillent un temple
à idoles d'or. Mes voyages, mes souvenirs d'enfant,
tout se colore l'un de l'autre, se met bout k bout,
danse avec de prodigieux flamboiements et monte en
spirale. J'ai lu aujourd'hui deux volumes de Bouilly :
pauvre humanité 1 que de bêtises lui sont passées par
la cervelle depuis qu'elle existe !
Voilà deux jours que je tâche d'entrer dans des
l'èves de. jeunes filles et que je navigue pour cela dans
les océans laiteux de la hltérature à casjels, trouba-
dours h. toques de velours et plumes blanches; fais-
moi penser à te parler de cela, tu peux me donner
là-dessus des détails précis qui me manquent.
Le sieur de Musset est diablement dans les idée»
aqnz^r. h; Google
COflSESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 81
reçaes, sa vanité est de sang bourgeois. 3e ne crois
pas, cooune toi, que ce qu'il a senti le plus soient les
ceavres d'art ; ce qu'il a senti le plus, ce sont ses propres
passions. Mussetest plue poète qa'utiste, eimaintenaut
beancoap plus homme que po^, «t un pauvre homme.
Masset n'a jamais sëpu^é la poésie des sensations
qu'elle complète. La musique selon lui a été faite pour
les sérénades, la peinture pour le portrait et la poésie
pour la consolation du cœur. Quand on veut ainsi
mettre le soleil dans sa calotte, on brtUe sa culotte et
on pisse sur le soleil. Cest ce qui lui est arrivé. Les
nerfs, le magnétisme, voilà la poésie. Nou, elle a
une base plus sereine ; e^ euflisait d'avoir les neita
sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que
Shakespeare et qu'Homère, lequel je me figure avoir
été un homme peu nerveux. Cette confusion est
impie, j'en peux dire quelque chose moi qui ai entendu
k travers des portes fermées parler à voix basse des
gens & trente pas de moi, moi dont on voyait à
travers la peau du ventre bondir tous les viscères et
qui parfois ai senti dans la période d'une seconde un
nûlliân de pensées, d'images, de combinaisons de
toute sorte qui jetident à la fois dans ma cervelle
comme toutes les fusées allumées d'un feu d'artifice ;
mais ce sont d'excellents sujets de conversation et
qui émeuvent. La poésie n'est point ime débilité de
l'esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une ;
cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse.
Je m'explique.
Si j'avais eu le cerveau plus solide, je n'aurais point
été malade de faire mon 'droit et de m'ennuyer, j'en
aurais tiré 'parti., au lieu d'en tirer du mal. Le chagrin,
an lieu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes
membres et les crispait en convulsions. C'était une
DKjnien 1„ Google
88 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
âéviatinn. Il se trouve souvent des enfantsauxquelg
la musique fait mal; ils ont de grandes dispositiona,
retiennent des airs à la première audition, . s'exaltent
en jouant du piaQO, le cœur leur bat, ils maigrissent.
pâlissent, tombent malades, et leurs pauvres nerfs
comme ceux des chiens se tordent de souffrance au
son des notes.
Ce ne sont point làles Mozarts de l'avenir; la mcalion
a été déplacée, l'idée a. passé dans la chair où elle
reste stérile, et la chair périt; il n'en résulte lù génie
rnl santé. Même chose dans l'art, la passion ne fait pas
les vers, et plus vous serez personnel, plus vous serez
faible. J'ai toujours péché par là, moi, "c'est îfue" jè~~"
me suis toujours mis dans tout ce que j'ai fait — à la
1 place de saint Antoine,, par exemple c'est moi qui y
; suis, la sensation a été pour moi et non pour le lec-
teur. Moins on sent une chose, plus on est apte à l'expH-
__-^er comme elle est {comme elle est toujours en elle-
même dans sa généralité et dégagée de tous ses
contingents éphémères), mais il faut avoir la faculté
, de se la faire sentir. Cette faculté n'est autre que le
■^ génie voir, avoir le modèle devant soi, qui pose.
C'est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie
en phrases. Pour les choses qui n'ont pas de mots le
regard suffit, les exhalaisons d'âme, le lyrisme, les
descriptions, je veux de tout cela en style; ailleurs
c'est une prostitution de l'art et du sentiment même.
C'est cette pudeur-là qui m'a toujours empêché de
faire la cour à une femme; en disant les phrases
po-é-liqu£s qni me venaient alors aux lèvres, j'avais
peur qu'elle ne se dise : « Quel charlatan I » et la crainte
d'en être un effectivement m'arrêtait (cela me fait
songer à M"" *** qui, pour me montrer comme eUe
aimait son mari et l'inquiétude qu'elle avait eue du-
CORRESPONDA.NCE DE, G. FLAUBERT. 89
raot une maladie de cinq à six jours qu'il avait faite,
relevait son bandeau pour que je visse deux ou trois
cheveux blancs sur sa tempe et médisait: a J'ai passé
trois nuits sans dormir, trois nuils h. le garder), n
C'était en effet formidable de dévouement. Sont de
même farine tous ceux qui vous parlent de leurs
amours envolés, de la tombe de leur mère, de leur
père, de leurs souvenirs bénis, baisent des médailles,
pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant
des enfants, se piment au théâtre, prennent un air
pensif devant l'Océan. Farceiu's! farceurs! et triples
saltimbanques I qui font le saut du tremplin sur leur
propre cœur pour atteindre à quelque chose.
J'ai eu moi aussi mon époque nerveuse, mon
époque sentimentale, et j'en porte encore comme un
galérien la marque dans le cou. Avec ma main brûlée
j'ai le droit maintenant d'écrire des phrases sur la
nature du feu. Tu m'as connu quand cette période
venait de se clore et arrivé à l'âge d'homme; mais
avant, autrefois, j'ai cru à la réalité de la poésie dans
la vie, à la, beauté plastique des passions, etc.; j'avais
une admiration égale pour tous les tapages, j'en ai
été assourdi et je les ai distingués.
A la même.
CroUset, juillet 1S&3. Nuit de samedi, 1 heure.
J'ai été d'abord deux jours sans rien faire, fort
ennuyé, fort désœuvré, très endormi ; puis j'ai remonté
mon horloge à tour de bras, et ma vie maintenant a
repris le tiC-tac de son balancier ; j'ai rempoigné cet
éternelgrec dont je viendraiàbout dans quelquesmois,
.carje me le suis juré. Ktmonromanquisera âniDieu
'sait qnanâl Iln'y arien d'effrayant et de consolant
l,<,n.-<- ,, Google
81 COBRESPONDANCB BB G. FLAUBERT,
k ia fiùs comme une oeuYre longue devant soi, on a
tant de blocs à remuer et de si bonnes heures à
passer! Pour le moment je ania dans les rèvea déjeune
fille jusrju'au cou. Je suis presque fô^hé que tu m'aies
conseillé de lire les mémoires de M' Lafarge, car je
vais probablement suivre ton avis^et j'ai peui* d'être
( / entraîné plus loin que Je ne ven^S^oMte la valeur de
/ mon livre, s'il yen a une, sera d'areir au marcher droit
_y fiiir un cheveu, suspendu entre le double abime du
^ lyrisme et du vulgaire (que je veux fondre dans une
I 1 analyse narrativelYQuand je pense à ce que cela peut
être, j'en ai des éblouissements, mais lorsque je songe
ensuite que tant de beauté m'est confiée à moi, j'ai
des coliques d'épouvante h. fuir me cacher n'importe
où. JetravaUIe commeunmulet depuis quinze longues
années. J'ai vécu toute ma vie dans cet entêtement de
maniaque, à l'exclusion de mes autres passions que
j'enfermais dans des cages, etque j'allais voir quelque- .
fois seulement pour me distraire. Oh ! si je fais jamais
nue belle œuvre, je l'aurai bien gagnée. Plût à Dieu
que le mpt impie de BufTon fût vrai ! je serais sûr
d'être un des premiers.
Tu as fait vis-à-vis de Bouilhet quelque chose qui
m'a été au cœur. C'était bien bon (et bien habile I);
c'aura été son premier succès à ce pauvre Bouilhet,
il se rappellera cette soirée toute sa vie; ma muse
intérieure t'en bénit, et envoie à ton âme son plus
tendre baiser. Non, je ne t'oublierai pas, quoi qu'il
advienne, et je reviendrai à ton affection à travers
toutes les autres ; tu seras un carrefour, un point
d'intersection de plusieurs entre-croisements (je
tombe dans le Sainte-Beuve : sautons). Et d'ailleurs
est-ce qu'on oublie quelque chose, est-ce que rien se
passe, est-ce qu'on peut se détacher de ouoi que ce
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 85
soit ? Les natures les plus légères elles-méines, si elles
pouvaient réfléchir uq moment, seraient étonnées de
tout ce qu'elles ont conservé de leur passé; U y a des
constructions souterraines à tout, ce n'est qu'une
question de surface et de profondeur-. Sondez et vous
trouverez. Pourquoi a-t-on cette manie de nier, de
conspaer son passé, de songer d'hier et de vouloir
toujours que la religion nouvelle elfuce les anciennes?
Quant à moi, je jure devant toi que j'aime, que j'aime
encore tout ce que j'ai aimé, et que quand j'en aimerais
une autre, je t'aimerai toujours. Le cœur dans ses
affections comme l'humanité dans ses idées s'étend
sans cesse encercles plus élargis. De même que je
regardais il y a quelques jours mes petits UvTes
d'enfant, dont je me rappelais nettement toutes les
images, quand je regarde mes années disparues, j'y
retrouve tout, je u'ai rien arraché, rien perdu; on
m'a quitté, je n'ai rien délaissé; successivement j'ai
eu des amitiés 'tivaces qui se sont dénouées les unes
après les autres ; ils ne se souviennent plus de moi,
je me souviens toujours : c'est la complexion de mon
esprit, dont l'écorce est dure. J'ai les nerfs enthou-
siastes avec le cœur lent, mais peu à peu la vibra-
tion descend et elle reste au fond.
Adien, je vais me coucher; à demain. 0! Dieu des
songes, fais-moi rêver ma Dulcinée ! As-tu remarqué
quelquefois le peu d'empire de la volonté sur les
rêves, comme il est libre l'esprit dans le sommeil et
où il va?
A. la tadme.
CroisseE, diiiiaiidie.
J'ai écrit h Pradier pour le concours dès lundi
dernier; quant à Senard, je le connais trop peu pour
II. 8
86 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
lui lien recommander, je ne l'ai vu que deux foia et
dans des visites payées, pour les affaires de mon
beau-frère; je connais ses gendres, mais les ricochets
n'iraient pas jusque-là.
Je crois du reste qu'il connaît peu d'académiciens;
sa société était celle de l'archevêque de Paris et de
Cavaignac, l'année dernière. Quant à Berryer, ils
doivent être mal ensemble. Je voudrais bien que tu
réussisses, j'y attache nne idée superstitieuse puisque
j'y ai travaillé un peu moi-même; fasse le ciel que je
ne t'aie pas porté malheur I
Voici le résultat de notre délibération relativement
à ton article. Ces messieurs de là-bassont évidemment
peu gracie u!(. pour nous, malgré les belles promesses
d'articles, etc. , rien ou presque rien n'a eu lieu. Gautier
qrui en devait faire un dans la Presse n'en a pas fait et
n'en fera pas. Maxime sera seul cet été à la Revue sans
influence artistique supérieure ; nous verrons ce
qu'il fera alors et s'il est complètement perdu pour
nous, ce que je pense à peu près. D'ici là Bouilhet ne
veut lui donner aucune prise à rien, qu'il ne puisse
articuler aucun grief contre lui-même en dedans, qu'il
se croie toujours le patron et le fil conducteur de cette
électricité qu'il ne conduit pas du tout. Comprends-tu
bien ce que nous voulons dire ? Bouilhet ne sait com-
ment te remercier et s'excuser de refuser ton service,
je me suis chargé d'entortiller la chose de précautions
oratoires. Quoiqueje n'aie pas été d'abord de son avis,
je le crois en effet plus prudent et plus fort au fond.
Ainsi, attendons jusqu'au bout. Quant h. lui, je suis
curieux du dénouement et je le présage pitoyable.
Je ne sais si c'est le printemps, mais je suis prodi-
gieusement de mauvaise humeur, j'ai les nerfs agacés
comme des âls de laiton. Je suis en rage sans savoir
l.,<,n.-<- ,, Google
Ça ne va pas, ça ne marche pas ; je suis plus lassé
que si je roulais des montagnes. J'ai dans des mo-
ments envie de pleurer. II faut une volonté surhu-
maine pour écrire, et je ne suis qu'un homme. II me
semble quelquefois que j'ai besoin de dormir pendanj
six mois de suite. Ah I de quel ceil désespéré je les
regarde les sommets de ces montagnes où mon désir
voudrait monterl Sais-tu dans huit jours combien
j'aurai fait de pages, depuis mon retour de Paris —
vingt — vingt pages en un mois et en travaUIant chaque
jour an moins sept heures; et la fin de tout cela? le
résultat? Des amertumes, des humiliations internes,
rien pour se soutenir que la férocité d'une fantaisie
indomptable; mais je vieillis, et la vio est courte.
Ce que tu as remarqué dans la Bt-etagne est aussi
ce que j'aime le mieux. Une des choses dont je fais le
plus de cas, c'est mon résumé d'archéologie celtique,
et qui en est véritablement une exposition complê/- en
même temps que la critique. La difficulté de ce livre
consistait dans les transitions et à faire un tout, d'une
foule de choses disparates : il m'a donné beaucoup
de mal, c'est la première chose que j'aie écrite péni-
blement (je ne sais où cette difficulté de trouver le
mot s'arrêtera, je ne suis pas inspiré, tant s'en faut);
mais je suis complètement de ton avis, quant aux
plaisanteries, vulgarités, etc., elles abondent; le
sujet y était pour beaucoup : songe ce que c'est que
d'écrire un voyage où l'on a pris d'avance le parti de
tout racoftter. Que je t'embrasse à pleins bras, sur
les deux joues, sur le cœur, pour quelque chose qui
t'a édiappé et qui m'a flatté profondément. Tu ne
trouves pas la Bretagne une chose assez hors ligne
pour être montrée à Gautier et tu voudrais que la
88 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
premiëie impression qu'il eût de moi fût violente. Il
vaut mieux s'abstenir, tu me rappelles à l'orgneil.
Merci !
A la même.
'~ Croieget, Jeudi, 4 heures du eoir.
Je t'écris avec grand'peine, car j'ai depuis hier
un riiumaUsme qui ne va qu'en empirant d'heure en
heure; ce sont les pluies de la Grèce, les neiges du
Parnasse et toute l'eau qui m'a ruisselé sur le corps
dans le sacré vallon qui se font ainsi souvenir d'elles.
Je souffre énormément et suis pas mal irrité.
Le travail remarche un peu, me voilà à la fin revenu
du dérangement que m'a causé mon petit voyage <i
Paris. Ma vie est si plate qu'un grain de sable la
trouble, il faut que je sois dans une immobilité com-
plète d'eiistence pour pouvoir écrire. Je pense mieux
couché sur le dos et les yeux fermés. Le moindre
bruit se répète en moi avec des échos prolongés qui
sont longtemps avant de mourir, et plus je vais, plus
cette inûrmité se développe; quelque chose de plus
en plus s'épaissit en moi qui a peine à couler. Quand
mon roman sera fini, je t'apporterai mon manuscrit
complet par curiosité, tu verras par quelle mécanique
compliquée j'arrive à faire une phrase.
L'histoire de M. "" m'a réjoui profondément (l'in-
fortuné n'en sait rien encore, il est & Cany au sein
de SOS lares, voilà fort longtemps que je ne l'ai vu,
je le régalerai de la chose dimanche). Tu me dis que
si tu étais homme, tu serais indigné de voir une femme
te préférer une médiocrité. femme! ô femme
poète ! que tu sais peu le cœur des mâles 1 à dix-huit
ans on a déjà éprouvé en cette matière tant de
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 89
renfoncements, que l'on y est devenu îns.ensible. On
traite les femmes comme nous traitons le public, avec
beaucoup de déférence extérieure et un souverain
mépris en dedans. L'amour humilié se fait orgueil
Ubeiiin, Je crois que le succès auprès des femmes est
généralement une marque de médiocrité, et c'est
celui-là pourtant que nous envions tous et qui cou-
ronne les autres; mais on n'en veut pas convenir, et
comme on considère très au-dessous de soi les objets
de leur préférence, on arrive à cette conviction
qu'elles sont stupides, ce qui n'est pas; nous jugeons
h notre point de vue, elles au leur; la beauté n'est
pas pour la femme ce qu'elle est pour l'homme ; on ne ,
s'entendra jamais là-dessus, ni sur l'esprit ni sur le
sentiment, etc.
Je me suis trouvé one fois avec plusieurs drôles
[assez vieux) dans iln lieu infâme; tous certes étaient
plus laids que moi, et celui à qui ces dames tirent
meilleure mine était franchement vilain (explique-moi
çà, 6 Aristote!), et il n'est pas question ici de dons de
l'âme, poésie de langage ou force d'idées, mais du
corps, de ce qui est appréciable à l'œil. Interroge
n'importe quel ex-bel homme, et demande-lui s'il a
jamais trouvé des femmes qui se soient extasiées sur
les hgnes de son bras ou les muscles de sa poitrine.
Quel abime que tout cela, et qu'importe le vase, c'est
l'ivresse qui est belle {il y a là-dessus un beau vers
dans Mélœnis), l'imporlant c'est de l'avoir.
La contemplation de certains bonheurs dégoûte du
bonheur : quel orgueil 1 C'est quand on est jeune
surtout que la vue des féhcités vulgaires voua donne
la nausée de la vie, on aime mieux crever de faim que
de se gorger de pain noir. Il y a bien des vertus qui
n'ont pas d'autre origine.
l,,n.-<." ,,C00^|C
90 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
A. la même.
Croisaet, août I8&3. Samedi soir.
Ahl je sais bien content, c'a été un bon réveil, et
aujourdliui (pie j'ai fini mon oavrage, et qu'il est
bonne heure encore, je m'en vais, selon ton dc^sir,
bavarder avec toi le plus lon^emps possible. Mais
d'abord que je commence à t'embrasser fort et sur le
cœur, en joie de ton prix. Comme je suis heureux
qu'il te soit survenu un événement agréable! Le Phi-
losophe s'esquivant au moment où l'on va lire ton
nom est un comique de haut goût.
Si je n'ai pas répondu plus tôt à ta lettre dolente et
découragée, c'est que j'ai été dans un grand accès de
travail. Avant-hier, je me suis couché à 5 heures du
matin et hier à 3 heures ; depuis lundi dernier j'ai
laissé de côté toute autre chose, et j'ai exclusivement
toute la semaine pioché ma Bovary, ennuyé de ne pas
avancer. Je suis maintenant arrivé à mon bal que je
commence lundi; j'espère que ça ira mieui. J'ai fait
depuis que tu m'as vu 23 pages nettes (25 pa^es en
çix semaines) elles ont été dures à rouler, je les lirai
ce soir à Bouilhet. Quant à moi, je les ai tellement
travaillées, changées, maniées, que pour le moment
je n'y vois que du feu, je crois pourtant qu'elles se
tiennent debout. Tu me parles de tes découragements :
si tu pouvais voir les miens! Je ne sais pas comment
quelquefois les bras ne me tombent pas de fatigue et
ma tête ne s'en va pas en bouillie. Je mène une vie
&pre, déserte de toute joie extérieure, et où je n'ai rien
pour me soutenir qu'une espèce de rage permanente
qui pleure quelquefois d'impuissance, mais qui est
continuelle. J'aime mon travail d'un amour frénétique
I ' ..CtHI'^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 91
et perverti comme nn ascète ; le cilice me gratte là
ventre. Quelquefois quand je me trouve vide, quand
l'expression se refuse, quand, après avoir griffonné de
longues pages, je découvre n'avoir pas fait une phrase,
je tombe sur mon divan et j'y reste hébété dans un
marais intérieur d'ennui.
Je me hais etje m'accuse de cette démence d'orgueil
qoime fait palpiter après la chimère. Un quart d'heure
après, tout est changé, le cœur me bat de joie. Mer-
credi dernier, j'ai été obligé de me lever pour aller
chercher mon mouchoir de poche ; les larmes me cou-
laient sur la figure. Je m'étais attendri moi-même
en écrivant, je jouissais délicieusement, et de l'émo-
tion de mon idée, et de la phrase qui la rendait, et do
la satisfaction de l'avoir trouvée ; du moins je crois
qu'il y avait de tout cela dans cette émotion, oii les
nerfs après tout avaient plus de place que le reste; il
y en a dans cet ordre de plus élevées, ce sont celles
_ oii l'élément sensible n'est pour rien, elles dépassent
alors la vertu en beauté morale, tant elles sont indé-
pendantes de personnalité, de toute relation humaine.
J'ai entrevu quelquefois (dans mes grands jours de
soleil), à la lueur d'un enthousiasme qui faisait fris-
sonner ma peau du talon à la racine des cheveux, un
état de l'âme ainsi supérieur à ta vie, pour qui la
gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile. Si
tout ce qui nous entoure, au lieu de former de sa na-
ture une conjuration permanente pour vous asphyxier
dans les bourbiers, vous entretenait au contraire
dans un régime sain, qui s^t alors s'il n'y aurait pas
moyen de retrouver pour l'esthétique ce qne le stoï-
cisme avait inventé pour la morale? L'art grec n'était
pas un art, c'était la constitution radicale de tout un
peuple, de toute une race, du pays même. Les mon'
I . . .,Goo<^lc
9i CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
tagnes y avaient des lignes tout autres et étaient de
marbre pour les sculpteurs, etc.
Le temps est passé du beau. L'humanité, quitte à y
revenir, n'en a que faire pour le quart dlteure. Plus il
ira, plus l'art sera scientifique, de même que la science
deviendra artistique; tous deux se rejoindront au
sommet après s'être séparés & la base. Aucune pensée
humaine ne peut prévoir maintenant à quels brillants
soleUs psychiques écloront les œuvres de l'avenir.
En attendant nous sommes dans un corridor plein
d'ombres, nous tâtonnons dans les ténèbres. Nous
manquons de levier; la terre nous glisse sous- les
pieds, le point d'appui nous fait défaut à tous, littéra-
teurs et écrivaîlleurs que nous sommes. A quoi ça
sert-QÎ A quel besoin répond ce bavardage? De la
foule à nous, aucun lien : tant pis pour la foule, tant
pis pour nous surtout. Hais comme chaque chose a sa
raison, et que la fantaisie d'un indi^-idume parait tout
aussi légitime que l'appétit d'un million d'hommes et
qu'elle peut tenir autant de place dans le monde, il
faut, abstraction faite des choses et indépendanmient
de l'humanité qui nous renie, vivre pour sa vocation,
monter dans sa tour d'ivoire, et là, comme une baya-
dère dans ses parfums, rester seuls dans nos rêves.
J'ai parfois de grands ennuis, de grands vides, des
doutes qui me ricanent à la figure au milieu de mes
satisfactions les plus naïves : eh bien ! je n'échangerais
tout cela pour rien, parce quïl me semble en ma cons-
cience que j'accomplis mon devoir, que j'obéis à une
fataUté supérieure, que je fais le bien, que je suis dans
le juste. -
Causons on peu de Graziella; c'est un ouvrage
médiocre, quoique la meilleure chose que Lamartine
aitfaite en prose. D y a de jolis détails, le vieux pécheur
C0RHE8P0M)ANCE DE G. FLAUBERT 93.
conché sur le dos avec les hirondelles qui rasent ses -
tempes, Graziella attachant son aifiulette au lit, tra-
TaQlant au corail, deux ou trois belles comparaisons
de la nature, telles qu'un éclair par intervalles qui res-
semble à un clignement d'œil, voil^ à peu près tout. Et
d'abord pour psrlor clair, l'abaisse-t-il ou ne l'aliaisse-
t-U pas? Ce ne sont pas des êtres humains, mais des
mannequins. Que c'est beau ces histoires d'amour, où
la chose principale est tellement entourée de mystère,
qae l'on ne sait h. quoi s'en tenir, l'union sexuelle
étant reléguée systématiquement dans l' ombre comme
boire, manger, etc. Le parti pris m'agace. Voilà un
gaillard qui vit cbntinueUement avec une femme
qui l'aime et qu'il aime, et jamais un désir. Pas un'
Buage impur ne vient obscurcir ce lac bleuâtre.
hypocrite! s'il avait raconté l'histoire vraie, que c'eût
été plus beaul Hais la vérité demande des màles
plus velus que M. de Lamartine; il est plus facile en
effet de dessiner un ange qu'une femme : les ailes
cachent la bosse. Autre chose : c'est dans un déses-
poir qu'il visite Pompéî, le Vésuve, ce qui était une
manière bien intelligente de s'instruire par paren-
thèse, et là pas un mot d'émotion; tandis que nous
avons passé en commençant par SaintrPierre de Rome,
œuvre glaciale et déclamatoirCj mais qu'il faut ad-
mirer. C'est dans l'ordre, c'est une idée reçue. Rien
dans ce livre ne vous prend aux entrailles; il aurait
eu moyen de faire pleurer avec Gecco, le cousin dédai-
gné; mais non, et à la tin aucun arrachement; par
exemple l'exaltation intentionnelle de la simplicité
(des classes pauvres, elc.) au détriment du brillant
des classes aisées, l'ennui des grandes villes.
Mais c'est que Naples n'est pas ennuyeux du tout,
il y a de charmantes femelles et pas cher, le sieur
D4 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Lamartine ton l le premier en profit ait, et celles-là sont
aussi poétiques dans la me de Tolède que sur la Mar-
ghellina. Mais non, il faut faire du convenu, dufaux. Il
faut que les dames vous Usent. mensonge! que tu
es bête 1
D y aurait eu moyen de faire un beau livre avec
cette histoire en nous montrant ce qui s'est saBs doute
passé. Un jeune homme à Naples, par hasard, au mi-
heu de ses autres distractions, couchant avec la flile
d'un pécheur et l'envoyant promener ensuite, laquelle
ne meurt pas, mais se console, ce qui est plus ordi-
naire et plus amer. (La fin de Candide est pour moi
la preuve criante d'un génie de" premier Ordre. La
griffe du lion est marquée dans cette conclusion tran-
quille, béte comme la vie.) Cela eût exigé une indé-
pendance de personnalité que Lamartine n'a pas, ce
coup d'œil de la vie, cette vue du vrai qui est le seul
moyen d'arriver à de grands effets d'émotion. A pro-
pos d'émotion, un dernier mot : avant la pièce de vers
finale il a le soin de nous dire qu'il l'a écrite tout
d'une seule haleine et en pleurant. Quel joli procédé
poétique ! Oui, je le répèle, il y avait là de quoi faire
un beau livre pourtant.
Je suis bien de l'avis du Philosophe relativement
aux vers de Gautier; ils sont très faibles et l'ignorance
des gens de lettres est monstrueuse. Melœnis a paru
une œuvre érudite, il n'y a pas un bachelier qui ne
devrait savoir tout cela! mais est-ce qu'on lit, est-ce
qu'on a le temps î Qu'est-ce que ça leur fait? on pa-
tauge à tort et à travers. On n'est loué que par ses
amis, on perd la tête, on s'enfonce dans une obésité
de l'esprit que l'on prend pour de la santé! C'était
pourtant un homme né que ce bon Gautier et fait
pour être im artiste. Mais le journalisme, le courant
I ..CtHI'^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. W
commun, la misère (non, ne calomnions pas ce lait
des forts), le putinage d'esprit plutôt, car c est cela, qui
l'a abaissé souvent au niveau de ses^couliores. Ah
qaeje serais content si une plume grave comme celle
du Philosophe qui est un homme sévère (de style)
leur donnait un jom* une bonne fessée à tous ces
charmants messieursl
Je reviens à Graziella. Il y a un paragraphe d'une
grande page tout en infinitif « se lever maintenant ».
L'homme qui adopte de pareilles tournures a l'oreille
fausse, ce n'est pas un écrivain'. Jamais de ces vieilles
phrases h muscles savants, cambrés, et dont le t&r
Ion sonne. J'en conçois pourtant un, moi, un style,-
un style qui serait beau, que quelqu'un fera à quel-
que jour, dans dix ans ou dans dix siècles et qqi
serait rythmé comme le vers^récis comme le langage )
des scieHcë sTet avec" des ondulations, des renflements .
de violoncelle, des aigrettes de feu. Un style qui nous
entrerait dans l'idée comme un coup de stylet, et où
notre pensée enfin voyagerait sur des surfaces lisses
comme lorsqu'on file dans un canot avec bon vent,
arrière. La prose est née d'hier, voilà ce qu'il faut se
dire. Le vers est la forme par excellence des littéra-
tures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques
ont été faites, mais celles de la prose tant s'en faut.
Tu me dis que je t'ai envoyé des réflexions cu-
rieuses sur les femmes, et qu'elles sont peu fibres
d'elles (les femmes). Cela est vrai ; on leur apprend tant
à mentir, on leur conte tant de mensonges! Personne
. ne se trouve jamaù à même de leur dire la vérité, et
quand on a le malheur d'être sincère, elles s'exas-
pèrent contre cette étrangeté I Ce que je leur reproche
surtout, c'est leur besoin de poétisation. Un homme
aimera sa lingère et il saura qu'elle est bête qu'il
i:,<,n--er 1,, GtlO^lc
96 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
n'en jouira pas moins ; mais si une femme aime an
gOQJat, c'est un génie méconnu, une &me d'élite, etc.,
si bien que, par cette disposition naturelle k loucher,
elles ne voient pas le vrai quand il se rencontre, ai
la beauté là où elle se trouve. Cette infériorité (qui est
au point de vue de l'amour en soi une supérioiitô)
est la cause des déceptions dont elles se plaignent
tantl Demander des oranges aux pommiers leur est
une maladie commune.
Maximes détachées : Elles ne sont pas franches avec
elles-mêmes, elles ne s'avouent pas leurs sens, elles
prennent leur cul pour leur cœur, elles croient que
la lune est faite pour éclairer leur boudoir.
Le cynisme, qui est l'ironie du vice, leur manque,
ou quand elles l'ont, c'est une affectation.
La courtisane est un mythe. Jamais ime femme
n'a inventé uner débauche.
Leur cœur est un piano ou l'homme artiste égoïste
se complaît à jouer des air^ qui le font briller et toutes
les touches parlent. Vis-à-vis de l'amour en effet, les
femmes n'ont pas d'arriére-boutlque, elles ne gardent
rien à part pour elles comme nous antres, qui, dans
toutes nos générosités de sentiment, réservons néan-
moins toujours in petto un petit magot pour notre
usage eiclusif.
Mes voyages à Paris, qui n'ont plus que toi pour
attrait, sont dans ma vie comme des oasis où je vais
boire. En ma pensée ils chatoient dans le lointain
baignés d'une lumière joyeiise. Si je ne les renou-
velle pas plus souvent, c'est par sagesse, et qu'ils me
dérangent trop. Mais prends patience, tu m'auras plu«
tard plus longuement.
iiiPrt b, Google
COHRESPONDANCE DE fi. FUUBEHT.
Croisset, samedi soir, minuit.
Le sonnet sera excellent ayec deux ou trois petites
corrections.
e pénètre, etc.
Du reste l'inspiration est bonne.
Cette rectitude du cœur dont ta parles n'est que la
même justesse d'esprit que je porte, je crois, dans les
questions d'art. Je n'adopte pas, quant à moi, toutes
ces distinctions de cœur, d'esprit, de forme, de fond,
d'àmeoude corpsitout est UédansThomme. llfutun
temps où tu me regardais comme un égoïste jaloux
qui se plaisait dans la rumination perpétuelle de sa
propre personnalité. C'est là te que croient ceux qui
voient la surface; il en est de même de cet orgueil
qui révolte tant les autres et que paient pourtant de
si grandes misères. Personne plus que moi n'a au
contraire aspiré les autres. J'ai été humer des fumiers
inconnus, j'ai eu compassion de bien des choses où
ne s'attendrissaient pas les gens sensibles. Si la Bo-
vary vaut quelque chose, ce Uvre ne manquera pas de
cœur. L'ironie pourtant me semble dominer la vie. '
O'oii vient que qnand je pleurais j'ai été souvent me
regarder dans la glace pour me voir. Cette disposition
à planer sur soi-même est peut-être la source de toute
vertu. Elle vous enlève à la personnalité, loin de vous
y retenir. Le comique arrivé à l'extrême, le comique
qui ne vous fait pas rire, le cynisme dans la Mague,
est poifr moi tout ce qui me fait le plus envie comme
00;ilc
98 COEIRESPO^DANCB DE 0. KLA^UttERT.
écrivain- Les deux éléments soat Ik. Le malade imagt-
naire descend plus loin dans les mondes intérieurs
que tous les Agamemnons. Le « n'y aurait-il pas du
danger à parier de toutes ces maladies »? vaut le « Qu'il
mourût » I Mais que l'on fasse jamais comprendre cela
aux pédants I C'est une chose drôle du reste comme je
sens bieu le comique en tant qu'homme et comme
ma plume s'y refuse! J'y converge de plus en plus à
mesure que je deviens moins gai, car c'est là la dernière
des tristesses.
J'ai des idées de théâtre depuis quelque temps et
l'esquisse incertaine d'un grand roman métaphysique,
fantastique et gueulard qui m'est tombé dans la téta
il y a une quinzaine de jours. Si je m'y mets dans cinq
ou six ans, que se passera-t-ii depuis cette minute
où je t'écris jusqu'à celle où l'encre se séchera sur la
dernière ratureî du train dont je vais, je n'aurai fini
ia Bovary que dans un an. Peu m'importe six mois
de plus ou de moins! mais la vie est courte. Ce qui
m'écrase parfois, c'est quand je pense à tout ce que je
voudrais faire avant de crever, qu'il y a déjà quinze ans
que je travaille sans relâche d'une façon âpre et conti-
nue, et que je n'aurai jamais le temps de me donner
à moi-même l'idée de ce que je voulais faire.
J'ai lu dernièrement tout VEnfer de Dante (en fran-
çais); cela a de grandes allures, mais que c'est loin des
poètes universels qui n'ont pas chanté eux leur haine
de village, de caste ou de famille ! Pas de plan 1 Que de
répétitions I Un souffle immense par moments, mais
Dante est, je crois, comme beaucoup de belles choses
consacrées, Saint-Pierre de Rome, par exemple, qui ne
lui ressemble guère, par parenthèse. On n'ose pas
dire que ça vous embête. Cette œuvre a été faite pour
im temps et non pour tous les temps, elle en porte le
l.,<,n.-<- ,,G00^llJ
CORRESPO^DANCE DE G. FLAUBERT. 9»
cachet; tant pis pour nous qui l'entendons nioias;tant
pis pour elle qui ne se fait pas comprendrel
Je viens de lire quatre volumes des Mémoires d'outre,
tombe, cela dépasse sa réputation; personne n'a été
impartial pour Chateaubriand, tous les partis lui en ont
voulu; il y aurait une belle critique à faire sur ses
œuvres. Quel homme c'eût été, sans sa poétique I
comme elle l'a rétréci; que de mensonges, de peti-
tessesl Dans Gœthe il ne voit que We}-thei; qui n'est
qu'une des mansardes de cet immense génie. Chateau-
briand est comme Voltaire, ils ont fait (artistiquement)
tout ce qu'ils ont pu pour gâter les plus admirables fa-
cultés quelebonDieuleuravaitdonnées. Sans Racine,
Voltaire eftl été un grand poète, et sans Fénelon, qu'eût
été l'homme qui a fait Vellëda et René! Napoléon était
comme eux : sans Louis XIV, sans ce fantôme de mo-
narchie qui l'obsédait, nous n'aurions pas eu le galva-
nisme d'une société déjà cadavre. Ce qui fait les
figures de l'antiquité si belles, c'est qu'elles étaient
originales : tout est là, tirer de soi. Maintenant par
combien d'études il faut passer pour se dégager dea
livres et quil eu faut lire I il faut boire des océans et
les repisser.
Puisque tu admires tant la belle périphrase du père
de Pongerville, « le tapis qu'à grands frais Babylone
a tissé »,je pourrai t'apporter un acte d'une tragédie que
nous avions commencée U yacinqans.Bouilhetetmoi,
BUT la découverte de la vaccine, où tout est de ce ca-
libre et mieux. J'avais à cette époque beaucoup étu-
dié le théâtre de Voltaire que j'avais analysé scène
par scène d'un bout à l'autre. Nous faisions des scéna-
rios, nous lisions quelquefois, pour nous faire rire,
des tragédies de Marmoritel et ça a été une excellente
étude. Il faut lire le mauvais et le sublime, pas da
■ K,;ilc
100 COBRESPONDANCB DE G. FLAUBERT,
médiocre. Je t'assure que comme style les gens que
je déteste le plus m'ont peut-être plus servi que les
autres. Que dis-tu de ceci pour dire nn bonnet grec :
et pour dire noblement qu'une femme gravée de la
petite vérole ressemble à une écumoire :
D'une Tïerge par lui (le fléau). J'ai ru le doni Tieage
Horfibte désormais nous présenter l'image
De ce meuble vulgaire, ea mille endroits percé, j
Dont ee sert la matrone en son zèle empreasé,
LoTBqo'aui bords onctueux, de l'arple éoumante
FrËmit le BUC de« cbairs eu »a mousse bouillante,
Voilà delà poésie, ou je ne m'y connais pas, et dans
les régies encore.
La lettre de madame Hugo est très gentille. Je te
la renvoie, eUe m'a causé une impression très pro-
fonde et k Bouilhet aussi. Nous connaissons ici un
jeune homme qui nourrit pour elle un amour mys-
tique depuis l'exposition de son portrait par L. Bou-
langer, il y a une douzaine d'années au moins. Se
doute-t-eUe de cela, cette femme qui vit à Paris, qu'il
n'a jamais vue ? Chaque chose est un infini, le plus petit
caillou arrête la pensée tout comme l'idée de Dieu.
Entre deux coeurs qui battent l'un sur l'autre il y a
des abtmes, le néant est entre eux, toute la vie et le
reste. L'âme abeau faire, elle ne brise pas sa solitude,
elle marche avec elle, on se sent fourmi dans tin désert
et perdu — perdu. — A propos de quoi doue tout cela?
Ah ! èi propos du portrait de madame Hugo ; c'est bien
drôle n'est-ce pas? J'ai été une fois chez elle, en 1845,
en revenant de Besançon, ofi la marraine d'Hugo
,, Goo<.^li:
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 101
m'avaitfait voir la chambre où il est né. Cette vieille
dame m'avait chargé d'aller portai de ses nouvelles h la
famille. Madamem'areçu médiocrement ; le grand Hip-
polyte Lucas est arrivé, et je me sois retiré &a bout de
six minutes que j'étais assis.
. Bouilhet va se mettre à son drame; an mois d'oc-
tobre, il ira habiter Paris. Lui parti, je serai seul; là
commencerama vieillesse. Tout ce que je connais de
■ la capitale ne me donne pas envie d'y vivre, Paris
m'ennuie, on y bavarde trop pour moi. La tentative
dé séjour que j'y ferai, les quelques mois que j'y
passerai pendant deux ou trois hivers m'en détourne-
ront peut-être pour toujours. Je reviendrai dans mon
trou, et j'y mourrai, sans- sortir, moi quime serai tant
promené en idée. Ah je voudrais bien aller aux Indes
et au Japon I Quand la possibilité m'en viendra, je
n'aurai peut-être ni argent ni santé. Physiquement
d'ailleurs je me recoquille de plus en plus. La vue
de ma bûche qui brûle me fait autant de plaisir que '
la vue d'un paysage. J'ai toujours vécu sans distrac-
tions, il m'en faudrait de grandes. Je suis né avec un
tas de vices qui n'ont jamais mis le nez à la fenêtre.
J'aime le vin, je ne bois pas. Je suis joueur et je n'ai
jamais touché une carte. La débauche rae pl^t et je
vis comme un moine. Je suis mystique au fond et je
nccroisà rien. Mais je t'aime, mon pauvre cœur, et je
t'embrasse. Vraiment, si je te voyais tous les, jours
peut-être t'aimerais-je moins; mais non, c'est pour
longtemps encore, tu vis dans l'arrière-boutique de
mou cœur et tu sors le dimanche.
iiiPrt bv Google
102 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEQT.
& la vaém».
CroîBiet, MmeiU a dimanche, 1 heure matin.
La nuit de dimanche me prend aa milieu d'une
page qui m'a tenu toute la journée et qui est loin d'être
finie. Je la quitte pour l'écrire, et d'ailleurs elle me
mènerait peut-être jusqu'à demain soir, car comme je
suis souvent plusieurs heures à chercher un mot et
que j'en ai encore plusieurs à chercher, il se pourrait
que tu passasses encore toute la semaine prochaine
si j'attendais la fin. Voilà pourtant plusieurs joura
que cela ne va pas trop mal, _sauf aujourd'hui où j'ai
éprouvé beaucoup d'embarras. Si tu savais ce que je
retranche et quelle bouillie que mes manuscrita. Voilà
bien cent vingt pages de faites ; j'en ai écrit cinq cents
au moins. Sais-tu à quoi j'ai passé toute mon après-
midi avant-hier î à regarder la campagne par des verres
de couleur; j'en avais besoin pour une page de ma
Bovary,qui ne serapas,jecrois, une desplus mauvaises.
Je vais être dérangé cette semaine par l'arrivée de
cousines (inconnues) et assez égrillardes, h ce qu'il
parait, du moins l'une d'elles ; ce sont des parentes de
Champagne, dont le père est directeur de je ne sais
(pielles contributions à Dieppe. Ma mère a été les voir
avant-hier et hier, jours où je suis resté seul avec l'ins-
titutrice. Mais sois sans crainte, ma vertu n'a pas failli
et n'a même pas songé à faillir. A la fin de ce mois,
ma nièce, la petite de mon frère, va faire sa première
communion. Je suis convié à deux diners et à un dé-
jeuner. Je m'empiffrerai, ça me distraira. Quand on
ne se gorge pas dans ces solennités, qu'yfaire? te voilà
donc au courant de ma vie extérieure. Quant à l'inté-
DKjiiiiPrt h; Google
COBRESPOWDANCE DE G. FLAUBERT. 103 ■
rieure, nen de neuf. J'ai lu Rodogune et Théodore celle
semaine. Quelle immonde dLose que les commentaires
de Voltaire, est-ce bête 1 et c'était pour.tant un homme
d'esprit. Mais l'esprit gert à peu de choses dans les
arts, à empocher l'enthousiasme et nier le génie, voilà
tout.
Quelle pauvre occupation que la critique, puisqu'un
homme de cette trempe-là nous donne un pareil
exemple; maisil est si doux de faire le pédagogue, de
reprendre lesautres, d'apprendre aux gens leur métier!
La manie du rabaissement, qui est la lèpre morale de
notre époque, a singulièrement favorisé ce penchant
dans la gent écrivante ; la médiocrité s'assouvit il
cette petite nourriture quotidienne qui sons des appa-
rences sérieuses cache le vide. Il est bien plus facile
de discuter que de comprendre et de bavarder d'art,
idée du beau, idéal, etc., que de faire le moindre son-
net ou la plus petite phrase. J'ai eu envie souvent de
m'en mêler aussi et de faire d'un seul coup-un livre
de tout cela; ce sera pour ma vieillesse quand mon
encrier sera sec. Quel crâne ouvrage il y aurait à
écrire soasce titre «De l'interprétation de l'antiquité »!
Ce serait l'œuvre de toute une vie, et puis à quoi bon
de la critique? de la musique plutôt : tournons au
rythme, balançons-nous dans les périodes, descen-
dons plus avant dans les caves du cœur. Cette manie
du rabaissement dont je parle est profondément fran-
çaise, pays de l'égahté et de l'anti-hberté, car on dé-
teste la liberté dans notre chère patrie; l'idéal de
l'État, selon les socialistes, n'est-il pas une espèce de
vaste monstre absorbant en lui toute action indivi-
duelle, toute personnaMté, toute pensée et qui dirigera
tout, fera tout? Une tyrannie sacerdotale est au fond
de ces cœurs étroits : a il faut tout régler, tout refaire,
I .,Coo>^lc
104 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
reconstitaer sur d'autres bases, » etc. Il n'est pas de
sottise ni de vice qui ne trouve aon compte et ses
rêves. Je trouve que l'homme maiotenant est plus fa-
natiqne que jamais, mais de M; il ne chante autre
chose et dans cette pensée qui saute par-deesus les
soleils, dévore l'espace et hèle après l'infini, comme
dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que
tette misère même de la vie dont elle tâche sans cesse
de se dégager. Aiiiei la France depuis 1830 délire d'un
réalisme idiot, l'infaillibilité du suffrage universel est
prête h devenir un dogme qui va succéder à celui de
l'iufaUlibilité du pape. La force du bras, le droit du
nombre, le respect de la foule a succédé & l'autorité
du nom, au droit divin, h. la suprématie de l'esprit.
La conscience humaine ne protestait pas dans l'antir
quité, la Loi était simple, les dieux la donnaient, elle
était juste. L'homme esclave se méprisait lui-même
autant que son maître. Je défie aucun dramaturge
d'avoir l'audace de mettre en scène sur le boulevard
un ouvrier volem-. Non : là il faut que l'ouvrier soit
honnête homme, tandis que le monsieur est toujours
un gredin ; de même qu'aux Français la jeune fille est
pure, car les mamans y conduisent leurs demoiselles.
Je crois donc cet axiome vrai, à savoir, que l'on aime le
mensonge, mensonge pendant la journée et songe
pendant la nuit. Voilà l'homme.
A ta méniA
Croisset, samedi eoir, 1S5&
// faut se méfier de ses meilleures (Cédions, telle est
la morale que je tire de ta lettre. Si le discours de
Musset qui m'horripile t'a paru charmant et que tu
.,C(X)>^li:
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 10S
trouves également charmant ce que j'ai pn faire ou
(erai, qu'en conclure?
Mais où se réfugier, mon Dieu! où trouver un
homme? Kerté de soi, conviction de son cœur, admi-
ration du beau, tout est donc perdu? La fange univer-
selle où l'on nage jnsqu'è la bouche empht donc toutes
les poitrines? A l'avenir, et je t'en supplie, ne me
parle plus de ce que l'on fait dans le monde, ne m'en-
voie aucune nouvelle, dispense-moi de tout article,
journal, etc. Je peux fort bien me passer de Paris et
de tout ce qui s'y brasse ; ces choses me rendent ma-
lade, elles me feraient devenir méchant et me renfor-
cent d'autant dans un exclusivisme sombre qui me
mèneraitàuneéfaroitessecatonienne;quejemeremercia
de la bonne idée que j'ai eue de ne pas publier ! Je n'ai
encore trempé dans rient ma muse {quelque déhan-
chée qu'elle puisse être) ne s'est point encore pros-
tituée, et j'ai bien envie de la laisser crever vierge, à
voir toutes ces véroles qui courent le monde. Comme
je ne suis pas de ceux qui peuvent se faire au public
«tque ce puhlîcn'estpasfaitpourmoi.je m'en passerai:
« si tu cherches à plaire, te voilà déchu», ditÉpictèle;
je ne déchoierai pas. Le sieur Musset me paraît avoir
peu étudié Épictète, et cependant ce n'est pas
l'amour de la vertu qui manque dans son discours. Il
noua apprend que M. Dupaty était honnête homme
et que c'est bien bean d'être honnête homme; là-
dessns satisfaction générale du public. L'éloge des
qualités morales agréablement entremêlé à celui des
qualités intellectuelles et mises ensemble au même
niveau, est une des plus belles bassesses de l'art
oratoire. Comme chacun croit posséder les prernières,
du même coup on s'attribue les secondes! J'ai eu un
domestique qui avait l'habitude de prendre du tabac;
J06 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
je lui ai souvent entendu dire lorsqu'il prisait (pour
e'excuser de son habitude) : « Napoléon prisait » et
la tabatière en effet établissait certainement une cer-
taine parenté entre eux deux, qui, sans abaisser le
grand homme, relevait beaucoup le goujat dans sa
propre estime.
Voyons un peu ce fameux discours : le début est des
plus mal écrit, il y a une série de qite de quoi faire
vingt catogans. Je trouve ensuite le respect qui va
l'empêcher de parler (Musset respectait le sieur
Dupaty!), la mort prématurée de son père et une jéré-
miade anodine sur les révolutions, lesquelles « inter-
rompent pour un moment les relations de société ».
Quel maliieurl cela me rappelle un peu les filles entre-
tenues après 1 848, qui étaient désolées : les gens comme
il faut s'en allaient de Paris, tout était perdu! Il est
vrai que, comme contrepoids, arrive l'éloge indirect
de l'abohtion de la torture, la grande ombre de Calas
passe, escortée d'un vers corsé :
L'n beau trait nous honore encor plue qu'un beau livre,
ïtlùe reçue et généralement admise, quoique l'une soit
plus facile à faire que l'autre. J'ai pris bien des petits
verres, dans ma jeunesse, avec le sieur Louis Fessard,
mon maitre de natation, lequel a sauvé quarante à qua-
rante-six personnes d'une mort imminente et au péril
de ses jours. Or, comme il n'y a pas quarante-six beaux
hiTus dans le monde, depuis qu'on en fait, voilà un
drôle qui à lui tout seul enfonce dans l'estime d'un
poùte tous les portes. Continuons :
Rioge des écoliers reconnaissants envers leurs
maîtres (flatterie indirecte aux professeurs ci-présents},
et de rochef épîgramme sur la liberté : utile dulci,
c'est le genre.
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCt; DE G. FLAUBERT. 107
Enfin une phrase est fort belle : « Le murmure de
l'Océan, qui troublait encore cette tête ardente, se
confondit dans la musique et un coup d'archet l'em-
porta. » Mais c'est l'Océan et la musique qui sont
cause que la phrase est bonne; et quelque indilTéreut que
soit le sujet en soi, il faut qu'il existe néanmoins. Or,
lorsque de mauvaise foi on entonne l'éloge d'un
homme médiocre, qu'attendre, sinon une médiocrité?
la forme sort du fond, comme la chaleur du feu.
Arrive le petit conflteor; là le poète appelle ses
œuvres rfes fautes d'enfant, se blâme des torts qu'il n'a
plus et traite l'école romantique de n'avoir pas le sens
commun , quoiqu'il ne renie pas ses maîtres. U y aurait eu
ià. de belles choses à dire sur la place d'Hugo, restée
vide. Comment se priver de pareilles joies, comment se
refuser à soi-même la volupté de scandahser la com-
pagnie? Mais lee convenances s'y opposaient, cela au-
rait f^t de la peine à ce bon gouvernement et c'eût
été de mauvais goût; mais en revanche, nous avons
immédiatement après, l'éloge inattendu de Casimir
Delivigne, gui savait que l'estime vaut mieux que le bruit,
et qui en conséquence s'est toujours traîné à la re-
' morque de l'ùptuion, faisant les Messémennes après
4815, Le Paria dans le temps du libéralisme, Marino
Falieri lors de la vogue de Byron^ Les enfants
d'Edouard quand on raffolait de drame moyen âge.
Delavigne était un médiocre monsieur, mais Normand
rusé qui épiait le goût du jour et s'y conformait, con-
ciliant tous les partis et n'en satisfaisant aucun, un
bourgeois s'il en fut, un Louis-Philippe en Uttérature ;
Uusset n'a pour lui que des douceurs.
Louer des vers où se trouve celui-ci :
■ En quittant Raphaël je souris à l'Albane. n
I ,„-,.-<.■■ ,, Google
lOS C0RRB3P0NI1A?ICE DE G. FLAUBERT,
et Anacréon à cdté d'Homère! L'Albane est le père
du rococo en peinture. M. de Voltaire l'aimait beau-
coup. Feraey est plein de ses copies, Musset, qui a tant
injurié Voltaire dans Rolia, mais gui devait faii-e son
éloge à l'Académie (car il était académicien), devait -
bien ce petit bonunage à son peintre favori.
Suit l'éloge de l'opéra comique comme genre : tout |
est du même tonneau, sans cesse l'exaltation du
gentil, du charmant. Musset a été bien funeste à sa
génération en ce sens. Lui aussi, morbleu, a chanté la ,
grisette ! et d'une façon bien plus embêtante encore
que Béranger, qui au moins est en cela dsns sa veine
propre. Cette manie de l'étriqué (comme idées et
comme œuvres) détourne des choses sérieuses, mais
ça plaît, il n'y a rien à dire, on donne là-dedans pour
le quart d'heure. Nous allons revenir à Florian avant
deux ans, Houssaye alors florira, c'est un berger.
Maintenant, un peu d'outrages aux grandes choses
et aux grands hommes, le travail du poète : un noble
exercice de C esprit, vraiment I et quoi qu'on en puisse dire
encore I quelle audace I mais comme il y a des idées
nobles et des idées apparemment, qui ne le sont pas,
des routes grandes et sévères et des routes petites et
plaisantes {d'après la classification des genres bien
entendu, tragédies, comédies, comédie sérieuse,
comédie pour rire, etc.), il s'ensuit que Bossuet
et Fénelon sont au-dessus de Molière (non acadé-
micien) Télémaque vaut mieux que le Malade ima-
ginaire; pour les hommes graves, en effet, c'est une
farce (tel est l'avis entre autres de M. Chéniel, profes-
seur à l'école normale); n'importe, la petite route n'en
est pas moins belle et à coup sûr elle doit être honorée;
que de bouté! quand elle est suivie par un honnête
homme (toujours l'honnête homme), autrement noni
D,<>,iert b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 109
Ensuite un peu de patriotisme, le drapeau de l'Em-
pire, de beaux faits dans la garde nationale.
Ce vers cité comme bon :
Les doux tributs des ch&mps aur ton oade tranquille!
et Tancrède qui est un type inimitable de poésie ckeva-
leresguel enfin pour la conclusion, le bon exemple
des gens qui meurent saintement escortés des sœurs de
charité, les(iueUea nous avons déjà vues plus haut en
compagnie de l'idée chrétienne glori&ée.
O y en a pour tous les goûts, si ce n'est pour le mien.
Quant à la réponse de Nisard, elle dégrade encore
plus le sieur Musset. De Franck, de Rolla, de Berne-
rette, pas un mot, et il était là, luil il avalait tout
cela, il écoutait cette théorie que l'amour de Boi-
leau est une qualité sociale. Il s'entendait dire que ses
vers n'étaient pas sur leurs pieds et que les mères
de famille daignaient l'approuver, une fois les enfants
retirés. Avaler toutes ces grossièretés en public avec
nn habit vert sur le dos, une épée au côté et un tri-
corne à la main, cela s'appelle être honoré et voilà
pourtant le but de l'ambition des gens de lettres ! On
attend ce jour-là pendant des années, ensuite on est
posé, consacré. Ahl c'est que l'on tous voit, il y a
des voitures sur la place, et il ne manque pas non plus
de belles dames qui vous font des compliments après
la cérémonie. Deux heures durant même, le public
vous gratilîe de cet empressement naïf, qu'il témoigne
tour à tour & Tom-Pouce, aux otages, à la planète
Le Verrier, aux ascensions de Lepoittevin, aux pre-
miers convois du chemin de fer de Versailles (rive
droite), et puis on figure le lendemain dans tous les
journaux entre la politique et les annonces. Certes,
il^est beau d'occuperde la place dans les âmes de la
U. «0-
DKjiiiiPrt bv Google
HO CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
foule, mais on y est les trois quarts du temps en si
piètre compagnie, qu'il y a de quoi dégoûter la déli-
catesse d'un homme bien né.
Avouons que si aucune belle cliose n'est restée
iguorée, il n'y a pas de turpitude qui n'ait été applaudie,
ni de sot qui n'ait passé pour grand bomme, ui do
grand homme qu'on n'ait comparé à un crétin. La
postérité change d'avis quelquefois (mais la tache n'en
reste pas moins au front de cette humanité qui a de si
nobles instincts) et encore ! est-ce que jamais la France
reconnaîtra que Ronsard vaut bien Racine I II faut
donc faire de l'art pour soi, pour soi seul, comme on
joue du violon. Musset restera par ses côtés qu'il
renie, il a eu.de beaus jets, de beaux cris, voilà tout;
mais le Parisien chez lui entrave le poète, le dan-
dysme y corrompt l'élégance, ses genoux sont raides
de ses sous-pieds, la force lui a manqué pour devenir
un maître, il n'a cru ni à lui ni à son art, mais à
ses passions. Il a célébré avec emphase le cœur, le
sentiment, l'amour avec toutes sortes à'H, au rabais-
sement de beautés plus hautes, « le cœur seul est
poète », etc. Ces sortes de choses flattent les dames,
maximes commodes qui font que tant de gens se
croient poètes sans savoir faire un vers. Cette glorifl-
cation du médiocre m'indigue, c'est nier tout art,
toute beauté, c'est insulter l'aristocratie du bon Dieu.
L'Académie française subsistera encore longtemps,
quoiqu'elle soit fort en arrière de tout le reste; elle
puise sa force dans la rage qu'ont les Français pour
les distinctions, chacun espère en être plus tard ; je
m'excepte. Du jour où elle a donné le premier prix
Honthyon elle a avoué par là que la vie littéraire s'était
retirée d'elle. N'ayant donc plus rien à faire et sentant
les choses de sa compétence lui échapper, elle s'est
CORRESPONDANCE DE G'. FLAUBERT. lU
■ réfugiée dans la vertu, comme font les vieilles femmes
dans la dévotion.
Puisque je suis en veine de mauvaise humeur {et
franchementj'en aile cœurgros), je l'épuisé: "les jours
d'orgueil où l'on me recherche, où l'on me flatte »,
dis-tu. Allons donc! ce sont des jours de faiblesse
ceux-là, les jours dont il faut rougir; tes jours d'or-
gueil je vais te les dire, les voici, tes jours d'orgueill
quand tu es, chez toi, le soir, dans ta plus vieille robe,
avec la cheminée qui fume, gênée d'argent, etc., et que
tu vas te coucher le cœur gros et la tête fatiguée;
quand, marchant de long en large dans la chambre ou
regardant le bois brûler, tu te dis que rien ne te sou-
tient, que tu ne comptes sur personne, que tout te dé-
laisse et qu'alors sous l'affaissement de la femme, la
muse rebondissant, quelque chose cependant se met h
chanter au fond de toi, quelque chose de joyeux et de
funèbre, comme un chant de bataille, défi porté à
la vie, espérance de sa force, flamboiement des œuvres
h venir; si cela te vient, voilà tes jours d'orgueil, ne
me parle pas d'autres orgueils, laisse-les aux faibles,
au sienr Énault qui sera flatté d'entrer à la Revue de
Paris, à Du Camp, qui est enchanté d'être reçu chez
M"' Delessert, à tous ceux enfin qui s'honorent assez
peu pour que l'on puisse les honorer. Pour avoir du
talent il faut être convaincu qu'on en possède, et pour
garder sa conscience pure, la mettre au-dessus de
celles de tous les autres. Le moyen de vivre avec sé-
rénité et au grand air, c'est de se fixer sur une
pyramide quelconque, n'importe laquelle, pourvu
qu'elle soit élevée et la base solide. Ah ! ce n'est pas
toujours amusant et l'on est tout seul, mais on sa
console en crachant d'en haut.
Encore un mot relativement £i ma mère ; nul doute
DKjiiiiPrt bv Google
fI2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
qu'elle ne t'ait reçue de son mieux, si vous vous
fussiez rencontrées d'une façon ou d'une autre, mais
quant à en être flattée (ne prends pas ceci pour mie
brutalité gratuite), apprends qu'elle n'est flattée de
rien, la bonne femme ; il est fort difficile de lui plaire,
elle a dans sa personne je ne sais quoi d'imperturbable,
de glacial et de naïf qui vous démonte, elle se passe
de -./Tincipes encore plus aisément que d'expansions^
Toute en constitution vertueuse, elle déclare inipu-
demment qu'elle ne sMt pas ce que c'est que la vertu,
et ne lui avoir jamais fait un sacrifice. Elle me disait
ce soir que je m'aigrissais, je tourne peut-être en effet
à la vieille iille ; tant pis, la figure du Misanthrope est
une des plus sottes que l'on puisse avoir. Oui, je
deviens vieux, je ne suis pas du siècle, je me sens
étranger au nûlieu de mes compatriotes tout autant
çu'en Nubie et je commence sérieusement à admirer le
prince Président qui ravale sous la semelle de ses
bottes cette noble France.
A la même.
Croisset, mercredi, minuit
Le même jour que j'ai appris la mort de Pradier
(dimanche), j'en ai appris deux autres, celle d'un de
mes camarades de collège (cousin de mon beau-frère),
qui vient de crever k Alger où il se promenait, et celle
d'une jeune femme, ancienne amie demasceur, qui dépé-
rissait d'une maladie de poitrine causée par des cha-
grins d'amour, La dernière fois que j'ai vu l'un, c'est
il y a cinq à six mois à Croisset, sur la terrasse de
mon jardin où il fumait avec moi; la dernière fois que
i'ai vu la seconde, c'est il y a une douzaine d'années»
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ilî
h. la campagne, dans le ch&teau de son tuteur, nous-
montions une côte ensemlile, dans un bois, elle avait
très chaud et marchait avec peine.
Ce pauvre Pradier, je le regrette I Aimable et char-
mante nature ! Qu'il lui a manqué peu de chose h. cet
homme, pour être un grand homme tout & fait : un peu
plus de sérieux dans l'esprit et moins de banalité dans-
le caractère ; il n'en restera pas moins comme le pre-
mier sculpteur de son temps; Nous étions à Rosny pen-
dant qu'il se mourait, il n'en est pas moins mort et nous
n'en avons pas moins été heureux. Voilà réternelle, la-
mentable et sérieuse ironie de l'existence. C'est il y a.
six ans à cette époque, dans ce mois-ci, que nous nous
sommes connus chez lui. Pauvre homme! j'en suis resté
ahuri toute la journée; je pourrais déjà faire un volume
nécrologique respectable de tous les morts que j'ai
connus. Quand on est jeune, on associe la réahsation
future de ses rêves aux existences qui vous entourent,
à mesure que ces existences disparaissent les rêves
s'en vont. J'ai bien éprouvé cela pour ma sœur, pour
cett« femme charmante, dont je ne parle jamais par
une pudeur de cœur qui me clôt la bouche. Avec elle
j'ai enterré beaucoup d'ambition, presque tout désir
mondain de gloire ; je l'avais élevée, c'était un esprit
soUde et fin qui me charmait.
La mort de Pradier me fait éprouver quelque chose
d'égoïste assez honteux. Je suis fâché qu'il ne m'ait
pas connu, moi qui l'admirais beaucoup; j'aurais
voulu qu'un homme de sa trempe me distinguât de
cette foule où je pataugeais autour de lui, mais l'au-
rait-il pu d'ailleurs? il avait peu le sens critique, notre
ami; sur son art même, je n'ai pu jamais en rien ti-
rer, ce qui le rend supérieur & mes yeux, car c'était
un homme d'esprit.
- 10.
114 CORRE^SDASCE DE G. FUUBERT.
A la inAino.
Croisset, simedi.
Quoiqu'il soit une heure du matin et que j'aie écrit
aujourd'hui pendant douze heures (sauf une pour
mon diner), il faut que je te dise combien je suis con-
tent de toi, c'est pour moi un èonheur que ta pièce, un
bonheur pour moi, comme j'en ai eu un pour toi,
lorsque lu as eu ton prix; il ne manque à cette pièce
que très peu de chose pour en faire tout bonnement
un petit chef-d'œuvre, et il n'y a pas de petits chefs-
d'œuvre : rythme, composition, nouveauté, tout y
est, c'est bien; je suis curieux de voir demain l'avis
du confrère. Voici un vers :
Où les reinfs buvaient du lait
dont je fais un cas énorme ; il y a là plus de vraie
poésie que dans toutes les tartines sur Dieu, l'âme,
l'humanité qui bourrent ce qu'on appelle les pièces
de résistance. Ça ne saute pas à l'œil comme une
pensée à grand effet, mais quelle vérité bien dite, et
que c'est profond du sentiment de la chose. Il faut
ainsi que tout sorte du sujet, idées, comparaisons,
métaphores, etc. C'est là la griffe du Uon, sois-en sûre,
et comme la signature de la nature elle-même, dans
les œuvres. Un volume de pièces comme celles-là (une
fois ces corrections faites, et qui du reste sont faciles)
ne le céderait h quoi que ce fût, voilà mon avis.
11 n'y a qu'aujourd'hui de toute la semaine que
j'aie un peu bien travaillé; un paragraphe qui me
manquait depuis cinq jours m'est enfin, je crois,
arrivé avec sa tournure. Quelle diriiculté qu'une nar-
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPOHDANCE DE G. rLAlDEIlT. H5
ration psychologique, pour no pas toujours rabâcher
la même chose.
Du Camp vient de m' envoyer ses photographies,
je viens de lui envoyer un mot pour le remercier. Si
la Revue de Parti commence à décliner, voilà mes
prédictions qui commencent à se vérifier, n sera
peut-être complètement coulé que je ne serai pas
encore à flot, lui qui devait me prendre à son bîird,
je lui tendrai peut-être la perche; non, je ne regiette
pas d'être resté si tard en arrière. Ma vie, du moins,
n'a jamais bronché depuis le temps où j'écrivais,
en demandant à ma bonne les lettres qu'il fallait
employer pour faire les mots des phrases que j'in-
ventais, jusqu'à ce soir où l'encre sèche sur les ra-
tures de mes pages. J'ai suivi une ligne droite, inces-
samment prolongée et tirée au cordeau à travern
tout. J'ai toujours vu le but se reculer devant moî,
d'années en années. De progrès en progrès, que de
fois je suis tombé à plat ventre au moment où il me
semblait le toucher. Je sens pourtant que je ne dois
pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style
comme je l'entends dans ma tête, et qui pourra bien
dominer la voix des perroquets et des cigales. Si
jamais ce jour que tu attends, où l'approbation de la
foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts
et demi du plaisir que j'en aurai seront à cause de
toi, pauvre chère femme, qui m'as tant aimé. Mon
cœur n'pst pas ingrat, il n'oubliera jamais que ma
première couronne c'est toi qui l'as tressée et qui me
l'as posée sur le front avec tes meilleurs baisers ;
eh bien, il y a des choses plus voisines que j,'envie
davantage que ce tapage que l'on partage avec tant
de monde; sait-on, quelque connu que l'on soit, sa
juste valeur*! les incertitudes de soi que l'on a dans
116 CORRESPONOANCE DE G. FLAUBERT,
l'obscurité on les porte dans la célébrité, Que de gens,
parmi les plus forts, en sont morts rongés, à com- '
nioncer par "Virgile (pli voulait brûler son œuvre. Sais-
tu ce que j'attends? c'est le moment, l'beure, la minute
oùj'écrirai la dernière ligne de quelque longue œuvre
mienne, comme Bovary ou autres et que, ramassant
de suite toutes les feuilles, j'irai te les porter, te les
lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce et
que tu m'écouteras, qne je te verrai t'attendrir, pal-
piter, ouvrir les yeux, je tiendrai là ma jouissance de
toutes les manières. Tu sais que je dois prendre au
commencement de l'autre hiver un logement à Paris.
Nous l'inaugurerons, si tu veux, par la lecture de
Bovary, ce sera une fête.
L'Arménien a fait de l'effet., que serait-ce si tu avais
vu des gens de la Mecque en costume, ou des jeunes
gens grecs de la campagne! Les Arméniens ne sont
(,^(;néralement pas beaux, ils ont un nez d'oiseau de
proie et des dents bombées, race de gens d'affaires,
drogmans, scribes et politiques de tout l'Orient. Je
crois que celui en question désire conquérir des
femmes illustres, il se doit cela en qualité d'homme
civilisé; s'il te proposait quelque affaire d'argent, rap-
pelle-toi l'avertissement. Je crois à la race plus qu'à
l'éducation, on emporte, quoi qu'en ait dit Danton, la
patrie h la semeUe de ses talons et l'on porte au cœur,
sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts.
Quant à moi, je ferais là-dessus personnellement, une
démonstration par A + B, il en est de mémo en litté-
rature : je retrouve toutes mes origines dans le livre
que je savais par cœur avant de savoir lire, Don Qui-
chotte, et il y a de plus par-dessus l'écume agitée des
mers normandes, la maladie anglaise, le brouillard
puant.
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. HT
A Maxime Du Camp,
Croisset, ig5S.
Mon cher ami,
Tu me parais avoir à mon endroit un tic ou vie»
rédhiMtoire. Une m'embête pas, n'aie aucune crainte p
mon parti est pris l<i-dessus depuis longtemps.
Je te dirai seulement que tous ces mots ; se dépécher ^
c'est le moment^ il est temps, place prise, se poser, kors
la loi, sont pour moi un vocabulaire vide de sens ; c'est
conune si tu parlais à un Algonquin. Comprends pas.
Arriver, à quoi? A la position de MM. Murger, PeuU-
let, Monselet, etc., Arsène Houssaye, Taxile Delord^
Hippolyte Lucas et soixante-douze autres avec? merci.
Flre cotinn n'est pas ma principale affaire, cela ne
satisfait entièrement que les très médiocres vanités.-
D'ailleurs sur ce chapitre même sait-on jamais à quoi
s'en tenir? La célébrité la plus complète ne voua-
assouvit point et l'on meurt presque toujours dan»
l'incertitude de son propre nom, à moins d'être un sot.
Donc l'illustration ne voua classe pas plus à vos pro-
pres yeux que l'obscurité.
Je vise h mieux, à me plaire. Le succès me parait
être un résultat etnon pas le but. Or j'y marche, vers
ce but et depuis longtemps, il me semble, sans bron- ,
cher d'une semelle, ni m'arrêter au bord de la route
pour faire la cour aux dames, ou dormir sur l'herbette.
Fantôme pour fantôme, après tout, j'aime mieux celui
qui a la stature plus haute.
Périssent les États-Unis plutôt qu'un principe! que
je crève comme un chien, plutôt que de hâter d'une
seconde ma phrase qui n'est pas mûre.
J'ai en tête une manière d'écrire et gentillesse de
DKjiiiiPrt bv Google
118 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
langage à quoi je veux atteindre. Quand je croirai
avoir cueUli l'ahricot, je ne refuse pas de le vendre,
, ni qu'on batte des mains s'il est bon. D'ici là je ne
veux pas flouer le public. Voilà tout.
Que si, dans ce temps-là, il n'est plus temps et que
la BOif en soit passée à tout le monde, tant pis. Je
me souhaite, sois-en sûr, beaucoup plus de facilité,
beaucoup moins de travail et plus de profits. Mais je
n'y vois aucun remède.
n se peut faire qu'il y ail des occasions propices en
matières commerciales, des veines d'achat pour telle
ou teUe denrée, un goût passager des chalands qiii
fasse hausser le caoutchouc ou renchérir les indiennes.
Que ceux qui souhaitent devenir fabricants de ces
choses se dépêchent donc d'établir leurs usines, je lî
comprends. Mais si votre œuvre d'art est bonne, si
>- elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six
mois, six ans, ou après vous. Qu'importel
C'est là qu'est te souffle de vie, me dis-tu, en parlant
de Paris. Je trouve qu'il sent souvent l'odeur des dents
gâtées, ton souffle de vie. Il s'exhale, pour moi, de ce
Parnasse où tu me convies, plus de miasmes que de
vertiges, l^es lauriers qu'on s'y arrache sont un peu
couverts de m...., convenons-en.
Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme
comme toi renchérir sur la marquise d'Escarbagnas,
qui croyait que « hors Paris, il n'y avait pas de salut
pour les honnêtes gens ». Ce jugement me parait être
lui-même provincial, c'est-à-dire borné. L'humanité
est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus
à Paris qu'ailleurs, j'en conviens.
Certes, il y a une chose que l'on gagne à Paris,
c'est le toupet, mais l'on y perd un peu de sa crinière.
Celui qui, élevé à Paris, est devenu n
iiiPrt h; Google
. CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. H9
véritable homme fort, celui-là était né demi-dieu. Il
agrandi les côtes serrées et avec des fardeaux sur la
tête, tandis qu'au contraire il faut être dénué d'origina-
lité natives! la solitude.laconcentration, unlong tra-
vailne vous créent à la fin quelque chose d'approchant.
Quant à déplorer si amèrement ma vie neutralisante,
c'est reprocher à un cordonnier de faire des bottes,
à un foi^eron de battre son fer, à un artiste de vivre
dans son atelier. Comme je travaille de 1 heure de
l'après-midi à 1 heure de l'après-minuit lous les jours
sauf de 6 à 8 heures, je ne vois guère à quoi employer
le temps qui me reste. Si j'habitais en réalité la pro-
vince ou la campagne, me livrant à l'ej
domino, ou à la culture des melons, je
reproche. Mais si Je m'abrulis, c'est Lucien, Shakes-
peare et écrire un roman qui en sont cause.
Je t'ai dit que j'irais habiter Paris quand mon livre
serait fait et que je le publierais si j'en étais content.
Ma résolution n'a point changé. Voilà tout ce que Je
peux dire, mais rien de plus.
Et crois-moi, mon ami, laisse l'eau couler. Que les
querelles littéraires renaissent ou ne renaissent pas, je
m'en fous, qu'Augier réussisse, je m'en contrefous et
que Vacquerie et Ponsaril élargissent si bien leurs
épaules qu'ils me prennent toute ma place, je m'en
archifous et je n'irai pas les déranger pour qu'ils me
la rendent.
Sot ce je t'embrasse.
A M— X...
CroisBet, samedi toir, 185?.
Je viens d'écrire trois lettres, une à Trouville, à
nn capitaine pour avoir CO litres de rhum anglais,
■ i,<„,,,." ,,Goo<^lc
120 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
une à Henriette Collier pour qu'elle te on me renvoie
l'album et une au sieur Du Camp. Il y a, je crois,
revirement à propos de l'Ulysse de Ponsard; il m'a
; ^crit de but en blanc et il recommence h déplorer
. -amèremenl, c'est le mot, que je ne sois pas à Paris où
■ ma place était entre Ponsard et Vacquerie. Il n'y a
qu'à Paris qu'on vit, etc. Je mène une vie neutralisante.
Je lui ai répondu strictement et serré sur ce chapitre.
Je crois qu'il n'y reviendra plus et qu'il ne montrera
; ma lettre à personne. Je me suis tenu dans le sujet,
mais je l'emplis. Ma lettre a quatre pages, en voici
Tin paragraphe que je copie et qui t'en donnera une
idée : « c'est là qu'est le soultle de la vie, me dis-tu,
, -« je trouve qu'il sent l'odeur des dents gâtées, ton
a souffle de vie, il s'exhale pour moi de ce Parnasse
« où tu m'invites, plus de miasmes que de vertiges,
« les lauriers qu'on y arrache sont un peu couverts
« de m...., convenona-en.
'< Et à ce propos je suis TAché de voir un homme
« d'esprit renchérir sur la marquise d'Escarbaguae,
« laquelle croyait que hors Paris, il n'y avait point de
« salut pour les honnêtes gens. Ce jugement me pa-
« ralt être lui-môme provincial, c'est-à-dire borné,
a l'humanité est partout, mon cher monsieur, mais la
« blague plus à Paris qu'ailleurs, j'en conviens, etc. »
Ton long récit de la visite de Musset m'a fait une
étrange impression; en somme, c'est un malheureux
garçon, on ne vit pas sans religion; ces gens-là n'en
ont aucune, pas de boussole, pas de but, on flotte au
jour le jour, tiraillé par toutes les passions et les va-
nités de la rue. Je trouve l'origine de cette décadence
dans la manie commune qu'il avait de prendre le sen-
timent pour la poésie.
Le mélodrame «st bon où Margot a pleuré.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 12)
ce qui est un très joli vers en soi, mais d'une poétique
commode; « 11 suffit de souffrir pour chanter », etc.
Voilà les axiomes de cette école, cela vous mène à
tout comme morale et à rien comme produit artis-
tique. Musset aura été un charmant jeune homme
et puis un vieillard, mais rien de planté, de rassis, de
carré, de sérieux dans son talent {comme existence
j'entends), c'est qu'hélas! le vice n'est pas plus
fécondant que la vertu, il ne faut être ni l'un ai
l'autre, ni vicieux, ni vertueux, mais au-dessus de
tout cela. Ce que j'ai trouvé de plus sot et que
l'ivresse môme n'excuse pas, c'est la fureur à propos
de la croix. C'est de la stupidité lyrique en action
et puis c'est tellement voulu et si peu senti; je crois
bien qu'il a pea écouté Melœnis, ne vois-tu donc
pas qu'il a été jaloux de cet étranger (Bouilhet) que
tu te mettais à lui vanter après l'avoir repoussé (lui,
Musset), il a saisi le premier prétexte pour rompre là
les chiens.
Vbilà enfin la pièce de Pradier ; si tu trouves le
moyen de la faire paraître dans les Débats, la Presse,
ou le Pays, jamais on ne se doutera que cette publica-
tion vient de toi. Du Camp sera fort perplexe desavoir
comment Bouilhet est arrivé h se faire imprimer dans
un journal sans sa protection et n'imaginéta guère que
ce soit l'auteur d'une pièce sur le même sujet; ces
façons sont peu dans les us de la gent de lettres, en
effet.
Je n'en persiste pas moins dans mon dire relative-
ment à l'Ane d'or, malgré l'avis du philosophe et celui de
Musset ; tant pis pour ces messieurs s'ils ne le compren-
nent pas et tant mieux pour moi si je me trompe; mais
s'il y a une vérité artistique au monde, c'est que ce
livre est un chef-d'œuvre. IL me donne à moi des ver-
II. 11
122 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
tiges et des éblouis sèment s ; la nature pour elle-même,
le paysage, le côté purement pittoresque des choses
sont traités là à la moderne et avec un souffle antique
et chrétien tout ensemble qui passe au milieu. Ça
sent l'encens et l'urine, la bestialité s'y marie au
mysticisme ; nous sommes bien loin encore de cela
nous autres comme faisandage moral, ce qui me fait
croire que la littérature française est encore jeune.
Musset aime la gaudriole, eh bien pas moi, elle aent
l'esprit (que j'exècre en art); les chefs-d'œuvre sont
bétes, ils ont la mine tranquille comme les produc-
tions mêmes de la nature, comme les grands animaux
et les montagnes; j'aime l'ordure, oui, et quand elle est
lyrique comme dans Rabelais qui n'est point du tout
nn homme h gaudriole ; mais la gaudriole est fran-
çaise. Pour plaire au goût français il faut cacher
presque la poésie, comme on fait pour les pilules,
dans une poudre incolore et la lui faire avaler sans
qu'il s'en doute.
Adieu, h toi.
A Maxime Da Camp.
Graisset, 1(52.
Mon cher,
Je suis peiné de te voir si sensible. Loin d'avoir
voulu rendre ma lettre blessante, j'avais t&ché qu'elle
fût tout le contraire. Je m'y étais, autant que je
l'avais pu, renfermé dans les limites duaujet, comme
on dit en rhétorique.
Mais pourquoi aussi recommences-tu ta rengaine
et viens-tu toujours prêcher le régime à un homme
qui a la prétention de se croire en bonne santé? Je
trouve ton affliction à mon endroit comique, Toilà
iiiPrttu Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 123
tout. Est-ce que je te blâme, moi, de vivre à Paris, et
d'avoir publié, etc. 1 Lorsque tu voulais même, dans un'
temps, venir habiter une maison voisine de la mienne,
à la campagne, ai-je applaudi à ce projet, t'ai-je ja-
mais conseillé de mener ma vie, et voulu mener ton
ingénieuse à la lisière, lui disant : « Mon petit ami, il
ne faut pas manger de cela, s'habiller de cette ma-
nière, venir ici, etc.? » A chacun donc ce qui lui con-
vieut. Toutes les plantes no veulent pas la même
culture. Et, d'ailleurs, toi h. Paris, moi ici, nous
aurons beau faire, si nous n'avons pas l'étoile, si la
vocation nous manque, rien ne viendra, et si, eu con-
traire, elle existe, à quoi bon se tourmenter du reste?
Tout ce que tu pourras me dire, je me le suis dit,
eois-en sûr, blâme ou louange, bien et mal. Tout ce
que tu ajouteras là-dessus ne sera donc que la redite
d'une foule de monologues que je sais par cœur.
Encore un moL cependant ; le renouvellement hlté-
raire que tu annonces, je le nie, ne voyant jusqu'à
présent ni un homme nouveau, ni un livre original,
ni une idée qui ne soit usée (on se traîne au cul des
maîtres comme par le passé). On rabâche des vieille-
ries humanitaires ou esthétiques. Je ne nie pas la
bonne volonté, dans la jeunesse actuelle, de créer
une école, mais je l'en défie; heureux sije me trompe,
je profiterai de la découverte.
Quant ft mon poste d'homme de lettres, je te le
cède de grand cœur, et j'abandonne la guérite, empor-
tant le fusil sous mon bras. Je dénie l'honneur d'un
pareil titre et d'une pareille mission. Je suis tout
bonnement un bourgeois qui vit retiré h la cam-
pagne, m' occupant de littérature, et sans rien demander
aux autres : ni considération, ni honneur, ni estime
même. Ils se passeront donc de mes lumières. Je leur
DKjiiiiPrt bv Google
124 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
demaDde en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pas
' de leurs chandelles, c'est pourquoi je me tiens fl
l'écart.
Pour ce qui eat de les aider, je ne refuserai jamais
un service, quel qu'il soit. Je me jetterais h. l'eau pour
sauver un bon vers ou une bonne phrase, n'importe
de qui, mais je ne crois pas pour cela que l'humanité
ait besoin de moi, pas plus que je n'ai besoin d'elle.
Modifie encore cette idée, à savoir que si je suis
seul, je ne me contente pas de moi-même. C'est quand
je le serai, content de moi, que je sortirai de chez
moi, où je ne suis pas gâté d'encouragements. Si tu
pouvais voir au fond de ma cervelle, cette phrase,
que tu as écrite, te semblerait une monstruosité.
Si ta conscience t'aordonné de me donner ces con-
seils, tu as bien fait et j£ te remercie de l'intention,
Mais je crois que tu l'étends aux autres, ta conscience,
et que ce brave Louis ainsi que ce bon Théo, que tu
associes à ton désir de me façonner une petite per-
ruque pour cacher ma calvitie, se f. complètement
de ma pratique, ou du moins, n'y pensent guère. « Ia
calvitie de ce pauvre Flaubert, » ils peuvent en être
convaincus, mais désolés, j'en doute. Tâche de faire
comme eux, prends ton parti sur ma calvitie précoce,
sur mon irrémédiable encroûtement, il tient comme
la teigne, tes ongles se casseront dessus; garde-les
pour des besognes plus légères.
Nous ne suivons plus la même route, nous ne
naviguons plus dans la même nacelle. Que Dieu nous
conduise doncoù chacun demande ! Moi, je ne cherche
pas le port, mais la haute mer; si j'y fais naufrage,
je te dispense du deui).
Je suis k toi.
iiiPrt h; Google
CORRESPONDAMCE DE G. FLAUBERT.
Croisse!, nuit de samedi, 1 heure du matio.
Tes dernières lettres sont bien tristes, pauvre chère
amie ; tu m'as l'air découragée, ne baisse pas, tu étais
si bien il y a quelque temps; j'aime à te savoir calme-
là-bas pendant que je snis ici, il y a bien des mo-
ments où si je pouvais m'envoler vers toi; je le ferais^
va, et je m'en reviendrais; espère, espère, tout est là,.
les voiles ne vont pas sans vent, les cœurs tombent
quand le souffle manque. J'ai été bien, affaissé toute-
cette semaine où j'ai fait à peu près une page. Comme
j'ai envie que cette première partie soit achevée ! j'ai
presque la conviction que c'est trop long et pourtant
je n'y vois rien à retrancher, il y a tant de petites
choses importantes à dire. Depuis hier au soir pour-
tant et surtout aujourd'hui ça va mieux, le beau temps
sans doute en est cause, le soleil m'a délecté et ce
soir la lune. Je me sens à l'heure qu'U est frais et
rajeuni.
Du Camp m'a répondu une lettre bonhomme et
affligée; je lui en ai envoyé une autre du même ton-
neau (de vinaigre), je crois qu'il sentira longtemps
l'étourdisse ment d'un tel coup de poing et qu'il se le
tiendra pour dit; je suis très bon enfant jusqu'à un
certain degré, jusqu'à une frontière {celle de ma Uberté)
qu'on ne passe pas, or comme il a voulu empiéter
sur mon territoire le plus personnel, jel'ai recalé dans
son coin et à distance. Comme il me disait que l'on
sedevait aux autres, qu'ilfallait s'aider, etc., que j'avais
une mission et autres phrases, après lui avoir exprimé
net que je me f de tout et de tous j'ajoutais :
« les autres se passeront de mes lumières, je leur
126 COREtESrONDANCB DE G. FLAUBERT,
demande en revanche qu'ils ne m'empoisonnent pa3
de leurs chandelles » et^ de môme pendant quatre
pages. Je suis un Barbare, j'en al l'apathio muscu-
laire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la
haute taille; mais j'en ai aussi l'élan, l'entôteraent,
l'irascibilité. Normands tous que noua sommes, nous
avons quelque peu de cidre dans les veines, c'est une
boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait
sauter la bonde.
A la tn4ma.
Croisset, lundi soir minuit.
J'en aurais encore pour 15 grandes journées de
travail à revoir toute ma première partie, j'y dé-
couvre de monstrueuses négligences, mais je t'ai pro-
mis pour la semaine prochaine de venir, je ne man-
querai pa§ h ma promesse. Ce ne sera pas lundi mais
mercredi, je resterai une huitaine. Nous devons aller
h Trouville (où ma mère a besoin) vers le 15. Si je
ne reviens pas exprès pour ton pris, chose que je ne
puis te promettre, je viendrai te faire une petite visite
dans les premiers jours de septembre, quand je ne
serai pas encore en train et que le scénario de ma
seconde partie sera bien retravaillé. "Voilà sept à huit
jours que je suis h ces corrections, j'en ai les nerfs
fort agacés, je me dépêche et il faudrait faire cela lente-
ment ; découvrir à toutes les phrases des mots à chan-
ger, des consonnances à relever, etc., est un travail
aride, long et très humiUant au fond. C'est là que
, les bonnes petites mortifications intérieures vous arri-
vent ; j'ai lu mes vingt dernières pages hier à Bouilhet
qui en a été content, pourtant dimanche prochain jo
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 127
lui relis tout. Je ne t'apporterai rien; avec toi j'ai
de la coquetterie, et je ne te montrerai pas une ligne
avant que j'aie complètement fini, quelqu'envie que
j'aie de faire le contraire, mais c'est plus raisonnable,
tu n'en jugeras que mieux et n'en auras que plus de
plaisir si c'est bon ; encore une longue année 1
Les vers du Pays sont parus, un journal de Rouen
les a reproduits le lendemain. De tes deux pièces de
vers, il n'y a vraiment de bon que le milieu de la
Place-Royale; la fin est bien molle, pourquoi donc
ne donnes-tu pas plus de cours à ton talent pitto-
resque ? Tu es plus pittoresque et dramatique que
sentimentale, retiens cela, ne crois pas que la
plume ait les mÉmes instincts que le cœur. Ce n'est
pas le vers de sentiment que lu réussis, mais le
vers violent ou imagé, comme toutes les natures
méridionales. Va donc dans cette voie franchement;
il y a dans cette pièce de la Place-Royale de char-
mantes choses, comme rareté et compréhension plas-
tique et c[ui sont à toi, au moins qui sont neuves.
Dans quatorze à seize mois, quand j'aurai un loge-
ment à Paris, je te rendrai la vie dure, va, et je te
traiterai virilement comme tu le mérites. Oui c'est
une étrange chose que la plume d'un côté et l'indi-
vidu de l'autre. Y a-t-Q quelqu'un qui aime mieux
l'antiquité que moi^ qui l'ait plus rêvée et fait tout
ce qu'il a pu pour la connaître et je suis pourtant un
des hommes (dans mes livres) les moins antiques
qu'il y ait; à me voir d'aspect, ou croirait que je dois
faire de l'épique, du drame, do la brutalité de faits
et je ne me plais au contraire que dans les sujets
d'analyse, d'anatomie. Au fond, je suis l'homme des
brouillards, et c'est à force de patience et d'étude que
je me suis débarrassé de toute la graisse blanchâtre
128 COHHESPONDANCB DE G. FLAUBERT.
qui noyait mes muscles. Les livres que j'ambitionne
le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j'ai
le moins de moyens. Bovary eu ce sens aura été un
tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai cons-
cience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de
moi ; cela devra me faire faire un grand pas par la suite ;
je suis en écrivant ce livre comme un homme qui joue-
rait du piano avec des balles de plomb sur chaque
phalange. Mais quand je saurai bien mon doigté, s'il
me tombe sous la main un air de mon goût et qne
je puisse jouer les bras retroussés, ce sera peut-être
bon. Je crois, dureste, i^'encelaje suis dans la ligne;
ce que vous faites n'est pas pour vous, mais pour les ',
autres; l'art n'a rien à démêler avec l'artiste, tant /
pis s'il n'aime pas le rouge, le vert ou le jaune, toutes
les couleurs sont belles, il s'agit de les peindre. Lis-tu
VAne d'or, tâche donc de le lire avant que je n'arrive,
que nous en causions un peu. Je t'apporterai Cyrano,
voilà un fantaisiste, ce gaillard-là, et un vrai encore!
ce qui n'est pas commun.
Ta lettre de ce matin m'attriste, pauvre chère
femme, comme je t'aime I pourquoi t'es-tu blessée
d'une phrase qui étail au contraire l'expression du
plus solide amour qu'un âtre humain puisse porter &
un autre? ô femme I femme, sois-le donc moins.
Hume bien l'air des bois cette semaine, <et regarde les
feuilles pour elles-mêmes ; pour comprendre ia nature
il faut être calme comme elle.
Ne nous lamentons sur rien, se plaindre de tout ce
qui nous afflige ou nous irrite, c'est se plaindre de la
constitution même de l'existence. Nous sommes faits
pour la peindre, nous autres, et rien de plus. Soyons
religieux; moi, tout ce qui m'arrlve de fâcheux, en
grand ou en petit, fait que je me resserre de plus ea
CORRESPONDANCE DE G, FLAUBERT. 129
plus à mon éternel souci. Je m'y cramponne à deux
mains et je ferme les deux yeux, à force d'appeler
' la Grâce, elle vient, Dieu a pitié des simples et le
soleil brille toujours pour les cœurs vigoureux qui se
placent au-dessus des montagnes. Je tourne à une
espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots
peuvent aller ensemble) et je voudrais qu'il fût plus
fort-Quand aucun encouragement ne vous vient des
autres, quand le monde extérieur vous dégoûte, vous-
alanguit, vous corrompt, vous abrutit, les gens hon-
nêtes et délicats sont forcés de chercher en eux-mêmes
quelque part un lieu plus propre pour y vivre. Si la
société continue comme elle va, nous reverrons, je-
crois, des mystiques comme il y e^n a eu à toutes les ^
époques sombres. Ne pouvant s'épancher, l'âme se
concentrera, le tempe n'est pas loirf où vont revenir
les langueurs universelles, les croyances à la fin du
monde, l'attente d'un Messie. Hais la base théolo-
gîque manquant, où sera maintenant le point d'appui
de cet enthousiasme qui s'ignore? les uns chercheront
dans la chair,, d'autres dans les vieilles religions,
d'autres dans l'art et l'humanité, comme la tribu juive
dans le désert va adorer toutes sortes d'idoles. Nous
sommes, nous autres, venus un peu trop tôt, dans '
vingt-cinq ans le point d'intersection sera superbe
aux mains d'un maitre, alors la prose surtout {forme
plus jeune) pourra jouer une symphonie humanitaire
formidable; des livres comme le Saiyricon et VAne
d'or (leuvent revenir, et ayant en débordements psy-
chiques tout ce que ceux-là ont eu de débordements
sensuels.
Voilà ce qne tous les socialistes du monde n'ont pas
voulu voir avec leur éternelle prédication matérialiste,
ils ont nié la douleui-, ils ont blasphémé les trois
I . ... Google
130 CORHESPONDANCS DE G. FLAUBERT,
quarts de la poésie moderne ; ]e sang du Christ qui
se remue eu nous, rien ne l'extirpera, rien ne le
tarira, il ne s'agitpasdele dessécher, mais de lui faire
des ruisseaux. Si le sentiment de l'insuffisance hu-
mdne, du néant de la vie venait & périr (ce qui serait
la conséquence de leur hypothèse), nous serions plus
bétes que les oiseaux qui au moins perchent sur les
arbres. L'Âme dort maintenant, ivre de paroles enten-
dues, mais elle aura un réveil frénétique où elle se
livrera à des joies d'affranchi, car elle n'aura plus
autour d'elle rien pour la gêner, ni gouvernement, ni
religion, pas une formule quelconque ; les républi-
cains de toute nuance me paraissent les pédagogues
les plus sauvages du monde, eux qui rêvent organisa-
tion des législations, une société comme un couvent.
Je crois, au contraire, que les règles s'en vont, que
les barrières se renversent, que la terre se nivelle.
Cette grande confusion annoncera peut-être la liberté.
L'art qui devance toujours a du moins suivi cette
marche, quelle est la poétique qui soit debout main-
tenant? la plastique même devient de plus en plus
presque impossible, avec nos langues circonscrites et
précises et nos idées vagues, mêlées, insaisissables ;
tout ce que nous pouvons faire, c'est donc, à force
d'habileté, de serrer plus raide ces cordes de la gui-
tare tant de fois raclées et d'être surtoiit des virtuoses,
puisque la nîU'veté à notre époque est une chimère.
Avec cela le pittoresque s'en va presque du monde,
la poésie ne mourra pas cependant, mais quelle sera
celle des choses de l'avenir? je ne la vois guère, qui
sait ? la beauté deviendra peut-être un sentiment inu-
tile à l'humanité et l'art sera quelque chose qui tien-
dra le milieu entre l'algèbre et la musique.
Puisque je ne peux pas voir demain, j'aurais voulu
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 131
voir hier. Que ne vivais-je au moins sous Louis XIV
avec une grande perruque, des bas bien tirés et la
société de M. Descartes I que ne vivais-je du temps
de Ronsard, que ne vivais-je du temps du Néron!
comme j'aurais causé avec les rhéteurs grecs ! comme
j'aurais voyagé dans les grands chariots sur les voies
romaines et couché le soù- dans les hôtelleries, avec
les prôtres de Cybéle vagabondant! que n'ai-je vécu
surtout au temps de Périclès pour souper avec Aspasie
couronnée de violettes et chantant des vers entre des
murs de marbre blanc ! Ah ! c'est fini tout cela, ce rêve-
là ne reviendra plus. J'ai vécu partout par-là, moi,
sans doute de quelque existence antérieure. Je suis
sûr d'avoir été, sous l'empire romain, directeur de
quelque troupe de comédiens ambulants, un de ces
drôles qui allaient en Sicile acheter des femmes pour
en faire des comédiennes et qui étaient tout ensemble
professeur, proxénète et artiste; ce. sont de belles
balles dans les comédies de Plaute que ces gredins-
là et en les lisant il me revient comme des souvenirs.
As-tu éprouvé cela quelquefois, le frisson historique?
Adieu, je t'embrasse, tout à toi
A la même.
Cioisset, lundi soir, minuit.
Comme tu m'écris, pauvre chère amie, des lettres
tristes depuis quelque temps, je ne suis pas de mon
côté fort facétieux, l'intérieur et l'extérieur, tout va
assez sombrement, la Bovary marche à pas de tortue,
j'en suis désespéré par moments; d'ici à une soixan-
taine de pages, c'est-à-dire pendant trois ou quatre
mois, j'ai peur que ça continue ainsi. Quelle lourde
aqnz^r. h; Google
133 GORaESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
macMne à construire iju'uii livre, et compliquée sur-
tout. Ce que j'écris présentement risque d'être du
Paul de Koek si je n'y mets une forme profondément
littéraire ; mais comment faire du dialogue trivial
qui soit bien écrit? il le faut pourtant, il le faut. Puis
quand je vais être quitte de cette scène d'auberge, je
vais tomber dans un amour platonique déjà ressassé
par tout le monde, et si j'ôte de la trivialité, j'ûterai
i de l'ampleur. Dans uu bouquin comme celui-là, une
déviation d'une ligne peut- complètement m'écarter
du- but, me le faire rater tout à fait ; au point oii j'an"
suis, la phrase la plus simple a pour le reste une
portée infinie, de là tout le temps que j'y mets, les
réflexions, les dégoûts, la lenteur.
Quels sont ces récilsî C'est bien difficile eu vers
une narration. Le drame est arrêté, tant mieux, j'ai
connu un temps où tu en aurais fait déjà deux actes ;
réfléchis, réfléchis avant d'écrire, tout dépend de la
conception, cet axiome du grand Goethe est le plus
simple et le plus merveilleux résumé de précepte de
toutes les œuvres d'art possibles.
Il ne t'a manqué que la patience jusq[u'à pré-
sent ; je ne crois pas que ce soit le génie, la patience,
mais c'en est le signe quelquefois et ça en tient lieu.
Ce vieux croûton de Boilaau vivra autant que qui
que ce soit, parce qu'il a su faire ce qu'il a fait.
Dégage-toi de plus en plus, en écrivant, de ce qui
n'est pas de l'art pur. Aie en vue le modèle, toujours
et rien autre chose ; tu en sais assez pour pouvoir
aller loin, c'est moi qui te le dis, aie foi, aie foi. Je
veux (et j'y arriverai) te voir t'enthousiasmer d'une
coupe, d'une période, d'un rejet, de la forme en elle-
même enfînl abstraction faite du sujet pour le cœur,
pour les passions; l'art est une représentation, noua
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 133
ne devons penser qu'à représenter; il faut que l'esprit
de l'artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu'on
n'en voie pas les bords, assez pur pour que les étoiles
du Ciel s'y mirent Jusqu'au fond.
n me semble qu'il y a dix ans que je ne t'ai vue, je
voudrais te presser sur moi dans tnes défaillances,
mais «çrès 7 non I non ! les jours de fête, je le sais,
ont de trop tristes lendemains; la mélancolie elle-
même n'est qu'un souvenir qui s'ignore; nous nous
retrouverons dans un an mûris el granitisés; ne te
plains pas de la solitude, cette plainte est une flatterie
envers le monde (si tu reconnais que tu as besoin de
lui pour vivre, c'est te . mettre au-dessous de lui).
J'ajoute ici, s'il te faut les autres, c'est que tu leur
ressembles. Qu'il n'en soit rien. Quant à moi la soli-
tude ne me' pèse que quand on m'y dérange ou quand
mon travail baisse.
Croisaet, dimanche soir, Il heures.
Que ma Bovary m'embête! je commence à m'y
débrouiller pourtant un peu. Je n'ai jamais de ma vie
rien écrit de plus difficile que ce que je fais mainte-
nant, du dialogue triviall cette scène d'auberge va
peut-être me demander trois mois, je n'en sais rien, ;
j'en ai envie de pleurer par moments, tant je sens
mon impuissance. Mais je crèverai plutôt dessus que
de l'escamoter. J'ai à poser à la fois dans la même
conversation cinq ou six personnages (qui parlent),
plusieurs autres dont on parle, le lieu où l'on est, tout
le pays, en faisant des descriptions physiques de
gens et d'objets et k montrer au milieu de tout cela
H. . . 12
134 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
un monsieur et une dame qui commencent (par une
. sympathie de goûts) à s'éprendre un peu l'un de
l'autre. Si j'avais de la place encore I mais il faut que
tout cela soit rapide sans être sec, et développé sans
être empâté, tout en me ménageant pour la suite
3'autres détails qui là seraient plus frappants. Je m'en
vais faire tout rapidement et procéder par grandes
esquisses d'ensemble successives, à force de revenir
dessus cela se serrera peut-être. La phrase en elle-
même m'est fort pénible, il me faut faire parler, en
style écrit, des gens du dernier commun, et la poli-
tesse du langage enlève tant de pittoresque à l'ex-
pression !
Tu me parles encore, pauvre chère amie, de gloire,
d'avenir, d'acclamations, ce vieux rêve ne me tient
plus, parce qu'il m'a trop tenu. Je ne fais point ici
de fausse modestie, non, je ne crois à rien. Je doute
de tout et qu'importe 1 je suis bien résigné à travailler
toute ma vie comme un nègre sans l'espoir d'une ré-
compense quelconque; c'est un ulcère que je gratte,
voilà tout ; j'ai plus de livres en tête que je n'aurai le
temps d'en écrire d'ici à ma mort, au train que je
prends surtout; l'occupation ne me manquera pas
(c'est l'important) pourvu que la Providence me laisse
toujours du feu et de l'huile I Au siècle dernier quel-
ques gens de lettres révoltés des exactions des comé-
diensàleur égard voulurent y porter remède, on pressa
Piron d'attacher le grelot : « car eniin vous n'êtes pas
riche, mon pauvre Piron », dit Voltaire; « c'est possi-
ble, répondit- il, mais je m'en f... comme si je l'étais. »
Belle parole et qu'U faut suivre en bien des choses
en ce monde, quand on n'est pas décidé h se faire
sauter la cervelle, et puis l'hypothèse même du succès
admise, quelle certitude en tire-t-onî à moins d'être
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEBT. 135
un crétin on meurt toujours dans l'incertitude de sa
propre valeur et de celle de ses œuvres. Quand on se
compare à ce qui vous entoure, on s'admire, mais
quand on lève les yeux plus haut, vers les maîtres, vers
rabsolu,vers le rêve, comme on se méprise! J'ai lu
ces jours derniers une belle chose, à savoir la vie de
Carême le cuisinier, je ne sais par quelle transition
d'idées j'en étais venu à songer à cet illustre inventeur
de sauces et j'ai pris son nom dans la Biographie '
universelle; c'est magnifique comme existence d'artiste
enthousiaste, elle ferait envie à plus d'un poète. Voilà
de ses phrases : comme on lui disait de ménager sa
santé et de travailler moins, « le chSrbon nous tue,
disait-il, mais qu'importe, moins de jours et plus do
gloire », et dans un de ses livres où il avoue qu'il
était gourmand « ...mais je sentais si bien ma voca-
tion que je ne me suis pas arrêté à. manger », ce
arrêté à manger est énorme dans un homme dont
c'était l'art.
La publication, les gens de lettres, Paris, tout cela
me donne des nausées quand j'y pense ; il se pourrait
bien que je ne fasse jamais gémir aucune presse, à
quoi bon se -donner tant de mal? et le but n'est pas
là d'ailleurs ; quoi qu'il en soit, si je mets un jour les
pieds dans cette fange, ce sera comme je faisais dans
les mes du Caire pendant qu'il pleuvait, avec des
bottes de cuir de Russie qui me monteront jusqu'au
ventre.
C'est sur toi que ma pensée revient quand j'ai fait
le cercle de mes songeries ; je m'arrête dessus comme
un voyageur fatigué sur l'herbe de la prairie qui
horde sa route. Quand je m'éveille je pense à toi et
ton image dans le jour apparaît de temps à autre .
entre les phrases que je ciierche. mon pauvre
DKjiiiiPrt h; Google
136 CORRESPONDANCE DB G. FLAUBERT.
amour triste, reste-moi, je suis si vide! si j'ai beau-
coap aimé, j'ai été peu aimé en revanche (quant aux
femmes du moins) et tu es la seule qui me l'ait dit-,
les autres, un moment, ont pu crier de volupté ou
m'aimer en bonnes filles pendant un quart d'heure
ou une nuit ; une nuit I c'est bien long, je ne m'en
rappelle guère ; eh bien, je déclare qu'elles ont eu
tort, je valais mieux que bien d'autres- Je leur en
veux pour elles de n'en avoir pas profité ! Cet amour
phraseur et emporté, la nacre de la joue dont tu parles,
et les bouillons de tendresse comme eût dit Corneille,
j'avais tout cela, mais je serais devenu fou si quel-
qu'un eût ramassé ce pauvre trésor sans étiquette,
c'est donc un bonheur, je serais maintenant stupide;
le soleil, le vent, la pluie en ont emporté quelque
chose, beaucoup en est resté sous terre, le reste t'ap-
partient, va, il est tout à toi, bien h toi.
Bouilhet t'enverra prochainement deux pièces pour
êlre mises en musique (si cela se peut, ce dont il
doute) ; il est parti se coucher ; je te porterai demain
moi-mCme cette lettre à la poste ; il faut que j'aille à
Rouen pour un enterrement, quelle corvée I ce n'est
■ pas l'enterrement qui m'attriste, mais la vue de tous
les bourgeois qui y seront, la contemplation de la plu-
part de mes semblables me devient de plus en plus
odieuse, nerveusement parlant.
A. la mAme.
CroiBBet, aunedi eoir.
Ce que j'ai lu du pamphlet ne m'a point enthou-
siasmé : de grosses injures et beaucoup de placages
de style. On n'écrit pas avec son cœur, mais avec sa
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDARCE DE G. FLAUBERT. ' 137
tête encore une fois, et si bien doué que l'on soit, il
faut toujours cette vieille concentration qui donne
vigueur à la pensée et relief au mot. Qu'il y aurait
eu bien mieux à dire, mais j'attends la totalité pour
t'en parler plus longuement. Je trouve que tu es sé-
vère pour Gautierl ce n'est pas un homme né aussi
poète que Musset, mais il en restera plus, parce que
ce ne sont pas les poètes qui restent, mais les écri-
vains. Je ne connais rien de Musset qui soit d'un art
si haut que le Saint-Christophe d'Écipa. Personne n'a
fait de plus beaux fragments ! pas une œuvre I son
■inspiration est toujours trop personnelle, elle sent le
terroir, le Parisien, le gentilhomme, il a à la fois le sous-
pied tendu et la poitrine débraillée. Charmant poète,
d'accord, mais grand, non; il n'y en a eu qu'un en ce
siècle, c'est le père Hugo. Gautier a un monde poé-
tique fort restreint, mais il l'exploite admirablement
quand il s'en mêle; U.Si\& Trou du serpent, c'est cela qui
est vrai et atrocement triste. Quant à son Don Juan
je ne trouve pas qu'il vienne de celui de Namoun'a, car
chezlui il est tout extérieur(les bagues qui tombent des
doigts amaigris, etc.), etchez Musseltout moral. 11 me
semble, en résumé, que Gautier a raclé des cordes plus
neuves (moins byroniennes} et quant au vers, il est
plus consistant. Les fantaisies qui nous (et moi tout
le premier} charment dans Namouna, cela est-il' bon '
en soi? Quand l'époque en sera passée, quelle valeur
intrinsèque restera-t-il à toutes ces idées qui ont paru
échevelées et flatté le goût du moment? pour être
durable, je crois qu'il faut que la fantaisie soit mons-
trueuse comme dans Rabelais. Quand on ne fait
pas le Parthénon, il faut accumuler des pyramides.
Quel dommage que deux hommes pareils soient tom-
bés oii ils en sont: mais s'ils sont tombés, c'est qu'ils
12.
m C.ls^KOilA^CE tl fi. FlACBEkT.
Aftvû^til t'<;--i."Tr. njTiind la Toîle se déchire, c'est
q'i'eae D>ït pï.> -i^ traaw Kli-le: qneli^a'adiniratioa
qiift J'aie p'jur tcx dem '!lii=ç*t m'a exce^ÏTement
tidhijOii^taé autT^his. U flatuit mes vices d'esprit:
lyrisme. vasaltoti-lAZcr. crjoerie de l'idée, de la toor-
nure,. ce forit ea 5»mme deux hmimes da second
ran^ et qril ne font pas peor à les prendre en entier.
(jt! qm dislirizue les grands génies c'est la généralisa^
tion et la création ; ils résoment en an type des person-
nalités éparses et apportent à la conscience du genre
liumain des personoages nonveaiix: est-ce qu'on ne
croit pas à l'existeiice de Don Quichotte comme à celle
Ad César? Shakespeare est qnelqne chose de formi-
duble sons ce rapport : ce n'était pas un homme, mais
un continent ; il y avait des grands hommes en Ini, des
foules entières, des paysages ; ils n'ont pas besoin de
faire du style, ceux-lit, ils sont forts en dépit de tontes
les fautes et à cause d'elles; mais nous, les petits, nous
ne valonsquepar l'exécution achevée. Hugoen ce siècle
enfoncera tout le monde quoi qu'il soit plein de mau-
vaises choses, mais quel souffle I Quel souffle 1 Je ha-
sarde ici une proposition que je n'oserais dire nulle
parL : c'est ((ue les très grands hommes écrivent sou-
vent fort mal et tant mieuxjpour eux. Ce n'est pas là
qu'il faut chercher l'art de la forme, mais chez les
seconds (Horace, Labruyëre), il faut savoir les maîtres
par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux
et puis s'en séparer pour toujours. Comme instruction
teclinique on trouve plus de profit àtirer des génies
savants et habiles. Adieu, j'ai été dérangé tout le
temps de ma lettre, elle ne doit pas avoir le sens,
commun.
iiiPrt b, Google
CORaESPONOANCE DE G. FUUBEtlT. 139
A la mém«.
CroÎBset, nuit de vendredi à samedi, 3 heures.
Je t'écris ce soir, parce que voulant t'envoyer
<IiiQanche mon avis sur ta pièce que j'attends avec
impatience, cela ferait un retard qui te semblerait
trop long. J'avais ouI)Iié de te parler de Cuvilller
Fleury; quel crétin! quelle école que celle des Cuvil-
lier, Saint-Marc Girardin, Nisard, les prétendus gens de
goût, les prétendus classiques, braves gens qui sont
peu braves et étaient destinés par la nature à être des
professeurs de sixième. Voilà pourtaut ce qui nous
juge! Quoi qu'il en soit, Cuvillier t'admire beaucoup,
cela perce et c'est un bon article au sens profitable du
mot,ri»i»iora/twrachoqué, ce monsieur! que dis-tu du
reproche d'égoïsme à propos des résidences royales?
Quand je te disais que ton titre était mauvais, avais-
je tortï Voilà deux articles favorables, celui de Jour-
dan et celui de Cuvillier oii l'on n'a trouvé guère à
faire que des blagues sur ce malencontreux titre pré-
tentieux, retire de ces critiques le falàme à l'occasion du
titre et il ne reste presque rien ; c'était donner àmordre,
L'bistoire de Gagne me touche beaucoup, pauvre
homme! pauvre homme I quel enseignement que ces
folies-là et quelle terrible chose. J'ai appris ces jours-
ci l'internement àSaintrYon (maison de fous de Rouen)
d'un jeune homme que j'ai connu au collège; il y a un
an j'avais de lui un volume de vers stupides, mais
la préface m'avait remué comme bonne foi, enthou-
siasme et croyance; j'ai su qu'il vivait comme moi
à la campagne tout seul et piochant tant qu'il pou-
vait, les bourg(!ois le méprisaient beaucoup ; il était
(disait-il) en butte à des calomnies, h des outrages,
l,<,n.-<- ,, Google
140 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
il avait tout le martyre des géaies méconnus, il est
devenu fou, le voilà délirant, hurlant et avec des dour
ches ; qui me dit que je ne suis pas sur le même che^
min? Où est la limite de l'inspiration à la folie, de la
stupidité à l'extase? ne faut-il pas pour être artiste
voir tout d'une façon différente de celle des autres
hommes ? l'art n'est pas un jeu d'esprit, c'est une
atmosphère spéciale ; mais qui dit qu'à force de des-
cendre toujours plus avant dans les gouffres pour
respirer un air plus chaud on ne finit pas par rencon-
trer des miasmes funèbres ? Ce serait un joli livre k
faire que celui qui raconterait l'histoire d'un homme
sain (iL l'est peut-être, M?) enfermé comme fou et
traité par des médecins imbéciles.
T'ai-je dit que j'ai été il y a quelques jours à un enter-
rement (celui d'un oncle de ma belle-sœur)? je com-
mence h être las du grotesque des funérailles, car c'est
encore plus sot que ce n'est triste. J'ai revu là beau-
coup de balles rouennaises oubliées, c'est fort. J'étais
à côté de deux beaux-frères du défunt qui s'entrete-
naient de la taille des arbres fruitiers. Comme c'était
au cimetière oii sont mon père et ma sœur, l'idée m'a
pris d'aller voir leurs tombes; cette vue m'a un peu
ému; il n'y a là rien de ce que j'ai aimé, mais seule-
ment les restes de deux cadavres que j'ai contemplés
pendant quelques heures. Mais etar ils sont en moi,
dans mon souvenir ; la -vue d'un vêtement qui leur a
appartenu me fait plus d'effet que celle de leurs tom-
beaux; idée reçue que l'idée de la tombe, il faut être
triste là, c'est de règle ; une seule chose m'a ému,
c'est de voir dans le petit enclos un tabouret de jardin
(pareil à ceux qui sont ici) et que ma mère sans doute
y a fait porter; c'est une communauté entre ce jardin-
là et l'autre, une extension de sa vie sur cette mort et
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. lii
comme une continuité d'existence commune à travers
les sépulcres. Les anciens se privaient de toutes ces
saletés de. charognes, la poussière humaine mêlée
d'aromates et d'encens pouvait se tenir enfermée
dans les doigts, ou légère cqjime celle du grand chemin,
s'envoler dans les rayons'llu soleil.
CroisEet, nuit de jeudi, I heure.
La lettre de Victor Hugo (incluse dans la tienne de
ce matin) m'a fait un singulier effet, malgré moi tout
cet après-midi je ne pouvais m'empêcher de reporter
mes yeux dessus et d'en considérer l'écriture. Je la
connaissais pourtant, mais d'où vient qu'elle ne
m'avait jamais causé cette impression î C'est sans
doute le sujet et la personne à qui elle était adressée
qui en sont causes. Cela me touchait de plus près, il
a dû en effet être flatté et quelque banales qu'il ait
l'habitude de donner ses louanges, celles-ci doivent
être sincères. As-tu remarqué comme cette lettre
écrite au courant de la plume est bien taillée de style,
comme c'est carré, coupé? Je n'ai pu m'empêcher dans
mon contentement naïf de la montrer à ma mère qui
l'a aimée , Veux-tu que j e te la renvoie ? mais je crois dans
les circonstances actuelles qu'il vaut mieux que je la
garde. Mon vieux culte en a été rafraîchi; on aime à
se voir bien traité par ceux qu'on admire. Comme ils
seront oubUés tous les grands hommes du jour quand
celui-là encore sera jeune et éclatant.
Madame D*"meparalt une femme d'un espritbomé,
elle et les républicains ses amis; braves petites gens
qui nous ont verstSs dans la boue et sni se plaignent
■ K«|C
143 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
de la route, les voilà maintenant qui gueulent comme
des bourgeois contre Proudhon sans en comprendre
un seul mot; cette caste du National a toujours été
aussi étroite que celle du faubourg Saint-Germain; ce
sont dessecs en littérature, en politique ils se crampon-
nent aussi à un passé perdu. Je ne partage pas da-
vantage son admiration pour le sieur Lamartine qu'elle
compare à Tacite, le malheureuxl lui Tacite! J'ai lu
justementce portrait de Napoléon dont elle parle. la-
martine l'y accuse d'aimer la table, d'être gras, etc.
Quand est-ce donc que l'on fera de l'histoire comme
on doit faire du roman, sans amour ni haine d'aucun
, des personnages, quand est-ce qu'on écrira les faits
au point de vue d'une blague supérieure, c'est-à-dire
comme le bon Dieu les voit, d'en haut. C'est une
femme curieuse du reste, elle représente bien ce-cer-
tain milieu du monde, stérile et convenable.
La dame de Saint-Maur me parait dans une bonne
passe, elle lit aussi Tacite, elle, quelle rage de sérienxl
tu me dis qu'il t'est difficile de l'étudier. Comme le fac-
tice pourtant se constitue d'après des régies, qu'il se
moule sur un type, il.est plus simple que le naturel,
lequel varie suivant les individualités. Je te déclare,
quant à moi, que je ne crois pas un mot de toutes ses
spirilualités, la fureur contre les m&les pour le moment
vient de quelque morsure récente ; c'est tout au fond,
et à ce propos permets-moi de l'envoyer l'axiome sui-
vant : les femmes se défient trop des hommes en général et
pas assez en particulier {péaètie-toi de cette vérité),
elles nous jugent tous comme des monstres, mais au
milieu des monstres il y a un ange [un cœur d'élite, etc.),
nous ne sommes ni monstres ni anges ; si tu voulais
je te ferais faire des progrès dans la connaissance de
notre sexe que je ne soutiens nullement mais que
i,<„,,,." ,,Goo<^li:
CORRESPO^DANCE DE G. FLAUBEaT. 143
j'explique, il en est de cette question-là comme de
celle de Paris et de la province. Quand on me dit d«
mal de l'un aux dépens de l'autre j'abonde toujours
dans le sens de celui qui parle et j'jyoute, en finissant,
que je pense exactement la même chose de l'autre
partie en litige.
Je lis les voyages du Président, c'est splendide ; H faut
(et 11 s'y prend bien) que l'on arrive à n'avoir plus une
idée, à ne plus respecter rien ; si toute moralité est
inutilepourlesBociétésde l'avenir qui, étant organisées
comme des mécaniques, n'auront pas besoin d'âme, il
prépare la voie (je parle sérieusement, je crois que c'est
là sa mission). A mesure que l'humanité se perfec-
tionne l'homme se dégrade ; quand tout ne sera plus
qu'une combinaison économique d'intérêts bien contre-
balancés, à quoi servira la vertu? Quand la nature sera
tellement esclave qu'elle aura perdu ses formes ori- '
ginales, où sera la plastique? etc. En attendant nous
allons passer dans un bon état opaque. Ce qui me
divertit là-dedans, ce sont les gens de lettres qui
croyaient voir revenir Louis XIV, César, etc., une
époque où l'on s'occuperait d'art, c'est-à-dire de ces
messieurs; l'intelligence allait fleurir dans un petit
parterre anodin soigneusement ratissé par monsieur
le préfet de police. Ah ! Dieu merci, ce qui en reste n'a
pas la vie dure. Ces bons journaux, on va donc les sup-
primer; c'est dommage, ils étaient si indépendants et
si libéraux, si désintéressés ! On s'est moqué du droit
divin et on l'a battu, puis on a exalté le peuple, le
suffrage universel, et enfin c'a été l'ordre ; il faut qu'on
■ ait la conviction que tout cela est aussi bête, usé,
vide que le panache blanc d'Henri IV et le chÉne de
saint Louis. Mort aux mythes I Quant à ce fameux
mot « que ferez-vous ensuite? Que mettrez-vous à la
I .„,,. .,Goo>^li:
144 CORRESPONDAKCE DE G. FLAUBEHT.
place? il me parait inepte et immoral , tout ensemble ;
inepte, car c'est croire que le soleil ne luira plus parce
que les chandelles seront, éteintes ; immoral, car c'est
calmer l'injustice avec le cataplasme de la peur; et dire
que tout cela vient de la littérature pourtant, songer
que la plus mauvaise partie de 93 vient du latin! la
rage du discours de rhétorique et la manie ds repro-
duire des types antiques (mal compris) ont poussé des
natures médiocres à des excès qui l'étaient peu. Haiu-
tenant nous allons retourner aux petits amusements
des anciens jésuites, à l'acrostiche, aux poèmes sur le
café ou le jeu d'échecs, aux choses ingéniei^es, au
suicide. Je connais un élève de l'école normale qui m'a
dit que l'on avait puni un de ses camarades (qui doit
sortir dans sis mois professeur de rhétorique) comme
coupable d'avoir lu la Nouvel le-Héloîse qui est un
mauvais livre. Je suis fâché de ne pas savoir ce qui se
passera dans deux cents ans, mais je ne voudrais pas
uai tremainteuautet être élevé dans une sifétide époque.
Je travaille un peu mieux, à la fin de ce mois j'es-
père avoir fait mon auberge; l'action se passe en trois
heures. J'aurai été plus de deux mois. Quoi qu'il en
soit, je commence à m'y reconnaître un peu, mais je
perds un temps incalculable, écrivant quelquefois des ■
pages entières que je supprime ensuite complètement,
sans pitié, comme nuisant au mouvement. Pour ce
passage-là, en effet, il faut en composant que j'en
emhrasse du même coup d'œîl une quarantaine au
moins. Une fois sorti de là et dans trois ou quatre
mois environ, quand mon action sera bien nouée, ça
ira. La troisième partie devra être enlevée et écrite
d'un seul trait de plume. J'y pense souvent et c'est là,
je crois, que sera tout l'effet du livre. Mais il faut tant
se méfier des endroits qui semblent beaux d'avance.
DKjiiiiPrt h; Google
eORDESPONDANCE DE G.. FLAUBERT. US
Quand nous nous verrons dans un petit mois Rlis-moi
. penser à te parler de l'Acropole et comment je com-
prends le si(jet.
Croiiaet, mardi toir, I85S.
Ce ne sera pas au commencement de la semaine
prochaine que nous nous verrons, mais vers la fin ou
le commencement de l'autre. Je suis -si long h me
remettre au travail après chaque temps d'arrêt que je
■veux m' être taillé un peu de besogne pour mon retour
et ne pas perdre ensuite un temps considérable à re-
chercher les idées que j'ai maintenant. J'écris d'es-
quisse en esquisse, c'est le moyen de ne pas perdre
tout à fait le ûl, dans une machine si compliquée
sons son apparence 'simple. J'ai lu à Bouilhet di-
manche les vingt-sept pages (à peu près finies) qui
sont l'ouvrage de deux grands mois; il n'en a point
été mécontent et c'est beaucoup, car je craignais que
ce ne fût exécrable; je n'y comprenais presque plus
rien moi-même et puis la matière était tellementingrate
pour les effets de style! c'est peut-être s'en être bien tiré
que de l'avoir rendue passable. Je vais entrer mainte-
nant dans des choses plus amusantes à faire. Urne faut
encore quarante à cinquante pages avant d'être en
plein adultère; alors on s'en donnera et elle s'en
donnera, ma petite femme.
J'ai fait redemander mes notes sur la Grèce ainsi
qu'un excellent itinéraire que j'avais prêtés à Chéruel
{professeur à l'École normale), je t'apporterai cela, ça
pourra te servir pour l'Acropole, il y a moyen sur ce
sujet de faire de beaux vers.
U. 13
DKjiiiiPrt h; Google
146 COBRESPONDAHCE BE G. FLAUBERT.
Quel temps ! Quelle pluie I Et quel vent ! les feuilles
jaunes passent sous mes fenêtres avec furie. Mais,
chose étrange, toutes les nuits sont plus calmes ; entre
moi et le paysage qui m'entoure il y a concordance de
tempérament. La sérénité à tous deux nous revient
avec la nuit. Dès que lejom- tombe il me semble que
je me réveille. Je suis loin d'être l'homme de la nature
qui se lève avec le soleil, s'endort comme les poules,
boit l'eau des torrents, etc. Il me faut une vie factice
et des milieu^ en tout extraordinaires. Ce n'est point un
vice d'esprit, mais toute une constitution de l'homme?
reste à savoir, après tout, si ce que l'on appelle la
factice n'est pas une autre nature. L'anormalité est
aussi légitime que la règle. Je viens de finir le PéricUs
de Shakespeare, c'est atrocement difficile et prodi-
gieusement gaillard, il y a des scènes de b oii ces
dames et ces messieurs parient un langage peu acadé-
mique; c'est agréablement bourré de plaisanteries
oh scènes. Mais quel homme c'était! Comme tous les
autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits ii
côté et paraissent légers surtout. Lui il avait les deux
éléments, imagination et observation et toujours
large! toujours! « Nés pourlamédiocrité, nous sommes
accablés par les esprits sublimes. » C'est hien là le
cas de le dire. Il me semble que si je voyais Shakes-
peare en personne, je crèverais de peur.
Je vais me mettre, quand je t'aurai vue, à Sophocle
que je veux savoir par cœur; la bibliothèque d'un
écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources
qu'il faut relire tous les jours. Quant aux autres il
est bon de les connaître et puis c'est tout. Mais c'est
qu'il y a tant de manières différentes de lire, et cela
demande aussi tant d'esprit que de bien lir« ! De
suite pendant que j'y pense (car depuis trois jours
I ..CtHI'^lc
CO&HESPONDANCE DE 6. FLAUBERT. 147
j'ai peur de l'oublier), ma petite dissertation gramma-
ticale à propos de saisir. Il y a deux verbes : saisir
signifie prendre tout d'un coup, empoigner, et se saisir
de veut dire s'emparer, se rendre maître. Dans
l'exemple que tu me cites « le renard s'en saisit », ça
■veut dire le renard s'en empare, en fait son profit, il y
a donc avec le pronom, tout ensemble, idée d'accapa-
rement et de vitesse (ainsi avec le pronom le verbe
comporterait toujours une idée d'utilité ultérieure),
mais saisir s'emploie tout seul pour dire prendre.
Exemple : n Saisissez-vous de cette angnille-Ià, je ne
peux la saisir, elie me glisse des mains. » Je ne me rap-
pelle point tes deux vers, chère muse, mais il y- a, il
me semble, q[uelque chose comme cette tournure : se
saisissait des brins de paille... ce qui est lent d'ailleurs
et impropre, conime tu vois. J'attends la Paysanne
avec impatience, mais ne te presse point, prends tout
ton temps. Ce sera bon; tous les perruquiers sont
d'accord à dire que plus les chevelures sont peignées
plus elles sont luisantes. Il en est de môme du style,
la correction fait son éclat. J'ai relu hier à cause de
toi la Pente de la^Bévene, eh bien, je ne suis pas de
ton avis. Ça a une grande allure, mais c'est mou, un
pen, et peut-être le sujet môme échappait-il au vers?
Tout ne se peut pas dire, l'art est borné si l'idée ne
l'est pas; en fait de métaphysique surtout, la plume
ne va pas bien, car la force plastique défaille toujours
à rendre ce qui n'est pas très net dans l'esprit.
Je vais lire rOnc/e Tom enanglais. J'ai, je l'avoue, un
préjugé défavorable à son endroit. Le mérite littéraire
seul ne donne pas de ces succès-là. On va loin comme
réussite, lorsqu'à un certain talent de mise en scène et
b la facilité de parler la langue de tout le monde, on
joint l'art de s'adresser aux passions du jour, aux
14S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
quesUons du moment. Sais-tu ce qui se veEdle plli9
annuellement? Faublas et l'Amour- conguffal^ deux
productions ineptes. Si Tadte revenait au monde il
ne se vendrait pas autant que M. Thiers. Le public
respecte les bustes, mais les adore peu, on a pour eux
une admiration de convention et puis c'est tout; le'
bourgeois (c'est-à-dire l'humanité entière maintenant,
y compris le peuple) se conduit envers les classiques
comme envers la religion, il sait qu'Os sont,- serait
fâché qu'Us ne fussent pas, comprend qu'ils ont une
certaine utilité très éloignée, mais 11 n'en use nulle-
ment et ça l'embête beaucoup, voilà.
J'at fait prendre au cabinet de lecture la Chartreuse
de Parme et je la lirai avec soiu, je connais Rauge et
Noir, que je trouve mal écrit et incompréhensible,
comme caractères et intentions. Je sais bien que les
l^ens de goQt ne sont pas de mon avis, mais c'est encore
une drdle de caste que celle des gens de goût, ils out de
petits saints à eux que personne ne connatt. C'est ce
bon Sainte-Beuve qui a mis ça à la mode. On se pâme
d'admiratioB devant des esprits de société, devant des
talents qui ont pour toute recommandation d'être
obscurs. Quant àBayle, je n'ai rien comprïs à l'enthou
aiasme de Balzac pour un semblable écrivain, après
avoir lu Rouge et Noir; en fait de' lectures, je ne dibs
pas Rabelais et Don Quichottele dimanche avec BouUhet .
Quels écrasants livres 1 ils grandissent à mesure
qu'on les contemple, comme les pyramides, et onflnil
presque par avoir peur. Ce qu'il y a de prodigieux
dans Oon Qaichotie c'est l'absence d'art et cette per-
pétuelle fusion de l'illusion et de la réalité qui en
fait un livre si comique et si poétique. Quels nains
que tous les autres à ciité. Comme on se sent petit,
mon Dieu! comme on se sent petit!
:■ " ": ;\- : : i.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 149
Je ne travaille pas mal, c'est-à-dire avec assez de
cœur, mais c'est difficile d'exprimer bien ce qu'on n'a
jamais senti, il faut 3e longues préparations et se
creuBér la cervelle diablement afin de ne pas dépas-
ser la limite et l'atteindre tout en mÊme temps.
L'enchaînement des sentiments me donne un mal de
chien et tout dépend de là dans ce roman, car je
maintiens qii'on peut tout aussi bien amuser avec des
idées qu'avec des faits, mais il faut pour ça qu'elles
découlent l'une de l'autre comme de cascade en cas-
cade et qu'elles entraînent ainsi le lecteur au milieu
du frémissement des phrases et du bouillonnement
des métaphores. Quand nous nous re.verrons j'aurai
fait un grand pas, je serai en plein amour, en plein
sujet et le sort du bouquin sera décidé, mais je crois
que je passe maintenant un défilé dangereux. J'ai
aussi parnû les haltes de mon travail ta belle et
bonne figure au bout, comme des temps de repos;
notre amour par là est une espèce de signet que je place
d'avance entre les pages et je rêve d'y être arrivé de
toutes façons. Pourquoi ai-je sur ce livre des inquié-
tudes comme je n'en ai jamais eu sur d'autres 7 est-
ce parce qu'il n'est pas dans ma voie naturelle et
pour moi au contraire tout en art, en ruses? Ce
m'aura toujours été une gymnastique furieuse! et
longue. Un jour, quand j'aurai un sujet à moi, un
plan de mes entrailles, tn verras, tu verras! J'ai fini
aujourd'hui Perse, je vais de suite le relire et prendre
«les notes, tu dojs être à l'Ane d'or, maintenant, j'at-
tends' tes impressions.
Ne t'occupe de rien que de toi, laissons l'Empire
marcher, fermons notre porte, montons au plus haut
de notre tour d'ivoire, sur la dernière marche, le plus
près du ciel. Il y fait froid quelquefois, n'est-ce
13.
I ..CtHI'^lc
150 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
pas ? mais qu'importe ! ou voit les étoiles briller clair
et l'on n'entend plus les dindons.
Croitaet, jcadi, 1 heure d'après midi.
Je vais envoyer au chemin de fer tout-à l'heure
(en même temps que cette lettre à, la poste) un
paquet contenant tes deux manuscrits de la Paysanne,
le Richard III que je n'ai pas eu le temps de lire et nn
volume de gravures antiques afin de donner un peu
de poids au paquet et qui te sera peut-être utile.
Sois sans crain'i , le plan que Bouilhet t'a envoyé lundi
avait été la veille arrêté par nous deux, de marne que
les corrections que tu trouveras en marge de ton ma-
nuscrit sont nos corrections. Quand je dis corrections
c'est plutôt obsen'ations, car nous n'avons rien corrigé,
mais enfin nous avons bien passé à ce travail trois
bonnes heures dimanche soir et je n'ai rien omis
d'important, j'en suis sûr. Quant à ce qui t'arrête pour
la fin, pourquoi donc t'embarrasses-tu? tu n'as pas
besoin de préciser l'époque, peins vaguement la vie de
Jean à l'armée et le temps qu'il y reste, l'idée des
invalides est mauvaise d'ailleurs ; si les pontons à
cause de la date te gênent, tu peux le faire prisonnier
en Sibérie et revenant à pied à travers l'Europe au
bout de longues années (mais ne t'avise pas alors de
me peindre son voyage et surtout pa^ d'effet déneige,
cela gâterait ta comparaison des vaisseaux daùs le»
mers de glace qui est plus haut), ne te dépêche pas
pour les corrections et attends que les bonnes te
viennent.
J'ai lu le Livre posthume; est-U pitoyable, hein? il
iiiPrt bv-Google
COaRESPONDANCE DE G. FLAUBEIIT. fSl
me semble que notre ami Du Camp se coule., On y
sent un épuisement railical; il joue de son reste et
souffle sa dernière note. Ce qui m'a particulièrement
fait rire c'est que lui, qui me reproche tant de me
mettre en scène dans tout ce que je fais, parle sans
cesse de lui, il se complaît jusqu'à son portrait phy-
sique ; ce livre est odieux de personnalité et de pré-
tentions de toute nature. Sll me demande jamais ce
que j'en pense je te promets que je lui dirai ma façon
de penser entière et qui ne sera pas douce. Comme
il ne m'a pas éparf^né les avis quand je ne le priais
nullement de m'en donner ce ne sera que rendu. Il
y a dedans une petite phrase à mon intention et faite
exprès pour moi : « la solitude qui porte à ses deux
sinistres mamelles l'égoïsme et la vanité ». Je t'assure
que ça m'a fait rire; égoïsme soit, mais vanité non.
L'orgueil est une béte féroce qui vit dans les cavernes
et dans les déserts, la vanité au contraire, comme un
perroquet, saute de branche en branche et bavM"de en
pleine lumière; Je ne sais si je m'abuse (et ici ce
serait de la vanité), mais il me semble que dans tout
le Livre posthume il y a une vague réminiscence da
Novembre et un brouillard de moi, qui pèse sur le
■tont; ne serait-ce que le désir de la Chine à la fin: «dans
un canot allongé, un canot de bois de cèdre dont les
avirons minces ont l'air de plumes, sous une voile de
bambous tressés, au bruit du tam-tam et des tam-
bourins, j'irai dans le pays jaune que l'on appelle la
Chine », etc. Du Camp ne sera pas le seul sur qui
j'aurai laissé mon empreinte, le tort qu'il a eu c'est
de la recevoir; je crois qu'il a agi très naturellement en
i&chant de se dégager de moi, il suit maintenant sa
, voie; mais en littérature il se souviendra de moi
. bngtemps.
DKjiiiiPrt bv Google
13è CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Je suis communiquant et débordant (je l'étais est
plus vrai) et, quoique doué d'une grande faculté d'imi-
tation, toutes les rides qui me viennent en grima-
' çant ne m'altèrent pas la figure. Bouilhet est le seul
homme au monde qw nous ait rendu justice là-des-
sns, à Maxime et à moi; il a reconnu nos deux natures
distinctes et l'abîme qui les séparait. Quant k lui,
Bouilhet, il faut que tous deux nous valions quoique
chose, puisque depuis sept ans que nous nous commu-
niquons nos plans et nos phrases, nous avons gardé
respectivement notre physionomie individuelle.
Voilà le sieur Augier employé à la pohce I Quelle
charmante place pour un poète et quelle noble et intel-
ligente fonction que celle de lire les livres destinés au
colportage I Mais est-ce que ça a quelque chose dans
le ventre ces gaillards-là ! c'est plus bourgeois que les
marchands de chandelle. Voilà donc toute la littéra-
ture qui passe sous le bon vouloir -de ce monsieur I
mais on a une place, de l'importance, on dine chez le
ministre, etc., et puis il faut dire le vrai, il y a de
par le.monde une conjuration générale et permanente
contre deux choses, à savoir, la poésie et la liberté;
les gens de goût se chargent d'exterminer Tune,
comme les gens d'ordre de poursuivre l'autre. îtien
ne plaît davantage à certains espiits français, raison-
nables, peu ailés, esprits poitrinaires à gilet de fla-
nelle, que cette régularité toute extérieure qui indigne
si fort les gens d'imagination ; le bourgeois se rassure
k la vue d'un gendarme et l'homme d'esprit se dé-
lecte à celle d'un critique; les (^evaux hongres sont
applaudis par les mulets. Donc, de quelle puissance
d'embêtement pour nous n'est-il pas armé le double
entraveiu- qui a, tout à la fois dans ses attributions, le
eabre du gendarme et les ciseaux du critique. Augier
DK^BiPrt h; Google
COBRESPÛNDANCE DE G. FUUÇEftT. 153
sans doute croit faire quelque chose de très bien, acto
dégoût, rendre des services. La censure quelle qu'elle
soit me parait une monstruosité, une chose pire que
l'homicide; l'attentat contre la pensée est un crime
de iése-Ame; La mort de Socrate pèse encore sur le .
genre humain. La malédiction des juifs n'a peut-être
pas d'autre signification, ils ont crucifié l'homme-
, parole, voulu tuer Dieu; les républicains là-dessus
m'ont toujours révolté. Pendant dix-huit ans, sous
Louis-Philippe, de quelles déclamations vertueuses n'a-
t^n pas été étourdi! qui n'a pas jeté les plus lourds sar-
casmes à l'école romantique, laquelle ne réclamait en
définitive, comme on dirait maintenant, que le libre
éàkangefCe qu'ily ade comique ce sont les grands mots,
«mais que deviendrait la sociétti » et les comparai-
sons : « laissez-voua jouer les enfants avec des armes
à feu ? » Il semble à ces braves gens que la société
tienne à deux ou trois chevilles pourries et que si on
les retire tout va crouler, ils la jugent (et cela d'après
les vieilles idées) comme un produit factice de
l'homme, comme une œuvre exécutée d'après un
plan. De là les récriminations, malédictions et pré-
cautions. La volonté individuelle de qui que ce soit
n'a pas plus d'influence sur" l'existence ou la destruc-
tion de la civihsation qu'elle n'en a sur la pousse
des arbres ou la composition de l'atmosphère; vous
apporterez, 6 grand homme, un peu de fumier id,
un peu de sang là, mais la force humaine, une fois
que vous serez passé, continuera de s'agiter sans vous;
elle roidera votre souvenir avec toutes ses autres
feuiQes mortes ; votre coin de culture disparaîtra sous
l'herbe, votre peuple sous d'autres invasions, votre
religion sous d'autres philosophies et toujours, tou-
jours, hiver, printemps, été, automne, sans que les
I ,. ..Gotij^lc
164 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
fleurs cessent de pousser et la sève de monter.
C'estpourquoi l'Onde Tom me paratt un livre étroit,
il est fait à un point de vue moral et religieux, il
fallait le faire à un point de vue /lumain. Je n'ai pas
besoin, pour m'attendrir sur un esclave que l'on tor-
ture, (jue cet esclave soit brave homme, bon père,
bon époux et chante des hymnes et lise l'Evangile et
pardonne à sesbourreaus, ce qui devient du sublinte,
de l'exception et dès lors une chose spéciale, fausse-
Les qualités de sentiment, et il y en a de grandesdaus
ce livre, eussent été mieux employées ai le but eût
été moins restreint. Quand il n'y aura plus d'esclaves
en Amérique ce roman ne sera pas plus vrai que
toutes les anciennes histoires où l'on représentait
invariablement les mahométans comme des mons-
tres ; pas de haine l 'pas de haine I et c'est là du reste
ce qui fait le succès de ce livre, il est actuel; la
vérité seule, l'étemel, le Beau pur ne passionne pas
les masses à ce degré-là. Le parti pris de donner
aux noirs le bon c6té moral arrive à l'absurde dans
le personnage de Georges par exemple, lequel panse
son meurtrier tandis qu'il devrait piétiner dessus, etc.,
et qui rêve une civilisation nègre, un empire afri-
cain, etc., la mort de la jeune Saint-Glaire est celle
d'un ange, pourquoi cela? je pleurerais plus si c'était
une enfant ordinaire. Le caractère de sa mère est
forcé, malgré l'apparente demi-teinte que l'auteur y
a mise ; au moment de la mort de sa fille, elle ne doit
plus penser à ses migraines. Mais il fallait faire rire
le parteire, comme dit Rousseau.
Il y a du reste de jolies choses dans ce livre, le
caractère de Halley, la scène entre le sénateur et sa
femme miss Ophélia, l'intérieur de la maison Legru,
une tirade de miss Cussy, tout cela est bien fait
• DKjnien 1„ Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. IHS
puisque Toni est un mystique, je lui aurais voulu
plus de lyrisme (il eût été peut-être moins vrai comme
nature), lea expressions des mères avec leurs enfants
sont archirépétées, c'est comme le journal du sieur
Saint-Claire qui revient à toute minute. Les réflexions
de l'auteur m'ont irrité tout le temps, est-ce qu'on a
besoin de faire des réflexions suri' esclavage? Montrez-
le, voilà tout. C'est là ce ijui m'a toujours sembla
fort dans le Dernier jour d'un condamné, pas une
léflexion sur la peine de mort [il est vrai que la pré-
face échine ce livre, si le livre pouvait Être échiné),
regarde dans le Marchand de Venise si l'on déclame
contre l'usure ; mais la forme dramatique a cela de
bon, elle annule l'auteur. Balzac n'a pas échappé à
ce défaut, il est légitimiste, catholique, aristocratique. _
L'auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans \
l'univers, présent partout, et visible nulle part ; l'art '
étant une seconde nature, le créateur de cettç nature- /
là doit agir par des procédés analogues; que l'on sente
dans tous les atomes, à tous les aspects, une impas-
sibilité cachée, infinie ; l'effet pour le spectateur doit
être une espèce d'ébahissement. Comment tout cela —
s'est-il fait? doit-on dire, et qu'on se sente écrasé sans
savoir pourquoi ; l'art grec était dans ce principe-là, et
pour y arriver plus vite il choisissait ses personnages
dans des conditions sociales exceptionnelles, rois,
dieux, demi-dieux ; on ne vous intéressait pas avec
vous-mêmes, le divin était le but.
A Iionls Boallhflt,
Crolsset, 35 décembre ISSl.
Je ne sais si tes deux collaborateurs s'en sont
doutés ni si toi-même en as conscience, mais tu as
iiiPrt h; Google
1B6 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
fait sur mademoiselle Chéron quatre vers sublimes., de
génie t J'en ai été ébloui. Ce billet n'a d'autre but que
de t'en faire part. Ta pièce est d'une fantaisie transcen-
dante. Cet amour daus one poitrine maigre comme
un oiseau dans une cage ! superbel superbel
Quant à tout le reste de ta bonne longue et tiisl«
lettre, tu es un couillllon avec toutes sortes d'/
mouillés. Mais j'espère la semaine procbalne replan-
ter un b&ton dans le corps de ton énergie pour la faire
se tenir belle et droite comme une poupée de Niuem-
berg.
Sais-tu qu'on vient de découvrir à Madagascar un
oiseau gigantesque qu'on appelle l'Epyoriusî Tu ver-
ras que ce sera le Dinorius et qu'il aura les ailes
rouges.
Fais-moi le plaisir, aussitôt ton arrivée à Rouen,
de me faire parvenir un mot gui me dise le jour où
je te verrai positivement; car de mardi soir à ven-
dredi j'en serai tellement troublé et impatient que
je n'en vivrai pas. Tu connais mes manies.
Je vais ce soir dîner chez Achille. Diner de sfaeikl
Champagne ! anniversaire de la naissance de la mal-
tresse de la maison 1 Fôte de famille! tableau.
A M"' X...
CroisBet, nuit de jeudi, I heure.
Depuis samedi j'ai travaillé de grand cceur et d'une
façon débordante, lyrique ; c'est peut-être une atroce
ratatouille, tant pis, ça m'amuse pour le moment
dussé-je plus tard tout effacer, comme cela m'est ar-
rivé maintes (ois. Je suis en train d'écrire une visite h
une nourrice, ou va par un petit sentier et on revient
l,<,n.;<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE 0. FLAUBERT. 157
par un autre, je marche comme tu le vois sur les bri-
sées du Livre posthume, mais je crois que le paral-
lèle ne m'écrasera pas. Gela sent un peu mieux la
campagne, le fumier et les couchettes que la page de
notre ami. Tous les Parisiens voient la nature d'une
façon élégiaque et proprette, sans bouse de vaches
et sans orties ; Us l'aiment comme les prisonniers
d'un amour niais et enfantin, cela se gagne tout jeune
sous les arbres des Tuileries; je me rappelle à ce pro-
pos une cousine de mon père qui, venant une fois (la
seule que je l'aie vue) nous faire visite à Déville,
humait, s'extasiait, admirait. » Oh ! mon cousin, me dit-
elle, faites-moi donc le plaisir de me mettre un peu
de fumier dans mon mouchoir de poche, j'adore cette
odeur-là », mais noua que la campagne a toujours
embêtés et qui l'avons toujours vue, comme nous en
connaissons d'une façon plus rassise toutes les sa-
veurs et les mélancolies !
C'est bien bon ce que tu me dis de l'histoire Roger
de Beauvoir, l'écharpe passant delà voiture, etc. Oh I
les sujeti, comme il y en a I
T'aperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un
signe de vieillesse? mais je tourne certainement à la
haute comédie, j'ai quelquefois des prurits atroces
d'engueuler les humains et je le ferai à quelque jour,
dans dix ans d'ici, dans quelque long roman & cadre
large ; en attendant une vieille idée m'est revenue, à
savoir celle de mon dictionnaire des idées reçues
(sais-tu ce que c'est î), la préface surtout m'excite fort,
et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un
livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j'y
attaquerais tout; ce serait la glorification historique
de tout ce qu'on approuve; j'y diimontrerais que les
majorités ont toujours eu raison, les minorités tou-
II. 14
l.,<,n--er 1,, GcjOgIc
1S8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
jours tort. J'immolerais les grands hommes à tous les
imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela
dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi pourla
littérature, j'établirais ce qui serait facile,' à savoir que
le médiocre étant à la portée de tous est le seul légi-
time et qu'il faut donc honnir toute espèce d'origina-
lité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de
la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique
et hurlante d'an boutàl'autre, pleine de citations, de
preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes
effrayants (ce serait facile] est dans le but d'en
finir une fois pour toutes avec les excentricités,
quelles qu'elles soient. Je rentrerais par là dans l'idi'e
démocratique moderne d'égahté, dans le mot de
Fouruier que les grands hommes deviendront inuti-
les et c'est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait.
On y trouverait donc par ordre alphabétique sur tous
les sujets possibles tout ce qu'il faut dire eti société pour
être un homme convenable et aimable.
Je croîs que l'ensemble serait formidable comme
plomb. 11 faudrait que dans tout le cours du livre il'
n'y eût pas un mot de mon cru, et qu'une fois qu'on
l'aurait lu on n'os&t plus parler de peur de dire naturel-
lement une phrase qui s'y trouve. Quelques articles
du reste pourraient prêter à des développements splen-
dides comme ceux de homme, femme, ami, politique.
mœurs, magistrat; on pomrait d'ailleurs en quelques
Ugnes faire des types et montrer non seulement ce
qu'il faut dire, mais ce qu'il faut parailre.
J'ai lu ces jours-d les contes de fées de Perrault,
c'est charmant, charmant. Que dis-tu de cette plirase :
a la chambre était si petite que la queue de cette
belle robe ne pouvait s'étendre » , est-ce énorme d'effet,
hein? et celle-ci: « il vient des rois de fous les pays;
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. iîî
les uns en chaises à porteurs, d'autres en cabriolets
et leâ plus éloignés montés sur des éléphants, sur
des tigres, sur des aigles », et dire que tant que les
Français vivront Boileau passera pour être un plus
grand poète que cet homme-là. llîaal déguiser la poésie
en France, on la déteste, et de tous ses écrivains il
n'y a peut-Étre que Ilonsard qui ait été tout simple-
ment un poète comme on l'était dans l'antiquité et
comme on l'est dans les autres pays.
Peut-être les formes plastiques ont-elles été toutes
décrites, redites, c'était la part des premiers; ce qui
nous reste c'est l'extérieur de l'homme, plus com-
plexe, mais qui échappe bien davantage aux condi-
tions de la forme; aussi Je crois que le roman ne fait
que de naître, il attend son Homère. Quel homme eût
été Balzac s'a eût su écrire ! mais il ne lui a manqué
que cela. Un artiste, après tout, n'aurait pas tant fait,
n'aurait pas eu cette ampleur.
Ahî ce qui manque à la société moderne ce n'est
pas un Christ, ni un Washington, ni un Socrate, ni un
■Voltaire, c'est un Aristophane, mais il serait lapidé
par le public ; et puis à quoi bon nous inquiéter de
tout cela, toujours raisonner, bavarder 7 Peignons,
peignons, sans faire de théorie, sans nous inquiéter de
la composition des couleurs, ni de la dimension de
nos toiles, ni de la durée de nos œuvres.
n fait maintenant uu épouvantable vent, lês arbres
et la rivière mugissent, j'étais en train ce soir d'écrire
une scène d'été avec des moucherons, des herbes au
soleil, etc. Plus je suis dans un milieu contraire et
mieux je vois l'autre. Ce grand vent m'a charmé toute
la soirée, cela berce et étourdit tout ensemble; j'avais
les nerfs si vibrants que ma mère, qui est entrée à dix
heures dans mon cabinet pour me dire adieu, m'a fa't
160 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. '
pousser un cri de terreur épouvantable, qui l'a effrayée
elle- même ; le cœur m'en a longtemps battu et il m'a
fallu un quart d'heure à me remettre. Voilà de mes
absorptions, quand ]e travaille. J'ai senti là, à cette
surprise, comme la sensation <dguë d'un coup de
poignard qui m'aurait traversé l'âme. Quelle pauvre
machine que la nôtre et tout cela parce que le petit
bonhomme était à tourner une phrase-
Pioche bien la Paysanne, passes-y encore une se-
maine, ne te dépêche pas, revois tout, épluche-toi, ap-
prends à te critiquer toi-même, ma chère sauvage.
A Louis Bonilhet.
Cejourd'huy, 38 décembre 185!,
En recepvant, à ce matin, latantvostre genteépis-
tre, i'ay esté marry, vrayment ; car es crèbes où pe-
régrine ma vie songeresse, ces jours dominicaux,
par ma soif, sont comme oasis lybiques où ie nie
rafraischys à vostre ombraige et en suis-ie demouré ,
méchanique toute la vesprée, ie vous assure. Oyez
pourtant. Par affinité d'espéuts animaulx et secrète
couiunction d'humeurs abscondes, ie me suys treuvé
estre ceste septmaine hallebrené de mesme fascherie,
àla teste aussy, au dedans, voyre ; pour ce que toutes
sortes grouillantes de papulles, acmyes, phutunques
et carbons (allégories innombrables et métaphores
incongrues, ie veux dire) tousiours poussoyent emmy
mes phrases contaminant par leur luxuriance intem-
pestive, la nice contextured'ycelles;ou mieux, comme
il advint à Luclus Cornélius Sylla, dictateur romain,
des poulx et vermine qui issoyent de son derme à si
grand foyson que quant et quant qu'il en escharbouyl-
■ CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 161
lait plus en venoyt et estoyt proprement comme ung
pourceau et verrat leperoseux, tousiours engendrant
corruption de 3oy-même et si en mourut finalement.
Ains, vous, tant docte scripteur, qui d'un font ca-
ballin, espanchez à goulot mirifique vos "ondes su-
surrantes, de ce souci ne vous poinctant, ceste tant
robuste pucelle que ha -nom Muse, comme bon com-
paignon et paillard lyrique que estes, tousiours la
tabourinez avec angin roide, tousiours la hacquebutez,
la gitonnez, la biscottez, la glossotez, par devant, par
- derrière, en tous accoutremens et langaiges, à la
Francoyse, à laSinnoyse, a la Latine, à l'Alexandrine,
à la Saphique, à l'Adonique, k la Dithyrambique, h la
Persique, à l'Égyptiacque, en cornette, en camail, sui
le coing d'ung tonneau, sur les fleurs d'ung pré, sur
les coquilles du rivaige, en plain amphithéâtre où en
camère privée, brief en toutes postures et occasions.
Je me suys bien délecté ce jourd'huy à vos disti-
ques Catnlliens. le vouldroys en faire tels, si poù-
vois, ie le dys. Comme JuÛus Caesar Scaliger (ung
. consommé es lettres anctiques cettuy-là) qui souloyt
repéter par enthousiasme, luy plus aimer avoir faict
l'ode metporaenéenne du bon Flaccus que estre roy
d'Arragon (ce est une province de Hespaigne, delà
les monts Pyrénéans, près Bagnères en Bigorre où
véroles vont prendre bains pour eux guarryr, allez,
si en estes), i'ay donc curiosité véhémente de voir du
tout finy votre carmen fossiléen qui estalera la pour-
traicture des antiques périodes de la terre et chaos
<y devait estre un aage à rire, par la confusion qu'y
estoit) et ie cuyde desia, par le loppin que i' en con^
noys, que sera viande de mardy-gras, régallade de
monseigneur, et y fauldra estre moult riche en en-
tendement poétique, pour en guster & lourdoys la
lé.
IS2 CORRESPONDANCE DE G. FXAUBERT.
souëvesaveur, comme de Chalibon de Assyrie, de Johan-
nisberg de Germanie, de Chiraa è3 mers Iniques, que
magnats seuls hument quand ils veulent entregaudyr
aux gnmdes festes et esbattements dépenciers.
Ajns n'avez-vous paour, amy, que tousiours couche
comme ung veau et roulant la vastitude de ces choses
en la sphéréité de vostre entendement, elles ne cata-
glyptent une façon de jmicrosmo en votre personne -
et ne vous appréhendent vous-mômo. Ce advient aux
femmes engroissées, vous savez, qui appetent man-
gier un connil, ie suppose ; à leur fruict qu'elles font,
poussent des oreilles de connil sur l'estomach; ou
comme enfantelets qui cogitant, dans leurs hers, eux
pysser contre un mur, compyssent de vray leurs lin-
ceuls; tant le cerveau ha force, ie vous dys, et met
tous atosmes en branle ! adonc, vos roignons deviea-
droyent rochiera et les poils du cul palmiers, et la
semence demeurant stagnante es vases sperraatiques
(comme laictages, l'été, dans les jarres d'argile) se
tournerait en crème, et bientôt en benrre, voyre bi-
tume plustôt, ou lave volcanique dont on feroyt après
des pumices, pour bellement polir les marbres des
palais et sépulchres. Lors, mousse croystrait au fon-
dement (lequel tousiours est eschauffé par vents tié-
dis comme es régions équatoriales), fange serait es
dents, or en oreilles, nacre es ongles, fucus sur la
merde et uystres à l'escalle dans le gozier, yeux ag-
grandis et tousiours stillants en place, seraient comme
des lunes mortes et perpétuelle exhalaëson poëtique,
comme l'on voit de l'Etna en Sicile, issoyroit de votre
bouche ! Voyageurs lors viendroient par milliers spec-
ter ce pot'te-nature, cet homme-monde et ce rapporte-
roit moult argent au portier. le m'esgare, ie croys,
et mon devis sent la phrénésie Delphique et transpott
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. fC;
hyperbolique. Si pourtant ne vay-ie tourner mon
style, car vous sais-ie compaignon aymant auleune
phantaisle et phantastiquerie. et conchiez de dédain
et contemnation (es continents Apolloniques) ces
tant coincts jardinets, à ifs taUlds et gazons courts,
où l'on n'a place pour ses coudes ne ombre pour son
teste. Ains dilectez contrairement les horriJicques fo-
rêts caverneuses et spelunqueuses, avec grands chê-
nes, larges courants daër embalsamés, fleurs cou-
lourées, ombres flottantes, et tousiours au loing,
quelque hurlement mélancholique, en le dessous des
feuilles, comme d'un loup afl'amé; et déjà, delà,
esbattemens spittacéens sur les hautes branches, et
singes à queue recourbe, claquant des badigoinces,
et moustrant leur cul, -
Or donc, puisque n'avons ji bronché (estant ferrés
il glace, ie suppose) ni jà courbé notre eschine sous
le linteau d'aulcune boutique, ecchse, confrayrie,
servition quelconque, guardons (ce est mon souhait
de nouvel an pour tous deux), ceste sempiternelle su-
perbe amour de Beaulté, et soyons, de par toute la
bande des grands que ie invoque, ainsy tousiours la-
bourant, tousiours barytonnant, tousiours rythmant,
tousiours. calopbonisanl et nous cberyssant.
A Dieu, mon bon, adieu mon peton, adieu mon
couillon (gauscbe).
Gustavus Flaubertus,
B oargeolsophobus.
A M"« X...
Croisset, lundi ,1 heure», 1852.
Je suis dans ce moment comme tout épouvanté, et
ti je t'écris c'est peut-être pour ne pas rester seul
l,<,n.-o" >, Google
iU CORRESPONDANCE UB G. FLAUBERT,
avec moi, comme on allmne aa lampe la nuit quand
on a peur. Je ne sais si tu vas me comprendre, mais
c'est bien drôle. As-tu lu un livre de Balzac qui s'ap-
pelle Lotns Lambert? Je viens de l'achever il y a cinq
. minutes, il me foudroie : c'est l'histoire d'un homme
qui devient fou à force de penser aux choses intan-
gibles; cela s'est cramponné à moi par mille hame-
çons. Ce Lamhert à peu de choses près est mon
pauvre Alfred; j'ai trouvé là nos phrases (dans le
temps) presque textuelles ; les causeries des deux
camarades au collège sont celles que nous arions, ou
analogues. Il y a une histoire de manuscrit dérobé
par les camarades et avec des réflexions du maître
d'études gui m'est arrivée, etc., etc. Te rappelles-tu que
je t'ai parlé d'un roman métaphysiqpie (en plan), où
un homme, à force de penser, arrive à avoir des hal-
lucinations au bout desquelles le fantôme de son ami
lui apparaît pour tirer la conclusion (idéale) des pré-
mices (mondains tangibles); eh bien, cette idée est là
indiquée, et tout ce roman de Louis Lambert en est la
préface; à la fin le héros veut se châtrer par une
espèce de manie mystique; j'ai eu, au miheu de mes
ennuis de Paris, à dix-neuf ans, cette envie [je te montre-
rai dans la rue Vivienne une boutique devant laquelle
je me suis arrêté un soir, pris par cette idée avec une
intensité impérieuse), alors que je suis resté deux ans
entiers sans voir de femme. L'année dernière, lorsque
je vous parlais de l'idée d'entrer dans un couvent,
c'était mon vieux levam qui me remontait. Il arrive
un moment où l'on a besoin de se faire souffrir, de
haïr sa chair, de lui jeter de la boue au visage tant
elle vous semble hideuse. Sans l'amour de la forme,
j'eusse été peut-être un grand mystique, ajoute à cela
mes attaques de nerfs, lesquelles ne sont que des
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. I6S
déclivités involontaires d'idées, dlmages; l'élément
psychique alors santé paivdessusmoî, et la conscience
disparait avec le sentiment de la vie. Je suis sûr que
■je sais ce que c'est que mourir, j'ai souvent senti
nettement mon Âme qiii m'échappait, comme on sent
le sang qui coule par l'ouverture d'une saignée. Ce
diable de livre m'a fait rêver Alfred toute la nuit; à
neuf heures je me suis réveillé et rendormi, alors
j'ai rêvé le ch&teau de la Roche-Guyon, il se trouvait
derrière Croisset, etje m'étonnais de m'en apercevoir
pour la première fois. On m'a réveillé en m'apporlant
ta lettre; est-ce cette lettre cheminant sur la route
dans la boite du facteur qui m'envoyait de loin l'idée
de la Roche-Guyonî tu venais à moi sur elle. Est-ce
Louis Lambert qui a appelé Alfred cette nuit (il y a
huit mois j'ai rêvé des hons, et au moment où je
rêvais, im bateau portant une ménagerie passait sous
mes fenêtres). Ohl comme on se sent près de la fohe
quelquefois, moi surtontl Tu sais mon influence sur
les fous et comme ils m'aiment! Je t'assure que j'ai
peur maintenant, pourtant en me mettant à ma table
pour t'écrire, la vue du papier blanc m'a calmé. De-
puis un mois, du reste, je suis dans un singulier état
d'ex^tation ou plutôt de vibration; à la moindre idée
qui va me venir, j'éprouve quelque chose de cet eflet
singulier que l'on ressent aux ongles en passant
auprès d'une harpe.
Quel sacré livre I il me fait mal, comme je le sens!
Autre rapprochement : ma mère m'a montré (elle
l'a découvert hier) dans le Médecin de campagne de
Balzac une même scène de ma^ Bovary : une visite chez
une nourrice (je n'avais jamais lu ce livre, pas plus
que Louis Lamberi). Ce sont mêmes détails, mêmes
effets,- même intention, à croire que j'ai copié, si ma
i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc
166 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
page n'était infiniment mieux écrite, sans me vanter.
Louis Lambert commence, comme Bovary, par une
entrée au collège, et il y a une phrase qui est la même :
c'est là que sont contés des ennuis de collège surpas-
sant ceux du Livre posthume I
n m'est égal que Hugo m'envoie tes lettres si elles
viennent de Londres, mais de Jersey ce serait peut-
être trop clair? Je te recommande encore une fois de
ne pas envoyer de note écrite, je garde ta lettre pour
la montrer à Bouilhet dimanche si tu le permets?
A la fin de cette semaine je t'écrirai en te donnant
la réponse des variantes que tu me soumets pour la
Paysanne : bon courage, pauvre chère muse. Je crois
que ma Bovary va aller, mais je suis gêné par le sens
métaphorique qui décidément me domine trop, je
suis dévoré de comparaisons comme on l'est de
poux, et je ne passe mon temps qu'à les écraser,
mes phrases en grouillent.
A la mèin».
Croiaaet, 3 janvier samedi minuit 185t.
Oui, chère muse, je devais t'écrire une longue lettre,
mais j'ai été si triste et embêté que je n'en ai pas en
le cœur. Est-ce l'air ambiant qui me pénétre, mais
de plus en plus je me sens funèbre; mon roman me
donne des sueurs froides; en cinq mois, depuis la fin
d'août, sais-tu combien j'en ai écrit, soixante-cinq
pages! dont trente-six depuis Mantes! j'ai relu .tout
cela avant-hier, et j'ai été effrayé du peu que ça est ot
du temps que ça m'a coûté(je ne compte pas le mal).
Chaque paragraphe est bon en soi, et il yados pages,
j'en suis sûr, parfaites; mais précisément àcausede
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBER7. 167
cela, ça ne marche pas. C'est une série de paragraphes
tournés, arrêtés, et qui ne dévaUent pas les uns sur
les autreB; il va falloir les dévisser, I&cher les joints
comme on fait aux mâts de navire quand on veut que
les voiles prennent plus de vent. Je m'épuise à réa-
liser un idéal peut>4tre absurde en soi, mon sujet
peut-être ne comporte pas ce style : oh! heureux
temps de Saint-Antoine, où Étes-vous? J'écrivais li
avec mon, moi tout entierl c'est sans doute la faute
de la place, le fond était si ténul et puis, le milieu
des œuvres longues est toujours atroce {mon bou-
quin aura environ 450 à 480 pages, j'en suis mainte-
nant à la page 204). Quand je serai revenu de Paris,
je m'en vais ne pas écrire pendant quinze jours et faire
le plan de toute cette au jusqu'à la chute de ma petite
femme, qui sera le terme de la première partie de
la deuxième ; je n'en suis pas encore au point où je
croyais arriver pour l'époque de notre entrevue à
Hautes, vois quel amusement! enfin k la grâce de
Dieu. Dans huit jours nous serons ensemble, cette
idée me dilate la poitrine.
Je ne t'engage pas à inviter ViUemain, et avec ma
vieille psychologie de romancier, voilà mes motifs:
4° tu as besoin de lui pour ton prix; 2° nous sommes
jeunes; 3" il est vieux; qui te dît qu'il ne sera pas
embôté du petit prônage de Bouilbet : ces gens sur
le déclin sont jaloux, ici pas d'exception, c'esl une
règle. De plus, comme il te fait la cour et que c'est un
homme très fin, il s'apercevra (ou on lui dira, ou il le
supposera, ou il finira par le savoir), que la place
est prise et par moi, second motif pour l'indisposer.
Garde toutes ses bonnes volontés, et sans faire la
coquette, laisse toujours du vague, il ne faut pas s'en-
dormir sur le fricot, comme eût dit ce bon Pradier; je
168 CORBESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
:rois donc que ce serait maladroit de l'inviter à ta
Boirée, tu penses bien que pour moi penonneilement
sa connaissance me serait plutôt agréable, mais
comme en cette circonstance elle n'est utile & aacun
de nous trois, et qu'il pourrait au contraire sortir de
là avec un peu de mauvais vouloir à ton endroit, il
vaut mieux s'abstenir.
C'est comme pour Jourdan, nooB n'avons besoin
d'aucune relation (indirecte) avec Du Camp, il irait
clabauder ce qui s'est fait et dit chez toi, je peux l'y
revoirie lendemain, ceserait des questions; non, non,
enfin mon troisième refus est relatif à Bérai^er.
Bouilbet ne demande pas mieux que â'7 aller avec
toi, mais moi qui n'ai aucun titre, je ne puis vous
accompagner; quant à tout le reste, j'adhère h tes
plans. Pour en finir des affaires du monde, mon der-
nier avis relativement à Bouilhet : ne fais pas lire ses
vers devant un public nombreux, H t'en supplie et
moi aussi. Dans le commencement c'était bon, mais
maintenant qu'il a déjà publié plusieurs fois, ça le
restreint. Quand les intimes resteront, à la bonne
heure.
Quel imbécile que ce Bulozl quelle brute I quelle
brutal tout cela vous donne des envies de crever; je
comprends depuis un an cette vieille croyance en la
fm du monde que l'on avait au moyen âge lors des
époques sombres. On se tourne pour trouver quelque
chose de propre, de quelque côté qu'on pose les pieds
on marche sur la m...., nous allons encore descendre
longtemps dans cette latrine ! on deviendra si bête
d'ici à quelques années, que dans vingt ans, je sup-
pose, les bourgeois du temps de Louis-Philippe sem-
bleronts élégants et talons rouges. On vantera la
liberté, l'art et les manières de cette époque, car ils
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 16»
réhabiliteront l'immonde à force de le dépasser.
Quand on est harassé de soucis, quand on se sent
dans la tête la vieillesse de toutes les formes con-
nues, quand enfin on se pèse à soi-même, si de
mettre la tête à la fenêtre au moins vous rafraî-
chissait, mais non, rien du dehors ne vous rassénit.
Au contraire, au contraire I mes lectures de Rabelais-
se mêlent à ma bile sociale, et il s'en forme un besoin
de flux auquel je ne donne aucun cours et qui me
gène même, puisque ma Bovary est tirée au cordeau,
lacée, corsée et ficelée à étrangler. Les poètes sont
heureux; on se soulage dans un sonnet, mais les
malheureux prosateurs, comme moi, sont obligés de
tout rentrer. Pour dire quelque chose d'eux-mêmes,
il leur faut des volumes et le cadre, l'occasion; s'ils
ont du goût, ils s'en abstiennent même, car c'est là
ce qu'il y a de moins fort au monde, parler de soi.
Pourtant, j'ai peur qu'à force d'avoir de ce fameux
goût, je n'en arrive à ne plus pouvoir écrire, tous les
mots maintenant me semblent à côté de la pensée, et
toutes les phrases dissonantes. Je ne suis pas plus
indulgent pour les autres; j'ai relu, il y a quelques
. jours, l'entrée d'Eudore à Rome (les Martyrs), qui
passe pour un des morceaux de la littérature fran-
çaise et qui en est un; eh bien, c'est fort pédant à
dire, mais j'ai trouvé là cinq ou six libertés que je
ne me permettrais pas; où est donc le style, en quoi
consiste-t-il7 Je ne sais plus du tout ce que ça veut
dire, mais si, mais si pourtanti je me le sens dans le
ventre.
Nous allons encore bien causer dans huit jours.
L'idée de ton contentement, si mon œuvre est réussie
plus lard, n'est pas un de mes moindres soutiens,
bonne muse. Je rôve ton admiration comme une
II. ''^ I .
470 CORHESPONDANCE DE G. t'LA.UBERT.
volupté, cette pensée est mon petit bagage de route,
etje la passe sur mon cerveau en sueur comme une
chemise blanche. Toi tu as fait une bonne chose, ta
Paysanne va réussir si le Pays en veut (mais ces mes-
sieurs aussi doivent être pudiques); tu vas avoir de
suite plus de lecteurs que tu n'en aurais eu à la Hevue.
Enfin, Bouilhet et moi, nous t'arriverons samedi
vers six ou sept heures du soir ; la Seine est débordée,
ienesaiscommentj'iraiii Rouen, il me faudra prendre
le bateau, et les heures ne coïncideront peut-être pas
avec le chemin de fer. En tout cas nous irons dîner
avec toi, et si d'ici à samedi tu ne recevais aucune
lettre, c'est qu'il n'y aurait rien de changé dans mon
plan. Peut-être mercredi ou jeudi t'enverrai-je un
simple mot pour te dire j'arrive. Adieu donc, à bien-
tôt, dans huit jours à cette heure-ci. A toi, à toi.
Tiens-tu absolument à mes notes de voyage? moi
je crois que maintenant il vaudrait mieux que tu ne
les lises pas. Tout ce qui est étranger au travail en
distrait.
A la même.
Croisset, meri^redi Liinuit,
Enfin I me revoilà à peu près dans mon assiette!
j'ai grilfonné dix pages d'où il en est résnlté deux et
demie; j'en ai préparé quelques autres. Ça va aller,
j'espère, et toi, pauvre bonne Muse, où en es-tu? je te
vois piochant ton Acropole avec rage et j'en attends
le premier jet d'ici à peu de jours; soigne bien les
vers, au point où tu en es maintenant tu ne dois pas
te permettre un seul vers faible. Je ne sais ce qu'il
en sera de ma Bovary, mais il me semble qu'il n'y
aura pas une phrase molle. C'est déjà beaucoup ; le
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. iH
génie c'est Dieu qui le donne, mais lo talent noas
regarde; avec un esprit droit, l'amour de la chose et
une patience soutenue on arrive à en avoir. La cor-
rection (je l'entends dans le pins haut sens du mot)
fait a la pensée ce que l'eau du Styx faisait au corps
d'Achille : elle la rend invulnérable et indestructible;
plus je pense à cette- Acropole et plus il me semble
iju'il y aurait à la fin «ne enguettlade aux Barbares su-
perbe ; cela rentrerait dans l'esprit de la pièce et m'en
parait même le complément. Je vais tâcher d'être
clair. Après tes Panathénées, tableau de la Grèce, vi-
vant, animé, et avoir bien marqué que cela n'existe ,
plus, je dirais... et puis les Barbares sont venus (pas
de description de l'ûivasion, mais plutôt l'effet en
résultant), ils ont cassé, profité, fmt des meules de
moulin avec les piédestaux de tes statues... ils ont
chauffé leurs pieds nus à ton olivier qui brûlait, 6
Minerve, et dans des langues barbares accusé tes
dieux, 6 Homère... il faudrait faire la confusion sou-
tenue des deux espèces de Barbares, et cela très large,
à la fois lyrique et satyrique, ça ne sortirait pas du
lieu même de l'Acropole ; les diverses ruines et cons-
tructions modernes te serviraient de comparaisons
et de point de rappel, et ce mouvement t'amènerait
naturellement à ton trait final : nous cherchons main-
tenant parmi ces débris les vestiges du beau.
Réfléchis à cela, il me semble qu'U y a là beaucoup ;
cette idée plairait au cûté classique de l'Académie et
pourrait d'ailleurs être en elle-même une fort belle
chose-
La Sylphide, comme dit Babinet, a écrit deux lettres
charmantes. Buuithet a répondu quelques lignes h la
dernière pour lui dire qu'elle le laisse tranquille et
qu'il ne veut plus entendre parler d'elle, il m'a l'air
l,<,n.-<- ,,'GOO^IC
na CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
très calme et décidé, mais mi vieux psycholo^e
■comme moi pense que ce n'est pas là une fin ; ils se
reverront d'une façon ou d'une autre et s'aimeront
ou je serais fort étonné; elle a dû être vexée de son
dernier billet; y répondra- t-ellet la correspondance
-se rengagerait alors sur un pied purement littéraire?
mais la littérature mène loin et les transitions voue
font glisser sans qu'on s'en doute des hauteurs du ciel
■aux profondeurs du c, problèmel pensée 1 comme
-dirùt le grand Hugo I
J'ai demûn à déjeuner un jeune homme que
Bouilhet m'aamené dimandie. Je l'avais connu enfant
lorsqu'il avait sept & dix ans; son père, magistrat inepte,
«n faisait un perroquet et le poussait aux bonnet
■itudti, mais malgré tous ses soins il n'est point devenu
un crétin (ce qui désole le père) et il a pris en goût
■sérieux la littérature, il est hugotique, rouge, etc., de
iii désolation de la famille, haine de tous les conci-
toyens, mépris du bourgeois; il désirait depuis long-
temps faire ma connaissance. Je l'ai reçu carrément
et dans tout le déshabillé franc de ma pensée; c'est
«e qu'il faut faire aux gens qui viennent nous flairer
par curiosité. S'ils sont choqués, ils ne reviennent
plus, et s'ilsvousaimentc'est qu'ils voue connaissent.
Quant à lui il m'a paru être un assez intelligent
garçon, mais sans dpreté, sans cette suite dans les
idées qui seiile mène à un but; il donne dans les
théories, les symbolismes, Michelelteries, Quinette-
ries (j'y ai été aussi, je les connais), études comparées
des langues, plans gigantesques et charabias un peu
"vides. Mais en somme on peut causer avec lui pendant
^xuelques heures; or la graine est rare de ceux-Ut- Il
habite Paris, a une vingtaine de mille francs de rente
«t va s'en aller en Amérique et de.Ià aux Indes pour
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. HJ
son plaisir; il veut aussi écrire une histoire grecque,
voir la Grèce. Voilà bien des volontés qui marquent
peut-être absence de volonté. Dans quelle époque de
dilTusion noua sommes I L'esprit autrefois était un
soleil solitaire, tout autonr de M il y avait le ciel
vide ; son disque maintenant, comme par un soir
d'hiver, semble avoir pftli et il illumine toute la
brume humaine de sa clarté confuse.
Je m'en vais relire Montaigne en entier, c'est une
bonne causerie, le soir avant de s'endormir. Com-
ment vas-tu? il me semble qu'il y a six mois que
je t'ai quittée. Comme nous serons à nous à Mantes.
Mais ne pensons pas h cela, travaillons, moi je ne veux
plus regarder en avant, la longueur de ma Bovary m'é-
pouvante à me décourager; « qu'estes que ton devoir?
dit Gœthe; l'exigeance de chaque jour »; ne sortons
pas de là. Adieu, mille baisers sur tes lèvres de Huse.
A, la menu.
Croiseet, nuit de dlmancbe, I heure et demie.
n est bien tard, je devrais me coucher, mais c'est
demain dimanche, je me reposerai. Je veux te dire
tont de suite, chère Muse (combien je t'aime, d'abord),
et comme tes deux dernières courtes lettres m'ont
fait plaisir, elles ont un souffle qui m'a gonflé, je
4Xois, car je suis dans le même état lyrique que toi;
j'y ai vu que tu étais emportée dans l'art et que tu'
roulais dans la houle intellectuelle, ballottée fi tous
les grands vents apolloniçues. C'est bien, c'est bien,
nous ne valons quelque chose que parce que Dieu
souffle en nous ; c'est là ce qui fait même les mé-
diocres forts, ce qui rend les peuples si beaux aux
l,<,n.-<- ,, Google
n4 COBBESPOND.VNCE M G. FLAUBERT,
jours de fièvre, ce qui embellit les laids, ce qui pu-
' rifie les Infâmes : la foi, l'amour; « si vous aviez la
foi vous remuerioz les montagnes. » Celui qui a dit
cela a changiJ lo monde parce qu'il n'a pas douté.
Garde-moi toujours cette rage-là, tout cède et tout
pêté à la fin devant les obstinations suivies, j'en
reviens toujours à mon vieil exemple de Boileau; ce
gvedin-là vivra autant que Molière, autant que la lan-
gue française et c'était pourtant un des moins poètes
des poètes; qu'a-t-il fait? il a suivi sa ligne jusqu'au
bout et donné à son sentiment si restreint du beau
toute la perfection plastique qu'il comportait.
Ta Paysanne a du mal à paraître. C'est justice, voilà
une preuve que c'est beau ; pour les œuvres et pour les
hommes médiocres, le hasard est bon enfant, mais ce
qui a de la valeur est comme le porc-épic, on s'en
écarte; une des preuves qui m'auraient convaincu de
la vocation de Bouilhet si j'en eusse douté, c'est qu'à
Rouen, dans son pays et où il est connu, pas un jour-
naliste n'a même cité son nom; on objectera qu'ils
ne peuvent le comprendre et j'accepte l'objection qui
me donne raison, ou bien c'est qu'ils l'envient et ils
font bien alors. De même l'ami Gautier fait des ré-
clames pour E. Delessert, qu'il connaît à peine, et ne
souffle mot de Tami Bouilhet, est-ce clair?envoie-moi
demain à n'importe quel journal ta Pai/ïatine.éreintée,
fais-y une fin sentimentale, une nature factice, des
paysans vertueux, quelques Ueux communs sur la
moraUté avec un peu de clair de lune parmi les rui-
nes à l'usage des âmes sensibles, le tout entremêlé
d'expressions banales, de comparaisons usées, d'idées
bétes et que je sois pendu si on ne l'accepte. Mais
patience, la vérité a son tour, cUe possède en soi-mémi
une force divine et quoiqu'on l'exècre onlaproclame,
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE' DE G. PLAUBERt. 175
on a de tout temps crié contre l'originalité, elle finit
pourtant par entrer dans le domaine commun et
bien que l'on déclame contre les supériorités, contre
les aristocrates, contre les riches, on vit néanmoins
de leurs pensées, de leur pain. Le génie comme un
fort cheval traîne à son c l'humanité sur les routes
de l'idée, elle a beau tirer les r^nes et par sa bêtise
lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant
qu'elle peut le mors dans sa bouche, l'autre qui a
les jarrets robustes continue toujours au grand galop
par les précipices et les vertfges.
J'attends lundi malin VAeropole et comme il faut
se dépécher, je la lirai, je la porterai de suite à Rouen
à Bouilhet, nous la lirons, et chez lui je t'écrirai en te
renvoyant le tout.
Pour un autre travail ce procédé de composition
ne serait pas bon; il faut écrire plus froidement; mé- '
flons-nous de cette espèce d'échaulTement qu'on '
appelle l'inspiration et où il entre souvent plus
d'émotion nerveuse que de force musculaire. Dans
ce moment-ci par exemple, je me sens fort en train,
mon front brûle, les phrases m'arrivent, voilà deux
heures que je voulais t'écrire et que de moment en
moment le travail me reprend; au lieu d'une idée
j'en ai dix et où il faudrait l'exposition la plus simple
il me surgit une comparaison, j'irais, je suis sûr,
jusqu'à demain midi sans fatigue. Mais je connais
ces bals masqués de l'imagination d'où l'on revient
avec la mort au cœur, épuisé, ennuyé, n'ayant vu que
du faux et débité des soltises; Jout doit ae faire à
froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc
de Berry~ir a" "pris une carafe d'orgeat et n'a pas
manqué son coup; c'iitait une comparaison de ce
pauvre Pradier et qui m'a toujours frappé, elle est
DKjiiiiPrt h; Google
ne COaRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
d'un haut enseignement pour qui sait la comprendre.
Ma préface, du Dictionnaire des idées reçues me
tourmente, j'en ai fait le plan par écrit; j'ai passé
l'autre jour deux heures de suite à rêver (à propos de
■JuTénai que je lisais) un grand roman romain; mon
Uvre xTiu' siècle m'est revenu hier, la Bovary marche
son petit train et se dessine dans l'avenir, il n'est pas
jusqu'à ce malheureux grec qui ne me semble se
débrouiller. Je crois que le ramolUssement de cer-
velle diagnostiqué par Du Camp n'arrive pas encore.
Ahl ah! mais je les casserais sur elle tous ces brave»
petits compagnons-là comme les commis-voyageurs
brisent sur leur front les assiettes d'auberge, par
facétie.
Si je cherche un peu d'où vient mon bon état pré-
sent, c'est peut-être à deux causes: 1* d'avoir vu l'autre
jour ce brave garçon qui enfin parle notre langue,
on a plaisir à trouver des compatriotes dans la vie ;
2° à la société de M"' Vasse (tu sais, cette dame qui
est ici) elle a longtemps habité l'Orient; nous en cau-
sons à table,cela me ranime et me fait passer dans la
tête de grands coups de vent qui m'emportent. Si fort
que l'on ait l'orgueil de se croire, l'élément extérieur
est bon quelquefois, mais c'est si rare de trouver un
lit pour ses fatigues. Adieu, toi qui est l'édredon où
mon cœur se pose et le pupitre commode où mon
■esprit s'entr'ouvre.
Quant au Livre posthume, la fin répond au com-
mencement, j'ai admiré comme toi la Croix, Porcia,
le couvre-pied, etc., il a fourré là jusqu'à un rêve
qu'il a fait en voyage et que je l'at vu écrire, il n'en
a pas changé trois phrases. Pour M, ce bon Maxime,
je suis maintenant incapable à son endroit d'un sen-
timent quelconque, la partie de mon cœur où il était
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. l'il
est tombée sous «ne gan^ène lente, et il n'en res'te
plus rien; bons ou mauvais procédés, Itiuanges ou
calomnies, tout m'est égal et il n'y a pas là dédain,
ce D'est point une affaire d'orgueil, mais j'éprouve
une impossibilité radicale de sentir à cause de lui,
pour lui, quoi que ce soit, amitié, haine, estime ou
colère, il est parti comme un mort et sans même me
laisser un regret. Dieu l'a voulu I Dieu soit béni. La
douceur que j'ai éprouvée dans cette affection (et que
je me rappelle avec charme) atténue sans doute l'hu-
miliation ou je pourrais être de l'avoir eue; une chose
m'a fait sourire dans sa phrase de « la large épaule »,
il aurait pu choisir une comparaison plus heureuse;
c'est sur cette épaule pourtant qo'à la mort de sa
grand'mère je l'ai porté comme un enfant lorsque
l'arrachant de son cadavre où il pleurait, criait, appe-
lait les anges^ parlant de là-haut, etc., je l'ai pris d'un
bras et l'ai enlevé tout d'un bond jusque sur sa ter-
rasse. Je me rappelle aussi que je lui ai arrangé un
duel à cet homme si brave, etc., etc. Ah 1 les hom-
mes d'action! les actifs! comme ils se fatiguent pour
ne rien faire et quelle bête de vanité que celle que
l'on tire d'une turbulence stérile. L'action m'a tou-
jours dégoûté au suprême degré, elle- me semble ap-
partenir au câté animal de l'existence (qui n'a senti
la fatigue de son corps! combien la chair lui pèse!),
mais quand il l'a fallu ou quand il m'a plu je l'ai
menée, l'action, etraide, et vite et bien. Pour sa croix
d'honneur, à Du Camp, j'ai fait en une matinée ce qu'à
' cinq ou six gens d'action qu'ils étaient là, ils n'avaient
pu accomphr en six semaines, il en a été de même
pour mon frère, quand je lui ai fait avoir sa place ; de
Paris où j'étais, j'ai enfoncé toute l'école de médecine
et fait écrire par le roi au préfet pour lui forcer ht
DKjiiiiPrt h; Google
lis CORRESPONDANCE DE G. FLÀIJBËEIT.
main; les amis qui me coDsidéraieiit étaient épou-
' vantés de mon toupet et de mes ressources. Le père
Degasc (ancien pair de France, ami de mon père) en
• était si ébahi qu'il voulait sérieusement me faire
entrer dans la diplomatie, prétendant que j'avais de .
glandes dispositions pour l'intrigue. Ah! quand on
sait rouler une métaphore on peut bien pelotter des
imbéciles. L'incapacité des grandes pensées aux
affres n'est qu'un excès de capacité. Dans les grands
vases une goutte d'eau n'est rien et elle emplit les
petites bouteilles. Mais la durée est là qui nous con-
sole; que reste-t-il de tous les actifs, Alexandre,
Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous?
La pensée est comme l'âme, éternelle, et l'action
comme le corps, mortelle. J'étais en train de philo-
sopher ce soir, mais je n'ai plus une seule feuille de
papier à lettres et il est temps d'aller se coiicher.
Adieu donc.
A la mtine.
Croisset, nuit de vendredi, 1 heure.
Pourquoi, chère bonne Muse, ai-jeune sorte de pres-
sentiment que tu es malade? h'Acropole doit t'avoir
bien fatiguée, ça ne vaut rien, ni pour l'œuvre ni pour
l'auteur, de composer ainsi. Si, après nos corrections,
nous eussions eu encore trois semaines devant nous,
et que tu nous eusses renvoyé le manuscrit recopié
comme nous l'avions refait et avec tes observations
àtoi, nous te l'aurions renvoyé, tul'aurais retravaillé,
et après une seconde révision de notre part, je t'assure
que c'eût été une crâne chose. L'étoffe y était, mais
nous n'avons pas eu seulement le temps de nous en-
tendre. Ainsi quand je te disais que le Parthénon est
I ,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDANCE DE (i. FLAUBERT. 179
couleur bitume et terre de Sienne, c'est vrai, mais les
Propylées, je ne sais pourquoi, sont fort blanches;
ainsi l'on pouvait dire :
Tu as oublié de parler de Pandrose; mais sois sûre
que l'Académie, toule pédante qu'elle soit, tient plus
aux vers eneus-mémes, qu'à une description technique.
Le sujet l'Acropole était d'ailleurs tellement vague,
que chacun peut le traiter h sa fantaisie. Si tu as fait,
comme tu me le dis, les coupures et nos corrections
les plus importantes, j'ai bon espoir. Mais agis comme
l'an passé, ne néglige pas tes petites recommanda-
tions indirectes : après la peau du lion, un lopin de
celle du renard : soyons prudents.
Ta jeune Anglaise, 3ansqueîelaconnaisse,me cause
une grande pitié, à cause de toutes les déceptions qui
doivent l'attendre; si elle n^st pas stupide, elle finira
par s'énamourer de quelque intrigant, porteur d'unp
figure pâle et adressant des vers aux étoiles compa
rées aux femmes, lequel M mangera son argent, et
la laissera avec ses beaux yeux pour pleurer, et son
cœur pour soufTrir. Ali! comme on perd de trésors
dans la jeunesse I et dire que le vent seul ramasse et
emporte les plus beaux soupirs des âmes ! Mais y a-t-il
quelque chose de meilleur que le vent et de plus
doux? Moi aussi, j'ai étti fl'une architecture pareiUe,
j'étais commue les cathédrales du xv* siècle, lancéolé,
fulgm'ant; je buvais du cidre dans ma coupe de ver-
meil. J'avais une tôte de mort dans ma chambre, sur
laquelle j'avais écrit : « Pauvre crâne vide, que veux-
tu me dire avec ta grimace t » Entre le monde et moi
existait je ne sais quel vitrail, peint en jaune avec
.,Goo>^lc
ISO GOttRESPONDANCE DE G. FLAUBEaT.
âes raiea de feu et des arabesques d'or, ei bien que tout
9e réflécbissait surmon àme comme 3tir les dalles d'un
sauctuaire, embelli, transfiguré et Mélancolique ce-
pendant, et rien que de beau n'y marchait, c'étaient des
rêves plus majestueux et plus vêtus que des cardinaux
& manteaux de pourpre. Ah I quelsfrémissementsd'or-
grueil! quels hymnes 1 et queUe douce odeur d'encens
•qui s'exhalait de mille cassolettes toujours ouvertes t
Quand je serai vieux, écrire tout cela me réchauffera.
Je ferai comme ceux qui, avant de partir pour un long
voyage, vont dire adieu à des tombeaux diers. Moi
avant de mourir Je ravisiterad mes rêves.
Eh bien, c'est fort heureux d'avoir une jeunesse pa-
reille, et que personne ne vous en sache gré. Ah! k
dix-sept ans si j'avais été aimé, quel crétin je ferais
maintenant! Le bonheur est comme la vérole, pris
trop tôt, il peut gâter complètement la constilution.
LaBovarytrainotte toujours, mais enfinavance. J'es-
père d'ici quinze jours avoir fait un grand pas. J'en ai
beaucoup relu. Le style est inégal et trop méthodique ;
on aperçoit trop les écrous qui serrent les planches
de la carène; ilfaudra donner du jeu. Mais comment?
Quel chien de métier !
Adieu, mille tendresses, bonne Muse.
A la même.
Croiiset, dimtmehe, ibeures.
L'impression que te font mes notes de voyage m'a
fait faire d'étranges réftexions, chère Muse, sur le
cœur des hommes et sur celui des femmes ; décidë-
ment ce n'est pas le même, on a beau dire.
De notre cdté est la franchise, sinon la délicatesse,
,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
«t nous avons tort pourtaDt, car cette franchise esl
une dureté. Si j'avais omis d'écrire mes impressions
féminines, rien ne t'eût blesséel Les femmes gardent
tout dans leur sac, elles; on n'en tire jamais une con-
fidence entière; le plus qu'elles font, c'est de laisser
deviner, et quand elles nous racontent les choses,
c'est avec une telle sauce que la viande en disparaît,
Mais nous pour deux ou trois méchantes infidélités
et où le cœur même n'était pas, voilA lo leui' qui
miti Etrange ! étrange ! Moi je me casse la tète h com-
prendre tout cela; et j'y ai pourtant bien réiléchidans
ma vie; eniinQe parle ici à ton cerveau, chère et bonne
femme), pourquoi ce petit monopole du sentiment?
'l'u es jalouse du sable où j'ai posé mes pieds, sans
qu'il m'en soit entré un grain dans la peau, tandis que
jeporte au cœuruné large entaille que tu y as faite? Tu
aurais voulu que ton nom revînt plus souvent sous
ma plume; mais remarque que jfl n'ai pas écrit une
seule réflexion; je formulais seulement de la façon la
plus courte l'indispensable, c'est-à-dii-e la sensation et
non le rêve, ni la pensée. Eb bien, rassure-toi, j'û
pensé souvent à toi, souvent, très souvent. Si, avant
départir, je n'ai pas été te dire adieu, c'est que j'avais
déjà du sentiment par-dessus les oreilles ! Il m'ôtail
resté de loi une grande aigreur, tu m'avais longuement
irrité, j'aimais mieux ne pas te revoir, quoique j'en
eusse eu maintes fois envie; la chair m'appelait, mais
les nerfs me retenaient ; et il sortait de tout cela une
sorte de tendresse qui,- s'alimentant pai' le souvenir,
n'avait pas besoin d'épanchement. Je m'étais promis
de m'abstenir de toi, tant j'avais éprouvé h. ton en*
droit de sentiments violents et incompatibles entre
eux. La bataille était trop bruyante. J'avais déserté la
place, c'est-â.-âire j'avais enfermé sous clef tout cela.
II. 16
i.. . .,C(X)>^li:
182 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
pour ne plus en entendre parler, et je regardais seu-
lement de temps à autre ta chÈre image, ta belle et
bonne figure, par une lucarne de mon cœur restée ou-
verte; et puis j'ai toujours dÈtesté les choses solen-
nelles. Nos adieux l'eussent été, je suis 3uperstitîeui
là-dessus. Jamais avant d'aller en duel, 8ij'yvai3,je
ne ferai mon testament, tous ces actes sérieux portent
malheur. Ils sentent d'ailleurs la draperie. J'ai eu à
la fois peur et ennui. Donc quand j'aieu quitté ma mère,
j'ai pris de suite mon rôle de voyageur; tout était '
quitté, j'étais parti. Alors pendant quatre à cinq jours à
Paris, _;e me suisf.... une bosse comme un matelot, et
quand la France a disparu à mes yeux, derrière les
îles d'Hyères, j'étais moins ému et moins pensant
que les planches du bateau qui me portait. Voilà la
psychologie de mondépart. Je ne l'excuse pas, je l'ex-
plique.
Pour Ruehouk-Hanem, ah! rassure-toi et rectifie en
même temps tes idées orientales. Sois convaincue
qu'elle n'a rien éprouvôdu tout au moral, j'en réponds,
et au physique môme, j'en doute fort. Elle nous a
trouvés de fort bons carvadja (seigneurs) parce que
nous avons laissé là pas mal de piastres, voilà tout.
La pièce de Bouilhel est fort belle, mais c'est de la
poésie et pas autre chose; la femme orientale est une
machine, et rien déplus, elle ne fait aucune différence
entre un homme et un autre homme. Fumer, aller au
bain, se peindre les paupières et boire du café, tel est
le cercle d'occupations où tourne son existence.
J'ai vu des danseuses dont le corps se balançait
avec la régularité ou la furie insensible du palmier.
Cet œil si plein de profondeurs, et oii il y a des épais-
seui's de teinte comme à la mer, n'exprime rien que
le calme, le calme et le vide comme le désert. Les
CORBESPONDAPiCE DE G. FLAUBERT. 183
hommes sont de même. Que d'admirables têtes ! et
qui semblent rouler, en dedans, les plus grandes pen-
sées du monde! Mais frappe dessus et il n'en sortira
pas plus que d'un cruchon sans bière ou d'un sé-
pulcre Tide. A quoi tient donc la majesté de leurs
formes, d'où résulte-t-elleî De l'absence peut-être de
toute passion. Us ont cette beauté des taureaux qui
ruminent, des lévriers qui courent, des a^les qui
planent ; le sentiment de la fatalité qui les remplit. La
conviction du néant de l'homme donne ainsi à leurs
actions, à leurs poses, à leurs regards un caractère
grandiose et résigné. Les vêtements lâches et seprétant
à tous les gestes sont toujours en rapport avec les
fonctions de l'individu, avec le ciel par la couleur, etc.,
et puis le soleil! le soleil! C'est un immense ennui
qui dévore tout. Quand je ferai de la poésie orientale
(car moi aussi j'en ferai, puisque c'est démoda et que
tout le monde en fait), c'est là ce que je tâcherai de
mettre en relief. On a compris jusqu'à présent l'Orient
comme quelque chose de miroitant, de hurlant, de
passionné, de heurté. On n'y a vu que des bayadêres
et des sabres recourbés. Le fanatisme, la volupté, etc.,
en un mot, on en reste encore à Byron; moi je l'ai
senti diiTéremœent. Ce que j'aime au contraire dans
l'Orient, c'est cette grandeur qui a'ijnore, et cette har-
monie de choses disparates. Je me rappelle un bai-
gneur qui avait au bras gauche un bracelet d'argent,
et à l'autre un vésicatoire. Voilà l'Orient vrai, des gre-
dins en haUlous galonnés et tout couverts de vermine.
Laissez donc la vermine, elle fait au soleil des ara-
besques d'or. Tu me dis que les punaises de Ruchouk- ~
Hanemte la dégradent; c'est là, moi, ce qui m'enchan-
tait. Leur odeur nauséabonde se mêlait au parfum de
sa peau ruisselante de santal. Je veux qu'il y ait une;
DKjiiiiPrt h; Google
184 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
amertume à tout, un éternel coup de sifflet au milieu
de nos triomphes, et que la désolation même soit dans
l'enthousiasme. Cela me rappelle Jaffa, où en entrant
je humais à la fois l'odeur des citronniera et'celle desi
cadavres ; le cimetière laissait TOir les squelettes à^
demipounig, tandis que les arbustes verts balançaient
au- dessus de nos têtes leurs fruits dorés. Ne sens-tu
pas que cette poésie est complète, et que c'est lagrande
synthèse? Tous les appétits de Timagination et de la
pensée y sont assouvis à îa fois ; elle ne laisse rien der-
rière elle, mais les gens de g:oût, les gens à enjolive-
ments, à purifications, à illusions, ceux qui font des
manuels d'anatomie pour les dames, de la science à la
portée de tous, du sentiment coquet et de l'art ai-
mable, changent, grattent, enlèvent, et ils se préten-
dent classiques, les malheureux I Ah I que je voudrais
être savantl que je ferais un beau livre sous ce titre :
De l'interprétation de ^antiquité! car je suis sûr d'être
dans la tradition; ce que j'y mets déplus, c'est le sen-
timentmodeme.
Mais encore une fois, les anciens ne connaissaient
pas ce prétendu genre noble, il n'y avait pas pour eux
de chose que l'on ne puisse dire. Dans Aristophane,
on chie sur la scène. Dans VAjax de Sophocle, le sang-
des animaux égorgés ruisselle autour d'Ajax qui
pleure, et quand je songe qu'on a regardé Racine
comme hardi pour avoir mis des chiens! il est vrai
qu'ili les avait relevés par d^uoran(s/.,. Donc cherchons
à voir les choses comme elles sont, etne voulonspas
avoir plus d'esprit que le bon Dieu. Autrefois on
croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre,
on en tire à peu près de tout maintenant; il en est de
même de la poésie, extrayons-la de n'importe quoi,
car elle gtt en tout et partout. Pas un atome de ma-
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. \SS
tiôre gui ne contienne la poésie et habituons-nous
a considérer le monde comme une œuvre d'art, dont
il faut reproduire les procédés dans nos œuvres.
J'en reviens k Ruchouk. C'est nous qui pensons à
elle, mais elle ne pense guère à nous. Nous faisons de
l'esthétique sur son compte, tandis que ce fameux
voyageur si intéressant qui a eu les honneurs de sa
couche est complètement parti de son souvenir,
comme bien d'autres. Ah! cela .rend modeste de
voyager, on voit quelle petite place on occupe dans le
monde.Encoreunelégèreconsidérafion sur les femmes-
avant de causer d'autre chose (à propos des femmes
orientales). La femme est un produit de l'homme.
/Jiew a créé la femelle, et Vkomme a fait la femme; elle
est le résultat de la civilisation, une œuvre factice.
Dans les pays où toute culture intellectuelle est nulle,
elle n'existe pas, car c'est une œuvre d'art, au sens
humanitaire; est-ce pour cela que toutes les grandes
idées générales- se sont symbolisées au féminin?
Quelle femme c'était que la courtisane grecque! mais
quel art c'étmt que l'art grec! Ce devait être une
créature élevée pour contribuer aux plaisirs complets
d'un Platon ou d'un Phidias. Toi tu n'es pas une
femme, et si je t'ai plus et surtout plus profondément
aimée (tâche de cùmprendre ce mot profondément) que
toute autre, c'est qu'il m'a semblé que tu étais moins
femme qu'une autre; toutes nos dissidences ne sont
jamais venues que du côté féminin. Rêve là-dessus, tu
verras si je me trompe. Je voudrais que nous gardas-
sions nos deux corps et n'être qu'un même esprit;
comprends-tu que ceci n'est pas de l'amour, mais
quelque chose de plus haut, il me semble, puisque
'ce désir de l'âme est pour elle presque un besoin
même de vivre, de se dilater, d'être plus grande. Tout
16.
186 CORRESPONDANCli DE G. FLAUREBT.
sentiment est une extension. C'est pour cela que la
liberté est la plus noble des passions.
Nous relisons du Honsard et nous nous enthoa-
siasmous de plus belle. A quelque jour nous en ferons
une édition; cette idée, qui est de Bouilhet, me sourit
fort. Il y a cent belles cboses, mille, cent mille dans
les poésies complètes de Ronsard, (juH faut faire con-
naître, et puis j'éprouve le besoin de le lire et relire
dans ime édition commode. J'y ferais une préface. Avec
celle que j'écrirais pour la Melœnis et le conte chinois,
réunis en un volume, et de plus celle de mon diction-
naire des idées reçues, je pourrai à peu près dégoi-
ser là ce que j'ai sur la conscience d'idées critiques.
Cela me fera du bien, et m'empêchera de saisir aucun
prétexte pour faire de la polémique. Dans la préface
de Ronsard je dirai l'histoire du sentiment poétique en
France, avec l'exposé de ce que l'on entend par là dans
notre pays, la mesure qu'il lui en faut, la petite monnaie
dont il a besoin. On n'a nulle imagination en France
si l'on veut faire passer la poésie, il faut être assez
habile pour la déguiser. Puis dans la préface du livre
de Bouilhet je reprendrais cette idée, ou plutôt je la
continuerais et je montrerais comment un poème est
œuvre possible, si l'on veut se débarrasser de toute
intention d'en faire un. Le tout terminé par quelques
considérations sur ce que peut être la littérature de
l'avenir.
La Bovary ne va pas raide, en une semaine deux
pages/!! il y a de quoi, quelquefois, se casser la
gueule de découragement! si l'on peut s'exprimer
ainsi. Ah! j'y arriverai, j'y arriverai, mais ce sera
dur. Ce que sera le Uvre, je n'en sais rien; înais je
réponds qu'il sera écrit, à moins que je ne sois com-
plètement dans l'erreur, ce qui se peut.
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE fi. FLAUBERT. 181
■Ma torture à écrire certaines parties vient du fond
{comme toujours); c'est quelquefois si subtil, que
j'ai du mal moi-même à me comprendre. Mais ce
sont ces idées'là qu'il faut rendre, à cause de cela
même, plus nettes; et puis dire à la fois proprement
et simplement des choses Tulgairesl c'est atroce.
Médite bien le plan de ton irame, tout est dans la
conception; si le plan est bon, jeté réponds du reste,
car pour les vers, je te rendrai l'existence tellement
insupportable, qu'ils seront bons, ou finiront par l'être,
et tous encore.
J'ai lu ce matin quelques fragments de la comédie
d'Augier. Quel anti-poôte que ce gàrçon-Ià! A quoi
bon employer le vers pour des idées semblables?
Quel art factice I et quelle absence de véritable forme
que cette prétendue forme extérieure I Ah! c'est que
ces gaillards-là s'en tiennent à la neille comparaison i
la forme est un manteau. Mais non; la forme est la
chair même de la pensée, comme la pensée est l'âme
de la vie : plus les muscles de votre poitrine seront
larges, plus vous respirerez h l'aise.
Tu serais bien aimable de nous envoyer pour samedi
prochain le volume de Leconte de Lisle, nous le li-
rions dimanche prochain. J'ai de la sympathie pour
ce garçon, il y a donc encore des honnêtes gens! des
cœurs convaincus! et tout part de là, la conviction.
Si la littérature moderne était seulement morale, elle
deviendrait forte ; avec de la moralité disparaîtraient le
plagiat, le pastiche, l'ignorance, les prétentions exor-
bitantes; la critique serait utile et l'art naïf, puisque
ce serait alors un besoin et non une spéculation.
Tu me parais, pauvre chère amie, triste, lasse,
découragée. Oh I la vie pèse lourd sur ceux qui ont
des ailes; plus les ailes sont grandes, plus l'envergure
DKjiiiiPrt h; Google
t8S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
est douloureuse. Les serma en cage sautillenti sont
joyeux, mais les aigles ont l'air sombre, parce qu'ils
brisent leurs plumes contre les barreaux; or nous
sommes tous plus ou moins aigles on serins, perro-
quets ou vautours. La dimension d'une âme peut se
mesurer & sa souffrance, comme on calcule la pro-
fondeur des fleuves à leur coûtant. Ce sont des mots
tout cela, comparaison n'est pas raison, je le sais,
mais avec quoi donc se consolerait-on si ce n'est avec
des mots? non, raffermis-toi, songe aux étonnants
progrès que tu fais, aux transformations de ton vers
qui devient si souvent plein de grand. Tu as écrit
cette annÉe une fort beUe chose complète, la Paysanne,
et une autre pleine de beautés, V Acropole. Médite ton
drame, j'aiunpressentiment que tu le réussiras, il sera
joué et applaudi, tu verras, marche, va, ne regarde
ni en arrière ni en avant, casse du caillou, comme un
ouvrier la tête baissée, le cœur battant et toujours,
toujoursl Si l'on s'arrête, d'incroyables fatigues et les
vertiges et les découragements vous feraient mourir.
L'année prochaine nous aurons de bons loisirs en-
semble, de bonnes causeries mêlées debonnes caresses.
Moi, plus je sens de diflicultés à écrire et plus mon
audace grandit (c'est là ce qni me préserve du pé-
danlisme, où je tomberais sans doute); j'ai desplans
d'oeuvres pour jusqu'au bout de ma vie, et a'ilm'arrive
quelquefois des moments acres qui me font presque
crier de rage, tant je sens mon impuissance et ma
faiblesse, il y en a d'autres aussi où j'ai peine à mè
contenir de joie, quelque chose de profond et d'extra-
voluptueux déborde de moi h jets précipités, comme
une éjaculation de l'âme. Je me sens transporté et
tout enivré de ma propre pensée comme s'il m'arri-
vait, par un soupirail intérieur, une bouffée de parfums
l.,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDANCE DE G. FLiUBEaT. 18»
chauds. Je n'irai jamais bien loin, jo sais tout ce qui me
manque, mais la tâche que j'entreprends sera exécutée
par un atitre; j'aurai mis sur la voie quelqu'un de
mieux doué et de plus né. Vouloir donner à la prose
le rythme du vers {en la laissant prose et très prose)»
et écrire la vie ordinaire comme on écrit l'histoire ou.
l'épopée (sans dénaturer le sujet), est peut-être une
absurdité, voilà ce que je medemandequelquaf ois; mais^.
c'est peut-être aussi une grande tentative et très ori-
g;inalel Je sens bien en quoi je faillis, {Ah! si j'avais
quinze ansi) N'importe, j'aurai toujours valu quelque
chose par mon entêtemeot, et puis, qui sait? peut-Ètre
trouverai-je un jour un bon motif, un air complète-
ment dans ma voix, ni au-dessus ni au-dessous ; enfin,
j'aurai toujours passé ma vie d'une noble manière
et souvent délicieuse. 11 y a un mot de La Bruyère,
auquel je me tiens : « Un bon esprit croit écrire rai-
sonnablement »; c'est là ce que je demande, écrire
raisonnablement et c'est déjà bien de l'ambition.
Néanmoins, il y a une chose triste, c'est de voir com-
bien les grands hommes arrivent aisément à l'effet en
dehors de l'art même; quoi de plus mal bâti que bien
des choses de Rabelais, Cervantes, Molière etHugoî
mais quels coups de poing subits? Quelle puissance
dans un seul motl Nous, il faut entasser l'un sur
l'autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyra-
mides qui ne vont pas à la centième partie des leurs,
lesquelles sont d'un seul bloc. Mais vouloir imiter les
procédés de ces gens-là, ce serait se perdre; ils sont
grands, au contraire, parce qu'ils n'ont pas de pro-
cédés. Hugo en a beaucoup, c'est là ce qui le diminue»
11 n'est pas varié, il est constitué plus en hauteur
qu'en étendue.
Gomme je bavarde ce soiri il faut que je m'arrête
I . . .,C(X)>^li:
190 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
pourtant, et puis j'ai peur de t'assommer, car il me
semble que je répète toujours les mêmes choses
(moi aussi je ne suis pas varié); mais de quoi causer,
si ce n'est de notre cher souciî
Tu me parles des chauves-souris d'Egypte, qui, &
travers leurs ailes grises laissent voir l'azur du ciel;
faisons donc comme je faisais ; à travers les hideurs
de l'existeuce, contemplons toi^ours le grand bleu de
la poësie, qui est au-dessus et qui reste en place,
tandis que tout change et tout passe.
Tu commences à trouver un peu vide l'Anglaise.
Oui, il y a, je crois, plus de vanité mondaine qu'autre
chose là-dedans; je n'aime pas les gens poétiques
d'ailleurs, mais les gens poètes, et puis cet hébreu, ce
grec, ces vers en deux langues, c'est beaucoup tout
cela. Voilà le défaut général du siècle : la diffusion,
les petits ruisseaux débordés prennent des airs
d'Océan, il ne leur manque qu'une chose pour l'être :
la dimension; restons donc rivière et faisons tourner
le moulin.
A In m£m«.
Croiaset, jeudi, i heures et demie.
J'arrive de Rouen où j'avais été me faire arracher
ime dent (qui n'est pas arrachée); mon dentiste m'a
engagé à attendre. Je crois néanmoins que d'ici à peu
de jours il faudra me décorner d'un de mes dominos.
Je \ieiilis, voilà les dents qui s'en vont, et les cheveux
qui bientôt seront en allés. Enfin! pourvu que la cer-
velle reste, c'est le principal. Comme le néant nous
envahit! à peine nés, la pourriture commence sur vous.
de sorte que toute la vie n'est qu'un long combat
qu'elle nous Uvre et toujours de plus en plus triom-
I ,,.■■ ,,Goo<^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 19t
phaut de sa part j'usqpi'à la conclusion, la mort. Là,
elle règne exclusive. Je n'ai eu que deux ou trois
années où j'ai été entier (de dix-sept à dix-neuf ans
environ). J'étais splendide, je peux le dire mainte-
nant, et assez pour attirer les yeux d'une salle de spec-
tacle entière, comme cela m'est arrivé à Rouen à la
première représentation do Ruy Bios. Mais depuis, je
me suis furieusement détérioré, il y a des matins où
je me fais peur à moi-même, tant j'ai de rides et l'air
usé. Ahl c'est dans ce temps-là, pauvre Muse, qu'il
fallait venir, mais un tel amourm'eût rendu fou, plus
même, imbécile d'orgueil. Si môme je garde en moi
un foyer chaud, c'est que j'ai tenu longtemps mes
bouches de chaleur fermées. Tout ce que je n'ai pas
employé peut servir. 11 me reste assez de cœur pour
alimenter toutes mes œuvres. Non, .je ne regrette
rien de ma jeunesse. Je m'ennuyais atrocement! Je
rêvais le suicide! je me dévorais de toutes espèces de
mèlancoUes possibles ; ma maladie de nerfs m'a bien
fait, elle a reporté tout cela sur l'élément physique et
m'a laissé la tête plus froide, et pms, elle m'a fait
connaître de curieux phénomènes psychologiques,
dont personne n'a l'idée, ou plutôt que personne n'a
sentis. Je m'en vengerai à quelque jour, -en l'utili-
sant dans un livre {ce roman métaphysique et à
apparitions, dont je t'ai parlé); mais comme c'est un
sujet qui me fait ptur, sanitairement parlant, il faut
attendre, et que je sois loin de ces impressions-là
pour pouvoir me les donner facticement, idéalement
et dès lors sans danger pour moi ni pour l'œuvrel ^
Voici mon opinion sur ton idée de Revue : Toutes
les Revues du monde ont eu l'intentioû d'être ver-
tueuses, aucune ne l'a été; la Revue de Paris elle-
même (en projet) avait les idées que tu émets et
l,<,n.-<- ,, Google
19Î COHRESPONDAKCE DE G. FLAUBERT,
était trèa déddée à les suivre. On se jure d'Être chaste,
on l'est un jour, deux jours, et puis... et puis... la
nature! les considérations secondaires! les amis! les
ennemis l ne faut-il pas faire mousser les uns, échiner
les autres, j'admets même que pendant quelque temps
Ton reste dans le programme, alors le piiblic s'embête,
l'abonnement n'arrive pas. Puis on vous donne des
conseils en dehors de votre voie ; on les suit par essai
«t l'on continue par habitude. Enfin, il n'y a rien de
pernicieux comme de pouvoir tout dire et d'avoir un
déversoir coDimode : on devient fort indulgent pour
soi-même, et les amis, afin que vous le soyez pour eux,
le sont pour vous, et voilà comme on ^'enfonce dans
le trou, avec la plus grande naïveté du monde. Une
Revue modèle serait une belle œuvre et qui ne deman-
■derait pas moins que tout le temps d'un homme de
génie; directeur d'une revue devrait être la place d'un
patriarche; il faudrait qu'il y fût dictateur avec une
grande autorité morale, acquise par des œuvres. Mais
-la communauté n'est' pas possible, parce qu'on tombe
<le suite dans le gâchis; on bavarde beaucoup, on
dépense tout son talent à faire des ricochets sur la
rivière avec de la menue monnaie, tandis qu'avec plus
d'économie on aurait pu par la suite acheter de belles
fermes et de bohs châteaux.
Ce que ta me dis, Du Camp le disait; vois ce qu'ils
ont fait. Ne nous croyons pas plus fort qu'eux, car ils
ont failli, comme nous faillirions, par l'enO-olMemetti et
■en vertu de la pente même de la chose. Un journal
.«nfin est une boutique, du moment que c'est une bou-
tique, le livra l'emporte sur les livres, et la question
d'achalandage finit tôt ou tard par dominer toutes,
les autres. Je sais bien qu'on ne peut publier nulle
part & l'heure qu'il est, et que toutes les revues exis-
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 193
tantes sont d'infâmes p , qni font les coquettes.
Eh bien ! il faut faire comme tu fais, publier en volume,
c'est "plus crâne, et être seul. Qu'est-ce qu'on a besoin
de s'atteler au même timon que les autres et d'entrer
dans une compagnie d'omoibus, quand on peut rester
cheval de tilbury 7 — Quant à moi, je serai fort con-
tent si cette idée se réalise ; mais quant à faire partie
effectivement de quoi que ce soit en ce bas monde, non I
non! et mille fois non! Je ne veux pas plus être
membre d'une Revue, d'une société, d'un cercle ou
d'une académie, que je ne veux être conseiller mu-
nicipal ou officier de la garde nationale; et puis U
faudrait jujer, être critique; or je trouve cela ignoble
en soi et une besogne qu'il faut laisser faire à ceux
qui n'en ont pas d'autre.
Le sieur de Lislo me plait, d'après ce que tu m'en
dis. J'aime les gens tranchants et énergumènes, on
ne fait rien.de grand sans le fanatisme. Le fanatisme
est la religion, et les philosophes du xviii' siècle, en
criant après l'un, renversaient l'autre. Le fanatisme
est la foi, la foi même, la foi ardente, celle qui fait
des œuvres et agit. La religion est une conception
variable, une affaire d'invention humaine, une idée
enfin; l'autre un sentiment. Ce qni a changé sur la
terre, ce sont les dogmes, les histoires des Vischnoa,
Ormuzd, Jupiter. Mais ce qui n'a pas changé, ce
^ sont les amulettes, les fontaines sacrées, les ex-voto,
etc., les brahmanes, les santons, les ermites, la
croyance enfin à quelque chose de supérieur à la vie
et le besoin de se mettre sous la protection de cette
force. Dans l'art aussi c'est le fanatisme de l'art qui
est le sentiment artistique. La poésie n'est qu'une ma-
nière de percevoir les objets extérieurs, un organe
spécial qui tamise la matière et qui, sans Id changer,
II. 17
DKjiiiiPrt h; Google
184 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
la transfigure. Eh bien, si voue voyez exclusivement
le monde avec celte lunette-là, le monde sera teint
de sa teinte, et les mots pour exprimer votre senti-
ment se trouveront dans un rapport fatal avec les
faits qui l'auront causé. Il faut, pour bien faire une
chose, que cette chose-là rentre dans votre constitution ;
nn botaniste ne doit avoir ni les mains, ni les yeux,
ni la tête faits comme un astronome, et ne voir les
astres que par rapport aux herbes. De cette combi-
naison de l'inertie et de l'éducation résulte le tact,
le trait, le goùl, le jet, entin l'illumination. Que de
fois ai-je entendu dire à mon pÈre qu'il devinait des
maladies sans savoir pourquoi ni en vertu de quelles
raisons. Ainsi le même sentiment qui lui fusait d'ins-
tinct conclure le remède doit nous faire tomber sur
le mol. On n'arrive à ce degré-là que quand on est
né pour le métier d'abord, et ensuite qu'on l'a exercé
avec acharnement pendant longtemps.
Nous nous étonnons des bonshommes du siècle de
Louis XIV, mais ilsn'étaientpasdes hommes d'énorme
génie; on n'a aucun de ces ébahissements, en les li-
sant, qui vous fassent croire en eux à nne nature
plus qu'humaine, comme à la lecture d'Homère, de
Rabelais, de Shakespeare surtout, non I mais quelle
conscience I comme ils se sont efforcés de trouver
pour leurs pensées les expressions justes ! Quel tra-
vail ! quelles natures I comme ils se consultaient les ,
uns les autres, comme ils savaient le latin ! comme
ils Usaient lentement! Aussi toute leur idée y est, la
forme est pleine, bourrée et garnie de choses jusqu'à
la faire craquer. Or il n'y a pas de degrés : ce qui est bon
liant ce qui est bon. Lafontaine vivra tout autant que
le Dante, et Boileau que Bossuet ou même qu'Hugo.
Nous avons eu jadis un pauvre diable pour domes-
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONnANCE DE G. FLAUBERT. 495
tique, lequel est maintenant cocher de fiacre (il avait
épousé la fille de ce portier dont je t'ai parlé qui a eu
le prix Monthyon tandis que sa femme avait été con-
damnée aux galères pour vol, et c'était lui qui était
le voleur etc.)> bref ce malheureux Louis a ou croit
avoir le ver sohtaire, il on parle comme d'une per-
sonne animée qui lui communique et lui imprime sa
volonté, et dans sa bouche il désigne toujours cet être
intérieur. Quelquefois des lubies le prennent tout à.
coup et il les attribue au ver solitaire : « il veut cela »
et de suite Louis obéit. Dernièrement il a voulu man-
ger pour trente sols de brioche; une^utre fois il lui
faut du vin blanc, et le lendemain il se révolterait si
on lui donnait du vin rouge (textuel). Ce pauvre homme
a fini par s'abaisser dans sa propre opinion au rang
même du ver solitaire, ils sont égaux et se livrent
un combat acharné. « Madame (disait-il à ma belle-
sœur dernièrement), ce gredin-là m'en veut, c'est un
duel, voyez-vous, il méfait marcher, mais je me ven-
gerai. Il faudra qu'un de nous deux reste sur la place. «
Eh bien c'est lui, l'homme qui restera sur la place ou
plutôt qui la cédera au ver, car pour le tue>- et en
finir avec lui, il a dernièrement avalé une bouteille de
vitriol, et en ce moment se crève par conséquent. Je
ne sais pas si tu sens tout ce qu'il y a de profond dans
cette histoire : vois-tu cet homme fmissant par croire
à l'existence presque humaine, consciencieuse, de ce
qui n'est chez lui peut-être qu'une idée, et devenu
l'esclave de son ver solitaire 7 Moi je trouve cela
vertigineux. Quelle drôle de chose que les cervelles
humaines !
J'en reviens à la Revue. Si j'avais beaucoup de
temps et d'argent à perdre, je ne demanderais pas
mieux que de me mêler dune revue pendant quelque
i96 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
temps, mais voici comme je comprendrais la chose :
ce serait d'Étro surtout hardi et d'une indépendance
outrée; je voudrais n'avoir pas un ami ni un service
à rendre. Je répondrais par l'épée à toutes les atta-
ques de ma plume, mon journal serait une guillotine.
Je voudrais épouvanter tous les gens de lettres par la
vérité môme. Mais à quoi bon? il vaut mieux reporter
tout cela dans une oeuvre longue, et puis s'établir ar-
bitre du beau et du laid me semble un rôle odieux.
A quoi ça mène-t-il, si ce u'est à poser?
Je hs en ce moment pour ma Bovary un livre (qui
a eu au commencement de ce siècle assez de répu-
tation) par Salgues, ancien rédacteur du Mercure.
Ce Salgues avait été à Sens le proviseur du collège de
mon père; celui-ci l'aimait beaucoup et fréquentait à
Paris son salon où ou recevait les grands hommes
et les grandes garces d'alors. Je lui avais toujours
entendu vanter ce bouquin ; ayant besoin de quelques
préjugés pour le quart d'heure, je me suis mis à le
feuilleter. Mon Dieu, que c'est faible et léger 1 léger sui^
tout! Nous sommes devenus très graves nous autres,
et comme ça nous semble bête, l'esprit de ce livre,
qui en est plein (d'esprit)! mais en des sujets sem-
blables nous avons maintenant des instincts histori-
ques qui ne s'accommodent pas des plaisanteries, et un
fait curieux nous intéresse plus qu'un raisonnement
ou une jovialité. Gela nous semble fort enfantin que
de déclamer contre les sorcières ou la baguette divi-
natoire. L'absurde ne nous choque pas du tout, nous
voulons seulement qu'on (expose, et quant à le com-
battre, pourquoi ne pas combattre son contraire, qui
est aussi héte que lui ou tout autant ? Il y a ainsi une
foule de sujets qui m'embêtent également par n'im-
porte quel bout on les prend. Ainsi Voltaire, le ma-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. )9T
gnétisme, Napoléon, la révolution, le catholicisme,
etc., qu'on en dise du bien ou du mal, j'en suismëme-
ment irrité. La conclusion la plupart du temps me-
semble acte de bêtise. C'est là ce qu'ont de beau les^
sciences naturelles : elles ne veulent rien prouver.
Aussi quelle largeur de faits et quelle immensité pour
la pensée ! 11 faut traiter les hommes comme des mas- \
todontes et des crocodiles ; est-ce qu'on s'emporte à
propos de la corne des uns et de la mâchoire des autres ?"
Montrez-les, empaillez-les, bocalisez-les, voilà tout^
mais les apprécier, non ; et qui étes-vous donc voua-
mêmes, petits crapauds?
II me semble que je t'ai donné mes notes d'Italie. Je-
ne tenais pas de journal, j'ai seulement pris des notes
sur les musées et quelques monuments ; tu dois avoir
tout. Tu dis que Du Camp me croyait mort; d'autres
l'auraient pu croire ; j'ai des recoquillements si pro-
fonds que j'y disparais ; et tout ce qui essaie de m'en
faire sortir me fait souffrir; cela me prend surtout de-
vant la nature, et alors je ne pense à rien. En allant à
la Roche-Guyon j'étais ainsi, et ta voix qui m'inter-
pellait à chaque minute et surtout tes attouchements
sur l'épaule pour solliciter mon attention me cau-
saient une douleur réelle. Comme je me suis retenu
pour ne pas t'envoyer promener de la façon la plus
brutale ! J'ai souvent été dans cet état en voyage.
Adieu, bonne et chère amie ; je ne voulais t'écrire
qu'un mot et je me suis laissé aller à une longue let-
tre. Dans la prochaine je te parlerai du logement, etc-
Encore adieu; mille baisers et tendresses.
i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc
COnRESPOMDANCE DE G. FLAUBERT.
Croiaset, mercredi eoir, minuit
Voilà trois jours que je suis h, me vautrer sur tous
mes meubles et dans toutes les positions possibles
pour trouver quoi dire/ il y a de cruels moments où
le fil casse, où la bobine semble dévidée. Ce soir pour-
tant, je commence à y voir clair, mais que de temps
perdu! comme je vais lentement! et qui est-ce qui
s'apercevra jamais des profondes combinaisons que
m'aura demandées un livre si simple ? Quelle mécaniq ne
que le naturel, et comme il faut de ruses pour être
vrm! sais-tu, chère Muse, depuis le jour de l'an com-
bien j"ai fait de pages? trente-neuf; et depuis que je t'ai
quittée?vingt-deux. Je voudrais bienavoirenfln terminé
ce satané mouvement auquel je suisdepuis le mois de
septembre avant de me déranger (ce sera la iîn de la
première partie de ma seconde); il me reste pour cela
une quinzaine de pages environ, U me tarde d'être à la
conclusion de ce livre qui pourrait bien à la longue
amener la mienne. J'ai envie de te voir souvent, d'être
avec toi; je perds souvent du temps à rêver mon loge-
ment de Paris, et la lecture que j'y ferai de la Bovary,
et les soirées que nous passerons; mais c'est une
raison pour continuer comme je fais à ne perdre pas
une minute et à me hâter avec une ardeur patiente.
Ce qui fait que je vais si lentement, c'est que rien dans
ce livre n'est tiré de moi, jamais ma personnalité ne
m'aura été plus inutile. Je pourrai peut-être par la
suite faire des choses plus fortes (et je l'espère bien),'
mais il me paraît difficile que j'en compose de plus
habiles : tout est de lête; si c'est raté, ça m'aura tou-
jours été un bon exercice ; ce qui m'est naturel à moi,
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
correspondance: de g. flaubert. 199
c'est le non naturel pour les autres, l'extraordinaire,
le fantastique, la hurlade métaphysique, mytholo-
gique. Saint Antoine ne m'a pas demandé le quart de
la tension d'esprit que la Bovary me cause; c'était un
déversoir, je n'ai en que plaisir à écrire et les dix-
huit Dloîs que j'ai passés à en écrire les 500 pages
ont été les plus profondément voluptueux de ma vie.
Juge donc, il faut que j'entre à toute minute dans des
peaux qui me sont antipathiques, voilà six mois que
je fais de l'amour platonique et en ce moment je
m'exalte calholiquement, au son des cloches et j'ai
envie d'aller à confesse 1
Tu me demandes où je logerai; je n'en sais rien, je
suis là-dessus fort difficile, cela dépendra tout à fait
de l'occasion, de l'appartement, mais je ne logerai
pas plus bas que la rue de Rivoli, ni plus haut que le
houlevard, je tiens à du soleil, à une belle vue et à
un escalier large ; je tâcherai de n'être pas loin de toi
ni de Bouilhet, qui part définitivement au mois de sep-
tembre. 11 fera son drame à Paris, je ne peux donc à
ce sujet te donner aucune réponse nette. Je sais très
bien les rues et quartiers dont je ne veux pas, voilà
tout.
J'ai lu Leconte; eh bien. J'aime beaucoup ce gars-là,
il a un grand souffle, c'est un pur. Sa préface aurait
demandé cent pages de développement, et je la crois
fausse d'intention; il ne faut pas revenir à l'antiquité,
mais prendre ses procédés. Que nous soyons tous des
sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut; mais
il y a autre chose dans l'art que la rectitude des lignes
et le poli des surfaces. La plastique du style n'est pas
ai large que l'idée entière, je le sais bien; mais à qui
la faute? à la langue ; nous avons trop de choses et
pas assez de formes. De là vient la torture des coqs-
I . . .,Goo>^lc
200 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
ciencieui. Il faut pourtant tout accepter et tout im-
primer, et prendre surtout son point d'appui dans le
présent. C'est pour cela que je crois les Fossiles de
Bouilhet une chose très forte, il marche dans les voies
de la poésie de l'avenir, La littérature prendra de plus
en plus les allures de la science, elle sera surtout
exposante, ce qui ne veut pas dire didactique; il faut
faire des tableaux, montrer la nature telle qu'elle est,
mais des tableaux complets, peindre le dessous et le
dessus.
n y a une belle engueulade aux artistes modernes
dans cette préface, et dans le volume, deux magni-
fiques pièces (à part des taches) : Dies irse et Midi. H
sait ce que c'est qu'un bon vers, mais le bon vers
est dissfîminé, le tissu lâche, la composition des pièces
peu serrée ; il a plus d'élévation dans l'esprit que de
suite et de profondeur. Il est plus idéaliste que philo-
sophe, plus poète qu'artiste. Mais c'est un vrai poète
et de noble race; ce qui lui manque, c'est d'avoir bien
étudié le français, j'entends le connaître à fond, les
dimensions de son outil et toutes ses ressources ; il
n'a pas assez lu de classiques en sa langue : pas de
rapidité ni de netteté, et il lui manque la faculté de
faire voir, le relief est absent, la couleur même a une
sorte de teinte grise; mais de la grandeur 1 de la gran-
deur! el ce qui vaut mieux que tout, de l'inspiration.
Son hymne védique à Sûrya est bien belle. Quel âge
a-t-Uf
Lamartine se crève, dit-on; je ne le pleure pas (je
ne connais rien chez lui qui vaille le Midi de Leconte).
Non, je n'ai aucune sympathie pour cet'écrivain sans
rythme, pour cet h^mme d'État sans initiative. C'est
Mui que nous devons tous les embêtements bleuâtres
du lyrisme poitrinaire, et lui que nous devons re-
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDAISCE DE G. FLAUBERT. âOt
mercier de l'empire : homme qui va aux médîocres-
et qui les aime. Bouilhet lui avait envoyé Mêlœnia en
mâme temps qu'un deses élèves, àlui Bouilhet, lui avait
adressé une pièce de vers détestables, stupide, pleine
de fautes de prosodie), mais à la louange du susdit
grand homme, lequel a répondu au moutard une lettre
splendide, tandis qu'à Bouilhet pas un mot : tu vois^
pour ton numéro ce qu'il a fait! efpuis, un homme
qui compare Fénelon à Homère, qui n'aime pas les
vers de Lafontaine est jugé comme littérateur; il ne-
restera pas de Lamartine de quoi faire un demi- volume
de pièces détachées : c'est un esprit eunuque.
Dans mon contentement du volume de Leconte,
j'ai hésité à lui écrire; cela fait tant dehien de trouver
im homme qui aime l'art, et pour l'art, mais je me
suisdlt: Aquoi bon? on est toujours dupe de ces bons ■
mouvements-là, et puis je ne partage pas entièrement
. ses idées théoriques, bien que ce soient leg miennes,
mais exagérées. C'est comme pour le père Hugo, j'ai
hésité k M écrire, & propos de rien, par besoin; il ma
semble très beau là-bas, U m'avait mis son adresse
au bout de son petit mot, était-ce une manière de'
dire: écrivez-moiî Tu me feras seulement le plaisir
dans la lettre de lui dire que je suis tout & son ser-
vice, etc.; qu'il envoie ses lettres à Londres. Adieu,
. bonne, chère et bien-aimée Muse,
A la même.
Ooisset, mercredi, minuit et demi.
Comme je suis content que ta Patjsanne paraisse
enOnI Tu verras, ce sera un succès; je l'ai toujours
dit, elle en a tous les éléments : c'est une œuvre. Marche
donc et lève haut la tète, ô Muse! Vois comme tu a»
I ,<,n--er 1,, GcjOgIc
202 COHRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
bienfait d'en retrancher tout le lyrisme inutile. Ainsi
la tartine déclamatoire contre la guerre : « Pour le
soldat vous êtes l'air vital » aurait empêché Perrotin
d'être émn, elle eût contrarié sa fibre troupiêre, et il
ne faut contrarier aucune fibre humaine, mais en faire
naître s'il se peut. Ne bl&mons rien, chantons tout,
soyons exposants et non discutants. Quant au plom-
bait que Villemain trouve original, moi je le trouve
trop original, et si original que ce n'est pas français
quoi qu'il en dise ; a'il eût été un bonhomme de couleur,
au lieu d'être un critique, il n'aurait pas d'ailleurs
trouvé que du soleil frappant sur du blanc faisait une
couleur de plomb, c'est-à-dire quelque chose de plus
terne que n'est le blanc lui-môme sous le soleil. Cette
couleur plombée peut s'appliquer, je suppose, à l'eau
du Nil, à de l'eau d'un bleu épais, sombre, et dont
une excessive lumière clarifie la teinte ; alors il peut
y avoir en dessus comme un glacis de plomb, c'est
vrai. Enfin plombait là est mauvais, je l'ai dit et je le
maintiens jusqu'à la guillotine.
Laisse donc ton vers comme il est I « Tout cotil-
lon, etc. >> Qu'est-ce que cela fait que ça ressemble à
du Déranger, il est dans ta couleur du morceau où il
se trouve, et tout est là : faire rentrer le détail dans
l'ensemble. Ta correction « avait la télé en feu » est
mauvaise, ce n'était pas la tête qu'il avait en feu, et
d'ailleurs comme :
Tout cotillon mettait GroB-Pierre en fea
est bien mieux rythmé! garde-le; c'est drôle
ton discernement a des berlues quelquefois:
même que :
iiiPrt h; Google
COBBESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 203
est très plat, quoique tu prétendes que ça fasse une
image. Gommeiit ne t'aperçois-tu pas que c'est une
phrase banale, toute faite : « la soif qu'on puise dans
l'ivresse I » la soif qu'on pi»'se, métaphore usée et qui
n'en est pas une 7 on va puisant la soif dans l'ivresse !
non non, mille fois non I Sacrée Muse, va, que tu es
drôle! garde donc ton vers tout simple, sans préten-
tion et d'une grande âpreté lubrique cachée : « il
souhaitait d'y ïevenir sans cesse », je crois seulement
que a il souhaitait y revenir sans cesse a serait plus
élégant? Au reste, c'est bien peu important.
Non, tu ne me dois pas tous les remerciements que
tu me fais ; si tu savais user de tes moyens, tu pour-
rais faire des choses merveilleuses, tu es une nature
viei^e, et tes arbres de haute futaie sont encombrés
de broussailles. Dans cette Paysanne par exemple, il
n'y a pas une intention qui soit de moi; mais comment
se fait-il que j'y aie développé beaucoup d'effets nou-
veaux ? C'est en enlevant tout ce qui empêchait qu'on
ne les vit. Moi je les y voyais, ils y étaient. Ce qui fait
la force d'une œuvie, c'est la visée comme on dit
vulgairement, c'est-à-dire «ne longue énergie qui
court d'un bout à l'autre et ne faiblit pas.
C'est là ce qu'a voulu dire Villemain en trouvant
que ce n'étaient pas des vers de femme. Ah ! fie-toi à
moi, va, et je te jure bien qu'il n'y aura pas un hé-
mistiche faible dans tout ton drame, et que nous pou-
vons pour le style les ébahir, tous ces mâles-là dont
la culotte est si légère.
Comment, en supposant seulement que l'on soit
né avec une vocation médiocre (et si l'on admet avec
ix\a. Aa jugement), ne pas penser que l'on doit arriver
enfin à force d'éludé, de temps, de rage, de sacrifices
de toute espèce, à faire bon? Allons donc! ce serait
l.,<,n--er 1,, GcjOgIc
Î04 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
trop bétel La littérature (comme nous rentendons)
serait alors une occupation d'idiot; autant caresser
une bûche et couver des cailloux. Car lorscfu'on tra-
vaille dans nos idées, dans les miennes du moine, on
A pour se soutenir rien, oui, rien, c'est-à-dire aucun
«spoir d'argent, aucun espoir de célébrité, ni même
d'immortalité ((juoiçu'il faille y croire pour y atteindre,
je le sais); mais ces lueurs-là vous rendent trop
sombre ensuite, et je m'en abstiens. Non, ce qui me
soutient, c'csi la conviclion gue je suis dans le vrai, et
aije suis dans le vrai, je suis dans le bien, j'accom-
plis un devoir, j'exécute la justice. Est-ce que j'ai
■choisiî est-ce que c'est ma faute? qui me pousseî
est-ce que je n'ai pas été puni cruellement d'avoir
lutté contre cet entraînement? Il faut donc écrire
comme ou sent, être sûr qu'on sentbien. et sef.....de
tout le reste sur la terre.
Va, Muse, espère, espère; tu n'as pas fait ton
œuvre; et sais-tu que je t'aime bien de ce nom de
Muse où je confonds deux idées? C'est .comme dans,
la phrase d'Huy:o (dans sa lettre) : « le solellme sourit
■et je souris au soleil ». La poésie me fait songer à toi,
toi à la poésie. J'ai passé une bonne partie de la jour-
née à rêver de loi et de ta Paysanne, la certitude
■d'avoir contribué à rendre très bon ce qui l'était à peu
près m'a donné de la joie ; j'ai pensé beaucoup à ce
que tu ferais. Écoute bien ceci et médite-le : tu as en
toi deux cordes, un sentiment dramatique, non de
coups de théâtre, mais d'eifets, ce qui est supérieur, et
une entente instinctive de la couleur, du relief (c'est
ce qui ne se donne pas, cela) ; ces deux qualités ont été
entravées et le sont encore par deux défauts dont on
t'a donné l'un et dont l'autre tient à ton sexe ; le pre-
mier c'est le philosophisme, la maxime, la boutade po-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 205
litique„sociale, démocratique, etc., toute cette bavure
qui vient de Voltaire et dont le père Hugo lui-même
n'est pas exempt; la seconde faiblesse, c'est le vague,
la tendro-manie féminine. Il ne faut pas, quand on est
arrïTé à ton degré,''que le linge sente le lait. Coupe-
1 moi 'donc -cette venue montagnarde et rentre, res-
serre, comprime les seins de ton cœur, qu'on y voie
des muscles et non une glande. Toutes tes oeuvres
jusqu'à présent, à la manière de Mélusine (femme
par en haut et serpent par en bas), n'étaient belles
que jusqu'à certaine place, et tout le reste traînât en
replis mous. <^omme c'est bon, heio, pauvre Huse,
de se dire ainsi tout ce qu'on pense! oui, comme c'est
bon! car tues la seuJe femme à qui un homme puisse
écrire de telles choses.
Enfin je commence à y voir un peu clair dans mon
sacré dialogue de curé ; mais franchement, il y a des
moments oii j'en ai presque envie de vomir physique-
ment, tant le fond est bas. Je veux exprimer la situa-
tioii suivante : ma petite femme, dans un accès de reli-
gion, va à l'égbse, elle trouve à la porte le curé qui,
iasa un dialogue (sans sujet déterminé), se montre
tellement bête, plat, inepte, crasseux, qu'elle s'en
retoonte dégoûtée et indévote, et mon curé est très
brave homme, excellent même, mais il ne songe
qu'au physique (aux souffrances des pauvres,. manque
de pain ou de bois), et ne devine pas les défaillances
morales, les vagues aspirations mystiques; il est
très chaste et pratique touB ses devoirs. Cela doit
avoir six ou sept pages au plus et sans une réflexion
ni une analyse (tout en dialogue direct); de plus,
comme je trouve très canaille de faire du dialogue en
remplaçant les « il dit, il répondit » par des barres,
tu juges que les répétitions des mêmes tournures ne
II. 18
20S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
6ont pas commodes à éviter. Te voilà initiée au
supplice que je subis depuis quinze jours. A la Su de
ia. semaine prochaine cependant, j'en serai complète-
ment débarrassé, je l'espère; il me restera ensuite
une dizaine de pages (deux grands mouvecaents), et
j'aurai iini le premier ensemble de ma seconde piùHe.
L'adultûre est mûr, on va s'y livrer.
Comme je suis impatient de savoir le résultat du
concours! J'imagine que les articles d'HippoIyte Cas-
tille sont payés par les intéressés. Il doit y avoir là-
dessous quelque petit commerce canaille. Quelle
charmante littérature I Dans le dernier numéro de
VAtketiievm, il y avait un article de Dufaï contre
Émaux et Cornées; ces imbéciles-là finiraient presque
par vous faire trouver bon ce qu'on trouve mauvais,
tant ils blâment le mauvais sottement; mais cet article
doit être une réponse indirecte à la note de notre ami.
Ah! comme tout cela est intéressant, instructif et
moral! Quelle bête d'invention que l'imprimerie au
fond! Adieu, chère Muse bien-aimée, à toi.
J'approuve l'idée de Pelletan de publier d'abord
sans nom d'auteur. Mais ce titre de Poème de la
femme est bien pri^tentieux pour «ne chose si franche
du collier; ça sent l'école fouriériste, etc. Tâche donc
de t'en priver si ça se peut.
Croisaet, vendredi, 1 ïeora.
Je t'écris à la hâte, ma lettre partira par une occa-
sion que j'ai pour Rouen et tu la recevras demain à
ton réveil. C'est étrange! mais hier au soir j'avais
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
bon espoir, j'étais dans un bon état; nos c
cations d'effluves ont été en défaut, ou bien étais-tu
peut-être très calme (car ta lettre de ce matin est
stoïque, clière sauvage) et m'eiivoyais-tu ta sérénité?
ou est-ce moi qui t'ai envoyé la mienne? Villemain a
fait là-dedans une bonne ligure I Allons, en voilà encore
nn que j'avais toujours bien jugé; quand il reviendra,
c'est de le remercier avec effusion de ce qu'il a fait
pour toi ; il n'y a pas de pire vengeance que ces poli-
tesses-là, elles sont hautes comme orgueil et fortes
comme esprit; s'il veut faire des excuses, donner des
explications, c'est de l'arrêter court, du premier mot
avant de l'entendre et de lui dire : « Causons d'autre
chose », voilà tout. Et ce Musset aussi, qui ne dit rien!
Tous! tous! Enfin mes vieilles haines sont donc justes;
mais j'aurais voulu que le ciel cette fois ne me don-
nât pas si bien raison. Tu vois que je n'avais pas mal
deviné quand je te disais qu'on ne te tiendrait pas
compte de tant de détails archéologiques et qu'il y en
avait trop (à leur goût). Pas un des académiciens (si
ce n'est peut-être Mérimée) n'en savait autant que
ton Acropole en dit, et on garde toujours une petite
rancune à qui nous instruit, rappelle-toi cela, surtout
quand on a la prétention d'instruire les autres. Moi, à
ta place, je lèverais le manque (le jour de la distri-
bution des prix) et je pubherais mon Acropole }-etou-
ckée puisqu'on n'en a lu que des fragments, ce serait
une bonne farce. Mais par exemple je ne laisserais pas
un vers qui ne fût bon, et l'année prochaine au mois
de janvier je renverrais une autre Acropole (il y a ma-
nière de refaire le sujet tout i l'inverse et sans que
rien y ressemble); cette fois-ci je m'arrangerais pour
avoir le prix en m'y prenant (pohtiquement) mieux,
et qui est-ce qui aurait un pied de nez? Ce serait assez
I ,<,n--er 1,, GcjOgIc
208 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
coquet de souffleter deux fois ces messieurs avec la
même idée, une fois devant le public et par le public,
et la seconde par eux-mêmes. Tu verrais quelle poli-
tesse on aurait pour toi après, et les amabilités, lea
traits d'esprit de M. le rapporteurl Si tu t'en rappor-
tes à moi complètement, je crois que nousypouvons
arriver. Qu'est-ce que ça f... tout cela, il n'y a de
défaites que celles que l'on a tout seul devant sa glace,
dans sa conscience. J'aurais eu mardi et mercredi
cent mille sifflets aux oreilles que je n'aurais pas
été plus abattu. Il ne faut penser qu'aux triomphes.
que l'on se décerne, être soi-même son public, son
critique. Le seul inoyen de vivre en paix, c'est de se
placer tout d'un bond au-dessus de l'humanité en-
tière et de n'avoir avec elle rien de commun, qu'un
rapport d'œil; cela scandaliserait les PeUetan, les La-
martine et toute la race stérile et sèche (inactive dans
le bien comme dans le mal) des humanitaires, répu-
blicains, etc. Tant pis ! qu'ils commencent par payer
leurs dettes avant de prêcher la charité, par être seule-
ment honnêtes avant de vouloir être vertueux! La
fraternité est une des plus belles inventions de
l'hypocrisie sociale. On crie contre les jésuites.
candeuri nous en sommes tous.
Il a donc fallu en passer par la correction de l'en-
fant. Certainement ton vers nouveau n'est pas mau-
vais, mais l'autre était bon ! Que penses-tu si au lieu de
Et chaque annëe il avait un enfaiit
tu mettais
Et chaque année lui donnait un entant.
Ça me semble moins plat? et ça relève mieux «il en fit
tant «qui suit; mais de quelque façon qu'on s'arrange,
i:,<,n--erl,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. SOS
OD ne remplacera pas la première version. Ils étaient
si carrés ces deux vers! A ta place je les laisserais en
blanc, je mettrais des points seulement. Supprimez le
bon, d'accord, mais ne le corrigez pas; dans la sup-
pression complète vous obéissez à la force matérielle,
mais en corrigeant vous êtes complice; les icono-
clastes sont pires que les barbares.
« Sous son petit jupon » peut aller à cause des
ievixainsi; non! il avait vaut mieux. Ahl mon Dieu, tu
ne t'imagines pas la haine, le mal aux nerfs que ça me
fait de voir des bêtises semblables! Puisqu'ils avaient
trouvé bon tout d'abord le poème, qu'est-ce que ça
signifie ces revirements-là? Eh bien, qulls en fassent,
eux, de la poésie! Encore une fois, s'il faut leur obéir,
je laisserais deux vers en blanc; en tout cas à un«
deuxième édition refourre-moi-les.
Le commencement de la semaine a été mauva^
mais maintenant ça rêva, pour retomber bientôt sans
doute; j'ai toujours ainsi des hauts et des bas, la féti-
dité du fond jointe aux difficultés de' la forme m'acca-
ble quelquefois; mais ce livre, quelque mauvais qu'il
puisse être, sera toujours une œuvre d'une rude vo-
lonté, et une fois flni, corrigé, achevé d'un bout à
l'autre, je crois qu'il aura une mine hautaine et clas-
sique. Ce sont de ces œuvres dont parle Perse, qui
veulent que l'on se morde les ongles jusqu'au sang;
à défaut d'autre mérite c'en est un que la patience;
le mot de Buffon est impie, mais quand lé génie man-
que, la volonté dans une certaine limite le remplace.
Napoléon 111 n'en est pas moins empereur tout comme
son oncle. Après ce trait de modestie (de ma part) je
te dis adieu, bon courage, !\bientôt;lesole0ne meurt
jamais! l'art est immortel comme lui! et il y a des
mondes lumineux où les ùmes des poètes vont habiter
18.
210 CORRESPONDANCE DB G. FLAUBERT.
après la mort; elles roulent avec les astres dans l'in-
fini sans mesure.
Croleeet, mardi eoir, I heure apris minuit.
Il est bien tard, je suis très las. J'ai la gorge éraillée
d'avoir crié tout ce soir en écrivant, selon ma cou-
tume exagérée. Qu'on ne dise pas que je ne fais point
d'exercice, je me démène tellement dans certains mo-
ments que ça me vaut bien, quand je me couche, deux
ou trois lieues faites & pied. Quelle singulière méca-
nique que l'hommel Quoique je n'aie rien à te dire,
je voudrais bien pourtant t'employer ces quatre pa-
ges, pauvre Muse, bonne et belle amie. Ahl si! j'ai
quelque chose à te dire, c'est que ma Bocary n'avan-
çant qu'à pas de tortue, je renonce à remettre à la
fin du mouvement qui m'occupe notre entrevue à
Mantes. Nous nous verrons dans quinze jours au plus
tard. Je veux seulement écrire encore trois pages au
plus, en finir cinq que j'écris depuis l'autre semaine et
trouver quatre ou ciaq phrases que je cherche depuis
bientAt un mois; mais quant à attendre que j'en sois
à la fin de cette première partie de la deuxième, j'en
aurais en travaillant bien pour jusqu'à la fin du mois
de mai. C'est trop long! ainsi la lettre que je t'écrirai
à la fia de la semaine prochaine te dira positivement
le jour de notre rendez-vous. Tâche de te bien porter
et de m'apporter ce que tu as fmt du plan de ton drame
ainsi que le poème de l'Acropole tel qu'il a été envoyé
& l'Académie. J'ai passé tantôt presque une heure à
fouiller partout pour retrouver la lettre de Gagne :
peine perdue; mais j'ai retrouvé les « fantâmes »; je
iiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 211
suis sûr de l'avoir (la lettre de Gagne), mais j'ai un tel
encombrement de lettres dans mes tiroirs et de pa-
perasses dans mes cartons, que c'est le diable quand
il faut chercher quelque chose queje n'ai point classé-
Si tu veux je recommencerai et je suis sûr que je
la trouverai. Jamais je ne jette aucun papier, c'est
de ma part une manie. L'année prochaîne quand
Bouilhet ne sera pas là, je consacrerai un dimanche à
ce grand rangement qui sera à la fois très triste et
très amusant, très pénible et assez sot. A. propos des
lettres j'en ai reçu uoâ de Du Camp (à l'occasion d'une
chose égarée de voyage, queje lui demandais] des plus
aimables, cordiale, dans le ton de l'amitié, ilm'annoncd
que les vers de Bouilhet doivent paraître dans le pro-
chain numéro, seuls pour les mieuxfaire valoir, etc. (î)
Gomme je ne tiens aucun compte de ses sentiments
favorables ou malveillants, je ne me creuserai pas la
tête à chercher d'où vient ce revirement momentané.
Ce bon père Bérangerl je crois que la Paysanne le
syncopera un peu; voilà de la poésie peuple comme
ce bourgeois n'en a guère fait. Il a les pattes sales,
Bérangerl et c'est un grand mérite en littérature que
d'avoir les mains propres; il y a des gens (comme
Musset par exemple] dont c'a été presque le seul mé-
rite ou la moitié de ce mérite pour le moins; les
poètes sont d'ailleurs jugés par leurs admirateurs, et
tout ce qu'il y a de plus bas en Francs comme instinct
poétique depuis trente ans s'est pâmé à Béranger.
Lui et Lamartine m'ont causé bien des colères par
tous leurs admirateurs. Je me souviens qu'il y a
longtemps, en i840, à Ajaccio, j'osai soutenir seul
devant une quinzaine de personnes que Béranger
était un poète commun et de troisième ordre. J'ai
paru h toute la société, j'en suis sûr, un petit col-
i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc
S12 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
liîgien fort mal élevé. Ahl Zes gueux! les gueux f quel_
horizon 1... Cela donnait le cauchemar k mon pauvre
Alfred; la postérité du reste ne tarda pas à craelle-^
ment délaisser ces gens-lit qui ont vonlu être utiles '
et qui ont chanté pour une cause. Elle n'a souci
déjà, ni de Ch&teaubriand avec son Christianisme >
renouvelé, ni de Béranger avec son philosophisme
libertin, ni même bientôt de I^amartine avec son
humanitarisme reUgieux. Le vrai n'est jamais dans
le présent; si l'on s'y attache, on y périt. A l'heure
qu'il est je crois même qu'un penseur (et qu'est-ce
que l'artiste si ce n'est un triple penseur?) ne doit
avoir ni religion, ni patrie, ni même aucune convic-
tion sociale. Le doute absolu maintenant me parait
être si nettement démontré que vouloir le formuler
serait presque une niaiserie, Bouilhet me disEÙt, l'autre
jour, qu'il éprouvait le besoin de faire l'apostasie pu-
blique, écrite, motivée, de ses deux qualités de chré-
tien et de Français, et après de f....". son camp de
l'Europe pour ne plus jamais en entendre parler, si
c'était possible. Oui, cela soulagerait de dégueuler tout
l'immense mépris qui vous emplit le cœur jusqu'à la
gorge. Quelle est la cause honnête, je ne dis pas à
vous enthousiasmer, mais même k vous intéresser
par le temps qui court? Comme tu as, toi, dépensé du
temps, de l'énergie dans toutes ces lectures-là! que
d'amour inutile ! Je t'ai connue démocrate pure, admi-
ratrice de G. Saud et Lamartine; tu ne faisais pas la
Paysanne dans ce temps-là! Soyons nous, et rien que
nous. « Qu'est-ce que ton devoir? — l'exigence de
chaque jour » ; cette pensée est de Gkethe ; faisons
notre devoir, qui est de tâcher d'écrire bien, et quelle
société de saints serait celle où seulement diacun
ferait son devoir?
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. ' 813 .
Je lis du Montaigne maintenant dans mon lit; je ne
connais pas de livre plus calme et qui noua dispose
h. plus de sérénité. Comme cela est sain et piété! Si tu
en as un chez toi, lis de suite le chapitre de Démocrite
et Hérachte et médite le dernier paragraphe, il faut
devenir stolque quand on vit dans les tristes époques
où nous sommes.
Pourquoi, l'autre nuit, celle d'hier, ai-je rêvé que
j'étais à Thêbes en JÉgypte avec Babinetî et que nous
galopions tous les deus comme deux lapins pour
fuir trois énormes lions que Babinet élevait par cu-
riosité? Au moment 0(1 il me disait : « Il n'y a que moi
à Paris pour avoir de ces idées-là », les trois grosses
bétes se sont mises à nous poursuivre. Je vois encore
les basques de l'habit du père Babinet volant au vent
dans notre fuite, et la couleur du sable où nous
filions comme sur des patins.
J'ai une tirade de Homais sur l'éducation des enfants
(que j'écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire
rire; mais moi qui la trouve très grotesque, je serai
-sans doute fort attrapé, car pour le bourgeois c'est
profondémentraisonnable. Adieu, bonneMuse, àbien-
tôt; nous aurons \k deux ou trois bons jours, j'en ai
besoin; je ne sais combien de millions il faudrait me
donner pour recommencer ce sacré roman !
C'est trop long pour un homme que cinq cents
p^es à écrire comme ça; et quand on en est à la 240°
et que l'action commence à peinel...
A la mâme.
Croieset, nuit de eamedi, I heure.
Reçois mes compliments pour la manière dont tu
as reçu le sieur Villemain ; tu t'es bien conduite, il
214 ' CORRGSPOMOANCE DE G. FLAUBERT,
d'y avait que cela à dire ; sois sûre que tu l'as humilié
de toutes façons; c'est ce qu'il fallait faire. Il y a une
diose qui m'a semblé très farce dans tout ce qu'il t'a
dit, à savoir, l'aveu qu'il travaillait poarlaposÛFité(il
est temps qu'il s'y prenne). Ah 1 la postérité n'est pas
faite pour ceux qui ont été ministres, grands maîtres
de l'Université, pairs de France, députés, professeors,
etc., etc., la postérité pour ce pauvre vieux lest-ce son
cours de littérature, son Lascaris, ses portraits ? Mais
Us-en donc du Villemaiu, ses plus belles pages (7) ne dé-
passent pas la portée d'un article de journal, et & part
une certaine correction grammaticale i,et qui n'a rien
& démêler avec la vraie correction esthétique), laforme
est complôtementnuUe; quantàdel'érudition, aucune ;
mais d'ingénieux aperçus eu masses, comme ceox-ci
à propos de l'accusation de fratricide portée contré
M.J.Chénier: « Non, c'est une calomnie, j'en jure par
le cœur de leur mère ; » ou bien en parUmt de la Pu-
celle : « Le poème qu'il nef aut pas nommer a ;ou encore
de Gibbon : « Et il resta muet et ministériel n. Toutes
ces belles phrases sont accompagnées, dans les volu-
mes où on les trouve, d'autres phrases imprimées en
italiques et ainsi conçues : « longs applaudissements de
l'auditoire, vive émotion, » etc. J'ai passé ma jeunesse
àUretouB ces dr61es, je les connais, j'aifrappé depuis
longtemps sur les poitrines en tijle de toutes ces brutes,
et je sais h. la place du cœur le vide qull y a. Tout
ce que j'apprends de lem'S actions me parait donc le
corollaire de leurs œuvres. A la Sn de ma troisième, à
quinze ans, j'ai lu son Cours de littérature du moyen
âge. J'étais h, cet âge en état de l'écrire moi-même,
ayant lu les ouvrages de Sismondi et de Fauriel sur
les littératures du midi de l'Europe qui sont les
deux sources uniques oii ce bon Villemain ait puisé;
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDANCE OE G. FLAUBERT. 2iS
les extraits cités dans ces lÎTres sont les mêmes
extraits cités dans le sien, etc.! Et voilà les crétins
qu'on nous pose toujours devant les yeux comme des
gens forts! mais forts en ijuoi? II n'y a du reste que
dans notre siècle où l'on soit arrivé ainsi à se faire
^ des réputations avec des œuvres nulles on absentes;
le père de tous ces grands hommes était le père
Royer-Collard qui n'avaitjamais écrit que quatre-vingts
pages en toute savie.lapréface des œuvres de Reid. Je
crois que Villemain sait bien le latin, si tant est qu'on
puisse comprendre toute la portée d'un mot quand
on n'a pas le sens poétique, et qu'il sait faire des
vers latins, du grec médiocrement, un tout petit peu
d'histoire, beaucoup d'anecdotes, avec cela de l'esprit
de société et la réputation d'habile homme : voilà son
bagage. Quant à être, je ne dis pas des écrivains, mais
môme des littérateurs, non, non, 11 leur manque la
première condition, le goût ou l'amour, ce qui est
tout un. Tu me dis : « Nous finirons par valoir
mieux qu'eux comme talent. » Ob ! ceci m'ébouriffe, car
je crois que c'est déjà fait, et je pense que Villemain
peut s'atteler pour le reste de ses jours avant d'écrirej
une seule page de la Bovary, une seule strophe de
Melœnis, un seul paragraphe de la Paysanne. « Que
je ne sois jamais de l'Académie (comme dit Marcillac,'
l'artiste romantique de Gerfault), si j'arrive au diapa-^
son de pareils ftnes ! G'estbien beau l'idée qui a frappé^
l'Académie dans le numéro 26: «le poète sur lesruines^
(TA chênes et évoquant le passé, le faisant revivre I « Est-
ce Volney etrococo! Comment un homme peut-il,
rapporter de semblables bêtises sans en rire le pre-^
mier? Comment ne pas sentir que c'était là la ma-
nière la plus vulgaire, la plus usée (et la moins vraie)
de prendre le sujet? Si mon pharmacien avait con-
l,<,n.-<- ,, Google
2<S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
couru pour Y Acropole û est certain que c'eftt été là
son plan. Et l'aplomb de ces messieurs-là! Sont-ils
bien contents d'eux, sûrs de leur jugement ! Ce pau-
vre de Lisle qui va leur présenter son livre ! Non, tout
cela m'indigne trop, je suis gorgé de l'humanité en
général et des gens de lettres en particulier, comme
si j'avais avalé cent livres de suif.
J'aurais bien voulu être là quand le Philosophe a
dit : « les Honsards qui vous conseillent », pour voir
son ton. A qui ça s'adressait-ilî à propos de quoi? com-
ment? Les RoQsards qui vous conseillent! les Homè-
res de vos amis ! Charmant ! charmant ! Et en voilà un
aussi qui passe pour un homqte de goM, un classique.
J'ai eu aujourd'hui un grand enseignement donné
par ma cuisinière; cette fille qui a vingt-cinq ans
ne savait pas que Louis-Philippe n'était plut roi de
France, qu'il y avait eu une république, etc. ; tout cela
ne l'intéresse pas (textuel), et je me regarde comme
un homme intelhgent! mais je ne suis qu'un triple
imbécile, c'est comme cette femme qu'il faut être.
Hier en allant me faire arracher ma dent j'ai passé
sur la place du Vieux-Marché, et en analysant Témo-
tion capoùne que j'avais au fond de moi, Je me disais
que d'autres à la même place en avaient eu de jdres
et de même nature pourtant 1 L'attente d'un événe-
ment qni vous fait peur ! cela m'a rappelé que, tout
enfant, à six ou sept ans, en revenant de l'école j'avais
vu là une fois la guillotine qui venait de servir; il y
avait du sang frais sur les pavés et on enlevait le
panier. J'ai rêvé cette nuit la guillotine; chose étrange,
ma petite nièce a rêvé aussi la guillotine cette nuit.
La pensée est donc un fluide, et qni découle des
pentes plus hautes sur les plus basses?... Qui est-ce qui
ajamais étudié tout cela scientifiquement, posément?
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 217
Il faudrait un grand poète, ayant à son service une
grande science, et tout cela en la possession d'un
trèa honnête homme.
A la même.
Croisset, uuit de mardi, 1 beure.
Oui, chère Muse, nous nous verrons lundi prochain
comme tu le désires, et nous resterons ensemble jusqu'à
s amedi(m a prochaine t'indiquera les heures de dépai'l),
c'est du moins mon intention et mon espoir, à moins
que je ne sois malade d'ici là, ou que mes dents ne
me reprennent trop fort. Dans l'état présent ma bou-
che n'est pas présentable, n m'a poussé des glandes
sous le cou et un peu de fluxion. Je ne peux manger
que de la mie de pain, et encore me fait-elle du mal.
J'ai eu depuis quatre jours une fièvre continue et
hier violente. Voilà plusieurs semaines qu'il me prend
de temps à autre aucer\'»let (siège despassions, selon
Gall) des douleurs à crier, qui m'ont repris dimanchp.
Mais aussi quel dimanche et quelle société j'ai eus ! je
ne te parle jamais de mes ennuis domestiques, mais
j'en suis comblé parfois : mon frère 1 ma helle-sœur I
mon beau-frère I Ah I ah 1 ah 1 La santé de ma mère
commence aussi à m'inquiéter profondément et plus
que je ne le dis; tout ce qu'il lui faudrait d'effectif est
impraticable. Enfin I je viens d'être assez secoué, et il
me résulte de tout cela une torpeur invincible. Hier
et aujourd'hui j'ai passé tout l'après-midi à dormir
comme un homme ivre. J'avais (nerveusement par-
lant) la sensation interne d'un homme qui aurait bu
six bouteilles d'eau-de-vie; j'étais brute et étourdi;
mais ce soir (j'ai fait diète toute la journée) la re-
vigueur m'est revenue, et j'ai écrit presque d'une
II. 19
ai8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
seule baleine toute une page de psychologie fort
serrée, oùil y aura, je croîs, peuàreprendre. N'importe,
je voudrais bien que ces défaillances et ces enthou-
siasmes me quittassent un peu, et demeurer dans
un miUeu plus olympien, le seul bon pour faire du
beau.
Pour te dire mon avis sur la lettre de Béranger, U
faudrait que je connusse le bonhomme, mais il a été
remué seulement d'une façon qu'il n'approuve pas.
Ce qui étonne dans ce conte c'est la couleur unie à
rémotion. Il t'a du reste donné un bon avis en te
disant de prendre garde que les autres récits ne res-
semblent à celui-là. Garde-toi aussi de ce mètre de
cinq pieds, qui est le plus laid de tous. Nous cau-
serons de tout cela en détaU la semaine prochaine,
je l'espère.
Comme c'est faible, outre que c'est fort canaille, les
articles de Castille ! Ne trouver rien de pis à dire sur
Thiers que de l'appeler nain- parvenu! etc., et dans la
rage de tout dénigrer, attaquer jusqu'à Danton parce
que Thiers l'a justifié I Quelle enfilade de turpitudes
morales et intellectuelles! Hais tout cela est payé ou
implore de l'être. Le scrupule du Philosophe sur l'épi-
graphe de Gœthe dévoile l'homme. Ah 1 comme il y en
a qui voilent le sein de Dorine, et qui veulent cocuSer
OrgonI Adieu. As-tu remarqué le nouveau prospectus
de la Revue, k la phalange décidée à vaincre »? Non,
nonl je n'essaierai jamais de publier dans aucune
revue. 11 me semble que par le temps qui court, faire
partie de n'importe quoi, entrer dans un corps quelcon- -
que, dans n'importe quelle confrérie ou boutique et
même prendre un titre-quel qu'il soit, c'est se désho-
norer, c'est s'avilir.
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Croi9seti mardi, Il heures.
J'ai reçu ce matin ta bonne lettre, triste et douce,
pauvre chère amie. Je vais faire comme loi, te ra-r
conter tout mon départ. Quand j'ai vu ton dos dispa-
raître, j'ai été me mettre sur le pont afin de revoir le
train passer; je n'ai vu qae cela, tu étais là-dedans,
j'ai suivi de l'œil le convoi tant qae j'ai pu et j'ai tendu
l'oreille. Dn cdté de Rouen le ciel était rouge avec de
grandes barres pourpres inégales. J'ai allumé un autre
cigare, je me suis promené de long en large par bôtise,
et même j'ai été boire un verre de kirsch dans un
cabaret, et puis le train de Paris est arrivé. A Rouen
j'ai trouvé Bouilhet, mais ma voiture par un' malen-
tendu n'y était pas; nous l'avons attendue, puis au
clair de lune, nous avons traversé à pied le pont et le
port, été chez deux loueurs de voiture afin d'avoir un
flacre. Au second (dont le logis est dans une ancienne
église) la femme s'est réveillée en bonnet de coton
(intérieur de nuit, mâchoires qui bâillent, chandelle
quibrùle, bretelles tombant sur les hanches, etc.); là i]
a fallu atteler la voiture, enfin nous sommes arrivés
à Croisset & 1 heure du matin et nous nous sommes
couchés à 2, après que j'ai eu rangé ma table. Le
dimanche a été triste, les Achille ne sont pas venus,
Dieu merci! L'après-midi nous avons été voir un em-
barcadère en bois, que l'on fait à quelque distance
d'ici pour les bateaux h vapeur; le soir nous avons lu
du Jocelyn et la Courtisane amoureuse de Lafontaine.
Hier matin Bouilhet est parti h une heure. J'ai dormi
une bonne partie de l'après-midi, et le soir je me suis
remis à mon travail avec grand ennui. J'ai recom-
mencé aujourd'hui mon train ordinaire, leçons h mu
320 COHRESPOSOANCE DE G. FLAUBERT,
nièce, i'o/)Aoc/e,yu'jena/etlaSot)ory, dont jeauis arrivé,
je crois, à terminer trois pages qui étaient sur le
chantier dès huit jours avant mou absence. J'ai assez
bien travaillé ce soir, ou du moins avec du p^isir.
Voilà, et les mêmes Jours vont suivre.
Anecdote : tu sais ou ne sais pas que Reyer avait
écrit h Bouilhet, pour lui demander la permission
de mettre en musique sa pièce à Raehel, « Je ne
suis pas le Christ », permission çui fut accordée.
Samedi, Bouilhet a reçu cela qui a.pour titre liédanp-
tion (invention de l'éditeur ou du compositem-, les-
quels du reste ont écrit tous les deux une lettre fort
polie à Bouilhet); mais devine son ébahissement en
voyant au plus haut de la feuille, auniessus de la
vignette, au-dessous du titre cette dédicace : « A
M. Maxime Du Camp. » Est-ce fort? C'est si fort que ça
n'a même aucun sens ; puisque la pièce d'un bout k
l'autre est adressée à quelqu'un et qu'elle portait, ori-
ginairement, une dédicace qui en était tout le titre
(celui de Rédemption la dénature même). Moi cela me
semble démesuTé(môme en omettant le sans-géne du
procédé). Cet homme qui pour se pousser par tous les
moyens possibles, poiu- se voir étalé 4 une vitre de
marchand, va se fourrer, de lui-même, entre des
notes et des vers auxquels il n'a rien contribué, sla-
tercaler ainsi dans l'œuvre d'un autre et mettre son
nom à la place d'une lettre laquelle lettre représen-
tait un souvenir, un cri de l'âme ! accaparer une chose
si personnelle et si intime I pour se faùv mousser!
cela m'a d'abord fait beaucoup rire. Après quoi j'ai
compris l'odieux de la chose. Cet ami dont je te par-
lais, que j'ai rencontré en chemin de fer, m'a dit que
les articles de Castille faisaient le plus mauvais effet.
Quant & celui de VAlkenxum, j'ai compris que le père
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 221
Vivien de Saint-Martin avait eu le dessus, car il a ré-
pondu aux. témoins de Du Camp que c'était une discus-
sion littéraire et qu'il ne donnerait aucune excuse.
Du Camp lui a écrit qu'Q le méprisait, à quoi l'auti'e a
répondu qu'iirengageait«àmodérer ses expressions et
& ne pas entrer sur le terrain de la calomnie » , ou qu'il
aurait recours aux tribunaux, et tout cela est rapporté
par un dévoué. Grand mépris de l'ami pour Tnrgan et
Cormenin; la bande se détraque, à ce qu'il parait. Coi^
menin, au Moniteur, travaille sous « un conseil de ré-
dactioïi n dont font partie Sainte-Beuve, RoUe, etc.
« C'est une place de commis que celle du rédacteur, et
une place de commissionnaire que celle du directeur. »
^Voilà comme on est arrangé par les amis. A tout cela
je ne répondais mot. Maxime a loué une maison de
campagne à Chaville près Versailles pour y passer l'été,
il va écrire le Nil : encore des voyages! quel triste
genre! Il n'a pas écrit un vers d'Abdallah ni nne lî^'ne
du Cœur saignant, annoncés depuis plusieurs mois.
As-tu le troisième volume de l'Archéologie de Mill-
ier? il m'est impossible de le retrouver. J'ai oublié de
te remettre (je l'avais dans mon carton) les Fantômes;
les veux-tu? Mais j'aimerais mieux te les redonner en
faisant de vive voix des observations.
Comme c'est mauvais Jocelt/n! Rehs-en; la quantité
d'bémistiches tout faits, de vers à périphrases vides
est incroyable. Quand D a à peindre les choses vul-
gaires de la vie, il est au-dessous du commun. C'est
une détestable poésie, inane, sans souffle intérieur;
ces phrases-là n'ont ni muscles ni sang, et quel singu-
lier aperçu de l'existence humaine! Quelles lunettes
embrouillées! Mais comme nous nous sommes délec-
tés ensuite dans Lafontaine! c'est à apprendre par
cœur d'un bout îi l'autre, /.a couiiisane amoureuse.
SSS CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
quels vers! quels vers! que de tournure et de style! n
n'y a pas dans tout Lamartine un seul trait humain,
sensible au sens ordinaire du mot, comme celui de
Constance baisant les pieds de son amant; voilà da
cœur au moins I et de la poësiel car toutes les subti-
lités sont à l'usage de ceux qui n'ont ni de l'un ni de
l'autre. Relis ce conte et appesantis-toi sur cliaque
mot, sur chaque phrase. Quelle admirable narration
et quel enchaînement! Songer pourtant que les contes
de Lafontaine passent pour un mauvais livre! un
livre cochon ! Ah ! les tyrannies ont cela de bon qu'elles
réalisent au moins bien des vengeances impuissantes.
Je suis si harassé par la bêtise de la multitude que je
trouve justes tous les coups qui tombent sur elle.
L'œuvre de la critique moderne est de remettre l'art
sur son piédestal. On ne vulgarise pas le beau, on le
dégrade, voilà tout. Qu'a-t-on fait de l'antiquité en
voulant la rendre accessible aux enfants? Quelque
chose de profondément stupidel Mais il est si com-
mode pourtous de se servir d'expwgàta, de traductions,
d'atténuations, il est si doux pour les nains de con-
templer les géants raccourcis ! Ce qu'il y a da meil-
leur dans l'art échappera toujours aux natures mé-
diocres, c'est-à-dire aux trois quarts et demi du genre
humain. Pourquoi dénaturer la vérité au profit de la
bassesse? Adieu, toi qui tressailles aux belles choses et
que j'aime tant pour les enthousiasmes que tu as et
pour tout le reste aussi.
A, la mftme.
Croisael, nuit de samedi, 1 heure.
Sais-tu que tu m'as écrit deux lettres charmantes,
superbes et avec qui j'ai eu (comme le père Babinet
CaRRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 323
avec sa femme délicieuse) « le plus grand plaisir » ? Je
vais les reprendre et t'en parler (c'est une habitude
que nous devrions avoir plus souvent). J'aime bien
ta mine chez H* Didier, défendant' la bonne cause
contre les Lamartiuiens, et tonte la manière dont tu
me parles de cette grande œuvre. Le portrait du
sénateur Beauvau; ton chic raide chez le Chevreau :
tout cela est crânement troussé. Quel immense
mot que celui d'Houssaye ; a Auriez-vous le style de
H. de Lamartine 1 » Ahl oui, ce sont de pauvres gens,
un pauvre monde I et petit et faible- Leur réputa-
tion ne dure même pas tout le temps qu'ils vivent;
ce sont des célébrités qui ne dépassent point la lon-
gueur d'un loyer, elles sont à terme ; on est reconnu
grand homme pendant cinq ans, dix ans, quinze ans
(c'est déjà beaucoup); puis tout sombre, homme et
livres, avec le souvenir même de tant de tapage inu-
tile. Mais cequ'ilyade dur, c'est l'aplombde ces braves
gens- là, leur sécurité dans la hétise 1 1ls vont bruissant
à la manière des grosses caisses dont ils se servent ;
la sonorité vient de leur viduité. La surface est une
peau d'âne et le fond néant I tout cela tendu par beau-
coup de ficelles. Voilà un calembour I Tu me parles
des tristesses de ce bon de Lisle quin'a personne autour
de lui"! Moi j'ai été en cela protégé du ciel, j'ai tou-
jours eu de boimes oreilles pour m'entendre et même
d'excellentes bouches pour me conseiller. Comment
ferai-je l'hiver prochain quand mon Bouilhet ne sera
plus là? je crois du reste qu'il sera comme moi un peu
désarçonné un moment. Nous nous sommes fait l'un à
l'autre dans nos travaux respectifs une espèce d'indi-
cateur de chemin de fer, qui le bras tendu avertit que
la route est bonne et qu'on peut suivre.
J'aime beaucoup de Lisle pour son volume, pour soa
224 CORRESPONDANCE DE G. FtAlîBERT.
talent et aussi poar sa préface, pour ses aspirations.
Car c'est par U que nous valons quelque chose, l'aspira*
(ton; une ftme se mesure à la dimension de son désir
commel'onjused'avancedescathéâralegàla hauteur de
leurs clochers, et c'est pour cela que je hais la poésie
bourgeoise, l'art domestique, quoique j'en fasse ; mais
c'est bien la dernière fois, au fond cela m6 dégoûte.
Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n'est pas
de mon sang, je ne le porte point en mes entrailles, je
sens que c'est chose voulue, factice. Ce sera peut-être
un tour de force qu'admireront certaines gens (et en
petit nombre); d'autres y trouveront quelque vérité de
d<;tail et d'observation. Mais de l'air I de l'air! les
grandes tournures, les larges et pleines périodes se
déroulant comme des fleuves, la multiplicité des mé-
taphores, les grands éclats du style, tout ce que j'aime
enfin n'y sera pas ; seulement j'en sortirai peut-être
préparé à écrire ensuite quelque bonne chose. Je suis
bien désireuxd' être dans une quinzaine de jours, afin de
lireàBouilhettout ce commencement de ma deuxième
partie (ce qui fera 120 pages, l'œuvre de dix mois).
J'ai peur qu'il n'y ait pas grande proportion, car pour
le corps même du roman, pour l'action, pour la pas-
sion agissante, il ne me restera guère que 120 à, 140
pages ; tandis que les préliminaires en auront plus du
double. J'ai suivi, passant sur l'ordre vrai, l'ordre
naturel. On porte vingt ans une passion sommeillante
qui n'agit qu'un seul jour et meurt; mais la propor-
tion d'esthétique n'est pas la physiologie. Mouler la
vie est-ce l'idéaliser? Tant pis si le moule est de
bronze ! c'est déjà quelque chose : tâchons qu'il soit
de bronze.
Oui, c'est bien étrange ces deux coïncidences, notre
double lecture de Lamartine, et moi lisant la CourtU
COBBESPONDANCE DE G. FLAUBERT.- 228
tane amoureuse, tandis que H. Briard te contait les
baisements de pieds de Juliette.
Tu me dis des choses bien tendres, chère Muse;
eh bien, recois en échange toutes celles plus tendres
encore que tu pourras imaginer. Ton amour à la fin me
pénétre comme une pluie tiède, et je m'en sens imbibé
jusqu'au îond de tout mon cœur. N'as-tu pas tout ce
qu'ilfaut pour que je t'aime? corps, esprit, tendresse?
Tu es simple d'âme et forte de tête, très peu poéti-
qtfe et extrêmement poète; il n'y a rien en toi que de
boa, et tu es tout entière comme ta poitrine, blanche et
douce au toucher. Celles que j'ai eues, va, ne te valaient
pas, et je doute que celles que j'ai désirées te valus-
sent. Je tâche quelquefois de m'imaginer ton visage
quand tu seras vieille, et il me semble que je t'aimerai
encore tout autant, plus peut-être. Je suis, dans mes
actions du corps et de l'esprit, comme les dromadaires
que l'on a grand mal k faire également marcher et
e'arréter : la continuité du repos et du mouvement est
ce qui me va. Au fond, rien de moins diapré que ma
personne. Que j'ai peur de devenir béte! Tu m'estimes
tellement, que tu dois te tromper et finir par t' éblouir.
Il y a peu de gens qui aient été chantés comme moi.
Ah! Muse, si je t'avouais toutes mes faiblesses, si j8
te disais tout le temps que je perds à rêver mon petit
appartement de l'année prochaine! comme je nous y
vois ! Mais il ne faut jamais penser au bonheur, cela
attire le diable, car c'est lui qui a inventé cette idée-là
pour faire enrager le genre humain. La conception du
paradis est au fond plus infernale que celle de l'enfer.
L'hypothèse d'une félicité parfaite est plus désespé-
rante que celle d'un tourment sans relâche, puisque
nous sommes destinés à n'y jamais atteindre; heureu-
sement qu'on ne peut guère se l'imaginer, c'est là ce
228 CORRESPO>DANCE DE G. FLAUBERT.
qui console. L'impossibilité où l'on est de goûter an
nectar fait trouver bon le chambertin. Adieu! Quel
dommage qu'il soit si tard! je n'ai guère envie de
dormir, et j'avais encore bien des choses à te dire, à
te parler de ton drame, etc. Mardi ne parle pas de
Du Camp à Gautier; laisse-le venir, si tu veux t'en
faire un ami. Je crois que le Bouilhet est an sujet, qui
l'amuse peu. Est-ce se reconnaître médiocre que
d'envier quelqu'un! Mille tendresses.
■ Sais-tu que le père Hugo se dessine comme un très
bon homme; cette longue tendresse pour Juhette
m'attendrit : j'aime les passions longues qui traver-
sent patiemment et en droite Ugne tous les courants
de la vie comme de bons nageurs, sans dévier!
CroiBget, nuit dejendl, I heure.
Je ferais mieux de continuer à travailler et de
l'écrire demain, car je suis ce soir fort animé et dans
un grand rut littéraire; mais comme demain il peut
revenir cela me remettrait trop loin; au plaisir que
me font tes lettres, je pense que tu dois fort bien
aimer les' miennes, et puis il faut se méfier de ces
grands échauffements ; si l'on a alors la vue longue, on
l'a souvent trouble; le bon de ces états-là, c'est qu'ils
retrempent et vous infusent dans la plume un sang
plus jeune. On a dans la tète toutes sortes de florai-
sons printaniëres qui ne durent pas plus que les lilas,
qu'une nuit flétrit, mais qui sentent si bon! As-tu
senti quelquefois comme un grand soleil qui venait
du fond de toi-même et t'éblouissait?
Oui. Cela a bien marché aujourd'hui, je me suis
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEST. 237
h peu près débarrassé d'un dialogue archicoupé, fort
difficile, j'ai écrit aux deux tiers une phrase poétique
et esquissé trois mouvements de mon pharmacien gui
me faisaient à la fois beaucoup rire et grand dégoût,
tant ce sera fétide d'idée et de tournure; j'en ai pour
jusqu'&lafindumoisde juin, de cette première partie,
j'ai relu presque tout; le commencement sera à récrire
ou du moins à corriger fortement ; c'est lâche et plein ■
de répétitions, je cherchais la manière qui plus loin est
trouTéa; cane m'a pas semblé long et il y a de bonnes
choseB, mais par-ci par-là certains chics pittoresques
inutiles, manie de peindre quand même qui coupe le
mouvement et quelquefois la description elle-même
et qui donne ainsi parfois un caractère étroit à la
phrase; il ne fautpas être gentil; il me semble du reste
que les parties les plus nouvellement faites sont les
meilleures, c'est peut-être une Ulusion, mais ce n'en
est peut-être pas une puisqu'à mesure que j'avance
j'ai plus de mal. Si j'ai plus de mal c'est que j'y vois
plus loin? On peut juger des poids d'un fardeau aux
gouttes de sueur qu'U vous cause. Et ton drame? res-
serre bien ton plan, que chaque scène avance, pas de
traits inutiles, mets de la poésie dans l'action, motifie
bien chaque entrée et chaque sortie et que les vers
soient roides; pourquoiai-je bonne opinion de ce drame?
pourquoi ai-je le pressentiment qu'il sera reçu, ap-
plaudi; que ce sera un succès? Envoie-moi un plan
bien détaillé, je suis curieux de le voir, mais comme
nous nous disputerons probablement!
Quelles charmantes manières que celles de l'ami
Gautierl quel savoir-vivrel je doute fort que les deux
premières représentations de mardi fussent vraies; n'y
a-t-il pas là-dessous quelque blague? On ne se soucie
peut-être pas beaucoup du rapprochement; j'ai reçu
i,<„,,,." ,,Goo<^lc
238 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
aujourd'hui de Du Camp une plaisanterie (l'annonce
dans le journal de la mort d'un brave homme in-
connu snr lequel nous avons fait des charges, en
voyage, un entrefilet qu'il m'envoie dans une enve- ■
loppe de deuU et avec cachet noir) ; voilà déjà deux ou
trois amabihtés en peu de temps ; qu'est-ce que tout
cela veut dire? rien du tout, légèreté, vanité, inconsis-
tance d'idées, d'amour ou de haine, et en quoi que ce
soit impuissance à suivre la hgne droite. A propos de
l'ami Théo il me re\ient en tête cette phrase de Can-
dide (c'est Martin qui parle de Paria) : « Je connus
la canaille écrivante, la canaUle cabalante et la ca-
naille convulsionnaire, on dit qu'il y a des gens fort
polis dans cette ville-là. Je le veux croire. » Cela
me fait songer aux tables tournantes (les convulsion-
naires). Avoue que c'est fort, les tables tournantes.
lumièrel progrèsl humanité! et on se moque
du moyen âge, de l'antiquité, de Marie Alacoque et
de la Pythouisse! Quelle éternelle horloge de bêtises
que le cours des âges ! les sauvages qui croient dis-
- siper les éclipses de soleil en tapant sur des chau-
drons valent bien les Parisiens qui pensent faire
tourner des tables en appuyant leur petit doigt sur
le petit doigt de leur voisin. C'est une chose curieuse
comme l'huoianité, à mesure qu'elle se fait autolâtre,
devient stupide. Les inepties qui excitent maintenant
son enthousiasme compensent par leur quantité le peu
d'inepties, mais plus sérieuses, devant lesquelles elle se
prosternait jadis, socialistes! c'est là votre ulcère,
l'idéal vous manque et cette matière même que vous
poursuivez vous échappe des mains comme une onde;
l'adoration de l'humanité pour elle-même et par elle-
■méme (ce qui conduit à la doctrine de l'utile dans
l'art, aux théories de salut public et de raison d'État,
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 389
à toutes les injustices et h tous les rétréâssements, k
l'immolation du droit, au oivelleuieut du beau), ce
culte du ventre, dis-je, engendre du vent (passez-moi le
calembour], et il n'y a sorte de sottises que ne fasse
et (jue ne charme cette époque si sage; « ah! moi, je ne
donne pas dans le creux, dit-elle, pauvres gens que
ceux qui ont cru h l'apothéose ou au paradis, on est
plus joosifi/" maintenant, on, etc...,» et quelle longueur
de carotte pourtant avale ce bon bourgeois de siècle I
quel nigaud ! quel jobard 1 car la canaillerie n'empécbe
pas le crétinisme; j'ai déjà assisté pour ma part au
choléra qui dévorait les gigols que l'on envoyait dans
les nuages sur des cerfs-volants, au serpent de mer,
à Gaspard Hauser, au Chou colossal, orgueil de la
Chine, aux escargots sympathiques, h la sublime
devise « liberté, égalité, fraternité o, inscrite aufronton
des hôpitaux, des prisons et des mairies, ît la peur
des Rouges, au grand parti de l'ordre. Maintenant
nous avons " le principe d'autorité qu'il faut rétablir » ;
j'oubliais « les travailleurs », le savon Ponce, les ra-
soirs Foubert, etc., etc. Mettons dans le même sac
tous les littérateurs qui n'ont rien écrit (qui ont des
réputations solides, sérieuses) et que le public admire
d'autant plus, c'est-à-dire la moitié au moins de l'école
doctrinaire, à savoir ces hommes qui ont réellement
gouverné la France pendant vingt ans. Si l'on veut
prendre la mesure de ce que vaut l'estime publique et
quelle belle cbose c'est que d'<i être montré au doigt »,
comme dit le poète latin, il faut sortir à Paris, dans
les rues, le jour du Mardi-Gras. Shakespeare, Gcelhe,
Michel-Ange n'ont jamais eu quatre cent mille specta-
teurs h. la fois comme ce bœuf; ce qui le rapproche du
reste du génie,' c'est qu'on le met ensuite en morceaux.
Ehbien, oui,je deviens aristocrate, aristocrate enragé I
II. 20
230 CORRESPONDANCE DE U. FLAUBERT.
sans que J'aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes
et que la vie pour moi n'ait pas manqué de coussins
où je me calais dans les coins, en oubliant les autres;
je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur
semblable, c'est peut-être un monstrueux orgueil, mais
le diable m'emporte si je ne me sens pas aussi sympa-
thique pour les poux qui rongent un gueux que pour
le gueux; Je suis sûr d'ailleurs que les hommes ne
sont pas plus frères que les feuilles des bols ne sont
pareilles, elles se tourmentent ensemble, voilà tout; ne
sommes-nous pas faits avec les émanations de l'Uni-
vers? la lumière quibriile dans mon œil apeut-ètre été
prise au foyer de quelque planète inconnue distante
d'un milliard de lieues du ventre où le fœtus de mon
père s'est formé, et si les atomes sont infinis et qu'ils
passent ainsi dans les formes comme un Qeuve per-
pétuel roulant entre ses rives, les pensées, qui donc
les retient, qui les lie î A force de regarder un caillou,
un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Lés
communications entre humains ne sont pas plus in-
tenses, d'oii viennent les mélancolies historiques, les
sympathies à travers siècles, etc. Accrochement de
molécules qui tournent, diraient les épicuriens, oui;
mais les molécules de mon corps vivant ne tournent
guère, et enfin ce n'est, pas parce qii'un imbécile a
deux pieds comme moi au lieu d'en avoir quatre
comme un âne, que je me crois obligé de l'aimer ou
tout au moins de dire que je l'aime et qu'il m'intéresse.
Il fut un temps où le patriotisme s'étendait h la
cité, puis le sentiment peu à peu s'est élargi avec
le territoire, maintenant l'idée de Patrie est Dieu
merci à peu près morte et on en est au socialisme,
k l'humanitarisme [si l'on peut s'exprimer ainsi), je
crois que plus tard on reconnaîtra que l'amour de
COBHESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 331
l'humanité est quelque chose d'aussi piètre que
l'amour de Dieu, ou aimera le juste en soi pour soi,
le beau poiur le beau ; le comble de la civilisation sera
de n'avoir besoin d'aucun bon sentiment ce qui s'ap-
pelle. Les sacriâces seront inutiles, mais il faudra
pourtant toujours un peu de gendarmes! je dis là de
grandes bêtises, mais pourtant le seul enseignement
h tirer du régime actuel (basé sur le joli mot vox
popuH, vox Dei) est que l'idée du peuple est aussi
usée que celle du roi ; que l'on mette donc ensemble
la blouse du travailleur avec la pourpre du monar-
que et qu'on les jette de compagnie toutes deux aux
latrines pour y cacher conjointement leurs taches de
sang et de boue ; elles en sont raides.
Je regarda cet article de Villemain comme un hom-
mage involontaire de la bêtise au génie, j'eusse douté
de la Paysanne que je suis maintenant convaincu de
son excellence, car il n'a pu lui rien reprocher, les
vers qu'il cite comme mauvais sont des meilleurs et
le blàme d'immoralité, d'irréligion couronne le tout!
c'est splendide, ma mère a lu ces deux articles et en
a été indignée ou plutôt scandalisée; elle admire ce
stoïcisme des poètes à se laisser déchirer et la force
qu'il faut pour supporter tout cela; du reste ces arti-
cles ne sont pas conoaincus, on y sent un parti pris, un
dessous de cartes qui vous échappe. Plus une œuvre ■
est bonne, plus elle attire la critique; c'est comme
les puces qui se précipitent sur le linge blanc.
Voilà trois jours que je passe à faire deux corrections
qui ne veulent pas venir; toute lajournée de lundi et
de mardi a été prise par la recherche de deux lignes!
Je relis du Montesquieu, je viens de repasser tout
Candide, rien ne m'efTraye.
Pourquoi, à mesure qu'il me semble me rapprocher
DKjiiiiPrt bv Google
232 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
des maîtres, l'art d'écrire en soi-même me paratt-il
plus Impraticable et suis-je de plus eu plus dégolUé
de tôut ce quo je produis? Oh! le mot de Goethe :
« J'eusse peut-être été un grand poète, si la langue
ne se fût montrée si indomptable! » et c'était Goethe !
Bouilhet m'a lu tout ce que tu lui dis de ton ami, eh
bien, cela m'a attristé; & part cette séparation au che-
min de fer que je sens et comprends, je n'admets pas
le reste de l'histoire ni du bonhomme. Ces deux ans
passés dans l'absorption complète d'un amour heureux
me paraissent une chose médiocre. Les estomacs qui
trouvent en la ratatouille humaine leur assouvissance
ne sont pas larges; si c'était le diagrin encore, bien.
Mais la joie? non! non! c'est long deux ans passés
sans le besoin de sortir d'ici, sans faire ime phrase,
sans se tourner vers la Huse. A quoi donc employer
ses heures quand les lèvres sont oisives? A aimer? il
aimer? Ces ivresses me surpassent et il y a là une ca^
pacité de bonheur et de paresse, quelque chose de
satisfait qui me dégoûte. Ah! poète, vous vous con-
solez dans la littérature, les chastes sceurs viennent
après madame et votre lyrisme n'est qu'un échauffe-
ment d'amour détourné. Hais il en est puni, ce brave
garçon, la vk lui manque un peu dans ses vers, son
cœur ne dépasse pas son gilet de flanelle et, restant
tout entier dans sa poitrine, il n'échauffe point son
style. Et puis se plaindre! crier h la trahison, ne pas
comprendre (et quand on est poète) cette suprême
poésie du néanl-vivanl, de l'habit qui s'use, oi^du sen-
timent qui fuit, tout cela est bien simple pourtant.
Je ne déclame pas contre ce bon garçon, mais je dis
qu'il me semble un peu ordinaire dans ses pas-
sions. Le vrai poète pour moi est un prêtre. Dés
qu'il passe la soutane il doit quitter sa famille.
DKjiiiiPrt h; Google
C0RRE3P0NDANCE DE G. FLAUBERT. 233
Pour tenir la plume d'un bras vaillant il faut faire
comme les amazones, se brûler tout un côté du cœur.
Il y a encore une chose gui m'a semblé légèrement
bourgeoise dans ce même individu: « Je n'ai jamais
pu voir une tille. »
Je déclare que cette théorie-là me sufl'oque. U y a
de ces choses qm me font juger les hommes à pre-
mière vue : l' l'admiration de Béranger; 2° la haine des
parfums ; 3° l"amour des grosses étoffes ; 4° la barbe
portée en collier;. 5° Tantipathie du b C'est peut-
être un goût pervers, mais j'aime la prostitution et
pour elle-même indépendamment de ce qu'il y a
dessous. Je n'ai jamais pu voir passer aux feux du
gaz une de ces femmes décolletées sous la pluie sans
un battement de cœur, de même que les robes des
moines avec leur cordelière à nœuds me chatouillent
rame en je ne sais quels coins ascétiques et profonds.
n se trouve en cette idée de la prostitution un point
d'intersection si complexe! Luxure, amertume, néant
des rapports humains, frénésie du muscle et sonne-
ment d'or, qu'en y regardant au fond le vertige vient,
et on apprend là taut de choses! Et on est si triste!
Et onrôvesibiend'amourlOfaiseursd'éiégies, cen'est
pas sur des ruines qu'il faut aller appuyer votre coude,
mais sur le sein de ces femmes gaies.
Oui, il manque quelqui chose à celui qui ne s'est
jamais réveillé dans un lit sans nom, qui n'a pas vu
dormir sur son oreiller une tête qu'il ne verra plus, et
qui, sortant de là au soleil levant, n'a pas passé les
ponts avec l'envie de se jeter à l'eau, tant la vie lui
remontait en rois du fond du cœur à la tête. Et quand
ce ne serait que le costume impudent, la tentation
de la chimère, l'inconnu, le caractère maudit, la vieille
poésie de la corruption et de la vénalité. Dans les pre-
20.
i.. ..Google
234 COaRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
miëres années que j'étais à Paris, l'été, parles grands
soirs de chaleur, j'allais m'asseoir devant Tortonî et
en regardant se coucher le soleil, je regardais les filles
passer. Je me déyorais, là, de poésie biblique. Je pen-
sais à Isaïe, & la forioication des hauts lieux et je re-
montas la rae de Laharpe, en me répétant cette fin
de verset : « et son gosier est plus doux que de l'huile ».
Diable m'emporte si j'ai jamais été plus chaste. Je ne
fais qu'un reproche h la prostitution, c'est que c'est
UD mythe, la femme entretenue a envahi la débauche
comme le journaliste la poésie, nous nous noyons dans
les demi-teintes. La courtisane n'existe pas plus que
le saint, il y a des soupeuses et des lorettes, ce qui
même est encore plus Fétide que la grisette.
11 m'arrive dans mon intérieur une chose triste et
qui me chagrine, le père Parain tombe en enfance et
par moments déraisonne complètement, ce brave
homme dont un entrain un peu fou et juvénile faisait
tout le charme est maintenant un vieillard ; son bon
naturel perce, il pleure en parlant de nous, de moi
surtout, et dans ses rabâchages c'est notre fortune,
mes succès futurs, le moyen de me faire ma part et
mon éloge qui reviennent sans cesse. Gela me navre.
Il croit que je vais publier dans six semaines et dix-
huit volumes d'un seul coup ! etc.
Je t'embrasse. Allons, ranime-toi, tu m'as l'air bien
sombre depuis quelque temps; établis carrément le
plan de ton drame et envoie-le-moi.
A la mAme.
Croisset, 6 juin 1853, nuit de lundi, minuit et demi.
Je porterai moi-même, demain matin, cette lettre h.
la pofte, il faut que j'aille à Rouen pour un enterre
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 23»
ment, celui deina<IamePouchet,lafeinme d'un médecin
morte avant-hier dans la rue, où elle est tombée de
cheval près de son mari, frappée d'apoplexie ; quoique
je ne sois guère sensible aux malheurs d'autruî, je le
suis à celui-là. Ce Pouchet est un brare garçon, qui
ne fait aucuiie clientèle et s'occupe eiclusivement de
zoologie où il est très savant; sa femme. Anglaise fort
jolie et d'excellentes façons, l'aidait beaucoup dans
ses travaux, elle dessinait pour lui, corrigeait ses
épreuves, etc., ils avaient fait des voyages ensemble,
c'était un compagnon; le pauvre homme est complète-
ment sourd et peu gai naturellement, il aimait beau-
coup cette femme ; l'abandon qu'il va avoir, comme le
déchirement qu'il a eu, sera atroce. Bonilhet, qui de-
meure en face d'eux, a vu son cadavre ramené en fiacre
4 le âls qui descendait la mère, un mouchoir sur la
tgare; au même moment où elle entrait ainsi chez
eue les pieds devant, un commissionnaire apportait
une botte de fieurs qu'elle avait commandée le malin.
Shakespeare!
n y a de l'égoïsme dans le fond de toutes nos com-
misérations et ce que je sens pour ce pauvre homme
qui portait à mon père une vraie vénération de disciple
vient d'un retour que je fais sur moi, je pense à ce que
j'éprouverais situ mourais, pauvre Muse, si je ne t'avais
plus ; non, nous ne sommes pas bons, mais cette faculté
de s'assimiler à toutes les misères et de se supposer les
ayant est peut-être la vraie charité humaine. Se faire
ainsi le centre de l'humanité, tâcher enfin d'être son
cœur général où toutes les veineséparses se réunissent,
ce serait à la fois l'eiTort du plus grand homme et du
meilleur homme7 Je n'en sais rien; comme il faut du
reste profiler de tovt,je suis sûr que ce sera demain
d'un dramatique très sombre et que ce pauvre savant
I ,<,n--er 1,, GcjOgIc
238 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEtiT.
sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses
pour ma ffooar^; cette exploitatioaàlatjuellejevais me
livrer et qui semblerait odieuse si ou en faisait la conti-
dence.qu'a-t-elledonc de mauvais? J'espère faire cou-
ler des larmes aux autres avec ces larmes d'un seul,
passées ensuite à la chimie du style . Mais les miennes
seront d'un ordre de sentiment supérieur. Aucun inlérêt
ne les provoquera et il faut que mon bonhomme (c'est
un médecinaussi) vous émeuve pour tous les veufs. Ces
petites gentillesses-là du reste ne sont pas besogne
neuve pour moi et j'ai delà méthode en ces études. Je
me suis moi-même franchement disséqué au vif en des
moments peu drôles. Je garde dans des tiroirs des frag-
mentsde style cachetésàtriple cachet etqui contiennent
de si atroces procès-verbaux que j'ai peur de les rou-
vrir, ce qT.ii est fort sot du reste, car je les sais par cœur.
Mais parlons de nous. Donc encore un échec, pauvi'e
amie, cela m'a assez vexé, mais moins que pour l'^cro-
pole, je l'avoue ; car j'avais moins d'espoir ; la première
lecture n'est pas si loin qu'ils ne s'en soient rappelés et
ayant refusé une première fois ih se devaient (toujours
en vertu du respect qu'on se doit à soi-même de refuser
une seconde fois; patience, tu auras tonjour et après
ton drame, tu feras ce que tu voudras. Mais encore une
fois, fais ton drame joufli/e et tu sais ce que j'entends
par là. J'aurais hien voulu être à Paris le soir de cet
insuccès pour t'embrasser tendrement et prendre dans
mes mains ta belle et bonne tête dont je sais appré-
cier, moi, les hgnes et les casiers.
Tu me parles de lire je ne sais quel numéro de la
Revue des deux mondes; « je n'ai pas le temps de me
tenir au courant » (phrase de mon brave professeur
d'histoire Chéruel) : deux heures aux langues, huit au
sLyle, et le soir, dans mon lit, une heure encore à lire
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 231
un classique quelconquej je trouve que c'est raison-
nable. Ah ! que je voudrais avoir le temps de lire 1
que je voudrais faire un peu d'histoire que je dévore
si bien et un peu de philosophie qui m'amuse tant !
mais la lecture est un gouffre ; oa n'eu sort pas, je
deviens ignorant comme un pot. Qu'importe 1 il faut
racler la guitare et c'est dur, c'est long ; c'est une
chose, toi, dont ilfaut que tu prennes l'habitude que dç
lire touslesjours (comme un bréviaire) quelque chosede
bonjcelas'infiltreàla longue, moi je me suisbourréà
outrance de Labruyère, de Voltaire (les contes) et de
Montaigne. Ce qui a amené Bouilhet à son vers de lielœ-
nis c'est le latin, sois-en sûre; personne n'est original
au sens strictdumot, le talent comme la vie se trans-
met par infusion et il faut vivre dans un milieu noble,
prendre l'esprit de société des maîtres ; il n'y a pas de
mal à étudier à fond un génie complètement différent
de celui qu'on a, parce qu'on ne peut le copier,
Labruyère, qui est très sec, a mieux valu pour moi que
Bossuet dont les emportements in'allaient mieux ; tu
as le vers souvent philosophique ou vide, coloré à
outrance et un peu empêtré; lis, relis, dissèque, creuse
Lafontaine qui n'a aucune de ces qualités ni de ces
défauts, je n'ai pardieu pas peur que tu fasses des
fables.
Oh ! comme il me tarde que nous ayons ensemble
de bons loisirs. Quelles lectures nous ferons ! quelles
bosses d'art? rie me dis plus que je mets à notre sé-
paration un entêtement sauvage; un parti pris acharné;
crois-tu que je m'amuserais à nous faire souffrir si je
n'en sentais pas le besoin, la nécessité? il faut que
mon livre se fasse et bien ou que j'en crève ; après je
prendrai un genre de vie autre, mais ce n'est pas au
milieu d'une œuvre si longue qu'on peut se déranger;
DKjiiiiPrt bv Google .
238 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
je n'écrirai jamais bien à Paris, je le sais, mais j'y peux
préparer mon travail et c'est ce qne je ferai les mois
d'hiver que j'y passerai; ilme faut pour écrire Vimpoî-
tibilité (même quand je le voudrais) d'être dérangé.
Cet Enault' qui va en Orient I c'est & dégoûter de
. l'Orient. Quand je pense qu'an pareil monsieur va
pisser sur le sable du déserti et & coup sûr lui
aussi publier un voyage d'OrientI eh bien, moi aussi,
j'en ferai de l'Orient (dans dix-huit mois], mais sans
turban, pipes ni odaUsques, de l'Orient antique et il
faudra quecelui de tous ces barbouilleurs-là soitcomme
une gravure à côté d'une peinture. Voilà en effet le
conte égyptien qui me trotte dans la tête. J'ai peur
seulement qu'une fois dans les notes je ne m'arrête
plus et que la chose ne s'enfle, j'en aurai encore pour
des années ! eh bien, après, qu'est-ce que ça fait si ça
m'amuse et que ce soit bon plus tard? Au fond c'est
fort béte de publier.
Bouilhet m'a apporté hier le volume de La Caus-
sade; une réflexion esthétique m'est surgie de ce
volume : combien peu l'élément extérieur serti ces
vers-là ont été faits sous l'équateur et l'on n'y sent
pas plus de chaleur ni de lumière que dans un brouil-
lard d'Ecosse. C'est en Hollande seulement et à Ve-
nise, patrie des. brumes, qu'il y a eu de grands coloris-
tes ! Il faut que l'ftme se replie.
Voilà ce qui fait de l'observation artistique une
chose bien différente de l'observation scientifique, elle
doit surtout être instincljve et procéder par l'imagi-
nation, d'abord.
La pièce de Leconté à M* G... est la redite et moins
bonne de Dm irw; ce que j'en aime c'est le commen-
cement et la fin, le milieu est noyé, ses plans gêné- '
ralcmcnt sont trop ensellés., comme on dirait en terme
DKjiiiiPrt b, Google,
CORRESPONDANCE DE 6. FLAUBERT. 239
de maquignons, l'écMne de l'idée fléchit au milieu, ce
qui fait que la tête porte au vent. Il domie aussi, je
trouve, un peu trop dans Vidée forte, dans la grande
pensée; pour un homme quiaimelesGrecSjje le trouve
peu humain au sens psychologique. Yoïlàpour le mpral;
quant au plastique, pas assez de relief. Mais en somme
je l'aime beaucoup, ça m'a l'air d'une haute nature.
Je ne pense pas du reste que nous nous hions beau-
coup ensemble, j'entends Bouilhet et moi, il nous trou-
vera trop canailles, c'est-à-dire pas assez en quête de
l'idée et nous lâchera là comme mou jeune homme
qui n'est pas revenu nous voir ; je l'avais du reste reçu
franchement, d'une façon déboutonnée et entière,
afîn de ne pas le tromper.
n y a une chose que j'aime beaucoup dans M, Le-
conte, c'est son indifférence du succès, cela est fort
et prouve en sa faveur plus que bien des triomphes.
Je viens de relire Grandeur et Décadence des Romains
de Montesquieu; joli langage ! joli langage, il y a par-ci
par-là des phrases qui sont tendues comme des biceps
d'athlète et quelle profondeur de critique! Mais je
répète encore une fois que jusqu'à nous, jusqu'aux
très modernes, ou n'avait pas l'idée de l'harmonie
soutenue du style, les qui, les que enchevêtrés les uns
dans les autres reviennent incessamment dans ces
grands écrivalns-là? Ils ne faisaient nulle attention
aux assonances, leur style très souvent manque de
mouvement et ceux qui ont du mouvement (comme
Voltaire) sont secs comme du bois. Voilàmon opinion,
plus je vais, moins je trouve les autres, et moi aussi,
bons.
Adieu, il est deux heures passées il faut que je me
lève à sept.
DKjiiiiPrt h; Google
240 CORflESPONDANCB DE 6. FLAUBERT.
& LonU Boutlbet.
Croisset, 33 juin 1S53.
My dear,
Je me suis surembèté ces jours-ci d'une façon tru-
culente. Il m'était impossible tout l'après-midi de
secouer une torpeur de mastodonte qui m'accablait.
J'ai fait ou à peu près mon trio d'imbéciles... Il
m'est impossible de l'écrire court. Il me ronge —
n'oublie pas de m'apporter les renseignements sui-
vants :
1° Si c'est... nous en donnerons de ferrugineux, si
au contraire nous avons affaire à... on pourrait en
essayer d'oléagineux.
2° Comment appelle-t-on médicalement le cauche-
mar 7 II me faut un bon nom grec à toute force.
3° Ma phrase de la chasse : car si la chasse par
malheur eût été vive, il eût à cause de... perdu les
deux pieds infailliblement.
Je viens de passer une heure à me chantonner les
Fossiles, le Printemps et le Combat. Tu peux te réjouir
en sécurité, c'est bon 1 Si tu savais, moi, dans quelles
bassesses je suis.
No news from thô muse, comme dirait Don Dick.
J'ai lu avant-hier l'Oiseau bleu. Comme c'est joljl
quel dommage qu'on ne puisse pas empoigner tout
cela. Ce serait plus amusant à écrire que des discours
de pharmacien. Les fétidités bourgeoises où je patauge
m'assombrissent. A force de peindre les cheminauz
j'en deviens un moi-même.
J'àpre — ^difficultés de style, mauvais temps. Tout ça,
ainsi que ce que nous avons dit l'autre jour, m'embête.
Adieu, cher vieux bon, à dimanche.
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDilNCB DE G. FLAUUERT, 241
A Madame X.
Croiaset, nuit Ùe samedi, 1 heure.
Qu'anîve-t-il donc, bonne Muse, pas une seule
lettre de toi, cette semaine ! Se sont-eïles égarées ?
Es-tu malade? Je ne sais que penser; cesdouleurs au
cœur dont tu te plains de temps à autre m'inquiètent.
J'ai reçu ce matin un volume de la Revue Britannique
et un numéro de Jotu-nal, des affiches de Londret,
avec l'adresse mise par toi. Je m'attendais à wie let-
tre, rien — je serai bien dupe, demain si la journée
se passe ainsi, et il me tarde que la nuit soit passée
et d'être à dix heures.
Nous avons jeudi dit adieu au père Parain, son
gendre est venu le chercber ; le jour du départ U était
plus mal que les autres et tout h. fait perdu ; la nuit,
il s'était relevé àdeux heures,. avait ouvert les portes,
s'était promené sur le quai, etc. Pauvre bonhomme,
c'est peut-être la dernière fois que je l'ai vu. 11 m'ai-
mait d'une façon canine et exclusive. Si j'ai jamais
quelques auccès je le regretterai bien. Un article de
journal l'aurait suffoqué et les applaudissements
mômes d'un salon fait-crever de joie.
La semaine a été assez funèbre : ce départ, l'enter-
rement de M' Pouchet et pas de lettre de toi.
Malgré cela j'ai travaillé passablement, je viens de
sortir A'aiï& comparaison soutenve quia d'étendue près
de deux pages. C'est un morceau, comme on dit ou du
moins je le crois, mais peut-être est-ce trop pompeux
pour la couleur générale du livre, et me faudra-t-il
plus tard le retrancher ; mais physiquement parlant,
pour ma santé j'avais besoin de me retremper dans
de bonnes phrases poétiques. L'envie d'une forte
IL 21
ZiZ GORREEPONDANCE DE G. FLAUBERT,
nourriture se faisait sentir après toutes ces finasseries
de dialogues, style haché, etc., et autres malices
françaises dont je ne fais pas, quant & moi, un très
grand cas, qui ma Bont fort diMciles à écrire et qui
tiennent une grande place dans ce livre. Ma compa-
raison est une âcelle, et me sert de transition et par
\k rentre dans le plan.
J'ai reçu hier une lettre de Paris, elle m'est adressée
par un médecin français qui m'a reçu dans la haute
Egypte à Siout ; il vient à Paris passer sa thèse et me
demande d'un ton très cérémonieux ma protection,
c'est-à-dire des recommandations. Je crois que ce
brave homme qui nous a traités là-bas cordialement a
eu le nez cassé chez Maxime; il se plaint à moi de
n'avoir pas trouvé son adresse et m'écrit la bonne
adresse, voilàbien là le gentleman, force protestations !
et à l'heure du service, serviteur. Je me rappellerai
toujours qu'il avait prorais de but en blanc à Joseph
de lui acheter un fond de gargote en Toscane.
Ces deux articles que tu m'envoies sont le commen-
cement ; fais ton drame, n'aie pas peur, courage, tu
Quant à moi il n'y a qu'une seule chose qui m'ef-
fraye, c'est malenteur, je crèverai que je n'aurai pas
balbutié la moitié de ma pensée.
Adieu, je t'embrasse, écris-moi donc, tout à toi ;
encore mille tendresses.
A la mAmft.
CroiBBet, nuit de mardi, 1 heure.
Me sentant ce matin en grande humeur de style,
J'eû, après ma leçon de géographie à ma nièce, empoi-
iiiPrt b, Google
COHRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 243
gné ma Bovary et j'ai esquissé trois pages dans mon
après-midi, que je viens de récrire ce soir. Le mouve-
ment en est furieux et plein, j'y découvrirai sans
doute mille répétitions de mots qu'il faudra ôter, à
l'heure qull est j'en vois peu. Quel miracle ce serait
pour moi d'fScrire maintenant seulement deux pages
dans une journée, moi qui en fais à peine trois par
semaine I lors du Saint Antoine c'est pourtant comme
cela que j'aUais, mais je ne me contente plus de ce
vin. Je le veux à la fois plus épais et plus coulant; ;
n'importe, je crois que cette semaine m'avancera et que
dans quinze jours à peu près je pourrai lire à Bouilhet
tout ce commencement (cent vingt pages] , s'il marche
bien ce sera un grand encouragement et j'aurai passé
sinon le plus difficile, du moins le plus ennuyeux.
Mais que de retards ! je n'en suis pas encore au point
où je croyais pour notre dernière entrevue à Mantes.
Quels sots et violents tracas tu as eus cette semaine
passée, pauvre chÈie amie! sur de pareilles m
qui viennent se déposer à nos pieds» le mieux qu'il
y a à faire c'est de passer de suite l'éponge et de
n'y plus songer, mais si tu tiens le moins du monde
à ce que le sieur Lacroix .ou la grande Sainte-Beuve
reçoivent quelque chose sur la figure ou autre part
tu n'as qu'à me le dire, c'est une commission dont je
m'acquitterais avec empressement à mon prochain
voyage à Paris par manière de passe-temps, entre
deux courses ; mais ne pouvais-tu du premier mot
mettre Lacroix à la porte? A quoi bon discuter, ré-
pliquer, se passionner? tout cela est bien facile ii dire
de sang-froid, n'est-ce pas ? c'est que c'est toujours
ce maudit élément passionnel qui nous cause tous
nos ennuis. Quel grand mot que celui de Laroche-
foucauld t « l'honnôte homme est celui qui ne s'étonne
DKjiiiiPrt bv Google
su CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
de rien »; oui, il faut se brider le cœur, le tenir en
laisse comme un boule-dogue enragé et ensuite le
lâcher tout d'un bond dans le style au moment op-
portun. Cours, mon vieux, cours, aboie fort et prends
au ventre ; ce que ces drAIes-là ont de supérieur sur
nous c'est la patience. Ainsi dans cette histoire, La-
croix par sa ténacité de couardise va lasser de Lisle,
celui-là ânira par s'embôter de tout cela et quittera
la partie et « le Jeune irrité » [tout Sainte-Beuve est
dans ce mot] n'aura eu en définitive ni épée dans la
bedaine, ni coups de pied au c. et il recommencera
en sourdine ses machinations, comme dirait Homais.
Tu t'étonnes d'être en butte à tant de calomnies, d'at^
taques, d'indifférence, de mauvais vouloir ; plus tu seras
bien, plus tu en auras, c'est là la récompense du bon
et du beau : on peut calculer la valeur d'un homme
d'après le nombre de ses ennemis etl'importsnce d'une
œuvre au mal qu'on en dit. Les critiques sont comme
les puces qui vont toujours sauter sur le linge blanc
et adorent les dentelles. Ce blâme envoyé par Sainte-
Beuve à la Paysanne me confirmerait plus dans
l'excellence de la Paysanne que les éloges du grand
Hugo ; on donne des éloges, à tout le monde, mais du
blàme, non. Qn'est-ce qui a jamais fait la parodie
du médiocre?
A propos de Hugo je ne crois pas qu'il soit temps de
lui écijre, tu as mis à lui répondre un mois, notre pa-
quet est parti il n'y a pas quinze jours, il faut au
moins encore attendre autant. Pourvu qu'on ne l'ait
pas sdsi? toutes les précautions ont été prises pour-
tant, ma mère a écrit l'adresse elle-même.
Qu'est-ce que veut donc dire cette phrase dans ta let-
tre de ce malin en parlant de de Lisle r «Je crois que je
m'étais trompée sur mon impression d'hier » 7 Les mots
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 245
des bonrgeois de Cliartres à Préaull sont bons. T'ai-
je dit celui d'un curé de Trouville, auprès de qui je
dînais un jour? comme je refusùs du Champagne
(j'avais déjà bu et mangé & tomber sous la table,
mais mon ctiré entonnait toujours), il se tourna
vers moi et avec un œil 1 quel œil I un œil où il y avait
de l'envie, de l'admiration et du dédain tout ensemble,
il me dit en levfuit les épaules: « Allons donc! vous
autres jeunes gens de Paria qui dans vos soupers fins
sablez le Champagne f quand vous venez ensuite en
province vous faites les petites bouches » et comme il
y avait de sons-entendu entre les mots « soupers fins »
et celui de « sablez » ceux-ci « avec des actrices « ! Quels
horizons! et dire que je l'excitais, ce brave homme.
A ce propos je vais me permettre une petite citation.
« Allons donc! (it le pharmacien en levant les épaules,
les parties iines chez le traiteur! les bals masqués! le
champagnel tout cela va rouler, je vous assure.
— Moi, je ne crois pas qu'il se dérange, objecta
Bovary.
— Ni moi non plus, répliqua vivement M. Humais,
quoiqu'illuifaudrapourlantsuivre les autres, au risque
de passer pour un jésuite. Et vous ne savez pas la vie
que mènent ces farceurs-là, dans le quartier latin, avec
desactricesl du reste, les étudiants sont fort bien vus
à Paris. Pour peu qu'ils aient quelque talent d'agré-
ment, on les reçoit dans les meilleures sociétés, et il y
a même des dames du faubourg Saint-Germain qui en
deviennent amoureuses, ce qui leur fournit, par la
suite, les occasions quelquefois de faire de très beaux
mariages. » En deux pages j'ai réuni, je crois, toutes
les bêtises que l'on dit en province sur Paris, la vie
d'étudiant, les actrices, les filous qui vous abordent
dans les jardins publics et la cuisine du roslaurant
aqnz^r. h; Google
Ste CORRESPONDANCE OE G. FLAUBERT.
« toiijours plus malsaine que la cuisine bourgeoise ».'
Cette raideur dont m'accuse Préault m'étonne, il
parait du reste que quand j'ai un habit noir je ne suis
plus le même ; il est certain que je porte alors un dé-
guisement, la physionomie et les manières doivent
s'en ressentir, l'extérieur fait tant but l'intérieur;
c'est le casque qui moule la tête, tous les troupiers
ont en eux la raideur imbécile de l'alignement.
Bouilhet prétend que j'ai dans le monde l'air d'un
officier habillé en bourgeois; est-ce pour cela que
l'illustre Turgan m'avait surnonuné « le major » î il
soutenait aussi que j'avais l'air militaire, on ne peut
pas me faire de compliment qui me soit moins
agréable. Si Préault me connaissait, probablement
qu'au contraire il me trouverait l'air trop débraillé
comme ce bon capitaine, mais que Ferrât a dû être
beau avec sa « bonne furie méridionale », je le vois de
là gasconnant, c'est énorme; tu parles de grotesque,
j'en ai été accablé à l'enterrement de H*Pouchet; dé-
cidément le bon Dieu est romantique, il mêle conti-
nuellement les deux genres. Pendant que je regar-
dais c^ pauvre Pouchet qui se tordait, debout comme
un roseau au vent, sais-tu ce que j'avais à cAté de
moi? un monsieur qui m'interrogeait sur mon voyage :
u y a-l-U des musées en Egypte ? Quel est tétai des
bibtioihèqttes publiques » (textuel), et comme je démo-
lissais ses illusions iïétaii désolé. « Ëst-il possiblel Que)
malheureux pays! comment la civiUsation I » etc..
L'enterrement étant protestant le prêtre a parlé en
français sur le bord du trou, mon monsieur aimait
mieux ça... n et puis, le catholicisme est dénué de
ces fleurs de rhétorique ». humains, 6 mortels, et
dire qu'on est toujours dupé, qu'on a beau se- croire
inventif, que la riialité vous écrase toujours. J'allais
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 241
à cette cérérnooie avec l'intention de m'y gulnder
l'esprit à faire des finesses, à tâcher de découvrir de
petits graviers, et ce sont des blocs <iui me sont
tombés sur la tête! le grotesque m'assourdissait les
oreilles, et le pathétique se convulsionnait devant
mes yeux. D'où je tire(ou retire plutôt) cette conclu-
sion : Une faut jamais craindre d'être exagéré, tous les
très grands l'ont été, Michel-Ange, Bahelais, Shakes-
peare, Molière ; il s'agit de faire prendre un lavement
à un homme (dans Pourceaugnac], on n'apporte pas
une seringue, non, on emplit le thé&tre de seringues
et d'apothicaires, cela est tout bonnement le génie
dans son vrai centre, qui est l'énorme. Mais pour que
l'exagération ne paraisse pas il faut qu'elle soit par-
tout continue, proportionnée, harmonique à elle-
même ; si vos bonshommes ont cent pieds il faut que
les montagnes en aient vingt mille, et qu'est-ce donc
que l'idéal si ce n'est ce grossissement-là?
Adieu, travaille bien, vois seulement les amis,
monte dans la tour d'ivoire et advleime que pourra.
A la m Ame.
Croisset, lundi minuit.
Tu as donc encore eu des ennuis cette semaine,
pauvre chère Muse, encore! « Mais laisserons-nous
donc toujours notre manteau se déchirer par les rats!
les punaises s'insinuent h la longue dans les points
du cœur, prends garde, il en retient le goût et les pe-
tites misères rapetissent. Laisse là les Enault et au-
tres I qu'est-ce qiie ça te fait son salut? f...-moi
toutes ces canailles-là à la porte quand ils se pré» '
sentent ; ils ne méritent do toi pas même un bat-
I . . .,Goo<^lc
248 CORRESPONDANCE DE G. FLR'BERT.
tement de cœur de colère, car pas un seul brin
de leur barbe ne vaut un seul de tes cbeveux, soie-
en sûre, et les contractions de leur vengeance fai-
sant saillie en petits articles, en petites calomnies,
etc., n'auront jam^ la consistance et la persistance
de ta musculature poétique, La tour d'ivoire — la
tour d'ivoire' et le nez vers les étoiles 1 Gela m'est
bien facile à dire, n'est-ce pas? Aussi dans toutes ces
questions-Uij'oseà peine parler, on peut me répondre:
Ah! vous, vous avez vos petits revenus, mon gros
bonhomme, et n'avez besoin de personne ; je le sais,
et j'admire ceux ijui valent autant que moi et mieux
que moi et qui souffrent et sur qui on piétine, il y a
des jours où l'idée de tout ce mal qui s'attaque aux
bons m'exaspère. La haine que je vois partout,
portée à la poésie, à l'art pur, cette négation com-
plexe du vrai me donne des envies de suicide.
On voudrait crever puisqu'on ne peut faire crever
les autres et tout suicide est peut-être un assassinat
rentré.
Je crois que les souffrances de l'artiste moderne
sont à celles de l'artiste des autres temps ce que l'in-
dustrie est à la mécanique manuelle. Elley se com-
pliquent maintenant de vapeurs condensées, de fer,
de rouages. Patience, quand le socialisme sera établi
on arrivera en ce genre au sublime. Dans le règne de
l'égalité, et il approche, on écorchera vif tout ce qui
ne sera pas couvert de verrues. Qu'est-ce que ça f... à
la masse, l'art, la poésie, le style? elle n'a pas besoin
de tout ça; faites-lui des vaude\illes, des traités sur
le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les
intérêts matériels du moment ; il y a conjuration
permanente contre l'original, voilà ce qu'il faut se
fourrer dans la cervelle Plus vous aurez de couleur,
DKjiiiiPrt h; Google
, COBRESPONDANCE BE G- FLAUBERT. 249
de relief, plos vous heurterez. D'où vientle prodigieux
succès des romans de Dumas? c'est qu'il ne faut pour
les lire aucune initiation, l'action eu est amusante.
On se distrait donc pendant qu'on les lit, puis le livre
fermé, comme aucune impression ne vous reste et
que tout cela a passé comme de l'oau claire, on re-
tourne à ses affaires. Charmant! la même critique est
applicabl&à l'opéra- comique (genre français) et à la
peinture de genre comme l'entend M. Briard et aux
délicieuses revues de k semaine deM. Eugène Guinot.
Voilà un gaillard qui asix millefrancs d'appointements
par an pour parler au bout de la semaine de tout ce
qu'on a lu dans le courant de la semaine. De temps
en temps, je m'en repasse la fantaisie, je lui ai décou- ^
vert ce matin en parlant de la Suisse des phrases
textuelles à peu de chose près de mon monsieur et
de ma dame parlant de la Suisse (dans Bovai'y). bêtise
humaine, te connais-je donc? il y a en effet si longtemps
qiae je te contemple ! et note que ces mêmes gens qui
disent « poésie des lacs », etc., détestent fort toute
cette poésie, toute espèce de nature, toute espèce de
lac si ce n'est leur pot de chambre qu'ils prennent
pour un océan. J'ai été assez dérMigé ces jours-ci :
mardi par la construction d'un mur, sur lequel il a
fallu que je donne mon avis, jeudi du vin qu'il a fallu
que j'aille acheter, vendredi par une visite que j'ai
reçue et un dluer que j'ai pris, et aujourd'hui enfin
par le re-vin qu'il afallu classer. Bouilhet m'a accom-
. pagné jeudi dans les courses vinicoles, j'ai été splen-
^ dide et j'avais une bonne baUe chez le marchand de
i vins, dans son comptoir, derrière les grilles, dégus-
tant les crus dans la petite tasse d'argent, roulant
mes joues et tournant les yeux; vendredi j'ai diné à
Rouen chez Baudry avec le père Senard son beau-
. I.,<,n--erl,, Google
SSO CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT. .
père, c'est Baudry quia traduit un morceau indien dans
le dernier numéro de la Revue de Paris ; il m'a dit que
tous les articles y étaient payéa à raison de 100 franc»
la feuille. 11 y a de plus un prix supérieur pour les
grands hommes ; on a tait le calcul, et donné à Baudry
40 francs. Bougissant de les empocher (oud'emporter
si peu}, il a pris un abonnement, voilà, mais comme
Bouilhet est un ami, on ne le paie pas et Mêlants lui a
coûté 230 francs. — C'est juste, MelœnU est bon, il faut
toujours prendre dans les choses de ce monde la vé-
rité et la morale à rebours. Tu verras que Ënault et
Du Camp vont finir par se lier. J'ai beaucoup ri dans
un temps de la conjuration A'Holbachique, dont Jean-
Jacques se plainttant dans ses Confessions ; le tort qu'il
avait, je crois, c'était de voir là un parti pris ; non, la
multitude ou le monde n'a Jamais de parti pris ; ça
agit comme un organisme en vertu de lois naturelles ;
comme Rousseau devait bien heurter tout ce xviu*
siècle de beaux messieurs, de beaux esprits, de belles
dames et de belles manières I Quel ours lâché en plein
salon, chaque mouvement qu'il faisait lui faisait tom-
ber un meuble sur la tête, il dérangeait, or tout ce
qui dérange est meurtri par les angles des choses
qu'il déplace.
Je lis maintenant les contes d'enfant de M' d'Aulnoy
dans une vieille édition dont j'ai colorié les images &
l'âge de six ou sept ans, les dragons sont roses et les
arbres bleus, U y a une image où tout est peint en
rouge, même la mer — ça m'amuse beaucoup, ces con-
tes. Tu sais que c'est un de mes vieux rêves que
d'écrire un roman de chevalerie, je crois cela faisable
même après l'Arioste, en introduisant un élément de
terreur et de poésie large qui lui manque, mais qu'est-
ce que je n'ai pas envie d'écrire? Quelle est la luxure
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 251
de plume qui ne m'exâtel Adieu, bon courage; à la
fin (le juillet, je t'irai voir, d'ici là travaille bien, mille
bons baisers surtout à l'àme.
Croisset, nuit ds eamedl.
Enfin je viens de finir ma première partie (de la
seconde), j'en suis au point que je m'étais fixé pour
notre dernière entrevue à Mantes, tu vois quels re-
tards! Je passerai la semaine encore à relire tout cela
età le recopier, et de demain en huit, je le gueulerai au
sieur Bouilhet. Si çamarcbe, ce sera une grande inquié-
tude de moins et une bonne chose, j'en réponds, car
le fonds était bien tenu; mais je pense pourtant que '
ce livre aura un grand défaut, à savoir : le défaut de
proportion matérielle, j'ai déjà deux cent soixante
, pages et qui ne contiennent que des préparations
d'action, des expositions plus ou moins déguisées de
caractère (il est vrai qu'elles sont graduées), de
paysages, de lieux. Ma conclusion qui sera le récit de
la mort de ma petite femme, son enterrement et les
tristesses du mari qui suivent aura soixante pages au
moins. Restent donc pour le corps môme de l'action
cent vingt ou cent soixante pages tout au plus. N'est-
ce pas une grande défectuosité? Ce qui me rassure
(médiocrement cependant), c'est que ce livre est une
biographie plutôt qu'une péripétie développée. Le '■
drame y a peu de part, si cet élément dramatique
est bien noyé dans le ton général du hvre, peut-être
ne s'apercevia-t-on pas de ce manque d'harmonit
entre les différentes phases quant à leur développe-
ment, et puis il me semble que la -vie en elle-même
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
2S2 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Gst UD peu ça. Nos passions sont comme les volcans,
elles grondent toujours, mais l'éruption n'est qu'in-
termittente.
Malheureusement, l'esprit français a une telle rage
d'amusement, -il lui faut d bien des choses voyantes!
Il se fait si peu à ce qui est pour mol la poésie même,
à savoir Vexposition, soit qu'on la fasse pittoresque- ,
ment par le tableau, ou moralement par l'analyse
psychologique, qu'il se pourrait fort bien que je sois
dans la blouse ou quej'aiel'air d'y Être. Ce n'est pas
d'aujourd'hui que je souflre d'écrire en ce langage et
d'y penser! Au fond, je suis Allemand! c'est à force
d'étude que je me suis décrassé de toutes mes brumes
septentrionales. Je voudrais faire des livres où il n'y
eût qu'à écrire des phrases (si l'on peut dire cela),
comme pour vivre il n'y a qu'à respirer de l'air; ce
qui m'embête, ce sont les malices de plan, les combi-
naisons d'effet, tous les calculs du dessous et qui sont
de l'art pourtant, car l'effet du style en dépend et
exclusivement. Et toi, bonne muse, chère Collègue en
tout (collègue ^ent de colligere, Uer ensemble), as-tu
bien travaille cette semaine ? Je suis curieux de voir
ce second récit. Je n'ai qu'à te faire deux recomman-
dations : I* observe de suivreles métaphores; 2° pas
de détails en dehors du sujet, la ligne droite. Parbleu,
nous ferons bien des arabesques quand noua voudrons,
et mieux que personne. 11 faut montrer aux classiques
qu'on est plus classique qu'eux, et faire pâlir les ro-
mantiques de rage en dépassant leurs intentions. Je
crois la chose faisable, car c'est tout un. Quand un
vers est bon, il perd son école. Un bon vers de Boi-
leau est un bon vers d'Hugo. La perfection a partout
le même caractère, qui est la précision, la justesse.
Si le livre que j'écris avec tant de mal ariive à bien,
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DS G. FLAUBERT. 2jJ
j'aurai établi par le fait seul de son exécution ces
deux vérités, quisont pour moLdes axiomes, à savoir:
d'abord que la poésie est purement subjective, qu'il '
n'y a pas en littérature de beaux sujets d'art, et
quTvetot donc vaut Constantinople ; en conséquence
l'on peut écrire n'importe quoi aussi bien que quoi
ipie ce soit. L'artiste doit tout élever, il est comme
une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend
aux entrailles des choses, dans les couches profondes,
H. aspire et fait jailiir aai soleil en gerbes géantes ce
qui était plat sous terre et ce qu'on ne voyait pas,
Aurai-je une lettee de loi à mon réveil? Ta corres-
pondance n'a p«s été nombreuse cette semaine, chère
amie? mais je suppose que c'est le travail qui t'a
retenue. Quelle admirable figure aura le père Babinet,
membre du comité de lecture à l'Odéon! Je vois de
là son faciès, comme dirait mon pharmacien, écou ■
tant les pièces qu'on lit.
11 se passe en ce moment, ici, une bonne charge.
On juge aux assises un brave homme accusé d'avoir
tué sa femme, de l'avoir ensuite cousue dans un sac
et jetée h l'eau. Cette pauvre femme avait plusieurs
amants, et l'on a découvert chez elle (c'était une ou-
vrière de bas étage) le portrait et des lettres d'un
monsieur, chevalier de la Légion d'honneur, légitimiste
rallié, membre du conseil général, du conseil de .
fabriqué, du conseil, etc.. de tous les conseils, bien
vu dans les sacristies, membre de la société de Saint-
Vincent de Paul, de la société de Saint-Régis, de la
société des crèches, membre de toutes les blagues
possibles; haut placé dans la belle société de l'endroit,
une tête, un buste, un de ces gens qui honorent un
pays et dont on dit : « nous sommes heureux de pos-
séder monsieur un tel », et voilà tout d'un coup qu'on
l.,<,n.-<- ,, Google
25* CORRESPONDANCE DE G. FUUBERT.
découvre que ce gaillard entretenait des relations
(c'est le mot) avec une gaillarde de la [dus sale es-
pèce, oui, madame! Ah I monDieuI moi je me gausse
comme an gredin quand je vois tous ces braves gens-
là avoir des renfoncements; les humiliations que
reçoivent ces bons messieurs gui cherchent partout
des honneurs (et quels honneurs) me semblent être
le juste ch&timent de leur défaut d'orgueil. C'est s'avi-
Ur que de vouloir toujours ainsi briller, c'est s'abais-
ser que de monter sur des bornes, rentre dans la
crotte, canaillel Tu seras à ton niveau. U n'y a pas
dans mon fait d'envie démocratique, cependant j'ùme
tgot ce qui n'est pas le commun, même l'ignoble,
quand il est sincère. Mais ce gui ment, ce gui pose,
ce qui est à la fois condamnation de la passion et la
grimace de la vertu me révolte par tous les bouts. Je
me sens maintenant pour mes semblables une haine
sereine, ou une pitié tellement inactive que c'est tout
comme. J'ai fait depuis deux ans de grands progrés,
l'état politique des choses a confirmé mes vieilles
théories à pnori sur le bipède sans plumes, que j'es-
time être tout ensemble un dinde et un vautour.
Adieu, chère colombe.
A, la mâioe,
CroîBset, mardi, I Iiflure de nuit.
Je suis accablé, la cervelle me danse dans le crâne.
Je viens depuis hier six heures du soir jusqu'à main-
tenant de Tscôpier soixante- dix -sept pages de suite
qui n'en font plus que -cinquante-trois, c'est abrutis-
sant. J'ai mon rameau de vertèbres au cou, comme
remarquait M. Enault, brisé d'avoir la tête penchés
iiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 255
longtemps. Que de répélitions de mots je viens de
surprendre, que de loul, de mais, de car, de cependant;
voilà ce que la prose a de diaboliqae, c'est qu'elle
D'est jamais finie. J'ai pourtant de bonnes pages, et
je crois que l'ensemble roule, mais je doute que je
sois prêt pour dimanche à lire tout cela h BouUhet.
Ainsi, depuis laSnde février, j'ai écrit cinquante-trois
pagesl Quel charmant métier, quelle crème fouettée à
battre qui vaut des marbres k rouler.
Je suis bien fatigué, j'ai pourtant bien des choses à te
dire- J'ai écrit quatre lignes tout à l'heure à Du Camp,
non pour toi, c'eût été une raison qu'il y mit plus de
malveillance, je connais l'homme. Voici pourquoi je
M ai écrit r j'ai reçu aujourd'hui la dernière livraison
de ses photographies, jamais je ne lui en avais parlé,
le billet que je lui envoie est pour le remercier. C'est
tout, je ne lui dis pas plus. Si vendredi dans l'article
des philosophes il y a ton nom accompagné d'injures
ou d'allusions, je ferai ce que tu voudras, mais quant
à moi, je me propose de rompre net et dans une belle
lettre motivée. Mais enfin, ne nous tourmentons pas,
puisque la chose n'aura sans doute pas lieu. C'est
l'avis de Bouilhet, mon billet d'aujourd'hui est en pré-
vision de l'hypothèse contraire, afin d'être en bons
termes quand la rupture viendrait et de pouvoir lui
dire : voilà ce que tu me fais encore pour me déso-
bliger, bonsoir et jamais au revoir. Comprends-tu?
Quant b. l'article Enault, il me semble, bonne muse,
que tu te l'es exagéré. C'est bête et folâtre, voilà tout,
les petites feminotteries comme « femme sensible »,
« plnsjeune », etc., qui t'ont indignée viennent de M°"'",
laquelle est jalouse de toi sous tous les rapports, de
cela j'en parie ma tfite. C'est notre opinion à tous
deux, Bouilhet et moi, cela sue dans ses petits billets
DKjiiiiPrt h; Google
238 CORRESPOnDANCE DE G. FLAUBERT.
mensuels eana qu'il y ait jamais rien d'articHlë.
Bouilheten est prof ondément indigné et sft propose de
ne pas même lui faire savoir quand est-ce qu'il sera b.
Paris, et puis, qu'est-ce que ça nous f,.., l'opinion
lu sieur Enault écrite ou dite? C'est comme la mot
ie Du Camp à Ferrât, veux-tu qu'an milieu du tour-
billon où il vit, avec l'infatuation de sa personne, la
Eroixd'offlcier, les réceptions chez M. de Persigny, etc.,
11 puisse garder assez de netteté pour sentir une cho^e
neuve, originale, nouvelle? n y a d'ailleurs en cela
ealcul, peut-être c'est un parti pris. Nous ne blanchi-
rons jamais les nègres, nous n'empêcherons jamais
les médiocres d'être médiocres. Je t'assure bien que
lorsqu'il m'a dit « que j'avais une maladie de la
moelle épinière, on ramollissement du cerveau », cela
m'a fait beaucoup rire. Sais-tu ce que j'ai vu aujour-
d'hui dans ses photographies? La seule qui ne soit
pas publiée est une représentant notre hôtel au Caire,
le jardin devant nos fenêtres, et au miheu duquel
j'étais en IVubien, c'est une petite malice de sa part.
Il voudrait que je n'existasse pas, je lui pèse et toi
aussi, tout le monde. L'ouvrage est dédié à Cormenin,
avec une dédicace-épigraphe latine, et le texte a une
épigraphe tirée d'Homère : toujours du grec. Ce bon
Maxime ne sait pas une déclinaison, n'importe. Il
s'est fait traduire de l'allemand l'ouvrage de Leip-
sius, et il le pille impudemment (dans ce texte que
j'ai parcouru) sans le citer une fois. J'ai au cela par
son ami que j'ai rencontré en chemin de fer; tu sais,
je dis il le pille, car il y a toutes sortes d'inscription»
qu'i7 n'a nullement prises, qui ne sont pas non plu»
dans les livres dont nous nous sommes servis eu
,voyage, et qu'U rapporte comme ayant été prises par
lui; E en est de même de tout le reste, etc. Quant à 1^
l,<,n.-<- ,, Google
COHnESPONMNCS DE G. FLAUBERT. 357
Paysanne, l'éloge que BouUhet Mena écrit (en mémo
temps que pour de Lisle, lettre qui n'a pas eu de ré-
ponse) est la cause, sois sûre, du ttiot à Perrat. Au
reste, tout cela est bien pen important. Nous en avons
encore été dimanche fort bêtes tout l'après-midi, ces
histoires démoralisent un peu le sieur Bouilhet, en
quoi je le trouve faible et moi aussi qui en tiens.
Hais franchement, ça devient stupide de permettre
que des gaillards comme ça vous troublent. En
fait d'injures, de sottises, de bêtises, etc., je trouve
qu'il ne faut se fâcher que lorsqu'on vous le dit en
face. Faites-moi des grimaces dans le dos tant que
vous voudrez, mon eul vous contemple.
Je t'aime tant quand je te vois calme et que je te
sais travaillant bien, je t'aime plus encore peut-être
quand je te sais souffrante, et puis, tu m'écris des
lettres superbes de verve. Mais, pauvre chère âme,,
ménage-toi, tâche, de modérer ta furie méridionale,
comme tu dis en parlant de Ferrât.
Les conseils de de Lisle relativement à Y Acropole
sont bons, l' Rends fiYilIemain le manuscrit comme tu
l'as envoyéàJersey{jen'en reçois pas delettre, celame
semble drûle, ma mère écrira un de ces jours à M" Far-
mer, si je ne reçois rien), tu peux même faire quelques
corrections si tu en trouves, mais moi il me semble
que c'est bon, sauf les Barbares que je persiste à.
trouver la partie la plus faible et de beaucoup, puis
2' tâche de faire paraître dans la Presse, 3° nous
trouverons un plan, sois-en sûre. BouUhet sera là cet
hiver, il t'aidera. Son dernier fossile, troisième pièce,
« Le Printemps » est superbe, il y a à la iîn un bec-
quetage d'oiseaux près de nida gigantesques qui
est gigantesque lui-même. Mais il devient trop
triste, mon pauvre Bouilhet, il faut se raidir et
S;;8 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
cm l'humanité qui nous em I Oh! je me
vengerai! je me vengerail dans quinze ans d'ici, j'en-
treprendrai un grand roman moderne où j'en passerai
en revue I Je crois que GitBlas peut être refait, Balzac
a été pins loin, mais le défaut de style sera que son
œuvre restera plutôt curieuse que belle, et plutôt forte
qu'éclatante. Ce sont des projets dont on ne pent pas
parler, ceux-là, tous mes livres ne sont que la prépa-
ration de deux, que je ferai si Dieu me prête vie.
Celui-là et le conte oriental.
Voia-tu le voyage qu'Enault publiera à son retour
d'Italie I C'est un polisson et un drôle que de faire un
article aussi cavalier que celui-là sur quelqu'un chez
quil'on a diné sans le lui avoir rendu. Quant à l'article,
il est tout simplement béte, celui qu'il avait fait sur
Bouilhet n'était pas plus fort. 11 souligne sein, gue-
nille! l'exclamation « huit enfants! ô poésie! » peint
l'école, probablement qu'U y a un certain nombre
d'enfants qui est convenable en littérature? Non, si
l'on s'arrête à tout cela, et je le dis sérieusement, il y a
danger de devenir idiot.
Mon père répétait toujours qu'il n'aurait jamfûs
voulu être médecin d'un hôpital de fous, parce que si
l'on travaille sérieusement la folie, on finit bien par
la gagner. Il en est de même de tout cela, à force de
nous inquiéter des imbéciles, il y a danger de le de-
venir soi-même. Mon Dieu, que j'ai mal à la têtel il
faut que je me couche! j'ai le pouce creusé par ma
plume et le cou tordu.
Je trouve l'observation de Musset sur Hamlet celle
d'un profond bourgeois, et voici en quoi : il reproche
cette inconséquence, Hamlet sceptique lorsqu'il a va
par ses yeux l'âme de son père. Mais d'abord, ce
n'est pas l'âme qu'il a vue, c'est un fantôme, une
i:,<,n--er 1,, GtlO^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 259
ombre, une chose, une ombre matérielle vivante, et
qui n'a aucun lien dans les idées populaires et poé-
tiques avec l'idée abstraite de l'âme. C'est nous, méta-
physiciens et moderneB^qui parlqps ce langage, et puis
Haînlet ne doute pas du tout au sens philosophique,
il rêve. Je crois que cette observation de Musset n'est
pas de lui, mais de Mallefille, dans la préface de son
Don Juan, c'est superficiel selon moi. Un paysan de
nos jours peut parfaitement voir un fantdme et re-
venir au grandjour, le lendemain, réfléchir à froid sur
la vie et la mort, mais non sur la chair et l'âme.
Hamlet ne réfléchit pas sur des subtilités d'école,
mais sur des pensers humaios. C'est au contraire ce
perpétuel état de fluctuation d'Hamlet, ce vague où il
se tient, ce manque de décision dans la volonté et de
solution dans la pensée qui en fait tout le sublime.
Mais les gens d'esprit veulent des caractères tout d'une
pièce et conséquents (comme il y en a seulement dans
les livres)- Il n'y a pas au contraire un bout de l'âme
humûne qui ne se retrouve dans cette conception.
Ulysse est peut-être le plus fort type de toute la litté-
rature ancienne, et Hamlet de toute la moderne.
Si je n'étais si las, je t'exprimerais ma pensée plus
au long, c'est si facile de bavarder sur le beau, mais
pour dire en style propre « fermez la porte m ou « il
avait envie de dormir», il faut plus de génie que pour
faire tous les cours de littérature du monde.
La critique est au dernier échelon de la Uttérature,
comme forme presque toujours et comme valeu7- mo-
rale, incontestablement elle passe après le bout rimé
et l'acrostiche, lesquels demandent au moins un
travail d'invention quelconque.
Allons, adieu.
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE l
Croisset, Bamedi minuit.
Enfin I une lettre dn Grand Crocodile! maie j'ai
mille choses à te dire et je vais les énumérer de suite
pour me les rappeler : i" lui le suprême alligator, qiii
est là-bas dans ses ondes amêres, puis la Bévue de Paria
où il n'y arien, Dieu merci, cet article de Castille, le
jeune Maxime, Pelletan,ma Bovary et enfin toi, chère
amie, que je réserve pour la fin comme étant le meil-
leur sujet à s'étendre, passe-moi le calembour.
Je commençais à Ètre.inquiet de cet envoi qui n'ar-
rivait pas, mais je l'ai reçu intact et avec lebon timbre ;
y était inclus à mon adresse un biilet charmant et
point poseur avec son portrait de profil. Je crois que
le (ils aune rage de portraits et que c'est là un moyen
de les placer; n'ayant pas de modèles, il fait-son père
à satiété; n'importe, c'est bien gracieux pour moi et
je le garde précieusement; comme cela m'aurait rendu
fou, jadis! J'ai lu la lettre, je vois qu'il ne rêve qu'à
ça, c'est un tort, il devrait faire autre chose, cette
haine des satires personnelles passe comme les
personnes; pour durer il faut s'attaquer au durable,
tu feras bien de m'envoyer la réponse de suite, j'ai
une occasion prochaine et sûre avant la fin de la se-
maine.
J'ai ouvert ce matin, je l'avoue, la Bévue de Paris
d'abord et j'ai feuilleté avidement cet article de Cas-
tille. Ce qu'il dit du Philosophe est même modéré
en comparaison de la manière dont il a traité les
autres, mais quel imbécile, quel médiocre et envieux
coco, toujours les faibles préférésaux forts; à propos
de Thierail lui reprochait d'aimer mieux Danton que
KjiiiiPrt h; Google
COREtESPONDANGE DE G. FLAUBERT. !6t
Robespierre, & propos de Carrel il grandit Girardin et
reproche aa premier d'avoir fait travailler les ouvriers
du National à des heures indues. Aujourd'hui c'est
Chateaubriand insulté et Lamennais vanté. M. Auguste
Comte (auteur de La philosophie positive, lequel est
un ouvrage profondément farce, il faut seulement
lire pour s'en convaincre, l'introduction qui en est le
résumé ; il y a, pour quelqu'un qui voudrait faire de»
charges au théâtre dans le goût aristophanesque, sur
les théories sociales, des califomies de rires),, pour
Auguste Comte, dis-je, il est tout miel et tout sucre,
tandis que le Philosophe est malmené, de son ana-
lyse de Locke pas un mot rà. de ses travaux sur la
philosophie ancienne, rien, etc., tout est du même
tonneau, un coup de patte en passant à JoufTroy parce
que Jouffroy est mal vu du Constitutionnel pour avoir
été bien vu de Mignet lequel l'est mal du gouverne-
ment. C'est charmant, cette série de ricochets! et
enfin, comme couronnement de rr"uvre de Proudhon,
un très gi'and écrivain et plus fort que Voltaire. Oh î
que le père Babinet a raison de souhaiter la fin du
monde; comme il est bien ce billet du bon père Babi-
net avec tout son débraillé, ses phrases rajoutées aus
angles, ce gros mot triste suivi de trois points d'excla
mation. Ce petit bout d'écrit mal écrit, mais plein de
fond et de caractère, m'a charmé.
L'introduction aux photographies a 2S à 26 pages in-
foho dont il n'y en a pas trois de Du Camp. Tout est
extrait de ChampolUon Figeac (volume de l'Univers
pii;orejy«fl) e t deLeipsius,mais cité entre guillemets, ré-
paration. Cela sent un peu trop la commande, le hvr©
bâclé. C'est GIdde sans doute qui aura exigé un texte, il
lui en aura fourré un tel quel. Voilà comme ce malheu-
reux garçon se respecte; en revanche, il craint de se
202 CORRESPOND ANGE DE G. FLAUBERT,
compromettre en entr^uit dans un café & minuit; ta
sais l'anecdote qui m'est h ce sujet arrlTée avec lui et
Turgan, autre grand homme ; n'importe, je suis con-
tent que toQ nom et même aucune allusion n'aient
parn. Ce dernier numéro est d'iiù faible complet, il y
a un poème du marquis Dubelloy que je n'aipn acbe-
ver et pourtant je suis un intrépide lecteur. Quand on
a avalé du saint Augustin autant que moi et analysé
scène par scène tout le théâtre de Voltaire et qu'on
n'en est pas crevé, on a la constitulion robuste &
l'endroit des lectures embêtantes.
Comme l'article de Petletan est bétel J'en û été,
ceci n'est pas une façon de parler, plus indigné que
de celui d'Ënault; que nos ennemis disent du mal de
nous, c'est leur métier, mais que les amis en disent du
bien sottement, c'est pis ; il aviiit à faire un article sur
un poème et c'est de cela d'abord qu'il s'inquiète le
moins; il se prélasse à faire des phrases, prend toute la
place pour Im, copie deux passages, bavache un éloge
et signe. critiques I éternelle médiocrité qui vit sur
le génie pour le dénicher ou pour l'exploiter, race de
hannetons qui déchiquetez les belles feuilles de l'art 1 si
l'empereur demain supprimait l'impiimerie je ferais
un voyage à Paris sur les genoux et j'irais lui baiser
le c... en signe de reconnaissance, tant je puis las de la
typographie et de l'abus qu'on en fait; échinez-vous
donc à faire un paysage, mettez « cette hirondelle qui
vient battre de son vol le front de Jeanneton, etc., »
tout cela traduit et vanté par un ami s'appellera « la
Parque implacable », la Parque pour dire la mort! et
c'est un gaillard du progrès qui s'exprime ainsi, un
citoyen qui dénigre l'antiquité I Comme c'est peu senti
cet article, pas un mot de l'art, de la forme en soi,
des procédés d'effet, quelle sacrée canaille I j'écumel
GORHESPONDANCB DB G. FLAUBERT. 263
tous ces gens forts (voilà encore un mot : homme
fort!), ces farceurs à idées donnent bien leur mesure
lorsqu'ils se trouvent en face de quelque chose de
sain, de robuste, de net, d'humain, ils battent la cam-
pagne et ne trouvent rien & dire. Ah I ce sont bien 1&
les hommes de la poésie de Lamartine en httérature
et du gouvernement provisoire en poUtique : phra-
seurs, politiques, poseurs, orateurs de clair de lune,
aussi incapables de saisir l'action par les cornes que
le sentiment par la pl^ljque. Ce ne sont ni des ma-
thématiciens, ni des poètes, ni des observateurs, ni
des faiseurs, ni même des exposeurs, des analyseurs;
leur activité cérébrale sans but ni direction fixe se
porte, avec un égal tempérament, sur l'économie poli-
tique, les belles-lettres, l'agriculture, la loi sur les bois-
sons, l'industrie hnière, la philosophie, la Chine,!' Al-
gérie, etc., et tout cela au même niveau d'intérêt.
« C'est de l'art aussi», disent-ils, et tout est art, mais
Jk force de voir tant d'art je demande où sont les
Beaux-Arts? Et voilà les gaillards qui nous jugent! ce
n'est rien d'être sifflé, mais je trouve être applaudi
plus amer.
Continue, bonne, chère et grande Muse, sans t'in-
quiïter des Enault ni des Pelletan ; si cet article fait
du bien à la vente, tant mieux, mais n'y a-t-U donc
pas un coin sur la terre où l'on aime le vrai pour le
vrai, le beau pour le beau, où l'enthousiasme s'accepte
sans honte et pour le seul plaisir de jouir comme
d'une volupté où l'idée vous convie.
Tu verras, si Jourdan tient sa promesse, que la
rengaine de la femme s'y trouvera, c'est matière à
Saint-Simonisme, d'abord j'en veux à Pelletan, pour ce
titre si prétentieux; c'est passer à tes vers une robe
de pédagogue, cela sent l'école, la doctrine, le parti.
S64 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
et ce qu'il y a précieément de fort dans la Paysanne,
c'est que c'est l'histoire du « caporal et de sa payse »,
rappelle-toi cela. Je ne sais si j'aurais eu le toupet
de mettre un pareil titre (plus amlsitieux selon moi
que l'autre), mais c'était le vrai; tu as condensé et
réalisé, sous une forme ai'ùtocratiqtte, une histoire
commune et dont le fond est k tout le monde; etc'est
là, pour moi, la vraie marque de la force en littérature.
Le lieu commua n'est manié que par les imbéciles
ou par les très grands ; les natures médiocres l'évi-
tent, elles recherchent l'ingénieux, l'accidenté. Sais-
tu que si tes autres contes sont à la hauteur de celui-
là, réunis en volume ça fera mm bouquiti ? Quel exem-
plaire doré sur tranche je me promets! Il me tarde
tien de voir_ta Servanle » ; tu me dis que tu dois aller
& la Salpétrière pour cela, prends garde que. cette
visite n'influe trop, ce n'est pas une bonne méthode
que de voir ainsi tout de suite pour écrire immédia-
tement après ; on se préoccupe trop dfis détails, de la
couleur et pas assez de son esprit.
Lis Troile et Crpsside. J'ai pris l'article -surSkakes-
peare dans la Biographie universelle quoique je susse
parfaitement que je n'y trouverais rien de neuf, attente
qui n'a pas été trompée. L'article est de Villemain, il
faut lire ça pour s'édifier sur la hauteur de vues litté-
raires du monsieur, quoiqu'il admire. Skakespeare, mais
■c'est là le déplorable, ces admirations-là! Il lui préfère
Sophocle et les consacrés. Sais-tu comment il parle
de Ronsard? «La diction grotesque de Ronsard», allez
donc ! « triste, » comme dit Babinet. « Triste ! excepté
la belle poésie, » oui, mais pourquoi ces gaillards-là
s'en mêlent-ils 7 que c'est beau, Troile el Cresside !
Sais-tu que tu m'as écrit jeudi une lettre brûlunfe ?
cher volcan, que je t'aime et comme je pense à toi,
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE 0. FLAUBERT. 2âS
Ta; si lu savais combien de fols je te regarde travail-
lant sur té petite table, dans ton cabinet et avec quelle
impatieDce j'aspire à l'époque oîinous serons réunis !
Acause de toi Paris, connu à dix-huit ans, me semble
un lieu enviable. Comme mon jeune homme de mon
roman, «je me meuble dans ma tête mon appartement »,
je n'y rôve pas comme lui une guitare accrochée au
mur, mais & sa manière et d'une façon plus nette j'y
entrevois une. figure riante qui se penche sur mou
■ épaule ; patience, pauvre chérie, ce n'est plus main-
tenant qu'une question de mois et non d'années, c'est
encore-un hiver à passer, deux ou trois reudez-voufi
à Mantes, quelques pages à écrire. Comme je vais être-
seul cette année quand tu m'auras pris mou pauvre
Souilhet, tu peux penser comme j'aurai envie d'aller
vous rejoindre I
Je ne t'entretiens jamais des affaires domestiques,
mais c'est bien bëte en effet; c'est bon du reste sous
le rapport du grotesque. 1° Ma mère vient de découvrir
que son jardinier la vole comme dans un bois, nous
seuls n'avons pas de légumes dans le village, parce
que le village vit un peu à nos dépens; on vend les
fleurs à Rouen, on en embarque des bouquets par la
vapeur. Vois-tu la balle du jardinier « faisant son
' beurre » chez le bourgeois et le bourgeois pas content.
2" L'institutrice était d'un caractère si rogue, fantasque
et bnital, elle malmenait tellement l'enfant qu'on la
remercie, elle s'en va. 3° Nous avons découvert par
-hasard que mon'frère cet hiver avait donné une soirée
■à des têtes sans nous en parler, pour ne pas nous
inviter (ilsviennenticitousles dimanches); est-ce bon,
.ça? tu peux juger par là de l'empressement qui nous
«ntoure ma mère et moi. Mais ces braves gens (peu
Itraves gens) qui sont la banalité même ne compren-
11. 23
266 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
uent guère et n'aiment guère coBSéquemnient les aon-
ordinaires. N'importe comment, jouis-je de peu de
considération dans mon pays et dans rua famille ! ça
rentre au reste dans toutes les biographies voulues,
dans la règle.
A la même.
Croisaet, T juillet 1S&3. Nuit Jeudi, 1 beure.
Hier 6 et aujourd'hui 7 juillet 1853 seront célèbres
comme embêtement dans les fastes de mon existence.
Deux jours d'Azvédo I Deux aprës-midil Deux dîners !
quel lézard ! et ce qu'il y a de bon, c'est que ce cher
garçon m'adore ; il m'a embrassé ce soir en partant !
Hier à onze heures il arrive et je l'ai fait partir à sept
heures par le bateau ; ne sachant à quoi employer le
temps, je lui ai proposé une promeiiâde dans le bois;
il faisait un temps splendide, la vue de la forât me cal-
mait la sienne, et en somme je ne me suis pas trop
ennuyé ; mais c'est quand on est en tête à tète et qu'on
le regarde ! Aujourd'hui à quatre heures il est revenu
avec Bouilliet qu'il ne quitte pas et qui en est malade.
Quelle chose étrange 1 car au fond le pauvre garçon
n'est pas sot, il a même quelquefois de l'esprit à tra-
vers ses grosses blagues et il possède une qualité fort
rare, à savoir l'enthousiasme (quaUté qui tient du reste
plus au sang, à sa race espagnole qu'à son esprit en
soi-même), mais il est si commun, sirépulsif, nerveu-
sement parlant, que vous eût-il rendu tous les services
dii monde on ne peut l'aimer; en quoi gît donc l'agré-
ment ? qu'est-ce que c'est que cette buée mauvaise et
subtile qui s'exhale d'un Individu et fait qu'il vous dé-
plaît alors même qu'il ne vous déplaît pas ? Quelle est
CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. 867
la raison de ça? Je me creuse à la chercher, et puis
quel costume, quels habits I un noir râpé pariout, des
souliers -bot tes, des bas gris, une chemise de couleur
disparaissant sous les dessins compliqués, un collier
de barbe I or c'est fort, le collier est tout un monde,
rappelle-toi ce grand mot que je trouve à l'instant
mâme I Ah! mon Dieu ! mon Dieu ! n'avons-nous pas
assez de crasses morales sans les crasses physiques?
comme ça fait aimer la beauté ces êtres-là. Ah ! oui,
c'est beau une belle figure, une belle étoffe et un beau
marbre, c'est beau l'éclat de l'or et les moires du
satin, un rameau vert qui se balance au vent, un
grosbœuf ruminant dans l'herbe, un oiseau qui vole...
11 n'y a que l'homme de laid, comme tout cela est
triste! ça m'en tourne sur la cervelle, et dire que si
j'étais aveugle je l'aimerais peut-être beaucoup. Je
crois que ces répulsions sont des avertissements de
la Providence, c'est un instinct conservateur qui nous
avertit de se mettre 'en garde et je me tue à chercher
on quoi Azvédo pourra me nuire.
Aujourd'huiila faitune journée indienne, un temps
lourd, et mon hôte ajoutait 25 degrés à l'atmosphère,
mais l'art est une si bonne chose, cela vous remets!
bien d'aplomb, le travail, que ce soir je suis tout ras-
séni, calmé, purgé. Je ne sais si Bouilhet t'a écrit? il a
dû te dire qu'il était contint de ce que je lui avais lu,
et moi aussi franchement ; comme difficulté vaincue,
ça me parait fort, mais c'est tout, le sujet par lui-même
(jusqu'à présent du moins) exclut ces grands éclats
de style gui me ravissent chez les autres, et auxquels
je me aois propre, le bon de la Bovary c'est que ça
aura été une rude gymnastique, j'aurai fait du réel
écrit, ce qui est rare, mais je prendrai ma revanche;
que je trouve un sujet dans ma soif et j'irai loin.
DKjiiiiPrt bv Google
268 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Qu'est-ce donc que les contes d"enfant dont tu parles?
Eat-^e que tu vas écrire des centes de fées? Voilà encore
une de mes ambifioDsl écrire un conte de fées.
Je suis fâché que la Salpôtriére ne soit pas plus
vieille en couleur. Lee philanthropes éteignent tout,
quelles canailles ! les ba^es, les prisons et les hôpi-
taux, tout cela est bëte maintenant comme un sémi-
naire. La première fois que j'ai vu des fous, c'était ici
à l'hospice général avec ce pauvre père Parain. Dans
les cellules, asrâees et attachées par le milieu du corps^
nues jusqu'à la ceinture et toutes échevelées, une
douzaine de femmes hurlaient et se déchiraient la
figure avec les onj^es. J'avais peut-être à cette époque
six à sept ans; ce sont de bonnes impressions à avoir
jeune, elles vieillissent; quels étranges souvenirs j'ai
en ce genre! l' amphithéâtre de l'Hôtel Dieu donnait
sur notre jardin, que de fois avec ma sœur n'avons-
nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la
vigne, regardé curieusement les cadavres étalés : le
soleil donnait dessus, les mêmes mouches qui volti-
geaient sur nous et sur les fleurs allaient s'abatlxe
là, revenaient, bourdonnaient 1 Comme j'ai pensé à
tout cela, en la veillant pendant deux nuits cette pau-
vre et chère belle fille 1 Je vois encore mon père levant
la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous
en aller. Autre cadavre aussi, lui.
Je n'approuve pas de Lisle de n'avoir pas voulu
entrer et ne m'en étonne, l'homme qui n'a jamais été
au b doit avoir peur de l'hôpital; ce sont poésies
de même ordre. L'élément romantique lui manque à
ce bonde Lisle, il doit go&t^r médiocrement Shakes-
peare! — il ne voit pas lai/ensila moï'a/ï qu'il y adMis
certaines hudeurs ; aussi la vie lui défaUle et môme,
quoi qu'il ait delà couleur, le relief; le relief vient d'ima
CORRESPONDANCE DE fi. FLAUBERT- 969
vue profonde, d'une pénétration de l'objet, car il faut
que la réalité extérieure entre en nous à nous en
faire presque crier pour la bien reproduire ; quand on
s son modèle net, devant les yeux, on écrit toujours
bien et oii donc ie vrai est-C plus clairement visible
que dans ces belles expositions de la misère humaine?
elles ont quelque chose df) sî cru qne cela donne i
l'esprit des appétits de cannibale. li se précipite des-
sus pour les dévorer et se les assimiler.
Comme j'ai bSti des dwmes féroces à la Morgue,
où j'avais la rage d'aller autrefois, etc. Je crois du
reste qu'à cet endroit j'ai une faculté de perception
particulière, enfaitdenialsaln,je m'y connais. Tu sais
quelle influence j'ai sur les fous et les singulières
aventures qui me sont arrivées. Je serais curieux de
voir si j'ai gardé ma puissance.
Ah I tu ne deviendras pas folle 1 tu as la tète
d'aplomb, toi. La folie et la luxure sont deux choses
que j'ai tellement sondées, oùj'ai si bien navigué par
ma volonté que je ne serai jamais (je l'espère) ni un
aliéné ni un de Sade. Mais il m'en a cui par exemple.
Ha maladie de nerfs a été l'écume de ces petites facé-
ties intellectuelles. Chaque attaque était comme une
sorte d'hémorrhagie de l'innervation, c'était des por-
tes séminales de la faculté pittoresque du cerveau,
cent mille images sautant à la fois, en feux d'artifices,
n y avait un arrachement de l'âme d'avec le corps
atroce (j'ai la conviction d'être mort plusieurs fois),
mais ce qui constitue la personnalité, l'ètre-raison al-
lait jusqu'au bout, sans cela la souffrance eût été nulle,
car j'aurais été purement passif et j'avais toujours
comcience môme quand je ne pouvais plus parler ; alors
l'âme était repliée tout entière sur elle-même c<.>mme
un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes.
33.
270 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Personne n'a étudié tout cela et les meUleurs sont
des imbéciles d'une espèce, comme les philosophes
le sont d'une autre. Les matédalistes et les spiritua-
Ustes empêchent également de connaître la matière et
l'esprit parce qu'ils scindent l'un de l'autre. Les ans
font de l'homme un ange et les autres un porc. Hais
avant d'étudier bien l'homme, n'y a-fr-it pas à étudier
ses produits ? it connaître les effets pour remonter à la
cause ? Qui est-ce qui a jusqu'à présent fait l'histoire
du naturalisme ? A-t-on classé les instincts de l'huma-
mté et su comment sous telle latitude ils se sont
développés et doivent se développer? Qui est-ce qui a
établi scientifiquement comment pour tel besoin de
l'esprit telle forme doit apparaître? et suivi cette
formepartout dans les divers règnes humains. Qui est-
ce qui a généralisé les religions ? Geoffroy Saint-Hi-
laire a dit : le crâne est une vertèbre aplatie. Qui est-
ce qui a prouvé par exemple que la religion est
une philosophie devenue art et que la cervelle qui bat
dedans, à savoir la superstition, le sentiment religieux
en soi, est de mÈme matière partout malgré ses difTé-
rences extérieures, correspond aux mêmes besoins,
répond aux mômes fibres, meurt par les mêmes acci-
dents, etc. ? Si bien qu'un Cuvierde la pensée n'aurait
qu'à retrouver plus tard un vers ou une paire de bottes
pour recoi.stituer toute une société, et que les lois en
étant données on pourrait prédire à jour fixe, àheure
fixe comme on fait pour les planètes, le retour des
mêmes apparitions et l'on dirait : nous aurons dans
cent ans un Shakespeare, dans vingt-cinq ans tellË
architecture ; pourquoi les peuples qui n'ont pas de
soleil ont^ils des littératures mal faites î Pourquoi y
a-t-iletya-t-il toujours eu des harems en Orient, etc.?
On a beaucoup battu la campagne sur tout cela, oa
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 271
a été plus ou moins ingénieux, mais la base a tou-
jours manqué. La première pierre est à trouver, la
critique des œuvres de la pensée a toujours été faite
à un point de vue étroit, rhéteur, et la critique de l'his-
toire faite à UD point de vue politique, moral, reU-
gieux;tandis qu'il faudrait se placer au-dessus de tout
cela, dès le premier pas. Mais on a eu des sympathies,
des haines, puis l'imagination s'en est mêlée, la phrase,
l'amour des descriptions et enfin la rage de vouloir
prouver, l'orgueil de vouloir mesurer rinflni et d'en
donner une solution. Si les sciences morales avaient,
comme les mathématiques, deux ou trois lois primor-
diales à leur disposition, elles pourraient marcher de
l'avant, mais elles tâtonnent dans les ténèbres, heur-
tent k des contingents et veulent les ériger en prin-
cipes. Ce mot, l'àme, a fait dire presque autant de
bêtises qu'il y a d'àmesl Quelle découverte ce serait
par exemple qu'un axiome comme celui-ci : tel peu-
ple étant donné, la vertu est h la force comme trois
est à quatre, donc tant que vous en serez là vous
n'irez pas li; autre loi mathématique à découvrir:
combien faut-il connaître d'imbéciles au monde pour
vous donner envie de se casser la gueule ? etc.
Il est bien tard, je déraisonne passablement, le
jour va bientôtparidtre, il est temps d'aller se coucher.
Si tu veux nous nous verrons de lundi prochain en
quinze. Quels bons jours nous passerons, bonne chère
Muse!
CroUset, mardi, 1 heure.
Toujours sauvage! toujours féroce! toujours in-
domptable et passionnée, quelle étrange muse tu fais,
aqnz^r. h; Google
272 CORBESPONDANCK DE G. FUUBEBT.
et comme tu es injuste dsns tes mouvements ! Je mets
cela sur le compte du lyrisme, mais je t'assure que
ça a un côté bien étroit et marne heurtant quelquefois,
chère bonne Muse. Parce que cet imbécile d'Azvédo
m'a embêté deux jours, tu m'envoies une espèce de
diatribe vague contre lui, contre moi, contre tout- Mais
je t'assure que je suis bien innocent de tout cela, et
d'abord je ne l'ai pas du tout invité, c'est lui, de son
chef, qui est revenu le second jour; à moins de le
prendre par les épaules, il n'était pas possible de le
mettre à la porte. Il est revenu avec Bouilhet, et
celui-ci n'a pas mieux demandé que de venir pour
avoir un soulagement. Quant à lui, Bouilhet, après ce
qu'Azvédo avait fait(ou disait avolrlait) pour la publi-
cation de Mélœnis, il ne pouvait non plus l'envoyer
promener brutalement. Enfin le soir même j'exhale
mon embêtement en dix lignes pour n'en plus parler,
n'y plus penser, puis je te parlais d'autre chose, d'un
tas de choses meilleures et plus hautes (dont tu ne dis
pas même un mot), et toi, tu m'envoies poiu" réponse
une espèce de fulmination en quatre pages, comme si
yadoi'ais le monsieur, que je le choyasse, etc., et
t'abandonnasse pour lui : tu conviendras que c'eat
drôle, bonne Muse, et voilà deux fois que ça se re-
nouvelle! que tu es enfant!
Je crois que ce que nous avons de mieux k faire,
c'est de clore ce chapitre irrévocablement, et à l'ave-
nir de n'en parler ni l'un ni l'autre, je le souhaite du
moins. Du reste, sois tranquille, je suis peu disposé à.
poursuivre cette connaissance, je la laisserai tomber
dans l'eau. Mais quant à faire des grossièretés gratuites
à ce malheureux homme, uniquement parce qn'H est
laid et qu'il manque de bonnes façons, non, ce serait
d'une goujaterie imbécile. Seulement, on peut faire
I ..CtHI'^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 273
de» retraites honorables, et c'est ce que je ferai. Cela
dit : concluons la paix par un baiser, et songeons plu-
■ tôt que d^is gninze jours nous serons ensemble.
J'attends demain matin mie lettre de toi, j'ai hésité k
remettre la mienne à demain soir pour y répondre,
car, remarçues-tu, chère Muse, que nous ne nous
répondons guère ; mais j'ai pensé qu'il y avait long-
temps que je ne t'avais écrit, et que tu ne serais pas
Tâchée d'avoir la mienne un jour plus tôt. Je te juge
d'après moi, cela me fait de bons réveils quand je
reçois tes lettres.
Tu auras appris par les journaux sans doute la soi-
gnée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours sa-
medi dernier : désastre général, récoltes manquées,
tous les carreaux des bourgeois cassés, il y en a ici
pour une centaine de francs au moins, et les vitriers
de Rouen ont de suite profité de l'occasion {on se les
arrache les vitriers) pour hausser leur marchandise
de 30 p. 100, 6 humanité! C'était très drûle conune ça
tombait, et ce qu'il y a eu de lamentations et de gueu-
lades était fort aussi : c'a été une symphonie de jéré-
miades pendant deux jours à rendre sec comme un
caillou le cœur le plas sensible, on a cru à Rouen à
la fin du monde (textuel). 11 y a eu des scènes d'un
grotesque démesnré, et l'autorité mêlée là-dedanst
M. le préfet, etc.
Je sois peu sensible & ces infortunes collectives,
personne ne plaint mes misères, que celles des autres
s'arrangent : je rends à l'humanité ce qu'elle me
donne, indifférence. Va te faire f...... troupeau, je ne
suis pas de la bei^rie! que chacun d'ailleurs se con-
tente d'être honnête, j'entends de faire son devoir et
de ne pas empiéter sur le prochain, et alors toutes
les utopies vertueuses se trouveront vite dépassées.;
I .„,,. .,Goo<^lc
2U CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
l'idéal d'une société serait celle où tout individu fonc-
tionnerait dans sa mesure, or moi je fonctionne dans
la mienne; je suis quitte. Quant & toutes ces belles
blagues de dévouement, sacrifice, abnégation frater^
nelle et autres, abstractions stériles et dont la géné-
ralité humaine peut tirer parti, je les laisse aux char-
latans, aux phraseurs, aux farceurs, aux gens à idées
comme le sieur Pelletan.
Ce n'est pas sans un certain plaisir que j'ai contem-
plé mes espaUers détruits, toutes mes fleurs hachées
eu morceaux, le potager sens dessus dessous. En
contemplant tous ces petits arrangements factices de
l'homme que cinq minutes de la nature ont suffi
pour bousculer, j'admirais le vrai ordre se rétablis-
sant dans le faux ordre. Ces choses tourmentées par
nous, arbres taUlés, fleurs qui poussent où elles ne
veulent pas, légumes d'autres pays, ont eu dans cette
rebiffade atmosphérique une sorte de revanche, il y a
là un caractère de grande farce qui nous enfonce. Y
a-t-il rien de plus drôle que des cloches à melon?
aussi ces pauvres cloches àmelonenontvu de belles!
Ahl ahl cette nature sur le dos de laquelle on monte
et qu'on exploite si impitoyablement, qu'on enlaidit
avec tant d'aplomb, que l'onméprise par de sibeaux
discours, à quelles fantaisies peu utihtaires elle
s'abandonne quand la tentation lui en prend. Cela est
bon, on croit un peu ti'op généralement que le soleil
n'a d'autre but ici-bas que de faire pousser les c^oux ;
il faut replacer de temps en temps le bon Dieu siu- son
piédestal, aussi se charge-t-il de nous le rappeler en
nous envoyant par-ci par-là quelque peste, choléra,
bouleversement inattendu et autres manifestations de
la régie, à savoir le mal, contingent qui n'est peut-
être pas le bien nécessaire, mais qui est l'être enfin;
CORBESPONUANCE DE 6. FLAUBERT. 215
chose que les hommes voués au néant comprennent
peu.
Toute ma semaine passée a été mauvaise (ça va
mieux), je me suis tordu dans un ennui et un dégoût
corsé, cela m'arrive régulièrement quand j'ai fini
quelque chose et qu'il faut continuer. La vulgarité de '
mon sujet me donne parfois des nausées, et la diffi-
culté de bien écrire tant de choses si communes
m'épouvante. Je suis maintenant achoppé aune scène
des plus simples : une saignée et un éyanouissement,
cela est fort difficile, et ce qu'il y a de désolant, c'est
de penser que même réussi dans la perfection cela
ne xjeut être que passable, et ne sera jamais beau à
cause du fond môme. Je fais un ouvrage de clown,
mais qu'est-ce qu'un lourde force prouve après tout?
n'importe ; « aide-toi, le ciel t'aidera ». Pourtant la
charrette quelquefois est bien lourde à désem-
bourber.
Adieu, chère bonne Muse.
Croisset, vendredi soir, 1 heure.
Tandis que je te reprochais ta lettre, bonne chère
muse, tu te la reprochais à toi-même. Tu ne sautais
croire combien cela m'a attendri, non & cause du fait
lui-même, j'étais sûr que considérant la chose à froid,
tu ne tarderais pas à la regarder du même œil que
moi, mais à cause de la simultanéité d'impression,
nous pensons h l'unisson, remarques- tu? Si nos corps
sont loin, nos &mes se touchent, la mienne est sou-
vent avec la tienne, va, il n'y a que dans les vieilles
aCCectiona que cette pénétration arrive. On entre
Coo^ik
576 COftRÏBPO^»ANCE DE G. FLAUBERT.
ainsi l'un dans l'autre à force de se presser l'un contre
l'autre. As-tu observé que le physique mÉrae s'en
ressent? les vieux époux finissent par se ressembler.
Tous les gens de la même profession n'ont-ils pas le
même air ? On noue prend souvent BouHhet et moi
pour deux frères, je suis sûr qu'il y adixans cela eût été
impossible. L'esprit est comme une argile intérieure,
il repousse du dedans la forme et la façonne selon
lui. Si tu t'es levée quelquefois pendant que tu écri-
rais dans les bons moments de verve, quand l'idée
t'emplissait et que tu te sois regardée dans la glace,
n'as-tu pas été tout à coup ébahie de ta beauté? n y
avait comme une auréole autour de ta tète, et tes
yeux agrandis lançaient des flammes. C'était l'ftms
qui sortait; l'électricité est ce qui se rapproche' le plus
de la pensée, elle demeure comme elle jusqu'à pré-
sent une forme assez fantastique ; les étincelles qui
se dégagent de la chevelure lors des grands froids
dans la nuit ont peut-être un rapport plus étroit quo
celui d'un pur symbole avec la vieille fable des nimbes,
des auréoles, des transiigurations. Où en étais-je
donc? à l'influence d'une habitude intellectuelle î
Rapportons celaaumétierl quel artiste donc on serait
si l'on n'avaitjamais lu que du beau, vu que du beau,
aimé que du beau. Si quelque ange gardien de la pu-'
reté de notre plume avait écarté de nous, dès l'abord,
toutes les mauvaises connaissances, qu'onn'aitjamais
fréquenté d'imbéciles ni lu de journaux. Les (h'ccs
avaient de tout cela, ils étaie&t comme plastiqués dans
des conditions que rien ne redonnera, mais vovâoir
■se chausser de leurs bottes est démence. Ce ne sont
pas des chlamydes qu'il faut auuord, mais des pelisses
de fourrures. La forme antique est insuffisante à nos
besoins et notre vie n'est pas faite pour .chanter cei
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 377
îdrs simples. Soyons aussi artistes qu'eux si nous le
pouvons, mais autrement qu'eux. La conscience du
genre humain s'est changée depuis Homère. Le ventre
de Sanclio Pança fait craquer la ceinture de Vénus.
Au lieu de nous acharner à reproduire de vieux chics,
il faut s'évertuer à en inventer de nouveaux. Je crois
que de Lisle .est peu dans ces idées, il n'a pas l'instinct
<lo la vie moderne, le cœur lui manque; je ne veux
pas dire par là la sensibilité individuelle ou même'
humanitaire, non, mais le cœur, au sens presque
médical du mot. Son encre est pâle, c'est une muse
qui n'a pas assez pris Tair. Les chevaux et les styles
de race ont du sang plein les veines, et on le voit
hattre bous la peau et courir depuis l'oreille jusqu'aux
sahots. La vieï la vie 1 c'est pour cela que j'aime tant
le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de
la poésie, elle est là toute nue et en libecté; toute la
force d'une œuvre gît dans ce mystère, et c'est cette
qualité primordiale, ce motus animi continuus (vibra-
tion, mouvement continuel de l'esprit, définition de
l'éloquence par Gicéron) qui donne la concision, le
relief, les tournures, les élans, le rythme, la diversité.
11 no faut pas grande malice pour faire de la critique!
on peut juger de la bonté d'un livre k la vigueur des
coups de poing qu'il vous a donnés et à la longueur
.de temps qu'on est ensuite à enrevenir. Aussi comme
les grands maîtres sont excessifs, ils vont jusqu'à la
dernière limite de l'idée ; les bonshommes de Michel-
Ange ont des c&bles plutAt que des muscles, dans
les bacchanales de Rubens on pisse par terre, voir
tout Shakespeare, etc., etc., et le dernier des gens
de la famille, le. vieux père Hugo, quelle belle chose
que Notre-Dame ! yeTi ai relu dernièrement trois cha-
pitres, celui dés Truands, entre autres,, c'est cejfi ïui
li. 24
I Cookie
27S CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
est fort. Je crois que le pIuB grand caractère du génie
eet avant tout la force, donc ce que je déteste le plus
dans les arts, ce qui me crispe, c'est Yingénieux, l'es-
prit. Quelle diiTârence dans le mauvais goût qui, lui,
est une bonne qualité dévoyée, carpouF ce qui s'appelle
du mauvais goût, il faut avoir de la poésie dans la
cervelle. Mais l'esprit au contraire est incompatibte
avec la vraie poésie ; qui a eu plus d'esprit que Vol-
taire et qui a été moins poète? Or dans ce charmant
pays de France, le public n'admet la poésie que dé-
guisée ; si on la lui donne toute crue, il rechigne ; il
faut donc le traiter comme les chevaux d'Abbas Pacha,
auxquels, pour les rendre vigoureux, on sert des
boulettes de viande enveloppées de farine. C» c'est de
l'art ! Sachez faire l'enveloppe aux livres, n'ayez pas
peur, offrez de .cette farine-là aux fortes gueules, elles
sauteront dessus à vingt pas au loin, reconnaissant
l'odeur.
J'ai écrit une lettre monumentale au grand croco-
dile, je ne cache pas qu'elle m'a donné du mal (mais
je la crois montée, trop montée peut-être), si bien
que je la sais maintenant par cœur. Si je me la rap-
pelle, je te la dirai, le paquet part demain. J'ai été
fort en train cette semaine, j'ai écrit huit pages que je
crois toutes à peu près faites. Ce soir je viens d'es-
quisser toute ma grande scène des comices agricoles,
elle sera énorme, ça aura bien trente pages, il faut
que dans le. récit de cette fête rustico-municipalé et
parmi ces détails (où tous les personnages secondaires
du livre paraissent, parlent et agissent), se pour-
suive, et au premier plan, le dialogue continu d'un
monsieur chauffant une dame. J'ai de plus au milieu
le discours solennel d'un conseiller de préfecture, et
Il la fin (tout terminé), un article de journal fsdt par
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. Ï7g
mon pharmacien, qui rend compte de la fête en bon
style philosophique, poiStique et progressif; tu vois
qae ce n'est pas une petite besogne. Je suis sûr de
ma couleur el de bien des effets, mais pour que tout
cela ne soit pas trop long, c'est le diable! et cepen-
dant ce sont de ces choses qui doivent être abon-
dantes et pleines. Une fois ce point-là franchi, j'ar^
riverai vite à ma scène d'amour dans les bois par un
temps d'automne (avec leurs chevaux à côté qui brou-
tent les feuilles), et alors je crois que j'y verrai clair,
et que j'aurai passé Charybde, du moins, si Scylla me
reste. Quand je serairevenu de Paris, j'irai à Trouville;
ma mère veut y aller et je la suis, au fond je n'en suis
pas fâché : voir un peu d'eau salée me fera bien.
Voilà deux ans que je n'ai pris l'air et vu la campagne
■(si ce n'est avec toi, lors de notre promenade à ftéteil).
Je m'étendrai avec plaisir sur le sable comme jadis.
Depuis sept ans je n'ai été dans ce pays, j'en ai des
souvenirs profonds : quelles mélancolies et quelles
rêveries, et quels verres de rhum I Je n'emporterai
pas la Bovary, màs j'y penserai, je ruminerai ces deux
longs passages, dont je te parle, sans écrire. Je ne
perdrai pas mon temps, je monterai à cheval sur la
plage, j'en ai si souvent envie. J'd comme cela un tas
de petits goûts dont je me prive; mais n^ut,Sfi4uisê!:_
de tout quand on veut faire quelque chose. Ah! quels
^ces j'aurais si je n'ecirvâîs. La pipe et la plame
sont les deux sauve-gardes de ma moralité, vertu qui
66 résout en fumée par les deux tubes. Allons, adieu,
encore au milieu de la semaine prochaine une lettre,
pois à la Qn un petit billet et ensuite...
iiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FlÂUDERT.
TrouTÎlle, mardi soir, 9 heures.
Je suis arrivé ici hier au soir à 7 heures 1/2 très
fatigué des diligences et carrioles qui m'y ont amené;
pour prendre le paquebot, U eût fallu partir de Rouen
dans la nuit à 3 heures.
Quel volume je pourrais écrire ce soir si l'ex-
pression était aussi rapide que la pensée ; depuis trente-
six heures je navigue dans les plus vieux souvenirs
de ma vie, et j'en éprouve une lassitude presque phy-
sique. Quand je suis arrivé hier le soleil se couchait
sur la mer, il était comme un grand disque de confi- '
ture de groseille; voici six ans qu'à la môme époque
de l'année j'y suis arrivé à 2 heures du matin à pied,
avec Maxime, sac au dos, en revenant de Bretagne;
que de choses depuis ! mais l'entrée qui domine toutes
les autres est celle que je fis en 1843; c'ét^t à la fin -
dema première année de droit, je venais de Paris, seul,
j'avais quitté la diligence à Pont-t'Évôque à trois
lieues d'ici et j'arrivai à pied par un beau clair de
lune vers 3 heures du matin; je me rappelle encore
la veste de toile et le b&ton blanc que je portais, et
quelle dilatation j'ai eue en aspirant de loin l'odeur
salée de la mer ; il n'y a que cela que je retrouve,
l'odeur, tout le reste est changé. Paris a envahi ce
pauvre pays plein maintenant de chalets dans le goût
de ceux d'Enjjhien; tout est plein de culottes de peau,
de livrées, de beaux messieurs, de belles dames.
Cette plage, où je me promenais jadis sans cale-
çon, est maintenant décorée de sergents de ville, il
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEAT. 281
y a àes lignes de démarcation pour les deux sexes.
Nature au ftont sereiu, comme vous oubliez.
Et comme tous brleez dans Toa mâlamorphoses
Les fila mystérieui où nos cceurs août liés !
n faut que la vie de l'homme soit biea longue
puisque les maisons, les pierres, la terre, tout cela
a le temps de changer entre deux états de l'&me I J'ai
vu à notre ancienne maison, celle que nous avons
habitée pendant quatre ans, des rochers factices. Le
rire m'a empêché les pleurs ; c'est devenu la propriété
d'un agent de change de Paris, et tout le monde
s'accorde à trouver cela très beau.
Je crois que je deviens fort en philosophie, car ce
spectacle m'eût navré il y a quelque temps. Peut-
être est-ce parce que je ne me suis pas encore trouvé
suffisamment seul, ou bien parce que ton impression
est encore trop forte? Je suis plein de toi, le souvenir
de ta personne, un flambeau à la main et m' embras-
sant dans le corridor, m'a poursuivi hier toute la
journée à travers mes autres souvenirs qui s'envo-
laient de tous les buissons de la route, au balance-
ment de la diligence. Qu'as-tu fait toute la journée
pendant que je regardais les blés qu'on sciait, et la
poussière et les arbres verts? comment s'est passée
la journée du dimanche ? Je voudrais t'écrire une
bonne et longue lettre, mais j'ai fort envie de dormir
quoiqu'il ne soit pas 10 heures. J'ai apporté ici quel-
ques livres que je lirai pour mes scénarios de la
JSovary auxquels je travaillerai médiocrement. Je vais
manger, fumer, bâiller au soleil, dormir surtout. J'ai
parfois de grands besoins de sommeil pendant plu-
sieurs jours, et j'aime mieux une jachère complète
qa'un demi-labour.
2*.
i.. . ..Google
288 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Adieu, pauvre chère Muse, je peose beaucoup
itoi.
Trourllle, dimanche 1 heure.
La pluie tombe, les voiles des barques soua mes
fenêtres sont noires, des paysannes en parapluie pas-
sent, des marins crient, je m'ennuie I 11 me semble
qu'il y a dix ans que je t'ai quittée; mon existence,
comme nn marais dormant, est si tranquille que le
moindre événement y tombant y cause des cercles
innombrables à la surface; aussi que le fond est
longtemps avant de reprendre sa sérénité 1 Les souve-
nirs que je rencontre ici à cbaque pas sont comme
des cailloux qui débordent par une pento douce vers
un grand gouffre d'amertume que je porte en moi,
La vase est remuée, toutes sortes de mélancolies,
comme des crapauds interrompus dans leur som-
meil, passent la tète bors de l'eau et forment une
étrange musique; ah! comme je suis vieux, comme je
suis vieux, pauvre cbère amie.
Je retrouve ici les bonnes gens que j'ai connus il y
a dix ans, ils portent les mêmes habits, les mêmes
mines; les femmes seulement sont engraissées et les
hommes un peu blanchis; cela me stupéfait, l'immo-
bilité de tous ces êtres ! d'autre part on a bâti des mai-
sons, élargi le quai, fait des rues, etc. Je viens de
rentrer par une pluie battante et un ciel gris, au son
de la cloche qui sonnait les vêpres; nous avions été à
Deauville (une ferme de ma mère); comme les paysans
m'embêtent (et que je suis peu fait pour être pro-
priétaire)! au bout de trois minutes la société de
iiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FL&UBERT. £83
ces sauvages m'assomme. Je sens un ennui idiot
m'envahir comme ime marée, La chappe de plomb
que le Daute promet aux hypocrites n'est rien en
comparaison de la lourdeur qui me pèse alors sur
le cr≠nion frère, sa femme et sa fille sont venus
passer le dimanche avec nous! Us ramassent main-
tenant des coquilles et s'amusent beaucoup; moi
aussi je m'amuse beaucoup à l'heure des repas,
car je mange énormément de matelotte. Je dors
une douzaine d'heures par nuit et dans le jour
je fume passablement. Le peu de travail que je fais
est de préparer le programme du cours d'histoire que
je commencerai à ma nièce, une fois rentré à Croisset,
Quant à la Bovary, impossible même d'y songer; il
faut que je sois chez moi pour écrire, ma liberté d'es-
prit tient à mille circonstances accessoires, fort mi-
sérables, mais fort importantes. Je suis bien content
de te savoir en tnûn pour la Servante; qu'il me
tarde de voir cela!
J'ai passé hier une grande heure à regarder se bai-
gner les dames. Quel tableau! quel hideux tableau!
Jadis on se baignait ici sans distinction de sexes,
mais maintenant il y a des séparations, des poteaux,
des fils pour empêcher, un inspecteur en livrée
(quelle atroce chose lugubre que le grotesque) ! Donc
hier, delà place où j'étais^ debout, lorgnon sur le nez,
et par un grand soleil, j'ai longuement considéré les
baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu
complètement imbécile pour perdre jusqu'à ce point
toute notion d'élégance; rien n'est plus pitoyable que
ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces
serre-têtes en toile cirée ! Quelles mines ! quelles dé-
marches ! Et les pieds! rouges, maigres, avec des
oignons, des durillons, déformés par la bottine,
l,<,n.-<- ,,GOO^|0
£84 CORBESPONDANGE DE G. FLAUBERT,
longs comme des iiavetteB ou larges comme des bat-
toirs et au milieu de tout cela des moutards à hu-
meurs froides, pleurant, criant; plus loin des grand'
mamans tricotant et des « mosieurs » à lunettes d'or,
lisant le journal et de temps à autre, entre deux li-
gnes, savourant l'immensité avec un air d'approbation.
Cela m'a donné envie tout le soir de m'enfuir de l'Eu-
rope et d'aller vivre aux lies Sandwich ou dans les fo-
rêts du Brésil ; là du moins les plages ne sont pas
souillées par des pieds si mal faits, par des individua-
lités aussi fétides.
Avant-hier, dans la forêt de Touques, h un char-
mant endroit près d'une fontaine, j'ai trouvé des
bouts de cigares éteints avec des bribes de pâtés, on
avait été là en partie/ y ai écrit cela dans Novembre il
y a onze ans I c'était alors purement imaginé et l'autre
jour c'a été éprouvé. Tout ce iju'on invente est vrai,
sois-en sûre, la poésie est une chose aussi précise
que la géométrie; l'induction vaut la déduction, et
puis, arrivé à un certain endroit, on ne se trompe
plus quant à tout ce qui est de l'âme; ma pauvre Bo-
-ar'i sans doute souffre et pleure dans vingt villages
de France à la fois, à cette heure même.
J'ai vu une chose qui m'a ému, l'autre jour, et où
je n'étais pour rien ; nous avions été à une heue d'ici
aux ruines du château de Lassey {ce château a été
bâti en six semaines pour M"" Dubarry qui avait eu
l'idée de venir prendre des bains de mer dans ce
pays), il n'en reste plus qu'un escalier, un grand esca-
lier Louis XV, quelques fenêtres, sans vitres, un mur,
et du vent, du vent ! c'est sur un plateau en vue de la
mer, à côté est une masure de paysan, nous y som-
mes entrés pour faire boire du Ml à Liline qui
avait soif. Le jardinet avait de belles passe-roses
CORBESEONDANCE DE G. FLAUBERT. 285
qnî montaient jusqu'au toit, des liarïcots,tia chaudron
plein d'eau sale, dans les environs un cochon gro-
gnait (comme dans Jeanneton) et plus loin, au delà de
la clôture, des poulains en liberté broutaient et hennis-
saient avec leurs grandes crinières flottuttes qui
remuaient au vent de la mer. Sur les murs intérieurs^
de la chaumière une image de l'Empereur et une
Mitre de Badinguet ! J'allais sans doute faire quelque
plaisanterie quand dans un coin près de la cheminée
et à demi paralytique se tenait assis un vieillard
maigre, avec une harhe de quinze jours ; au-dessus de
son fauteuil, accrochées au mur il y avait deux épau-
lettes d'or! Le pauvre vieux était si infirme qu'il avait
du mal à prendre sa prise, personne ne faisait atten-
tion à M, il était là ruminant, geignant, mangeant &
même une jatte pleine de fèves; le soleil donnait sur
les cercles de fer qui entourent les seaux et lui faisait
cligner des j'eus, le chat lapait du lait dans une ter-
rine à t«Te ; et puis c'était tout, au loin le bruit vague
de la mer. J'ai songé que dans ce demi-sommeil.
perpétuel de la vieillesse (qui précède l'autre et qui
est comme la transition de la vie au néant], le bon-
homme sans doute revoyait les neiges de la Russie'
ouïes sables de l'Egypte; quelles visions flottaient
devant ces yeux hébétés? et quel habit! quelle veste
rapiécée et propre! La femme qui nous servait (sa
fille, je crois) était une commère de cinquante ans,
court-vétue avec d^ mollets comme les balustres de
la place Louis XV et coiffée d'mi bonnet de coton;
elle allait, venait avec ses bas bleus et son gros jupon
et Badinguet, splendide au milieu de tout cela, cabré
sur un cheval jaune, tricorne à la-main, saluant une
cohorte d'invahdes dont toutes les jambes de bois
étaient bien alignées. La dernière fois que j'étais venu
00;ilc
28a CORRESPONDANCE DE Q. FLAUBERT,
au château de Lassey c'était avec Mfred, je me res-
Botivenais encore de la conversation que nous avions
eue et des vers que nous disions, des projets que
nous faisions...
Comme ça se f... de nous, la nature ! et quelle
balle impassible ont les arbres, l'herbe, les flots I La
cloche du paquebot du Havre sonne avec tant d'achar-
nement que je mlnterromps; quel boucan l'industris
cause dans le monde! comme la macMne est une
chose tapageuse! à propos de l'industrie as-tu réfléchi
quelquefois à la quantité de professions bétes qu'elle
engendre et à la masse de stupidité qui à la longue
doit en provenir? Ce serait une effrayante statistique
& faire I qu'attendre d'une population comme celle de
Manchester qui passe sa vie à faire des épingles? et
la confection d'une épingle exige cinq à six spécia-
lités différentes! le travail se subdivisant il se fait
donc à c&té des machines quantité d'hommes-ma-
chines; quelle fonction que celle de placeur & xm
chemin de ferl de metteur en bande dans une im-
primerie! etc., etc., oui, l'humanité tourne au béte.
Leconte a raison, il nous a formulé cela d'une façon
que je n'oublierai jamais; les rêveurs du moyen &ge
étaient d'autres hommes que les actifs des tempe mo-
dernes.
L'humanité nous hait, nous ne la servons pas et
nous la haïssons, car elle nous blesse. Aimons-nous
donc en l'art comme les mystiques s'aiment en Dieu
et que tout p&lisse devant cet amour. Que toutes les
autres chandelles de la vie (qui toutes puent] dispa-
raissent devant ce grand soleil. Aux époques ofi tout
lien commun est brisé et où la société n'est qu'un
vaste banditisme (mot gouvernemental) plus ou moins
bien organisé, quand les intérêts de la chair et de l'es-
DKjiiiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 287
prit, comme des loups, se retirent les uns des autres et
hurlent à l'écart, il faut donc comme tout le monde se
faire un égoïsme (plus beau seulement) et vivre daas
sa tanière. Moi! de jour en jour je sens s'opérer dans
mon cœur un ôcartement de mes semblables qui va
s'élargissant et J'ensuis content, carmafacidté de com-
préhension à l'endroit de ce qui m'est sympathique
va grandissant et à cause de cet écartement même.
Je me suis rué sur ce bon Leconte avec soif; au bout
de trois paroles que je lui ai entendu dire je l'aimais
d'une affection toute fraternelle. Amants du beau,
nous sommes tous des bannis et quelle joie quand
on rencontre nu compatriote sur cette terre d'exU!
Toilà une phrase qui sent un peu Lamartine, chère
Madame, mais, vous savez, ce que je sens le mieux
est ce que je dis le plus mal (que de çue!); dis-lui
doue, à l'ami Leconte, que je l'aime beaucoup, que
j'ai déjà pensé à lui mille fois ; j'attends son grand
poème celtique avec impatience. La sympathie
d'hommes comme lui est bonne à se rappeler dans
les jours de découragement; si la mienne lui a causé
le même bien-être je suis content.
~ Je n'ai pas "encore écrit à Bouilhet depuis tantôt
huit jours que je suis ici, et n'en ai pas reçu de nou-
velles. J'ai peur, pauvre chère amie, de te blesser,
(mais notre système est beau de ne nous rien cacher)
eh bieul ne m'envoie pas ton portrait photographié;
je déteste les photographies à proportion que j'aime
les originaux, jamais je ne trouve cela vrai. C'est
la photographie d'après, ta gravure? j'ai la gravure
qui est dans ma chambre à coucher. C'est une chose
bien faîte, bien dessinée, bien gravée et qui me suffit.
Ce procédé mécanigue appliqué à. toi surtout m'irri-
terait plus qu'il ne me ferait pAaisir. Comprends-tu?
■ l,<,n.-<- ,, Google
288 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
Les lectures que je fais le soir des détails de mœurs
sur les divers peuples de la terre [daus un des livres
que j'ai achetés à Paris) m'occasionnent de singulières
envies, j'ai envie de voir les Lapons, l'Inde, l'Aus-
tralieVAh c'est beau, la terre, et mourir sans en avoir
~vu la moiliél sans avoir été traîné par des rennes,
porté par des éléphants, balancé en palanquin. Je
remettrai tout dans moDcont« oriental. Là je placerai
mes amours, comme dans la préface du dictionnaire,
mes haines. >t
^ Sais-tu que je n'ai jamais fait un si long séjour
à Paris et que jamais je ne m'y suis tant plu; il y a
aujourd'hui quinze Jours à cette heure je revenais de
Chaville et j'arrivais chez toi. Comme c'est loin déjà!
11 y a quelque chose derrière nous qui tire vers le loin-
tain les objets disparus, avec la rapidité d'un torrent
qui passe; la difficulté que j'ai k me recueillir mainte-
nant vient sans doute de ces deux dérangements suc-
cessifs. Le mouvement est arrêté. Loin de ma table
je suis stupide. L'encre est mon élément naturel,
beau liquide du reste que ce liquide sombre! et dan-
gereuxl comme on s'y noiel comme H attire!
Allons, adieu, chère bonne Muse, bon courage, tra-
vaille bien! tu me parais en dispositions crânes, mille
compliments à ic la tervante », mille baisere à la mal-
tresse. A toi tout.
A la méms,
IVou^ille, mardi soir, heures.
Je t'assure que ta correction est fort difficile. Voilà
une demi-heure que j'y rêve sans pouvoir trouver de
■olution immédiate, ton récit qui se passe eo 14â0
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. . 289
«st une date précise, toQ Lippl est un personnage
historique, je ne sais ni l'époque de la mort et de la
naissance du GioUo, ni l'année où le Triomphe de
la mort d'Orcagna a été peint, ni aucune date de la
vie d'Orcagna. Comment veux-tu que je t'arrange tout
cela? seul, ici,- sans un dictionnaire biographique
même le plus élémentaire, ni aucun livre enfin qui
puisse me mettre sur la voie ? Il fui un temps où je
savais tout cela par cœur, mais depuis dix ans que je
a'aifait d'histoire, comment veux-luqueje m'y prenne?
Il m'est donc impossible d'arranger cela de suite
comme tu le désires, pauvre chère amie ; envoie-moi
des notes précises, les renseignements ne te man-
quent pas à Paris, de Liste peut t'en donner ou toi-
même en prendre dans la Biographie universelle ou dans
Vasari, ce qui serait mieux, tu trouveras des renseigne-
ments suffisants, envoie-les-moi et poste pour poste,
c'est-à-dire en un jour, j'arrangerai la chose.
Je crois que Giotto vivait au xiv' siècle, que le
Campo Santo est à peu près du même temps, mais
je ne sais ce que Giotto a fait au Campo Santo, que
j'ai du reste mal vu ; j'y ai passé deux heures, il fau-
drait deux semaines, etje n'ai considéré que la grande
fresque d'Orcagna; je ne veux pas corriger tes bé-
vues par d'autres bévues plus considérables et c'est
ce que je ferais infaUliblement, flottant dans l'incer-
t^de où je suis.
D'autre part : l'admiration de ton brigand pour
Michel-Ange était possible. Michel-Ange était, de son
temps, reconnu pour un grand homme; il frappait les
puissants, sa réputation avait pu parvenir jusqu'à
Buonavita, et de là, je comprends sa curiosité et son
idmiration ensuite pour l'homme qui avait eu le pour-
voir de l'épouvanter, mais en substituant à Michel-Ango
IJ. 25,- I
290 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT-
Giotto ou Orcagna, tout change; ici nous sommes au
moyeu &ge, les peintres étaient de purs ouvriers, sans
popularité ni retentissement, l'artiste disparaissait dans
l'art. Du bruit pouvait se faire autour de l'œuvre, mab
autour du nom (et h ce point] je ne le crois pas.
Et puis si je fais la description du Triomphe delà
mort ce sera une description artistique, et fausse con-
séquemment dans la bouche de ton personnage ; si
elle est ndive, si elle n'exprime que l'étonnement de
ia chose, je veux dire l'effet brutal produit par le
dramatique du sujet, quel rapport cela aura-t-il à la
vocation de peintre 1 L'effet que cette fresque a dû
produire sur un homme comme Buonavita et dans
son temps, c'est de le faire aller à confesse ou entrer
dans un couvent ; en sortant de 1& nous ne pouvons
pas faire de cet homme un amant du pittoresque, ce
serait sot.
Envoie-moi donc le nom et lea dates d'un grand
peintre contemporain de Lippi et l'indication de ses
oeuvres ou de son œuvre la plus capitale, ce qui vau-
drait mieux, et je tâcherai de te ravauder ce passage.
Quant au Triomphe de la mort je la crois une idée
malencontreuse. Rien n'est moins esthétique en soi
et Yadmiration pour l'artiste qui a fait cela ne doit
venir qu'à un esprit dégagé de toute tradition
religieuse et habitué à comparer des formes, ab-
straction faite du but où elles poussent, ou veulent
pousser.
Réfléchis à tout cela. Si tu trouves un autre joint
dis-le et renvoie les pages imprimées d-incluses.
Voilà deux jours entiers passés avec mon frère et sa
femme ; il a eu l'idée d'aller voir à une demi-heue d'id.
une fort belle habitation en vente; l'idée de l'acheter
l'a piis, l'enthousiasme les a saisis, puis le désen-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 291
thousiasme, puis le ré enthousiasme et les considé-
ratioas et les objections. De peur de se laisser gagner
il est parti ce matin en manquant le rendez-vous
donné au vendeur. C'est moi qui y ai été à sa place.
Je me suis couché à une heure et levé avant quatre ;
que de verres de rhum j'ai bus depuis hierl et quelle
^tude que celle des bourgeoisi Ah! voua un fossile
<fae je commence à bien connaître! Quel demi-carac-
tère! Quelles demi- volontés! Quelles demi-passions!
Comme tout est Qottant, incertain, faible dans les
cervellesl hommes d'action, hommes sensés, que je
vous trouve mal habiles, endormis, bornés I
J'ai eu ce matin donc une conférence de près de
quatre heures avec un « mdsiev », restant debout, con-
templant les blés, parlant baux, engrais et améliora-
tion possible des terres. Vois-tu ma tête! Après quoi
j'ai écrit à Achille en quatre pages un modèle de lettre
d'affaire, un petit mot pour toi et j'ai un peu dormi
cet après-midi. Mais je suis encore fatigué à cause
de l'ennui et du froid que j'ai eu. Je grelottais dans
les guéréts et mon cigare tremblait au bout de mes
dents. J'aurais bien voulu ce soir t'écrire cette correc-
tion, cela m'aurait remis, mais je n'y vois que du feu
en vérité.
A Lonia Bonilliet
TrouTille, 33 août 1853.
Quelle sacrée pluie! comme ça tombe ! Tout se fond
en eau ! Je vois passer soua mes fenêtres des bonnets
de coton abrités par des parapluies rouges, les bar-
ques vont partir à la mer. J'entends les chaînes des
ancres qu'on lève avec des imprécations générales à
l'adresse du mauvais temps. S'il dure encore trois ou
iiiPrt h; Google
2QZ CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
quatre jonrs, ce qni me parait probable, nous pUoDS
bagages et revenone.
Admire encore ici une de ces politesses de la Provi-
dence et ipii y feraient croire; chez quisnis-je logé?
chez un pharmacien 1 mais de qui est-il l'élève ? de
Dupré ! il fait comme lui beaucoup d'eau de Seltz-
a Je Buis le seul à Trouville qui fasse de l'eau de
Seltz! » En effet dès huit heures du matin je suis
souvent réveillé par îq bruit des bouchons qui par-
tent inopioément. Pifl pafi La cuisine est eu même
temps le laboratoire; un alambic monstrueux y courbe
parmi les casseroles
L'effrayante longueur de rod cuivre qui fume.
et souvent on ne peut mettre le pot au feu à cause
des préparations pharmaceutiques. Pour aller dans la
cour il faut passer par-dessus des paniers pleins de
bouteilles. Là, crache une pompe qui vous mouille les
jambes. Les deux garçons rincent des bocaux; un
perroquet répète du matin au soir : as-tu déjeuné,
Jacko ? et enfin un môme de dix ans environ, le âls
de la maison, l'espoir de la pharmacie, s'exerce à
des tours de force en soulevant des poids avec ses
dents.
Ce voyage de Trouville m'a fait repasser mon cours
d'histoire Intime. J'ai beaucoup rêvassé sur ce théâ-
tre de mes passions. Je prends congé d'elles et pour
toujours, je l'espère; me voilà à moitié de la vie, il
est temps de dire adieu aux tristesses juvéniles. Je ne
cache pas cependant qu'elles me sont, depuis trois se-
maines, revenues h Ilots. J'ai eu deux ou trois bons
après-midi en plein soleil, tout seul sur le sable, et
où je retrouvais tristement autre chose que des co-
quilles briséesl J'en ai (ini avec tout cela. Dieu merd.
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 293
Cultivons notre jardin et ne levons plus la tÉte pour
entendre crier lea corneilles.
Comme il me tarde d'avoir fini la Bovary, Anuhis
et mes trois préfaces pour- entrer dans une période
nouvelle, pour me livrer au « beau pur », L'oisiveté
où je vis depuis cpielque temps, me .donne un désir
cuisant de transformer par l'art tout ce qui ,est « de
moi », tout ce (jue j'ai senti, Je n'éprouve nullement
le besoin, d'écrire mes, mémoires;. ma pei-sonnalité
même me répugne et les objets immédiats me sem-
blent bideux ou botes. Je me reporte sur l'idée. J'ar-
range les barques en tartanes, je déshabille les mate-
lots qui passent pour en faire des sauvages marcbant
tout nus sur des plages vermeilles, je pense àTlnde,
àla Cliine, à mon conte oriental (dont il me vient des
fragments), j'éprouve le besoin- d'épopées gigantes-
ques.
Haïs la vie est si courte! Je n'écrirai jamais comme
je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force
que l'on se sent et qui vous étouffe, il faudra mourir
avec elle et sans l'avoir fait déborder!
J'ai revu iiier à deux heures d'ici un village où
j'avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski. lli_en
n'était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux bar-
ques; les femmes au lavoir étaient agenouillées dans
la même pose, eu même nombre et battaient leur
linge sale dans la même eau bleue, il pleuvait un peu,
comme l'autre fois. 11 semble, à certains moments,
que l'univers s'est immobilisé, que tout est devenu
statue et que nous seuls vivons. Et est-ce insolent
la nature! quel polisson de visage impudent I On se
toiture l'esprit à vouloir comprendre l'ablme qui
nous sépare d'elle, mais quelque ciiose de plus farce
encore, c'est l'ablme qui nous sépare de nous-mêmes.
23.
l,<,n.-<- ,., Google
294 COKBESPONDANCE DE G. FLACBEftT.
Quand je songe qu'ici, à cette place, en regardant ce
mur blanc il rechampis verts, j'avais des battemients
de cœur, et qu'alors j'étais plein de « Pohésie », je
m'ébahis, je m'y perds, j"en ai le vertige comme si je
découvrais tout à coup un mur & pic, de deux mille
pieds, au-dessous de moi.
Ce petit travail que je fais, je vais le compléter cet
hiver, quand tu ne seras plas là, pauvre vieux, le di-
manche, en rangeant, hrûlant, classant tontes mes
paperasses. Avec la Booary finie, c'est l'&ge de raison
qui commence. Et puis à quoi bon s'encombrer de
tant de souvenirs, le passé nous mange trop, nous ne
sommes jamais au présent qui seul est important
dans la vie. Comme je philosophisa! J'aurais bien
besoin que tu fusses là ! Il me coûte d'écrire ; les mots
me manquent, je voudrais être étendu sur ma peau
d'ours, près de toi, et derisant « mélancoliquement»
ensemble.
Sais-tu que dans le dernier numéro de la revue
notre ami Leconte était assez mal traité? Ce sont dé-
finitivement de plates canailles; « la phalange » est
un chenil. Tous ces animaux-là sont encore beaucoup
plus bêtes que féroces. Toi qui aimes le mot "piètre »,
c'est tout cela qui l'est.
Écris-moi une démesurée lettre, le plus tôt que tu
pourras et embrasse-toî de ma part, adieu.
A M"» X.
Troaville, dimanche. Il tieures.
J'expédierai demain un petit paquet contenant tes
contes et deux écrans chinois que j'ai trouvés ici dans
une boutique. Je souhaite qu'ils te fassent plaisir
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 299
bonne chère Muse. Tu t'es étrangeinent méprise sur
ce que je disais relativement à Leconte; pourquoi
veux-tu que dans toutes ces matières je ne sois pas
francî Je ne peux pourtant (et avec toi surtout, au
risque des déductions forcées et allusions lointaines
que tu en tires) déguiser ma pensée. J'exprime en
ces choses ce qui me semble à moi la RègU. J'avais
dit que Leconte me paraissait avoir besoin de l'élé-
ment gai dans sa vie, je n'avais pas entendu qu'il
lui fallait une grisette; me prends-tu pour un parti-
san des amours légères, comme J.-P. de Bêrangerî
la chasteté absolue me semble comme h. toi préfé-
rable (moralement) à la débauche, mais la débauche
pourtant (si elle n'était un mensonge) serait une
chose belle et il est bon, sinon de la pratiquer, du
moins de la rêver? qu'on s'en lasse vite, d'accord !
Oui, je soutiens (et ceci pour moi doit être un dogme
pratique dans la vie d'artiste) qu'il faut faire dans son
existence deux parts : vivre en bourgeois et penser en
demi-dieu. Les satisfactions du corps et de la tète
n'ont rien de commun; s'ils se rencontrent mêlés
prenez-les et gardez-les, mais ne les cherchez pas réunis,
car ce serait factice et cette idée de bonheur du reste
est la cause presque exclusive de toutes les infor-
tunes humaines ; réservons la moelle de notre cœur
pour la doser en tartines, le jus intime dos passions
pour le mettre en bouteilles, faisons de tout notre
noas-méme un résidu sublime pour nourrir les posté-
rités. Sait-on ce qui se perd chaque jour par les écou-
lements dn sentiment?
On s'étonne des mystiques, mais le secret est là,
leur amour, à la manière des torrents, n'avait qu'un
seul lit, étroit, profond, en pente, et c'est pour cela
qu'il, emportait tout.
l.,<,n.-<- ,, Google
29t CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le
Beau, vouB n'atteindrez ni à l'un ni à l'autre, car Id
second n'arrive que par le sacrifice; l'art, comme le
Dieu des Juifs, serepatt d'holocaustes. Allons! déchire-
toi, Qagelle-loi, roule-toi dans la cendre, avilis la ma-
tière, crache sur ton cprps, arrache ton cœur, tu seras
seul, tes pieds saigneront, un dégoût infernal accom-
pagnera tout ton voyage, rien de ce qui fait la joie des
autres ne causera la tienne, ce qui est piqûre pour eux
sera déciûrure pour toi et tu rouleras perdu dans
la foule avec cette, petite lueur à l'horizon. Mais elle
grandira, elle grandira comme un soleil, les rayons
d'or t'en couvriront la figure, ils passeront en toi, ta
seras éclairé du dedans, tu te sentiras léger et tout
esprit et après chaque saignée la chair pèsera moins.
Ne cherchons donc que la tranquillité, ne demandons
à la vie qu'un fauteuil et non des trânes, que de la
satisfaction et non de l'ivresse. La Passion s'arrange
mal de cette longue patience que demande le métier.
L'art est assez vaste pour occuper tout un homme; en
distraire quelque chose est presque un crime, c'est
un vol fait k l'idée, un manque au devoir. Mais on est
faihle, la chair est molle et le cœur, comme im rameau
chargé de pluie, tremble aux secousses du sol ; on a
des besoins d'air comme un prisonnier, des défail-
lances infinies vous siùsissent, on se sent mourir.
La sagesse consiste ^ jeter parnlessus le bord la plu»
petite partie possible de la cargaison pour que le
vaisseau fiotte à l'aise.
Tu as accusé ces Jours- ci les fantômes de Trouville l
mais je t'ai beaucoup écrit depuis que je suis à Trou-
vUle et le plus long retard dont j'aie été coupable a
été de 6 jours (ordinairement je ne t'écris que toutes
les semaines), tu ne t'es donc pas aperçue qu'ici juste-
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT. 297
ment j'avais recours & toi au milieu de îa solitude
intime qui m'environne? Tous mes souvenirs de ma
jeunesse crient sous mes pas, comme les coquille»
de la plage. Chaque lame de la mer que je regarde
tomber éveille en moi des retentissements lointains.
J'entends gronder les jours passés et se presser comme
des flots toute l'interminable série des passions dis-
parues. Je me rappelle les spasmes que j'avais, de»
tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales
comme devant les cordages et de larges envies vagues
tourbillonnant dans du noir, comme un troupeau de
mouettes sauvages dans vjxe nuée orageuse, et sur
qui veux-tu que je me repose pi ce n'est sui toi? ma
pensée fatiguée de toute cette poussière se couch»
ainsi sur ton souvenir plus mollement que sur un
banc de gazon- L'autre jour en^plein soleil et tout
seul j'ai tait six lieues à pied au bord de la mer, cela
m'a demandé tout l'après-midi; je suis revenu ivre,
tant j'avais humé d'odeurs et pris de grand air, j'ai
arraché des varechs et ramassé des coquilles, je me
suis couché à plat dos sur le sable et sur l'herbe, j'ai
croisé les mains sur mes yeux et j'ai regardé le»
nuages. Je me suis ennuyé, j'ai fumé, j'ai regardé
les coquelicots, je me suis endormi cinq minutes
sur la dune, une petite pluie qui tombait m'a ré-
veillé; quelquefois j'entendais un chant d'oiseau
coupant par interoùttence le bruit de la mer; quel-
quefois un ruisselet filtrant k travers la falaise mê-
lait son clapotement doux aa grand battement des
flots. Je Buis rentré conuue le soleil couchant dorait
les vitres du village, il était marée basse, le mar-
teau des charpentiers . résonnait sur la carcasse des
barques à sec, on sentait le goudron avec l'odeur des
. huttres.
DKjiiiiPrt h; Google
S9B CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Observations de morale et d'esthétique. — Uû
brave homme d'id qui a été maire pendant gua-
ranle ans me disait que dans cet espace de temps il
n'avait vu que deux condamuations pour vol sur la
population qui est de plus de trois mille habitants. Cela
me semble lumineux, les matelots sont-Us d'une
autre pâte que les ouvriers, quelle est la raison de
cela? Je crois qu'il faut l'attribuer au contact da grand;
un homme qui a toujours sous les yeux autant
d'étendue que l'œil htunain en peut parcourir, doit
retirer de cette fréquentation une sérénité dédaigneuso
(voir le gaspillage des marine de tout grade, insouci
de la vie et de l'argent) , je crois que c'est dans ce sens-
là qu'il faut chercher la moralité de l'art. Comme la
nature il sera donc moralisant par son élévation vir-
tuelle et utile par le sublime. La vue d'un champ de
blé est quelque chose qui réjouit plus le phîlantrope
que celle de l'Océan; car il est convenu que rAgricûl-
ture pousse aux bonnes mœurs. Mais quel piètre
homme qu'un charretier près d'un matelot ! L'idéal est
comme le soleil, il pompe à lui toutes les crasses de
la Terre.
On n'est quelque chose qu'en vertu seulement de
l'élément où l'on respire ; tu me sais gré des conseils
que je t'ai donnés depuis deux ans, parce que tu as fait
depiiis deux ans de grands progrès. Mais mes conseils
ne valent pas quatre sous; tu as acquis seulement
la Religion et comme tu gravites là-dedans, tu es
montée. Je crois que si l'on regardait toujours les
cieux OD finirait par avoir des ailes.
A propos d'ailes, que de dindons sont ici-bas I din-
dons qui passent pour des aigles et qui font la roue
comme des paons.
J'ai renoué connaissance (en le rencontrant sur le
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDAHCE DE G. FLAUBERT. 299
qaai) avec M. Cordier, gentleman de ces contrées,
ancien sous-préfet de PonU "Evoque sous Louis-
Philippe, député réac, ex-membre de la parlotte
d'Orsay, ex-auditeur au conseil d'État, jeune homme
tout à fait bien, docteur en droit, belle fortune (fils
d'un andeu marchand de bœufs], fréquentant h Paris
la haute société, ami de M. Guizot et jouant, dit-on, fort
joliment du violon. Je l'avais connu autrefois, ici et
a Paris chez Toirac (tu peux juger l'esprit}. Il s'est
fait bâtir un chalet charmant et qui fait rumeur dans
le pays ; l'extérieur est vraiment d'un homme de goût,
mais c'est tellement cossu à l'intérieur que c'en est
atroce, il a imaginé de décorer son salon de marines
peintes à fresque (des marines en vue de la mer), tout
est peinturluré, doré, candélabre, c'est pompeux et
mastoc, la grosse patte dubouvier fait craquer le gant
blanc du moniieur bien. Il est là, enrageant de n'être
pas préfet, s'embétant fort, prétendant qu'il s'amuse et
aspirant à 1 héritière comme le nez du père Aubry à
la tombe, et des mots : « j'ai renoncé aux vanités, je
méprise le monde, je ne m'occupe plus que d'art. »
S'occuper d'art I c'est avoir des vitraux de couleur dans
son escalier avecdesmeublesenchênefaçonLouisXIII.
Dans sa chambre à coucher j'ai vu des volumes de
Fourrier : « Il est bon (disait-il) de lire tout, il faut tout
admettre, ne fût-ce que pour réfuter ces garçons-là î
aussi vous avez pu voir à la Chambre comme je m'en
acquittais I o A la Chambre il s'est beaucoup occupé de
la question de la vi(atde et a fait même à. ses propres
frais et en compagnie d'autres fortes têtes (ou fortes
gueules) un voyage en Allemagne afin d'étudier le bœuf.
Quand il a été habillé (il alkit diner en ville) nous
sommes sortis ensemble. Comme je demandais du
feu pour allumer un cigare il m'a fait entrer dans la
□,.,„.eHbvG(aogle
300 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
«uisiiie. 11 J'ai soif, va me chercher un verre de cidre, »
a-t-il commandé à une façon de petit vacber qui était
là; l'enfant est monté dans la belle sa\le à manger et
en a rapporté deux verres et une carafe de cristal :
« Sacré nom de Dieu, f... imbÉcile, je t'ai dit dans u»
verre de cuisine. » Il était exaspéré I et me montrant lui-
même les deux verres (qui valaient bien de trois k
quatre francs pièce] : « Ce serait f&cheux de les casser,
voyez le fileti j'ai commandé des vetre» artistiques. Je
tiens à ce que tout chez moi ait un cachet particulier. »
U devait aller après son dîner faire des visites,
danser au salon des Bains, j ouer le whist chez M"* Pas-
quier et pendant dix minutes il n'avait cessé de me
parler de la solitude!
Voilà la race commime des gens qui sont à la tête
4e la société. Dans quel gâchis nous pataugeons! quel
niveau! quelle anarchie! La médiocrité se couvre
d'intelligence, il y a des recettes pour tout, des mobi-
liers voulus et qui disent : « mon maître aime les arts.
Ici on a l'âme sensible. Vous êtes chez un homme
grave! » Et quels discours ! quel langage! quel^ommun I
Où aller vivre, miséricorde ! Saint Polycarpe avait cou-
tume de répéter en se bouchant les oreilles et s'en-
f uy aut du lieu où il était : « Dans quel siècle , mou Dieu I
m'avez-vouB fait naître! » Je deviens comme saint Po-
lycarpe.
La bëlise de tout ce qui m'entoure s'ajoute à la tris-
tesse de ce que je rêve. Peu de gaieté en somme ; j'ai
besoin d'ôtre rentré chez moi et de reprendre la Bovary
furieusement, je n'y peux songer, tout travail ici m'est
Impossible.
Je relis beaucoup de Rabelais, je fume considérable-
ment. Quel homme que ce Rabelais I Chaque jour on y
découvre du neuf. Prends donc, toi, pauvre Muse, l'ha-
i,<„ ,,,.■■ ,,Goo<^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT. - 301
bitude de tire Kms les jours un classique. Tu ne Us pas
assez ; si je te prêche cela sans cesse, chère amie, c'est
■qne je crois cette hygiène salutaire.
Nous nous en allons d'ici de mercredi prochain
(aprèç-demain) en huit; nous irons un jour à Pont-
l'Évôque, un au Havre et nous serons rentrésà Croisse!
samedi qui doit être le 3 septembre ; envoie-moi
l'adresse exacte de ce bon Babioet pour que je lo
cadette desoncanetoû dès que je serai rentré. Comme
11 rehausse dans mon estime depuis que je sais que
son désordre vient de ses désordres! c'est un tempé-
rament herculéenl une riche nature, mi-sage {sapUns,
le sage, de sapere, goûter, le sage est l'homme qui
goûte), et Babînet goûte ce qui est beau et bon.
Allons, adieu, pauvre chère Muse, pioche bien ta
Servante. Mille tendres baisers sur les yeux, à toi.
Troui'ille, vendredi soir, 11 heures.
Ceci est probablement ma dernière lettre de Trou-
ville, nous serons dans huit jours au Havre et le sa-
medi h Croisset, au milieu de la semaine prochaine jo
t'enverrai un petit mot. Le samedi soir à Croisset, si
Bouilhet n'y est pas, je t'écrirai ; tâche que j'aie une
lettre de toi en rentrant pour le samedi ou le dimanche
matin plutôt, cela me fera un bon retour. Quelle àosse
de travail je vais me donner une fois rentré. Cette va-
.cance ne m'aura pas été inutile, elle m'a rafraîchi.!
Depuis deux ans je n'avais guère pris l'air, j'en avais
besoin et puis je me suis un peu retrempé dans la
contemplation des flots, de l'herbe et du feuillage.
Écrivains que nous sommes el toujours courbés sur
II. 2S
333 C0RBESPOI4DANCE DE G- FLAUBERT,
l'art, aous n'avons guère avec la nature que des com-
munications imagiuatives, il faut quelquefois regarder
la lune ou le soleil en face. La sève des arbres vous
entre au cœur parles longs regards stupides que l'on
tient sur eux. Gomme les moutons qui broutent du
thym parmi les prés ont ensuite la chair plus savou-
reuse, quelque chose des saveurs de la nature doit pé-
nétrer notre esprit s'il s'est bien roulé sur elle. Voilà
seulement huit jours que je commence à Être tran-
quille et à savourer avec simplicité les spectacles que
je vois. Au conunencement j'étais, ahuri, pyis j'ai été
triste, je m'ennuyais ; à peine si je m'y fais qu'il faut
partir; je marche beaucoup, je m'éreinte avec délices,
moi qui ne pnois souffrir la pluie j'ai été tantôt trempé
jusqu'aux os sans presque m'en apercevoir, et quand je
m'en irai d'ici je serai chagrin, c'est toujours la même
histoire ! Oui, je commence à être débarrassé de moi
et de mes souvenirs. Les joncs qui le soir fouettent
mes souliers en passant sur la dune m'amusent plus
que mes songeries [je suis aussi loin de la Bovary qnô
si je n'en avais écrit de ma vie une ligne),
Je me suis ici beaucoup résumé et voilà la conclu-
sion de ces quatre semaines fainéantes : adieu, c'est-
à-dire adieu et pour toujours au personnel, à l'intime,
au relatif. Le vieux projet que j'avais d'écrire plus
tard mes mémoires m'a quitté. Rien de ce qui est de
ma personne ne me tente. Les attachements de la jeu-
nesse (si beaux que puisse les faire la perspective
du souvenir et entreius mSme d'avance sovj les feux
de Bengale du style) ne me semblent plus beaux. Que
tout cela soit mort et que rien n'en ressuscite, à quoi
bonî Un homme n'estpas plus qu'une puce, nos joies
t nos douleurs doivent s'absorber dans notre
I, on ne reconnaît pas dans les nuages les gouttes
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 303
d'eau de la rosée que le soleil y a fait monter! Éva-
porez-vous, pluie terrestre, larmes des jours anciens, et
formez dans les deux de gigantesques voûtes toutes
pénétrées de soleil.
Je suis dévoré maintenant par un besoin de méta-
morphoses. Je voudrais écrire tout ce que je vois, ■
non tel qu'U est, mais transfiguré. La narration exacte
du fait réel le plus magnifique me serait impossible.
II me faudrait le broder encore.
Les choses que j'ai le mieux senties s'oQrent à moi
transposées dans d'autres pays et éprouvées par
d'autres personnes. Je change ainsi les maisons, les
costumes, le ciel, etc. Ah! qu'il me tarde d'Être débar-
rassé de la Bovary, A'AnubU et de mes trois Pré-
faces (c'est-à-dire des trois seules fois qui n'en feront
qu'une où j'écrirai de la critique), que j'ai hâte donc
d'avoir fini tout cela pour me lancer à corps perdu
dans un sujet vaste et propre. J'ai des prurits d'épopée,
je voudrais de gratjes histoires à pic et peintes du
haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouf-
fées, j'en ai des odeurs vagues qui m'arrivent et qui
me mettent l'âme en dilatation.
Ne rien écrire et rêver de belles choses (comme je
f^s maintenant) est une charmante chose, mms comme
on paie cher plus tard toutes ces voluptueuses ambi-
tions-là! Quels renfoncements! '}& devrais être sage
(mais rien ne me corrigera); la Bovary, qui aura été
pour moi un exercice excellent, me sera peut-être fu-
neste ensuite comme réaction, carj'en aurai pris (ceci
est faible et imbécile) un dégoût extrême des sujets à
milieu commun. C'est pour cela que j'ai tant de mal
à l'écrire, ce livre, il me faut de grands efforts pour
m'imaginer mes personnages et puis pour les faire
parler, car ils me répugnent profondément. Mais quand .
30i CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
j'écris quelque chose de mes entrailles ça va vite. Ce-
pendant voilà le péril, lorsqu'on écrit quelque chose
de ioi, la phrase peut ôtre bonne par jets et les esprits
lyriques arrivent il l'effet facilement et en suivant
leur pente naturelle ; mais V ensemble manque, les répé-
titions abondent, les redites, les lieux communs, les
locutions banales. Quand on écrit au contraire une
chose imaginée, comme tout doit alors découler de la
conception et que la moindre virgule dépend du plan
général, l'attention se bifurque, il faut h. la fois ne
pas perdre l'horizon de vue et regarder à ses pieds. Le
détail est atroce, surtout lorsqu'on aime le détail comme
moi. Les perles composent le collier, mais c'est le SI qui
fait le colher, or enûler les perles sans en perdre on*
seule et toujours tenir son 01 de l'autre main, voilà la
mahce. On s'extasie devant la correspondance de Vol-
taire, mais il n'a jamais été capable que de cela, le
pauvre homme 1 c'est-à-dire d'exposer son opinion per-
sonnelle et tout chez lui a ét^ cela. Aussifut-U pitoyable
au théâtre dans la poésie pure. De roman il en a fait
un, lequel est le résumé de toutes ses œuvres et le
meilleur chapitre de Candide est la visite chez le sei-
gneur Pococuranle où Voltaire exprime encore son
opinion personnelle sur à peu près tout. Ces quatre
pages sont une des merveilles de la prose, elles étaient
la condensation de soixante volumes écrits et d'un
demi-siècle d'efforts. Mais j'aurais bien déûé Voltaire
de faire la description seulement d'un de ces tableaux
de Raphaël dont il se moque. Ce qui me semble à moi
le plus haut dans l'art (et le plus difficile) ce n'est ni
de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en
rut ou en fureur, mais d'agir à la façon de la nature,
c'est-à-dire de faire rêver. Aussi les très belles œuvre»
ont ce caractère, elles sont sereines d'aspect etincom-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 305
préhensibles ; quant au procédé elles sont immo-
biles comme des falaises, houleuses comme l'Océan, -
pleines 'de frondaisons, de verdures et de murmures
comme des bois, tristes comme ledésert, bleues comma
le ciel. Homère, Râtelais, Hicbel-Ange, Shakespeare,
Goethe m'apparaissent impitoyables, cela est sans
fond, inllni, multiple. Par de petites ouvertures on '
aperçoit des précipices, il y a du noir en bas, du ver-
tige, et cependant quelque chose de singulièrement
doux plane sur l'ensemble! c'est l'idéal de la lumière,
le sourire du soleil, et c'est calme 1 c'est calme ! et c'est
fsrt, ça a des fanons comme le bœuf de Leconte.
Quelle pauvre création par exemple que Figaro à
côté de Sancho ! comme on se le figure sur son âne,
mangeant des oignons crus et talonnant le roussin,
tout en causant avec son maître. Comme on voit ces
routés d'Espagne qui ne sont nulle part décHtes. Mais
Figaro où est-ilî à la Comédie-Française, litléralure
de comédie.
Or je crois qu'il faut détester celle-là, moi je la liais
maintenant; j'aime les œuvres qui sentent la sueur,
celles oti l'on voit les muscles à travers le linge et qui
marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de
porter des bottes, lesquelles bottes sont des moules à ,
usage de podagre, on y cache des ongles tors avec
toutes sortes de dilTormités. Entre les pieds du Capi-
taine ou ceux de Villemain et les pieds des pécheurs
deNaples il y a toute la différence desdeux littératures.
L'une n'a plus de sang dans les veines, les oignons
semblent y remplacer les os, elle est le résultat de
l'âge, de l'éreintement, de l'abâtardissement, elle se
cache sous une certaine forme cirée et convenue,
rapiécée et prenant eau. Elle est, cette forme pleine de
ficelles et d'empois ; c'est monotone. Incommode, em-
SO.
306 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
bêtant, OB De peut avec elle ni monter sur les hau-
. teurs, ni descendre dans les profondeurs, ni traverser
les dilïicultés (ne la laisse-t-on pas en effet à l'entrée
de la science où il faut prendre des sabota?}, elle est
bonne seulement à marcher sur le trottoir, dans les
chemins battus et sur le parquet des salons où elle
exécute de petits craquements fort coquets qui irri-
tent les gens nerveux ; ils auront beau la vernir, les
goutteux, ce ne sera jamais que de la peau de veau
tannée. Mais l'autre I l'autre celle du bon Dieu, elle est
bistrée d'eau de mer et elle a les ongles blancs comme
l'ivoire, elle est dure à force de marcher sur les ro-
chers, elle est belle à force de marcher sur le sable.
Par l'habitude en effet de s'y enfoncer mollement le
galbe du pied peu à peu s'est développé selon son type,
il a vécu selon sa forme, grandi dans son milieu le
plus propice. Aussi comme ça s'appuie sur la terre,
comme ça écarte les doigts, comme ça court, comme
c'est beau!
Quel dommage que je ne sois pas professeur au
Collège de France! j'y ferais tout un cours sur cette
grande question des Bottes comparées aux littératures.
Oui, la BoUe est vn monde, dirais-je, etc. Quels jolis
rapprochements ne pouvait-on pas faire sur le Co-
thurne, ]a Sandale!
Quel beau mot que Sandale! et comme U est im-
pressionnant, n'est-ce pas 7. Celles qui ont des bouts
retroussés en pointe comme des croissants de lune
et qui sont couvertes de paillettes étincelantes, tout
écrasées d'ornements magnifiques, ressemblent à des
poèmes indiens. Elles viennent du Gange, avec elles
on marche dans des pagodes, sur des planchers d'aioés
noircis par la fumée des cassolettes et sentant le
musc, elles traînent dans les harems sur des tapis à
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 307
arabesques désordonnées, cela fait penser h des
hymnes sans fin, àdes amours repus... La J/arcoiiAdu
fellah, ronde comme un pied de chameau, jaune
comme l'or, à grosses coutures et serrant les che-
villes, chaussure de patriarche et de pitre, la pous-
sière lui va bien, la Bible. Toute la Chine n'est-elle
point dans un soulier de Chinoise garni de damas rose
et portant des chats brodés sur son empeigne?
Dans l'entrelacement des bandelettes aux pieds de
l'ApoUon du Belvédère, le génie plastique des Grecs a
étalé toutes ses grâces. Quelles combinaisons de l'or-
nement et du nu! quelle harmonie du fond et de la
forme, comme le pied est bien fait pour la chaussure
ou la chaussure pour le pied !
N'y a-fr-il pas un rapport évident entre les deux
poèmes du moyen âge (monorimes souvent) et les
souliers de fer tout d'une pièce que les gens d'armes
portaient alors, éperons de six pouces de longueur à
mollettes formidables, périodes embarrassantes et
hérissées.
Les souliersde Gargantua étaient faits avec « quatre
cent six aulnes de velours bleu, deschiquetez mignon-
nement par lignes parallèles jointes en cylindres
uniformes ». Je vois là l'architecture de la renais-
sance. Les bottes Louis XIII évasées et pleines de ru-
bans et de pompons comme un pot rempli de fleurs
merappetlentl'hfltel de Rambouillet, Scudéry,Marini.
Mais U y a tout à côté une longue rapière espagnols
à poignée romaine (Corneille).
Du temps de Louis XIV la littérature avait des bas
bien tirés, ils étaient de couleur brune. On voyait le
mollet, les souliers étaient carrés du bout (Labmyère,
Boileau) et il y avait aussi quelqiies fortes bottes à
l'écuyére, royalistes chaussures dont la coupe était
308 CORHËSPON'DANCE DE G. FLiUBERT.
grandiose {Bossuet, Molière). Puis on arrange en pointe
le bout du pied, littérature de la Régence {Gil Blas), on
économieele cuir et la forme (encore un calembour 1) est
une telle exagération d' antinaturalisme qu'on en arrive
presque à la Chine (sauf la fantaisie du moins} ; c'est
mièvre, léger, contourné, le talon est si haut que
l'nplomb manque, plus de base et d'autre part on
rembourre le mollet, un plissage philosophique flafique
(Rayoal, Marmontel, etc.) ; l'académique chasse le poé-
tique, règne des boucles, (pontificat de monseigneur
de la Harpe), et nous sommes livrés à l'anarchie des
gnoffs. Nous avons eu les jambarts, les mocassins et
les souliers à la poulaine. J'entends dans les lourdes
phrases de MM. Pitre-Chevalier et Emile Souvestre,
Bretons, l'assommant bruit des galocbes celtiques.
Béranger a usé jusqu'au lacet la bottine de la grisette
et Eugène Suëmontreoutremesure les ignobles bottes
éculées du chourineur, l'un sent le graillon et 1 autre
l'égout, il y a des taches de suif sur les phrases de
l'un, des traînées de m... tout le long du style de
l'autre. On a été chercher du neuf à l'étranger, mais ce
neuf est vieux (nous travaillons en vieux), échec des
reboltes à la Russe et des littératures laponnes, va-
laques, norvégiennes (Ampère, Marmier et autres
curiosités de la Revue des Deux Mondes). Sainte-Beuve
ramasse les défroques les plus nulles, ravaude ces
guenilles, dédaigne le connu et ajoutant du fil et de la
colle, continue son petit commerce (renaissance des
Talons Rouges, genre Pompadour et Arsène Hous-
saye,etc.)L II faut donc jeter toutes ces ordures à l'eau,
en revenir aux fortes bottes ou aux pieds nus et sur-
tout arrêter là ma digression de cordonnier, d'où
diable vient-elle? d'un horriflque verre de rhum que
j'ai bu ce soir, sans doute. Bonsoir.
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
A la même.
Trou ville, samedi soir, miiiuit.
J'ai été bien heureux que .ma dernière lettre t'ait fait
tant de plaisir ! Tu as enfin compris et approuvé même
ce qui d'abord t'avait blessée. La nature, va, s'est
trompée en faisant de toi une femme, lu es du côté des
mâles, n faut te souvenir de cela toujours, quand
quelque chose te heurte et voir en toi si l'élément
féminin ne l'emporte pas. Poésie oblige, elle oblige à
nous regarder toujours comme sur un trOne et à ne
jamais songer que nous sommes de la foule et nous
y trouvons compris. T'indignerais-tu si l'on disait du
mal des Français, des chrétiens, des provinciaux?
Laisse donc !à ton sexe comme ta patrie, ta religion et
ta province-, on doit être âme le plus possible et c'est
par ce détachement que l'immense sympathie des
choses et des êtres nous arrivera plus abondante. La
France a été constituée du jour que les provinces
sont mortes et le sentiment humanitaire commence Ji
naître sur les ruines des patries. Il arrivera un temps
où quelque chose de plus large et de plus haut le
remplacera, et l'homme aimera le néant même, tant
il se sentira participant.
o J'ai dit aui vera du tombeau : tous êtes mes pères, elc
C'était beau le bénissement des ânes et des vaches au
moyen Âge, mais ce qui était humilité deviendra intel-
ligence. La science en cela marche en avant, pourquoi
la poésie n'irait-elle pas plus vite encore? Il faut la
porter toujours au delà de nous-mêmes et quand je
traite les femmes de haut, tu protestes en ton cc6ur
.K«|C
310 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
contre cette insolence, il te semble que c'est injuste ;
à coup sûr si je t'y comptais ! Allons doncl
Adieu, bon couragel travaille bien! j'ai épuisé
toute ma provision de papier & lettres. De Pont-L'É-
véque sans doute je t'écrirai un petit mot jeudi.
Croisset, Tcodredi soir, 2 septembre, 9 heures.
Nous voilà revenus un jour plus tôt. Comme il n'y
avait point de vapeur du Havre pour Rouen le 3 nous
avons cette nuit couché h Honfleur. Dès 6 heures il
a fallu 86 lever et à midi et demi nous étions ren-
trés.
Ce n'est pas sans Un certain plaisir que je me
retrouve à ma table, quoique j'aie été fort triste à
Trouville la veille de mon départ, il me semblait (et
à raison, je crois) que j'y avais été médiocre, que je
n'avais pas assez reniflé, aspiré, regardé, La mer ce
jour-là était plus belle encore, toute bleue et le ciel
aussi, enfln!
J'ai rangé mes affaires avec cette activité de sau-
vage qui nie distingue ; tout pendant mon absence
avait été brossé, ciré, verni (jusqu'à mes pieds de
momie que mon domestique a jugé convenable de
badigeonner avec de la gomme), et j'avoue que j'ai
retrouvé mon tapis, mon grand fauteuil et mon divan
avec charme ; ma lampe brûle, mes plumes sont là.
Ainsi recommence une autre suite de jours pareils
aux autres jours, ainsi vont recommencer les mêmes
mélancolies et les mêmes enthousiasmes isolés.
Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre
vie humaine ^ue le déplactment. Plus on la secoue
iiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3H.
plus elle sonne creux. Puisqu'après s'être remué, il
faut se reposer, puisque notre activité n'est qu'une
répétition continuelle, quelque diversiûée qu'elle ait
l'air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de
l'étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se
répand. On se dit : « Il y a dix ans j'étais là n, et on
est là et on pense les mêmes choses et tout l'intervalle
estoublié. Puis il vous apparaît, cet intervalle, comme
un immense précipice où le néant tournoie, quelque
chose d'indéfini vous sépare de votre propre personne
et vous rive au non-être. Ce qui prouve peut-être que
l'on vieillit, c'est que le temps, k mesure quïl y en
a derrière nous, nous semble moins long. Autrefois
un voyage de six heures en bateau à vapeur me pft-j
roissait démesuré, j'y avais des ennuis abondants.
Aujourd'hui ça a passé en un clin d'œil, j'ai des sou-'
venirs de mélancolie et de soleil qui me brûlaient,
tout accoudé sur ces bastingages de cuivre et regar-
dant l'eau. Celui qui domiae tous les autres est un
voyage de Rouen aux Andelys avec Alfred {j'avais
seize ans), nous avions envie de crever, h la lettre,
alors ne sachant que faire et par ce besoin de sottises,
qui vous prend dans tous les états de démoralisation
radicale, nous bûmes de l'eau-de-vie, du rhum, du
kirsch et du potage (c'était du riz au gras). Il y avait
sur ce bateau toutes sortes de beaux messieurs et de
belles dames de Paris. Je vois encore un voile vert
que le vent arracha d'un chapeau de paille et qui vint
s'embarrasser dans mes jambes ; un monsieur en pan-
talon blanc le ramassa... Elle étaitàTrouvilIe,lafemme
d'Alfred, avec son nouveau mari.jene l'ai pas vue.
Dès lundi je me livre à une Bovary furibonde. H
faut que ça marche et bien ce sera. Et toi, bonne Muse,
011 en est la Strvanle, tu as bien raison d'y être
l,<,n.-<- ,, Google
312 CORRESPONDANDE DE G. FLAUBERT,
longtemps. Parle-moi data santé? tes vomissements
t'ont-ils repris? et permets-moi k ce propos un petit
conseil que je te supplie de suivre. Je crois ton tialii- '
tude, de ne boire que de l'eau, détestable ; mon frère
m'a soutenu, il ya quelque temps, que ifoni noire ;xi)/>
c'était une cause souvent de cancers à l'estomac, cela
peut être exagéré ; mais tout ce que je sais, c'est que
mon père, qui était un mettre homme dans son métier,
préconisait fort la purée septembrale, comme disait
Rabelais. Sois sûre que dans un climat où l'on absorbe
tant d'humidité, s'en fourrer toujours dans l'estomac
sans rien qui la corrige est une mauvaise chose ; essaie
pendant un mois de boire de l'eau rougie ou si ta
trouves ce mélange trop mauvais, bois à la fin de tes
repas un verre de vin pur.
J'ai lu avant-hier, dans mon lit, presque tout un
volume de VHutoire de la Reslawation de Lamartine,
quel misérable langage I II n'a pas compris la beauté
de Napoléon décadent, cette rage de géant contre les
mirmidons qui l'écrasent ; rien d'ému, rien d'élevé,
rien de pittoresque ; Alexandre Dumas etXt été sublime
à câté ; Chateaubriand plus injuste ou plutAt plus
injurieus est bien au-dessus.
Pourquoi cette phrase de Rabelais me trotte-t-elle
dans la tête ; « l'Afrique apporte, toujours quelque chose
de nouveau? ». Je la trouve pleine d'autruches, de
girafes, d'hippopotames, de nègres et de poudre d'or.
Adieu, mille bonnes tendresses.
A la même.
Croieset, mercredi Boir, minuit.
J'ai repris la Bovary, voilà depuis lundi cinq pages
-d'à peu près Faites, à peu pris est le mot, il faut s'y
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 313
remettre; comme c'est difficile 1 j'ai bien peur que mes
comices ne soient trop longs, c'est un dur endroit.
J'y ai lous mes personnages de mon livre en action et
en dialogue, les uns mêlés aux autres et par là- des-
sus un grand paysage qui les enveloppe, mais si je
réussis ce sera bien symphonique.
, Bouilhet a fini de ses Fossiles la partie descriptive,
son mastodonte ruminant au clair de lune dans une
prairie est énorme de poésie, ce sera peut-être de
. toutes ses pièces celle qui fera le plus à'cffet à la '
généralité 1 II ne lui reste plue que la partie philoso-
phique, la dernière. Au miUeu du mois prochain, il
ira à Paris se choisir un logement pour s'y installer
au commencement de novembre, que ne suis-je à
sa place !
Décidément l'article de Verdun (que je crois de
Jourdan, c'est une idée que j'ai) sur Leconte est plus
bête qu'hostile; j'ai fort ri de la comparaison que
l'on fait avec les beaux morceaux de la Chute d'un
ange, quelle, politesse d'ours I Quant aux Poèmes
Indiens et à la pièce de Dies irx pas un mot. Il y a
au38i une bonne naïveté, pourquoi appeler le sper-
chius, sperkhioB ? cela me semble une vraie jauoterie.
Que devient-il, le bon Leconte, est-il avancé dans son
poème celtique 7
Je relis maintenant du Boileau ou plutôt tout
Boileau et avec mon coup de crayon aux marges. Cela
me semble vraiment fort, on ne se lasse point de ce
qui est bien écrit, le style c'est la vie ! c'est le sang
même de te pensée! Boileau était une petite rivière,
étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et
bien encaissée, c'est pourquoi cette onde ne se tarit
pas ; rien ne se perd de ce qu'il veut dire; mais que
d'art il a fallu pour faire cela et avec si peu! Je m'en
11. 27
Google
3H CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
vais ainsi, d'ici deux ou trois ans, relire attentif
vement tous les classiques Trançais et les annoter,
travail qui me servira pour mes préfaces (mon ou-
vrage de critique littéraire, tu sais); j'y veux prouver
l'insuffisance des écoles, quelles qu'elles soient, etbiea
déclarer que nous n'avons pas la prétention, nous
autres, d'en faire une et qu'il n'en faut pas faire; nous
sommes au contraire rfans /a (rarfiïion; cela me semble,
à moi, strictement exact, cela me rassure et m'encou-
rage. Ce que j'admire dans Boileau c'est ce que j'ad-
mire dans Hugo, et où l'un a été bon, l'autre est
ixcellent. U n'y a qu'un beau, c'est le même partout,
liais U a des aspects différents, il est plus ou moins
toloré par les reflets qui le dominent. Voltaire et
Chateaubriand, par exemple, ont été médiocres par
les mêmes causes, etc. Je tâcherai de faire voir pour^
quoi la critique esthétique est restée si en retard de
la critique historique et scientifique, on a'avail point
de base. La connaissance qui leur manque à tous,
c'est Yanatomie du style; savoir comment une phrase
se membre et par où elle s'attache; on étudie sur des
mannequins, sur des traductions, d'après des pro-
fesseurs, des imbéciles incapables de tenir l'instru-
ment de la science qu'ils enseignent, une plume je
veux dire, et la vie manquell'amourl l'amour, ce qui
ne se donne pas, le secret du bon Dieu, l'âme, sans
quoi rien ne se comprend.
Quand j'aurai fini cela (après la Bovary et l'Anuùù
toutefois), j'entrerai sans doute dans une phase nou-
velle et il me tarde d'y être; moi qui écris si lente-
ment, je me ronge de plans. Je veux faire deux ou
trois longs bouquins épiques, des romans dans un
milieu grandiose où l'action soit forcément féconde
et les détails riches d'eux-mêmes, luxueux et Ira-
CORRESPONDANCE DE fi. FLAUBERT. 313
giques tout à la fois, des livres à grandes murailles
peintes du haut en bas.
Il y avait dans la Revue de France (fragment de Mi-
chelet sur Danton) un jugement sur Robespierre qui
m'a plu ; il le signale comme étant de sa personne, un
gouvernement, et c'est pour cela que tous les gouver-
nementomanes républicains l'ont aimé. La médiocrité
chérit la régie, moi je la hais; je me sens contre elle et
contre toute restriction, corporation, caste, hiérarchie,
niveau, troupeau, une exécration qui m'emplit l'âme,
et c'est par ce côté-là peut-être que je comprends le
martyre.
Adieu, belle ex-démocrate.
Croisaet, 11 septembre 1Si3, lundi ioir, minuit et demi.
La tête me tourne d'embêtement, de décourage-
ment, de fatigue ! J'ai passé quatre heures sans pouvoir
faire une phrase. Je n'ai pas aujourd'hui écrit une
ligne, ou plutAt j'en ai bien grilTonné cent! Quel atroce
travail! quel ennui. Oh! l'art! l'artl Qu'est-ce donc
que cette chimère enragée qui nous mord le cœur et
pourquoi? Cela est fou de se donner tant de mail Ahl
la Bovary, il m'en souviendrai J'éprouve maintenant
comme si j'avais des lames de canif dans les ongles,
et j'ai envie de grincer des dents; est-ce héte! Voilà
donc où mène ce doux passe-temps de la littérature, _
cette crème fouettée. Ce à quoi je me heurte, c'est à
des situations communes et un dialogue trivial; bien
écrire le médiocre et faire qu'il garde en même temps
son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vrai-
.,Coo>^lc
316 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
\ ment diaboUipie, et je vois 3e déûler malntenaTit
devant moi de ces gentillesses en perspective pendant
trente pages au moins ; ça s'achète cher, le style ! Je
recommence ce que j'ai fait l'autre jour; deux ou trois
effets ont été jugés hier par BouUhet ratés et avec
raison, il tant que je redémolisse presque tontes mes
phrases.
Je sais ce que les dérangements me coûtent,
mou impuissance maintenant me vient de Trouville.
Quinze jours avant de m'absenter ça me trouble, il
faut à tonte force qne je me réchauffe et que ça marche !
— ou que j'en crève. — Je suis humiUé, si humihé
par devers moi de la rétivité de ma plume, il faut la
gouverner comme les mauvais chevaux qui refusent,
on les serre de toute sa force à les étouffer et ils
cèdent.
Nous avons reçu vendredi la nouvelle que le père
Parain était mort. Ma mère devait partir pour Nogent,
mais elle a été reprise un peu à la poitrine, elle s'est
mis des sangsues aujourd'hui; j'ai toujours un fond
d'inquiétude de ce cûté. Cette mort, je m'y attendais,
elle me fera plus de peine plus tard, je me Connais;
il faut que les choses s'incrustent en moi ; elle a seule-
ment ajouté à la prodigieuse irritabilité quej'ai main-
tenant £t que je ferais bien de calmer du reste, car
elle me déborde quelquefois, c'est cette rosse de
fforary qui en est cause. Ce sujetbourgeois me dégoûte.
En voilà encore un de partil Ce pauvre père Parain,
je le vois maintenant dans son suaire comme si jWais
le cercueil, où il pourrit, sur ma table, devant mes yeux.
L'idée des asticots qui lui mangent les joues ne me
quitte pas. Je lui avais fait du reste des adieux éter-
nels, en le quittant la dernière fois. Quand je sui<!
arrivé de Nogent chez toi, j'avais été seul tout le temp >
l.,<,n.-<- ,, Google
COBBESPONMNCE l)E G. FLAUBERT- 311
dans le wagon par un Deau soleil. Je revoyais en
passant les villages que nous traversions autrefois en
chaise de poste, aux va.cances, tous en faniille avec les
autres, morts aussi. Les vignes étaient les mêmes elles
maisons blanches, la longue route poudreuse, les
ormes ébranch es sur le bord...
Adieu, il est tard. Je n'ai pas defeu, j'ai froid. Hills
baisers, à toi.
A la mime.
Croisael, vendredi, minuit,
n m'est impossible de retrouver la citation de Mon-
taigne sur Pic de laMirandole (ceci prouve que je ne
connais pas assez mon Montaigne), il me faudrait
pour cela le rehre et non le feuilleter.
Sapho s'est jetée à l'eau du haut du promontoire
de Leucade et de la mer Egée ou autrement dit Archi-
pel. Leucade est une petite tle entre celle de Lesbog
et la terre d'Asie Mineure (au bord du golfe de Smyrne).
Leucade se trouve maintenant dans un golfe qu'on
appelle golfe d'Adramite (j'ignore le nom antique). Pour
ce qui est de Sapho il y en a deux, la poétesse et la
courtisane. La première était de Milyléne en Lesbos,
vivait daiis te vu" siècle avant Jésus-Christ, a poussé
la débauche à un grand degré de perfection et fut
exilée de Hitylène. La seconde, née dans, la même
tle, mais à Eresos, parait être celle qui aima Phaon;
cette opinion (moderne du reste-, car ordinùrement
on confond les deux) s'appuie sur un passage de l'his-
lorienNymphls : " Sapho d'Eresos aima passionnément
Phaon, » On remarque aussi qu'Hérodote qui a écrit
tout au long l'histoire de Sapho de Mitylènç ne parle
ni de cet amour, ni de ce suicide.
27.
i.. ..Google
318 CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.
Enfin me revoilà en train! ça marche! la machiba
retourne! ne blâme pas mes roidissemenls, bonne
chère Muae, j'ai l'expérience qu'ils servent, rien ne
s'obtient qu'avec efFort, tout a son sacriâce. La perle
est une maladie de l'huître et le style peut-être l'écou-
lement d'une douleur plus profonde. — N'est-il pas
de la vie d'artiste, ou plutôt d'une œuvre d'art à accom-
plir comme d'une grande montagne à escalader? Dur
voyage et qui demande une volonté acharnée I D'abord
on aperçoit d'en bas une haute cime; dans les cïeux
elle est étincelante de pureté, elle est e&rayante de
hauteur! et elle vous sollicite cependant h cause de
cela môme. On part, mais à chaque plateau de la route,
le sommet grandit, l'horizon se recule, on va par les
précipices, les vertiges et les découragements, il fait
froid! et l'éternel ouragan des hautes régions vous
enlève en passant jusqu'au dernier lambeau de votre
■vêtement; la terre est perdue pour toujours et le but
sans doute ne s'atteindra pas. C'est l'heure oh l'on
compte ses fatigues, où l'on regarde avec épouvante
les gerçures de sa peau. L'on n'a rien qu'une indomp-
table envie de monter plus haut, d'en finir, de mourir.
Quelquefois, pourtant, un coup des vents du ciel
arrive et dévoile à votre éblouissement des perfections
innombrables, infinies, merveilleuses ! A, vingt mille
pieds sous soi on aperçoit les hommes, une brise
olympienne emplit nos poumons géants et l'on se
considère comme un colosse ayant le monde entier
pour piédestal. Puis le brouillard retombe et l'on
continue h tâtons! — à tâtons s'écorchant les ongles
aux rochers et pleurant de la sofitude. N'importe!
mourons dans la neige, dans la blanche douleur de
notre désir, au murmure des torrents de l'Esprit el
la ligure tournée vers le soleil.
DKjiliiPrt h; Google
COHnESPONDANCE DE fi. Fl.AUDERT. 3t9
J'ai travaillé ce soîravec émotion, mes bonnes sueurs
sont revenues et j'ai regueulé, comme par le passé.
Oui, c'est beau Candide! fort beau! Quelle jusie:%e!
Y a-t-il moyen d'être plus large, tout en restant aussi
net? Peut-être non. Le merveilleux effet de ce livre
tient sans doute à la nature des idées qu'il exprime;
c'est aussi bien que cela qu'il faut écrire, mais 'pas
comme cela.
Pourquoi perds-tu ton temps à relire Graziella
quand on a tant de choses à relire? Voilà une distrac-
tion sans excuse par exemple ! — Il n'y a rien à prendre,
à de pareilles œuvres. Il faut s'en tenir aux sources et
Lamartine est un robinet. Ce qu'il y a de fort dans
Manon Lescaut c'est le soufile sentimental, la naïveté
de la passion qui rend les deux héros si vrais, si
sympathiques, si honorables quoiqu'ils soient des
fripons. C'est un grand cri du cœur, ce livre, la com-
position en est fort habile; quel ton d'excellente com-
pagnie ! mais moi j'aime mieux les choses plus épicées,
plus en relief et je vois que tous les livres de premier
ordre le sont à outrance ; ils sont criants de vérité,
arehidéveloppés et plus abondants de détails intrin-
sèques; à ce sujet Manon Lencaut est peut-être le pre-
mier des livres secondaires. Je crois maintenant à Ion
avis de ce matin que l'on peut intéresser avec tous
les sujets; quant à faire du beau avec eux, je le
pense aussi, théoriquement du moins, mais j'en suis
moins sûr. La Mort de Virginie est fort belle, mais que
d'autres morts aussi émouvantes (parce que celle de
Virginie est exceptionnelle), ce qu'il y a d'admirable
c'est sa lettre à Paul écrite de Paris, eUe m'a toujours
arraché le cœur quand je l'ai lue; que l'on pleure
moins h la mort de ma mère Bovary qu'à celle de
Virginie j'ensuis sûr d'avance, mais l'on pleurera plus
l.,<,n--er 1,, GcjOgIc
320 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDERT.
gur le mari de l'uiie que sur l'amant de l'autre et
ce dont je ne doute pas, c'est du cadavre. Il faudra
qu'il vous poursuive. I^ première qualité de l'art et
son but est l'illusion; l'émotion, laquelle s'obtieEt
souvent par certains sacrifices de détails poétique»
est une tout autre chose et d'un ordre inférieur. J'ai
pleilré à des mélodrames qui ne valaient pas quatre
sous et Gœthe ne m'a jamais mouillé l'œil, si ce n'est
d'admiration.
Tu me parais là-bas à ta campagne en bon train-
Je ne comprends pas que tu ne puisses travailler
aussi bien à Paris, car enfm tu as tout ton temps h
toi. J'ai envoyé les canetons à Babinet et n'en ai
point reçu de reproches. Dans le numéro d'aujour-
d'hui les vers de Bouilhet y sont et seuls! ces gens-
là sont comme les ânes, ils baissent les oreilles quand
on les étrille. Adieu, j'ai envoie de dormir, fasse
Morphée que je te rôvel
A. la même.
Croiflset, mercredi, I heure dumalin.
Non! tout mon bonheur n'est pas dans mon travail,
et je ne plane pas sur les ailes de l'inspiration. Mon
travail au contraire fait mon chagrin. La lillérature
est un vésicatolre qui me démange, je me gratte par-
là Jusqu'au sang. Cette volonté qui m'emplit n'em-
pêche pas les découragements ni les lassitudes. Ah!
tu crois que je vis en brahmane dans une absorption
suprême, et humant, les yeus clos, le parfum de mes
songes. Que ne le puis-je! Plus que toi j'ai envie de
sortir de là, de cette œuvre, j'entends. Voità deux ans
que j'y suis! C'est long deux ans! toujours avec les
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321
mêmes personnages, et à patauger dans un milieu
aussi fétide. Ce qui m'assomme, ce n'est ni le mot ni
la composition, mais mon objectif, je n'y ai rien qui
soit excitant. Quand j'ai)orde une situation, elle me
dégoûte d'avance par sa vulgarité, Je ne fais autre
chose que de doser de la m.... A la fin de la^semaine
prochaine, j'espère être au milieu de mes comices. Ce
sera ou ignoble ou fort beau; l'envergure surtout me
plait,'mais ce n'est point facile à décrocher. Voilà
trois fois que Bouilhet me fait refaire un paragraphe
(lequel n'est point encore venu), il s'agit de décrire
l'effet d'un homme qui allume des lampions. Il faut
que ça fasse rire, et jusqu'à présent c'est très froid.
Tu vois, bonne chère Muse, que nous ne nous
ménageons guère, et quand nous te traitons si dure-
ment pour les corrections, c'est que noua te traitons
comme nous-mêmes.
II a dû partir hier pour Cany, Bouilhet, je ne sais
si je te verrai dimanche; dans une quinzaine, il part
& Paris pour s'aller chercher un logement, puis il
reviendra pendant huit jours, et puis adieu. Cela
m'attriste grandement. Voilà huit ans que j'ai l'habi-
tude de l'avoir tous les dimanches; ce commerce si
intime va se trouver rompu, la seule oreille humaine
à qui parler ne sera plus là, encore quelque chose de
parti, de jeté en arrière, de dévoré sans retour.
Quand' donc ferai-je comme lui? quand donc me
décrocherai-je de mon rocher? Mais j'entends mes
plumes qui me disent comme les oiseaux voyageurs
à René : « Homme, la saison de ta migration n'est
point encore venue. »
Ah! je pense à loi souvent, va, plus souvent que je
ne le voudrais, cela m'amolUt, m'attriste, me retarde.
De Lisle tient-il à ce que je fasse une insigne malhon-
.oogic
322 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
nëteté à V AtAenseum? J'y suis tout disposé : je peux
leur écrire que je les supplie de ne plus m'envoyer
leur journal. Qu'il tienne bon contre le gars Planche,
il faut être Cannibale.
Dans le dernier numéro de la Revue, il y a un conte
de Pichat qui m'a fait rire pour plus de cinquante
francs, comme dirait Rabelais. Lis-moi ça un peu! du
reste ça sert beaucoup, le mauvais, quand il arrive à
être de ce tonneau-là. La lectiu-e de ce conte m'a fait
enlever dans la Boearyane expression commune dont
je n'avais pas eu conscience et que j'ai remarquée là.
Je ne suis pas sans inquiétude sur le grand croco-
dile. Notre paquet a-t-il été perdu? Il me semble qu'il
était dans le caractère de l'homme de répondre de
suite à ma lettre. Tu ferais bien de lui en écrire une
(que j'enverrais seule) où tu lui dirais que tu ne sais
que penser de ce retard. Qu'en dis-tu?
Je viens de relire tout Boileau, en somme c'est
raide. Ah! quand je serai à Paris, près de toi, quels
bons petits cours de littérature nous ferons 1
Les affaires d'Orient m'inquiètent. Quelle belle
charge s'il y allait avoir la guerre et que tout l'Orient
fanatisé se révoltât. Qui sait? Il ne faut qu'un
homme comme Abd-el-Kader, lâché à point, qui
amènerait à Constantinople tous les Bédouins d'Asie?
Vois-tu les Russes bousculés, et cet empire crevant
d'un coup de lance comme un ballon gonflé.
Europe! quel émétique je te souhaite.
Je n'en peux plus de fatigue, adieu, un de ces jours
je me mettrai à t'écrire de meilleure heure et causerai
plus longuement.
iiiPrt h; Google
COBRESPONDANCE DE G. FUUBERT.
, CroiBset, mercredi, miDuit et demi.
Voici enfin un envoi du ^and crocodile (je garde
une lettre à M*" d'A.. . que je t'enverrai la première fois,
le paquet serait trop gros), tu verras un discours dont
j'ai le double et qui me parait peu raide. L'attention
qu'il a eue de t'envoyer ce journal me semble très
délicate. Dans sa lettre à moi, il me dit qu'il exige
la correspondance, et qu'il qualifie mes lettres des
a plus spirituelles et des plus nobles du monde a. J'ai
envie maintenant de lui écrire tout ce que je pense,
le blesserai-je ? mais je ue peux pourtant lui laisser
croire que je suis républicain, que j'admire le
peuple, etc. : il y a une mesure à prendre entre la
grossièreté et la franchise que je trouve difficile,
qu'en dis-tu? Par un hasard singulier, on m'a apporté
avant-hier un pamphlet en vers contre lui, stupidej
calomniant, baveux; il est d'un citoyen dlci, ancien '
directeur de théâtre, drôle qui a épousé pour sa for-^
tune une femme sortant des Madelonnettes et qui,
veuf maintenant, se retrouve sur le pavé, ne sachant
comment vivre; cela est payé hien sûr, mais n'aura'
guère de succès, car c'est illisible.
Ce bon Leconte rêve les Indes, aller là-bas et f-
mourir, oui, c'est un beau rôve, mais c'est un rêve;
car on est si pitoyablement organisé qu'on en vou-
drait revenir, on crèverait de langueur, on regrette-
rait la nature, la mine des maisons et les indifférents
même. Il faut ae renfermer et continuer tête baissée
dans son œuvre, comme une taupe. Si rien ne changa
d'ici à quelques années, il se formera entre les intel-
ligences libérales un compagnonnage plus étroit que
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
32* COBBESPONDAHCE DE G. FLAUBERT,
celui de toutes les sociétés clandestines; à l'écart de
la foule un mysticisme nouveau grandira, les hautes
idées poussent à l'ombre et au bord des précipices
comme les sapins.
Mais une vérité me semble sortir de tout cela; c'est
qu'on n'a nul besoin de vulgaire, de l'élément nom-
breux des majorités, de l'approbation, de la consé-
cration; 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la
bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien qu'une
tourbe canaille et imbécile. Nous sommes tous en-
foncés au même niveau dans une médiocrité com-
mune. L'égalité sociale a passé dans l'esprit, on fait
des livres pour tout le monde, de l'art pour tout le
monde, de la science pour tout le monde, comme on
construit des chemins de fer et des chauffoirs publics.
L'humanité a la rage de l'abaissement moral, et je lui
en veux de ce que je fais partie d'elle
J'ai bien travaillé aujourd'hui ; dans ime huitaine
je serù au milieu de mes comices que je commence ;
maintenant j'ai un fouillis de bétes «t de gens beuglant
et bavardant, avec mes amoureux en dessus, qui sera
bon je crois.
Sais-tu que ce pauvre père Parain en mourant ne
pensait qu'à moi, qu'à Bouilhet, qu'à la littérature
enfin, il croyait qu'on lisait des vers de lui (Bouilbet).
Comme je le regretterai cet excellent cœur qui me
chérissait si aveuglément si jamaisj'aiun guccàs! que!
plaisir j'aurais eu à voir sa mine au drame de Bouilhet
ou au lieu 1 quel est le sens de tout cela, le but de tout
ce grotesque et de tout cet horrible?
Voilà l'hiver qui vient, les feuilles jaunissent, beau-
coup tombent déjà, j'ai du feu maintenant et je tra-
vaille à ma lampe, les rideaux fermés comme en
décembre. Pourquoi les premiers jours d'automne me
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3S5
plaisentrils plus que les premiers du printemps ? je
D'en suis plus cependant aux poésies paies de chutes
de feuilles et de brumes sous la lune I Mais cette cou-
leur dorée m'enchante, tout a je ne sais quel parfum
triste qui enivre, je pehseàde grandes chasses féo-
dales, à des vies de château ; sous de larges cheminées, .
on entend bramer les cerfs au bord des lacs, et le
bois pétiller.
Quand reviens-tu à Paris? Adieu, bonne chère
Atnie, mille baisers à toi.
Croisset, lundi «>fr, minuit
Ci-inclus uné'lettre ^u Crocodile pour sa Dulcinée.
Pourquoi donc n'as-tu pas été, franche avec moi,
bonne chère anaie? Eu ces matières du reste j'ai tou-
jours l'air d'un plat bourgeois et d'une canaille, je
suis tranquillement à me chauffer les pieds à an
grand feu dans une robe de soie, et Ce qu'on peut
appeler (à la rigueiu*) en un château, tandis que tant
de braves gêna qui me valent et plus sont à tirer le
diable par la queue avec leurs pauvres mains d'anges !
J'ai enfin de quoi ne pas m'inquiéter de mon dîner,
chose immense et que j'appréciais peu jadis, alors
que plein de fantaisies luxueuses j'en voulais jouir
dans la vie, mais je leur ai toutes donné congé; je
fuis ces idées là comme malsaines; elles sont au fond
petites et partent du plus bas de l'imagination, il faut
se faire des hai'ems dans la tête, des palais avec du
style, et draper son &me dans la pourpre des grandes
périodes. Ah! si j'étais riche, quelles rentes je ferais
à toi, à Bouilhet, à Leconte et à ce bon père BabineU
U. 38
aqnz^r. h; Google
326 COHRESPONDANCE DE*. FLAUBERT.
Ce gerîût beau une vie piétée et fort aérée dans une
grande demeure pleine de marbres et de tableaux,
avec des paons sur des pelouses, des cygnes*^ dans des
bassins, une serre chaude et un suprême cuisinier,
à cinq ou six, ou trois ou quatre même, quelle
bénédiction I Elle est charmante, la lettre du père
Babinet, j'en rafTole, j'adore ce bonhomme, c'est
fouillis, touffu, nourri, il y a là plus de naïveté,
d'esprit et de lecture que dans vingt journaux en
dix ans, et je ne parle pas du cœur qui y palpite à
chaque ligne. Viendm-f-il me voir? j'en suis anxiens,
j'aurais grand plaisir à le recevoir. Quant à Leconte,
je n'ai rien à lui dire, si ce n'est que je l'aime beau-
coup, il le sait; tout ce que je pourrais lui écrire, il le
pense. Je partage son indignation contre ce- misérable
Planche, je garde à ce drôle une vieille rancune qui
date de 1837 à propos d'un article contre Hugo ; il y a
des choses qui vous blessent si profondément au plus
pur de l'âme que la cicatrice est éternelle, et il est
certain que je verrais le gars Planche orever sous mes
yeux avec une certaine satisfaction. Qu'il ne le ménage
pas, c'est un homme qui passera partmrt et qu'il ïaut
faire passer partout. La générosité h rencontre des
gredins est presque une indélicatesse h l'encoutre du
bien. Dans le refus de son article à VAihenietim, et dans
la malveillance de la Revue à son endroit il y a du Du
Camp. Mais il faut ajouter encore deux autres élé-
ments : 1° influence bigotte, système de moralité
impérialiste et amie de l'ordre, 2° haine de la poésie.
Le plus grand de la bande, n'est-ce pas Girardin ?
' le voilà maintenant avec la cinquantaine passée, une
fortune des plus restreintes et une considération nulle.
En fait d'habileté je préfère donc les cotonniers de
ma belle patrie.
UiOivert, Google .
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 321
J'en ai connu un, ce n'était pas un cotonnier, mais
un indigoteur. Voilà un homme, celui-là, il avait trouvé
moyen dans l'espace de vingt ans d'acquérir deux
cent mille livres de rente (en terre) en mouillant ses
indigos, ieacpiels il descendait dans sa cave nuitam^
ment et lui-même! mais quelle canaille I quelle modes-
tie! quel bon père de faniiUe ! quelle mise de caissier!
la probité se hérissait jusque sur les poûs de sa redin-
gote; il ne cherche pas à briller, celui-là, à éblouir
les sots I mais h les flouer, ce qui est bien plus magis-
tral 1 Oh Jésus, Jésus, redescends donc pour chasser
les vendeurs du temple ! et que les lanières dont tu
les sangleras soient faites de boyaux de tigre, qu'on
les ait trempées dans le vitriol,^dan3 de l'arsenic !
qu'elles les brûlent comme des fers rouges I qu'elles
les hachent comme des sabres et qu'elles lea écrasent
comme ferait le poids de toutes lea cathédrales accu-
mulées sur ces infâmes!
Enchanté du fiasco du citoyen Méry! encore un ha-
bile, celui-là, un mahn, un homme d'esprit, un gail-
lard gui ne se fiche pas mal de ça; quand on fait de sa
plume un alamhic à ordures pour gagner de l'argent
et qu'on ne gagne pas même d'argent, on n'est qu'un
idiot doublé d'un misérable.
Je ne pardonne point aux hommes d'action de ne
pas réussir puisque le succès est la seule mesure de
leur mérita. Napoléon a été trompé & Waterloo.
Sophisme, mon vieux, Je ne suis pas du métier, je n'y
connais goutte, il fallait vaincre; or j'admire le vain-
queur quel qu'il soit.
Le père Hugo avait perdu l'adresse de Londres, c'est
pour cela qu'il a été longtemps à me répondre, dit-il,
sa lettre était impudemment de Jersey, par bonheur il
n'est arrivé aucun mal. Je suis curieux du volume,
32B CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
mais comment l'aurai-je? J'essayerai de lui répondre
une ionne lettre, tant pis si le fond le choque, la forme
sera convenable. Je ne peux pas mentir pour lui être
agréable et je ne lui cacherai pas que je me isouhaite
ses illusions, mais ne les partage point; je dis illu-
sions et non convictions; non, b. n. de D... non, je
ne peux: admirer le peuple et j'ai pour lui fort peu
d'entrailles parce qu'il en est, lui, totalement dé-
pourvu, lly a un cœur (/ans /'Auinan/t^.Un'yenapoint
dans le peuple, carie peuple comme la patrie est une
chose morte. Où bat-il donc maintenant, le ocenr de
toutes les forces nobles de l'être humain ? \ Constan-
tinople, dans la poitrine d'un derviche chevelu qui
hurle contre les Moscovites. C'est là que s'estréfugiée
& cette heure la seule protestation morale qui soit
encore.
Pauvre flamme de la liberté et de l'enthousiasme,
tu brûles là- bas entre des œufs d'autruche et sous les
coupoles de porcelaine, dans une lampe musulmane
aufond d'une mosquée. Ah! ces bons Turcs, œs vieux
de Baratoum ! comme je les aime, quels souhaits je
fais pour eux! j'y pense sans cesse, que nepuis-je re-
prendre mon tarbouch, et courir partout Stamboul
en criant Allah! Allahl Emsik el baroud (au nom de
Dieu ! au nom de Dieu prenez vos armes), je sens à
ces pensées comme une brise du désert qui m'arriva-
rait sur la figure. S'il se soulevait, tout l'Orient! si les
Bédouins du Hauran allaient venir et toute la Perse!
et l'Arabie l'inconnue, il ne faut qu'un homme, non,
un prophète 1 un homme idée, Abd-el-Kader qu'on
lâcherait, mais il a fait son temps.
Il parait que l'on redoute pour cet hiver une misère
soignée, est-il possible! des gens si forts, après avoir
tant soigné les inlérêis matérieh et après avoir tant
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 329
donné d'ouvrage! taDt fait travailler le peuple, il se
trouve que le peuple n'a pas un sou, charmant ! as-tu
vu dans. la Presse la joie de Blanqiii à propos de l'en-
trée de la viande étrangère. Il était malade, mais il
n'a pas pu retenir son émotion à. celte nouvelle; il s'est
tellement senti déborder d'enthousiasme qu'il a pris
la plume pour communi(pier au public son bonheur
et au Hsque même de compromettre sa sanlé! Sainte
Thérèse n'était pas plus contente d'avoir vu le Christ
que ce gars-là n'est content de- voir venir les bœufs
d'Amérique en France I Aristophane et Molière^
quels galopins vous fûtes!
G'esl'parce que je suis au bout de mon papier et
qu'il est ujie heure et demie passée que je te quitte,
car je suis fort en train de causer.
Adieu donc, toutes sortes de tendresses. ,
A la mAnie.
Croisset, vendredi, minuit.
As-tu encore ta dent? fais-toi donc enlever cela,
tout de suite.. Rien n'est pis au monde que la douleur
physique et c'est bien plus d'elle que de la moEt,
que je suis homme, comme dit Montagne,. << àmQ. met-
tre sous la peau d'un veau pour l'éviter, ». Elle a cela
de mauvais, la douleur, qu'elle nous fait trop sentir la
vie; elle nous donne à nous-môme comme la preuve
d'une malédiction qui pèse sur nous, elle ktimili^et
cela est triste pour des gens qui ne se soutiennent
que par l'orgueil.
Certaines natures ne soufl'rent pas, les gens sans
nerfs sont-ils heureux? mais de combien de choses ne
sont-ilspasprivés?A mesure qu'on s'élève dansl'échelle
des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est-à-dire
38.
.oo>^li:
330 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT-
la faculté de souffrir; souffrir et penser seraient-ils
donc même chose? Le génie après tout n'est peut-
être qu'un raffinement de la douleur, c'est-à-dire une
méditation de l'objectif à travers notre àme î la tris-
tesse de Molière venait de tonte la bêtise humaine
qu'il sentait comprise en lui, il souffrait des Diafoi-
ru9 et des Tartuffes qui lui entraient par les yeux
dans la cervelle. Est-ce que l'Ame d'un Véronèse, je
suppose, ne s'imbibait pas de couleurs comme un
morceau d'étoffe plongé dans la cuve bouillante d'un
teinturier? tout lui apparaissait avec des grossisse-
ments de ton qui devaient lui tirer l'œil. Michel-Ange
disait que les marbres frémissaient à son approche;
ce qu'il y a de sûr c'est qu'il frémissait, lui, à l'ap-
proche des marbres. Les montagnes pour cet homme
avaient donc une &me, elles étaient de nature corres-
pondante, c'était comme la sympathie de deux éléments
analogues ; mais cela devait étabUr, je ne sais où ni
comment, des espèces de traînées volcaniques d'un
ordre inconcevable, à faire péter la pauvre boutique
humaine.
Me voilà à peu près au miUeu de mes comice»
(j'ai fait quinze pages ce mois, mais non finies), est-
ce bon ou mauvais je n'en sais rien; quelle difflculté
que le dialogue quand on veut surtout qu'il ait du
caractère ; peindre par le dialogue et qu'il n'en soit
pas moins vif, précis et toujours distingué en restant
môme banal, cela est monstrueux et je ne sache per-
sonne qui l'ait fait dans un livre. Il faut écrire les
dialogues dans le style de la comédie et les narrations
avec le style de l'épopée.
Ce soir j'ai encore recommencé sur un nouveau
plan ma maudite page des lampions que j'ai déjà
écrite quatre Cols, il y a de quoi se casser la tête con-
,00;ilc
CORRESPONDANCE DE G- FLAUBEKT. 331
tre le mur ! il s'agit (en une page) de peindre les gra-
dations d'enthousiasme d'une multitude à propos d'un
iionliomme qui sur la façade d'une mairie place suc-
cessivement plusieurs lampions; il faut qu'on voie la
foule gueuler d'étonnement et de joie et cela sans
charge ni réflexions de l'auteur. Tu t'étonnes quel-
quefois de mes lettres, me dis-tu; tu trouves qu'elles
sont bien écrites, belle malice; là, j'écris ce que je
pense, mais penser pour d'autres et les faire parler
comme ils eussent pensé, quelle différence! Dans ce
moment-ci par exemple je viens de montrer dans un
dialogue un paiticulier qui doit être k la fois bon en-
fant, commun, un peu canaille et prétentieux! et à
travers tout cela il faut qu'on voie qu'Upousse sapointe.
Au reste toutes les difficultés que l'on éprouve en
écrivant viennent du mangue d'ordre. C'est une convic-
tion que j'ai maintenant, si vous vous acharnez à une
tournure ou à une expression qui n'arrive pas c'est
que vous n'avez pas l'idée. L'image OU le sentiment
bien net dans la tête amène le mot sur le papier, l'un
coule del'autre. * Ce que l'on conçoitbien, etc. » Je le
relis ce vieux père Boileau ou plutôt je l'ai relu en
entier (je suis à présent à ses œuvres en prose),
c'était lin maître homme et un grand écrivain surtout,
bien plus qu'un poète, mais comme on l'a rendu bêtel
quels piètres explicateurs il a eus 1 La race des profes-
seurs de collèges, pédants d'encre p&le, a vécu sur lui
et l'a aminci, déchiqueté comme une nuée de han-
netons fait à un arbre; il n'était déjà pas si touffu !
n'importe, il était solide déracine et bien planté, droit,
campé.
La critique littéraire me semble une chose toute
neuve à faire ; ceux qui s'en sont mêlés n'étaient pas
du métier, ils pouvaient peu^êt^e connaître l'anato-
00;ilc
332 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
mie d'une phrase, mais ils n'entendaient goutte à la
physiologie du style.
Et la Servante? pourquoi ai-je peur que ce ne soit
trop long? Au reste il vaut mieux ôtre trop long que
trop court, mais le défont général des poètes est lalon-
gueur comme le défaut des prosateurs est le commun,
ce qui fait que le» premiers sont ennuyeux et les
seconds dégoûtants. Lamartine, Eugène Sue... I^
vers par lui-même est si commodeà déguiser l'absence
d'idéesl Analyse une belle tirade de vers et une autre
de prose, tu verras laquelle est la plus pleine. La prose,
art imtoatériel, a besoin d'être bourrée de choses sans
qu'on les aperçoive, mais en vers les moindres pa,-
' raissent; ainsi la compar^on la plus inaperçue dans
une phrase de prose peut fournir tout un sonnet; il
y a beaucoup de troisièmes et de quatrièmes plans en
prose ; doit-il y en avoir en poésie?
J'ai duis ce moment une forte rage de JuvénaL
Quel style ! quel style ! et quel langage que le latin ! Je
commence aussi & entendre Sophocle un peu, ce qui
me flatte. Qu&nt h Juvénal, ça va assez rondement
sauf un conlre-sens par ci par là et dont je m'aper-
çois vite. Je voudrais bien savoir et avec moult dé-
tails pourquoi Saulcy a refusé l'article de I^çconte;
quels sont les motifs qu'on lui a allégués? cela peut
nous être curieux à connaître, tâche d'avoir le Ibi mot
de l'histoire. ,. -
Tâche de te mieux porter et de travailler h. Paris
comme tu travaillais à la campagne ; tu as pour-
tant tout ton temps à toi. Je plains bien ce pauvre
Leconte de sa leçon. Pour avoir fait ce métier comine
Bouilhet l'a fait pendant quatre ans à huit et dix
heures par jour (et il avait de plus que Leconte les
maîtres de' pensions sur le dos), je crois qu'il fallait
i,<„,,,." ,,Goo<^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 333
■être né avec une constitution enragée de force, un
tempérament cérébral titanique. Il aura bien mérité la
gloire aussi celui-là I mais on ne va au ciel que par le
martyre, oh y monte avec une couronne d'épines, le
«œor percé, les mains en sang et la figiire radieuse.
Adieu, mille baisers sur la tienne.
A la même.
Croisset, vendredi, mmu:t.
Je ne t*en écrirai pas long, ce soir, bonne chère
amie, tant je suis mal à mon aise, j'ai plus besoin
de me coucher que d'écrire encore. J'ai eu tonte la
soirée des maux d'estomac et M ventre à m'évanouir
si j'en étais capable; je crois que c'est nne indiges-
tion. J'ai aussi fort mal & la tête, je suis brisé. Voilà
trop de nuits que je me couche tard! Depuis que
nous sommes revenus de Trouville, je me suis rare-
ment mis au iil avant 3 heures; c'est une bêtise
oùjem'épuise.maisje voudrais tant avoir fini ceromani
Ahl quels découragements quelquefois, quel roclier
de Sisyphe à rouler que le style et la prose surtout !
ça n'est j'amaii fini. Cette semaine pourtant et surtout
ce soir (malgré mes douleurs physiques) j'ai fait un
grand pas. J'ai arrêté le plan du milieu de mes co-
mices (c'est du dialogue à deux, coupé par un discours,
des mots de la foule et du paysage) ; mais quand les
aurai-je faits? Comme cela m'ennuie, que je voudrais
en tire débarrassé pour t'aller voir I j'en ai tant besoin
et je te désire beaucoup.
Je ne t'avais pas dit ces vacances, chère amie
(cela n'aurait pas eu de sens), mais cet hiver, ma mère
devant aller à Paris, je te réitère la promesse de mon
33V CORRESPONDANCE DB G. FLAUBERT,
engaf^ement, jt ferai tout mon possible pour que vooa
vous voyiez, pour que vous voua connaissiez. Après
cela, vous vous arrangerez comme voua l'entendrez.
Je me casse la tête h. comprendre l'importance qne
tu y mets, mais enfin c'est eonvenu, n'en parlons plus.
Comme Leconte a eu raison de montrer les dents à
Planche! Ces canaUlea-làl c'est toujours la raéioe
cbose.
Oignei Tjlain, il voue poiodra ;
Polgnei TilaiD, il tous oindra*
Avance-t-il dans son poème celtique, ce bon Leconte?
Vous allez Être là-bas cet hiver un trio sapeilte.
Hoi, ma solitude commence et ma vie va se dessiller
comme je la passerai^ peut-être pendant trente ou
quarante ans encore. J'aurai beau avoir nn logement
à Paris, je n'y vivrai jamais (pie queli^ues mois de
l'année, mon plus grand temps se passera ici;... enfin
Dieu est grand!... Oui, je vieillis et cela me vieillit
beaucoup ce départ de Bouilhet, quoique je ne le re-
tienne guère, quoique je le pousse à partir.
Comme mes cheveux tombent! Un peiruquier qui
me les coupait lundi dernier en a été effrayé, comme
le capitaine de la laideur de Villemain. Ce qui m'at-
triste, c'est que je deviens triste et bêtement, d'une
façon sombre et rentrée; Oh 1 la Bovary, quelle meule
usante c'est pour moi !
L'ami Maxime a conuneucé à publier son Voyage en
Egypte, Le Nil pour faire pendant au Rhin; c'est
curieux de nullité; je ne parle pas du style, qui est
archiplat et cent fois pire encore que dans le Livre
posthume; mais comme fond, il n'y a rien! les détails
qu'il a le mieux vus et les plus caractéristiques dans la
nature il les a oubliés. Toi qui as lu mes notes, tu seras
'i:,<,n--erl,, Google
CORRESPONDANCE DE G'. FLAUBERT. 333
frappée de cela. Quelle dégringolade rapide! Je to
recommande surtout son passage des pyramides où
brille, par parenthèse, un éloge de M. de Persigny.
As-tu répondu au Crocodileï vas-tu lui répondre?
faut-il que je lui écrive?
Adieu; k toi.
A la mèins,
CroJsset, mercredi, minuit.
' J'ai la tête en feu comme il me souvient de l'avoir
eue après de longs jours passés à cheval; c'est que j'ai
aujourd'hui rudement chevauché ma plume. J'écris
depuis midi et demi sans désemparer (sauf de temps à
autre pendant cinq minutes pour fumer une pipe, et
une heure tantôt pour dhier). Mes comices m'embê-
taient tellement que^j'ai lâché là, jusqu'à ce qu'ils
soient finis, Grec et Latin; je ne fais plus que ça &
partir d'aujourd'hui; ça dure tropl il y a de quoi en
crever, et puis-je veux l'aller voir,
Bouilhet prétend que ce sera la. plus belle scène du
livre. Ce dont jç suis sur, c'est qu'elle sera neuve et
que l'intention en est bonne. Si jamais lès effets d'une'
symphonie ont été reportés dans un livre, ce sera là.
Jl (aut que ça kurlepar l'ensemble, qu'on entende à la fois
des beuglements de taureaux, des soupirs d'amour et
des phrases d'administrateurs; il y a du soleil surtout
cela et des coups de vent qui font remuer les grands
bonnets. Mais les passages les plus difficiles de Saint
Antoine étaient jeux d'enfant en comparaison. J'arrive
au dramatique rien que par l'entrelacement du dialo-
gue et les oppositions du caractère. Je suis maintenant
en plein. Avant huit jours j'aurai passé le nœud d'où
tout dépend. Ma cervelle me semble petite pour em-
00;ilc
336 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
brasser d'un seul coup (fceil cette aituation complexe.
J'écris dix pages k la fois, sautant d'uae ptirase h
l'autre.
Je suis ju^sgoe sûr que Gautier ne t'a pas vue
dans la rae lorsqu'il ne t'a pas saluée ; il estfortoiyope
côimue moi, & qui pareilles choses sont contumières.
C'eût été une insolence gratuite, qui n'est pas du reste
dans ses allures, c'est ,un gros bonhomme fort paci-
fique et très p Quant à épouser les anîmosités
de l'ami, j'en doute fort, à la manière dont il m'en a
parlé le premier. La dédicace, malgré ton opinion, ne
prouve rien du tout, pose et lepoae. Le pauvre gar-
çon 9e raccroche h tout, accole son nom à tout, quelle
descente que ce Nil! Si quelque chose pouvait me
rafl'ermir dans mes théories Uttéraires ce serait bien
lui. Plus le temps s'éloigne où Du Camp suivait mes
avis et plus il dégringole, car il y a de Galaor au Nil
une décadence effrayante, et en passant par le lÀvrt
posthume, qui est leur intermédiaire, le voilà mainte-
nant au plus bas et de la force du jeune Oelessert, ça
ne vaut pas mieux. La proposition de Jacotot m'a
étrangement révolté, et tu as eu bien raison. Toi aller
faire des pplitessesà un galopin pareil ! oh ! non, non,
Quelle étrange créature tu fais, chère amie, pour
m'envoyer encore des diatribes, comme dirait mon
pharmacien. Tu me demandes une chose, ja te dis oui,
je te la repromets, et tu grondes encorel Eh bien,
puisque tu ne me caches rien [ce dont je t'approuve),
moi je ne te cache pas que cette idée me paraitun tic
chez toi : tu veux établir entre des affections de na-
ture différente une liaison dont je ne vois pas le sens
et encore moins l'utilité. Je ne comprends pas du tout
comment les poUtesses que tu me fais à Paris enga-
DKjiiiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLA.UBERT. 337
genl ma mère en rien. Ainsi j'ai été pendant trois ans
chez Schlesinger où elle n'a jamais mis les pieds. De
même que voilà huit ans que Bouilhet vient coucher,
■ dîner et déjeuner tous les dimanches ici sans que nous -
ayons eu une fois révélation de sa mère, qui vient à
Rouen S peu près tous les mois ; et je t'assure bien que
la mienne n'en est nullement choquée. Enfin, il sera
fait selon ton désir. Je te promets, je te le jure, que
je lui exposerai tes raisons et que je la prierai de faire
que vous vous voj'iez. — Quant au reste, avec la meil-
leure volonté du monde je n'y peusrien ; peut-être vou-s
convie ndrez-vouB beaucoup, peut-être vous déplairez-
vous éaonnément. La bonne femme est peu liante, et
elle a cessé de. voir, non seulement toutes ses ancien-
nes connaissances, mais ses amies mêmes. Je ne lui
en connais plus qu'une, et celle-là n'habite pas le
pays.
Je viens de finir la correspondance de Boileau, il
était moins étroit dans l'intimité qu'en Apollon. J'ai
vu là bien des confidences qui corrigent ses jugements.
Téiémaque est assez durement jugé, etc., et il avoue
que Malherbe n'était pas un poète. Mais n'as-tu pas
remarqué combien ça a peu de valeur les correspon-
dances des bonshommes de cette époque-là? on était
terre à terre en somme. Le lyrisme en France est une
faculté toute nouvelle; je crois que l'éducation des
" jésuites a fait un mal considérable aux lettres. Ils
ont enlevé de l'art la nature. Depuis la fin du
XVI" siècle jusqu'à Hugo, tous les hvres, quelque
beaux qu'ils soient, sentent la poussière du collège.
Je m'en vais relire ainsi tout mon ffançuis et préparer
de longue main mon histoire du sentiment poétique
en France. Il faut faire de la critique comme on fait
de l'histoire naturelle, avec absence d'idée moi-ale, il ne
II. 23
338 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
s'agit pas de déclamer sur telle ou telle forme, mais
I)ieD d'exposer en quoi elle consiste, comment elle se
rattache à une autre et par quoi elle vit (l'esthétique
attend son GeofTroy Saint-Hilaire, ce grand hommei]m
a montré la lé^timité des monstres) . Quand ou aura
pendant quelque temps traité l'àme humaine avec
l'impartialité que l'on met dans les sciences physiques
à étudier la matière, on aura fait un pas immense;
c'est le seul moyen à l'humanité de se mettre un peu
au-dessus d'elle-même. Elle se considérera alors
franchement, purement dans le miroir de ses œuvres,
elle sera comme Dieu, elle se jugera d'en haut. — Eh
bien, je crois celafaisable;c'estpeut-être, comme pour
les mathématiques, rien qu'une méthodeàtrouver. Elle
sera applicable avant tout à l'art et à la religion, ces
deux grandes manifestations de l'idée; que l'on com-
mence ainsi je suppose : la première idée de Dieu
étant donnée (la plus faible possible], le premier sen-
timent poétique naissant (le pins menu qu'il soit],
trouver d'abord aa manifestation, et on la trouvera ai-
sément chez l'enfant sauvage, etc.; voilà donc un
premier point; là vous établissez déjà des rapports;
puis, que l'on contiaue, et en tenant compte de tous
les contingents relatifs, climat, langue, etc. ; donc de
degré en degré on peut s'élever ainsi jusqu'à l'art de
l'avenir, et h l'hypothèse du Beau, à la conception
claire de sa réalité, à ce type idéal où tout notre effort
doit tendre ; mais ce n'est pas moi qui me chargerai
de la besogne, j'ai d'autres plunies à tailler.
Adieiu
iiiPrt b, Gcjo^L'
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 339
A ta mime.
Croisset, 1 heure, nuit de Iiisdi.
J'ai fait ce matiii mes adieux à BouUhet; le voilà
parti pour moi; il reviendra samedi, je le reverrai
peut-être encore deux autres fois; mais c'est fini, les
vieux dimanches sont rompus. Je vais être seul, main-
tenant, seul, géul. Je suis navré d'ennui et Immilié
d'impuissance ; le fond de mes comices est à refaire,
c'est-à-dire tout mon dialogue d'amour dont je ne
suis qu'à la moitié; les idées me manquent, j'ai beau
me creuser la tête, le cœur et les sens, il n'en jaillit
rien. J'ai passé aujourd'hui toute la journée et jusqu'à
maintenant à me vautrer à toutes les places de mon
cabinet, sans pouvoir non seulement écrire une ligne,
mais trouver une pensée, un mouvement! Vide, vide
complet.
Ce hvre, au point où j'en suis, me torture tellement
{et si je trouvais un mot plus fort, je l'emploierais)
que j'en suis parfois malade physiquement. Voilà trois
semaines que j'ai souvent des douleurs à défaOUr;
d'autres fois ce sont des oppressions ou bien des
envies de vomir à table. Je crois qu'aujourd'hui je me
serais pendu avec déhces, si l'orgueil ne m'en empê-
chait; il est vrai que je suis tenté parfois de f..... tout
là et la Bovary d'abord. Quelle sacrée mauvaise idée
j'ai eue de prendre un sujet pareUl Ah! je les aurai
connus les affres de l'art!
Je me donne encore quinze jours pour en Unir;
au bout de ce temps-là si rien de bon n'est venu, je
lâche le roman indéfiniment et jusqu'à ce que je res-
sente le besoin d'écrire. Je t'irais bien voir tout de suite,
mais je suis tellement irrité, irritant, maussade, <iue
iiiPrt h; Google
340 CÛHEIESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
ce serait un triste cadeau h te faire que ma visite.
S. n. d. D. comme je rage!
Je veux toujours écrire au Crocodile; mais franche-
ment je n'en ai ni l'énergie ni l'esprit.
Tu vas avoir un beau jeudi, toi; je vous envie. Quelle
bosse de Servante et de Fosiilest
J'ai rein avant-hier eoir f/an d'Islande : c'est bien
farce I mais il y a un grand souffle Ift-dedans et c'est
curieux (d'inteution de Notre-Dame).
Adieu;je ne sais que te dire, sinon que je t'em-
brasse. Tâche de m'envoyer de l'inspiration, c'est une
denrée dont j'ai grand besoin pour le quart d'heure.
Pensez \ moi jeudi; ma pensée sera avec vous tonte
la soirée. Quelle pluie!
Le temps n'est paa plus pur que te fond de mon cœur.
Encore adieu; mille baisers tendres; à toi.
& la mâme.
Croisset, dimattche, 5 heuree.
Bouilhet m'est revenu fort assombri ; il parait que
vous n'avez pas été gais là-bas, ce qu'il m'a dit de
toi me navre, pauvre chère amie. Qu'as-tu donc?
allons," relève-toi, tu as fait une fort belle chose, k
ce qu'il parait. De l'orgueil! de l'orgueil! et toujours,
il n'y a que ça de bon. Tu me verras avec Bouilhet
quand il va aller te rejoindre. Que ne puia-js y rester !
mais je sens, je suis sûr, que ce serait une insigne
folie, et quand même cette conviction ne serait qu'une
idée, comme on dit, ne sufRt-il pas que j'aie cette
idée pour qu'elle m'empêche et me trouble?
Bouilhet est pénétré de ta Servante, il en trouve le
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. , 3*1
plan très émouvant, la conduite bonne et le vers con-
tinuellement ferme; il m'a dit de très belles choses de
cette œuvre! la représentation, au spectacle, la ser-
vante servant Us actrices I etc., il paraît que tout cela
est raide et a une haute tournnre. En somme Bouilhet
a une grande opinion de ta Servante. Qu'il me tarde
de la voirl Le plaisir que cette nouvelle m'a causé
est contrarié par l'idée que tu soufTres. Qu'a donc ta
santé depuis quelque temps ? Tu te ronges, tu t'agites ;
ménage tes pauvres nerfs, soigne-toi mieux. Ce
conseil bourgeois est plus facile h donner qu'à sui-
vre; une chose cependant doit nous faire l'accepter ;
remarque que plus tu as brisé en toi l'élément sen-
sible, plus l'intellectuel a grandi, à mesure que U
passion a tenu moins de place dans ta vie, l'art s'est
développé. Compare dans ton souvenir ce que tu
faisais il y a quelques années au milieu des orages et
ce que tu as écrit depuis deux ans, et tu remercieras
peut-être toutes ces larmes versées qui te parais-
salent si stériles. Dans cinquante ou soixante pages
f aurai fait un pas, et l'époque de mon séjour à Paris
se rapprochera. Un peu de patience, pauvre Muse,-
encore quelques mois. Croyez-vous donc qu'il ne m'en
coûterien et que je vais m'amuser tout seul?Ovide chez
lesScythes n'était pas plus abandonnéque je vais l'être.
Comment se fait-U que j'aie fait tant de bonne be-
sogne cette semaine? Bouilhet a été très contentde mes
comices (je n'ai plus qu'un point qui m'embarrasse);
il trouve maintenant que c'est ardent, que qa marche
franchement. Je me suis raidi et fouetté jusqu'au sang
pour que mon héroïne soupire d'amour; j'ai presque
pleuré de rage. Enfin encore un défilé de passé ou à
peu près.
Allons, à bientôt maintenant; prends courage, et si
Z9.
.oo<^lc
342 CORRESPONDANCE DE G. PUUBKRT.
la vie est mauvaise, si le soleil est pâle, est-ce que
l'idéal n'est pas bon et l'art resplendlssaot? C'est là,
c'est là qu'il faut aller, comme dit la Mignon de Gœthâ.
Mille baisers; tout à toi.
CroiBaet, mardi soir, minuit.
Bouilhet ne m'a parlé que de toi toute ia journée de
dimanche ou du moins presque toute la Journée. Il
n'était pas gai ce pauvre ftarçonl eh bieu, il oubliait
ses chagrins pour ne penser qu'aux tiens. Dans quel
diable d'état vous étes-vous donc mis î Voilà de jolies
dispositions à vous voir souvent ! Ah ! aime-le ce pauvre
Bouilhet, car il t'aime d'une façon touchante et qui
m'a touché, navré. J'ai passé un dimanche rude, et
hier aussi, 11 faut même que je sois bien attaché à ce
gredin-là, pour ne pas lui garder rancune (au fond du
cœur) de tout ce qu'il m'a prêché; cela m'a au con-
traire émerveillé. Il m'a ouvert à lui des horizons de
sentiment qu'à coup sûr je ne lui connaissais pas :
est-ce lui qui change ou moi? Il me semble pourtant
que j'ai encore du feu au cœur. L'analyse que je fais
continuellement sur moi me rend peut-être injuste à
mon égard.
Et puis on ne pardonne pas assez à mes nerfs. Cela
m'a ravagé la sensibilité pour le reste de mes jours.
Elle s'émousse à tout bout de champ, s'use sur les
moindres niaiseries, et pour ne pas crever, je la roule
aussi sur elle-même et me contracte en boule comme
le héiisson qui montre toutes ses pointes. Je te fais
souffrir, pauvre chère amie; mais penses-tu que ce
soit par parti pris, par plaisir, et que je ne soufra
l,<,n.-<- ..GOO^IV.'
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 343
pas de savoir que je te rais souffrir? Ce ne sont pas des
larmes qui me vienuent à cette idée, mais des cris de
rage plutût! de rage contre moi-même, contre mon
travail, contre ma lenteur, contre la destinée qui veut
que ce^ soit. Destinée, c'est un grand mot; non, contre
l'arrangement des choses et si je les dirige mainte-
nant, je sens que tout croule; si je savais que le cha-
grin te submerge&t (et fn en as beaucoup depuis
quelque temps, je le devine au ton de tes lettres;
l'encre porte une odeur pour qui a du nez, il y a tant
de pensées entre une ligne et l'antre ! et ce que l'on
sent le mieux reste flottant sur le blanc du papier);
si j'apprenais enân, ou que tu me dises que ta
n'y tiens plus de tristesse, je quitterais tout, et j'irais
m'installer à Paris, comme si la Bovary était finie, et
sans plus penser h la Bovary que si elle n'existait
pas. Je la reprendrais plus tard, car de déménager ma
pensée avec ma personne c'est une tâche au-dessus de
mes forces. Comme elle n'est jamais avec moi-même
et nullement à ma disposition , que je ne fais pas du
tout ce que je veux, mais ce qu'elle veut, un pli de
rideau mis de travers, une mouche qui vole, le bruit
d'une charrette, bonsoir, la voilà partie ! J'ai peu la
faculté de Napoléon l". Je ne travaillerais pas au bruit
du canon, celui de mon bois qui péte sufût à me
donner quelquefois des soubresauts d'effroi. Je sais
bien que tout cela est d'un enfant g&té et d'un piètre
homme, en somme; mms enfin quand les poires sont
gâtées on ne les rend pas vertes. jeunesse! jeunesse!
que je te regrette! Mais t'ai-je jamais connue? Je me
suis élevé tout seul, un peu par la méthode Baucher,
parle système de Véquitation h. l'écurie et de la pile en
place, cela m'a peut-être cassé les reins de bonne heure?
Ce n'est pas moi qui dis tout cela, ce sont les autres,
l.,<,n.-<- ,, Google
3U CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Vous êtes heureux, vous autres, les poètes, vona
avez un déversoir dans vos vers. Quand quelque
chose vous gêne, vous crachez un sonnet et ça soa-
lage le coeur; maïs nous autres pauvres diables de
prosateurs, à qui toute personnalité est interdite (et
k moi surtout), songe donc à toutes les amertumes qui
nous retombent sur T&me, à toutes les glaires mo-
rales qui nous prennent à là gorge!
Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans
ma vocation. Je suisné lyrique, et je n'écris pas de
vers. Je voudrais combler ceux que j'aime etje les fais
pleurer. Voilà un homme, ce BouUhet. Quelle nature
complète! Si j'étais capable d'être jaloux de quelqu'un,
je le serais de lui; avec la vie abrutissante qu'il a
menée et les bouillons qu'il a bus, je serais certai-
nement un imbécile maintenant ou bien au bagne, on
pendu par mes propres mains. Les souffrances 4a
dehors l'ont rendu meilleur, cela est le fait des beia
de haute futaie, ils grandissent dans le vent et pous-
sent à travers le silex et le granit, tandis que les
espaliers, avec tout leur fumier et leurs paillassons,
crèvent alignés sur un mur et en plein soleil. Enfin
aime-le bien, voilà tout ce queje. peux t'en dire et ne
doute jamais de lui.
Sais-tu de quoi j'ai causé hier toute la soirée avec
ma mère? de toi. Je lui ai dit beaucoup de choses
qu'elle ne savait pas ou du moins qu'elle devinait à
demi ; elle t'apprécie, et je suis sûr que cet hiver
elle te verra avec plaisir. Cette question est donc
vidée.
La Bovary remarche. Bouilhet a été content diman-
che, mais il était dans un tel état d'esprit, et si dis-
posé au tendre (pas à mon endroit cependant) qu'il l'a
peut-être jugée trop bien. J'attends une secbnde lecture
I ..CtHI'^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3iS
pour être convaincu lîue je suis dans le bon chemin.
Je ne dois pas en être loin cependant, les comices me
demanderont bien encore sis belles semaines (un bon
mois après mon retour de Paris); mais je n'ai plus
guère que des difflcultés d'exécution, puis il. faudra
récrire le tout, car c'est un peu lâché comme fetyle.
Plusieurs passages auront besoin d'être écrits, et
d'autres désécrits; ainsi J'aurai été depuis le mois de
juillet jusqu'à la fin de novembre à écrire une
scène! et si elle m'amusait encore I mais ce livre,
quelque bien réussi qu'il puisse fitre, Be me plaira
jamais; maintenant que je le comprends bien dans,
son ensemble, il me dégoûte. Tant pis, c'aura été une-
bonne école. J'aurai appris à faire du portrait. J'en
écrirai d'autres! Le pMsir de la critique a bien aussi
son charme, et si un défaut que l'on découvre dans
son œuvTe vous fait concevoir une beauté supé-
rieure, cette conception seule n'est-elle pas en soi-
même une volupté, presque une promesse?
Âdleu, à bientôt.
CroisBet, vendredi soir, miDuit et demi.
J'ai passé une triste semaine, non pour le travail,
mais par rapport à toi, à cause de toi, de ton idée. Je
te dirai plus bas les réflexions personnelles qui en
sont' sorties. Tu crois que Je ne t'aime pas, pauvre
chère amie, et tu te dis que tu es dans ma vie une
affection secondaire. Je n'ai pourlant guère d'affection
humaine au-dessus de celle-là, et quant à des affec-
tions de femme, je te Jure bien que tu es la première,
la seule, et j'affirme plus : Je n'en ai pas eu de
'.oo>^lc
346 CORIIESPONDANCE DE G. FLàliBERT.
pareille, ni de si longue, et de ai doace, et de si pro
fonde surtout. Quant à cette question de mon instal-
lation immédiate à Paris, il faut la remettre ou plntât
la résoudre tout de suite : cela m'est impoitible maiti-
lenant (et je ne compte pas l'argent que je n'ai pas et
qu'il faut avoir). Jemeconnais bien, ce serait un hiver
de perdu et peut-ôtre tout le livre. Bouilhet en parle
à son aise, lui qui heureusement a l'habitude d'écrire
partout, qui depuis doiue ans travaille continueUe-
ment dérangé, mais moi c'est toute une vie nouvelle
à prendre. Je suis comme une jatte de lait, pour que
la crème se forme, il faut la laisser immobile. Ce-
pendant je te le répète : si tu veux que je vienne,
maintenant, tout de suite, pendant un mois, deux mois,
quatre mois, coûte que coûte, j'irai; tant pis! Sinon,
voici mes pl^ns et ce que je ferai : d'ici à la fin de la
Bovary je t'irai voir plus souvent, huit jours tous les
deux mois sans manquer d'une semaine, sauf cette fois
où tu ne me reverras qu'à la fin de janvier; ainsi nous
nous verrons ensuite au mois d'avril, de juin, de
septembre, et dans un an je serai bien près de la fin.
J'ai causé de tout cela avec ma mère ; ne l'accuse pas
(même en ton cœur), car elle est plutôt de (on bord.
J'ai pris avec elle mes arrangements d'argent et eUe
va faire cette année ses dispoËÎtioos pour mes meubles,
mon hnge, etc. J'ai déjà avisé un domestique que
j'emmènerai à Paris; tu vois donc que c'est une
résolution inéb>-anlable, et à moins que je ne sois crevé
d'ici à trois cents pages environ, tu me verras installé
dans la capitale. Je ne déménagerai rien de mon
cabinet parce que ce sera toujours U que j'écrirai le
mieux, et qu'en définitive je passerai le plus de temps,
à cause de ma mère qui se fait vieille; mais rassure-
toi, je serai piété là-has et bien.
l,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3M
Sais-tu oti m'a mené la mélancolie de tout cela et
quelle envie elle m'a donnée? celle de f.,... là à tout
jamais la littérature, de ne plus rien faire du tout et
d'aller vivre avec toi- Je me disms : l'art vaut-U tant
de tracas, d'ennui pour moi, de larmes pour elleî A
qooibontantderefoulements douloureux pour aboutir
ea définitive au médiocre? car je t'avouerai que je ne
suis pas gai, j'ai de tristes doutes par moments et sur
l'homme et sur. l'oeuvre, sur celle-ci comme sur les
autres. J'ai relu Novembre, mercredi, par curiosité.
J'étais bien le môme particulier il y a onze ans qu'au-
jourd'hui (à peu de chose près du moins, ainsi j'en
excepte une grande considération poor les p .,
que je n'ai plus que théorique et qui jadis était
pratique); cela m'a paru tout nouveau, tant je l'a-
vais oublié, mais ce n'est pas bon, il y a des mons-
truosités de mauvais goût, et eu somme l'ensemble
n'est pas satisfaisant. Je ne vois aucun moyen de
le récrire, U faudrait tout refaire, par ci par là une
bonne phrase, une bonne comparaison, mais pas de
tissu de style. Conclusion : Novembre suivra le che-
min de l'Ëducalion sentimentale, et restera avec elle
dans mon carton indéfiniment. Ahl quel nez fin j'ai
eu dans ma jeunesse de ne pas le publierl comme
j'en rougirais maintenantl
Je suis en train d'écrire une lettre monumentale
au Crocodile, Dépéche-toi de m'envoyer la tienne, car
voilà plusieurs jours que ma mère a écrit la sienne
à M' Parmer et me persécute pour que je lui donne
la mienne afin de la faire partir.
Je relis du Montaigne; c'est singulier comme je suis ,
plein de ce bonhomme-là ! est-ce une coïncidence ou
bien est-ce parce que je m'en suis bourré toute
une année il dix-huit ans où je ne lisais que lut, mais
i..„,,. .,Goo>^lc
318 ■ CORRESPONDANCE DE G- FLAUBERT.,
je suis ébahi souvent de trouver l'analyse très déliée
de mes moindres sentiments! Nous avons mêmes
goats, mêmes opinions, même manière de vivre,
mêmes manies. Il y a des gens que j'admire plus que
lui, mais il n'y en a pas que j'évoquerais plos volon-
tiers et avec qui je causerais mieux.
A toi.
A la méin«.
Croiseet, dimanche, 10 bearu.
Quelle gentille et bonne lettre j'ai reçue de toi, ce
matin, pauvre chËre Muse! Quoique tu m'y dises de
■ te répondre longuement, je ne le ferai pas, parqe que
Bouilhet est là; je profite même de ce moment oii il eqt
& faire ses adieux à ma mère pour t'envoyer ce mot.
C'est son dernier dimanche, j'ai le cœur tout gros de
tristesse. Quelle pitoyable chose que nous! Nous
avons relu cet après-midi du Melœnis ; nous venons
de parler de Du Camp, de Paris, de la politique, etc.
Mille douceurs et mille amertumes me reviennent
ensemble, et là maintenant, seul en face avec ta pen-
sée, l'idée du chagrin continuel que je te Câuâe
se mêle à ces autres faiblesses. C'est comme si mon
âme a\-ait envie de vomir ses anciennes digestions.
L'idée de tes mémoires écrits plus tard dans nos
solitudes à nous deux m'a attendri. Moi aussi j'ai eu
souvent ce projet vague. Mais il faut réserver cela
pour la vieillesse, quand l'imagination est tarie. Rap-
pelonsnous toujours que l' impersonnalité est le
signe de la force; absorbons l'objectif et qu'il circule
en nous, qu'il se reproduise au dehors sans qpi'on
puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse.
Notre cœur- ne doit être bon qu'à senUr celui des
DKjnien 1,, Google
GORRESPOÏIDANGE DS 0: FLAUBERT. 34»
autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité
externe. ,-.->.
Non, n'invite pas de Liale pour, jeudi; le vendredi si
tu veux; soyons seuls le premier jour. Quoique cela
va encore t'indigner, je continuerai à descendre rue
du Helder. Bouiihet a été assez mal & l'hâtel du Bon
Lafontaine; j'ai d'ailleurs assez vécu dans ce quartier î
et puis, au lieu de m'éparg;ner des courses, cela m'en
causerait plus; j'expédierai comme de coutume les
miennes le matin, puis je viendrai chez toi pour tout
le reste du jour (sauf un ou deux peut-être où je n'y
dînerai pas); je t'assure enfin que cela me dérangerait
beaucoup de descendre si loin du centre (expression
provinciale). Bouiihet a été content de mes comices,
refaits, raccourcis et déûnitivement arrêtés. Moi ça me
parait un peu sanglé, un peu trop cassé et rude, je
n'ai plus que cinq à sept pages pour que toute cette
scène soit finie. Quand je t'ai quittée û dernière fois
je croyais être bien avancé à notre prochaine entre-
vue! Quel mécompte! j'ai écrit seulement vingt
pages en deux mois, mais elles en représentent bien
cent!
Je te promets bien qu'à l'avenir, c'est-à-dire cette
année, je ne serai janms si longtemps sans venir.
A Ift même.
Crois»et, Duit de mardi-
Sais-tu que ta m'éblouis par ta facilité 1 En dix
jours tu vas avoir écrit six contes! Je n'y comprend»
rien (bons ou mauvais, je les admire). Moi, je suis
comme les vieux aqueducs : il y a tant de détritus aux
bords de ma pensée qu'elle circule lentement et ne
n. 30
aqnz^r. h; Google
3S0 CORaESP0NDA.NCE DE Q. FLA.U6ERT.
tombe que goutte h goutte du bout de ma plume.
Quand tu vas être débarrassée de cette besogne, re-
prendB vite ta Servante! soigne la fin, il faut que la
folie de Mariette soit hideuse. La hideur daos les
sujets bourgeois doit remplacer le. tragique qui leur
est incompatible. Quant aux corrections, avant d'en
' faire une seule, remédite l'ensemble et tÂche surtont
d'améliorer, non par des coupures, mais par une créa-
tion nouvelle. Toute correction doit être faite avec
sens; il faut bien ruminer son objectif avant de son-
ger h la forme, car elle n'arrive bonne que si l'illu-
sion du sujet nous obsède. Serre tout ce qui est de
Mariette et ne crains pas de développer (en action,
bien entendu) tout ce qui est de la servante. Si ta
généralité est puissante, elle emportera, ou du moins
palliera beaucoup la particularité de l'anecdote. Pense
le plus possible à toutes les servantes.
Et maintenant causons de nous. Tu es triste, et moi
aussi. Depuis mardi matin jusqu'à jeudi soir, c'était
k en crever. J'ai senti (comme ce jour dans la baie
de Naples où j'allais me noyer, et où ma peur me
faisant peur cessa de suite) que mon sentiment me
submergeait. J'avais une fureur sans cause; mais j'ai
lâché dessus des robinets d'eau glacée, et me revoilà
debout. L'absence de Bouilhet m'est dure ; joins-y les
idées que je me fais de ta solitude, de ton chagrin, le
monologue que je me tiens au coin de mon feu et où
je me dis: « Elle m'accuse, ellepleurel» et lès phrases
à faire, le mot qu'on cherche!... Quelle saleté que la
vie ! quel maigre potage couvert de cheveux I
Ne nous plaignons pas; nous sommes des privilé-
giés 1 Nous ayons dans la cervelle des éclairages au
gaz I et il y a tant de gens qui grelottent dans une
mansarde sans chandelle I
DKjiiiiPrt b, Google
COBRËSPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3S»
"Tu pleures quand tu es seule, pauvre amie! Non,
ne pleure pas, évoque .la compagnie des œuvres à
faire; appeUe des figures éternelles. Au-dessus de la
vie, au-dessns du bonheur, il y a quelque chose de
bleu, dlncaiidescent au grand ciel immuable et subtil
dont les rayonnements qui nous arrivent suffisent à
animer des mondes. La splendeur du génie n'est que
le reflet pâle du verbe caché", mais si ces manifesta-
tions noua sont à nous autres impossibles h cause de
la faiblesse de nos natures, l'amour, l'amour, l'aspi-
ration nous y renvoie, elle nous pousse vers lui, nous
y confond, nous y mêle. On peut y vivre; des peuples
entiers n'en sont pas sortis, et il y a des siècles qui
ont ainsi passé dans l'humanité comme des comètes
dans l'espace tout échevelés et sublimes. T<i te plains
de ce que nous ne sommes pas dans les conditions or-
dinaires, mais c'est là le mal de vouloir s'i^tendre sur
la vie, comme faisait Elisée sur le cadavre du petit
enfant; on a beau se ratatiner, on est trop grand, et la
putréfaction ne palpite pas sous nous. L'immense
désir ne, soulève même pas la patte d'une mouche
et nos meilleures voluptés nous font pleurer comme
nos pires deuUs. Si j'éCais cet égoïste dont on parle,
je tiendrais d'autres discours. Avec quel soin, au con-
traire, dans l'intérêt de ma vanité ou de mes plaisirs,
ne déclamerais-je pas sur les doux trésors de ce bas
monde! Leshommes, en effet, veulent toujom-s se faire
aimer, même quand ils n'aiment point, et moi, si j'ai
souhaité quelquefois que tu m'aimasses moins,
c'était dans les moments où je t'aimais le plus, quand
je te voyais souffrir à cause de moi. Dans ces mo-
ments-là j'aurais voulu être crevé. Tu n'as qu'à de-
mander à Bouilhet si lundi soir, alors que tu me
jugeais si irrité contre toi, demande-lui, dis-je, si
DKjiiiiPrt h; Google
3K2 CORRESPONDANCE. DE G. FLAUBERT.
ce n'était pas plutôt contre tuoi-mëine que toute cett«
irritation se tournait.
Comment se fait-il que depuis huit jours j'aie bien
travaillé, quand il me semble que je ne pense pas du
tout à mon travail? J'ai écrit cinq pages. .T'aurai dé-
' finitivement Uni les comices à la On de la semaine
prochaine. Si tout continuait ènnarcher comme cela,
j'aurais fini cet été; mais sans doute que je m'abuse;
pourtant û me semble que c'est bob. Peut-être est-
ce l'envie que j'ai d'avoir fini et de :nous rejoindre
enfin d'une manière plus continoa, qui me chauffe
«n dessous sans que je m'en doute.
A. Ift même.
Groiitet, nuit de marcredi, i henn.
Voilà sept jours que je vis d'une drôle de manière
et charmante. C'est d'une régularité si continue qu'il
m'est impossible de m'en rien rappeler, si ce n'est
l'impression. Je me couche fort tard et me lève de
même. Lejour tombe debonne heure, j'existe^ la /ueur
des /lambeaux ou plutôt de ma lampe. Je n'entends ni
un pas, ai une voix humaine, je ne sais ce que font
les domestiques, ils me servent comme des ombres ;
je dineavec moncbien; jefume beaucoup, mecbaufle
raide et travaille fort : c'est superbe ! Quoique ma mère
ne me dérange guère d'habitude, je sens pourtant
une différence et je peux du matin au soir et sans
aucun incident, si léger qu'il soit, suivre la même
idée et retourner la même phrase. Pourquoi ai-je
«et allégement dans la solitude ? pourquoi étais-je
si gai et si bien portant (physiquement) dès que
j'entrais dans le désert? pourquoi tout enfant m'en-
CORRESPONDANCE-DE G. FLAUBERT. 3S3 -
fermals-jc seul pendant des heures dans un apparte-
ment? La civilisation n'a point usé chez moi la bosse
du sauvage, et malgré le sang de mes ancêtres (que
jignore complètement et qui sans doute étaient de
fort honnêtes gens), je crois qu'il y a en moi du Tar-
tare et du Scylhe, du Bédouin, du Peau-Rouge. Ce
qu'il y a de sûr, c'est qu'il y a du moine. J'ai toujours
beaucoup admiré ces bons gaillards, qui vivaient soli-
tairement, soit dans l'ivrognerie oudans le mysticisme ;
cela était un joli soufflet donné à la race humaine,
à la vie sociale, à l'utile, au bien-être commun. Mais
maintenant ! l'individualité est un crime, le xviu' siè-
cle a nié Vâme, et le travail du xix' sera peut-être de
tuer Vhomme; tant mieux de crever avant la fin ! car
je crois qu'ils réussiront; quand je pense que presque
tous les gens de ma connaissance s'étonnent de la
manjùre dont je vis, laquelle me semblé à moi la
phis naturelle et la plus normale. Cela me fait faire
des réflexions tristes sur la corruption de mon espèce,
car c'est une corruption que de ne pas se suffire à .
soi-même. L'âme doit être complète en soi ; il n'y a pas
besoin de gravir les montagnes ou de descendre au
fleuve pour puiser de l'eau ; dans Im espace grand
comme la main, enfoncez la sonde et frappez dessus,
il jaillira des fontaines. Le puits artésien est un sym-
bole, et les Chinois, qui Tout connu de tout temps,
sont un grand peuple.
Si tu étais dans ces principes-t&, chère Muse, tu
pleurerais moios et tu ne serais pas maintenant à cor-
riger la Servante. Mais non, tu t'acharnes à la vie, tu
veux faire résonner ce sot tambour qui vous crève
sous le poing à tout moment et dont la musique n'est
belle qu'en sourdine, quand on lâche les cordes au
lieu de les tendre. Tu aimes l'existence, toi, tu es
aqnz^r. h; Google
3S4 CORRESPONDANCB DB 0. FLAUBERT,
tine païenne et une méridionale, ta respectes les pas-
sions et tu aspires au bonheur. Ah ! cela était bon
quand on portait la pourpre au dos, quand on vivait
BOUS un ciel bleu et quand, dans une atmosphère se-
reine, les idées jeunes écloses chantaient sous des for-
mes neuves comme sous un feuillage d'avril des moi-
neaux joyeux. Hais moi je la déteste la vie; je sois od
catholique, j'ai au cœur quelque chose du suintement
vert des cathédraies normandes ; mes tendresses d'es-
prit sontpourles inactifs, pour les rêveurs, je suis em-
bêté de m'hafoiller, de me déshabiller, de manger, etc.
Si je n'avais peur du haschisch, je m'en bourrerais au
lieu de pain, et si j'ai encore trente ans à vivre, je les
passerais couché sur le dos, inerte et & l'état de ■■
bûche. J'avais cru que tu me tiendrais compagnie
dans mon âme et qu'il y aurait autour de nous ou
grand cercle qui nous séparerait des autres; mais
non, il te faut à toi les choses normales et voulues;
je ne suis pas comme un amant doit être. En effet
peu de gens me trouvent comme un jeune homme
doit être. Il te faut des preuves, des faits. Tu m'aimes
énormément, beaucoup, plus qu'on ne m'a jamais
aimé et qu'on ne m'aimera ; mais tu m'tûmes comme
une autre m'aimerait, avec la même préoccupation
des plans secondaires et les mêmes misères inces-
santes.
Tu t'irrites pour un logement, pour un départ, pour
une connaissance, et si tu crois que ça me fâche, non,
non; mais cela me chagrine et me désole pour toi.
Comprends-le donc, tu me fais l'effet d'un enfant qui
prend toujours les couteaux de sa poupée pour se
hacher les doigts et qui se plaint des couteaux. L'en-
fant a raison, car ses pauvres doigts saignent, mais
est-ce la faute des couteaux? ne faut-il plus qu'il y ait
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 355
de fer au monde? il faut alors prendre des soldats de
plomb, c'est pliiB facile à tordre.
Ah ! chère et vieille amie, car voilà huit ans que
nous aouB connaissons, tu m'accuses I Mais t'ai-je
jamais menti 7 où sont les serments que j'ai violés et
les phrases que j'ai dites que je ne redise point?
Qu'y a-t-il de changé en moi si ce n'est toi î ne
sais-tu pas que je ne suis plus un adolescent et que
je l'ai regretté pour toi et pour moi? Comment veux-tu
qu'un homme abruti d'art comme je le suis, conti-
nuellement affamé d'un idéal qu'il n'atteint jamais,
dont la sensibilité est plus aiguisée qu'une lame de
rasoir et qui passe sa vie à battre le briquet dessus
pour en faire jailEr des étincelles, etc. , etc. ; comment
veux-tu que celui-là aime avec un cœur de vingt ans
et qu'il ait cette ingéniosité des passions qui en est la
fleur? Tu me parles de tes derniers beaux jours; il y a
longtemps que les miens sont partis, et je ne les re-
grette pas ; tout cela était Uni à dix-huit aus ; mais des
gens comme nous devraient prendre un autre langage
pour parler d'eux-mêmes; nous ne devons avoir ni
beaux ni \ilains jours. Heraclite s'est crevé les yeux
pour mieux voir ce soleil dont je parle. Allons, adieu;
écoute Bouilhet, c'est un maître homme et qui non seu-
lement sait faire des vers, mais qui a du jugement,
comme disent les bourgeois, chose qui manque géné-
ralement aux bourgeois et aux poètes.
Adieu encore; mille baisers au coeur; à toi.
A. la même.
Croiaset, dimancbe soir, I heorv.
D'abord je ne te sais nul gré de faire de beaux vers :
tu les ponds comme une poule les œufs, sans en avoir
l,<,n.-<- ,, Google
336 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
conscience [c'est dans la nature, c'est le bon Dieu qui
t'a fait comme ça) . RappoUe-toLeacore une fois que les
perles ne font pas le collier, c'est le fil, et c'est parce
quej'avsis admiré daiLslaPo^sanneuuûl transcendant,
que j'ai été choqué de ne plus l'apercevoir si net dans
la Servante. Tu avais été, dans la Paysanne, shakes-
pearienne, impersonnelle. Ici tu t'es, un peu ressentie
de l'homme que tu voulais peindre: le lyrisme, la
fantaisie, l'individualité, le parti pria, les passions de
l'auteur s'entortillent autour de ton sujet, ce/a est plus
jeune, et, s'il y a une supériorité de forme incontes-
table, des morceaux superbes, l'ensemble ne vaudra
jamais l'autre parce que la Paysanne a été imaginée,
que c'est un sujet de toi, et en imaginant on reproduit
la généralité, tandis qu'en s'attachant à un fait tirai, il
ne sort de notre œuvre que quelque chose de contin-
gent, de relatif, de restreint. Tu m'objectes n'avoir pas
voulu faire de didactique. Qui te parle de didactique?
S'il fallait refaire la Servante! maintenant il est trop
tard, et au reste peu importe ; une fois le titre mis de
côté, il reste une fort belle œuvre et émouvante ; mais
éloigne tout ce qui n'est pas nécessaire à l'idée même
de ton sujet. Aussi pourquoi le grand artiste à la fin
qui vient parler à Mariette? à quoi bon ce persoimage
complètement inutile? Soigne les dialogues et évite
surtout de dire vulgairement les choses vulgaires, li
faut que lojts les vers soient des vers.
La continuité constitue le style comme la constance
(ait la vertu. Pour remonter les courants, pour être
bon nageur, il faut que de l'occiput jusqu'au talon
le corps soit couché sur la même ligne, on se ramasse
comme un crapaud et l'on se déploie sur toute la
surface en mesure, de tous les membres, tête basse
et serrant les dents : l'idée doit faire de même à tra-
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 357
,vers les mots et ne point clapoter en tapant de droite
et de gauche, ce qui n'avance à rieo et fatigue.
Dis-moi donc etn'ouMiepas, si jen'aipointcommis
une grande sottise en décachetant le dèrniçr paquet
du Crocodile et en envoyant directement la lettre à
■M. B... C'était pour l'épargner an port de lettre consi-
déraUe, voilà tout. Réponds-tu au Crocodile? Encore
un mot sur tes lettres-, nous causerons de nous en-
suite. C'est à propos delà comédie que l'on va insérer
dans le Pays : tu t'étonneede la pudibonderie de Cohen,
eh bien I il est de l'opinion générale. Sois, sûre que ce
qu'il dit, d'autres le pensent et ne le disent pas-
Voilà où nous en sommes. Tu as vu le scandale de
Sainte-Beuve qui trouvait que tu manquais de délica-
tesse : ce sont de ces choses dont il faut profiter ou
plutât qu'il faut exploiter au profit même de son
œuvre. Soyons donc contenus, chastes, sans rien nous
interdire comme intention, mais surveUlons-noua sur
les mots.
Quant à publier, je ne suis pas de ton avis. Cela
sert. Que savons-nous s'il n'y a pas à cette heure dans
quelque coin des Pyrénées on de la basse Bretagne
un pauvre être qiû nous comprenne ? on publie pour
les amis inconnus. L'imprimerie n'a que cela de beau,
c'est un déversoir plus large, un instrument de sym-
pathie qui va frapper h. distance. Quant à publier
maintenant, je n'en sais rien. Lancer à la fois la Ser-
vante et la Religieuse serait peut-être plus imposant
comme masse et Contraste. Non! je n'ai pas pour tout
' un détachement sépulcral, car rien que d'apprendre
tes petites réussites de librairie m'a fait plaisir. Je
5ui3 bien peu détaché de toi, val pauvre Muse! moi
qui voudrais te voir riche, heureuse, reconnue, fêtée,
enviée! Mais je veux par dessus tout te voir grande.
i. ,„,,,.■■ ,,Goo<^lc
338 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Ce qui fait te méprendre, c'est que j'en veux à ceci :
Vaspiralion au bonheur par les faits, par l'action. Je
hais cette béatitude terrestre, cela me semble une
manie médiocre et dangereuse. Vivent l'amoiir, l'ar-
gent, le vin, la famille, la joie elle sentiment! Prenons
de tout cela le plus que nous pourrons, miùs n'y
croyons point. Soyons persuadés que le bonheur
est un mythe inventé par le diable pour nous déses-
pérer. Ce sont les peuples persuadés d'un Paradis gui
ont des imaginations tristes. Dans l'antiquité où l'on
n'espérait (et encore !) que des Champs Élysées fort
plats, la vie était aimable. Je ne te blâme que de cela,
toi, pauvre chère Muse, de demander des oranges aux
pommiers.
A toi.
A la m^Difl.
CroisBet, nuit de vendredi, 3 heures.
Il fautt'aimer pour t'écrirece soir, car je 8uis^;>uis^,
j'ai un casque de fer sur le crâne; depuis 2 heures
de l'après-midi (sauf vingt-cinq minutes à peu près
pour diner) j'écris de la Bovary, je suis à leur prome-
nade à cheval, en plein, au milieu; on sue et
on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de
ma vie que j'aie passée dans l'illusion complètement
et depuis un bout jusqu'à l'autre. Tantôt, k ,6 heures,
au moment où j 'écrivais le mot attaque de nerfs, j 'étais si
emporté, je gueulais si fort etsentais si profondément
ce que ma petite femme éprouvait, que j'ai eu peur
moi-même d'en avoir une, je me suis levé de ma table
et j'ai ouvert la fenÉtre pour me calmer; la tète me
tournait; j'ai à présent de grandes douleurs dans les
genoux, dans le dos etàlatéte, une sorte de lassitude
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDAnCE DE G. FLAUBERT. 339
pleine d'éaervemenls, et puisque je suis dans l'amour,
il est bien juste que je ne m'endorme pas sans l'en-
voyer leur caresse, un baiser et toutes les pensées qui
me lestent. Cela sera-t^U bonî je n'en sais rien (je me
hilte un peu pour montrer à Bouilhet un ensemble
quand il va venir); ce qu'il y a de sûr, c'est que ça
marche vivement depuis une huitaine. Que cela con-
tinue 1 car je suis fatigué de mes lenteurs; mais je
redoute le réveil, les désillusions, les pages recopiées !
N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que
d'écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans
toute la création dont on parle. Aujourd'hui par exem-
ple homme et femme tout ensemble, amant et maî-
tresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une
forôt par une après-midi d'automne sous des feuilles
jaunes et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les
paroles qu'on se disait et le soleil rouge qui faisait
8'entrefenner leurs paupières noyées d'amom. Est-ce
orgueil ou pitié, est-ce le débordement niais d'une sa-
' tisfaction de soi-même exagérée ? ou bien un vague et
noble sentiment de reUgion? Mais quand je rumine
; après les avoir senties cesjouissances-là, je serais tenté
de faire une prière de remerciement au bon Dieu si
je savais qu'il pût m'entendre. Qu'il soit donc béni
pour ne pas m'avoir fait naître marchand de coton,
vaudevilliste, homme d'esprit, etc.! Chantons Apollon
comme aux premiers joors, aspirons à pleius poumons
le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos gui-
tares et nos cymbales, et tournons comme des der-
viches dans l'éternel brouhaha des formes et des
idées :
Qu'importe à mon orgueil qu'un vain peuple m'accuse...
Ceci doit ôtre un vers de M. de Voltaire, quel-
l,<,n.-<- ,, Google
360 CORSESPONDAMCE DE 0. FLAUBERT.
que pari, je ne sais où, mais voilà ce qu'il faut se
dire. Oh ouil va, pauvre Muse, tu as bien raison : si
j'étais riche, tous ces gens-là baiseraient tes souliers,
pas même tes souliers, mais la trace, l'ombre! Tel est
le courant des choses. Pour faire delà littérature étant
femme, il faut avoir été passée dans l'eau du Styx.
BouUhet ne m'a écrit dans ces derniers temps que
des leltres fort courtes et ne me parle pas de sa dul-
cinée. Cette femme est rouée, elle connaît le monde,
elle pourra ouvrir à Bouilhet des horizons nouveaux...
piètres horizons il est vrail mais enfin ne faut-il pas
connaître tous les appartements du cœur et du corps
social depuis la cave jusqu'au grenier, même ne pas
oublier les latrines et surtout ne pas oublier les latri-
nes I II s'y élabore une chimie meilleure, il s'y fait
des décompositions fécondantes. Qui sait à quels sucs
d'excréments nous devons le parfum des roses et la
saveur des melons? A-t-on compté tout ce qu'il faut de
bassesses contemplées pour constituer une grandeur
d'âme? tout ce qu'il faut avoir aiaté de miasmes
écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices
pour écrire une bonne page 1 Nous sommes cela nous
autres, des vidangeurs et des jardiniers, noas tirons
des putréfactions de l'humanité des délectations pour
elle-même, nous faisons pousser des banneUes de
fleura sur des misères étalées. Le fait se distille dans
la forme et monte en haut comme un pur encens de
l'Esprit vers l'Étemel, l'immuable, l'absolu, l'idéal.
J'ai bien vu le père *" passer dans la me avec
sa redingote et son chien. Pauvre bonhomme!...
comme û se doute peu 1 As-tu songé quelquefois à cette
quantité de femmes qui ont des amants, à cette quan-
tité d'hommes qui ont des maîtresses, à tous ces mé-
nng-es? Que de mensonges, de larmes et d'angoisses 1
l.,<,n.-<- ,, Google
COHREBPOXMNCE DE G. FLS.UBERT, 361
C'est de tout cela que ressort le grotesque et le tra-
gique; aussi, l'un et l'autre ne sont que le même
masque qui recouvre le même néant et la fantaisie rit
au mibeu comme une rangée de dents blanches au-
dessous d'un bavolet noir.
Adieu, chère bonne Muse ; de t'écrire m'a passé mon
mal au front que je mets sous tes lèvres et vais me
coucher.
Encore adieu.
A la même.
Croisset, mercredi, Il beuregdu soir
Sois sans inquiétude, pauvre amie, ma santé est
meilleure que jamais. Rien de ce qui vient de moi ne
me fait niai, C'est l'élément extérieur qui me blesse,
m'agite et m'use. Je pourrais travailler dix ans de
suite dans la plus austère solitude sans avoir un mal
. de tôte ; tandis qu'une porte qui grince, la mine d'un
bourgeois, une proposition saugrenue, etc., me font
battre le cœur, me révolutionnent. Je suis comme
ces lacs des Alpes qui s'agitent aux brises des vallées
(à ce qui soufQe d'en bas à ras du sol), mais les grands
venta des sommets passent par dessus sans rider
leur surface et ne servent au contraire qu'à chasser
la brume ; et puis ce qui plail fait-il jamais du mal ?
la vocation suivie patiemment et naïvement devient
unefonction presque physique, une manière d'exister
qui embrasse tout l'individu. Les dangers de l'excès
sont impossibles pour les natures exagérées.
J'ai reçu la nouvelle de la chute de M" Augier et
Sandeau. Que ces deux gaillards-lk aient un rapla-
tissement congru, charmant! Je suis toujours content
de ■'■"oir les gens d'argent enfonces.
II. 31
aqnz^r. h; Google
382 COflRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
Ah I gens d'esprit, qui voua moquez de Vart par
amour dea petits bous, gagnez-en donc de l'aigcnl'.
Quand je songe que (quantité de gens de lettres mm-
tenant jouent à la Bourse! Si cela n'est pas à faire
vomiri quoique la Seine, à cette heure, soit froide,
j'y prendrais de suite un bain pour avoir le plaisir
de les voir crever de faim dans le ruisseau , -tous c«s
mis6rables-là. Riea ne m'indigne plus, dans la vie
réelle, que la confusion des genres. Comme tous ces
poétes-là eussent été de bons épiciers il y a cenl
ans, quand il était impossible de gagner de l'argent
avec sa plumel quand ce n'était pas un métier (la to-
lère qui m'étouffe m'empêche de pouvoir écrire — li'-
téral). La mine de Badinguet, indigné de la pièce ou
plutôt de l'accueil fait à la pièce! Bénaurme! spien-
dide : ce brave Badinguet I qui désire des chefs-d'œuvre
en cinq actes encore, et pour relever les Français-
Comme si ce n'était pas assez d'avoir relevé l'ordre,!*
religion, la famille, la propriété, etc., sans vouloir r«-.
lever les Français 1 Quelle nécessité, mais quelle rage
de restauration! Laisse donc crever ce qui a envie An
mourir. Un peu de ruines {c'est une des conditions
du paysage historique et social). Ce pauvre Augiefi
qui dîne si bien, quia tant d'esprit et qui me déclarait,
à moi, n'avoir jamais fourré le nez dans ce bouquu-
là (en parlant de la Bible)!
As-tu jamais remarqué comme tout ce qui est?""'
voir est stupide? En fait d'art, ces excellents gouve^
nements [rois ou républicains) s'imaginent qu'il dJ'
a qu'à commander la besogne, et qu'on va leur fournit;
ils instituent des pvix, des encouragements, des aca-
démies, et ils n'oublient qu'une seule chose, uiietouW
petite chose sans laquelle rien ne vit, Xaimos'phère. H
y a deux espÈcesdehttératures, celle que j'appellerais
CORRESPOPiDAKCE DE G. FLAUBERT. M3
la nationale (et la meilleure), puis la lettrée, l'indi-
viduelle. Pour la réalisation de la première, il faut
dans la masse un fonds d'idées communes, une soll<
darité (qui n'existe pas), un lien; et pour l'entière ex-
pansion de l'autre, il faut la liberté, mais quoi dire?
et sur quoi parler maintenant? Cela ira en empirant,
je le souhaite et je l'espère. J'aime mieux le néant
que le mal et la poussière, que la pourriture ; et puis
l'on se relèvera! l'aurore reviendrai nous n'y serons
plusl qu'importe?
Je ne t'ai point parlé du Tigre de de Lislo, j'ai oublié
l'autre jour. Eh bien, j'aime mieux le Bœuf, et de
beaucoup; voici mes raisons. Je trouve la pièce iné-
gale et faite comme en deux parties; toute la seconde,
h partir de Lui, baigné par la flamme, est superbe.
Mais il y a bien des choses dans ce qui précède, que
je n'aime pas ; d'abord la position de la bote, qui s'en-
dort le ventre en l'air, ne me semble pas naturelle,
jamais un quadrupède ne s'endort le ventre en l'air.
La langue rude et rose va pendant.
Rude, et va pendant est exagéré de tournure. C3e vers :
Toute rumeur s'éteint autour de son ropoa
est disparate de ton avec tout ce qui précède et tout ce
qui suit; ces detix mots rumeur et repos qui sont pres-
que métaphysiques, qui sont non imagés, me sem-
blent d'un effet mou et lâche. Ainsi intercalé dans une
description très précise, je vois bien qu'il a voulu
mettre un vere de transition très calme et simple: eh
bien, alors, s'éteinl est chargé, car c'est une méta-
phore par soi-même. Ensuite, nous perdons trop le
tigre de vue avec la panthère, les pythons, la cantha-
ride (ou bien alors il .l'y en a pas assez, le plan secon-
.oo<^lc
36i CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
daire n'étant pas assez long se mêle un peu au prin-
cipal et l'encombre), Mmcuteux, à pythons, ne mo
semble pas heureux; sur les serpents, voit-on saillir
les muscles? le roi rayé, voilà un accolement de mots
disparates, le roi (métaphore) rayé (technique), si c'est
roi qui est l'idée principale, il faut une épithète déri-
vant de Cidée de roi. Si c'est rayé, au contraire, sur qui
doive se porter l'attention, il faut un substantif en
rapport avec rayé, et il faut appeler le tigre d'un nom
qui, dans la nature, ait des raies^; or un roi n'est pas
rayé. A partir de là, la pièce me parait fort belle,
Mais l'ombre en nappe noire à l'horizon descend'
est bien ample, bien calme.
Le vent passe au sommet des bamboue, il e'envole
Et
Superbe. Je n'aime pas à cette place, dans un milieu
si raide, les nociurnes gazelles, pour dire qui \'iennent
pendant la nuit. C'est une expression latine ; n'im-
porte, c'est trop poétique à côté d'un vers aussi vrai
que celui-ci :
Le (risson de la faim fait palpiter son flanc.
Quant aux quatre derniers, ils sont sublimes.
Je te prie de ne point lui faire part de mes im-
pressions; ce garçon est assez malheureux sans que
mes critiques s'y joignent.
Enault doit être splendide, depuis qu'il est revenu
d'Orient;nous allons avoir encore un voyage d'Orient!
impressions de Jérusalem! Ah! mon Dieu, descrip-
tions de pipes et de turbans; on va nous apprendre
encore ce que c'est qu'un bain, etc.
Ce que tu me dis de la lecture des Fossiles h Pichat et
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 363
à Maxime ne m'a nullement surpris. Bouilhet ne m'en
a pas parlé, il ne. m'écrit que de simples billets; ils sont
tous, ces braves gens-là, dans un milieu tellement
bruyant, qu'il leur est impossible de se recueillir pour
écouter d'abord; puis, quand ipérae ils eussent (îcouté,
c'est là une de ces œuvres originales qui ne sont pas
faites pour tout le monde. L'observation de Du Camp :
«Que! malheur que lesbétes ne soientpas nommées! u
prouve qu'il a perdu toute notion de style, la « supé-
riorité de l'idée sur la description » est de même ar-
chi-rare. On en est arrivé maintenant à une telle fai-
blesse de goût, par suite du régime débilitant que
nous suivons, que la moindre boisson vous stupéfie
et vous étourdit. Voilà deux cents ans que la littérature
française n'a pris l'air, elle a fermé sa fenêtre à la na-
ture- Aussi le vent des quelques horizons oppresse-
tril d'étouffements les gens d'esprit! Il m'a été dit, il y
a cinq ou six ans, un mot profond par un Polonais, à
propos de la Russie : « Son esprit nous envahit déjà »;
il entendait par là l'aiisolutisme, l'espionnage, l'hy-
pocrisie religieuse , enfin , l'antilibéralisme sous
toutes ses formes. Or, nous en sommes là en litté-
rature aussi. Rien que du vernis, et puis le barbare
en dessous, barbarie en gants blancs ! pattes de co-
saques aux ongles décrassés; pommade à la rose, qui
sent la chandelle. Oh ! nous sommes bas ! et il est
triste de faire de la littérature au xix" siècle ! On n'a ni
base ni écho, on se trouve plus seul qu'un Bédouin
dans le désert, car le Bédouin au moins connaît les
sources cachées sous le sable, il a l'immensité tout
autour de lui, et les aigles volant au-dessus.
Mais nous! nous sommes comme un homme qui
tomberait dans le chemin de Montfaucon, sans bottes
foites, on est dévoré par les rais. C'est pour cela qu'il
360 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
faut avoir des bottes fortes! et à talons hauts, & clous
pointus et à semelles de fer, pour pouvoir rien qu'on
marchant écraser.
C'est au mois de février, tu sais, enfin à mon pro-
■ chain voyage, que je te ferai mon cadeau de jour de
l'an. Je t'envoie mille baisers. Adieu, chère amie,àtoi.
A la même.
CroisseE, nuit de lundi, 1 heure.
J'espère bien, dans une quinzaine, que je te verrai,
bonne chère amie! Quant à te diie le jour de mon
arrivée précis, je n'en sais rien.
J'en reviens à mon idée, sur Leconte de Lisle : ce
qui manque à son talent comme à son caractère, c'est
le côté moderne. La couleur en mouvement. Avec son
idéal de passions nobles, il ne s'aperçoit pas qu'il se
dessèche pratiquement, qu'il se stérilise Uttéraire-
ment. L'idéal n'est fécond, que lorsqu'on y fait tout
rentrer. C'est un travail d'amour et non d'exclusion.
Voilà deux siècles que la France marche suffisamment
dans cette voie de négation ascendante ; on a de plus
en plus diminué des livres la nature, la franchise,
le caprice, la personnalité, et même l'érudition comme
étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque, et
dans les mœurs, on a pourchassé, honni et presque
anéanti la gaillardise et l'aménité, les grandes ma-
nières, et les genres de vie libres, lesquels sont les
féconds. On s'est guindé vers la décence ! Pour cacher
des écrouelles, on a haussé sa cravate. L'idéal ja-
cobin et l'idéal Marmontellien peuvent se donner la
main. Notre délicieuse époque est encore encombrée
par cette double poussière. Robespierre et H. de la
I ,<,n--er 1,, GcjOgIc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUUERT. 367
Harpe nous régentent du fond de leur tombe. Mais je
crois qu'il y a quelque chose au-dessus de tout cela,
à savoir : l'acceptation ironique de l'existence et sa
refonte plastique et complète par l'art. Quant à nous,
vivre ne notts regarde pas, ce qu'il faut chercher, c'est
ne pas souffrir.
J'ai passé deux exécrables journées, samedi et hier.
H m'a été impossible d'écrire une ligne ; ce que j'ai
juré, gâché de papier et trépigné de rage, est impos-
sible à savoir. J'avais à faire un passage psychologico-
nerveux des plus déliés, et je me perdais continuelle-
ment dans les métaphores, aulieu de préciser les faits.
Ce livre, qui n'est qu'en style, a pour danger continuel
le style même, la phrase me grise et je perds de vue
l'idée. L'univers entier me sifflerait aux oreilles, que
je ne serais pas plus abîmé de honte que je ne le
suis quelquefois. Qui n'a senti de ces impuissances, où
il semble que votre cervelle se dissout comme un
paquet de linge pouiri? et puis le vent resouffle, la
voile s'enfle. Ce soir, en une heure, j'ai écrit tout une
demi-page. Je l'aurais peut-être achevée, si je n'eusse
entendu sonner l'heure et pensé à toi.
Quant à ton journal, je n'ai nullement défendu à
Bouilhet d'y collaborer. Mais je crois seulement que
lui, inconnu, débutant, ayant sa réputation aménager,
son nom à faire valoir et mouiser, U aurait tort de
donner maintenant des vers à un petit journal; cela
ne lui rapporterait ni honneur ni profit, et je ne vois
pas en quoi cela te rendrait service, puisque vous
avez le droit de prendre de droite et de gauche ce qui
vous plait. Pour ce qui est de moi, tu comprends que
}o n'écrirai pas plus dans celui-là que dans un autre ;
à quoi bon? et en quoi cela m'avancerait-il7 S'il faut
(quand je serai à Paris) t'expédier des articles pour
■ K,;ilc
368 COFtRESPONDANCE DE G. FLAIIBERT.
t'obliger, de grand cœur, mais quant à signer, non,
Voilfi vingt ans que je garde mon pucelage. Le public
l'aura tout entier et d'un seul coup, ou pas ; d"ici là,
je le soigne. Je suis bien décidé d'abord à n'écrire
par la suite dans aucun journal, fût-ce même la Renne
des Deux-Mondes, si on me le proposait; je veux ne
faire partie de rien, n'être membre d'ancune acadé-
mie, d'aucune corporation ni association quelconque.
Je hais le troupeau, la régie et le niveau. Bédouin tnnf
qu'il vous plaira, citoyen jamais. J'aurai même grand
eoin, dût-il m'en coûter cher, de mettre à la première
page de mes livres, que la reproduction est permise,
afin qu'on voie que je ne suis pas de la Société des
gens de lettres, car j'en renie le titre d'avance, et je
prendrais vis-à-vis de mon concierge, plutôt celui de
négociant ou de chasublier. Ah ! ah ! je n'aurai pas
tourné dans ma cage pendant un quart de siècle et
avec plus d'aspiration h la liberté que les tigres du
Jardin des plantes, pour m'atteler ensuite à un om-
nibus et trottiner d'un pas tranquille sur le macadam
commun ; non, non. Je crèverai dans mon coin comme
un ours galeux, ou bien l'on ae dérangera pour voir
l'ours. Il y a une chose toute nouvelle et charmante à
faire dans ton journal, une chose qui peut être presque
une création littéraire, et à quoi tu ne penses pas,
c'est l'article mode. Je t'expliquerai ce que je veux
dire, dans ma prochaine.
A la même.
Croisset, lundi soir, 1 heure.
J'attends demain une leltre de toi, qui me dise- que
tu as reçu le volumineux paquet du Crocodile, qui a
da t'arriver hier matin
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 369
J'ai vu Bouilhet, vendredi soir, samedi et hier ma-
tin ; il reviendra mercredi pour jusqu'à la fin de la
semaine; nous n'avons guère ju3<ju'à présent eu le
temps de causer de nous; tout a presque été employé
aux Fossiles et h la Bovary. II a été content de ma
promenade à cheval. Mais avant le dit passage, j'en
ai un de transition qui contient huit lignes qui m'a
demandé trois jours, où il n'y a pas up mot de trop
et qu'il faut pourtant raturer encore parce que c'est
trop lent ; c'est un dialogue direct qu'il faut remettre
à l'indirect, et où je n'ai pas la place nécessaire de
dire ce qu'il faut dire ; tout cela doit Être rapide et
lointain comme plan, tant il faut que ce soit perdu
et non visible dans le livre I Après quoi j'ai encore
trois ou quatre autres corrections infiniment minimes,
mais qui me demanderont bien toute l'autre semaine I
Quelle lenteur! quelle lenteuri N'importe, j'avance.
J'ai fait un grand pas, et je sens en moi un allégement
intérieur qui me rend tout gaillard, quoique ce soir
j'aie littéralement sué de peine.
Quant aux Fossiles, je trouve cela fort beau et
continue à soutenir qu'il fallait s'y prendre de cette
façon. Tout le monde, après les Fossiles, eut fait une
grande tartine lyrique sur l'homme, mais l'homme a
changé," et pour le prendre complètement, il faut
suivre son histoire, le monsieur en habit noir étant
aussi naturel que le sauvage tatoué; il faut donc pré-
senter les deux états et tout ce qu'U y a d'intermé-
diaire enti'e eux. Je crois que cette méthode était la
plus forte, la plus difficile surtout; on eût pu sauter
par-dessus l'homme complètement, mais cela eût été
une ficelle, une pose, un moyen très commode de faire
de l'effet et par une négation !
J'ai lu les -i ici/ 'es que tu m'as envoyées; c'est
370 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
raide, d'idées surtout, et je trouve les mouches de
MontfaucoD splendides. Quant à l'Expiation, quel
dommage que ce soit b&clél tout le Waterloo est stu-
pide; mais la Retraite de Russie et Saînte-Héléoe (à part
des taches nombreuses) m'ont plu extrêmement;
on eût pu faire de cela quelque chose d'aussi beau
que le Feu du ciel; n'Importe, ce bonhomme est un
grand homme.
Je suis maintenant dans des lectures bien diverses :
d'abord, je me gaudys avec Pétrus Borel qui est hé-
naurme; je trouve là mes vieilles frénésies de jeu-
nesse! Cela valait mieux que la monnaie courante
d'à présent. On était monté à un tel ton, que l'on
rencontrait quelquefois un bon mot, une bonne im-
pression. II y aurait, du reste, sur ce malheureux
livre, une belle leçon à faire. Comme le sodalisme
perçoit déjà, comme la préoccupation de la morale
rend toute œuvre d'imagination fausse et embêtante!
etc. Je tourne beaucoup à la critique; le roman que
j'écris m'aiguise cette faculté, car c'est une œuvre
surtout de critique ou plutôt d'anatomie. Le lecteur
ne s'apercevra pas, je l'espère, de tout le travail psy-
chologique caché sous la forme, mais il en ressentira
l'effet, et d'une autre part je suis entraîné à écrire
de grandes choses somptueuses, des batailles, des
sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux. J'ai
passé, jeudi soir, deux belles heures, la tête dans mes
mains, songeant aux enceintes bariolées d'Ëcbatane.
On n'a rien écrit sur tout cela. Que de choses flottent
encore dans les Umbes de la pensée humaine ! Ce na
sont pas les sujets qui manquent, mais les hommes
A propos des hommes, permets-moi de te citer de
suite, de peur que je ne les oublie, deux petites ui-
mablea anecdotes. Premier fait : on a exposé à la
DKjiiiiPrt bv Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBEHT. 37i
morgue, à Rouen, un homme qui s'est noyé avec
ses deux enfants attachés à la ceinture, La misère ici
est atroce, des bandes de pauvres commencent à
courir la campagne; cette nuit, on a tué à Saint-
Georges, h. uue lieue d'ici, un gendarme; les bons
paysans commencent à trembler dans leuj peau ; s'ils
sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer,
cette caste ne mérite aucune pitié ; tous les vices et
toutes les férocités l'emplissent; mais passons.
Deuxième fait, et qui démontre comme quoi les
hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à
Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bour-
geois et une bourgeoise, puis violé la servante sur
place et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner
cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la
veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme
les auberges n'étaient pas sufûsantes, beaucoup ont
passé la nuit dehors et ont couché dans la neige, l'af-
Ûuence était telle que le pain a manqué. suffrage
universel! sophistes! à charlatans! déclamez donc
contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès ! Mo-
ralisez, faites des lois, des plans! refourrez-moi la
bète féroce. Quand même voua auriez arraché les ca-
nines du tigre, et qu'il ne pourrait plus manger que
de la bouiUie, il lui restera toujours son cœur de car-
nassier ! et ainsi le cannibale perce sous le hourgeroa
populaire comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet
de soie noire du bourgeois. Qu'est-ce que tout cela
nom fait ? PaisoDS notre devoir nous autres; que la
Providence fasse le sien.
Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t'arra-
cher de larmes : tant mieux, car rien n'en mérite, si
ce c'est des larmes de riio, « pour ce que rire est le
l)ropre de l'homme. »
DKjiiiiPrt h; Google
CORBESPONOANCE DE G. FLAUBERT.
Croîîsel, vendredi soir, I heare.
Tu ne me parles pas, dans ton petitmot de ce matin ,
de la résolution que tu as prise, relativement à la
Semante. J'attendais pourtant ta réponse avec anxiété,
voici pourquoi : c'est que, quoi qu'ayant bien réfléchi,
avant de t'écrire une aussi dure lettre, j'ai encore
réfléchi après, et j'ai presque balancé à te l'envoyer.
Je me demandais : « Me suis-je trompé ? cela se peut ! »
Non, non, pourtant. Je crois que mes notes et ma
lettre ont été dictées parle bon sens le plus grossier
qui ait jamais arrangé des mots, et au risque de te
blesser (il y avait de quoi), j'ai cru faire mon devoir
de toutes façons, en te déclarant ces choses. Si ton
avis est autre que le mien, nous n'avons pas besoin
d'y revenir, nous ne nous convaincrons pas. Dans le
cas contraire, je ne pourrai que t'admirer du sacrifice;
mais je voudrais que tu comprisses bien mes raisons.
Elles sont bonnes, je crois ; en tous cas, s'il te reste
quelque doute, d'une manière ou d'une autre, ne t'en
rapporte ni à toi, ni & moi, ni à Bouilhet. Consulte
Leconte, Babinet, Antony Deschamps, etc., et expose-
leur mes motifs.
Tu me pries, dans le billet de ce matin, de répondre
à ta lettre de vendredi dernier. Je viens de la relire,
elle est là, tout ouverte, sur ma table. Gomment
veux-tu que j'y réponde t tu dois me connaître aussi
bien que moi-même, et tu me parles de choses que
nous avons traitées cent fois, et qui n'en sont pas
plus avancées pour cela. Tu me reproches, comme
bizarres, jusqu'au - mots de tendresse que je t'envoie
iiiPrt b, Google
CORHESPONDANCE DE G. PI.AlJItliUT. 373
dans mes lettres (il me semble pourtant que je ne
fais pas grand abus de sentimentalités). Je m'en pri-
verai donc encore davantage, puisque « cela te serre
la gorge. » — Revenons, recommençons. Je vais être
catégorique, explicite...
Eh bien, oui! c'est cela. Tu l'as deviné! c'est parce
que j'ai la persuasion que, si elle te voyait, elle serait
très froide avec toi, et peu convenable, comme tu dis,
que je ne veux pas que vous vous voyiez. D'ailleurs
je, n'aime pas cette confusion, cette alliance de deux
affections, d'une source différente (quant à elle, tu
peux t'imaginer la femme, d'après ce trait : elle
n'irait pas, sons invitation, chez son fils aine); et puis,
d'ailleurs, à quel titre irait-elle chez toiî Quand je
t'avais dit qu'elle y viendrait, j'avais surmonté, pour
te plaire, un grand obstacle et parlementé pendant
plusieurs jours ; — tu n'en as pas tenu compte, et tu
es .venue, sans propos, réentamer une chose irritante,
une chose qui m'est antipathique, qui m'avait de-
mandé de la peine, — c'est toi, la première, qui as
rompu; — tant pis; — et puis, je t'en supplie encore
une fois, ne te mêle pas de cela. Quand le temps et
ropporlunité s.e présenteront, je saurai ce que j'aurai
k faire. — Je trouve ta persist^ce, dans cette ques-
tion, étrange. Me demander toujours k connaître ma
mère, k te présenter chez elle, à ce qu'elle vienne
chez toi, me parait aussi drôle que si celle-ci vou-
lait, à son tour, que je n'allasse pas chez toi, que
je cessassedetefrtîquenter, parce que, parce que, etc.
Autre question, à savoir, la financière : Je ne boude
pas du tout. — Je ne lalc pas. — Je ne cache
nullement mes gros sous {quand j'en ai), et il est
peu de gens aussi maigrement rentes que moi, qui
aient l'air si riche- Tu semblés me considérer comme
II. 32
l.,<,n--er 1,, GcjOgIc
374 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
un ladre parce que je n'offre pas, qvand on ne me
demande pas. Mais quand est-ce que j'ai refusé? (On ne
sait pas, quelquefois, tous les embêtements que j'ai
subis pour obliger les autres.) Je n'ai pas ces élans de
générosité quoa aurait soi-môme, dis-tu ; eh bien,
moi, je dis que ce n'est pas vrai, — et que j'en suis
capable. — Mais je m'illusionne étrangement, sans
doute.
Quant à la an de la Bovary, je me suis déjà fixé
tant d'époques, et trompé tant de fois, que je renonce
non seulement à en parler, mais à y penser. — A la
grâce de Dieu 1 je n'y comprends plus rien I cela se
finira quand cela voudra ; aussi je puis mourir dessus
d'ennui et d'impatience, ce qui m'arriverait peut-être,
sans la rage qui me soutient. D'ici là, j'irai te voir
tous les deux mois, comme je te l'ai promis.
Enfin, pauvre chère amie, veux-tu que je t'onvre
le fond de ma pensée, ou plutôt que j'ouvre la fond
de ton cœurî Je crois que ton amour chancelle. Les
mécontentements, les souffrances que je te donne
n'ont point d'autre cause, car tel je suis, tel j'ai été
toujoursl Mais maintenant, tu m'aperçois mieuœ, et tu
me juges raisonnablement, peut-être. Je n'en sais
rien; cependant quand on aime complètement, on aime
ce que l'on aime tel qu'il est, avec ses défauts et ses
monstruosités, on adore jusqu'à la gale, on chérit la
bosse, et L'on aspire avec délices l'haleine qui nous
empoisonne. Il en est de même au moral; or je suis
difforme, infâme, égoïste, etc. Sais-tu qu'on finira par
me rendre insupportable d'oi^ueil, à toitjours me
blâmer comme on le fait? Je crois qu'il n'y a pas un
mortel sur la terre qui soit moins approuvé que moi,
mais je ne changerai pas. — Je ne me reformerai
pas. — J'ai déjà tant gratté, corrigé, amélioré ou
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3'
bÂillonné de choses en moi que j'en suis las. Tout
un terme, et je me trouve assez grand garçon main-
tenant pour me considérer comme éduqué. Il faul
songer à autre chose. J'étais né avec tous les vices
j'en ai supprimé radicalement plusieurs, et je n'ai
donné aux autres qu'une pâture légère. — Les mar-
tyres qne j'ai subis dans ce manège psychologique.
Dieu seul le sait, mais actuellement j'y renonce. C'esl
le chemin delà mort, et je veux vivre encore pendani
trois ou quatre livres; ainsi je suis cristallisé, immo-
bile. — Tu m'appelles granit; mes sentiments
de granit, — et si j'ai le cœur dur, il est solide au
moins, et n'enfonce sous rien; les abandons et les
injustices n'allèrent pas ce qui est gravé dessus, tout
y reste, et ta pensée, quoi que tu fasses et que je
fasse, ne s'en effacera pas.
Adieu, un long baiser sur ton frçnt que j'aime !
A la mAm«.
Croisset, dimanche soir.
J^espère bien qu'au milieu de la semaine prochaine,
bonne chère amie, nous nous verrons enûnl!! J'ai
bon pressentiment de ce voyage ; je serai logé plus
près de toi ; j'aurai peu de courses, et d'ailleurs, afin
de n'être pas tiraillé par les heures, je prendrai deux
ou trois jours pleins, afin d'être le reste du temps plus
complètement à toi et à Bouilhet. Je crois que je vais
définitivement envoyer promener à un autre voyage
l'excursion à Nogent. Cela me demanderait deux jours
pleins, et c'est de l'argent dépensé sans profit ni
plaisirl Sais-tu combien j'ai fait de pages cette se-
maine ? une, et encore, je ne vois pas qu'elle soit
iiiPrt h; Google
376 CORRESPONDANCE DE 5. FLAUBERT,
bonne I il fallait un passage rapide, léger. Or j'étais
dans des dispositions de lourdeur et de développement'
Quel mal j'ai ! C'est donc ijuelque chose de bien atro-
cement délicieux que d'écrire, pour qu'on reste à
s'acharner ainsi, en des tortures pareilles, et qu'on
n'en veuille pas d'autres. Il y a. là-dessous un mystère
qui m'échappe! la vocation est peut-être comme
l'amour du pays natal (que j'ai peu, du reste), un
certain hen fatal des hommes aus choses , Le Sibérien
dans ses neiges, et le Hottentot dans sa hutte, vivent
contants, sans rôver soleil ni palais. Quelque chose de
plus fort qu'eux les attache à leur misère, et nous
nous débattons dans les formes. Poètes, sculpteurs,
peintres et musiciens, nous respirons l'existence à
travers la phrase, le contour, la couleur ou l'harmonie,
et nous trouvons tout cela le plus beau du monde 1
Et puis j'ai été écrasé pendant deux jours, par une
scène de Shakespeare {la 1" de l'acte 111 du Roi Lear).
Ce bonhomme-là me rendra fou. Plus que jamais tous
les autres me semblent des enfants à côté. Dans cette
scène, tout le monde, à bout de misère et dans un
paroxysme de l'être, perd la tête et déraisonne; il y a
là trois folies différentes qui hurlent à la fois, tandis
que le bouffon fait des plaisanteries, que la pluie
tombe et le tonnerre brille. Un jeune seigneur que
l'on a vu riche et beau au commencement dit ceci ;
« — Ah! j'ai connu les femmes, etc., j'ai été ruiné
par elles, méfiez-vous du bruit léger de leur robe et
du craquement de leurs souhers de satin, etc. » — Ah!
Poésie françoyse, quelle eau claire tu fais en com-
paraison I Quand je pense qu'on s'en tient encore aux
bustes ! à Racine ! à Corneille ! et autres gens d'esprit
embêtants à crever: cela me fait rugir! je voudrais
(encore une citation du vieux) les .broyer dans un
DKjiiiiPrt b, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLA0BEBT. 317
pilon, pour peindre ensuite avec ces résidus les mu-
railles des latrines. Oui, cela m'a bouleversé, je ne
faisais que penser à cette scène dans la forêt, où l'on
entend les loups hurler, et où le vieux Lear pleure
BOUS la pluie, et s'arrache la barbe dans le vent. Ces*,
quand on contemple ces sommet9-là, qu'on se sent
petit, « nés pour la médiocrité, nous sommes écrasés
par les esprits sublimes. » Mais causons d'autre
chose que de Shakespeare; parlons de ton journal. —
Eh bien, je crois que partout, et à propos de toui, on
peut faire de l'art. Qui s'est jusqu'à présent môle des
articles modes? Les couturières et les tailleurs n'en-
tendent rien au costume, de même que les tapissiers
rien à Tameublement, les cuisiniers peu de chose à
la cuisine. La raison est la môme qui fait que les
peintres de portraits font de mauvais portraits (les
bons sont peints par des penseurs, par des créateurs,
les seuls qui sachent reproduire). L'étroite spécialité
dans laquelle ils vivent leur enlève le sens même de
cette spécialité, et ils confondent toujours l'accessoire
etlepriKCipal, le galon avec la coupe. Un grand tailleur
serait un artiste comme au xvi° siècle les orfèvres
étaient artistes; mais la médiocrité s'iniîllre partout,
les pierres mêmes deriennent bêtes, et les grandes
routes sont stupides. Dussions-nous y périr (et noua
y périrons, n'importe), il faut par tous les moyens
possibles faire barre au flot de m.... qui nous en-
vahit. — Élançons-nous dans l'idéal, puisque noua
n'avons pas le moyen de loger dans le marbre et dans
la poijrpre, d'avoir des divans en plumes de colibris,
des tapis en peaux de cygne, des fauteuils d'ébène,
des parquets d'écaillé, des candélabres d'or massil,
ou bien des lampes creusées dans l'émeraude; gueu-
lons donc contre les gants de bourre de soie, contre
:I3.
378 CORRESPONDANCE DE G. FUUBERT.
les fauteuils de bureau, contre les caléfacteurs éco-
nomiques, contre les fausses étoffes, contre le faux
luxe, contre le faux orgueil. L'industrialisme 8 déve-
loppé le laid dans des proportions gigantesques I
combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent
parfaitement vécu sans beaux-arts, et à qui il faat
maintenant de petites statuettes, de petite musique
et de petite littérature ! Et quelles belles notions un
peuple en retire, quant aux formes humaines ! Le bon
marché, d'autre part, a rendu le vrai luxe fabuleux. —
Qui est-ce qui consent à acheter une bonne| montre
(cela coûte 1 300 francs)? nous sommes tous des far-
ceurs et des charlatans ; pose, pose et blague partout.
La crinoline a dévoré les fesses, notre siècle est un
siècle de p , et ce qu'il y a de moins prostitué, ce
sont les prostituées.
Mais, comme il ne s'agit pas de déclamer contre le
bourgeois (lequel bourgeois n'est même plus bour-
geois, car depuis l'invention des omnibus la bour-
geoisie est morte; oui, elle s'est assise là, sur la ban-
quette populaire et elle y reste, toute pareille à la
canaille, d'âme, d'aspect et même d'habit : voir le
chic des grosses étoffes, la création du paletot, les cos-
tumes de canotiers, les blouses bleues pour la chasse] ;
voilà ce que je ferais : ^accepterais tout cela, et una
fois parti de ce point de vue démocratique, h savoir :
que tout est à tous et que la plus grande confusion
existe pour le bien du plus grand nombre, je t&chcraîs
d'établir a posleitori, qu'il n'y a pas par conséquent
démodes, puisqu'il n'y a pas d'autorité, de règle. On
savait autrefois qui faisait la mode, et elles avaient
toutes un sens (je reviendrai là-dessus) ; mais mainte-
nant, il y a anarchie, etchacun est livré à son caprice.
Un ordre nouveau en sortira peut-être, ce sont encore
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 3T9
des points que je développerais. Cette anarchie est le
résultat de la tendance historique de notre époque.
Ainsi nous avons qu le Gothique, le Pompadour, la
Renaissance, le touten moins de trente ans, et quelque
chose de tout cela subsiste : comment donc tirer parti
de tout cela, pour la beauté? En étudiant quelle forme,
quelle couleur convient à toile personne, dans telle
circonstance donnée; il y a là un rapport de tons et de
lignes, qu'il faut saisir. Les grandes coquettes s'y
entendent, et pas plus que los vrais dandys, elles ne
s'habillent d'après le journal de modes. Eh bien, c'est
de cet art-là qu'un journal de modes, pour être vrai et
neuf, doit parler. — N'ya-t-ilpas des toilettes décentes,
n'y en a-t^il pas de libidineuses comme d'ëlégiaques
etd'émoustillantes? De quoi ceteffet-là dépend-il ?d'un
rapport exact qui vous échappe entre les traits et
l'expression du visage et l'accoutrement- Autre con-
sidération, le rapport du costume à l'action, et de cette
idée d'utilité, souvent même le beau; exemple: ma-
jesté des costumes sacerdotaux. L'Orient se dému-
. sulmanise par la redingote. Ds ne peuvent plus faire
leurs ablutions, les malheureux, avec leurs parements
boutonnés ! de même que l'introduction du sous-pied
leur fera abandonner tôt ou tard l'usagi! du divan. —
Quant au sous-pied, il est chassé de France inainte-
nant, par suite de l'extension des affaires commer-
ciales. — Remarquer que ce sont les boursiers, qui
ont les premleiB porté la guêtre et le souher; le sous-
pied les gênait, pour monter en courant les marches
de la Bourse, etc., etc. Enfin y a-t-il rien de plus
Btupide que ce bulletin de modes, disant les costumes
que ton a portés la semaine dernière, afin qu'on les
porte la semaine qui va suivre, et donnant une règle
pour tout le monde. Chacun, pour être bien habillé,
i..„,,. ..Google
380 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
doit s'habiller quant à lui! C'est toujours la même
question, celle des Poétiques : chaque œuvre à faire a
sa poétique en soi, qu'il faut trouver.
Je démolirais donc cette idée d'une mode générale.
Je m'acharnerais aux chapeaux tuyaux de poôle, aux
robes de chambre à palmes, aux bomieta grecs à
fleurs. — J'effraierais le bourgeois et la bourgeoise.
Il faut faire passer la mode des corsets, lesquels
sont une chose hideuse, d'une lubricité révoltante et
d'une incommodité excessive.
J'ai souffert beaucoup de ces riens, dont un homme
ne doit pas parler. Ainsi il y a des ameublements, des
costumes, des couleurs d'habits, des profils de chaises,
des bordures de rideaux, qui me font mal. Je n'ai
jamais vu, dans un théâtre, les coiffures des femmes
dites en toilette sans avoir envie de vomir, à causo de
toute la colle de poisson qui plaque leurs bandeaux, etc.,
et la vue des acteurs, qui ont yuand même des gants
Jouvin, sufût à me faire détester l'Opéra ! Quels im-
béciles ! et l'expression de la main, que devient-elle
avec un gant 7 Imaginez-vous une statue gantée I tout
doit parler dans les formes, et il faut qu'on voie tou-
jours le plus possible d'âme. Comme voilà parlé de
chiffon, n'est-ce pasî
Ah ! c'est que j'ai passé bien des heures de ma vie,
au coin de mon feu, à me meubler des palais, et h
rêver des Uvrées, pour quand j'aurais un million de
rentes! je me suis vu aux pieds des cothurnes, sur
lesquels il y avait des étoiles de diamanti j'ai entendu
hennir. Sous des perrons imaginaires, des attelages
qui feraient crever l'Angleterre de jalousie. Quels
festins ! quel service de table I comme c'était servi et
boni Les fhiits des pays de toute la terre débordaient
dans des corbeilles faites de leurs feuilles! on servait
I ..CtHI'^lc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 381
les hultrea avec le varech et il y avait, tout autour
de la salle à manger, un espalier de jasmins en fleurs
où s'ébattaient des bengalis.
Oh I les tours d'ivoire, montons-y donc par le rSve,
puisque les clous de nos boites nous retiennent ici-
bas.
Je n'ai jamais vu dans ma vie rien de luxueux, si
ce n'est en Orient; on trouve là des gens couverts de
poux et de haillons, et qui ont au bras des bracelets
d'or. Voilà des gens pour qui le beau est plus utile que
le bon, ils se couvrent avec des lambeaux et non avec
de l'étoffe ; ils ont plus besoin de fumer que de manger.
Belle prédominance de l'idée, quoi qu'on en dise.
Allons, adieu, il est bien tard, je t'embrasse ; à toi.
Croisset, janvier ISbi, dimanche soir.
Je m'attendais ce matin & avoir de toi une lettre qui
me conterait l'importante visite du philosophe et j'ai
été fort désappointé. Mais je réfléchis que le samedi
est ton jour de rédaction et que tu n'as pas eu sans
doute le temps de m'écrire. A propos de ton journal,
sais-tu ce que j'ai lu ce matin, à mon réveil, dans le
Journal de Rouen ? ton article de dimanche dernier.
On m'apporte la dite feuille pliée de telle façon, que la
première chose qui frappe ma vue est le nom de ce
« bon Léonard ». Je jette les yeux sur le reste et je
reconnais la chose. Tout y est, depuis M°" Récamier
jusqu'aux fleurs d'eau, froides au toucher comme les
nénuphars; est-ce singuUerï et combien les braves
rédacteurs du Journal de Rouen pillant de droite et
de gauche se doutent peu qu'ils m'envoient mes
00;ilc •
383 COBRSSPONDJLNCB DE G. FLAUBERT,
phrases. Cela m'a fait repasser devant moi tout di-
manche dernier. Je me sentaisertcore écrivant au coin
de ton feu gêné par mon pantalon, par mon rhume
et mon habit, eu devisant avec cette estimable L...,
qui a décidément une boule de vieille garce fort exci-
tante.
En chemin de fer, je me suis trouvé avec trois gail-
lards qui allaient k la campagne, pécher, boire et s'a^
muser. J'ai envié ces drfiles, car je sens un grand
besoin d'amusement. Me voilà devenu assez vieux
pour envier la galté des autres. Harassé de styles et
de combinaisons échouées, il me faudrait par moment
des distractions violentes, mais celles qui me seraient
bonnes sont trop chères et trop loin. C'est surtout
dans les moments où je saigne par l'orgueil que je
sens grouiller en moi comme une compagnie de
crapauds, un tas de convoitises vivaces.
Je viens de passer. deux mois atroces et dont je gar-
derai longtemps le souvenir. Avant-hier soir et hier
toute l'après-midi jen'aifaitque dormir. Aujourd'hui,
j'ai repris la besogne, il me semble que ça va marcher.
J'aurai fait demain une page. Il faut que je change de
manière d'écrire si je veux continuer à vivre et de fa-
çon de style si je veux rendre ce livre possible. Au
mois de mai j'espère avoir fait im grand pas et de
juillet en août, je me mettrai sans doute k cherdier un
logement (grave affaire), afin que tout soit pr6t au mois
d'octobre, il faudra bien trois mois pour meubler
trois pièces, puisqu'on en a mis deux k m'en meubler
" ici une seule.
Je tiens beaucoup k ces futilités indignes d'un homme;
futilités soit, mais commodités et qui adoucissent l'a-
mertume de la vie, comme dit monsieur de Voltaire :
nous no vivons que par l'extérieur des choses ; il le
DKJIlliPrt h; GOO^W
CORRESPOMDAISCE DE G. FLAUBERT. 383
faut donc soigner. Je déclare quant à moi que le phy-
sique l'emporte sur le moral. Il n'y a pas de désUlu-
sions qui fasse souffrir comme une dent gâtée, ni de
propos inepte qui m'agace autant qu'une porte grin-
çante et c'est pour cela que la phrase de la meilleure
intention rate son effet, dès qu'il s'y trouve une asson-
nance ou nn pli grammatical.
Adieu, je t'embrasse.
Croi?set, nuit de samedi, 1 heure.
Je crois que me voilà renfourché sur mon dada;
fera-t-il encore des faux pas à me casser le nez?a-t-il
des reins plus solides? est-ce pour longtemps? Dieu
le veuillet mais il me semble que je suis remis. J'ai
fait cette semaine trois pages, et qui à défaut d'autre
mérite ont au moins de la rapidité; il faut que ça
marche, que ça coure, que ça subjugue, ou que j'en
crève, et je n'en crèverai pas. Mon rhume m'a peut^
être purgé le cerveau, car je me sens plus léger, et
plus rajeuni, — j'ai pourtant tantôt perdu une partie
de mon après-midi, ayant reçu la visite d'un oncle
de Liline, qui m'a tenu trois heures ; il m'a, du
reste, dit deux beaux mots de bourgeois que je
n'oubUerai pas et que je n'eusse pas trouvés; ainsi
béni soit-il ! Premier mot, à propos de poisson : « Le
poisson est exorbitamment cher, on ne peut pas en ap-
procher. 1) Approcher du poisson I énormelll Deuxième
mot, à propos de la Suisse, que ce monsieur a vue.
C'était à l'occasion d'une masse de glace se détachant
d'un glacier; « C'était magnifique et notre guide nous
àibait que nous étions bien heureux de nous trouver
l.,<,n.-<- >, Google
384 CORRESPONDANCE DE G. FLAUDËaT.
là, et qu'un Anglais aurait payé 100 francs pour voir
ça. Il L'éternel Anglais payant, encore plus énorme I
Qui te fait penser que je me souciais peu de savoir
l'issue de la visite du philosophe? parce que je n'avais
pas pu venir mercredi soir, harassé que j'étais de
courses et d'affaires? Ahl sais-tu que moi je ne t'ai
jamais dit le quart des choses que tu m'écris, moi qui
suis si dur, à ce que tu prétends et qui n'ai pas
« l'ombre d'une apparence de tendresse pour toi »,
cela te navre profondément et moi aussi et plus que
je ne dis et ne dirai jamais. Mais quand on écrit de
pareilles choses, de deux choses l'une : ou on les
pense ou on ne les pense pas; si on ne les pense
pas, c'est atroce, et si l'oa ne fait qu'exprimer litté-
ralement sa conviction, ne vaudrait-il pas mieux
fermer sa porte aux gens tout net? Tu te plains tant
de ma personnalité maladive (0 Du Camp, grand
homme! et combien nous t'avons tous calomnié!) et
de mon manque de dévouement que je unis par trou-
ver cela d'un grotesque amer; mon égoïsme re-
double à force de me l'étaler sans cesse sous les
yeux. Qu'est-ce que cela veut dire égoïsme? Je
voudrais bien savoir si tu ne l'es pas non plus toi
(égoïste) et d'une belle manière encorelAumoingmon
égoïsme à moi n'est même pas intelligent, de sorte
que je suis non seulement un monstre, mais un iipbé-
cile ! Charmants propos d'amourl Si, depuis un an, le
cercle de notre affection, comme tu l'observes, se ré-
trécit, à qui la faute ? Je n'ai changé envers toi ni de
conduite ni de langage. Jamais (repasse dans tajaaé-
moire mes autres voyages) je ne suis plus resté chez
toi qu'à ces deux derniers ; autrefois, quand j'étais à
Paris, j'allais encore dîner chez les autres de temps
en temps ; mais au mois de novembre et il y a quinzii
iiiPrt h; Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 383
jours, j'ai tout refusé pour être plus complètement
ensemble, et dans toutes les courses que j'ai faites, il
n'y en a pas eu une seule pour mon plaisir, etc.
Je crois que nous vieillissons, rancissons, nous
aigrissons et confondons mutuellement nos vinaigres 1
Moi, quand je me sonde, voici ce que j'éprouve pour
toi : un grand attrait physique d'abord, puis un atta-
chement d'esprit, une affection virile et rassise, une
estime émue. Je mets l'amour au-dessus de la vie
possible et je n'en parle jamais à mon usage.. Tu as
bafoué devant moi le dernier soir et bafoué comme
une bourgeoise mon pauvre rêve de quinze ans en
l'accusant encore une fois de n'élre pas intelligenl ! '
Ah! j'en suis sûr, va! n'as-tu donc jamais rien corn-
prisa tout ce que j'écris? n'as-tu pas vu que toute
l'ironie dont j'assaille le sentiment dans mes œuvres
n'était qu'un cri de vaincu, à moins que ce ne soit
un chant de victoire? Tu demandes de l'amour, tu te
plains de ce que je ne t'envoie pas de fleurs? Prends
donc quelque boa garçon tout frais éclos, un homme
à belles manières et h idées reçues. Moi, je suis
comme les tigres qui ont des poils agglutinés avec
quoi ils déchirent la femelle. L'extrémité de tous
mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les
autres, et moi-même aussi quelquefois. Je n'avais
chargé Bouilhet de rien du tout : c'est une suppo-
sition de la part, il ne t'a dit au reste que la vérité,
puisque tu la demandes. Je n'aime .pas à ce que nos
sentiments soient connus du public et qu'on me jette
ainsi à la tfite, dans les visites, mes passions en ma-
nière de conversation. J'ii été jusqu'à plus de vingt
ans où je rougissais comme une carotte quand on ir.e
disait : o N'écrivez-vous pas? » tu peu-f juger parU
d« ma pudeur vis-à-vîs des autres sentiments. Je sens
11. ;ii
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
386 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. '
que je t'aimerais d'une façon plus ardente si personne
ne savait que je t'aimasse. Voilà comme je suis fait,
et i'ai assez de besogne sur le chantier sans prendre
celle de ma réformation sentimentale ; toi aussi tu
com/^rendras, en vieillissant, que les bois les plus durs
sont ceux qui pourrissent le moins vite. Il y a une
chose que tu seras forcée de me garder à travers tout :
à savoir, ton estime; or, j'y tiens beaucoup. Mais n'est-
ce pas toi qui aimes moins ? Examine ton cœur et ré-
ponds-toi à toi-même ; quant à me le dire à moi,
non, ces choses-là ne se disent pas parce qu'il faut
toujours avoir du sentiment et du fort et du criard !
Mais le mien, qui est minime, imperceplible et muet,
reste toujours le même aussi ! Ton sauvage de l'Avey-
ron t'embrasse.
Croisaet, mardi ioir.
Celle-<à ne compte pas ; c'est pour savoir seulement
comment tu vas. Bouilhet, au reste, m'a donné de tes
nouvelles, U m'a dit que tu étais très souffrante, mais
que tu n'avais rien de sérieux. J'ai été depuis vendredi
dans un état aflreux d'ennui et d'affaissement, résultat
d'un passage dont je ne pouvais venir à bout ; il est.
Dieu merci, passé depuis ce soir. Le livre m'éreinte,
j'y use le reste de ma jeunesse; tant pis, il faut qu'il
se fasse. La vocation, grotesque ou sublime, doit se
sui\Te. Tu parles de ma quiétude; on n'a jamais parié
de riende plus fantastique :moi de la quiétude 1 Hélas I
noni personne n'est plus troublé, tourmenté, agité,
ravagé. Je ne passe pas deux jours de suite dans le
même état, je me ronge de projets, de chimères, sans
.,Goo>^li:
CORRESPONDANCE DE. G. FLAUBERT. 387
compter la grande et incessante cMmôre de l'art qui
bombe son dos et montre ses dents d'une façon de
plus en plus formidable et impossible. D'ailleurs, ces
premiers beaux jours me navrent, je suis malade de
la maladie de l'Espagne; il me prend des mélancolies
sanguines et physiques de m'en aller, botté et éperonné,
par de bonnes vieilles routes toutes pleines de soleil
et de senteurs marines. Quand est-ce que j'entendrai
mon cheval marcher sur des blocs de marbre blanc
comme autrefoisîQuandrevérrai-je de grandesétoilesl
Quand est-ce que je monterai sur des éléphants après
avoir monté sur des chameaux?
L'inaction musculaire où je vis me pousse & des
besoins d'action furibonde. Il en est toujours ainsi.
La privation radicale d'une chose en crée l'excès, et il n'y
a de soleil pour les gens comme nous que dans Tezcës.
Ce ne sont pas les Napolitains qui entendent la cou-
leur, mais les Hollandais et les Vénitiens : comme ils
étaient toujours dans le brouillard, Us ont aimé le
soleil.
As-tu un Plutarque? Lis la vie d'Aristomène ; c'est
ce que je Us maintenant; c'est bienbeau.
Adieu, écris-moi pour me donner des nouvelles de
ta santé et du concours.
Croieset, vendredi kAi, mlniiit.
Je viens de recopier au net tout ce que j'ai fait de-
puis ie jour de l'an, ou poux mieux dire depuis le
milieu de février jusqu'à mon retour de Paris; j'ai
tout brûlé, cela fait treize pages ni plus ni moins, treize
pages en sept semaines. Enfin elles sont faites, je crois.
io<^lc
388 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
et aussi parfaites qu'il m'est possible. Je n'ai plus que
tieux ou trois répétitions du môme mot à enlever et
deux coupes trop pareilles à casser. Voilà enfin quel-
que chose de fini; c'était un dur passage, il falbit
amener insensiblement le lecteur de la psychologie à
l'action sanequ'il s'en aperçoive. Je vais entrer main-
tenant dans la partie dramatique et mouvementée;
encore deux ou trois grands mouvements et j'aperce-
vrai la fin. Au mois de juillet ou- d'août j'espère enta-
mer le dénouement. Que de mal j'aurai eu, mon Dieu!
que de mail que d'éreintements et de décourage-
ments! j'ai hier passé toute ma soirée àme livrera une
chirurgie furieuse ; j'étudie la théorie des pieds bots.
J'ai dévoré en trois heures tout un volume de cette
intéressante littérature et pris des notes, il y avait là
de bien belles phrases : « Le sein de la mère est an
sanctuaire impénétrable et mystérieux où, » etc. Belle
étude du reste! Que ne suis-je jeune! comme je tra-
vaillerais! Il faudrait tout connaître pour écrire; tons
lant que nous sommes, écrivassiera, nous avons une
ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela
fournirait des idées, des comparaisons! La moelle
nous manque généralement! les livres d'od ont dé-
coulé les littératures entières, comme Homère, Rabe-
lais, sont des encyclopédies de leur époque; ils sa-
vaient tout ces bonnes gcns-là, et nous nous ne savons
rien. Il y a dans la Poétique de Ronsard un curieux
précepte ; il recommande au poète de s'instruire dans
]es arts et métiers, forgerons, orfèvres, serruriers,
etc., pour y puiser les métaphores ; c'est là ce qui
vous fait, en effet, une langue riche, variée ; il faut que
les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles
dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressem-
blance.
COHRESPONItANCE DE G. FLAUDERT. 389
J'ai reçu la lettre où tu me disais que de Vigny
t'avait lue (et assez mal) à rAcadémie. Ainsi rassure-
toi, elle n'a pas été perdue; ça m'a l'air d'un excellent
homme, ce bon de Vigny, c'est du reste une des rares
honnêtes plumes de l'époque : grand éloge I Je lui suis
reconnaissant de l'enthousiasme que j'ai eu autrefois
en lisartt Ckatlei-lon. Dans Slello et dans Cinq-Mars il
y a aussi de jolies pages; enfin c'est un talent plai-
sant et distingué, et puis il était de la honne époque,
il avait la foi ! il traduisait du Shakespeare, engueu-
lait le bourgeois, faisait de l'historique; on a e.u beau se
moquer de tous ces gens-là, ils domineront pour long-
temps encore tout ce qui les suivra, et tous finissent
par être académiciens, ô ironie! Le dédain pour la
Poésie que l'on a en ce lieu m'a remis en tête aujour- "
d'hui que voilà de ces choses qu'il faut expliquer, et
ce sera moi- qui les expliquerai. Le besoin se fait sentir
de deux livres moraux, un sur la littérature et un autre
sur la sociabilité. J'ai des prurits de m'y mettre.
Je tû réponds bien' que si quelque chose peut casser
les vitres, ce sera cela. Les honnêtes gens respire-
ront ; je veux donner un peu d'air à la conscience
humaine qui en manque; je sens que c'est le mo-
ment; un tas d'idées critiques m'encombrent. 11
faut que je m'en débarrasse quelque part et sous
la forme la plus artiste possible, pour me mettre en-
suite commodément et longuement k deux ou trois
grandes œuvres que je porte depuis longtemps dans
le ventre.
Adieu, pauvre chère Muse; rétablis-toi donc! je
t'embrasse. Ton MONSTRE.
Je relis de l'histoire grecque pour le cours que je
fais à ma nièce. Hier, le combat des Thermopyles
390 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
dans Hérodote m'a transporté comme à douze ans, ce
qui prouve la candeur de mon âme quoi qu'on en dise.
A la. méiua,
Croisiet, Dnit de Hciedl, 1 heure.
La tûte me tourne et la gorge me brûle d'avoir
cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé
de cent mille façons différentes, une phrase qui vient
enfin de se finir. Elle est bonne, j'en réponds, mais
ça n'a pas été sans mail
Ce brave Bouilhet vient de passer quinze tristes
jours ù corriger son homme futur ; mais enfm c'est
fini et bien fini; j'ai été enchanté de ce qu'il m'a envoyé
avant-hier; il me tarde, comme à lui, de voir la chose
imprimée, quoique l'impression pour moi ne change
rien ordinairement. Ainsi la lecture de itfe/œni's dans la
Revue ne m'a pas fait changer d'opinion sur une seule
■ virgule. C'est une œuvre, les Fossiles, mMSConibien y
' a-t-U de gens, en France, capables de la comprendre ?
tristel tristel Eh non, pourtant, carc'est là ce qui nous
console au tond ; et puis qui sait, chaque voix trouve
son écho ! Je pense souvent avec attendrissement
aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui
s'émeuvent ou s'émouveront des mêmes choses que
moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle
dans l'humanité. Tous ceux qui vivrontde vos pensées,
ce sont comme des enfants attablés à votre foyer.
Aussi quellereconnaissance j'ai, moi, pour ces pauvres
vieux braves dont on se bourre à si large gueule,
qu'il semble qu'on a connus et auxquels on rêve comme
b des amis morts.
n m'est impossible de retrouver cette bande de
.oglc
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 391
journal où il y avait, je crois, un discours de so-
cialiste, elle est perdue probablement î mon do-
mestique (un nouveau) dit qull ne sait pas s'il ne l'a
pas jetée par hasard dans le seau aux eaux sales et
de là aux 4ieux. démocratie, où serais-tu allée ï
ce papier était probablement tombé de mon lit sur le
tapis, et il l'aura chassé avec les ordures. Curieux
symbolisme, mais ça m'embête.
L'autre au moins, qui nous volait comme dans une
forôt de Bondy, ne m'a jamais fait de ces bêtises;
taut il est vrai qu'on n'est bien servi que par des ca-
nailles. Ce brave garçon s'est déjà fait chasser de
chez trois bourgeois un peu plus regardants (c'est le
mot) que nous, à ce qu'il par^t, et l'un d'eux a trouvé
dans sa chambre quantité de mouchoirs de batiste à
ton honorable concitoyen, comme dit le père Hugo, et
douze paires de gants neufs dérobés furtivement et avec
quoi j'eusse fait belle patte, car je les avais pris sur
mesure, mais mon serviteur avait une maltresse. J'ai
su depuis qu'il payait sa toilette. les jeunesses!
exemple de moralité à citer aux enfants. Pourquoi la
découverte d'un méfait quelconque excite-t-elle tou-
jours ma gaieté?
A la mem«.
Croisset, nuit de jeudi.
Oui, tu as raison, bonne Muse, cessons donc nos
querelles, embrassons-nous, passons l'éponge sur
tout cela. Aimons-nous chacun à notre manière, selon
notre nature. Tâchons de ne pas nous faire souffrir
réciproquement. Une affection quelconque est tou-
jours un fardeau qu'on porte à deux. Que celui qui est
plus petit se hausse pour que tout le poids ne lui
352 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
tombe pas sur le nez; quo celui qui est plus grand se
baisse poui' ne pas écraser son compagnon. Je ne te
dis plus rien que cela ! Tu m'apprécieras plus tard ;
quant à toi, c'est tout apprécié, aussi je te garde. J'ai
reçu ce matin tes trois catalogues; il y avait sur
celui de Perrotin quelque cliose d'écrit par toi qui a
été enlevé. Qu'était-ce? Je ferai ces trois articles
simultanément afin qu'Us ne se ressemblent pas. Quel
est celui qu'il faut le plus faire moussef? (0 critique,
voiiti tout ton but maintenant : faire mousser.) Dis-moi
aussi quand est-ce qu'U faut que ces articles soient
faits au plus tôt et au plus tard. As-tu admiré dans le
catalogue de la Librairie nouvelle les réclames qui
suivent les titres des ouvrages? C'est énocme! est-
ce Jacoltot qui a rédigé ces belles choses? L&Jtevue
de Paris a une tière page. Quelle phalange! Quels lu-
rons ! Tout cela est à vomir. La littérature maintenant
ressemble à une vaste entreprise d'inodores. C'est à
qui empestera le plus le public I Je suis toujours tenté
de m'écrier comme saint Polycarpe : « Ah ! mon Dieu I
mon Dieu, dans quel siècle m'avez-vous fait naître? »
et de m'enfulr en me bouchant les oreilles ainsi que
faisait le saint homme lorsqu'on tenait devant lui
quelque proposition malséante.
La besogne remarche;j'aifait depuis quatorze jours
juste autant de pages que j'en avais fait en six
semaines; elles sont, je crois, meilleures ou du
moins plus rapides. Je recommence à m'amnser,
mais quel sujet! quel sujet! Voilà bien la dernière
fois de ma vie que je me frotte aux bourgeois ; plutôt
peindre des crocodiles, l'affaire est plus aisée !
A propos de crocodile, point de nouvelles du grand
alligator. Pourquoi?Jen'en sms rien. Tu me parles de
la mine triste de de Lisle et de la mine triomphante, de
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 393
Bouilhet, effet différent de causes pareilles, à savoir : l'a-
mour, le tendre amour, etc., commeditPang-loss.Side
Lisle prenait la vie(ou pouvait; la prendre)par le même
bout que l'autre, il aurait ce teint frais et cet aimable
aspect qui t'ébahit; mais j'e lui crois l'esprit empêtré
de graisse. Il est gêné par des auporfluités sentimen-
tales bonnes ou mauvaises, inutiles h son métier. Je
l'ai TU s'indigner contre des œuvres fi, cause des
mœurs de l'auteur ; il en est encore à rêver l'amour,
la vertu, etc., ou tout au moins la vengeance. Une
chose lui manque : le sens comique. Je défie ce garçon
de me faire rire, et c'est quelque chose le rire, le
dédain et la compréhension méléa, c'est eu somme la
plus haute manière de voir la vie, « le propre de
l'homme, » comme dit Rabelais; car les chiens, les
loups, les cbats et généralement toutes les bêtes à
poils pleurent. Je suis de l'avis de Montaigne, mon père
nourricier. Il me semble que nous ne pouvons jamais
être assez méprisés selon notre mérite. J'aime à voir
l'humanité et tout ce qu'elle respecte, ravalé, bafoué,
honni, sifflé ; c'est par là que j'ai quelque tendresse
pour les ascétiques. La torpeur moderne vient du res-
pect illimité que l'homme a pour lui-même ; quand je
dis respect... non, culte, fétichisme. Le rêve du socia-
lisme, n'est-ce pas de pouvoir faire asseoir l'huma-
nité monstrueuse d'obésité, dans une niche toute
■ peinte de jaune comme les gares de chemin de fer, et
qu'elle soit là à se dandiner sur son siège, ivre,
béate, les yeux clos, digérant son déjeuner, attendant
: le dîner et faisant sous elle. Ahl je ne crèverai pas sans
lui avoir craché à la figure de toute la force de mon
gosier. Je remercie Badinguet. Béni soit-illil m'a
ramené au mépris de la nature et à la haine du popu-
laire; c'est une sauvegarde contre la bassesse par ce
391 CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT.
temps de canaillerïe qui court. Qui saiti ce sera peut-
être là ce que j'écrirai de plus net et de plus tranchant
et peut-être la seule protestation morale de moik
époque. Quelleparenthèsel
Graisset, nuit de aamedi, 1 heure.
Je viens de rêvasser pendant une heure à ton arti-
cle de la Librairie nouvelle ou plutôt sur la Librairie
nouvelle. Je crois qu'il y a moyen d'en faire un, tel
quel; je te b&clerai ça ces jours-ci pendant que
Bouilhet sera là; il te l'apportera ou je te l'apporte-
rai peu de jours après, le principal et la seule chosd
difficile c'est d'avoir un plan quelconque et que ces
bêtes de lignes ue se bornent pas à être une sèche
nomenclature ; je suis toujours empêtré dans les pieds
bots. Mon cher frère m'a manqué cette semaine deux
rendez-vous, et s'il ne vient pas demain, je serai
encore forcé d'aller à Rouen. N'importe, cela avance.
J'ai eu beaucoup de mal ces jours-ci relativement à
un discours religieux; ce que j'ai écrit est d'une
piété rare : ce que c'est que la différence d'époque I Si
j'eusse vécu cent ans plus tôt, quelle déclamation
j'aurais miselàl Au lieu que je n'ai écrit qu'une expo-
sition pure et presque littérale de ce qui a dû être.
Nous sommes avant tout dans un siècle historique ;
aussi faut-il raconter tout bonnement, mais raconter
dans l'àme. On ne dira jamais de moi ce qu'on dit de
toi dans le sublime prospectus de la Librairie nou-
velle : H Tous ses travaux concourent à un but élevé d
(l'aspiration d'un meilleur avenir) ; non, il ne faut
chanter que pour chanter. Pourquoi l'Océan remue-
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. 39S
t-il? Quel est îe but delà Dature? eh bien! je crois le
but de l'humanité exactement le même, cela est parce
que cela est et T0U3 n'y ferez rien, braves gens ; nous
tournons toujours dans le même cercle, nous roulons
toujours le même rocher! On n'était pas plus libre et
plus intelligent du temps de Périclês que du temps de
Napoléon III, Où as-ta vu que je prends « le sens de
■ certains sentiments que je n'éprouve pasî « Et
d'abord Je te feraiobserver que je les éprouve, j'ai le
cœur humain et si je ne veux pas d'enfant à moi, c'est
que je sens que je l'aurais trop paternel. J'aime ma
petite nièce comme si elle était ma fille, et je m'en
occupe assez activement pour prouver que ce ne
sont point des phrases. Mais que je sois écorcbé vif
plutôt que d'exploiter cela en style. Je ne veux pas
considérer l'art comme un déversoir à passion, comme
un pot de chambre un peu plus propre, une simple
causerie, une confidence; non! non! la Poésie ne
' doit pas être l'écume du cœur, cela n'est ni sérieux
ni bien; ton enfant mérite mieux que d'être montré
en vers «OUÏ sa couverture, que d'être appelé ange, etc.
Tout cela est de la littérature de roman plus ou
moins bien écrite, mais qui pèche par la même base
faible. Quand on a fait la Paysanne et quelques pièces
de ton recueil, on ne peut plus se permettre ces fan-
taisies-là même pour rire. La personnalité sentimentale
sera ce qui plus tard fera passer pour puérile et un
peu niaise une bonne partie de la littérature contem-
poraine. Que de sentiment, que de sentiment, que de
tendresses, que de larmes! il n'y aura jamais eu de
si braves gens. Il faut avoir avant tout du sang dans
les phrases et non de la lympbe, et quand je dis du
sang, c'est du cœur; il faut que cela batte, que cela
palpite que cela émeuve. Il faut faire s'aimer les
DKjiiiiPrt h; Google
;i'-^fl CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT,
srbres et tressaillir les granits ; on peut mettre un
immense amour dans l'histoire d'un brin d'herbe ; la
table des deux pigeons m'a toujours plus ému que
tout Lamartine et ce n'est pas le sujet; mais si La-
fontaine avait dépensé d'abord sa faculté aimante
dans l'exposition de ses sentimente personnels, lui en
serait-il resté suffisamment pour peindre l'amitié de
deux oiseauxî Prenons garde de dépenser en petite ■
monuaie nos pièces d'or.
Ton reproche est d'autant plus singulier que je
fais un livre uniquement consacré à la peinture de
ces sentiments que tu m'accuses de ne pas com-
prendre, et j'ai lu ta pièce devers trois jours après avoir
achevé un petit tableau où je représentais une mère
caressant son enfant ; mais je ne démords pas de l'idée
qui me les a dictés. Il me semble que la prix s'an-
nonce bien ; j'ai bon espoir.
Je n'ai eu aucune nouvelle de Bouilhet depuis
qu'il est parti, je l'attends mardi ou mercredi. Peux-
tu m'envoyer cette pièce de Leconte, ces chiens au
clair de lune. J'ai grande envie de la connaître.
Puisque tu es décidée à publier la Servante de
suite, je n'en dis pluerien; mais j'attendrais. Quelle
rage \ ous avez tous là-bas à Paris de vous faire con-
naître, lie vous hâter d'appeler les locataires avant
que le toit ne soit achevé d'être bâti ! Où sont les
gens qui suivant le précepte d'Horace qu'il faut tenir
pendant neufansâon œuvre secrète avantde se décider
à la montrer. On n'est en rien assez magistral par le
temps qui courl.
l.,<,n.-<- ,, Google
CORRESPONDANCE DE G. FLAUBERT. . 391
K la mëma.
Croisaet, avril 185i, mercredi soir, minuit.
Mets un peu la tête dans tes mains, ne pense pas à
toi, mîiis à moi, tel que je suis, ayant trente-trois ans
bientôt, usé par quinze à dix-huit ans de travailacharné,
plus plein d'expérience que toutes les académies mo-
rales du monde quant à tout ce qui touche les pas-
sions, btci, goudronné enSn à rencontre des sentiments
pour y avoir beaucoup navigué, et demande-toi s'il est
possible qu'un tel être ait ce quis'appèlleder^dmotir;
et J)uis qu'est-ceque ça veut dire, je m'y perds. Si je
ne t'aimais- pas, pourquoi t'écrirais-je d'abord, et
pourquoi te verrais-je? Qui donc m'y force? quel est
l'attrait qui me pousse et me ramène vers toi, ou
plutôt qui m'y laisse î Ce n'est pas l'habitude, car
nous ne nous voyons pas assez souvent pour que
le plaisir de la veille excite à celui du lendemain.
Pourquoi, quand je suis à Paris, est-ce que je passe
tout mon temps chez toi? si bien que j'ai cessé
h cause de cela de voir bien du monde ? Je pour-
rais trouver d'autres maisons qui me recevraient,
et d'autres femmes. D'où vient que je te préfère à
elles t Ne sens-tu pas qn'U y a dans la vie quelque '
chose de plus élevé que le bonheur, que l'amour et
que la religion, parce qu'il prend sa source dans un
ordre plus impersonnel î quelque chose qui chante à
travers tout, soit qu'on se bouche les oreilles ou qu'on
se délecte à l'entendre? à qui les contingents ne font
'rien et qui est de la nature des anges, lesquels ne
mangent pas : je veux dire l'idée. C'est par là qu'on
s'aime quand on vit par là. J'ai toujours essayé de
faire de toi un hermaphrodite sublime. II y a en toi
II. 34 ,
agS CORRESPONDANCE «E G. FLAUBERT.
deux principes plus nets l'un de l'autre et plus op-
posés que le sont Ormuz el Arimane dans la cosmo-
gonie persane. Repasse ta vie, tes aventures inté-
rieures et les événements externes. Relis même tes
œuvres, et tu t'apercevras que tu as en toi un ennemi,
un je ne sais quoi qui, en dépit des plus excellentes
qualités, du meilleur sentiment et de la plus parfaite
conception, t'a rendue ou (ait paraître le contraire
. juste de ce qu'il fallait.
L,e bon Dieu t'avait destinée à égaler si ce n'est à
surpasser ce qu'il y a de plus fort maintenant. —
Personne n'est né comme toi, et il t'arrive avec la
meilleure bonne foi du inonde de pondre quelquefois
des vers détestables. Même histoire dans l'ordre sen-
timental. Tu ne vois pas, et tu as des injustices
sur lesquelles on se tait, mais qui font mal.
Ce ne sont pas des reproches tout cela, pauvre
chère Muse, non, et si tu pleures, que mes lèvres
essuient tes larmes. Je voudrais qu'elles te balayent
le cœur pour en chasser toutes les vieilles poussières.
J'ai voulu t'aimer et je t'aime d'une façon qui n'est
pas celle des amants ; nous eussions mis tout sexe,
toute décence,toute jalousie, toute politesseànos pieds,
bien en bas pour nous faire un socle et, montés sur
cette base, nous eussions ensemble plané au dessus
de nous-mêmes. Les grandes passions, je ne dis pas
les turbulentes, mais les hautes, leslarges sont ceUes
à qui rie» ne peut nuire et dans lesquelles plusieurs
autres peuvent se mouvoir. Aucun accident ne peut
déranger une harmonie qui comprend en soi tous les
cas particuliers ; dans un tel amour d'autres amours
même auraient pu venir: il eût été tout le cœur!
Voilà ce qui rend dans la jeunesse les attachements
d'hommes si féconds, ce qui fait qu'ils sont si poé-
COBRESPOrfDA,NCE DE G. FLAUBERT. 390
tiques en même temps, et que les anciens avaient
rangé l'amitié presque à la hauteur d'une vertu. Avec le
culte de la Vierge, l'adoration des larmes est arrivée
dans le monde. Voilà di;f-huit siècles que l'humanité
poursuit un idéal rococo; mais l'homme ^'insurge
encore une fois, et il quitte les genoux amoureux qui l' ont
bercé dans sa tristesse; une réaction terrible se fait
dans la conscience moderne contré ce qu'on appelle
l'Amour. Cela a commencé par des rugissements
d'ironie {Byron, etc.), elle siècle tout entier regarde à
la loupe et dissèque sur sa table la petite fleur du
sentiment qui sentait si bon... jadis I
n faut, je ne dis pas avoir les idées de son temps,
mais les comprendre. Eh bien, je maintiens qu'on ne
peut rien passablement qu'en se refusant le plus pos-
sible h l'élément qui se trouve être le plus faible. —
La civilisation oJi nous sonimes est un triomphe
opéré sur tous Ie3 instincts dits primordiaux. — Si
TOUS voulez vous livrera la colère, à la vengeance, à
la cruauté, au plaisir effréné ou à l'amour lunatique,
le désert est là-bas et les plumes du sauvage un peu
plus loin; allez-y! voilà pourquoi je regarde un homme
qui n'a pas cent mille livres de rente et qui se marie,
comme vn misérable, comme ungredin à bàtonner. Le
fils du Hottentot n'a rien à demander à son père que
son père ne lui puisse donner. Mais ici chaque fils de
portier peut vouloir un palais, et il a raison 1 c'estlo
mariage qui a tort et la misère 1 ou plutôt la vie elle-
même ; doncil ne fallait pas vivre, et c'est là ce qu'il
fallait démontrer, comme on dit en géométrie. Adiev,
je t'embrasse.
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TABLE
18S0
A Parain
' A sa mère -,.
A Louis Bouilbet. ..
A Parain
A sa mère ;
A la mSme
A Louis Bouilliet. ..
1861
A la n
A Louis Bouilhet fO
A sa mère ' 49
A la même tS
A Eroest Chevalier ii
A Louia Bouilbel , M
Au même. 56
A madame X 58
A la même. 61
A madame X - 63
A Parain 65
A madame % 66
A la même 71
A la même 75
A la même 78
A la même 80
A la même 88
A la rnSoie 85
A la même 88
A la même 90
A la même 97
Coo^ik
40S TABLE.
A madame X 102
A la rnSme 101
A la même 113
A la mSmc ill
A Maiime Da Camp 117
A madame X ■. (19
A Maxime Du Camp I!l
A madame X ISâ
A la même 136
A la mSme 131
A la mSme 1S8
A la même 13S
A la mSiDe 139
A la même Ul
A la même 145
A la mime 150
A Louis Bouiltiet ^ ISS
A madame X 154
A LouU BouiUiet ~. 160
A madame X.... IBI
A madame X. -i lU
A la même .' 1TD
A la même 178
A la mime 178
A ta même 134
A la même 190
A la même 198
A la même 101
A la mime 106
A la mime 210
A la même SIS
A la mâme HT
A la même 319
A la même. 3îl
A la même 3!8
A la même !)i
A Louis Bouilhet !40
A madame X 341
A la même 343
A la mime 341
A la même 351
A la même IS4
A la même..: 360-
i:,<,n--er 1,, GcjOgIc
TADLE. 403
A madame X 300
A la mAme. !11
A la mâme. !7à
A la mfime 180
A la même ÎS!
A la même 388
A Louis Bonilhet Ml
A madame X , 3H
A la même 301
A la même 309
A la même 310
A la mfime '. • 313
A la même 315
A la même : ■ 317
A 1b même. 330
A la même 3Ï3
A la même 33&
A la même 839
A la même S3S
A U même 335
A la même 339
A la même 8(0
A la même 3*3
A la même 84S
A la même 34S
A U même 340
A ta même 3S2
A la même 3S5
A la même. 35B
A la même 381
A la mÊme 366
A la même 368
A ta même ■ . ■ ■ ■ 373
A la mâme 375
1864
A la même 381 '
A la même 388
A ] a m6me S8fi
A la même 387
A la même 390
Alameme 391 ■
A la môme 39*
Alamême 397
TlllS-94. — Comn., Imprimerl* CUA
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