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Full text of "Une correspondance inédite;"

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OEUVRES  POSTHUMES 


DE 


STENDHAl 


ASTOIK       N^V^-VOI'X 


PROPRIÉTÉ  DES  ÉDITEL'RS. 


PARIS.—  IMPRIMERIF.   SWûN   RACÛN   ET   fOMP,,    RIT   n'FRrURTH,   1 


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urs  se  résenrent  tout  droit  de  traduction  et  de  reprodnn.ou 


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DE  STENDHAL 

(HENBY  BEYLE1   ^^^^ 


CORRESPONDANCE 

INÉDITE 

PRÉCÉDÉE   D'UNE  INTRODUCTION 


PAK 

PROSPEB  MÉRIMÉE 

DF,  l'k^P^HIE  ï'uatîça'.sk  , 
l 'j  •  »        •     t     t       »    •    * 

ORNÉE    d'un  '  BEAt   TOKTRAII   Drt 'STÈNDttAl'    ' 

I — • — >.  •     '  •        »   j 

PRRiiiF;rîf;;4>:'RlV,  :•;  V 

•  un»  «.i».;  |,H       n 


PARIS 

MICHEL  LÉVY  FRÈRES,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

RUE   VIVIENME,   2  BIS 
1855 

Les  éditeurs  se  réservent  tout  droit  de  traduction  et  de  reproduction  ft  l'étranger. 

\ 


%  1 


NOTES  ET  SOUVENIRS 


J'ai  coonu  Beyle  vers  iS20*;?ddpuis  «eeUaépeque  jusqu'à 
sa  mort,  malgré  la  différeosrâ  de  iio&.^€R¥.:  nos  relations  ont 
toojours  été  intimes  et  suivies.  Peu  d'hommes  m'ont  plu 
davantage;  il  n'y  en  a  point  dont  ramitié  m'ait  été  plus 
précieuse.  Sauf  quelques  préférences  et  quelques  aversions 
littéraires,  nous  n'avions  peut-être  pas  une  idée  en  com« 
mon,  et  il  y  avait  peu  de  sujets  sur  lesquels  nous  fussions 
d'accord.  Nous  passions  notre  temps  à  nous  disputer 
lun  et  l'autre  de  la  meilleure  foi  du  monde,  chacun 
soupçonnant  l'autre  d'entêtement  et  de  paradoxe;  au  de- 
meurant bons  amis,  et  toujours  charmés  de  recommencer 
nos  discussions.  Quelque  temps  je  l'ai  soupçonné  de  viser  à 
l'originalité.  J'ai  fini  par  le  croire  parfaitement  sincère.  Au- 
jourd'hui, rappelant  tous  mes  souvenirs,  je  suis  persuadé 
que  ses  bizarreries  étaient  très^aturelles,  et  ses  paradoxes 


VI  ŒUVRES  POSTHUMES  DK  STENDHAL. 

le  résultat  ordinaire  de  l'exagération  où  la  coniradtcti 
traîne  insensiblement.  Alceste  est  parfaitement  nature 
bonne  foi  lorsque,  pressé  d'ei primer  quelques  regrets  è 
été  si  rigoureux  pour  les  vers  d'Oronte,  il  s'écrie  a 
nomme  est  pendable  après  les  avoir  faits.  »  Les  boutai 
Beyle  n'étaient,  à  mon  avis,  que  l'expression  exagérée 
conviction  profonde. 

Je  n'ai  jamais  su  d'où  lui  venaient  ses  opinions  s 
sujet  où  il  avait  le  malheur  de  se  trouver  en  oppositioi 
presque  tout  le  monde.  Ce  que  j'ai  appris  de  sa  prc 
éducation  se  réduit  à  ce  seul  fait  :  que,  fort  jeune,  il  av 
confié  aux  soins  d'un  ecclésiastique  vieux  et  morose,  c 
discipline  lui  avait  laissé  une  rancune  qui  ne  s'effaça  js 
A  la  vérité^;  L'&s^ntSe Bey^eieié*\ûjlXgr^  contre  toute cont 
et  même  iddxfe  toute  aut5rfté.*(rn*  pouvait  le  séduire 
cbose  était  facile  ))s>uryh  gji'^flrfl'amusât;  mais  lui  in 
une  opinion  étaijJjngps^&M^^cuir  quiconque  prenait  da 
rapports  avecYuC'lJqppar^enf  jj^e  supériorité  le  bless 
vif.  Il  racontait  avec  amertume,  après  quarante  ans, 
jour,  ayant  déchiré  en  jouant  un  habit  neuf,  Tabbé  ( 
de  son  éducation  le  réprimanda  vertement  pour  ce 
devant  ses  camarades,  et  lui  dit  «  qu'il  était  une  honu 
la  religion  et  pour  sa  famille.  »  Voilà  une  de  ces  exagei 
dont  je  parlais  tout  à  l'heure.  Nous  riions  quand  Beyl 
racontait  cette  histoire;  mais  lui  n'y  voyait  qu'une  tyi 
cléricale  et  une  horrible  injustice,  où  il  n'y  avait  pas 
pour  rire,  et  il  sentait  aussi  vivement  qu'au  premier  j 
blessure  faite  à  son  jeune  amour*propre. 

«  Nos  parents  et  nos  maîtres,  disait-il,  sont  nos  en 
naturels  quand  nous  entrons  dans  le  monde.  »  C'était 
se.)  aphorisme^.  On  pense  bien  que  ce  ne  fut  pas  à  se 


NOTKS  ET  SOUVEMUS.  vu 

eepieurs  qu'il  emprunta  ses  croyances.  U  citait  souvent  Uel- 
vétius  avec  grande  admiration,  et  même  il  m  obligea  de  lire 
le  lirre  de  F  Esprit;  mais  jamais,  a  ma  prière,  il  ne  consen- 
tit à  le  relire.  Je  suppose  qu'il  y  avait  pris,  entre  autres 
opinions,  celle  de  Tégalité  des  intelligences  humaines.  lUi 
moins  il  ne  pouvait  se  persuader  que  ce  qui  lui  semblait 
faux  pût  paraître  véritable  à  un  autre.  Il  simaginait,  et  de 
très-bonne  foi,  je  pense,  qu*au  fond  chacun  partageaitses idées, 
mais  qu*on  tenait  un  autre  langage  par  intérêt,  par  affecta- 
tion, par  mode  ou  par  entêtement.  Il  était  fort  impie,  matt^.- 
riaiiste  outrageui,  ou,  pour  mieux  dire,  ennemi  personnel 
de  la  Providence,  peut-être  par  suite  de  l'aphorisme  que  je 
rapportais  tout  à  Theure.  U  niait  Dieu,  et,  nonobstant,  il  lui 
en  voulait  comme  à  un  maître.  Jamais  il  n'a  cru  qu'un  dévot 
fût  sincère.  Je  pense  que  le  long  séjour  qu'il  avait  fait  en 
Italie  n'avait  pas  peu  contribué  à  donner  à  son  esprit  cette 
tournure  irréligieuse  et  agressive  qui  se  montre  dans  tous 
ses  ouvrages,  et  qu'on  lui  a  si  vivement  reprochée. 

H.  Sainte-Beuve,  avec  sa  sagacité  ordinaire,  a  signalé  un 
des  traits  les  plus  frappants  du  caractère  de  Beyle,  l'inquié- 
tude d'être  pris  pour  dupe  et  une  constante  préoccupation  de 
se  garantir  de  ce  malheur.  De  là,  cet  endurcissement  factice, 
eette  analyse  désespérante  des  mobiles  bas  de  toutes  les  ac- 
tions généreuses,  cette  résistance  aux  premiers  mouvements 
da  cœur,  beaucoup  plus  affectée  que  réelle  chez  lui,  à  ce  qu'il 
me  semble.  L'aversion  et  le  méprisqu*il  avait  pour  la  fausse 
sensibilité  le  faisaient  tomber  souvent  dans  l'exagération  con- 
traire, au  grand  scandale  de  ceux  qui,  ne  le  connaissant  pas 
intimement,  prenaient  à  la  lettre  ce  qu'il  disait  de  lui-m^e. 
Non-seulement  il  n'attachait  aucune  importance  à  rectiiier 
les  interprétations  plus  ou  moins  malveillantes  [qu  on  don« 


VIII      lEUVUËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

naît  ù  SCS  paroles  ou  à  ses  écrits,  mais  encore  il  trow 
malin  plaisir,  de  vanité,  je  pense,  à  passer  aux  yii 
gens  pour  un  monstre  d'immoralité.  Il  a  dit  dans  je 
laquelle  de  ses  préfaces  :  «  Je  n'écris  que  pour  une  vti 
de  personnes  que  je  n'ai  jamais  vues,  mais  qui  me  co^ 
nent,  j'espère...  »  Pour  lui,  il  n'y  avait  dans  le  mon 
deux  espèces  de  gens  :  ceux  avec  qui  il  s'amusait,  i 
auprès  desquels  il  s'ennuyait.  Faire  le  moindre  sacrii 
donner  la  moindre  peine  pour  se  concilier  Testime  é 
fection  des  derniers,  c'était  s'exposer  à  des  relations  i 
étaient  insupportables.  L'esprit  indépendant,  ou,  si  Toi 
vagabond,  de  Beyle  se  refusait  à  toute  contrainte.  1 
qui  gênait  sa  liberté  lui  était  odieux,  et  je  ne  sais  pa 
s*il  faisait  une  distinction  bien  nette  entre  un  ennuy 
un  méchant  homme.  Sa  curiosité  constante  deconnaiti 
les  mystères  du  cœur  humain  l'attirait  même  parfois  \ 
des  gens  pour  lesquels  il  avait  peu  d'estime,  f  Mais,  * 
il,  au  moins  avec  eux  il  y  a  quelque  chose  à  appren 
D'ailleurs,  son  esprit  fier,  loyal,  incapable  d'une  ba 
l'éloignait  de  pareille  compagnie  dés  qu'il  s'y  renc< 
quelque  avantage  autre  qu'une  satisfaction  de  curiosi 
Ses  jugements  sur  les  hommes  et  les  choses  étaient  d 
plus  souvent  par  le  souvenir  de  l'ennui  ou  du  plaisir  q 
avait  éprouvé.  Il  ne  pouvait  endurer  l'ennui  et  partageai 
de  ces  docteurs  en  médecine  qui  autorisèrent  le  duc  de 
guais  à  poursuivre  au  criminel  un  ennuyeux  pour  te 
d*homicide.  Il  n'est  sorte  d'exagérations  que  sa  mauva 
meur  ne  lui  suggérât  contre  les  livres  ou  les  gens  qui  i 
eu  le  malheur  de  le  faire  bâiller.  Homme d'imaginatio 
premier  mouvement,  6<dyle  n'en  avait  pas  moins  de  g 
prétentions  à  raisonner  tout  et  à  se  conduire  en  tout  » 


NOTES  ET  SOLVENIRS.  ,x 

régies  de  la  logique.  Ce  mot  revenait  souvent  dans  sa  con- 
versation, et  ses  amis  se  souviennent  de  Tempbase  particu- 
lière qu'il  mettait  à  le  prononcer  lentement,  séparant  les 
deux  syllabes  par  une  virgule  :  la  lo,  «ique.  C'était  toujours 
la  logique  qui  devait  nous  guider  dans  toutes  nos  actions, 
mais  la  sienne  n'était  pas  celle  de  tout  le  monde,  et  Ton 
était  parfois  assez  embarrassé  pour  deviner  le  fil  de  ses  rai- 
sonnements. Je  me  souviens  qu'un  jour  nous  voulûmes  faire 
ensemble  un  drame  dont  le  héros,  coupable  d'un  crime, 
avait  des  remords,  i  Pour  se  délivrer  d'un  remords,  que  dit 
la  Lo-GiQUE?  »  Il  réfléchit  un  instant.  —  «  Il  faut  fonder 
une  école  d'enseignement  mutuel.  » 

Il  disait  qu'à  son  entrée  dans  la  vie  un  homme  devait 
avoir  toute  prête  sa  provision  de  maximes  pour  les  accidents 
qui  se  présentent  le  plus  ordinairement.  Une  fois  qu'on  les  a 
adoptées,  il  ne  faut  plus  les  discuter;  il  suffit  d'examiner  ra- 
pidement si  le  cas  particulier,  au  sujet  duquel  on  est  perplexe, 
peut  se  résoudre  par  un  des  préceptes  généraux  qu'on  a  dans 
sa  réserve.  —  Ne  jamais  pardonner  un  mensonge,  >—  Saisir 
aux  cheveux  la  pr^nière  occasion  de  duel  à  son  début  dans 
le  monde,  —  Ne  jamais  se  repentir  d'une  sottise  faite  ou 
dite,  voilà  quelques-unes  de  ses  maximes. 

Bien  qu'il  n'ait  jamais  été  très^hardi  auprès  des  femmes, 
il  prêchait  la  témérité  aux  jeunes  gens  :  f  On  réussit,  di- 
sait-il, une  fois  sur  dix.  Mettons  une  fois  sur  vingt  ;  est-ce 
que  la  chance  d'être  heureux  une  fois  ne  vaut  pas  la  peine 
de  risquer  dix-neuf  affronts  et  même  dix-neuf  ridicules?  » 

Après  les  maximes,  venaient  les  recettes,  qu'il  offrait  ga- 
ranties. Je  m'en  rappelle  quelques-unes.  Une  des  grandes 
causes  de  nos  tourments,  c'est  la  mauvaise  houle.  Pour  un 
leune  homme,  c'est  une  affaire  que  d'entrer  dans  un  salon.  Il 


I  rEt'VRKS  PO<?THrMES  DE  STENDHAL. 

s'imagine  que  toat  le  monde  le  regarde,  et  meurt  de  peu 
n'y  ait  quelque  cbose  dans  sa  tenue  qui  ne  soit  pas  absol 
irréprochable.  Un  de  nos  amis  souffrait  plus  que  pei 
de  cette  timidité,  et  Beyie  disait  de  lui  que,  lorsqu^il  < 
dans  le  salon  de  madame?...,  on  croyait  toujours  qu'i 
cassé  quelque  porcelaine  dans  fantichambre  :  «  Je  vot 
seille  ma  recette  d'autrefois,  lui  disait-il.  Entrez  avec 
tude  que  le  hasard  vous  a  fait  prendre  sur  Tescalier;  ( 
nable  ou  non ,  peu  importe;  soyez  comme  la  stati 
Commandeur,  et  ne  changez  de  maintien  que  lorsque  ] 
tion  de  rentrée  aura  complètement  disparu.  » 

Voici  sa  recette  pour  le  premier  duel  :  f  Pendant 
vous  vise,  regardez  un  arbre  et  appliquez-vous  à  en  < 
ter  les  feuilles.  Une  préoccupation  distrait  d'une  autn 
occupation  plus  grave.  En  ajustant  votre  adversaire,  i 
deux  vers  latins,  cela  vous  empochera  de  tirer  trop  ^ 
remédiera  au  cinq  pour  cent  d'émotion  qui  a  envoy< 
de  balles  vingt  pieds  plus  haut  quUI  ne  fallait.  » 

i  Si  vous  vous  trouvez  seul  avec  une  femme,  je 
donne  cinq  minutes  pour  vous  préparer  à  Teffort  prodi 
de  lui  dire  :  Je  vous  aime.  Dites-vous  :  «  Je  suis  un  U 
«  je  n'ai  pas  dit  cela  avant  cinq  minutes.  j>  N'importe  i 
air  et  dans  quels  termes  vous  ferez  votre  compliment, 
que  la  glace  soit  brisée  et  que  vous  soyez  bien  détem 
vous  mépriser  vous-môme  si  vous  manquez  de  cœur.  ; 

BeyIe,  qui  prêchait  Vamaur-goût,  était  très-Ci 
iVamour-passion.  Il  y  avait  une  personne  dont  il  ne  p 
prononcer  le  nom  sans  que  sa  voix  s*a1térât.  En  18! 
le  revis  après  une  longue  absence.  Nous  nous  étions 
rendez-vous  à  une  trentaine  de  lieues  de  Paris,  et  nous  i 
mille  choses  à  nous  dire.  Nous  devisâmes  longtemps  h 


NOTES  ET  S0UV2N1RS.  xi 

allûDt  et  revenant  sur  la  promenade  publique  d*une  petite 
ville,  c'est-à-dire  dans  un  des  lieux  les  plus  solitaire?  de  la 
France.  Là  il  me  parla  de  ses  amours  avec  une  émotion  pro- 
fonde. C'est  la  seule  fois  que  je  Taie  vu  pleurer.  Une  affec- 
tion, qui  datait  de  très-loin,  D*était  plus  partagée.  Sa  maî- 
tresse devenait  raisonnable,  et  lui  était  demeuré  fou  comme  à 
vingt  ans.  «r  Comment  pouvez-vous  m'aimer  encore?  disait- 
elle.  J'ai  quarante-cinq  ans.  »  —  «  Pour  moi,  me  disait  Beyie, 
elle  a  l'âge  qu^elle  avait  lorsqu'elle  s'est  donnée  à  moi  pour 
la  première  fois.  »  Il  voyait  dans  un  avenir  prochain  la  rup- 
ture d'une  liaison  qu'il  avait  toujours  chérie.  Une  pensée  à 
laquelle  il  rapportait  tout  allait  être  effacée.  II  me  racontait 
les  témérités  d'autrefois  de  cette  femme,  aujourd'hui  si  pru- 
dente, et  ces  souvenirs  le  transportaient.  Puis,  avec  Tesprit 
d'observation  qui  ne  Tabandonnait  jamais,  il  détaillait  tous 
les  petits  symptômes,  toutes  les  indications  d'indifférence 
croissante  qu'il  avait  dû  remarquer.  La  lo-giqoe  n'était  pas 
oubliée.  «  Sa  conduite,  après  tout,  disait-il,  est  raisonnable. 
Elle  aimait  le  whist,  elle  ne  Taime  plus;  tant  pis  pour  moi 
si  j'aime  encore  le  whist.  Elle  est  d'un  pays  où  le  ridicule  est 
le  plus  grand  de  tous  les  malheurs.  Aimer  à  son  âge  est  ridi- 
cule. Il  y  a  dix-huit  mois  qu'elle  risque  ce  malheur  pour  moi . 
C'est  pour  moi  dix-huit  mois  de  bonheur  que  j'ai  volés,  h  Nous 
discutâmes  longueotônt  sur  la  vérité  de  ces  vers  du  Dante  : 

Nesgun  maggior  dolore 

Che  ricordarsi  del  fempo  felice 
Nella  miscria. 

Il  prétendait  que  Dante  avait  tort,  et  que  les  souvenirs  du 
temps  heureux  sont  partout  et  toujours  du  bonheur.  Je  me 
souviens  que  je  défendais  le  poëte.  Aujourd'hui  il  me  sem- 
ble que  Beyie  avait  raison. 


III  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STEiNDllÀL. 

Il  avait  eu  un  autre  amour  en  Italie  dont  il  évi 
parler.  Cependant  il  me  raconta  lui-même  la  fin  tr 
de  cet  amour.  La  dame  avait  un  mari  fort  jaloux,  à  ce 
prétendait,  et  qui  Tobligeait  à  prendre  de  grandes  p 
tiens.  Les  entrevues  ne  pouvaient  être  que  rares  et  « 
pagnées  du  plus  profond  mystère.  Pour  déjouer  to 
soupçonS)  Beyle  se  résigna  à  se  cacher  dans  une  petii 
éloignée  de  dix  lieues  du  séjour  de  la  belle.  Lorsqu 
donnait  un  rendez-vous,  il  partait  incognito,  changea 
sieurs  fois  de  voiture  pour  dérouter  les  espions  doni 
croyait  entouré;  enfin,  arrivant  à  la  nuit  close,  bien 
loppé  dans  un  manteau  couleur  de  muraille,  il  était  inl 
dans  la  maison  de  sa  maîtresse  par  une  femme  de  ch 
d'une  discrétion  éprouvée.  Tout  alla  bien  pendant  qi 
temps,  jusqu'à  ce  que  la  femme  de  chambre,  querellée 
maîtresse  ou  gagnée  par  la  générosité  de  Beyle,  lui  E 
révélation  foudroyante  :  Monsieur  n'était  pas  jaloux;  m 
n'exigeait  tant  de  mystères  que  pour  éviter  que  Beyic 
rencontrât  avec  un  rival,  ou,  pour  mieux  dire,  avec  ( 
vaux,  car  il  y  en  avait  plusieurs,  et  la  femme  de  chambr 
d'en  donner  la  preuve.  Beyle  accepta.  Il  vint  à  la  ville  v 
qu'il  n'était  pas  attendu,  et,  craché  par  la  femme  de  eh 
dans  un  petit  cabinet  noir,  il  vit,  de^yeuxdela  tête,  ] 
trou  ménagé  dans  la  cloison,  la  trahison  qu'on  lui  h 
trois  pieds  de  sa  cachette. 

«  Vous  croirez  peut-être,  ajoutait  Beyle,  que  je  soi 
cabinet  pour  les  poignarder?  Nullement.  Il  me  seml 
j'assistais  à  la  scène  la  plus  bouffonne,  et  mon  uniqv 
occupation  fut  de  ne  pas  éclater  de  rire  pour  ne  pas  g 
mystère.  Je  sortis  de  mon  cabinet  noir  aussi  discrèi 
que  j'y  étais  entré,  ne  pensant  qu'au  ridicule  de  Tavc 


NOTES  ET  SOUVENIRS.  ini 

en  riant  tout  seul,  au  demeurant  plein  de  mépris  pour  la 
dame,  et  fortaise^après  tout,  d'avoir  ainsi  recouvré  ma  liberté. 
J'allai  prendre  une  glace,  et  je  rencontrai  des  gens  de  ma 
coimaissance  qui  furent  frappés  de  mon  airgai»  accompagné 
de  quelque  distraction;  ils  me  dirent  que  j'avais  Tair  d'un 
bomme  qui  vient  d'avoir  une  bonne  fortune.  Tout  en  cau- 
sant avec  eux  et  prenant  ma  glace,  il  me  venait  des  envies  de 
rire  irrésistibles,  et  les  marionnettes  que  j'avais  vues  une 
beaie  avant  dansaioit  devant  mes  yeux.  Rentre  chez  moi, 
je  dormis  comme  à  l'ordinaire.  Lelendemain  matin  la  vision 
dft  cabinet  noir  avait  cessé  de  m'apparaître  sous  son  aspect 
bouffon.  Gela  me  sembla  vilain,  triste  et  sale.  Chaque  jour 
cette  image  devint  de  plus  en  plus  triste  et  odieuse.  Chaque 
jour  ajoutait  un  nouveau  poids  à  mon  malheur.  Pendant 
dix-huit  mois  je  demeurai  comme  abruti,  incapable  de  tout 
travail,  hors  d'élat  d'écrire,  de  parler  et  de  penser.  Je  me 
sentais  oppressé  d'un  mai  insupportable,  sans  pouvoir  me 
rendre  compte  nettement  de  ce  que  j'éprouvais.  Il  n'y  a  pas 
de  malheur  plus  grand,  car  il  ôte  toute  énergie.  Depuis,  un 
peur«nis  de  cette  lai^ueur  accablante,  j'éprouvais  une  eu* 
riosité  singulière  à  connaître  toutes  les  infidélités  qu'on 
m'avait  faites.  Cela  me  faisait  un  mal  affreux;  mais  pourtant 
j'avais  un  certain  plaisir  physique  à  me  la  représenter  dans 
le  cours  de  ses  nombreuses  trahisons.  Je  me  suis  vengé,  mais 
bêtement,  par  du  persiflage.  Elle  s'affligea  de  notre  rupture 
6t  me  demanda  pardon  avec  larmes.  J'eus  le  ridicule  or- 
gueil de  la  repousser  avec  dédain.  Il  me  semble  encore  la 
voir  me  suivre,  s'attachant  à  mon  habit  et  se  traînant  à  ge- 
noux le  long  d'une  grande  giderie.  Je  fus  un  sot  de  ne  pas 
loi  pardonner,  car  assurément  elle  ne  m'a  jamais  tant  aimé 
que  ee  jour-là.  »> 


iiT  (EIJVKES   POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

La  constante  préoccupation  de  Beyie  était  Tétade  de 
sions.  Lorsque  quelque  provincial  lui  demandait  quelle 
sa  profession,  il  répondait  gravement  :  «  Observateurdu 
humain.  »  [Un  jour  il  fit  cette  réponse  à  un  sot  qui  fail 
tomber  à  la  renverse,  s'imaginent  que  c'était  un  e 
misme  pour  dire  espion  de  police.]  Dans  chaque  an< 
pouvant  servir  à  porter  la  lumière  dans  quelque  co 
cœur  humain,  il  retenait  toujours  ce  qu*il  appelait  le 
c'est-à-dire  le  mot  ou  l'action  qui  révèle  la  passion.  Seh 
à  genoux,  voilà  pour  lui  le  trait  dans  Thistoriette  < 
viens  de  raconter,  et,  selon  son  habitude  de  tirer  des 
lui  particuliers  des  conclusions  générales,  il  tenait  qu< 
façon  de  faire  était  l'expression  même  du  remords 
Tamour  passionné. 

Pour  terminer  sur  le  sujet  de  Tamour,  Beyle  croyai 
n'y  avait  de  bonheur  possible  en  ce  monde  que  pc 
homme  amoureux.  «  Tout  se  peint  en  beau  pour  lui,  di 
Je  voudrais  être  amoureux  de  mademoiselle  Flore  des 
tés,  et  je  ne  porterais  pas  envie  à  don  Juan.  » 

Après  Tamour,  la  littérature  avait  la  plus  grand 
dans  les  affections  de  Beyle.  Il  aimait  à  lire  et  écrivs 
cesse.  Nulla  dies  sine  linea,  me  disait-il  souvent  en 
prochant  ma  paresse.  Quelques  négligences  qu'on  rei 
dans  ses  ouvrages,  ils  n'en  étaient  pas  moins  longi 
travaillés.  Tous  ses  livres  ont  été  copiés  plusieurs  foi 
d'être  livrés  à  l'impression  ;  mais  ses  corrections  ne  pc 
guère  sur  le  style.  Il  écrivait  toujours  rapidement, 
géant  sa  pensée  et  s'inquiétant  fort  peu  de  la  forme, 
même  du  mépris  pour  le  style  et  prétendait  qu^un 
avait  atteint  la  perfection  lorsqu'on  se  souvenait  de  & 
sans  pouvoir  se  rappeler  ses  phrases.  Plein  de  haine 


tNOTES  ET  SOUVENIRS.  xv 

reeberchfi  et  la  prétention,  il  était  impitoyable  pour  les  écri- 
vaios  qui  s'appliqaent  à  rapprocher  des  mots  surpris  de  se 
trouver  ensemble,  à  polir  leurs  périodes,  à  donner  aux  pen- 
sées les  plus  triviales  un  tour  bizarre  qui  fasse  effet.  Nos  grands 
prosateurs  des  dix-septième  et  dix-huitième  sièdes  étaient  de 
sa  part  l'objet  d'une  admiration  sincère  et  bien  sentie.  Il  les 
relisait  sans  c^esse,  afin  de  se  préserver,  disait-iK  de  la  con- 
tagion du  style  à  la  mode  de  son  temps. 

Pour  lui  la  poésie  était  lettre  close.  Souvent  il  lui  arrivait 
d'estropier  des  vers  français  en  les  citant.  Bien  qu'il  parlât 
Titalien  purement  et  facilement,  et  qu'il  sût  assez  bien 
l'anglais,  il  ne  connaissait  ni  le  mètre  ni  l'accentuation 
des  vers  anglais  et  italiens.  Cependant  il  était  sensible  à 
certaines  beautés  de  Shakspeare  et  du  Dante,  qui  sont  inti- 
mement unies  à  la  forme  du  vers.  11  a  dit  son  dernier  mot 
sur  la  poésie  dans  son  livre  de  V Amour  :  «  IjCs  vers  furent 
inventés  pour  aider  la  mémoire  ;  les  conserver  dans  Tart 
dramatique,  reste  de  barbarie.  »  Racine  lui  déplaisait  sou- 
verainement. Le  grand  reproche  que  nous  adressions  à 
Racine,  vers  1820,  c'est  qu'il  manque  absolument  aux 
nêœurs,  ouà  ce  que,  dans  notre  jargon  romantique,  nous 
appelions  alors  la  couleur  locale.  Shakspeare,  que  nous 
opposions  toujours  à  Racine,  a  fait,  en  ce  genre,  des  fautes 
cent  ibis  plus  grossières,  que  nous  nous  gardions  bien  de 
citer.  «  Hais,  disait  Beyle,  Shakspeare  a  mieux  connu  le 
cœur  humain.  Il  n'y  a  pas  une  passion,  pas  un  senti- 
ment qu'il  n'ait  peint  avec  une  admirable  vérité  avec 
ses  nuances.  La  vie  et  l'individualité  inimitable  de  tous 
ses  personnages  le  mettent  au*dessus  de  tous  les  auteurs 
dramatiques.  —  Et  Molière,  lui  répondait-on,  quelle 
place  lui  doonerez-vous? — Molière  est  un  coquin  qui  n'a 


iri  ŒUTBES  POSTHUMES  DE  STERDHAL. 

pas  voulu  mettre  sur  la  scèie  le  Camiûtm,  purée 
Louis  XIY  ne  le  trouvait  pas  bon.  b 

Beyle  a  beaueoup  éerit  sur  les  beaux-arts,  et  a  ei 
idées  à  lui,  dans  un  temps  où  tout  le  monde  aoœptnit 
examen  les  chinions  les  plus  tanases,  pourvu  qu'elles  fu 
autorisées  par  un  auteur  oâébre.  On  pourrait  dire 
a  découvert  Rossini  et  la  musique  iulienne.  Ses  cou 
porains  se  rappelleront  les  assauts  qu'il  eut  à  soutenir 
défendre  Fauteur  du  Barbier  et  de  Sénùramis  contr 
habitués  de  rOpëra-Comique  d'alors.  Dans  les  prenu 
années  de  la  Restauration,  le  souvenir  de  nos  revers  t 
exaspéré  Torgueil  national,  et  Ton  faisait»  de  toute  dis 
sien,  une  question  patriotique.  Préférer  une  musique  et 
gère  à  la  musique  française,  c'ilait  presque  trahir  le  p 
De  très-bonne  heure,  Beyle  s'était  mis  au-dessi^  des  préji 
vulgaires,  et  sur  ce  point  il  lui  arriva  peut-être  quelqu< 
de  dépasser  le  but.  Aujourd'hui  que  la  âvilisation  a 
tant  de  progrés,  on  a  peine  à  se  représenter  le  courage  < 
fallait  avoir,  en  1818,  pour  dire  que  tel  opéra  italioi  vi 
mieux  que  tel  opéra  français,  il  faut  se  reporter  aux  grai 
querelles  du  romantisme  et  du  clasricisme  pour  s'explic 
les  précautions  oratoires  àùùX  Beyle  accompagne  quelqi 
uns  de  ses  jugements  en  matière  d'art.  Hardis  ei  témm 
même  lorsqu'il  les  publia,  ils  semblent,  à  présent,  des 
rites  de  M.  de  la  Palice,  des  truisms,  selon  Texpresi 
favorite  de  leur  auteur.  Sans  être  musicien,  Beyle  avait 
sentiment  très-vif  de  la  mélodie,  cultivé  et  perfectionné 
une  certaine  érudition  qu'il  devait  à  ses  voyages  en  Itali 
en  Allemagne.  Il  me  semble  qu'il  aimait  et  recherdiait  i 
tout,  dans  la  musique,  les  effets  dramatiques,  ou  plutôt  qi 
analysant  ses  impressions  personnelles  il  les  expliquait 


NOTES  ET  SOUVENIRS.  xtii 

la  langue  dramatique,  la  seule  qu'il  connût  ou  qu'il  crût 
intelligible  à  ses  lecteurs. 

Il  en  était  de  môme  pour  les  arts  du  dessin.  Admirateur 
passionné  des  grands  maigres  des  écoles  romaine,  florentine 
et  lombarde,  il  leur  a  prêté  souvent  des  intentions  drama* 
tiques  qui,  à  mon  avis,  leur  furent  étrangères.  Lorsqu'il 
découvre,  dans  une  Vierge  de  Raphaël  ou  du  Corrége,  son 
maître  de  prédilection,  une  foule  de  passions  ou  de  nuances 
de  passions  que  la  peinture  ne  saurait  exprimer,  on  se  de- 
mande s'il  a  compris  les  intentions  et  le  but  de  ces  grands 
maîtres.  Nais  il  raconte  à  sa  manière  les  émotions  qu'il  a 
ressenties  devant  leurs  ouvrages;  il  décrit  l'effet  dans  Tim- 
puissance  d'en  expliquer  la  c^use.  Probablement,  s'il  avait 
essayé  d'écrire  à  différentes  reprises  ses  impressions  devant 
un  même  tableau,  il  aurait  été  surpris  lui-même  de  leur 
variété.  Comme  tous  les  critiques,  Beyle  luttait  contre  une 
difficulté  probablement  insoluble.  Notre  langue,  et  aucune 
autre  que  je  sache,  ne  peut  décrire  avec  exactitude  les  qua- 
lités d'une  œuvre  d'art.  Elle  est  assez  riche  pour  distinguer 
les  couleurs;  mais,  entre  deux  nuances  qui  ont  un  nom, 
combien  y  en  a-t-il,  appréciables  aux  yeux,  qu'il  est  abso- 
lument impossible  de  déterminer  par  des  mots.  La  pauvreté 
des  langues  devient  encore  bien  plus  sensible  lorsqu'il  s'agit 
de  formes,  non  plus  de  couleurs.  Un  œil  médiocrement 
exercé  reconnaît  facilement  un  contour  vicieux.  Quiconque 
examine  la  statuette  de  la  Vénus  de  Hilo,  réduite  par  le 
procédé  Collas,  reconnaît  aussitôt  que  le  nez  n'est  point 
antique.  Pourtant  la  différence  entre  ce  nez  rapporté  et  le 
nez  du  statuaire  grec  ne  peut  consister  qu'en  une  fraction 
de  millimètre  :  or  quels  mots  pourront  caractériser  cette 
forme,  dont  la  beauté  dépend  d'une  fraction  de  millimètre 


iTni  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

en  plos  on  en  moins?  Ce  qui  se  sent  avee  tant  de  facili 
ne  peut  l*exprimer  avec  du  noir  sur  du  blanc,  comme 
Beyle.  De  cette  Impossibilité  d*étre  exact  est  venu  le 
de  chercher  des  termes  de  comparaison,  qui  ne  sont 
propres  à  porter  quelque  clarté  dans  une  question  si  ob 
IjC  côté  dramatique  dans  les  arts  est  ce  que  nous  compi 
le  mieux,  nous  autres  Français,  et  c*est  probabiemem 
ce  motif  que  Beyle  explique  la  beauté  par  la  passion.  1 
sa  prétention  à  être  cosmopolite,  il  était  parfaitement 
çais  d'esprit  comme  de  cœur. 

Il  m*a  paru  beaucoup  moins  sensible  à  la  sculptur 
la  peinture.  Les  statues  antiques  lui  semblaient  tro 
pourvues  de  passion,  et  il  leur  reprochait  de  donner 
de  belles  personnes  sans  esprit.  Son  sculpteur  favori 
Canova,  dont  il  admirait  la  grâce,  tout  en  avouan 
était  un  peu  maniéré.  Je  crois  qu'il  vantait  Michel 
plus  qu'il  ne  Taimait  au  fond .  Lorsqu'il  me  mena  v< 
Moïse  du  tombeau  de  Jules  II,  il  ne  trouva  d'autre  él 
m'en  faire,  sinon  qu'on  ne  pouvait  mieux  rendre  Texpri 
d'inflexible  férocité  « 

Beyle  faisait  peu  de  cas  des  coloristes.  Nous  avioi 
grandes  discussions  à  ce  sujet.  Il  méprisait  profond 
Rubens  et  son  école.  11  reprochait  aux  Flamands  et 
aux  Vénitiens  la  trivialité  des  formes  et  la  basses 
l'expression.  LeCorrége,  selon  Beyle,  avait  réuni,  ai 
préme  degré,  le  mérite  de  la  forme  et  Tart  de  la  persp 
aérienne.  Pour  lui,  c'était  le  peintre  le  plus  graciet 
Michel-Ange  le  plus  poétiquement  terrible. 

Il  s'était  fort  peu  occupé  de  l'architecture  et  n'avait 
sidéré  les  monuments  que  sous  leur  aspect  pittoresque 
s'embarrasser  s'ils  convenaient  à  leur  destination.  Il 


NOTES  ET  SOUVENIRS.  m 

horreur  de  tout  ce  qui  était  laid  et  triste^  et  ii  trouvait  ces 
deux  défauts  dans  notre  architecture  nationale.  Je  creis  lui 
avoir  appris  à  distinguer  une  église  romane  d'une  église 
gothique;  mais  il  enveloppait  Tune  et  Tautre  dans  le  môme 
anathème. — Nos  églises  sombres  et  lugubres  avaient  été  in* 
ventées,  disait-il,  par  des  moines  fripons  qui  voulaient  s'en- 
nchir  en  faisant  peur  aux  gens  timides.  L'architecture  ita- 
lienne de  la  Renaissance  lui  plaisait  par  son  élégance  et  sa 
coquetterie.  Au  reste,  il  ne  s'attachait  qu'à  ses  détails  gra- 
cieux et  nullement  à  ses  dispositions  générales.  En  dépit  de 
la  lo-gtquBy  ce  n*était  pas  sa  raison  qui  jugeait^  mais  son 
imagination. 

Beyle  avait  été  officier  quelques  mois,et«  comme  auditeur, 
il  avait  fait  plusieurs  campagnes,  entre  autres  celle  de 
fiussie,  en  1812,  avec  le  quartier  général  de  l'empereur. 
Naturellement  brave,  il  avait  observé  la  guerre  avec  curio- 
sité et  froidement.  Sans  être  insensible  aux  grandes  et 
poétiques  scènes  quil  avait  vues,  c'était  surtout  par  ses 
côtés  bizarres  et  grotesques  qu'il  se  plaisait  à  la  montrer. 
D'ailleurs,  il  avait  en  horreur  les  exagérations  de  vanité 
nationale,  et,  par  esprit  de  contradiction,  il  se  jetait  souvent 
dans  Texcès  contraire.  De  même  que  Courier,  il  se  moquait 
impitoyablement  de  ce  qu'on  a  depuis  appelé  le  chauvi- 
nUme,  sentiment  qui,  après  tout,  a  son  bon  côté,  car  il  fait 
qu'un  conscrit  se  bat  comme  un  vieux  soldat. 

Il  niait  de  parti  pris  toutes  les  harangues,  tous  les  mots 
sublimes  dits  sur  les  champs  de  bataille,  f  Savez-vous 
ce  que  c'est  que  l'éloquence  militaire?  nous  disait-il.  En 
voici  un  exemple  :  dans  une  affaire  fort  chaude,  un  de  nos 
plus  braves  généraux  de  cavalerie  haranguait  en  ces  termes 
ses  soldats  près  de  se  débander:  «  En  avant,  s...   J'ai 


»  ŒUVRES  POSTHUMES  DR  STENDHAL. 

f  le  e..  rond  comme  une  pomme  1  J*ai  le  c.  rond 
a  une  pomme!  »  Ce  qu'il  y  a  de  drôle,  c  est  que,  dans 
ment  du  danger,  cela  paraissait  une  harangue  comn 
dutre,  qu'on  fit  volte-face  et  qu'on  repoussa  Tennemî. 
que  César  et  Alexandre,  en  pareille  occasion,  parb 
leurs  soldats  d*une  façon  non  moins  sublime.  » 

Autre  exemple  d'éloquence  martiale  :  t  Par 
Moscou,  nous  nous  perdîmes  le  troisième  jour  de  la  n 
et  nous  nous  trouvâmes,  à  la  nuit  tombante,  au  nombre 
viron  quinze  cents  hommes,  séparés  du  gros  de  Tann 
une  forte  division  russe.  On  passa  une  partie  de  la  nu 
lamenter.  Puis  les  gens  énergiques  haranguèr^t  le 
tronset  firent  si  bien,  qu'on  résolut  de  s'ouvrir  un  c 
Tépée  à  la  main  dès  que  le  jour  permettrait  de  disti 
Tennemi.  Necroyez  pas  qu'on  ditalors  :«  Bravess(Jdats 
Non.  i  Tas  de  canailles,  vous  serez  tous  morts  demai 
((  vous  êtes  trop  j .. .  pour  prendre  un  fusil  et  vous  en  se 
Cette  allocution  héroïque  ayant  produit  son  effet,  à  la 
pointe  du  jour,  nous  marchâmes  résolument  aux  B 
dont  nous  voyions  encore  briller  les  feux  de  bivac. 
arrivons  la  baïonnette  baissée  sans  être  découverts,  et 
trouvons  un  chien  tout  seul.  Les  Russes  étaient  parti 
la  nuit.  )> 

Pendant  la  retraite,  il  disait  qu'il  n'avait  pas  trop  se 
do  la  faim;  mais  il  lui  était  absolument  impossible  de  s 
peler  comment  il  avait  mangé  ni  ce  qu'il  avait  mangé, 
n'est  un  morceau  de  suif,  qu'il  avait  payé  vingt  frai 
dont  il  se  souvenait  encore  avec  délices. 

En  sortant  de  Moscou  il  avait  emporté  le  volume  des 
ties  de  Voltaire,  relié  en  maroquin  rouge,  qu'il  avai 
dans  un  palais  en  feu.  Ses  camarades  le  blâmèrent  lor 


>OTES  ET  SOUVENIUS.  xxi 

en  lisait  le  soir  quelques  pages  à  la  lueur  d'un  feu  de  bivac. 
On  trouvait  Tactioii  légère.  Dépareiller  une  magnifique  édi- 
tion !  Lui-même  en  éprom'ait  une  espèce  de  remords,  et,  au 
bout  de  quelques  jours,  il  laissa  le  volume  sur  la  neige. 

Il  fut  du  petit  nombre  de  ceux  qui,  au  milieu  de  toutes  les 
misères  que  notre  armée  eut  à  souffrir  dans  la  désastreuse 
retraite  de  Moscou,  conservèrent  toujours  leur  énergie  mo- 
rale, le  respect  des  autres  et  d'eux-mêmes.  Un  jour,  aux 
environs  de  la  Bérésina,  Beyie  se  présenta  devant  son  chef, 
M.  Dam,  rasé  et  habillé  avec  quelque  recherche.  M.  Daru 
lui  dit  !  «  Vous  avez  fait  votre  barbe,  monsieur?  Vous  êtes 
un  homme  de  cœur.  » 

M.  B.,  auditeur  au  conseil  d'État  et  attaché  au  quartier 
général,  m'a  raconté  qu'il  devait  la  vie  à  Beyle,  qui,  pré- 
voyant l'encombrement  des  ponts  au  passage  de  la  Bérésina, 
lobligea  de  passer  sur  l'autre  rive  le  soir  qui  précéda  la 
déroute.  Il  fallut  presque  employer  ta  force  pour  décider 
M.B.  à  faire  quelques  centaines  de  pas.  Il  faisait  le  plus 
grand  éloge  du  sang-froid  de  Beyle  et  du  bon  sens  qui  ne 
Tabandonna  jamais  au  moment  où  les  plus  résolus  perdaient 
la  tête.  Beyle  était  homme  de  ressources  dans  les  cinson- 
stanoes  graves;  il  disait  modestement  qu'il  devait  cet  avan- 
tage à  sa  provision  de  maximes  toutes  faites,  au  moyen 
desquelles  il  se  trouvait  prêt  pour  agir  lorsque  les  autres 
perdaient  leur  temps  à  délibérer. 

Be  même  que  beaucoup  de  gens  de  son  âge,  Beyle  me  pa- 
raissait juger  ses  contemporains  avec  beaucoup  de  sévérité, 
et  notre  génération  avec  un  peu  d'indulgence.  Il  admi- 
rait le  goût  pour  l'étude  et  la  curiosité  de  connattre  le  fond 
àtê  choses  qui  distinguaient  les  jeunes  gens  de  vingt  ans, 
lorsqu'il  en  avait  quarante;  Il  se  moquait  un  peu  de  notre 


XXII  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENUUAl.. 

gravité  et  de  notre  pédanterie,  mais  disait  que  nous  n' 
pas  des  dupes,  comme  on  l*était  de  son  temps.  Seio 
habitude  de  se  montrer  pire  qu'il  n'était,  il  affectait  d 
priser  l'enthousiasme  qui  a  fait  faire  de  si  grandes  ' 
aux  hommes  de  son  époque.  «  Nous  avions  le  feu 
disait-il;  et  moi  aussi,  quoique  indigne.  On  m'avait  c 
à  Brunswick  pour  lever  une  contribution  extraordina 
cinq  millions.  J'en  ai  fait  payer  sept,  et  j'ai  manqué 
assommé  par  la  canaille  qui  s'insurgea,  exaspérée  par  I 
de  mon  zèle.  Mais  l'empereur  demanda  quel  était  Tau 
qui  avait  fait  cela,  et  dit  :  <(  C'est  bien.  > 

Il  était  dificile  de  savoir  quels  étaient  ses  sentiments 
gard  de  Napoléon.  Presque  toujours  il  était  de  Topinioi 
traire  à  celle  qu'on  mettait  en  avant.  Tour  à  tour  frondt 
enthousiaste,  quelquefois  il  en  parlait  comme  d'un  pa 
ébloui  parles  oripeaux,  manquant  sans  cesse  aux  règles 
Lo-GiQUE  ;  d'autres  fois  c'était  une  admiration  presque  id( 
Les  hommes  de  l'Empire  étaient  traités  aussi  diversemei 
leur  maître.  11  avait  commencé  une  histoire  de  Napolé 
ne  s'est  pas  retrouvée  dans  ses  papiers.  On  en  peut  v( 
fragment  écrit  avec  verve  dans  ses  voyages  en  France 
l'arrivée  de  l'empereur  à  Grenoble  en  1815.  Si  j'ei 
par  les  récits  de  Beyle,  il  me  semble  que  vers  l'éj 
de  sa  jeunesse  il  y  avait  moins  d'égoïsme  qu'aajouri 
et  que  les  affectations  à  la  mode  étalent  d'un  genre 
noble.  Ainsi  Beyle,  bien  qu'aimant  la  bonne  chère,  s< 
dait  bien  d'en  convenir.  Il  trouvait  même  du  temps 
celui  qu'on  passe  à  manger,  et  souhaitait  qu'en  avalai 
pilule  le  matin  on  fût  quitte  de  la  faim  pour  toute  la  joi 
Aujourd'hui  on  est  gourmand,  et  l'on  s'en  vante.  Du 
de  Beyle,  un  homme  prétendait,  avant  tout,  à  l'énergie 


JSOTES  ET  SOUVENIRS.  xxiii 

courage.  Comment  faire  campagne  si  on  est  gastronome! 

Beyle  aimait  les  réunions  intimes  et  peu  nombreuses. 
Dans  un  petit  cercle,  entouré  d'amis  ou  de  gens  contre  les- 
quels il  n'avait  pas  de  préventions,  il  s*abandonnait  avec 
bonheur  à  toute  la  gaieté  de  son  caractère.  Il  ne  cherchait 
nullement  à  briller,  seulement  à  s'amuser  et  à  amuser  les 
autres;  c  car,  disait-il,  il  faut  payer  son  entrée.  »  Toujours 
eu  verve,  il  était  parfois  un  peu  fou,  voire  même  inconve- 
naut;  mais  il  faisait  rire,  et  il  était  impossible  à  la  pruderie 
de  garder  son  sérieux.  La  présence  d'un  ennuyeux  ou  d'un 
esprit  malveillant  le  glaçait  et  le  mettait  promptement  en 
fuite.  Jamais  il  n'eut  Tart  de  savoir  s'ennuyer.  Il  disait  que 
la  vie  est  courte  et  que  le  temps  perdu  à  bâiller  ne  se  re- 
trouve plus.  11  admirait  beaucoup  ce  mot  de  M.  de  H... 
«  que  le  mauvais  goût  mène  au  crime.  » 

La  bonne  foi  était  un  des  traits  du  caractère  de  Beyle.  Per- 
sonne n'était  plus  loyal  ni  d'un  commerce  plus  sûr.  Je  n'ai 
jnmaisconnu  d'homme  de  lettres  plus  franc  dans  ses  criti()ues 
ni  qui  reçût  plus  galamment  celles  de  ses  amis.  11  aimait  à 
communiquer  ses  manuscrits  et  demandait  qu'on  les  an- 
notât sévèrement.  Quelque  dures,  quelque  injustes  même 
que  fussent  les  observations,  jamais  il  ne  s'en  fâchait.  Une 
de  ses  maximes  était  que  quiconque  fait  le  métier  de  mettre 
du  noir  sur  du  blanc  ne  doit  ni  s*étonner  ni  s'offenser 
lorsqu'on  lui  dit  qu'il  est  une  bête.  Cette  maxime,  il  la  pra- 
tiquait à  la  lettre,  et,  de  sa  part,  ce  n'était  pas  indifférence 
réelle  ni  affectée.  Les  critiques  le  préoccupaient  beaucoup; 
il  les  discutait  vivement,  mais  sans  aigreur,  et  comme  s'il 
se  fût  agi  des  ouvrages  d'un  auteur  mort  depuis  plusieurs 
siècles. 

Il  avait  pris  Thabitude  bizarre  de  s'entourer  de  mystère 


xxiT  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dans  les  actions  les  plus  indifférentes,  afin  de  dérouter  la 
police,  qu*il  croyait  probablement  assez  simple  pour  s'oc- 
cuper des  bavardages  de  salons.  Jamais  il  n'écrivait  une 
lettre  sans  la  signer  d*un  nom  supposé;  il  la  datait  A' Abeille 
au  lieu  de  Civita-Vecchia.  Les  notes  qu'il  prenait  sans  cesse 
étaient  des  espèces  d*énigmes  dont  il  était  souvent  lui-même 
hors  d*état  de  deviner  le  sens,  quand  elles  remontaient  à 
quelques  jours. 

Il  ne  craignait  pas  la  mort,  mais  il  n'aimait  pas  à  en  par- 
ler, la  tenant  pour  une  chose  sale  et  vilaine  plutôt  que 
terrible.  Il  a  eu  celle  qu'il  désirait,  celle  que  César  avait 
souhaitée  :  Repentinam  inopinatamque. 

P.  Mérimée, 


LETTRES 


DE 


HENRY  BEYLE 


A    MONSIEUR   F....    F....    A   PARIS. 

Strasbourg,  le  5  avril  1809. 

Deux  heures  viennent  de  sonner  dans  le  fameux  clocher  de 
Strasbourg,  où  jcsuis  monté  avant-hier.  Je  me  promène  depuis 
niinait  en  long  et  en  diagonale,  dans  un  salon  sans  feu  :  je  gèle; 
mais  j*ai  Favantage  d'être  en  grande  tenue. 

J'ai  trouvé  une  occasion  de  placer  le  protégé  de  M.  Pascal  ; 
mais  j'avais  oublié  le  nom  de  cet  ami.  J'ai  demandé  une  place 
pour  M.  Lepère  :  il  a  un  nom. à  peu  près  comme  ça.  Tàehc  de 
l*accrocher  sur  ma  table,  avec  un  bel  exemple  de  son  écriture, 
et  de  m^nvoyer  ledit  nom. 

Ck>mme  je  ne  f  ai  pas  vu  les  trois  derniers  jours  de  mon  Psk 
ris,  il  faut  que  je  le  conte  que  madame  ***  a  été  avec  moi  comme 
à  Fordinaire,  ne  me  parlant  que  lorsqu'elle  y  était  forcée,  et  me 
préférant  qui,  en  courage,  en  biens  et  qualité,  me  sont  très-in- 
férieurs, sans  nulle  vanité.  Négligence,  presque  dédain  ;  elle  me 
regardait  comme  on  regarde  un  baril  de  poudre. 

I.  1 


2  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Noas  avons  versé  complètement  près  de  Blamont  ;  ç*a 
seul  événement  un  peu  gai  de  noire  route.  Le  saint  jour  d 
ques,  à  neuf  heures  du  matin,  j'étais  sur  le  côté. 

Surveille  bien  Auguste,  pour  qu'il  agisse  d'une  manière 
venable.  Si  Ton  se  sert  de  l'objet,  il  faut  bien  se  garder  de 
voyer  rue  Contrescarpe;  c'est  même  une  maladresse  d 
parlé  de  ce  voyage. 

Si  tu  n'as  rien  de  mieux  à  faire,  écris  au  Moniteur  que  j 
près  de  M.  Daru,  intendant  général,  au  quartier  généra 
périaL 

Abonne-moi  au  Journal  de  Paris,  à  la  Bibliothèque  brii 
que,  à  tout  ce  que  tu  voudras. 

Adieu,  embrasse  La  Bergerie,  et  exprime,  si  tu  le  peux, 
mes  regrets  aux  habitants  de  l'hôtel  d'Orléans.  Fallait>H  y  i 
ter  pour  le  quitter  sitôt-! 

Je  crois  Taimable  Belisle  parti;  s'il  ne  l'est  pas,  dis-lui  q 
Taime  tendrement. 

Je  grelotte,  la  demie  sonne,  et  je  reste  à  mon  poste.  —  J 
suis  présenté  à  peu  près  moi-même  chez  la  madame  Réci 
de  Strasbourg  ;  accueilli  comme  un  ange  et  invité  pour  jeu 

II 

▲  MONSIEUR  P....   F....  A  PABIS 

Donawerth,  le  16  avril  1809. 

Je  n'ai  le  temps  de  rien  faire;  j'ai  toujours  quinze  à  vingt 
intimes  qui  lisent  ce  que  j'écris  par-dessus  mon  épaule.  Je 
che  dans  un  cabinet  avec  M.  G.  ;  nous  voyageons  enseï 
En  sorte  que  je  ne  sais  où  écrire,  ni  où  conserver  ce  qu 
écrit. 

Ce  matin  à  quatre  heures,  réveil;  à  cinq  heures  vingt  min 
départ  pour  Augsbourg  ;  journée  charmante.  J'aperçois  t< 
coup  les  Alpes  :  moment  de  bonheur. — Les  gens  à  calcul,  co 
Guillaume  111 ,  par  exemple,  n'ont  jamais  de  ces  momen( 
Ces  Alpes  étaient,  pour  moi,  l'Italie. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  3 

A  trois  lieues  d'Àugsbourg,  qui  est  à  douze  d'ici,  contre-or- 
dre, et  nous  retournons  dans  nos  logements. 

J'ai  eu  ridée  d'écrire  mon  journal  le  plus  possible,  et  de  t'en 
envoyer  les  feuilles  à  mesure  ;  deux  avantages  :  abréviation  de 
Jettres  et  sûreté.  Seulement,  ne  perds  pas  ces  feuilles. 

Je  suis  si  peu  tranquille  que  je  ne  trouve  rien  à  te  dire. 

Je  suis  de  plus  en  plus  content  des  voyages  ;  quel  effet  ne  pro- 
duiraient-ils pas  sur  loi,  qui,  quoique  je  l'aie  dit,  n'es  pas  faible? 
Ils  ont  enseigné  la  véritable  philosophie  (celle  de  tourner  tout  au 
gai)  aux  animaux  les  plus  débiles  de  cette  terre. 

Je  sens  que  ma  passion  pour  Paris  est  bien  diminuée,  mais 
non  pas  le  sentiment  pour  la  charmante  G...,  que  j'aimais  avant 
mon  départ;  ce  sentiment  est,  au  contraire,  augmenté. 


ni 

A  MONSIEUR  F....   F....,  ,A  PARIS. 

Landshut,  hi  26  avril  1809. 

Je  jouis  d'une  disgrâce  assez  complète.  On  parle  à  tout  le 
monde,  fors  à  moi.  Quelle  en  est  la  cause?  Il  ne  me  paraît  guère 
probable  que  je  sois  commissaire  des  guerres  au  commence- 
ment de  la  campagne.  Sans  doute  à  la  fin,  avec  tout  le  monde, 
lorsque  les  convenances  théâtrales  ne  permettront  guère  de  faire 
autrement. 

Quant  à  notre  bureau,  il  ressemble  assez  à  la  cour  du  roi  Pé- 
taud.  L'avantage  y  est  pour  les  parleurs  ab  hoc  et  ab  hac,  et  je 
ne  parle  presque  pas.  —  Le  bon  de  tout  cela,  c'est  que  l'ambi- 
tion ressemble  assez  à  l'amour,  dont  on  a  dit  : 

Si  l'amour  vit  d'espoir,  il  s'éteint  avec  lui. 

Je  voudrais  bien  parler,  mais  il  s'agit  d'avoir  un  flux  de  pa- 
roles plates  ou  communes  à  débiter^ 
Adieu,  je  cours  Toir  S»  M. 


4  ŒUVHES  POSTliUMKS  DE  STENDHAL. 

IV 

A   MONSIEUR    F....    F....,    A   PARIS. 

Wels,  le  3  mai  1809. 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  f  écrire  loiiguemeut  ;  Taimable 
est  ici.  Lis,  si  tu  veux,  la  lettre  ci-joiote  à  ma  sœur,  et  fa 
partir  ensuite. 

J'ai  besoin  d'imagination  ;  achète-moi,  je  l'en  prie,  les  j 
tyrs  de  M.  de  Chateaubriand,  trois  volumes,  et  envoie-les 
par  les  bureaux  de  la  liste  civile. 

J'eus  réellement  envie  de  vomir  en  traversant  Ebersbers 
voyant  les  roues  de  ma  voiture  faire  jaillir  les  entrailles 
corps  de  pauvres  petits  chasseurs  à  moitié  brûlés.  Je  me  n 
parler  pour  me  distraire  de  cet  horrible  spectacle;  il  résull 
là  qu'on  me  croit  un  cœur  de  fer. 

On  m'estime,  mais  on  ne  m'aime  pas.  Tout  cela  vient  é 
que  dire  des  puérilités  pendant  douze  heures,  chaque  j 
m'assomme,  et  je  me  tais. 


A   MONSIEUR   Fé...    F....,    A   PARIS. 

Saint-Polten,  le  11  mai  1809. 

Hier,  le  soir  du  jour  de  ma  conversation  avec  M.  de  T 
j'ai  reçu  une  lettre  que  je  t'envoie ,  parce  que  je  n'ai  p 
temps  de  In  copier.  Tu  verras  aussi  la  réponse,  que  tu  mettra 
suite  à  la  petite  poste.  Si  le  temps  le  permettait,  je  te  demande 
si  tu  y  trouves  quelque  grosse  faute  romanesque,  de  me  la 
voyer  pour  qu'il  en  soit  fait  une  autre  édition.  Le  temps  i 
quant,  corrige  avec  un  grattoir  ;  on  ne  connaît  pas  assez 
écriture  pour  s'apercevoir  que  les  corrections  qui,  d'aill 
porteront  probablement  sur  un  mot  ou  deux,  sont  d'une  i 
main. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  5 


u 


Ici,  plus  qu'ailleurs,  dis-moi  toute  la  yérité,  et  donne-moi 
beaucoup  de  détails.  — J'avais  écrit  de  Donawerth  et  ensuite  de 
Wels  ;  mais  mes  lettres  ont  un  grand  défaut,  c'est  d'être  encore 
dans  ma  vacbe.  Est-il  bien  ou  mal  que  je  n'aie  pas  proGté  de  : 
Vous  m'écrirez? 

A  propos  de  Wels  et  de  ce  qui  m'y  est  arrivé,  je  me  souviens 
de  l'épigrapbe  d'un  roman  :  Une  timidité  hardie.  Vous  prenez 
au  pas  les  précautions  qu'il  faut  pour  rester  en  selle  au  galop  ; 
ce  n  est  pas  timidité,  mais  c'est  qu'au  fond  du  coeur  vous  aspirez 
à  galoper. 

Je  ne  sais  ce  que  tu  penseras  de  mon  aventure  de  'Wels;  mais 
sois  sûr  que  jamais  tu  ne  me  sembleras  long,  parlant  de  cet 
article. 

J'ai  choisi  un  papier  épais ,  afin  que  tu  puisses  gratter  s'il  y  a 
lieu.  Un  peintre  veut  représenter  le  matin;  il  sait  que  les  teintes 
bleues  dominent  dans  cette  aimable  partie  du  jour.  La  tête  toute 
pleine  de  cette  idée ,  il  travaille  depuis  minuit  jusqu'à  deux 
heures  à  son  tableau  ;  mais  il  est  trop  préoccupé  pour  juger  de 
l'eflet  ;  il  a  peut-être  fait  trop  bleu.  Ainsi,  gratte  et  sois  sévère 
dans  ta  réponse. 

Ecris-moi  toujours  sous  l'enveloppe  pure  et  simple  de  M.  le 
comte  Daru.  Dans  le  désordre  habituel  à  l'armée,  les  lettres  de 
particuliers  courent  de  grands  dangers.  Un  de  nous  a  eu  occa- 
sion d'aller  aujourd'hui  fureter  à  la  poste;  il  nous  a  rapporté 
des  lettres  à  tous,  une  de  toi,  entre  aplres. 

Je  te  regrette  bien  depuis  quelques  jours  ;  il  me  sen^ble  qu'il 
y  a  un  an  que  j'ai  quitté  Paris. 

Nous  partons  pour  Vienne,  ou,  pour  mieux  dire,  pour  Scbœn- 
bruno,  le  12,  à  cinq  heures  du  matin. 

VI 
A  MONSIEUR  F....  F....,  A  PARIS. 

Vienne,  le  8  mai  1809. 

J'ai  éprouvé,  les  premiers  jours  de  mon  séjour  à  Vienne,  ce 
contentement  intérieur  etbien-être  parfait  que  Genève  seule  m'a- 


6  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

vail  rappelé  depuis  l'Italie.  Gel  état  est  nn  peu  dimioué 
rhabitude  qui  commence  à  se  former.  Il  n'en  reste  pas  mi 
que  Vienne  est  pour  moi  une  yille  très-agréable. 

L*adorabIe  Martial  Daru  a  été  nommé  intendant  avant-b 
ce  malin  il  m'a  demandé  à  son  frère,  comme  étant  au  fait  d 
manière  de  travailler.  M.  Daru  a  répondu  :  «  Fais  la  lettn 
la  signerai.  »  Ainsi,  suivant  toute  apparence,  me  voilà  Vien; 
pour  un  au  ou  deux.  Je  ne  suis  point  sûr  de  ne  pas  regrc 
tout  ce  que  verront  ceux  qui  iront  en  Bohême  et  en  ilongric 
peut-être  en  Turquie;  mais 

1°  Je  n'étais  pas  tout  à  fait,  à  ce  que  j*ai  Tamour-proprc 
croire,  à  ma  place  ; 

2*"  Martial  demandera  pour  moi  plus  qu'on  n'aurait  fait  o^ 
rellement. 

J'espère  que  le  chef  suprême  ne  verra  rien  de  mal  là-dedi 
peut-être  me  marquera-t-il  un  peu  de  froid. 

Je  t'écris  du  bureau  au  moment  même  où  Martial  vient 
m'apprendre  le  changement  de  mon  affaire.  Tu  devines  les 
tails,  et,  d'ailleurs,  je  t'en  ennuierai  au  premier  momeni 
tranquillité. 

J'oubliais  qu'au  théâtre  de  la  porte  de  Garintbie  on  enl 
d'excellente  musique,  et  qu'il  y  a  un  ballet  à  l'italienne  avec 
grotesques. 

Le  séjour  de  Vienne  me  charme  et  produit  une  singulière 
tesse  ;  trop  de  penchant  à  l'amour,  une  jolie  femme  à  cbs 
pas.  Quel  regret  de  n'avoir  pas  consacré  ma  vie  aux  talents 
Montbadon  possède  si  bien,  au  talent  de  leur  plaire! 

Ëcris-moi  donc,  et  envoie-moi  des  journaux.  On  dit  que  i 
serons  i  :  douze  jours. 

VII 

instrdction  pour  mm.  félix  f....,  ou  louis  g....,  ou  làmbe! 

(de  lyon). 

Paris,  le  1"  septembre  1840. 

Je  vous  ai  désignés^  mes  chers  amis,  pour  exécuteurs  t 


LETTRES  À  SES  AMIS.  7 

mentaires.  Je  yous  prie  de  tenir  la  présente  instruction  secrète, 
afin  que  les  sots  ne  puissent  nullement  en  arrêter  Texécution. 
J*ai  quelques  petits  fonds  placés  à  Paris  ;  on  peut  voir  chez 
MM.  Oberkampf  et  Duchesne.  M.  F.  F....  me  doit  de  10  à 
15,000  fr.;  M.  Joseph-Chérubin  Beyle,  ou  M.  Duchesne,  me  doit 
20,000  fr. 

Faire  rentrer  le  tout  sans  délai. 

Ces  rentrées  formeront  un  fonds,  sur  lequel  vous  acquitterez 
d'abord  les  legs  du  testament  et  quelques-uns  qui  sont  à  la  fin 
de  la  présente. 

M.  F....  sait  si  j'ai  un  enfant.  Si  je  n*en  ai  point  à  Vépoque  de 
mon  décès,  ou  que  M.  F.  soit  lui-même  décédé,  je  vous  prie,  mes 
chers  amis,  de  placer  les  fonds  provenant  des  sommes  ci-dessus 
indiquées  d*une  manière  sûre  et  telle  que  le  revenu  en  soit 
durable  à  jamais,  si  faire  se  peut.  Je  vous  laisse  entièrement 
maîtres  du  choix.  Un  fonds  de  terre  près  de  Philadelphie  ou 
d'Edimbourg  pourrait  remplir  mes  intentions. 

Du  revenu  annuel  dudit  fonds,  vous  fonderez,  suivant  les  for- 
mes les  plus  stables  possibles,  en  Angleterre,  un  prix  annuel. 
Ce  prix  (dont  Tadministration  sera  en  Angleterre,  tant  que  cette 
île  respectable  n'aura  pas  été  conquise,  et  si  ce  malheur  est 
arrivé,  en  Amérique],  ce  prix  sera  décerné  : 

La  première  année,  à  Londres; 

La  seconde,  à  Paris  ; 

La  troisième,  à  Gœltingue,  où  Berlin; 

La  quatrième,  à  Naples; 

La  cinquième,  à  Philadelphie; 

La  sixième,  à  Londres. 

Et  ainsi  de  suite  en  continuant  cet  ordre. 

Le  prix  sera  adjugé  par  une  société  ou  réunion  de  plus  de 
cinq  membres  et  de  moins  de  vingt.  Vous  choisirez  des  juges 
impartiaux.  Si  une  telle  réunion  ne  peut  avoir  lieu  sans  com- 
promettre les  juges  dans  les  villes  du  continent,  chaque  année 
de  leur  tour  et  à  leur  refus,  le  prix  sera  adjugé  par  une  société 
composée  d'Anglais  :  je  suis  sûr  que  cette  nation  fournira  tou- 
jours plus  de  vingt  hommes  éclairés,  courageux  et  ne  dédai- 
Snam  pas  d'être  utiles  aux  hommes  en  secondant  mes  vues. 


8  ŒUVRES  POSTHUMES   DE   STENDHAL. 

C'est  à  vous,  mes  chers  amis,  d*assurer  Texécution  de 
projet  par  des  mesures  sages,  calculées  d'aprè^  la  connais 
des  hommes  et  des  gouvernements.  Je  vous  conseille,  à 
occasion,  de  relire  Delolme. 

L'ouvrage  qui  remportera  le  prix  devra  être  écrit  en  fra 
anglais,  italien,  espagnol,  latin  ou  allemand;  dans  ce  d< 
cas,  accompagné  d'une  traduction  en  Tune  des  cinq  i 
langues. 

Cet  ouvrage  devra  être  écrit  en  style  simple,  clair  et  < 
du  ton  d*une  description  anatomique  et  non  d'un  discoa 
divisé  en  trois  parties  :  l*"  Exemples  tirés  de  l'histoire  ;  T  c 
pies  tirés  des  imitations  de  la  nature  (poésies,  romans, 
3®  enfin,  description  exacte  et  froide. 

On  proposera  à  tous  les  hommes,  sans  restriction,  par  h 
des  journaux  des  capitales  susdésignées,  les  questions  suiva 

Qu'est-ce  que  Tambition,  Tamour,  la  vengeance,  la  haii 
rire,  les  larmes,  le  sourire,  l'amitié,  la  terreur,  l'hilarité? 

Quel  est  le  plus  grand  comique? 

Pour  obtenir  le  prix,  l'ouvrage  devra  être  de  soixante 
in-8%  caractère  cicéro.  Les  juges  sont  invités  à  préférer  le 
simple  au  style  dit  oratoire,  et  surtout  les  pensées  au 
Quand  les  questions  indiquées  ci-dessus  auront  été  épuisé< 
les  proposera  de  nouveau,  en  recommençant  par  l'ambition, 
tant  que  les  révolutions  permettront  au  legs  de  subsister, 
doute  pas  que  quelque  ami  des  hommes  ne  répare  les  dii 
tions  qui  pourraient  survenir  dans  la  somme  destinée  I 
donnée  en  prix. 

Le  prix  sera  : 

i*"  Une  médaille  d'or,  dans  une  partie  de  laquelle  oi: 
entrer  ces  mots  :  Nosce  te  ipsunif  et  ces  autres  :  Bonheui 
la  monarchie  tempérée. 

'2"  Une  édition  complète  de  Shakspeare,  en  anglais,  du 
de  dix  napoléons  (200  fr.). 

Je  vous  in  vile,  mes  chers  amis,  à  ne  faire  proposer  U 
que  lorsque  la  fondation  sera  assurée,  par  exemple,  par  1 
d'une  métairie  en  Amérique  ou  en  Ecosse. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  9 


VIII 

AMOHSIEUR    R.    COLOMB,    GONTllèLEDR  PRINCIPAL  DES    DROITS  RÉUNIS,    A 

GENÈVE,  DÉPARTEMENT  DU  LÉMAN. 

Paris,  le  26  janvier  1811. 

En  ta  qualité  d'habitant  et  d*aini  d'une  ville  essentiellement 
raisonnable,  tu  trouveras  peut-être  bien  oiseuse  cette  question  : 

La  comédie  peut-elle  être  utile? 

fTimporte,  voici  un  rapport  à  ce  sujet;  laisse  pour  un  mo- 
ment la  maltôte,  et  daigne  le  lire;  M.  Français^  ne  t'en  voudra 
pas  pour  cela,  car  il  aime  les  lettres  et  ceux  qui  les  cultivent. 

Saint-Lambert  dit  que  Molière  a  cherché  à  fortifier  Tesprit  de 
société.  Il  avait  réussi.  Cet  esprit  est  maintenant  trop  fort  pour 
le  bonheur  des  Français;  il  faudrait  le  diminuer,  porter  les 
Français  à  chercher  le  bonheur  dans  eux-mêmes,  et  ensuite 
dans  leurs  rapports  avec  leur  maison,  leurs  parents  intimes. 

Voir  ce  qui  nuit  au  bonheur  de  chacune  des  maisons  où  je 
vais,  n  faudrait  faire  pour  chaque  maison  une  comédie  dont  les 
incidents  fussent  arrangés  de  manière  à  faire  dire  aux  gens  de 
cette  maison.: 

l"*  Il  est  nuisible  au  bonheur, 

2*  Ou  il  est  ridicule 
de  faire  telle  chose.  Cette  telle  chose  serait  précisément  celle 
qui  nuit  à  leur  bonheur. 

Il  faut  une  certaine  force  d*àme  dans  un  homme  pour  qu'il 
poisse  considérer  ce  qui  nuit  ou  sert  à  son  bonheur,  sans  que 
l'extrême  intérêt  qu'il  prend  au  sujet  dont  on  discute  Tintérêt 
ne  lui  fasse  venir  les  larmes  aux  yeux,  et  ne  trouble  ainsi  sa 
vue.  II  arrive  souvent  qu'en  discutant  avec  une  femme  ce  qui  est 
de  son  bonheur,  elle  commence  par  ne  pas  vous  comprendre, 
et  lorsqu'elle  sent  enfin  de  quoi  il  s'agit,  la  seule  compréhension 
de  pouvoir  être  malheureuse  la  fait  fondre  en  larmes.  Ainsi 

*  M.  lecomle  Français  (de  Nantes),  fondateur  des  droits  réunis,  était  alors 
conseiller  d'État  à  vie  et  directeur  général  de  celte  administration.  (R.  C) 

1. 


iO  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHàL. 

Toas  n^avex  jamais  pu  en  obtenir  d^attention  :  d^abord  elle  i 
eomprenait  pas  la  question,  el  dès  qn^ette  Ta  en  saisie,  elle 
été  trop  affligée  pour  pouvoir  juger  et  raisonner. 

D'ailleurs,  pour  faire  conclure  à  ce  bourgeois  d'Âuxerre  qi 
telle  chose  est  contraire  à  son  bonheur,  il  faudrait  lui  présent 
un  tableau  du  malheur  où  telles  habitudes  pareilles  aux  sienn 
ont  conduit  le  personnage  de  la  comédie.  Ce  spectacle  ne  fe 
nattre  aucun  plaisir  dans  son  cœur;  il  n*y  reyiendra  pas,  et  * 
chassera  le  souvenir  comme  celui  d'une  mauvaise  pensée. 

D'où  je  conclus  que  la  comédie  doit  abandonner  le  premî 
moyen  aux  sermonnaires,  s'il  s'en  trouve  jamais  d'assez  bo 
pour  s*emparer  de  cette  mine. 

I!  reste  donc  à  montrer,  dans  Vétat  de  ridicule,  à  chaque  i 
dété,  la  mauvaise  habitude  qui  V éloigne  du  bonheur, 

Arnolphe  pouvait  être  très-heureux;  c'est  un  homme  d'< 
prit,  qui  a  de  la  fortune,  qui  a  fait  des  c...  pendant  toute 
jeunesse,  et  qui  a  ri  de  tous  les  ridicules  qui  lui  sout  tomt 
sous  la  main  ;  il  a  quarante-cinq  ans,  mais  il  est  fort  vert  e 
core.  Cinq  ou  six  chemins  différents  pouvaient  le  conduire 
bonheur,  mais  il  s'entête  de  la  manie  d'être  marié  et  non  c.,.. 

Molière  pouvait  montrer  aux  Arnolphe  de  la  société  tous  ] 
malheurs  qu'entrahie  la  poursuite  de  cette  chimère  ;  monti 
Arnolphe  déshonoré,  eoûn  conduit  k  la  potence  ou  se  brâU 
la  cervelle. 

Il  Ta  montré  ridicule,  et  a  seulemrat  laissé  entrevoir 
malheur, 

]je  même  raisonnement  sur  Orgon,  qu'il  montre  ridicule 
non  malheureux. 

Idem  sur  Alcesle.  Je  remarque  qu*il  pouvait  le  montrer  be 
coup  plus  ridicule. 

GoUin^  a  montré  le  vieux  célibataire  malheureux  ;  à  quoi  o 
dit  qu*il  avait  peint  le  malheur  d'un  vieux  sot,  qui  avait  pei 
le  bonheur  en  même  temps  que  la  faculté  d'aimer.  Et  j'ajo 
qu'eût- il  peint  le  malheur  même  d*un  vieux  célibataire,  hom 
d'esprit,  il  n'aurait  pas  encore  fait  une  vraie  comédie.  Il  fal 
peindre  un  tel  personnage  dans  des  positions  ridicules. 

«  Coliin  d*Harleville. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  41 

GoUio  a  cependant  le  mérite  d'avoir  éloigné  la  tristesse 
sèche  et  acre  par  Taspect  attendrissant  sous  lequel  il  nous 
présente  M.  Dubriage. 

Mais  des  spectateurs  faits  pour  la  vraie  comédie  ne  retourne- 
raient pas  à  celle-ci  et  iraient  à  rOpéra-Buffa. 

Délibéré  à  Paris  les  jour,  mois  et  an  que  dessus. 

GONICKPHILE.  ArNOLPHE  H*. 


IX 

A  M.  F....  V,,,.,  A  GRENOBLE. 

Smolensk,  le  19  août  1812. 

L'incendie  nous  parut  un  si  beau  spectacle  que,  quoiqu'il  îùt 
sept  heures,  malgré  la  crainte  de  manquer  le  dîner  (chose  uni- 
que dans  une  telle  ville),  et  celle  des  obus  que  les  Russes  lan- 
çaient, à  travers  les  flammes,  sur  les  Français  qui  pouvaient  être 
sur  le  bord  du  fioryslhène  (le  Dnieper),  nous-  descendîmes  par  la 
porte  qui  se  trouve  près  la  jolie  chapelle;  un  obus  venait  d'y 
éclater,  tout  fumait  encore.  Nous  fîmes  en  courant  bravement 
une  vingtaine  de  pas  ;  nous  traversâmes  le  fleuve  sur  un  pont 
que  le  général  Kirgener  faisait  construire  en  toute  hâte.  Nous 
allâmes  tout  à  fait  au  bord  de  l'incendie,  où  nous  trouvâmes 
beaucoup  de  chiens  et  quelques  chevaux  chassés  de  la  ville  par 
l'embrasement  général. 

Nous  étions  à  nous  pénétrer  d'un  spectacle  si  rare,  quand 
M...  fut  abordé  par  un  chef  de  bataillon,  qu'il  ne  connaissait 
que  pour  lui  avoir  succédé  dans  un  logement  à  Rostock.  Ce 
brave  homme  nous  raconta  au  long  ses  batailles  du  malin  et  de 
la  veille,  et  ensuite  loua  à  l'infini  une  douzaine  de  dames  de 
Rostock,  qu'il  nous  nomma  ;  mais  il  en  loua  une  beaucoup  plus 
que  les  autres.  La  crainte  d'interrompre  un  homme  si  péné- 
tré de  son  sujet  et  l'envie  de  rire  nous  retinrent  auprès  de  lui 
jusqu'à  dix  heures,  au  moment  où  les  boulets  recommencèrent 
de  plus  belle. 

Nous  déplorions  la  perte  du  dîner,  et  je  convenais  avec  M... 


il  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

qu'il  entrerait  le  premier  pour  essuyer  la  réprimande  que  i 
méritions  de  la  part  de  M.  D...,  quand  nous  aperçûmes  dai 
haute  ville  une  clarté  extraordinaire. 

Nous  approchons,  nous  trouvons  toutes  nos  calèches  au  mi 
de  la  rue,  huit  grandes  maisons  voisines  de  la  nôtre  jetant  s 
des  flammes  à  soixante  pieds  de  hauteur  et  couvrant  de  c 
bons  ardents,  larges  comme  la  main,  la  maison  qui  était  à  i 
depuis  quelques  heures;  nous  en  fîmes  percer  le  toit  en  cin* 
six  endroits  et  nous  y  plaçâmes,  comme  dans  des  chaires  à  \ 
cher,  une  demi- douzaine  de  grenadiers  de  la  garde,  arme 
longues  perches  pour  battre  les  étincelles  et  les  faire  tom 
ils  firent  très-bien  leur  office.  M.  D...  prenait  soin  de  I 
Activité,  fatigue,  tapage,  jusqu'à  minuit. 

Le  feu  avait  pris  trois  fois  à  notre  maison,  et  nous  l*av 
éteint.  Notre  quartier  général  était  dans  la  cour,  d'où,  assis 
de  la  paille,  nous  regardions  les  toits  de  la  maison  et  des 
pendances,  indiquant  par  nos  cris  les  points  les  plus  cha 
d*étincélles  à  nos  grenadiers. 

Nous  étions  là,  MM.  D...,  le  comte  Dumas,  Besnard,  Jact 
miuol,  le  général  Rirgener,  tous  tellement  harassés,  que  i 
nous  endormions  tout  en  nous  parlant;  le  maître  de  la  ms 
seul  (M.  D...)  résistait  au  sommeil. 

Enfin  parut  ce  diner  si  désiré  ;  mais  quelque  appétit  que 
eussions,  n'ayant  rien  pris  depuis  dix  heures  du  matin,  il 
très-plaisant  de  voir  chacun  s*endoTmir  sur  sa  chaise,  la  1 
chette  à  la  main.  Je  crains  bien  que  mon  énorme  histoii 
produise  le  même  effet.  Daignez  me  le  pardonner,  madame 
brûler  ma  lettre,  parce  que  nous  sommes  convenus  que  le 
letin  seul  doit  parler  de  Tarmée. 

Mademoiselle  de  Gamelin  reconnaîtra  mon  goût  pour  les , 
naux;  mais,  comme  nous  manquons  tout  à  fait  d'encre  et 
faut  la  faire  à  cliaque  fois  qu'on  trempe  la  plume,  c'est  la 
mière  lettre  que  j'écris,  et,  quelque  longue  qu'elle  soit,  j'ai 
encore  bien  des  choses  à  dire.  Daignez  y  voir  du  moins, 
dame,  l'hommage  de  mon  respectueux  dévouement  et  rap] 

'  Plaisanterie  ou  passe-port. 


LKTTUES  A  SES  AMIS.  i3 

mon  respect  à  madame  Nadot,  mademoiselle  de  Gamelin  et  la 
grande  mademoiselle  Pauline. 

L'armée  a  encore  poussé  les  Russes  de  quatre  lieues  celte 
uuil;  nous  voilà  à  quatre-vingt-six  lieues  de  Moscou. 


A    MONSIEUR   F....    F....,    A   GRENOBLE. 

Smolensk,  à  qu^ttre-viiigts  lieues  de  Moscou,  24  août  1812. 

J'ai  reçu  ta  lettre  en  douze  jours,  quoiqu'elle  ait  fail  huit 
cents  lieues,  comme  tout  ce  qui  nous  arrive  de  Paris.  Tu  es 
bien  heureux  et  j'en  suis  content.  Je  n'ai  plus  d'idée  de  ce  mien 
conseil  que  tu  trouves  bon.  Serait-ce  celui  de  commencer  de 
bonne  heure  à  travailler  à  l'édition  de  Montesquieu  et  de  ma- 
rier l'idée  de  cet  ouvrage  à  celle  de  ton  bonheur? 

Le  mien  n'est  pas  grand  d'être  ici.  Gomme  l'homme  change! 
Cette  soif  de  voir  que  j'avais  autrefois  s'est  tout  à  fait  éteinte  ; 
depuis  que  j'ai  vu  Milan  et  l'Italie,  tout  ce  que  je  vois  me  re- 
bute par  la  grossièreté.  Groirais-tu  que,  sans  rien  qui  me  touche 
pins  qu'un  autre,  sans  rien  de  personnel,  je  suis  quelquefois  sur 
le  poUit  de  verser  des  larmes?  Dans  cet  océan  de  barbarie,  pas 
un  son  qui  réponde  à  mon  âme  !  Tout  est  grossier,  sale,  puant 
au  physique  et  au  moral.  Je  n'ai  eu  un  peu  de  plaisir  qu'en 
me  faisant  faire  de  la  musique  sur  un  petit  piano  discord,  par 
un  être  qui  sent  la  musique  comme  moi  la  messe.  L'ambition 
ne  fait  plus  rien  sur  moi  ;  le  plus  beau  cordon  ne  me  semblerait 
pas  un  dédommagement  de  la  boue  où  je  suis  enfoncé.  Je  me 
figure  les  hauteurs  que  mon  âme  —  (composant  des  ouvrages, 
entendant  Cimarosa  et  aimant  Angela,  sous  un  beau  climat), — 
que  mon  âme  habite,  comme  des  collines  délicieuses;  loin  de  ces 
collines,  dans  la  plaine,  sont  des  marais  fétides;  j'y  suis  plongé 
et  rien  au  monde  que  la  vue  d'une  carte  géographique  ne  me 
rappelle  mes  collines. 

Groirais-tu  que  j'ai  un  vif  plaisir  à  faire  des  affaires  officielles 
qui  ont  rapport  à  l'Italie?  J'en  ai  eu  trois  ou  quatre  qui,  même 
finies,  ont  occupé  mon  imagination  comme  un  roman. 


14  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

J*ai  éprouvé  une  contrariété  de  détail  dans  le  pays  de  Wî 
à  Boyardowiscoma  (près  de  Rrasnoî),  où  j'ai  rejoiot  qaan< 
pays  n'était  pas  encore  organisé.  J'ai  eu  des  peines  physic; 
extrêmes.  Pour  arriver,  j'ai  laissé  ma  calèche  derrière,  et  c 
calèche  ne  rejoint  point.  U  est  possible  qu  elle  ait  été  pil 
Pour  moi,  personnellement,  ce  ne  serait  qu'un  demi-malh< 
4,000  fr.  environ  d'effets  perdus  et  de  l'incommodité  ;  mai 
portais  des  effets  à  tout  le  monde.  Quel  sot  compliment  à  ( 
aux  gens  ! 

Ceci,  cependant,  n'influe  pas  sur  la  manière  d'être  que  je 
exposée.  Je  vieillis.  H  dépend  de  moi  d'être  plus  actif  qu'auc 
des  personnes  qui  sont  dans  le  bureau  où  j'écris,  l'oreille  as 
gée  par  des  platitudes;  mais  je  n'y  trouve  nul  plaisir.  Où  es 
bureau  de  Brunswick  ou  celui  de  Vienne?  —  Tout  cela  tend 
rieusement  à  me  faire  demander  la  sous-préfecture  de  Roi 
Je  n'hésiterais  pas  si  j'étais  sûr  de  mourir  à.  quarante  ans.  ( 
pèche  contre  le  bélisme  ^  C'est  une  suite  de  l'exécrable  édi 
tion  morale  que  nous  avons  reçue.  Nous  sommes  des  oran^ 
venus  par  la  force  de  leur  germe,  au  milieu  d'un  étang  de  gl£ 
en  hlande.  — -  Écris-moi  plus  longuement  ;  j'ai  trouvé  ta  le 
bien  courte  pour  huit  cents  lieues.  Engage  Angela  à  m'écr 
— -  Je  n'aime  pas  plus  Paris  qu'à  Paris;  je  suis  blasé  pour  c 
ville  comme  toi,  je  crois;  mais  j'aime  les  sensations  que  P( 
ting  and  Opera-Buffa  va  y  ont  données  pendant  six  mois. 

Adieu,  je  crois  qu'on  part. 

XI 

A   MONSIEUR  F....   F....,    A   GRENOBLE. 

Moscou,  le  2  octobre  1812. 

J*ai  reçu  avant-hier  dans  mon  lit  ta  petite  mais  bonne  le 
du  1 2  septembre,  mon  cher  ami.  Pour  achever  le  contraste 
l'automne  de  1811  et  celui  de  1812,  la  fatigue  physique  extn 
et  la  nourriture  composée  exclusivement  de  viande  m'ont  do 

*  Cette  expression  signifie  :  idées,  principes,  particaliers  à  Beyle.  (R 


LETTRES  A  SES  AMIS.  15 

une  bonne  fièvre  bilieuse  qui  s'aunonçait  très-ferme  ;  nous  l'a- 
vons menée  de  même,  et  je  f  écris  de  chez  le  ministre;  c'est 
ma  première  sortie.  Cette  maladie  m'a  été  agréable  en  me  don- 
nant huit  jours  de  solitude.  J^al  eu  le  temps  de  voir  que,  les  cir- 
constances étant  extrêmement  ennuyeuses,  il  fallait  s'appliquer 
à  quelque  chose  d'absorbant.  J*ai  donc  repris  Letellier^,  Ce  qui 
m'y  a  porté,  c'est  le  souvenir  des  plaisirs  purs  et  souvent  ravis- 
sants que  j'ai  eus  l'hiver  dernier  pendant  sept  mois,  à  compter 
do  4  décembre.  Cette  occupation  m'a  intéressé  hier  et  avant- 
hier.  Le  bonheur  éclaircit  le  jugement,  et  j'ai  vu  encore  plus 
clairement  aujourd'hui  que  c'était  un  très-bon  parti. 

Ta  dois  sentir  cette  vérité  que  le  bonheur  éclaircit  le  juge- 
ment. Sur  les  choses  qui  avaient  rapport  aux  femmes,  sur  la 
manière  de  leur  donner  la  sensation  de  l'amabilité,  etc.,  tu 
avais  beaucoup  de  jugements  qui  me  semblaient  viciés,  parce 
que,  sur  des  raisons  baroques  et  nullement  existantes  dans  la 
nature,  telles  qu'un  grand  nez,  un  grand  front,  etc.,  tu  t'obsti- 
nais à  te  voir  toujours  dans  un  des  bassins  de  la  balance.  Main- 
tenant le  bonheur  te  place  dans  l'autre  et  doit  te  ramener  natu- 
rellement aux  principes  du  pur  bélisme,  —  Je  lisais  les  Confes- 
sions de  Rousseau  il  y  a  huit  jours.  C'est  uniquement  faute  de 
<leax  on  trois  principes  de  bélisme  qu'il  a  été  si  malheureux. 
Cette  manie  de  voir  des  devoirs  et  des  vertus  partout  a  mis  de 
la  pédanterie  dans  son  style  et  du  malheur  dans  sa  vie.  Il  se  lie 
avec  an  homme  pendant  trois  semaines  :  crac,  les  devoirs  de 
l'amitié,  etc.  Cet  bomme  ne  songe  plus  à  lui  après  deux  ans  ;  il 
cherche  à  cela  une  explication  noire.  Le  bélisme  lui  eût  dit  : 
«Deux  corps  se  rapprochent,  il  naît  de  la  chaleur  et  une  fermen- 
tation; mais  tout  état  de  cette  nature  est  passager.  C'est  une 
fleur  dont  il  faut  jouir  avec  volupté,  etc.  »  Saisis-tu  mon  idée? 
l'es  plus  belles  cboses  de  Rousseau  sentent  l'empyreume  pour 
inoi,  et  n'ont  point  cette  grâce  corrégienne  que  la  moindre 
<HDbre  de  pédanterie  détruit. 

II  paraît  que  je  passerai  l'hiver  ici  ;  j'espère  que  nous  aurons 
concert.  Il  y  aura  certainement  spectacle  à  la  cour,  mais  quels 

*  Comédie  en  prose,  restée  à  l*éUt  d'ébauche.  (R.  C.) 


ie  ŒUVnES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

acteurs  !  Au  lieu  que  nous  avons  Tarquioio,  ua  des  m^ 
ténors. 

Rien  ne  me  purifie  de  la  soeiété  des  sots  comme  la  mus! 
elle  me  devient  tous  les  jours  plus  chère.  Mais  d'où  viei 
plaisir?  La  musique  peint  la  nature.  Rousseau  dit  que  soi 
elle  abandonne  la  peinture  directe  impossible  pour  jeter  i 
âme,  par  des  moyens  à  elle,  dans  une  position  semblable  à 
que  nous  donnerait  l'objet  qu'elle  veut  peindre.  Au  lie 
peindre  une  nuit  tranquille,  chose  impossible,  elle  don 
Fâme  la  même  sensation,  en  y  faisant  naître  les  mêmes  s 
meuts  qu'inspire  la  nuit  tranquille. 

Y  comprends-tu  quelque  chose?  Je  t'écris  dans  une  | 
chambre  où  deux  jeunes  sots,  arrivés  de  Paris,  donnent 
opinion  sur  ce  qu'on  devrait  faire  à  Moscou,  et  ne  me  laii 
pas  la  possibilité  de  lier  deux  idées  ;  j'en  avais  beaucoup 
communiquer,  et  me  voilà  à  sec. 

Quant  à  la  musique,  il  me  semble  que  mon  goût  partie 
pour  les  bous  opéras  bouffes  vient  de  ce  qu'ils  me  dounei 
sensation  de  la  perfection  idéale  de  la  comédie.  1^  meilleui 
médie  pour  moi  serait  celle  qui  me  donnerait  des  seusa 
semblables  à  celles  que  je  reçois  du  Matrimonio  segreto 
Pazzoper  la  musica;  cela  me  semble  clair  dans  mon  cœur. 

Cachette  la  lettre  pour  mon  excellent  grand-père. 

Favier, 
Capitaine. 

XU 

A   M.    F..  .    F....,   A   GRENOBLE. 

Moscou,  4  octobre  1812,  essendo  di  servizio  j 
Vintendenie  générale.  [Journal  du  14  au  1« 
tembre  1812.) 

J*ai  laissé  mon  général  ^  soupant  au  palais  Apraxiue.  En 
tant  et  prenant  congé  de  M.  Z...,  dans  la  cour  nous  aperçu 

*  M.  le  comte  Dam,  intendant  général  de  la  grande  armée.  (R.  C 


LETTRES  A  SES  AMIS.  17 

qu'outre  rincendie  de  la  ville  chinoise,  qui  allait  son  train  depuis 
plusieurs  heures,  nous  en  avions  auprès  de  nous;  nous  y  allâmes. 
Le  foyer  était  très- vif.  Je  pris  mal  aux  dents  à  cette  expédition < 
Nous  eûmes  la  bonhomie  d'arrêter  un  soldat  qui  venait  de  don- 
ner deux  coups  de  baïonnette  à  un  homme  qui  avait  bu  de  la 
bière;  j'allai  jusqu'à  tirer  Tépée;  je  fus  même  sur  le  point  d'en 
percer  ce  coquin.  Bourgeois  le  conduisit  chez  le  gouverneur, 
qui  le  fit  élargir. 

Nous  nous  retirâmes  à  une  heure,  après  avoir  lâché  force 
lieux  commuDS  contre  les  incendies,  ce  qui  ne  produisit  pas  un 
grand  effet,  du  moins  pour  nos  yeux.  De  retour  dans  la  case 
Âpraxine,  nous  fîmes  essayer  une  pompe.  Je  fus  me  coucher, 
tourmenté  d'un  mal  de  dents.  Il  paraît  que  plusieurs  de  ces  mes- 
sieurs eurent  la  bonté  de  se  laisser  alarmer  et  de  courir  vers  les 
deux  heures  et  vers  les  cinq  heures.  Quant  à  moi,  je  m'éveillai 
à  sept  heures,  fis  charger  ma  voiture  et  la  fis  mettre  à  la  queue 
de  celles  de  M.  Daru. 

Elles  allèrent  sur  le  boulevard,  vis-à-vis  le  club.  Là,  je 
trouvai  madame  B.,  qui  voulut  se  jeter  à  mes  pie^s;  cela  fit 
une  reconnaissance  très-ridicule.  Je  remarquai  qu'il  n'y  avait 
pasTombre  de  naturel  dans  tout  ce  que  me  disait  madame  B.,  ce 
qui  naturellement  me  rendit  glacé.  Je  fis  cependant  beaucoup 
pour  elle,  en  mettant  sa  grasse  belle-sœur  dans  ma  calèche,  et 
l'invitant  à  mettre  ses  droski  à  la  suite  de  ma  voiture.  Elle  me 
dit  que  madame  Saint- Albe  lui  avait  beaucoup  parlé  de  moi. 

L'incendie  s'approchait  rapidement  de  la  maison  que  nous 
avions  quittée.  Nos  voitures  restèrent  cinq  ou  six  heures  sur  le 
boulevard.  Ennuyé  de  celte  inaction,  j'allai  voir  le  feu  et  m'ar- 
rêtai une  heure  ou  deux  chez  Joinville  ^.  J'admirai  la  volupté 
inspirée  par  l'ameublement  de  sa  maison  ;  nous  y  bûmes,  avec 
Billet  et  Busche,  trois  bouteilles  de  vin  qui  nous  rendirent  la  vie. 
J'y  lus  quelques  lignes  d'une  traduction  anglaise  de  Virginie, 
qui,  au  milieu  de  la  grossièreté  générale,  me  rendit  un  peu  de 
vie  morale. 

J'allai  avec  Louis  voir  l'incendie.  Nous  vîmes  un  nommé 

*  M.  le  baron  de  Joinville,  intendant  militairo. 


i8  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Savoye,  canonnier  à  cheval,  ivre,  donncT  des  coups  de  ph 
sabre  à  un  officier  de  la  garde  et  l'accabler  de  sottises.  Il 
tort,  on  fut  obligé  de  finir  par  lui  demander  pardon.  Un  d< 
camarades  de  pillage  s'enfonça  dans  une  rue  en  flammei 
probablement  il  rôtit.  Je  vis  une  nouvelle  preuve  du  pe 
caractère  des  Français  en  général.  Louis  s'amusait  à  calme 
homme,  au  profit  d*un  officier  de  la  garde  qui  l'aurait  mis 
rembarras  à  la  première  rivalité  ;  au  lieu  d'avoir  pour  toi 
désordre  un  mépris  mérité,  il  s'exposait  à  accrocher  des  soi 
pour  son  compte.  Pour  moi,  j'admirais  la  patience  de  l'ofl 
de  la  garde;  j'aurais  donné  un  coup  de  sabre  sur  le  ne: 
Savoye,  ce  qui  aurait  pu  faire  une  affaire  avec  le  colonel.  L' 
cier  agit  plus  prudemment. 

Je  retournai,  à  trois  heures,  vers  la  colonne  de  nos  voit 
et  les  tristes  collègues.  On  venait  de  découvrir  dans  les  mai 
de  bois  voisines  un  magasin  de  farine  et  un  magasin  d'avo 
je  dis  a  mes  domestiques  d'en  prendre.  Ils  se  montrèrent  t 
affairés,  eurent  l'air  d'en  prendre  beaucoup,  et  cela  se  boi 
très-peu  de  chose.  C'est  ainsi  qu'ils  agissent  en  tout  et  parte 
l'armée;  cela  cause  de  rirritation.  On  a  beau  vouloir  s'en  f 
comme  ils  viennent  toujours  crier  misère,  on  finit  par  s'in 
tienter,  et  je  passe  des  jours  malheureux.  Je  m'impatiente 
pendant  bien  moins  qu'un  autre;  mais  j*ai  le  malheur  d( 
mettre  en  colère.  J'envie  certains  de  mes  collègues  auxquel 
dirait  je  crois  qu'ils  sont  des  gens  f.....  sans  les  mettre  ve 
blement  en  colère  ;  ils  haussent  la  voix  et  voilà  tout.  Ils  seco 
les  oreilles,  comme  me  disait  la  comtesse  Palfy  :  «  On  s 
bien  malheureux  si  Ton  ne  faisait  pas  ainsi,  »  ajoutait-elle, 
a  raison  ;  mais  comment  faire  preuve  de  semblable  résigna 
avec  une  âme  sensible  ! 

Vers  les  trois  heures  et  demie,  Billet  et  moi  allâmes  visit 
maison  du  comte  Pierre  Soltykoff;  elle  nous  parut  pouvoir 
venir  à  S.  E.  Nous  allâmes  au  Kremlin  pour  l'en  avertir;  i 
nous  arrêtâmes  chez  le  général  Dumas,  qui  domine  le 
refour. 

Le  général  Kirgener  avait  dit  devant  moi  à  Louis  :  «  Si 
veut  me  donner  quatre  mille  hommes,  je  me  fais  fort,  ei 


LETTRES  A  SES  AMIS.  49 

heures,  de  faire  la  pari  da  feu,  et  il  sera  arrêté.  »  Ce  propos 
me  frappa.  (Je  doute  du  succès.  Rostopchin  faisait  sans  cesse 
mettre  le  feu  de  nouveau  ;  on  Faurait  arrêté  à  droite,  on  Tau- 
rsdt  retrouvé  à  gauche,  en  vingt  endroits.) 

Nous  vîmes  arriver  du  Kremlin  M.  Daru  et  l*aimable  Martial; 
nous  les  conduisîmes  à  Vhôtel  SoltykolT,  qui  fut  visité  de  fond 
en  comble.  M.  Daru  trouvant  des  inconvénients  à  la  maison 
SollykofF,  on  Vengagea  à  en  aller  voir  d'autres  vers  le  club. 
Ifoijs  vîmes  le  club  orné  dans  le  genre  français,  majestueux  et 
enfumé.  Dans  ce  genre,  il  n*y  a  rien  à  Paris  de  comparable.  Après 
le  club,  nous  vîmes  la  maison  voisine,  vaste  et  sopeii)e;  enfin, 
une  jolie  maison  blancbe  et  carrée,  qu'on  résolut  d'occuper. 

Nous  étions  très-fatigués,  moi  plus  qu'un  autre.  Depuis  Smo- 
lensk,  je  me  sens  entièrement  privé  de  forces,  et  j'avais  eu  l'en- 
fantillage de  mettre  de  l'intérêt  et  du  mouvement  à  ces  recber- 
ches  de  maisons.  De  l'intérêt,  c'est  trop  dire,  mais  beaucoup  de 
mouvement. 

Nous  nous  arrangeons  enfin  dans  cette  maison,  qui  avait  l'air 
d'avoir  été  habitée  par  un  homme  riche  aimant  les  arts.  Elle 
était  distribuée  avec  commodité,  pleine  de  petites  statues  et  de 
tableaux.  11  y  avait  de  beaux  livres,  notamment  Buffon,  Vol- 
taire, qui,  ici,  est  partout,  et  la  Galerie  du  Palais-Royal. 

La  violente  diarrhée  faisait  craindre  à  tout  le  monde  le  man- 
que devin.  On  nous  donna  l'excellente  nouvelle  qu'on  pouvait 
en  prendre  dans  la  cave  du  beau  club  dont  j'ai  parlé.  Je  déter- 
minai le  père  Billet  à  y  aller.  Nous  y  pénétrâmes  par  une  superbe 
écurie  et  par  un  jardin  qui  aurait  été  beau,  si  les  arbres  de^ce 
pays  n'avaient  pas  pour  moi  un  caractère  ineffaçable  de  pauvreté. 

Nous  lançâmes  nos  domestiques  dans  cette  cave  ;  ils  nous  en- 
voyèrent beaucoup  de  mauvais  vin  blanc,  des  nappes  damassées, 
des  serviettes  {dem,  mais  très-usées.  Nous  pillâmes  cela  pour 
en  faire  des  draps. 

Un  petit  M.  J..,,  de  chez  l'intendant  général,  venu  pour  pil- 
lofer  comme  nous,  se  mit  à  nous  faire  des  présents  de  tout  ce 
que  nous  prenions.  11  disait  qu'il  s'emparait  de  la  maison  pour 
M.  l'intendant  général,  et  partait  de  là  pour  moraliser;  je  le 
rappelai  un  peu  à  l'ordre. 


u  -  -^ 


20  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Mon  domestique  était  complètement  ivre  ;  il  entassa  dai 
voiture  les  nappes,  du  vin,  un  violon,  qu'H  avait  pillé  poui 
et  mille  autres  choses.  Nous  fîmes  un  petit  repas  de  vin 
deux  ou  trois  collègues. 

Les  domestiques  arrangeaient  la  maison,  l'incendie  était 
de  nous,  et  garnissait  toute  Talmosphère,  jusqu'à  une  gr 
hauteur,  d'une  fumée  cuivreuse;  nous  nous  arrangions  et 
allions  enfm  respirer,  quand  M.  Daru,  rentrant,  nous  ann 
qu'il  faut  partir.  Je  pris  la  chose  avec  courage;  mais  cel 
coupa  bras  et  jambes. 

Ma  voiture  était  comble ,  j'y  plaçai  ce  pauvre  foireux  et 
nuyeux  de  B...,  que  j'avais  pris  par  pitié  et  pour  rendre 
autre  la  bonne  action  de  Biliolli.  C'est  Tenfant  gâté  le  plus 
et  le  plus  eimuyeux  que  je  connaisse. 

Je  pHlai  dans  la  maison,  avant  de  la  quitter,  un  volun 
Voltaire,  celui  qui  a  pour  titre  Facéties. 

Mes  voilures  de  François  firent  attendre.  Nous  ne  nous  a 
guère  en  route  que   vers  sept   heures.  Nous  rencontr 
M.  Daru  furioiix.  Nous  marchions  directement  vers  l'ince 
ea  longeant  une  partie  du  boulevard.  Peu  à  peu,  nous 
avançâmes  dans  la  fumée,  la  respiration  devenait  difficile  ; 
nous  pénétrâmes  entre  des  maisons  embrasées.  Toutes  not 
tpeprises  ne  sont  jamais  périlleuses  que  par  le  manque  ai 
d'ordre  et  de  prudence.  Ici  une  colonne  très-considérabl 
voitures  s'enfonçait  au  milieu  des  flammes  pour  les  fuir, 
manœuvre  n'aurait  été  sensée  qu'autant  qu'un  noyau  de 
aurait  été  entouré  d'un  cercle  de  feu.  Ce  n'était  pas  du  tout 
de  la  question;  le  feu  tenait  un  côté  de  la  ville,  il  faUa 
sortir;  mais  il  n'était  pas  nécessaire  de  triiverser  le  feu  ;  il  I 
le  tourner. 

L'impossibUité  nous  arrêta  net;  on  fit  faire  demi-tour.  Ce 
je  pensais  au  grand  spectacle  que  je  voyais,  j'oubliai  un  ic 
que  j'avais  fait  faire  demi-tour  à  ma  voiture  avant  les  ai 
J'étais  harassé,  je  marchais  à  pied,  parce  que  ma  voiture 
comble  des  pillages  des  domestiques,  et  que  le  foireux  y 
juché.  Je  crus  ma  voiture  perdue  dans  le  feu.  François  fit 
temps  de  galop  en  tête.  La  voiture  n'aurait  couru  aucun  dai 


LETTRES  A  SES  AMIS.  21 

mais  mes  gens,  comme  ceux  de  tout  le  moude,  étaient  ivres  et 
capables  de  s'endormir  au  milieu  d'une  rue  brûlante. 

En  revenant,  nous  trouvâmes  sur  le  boulevard  le  général  Kir- 
gêner,  dont  j'ai  été  très-content  ce  jour-la.  il  nous  rappela  à 
Taudace,  c'est-à-dire  au  bon  sens,  et  nous  montra  qu'il  y  avait 
trois  ou  quatre  chemins  pour  sortir. 

Nous  en  suivions  un  vers  les  onze  heures  ;  nous  coupâmes 
une  file,  en  nous  disputant  avec  des  charretiers  du  roi  de  Naples. 
Je  me  suis  aperçu  ensuite  que  nous  suivions  la  Tverskoî  ou  rue 
de  Tver.  Nous  sortîmes  de  la  ville  éclairée  par  le  plus  bel  in- 
cendie du  monde,  qui  formait  une  pyramide  immense,  qui  avait, 
comme  les  prières  des  fidèles,  sa  base  sur  la  terre  et  son  sommet 
au  ciel.  La  lune  paraissait  au-dessus  de  cette  atmosphère  de 
flamme  et  de  fumée.  C'était  un  spectacle  imposant,  mais  il  aurait 
fallu  être  seul  ou  entouré  de  gens  d'esprit  pour  en  jouir.  Ce  qui 
a  gâté  pour  moi  la  campagne  de  Russie,  c'est  de  l'avoir  faite 
avec  des  gens  qui  auraient  rapetissé  le  Golisée  et  la  mer  de 
Naples. 

Nous  allions,  par  un  superbe  chemin,  vers  un  château  nommé 
Petrowski,  où  S.  M.  était  allée  prendre  un  logement.  Paf  !  au  mi- 
lieu de  la  route,  je  vois  de  ma  voiture,  où  j'avais  trouvé  une 
petite  place  par  grâce,  la  calèche  de  M.  Daru  qui  penche  et  qui 
enfin  tourne  dans  un  fossé.  La  route  n'avait  que  80  pieds  de 
large.  Jurements,  fureur;  il  fut  fort  difficile  de  relever  la  voiture. 

Enfin  nous  arrivons  à  un  bivac  ;  il  faisait  face  à  la  ville. 
Nous  apercevions  très-bien  l'immense  pyramide  formée  par  les 
pianos  et  les  canapés  de  Moscou,  qui  nous  auraient  donné  tant 
de  jouissance  sans  la  marne  incendiaire.  Ce  Rostopchin  sera  un 
scélérat  ou  un  Romain;  il  faut  voir  comment  cette  action  sera 
jugée.  On  a  trouvé  aujourd'hui  un  écriteau  à  un  des  châteaux 
de  Rostopchin;  il  dit  qu'il  y  a  un  mobilier  d'un  million,  je 
crois,  etc.,  etc.,  mai»  qu'il  l'incendie  pour  ne  pas  en  laisser 
la  jouissance  à  des  brigands.  Le  f^it  est  que  son  beau  palais 
de  Moscou  n'est  pas  incendié. 

Arrivés  au  bivac,  nous  soupâmes  avec  du  poisson  cru,  des 
figues  et  du  vin.  Telle  fut  la  fin  de  cette  journée  si  pénible,  où 
nous  avions  été  agités  depuis  sept  heures  du  matin  jusqu'à  onze 


22  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

heures  da  soir.  Ce  qu'il  y  a  de  pire,  c'est  qu'à  ces  onze  h< 
en  m*asseyant  dans  lua  calèche  pour  y  dormir  à  côlc  de  c 

nuyeux  de  B ,  et  assis  sur  des  bouteilles  recouvertes 

fets  et  de  couvertures,  je  lue  trouvai  gris  par  le  fait  de  ce 
vais  vin  blanc  pillé  au  club.  Conserve  ce  bavardage  ;  il  fa 
moins  que  je  tire  ce  parti  de  ces  plates  souffrances,  de 
rappeler  le  comment.  Je  suis  toujours  bien  ennuyé  de  mes 
pagnonsde  combat.  Adieu,  écris-moi  et  songe  à  t'amuser; 
est  courte. 


XIII 

A  MONSIEUR   F....   F....,   A  GRENOBLE. 

Mayence,  le  9  novembre  1812. 

Mon  cher  cousin,  je  t'écris  enfin  !  Figure-toi  que,  phy< 
ment,  mes  frères^  et  moi  sommes  horribles/d'une  saleté  re| 
santé  et  à  genoux  devant  des  pommes  de  terre.  Quand  je 
porte  cela  seul,  le  romanesque  me  pousse,  et  je  suis  intér 
mais  la  présence  de  mes  frères  me  coupe  bras  et  jambes 
général,  vie  exécrable  et  pire  que  ce  que  j'ai  souffert  ei 
pagne. 

Adieu,  écris-moi  ;  une  lettre  de  France  m'enchante  deux  j 

Chapelain. 


Jouinal  écrit  à  Bautzen,  le  2!  mai  1813,  pe 
qu'on  se  canonne. 

Pour  finir  le  débordement  de  hardiesse  qui  m'a  pris  de  p 
de  tout  le  monde  par  la  poste,  je  dirai  que  M.  P.  est  une  d 
Âmes  extrêmement  faibles  qui,  douées  d'un  peu  de  sensi 
et  de  beaucoup  de  facilité  à  se  consoler  par  le  sentiment  ii 
de  leur  mérite ,  des  succès  que  leur  vanité  n'a  pas  dac 

^  C'est-à-dire  mes  compagnons  d'infortune. 


L 


LETTRES  A  SES  AMIS.  ««5 

monde,  forment  cette  quantité  innombrable  de  soi-disant  poètes 
qui  inondent  Paris  ;  il  eût  été  bien  pins  difficile  d'exceller  'par 
des  actions.  Le  susdit  sait  faire  quelques  accords  sur  le  piano, 
chante  un  peu  faux,  tranche  sur  Mozart  et  Gimarosa ,  fait  une 
ode  sur  la  bataille  de  Lutzen,  et  trouve,  en  y  pensant  bien,  avec 
un  air  sottement  important  et  ce  contentement  intérieur  d'un 
pédant  qui  a  la  vision  de  sa  propre  supériorité,  qu'Âlfieri  n'est  pas 
poète.  Gonmie,  de  plus^  il  a  ce  jargon  de  politesse  doucereuse, 
pateline  et  évidemment  affectée  qui  caractérise  nos  gens  de 
lettres,  M.  deB....  estime  beaucoup  ce  garçon-là,  et  dit  qu'il  a 
de  la  littérature.  Mettez  cet  ensemble  de  petitesse  d'âme,  de 
contentement  de  soi-même  et  de  mauvaise  culture  dans  un 
grand  et  gros  corps,  mou  et  phlegmalique,  vous  aurez  le  por- 
trait de  M.  Z. 

Venons  actuellement  au  physique  du  voyage  de  Dresde  à 
Bautzen.  En  sortant  de  Dresde,  à  deux  heures  et  demie,  je  ren- 
contrai le  roi  face  à  face.— Pays  assez  agréable,  le  long  de  l'Elbe, 
ensuite  forêt  sablonneuse,  enfin  collines  des  plus  belles  que  j'aie 
jamais  vues,  à  droite  de  la  route. 

Le  18  au  soir,  à  dix  heures  un  quart,  nous  arrivons  au  bi- 
vac.  L'éloignement  que  j'ai  à  me  frotter  avec  les  petites  âmes 
me  fait  préférer  de  rester  coi  dans  la  calèche  du  maréchal,  à 
m'intriguer  pour  avoir  un  souper  et  un  feu.  Je  soupe  donc  avec 
un  morceau  de  pain  et  un  peu  de  vin.  —  À  quatre  heures  un 
quart,  je  dormais  fort  bien  sur  le  lit  que  j'avais  fait  faire  ;  Mar- 
volain  me  réveille  fort  honnêtement  pour  me  faire  prendre  un 
très-'bon  petit  bouillon.  Je  trouve  que  le  derrière  de  notre  bi-^ 
vac  est  un  paysage  enchanteur^  digne  de  Claude  Lorrain,  et 
formé  par  plusieurs  plans  d'arbres  de  verts  différents  qui  se 
trouvent  sur  le  penchant  d'une  colline;  Le  premier  plan  est 
formé  des  arbres  les  plus  aimables,  distribués  en  groupes  irré- 
guliers dans  une  prairie. 

J'apprends  le  malin  que  j'étais  à  cent  pas  du  maréchal^  qui  a 
bien  soupe  et  coucbé  à  l'abri. 

Le  19,  nous  partons  à  onze  heures;  en  admirant  les  char- 
mantes collines  à  la  droite  de  la  route,  et  lisant  les  élégants 
extraits,  je  notais  au  crayon  que  c'était  une  belle  journée 


24  ŒUYUliiS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

de  *  teUe  que  je  me  la  serais  figurée,  et  avec  assez  < 

tesse,  eu  1806.  J'étais  commodément  et  exempt  de  tout  soi 
uue  bonne  calèche,  voyageant  au  milieu  de  tous  les  mouv< 
compliqués  d'une  armée  de  cent  quarante  mille  hommes, 
saut  une  autre  armée  de  cent  soixante  mille  hommes,  av 
compagnement  de  Cosaques  sur  les  derrières.  Malheureuse 
je  pensais  à  ce  que  Beaumarchais  dit  si  bien  :  a  Dans  toi 
pèce  de  biens,  posséder  n'est  rien,  c'est  jouir  qui  fait  tou 
ne  me  passionne  plus  pour  ce  genre  d  observations.  J'< 
soûl,  qu'on  me  passe  l'expression;  c'est  uu  homme  qui 
pris  de  punch  et  qui  a  été  oblige  de  le  rendre  :  H  en  est  d 
pour  la  vie.  Les  intérieurs  d'àmes  que  j'ai  vus  dans  la  i 
de  Moscou  m'ont  à  jamais  dégoûlé  des  observations  que 
faire  sur  les  êtres  grossiers,  sur  ces  manches  à  sabre  qui 
posent  une  armée. 

Nous  traversons  Bischofswerda,  petite  viUe  brûlée  à  fon< 
ce  que  j'y  remarque,  c'est  qu'en  1 555  les  enseignes  de  ta 
étaient  une  paire  de  ciseaux  ouverts  comme  aujourd'hui 
est  exactement  brûlé.  Les  cheminées  s'élevant  au-dess 
murs  des  maisons  me  rappellent  Moscou.  Ici  l'industrie  d 
bitants  s'est  déjà  exercée  ;  ces  pauvres  diables  ont  rac 
briques  de  manière  à  boucher  les  portes  et  fenêtres  d 
maisons,  entièrement  détruites  par  le  feu.  Je  ne  vois  pa; 
lité  de  ce  travail,  mais  il  me  fait  pitié  ;  c'est  aussi  le  ser 
que  ce  spectacle  inspire  à  un  vieux  maréchal  des  logis  d 
darmerie  de  notre  escorte,  qui  dit  après  un  long  silence  : 
dommage  pour  cette  petite  ville  !  »  J'ai  à  côté  de  moi,  p 
que  j'écris,  le  spectacle  d'une  douleur  vraie  dans  uu  1 
sanguin,  discret  et  bien  élevé,  M.  B.  Il  a  appris  à  Dn 
mort  d'un  fils  de  quatorze  ans,  qui  était  au  lycée;  ou  1 
nonce  ici  qu'une  belle-sœur  qu'il  a  élevée  s'en  va  de  la  p< 
ce  sont  ses  termes.  11  a  la  vraie  théorie  de  la  conversât! 
soir  de  son  malheur  il  fit,  contre  son  ordinaire,  la  conve 
très-tard  avec  M.  P....  et  moi,  évidemment  pour  ne  pas 
avant  de  s'endormir. 

*  Mol  illisible. 


LETTRES  à  SES  AMIS.  *i5 

Le  19  mai,  nous  arrivâmes  à  sept  bewes  au  bivac  devant 
Baulzen.  J'entendais  depuis  deux  heures  un  feu  très-nourri  sur 
la  gauche  ;  il  paratt  que  c'était  une  division  du  général  Ber- 
trand, un  peu  surprise  par  Tennemi.  C'est  là  que  ce  pauvre  B.  a 
le  sort  d*Ovide  dans  la  maison  d'Auguste.  M...  arrive  et,  comme 
on  allait  se  battre,  nous  fait  des  grimaces  militaires.  Mépris  outré, 
par  l'abaissement  excessif  des  coins  de  la  bouche,  à  propos  de  je 
ne  sais  quelle  attaque;  cela  me  dégoûte  profondément  de  l'homme. 

Le  20,  à  deux  heures  du  matin,  fausse  alerte.  Â  onze  heures, 
nous  montrons  assez  de  bravoure  en  allant  trois  fois  jusqu'à 
nos  vedettes,  sous  le  feu  de  la  place,  qui  était  à  un  tiers  de 
portée  de  canon,  et  qui  pouvait  nous  foudroyer.  Nous  allons  jus- 
qu'à un  petit  mamelon  recouvert  de  blocs  de  granit  roulés  ;  à 
droite  nous  voyons  nos  vedettes  de  fort  près,  et  nous  nous  re- 
tirions après  un  quart  d'heure  de  conversation  avec  notre  poste, 
quand  nous  apercevons  un  grand  mouvement  de  cavalerie,  et 
S.  M.  derrière  nous,  à  la  gauche,  et  que  le  poste  plie  ses  ca- 
potes. Le  matin,  les  vedettes  s'étaient  parlé.  Nous  revenons  ; 
tout  se  préparait  à  la  bataille;  les  troupes  filaient  à  gauche,  sui- 
vant le  mouvement  de  Fempereur,  et  à  droite  vers  les  collines 
boisées.  J'ai  toutes  les  peines  du  monde  à  engager  ces  petites 
âmes  à  venir  voir  la  bataille.  Nous  apercevons  parfaitement 
Bautzen  du  haut  de  la  pente  vis-à-vis  de  laquelle  il  est  situé.  Nous 
voyons  fort  bien,  de  midi  à  trois  heures,  tout  ce  qu'on  peut  voir 
d'une  bataille  ;  c'est-à-dire  rien.  Le  plaisir  consiste  à  ce  qu'on 
est  un  peu  ému  par  la  certitude  qu'on  a  que  là  se  passe  une 
chose  qu'on  sait  être  terrible.  Le  bruit  majestueux  du  canon  est 
pour  beaucoup  dans  cet  effet.  11  est  tout  à  fait  d'accord  avec 
rimpwssion.  Si  le  canon  produisait  le  bruit  aigu  du  sifflet,  il  me 
semble  qu'il  ne  donnerait  pas  tant  d'émotion.  Je  sens  bien  que 
le  bruit  du  sifflet  deviendrait  terrible,  mais  jamais  si  beau  que 
celui  du  canon. 

Je  trouve  à  cette  bataille  mon  compagnon  de  celle  de  la 
Moskowa,  M.  Edouard.  Celle-ci  est  un  passage  de  rivière,  la 
Sprée,  peu  considérable,  mats  très-encaissée.  Je  pense  que  ce 
passage  a  coûté  deux  mille  cinq  cents  morts  et  quatre  mille  cinq 
cents  blessés.  Nous  voyons  surtout  très«bien  l'action  entre  la 
I.  2 


26  ŒUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

ville  et  les  collines,  où  les  maréchaux  Macdonald  et  0 
ont  en  tète  les  Russes,  qui  résistent  avec  une  grande  opini 
Je  distinguais  bien  surtout  les  coups  de  fusil  des  tirailleu 
dessous  de  la  tuilerie.  —  Nous  sommes  surpris  par  une 
nous  nous  mettons  sous-  une  cabane  de  branches  et  de 
Pendant  ce  temps  s'élève  une  fusillade  très-vive  dans  ui 
village  tout  près  de  nous.  —  Je  trouve  à  Edouard  le 
genre  d'esprit  que  le  7  septembre  1812;  anecdotes  bien 
et  excitant  beaucoup  le  rire  sardonique,  à  la  Voltaire,  aj 
par  cœur;  gaieté  émaillée  de  fortes  inconvenances.  —  E 
du  garde  du  corps  Ghampel,  qui,  n'ayant  qu'un  habit  e 
surpris  comme  nous  par  une  ondée,  se  mit  nu  et  s'assit  i 
habits;  la  pluie  finie,  il  tire  son  mouchoir,  s'essuie,  rec 
vêlements  et  entre  triomphant  dans  la  petite  ville  vois 
s'était  mis  prudemment  derrière  une  haie  pour  ne  pas  êl 
massé  par  la  gendarmerie.  Tout  cela,  la  fin  surtout,  es 
gaieté  à  la  Candide. 

Joignez  à  cela  un  amour  de  philosophe  pédant  du  d 

tième  siècle,  pour  la  discussion  sur  les  matières  de  grai 

gislatiou,  à  la  Montesquieu,  il  me  semble  que  vous  au 

deux  traits  principaux  du  caractère  de  M.  Edouard.  J 

comment  un  tel  homme  a  beaucoup  de  supériorité  sur  IM 

qui  rêve  quinze  jours  de  suite  aux  moyens  d'écrire  cinq 

pages,  qui  n'a  pas  du  tout  son  esprit  en  petite  monnaie, 

désire  pas  beaucoup  les  succès  de  conversation  ;  qui,  pai 

pie,  s'ennuie  de  raconter  ;  lorsque  M...  est  gai,  c'est  que  s 

joue  et  jouit  ;  il  lui  faudrait,  pour  la  sentir,  des  comtesse 

netta.  —  Mes  deux  compagnons  se  retirent  à  trois  heur< 

émerveillés  du  susdit.  , 

Nous  trouvons  toutes  nos  voilures  en  mouvement;  un 

de  vaguemestre  leur  fait  faire  un  circuit  bien  méandrique,- 

cations  d'Edouard  pour  revenir  vis-à-vis  Bautzen;  nou 

de  là  une  très-bonne  vue  de  la  bataille.   Les  speci 

MM«  M.».,  P...,  voient  beaucoup  avec  leur  imagination. 

content  tous  les  mouvements  que  vient  de  faire  un  carr 

changé  de  position,  de  forme,  etc.  Je  les  laisse  dire.  1 

trième  arrivant»  de  bonne  foi»  auquel  ils  parlent  de  leu 


LETTRES  A  SES  AMIS.  27 

lear  demande  si  ce  n'est  pas  plutôt  une  baîe.  On  ne  voit  bien 
distinctement  que  les  coups  de  canon  ;  on  entend  un  feu  plus 
ou  moins  nourri  de  fusillade.  Nous  étions  alors  sur  la  gauche 
de  layille 


XV 

A  MOITSIEOR  F....    P....,   Â  GRENOBLE. 

Sagan  (Silésie],  le  16  juillet  1815. 

J'ai  cru  avoir  l'honneur  d'être  enterré  à  Sagan.  11  règne  ici 
des  fièvres  nerveuses,  pernicieuses,  singulières,  qui  ont  emporté 
qnatre  cents  personnes  depuis  quelques  mois.  J'ai  une  de  ces 
fièvres  depuis  le  4.  Elle  s'annonçait  comme  une  petite  fièvre  gas- 
trique, qui  est  la  moindre  des  choses.  Il  y  avait  un  bon  médecin 
français  qui  m'ordonne  un  émétique,  et  part.  Au  moment  de 
prendre  l'émétique,  accès  terrible,  avec  délire  des  plus  com- 
plets. Gela  a  continué  ainsi  avec  d'extrêmes  douleurs  de  lête.  Je 
sois  encore  tout  hébété  du  délire  de  cette  nuit. — J'ai  été  étonné 
da  peu  d'effet  du  voisinage  de  la  mort  ;  cela  vient,  je  crois,  de 
la  croyance  que  la  dernière  douleur  n'est  pas  plus  forte  que 
l'avant-demière. 

Ce  qui  augmentait  mon  inquiétude  était  l'absence  du  bon 
médecin;  je  l'ai  envoyé  chercher  deux  fois,  à  huit  lieues;  mais 
d'antres  devoirs  le  retenaient.  —  Je  lis  Tacite,  ou  plutôt  je  ra- 
dote sur  Tacite.  —  Tous  ces  militaires,  nouvelles  connais- 
sances d'un  mois,  se  sont  tous  parfaitement  conduits  envers  moi; 
franchise,  générosité,  attentions,  un  million  de  fois  mieux  que 
s'ils  eussent  été  des  gens  de  lettres,  ou  telle  autre  classe  de  la 
société.  —  Je  n'en  attribue  pas  moins  ma  maladie  au  hasard, 
d'abord,  ou  â  la  fermentation  inaperçue  des  corps;  2°  à  l'ennui. 
Je  me  débattais  comme  un  diable  pour  m'en  délivrer  ;  je  travail- 
lais énormément.  Maia  ce  travail  n'occupe  pas  toute  ma  force; 
si  je  n'ai  pas  quelque  douce  pensée  à  chantonner  entre  mes 
dents,  en  faisant  mes  lettres  officielles,  je  suis  un  animal  flambé. 

Ton  problème  est  fort  beau,  et  j'y  répondrai  avec  clarté  dès 
que  tu  auras  résolu  celui-ci  : 


28  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

«  Donner  à  un  homme  demUgrain  d'opium  toutes  les  heu 
pendant  une  demi-journée,  et  empêcher  qu'il  ne  dorme.  » 

Ceci  est  une  nouvelle  preuve  qu'il  n*y  a  pas  d'avantages  s 
désavantages.  Cette  prétendue  supériorité,  si  elle  n'est  qu( 
quelques  degrés,  vous  rendra  aimables,  vous  fera  recherc 
et  vous  rendra  les  hommes  nécessaires  :  voyez  Fontent 
Si  elle  est  plus  grande,  eUe  rompt  tout  rapport  entre 
hommes  et  vous.  Voilà  la  malheureuse  position  de  Thon 
soi-disant  supérieur,  ou,  pour  mieux  dire,  différent;  c'est  1 
vrai  terme.  Ceux  qui  Teuvironnent  ne  peuvent  rien  pour 
bonheur  ;  les  louanges  de  tous  ces  gens-là  me  feraient  mal 
cœur  au  bout  de  vingt-quatre  heures,  après  l'effet  de  prem 
sensation;  et  leurs  critiques  me  feraient  de  la  peine.  —  ! 
vrai  malheur  ici  est  l'absence  totale    des  sensations  qui 
nourrissent,  les  arts,  l'amour  ou  son  image,  et  Tamitié. 

Du  17  juillet. 

Tes  raisonnements  sur  moi  manquent  entièrement  de  juste 
Tu  n'as  pas  considéré  que  je  suis  accablé  d'un  travail  énori 
que  n'ayant  que  des  secrétaires  du  pays,  qui  ne  savent  pas  Y 
thographe  française,  je  suis  obligé  d'écrire  tout  ce  qui  pa 
moi*méme.  Pour  que  cette  place  allât  bien,  il  faudrait  trois  h 
commis.  J'ai  déjà  usé  huit  pouces  d'épaisseur  de  papier  gr 
in-folio.  —  D'ailleurs,  toutes  les  circonstances  tendent  à  affai 
la  partie  agissante.  Sans  solitude  absolue,  il  n'y  a  point  de 
ritable  attention  potir  moi,  et  je  reçois  quarante  visites  par  j< 
chacune  d'elles  exigeant  une  décision  :  un  oui  ou  un  non.  Qu 
je  ne  serais  interrompu  que  par  un  domestique  qui  m'app 
un  journal,  j'observe  mille  rapports  dans  ce  domestique,  je  n 
occupe  une  demi-heure.  J'ai  l'expérience  des  sept  mois  de  tra 
de  l'année  dernière.  Solitude  absolue  jusqu'à  six  heures;  alors 
société  où  l'on  rie,  ou  un  bon  opéra  buffa.  C'est  parce  que  j'es] 
trouver  cela  que  je  ne  suis  pas  jaloux  des  quarante  multi( 
par  soixante  de  Jenuy  ;  c'est  énorme.  Je  crois  que  nous  av 
gagné  tous  deux  à  la  décision  du  hasard.  Je  serais  un  fichu, 
et  probablement  elle  me  serait  bien  à  charge,  ou  par  son  an 


LETTRES   A   SES  AMIS  20 

si  elle  m'aimait,  ou  par  sa  dissipation  si  elle  était  femme  à  ai- 
mer le  bruit.  Ce  sera  probablement  un  élégant  petit  maître  sans 
caractère.  Je  te  remercie  de  m'avoir  parlé  d'elle.  Je  suivrai  tou- 
jours son  histoire  avec  plaisir. 

Pour  moi  personnellement,  un  domestique  me  suffît,  avec  six 
mille  francs.  —  Pour  me  forcer  à  voir  le  monde,  il  me  faut  une 
place.  J'envie  le  bonheur  de  Plana,  de  pouvoir  vivre  dans  une  so- 
litude entière  avec  la  musique,  les  poètes  et  les  jardins.  Cette 
grande  âme  fait  à  cette  heure  un  voyage  en  Italie,  qu'il  voulait 
Mre  avec  moi  ;  il  part  le  20  juillet  de  Milan  pour  Naples  !  Ohimé  ' 

J*ai  encore  passé  la  journée  d'hier  dans  le  délire.  Tes  lettres 
me  consolent  de  vingt  ou  trente  que  je  suis  obligé  d'écrire  cha- 
que jour  proprio  pugno,  n'ayant  pas  de  secrétaire  à  qui  dicter. 
J'ai  donné  mes  fonctions  par  intérim. 

XVI 

A  M.   F....   F....,    A   GRENOBLE. 

Dresde,  le  30  juillet  1815. 

Je  suis  arrivé  avant-hier  tout  juste  pour  voir  représenter  le 
Matrimonio  segreto;  mais,  en  sortant  du  spectacle,  la  fièvre  dont 
j'étais  débarrassé  m'a  repris  de  plus  belle  par  un  accès  de  quinze 
heures,  avec  des  douleurs  de  léte  insupportables.  J'ai  trop  serré 
la  mesure  ;  je  suis  parti  de  Sagan  encore  trop  faible  ;  je  pensais 
qu'à  Dresde  je  trouverais  les  arts  et  la  solitude.  Je  suis  presque 
incapable  de  lire  par  l'extrême  faiblesse,  la  plus  grande  que  j'aie 
éprouvée  de  ma  vie.  Je  trouve  qu'elle  m'égaye,  en  ce  que,  ne 
pensant  plus  à  rien,  je  m'occupe  de  tout,  du  combat  de  deux 
mouches,  par  exemple.  Je  serais  heureux  de  pouvoir  passer  deux 
mois  de  convalescence  ici. 

Quand  je  suis  seul,  je  ris  et  pleure  pour  un  rien  ;  mais  les 
pleurs  toujours  pour  les  arts.  Au  moins  n'allez  pas  croire  que  je 
me  pleure.  Encore  cinq  accès,  et  j'entrerai  en  convalescence, 
dit-on.  Dresde  me  guérira. 

Adieu,  écris-moi  au  long. 

2. 


30  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

% 

I 

XVII 

EXTRAIT   DE  NOTES  FAITES   PENDANT  UN  TOYAGE   EN   ITAUE. 

Milan,  le  4  noTembre  1813. 

Voici  ce  que  Beyie  se  disait  à  soi-même,  en  sortant  du  sal* 
d'une  femme  pour  laquelle  il  éprouvait  une  forte  passion  : 

<r  En  arrivant  de  chez  elle  au  jardin  public,  à  quatre  heur< 
en  apercevant  les  montagnes  couvertes  de  neige  qui  produise 
un  effet  si  romanesque,  je  me  dis  qu'avec  deux  règles  de  ce 
duite  j*éviterais  les  chagrins  que  TefTet  que  je  produis  sur  m 
voisins  a  pu  me  donner  jusqu'ici. 

c  Dans  ma  conversation,  me  retenir.  Par  exemple,  la  premiè 
fois  que^je  suis  présenté  aune  madame  Doligny,  ne  pas  chercb 
à  briller.  Pour  que  ce  projet  pût  avoir  une  apparence  de  succè 
il  faudrait  que  les  gens  qui  m'écoutent  eussent  une  âme  enflai 
mée.  Pour  être  aimable,  je  n'ai  qu'à  vouloir  ne  pas  le  paratti 

Ce  qui  s'est  passé  dans  la  société  de  madame  la  comtesse  S 

en  est  un  exemple  frappant.  Ma  supériorité  est  tellement  sûi 
que  moi  seul  peux  la  faire  méconnaître  en  me  faisant  taxer  d'es 
géré.  Parler,  mais  parler  peu  les  premiers  jours,  et  au  bout  < 
mois,  la  supériorité,  ou,  ce  qui  vaut  mieux,  une  belle  égalité 
trouve  établie.  D'ailleurs,  la  société  est  une  coquette  qui  cou 
après  ce  qu'on  a  l'air  de  lui  refuser  et  dédaigne  ce  qu'on  1 
offre.  Ne  jamais  craindre  d'être  taxé,  avec  quelque  raison,  • 
froideur  et  de  stérilité;  donc,  les  premiers  jours,  côtoyer  ces  d 
fauts  sans  crainte. 

«  Je  crois  aussi  avoir  trouvé  hier  pourquoi  les  peuples  < 
Midi,  qui  sentent  si  vivement  l'amour,  aiment  le  genre  de  M 
rini  :  la  recherche  dans  l'expression  de  ce  sentiment,  duquel 
sont  les  meilleurs  juges.  C'est  que  l'expression  naturelle  le 
semble  trop  aisée  à  trouver;  elle  manque  pour  eux  de  cet  i 
grédient  du  plaisir  qui  vient  du  sentiment  de  la  difficulté  vai 
eue.  Un  parterre  composé  de  Florian,  Besnaud,  etc.,  trouve  de 
ce  sentiment  de  la  difficulté  vaincue  dans  l'action  d^invent 
l'expression  du  sentiment.  Ces  âmes  froides,  qui  ont  eurareme 


LETTRES  A  SES  AMIS.  51 

quelques  petits  accès  de  chaleur  momentanée,  sentent  qu'il  doit 
élre  diablement  difOcile  dlnvenler  le  sentiment  qui  agite  Phèdre 
dans  ces  yers  : 

Que  ne  suis-je  assise  à  l'ombre  des  forêts  ! 

f  Les  Italiens  ont  cherché  le  sentiment  de  la  difficulté  vaincue 
en  donnant  une  finesse  exagérée  à  la  peinture  de  Tatnour,  ou- 
bliant que  dans  le  genre  dramatique  par  excellence  Thomme 
passionné  n'a  pas  le  temps  d'avoir  de  l'esprit.  Ce  mauvais  goût 
a  passé  facilement  de  la  peinture  de  l'amour  à  celle  des  autres 
passions,  moins  communes  à  rencontrer.  J'ai  eu  cette  idée  au- 
trefois; elle  me  revient  à  la  lecture  d'une  mauvaise  rapsodie  du 
Moniteur,  Ai-je  raison  d'expliquer  ainsi  cette  circonstance  sin- 
gulière :  le  peuple  qui  sent  le  mieux  Tamour  est  celui  qui  l'a 
peint  le  plus  mal.  » 

XVIII 

À  H.  R.  COLOMB»  A  GENÈVE. 

Paris,  le  48  décembre  1815. 

As-tu  lu  le  cours  de  littérature  dramatique  de  M.  Schlegel  *  ? 
Probablement  non.  La  correspondance  administrative  ne  t'en 
aura  peut-être  pas  laissé  le  loisir.  Cependant,  à  Genève,  le  nom 
de  M.  Schlegel  résonne  souvent  à  ton  oreille,  et  sa  personne  ne 
doit  pas  t'être  inconnue.  D'après  ce,  je  t'envoie  un  petit  article 
Que  j'ai  fait  sur  ce  savant,  et  qui  me  semble  pouvoir  occuper 
uoe  place  dans  tes  archives. 

En  ce  temps-là,  il  arriva  à  Weimar  un  jeune  homme  d'une 
belle  figure;  il  avait  l'air  sauvage  et  sombre.  Je  le  rencontrai  au 
milieu  d'une  soirée  nombreuse  ;  je  fus  frappé  par  un  des  esprits 
les  plus  vifs  et  les  plus  brillants  que  j'aie  jamais  rencontrés.  De 
ma  vie  je  n'ai  entendu  la  langue  allemande  parlée  avec  autant 

*  M.  Wilbelm  Schlegel  donna  son  Cowi  public  de  littérature  dramatique 
à  Vienne  pendant  l'été  de  1812.  Il  £st  mort  en  mai  1845.  (R.  C.) 


52  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

d'esprit;  je  cherchai  à  le  voir  souvent.  Il  me  sembla  qu'on 
verie  habituelle  était  Tétat  de  son  âme  ;  il  était  triste  et  d< 
il  lisait  sans  cesse  Galderon  ;  les  drames  du  poète  espagn 
trouvaient  parfaitement  d*accord  avec  Tétat  de  son  cœur, 
était  de  bonne  foi  quand  il  préférait  ces  pièces,  un  pei 
nuyeuses,  à  la  Conjuration  de  Fiesque,  de  Schiller,  ou 
Phèdre  de  Racine.  Le  jeuue  homme  dont  je  parle  était  étrs 
à  la  gaieté;  elle  lui  donnait  même  de  Thumeur,  et,  dan 
théories,  il  la  proscrivait  d'une  manière  assez  ridicule,  i 
près  comme  un  aveugle  qui  médirait  de  la  lumière.  11  pn 
dait  que  rire  n'était  pas  d'une  belle  âme,  et  il  condamnait  co 
indécents,  et  au  nom  de  la  religion,  les  ouvrages  gais  qu' 
pouvait  pas  sentir.  Nous  avons  en  France  un  exemple  famei 
ce  genre  de  ridicule. 

Je  viens  de  lire  avec  un  intérêt  particulier  le  Cours  de 
rature  de  M.  Schlegel  ^  Il  me  semble  impossible  de  mieux 
naître  la  Grèce  antique  et  ses  poètes.  L'auteur  a  profité  de 
cherches  des  Heyne,  des  WoUf  et  des  excellents  commenta 
dont  l'Allemagne  abonde.  Il  n'a  qu'un  tort  en  parlant  d'Es( 
et  de  Sophocle,  c'est  d'être  trop  panégyriste  et  quelquefoi 
assez  amusant  :  on  croit  lire  des  discours  académiques.  1 
été  mieux  compris  et  plus  intéressant  s'il  eût  rapports 
exemple,  quelques  scènes  de  ces  grands  poètes,  il  est  ju! 
même  sévère  envers  Euripide.  Quelquefois  son  style  est  v: 
11  parle  un  peu  de  ces  poètes  comme  nous  parlions,  à  dix 
ans,  des  romans  qui  nous  faisaient  verser  tant  de  larmes 
sensibilité  était  en  nous,  et  nous  faisions  honneur  de  nos 
mes  aux  talents  de  l'auteur  ;  nous  parlions  de  lui  avec  un< 
connaissance  passionnée,  et  qui  semblait  exagérée  aux  gei 
n'avaient  pas  lu  ces  romans  avec  d'aussi  heureuses^  d 
sitions. 

A  mes  yeux ,  voilà  le  caractère  dominant  du  livi 
M.  Schlegel.  L'on  conçoit  qui  si  notre  jeune  homme  de 
huit  ans  a  eu  le  bonheur  d'être  ému  par  un  roman  vrai 

^  On  ne  parle  pas  de  la  conduite  polilique  de  M.  Schlegel;  il  y 
Iropàdire,  ou  plutôt  elle  est  déjà  jugée.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  35 

beau,  si  depuis  il  Ta  relu  plusieurs  fois  dans  la  maluritëde  Tâge, 
s'il  a  étudié  tout  ce  qui  en  peut  facililer  rintelligence ,  si 
enfin  il  eo  a  donné  une  traduction  à  ses  compatriotes,  il  doit  en 
parler  avec  plus  de  charme  qu'un  littérateur  ordinaire.  Telle  est 
la  position  de  M.  Schlegel  à  regard  de  Shakspeare.  À  la  lecture 
de  cette  phrase,  on  va  me  prendre  aussi  pour  un  hérétique. 

Pour  ma  justification,  je  demanderai  au  lecteur  s*il  a  lu  une 
seule  des  pièces  de  ce  poëte  traduit  en  français  par  Letourneur. 
Ce  n'est  pas  une  réponse  publique  que  je  demande,  mais  un 
simple  aveu  dans  le  for  de  la  conscience  :  il  serait  trop  ridicule 
de  ne  pas  connaître  tous  les  poètes  et  toutes  les  littératures,  et 
je  ne  veux  blesser  personne. 

M.  Schlegel  divise  les  poètes  en  deux  classes.  Les  poètes 
grecs  et  français  ont  cultivé  la  littérature  classique;  Calderon, 
Shakspeare,  Schiller,  Goethe,  sont  des  poètes  du  genre  roman' 
tique.  A  la  bonne  heure,  je  ne  vois  là  d'autre  mal  qu'un  mot 
nouveau  ou  pris  dans  une  acception  nouvelle  ;  et  comme  il  est 
assez  doux  et  que  Tidée  d'ailleurs  est  à  peu  près  nouvelle,  j'ad- 
mets la  littérature  romantique,  c'est-à-dire  dont  les  ouvrages 
sont  écrits  dans  ces  langues,  nées  du  mélange  du  latin  avec  les 
jargons  des  barbares  qui,  sortis  des  forêts  du  Nord,  conquirent 
le  midi  de  l'Europe.  Ces  barbares  sont  cependant  les  créatures 
de  Vhormeur,  idée  singulière  qu'on  aurait  eu  bien  de  la  peine  à 
faire  comprendre  à  César  ou  à  Gicéron. 

La  partie  brillante  de  M.  Schlegel,  c'est  l'extrait  qu'il  fait  de 
Shakspeare.  Il  ne  manque  à  l'auteur,  dans  cette  partie  de  son 
ouvrage,  pour  être  généralement  goûté,  que  de  s'être  un  peu 
plus  rapproché  de  la  manière  de  la  Harpe,  dans  son  Cours  de 
littérature.  Il  fallait  donner  des  extraits  détaillés  de  sept  à  huit 
pièces  de  Shakspeare,  et  il  est  très-facile  de  donner  à  ces  extraits 
rintérêt  du  roman  le  plus  attachant;  on  y  aurait  fait  entrer  la 
traduction  des  scènes  les  plus  célèbres.  Je  ne  doute  pas  que  si 
cette  partie  du  Cours  de  littérature  était  arrangée  de  cette  ma- 
nière, ce  qui  est  d'autant  plus  simple  que  cela  ne  demande  pas 
une  idée  de  plus,  le  succès  du  livre  n'en  fût  infiniment  aug- 
menté. 
-Tel  qu'est,  dans  ce  moment,  le  morceau  sur  Shakspeare,  je 


34  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

crains  qu'il  ne  paraisse  obscur  aux  aimables  Françaises,  et  c 
auprès  des  femmes  que  ce  grand  poète  est  fait  pour  avoir  le  ] 
de  succès.  Elles  ont,  pour  le  sentir,  un  avantage  qu'elles  pai 
gent,  à  la  vérité,  avec  beaucoup  d'bommes,  c'est  de  ne  com 
tre  que  de  nom  Eschyle,  Euripide  et  Sophocle.  Mais  les  hom 
ont  à  veiller  sur  les  intérêts  de  leur  vanité  littérair,e.  Je 
convaincu  que  si  les  Temmes  de  Paris  comprennent  jamais 
scènes  où  paraissent  Juliette,  Desdemone,  îmogène,  le  débit 
romans  nouveaux  en  sera  ralenti  pendant  un  mois  ou  deui 
faut,  au  contraire,  toute  la  raison  masculine  pour  goûter  le 
ractère  du  malheureux  OEdipe,  ou  pour  n'être  pas  rebuté  ( 
longue  infortune  de  Philoctète. 

XIX 

JOURNAL  DE   MON   TRISTE    SÉJOUR  A   GRENOBLE. 

Ghambéry,  2  mars  1814. 

Le  26  décembre  1815,  en  revenant  de  dîner  chez  Anne 
je  reçus  une  lettre  du  ministre  de  Tintérieur  qui  m'annon 

que  j'allais  à  Cularo^  avec  M.  le  comte  de  S.-V Je 

vivement  touché  de  partir  de  Paris  et  de  quitter  TOpéra-S 
et  A.  Ce  sentiment  fut  combattu  par  le  mouvement  de  joie 
J*ai  toujours  éprouvé  toutes  les  fois  qu'il  a  été  question 
partir  et  de  voir  du  nouveau.  J'allai  chez  madame  Z...,  où  ji 
dissimulai  pas  mon  mécontentement;  je  fus  un  peu  trop  ù 
lier  avec  elle.  A  onze  heures,  je  retournai  chez  M.  de  S.-^ 
que  je  n'avais  pas  rencontré  à  sept  heures.  J'avais  les 
grands  préjugés  contre  cet  homme  aimable,  que  je  n*avais 
mais  vu.  Je  me  figurais  qu'un  sénateur  devait  être  en  géu 
ou  un  homme  usé  et  un  vieil  imbécile,  comme  le  comte  ^ 
ou  un  vieillard  plein  de  folie  et  de  déraison  comme  le  comte 
Je  fus  prévenu  favorablement  par  l'accueil  de  M.  de  S.-^ 
plein  d'une  vraie  bonté  et  d'un  grand  usage.  Je  revins  < 
moi,  où  je  fus  attendri  en  annonçant  mon  départ  à  A...  Ma  se 

*  Nom  antique  de  Grenoble. 


LETTRES  K  SES  AMIS.  35 

ceUe  boane  tète,  n*eut  pas  un  moment  d'illusion  ei  me  plaignit 
sincèrement,  voyant  bien  retendue  du  fumier  dans  lequel  je 
tombais.  Ce  coquin  de  F...  dit  à  D...  que  je  ne  partirais  pas,  non 
plus  que  mon  sénateur.  Du  26  au  31  décembre,  je  passais  deux 
fois  par  jour  chez  M.  de  S.-V...,  ne  voulant  pas  partir  avant 
lui.  Je  commençais  à  espérer  que  nous  ne  partirions  pas,  quand, 
le  31  décembre,  à  onze  heures,  son  portier  me  dit  qu'il  était 
parti  le  matin.  Je  revins  chez  moi  organiser  mon  départ,  fis 
chercher  ma  sœur  et  son  mari,  et  à  trois  heures  nous  par- 
limes. 

Nous  couchâmes  deux  nuits  et  arrivâmes  à  Lyon,  après 
soixante  et  une  heures  de  marche  effective,  non  compris  quinze 
ou  vingt  heures  de  coucher  et  de  repos.  Nous  arrivâmes  à  Lyon 
une  heure  après  mon  sénateur,  et  à  Grenoble  le  5  janvier  1814, 
à  trois  heures  du  matin,  par  le  plus  beau  clair  de  lune  et  un 
temps  doux.  En  route  j'avais  pensé  à  tous  les  moyens  de  défense 
que  la  nécessité  fît  trouver  peu  à  peu  pour  Grenoble. 

Gomment  décrire,  sans  renouveler  mou  apathie  et  mou  ennui, 
les  cinquante-deux  jours  que  j'ai  passés  dans  ce  quartier  géné- 
ral de  la  petitesse  ? 

Ma  raison  me  dit  bien  qu'on  ne  doit  pas  être  plus  petit  et  plus 
bête  à  CuLaro  que  dans  une  autre  ville  de  vingt-deux  mille  âmes; 
mais  je  sens  infiniment  plus  les  mauvaises  qualités  de  gens  dont 
je  connais  trop  bien  la  vie  antérieure. 

£q  arrivant  j'ai  logé  chez  mon  bâtard.  Le  16  janvier,  je  crois^ 
quand  nous  crûmes  Lyon  pris,  pour  éviter  à  mon  sénateur  Ten^ 
oui  d'être  réveillé  parles  estafettes,  j'allai  loger  à  la  préfecture, 
dans  une  immense  chambre  claire,  froide  et  humide  ^.  L'ennui 
me  donna  la  fièvre.  Le  sénateur  consentit  à  prendre  auprès  de 
lui  un  de  ses  parents  de  Lyon:  ce  jeune  homme  arrivé,  je  revins 
coucher  chez  le  bâtard.  Deux  jours  après,  pour  plus  de  liberté, 


'  Lsi  saison  était  devenue  très-rigoureuse,  le  thermomitre  Réaumur 
tnarquait  dix  ou  onze  degrés  au-dessous  de  zéro,  et  la  terre  était  cou- 
verie  d'une  forte  couche  de  neige.  On  ne  faisait  jamais  dfe  feu  dans  colle 
chambre,  dont  les  portes  et  les  croisées  mal  jointes  laissaient  pénétrer  de 
partout  l'air  extérieur.  (R.  G.) 


36  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

je  louai,  pour  quarante  francs  par  mois,  une  chambre  rue  Ba] 
d'un  M.  L...,  vrai  Lovelace  de  cabaret ,  comme  dit  madam 
Staël. de  son  fils  À...  Je  n'ai  jamais  parlé  à  M.  L...  J'ai  eu 
celte  chambre  quelques  moments  de  solitude  qui  sont  les  m 
infectés  d'ennui  que  j'ai  passés  à  Grenoble* 

Ma  pauvre  sœur,  infiniment  moins  sensible'  que  moi, 
d'une  raison  très-froide,  parfaitement  et  irrévocablement  d 
busée  sur  le  compte  du  bâtard,  périssait  d'ennui  ;  nous  pe 
mes  à  madame  D...,  de  ViziHe,  que  je  n'avais  jamais  vue  e 
est  amie  intime  de  ma  sœur.  Elle  vint;  j*aHai  avec  ces  dan 
Claix,  à  Vizille,  et  j'ai  eu  du  plaisir  à  faire  pénétrer  dan< 
êtres  d'une  tète  pure  quelques  vérités  sur  les  arts  et  quel 
vérités  de  détail  sur  l'homme.  Le  bâtard  sentait  qu'il  éla 
trop,  et  que  cette  conversation  d'honnêtes  gens  était  au-d( 
de  lui,  et  se  retirait  à  dix  heures.  Nous  bavardions  jusqu'à 
heure  du  matin. 

Le  22  février  est  arrivé  un  collègue  attaché  à  la  commist 
jeune  auditeur  au  conseil  d'État,  fils  d'un  homme  puissant 
sa  fortune.  Ce  même  jour  l'excellent  M.  de  S.  -V...  a  édfit 
que  je  retournasse  à  Paris.  Quinze  jours  auparavant,  il  avai 
mandé  la  croix  bleue  (l'ordre  de  la  Réunion)  pour  moi.  Il  : 
nouvelé  cette  demande  quelques  jours  après,  mais  ne 
parle  plus  depuis  que  je  lui  ai  fait  signer  une  lettre  pour 
rappel,  ce  qui  me  semble  bien  naturel,  et  ce  dont  je  ne  1 
jamais  su  le  moindre  mauvais  gré. 

Une  des  sources  de  mon  ennui  k  Grenoble  était  le  petit  sa^ 
spirituel,  à  âme  parfaitement  petite  et  à  politesse  basse  de 
mestique,  revêtu,  nommé.... 

Je  ne  trouve  pas  le  nom  satanique  convenable  exprimait 
la  qualité  dominante.  J'ai  été  plus  heureux  pour  les  Fran 
que  je  proposais  à  ma  sœur  de  nommer  les  Vains-Vifs, 
excellent  et  qui  me  fut  suggéré  par  la  vanité  des  conscrits 
serves  sur  la  place  Notre-Dame. 

Ce  petit.'...,  avec  son  bavardage  infini,  arrêtait  tout,  entr; 
tout;  jetais  étonné  de  voir  M.  de  S.-V...  ne  pas  s'aperc< 
de  cette  glu  générale,  et  se  louer  sans  cesse  de  ce  mous! 
J'en  concluais  contre  l'esprit  de  mon  sénateur.  Mais  enfm  i 


LETTRES  k  SES  AMÎf.  37 

Teou  à  coQnaîire  ce  petit  et  irès-petit  adtninîslrateur,  qui  prend  ' 
IV^nÏMre  pour  le  but,  et  non  pas  \es  actions j  dont  récriture 
n'est  que  la  note;  et  les  derniers  jours  de  notre  séjour  à  Gre- 
noble il  en  était  las,  et  lut  disait  même  quelques  mots  piquants, 
sans  nplle  humeur  et  nulle  sournoiserie. 

Les  mots  piquants  sur  les  chevaux,  ù  propos  de  la  Drôme  : 
«  Cest  qu'il  les  ^/ièrc/te»,  m'ont  été  rapportés  par  Juvénal,  bon 
garçon,  plein  d'intelligence  et  d'activité,  et  en  même  temps 
sans  esprit  et  avec  une  âme  parfaitement  pure  de  tout  roma- 
nesque, entièrement  prosaïque,  dirait  Schiegel. 

La  bêtise  étonnante  du  R a  paru  dans  un  jour  singulier. 

Ce  qu'il  y  avait  de  mieux  étaient  MM.  R...  de  L...  et  0...,  hom- 
mes raisonnables,  sages,  comme  sans  passion  et  sans  le  plus 
petit  agrément. 


,    XX 

Paris,  26  mai  1814. 

Je  vois  avec  plaisir  que  je  suis  encore  susceptible  de  passion. 
Je  sors  des  Français,  où  j*ai.vu  le  Barbier  de  Sévillef  joué  par 
mademoiselle  Mar^.  J'étais  à  ç6té  d'un  jeune  oOicier  russe,  aide 
derdkmp  du  général  Vaîssikoiï  (quelque  chose  comme  cela).  Son 
général  est  fils  d'un  fameux  favori  de  Paul  ^^  Cet  aimable  ofS^ 
cier,  si  j'avais  été  femme,  m'aurait  inspiré  la  passion  la  plus 
violente,  uo  amour  à  rHerraione.  J'en  sentais  les  mouvements 
naissants,  j'étais  déjà  timide.  Je  n'osais  le  regarder  autant  que 
je  l'aurais  désiré.  Si  j'avais  été  femme,  je  l'aurais  suivi  au  bout 
dû  monde.  Quelle  difl'érence  d'un  Français  à  mon  oflicier  !  Quel 
naturel,  quelle  tendresse  chez  ce  dernier  ! 

La  politesse  et  la  civilisation  élèvent  tous  les  hommes  à  la  mé- 
diocrité, mais  g.^tent  et  ravalent  ceux  qui  seraient  excellents. 
Rien  de  plus  désagréable  et  de  plus  grossier  qu'un  sot,  officier 
étranger,  sans  cultuie.  Mas  aussi,  en  France,  quel  officier 
pouiTa  se  comparer  au  mien  pour  le  naturel  uni  à  la  grandeur! 
Si  une  femme  m'avait  fait  une  telle  impression,  j'aurais  passé  ht 

I.  3 


o8  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

uuit  à  chercher  sa  demeure.  Hélas!  même  la  comtesse  S.. 
ne  m'a  fail  une  telle  impression  que  quelquefois.  Je  crois 
rincertilude  de  mou  sort  augmente  ma  sensibilité. 


XXI 


A  M.  ***. 


Des  environs  de  Nantes,  le  1*'  septembre  181( 
Monsieur, 

Je  désirerais  que  vous  voulussiez  bien  proposer  anx  cl 
bres  la  loi  suivante. 

Vous  excuserez  ce  que  ma  lettre  peut  avoir  d'inconvei 
quand  j'aurai  fait  Taveu  que  celui  qui  se  donne  Thonneu 
vous  écrire  vient  de  perdre  son  unique  appui,  un  neveu  de 
huit  ans,  jeune  homme  des  mœurs  les  plus  pures,  par  la  i 
d'un  duelliste,  très-habile  escrimeur,  et  dont  c'est  le  cinqui 
duel,  au  moins. 

François  Durand. 

LOI. 

Article  1".  Les  cours  royales  informeront  du  duel,  coi 
des  autres  délits. 

Art.  2.  Le  duel  sera  jugé  par  le  jury*. 

Art.  5.  Le  duel  sera  puni  par  la  prison.  La  détention 
accompagnée  du  secret  absolu  ',  sans  papier»  sans  écritoirt 
nuit,  le  détenu  n'aura  pas  de  lumière.  Pendant  le  jouri  il 
tenu  dans  une  profonde  obscurité.  Chaque  jour  il  aura  une  ï 

*  La  lettre  suivante  parait  avoir  été  adressée  à  M.  Dupiil  ain^. 
horreur  de  Beylc  pour  le  duel  est  cbose  d'autant  plus  remarquable, 
en  avait  eu  deux  ou  trois  et  qu'il  était  plein  de  bravoure^  (R.  G.) 

*  Indispensable  pour  reffet  moral.  Il  s*agit  de  corriger  les  jures 
mêmes,  considération  étringèrc  aux  autres  crimes.  (H.  B.) 

'  Nécessaire,  puisqu'on  veut  punir  par  Vennui.  Voir  la  Panoptiq 
IHM.  Jérémie  Benlbam  et  Dumont.  (H.  B.) 


LETTRES  Â  SES  AMtS»  39 

de  promenade  le  matin  el  une  heure  le  soir.  11  sera  privé  de 
toute  coDversaiioD.  Il  sera  également  privé  de  toute  liqueur  fer- 
mentée,  et  tenu  au  régime  végétal.  11  ne  pourra  avoir  d'autre 
livre  que  Tite-Live*. 

Art.  4.  Le  premier  duel  sera  puni  de  huit  jours  de  prison  ; 
s'il  y' a  mort,  de  trois  mois. 

Le  deuxième,  de  trois  mois  de  prison  ;  s'il  y  a  mort,  de  dix 
mois. 

Le  troisième,  de  un  an  de  prison;  s'il  y  a  mort,  de  deux  ans. 

Le  quatrième,  de  quatre  ans  de  prison;  s'il  y  a  mort^  de  huit 
ans. 

Le  cinquième,  de  huit  ans  de  prison;  s'il  y  a  mort,  de  seize 
ans.  Et  ainsi  de  suite.  Le  douzième  duel  sera  puni  de  mort. 

Art.  5.  Les  membres  des  deux  chambres  qui  auront  des  duels 
entre  eux  seront  également  jugés  par  le  jury.  Si  le  duel  n'a  pas 
èttde  motifs  politiques,  ils  subiront  les  peines  portées  par  l'ar- 
ticle 4.  Si  le  duel  a  eu  des  motifs  politiques,  Tagresseur  sera 
condamné  à  une  amende  de  quinze  mille  francs  au  moins,  et  de 
soixante  mille  au  plus. 

Art.  6.  Tout  homme  qui,  à  la  suite  de  différends  politiques, 
aura  un  duel  avec  un  maire  ou  un  membre  d'une  des  deux 
chambres,  sera  puni  ainsi  qu'il  est  statué  en  l'art.  4,  et  de 
pins  sera  condamné  à  une  amende  de  dix  mille  francs  au  moins, 
cl  de  quarante  mille  au  plus  *. 

Art.  7.  Tout  homme  qui  sera  convaincu  de  s'être  battu  à  prix 
d'argent  ou  par  des  motifs  vénaux,  pour  une  querelle  à  lui 
étrangère)  sera  condamné  à  une  détention  qui  ne  pourra  être 
moindre  de  six  ans,  ni  excéder  vingt  ans^  S'il  a  tué  son 
adversaire,  il  sera  condamné  à  dix  ans  de  fers  et  à  la  flétris- 
sure. Si  la  querelle  a  eu  des  motifs  politiques,  il  sera  condamne 
à  quinze  ans  de  fers  et  à  la  flétrissure.  Si,  à  la  suite  d'une  que- 
relle politique,  il  a  tué  son  adversaire,  il  sera  condamné  à  mort. 


*  Pour  montrer  aux  jeûnes  têtes  qu'on  peut  être  brave  sans  duel,  LVn- 
nuide  la  première  détention  préviendra  le  second  duel,  (H.  B.) 

*  H  faut  prévenir  un  moyen  trop  facile  de  se  défaire  d'un  député  qui 
gênerait  par  ses  talents  ou  son  caractère.  Exemple,  Mirabeau.  (H.  6.) 


40  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Art.  8.  Tout  homme  qui  sera  convaincu  d'avoir  soudoyé  qi 
qu'un,  pour  se  battre  à  sa  place,  sera  condamné  à  deux  ans 
fers  et  à  la  flétrissure.  Les  travaux  forcés  seront  de  vingt  an 
le  duel  a  lieu  contre  un  membre  d'une  des  deux  chambres. 

Art.  9.  Si  un  duel  est  suivi  de  mort,  chacun  des  témoins  s 
puui  d'un  mois  de  détention.  Si  le  témoin  a  des  duels  à  se 
procher,  le  temps  de  la  détention  sera  augmenté  de  dix  je 
au  moins,  et  de  six  mois  au  plus,  pour  chaque  duel. 

Art.  10.  Si  un  maître  d'armes,  duquel  il  sera  prouvé  qu' 
donné  des  leçons  d'escrime  ou  de  pistolet,  pour  de  Targent 
bat  avec  un  citoyen  qui  ne  sera  pas  dans  le  même  cas,  et  le  1 
la  déientiou  du  maître  d'armes  sera  doublée.  Au  second  di 
suivi  de  la  mort  de  son  adversaire,  il  sera  condamné  à  mon 

Art.  il.  S'il  est  constant  que  les  duellistes  ont  chimgéde 
parlement  pour  se  battre,  ou  à  Paris  se  sont  battus  hors 
Feuceinte  du  bois  de  Boulogne,  outre  les  peines  ordinal: 
chacun  d'eux  payera  une  amende  de  deux  mille  francs  au  mo 
et  de  quarante  mille  au  plus. 

Art.  12.  En  temps  de  paix,  la  présente  loi  est  applicable  ; 
militaires.  Seulement,  le  premier  duel  entre  militaires  ne  s 
suivi  d'aucune  peine.  Le  second  duel  sera  puui  de  huit  jour 
prison;  s'il  y  a  mort,  de  trois  mois;  et  ainsi  de  suite,  comm 
est  statué  en  l'art.  A.  Tout  ofBcier  convaincu  d'avoir  eu 
duels  ne  pourra  être  promu  au  grade  supérieur  à  celui  q 
occupe  qu'après  avoir  passé  dix  ans  dans  son  grade  actuel 
ne  pourra  obtenir  les  ordres  militaires  qu'à  la  suite  de  bl 
sures.  Tout  général  qui  aura  un  duel,  outre  les  peines  oi 
naires,  payera  une  amende  qui  ne  pourra  être  moindre  de 
mille  francs,  ni  excéder  cent  mille  francs.  L'amende  sera  dot 
si  le  duel  a  lieu  avec  un  maire  ou  avec  un  membre  des  d 
chambres. 


LETTRES  À  SES  AMIS.  41 


XXIT 


A    M<  • 


Milan,  le  10  janvier  1817. 


MoDsieur» 


Je  crois  utile  de  rapt^eler  et  même  de  citer  les  bêtises  qu'on 
imprimait  à  Paris,  en  1779.  sur  la  musicfue  (Œuvres  de  Vabbé 
Arnaud,  l.  II,  p.  386);  cela  nous  fera  réfléchir  à  la  grossièreté 
des  gens  qui  proclament  M.  Girodet  l'égal  de  Raphaël.  Il  est  vrai 
que  cela  n'a  rien  d'étonnant  dans  le  pays  où  Ton  écrivait  : 

<  Ah!  monsieur,  au  nom  d'Apollon  et  de  toutes  les  Muses, 
laissez,  laissez  à  la  musique  ultramontaine  les  pompons,  les  coli- 
fichets et  les  extravagances  qui  la  déshonorent  depuis  si  long- 
temps; gardez-vous  de  porter  envie  à  de  fausses  et  misérables 
richesses,  ei  n'invoquez  point  une  manière  proscrite  par  tout 
ce  qu'il  y  a  de  philosophes,  de  gen^  d'esprit  et  d'amateurs  éclai- 
rés en  Italie.  Quoi!  vous  trouverez  bon  qu'au  moment  même  où 
Ton  devrait  porter  au  plus  haut  degré  rémotion  à  laquelle  on 
avait  préparé  voire  âme,  l'acteur  s'amuse  à  broder  des  voyelles 
et  reste,  comme  par  enchantement,  la  bouche  ouverte,  au  mi- 
lieu d'un  mot,  pour  donner  passage  à  une  foule  de  sons  inarticu- 
lés !  De  toutes  les  invraisemblances  que  vous  pouvez  dévorer, 
voyez  s'il  en  est  de  plus  forte  et  de  plus  choquante.  Que  diriez- 
vous  d'un  acteur  qui,  déclamant  une  scène  tragique,  enlrcmê> 
lerait  ses  gestes  des  laz%i  d'arlequin? 

«  Je  crois  et  je  dis  que  la  musique  vocale  italienne  s'étant 
confondue  (vers  1779)  avec  la  musique  instrumentale,  la  mulll- 
ludc  des  petits  sons  dont  on  a  surchargé  les  syllabes  a  presque 
toujours  détruit  Vhamwnie  propre  du  vers,  et  qu'au  lieu  d'em- 
bellir et  de  fortifier  In  parole,  le  compositeur  a  fait  dégénérer  la 
parole  en  ramage.  » 

A  l'époque  où  un  bel  esprit  de  Paris,  Fabbé  Arnaud,  dictait 
ses  arrêts,  Galuppi,  Sacchini,  Piccini,  Paisiello,  Guglielmi,  Zin- 
garelli,  Cimarosa,  enchantaient  Fltalie.  Ce  n'est  pas  que  je  taxe 


42  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

l'abbé  Arnaud  de  mauvaise  foi  ;  mais  il  faudrait  se  coonatlrc, 
académicien ,  ne  pouvant  pas  lire  dans  son  cœur  comment  la 
sique  plaît,-  aurait  pu  trouver  Texplication  de  ce  phénona 
dans  Grimm. 

Les  Italiens  sont  en  général  fort  indifférents  à  tous  ces  ji 
ments  ténébreux.  Lorsque  je  suis  à  un  bal  charmant,  au  mi 
de  tous  les  plaisirs  délicats,  près  de  madame  de  B...  et  écou 
madame  de  Staël,  que  m'importe  que  le  pauvre  pédant  qui  pi 
dans  la  rue  s'arrête  pour  prouver  à  la  porte  cochère  que  je 
dans  la  boue  et  dans  lé  froid  comme  lui?  Un  Vénitien  s'est 
pendant  amusé  à  rassembler  ce  que  les  MM.  Boutard  de  la  i 
sique  écrivaient  vers  1770.  Voici  quelques  phrases  de  son  p 
pblet,  qui  est  une  lettre  adressée  à  un  Français  : 

«  Permettez-moi,  monsieur,  de  remercier  vos  compatrii 
de  ce  qu'ils  veulent  bien  nous  apprendre  que  leur  théâtre  ( 
matique  passe  dans  toute  l'Europe  pour  être  l'école  de  la  k 
déclamation,  de  ce  que  leurs  chants  se  saisissent,  se  retienr 
aisément,  tandis  qu'il  en  est  tout  autrement  des  nôtres. 

«  J'admire  la  sagacité  qui  leur  a  fait  sentir  que  l'idée  de  i 
sique  italienne  comporte  celle  de  légèreté. 

a  Je  les  félicite  de  l'excès  de  modestie  qui  leur  a  persv 
que  personne  n'a,  comme  eux,  l'intelligence  et  le  discemeo 
nécessaires  pour  pouvoir  donner  aux  morceaux  de  grande 
pression  cette  dignité  et  cette  grâce  que  leur  procurent  les 
compagnements  coupés  ;  genre  de  beauté  dans  lequel  le  gr 
Rameau  serait,  même  pour  nous,  un  modèle  à  suivre  ; 

c  De  cette  finesse  de  tact  par  laquelle  ils  ont  découvert 
les  Italiens  (moins  habiles  qu'eux,  quant  aux  principes  rais 
nés  de  Tart  t^t  nalurellement  abandonnés  aux  désordres  de 
magination)  semblent  nés  avec  un  penchant  à  la  .néglige 
qui  ne  leur  permet  de  viser  qu'à  l'effet  ; 

«  De  ce  que  la  musique  italienne  ne  comporte  ni  variété 
ordonnance,  ni  distribution  ; 

«  De  la  bonté  qu'ils  ont  de  nous  avertir  que  le  récitatif  fi 
çais  tient  au  genre  de  la  déclamation  dramatique,  au  lieu 
le  nôtre  n'a  qu'une  espèce  de  vérité  accompagnée  d'un  air  r 
et  sauvage,  que  le  bon  goût  n'a  jamais  dicté,  et  que  nou 


LETTRES  A  SES  AMIS.  4^ 

chantons  de  la  même  manière  donl  parlent  les  matelots,  ou 
dont  les  crocheteurs  crient  snr  le  port  de  Venise  ; 

«  De  cette  surabondance  de  sentiment,  qui  leur  dit  que  Se- 
nailler,  Leclerc,  Talleman,  et  autres  aussi  connus,  ont  fait  de  la 
musique  italienne,  tandis  que  Jomelli,  Hasse,  Terradeglias  et 
Pergolèse  n'ont  fait  que  de  la  musique  instrumentale; 

«  De  cette  naïveté  avec  laquelle  ils  avouent  que  le  chant  fran- 
çais est  d'un  ton  si  naturel,  qu'on  n'a  rien  à  y  désirer  du  côté 
de  Texpression,  et  que  cet  air  simple  et  ingénu  est  un  don  de 
la  nature,  qu'on  ne  saurait  leur  disputer; 

«  De  ce  qu'étant  doués  plus  heureusement  que  nous,  ils  ne 
peuvent  trouver  que  de  la  folie  et  un  genre  outré  dans  notire 
musique; 

«  De  ce  qu'enfin  le  chant  français  est  toujours  au-dessus  de 
l'ariette  italienne,  qui  n'inspire  jamais  le  sentiment  ou  ne  l'at- 
teint guère  que  pour  aller  bientôt  au  delà  et  le  défigurer  aus- 
sitôt qu'elle  a  pu  le  saisir.  » 

Voilà  exactement  ce  que  l'on  imprimait  de  1770  à  1779,  dans 
les  journaux  français  d'alors.  Ne  croit-on  pas  lire  un  bel  article 
de  MM.  Boutard,  ou  Charles  Martin,  ou  Aimé  Nodier? 


XXIll 

k  MONSIEDR  LE  BARON  DE  K»,  A  PARIS. 

Thuélin  (Isère),  le  15  octobre  1817. 
Mon  cher  baron. 

Le  vicomte  vous  dira  que  je  vis  comme  un  loup.  11  sera  à 
Paris  le  22  et  m'a  donné  deux  jours  dans  ma  solitude.  J'ai  ac- 
croche  de  oia  misérable  fortune  2,460  fr.,  et  je  compte  partir 
pour  Milan  le  1*'  novembre. 

Ici,  sur  les  bords  du  Rhône,  les  prêtres,  qui  sont  tous  des 
épions,  se  livrent  aux  douceurs  de  l'assassinat,  comme  je  vous 


4é  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

le  disais.  On  envoie  les  assassins  dans  des  cures  da  di< 
Lyon*. 

Rien  ne  peut  ajouter  aux  éloges  qu'on  donne  au  préfet  i 
M.  6.  ;  je  n*ai  pas  entendu  une  seule  parole  de  blâme.  On 
qui  nommer  maire.  Il  paratl  qu'Alphonse,  que  tout  le 
désirait,  n*en  voudrait  pas.  Il  est  d'abord  banquier  et  ne  sej 
oie  pas  de  voir  son  bureau  pillé,  si  les  ultras  avaient  jai 
dessus.  H  parait  qu'ils  tournent  au  sang.  La  lumière  viei 
Lyon,  où  tout  bêtement  la  Ligue  recommence.  On  y  contrite  i 
sociétés  religieuses:  la  plus  énergique  est  celle  de  la  Fàl 
monde.  Cinquante  mille  de  ces  badauds  de  Lyonnais  cm 
qu'ils  vont  se  trouver  prochainement  à  la  plaine  de  JosaphsÉl 
ne  vois  de  remède  que  les  écoles  à  la  Lancastre  et  une  nom 
édition  du  Citaleur  de  Pigault-Lebrun ,  ou  bien  encore  un  f 
fesseur  d'économie  politique  et  d'idéologie.  Le  remède  éla 
vos  yeux  pire  que  le  mal,  la  seconde  ville  du  royaume  \ 
fera  rire  par  toutes  les  déraisons  prédites  par  ce  jacobin 
Benjamin  Constant  dans  le  Mercure,  article  sur  saint  Jérôme 

Quant  aux.  cinq  départements  voisins  de  Nîmes,  faites-! 
une  loi  qui  y  suspende  le  jury  pour  un  an,  cl  qui  fasse  juger  t 
les  crimes  par  des  commissions  de  trois  colonels  et  deux  ju{ 
Le  ministre  ne  choisira  que  des  gens  nés  au  nord  de  la  \Â 
et  n'ayant  jamais  habité  le  midi.  Nommez  le  duc  de  Ragusc 
tout  ira  bien. 

Soyez  convaincu  que  tout  autre  remède  est  un  plat  pairu 
J'ai  eu  une  conversation  sur  ce  sujet,  à  l'égard  de  ia.Ven€ 
avec  B.,  et  je  vous  en  donne  gratis  le  résultat.  Non  pas  grc 
car  je  prétends  que  vous  me  payiez  en  beaux  et  bons  artic 

L'homme  le  plus  marquant  de  l'Isère  est  M.  le  consei 

&I Demandez  à  M.  le  baron  Pasquier  ses  rapports  sui 

jugements  de  Valence.  Il  a  été  menacé  de  vive  voix  d'être  tu 
sa  main  brûlée.  Les  sœurs  hospitalières^  les  curés,  les  nob 
ont  agi  sans  succès  sur  lui,  mais  avec  succès  sur  les  jurés 
faut  faire  juger  toutes  ces  causes  au  nord  de  Lyon.  Notez  1 

'  Geito  lettre  a  été  écrite  peu  après  un  assassinat  horrible  commis 
un  prêtre,  qui  produisit  à  cette  époque  une  profonde  impression. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  45 

M....  comme  iiii*  homme  plein  d'homieur,  de  courage,  de 
bon  sens,  et  qui  ira  loin  si  on  Taide.  Il  abhorre  ïusurpateur  et 
lit  Say  et  Delolme  couramment;  sachez  de  plus  qu'il  est  riche. 
N'oubliez  pas  mon  très-sincère  compliment  au  nouveau  con^ 
seiller  d'État.  Il  verra  que  son  intérêt,  à  son  âge,  est  de  lire 
Bentham  et  B.  Constant.  Je  prie  Taimable  Van  Bross  de  se  sou- 
venir de  la  lettre  mensuelle.  —  Je  vous  ai  plaint  sincèrement 
on  voyant  les  adieux  de  madame  Morandi  et  de  Garcia. 

H  vostro  L.  Â.  G.  Boubet, 
Marquis  de  Gurzay. 

XXiV 

A    MONSIEUR  6.,  A  PARIS. 

Thuéiin  (Isère),  le  16  octobre  1817. 
Blon  cher  Moscovite, 

Si  vous  avez  la  patience  d'écrire  votre  excellente  conversa- 
tion sur  Torigine  et  les  ruines  de  la  Vendée,  et  que  vous  vouliez 
renvoyer  à  6....,  mettez  votre  nom  et  votre  adresse  chez  mon 

ami,  M.  S.,  rue  n"  5.  La  rue  àjcôlé  de  Torloui,  à  côté  de 

l'ambassadeur  de  Hollande. 

Ce  n'est  pas  tout,  Tami  qui  était  avec  moi,  lors  de  Taimable 
soirée  que  vous  nous  fîtes  passer,  désire  beaucoup  parler  de 
temps  en  temps  bon  sens  avec  un  homme  du  bon  temps.  Voici 
sa  définition  :  M.  le  baron  de  M.  a  élé  trois  ans  Officier  dans  la 
légion  du  Midi;  lors  de  la  chute  du  tyran,  il  était  avec  M.  le 
conseiller  d'Etal  d'Ârgoul  et  jouissait  de  douze  mille  francs  de 
traitement  dans  les  droits  réunis.  À  la  restauration,  il  devint 
secrétaire  général  de  la  préfecture  du  Donbs. 

Pour  la  sagacité,  l'expérience,  la  connaissance  des  hommes, 
le  caractère  Décessaire  pour  les  faire  marcher,  c'est  un  des  hom- 
mes les  plus  remarquables  que  j'aie  rencontrés. 

Conservez-moi  un  peu  de  souvenir  et  croyez  que  je  n'oublie- 
rai jamais  les  moments  agréables  que  vous  m'avez  fait  passer 

dans  notre  grand  palais  à  Moscou. 

U.  Beyle. 

5. 


46  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


XXV 


A   MONSIEUR    R.    COLOMB,    DIRECTEUR    DES    CONTRIBUTIONS    INDIRECTE 

MONTBRISON. 

*  Sienne,  le  25  novembre  1817. 

Je  viens  d'écrire  YHistoire  de  Vénergie  en  Italie.  A  me 
que  tu  ne  sois  bien  changé,  ce  sujet  sera  de  ton  goût;  ca 
t'ai  reconnu  une  certaine  force  dans  le  caractère  dès  nos  j* 
d'enfance,  et  je  ne  pense  pas  que  les  saletés  politiques  aient 
ramollir  complètement. 

Au  moyen  âge,  dans  le  reste  de  TEurope,  des  seigneurs 
écrasaient  leurs  domaines  furent  écrasés  à  leur  tour  par 
rois,  par  exemple,  Louis  XI.  L'énergie  ne  pouvait  donc  nai 
que  dans  quelques  centres  de  seigneurs  féodaux  ou  dans  le  : 
tous  gens  étiolés  par  la  richesse. 

En  Italie,  tous  les  caractères  ardents,  tous  les  esprits  aci 
étaient  inévitablement  entraînés  à  se  disputer  le  pouvoir,  e< 
jouissance  délicieuse  et  peut-être  au-dessus  de  toutes  les  aul 
pour  des  gens  défiants,  du  moins  plus  durable.  Milan,  Gêt 
Florence,  Riminl,  Urbin,  Sienne,  Pise,  Plaisance  et  vingt  aul 
villes  étaient  dévorées  par  les  flammes  des  factions.  Leurs 
toyens  sacriGaient  avec  joie,  à  leur  ambition  politique,  le  s 
de  leurs  intérêts  privés  et  la  défense  de  ce  que  nous  appel 
les  droits  civils.  De  là,  ce  conflit  éternel  des  familles  puissam 
dont  l'histoire  domestique  est  si  singulière,  cette  lutte  viole 
des  factions,  ce  long  enchaînement  de  vengeances,  de  prosci 
tions,  de  catastrophes. 

Voilà  le  foyer  qui  produisit  les  guerres  interminables 
acharnées  de  ville  à  ville.  Par  exemple  :  de  Sienne  et  Floren 
de  Pise  et  Florence,  etc.;  et  enflu  les  invasions  étrangères 
peuples  qui,  armés  par  un  roi,  eurent  bon  marché  de  pet; 
villes  qui  s'abhorraient  entre  elles  ;  car  il  ne  faut  pas  le  dissii 
1er,  avec  l'énergie,  le  moyen  âge  a  laissé  en  Italie  la  func 
habitude  de  la  haine.  C'est  là,  dans  ce  climat  enchanteur,  < 


LETTRES  A  SES  AMIS.  47 

ceUe  passion  calamiteose  éclate  dans  toute  sa  force.  Lès  lyran- 
nies  soupçonneuses,  faibles  et  atroces,  qui  gouvernèrent  ritalie 
de  1550  à  1796,  ont  changé  la  prudence  du  moyen  âge  en  som- 
bre défiance. 

De  là,  la  première  qualité  d'un  cœur  italien,  je  parle  de  ce 
qui  n'est  pas  réduit  à  la  stupidité  par  le  bigotisme  ou  la  tyran- 
nie, est  rénergie;  la  seconde,  la  défiance;  la  troisième,  la  vo- 
lupté; la  quatrième,  la  haine. 

Les  Italiens,  à  Feiemple  des  Romains,  que  Pétrarque  leur 
avait  expliqués,  entendaient  par  le  mot  de  liberté  la  part  que 
chaque  citoyen  devait  avoir  aux  élections  et  délibérations  pu- 
bliques. 

Les  Florentins  voulaient  gouvenier  dans  la  place  publique  et 
au  Palazzo  di  città.  Nous,  nous  voulons  être  tranquilles  dans 
notre  salon,  et  surtout  n'être  pas  choqués  au  bal  par  l'insolence^ 
d  un  noble. 

On  ne  trouve  à  Florence,  au  quatorzième  siècle,  par  exemple, 
que  des  lois  et  des  habitudes  imparfaites  pour  garantir  la  sûrelé 
des  personnes  et  des  propriétés.  Il  n'élait  pas  encore  question 
de  la  liberté  de  l'industrie,  des  opinions  et  des  consciences. 

Des  hommes  dont  les  propriétés,  l'industrie  et  la  personne 
étaient  si  mal  garanties,  et  qui  ne  connaissaient  presque  pas 
la  liberté  civile,  perdaient  tout  quand,  au  lieu  de  nommer  leur 
podeslat  sur  la  place  publique,  ils  venaient  à  être  gouvernés 
despotiquement  par  le  chef  de  la  famille  noble  la  plus  puissanle 
de  leur  ville.  Ce  tyran  sanguinaire  se  trouvait  sans  lois  pour  le 
contenir  ou  même  pour  le  diriger;  car,  quand  il  eut  de  Tesprit, 
ce  lyran  sentit  qu'il  était  de  son  intérêt  d'être  juslc;  par  exem- 
ple :  Gastruccio.  Il  faut  soigner  le  cheval  qui  nous  porte.  Au 
milieu  de  tant  de  dangers,  comment  Thonneur  aurait-il  pu 
naître?  comment  trouver  le  temps  d'avoir  de  la  vanité? 

Le  gouvernement,  à  moins  qu'il  ne  soit  fort  et  séduisant 
comme  celui  de  Napoléon,  ne  passe  dans  les4l(peurs  qu'au  bout 
d'un  siècle.  De  là  les  progrès  des  beaux-arts  dans  ce  quinzième 
siècle,  où  la  liberté  (entendez  toujours  la  liberté  d'alors,  la  li- 
berté gouvernante  et  non  jouissante)  commençait  si  fort  à 
languir. 


48  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Les  lyrans  d'Italie,  pleins  d'éuergie,  de  fioesse,  de  défiance  i 
de  haiue,  et,  daus  les  beaux-arts,  d'esprit  et  de  goût,  n*eureE 
Jamais  aucun  talent  comme  administrateurs  :  ils  se  moquaten 
de  Tavenir;  ils  écrasèrent  Tindustrie  et  le  commerce.  Volterrc 
qui  comptait  cent  mille  habitants,  n*en  a  plus  que  quatre  mille 
Jamais  ils  n'établirent  de  lois  raisonnables  ou  ne  maintiareut  d 
justice  équitable. 

Enfin,  du  temps  des  républiques  ilaliennes,  le  pape  faisai 
brûler  Savonarole,  qui  avait  voulu  faire  le  petit  Luther.  La  libert 
des  écrits  sur  les  intérêts  communs  à  tous  les  citoyens,  quam 
les  lois  l'auraient  accordée,  aurait  été  bien  assez  restreinte  pa 
le  péril  d'offeuser  les  factions  dominantes,  ou  même  celles  qc 
pouvaient  le  devenir.  Dès  que  Tune  d'elles  avait  saisi  le  pouvoii 
il  en  était  comme  chez  nous  en  1815^;  c'était  un  crime,  non 
seulement  de  dire,  faire  ou  écrire,  mais  d'avoir  fuit,  dit  ou  écri 
quoi  que  ce  soit  contre  elle.  ^ 

A  chaque  révolution  d'une  ville,  la  volonté  des  vainqueur 
réglait  tous  les  droits  et  tous  les  devoirs.  Il  ne  restait  aux  vain 
eus  qu'une  ressource,  celle  de  tenter,  à  leurs  risques  et  périls 
de  vaincre  à  leur  tour. 

Gomment  diable  n'être  pas  énergique  avec  le  soleil  et  le 
richesses  d'Italie,  et  quatre  siècles  de  ce  joli  petit  gouvernement 

il  n'y  avait  un  peu  d'exception  pour  tout  cela,  et  un  peu  d 
fixité  qu'à  Venise.  Aussi  les  Vénitiens  étaient-ils  devenus  le 
Français  de  l  Italie,  gais,  spirituels  el  sans  énergie '.  Avec  un 
énergie  brûlante  ou  sombre,  suivant  qu'on  est  dans  une  vein 
de  bonheur  ou  d'adversité,  il  est  impossible  d'être  gai,  spirituel 
léger.  L'esprit  a  Tbabitude  de  mettre  trop  d'importance  à  tout 
dès  qu'on  est  indigné,  Ton  ne  peut  plus  rire  ni  sourire. 

r 

*  Dans  les  départements,  s'enlend. 
Voyez  dans  la  Vie  d'Alfierif  écrile  par  lui-même,  les  échevins  de  Paris 
se  perdant  dans  la  boue  en  iillant  complimenter  Louis  XV  le  premier  d 
•an.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  4J 

XXYI 

A   MONSIEUR  LE   BARON  DE   H...,   A   PARIS. 

Milan,  le  1"  décembre  1817. 

Votre  lettre,  que  je  reçus  à  Thuélin,  fit  la  consolatiou  de  mon 
exil;  celles  des  15  et  20  novembre,  que  je  reçois  aujourdliuî, 
me  font  penser,  pour  la  première  fois,  à  celte  ennuyeuse  lutte 
des  droits  contre  les  privilèges,  qui  remplit  tout  en  France.  Plus 
une  pierre  de  voûte  est  bonne  pour  sa  place,  moins  elle  peut 
convenir  ensuite  pour  tout  autre  bâtiment.  De  manière  que,  de 
(oat  ce  qu*on  fait  en  littérature  eu  France,  il  n'y  aura  de  bon 
que  le  point  où  on  arrivera  en  1858.  Dans  les  pays  qui  n*onl  pas 
de  but,  les  arts  ont  gardé  leurs  charmes  contumiers,  tandis  que 
voire  Manie  des  grandeurs  est  un  article  de  politique  en  vers  et 
en  cinq  actes. 

Psami  re  d'Egitto  est  un  ballet  assez  amusant  de  Vigano,  qu'on 
a  donné  hier  pour  la  dernière  fois.  Psami  était  précédé  du  se- 
cond acte  â\ï  Matrimonio  segrelo.  Galli,  dans  le  rôle  du  comte, 
est  seulement  parfait  pour  moi.  La  froide  Festa  faisait  Garolina, 
et  le  ténor  Monelli,  bon  dans  une  petite  salle,  était  sans  couleur 
dans  ce  gouffre  *  énorme.  Après  le  grand  ballet,  le  second  acte 
de  la  Cenerentola  de  Rossini.  C'est  comme  Psamiy  du  médiocre 
d*aQ  grand  artiste. 

le  tre  Melarancie  sont  trois  princesses  que  des  génies  enlè- 
vent endormies  dans  leur  lit,  qu'ils  apportent  dans  une  forêt  où 
le  sabbat  se  tient,  et  quMls  jettent  par  terre,  le  tout  à  la  manière 
des  Mille  et  une  nuits.  Aussitôt  une  fée  offensée  les  change  en  trois 
belles  oranges  et  les  emporte  dans  un  sac.  Arrive  le  génie  et 
Mouraby  monté  sur  un  bélier  gigantesque;  il  fait  venir  en  un  clin 
d'œil  un  chevalier  qui  n'était  qu'à  deux  mille  lieues  de  là  ,  et 
c'est  pour  lui  faire  cadeau  d'un  sac  où  se  trouvent:  1**  un  joli 
pain  de  munition,  ensuite  un  balai  de  trois  sous,  plus  un  paquet 

*  Le  tbéâlre  de  la  Scala. 


50  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

de  ficelle.  A  la  vue  de  ces  jolis  cadeaux,  le  chevalier  (le  je 
et  superbe  MoHuari)  saule  sur  le  bélier,  qui  part  au  petit  ire 
ramène  devant  une  cour  fermée  par  une  grille  de  fer  ;  il  jet 
grille  en  dedans,  un  chien  énorme  lui  saute  dessus,  il  le  rc 
d'un  air  doux  et  lui  remet  le  pain  de  munition  que  le  chiei 
vite  manger  dans  un  coin.  Un  prodigieux  géant,  que  l'oa 
occupé  à  tirer  de  Teau  d'un  puits  avec  un  seau  qu'il  attac! 
une  tresse  immense  formée  de  ses  cheveux,  se  porte  conti 
chevalier,  qui  lui  fait  son  compliment  terminé  par  le  don  du 
quet  de  ficelle.  Le  géant,  enchanté,  s'assied  sur  la  margelL 
puits  et  s'endort.  Reste  une  diablesse  de  vieille  qui ,  avec 
pelle,  chauffe  un  vaste  four  ;  eRe  est  séduite  par  le  petit  b 
Alors  le  chevalier  s'élance  dans  le  château  et  vole  le  sac  où 
les  trois  oranges  ;  il  délivre,  chemin  faisant,  une  troupe  de 
valiers  ;  ils  rapportent  les  trois  oranges  à  leur  père;  les  oraD 
mises  sur  une  table,  deviennent  énormes ,  et  on  en  voit  éc 
les  trois  princesses:  mariages,  balabile,  etc.  L'acte  de  l'i 
rieur  du  château  où  les  trois  princesses,  rendues  à  leurs  foi 
naturelles,  parce  qu'on  a  jugé  à  propos  d'en  faire  des  servai 
arrivent  dans  un  salon  où  la  fée,  en  sortant,  a  rendus  immol 
les  chevaliers  prisonniers  ;  cet  acte,  dis-je,  est  assez  drôle 
commencement  de  ce  ballet  est  sublime,  le  milieu  encore  ] 
la  fin  plate  ;  c'est  du  Viganè  de  troisième  qualité. 

La  considération  de  ces  merveilles  a  rempli  mon  cœur  et 
yeux  depuis  le  21  novembre.  — J'ai  cherché  et  trouvé  un 
parlement  pour  ma  sœur  ;  je  l'ai  présentée  ;  elle  a  déjà 
bonnes  amies.  —  On  m'a  bien  parlé  politique  dans  les  loge 
je  vais;  vous  sentez  l'effet  des  choses  vagues  sur  un  adept< 
a  eu  l'avantage  de  discourir  avec  Maisonette  et  Besançon.  1 
suis  dépéché  de  fermer  les  oreilles. 

Je  trouve  toujours  ce  pays  bien  supérieur  au  vôtre  :  juge: 
Le  général  prince  de  S.  est  peut-être  le  seul  homme  à  courage 
çais  qu'il  y  ait  dans  l'armée  autrichienne;  c'est  un  Lanne,  un 
salle  :  de  plus,  grand  prince;  de  plus,  frère  naturel  de  l'empei 
c'est  donc  un  des  plus  grands  personnages  possibles.  11  y  a  • 
ans  qu'en  cette  qualité  il  trouva  bon  de  voler  à  un  chien  d'isn 
de  Ferrare  pour  cent  mille  francs  de  mauvais  foin.  Le  co 


LETTRES  A  SES  AMIS.  51 

anlique  commença  un  procès  donlle  jeune  prince  fil  de  bons  rires 
avec  ses  amis.  Il  y  a  Irois  mois  que  tous  les  officiers,  lui  compris, 
qui  se  trouvent  à  Milan,  reçoivent  Tordre  de  se  rendre  en  grande  te- 
nue au  ministère  de  la  guerre.  Arrivés  là,  le  secrétaire  du  conseil 
de  guerre  donne  lecture  d'un  jugement  en  vingt  pages  qui,  dit-on, 
condamne  le  prince  à  tirer  les  barques^  je  ne  sais  sur  quel  fleuve 
des  États  autrichiens,  pendant  six  ans  ;  il  sera  dégradé,  déclaré 
incapable  de  servir,  et,  en  outre,  condamné  à  restitution  et  aux 
dépens,  s*élevant  à  la  bagatelle  de  douze  cent  mille  francs.  Le 
prince  se  mit  à  pleurer.  Le  greffier  tire  un  nouveau  papier  : 
l'empereur  commue  les  six  ans  de  galères  en  six  mois  de  prison 
et  oonOrme  le  reste  de  la  sentence.  Le  prince  tire  sou  épée,  la 
remet  au  greffier,  ;et,  dans  la  même  voilure  de  ville  qui  l'avait 
amené  au  ministère,  part,  sans  rentrer  chez  lui,  pour  aller  subir 
sa  détention  dans  une  forteresse  de  Bohème.  Sa  femme,  laide- 
ron qui  Tadore,  apprend  bientôt  tout  cela,  prend  la  poste  et 
lui  court  après.  Elle  est  riche  et  payera  pour  lui,  qui  reste,  à 
trente-trois  ans,  déshonoré  et  sans  le  sou.  Gela  doit  sembler 
bien  ridicule  à  des  gens  brillants,  qui  ne  savent  pas  faire  obéir 
mi  préfet.  Ceci  fait  le  pendant  du  fils  du  maréchal-lieutenant  fu- 
sillé à  Vienne  ;  mais  vous  savez  cela. 

Je  lis  jusqu'à  deux  heures  ;  je  me  promène  jusqu'à  quatre  et 
dine  à  cinq  ;  à  sept  je  fais  une  visite  ou  deux  ;  à  huit  je  parais 
dans  la  loge  de  ma  sœur;  un  ou  deux  amis  à  moi  viennent  m'y 
relever,  et  je  commence  mes  petits  tours  dans  la  Scala  jusqu'à 
minuit,  que  le  tre  Melarancie  commencent  à  s'enOer  sur  la  ta- 
ble du  roi,  leur  père,  et  à  devenir  grosses  des  princesses.  Le 
reste  ne  valant  rien,  je  reviens  chez  moi,  où ,  dans  mon  lit,  je 
lis  jusqu'à  une  heure.  Je  lis  les  lettres  de  d'Alemberl,  Montes- 
quieu et  autres  à  madame  Dudeiïant.  Les  lettres  de  d'Alembert 
m'ont  fait  beaucoup  d'impression,  vu  que  ce  sont  pour  nous,  mon 
cher  ami,  des  arguments  ad  hominem.  Il  était,  en  1764,  content 
avec  mille  sept  cents  francs  de  rente  ;  si  content  qu'il  refusait 
une  grande  place  à  Berlin.  Et  vous  avez  l'effronterie,  vous  qui 
faîtes  l'amour,  qui  plus  est,  de  vous  plaindre  ! 

Là-bas ,  le  mépris  me  suffoquait  ;  voir  dans  la  bouse  de 
vache  ce  que  j'ai  vu  si  beau  à  Hinter-Linden  de  Berlin  ou  à 


-^     v 


52  ŒUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

Schœnbrunn,  m*einpéchaitcle  digérer.  II  esl  bien  vrai  que  je 
Iroiivcrai  jamais  aiUeurs  la  conversation  des  gens  d'esprit  eomi 
Besançon,  Maisouette,  etc.  Voilà  ce  qui  fait  que  vos  lettres  i 
sont  un  besoin  de  première  nécessité. 

Que  Van  Bross  ait  deviné  Bombet,  je  m*en  doutais;  mais  j 
toujours  rempli  mon  but,  qui  était  de  ne  pas  parler  comme  c 
leur.  Je  me  suis  trouvé,  à  la  chute  de  mes  grandeurs,  rem 
d'orgueil,  mais  d*un  orgueil  tenace,  que  jeûnes  et  prières  n^ 
pu  chasser.  Cet  orgueil  se  sent  fait  pour  être  préfet  ou  c 
puté.  Le  métier  d'auteur  lui  semble  avilissant,  ou,  pour  mie 
dire,  avili.  J'écris  pour  me  désennuyer  le  matin;  j'écris  ce  (\ 
je  pense,  moif  et  non  pas  ce  qu*on  pense  ;  le  tout  en  attend; 
que  le  Moniteur  m'apprenne  que  je  suis  appelé  à  la  prcfecti 
de  N.,.,  place  que  je  refuserais  avec  horreur,  tant  que  je  i 

verrais  le  collègue  de  MM ,  etc.,  etc.,  etc.  Voilà  ce  q 

m'a  appris  Texameu  de  mon  intérieur,  comme  disait  feu  Tî 
tufe.  Vous  en  savez  autant  que  moi  sur,  toutes  mes  cackoteri 
et  me  ferez  plaisir  de  toujours  épaissir  le  voile. 

Le  manque  d'esprit  d'ÀIficri  est  de  moi,  tout  le  reste 
YEdinburg  review.  Idem  pour  le  Pans  d'autrefois  ;  c'est  vc 
qui  me  l'avez  indiqué.  Le  morceau  sur  l'italien  est  de  Bomb 
11  est  très- vrai  qu'il  n*entend  pas  le  toscan,  ou,  pour  mie 
dire,  il  Tcntend,  mais  l'a  peu  entendu,  Florence  l'ayant  toiijoi 
scié.  L'&Fticle  sur  Vigano,  c'est  mon  cœur  et  mon  sang,  comi 
dit  Paruy.  Le  titre  a  été  inventé  par  le  libraire.  Si  jamais  v( 
relisez,  vous  qui  connaissez  si  bien  la  chose,  usez  uu  crayoi 
relever  ce  qui  vous  semble  faux;  ou  mieux,  faites  un  petit  c 
hier  des  bévues,  avec  des  renvois,  er  profitant  du  moment 
l'auteur  vous  donne  de  l'humeur,  dites-lui  des  sottises,  ferme, 
n'ai  pas  ouvert  ce  volume^  depuis  qu'il  est  broché.  Il  me  sei 
ble  qu'il  doit  paraître  un  peu  ÂlGcri,  c'est-à-dire  sans  espi 
Contez-moi  net  ce  que  vous  en  a  dit  Maisonette,  excellent  jo 
à  mes  yeux ,  depuis  qu'il  méprise  uu  peu  ces  gens  que  je  n 
prise  tant  :  la  llarpe  et  Suard.  Si  je  ne  vous  dis  rien  des  c 
deaux  dont  il  m'accable,  c'est  que  je  veux  conférer  ce  soir  av 

*  lowie,  Saplea  ti  Florenct  en  1847. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  53 

mes  amis  sur  les  moyens  de  transport  ;  s*ils  sont  en  route^  vous 
avez  bien  fait. 

Je  sois  enchanté,  car  je  vois  que  cet  homme  si  aimable,  et 
çuelaiKmté  de  son  cœur  rend  si  supérieur  aux.Gromwells  qui 
l'eoloorent,  pense  à  moi  :  cependant  basta  cosù  Ce  pays  est  si 
'  stérile,  que  jamais  je  ne  pourrai  faire  Fcquivaient  de  ces  deui 
précieax  volumes.  Il  y  avait  un  trou  en  Suisse  où  végétait  un 
pea  de  liberté  de  la  presse;  vous  avez  vu  dans  la  Gazette  de  Lan* 
ime,  n°  92,  je  crois,  que  les  ministres  de  France  et  d'Autriche 
invéhissent  là-contre.  Gela  est  bien  béte,  à  mes  yeux,  s'entend. 
Ou  Elites  fusiller  des  libraires  Pahn,  ou  ne  nous  ennuyez  plus  de 
votre  sottise;  vous  n*avez  pas  les qu'il  faut  pour  compri- 
mer; contentez-vous  donc  de  diriger,  c'est-à-dire  d*amoindrir, 
d'égarer,  comme  le  cardinal  de  Richelieu  fit  par  son  Académie 
française.  —  Je  lirai  les  deux  Moniteurs  où  bavardent  les  provin- 
eiaui.  Je  vous  indique,  par  contre,  ]e  Maniteur  Au  ^i  octobre 
SQrla  liberté  et  Y  arbitraire.  L'auteur  m*â  écrit  une  excellente 
leure;  ne  le  nommez  pas.  Au  reste,  je  n'ai  pu  encore  voir  son 
^omieur.  Je  ne  suis  pas  tout  à  fait  de  son  avis  ;  je  ne  veux  pas 
(|ae  le  gouvernement  se  mêle  le  plus  possible  de  mes  affaires. 
L'Amérique-Nord  me  semble  un  modèle  parfîut  ;  voyez  le  Gom- 
meataire  sur  Montesquieu  (par  Jcfferson).  —  Ge  qui  a  intéressé 
surtout,  c*est  le  détail  de  vos  journées  et  soirées.  J'ajoute,  à  ce 
que  je  vous  ai  dit  de  moi,  que  mon  dîner  d'hier,  excellent  et 
ciiez  le  restaurateur  le  plus  noble,  nous  a  coûté  six  lire  à  deux  : 
la  loge  six  lire;  les  deux  billets  quatre  lire.  Or,  une  lira  vaut 
soixante-seize  centimes.  Gette  vie  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
noble  et  de  plus  splendide. 

Ceci  me  conduit  au  matrimonio  de  Besançon.  Si  la  fille  a  cent 
cinquante  mille  francs,  si  elle  est  fille  unique,  et  qu'il  n'y  ait 
qu'une  mère,  je  conseillerais  d'épouser,  parce  qu'alors  on  peut 
rester  à  Paris  en  se  moquant  foncièrement  de  tout.  Mais  voilà  ma 
condition  sine  quâ  non.  Rester  à  Paris  pour  trembler  chaque 
malin  d'être  supprimé  dans  quelque  nouvelle  organisation,  c'est 
l'antichambre  de  Fenfer  ;  je  crois  que  tous  les  employés  de  pro- 
viuce  sont  dans  ce  cas. 

Je  vous  dis,  pour  ne  pas  Toublicr,  que  M.  delracy  m*a  dit  du 


54  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

mal  de  Mac  Intosh.  G*est  un  homme  qui  ne  voit  pas  neltemen 
rapport  des  peuples  et  des  kiiigs.  Peut-être  cela  De  vous  dépl 
pas. 

J'ai  lu  la  phrase  de  votre  lettre  sur  Timmortel  Galiari  1 
Piémontais  h(Mmne  de  goût,  qui  a  été  saisi  d'uu  rire  ineuio] 
Lie;  c*est  le  Gimabue  d'un  art  dont  Perego,  Fuentès,  Landri 
Saoquiric,  sont  les  Garraches.  Mais  je  vous  pardonne  tout  si  ^ 
faites  votre  journal.  Âh  !  chien  de  paresseux  !  vous  allez  m 
jecler  le  travail  dont  vous  êtes  surchargé.  Songez  au  heau  \9 
d'Angleterre,  en  1830,  que  payera  M.  Ridgeway. 

Mais  une  commission  à  laquelle  je  tiens  essentiellement, 
que  vous  vouliez  me  rappeler  au  souvenir  de  madame  < 
est-efle  bien  délivrée  de  cette  triste  jaunisse,  si  peu  faite 
une  jolie  femme? 


XXVII 

À  M.    LE  BARON  PE  M...,   A  PARIS. 

Milan,  le  3  janvier  4818. 

Je  suis  enchanté,  ravi;  rien  ne  peut  payer  de  telles  le 
J'aime  même  la  boueuse  politique  quand  elle  est  traitée  d' 
haut.  Vous  ne  m'en  parlez  pas  assez  au  long.  L'histoire  d€ 
des  gens  inscrits  pour  parler  contre  a  réveillé  toutes  les  < 
sites.  Pour  moi,  je  suis  à  peu  près  de  Tavis  de  Quintus  F 
B...  :  le  jury,  en  appel,  me  semble  tout  ce  que  ces  enfa 
peuvent  supporter;  seulement,  si  le  jury  n'a  pas  proi 
soixante  jours  après  Tarrestalion  des  prévenus,  on  leur  ou 
porte  et  on  leur  souhaite  le  bonjour  jusqu'à  nouvel  ordre 
soir,  dans  une  réunion  de  onze  personnes,  on  s'est  occu{ 
demi-heure  de  la  loi  sur  les  journaux,  qui  a  passé  par  cen' 
tre-vingl-deux  contre  cent  trente  et  un.  Si  vous  voulez  ju| 
notre  fanal,  cherchez  la  Gazette  de  Lugano  chez  Galignani. 
pour  Dieu!  parlez  plus  longuement  de  l'esprit  politiqi 
Paris. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  55 

J'en  viens  tout  simplement  à  ce  qui  m*iûléreasc  le  plus.  Je 
suis  dans  Tadmiraliôn  de  votre  patience  de  mettre  des  notes  mar- 
ginales. Gela  est  exactement  mon  journal  ;  j*en  étais  aux  deux 
tiers,  quand  vous  me  fites  lireTariicle  sur  madame  OudefTant  et 
celui  d*Alfieri  dans  YEdinburg  review;  pour  mettre  ces  idées  en 
circulation,  je  les  ajoutai.  Je  ne  nierai  point  que  Stendhal  n'ait 
eu  souvent  des  nerfs  à  Bome  ;  mais,  dans  ce  siècle  fardé,  n'est- 
ce  rien  qu'un  livre  de  bonne  foi?  Gomment  voulez-vous  un  por- 
trait complet  en  "deux  cents  pages?  ÏBur  la  vanité  des  jeunes 
Français,  nous  ne  sommes  pas  d'accord.  Il  est  trop  clair  que  ce 
n'est  plus  dans  lé  jabot  et  dans  les  femmes  qu'ils  la  mettent  ;  mais 
c'est  dans  tout.  Paraître  est  toujours  plus  pour  eux  qu  être. 
Voyez  M...  ei  tous  nos  amis  de  Cularo.  Quant  à  la  ducomanie  de 
Stendhal,  outre  qu'elle  est  fort  naturelle  chez  un  hoinme  d'une 
si  haute  naissance,  un  beau  jour,  pour  n'être  pas  recmnu,  il 
a  multiplié  par  la  quantité  comtes  et  marquis,  toutes  les  initiales 
citées.  Songeï  que  la  noblesse  d'Italie,  excepté  Venise,  est  plus 
riche  que  jamai».  Il  y  a  ici  deux  cents  familles  à  cent  mille 
Inmcs  de  rente,  qui  en  mangent  trente.  Retenez  ce  trait  pour 
ritalîe  de  d848.  Les  nobles  y  auront  (et  je  m'en  réjouis)  Tin- 
flaence  réelle  et  constitutionnelle  de  richesses  immenses.  Au- 
joord'hui,  il  n'y  a  que  les  comtes  et  marquis  de  Stendhal  qui  re- 
çoivent. Je  vérifie,  par  toutes  les  anecdotes  que  j'entends,  ce 
qu'a  dit  Stendhal  ;  je  n'ai  pas  changé  d'yeux.  Je  voudrais  vous 
tenir  ici  en  présence  des  modèles.  Quant  au  Piémont,  Stendhal 
en  savait  trop  pour  parler. — G'est  incroyable,  mon  meilleur  ami 
en  est. 

M.  Dalpozzo,  maître  des  requêtes  à  Paris,  ensuite  premier 
président  à  Gênes,  vient  de  se  couvrir  de  gloire  en  faisant  impri- 
mer ici  des  plaidoyers  ou  consullations,  pour  mieux  dire,  qui 
dévoilent  toute  la  vénalité  of  the  (roman)  senate^.  Un -peuple 
ainsi  mené  deviendrait  le  plus  fourbe,  le  plus  méfiant,  le  plus 
coquin  de  la  terre  en  cinquante  ans.  C'est  comme  les  Grecs 
d'Athènes  gouvernés  par  l'esclave  d'un  eunuque  noir.  Je  ca- 
lomnie le  kislar-aga,  sa  justice  vaut  mieux. 

*  Du  sacré  collège. 


56  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Autrefois  les  puissants  avaient  la  puissance,  et  de  pliis  le  i 
|>ect  ;  voyez  M.  de  Ghoiseul.  Maintenant  ils  n'auront  plusqu 
puissance.  Tl  faudra  qu*ils  baissent  continuellement  les  yeui, 
à  chaque  regard,  ils  seront  obligés  de  mâcher  le  mépris.  Si  v 
saviez  ce  qu'on  dit  de  Tami  de  Maisonette  et  des  autres!  1 
je  trouve  le  public  injuste;  il  faut  que  ce  soit  bien  fort. 

Nous  venons  de  faire  une  grande  et  très-grande  perle.  Sa 
jesté  s*est  lassée  du  conseil  aulique,  et  a  nommé  ou  nomn 
des  ministres  comme  à  Paris.  Elle  a  nommé  M.  de  Saurau 
nislre  de  rintéricur  ;  il  aura  des  chefs  de  division  pour  cha 
royaume.  Celui  d'ici  n'a  pas  inventé  la  poudre,  au  contrai 
mais  il  a  cinq  cent  mille  francs  de  rente  et  une  fille  unique 
donne  aux  pauvres  quatre  mille  francs  par  semaine;  il  ne  p( 
qu'aux  moines;  il  alla  à  Vienne,  il  y  a  deux  ans,  pour  les  r€ 
mander.  Ce  gouvernement,  qui  ne  tombe  pas  dans  ]esconcor 
et  dans  Toubli  du  passé,  lui  refusa  sa  demande.  Au  retour, 
ne  trouva  pas  sur  sa  porte  l'excellent  mot  maison  Bancal,  i 
bien  une  figure  de  grandeur  naturelle,  en  habit  de  cour  et 
ressemblanle  à  lui,  comte  Bassi...  De  chaque  poche  sortait 
petite  figure  de  moine  et  de  religieuse,  et  lui,  il  embrassai 
toutes  ses  forces  un  énorme  ftasco,  aussi  grand  que  lui.  I 
allons  avoir  le  sage  archiduc  Régnier,  et  pour  second  un  M.  G 
ciardi...  ministre  ou  préfet  de  police  ici  sous  l'usurpateur.  Q 
qucs  personnes  lui  accordent  un  talent  supérieur;  mais  tien 
t-il  les  prêtres  et  les  nobles  comme  notre  comte  de  Saurau? 
doute.  Les  quatre  dernières  années  de  ce  pays-ci  sont  un  mo< 
mais  c'est  du  talent  perdu;  ce  qui  est  absolu  n'est  plu 
mode. 

5  janvier. — Voilà  onze  personnes  qui  viennent  de  dé( 
un  bien  grand  point  (sur  la  presse).  Puisque  nos  admirables 
uistres,  avec  une  majorité  aussi  forte»  n'ont  pu  avoir  que 
voix,  ils  doivent  voir  que  Fopinion  veut  le  jury.  C'est  murer 
les  cavernes  intérieures  du  Vésuve  un  gaz  inflammable,  qn 
est  dangereux,  et  qui  n'était  rien  exhalé  dans  l'air.  11  fallait 
des  jurés  payant  deux  mille  francs  d'imp6t.  Nous  ne  seron 
du  même  avis  ;  cela  me  semble  une  grande  bêtise.  Ne  peuva 
pas  empêcher  les  élections  de  l'année  prochaine  ?  Il  n'y  i 


LETTBES  A  S..S  AMIS.  57 

moyeu  d*y  leuir  avec  de  lels  jacobius.  Ou  bien  uous  réconcilie- 
roDs-nous  de  cœur  avec  ces  bons  ullras?.Ëclaircissez-moi  bien 
celle  grande  question.  Dominique  me  disait  quil  Ke  fiche  d'élre 
conquis  ;  il  aime  mieux  le  jury  pour  la  presse,  et  les  Prussiens. 
Avez-Yous  regardé  i événement  de  la  Warlburg  le  18  octobre? 
L'Allemagne  en  est  à  sou  4789.  Que  pense  notre  ami  Maiso- 
nette?  car  je  pense,  moi,  que  tout  son  cœur  n*esl  pas  dans  ses 
vingt-cinq  mille  francs.  Nous  n*aurons  pas  toujours  des  gens  de 
génie  pour  ministres.  M.  de  Ghoiseul  était  b'eii  puissant;  il  a 
pour  successeur  rinràme  d'Aiguillon.  Si  les  deux  tiers  des  Fran- 
çais disaient  qu  il  est  nuit  a  dix  heures  du  matin,  le  king  doit 
dire  de  même,  si  le  métier  lui  piaf  L 

SPECTACLES. 

Mais  parlons  spcctccles,  nous  serons  moins  dissidents.  Le  26 
décembre,  la  Scala  a  ouvert.  L*âbonu6ment  coule  cinquante 
francs  jusqu'au  14  mai.  L'opéra  les  Deux  Wladimir^  exécrable 
copie  de  Mérope  et  d'HéracliuSf  a  une  musique  volée  à  TÂca- 
démie  impériale  de  musique,  id  est  savante,  plate  et  ennuyeuse 
aa  suprême  degré;  c'est  de  Winter,  jeune  poulet  de  soixante- 
dix-neuf  ans.  Vous  lui  devez  Proserpine.  Le  premier  jour  on  a 
sifllé  cette  infamie  ;  le  second,  cent  billets  donnés  l'ont  fait  tolé- 
rer. Tandis  qu'on  le  huait,  il  pleurait  de  joie.  On  applaudissait 
la  fille  naturelle  de  ce  grand  homme,  mademoiselle  Metzger, 
jeune  créature  criblée  de  petite  vérole,  laide  et  c...  au  suprême 
degré,  mais  voix  superbe.  C'est  un  soprano,  pas  si  haut  que  la 
Bonini;  cela  plairait  à  Paris.  Madame  Gamporesi  a  une  voix 
froide  et  magnifique.  C'est  peut-être  la  première  après  la  su- 
blime Gatalani.  La  Marconi,  contre-alto  passable,  plus  laide  en- 
core que  la  Metzger.  Madame  Camporesi,  avec  des  traits  super- 
bes, est  déplaisante.-^  Le  18  janvier,  nous  aurons  Ciro,  de 
Rossini;  ensuite  un  opéra  de  Soliva;  et,  le  14  mars,  Don  Juan, 
pour  la  troisième  fois  en  deux  ans. 

A  Venise,  fiasco  infâme  aux  deux  théâtres  San  Mosè  et  la  Fe- 
ntce.  Ils  ont  sifllé  Tachinardi,  Galli  et  la  Festa.  Les  deux  pre- 
miers sont  des  dieux  pour  mou  A  Naples,  VArmida  de  Rossini 


a8  ŒUVRES  t»OSTHllME$  DE  StËNDHÂL. 

a  eu  le  plus  grand  succès  ;  mais  on  a  été  obligé  d'aller  le  cfa 
cher  à  la  campagne  avec  de  la  maréchaussée»  et  de  le  mettn 
prison  pour  lui  faire  terminer  la  partition. 

Le  carnaval,  à  Naples,  ne  commence  que  le  13  janvier.  - 
ne  vous  parle  pas  de  beaucoup  de  petits  fiascos  dans  les  pel 
villes;  on  a  de  rhumeur,  on  la  passe  sur  les  acteurs. 

BALLETS. 

On  a  été  sur  le  point  de  mettre  en  prison  Vigano.  Cet  hou 
de  génie  ne  sait  pas  composer  sur  le  papier.  Il  a  commencé 
dale  et  Icare  le  4  août,  et  Ta  fini  le  25  décembre,  en  faisan 
peler  de  dix  heures  du  matin  à  six,  et  de  dix  heures  du  s< 
quatre  heures  après  minuit.  Dédale,  sifïlé  le  premier  jour 
comme  les  tragédies  historiques  de  Shakspeare  ;  ce  n'est 
Racine  ou  Voltaire  qui  peuvent  faire  cela,  Taclion  est  profc 
ment  vraie;  mais  elle  offre  peu  d*intérét.  Chaque  jour,  ce; 
danl,  ce  ballet  a  plus  de  succès.  Les  machines  en  sont  pitoya 
les  décorations  mauvaises,  excepté  la  dernière;  c'est  la  coi 
Neplune.  Rien  moins  que  des  poissons  dansants  dans  un  p 
de  madrépores  et  de  corail.  Ce  spectacle  est  magnifique  et 
tout  singulier,  mais  ne  peut  pas  se  comprendre  à  Paris, 
convient  à  mes  nerfs  et  m'occupe  pendant  huit  jours. 

Le  second  ballet  de  Vigano  a  été  aussi  tellement  sifflé  <] 
l'a  supprimé.  Nous  en  aurons  un  nouveau  le  12  janvier  «  et 
Olello,  grand  ballet.  Il  paraît  que  Mirra,  que  je  n'ai  pas  vu, 
un  chef-d'œuvre  ;  on  pleurait.  Remarquer  que  les  tragédie 
mon  dieU)  Shakspeare,  donnent  des  ballets  tout  faits.  Le  i 
bile,  les  danses  sont  pitoyables,  à  l'exception  de  dix  jeunes  é 
charmantes.  La  pantomime  de  Dédale  est  très^bîen  joué 
Molifiari  (Minos),  Pallerini  (Procris)»  et  surtout  par  \?l  C 
(Icare)*  Icare  a  quinte  ans,  et  ses  mouvements  font<..  pi: 
c'est  un  grand  bien. 

Le  petit  théâtre  Re  nous  a  divei'tis  par  le  Roi  Théodore 
chanté;  Paisiello  est  bien  gai  ;  maisi  après  une  demi-heu 
cette  musique,  qui  ravit  d'abord»  on  est  tout  surpris  de 
ntiyer;  —  Depuis  deux  joùrsj  le  Comte  dé  Comminges;  Y 


LETTRES  A  SES  AMlS.  .VJ 

est  blanche  auprès  de  cela  ;  la  musique  est  du  jeune  Pacini;  cl 
a  beaucoup  de  succès. 

La  chute  de  Tramezani  a  retenti  ici.  Stendhal  n'avàit-il  pas 
raison  ?  —  Madame  Boroni ,  contralto ,  est  une  ci-devant  mat- 
tresse  de  Dominique.  Son  mari,  M.  C ,  est  ce  courrier  que  je 

voulais  vous  faire  protéger  auprès  de  M.  de...  Si  vous  voulez 
une  lettre  pour  elle  et  lui,  vous  aurez  une  lucarne  sur  le  théâ- 
tre; mais  c'est  un  ton  de  dix  degrés  au-dessous  d'Aglaé. 


XXVIII 

A  MONSIEUR   LE  BAROIÎ  DE  M...,   A  PARIS. 

Milan,  le  21  mars  1818  . 

Quand  je  lis  vos  lettres,  j'ai,  pour  un  instant,  le  regret  de 
n'être  pas  à  Paris.  Ce  que  vous  me  dites  de  la  place  est  vrai  ; 
mais  je  ne  sais  pas  solliciter.  Vous  rappelez-vous  Teffort  que 
nous  eûmes  à  faire  sur  nos  caractères  pour  nous  mettre  en  bas 

de  soie  et  aller  chez  madame  B ,  et,  quand  nous  fûmes  chez 

le  portier,  nous  restâmes  tout  pantois  d'apprendre  que  depuis 
quinze  jours  elle  ne  recevait  plus.  N'est-ce  pas  là  une  maladresse 
insupportable,  un  manque  absolu  de  talent?  Quand  vous  avez 
eu  un  oncle  ministre,  vous  avez  fait  comme  moi  ^uand  j*avais 
Un  cousin,  vous  avez  réussi.  Be  plus,  vous  êtes  de  la  faction,  si 
ce  n'est  dominante,  du  moins  aimée  en  secret;  moi,  je  suis  ou- 
vertement un  chien  de  libéral,  pour  tout  potage.  Vous  souvient-il 
do  mépris  que  Stendhal  témoigne  quand  il  est  à  Francfort  : 
c'est  un  morceau  de  mon  journal  de  Paris.  Donc,  je  ne  suis  pas 
encore  assez  misérable  pour  aller  admirer  les  rapports  de  mes- 
sieurs tels.  J'ai  éprouvé,  d'ailleurs,  que  pour  tous  les  sols,  je 
8ens  iWgueil  d'une  lieue.  Sans  haïr  personne,  j'ai  toujours 
été  finement  abhorré  par  la  moitié  de  mes  relations  ofû- 
cielles,  etc.,  etc.,  etc.  Enfin  l'Italie  me  plaît.  Je  passe>  de  sept 
heures  à  minuit,  dhaque  jour,  à  entendre  de  la  musique  et  à  voir 
deux  ballets;  le  climat  fait  le  reste.  Savez-vous  bien,  monsieur, 
que  depuis  six  jours  nous  sommes  à  quatorze  degrés  de  Beau- 


eO  ŒLVRES  POSTHUMKS  DE  STENDHAL. 

»or?  SjiTt*i-voQs  qu'à  Veuisc  on  vil  dà  signore  pour  neu! 
tî  qoe  cf  lu»  /imlà  Taiil  cinquante  cenlimes?  —  Je  vis  « 
■n  an  00  (Jea\  à  Milan,  puis  autant  à  Venise,  et  puis,  en 
pirssr  par  le  malheur,  je  vais  à  Cularo,  je  vends  la  nu( 

priouj  de  l'éiage  de  M.  de  Salvaing,  dont  B m'offr 

mille  (raiics  celte  année,  et  je  vais  tenter  fortune  à  Paris 
■wi  le  sentiment  de  mqms,  rendez-moi  les  chevaux  du  Car: 
et  me  \oilà.  Vous  me  trouverci  fou;  mais  que  voulez-vou 
ce  qui  en  vaut  la  peine,  dans  ce  monde,  est  soi.  Le  bon  c 
ce  raraclore  e>l  de  prendre  une  retraite  diî  Russie  com 
\rTTe  de  lim<»naJe.  FVenez-vous-en  à  vous-même,  mon  a 
aoiî.  si  je  %ous  ai  parlé  aussi  longuement  du  Jiioi. 

Aubcftiu  a  examiné  votre  balance.  Il  craint,  comme 
une  hi'it/tiuuion  à  peu  près  inévitable.  Remède  :  Cinq 
ejtu'tcmntt  payées,  chaque  semaine,  et  consacrées  à  un 
uitiiMitnde.  Prenez  :  la  nouvelle  édition  d*llelvétius,  les 
%olunies  de  Tracv-Jefferson,  total  huit  volumes,  et  lis 
cela  cinq  heures  |)ar  semaine,  montre  sur  table  ;  lisez  de  ( 
quatre  Edinhurg  revicw  chaque  année. 

D'aprèb  le  tapage  charmant  que  fait  le  livre  de  cet  infài 
feQ>eur  d'Antinous  ^  je  ne  doute  pas  que  le  chef  des  prêi 

Ions  les  autres  honorables ne  veailleot  se  procurer  u 

si  bien  pcn^é. 

Faiies-rooi  acheter  la  collection  complète  de  mou 
FJmbburg  r^WrirCcla  fait  vingt-sept  volumes.  Pour  votre 
gardez  eu  dix  pmdaut  six  mois;  car  il  ne  me  faudra  pas 
pour  dévorer  les  dix-sept  autres^  La  moitié  est  à  sauU 
mais  le  reste  vaut  un  peu  mieux  que  la  façon  de  MM.  V. 
Auger  et  même  Lacretelle.  Cela  bat  diablement  eo  ruine 
devant  soi-disant  littérature  française. 

Il  ne  manque  au  charaianl  Alaisonette  que  de  compi 
JeCTerson  (qu'il  se  garde  bien  de  relire  Montesquieu)  et  des 
traduire  huit  articles  deVEdinhurg  review  :  par  exemple, 
le  n*  ôS,  je  crois,  Tarticlc  sur  la  nouvelle  édition  du  Swift, 
grands  articles  du  n*^  50,  sur  Dante,  Pétrarque  et  lord  Byi 

*  C'est  de  lai  mèn^e  qu'il  par!e. 


1 


LETTRES  A  SES  AMIS.  f»! 

Le  coDimencement  de  Tarlicle  de  Maisonetlc  sur  Boinbci 
est  délicieux.  Voilà  la  grâce  française,  rurbanitë  que  les 
deax  chambres  nous  feront  perdre  ;  le  lourd  raisonner  viendra 
à  sa  place.  D'un  autre  côté,  aux  louanges  près,  qui  sont  exces- 
sives, l'article  de  G donne  une  idée  plus  approfondie  du 

livre.  Ne  pourrait-on  pas  se  rédimer  du  reproche  d'immoralité 
par  an  cri  de  l'innocence  persécutée?  Une  bonne  réclamation, 
bien  insolente,  dans  le  Journal  du  Commerce,  pousserait  à  la 
vente.  Je  suis  comme Thuissier:  «Frappez,  monsieur,  j'ai  quatre 
eafaols  à  nourrir.  »  11  faut  répéter  à  ce  public,  si  bien  nommé 
flasque,  qu'il  doit,  en  conscience,  acheter  un  livre  si  beau. 
Voyez  donc  si  vous  ne  pourriez  pas,  entre  deux  passe-ports, 
accoucher  d'un  cri  de  Vinnocence, 

En  juillet  1817,  vous  me  disiez  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de  çon* 
sph^lion  à  Lyon.  Rappelez-vous  les  instructions  données  au  duc 
de  Raguse;  vous  étiez  tout  Senneville  alors.  Et  les  trois  fugitifs, 
en  Suisse,  que  Watteville  ne  voulait  pas  rendre?  Et  cet  ami  vôtre, 
noblement  employé  à  lui  fournir  de  petits  complolins?  Je  vous 
trouvechangé.  On  saura  qu'une  cour'^révôtale  a  fait  fusiller  vingt- 
huit  pauvres  diables  dignes,  au  plus,  d'un  an  de  prison  :  où  est 
le  mal?  Il  est  sublime  qu'on  discute  publiquement  et  librement 
en  mars  1818  des  événements  de  juillet  1817.  Savez- vous  ce 
qui  se  passe  encore?  Moi,  je  le  sais  par  les  Anglais  voyageurs. 

Je  vois  trembler  vos  préfets,  dont  trente,  encore,  sont  exé- 
crables et  vingt  faibles.  Savez-vous  les  progrès  de  la  couleur 

verte  à  Cularo,  et  les  prêtres  portant  aux  nues  B ,  et  lui 

disaut  au  nez  qu'il  efface  Bayard  et  Lesdiguières? 

Ou  m'écrit  que  C va  être  rappelé.  —  Gela  est  faux,  me 

direz-vous.  —  Soit  ;  mais  on  me  l'écrit.  —  Dites-moi  donc  qu'on 
a  peur  de  ces  terribles  cinquièmes,  qui  s'échelonnent  dans  l'ave- 
nir. Je  ne  vois  pas  de  milieu  :  il  faut  être  ou  tyran  de  fer  comme 
Bonaparte,  ou  raisonnable  en  laissant  raisonner.  Je  ne  crois 
pas  que  le  cardinal  de  Richelieu  lui-même  se  tirât  d'affaire  par 
un  mezzo-lermine.  On  peut  amasser  quatre  millions  et  un  duché, 
mais  intérim  la  boutique  va  au  diable.  Je  conclus  qu'au  fond  du 
cœur  vous  êtes,  sans  vous  en  douter,  un  peu  ultra.  Moi,  je  veux 
la  constitution  actuelle,  moins  les  deux  noblesses,  et  plus  le 

I.  4 


6t2  ŒtlVRES  POSTHUMES  D£  StENDUAL. 

jury  pour  la  presse;  plus  encore,  dater  de  la  troisième  année 
Aulremenl,  Thomme  qui  jouit  d'une  rente  viagère  ne  peut  au- 
cunement lier  son  successeur.  Cette  phrase  vous  semble  triviale 
patience,  vous  la  rencontrerez  un  million  de  fois  d'ici  à  troi; 
ans.  Là  France  aura  la  colique  jusqu'à  ce  qu'elle  accouche  d< 
cela  ;  c'est  l'avis,  à  peu  près  unanime,  des  voyageurs  anglais 
Au  reste,  la  France  sera  bientôt  le  pays  le  plus  heureux  deTEn 
rope,  sans  aucune  comparaison.  Ce  qu'on  paye  aux  alliés  m 
signifie  rien.  Nous  ferons  une  bonne  banqueroute  des  deux  tien 
en  1830.  Je  crois,  avec  JefTerson,  que  c'est  là  la  seule  bonn< 
politique.  Autrement,  vous  ne  manquerez  pas  de  Pitt,  que  lei 
immortels  Lacretelle  appelleront  probes,  parce  qu'ils  ne  laisse- 
ront pas  de  quoi  se  faire  enterrer.  La  moindre  faute  de  Titnoi 
peut  vous  jeter  dans  une  mer  de  sang.  Les  éemi-pacants,  le 
riches  paysans  sont  enragés;  et  contre  qui?  et  où  est  la  fore* 
réelle?  Je  ne  conçois  pas  que  vous  laissiez  partir  les  étrangers 
Point  d'étrangers  et  point  de  concordat,  l'un  ne  va  pas  san 
1  autre.  Eu  ce  sens»  je  suis  de  l'avis  du  Stanhope.  Est-il  mor( 
au  moins?  S'il  peut  se  tirer  des  duels,  il  a  un  nom  ;  mais  le  pa 
est  difficile.  Expliquez-moi  donc  cet  enfantillage  de  renvoyer  le 
étrangers?  Probablement  vos  espions  vous  trompent  par  de 
rapports,  ou  ils  vous  flattent.  Ayez  donc  des  copies  des  r^ 
ports  que  les  espions  russes  envoient  à  leur  maître.  Mais,  bo 
Dieu  !  vous  êtes  abhorrés  par  toute  la  canaille;  comment  ne  1 
voyez-vous  pas?  Une  glace  d'un  pouce  d'épaisseur  vous  sépai 
de  1793.  Voyez  donc  que  l'Angleterre  est  hors  d'état  de  pay( 
une  nouvelle  coalition,  pendant  deux  campagnes  ;  répondez  u 
peu  à  ceci  par  vives  raisons. 

Ah  !  mon  ami,  quelle  voix  que  celle  de  mademoiselle  Eiei 
Viganôl  Figurez-vous  que  la  loge  de  ma  sœur  lui  a  coûté,  pi 
grâce  singulière,  trente  francs.  Elena  est  fille  de  Vigano  et  sm 
îjCOtellOt  de  Myrra,  de  ProméthéCi  et  autres  chefs-d'œuvre  qi 
j*adore.  Ganova»  Rossini  et  Vigano,  voilà  la  gloire  de  Tltal 
actuelle^  Elena  est  le  premier  amateur  de  l'Italie;  elle  a  eu  h» 
vingt-cinq  ans.  C'est  bien  là  ilcantar  che  nelV  anima  si  sente,  f 
Voix  légère  est  légèrement  appannata  (voilée)  au  premier  ai 
Pour  elle,  c'est  le  brio^  l'esprit^  la  coquetterie  même.  Je  vi 


LETTRES  A  SES  AMIS.  65 

chez  elle  depais  un  mois  et  Tentends  chanter  chaque  soir.  C'est 
uoe  véritable  âme  d'artiste  ;  elle  a  fait  des  choses  héroïques  pour 
Fainoor.  Par  exemple,  veiller  sept  mois  de  suite  un  amant  mou- 
rant, et  étant  à  Venise  pendant  le  blocus,  traverser  les  postes 
autrichiens  dans  une  gondole,  être  arrêtée  vingt  fois,  et,  enlin, 
voir  cet  amant,  lequel  au  bout  de  sept  mois  d'étisie,  est  bien  et 
dûment  mort  à  Padoue.  Voyez  dans  le  journal  du  22  et  dans 
celui  du  24  ou  25  les  détails  de  son  concert  de  ce  soir.  Toutes 
les  dames  de  la  ville  Fabhorreut;  car  elle  a  le  talent  de  réunir 
quinze  hommes  tous  les  soirs  et  quarante  le  vendredi  ;  talent 
absolument  inconnu  ici.  Une  femme  craint  toujours  qu'une  autre 
lui  ruba  il  morous  {VInnamorato). —  Mon  thermomètre  esèceci  ; 
quand  une  musique  me  jette  dans  les  hautes  pensées  sur  le  sujet 
qui  m'occupe,  quel  qu'il  soit,'  cette  musique  est  excellente  pour 
moi.  —  Êtes-vous  sujet  au  même  phénomène?  Toute  musique 
qui  me  laisse  penser  à  la  musique  est  médiocre  pour  moi. 

24  mars.  —  Une  musique  détestable  est  celle  de  Winter, 
VEtelinday  siffléehier  soir.  Le  ballet  de  Vigano,  la  Spada  diKen- 
nethy  roi  d'Ecosse,  est  bien  joli.  On  avait  trouvé  Olello  trop 
fort,  trop  plein  d'action,  trop  tetro;  la  Spada  est  une  fêle  pour 
l'imagination.  La  Pallerini  et  le  jeune  danseur  Molinari  vous  fe- 
raient un  vrai  plaisir.  Nous  en  avons  bon  besoin;  toutes  nos  mu- 
siques de  cet  hiver  ont  été  exécrables.  Les  génies  sont  en  mon- 
naie dans  tous  les  genres. 

Je  vois  dans  les  Débats\&  rappel  duD.......  Bon!  mais  le  sous- 
préfet  de  fiourgoln?  mais  tous  les  sous-préfets  de  1815,  qui  sont 
verts?  Ah  !  vive  la  Minerve  ! 

En  terminant  ces  plates  huit  pages,  je  demande  que  vous  m'en 
écriviez  deux,  pour  ne  pas  laisser  moisir  les  nouvelles.  Voilà  le 
vrai  malheur  de  n'être  pas  à  Paris. 

XXIX 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M...,   A  PARIS. 

Grenoble,  le  14  avril  1818. 

Stendhal  vous  a  donné  une  peinture  vraie  du  gouvernement 


64  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

de  Milan.  Le  mattre,  ennuyé  de  la  chambre  auliqae,  fonne  dei 
ministères.  Le  comle  de  Saurau  est  ministre  de  Tintérieur  ;  1< 
comte  Mellerio,  riche  bigot  milanais,  trés-haî,  est  soos-secré 
taire  d'État,  et  est  parti  pour  Vienne  le  1"  avril.  Le  comte  Stras 
soldo  (nom  italien),  du  Frioul,  est  président  du  gouvernement 
n  hait  les  nobles  et  le  prêtres;  il  a  pour  vice-président  le  célèbn 
comle  Guicciardi,  le  Talleyraud  de  la  Lombardie.  François  I' 
lui  disait  :  «  Je  n'oublierai  jamais  que  c*està  vous  que  ma  mai 
sou  doit  la  Valtéline.  »  —  Guicciardi  était  l'homme  à  donne 
pour  directeur  à  ce  faiblissime  Eugène.  Il  a  quatorze  enfants;  i 
joue  toute  la  journée  aux  jeux  de  commerce,  avec  des  million 
uaires,  et,  sans  friponner,  gagne  quinze  mille  francs  ;  il  était  se 
nateur. 

L'archiduc  Régnier,  futur  vice-roi,  a  trente  mille  francs  di 
renie  et  occupe  à  Vienne  un  second  étage.  Ce  serait  un  bon  che 
de  division,  minutieux  à  l'intérieur.  On  est  étonné  qu'avec  autan 
d'instruction  positive,  avec  toute  une  statistique  dans  la  tête 
l'on  soit  si  aveugle  aux  conséquences  les  plus  immédiates.  Il  : 
pour  majordome,  ou  l'équivalent,  le  comte  de  Saint-Julien 
homme  d'esprit,  qui  connaît  à  fond  l'Italie.  Je  connais  plusieur 
gens  du  gouvernement  qui  disent  :  «  Les  espions  nous  sont  inu 
liles,  nous  sommes  abhorrés;  mais  si  d'ici  à  quinze  ans  les  peu 
pies  italiens  ne  se  voient  pas  donner  la  main  par  la  Russie  ou  1; 
France,  ils  nous  rendront  justice.  » 

Le  gouvernement,  en  général,  est  fort  bon.  Dans  le  gouverne- 
ment de  Milan,  un  peu  moins  de  la  moitié  du  royaume  d'Italie 
on  fait  le  budget,  plus  on  impose  vingt-deux  millions  de  franc 
qui  font  le  bénéfice  de  l'empereur  ;  je  dis  bénéfice,  parce  tiu 
cette  somme  arrive  à  Vienne  dans  sa  caisse  particulière.  Il  a  un 
peur  du  diable  d'être  chassé.  Tous  les  grands  employés  parta 
gent  celte  crainte  chimérique  ;  ils  conviennent  tant  qu'on  veu 
des  vices  du  maître  et  finissent  en  vous  disant  :  «  J'ai  cinquani 
ans;  j'ai  toujours  pensé  à  me  retirer  à  soixante;  pourvu  que  ç 
dure  encore  vingt  ans,  pour  me  payer  dix  ans  de  pension,  j 
suis  content.  s> 

Depuis  le  cèdre  jusqu'à  l'hysope,  c'est-à-dire  depuis  l'cm 
ployé  de  six  cents  francs  jusqu'à  MM.   de  Budna,  général,  e 


LETTRES  A  SES  AMIS.  65 

Strassoido,  présideal,  tous  croient  sincèrement  que,  d'ici  à  vingt 
ans,  ritalie  prendra  une  position  naturelky  comme  ils  disent. 
Je  n'en  crois  rien  ;  en  tout  cas,  la  veille  des  assassinats,  je  filerai 
Prina  serait  vengé  sur  deux  mille  nobles.  Ils  disent  que  si  la  voi- 
lure, eo  France,  n'a  pas  tourne,  c'est  qu'elle  était  leslce  par  les 
biens  nationaux . 

Jamais  roi  constitutionnel  n'a  subi  d'éclipsé  aussi  totale  que 
Cechin  (Francescbino),  du  temps  de  la  gloire  de  sa  Caméra  Au« 
lica.  Tandis  qu'il  était  à  Milan,  l'on  affichait  des  dçcrets  signés 
par  lui  à  Vienne  avec  cinq  jours  de  date,  et  des  décrets  qui  sti- 
pulaient 1e  co;2^rafré  de  ce  qu'il  disait.  Mais,  comme  le  king  de. 
Sardaigne,  il  fait  tout  pour  le  voglio,  comme  on  dit  (pour  la 
gloire  du  mot:  Je  veux). 

Les  nobles  sont  extrêmement  mécontents  ;  et,  ne  sachant  de 
quel  bois  faire  flèche,  les  assassins  de  Prina  se  font  libéraux. 
Les  prêtres  sont  furieux.  Le  comte  Gaïsruck,  archevêque  de 
Milau,  est  un  grand  chasseur  devant  Dieu,  et  de  plus  un  déter- 
miné fumeur.  On  aura  beaucoup  de  peine  à  l'empêcher  de  venir 
à  la  Scala  en  grande  loge.  L'évêque  ou  archevêque  de  Trente, 
auprès  duquel  il  a  été  employé,  aimerait  mieux  manquer  à  son 
bréviaire  qu'au  spectacle. 

Les  cris  des  nobles  et  des  prêtres,  ces  grands  ennemis  de 
toute  civilisation,  auraient,  je  crois,  converti  à  l'Autriche  les 
esprits  de  ces  ricbes  et  voluptueux  bourgeois  qui,  à  Milan»  font 
iefond  de  la  population  ;  mais,  par  principe  de  justice  et  d'hon- 
nêteté, bête  à  Tallemande,  le  gouvernement  a  voulu  appliquer  ft 
ritalie  les  lois  paternelles  faites  par  les  lourds  habitants  du  Da- 
nube. —  Par  exemple  :  deux  témoins  suffisent  pour  faire  un 
testament  ;  deux  fripons  déposeront  que  madame  de  Valserre  a 
donné  tous  ses  biens,  de  vive  voix,  et  en  leur  présence,  à  un 
troisième  fripon  absent,  et  cela  suffit.  —  Les  assassins  et  voleurs 
n'ont  pas  de  défenseurs;  la  bonne  âme  des  juges  doit  leur  suf- 
fire, etc.,  etc.;  enfin  la  législation  des  ânons  et  des  oies  appli- 
quée à  un  peuple  de  singes  malins  et  méchants. 

Pour  appliquer  cette  belle  législation,  on  vient  de  renouve- 
ler tous  les  tribunaux,  et  de  chasser  six  cents  juges  italiens  qui, 
avec  leurs  familles,  sont  à  la  mendicité.  Dans  chaque  tribunal , 

4. 


66  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

il  y  a  un  tiers  de  juges  allemands,  mesure  nécessaire,  car  le 
Italiens  ne  comprennenl  nullement  Fesprit  de  lois  aussi  baroques 

Le  renvoi  des  juges  du  pays  a  profondément  choqué  le  peu 
pie.  Vous  voyez  que  ce  pays,  quoique  heureux,  s'estime  fort 
plaindre.  Leur  richesse  est  incroyable.  On  a  ordonné  de  rac 
commoder  les  balcons  et  de  mettre  des  consoles  ou  arcs-bon 
tants  à  ceux  qui  avaient  plus  de  six  pouces  de  saillie.  Cette  pe 
tite  loi  de  police  a  fait  reconstruire  la  moitié  des  façades  d 
Milan.  Sous  un  autre  prétexte,  les  deux  tiers  des  boutiques  son 
changées  ;  en  un  mot,  on  regorge  de  richesses.  Les  banquier 
Ciani  ont  gagné  un  million  sur  leurs  soies,  en  quinze  jours 
Tout  le  monde  a  gagné  en  proportion,  les  soies  ayant  augmenl 
à  Londres  d'une  manière  incompréhensible  ;  la  cause  en  est  ai 
Bengale. 

Ce  qui  augmente  la  richesse  du  Milanais,  c^est  l'incroyabl 
absurdité  des  lois  qui  se  succèdent  en  Piémont.  Tous  les  gen 
riches  viennent  respirer  Milan.  Ce  spectacle  corrige  un  peu  le 
Milanais  de  la  manie  de  se  croire  malheureux.  Milan  est,  dan 
le  fait,  une  riche  république,  adonnée  aux  arts  et  à  la  voluptc 

Voilà,  je  crois,  mon  cher  philosophe,  tout  ce  que  je  ne  pou 
vais  pas  vous  écrire  de  là-bas.  J'oubliais  deux  hommes  extraor 
dioaires  :  M.  Dalpozzo,  que  vous  aurez  vu  à  Rome,  présidente 
la  Consulta,  ou  à  Gènes,  premier  président,  ou  à  Paris,  maitr 
des  requêtes  :  c'est  le  Benjamin  Constant  du  Piémont. 

On  imprime  à  Milan  les  Opère  d'un  awocato  nativo  Milanese 
c'est  une  suite  de  consultations  qui  forment  la  plus  sanglant 
critique  des  arrêts  du  sénat  de  Turin,  corps  judiciaire  fort  res- 
pectable avant  la  révolution,  et  qui  aujourd'hui  passe  pour  ar- 
chi-vénal.  M.  Dalpozzo  a  vingt-cinq  mille  francs  de  rente  et  1; 
bonhomie  ou  rambilion  de  rester  à  Turin.  En  Tévrier  il  y  a  ei 
grand  conseil  sur  sou  compte  ;  il  s'agissait  de  le  mettre  à  Fc 
nestrelle  pour  quatre  ans. 

Le  gouverneur  de  Turin,  M.  de  Bevel,  vieux  honnête  homni' 
de  soixante-cinq  ans ,  vient  d'hériter  de  biens  immenses  d'ui 
M*  de  la  Turbie.  Il  a  dit  au  conseil  :  c  Mais  enfin  Dalpozzo  dit 
il  vrai?  —  Oh  1  il  n'y  a  pas  de  doute.  —  En  ce  cas,  nous  somme 
trop  heureux  d'avoir  quelqu'un  qui  s'oppose  un  peu  à  tous  ce 


LETTRES  A  SES  AMIS.  67 

avocats.)»  C'est  nniqoemônt  à  ce  propos  que  Dalpozzo  doit  la  clef 
desehamps;  comme  propriétaire,  le  Revel  a  craint  le  jugement  du 
séoat.  Dalpozzo  n'allant  pas  en  prison,  on  pourrait  bien  lui  donner 
une  place;  c'est  peut-être  pour  cela  qu'il  reste  à  Turin.  C'est  un 
homine  aimable  à  force  de  raison.  Je  le  voyais  tous  les  soirs  dans 
oue  loge»  et  il  nous  contait  de  drôles  de  traits.  Le  king  est  le 
meilleur  homme  du  monde,  et  peut-être  aussi  dominé  par  ses 
nÛDistres  que  s'il  donnait  les  deux  chambres;  mais  le  voglio  /... 
(l'bODoeur  du  mot  voglio),  me  disait  un  Piémontais,  homme,  d'es- 
prit, en  nous  promenant  sur  la  place  du  Château.  —  M.  G.  se 
fait  moquer  de  lui  ;  il  fait  l'amour  à  la  Louis  XllI  et  sans  offenser 
Ken.  —  Le  ministre  de  Russie,  ouvertement  brouillé  avec  les 
ministres,  a  déclaré  que  dorénavant  il  habiterait  Gênes;  c'est 
une  mauvaise  tête.  —  Le  comte  de  Lodi  couvre  le  Piémont  d'es- 
pions et  me  paraît  fort  adroit.  Pour  moi ,  je  regarde  comme 
extrêmement  intéressant  et  utile  que  le  Piémont  reste  in  statu 

L'autre  homme  remarquable  est  le  médecin  Razorî,  un  des 
conspirateurs  de  Mantoue ,  qui  est  sorti  le  20  mars.  Pauvre 
comme  Job,  gai  comme  un  pinçon  et  grand  comme  Voltaire,  au 
ciracière  près.  Razori  a  une  volonté  de  fer.  Je  mets  au  premier 
i^ang  des  hommes  que  j'ai  connus.  Napoléon,  Canova  et  lord 
Byron;  ensuite  Razori  et  Rossini.  11  est  médecin  et  inventeur, 
déplus  poêle  et  écrivain  du  premier  mérite.  Il  va  vivre  en  fai- 
sant des  livres  ;  il  traduit  en  ce  moment  de  l'allemand.  Conver- 
sation étonnante,  'figure  usée,  mais  superbe,  figure  de  camée. 
Si  vous  étiez  moins  encroûtés,  vous  auriez  un  homme  comme 
cela  pour  huit  mille  francs  à  Paris.  Ce  serait  le  brochet  qui  fe- 
rait courir  vos  carpes;  il  troublerait  un  peu  le  concert  de  louan- 
ges réciproques  que  vos  savants  se  renvoient  sans  cesse  avec  un 
accord  si  touchant. 

Ce  qui  fait  que  je  ne  solliciterai  que  le  plus  tard  possible, 
c'est  que  je  passe  trois  soirées  ou  plus,  par  semaine,  de  onze 
heures  à  deux  après  minuit,  avec  madame  Elena  Vigano,  fille 
da  grand  compositeur  de  ballets,  et  qui  est  le  premier  amateur 
d'Italie.  Nous  sommes  là  quinze  ou  vingt  ;  on  parle  ou  l'on  se 
Wt  avec  le  plus  parfait  naturel  ;  vous  m'entendez,  vous,  qui 


60  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

mur?  Savez-vous  qu'à  Venise  on  vit  dà  signore  pour  neuf  lin 
et  que  cette  liraAk  vaut  cinquante  centimes?  —  Je  vis  encoi 
un  anoo'deux  à  Milan,  puis  autant  à  Venise,  et  puis,  en  1821 
pressé  par  le  malheur,  je  vais  à  Gularo,  je  vends  la  nue*pro 

priété  de  Télagede  M.  de  Salvaing,  dont  B m'offrait  di 

mille  francs  cette  année,  et  je  vais  tenter  fortune  à  Paris.  Oie: 
moi  le  sentiment  de  mépris^  rendez-moi  les  chevaux  du  Carrouse 
et  me  voilà.  Vous  me  trouverez  fou;  mais  que  voulez-vous?  toi 
ce  qui  en  vaut  la  peine,  dans  ce  monde,  est  soi.  Le  bon  côté  d 
ce  caractère  est  de  prendre  une  retraite  de  Russie  comme  u 
verre  de  limonade.  Prenez-vous-en  à  vous-même,  mon  aimabl 
ami,  si  je  vous  ai  parlé  aussi  longuement  du  moi. 

Âubertin  a  examiné  votre  balance.  11  craint,  comme  vous 
une  bêtification  à  peu  près  inévitable.  Remède  :  Cinq  heure 
exactement  payées,  chaque  semaine,  et  consacrées  à  un  trava 
antiputride.  Prenez  :  la  nouvelle  édition  d*Helvétius,  les  quatr 
volumes  de  Tracy-Jeflerson,  total  huit  volumes,  et  lisez-mc 
cela  cinq  heures  par  semaine,  montre  sur  table  ;  lisez  de  plus  le 
quatre  Edinburg  review  chaque  aunée. 

D'après  le  tapage  charmant  que  fait  le  livre  de  cet  infâme  d< 
fenseur  d'Antinous  S  je  ne  doute  pas  que  le  chef  des  prêtres  t 

tous  les  autres  honorables ne  veuillent  se  procurer  un  livr 

si  bien  pensé. 

Faites-moi  acheter  la  collection  complète  de  mon  che 
Edinbburg  review  Cch  fait  vingt-sept  volumes.  Pour  votre  peine 
gardez  en  dix  pendant  six  mois;  car  il  ne  me  faudra  pas  moin 
pour  dévorer  les  dix-sept  autres^  La  moitié  est  à  sauter  net 

mais  le  reste  vaut  un  peu  mieux  que  la  façon  de  MM.  V 

Auger  et  même  Lacrelelle.  Gela  bat  diablement  en  ruine  la  ci 
devant  soi-disant  littérature  française. 

11  ne  manque  au  charmant  Maisonette  que  de  comprendr 
Jefferson  (qu'il  se  garde  bien  de  relire  Montesquieu)  et  de  se  fair 
traduire  huit  articles  deV Edinburg  review  :  par  exemple,  dan 
le  n»  52,  je  crois,  rarlicle  sur  la  nouvelle  édition  du  Swift,  et  le 
grands  articles  du  n*"  50,  sur  Dante,  Pétrarque  et  lord  Byron. 

*  C'est  de  lui  mérre  qu'il  parle. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  fil 

Le  commencement  de  rarticle  de  Maisonetic  sur  Bombci 
est  délicieux.  Voilà  la  grâce  française,  rurbanitë  que  les 
dcQX  chambres  nous  feront  perdre  ;  le  lourd  raisonner  viendra 
à  sa  place.  D*un  antre  c6të,  aux  louanges  près,  qui  sont  exces- 
sives, l'article  de  G donne  une  idée  plus  approfondie  du 

livre.  Ne  pourrait-on  pas  se  rédimer  du  reproche  d'immoralité 
par  an  cri  de  l'innocence  persécutée?  Une  bonne  réclamation, 
bien  insolente,  dans  le  Journal  du  Commerce,  pousserait  à  la 
vente.  Je  suis  comme rhuissier:  «Frappez,  monsieur,  j'ai  quatre 
eofanls  à  nourrir.  »  Il  faut  répéter  à  ce  public,  si  bien  nommé 
flasque,  qu'il  doit,  en  conscience,  acheter  un  livre  si  beau. 
Voyez  donc  si  vous  ne  pourriez  pas,  entre  deux  passe-ports, 
accoucher  d'un  cri  de  V innocence. 

En  juillet  1817,  vous  me  disiez  qu'il  n'y  avait  pas  eu  de  con- 
spiration à  Lyon.  Rappelez-vous  les  instructions  données  au  duc 
de  Raguse;  vous  étiez  tout  Senneville  alors.  Et  les  trois  fugitifs, 
en  Suisse,  que  Watteville  ne  voulait  pas  rendre?  Et  cet  ami  vôtre, 
noblement  employé  à  lui  fournir  de  petits  complolins?  Je  vous 
troavechangé.  On  saura  qu'une  cour'jprévôtale  a  fait  fusiller  vingt- 
haii  pauvres  diables  dignes,  au  plus,  d'un  an  de  prison  :  où  est 
le  mal?  Il  est  sublime  qu'on  discute  publiquement  et  librement 
en  mars  1818  des  événements  de  juillet  1817.  Savez-vous  ce 
qui  se  passe  encore?  Moi,  je  le  sais  par  les  Anglais  voyageurs. 

Je  vois 'trembler  vos  préfets,  dont  trente,  encore,  sont  exé- 
crables et  vipgl  faibles.  Savez-vous  les  progrès  de  la  couleur 

verte  à  Cularo,  et  les  prêtres  portant  aux  nues  B ,  et  lui 

disant  au  nez  qu'il  efface  Bayard  et  Lesdiguières? 

Oq  m'écrit  que  G va  être  rappelé.  —  Gela  est  faux,  mu 

direz-vous.  —  Soit  ;  mais  on  me  récrit.  —  Dites-moi  donc  qu'on 
a  peur  de  ces  terribles  cinquièmes,' qui  s'échelonnent  dans  l'ave- 
nir. Je  ne  vois  pas  de  milieu  :  il  faut  être  ou  tyran  de  fer  comme 
Bonaparte,  ou  raisonnable  en  laissant  raisonner.  Je  ne  crois 
pas  que  le  cardinal  de  Richelieu  lui-même  se  tirât  d*affah'e  par 
un  mezzo-termine.  On  peut  amasser  quatre  millions  et  un  duché, 
mais  inlérim  la  boutique  va  au  diable.  Je  conclus  qu'au  fond  du 
cœur  vous  êtes,  sans  vous  en  douter,  un  peu  ultra.  Moi,  je  veux 
la  constitution  actuelle,  moins  les  deux  noblesses,  et  ]>lus  le 

I.  4 


70  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

jardin;  je  connais  le  local  pour  avoir  eu  deux  ou  trois 
en  1810,  dans  cette  maison.  Le  jardin  où  vous  lirez  e 
semblait  rafraîchissant. 

J'attends,  pour  le  30,  les  livres  de  Joubert,  et  j'attrads 
la  manne  dans  le  désert,  non  sans  m'étre  impatienté 
ment  ;  car  je  suis  de  voire  avis,  hors  Londres  et  Paris, 
pas  de  conversation,  il  y  a  des  monstres,  des  Ganova,  d 
sini,  des  Vigano  ;  mais  les  lumières  ne  sont  pas  répandu 

Si  vous  pouvez,  d'ici  à  deux  ans,  faire  une  fugue  d 
mois  dans  l'étranger,  pour  voir  le  colosse  aux  pieds  d 
û'en  dehors,  peut-être  que  vous  reviendrez  méprisant 
plus  nos  gens.  Voyez  les  trois  ans  de  voyage  de  feu  M. 
ron  de  Montesquieu.  En  un  mot,  je  prêche  pour  les  vofj 
Pour  finir  de  vous  prêcher,  et  \e  journal? — Quelle  bonne  « 
que  les  Mémoires  d'un  homme  non*dupe  et  qui  a  entrevi 
choses  !  C'est,  je  crois,  le  seul  genre  d'ouvrages  que  Ton  lii 
1850.  On  lira  huit  hommes  de  génie,  car  il  n'y  en  a  guère  i 
ensuite  du  Saint-Simon,  du  Bezenval  et  du  Duclos,  toujours 
en  tire  le  jus  de  la  connaissance  de  l'homme. 

Qu'est-ce  que  ceux  de  Lauzun  ?  Gomme  ce  Talleyrand 

mal  !  Lauzun  dira-t-il  qu'il  a  couché  avec  M. . . .  Â ? — Grc 

vous  aux  Mémoires  de  Morellet  ?  —  Quelque  ennuyeux  q 
soient,  ses  Mémoires  aussi  secs,  aussi  ratatinés  que  ceu 
Bussy-Rabutin,  pourront  être  curieux. 

On  dit  ici  Slanhope  tué  d'une  balle  et  achevé  à  coups  de 
goard.  Si  le  fait  est  ou  devient  vrai,  donnez-moi  des  détaik 

Même  en  admettant  que  les  Anglais  sont  divisés  en  dix  p 
(moi,  je  n'en  vois  que  trois),  pouvez-vous  nier  que  YEdin 
review  ne  soit  tirée  à  douze  mille  exemplaires?  Donc,  ce  pc 
est  plus  raisonnable  que  nous  en  politique.  D'ailleurs, 
sommes  ce  qu'il  était  en  1660,  sous  Gharles  II;  et  cent  cinqu 
ans  d'éducation,  n'est-ce  rien  ?  Donc,  j'en  crois  plus  dix  An 
que  dix  Français.  C'est  une  erreur  de  vos  eunuques  de  Paris^ 
la  froideur  suit  de  la  sagesse.  J'aimerai  toujours  mieui 
Brougham  passionné  qu'un  Bequey  froid,  et  un  sir  Samuel 
milly  que  votre  M.  Desèze,  qui  prend  le  pont  du  Gard  pou 
pont. 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  1i 

HoQli  vient  de  faire  un  ouvrage  sur  le  dictionnaire  de  la 
Cnisca.  Celte  pauvre  langue  italienne  est  engloutie  par  le  fran- 
çais. J'ai  ici  le  volume  qui  paraît  de  Fouvrage  de  Monti  ;  vous 
êtes  profond  dans  cette  partie  ;  le  port  est  bon  marché,  j'ai  envie 
de  vous  renvoyer. 

Voici  un  fait  :  Faure  a  un  champ  de  moine  dans  la  plus  belle 
position;  c'est  impossible  de  le  vendre  ;  tout  le  monde  lui  dit  : 
Cest  un  bien  national.  Ne  me  niez-vous  pas  cela  dans  votre 
ayant-dernière? 

Adieu,  mon  cher  ami.  Encore  une  lettre  ou  deux  avant  le  20 
mai,  car  je  crains  bien  d*ètre  enchaîné  jusque-là.  Par  exemple, 
ce  qa*ott  sait  de  l'assassin  de  lord  Wellington. 

Que  pensez-vous  de  ce  raisonnement,  qui  me  semble  sans  ré- 
pliqoe?  —  «  Dans  ce  siède»  réunir  les  honneurs  de  la  vertu  et 
ios  plaisirs  du  vice,  c'est  l'impossible.  » 


XXXI 

k  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M...,   A   PARIS. 

Milan,  samedi  25  avril  1818. 

Sautez  de  joie,  je  vous  envoie  la  femme  la  plus  aimable,  la 
plus  gaie,  la  plus  naturelle»  que  Venise  ait  jamais  produite.  Ëuiin 
je  vous  envoie  deux  mois  de  bonheur  et  de  folie,  un  épisode 
heureux  à  votre  vie. 

Uier  matin,  elle  a  formé  le  projet  de  partir  demain  \  son  père 
loi  a  accordé  la  permission*  Le  prétexte  est  de  donner  trois  ou 
^oalre  concerts  au  piano  ;  c'est  le  premier  amateur  d'Italie  ;  elle 
est  élève  et  amie  de  Bossini  et  de  Michèle  GarafTa'.  Le  but  réel 
est  de  voir  Paris  ;  le  rêve  serait  d'y  être  engagée  dans  la  nouvelle 
iroupe  que  l'on  forme  à  Louvois.  Dieu  m*en  préserve  !  L'Italie 
serait  privée  d'une  de  ses  fleurs;  mais  vous  ^les  si  obtus,  vous 
autres  Parisiens»  que  je  ne  veux  rien  vous  dirMe  ce  divin  ta* 
lent.  D'ailleurs,  je  dors }  j'ai  passé  avec  elle  jusqu'à  trois  heures, 
et  je  me  réveille  à  neuf  pour  écrire,  N'allez  pas  croire  que  je 


72  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

sots  son  amaol,  la  place  est  prise;  d'ailleurs,  j'en  jouis  mi 
comme  ami. 

Je  loi  donnerai  des  lettres  pour  vous ,  le  complaisant  S 
qui,  à  votre  défaut,  pourra  la  trimbaler,  et  même  le  père  de  i 
enfants,  quoique  je  compte  peu  sur  lui.  Cependant  Tairai 

A ,  en  la  dirigeant  dans  la  première  emplette,  si  cssentic 

d'un  chapeau  et  d'une  robe,  lui  rendrait  un  grand  service.  Si 
sept  enfants  occupent  trop  cette  maison,  Faimable  Van  Brosi 
suppléera  ;  avertissez  ces  deux  personnages. 

Au  fond,  elle  a  un  peu  de  peur  de  se  lancer  à  Paris  avec 
valet  de  chambre  qui  est  allé  à  Lyon,  et  un  vieux  banquier 
rivé  hier  de  Livourne,  et  qui  va  à  Paris  passer  cinquante  joi 
pour  une  banqueroute.  Donc,  le  premier  jour,  double  mes 
de  blague  rassurante.  Paër  est  l'ami  de  la  famille. 

De  la  famille  de  qui?  Qu^i,  vous  ne  le  voyez  pas,  de  Taimal 
de  la  folle,  de  la  divine  Ëléna  Vigano.  Si  vous  me  faisiez  un 
reil  envoi,  je  vous  embrasserais  quinze  jours  de  suite,  à  la  { 
mière  vue.  Je  lui  ai  enflé  Votre  Excellence  de  la  manière  o 
venable.  Elle  arrivera  le  25,  le  26,  le  27.  Prévenez  hiVhi 
d'Italie,  place  des  Italiens,  où  je  l'adresse.  Je  lui  dis  de  man 
à  Vhôtel  de  Bruaelles,  L'essentiel  est  de  lui  6ter  la  peur  le  p 
mier  jour;  ce  sera  le  grand  service.  Elle  a  un  boisseau  de  1 
très  de  recommandation. — Rendez-la  contente  de  vos  procéd 
—  Si  vous  pouviez  exalter  le  père  de  sept  enfants,  de  mani 
à  lui  faire  faire  TelTort  incroyable  d'aller,  pendant  deux  jou 
quand  il  rentre,  à  l'hôtel  d'Italie,  voir  si  elle  est  arrivée.  — 
fatU  lui  ôter  Visolement  ci  la  peur  dans  le  premier  moment. 
Dite^-moi  vite,  vite,  ce  que  vous  avez  fait  di  cotanto  senno* 

ToftICELLI, 


XXXll 

A  MONSIEUR   LE   BARON    DE   M...,   A    PARIS. 

Milan,  le  16  mai  1818. 

Mon  cher  ami,  cette  femme  charmante,  et  qui  serait  adorab 


LETTRES  A  SES  AMIS.  1% 

(joand  même  elle  ne  ehanterait  pas  comme  un  ange,  madame 
Eléna  Yigano,  dont  je  vous  ai  envoyé  le  portrait  si  peu  ressem- 
blant, eh  bien»  vous  allez  avoir  le  bonheur  de  la  voir  ! 

Elle  est  folle  de  Paris  ;  elle  a  voulu  absolument  voir  eelte  ville, 
etfe  crois  que,  pendant  les  deux  mois  qu'elle  y  sera,  elle  don- 
nera quelques  concerts.  Vous  entendrez  la  voix  la  plus  aimable 
de  l'Italie.  Cet  organe  enchanteur  vous  mettra  au  courant  de 
tout  ce  qui  a  été  fait  d'admirable  depuis  que  vous  avez  quitté 
lltalie. 

Quoiqu'elle  parle  français  comme  un  ange  qu'elle  est,  peut- 
être  les  premiers  jours  ce  grand  nom  de  Paris  lui  fera- 1- il  un 
peu  peur.  (C'est  là  que  votre  Italien  va  briller.)  Donnez -lui  les 
conseils  nécessaires  pour  se  conduire  au  milieu  de  tant  d'ama- 
teurs sans  oreilles.  Vous  qui  connaissez  si  bien  le  monde,  vous 
pouvez  guider  d'une  manière  sûre  madame  Ëlcna  Yigano  ;  elle 
a  beaucoup  de  lellres  de  recommandation  ;  M.  Paér  es.  -vn  ami  ; 
cependant,  je  compte  plus  sur  vous  que  sur  tous  les  autres.  Vous 
devez  lui  donner  des  directions  pour  réussir.  Menez-la  un  sa- 
medi chez  Maisonette,  elle  vous  chantera  deux  airs  et  vous  se- 
rez  ravis.  Plus  elle  chante,  mieux  elle  chante  ;  cette  voix  si 
flexible,  si  miniature,  s'anime  et  se  fortifie  en  chantant  ;  elle  est 
plus  divine  encore  dans  le  douzième  air  que  dans  le  premier. 

Traitez  madame  Êléna  Vigauo  comme  ma  sœur  *,  dès  que  vous 
l'aurez  vue,  vous  trouverez  que  mes  éloges  sont  bien  au-des- 
sous de  la  réalité. 
Adieu,  remerciez-moi  bien  vite. 

H.  Bevle. 

XXXUI 

i  UO.NSIEUR    R.    COLOMB,   DIRECTEUR   DES   CONTRIBUTIONS   INDIRECTES,   A 

UONTBRISON. 

Milan,  \o  17  juin  i8l8. 

A  loi,  qui  as  vécu  dans  la  société  de  madame  de  Slaël,  lors- 
que sa  qualité  d'exilée  attirait  de  Tinlérêt  sur  sa  personne,  j'a- 
I.  5 


74      ŒUVRKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dresse  quelques  jugeneols  inspirés  par  h  lecture  de  Touvrag 
posthuoie  qu*oa  vieul  de  publier;  j'en  ai  éprouvé  une  vive  indi 
{Hiation.  !^e  penses- lu  pas,  avec  moi»  qu'il  y  a  une  infiùne  là 
chelé  à  s^xprimer  ainsi  sur  Rapoléon  à  Sainte-flâène? 

Je  suis  loin  d  avoir  h  plus  petite  partie  des  talents  qall  fai 
drait  posséder  pour  discuter  le  mérite  des  Considératùms  su 
les  principaux  étênenunts  de  la  Révolution  française,  de  madam 
de  Staël.  Est-ce  un  bon  ouvrage,  ou  seulement  un  ouvrage  à  1 
mode  que  ce  livre,  dont  TEurope  vient  de  dévorer  soixant 
mille  exemplaires?  C'est  ce  que  je  me  garderai  Inen  de  décidei 
je  me  borne  à  avancer  que  deux  cent  quarante-huit  pages  d 
deuxième  v<rfume  (page  173  à  430)  contiennent  plus  de  puéri 
lités,  d'absurdités,  de  non-sens  de  tout  genre,  et,  si  j*ose  le  dire 
de  calomnies,  qu'aucun  autre  fivre  vendu  au  même  nombr 
d'exemplaires. 

11  m^^mble  voir  une  femme  dépourvue  de  sensibilité  et  sur 
tout  de  la  pudeur  de  la  sensibilité,  mais  pleine  d'imagination  e 
d'esprit,  sans  aucune  instruction  autre  que  celle  d'avoir  lu  Oum 
et  peut-être  Montesquieu  sans  y  rien  comprendre.  Elle  est  lan- 
cée dans  les  salons  de  l'Europe,  et  passe  sa  vie  avec  les  pre- 
miers hommes  du  siècle  ;  elle  accroche  une  phrase  sur  chacui 
des  grands  problèmes  qui  sont  en  discussion  depuis  trenU 
ans.  Mais,  au  milieu  de  cette  cohue  du  grand  monde  qui  fai 
le  bonheur  de  cette  femme  mélancolique,  sa  véritable  étud< 
est  celle  des  succès  de  salon  et  des  caractères  divers  de  sej 
amis. 

La  bonne  compagnie  ne  p^t  èlre  composée  que  de  gens  qo 
emploient  aux  jouissances  fines  de  l'esprit  et  du  cœur  le  tempi 
que  les  autres  classes  sont  obligées  de  consacrer  au  soin  d< 
leur  fortune.  La  bonne  compagnie  est  donc  nécessairement  aris 
tocmte.  Gomment  s'y  prendra  la  fille  d'un  banquier  geoevoii 
pour  vivre  avec  des  duchesses?  Elle  s'attachera  au  ministère 
comme  à  son  patrimoine  ;  elle  ne  pourra  vivre  sans  avoir  ni 
iiiiuislre  dans  sa  famille;  elle  parlera  sans  cesse  de  son  père  au: 
grandes  dames,  parce  que,  pour  elle,  c'est  montrer  ses  parche- 
uiius. 

i)i;  (jiii  me  persuade  que  les  vues  précédentes  sont  assez  jus- 


LEÏTKliS  A  SES  AMlS.  1ô 

tes,  c'est  qu'elles  rendent  raison  de  rétonnante  bigarrure  des 
Considérations, 

Gonune  la  tête  de  Tauteur  ne  savait  tirer  des  conséquences  de 
rien  dans  les  matières  sérieuses,  son  livre  est  une  collection  de 
phrases  qui  se  touchent  bout  à  bout,  mais  dont  chacune  contre- 
dit la  précédente  ;  c*est  un  résultat  naturel  de  sa  manière  de 
composer.^  Madame  de  Staël  a  casé  dans  sa  mémoire  toutes  les 
phrases  spirituelles  qu'elle  a  dites  et  entendu  dire  sur  tout  de- 
puis quarante  ans. 

Une  chose  qui  me  persuaderait  que  les  étrangers  ont,  en  effet, 
moins  d'esprit  qne  nous,  c'est  que  son  article  sur  Bonaparte  est 
la  seule  chose  plate  qu'elle  ait  jamais'  écrite.  Elle  y  cherche 
Fesprit,  et  quel  esprit!  —Enfin,  quand  même  cet  esprit-là  vient 
à  lui  manquer,  elle  a  recours  aux  phrases  sentimentales  et  à  ce 
qu'on  appelle  le  style  romantique.  Quand  madame  de  Staël,  à 
force  de  chaleur  de  tète,  était  parvenue  à  déguiser  un  sentiment 
commun  sous  Temphase  de  mots  extraordinaires  et  singulière- 
ment groupés»  elle  croyait  fermement  avoir  fait  iaire  un  pas  au 
style  du  siècle  de  Louis  XIV  ;  c'était  une  maladie  de  famille.  Je 
crois  même  qu'elle  avait  la  prétention  bizarre  d'éire  jalouse  des 
grands  écrivains  de  cette  époque,  et  que  c'est  là  une  des  sour- 
ces secrètes  de  sa  haine  pour  Louis  XIV  ;  l'autre  source,  c'est 
que  M.  Necker  n'aurait  pas  pu  être  ministre  sous  Louis  XIV. 

Nous  arrivons  à  une  question  que  je  n'ose  aborder  :  madame 
de  Staël  est-elle  de  bonne  foi  dans  ce  dernier  ouvrage?  N'avait^ 
elle  pas  quelque  autre  objet  en  vue  que  le  succès  littéraire?  N'y 
aurait*il  point  une  contradiction  éternelle  entre  ce  livre,  plein 
du  regret  de  la  Révolution,  et  les  ouvrages  qui  lui  ont  fait  sa  rc« 
poution  ? 

La  voix  publique  répondra  bicnlùt  pour  moi.  Un  des  inconvé- 
nients attachés  à  cette  noblesse,  que  madame  de  Staël  adora 
avec  toute  la  ferveur  d'un  parvenu,  c'est  que^  si  d'abord  on  est 
accueilli  sur  parole,  bientôt  on  est  jugé  sans  appeL  Si  l'on  a  été 
hypocrite,  ci  l'on  a  oftert  la  vérité  eu  holocauste,  sous  le  voile 
de  la  candeur  d'une  belle  àme  que  la  fausseté  révolte,  si  sur- 
tout l'on  n'a  pas  reçu  le  salaire  secrètement  envié,  le  mépris 
est  là  tout^  [têt  à  arracher  la  couronne  de  roses  du  succès 


76  ŒUVRKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

et  à  la  remplacer  par  les  tristes  couleurs  résen-ées  anx  trans 
fuges. 

Biais,  Dieu  merci  !  toutes  les  femmes  n'ont  pas  été  infidèles  à  1 
cause  du  malheur.  J'aime  à  me  figurer  cette  noble  madam 
Bertrand,  vraiment  noble  par  le  cœur  comme  par  la  naissanc< 
cette  jeune  femme,  que  je  vis  autrefois  environnée  de  toutes  U 
pompes  du  pouvoir,  et  aussi  peu  vaine  de  tant  d'honneurs  qii*uii 
bourgeoise  en  eât  été  flattée  ;  j'aime  à  la  voir  assise  sur  ce  rc 
cher  à  jamais  célèbre,  où  elle  est  reléguée  par  Tamour  conjc 
gai,  et  où  la  suivent  les  cœurs  et  les  respects  de  tous  ses  am 
d'Europe.  Je  me  la  figure  parcourant  un  instant  un  libelle, 
cause  du  nom  de  son  auteur,  et  bientôt  le  jetant  à  la  mer  ave 
dédain,  et  se  disant  avec  un  juste  orgueil,  malgré  sa  modesli 
naturelle  :  «  Parmi  les  femmes  existantes,  je  suis  la  premier 
dans  Testime  des  Français  !  » 

Les  noms  héroïques  de  mesdames  Bertrand  et  de  la  Valetl 
seront  honorés  par  la  postérité,  tandis  que  ceux  de  mesdames  d 
Staël  et  de  GenUs  iront  se  perdre  dans  la  tourbe  de  ces  âme 
communes  qui  ne  savent  admirer  la  vertu  que  lorsqu'elle  es 
employée  au  bénéfice  du  pouvoir. 

C'était,  cependant,  il  faut  le  dire,  un  spectacle  curieux  et  at 
trayant  que  celui  qu'offrait  le  château  de  Coppet,  lorsque  ma 
dame  de  Staël  en  faisait  les  honneurs.  Le  sentiment  aristocrati 
que  d'appartenir  à  une  société  choisie,  on  doit  l'avouer,  entrai 
pour  les  trois  quarts  dans  le  charme  de  ces  réunions.  CeCt 
femme  unique  improvisait  au  milieu  d'une  foule  de  gens  qui  s 
trouvaient  tout  tiers  d'être  là.  Ce  n'étaient  poiut  i'épanchemeii 
et  la  gaieté  qui  animaient  le  salon  de  Coppet  ;  mais  d'un  c6t 
l'affectation  et  de  l'autre  le  plaisir  d'entendre  dire,  sans  prépa 
ration,  des  choses  aussi  étonnantes.  J'admirais  la  sottise  de  Na 
poléon  de  n'avoir  pas  su  gagner  un  être  aussi  séductible  et  des 
tiné  à  produire  tant  d'effet  sur  des  Français.  Pourquoi,  par  exem 
pie,  ne  pas  lui  offrir  la  place  de  madame  de  Pompadour,  ave 
une  dotation  annuelle  de  deux  préfectures  et  de  cent  places  d 
juge  ou  de  chambellan  ? 

Peut-être  est-il  permis  de  penser  que,  dans  ce  cas,  on  n'ei 
pas  écrit  cette  phrase  si  noble,  et  qui  a  fait  presque  autant  é 


LETTRES  A  SES  AMIS.  77 

plaisir  en  Angleterre  quVn  France  :  «  Le  duc  de  Wellington,  le 
pitts  gP9Bâ  givrai  d*uB  siècle  où  Napoléon  a  vécu.  » 

Puisqu'on  a  publié  un  livre  de  madame  de  Staël,  puisqu'on  a 
ouvert  une  discussion  sur  son  caractère,  toutes  les  convenances 
permetteaiâ  chacun  de  dire  son  avis  sur  cette  femme  étonnante, 
mais  sans:  vraie  sensibilité,  et  qni,  au  fond,  je  le  répète,  avait 
Yme  û'im  parvenu. 

Les  Considératiûns  sont  un  livre  habituellement  puéril  et  sou- 
vent brillant.  Ce  qui  en  fait  le  mérite  à  Paris,  c'est  que  c'est  un 
libelle  très-habilement  fait  contre  Napoléon  ;  il  y  a  cependant 
des  traits  d'ignorance  incroyables. 

Madame  de  Slaél  regarde  l'aristocratie  anglaise  comme  la  per- 
fection des  gouvernements  ;  elle  déclame  sans  cesse  contre  l'é- 
goisme;  elle  prétend,  sans  doute,  se  montrer  supérieure  à  l'é- 
goïsme  en  nous  assommant,  à  chaque  page,  de  Vimportance  de 
M.  Necker.  Madame  de  Staël  adorait  la  noblesse,  et  les  malins  ne 
manqueront  pas  de  dire  qu'en  parlant  de  son  père  elle  produit 
son  titu  de  noblesse. 

Le  principal  mérite  de  madame  de  Staël  est  de  bien  peindre 
les  hommes  avec  lesquels  elle  a  diné  :  Sieyès,  par  exemple.  De 
pias,  son  livre  contient  un  bon  choix  d'anecdotes;  mais  com- 
bien ce  style  tendu  et  visant  à  Veffet  est  au-dessous  de  sa  char- 
mante et  entraînante  conversation  ! 

On  ne  sait  ce  qui  trompe  sans  cesse  madame  de  Staël.  Est>ce 
une  profonde  et  sotte  ignorance  des  choses,  est-ce  sa  haine  con- 
tre le  prisonnier  de  Sainte-Hélène  ? 

Ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  cette  société  qui  l'admire 
loot  haut  et  se  promet  d'avance  les  adorations  de  l'Europe  et  les 
honneurs  de  la  vertu,  comme  extrêmement  libérale,  n'est  rien 
moins  que  cela. 

Madame  la  baronne  de  Staël  répète,'  avec  beaucoup  d'agré- 
ment, mais  à  tort  et  à  travers,  ce  qu'elle  a  entendu  dire  sur  la 
politique  à  ses  nombreux  amis.  On  reconnaît  toujours  en  elle  la 
fille  d'un  parvenu,  au  respect  aveugle  qu'elle  professe  pour  cette 
noblesse  à  laquelle  sa  famille  ne  put  jamais  atteindre.  On  pour- 
rait croire  que  cette  âme  toute  prétention,  mais  dont  la  prin- 
cipale prétention  est  d'être  grande  et  généreuse,  sait  apprécier 


Ta  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

les  aciioDs  qui  ont  de  la  gràndear  ;  il  n'en  est  rien;  on  ne  trouT 
au  contraire»  qu'un  acbamemeot  bas  et  ridicule  contre  tous  Ii 
grands  hommes  de  notre  glorieuse  Révolution;  et,  un  instai 
après,  madame  la  baronne  de  Staël  exalte,  comme  des  modèli 
parfeits  de  grâce  et  de  véritable  esprit,  les  faits  les  {dus  rtdicul 
et  les  plus  sots  de  l'ancien  régime.  Tout  cela,  pour  en  revenir  a 
panégyrique  d'un  homme  qui  eut  un  petit  talent  et  un  orgoc 
immense  ^ 

Iladame  de  Staél  veut  réconcilier  sa  gloire  avec  Torgueil  ( 
ses  famiiles  historiques,  et  prouver  que  si  la  Révolutidii  s'e 
faile,  c'est  contre  l'intention  4e  M.  Necker  :  cette  assertion  e 
tout  à  fait  digne  de  cette  ftme  libérale  et  généreuse,  qui  admit 
lord  Wellington  comme  le  premier  général  d'un  siècle  où  Nap 
léon  a  vécu. 

Parmi  les  plus  lâches  calomnies  que  madame  de  Staél  a  ré 
nies  contre  un  grand  homme  malheureux,  l'excès  du  ridicttle 
fait  remarquer  le  passage  où  il  est  question  de  dépenses  c 
rËtat  payées  avec  l'argent  provenant  des  tributs  levés  sur  Tei 
nemi  vaincu.  Si  on  fait  le  pénible  effort  de  se  rappeler  tes  cii 
constances  dans  lesquelles  ces  phrases  ont  été  écrites  (1815  > 
1816),  on  y  trouvera  réunis  tous  les  genres  de  bassesse  :  la  c: 
lomnie  est  d'un  bête  incroyable.  Quoi  !  la  France  payait,  en  180' 
ses  routes  et  ses  ports  avec  l'argent  qu'elle  devait  trouver  e 
Prusse  et  en  Autriche  en  1805  et  1806  î 

Le  grand  homme  qu'on  calomnie  est  précipité  par  les  destîi 
au  comble  du  malheur  ;  il  n'y  a  donc  nul  danger  à  l'accabler.  I 
nation  généreuse  dont  on  cherche  à  diminuer  la  gloire  est  prc 
cisément  celle  qui  a  fait  le  bonheur  d'une  petite  étrangère  pleic 
d'esprit,  mais  encore  plus  de  vanité,  en  élevant  son  père  s 
ministère.  Cette  étrangère  a  des  prétentions  toutes  spéciales  à  1 
sensibilité,  et  c'est  au  moment  même  des  massacres  de  Ntme: 
c'est  lorsqu'elle  est  environnée  de  protestants  réfugiés  et  fuyai 

*  Voir  la  judicieuse  histoire  de  M.  de  Montyon,  intitulée  :  Particularit 
et  observationt  sur  les  ministres  des  finances  les  plus  célèbres  de  Franc 
depuis  1660  jusqu'en  1791,  ainsi  que  le  livre  de  M.  Bailleul,  ancien  d 
puté  et  digne  de  ce  beau  titre.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  79 

Trestaillons,  le  ehef  des  sîcaires  royalistes  du  Midi,  c'est  lorsqu'elle 
peut  entendre  les  coups  de  fusil  qui  précipitent  tant  d'illustres 
Français  dans  la  tombe,  qu'elle  ne  trouve  d'éloquence  que  pour 
célébrer  ses  familles  historiques  et  maudire  un  gouvernement 
qui,  du  moins,  n*a  pas  de  Trestaillons  à  se  reprocher. 

ie  relis  celte  page;  je  suis  fâché  de  n'y  trouver  que  des  mois 
propres  et  des  expressions *que  je  suis  prêt  à  justifier,  le  Dic- 
tionnaire de  V Académie  à  la  main.  —  Voir  ce  dictionnaire  aux 
mots  :  Calomnie,  Lâche,  Bas,  Ridicule. 

Il  me  semble  que  le  meilleur  ouvrage  de  madame  de  Staël  est 
son  livre  sur  V Allemagne. 

Delphine  est  un  roman  guindé,  ennuyeux  et  atroce.  Le  génie 
de  madame  de  Staël  l'appelait  à  faire  Yesprit  des  lois  de  la  so- 
ciété de  1780.  Tout  ce  qui  se  rapproche  de  ce  sujet  dans  Del^ 
phine  est  charmant  ;  mais,  pour  peindre  les  passions  d'une  ma- 
nière agréable,  il  est  indispensable  d'avoir  une  âme,  et,  de  plus, 
une  âme  généreuse  et  vraie.  Si  l'on  trouvait,  par  hasard,  dans  , 
la  littérature  française  un  écrivain  qui  eût  préconisé  l'aristocra* 
lie  après  les  massacres  de  Nîmes,  qui  eût  calomnié  Bonaparlc 
après  son  exil  à  Sainte-Hélène,  qui  eût  parlé  jusqu'à  là  nausée 
de  Y  amour-passion^  tout  en  ayant  Tair  de  suivre  les  habitudes  de 
V amour-monarchique  de  Louis  XV,  cet  écrivrain,  quelque  pi- 
quant que  fût  son  style,  finirait  par  être  peu  lu,  et  peut-être 
même  ne  se  sauverait  du  mépris  que  par  l'oubli.  L'invasion  des 
idées  libérales  va  amener  une  nouvelle  littérature.  La  première 
(pialilé  exigée  par  les  nouveaux  besoins  de  nos  cœurs  est  la 
fi^flnchise,  soit  dans  le  caractère,  soit  dans  les  écrits.  Je  crains 
qoe  le  jésuitisme,  plus  ou  moins  adroit,  ne  soit,  pour  toujours, 
passé  de  mode. 

V Allemagne  de  madame  de  Staël  pourra  survivre  une  ving- 
taine d'années  à  ses  autres  écrits.  Cet  ouvrage  tombera  dès  que 
nous  aurons  deux  volumes  bien  faits  et  surtout  bien  écrits  sur  la 
littérature  romantique.  L'esquisse  de  madame  de  Staël  est  agréa- 
ble, mais  fausse  à  tous  moments;  c'est  tout  simple,  elle  ne  sa- 
vait pas  l'allemand,  et  l'on  peut  croire  qu'elle  a  fait  son  livre 
sur  des  analyses  fournies  par  M.  Schlegel. 

Que  dirions-nous  d'uû  littérateur  anglais  qui  jugerait  nos 


80      ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

grands  écrivaius  sans  savoir  un  mot  de  français  et  en  ne  Usai 
qae  des  traductions?  Que  serait-ce  ensuite  si  cet  écrivain  a  va 
la  prélenlion  de  faire  sentir  aux  EsfKignols,  par  exemple,  noti 
manière  de  sentir  et  surtout  d'exprimer  les  passions?  11  me  sembl 
qu'après  ses  prétentions  au  sentiment  la  prétention  de  juger  1 
littérature  allemande  est  une  des  plus  singulières  de  cette  femm 
distinguée. 

Madame  de  Staël  pouvait  craindre  que  les  écrivains  allemanc 
ne  lui  fissent  cette  objection  accablante,  et  elle  a  fait  preuve  d 
jugement  dans  sa  manière  d'acheter  leur  silence  ;  elle  avait  al 
faire  à  une  nation  pleine  de  prétentions  an  caractère,  à  Torig 
nalité,  et  qui  aussi  a  toute  la  vanité  d*un  parvenu.  Elie  a  don 
exagéré  d'une  façon  comique  le  mérite  des  petils  écrivains  Mi 
mands.  Les  Aimé  Martin  et  les  iiacretelle  d'Allemagne  sont  ei 
core  tout  étonnés  de  se  voir  des  écrivains  célèbres. 

Quant  à  Schiller  et  à  Gœthe,  aux  vrais  grands  hommes,  ell 
a  connu  et  bien  peint  leur  personne,  mais  elle  ne  s'est  pas  doute 
de  leurs  écrits.  Schiller,  par  exemple,  est  plein  d'images  subli 
mes  qui,  traduites  d'une  manière  quelconque  en  français,  soi 
d'un  ridicule  achevé;  c*esl  tout  simple,  ce  sont  les  transpori 
d'une  grande  âme  s'élançant  d'un  autre  système  de  civilisatior 
Quelles  bonnes  traductions  que  madame  de  Staël  se  soit  fa 
faire,  elle  n'a  jamais  pu  se  procurer  la  véritable  pensée  d 
l'auteur. 

Si  j'adressais  ce  langage  au  public,  j'ajouterais  le  correct 
suivant  : 

Je  serais  bien  trompé  et  encore  plus  affligé  si,  en  obéissant 
mes  sentimenls  pour  un  bienfailéur  aussi  malheureux  qu'il  { 
illustre,  j'avais  pu  faire  douter  un  instant  de  mon  juste  respe< 
pour  les  vertus  sociales  de  l'austère  auteur  que  je  me  suis  cr 
dans  la  stricte  obligation  d'attaquer. 

Si,  emporté  par  ce  qui  m'a  semblé  l'évidence,  j'ai  pu  me  sei 
vir  de  quelque  expression  un  peu  trop  vive  envers  ce  que  j 
considérais  comme  un  mensonge,  et  un  mensonge  dirigé  conti 
la  plus  grande  infortune ,  j'en  demande  pardon  aux  «uânes  d 
l'auteur  de  Delphine,  Ce  n'est  pas  la  faute  de  mon  respect  pou 
elle  si  j'ai  cru  que  les  talents  nécessaires  pour  faire  un  bon  rc 


LETTRES  A  SES  AMIS.  81 

maQ  sont  un  peu  différeals  de  ceux  qu*il  faut  pour  écrire  Tbis- 
toire. 

11  n'y  a  pas  encore  un  an  ^  que  la  France  a  perdu  et  pleure 
madame  de  Staél.  Trouvera-t-on  peu  délicat  qu'une  plume  obs- 
cure mette  un  tel  empressement  à  relever  ses  erreurs?  —  Mais 
elle  s'est  bien  permis  d'accabler  de  tout  le  poids  de  sa  renom- 
mée européenne  un  grand  homme,  privé  de  sa  femme  et  de  son 
Ois,  emprisonné  sous  un  climat  meurtrier,  voué  à  une  mort 
lente  et  prochaine,  et  en  proie  4  tous  les  malheurs  que  les  hom- 
mes puissent  infliger  à  un  de  leurs  semblables! 

Quaud  on  aspire  à  la  célébrité,  on  se  soumet  tacitement  aux 
chances  du  manque  de  succès.  Ce  serait  une  singulière  préten- 
tion que  celle  de  vouloir  échapper  à  cette  loi  si  juste  et  si  géné- 
rale. Mais  il  y  a  tant  de  prétentions  de  tout  genre  dans  les 
ùmsidérationSf  que  peut-être  ses  partisans  auront-ils  celte  pré- 
tention posthume. 

Pour  moi,  je  n  ai  que  celle  de  ne  pas  avoir  manqué  à  la  poli- 
tesse et  au  juste  sentiment  de  mon  extrême  infériorité  en  com- 
battant un  ouvrage  que  je  crois  une  mauvaise  action. 


XXXIV 

A   MONSIEUR  R.    GOLOIIB,    A   MCNTBRISON. 

Milan,  le  10  juillet  1818. 

J'ai  la  tête  farcie  d'écrits  sur  l'Espagne  de  1808,  de  cette  Es- 
pagne ignorante,  fanatique,  héroïque.  Le  sujet  m'a  fortement 
intéressé,  et  tu  vas  avoir  quelques  bouffées  de  la  chaleur  dont 
je  me  sens  pénétré.  Ce  ne  sont  que  des  sensations  isolées,  sans 
ordre,  sans  suite.  Veux-tu  en  savoir  davantage?  fais  comme 
moi,  lis  de  Pradt^,  Escoïquiz,  l'infantado,  Cevalhos,  Rocca, 
Âzanza,  etc. 

*  Madame  de  Staël  mourut  à  Paris  le  14  juillet  1817. 
*Mémoireê  hiêlorique*  sur  la  révolution  d'Espagne;  y  voir,  page  267, 

5. 


82  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Depuis  quinze  ans,  la  monarchie  d'Espagne  avait  atteint  n 
degré  de  ridicule  inou!  dans  les  annales  des  cours  les  plus  a?! 
lies.  L'aristocratie  des  nobles  et  des  prêtres,  qui  seule  peut  faii 
le  brillant  de  la  monarchie,  s'y  laissait  bafouer  comme  à  plaisii 
Un  mari,  un  roi,  donne  successivement  à  l'amant^  de  sa  femme 

i"*  Le  commandement  suprême  de  toutes  les  forces  de  ten 
et  de  mer  ; 

2"*  La  nomination  à  presque  tous  les  emplois  de  l'Ëtat; 

5"  Le  droit  de  faire  par  lui-même  la  paix  et  la  guerre. 

Si  ce  favori  avait  été  un  Richelieu,  un  Pombal,  un  Ximéne 
un  scélérat  habile,  on  concevrait  les  Espagnols  ;  mais  il  se  trou' 
que  c'était  le  plus  stupide  coquin  de  l'Europe.  Ce  peuple,  qu'c 
prétend  si  fier,  se  voyait  gouverné  despotiquement  par  l'obj 
de  ses  mépris.  Mettons  à  part  toute  fierté;  que  de  malheurs  g 
néraux  et  particuliers  ne  devait  pas  amener  un  gouverneme 
aussi  infâme!  Noire  aristocratie  de  Pi-ance,  avant  1789,  dev: 
être  une  république  en  comparaison  de  l'Espagne.  Et  cependa 
TËspagne  refuse  une  constitution  libérale  ;  et,  ce  qui  est  bi 
plus  encore,  une  constitution  garantie  par  le  voisinage  du  so 
verain  légitime  et  détrôné! 

Il  faut  déjà  être  parvenu  bien  avant  dans  la  vie,  et  avoir  po 
les  hommes  presque  autant  de  mépris  qu'ils  en  méritent,  pc 
concevoir  une  telle  conduite.  Napoléon,  qui  avait  vécu  en  Goi 
et  en  France,  au  milieu  de  nations  pleines  d'énergie  et 
finesse,  fut,  à  l'égard  des  Espagnols,  la  dupe  de  son  cœur. 

L'Espagne,  de  son  côté,  manqua  une  occasion  que  la  suite  i 
siècles  ne  lui  représentera  plus.  Chaque  puissance  a  un  inté 
(mal  entendu,  il  est  vrai)  à  voir  ses  voisins  dans  un  état  de  fi 
blesse  et  de  décadence.  Ici,  par  un  hasard  unique,  l'intérêt 
la  France  et  de  la  Péninsule,  pour  un  moment,  se  trouva 
même;  l'Espagne  avait  l'exemple  de  l'Italie,  que  Napoléon  av 
élevée.  Quoique  la  nation  espagnole  soit  très-contente  sur  s 
fumier,  peut-être  d'ici  à  deux  cents  ans  parviendra-t-elie  à  ar 

la  célèbre  conversation  qui  eut  lieu  à  Rayonne,  en  mai  1808,  entre  ] 
poléon  et  Escoîquiz. 
*  D.  Emmanuel  Godoy,  prince  de  la  Paiï,  né  à  Badajoz  en  1768.  (R. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  83 

cher  une  conslitotion,  mais  une  constitution  sans  autre  garan- 
tie que  cette  vieille  absurdité  qu'on  appelle  des  serments;  et 
Dieu  sait  encore  par  quels  flots  de  sang  il  faudra  Tacheter! 

Au  lieu  qu'en  acceptant  Joseph  pour  roi,  les  Espagnols  avaient 
QDliomniedoux»  plein  de  lumières,  sans  ambition,  fait  exprès 
pour  être  roi  constitutionnel,  et  ils  avançaient  de  trois  siècles  le 
bonheur  de  leur  pays. 

Supposons  que  Ferdinand  VU  se  soit  livré  à  Tempereur,  comme 
Napoléon  s'est  livré  aux  Anglais  à  Bochefort  (1815).  Le  prince 
espagnol  refuse  le  royaume  d*Ëtrurie;  il  est  conduit  à  Valençay, 
s^oar  agréable  et  sain  ;  et  Napoléon,  qui  en  avait  appelé  à  la 
générosité  si  vantée  du  peuple  anglais,  est  confiné  sur  un  rocher 
où,  par  des  moyens  indirects  et  en  évitant  Todieux  du  poison, 
ou  le  fait  périr. 

Je  ne  dirai  pas  que  la  nation  anglaise  est  plus  vile  qu'une  au- 
tre; je  dirai  seulement  que  le  ciel  lui  a  donné  une  malheureuse 
occasion  de  montrer  qu'elle  était  vile.  Quelles  réclamations, 
en  effet,  se  sont  élevées  contre  ce  grand  crime?  Quel  généreux 
transport  de  tout  le  peuple,  à  la  nouvelle  de  cette  infamie,  a 
désavoué  son  gouvernement  aux  yeux  des  nations?  0  Sainte- 
Hélène  !  roc  désormais  si  célèbre,  tu  es  recueil  de  la  gloire 
^glaise.  L'Angleierre  s'élevant,  par  une  trompeuse  hypocrisie, 
aa-dessus  des  nations,  osait  parler  de  ses  vertus  ;  cette  odieuse 
action  Ta  démasquée  ;  qu'elle  ne  parle  plus  que  de  ses  victoires, 
tant  qu'elle  en  aura  encore.  Cependant  TËurope  est  muette  et 
elle  accuse  Napoléon,  ou,  du  moins,  elle  semble  écouter  favora- 
blement ses  accusateurs.  Je  ne  puis  dire  ma  pensée.  0  hommes 
lâches  et  envieux  !  peut-on  s'abandonner  à  trop  de  mépris  envers 
vous,  et,  lorsqu*on  est  parvenu  à  être  votre  maître,  ne  fait-on 
psks  très-bien  de  s'amuser  de  vous  comme  d'un  vil  gibier? 

L'Espagne  rencontra,  le  hasard  le  plus  heureux  qui  puisse  se 
présenter  à  un  pays  profondément  corrompu,  et,  par  consé- 
quent, pour  longtemps  hors  d'état  de  se  donner  la  liberté  à  lui- 
même.  Doimer  à  TEspagne  de  1808  le  gouvernement  des  Etats- 
Unis  aurait  semblé  aux  Espagnols,  qui  sont  les  plus  insouciants 
des  hommes,  la  plus  dure  et  la  plus  pénible  tyrannie.  L'expé- 
rience que  Joseph  et  Joachim  ont  faite  à  Naples  éclaircit  la 


81  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

question;  ils  ont  été  rois  avec  presque  tous  les  ridicules  du  dm 
tier;  mais  ils  ont  été  modérés  et  raisonnables;  cela  a  sutfi  pou 
avancer  rapidement  dans  ce  pays  le  bonheur  et  la  justice,  ( 
pour  commencer  à  y  meltre  le  travail  en  honneur.  Remarqv 
que  la  sensation  pénible  qu'un  individu  éprouve  à  rompre  d( 
habitudes  vicieuse^  est  également  ressentie  par  un  peuple.  I 
liberté  demande  qu'on  s'en  occupe.  Durant  les  premières  année 
cette  gêne  masque  aux  yeuK  des  sots  le  bonheur  qui  doit  résu 
ter  des  nouvelles  institutions. 

Ainsi,  pour  TEspagne,  Napoléon  était  meîHeur  que  Washin: 
ton;  ce  qui  lui  manquait  en  libéralilé,  il  Tavait  en  énergie. 

11  y  a  un  fait  qui  est  palpable,  même  à  Tégard  des  gens  poi 
qui  les  choses  morales  sont  invisibles.  La  population  de  TEsp; 
gne^  qui  n'était  que  de  huit  miHions  quand  Philippe  II  y  entr 
a  été  portée  à  douze  par  le  peu  de  bon  sens  français  que  les  rc 
de  celte  nation  y  ont  introduit.  Or  l'Espagne,  plus  grande  que 
France  devrait  être  plus  fertile  à  cause  de  son  soleil.  Elle 
presque  tous  les  avantages  d'une  île.  Quelle  est  donc  la  pulssan 
secrète  qui  empêche  la  naissance  de  quatorze  millions  d'hoc 
mes?  On  répondra  :  C'est  le  manque  de  culture  des  terres, 
répliquerai  a  mon  tour  :  Quel  est  le  venin  caché  qui  empêcf 
la  culture  des  terres? 

Après  la  cession  de  l'Espagne  par  les  princes  de  la  dynas 
que  la  guerre  y  avait  placée  quatre-vingt-dix  ans  plus  tôt,  N 
poléon  voulut  réunir  une  assemblée,  faire  reconnaître  ses  dro 
par  elle,  établir  une  couslituliou,  et,  au  moyen  du  poids  et 
prestige  de  sa  puissance,  donner  le  mouvement  à  la  nouve 
machine.  L'Espagne  était  peut-être  le  pays  de  l'Europe  où  I 
poléon  était  le  plus  admiré.  Compare  ce  système  de  conduite 
celui  de  Louis  XIV  en  1713;  vois  surtout  les  correspondam 
des  agents  subalternes  des  deux  époques,  ministres,  marécliai 
généraux,  etc.,  etc.  *  Tu  reconnaîtras  que  Yenvie  est  la  prin 
pale  source  du  succès  de  madame  de  Staël  et  des  libeHistes 
tuels,  et  des  dangers  et  des  ridicules  que  Tignoble  vulgaire  p 
digue  aux  défenseurs  du  prisonnier  de  Sainte-Hélène. 

*  Voir  Saint-Simon,  le  marquis  de  Saint-Philippe.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  85 

Les  dépulës  réunis  à  Bayonne  reconnurent  Joseph  le  7  juin  au 
soir.  Le  discours  du  duc  de  Flufanlado  n'exprimant  pas  une  re- 
connaissance formelle,  Napoléon  s*écria  :  «  Il  ne  faut  pas  tergi- 
Ycrser,  monsieur;  reconnaître  franchement  ou  refuser  de  même. 
Il  faut  être  grand  dans  le  crime  comme  dans  la  vertu.  Voulez- 
vous  retourner  en  Espagne,  vous  mettre  à  la  tète  des  insurgés? 
Je  vous  donne  ma  parole  de  vous  y  faire  remettre  en  sûreté  ; 
mais  je  vous  le  dis,  vous  en  ferez  tant  que  vous  vous  ferez  fu- 
siller dans  huit  jours non,  dans  vingt-quatre  heures  ^  » 

Napoléon  avait  trop  d'esprit  et  de  générosité  pour  exécuter 
celle  menace.  Dans  le  langage  de  Tarmce  française  on  appelle 
cela  emporter  son  homme  par  là  blague;  ce  qui  veut  dire  éblouir 
m  caractère  faible. 

Qu'on  dise,  après  ce  qui  se  passa  à  Bayonne,  que  Tappui  des 
rois  est  dans  leur  noblesse!  La  noblesse,  au  contraire,  est  ce 
qui  rend  la  royauté  odieuse. 

On  a  tant  d'orgueil  national,  on  est  si  patriote  en  Espagne, 
que  même  les  prêtres  le  sont.  Aujourd'hui,  la  moitié  des  géné- 
raux, qui  se  battent  en  Amérique  pour  la  liberté,  se  sont  élevés 
de  la  classe  des  curés;  c'est  une  ressemblance  de  plus  avec  les 
Tares.  La  physionomie  du  clergé  est  peut-être  le  trait  qui  sépare 
ie  plus  l'Espagne  du  reste  de  l'Europe. 

Si  Napoléon  eût  fait  pendre  le  prince  de  la  Paix,  renvoyé 
Ferdinaud  VII  en  Espagne  avec  la  constitution  de  Bayonne,  une 
de  ses  nièces  pour  femme,  une  garnison  de  quatre-vingt  mille 
bomroes  et  un  homme  d'esprit  pour  ambassadeur,  il  lirait  de 
TEspagne  tous  les  vaisseaux  et  tous  les  soldats  qu'elle  pouvait 
fournir.  Qui  peut  assigner  le  degré  d'adoration  auquel  se  serait 
abandonné  un  peuple  chez  lequel  la  louange  devient  un  hymne 
el  Tadmiralion  une  extase?  Il  est  hors  de  doute  que  Napoléon 
fut  séduit  par  l'exemple  de  Louis  XIV.  Une  îoh  provoqué  à  léna, 
il  voulut  faire  autant  que  le  grand  roi.  Il  changea  de  roi  préci- 
sément chez  la  seule  nation  à  laquelle  cette  mesure  ne  convient 

*  Voir  le  discours  du  duc  de  Tlnfantado,  dans  le  Moniteur  au  iS  juin 
i808.  Les  héros  castillans,  auteurs  de  M.  le  duc,  auraient  eu  quelque 
peine  à  s'y  reconnaître.  (H.  B.) 


86  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

pas.  Les  menaces,  sans  cesse  renouvelées  de  M.  de  Talleyrand 
eurent  aussi  beaucoup  de  part  à  sa  résolution. 

Au  moment  où  Joseph  entrait  en  Espagne  et  où  Napoléoi 
retournait  triomphant  à  Paris,  l'Espagne  était  déjà  soulevée 
Tandis  que  le  conseil  de  Gastille  ordonnait  une  levée  de  troi 
cent  mille  hommes,  un  grand  nombre  de  communes  se  soûle 
valent  d'elles-mêmes. 

Napoléon  reçut  à  Bordeaux  la  nonveUe  de  la  bataille  de  Bayleo 
où  Gastanos  et  Reding  Grenl  mettre  bas  les  armes  au  générs 
Dupont.  C'était  son  premier  revers  :  il  en  fut  au  désespoir.  9 
la  Russie,  ni  Waterloo,  n'ont -rien  produit  d'approchant  su 
celte  âme  hautaine.  «  Voler  des  vases  sacrés,  s'écriait-il  dan 
sa  fureur,  cela  se  conçoit  d'une  armée  mal  disciplinée  ;  mai 
signer  qu'on  a  volé!  »  Et  un  instant  après  :  «  Je  connais  me 
Français;  il  fallait  leur  crier  :  sauve  qui  peut;  au  bout  de  troi 
semaines  ils  me  seraient  tous  revenus.  »  Il  interrogeait  les  as 
sistants  :  «  Mais  n'y  a-t-il  pas  une  loi  dans  nos  codes  pour  fair 
fusiller  tous  ces  infâmes  généraux?  » 

XXXV 

A   MONSIEUR   B.  COLOMB,    A   MOSTBRISON. 

Milan,  le  18  août  1818. 

Te  souvient-il  encore  de  nos  doctes  bavardages  sur  la  campa 
gne  de  Russie,  lorsque  en  mars  1814  un  boulet  autrichien  nou 
eut  réveillés  si  bruyamment  dans  notre  petite  chambre  à  Ga 
rouge?  Par  un  retour  sur  cette  fatale  année  1812,  voici  quelque 
souvenirs  qui  t'intéresseront  peut-être;  si  cela  t'ennuie,  tu  au 
ras  bien,  d'ici  à  deux  mois,  quelque  poéjc  à  allumer  dans  t€ 
bureaux. 

II  y  a  un  peu  plus  d'un  siècle  que  le  sol  sur  lequel  est  bâ 
Pétcrsbourg,  la  plus  belle  des  capitales,  n'était  encore  qu'u 
marais  désert,  et  que  toute  la  contrée  environnante  était  sou 
la  domination  de  la  Suède,  alors  alliée  et  voisine  de  la  Pologn< 
royaume  de  dix-sept  millions  d'habitants.  La  Russie  a  toujoui 


LETTRES  A  SES  AMIS.  87 

cru,  depuis  Pierre  le  Grand,  qu'elle  serait  en  1819  la  matlresse 
de  TEurope  si  elle  avait  le  courage  de  le  vouloir,  et  rAmérique 
est  désormais  la  seule  puissance  qui  puisse  lui  résister.  On  dira 
que  c'est  apercevoir  les  choses  de  loin  ;  voyez  Fespace  que  nous 
avoos  parcouru  depuis  la  paix  de  Tilsitt  en  1807.  Dès  Fépoque 
de  cette  paix,  tous  les  militaires  prévirent  que  s'il  y  avait  jamais 
lutte  entre  la  Russie  et  la  France,  cette  lutte  serait  décisive  pour 
m  des  deux  pays,  et  ce  n*otait  pas  la  France  qui  avait  les  plus 
belles  chances.  Sa  supériorité  apparente  tenait  à  la  vie  d'uu 
homme.  La  force  de  la  Russie  croissait  rapidement  et  tenait 
à  la  force  des  choses;  de  plus,  la  Russie  était  inattaquable. 
Il  n'y  a  qu'une  barrière  contre  les  Russes  :  c'est  un  climat  très- 
chaud.  En  trois  ans  ils  ont  perdu  par  les  maladies,  à  leur 
armée  de  Moldavie,  trente-six  généraux  et  cent  vingt  mille 
hoDunes. 

Napoléon  eut  donc  toute  raison  de  chercher  à  arrêter  la  Rus- 
sie, tandis  que  la  France  avait  un  grand  homme  pour  souverain 
absolu.  Le  roi  de  Rome,  né  sur  le  trône,  n'eût  probablement 
pas  été  un  grand  homme,  et  encore  moins  probablement  un 
souverain  despotique.  Le  sénat  et  le  corps  législatif  devaient  tôt 
ou  tard  prendre  de  la  vigueur,  et  certainement  Tinfluence  de 
l'empereur  des  Français  serait  tombée,  à  la  mort  de  Napoléon, 
en  Italie  et  en  Allemagne.  Rien  ne  fut  donc  plus  sage  que  le 
projet  de  guerre  contre  la  Russie,  et,  comme  le  premier  droit 
de  tout  individu  est  de  se  conserver,  rien  ne  fut  plus  juste. 

La  Pologne,  par  ses  relations  avec  Stockholm  et  Gonstantino- 
pie,  était,  pour  le  midi  de  l'Europe,  un  boulevard  formidable. 
L'Autriche  et  la  Prusse  eurent  la  sottise,  et  Louis  XV  l'ineptie  de 
prêter  les  mains  à  la  destruction  du  gage  unique  de  leur  sûreté 
future.  Napoléon  dot  chercher  à  rétablir  ce  boulevard. 

Peut-être  Thistoire  le  blâmera-t-elle  d'avoir  fait  la  paix  a 
Tilsitt;  s'il  pouvait  faire  autrement,  ce  fut  une  grande  faute. 
Non-seulement  l'armée  russe  était  affaiblie  et  épuisée,  mais 
Alexandre  avait  yu  ce  qui  manquait  à  son  organisation.  J'ai  ga- 
gné du  temps,  dit-il  après  Tilsitt,  et  jamais  délai  n'a  été  mieux 
mis  à  profit.  En  cinq  ans  l'armée  russe,  déjà  si  brave,  fut  orga- 
nisée presque  aussi  bien  que  la  française,  et  avec  cet  immense 


88  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDUAL. 

avantage  qu'un  soldat  français  coûte  autant  à  sa  patrie  que  qua^ 
tre  soldats  russes. 

Toute  la  noblesse  russe  est  engagée,  de  près  ou  de  loin,  dans 
1  intérêt  commercial  qui  exige  la  pais  avec  TAugleterre;  quanc 
son  souverain  la  contrarie,  elle  le  fait  disparaître.  La  guerre  ave< 
la  France  était  donc  également  indispensable  du  côté  de  U 
Russie. 

La  guerre  étant  indispensable.  Napoléon  eut-il  raison  de  U 
faire  en  1812?  U  craignait  que  la  Russie  ne  fit  la  pai!i  avec  h 
Turquie,  que  Tinfluence  de  l'Angleterre  à  Saint-Pétersbourg 
n'augmentât,  et  qu  enfin  ses  revers  en  Espagne,  qu'il  ne  pouvai 
plus  tenir  cachés,  n'encourageassent  ses  alliés  à  reconquéri] 
leur  indépendance. 

Plusieurs  des  conseillers  de  Napoléon  lui  représentèrent  qu'i 
serait  prudent  d'envoyer  quatre-vingt  mille  bommes  de  plus  ei 
Espagne  pour  en  finir  de  ce  c6lé-là  ayant  de  s'enfourner  dans  l 
Nord  (ce  sont  les  paroles  dont  ils  se  servirent).  Napoléon  répon- 
dait qu'il  était  plus  raisonnable  de  laisser  Varmée  anglaise  ei 
Espagne.  «  Si  je  les  cbasse  de  la  Péninsule,  ils  viendront  débar- 
quer à  Kœnigsberg.  » 

Le  24  juin  1812,  Napoléon  passa  le  Niémen  à  Kowno,  à  h 
tête  d*une  armée  de  quatre  cent  mille  hommes.  C'était  le  mîd 
de  TËurope  qui  cherchait  à  écraser  son  mailre  futur.  Celte  cam 
pagne  commença  par  deux  malheurs  politiques.  Les  Turcs,  auss 
stupides  qu'honnêtes  gens,  firent  la  paix  avec  la  Russie ,  et  h 
Suède,  jugeant  sagement  sa  position,  se  déclara  contre  h 
France. 

Après  la  bataille  de  la  Moskowa,  Napoléon  pouvait  faire  pren 
dre  ses  quartiers  d'hiver  à  l'armée  et  rétablir  la  Pologne,  ce  qu 
était  le  véritable  but  de  la  guerre  ;  il  y  était  parvenu  presqu< 
sans  coup  férir.  Par  vanité  et  pour  effacer  ses  malheurs  en  Es- 
pagne, il  voulut  prendre  Moscou.  Cette  imprudence  n'aurait  ét< 
suivie  d'aucun  inconvénient^  s'il  ne  fût  resté  que  vingt  jours  ai 
Kremlin;  mais  son  génie  politique,  toujours  si  médiocre,  lui  ap- 
parut et  lui  fil  perdre  son  armée. 

Arrivé  à  Moscou  le  14  septembre  1812,  Napoléon  aurait  di 
en  partir  le  1"  octobre.  Il  se  laissa  leurrer  de  l'espoir  de  fain 


LETTRES  A  SES  AMIS.  80 

la  paix;  riiéroîque  brûlement^  de  Moscou,  s'il  Teût  évacué,  dc- 
yenait  alors  ridicule. 

Vers  le  15  octobre,  quoique  le  temps  fût  superbe  et  qu'il  ne 
gelât  encore  qu'à  trois  degrés,  tout  le  monde  comprit  qu'il  était 
plus  que  temps  de  prendre  un  parti  ;  il  s'en  présentait  trois  : 

Se  retirer  à  Smolensk,  occuper  la  ligne  du  Borysthène  et  ré- 
organiser la  Pologne. 

Passer  Thiver  à  Moscou,  en  vivant,  avec  ce  qu'on  avait  trouvé 
dans  les  caves,  et  sacriûant  les  chevaux  qu*on  aurait  salés  ;  au 
prinlemps,  marcher  sur  Pétersbourg. 

Troisièmement,  enfin,  comme  Tarmée  russe ,  qui  avait  beau- 
coup souffert  le  7  septembre  *,  se  trouvait  éloignée  sur  la  gau- 
che, faire  une  marche  de  flanc  par  la  droite,  arriver  à  Péters- 
bourg, qu'on  trouvait  sans  défense  et  sans  nulle  envie  de  se 
brûler.  C'est  dans  cette  position  que  la  paix  était  certaine.  Si  l'ar- 
mée française  avait  eu  l'énergie  de  1794,  on  aurait  pris  ce  der- 
nier parti;  mais  la  seule  proposition  aurait  fait  frémir  nos 
riches  maréchaux  et  nos  élégants  généraux  de  brigade  sortant 
de  la  cour, 

Uq  inconvénient  de  ce  projet,  c'est  qu'il  fallait  rester  comme 
séparé  de  la  France  pendant  cinq  mois,  et  la  conspiration  Mallel 
a  montré  à  quelles  gens  le  gouvernement  était  confié  en  l'absence 
d'un  maître  jaloux.  Si  le  sénat  ou  le  corps  législatif  avaient 
été  quelque  chose,  l'absence  du  chef  n'aurait  pas  été  fatale.  Dans 
la  marche  de  Moscou  à  Pétersbourg ,  tout  le  flanc  gauche  eût  été 
libre,  et  Napoléon  pouvait,  un  mois  de  suite,  envoyer  chaque 
jour  an  courrier  et  gouverner  la  France.  Marie-Louise  régente, 
Cambacérès  chef  du  civil,  et  le  prince  d'Eckmulb,  du  militaire, 
et  tout  marchait.  Ney  ou  Gouvion  Saint-Gyr,  à  Mittau  et  Riga, 
pouvaient  faire  passer  un  ou  deux  courriers  par  mois;  Napo- 
léon lai-même  pouvait  visiter  Paris;  car  une  armée  russe,  eu 
Russie,  est  nécessairement  immuable  pendant  trois  mois. 
L'homme  ne  peut  se  conserver  dans  ces  froids  terribles  qu'en 
passant  dix  heures  de  chaque  jour  auprès  d'un  poêle  ;  et  l'ar^ 

**  L'incendie  de  Moscou  commença  dans  la  nuit  du  14  au  15  septembre. 
'  A  Borodino. 


90  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

mée  russe  est  arrivée  à  Wilna  aussi  détruite  que  la  nôtre. 

Des  trois  partis  à  prendre,  on  choisit  le  plus  mauvais.  Bfais  ce 
n'était  rien  encore,  on  l'exécuta  de  la  manière  la  plus  absurde  ; 
Napoléon  n'était  plus  le  général  de  Tarmée  d'Egypte. 

L'armée  avait  souffert  dans  sa  discipline  par  le  piUage  qu'il 
avait  bien  fallu  lui  permettre  à  Moscou,  puisqu'on  ne  lui  faisait 
point  de  distributions.  Rien  n'est  dangereux,  avec  le  caractère 
français,  comme  une  retraite,  et  c'est  dans  les  dangers  qu'on  a 
besoin  de  discipline,  c'est-à-dire  de  force. 

Il  fallait  annoncer  à  l'armée,  par  une  proclamation  détaillée, 
qu'elle  se  rendait  à  Smolensk,  qu'eUe  avait  ainsi  quatre-vingt- 
treize  lieues  à  faire  en  vingt-cinq  jours,  que  chaque  soldat  rece- 
vrait deux  peaux  de  mouton,  un  fer  de  cheval  et  vingt  clous  à 
glace,  plus  quatre  biscuits  ;  que  chaque  régiment  ne  pourrait 
avoir  que  six  voitures  et  cent  chevaux  de  bât  ;  qu'enfin,  peu— 
daut  vingt-cinq  jours,  toute  insubordination  serait  punie  de 
mort;  tous  les  colonels  et  généraux,  assistés  de  deux  officiers, 
recevraient  le  droit  de  faire  fusiller  sur  place  tout  soldat  insu— 
bordouné  ou  maraudeur. 

II  fallait  préparer  l'armée  au  départ  par  huit  jours  de  bonne 
nourriture,  avec  distribution  d'un  peu  de  vin  et  de  sucre.  Les 
estomacs  avaient  beaucoup  souiïert  dans  la  marche  de  Witepsk 
à  Moscou  ;  car,  à  force  d^mprévoyance,  on  avait  trouvé  le  se- 
cret de  manquer  de  pain  en  Pologne. 

Enfin ,  toutes  ces  précautions  prises,  il  fallait  regagner  Smo- 
lensk, en  évitant,  le  plus  possible,  la  route  qu'on  avait  dévastée 
en  venant  à  Moscou,  et  dont  les  Russes  avaient  brdlé  toutes  les 
villes  :  Mojaïsk,  Giat,  Wiasma,  Dorogobouje,  etc. 

Sur  tous  ces  points  on  fil  exactement  le  contraire  de  ce  que 
la  prudence  ordonnait.  Napoléon,  qui  n'osait  plus  faire  fusiller 
un  soldat,  se  garda  bien  de  parler  de  discipline.  L'armée, 
à  son  retour  de  Moscou  sur  Smolensk,  était  précédée  de  trente 
mille  fuyards,  prétendus  malades,  mais  se  portant  fort  bien 
les  •  dix  premiers  jours.  Ces  gens  gaspillaient  et  brûlaient  ee 
qu'ils  ne  consommaient  pas.  Le  soldat  fidèle  à  son  drapeau 
se  trouva  faire  un  métier  de  niais.  Or,  comme  c'est  là  ce  que 
le  Français  abhorre  par-dessus  tout,  il  n'y  eut  bientôt  plus. 


LETTRES  \  SES  AMIS.  91 

soug  les  armes,  que  les  soldats  à  caractère  héroïque  et  les  ni- 
gauds; 

Les  soldats  m'ont  souvent  répété  dans  la  retraite,  mais  je  ne 
puis  le  croire,  car  je  ne  Tai  pas  vu,  que,  par  un  ordre  du  jour 
dooDé  à  MosQira^  vers  le  10  octobre,  le  prince  de  Neufchâtel 
avait  autorisé  tous  les^oldats  fui  ne  se  sentaient  pas  assez  bien 
portants  pDur  faire  dix  lieues  par  jour,  à  prendre  les  devants. 
Aussitôt  les  têtes  se  montèrent,  et  les  soldats  se  mirent  à  cal- 
culer le  nmnbre  de  jours  de  marche  qu'il  fallait  pour  se  rendre 
à  Paris. 


XXXVl 

A    MONSIEUR   LE   BARON   DE  M...,  A  PAKIS. 

MilaD,  le  26  août  1818. 

Per  Dio!  ceci  passe  la  permission;  les  cieux  sont  devenus 
d^irain.  La  Nina  est  partie  avant-hier  pour  Bologne  ;  je  pars 
dans  une  heure  per  i  colli  di  BrianzOj  entre  les  deux  branches 
du  lac  de  GomOf  de  Lecco  à  Como.  Je  voudrais  bien,  au  retour, 
avoir  une  lettre  de  vous,  quand  vous  devriez  ne  me  rien  dire  de 
la  conspiration;  je  parle  de  celle  de  Ghapdelaine,  que  vous  avez 
peut-être  oubliée,  mais  que  nous  ne  croyons  véritable  que  de- 
puis huit  jours,  qu'un  Milanais  est  arrivé  de  Paris. 

Mais  le  bon,  le  divin,  sera  l'histoire  et  les  histoires  de  la  Nina, 
que  vous  me  devez  en  conscience.  Elle  m'a  dit  :  «  M.  de  M... 
abiea  de  l'esprit,  mais  il  est  méchant  »  J*en  ai  conclu  qu'elle 

vous  a^it  lâché  pour  M.  le  comte  P ,  père  ou  fils,  et  que 

vous  aviez  lancé  Tépigramme.  A  la  vie  qu'il  parait  qu'elle  avait 
menée,  il  ÙMi  que  quelqu'un  ait  été  ami  dévoué.  La  blâmerai-je  ? 
Parbleu  non.  11  s'agissait  pour  elle  de  rendre  brillants  les 
soixante-dix  jours  qu'elle  a  passés  à  Paris,  et  elle  y  a  réussi  ; 
car  elle  est  ivre  de  Paris ,  au  point  d'en  offenser  les  bons  Mi- 
lanais, qui,  de  leur  natureUsont  jaloux.  Donc,  huit  pages  sur  la 
Nina  ;  je  ferai  l'ignorant  à  son  égard.  En  novembre,  elle  va  à 


02  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Venise,  où  je  Tirai  voir  en  décembre.  Au  mois  de  féTrier,  ette 
revient  ici  pour  un  an,  avec  le  papa,,qui  a  quaraute-quati^  mMle 
francs  pour  1819,  el  qui  est  si  bon,, si, généreux,  si  charitable, 
qu'il  n*a  jamais  dix  sequins.  Imaginez  qu'il  fait  des  pensions  aax 
frères  de  ses  premières  maîtresses.  Quelle  qu'ait  étç  la  Nina  à  Pa- 
ris, elle  est  charmante,  ici,  par  son  natuwi  et  par  son  chant. 

Comment  va  le  cher  Maisonelte?  quand  imile-t-il  son  patron, 
par  un  bon  mariage,  avec  une  dot  de  trois  cent  mille  francs? 
Présentez-lui  mes  vœux  à  ce  sujet. 

De  conversation  sensée,  ici  pas  Tombre.  Journaux  rares.; 
noire  boussole,  c'est  la  Gazzetta  di  Luganp  et  la  Min^f've;  plus, 
mille  huit  cents  Anglais  qui  nous  passent^ur  le  corps. —  Primo 
vivere,  deinde  philosophari.  Pour  moi,  je  remplace  le  premier 
par  le  second.  Je  vis  à  peine,  mais  je  n*ai  cependant  point  de 
dette  que  mille  quatre  ceuts  francs  à  Didot.  EnGn ,  vaiUe  que 
vaille,  quand  je  n'ai  pas  de  nerfs  y  c'est-à-dire  quatre  fois  par  se- 
maine, je  suis  content. 

Otello  et  la  Vestale  ont  été  des  chefs-d'œuvre,  comme  nous 
n'avons  rien  en  France  depuis  Voltaire.  Le  reste  de  nos  opéras 
détestable.  Dorliska,  de  Rossini,  commun.  Je  m'imagine  qve 
Pacr  et  Sponlini  sont  jaloux  de  Rossini.  Vif,  généreux,  briHant, 
rapide,  chevaleresque,  aimant  mieux  peindre  peu  profond  quc^ 
s'appesantir;  sa  musique,  comme  sa  personne,  est  faite  pour 
faire  raiïoler  Paris.  v 


XXXVII 

A  MONSIEUR  LE  BARON   DE  M...,   A  PARIS. 

Milan,  le  5  septembre  1818. 

Ilélas,  non,  je  n'ai  pas  reçu  celle  subslantielle  lettre  iu  5  juin  ! 
C'est  la  première  des  vôtres  qui  finisse  dans  la  pipe  d'un  capo- 
ral ;  et  je  jurerais  bien  que  ce  caporal  est  français.  Si  je  l'avais 
eue,  j'en  aurais  cru  plutôt  à  la  conspiration.  Comment  croire 
que  des  gens  sans  cœur,  ni  bras,  ni  jambes,  conspirent?  Si  réel- 


LETTRES  À  SES  ÂHIS.  95 

iemeot  ils  pouss||||nt  leurs  intentions  bénignes  Jusqu'à  vouloir 
égorgiller,  ceci  produira  un  second  5  septembre  '  ;  c'est-à-dire 
que  les  nobles  n'auront  plus  que  les  trois  quarts  des  places,  au 
au  lieu  des  sept  huitièmes. 

Si  cet  effet  avait  lieu,  je  pourrais  bien  essayer  d'obtenir  une 
place  de  cinq  mille  Ifrancs  à  Paris.  Lebàlard  est  pire  que  jamais, 
et  il  est  secondé  depuis  peu  par  le  ministre  de  la  guerre.  Les 
inleadaots  militaires  de  Grenoble  ne  veulent  plus  me  payer  ma 
demi-solde  de  neuf  cents  francs,  sous  prciexle  qu'ils  ne  voient 
ma  face  qu'une  fois  l'an,  et  que  je  suis  notoirement  absent  :  c'est 
le  coup  de  pied  de  l'âne.  Un  douaire  si  bien  gagne  !  Je  n'étais 
pas  absent  pendant  mes  douze  campagnes  !  —  Remarquez  que, 
le  corps  de  commissaires  des  guerres  étant  supprimé,  Son  Excel- 
lence ue  peut  pas  avoir  besoin  de  moi  du  soir  au  lendemain,  et 
qu'il  faut  d'abord,  pour  jouir  de  mes  talents,  qu'elle  me  fasse 
nommer  à  une  place  par  ordonnance;  mais  malheur  aux  vain- 
cus! Ce  dernier  trait  m'a  piqué. 

Le  tableau  que  vous  me  faites  de  l'agitation  morale  de  Paris 
ei  des  flots  de  l'opinion,  qui  déborde  et  renverse  tous  les  vieux 
édifices,  diminue  la  peine  que  j'aurais  à  me  jeter  dans  ce  gouf- 
fre; cela  ne  se  voit  pas  deux  fois;  c'est  la  débâcle  du  Valais. 
Une  fois  jouissant  des  deux  tiers  de  la  liberté  anglaise,  on  re- 
tombera dans  un  cours  majestueux  et  tranquille  encore  comme 
l'Angleterre,  de  1715  à  1760.  Faites  part  de  mon  vœu  à  Maiso- 
oetle,  et  dites-lui  que  si  réellement  il  y  a  un  second  5  septembre, 
je  désire  une  place.  Je  pense  que  je  ne  l'obtiendrai  pas;  qu'est* 
ce  que  douze  campagnes  sous  l'usurpateur?  Je  n*en  serais  pas 
Irop  fâché.  Je  fciiis  persuadé  qu'à  Paris  je  serais  haïssant,  c'est- 
à-dire  malheureux.  Je  paye  par  cet  excès  de  sensibilité  désor- 
donnée l'enthousiasme  et  le  bonheur  que  j'ai  trouvés  dans  plu- 
sieurs moments  de  ma  carrière;  par  exemple,  à  rentrée  à 
Berlin,  le  26  octobre  1806.  D'ailleurs,  vous  connaissez  ma  mor- 
lelle  répugnance  pour  les  bas  de  soie,  et  je  m'éloigne  chaque 
jour  davantage  de  la  jambe  fme  qui  convient  au  solliciteur. 

*  Aliosion  à  l'ordoDiiance  royale  du  5  septembre  1816,  donnée  par 
Louis  XVIII.  (R.  C.) 


94  (DUVKËS  l'OSTULMËS  DE  STENDUAL. 


J*ai  trouve  |ps  programmes  de  Viganô;  Mis  si  c'est  pour 
mettre  ses  ballets,  ils  ne  vous  serviront  parUe  rien.  Vous  y 


voyez,  par  exemple,  dans  Oullo  :  les  sénateurs  exprimant  leur 
étonuement;  mais  commentl  Voilà  le  talent  de  ce  grand  homme. 
Il  a  observé  admirablement  les  gestes  humains.  Par  exemple,  au 
troisième  acte  de  la  Vestale,  celle-ci  se  rend  à  son  amant  ;  la 
pantomime  qui  dure  un  quart  d*heure  est  tellement  vraie  et  tel- 
lement gracieuse,  que, sans  indécence,  il...  enlève  tout  le  monde. 
Vous  sentez  que,  dans  un  programme  destiné  à  faire  comprendre 
ce  qu'on  voit,  on  ne  décrit  pas;  ce  serait  voler  leur  office  aux 
yeux  des  spectateurs.  C'est  le  premier  homme  de  lettres  venu 
qui  fait  ses  programmes  à  Vigauô.  Celui  d'un  de  ses  principaux 
ballets  n'a  été  fait  qu'après  le  ballet,  qui  était  délicieux,  et 
Vigano  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  dire  ce  qu'il  avait 
voulu  exprimer  à  M.  Gberardiui,  le  traducteur  de  Schlegel,  qui 
voulait  bien  lui  faire  son  programme.  —  Je  parie  que  vous  me 
trouverez  exagéré.  Si  vous  n'aviez  jamais  vu  de  tableau  de  Ra- 
phaël, que  penseriez-vous  des  louanges  qu'on  lui  donne? 

Tenez-moi  au  courant  ^des  livres  passables  que  vous  lisez.  Je 
trouve  plais  tous  ceux  qui  nous  arrivent  de  France;  ce  ne  sont 
que  des  faclums  pour  ou  contre  un  parti,  et  la  vérité  y  étant  dite 
avec  la  crainte  de  M.  de  Marchangy,  ils  ne  seront  pas  même 
bons  pour  Thistoire*  Quand  je  considère  ((u'on  ne  parle  pas  en 
Angleterre  des  ouvrages  de  M.  de  Tracy,  je  regarde  toujours  à 
mes  pieds  pour  voir  s'il  n'y  a  pas  un  chef-d'œuvre.  Quelle  criti- 
que fait-on  des  Commentaires  de  Montesquieu?  Que  le  critique 
n*a  pas  volé  son  style  à  Tauleur. 

Rien  de  neuf  ici  qu'un  mauvais  opéra  de  Rossini,  Dorliska; 
c'est  du  mauvais  Voltaire.  Rossini,  piqué  des  critiques  qu'on  lui 
a  décochées  à  Paris,  à  propos  de  la  Nina,  veut  aller  y  composeï 
des  opéras  français,  ce  qui  doit  sembler  séditieux  à  MM.  Paër  e( 
Sponliui.  On  vient  d'engager  pour  Paris  deux  ou  trois  chauleuri 
du  sixième  ordre. 

Dites-moi  quelque  chose  du  congrès  ;  veut-on  y  anéantir  h 
liberté  de  la  presse?  Ce  serait  bien  fait;  mais  l'œuvre  est  diffi- 
cile. Quant  au  reste,  nous  nous  en  moquons;  que  me  faitqw 
le  Luxembourg  soit  à  Guillaume  ou  à  George? 


LETTRES  A.  SES  AMIS.  05, 

i\ous  avons  ici  uu  nouveau  jourual  :  il  Conciliatore.  Je  crois 
que  cela  sera  plal  pour  vous  el  utile  ici. 
Duport  donne  un  concert  de  danse,  vendredi  15  septembre. 
Adieu,  un  mot  tous  les  quinze  jours. 

Robert  frères. 


XXXVIII 

A   MONSIEUR  LE  BARON   DE  M..,,   A   PARIS. 

Lac  de  Goino,  Tramezina,  24  octobre  1818. 

11  faut  que  ce  soit  une  chose  bien  merveilleuse  que  de  pou- 
voir se  rendre  chaque  matin  ce  superbe  témoignage  :  «  J'habilc 
Paris  et,  de  plus,  par  ma  position,  je  sais  quelques-uns  des  se- 
crets d'une  douzaine  de  faquins  qui  se  croient  du  talent  parce 
qu'ils  ont  de  la  puissance.  »  Si  vous  n'étiez  pas  transporté  par  ce 
noble  sentiment,  comment  auriez-vous  pu  arriver  à  la  belle  ima- 
gination que  je  craignais  qu!on  arrêtât  les  ballets  de  Yigano  pour 
les  ballets  eux-mêmes?  Avez- vous  reçu  deux  paquets  dont  cha- 
cun contenait  Otello,  la  Vestale,  Myrra  et  Psami  ?  Un  si  gros 
paquet,  adressé  à  un  si  grand  personnage,  ne  sent-il  pas  d*une 
lieue  la  statistique,  le  rapport  officiel,  etc.  ? 

Si  vous  avez  eu  le  temps  de  lire  le  chapitre  d'flelvélius  :  De 
l^esprit  par  rapport  à  différentes  sociétés,  vous  auriez  compris 
que,  quand  je  trouvais  la  France  pauvre,  je  parlais  de  littérature. 
Vous  me  citez  en  réponse  V Esprit  cT association,  de  M.  de  La- 
borde;  vous  aviez  mieux  à  citer  :  la  Physique  de  Biot  est  un 
ouvrage  tout  autrement  supérieur. .  Demandez  à  Maisonette  s'il 
n'est  pas  vrai  qu'on  appelle  littéraires  les  ouvrages  qui  perdent 
vingt-cinq  pour  cent  dans  la  traduction?  Rien  de  moins  litté- 
raire que  Laboi;de,  si  ce  n'est  B •.  Tracy,  lui-même^  n'est  lit- 

l^aire  que  par  la  sublimité  et  la  justesse  des  pensées.  V Esprit 
des  lois  ne  fut  littéraire  que  par  le  style  divin.  La  preuve  en  est 
que  Bentham,  dont  le  génie  est  Montesquieu  perfectionné,  n'a 
jamais  été  cité  comme  augmentant  les  richesses  littéraires  de 


96     ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

TAngleterre.  Tout  cela  est  encore  vrai  de  radnûnistratîoQ  milû 
taire  de  Bayet.  Reste  donc  le  livre  de  madame  de  Staël  S  qui 
n'est  que  de  la  conversation  écrite,  ouvrage  contradictoire  el 
puéril,  s'il  en  fut  jamais,  et  à  genoui  devant  le  plus  grand  ma! 
de  la  société  actuelle,  la  noblesse. 

L'ouvrage  de  B ou  de  Laborde  peut  vous  donner  beau- 
coup de  plaisir;  dans  ce  cas,  vous  avez  raison  de  rappeler  su- 
blime ;  Terreur  est  d'ajouler  que  ce  sont  des  ouvrages  de  litté- 
rature. L'un  est  de  sèche  jurisprudence,  l'autre  est  tissu  de  mes 
quines  conséquences  de  Ricardo  et  de  Say,  saupoudrées  d'ui 
peu  d'esprit;  mais,  fût-il  écrit  par  l'abbé  Galiani,  ce  n'est  pai 
là  de  la  littérature. 

C'est  ensuite  une  erreur  d'un  autre  genre  que  de  croire  que  Le 
mercier  et  Ghéuier,  gens  enterrés  en  1790,  soient  supérieurs  oi 
seulement  égaux  à  Viganô.  Vous  jugez  de  Vigano  par  Gardel  ;  c'es 
exactement  comme  si  vous  jugiez  de  madame  Catalan!  par  made 
moiselle  Armand,  ou  de  Raphaël  par  David,  ou  de  Canova  pa 
M.  Lemot.  Un  Français  peut  bien  dire  et  croire  que  Lemot  lu 
fait  plus  de  plaisir  que  Canova.  Mais  à  un  tel  homme  on  dit 
Parlons  de  la  Minei've  et  des  élections.  Certainement  il  n'y  a  per 
sonne  en  Italie  capable  d'écrire  une  page  comme  Benjamii 
Constant.  Tout  homme  qui  a  un  succès  immense  dans  sa  natioi 
est  remarquable  aux  yeux  du  philosophe.  Je  vous  dis  que  Vi 
ganô  a  eu  ce  succès.  Par  exemple,  on  payait  quatre  mille  franc 
par  an  les  compositeurs  de  ballets;  lui  a  quarante-quatre  miU 
francs  pour  1819.  Un  Parisien  viendra  qui  dira  :  c  Ft,  llior 
reuri  »  Il  peut  être  de  bonne  foi;  seulement  je  dirai  tout  bas 
n  Tant  pis  pour  lui.  »  Si  Vigano  trouve  l'art  d'écrire  les  geste 
et  les  groupes,  je  maintiens  qu'en  1860  ou  parlera  plus  de  U 
que  de  madame  de  Staël.  Donc,  j'ai  pu  l'appeler  grand  bomm< 
ou,  du  moins,  homme  extrêmement  remarquable  et  supérieui 
comme  Rossini  ou  Canova,  à  tout  ce  que  vous  avez  à  Paris  e 
beaux-arts  ou  littérature. 

Ensuite,  c'est  une  erreur  de  fait,  et  parce  que  vous  le  voulc 

*  Considéralioris  sur  les  principauœ  événements  de  la  révolution  frar 
çaue. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  î»7 

bien,  que  vous  réduisez  à  deux  les  poètes  de  l'Augleterre.  Si 
you$You\iez,Crabbe,  et  Cmnpbell,  ei  Walter-Scott,  seraient  aussi 
des  poêles,  puisque  leurs  ouvrages  en  vers  oat  eu  douze  éditions, 
et  qu'aucun  d'eux  n'est  assez  grand  seigneur  pour  faire  ache^r 
ses  ouvrages  par  flatterie.  Si  vous  vouliez,  je  vous  dirais  que  je 
ne  vois  rien  en  France  de  comparable  à  Monlt  et  à  Gœthe: 
mais  vous  me  répondrez  que  je  suis  hurksquej  que  vous  avez 
MM.  Guvier,  Laplace,  Berthollet,  Gouviou-Saint-Gyr,  le  duc  de 
Dalmatie,  etc.  Tout  cela  parce  que  vous  n'avez  pas  lu  attentive- 
ment VEsprit  d'Helvétius. 

Vous  trouverez  ce  que  dessus  ridicule,  et  nous  n'en  serons 
pas  moins  bons  amis;  au  contraire,  il  n  y  a  rien  de  plus  agréable 
que  de  se  dire  de  bonnes  injures.  Le  Commentaire  sur  Montes- 
quieu contient  exactement  mon  Credo  politique.  Lorsque  Tau- 
leur  me  donna  le  livre,  il  me  dit  de  n'en  pas  parler;  c'est  pour- 
quoi je  vous  le  dis  de  Jeiïerson.  Si  ou  en  fait  une  seconde  édi- 
tion, envoyez-m'en  deux  exemplaires. 

Écrivez-moi  au  plus  vite  des  détails  sur  l'Espagne  ;  je  suis  à  la 
Tramezina  depuis  dix-neuf  jours,  et  vos  lettres  me  rendent  re- 
eommandable  à  vingt  ou  trente  pauvres  hères  qui  ont  chacun  un 
deDH-million,  mais  qui  ne  font  pas  la  dépense  de  Tabonnenient 
^  un  journal  français. 

J'ai  une  chambre  délicieuse,  qui  n'est  séparée  du  lac  que  par 
une  roule  de  huit  pieds  de  large,  où  viennent  passer  chaque 
joor  cinquante  personnes  de  la  société  répandue  dans  les  cent 
villas  qui  ornent  ce  vallon  délicieux.  Dans  la  villa  Sommariva, 
plus  voisine  de  ma  chambre  que  la  vôtre  ne  Test  du  café  deFoy, 
j'ai  cent  tableaux  médiocres,  deux  du  Guide,  deux  de  Léonard  de 
Vinci  et  une  statue  de  Ganova.  Le  soir,  société  très-gaie, 
ïrès-w2î/sîçwaw/e,  ixh^'innamorata,  où  je  suis  admis  volontiers 
ei  sans  avoir  besoin  de  parler  et  de  briller.  Un  de  ces  jours  j'ai 
fait  dix-huit  parties  de  billard  sans  dire  la  valeur  de  dix  lignes. 
Celle  vie  me  coûte  huit  francs  par  jour;  c'est  à  peu  près  mon 
revenu,  et  c'est  un  terrible  argument  conlre  l'idée  d'aller  aug- 
nieaier  le  nombre  des  solliciteurs  crottés. 

Promeltez  de  ma  part  une  longue  lettre  au  vicomte  ;  c'est  uu 
Welche  qui  préfère  la  Cinti  à  la  Nina.  Que  voulez-vous  dire  ù  de 
I.  ti 


06      (EUVUES  POSTUL'MÊS  DE  STëNDUâL. 

telles  geiis?  Quils  sont  les  digoes  descendaiits  des  admirateur 
de  Boiicber  et  de  Rameau. 

J'ai  l'admirable  ouvrage  de  M.  Hallam,  Histoire  du  moye\ 
âge  du  cinquième  au  quinzième  siècle,  deux  volumes.  Il  y  a  cen 
cinquante  pages  sur  Thistoire  de  France  que  vous  devriez  fair 
traduire;  cela  est  aussi  bon  que  Thouret.  (Thouret  est  un  honun 
qui  passe  pour  le  meilleur  historien  de  France,  en  Italie,  et  qi 
sera  un  cuistre  à  vos  yeux  accoutumés  à  Tesprit  de  Y  Histoire  à 
Cromwell.) 

Vous  autres  qui  vous  croyez  tant  de  talent,  vous  ne  savez  pa 
comme  on  se  moque  de  vous  pour  Taffaire  de  Lyon.  Sentez 
vous  que,  horreur  à  part,  c'est  la  conspiration  ^  la  plus  ridicu] 
qui  ait  jamais  existé  pour  des  gens  qui,  à  cent  lieues  de  là,  foi 
métier  de  tout  savoir?  Et  vous  vous  croyez  du  talent!  Vous  ave 
bien  mieux,  morbleu!  Vous  avez  du  pouvoir  et  des  sonnette^ 
Gaudeant  bene  nantis. 

En  attendant,  voyez  comme  le  pape  se  tire  bien  de  sa  cousp 
ration  de  Macerata  :  rien  de  plus  prouvé  et  de  plus  grave,  es 
Vinfâme  parti  carbonaro  existe  toujours,  et  cependant  pas  un 
goutte  de  sang.  Gela  était  un  peu  plus  sérieux  que  ces  pauvn 
diables  de  patriotes  de  1816,  auxquels  vous  avez  tout  doucett< 
ment  coupé  le  poing. 

Nous  avons  ici  un  duetto  sublime,  chanté  par  Frédéric 
exactement  mis  comme  Fleury  dans  les  Deux  Pages,  et  ue 
jeune  femme  qui  lui  demande  la  grâce  de  son  amant,  qu*on  \ 
fusiller*  C'est  Remorini  et  madame  Gamporesi.  Si  les  brouillarc 
de  la  Seine  n'ont  pas  rouillé  vos  oreilles  »  achetez  ce  duetto  chc 
Ricordi,  de  Milan,  le  premier  marchand  de  musique  dltalie,  < 
faites-le  chanter  à  Paris.  Les  paroles  ne  signiGenl  rien;  cela  pet 
aller  à  un  père  refusant  un  mariage  à  sa  fille.  Ce  duetto  est  1 
début  de  Pacini,  jeune  compositeur  de  dix-neuf  ans,  fils  du  bou 
fon.  Solliva  est  éteint.  —  Demain  nous  avons  le  Pèlerin  blan 
mis  en  ballet  par  le  plat  Gioja,  le  même  dont  le  Comte  d'Esse 

*  Celte  conspiration,  qui  éclata  à  Lyon  le  8  juin  1817,  avait  été  orgi 
nisée  par  l'autorité  militaire,  pour  se  faire  un  mérite  de  sa  répressia 

(R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  90 

m'a  chassé  ce  la  ville,  tant  les  tours  de  force  et  viogt  chevaux 
qui  galopent  m'ennuyaient. 

n  y  a  dans  le  n*  56  de  YEdinburg  review  un- article  excellent 
sur  le  Dante  persécuté  par  les  jésuites  jusqu'en  1780;  on  Ta 
payé  qualre-yingt-dix-sept  louis  à  Foscolo,  qui  est  à  Londres. 

Tous  me  devrez  huit  pages,  rien  que  sur  les  intrigues  des 
élections.  Cette  nation  fait-elle  son  éducation?  Jusqu'à  quel  point 
k  raisonnable  peut-il  encore  y  être  ridicule?  —  La  collection 
des  articles  de  Dussault,  publiée  par  M.  le  chevalier  Eckard, 
immortel  auteur  de  V Histoire  de  Louis  XVil,  vaut- elle  la  peine 
d'être  lue?  Je  regarde  Dussault  comme  leFiévée  du  classicisme, 
le  meilleur  avocat  d'une  vieille  platitude. 


XXXIX 

A  MADAME  G...,   A  MILAN. 

Varèze,  le  16  novembre  1818.  (Remise  le  17  novembre.) 

Madame, 

Je  voudrais  vous  écrire  une  lettre  un  peu  amusante,  mais  je 
passe  ma  vie  avec  de  bons  bourgeois  qui  s'occupent  toute  la 
journée  du  prix  du  blé,  de  la  santé  de  leurs  chevaux,  de  leur 
maîtresse  et  de  leur  casin.  Leur  grosse  joie,  leur  bonheur  si  fa- 
cile  me  fait  envie  ;  avec  un  cœur  qui  se  contente  de  choses  si 
grossières,  comment  faire  pour  manquer  le  bonheur?  Et,  cepen- 
dant, ils  errent  au  hasard,  au  milieu  de  ces  écueils  qui  sem- 
blent si  aisés  à  éviter,  et  eux  aussi  sont  presque  toujours  mal- 
heureux. Us  ne  s'occupent  guère  du  monde  qui  nous  intéresse, 
et  qui  est  pour  eux  comme  une  terre  étrangère.  Une  chose  les  a 
beaucoup  frappés  :  ils  prétendent  être  sûrs  que  madame  A... 
a  pris  un  amant;  c^est  encore  un  Russe  qui  a  cette  jolie  femme; 
car  il  paraît  décidé  que  M.  de  Pahlen  a  la  petile  L...,  la  Gé- 
noise. Donc,  c'est  un  M.  de  6...,  que  je  connais,  très-joli  garçon, 
mais  peut-être  Têtre  le  plus  sec  qu'on  puisse  rencontrer,  le  plus 
affecté,  le  plus  bavard,  le  plus  égoïste,  le  plus  à  cent  lieues  du 


SI 1^X5  3  f>rfrMt5  »E  s 


A.^  fsH  radonit  et, 

TÎeàlire  de$ 

pas  un  mol 

Geô  esl  sâr,  mai! 


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aY«ir  le  boolieor  de  tou: 
joars?  Xespm  qu'il 
ks  Mf  ki^g^f  '  jtM  Bt <:.>  qn  Tiemenlde  s'é- 
cti^gT.Yiip  le»  fM»  faTvi  jassaMML  <Vi^iHK  partie  deprome 
ccsgc  )e  rA.«aW  ««r  ■ai-BèHie^'iCt- je  troiiTe  un  vid 
Tm  timÊÊÊttmàc  KrîW'  foîsv  je  M  suis  donné  le  plaisi 
d'ecK^Ler  «iK\«>e  n.  .Vc  lots  les  ■wiadrea  dMkscs  que  vous  ave 
d:i«s  1rs  detT;jer>  î«ar>  q«e  f  <«s  le  boobesr  de  tous  Toir.  Moi 
ÛKa£*tta^«  ùiÙMe  cMHMace  à  ât  refuser  à  des  images  qui 
dcâôTBuis,  suai  trop  Keesaivr  raSmse  idée  de  TOtre  absence 
et  je  scDsque  tous  ks  jours  aum  cœur  derienl  plus  sombre. 

J'ai  irourë  «u  peu  de  coasublàoa  dans  fêglîse  de  la  madoo 
dd  Voole;  je  me  sab  nppdé  h  musique  divine  que  j'y  entet 
dis  autrefois.  Je  m^ea  vais  à  Milan,  un  de  ces  jours,  à  la  rencon 
Ire  d*une  de  vos  lettres  :  car  îe'compte  asseï  sor  votre  huma 
nité  pour  croire  que  tous  ne  m^aurez  pas  refusé  qodqoes  ligne 
pour  TOUS  si  iudîlk^renles  à  tracer,  si  précieuses,  si  consolante 
pour  un  coeur  au  désespoir.  Vous  devei  être  trop  assurée  d 
votre  pouvoir  absolu  sur  moi  pour  vous  arrêter  un  instant  à  1 
crainte  vaine  de  paraître  encourager  ma  passion  en  me  répon 
dant.  Je  me  connais;  je  vous  aime  pour  le  reste  de  ma  vie;  toi 
ce  que  vous  ferez  ne  changera  rien  à  Tidée  qui  a  frappé  roo 
âme,  à  Tidée  que  je  me  sois  faite  du  bonheur  d'être  aimé  d 
vous  et  au  mépris  qu'elle  m'a  donné  pour  tous  les  autres  bon 
heurs!  Enfin,  j'ai  besoin,  j'ai  soif  de  vous  voir.  Je  crois  que  j 
donnerais  le  reste  de  ma  vie  pour  vous  parler  un  quart  d'heui 
des  choses  les  plus  indifTcrentes. 

Adieu,  je  vous  quitte  pour  être  plus  avec  vous,  pour  os( 
vous  parler  avec  tout  l'abandon,  avec  toute  l'énergie  de  la  pas 
sion  qui  me  dévore, 

Henry. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  i(H 

XL 

A   MOHSIEUh   LE  BARON  DE  M...,   A  PARIS. ^ 

Milan,  lo  i\  décembre  181^ 

Lisez- VOUS  le  Conciliatore  ?  Non  ;  car,  1°  il  est  béte  ;  2"  il  est 
libéral.  Cependant,  s*il  paraît  chez  Galignany,  lisez  dans  les  six 
(ierniers  numéros  des  articles  signés  :  E.  V.,  c'est-à-dire  Ermès 
ViscoDli  (le  marquis).  C'est  sur  le  romanticisrne ;  c'est-à-dire, 
sur  celle  question  :  «  Voulons-nous  la  tragédie  à  la  Xipharès  ou 
ia  tragédie  à  la  Richard  III  ?  )i>  Ce  M.  Ermès  passe  pour  le  meilleur 
philosophe  du  pays.  Votre  attention,  à  vous  autres  Français,  est 
absorbée  par  la  politique  ;  pour  quarante  ans,  la  littérature  va 
donc  se  réfugier  dans  les  pays  qui  n'ont  pas  encore  le  bonheur 
de  pouvoir  appliquer  à  leur  vilaine  maladie  le  mercure  des  deux 
chambres. 

Quand  la  France  sera  guérie,  la  littérature  y  reparaîtra  aussi 
belle  et  plus  vigoureuse  que  jamais,  et  la  cause  de  Racine  tient 
aoi  carrosses  du  roi,  où  M.  de  Chateaubriand  nous  apprend  qu'il 
eut  l'honneur  de  monter,  avant  d'aller  écouter  les  bruits  du  dé- 
sert. 

Comparativement,  la  France  va  donc  être  lillérairement  sté- 
rile; car  ]c^  me%zo-terminef  si  bons  en  politique,  ne  valent  rien 
eo  fait  d'arts.  La  poétique  de  madame  de  Staël  est  plus  mauvaise 
que  celle  de  la  Harpe  ou  de  YEdinburg  review, 

La  France  est  sur  le  grand  chemin  de  la  félicité;  si  on  veut 
loi  faire  prendre  les  sentiers  qui  abrègent,  la  charrette  versera. 
Au  moyeu  de  quoi,  nous  voilà  presque  d'accord,  ce  me  sefmble. 
C'est  un  Anglais  très-connu  qui  m'a  convaincu  de  cette  vérité, 
il  m'a  loué  Henri  Hallam,  que  nous  faisons  vçnir.  V Histoire  de 
Philiftpe  le  Long,  l'inventeur  des  communes,  et  le  portrait  hideux 
et  savantissime  de  la  féodalité,  que  nous  proche  M.  de  Ville- 
neuve, es-préfet,  sont  admirables.  Ce  serait  pour  Maisonette  un 
livre  ministériel,  et  en  même  temps  une  acquisition  importante 
pour  notre  pauvre  histoire  de  France. 

6. 


402  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Je  viens  de  lire  une  lettre  de  Taimable  S...;  sans  écor- 
ner sa  vertu,  elle  est  la  favorite  de  la  reine,  du  roi,  des  prin- 
ces, etc.  Ils  Taccablent  de  choses  flatteuses  à  Munich  ;  ma  poco 
di  danaro.  Le  jour  de  naissance  d*AdéIaîde  S...,  où  elle  a 
eu  dix-huit  ans,  le  prince  royal  ^  est  venu  chez  elle  en  grand 
gala,  et,  en  entrant,  lui  a  dit  avec  majesté  :  f  Je  vous  prie  de 
vous  mettre  à  genoux.—Elle  s'y  met  tout  étonnée. —  Jurez-moi 
devant  Dieu  qui  voit  tout,  aujourd'hui  votre  jour  onomastique 
que,  quoi  qu'il  vous  arrive  dans  la  suite,  vous  me  regarde- 
rez toujours  comme  votre  père.  »—  Elle  n'est  libre  qu'en  avril 
vous  l'auriez  à  l'Opéra-Bufia  pour  quinze  miUe  francs  ;  mah 
vous  êtes  trop  barbares. 

Grasset  a  çté  eu  Italie  honnête  homme  et  connaisseur;  B.. 
tatillon  et  friponneau.  Il  y  avait  à  Varèze,  ville  de  six  mille  âmes 
quand  j'y  étais,  un  pauvre  diable  qui  chantait  BasHe  dans  le  Bar 
bière  di  Siviglia  de  Rossiui  ;  il  était  ridicule  et  connu  dans  l: 
ville  sous  le  nom  de  don  Basilio,  quand  un  beau  matin  nou! 
avons  appris  que  ce  rare  sujet  nous  était  enlevé  par  la  superb 
Paris. 

Vous  avez  la  Ghabrand,  la  Fodor  et  Pellegrini,  dit-on.  ~  J'a 
vu  hier  la  délicieuse  Liparini  ;  elle  est  bien  changée  ;  faites-lu 
chanter  la  Contessa  di  Colle  Ombroso;  partout  ailleurs  elle  es 
mauvaise. 

Le  26  décembre,  nous  avons  ici  la  Clemenza  di  Tito,  de  Mozart 
par  Grivelli,  la  froide  Gamporesi,  habillée  en  homme,  et  la  froid 
Festa. 

Adieu,  écrivez,  écrivez-moi  donc. 

*  Le  prince  Louis,  devenu  roi  Ho  B«ivière  en  J825.  (R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  105 


XLI 


A  flOIfSIEUR  R.    COLOMB;   DIfiEGTEUR  DES  CONTRIBUTIONS  INDIRECTES, 

A  MOHTBRISON. 

Hilan,  le  2  mars  1819. 

Tandis  que  les  affaires  administratives  et  l'observation  des 
mouvements  de  la  politique  absorbent  ton  attention,  veux-tu  sa- 
Toir  ce  que  deviennent  mes  idées?  -^  Prends  lecture  de  Félu- 
cubration  suivante. 

En  1819,  notre  esprit  ne  se  préoccupe  pas  assez,  ici,  en  Italie, 
d'un  phénomène  des  plus  heureui  pour  notre  littérature  et  pour 
Qos  arts;  c'est  que  nous  sommes  la  seule  nation  qui  ait  de  IV/i- 
teruion  au  service  de  la  littérature. 

En  France,  on  ne  parle  que  de  constitution  et  de  lois  orga- 
niques, aviliras  et  àHndépendants. 

En  Angleterre,  il  faut  bien  comprendre  le  cas  des  ouvriers  de 
Manchester,  dont  la  révolte  a  rempli  tous  les  journaux  pendant 
Tété  de  1818. 

Ces  pauvres  gens,  qui  sont  quarante  mille,  gagnent  quatre 
shillings  (quatre  francs  quatre-vingts  centimes)  par  jour  ;  c'est 
^t  ce  que  leurs  maîtres  peuvent  leur  donner.  S'ils  leur  don- 
naient quatre  shillings  et  demi,  les  produits  des  manufactures 
^glaises,  apportés  sur  le  continent,  seraient  plus  chers  que  les 
produits  des  manufactures  du  continent.  Maintenant,  grâce  aux 
impôts  qpi  ont  été  mis  depuis  1792  pour  humilier  la  France,  un 
ouvrier  anglais,  travaillant  quatorze  heures  par  jour,  ne  peut  pas 
vivre  avec  quatre  shillings.  G*est  ce  qui  fait  que  sur  six  hommes 
qu'on  rencontre  dans  la  rue,  à  Londres  ou  à  Bristol,  un,  au 
moins,  reçoit  Faumône  de  la  paroisse  ^  Croit-on  qu'un  pays 

*  Toir  le  singulier  ouvrage  intitulé  Vie  de  Vévique  Wa<«on,  écrite  par 
loinaoéaie.  C'est  là  que  Ton  voit  réelkment  ce  que  c'est  que  raristocratie 
anglaise.  Voir  également  les  discours  prononcés  en  1818  à  la  cliambre 
des  communes,  sur  la  question  des  pauvres.  [H.  B.) 


104  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

rougë  par  un  tel  malheur  ait  du  temps  à  domier  à  la  littérature 
et  aux  arts?  H  est  bien  moins  près  du  bonheur  que  la  France, 
qu'il  a  combattue  avec  un  succès  apparent.  Il  est  bien  moins 
heureux  que  Tltalie,  où  Ton  a  le  temps  de  rire  et  d'aller  applau- 
dir Rossini.  Remarquez  que  les  trois  quarts  des  hommes  distin- 
gués, en  tout  genre,  sortent  de  la  classe  pauvre  qui,  en  Angle- 
terre, n'a  ni  le  loisir  de  lire,  ni  Targent  nécessaire  pour  achetei 
des  livres. 

Supposons  qu'il  naisse  un  génie  hardi  en  Angleterre  ;  au  lieu 
de  chercher  à  devenir  un  Shakspeare,  il  deviendra,  s'il  le  peut, 
un  lord  Erskine,  ou  mourra  sur  la  route. 

Supposons  qu'un  Voltaire  naisse  à  Paris  ;  au  lieu  de  publier 
la  tragédie  d^Œdipe  et  d'attaquer  M.  de  la  Mothe,  il  cherchera  à 
connaître  M.  Benjamin  Constant,  et  ensuite  écrira  dans  -le  Coti- 
servateur  ou  dans  la  Minerve, 

Savez-vous  ce  qu'on  fait  dans  l'Amérique  méridionale  ?  On  y 
ampute  les  jambes  aux  malheureux  blessés  avec  des  lames  de 
sabre  ^  Voilà  où  en  sont  les  arts  utiles  dans  cette  partie  du 
monde. 

Dans  l'Amérique  du  Nord,  on  songe  à  faire  de  Pargent,  et  non 
pas  à  se  procurer  les  douces  jouissances  des  arts  et  delà  littéra- 
ture. Les  premiers  hommes  du  pays  blasphèment  les  arts.  Voyez 
cet  Anglais  si  judicieux,  Morris  Birkbeck,  parlant  des  chapiteaux 
de  marbre  que  le  gouvernement  américain  a  fait  venir  de  Rome 
pour  les  colonnes  du  capiiole  de  Washington. 

Voyez  la  discussion  sur  l'achat  de  la  bibliothèque  que  l'illus- 
tre Jeiïerson  offrait  au  public. 

Trouve-l-ou  dans  toute  celle  Amérique,  si  prospérante  et  si 
riche,  une  seule  copie,  en  marbre,  de  V Apollon  du  Belvédère? 

Les  grands  génies ,  en  Amérique,  tournent  directement  à 
Vutite.  Voilà  le  caraclcrc  de  la  nation  ;  ils  se  font  Washington 
ou  Franklin,  et  non  pas  Alfieri  ou  Ganova. 

L'allention  est  partout  pour  les  discussions  d'utilité  et  de  po- 
litique, et  Fhabitude  de  ces  discussions  rend  impropre  aux  arts. 
Nous  seuls,  nous  avons  encore  Fâme  accessible  aux  douces 
sensations  des  arts  et  de  la  littérature. 

*  Monlhly  review^  par  sir  Richanl  Philipps. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  105 

Je  n'hésite  pas  à  le  dire  :  dans  Téiat  où  en  sont  les  choses, 
en  1819,  le  véritable  siège  de  la  liltéralurp,  c'esl  le  pays  qui, 
trois  fois  déjà,  a  civilisé  le  monde. 

1^  An  temps  de  l'antique  Élrurie  ; 

2'  Sous  Auguste  ; 

5*  Par  le  siècle  de  Léon  X. 

Pour  prendre  la  j^ace  que  la  force  des  choses  nous  assigne , 
sachons  être  d'opinions  différentes,  sans  devenir  ennemis;  lais- 
sons les  basses  injures  à  la  canaille ,  et  méritons  une  sage  li- 
berté. 

Un  bon  livre,  publié  à  Milan,  ferait  événement;  à  Paris,  il  se- 
rait étouffé  par  un  pamphlet  sur  la  conspiration  de  Lyon,  de 
riovention  du  général  Gannel,  et  à  Londres,  par  la  discussion  sur 
la  loi  pour  rémancipation  des  catholiques. 

Allez  publier  aujourd'hui  à  Munich  une  belle  tragédie,  et  vous 
verrez  l'effet  qu'elle  produira. 

C'est  pour  cela  que  la  question  du  romanticisme,  qui  intéresse 
encore  plus  la  France  que  l'Italie  (car  nos  deux  plus  grands 
poètes,  le  Dante  et  l'Arioste,  sont  archi-romantiques) ,  que  la 
question  du  romanticisme,  dis-je^  s'agite  dans  ce  moment  à  Mi- 
lan et  non  à  Paris.  Nous  avons  même  vu,  par  la  conversation  du 
bal  masqué,  que  ce  mot  romanticisme  est  arrivé  jusqu'aux 
classes  de  la  société  qui  ne  comprennent  rien  à  la  littérature.     ' 

Prions  Dieu  que  quelque  homme  de  talent  prenne  ici  la  dé- 
fense du  classicisme,  et  force  ainsi  les  romantiques  à  faire  usage 
de  tout  leur  esprit,  et  à  ne  laisser  aucune  erreur  dans  leur 
théorie. 

RAISONNEMENTS   LITTERAIRES  A  LA  MODE  EN   1819. 

Cet  homme  n'est  pas  de  mon  avis  :  donc  c'est  un  sot.  — 
n  critique  mon  livre  :  donc  il  est  mon  ennemi.  —  Il  est  mon 
ennemi,  donc  c'est. un  scélérat,  un  voleur,  un  assassin,  un  âne, 
on  faussaire,  un  mascalzone,  un  vil,  etc.,  etc.,  etc.,  etc. 


106  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


XLII 


A  MONSIIUR  R.   CaumB,   DIRECTEUR  DES  C0KTRIRUTI08S  INDIRECTES, 

>.  VORTiBaSOS. 

MUan,  le  18  mars  1819. 

Tâche  donc  de  yenir  à  Gularo  en  septembre  prochain  ;  nous 
pourrions  nous  y  rencontrer.  J'avais  fait  Tarlicle  suivant,  pen- 
sant le  mettre  dans  on  de  vos  joamaux  ;  mais  à  qoi  s'adresseï 
pour  obtenir  cette  immense  faveur?  Vois  s'il  y  a  quelque  parti 
à  en  tirer. 

Que  dans  les  beaux-arts  il  n'y  a  qu'un  cas  unique  où  le  roman- 
ticisme  ne  soit  pas  applicable. 
Qu'est-ce  qu'élever  une  statue  à  un  grand  homme  ? 
1°  On  se  propose,  par  un  sentiment  de  tendressse,  de  faire 
plaisir  à  son  ombre,  et  de  le  récompenser  ainsi  de  tout  le  plaisii 
qu'il  nous  a  donné; 
9^  On  se  propose  d'exciter  les  hommes  à  l'imiter  ; 
5*  Ou,  enfin,  d'éterniser  les  grandes  qualités  qui  l'ont  dis- 
tingué. 

Ici,  je  prie  en  grâce  mon  lecteur  de  regarder  bien  attenti- 
vement et  bien  froidement  ce  qui  se  passe  dans  son  âme.  Poui 
cela  faire,  la  première  chose  nécessaire  est  d'avoir  une  âme. 

Quand  je  m'approche  de  cette  statue  m  marmo  bianco,  que 
j'aperçois  à  une  certaine  distance,  sous  les  marronniers  del  corse 
di  porta  Renza^,  je  sais  bien  que  c'est  à  Âppiani  qu'elle  est  éle- 
vée ,  ou,  si  je  suis  étranger,  deux  mots  d'inscription  vont  m( 
l'apprendre. 

Indiquez  qu'Appiani  fut  un  peintre,  par  quelque  accessoir< 
plus  ou  moins  ingénieux,  vous  me  donnerez  le  plaisir  de  éevh 
ner  une  énigme  ;  mais,  par  cette  petite  jouissance,  toute  de  fi- 
nesse et  de  vanité  satisfaite,  vous  retenez  à  terre  mon  âme  qu 
brûlait  de  s'élancer  vers  le  ciel  ;  pour  un  instant  vous  ravaler 
mon  âme  à  n'être  que  celle  d'un  classiciste. 

*  Celle  slatuc  se  voit  au  musée  de  Brera. 


LETTRES  A  SES  AMIS/  107 

Douuez  à  Appiaui  un  gesle  qui  exprime  sou  àme  e(  non  pas 
sou  état,  car  vous  ne  pouvez  donner  Tidée  de  ses  chefs-d'œuvre 
<[u'en  monlrant  son  âme.  EiLprimer  quelque  chose  de  particulier 
à  Fartiste  :  que,  par  exemple,  il  avait  les  cheveux  frisés  de  telle 
oa  telle  manière,  ou  qu'il  était  bel  homme,  c'est  imiter  les  peiu-' 
très  du  quatorzième  siècle,  c'est  faire  uue  méprise;  car  est-ce 
pour  son  toupet  {ciuffo)  ou  pour  sa  jolie  jambe  que  le  public  lui 
élèye  une  statue?  C'est  uniquement  aux  qualités  de  son  âme  et 
de  son  esprit  qu'on  rend  un  hommage  immortel. 

Si  les  traits  que  nous  recevons  en  naissant  de  nos  parents,  si 
la  physionomie  qu'ensuite  y  impriment  nos  habitudes  morales, 
exprimaient  parfaitement  et  entièrement  notre  âme,  je  dirais  : 
Faites  un  portrait  de  votre  statue.  Mais,  comme  il  n'en  est  pas 
ainsi,  une  statue  doit  être  un  portrait  embelli  et  doit  présenter  : 
1°  Assez  de  ressemblance  ;  2"*  autant  que  possible  l'expression 
des  grandes  qualités  que  le  public  veut  éterniser. 

J'ai  étudié  très-attentivement  le  buste  de  Yitellius  à  Gènes,  les 
tètes  d'Aristide  et  de  César  aux  Studj  à  Naples,  les  bons  bustes 
del  Campidoglio  à  Rome  ;  j'ai  cru  voir  : 

1**  Qu'il  faut,  dans  la  figure  humaine,  supprimer  tous  les  pe- 
tits détails  qui  n'expriment  rien; 

^  Laisser,  avec  soin,  aux  détails  que  l'on  conserve,  la  phy- 
sionomie de  l'ensemble,  le  même  degré  de  convexité' dans  les 
muscles.  C'est  ainsi  que  l'on  fait  le  portrait  pour  la  postérité; 

Si  le  lecteur  a  la  bonne  foi  et  le  talent  de  lire  dans  son  âme, 
11  y  verra,  je  crois,  que  telle  chose  qui  est  intéressante  dans  la 
nature  parce  qu^  y  a  réalité,  ne  signifie  rien  dans  les  arts.  Quoi 
de  plus  intéressant  que  de  voir,  à  Montmorency,  Jean-Jacques 
Rousseau  écrivant,  sur  sa  petite  table>  les  lettres  brûlantes  de  la 
Nouvelle  Héloïse?  Quel  homme  ne  se  fût  pas  arrêté  pour  jouir 
de  ce  spectacle?  Faites-en  un  tableau,  il  intéressera  peu;  fai- 
tes-en une  statue^  elle  sera  ridiculCi 

C  est  que  la  sculpture  fixe  trop  notre  attention  sur  ce  qu'elle 
entreprend  d'imiter.  Dans  la  nature,  notre  attention  ne  s'arrête 
pas  à  la  perruque  bien  bouclée  de  Rousseau  :  dans  la  sculpture, 
elle  nous  fait  rire.  Vous  venez  de  trouver  dans  V\  rue  le  rival 
qui  veut  vous  enlever  le  cœur  de  votre  maîtresse;  vous  lui  ave2 


108  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

parlé,  car  vous  èlcs  forcé  de  le  méuager  ;  dites-moi  quelle  forme 
avait  le  nœud  de  sa  cravate. 

Dans  le  marbre,  que  voulez -vous  que  me  dise  cette  jambe  el 
cette  cuisse  d'Âppiani  ? 

Nues,  par  des  contours  grandioses  (comme  dans  la  statue  de 
Phociou),  elles  peuvent  exprimer  un  caractère  S  et  ainsi  élever 
mon  âme  au  sublime  ;  mais  vêtues  à  la  moderne  avec  des  bas  de 
soie  et  des  souliers  à  boucles,  cette  jambe  et  celte  cuisse  sont 
ridicules. 

Pourquoi?  je  n'en  sais  rien.  Pourquoi  le  tabac  me  fait-il  éter- 
nuer?  Mais  le  fait  est  sûr.  Voyez  à  Paris  le  dégoût  que  donnent 
des  centaines  de  statues  traitées  dans  ce  genre.  Il  ne  se  passera 
pas  cinquante  ans  avant  qu'on  ne  les  6te  de  leurs  nicbes  pour 
les  reléguer  dans  quelque  garde-meuble.  Voyez  à  Saint-Paul  de 
Londres  la  statue  habillée  du  père  du  romanticisme,  le  célèbre 
Johnson. 

Je  me  trompe  peut-être;  peut-être  suis-je  égaré  par  les  habi- 
tudes de  mon  âme,  et  je  déclare  impossible  pour  tous  un  plaisir 
qui  est  seulement  impossible  pour  moi*;  mais  il  me  semble 
qu*ici  le  romanticisme  n'est  pas  applicable.  Il  faut  le  nu,  car  le 
nu  est  le  moyen  de  la  sculpture. 

Mais,,  me  dira-t-on,  que  Concluez- vous  sur  le  monument 
d'Âppianl  qui,  dans  ce  moment,  occupe  tous  les  esprits?  •— 
J'aurais  bien  envie  de  ne  pas  conclure.  En  elîet,  quels  sont  mes 
titres  pour  oser  contredire  tant  d'artistes  si  respectables  et  si 
justement  célèbres?  Cependant,  pour  ne  pas  avoir  Tair  de  parler 
sans  avoir  d'idée  arrêtée,  je  dirai  qu'il  me  semble  convenable: 

1"  D'élever  une  statue  à  Âppiani  sur  le  bastion  de  porta  Renza; 

2°  Qu'elle  soit  à  demi  nue  el  drapée  à  l'antique,  comme  la 
statue  de  l'hocion  ou  celle  d'Aristide; 

3°  Que  son  geste  el  son  regard  expriment  une  admiration 
douce  et  tendre  pour  les  grâces  delà  nature; 

*  L'ensemble  des  liabiludes  morales,  et  non  pas  une  passion.  (II.  fi.) 

*  Ecco  l'errore  del  classicisti  di  buona  fcde,  vecehi  per  la  piu  parle.  La 
generazionc  clie  va  formandosi  a  Piivia,  non  avra  le  slesse  abiludini,  e  di 
qoa  dieci   aimia  viltoria  è  sicura.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  10« 

4»  Qu'une  de  ses  mains  soit  appuyée  sur  un  groupe  des  irois 
Grâces,  de  quatre- vingts centimèUres  de  proportion; 

5*  Qu'à  ses  pieds  l'on  voie  une  palette,  des  pinceaux  et  une 
iuscription  non  en  latin,  en  grec  ou  en  syriaque,  mais  en  italien 
simple  et  elatr  : 


t 


A  Appiaiii,  le  peintre  des  Grâces. 

Né  à  Bozizio  en  1757, 

Il  courut  à  Milan  en  1816. 


XLIII 

A   MONSIEUR    K.    COLOMB,    DIBECTEDR    DES    COWTHIBUTIONS   DIRECTES, 

A  HONTBRISOK. 

Milan,  le  i^'  avril  1819. 

Qu'auras-ttt  pensé  du  mot  romanticisme  qui  s'est  égaré,  je 
crois,  dans  la  longue  dissertation  que  je  t'ai  adressée  le  mois 
dernier?  —  Quoi  qu'il  en  soit,  je  t'envoie  une  sorte  de  petit  traité 
sur  ce  que  j'entends  par  le  romanticisme  dans  la  musique.  Un 
jour,  probablement,  tu  visiteras  Tltalie;  il  est  bon  que  tu  saches 
(l'avauce  quelles  sont  les  idées  qui  y  ont  le  pas. 

S'il  semble  au  premier  coup  d'œil  que  le  romanticisme  ne  peut 
pas  s'appliquer  à  la  musique,  c'est  qu'il  s'y  applique  trop  ;  c'est 
que,  dans  cet  art  charmant,  où  nous  avons  la  bonne  habitude  de 
n'applaudir  que  ce  qui  nous  fait  plaisir,  le  classicisme  nous  sem- 
blerait trop  ridicule.  Nous  ne  connaissons  pas  la  musique  des 
Grecs»  et  l'on  n'écouterait  pas  un  instant  à  la  Scala  la  musique 
qu  i  ravissait  nos  pères  eu  1 7 1 9 .  ' 

11  me  semble  que  la  musique  nous  fait  plaisir  en  mettant 
ootre  imagination  dans  la  nécessité  de  concevoir  certaines  illu- 
sions. Lorsque  nous  entendons  de  la  musique  que  nous  connais* 
sons  déjà,  notre  esprit,  au  lieu  de  s'abandonner  à  de  délicieuses 
illusions  an  proût  de  la  passion  qui  nous  subjugue  dans  le  mo- 
ment, se  met  à  comparer  le  plaisir  d'aujourd'hui  avec  lé  plaisir 
1.  '7 


110  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

d*bier;  el,  dès  lors,  le  pbîsir  d*ai|îoord*lim  esl  déCniit;  car  la 
seusibililé  ne  peut  faire  qu'âne  chose  à  la  fois. 

Cimaiosa,  Piccinî,  Sacchini,  Galappi,  oot  fait  chacun  trente 
opéras;  de  ces  cent  vingt  opéras,  cinquante  à  peine  ont  été 
joués  à  Milan  :  et  quand  ont-ils  été  joués?  Vers  1780,  quand  nos 
pères  étaient  eucore  à  Tuniversité.  Donc  nous  n  eu  avons  pas  la 
moindre  idée,  et  cependant  nous  ne  pouvons  pas  les  souffrir. 

Pourquoi?  c'est  qo  au  lieu  de  jouir  nous  comparons;  or  la 
comparaison  est  ce  qui  tue  la  musique.  Quand  Ton  nous  donne 
le  Barbier  de  Sévillé  de  Paisielio  ou  la  Secchia  rapUa  de  Zinga- 
rclli,  nous  comparons  le  style  de  cette  ancienne  musique  au 
style  moderne  des  Rossini,  des  Mozart,  des  Mayer.    ^ 

Qu'arrive-t-il  de  là?  c'est  que  nous  applaudissons  avec  fureur 
le  Barbier  de  Séville  de  Rossini,  qui  ne  présente  autre  chose  que 
les  idées  de  Gimarosa  habillées  à  la  moderne. 

N'allez  pas  croire  que  je  n*admire  pas  Rossini  ;  je  crois  qu'a- 
vec Ganova  et  Vigano  il  est  maintenant  Thonneur  de  notre  belle 
Italie.  J'avoue  que  ce  n'est  qu'après  la  voir  adoré  pendant  cinq 
ou  six  ans  que  je  me  suis  senti  le  courage  de  le  critiquer.  Hais, 
enfin,  je  suis  obligé  ici  de  faire  voir  que,  comme  les  femmes  dé- 
cident pour  le  uioius  autant  que  les  hommes  du  mérite  de  la 
umsique,  il  n'entre  point  de  pédanterie  dans  le  jugement  du  pu- 
blic, c(  que,  par  conséquent,  il  est  ultra-romantique.  Ce  qui 
plaisait  à  nos  pères  en  1790  ne  nous  platt  plus  en  1819,  trente 
aus  plus  tard. 

Mou  sentiment  particulier,  c'est  qu  il  entre  un  peu  d'affecta" 
iiofi  diuis  ce  dégoût  du  public  pour  la  musique  ancienne.  Il  y  a 
certaines  cantilènes  qui  expriment  les  passions.  Par  exemple,  la 
jalousie  est  exprimée  par  Taria  Vedro  menlf  io  sospiro,  qui! 
chante  le  comte  Aima vi va  dans  les  Noz%e  di  Figaro,  de  Mozart  ; 
ces  canlilèncsAài  ne  peuvent  pas  vieillir  en  trente  ou  quarante 
nus,  et  j'avouerai  que  dans  tout  VOtello  de  Rossini  je  ne  trouve 
rien  qui  exprime  aussi  bien  la  jalousie,  ce  tourment  des  cœurs 
tendres,  que  cet  air  :  Vedro  mentr  io  sospiro. 

Le  public  est  ennuyé  à  mort  des  opéras  sérias  que  l'on  couti* 
nue  à  donner  à  la  Scala,  pendant  le  carnaval,  par  le  classicisme 
le  plus  ridicule,  uniquement  parce  que  cela  plaisait  à  nos  pères 


LETTRES  A  SbS  AMIS.  Ht 

vers  1770.  D'ici  à  deux  ou  trois  aos,  cbacun  osera  dire  ce  qu'il 
seot,  et  Dous  aurons  aUernativemeot  un  opéra  séria  et  un  opéra 
bulTa.  Alors  on  sera  obligé  de  revenir  au  génie  de  la  gaielé,  on 
reprendra  les  chefs-d'œuvre  de  Cimarosa,  et  seulement  on  priera 
Rossini,  ou  quelqu'un  de  ses  élèves,  de  renforcer  un  peu  l'har- 
mooie  des  accompagnements. 

Cet  hiver,  nos  dames,  eu  bâillant  à  mourir  de  tous  les  opéras 
iiôrias  dont  on  nous  a  assommés,  se  consolaient  de  temps  ou 
temps  eu  chantant  :  Ci  pensera  il  marito.  Elles  empruntaient  ce 
!K>Qvenir  au  Bivale  di  se  stesso,  le  seul  opéra  vraiment  bouffe 
dom  CD  nous  ait  régalés  depuis  longtemps. 

Cet  hiver,  la  Gamporesi  che  ci  faceva  sbadigliare  col  me%w  degV 
lUincii  aurait  pu  nous  charmer  par  Don  Giovanni^  au  moyen 
duquel  madame  Gamporesi  et  Crivelli  ont  fait  gagner  dieci 
mila  luigi  à  V imprésario  de  Londres.  Le  Malrimonio  segreto  est 
^p  connu  pour  le  donner  de  longtemps;  mais  enfin  c'est  un 
opm  très-comique,  et  Ton  sait  que  Grivelli  et  madame  Gampo- 
resi l'ont  chanté  avec  succès  à  l'étranger.  Donc  ils  auraient 
cbaoté  à  peu  près  aussi  passablement  un  autre  opéra  de  €ima- 
rosa,  aussi  comique  et  moins  connu. 

k  conclus  :  nous  avons  assez  de  sérieux  a  casa,  nous  voulons 
du  comique  à  la  Scala.  11  faudrait  que  la  nova  impresa  fût  obli- 
gée à  donner  alternalivomenl  un  opéra  buffa  et  un  opéra  séria. 
(^t  hiver,  pour  nous  égayer,  nous  avions  tous  les  soirs  trois  tra- 
gédies à  la  Scala  *. 

J'ajoute  que  le  carnaval  prochain,  puisque  nous  avons  le  bon- 
heur d'avoir  Rossini,  au  lieu  d'un  opéra  séria,  il  faut  lui  deman- 
der uu  opéra  bofla,  et  que  le  librelto  de  cet  opéra  buiïa  ne  soit 
P%  une  imduction  du  français,  mais  une  chose  maimenl  iia- 
^ncy  adaptée  à  nos  mœurs,  et,  par  là,  vrai  Aient  romantique  • 

'  Gl'  lllinesi,  Acbar  grand  Mogoi,  ed  il  ritorno  dei  Pellegrino. 


112     ŒUVRES  r0STUUMl!:S  DB  STENDHAL. 


XLIV 


A   3IADANË    ,..f    A    *** . 

« 

Varcze,  le  7  juin  18J0. 

Madame, 

Vous  me  meltez  au  désespoir.  Vous  m'accusez  à  plusieurs  re- 
prises de  manquer  de  délicatesse,  comme  si  daos  votre  bouche 
cette  accusation  n'était  rien.  Qui  m'eût  dit,  lorsque  je  me  séparai 
de  vous,  à  Milan,  que  la  première  lettre  que  vous  m'écririez  com* 
mencerait  par  monsieur,  et  que  vous  m'accuseriez  de.  manquer 
de  délicatesse? 

Ah  !  madame,  qu'il  est  aisé  à  Thomme  qui  n*a  pas  de  passion 
d  avoir  uue  conduite  toujours  mesurée  et  prudente  !  &loi  aussi, 
quand  je  puis  m'écouter,  je  crois  ne  pas  manquer  de  discrétion  ; 
mais  je  suis  dominé  par  une  passion  funeste  gui  ne  me  laisse 
plus  le  maître  de  mes  actions.  Je  m'étais  juré  de  m'embarquer, 
ou  au  moins  de  ne  pas  vous  voir,  et  de  ne  pas  vous  écrire  jus- 
qu'à votre  retour  ;  une  force  plus  puissante  que  toutes  mes  ré- 
solutions m'a  entraîné  aux  lieux  où  vous  étiez.  Je  m'en  aperçois 
trop,  cette  passion  est  devenue  désormais  la  grande  affaire  de 
ma  vie.  Tous  les  intérêts,  toutes  les  considérations  ont  pâli  de- 
vant celle-là.  Ce  funeste  besoin  que  j'ai  de  vous  voir  m'entraîne, 
me  domine,  me  transporte.  Il  y  a  des  moments,  dans  les  longues 
soirées  solitaires,  où,  s'il  était  besoin  d'assassiner  pour  voas 
voir,  je  deviendrais  assassin.  Je  n'ai  eu  que  trois  passions  en  ma 
vie  :  Tambltion  de  1800  à  1811,  l'amour  pour  une  fenmie  qui 
m'a  trompé  de  1811  à  1818,  et,  depuis  un  an,  cette  passion  qui 
me  domine  et  qui  augmente  sans  cesse.  Dans  tous  les  temps, 
toutes  les  dislraciions,  tout  ce  qui  est  étranger  à  ma  passiou, 
a  été  nul  pour  moi  ;  ou  heureuse  ou  malheureuse,  elle  remplit 
tous  mes  moments.  Et  croyez-vous  que  le  sacrifice  que  je  fais  à 
vos  convenances,  de  ne  pas  vous  voir  ce  soir,  soit  peu  de  choses 
Assurément  je  ne  veux  pas  m'en  faire  un  mérite  ;  je  vous  k 


LETTRES  A  SES  AMIS.  «5 

préseoie  seolemeDi  comme  une  expiation  pour  lés  Ions  qqe  je 
puis  avoir  eus  avaut-hier.  Cette  expiation  n'est  rien  pour  vous, 
madame;  mais  pour  moi,  qui  ai  passé  tant  de  soirées  affreuses, 
privé  de  vous  et  sans  vous  voir,  c*esi  un  sacrifice  plus  difficile 
à  supporter  que  les  supplices  les  plus  horribles;  c'est  uu  sa- 
crifice qui,  par  Textréme  douleur  de  la  victime,  est  digne  de  la 
femme  sublime  à  laquelle  il  est  offert. 

Au  milieu  du  bouleversement  de  mon  être ,  où  me  jette  ce 
besoin  impérieux  de  vous  voir,  il  est  une  qualité  que  cependant 
jusqu'ici  j'ai  conservée,  et  que  je  prie  le  destin  de  me  conserver 
encore,  s'il  ne  veut  me  plonger,  à  mes  propres  yeux,  dans  le 
comble  de  Tabjectiôn  :  c'est  une  véracité  parfaite.  Vous  me 
dites,  madame,  que  j'avais  si  bien  compromisXes  choses,  samedi 
iBftUi),  que  ce  qui  s'est  passé  le  soir  devenait  une  nécessité  pour 
vous.  C'est  ce  mot  compromis  qui  me  blesse  jusqu'au  fond  de 
lame,  et,  si  j'avais  le  bonheur  de  pouvoir  arracher  le  trait 
fatal  qui  me  perce  le  cœur,  ce  mot  compromis  m'en  eût  donné 
la  force. 

Mais  non,  madame,  voire  âme  a  trop  de  noblesse  pour  ne  pas 
avoir  compris  la  mienne.  Vous  étiez  offensée,  et  vous  vous  êtes 
servie  du  premier  mot  qui  est  tombé  sous  voire  plume.  Je  pren- 
<^rai  pour  juge,  entre  votre  accusation  et  moi ,  quelqu'un  dont 
vous  ne  récuserez  pas  le  témoignage.  Si  madame  D...,  si  la 
itoble  et  sublime  Métilde ,  croit  que  ma  conduite  de  samedi 
niatiu  a  été  le  moins  du  monde  calculée  pour  la  forcer,  par  le 
juste  soin  de  sa  considération  dans  ce  pays,  à  quelque  démarche 
nitérieurey  je  l'avoue ,  cette  conduite  infâme  est  de  moi,  il  y  a 
ufl  être  au  monde  qui  peut  dire  que  je  mîanque  de  délicatesse. 
J'irai  j^s  loin.  Je  n'ai  jamais  eu  le  talent  de  séduire  qu'envers 
les  femmes  que  je  n'aimais  pas  du  tout.  Dès  que  j'aime,  je 
(leviens  timide,  et  vous  pouvez  en  juger  par  le  décontenance- 
ment  dont  je  suis  auprès  de  vous.  Si  je  ne  m'étais  pas  mis  à  ba- 
vanter  samedi  soir,  tout  le  monde,  jusqu'au  bon  padre  Rettore, 
se  serait  aperçu  que  j'aimais.  Mais  j'aurais  ce  talent  de  séduire, 
t|ue  je  ne  l'aurais  pas  employé  auprès  de  vous.  S'il  ne  dépendait 
nue  de  faire  des  vœux  pour  réussir,  je  voudrais  vous  obtenir 
pour  moi-même,  et  non  pas  pour  un  autre  être  que  j'aurais 


114  (EUVRËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

fîguré  à  ma  place.  Je  rougirais,  je  ii*atirais  plos  de  bonhear,  je 
crois  f  même  aimé  de  vous,  si  je  pouvais  soupçonner  que  vous 
aimez  uu  autre  que  moi-même.  Si  vous  aviez  des  défauts,  je  ne 
pourrais  pas  dire  que  je  ue  vois  pas  vos  défauts  ;  je  dirais,  pour 
être  vrai,  que  je  les  adore  ;  et,  en  effet,  je  puis  dire  que  j'adore 
cette  susceptibilité  extrême  qui  me  fait  passer  de  si  horribles 
nuits.  C*est  ainsi  que  je  voudrais  être  aimé»  c'est  ainsi  qu'on  fait 
le  véritable  amour;  il  repousse  la  séduction  avec  horreur, 
comme  un  secours  trop  indigne  de  lui,  et  avec  la  séduction  tout 
calcul,  tout  manège  et  jusqu'à  la  moindre  idée  de  compromettre 
Tobjet  que  j'aime,  pour  le  forcer  ensuite  à  certaines  démarches 
ultérieures,  h  son  avantage. 

J'aurais  le  talent  de  vous  séduire,  et  je  ne  crois  pas  ce  talent 
possible,  que  je  n'en  ferais  pas  usage.  Tôt  ou  tard,  vous  vous 
apercevriez  que  vous  avez  été  trompée,  et  il  me  serait,  je  crois, 
plus  affreux  encore,  après  vous  avoir  possédée,  d'être  privé  de 
vous  que  si  le  ciel  m'a  condamné  à  mourir  sans  être  jamais 
aimé  de  vous. 

Quand  un  être  est  dominé  par  une  passion  extrême,  tout  ce 
qu'il  dit  ou  tout  ce  qu'il  fait,  dans  une  circonstance  particulière, 
ne  prouve  rien  à  son  égard  ;  c'est  l'ensemble  de  sa  vie  qui  port< 
témoignage  pour  lui.  Ainsi ,  madame ,  quand  je  jurerais  à  vos 
pieds ,  toute  la  journée ,  que  je  vous  aime  ou  que  je  vous  hais 
cela  ne  devrait  avoir  aucune  influence  sur  le  degré  de  croyanc< 
que  vous  pensez  pouvoir  m'accorder.  C'est  Tensemble  de  ma  vi( 
qui  doit  parler.  Or,  quoique  je  sois  fort  peu  connu  et  encore 
moins  intéressant  pour  les  personnes  qui  me  connaissent,  cepen 
liant,  fimte  d'autre  sujet  de  conversation,  vous  pouvez  demaudei 
si  je  suis  connu  pour  manquer  d'orgueil  ou  pour  manquer  di 
constance. 

Voilà  cinq  ans  que  je  suis  à  Milan.  Prenons  pour  (aux  tout  c< 
qu'on  dit  de  ma  vie  antérieure.  Cinq  ans,  de  trente-un  à  treute-si! 
ans,  sont  un  intervalle  assez  important  dans  la  vie  d'un  homme 
surtout  quand  durant  ces  cinq  ans  il  est  éprouvé  par  des  cir- 
constances didftciles.  Si  jamais  vous  daignez ,  faute  de  mieux 
penser  à  mon  caractère ,  daignez ,  madame ,  comparer  ces  cini 
ans  de  ma   vie  avec  cinq  années  prises  dans  la  vie  d'un  autn 


LETTRES  À  SBS  AMIS.  115 

ioc^Yida  quelconque.  Vous  trouverez  des  vies  beaucoup  plus 
brillantes  par  le  taleut,  beaucoup  plus  heureuses  ;  mais  une  vie 
plus  pleine  d'honneur  et  de  constance  que  la  mienne,  c'est  ce 
que  je  ne  crois  pas.  Combien  ai-je  eu  de  maltresses,  en  cinq 
ans,  à  Milan  ?  combien  de  fois  ai-je  faibli  sur  Thonneur?  —  Or 
j'aurais  manqué  indignement  à  Thouneur  si ,  agissant  envers  un 
être  qui  ne  peut  pas  me  faire  mettre  Tépée  à  la  main,  j'avais 
cherclié  le  moins  du  monde  à  le  compromettre. 

Aimez-moi  si  vous  voulez,  divine  Mëtilde  ;  mais,  au  nom  de 
Dieu,  ne  me  méprisez  pas.  Ce  tourment  est  au-dessus  de  mes 
forces.  Dans  votre  manjère  de  penser,  qui  est  très-juste,  être 
méprisé  m'empêcherait  à  jamais  d'être  aimé. 

Avec  une  âme  élevée  comme  la  vôtre,  quelle  voie  plus  sûre 
i)oar  déplaire  que  celle  que  vous  m'accusez  d'avoir  prise  ?  Je 
crains  tant  de  vous  déplaire,  que  le  moment  où  je  vous  vis  le 
soir  du  5,  pour  la  première  fois,  et  qui  aurait  dû  être  le  plus 
doux  de  ma  vie,  en  fut,  au  contraire,  un  des  plus  inquiets,  par 
la  crainte  que  j'eus  de  vous  déplaire. 

Réllcxions.  — Mardi  soir  8  juin  4819. 

Idées  de  planter  tout  là. 

Ce  soir,  froideur  à  ne  pas  remettre  les  pieds  au  collège; 
jalousie  pour  le  cavalier  Giorgi,  qui  va  faire  la  conversation  de 
Tautre  côté  du  canapé,  et,  en  sortant,  elle  s'appuie  beaucoup 
^T  lui,  d'un  air  intime.  Les  femmes  honnêtes  aussi  coquines 
que  les  coquines. 

XLV 

A  MADAME   ...,  A  FISE. 

Florence,  le  41  jnin  1849. 

Madame, 

Depuis  que  je  vous  ai  quittée  hier  soir,  je  sens  le  besoin  d*im- 
plorer  votre  pardon  pour  les  manques  de  délicatesse  et  d'égards 
auxquels  une  passion  funeste  a  pu  m'enlraîner  depuis  huit 


ilO  ŒUVRES  POSTHUMES   DE   STËNDIIIL. 

jours.  Mon  repentir  est  sincère  ;  je  Tondrais,  puisque  je  vous  ai 
dëplu,  n'être  jamais  allé  à  Volterre.  Je  vous  aurais  exprimé  ce 
sentiment  de  regret  profond,  hier  même,  lorsque  vous  dai- 
gnâtes m*admetlre  auprès  de  vous;  mais,  permettez-moi  de 
vous  le  dire,  vous  ne  m'avez  pas  accoutumé  à  l'indulgence,  bien 
au  contraire.  Or  je  craignis  qu'il  ne  vous  parât  que  demander 
pardon  de  mes  folies  ne  fût  vous  parler  de  mon  amour  et  violer 
le  serment  que  je  vous  avait  fait. 

Mais  je  manquerais  à  cette  véracité  parfaite  qui,  dans  Tablme 
où  je  suis  engagé,  est  ma  seule  règle  de  conduite,  si  je  disais 
que  je  comprends  un  manque  de  délicatesse.  Vous  verrez  dans 
cet  aveu  Tindice  d'une  âme  grossière  et  peu  faite  pour  vous 
comprendre,  je  le  crains.  Vous  avez  senti  ces  manques  de  déli- 
catesse ;  ainsi  ils  ont  existé  pour  vous. 

Ne  croyez  point,  madame,  que  j*aie  formé  tout  d'un  traie  le 
projet  de  venir  à  Volterre.  Vraiment  je  n'ai  pas  tant  d'audace 
avec  vous  ;  toutes  les  fois  que  je  suis  attendri  et  que  je  vole 
.  auprès  de  vous,  je  suis  sûr  d'être  ramené  sur  la  terre  par  une 
dureté  bien  mortifiante.  Voyant  sur  la  carte  que  Livourne  était 
tout  près  de  Volterre,  je  m'étais  informé  et  Ton  m'avait  dit  que 
de  Pise  l'on  apercevait  les  murs  de  cette  ville  heureuse,  où  vous 
dtiez.  Dans  la  traversée,  je  pensais  qu'en  prenant  des  lunettes 
vertes  et  changeant  d'habit  je  pourrais  fort  bien  passer  deux  ou 
trois  jours  à  Volterre,  ne  sortant  que  de  nuit  et  sans  être 
reconnu  de  vous.  J'arrivai  le  3,  et  la  première  personne  que  je 
vis  à  Volterre,  ce  fut  vous,  madame  ;  il  était  une  heure  ;  je 
pense  que  vous  reveniez  dîner  en  sortant  du  collège  ;  vous  ne 
me  reconnûtes  point.  Le  soir,  à  huit  heures  et  quart,  lorsqu'il  lit 
tout  â  fait  obscur,  j'ôiai  les  lunettes  pour  ne  pas  sembler  singu- 
lier â  Schneider.  Au  moment  où  je  les  étais,  vous  vîntes  à  pas- 
ser, et  mon  plan,  si  heureusement  suivi  jusqu'alors,  fut  renversé. 

J'eus  sur-le-champ  cette  idée  :  si  j'aborde  madame  D...,  elle 
me  dira  quelque  chose  de  dur,  et  dans  ce  moment-là  je  vous 
aimais  trop,  une  parole  dure  m'eût  tué;  si  je  l'aborde  comme 
son  nmi  de  Milan,  tout  le  monde  dira  dans  cette  petite  ville  que 
je  suis  sou  amant.  Donc  je  lui  marquerai  bien  mieux  mon  respect 
en  restant  inconnu.  Tout  ce  raisonnement  eut  lieu  en  un  clin 


LETTRES  A  SES  AMIS.  i\l 

<r<Bii;  ce  fat  lui  qui  me  couduisil  Coule  ia  journée  du  veudrcdi  à. 
h  puis  vous  jurer  que  je  ne  savais  pas  que  le  jardin  Giorgi  ap- 
partint à  voire  maison.  Je  croyais  vous  avoir  vue  entrer  à 
droite  de  la  rue,  en  montant,  et  non  à  gauche* 

Dans  la  nuit  du  4  au  5,  je  pensais,  dis-je,  me  trouver  le  plus 
ancien  des  amis  de  madame  D...  Je  fus  tout  fier  de  celte  idée. 
Elle  peut  avoir  quelque  chose  à  me  dire  sur  ses  enfants»  sur 
son  voyage,  sur  mille  choses  étrangères  à  mon  amour.  Je  m'en 
vais  lui  écrire  deux  lettres  telles,  que,  si  elle  veut,  elle  peut  rendre 
raison  de  mon  arrivée  à  ses  amis  d'ici  et  me  recevoir.  Si  elle  ne 
ie  veiu  pas,  elle  me  répondra  non,  et  tout  sera  fini.  Comme,  eu 
cachetant  une  lellre,  j*ai  toujours  Fidée  qu'elle  peut  être  sur- 
prise, et  que  je  connais  les  âmes  basses  et  Tenvie  qui  les  pos- 
"^e,  jeme  refusai  à  joindre  mon  billet  aux  deux  lettres  ofii- 
délies,  afin  que,  si  votre  hôte  les  ouvrait  par  mégarde,  on  n'y 
vtl  rien  que  de  convenable. 

Je  vous  Tavoue,  madame,  et  peut-être  je  risque  de  vous  dé- 
plaire en  vous  ravouant,  jusqu'ici  je  ne  vois  point  de  manque 
^  délicaiesse. 

Vous  m'écrivîtes  d'une  manière  très-sévère  ;  vous  crûtes  sur- 
tout que  je  voulais  forcer  votre  porte,  ce  qui  ne  me  semble 
inMare  dans  mon  caractère.  J'allai  rêver  à  tout  cela  hors  de  la 
porte,  à ...  ;  en  sortant  de  la  porte,  ce  fut  par  hasard  que  je  ne 
pris  pas  à  droite  ;  je  vis  quMl  fallait  descendre  el  remonter,  et 
je  voulais  être  bien  tranquille  et  tout  à  mes  réflexions.  Ce  fut 
àitm  que  je  fus  amené  au  Pré,  où  vous  vîntes  plus  tard.  Je  m'ap- 
pvyai  contre  le  parapet  et  je  restai  là  deux  heures  à  regarder 
cette  mer  qui  m'avait  porté  près  de  vous,  et  dans  laquelle  j'au- 
rais mieux  fait  dé  finir  mon  destin. 

Remarquez,  madame,  que  j'ignorais  entièrement  que  ce  Pré 

fût  votre  promenade  habituelle.  Qui  me  l'aurait  dit?  —  Vous 

l^euez  que  j'étais  d'une  discrétion  parfaite  avec  Schneider.  Je 

jjous  vis  arriver  ;  aussitôt  je  liai  conversation  avec  uu  jeune 

^omme  qui  se  trouvait  là  et  je  partis  avec  lui,  pour  aller  voir  la 

fûer  de  l'autre  côté  de  la  ville,  lorsque  M.  Giorgi  m'aborda. 

J'avoue  que  je  pensai  que  vous  ne  croyiez  plus  que  j'eusse 
ronlu  forcer  votre  porte;  je  fus  très-heureux,  mais,  en  même 

•      7. 


118  ŒOVRES  POSTHl'MES  DE  STKNDUÀL 

lenps,  irës-lîmide.  Sans  b  ressource  de  parier  aux  en 
certaîoemeDt  je  me  compromettais.  Ce  fat  bien  pis  qoaud 
entrâmes  an  collège  :  j'allais  me  trouver  vis-à-vis  de  vous  e 
voir  parfaitement;  en  un  mot,  jouir  de  ce  bonhear  qai  me 
vivre  depuis  quinze  jours  et  que  je  u'osais  même  espé 
fus  sur  le  point  de  le  refuser  à  la  porte  du  collège  ;  je 
sentais  pas  la  force  de  le  supporter.  En  montant  les  esca] 
me  soutenais  à  peine  ;  certainement,  si  j'avais  eu  affaire 
gens  fins,  J'étais  découvert.  Je  vous  vis  enfin  ;  depuis  ce  n 
jusqu'à  celui  où  je  vous  quittai,  je  n'ai  conservé 'que  dei 
confuses;  je  sais  que  ]e  parlais  beaucoup,  que  je  vous 
dais,  que  je  fis  l'antiquaire.  Si  c'est  dans  ce  moment-là  i 
commis  des  manques  de  délicatesse,  c'est  bien  possible, 
ai  nulle  idée  ;  seulement  j'aurais  donné  tout  au  mond 
pouvoir  fixer  le  tapis  vert  de  la  table.  Je  puis  dire  que 
ment  a  été  un  des  plus  heureux  de  ma  vie,  mais  il  m'esi 
rement  échappé.  Telle  est  la  triste  destinée  des  âmes  i 
on  se  souvient  des  peines  avec  les  plus  petits  détails 
instants  de  bonheur  jelleul  lame  telleroeni  hors  d'elle 
qu  ils  lui  échappent. 

Le  lendemain  soir,  je  vis  bien,  en  vous  abordant,  que 
avais  déplu.  Serait-il  possible,  pensai-je,  qu'elle  fût  air 
de  M.  G...?  —  Vous  me  donnâtes  la  lettre  qui  conmiei 
monsieur;  je  n'en  pus  guère  lire  au  collège  que  ce  mol 
Je  fus  au  comble  du  nialbeur  au  même  lieu  oà  la  veille  j' 
de  joie.  Vous  m'écriviez  que  j'avais  voulu  vous  trompe 
sant  le  malade  et  qu'on  n'avait  pas  la  fièvre  lorsqu'on  | 
promener.  Cependant,  le  vendredi,  avant  de  vous  écril 
eu  l'honneur  de  vous  rencontrer  deux  fois  à  la  promi 
ne  prétendais  point  dans  ma  lettre  que  la  fièvre  m*e! 
à  coup,  dans  la  nuit  du  vendredi  au  samedi.  J*avais 
si  tristes,  qu'être  renfermé  dans  ma  chambre  augi 
malaise. 

Le  lendemain  de  ce  jour  fatal,  je  me  punis  eu  ne 
pas;  le  soir,  je  vis  M.'  6...  jaloux;  je  vous  vis  vons 
lui  en  sortant  du  collège.  Plein  d'étonnemenl,  de  a 
et  de  malheur,  je  pensai  qu'il  n'y  avait  plus  qu^l 


LETTRES  A  SES  AMIS>  119 

complais  oe  plus  vous  faire  qu'une  visile  de  politesse,  la  veille 
de  mon  départ,  visite  que  vous  n'auriez  pas  reçue,  lorsque  la 
femme  de  chambre  ine  courut  après  dans  le  jardin,  où  j*élais 
déjà  avec  M.  Giorgi,  criant  :  «  Madame  dit  qu'elle  vous  verra  ce 
soir  au  collège.  »  Ce  fut  uniquement  pour  celle  raison  que  j'y 
allai.  Je  pensais  que  vous  étiez  bien  mailresse  d'aimer  qui  vous 
vouliez;  je  vous  avais  demandé  une  entrevue  pour  vous  expri- 
mer mes  regrets  de  vous  avoir  importunée,  et  peut-être  aussi 
pour  vous  voir  bien  à  mon  aise  et  entendre  le  son  de  cette  voix 
délicieuse  qui  retentit  toujours  dans  mon  cœur,  quel  que  soit  le 
sens  des  paroles  qu'elle  prononce.  Vous  exigeâtes  le  serment 
que  je  ne  vous  dirais  rien  de  relatif  à  mon  amour;  je  l'ai  tenu, 
ce  serment,  quelque  grande  que  fût  la  violence  à  me  faire.  En- 
Oa  je  suis  parti  désirant  vous  haïr,  et  ne  trouvant  poinl  de  haine 
dans  mou  cœur. 

Croyez-vous,  madame,  que  je  désire  vous  déplaire  et  faire 
l*hypocrite  avec  vous?  Non,  c'est  impossible.  Vous  allez  dire  : 
«  Quelle  âme  grossière  et  indigne  de  moi  !»  —  Eh  bien,  dans 
cet  exposé  fidèle  de  ma  conduite  et  de  mes  sentiments,  indl- 
quez-moi  le  moment  où  j*ai  manqué  de  délicatesse  et  quelle  con- 
doite  il  eût  fallu  substituer  à  la  mienne.  Une  âme  froide  s'écrie- 
rait aussitôt  :  «  Ne  pas  revenir  à  Volterre.  »  Mais  je  ne  crains 
pas  cette  objection  de  votre  part.  Il  est  trop  évident  qu'un  être 
prosaïque  n'eût  pas  paru  à  Volterre:  d'abord,  parce  qu'il  n'y 
avait  pas  d'argent  à  gagner;  en  second  lieu,  paice  que  les  au- 
berges y  sont  mauvaises.  Mais,  ayant  le  malheur  d'aimer  réelle- 
nteut  et  d'être  reconnu  de  vous  le  jeudi  soir,  3  juin,  que  (A  - 
.laitpil  faire?  Il  est  inutile  de  vous  faire  remarquer,  madame,  que 
je  Q'ai  point  Timpertinence  de  vouloir  faire  avec  vous  une  guerre 
de  plume.  Je  ne  prétends  point  que  vous  répondiez  au  long  à 
mou  journal;  mai^  peut-être  votre  âme  noble  et  pure  me  ren. 
dra-ielle  un  peu  plus  de  justice,  et,  quelle  que  soit  la  nature  des 
relations  que  le  destin  laissera  subsister  entre  nous,  vous  ne 
disconviendrez  pas,  madame,  que  Testime  de  ce  qu'on  a  tendre- 
^meut  aimé  ne  soit  le  premier  des  biens  ^ 

*  Je  trouve  la  réponse  en  quatorze  pages  au  clou  des  clefs  ;  un  procacio 


120  ŒCVRES  POSTHUMES  DE  STENDIUL. 

XLVÏ 

Florence,  le  50  juin  1819. 

Avec  uu  peu  de  fièvre,  sorlant  de  YInganno  felke^  qui  nùpUi 
beaucoup  pour  la  première  fois,  et  pendant  lequel  je  composais 
cette  lettre.  J*ai  écrit  ce  qui  suit  le  29,  de  dix  heures  et  demie 
à  minuit  et  demi  : 

Madame, 

J*ai  ce  malheur,  le  plus  grand  possible  dans  ma  position,  qu 

mes  actions  les  plus  pleines  de  respect,  et  je  puis  dire  les  pk 

timides,  vous  semblent  le  comble  de  Faudace;  par  exemple 

n'avoir  pas  épanché  mon  cœur  à  vos  pieds  les  deux  premte 

jours  que  je  fus  à  VoUerre  et  sur  des  actes  de  respect  qui  m'( 

peut-être  le  plus  coâté  dans  ma  vie.  A  tous  moments,  j'ét 

tenté  de  rompre  la  règle  que  le  devoir  m'imposait.  Dix  fois,  pi 

de  cho'^cs  a  vous  dire,  je  pris  la  plume.  Mais  je  me  dis  :  S 

commence,  je  succomberai.  Je  sentais  le  bonheur  d'oser*^ 

écrire  dix  lignes  au-dessus  de  tout  pour  moi.  Mais,  si  dix  li^ 

pouvaient  m*excuser  auprès  de  vous,  il  me  semblait  que  je 

lais  par  là  de  Tespèce  d'Incognito  où  je  devais  me  tenir  soig 

sèment  pour  ne  pas  vous  blesser.  Avoir  été  vu  de  vous  éta 

hasard,  oser  vous  écrire  était  une  action  de  ma  pleine  ei 

volonté. 

Il  est  évident  que,  con^me  étrangers,  et  permellez-ni 
croire  que  ce  n*est  que  de  nation  que  nous  sonfimes  étrs 
Tun  à  Tautre,  comme  étrangers  nous  ne  nous  comprenon 
nos  démarches  parlent  une  langue'différente. 

Je  frémis  pour  le  passé;  que  de  manques  de  délicatesse 
vous  exprimer  en  vous  disant  tout  le  contraire!  Nous  n 

l'a  apportée  hier  soir,  demandant  une  grazzia.  Cette  réponse,  d 
fin  du  26,  n'est  pas  venue  par  la  poste.  .T'ai  bien  fait  de  n'en  p 
une  seconde.  (H.  B.) 


l.BTTRES  A  SES  AMIS.  121 

comprenons  absolument  pas.  Quand  j'écrivais  :  «  Sciïneider»  en 
bavardant,  certifiera  que  je  suis  malade,  •  j'eatendais,  cerliOera 
à  voas,  à  la  maîtresse  de  ma  vie.  Que  me  font  les  idées  des  ha- 
bitaDtsde  Volterre? 

Autre  chose.  Je  n'ai  jamais  compris  qu'il  fât  décent  d'aller 
ehez  le  Rettore,  et,  pat*  le  plus  cruel  des  sacrifices,  je  m'étais 
promis  de  ne  plus  y  aller,  et  je  crus  faire  merveille  en  ne  m'y 
présentant  pas  le  mardi.  Je  croyais  que  c'était  vous  poursuivre, 
voos  vexer  de  mon  amour;  car,  en  allant  chez  le  Rettore,  j'al- 
lais chez  vous,  et  vous  m'aviez  reçu  froidement;  et,  si  vous  vous 
en  souvenez,  madame,  le  mercredi,  en  vous  abordant  tout  trem- 
blant, je  sentis  le  besoin  d'excuser  ma  présence  là,  par  l'invita- 
lion  de  la  femme  de  chambre. 

Combien  de  mes  actions  les  plus  simples  de  Milan  ont  dil  vous 
«téplairel  Dieu  sait  ce  qu'elles  signifient  en  italien. 

Pour  l'honneur  de  la  vérité,  pour  n'en  plus  reparler,  .je  vous 
affirme  que,  vous  voyant  passer  le  5,  à  une  heure,  un  instant 
après  que  vous  m^eûtes  regardé  sans  me  reconnaître,  Schneider 
Jne  dit,  en  deux  mots,  qui  était  cette  dame  et  qu'elle  habitait 
casaGuidi.  Je  n'osai  lui  faire  répéter  ce  nom.  Il  me  semble  tou- 
jours être  transparent  quand  on  me  parle  de  vous.  Le  5,  je  fis  le 
toar  de  la  ville,  de  la  porte  de  l'Ârco  à  la  porte  de  Florence,  m'o- 
neutant  d'après  le  plan  levé  par  monsieur  votre  frère.  Je  remar- 
quai à  c6té  de  la  porte  Fiorentina  le  jardin  anglais  de  M.  Giorgi. 
J'y  allai  et  je  vis  déjeunes  demoiselles  sur  le  mur.  11  me  plut,  je 
^  promis  de  revenir  le  lendemain,  et  j'ignorais  qui  j'étais  des- 
lioé  à  y  rencontrer.  De  même,  pas  la  moindre  préparation  dans 
niOB  excuse  à  M.  Giorgi,  car  je  n'avais  pas  fait  la  plus  petite  in- 
Usrroption  à  Schneider,  je  n'avais  pas  même  prononcé  votre  nom. 

Soyez  sûre,  madame,  qu'on  ne  vous  a  pas  remis  ma  première 
lettre  de  samedi,  au  moment  que  je.  la  portai.  J'allai  me  prome- 
ner assez  loin.  Quand  je  repassai  devant  la  casa  Giorgi,  il  y  avait 
certainement  plus  d'une  heure  à  ma  montre,  et  je  me  rappelle 
fort  bien  que  j'hésitais  beaucoup;  je  ne  trouvais  pas  l'intervalle 
assez  considérable.  Enfin  je  me  dis:  «  Maudite  timidité!  »  et  je 
frappai.  C'est  absolument  M.  Giorgi  qui  me  prêta  l'idée  de  de- 
mander à  vous  voir;  c'est  exactement  comme  mercredi  matin. 


122  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

quand  j*aliaii  voir  sa  galerie,  pour  vous  remettre  one  lettre;  il 
voulait  absolument  me  £aiire  entrer  dans  votre  chambre,  quoi- 
qu'il ne  fût  que  neuf  heures  et  demie. 

Je  me  suis  bien  mai  fiait  comprendre,  madame,  si  vous  me 
croyez  un  homme  si  difficile  à  désespérer.  Non,  je  n'espère  plus, 
et  il  y  a  déjà  longtemps.  J*ai  espéré,  je  Tavoue,  au  mois  de  jan- 
vier, surtout  le  4  ;  un  ami  qui  était  cbez  vous  le  5  me  dit  en  sor- 
tant (pardonnez-moi  les  termes  propres)  :  Elle  est  avons:  fere::, 
votts  le  scélérat?  Mais,  le  15  février,  je  perdis  tout  espoir.  You; 
me  dites  des  choses  ce  jour-là  que  je  me  suis  sonveni  redite 
depuis.  Il  ne  faut  pas  croire  que  les  choses  dures,  que  je  ne  vou 
blâme  en  aucune  manière  de  m'adresser,  bien  ad  contraire 
soient  perdues.  Elles  tombent  profondément  dans  mon  cœur,  < 
ce  n'est  qu'assez  longtemps  après  qu'elles  commencent  à  faii 
effet,  à  se  mêler  dans  mes  rêveries  et  à  désenchanter  vot 
image. 

J'ai  beaucoup  pensé  depuis  quatre  mois  à  ce  qui  me  resl< 
faire.  ~  Faire  Tamour  à  une  femme  ordinaire?  La  seule  U 
me  révolte  et  j'en  suis  incapable.  Me  jeter  dans  Timpossibi 
de  vous  revoir  par  une  bonne  insolence?  — D'abord,  je  o 
aurais  pas  le  courage  ;  ensuite,  excusez  mon  apparente  malb 
nèteté,  ce  serait  me  mettre  dans  le  cas  de  m'exagérer  le  b 
heur  d'être  auprès  de  vous.  Pensant  à  madame  D...  à  i 
lieues  d'elle,  j'oublierais  ses  rigueurs,  je  mettrais  à  côlc  les 
des  autres  les  courts  moments  où  il  me  semblait,  à  tort,  qu 
me  traitait  moins  mal.  Tout  me  deviendrait  sacré,  jusqu'^au 
qu'elle  habite,  et,  à  Paris,  le  seul  nom  de  Milan  me  ferait  veni 
larmes  aux  yeux.  Par  exemple,  depuis  un  mois,  pensant  à  vo* 
Milan,  je  me  serais  Gguré  le  bonheur  de  me  promener  avec 
à  Volterre,  autour  de  ces  superbes  murs  étrusques,  et  jam 
ne  me  serait  venu  à  l'esprit  de  me  dire  les  choses  vraies  € 
res  qu'il  m'a  fallu  dévorer.  Ce  système  est  si  vrai,  que,  lorsc 
reste  quelque  temps  sans  vous  voir,  comme  au  retonr  de  S 
zaro,  je  vous  réaborde  toujours  plus  épris.  Je  puis  don 
avec  vérité,  madame,  que  je  n'espère  pas  ;  mais  le  lieu 
terre  où  je  suis  le  moins  malheureux,  c'est  auprès  de  va 
malgré  moi,  je  me  montre  amoureux  quand  je  suis  près  de 


LETTRES  A  ses  AMIS.  125 

e'esi  que  je  suis  amoureoi  ;  dims  ce  D*esi  nulieioeat  que  j'espère 
vous  faire  partager  ce  sentiment.  Je  vais  me  permettre  ud  lon- 
gue explication  'philosophique,  à  la  suite  de  laquelle  je  pourrai 
dire: 

Trop  d'espaee  sépare  Andromaque  et  Pyrrbus. 

Le  principe  des  manières  iialieunes  est  une  certaine  emphase. 
Rappelez- vous  la  manière  dont  V...  frappe  à  votre  porte,  dont 
il  s'assied,  dont  il  vous  demande  de  vos  nouvelles. 

\jè  principe  des  manières  parisiennes  est  de  porter  de  Ja  sinr 
plicité  dans  tout.  J'ai  vu  faire  en  Russie  cinq  ou  si  grandes  ac- 
tions par  des  Français,  et,  quoique  accoutumé  au  ton  simple  de 
la  bonne  compagnie  de  Paris,  je  fus  touché  encore  de  trouver  si 
simples  les  gestes  de  ceux  qui  les  faisaient.  £h  bien,  je  crois, 
madame,  qu'à  vous,  Toruement  d*un  autre  climat,  ces  manières 
simples  auraient  semblé  légères  et  peu  passionnées.  Remarquez 
que,  dans  mes  belles  actions  de  Russie,  il  s'agissait  de  la  vie. 
chose  qu'on  aime  assez,  en  général,  quand  on  est  de  sang-froid. 

Les  manières  de  M.  Lampato  et  Peccfaio  peuvent  vous  donner 
quelque  idée  de  notre  ton  simple,  à  nous  autres  Français.  Re- 
marquez que  le  visage  de  Vismara  est  tout  à  fait  à  la  française  ; 
ce  sont  ses  manières  qui  font  un  contraste  avec  les  nôtres  et  que 
je  donnerais  la  moitié  de  ma  vie  pour  pouvoir  contracter.  11  suit 
de  laque  mes  démarches,  comme  cela  m'a  frappé  hier  à  la  lec- 
ture de  votre  lettre,  que  mes  démarches,  dis-Je,  doivent  souvent 
peindre  à  vos  yeux  un  sentiment  bien  éloigné  de  celui  qui  les 
inspire.  C'est  probablement  comme  cela  que  vous  trouvez  que 
jW. 

Vous  savez  que,  dans  les  romans,  les  amants  malheureux  ont 
nue  ressource  :  ils  disent  que  l'objet  de  leur  amour  ne  peut  plus 
aimer;  je  trouve  que  cette  ressource  me  vient  depuis  quelques 
jours.  Vous  voyez  donc,  madame,  par  cette  confidence  que  je 
prends  la  liberté  de  vous  faire  de  tout  ce  qui  se  passe  de  plus 
intime  dans  moi,  que  je  n'espère  pas. 

On  vous  écrit,  madame,  «  qu'on  pense  à  Milan  que  je  suis  venu 
vous  rejoindre  ou  que  j'ai  souhaité  qu'on  le  croie.  »  —  C'est 


121  ŒUVRES  POSTHUMES  UE  STENDHAL 

celle  anuée,  pour  la  piemière  fois,  que  j'ai  passé  un  an  i 
sans  (aire  de  voyage.  Je  parle  k  irès-peu  de  personnes,  et  < 
personnes  sont  aecootumées  à  me  voir  partir  et  arriver.  V( 
êtes  partie  le  12  et  moi  le  24  :  j*ai  dit  que  j'allais  à  Grenol 
Ici  j'ai  trouvé  Vaini  et  Trivulzi  ;  je  leur  ai  dit  que  je  revenais 
Grenoble  ;  que,  me  trouvant  à  Gènes,  la  Luminara  de  Pise,  : 
noncée  alors  pour  le  iO  juin,  m'avait  amené  à  Livourne,  e 
retard  de  Farrivée  de  Tempéreur  à  Florence. 

Quant  à  F  idée  qneje  désire  qu'on  croie  que  je  suis  venu  v 
rejoindre,  s'il  est  au  monde  4inc  supposition  maligne  dont  il 
soit  facile  de  me  justifier,  non  par  des  phrases,  mais  par  de  b 
faits  bien  constants,  c'est  celle-là. 

Depuis  cinq  ans  que  je  suis  à  Milan,  le  peu  de  personnes 
me  connaissent  peuvent  le  certifier,  il  ne  m'est  pas  arrivé 
seule  fois  de  nommer  une  femme.  Je  ne  parle  pas  d'une 
sonne  qui  voulut,  malgré  moi,  me  loger  chez  elle.  Une  a 
femme  s'est  affichée  au  bal  masqué  ce  carnaval;  mais  elb 
bien  voulu,  et  je  n'y  ai  pas  eu  la  moindre  part,  et  ce  qui  me 
montre  bien  franc  du  collier  sur  cet  article,  c'est  que  mes  ; 
les  plu  s  iuiimes  ont  été  très-élonnés  de  cette  relation  déjà 
cienne  et  terminée  depuis  longtemps.  11  est  vrai  que  je  u'a 
ces  femmes  que  comme  des  (il les.  Mais  ceb,  loin  de  nuire 
petite  vanité  de  s*en  vanter,  ne  ferait  que  lui  donner  un  v< 
de  meilleur  ton.  Je  défie  la  personne  qui  vous  écrit  de  faire  n 
mer  sur  mon  compte  deux  autres  femmes.  A  propos  de  c 
madame,  vous  aurais-je  donné  la  préférence  pour  une  iafa 
à  vous,  surtout,  que  l'estime  publique  rend  si  difficile  d 
quer  sur  ce  point?  J'ajouterai  que* dans  ma  jeunesse  j'ai  ton 
été  trop  ami  de  la  gloire  véritable,  et,  grâce  à  beaucoup 
gueil,  j'ai  toujours  eu  trop  d'espoir  d'y  parvenir,  pour  aina 
gloire  du  mensonge.  , 

Madame,  si  Ton  me  calomnie  sur  une  chose  dont  Gui; 
Vismara  et  les  autres  peuvent  me  justifier  mathématiqnei 
que  dira-t-on  sur  d'autres  sujets  qui,  de  leur  nature,  ne  soi 
susceptibles  d'autant  de  clarté  dans  la  justification?  M 
m'arrête  par  respect  pour  l'amitié  dont  vous  honorez  la 
sonne  qui  écrit. 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  125 

Je  pense,  madame,  qa'en  arrWanl  à  Milan  ce  que  j'ai  de 
roieox  à  hire  est  de  dire  comme  à  Yaini.  Si  vous  pensez  autre- 
roeat,  madame,  daignez  me  donner  vos  ordres.  Dois-je'dîre  que 
j*ai  été  à  Volterre?  ]1  me  semble  que  non. 

J'espère,  madame,  avoir  6té  de  cette  lettre  tout  ce  qui  rap- 
pelle trop  ouvertement  Tamour  ^ 


XLVII 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M...,  A  PARIS. 

Florence,  le  48  juiUct  1819. 

C'est  charmant!  Je  revenais  de  me  promener  aux  Uffizzj,  où. 
comme  vous  savez,  on  va  le  dimanche  ;  je  pensais  justemeut  à 
V0I1S.  Quel  plaisir  de  le  tenir  sous  le  bras!  me  disais-je;  mais 

le m'a  abandonné,  comme  uu  vil  jacobin.  Je  rentre  et  je 

trouve  votre  lettre.  Je  suis  bien  fâché  de  voir  que  vous  souffrez  ; 
je  vous  exhorte  à  la  plus  grande  prudence;  le  vieux  Moscali 
m'a  dit  qu*il  fallait  trente  ans  de  tempérance  pour  se  consoler 
de  ces  accidents.  Donnez-moi  des  détails. 

U. m'est  arrivé,  le  25  mai,  de  toucher  sept  cents  francs; 
grande  fêle  au  manoir  inferual.Que  faire  d'une  somme  si  énorme  ? 

—  Le  24,  je  suis  parti  par  la  diligence  de  Gênes,  —  cinquante 
francs.  —  Huit  jours  à  Gênes.  —Traversée  délicieuse  en  vingt - 
sept  heures,  et  soupant  à  Porto  Venere,  de  Gênes  à  Livourne. 
—Huit  jours  à  Livourne  et  Pise,  pour  ces  plates  fêtes;  et,  enfin, 
je  suis  à  Florence  depuis  quarante  jours  et  j'ai  encore  cent  francs . 

—  Dernièrement,  au  dîner  de  table  d'hôte,  devant  trente  con- 
vives, j'ai  soutenu  une  dispute  de  chien  sur  le  maréchal  Ney. 

*  EUe  me  répond  par  une  rupture  apparemment  fondée  sur  le  vern  : 
Trop  d'espace  ftépare  Andromaque  et  Pyrrhus. 

Lettre  de  désespoir  de  Dominique,  dont  on  n'a  pas  gardé  de  copie  1.^ 
6  juillet,  la  lettre  suivante  lui  est  adressée  ;  elle  l'aura  reçue  le  vendredi 
9  juillet.  Cette  lettre,  bien  écrite,  n'a  qu'une  page.  (Elln  n':i  pas  été 
nHronvée.) 


i^  ŒUVRKS  POSTHUMES  DE   STENDHAL 

Qaand  le  vicomte  verra  cette  lettre,  H  dira  :  i  Bod,  voilà  jns 
tcment  le  début  de  Je  fais  mes  farces.  » 

Je  cherche  du  noir  dans  ma  tète.  Je  vous  dirai  que  les  Flo 
rentins  me  déplaisent  extrêmement  ;  il  y  a  quelque  chose  de  se 
et  de  correct  qui  me  rappelle  la  France.  L:i  Lombardie  el  mo 
cœur  sont  faits  Tun  pour  Fautre  ;  j'espère  que  voilà  uu  grai 
cœur.  Vous  allez  me  dire  quelque  injure  quand  je  vous  aveu 
rai  qu'en  quarante  jours  de  temps  et  étant  lout  le  jour  dans 
rue,  ayant  vu  toutes  les  processions  du  Corpus  domini  el  de 
Saint-Jean,  je  n'ai  pas  trouvé  une  seule  Florentine  vraiin< 
belle.  Mes  beautés  ici  sont  deux  jeunes  Anglaises,  que  jev 
tous  les  soirs  aux  Casciney  et  sur  le  pont  délia  Trinilà,  vers  oi 
heures.  Encore  sont-ce  des  beautés  de  brochet  :  je  veux  d 
sans  expression.  G*cs^  sur  le  pont  délia  Trinilà  que  nonsav 
cherché  un  remède  aux  infâmes  chaleurs  qui  nous  ont  c 
pendant  dix  jours.  Figurez-vous  qu'on  n'arrose  pas  les  ru* 
Florence;  littéralement,  les  pierres  de  la  place  du  Grand- 
étaient  encore  brûlantes  à  minuit.  Le  Bottegone  était  brtti 
mais  il  doit  avoir  fait  une  fortune  ;  il  Atllail  prendre  une  gra 
lata  toutes  les  heures,  sous  peine  de  crever  ;  on  dit  que  ' 
i)*avons  eu  que  vingt-huit  degrés  et  demi. 

Que  pense-t-on  de  VHistoire  de  Venise  de  M.  Daru  ?  Il  < 
qu'il  y  avait,  en  1790,  un  ambassadeur  vénitien  à  Vers 
qui  fîûsait  des  rapports  originaux  à  sa  République.  G'étai 
infâme  tyrannie  que  celte  aristocratie  ;  j'ai  été  sur  les  lit 
j'ai  vingt  anecdotes  :  pas  Tombre  de  liberté  ;  cent  familles 
sanles  qui  nourrissaient  quelques  milliers  de  pauvres  a< 
umt  le  reste  opprimé.  A  ces  deux  dernières  circonstances 
n'est  comme  à  Vienne.  —  A  propos,  Tempereur  a  été  d^u 
nérosité  incroyable-  il  donne  trois  ou  quatre  mille  se 
comme  on  donne  vingt-cinq  louis;  c'est  le  contraire  i 
trois  ans  ;  il  se  sauve  en  économisant  sur  sa  défroque  ;  il  p4 
chapeau  à  calotte  enfoncée  par  le  temps,  que  le  domestl 
votre  domestique  jetterait  à  la  rue.  Tout  son  habilleme 
bien  trente  francs.  Du  reste,  le  comte  de  Sainte-Hélène  * 

'  Na|>oloon. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  1^27 

le  màier;  ces  souverains  se  j^omènent  comme  des  osiensoirs, 
plus  ou  moins  beaux  à  voir,  mais  ils  ne  font  point  de  décrets  quV 
tiennent  le  public  en  aniiété,  Us  ne  sont  pas  centres  d'action. 
Aussi  indifférence  complète  et  pis  que  cela.  —  Mon  Dieu  !  où 
mettrai-je  cette  lettre  à  la  poste  ?  Si  j'étais  un  Irlandais,  je  vous 
dirais  :  Ne  manquez  pas.  de  m'avertir,  si  vous  ne  la  recevez  pas. 
Je  compte  sur  mon  écriture. 

Ma  société  ici  se  compose  d'orfèvres,  avec  lesquels  je  fais  des 
piqoe-niques,  où  Ton  boii-à  la  santé  de  Benvenuto  Gellini.  Ces 
orfèvres  ont  amené  au  dernier  dîner,  à  c6lé  de  la  tour  du  Dante, 
près  de  VAcienda  del  Ghiaccio,  dîners  exécrables,  qu'ils  trou- 
vent fort  bons  et  qui  coûtent  cinq  panles  ;  ils  ont  amené,  dis-je, 
deux  Américains,  qui  ne  doutent  pas  que  l'emprunt  de  TAngle- 
terre  ne  soit  para  bellum,  pour  eux.  Mais  ils  croient  que  les 
ministres  anglais,  pour  se  soutenir,  veulent  la  guerre.  Les  aris- 
tocrates anglais  meurent  de  peur  et  se  serrent  contre  le  minis- 
tère. J'espère  avoir  la  joie  de  voir  une  révolution  dans  ce  pays- 
là.  Les  pontons  et  Sainte-Hélène  seront  vengés.  —  Adieu,  je  vais 
à  la  Cenerentola  par  la  Monbelli';  c'est  très-bien  chanté;  mais 
toujours  Rossini,  c'est  le  Pâté  d* anguilles. 


XLVIÏl 

Florence,  le  2(MmlleM819. 
Madame, 

Peut-être  que,  dans  ma  position  de  disgrâce,  il  peut  vous 
sembler  peu  convenable  que  j'ose  vous  écrire.  Si  je  vous  suis 
devenu  odieux  à  ce  point,  je  veux  tâcher,  du.  moins,  de  ne  pas 
mériter  davantage  mon  malheur,  et  je  vous  prie  de  déchirer 
ma  lettre  sans  aller  plus  loin. 

Si,  au  contraire,  votre  âme  sensible,  quoique  trop  tière,  a  la 
bonté  de  me  traiter  comme  un  ami  malheureux,  si  vous  daignez 
me  donner  de  vos  nouvelles,  je  vous  prie  de  m'écrire  à  Bologne, 
où  je  suis  obligé  d'aller  :  «  Al  signor  B.,  nella  locanda  deir  Aquila 


ISS  ŒUVRES  POSTHUMES  DK  STENDHAL 

Nera .  »  ic  suis  réeHemeol  inquiet  de  TOlre  santé.  Seriei-?oas  asset 
cruelle,  si  tous  éliei  malade,  pour  ne  pas  me  rapprendre  ea 
deui  mots?  Mais  il  faut  ro'atlendre  à  tout.  Heureux  le  cœur  qm 
est  éciiaufFé  par  la  lumière  tranquille,  prudente,  toujoars  égale 
d'une  faible  lampe  !  De  celui-là,  on  dit  qu*il  aime,  et  il  ne  com- 
met pas  d*inconvenaDces  nuisibles  à  lui  et  aux  autres.  Mais  le 
cœur  qui  est  embrase  des  flammes  d'un  volcan  ne  peut  plaire  à 
ce  qu'il  adore,  fait  des  folies,  manque  à  la  délicatesse  et  se  con- 
sume lui-même.  Je  suis  bien  malbeurenx. 

Hbnri. 


XLIX 

Bologne,  le  24  juillcl  1819. 

La  pipe  du  caporal  m*a  fait  apporter  ici  ma  lettre.  Save 
vous  qu'en  arrivant  le  ^22  j'ai  trouvé  neuf  lettres  qui  m'anuo 
cent  que  j'ai  perdu  mon  père  le  20  juin,  et  qui  me  grondent 
n'être  pas  à  Grenoble  depuis  longtemps?  One  de  ces  lettres  ce 
lient  la  copie  du  testament,  qui  est  une  espèce  de  manife 
contre  ce  pauvre  Henri.  On  lui  donne  cependant  la  moitié 
la  partie  disponible;  mais  tout  le  mobilier,  qui  esl  considérai 
à  M.  M ,  ce  qui  est  juste. 

SI  Ilenii  avait  pour  sa  part  cent  mille  francs,  comme  cela 
ralt  probable,  il  mettrait  : 

40,000  fr.  à  fonds  perdu^  à  iO  p.  100.  .  4,000  fr.  \ 

40,000       en  renie 2,500        [q  »(u\ 

20,000       à  5  p.  100  sur  terres.    .     .     .  1,000        >^^^^^^ 

ot  son  fonds  perdu  actuel 1,600        * 

Je  m'abonnerai  bien  à  avoir  sept  mille  francs.  —  Il  faut 
j'aille  m'ennuyer  à  Gularo  Je  serai  électeur;  parlez-in< 
cette  comédie.  Vous  êtes  mon  comeil  des  ancietis.  Dans  la  \ 
avec  sept  mille  francs  de  renie,  faut-il  vivre  à  Paris  on  à  M 


LETTRES    A  SES  AMIS  I2U 

h 

A  AiON81KUR  LE  BARON  Dfi  N.,  À  FAP.IS. 

Gularo  (Grenoble),  'cl*'  scplcinbre  1819. 

Je  sois  bien  reconnaissant  de  voire  belle  Iciire  de  huit  pages. 
Je  compte  aller  voas  joindre,  le  1 4^  après  les  élections  ;  la  chose 
est  sâre,  car  j'ai  dans  le  tiroir  de  ma  table  six  mille  francs 
en  or.  —  Il  laisse  dei  debiti  infiniti  ;  j'aurai  de  trente  à  ciu* 
qaante  mille  francs,  voilà  tout.  J'ai  trouvé  cent  vingt  mille 
francs  de  délies^  plus  deux  mille  cinq  cents  francs  de  rentes 
viagères,  à  servir  annuellement;  tous  les  aperçus  qu'on  m'avait 
envoyés  étaient  exagérés,  et  ce  n'est,  comme  vous  voyez,  qu'a- 
près vingt  jours  de  courses  et  d'attention  soutenue  que  j'y  vois 
clair. 

Je  serais  avec  vous^  sans  les  élections;  quoique  mon  mépris 
soit  déjà  au  comble,  je  veuiL  cependant  sacrifier  dix  jours  à  ce 
spectacle.  Je  suis  électeur,  car  je  paye  quatre  cent  quatre-vingts 
francs. 

Je  parierais  pour  M.  Grégoire;  le  parti  libéral,  guidé  par 
M.  Duport-Lavillette,  une  des  meilleures  tètes  du  pays,  le  porte 
ferme,  et,  pour  gagner  les  électeurs  de  Vienne  et  de  Bourgoin, 
nommera  Sapey  et  Français  de  Nantes,  choix  dont  vous,  ventru, 
vous  devez  être  enchanté.  Je  crois  que  M.  de  RoUin  sortira  au 
premier  tour  de  scrutin. 

Le  préfet  déclame  ouvertement  contre  Grégoire,  et,  ce  matin, 
on  a  reçu  un  pamphlet  anonyme  contre  ce  digue  évéque  ;  c'est 
le  relevé  de  ce  qu'il  a  dit  en  1792  contre  la  royauté.  Malheureu* 
sement  G*est  justement  ce  que  pensent  nos  péirâ  de  campagne, 
qui  payent  trois  cents  francs  juste.  Les  susdits  paysans  sont  les 
seals  (à  part  Topinion  anlimonarchit^ue )  qui  pensent  raison- 
oablement  sur  tout.  Ils  nommeront  qui  vous  voudrez  dès  que 
vous  leur  aurez  rendu  la  nomination  des  juges  de  paix,  des  mai- 
res et  des  officiera  de  la  garde  nationale. 

Le  préfet  porte  le  comte  Bérenger  contre  Grégoire  ;  aujour* 
d'boi  voici  les  probabilités  : 


150  ŒUVRES  POSTHU     KS  DE  STENDHAL. 

RoUio,  Grégoire,  Sapey,  Français. 

Lo  miuîstèrc  présente  :  Bérenger  (le  comle  conseiller  d*Ëla(), 
Planelli-Lavalette,  Duboochage. 

La  partie  la  mieux  liée  est  celle  des  nltra;  ils  ne  perdront  pas 
une  voix  ;  les  curés  de  campagne  èteront  à  Grégoire  cent  cin- 
quante voix  de  dévots. 

Le  préfet  est  méprisé,  quoique  plein  d'esprit  ;  c'est  qu'il  est 
uvarc  ;  il  ne  leur  a  pas  donné  à  boire  assez  largement  le  jour 
do  la  Salut -Louis.  —  il  y  »eu  uu  demi-duel  pour  une  danseuse, 
j'euleuds  pour  une  demoiselle  jolie  et  honnête,  sur  laquelle  uu 
officier  est  tombé  en  valsant  ;  le  préfet  est  intervenu  gauche- 
meut.  Enfin  il  a  invité,  par  écrit,  un  nommé  Comeirau,  charcu- 
tier grossier,  mais  qui  paye  plus  de  trois  cents  francs  d'impôts  ; 
ledit  charcutier  eu  fait  des  gorges  chaudes  avec  ses  amis  les 
peigneurs  de  chanvre  ;  il  sout  deux  artisans  dans  ce  cas. 

Au  total,  vous  savez  que  ma  profession  de  foi  est  le  Commen. 
taire  sur  Montesquieu.  Toute  la  basse  classe  ici  pense  comme  moi, 
et,  dans  dix  ans,  les  deux  tiers  des  gens  aisés  partageront  cette 
opinion.  On  lit  très-peu  à  Grenoble;  mais  le  Censeur  et  Va  Minerve 
sont  crus  aveuglément.  On  vend  beaucoup  de  Tkouret  et  l'on  a 
déjà  vendu  huit  Commentaires, — Il  y  a  dans  la  bourgeoisie  deux 
ou  trois  Hambden  de  village.  —  Il  y  a  une  nuance,  le  parti  mili- 
taire et  le  parti  libéral  pur.  Les  militaires,  étant  insolents,  per- 
dent chaque  jour  du  terrain.  —  Au  reste,  en  organisant  d'une 
manière  populaire  le  jury,  les  mairies  et  les  juges  de  paix,  M... 
pourra  garder  ses  chères  places  ciuq  ou  six  ans  encore.  Il 
est  une  bête  de  laisser  condamner  Duuoyer  et  acquitter  Martain- 
ville.  Je  suis  témoin  que  cela  a  donné  trente  voix,  au  moins,  à 
Grégoire.  11  me  semble  que  Mazarin  n'aurait  pas  fait  cette  faute; 
mais  cet  homme  n'est,  au  plus,  qu'un  demi-Hazarin.  A  sa  place, 
rhonneur  à  part,  j'aurais  dix  millions  de  plus  et  serais  plus  as* 
sure  de  la  majorité. 

Les  gens  que  Votre  Excellence  ventrue  me  désigne  pour  dé* 
pûtes  sont,  politiquement  parlant,  dans  le  dernier  mépris;  on 

ne  doute  pas  que  le  banquier  K ne  soit  prêt  à  tout  vendre 

pour  nue  pairie. 
J'ai  beaucoup  d'estime  pour  MM.  Michoud»  le  général  finiUi 


LETTKKb  A.  SES  AAIIS.  151 

DuporlpLaviileUe  cl  Rivier,  notaire;  voilà  des  gens  modérés,  au 
moins  trois  des  quatre,  et  Hiu'il  faut  employer,  si  vous  voulez 
uae  véritable  populai'ité.  Les  juges  soni  daus  la  boue  et  les 
prêlres  i;n  peu  moins,  parce  qu'on  regarde  M.  6...  comne  un 
habile  fripon.  —  Du  reste,  Irauquiliité  profoude,  car  le  préfet 
elle  général  sont  modérés;  vous  pouvez  vexer  de  mille  ma- 
nières ce  peuple  avant  qu'il  montre  les  dents. 
Adieu;  au  revoir  le 4 8  ou  f9  septembre. 

Dupuv. 


A  N0K6IEUR  LE  BARON  DE  M...,  A  PAKIS. 

Milan,  le  ^2  novembre  1849. 

Arrivé  le  22  octobre,  en  boune  santé,  mon  illustre  paresse 
ma  empêché  de  vous  faire  part  des  sensations  que  j'ai  trou- 
vées sur  le  Simplon,  dans  la  vallée  dlzelle  et  aux  Titans,  ballet 
<ie  Vigauo.  —  L*idée  dominante  que  je  rapporte  de  Paris,  c'est 
<Ioe  chacun  a  raison  dans  son  trou,  et  qu'il  est  absurde  de  vou- 
loir être  à  la  fois  dans  deux  trous.  Quelle  belle  cbose  d'être 
ambidextre,  c'est-à-dire,  à  la  florentine  et  à  la  française  eu 
même  lemps!  G^est  parce  que  la  délicieuse  promenade  du  boa-* 
levard  me  fait  bâiller  jusqu'au  talon  que  je  vous  semblerai  le 
comble  de  Tabsurde  en  vous  disant  qu'un  de  messieurs   les 
Titans,  assis  et  haut  de  cinquante  pieds,  baisse  la  tête,  élève  une 
nuiiu  daus  les  nues  et  en  redescend -sa  chère  sœur.  LesTiUiusi 
<|oi  sont  malins  et  qui  s'ennuient  en  enfer,  donnent  à  cette 
chère  sœur  trois  petites  urnes,  qui  ne  sont  autre  chose  que  les 
igcs  de  fer,  d*airain  et  d'argent.  On  ouvre  ces  urnes,  et  les  mal- 
heurs correspondants  se  développant  sur  la  terre.  Tout  cela, 
ccsl  Terreur  d'un  grand  homme,  aussi  grand  que  Canova,  en- 
leudez-vous  ?  Deux  grands  hommes,  à  savoir,  Mouti  et  moi , 
sommes  fous  des  deux  premiers  actes.  Le  premier  peint  Tin- 
Bocence.  Au  quatrième ,  les  malheurs  qui  sortent  de  Tunie  de 


13â  ŒUVKES  POSTHUMES  DE  STKNDUAL. 

fer,  OÙ  il  y  a  des  brasselets,  une  épëe  et  uo  diadème  (  nolei  ce 
dernier  mol),  sont  du  premier  grand  en  fait  d  an. 

Un  lioumie  d'esprit  de  Turin,  avec  lequel  j'ai  dioébier^a  iiU' 
provisë  ou  discours  sur  Vigano;  je  l'ai  prié  de  me  donner  ci»- 
quante  ligues,  que  Taimable  M.  la  6...  pourra  arranger  dans  le 
Journal  de  Paris.  Ce  pays-ci  est  comme  les  familles  nobles 
tombées  dans  la  misère;  il  faut  casser  le  nez  avec  Tencensoir. 
D'ailleurs,  Caites  observer  à  M.  L...  que  la  France  n'a  pasqualn 
hommes  à  opposer  à  Canova,  Vigano,  Monti  el  Rossini. 

J'ai  vu  Rossini  hier  à  son  arrivée;  il  aura  vingt-huit  ans  a 
mois  d'avril  prochain,  et  veut  cesser  de  travailler  à  treu 
ans.  Cet  homme,  qui  n'avait  pas  le  sou  il  y  a  quatre  au 
vient  de  placer  cent  mille  francs  chez  BarbagHa,  au  sept 
demi  pour  cent.  On  lui  donne  mille  francs  par  mois  comi 
directeur  despote  du  théâtre  de  Saint-Charles.  Voilà  une  b( 
idée  :  prendre  l'homme  de  génie  de  la  partie  el  le  faire  despc 

Outre  les  mille  francs  par  mois,  Rossini'  a  quatre  mille  fra 
pour  chaque  opéra  qu'il  fait,,  et  on  lui  en  demante  tant  qu^il 
peut  faire.  Sa  Donna  del  Lago^  sujet  tiré  de  Walter  Scott,  ; 
Je  plus  grand  succès,  il  va  nous  faire  une  Bianca  Capeilo, 
nous  jugerons  le  26  décembre.  On  sera  sévère  ;  il  a  dé^à  fa 
premier  acte  à  Naples,  d'où  il  vient.  Barbaglîa  entrelien 
grand  homme,  et  lui  donne  gratis  carrosse,  table,  logeme 
arnica.  La  divine  G...,  qui  n'a,  je  crois,  que  quaranli 
cinquante  ans,  fait  les  délices  du  prince  Jablonowski»  du  mi 
naire  Barbaglîa  et  du  maestro. 

La  Hipresaglia  (la  Revanche ),  opéra  actuel  de  Slund 
une  plate  imitation  de  Mozart;  le  petit  ballet  est  iufàn 
suis  fâché  de  ne  pas  avoir  apporté  le  Frère  Vénitien  et  ti 
quatre  autres  mélodrames.  Il  faut  des  choses  nettes  à  l 
sique  ;  ce  qui  lui  convient  le  moins,  c'est  l'esprit  français,  < 
la  Revanche,  Crivelli  est  passable,  et  la  Gamporesi  exc< 
La  Rouini  acquiert  beaucoup,;  la  Pasta  n'est  plus  reconna 
elle  travaille  sept  à  huit  heures  par  jour  à  donner  de  nu 
habitudes  à  son  gosier.  La  Grassini  a  dix  mille  francs  poi 
ter  deux  mois  à  Brescia  :  voix  usée.  La  Nina,  toujours  plu 
toujours  plus  brillante,  je  ne  l'ai  point  vue.  Son  piaao  ir: 


LETTRES  A  SES  AMIS.  î55 

quartier  générât  de  Rossiai,  qui  hier,  à  son  arrivée,  a  été  invité 
àdiiier  i^our  dix  jours  de  chaque  semaine.  Il  comple  rapporicr 
àNapIes  ^Paga  entière,  ce  qui  Tenchanle. 

J'allais  vous  abonner  au  Conciliatore  ;  mais  le  pauvre  diable 

esliDort  le  20  d'octobre,  de  répidémie  de C'est  dommage, 

surtout  pour  les  articles  de  M.  Ermès  Visconli. 

Vous  avez  à  Paris,  depuis  deux  mois,  un  M.  Manzoni,  jeune 
homme  de  la  plus  haute  dévotion,  lequel  avait  fait,  ce  prin- 
iemps,  deux  actes  fort  longs  sur  la  mort  du  général  Garmagnola, 
le  graod'père  de  la  Carmagnole,  né  à; Garmagnola  en  Piémont, 
ûfaiio  morire  à  Venise,  par  le  Conseil  des  Dix.  Ces  actes  étaient 
faits  pour  être  lus  ;  il  s'est  interrompu  pour  traduire  le  livre  de 
Tabbé  de  Lamennais,  sur  V Indifférence  en  matière  de  religiony 
et  pour  réfuter  les  impiétés  de  Sismondl.  Ërmès  Ta  excité  à 
faire  une  tragédie  jouable  :  il  a  refait  ses  deux  premiers  actes 
et  les  trois  derniers,  le  tout  en  trois  mois.  Cette  Mort  de  Gar- 
magnola est  sous  presse  e  desta  la  pià  alla  aspettazione.  Toute 
nia  crainte  est  que  cela  ne  plaise  pas  à  H.  Duvicquet  ou  au  grand 
Evariste  Dumoulin,  car  c'est  romantique.  Des  soldats  se  battent , 
un  solitaire  les  arrête  :  «  N'êtes-vous  pas  tous  Italiens,  tous  lils 
delà  même  patrie?  »  etc.  On  dit  ce  passage  sublime. 


LU 

A  MONSIEUR  LV.  BARO.N  DE  M...,  A  PARIS, 

Milan,  le  21  décembre  1810. 

Uae  collection  de  baïonnettes  ou  de  guillotines  ne  peut  pas 
plus  arrêter  une  opinion  qu'une  collection  de  louis  ne  peut 
an-êter  la  goutte. 

Voilà,  mon  cher  ultra,  l'idée  qui  m'est  venue  en  lisant  la 
deuxième  partie  de  votre  lettre  du  8.  Je  riais  de  bon  coeur  de 
votre  ignorance  politique,  ou  plutôt  du  voile  que  l'amour  de 
votre  baronnie  et  les  souvenirs  de  supériorité  individuelle  qu'on 
vous  inocula  jadis,  à  Facadémie  d'Alfieri,  mettent  devant  vos 
yeux.  Vous  me  rendez  ce  rire  quand  je  vous  parle  de  Vigand,  et 
I.  8 


434  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

uoas  avons  lous  deux  raîsoD,  car  il  n'y  a  pas  de  moral, 
physiques  sont  difTéreols.  La  preuve  eu  est  que  de  loul  1 
De  regrelle  que  Nina.  Toul  le  resle  me  semble  vieille  co 
el  vos  lableaux  ei  vos  livres  me  foui  Teffei  de  madame 
Aubin  ;  u'cslrce  pas  là  le  nom  de  Tamie  de  madame  La 
Tout  cela  se  réduit  à  ce  que  le  Corrëge  aurait  fait  ses  h 
noires  s'il  eût  peint  au  Sénégal. 

Le  bon,  entre  amis,  c'est  d^ètre  francs  ;  comme  cela 
donne  le  plaisir  de  loriginalilé.  Donc,  à  Tâge  près,  je  v 
être  Grégoire.  Mon  seul  défaut  est  de  ne  ne  pas  aiii 
blood  *■  ;  mais,  puisqu'on  ne  peut  compter  ^ur  rien,  pai 
sur  la  Charte,  je  me  réjouis  de  Télectioa  de  Grégoire,  bi 
qu'au  raomeut  où  nous  la  fîmes.  La  raison,  c'est  que  soi 
siou,  après  le  ministère  Fouché,  est  un  fait  palpablCy 
dernier  paysan,  acquéi'eur  de  domaines  nationaux,  corai 
quand  nous  le  lui  aurons  expliqué,  de  toutes  les  manière 
dant  un  an.  Même  dans  le  sens  de  votre  roi,  je  l'aurais 
ce  irait  de  respect  pour  la  Charte,  que  coûtait-il?  Enfin, 
moins  endortnant  que  cette  séance.  Je  vous  parais  le  coi 
Tabsurde,  ainsi  baUa  cosL 

Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que,  si  j'avais  été 
j'aurais  fait  entrevoir  les  idées  que  je  viens  de  vous  écri 
aurait  fait  ma  gloire  en  1850.  Je  trouve  les  libéraus 
même  M.  d'Argenson  fut  plat,  en  1815,  de  ne  pas  parler 
sur  Ntmes.  Donc,  encore  une  fois,  vous  vous  trompe 
vous  me  dites  que  j'aurais  vu  deux  cent  cinquante 
hommes  à  la  séance  du  6. 

Dans  votre  réponse,  mettez  une  phrase  ultra,  en  ca 
bien  lisibles.  Au  reste,  notre  style  français,  à  vous  et  à  i 
inintelligible  ici,  et  noire  écriture  archiinintelligible  :  <j 
vous  gênez  nullement. 

Nous  ne  sommes  pas  moins  éloignés  en  tragédie  qu' 
tique  et  en  ballets.  Un  médecin  vous  sauve  en  vous 
rémétique  ;  cela  diminue-t-il  la  gloire  du  médecin  qui  d 
ici,  à  trois  cents  lieues  de  vous,  en  ne  me  donnant  pas  Tén 

*  Le  sangi 


LETTRES  À  SES  AMIS.  155 

Voilà  le  principe  do  romanticisme  que  yous  ne  sentez  pas 
assez.  Le  mérite  est  d'administrer  à  un  public  la  drogue  juste 
qui  lui  fera  plaisir.  Le  mérite  dq  M.  Manzoni,  si  mérite  il  y  a, 
car  je  n'ai  rien  lu,  est  d'avoir  saisi  la  saveur  de  Teau  dont  le 
public  italien  a  st)if.  Cette  eau  ferait  peut<être  mal  au  cœur  au 
p&blic  de  la  rue  Richelieu  ;  qu'est-ce  que  cela  me  fait  à  Milan  ? 
Seittez  bien  ce  principe  du  nrmanticisfne  ;  là  il  n'y  a  pas  d'aca- 
démie de  Turin  entre  vous  et  moi. 

Uq  mélodrame  est  à  Paris  un  ouvrage  que  deux  mille  littéra- 
teurs peuvent  faire;  une  Mort  de  Cartn^ignola  ne  peut  être  f^ite 
ici  que  par  deux  ou  trois  hommes.  Croyez  que  si  M.  Manzoni  réus- 
sit il  aura  une  gloire  immense,  et  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  jeunes 
prêtres  en  Italie  se  creuse  la  cervelle  depuis  douze  ans  pour 
laire  une  tragédie  différente  d'Alfieri,  et  ne  trouve  rien.  Donc, 
quand  Camto^o/a  serait  un  mélodrame  traduit,  s'il  fait  pâmer 
toute  une  nation,  il  a  un  grand  mérite;  lisez  cette  phrase  à  vos 
^int-Aobin. 

Je  passe  mes  soirées  avec  Rossini  et  Monti  ;  tout  pesé,  j'aime 
mieux  les  hommes  extraordinaires  que  les  ordinaires.  —  Je  vous 
quitte  pour  aller  dîner  avec  Rossini  ;  je  passe  ici  pour  être  ultra- 
onU-rossinien  ;  on  s'occupe  beaucoup  de  musique  et  de  Gré- 
goire. Je  vais  lire  votre  lettre  à  Rossini  ;  il  est  fort  drôle  et  a  de 
Tesprit  :  il  est  juste  à  la  hauteur  des  lettres  de  Rombet,  il  crét^ 
^sm  savoir  comment.  Schiller  a  fait  deux  ou  trois  excellentes 
tragédies  conwie  If'a^tém,  ayant  sur  le  sublime  des  idées  dignes 
«le  M.  Cousin.  Si  Rossini  vovait  le  comment  de  ses  œuvres,  il 
devrait  être  à  mille  lieues  en  avant  des  théories  du  sieur  Rombet; 
moi-même  je  sttis  fort  en  avant  aujourd'hui,  après  cinq  ans 
d'expérience. 

-LUI 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M...,  A  PARIS. 

Milan,  le  3  mars  d820. 

Ne  craignez  rien  de  la  pipe,  écrivez  par  Turin;  j'ai  reçu 
avant-hier  votre  lettre  du  20  février.  Si  vous  riez  de  mes  rensei- 


1:M5  ŒtVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

gnements  sur  Rossini,  je  ris  de  vos  prédiclions  de  solidité  pour 
le  minislère.  J'ai  disculé  vingt  fois  Page  de  Rossini  avec  Rossini  ; 
il  jure  qu*il  a  vingt-huit  ans,  je  croirais  trente;  ou  se  rappelle 
ici  Tannée  où  il  fut  exempté  de  la  conscription  ;  cela  prouve,  je 
crois,  vingt*neuf  ou  trente  ans. 

On  donne  ici  un  petit  ballet  qui  est  une  comédie  contre  Dieu. 
VIdolo  Birwano  descend  de  son  autel  pour  partager  les  offrandes 
avec  les  prêtres.  Alessandro  nelle  Indie  de  Yigano  me  platl  io* 
finiment.  Nous  aurons  Galli  et  Crivelli  après  Pâques. 

Je  ne  me  sens  pas  d'humeur  de  vous  décrire  Alexandre  aux 
Indes  ;  cela  est  horriblement  ardu  ;  et,  après  s'être  tué  de  peine, 
cela  se  réduit  au  discours  du  lion,  qui  veut  faire  goûter  au  cerf 
le  plaisir  de  boire  du  sang.  Vous  êtes  l'homme  de  Paris,  moi 
rhomme  de  Milan  ;  le  foin  intellectuel  qui  nourrit  nos  esprits 
depuis  six  ans  est  différent.  Une  bouteille  ne  peut  pas  contenir, 
à  la  fois,  du  Champagne  et  du  bordeaux. 

Nous  avons  eu  des  bals  masqués,  dont  quatre  charmants:  toute 
la  bonne  compagnie  y  était ,  entre  autres  une  princesse  russe, 
madame  Voikouski,  femme  bien  remarquable,  point  afîectce, 
chantant  comme  un  ange  et  une  voix  de  contralto,  élevant,  à  la 
Tracy,  un  fils  qu'elle  adore  ;  écrivant  passablement  en  français, 
elle  a  fait  imprimer  des  nouvelles.  Elle  a  trente-deux  ans,  laide, 
mais  d'une  laideur  aimable,  composant  de  jolie  musique,  folle 
et  charmante  sous  le  masque.  La  princesse  est  partie  ce  matin 
pour  Naples.  Voilà  qui  me  parait  mieux  que  madame  Saint-^ 
Aubin. 

Quel  dommage  de  n'avoir  pas  de  port  franc  !  J'ai  oublié  de  porter 
à  Paris  des  poésies  que  j'ai  recueillies  en  Toscane  ;  elles  sont 
du  comte  Giraud,  peiit  Mirabeau  de  Rome.  C'est  une  satire  qu'il  a 
lue  à  une  société  des  trente  premiers  personnages  de  Florence  et 
où  il  les  satirise  eux-mêmes  Vous  devez  connaître  les  masques 
et  la  satire  ;  c'est  peut-être  ce  qui  me  console.  Elle  est  intitulée 
la  Ceira  Spermaceutica.  Les  masques  sont  :  le  marcbese  Ricardi, 
madame  jRimbolli,  nioglie  di  Ruggeri;  Torrigiani,  Alegrîna  Fiazi, 
juive,  Gapponi  le  boiteux,  le  Suisse  Rleiber,  entrepreneur  des 
tabacs,  Bartoli,  Bardi,  Piero  Dini,  il  dottore  del  Rosso,  la  moglie 
di  Fanchi.  Le  divin,  divinissime,  c'est  que  cela  fut  lu  à  eux- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  457 

inéiii#s,  celui  qu'on  déchiraii  baissani  la  vue,  et  ainsi  succes«ii-r 
Tement  de  tous. 


5  mars. 

Voici  comment  noire  Scala  est  arrangée.  L'entreprise  finit  le 
21  mars  ;  le  gouvernement  donne  quatre-vingt  mille  francs  pour 
trois  mois  à  un  entrepreneur  qui  a  engagé  Galli  débarquant  de 
Barcelone  pour  huit  mille  francs;  ce  qui  fait  plus  de  cent  francs 
par  soirée.  Plus,  la  Feron,  une  amie  de  Puccita,  pour  prima 
donna,  et  le  fatal  Puccila  pour  compositeur.  Le  second  opéra 
sera  de  Caraffa,  qu'on  a  engagé  et  qui  est  ici.  Vigano  et  la  Palle- 
rini  vont  donner  la  Vestale  à  Bologne  et  à  Sinigaglia.  Nous  aurons 
lesTaglioni  et,  dit-on,  un  ballerino  francese.  Du  reste,  ce  pays-ci 
JQge  de  la  danse  comme  nous  de  la  musique.  —  La  Camporesi  a 
vingt  mille  francs  de  rente  et  se  relire  dans  quinze  jours  ;  son 
beau-frère  Marconi,  de  Rome,  lui  a  fait  un  cadeau  de  cent  mille 
francs,  afin  de  ne  pas  avoir  une  personne  de  son  sang  sur  les 
planches. 


LIV 

A  MONSIRUB  THOMAS   MOORE,  A  LONDBES. 

Bologne,  le  25  mars  1820. 
Monsiear» 

Les  amis  du  charmant  auteur  de  Lallah-Rookh  doivent  sentir 
tes  arts.  Ils  font  sans  doute  partie  de  ces  Hafrpy-few,  pour  les- 
quels seuls  j'ai  écrit,  très-fâché  que  le  reste  de  la  canaille  hu<- 
maiue  lise  mes  rêveries. 

Je  vous  prie,  monsieur,  de  présenter  les  trois  exemplaires  * 
ci*joints  à  vos  amis. 

Je  viens  de  lire  Lallah'Bookh  pour  la  cinquième  fois,  et  suis 

*  Dp  V Histoire  de  la  petntvre  en  Italie. 

8. 


158  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

toujours  plus  étonné  qu'un  tel  livre  ait  pu  naître  en  Angleterre* 
dans  un  pays  corrompu,  selon  moi,  par  une  teinte  de  férocité 
hébraïque. 

J*ai  riionneur  d'être. 

Monsieur, 
Votre  très-humble  et  obéissant  serviteur, 

lî.  Beyle. 

LV 

A  MONSIEUR  BENURME,   LIBRAIRE  A  LONDRES. 

Bologne,  le  25  mars  1820. 
Monsieur, 

M.  de  Barrai  m'a  fait  passer  votre  obligeante  lettre.  Le  paquel 
que  vous  avez  fait  mettre  à  la  diligence  à  Calais,  probablement 
le  2  février  1819,  n'étant  point  arrivé,  je  vous  prie  d'écrire.  Je 
viens  de  recouvrer  de  cette  manière,  en  provoquant  des  re- 
cherches, un  paquel  de  livres  qui  a  mis  dix  mois  de  Paris  à 
Milan,  où  je  réside  toujours. 

Comme  j'ai  quelque  idée  d'aller  passer  plusieurs  mois  dans  le 
singulier  pays  que  vous  habitez,  pour  avoir  un  substantif  à 
joindre  à  mou  nom,  je  consens  à  être  Fauteur  de  VHistoirede 
la  peinture  en  Italie,  <[ae  le  n®  64  de  V Edinburg-Review  traite 
trop  bien. 

Si,  par  hasard;  ou  faisait  à  cet  ouvrage  le  même  honneur 
qu'aux  autres,  je  verrais  a^ec  plaisir  mon  nom  sur  le  litre  de  la 
traduction;  cela  m'ouvrirait  les  ateliers  des  artistes,  dont  je 
compte  particulièrement  m'occuper  en  Angleterre.  J'ai  fini  V His- 
toire de  la  peinture  en  Italie;  je  pourrai  occuper  mes  loisirs  à 
faire  V Histoire  de  la  peinture  en  Europe  ;  je  ne  publierai  le  ton! 
que  quand  je  trouverai  un  libraire  qui  achète  le  manuscrit. 

Vous  pourrez  donner  gratis  des  exemplaires  de  la  Peinture  à 
Murray,  Colborn,  Longmann ,.  enfin  aux  libraires  que  votre 
connaissance  de  la  place  de  Londres  pourra  vous  faire  penseï 
être  dans  le  cas  de  s'occuper  d'une  traduction.  Mais  uo  juste 


LETTifKS  A  SES  AMIS.  139 

amonr-propre  nt  me  permet  pas  de  provoquer  le  moius  du 
foonde  cette  tradactiou,  et  je  ne  pense  à  y  mettre  mou  nom  que 
pour  pouvoir  être  accueilli  de  M.  Th.  Lawrence  et  autres  ar- 
tistes gens  d'esprit. 

n  y  a  plusieurs  erreurs  défait  dans  Y  Histoire  de  la  peinture, 
que  je  corrigerai  avec  plaisir  pour  le  libraire  de  Londres,  au- 
quel j'enverrai,  s'il  le  demande,  trente  pages  an  moins  d'addi- 
tions et  de  corrections. 

Envoyez  un  exemplaire  à  M.  Rich-pliilips,  le  rédacteur  du 
Monthly-Revietv,  je  crois,  qui  m'avait  fait  cadeau  de  son  ou- 
Trage  sur  le  jury.  Faites  également  remettre  un  exemplaire  à 
M.  tlobbbonse,  ami  de  sir  Francis  Burdelt,  que  j'ai  eu  Thon- 
ueur  de  voir  à  Rome. 

Agréez,  monsieur,  l'assurance  de  ma  considérationla  plus  dis- 
tinguée, 

H.  Bevle. 

LVI 

A   MONSIEUR  LE  BARON    DE  M...,  A  PARIS. 

Bologne,  le  26  mars  1820. 
Mon  cher  ami, 

A  l'avenir,  adressez  toutes  vos  lettres  à  l'ornalissimo  signor 
Domenico  V...  à  Novara  (Piémont).  Écrivez-moi  à  cœur  ou- 
vert, en  véritable  ultra  et  souvent;  il  n'y  a  rien  de  délicieux 
comme  les  différences  bien  tranchées  d'opinions. 

Par  exemple,  votre  Journal  de  Paris  n'a  pas  plus  d'esprit  eu 
littérature  qu'autrement  quand  il  accuse  mes  détails  sur  lord 
fiyron.  11  est  amoureux  fou  et  réaimé  d'une  jeune  comtesse, 
dont  le  mari  a  soixante*dix  mille  écus  de'  rente,  l'écu  à  cinq 
francs  trente-sept  centimes  ;  mais  je  réduis  cela  à  cent  cin- 
quante mille  francs  de  rente.  Ce  bon  mari  a  laissé  sa  jeune 
femme  trois  ou  quatre  mois  en  pension  chez  le  lord,  qui  est 
allé  coarir  la  Dalmatie  avec  elle.  Il  est  à  quarante  milles  d'ici  ou 
à-Venise,  occupé  de  Don  Juan 


140  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Du  reste,  comme  Gaoova,  il  £iit  rhypocrite.  Ua  sairaBt 
racoulait  ce  malin  comme  quoi  lord  Byrou  dit  pis  que  peodre 
des  romaoliques,  et  adore  le  Tasse,  dit-il,  à  cause  de  la  régu- 
larité. Moi,  je  méprise  ce  vil  calcul.  Tous  les  classiques  le 
portent  au  ciel,  à  cause  de  ce  mot  ;  les  romantiques,  à  cause 
de  ses  œuvres,  et  voilà  mon  drôle  en  paradis. 

^i  je  puis  rassembler  quatre  mille  francs,  au  lieu  d'aller  à 
Paris,  j'irai  en  1821  en  Angleterre,  et  là,  avec  la  qualité  d'atK^v? 
de  la  Peinture,  ajoutée  à  mon  nom,  je  pourrai  peut-être  surmon- 
ter Torgueil  de  quelques-uns  de  ces  aristocrates  et  voir  les  belles 
choses  qu'ils  enfouissent  dans  leurs  country-^eats. 

Vous  recevrez  Y  Amour;  c*est  un  bavardage  qui  formera 
soixante-dix  pages  in-18,  du  caractère  de  stéréotype  ;  j'en  vou- 
drais cent  exemplaires  sur  papier  très-beau.  Ne  vous  mèlei 
nullement  de  correction  ;  je  me  fiche  des  fautes  d'impression, 
Seulement,  dans  vos  lettres,  que  rien  n'indique  jamais  comme 
Tauleur, 

DOMENICO  VlSMARA, 
Ingénieur  à  Novara. 


LVH 

A  MONSIEUR  LR  BARON  DE  M...,  A  PARIS. 

Mantoue,  le  28  mars  1820. 

J>ai  trouvé  à  courir  le  monde  pour  peu  d'argent,  et  me  voici 
dans  une  ville  pleine  encore  des  idées  de  Jules  Romain.  Il  y  «i 
loin  de  Jules  Romain  à  Ferdinand  Vil,  qui,  sans  doute,  est  con- 
tinuellement devant  vos  veux.  Vivre  honni  et  bafoué  au  fond 
du  cœur,  par  les  gens  qui  nous  entourent,  serait  intolérable  s 
un  homme  de  cœur;  mais  voilà  que  je  deviens  imprudent. 

J'ai  passé  huit  jours  à  Bologne,  ville  ^qui  fait  peur  au  papf 
et  qui,  à  rimprimerie  près,  jouit  d*une  extrême  liberté.  Dam 
iine  société  d'où  le  légat  (cardinal  Spina)  sortait,  on  disait  :  l 
govemo  di  questi  maladetti  preti,  —  L'administration  publique 


LETTRES  A  SES  AMIS.  i4i 

est,  littÉratoieDt  pariant,  un  pillage  ;  la  plupart  des  chefs  sont 
hdffliétes,  mais  si  bêtes,  si  bêles  !  c'est-à-dire,  ils  ont  beaucoup 
de  fioesse  pour  se  conduire  ;  mais  pour  comprendre  un  compte 
de  vingt  feaillcs.  de  chiffres,  impossible  ;  plutôt  que  de  le  lire, 
ils  passeraient  par  le  trou  de  la  serrure.  Le  pape  n'est  rien 
moins  qu'un  imbécile  ;  il  est  ultra  comme  un  chien,  ainsi  que 
Coûsaivi;  mais  il  vent  \fïsuapàce,  et,  pour  cela,  il  gouverne  dans 
le  seus,  à  peu  près,  de  la  majorité.  G*est  avec  peine  que  je  me 
suis  laissé  persuader,  par  vingt  anecdotes,  que  Consalvi  trouve 
Téellement  du  plaisir  à  faire  le  mal  du  plus  grand  nombre,  pour 
le  plaisir  du  petit,  id  est,  ultra. 

Bologne  est  pleine  de  réfugiés  qui  arrivent  de  Ferrare,  Ce- 
seDe,ADcône,  Haceraia,  où  le  gouvernement  est  comme  celui 
de  Cularo,  sous  le  droit  divin.  C*est  une  persécution  e\ercée  par 
'es  bigois  et  les  nobles.  ,Voici  le  mécanisme  :  Les  legati  sont 
des  enfants,  de  jeunes  monsignori  appartenant  aux  grandes  fa- 
milles de  Rome.   Gomme  enfants,  ils  se  laissent  mener  par  les 
évêques.  A  Bologne,  au  contraire,  le  légat-cardinal  Spina  est 
un  homme  très*lin,  qui  veut  rester  dans  une  bonne  ville  et  n'y 
pas  laisser  sa  peau.  Le  cardinal-archevêque  aime  des  femmes 
dévotes  et  dodues,  et  ne  peut  se  mêler  en  rien  du  gouvernement. 
Toat  le  monde  vole,  tout  le  nipnde  est  content,  et  cependant 
loandit  les  prêtres.   «  Nous  ne  pouvons  pas  être  plus  libres  que 
nous  ne  le  sommes,  me  disait  un  homme  d'esprit  ;  mais  tout  est 
^fatto  et  rien  àejure.  Demain  Sa  Sainteté  peut  me  jeter  dans 
les  cachots  de  San  Léo  et  confisquer  ma  fortune  :  cela-  sera 
cruel;  mais  non  pas  injuste;  il  n'y  a  aucune  loi  qui  le  défende.  » 
Si  ce  gouvernement  avait  une  administration  sensée,  comme 
celle  de  rusorpateur  en  France,  je  le  trouverais  excellent.  Sa- 
vez-Tous  que,  pour  cent  mille  francs,  on  y  achète  une  terre 
qui,  iiel  de  tout  impôt,  rend  huit  mille  francs?  J'ai  vérifié  cela 
<ie  vingt  manières.  Le  taux  légal  de  l'argent  est  le  huit  pour 
cent ,  le  taux  commun  le  quinze  pour  cent,  et  l'homme  qui  se 
contente  de    douze    pour  cent  passe  pour  très-délicat.  J'ai 
quelque  envie  de  réaliser  trente  ou  quarante  mille  francs,  et  de 
me  faire  banquier  à  Bologne  ;  je  parle  sérieusement  :  c'est  une 
ville  de  soixante-dix  mille  âmes,  où  les  femmes  ne  sont  pas 


442  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

prudes  et  oà  l'on  rit.  Une  terre  me  i^ndra  quatre  et  M  s 
plus  dans  le  délicieux  pays  de  Gularo,  et  à  Bologne  je  gagoei 
uu  clin  d'œil  trois  et  demi  pour  cent.  Tout  y  estd'ofitie 
moins  cher  que  dans  mon  nid  habituel. 

En  un  tour  de  main,  j*ai  été  présenté  à  toute  la  sociélé; 
j'avais  dix  ans  de  moins,  j'aurais  fait  merveilles  ;  les  femmes  v( 
toisent  un  homme  à  la  troisième  minute,  et  elles  font  biea.l 
prudes  de  Paris  sont  bien  bêtes,  comme  je  m'apprête  à  le  pr 
ver  par  ma  docte  dissertation  intitulée  De  r Amour,  Si  Toq 
pas  le  bonheur  de  sentir  Tamour-passion,  au  moins  le  pli 
physique,  et  si  on  s'en  prive  deux  ans^  on  y  devient  iabab 
voilà  ce  que  je  voudrais  dire  à  nos  Françaises,  qui  injurien 
Italiennes. 

Gela,  avec  le  huit  pour  cent,  voilà  mes  deux  pensées  d 
nantes  à  Bologne.  ~  Ici,  à  Mantoue,  tout  le  monde  parle  1 
giie.  Je  vous  quitte  pour  aller  flâner  dans  une  belle  église 
sinée  par  Jules  Romain. 

30  mars.  —  Je  reçois  votre  belle  lettre  de  huit  pages.  ( 
bonheur  de  Lambert  me  charme  !  J*ai  penbé  vingt  fois  à  lu 
mon  voyage.  Sou  patron  lui  parlant  de  sa  gloire,  quand  I 
lui  parlait  de  vivre,  était  une  image  qui  me  poursuivait. 

A  propos,  avez-vous  reçu  un  grand  d'Espagne  qui,  po\ 
fidèle  au  costume,  est  un  peu  bossu?  Il  est  hâbleur,  ma 
garçon;  soyez  sans  gène  avec  lui;  poussez-le  à  acheter  1 
mentaire  et  à  en  aller  voir  le  commentaire  aux  Ghamb 
me  semble  digne  d'Aglaë;  il  aura  cinquante  mille  fr 
rente  à  sa  majorité,  dans  deux  ans;  voilà  des  gens  he 
ment  nés. 

J'embrasse  tous  nos  amis. 

Clapikr  el  C* 

LVIII 

A    MONSIEUR   LE    BARON    DR   M...,   A    PARIS. 

Milan,  le  10  avril  iî 
On  ne  devrait  jamais  écrire  de  voyage  siir  ua   po 


LETTRES  A  3ES  AMIS.  14S 

o'faabite  qu'un  an.  —Pourquoi?  —  C'est  qu'on  ue  le  connaît 
pas.  —  Ab  !  ah  ! 

J'ayais  à'  Paris  deux  mille  francs;  j'en  ai  dépensé  neuf  cents 
par  mois.  Sachez  qu'un  philosophe  de  mon  espèce  ne  peut  ja- 
mais aller  plus  loin.  Me  voilà  donc  condamné  à  ne  pouvoir 
jamais  parier^  et,  ce  qui  est  bien  pis,  imprimer  sur  les  femmes 
de  Paris. 

Montrez-moi  une  esquisse  d'un  peintre,  je  vous  dirai  quel  est 
soQ  style.  Voilà  que  je  trouve,  dans  le  numéro  65  de  YEdinburg- 
review,  an  article  sur  Grabbe,  précédé  d'une  dissertation  sur 
Tespril  d'observation  qui,  sans  s'en  douter,  ne  songe  plus  aux 
rangs;  voilà  Stendhal' tout  pur,  et  il  volerait  cela  s'il  en  avait 
occasion.  Puisqu'un  calicot  est  Malo,  Besançon  sera  deux  cin- 
quièmes de  Malo  et  madame  de  Ghichilla  deux  cinquièmes  de 
Saint- Aubin  ;  pau^^a  intelligenti.  Surtout  continuons  à  nous  mo- 
quer du  fond  du  cœur  l'un  de  l'autre;  tout  le  reste  est  fade. 
Molière  disait,  en  copiant  Cyrano  de  Bergerac  :  «  Je  prends  mou 
iHeuoù  je  le  trouve.  x>  Si  mes  books  arrivent  à  1890,  qui  son- 
gera au  grain  d'or  trouvé  dans  la  boue? 

Vous  êtes  d'accord  avec  le  catéchisme  que  j'ai  lu  cette  nuit, 
et  que  j'ai  eu  par  une  voie  bien  baroque  et  qui  prouve  bien  le 
Iriomphe  de  ces  idées.  Je  suis  de  l'avis  de  l'archevêque  eu  tout, 
et  vous  aussi  y  puisqu'une  platitude,  comme  celle  de  feu  M.  Di* 
<lier,  peut  tout  renverser.  Et  si  l'on  n'eût  pas  louché  à  la  charte? 
—  Les  Didier  impossibles. 

Non,  Ton  ne  secourra  pas  le  roi  d'Espagne;  riiilerveution 
étrangère  est  incompatible  pour  deux  cents  ans  avec  les  préju- 
gés espagnols.  Si  j'étais  Argùelles,  je  proposerais  d'augmenter 
l'autorité  du  roi  pour  le  successeur  de  Sa  Majesté  actuelle.  Si, 
contre  tonte  évidence,  il  est  de  bonne  foi^  il  tiendra  trente  ans. 

Madame  Feron  réussit  ici  auprès  de  la  canaille  de  la  musique 
par  des  gammes  ascendantes  et  descendantes,  et  chromatiques. 
"  Paccita  est  à  terre;  mais  samedi  la  singulière  Ga%m  ladra,  — - 
Rossini  a  (ait  cinq  opéras-,  qu'il  copie  toujours;  la  Ga%7M  est  une 
tentative  pour  sortir  du  cercle:  je  verrai.  Quant  au  Barbier,  fai» 
tes  bouillir  quatre  opéras  de  Gimarosa  et  deux  de  Paisiello,  avec 
QDe  symphoniede  Beethowen;  mettez  le  tout  en  mesures  vives. 


I4i  lEUYRKS  POSTHWES  DE  STEISDUAL. 

par  des  croches,  beaucoup  de  triples  croches,  et  vous  avez  le 
Barbier,  qui  o*est  pas  digne  de  dénouer  les  cordons  de  Sigilkra, 
de  Tancrède  et  de  Vltaliana  in  Alger L 

Non  Dieu  !  que  votre  Journal  de  Paris  est  plat  !  C'est  qu'il  m 
fait  pas  d'articles  comme  les  ligues  précédentes  ;  il  garde  touleî 
les  rancunes  contre  la  critique.  Que  ne  prend-il  la  préface  de« 
Vies  de  HaydnyMomrt  et  Métastase  pour  faire  un  article  sublime' 
Il  sera  agréable  et  piquant  aux  yeux  d'un  de  ses  lecteurs. 

J'ai  vu  un  voyageur  qui  m'a  conté  que  sur  la  Solfatara  on  i 
établi  des  cabanes  mobiles  où  Ton  prend  des  bains  de  vapeui 
qui  font  des  yniracles;  si  jamais  vous  avez  des  douleurs  à  H 
cuisse,  rappelez-vous  cette  invention. 

Vous  vous  moquiez  de  moi  quand  je  voqs  disais  que  le  roman 
licisme  était  la  racine  ou  la  queue  du  libéralisme;  il  fait  dire 
examinons  et  méprisons  Vanden,  —  J'ai  lu  tout  Schiller,  qu 
m'ennuie,  parce  qu'on  voit  le  rhéteur;  c'est  Shakspeare  que  ]< 
veux  et  tout  pur.  Malheur  en  révolution  d'esprit  ou  d'intérêts  at 
me%w  termine! 

Avez-vous  reçu  un  rabâchage  sur  Bologue?  Si  vous  voulez  di 
plus  profond,  je  puis  vous  en  donner.  Tout  tient  a  un  61.  L*es 
senliel,  c  est  que  pour  cent  mille  francs  on  a  huit  mille  franci 
net  d'impôt,  dans  le  plus  beau  pays  du  monde,  où  vos  vieux  ba 
bits  râpés  de  Paris  feraient  la  gloire  d'un  élégant.  —  Ils  von 
avoir  la  Vestale  et  la  fioce  di  Benevento  S  de  l'immortel  Viganô 
qui  y  est  depuis  deux  mois.  Ah!  le  grand  homme!  ^  M. Ta 
glioni  et  sa  femme  nous  ont  embêtés  ici  d'un  ballet  à  la  française 
la  Prise  de  lHalaca,  où  un  combat  naval,  à  cinq  distances  succès 
sives  des  vaisseaux,  fait  beaucoup  d'effet.  —  Nous  avons  le  con 
traire  d'il  y  a  deux  mois;  au  lieu  de  la  Gamporesi,  la  Feron,  e 
l'Ekerlin,  au  lieu  de  l'Allemande  M... 

tialli,  arrivé  de  Barcelone,  où  Bemorini  le  remplace,  me  con 
sole  de  tout.  Nous  venons  d'avoir  un  grand  malheur  domestique 
le  fils  unique  de  notre  charmante  comtesse  est  mort;  elle  est  ai 
désespoir  et  à  la  campagne  :  adieu  les  soirées! 

On  vient  d'arrêter  ici  :  1**  trois  prêtres  qui  avaient  mauvai 

*  Le  NiWer  de  Bênévent. 


LETTRKS  à  SES  AMIS.  I45 

goùl;  2*  trois  prêtres  faussaires;  5**  un  prêtre  qui,  moycnnaut 
une  lettre  de  change  de  quatre-vingt  mille  francs,  a  fait  avoir  à 
M.  Setlala,  un  des  premiers  ultras  du  pays,  un  héritage  de  huit 
cent  mille  francs  (du  major  Latuada).  Ce  prêtre,  Canavesi,  fail 
Tamouravec  madame,  qui  Ta  lâché.  Là-dessus  il  a  demandé  ses 
quatre- vingt  mille  francs,  et,  par  pitié  pour  les  pauvres  enfants, 
il  appuie  sur  ceci  :  il  ne  montre  pas  un  autre  testament  qui  an- 
nule celui  de  Settala. 

Le  pouvoir,  un  peu  plus  spirituel  que  le  vôtre,  ne  laissera  pas 
tomber  ces  trois  affaires. 

Ah!  que  je  serais  heureux  si  j'avais  huit  mille  francs!  J'irais 
passer  six  mois  en  Amérique  ;  je  cultive  ce  projet. 

DOMENICO   V... 


LIX 

A   M01IS1£IJR   LE  BARON   DE  H...,    A   FAKIS. 

^ilan,  le  12  juillet  1S20. 

Je  il  ai  pas  osé  vous  écrire  durant  vos  grands  ou  vos  petits 
troubles  de  Paris,  car  je  ne  sais  encore  quelle  idée  m'en  faire. 
Tout  ce  que  j'aurais  pu  vous  mander  de  ce  séjour  tranquille 
vous  eût  semblé  bien  insipide . 

Tout  ce  que  je  puis  vous  mander  de  moins  innocent,  c'est  que 
la  reine  Caroline  d'Angleterre  faisait  ici  l'amour  publiquement 
avec  un  palefrenier  du  général  Pino,  nommé  Bergami,  qu'elle  a  créé 
baron,  et  avec  lequel  elle  rentrait  tous  les  soirs  dans  sa  chambre 
à  coucher,  à  dix  heures.  A  Pesaro,  elle  montrait  dans  son  salon 
^  propre  buste  et  celui  de  M.  le  baron;  car  c'est  ainsi  qu'elle 
el  qu'on  le  nomme.  Il  a  été  palefrenier  durant  la  campagne  de 
Russie,  et  n'y  a  pris  d  autre  part  que  de  soigner  les  chevaux  que 
montait  son  maître.  Mais,  depuis,  il  a  pris  trois  cent  mille  francs 
À  sa  maîtresse,  à  force  de  faire  faire  mauvaise  chère  aux  gens 
qu'elle  invile.  Comme  elle  est  folle  d'amour,  elle  n'y  prend  pas 
garde.  Il  dit  au  marchand  de  vin  :  <  Il  me  faut  dix  sous  par  bou- 

1.  9 


146  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

teille  ;  t  au  boulanger  :  c  II  me  faut  dix  pour  ceot  sar  voire 
compte.  »  —  Tout  le  moudre  crie  ;  c'est  un  scandale  et  m  mé- 
pris abomiuable.  Donc,  si  vingt  pairs  anglais  viennent  se  pro- 
mener six  mois  en  ce  pays,  ils  s'en  retourneront  avec  Tidée  qui 
leur  Qiieen  est  la  catin  la  plus  ignoble  des  trois  royaumes. 

C'est  ce  qui  fait  que  je  Tadmire,  c'est-à-dire  son  courage  d 
punir  ainsi  son  mari.  Probablement  le  mépris  et  la  haine  qu'o 
a  pour  lui  font  la  force  de  la  reine.  Tout  ce  qu'elle  ditd'Ompt( 
est  vrai.  Elle  a  avec  elle  un  bomme  courageux,  Yassalli,  et  i 
brave  colonel,  Italien  aussi,  dont  j!ai  oublié  le  nom.  Elle  est  g 
néreuse,  elle  écrit  des  lettres  de  quatre  ou  cinq  pages  de  ma 
vais  français,  pleines  de  feu,  d'idées»  d'orgueil  et  decourag 
j'en  ai  vu. 

Son  amour  n'est  que  physique  et  dégoûtant  ;  on  lui  préseï 
Bergami  pour  un  chasseur  derrière  sa  voiture;  elle  tooi 
amoureuse  de  ses  gros  favoris  noirs  à  la  première  vue.  Si  < 
eût  pris  quelque  beau  colonel  italien,  avec  deux  croix  et  vi 
campagnes,  elle  eût  eu  la  bonne  compagnie  pour  elle.  Le  e 
de  comtesse  Oldi,  qu'elle  porte,  est  celui  de  la  sœur  de  ] 
gami,  qui  a  épousé  un  comte;  lui  est  d'assez  bonne  famille. 

Voici  les  moyens  de  justification  de  ladite  Queen  ri*"  une  h 
de  son  mari,  qui  dit  explicitement:  <  Je  n'abandonnerai  jai 
pour  vous  une  telle,  ma  maîtresse  ;  de  votre  côte,  je  vous 
seille  de  vous  amuser  le  plus  que  vous  pourrez.  »  Cela  < 
première  année  du  mariage.  2**  Elle  a  fait  deux  enfants  ;  de 
avec  qui.  Allons?  —  Avec  le  vieux  roi  Georges  III,  parlant 
personne.  Tout  ce  qu'a  fait  Georges  IV  ici,  contre  elle,  est 
au  possible. 

Vous  saurez  que,  le  jour  de  la  Pentecôte,  21  mai,  je  croi 
fait  une  délicieuse  promenade  en  bateau,  sur  le  Tessin  et 
pour  aller  voir  les  jardins  de  Belgiojoso  ;  il  y  avait  des  fe 
jeunes,  gaies,  riches,  et  pour  moi  anti'Saiut^Aubin.  Seule 
j'ai  pris  une  petite  fluxion  de  poitrine  peu  forte,  mais  h 
car  je  suis  encore  faible.  J'ai  été  amusé  sur  mon  canapé  ] 
nouvelles  de  Paris  ;  je  dis  celles  qu'on  débitait.  Oa  est 
ultra-libéral  ici,  et  vingt  fois  la  Charte  a  été  proclamé! 
exception,  sur  la  place  du  Carrousel. 


LKttRES  A  SKS  AMIS.  147 

Jeûe  coHipreiids  pas  im  mot  à  ces de  Parisieus.  Que 

)l.  Laffitte  s'amuse  à  les  payer  quatre  fraucs  par  jour,  cela  me 
semble  dur  à  digérer;  que,  d*on  autre  c(^té,  ils  abandonneBl  le 
juste  solo  de  leurs  meubles  d'acajou,  pour  affronter  les  cuiras- 
siers de  la  garde  royale,  c'est  ce  que  je  ne  croirai  que  dans 
Taotre  monde  ;  car  alors  peut-être  je  les  mépriserai  moins. 
Mandez-moi  ce  que  je  dois  croire.  J'ai  vu  quatre  ou  cinq  témoins 
ucnlaires  qui  ont  eu  diablement  peur  et  qui  se  contredisent. 

Adressez-Touâ  à  M.  Garaffa,  qui  vous  donnera  les  airs  de  la 
Nina.  J'étais  cloué  dans  ma  chambre  le  jour  de  son  départ,  qui 
a  été  dix  fois  dilTéré  ;  je  n'ai  pas  pu  lui  remettre  quatre  ou  cinq 
cariosités  musicales,  mais  que  personne  ne  peut  chanter  à  Pa- 
ris. Croyez  qu'on  ne  pouvail  pas  mieux  faire  votre  commission. 

La  Nina  fait  un  archimystère  de  ses  airs  ;  ceux  que  Rossini 
Êibrique  sont  pour  la  Golbrand  et  étaient  pour  la  Gamporesi  ; 
c'est  pour  cela  qu'aucune  amateur  de  Paris  ne  les  chantera 
jamais. 

Rossini  mange  comme  trois  ogres  et  est  gros  comme  Nourrit 
de  rOpéra,  auquel  il  ressemble.  11  a  beaucoup  d'estime  pour 
mademoiselle  Ghomel.  Mademoiselle  Golbrand,  qu'il  dirige  de 
concert  avec  le  prince  Jablonowski  et  fiarbaglia,  est  furieuse 
cootre  la  Ghomel,  que  vous  avez  vue  à  Louvois. 

Sans  ma  faiblesse,  vous  seriez  arrivé  à  douze  pages  ;  mai» 
adieu. 

Laubry. 


LX 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  Ml....  ,  A  PARIS. 

Milan,  le  23  juillet  1820. 

Mon  cher  ami»  il  m'arrive  le  plus  grand  malheur  qui  pût  me 
tomber  sur  la  tète. 

Des  jaloux,  car  qui  est  celui  qui  n'en  a  pas,  ont  fait  circuler 
le  bruit  que  j'étais  ici  agent  du  gouvernement  français. 


>  % 


lis  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STËNDUAL. 

Il  y  a  six  mois  que  cela  circule.  Je  me  sub  aperçu  que  plu- 
sieurs persoones  cherchaienl  à  ne  pas  me  saluer  ;  je  m'ra  fichais 
roodemeut,  lorsque  le  bon  Plana  m'a  écrit  la  lettre  que  vous 
recevrez.  Je  ne  lui  en  veux  point  ;  cependant  voilà  un  terrible 
coup  !  Car»  enfin,  que  fait  ici  ce  Français?  Jamais  la  bonhomie 
milanaise  ne  pourra  comprendre  ma  vie  philosophique,  et  que 
je  vis  ici  avec  cinq  mille  francs  mieux  qu'à  Paris  pour  douze 

mille  francs. 

Envoyez,  je  vous  prie,  la  présente  lettre  et  celle  de  Plana 
à  Crozet,  à  Troyes.  Je  prie  Grozet  d'écrire  quelques  phrases  à 
Plana.  Donnez-moi  voire  avis  ;  que  faire  pour  détromper  mes 
connaissances  d*ici  ? 

Je  suis  trop  ému  pour  pouvoir  parler  d*un  autre  sujet.  Soyez 
sûr  que  je  ne  m'exagère  pas  la  chose.  Il  y  a  trois  mois  que  je 
n'ai  pas  été  admis  dans  une  société,  parce  qu'une  personne  im- 
partiale a  dit  :  «  S'il  vient,  plusieurs  personnes  (il  est  vrai  que 
ce  sont  des  gens  qui  me  haïssent]  se  retireront.  »  Je  n'ai  su  cela 
qu'il  y  a  deux  heures. 

Voilà  le  coup  le  plus  sensible  que  j'aie  eu  dans  ma  vie. 

Depuis  trois  mois  je  n'ai  pas  de  vos  lettres. 

U 


LXI 

A  MOKSlEin  LB  BARON  DE  M...,  A  PARIS. 

Milan,  le  8  août  1820. 

Mon  cher  ami,  M.  le  docteur  Razori  est  incontestablement 
un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  ce  pays.  Il  joint  mi 
esprit  étonnant  à  Tari  de  faire  des  cures  merveilleuses  commt 
médecin* 

M.  Giovanni  Fossati,  que  je  vous  présente,  est  l'âève  d( 
M^Raiori.  Cet  élève,  qui  est  di|à  un  nédeciB  distingué,  va  pas- 
ser «B  hiver  à  Finis»  pour  se  peifeciioMief  et  comparer  la  doc- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  140 

trioe des méiteciBS français  à  celle  de  M.  Razori,  quia  înTenté 
le  système  des  contre- stimulants. 

Recommandez  M.  Fossati  aux  premiers  médecins  de  yolre 
préfeciure,  et  donnez-lui  les  moyens  de  s'instruire.  Donnez-lui 
aussi  des  bUlels  de  spectacle. 

Je  n'ai  pas  de  lettre  de  vous  depuis  la  loi  sur  les  élections  ; 
voyez  quelle  paresse  abominable  !  Je  soupçonne  quelque  lacune. 

Adieu;  écrivez  donc. 

II.  Beylb. 


LXli 


▲  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M...,  A  PARIS. 

Milan,  le  30  août  1820. 

Mais  que  diable  devenez- vous?  Je  n'ai  pas  de  lettre  de  Votre 
Excellence  depuis  les  charges  de  cavalerie  sur  les  badauds  de 
Paris;  et  moi,  badaud  de  province,  je  ne  comprends  pas  encore 
lesdites  charges. 

Je  voudrais  vous  intéresser  par  des  nouvelles.  Savez-vous 

qu'un  M.  de  M ,  en  Savoie,  vient  d'avoir  un  grand-cordon 

des  la  Très-Sainte- Annonciade?  Voyez  le  journal  de  Milan  du 
25  ou  26  août. 

On  se  dégoûte  de  Rossini.  Sa  réputation  est  plus  générale  que 
jamais;  elle  est  arrivée  aux  bas  étages  de  la  société;  mais  la 
tète  revient  à  Mozart  et  Gimarosa,  ou,  mieux  encore,  elle  vou- 
drait du  nouveau.  Mercadante,  de  Naples,  me  semble  bien  pâle. 
-~  On  va  avoir  à  Milan,  en  octobre,  un  opéra  de  M.  Meyerbeer, 
juif  de  Berlin,  brûlant  d'enthousiasme  pour  la  musique,  enthou- 
siame  garanti  de  ridicule  par  quatre-vingt  mille  francs  de^rente. 
Hais,  comme  la  musique  de  Mercadante,  celle  de  Meyerbeer  ne 
fait  rien  sentir  de  nouveau,  malgré  toute  la  bonne  volonté  du 
mdBde.  —  Mademoiselle  Tosi,  fille  d'un  avocat  riche,  quand  on 
parlait  au  barreau,  et  pauvre  depuis  qu'on  écrit,  va  débuter  à  la 


i5U  ŒUVRES  POSTHUMES  DK  STBMDHAL. 

Scala,  eu  octobre.  Figure  soperbe  de  Ihéfttre,  beHe  vois, 
méthode,  id  est  aulaul  de  méthode  que  la  Gatalani. 

Avez-vous  été  intéressé  par  une  lettre  sur  la  Queen 
gleterre?  C'est  uue  foUe  dans  le  geore  ignoble  et  bas,  ue 
rofne  de  corps  de  garde,  yoilà  enfin  le  mot  propre,  plei 
plus  grand  courage.  Rien  de  plus  avéré  que  sa  d^oâtantc 
duite  avec  le  courrier  fiergami  ;  mais,  par  ce  maudit  espril 
position,  on  commence  à  la  nier. 

Ou  parlait  hier  soir  d'une  grande  conspiration  à  Paris, 
journaux  libéraux  sont  pleins  d'exagérations  sur  le  liber 
de  l'Italie.  A  Rome,  tout  est  prêtre,  laquais  ou  Mercure  d 
très;  les-nobles,  bétes  comme  des  pots  ;  il  n'y  a  pas  le  pk 
élànent  de  libéralisme;  chaque  ville  a  quinze  ou  vingt 
gens  qui  lisent  Benjamin  CoDSlant  et  font  des  oimè!  — ^  L 
traire  à  Bologne  et  Ferrare.  Uu  peu  des  deux  à  Rimini 
cône,  etc.  ;  là,  la  révolution  est  mûre. 

A  Milan  et  Venise,  le  gouvernement  est  si  juste,  si  de 
lent,  qu'au  fond  on  est  bien  :  des  vœux  vagues,  rien  de  pi 

En  Piémont,  deux  partis  acharnés  qui  voudraient  bien 
la  douceur  de  se  fahre  écarteler  réciproquement.  Mais  les 
sont  les  phis  forts.  Le  roi  n'est  que  le  chef  de  Taristocrs 
reine  est  ultra  exécrée;  on  dit  qu'elle  va  faire  occuper  A 
drie  par  une  garnison  allemande  ;  excellente  mesure, 
King  est  si  bon,  qu'il  peut  un  beau  matin  signer  la  consti 
Il  y  aura  beaucoup  de  sang  répandu  un  jour  ou  l'aul 
coups  de  couteau  recommenceront  de  plus  belle. 

J'ai  été  malade,  puis  calomnié;  je  me  sais  tranquillisé  ^ 
sant  quinze  jours  au  frais,  à  Varèse,  avec  l'aimable  Schi 
qui  me  chantait  toute  la  soirée  ;  elle  fait  ce  qu'elle  vev 
voix.  Elle  sera  libre  le  1"  avril  1821  ;  dites^le  aux  | 
Tbéfttre-Italien.  Elle  sait  trente  opéras,  dont  elle  a  l 
chanté  le  premier  rôle;  voilà  de  l'argent  comptant  po 
direction.  Mademoislle  Schiassetti  a  une  mémoire  si  étoi 
qu'elle  peut  chanter  demain  soir  celui  de  ces  trente  opëi 
plaira  à  Votre  Excellence.  Vous  aurez  un  contralto  a^ 
cordes  hautes,  uue  espèce  de  baryton  femelle.  Belle  tète  a 
elle  a  vingt  mille  francs  par  an. 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  i.51 

A  propos,  le  mari  de  la  maîtresse  de  lord  Byrou  est  préeisé- 
ineot  ao  bravo  du  quatorzième  siècle,  très*capable  d'assassiner 
rboinme  auquel  il  a  vendu  his  wife.  Cette  wife  est  une  grosse 
blonde,  portant  dans  la  rue  ses  appas  blancs  étalés  et  des  sou« 
liers  de  satin  rouge  ;  du  reste,  très-fraîche  et  vingt-trois  ans.  J'ai 
oublié  le  nom  de  cette  comtesse  de  Pesaro  ;  je  vous  Tai  dit  de 
Bologne.  —  Ledit  lord,  pour  se  faire  des  partisans,  se  fait  tout 
classique  en  parlant  aux  pédants  italiens  ;  par  exemple  :  Mezzo- 
fanti  à  Bologne  ;  cela  me  parait  bien  milord. 

Toute  la  Romagne  se  met  en  garde  nationale,  bon  gré  mal  gré. 
Le  cardinal  Consalvi  a  la  signature  du  pape  en  poche,  pour  une 
eoostitulion;  mais,  à  mes  yeux,  ledit  Consalvi  est  ath-dessous  de 
sa  position.—-  Adieu;  voilà  tout  ce  que  je  sais,  et  je  vous  ai  écrit 
nudgré  les  nerfs  :  voyez  Tamitié  ! 

M.  Tabbé  de  B...,  ami  du  duc  de  Broglie,  vient  de  mourir  de 
rage  de  n'être  rien  et  d'une  fluxion  de  poitrine. 


LXIil 

k  liONSIROR  R.  C...,  DIRECTEUR  DES  C0KTRI8DT10NS  INDIRECTES, 

A  MONTBRISON. 

Milan,  le  4  septembre  1820. 

Dans  le  petit  volume^  dont  ma  générosité  l'a  gratifié  Tannée 
dernière,  à  Gularo,  je  n'ai  pas  donné  le  portrait  du  voyageur; 
il  me  semblait  que  parler  de  soi  était  chose  ridicule.  Des  amis 
m'affirment  que,  dans  la  circonstance,  il  n'en  est  pas  ainsi. 
Donc,  la  nouvelle  édition  comprendra  le  portrait  dudit  voyageur, 
et  quelques  observations  de  son  cru  sur  les  femmes  italiennes  : 
je  veux  te  faire  jouir  de  ce  supplément  par  anticipation. 

LE  VOYAGEUR. 

É 

Le  grand  mal  de  la  vie  pour  moi,  c'est  l'ennui.  Ma  tête  est 

'  home  y  Napht  et  Plorena  en  1817. 


452  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

une  lanterne  magique  ;  je  m'amuse  avec  les  images,  folle 
tendres,  que  mon  imagination  me  présente.  Un  quart  d'h 
après  que  je  suis  avec  un  sot»  mon  imagination  ne  m'offre 
que  des  images  ternes  et  fastidieuses.  Vlncomtant  raconte 
ce  qui  le  charme  dans  les  voyages,  c'est 

Qu'on  ne  revoit  jamais  ce  qu'on  a  dé%k  vu. 

Je  suis  inconstant  d'une  manière  un  peu  moins  rapidi 
n*est  qu'à  la  seconde  ou  troisième  fois  qu'un  pays,  qu'une 
sique,  qu'un  tableau,  me  plaisent  extrêmement.  Enguil 
musique,  après  cent  représentations,  le  tableau,  après  t 
visites,  la  contrée,  au  cinquième  ou  sixième  voyage,  com 
cent  à  ne  plus  rien  fournir  à  mon  imagination,  et  je  m'enn 

On  voit  que  mes  bêtes  d'aversion,  ce  sont  le  fmlgaire  e( 
fecté.  Je  ne  suis  irrité  que  par  deux  choses  :  le  manque  de  li 
et  le  papisme,  que  je  crois  la  source  de  tous  les  crimes.  Ui 
humain  ne  me  paraît  jamais  que  le  résultat  de  ce  que  le 
ont  mis  dans  sa  tête,  et  le  climat  dans  son  cœur.  Quand  j( 
arrêté  par  des  voleurs,  ou  qu'on  me  tire  des  coups  de  fu 
me  sens  une  grande  colère  contre  le  gouvernement  et  k 
de  l'endroit.  Quant  au  voleur,  il  me  plaît  s'il  est  éner{ 
car  il  m'amuse. 

Gomme  j'ai  passé  quinze  ans  à  Paris,  ce  qui  m'est  le  pi 
différent  au  monde,  c'est  une  jolie  femme  française.  Et  s( 
mon  aversion  pour  le  vulgaire  et  l'affecté  m'entraîne  au  d 
l'indifférence.  Si  je  rencontre  une  jeune  femme  française  < 
par  malheur,  elle  soit  bien  élevée,  je  me  rappelle  suf-le-< 
la  maison  paternelle  et  l'éducation  de  mes  sœurs;  îe  { 
tous  ses  mouvements  et  jusqu'aux  plus  fugitives  nnaoces 
pensées.  C'est  ce  qui  fait  que  j'aime  beaucoup  la  mauvaise 
pagnie,  où  il  y  a  plus  d'imprévu.  Autant  que  je  me  co 
voilà  la  fibre  sur  laquelle  les  hommes  et  les  choses  d'itali 
venus  frapper. 

LES  FEMMES. 

Qu'on  juge  de  mes  transports  quand  j'ai  trouve  en 


LETTRES  A  SES  AMIS.  i55 

ssm  qu'aucim  Toyagear  m'eût  gâté  le  plaisir  en  m'atertissant, 
que  c'était  précisément  dans  la  bonne  compagnie  qu'il  y  avait 
le  plus  dHmprévu,  Ces  génies  singuliers  ne  sont  arrêtés  que  par 
le  manque  de  fortune  et  par  Timpossible;  s'il  y  a  encore  des 
préjugés,  ce  n'est  que  dans  les  basses  classes. 

Les  femmes,  en  Italie,  avec  râmc  de  feu  que  le  ciel  leur  a 
donnée,  reçoivent  une  éducation  qui  consiste  à  peu  près  unique* 
meot  dans  la  musiqiué  et  une  quantité  de  momeries  religieuses. 
Le  point  capital,  c'est  que,  quelque  péché  qu'on  commette,  en 
s'en  confessant,  il  n'en  reste  pas  de  trace.  Elles  entrevoient  la 
conduite  de  leur  mère  ;  on  les  marie;  elles  se  trouvent  enfin  dé- 
livrées du  joug,  et,  si  elles  sont  jolies,  de  la  jalousie  de  leur 
mère.  Elles  oublient,  en  un  clin  d'œil,  toute  la  religion,  et  con- 
sidèrent tout  ce  qu'on  leur  a  dit  comme  des  choses  excellentes, 
mais  bonnes  pour  les  enfants. 

Les  femmes  ne  vivent  pas  ensemble;  la  loge  de  chacune 
d'elles,  au  théâtre,  devient  une  petite  cour  ;  tout  le  monde  veut 
obtenir  un  sourire  de  la  reine  de  la  société  ;  personne  ne  veut 
gâter  l'avenir. 

Quelques  folies  qu'elle  dise,  dix  voix  parlent  à  la  fois  pour  lui 
donner  raison  ;  il  n'y  a  de  différence  que  par  le  plus  ou  moins 
d'esprit  des  courtisans.  Il  n'y  a  qu'un  point  sur  lequel  la  reine 
de  la  société  puisse  essuyer  des  contradictions  ;  elle  peut  dire 
qu'il  est  nuit  en  plein  midi  ;  mais  si  elle  s'avise  de  dire  que  la 
musique  de  Paër  vaut  mieux  que  celle  de  Rossini,  dix  voix  s'élè- 
vent pour  se  moquer  d'elle.  Du  reste,  toutes  les  parties  de  cam- 
pagne, tous  les  caprices  les  plus  fous  qui  lui  passent  par  la  tète, 
sont  autant  d'oracles  pour  sa  cour. 

Vous  voyez  comment  chaque  femme  ici  a  des  manières  à 
elle,  des  idées  à  elle,  des  discours  à  elle.  D'une  loge  à  l'autre, 
vous  trouvez  un  autre  monde;  non-seulement  d'autres  idées, 
nais  une  autre  langue  ;  ce  qui  est  une  vérité  reconnue  dans  l'une 
est  une  rêverie  dans  l'autre  ;  c'est  comme  être  ambassadeur  à 
la  cour  d'un  prince  jeune  et  militaire,  ou  à  celle  d'un  vieux  sou- 
verain prudent.  (En  1810,  cours  de  Bade  et  de  Dresde.) 

Ici,  les  moyens  de  plaire  aux  femmes  par  la  conversation  (l'es- 
prit)  sont  donc  très-différents.  Il  n'y  a  de  ressemblance  qu'en 

9. 


i54  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

denx  choses»  et  Vessence  de  ces  choses,  qotfid  elles  scmt  lilwes, 
esl  d*étre  étemeUement  différente  :  c'est  rimaginatioD  et 
l'amour. 

Tout  homme  qui  conte  clairement  et  avec  feu  des  choses 
nouvelles  est  sûr  des  applaudissements  des  femmes  d'Italie. 
Peu  Importe  qu'il  fasse  rire  ou  pleurer;  pourvu  qu'il  agisse  for- 
tement sur  les  cœurs,  il  est  aimable.  Vous  pouvez  leur  conter  la 
fiable  de  la  comédie  du  Tartufe,  ou  la  manière  barbare  avec 
laquelle  Néron  vient  d'empoisonner  Britannicus,  vous  les  inté- 
resserez autant  qu'en  leur  contant  la  mort  du  roi  Murât  ;  il  s'agit 
d'être  clair  et  extrêmement  énergique.  Gomme  la  sensibilité 
l'emporte  de  bien  loin  sur  la  vanité,  vous  plairez,  même  en 
étant  ridiculement  outré;  on  s'aperçoit  de  l'enflure,  mais  ce 
n'est  pas  une  offense.  Le  livre  dont  eUes  raffolent  aujourd'hui, 
c'est  Y  Histoire  de  VInquisition  (VEspagnef  de  M.  Llorente  ;  par 
ses  noirs  fantômes,  il  les  empêche  de  dormir.  Un  inquisiteur 
qui  viendrait  à  Milan  dans  ce  moment  pourrait  être  très  à  la 
mode  et  fort  couru. 

Les  événements  (vicende)  d'une  vie  orageuse,  sous  l'apparence 
de  la  tranquillité,  forment  bien  vite  le  jugement  des  dames  ita- 
liennes ;  il  leur  est  permis  de  dire  des  sottises,  mais  non  pas 
d'en  faire  ;  chaque  erreur  est  sévèrement  punie  par  les  événe- 
ments. Chez  nous,  on  trouve  de  Vagrément  et  puis  de  la  niai- 
serie dès  qu'on  entrevoit  une  ombre  de  péril  :  c'est  le  con- 
traire ici. 

IjCs  femmes  italiennes  ont  du  caractère  contre  tous  les  acci- 
dents de  la  vie,  excepté  contre  la  plaisanterie,  qui  leur  semble 
toujours  une  atrocité.  Jamais,  dans  le  monde,  un  homme,  pour 
plaire  à  son  amie,  ne  persifle  une  autre  femme,  puisque  jamais 
denx  femmes  ne  sont  ensemble  qu'en  cérémonie.  Par  la  même 
raison,  jamais  deux  femmes  ne  se  picotent.  Cette  horreur  pour 
la  plaisanterie  se  trouve  au  même  degré  chez  les  hommes  ;  au 
momdre  root  qui  peut  être  une  raillerie,  vous  les  voyez  changer 
de  couleur.  Tel  est  le  mécanisme  qui  rend  impossible  ici  l'esprit 
français;  l'Apennin  se  changera  en  plaine  avant  qu'il  puisse 
s'introduire  eu  Italie.  La  louange  fine  et  dâicate  ne  peut  avoir 
de  grâce  qu'autant  que  la  critique  est  permise  ;  comment  le  goût 


LETTRES  A  SES  AMIS.  t55 

de  la  soeiéié  pourrait41  natlre  ici,  paisque  ce  qui  fait  le  charme 
de  la  société  ne  peut  y  exister?  Gomment  des  indifférents  réunis 
dâos  on  beau  salon,  bien  chauffé  et  bien  éclairé»  peuvent-ils  se 
donner  du  plaisir»  si  la  plaisanlerie  est  interdite?  Les  habitudes 
et  les  ^éjugés  des  Italiens  les  forcent  donc  à  passer  leur  vie 
en  lête-à-téte. 

Ajoutez  que  la  politesse  qui  porte  à  préféjrer  les  autres  à  soi 
passe  ici  pour  faiblesse,  dans  un  salon  ;  jugez  de  ce  que  c'est  au 
café,  au  spectacle»  dans  les  lieux  publics.  Un  étranger  est  obligé 
de  refaire  son  éducation  et  à  tous  moments  se  trouve  Xrop  poli  ; 
s'il  fait  la  moindre  plaisanterie  à  son  ami,  Fautre  croit  qu'il  ne 
Taime  plus. 

Chez  les  hommes»  comme  parmi  les  femmes,  les  caractères  se 
déploient  ici  en  toute  liberté;  il  y  a  plus  de  génies  et  plus  de 
sots.  Les  bètes  le  sont  à  un  point  incroyable  et  à  tout  moment 
voos  surprennent  par  des  traits  à  faire  constater  par  témoins, 
si  Ton  veut  les  conter. 

Ub  de  mes  amis»  il  y  a  huit  jours,  était  allé  rendre  visite  à 
iioe  très-nouvelle  connaissance  et  à  une  heure  très-indue.  Li* 
mari  était  à  deux  lieues  de  là,  dans  sa  terre,  a  tirer  le  pistolet 
avec  ses  amis;  la  pluie  vint;  ennuyés  de  leur  soirée,  ils  rentrent 
à  Brescia.  Le  mari»  très-jaloux  de  son  naturel,  va  droit  à  la 
chambre  de  sa  femme  ;  étonné  de  la  trouver  fermée,  il  frappe, 
ses  pistolets  à  la  main.  La  femme  dit  à  son  amant,  en  riant  et  eu 
chantant  :  «  Ah  !  voilà  mon  mari!  »  et  elle  court  lui  ouvrir,  Tem- 
brasse  et  lui  dit  :  «  Sais-tu?  Colonna  est  là.  ~  Et  où  est-il?  •— 
Dans  le  petit  cabinet  à  côté  de  mon  lit.  »  A  ces  mots,  Famant,  ne 
voulant  pas  se  laisser  bloquer  dans  le  cabinet,  sort  assez  mal  en 
ordre.  Qu'on  se  figure  la  iTiine  de  ces  deux  hommes,  le  mari 
homme  violent  et  les  pistolets  chargés  à  la  main  !  Tout  se  passa 
CQ  plaisanterie»  un  peu  forcée,  je  m'imagine.  Gomme  Tamant 
s'en  allait  et,  à  sa  grande  joie,  se  trouvait  déjà  dans  Tanti- 
cbambre,  le  mari  le  rappelle  d  un  air  fort  sérieux  ;  Vautre  tra- 
verse tous  ces  grands  salons  sombres»  éclairés  chacun  par  une 
seule  bougie.  Le  mari  le  rappelait  pour  lui  faire  cadeau  d'un 
fort  beau  panier  de  gibier  que  son  garde-chasse  venait  de  lui 
apporter  à  la  campagne.  Voulait-il  se  moquer  de  lui?  c'est  ce 


156  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

que  nous  ii*avons  pas  pu  encore  deviner.  Mais  voilà  ce  que  j*ap< 
peHe  une  idiote  cbarmante  :  qu'on  juge  des  femmes  d'esprit! 

L'essentiel  de  Vesprit  ici,  à  Tégard  des  femmes,  c'est  beaucoup 
dHmprévu  et  beaucop  de  clair-obscur  (différence  très-marquée 
des  grands  clairs  aux  grandes  ombres)  ;  et  dans  la  personne, 
beaifeoup  d'air  militaire ,  le  moins  possible  de  ce  que  ron 
appeUe  en  France  l'air  robin,  ce  ton  de  nos  jeunes  magistiais, 
l'air  sensé,  important,  content  de  soi,  pédant  :  c'est  leur  bêle 
d'aversion;  eUes appellent  cela  l'air  andeghè;  elles  adorent  les 
moustacbes,  surtout  celles  qui  ont  assisté  aux  revues  de  Na- 
poléon. 

Rien  n'est  plus  rare  et  surtout  moins  durable  que  de  voir  une 
femme  en  recevoir  d'autres  ;  il  faut  pour  cela  des  circonstances 
extrêmement  particulières,  par  exemple,  qu'elles  soient  toutes 
deux  jolies  et  qu'en  aimant  beaucoup  l'amour,  elles  se  soucient 
peu  de  l'amante 

Ce  trait  frappant  des  mœurs  milanaises  a  été  formé  ou  fortifié, 
je  ne  sais  lequel,  par  le  théâtre  de  la  Scala.  Là,  chaque  femme 
reçoit  tous  les  soirs  ses  amis  et  brille  seule  dans  sa  loge,  4m, 
pour  ne  pas  emprunter  une  idée  française,  elle  est  le  seul  objet 
des  galanteries  et  des  flatteries  des  visitants.  Les  femmes  qui  n'oot 
pas  le  bonheur  d'avoir  une  des  deux  cents  loges  de  ce  théâtre  re- 
çoivent quelques  amis  qui  font  un  taroCf  assaisonné  des  paroles 
les  plus  grossières  :  asinone,  coujonon?  ce  jeu  est  une  dispute 
continuelle.  Dans  la  petite  bourgeoisie  et  dans  les  maisons  où 
l'on  vit  à  l'antique,  la  bouteille  de  vin  bm  est  sur  le  champ  de 
bataille,  et  sert  à  redonner  courage  aux  combattants. 

Les  agréments  plus  délicats,  une  fois  qu'on  les  a  goûtés, 
d'une  société  mélangée  d'hommes  e(  de  femmes,  sont  inconnus 
ici.  Les  hommes  ne  demandent  pas  d'une  manière  impérieuse 
des  jouissances  dont  ils  n'ont  pas  d'idée,  et  il  faudrait  les  exiger 
de  ce  ton,  pour  obtenir  des  femmes  une  chose  qui  blesse  si 
cruellement  leurs  intérêts  les  plus  chers. 

Tel  est  le  mécanisme  en  vertu  duquel  il  ne  se  formera  jamais 
de  société  à  Milan.  Â  Paris,  la  société  absorbe  tout  un  homme  ; 

*  Comme  la  Nina  et  la  Bonsignori.  (H.  B.)  i 


LETTRES  A  SES  AMIS.  157 

no  homme  de  société  n'est  plus  rien;  loat  lui  dit  comme  la  ba- 
roorie  des  Dehors  trompeurs  : 

Ne  soyes  point  épouT»  ne  soyez  point  amant  ; 
Soyez  rhomme  da  joar,  et  tous  serez  channant. 

C*est  que  la  vanité  fait  les  cinq  sixièmes  de  l'amour  chez  un 
Praoçais.  Ici,  c>6t  tout  autre  chose  :  Famour  est  bien  Tamour, 
et  quoiqu'il  soit  plus  enchanteur,  il  ne  demande  point  le  sacri- 
fice de  toute  votre  vie,  de  toutes  vos  occupations,  de  toute 
yemffreinte  qui,  au  fond,  vous  distingue  des  autres  hommes. 
Ici,  c'est  la  maîtresse  qui  prend  le  ton  de  Thomme  qu'elle  aime. 
La  maîtresse  de  Ganova  est  artiste,  et  celle  de  Spalianzani  Tai- 
dait  dans  ses  expériences  de  physique.  Parmi  les  jeunes  gens, 
excepté  deux  ou  trois  sots  cités,  personne  ne  songe  à  être 
mieux  mis  qu'un  autre  :  il  faut  être  comme  tout  le  monde. 
Trois  ou  quatre  hommes  à  bonnes  fortunes  m'ont  paru  générale- 
ment délestés  des  femmes  ;  les  plus  jolies  ne  voudraient  pas  les 
recevoir,  mais  sMls  savent  leur  métier  et  qu'ils  les  trouvent, 
par  hasard,  dans  une  maison  de  campagne,  ils  peuvent  hss 
rendre  folles  en  une  soirée;  c'est  ce  dont  j'ai  été  témoin  et 
presque  confident. 

Qn'avez-vons  donc?  disais-je  à  une  jolie  femme  :  —  «  Je  suis 
blessée  au  cœur,  me  dit-elle  franchement,  ce  mauvais  sujet  me 
plait.  »  —  La  nuit,  elle  réveiUa  son  mari  :  «  Emmenez-moi,  lui 
dil-elle,  ou  je  ferai  quelque  folie.  »  Il  ne  se  le  fit  pas  répéter,  et 
dix  minutes  après  ils  étaient  sur  la  route  dé  Venise. 

On  me  reprochera  de  tout  louer.  Hélas  !  non  :  j'ai  un  grand 
malheur  à  décrire,  rien  n'est  plus  petite  ville  que  la  grande  so- 
ciété de  Milan.  Il  se  forme  comme  une  espèce  d'aristocratie, 
des  deux  cents  femmes  qui  ont  une  loge  à  la  Scala  et  de  celles 
qu  vont  tous  les  soirs  au  Corso  en  voiture;  dans  ce  cercle,  qui 
est  celui  de  la  mode  et  des  plaisirs,  tout  est  connu.  Le  premier 
regard  qu'une  femme  donne  à  la  salle,  en  arrivant  dans  sa  loge, 
est  pour  en  passer  la  revue  ;  et  conme  depuis  la  chute  du 
royaume,  en  1814,  il  n'y  a  plus  de  nouvelles,  si  elle  remarque 
la  moindre  irrégnlarité,  si  M.  un  tel  n'est  plus  vis-à-vis  de  ma» 


158  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dame  une  lelle,  elle  se  tourne  vers  son  amant,  qui  va  au  par- 
terre, et  de  loge  en  loge,  pour  savoir  co«'  é  dé  neuf  (ce  qu'il  y  a 
de  nouveau).  Vous  n^avez  pas  d'idée  de  la  facilité  avec  laquelle 
on  arrive,  en  une  demi-beure,  à  une  information  précise.  L'a- 
mant revient  et  apprend  à  son  amie  pourquoi  M.  un  tel  n'est 
pas  à  son  poste.  Pendant  ce  temps-là,  elle  a  remarqué  que  le 
Del  Canto,  un  officier  de  ses  amis»  est  depuis  trois  jouis  assis 
au  parterre,  toujours  à  la  même  place.  —  Et  ne  savez- vous  pas, 
lui  dit-on,  qu'il  lorgne  la  comtesse  Gonti? 

Je  m'imagine  que  cet  affreux  caquetage,  ce  peitegolismo,  qui 
fait  aussi  le  malheur  des  petites  villes,  ne  corrompt  pas  autant 
la  société  des  marchands  et  des  gens  moins  riches,  dont  les 
femmes  vont  tout  simplement  au  parterre,  ou  dans  quelque,  loge 
d'emprunt. 

La  naissance  ne  fait  rien  pour  être  admis  dans  cette  aristo- 
cratie de  la  Scala  ;  il  ne  faut  absolument  que  de  la  fortune  et  un 
peu  d'esprit.  Il  y  a  telle  femme  très-noble  qui  se  morfond  dans 
sa  loge  avec  son  nervantf  et  dont  on  se  garde  bien  d'aller  trou- 
bler le  téte-à-téte.  Ces  femmes-là  ne  peuvent  avoir  des  hommes 
un  peu  bien  ;  elles  sont  réduites  à  quelque  espèce,  ordinairement 
quelque  cadet  de  grande  famille,  dont  le  frère  a  quatre-vingt 
mille  livres  de  rente  et  qui,  lui,  a  huit  cents  francs  de  pension  et 
la  table. 

Dans  quelques  famiHes  très-nobles  et  très-antiques,  j*ai  dis- 
tingué de  certaines  nuances,  qui  tiennent  encore  aux  mœurs 
des  Espagnols,  qui  ont  si  longtemps  opprimé  et  pollué  ce  beau 
pays  avec  Tinfàme  administration  de  Philippe  II. 

C'est  à  ce  prince  exécrable  et  à  ses  successeurs  qu'il  faut 
attribuer  tous  les  malheurs  de  l'Italie  et  Ui  bêtise  générale  qui  a 
pris  la  place  des  lauriers,  dans  tous  les  genres,  dont  son  heu- 
reux sol  était  couvert  avant  l'an  1530.  L'influence  de  Napoléon 
n  fait  tomber  les  idées  espagnoles;  mais  si  le  remède  fut  éner- 
gique, il  a  été  appliqué  trop  peu  de  temps. 

Les  gens  à  la  mode,  ici  comme  en  France,  sont  les  officiers  à 
demi-solde.  Au  reste,  c'est  à  leur  amabilité  et  à  l'abondance  de 
leurs  idées  que  vous  vous  apercevez  qu'ils  ont  servi  ;  ils  n'ool 
rien  de  cette  jactance  militaire,  de  ce  ton  blagueur,  qui  me 


LETTRES  A  SES  AMIS.  i50 

choquait  tant  à  Londres,  dans  eettaines  réunions  de  Saint- 
James 's  street. 

Un  autre  inconvénient  de  la  société  ici,  c'est  qu'on  meurt 
d^inedia  (d'épuisement)  ;  on  ne  sait  que  dire,  il  n'y  a  jamais  de 
nouvelles.  La  Minerve^  est  proscrite  à  Milan,  comme  au  jardin 
des  Tuileries,  et  le  Journal  du  commerce  est  prohibé.  La  soii'ée 
se  passe,  entre  hommes,  à  maudire  la  bassesse,  Thypocrisie  et 
les  mensonges  des  seuls  journaux  qu'ils  reçoivent.  Ils  se  mettent 
dans  une  colère  comique  et  affublent  les  rédacteurs  des  épi- 
diètes  les  plus  avilissantes,  et  faute  de  savoir  ce  qui  se  passe, 
toutes  les  discussions  politiques  se  terminent  par  des  cris  de 
rage.  L*on  se  tait  un  moment  et  puis  on  se  met  à  parler  des 
ballets  de  Vigano  ;  la  Vestale  et  Otello  ont  plus  fait  parler  à 
Milan,  même  dans  les  basses  classes,  qu'à  Paris  la  dernière 
conspiration  des  Ultra. 

Or  une  discussion  sur  Olello  n'est  pas  si  utile,  mais  est  infi- 
niment plus  agréable  qu'une  discussion  sur  M.  de  Marchangy. 
ffie  ne  viendra  que  trop  tôt  pour  les  aimables  Milanais,  cette 
fièvre  politique  qui  rend  inaccessible  à  tous  les  arts  et  par  la- 
Qoelle  pourtant,  grâce  à  la  féodalité,  il  faut  passer  pour  arriver 
au  bonheur.  En  attendant,  les  gens  que  nous  sommes  obligés  de 
ne  m^riser  qo^en  secret  à  Paris  sont  ici  affublés  de  tous  les 
noms  qu'ils  méritent,  et  les  Lanjuinais,  les  B.  Constant,  les 
Gamot,  les  Exelmans,  portés  aux  nues.  La  Gazette  de  Lugano 
donne,  deux  fois  par  semaine,  des  nouvelles  de  ces  gens  que 
l'on  aime  sans  pouvoir  s'en  entretenir  ;  il  n'est  pas  de  loge  où  je 
n'aie  entendu  parier  ce  soir  du  procès  de  M.  Dunoyer  et  de  la 
sérénade  que  lui  ont  donnée  les  jeunes  gens  de  Rennes. 

Et,  me  dira-t-on,  vous  avez  vu  tout  cela  en  un  mois?  —  Les 
trois  quarts  des  choses  que  je  dis  peuvent  se  trouver  inexactes, 
et  je  les  donne  pour  ce  qu'elles  valent,  pour  les  apparences; 
j'ai  cru  voir  ainsi.  L'on  ne  lirait  plus  de  voyages  si  on  exigeait 
de  chaque  voyageur  qu'il  eût  habité  assez  longtemps  les  villes 

*  Revue  hebdomadaire  publiée  de  février  1818  à  mars  1820;  elle  eut 
«ne  très-grande  vogue,  et  fut  tuée  par  l'établissement  de  la  censure,  après 
Tattassinat  du  duc  de  Berri.  (R.  G  ] 


i60  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STE!9DHAL. 

dont  il  parle,  pour  pouvoir  donner  à  ses  récils  Tapparence  de 
la  ceriitude.  Il  faudrait  habiter  cinq  ou  six  ans  Tltalie  ou  TAn- 
gleterre  avaut  de  les  juger;  les  gens  qui  s'expatrient  ainsi 
sont,  pour  la  plupart,  des  négociants  et  non  des  observateurs. 


LXIV 


A   MONSIIOR   LE  BARON   DE   M...,   A   PARIS. 

Milan,  le  10  octobre  1820. 

L'enthousiasme  de  Parihénope  ^  est  à  son  comble,  général, 
brûlant,  sans  bornes.  La  rage  a  gagné  jusqu'aux  évèques  et  ar- 
chevêques. Je  parierais  cent  contre  un  qué'tout  cela  est  vrai  ;  il 
faudrait  vingt  pages  pour  vous  dire  comment  cela  m'a  été  coalé. 
11  parait  que  le  Ring  a  voulu  se  sauver  quatre  fois  et  qu^il  est 
dans  le  tombeau  de  la  nourrice  d'Ënée',  place  très-forte.  Ce 
peuple  enthousiaste  est  rempli  des  erreurs  et  préjugés  les  plus 
archiridicules.  On  tuera  fort  bien  un  homme  à  Naples  parce 
qu'on  croit  que  sou  regard  peut  porter  malheur  aux  mesures 
annoncées  dans  une  affiche  qu'on  lit.  Ces  gens  se  préparent  (aus- 
sitôt qu'ils  seront  sûrs  que  nos  soldats  entreront  chez  le  pape),  ils 
^  préparent,  dis-je,  à  s'emparer  de  Rome,  Florence,  Bologne. 
A  Rome  et  à  Bologne,  ils  trouveront  beaucoup  de  soldats  d'an- 
ciens régiments  français,  pleins  de  feu  et  de  bravoure.  Les  Ma- 
caroni  ont  aussi^des  projets  sur  Âncône,  mais  ils  seront  déjoués  ; 
nos  braves  soldats  peuvent  s'embarquer  à  Trieste,  quand  le  parti 
sera  pris  à  Troppau,  et  eu  trois  jours  être  maîtres  d' Ancône. 

Rome  est  pourrie;  il  en  sortira  deux  ou  trois  mille  bourgeois, 

prétendus  libéraux,  qui  feront  d'excellents  soldats;  mais  le  pays 

ne  bougera  pas.  On  est  furieux  et  plein  d'enthousiasme  à  Toleii- 

^lino,  Ancône,  Forli,  Gesena,  Bologne.  On  bavarde  beaucoup  à 


*  Révolution  de  Naples  en  1820. 

*  La  cilndollo  de  Gaête. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  iOl 

FioreDce  ;  mais  ]cs  nobles,  qui  se  sont  faits  libéraux,  seront  ga- 
gnés au  moment  du  danger,  et,  de  concert  avec  les  prêtres,  qui 
sont  cinq  cents  à  Pérouse,  petite  ville  de  quatre  mille  âmes,  ils 
arrêteront  tout  :  pays  douteux. 

Lacques,  archijacobin.  —  Brescia,  idem,  —  Milan  et  Venise, 
ventrus.  L'ancien  militaire  se  battrait  avec  le  plus  grand  plaisir; 
mais  Tadminislration  est  juste,  bumaine,  conduite  par  des  bom- 
mes  du  plus  grand  talent;  le  souverain,  bomme  éminemment 
raisonnable  et  sage. 

Chaque  jour  la  poste  apporte  à  chaque  syndic  piémontais 
deux  ou  trois  proclamations  jacobines.  11  y  a  en  une  pétition 
iignée,  demandant  au  roi  une  ancienne  constitution  d*un  Phili" 
hert/]e  crois,  qui,  quoique  gotbîque,  donnerait  la  liberté.  Le 
i^mg était  d'avis  de  la  donner;  trois  ministres  ont  dit  que  ce  fà- 
cheai  remède  était  le  seul  qui  pût  conserver  Gènes  à  la  monar- 
chie. —  On  est'  furieux  à  Gènes;  ils  veulent  leur  ancienne  aris- 
locratie  bête.  La  Qveenei,  dit-on,  Saint-Marsan,  ont  fait  ajourner 
la  constitution;  OD  avait  peur  que,  sous  ce  prétexte,  Tannée  du 
voisin  n'entrât. 

Toot  le  monde  a  la  fièvre,  tout  s'agite.  Plût  à  Dieu  que  tous 
les  jacobins  eussent  été  déportés  au  Texas  ! 

Pour  rendre  ma  lettre  amusante,  il  faudrait  vous  donner  des 
anecdotes,  dont  elle  est  le  jus:  mais  j'ai  des  nerfs.  Comptez  que 
j'ai  plutôt  afEftibli  les  couleurs. 

Écrivez,  écrivez  ;  je  ne  sais  rien  que  par  vous. 


LXV 

A  HESSIEUBS  LES  nÉPUTÉS  DE  LA  FRANCE. 

La  Cadenabbia  (lac  deComo),  le  15  novembre  1820. 

Messieurs, 

L'on  a  dit  que  les  académies  sont  utiles  dans  le  cas  où  l'objet 
^e  leurs  travaux  est  de  ranger  et  de  mettre  en  ordre  la  masse 


ttô     lEUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

(les  GOimaîssaDGes  humaines,  ou  de  veUler  à  ce  ({ae  les  décou 
vertes  utiles,  après  avoir  brillé  durant  un  certain  temps,  ne  re- 
tombent pas  dans  Toubli.  Par  exemple,  on  avait  au  moyen  âge,  ci 
Italie,  Fart  de  transporter  les  édîBces;  Ton  ne  peut  douter  qoi 
plusieurs  tours  n'aient  été  transportées,  sans  que  leur  soUdti 
^n  souffrit,  à  quelques  centaines  de  mètres. 

Les  académies  sont  utiles  pour  conserver  les  inventions  di 
génie  ;  servent^elles,  dans  leur  état  actuel,  à  encourager  le  gé 
nie  et  à  multiplier  les  inventions  de  tout  genre  qui  font  la  gloir 
et  la  richesse  d'une  nation?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Quand  le 
académies  ont  agi  comme  corps,  on  les  a  vues  persécuter  leTass 
ou  blâmer  Corneille. 

On  vous  demande  une  loi,  messieurs,  qui,  loin  d^entraver  i 
génie,  excite  les  hommes  singuliers,  doués  de  cette  faculté, 
être  utiles  à  leur  patrie. 

Le  travail  de  chaque  homme  est,  en  général,  récompensé  pa 
la  société  dont  il  fait  partie,  suivant  le  degré  d'utilité  de  ce  tra 
vail.  La  loi  ne  doit  changer  le  taux  naturel  de  l'appréciation  e 
du  payement  d'un  travail  quelconque  qu'après  les  plus  mûre 
délibâralious. 

Mais,  s'il  est  un  fait  généralement  reconnu,  c'est  que  l'im 
mense  majorité  des  hommes  n'a  pour  les  œuvres  du  génie  qu'uni 
estime  sur  parole.  La  masse  n'admire  et  ne  comprend  que  c< 
qui  ne  s'élève  que  de  peu  au-dessus  du  niveau  général.  Si  noi 
poétiques  de  tout  genre  ne  proclamaient  comme  à  l'envi  le  mé- 
rite de  la  Fontaine  et  de  Corneille,  il  est  permis  de  croire  qu'i 
serait  peu  senti  par  la  majorité  des  hommes  qui  ont  du  loisir  ei 
qui,  à  l'égard  des  lettres,  forment  le  public.  La  vie  active  qti 
procure  les  richesses  a  peu  de  considération  pour  la  vie  contem- 
plative, qui  conduit  un  Pascal  ou  un  Descarles  aux  découvertes 
les  plus  importantes.  Le  public  étant  peu  reconnaissant  à  Tégani 
des  hommes  de  génie,  au  moins  durant  le  temps  que  ceux-ci, 
jeunes  encore,  sont  en  état  de  produire,  ces  hommes  de  géuie, 
qui  sont  toujours  en  petit  nombre,  pourront  recevoir  des  moyens 
de  subsistance  sans  qu'il  en  coûte  beaucoup  au  trésor.  D'autre 
part,  leurs  ouvrages  étant  d'une  véritable  utilité  à  la  nation,  soit 
directement  par  le  plaisir  intellectuel  qu'ils  procurent  et  par  les 


liËTTUES  A  S£S  AMiS.  165 

idées  justes  qu'ils  placent  dans  la  téCe  de  beaucoup  de  leurs 
concitoyens  qui  ainsi  sont  plus  heureux,  soit  indirectement  par 
roniversalilé  qu'ils  procurent  à  la  langue,  il  nous  semble  qu'on 
œ  léserait  pas  les  citoyens  en  prenant  sur  la  masse  de  Timpôt 
oae  somme  de  trois  cent  mille  firancs  pour  les  académies. 
Le  projet  suivant  *  tend  à  concilier  la  considération  publique 
aux  hommes  cmincnts  dans  les  diverses  parties  du  savoir  hu- 
raaiu' 


LXVI 

A   HONftIRDR  LE  BARON   DE  M...,   A  PARIS. 

Milan,  le  22  décembre  1820 

ie  reçois  votre  lettre  du  1,  qui,  malgré  ses  défauts,  me  lait  un 
plaisir  extrême,  car  je  suis  au  lit  depuis  dix-huit  jours,  avec  trois 

*  Ce  projet  est  resté  à  Tétai  d'ébauche  et  ne  saurait  être  reproduit.  (R  .C.  ) 
'  Ceci  exige  beaucoup  de  mesures  de  détail,  dont  la  proposition  peut 
sembler  susceptible  de  ridicule,  mais  robjet  n'en  est  pas  moins  essentiel. 
On  peut  se  rappeler  de  quelle  considération  oui  été  environnées  la  jeu- 
nesse deJ.-J.  Rousseau  et  de  Racine,  et  la  vieillesse  de  Corneille  et  de 
h  Fontaine.  Au  reste,  c'est  dans  les  détails  de  ce  genre  que  le  présent 
pi^jet  de  loi  est  surtout  susceptible  d'amendements.  Le  but  de  l'auteur 
M  seoiement  d'attirer  l'attention  des  chambres  sur  le  peu  de  bien- 
^  que  présente,  en  général,  la  jeunesse  des  grands  hommes.  Le  nom- 
lire  des  grands  hommes,  gloire  d'une  nation,  est,  sans  contredit,  pro- 
portionnel au  nombre  de  gens  qui  essayent  de  réussir.  Si  l'Angleterre  a 
trouvé  des  poètes  tels  que  Burns  dans  la  classe  des  paysans,  c'est  que  la 
vente  de  la  propriété  d'un  bon  livre  sufiisait  en  Angleterre  pour  faire 
mre  l'auteur.  Lord  Byron  et  sir  Walter  Scott  acquièrent  sous  nos  yeux, 
par  leurs  ouvrages,  un  degré  de  richesse  auquel  ne  sont  jamais  arrivés 
Montesquieu  ni  Racine.  Les  gens  à  talent,  en  France,  sont  disposés,  par 
ieor  peu  d'aisance,  à  accepter  de  petites  places  du  gouvernement  ;  ils  font 
^  mauvais  conomis  en  employant  leur  temps  à  un  travail  d'une  valeur 
l'heure  à  celui  qu^ils  pourraient  produire.  Burns  faisait  partie  d'une 
société  qui  procurait  à  ses  membres  les  livres  essentiels  à  lire.  [H.  B.) 


164  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

saignées  cl  ou  rhume  inflammatoire  ;  je  ccfmpte  sortir  im  de  ees 
Jours. 

Le  ihéfttre  de  la  Scala  a  été  la  platitude  même  depuis  que  les 
hommes  de  génie  s*cn  sont  écartés.  Vous  savez  qu'on  ne  donne 
presque  que  du  neuf;  cela  est  plus  utile  à  Tart  et  moins  à  nos 
plaisirs.  Cet  usage,  le  contraire  du  goût  français,  qui  est  d'admi- 
rer du  vieux  beau  reconnu  pour  tel,  imprime  un  cachet  au  goôt 
italien. 

Les  jacobins  feront  tomber  le  théâtre  de  Naples;  déjà  les  jeux 
sont  supprimés,  et  il  ne  bal  plus  que  d'une  aile.  Pour  finir  Tan- 
née dernière,  Levasseur  a  eu  un  grand  succès  dans  la  calomnie 
du  Barbier  et  dans  Topera  de  Meyerbeer,  dont  j'ai  déjà  oublié 
le  nom,  quoiqu'il  n'ait  fini  que  le  50  novembre.  Meyerbeer  est 
un  homme  comme  Marmoutel  ou  Lacretelle;  quelque  pea  de 
talent,  mais  pas  plus  de  génie  que  sur  la  main;  quand  il  veut 
mettre  du  chant,  il  prend  les  plus  ignobles  cantilènes  des  rues. 
Ce  qu'il  a  de  remarquable,  ce  compositeur,  c'^est  quatre-vingt 
mille  francs  de  rente,  sans  en  rabattre  une  obole  ;  il  vit  solitaire, 
travaillant  quinze  heures  par  jour  à  la  musique.  H  ne  veut  plus 
jouer  du  piano,  et  c'est  le  premier  pianiste  de  TËurope,  à  ce 
qu'on  dit. 

Le  26  décembre,  comme  vous  savez,  nous  avons  deux  ballets 
et  un  opéra  neufs.  Phèdre,  du  vieux  Mayer,  voleur  effronté.  — 
Mademoiselle  Tosi,  fille  d'un  avocat  fort  estimé,  comme  qui  di- 
rait Tripier  à  Paris,  ayant  une  voix  superbe,  débute  pour  cou- 
rir la  chance  de  gagner  deux  cent  mille  francs.  Elle  a  une  taille 
et  une  tète  qui  seront  superbes  au  théâtre  ;  sa  voix  est  belle,  niais 
elle  ne  sait  pas  chanter.  Qu'entendez-vous  par  ces  paroles?  — 
Elle  ne  sait  pas  mettre  tous  ses  airs,  tristes  ou  gais,  à  la  même 
sauce  piquante  (pour  le  dire  en  passant,  mérite  et  défaut  de 
Rossiui). 

Le  public  est  juste  et  sensé  pour  la  musique,  et  Ton  s'occupe 
beaucoup  de  la  Tosi  ;  je  vous  en  parlerai  le  28  ;  lisez  la  Gaxette  de 
Milan  du  28  ou  du  29.*- Vigano  voulait  faire  YEbrea  (H  Toledo, 
sujet  à  la  Walter  Scott,  et  qui,  dans  le  goût  dlvanhoe,  finit  par  le 
brûlemenl  de  T héroïne  :  veto,  il  fait  platement  V Enlèvement  des 
Sabines.  Aujourd'hui  22,  il  n'y  a  que  deux  actes  d'achevés;  mais 


LETTRES  A  SES  AMIS.  165 

l'exécrable  de  ce  grand  homme  est  meilleur  que  rexecMent  des 
autres.  —  La  Mariani,  voix  superbe  de  contralto;  elle  a  six  notes 
magnifiques  ;  elle  manque  de  chaleur  ;  excellente  seconde  chan- 
leose;  elle  £iit  entendre  des  sons  inconnus  jusqu'à  elle;  mais  il 
faudrait  que  Rossini  prît  la  peine  de  lui  faire  des  airs  en  six 
notes.  —  La  Pellegrini,  très-belle,  air  commun,  béte  et  en- 
noyée,  femme  misanthrope,  c'est-à-dire  haïssant  tout  le  monde» 
serait  applaudie  à  Feydeau,  chante  mal  et  aigre  tous  les  beaux 
airs  possibles  ;  ne  l'engagez  jamais  à  Paris. 

A  propos,  greflèz,  dans  le  premier  opéra  venu,  le  trio  de 
Meyerbeer,  chanté  par  Levasseur,  Pellegrini  et  un  autre  basse* 
Gela  vous  ferait  plaisir,  ainsi  que  le  chœur  des  paysans  du 
même  opéra,  qui,  décidément,  s'appelle  Ma^'^rt/e  d'Anjou, 

La  Monbelli,  chantant  un  peu  du  nez,  était  divine  il  y  a  dix- 
huit  DDois  et  doit  Télre  encore.  Pour  une  petite  salle,  et  pouk* 
Paris,  charmante.  Elle  a  des  sourcils  comme  trois  fois  les  vôtres, 
et,  cependant,  est  sage  par  ambition,  pour  épouser  quinze  mille 
francs  de  rente,  comme  sa  sœur  qui  a  buscato  M.  Angiolo  Lam- 
bertini,  auteur  d'un  béte  de  journal,_nommé  le  Journal  des 
m(M2es de  Milan.  Lisez-le;  c'est  le  meilleur  thermomètre  de  la 
musique.  L'auteur  a  vingt-cinq  ans,  béte  et  savant ,  mais  excel- 
lent violon;  ami  intime  de  Rossini;  il  a  épousé  la  Monbelli;  sou 
père  était  chanteur,  sa  sœur  excellente  pianiste  ;  ils  ont  vécu 
avec  Rossini,  Grivelli,  tout  ce  qui  a  paru  en  musique.  Lisez  ce 
journal  ;  faites  lui  une  ligne  d*éloges,  dans  ce  sens,  dans  le  Jour- 
nal de  Paris;  c^est  mon  ami,  et  vous  servirez  la  musique. 

Je  ne  connais  pas  la  Gortesi.  —  La  Boi^lni,  très-laide,  est  fort 
bonne.  —  La  Pasta  '  se  forme  journellement,  prendendolo  sola- 
nenle,  pour  ne  pas  nuire  à  sa  voix.  —  Rcaiorini  est  la  plus 
belle  voix  de  basse  que  je  connaisse  ;  il  était  très-dévot  et  a  été 
chaste  toute  sa  jeunesse.  Sa  voix,  plus  belle  que  celle  de  Galli, 
est  moins  flexible  ;  mais  Galli,  sans  voix,  serait  encore  le  pre- 
mier acteur  à  la  Shakspeare  de  Tltalie,  et  Remorini  sera  tou- 
jours un  salam,  ce  qui  veut  dire  un  coffre  :  c'est  la  voix  de  Lais 

'  Madame  Giuditta  Pasta,  dont  le  talent  comme  canlatricc  et  comme 
tngédienne  jeta  plus  tard  tant  d*éclat  dans  Topera  séria  à  Paris.  (R.  G.) 


iB6  ŒUVRE»  POSTlllJ^ES  DE  St£NDUÀL. 

jeane,  a?eG  nne  bonne  méthode  ;  il  gagne  trente  mille  fnocs 
depuis  sept  à  huit  ans.  —  Ambfosi,  encore  plus  salam,  c'est-à- 
dire  le  contraire  de  Pdlegrini.  — Pellegrini  a  une  voix  presque 
aussi  belle  que  celle  de  RemorinI,  mais  sans  goût  ni  grâce.  — 
Zucbelli  a  de  Tâme,  timide,  tendre;  il  chante,  en  pensant  à  la 
peinture  ou  à  sa  maîtresse,  tout  un  opm,  et  paradt  sans  coulear 
à  la  fin  il  chante  dix  mesures  qui  mettent  des  larmes  dans  loo: 
les  yens  :  par  exemple,  les  //  mio  destina,  à  la  fin  de  ropéra  d( 
la  Femme  à  deux  maris,  où  il  fait  le  mauvais  mari.  Il  a  pli 
beaucoup  à  Munich.  Enfin,  voici  Téchelle  :  Galli,  trente-ciiM 
mille  francs.  —  Zuchelli,  vingt  mille  francs.  —  Bemorini,  (rent< 
mille  francs.  —  Ambrosi,  quinze  mille  francs.— C'est,  je  crois 
ce  qu'on  les  paye  in  giomata.  Mais  si  San  Carlo  se  ferme,  la  de 
mande  diminuant,  tons  ces  messieurs  tomberont  de  trente  pou 
cent.  Je  relis  votre  lettre.  Dans  une  petite  salle  comme  la  vôtre 
et  avec  votre  silence  respectueux,  j*aimerais  mieux  la  Monbelli 
que  vous  auriez  pour  trente  mille  francs,  que  la  Fodor  ;  vous  an 
riez  un  chant  bien  autrement  italien.  Son  père,  le  sublime  léooi 
Monbelli,  a  vécu  à  lu  et  à  toi  avec  Cimarosa,  Sachini  et  Pal- 
siello;  il  abhorre  les  ornements  et  la  sauce  piquante  à  la  Rossioi 
—  La  Schiassetti,  voix  bien  plus  faible,  fait  fureur  quand  elk 
est  en  voix  ;  elle  sera  libre  à  Munich  ;  le  prince  royal  est  amou- 
reux fou  d'elle,  en  tout  bien  tout  houneur,  depuis  trois  ans.  Son 
engagement  expire  ^n  avril,  et  elle  irait  à  Paris  pour  vingt  mille 
francs.  —  La  Schiassetti  est  jolie,  fière  comme  quarante  aristo- 
craties; sa  mère  est  comtesse,  et  son  père,  le  général  baron 
Schiassetti,  le  plus  brave  housard  de  l'armée  dltalie. 

Si  vous  ne  pouvez  pas  me  lire,  consolez-vous  avec  la  pensée 
que  j'ai  pris  du  café  pour  la  première  fols  depuis  un  mois,  à  cette 
fin  d'être  digne  de  vous  écrire. 

Rossioi  ne  fait  plus  que  se  répéter  ;  il  est  énorme,  mange 
vingt  biftecks  par  jour,  etc.,  etc.  Le  jeune  Mercadante,  Napoli- 
tain de  vingt  ans,  qui  a  fait  Ercole,  a,  dit-on,  du  talent;  je  n'ai 
jamais  senti  ce  talent,  quoique  la  Schiassetti,  dans  les  viogl-cioq 
jours  que  j*ai  passés  avec  elle  à  la  campagne,  me  le  cbanlài 
sans  cesse.  —  Caraffa,  vous  le  connaissez  ;  on  pourrait  tirer  on 
bon  opéra  de  tous  ses  opéras.  ^^  Pacini  fils,  jeune  et  joli  jeune 


LETTRES  A  SES  AMiS.  J«v 

boffliue  de  dix-buit  ans»  a  fait  ou  volé  un  duo  sublime  :  celui  de 
Frédéricle-Grand  qui  refuse  à  la  maîtresse  d'un  de  ses  officiers 
ia  grâce  dudit  qui  va  être  fusillé.  Faites-vous  chanter  cela  par 
Remorioi,  et  vous  pleurerez  nécessairement.—  Pas  d'autre  té- 
nor qae  Davide  fils. 

J'ai  encore  plus  de  peine  à  écrire  que  vous  à  me  lire;  le  corps 
s'en  va,  mon  cher  ami. 

Dès  qu'où  aura  réimprimé  la  tragédie  de  lord  Byrou  sur  le 
doge  Falieroy  qui  se  fit  couper  le  cou  en  1208»  ce  me  semble, 
envoyez-la-moi  par  la  poste.  —  Ledit  lord  a  adressé  la  parole 

20  h],  à  Venise»  à  une  miss  M ;  le  lendemain;  le  colonel 

M lai  a  envoyé  un  défi;  Ton  a  arrangé  Faflaire.  La  phrase 

dn  Byron  avait  été  insignifiante,  courte  et  archidécente  ;  mais 
lesoufSe  de  ce  monstre  souille  une  beauté  pâle  et  froide. 

Il  est  toujours  avec  sa  grosse  blonde  de  Pesaro»  dont  le  mari 
3  cinquante  mille  francs  de  rente  ;  il  est  très-capable  d'assassi- 
oer  le  noble  lord»  et»  s'il  ne  peut  mieux»  de  se  battre  en  duel 
Sîeclai.  Je  dois  vous  avoir  écrit  cela»  que  je  liens  de  Tapothi- 
Caire  Aucillo»  le  deuxième  poète  de  Venise  ;  le  premier  est  le 
^lirique  Buratti.  Il  y  a  là  du  vrai  génie,  mais  un  peu  délayé. 
Comprenez- vous  le  vénitien  !  —  Vous  me  direz  mi:  mais  est-ce 
vrai?  Je  verrai  à  faire  copier  quelque  chose  de  Buratti. 

A  propos»  j'ai,  je  crois,  vérifié  que  l'ultra  Alfieri  ment  conti- 
nuellement dans  sa  vie»  et  que  cette  vie  a  pris  fin  par  la  jalou- 
sie que  lui  donnait  le  peintre  F**»  qui»  comme  vous  savez»  vit 
dans  Tintimité  de  la  comtesse  d*Âlbany. 

LXVII 

▲  SlR  WALTER  SCOTT»  A  EDINBOUBG  ^ 

A  la  PoretU,  le  18  février  1821 
MoiHÛeur» 
S'il  vous  convient  de  faire  prendre  à  Paris  les  livres  dont  l'in-* 
'  Peut-être  cette  lettre  n*est-elle  pas  parvenue  à  WalUr  Scott^  car  le 


16S  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dtcation  est  ci-j6io(e,  j*aurai  trouvé  un  £aîble  moyea  de  mi 
qticr  ma  recouoaissauce  de  rexirèrae  plaisir  que  vieut  de  i 
donner  the  Abbot. 

Quel  dommage  que  Fauteur  n'ait  pas  eu  à  peindre  le  moj 
âge  de  cette  admirable  ItaHe  !  U  aurait  trouvé  les  premiers  ] 
de  l'âme  humaine  vers  la  liberté.  Au  lieu  de  l'égoïste  hérois 
de  l'absurde  féodalité,  il  eût  trouvé  sous  ses  pas  la  peinUire 
tout  ce  que  Tâme  humaine  pouvait  alors  pour  le  bonheur 
tous.  Les  idées  étaient  encore  obscures  et  incertaines,  mais 
âmes  avaient  toujours  ici,  en  1 400,  un  degré  d'énergie  que,  ( 
puis,  elles  n  ont  plus  retrouvé  nulle  part. 

Malheureusement,  pour  se  procurer  la  vision  du  moyen  i 
de  ce  pays,  il  faut  s'enterrer  au  milieu  de  monceaux  de  pareil 
mins  poudreux,  qui,  encore  vers  1650,  furent  brouillés  et  gà 
exprès  par  les  jésuites.  Aucun  écrivain  n'a  cherché  à  donner 
recueil  sincère  d'anecdotes  peignant  les  mœurs  de  cette  époqi 
Quels  ne  seraient  pas  les  transports  de  TEurope  si  un  homi 
comme  l'auteur  de  Wa^jerley  lui  révélait  la  vie  de  Cola 
Rienzi,  ou  Texil  du  premier  G6me  deMédicis! 

Pignotti  (Storia  di  Toscana,  Firenze,  181G,  9  vol.  in-8")  p( 
servir  de  fil  pour  ne  pas  s'égarer  au  milieu  des  auteurs  orij 
naux,  qui,  eux-mêmes,  ne  sont  qu'une  introduction  aux  mau 
scrits  qui  renferment  la  véritable  physionomie  des  temps,  i 
guide  agréable  serait  aussi  le  Famiglie  illustri  (Vltalia,  di  Foi 
peo  Litta,  Milano,  1820;  Burchard,  Journal  d'Alexandre  1 
Fiortifioca,  Vita  di  Cola  di  Rienzi^  etc. 

Du  reste,  on  prend  la  liberté  de  présenter  les  ouvrages  me 
tionnés  dans  la  note  ci -jointe,  non  comme  objets  agréables, 
principes  politiques  sont  trop  différents,  mais  comme  signes 
reconnaissance.  Les  amis  de  l'auteur  de  Marmion  doivent  éi 
d'exceUents  juges;  c'est  pour  cela  qu'on  a  mis  des  doubles. 

J'ai  l'honneur  d'être,  monsieur,  votre  très-humble  et  tn 
obéissant  serviteur. 

U.  Betle. 

manuscrit  sur  lequel  on  a  pris  celle  copie  est  sans  rature  et  porte 
signature  de  Beyle.  (R.  G.) 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  169 


LXVIII 

A   MONSIEUR   LE  BARON   DE  »...>  A   PARIS. 

Milan,  le  7  mai  18*21 . 

J'étais  fort  en  peine  de  la  santé  de  ma  pauvre  mère  S  lors- 
que j'ai  reçu  intacte  votre  lettre  du  11  avril.  Je  vous  ai  écrit 
plusieurs  longues  lettres,  ensuite  deux  ou  trois  lettres  plates, 
comme  celle-ci.  M.  Dominique  est  un  original  qui  sera  avec 
TOUS  dans  trente  jours  ;  je  serais  fâché  qu'il  dût  embrasser  Be- 
sançou  à  travers  la  Manche. 

La  chute  délia  Pietra  di  Paragone  vous  démontre  ce  que 
fayaDce  depuis  cinq  ans  :  qu'un  Parisien  comme  vous  et  un 
Italien  tel  que  moi  avous  un  goût  différent.  De  plus,  chacun  a 
le  bon  goât  s'il  parle  sincèrement.  Tout  ce  dont  je  puis  vous 
assurer,  c'est  que  la  chute  du  Sigillara  (nom  d'amour  donné  à 
^^?ietra)  a  produit  un  grand  scandale  dans  Landerneau,  et  que 
le  Dom  d'oreille  de  parchemin  a  été  prodigué  aux  gens  de  bon 
goAl  par  excellence.  Sigillara,  avec  Vltaliana  et  Tancrède,  por- 
^  le  nom  de  Bossini  à  la  postérité.  Du  reste,  il  est  drôle  de 
^f  à  propos  de  la  Pietra,  que  Rossini  se  répète  :  c'est  son 
tfoistème  ou  quatrième  ouvrage.  Vous  avez  pris  les  répétitions 
1^1*  la  queue.  Ne  prenez  jamais  conseil  de  Dominique  sur  les 
^l^oses  qui  doivent  plaire  à  Paris;  en  ce  sens,  il  manque  d'yeux  ; 
3  peut  dire  ce  qui  plait  généralement  ici  et  ce  qui  lui  platt. 

J'ai  vu  M.  Hérold,  que  j'ai  trouvé  gentil,  mais  déjà  diablement, 
j«  ne  dinà  jamais  gâté,  mais  changé  par  l'air  de  la  Seine.  Le 
^nnçais  actuel  me  fait  l'effet  du  singe.  Donc  à  vos  yeux  je  se- 
^  le  lourd  éléphant,  e  sempi'e  bene. 

Us  arts  sont  morts  et  enterrés.  Nous  avons  ici  Mercadante. 
C'est  le  seul  maestro  qui  se  distingue  un  peu,  avec  Pacini,  Le 
*io  de  Frédéric  II  est  sublime  pour  moi.  On  dit  qu'il  l'a  volé; 
voOà  la  question. 

*  U  Fnnce. 

1.  10 


170  ŒUVRES  POSTHUMES  BE  STENDHAL. 

Le  prunier  acte  de  la  Pucelle  de  Vigano,  copié  de  \ 
fat  uo  chef-d'œuvre  eu  soo  temps,  et  par  moi  à  tous 
les  quatre  derniers  actes  plats.  Ce  grand  homme  baU 
aoôt. 

Adieu.  Dominique  sera  à  Paris  au  commencement 
Vous  trouverez  en  lui  un  animal  de  plus  en  plus  diff 
Français  aimable ,  et  probablement  aussi  insnpportabl 
que  les  Saint-Aubin  et  compagnie  le  sont  à  lui. 

ROBBET. 


LXiX 

A  NONSIBOR  LE   BARON  DE  M...,  A  PARIS. 

Milan,  le  6  Juin! 

Je  vois  que  vous  u*aurez  pas  reçu  la  longue  letl 
vous  ai  écrite  sur  le  succès  d'Arminio,  à  Venise.  Criv< 
trop  cbaud  ;  musique  sublime  de  Pavesi,  je  crois,  qi 
vingt  ans  ne  faisait  rien  qui  vaille.  Paroles  qui  ont  eal 
gré  les  fautes  de  langue,  il  parait  qu^il  y  a  du  romaat! 
va  bien  au  nom  de  Fauteur,  qui  est  simplement  Diedev 
jeune  gentilhomme,  qui  vit  à  Venise.  Tout  cela,  orné  li 
convenables,  a  fait,  dans  son  temps,  une  lettre  de  qua 
Si  vous  Tavez  reçue,  rappelez-vous  toujours  qu'il  f: 
plier  tous  mes  résultats  par  le  rapport  ^,  le  goût  de  P 
par  le  goût  italien;  car  je  parle  à  des  barbares  qui  on 
gillara,  qui  est  au  Barbier  ce  que  le  Tartufe  est  au  ( 
ginaire. 

Comment  va  le  voyage  de  Besançon  en  England?  1 
sérail  bien  piqué  d'être  obligé  de  débuter  dans  Tile  < 
ria  S  sans  le  secours  de  son  Mentor.  Que  penseront  < 
Malo  renforcés  et  les  Saint- Aubin  en  carrosse,  si  vous 
mes  pas?  C'est  cette  énorme  hypocrisie  nécessaire  qi 

*  Paris.  —  bominiqac,  c'est  fieyle  lai-même. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  171 

espère.  Je  suis  âUé  voir  la  retraite  de  Dominique  sur  le  lac  de 
Cono;  j'y  ai  passé  dix  jours  avec  ma  sœur;  c*estlà  quil  vien- 
dra. II  voudrait  d^à  être  hors  de  Paris  :  c'est  une  expérience 
^nijyeuse,  qu'il  tente  uniquement  par  respect  pour  votre  pru- 
dence. 

M.  Levati  a  publié  quatre  volumes  des  Voyages  de  Pétrarque, 
Ce  soDt  des  extraits  consciencieux»  et  surtout  plats,  des  oeuvres 
de  Pétrarque.  Cependant  cela  a  un  peu  du  mérite  d'Ânachar$is, 
ei  réussirait  en  Angleterre-,  Touvrage  se  composera  de  cinq  vo- 
lumes. Gomme  je  connais  Fauteur,  faites  annoncer,  si  vous  le 
pouvez. 

U  charmante  Scbiassetli  reste  encore  un  an  à  Municb.  Ma- 
dame Pasta,  chantant  à  la  française,  chant  heurté,  aura  dû  plaire 
aux  sifOeurs  de  la  Pietra  di  Paragone. 

Il  fait  un  froid  de  chien  en  Suisse  et  probablement  en  France. 

ArcusTE. 


I.XX 


A    MONSIEUR    R.    C...,    DIRECTEUR  DES    CONTRIBUTIONS   INDIRECTES 

A  MONTBRISON  (lOIHI)  . 

Paris,  le  29  décembre  1821,  à  onze  heures  et  demie 
du  soir,  en  rentrant,  n'ayant  rien  à  lire. 

Je  t'envoie,  mon  cher  ami,  un  dialogue  dont  j'ai  été,  ce  soir, 
à  i'Opâ^,  110  des  interlocuteurs,  et  que  tu  auras  mot  à  mot,  tel 
qu'il  a  eu  lieu.  Pournous,  habijtants  de  Paris,  cette  conversation 
AOffire  rien  de  bien  neuf;  mais,  dans  ta  pauvre  petite  ville,  elle 
aura  peut-être  pour  toi  quelque  intérêt. 

L^AMÉRIGAIN  ET  LE  FRANÇAIS. 

I^'ÂiiiaiCAni  (homme  de  vingt-six  ans)  : 

J'arrive  de  la  Havane,  ma  patrie  ;  j'ai  passé  ma  jeunesse  à 


172  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Philadelphie  ;  je  compte  sëjouner  six  mois  à  Paris  et  y  ilépes- 
ser  quarante  mille  francs.  Mon  ami,  le  général  Z.»  m*a  amené  ce 
soir  au  balcon  de  l'Opéra  ;  mais,  étranger  comme  moi,  il  ne  sait 
rien  de  la  France,  ou  du  moins  de  la  partie  sérieuse  de  la  France. 
Daignez  m'instruire  ;  songez  qu*U  y  a  quarante-quatre  jours  j'é- 
tais en  Amérique.  J'ai  lu  tous  les  bons  livres  d'Europe  et  surtout 
les  écrivains  français  célèbres  ;  dites-moi  quels  sont  les  hommes 
remarquables  dont  je  pourrai  voir  la  figure  à  Paris  ;  je  suis 
très-curieux  de  voir  la  face  d'un  homme  célèbre. 

Moi.  «—  U  y  a»  d'abord,  le  duc  de  Dalmatie  et  le  général 
Gérard  :  ce  sont  de  grands  hommes  de  guerre. 

L'AMiBicAiH.  —  Je  les  connais  par  le  Moniteur  et  les  rapports 
de  WelHngton. 

Moi.  —  Dans  les  sciences,  il  y  a  MM.  Laplace,  Humboldl, 
Fourier,  Flourens,  Guvier. 

UAiiéBicAUf.  —  Hélas  !  je  ne  comprends  rien  à  leurs  œuvres 
sublimes  ;  je  sais  justement  autant  de  chimie  qu'il  en  faut  pour 
faire  du  sucre  et  du  rhum,  et  comme  j'en  fais  pour  trois  ceci 
mille  francs  par  an,  mon  affaire  n'est  pas  d'en  savoir  davan- 
tage, mais  d'apprendre  à  rassembler  le  plus  de  jouissances 
possible  avec  ma  fortune  actuelle  ;  parlez-moi  de  la  littérature. 

Moi.  —  Vous  m'embarrassez;  connaissez-vous  le  Russe  à 
Paris,  de  Voltaire? 

L'Ahérigaim.  —  Ce  conte  délicieux  ?  —  je  le  sais  par  cœur. 

Moi.  ~  11  pourrait  me  dispenser  de  répondre.  Si  Voltaire 
nous  trouvait  pauvres  et  en  décadence  dans  un  temps  où  Too 
pouvait  dîner  chez  le  baron  d'Holbach  avec  Voltaire  d'abord, 
Montesquieu,  Rousseau,  Buffon,  Helvétius,  Duclos,  Marmontel, 
Diderot,  d'Alembert;  où  l'on  voyait  débuter  Beaumarchais,  le  se- 
cond des  comiques  français,  et  l'abbé  Delille,  le  chef  d'une  de 
nos  écoles  de  poésie  ;  si  Voltaire  nous  trouvait  pauvres  alors, 
que  dirait-  il  aujourd'hui  ? 

L'Américain.  —  Il  dirait  que  l'attention  d'une  des  plus  spiri- 
tuelles nations  du  monde  est  tournée  vers  la  politique  ;  que, 
peut-être,  si  MM.  de  Marcellus,  Benjamin  Constant,  de  Chauve- 
lin,  le  général  Foy,  ne  consacraient  pas,  à  peu  près  exclusive- 
ment, leurs  talents  à  la  politique,  ils  occuperaient  sur  le  Parnasse 


LETTRES  A  SES  AMIS.  1*73 

Tançais  des  places  aussi  élevées  que  beaucoup  d'écrivains  des 
siècles  derniers.  Et  Tabbé  de  Pradt,  dont  les  ouvrages  font  la 
fortone  de  nos  libraires  d'Amérique,  croyez-vous  qu'il  ne  vaut 
pas  bien  un  Marmontel  ou  un  Duclos?  Mais  trêve  aux  discus- 
sions, il  me  faut  des  noms  propres. 

Moi.  —  Prenez  la  liste  des  membres  de  TAcadémie  française. 

rAHÉBicA».  —  Une  de  mes  babitudes,  un  peu  sauvages, 
d'Amérique  est  de  ne  jamais  en  croire  un  autre,  quand  je  puis 
me  croire  moi-même.  Quelle  confiance  voulez-vous  que  j*aie  en 
Hoe  liste  d'Académie,  où  je  ne  vois  les  noms  ni  dedePradt,  ni  de 
Benjamin  Constant,  ni  de  fiéranger^  que  nous  connaissons  si 
bien  en  Amérique,  et  où  je  vois,  au  contraire,  tant  de  noms  que 
je  lis  pour  la  première  fois?  Mais,  mettez  de  côté  toute  mo- 
destie; dites-moi  avec  simplicité  et  bonhomie  :  si  vous  vous  sau- 
viez dans  la  chaloupe  du  bord  de  votre  vaisseau,  qui  fait  nau- 
frage, que  vous  eussiez  la  perspective  de  vivre  quelques  auuées, 
comme  un  nouveau  Robinson,  sur  une  terre  déserte,  et  si,  pour 
dernière  supposition,  vous  n'aviez  sur  votre  vaisseau  que  des 
livres  imprimés  depuis  vingt  ans,  quels  ouvrages  prendriez- 
vous  en  sautant  dans  votre  chaloupe  ? 

Noi.  —  D'abord  Pigault-Lebrun. 

L'AiéaiGAiN.  —  Bravo  !  voilà  ce  qui  s'appelle  répondre  ;  nous 
^connaissons  beaucoup  ses  ouvrages  à  la  Havane,  quoique,  ayant 
le  tort  de  faire  rire,  ils  soient  fort  peu  estimés  de  vos  pédants 
de  Paris.  Ensuite  ? 

H«.  —  Après  le  plus  gai  de  nos  romanciers,  je  prendrais  le 
plus  grand  de  nos  philosophes,  ou,  pour  mieux  dire,  le  seul 
plttlosophe  que  nous  ayons  ;  Vldéologie  et  le  Commentaire  sur 
^Esjimi  des  lois,  du  comte  de  Tracy. 

L'ÀHBRicAiN.  —  Bravo  encore  !  C'est  sur  ce  commentaire  qno. 
[ai  appris  la  politique  au  collège  de  Guillaume  et à  Phila- 
delphie. M.  iefferson  avait  fait  traduire  ce  livre  pour  nous 
<*ès  1808.  Après  ? 

Moi.  —  Je  prendrais  les  comédies  de  M.  Éiienne. 

L'Amkrigaih.  —  Est-ce  l'auteur  delà  Minerve? 

Moi.  —  Lui-même. 

l'AMéua».  ^  Que  d'esprit!  On  l'a  chassé  de  l'Académie 

10. 


174  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

française,  et  il  s'esl  trouvé  des  gens  qui  ont  bien  voulu  prendre 
sa  place? 

Moi.  —  Ouït  et  ces  gens,  à  Paris»  ne  sont  pas  plus  déshonorés 
que  d'autres. 

L'AiféRicAiN.  —  Voilà  ce  qu'on  n'aurait  jamais  vu  du  temps  de 
Voltaire;  vous  avez  perdu  la  délicatesse  morale.  Du  temps  de 
Voltaire,  on  n*eût  pardonné  à  un  tel  misérable  qu'autant  qu'il 
eût  volé  un  million.  Qu'on  dise  après  cela  que  les  gens  de  lettres 
manquent  de  courage  !  J'ai  lu  les  Deux  gendres  de  M.  Etienne, 
dans  la  traversée  ;  cela  m'a*  paru  une  satire  plutôt  qu'une  co- 
médie. 

Moi.  —  N'oubliez  pas  que  le  grand  Molière  a  mis  à  la  mode, 
dans  ce  pays-ci,  la  comédie  satirique;  la  comédie  simplement 
gaie,  comme  FaUtaff,  n*y  est  guère  connue. 

1/ Américain.  ^  Après? 

Moi.  —  Après  est  bientôt  dit  ;  je  commaice  à  être  emba^ 
rassé.  Ah  !  je  prendrais  le  trop  petit  nombre  d'ouvrages  que 
nous  devons  à  M.  Daunou. 

L'Américain.  —  J'ai  écrit  ce  nom.  Après? 

Moi.  —  Voulez-vous  les  comédies  de  MM.  Picard  ei  Du  val  ? 

1/ Américain.  —  Est-ce  amusant? 

Moi.  —  Plutôt  à  voir  jouer  qu'à  lire.  Ce  qui  est  amusant,  ce 
sont  les  premiers  volumes  de  VErmite  de  la  Chaussée  d'Antin, 
de  M.  de  Jouy. 

L'Américain.  —  Nous  les  avons  en  Amérique  ;  cela  a  autant  de 
succès  parmi  nous  que  le  Tableau  de  Paris  de  Mercier.  Sachez, 
mon  cher  ami,  que  Paris  est  la  capitale  du  monde.  Dès  que  nos 
femmes  voient  ce  nom  sur  le  titre  d'un  livre,  elles  le  demandent 
au  libraire.  Et  les  poêles?  après  M.  de  fiérangcr,qui  avez-vous? 

Moi.  —  Je  suis  bien  en  peine  de  vous  répondre,  à  vous  qui 
lisez  Byron,  Moore.  Grabbe,  Walier  Scott;  mais,  en  y  réfléchis- 
sant, je  trouve  M.  Baour-Lormian. 

L'Américain.  —  Qu'a-t-il  fait  ? 

Moi.  —  Une  traduction  de  la  Jérusalem  délivrée, 

L'Américain.  —  Gela  vaut-il  les  Géorgiques  de  Delille  ? 

Moi.  —  Pas  tout  à  fait.  Le  sujet  était  aussi  attachant  que  les 
mauvais  préceptes  d'agriculture  des  Géorgiques  sont  ennuyeux  : 


LETTRES  A  SES  AMIS.  170 

vais  le  soecès  a  éié  eo  raison  inverse  du  charme  des  sujets. 
M.  Baoor-Lormian  fait  fort  bien  le  vers  alexandrin,  mais  il  est 
on  peu Nous  avons  M.  de  Lamartine^ 

L'Américain.  —  Ce  jeune  homme  qui  a  été  si  pr6né  par  les 
joQniaux  ultra ?ii{om  favons  fait  venir  eu  Amérique;  c'est 
fort  joli;  c'est  lord  Byrou  peigné  à  la  française.  Après? 

Moi.  —  Noos  avons  MM.  GhenedoUé,  Edmond  Géraut,  Alfred 
<ie  Vigny. 

L'AviiaGAiN.  — -  Les  titres  de  leurs  ouvrages? 

Uoi.  —  Je  les  ignore  ;  je  les  crois  fort  bons,  mais  je  vous 
avoue  que  je  ne  les  ai  jamais  lus.  Nous  avons  des  poètes 
tngiques. 

L'Amébigain.  —  Ah!  mou  cher  ami,  je  n'aime  pas  les  épopées 
eo  dialogue,  et  les  dialogues  où  l'on  fait  une  réponse  en  cin- 
<iaaQte  vers  à  une'  demande  qui  en  avait  quarante  ;  voyons  les 
noms. 

tfoi.  ~  M.  Lemercier. 

L'AiÉBiGi^iic. — L'auteur  de  Pinto  et  de  la  PanfiypocriHade  ? 

Moi.  —  Précisément  ;  l'auteur  aussi  d'Agamemnon,  de  Jugur- 
^y  de  Clovis,  dlsuk  et  Onyme^  etc.,  etc. 

L'AiéBicAiN.  —  Je  verrai  ces  pièces,  car  je  suis  fort  content 
^  certains  morceaux  de  la  Panhypocrisiade,  Quel  effet  ne  ferait 
pas  ce  poème  abrégé  et  traduit  en  anglais!  —  Avez-vous 
d'autres  tragiques? 

Moi.  —  Une  douzaine^  au  moins  :  M.  Casimir  Delavigne,  l'au- 
leur  du  Paria. 

rAMÉRiGÂDi.  —  Ah  !  de  cette  tragédie  .que  j'ai  vue  hier^  eu 
arrivant? 

Moi.  —  Elle-même. 

L'AnÉBicAiN.  —  C'est  un  homme  d'un  grand  talent  ;  mais  son 
œuvre  ne  m'a  donné  aucun  des  plaishrs  du  drame  ;  c'est  de  l'é- 
popée en  dialogue  et  quelquefois  en  énigme.  Et  quels  sont  ses 
rivaux? 

Moi.  —  Mais,  ses  rivaux,  personne.  Les  autres  tragiques  sont 
MM.  Ancelot,  Lebrun,  Viennet,  Liadières,  Delrieu. 

L'Ahâricaui.  —  J'ai  écrit  tous  ces  noms;  me  conseillei-vous 
d'acheter  leurs  œuvres  ? 


170  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Moi.  —  Écoutei,  il  oe  faut  tromper  personne,  même  quand  il 
s*agit  de  la  gloire  nationale  ;  voyez-les  jouer  avant  de  les  acheter. 

L'Américain.  —  A  propos  d'autres  qu'il  faut  voir,  je  voudrais 
bien  entendre  parler  le  cëlèbre4Ihateaubriand. 

Moi.  —  Impossible.  Gomme  Ton  craignait  que  la  chambre  des 
pairs  n'acquît  trop  d'inOuence  sur  Topinion,  les  séances  de  ces 
messieurs  sont  secrètes.  ~  Vous  voyez,  mon  cher  ami,  Tétat  de 
notre  littérature  ;  et  cela  quand  nos  voisins  les  Anglais  ont  hnii 
ou  dix  poètes  vivants,  quand  l'Italie  a  Monti,  Foscolo,  Manzoni, 
Pellicô  ! 

L'AMàRiGAiM.  —  Oui,  mais  ces  pays  n'ont  pas  eu  cinquante  gé- 
néraux célèbres  et  dix  victoires  par  an.  Vous  voyez  bien  en  noir» 
mon  cher  Européen;  un  peuple  n'est  jamais  grand  que  dans  ud 
genre  à  la  fois.  Du  temps  de  Fempereur,  qui  se  doutait  du  talent 
de  M.  de  Chauvelin  pour  la  tribune?  Tel  homme  qui  se  fiait 
mettre  en  prison  pour  un  pamphlet  politique  aujourd'hui,  du 
temps  du  baron  d'Holbach  eût  peut-être  eu  autant  de  talent  que 
Duclos  ou  d'Alembert.  Mais  je  cours  me  procurer  unbiUet  pour 
entrer  demain  à  la  chambre  des  députés;  on  dit  que  Benjamin 
Constant  doit  parler  ;  je  brûle  de  le  voir.  Adieu. 


LXXI 

A  MONSIEUR ,   A  PAR». 

Pftris,  le  âé  février  1822. 
Monsieur, 

Je  joins  à  ce  billet  le  prospectus  de  la  Revue  ^  dont  j'ai  eu 
rhonneur  de  vous  entretenir*  Je  désire  que  vous  y  trouviez  des 
motifs  pour  accorder  votre  appui  à  une  publication  dont  le  mé- 
rite principal  sera  certainement  d'être  très-consciencieuse« 

<  Ce  projet  de  revue  n'a  pas  eu  de  suite.  (R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  177 

t'ARISTARQUE 

00 

I!<DICATEOE  ORIVERSEL  DES  UVRES  A  LIRE. 

La  vérité  toute  nue. 

Eh  quoi!  eocore  un  journal  littéraire?  —  Permettez  ;  celui-ci 
sera  difierent  de  tous  les  autres;  voici  pourquoi  :  Deux  citoyens 
serraient  FÉtat »  avant  \S\A,  dans  des  emplois  fort  dissemblables  ; 
l'un  en  France»  l'autre  à  Tétrangèr.  Depuis,  ils  ont  voyagé.  A  la 
fÎD,  ennuyés  de  ne  rien  faire,  ils  ont  cherché  une  entreprise  par 
laquelle  ils  pussent  faire  rendre  le  dix  pour  cent  à  leurs  fonds. 
Ils  oDt  trouvé  que  la  moins  ennuyeuse  pour  eux  serait  de  faire 
on  journal  littéraire,  où  Ton  rendrait  compte  avec  une  impar- 
tialité rigoureuse  de  tons  les  ouvrages  remarquables  qui  plrat- 
traient  en  Europe,  en  Amérique  et  aux  Indes* 

Jacques  et  Pierre  (ce  sont  leurs  noms)  ont  pensé  qu'ils  n'a- 
vaient pas  besoin  d'autres  qualités  que  celles  qu'ils  s'efforçaient 
autrefois  de  porter  dans  leurs  fonctions  publiques  :  de  rintelU- 
g6Qce,  beaucoup  de  droiture,  de  franchise  et  de  courage. 

Us  ne  sont  point  ce  qu'on  appelle  hommes  de  lettres;  ils  n'ont 
pas  cet  honneur.  Rien  loin  de  là,  ils  ne  connaissent  personne,  et 
n'oDl  épousé  aucun  parti  en  littérature.  Dans  les  extraits  qu'ils 
donneront  des  livres  nouveaux,  ils  s'efforceront  de  faire  dispa- 
raître l'auteur  de  Textrait,  pour  faire  faite  connaissance  avec 
Taoteur  du  livre.  Ils  s'attendent  à  avoir,  àinon  pour  ennemis 
aTooës,  du  moins  pour  gens  leur  souhaitant  du  mal  en  secret» 
tous  les  auteurs  dont  ils  auront  analysé  les  ouvrages.  C'est  un 
nalheur,  mais  ils  aiment  mieux  s'y  exposer  qu'à  l'ennui  dont 
serait  pour  eux  une  entreprise  commerciale  ordinaire.  Du  reste, 
ils  ne  diront  jamais  rien  des  personnes  ;  pour  fuir  mène  la  ten- 
tatioD,  ils  éviteront,  autant  que  possible,  de  connaître,  même  de 
voe,  les  gens  de  lettres  qui  honorent  l'Europe. 

Leur  parti  politique  est  centre  gauche,  à  peu  près  les  opinions 
deThonorable  M.  Temaux. 

Us  deux  citoyens  qui  entreprennent  ÏAristarque  ont  voyagé  de 


t78  ŒUVnES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

1814  à  1822.  Entre  eux  deux,  ils  connaisàeat  à  fond  les  littéra- 
tures allemande,  anglaise  et  italienne  :  voilà  une  phrase  naïve. 
Ils  demandent  la  permission  de  se  servir  toujours  de  ce  style 
simple,  et  d'appeler  un  cbal  un  chat.  Au  surplus,  ils  seront  très- 
laconiques  ;  ils  pensent  qu'un  journal,  tel  que  le  leur,  doit  avoir 
horreur  des  phrases  de  plus  de  quatre  lignes.  Ils  éviteront  soi- 
gneusement toute  espèce  de  pompe  et  d*empbase;  ils  veulent 
être  utiles  aux  gens  qui  achètent  des  livres  nouveaux,  mais  qui 
ne  veulent  acheter  que  ceux  qui  s'élèvent  un  peu  au-dessus>du 
vulgaire.  On  n'annoncera  jamais,  même  sur  la  couverture  de 
ÏAristarque,  les  œuvres  littéraires  qui  ne  rempliront  pas  cette 
condition. 

En  ayant  le  courage  de  dire  la  vérité  toute  nue,  ils  compteut 
qu'au  bout  de  deux  ans  les  fonds  qu'ils  engagent  dans  cette  en- 
treprise leur  rendront  quinze  pour  cent.  Voilà  le  pablic  au  (ait 
de  toutes  leurs  pensées.  Us  continueront  à  être  aristarques  de 
bonne  foi.  Dans  ce  siècle  de  coteries,  ils  comptent  uniquemeol 
sur  leur  sincérité  pour  leur  tenir  lieu  des  talents  littéraires  qu'ils 
n'ont  pas. 

Mais,  novs  dira-4-on,  èiesrvous  dignes  de  faire  un  tel  ou- 
vrage? ^  Nous  répondons  :  Jugez-nous  par  nos  œuvres.  Au 
bout  de  quelques  cahiers  vous  connaîtrez  Jacques  et  Pierre, 
sans  qu'il  soit  besoin  de  vous  peindre  ici  leur  caractère  ou  de 
vous  faire  des  promesses  tournées  en  style  plus  ou  moins  agréa- 
ble, mais  que  certainement  vous  ne  croiriez  pas,  et  avec  raison  ; 
car,  après  tout:  promesses  de  prospectus! 

Le  15  de  chaque  mois  il  paraîtra  un  cahier  de  VAristarque, 
composé  de  sept  feuilles,  caractères,  ^stification  et  papier 
comme  le  présent  pi*opectus.  Le  prix  de  l'abonnement  est  de 
vingt-quatre  francs  pour  six  mois  et  de  quarante- six  francs  pour 
un  an.  Si  YAristarqueéisnt  interrompu,  on  rendrait  les  deux  tiers 
de  tous  les  abonnements  courants. 

A  la  suite  du  prospectus  se  trouve  cette  note  : 

Impiego  di  trecento  franchi  al  mese,  per  due  galautuomini; 

se  van  d'acordo  sarà,  coll  tempo,  di  cinquecento  franchi  al  mese  ; 

ma  bisogna  pazienza,  reciproca  toleranza  e  perdonarsi  moite  cose. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  179 

LXXII 

A   MONSIEUR  .... 

Paris,  le  6  avril  \Hn. 

Monsieur, 

Oo  vous  a  parlé,  me  dites-vous,  d'un  comte  de  Galiemberg, 
jonissant  de  certaine  réputation  comme  compositeur,  et  vous 
me  faites  Thonnear  de  me  demander  ce  que  j'en  pense  :  je  vais 
voas  satisfaire. 

Le  comte  de  Gallemberg  est  un  noble  Allemand,  né  vers  1780  : 
c'est  le  premier  compositeur  du  siècle  pour  la  musique  des  bal- 
lets, et  peut-être  le  premier  compositeur  qui  ait  jamais  parti  en 
ce  genre.  M.  de  Gallemberg  est,  ce  me  semble,  le  véritable' re- 
présentant du  compositeur  allemand  ;  tout  en  lui  est  un  effet  de 
seieDce.  Quand  on  chante  devant  ce  maestrone,  son  oreille  ne 
rfistiDgue  pas  les  sons  faux;  on  peut  chanter  impunément  à  un 
demi-ton  et  même  à  un  ton  tout  entier  au-dessous  ou  au-dessus 
do  loo.  Cette  petite  différence,  qui  fait  bondir  un  habitant  du 
Midi,  n'est  pas  même  perceptible  pour  M.  le  comte  de  Gallem- 
berg. Et  ce  même  homme  fait  des  choses  admirables  en  musi- 
que instrumentale.  11  a  fait  des  morceaux  d'éclat  et  de  majesté 
|K)ur  des  scènes  de  ballet,  représentant  rentrée  triomphale  d'un 
général  vainqueur  dans  la  ville  qu'il  vient  de  conquérir,  ou  un 
jeoDe  prince  conduisant  à  l'autel  la  fille  d'un  puissant  empereur, 
<|ai  n'ont  été  égalés  par  personne. 

N.  le  comte  de  Gallemberg  n'a  été  longtemps  qu'un  simple 
amateur.  En  1822  les  plus  belles  voix  d'Italie  sont  des  amateurs 
étrangers  au  théâtre. 

Un  mol  encore  sur  la  musique.  L'un  des  hommes  que  j'ai  vus 
de  ma  vie  les  plus  aimables  au  piano,  C'est  M.  Peruchini  de  Ve- 
aise.  On  peut  dire  que  sa  renommée  a  rempli  la  Lombardie.  Il  a 
composé  plusieurs  chansons  un  peu  vives,  à  la  vénitienne,  qui 
étaient  supérieurement  chantées  par  la  fille  de  l'immortel  Yi- 
gano. 


180  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDUÂL. 


LXXIIl 

A    MONSIEUR    SUTTON-SHARPE,   A   LONDRES*. 

Montmorency,  le  10  juin  1822. 

Tout  en  promenant  mou  gros  individu  sur  les  riante  coteaux 
d'Andiliy  et  de  Montmorency,  je  me  suis  lancé  dans  la  philoso- 
phie allemande;  vous  m'en  voyez  tout  kanlisé,  et  vous  porterez 
la  p^ne  de  mes  lectures;  cela  est  ennuyeux,  mais  utile.  Donc 
je  vous  envoie  un  Petit  cours  de  philosophie;  c'est  tout  simple- 
ment la  réunion  des  notes  d'un  solitaire;  soyez  indulgent  pour 
Tœuvre,  en  mémoire  de  Fauteur. 

Exposé  du  système  de  Kant,  par  Kinker. 

Examen  de  V ouvrage  de  M.  Kinker,  par  M.  de  Tracy. 

J'ai  luy  aussitôt  après,  TExamen  de  la  philosophie  de  Kaut, 
par  M.  le  comte  de  Tracy  (mémoire  de  soixante-dix  pages,  in- 
séré dans  le  tome  lU  des  Mémoires  de  Vlnsiitut  de  France),  Raiil 
ne  s*est  pas  toujours  bien  entendu  lui-même,  et  il  est  fortdiiQ- 
cile  de  l'entendre.  Quand  enfin  Ton  eu  est  venu  à  bout,  Ton  se 
trouve  eu  présence  de  vérités  si  simples,  qu'il  ne  valait  pas  la 
peine  de  les  dire.  Ces  vérités  sont  mêlées  avec  un  tas  énorme 
d'absurdités,  qu'un  homme  d'un  aussi  grand  talent  que  Kanl 
n'aurait  jamais  dites  si  son  langage  avait  été  clair. 

Rien  ne  soutient  un  philosophe  comme  une  langue  forcément 
claire.  L'homme  qui  est  obscur  en  français,  par  exemple,  ne 
peut  pas  se  faire  d'illusion;  ou  il  se  trompe,  ou  il  cherche  à 
tromper  les  autres.  Le  mémoire  de  M.  de  Tracy  est  aussi  clair 
qu'on  peut  l'être,  lorsque  l'on  est  réduit  à  poursuivre  son  ad- 
versaire dans  une  sombre  caverne. 

Tous  les  systèmes  de  philosophie  sont  adressés  à  la  jeunesse. 
Les  philosophes,  d'un  amour-propre  peu  délicat,  sous  le  nom  de 

'  Voir  la  lettre  écrite  au  même  ami  le  28  décembre  1829.  (R.  G.) 


LKTTKES  A  SES  AMIS.  181 

systèmes  de  philosophie,  adressent  des  romans  à  celte  bonne 
jeunesse,  et  ils  sont  sûrs  d*en  être  applaudis  avec  toute  la  cha- 
leur que  Ton  a  à  vingt  ans  pour  les  romans.  Ce  secret  fut  celui 
de  Platon  à  Athènes,  d^Abeilard  à  Paris,  au  douzième  siècle,  et 
à  Paris  encore  de  nos  jours,  c'est  là  tout  le  secret  d'un  profes- 
seur plein  de  talent. 

Moi  qui  ai  soixante  ans  et  qui  ai  lu  tous  les  systèmes  de  philo- 
sophie, je  vais  adresser  trente  lignes  à  cette  jeunesse,  T^spé- 
raoce  de  la  patrie. 
Il  n'y  a  vraiment  que  deux  sciences  ^  au  monde  : 
1°  La  science  de  connaître  les  motifs  des  actions  des  hommes. 
Due  fois  que  vous  connaîtrez  les  motifs  véritables  des  actions 
des  hommes,  vous  pourrez  chercher  à  leur  donner  des  motifs 
qui  les  portent  à  faire  les  actions  dont  le  résultat  est  du  bonheur 
pour  vous.  En  1822,  les  hommes  mentent  presque  toujours 
quand  ils  parlent  des  motifs  véritables  de  leurs  actions.  La 
science  la  plus  utile  à  un  jeune  homme,  celle  qui,  à  vingt  ans, 
prouve  le  plus  d'esprit,  est  celle  de  pénétrer  les  mensonges  de 
celle  espèce.  La  véritable  politique  n'est  que  Fart  de  faire  que 
M.  A...  ne  place  pas  son  bonheur  à  faire  une  action  qui  nuit  à 
M.  B...  11  est  un  livre  dont  le  titre  devrait  être  : 

•  De  Vart  de  découvrir  les  motifs  véritables  des  actions  des 
kmmes,  »  Ce  livre,  c'est  VEspmt  d'ilelvétius. 

2o  La  seconde  des  deux  sciences  utiles,  c'est  la  logique,  ou 
l'art  de  ne  pas  nous  tromper  en  marchant  vers  le  bonheur. 

Ce  qui  fait  rire  dans  le  monde,  le  vrai  ridicule,  c'est  l'action 
d*UD  homme  qui  se  trompe  en  croyant  marcher  vers  son  but; 
car  un  but,  en  lui-même,  n'est  jamais  ridicule. 

On  rit  de  l'homme  qui  veut  aller  à  Rouen  et  qui  s'empresse  de 
monter  dans  la  diligence  d'Auxerre.  Un  jeune  homme,  voulant 
avoir  de  l'esprit  en  1822,  se  fait  pédant,  et  cite  à  tout  propos 
Juvéual  ou  Grotius.  On  rit;  on  se  moque  de  lui;  il  s'esl  ironipé 
de  date  comme  de  chemin  ;  son  pédantisme  eût  passé  pour  de 
y  esprit  en  1622. 

*  Le  mot  propre  serait  art  :  un  art  dépend  toujours  d'une  science  ;  il 
est  la  mise  en  pratique  des  procédés  indiqués  par  une  science.  (H.  B  ) 

I.  11 


182  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

La  logique  est  Tari  de  ne  pas  nous  tromper  de  rouCe  ea  mar- 
chant vers  Le  but  que  nous  voulons  atteindre. 

M.  de  Tracy  a  prouvé  admirablement  dans  son  Idéologie  que 
nos  erreurs  viennent  toujours  de  Timperfection  de  nos  souve- 
nirs. Cette  découverte  étonne  d*abord  ;  quand  on  y  a  réfléchi  six 
mois,  on  prend  la  vérité  sur  le  fait  à  chaque  instant  de  la  vie. 

Je  réduis  donc  toute  la  philosophie  à  ne  pas  se  méprendre  sur 
les  motifs  des  actions  des  hommes,  et  à  ne  pas  nous  tromper 
dans  nos  raisonnements  ou  dans  Fart  de  marcher  au  bonheur. 

Alceste. 


LXXIV 

A  HOMSIEUE  ...,  A  PARIS. 

Paiis,  le28juiUeti822. 

Voici,  monsieur,  la  seconde  leçon  dans  la  connaissance  du 
cœur  humain  ;  on  peut  lui  donner  ce  titre  : 

Du  granit  et  du  remplissage  calcaire  ou  de  débris  de  végéta- 
tion: essai  de  géologie  morale. 

Je  vous  serai  obligé  de  me  rendre  ce  papier  ;  mellez-le  sous 
enveloppe  et  laissez-le  jeudi  à  ma  porte. 


Rochers  de  granit. 

Voilà  des  rochers  de  granit.  Les  débris  de  la  végéution  ont 
formé  les  parties  ombrées  2,  2* 

L'espace  P,  P*  semble  une  plaine»  aux  yeux  de  Thomme  peu 
exercé. 


LETTRES  A  SES  ÂMIS.  183 

II  faot  savoir  faire  la  différence  da  granit  an  remplissage. 

Le  granit,  c'est  le  caractère  natorel  d'un  homme;  sa  manière 
habituelle  de  chercher  le  bonheur.  Le  caractère  est  comme  les 
traits,  on  conunence  à  le  voir  à  deux  ou  trois  ans,  il  est  bien 
reconnaissable  à  seize  ou  dix-sept,  on  Taperçoit  dans  toute  sa 
force  à  vingt^six  ou  trente. 

Le  remplissage  2,  2,  c'est  ce  que  la  politesse,  Tusage  du 
monde,  la  prudence,  fait  sur  un  caractère. 

Un  jeune  homme  prend  Fespace  P,  P  pour  une  plaine.  Il  ne 
voit  pas  que  dès'  que  l'homme  devra  foire  quelque  chose  d'im- 
portant à  ses  propres  yeux,  il  suivra  le  contour  du  granit  de 
soo  caractère.  Alors,  dans  les  grandes  circonstances,  Tes- 
pace  P,  P  est  loin  d'être  une  plaine. 

Un  second  usage  de  cette  coupe  de  montagne  est  de  nous 
faire  juger  de  notre  caractère. 

Notre  caractère,  bon  ou  mauvais,  c'est  comme  le  corps  que 
Doas  reconnaissons  à  seize  ans,  quand  nous  commençons  à  ré- 
fléchir. Beau,  laid  ou  médiocre,  il  faut  le  prendre  tel  qu'il  est  ; 
seulement,  Thomme  sage  en  tire  parti. 

Une  fois  que  nous  savons  quel  est  notre  caractère,  nous  pou- 
vons nous  attendre  au  bien  et  au  mal,  qui  en  sont  prédits  dans 
les  livres  qui  donnent  la  description  dudit  caractère.  Par 
exemple  : 

Caractère  violent, 

phlegmalique, 

tendre  et  mélancolique,  comme  J«*J.  Rousseau. 

Ud  jeune  homme  de  seize  ans,  jugeant  de  son  propre  carac- 
tère par  ses  actions,  pourrait  tomber  dans  celte  erreur  de 


prendre  l'espace  P,  P  pour  uidie  plabe,  et  de  ne  pas  comprendre 
<[b'il  y  a  Un  précipice  en  G,  G. 


\S'k  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Gassio,  par  exemple,  s'enivraot  dans  la  tragédie  que  Toq 
donne  dematii  au  théâtre  de  la  Porte- Saint-Marlin,  ne  prévoit 
pas  assez  qu  il  y  a  un  précipice  dans  son  propre  caractère, 
en  G,  G.      v 

La  lithographie  du  Miroir  *■  d'aujourd'hui  dimanche  28 
monlre  le  caractère  de  granit  de  Voltaire,  dans  une  poioie 
comme  0,  sortant  tout  à  coup  de  sa  politesse  ordinaire  et  des 
plus  simples  habitudes  d'usage  du  monde.  Recevant  Lekaio,  an 
lieu  de  lui  demander  de  ses  nouvelles,  il  lui  donne  la  réplique 
(le  son  rôle.  L'amour  de  la  gloire  viagère  était  le  fonds  du  ca- 
ractère de  Voltaire. 

J'ai  l'honneur  d'élre, 

Blâize  Durahd. 


LXXV 

A  MONSIEUR  ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  5  août  1822. 

Je  suppose  qu'il  y  a  des  personnes  en  Angleterre  qui  uimcnt 
la  littérature  française,  et  qui,  connaissant  déjà  tous  les  anciens 
auteurs  qui  ont  illustré  cette  littérature,  voudraient  faire  con- 
naissance avec  les  écrivains  modernes.  G'est  le  besoin  que 
j'éprouve  moi-même  à  l'égard  de  la  littérature  anglaise.  Mais 
comment  choisir  entre  tant  de  productions  dont  je  lis  les  litres 
dans  les  annonces  de  librairie;  les  titres  les  plus  séducteurs 
trompent  bien  souvent;  les  éloges  les  plus  pompeux  ne  sont 
pas  toujours  donnés  au  mérite.  Il  m'est  arrivé  de  faire  venir  un 
livre  à  grands  frais,  le  Voyage  (TEustace  en  Italie,  par  exemple. 
Je  me  souviens  encore  de  raccès  d'humeur  noire  qui  me  prit 
après  avoir  lu  vingt  pages  de  ces  trois  gros  volumes,  qui  m'a- 
vaient coûté  quatre-vingts  francs  et  la  peine  d'écrire  trois  lettres. 

*  Titre  d'un  petit  journal  fort  spirituel  qui  paraissait  tous  les  jours  <ni 
1822. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  185 

11  parait  chaque  mois,  en  France,  vingt-cinq  ù  irente  ouvrages 
nouveaux.  Mon  projet  est  de  vous  faire  connaître,  par  quelques 
lignes  simples,  claires,  nettes  et  sans  fard,  les  deux  ou  trois 
ouvrages  qu'un  amateur  de  livres  peut  acheter  chaque  mois,  et 
les  cinq  ou  six  qu'il  peut  parcourir. 

Je  crains,  monsieur,  que  vous  ne  trouviez  mou  ton  un  peu 
tranchant;  je  vous  assure  que  je  cherche  seulement  à  être  bref 
et  clair.  Personne  n*est,  au  fond,  plus  tolérant  que  moi.  Je  vois 
des  raisons  pour  soutenir  toutes  les  opinions  ;  ^  n'est  pas  que. 
les  miennes  ne  soient  fort  tranchées;  mais  je  conçois  comment 
on  homme  qui  a  vécu  dans  des  circonstances  contraires  aux 
miennes  a  aussi  des  idées  contraires. 

Chaque  mois  je  vous  rendrai  compte  des  ouvrages  qui  auront 
paru  dans  le  mois  précédent.  Quoique  nous  soyons  aujourd'hui 
au  milieu  d'octobre,  j'ai  des  raisons  de  penser  que  les  ouvrages 
qui  ont  paru  en  France  en  août  et  septembre  ne  sont  pas  en- 
core connus  en  Angleterre.  Je  vais  les  parcourir  rapidement. 

L'année  littéraire  a  commencé  en  France  d'une  manière  bril- 
lante; nous  avons  eu,  coup  sur  coup,  Y  Histoire  de  V  Église  de 
M.  de  Potier,  l'ouvrage  le  plus  profond  qui  ait  paru  sur  celte 
ïoaiière,  mais  un  peu  sec  et  ennuyeux,  et  le  Voyage  en  &iiisse  de 
M.  Simond  ;  c'est  un  fort  bon  livre  que  l'auteur,  qui  a  vécu 
vingt-quatre  ans  aux  États-Unis,  a  traduit  lui-même  en  anglais. 

Je  ne  vous  parle  pas  des  Mémoires  de  LauzuUy  dont  on  a  sup- 
primé la  moitié,  celle  qui  avait  rapport  à  la  feue  reine  Marie- 
Antoinette.  Ce  genre  d'ouvrages,  que  nous  trouvons  fort  amusant 
en  France,  paraît  choquant  en  Angleterre. 

Les  Mémoires  de  Lauzun  sont  comme  Vossatura  de  la  comédie 
du  dix-neuvième  siècle.  Voilà  les  événements,  voilà  comme  ils 
s'emmanchent;  la  couleur  seule  est  ou  paraît  fausse.  Je  dis 
J^raîty  car  peut-être  Lauzun  avait-il  l'habitude  d'écrire  ainsi. 
—La  réponse  de  lady  Barrymore  à  Lauzun  raccusant  d'infidélité 
avoc  le  comte  d'Artois,  serait  chose  neuve  au  théâtre.  —  Quant 
au  choix  des  personnages,  ceux  des  Mémoires  de  Lauzun  sont 
bien  ce  qu'il  faut.  Cette  comédie  serait,  quant  aux  personnages, 
psirfailement  bien  calculée  pour  notre  siècle,  si  éminemment 
romantique.  Quoi  de  plus  plaisant  que  le  comte  d'Artois  (amant 


186     ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

sacrifié  de  lady  Barrymore)  aUendant  trois  heures,  dans  on  ca- 
briole!, par  un  froid  piquant,  sur  la  place  Louis  XV,  et  croyant 
c...  Lauiun,  qui  rit  de  le  voir  attendre  1 

Notre  haute  société  d'ici  a  été  fort  choquée  de  ÏHistaire  de 
Paris  de  M.  Dulaure.  Cet  ancien  abbé  est,  à  ce  qu'il  me  semble, 
un  honnâte  homme,  qui  appelle 

Un  chat  un  chat  et  RoUet  an  fripon. 

Les  sept  volumes  de  Dulaure  se  vendent  aujourd'hui  cent  francs, 
et  peut-âtre  bien  qu*on  n*ose  pas  les  réimprimer.  Le  parti  op- 
posé à  celui  qui  a  fait  le  succès  de  Touvrage  de  M.  Dulaure  a 
trouvé  Fattaque  si  rude,  qu'il  a  cru  nécessaire  de  lui  opposer  un 
préservatif,  à  peu  près  comme  on  dit  ici  que  vos  roiDistres 
opposèrent  autrefois  le  Quarterly  à  YEdinburg^Review.  Cet  anti- 
dote de  Dulaure  s'appelle  le  Tableau  de  PariSf  par  M.  de  Saint- 
Victor.  Gela  est  supérieurement  imprimé. 

Le  livre  le  plus  piquant  qui  ait  paru  eu  août,  ce  sont  les  Mé- 
moires  de  M,  le  duc  de  ChoiseuL  Contre  l'ordinaire  de  ces  sortes 
d'ouvrages,  M.  de  Ghoiseul  a  publié  ses  Mémoires  de  son  vivant. 
Il  nous  donne  les  détails  les  plus  curieux  sur  la  fuite  do  roi 
Louis  XVI  à  Varennes,  et  sur  son  arrestation  par  le  maître  de 
poste  Drouet.  Ces  Mémoires  peignent  admirablement  la  haute 
société  de  1789.  Rien  u*y  ressemble  moins  que  la  haute  société 
de  1822.  Vous  pouvez  en  juger  par  M.  le  duc  de  Richelieu  der- 
nier mort  ;  c'était  le  plus  simple,  le  plus  raisonnable  des  hom- 
mes, le  plus  honnête,  le  plus  manquant  d'esprit  et  d'à-propos. 
11  était  fils  de  ce  fameux  duc  de  Fronsac  qu'un  seul  mot  pein- 
dra :  il  porta  le  libertinage  à  un  point  qui  scandalisa,  même 
chez  le  fils  du  fameux  duc  de  Richelieu,  dont  votre  Horace 
Walpole  vient  de  vous  donner  un  portrait  si  ressemblant  et  si 
original.  (Mémoires,  tome  II,  vers  la  page  50.) 

Pour  en  revenir  au  duc  de  Ghoiseul,  je  vous  dirai  que  ce  no- 
bleman  jouit  ici  de  la  plus  belle  réputation;  il  est  estimé  de  tous 
les  partis.  Ses  Mémoires  sont  curieux  en  ce  qu'ils  font  toucher 
au  doigt  et  à  l'œil  quelles  espèces  de  tètes  le  siècle  de  légèreté 
du  Régent  et  de  Louis  XV  avait  formées  en  France.  On  est  étonné 


LETTRES  A  SES  AMIS.  187 

de  l'étroit  des  têtes  de  ce  temps-là,  de  la  faiblesse  d'esprit  des 
gens  qae  M.  de  Ghoiseul  met  en  scène  et  qui  sont  cependant  les 
plas  spirituels  du  monde.  Je  crois  que  ce  qui  rendait  si  pi- 
toyables dans  Faction ,  des  gens  d'ailleurs  si  aimables  et  avec 
lesquels  on  aurait  été  si  heureux  de  vivre»  c'est  Textréme  im- 
portance qu'ils  attachaient  à  un  million  de  petits  soins  et  de 
petites  attentions.  Un  Français  de  ce  temps-là  ne  pouvait  pas  se 
permettre  le  mouvement  le  plus  simple,  la  démarche  la  plus 
insigni6ante,  sans  songer  à  la  règle  établie  par  la  bonne  com- 
pagnie pour  ce  mouvement  ou  cette  démarche.  On  peut  juger 
combien  M.  de  Bouille  et  M.  de  Gboiseul  durent  se  trouver  em- 
pêtrés  quand  il  s'agit  de  combiner  la  fuite  du  roi  Louis  X.VI. 
Rien  n'était  plus  facile,  et,  à  force  de  soins  minutieux,  ils  trou- 
vèrent le  secret  de  faire  arrêter  ce  prince.  Par  exemple,  le  roi 
voulant  faire  M.  de  Bouille  maréchal  de  France,  aussitôt  qu'il 
Taurait  joint,  fut  très-embarrassé  pour  se  procurer  un  bâton  de 
maréchal  de  France.  On  songeait  à  faire  de  cela  une  cérémonie 
charmante,  embellie  par  l'enthousiasme  des  troupes.  Le  roi,  ne 
pouvant  pas  demander  un  bâton  de  maréchal  au  ministre  de  la 
gucnre,  qu'il  détestait,  M.  le  duc  de  Ghoiseul  se  détermina  à 
prêter  à  Sa  Majesté  le  bâton  de  maréchal  de  son  beau-père»  le 
naaréchal  de  Stainville.  Ge  qui  relève,  par  le  contraste,  la  futilité 
de  toutes  ces  idées,  c'est  le  bon  sens  simple  et  pratique  du 
loaitre  de  poste  Drouet,  qui  reconnaît  le  roi  Louis  XVI,  à  la 
ressemblance  de  son  effigie  sur  un  assignat  de  cinquante  livres,  et 
prend  les  mesures  les  plus  efficaces  pour  faire  arrêter  ce  prince* 
Si  des  hommes  comme  Drouet  eussent  été  chargés  de  le  faire 
sauver,  ils  l'auraient  mené  en  sûreté  au  bout  du  monde. 

Les  Mémoires  de  M.  le  dite  de  Ghoiseul  font  partie  d'une  col- 
lection que  je  vous  conseille  de  vous  procurer  ;  c'est  la  collec- 
tion des  Mémoires  pour  servir  à  l* histoire  de  la  Révolution  fran- 
Çoiiey  publiés  par  MM.  Berville  et  Barrière. 

Ces  messieurs,  quoiqu'ils  disent  le  contraire,  n'osent  pas  pu- 
bliât en  entier  les  Mémoires  qu'ils  font  paraître;  ils  sont  obligés 
de  supprimer  les  passages  qui  seraient  offensants  pour  la  famille 
régnante.  Par  exemple,  ils  ont  été  obligés  de  réduire  d'un  tiers 
les  Mémoires  de  madame  Gampan,  femme  jde  chambre  de  la 


îm  ŒCTRES  POSTHUMES  DE  STKKDUAL. 


Marie-AloiocHc,  qm  panimmi  «bns  od  mois.  Madame 
Canpan  conlnmil  on  peu  les  idées  de  martyre  qa*oo  veot  noas 
dooœr  sur  celle  priocesBe  si  bdle  et  si  malheofeose. 

A  profios  de  mémoires,  je  tous  conterai  one  anecdole  peu 
comme,  même  eo  France,  sur  les  Mémoires  du  cardinal  de  Relz^ 
Van  des  chels-d*œavre  de  m>lre  lîllérauire.  Od  sait  que  le  car- 
dinal, qooiqne  écrÎTant  4ians  sa  Tieillesse,  avait  raconté  plu- 
sicors  anecdotes  plantes.  Jamais  les  femmes  n^ont  eu  tmt 
dlnihieoce,^»  France,  que  du  temps  de  la  guerre  de  la  Fronde. 
Une  antre  raison  rendrait  ces  anecdotes  extrêmement  précîeases; 
c^est  que  b  galanterie  se  ressentait  encore  alors  des  mœars 
fortes  du  moyen  âge;  il  y  avait  nne  chaleur  de  passion,  une  sm- 
eériié  de  dévouement  qui,  plus  tard,  ont  disparu  de  la  haute 
société  européenne. 

Les  Mémoires  du  cardinal  de  Retz  passèrent,  avant  d'être  pu- 
blies, par  un  couvent  de  religieuses  de  la  Lorraine.  Ces  bonnes 
religieuses  efliaeèrent,  avec  le  plus  grand  soin,  toutes  les  anec- 
dotes c;alantes.  A  Tépoque  du  Directoire,  en  France,  Rewbell, 
l'un  d4]ft  directeurs,  se  6t  prêter,  par  la  Bibliothèque  nationale, 
le  manuscrit  original  des  Mémoires  de  Betz,  et  s'assura  qu'avec 
de  Vacide  muriatique  et  de  Teau  il  serait  possible  de  faire  dispa- 
raître Tencre  avec  laquelle  les  religieuses  de  Lorraine  avaient 
effacé  un  grand  nombre  de  lignes. 

Au  moment  où  le  directeur  Rewbell  était  occupé  de  sa  dé' 
couverte,  survint  la  révolution  qui  le  renversa.  La  France  fut 
privée  d*un  magistrat  médiocre,  mais,  ce  qu*i1  y  a  de  vraiment 
fâcheux,  c'est  que,  dans  la  bagarre  le  manuscrit  des  Mémoires 
de  Betz  fut  égaré.  Il  se  trouve  peut-être  aujourd'hui  chez  quel- 
que épicier,  qui  le  distribue  avec  son  poivre  comme  du  vieux 
papier. 

Il  est  on  autre  genre  de  Mémoires  auquel  il  manque  ce  qui 
fait  le  principal  charme  des  Mémoires  :  la  qualité  d'avoir  été 
écrit  par  une  personne  qui,  sûre  que  son  manuscrit  ne  serait 
imprimé  que  longtemps  après  sa  mort,  y  parlait  avec  une  frân^ 
chise  allant  jusqu'à  la  naïveté. 

On  vient  de  réimprimer  les  Mémoires  de  mistress  Belamy, 
traduits  en  français,  et  les  Mémoires  de  viademoiselle  Chiron, 


LETTRES   A  SES  AMIS.  189 

Ces  derniers  sout  pleins  de  préteniiou,  comme  mademoiselle 
Clairon  elle-même,  et,  de  plus,  assez  ennuyeux.  Il  n'y  a  d'inté  • 
ressant  qa*une  histoire  de  revenant;  mais  celte  histoire,  il  faut 
l'avouer,  fail  dresser  les  cheveux  à  la  tête.  Les  Mémoires  de 
mistress  Belamy  ne  sont  intéressants  pour  vous  que  parce  qu'ils 
sont  précédés  d'une  notice  sur  les  mœurs  anglaises.  Vous  y 
verrez  la  manière  dont  nos  littérateurs  actuels,  qui  ont  peur  de 
Shûkspeare,  traitent  les  compatriotes  de  ce  grand  homme.  Cela 
est  d'un  ridicule  rare,  et  je  vous  invile  à  ne  pas  prendre  la 
chose  au  tragique  et  à  ne  pas  vous  en  fâcher.  Si  le  général  Pillet 
vous  a  calomniés,  lord  Blainey  et  M.  Scott  nous  Tont  bien  rendu 
dans  leurs  voyages. 

Talma  va  donner  \e&  Mémoires  de  Lekain,  c'est-à-dire  une 
Notice  sur  Lekain.  Le  public  ici  est  amoureux  des  Mémoires. 
Tant  mieux  pour  lui  et  pour  les  libraires;  car,  d'ici  à  vingt  ans 
nous  en  verrons  de  bien  curieux. 

L'hiver  dernier,  M.  le  prince  de  Talleyrand,  Thomme  de 
France  qui  a  Tesprit  le  plus  vif  et  les  passions  les  plus  viles,  a 
fait  lire  deux  volumes  de  ses  Mémoires  à  ses  amis.  Ces  deux 
volumes  sont  la  peinture  des  moeurs  de  l'ancien  régime,  de 
nsOà  1793.  Les  Mémoires  de  l'ancien  évêque  d'Autun  auront 
dix  volumes  in-8°,  et  donnent  un  tableau  remarquable  de  la-  po- 
Hce  militaire  sous  Napoléon. 

l<es  Mémoires  du  général  Ricard  seront  les  plus  intéressants 
ûprèsccux  de  M.  de  Talleyrand.  Le  général  Ricard  fut  ami  de 
Napoléon,  quand  celui-ci  n'était  que  capitaine.  Il  est  difficile  d'a- 
voir plus  d'esprit  que  le  général  Ricard;  c'est  lui  qui  fut  chargé, 
^  1814,  d'aller  donner  ce  hoax  au  congrès  de  Vienne;  il  mys- 
tifia complètement  le  congrès,  en  parlant  dans  toutes  les  sucic- 
^  de  Vienne  d'une  armée  de  deux  cent  mille  hommes,  en 
France,  prête  à  agir,  et  fut  cause  ainsi  que  la  Saxe  ne  fut  pas 
partagée.  C'est  M.  de  Talleyrand  qui  inventa  cette  excellente 
mystiflcation. 

Mais  je  m'aperçois  que  cette  lettre  est  déjà  trop  longue.  Je  re- 
mets à  l'ordinaire  prochain  de  vous  rendre  compte  de  sept  à 
huit  ouvrages  d'une  assez  louable  médiocrité,  et  qu'il  peut  être 
avantageux  de  consulter;  par  exemple,  V Histoire  de  la  Musique 

11. 


190  ŒUVRES  POSTHOMES  DE  STENDHAL 

en  Italie,  du  comte  Orloff;  les  Voyages  des  frères  Bachemlk, 
officiers  français  de  la  garde  impériale,  persécutés  par  le  goa- 
vememenl  actuel. 


LXXVl 

A  MONSIEUR ,  A  LONDRES. 

Paris,  le  i^^  septembre  1822. 

Des  acteurs  anglais  sont  venus  à  Paris;  ils  y  ont  essayé  des 
pièces  de  Shakspeare.  D'abord  ils  ont  joué  sur  un  théâtre  fort 
grand  et  essez  bien  disposé.  La  recette  a  été  de  cinq  mille  franes; 
jusque-là  tout  était  bien  ;  mais  ce  théâtre,  situé  au  débouché  des 
rues  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  est  fréquenté  d'ordinaire  par 
les  commis  des  marchands  de  la  rue  et  du  faubourg  Saint-Denis. 
Ces  jeunes  gens  ont  coutume  d'aller  chercher  au  théâtre  de  la 
Porte-Saint-Martin  les  événements  épouvantables  du  mâo- 
drame  et  les  tyrans  qui  dissimulent.  Occupés  toute  la  journée  à 
mesurer  du  calicot,  le  mélodrame  leur  semble  admirable  ;  c'est 
tout  simple,  ils  ne  connaissent  pas  mieux,  et  plusieurs,  dit-on, 
ont  pris  Shakespeare  (qu'ils  prononcent  Gha-kes-péare)  pour  ao 
aide  de  camp  du  duc  de  WeUington. 

Pour  des  spectateurs  placés  dans  de  telles  conditions,  tout 
développement  de  passion  semble  ennuyeux  ;  il  leur  faut  uae 
succession  rapide  de  coups  de  poignard  et  de  changements  de 
décoration.  11  y  a  beaucoup  de  ces  choses-là  dans  Shakspeare, 
mais  elles  y  sont  amenées  par  le  dialogue  et  la  marche  natu- 
relle des  passions;  au  lieu  que  dans  le  mélodrame  le  dialogue 
n'est  calculé  que  pour  amener  des  coups  de  poignard,  des  enlè* 
vements,  des  cachots  et  des  sauts  par  la  fenêtre. 

Les  commis  de  la  rue  Saint-Denis  ont  trouvé  Otello  (la  pièce 
de  début  des  acteurs  anglais)  d'un  ennui  mortel.  Dès  qu'ils  se 
sont  aperçus  qu'ils  ne  comprenaient  pas  l'anglais,  ils  se  sont  mis 
à  siffler.  Au  troisième  acte,  tout  à  coup,  Hs  ont  été  saisis  d'uoe 


LETTRES  A  SES  AMIS.  191 

terreur  panique,  et,  trois  à  quatre  cents  jeunes  gens,  oubliant 
rhooneur  national,  se  sont  mis  à  se  sauver  en  escaladant  la 
scèoe  et  passant  par-dessus  le  malheureux  orchestre.  Dès  lors, 
apparition  des  gendarmes,  désordre  abominable  et  fin  de  la 
première  soirée. 

Le  second  jour,  il  y  avait  trente  mille  curieux  et  deux  esca* 
droDs  de  gendarmes  sur  le  boulevard  de  la  Porte-Saint-Martin. 
Les  acteurs  anglais  ont  été  siffles  dès  la  première  phrase  de  r£- 
cole  de  la  médisance  de  Shéridan.  Mais  ici.  le  public  était  tout 
autre;  les  prix  avaient  été  augmentés  ;  le  parterre,  cette  fois, 
était  rempli  de  jeunes  gens  fort  bien  vêtus,  et  le  tapage  avait 
quelque  chose  de  moins  vulgaire  et  de  plus  concerté. 

Il  m'est  pénible  d'avoir  à  révéler  certaines  petites  intrigues, 
assez  peu  honorables,  de  gens  qui  ont  toujours  beauconp  d'es- 
prit et  souvent  une  conduite  fort  noble  et  fort  approuvée  du  pu- 
blic L*on  ne  peut  se  dissimuler  que  le  Miroir,  le  Constitution' 
^^t  le  Courrier  français  et  les  Débats  ne  disposent,  en  fait  de 
^tacies,  de  roptnion  de  la  jeunesse  de  Paris. 

n  n'y  a  d'exception  que  pour  les  élèves,  assez  nombreux  à  la 
véilé,  d'un  jeune  professeur  ^  plein  de  talent  et  surtout  d'élo- 
quence, qui,  pendant  quelques  années,  a  donné  un  cours  de 
philosophie,  et  auquel  il  était  réservé  de  faire  paraître  trop  peu 
spacieuses  les  salles  les  plus  vastes  des  collèges  où  on  lui  per- 
mettait de  paraître.  Ce  jeune  philosophe,  puissant  par  la  parole, 
et  Ton  peut  dire  digne  émule  du  grand  homme  (Platon),  qui  est 
l'objet  de  son  culte  exclusif  et  dont  il  prétend  ressusciter  la  phi- 
losophie; ce  jeune  professeur,  parlant  de  littérature  avec  bonne 
foi)  et  ne  songeant  nullement  à  se  ménager  nue  place  à  TAca- 
<lémie  française,  disait  à  ses  quinze  cents  auditeurs  :  «  Quant  au 
ibéàtre,  6  mes  élèves  !  livrez-vous  bonnement  et  simplement 
aux  impressions  de  votre  cœur;  osez  être  vous-mêmes,  ne  son- 
gez pas  aux  règles.  Elles  ne  sont  pas  faites  pour  votre  âge  heu- 
reux; vos  cœurs.sont  remplis  de  passions  brûlantes  et  généreuses. 
Placez- vous  hardiment  sous  les  portiques  des  théâtres  i  vous  en 
savez  plus  que  tous  les  rhéteurs;  méprisez  les  la  Barpe  et  leurs 

*  M  Victor  Gottstn. 


402  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

successeurs,  Us  n'ont  écrit  que  pour  faire  des  livres.  Vous,  for- 
més comme  vous  l'éies  par  dix  ans  de  travaux  sérieux  et 
d'études  approfondies,  livrez-vous  à  vos  impressions.  Généreuse 
jeunesse,  vous  aurez  toujours  raison  quand  vous  pleurerez,  et 
les  choses  dont  vous  rirez  auront  toujours  une  tendance  vrai- 
ment ridicule.  » 

Ce  qui  précède  n'est  qu'une  ombre,  une  contre-épreuve  im- 
parfaite, un  souvenir  effacé  des  brillantes  leçons  prononcées  par 
cette  voix  éloquente,  qui  se  tait  aujourd'hui,  et  qui  était  écoutée 
avec  tant  de  respect. 

L'on  peut  dire  que  ce  jeune  professeur  a  appris,  à  tout  ce  qu'il 
y  a  de  distingué  dans  la  jeunesse,  à  oser,  au  théâtre,  être  soi- 
même  et  n'écouter  que  ses  propres  impressions.  Mais  le  bienfait 
des  hautes  leçons  du  Platon  moderne  a  été  restreint  à  ceux  des 
jeunes  gens  qui  ont  assez  de  fortune,  et  par  conséquent  assez  de 
loisir,  pour  approfondir  des  études  qui  ne  sont  que  de  simple 
agrément.  11  serait  souverainement  injuste  de  faire  un  crime  à 
plusieurs  élèves  des  Ecoles  de  droit  et  de  médecine,  soutenus  à 
Paris  par  des  sacrifices  pénibles  de  la  part  de  leurs  familles,  de 
M'avoir  pas  consacré  six  mois  d'un  temps  précieux  à  se  &ire 
une  idée  juste  de  ce  que  doit  être  la  littérature  en  général,  et  en 
parliculier  la  littérature  dramatique,  en  l'an  de  grâce  1822. 

Le  Miroir  y  journal  rempli  d'esprit,  dé  brillant,  d'à-propos,  et 
qui  donne  souvent  le  plaisir  de  deviner  des  énigmes  piquantes  ; 
le  Constitutiomiel  et  le  Courrier  français,  qui,  dans  leur  partie 
littéraire,  oiTreutdes  articles  marqués  au  coin  d'une  raison  pro- 
fonde ;  les  Débats,  journal  un  peu  jésuitique,  mais  plus  profon- 
dément littéraire  peut-être  qu'aucune  autre  œuvre  périodique 
de  l'époque;  les  quatre  journaux  que  je  viens  de  nommer,  dis- 
je,  se  partagent  l'opinion  littéraire  de  toute  la  jeunesse  qui  n^a 
pas  eu  le  loisir  d'approfondir  des  objets  d'un  intérêt  un  peu  fu- 
tile. Mais  les  trois  premiers,  le  Miroir,  le  Constitutionnel  et  le 
Courrier  y  désignant  souvent  la  jeunesse  par  le  nom  et  jeunes 
barbares,  ont  acquis  sur  elle  et  ses  opinions  littéraires  uu  em- 
pire sans  bornes.  Cet  empire  n'est  nullement  partagé  par  les  jé- 
suitiques débats,  dont  on  se  méfie. 
Ma  tâche  ici  devient  bien  pénible  ;  je  dois  être  ingrat,  je  dois 


LETTRES  A  SES  AMIS.  193 

dire  du  mal  de  gens  qui,  tous  les  malios,  me  font  passer  une 
heure  agr^ble.  Je  proteste  que  j'ai  la  main  forcée  par  la  vérité, 
ou  par  ce  que  je  prends  pour  elle  ;  je  décline  d'avance  toute  in- 
terprétation offensante. 

Après  ce  préambule  nécessaire ,  entrons  courageusement  en 
inatière.  Ne  serait- il  pas  possible  que  parmi  les  rédacteurs  des 
trois  journaux  qui  se  partagent  Tempire,  sur  Topinion  des 
jeanes  gens  qui,  par  leurs  occupations  sérieuses,  n'ont  pas  le 
temps  de  se  faire  une  opinion  littéraire,  quelques-uns  eussent 
fait  le  petit  monologue  suivant  : 

«Il  y  a  cinquante  ans  que  Ton  souffrit  que  la  musiqi.e  ita- 
lieoDc  fit  entendre  à  Paris  ses  accents  séducteurs.  Cette  espèce 
de  vanité  puérile ,  que  nous  avons  décorée  du  nom  d' honneur 
national,  et  nous  avons  nos  raisons  pour  cela,  a  eu  beau  com- 
haltre  pour  la  musique  française,  après  cinquante  ans  de  gueire, 
Feydeau  et  le  grand  Opéra  vont  tomber  écrasés  sous  les  coups 
que  leur  portent  Topera  Buffa  et  madame  Pasta.  Feydeau  et  le 
grand  Opéra,  ou  ne  chanteront  plus,  ou  chanteront  comme  on 
chaule  rue  de  Louvois.  G*est  bien  là  ce  qu'on  appelle,  dans  les 
^rts,  être  anéantis.  La  musique  des  Prétendus  semble  ridicule, 
o^me  aux  bourgeois  de  la  rue  Saiut-Deuis,  et  le  jeune  Nourrit, 
qui  va  succéder  à  son  père  de  brillante  mémoire,  chante  comme 
Oû  chante  à  Louvois. 

«  Telle  est  la  vive  image  du  sort  qui  nous  est  réservé.  Shak- 
speare  va  nous  jouer,  à  nous,  auteurs  actuellement  estimés  des 
vaudevilles,  des  comédies  et  des  seules  tragédies  qui  aient  la 
vogue,  le  même  tour  que  Mozart,  Rossini  et  Gimarosa  ont  joué 
à  Lesueur,  à  Grétry,  à  Lcmoine  et  à  Berton.  Nos  tragédies  et 
DOS  vaudevilles  rapportent  à  plusieurs  d'entre  nous  dix  mille 
francs  par  an,  outre  un  peu  do  gloire.  Si  nous  laissons  jouer 
^hakspeare  en  anglais  à  Paris,  voici  le  sort  qui  nous  menace  : 

«Quelque  maudit  directeur  de  théâtre  du  boulevard,  au  lieu 
'^  payer  un  droit  d'auteur,  pour  des  mélodrames  nouveaux,  à 
M.  Guilbert  de  Pixérécourt  ou  à  M.  Caiguez,  aura  l'idée  de  cou- 
per avec  des  ciseaux  une  trentaine  de  pages  dans  VOtello  ou 
<ïans  le  Richard  IIl  de  Shakspearc ,  si  mal  à  propos  traduit  de 
^'anglais  par  madame  Guizot ,  et  nous  verrons  ces  pièces  don- 


i94  ŒUVRKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

nées  ccmime  mélodrame.  La  irobième  oo  quatrième  que  Von 
essayera  ainsi  aura  un  succès  fou.  Quelque  prince  oCi  qnekiue 
homme  riche  engagera  Talma,  ligier  ou  mademoiselle  Mars  à 
apprendre  un  rôle  dans  quelque  tragédie  de  ce  Shakspeare  ;  on 
osera  représenter  cette  tragédie,  ainsi  montée,  à  la  campagne  ou 
à  Paris,  sur  quelque  théâtre  particulier.  De  ce  moment*lày  et  ce 
moment  peut  arriver  dans  trois  ans  ;  dans  ce  siècle»  où  tout  ga- 
lope, Sylla  et  Rcgulus  paraissent  ennuyeux.  Que  sera-ce  donc 
des  pièces  que  nous  autres  nous  avons  en  poriereuilie^ 

«  Le  remède  est  simple;  persuadons  à  la  jeunesse  qu'elle  fera 
un  acte  de  patriotisme  en  sifflant  les  acteurs  britanniques.  Fai- 
sons-les siffler  d'une  manière  outrageuse,  et  avant  qu'ils  aient 
pu  ouvrir  la  bouche.  Qui  sait  même  si  Ton  ne  lancera  pas  à  ces 
maudits  acteurs  quelque  pomme  cuite  ou  quelque  orange^? 
Alors  le  triomphe  de  la  bonne  cause  est  assuré  ;  les  acteurs  ef- 
frayés regagneront  TAngleterre,  et  nous  serons  peut-être  déli- 
vrés pour  dix  ans  de  la  crainte  du  Shakspeare.  » 

Je  ne  sais  si  ce  monologue  a  eu  lieu,  mais  tout  ce  qu'il  an- 
nonce est  arrivé  exaclemeni  comme  il  Tannonce,  à  la  Porle- 
Saint-Blarlin.  Toute  la  vieille  Académie  française,  ou  du  moins 
les  principaux  membres  de  ce  corps,  autrefois  si  considéré,  ont 
joint  leurs  anathèmes  classiques  aux  anathèmes  politiques  des 
journaux  en  faveur  auprès  de  la  jeunesse.  Les  acteurs  anglais 
ont  été  chassés,  par  des  pommes  cuites,  du  théâtre  de  la  Porte- 
Saint-Martin.  Mais,  accoutumés,  à  ce  qu'on  dit,  à  un  pareil  trai- 
tement de  la  part  de  ce  qu*on  appelle,  en  langage  de  théâtre,  en 
Angleterre,  les  gods  (  ce  sont  les  matelots  qu'on  laisse  entrer  à 
moitié  prix,  à  huit  heures  et  demie,  dans  les  théâtres  royaux  de  ^ 
Govent-Garden  et  de  Drury-Lane),  les  acteurs  anglais  ont  tenu 
bon  et  ont  eu  Finsolence,  malgré  les  anathèmes  du  Miroir  et  les 
épigrammes  de  M.  de  Jouy,  de  donner  dix-huit  représentations, 
sur  le  plus  exigu  des  théâtres  de  Paris,  dans  la  grange  qu'on  ap- 
pelle un  théâtre,  rue  Ghanlereine.  Là,  par  un  autre  malheur, 
une  mademoiselle  Rosina  Penley  s'est  fait  une  grande  réputation. 
J'ai  vu  Talma  et  mademoiselle  Mars,  placés  à  côté  l'un  de  Tau- 

*  liittorique. 


LETTRES  k  SES  AMIS.  195 

ite,  applaadir  avec  trauspori  à  la  manière  dont  mademoiselle 
Penley  a  jone  le  premier  acte  de  Bornéo  et  Juliette,  et  le  rôle 
tout  entier  de  la  Jeune  Femme  colère.  Malheureusement  ce  suc- 
cès a  été  stérile  :  toute  la  haute  société  est  à  la  Campagne;  c'est 
la  classe  qui,  à  Paris,  sait  Tanglais. 

II  y  a  eu  peu  de  spectateurs  à  la  rue  GbaDtereine,  et  surtout 
ces  spectateurs  n'appartenaient  pas  à  la  classe  dont  nous  regret- 
toosTabsence.  Nous  les  avons  vus,  dans  Hamlet,  se  moquer  des 
sons  physiques  de  la  langue  anglaise,  et  toutes  les  fois  que  Ton 
<loiuiail  à  Gertrude,  la  mère  d*Hamlet,  son  titre  de  reine  qui,  en 
anglais,  se  dit  Queen,  et  qui,  il  faut  bien  Tavouer,  au  grand  dé- 
triment de  Shakspeare,  se  prononce  kouine,  nous  avons  en- 
inxlii  beaucoup  de  jeunes  gens  du  parterre  répéter  en  se  mo- 
<|Dant:  Oh!  oh!  kou-ine!  kou-inel  II  était  facile  de  distinguer, 
dans  ces  exclamations  de  mes  voisins,  la  mauvaise  humeur  d'une 
petite  vanité  déçue  dans  son  attente.  Ces  braves  spectateurs 
croyaient  savoir  Tanglais  ;  ils  se  donnaient  peut-ôtre,  dans  leurs 
coteries  littéraires,  pour  savoir  Tanglais;  et  ils  ont  vu  qu'ils  ne 
comprenaient  pas  Shakspeare. 

11  fallait  bien  se  venger  de  ce  désappointement,  insupportable 
pour  nne  petite  vanité.  De  là,  les  épigrammes  du  Miroir  et  les 
recherches  savantes  sur  la  manière  dont  quelques  matelots  an- 
gles ivres  reçurent,  il  y  a  soixante  ans,  des  acteurs  français  qui 
Gèrent  donner  des  représentations  à  Londres,  sous  la  direction 
<IeMonet.  C'était  dans  un  moment  de  crise,  la  populace  de 
U&dres  était  irritée  du  mauvais  succès  d'une  guerre  maritime, 
et  Tenait  de  forcer  le  gouvernement  à  faire  fusiller  le  pauvre 
«niral  Byng.  Le  Miroir  nous  a  gravement  proposé  cette  con- 
<hHle  pour  modèle,  à  nous  Français  de  Tan  1822. 

Aurions-nous  donc  un  si  grand  tort,  si  nous  disions  aux  jeunes 
gens  qui  se  prétendent  philosophes  et  qui  trouvent  si  étrange 
que  reine,  en  Anglais,  se  prononce  kouine  : 

<  Eh,  messieurs,  laissez-nous  nos  plaisirs  qui  ont  le  malheur 
âe  n'être  pas  les  vôtres!  S'il  est  vrai  que  les  acteurs  anglais 
CDnuient,  le  combat  finira  faute  de  combattants;  ils  seront  bien 
obligés  de  plier  bagage,  quand  personne  ne  viendra  les  voir 
KMier.  Quoi,  messieurs,  vous  voulez  empêcher  les  plaisirs  des 


196  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

autres,  uniquement  parce  que  vous  ne  comprenez  pas  l'anglais? 
Quelle  petite  jalousie!  Vous  vous  prétendez  libéraux  et  vous 
vous  livrez  à  une  tyrannie  aussi  absurde  !  On  ne  vous  dispute 
pas  voire  nombre  ;  vous  êtes  quatre  mille  ;  cent  d'entre  vous 
peuvent  louer  dix  loges,  cent  autres  occuper  le  parterre,  et 
vous  empécberez  de  jouer  tous  les  acteurs  que  vous  voudrez  *. 
C'est  le  triomphe  du  nombre.  Mais  le  lendemain  d'une  si  hon- 
teuse victoire,  cessez  d'élever  si  haut  la  bannière  de  la  Raison, 
cessez  surtout  de  vous  parer  du  nom  de  libéraux,  de  philo- 
sophes, et  de  demander  pour  tous  les  Français  le  libre  exercice 
de  leurs  droits  naturels;  autrement,  vous  me  rappelleriez 
malgré  moi  l'immortelle  comédie  du  Tartufe,  et  je  m'écrierais 
aussi  : 
«  A'ous  êtes  libéraux,  et  vous  persécutez  I  » 


LXXVII 

A   MONSIEUR  VAN  P...,  A  Ï'ARIS. 

Vincennes,  le  4  septembre  iS22. 

Je  me  surprends  souvent  à  me  trouver  plus  heureux  que 
lorsque  j'avais  vingt  ans.  Cependant  je  vais  atteindre  la  qua* 
rantaine. 

Je  me  repeuts  de  ne  m'ètre  pas  mis  un  samedi,  en  1805. 
quand  j'avais  vingt  ans,  à  faire  la  liste  de  mes  actions  de  toute 
la  seniaine.  Je  n'ai  rien  à  objecter  aux  actions  que  j'ai  faites 
comme  utiles  (actions  pour  me  faire  des  protecteurs,  pour  ga- 
gner de  l'argent,  etc.),  ou  faites  par  devoir,  comme  marquer  ma 
reconnaissance  à  l'oncle  qui  a  élevé  ma  jeunesse. 

Mais  c'est  aux  actions  que  j'ai  faites  comme  agréables  que  j'ai 
beaucoup  à  dire.  La  plupart  des  choses  ^ue  je  faisais  comme 
agi'éables,  en  1805,  étaient  agréables  pour  les  jeunes  gens  de 
bon  ton  que  je  voyais,  pour  les  jeunes  gens  élégants  plus  âgés 

*  Historique,  à  la  Porle-Saint-Martin. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  IVH 

que  moi  ;  mais»  dans  le  fait,  ne  me  faisaient  nul  plaisir.  Voilà 
pourquoi  je  suis  plus  heureux  en  1822  :  je  ne  fais  que  ce  qui 
me  cause  réellement  du  plaisir. 

SOURCE  DE  RIDICULE. 

Un  homme  d'esprit,  qui  voit  un  jeune  homme  se  porter, 
comme  à  un  plaisir,  à  une  chose  qui  réellement  Tennuie,  a  une 
occasion  superbe  de  se  moquer  do  lui  ;  car  Vennui  transpire,  il 
se  voit.  Au  contraire,  rien  ne  donne  un  air  plus  respectable  à 
uo  jeune  homme  que  de  le  voir  s'abstenir  d'une  action  qui  plail 
à  tous  les  jeunes  gens,  uniquement  parce  qu'elle  l'ennuie. 

II  n'y  a  que  l'exception  de  la  mauvaise  honte. 

Rien  n'est  ridicule  comme  de  voir  Charles,  âgé  de  vingt  ans, 
Qoi  prend  un  plaisir  qui  Teunuie,  pour  imiter  son  ami  Adolphe, 
^gé  de  vingt-huit  ans,  jeune  homme  de  bon  ton  qui,  dans  le 
tond,  s'ennuie  aussi  de  cette  choSè.  J'ai  vu  un  homme  de  qua- 
rante ans  faire  rire  toute  une  société,  pendant  six  mois,  de  la 
prétention  de  Charles  et  d'Adolphe. 

Faire  un  samedi,  jour  par  jour,  lundi,  mardi,  etc.,  la  liste  de 
lOQies  les  actions  qu'on  a  faites,  comme  amusantes,  dans  la 
semaine,  et  se  demander  (mauvaise  honte  à  part)  :  Ai-je  eu  du 
plaisir  réellement  ?  * 

{En note):  Remettre,  sous  enveloppe,  au  n**  G5. 


Lxxvin 

A  MONSIEUR   ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  7  septembre  1822. 

M.  de  Jouy,  le  poète  libéral,  s'est  mis  dans  une  grande  colère 
contre  Shakspeare.  Son  journal,  le  Miroir,  d'hier,  est  rempli  de 
la  diatribe  la  plus  comique  et  la  plus  violente  dans  l'expres- 
sion contre  cetle  plate  pièce  nommée  Homéo  et  Juliette. 

C'est  tout  simple,  M.  de  Jouy  est  l'auteur  de  St///a,  tragédie 


196  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

qui  est  arrivée  à  sa  cinquanlième  représentation.  M.  de  Jooy 
est  un  homme  d'esprit,  qui  a  abandonné  plusieurs  des  absur- 
dités du  théâtre  français;  par  exemple,  les  amours  postiches, 
les  confidents  philosophes  impassibles,  etc.  Dans  sa  tragédie  de 
Sylla,  il  a  osé  imiter  le  célèbre  dialogue  de  Montesquieu,  inti- 
tulé Sylla  et  EucraU.  Il  a  osé  peindre  un  grand  caractère  et 
lui  faire  dire  des  mots  simples.  Gela  est  évidemment  contre  le 
génie  du  théâtre  français,  cela  est  évidemment  une  imitation  de 
Shakspeare.^M.  de  Jouy,  au  talent  près,  est  comme  Voltaire; il 
se  rapproche  de  Shakspeare,  il  Timite;  mais  il  voudrait  bien 
qu'il  ne  fttt  connu  que  de  lui  seul. 

M.  de  Jouy,  Tun  des  personnages  les  plus  marquants  de  la 
littérature^  française,  est  né  au  petit  village  de  Jùuy  près  Ver- 
sailles, c'est  pour  cela  qu'il  s'appelle  de  Jouy.  il  a  été  fort  bel 
homme.  Après  deux  ou  trois  années  passées  à  Pondichâry,  dans 
l'intimité  du  gouverneur  et  de  la  gouvernante,  il  commença  à 
devenir  célèbre  dans  la  colonie;  il  eut  tant  de  bonnes  fortunes, 
que  madame  la  gouvernante  fut  jalouse  :  ils  se  sépareront.  Cette 
femme  généreuse  6t  de  Jean  un  sous-lieutenant.  Ce  fut  alors 
(comme  il  fallait  être  noble  pour  devenir  officier)  qu'il  prit  le 
nom  de  Jouy. 

Un  jour,  dans  l'Inde,  lui  et  un  ami  entrèrent  dans  un  temple, 
pour  se  mettre*Si  l'abri  d'une  chaleur  insupportable.  Ils  y  tron- 
vèrent  la  prêtresse,  espèce  de  vestale.  Il  sembla  plaisant  à  M.  de 
Jouy  de  la  rendre  infidèle  à  Brama,  sur  l'autel  même  de  son 
dieu.  Les  Indiens  s'en  aperçurent,  accoururent  en  armes,  cou- 
pèrent les  poignets  et  ensuite  la  tête  à  la  pauvre  vestale,  scièrent 
en  deux  l'officier,  camarade  de  l'auteur  de  Sylla,  qui,  après  la 
mort  de  son  ami,  put  monter  à  cheval  et  galope  encore. 

Le  sous-lieutenant  de  Jouy  se  battit  fort  bien,  il  monta  en 
grade  et  enfin  revint  en  France,  il  y  a  une  vingtaine  d'annés, 
avec  une  jolie  fortune  et  une  bonne  réputation  militaire.  11  a  fait 
de  jolis  vaudevilles  et  deux  ou  trois  tragédies.  L'une,  Tipoo- 
Saeb,  est  tombée  malgré  les  intrigues  infinies  de  l'auteur.  La 
dernière,  Sylla,  a  eu  et  a  le  plus  grand  succès,  grâce  à  Tahna, 
qui  a  imité  tous  les  gestes  de  Napoléon. 

M.  de  Jouy  étant  l'un  des  personnages  les  plus  influents  de  la 


LETTRES  A  SES  AMIS.  199 

littérature  française,  j'ai  saisi  roceasion  de  vous  le  faire  con- 
naître. Les  plates  injures  qu'il  dit  à  Shakspeare  laissent  soup* 
ÇOQoerqni  a  préparé  les  scènes  indécentes  et  étonnantes  do 
tbéâtre  Saint-Martin.  Les  ailleurs  tragiques  français  ont  une 
peur  horrible  de  Shakspeare.  M.  Peniey  leur  a  joué  un  tour 
abominable  ;  miss  Peniey  a  eu  un  tel  succès  dans  Jeane  Shore 
(qne  le  Constitutionnel^  journal  libéral,  appelle  Jam  Soun),  que 
les  auteurs  du  boulevard  fabriquent  dans  ce  moment'trois  mé- 
lodrames intitulés  Jeane  Shore,  ainsi  que  je  vous  Tai  dit.  Toute 
la  haute  société  est  à  la  campagne  ;  or  c'est  la  haute  société 
qui  apprend  l'anglais  et  achète  la  traduction  de  Shakspeare, 
par  madame  Guizot.  Si  M.  Peniey  peut  se  soutenir  jusqu'au 
mois  de  décembre,  le  tbéàtre  anglais  est  pour  toujours  établi  à 
l^aris.  Si  jamais  on  y  voit  M.  Rean,  faisant  Richard  III,  comme  il 
ressemble  beaucoup  phis  à  Napoléon  dans  ce  rôle,  que  Talma 
^  Sylla,  c'en  est  fait  de  la  tragédie  de  Bf .  de  Jouy. 

^  succès  de  mademoiselle  Peniey  va  en  croissant.  Tout  le 
nooQde  convenait,  à  la  représentation  de  Juliette,  qu'elle  était 
^  au-dessus  de  mesdemoiselles  Ducbesnois  et  Georges,  les 
deux  premières  aLCirices  du  Théâtre-Français.  Mademoiselle  Pen- 
iey a  une  simplicité  et  un  pathétique  que  l'on  n'a  pas  vu  depuis 
longtemps  en  France.  Il  serait  curieux  qu'elle  fît  goûter,  cet 
^iver,  les  principaux  chefs-d'œuvre  de  Shakspeare.  En  ce  cas, 
adieu  les  réputations  de  MM.  de  Jouy,  Ârnaut  fils,  Delavigne, 
ocelot,  Bis,  Guiraud,  etc.,  etc.  Chacun  de  ces  messieurs  a  fait 
^  on  trois  tragédies  en  style  épique  ;  les  vers  sont  ronflants, 
^isles  pièces  sont  d'un  ennui  mortel.  Les  personnages  s'y 
<^ûduisent  en  dépit  du  sens  commun,  les  vers  sont  copiés  d'a- 
près ceux  de  Racine.  Je  parierais  que  dans  vingt  ans  l'on  jouera 
^  France  Shakspeare  traduit  en  prose. 

^  la  Morale  appliquée  à  la  politique,  par  M.  de  Jouy  de  l'Âca- 
^\e  française,  i  volume  in-8". 

tf.  de  Jouy  est  le  Book-Maker  ^  à  la  mode;  c'est  un  homme 
aimable^  et  ses  livres  aussi  sont  aimables,  mais  sans  aucune  pro- 
^eur;  cela  même  est  un  avantage  qui  se  paye  fort  cher.  La 

*  Faiseur  de  livres. 


20U  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

profondeur  serait  un  défaut  dans  le  vrai  Book-Maker.  Un  livre, 
pour  se  bien  vendre,  doit  :  i°  avovr  un  joli  tibre  ;  T  être  écrit 
sur  un  sujet  à  la  mode  ;  5<»  é(r«  facilement  compris. 

Or,  maintenant,  rien  de  plus  à  la  mode  que  les  ^scussions 
politiques,  tantôt  sur  la  meilleure  forme  de  gouvernement, 
taniôl  sur  les  chances  de  succès  des  deux  partis  ultra  et  libé- 
ral, M.  de  Jouy  a  lu  les  Garanties  de  M.  Dauuoii,  \e&Pnncipes 
politiques  de  M.  Benjamin  Constant;  il  a  traduit  les  idées  de  ces 
messieurs  eu  style  de  journal  ;  il  s'est  vanté  daus  le  Constilutùm' 
nel  et  le  Miroir ^  dont  il  fait; la  fortune,  et  voilà  un  livre  dont  on 
vend  deu\  mille  exemplaires  et  qui  rapporte  six  miUe  francs  à 
son  auteur. 

Du  reste,  le  livre  est  amusant,  la  morale  surtout  est  excel- 
lente. Le  but  de  Touvrage  est  de  prouver  que  toute  cruauté  re- 
tombe tôt  ou  tard  sur  le  parti  qui  la  conseille  au  gonvernemenl. 
Mais  c'est  un  livre  que  les  gens  instruits  ne  lisent  pas,  ils  ont  vu 
les  mêmes  choses  mieux  dites  ailleurs. 

Précis  de  Vliistoire  de  la  Révolution  française^  par  Rabaot 
Saint-Etienne,  un  volume  in-S"". 

Voici  un  original  et  du  premier  mérite;  Tédition  que  je  vous 
aimonce  est  Li  cinquième. 

Me  permettrez-vous,  à  ce  sujet,  de  vous  nommer  les  quatre  ou 
cinq  volumes  qu*un  étranger  qui  arrive  en  France  doit  lire  pour 
a^oir  une  idée  de  notre  révolution  : 

1''  D'abord,  le  livre  de  Babaut  Saint-Étienne. 

2^  Ensuite  les  deux  intéressants  volumes  intitulés  Mémoires 
de  madame  Roland. 

S'^La  réfutation  de  l'ouvrage^  de  madame  de  Staël,  par 
M.  Bailleul,  ancien  député,  qui  fut  un  des  plus  courageux  en- 
nemis de  Bobespierre.  M.  Bailleul  a  endn  expliqué  le  pourquoi 
et  le  comment  de  cette  époque  aiïreuse  :  la  Terreur.  Ou  con  • 
spirait  sans  cesse  contre  le  gouvernement,  on  conspirait  sur 
tous  les  points  de  la  France.  Par  exemple  :  M.  le  baron  d'Im- 
bert  livrait  Toulon  aux  Anglais.  Les  autorités  locales  n'avaient 
pas  le  temps  de  demander  des  ordres  à  Parts;   il  fallut  donc 


Voir  la  lellrc  du  17  juin  1818,  page  73. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  oo| 

donner  un  pouvoir  immense  aux  autorités  locales;  mais  de  quels 
hommes  composer  ces  autorités? 

Tous  les  nobles,  tous  les  riches  n'aimaient  pas  la  République 
ei  conspiraient  conlre  elle.  On  fut  réduit  à  composer  dans  toute 
la  France  les  autorités  locales  avec  des  maçons,  des  cordon- 
niers,des  charpentiers,  des  ouvriersen  un  mot.  A  quelquesexcep- 
lions  près,  c'était  la  seule  classe  qui  aimât  le  système  républi- 
cain. Ces  gens  firent  non-seulement  des  sottises,  mais,  méfiants  à 
'excès,  ils  prirent  peur  et  se  lancèrent  dans  la  carrière  du  sang. 
4"»  Après  les  deux  volumes  de  M.  Bailleul,  je  conseillerais  à 
l'étranger  les  Tablettes  chronologiques  de  M.  de  Montgaillard. 
M.  (le  Montgaillard  est  un  homme  très-fin,  qui  sait  la  vérité  sur 
loul  et  méprise  tous  les  partis.  Imprimant  en  1821,  il  n'a  pas 
osé  dire  tout  ce  qu'il  sait;  mais  du  moins  il  ne  dit  jamais  rien 
de  faux  et  souvent  fait  deviner  une  vérité  impossible  à  imprimer 
aujourd'hui. 

5"  Muni  des  lumières  contenues  dans  les  volumes  que  je  viens 
dmdiqner,  l'étranger  pourra  lire  l'histoire  de  M.  Bertrand  de 
Molleville.  Au  talent  près,  c'est  le  Clarendon  de  la  famille  de 
Bourbon.  Le  livre  de  M.  de  Molleville  contient  les  aveux  les  plus 
précieux. 

L'éiranger  pourra  terminer  son  petit  cours  de  l'histoire  de  la 
dévolution  de  France  par  : 

6'  l'Histoire  de  la  guerre  de  la  Révolution,  par  le  général  Ma- 
lliieu  Dumas,  dix  volumes  in-8'. 

Le  général  Dumas  est  encore  un  hpinme  d'infiniment  d'esprit, 
<|uine  dit  pas  tout  ce  qu'il  sait,  et  qui  flatte  tout  ce  qui  a  eu  du 
pouvoir;  par  exemple,  le  maréchal  BerLhier,  le  fameux  secré- 
•^•fe  militaire  de  Napoléon.  Du  reste,  il  écrit  fort  bien  et  ne 
''i^^iH  pas  en  choses  importantes. 

Au  moyen  des  six  ouvrages  indiqués  ci-dessus,  l'étranger 
5e«"a  à  même  de  se  former  une  idée  juste  de  la  France.  La  lec- 
tore  da  dernier  ouvrage  est  même  une  lecture  de  luxe  et  qui 
Jï'esi  nécessaire  que  pour  la  personne  qui  veut  approfondir  la 
^Qrieuse  lutte  des  monarchies  de  l'Europe  contre  les  idées  ré- 
Hblicaines.  Cette  lutte  à  mort  entre  deux  principes  opposés  est 
^in  d'être  encore  terminée. 


202     ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Le  curieux  irouveni  les  détaHs  les  plus  iotéressâDts  sur  la  fa- 
mUle  régnante  dans  on  petit  volume  ui-8*  qui  se  vend  un  loaîs 
actaellement  à  Paris,  et  qui  est  intitulé: 

Mémoires  du  comte  de  Vauban,  relatife  paiticulièremoit  aux 
affaires  de  la  Vendée  et  au  débarquement  de  Quiberon. 

M.  de  Vauban,  descendant  du  célèbre  ingénieur  et  maréchal 
de  ce  nom,  était  un  émigré  plein  de  courage.  Ces  Mémoires  sont 
authentiques;  l'histoire  de  leur  publication  est  romanesque. 
C'était  un  des  morceaux  les  plus  curieux  des  Mémoires  de  Fou- 
ché;  je  vous  conterai  cette  histoire  si  elle  vous  intéresse. 


LXXIX 

A'  MADAME  G...,   A   GREHOBLE. 

Paris,  le  30  septembre  1822. 

A  celte  époque  de  Tannée,  où  la  dispersion  de  la  société  rend 
le  séjour  de  Paris  assez  maussade,  le  plus  mince  événement  est 
une  sorte  de  bonne  fortune.  Un  de  mes  amis,  à  Londres,  a  donné 
une  lettre  pour  moi  à  un  Anglais  fort  désireux  de  voir  la  France. 
Sir  John  Armitage  ne  manque  ni  d'origiuaHté  ni  d'esprit.  Afin 
que  vous  puissiez  en  juger,  ma  chère  amie,  je  vous  envoie  ce 
qu'il  a  écrit,  jusqu'à  ce  moment,  sur  son  voyage  :  c^est  le  reflet 
très-fidèle  de  sa  conversation. 

JOURNAL  DE   SIR  JOUN   ARMITAGE. 

Calais,  le  21  septembre  1822. 

L'orthographe  de  mon  nom,  qui  est  française,  m'a  toujours 
donné  le  vif  désir  de  voir  la  France  et  particulièrement  la  Nor- 
mandie, pays  où  nous  avons  toujours  dit,  dans  la  famille,  que 
nos  ancêtres  étaient  grands  propriétaires  quand  ils  le  quittèrent 
pour  suivre  Guillaume  le  Conquérant,  lorsqu'il  fondit  sur  TÂn- 
gleterre. 


LETTRES  À  SES  AMIS.  205 

Je  suis  né  assez  pauvre  et,  par  conséquent,  hors  d'état  d'aller 
yoyager  en  France.  Ma  première  jeunesse  s'est  passée  à  la 
chasse.  J'ai  trouvé  moyen  de  séjourner  six  mois  aux  États-Unis, 
sans  déranger  mon  petit  budget.  Un  riche  marchand  de  Liver- 
pool,  me  sachant  fort  honnête  homme,  me  donna  sa  procura- 
don;  j'allai  arranger  des  affaires  qu'il  avait  à  Philadelphie. 

De  retour  d'Amérique  depuis  trois  ans,  il  y  a  deux  mois  juste, 
le  21  juillet,  que  je  me  promenais  dans  un  petit  parc  dont  se 
compose  toute  ma  fortune  et  qui  est  situé  dans  les  environs 
d'York;  j'étudiais;  je  venais  de  fermer  un  volume  du  Voyage  en 
%pte,  de  Vohiey,  et  je  déplorais  mon  sort,  qui  m'empêche  de 
voyager,  moi  qui  ai  la  passion  des  voyages,  quand  Tunique  do- 
niestiquequi  compose  à  lui  seul  mon  petit  établissement  est 
venu,  en  courant,  me  remettre  une  lettre  de  Liverpool.  Je  l'ou- 
vre, je  lis  quatre  lignes,  je  tombe  à  genoux,  je  regarde  ma 
iDOQtre,  il  était  exactement  onze  heures  et  vingt-deux  minutes. 
C'est  à  onze  heures  vingt-deux  minutes,  le  21  juillet  1822,  que 
BHm sort  a  changé!  Un  cousin  éloigné,  assez  fier  et  assez  sot, 
^eje  n'avais  pas  vu  deux  fois  depuis  dix  ans,  s'est  avisé  de 
nM>Qrir.  La  mort  de  ce  cousin  me  laisse  le  titre  de  baronnet  et 
one  fortune  de  mille  livres  sterling,  tout  juste. 

Ce  cousin  était  beaucoup  plus  jeune  que  moi,  il  n'avait  que 
vingt-sept  ans,  et  j'en  avais  trente-six  et  demi  le  jour  de  mon 
^bcor  Je  puis  dire  que  ma  vie  a  changé  à  onze  heures  vingt- 
deax  minutes,  le  21  juillet  :  ma  première  pensée  a  été  de  venir 
en  France. 

Je  vais  donc  voir  la  France,  la  patrie  de  mes  ancêtres,  ce 
P^yssi  brillant,  û  déraisonnable,  si  singulier,  après  lequel  je 
^pire  depuis  ma  naissance,  que  j'étudie  depuis  vingt  ans  !  — 
^gré  ma  très-petite  fortune,  j'achetais,  chaque  année,  pour 
^gt  livres  au  moins,  de  cartes  géographiques  et  de  livres  re- 
^tifs  à  la  France.  Ma  passion  pour  connaître  ce  pays  m'avait 
même  donné  une  teinte  de  ridicule  parmi  les  sept  ou  huit  per- 
sonnes que  je  voyais  chacune  deux  on  trois  fois  par  mois. 

Telles  sont  les  réflexions  qui  m'occupaient  le  21  juillet,  en 
rêvant  à  mon  bonheur,  et  me  promenant  dans  mon  petit  bois. 
-*  Sttis-je  plus  Français  qu'Anglais,  me  disais-je  à  moi-même? 


SOI  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL, 

Esl-ce  avec  raison  que  mes  voisins  m'accusent  de  manquer  de 
patriotisme?  —  Mon  chien  favori,  qui  a  un  nom  français,  Médor, 
autre  titre  à  la  haine  de  mes  voisins,  s'arrêta  au  moment  où  je 
me  livrais  aux  réflexions  précédentes  ;  Médor  attirait  mon  atien- 
tion  en  attaquant  vivement  le  gazon  avec  ses  pattes  de  devant 
et  rejetant  la  terre  en  arrière;  il  faisait  la  guerre  à  une  taupe; 
il  chercha  pendant  longtemps  à  la  saisir. 

Voilà  mon  histoire  et  celle  de  mes  voisins,  pensai-je  loul  à 
coup.  VoUà  rhistoire  de  la  haine  réciproque  des  Anglais  et  des 
Français.  La  taupe  est  heureuse  dans  son  habitation  sous  terre, 
et  si  elle  pouvait  parler,  elle  ne  trouverait  rien  de  ridicule 
connue  rexislence  du  moineau,  toujours  perché  sur  nue  hraocbe 
de  quelque  haie,  exposé  à  la  pluie  et  au  vent,  mis  en  fuite  vingt 
fois  la  journée,  par  le  premier  animal  que  le  hasard  fait  passer 
près  du  buisson  où  il  a  fixé  son  domicile  errant.  Cet  être  si  mal- 
heureux,  dit  la  taupe,  erre  dans  un  océan  de  lumière  ;  saos 
cesse  ébloui,  ses  yeux  sont  sans  doute  dans  un  état  de  douleur 
continuelle  :  qu*uu  moineau  est  un  être  malheureux  !  Toute  sa 
vie  n'est  qu'un  enchaînement  de  positions  désagréables  et  de 
contrariétés. 

L'histoire  du  moineau  et  de  cette  taupe,  c'est  Thistoire  de 
l'Anglais  et  du  Français. 

Quelle  horreur,  dit  FAnglais,  n'être  pas  seul  dans  sa  niaisoui 
u* habiter  qu'une  malheureuse  tranche  de  bâtiment,  avoir  un 
étranger  à  Télage  au-dessus,  un  autre  étranger  à  Tétage  au-des- 
sous, être  exposé  à  rencontrer  ces  gens-là  dans  l'escalier  une 
fois  par  jour,  peut-être  deux  !  Quelle  contrariété!  Être  peut-être 
Tobjet  secret  de  leur  curiosité,  être  peut-être  examiné  par  eux, 
quelle  horreur  ! 

Les  réflexions  du  moineau  sur  la  vie  de  la  taupe  m'occupèrent 
aussi  une  partie  de  l'iieureuse  matinée  du  21  juillet  ;  j'en  fais 
grâce  aux  lecteurs  de  mon  Journal,  si  jamais  il  en  a. 

J'ai  voulu  peindre  mou  caractère.  Un  homme  arrive  d'Egypte 
et  me  dit  :  Ah  !  monsieur,  il  n'y  a  rien  d'imposant  comme  le 
spectacle  des  trois  pyramides,  s'élevant  immobiles  au-dessus 
d'une  mer  de  sable. 

Avant  de  laisser  aller  son  âme  à  la  sensation  de  ce  spectacle 


LETTRES  A  SES  AMIS.  205 

imposant,  od  se  dit  :  Mais  qael  est  l'homme  qui  me  parle?  mé- 
rite-t-il  quelque  coufiauce?  —  C'est  peut-être  un  homme  très- 
respectable  et  très-sage,  trop  sage  peut-être!  Sent-il  comme 
mol  ?  Si  Ton  avait  passé  deux  soirées  avec  cet  homme,  sou  récit 
ioléresserail  cent  fois  davantage  ;  on  saurait  juste  ce  qu'il  y  a  à 
retrancher  de  ses  récits  pour  savoir  la  vérité. 

Eh  bien,  j'ai  regardé  avec  un  microscope  ce  qui  s'est  passé 
dans  mon  âme  pendant  les  deux  jours  mémorables  de  ma  vie, 
les^l  et  22  juillet  1822.  J'ai  conté  à  mon  lecteur,  avec  une 
parfaite  naïveté,  tout  ce  que  j'ai  pensé  et  senti.  Par  ce  moyen, 
il  me  connaît  déjà  un  peu  ;  il  sait  que  j'ai  près  de  trente-sept 
ans.  Je  suis  un  assez  bel  homme  ;  j'ai  les  cheveux  et  les  yeux 
très-noirs.  J'étais  grand  chasseur,  mais  depuis  longtemps  c'était 
moins  le  goût  de  la  chasse  qui  me  portait  à  faire  la  guerre  aux 
perdrix  du  voisinage,  que  le  manque  de  Targent  nécessaire  pour 
me  livrer  à  quelque  passe-temps  plus  agréable.  Souvent,  voyant 
un  joli  oiseau  à  portée  de  mon  fusil,  je  me  suis  dit  :  je  vais 
changer  cet  être  si  joli  et  si  propre  en  un  quart  de  livre  de 
chair  morte,  et,  au  lieu  de  tirer,  je  m'en  suis  approché  douce- 
ment et  ai  tâché  de  l'observer  de  près,  sans  lui  faire  peur.  Voilà 
un  des  traits  de  ma  vie  qui  ont  le  plus  diminué  l'estime  que  mes 
voisins  avaient  pour  moi.  Gomme  j'ai  T imagination  tendre  et 
imprudente,  un  jour  que  j'avais  épargné  un  joli  chevreuil  qui 
Tenait  à  moi  au  petit  trot,  j'eus  la  faiblesse  de  conter  mon  action 
à  une  jolie  fille  dont  j'étais  amoureux;  mais  elle  avait  l'àme 
commune,  elle  rit  de  ma  sottise  et  en  fit  part  à  la  société.  Je 
m'aperçus  ce  jour-là  que  je  m'étais  encore  lromjE>é.  Ce  fut  deux 
mois  après  que  je  saisis  l'occasion  d'aller  en  Amérique  sans 
dépenser  une  guinée. 

Je  viens  d'écrire  ce  qui  précède  dans  le  petit  hôtel  de  Saint- 
Nicolas,  à  Calais.  J'abhorre  l'insolence  des  grands  hôtels.  Une 
journée  où  je  me  suis  mis  en  colère  est  perdue  pour  moi;  et 
quand  je  me  vois  faire  une  insolence,  je  m'imagine  que  l'on  me 
méprisera  si  je  ue  me  fâche  point.  J'ai  donc  choisi  le  petit  hôtel 
de  Saint-Nicolas,  situé  dans  un  coin  de  la  ville,  près  la  grande 
place  du  Phare  à  la  vérité,  mais  dans  une  rue  écartée,  située 
derrière  le  mur  de  la  ville,  du  côté  de  la  mer.  —  J'avais  beau- 
1.  12 


206  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

coup  de  mai  de  mer  ce  malin,  à  midi,  en  arrivant  à  Calais;  j'avais 
froid.  Sur  ma  mine  anglaise,  l'hôtesse  de  Saint-Nicolas  a  voula 
me  faire  du  feu  dans  une  chambre  à  part.  Dieu  m'en  préserye, 
me  suis-je  écrie,  je  veux  me  chauffer  au  feu  de  votre  cuisine. 

Deux  remarques  déjà  sur  ce  peu  de  mots.  D*abord,  j'avooerai 
que  j*avai8  la  vanité  de  croire  savoir  parler  français;  depuis 
vingircinq  ans  je  me  donne  assez  de  peine  pour  cela.  Or  mon 
hôtesse  ne  m*a  pas  entendu  ;  j*ai  été  obligé  de  répéter  trois  fois. 
Ensuite,  quand  on  m*a  eu  compris,  j'ai  vu  que  mon  Dieu  hCen 
préserve  était  une  exclamation  beaucoup  trop  énergique  et 
beaucoup  trop  sérieuse  pour  une  chose  aussi  simple,  que  de 
préférer  rester  dans  la  cuisine  au  lieu  d'aller  seul  dans  une 
chambre.  J'avais  la  Dublesse  de  ne  vouloir  pas  être  Anglais.  Je 
me  suis  dit,  si  je  dis  simplement  et  froidement  :  J'aime  mieut 
rester  près  du  feu  de  la  cuisine,  on  trouvera  cela  sec  et  bieo 
anglais;  il  faut  faire  quelque  avance  à  ces  gens-ci  pour  qu'ils 
me  parlent.  Quel  plaisir  d'entendre  parler  français  à  des  Fraa- 
çais  !  Dieu,  qui  me  l'eût  dit  il  y  a  trois  mois  !  Ah  !  mon  coosio, 
mon  grand  cousin,  quel  service  vous  m'avez  rendu  ! 

Calais,  le      septembre. 

J*ai  dîné  avec  trois  courriers  et  quatre  commis  porteurs  d'ar- 
gent de  la  maison  Rothschild  ;  ce  sont  des  gens  pris  aussi  daos  la 
classe  des  courriers.  Mes  courriers,  tous  gens  enluminés,  de 
trente  à  trente-cinq  ans,  sont  de  petits  bourgeois  fort  gais  et 
d'un  caractère  très-ouvert.  On  voit  les  passions  se  succéder 
comme  les  images  d'une  lanterne  magique  dans  ces  âmes  fran- 
çaises; les  passions,  j'ai  tort,  c'est  toujours  la  vanité  ;  mais  celte 
vanité  tantôt  les  met  dans  une  position  brillante,  tantôt  dans 
une  passe  moins  flatteuse,  et  aussitôt  les  voilà  malheureux.  Plu* 
sieurs  de  mes  courriers,  à  culottes  de  peau*  ne  s'étaient  pas  vus 
depuis  deux  ans  ;  ils  se  sont  contés  réciproquement,  avec  de 
grands  détails  et  beaucoup  de  piquant,  l'histoire  de  leur  vie.  Et 
vous,  monsieur  l'Anglais^  me  disaient-ils  de  temps  en  teoips? 
-—  Je  leur  ai  conté  que  j'étais  premier  groom  des  écuries  du  duc 
de  Rutland.  Comme  je  connais  fort  bien  tes  chevaux,  que  j'ai 


LETTRES  A  SES  AMIS.  207 

aimés  à  la  pas^on,  j^ai  pu  continuer  mon  rôle.  Je  leur  ai  narré 
ma  vie  auprès  de  Sa  Grâce,  et  j'ai  parlé  douze  minutes  pour  6ter 
à  mes  courriers  toute  idée  de  hauteur;  j'ai  même  continué  à 
parler  ooe  ou  deux  minutes  après  que»  dans  leurs  yeux,  je  voyais 
que  je  les  ennuyais.  Gela  a  parfaitement  purifié  ma  grande 
figure  anglaise  de  toute  idée  d'impertinence.  L'un  d'eux  m'a 
dit  avec  amitié  :  «  Monsieur  l'Anglais,  ouvrez  la  bouche  en  par- 
lant français,  ne  nous  montrez  pas  toujours  les  dents,  faites  que 
ooQs  puissions  voir  la  langue.  » 

Nous  avons  bu,  entre  huit,  quatorze  bouteilles  de  vin,  à  qua- 
note  sous  d'abord,  et  les  dernières  à  quatre  francs:  tous  étaient 
gris,  un  seul  arrivait  à  l'ivresse  ;  entendez  l'ivresse  bavarde  et 
gaie  d'un  Français :. 


LXXX 

A  MORSIBGR   ....,   A  LONDRES. 

Paris,  le  11  novembre  1822. 
Monsieur, 

Le  iameux  imprimeur  Didot  vient  d'imprimer  un  petit  ouvrage 
^glais,  qui  n'a  été  tiré  qu'à  vingt  exemplaires,  circonstance 
doDt  on  m'a  administré  la  preuve.  Ce  livre  rare,  même  en  nais- 
sûfit,  n'a  que  soixante-cinq  pages  iu-8*^  ;  tl  a  pour  titre  Family 
(oiecdotes, 

i'ea  aurai  un  exemplaire  d'ici  à  quinze  jours. 

lALaide  Moïse ,  par  M.  Salvador,  trois  volumes  in-8*. 

Voilà  encore  un  livre  qui  arrive  cinquante  ans  trop  tard, 
comme  VEsprit  de  VÉglise  de  M.  de  Potter.  M.  Salvador,  écri- 
vant en  1770,  fût  allé  à  la  célébrité,  comme  MM.  d'Holbach  et 
Boulanger.  Aujourd'hui,  nous  regardons,  à  Paris,  l'histoire  des 
rois  du  people  hébreu  avec  la  même  curiosité  qui  nous  ferait  étu- 
dier l'histoire  des  Caciques  de  quelque  peuplade  indienne,  jeune 
de  civilisation.  Le  livre  de  M.  Salvador,  quoique  un  peu  en- 


206  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

t 

iiuyeux,  esl  le  m^ineur  à  lire  sur  cette  matière.  Il  faut  y  joindre 
le  pamphlet  de  Volney,  intitulé  Saûl,  ou  du  Sacre  des  rois,  le- 
quel pamphlet  empêcha,  il  y  a  trois  ans,  le  sacre  du  roi  de 
France  actuel.  M.  de  Talleyrand  déclara  à  son  oncle,  alors  toul- 
puissant  (M.  le  cardinal  de  Périgord),  que  celte  cérémonie  était 
frappée  de  ridicule. 

Marguerite  Aymon,  par  madame  de  Gubière,  deui  volumes 
in-i2. 

Voici  un  roman  qui  fait  beaucoup  de  sensation  dans  la  haute  so- 
ciété ;  c*est  qu'il  esl  écrit  par  une  très-jeune  femme  d*un  colonel  de 
Tarmée  de  ffapoléon,  habitant  la  province  avec  son  mari.  Mourant 
d'ennui,  madame  de  Gnbière  s'est  mise  à  écrire,  le  colonel  s'est 
emparé  du  manuscrit  et  Ta  fait  imprimer;  on  dit  qu'elle  en  est 
au  désespoir.  Quoi  qu'il  en  soit  du  désespoir,  feint  ou  réel,  d'un 
auteur  qu'on  imprime  et  qui  a  du  succès,  Marguerite  Aymon 
préseule  uue  copie  exacte  des  mœurs  actuelles.  L'opinion  est 
libérale,  mais  quand  on  veut  marier  sa  fille,  la  première  ques- 
tion est  pour  savoir  si  le  gendre  futur  est  marquis  ou  seulement 
baron. 

L'auteur  de  Marguerite  Aymon  a  décrit  des  aventures  arrivées 
dans  sa  propre  société.  Un  jeune  homme  de  vingt^trois  ans,  ado- 
rant sa  cousine,  qui  en  aimait  uu  autre,  alla  à  la  guerre,  en  lia- 
lie,  en  1812,  pour  chercher  la  mort.  Blessé  mortellement,  il  fit 
un  testament  et  laissa  soixante  mille  francs  à  l'auteur  du  roman 
nouveau.  La  jeune  légataire,  loin  de  vouloir  s'approprier  ce  don, 
chercha  une  jeune  fille,  parente  de  l'amant  malheureux,  et  la 
maria  avec  ces  soixante  mille  francs.  Ce  trait,  si  romanesque  et 
pourtant  connu  de  tout  Paris,  est  l'un  des  plus  jolis  événements 
du  roman  nouveau.  Ces  événements  ont  tant  de  simplicité,  que  je 
doute  qu'il  réussisse  traduit  en  anglais. 

Histoire  de  la  Gaule,  par  Marincourt,  trois  volumes  in-8®. 

L'aclivitc  de  la  pensée  esl  immense  en  France.  Autrefois  il 
fallait  être  homme  de  lettres  pour  écrire.  Aujourd'hui  que  nous 
avons  lous  appris  à  écrire  correctemenl,  uu  capitaine  à  la  demi- 
solde  ou  un  préfet  destitué  se  met  à  écrire  pour  occuper 
ses  matinées.  Cette  disposition  est  favorable  aux  lettres.  Des 
gens  qui  ont  agi  mettront  plus  de  pensées  en  circulation  que  des 


LETTKKS  A  SKS  AMIS.  209 

gens  de  letlres  uniquement  occupés,  pendant  leur  jeunesse,  à 
peser  un  hémistiche  de  Racine,  ou  à  rechercher  la  vraie  mesure 
d'oD  vers  de  Pindare. 

L'ouvrage  de  M.  Marincourt  nous  raconte  ce  qui  se  passa  en- 
tre les  Alpes,  les  Pyrénées  et  le  Rhin  avant  la  conquête  de  César, 
el  depuis  César  jusqu'à Clovis  (en  500).  M,  de  Sismondi  et  M.  Pi- 
cot ont  déjà  traité  de  cette  époque.  M.  Thierry  travaille  aussi  à 
un  grand  ouvrage  sur  le  même  sujet;  nous  ne  pouvons  manquer 
d'arriver  à  la  vérité.  Les  trois  ouvrages  de  MM.  de  Sismondi, 
Picot  et  Marincourt  sont  un  peu  ennuyeux,  quoique  très-savants. 
Nous  espérons  mieux  de  celui  de  M.  Thierry,  connu  par  de  chnr- 
manies  lettres  sur  l'histoire  de  France  (voir  le  Censeur  de  18 1 7). 

Ia  Comtesse  de  Fargy,  par  madame  dé  Flahaut-Souza,  quatre 
volumes  in-i2. 

Ce  roman-ci  peut  être  traduit  en  anglais.  Vous  avez  déjà  ac- 
cneilli  Charles  et  Marie,  roman  du  même  auteur.  La  Comtesse 
deFargy  présente  une  extrême  délicatesse  dans  les  scniimeius 
mériie  compensé  par  l'absence  de  tout  trait  fort  et  jirofond. 

Madame  de  Flahaut  est  toujours  ce  que  Walter  Scott  n  est  j.j- 
Diais.  Cent  pages  d'amour  délicat,  peint  par  madame  Fla!i:îui, 
donneraient  la  vie  aux  trois  volumes  de  Nigel,  j)ar  exemple.  Elle 
aurait  donné  une  grâce  charmante  aux  amours  dn  jeniie  bros- 
sais avec  la  froide  Marguerite.  Waller  ScoU  es(  injuste  avec  Ta- 
roour;  il  le  peint  mal,  sans  forée,  décoloré,  saiis  énergie.  On  voit 
1Q*il  a  étudié  Famour  dans  les  livres  el  non  dans  pon  pro;;re 
cœor.  Madame  de  Flahaut,  élevée  à  la  cour  dxi  Louis  XVI,  nous 
peint  sans  cesse  et  un  peu  longuement  l'amour  efféminé  qui  re- 
fait à  Versailles  en  1780.  Le  premier  volujue  do  ses  romans 
^nse  beaucoup,  le  quatrièine  lasse  toujours.  C'est  que  ses  hé- 
ïW  ont  une  sensibilité  maladive.  Les  mœurs  étaient  si  légères 
en  1780  que,  pour  leur  donner  la  faculté  d'être  peintes,  même 
<ians  on  roman  frivole,  il  faut  leur  prêter  une  énergie  que  l'on 
ne  trouvait  plus  parmi  les  classes  élevées  dans  la  France  de  4780. 
Or  c'est  celte  énergie  que  madame  Flahaut  ne  sait  pas  peindre 
àme  manière  naturelle.  Quoique  ce  roman  soit  écrit  avec  bien 
pïns  de  finesse,  de  délicatesse,  de  prétention,  de  noblesse,  elc., 
que  Wargtierite  Aymon,  j'aime  mieux  le  premier  roman  de  ma- 

12. 


iVIB»**^^^^^*^""»^*""""^i^~  •  1»  ■  I. 


«10  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dame  de  Gubière  que  le  dernier  ouvrage  de  madame  de  FkhaaU 
Souza.  Les  petils-fils  de  M.  de  Souza  sont  à  demi  Écossais. 

Considérations  générales  sur  les  applications  de  la  géoméinet 
par  M.  Charles  Dupiii  de  rinslitut.  —  In-4°.  2  feuilles. 

Tous  nos  savants  sont  frivoles  et  ne  songent  qu*à  faire 
leur  cour  et  à  aller  à  la  messe,  bien  peu  travaillent  en  ôoa- 
seience.  l^e  public  distingue  MM.  Ârago,  Boissonnade,  Courier 
et  Dupin.  On  reconnaît  dans  le  dernier  ouvrage  de  M.  Dupin  le 
digne  élève  de  Monge.  La  base  du  savoir  mathématique  de  ce 
grand  homme  était  une  bonne  logique.  11  avait  commencé  par 
être  tailleur  de  pierre  à  Metz,  et  c'est  de  là  qu'il  partit  pour  s'é- 
lever, sans  intrigue,  à  la  place  de  sénateur,  après  avoir  été  l'un 
des  fondateurs  de  rÉcole  polytechnique.  M.  Dupin,  bien  coddu 
en  Angleterre,  est  Tun  des  meiileurs  élèves  de  celte  école  qui 
vient  d'être  désorganisée  en  1822,  et  qui  a  donné  quatre  mille 
cinq  cents  sujets  distingués  à  la  France.  Ses  Considéraiions 
sont  un  excellent  supplément  à  tous  les  cours  élémentaires  de 
géométrie. 

Voyage  pittoresque  autour  du  lac  de  Genève. 

I^e  texte  de  ce  livre  est  assez  plat  ;  cependant  je  le  conseille- 
rais à  tous  les  étrangers  qui  vont  visiter  les  bords  du  Léinao. 
Rousseau  leur  a  donné  une  célébrité  exagérée.  Je  connais  trois 
ou  quatre  autres  lacs  bien  supérieurs  en  beauté  ;  mais,  Genève 
étant  une  colonie  anglaise,  un  habitant  de  Londres  qui  y  arrive 
croit  presque  n'avoir  pas  changé  de  pays.  A  Lausanne,  on  est 
plus  gai  et  on  a  moins  de  morgue.  La  seule  des  institutions  de 
Napoléon  qui  subsiste,  c'est  la  petite  république  très-libre  du 
canton  de  Vaud,  dont  Lausanne  est  la  capitale.  Comme  cet  Etat 
est  très-petit,  il  meurt  de  peur  d'être  reconquis  par  l'aristo- 
cratie bernoise. 
Collections  des  théâtres  étrangers,  25  volumes  in-8^ 
Cette  collection  manquait  tout  à  fait  en  France.  Racine,  qui  ne 
mourut  qu'en  1699,  ignorait  aussi  entièrement  Sbakspeare  que 
nous  ignorions,  avant  le  volume  du  Théâtre  suédois,  qui  vient  de 
paraître,  l'existence  deM.Léopold,  poète  suédois. 

Ce  M.  Lëopold,  comme  tous  les  poètes  des  nations  à  civilisa- 
tion factice,  copie  servilement  Racine  et  les  autres  tragiques 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  211 

français.  On  nous  donne  deui  tragédies  de  lui  :  Odin  et  Virginie. 

Odin  se  trouve  le  contemporain  de  Pompée.  L'énergie  et  la 
magnificence  de  ce  roi  barbare,  vénéré  comme  un  dieu  par  ses 
sajets,  foit  un  beau  contraste  avec  la  raison  élégante  de  Pompée, 
général  romain,  qui  se  trouve,  dans  cette  tragédie,  le  représen- 
tant de  la  civilisation.  Dans  sa  tragédie  romaine  de  Virginie, 
M.  Léopold  a  eu  Tidée  ridicule  de  supposer  que  Virginie  est 
amoureuse  en  secret  du  décemvir  Âppins. 

Une  grande  révolution  théâtrale  se  prépare  en  France.  D*ici  à 
quelques  années,  on  fera  la  tragédie  en  prose  et  l'on  suivra  les 
errements  de  Shakspeare.  On  remarque  dans  les  bibliothèques 
publiques  que  sept  ou  huit  exemplaires  de  la  nouvelle  et  assez 
plate  traduction  de  Shakspeare,  par  le  célèbre  N.  Guizot,  ne 
suffisent  pas  à  Tavidité  des  jeunes  gens,  il  y  a  tout  juste  un  siècle 
que  Voltaire,  après  avoir  imite  Othello  dans  sa  Zaire,  apprit  aux 
Parisiens,  dans  ses  Lettres  sur  les  Anglais,  qu'il  y  avait  un  bar- 
bare nommé  ShsdiLspeare  qui  avait  quelquefois  des  lueurs  de 
géuie. 

LXXXl 

A   MONSIEUR    ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  27  novembre  1822. 
Monsieur, 

Nous  aurons  prochainement  les  Dîners  du  baron  d'Holbach, 
par  madame  la  comtesse  de  Genlis. 

Madame  de  Genlis  a  été  Tune  des  femmes  les  plus  passion- 
nées et  les  plus  jolies  de  son  temps.  Elle  a  infiniment  d*esprit  et 
cependant  son  style  est  froid  et  souvent  ennuyeux  ;  c'est  que 
madame  de  Genlis  a  toujours  songé,  en  écrivant,  au  rôle  que 
l'auteur  jouait  dans  le  salon.  Madame  de  Genlis  a  compris  que 
la  considération  d'une  femme  qui  compte  près  de  quatre-vingts 
ans  ne  pouvait  que  gagner  à  afficher  des  principes  extrême- 
ment monarchiques. 


212  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Les  deux  volumes  dont  je  viens  de  vous  donner  le  titre  feront 
beaucoup  de  scandale  dans  un  mois,  quand  ils  parailronl.  Ce 
sont,  à  ce  qu'on  assure,  des  conversations  où  Diderot,  Marmon- 
tel,  Raynal  et  tous  les  gens  d'esprit  de  l*époque  de  1778 
affichent  les  principes  et  les  idées  tes  plus  contraires  aux.  senti- 
ments que  madame  la  comtesse  de  Genlis  affiche  aujourd'hui, 
il  y  aura  dans  cet  ouvrage  beaucoup  de  calomnies  contre  les 
écrivains  de  la  fin  du  dix-huitième  siècle  ;  mais  si  leurs  talents 
sont  mal  appréciés,  leurs  portraits  seront  dessinés  avec  vérité. 
Madame  de  Genlis  était  fort  galaute  alors,  et  a  connu  de  fort  près 
la  plupart  des  gens  célèbres  dont  elle  va  nous  donner  la  satire. 

Le  vrai  tableau  de  la  société  des  gens  de  lettres  de  1778  se 
trouve  dans  les  Mémoires  de  Marmontel  et  de  madame  d'Epi- 
nay,  et  dans  la  correspondance  de  Grimm.  Tout  ce  qui  survit 
du  siècle  spirituel  de  Louis  XV  nous  dit  que  Grimm,  surtout, 
est  rigoureusement  vrai  à  Tégard  de  ses  illustres  contemporains. 

VEsprit  de  r encyclopédie,  quinze  volumes  in-S®. 

Voici  un  de  ces  ouvrages  que  le  gouvernement  poursuit  de  sa 
défaveur  et  dont  on  vend  mille  exemplaires  on  quinze  jours. 
C'est  une  nouvelle  édition  de  tous  les  articles  piquants  qui  firent 
jadis  la  fortune  de  la  fameuse  Encyclopédie,  publiée  en  trente 
volumes  in-folio,  par  d'AIenibert  et  Diderot.  Celte  entreprise  va- 
lût sept  cent  mille  francs  de  bénéfice  aux  libraires,  et  à  peine 
deux  mille  francs  par  an  aux  deux  philosophes,  pendant  quinze 
ans  qu'ils  y  travaillèrent.  V Encyclopédie  pénétra  rapidemeul 
dans  toutes  les  bibliothèques,  ce  fut  un  coup  mortel  porté  aux 
préjugés  dans  tous  les  genres.  Cependant,  si  Bonaparte  n*eûlpas 
été  détrôné,  jamais  Ton  ne  se  serait  avisé  d'imprimer,  en  1822, 
V Esprit  de  V Encyclopédie. 

Mémoires  sur  les  Cent'Jours,  deuxième  partie,  par  M.  Benja- 
min Constant. 

Les  Cent'Jours  ont  été  le  règne  du  général  Camot,  c'est-à- 
dire  le  règne  de  la  République.  Napoléon  n*était,  à  propre- 
ment parler,  que  ministre  de  la  guerre.  11  n'a  £ait  qu'une  action 
de  souverain,  le  fameux  Acte  additionnel  aux  Constitutions  de 
VEmpire.  Cet  acte  6ta  toute  illusion  ;  on  reconnut  dans  l'exiié 
de  retour  de  l'île  d'Elbe  Tambitieux  qui  avait  cherché  à  étouffer 


LETTRES  A  SES  AMIS.  213 

en  France  tout  amour  pour  la  liberté.  Le  peu  de  principes  jusles 
qui  se  trouvent  dans  Vacte  additionnel  y  fut  mis,  malgré  Tem- 
pereur  et  surtout  malgré  son  ministre  M.  le  duc  de  Bassano,  par 
M.  Benjamin  Constant.  Cet  bomme  courageux  qui,  en  1802, 
avait  combattu  Bonaparte  au  tribunal,  n'hésita  pais  à  le  seconder 
en  1815.  Cette  démarche  a  pu  être  blâmée,  parce  que  M.  Benja- 
min Constant  est  fort  pauvre.  Bonaparte  le  fit  conseiller  d'État 
avec  vingt-cinq  mille  francs  d'appointements.  La  plupart  des  col- 
lègues de  M.  Constant  au  tribunat,  ayant  abandonné  la  patrie  en 
1802,  ont  eu  de  grandes  places  et  de  bous  appointements,  de 
1802  à  1814. 

M.  Constant  regarda  la  domination  de  Napoléon,  en  1815, 
comme  un  fait;  ce  mal  donné,  il  chercha  à  Tamoindrir. 

M.  Constant  a  fait  l'histoire  complète  de  cette  époque  roma- 
nesque; il  vient  d'imprimer  un  extrait  assez  timide  de  son  his- 
toire, il  n*a  rien  dit  que  de  vrai  ;  mais  la  crainte  de  la  prison 
(i  laquelle  il  est  condamné  pour  six  mois  )  Ta  empêché  de  dire 
toute  la  vérité.  Cependant  on  devine  le  vrai ,  même  au  travers 
des  réticences  d'un  homme  d'esprit;  c'est  ce  qui  rend  fort  pi- 
quant le  dernier  livre  de  M.  Constant.  Si  le  style  en  est  un  peu 
vague,  on  voudra  bien  se  rappeler  le  ton  des  pamphlets  anglais 
publiés  pendant  le  règne  de  Jacques  et  avant  la  révolution  de 
1688.  Jamais  Thisloire  d'aucun  peuple  ne  présenta  une  simili- 
tude aussi  complète  que  celle  de  la  France  en  1 822  et  celle  de 
l'Angleterre  en  1684. 

£«ais  sur  le  Portugal,  par  M.  Balbi,  2  vol.  iu-8'».  Très-bon 
livre  de  statistique,  peu  intéressant,  mais  fort  utile,  et  donnant 
du  Portugal  une  idée  qui  doit  être  vraie.  M.  Balbi  a  habité  long- 
temps le  Portugal,  et  paraît  honnête  et  sensé. 

Bistoire  des  Fonctions  du  Cerveau,  par  le  docteur  Gall,  2  vol. 
in-8*.  Voici  encore  une  exposition  du  système  des  dispositions 
invincibles  du  docteur  Gall.  Cet  homme  d'esprit  est  venu  à  Paris 
il  y  a  quinze  ans  ;  on  Ta  trouvé  excellent  médecin  :  il  y  a  fait 
nne  fortune  brillante.  En  connaissant  l'homme,  on  a  appris  à 
avoir  de  la  considération  pourson  système.  Je  connais  beaucoup 
<le  médecins  fort  sensés  et  des  opinions  les  plus  opposées  en 
philosophie  qui  s'accordent  à  dire  qu'il  y  a  un  fond  de  vérité 


214  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dans  le  système  de  Gall.  11  est  sûr  que  les  philosophes  modernes 
les  plus  estimés,  et  Uelvétius  à  leur  tète,  u*oat  pas  connu  Tun 
des  plus  grands  motifs  des  actions  de  Thomme,  Vinstinct.  L'opi- 
nion des  philosophes  de  Paris  est  que  le  système  de  Gall  est 
digne  d*ètre  examiné  de  nouveau.  Il  faut  être  savant  en  anato- 
mie  pour  combattre  le  docteur  Gall,  qui,  assure-t-on,  a  tait 
dlmportantes  découvertes  sur  la  structure  du  cerveau.  La  ooii- 
velle  édition  du  système  de  Gall  aura  huit  volumes. 

Histoire  naturelle  des  Animaux  vertébrés,  par  Lamark,  sep- 
tième volume.  Voici  Tun  des  ouvrages  les  plus  estimés  par  les 
savants  dex^e  pays-ci.  La  France  ne  produit  plus  de  gens  de 
lettres,  mais  elle  brille  encore  dans  les  sciences.  Les  noms  des 
Fourier,  des  Gay-Lussac,  des  Dulong ,  des  Legendre,  sont  con- 
nus en  Europe.  Leur  suffrage  honore  le  livre  de  H.  Lamark  et 
recommande  à  l'attention  ce  nouveau  volume  d'une  productioo 
déjà  célèbre. 

Mémoires  de  Leclerc ,  4  vol.  Bruxelles.  Cet  auteur  est  con- 
temporain de  Philippe  de  Gomines,  dont  les  Mémoires  sor 
Louis  XI  et  Philippe,  duc  de  Bourgogne,  sont  si  célèbres.  Go- 
mines fut  le  duc  d*Otrante  de  PhUippe,  duc  de  Bourgogne  ;  il 
le  trahit  pour  Louis  XI ,  qui  lui  donna  la  seigneurie  d'ArgeaUu 
et  en  fit  un  de  ses  principaux  ministres. 

Leclerc  est  moins  homme,  mais  beaucoup  plus  amusant  qae 
Philippe  de  Gomines  dans  ses  récits,  et  beaucoup  plus  pitto- 
resque dans  ses  descriptions.  Le  style  en  est  vieux  ;  cependant, 
on  s'y  accoutume  au  bout  d'une  heure,  et  en  prenant  la  précau- 
tion d'écrire  un  petit  vocabulaire  de  cinquante  ou  soixante 
mots  ;  c'est  comme  on  fait  pour  les  mots  écossais,  en  lisant  les 
romans  de  Walter  Scott.  Gomme  Leclerc,  simple  conseiller  dans 
une  des  cours  de  justice  de  Philippe  de  Bourgogne,  n'avait  pas 
trahi  son  maître,  il  n'interrompt  pas  à  chaque  instant  sa  narra- 
tion, comme  Philippe  de  Gomines,  pour  faire  de  la  morale. 
Je  conseille  les  Mémoires  de  Leclerc,  surtout  aux  personnes  qui 
veulent  faire  des  romans  historiques  dans  le  genre  de  îiigel  ou 
de  Waverley.  Les  Hémoires  de  Leclerc  sont  remplis  d'aventures 
singulières  et  de  grandes  passions  qui  n  ont  besoin  que  d'être 
développées  ;  il  y  a  des  descriptions  qui,  par  leur  pittoresquCi 


LETTRES  A  SES  AMIS.  215 

rappellent  le  charme  de  certaines  descriptions  de  Waiter  Scott 
dans  Ivanhoe.Vûê  scène  analogue,  décrite  par  Leclerc,  se  passe 
à  Châlons-sur-Saône. 

des  Cabinets  et  des  Peuples,  par  M.  le  baron  Bignon,  député 
et  légataire  de  Napoléon. 

Voici  UD  gros  livre  qui  aurait  beaucoup  de  succès  traduit  eu 
anglais.  C'est  Thistoire  de  la  vie  et  de  la  mort  de  la  Sainte-Al- 
liance, que  M.  Bignon  dit  être  morte  à  Vérone.  C'est  Thistoirc 
de  la  guerre  de  Sept  Ans,  des  peuples  contre  les  rois;  Tauteur 
Ta  appelée  :  Des  Cabinets  et  des  Peuples,  parce  qu'il  dit  que  la 
gnerre  n'existe  qu^entre  les  ministres  des  rois  et  les  peuples  ; 
les  rois,  gens  modérés,  pour  la  plupart,  et  amis  des  plaisirs, 
s'accommoderaient  assez  de  la  vie  de  roi  constitutionnel.  Les 
constitutions  ne  sont  terribles  que  pour  les  ministres,  qu'el- 
les exposent  à  s'entendre  dire  des  vérités  dures  et  qu'elles  for- 
cent au  Iravail. 

Le  livre  de  M.  Bignon  est  exact  et  vrai  ;  du  côté  de  la  fidélité 
bistorique  il  n'y  a  aucune  objection  à  lui  faire  ;  mais  il  n'est  ni 
piquant  ni  amusant.  L'auteur  l'a  écrit  du  ton  d'une  note  diplo  - 
Mique,  avec  toute  la  mesure  possible  et  en  gardant  toutes  les 
avenues  contre  la  critique.  Il  est  infiniment  plus^^age  que  cet 
vlequin  d'abbé  de  Pradt,  et  cependant  il  n'a  pas  eu.  la  cen- 
tième  partie  des  lecteurs  de  l'abbé.  M.  Bignon  écrit  l'histoire  de 
lâ  diplomatie  en  Europe  de  1790  à  1814;  Napoléon-hii  a  laissé 
cent  mille  francS;  par  son  testament,  en  l'invitant  à  écrire  cette 
bistoire. 


LXXXIl 

A  MONSIEUR  ...,  A  LOKDRES. 

Paris,  le  4  décembre  1822. 


IVon  certainement,  monsieur,  je  n'ai  point  laissé  là  le  cours 
de  mes  recherches  sur  le  rire;  celles  que  j'ai  recueillies  sont 
déjà  assefe  nombreuses  pour  pouvoir  en  former  un  essai  philo' 


216  ŒUVRAS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

sophique  sur  ce  sujet  difficile  ;  bien  que  fort  incomplel  en- 
core, je  pourrai  vous  le  communiquer  à  notre  première  eulre- 
vue.  En  attendant,  vous  aurez  des  observations  faites  ce  soir 
même  sur  cette  sorte  de  convulsion,  dont  les  causes  sont  si 
variées. 

Je  suis  allé  ce  soir  au  Tartufe,  joue  par  mademoiselle  Mars, 
pour  éclaircir  mes  idées  sur  le  comique.  Je  n'ai  guère  fait  de 
progrès  dans'  ces  idées  depuis  dix  ans.  Quand  je  pense  au  co- 
mique, je  ne  fais  guère  qu'arriver  sur  d'anciennes  traces. 

Mon  mobile  est  ceci  :  si  je  pouvais  Caire  du  comique  une  ana- 
lyse aussi  claire  et  aussi  complète  (modestie  à  part  et  suivant 
moi)  que  celle  que  j'ai  faite  de  Yamour,  travailler  dans  le  genre 
comique  ne  serait  plus  qu'un  badinage  pour  moi  ;  je  douoerais 
des  coups  de  pinceau  hardis,  comme  je  ferais  si  j*avais  à  peindre 
(exactement  et  non  pour  produire  un  certain  effet)  le  cœur  d*uae 
femme  qui  aime,  soit  de  l'amour  de  vanité,  soit  de  l'amour 
passion. 

On  a  fort  peu  ri  ce  soir  au  Tartufe;  on  a  plusieurs  fois  souri 
et  applaudi  de  plaisir,  mais  l'on  n*a  ri  franchenoient  qu'eu  deux 
endroits  : 

V  Quand  Orgon,  parlant  à  sa  fille  Marianne  de  son  mariage 
avec  Tartufe  (deuxième  acte),  découvre  Dorine  près  de  lui  qui 
l'écoute. 

2<^  Le  second  rire  a,  je  crois,  eu  lieu  dans  la  scène  de  brouille 
entre  Valère  et  Marianne. 

Un  fait  certain,  c'est  que  la  seconde  pièce,  les  Jeux  de 
V Amour  et  du  Hasard^  a  fait  beaucoup  plus  de  plaisir  que  le 
Tartufe, 

i"*  C'est  un  roman,  et  tous  les  jeunes  cœurs  à  mes  côtés  sym- 
pathisaient au  Dorante,  c'est-à-dire  voyaient  une  maîtresse  dans 
mademoiselle  Mars. 

2°  Cette  pièce  n'est  pas  sue  par  cœur  comme  le  Tartufe. 

5**  Sans  que  le  sot  parterre  s'en  rende  compte,  les  barba- 
rismes, les  périphrases,  les  tours  inexacts  et  qui  disent  irop  ou 
trop  peu,  nécessités  par  les  vers,  l'ennuient  ;  la  prose  de  Mari- 
vaux lui  convient  bien  mieux. 

Procès  verbal  exact  des  rires  du  parterre  en  1822  :  voilà  un 


LETTUtS  A  SES  AMIS.  217 

iwn  livre  bieu  iustructif  à  faire.  Le  pédantisme  et  la  lecture  des 
théories  bouchent  les  yeux  aux  trois  quarts  des  spectateurs. 

4"  Le  Tartufe  vivra  en  1922  ;  que  dira-l-ou  alors  des  Jeux  de 
^awotfr  de  Marivaux? 

Tous  les  défauts  de  la  langue  du  Tartufe  auront  disparu  sous 
le  vernis  antique,  en  2500,  dans  sept  siècles  d*ici. 

Il  reste  donc  constaté  pour  moi,  par  mon  expérience  de  ce 
soir,  que  l'on  rit  fort  peu  au  Tartufe;  ou  n'a  ri* que  deux  fois, 
el  eucore  le  rire  a  été  bientôt  absorbé  par  l'intérêt  sérieux.  Ce- 
pendant beaucoup  de  scènes  sont  doublées  à  la  Molière.  Dorine 
est  la  doublure  de  la  conversation  d'Orgon,  proposant  Tartufe  à 
Marianne,  et  de  la  scène  de  brouille  des  deux  amants. 

Dainis  est  la  doublure  de  la  scène  de  la  déclaration  d*amour 
faite  par  Tartufe  à  Elmire. 

Ces  doublures  donnant  deux  objets  à  noire  attention  :  par 
exemple,  Vimpression  faite  sur  ràrae  <le  Dorine  dans  la  scène 
de  brouille,  offrent  im  canal  à  rattenllon  du  spectateur,  qui 
serait  ennuyé  par  le  grand  courant  de  la  scène,  par  la  querelle 
d'amour  entre  Marianne  et  son  amant.  Voilà  ce  que  j'appellerai 
scènes  doublées  (comme  ou  dirait  un  morceau  de  drap  doublé  de 
soie). 

Mais,  quoique  le  rire  ne  naisse  que  deux  fois,  Molière  a  sans 
cesse  travaillé  à  donner  un  vernis  de  ridicule  aux  scènes  du 
Tartufe.  Sans  cette  admirable  précaution,  il  donnait  dans  le 
plus  abominable  odieux^  et  tout  plaisir  cessait  à  l'instant.  Sa 
pièce  n'était  plus  qu'un  misérable  drame,  nous  attristant  sur  un 
des  mauvais  côtés  de  la  nature  humaine. 

Il  faut  que  j'analyse  bien,  que  je  décrive  dans  ses  moindres 
détails,  ridée  de  bégueulisme  ;  c'est  là  la  qualité  dominante  du 
public  actuel.  Ce  soir,  il  murmurait  sans  cesse  de  l'esprit  de 
Mourose  (le  faux  Dorante)  ;  le  sot  public  craignait  de  donner 
une  mauvaise  opinion  de  son  propre  esprit  en  ne  murmurant 
pas  des  galanteries  du  faux  Dorante;  la  plupart  sont  fort  natu- 
relles et  bien  plaisantes.  Cela  ressemble  aux  phrases  pathétiques 
du  vicomte  d'Arlincourt  ;  c'est  de  l'esprit  de  laquais.  Le  faux 
Dorante  s'évertue  et  doit  se  trouver  fort  aimable.  Cela  est 
agréable  comme  du  vin  délicieux. 

15 


218  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Le  public  murmurait  sans  cesse;  pure  affectation;  chacun 
murmurait  pour  être  enteudu  de  son  voisin. 


LXXXIII 

A  MONSIEUR  ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  1*'  janner  1823. 

9 

Monsieur, 

M.  Picard,  le  plus  vrai  de  nos  poètes  comiques,  le  seul  qui 
ail  su  peindre  un  petit  coin  de  la  société  contemporaine,  publie 
un  second  roman  : 

Jacques  Fauvel,  quatre  volumes,  par  MM.  Picard  et  Droz. 

Gomme  le  premier  (Eugène  et  Guillaume) ,  il  sera  beaucoup 
lu,  assez  loué,  et  bientôt  oublié.  Qu'est-ce  donc  qu'il  y  manque? 
Le  piquant.  Tout  est  vrai  dans  Jacques  Fauvel,  mais  tout  y  est 
commun  ;  rien,  ou  presque  rien,  ne  valait  la  peine  d'être  dit.  Ce 
roman  enchantera  uue  classe  de  lecteurs,  les  gens  sans  imagi- 
nation. Us  seront  ravis  de  voir  enfin  un  ouvrage  d'imagination, 
qu  ils  puissent  comprendre  et  qui  ne  leur  semble  pas  extra- 
vagant. 

Jacques  Fauvel  naît  en  Auvergne;  il  raconte  fidèlement,  rai- 
sonnablement et  platement)  TJiisloire  de  sa  vie.  Tous  les  journaux 
diront  du  bien  de  cet  ouvrage,  parce  que  MM.  Picard  et  Dro2 
sont  des  littérateurs  estimables  et  des  gens  bonnêtes.  Tout  se 
fait  par  coterie  dans  notre  littérature  ;  malheur  à  Tbomme  de 
talent  qui  ne  fait  pas  dix  visites,  eu  bas  de  soie  noirs,  tous  les 
soirs  ;  jamais  il  ne  verra  ses  ouvrages  annoncés.  G^est  comme 
nos  ministres  :  pour  chaque  déparlement  il  en  faudrait  deux  : 
Tun  chargé  de  travailler,  et  Tautre  d'intriguer;  sans  cela  pas  de 
succès. 

Je  conseillerais  cependant  aux  étrangers  de  lire  le  Jacques 
Fauvel  de  M.  Picard.  Ils  y  trouveront  une  peinture  fort  ressem- 
blante de  la  France  et  des  caractères  français*  Paris  est  le  salon 


LETTRES  A  SES  AMIS.  2iU 

de  TEurope  ;  tout  le  monde  vent  savoir  ce  qui  s'y  fait  el  ce  qu'on 
y  dit.  C'est  une  manie,  mais,  puisqu'on  en  est  possédé,  il  vaut 
mieux  chercher  à  la  satisfaire  en  lisant  le  Fauvel  de  M.  Picard 
que  telle  rapsodie  nouvelle  d'un  voyageur  anglais,  qui  se  met 
hardiment,  comme  feu  M.  Scott,  à  décrire  une  société  qu'il  n*a 
jamais  \ue,  et  dont,  y  eût-il  été  admis,  il  n'eût  pu  comprendre 
les  finesses  et  les  sous-entendus  qu'après  un  an  d'habitude. 
Les  Manteaux,  par  M.  Loeve  Veymar;  deux  volumes  in-i2. 
Voici  un  ouvrage  dans  le  genre  du  Table- talk  de  M.  Hazlitl. 
C'est  une  suite  d'histoires  dans  lesquelles  un  manteau  joue  tou- 
jours un  grand  rôle.  11  y  en  a  une  fort  intéressante,'  mais  dont, 
à  l'exemple  de  Tauteur,  je  devrai  m'abstenir  soigneusement  de 
nommer  le  héros.  C'est  un  beau  jeune  homme  qui,  à  Florence, 
devient  amoureux  d'une  jeune  fille  et  lui  fait  la  cour  de  la  ma- 
nière la  plus  mystérieuse.  Il  l'épouse,  il  la  rend  fort  heureuse  ; 
mais  de  temps  en  temps  il  prend  un  manteau  rouge  et  se  rend 
chez  le  podestat,  fiietitôt  la  curiosité  empoisonne  le  bonheur  de 
la  jeune  épouse.  Une  nuit,  sachant  que  son  mari  est  appelé  chez 
le  podestat  le  lendemain  de  bonne  heure,  elle  s'échappe  de  son 
Ht,  se  revêt  de  son  manteau;  elle  paraît  chez  le  podestat  de  Flo- 
rence;  sa  présence  inspire  la  terreur;  elle  trouve  plusieurs 
aventures- singulières,  toujours  pendant  la  nuit;  avant  le  lever 
du  soleil,  elle  rentre  à  la  maison.  Son  mari,  qu'elle  adore,  ne 
s'aperçoit  de  rien,  mais  aussi  elle  n'a  rien  découvert.  Il  sort, 
comme  à  l'ordinaire,  enveloppé  de  son  manteau.  Une  heure 
après  elle  met  la  tète  à  la  fenêtre....  Que  voit-elle?  Le  plus  hor- 
rible spectacle,  et,  comme  l'héroïne  d'un  roman  anglais  de  la 
vieille  école,  elle  devient  folle.  Je  ne  dirai  pas  dans  quelle  hor- 
rible fonction  elle  a  vu  l'homme  qu'elle  adorait. 

Ce  conte  est  plein  d'esprit  et  de  talent.  Il  y  a  en  trop  dans 
les  Manteaux,  ce  qu'il  y  a  en  moins  dans  le  Fauvel  de  M.  Picard. 
11  y  a  chez  M.  Loeve  excès  d'esprit,  intempérance  de  force  et  de 
chaleur;  mais  je  parierais  qu'aucun  journal  ne  louera  M.  Loeve, 
excepter 4 /5ttm,  bon  petit  journal,  trop  raisonnable,  auquel  il 
travaille. 
Au  milieu  de  la  médiocrité  générale  qui  étouffe  la  littérature 
rançaise»  voici  deux  jeunes  gens  de  talent  qui  viennent  de  dé- 


220  (EUVRES  POSUiUMES  DE  STEiNDHAL. 

buler  :  M.  Migoet,  auteur  des  Inslitutiofis  de  saint  LoiiiSf  cou- 
ronuées  par  rAcadéraie,  et  M.  Loeve  Veymar:  vous  pouvez  lire 
hardimeut  les  ouvrages  signés  de  ces  uoins. 

Lou  Bouquet provençaou,  uu  volume  in-lS. 

M.  Rayuouard,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  frauçaUe, 
est  uu  savant  qui  a  eu  de  Tesprit  dans  sa  jeunesse.  Il  a  fait  la 
tragédie  des  Templiers,  où,  au  lieu  de  copier  Racine,  comme  la 
tourbe  des  poètes  actuels,  il  a  osé  imiter  Corneille.  Sa  tragédie 
est  froide,  noble  et  sèche  ;  mais',  enfin,  elle  est  un  peu  diiïé- 
reule  de  celles  de  MM.  Delavlgue,  Soumet,  His,  et  autres  grands 
hommes  de  même  force. 

M.  Raynouard  est  de  Marseille  ;  il  a  fait  cinq  volumes  ennuyeux 
sur  les  troubadours  qui,  vers  Tau  1500,  créèrent  une  littérature 
si  originale,  dans  les  environs  de  Garcassonne.  M.  Raynouard  a 
remis  un  peu  à  la  mode,  en  Provence,  les  poésies  en  langue  du 
pays.  Je  viens  de  lire  le  petit  volume  dont  je  vous  parle  ;  il  y  u 
quelque  vestige  de  naïveté  de  sentiment  et  de  Tespril  arabe  que 
Ton  trouve  dans  les  troubadours  du  quatorzième  siècle.  Cela  eàt 
plus  curieux  que  touchant  ;  mais,  enfin,  ces  poètes  provençaux 
ne  copient  pas  la  cour  de  Louis  XIV,  ainsi  que  tous  les  autres 
poètes  français  passés  et  présents,  et  j'ai  presque  envie  de  dire 
à  venir. 

Qui  nous  délivrera  de  Louis  XIV '/ 

Voilà  la  grande  question  dont  la  solution  renferme  le  sort  de 
la  littérature  française  à  venir.  Les  gens  de  lettres  actuels  se 
sont  fait  uu  point  de  doctrine  de  soutenir  la  guerre  à  la  Louis  XI V, 
et  r Académie  française  est  devenue  plus  intolérante  et  presque 
aussi  absurde  que  la  Sorbonne. 

Valérie,  comédie  en  Crois  actes  de  M.  Scribe. 

Cette  comédie  sentimentale  aura  quatre-vingts  représentations. 
Pourquoi?  C'est  qu'elle  sort  du  genre  de  Louis  XIV.  Elle  cou- 
rait le  plus  grand  danger  d'être  simée  le  premier  soir;  mais  le 
public  n'a  osé  siffler  la  délicieuse  mademoiselle  Mars,  qui  joue 
le  rôle  d'une  jeune  (ille  aveugle  de  dix-huit  ans.  La  pruderie 
littéraire  du  public  ayant  été  surmontée  le  premier  soir,  ce  bon 
public  s'abandonne  avec  délices  au  plaisir,  si  nouveau  pour  lui, 
de  voir  du  neuf. 


LETTRES  A   SES   AMIS.  221 

Valérie  est  un  romau  de  madame  de  Krudener  transporte 
sur  la  scène.  M.  Scribe  est  un  homme  de  trente  ans,  qui  a  déjà 
dooné  quatre-vingt-quinze  comédies  ou  vaudevilles;  quatre- 
vingts  sont  oubliés,  mais  quinze  ou  vingt  sont  des  pièces  char- 
mantes;  et,  tous  ensemble,  grâce  aux  droits  d'auteur,  donnent 
quarante  mille  livres  de  rente  à  M.  Scribe.  Valérie,  où  tout  est 
esquissé,  mais  où  rien  n^est  approfondi,  est  aussi  jolie  à  la  lec- 
ture qu'à  la  scène  ;  car,  heureusement,  elle  est  en  prose. 

Odes  et  poésies  sacrées  y  par  M.  Hugo;  un  volume. 

Faire  correctement  des  vers  est  devenu  un  métier  daçs  la 
littérature  française.  Un  jeune  homme,  en  travaillant  constam- 
ment, pendant  quatre  ans,  à  apprendre  par  cœur  et  étudier  les 
vers  de  Racine  et  de  Delille,  parvient,  eu  général,  à  faire  des 
vers  corrects  et  assez  bons  au  premier  coup  d*œil  ;  le  mal  est 
qu'à  peine  en  a-t-on  Tu  quinze  ou  vingt,  Ton  se  sent  une  irès- 
grande  envie  de  bâiller. 

Voilà  ce  que  n'a  pas  dit  le  numéro  74  de  YEdinburg-Revieiv, 
dans  son  cKcellent  article  sur  la  poésie  française.  Nous  avons  à 
Paris  quatre  mille  jeunes  littérateurs  qui  font  bien  le  vers  fran- 
çais; il  y  eu  a  trois  ou  quatre,  peut-être,  qui  sont  parvenus  à 
faire  passer  leurs  pensées  dans  leurs  vers  ;  ce  n'est  pas  une  pe- 
tite affaire.  Sur  ces  quatre  mille  poètes,  beaucoup  ont  des  pen- 
sées; mais  comment  les  rendre  dans  la  langue.de  Racine?  Dès 
qu'ils  ne  peuvent  plus  parler  de  Muses,  d*Apollon,  tïHélicon, 
à' inspiration,  de  mélancolie  et  de  souvenirs,  ils  n'y  sont  plus. 

M.  de  Lamartine  a  eu  une  vie  de  poète,  une  vie  romanesque, 
une  vie  agitée  par  les  grandes  passions  et  par  des  sentiments 
héroïques;  il  a  perdu,  à  Naples,  une  femme  qu'il  adorait;  après 
quatre  années  de  douleurs,  il  est  parvenu  à  pouvoir  faire  parler 
son  cœur  en  vers  ;  il  a  trouvé  des  accents  louchants  ;  mais,  dès 
qu'il  sort  de  l'expression  de  l'amour,  il  est  puéril,  il  n'a  pas 
une  pensée  de  haute  philosophie  ou  d'observation  de  l'homme: 
c'est  toujours,  et  uniquement,  un  cœur  tendre  au  désespoir  de 
la  mort  de  sa  maîtresse. 

Du  reste,  YEdinburg-Review  s'est  complètement  trompée  en 
faisant  de  M.  de  Lamartine  te  poète  du  parti  ultra.  Ce  parti,  si 
habilement  dirigé  par  MM.  de  Vitrolles  et  Frayssinous,  cherche  à 


2iâ  ŒUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

adopter  toales  les  gloires.  \\  a  procuré  à  M.  de  Lamariine  neuf 
éiiilions  de  ses  poésies  ;  mais  le  véritable  poète  du  parti,  c'est 
M.  Hugo. 

Ce  M.  Hugo  a  un  talent  dans  le  genre  de  celui  de  Young,  Fauteur 
<les  l^ights  Thoughts:  il  est  toujours  exagéré  à  froid  ;  sou  parti  lui 
procure  un  fort  grand  succès.  L'on  ne  peut  nier»  au  surplus, 
qu'il  ne  sache  fort  bien  faire  des  vers  français  ;  malbeurense- 
meut  il  est  somnifère. 

Esquisses  historiques  de  la  Révolution ,  par  Dulaure,  ex-repré- 
sentant du  peuple;  quatre  volumes. 

M!  Dulaure  a  un  véritable  talent  historique,  et,  ce  qui  est 
bien  singulier,  ce  talent  n'est  nullement  influencé  par  les  théo- 
ries du  jour.  Il  est  sans  affectation,  sans  sensibilité  hors  de  pro- 
pos, sans  manies  de  théories  générales  à  propos  du  moindre 
petit  fait.  M.  Dulaure  fait  à  chaque  page  une  ou  deux  fautes  de 
français  que  le  moindre  écolier  pourrait  corriger.  Nous  lui 
devons  un  des  meilleurs  ouvrages  qui  aient  paru  depuis  la  Res- 
tauration :  c'est  Y  Histoire  de  Paris  eu  huit  volumes. 

Les  Esquisses  historiques  seront  accompagnées  de  figures»  Je 
conseille  d'avance  cet  ouvrage  à  tous  les  voyageurs  anglais  qui 
veulent  parler  de  notre  révolution.  Il  faut  les  avertir  qu'en  géné- 
ral ils  font  rire  dès  qu'ils  veulent  ouvrir  la  bouche  sur  nos  af- 
faires; je  crois^qu'ils  savent  mieux  celles  de  la  Chine.  Madame 
<le  Staël  et  Burke  leur  ont  donné  une  vue  tout  à  faii  romanesque 
du  drame  imposant  qui  se  passe,  en  France,  depuis  1789  et  qui 
ne  finira  probablement  qu'en  1900.  MM.  Dulaure  et  Baiileul,  tous 
les  deux  collègues  de  Robespierre,  pourront  leur  donner  quel- 
ques idées  justes  ;  mais  ces  messieurs  ne  sont  pas  aussi  amu- 
sants que  madame  de  Staël. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  223 


LXXXIV 


A  MONSIBOR    ..,,f   A  IX>NDR£S. 


Paris,  le  3  janvier  1825. 

M.  Andrienx,  dont  on  vient  de  publier  les  œuvres,  est  un 
élève  de  Voltaire,  ingénieux,  spirituel  et  sans  force;  tel  U  s'est 
toujours  montré  dans  ses  comédies,  dont  une  seule  est  restée 
au  théâtre,  les  Étourdis,  et  dans  ses  poésies  légères.  Voici  cinq 
volumes  de  ses  œuvres;  ils  doivent  plaire  aux  étrangers.  Il  me 
semble  que  si  Frédéric  II  vivait  encore  il  en  serait  enchanté,  lui 
qui  se  plaignait  de  Yobscurité  et  de  rafTectation  des  écrivains 
modernes. 

M.  Andrieux  est  un  homme  de  bon  goût;  mais  ses  ouvrages 
ne  conviennent  plus  au  siècle  vigoureux  et  sérieux  au  milieu 
duquel  nous  vivons.  La  génération  des  poupées  qui  commença  la 
Révolution  en  1788  a  été  remplacée  par  une  génération  d'hom- 
mes forts  et  sombres,  qui  ne  savent  pas  bien  encore  de  quoi  il 
leur  conviendra  de  s'amuser.  Les  dures  exagérations  de  MM.  Hugo 
et  Delavigne  nous  conviennent  mieux  que  les  petits  vers  douce- 
reax  et  d'excellent  goût  de  Ml^l.  Andrieux  et  Baour-Lormian. 

Méditations  sur  Véconomie  politique,  traduites  de  Titalien  de 
M.  le  comte  Vcrri. 

Il  y  eut  à  Milan,  vers  1780,  une  nichée  de  philosophes,  Ils 
furent  remarquables  parce  qu'ils  osèrent  penser  par  eux-mêmes. 
L'Europe  doit  Beccaria  à  cette  école.  Le  comte  Verri  était  son 
ami  intime;  ils  publièrent  ensemble  un  journal  dont  le  Spectateur 
d'Addison  fut  le  modèle  ;  le  journal  milanais  s'appela  le  Café. 
Comme  le  soleil  est  plus  chaud  et  la  pruderie  plus  faible  à  Milan 
qu'à  Londres,  il  y  a  plus  de  passion  et  plus  de  gaieté  dans  le 
Café  que  dans  le  Spectateur, 

Verri  a  fait  une  histoire  de  Milan  ;  une  théorie  du  bonheur,  où 
ToQ  trouverait  des  choses  neuves.  Beccaria,  outre  son  grand 


nA  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

ouvrage  &ur  les  déliU  et  le$  peines,  a  donné  un  iraiié  da  slyte 
rempli  trune  haute  philosophie  et  plus  original  que  sou  livre  sur 
\^  délits. 

Verri  eut  un  frère  qui  a  donné  les  Nuil,^  romaines,  la  Vie  (TË- 
rostrate^  satire  contre  Napoléon;  ce  n'est  qu'un  rhéteur.  Mais  le 
comt4^  Verri  est  un  philosophe  ;  il  a  eu  sur  Féconomie  politique 
des  idées  vraies  et  originales,  mises  en  oeuvre  par  M.  Say. 

ùriele,  o  letUre  didue  amanti,  publicate  da  dependcnleSacfct, 
un  volume;  Pavîe,  1822. 

L'apparition  de  ce  roman  à  Pavie  est  un  miracle.  Comment 
la  terrible  censure  autrichienne  a-t-elle  laissé  passer  un  roman 
philosophique  dont  le  héros»  exilé  d*Itatie,  va  en  Amérique  et  de- 
vieut  rélève  de  JeiTerson? 

La  partie  dramatique  de  ce  livre,  écrit  dans  un  style  bour- 
souflé, est  une  imitation  de  la  Nouvelle  Héloïse  de  J.-J.  Rous- 
seau. C'est  déjà  un  projet  ridicule  que  d*imiler  uo  tel  ouvrage. 
Rousseau  sentait  vivement,  et  de  plus  était  un  rhéteur  habile, 
formé  à  Técole  de  Démoslhènes.  Il  y  a  loin  d'un  tel  homme  dé- 
voré de  passions  et  d'orgueil  mécoulenl  à  un  brave  homme  de 
lettres  de  Pavie. 

Quoique  assez  ridicule,  le  roman  iïOriele  étant  le  premier 
qui  paraisse  en  Italie  depuis  vingt  ans,  sera  très-utile  et  aura 
beaucoup  de  succès.  Mais  n'est-il  pas  singulier  que  Vltalie  ne 
puisse  pas  absolument  produire  un  roman  original? 

Les  Lettere  di  Jacopo  ùrti%,  publiées  par  M.  Foseolo  en  1798, 
sont  une  copie  du  Werther  de  Gœlhe,  tout  comme  Oriele  eu 
une  copie  'du  roman  de  Rousseau.  On  traduit  à  force  Wallcr 
Scott  à  Milan.  Le  moyen  âge  d'Italie,  illuminé  par  la  liberté, 
offrirait  de  bien  autres  matériaux  à  un  homme  de  talent  que  la 
vieille  Ecosse  de  Van  4700.  Quelle  figure  à  faire  mouvoir  que 
celle  du  Dante!  Casiruccio  Castracani,  Cola  di  Rienzi.  l'archevê 
que  Guillelmino,  cl  la  foule  immense  de  gens  qui  leur  res- 
semblèrent, pourraient  donner  lieu  à  des  romans  sublimes. 
Chartes  VU  et  ses  Français,  Bayard,  le  connétable  de  Bourbon, 
Taslucieux  Comines,  viendraient  diversifier  le  roman  par  leurs 
physionomies  françaises.  Mais  Tltalie  n'a  point  de  Waller  Scott. 
Giacopo  Ortiz  est  comme  Oriele,  il  veut  toujours  élonuer  par 


LETTRES  A   SES  AMIS.  2'5 

une  belle  phrase.  Ces  héros  de  seoliment  ne  sont  alleuiifs  qu*à 
dire  de  belles  phrases  et  en  Ont  Tair  tont  fiers.  Pauvre  Italie  ! 
Voilà  ce  que  trois  siècles  de  despotisme  ont  fait  des  compatriotes 
du  Tasse  et  de  Christophe  Colomh. 


LXXXV 

A    MONSIEUR    ....,   A   LONDBES. 

Paris,  le  12  février  1823. 

Monsieur, 

Un  des  savants  les  plus  distingués  de  France  prépare  une  his- 
toire de  la  civilisation  provençale.  11  y  eut,  de  Tan  1200  à  Tan 
1328,  un  siècle  de  bonheur,  de  plaisir  et  d'élégance,  tout  à  fait 
ignoré  aujourd*hui.  La  Provence  était  alors,  comme  la  Pologne  en 
nSG,  un  peuple  d'esclaves,  an  milieu  duquel  vingt  mille,  gen- 
tilshommes goûtaient  tous  les  plaisirs  de  la  civilisation  la  plus 
aimable  et  la  plus  avancée.  Mais,  comme  on  Ta  vu  par  l'exem- 
ple de  Venise,  toute  société  de  nobles  qui  ne  se  fait  pas  soute- 
nir par  le  peuple  est  renversée  au  premier  choc. 
Bisloire^  Bretagne,  par  M.  le  comle  Daru,  pair  de  France. 
L'illustre  auteur  de  Y  Histoire  de  Venise  prépare  une  histoire 
de  la  province  de  Bretagne;  il  dira  des  choses  nouvelles,  parce 
qu'il  a  relu  dans  un  esprit  nouveau  tous  les  vieux  monuments 
de  notre  histoire.  M.  Daru  citera  dans  ses  notes  des  poèmes 
exlrémement  curieux  sur  Fancienne  histoire  de  Bretagne.  Ils 
sont  remplis  de  détails-  de  mœurs  qui  rappellent  Ivanhoe.  la 
langue  de  ces  poèmes  est  un  latin  barbare  comme  celui  de  Gré- 
goire de  Tours;  c'est  une  langue  que  Ton  comprend  facilement 
au  bout  de  huit  jours. 

Ukisioire  est  fort  à  la  mode  en  France.  Ou  était  tellement 
ignorant  et  nos  histoires  avaient  été  si  puériles,  que  c'est  appren- 
dre du  nouTeau  au  public  que  de  lui  dire  que  la  France  a  eu  la 

15. 


926  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

liberté  ei  des  espèces  de  parlements  jusque  vers  Van  1550;  la 
servitude  ne  date  que  du  règne  de  Richelieu,  sous  Louis  XIII. 

Cinq  où  six  hommes  d'État,  en  France,  sont  occupés  à  écrire 
rhistoire.  Walter  Scott  aura  une  grande  influence  sur  cette 
branche  de  notre  littérature;  il  aura  ouvert  les  yeux  sur  les 
beautés  de  nos  anciennes  chroniques.  Ce  qui  semblerait  puéril 
au  goût  dédaigneux  du  siècle  de  Louis  XV^nous  parait  acloelle- 
ment  fort  intéressant  et  peignant  parfaitement  les  mœurs  si  pit- 
toresques du  moyen  âge,  qui,  en  France,  comme  partout,  Tut 
rage  de  YhéroUme. 

Vie  et  miracles  du  bienheureux  Hélye,  aumônier  de  Saint- 
Louis,  accompagnés  des  preuves  irrévocables  de  la  sainteté  audit 
aumônier,  preuves  qui  confondent  les  impies,  etc. 

Le  titre  seul  de  ce  livre  curieux  remplirait  une  page.  J'ai 
choisi  cet  ouvrage  entre  huit  ou  dix  de  la  même  espèce  qui  oui 
paru  ce  mois-ci.  Ces  sortes  de  livres  se  vendent  fort  bien;  ils 
sont  accueillis  par  la  classe  riche  en  France.  Beaucoup  de  pairs, 
et  j'en  pourrais  nommer  parmi  ceux  qui  marquent  dans  Toppo- 
sition  libérale,  achètent  et  recommandent  ces  productions, 
parce  que,  disent-ils,  sans  religion  dans  le  peuple,  il  n'y  a  po^ 
de  pairie. 

Le  fait  est  que  la  vie  du  bienheureux  Thomas  Hélye  fera  la  fo^ 
tune  du  libraire;  mais  le  peuple  ne  se  doute  pas  de  rexistence 
même  de  tels  ouvrages.  Le  peuple  lit  la  Pu^elle  de  Voltaire, 
parce  que,  dans  la  Révolution,  on  a  imprimé  ce  volume,  auisl 
que  beaucoup  d'autres  de  Voltaire,  à  douze  sous  le  volume.  Le 
peuple,  en  France,  est  souverainement  méfiant;  en  littérature, 
il  croit  toujours  qu'on  cherche  à  le  séduire,  et,  en  politique,  il 
croit  qu'on  le  trahit. 

Mémoires  de  Catinat,  publiés  par  son  arrière-neveu,  trois  vo- 
lumes in-8o. 

Catinat  fut  un  philosophe  au  milieu  de  la  cour  de  Louis  XIV, 
et,  ce  qui  est  bien  pis,  ce  fut  un  bourgeois, 

La  haute  fortune  de  Catinat  et  de  Vauban,  petit  gentilbomme 
méprisé  à  l'égal  de  la  bourgeoisie  par  la  noblesse,  explique  la 
grandeur  de  Louis  XIV.  Quelquefois  le  mérite  faisait  percer  uu 
homme  ;  c'est  ce  qui  n'arrivait  plus  sous  Louis  XVI.  Les  Mé- 


LETTRES  A   SES  AMIS.  227 

moimàjR  Catinat  ne  sont  pas  iniéressanis  comme  ceux  de  Saint* 
Simon,  mais  ils  peignent  bien  les  opinions  et  les  habitudes  de 
Tarmee  sous  Louis  XIV. 

Le  caractère  de  Catinat  lui-même  est  fort  curieux.  Ce  fut  un 
sage;  un  peu  trop  adonné  aux  voluptés,  méprisant  la  vanité  et 
ses  hochets.  Ce  seul  trait  en  fait  un  personnage  bien  original 
dans  les  annales  de  la  France.  €atinat,  né  eu  1637,  écrivait 
vers  i700  et  mourut  en  1712. 

lies  canaux  navigables  de  France  y  par  M.  de  Pomeuse,  un  vo- 
lume in-4". 

Ce  volume  peut  être  utile  à  TAnglelerre.  Nous  avons  eu  der- 
oiérement  en  France  deux  hommes  de  génie,  Monge  et  La- 
grange.  Monge,  ainsi  que  je  vous  Tai  dit,  fut  Tun  des  fondateurs 
àe  cette  École  polytechnique  qui  a  inondé  la  France  d'excellents 
ingénieurs.  Napoléon  voulait  faire  chaque  année  un  canal  navi- 
gable, le  vendre  Tannée  suivante,  et,  avec  le  produit  de  la 
vente,  continuer  un  autre  canal  navigable.  Malgré  ses  guerres, 
il  consacrait  annuellement  aux  routes  et  aux  canaux  une  somme 
lie  vingt-cinq  à  trente  millions;  c'est  plus  que  Louis  XVI  n'a* 
vaii  dépensé  pour  ce  genre  d'amélioration,  dans  toul  le  cours 
d'un  règne  de  dix-neuf  ans. 

M.  de  Pomeuse  s'est  fait  l'historien  de  tous  ces  grands  tra- 
vaux ;  il  est  bien  ennuyeux,  bien  dépourvu  d'esprit,  mais  il  est 
exact.  Vous  pouvez  trouver  dans  son  in-l**  des  procédés  incon* 
nos  en  Angleterre. 

Nouveaux  contes,  par  madame  Guizot,  quatre  volumes. 

Voici  un  recueil  fort  agréable  et  que  Ton  peut  mettre  entre 
les  mains  des  jeunes  miss  anglaises.  Je  leur  souhaite  à  tontes 
'esprit  et  le  bonheur  de  madame  Guizot.  Avant  son  mariage, 
elle  avait  fait  connaître,  par  beaucoup  de  charmants  articles 
dâfls  les  journaux,  le  nom  dé  Pauline  de  Meulan,  qu'elle  portait 
alors.  Elle  avait  deux  sœurs  et  peu  de  fortune  ;  elle  donna  sa  lé- 
gitime à  ses  sœurs,  qu'elle  maria  bien,  et  déclara  que,  pour  elle, 
elle  n'épouserait  jamais  que  l'homme  assez  généreux  pour  Té- 
pouser  sans  dot,  M.  Guizot,  sous-secrétaire  d'Ëtat  sous  M.  De- 
cazes  ei  écrivain  de  talent,  épousa  sans  dot  mademoiselle  Pau- 


228  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Haeëe  Meulan,  qui,  aiyourd'bui,  aide  son  mari  dans  ses  nom- 
breuses entreprises  littéraires. 

Mémoires  relatifs  à  Vhistoire  iTÀngleterrey  de  l*an  1400  à  Tau 
1800,  trente  volumes. 

Voilà  une  superbe  eutreprtse  littéraire,  formée  par  M.  Cuiiot 
et  exécutée  par  madame  Guizot.  Les  deux  premiers  volumes 
viennent  de  paraître.  On  nous  annonce,  pour  le  mois  prochain, 
la  traduction  des  Mémoires  de  madame  Bulchinson. 

A  propos  de  traduction,  je  dirai  que  celle  de  Peveril  du  Pic  a 
passé  pour  séditieuse  ici,  cl  que,  sans  la  crainte  du  ridicule,  on 
l'aurait  arrêtée,  tant  est  frappante  Tanalogie  de  la  France 
actuelle  avec  TAngleterre  sous  Charles  II.  Vous  ne  pouvez  vous 
faire  d'idée  de  ta  platitude  des  traductions  françaises  des  ro- 
mans de  Walter  Scott;  on  emploie  quatre  traducteurs  pour 
chaque  volume  ;  trois  au  moins  ne  savent  pas  l'anglais  ;  le  li- 
braire donne  dix  sous  par  feuille  à  un  prétendu  littérateur  qui 
corrige  le  style;  malgré  cette  belle  manœuvre,  la  nation  française 
est  folle  de  Walter  Scott.  —  Depuis  ses  dernières  tragédies, 
lord  Eyron  est  beaucoup  tombé  dans  Topinion  des  Français. 

«  C'est  un  homme  fou  d'orgueil  qui  finira  par  se  brûler  lu 
cervelle  parce  qu'il  ne  peut  pas  être  roi.  )> 

Voilà  l'opinion  française  sur  son  compte. 

Élégie  sur  la  vie  d'un  petit  ramoneur,  par  M.  Guiraud. 

Ce  volume  de  quarante  pages  a  du  succès.  Jamais  l'on  n'avait 
forcé  le  vers  alexandrin  français,  naturellement  si  dédaigneux, 
à  rendre  des  détails  si  naïfs.  Vous  qui  avez  le  Deserted  village 
de  Goldsmitl),  vous  ne  senthrez  pas  le  plaisir  que  nous  fait 
M.  Guiraud  en  nous  donnant  des  vers  coulants  et  intéressants. 

Discours  de  M.  le  prince  de  Talleyrand  sur  la  guerre  d^ Espagne ^ 
quinze  pages  in-8^. 

Ce  discours,  mémorable  en  politique,  a  pris  rang  sur-le- 
champ  en  littérature.  L'opinion  publique  a  dit  :  «  L*on  u'arieu 
vu  d'^al  depuis  les  beaux  jours  de  Mirabeau.  »  On  a  dit  aussi  : 
«  C'est  la  Restauration  de  M.  de  TaHeyrand.  »  Il  y  a  dans  ce 
discours  une  naïveté  tout  à  fait  conforme  au  génie  de  la  langue 
française,  qui,  naturellement,  est  ennemie  jurée  des  grandes 
phrases  à  la  Chateaubriand  et  à  la  d'Arlincourt. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  2*29 

Œuvres  de  Jean  Botrou,  dix  volumes  in-8''. 

Uu  i>céte  'aimable,  M.  le  Duc,  Fauteur  de  VArt  de  diiier  en 
ville,  donne  une  nouvelle  édition  du  vieux  Potrou,  Tauteur  de 
rexcellenle  tragédie  de  Venceslas.  L'exposition  de  Venceslas 
est  restée  le  chef-d'œuvre  de  la  scène  française.  Botrou  est 
notre  Massinger^  11  avait  le  caractère  héroïque  et  trouva  la 
mort  en  faisant  une  belle  action.  Cette  nouvelle  édition  est  fort 
remarquable,  elle  contient  des  pièces  inédites  jusqu'à  ce  jour. 

Duels  et  suicides  du  bois  de  Boulogne,  doux  volumes  in-12. 

Un  libraire  a  trouvé  ce  titre  piquant  et  a  dit  à  un  des  trente- 
six  mille  gens,  de  lettres  qui  remplissent  Paris  :  Faites-moi  un 
ouvrage  sous  ce  titre.  Bien  fait,  cet  ouvrage  eût  été  du  plus  haut 
inlérét;  même  tel  qu'il  est,  il  se  (ait  lire.    . 

On  dit  qu'il  y  a  plus  de  gens  qui  se  tuent  à  Paris  qu'à  Londres  ; 
la  différence  entre  les  deux  pays  consiste  dans  le  rang  des  gens 
qui  se  donnent  la  mort.  Depuis  dix  ans,  la  France  n'a  pas  vu 
trois  personnages  du  rang  de  MM.  Castlereagh,  Samuel  Romilly 
et  Withbread,  se  couper  la  gorge.  Ce  qui  fait  les  suicides  en 
France,  c'est  la  vanité  désappointée. 

Quant  aux  duels,  les  gardes  du  coips  du  roi  et  de  Monsieur, 
tous  ultra  et  craignant  les  plaisanteries,  passent  leur  vie  dans 
leurs  casernes,  à  tirer  le  pistolet  et  à  faire  des  armes.  Voilà  la 
principale  source  des  duels  actuels.  Ou  ne  se  battait  presque 
jamais  sous  Napoléon;  on  cite  le  général  ...  et  M.  de  ...  qui  ont 
tué  en  duel  chacun  vingt-cinq  adversaires. 


LXXXVl 

A   MONSIEUR  ....,  A    CARIS. 

Paris,  le  26  février  1823. 

Rien  ne  peut  donc  vous  dissuader,  mon  cher  ami,  de  ce  fu- 
neste projet  de  vous  retirer  eu  province  ?  Parce  que  vous  avez 

'  MassÏDger,  poète  dramatique  anglais,  né  fcn  1D84,  à  Salisbury,  mort 
à  Londres  en  1640.  (R.  G^ 


23U  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

cent  mille  écus  de  rente,  vous  pensez  n'être  obligé  à  f;ftire  la 
cour  à  personne.  Quelle  erreur!...  lien  est  encore  temps  ; 
écoulez  les  conseils  de  Texpérience  d'autrui.  Le  bon  Jean- 
liOuis  pensait  comme  vous;  voyez  ce  qui  lui  est  advenu.  Au 
reste,  voulez-vous  'une  autorité  autrement  puissante  que  la  . 
mienne?  —  L*idée  des  monologues  et  dialogues  suivants  ne 
m'appartient  pas;  elle  est  de  Paul-Louis  Courier,  qui  me  Ta  re- 
mise dimanche  dernier,  entourée  des  aperçus  les  plus  piquants. 

Le  vigneron  JeaU'Louis  est  un  bon  homme,  avec  une  .disposi- 
tion philosophique,  qui  cherche  la  paix  ;  son  ridicule  est  de 
s'être  trompé  et  de  trouver  la  guerre,  et  une  guerre  de  tous  les 
quarts  d'heure,  là  où  il  venait  pour  goûter  une  tranquillité  par- 
faite. Rencontrant  à  chaque  pas  un  mécompte  ou  un  malheur, 
il  se.  réfugia  à  Paris.  Philosophe  rêveur  et  tendre  d'abord,  il  fiait 
par  avoir  besoin  de  Texercice  de  la  force  et  des  autres  venus» 
dans  un  degré  héroïque,  pour  ne  pas  se  mépriser  soi-même. 

Jean-Louis,  seul.  —  Il  n'est  que  cinq  heures  trois  quarts  à 
ma  montre,  et  voilà  six  heures  qui  sonnent  à  Thorloge  de  Saiot- 
Nizier  ;  ma  montre  se  dérange.  (Riant.)  Mais,  à  vrai  dire,  quel 
besoin  ai-je  d'une  montre  dans  Theureuse  vie  que  je  vais  me- 
ner?  C'était  bon  à  Paris,  où  les  affaires,  les  rendez- vous,  les 
soirées,  me  talonnaient;  mais  dans  ce  charmant  village  de  Saint- 
Nizier,  quelle  tranquillité  délicieuse  !  quel  air  pur  je  respire  ! 
ma  foi,  je  ne  monterai  plus  ma  montre,  c'est  une  peine  inutile, 
je  n'ai  plus  de  visites  de  cérémonie  à  faire,  libre  et  sans  gêne... 
(Tapage  épouvantable  à  la  porte.)  Mais,  bon  Dieu,  quel  tapage  f 
(Entre  un  grossier  paysan,  fort  insolent  et  en  blouse.) 

Le  paysan.  —  Est-ce  vous  qui  est  M.  Jean-Louis? 

Jean^Louis,  se  cofitenant,  —  Oui,  mon  ami  ;  que  voulez-vous? 

Le  paysan.  —  Pardi,  on  n'est  guère  honnête  chez  vous.  Savez- 
vous  que  je  ne  suis  pas  accoutumé  à  attendre  à  la  porte  ;  ou  me 
connaît  dans  Saint-Nizier  ;  il  y  a  bientôt  deux  mois  que  je  suisau 
service  de  M.  le  sous-préfet. 

Jean-Louis,  se  coj%tenant  à  peine.  —  Enfin,  que  voulez- vous? 

Le  paysan.  —  Ce  que  je  veux,  je  vous  le  dirai  ce  que  je  veux; 
je  ne  suis  pas  accoutumé  à  attendre,  et  surtout  quand  je  viens 
inviter  les  gens  à  dîner  de  la  part  de  M.  le  sous-préfet. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  231 

Jean- Louis.  —  Pour  qnel  jour  est-ce  que  M.  le  sous*préfet  me 
fait  rhonneur  de  m'engager? 

Le  PATSAif.  —  Pardine  !  Pour  aujourd'hui.  Croyez- vous  qu*on  y 
fait  tant  de  façon,  pour  un  qui  s'appelle  Jean-Louis;  Jean-Louis 
tout  court  ! 

Jean-Louis. — Mon  ami  J'aurai  Tbonueur  de  répondre  au  message 
de  M.  le  sous-préfet;  je  ne  puis  pas  dîner  chez  lui  aujourd'hui. 

Le  paysan.  —  ("omment»  vous  refusez  noire  sous-préfei  !  Par- 
dioe,  voilà  qui  est  bien  insolent  ! 

Jean-Louis.  —  Mon  ami,  ne  me  faites  pas  ressouvenir  que  c'est 
vous  qui  TéteS)  insolent;  laissez-moi,  j'ai  affaire';  je  préseiUe 
mes  devoirs  à  M.  le  sous-préfet. 

Le  paysan.  —  Gomment,  vous  ne  viendrez  pas  diner,  à  trois 
heures  et  demie  précises,  chez  M.  le  sous-préfet?  Ah  bien  !  il  va 
êlrejoliment  en  colère  ;  il  nous  demande  à  tous  qui  vous  êtes,  ce 
que  vous  êtes  venu  faire  dans  notre  pays,  et  cette  grosse  lettre 
qu'il  a  reçue  hier  de  monseigneur  le  préfet,  par  un  gendarme, 
je  parie  que  c'est  bien  pour  vous  qu'elle  est  écrite. 

Jean-Louis.  —  Adieu,  mon  ami. 

Le  paysan. —  Gomment,  adieu!  sans  trinquer  avec  moi?  Ah 
Yoos  êtes  joliment  poli  !  {En  s  en  allant  insolemment)  Que  peut- 
on  attendre  aussi  d'un  qui  s'appelle  Jean-Louis  ?  Est-ce  un  nom  ça  ? 

Jean-Louis.  —  La  belle  matinée  !  Quel  air  pur  !  quelle  position 
pittoresque  que  celle  de  Saint-Mizier  î  (S'interrompant.)  L'inso- 
lence de  cet  homme  m'a  troublé;  voilà  le  maudit  défaut  de  mon 
caractère  !  mais  qu'y  faire?  moi  j'ai  besoin  de  solitude. 

A  trente-sept  ans,  j'ai  payé  ma  dette  à  la  société  ;  |*ai  îaAi  cinq 
campagnes;  j'ai  été  à  Moscou,  j'ai  vécu  à  Paris;  cette  vie  toute 
de  devoirs  et  de  convenances  me  déplaisait  ;  d'ailleurs,  qu'y 
laire?  Je  n'avais  pour  tout  bien  que  ma  demi-solde  ;  il  y  a  six 
HKûs,  un  animal  comme  celui-ci  m'éveilla  aussi  à  six  heures  du 
matin;  mais,  au  lieu  d'être  sous  une  allée  de  beaux  arbres 
comme  ceux-ci,  c'était  dans  une  petite  chambre,  au  sixième 
ciage,  rue  de  Richelieu.  Je  pouvais  faire  jusqu'à  six  pas  dans 
nui  chambre,  en  me  promenant  d'un  angle  à  l'autre.  Ne  sachant 
que  faire  avec  trois  cents  francs  de  rente  par  mois,  il  me  vint 
dans  ridée  de  traduire  Plutarque;  j'étais  dans  le  grec  jusqu'au 


252     ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

COU,  lorsque  uo  beau  matin  une  leUre  me  réveille  à  six  heures. 
Non  oucle  le  chanoine,  brouillé  avec  moi,  s'est  avisé  de  mourir 
sans  faire  de  testament  et  de  me  laisser,  malgré  lui,  quatre  cent 
vingt  mille  francs,  qu'il  destinait  à  bâlir  un  petit  séminaire. 

Je  ne  révais  que  Tindépendance,  je  pars,  je  quitte  Paris,  je  ^ 
voyage  à  pied.  Saint-Nizier  me  platt,  j*y  achète  des  vignes  pour 
trois  cent  mille  francs.  J*y  suis  depuis  deux  mois;  ce  petit  bois 
m'a  plu,  j  y  ai  fait  bâtir  cette  tour  composée  de  quatre  chambres. 

Lehaçon  insolent.  —  Eh  bien,  monsieur  Jean-Louis  !  voulez- 
vous  me  payer,  oui  ou  non? 

V  Jean-Louis*  —  Tâchez  d'éire  poli  ;  je  suis  prêt  à  vous  payer  les 
quatre  cent  vingt-six  francs  que  je  vous  dois  d'après  voire 
marche. 

Lb  haçon.  —  Moi,  je  prouverai  que  vous  m*avezobHgéà  des 
changements,  et  il  me  faut  la  somme  ronde  de  cinq  cents  francs. 

Jean-Lodis.  —  Je  vous  conseille  de  ne  pas  me  faire  perdre  pa- 
tience ;  heureusement  j'ai  eu  la  bonne  idée  de  faire  un  marcfié 
écrit. 

Le  maçon.  —  Ah  !  votre  marché  écrit  !  tenez,  je  vous  conseille 
de  me  payer  mes  einq  cents  francs,  ou  le  procès  vous  coûtera 
plus  des  quatre-vingts  francs  que  vous  me  refusez. 

Jean-Louis,  en  colère,  —  Sortez  à  l'instant,  ou  je  vous  jette 
dehors.  ' 

Le  maçon.  —  Ah  !  vous  le  prenez  sur  ce  ton!  sachez  que  je  ne  " 
me  laisserai  jamais  maltraiter  par  un  Jean-Louis,  un  homme  qui 
ne  connaît  personne,  qui  ne  voit  personne.  Je  vais  vous  faire 
citer  I  (A  part.)  Ma  sœur  est  cuisinière  chez  M.  le  juge  de  paix, 
et  je  sais  qu'U  dit  que  ce  M.  Jean-Louis  est  suspect  :  il  perdra 
son  procès.  D'ailleurs,  il  y  a  M.  le  marquis  de  Somont  qui  nie 
protège  ;  il  m*a  donné  des  coups  de  canne,  il  y  a  quatre  mois, 
et  ne  m'a  pas  payé  ;  il  est  juste  que  ce  Jean -Louis,  qui  n'est  pro- 
tégé par  personne,  paye  pour  deux.  (En  s*enfuyant.)  Vous  vous 
repentirez  de  vos  menaces.... 

il  me  serait  fort  aisé,  mon  cher  ami,  d'ajouter  de  nouveaux 
dialogues  tout  aussi  instructifs  ;  mais  j'espère  que  ces  deux-ci 
sufQront  pour  vous  éclairer  sur  le  sort  qui  vous  attend  si  vous 
persistez  dans  cette  déplorable  résolution. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  '25S 


LXXXVII 

A  MONSIEUR...,  A  LONDRKS. 

Parts,  le  i\  mars  18^5. 

M.  de  Lamartine,  que  vous  avez  vu  en  Angleierre,  atlaclië  à 
l'ambassade  de  M.  de  Chateaubriand,  passe  aujourd'hui  pour  le 
premier  de  nos  poêles.  Il  a  un  nouveau  volume  de  poésies  sous 
presse,  et,  dans  ce  temps  où  la  politique  seule  inspire  de  Tinté- 
rèt,  un  libraire  n'en  a  pas  moins  ofTcrt  vingt-cinq  mille  francs 
à  M.  de  Lamartine  pour  le  nouveau  volume  de  ses  œuvres,  ayant 
pour  titre  :  Poésies,  1  vol.  in-8». 

Ce  jeune  poète  est  fort  intéressant.  C'est  par  erreur,  je  vous 
le  répèle,  que  VEdinburg^Review  a  dil,  dans  son  dernier  nu- 
méro, que  M.  de  Lamartine  était  le  poêle  du  parti  ultra;  ce 
poste  lucratif  est  occupé  par  d^autres.  M.  de  Lamartine  a,  au 
contraire,  été  persécuté  par  M.  de  Chateaubriand,  un  peu  jaloux 
peut-être  du  talent  original  de  son  jeune  secrétaire.  J'ai  lu  plu- 
sieurs des  pièces  qui  composent  le  nouveau  volume  de  M.  de  La- 
martine. (i*est  toujours  une  imitation  du  ton  de  lord  Byrou. 
Seulement  le  poêle  français,  quoique  né  d'une  famille  noble  des 
environs  de  Mâcon ,  ne  fait  pas  paraître  l'orgueil  et  la  misan- 
thropie aristocratique  du  nobleman  an^ais.  La  sensibilité  de 
M.  de  Lamartine  est,  au  contraire,  douce  et  profonde. 

La  touche  de  ses  vers  rappelle  à  tous  moments  ses  aven- 
tures de  Naples.  Ces  aventures  louchantes  ne  sont  un  mystère 
pour  personne  ici  ;  mais  il  serait  peu  délicat  de  les  imprimer. 
Elles  ont  plongé  M.  de  Ijamartinc  dans  une  mélancolie  profonde, 
et  lui  ont  donné  son  talent.  Au  contraire  de  nos  autres  poètes 
français,  il  a  quelque  chose  à  dire.  Il  peut  dire  des  peines  du 
cœur  ce  que  Boileau  disait  des  ridicules  de  la  société  : 

El  mon  vprs,  bien  ou  mal,  dit  toujours  quelque  chose. 


234  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STEI9DHAL. 

Œuvres  complètes  de  Regnard ,  6  vol.  io-S®.  Cette  superbe 
édition,  dit  rédileur,  a  été  faite  pour  les  Russes  et  les  Anglais, 
qui  vienneut  à  Paris  enlever  des  éditions  entières  de  nos  auteurs 
français.  L'année  dernière  on  a  fait  pareille  édition  de  Voltaire, 
imprimée  à  trois  mille  exemplaires,  dont  il  n  est  pas  resté  trois 
exemplaires  à  Paris.  En  ce  sens,  la  France  aura  beaucoup  con- 
tribué à  civiliser  la  Russie. 

La  nouvelle  édition  de  Regnard ,  de  M.  Grapelet,  est  remar- 
quable en  ce  qu'elle  donne  une  foule  de  farces,  charmantes  de 
gaieté,  que  Regnard,  un  des  hommes  les  plus  heureux  et  les  plus 
gais  de  son  temps,  faisait  au  courant  de  la  plume  y  sans  corriger, 
comme  j'écris  ceci.  Ces  farces  charmantes  furent  jouées  sur  le 
théâtre  de  la  Foire,  de  1688  à  1696.  Je  vous  recommande  les 
farces  intitulées  :  le  Divorce ,  les  Chinois,  la  Foire  Saint  Germaitu, 
les  Filles  errantes,  ïHomme  à  bonnes  fortunes.  Seulement,  n'al- 
lez pas  vous  armer  de  votre  raison  pour  juger  ces  folies.  Dans 
un  de  ces  moments  où  vous  sentez  quelques  petites  dispositions 
à  la  gaieté,  prenez  les  tomes  V  et  VI  de  cette  nouvelle  édition  de 
Regnard,  et  je  vous  réponds  que  bientôt  vous  rirez  aux  éclats. 
Gela  est  plus  gai  que  Molière.  C'est  une  satire  moins  amère, 
moins  sensée ,  et  partant  plus  gaie  que  les  comédies  de  Molière. 
Regnard  ridiculise  \ei  jaloux,  les  amants  passionnés,  les  gensàe 
loi  fripons;  en  un  mot,  il  s*adresse  aux  clas&es  éternelles  et  né- 
cessaires de  la  société,  et  non  pas,  comme  Molière,  dans  le 
Misanthrope,  aux  classes  créées  par  le  gouvernement  et  les 
mœurs  de  Louis  XIV. 

M.  Auger,  qui  donnait  ici  une  superbe  édition  de  Molière, 
vient  de  l'arrêter;  il  a  peur  du  courroux  d'une  Société  célèbre, 
que  Pascal  a  attaquée  dans  ses  Lettres  provinciales ,  et  qui  re- 
naît de  ses  cendres. 

Adelchi,  tragédie  de  M.  Alexandre  Manzoni;  Milan,  un  volume. 
Depuis  trois  ans  que  le  pauvre  Pellico  est  en  prison  au  Spielberg, 
M.  Manzoni  est  resté  le  premier  poète  tragique  de  Tltalie.  L'in- 
convénient de  son  talent,  c'icst  qu'il  aime  trop  à  faire  de  beaux 
vers.  Son  dialogue  n'est  pas  rapide,  ses  personnages  ont  l'air 
arrêtés  par  le  soin  et  le  plaisir  de  bien  parler  ;  cela  empêche 
qu'il  ne  soit  un  poète  romantique;  c'est  un  poète  me/x^x^  termine. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  235 

entre  les  romantiques  et  les  classiques,  mais  plus  près  des  der- 
niers, si  ce  n'est  par  sa  théorie»  au  moins  par  sa  pratique. 

Probablement  vous  ne  vous  douiez  pas,  en  Angleterre, 
de  la  grande  dispute  du  romantique  contre  le  classique,  qui 
occupe  les  littérateurs  de  France,  et  surtout  ceux  d'Italie.  Il 
s*agit  de  savoir  si,  pour  faire  des  tragédies  intéressantes  en 
1823,  les  auteurs  français  doivent  suivre  les  errements  de  Ra- 
cine ou  ceux  de  Shakspeare.  L'Académie  française  a  pris  la  ré- 
solution de  ne  jamais  admettre  dans  son  sein  tout  homme  de 
lettres  qui  se  serait  souillé  de  Thérésie  du  romaniicisme.  Cette 
grande  colère  a  été  fort  utile  aux  romantiques.  Le  caractère 
principal  de  la  .nation  française  est  la  méfiance  ;  il  suffît  qu'une 
doctrine  soit  protégée  par  le  gouvernement  ou  les  gens  en 
place,  pour  devenir  suspecte  au  public.  Les  Français  ont  envio 
de  voir  sur  leur  théâtre  les  tragédies  historiques  de  la  Mort  de 
Henri  IIJ ,  de  V Assassinat  du  duc  de  Bourgogne  au  pont  de  Mon' 
tereau.  Ce  qu*ou  goûte  le  plus  dans  Shakspeare,  en  France,  ce 
sont  les  tragédies  historiques  de  Henri  VI  et  de  Richard  IIL  La 
nation  française  veut  revoir  et  rejuger  ses  annales;  elle  aurait 
du  plaisir  à  les  voir  se  dérouler  sous  ses  yeux.  Or  cela  est  im- 
possible  en  employant  le  vers  alexandrin  français,  qui,  dit  la 
Harpe,  n'admet  que  le  tiers  des  mois  de  la  langue.  Ce  vers  fut 
créé  par  Racine  à  Tusage  de  la  cour  dédaigneuse  de  Louis  XIV. 
Le  vers  simple  du  vieux  Corneille  conviendrait  mieux  à  la  tragé- 
die historique,  mais  il  serait  sifQé  aujourd'hui,  comme  man- 
quant de  dignité.  La  protection  que  le  gouvernement  et  l'Aca- 
démie française  donnent  au  genre  classique  avancera  de  dix  ans 
le  triomphe  des  romantiques,  M.  de  Jouy  a  fait  faire  un  grand 
pas  au  théâtre  français,  par  sa  tragédie  de  S/glla.  Cet  auteur  n'a 
nul  génie,  mais  il  est  impossible  d'avoir  plus  d'esprit.  Il  a  vu 
que  le  public  était  ennuyé  de  Vamour  fade  peint  par  Racine 
dans  Hippolyte,  dans  Bajazet,  dans  Xipharês,  et,  au  lieu  d'a- 
mour, il  a  copié  le  songe  terrible  de  Richard  III  dans  Sylla.  Les 
vers  de  celte  tragédie  ne  sont  que  de  la  prose  rimée  ;  il  n'y  a 
qu^m  pas  de  tels  vers  à  la  prose  énergique.  Les  vers  anglais  peu- 
vent tout  dire  ;  gardez-vous  de  juger  de  nos  vers  alexandrins 
par  les  vôtres. 


»23t;  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Vous  avez  maintenaDt  une  idée  de  la  dispute  qui  agite  les  lit- 
tératures italiciine  et  française.  Le  style  de  la  brochure  iatilulée 
Racine  et  Shakspeare,  pamphlet  de  soixante  pages,  est  trop 
tranchant.  L'auteur  n*a  pas  eu  l'art  de  paraître  un  peu  plus  dou- 
ter de  sa  thèse  ;  il  a  manqué  d'adresse,  il  a  attaqué  trop  de  front 
les  classiques. 

Œuvres  complètes  de  Cabanis,  membre  de  Tlnstitut,  du  Sénat 
conservateur,  etc.  ;  sept  volumes  in-8^. 

L'on  n'a  aucune  estime  en  France  pour  la  philosophie  écos- 
saise de  Dugald'  Stewari  *  ;  on  la  trouve  nébuleuse  et  incon- 
cluante. Gomme  le  mépris  entre  les  nations  esl  toujours 
réciproque,  je  pense  que  Tiabanis*  Tun  des  fondateurs  de  la  phi- 
losophie française,  u%  doit  être  guère  estimé  en  Angleterre.  J'ai 
remarqué  que  jamais  VEdinhurg-Review  n^a  parlé  des  ouvrages 
de  M.  le  comte  de  Tracy,  si  populaires  en  France.  Napoléon 
avait  défendu  à  ses  journaux  de  parler,  en  bien  ou  eu  mal,  des 
œuvres  de  MM.  Cabanis  et  de  Tracy,  et  U  les  fit  taacer  verlemeot 
à  l'Académie  française  par  M.  de  Ségur,  son  grand  chambellan, 
lequel  reçut  à  l'Académie  française  M.  de  Tracy,  qui  y  rempbça 
Cabanis.  Ces  deux  sénateurs  faisaient  partie  d'une  opposition  de 
dix  membres  qui  irritait  fort  l'Empereur. 

Deis  sept  volumes  des  œuvres  de  ce  grand  phHosophe,  cinq 
sont  fort  ennuyeux,  ce  sont  de  purs  ouvrages  de  médecine.  Deuii 
volumes  renferment  le  chef-d'œuvre  de  Cabanis  :  les  BapporU 
du  physique  et  du  moral  de  Vhomme,  Cet  ouvrage,  VIdMogie 
de  M.  le  comte  de  Tracy  et  son  Commentaire  sur  l'Esprit  des 
lois  de  Montesquieu,  forment  les  bases  de  l'éducation  actuelle 
des  Français.  La  méfiance^  qui  est  extrême  et  universelle  eu 
France,  fait  que  plus  le  gouvernement  proscrit  ces  livres,  plus 
les  éditions  s'en  multiplient. 

Journal  d*un  voyage  autour  du  monde,  pendant  les  années  1816, 
1817, 1818,  1819,  par  M.  CamUle  de  Roquefeuil  ;  de«ix  volumes. 

Ou  aime  les  voyages,  ils  reposent  l'esprit  des  discussions.  Je 
trouve  que  celui-ci  repose  un  peu- trop  l'esprit.  L'auteur  a  voyagé, 

mais  il  n'a  pas  porté  avec  lui  des  yeux  philosophiques  pour  voir 

« 

*  N.'  en  175.^,  mort  en  1828. 


LETTRES  A   SES  AMIS.  23: 

ce  qui  intcressu  aujourd'hui.  Nous  voulons  couuaitre  riioinme, 
nous  voûtons  conuattre  les  mœurs  des  sauvages,  étudier  leurs 
passions,  reconuaitre  chez  Thabitant  du  dëserl  le  germe  des 
penchants  qui,  développés,  agitent  les  salons  de  Paris.  C'est  ce 
que  j'ai  cherché  vainement  dans  le  livre  qui  est  devant  moi.  Un 
i)on  traité  de  rHomme  sauvage  et  de  ses  passions  aurait  un 
succès  fou  en  France  ;  mais  il  faudrait  des  faits  et  des  consé- 
quences bien  tirées  de  ces  faits.  Les  meilleurs  voyageurs,  y  corn- 
prisM.deBumboldi,nous  donnent  trop  souvent  des  déclamations 
plus  ou  moins  pompeuses  ;  nous  voudrions  la  vérité  dans  toute, 
sa  simplicité.  A-t-on  assez  d'esprit  à  Philadelphie  pour  envoyer 
àFEurope  le  livre  qu'elle  demande  sur  Yhomyne  sauvage? 

Cathédrales  françaises ^  par  M.  Gbappuy,  ancien  élève  de 
rÉcole  polytechnique;  trente-six  livraisons. 

Quand,  en  Frauce,  nous  voyons  le  titre  d'élève  de  TÉcole  po- 
lytechnique accolé  au  nom  d'un  auteur,  nous  nous  attendons  à 
trouver  un  ouvrage  de  mérite.  Les  cathédrales  françaises  pré- 
sentent des  chefs-d'œuvre  du  genre  gothique.  Celle  de  Paris  est 
peu  remarquable,  mais  le  Munster  de  Strasbourg  est  au  nombre 
(les  monuments  les  plus  frappants  que  j'aie  vus.  J'ai  trouvé  dans 
te  temple  sombre  la  terreur. 

Voilà  quelle  doit  être  l'expression  d'un  temple  chrétien.  Le 
pêcheur  qui  y  entre  eu  passant  pour  se  distraire  doit  eu  sortir 
le  cœur  navrer  avec  la  peur  de  l'enfer.  Saint-Pierre  de  Rome  ne 
«lonne  point  cette  sensation;  il  est  trop  7nagnifique,  trop  riche, 
trop  gai. 

Lettres  dé  Saint-James;  troisième  volume. 

L'auteur  inconnu  de  cet  ouvrage  est  le  meilleur  politique  qui 
imprime  sur  l'époque  actuelle.  Son  style  est  obscur;  peut-être 
la  position  personnelle  de  cet  auteur  lui  fait-elle  une  loi  de  parler 
eu  énigmes.  Quelques  personnes  ont  cru  que  cet  auteur  genevois 
avait  des  relations  avec  M.  Canning.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  troi- 
sième volume  des  Lettres  de  Saint-James  va  servir  pendant  trois 
mois  de  magasin  à  pensées  à  nos  journalistes.  La  Russie  est 
forte  parce  que  le  gouveniement  gouverne  dans  le  sens  du 
peuple;  voilà  la  maxime  fondamentale  de  celte  troisième  par- 
tie; l  auteur  ne  le  dit  pas  seulement,  il  le  prouve. 


238  ŒUVRES  POSTHUMES  i)E  STENDHAL. 

Toul  le  monde  a  lu  le  Voyage  en  Suisse  de  M.  Simond;  égale- 
meut  auteur  d'un  Voyage  en  Angleterre,  M.  Simond  n'est  pas 
brillant,  mais  il  est  judicieux.  Et,  ce  que  le  peuple  lisant  de- 
mande au  dix-neuvième  siècle,  ce  sont  des  idées  sur  lesquelles 
il  puisse  compter. 

Le  public  a  refusé  de  lire  les  Lettres  sur  la  Suisse  de  M.  Raoul- 
Rochelte,  parce  que  c'est  le  manifeste  des  idées  d'un  parti,  à 
propos  de  la  Suisse. 


LXXXVIU 

A  MOKSIKUK  ...»  A  LONOKËS. 

Paris,  le  9  avril  1823. 

Monsieur, 

Ma  revtie  iraujourd'hui  comuieuccra  par  : 

lielntion  dun  voyage  à  Bruxelles  et  à  Coblent%,  en  1791  ;  un 
volume  in-8'*. 

Cinq  mille  exemplaires  de  cet  étonnant  ouvrage  ont  été  vendus 
eu  di\  jours  de  temps.  11  paraît  qu*un  bonapartiste  le  fit  impri- 
mer en  1815,  pendant  les  Cent-Jours,  pour  jouer  un  tour  à  l'au- 
teur. A  iu  seconde  Restauration  tous  les  exemplaires  disparu- 
rent; on  m'en  offrit  un  à  un  prix  fort  élevé  en  1816;  on  me 
donna  un  échantillon  de  ces  Mémoires  en  deux  pages;  je  cnis 
cela  une  fraude  pieuse  des  Bonapartistes  pour  déconsidérer  le 
Kiug.  M.  Baudoin,  imprimeur  libéral,  obtint  par  hasard^  il  y  a 
six  mois,  de  voir  un  manuscrit  de  ce  voyage,  corrigé  de  la  main 
de  rillustre  auteur;  il  songea  dès  lors  à  l'imprimer.  Mais  oo 
lui  fit  craindre  un  procès  sans  pitié  de  la  part  du  tribunal  de 
police  correctionnelle. 

Voyant  ce  qui  se  passe  depuis  trois  mois,  M.  Baudoin  a  pensé 
qu'il  pourrait  naître  telle  circonstance  qui  rendrait  sans  danger 
la  publication  du  Voyage  à  Coblent%,  il  Fa  Imprimé.  Il  en  était  là 


LETTRES  A  SES  AMIS.  239 

quand  quelqu*uD,  se  fondant  sur  la  vanitc  bien  connue  des  au- 
teurs, lui  a  donné  le  conseil  hardi  de  faire  hommage  de  son 
édition  à  Tauguste  personnage.  Ce  personnage  a  été  exlrême- 
meut  irrité,  mais  seulement  de  huit  ou  dix  fautes  d'impression 
qui  s'étaient  glissées  dans  Tédition.  M.  Baudoin,  comprenant  que 
si  l'ouvrage  pouvait  être  annoncé  par  les  journaux  il  s'en  ven- 
drait plusieurs  milliers  d'exemplaires,  en  a  fait  sur-le-champ  une 
nouvelle  édition,  que  le  King  a  crue  la  première  et  dont  il  a 
corrigé  les  épreuves. 

11  passe  pour  constant  que  l'auguste  personnage  a  dit  à  ma- 
dame la  duchesse  de  Berry,  en  lui  donnant  un  exemplaire  de  ce 
>oyage  :  «  Ma  nièce,  voici  un  ouvrage  duquel  mes  amis  me  disent 
que  Fauteur  ne  devra  pas  regretter  l'impression.  »  Ce  sont  les 
propres  paroles  ;  on  les  a  retenues  parce  qu'elles  donnent  une 
juste  idée  du  style  entortillé  de  Fauteur. 

h  ne  sais  si,  hors  de  Paris  et  des  convenances  que  la  société 
de  ce  pays  impose  aux  grands  personnages,  vous  pourrez  sentir 
l'immense  ridicule  de  ce  petit  ouvrage.  Vous  le  trouverez  vide 
seulement;  nous,  nous  le  trouvons  ridicule  sous  raille  rapports, 
fi'abord,  il  est  écrit  d'un  stylç  de  ferame  de  chambre,  comme 
disait  Voltaire,  eu  parlant  de  l'ouvrage  du  roi  Charles  IX  sur 
'a  chasse.  On  a  compté  que  le  mot  bien  est  répété  jusqu'à  six 
fois  dans  la  même  phrase.  U  y  a  des  solécismes  que  le  proie  du 
plus  mince  journal  prendrait  sur  lui  de  corriger  dans  un  article 
de  sa  feuille  périodique  ;  par  exemple  : 

«  Je  commence  à  être  un  peu  lourd  pour  monter  et  descendre 
facilement  de  cabriolet.  » 

On  ne  peut  pas  dire  :  monter  de  cabriolet.  Un  enfant  dirait,  eu 
voyant  une  telle  phrase,  il  faut  :  pour  monter  en  cabriolet  et  en 
Rendre. 

lâ  réputation  d'un  excellent  écrivain,  qu'avait  l'illustre  auteur, 
(disparaît  entièrement  étouffée  sous  un  nombre  étonnant  de 
phrases  niaises  ou  même  fautives.  Ce  qui  est  plus  triste,  c'est 
que  tout  l'esprit  qu'on  accordait  au  même  personnage  dis- 
paraît en  même  temps.  M.  de  Talleyrand  a  dit  :  «  C'est  le 
voyage  d* Arlequin,  manger  et  avoir  peur,  avoir  peur  et  man- 
ger. I  La  sensation  produite  par  l'apparition  intempestive  de 


Ï40  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STE^^DIIÂL. 

ce  volume  a  été  si  forle,  qu'elle  a  fait  diversion  totale  à  la 
guerre  ;  cet  effet  est  si  fort,  qu*il  s'élève  jusqu'à  rimporiance 
politique. 

Le  King  a  dit  :  «  M.  de  Buouaparte  (c'est  toujours  ainsi  qu^il 
rappelle)  a  fait  paraître  des  Mémoires  par  Tentremise  de  sod 
chambellan  Las  Cases,  j'ai  été  bien  aise  de  montrer  que  je  pou- 
vais écrire  les  miens  moi-même.  » 

Tous  les  frères  de  Napoléon  ont  écrit,  et  tous  ont  mieux  écrit 
que  Louis  XYllI. 

Uu  autre  ouvrage  qui  a  fait  presque  autant  de  sensation  que 
le  Voyage  à  Coblenlz,  ce  sont  les  : 

Mémoires  d^une  jeune  Grecque,  par  madame  Alexandre  Panam. 

Un  prince  souverain  d'Allemagne,  M.  le  duc  régnant  de  Saxe- 
Cobourg,  a  eu,  envers  cette  jeune  Marseillaise  qu'il  a  enlevée  à 
L'âge  de  quatorze  ans,  des  procédés  qui  font  l'entretien  de  tout 
Paris.  Il  lui  a  écrit  des  lettres  d'une  orthographe  à  mourir  de 
rire.  Mais  ces  deux  petits  volumes  commencent  par  une  letlre 
du  maréchal  prince  de  Ligne,  qui  a  un  succès  fou.  Cette  Icllre 
est  digne  de  Voltaire  ;  c'est  un  coup  d'œil  rapide  sur  Thistoire 
des  cours,  depuis  Cyrus  et  Uéliogabale  jusqu'à  Louis  XV  et  ma- 
dame de  Pompadour.  Je  ne  vdus  entreliens  pas  plus  au  long  de 
ce  livre  singulier,  qui  probablement  est  déjà  traduit  en  anglais. 
J'ai  acheté  mon  exemplaire  chez  madame  Panam  elle-mèDie 
(rue  Louis-le-Grand,  n"*  21).  C'est  encore  une  fort  belle  femme; 
elle  est  presque  aussi  pauvre  que  belle.  J'ai  vu  le  charmant  en- 
fant de  Son  Altesse  Sérénissime.  Trois  ou  quatre  ambassadeurs 
d'Allemagne  agissaient  depuis  six  mois  auprès  de  la  police  de 
France  pour  empêcher  Timpression  de  ces  curieux  mémoires 
eu  France.  Madame  Panam  a  eu  la  bonne  idée  de  faire  lire  aux 
chefs  de  la  police  française  la  lettre  du  maréchal  prince  de 
Ligne;  comme  ils  sont  gens  d'esprit  avant  d'être  agents  de 
police,  ils  out  laissé  faire  l'impression.  II  paraît  que  cette  dame 
Panam  a  beaucoup  d'esprit  ;  elle  écrit  avec  une  grâce  infinie  el 
avec  originalité.  Heureux  les  princes  de  pouvoir  avoir  de  telles 
maîtresses  ! 

Un  libraire  a  acquis  ces  jours  ci  les  lettres  originales  du  King 
à  M.  d'Avaray.  11  a  voulu  les  imprimer  ;  il  est  allé  chez  les  mi- 


LETTRES  A   SES  AMIS.  241 

nistres,  qui,  témoÎDS  du  succès  de  scandale  obleuu  par  le  livre 
du  King,  oui  dit  au  libraire  :  (c  Gardez-vous  d'impriuier.  »  Le 
libraire,  qui  se  connaît  eu  vanité  d'auteur,  a  trouvé  le  moyeu 
de  pénétrer  jusqu'au  King  ;  il  a  exposé  son  projet. 

«  Imprimez,  imprimez  tant  que  vous  voudrez,  à  vos  risques 
et  périls  ;  tant  pis  pour  vous  si  le  public  trouve  ces  lettres  saus 
iutérét.  » 

Telle  a  été  la  réponse  du  King.  Ou  dit  que  ces  lettres  coutien- 
Dent  des  naïvetés  d'une  bi^n  autre  force  que  le  Voyage  à  Bruxel- 
les; elles  paraîtront  sous  peu  de  jours. 

A  propos  de  ce  voyage,  MM.  de  Virieu  et  de-Levis  vont  impri- 
mer leurs  justiûcalions.  M.  de  Virieu  est  le  personnage  qui 
refusa  d'accompagner  le  King,  et  que  ce  prince  se  fait  un  mérite 
de  ue  pas  nommer. 

U.  le  duc  de  Levis  avait  une  charge  auprès  du  prince  qui  a 
imprimé  :  «  Heureusement  M.  de  Levis  donna  sa  de  mission,  »  C'est 
contre  cet  adverbe  heureusement  que  M.  le  duc  de  Levis  va  faire 
ui  mémoire. 

Madame  de  Balbi,  la  femme  de  France  qui  a  peut- être  le  plus 
d'esprity  et  qui  fut  longtemps  amie  du  King,  a  aussi  des  lettres 
impayables  à  publier  ;  tous  les  libraires  de  Paiis  sont  à  sa  porte. 

Le  faubourg  Saint-tierniain  est  d'une  colère  outrée  contre  un 
King  qui,  de  gaieté  de  cœur,  y'ieni  déconsidérer  VAndmi  régime. 


LXXXIX 

A  LORD  NOËL  BTRON,  A  GÊNES  *. 

rarîs,  le  23  juin  18ï23. 

Milord, 

Vous  avez  bien  de  la  bonté  d'attacher  quelque  importance  à 
des  opinions  individuelles;  les  poèmes  de  Tauleur  de  Parisina 

*  Réponse  à  une  lettre  de  lord  Byron  dans  laquelle  il  s'efforçait  de  dé- 
fendre sir  Walter  Scott  contre  quelques  critiques  de  Beyle  On  ne  sait  si 
la  lettre  suivante  a  été  envoyée  à  lord  Byron. 


242  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

vivront  encore  bien  des  siècles  après  qa^on  aura  oublié  Borne, 
y  aptes  et  Ftorenceen  1817,  et  autres  brochures  semblables. 

Mon  libraire  a  mis  hier  à  la  poste,  pour  Gênes,  YHistoire  de 
la  peinture  en  Italie,  cl  de  VÀmour. 

Je  voudrais  bien,  milord,  pouvoir  partager  votre  opinion  sur 
Pauteur  d*Old  mortality.  Je  n'ai  que  faire  de  sa  politique,  dites- 
vous.  Vous  refusez  ainsi  de  prendre  eu  considération  précisé- 
ment la  chose  qui  me  fait  regarder  le  caractère  de  riUusire 
Écossais  comme  peu  digne  d'enthousiasme.  Quand  sirWaiter 
Scott  sollicite,  avec  la  passion  d'un  amant  pour  sa  maîtresse,  le 
verre  dans  lequel  un  vieux  roi  S  assez  méprisable,  vient  de 
boire;  quand  il  est  un  des  souteneurs  secrets  du  Beacon*,  je  vois 
un  homme  qui  a  envie  d'être  fait  baronnet  ou  pair  d'Ecosse. 
Sur  mille  personnes  qui  font  de  telles  choses,  dans  toutes  les 
antichambres  d'Europe,  une,  peut-être,  les  fait  parce  qu'elle 
croit  naïvement  le  pouvoir  absolu  utile  aux  hommes.  Sir  Walier 
se  serait  placé  dans  cette  exception  en  refusant  le  rang  de  ba- 
ronnet et  autres  avantages  personnels.  S'il  était  sincère,  l'hor- 
reur du  mépris,  sentiment  si  puissant  sur  les  cœurs  généreux, 
lui  eût  fait,  depuis  longtemps,  un  devoir  de  cette  démarche  si 
simple.  11  n'a  point  eu  cette  idée  ;  donc  il  y  a  quatre-vingt-dix- 
neuf  à  parier  contre  un  que  mon  cœur  a  raison  en  lui  refusant 
un  intérêt  passionné.  Ce  n'est  pas  mon  estime  légale  que  je 
refuse  à  sir  Walter,  c'est  mou  enthousiasme.  La  nature  de 
riiomme  est  telle,  qu'on  ne  peut  plus  éprouver  ce  sentiment 
pour  les  caractères  qui  ont  perdu  une  certaine  fleur  d'honnêtelé, 
si  je  puis  parler  ainsi.  C'est  un  malheur;  mais  tout  homme  qui 
en  est  réduit  à  donner  des  explications  sur  une  action  comme 
celle  du  Beacon  a  perdu  à  jamais  cette  fleur,  aussi  facile  à  ter- 
nir que  celle  qui  fait  l'orgueil  d'une  jeune  fille. 

Mon  opinion  sur  la  moralité  de  sir  Walter  Scott  est  à  peu 
près  unanime  en  France  :  «  C'est  un  homme  adroit  qui  a  su 
iaire  son  nid.  Ce  n'est  pas  un  fou,  comme  les  autres  hommes  de 

*  George  IV.  (R.  C.) 
•  *  litre  d'an  journal  tory  qui  attaquait  par  des  calomnies  la  plupart  des 
membres  de  l'opposition. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  243 

génie.  »  Voilà  le  mot  d'approbation  du  vulgaire  qui  fait  critique 
sanglante  à  mes  yeux. 

La  sévérité  convient  d'autant  mieux  envers  les  actions  telles 
que  celles  de  sir  Walter,  qu'il  y  a  maintenant  tout  à  perdre  à 
être  du  parti  contraire  au  sien,  et  que  les  rois,  éveillés  sur  leurs 
dangers,  ont  de  plus  magnifiques  récompenses  pour  les  grands 
hommes  qui  se  prostituent. 

Si  Fauteur  é'Ivanhoe  était  pauvre  comme  Otway,  mon  cœur 
serait  disposé  à  lui  pardonner  quelques  petites  bassesses  com- 
mises pour  obtenir  une  chétive  subsistance  ;  le  mépris  serait 
comme  noyé  dans  ma  pitié  pour  la  fatalité  de  la  nature  hu- 
maine, qui  fait  naître  un  grand  homme  sans  un  revenu  d'un 
schelling  par  jour;  mais  c'est  sir  Walter  Scott  millionnaire  qui 
soutient  le  Beacon/ 

Si  ce  journal  lui  semble  utile  au  bonheur  de  la  majorité  des 
Anglais,  comment,  sachant  qu'on  peut  le  prendre  pour  un  vil 
flaueur,  ne  refuse-t-il  pas  le  tilre  de  baronnet? 

C'est  bien  malgré  mon  inclination,  milord,  que  je  persiste  à 
dire  que,  jusqu'à  ce  que  sir  Walter  ait  expliqué  cette  action 
d'une  mauière  probable,  comme  juge,  je  ne  prononcerais  pas 
du  haut  d'un  tribunal  que  sir  Walter  a  manqué  à  rhonueur, 
mais  il  a  perdu  tout  droit  à  l'enthousiasme  d'un  homme  qui  a 
entrevu  la  cour. 

h  suis  fâché,  milord,  que  ma  lettre  soit  déjà  si  longue  ;  mais, 
2yant  le  malheur  d'être  d'une  opinion  contraire  à  la  vôtre,  mon 
respect  me  défendait  d'abréger  mes  raisonnements.  Je  regrette 
sincèrement  de  n'être  pas  de  votre  opinion,  et  celte  parole,  il 
D'y  a  pas  dix  hommes  au  monde  à  qui  je  puisse  l'adresser  avec 
sincérité. 

Le  pauvre  Pellico  n'a  pas  les  talents  de  sir  Waller  Scott  ; 
■nais  voilà  une  &me  digne  de  l'intérêl  le  plus  tendre  et  le  plus 
passionné.  Je  doute  qu'il  puisse  travailler  dans  sa  prison  ;  son 
eorps  est  faible,  il  était  miné  depuis  longtemps  par  la  pauvreté 
et  la  dépendance  qui  la  suit.  Réduit  à  peu  près  au  sort  d'Otway, 
il  m'a  dit  plusieurs  fois  :  «  Le  plus  beau  jour  de  ma  vie  sera 
<^elni  où  je  me  sentirai  mourir.  »  Il  a  un  frère  à  Gênes,  un  père 
i  Turin.  Outre  Francesca  et  VEufemio  di  Messina,  il  a  fait,  à  ce 


244  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

qu*il  me  disait,  dix  autres  tragédies  ;  son  père  p^Minrait  en  pro- 
curer les  manuscrits.  Ces  tragédies,  vendues  ea  Angleterre, 
pourraient  susciter  un  protecteur  au  malheureux  poète,  dans 
cette  nation  qui  renferme  tant  de  caractères  élevés;  la  mort  peut 
changer  rapidement  les  rois  de  cette  nation,  d*ici  à  dix  ans  que 
PeHico  a  encore  à  habiter  le  Spielberg,  Un  des  ministres  d'un 
de  ces  rois  peut  faire  le  calcul  qu'il  y  a  avantage  pour  sa  vanilc 
à  obtenir  que  Pellico  sorte  de  prison  eu  donnant  sa  parole  d'ha- 
bité f  Amérique. 

Il  m'a  été  extrêmement  agréable,  milord,  d*avoir  quelque 
relation  personnelle  avec  Fun  des  deux  ou  trois  hommes  qui, 
depuis  la  mort  du  héros  que  j*ai  adoré,  rompent  un  peu  la  plate 
uniformité  dsms  laquelle  les  affectations  de  la  haute  société  ont 
jeté  notre  pauvre  Europe.  Autrefois,  quand  je  lus  Parisina  pour 
la  première  fois,  mon  âme  en  resta  troublée  pendant  huit  jours. 
Je  suis  heureux  d'avoir  une  occasion,  de  vous  remercier  de  ce 
vif  plaisir.  Old  mortality  m'attache  plus  vivement,  mais  l'im- 
pression que  j'en  éprouve  ne  me  sefnble  ni  aussi  profonde  ni  si 
durable. 

J'ai  l'honneur  d'être,  milord,  votre  très  humble  et  très-obéis- 
sant serviteur. 

H.  Bfylk. 


XC 

A  MADEMOISKIXE  B..   .   ..  C ,  A  M 

Paris,  le  1" aoûti 825. 

La  bonté  que  vous  m'avez  montrée  pendant  les  jours  aima- 
bles passés  à  M....  est  un  prétexte  tout  naturel  pour  me  rap- 
peler à  votre  souvenir  par  quelque  nouvelle  qui  puisse  vous  ' 
intéresser. 

Savez- vous  que  nous  allons  avoir  une  grande  nouveauté  en 
musique,  mademoiselle?  ~  Le  parti  de  Rossini  pâlit;  au  lieu 


LKTTRIiS   A  SKS  AMIS.  210 

de  choisir  uu  opéra  parmi  les  vingt  on  irenie  de  Rossiui,  que  ne 
coDQaU  pas  ie  public  de  Paris,  ou  est  allé  chercher  un  ancien 
chef-d'œuvre  de  Gimarosa,  les  Horaces  et  les  Cvriaces  (gli  Orazi 
ediCuriazi)^ 

Je  crois  que  cela  ennuiera  le  public,  quoique  madame  Pasta 
y  remplisse  un  fort  beau  rôle  d'homme  et  y  chante  le  plus  bel 
air  serio  qui,  peut-être,  existe  : 

Quelle  pupille  tenere. 

Un  tiers  du  public  de  Louvois  aime  la  musique,  le  quart  de 
ce  tiers  est  composé  de  jeunes  personnes  comme  vous,  made- 
moiselle, qui  n'ont  pas  été  en  Italie,  mais  qui  font,  d'une  autre 
maDîère,  leur  éducation  musicale  :  ce  tiers  sera  enchanté  des 
Horaces. 

Uq  autre  tiers  est  composé  de  pédants  qui  jugent  de  la  musi- 
que comme  un  aveugle  des  couleurs.  Ce  sont  des  gens  qui  ne 
seDleut  d'autre  bonheur  que  celui  de  gagner  à  la  rente  ou  de 
porter  une  plaque.  Us  ont  appris  de  mémoire  les  formes  des  airs 
de  Rossiui,  el,  ne  trouvant  pas  ces  formes  dans  les  Horaces,  ils 
diroDt  :  Exécrable,  ennuyeux  !  Le  troisième  tiers  discute  le  mérite 
d'uD  opéra,  comme  celui  d'une  étoffe  rayée  pour  gilet.  Une  luis 
qu'il  sera  bien  décidé  que  les  Horaces  ne  sont  pas  généralement 
admirés,  ils  s'écrieront  aussi  :  Exécrable,  ennuyeux  l 

Eu  Italie,  le  public  est  tout  autre  :  11  est  comme  une  belle 
femme  capricieuse  ;  il  y  a  des  jours  où  il  dit  :  Au  diable  !  dos 
plos  belles  choses.  On  spectateur  vaniteux  est,  à  peu  près,  aussi 
rare  à  Bologne  qu'un  spectateur  sensible  et  susceptible  d'énio- 
lion  Test  à  Paris. 

Voilà,  mademoiselle,  le  procès- verbal  d'une  grande  discu  - 
sioa  que  nous  avons  eue  hier  soir  sur  le  succès  probable  des 
Horaces,  Vous  devinez  chez  qui  ;  c'est  chez  la  personne  à  la- 
quelle j*ai  présenté  un  éuorme  barbeau  que  nous  avions  vu 
prendre. 

*  La  repiisè  des  Horaces  et  les  Curiaces  dont  il  est  ici  question  eut 
lieu  au  tliéâtre  de  Louvois,  le  14  août  18:25.  [K.  C) 

14. 


2.6  ŒUVRES  POSTHUMES  HE  STENDHAL. 

Si  VOUS  avez  Tair: 

Quelle  pu{Mlle  tenere, 

failes-TOus  jouer  la  ritonrnelle,  vons  y  verrez  une  grande  har> 
diesse,  souvent  imitée  depuis  par  Rossini  ;  Giniarosa  osa  mettre 
de  la  joie,  approchant  fort  de  la  gaieté,  dans  la  ritournelle  d'un 
air  sérieux.  Aussi  Tacteur  chargé  de  chanter  cet  air  refusa- 
t-il,  pendant  longtemps,  de  s'en  charger  ;  il  eut  un  succès  fou  à 
la  première  représentation. 


XCI 


A   MONSIEUR  R.    COLOMB,   A   PAKIS. 


(Tsola-Bel)a  (lac  Majeur],  le  26  octobre  1825, 
à  neuf  heures  du  soir. 


Je  t'écris,  mon  cher  ami,  de  VAlbergo  del  DeljinOy  fort  mo- 
deste hôtellerie,  admirablement  située  sur  un  des  plus  beaux 
lacs  du  monde.  La  nuit  ne  me  permettant  pas  de  jouir  de  ses  dé- 
licieux aspects,  et,  malgré  la  fatigue  de  la  journée,  Theure  du 
sommeil  n'étant  point  encore  sonnée,  voici  mes  idées,  pendant  le 
voyage,  sur  Rom£  sous  Léon  XII, 

Au  moment  où  je  vis  pour  la  première  fois  le  nom  de  Léon  Xll 
dans  le  Constiluiionnel,  je  me  sentis  le  besoin  d'aller  à  Rome; 
cela  vient  peut-être  de  ce  que  l'un  des  personnages  historiques 
pour  qui  j'ai  le  plus  d'inclination,  c'est  Léon  X.  Le  souvenir  de 
cet  homme  aimable  ne  m'a  jamais  semblé  ennuyeux  que  pen- 
dant un  seul  mois  de  ma  vie  :  c'était  après  avoir  essayé  de  tra- 
verser la  lourde  rapsodie  de  M.  Roscoe,  intitulée  Vie  et  pontificat 
de  Léon  X,  qui  ressemble  comme  deux  gouttes  d'eau  à  un  article 
savant  et  bien  écrit  du  Journal  des  DébatSy  où  chaque  vérité  a 
une  entorse. 

Ce  grand  homme,  Je  parle  de  Léon  X,  trouva  au-dessous  de 


LETTRES  A  SES  AMIS.  247 

lui  de  cacher  ses  qualités  individuelles  et  personnelles  par  le 
masque  de  la  royauté.  Quoique  sur  le  trône,  et  sur  un  trône  qui 
était  certainement,  en  1515,  Tun  des  premiers  du  monde,  il  osa 
être  lui-même.  Que  deviendraient  la  plupart  des  papes,  je  parte 
de  ceux  qui  sont  morts  depuis  craquante  ans,  si  jamais  la  même 
imprudence  leur  passait  par  la  tète  ?  L'un  paraîtrait  faisant  de 

la ou  peignant  des  pots  de  chambre;  Taulre  brodant  un  voile 

à  la  sainte  Vierge,  un  troisième  montrant  ses  belles  jambes^  à 
cheval. 

L'oD  serait  injuste  envers  M.  le  cardinal  délia  Genga  si,  parce 
quïla  pris  W  nom  de  Léon,  Ton  exigeait  absolument  de  lui  qu'il 
soit  un  grand  homme. 

11  y  a,  ce  me  semble,  trois  rôles  pour  un  pape.  Le  premier  est 
d'être  un  sot  insignifiant,  signant  des  bulles  et  visitant  les  égli- 
ses: le  deuxième  consiste  à  être  un  vrai  pape  dans  Tintérét 
de  rÉglise,  c'est-à-dire  le  plus  intolérant  des  hommes.  Quoi 
de  plus  absurde  que  la  tolérance!  Je  vois  un  malheureux  qui 
se  prépare  des  centaines  d'années  de  douleurs  atroces  au  fond 
d  nue  chaudière  d'huile  bouillante,  et  je  ne  les  lui  éviterais  pas, 
nioi  qui  le  puis,  par  quatre  ou  cinq  ans  de  prison,  ou  même  par 
une  douleur  de  deux  heures  au  milieu  d'une  place  publique  et 
au-dessus  d'un  foyer?  —  Quelle  absurdité,  quelle  cruauté  de 
û'êlre  pas  cruel  ! 

Le  troisième  rôle  pour  un  pape,  c'est  de  faire  de  Rome  l'asile 
général  de  tous  les  pauvres  diables  pourchassés  par  leurs  gou- 
vernements, et  jamais  l'Europe  n'a  eu  un  plus  pressant  besoin 
d'un  pareil  asile.  En  les  supposant  méchants  comme  des  diables, 
et,  d'ailleurs,  aussi  fins  qu'ils  sont  niais,  quel  mal  peuvent-ils 
faire  à  Rome,  où  le  directeur  de  laj[)oste  ne  manque  pas  d'ou- 
vrir toutes  leurs  lettres?  —  Outre  l'asile  que  j'ouvrirais  à  Rome, 
si  j'étais  pape  non  persécuteur  et  par  là  indigne  de  mon  rôle, 

m 

je  me  ferais  le  grand  proleeteur  des  arts.  J'honorerais  de  ma  fa- 
miliarité les  quatre  plus  grands  artistes  de  l'Europe,  sans  nrin- 
former  à  quelle  communion  ils  appartiennent.  Je  relèverais  mon 

*  Pie  VI,  élu  en  1775,  mort  à  Valence,  en  Daupluné,  après  vingt- 
qnatre  ans  six  mois  et  quatorze  jours  de  règne.  (R.  C.) 


248  ŒUVRKS  POSTHUMKS  D^  STENDHAL 

éperm  (Vor,  qui,  aujourd'hui,  coûte  qualre-viogts  écus.  dit-on,  eu 
donnaut  à  son  ruban  rouge  un  liséré  noir.  Ce  grand  pas  fait,  je 
me  chargerais  moi-même  de  le  distribuer;  je  n^n  donnerais  que 
six  par  an,  le  jour  anniversaire  de  mon  élection,  et  toujours  à 
de  grands  artistes  ;  je  donnerais  une  pension  à  ceux  qui  vien- 
draient me  voir  à  Rome.  Je  créerais  une  académie,  et,  comme 
c>st  aujourd'hui  un  honneur  insigne  pour  un  savant  d*Upsal  ou 
de  Philadelphie  d'être  nommé  correspondant  de  Tlnstitut  (sec- 
tion des  sciences),  de  même  le  peintre  anglais  et  le  statuaire 
français  brigueraient  Thonneur  d'être  de  V Académie  de  Léon  XÏL 
Mais  je  serais  sévère  endiablé;  je  n'y  admettrais  ni  M.  Lawrence, 
premier  peintre  du  roi  d'Angleterre,  ni  M.  Bosio,  qui  nous  a 
montré  un  Louis  XIV  eu  perruque  et  avec  les  jambes  nues.  Mais 
que  vouliez -vous  qu'il  ftt?  —  Je  n*en  sais  rien;  si  je  le  savais 
bien  au  juste,  j'aurais  du  génie.  Seulement  it  fallait  que  ce 
Louis  XIV  me  frappât  de  respect,  me  donnât  l'idée  du  grand  roi, 
de  rhomnie  souverain,  c'est-à-dire  né  pour  être  souverain, 
comme  le  <iit  si  bassement  le  célèbre  Gœtlle^ 


XCII 

A    MONSIËUii    n.    COI.UMB,    A    PARIS. 

Alexandrie  (Piémont),  le  31  octobre  ISSô/- 

H  ne  part  pas  ce  matin  de  vetturino  pour  Gênes;  un  qui  file  à 
une  heure  refuse  de  me  prendre  pour  dix-neuf  francs  avec  le 
spez%ale;  c'est-à-dire  en  payant  là-dessus  mon  souper  et  mon 
lit,  le  soir;  J'ai  donc  du  temps  à  moi;  j'en  profite  pour  l'envoyer 
le  journal  fort  peu  intéressant  de  mon  voyage.  N'importe,  mets 
cela  de  côté;  un  jour  je  pourrai  y  trouver  des  dates  et  le  sou- 
venir de  mes  sensations. 

Ainsi  que  lu  Tas  vu,  mon  cher  ami,  j'ai  pris  place  dans  la 
malle-poste  de  Dôle  le  18  de  ce  mois.  J'avais  grande  hâte  de  me 

*  Les  Hommes  iilustrea  de  FrarteB,  traduction  de  M.  de  Faiir. 


LETTIIES   A  SES   AMIS.  24'i 

* 

tirer  le  plus  rapidement  possible  de  Va  laideur  qui  environne 
Paris. 

Dfné  à  Troyes  le  19,  avec  un  marquis  garni  de  cinq  croix  ; 
mais  bon  homme  au  fond.  Gel  homme  de  cinquante-cinq  ans, 
fi.'èle  à  son  siècle,  durant  un  petit  diner  de  trois  quarts  d'heure, 
avec  deux  courriers,  un  Anglais  et  un  inconnu  (c'est  moi),  trouva 
le  secret  de  nous  conter  toute  Thistoire  de  sa  vie;  je  pourrais 
écrire  dix  pages.  Dès  Fâge  de  treize  ans  il  servait  dans  F  Inde,  i^ 
est  marquis,  il  a  un  fils,  il  a  une  sœur,  etc.  Je  n'ose  continuer, 
de  peur  d'entreprendre  sur  la  vie  privée  d'un  citoyen,  qui, 
comme  Ta  si  bien  dit  M.  de  Talleyrand,  doit  être  murée.  —  Lai* 
deur  abominable  des  figures  que  je  vois  à  Troyes  ce  dimanche 
matin;  comme  ces  figures  étaient  endimanchées,  leur  laideur  eu 
était  cent  fois  plus  amère  ;  c'est  réellement  à  faire  mal  aux  yeux . 
Je  me  renfonce  avec  délices  dans  ma  malle-poste.  Il  y  avait  deux 
Anglaises;  Tune  de  quarante  ans,  jolie,  l'autre  de  dix-huit,  et  un 
prêtre  américain  ;  du  moins  c'est  ainsi  que  le  courrier  l'a  bap- 
tisé eo  voyant  sa  dégaine,  et  je  crois  qu'il  a  raison.  Je  sers  d'in- 
terprète aux  trois  Anglais,  qui  doivent  bien  se  moquer  de  ma 
prononciation.  N'importe,  ma  philanthropie  me  rend  héroïque  ; 
je  me  rappelle  un  des  traits  qui  m'ont  le  plus  touché  en  Anglo- 
Icire  :  une  jeune  fille,  sortant  d'une  voilure  magnifique,  et  nie 
disant  chez  un  marchand  de  gâteaux  de  Bond-Street  :  c  C'est  de 
gelée  de  pieds  de  veau,  monsieur.  ]>  Celte  jeune  fille  de  dix-huit 
ans  me  voyait  dans  un  grand  embarras  en  demandant  au  mar- 
chand, depuis  un  quart  d'heure,  ce  que  c'était  qu'une  jolie  chose 
d'un  jaune  brillant  que  je  voyais  faire  une  figure  superbe,  dans 
uu  verre  à  pied  de  cristal.  Je  parlais  anglais,  c'est  pourquoi  le 
marchand  ne  comprenait  pas  un  mot  à  mes  demandes,  auxquelles 
ia  jolie  personne  mit  fin  par  son  obligeante  iutervenlion.  11  faut 
^ouer  que  son  français  était  diablement  ridicule. 

l^ous  entrons  à  Dijon  le  20  octobre,  à  trois  heures  et  demie 
du  malin.  Singulier  aspect  de  quelques  lampions  achevant  de 
brûler  sur  une  croisée.  D'abord  nous  ne  comprenons  rien  à  ces 
pâles  lueurs  qui  même  alarment  le  courrier,  supposant  un  in- 
cendie. Enfin  Vidée  d'une  illumination  nous  vient.  Pris  dans  ce 
^ns,  ces  rares  lampions,  sur  certaines  fenêtres  et  devant  cer- 


250  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Uines  portes,  garnies  de  quelque  chose  de  blanc,  que  l'on  aper- 
çoit par  intervalles  flotter  au-^Iessos,  quand  la  lumière  se  ranime 
pour  un  clin  d'œil,  de  temps  à  autre,  forment  un  spectacle  bN 
tarre  et  qui,  bien  loin  de  rappeler  une  illumination,  a  quelque 
chose  d'evtrémement  lugubre.  Quelle  stupidité  qu'un  pays  qui 
illumine  parce  qu'on  vient  d'ôter  un  peu  de  liberté  à  un  pays 
voisin  *  1  Je  quitte  Dijon  avec  ces  sombres  pensées  un  quart 
d*heure  après  y  être  entré. 

Dôle,  le  20  octobre.  ~  SoleH  brûlant,  très-incommode.  Je  ne 
daigne  pas  sortir  de  mon  auberge  pour  voir  celte  petite  ville*, 
qu'y  verrais-je?  De  Tennui,  dissimulé  par  des  gestes  gauches,  et 
de  1  envie  se  montrant,  au  contraire,  à  découvert,  par  des  re- 
marques vraies  sur  les  petits  malheurs  du  voisin.  —  Je  me 
trouve  seul  dans  la  diligence  de  Genève,  avec  laquelle  je  pars, 
à  une  heure  après  midi.  Mauvaise  humeur  sèche  de  la  6gure  du 
conducteur;  avant  de  lui  parler,  ne  t*en  déplaise,  je  le  recoD* 
nais  pour  Genevois.  Les  gens  de  cette  jolie  ville  me  fout  Teffei 
de  la  ûgure  de  feu  Barème;  je  ne  hais  point  Barème,  mais  je 
Faime  encore  moins.  Je  suis  bien  sûr  que  Barème  ne  me  doD- 
nera  jamais  un  coup  de  poignard;  quel  intérêt  y  aurait-il?  C'est 
une  sensation  contraire  que  j*ai  trouvée  dans  plusieurs  villes 
d'Italie;  pourquoi  les  aimerais-je?  --  Peut-être  l'aspect  d'un 
Genevois  me  fait  penser  à  l'argent  que  j'ai  dépensé  mal  à  propos, 
et  à  tous  les  mauvais  marchés  que  j'ai  faits  en  ma  vie.  Triste  su- 
jet de  réflexions  et  qui  unit  par  m'inspirer  du  mépris  pour  moi- 
même;  serait-ce  là  le  secret  de  mon  éloignement  pour  les  Gene- 
vois, qui  ne  m*ont  jamais  fait  de  mal? 

Je  cherchais  à  me  corriger  de  mon  éloignement  pour  Genève 
et  observais  la  figure  hideuse  d'égoïsme  désappointé  de  mon 
conducteur,  lorsqu'au  milieu  des  monticules  boisés  qui  séparent 
DôIe  de  Poligny  nous  voyons  sortir  d'un  bois  un  jeune  homme 
conduisant  en  laisse  un  beau  chien  ;  m'attendant  à  trouver  une 
laide  figure,  qui  aurait  consterné  ma  sensibilité  au  beau,  cveii- 

*  L'Espagne.  Allusion  à  Vinvasion  de  Tannée  française,  sous  le  com- 
mandement de  M.  le  duo  d'Angoulcme,  en  1823,  et  à  la  révolution  qui  en 
Hit  la  suite. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  2M 

iée  par  le  voisinage  de  ritalie  el  Tidée  de  m'en  approclier  à 
chaque  pas,  je  regardais  le  chien,  qui  ëlaii  charmant,  lorsque  |e 

m'entends  appeler  par  mon  nom.  C'était  M ,  qui  était  avec 

nous  à  Dresde  en  1815;  nous  nous  étions  convenus  alors.  Je  ne 
disais  justement  un  quart  d'heure  auparavant  :  «  En  voyage,  il 
faut  faire  des  imprudences  et  ne  pas  se  renfermer  dans  un  quant 
à  moi  aussi  sévère.  »  Mon  caractère  fait  Teffort  pénible  de  sui- 
vre les  maximes  de  l'esprit  auquel  le  hasard  l'a  attelé.  —  Je  me 
laisse  inviter  à  passer  deux  jours  dans  la  maison  d'un  homme 
que  je  n'avais  pas  vu  depuis  1815  et  qui,  de  plus,  doit  me  prê- 
ter ses  chevaux  pour  faire  huit  lieues.  11  m  enlève  de  ma  dili- 
genee.  En  le  suivant,  je  me  disais  :  «  Jem*en  tirerai  en  donnant 
de  fortes  étrennes  aux  domestiques  pour  tâcher  de  n'eu  être  pas 
traité  avec  insolence  comme  à  Paris.  • 

Je  suis  au  milieu  de  Francs-Comtois  que  je  trouve  les  gens 
les  plus  francs  du  monde.  Les  domestiques  ne  sont  point  inso- 
lents; le  maître  est  un  bon  homme  qui  a  ri  comme  un  fou  et 
d'un  rire  presque  inextinguible,  comme  celui  des  dieux,  en  me 
voyant  manquer  un  perdreau  dans  une  position  superbe.  Ce  rire 
m*a  déridé  tout  à  fait;  j'ai  osé  dire  à  mon  ami  de  1825:  «  Vous 
voas  moquez  de  moi,  vous  me  plaisez  tout  à  fait;  vous  êtes  cet 
homme  franc  ((\ie  j'estimais  tant  en  1815,  durant  cet  armistice 

si  ennuyeux  de où  nous  n'avions  que  de  l'eau  bourbeuse, 

une  chambre  pour  huit;  jamais  de  solitude  par  conséquent.  -— 
Oui,  a,oute*t-il,  et,  quaud  nous  faisions  semblant  de  dormir,  les 
quatre  ou  cinq  espèces  d'insecles  nuisibles  à  l'homme  sortaient 
de  notre  paille  et  nous  mettaient  au  supplice.  » 

Mon  ami  est  marié  à  une  femme  qui  n'a  rien  de  romanesque 
qu'une  jolie  figure  ;  c'est  la  raison  elle-même,  et  je  n'ai  pas  vu 
on  geste,  un  regard,  entendu  une  parole  de  cette  belle  Frase^ 
Comtoise  qui  ne  fût  le  beau  idéal  de  la  raison»  Ce  mot  de  beM 
idéal,  agissant  comme  si  j'étais  déjà  en  Italie  et  me  préciptiaot 
lout  à  fait  dans  la  franchise,  au  risque  de  recevoir  quelque  demi' 
mot  ou  quelque  regard  humiliant  qui  me  cuise  pendant  sixmois^ 

je  dis  à  madame :  «  Je  vous  regarde  beaucoup,  madame; 

n'allez  pas  croire  que  c'est  parce  que  vous  êtes  jolie  ;  je  serais 
;|U  désespoir  que  vous  me  crussiez  amoureux  ;  je  vous  admire 


252  ŒUVRES  POSTHUMES  UË  STENDHAL. 

comme  raisomiable.  Vous  èles,  je  crois,  Fètre  le  plas  simple- 
ment et  sublimemenl  raisonuablc  que  j'aie  vu  de  ma  vie.  Je 
m'imagine  que  le  célèbre  Frauklin  devail  avoir  vos  gestes  et 
voire  regard.  —  Les  Mémoires  de  Frauklin  sont-ils  traduits  en 
français?  —  Non,  madame.  —  Eu  ce  cas,  vous  qui  éies  allé  à 
Londres,  il  y  a  un  an,  vous  les  avez  rapportés?  —  Non,  pas 

moi,  mais  mou  ami,  M ;  je  les  lui  demanderai  et  aurai 

riionneur  de  vous  les  envoyer.  »  Voilà  exactement,  en  y  ajou- 
tant un  sourire  plein  de  grâce  naïve  et  de  candeur,  comment 
Amélie  M prit  mou  excuse  de  la  regarder  sans  cesse,  sur- 
tout quand  son  mari  était  avec  nous. 

Je  quitte  mon  ami,  admirant  de  plus  en  plus  la  raison  de  sa 
l'enime.  11  a,  ce  me  semble,  et  il  doit  avoir  tous  le»  plaisirs  de 
Tamitié,  aucun  de  ceux  de  Tamour.  Le  mariage  européen  ac- 
tuel, étant  fait  a  posta  pour  tuer  Famour,  mon  ami  ne  perd  rien. 
D'ailleurs»  un  Français  de  quarante  ans  n'est  plus  guère  suscep- 
tible d*amour.  Ce  n'est  qu'en  Italie  que  l'un  aime  sans  le  vou- 
loir. Madame  Pasta  nous  disait  un  de  ces  soirs,  à  Paris  :  Cesi 
une  tuile  qui  nous  tombe  sur  la  tête;  ajoutez  donc,  lui  a-t-oo 
dit  :  Comme  vous  passer  dans  la  vie^  et  alors  vous  parlerez 
comme  madame  de  Staël,  et  vous  mériterez  qu'on  fasse  aiteo- 
tiou  à  votre  remarque. 

J'arrive  à  Poligny;  mauvaise  humeur  de  l'hôtesse  quand  je 
lui  annonce  que  je  uc  dînerai  pas,  par  la  raison  que  j*ai  dioé 
trois  heures  auparavant.  Je  lui  demande  du  café  au  lait.  Le  père 
gronde  ses  enfants;  tout  le  monde  se  lâche  dans  cette  inaisou. 
Je  sors  pour  voir  le  lever  de  la  lune  derrière  la  montagne  qui  se 
penche,  pour  ainsi  dire,  sur  Poligny  ;  la  lune  parait  dans  son  plein 
et  magnifique.  Est-ce  ma  faute  si  en  levant  les  yeux  sur  mou 
auberge  je  lis  ces  mots  :  Hôtel  de  Genève?  —  11  y  a  de  la  bouue 
foi  dans  Faction  d'écrire  ma  remarque,  qui  peut  me  faire  passer 
pour  un  homme  à  préjugés  et  qui  me  fait  rire  moi-même.  Je 
passe  une  demi-heure  à  me  promener  sous  huit  arbres  superbes, 
qui  forment  une  allée  au  milieu  de  la  place  de  Poligny.  Les  mai- 
sons  bâties  eu  pierre  ont  un  certain  grandiose  pour  le  voyageur 
qui  vient  de  traverser  la  Champagne,  dont  les  maisons  en  bois» 
avec  le  premier  étage  saillant  de  dix-huit  pouces  sur  la  rue,  ont, 


1 

j 


LETTRES  A  SES  AMIS.  253 

au  coniraire,  de  la  bonhomie.  Je  vois  un  caractère  Irès-marqué 
dans  l'archileclure,  à  partir  d'Auxonne  et  de  D61e  ;  c'est  plutôt  le 
Btyle  de  Louis  XIV  que  celui  de  Louis  XV  ;  ce  genre  a  même  une 
ressemblance  secrète,  mais  réelle,  avec  le  style  du  château  de 
Fontainebleau.  Au  reste,  ne  traite  pas  trop  sévèrement  des  re- 
marques faites  uniquement  au  clair  de  lune. 

Je  reprends  à  Poligny  une  autre  diligence  de  Genève.  — Mon*' 
tée  superbe  derrière  Poligny,  par  une  route  bordée  de  quelques 
petits  précipices  et  par  un  clair  de  lune  magniûque.  Il  a  été  un 
temps  où  j'aurais  admiré  cette  route;  ce  voyage  m'aurait  élevé 
Tàme  ;  j'aurais  peut-être  en  des  instants  de  ravissement  au  pro- 
fit de  la  passion  régnante.  J'ai  eu  le  malheur  de  voir  du  plus 
beau,  la  vallée  d'izèle,  par  exemple»  dn  Simplon  à  Domo  d'Os- 
sola  ;  et  la  route  de  PoUgny  ne  me  fait  ptUs  aucun  plaisir.  Je  dis 
comme  Iniogène  *  en  donnant  son  bracelet  à  Jachimo  :  Il  me  fut 
cher  autrefois. 

Toute  la  journée  du  21  octobre  je  n'ai  donc  que  de  l'ennui  en 
traversant  des  rochers  et  un  pays  désolé.  L'auberge  des  Rousses 
me  rappelle  un  mauvais  quartier  général  de  Pologne.  Je  vois 
trois  ou  quatre  habitants  tristes  et  grossiers;  je  meurs  d'envie 
de  décamper  de  ce  beau  pays.  Je  reprends  mon  passe-port  aux 
douaniers  qui  s'en  étaient  emparés  et  je  me  mets  à  côté  du  pos- 
tillon, dans  le  cabriolet.  Enfin,  à  Saint-Gergoe,  nous  apercevons, 
an  travers  de  deux  rochers,  une  immense  plaine  de  nuages  blancs, 
d'un  niveau  un  peu  inférieur  à  notre  position  actuelle,  sur  le  che- 
min de  Saint*Cergue.  Au-dessus  de  cette  mer  cotonneuse  nous 
voyons  s'élever  les  pics  du  Valais.  On  m'en  nomme  iin  qui  a  six 
pointes  (à  peu  près  comme  le  Resegon  de  Lecco,  en  Lombardie), 
et  que  j'ai  reconnu  trois  jours  après  en  allant  de  Villeneuve  à 
Saint-Maurice.  La  descente  est  rapide,  on  enraye  ferme  la  dili- 
gence. Arrivés  au  point  d'où,  en  tournant  adroite,  nous  aurions 
pu  enSn-i^ercevoir  la  grande  figure  du  mont  Blanc,  nous  per- 
dons le  beau  soleil  qui,  depuis  Poligny,  faisait  la  gloire  de  notre 
route;  nous  descendons  sous  la  croûte  de  nuages  d'une  blan- 
cheur si  éclatante,  vue  d'en  haut  et  du  côté  du  soleil,  mais  qui, 

'  Dans  Cymbelinef  de  Shakspeare. 

I.  15 


354  ŒUVRES    POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

vue  par-dessous,  n*est  que  d*uQ  gris  triste  ;  une  humidité  qw 
pénètre;  en  un  mol,  une  triste  journée  d'automne. 

Arrivé  à  l'Isola  Bella  le  dimanche  26  octobre,  et  le  30  à 
Alexandrie,  où,  à  ma  grande  salisfadioo,  j'ai  eu  le  soir  même 
Elisa  et  Claudio ,  avec  une  prima  donna  dans  le  genre  de  ma- 
dame Pasta,  jeune,  brusque,  rude,  passionnée;  elle  vaudrait 
vingt  mille  francs  pour  Louvois. 

J*ai  reconnu  une  fois  de  plus  dans  ce  vovage  que  je  fâÂsmal 
tous  mes  marchés  et  que  je  me  trompe  dans  la  plupart  de  mes 
payements.  Pour  les  marchés,  j*y  donne  une  cxirème  attenliou 
au  moment  même  où  je  les  fais;  mais  pas  le  plus  petit  degré 
d'attention  dans  les  autres  moments;  de  manière  que  je  me 
trouve  ignorer  les  précédents  et  les  priii  les  plus  généralement 
connus,  au  moment  de  conclure.' 


xcm 

A   MADAME    ,   A   PARIS. 

Paris,  le  90  novembre-  18â3. 

Notre  conversation  d'hier  soir,  sur  la  muiûque,  m'ayant  amené 
à  parler  de  M.  Garatfa,  vous  avez  témoigné  le  désir  de  connaître, 
au  moins  de  nom,  ses  compositions;  je  suis  heureux  de  pouvoir 
vous  en  donner  la  nomenclature.  Vous  la  trouverez  peut-être 
bien  sèche,  mais  je  la  crois  exacte,  et  les  phrases  ne  sont 
guère  de  votre  goût. 

Michel-Paul  Garafa  est  né  à  Napleâ  le  47  novembre  1787.  Il 
reçut  des  leçons  de  haute  composition  du  célèbre  Fenaroli;  qni 
avait  été  le  maître  de  Gimarosa  et  de  Zingarelli;  en  i$06,  il  prit 
à  Paris  des  leçons  de  Gherubini. 

n  débuta  par  la  cantale  Achille  e  Deidamia,  Paisiello,  qtii 
avait  voulu  entendre  ce  morceau,  en  parla  avec  admiration  atl 
roi  Mural,  qui  fit  exécuter  celle  canlate  en  publie.  En  1815,  le 
roi  demanda  à  M.  Garafa  un  opéra  pour  le  ihéàtre  del  Fondo  ;  il 
écrivit  //  Vasc^y^  VOccidente,  qui  eut  du  succès.  Il  y  a  dans  le 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  'J55 

fioale  110  irès-beau  mouvement  en  crescendo.  Eu  1815,  Rossini 
n'avait  encore  écrit  que  trois  ou  quatre  opéras  célèbres. 

M.  Carafa  a  composé  treize  opéras  sur  des  paroles  italiennes 
et  trois  sur  des  paroles  françaises. 

La  Gelosia  correita,  opéra  bufli)  en  un  acte,  au&  Florentins,  en 
1815. 

Gabriella  di  Yergy,  opéra  séria  (1816),  joué  deu%  ans  de  suite. 

Ifigenia  in  Tauride^  1817«  —  Les  chœurs  sont  remarquables; 
il  y  a  une  belle  scèue  chantée  par  Nozzari,  et  un  beau  terzetto 
au  deuxième  acte. 

Adèle  di  Lusignano,  à  Milan,  1817,  succès.  On  remarqua  ic 
linale  du  premier  acte,  et  la  cavatina^  au  premier  acte  :  0  cara 
memoria. 

Bérénice  in  Siriay  1818.  — L'introduction  est  remarquable;  il 
y  a  un  cliarmaut  duetto  :  Terché  mio  corl  perclié,  chauté  par  Da- 
vide  et  madame  Festa.  Ou  applaudit  le  largo  du  premier  finale, 
la  cavatinc  de  Davide,  au  deuxième  acte,  Fra  tante  angoscie,  et 
la  grande  scène  Fulmine  il  brando  mio» 

M.  Carafa  donna  en  1818,  à  Venise,  au  théâtre  délia  Fenlcc, 
Elisabetta  in  Derbyshirejossia  la  morte  di  Maria  Stuarda.  Cette 
pièce,  qui  eut  un  grand  succès,  commença  la  réputation  de  ma- 
dame Fodor. 

Daus  la  Gabiiella  (iS\0),  ou  applaudit  le  duetto  entre  Gabrielle 
et  Raoul  :  Oh  istante  felice  !  C'est  un  des  morceanx  de  musique 
les  plus  touchants  que  je  connaisse-  On  applaudit  également  le 
premier  finale  Cedi  e  vanne;  et  dans  le  deuxième  acte  le  duetto 
de  Raoul  et  Fayel,  et  la  scène  de  mademoiselle  Colbrand  :  Per~ 
fhè  non  chiusi  al  di. 

Il  sagrifizio  dlfito  (1810),  alla  Fenic.e.  Tachiuardi  chanta  ad- 
nûrablement  dans  cet  opéra.  On  remarqua  Touverture,  Fintro- 
duclioo,  la  cavatina  de  la  Morandi,  le  premier  fioale  ;  dans  le 
deuxième  acte,  le  duetto  de  la  Morandi  avec  la  Cortesi  et  leurs 
grandes  scènes. 

Idve  Figari  (1820),  à  la  Scala,  succès  médiocre.  Uu  terzetto 
^Ire  les  trois  femmes,  fort  bien  écrit,  fut  chanté  faux,  et  le 
public  prit  de  Thumeur;  la  cavatinc  de  Crivellî  fut  (rès-ap- 
plaodie. 


250  ŒUVKES  POSTHUMES    DE   STE.xNDIlAL. 

Jeanne  éCArc  (1821),  au  théâtre  Feydeau,  à  Paris. 

La  Capricdosa  ed  il  soldato  (1822),  au  théâtre  de  Tordinone, 
à  Rome  ;  succès.  Ou  applaudit  beaucoup  te  duelto  entre  Lablache 
et  le  ténor  Monelli,  le  finale  du  premier  acte  et  un  morceau  sans 
accompagnement.  Lablache  fut  admirable  dans  sa  scène  au 
deuxième  acte.  On  applaudit  beaucoup  aussi  le  terzetio  chaolé 
par  Monelli,  Lablache  et  Taci. 

M.  Garafa  a  écrit  pour  Ifaples  Tamerlano  (1822),  non  encore 
exécuté. 

Le  Solitaire,  à  Feydeau  (1822).  —  Pour  la  musique  chantée, 
Feydeau  est  de  quarante  ans  moins  en  arrière  que  le  grand 
Opéra. 

Eufemia  di  Messina  (1825),  au  théâtre  Ârgenlina,  à  Rome. 
Libretto  tiré  de  Tadmirable  tragédie  du  pauvre  Pellico,  le  pre- 
mier poète  tragique  d'Italie,  qui  est  en  prison,  pour  quinze  aas, 
dans  la  forteresse  du  Spielberg.  Davide  et  la  Pisaroni  chantè- 
rent admirablement  cet  opéra,  qui  eut  beaucoup  de  succès. 

Àbiiffar,  à  Vienne  (t823);  grandissime  succès.  Mesdames 
Fodor  el  Unger,  Davide,  Donzelli  et  Lablache  ont  chanté  à  ra- 
vir ;  l'exécution  des  chœurs  a  été  admirable. 

On  attend  à  Feydeau  le  Valet  de  chambre^. 

*  Compositions  musicales  de  M.  Garafa,  postérieures  à  l'époque  où 
cette  lettre  a  été  écrite  : 

Le  Valet  de  Chatnbre Opéra-Gomiqae. 

V  Auberge  supposée Id. 

La  Belle  au  bois  dormant . Grand  Opéra 

Jenny .     Opéra-Comique 

Sangcwido Id. 

La  Violette Id. 

Masaniello Id. 

Le  Nozze  de  Lammermoor Théâtre-Italien. 

Le  Livre  de  r Ermite Opéra-Comique. 

VAîiLerge  d'Auray  (avec  Hérold)     ...  Id. 

V Orgie  (ballet) .     Grand  Opéra. 

La  Prison  d'Edimbourg Opéra-Comique 

La  Maison  du  Rempart Id. 

l^a  Grande-Duchesse      Id. 

(R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  257 


XCIV 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M ,  A  PARIS. 

Rome,  le  15  janvier  1824. 

La  Pisaroni  est  réellement  une  chanteuse  du  premier  ordre, 
peut-être  la  deuxième  ou  la  troisième  du  pauvre  Parnasse  mu- 
sical, tel  quMl  se  trouve  actuellement.  —  Nous  avons  été  on  ne 
peut  pas  plus  malheureux  en  spectacles.  Donizetti  (de  Bergame, 
élève  de  Mayer),  dont  les  Romains  étaient  fous  il  y  a  deux  ans, 
et  qu'ils  accompagnaient  chez  lui,  le  soir  de  la  première  repré- 
sentation de  la  Zoraïda  di  Granaia,  avec  des  torches  et  des  cris 
d'admiration,  nous  a  ennuyés  mortellement,  le  T  de  ce  mois, 
avec  cette  même Zom'cfé fortifiée  de  quatre  morceaux  nouveaux. 
La  Pisaroni,  qui  joue  le  rôle  de  Tamanl,  y  est  admirable:  le  té- 
nor Donzelli  fort  bon.  Sa  voix,  cependant,  ne  me  plait  nulle- 
ment ;  elle  est  voilée,  et^  dans  les  sons  hauts,  ressemble  à  un 
cri.  A  VallCf  jusqu'ici  je  vous  ai  parlé  d'Argentina;  à  Yalle,  ÏA- 
gnese  de  Paer  est  chantée  par  la  Monbelli  ;  c'est  le  chant  spia- 
nato  dans  toute  sa  pureté,  mais  non  pas  dans  toute  sa  chaleur  ; 
je  Tai  trouvée  beaucoup  ralraichie  depuis  1820.  VA  gnese  me 
parait  dépourvue  de  chaut  et  m'ennuie. 

J'ai  dîné  aujourd'hui  à  côté  de  Mercadante,  tout  petit  jeune 
homme  d'une  figure  spirituelle  ;  il  a  un  style  à  lui  ;  c'est  beau- 
coup pour  im  jeune  homme.  Tout  Rome  chante  les  airs  de  Te- 
resa  e  Claudio;  je  ne  conçois  pas  comment  Giuditla  ^  n'a  pas  élé 
sublime  dans  ce  rôle.  Mercadante,  donc,  qui  a  diné  à  YArmel- 
lino^f  fait  un  dramma  seno,  Gli  amici  di  Siracusa,  pour  le 
50  janvier. 

Si  Ton  ne  remet  pas  la  Donna  del  lago,  ou  autre  opéra  de 
Rossini,  nous  sommes  flambés.  L'année  dernière,  la  Pisaroni  et 

*  Madame  Pasta. 

*  Restaurant  de  Rome. 


238  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Davîde,  le  Icoor,  plaisaieDi  tellement  qu'on  les  rappelait  cinq 
Qu  six  fois  sur  la  scène  après  leurs  airs.  Hier  on  a  rappelé  la 
Pisaroni  deux  fois  après  chacun  de  ses  morceaux.  C'est  une 
superbe  voix  de  contralto  qui  exécute  les  plus  grandes  difficul- 
tés avec  facilité,  et  qui,  de  temps  à  autre,  se  met  comme  eu 
colère  et  alors  emporte  pièce . 

Donizetti  est  un  grand  et  beau  jeune  bomme  froid,  sans  au- 
cune espèce  de  talent;  il  me  semble  qu'on  Tapplaudit,  il  y  a 
deux  ans,  pour  faire  dépit  à  la  princesse  Paolina,  qui  proté- 
geait le  jeune  Pacini.  Sémiramide  a  eu  le  plus  grand  succès  à 
Naples.  La  MolinarUt  sifflée  à  Florence  à  cause  des  acteurs,  a 
été  remplacée  par  VInganno  felice,  —  Â  Milan  on  est  malade; 
d*ailleurs,  vous  le  saurez  mieux  que  moi,  on  craint  une  pendai- 
son, celle  du  comte  Gonfalonieri,  ce  qui  jette  du  noir. 

Le  temps  est  incroyable  de  beauté  ;  pas  un  nuage,  et  gelée 
d'un  demi-degré  toutes  les  nuits.  J*ai  Cait  des  amis  à  foison .  je 
me  suis  tellement  fatigué  avec  deux  amis,  aujourd'hui,  à  la  villa 
Borghèse  et  au  Pincio,  dans  une  promenade  de  cinq  heures  et 
demie,  que  je  me  couche  au  lieu  d'aller  au  raout  de  M.  l'ambas- 
sadeur d'Autriche. 

Madame  Dodwell,  née  contessina  Giraud,  nièce  de  Fauteur 
de  VÀjo  nelV  imbarazz^,  est,  pour  moi,  la  perfection  du  joli.  — 
Je  n'ai  pas  écrit  huit  lettres  depuis  deux  mois,  je  marche  jus- 
qu'à extinction  de  chaleur  naturelle.  —  Nous  avons  tous  les 
journaux  chez  Gracas. 

Ce  qui  m'a  fait  le  plus  de  plaisir  en  musique,  c'est  l'opéra 
de  Thémistoclef  à  Livourne,  par  Tachinardi  et  la  Pisaroui,  vers 
le  10  novembre.  En  peinture,  ce  sont  les  fresques  du  Domiui- 
quin,  à  San  Andréa  délia  Valle,  que  j'avais  mal  vues  eu  1817. 
Saint-Pierre  m'a  paru  petit  ;  j'y  avais  trop  pensé  depuis  sept 
ans  ;  le  Colisée  à  peu  près  de  même.  La  nouvelle  galerie  que 
Pie  VII  a  ajoutée  au  musée  Pio  Glementino  en  fait  le  plus  beau 
musée  du  monde. 

Hier  l'on  a  affiché  la  liste  des  condamnés  pendant  les  trois 
derniers  mois  de  1825;  j*y  ai  remarqué  plusieurs  homicides  à 
trois  ans  de  galère.  Aussi,  hier  soir,  un  beau  jeune  homme  a  eu 
le  cou  à  peu  près  littéralement  coupé  par  un  boucher,  sou  rival 


LETTRES  A  SES  AMIS.  251) 

auprès  d'une  jolie  ostessa  (cabaretière),près  Monte  Gavallo.Mais 
voici  le  grave  qui  arrive^  je  finis  ma  lettre. 

Je  suis  on  ne  peut  pas  mieux  reçu  de  M.  l'ambassadeur  de 
France.  —  Ce  que  j'ai  vu  de  plus  curieusL  dans  le  genre  moral, 
c'est  le  jeune  Français  voyageant  en  Italie  ;  cela  passe  toutes  les 
théories  possibles.  Ils  viennent  ponr  mourir  de  plaisir,  et  ils 
meurent  d'ennui  ;  ils  ne  disent  pas  quatre  paroles  d'italien  en 
un  jour,  et  jugent  les  Italiens,  etc.;  etc.  ;  c'est  à  mourir  de  rire; 
ajoutez  à  tout  cela  l'enthousiasme  de  commande  pour  Rome  ; 
c'est  drôle. 

Les  journées  les  plus  agréables  de  mon  voyage,  c'est  trois 
jours  aux  îles  Borromées  et  la  traversée  de  Gènes  à  livourne;  les 
journées  pénibles,  Rome  avec  sirocco  et  la  boue  puante,  vers 
le  15  décembre.  —  Présentez  mes  devoirs  à  l'aimable  Giuditta 
el  à  toute  sa  famille  ;  amitiés  à  Colomb  et  à  Maisonnette. 

Chauvin. 


XCV 

▲  MONSIEUR  LE  BABON  DE  H..>,  A  PARIS. 

Paris  (minuit),  samedi  26  avril  1824. 

Je  désire,  mon  cher  ami,  que  vous  trouviez  le  temps  de  pas- 
I  ser  chez  Lad...;  ce  sera  une  nouvelle  obligeance  de  votre 
part. 

L'Académie  française  vient  de  lancer  un  manifeste  contre  le 
romantisme  ;  j'aurais  désiré  qu'il  fût  moins  bête  ;  mais  enfin,  tel 
qu'il  est,  tous  les  journaux  le  répètenL  Je  m'attache  à  cette  der- 
nière circonstance.  Pour  un  libraire  tel  que  L...,  voilà  une  ques- 
tion palpitante  de  l'intérêt  du  moment  ;  d'autant  plus  que  ledit 
L...  a  fait  une  espèce  de  fortune  par  Schiller  et  Shakspeare. 
Port  de  ces  grandes  raisons  et  de  mille  autres,  que  l'art  que  vou3 
avez  de  traiter  avec  ces  gens-là  vous  suggérera,  je  voudrais 
que  vous  enlrass^iez  chez  ledit  L...  avec  l'air  grave  et  pourtant 


260  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

sans  gène  d*uii  homme  à  argent.  Voici  la  base  de  votre  dis- 
cours : 

«  Monsieur,  je  viens  vous  proposer  une  réponse  au  manifeste 
de  M.  Auger  contre  le  romantisyne.  Tout  Paris  parle  de  Faltaqoe 
faite  par  rAcadémie  française;  mon  ami,  M.  de  Stendhal,  l'au- 
teur de  la  Vie  de  Rossini  et  de  Racine  et  Shakspeare,  que  bien 
vous  connaissez,  fait  une  réponse  à  M.  Auger;  cette  réponse  peut 
vous  être  livrée  dans  trois  jours  ;  elle  aura  de  deux  à  quatre 
feuilles.  Je  vous  en  demande  trois  cents  francs,  bien  entendu  pour 
une  première  cdiiiou,  qui  n'excédera  pas  cinq  cents  exem- 
plaires. » 

Sauf  à  se  réduire  à  deux  cents  francs  pour  mille,  ou  à  cent 
francs,  ou  à  rien.  Hier  j'ai  envoyé  au  copiste  la  6n  de  cette  bro- 
chure. Je  viens  de  faire  une  préface  qui  en  fait  une  réponse  au 
manifeste  de  N.  Auger. 

Il  faudrait  voir  L...  le  plus  tôt  que  vous  pourrez.  J'écris  au 
Diable  boiteux  pour  le  prier  d'annoncer  ma  réponse. 

Je  comptais  vous  trouver  ce  soir  au  café  ;  j'y  ai  mangé  le  petit 
enfant  de  onze  heures  et  quart  à  onze  heures  trois  quarts. 

Quand  nous  verrons-nous?  Demain,,  je  vais  revoir  la  Mom- 
belli. 

Ch.  DE  Saupiquet. 


XCVI 

A  MONSIEUB...,  A  LOVDDES. 

Paris,  le  30  avril  1824. 

Jusqu'ici  les  Français  n'ont  pas  eu  d'historien  qu'ils  puissent 
comparer  à  Hume  et  à  Rapin-Thoyras.  V Histoire  de  France  de 
Velly,  Villaret  et  Garnier  est  une  compilation  ridicule,  exécutée 
pour  des  libraires  et  mutilée  par  la  censure  méticuleuse  du  rè- 
gne de  Louis  XV.  Des  trois  auteurs  que  nous  venons  de  nommer, 
le  premier  était  prêtre  et  aspirait  à  obtenir  du  roi  une  abbaye, 
pour  récompense  de  son  travail.  Voilà  à  peu  près  la  condi- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  261 

tion  la  plus  ridicule  dans  laquelle  puisse  se  placer  un  liis  • 
lorien  de  France.  Les  deux  aulres,  Yillaret  et  Garuier,  vou- 
laicni  aussi  faire  fortune  par  les  faveurs  de  Fautoritë. 

Depuis  dix  ans,  la  France,  qui  avait  vu  sa  presse  enchaînée 
sous  le  despotisme  de  la  gloire,  jouit  d'une  demi-liberté;  mais 
il  ne  s'est  présenté  jusqu'à  ce  moment  aucun  homme  de  génie, 
ni  même  de  talent,  pour  tirer  parti  de  Timpuissance  de  la  cen- 
sure à  regard  de  Thistoire. 

M.  de  Sismondi  est  lourd ,  diffus,  ennuyeux  dans  son  tlistoire 
des  Français.  11  ne  sait  pas  enchaîner  les  faits,  il  pousse  la  né- 
gligence jusqu'à  écrire  le  même  nom  d'homme  ou  de  ville  avec 
Qoe  orthographe  différente  dans  deux  pages  successives  de  sou 
histoire. 

On  annonce  une  Histoire  de  Bretagne,  par  M.  le  comte  Daru, 
ancien  ministre  de  Napoléon,  et  auteur  de  Testimable  Histoire 
de  Venise.  M.  Daru  donnera  successivement  Thistoire  de  toutes 
les  provinces  de  la  France  actuelle,  jusqu'à  l'époque  de  leur 
réunion  au  royaume  de  France. 

En  attendant  celte  publication ,  un  homme  qui  veut  lire  au- 
jourd'hui l'histoire  de  France  ne  sait  où  la  prendre.  L'ordre  so- 
cial se  reconstruit  dans  ce  pays,  en  1824.  Ch;\cun  des  deux 
partis  propose  un  plan  de  gouvernement  et  cherche  à  prouver 
qu'au  douzième  siècle  la  France  était  soumise  à  un  système  de 
gouvernement  fort  ressemblant  à  celui  qu'il  propose.  Il  suit  de 
celte  circonstance  politique,  que  jamais ,  à  Paris ,  une  Histoire 
de  France  n'a  été  autant  désirée  que  dans  ce  moment. 

De  là  le  succès  des  anciennes  chroniques  et  des  Mémoires 
publiés  sous  ce  titre  : 

Collection  des  chroniques  nationales  françaises. 

Chroniques  de  Froissart.  (Elles  se  composeront  de  quinze  vo- 
inmes,  dont  deux  viennent  de  paraître.)  Cette  collection  est 
publiée  par  MM.  Guizot,  Buchon  et  Petitol. 

Le  dernier  de  ces  écrivains  joint  beaucoup  d'ignorance  à  une 
grande  opinion  de  son  mérite.  Sous  prétexte,  de  donner  des 
cclaircissem'ents  aux  Mémoires  qu'il  réimprime,  il  publie  une 
véritable  Histoire  de  France.  Cette  histoire  est  pitoyable. 

M.  Guizot,  ancien  conseiller  d'Éiat  sous  le  ministère  de  M.  De- 

ih. 


2()2     (ËUYHËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

cazes,  se  croit  da  gëoie  el  n'a  que  de  Vesprit.  Il  trouve  an-des- 
sous de  lui  là  tâche  de  pubHer'des  Mémoires;  c'est  sa  femme, 
fort  connue  autrefois  sous  le  nom  de  Pauline  de  Meulan,  qui 
prend  soin  des  nombreuses  traductions  et  publications  qui  por- 
tent le  nom  de  son  mari.  Elle  s'en  acquitte  fort  bien,  et  je  con- 
seille à  tout  amateur  d'bistoire  de  se  procurer  les  Mémoires 
publiés  par  M.  Guizot. 

M.  Buchon,  homme  d'esprit,  a  parcouru  fÂngleterre,  FÉcosse, 
TAlleniagne,  la  France,  tous4es  pays,  en  un  mot,  ouFroissarl 
vécut. 

Les  deux  premiers  volumes  de  cet  auteur  amusant,  qu'il  pu- 
blie en  ce  moment,  présenf«nt  souvent,  et  avec  une  haîveté 
particulière  à  la  langue  et  au  caractère  des  Français  durant  le 
moyen  âge,  des  scènes  qui  semblent  extraites  de  quelque  bon 
roman  de  Walter  Scott. 

De  tous  les  écrivains  qui,  au  quatorzième  siècle  (de  4508  à 
1400),  modelèrent  la  prose  de  la  nouvelle  langue  française,  le 
plus  piquant  est,  sans  contredit,  Froissart,  chanoine,  amant  el 
poète.  Chacun  des  amis  de  Froissart  prend  tour  à  tour  place 
dans  ses  récits  et  contribue  à  leur  donner  rintérèt  du  roman. 
Les  Chroniques  de  Froissart  ont  presque  autant  de  rapport  à 
l'Angleterre  qu'à  la  France,  et  c'est  ce  qui  a  porté  l'éditeur, 
M.  Buclion,  à  voyager  en  Angleterre;  son  travail  est  fait  avec 
soin  et  esprit. 

Une  grande  difficulté  arrêtait  autrefois  les  Français  eux-mêmes 
dans  la  lecture  de  Froissart;  c'était  l'orthographe  singulière  et 
les  mots  anciens  ou  hors  d'usage.  M.  Buchon  a  su  aplanir  celle 
difficulté;  son  Froissart  est  parfaitement  intelligible,  même  pour 
des  étrangers.  Quand  un  mot  est  suranné  ou  peu  intelligible, 
sans  supprimer  le  mot  ancien,  Téditenr  de  Froissart  le  fait  suivre, 
entre  deux  parenthèses,  par  le  mot  actuel,  qui  est  la  traduction 
de  l'ancien  et  qui  a  pris  sa  place.  Pour  rendre  la  lecture  de  sou 
livre  facile  aux  étrangers  et  en  particulier  aux  Anglais,  M.  Bu- 
chon a  donné  aux  mots  employés  par  Froissart  l'orthographe 
actuelle,  mais  il  n'a  jamais  supprimé  ou  changé  aucun  de  ces 
mots. 

Parmi  les  morceaux  les  plus  amusants  de  Froissart,  je  cite- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  263 

rais,  dans  le  deaxième  volume,  qui  parait  en  ce  moment,  le  siège 
de  Calais  par  Edouard  III  et  le  dévouement  d'Eustache  de  Saint- 
Pierre  et  des  autres  bourgeois  de  celte  ville.  Dans  ce  récit,  le 
soblime  du  caractère  s*allîe  à  la  simplicité,  à  la  naïveté  des  pa- 
roles, on  est  attendri;  et  voilà,  pour  le  dire  en  passant,  un  des 
caractères  les  plus  marquants  des  anciens  Mémoires  sur  This- 
loire  de  France. 

Vaffectation  n*a  paru  qu'au  diK-septième  siècle.  11  y  avait 
encore  beaucoup  de  naïveté  à  la  cour  de  Henri  IV;  cette  aimable 
qualité  des  Français  ne  fut  tout  à  fait  anéantie  que  par  le  règne 
de  Louis  XIV.  A  compter  de  François  I",  c'est  la  cour  qui  a 
refoudu,  recréé,  pour  ainsi  dire,  la  langue  et  les  mœurs  des^ 
Français.  On  trouvera  dans  Froissart  une  nation  toute  différente 
de  celle  qui,  depuis  Louis  XIV,  joue  un  si  grand  rôle  en  Europe 
par  ses  guerres  et  par  sa  littérature.  Les  personnes  mêmes  à  qui 
cette  litlérature  n'a  pas  le  don  de  plaire  trouveront  du  plaisir 
aux  récits  de  Froissart  ;  ils  ont,  je  le  répète,  la  naïveté  qui,  depuis, 
a  trop  souvent  manqué  à  des  écrivains  énervés  par  le  désir  d'en- 
trer un  jour  à  V Académie  française.  Cette  Académie  célèbre  fut, 
dans  les  mains  de  Louis  XIV,  une  loi  contre  la  liberté  de  la 
presse.  Jusqu'à  Voltaire  et  ffelvétius,  dans  leurs  plus  grandes 
hardiesses,  les  écrivains  français  ont  toujours  songé  à  ne  pas  se 
fermer  les  portes  de  cette  Académie. 

Mémoires  du  duc  de  Montpensiery  deuxième  fils  du  duc  d'Or- 
léans; un  volume  iii-8°. 

Ce  jeune  prince,  mort  en  Angleterre,  repose  à  Westminster, 
dans  la  chapelle  de  Henri  Vil.  H  avait  ce  qu'on  appellerait  au- 
jourd'hui des  sentiments  libéraux  ;  c'était  un  élève  de  madame 
de  Genlis.  !1  écrit  bien,  comme  son  institutrice.  Ses  Mémoires 
n'ont  aucun  intérêt  politique;  ils  dépeignent  les   sensations 
d'un  jeune  prisonnier.  Je  ne  m'éteddrai  pas  davantage   sur 
ces  Mémoires  qui  probablement  seront  bientôt  traduits  en  an- 
glais. 
Amusements  philologiques,  de  M.  Peignot;  deux  volumes. 
Cet  ouvrage  se  compose  d'une  quantité  de  choses  curieuses. 
L'auteur  prouve  que  la  poudre  à  canon,  la  boussole  et  Timpri 
meiie  n'ont  pas  été  inventées  par  les  gens  auxquels  nous  en  fai 


264  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

sons  honneur  communément.  Ces  grandes  découvertes  fureut 
apportées  de  la  Ohine^  probablement  par  des  voyageurs  vénilieDs 
qui,  par  TÉgypte,  avaient  pénétré  dans  les  Indes.  Le  livre  de 
M.  Peignot  est  fait  avec  conscience,  mais  il  ne  dit  rien  de  ce  qui 
peut  déplaire  aux  jésuites»  qui,  dans  ce  moment,  sont  les  maî- 
tres de  la  France. 


XCVII 


A  MADAME  .... 


Paris  (mardi  soir),  18  mai  1824*. 

Que  la  prudence  est  une  triste  chose,  ou  du  moins  qu  elle  me 
rend  triste  !  J'étais  le  plus  heureux  des  hommes,  ou  du  moins 
mon  cœur  battait  avec  une  extrême  émotion  ce  matin  en  allant 
chez  vous,  et  cette  émotion  était  douce.  J'ai  passé  la  soirée  et 
presque  la  journée  avec  vous,  mais  avec  une  telle  apparence 
d'indifférence  qu'il  faut  que  je  fasse  un  effort  pour  me  persuader 
qu'il  peut  en  être  autrement.  Je  regrette,  pour  la  première  fois 
depuis  dix  ans,  d'avoir  oublié  les  usages  français. 

Gomment  pourrai-je  vous  voir?  Quand  sera-t-il  convenable 
que  je  me  présente  de  nouveau  chez  vous?  Je  n'y  suis  pas  allé 
hier,  parce  que  avant-hier  un  domestique  m'avait  vu  demander 
à  la  portière  si  vous  y  étiez.  Êles-vous  contente  de  ma  prudence? 
Ai-je  eu  Pair  assez  indifTérent  ?  J'en  suis  en  colère  contre  moi- 
même.  Indiquez-moi,  de  grâce,  par  la  poste  les  moments  précis 
où  je  pourrai  vpus  trouver  seule.  Je  suis  bien  loin  maintenant 
d'éviter  ces  moments,  et  je  désespère  de  les  voir  arriver,  à  la 
quantité  de  visites  que  vous  recevez.    . 

Un  petit  signe  à  la  fenêtre  du  boudoir  où  vous  étiez  ce  matin; 

*  Le  brouillon  de  cette  lettre  était  griffonné  sur  le  verso  de  la  feuille 
contenant  le  projet  de  préface  de  la  deuxième  partie  de  Racine  et  Shak- 
speare.  (B.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  2f5 

par  exemple  :  une  persienne  à  moitié  fermée,  ou  la  jalousie  à 
demi  descendue,  me  dirait  que  je  puis  monter. 

Si  je  ne  vois  pas  ce  signe  de  solitude,  je  ne  frappe  pas  à  la 
porte  et  repasse  un  quart  d'heure  après. 

Faut-il  donc  que  vous  partiez  sans  que  je  vous  voie? 


XCVIII 

A  HONSIEUft  S S......  A  LONDRES. 

Paris,  le  15  juin  1824. 


Lorsque  Ton  détourne  la  vue  des  résultais  sérieux  de  la  Révo- 
lution, un  des  spectacles  qui  frappent  d'abord  T imagination, 
c'est  rétal  actuel  de  la  société  en  France.  J'ai  passé  ma  première 
jeunesse  avec  des  grands  seigneurs  qui  étaient  aimables  :  ce 
sont  aujourd'hui  de  vieux  ultra  méchants.  J'ai  cru  d'abord  que 
leur  humeur  chagrine  était  un  triste  effet  de  Tâge;  je  me  suis 
rapproché  de  leurs  enfants,  qui  doivent  hériter  de  grands  biens, 
.  de  beaux  titres,  enfui  de  la  plupart  des  avantages  que  les  hom- 
mes, réunis  en  société,  puissent  conférer  à  quelques-uns  d'entre 
eux  ;  je  les  ai  trouvés  jouissant  d'un  plus  grand  fond  de  tris-, 
lesse  encore  que  leurs  parents. 

Je  ne  suis  point  de  ces  philosophes  qui,  lorsqu'il  fait  une 
grande  pluie  le  soir  d\in  jour  étouffant  du  mois  de  juin,  s'affli- 
gent de  la  pluie,  parce  qu'elle  fait  du  mal  aux  biens  de  la  terre, 
et,  par  exemple,  à  h\  floraison  des  vignes.  La  pluie,  ce  soir-là, 
me  semble  charmante,  parce  qu  elle  détend  les  nerfs,  rafraîchit 
fair,  et,  enfm,  me  donne  du  bonheur.  Je  quitterai  peut-être  le 
monde  demain;  je  ne  boirai  pas  de  ce  vin  dont  la  (leur embaume 
les  collines  de  la  Côte-d'Or.  Tous  les  philosophes  du  dix-hui- 
tième siècle  n)*ont  prouvé  que  le  grand  seigneur  est  une  chose 
fort  immorale,  fort  nuisible,  etc.  A  quoi  je  réponds  que  j'aime 
de  passion  un  grand  seigneur  bien  élevé  et  gai,  tels  que  ceux 
que  je  trouvai  dans  ma  famille  lorsque  j'apprenais  à  lire..  La  so-» 


206  ŒUVllKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

ciélé.  veuve  de  ces  élres  gais,  charmams,  aimables,  ne  prenaui 
ri  eu  au  iragique,  me  semble  presque  Tannée  dépouillée  de  sou 
pi'iulonip>.  Mais,  me  dii  la  sagesse,  c'claieot  des  êtres  immo- 
raux et,  sans  le  savoir,  produisant  du  malheur.  Ma  belle  sagesse, 
lui  réponds-je,  je  ne  suis  pas  roi,  je  ne  suis  pas  chef  de  peuple, 
législateur,  etc.  ;  je  suis  un  petit  citoyen  fort  obscur,  fort  peu 
fait  pour  influer  sur  les  autres;  je  cherche  le  plaisir  tous  les 
jours,  le  bonheur  quaud  je  puis;  j'aime  la  société  et  je  suis 
affligé  de  Télat  de  marasme  et  d'irritation  où  elle  se  trouve. 

N'est-il  pas  bien  triste  pom*  moi  qui  n*ai  qu'une  journée  à 
passer  au  salon j  de  le  trouver  juslement  occupé  par  les  maçons 
qui  le  reblauchissenl,  par  les  peiulros  qui  me  fout  fuir  avec  l'in- 
supportable odeur  de  leur  vernis,  enfin,  par  les  menuisiers,  les 
plus  bruyants  de  tous,  qui  remettent  des  chevilles  au  parquet 
a  grands  coups  de  marteau.  Tous  ces  messieurs  me  jurent  que 
sans  leurs  travaux  le  salon  tomberait.  —  Bêlas  !  messieurs,  que 
ne  m*a-t-il  été  donné  d'habiter  le  salon  la  veille  du  jour  où  vous 
y  êtes  entrés  ! 


XCIX 


A   MADAME 


Paris,  le  i6  juin  1824. 


Madame , 


Les  hasards  d^une  petite  succession  ayant  fait  tomber  en  vos 
mains  quelques  lettres  qui  expliquent  les  circonstances  singu- 
lières de  ce  qui  s'est  passé,  entre  des  personnes  de  la  plus  haute 
distinction,  pendant  quelques  semaines,  vous  m'avez  chargé  de 
tirer  de  ces  lettres  le  récit  d'un  amour  assez  singulier.  J'étais 
l'ami  du  noble  don  Carlos,  un  des  héros  de  celle  histoire.  Les 
suites  de  ce  que  nous  appelons  le  perfectionnement  de  la  so- 
ciété, qui,  à  mes  yeux,  en  annonce  la  décrépitude,  rend  main* 
tenant  impossible  l'amour  passionné,  s'il  n'est  aidé  par  un  peu 


LETTRES  A  SES  AMIS.  267 

d'art  et  de  fausseté.  H  est  arrivé  que  les  diverses  phases  de  cet 
amour  passionné,  dont  le  récit  touche  les  âmes  faites  pour  ai- 
mer, se  sont  rencontrées  entre  deux  hommes  distingués  et  une 
femme  de  la  plus  rare  beauté,  avec  lesquels  le  hasard  et  la  so- 
ciété nous  ont  fait  TÎvre.  Cet  amour  leur  a  fait  quitter  la  vie. 
Vous  vonlez  que  je  leur  élève  un  monument,  en  racontant,  sans 
le  plus  léger  ornement,  ce  qu'ils  furent  et  ce  qu'ils  sentirent. 
Vous  étiez  faite  pour  les  comprendre. 

Le  public  aimera-t-il  leurs  existences  ?  Je  me  suis  donné  beau- 
eoup  de  peine  pour  que  leurs  noms  véritables  ne  soient  point 
exposés  aux  plaisanteries  grossières  des  âmes  vulgaires. 

Vous  avez  employé,  madame,  cet  esprit  si  distingué;  qui  fait 
le  charme  de  vos  amis,  à  construire  le  récit  de  celte  histoire. 
Aurons*Dous  réussi  ?  Je  serai  heureux,  puisque  je  vous  ai  obéi. 

Stendhal. 


▲  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M....,  A  PARIS. 

Paris,  juillet  1824. 

Non  cher  ami,  je  n*ai  pas  pu  profiter  hier  soir  de  votre  obli- 
geance à  me  garder  une  place  au  parterre,  notre  pique-nique 
n'ayant  fini  qu'à  huit  heures. 

G...;  est  d'avis  que»  comme  on  ne  lit  plus  que  les  journaux, 
un  honnête  homme  peut  écrire  dans  un  journal  *;  cela  me  con- 
vient donc. 

Je  me  chargerais  volontiers  : 

i'  De  l'opéra  buffa. 

2*  De  l'annonce  des  estampes  et  tableaux  qui  paraissent  dans 
le  cours  de  l'année. 

5<*  Je  donnerais  chaque  mois,  si  l'on  veut,  un  article  sur  les 

*  Voir  quelques  feuilletons  du  Journal  de  Paris,  de  1S24,  sis:nés  M.  et 
«'autres  fois  A.  (R.  C  ) 


268  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHA.L. 

meilleurs  ouvrages  qui,  dans  le  mois»  ont  paru  en  Italie.  Idem, 
pour  les  meilleurs  ouvrages  qui  ont  paru  en  Angleterre. 

Cela  liendrait  nos  badauds  au  courant  de  ces  deux  littératu- 
res. Gomme  je  lis  les  Revues  anglaises  chez  Galignany,  et  que 
S...  m'explique  les  masques,  je  puis  être  au  courant. 

40  S'il  n*y  a  personne  pour  rendre  compte  de  Yexposition  au 
Louvre,  j'en  rendrais  compte,  en  mentant  un  peu,  pour  méoa* 
ger  la  gloire  nationale. 

Quel  est  le  degré  d'absurdité  et  de  mensonge  exigé  par  le  ré- 
dacteur en  chef?  C'est  là  la  question.  Comme  00  finit  toujours  par 
être  connu,  s'il  faut  être  ridicule  et  mentir  trop  fort,  je  n'en 
suis  pas.'  Du  reste,  si  Thonneur  est  sauf,  je  promets  exactitude 
et  je  laisserai,  tant  qu'on  voudra,  mutiler  mes  articles  par  le 
rédacteur  en  chef,  grand  juge  de  la  partie  des  convenances  et 
des  amours-propres  à  ménager. 

S'il  y  avait  un  théâtre  vacant,  je  le  prendrais  avec  plaisir  ; 
mais  jusqu'à  quel  point  me  permetlra-t-on  de  prêcher  la  doc- 
trine de  la  brochure  Racine  et  Shakspeare? 

En  un  mot,  soyez  mon  ambassadeur  auprès  de  Maisonnette;  je 
me  moque  des  honoraires,  mais  non  pas  de  llionneur. 

Je  voudrais  être  entièrement  et  absolument  connu  sous  le 
nom  de  : 

ROCER. 


VA 


PROJET    DE   CIBCULAIRB  A   MESSIEURS    LES    MEMBRES    DE    l' ACADÉMIE 

FRANÇAISE. 

Paris,  le       4824. 
Monsieur, 

J  ai  le  projet  un  peu  hardi,  peut-être,  de  solliciter  votre  voix 
pour  être  admis  à  l'Académie  française.  Je  compte  prendre 
cette  liberté  vers  l'an  1843.  A  cette  époque  j'aurai  soixante 


LETTRES  A  SES  AMIS.  269 

ans,  l'Académie  ne  comptera  probablement  plus  parmi  ses 
membres  plusieurs  hommes  fort  bonnétes,  fort  estimables,  fort 
aimables,  mais  qui,  peut-être  à  tort,  ne  me  semblent  pas  des 
juges  littéraires. 

Un  médecin  qui  a  de  Texpérience  fait  une  monographie  de 
la  fièvre.  Vers  la  fin  d'une  jeunesse  fort  agitée  un  oisif  a  essayé 
de  faire  une  monographie  de  cette  maladie  que  tout  le  monde 
prétend  avoir  eue  et  qu'on  appelle  Tamour.  On  dit  que  les  pre- 
mières pages  sont  obscures.  L'auteur  serait  heureux  si  Thomme 
supérieur,  qu'il  scandalise  peut-être,  pouvait  arriver  jusqu'aux 
dernières  pages  de  l'amour  et  se  dire  :  Après  l'admission  de 
MM.  tel,  tel,  tel,  je  donnerai  ma  voix  à  celui-ci. 

Il  est  avec  respect, 

B.... 
Auteur  delà  Vie  de  Rossini. 


eu 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M ,  A  HONFLEUR. 

Paris,  le  15  octobre  1824. 

J'aime  mieux ,  cher  ami,  ce  que  vous  me  dites  du  caractère 
gai  que  si  vous  m'appreniez  que  vous  avez  trouvé  auprès  du 
grand  crucifix,  à  un  quart  de  lieue  au  levant  de  Hondeur,  deux 
billets  de  mille  francs.  Voilà  un  mariage  qui  s'annonce  bien. 

h  vous  trace  ces  lignes  mourant  de  faim  et  sortant  du  lit,  où 
l'on  vient  de  m'apporter  votre  épîlre  ;  je  vous  ferai  une  longue 
lettre  un  autre  jour. 

Tout  le  monde  eu  veut  à  M.  de  Villéle;  pour  moi,  je  l'aime 
comme  bon  financier  et  anti-Russe.  Ou  dit  qu'il  va  être  fait  duc; 
gare  pour  la  popularité  de  Charles  X.  S.......  vient  de  lancer 

une  philippique  contre  ledit  Villèle.  —  Le  clergé  paraît  s'être 
fort  barbouillé  par  son  indigne  procédé  envers  le  feu  roi,  sou 
bienfaiteur  ;  les  prêtres  voulaient  que  son  corps  allât  à  Notre- 
Dame,  comme  ce  pauvre  Henri  IV. 


270  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Hier»  soirée  fort  gâiecbez  GiudiUa;  mafê  ce  malins  après  la 
répétition  de  la  Nina,  elle  retouroe  au  Point  du  Jour.  —  Al- 
bert avait  l'air  tout  à  fait  amoureux  et  par  trop  triste.  —  La  voi- 
sine du  second  est  peu  pazza  per  amore,  pour  ua  noble  mar- 
chese,  absent  avec  congé. 

Scbnetz  est  décidément  le  premier  de  Texposilion;  sou  petit 
SixU  Y  et  la  Femme  du  brigand  le  mettent  au  premier  rang,  à 

mes  yeux.  M.  D lui  préfère  un  demi-talent,  LéopoldRo- 

bert.  —  Gros  vient  d'avoir  quarante-quatre  mille  francs  pour 
peindre  tout  le  dôme  de  Sainte-Geneviève  ;  on  assure  que  d'en 
bas  on  ne  distingue  rien,  —  Horace  Vernet  vient  d*avoir  cio- 
quante  mille  francs  pour  le  portrait  de  S.  M.  Charles  X  fait  eosii 
jours. 

Adieu  ;  quand  revenez- vous? 

CnoppiN  d*Or]souville. 


GUI 

A  MONSIEUR  LE  RiDAOTEDR  DO  GLOftE,  A  PARIS. 

Paris,  le  30  novembre  1824. 

Le  plus  grand  poète  tragique  de  rilalie,  Thenreux  imitateur 
de  Racine,  Silvio  Pellico  vient  de  Sortir  *■  de  la  prison  d'État  du 
Spielberg  où  il  était  détenu  depuis  plusieurs  années.  Voici  quel- 
ques faits  sur  cet  homme  aimable.  Silvio  Pellico  naquit  en  Pié- 
mont vers  Tau  i  795.  En  ce  pays,  la  société  ne  parle  que  pié- 
montais.  Parler  à  Turin  Titalien  de  Toscane  passerait  pour  uoe 
pédanterie  insupportable,  et  je  crois  que  les  Piémontais  conuais- 
seut  mieux  la  langue  française  que  celle  qu*on  parle  à  Rome  et 
à  Florence.  Écrire  en  italien,  pour  un  poète  né  en  Piémont, 

*  Erreur  partagée  alors  par  ses  nombreux  amis.  Silvio  Pellico  sortit  àa 
Spielberiç  seulement  le  i"  août  1830,  et  il  ne  recouvra  entièrement  sa 
liberté  que  le  16  septembre  suivant,  en  quittant  Novarre  pour  se  rendre  à 
Turin.  (R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  271 

c'est  presque  se  servir  d'uae  langue  étrangère  >  d'autant  plus  dif- 
ficile à  parler  correctement  que  celte  langue  emploie  presque 
les  mêmes  mots  que  celle  dont  on  se  sert  chaque  jour,  tout  eu 
leur  donnant  un  sens  différeùt.  Florence,  Sienne  et  Rome  sont, 
dans  le  fait,  les  seules  villes  d'Italie  où  Ton  parle  italien.  La  plu- 
part des  littérateurs  lombards  qui  écrivent  en  italien  ne  peuvent 
se  défeiidre  d*une  sorte  d'affectation  ;  on  sent  qu*à  chaque  page 
ils  sont  obligés  d'avoir  recours  à  leur  dictionnaire.  Le  grand 
mérite  deSilvio  Pellico  est  d'écrire  en  italien  avec  les  sentiments 
profoDds  et  tendres  d'un  Lombard,  mais  avec  tout  le  naturel 
d'un  habitant  de  Rome  ou  de  Sienne. 

La  Francesca  da  Himini  est,  je  crois,  le  seul  ouvrage  de  ce 
grand  poète  qui  soit  traduit  en  français.  Il  y  a  quelques  mois 
que  j'ai  vu  donner  cette  tragédie  à  Bologne  cinq  fois  de  suite  ; 
c'est  un  succès  que  n'ont  pu  atteindre  les  tragédies  d'Alfieri. 
Pellico  a  su  peindre  Vamour  italien  de  la  manière  la  plus  vraie, 
la  plus  touchante,  et  en  vers  dignes  de  Racine.  Je  n'ai  jamais 
vu  Eufemio  di  Messina,  autre  tragédie  du  même  auteur.  Avant 
que  cet  homme  aimable  fût  mis  eu  prison,  j'ai  vu  les  manuscrits 
de  dix  tragédies  nouvelles. 

Pendant  sou  séjour  au  Spielberg,  M.  Pellico  a  composé  de 
petits  poèmes,  dans  le  genre  de  la  Parisina  de  lord  Byron,  sur 
des  anecdotes  tragiques  de  Thisloire  du  moyen  âge  en  Italie. 

Je  crois  M.  Pellico  fort  pauvre  ;  son  procès  l'aura  ruiné,  et, 
d'ailleurs,  il  n'a  jamais  été  riche.  Je  sais  qu'on  pense  à  Londres 
à  publier  ses  tragédies  par  souscription.  Je  voudrais  que  beau- 
coup de  Français  connussent  rexistence  de  ces  tragédies,  les 
plus  remarquables  que  l'Italie  ait  produites  depuis  Alfieri. 

Silvio  Pellico  est  F  homme  du  caractère  le  plus  dou^c  et  le 
plus  tranquille*  toute  l'activité  de  son  âme  s'est  réfugiée  dans  la 
poésie.  Placé  avant  sa  détention  auprès  d'un  noble  Italien 
comme  précepteur  de  ses  enfants,  sa  conversation,  pleine  de 
grâces  et  de  mélancolie,  avait  tellement  captivé  sou  patron, 
qu'on  ne  lui  laissait  pas  une  heure  par  jour  à  consacrer  à  sa 
chère  poésie.  Peliico  fut  toujours  d'une  santé  très-faible.  Je  lui 
ai  entendu  dire  longtemps  avant  son  procès  :  Le  plus  beau 
jour  de  ma  vie  sera  celui  de  ma  mort.  Ce  propos  était  tou- 


272  ŒUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

chant  dans  la  bouche  de  rhomme  le  plas  simple  et  le  plus  na- 
turel qui  fût  jamais. 


CIV 

A  INSÉRER  l»4NS    UN    PAUVRE  JOURNAL  MOURANT  DE    FAIH,    FAUTE  d'IDÉES. 

Londres,  le  14  décembre  1824. 
Monsieur, 

De  tout  temps  il  y  a  eu  des  coleries  littéraires.  Je  pense  que 
du  temps  de  Voltaire  et  de  d'Alembert,  son  premier  ministre,  il 
n'était  pas  trop  prudent  d'imprimer  à  Paris,  sans  adresser  un 
pelit  coup  d'enceasoir  au  patriarche  de  Ferney.  Vous  vous  sou- 
venez des  épitbètes  peu  polies  décernées  par  VoUaire  à  M.  Lar- 
cher,  le  traducteur  d'Hérodote.  De  nos  jours,  il  faut  tenir  au 
Constitutionnel,  ou,  au  moins,  aux  Bonnes  lettres^.  Comme  j'ai 
Taudace  condamnable  de  ne  tenir  à  rien  qu'à  mes  opinions,  j'ai 
grand'peur  de  ne  trouver  aucun  journal  qui  veuille  insérer  la 
présente. 

Je  voudrais  vous  faire  connaître  une  coterie  littéraire  anglaise. 
Dans  ce  pays-ci,  où  Ton  prend  tout  au  sérieux,  cette  colerie, 
'fort  inconnue  en  France,  je  suppose,  mais  fort  redoutée  à  Lon- 
dres et  à  Edimbourg,  parvient  à  faire  siffler  les  écrivains  qui  se 
monirent  rebelles  et  qui  refusent  de  se  ranger  sous  sa  bannière. 

On  dit  assez  généralement  à  Londres  que  MM.  Croker,  Gif- 
ford,  rédacteur  en  chef  du  Qu  irterly-Review,  Soulhey,  poète 
lauréat,  et,  avant  sa  conversion,  poète  jacobin,  se  sont  réunis, 
et,  depuis  sept  à  huit  ans,  mettent  à  exécution,  aux  dépens  de 
tous  les  Anglais  qui,  pour  chercher  à  se  désennuyer ,  lisent  de 
temps  à  autre  la  fameuse  maxime  : 

«  Nul  n'aura  de  l'esprit  hors  nous  et  nos  amis,  d 

*  Société  littéraire,  composée  des  écrivains  les  plus  dévoués  au  gouver' 
nement  de  la  Restauration.  (R.  G.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  273 

Les  gens  d'esprit  qui  ne  sont  pas  ïes  amis  de  MM.  Croker,  Gîf- 
ford,  Southey,  WaUer  ScoU,  etc.,  sont  déclarés  bêles,  pédants, 
ennuyeux,  grossiers,  indécents  et  même,  de  temps  à  autre,  gens 
dangereux  et  qu'il  est  à  propos  de  surveiller.  Si  vous  voulez, 
monsieur,  vous  donner  la  peine  d'ouvrir  le  Qtiarterly-HevieWy 
qui  est  le  grand  instrument,  la  grande  machine  de  guerre  de  la 
coterie,  vous  y  trouverez  la  preuve  de  ce  que  dessus. 


CV      . 

A  MADAME  L...  S...  B...S   A  PARIS. 

Paris,  le      1824. 

Je  serais  heureux,  madame,  de  pouvoir  vous  donner  quel- 
ques renseignements  pour  l'ouvrage  que  vous  préparez  sur  lord 
Byron.  Il  est  vrai  que  j'ai  passé  plusieurs  mois  dans  la  société 
de  ce  grand  poète  ;  mais,  en  vérité,  parler  de  lui  n'est  pas  chose 
Me  :  je  n'ai  vu  lord  Byron  dans  aucun  de  ces  moments  déci- 
sifs qui  révèlent  tout  un  caractère;  ce  que  je  sais  sur  cet  homme 
singulier  n*est  que  le  souvenir  de  ce  que  j'ai  senti  en  sa  pré- 
sence. Gomment  rendre  compte  d'un  souvenir  sans  parler  de 
soi,  et  comment  oser  parler  de  soi  après  avoir  nommé  lord 
Byron? 

Ce  fut  pendant  Taulomne  de  1816  que  je  le  rencontrai  au  théâ- 
tre delà  Scala,  à  Milan,  dans  la  loge  de  M.  Louis  de  6....  Je  fus 
frappé  des  yeux  de  lord  Byron  au  moment  où  il  écoutait  un  ses- 
leitod'un  opéra  de  Mayer,  intitulé  Elena.  Je  n'ai  vu  de  ma  vie  rien 
déplus  beau  ni  de  plus  expressif.  Encore  aujourd'hui,  si  je  viens 
à  penser  à  l'expression  qu'un  grand  peintre  devrait  donner  au 
génie,  cette  tête  sublime  reparaît  tout  à  coup  devant  moi.  J'eus 
QD  instant  d'enthousiasme,  et,  oubliant  la  juste  répugnance  que 
tout  homme  un  peu  fier  doit  avoir  à  se  faire  présenter  à  un  pair 
d'Angleterre,  je  priai  M.  de  B...  de  ra'introduire  à  lord  Byron, 


*  L'auteur  de  l'ouvrage  ayant  pour  titre  Lord  Byron. 


274  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Je  me  trouvai  le  lenlemaiu  à  diaer  chez  N.  de  B...,  avec  loi, 
el  le  célèbre  Monli,  rimmortel  aulear  de  la  Basvigiiana.  On  parla 
poésie  ;  on  eu  vint  à  demander  quels  élaienl  les  douze  plus  beaux 
vers  faits  depuis  un  siècle  en  français,  en  italien,  eu  anglais.  Les 
Italiens  présents  s'accordèrent  à  désigner  les  douze  premiers 
vers  de  la  Mascheroniana*^,  de  Monti,  comme  ce  que  Ton  avait 
fait  de  plus  beau,  dans  leur  langue,  depuis  cent  ans.  Monti  vou- 
lut bien  nous  les  réciter.  Je  regardai  lord  Byron,  il  fut  ravi.  La 
nuance  de  hauteur,  ou  plutôt  Tair  d'un  homme  qui  se  trouve 
avoir  à  repousser  une  impprtunitét  qui  déparait  un  peu  sa  belle 
figure,  disparut  tout  à  coup  pour  faire  place  à  rexpressiou  du 
boulieur.  Le  premier  chant  de  la  Uasclieroniana,  que  Mouti  ré- 
cita presque  en  entier,  vaincu  par  les  acclamations  des  audi- 
teurs, causa  la  plus  vive  sensation  à  Tauteur  de  Childe  Harold. 
Je  n'oublierai  jamais  Texpression  divine  de  ses  traits;  celait 
Tair  serein  de  la  puissance  et  du  génie,  et,  suivant  moi,  lord 
Byrou  n'avait,  en  ce  moment,  aucune  affectation  à  se  reprocher. 

Ou  compara  les  systèmes  tragiques  d*Alûeri  et  de  Schiller.  Le 
poète  anglais  dit  qu'il  était  fort  ridicule  que,  dans  le  Philippe  II 
d'Alfieri,  don  Carlos  se  trouvai  sans  difficulté,  el  dès  la  première 
scèue,  en  tête  à  tète  avec  Tépouse  du  soupçonneux  Philippe. 
Monti,  si  heureux  dans  la  pratique  de  la  poésie,  présenta  des 
arguments  tellement  singuliers  sur  la  théorie,  que  lord  Byron  se 
penchant  vers  son  voisin,  dit,  en  parlant  de  Monti  :  fie  knows 
noi  how  he  is  a  poet  '. 

Je  passai  presque  toutes  les  soirées,  à  partir  de  ce  jour,  avec 
lord  Byron.  Toutes  les  fois  que  cet  homme  singulier  était  monté  et 
parlait  d'enthousiasme,  ses  sentiments  étaient  nobles,  grands, 
généreux,  eu  un  mol  au  niveau  de  son  génie.  Mais  dans  les  mo- 
ments prosaïques  de  la  vie,  les  sentiments  du  poêle  me  sem- 
blaient aussi  fort  ordinaires.  Il  y  avait  beaucoup  de  petite  va- 
nité, une  crainte  continuelle  et  puérile  de  paraître  ridicule,  e( 
quelquefois,  si  je  l'ose  dire,  de  cette  hypocrisie  que  les  Anglais 

*  Pocine  sur  Bonaparle,  composé  en  1801,  à  l'occasion  de  la  mort  du 
célèbre  géomètre  Lorenzo  Maschcroni.  (H.  B.) 

*  Il  ne  sait  pas  comment  il  est  poète. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  275 

appellent  canC.  Il  me  semblait  que  lord  Byron  était  toujours  prêt 
à  entrer  eu  compromis  avec  un  préjugé  pour  en  obtenir  une 
louange . 

Une  chose  qui  frappait  surtout  les  Italiens,  c*est  qu'il  était  facile 
de  voir  que  ce  grand  poète  s'estimait  beaucoup  plus  comme  un 
descendant  de  ces  Byron  de  Normandie  qui  suivirent  Guillaume 
lors  de  la  conquête  de  TAugleterre,  que  comme  Fauteur  de 
Parisina  et  de  Lara*  J'eus  le  bonheur  d'exciter  sa  curiosité,  en 
lai  donnant  des  détails  personnels  sur  Napoléon  et  sur  la  retraite 
de  Moscou,  qui,  en  1810,  n'étaient  pas  encore  un  lieu  commun. 
Ce  geoijre  de  mérite  me  valut  plusieurs  promenades  tète  à  tète 
dans  l'immense  et  solitaire  foyer  de  la  Scala.  Le  grand  homme 
apparaissait  une  demi-heure  chaque  soir,  et  alors  c'était  la  plus 
belle  conversation  que  j'aie  rencontrée  de  ma  vie  ;  un  volcan 
d'idées  neuves  et  de  sentiments  généreux,  tellement  mêlés  en- 
semble qu'on  croyait  goûter  ces  sentiments  pour  la  première 
fois.  Le  reste  de  la  soirée,  le  grand  homme  était  tellement  An^ 
glais  et  lord,  que  je  ne  pus  jamais  me  résoudre  à  accepter  l'in- 
vitation d'aller  diner  avec  lui ,  qu  il  renouvelait  de  temps  en 
temps.  11  composait  alors  Childe  Harold;  tous  les  matins  il 
écrivait  cent  vers,  qu'il  réduisait  le  soir  à  vingt  ou  trente.  Entre 
ces  deux  travaux  il  avait  besoin  de  repos,  et  il  trouvait  cette 
distraction  nécessaire  en  bavardant,  après  dîner,  les  coudes  sur 
la  table,  et,  disait-on,  avec  le  naturel  le  plus  a>:nable. 

Je  remarquai  que,  dans  ses  moments  de  géuie,  lord  Byron 
admirait  Napoléon,  comme  Napoléon  lui-même  admirait  Cor- 
netUe.  Dans  les  moments  ordinaires  où  lord  Byron  se  croyait  un 
grand  seigneur,  il  cherchait  à  donner  des  ridicules  à  l'exilé  de 
Saiote-Uélène.  11  y  avait  de  l'envie,  chez  UHid  Byron,  pour  la 
partie  brillante  du  caractère  de  Napoléon  ;  ses  mots  sublines  le 
veiaienL  ;  nous  lui  donnions  de  l'humeur  en  rap'pelanl  la  fameuse 
^ooutioo  adressée  à  Tarmée  d'Egypte  :  «  Soldats,  songez  que  du 
haut  de  ces  pyramides  quarante  siècles  vous  contemplent!  »  Lord 
Byron  eût  pardonné  plus  facilement  à  Napoléon  s'il  eût  eu  l'ap- 
parence un  peu  plate  de  Washington.  Ce  qu'il  y  ava't  de  plai- 
nt, c'est  que  ce  n'était  point  du  tout  la  partie  despotique  du 
cœur  de  Napoléon  qui  heurtait  le  pair  anglais. 


276  (EUVRËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Un  soir,  comme  lord  Byron  me  faisait  ThouDeur  de  se  prome- 
ner avec  mol  dans  le  foyer  de  la  Scala,  on  vint  Fa  venir  que 
FolBcler  autrichien  de  garde  au  théâtre  venait  de  faire  arrêter 
î^OQ  secrétaire,  M.  Polidori,  médecin  qui  était  auprès  de  lai.  La 
figure  de  lard  Byron  prit  sur-le-champ  une  ressemblance  frap- 
pante avec  celle  de  Napoléon  lorsqu'il  était  en  colère.  Sept  ou 
huit  personnes  raccompagnèrent  .iu  corps  de  garde;  il  y  fui 
magnifique  d'indignation  continue  et  d'énergie,  pendant  uoe 
heure  que  dura  la  colère  vulgaire  de  Tofficier  de  garde.  Au  re- 
tour, dans  la  loge  de  M.  de  B...,  on  se  mit  à  faire  l'éloge  des 
principes  aristocratiques  qui,  d'ordinaire,  étaient  fort  du  goAl 
de  milord  Byron.  H  fut  sensible  à  la  plaisanterie,  et  sortit  de  la 
loge  furieux,  mais  sans  s'être  jamais  écarté  du  ton  d'une  poli- 
tesse parfaite.  Le  lendemain,  le  secrétaire  fut  obligé  de  quitter 
Milan. 

M.  de  B...  m'engagea  peu  après  à  conduire  lord  Byron  au 
musée  de  Bréra  ;  j'admirai  la  profondeur  de  seulimenl  avec  la- 
quelle ce  grand  poêle  comprenait  les  peintres  les  plus  opposés  : 
Raphaël,  leGuercfain,  Luini,  le  Titien,  etc.  UAgar  renvoyéepar 
Abraham^  du  Guerchin,  l'élcctrisa  ;  de  ce  moment  Tadmiratiou 
nous  rendit  tous  /nuets  ;  il  improvisa  une  heure,  et  mieux,  sui- 
vant moi,  que  madame  de  Staël. 

Ce  qui  me  frappait  le  plus  chez  cet  homme  singulier,  surloot 
quand  il  disait  du  mal  de  Napoléon,  c'est  qu'il  n'avait,  selon  mol 
du  moins,  aucune  véritable  expérience  des  hommes  :  son  orgueil, 
son  rang,  sa  gloire,  l'avaientempéché  de  traiter  jamais  d'égal  àégal 
avee  eux.  Sa  hauteur  et  sa  méfiance  les  avaient  toujours  tenus  à 
une  iro]>  grande  dislance  pour  qu'il  pût  les  observer  ;  il  était 
trop  accoutumé  ^  ne  pas  entreprendre  ce  qu'il  ne  pouvait  pa^ 
emporter  de  haute  lutte.  En  revanche,  ou  admirait  une  foole 
d'idées  fines  et  justes  si  Ton  venait  à  parler  des  femmes  qu'il 
conua'ssait,  parce  qu'il  avait  eu  besoin  de  leur  plaire  et  de  les 
tromper.  11  plaignait  les  femmes  anglaises,  celles  de  Genève,  de 
Neufchâtel,  etc.  Il  manquait  au  génie  de  lord  Byron  de  s'éirc 
trouve  dans  la  nécessité  de  négocier  et  de  discuter  avec  des 
égaux.  Je  mis  convaincu  qu'à  son  retour  de  Grèce  ses  laleois 
eussent  paiu  tout  à  coup  grandis  de  moitié.  En  cherchaol  à 


J 


LETTRES  A  SES  AMIS.  277 

meUrela  paix  entre  Mavrocordato  etCoIocolroni,  il  eût  acquis  des 
connaissances  positives  sur  le  cœur  humain.  Peut-être  alors  lord 
Byron  eût-il  pu  s'élever  à  la  hauteur  de  la  vraie  tragédie. 

Il  aurait  eu  moins  de  moments  de  misanthropie  ;  il  n'eût  pas 
cru  toujours  que  tout  ce  qui  l'environnait  s'occupait  de  lui»  et 
s'en  occupait  pour  faire  de  Tenvie  ou  chercher  à  le  tromper.  Le 
foQd  de  misanthropie  de  ce  grand  homme  avait  été  aigri  par  la 
société  anglaise.  Ses  amis  observaient  que  plus  il  vivait  avec  des 
Italiens,  plus  il  devenait  heureux  et  bon.  Si  Ton  met  l'humeur 
ooire  à  la  place  des  accès  de  colère  puérile,  Ton  trouvera  que 
le  caractère  de  lord  Byron  avait  les  rapports  les  plus  fr.tppants 
avec  celui  de  Voltaire. 

Mah  je  m'arrête,  pour  ne  pas  faire  une  dissertation.  Je  vous 
demande  pardon,  madame,  de  ces  considérations  générales,  j'au- 
rais bien  voulu  pouvoir  les  remplacer  par  des  faits  ;  sept  ou  huit 
aimées  d'intervalle  les  ont  bannis  de  ma  mémoire,  et  je  n'y 
trouve,  sur  lord  Byron,  que  les  conclusions  que  dans  le  temps 
je  tirai  des  faits  mêmes.  Je  m'estimerai  fort  heureux,  madame, 
si  vous  voulez  bien  accueillir  avec  bonté  cette  espèce  de  portrait 
moral,  et  voir,  dans  ces  pages  écrites  à  la  hâte,  une  preuve  du 
respect  profond  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

H.  Beyle. 


CVI 


A   MONSIEUR    . . .  ,  A   LONDRES 


Paris,  le  24  décembre  1824. 

Plusieurs  curés  ont  entrepris  d^nterdire  la  danse  ù  leur^ 
ouailles.  La  danse  est  le  principal  plaisir  des  paysans  français, 
le  dimanche  soir  ;  c'est  un  usage  national.  Ce  ne  sont  |»9is  préci- 
sément les  jésuites  qui  entreprennent  la  chute  de  la  danse.  Le 
système  de  M.  Fortis,  leur  général,  est  au  contraire  de  se  mon- 
trer fort  indulgent  pour  tous  les  plaisirs  des  sens.  C'est  par  la 
1.  16 


278  ŒUVllES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

mise  en  pratique  de  cette  doctrine,  que  les  jésuites  font  des  pro- 
grès dans  la  carrière  du  confeuional. 

Instruction  sur  la  danse,  extraite  des  saintes  Écritures,  des 
saints  Pères,  des  saints  Conciles,  par  M.  l'abbé  Hulot. 

La  brochure  de  M.  Hulot  a  fait  sensation,  parce  qu'elle  a  para 
huit  jours  après  le  fameux  programme  de  M.  S...  del.  R... 
(Pami  de  madame  du  C...).  Cet  homme  marié,  ami  d'une  femme 
mariée,  a  entrepris  la  résurrection  de  la  morale  dans  Paris,  ci 
particulièrement  au  grand  Opéra,  dont  il  a  la  direction.  11  veut 
réformer  la  danse,  la  jupe  et  les  pantalons  de  mesdemoiselles 
Nobiet  et  Legallois.  Je  ne  vous  parlerais  pas  du  programme  de 
M.  S...  del.  R...,si  tous  les  journaux  de  Paris  ne  s* en  occu- 
paient pas  autant  que  tes  v^res  se  sont  occupés  du  malheureux 
Fauntleroy.  Il  est  plus  gai  de  s'occuper  de  M.  S...  et  du  traité 
de  la  danse,  ou  plutôt  contre  la  danse ^  de  M.  Hulot.  Ua 
M  Baron  vient  de  publier  un  ouvrage  savant  et  sérieux  sur  la 
danse. 

Du  courage  et  de  la  patience  dans  le  traitement  des  maladieSi 
traduit  de  rUalien  du  docteur  Pasta. 

(\c  savant  médecin  italien  est  Toncle  de  la  célèbre  chanteuse 
madame  P^sla.  Sa  dissertation  philosophique  a  du  succès.  Elle 
nous  apprend  que  le  courage  ^  dans  les  maladies  chroniques,  est 
une  cause  directe  de  guérison. 

Mémoires  du  comte  Joseph  de  Puysaie,  lieutenant  général, 
pour  servir  à  l'histoire  du  parti  royaliste,  en  France,  pendant  la 
Révolution. —  Cinq  vol.  in-8°. 

Je  ne  vous  parlerais  pas  de  la  seconde  édition  de  ces  Mémoires, 
s'ils  ne  me  donnaient  occasion  de  noter  un  fait  curieux.  La  pre- 
mière édition  des  Mémoires  de  M.  de  Puysaie  parut  de  1803 
à  1808.  Plusieurs  des  mensonges  royalistes  avancés,  depuis  lors, 
par  le  parti  royaliste,  sont  démentis  par  la  bouche  royaliste  de 
M. jde  Puysaie.  Et,  en  revanche,  plusi^rs  des  mensonges  avan- 
cés par  M.  de  Puysaie  sont  démentis  aujourd'hui  par  M.  Lacre- 
telle  et  les  autres  écrivains  membres  de  la  société  des  Bonnes 
lettres. 

Mémoires  de  M,  de  Vauban,  chef  d'état-major  de  l'armée  des 
princes. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  271» 

M.  de  Vaubatf  fut  surnommé  TAjax  de  Tarmée  des  émigrés. 
Il  rentra  en  France,  dégoûté  par  les  intrigues  dont  il  avait  été 
témoin.  11  écrivit  les  Mémoires  dont  je  vous  par!c  aujourd'hui, 
parce  que  dernièrement  deux  exemplaires  ont  été  vendus  deux 
cent  quarante  francs .  Ces  HIértioires  ne  consistent  qn>n  un  seul  vo- 
lume iu-8«.  Ou  y  trouve  plusieurs  parlicularilés  curieuses  sur  S.  M. 
Charles  X.  Sont-elles  toutes  vraies?  La  postérité  prononcera. 

Mémoires  de  M.-  l'abbé  Aimé  Guillon,  pour  servir  à  Thisloirc 
de  la  ville  de  Lyon  pendant  la  Révolution. — Tome  III,  in-S". 

Des  deux  abbés  Guillon  in-8»,  l'abbé  Goilion  qui  publie  des  Mé- 
moires sur  Lyon  fut  chassé  de  Paris  par  la  police  de  Napoléon, 
et  fort  bien  accueilli  à  Milan  parle  prince  Eugène  Beauharnais. 
Il  eut  des  démêlés  avec  M.  Ugo  Foscolo.  Rentré  en  France,  cet 
abbé,  Fun  des  grands  et  effrontés  intrigants'  de  son  parti,  a  pu- 
blié sur  la  ville  de  Lyon  des  Mémoires  curieux  par  les  exagéra  • 
tions  ultra  qu'il  renferme,  ce  qui  leur  assure  un  grand  succès 
dans  les  cbâteanx  de  tous  les  hobereaux  du  mtdi  de  la  France. 
Les  nobles  qui  habitent  la  campagne,  de  Lyon  à  Toulouse,  et  de 
Toulouse  à  Nice,  «ont  les  plus  fanatiques  et  les  plus  ignorants  de 
France.  Les  Mémoires  de  M.  Tabbé  A.  Guillon  sont  écrits  pour 
leur  plaire,  et  seront  utiles  à  Tébrivain  qui  entreprendra  de  nous 
donner  la  curieuse  histoire  de  l'insurrection  du  Midi.  L'abbé 
A.  Guillon  est  si  effronté,  qu'un  autre  abbé  Guillon  a  cru  néces- 
saire de  publier  un  pamphlet,  pour  dire  qu'il  n*a  rien  de  com- 
mun avec  le  Guillon  qui  écrit  sur  Lyon. 

Le  duc  de  Guise  à  NapleSy  ou  Mémoires  de  la  révolution  de  ce 
royaumCy  en  4647  et  1648.— In-8'  de  vingt  feuilles. 

Tous  les  écrivains  qui  aspirent  a  la  célébrité  en  France  se 
hâtent  de  publier  leur  imitation  de  Walier  ScoU.  M.  de  Salvandy 
adonné  son  Alonzo;  M.  Félix  Bodin  le  Père  et  la  fille;  fA.  Trognon 
son  Childebert  III;  M.  Rératry  les  Derniers  des  Beaumanoir, 
Tous  ces  ouvrages  ont  été  vigoureusement  piiffed  par  les  auteurs 
eux-mêmes,  dans  les  journaux  qu'ils  rédigent.  Voici  maintenant 

:M.  le  comte  de ,  un  des  grands  de  la  cour  de  Charles  X  et 

fils  du  pair  de  France,  qui  publie  le  Duc  de  Guise. 

Jusqu'ici ,  de  tous  les  romans  publiés  en  imitation  de  sir 
Walter  Scott,  c'était  le  Père  et  la  filles  de  M>  Félix  Bodin,  qui 


280  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDilAL. 

éiait  le  plus  ennuyeux.  Je  crains  beaucoup  que  M.  le  comte 

de ne  détrône  M.  Bodin  et  ne  lui  enlève  la  palme  dePen- 

nui.  Le  Duc  de  Guise  a  un  air  pompeusement  niais,  que  M.  Bodin 
a  su  éviler.  Tous  ces  écrivains  cherchent  la  vérité.  L'immense 
succès  de  la  Campagne  de  181  !2,  par  M.  de  Ségur,  va  tuer  tous 
les  romans  préparés  pour  la  rentrée  de  la  campagne,  qui  a  lieu 
à  la  fin  de  décembre.  Cette  histoire  est  plus  amusante  et  aussi 
pleine  de  bombast  et  de  pathos  qu*aucun  roman. 

Poésies  de  Ckaulieu,  précédées  d'une  notice  biographique  et 
littéraire,  par  M.  Lemontey,  de  TAcadémie  française. — In-S"  de 
vingt-quatre  feuilles. 

Je  vous  parle  de  ce  livre  à  cause  de  la  notice.  M.  Lemontey 
est  un  des  hommes  les  plus  avares  de  Paris  ;  mais,  en  même 
temps,  c'est  peut-être  le  membre  de  TÂcadémie  qui  a  le  plus 
d'esprit.  Il  est  toujours  amusant,  tandis  que  son  rival  M.  de 
Jouy  devient  lourd  et  ennuyeux  depuis  trois  ou  quatre  ans. 
M.  de  Jouy  écrit  trop  ;  on  se  plaint  que  M.  Lemontey  n'écrive  pas 
assez.  Je  conseille  à  tous  les  Anglais  qui  aiment  l'esprit  français, 
l'esprit  à  la  Voltaire,  de  rechercher  qurieusement  les  moindres 
opuscules  de  MM.  Courier  et  Lemontey.  Ces  deux  écrivains  mé- 
prisent rinlrigue  et  le  puff.  Ainsi  les  journaux  parlent  raremeut 

de  leurs  productions.  MM.   le  vicomte  d'A ,   de  S 

etc.,  etc.,  ne  vivent  que  pour  s'occuper  du  succès  de  leurs  écrits. 
Ces  derniers  sont  à  la  mode  ;  les  autres  s'avancent  lentement, 
il  est  vrai,  mais  avec  des  pas  assurés,  vers  la  gloire  littéraire. 
Vesprit  devient  tous  les  jours  plus  rare  en  France. 

Notice  sur  la  vie  de  Thaddeus  KociuskOf  par  M.  Alfred  Fagot. 
-  In-8°  de  deux  feuilles. 

Comme  la  Fayette,  comme  Carnot,  Kociusko  fit  de  grandes  choses 
et  cependant  fut  honnête  homme;  ce  qui  de  nos  jours  est  fort  mé- 
ritoire. Le  mensonge  et  le  cant  contribuent  au  succès  d'un/t^ro^ 
vivant^  mais  tuent  l'histoire  d'un  héros  mort.  Tout  le  monde 
méprise  l  hypocrisie,  quand  les  richesses  et  les  duchés  qu'elle 
a  procurés  à  Thypocrite  sont  passés  en  d'autres  mains.  Gett» 
notice  Sur  Kociusko  est  intéressante.  On  sait  que  le  héros  polo- 
nais, échappé  aux  cruautés  de  l'empereur  Paul  de  Russie,  s'était 
retiré  près  de  Fontainebleau.  Il  refusa  de  prêter  l'oreille  aux 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  281 

propositions  de  Napoléon  en  1810.  L'influence  d'un  tel  homme 
aurait  pu  porter  Napoléon  à  ressusciter,  de  bonne  foi,  le  royaume 
de  Pologne  en  1812.  Les  mesures  que  Napoléon  prit  à  Wilna 
tendaient  à  ruiner  la  noblesse  polonaise  :  Koeiusko  loi  eût  fait 
comprendre  que  peu  importe  à  un  esclave  d'obéir  à  un  maître 
on  à  un  autre  ;  que,  par  conséquent,  en  Pologne,  il  fallait,  avant 
tout,  s'adresser  aux  passions  et  aux  intérêts  de  la  noblesse,  pour 
arriver,  par  elle,  à  réveiller  Famour  de  la  patrie  chez  les  Polo- 
nais des  classes  inférieures.  Un  conseiller  comme  Koeiusko 
aurait  mieux  valu  que  MM.  le  duc  de  Bassano  et  de  Pradt,  gens 
aimables,  gens  polis ,  mais  gens  à  vues  courtes. 

De  rémigration  et  des  colonieSy  par  M.  de  Pradt,  ancien  arche- 
vêque de  Malines. —  Deux  vol.  in-8''. 

Voici  deTesprit,  voici  deux  volumes  amusants.  Tout  le  monde 
allant  parler,  pendant  deux  mois,  du  milliard  que  M.  de  Yillèle 
va  donner  aux  émigrés,  on  aimera  mieux,  à  Paris^  répéter  les 
pbrases  de  M.  de  Pradt,  qui  sont  jolies,  que  les  phrases  de  M  de 
Chateaubriand  qui,  cette  fois,  sont  ennuyeuses. 

Une  Chambre  des  députés,  dont  la  majorité  est  noble;  ime 
Chambre  des  pairs,  dont  Fimmense  majorité  est  noble,  sont  évi- 
demment ju^^s  et  parties,  en  décrétant  que  la  nation  fera  cadeau 
d'un  milliard  aux  émigrés.  La  platitude  de  la  question  éloignera 
U)ute  discussion  sérieuse  dans  les  salons.  Ce  sont  des  gens  qui  ont 
pénétré  jusque  tout  près  des  souterrains  où  est  gardé  le  trésor 
de  l'État,  et  qui  profllent  de  cette  circonstance  pour  y  prendre 
on  milliard.  Gomme  la  gendarmerie  est  éloignée,  ces  messieurs 
ajoutent  à  leur  vol  Fimpudcnce  de  se  le  partager  en  public. 

Voilà  le  thème  que  M.  Fabbé  de  Pradt  invarié  en  deux  volumes 
de  phrases  scintillantes  d'esprit.  Malgré  ses  soixante  huit  ans,  cet 
lioinme  ne  baisse  point  ;  il  parle  quatre  heures,  chaque  soir,  dans 
les  salons  de  Paris  et  trouve  encore  le  temps  de  faire  un  livre 
charmant  tous  les  ans.  Celui-ci  sera-t-il  lu,  scra-l-il  compris  par 
les  étrangers  ?  C'est  ce  que  je  ne  saurais  décider.  H  y  a  une  ^- 
newe,  une  légèreté  toutes  françaises,  dans  les  jolies  pages  de 
M.  de  Pradt;  il  y  a  loin  de  là  à  un  lourd  et  irréfutable  article  de 
^'^inburg'Reviev). 


16. 


282  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

CVII 

A   MESSIEURS   LES   ÉTUDIANTS  FN   DROIT  ET  EN  1IÉI>ECINB,    A  PARIS. 

Paris,  le  15  janvier  18'25. 

Je  me  dcnouce  à  la  brillaule  jeuuesse  qui  frëquenle  les  cabi- 
oets  de  leelure  de  la  rue  de  TOdéon,  le  café  Molière,  où  Ton  va 
admirer  des  yeux  si  beaux  et  si  brillants;  le  tranquille  Luxem- 
bourg, où,  sans  être  indiscret,  on  peut  suivre  une  conversaliou 
qui  a  lieu  à  vingt  pas  de  vous.  J'ai  fréquenté  tous  ces  lieux-là 
pour  étudier  Tesprit  des  quatre  ou  cinq  mille  jeunes  gens  que, 
tous  les  ans»  la  province  envoie  à  Paris.  C'est  avec  un  diplôme 
d'avocat  ou  de  médecin  qu'ils  quittent  Paris  au  bout  de  quelques 
années.  Si  ces  jeunes  gens  n'étaient  que  des  médecins  ou  des  avo- 
cats, je  ne  m'occuperais  guère  d'eux  ;  ils  sont,  dans  le  fait,  les 
apôtres  de  la  civilisation.  C'est  pour  cela  que  j*ai  consacré  deux 
mois  à  les  étudier,  et  que  ma  tète  à  cheveux  blancs  a  paru  si 
souvent  au  milieu  du  parterre  de  l'Odéon,  si  peuplé  le  diman- 
che  

CVIII 

A  MONSIEUR   S...   S...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  25  janvier  1825. 

J'avais  eu  l'intention  de  réimprimer,  en  brochure  et  avec  uue 
préface,  les  articles  sur  l'exposition  de  1824,  que  j'ai  mis  Fannée 
dernière  dans  le  Jouimal  de  Paris,  Ce  projet  n'a  pas  eu  de  suite. 
Ma  préface,  pour  toute  publicité,  ne  devant  avoir  qu'un  lecteur, 
j'ai  dû  le  choisir  dans  le  plus  indulgent  de  mes  amis. 

CRITIQUE  AMÈRE  DU  SALON  DE  1824, 
Par  M.  Van  Eube  de  Molkirk. 

PRÉFACE. 

Trois  personnes,  qui  ne  se  connaissaient  pas  avant  de  travailler 


LETTRES  A  SES  AMIS.  28- 

ensemble,  ont  clé  chargées  de  rendre  compte,  dans  un  journal, 
du  salon  de  1824.  Quelle  que  pût  être  la  couleur  de  ce  journal, 
on  n'a  demandé  aux  juges  de  Texposilion  que  de  dire  la  vcrilé, 
chacun  avec  le  plus  d*esprii  qu'il  pourrait.  Cette  dernière  con- 
dition m'a  d'abord  porté  à  refuser  remploi:  mais,  dès  le  surlen- 
demain, le  plaisir  de  me  voir  imprimé  tout  vif  ni*a  fait  acce()ter 
avec  reconnaissance. 

Mes  opinions,  en  peinture,  sont  celles  de  V extrême  gauche. 
Gomme  MM.  de  Corcelles  et  Demarçay,  j'ai  souvent  le  plaisir  de 
me  voir  tout  seul  de  mon  avis.  Souvent,  la  jouissance  est  encore 
plus  vive.  Gomme  les  honorables  députés  que  je  viens  de  me 
faire  Thonueur  de  citer,  j*ai  la  délicieuse  satisfaction  devoir  que 
meâ  adversaires,  quoique  gens  célèbres  dans  les  salons,  ne  sa- 
chant que  répondre  à  mes  raisons,  ont  eu  recours  aux  injures. 
On  a  dit  que  j'étais  grossier,  parce  que  j'ai  le  malheur  de  ne 
£iire  aucun  cas  des  phrases  élégantes  et  vides  qui  viennent  de 
valoir  T Académie  à  M.  D.. .,  et  la  réputation  d'homme  éloquent  à 
M.  V...  J'ai  compte  dans  le  Constitutionnel  et  dans  la  Pandore 
cent  quarante-deux  formes  d'éloges  amphigouriques  qui  ne  sont 
point  à  mon  usage.  Les  sommités  de  la  pensée ,  les  nécessités  de 
l^époque,  les  hautes  sphères,  etc.,  etc.,  ne  se  trouvent  point, 
hélas  !  dans  la  présente  brochure. 

Un  autre  a  dit  que  je  critiquais  un  peintre  parce  qu'il  était 
pauvre;  une  telle  infamie  ne  mérite  pas  de  réponse.  Noi-niéme 
je  suis  pauvre,  et  j'estime  beaucoup  plus  la  pauvreté  que  la 
nehesse.  Je  m'ennuie  toujours  dans  un  salon  quand  le  maître  de 
la  maison  a  cent  mille  livres  de  rente. 

Je  n'ai  jamais  vu  MM.  Reguault,  Tauuay,  Deuon,  Guérin, 
Uharbier,  Gros,  Meynier,  C.  Vernet,  Garnier,  Le  Thière , 
Hersent,  Bidault,  tous  membres  de  F  Académie  royale  des  beaux- 
Sfts;  seulement  j'ai  parlé  une  fois  à  M.  le  baron  Gérard,  daus 
faielier  duquel  j'eus  Thonneur  d'être  reçu  à  la  suite  d'un  ami. 
J'ai  si  peu  de  crédit,  je  vis  tellement  en  dehors  des  supériorités 
^  l'époque, .que  je  n'ai  pu  obtenir  une  carte  pour  entrer  au 
Musée  le  vendredi.  Il  est  vrai  qu'après  avoir  écrit  à  M.  le  comte 
de  Porbin,  directeur  général  des  musées  royaux,  le  billet  qui 
^  resté  sans  réponse,  j'eus  l'idée  d'en  faire  une  copie  et  de 


28i  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Signer  IjC  vicomte  N,..  Cet^homme  titré  reçut,  dès  le  lende* 
main,  un  billet  dont,  par  délicatesse,  je  u'ai  jamais  fait  usage  ; 
car,  eoûo,  il  était  obtenu  sous  un  faux  nom.  Voilà,  je  pense, 
mon  véritable  titre  à  la  qualité  d'komme  grossier,  de  vilain,  de 
pauvre f  en  un  mol.  Je  vais  bien  aggraver  mon  cas  ;  je  dirai  fort 
sérieusement  que  je  regarde  M.  David  comme  ayant  surpassé  de 
bien  loin  les  Mengs,  les  Battoni,  les  Solimène,  les  Reynolds,  les 
West  et  tout  ce  que  le  dix-huitième  siècle  a  de  peintres  renom- 
més. 11  me  semble  que,  pour  trouver  un  rival  à  cet  homme 
illustre,  il  fiiut  remonter  jusqu'au  siècle  des  Carrache  (1609). 
C'est  une  pitié  qu'un  tel  peintre  ne  vive  pas  au  milieu  de  nous  ; 
mais,  eutin,  son  grand  caractère  lui  fera  supporter  le  malheur 
de  Texil  avec  fierté,  et,  comme  Napoléon  avant  Sainte-Hélène, 
on  peut  dire  que  l'infortune  manquait  à  sa  gloire. 

Je  vois  plusieurs  lecteurs  froncer  le  sourcil.  Je  profiterai  de 
l'occasion  pour  annoncer  qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  politique 
dans  celle  brochure.  La  postérité  admire  le  Dante  et  ne  s'informe 
pas  pour  quelle  bonne  raison,  après  qu'il  eut  exercé  la  suprême 
magistrature  à  Florence,  le  parti  du  pape  l'eu  bannit  pour  tou- 
jours. Le  siècle  à  venir  dira  du  peintre  David  :  Un  tel  homme 
devait  faire  exception.  Et  Napoléon  a  déjà  dit  :  A  soixante-dix  ans, 
on  est  toujours  innocent  en  politique  ^.  Je  sais  fort  bien  que  je 
vais  être  puni  de  ma  hardiesse  par  les  épithètes  :  jacobin^  bona- 
partiste, sans-culotte,  valet  de  V empire,  etc.,  etc.,  etc.  Le  mé- 
pris des  gens  que  je  méprise  m'est  indifférent.  Le  fait  est  que  si 
j'avais  des  opinions  à  émettre ,  elles  seraient  centre  gauche, 
comme  celles  de  l'immense  majorité,  et  que  je  suis  trop  jeune 
pour  avoir  clé  de  rien  dans  la  Révolution. 

En  1780,  un  homme  dédaigne  de  copier  servilement  ses  pré- 
décesseurs, et  trouve  une  nouvelle  manière  d'imiter  la  nature. 
Les  applâudisscmenls  d'un  siècle  pointilleux  et  critique  le  pro- 
chmeni  grand,  Â  l'instant,  la  tourbe  des  imitateurs  se  précipite 
sur  ses  traces.  Au  lieu  de  chercher  comme  lui,  dans  la  nature 
ou  dans  l'antique,  les  formes  et  les  expressious  de  tête  qui  peu- 
vent donner  le  plus  grand  plaisir  à  leurs  contemporains,  ils  copient 

*  MéfMvreê  de  madtime  Campan. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  285 

les  tableaux  de  David,  et,  se  retournant  vers  nous  autres  criti- 
ques, ils  s'étonucnt  de  ce  que  uous  nous  moquons  d*eui.  L'indi- 
goation  les  empêche  de  dormir,  et  voilà  que  le  lendemain,  dès 
sept  heures  du  matin,  au  mois  d'octobre,  ils  montent  en  voiture 
ei  vont  successivement  frapper  à  la  porte  de  tous  les  bureaux 
(le  rédaction  des  journaux  de  Paris. 

Ce  sont  justement  ces  courses  matinales  et  les  beaux  articles 
unanimes  qu'elles  ont  produits,  qui  m*ont  donné  Tidée  d'impri- 
mer les  miens.  Je  serai,  me  suis-je  dit,  comme  le  paysan  du 
Danube;  je  serai  singulier,  original,  nouveau:  or  il  nous  faut 
(lu  nouveau,  n'en  fût-il  plus  au  monde. 

Voici  donc  mes  articles  tels  qu'ils  étaient  avant  que  mes  deux 
collègues,  MM.  P...  et  L....,  eussent  corrigé  mes  fautes  de  style 
61  de  convenances  ^  Je  n'ai  point  de  style,  mais  je  pense  tout  ce 
^ue  j'écris.  Combien  d'auteurs,  à  Paris,  peuvent  en  dire  autant  ? 
Aussi  ai-je  le  chagrin  de  n'être  pas  même  de  la  Société  de  géo- 
graphie, 

Y.   E. 


CIX 

A  MONSIEUR   ....  A  LONDRES. 

Paris,  le  15  février  1825. 

Le  bon  sens  inexorable  de  M.  Lanjuinais  persécute  depuis 
longtemps  l'amour-propre  des  gens  qui  sont  en  possession  du 
pouvoir.  Sous  Napoléon,  il  était  l'un  des  membres  les  plus  actifs 
de  cette  courageuse  opposition,  composée  de  huit  ou  dix  séna- 
teurs, à  laquelle  l'Europe  n'a  pas  fait  l'honueurde  les  apercevoir. 
Aujourd'hui  que  dans  des  Chambres  vendues  toute  opposition, 
^  paroles,  est  inutile,  M.  le  comte  Lanjuinais,  qui  est  jansé- 
oistc,  persécute  les  jésuites  avec  son  inexorable  bon  sens.  Mal- 

*  Les  retranchements  dont  Beyie  se  plaint  furent  exigés,  à  ce  qu'il  pa- 
raît, par  la  censure.  (R.  C.) 


280  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Iieureusement  M.  Lanjuinai^  n'a  pas  d'esprit,  et,  sans  esprit  pi- 
quant, un  livre  ne  fait  pas  d'effet  en  France.  Si  MM.  Lanjuiuais 
et  Grégoire  avaient  de  l'esprit,  ils  auraient  une  tout  autre  répu- 
tation que  l'abbé  de  Pradt;  car,  d'abord,  ils  ne  se  sont  jamais 
vendus,  et,  en  second  lieu,  ils  sont  fort  savants.  M.  Lanjuinais 
nous  apprend,  dans  son 

Histoire  de  la  bastonnade  chez  tous  les  peuples  du  monde,  un 
volume  in-8», 

que,  chez  les  Juifs,  les  rois,  eux-mêmes,  étaient  sujets  à  la  bas- 
tonnade. Il  suit,  chez  tous  les  peuples  du  monde,  l'histoire  de 
cette  intéressante  institution.  Il  arrive  enfin  aux  jésuites,  saus 
lesquels  rien  ne  se  fait  en  France,  etqui  veulent  rétablir  le  fouet 
à  Tusage  des  écoliers.  Le  guûl  particulier  que  les  jésuites  eut 
pour  ce  genre  de  punition  a  fait  écrire  des  volumes.  Celui  que 
je  vous  signale  est  le  plus  savant.  Quel  dommage  que  Tauleur 
n'ait  pas  un  peu  d^esprit! 
VÉtrangèref  par  M.  le  vicomte  d'Arlincourt.  Un  volume  iii-8°, 
Ce  roman,  écrit  en  style  emphatique,  et  dont  les  dialogues 
ressemblent  exactement  au  dialogue  des  mélodrames  qui,  sur  le 
boulevard,  amusent  la  classe  des  ouvriers,  est  précédé  par  une 
préface,  dans  laquelle  le  vicomte  d'Arlincourt  annonce  que,  du 
consentement  de  toute  TEurope,  il  est  Tégal,  au  moins,  de  sir 
Walter  Scott.  M.  d'Ârlincourt  en  veut  beaucoup  à  VEdinburg- 
HevieWf  qui  a  prétendu  que,  nouveau  Cervantes,  il  écrivait  des 
romans  emphatiques  pour  dégoûter  de  l'emphase  le  public  fran- 
çais. 11  prétend  que  M.  Jeiïreys,  rédacteur  en  chef  de  VEdinbtirg- 
BevieWf\m  a  offert  de  démentir  et  rétracter  l'article  fatal.  VEdm- 
burgh'Revievj  ne  ferait  pas  mal  de  chercher  à  connaître  un  peu 
la  littérature  française  avant  d'en  parler.  On  trouve,  dans  ce 
journal  célèbre^  des  balourdises  au  moins  égales,  en  absurdité, 
à  celles  du  vicomte  d'Arlineourt.  Si  ce  pauvre  vicomte  eût  eu  le 
moindre  esprit,  il  avait  beau  jeu.  En  effet,  dans  l'article  dont  il 
se  plaint,  YEdinburg-Hevieîv  prétend  que  le  vicomte  d'Arlincourl 
est  un  grand  ennemi  des  minéralogistes.  Qu'y  a-t-il  de  commun 
entre  la  minéralogie  et  un  mauvais  roman,  écrit  par  un  homme 
qui  dépense  trente  mille  francs  chaque  année  à  donner  des  dînei*» 
aux  journalistes  et  à  se  faire  prôner? 


LETTRES  A  SES  AMIS.  287 

VÉtrangère  est  une  histoire  du  Ireizième  siècle  ;  rhéroïne  est 
la  reine  Agnès  de  Méranie,  répudiée  par  Philippe- Auguste.  Ce 
qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que  les  grossiers  chevaliers  du  trei- 
zième siècle  -ne  disent  pas  vingt  paroles  sans  faire  une  allusion 
pleine  de  grâce  à  la  mythologie  grecque.  Mais  peu  importe  aux 
femmes  de  chambre  qui,  après  les  journalistes  bien  payés,  sont 
les  seules  lectrices  que  M.  le  vicomte  d*Arlincourt  trouve  en 
FFance  ?  A  Félranger,  on  est  dupe  du  puff,  qui  coûte  si  cher  à 
M.d'Arlincourl.  Des  Allemands,  des  Danois,  ont  été  assez  nigauds 
poor  traduire  dans  leur  langue  les  œuvres  du  vicomte. 

Itinéraire  descriptif  et  pittoresque  des  Hautes-Pyrénées  fran- 
çaises, par  N.  La  Bouliuière.  Deux  gros  volumes  in-8''. 

Voilà  un  livre  indispensable  à  tous  les  voyageurs  qui  visitent 
les  montagnes  des  Pyrénées,  beaucoup  moins  connues  que  les 
Alpes,  beaucoup  moins  explorées  par  les  voyageurs,  et,  par  con- 
séquent, beaucoup  [dus  curieuses.  Le  seul  langage  parlé  dans 
les  vallées  basques,  et  qu'on  suppose  tenir  à  Tancien  égyptien, 
mérite  qu*on  voie  les  Pyrénées.  La  fierté  sauvage  du  caractère 
basque,  la  jalousie  avec  laquelle  on  y  surveille  les  étrangers, 
rappellent  les  mœurs  primitives  des  Hébreux.  Les  Alpes  n'offrent 
rien  d'aussi  curieux. 

Hésumé  de  l'Histoire  de  Danemark^  par  Lami.  Un  volume 
in.l8. 

L'eutreprise  des  résumés  historiques  est  une  des  plus  utiles 
qu'ait  Élites  la  librairie  française.  Vous  avez  en  un  petit  volume 
l'histoire  de  la  Russie,  du  Danemark,  de  la  Suisse,  de  TEspa- 
goe,  etc.  Rien  n'est  plus  commode.  Les  libraires  ont  confié  la 
rédaction  de  ces  résumés  aux  jeunes  littérateurs  les  plus  dis- 
Vogues  :  MM.  Rabbe,  Lami,  Woimar.  Le  Résumé  de  V histoire  de 
f fonce,  par  M.  Félix  Bodin,  en  est  à  sa  septième  édition,  quoique 
vigoureusement  calomnié  par  le  parti  qui  voudrait  nous  donner 
I  inquisition.  Ces  résumés,  déjà  au  nombre  de  sept  ou  huit,  mé- 
nieraient  d'être  traduits  en  anglais.  Que  de  gens  ignorent  lei 
^its  principaux  de  VHistoire  d'Espagne,  par  exemple,  qui  se- 
raient bien  aise  de  les  trouver  dans  un  volume  moins  gros  qu'un 
otiinéro  du  New-Monikly-Magazine. 

Parahxes  de  Condiltac^  par  M.  la  Romiguièrei 


288  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

La  philosophie  de  Gondillac  invoque  sans  cesse  Texpéneoce. 
La  philosophie  allemande  de  Kant  proscrit  l'expérieDce  et  en 
appelle  sans  cesse  au  sens  inlime.  Quand  vous  lui  dites  :  c  Mais 
je  ne  sens  pas  en  moi  ce  sens  intime,  »  elle  vous  répond  fière- 
ment :  n  Dieu  a  fait  de  vous  un  être  imparfait.  »  —  Les  jésuites 
qui  régnent  en  France  détestent  Gondillac,  Cabanis,  etc.  L'ou- 
vrage de  M.  la  Romiguière  est  un  mezzo  termine  fort  bien 
écrit,  et  pourrait  bien  valoir  à  son  auteur  une  place  à  1* Aca- 
démie. 

Répertoire  de  la  littérature  ancienne  et  moderne.  Tome  neu- 
vième. In-8°.  {Convenance.  —  Dante.) 

C'est  une  espèce  de  dictionnaire  fort  utile  à  un  étranger  qai 
désire  connaître  à  fond  la  littérature  française.  Ce  répertoire 
contient  tout  ce  que  nous  autres  Français  nous  apprenons  par 
la  conversation  sur  nos  écrivains  célèbres.  Beaucoup  des  opinions 
énoncées  dans  ce  répertoire  sont  des  préjugés.  Je  recommande 
ce  livre  à  Tétranger  qui  veut  pouvoir  parler  de  littérature  à  Paris. 

Essai  philosophique  sur  les  probabilités,  par  M.  le  marquis  de 
Laplace.  Cinquième  édition.  Un  volume  in-8<*. 

Ce  livre  est  un  des  plus  remarquables  <;u'ait  produits  la  France 
depuis  la  Révolution.  Les  probabilités  appliquées  aux  votes  des 
assemblées  délibérantes  sont  un  sujet  neuf  et  intéressant  pour 
TAngleierre,  où  tant  de  choses  se  décident  par  la  majorité,  dans 
une  assemblée.  Je  ne  crains  pas  de  dire  que  dans  ce  genre  de 
recherches,  jamais  aucun  philosophe  n'est  allé  aussi  loin  que 
M.  de  Laplace.  Ce  savant  a  fait  une  cour  assidue  à  tous  les  gou- 
vernements qui  ont  paru  en  France  depuis  trente  ans;  il  a  ob- 
tenu une  faveur  de  chacun  d'eux.  Souvent,  pour  Tintérét  de  son 
ambition,  il  a  dû  appliquer  la  théorie  de  la  probabilité. 

Mémoires  sur  la  Grèce,  pour  servir  à  F  histoire  de  la  guerre 
de  rindépendauce,  accompagnés  de  plans,  etc.,  par  Maxime 
Raybaud,  ancien  oilBcier  supérieur  au  corps  des  philhellèues, 
avec  une  introduction  historique,  par  M.  Alphonse  Babbe.  Deux 
volumes  in-8**.  - 

Cet  ouvrage  a  beaucoup  de  succès.  La  France  commence  enfin 
à  s'intéresser  au  sort  des  Grecs.  Il  s*est  formé  une  société  à  Paris, 
où  on  a  comparé  kis  récits  de  M.  Raybaud  à  ceux  do  colonel 


LETTRES  A  SES  AMIS.  289 

Slaohopé.  L'iiilroducUou  de  M.  Rabbe  est  remplie  de  laleiii  et  de 
philosophie.  Ce  jeune  écrivaio  est  de  Marseille ,  ville  où,  dès  le 
temps  de  M.  Guys,  célèbre  par  son  voyage  en  Grèce,  on  connais- 
sait mieuK  les  flellènes  que  cUns  aucune  autre  ville  de  France. 
•  Œuvres  complètes  de  J.-J,  Rousseau,  Un  volume  in-8«>. 

Œuvres  complètes  de  Voltaire.  Deux  volumes  in-8'*. 

Cette  entreprise  est  uue  des  plus  curieuses  et  des  plus  utiles 
dojit  se  soit  avisée  la  librairie  française.  J'ai  sous  les  yeux  les 
premières  livraisons  du  Rousseau.  Le  volume  qui  contiendra  les 
œuvres  complètes  de  Técrivain  le  plus  éloquent  qu'ait  produit 
l'Europe  au  dix-huitième  siècle  coûtera  cinquante  francs.  Ce 
volume  fonde  la  réputation  de  M.  Fournier,  comme  imprimeur.  Les 
éditions  données  par  la  famille  Fournier  obtinrent  déjà  une  haute 
réputation  vers  Tan  1760.  Celle-ci  est  un  chef-d'œuvre  de  netteté. 

La  Haine  d'une  Femm£,  ou  le  jeune  Homme  à  marier  y  comé- 
die-vaudeville en  un  acte,  par  M.  Scribe.  Deuxième  édition. 

M.  Scribe  est  Fauteur  dramatique  de  France  qui  a  le  plus  de 
taleut  et  le  plus  de  fécondité.  La  charmante  petite  comédie  que 
je  vous  annonce  est  la  quatre-vingt-dix-huitième  qu'il  publie. 
Ces  comédies  rapportent  à  leur  auteur  soixante  mille  francs  par  au. 
Il  a  droit  à  une  part  de  la  recette  chaque  fois  qu'on  les  joue. 
Je  couseille  fort  aux  Anglais  amateurs  du  théâtre  français  de  se 
procurer  :  la  Somnambule^  la  Haine  d'une  Femme,  Coraly» 
M.  Scribe  ferait  bien  mieux  encore,  si  la  censure  ne  l'arrêtait 
pas  dès  qu'il  veut  peindre  avec  force  les  ridicules  actuels. 

Chansons  nouvelles,  par  M.  de  Béranger. 

Je  viens  de  voir  ce  nouveau  volume,  qui  ne  sera  publié  que 
dans  huit  jours.  La  chanson  la  plus  frappante  m'a  semblé  celle 
sur  le  triomphe  de  M.  de  la  Fayette  aux  Etals-Unis.  On  voit  que 
M.  de  Béranger,  le  plus  grand  poète  peut-être  que  la  France 
possède,  ne  laisse  échapper  aucune  grande  circonstance,  aucune 
grande  émotion  de  l'opinion  publique,  sans  exprimer  dans  ses 
vers  ce  que  tout  le  monde,  à  Paris,  exprime  de  vive  voix.  Ses 
chansons  sont  donc  exactement  des  odes  nationales;  elles  s'a- 
dressent au  sens  intime  des  Français.  Ce  volume,  toutefois,  me 
parait  un  peu  inférieur  à  ceux  que  nous  connaissons.  L'auteur 
iDe  semble  s'être  trop  rapproché  de  l'ode.  Souvent  il  est  un  peu 
1.  17 


ÎÔO  ŒUVBES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

obscur.  L'ouvrage  aura  un  grand  succès.  Il  a  été  payé  à  Tautenri 
qui  est  très-pauvre,  vingt  mille  francs.  Ce  prii  n'est  pas  6ctif  et 
destiné  à  faire  effet  sur  les  badauds ,  comme  les  quarante  mille  firaocs 
donnés  par  le  libraire  Ladvocat  à  M.  de  Barante,  pour  VHistoire 
fies  ducs  de  Bourgogne  (bon  livre,  du  reste);  il  est  réel,  et  c'est 
beaucoup  pour  un  petit  volume  qui,  peut-être,  sera  persécuté  par 
la  police  et  enverra  Tauleur  à  Sainte-Pélagie. 

Mémoires  de  madame  la  comtesse  de  Genlis,  (Les  deux  premiers 
volumes.) 

Voici  encore  un  ouvrage  qui  ne  sera  mis  en  vente  que  dans  huit 
jours,  mais  que  j'ai  lu.  Ces  Hémoires  auront  beaucoup  de  succès 
partout,  mais  moins  à  Paris  qu'ailleurs  :  l*"  parce  que  nous  con- 
naissons tout  ce  qu'ils  renferment;  l''  parce  que  nous  détestons, 
à  Paris,  rhypocrisie.  Le  voile  léger  de  Thypocrisie  que  madame 
de  Gcnlis  u*a  pas  pu  se  dispenser  (étant  dévote)  de  jeter  sur  ses 
récils  Ole  toul  le  piquant  dais  un  pays  où,  tous  les  six  mois* 
nous  voyons  la  publication  de  Mémoires  tels  que  ceux  de  ma- 
dame du  Hausset  ou  de  M.  de  Bezenval. 

Madame  de  Genlis  traite  des  mêmes  événements  que  M.  de 
Bezenval  (1766-1780).  Madame  de  Genlis,  pauvre  demoiselle  de 
province,  fil  fortune  à  la  cour  par  sa  beauté,  la  souplesse  de  sou 
caractère  et  son  esprit.  On  dit  qu'elle  ne  fut  jamais  cruelle  et 
toujours  très-dévole.  Elle  dit  beaucoup  de  mal,  dans  les  deux 
premiers  volumes  de  ses  Mémoires,  de  sa  tante  madame  de  Mon* 
tesson,  femme  beaucoup  plus  honnête  qu'elle  et  qui,  en  1785, 
était  la  maîtresse  du  vieux  duc  d'Orléans,  le  père  du  duc  d'Or- 
léans, surnommé  Égalité,  parce  que,  dans  la  Révolution,  il  prit 
ce  nom.  Madame  de  Genlis  fut  la  maîtresse  de  ce  duc  Égalité, 
qui  la  nomma  gouverneur  de  ses  enfants,  ce  qui  parut  fort  ridi- 
cule à  Versailles. 

Il  faut  louer  madame  de  Genlis  de  l'excellente  éducation  qu'elle 
a  donnée  à  M.  le  duc  d'Orléans  actuel,  à  ses  frères  et  à  sa  sœur. 
Le  tableau  de  la  cour  de  Louis  XVI,  donné  par  madame  de  Gen- 
lis, ressemble  plutôt  à  un  morceau  historique  qu*à  une  narra- 
tion de  Mémoires.  La  naïveté,  si  nécessaire  aux  Mémoires,  y 
•^manque  tout  à  fait.  D'un  autre  c6té,  il  y  a  beaucoup!  d'ensemble 
et  de  raison.  Toujours  madame  de  Genlis  cherche  à  excuser 


LETTRES  A  SES  ÂMiS.  291 

tnNs  espèces  de  personnes  :  les  prêtres,  les  nobles,  les  princes. 
Ces  Mémoires  sosit  supérieurement  écrits,  hauteur,  qui  a 
quatre-viflgtnieux  ans,  jouit  d'une  excellente  santé  et  vit  en 
philosophe,  apparemment  heureuse  et  satisfaite. 


ex 


A  MOMSIEVR  ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  20  février  1825. 

Une  partie  des  immenses  héritages  de  la  Emilie  de  Gondé 
provient  de  confiscations  faites  sur  la  famille  de  Montmorency. 
Quand  Louis  XIV  chassa  les  prolestants  et  révoqua  la  charte 
doQoée  par  Henri  IV,  et  nommée  YÉdit  de  Nantes,  d'après  le 
nom  du  lieu  où  elle  fut  publiée,  les  grands  seigneurs  de  sa  cour 
se  firent  douner  les  biens  confisquée  sur  les  malheureux  pro* 
testants.  Si  vous  prenez,  dans  le  Siècle  de  Louis  XIV,  par  Vol- 
taire, la  liste  des  maréchaux  de  France  et  des  grands  officiers  de 
la  cour  des  rois  de  France,  vous  aurez  les  noms  des  familles 
françaises,  dont  les  trois  quarts  des  biens,  an  moins,  provien- 
nent de  confiscations.  En  d'autres  termes,  la  fortune  de  tout  no- 
ble français,  si  elle  excède  cent  mille  francs  de  rente,  provient, 
en  tout  ou  en  partie,  de  confiscations.  Voilà  ce  que  prouve  le 
livre  curieux,  ayant  pour  titre  : 

VÊmigration  indemnisée  par  l'anden  régime,  et  depuis  la 
BesLauration,  par  M.  Isidore  le  Brun.  In- 8°. 

Malheureusement  ce  volume  est  écrit  avec  trop  de  précipita- 
tion; les  gens  de  lettres,  en  France,  ne  se  donnent  pas  le  temps 
de  travailler.  Un  tel  sujet  méritait  d*étre  approfondi  par  le  sa- 
vant Lanjuinais.  Tel  qu'il  est,  il  met  sur  la  voie  des  recherches. 
Taoleur  conclut  ainsi  :  c  Les  grandes  familles  de  France,  enri« 
chies  par  des  confiscations,  quittèrent  la  France  en  1792,  pour 
aller  se  joindre  aux  Prussiens  et  se  battre  contre  leur  patrie  ;  on 
confisqua  justement  leurs  biens.  Aujourd'hui  ils  remplissent  les 


202  aSUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Chambres  législatives  et  se  donnent  à  eax-mémes  an  miUiard, 
celte  année.  L'an  prochain,  ils  rapporteront  ce  qn*ils  auront 
reçu  et  reprendront  leurs  terres  en  nature,  ce  qui  meUra  les 
Bourbons  en  péril.  Une  guerre  peut  seule  nous  sauver  et  Tau- 
guste  famille  des  Bourbons  avec  nous.  Sans  guerre,  les  jésui- 
tes perdront  les  Bourbons  et  ramèneront  la  guerre  civile  en 
France.  Neuf  millions  de  Français,  presque  tous  paysans,  sont 
eu  possession  des  biens  confisqués  et  vendus  par  la  nation.  » 

Du  sacre  des  rois  de  France  à  Reims.  Un  volume. 

Cet  ouvrage  est  fort  curieux;  il  a  servi  de  base  à  une  déter- 
mination des  eulonrs  du  roi.  Les  formalités  du  sacre  des  rois 
de  France  sont  tellement  libérales,  semblent  tellement  recon- 
naître les  droits  du  peuple,  auquel  on  demande,  par  deux  fois, 
sHl  veut  d'un  tel  pour  roi,  que  les  favorisde  Charles  X  ont  décidé 
qu'on  s'écarterait,  sous  quelque  prétexte,  deFancien  cérémonial. 
Quand  le  peuple  français  était  endormi  par  un  long  et  profond 
despotisme,  comme  en  1775,  au  sacre  de  Louis  XVI,  toutes  ces 
formalités  étaient  sans  dangers.  Aujourd'hui  les  écrivains  libé- 
raux, qui,  sans  contredit,  effacent  par  le  talent  les  écrivains 
ultra,  ûreraient  un  grand  parti  de  ce  cérémonial  ;  ils  prouve- 
raient, ce  qui  est  vrai,  que  c'est  la  liberté  qui  est  ancienne  en 
France  et  non  pas  le  despotisme  ;  que,  comme  nous  le  voyons 
dans  Tacite  (de  Moribus  Gertnanorum),  les  prétendus  premiers 
rois  de  France  n'étaient  que  des  généraux  en  chef,  obligés  de 
consulter  leur  armée.  Le  despotisme  tempéré  par  des  chansons, 
tel  que  la  Révolution  Ta  détruit,  u  existait  que  depuis  le  cardiual 
de  Richelieu.  Celte  vérité,  funeste  aux  prétentions,  non  du  roi 
qu'on  dit  être  un  excellent  homme,  mais  de  la  cour,  est  mise  en 
lumière  par  les  ouvrages  historiques  et  les  Mémoires  qui  sont  i 
la  mode,  et  que  Ton  publie  chaque  jour. 

Le  Vingt  et  un  Janvier,  ou  la  Malédiction  d'un  père,  par  Fau- 
teur de  Monsieur  le  Préfet.  Trois  volumes  in-12. 

Ce  roman  n'en  est  pas  un  ;  c'est  une  description  de  ce  qui  ar- 
rive tous  les  jours  en  France.  Paris  jouit  d'un  gouvernement 
modéré;  la  province  commence  à  être  en  proie  à  la  tyrannie  des 
évéques.  L'auteur  du  Vingt  et  un  Janvier  a  le  malheur  d'outrer 
la  vérité;  cela  nuit  à  son  talent.  Quaud  il  n'exagère  pas,  sa  prose 


LETTRES  A  SES  AMIS.  293 

rappelle  les  Taies  of  the  hall  S  de  Grabbe.  Il  décrit  avec  soin 
des  eboses  borribles,  dégoûtantes,  mais  vraies. 

Tableaux  chronologiques  de  Vhistoire  ancienne^  depuis  les 
temps  les  plus  reculés  jusqu'à  Fère  cbrélieune,  par  feu  Thouret, 
de  TAsseniblée  constituante.  Un  volume  in-folio. 

Ouvrage  curieux,  nécessaire  même.  Ordinairement  les  savants 
qui  s'occupent  de  chronologie  sont  des  machines  à  dates  et  ne 
pensent  pas.  11  n'en  est  point  ainsi  de  Thourebv  V Abrégé  de  Ma- 
bly,  qu'il  a  publié,  vaut  beaucoup  mieux  que  Mably  lui-même, 
et  a  porté  le  flambeau  de  la  vérité  sur  les  premiers  temps  de 
rbistôire  de  France.  Thouret  a  été  un  des  philosophes  les  plus 
saisés  et  les  plus  calmes  qu'ait  produits  l'école  de  Voltaire. 

De  la  Loi  du  sacrilège,  par  M.  Tabbé  Ferdinand  de  Lamen- 
nais. 

Cette  brochure  est  la  plus  étrange  qu'on  ait  publiée,  en  France, 
depuis  bien  longtemps.  La  loi  du  sacrilège,  qui  vient  de  passer, 
grâce  aux  boules  de  dix  pairs  évêques,  qui  ont  voté  pour  la 
peine  de  mort,  a  fait  horreur  en  France.  Eh  bien,  M.  de  Lamen- 
nais prouve  qu'elle  n'est  pas  encore  assez  cruelle.  L'année  pro- 
chaine, on  proposera  les  galères  pour  les  imprimeurs  qui  réim- 
primeront  des  livres  impies.  Une  commission  d'évêques  pairs  de 
France  jugera  les  livres,  sous  le  rapport  de  Timpiéié. 

La  brochure  de  M.  de  Lamennais  rappelle  les  brochures  pu- 
bliées, en  France,  du  temps  de  la  Ligue  et  en  faveur  de  Fauiorité 
du  pape.  Il  y  règne  un  ton  de  violence  atroce  et  de  cruauté  qui 
jure  avec  les  mœurs  douces  des  Français  actuels.  Cette  publi- 
cation a  produit  l'effet  d'un  avertissement;  elle  est  un  danger 
pour  la  famille  régnante  ;  elle  est  curieuse  sous  ce  rapport  poli- 
tique. Cette  déclaration  de  principes  du  parti  jésuite  est  fort 
bien  écrite.  Peu  d'écrivains  ont  plus  de  talent  et  d'éloquence  que 
l^auteur;  sous  ce  rapport  il  fait  honneur  à  la  France. 

*  ConUs  de  la  grande  salle. 


2d4  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STEHDHàL 


G  XI 


A  XOltSIlOB  ...»    ALONDRIS. 


Paris,  le  13  avril  1825. 

Une  immense  quantité  de  loisirs  fut  jetée  dans  la  société  finin« 
çaise,  vers  Fan  1770,  quand  on  fut  assez  désabusé  de  la  cour 
pour  ne  plus  s'occuper  exclusivement  des  cbances  de  cette  es- 
pèce de  jeu,  et  avant  que  les  discussions  relatives  au  bien  public, 
qui  parurent  vers  1785,  eussent  fait  leur  début  dans  le  monde. 
Jusque-là  le  théâtre  avait  été  une  source  de  distractions  aimaktles; 
mais  les  gens  composant  la  société  s'en  étaient  tenus  au  rôle 
de  spectateurs  ;  on  eut  Tidée,  en  1770,  de  devenir  acteiu*.  C*est 
une  vérité  connue  de  tout  le  monde,  que  Ton  peut  jouer  du  vio- 
lon et  faire  de  la  musique  Instrumentale,  pendant  trois  ou  quatre 
heures,  sans  s'ennuyer;  tandis  qu'il  est  impossible  de  trouver 
du  plaisir,  pendant  plus  d'une  heure,  à  la  musique  faite  par  les 
autres. 

Les  aimables  Français  de  Tan  1770  trouvèrent  fort  amusant 
de  jouer  la  comédie.  Peu  à  peu,  cependant,  deux  inconvénients 
se  firent  sentir:  on  voulait  jouer  les  comédies  qui,  alors,  pas- 
saient pour  bonnes;  par  conséquent,  ces  comédies  étaientcelles 
que  les  acteurs  de  profession  reproduisaient  le  plus  souvent  au 
théâtre  ;  de  là,  une  rivalité  dangereuse.  La  bonne  compagnie,  en 
cela  ju^e  et  partie,  déclara  bien  à  Vunanimité  que  les  acteurs 
pris  dans  son  sein  avaient  meilleur  ton  que  les  Mole,  que  les 
Monvel,  que  les  Brizard,  qui  étaient  les  acteurs  célèbres  du 
temps.  Mais,  à  l'égard  du  talent,  de  la  chaleur,  de  l'effet  produit, 
il  fut  malheureusement  impossible  de  se  faire  la  moindre  illu- 
sion. Un  homme  delà  société  ne  joue  jamais  bien  que  de  la  voix; 
l'habitude  du  corps,  la  manière  de  le  poser,  dément  à  chaque 
instant  ce  que  la  bouche  prononce  ;  ou,  si  l'acteur  de  société 
fait  attention  à  l'apparence  extérieure  de  sa  personne,  à  l'instant 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  ^ 

il  retombe  dans  sa  manière  habituelle  de  parler,  c'est-à-dire 
n'est  plus  acteur. 

Si  c'est  une  chose  fort  amusante  que  de  jouer  la  comédie  à  la 
campagne,  dans  les  châteaux,  il  y  a  donc  beaucoup  d'inconvé- 
nient à  entreprendre  de  donner  les  mêmes  comédies  que  tout 
rbiver  on  a  vu  jouer  sur  les  grands  théâtres  de  la  capitale.  Les 
^ctateurs  ont  la  sensation  du  médiocre  et  de  Vinférieur  en 
voyant  jouer,  par  des  personnages  de  la  société,  les  rôles  que  les 
grands  acteurs  ont  marqués  de  leur  cachet.  D'ailleurs,  les  pièces 
qu'on  joue  dans  les  salons  sont  faites  comme  \ejeu  de  société, 
pour  suppléer  à  la  conversation.  H  résulte  de  là  qu'une  pièce  en 
cinq  actes  est  trop  longue  ;  on  aimerait  mieux  trois  pièces  en  un 
acte,  car,  après  chaque  pièce,  on  serait  libre  déparier,  et  la  con- 
versation profiterait  des  remarques  qu'on  a  faites  durant  la  re- 
présentation. 

n  résulte  de  tout  ceci  que  le  loisij*  donna  l'idée  de  jouer  la 
comédie  au  déclin  de  la  cour  ;  que  bientôt  la  longueur  inconve- 
nante des  comédies  en  cinq  actes  et  l'inconvénient  des  compa- 
raisons avec  Mole  et  les  autres  grands  acteurs  comiques  qui 
brillaient  vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XV  ou  le  commencement 
de  celui  de  Louis  XVI.  donnèrent  Tldée  de  composer  de  petites 
pièces  en  un  acte. 

Collé  fut  le  héros  de  ce  genre.  La  société  de  la  fin  de  Louis  XV 
n'ayant  pas  les  mêmes  idées  que  nous  sur  la  décence,  la  Vérité 
dans  le  vin,  Ce  que  Dieu  garde  est  bien  gardé,  et  les  autres  chefs- 
d'œuvre  de  Collé,  sont  trop  libres  pour  être  joués  maintenant. 
On  donna  le  nom  de  proverbe  à  ces  pièces,  parce  que,  pour  faire 
jouer  autant  que  possible  un  rôle  actif  aux  spectateurs,  ils  eu- 
rent à  deviner  un  proverbe ,  que  la  petite  comédie  fut  chargée 
de  rappeler.  Ainsi,  après  avoir  vu  jouer  le  chef-d'œuvre  de  Collé, 
les  hommes  s'écriaient  :  In  vino  veritas.  Car,  dans  cette  pièce, 
on  voit  un  amant  qui,  étant  un  peu  tipsy  S  prend  un  mari  pour 
confident  de  sa  passion  pour  sa  femme  ;  et,  comme  les  ivrognes 
sont  tendres,  cet  amant,  qui  est,  en  même  temps,  Vami  du  mari, 
serepent  de  l'avoir  trompé,  et,  les  larmes  aux  yeux,  lui  en  fait 

'  Gris. 


S96  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

des  excuses.  Heureusement  le  mari  aussi  est  elevated^,  et,  quand 
ils  revienneut  tous  les  deux  au  bon  sens»  Tod  persuade  facile- 
ment au  mari  que  la  prétendue  confideuce  n'était  qu'une  mauvaise 
plaisanterie.  Je  suis  fàcbé  de  ne  pouvoir  pas  vous  donner  une 
analyse  plus  étendue. 

Les  proverbes  composés  par  Collé  étaient  joués  par  de  grands 
seigneurs,  cbez  le  duc  d'Orléans,  père  &Ègaliié  C*est  le  même 
duc  d'Orléans,  calomnié  dans  les  Mémoires  de  madame  la  com- 
tesse de  Genlis,  dont  il  finit  par  épouser  {a  tante,  madame  de  Hon- 
tesson.  Madame  de  Montesson  tira  de  la  misère  mademoi- 
selle Ducresl,  qui  allait  jouer  de  la  barpe  dans  les  maisons, 
moyennant  quatre  louis  ;  et  cette  nièce,  devenue  dévote,  tourne 
en  ridicule  sa  bienfaitrice.  On  trouvera  beaucoup  de  détails  sur 
les  Proverbes  de  Collé  dans  les  curieux  Mémoires  que  cet 
homme  gai  a  écrits  sur  sa  vie.  Collé  eut  le  malbeur  d'être  jaloux 
de  Voltaire  ;  à  ce  ridicule  près,  ses  Mémoires  plaisent  infini- 
ment; dans  le  genre  léger,  c'est  une  des  lectures  les  plus  agréa- 
bles que  l'on  puisse  faire. 

Collé  eut  pour  successeur  dans  le  proverbe  M.  de  Carmon- 
telle  *,  qui  eut  moins  d'esprit  que  lui,  moins  de  gaieté,  mais 
beaucoup  plus  de  vérité.  On  a  publié  en  1811  deux  volumes  de 
proverbes  de  Carmontelle.  Chacune  de  ces  petites  pièces  a  été 
jouée  un  nombre  infini  de  fois.  On  prendra  une  fausse  idée  du 
mérite  de  Carmontelle,  si  on  lit  le  recueil  de  ses  ouvrages  comme 
un  livre  ordinaire  ;  il  ne  faut  lire  qu'un  proverbe  par  jour. 

Ces  petites  comédies  ont  un  fond  extrêmement  léger;  la  Vé- 
rité des  détails,  la  ^râce  du  comique,  en  font  tout  le  mérite.  Ce 
comique  rappelle  la  grâce  décente  de  Térence.  Le  vis  comica  est 
exclu  du  genre  des  proverbes.  Des  situations  énergiques  de- 
manderaient, pour  n'être  pas  représentées  d'ime  manière  ridi- 
cule, un  degré  d'énergie  dans  les  acteurs  que  rarement  l'on 
trouve  dans  le  monde.  Une  grande  moitié  des  proverbes  de  Car- 
montelle doit  être  inintelligible  en  Angleterre  ;  mais  ceux  qui 

*  Entre  deuï  vins. 

'  Mort  en  1806.  Madame  de  Genlis  a  publié  en  1825  de  nouveaux  frû 
virbe$  dramatique»  de  Carmontelle. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  297 

tiennent  aux  passons,  qui  sont  les  mêmes  partout,  pour  le  fond, 
peuvent  plaire,  même  dans  les  pays  étrangers.  Le  Voyage  de 
Rome,  par  exemple,  et  les  Amants  chiem,  doivent  faire  rire  par- 
tout. La  Maison  du  boulevard  est  une  excellente  peinture  du 
caractère  d*uiie  jeune  veuve  folie,  abusant  de  la  faiblesse  qu'un 
oncle  âgé  et  immensément  riche  a  pour  elle.  Ce  mérite  est  ac- 
compagné de  Vavantage  de  donner  une  peinture  parfaitement 
vraie  de  la  société  française  telle  qu'elle  était  vers  1778. 

Une  extrême  légèreté  était  le  vrai  caractère  de  Tépoque;  les 
chefs-d'œuvre  de  la  littérature  française  d'alors  devaient  être  peu 
goûtés  hors  de  France.  La  Révolution,  suspendue  et  non  terminée 
par  le  despotisme  de  Napoléon  et  la  théocratie  des  Rourbons, 
Qous  a  donné  un  sérieux  qui  nous  met  en  rapport  avec  les 
Anglais,  les  Allemands  et  les  autres  civilisations  étrangères. 
Je  ne  doute  pas  que  les  proverbes  de  M.  Théodore  Leclercq 
ne  soient  beaucoup  plus  goûtés  en  Angleterre  que  ceux  de 
Garmontelle  ou  même  que  les  chefs-d'œuvre  de  Collé.  M.  Théo- 
dore Leclercq  n'a  donné  au  public  que  trois  volumes  de  pro- 
verbes, et,  à  la  différence  de  la  plupart  des  auteurs,  il  n'a 
Eut  imprimer  que  les  ouvrages  dont  il  est  le  moins  content. 
Qui  le  croirait?  Il  y  a  un  rapport  entre  M.  Leclercq  et  Shak- 
speare,  entre  le  cèdre  du  Liban  et  Thysope.  Gomme  Shakspeare* 
en  faisant  imprimer  un  proverbe,  M.  Leclercq  en  perd,  en 
quelque  sorte,  la  propriété  ;  tout  le  monde  peut  jouer  un  pro- 
verbe imprimé.  M.  Leclercq  est  lui-même  un  excellent  acteur  ; 
il  joue  supérieurement  dans  ses  proverbes.  Comme,  dans  la  so- 
ciété, beaucoup  de  personnes  répugnent  à  prendre  les  rôles  ri- 
dicules, de  peur  qu'il  ne  leur  en  reste  un  vernis  peu  agréable, 
H.  Leclercq  s'en  est  emparé.  Je  lui  ai  vu  rendre  d'une  manière 
inimitable  les  rôles  d'Allemands  parlant  mal  le  français,  et  les 
rôles  diamants  beinés. 

M.  Fiévée,  écrivain  distingué,  persécute  dans  ce  moment 
M.  de  Villèle  et  les  jésuites;  ce  qui,  certes,  est  très-hardi. 
M.  Fiévée  a  fait  deux  fort  bons  romans  :  la  Dot  de  Suzette  et 
Fr^d^nc.  Rien  des  personnes  pensent  que  M.  Fiévée  a  corrigé 
beaucoup  des  proverbes  de  sou  ami,  M.  Théodore  Leclercq. 
Quoi  qu'il  en  soit,  comme  la  censure  ôte  impitoyablement  de 

17. 


298  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

loutes  les  comédies  qu'elle  laisse  jouer  à  Paris  ce  qui  ressemble 
à  la  sociéCé  aetuelle,  les  proverbes  de  M.  Leclercq  auroat  une 
imporlaoce  historique.  Aujourd'hui,  même,  les  étrangers  qu! 
désirent  avoir  uoe  idée  des  habitudes  sociales  des  Parisiens 
ne  peuvent  rien  faire  de  mieux  que  de  lire  les  trois  volumes  de 
M.  Leclercq.  Mais  souvenez-vous  toujours,  si  vous  voulez  goûier 
le  mérite  de  ces  9ortes  de  livres,  qu'il  n'en  faut  pas  lire  plus  de 
cent  pages  le  même  jour.  Les  mœurs  françaises  étant  devines 
plus  graves,  les  petits  tableaux  de  M.  Leclercq  seront  beaucoop 
plus  intéressants  et  surtout  plus  intelligibles  pour  les  étrangers 
que  les  esquisses  de  Garmontelle. 

Le  proverbe  qui  peint  le  mieux  le  mélange  de  l'ambition  avec 
Tancienne  légèreté  française  est  intitulé  le  Duel.  Un  Français 
ne  tolère  pas  devant  Ini  des  plaisanteries  piquantes  sur  le  mi- 
nistère qui  a  acheté  son  opinion.  Il  faut  rendre  justice,  en  pas- 
sant, à  M.  de  Villèle,  c'est  lui  qui,  depuis  quatre  ans,  a  introduit 
cette  corruption  générale  dans  la  nation ,  depuis  l'employé  à 
douze  cents  francs  jusqu'au  pair  de  France,  qu'il  achète  à  trente 
mille  francs  pièce,  pour  faire  passer  la  loi  du  sacrilège.  Un  Fran- 
çais ainsi  acheté  a  toujours  peur  d'être  méprisé  ;  il  se  sent 
brave;  à  la  première  plaisanterie  piquante,  il  répond  par  un  duel. 
Dans  ce  même  proverbe,  il  y  a  un  personnage  d^hypocrite  àou" 
cereux,  qui  fait  sa  fortune  par  Montrouge  (  le  quartier  général 
des  jésuites).  Ce  personnage  achève  de  peindre  les  mœurs  ac- 
tuelles. 

J'ai  hésité  longtemps  si,  pour  donner  une  idée  du  genre  des 
proverbes,  si  fort  à  la  mode  à  Paris  en  1825,  je  traduirais  le 
Duel,  ou  lePto  beaujourdela  vie.  Je  me  suis  enûn  décidé  pour 
cette  dernière  esquisse;  j'ai  craint  que  le  Duel,  qui,  d'ailleurs, 
est  beaucoup  moins  gai,  ne  fût  inintelligible  hors  de  France. 
Le  Plus  beau  jour  de  la  vie  s'appelle  ainsi  par  ironie.  C'est  un 
pauvre  jeune  homme  qui  se  marie,  à  qui  tout  le  monde  répète  : 
Ce  jour  est  le  plus  beau  de  votre  vie,  au  moment  où  il  est  victime 
de  cent  vexations.  La  cérémonie  du  mariage  est  une  des  plus 
ridicules  des  mœurs  françaises.  On  a  compté  jusqu'à  cent  petites 
attentions,  chacune  desquelles,  si  on  y  manque,  peut  devenir  le 
sujet  d'un  reproche;  ou,  encore  pis,  la  cause  d'un  ridicule.  Je 


LETTRES  k  SES  AMIS.  209 

ne  doute  pas  que,  comme  nous  avons  des  manuels  de  physique 
et  de  pharmacie,  Ton  ne  publie  bientôt  le  manuel  de  Thomme 
qui  se  marie. 

On  joue  les  proverbes  sans  aucun  préparatifs  :  deux  paravents 
font  les  deux  coulisses,  deux  vases  de  fleurs  et  deux  bougies 
forment  la  rampe  et  séparent  les  acteurs  du  public.  La  mode  est 
de  les  jouer  sans  aucune  exagération  de  gestes;  c*est  ainsi  que 
les  joue  M.  Leclercq  lui-même.  Le  bon  ton  est  de  n*avoir  Tair 
de  faire  aucuns  frais,  de  faire  tout  naturellement. 


GXIl 

A    MONSIEUR    ...,   A  LONDRES. 

Paris,  le  21  avril  1825. 

I 

D  y  a,  dans  ce  moment,  une  traduction  d'Hérodote  sous  presse, 
et  deux  autres  que  Ton  va  imprimer.  Le  M.  Larcher  dont  Vol- 
taire s'est  tant  moqué,  à  cause  de  sa  traduction  du  père  de 
Thistoire,  bien  loin  d'être  un  pédant  en  us,  était  un  pauvre 
courtisan  des  courtisans  de  Louis  XV,  et  n'a  rien  trouvé  de 
mieux  à  faire  que  de  prêter  les  petites  élégances  musquées  de 
la  cour  de  ce  roi  aux  vieux  héros  grecs,  dont  il  conte  les  faiis 
et  gestes  dans  un  style  souvent  aussi  inculte  que  ses  héros.  11  ne 
faut  pas  s*en  étonner;  Hérodote  fut  le  premier  à  essayer  d'écrire 
eu  prose;  on  n'avait  fait  que  des  vers  avant  lui.  Son  style  est 
souvent  embarrassé  ;  la  construction  de  ses  phrases  est  souvent 
incertaine. 

C'est  le  style  d'Hérodote  que  Ton  retrouve ,  surtout  dans  la 
Lraduction  de  M,  Paul-Louis  Courier,  vigneron,  ancien  canon- 
nier  à  cheval,  récemment  sorti  de  Sainte-Pélagie.  Tels  sont,  en 
effet,  les  titres  et  particularités  d'un  des  meilleurs  écrivains  que 
la  France  puisse  opposer  aux  savants  étrangers.  M.  Courier  est 
peut-être  l'écrivain  vivant  qui  connaît  le  mieux  sa  langue,  toutes 
ses  finesses  et  toutes  ses  délicatesses. 


300  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

La  traduction  de  Longus,  qu'il  vient  de  publier  dans  le  style 
ancien  d*Âmyot,  est  un  chef-d'œuvre  ;  on  croit  que  son  Hérodote 
sera  encore  supérieur  à  Longus.  Cet  ouvrage  aura  trois  volumes, 
et  M.  Courier  Fa  corrigé  pendant  dix  ans.  Il  est  parvenu  à  don- 
ner à  sa  traduction  non-seulement  la  couleur  du  style  du  vieux 
Hérodote,  mais  encore  exactement  la  même  étendue  que  ce 
texte  ;  de  manière  que,  si  on  Timprimail  en  regard  du  français, 
Ton  ne  verrait  jamais  de  blanc  dans  la  page  grecque  pour  don- 
ner le  temps  d'arriver  à  la  paresse  de  la  langue  moderne. 

M.  Courier,  comme  capitaine  d'artillerie  à  cheval,  a  fait  les 
campagnes  d'Egypte  et  d'Italie  :  mais,  comme  il  était  libéral 
dès  cette  époque,  et  dix  ans  avant  que  cela  fût  de  mode  en 
France,  il  fut  pourchassé  par  le  gouvernement  d'alors;  mainte- 
nant il  vient  de  passer  deux  mois  à  Sainte-Pélagie.  C'est  que 
M.  Courier  est  petit-être  l'homme  de  France  qui,  depuis  Vol- 
taire, a  écrit  le  pamphlet  avec  le  plus  de  piquant,  de  malignité, 
et  surtout  avec  une  verve  de  plaisanterie  qui  ne  permet  jamais 
à  son  lecteur  de  ne  pas  pouffer  de  rire  aux  dépens  du  pauvre 
diable  qu'il  a  entrepris  de  ridiculiser. 

V Honnête  homme f  ou  le  Niais,  roman  par  M.  Picard,  de  l'Aca- 
démie française. 

L'hypocrisie  est  le  grand  trait  des  moeurs  actuelles  en  France. 
Cette  hypocrisie  est  enseignée  par  les  jésuites  et  pratiquée  à 
leur  profit.  Ce  qui  se  passe  à  Rouen  (en  avril  1825)  en  est  une 
preuve  évidente ,  et  le  midi  de  la  France  est  témoin  d'entre- 
prises bien  autrement  condamnables.  L'hypocrisie  et  les  jésuites 
ont  commencé  sous  Napoléon,  dès  Tamiée  1804.  D'un  autre 
côté,  la  publicité  est  un  des  traits  des  mœurs  françaises.  Chez 
un  peuple  qui  aime  à  parler,  l'hypocrisie  doit  être  une  des  choses 
les  plus  vile  remarquées  :  elle  prête  au  ridicule. 

Le  roman  de  M.  Picard  donne  l'histoire  de  l'hypocrisie  dans 
les  mœurs  françaises.  L'auteur  n'a  pas  beaucoup  d'esprit,  de 
profondeur  et  d'imagination  ;  mais  c'est  peut-être  pourquoi  il  a 
de  la  vérité.  Dans  ses  romans,  comme  dans  ses  comédies, 
M.  Picard  rend  ce  qu'il  voit  comme  un  miroir.  Ce  genre  de 
mérite  donne  peu  de  plaisir  aux  personnes  qui  habitent  le  pays, 
mais  doit  être  fort  précieux  aux  étrangers,  La  vérité  des  habi- 


/ 


LETTRES  k  SES  AMIS.  501 

tudes  sociales  reproduites  dans  VHonnéte  homme,  ou  le  Niais  esi 
telle,  que  je  ne  doute  pas  que  rhistorien  futur  de  la  Restaura-  , 
lion  de  la  famille  de  Bourbon  ne  soit  obligé  d'emprunter  plu- 
sieurs traits  à  M.  Picard.  Ce  que  cet  auteur  dit  des  élections, 
entre  autres  choses,  est  d'une  vérité  parfaite.  Le  titre  du  roman 
de  M.  Picard  lui  a  été  fourni  par  le  dialogue  connu  de  Fonché 
avec  Camot,  après  la  reddition  de  Paris,  en  1815.  Fouché  avait 
irafai  et  vendu  sa  patrie.  Gamot  lui  dit  :  «  Où  puis-je  me  retirer, 
tnltre?  —  Où  tu  voudras,  imbécile!  »  Le  niais  de  M.  Picard 
n'est  imbécile  qu'à  la  manière  de  Gamot.  Gette  donnée  était 
excelleuie  ;  le  roman  eût  été  un  chef-d'œuvre  si  M.  Picard  avait 
de  la  force  dans  son  talent. 

Histoire  de  Chiistophe  Colomb,  par  M.  Bossi,  de  Milan,  tra- 
duite par  M.  Uraoo.  2*"  édition.  Un  volume. 

La  pauvre  littérature  italienne  est  tombée  bien  bas.  La  cen* 
sure  autrichienne  n*est  pas  le  plus  grand  de  ses  malheurs  :  elle 
a  pris  la  funeste  habitude  de  noyer  un  très-petit  nombre  de  pen* 
sées  dans  un  océan  de  paroles.  Cependant  cette  littérature  ita- 
lienne a  un  certain  caractère  de  bonne  foi  et  de  consciencieuse 
recherche,  qui  manque  tout  à  fait  à  la  littérature  française  du 
temps  actuel.  On  ne  trouve  pas  dans  les  opuscules  italiens  ce 
caractère  de  fatuité  et  de  profonde  ignorance  qui  brille  dans 
les  petits  ouvrages  publiés  à  Paris.  Vous  lirez  avec  un  certain 
plaisir  le  livre  de  M.  Bossi  sur  Colomb.  Vous  y  trouverez  un  ta- 
bleau du  monde  au  milieu  duquel  vécut  ce  grand  homme  et  des 
obstacles  qu'il  eut  à  surmonter  pour  obtenir  un  vaisseau. 
M.  Bossi  est  un  chanoine  de  Milan,  protégé  par  Napoléon,  et 
maintenant  obligé  à  écrire  pour  vivre. 

Vita  di  Canova,  scritta  da  Missirini.  Firenze. 

C'est  de  cette  vie  de  Canova  qu'ont  été  extraites  de  curieuses 
conversations  de  ce  grand  sculpteur  avec  Napoléon.  M.  'Missi- 
rini est  de  Florence,  je  crois  ;  raison  de  plus  .pour  abonder  en 
paroles  et  pour  songer  à  l'élégance  de  la  phrase  beaucoup  plus 
qu'à  la  justesse  de  Fidce.  Toutefois  il  règne  en  Italie  un  bon 
^ens  général,  dans  ce  qui  regarde  les  arts,  qu'on  ne  trouve  nulle 
put  ailleurs.  Les  étrangers,  en  parlant  de  peinture,  de  sculpture 
ou  de  musique,  sont  toujours  des  barbares.  Quand  on  est  curieux 


SOS  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

de  coDoailre  U  vie  de  CaooTa,  il  faut  doDC  la  chercher  écrite  par 
nu  Italien.  Mais  il  est  Ûcheux  qae,  coniine  M.  Missirini,  cet  Ita- 
lien ne  place  qae  trois  ou  quatre  Idées  dans  chaque  feuille  d*im- 
pression,  composée  de  seixe  pages.  €e  qull  y  a  de  mieux  sur 
Canova,  ce  sont  ses  lettres,  dont  les  premières  fourmillent  de 
Êiutes  d'orlhographe. 

Chroniques  neustritrmes^  ou  Précis  de  Vhiitoire  de  Normandie, 
par  M.  Marie  Dumesoil.  Un  volume. 

L'histoire  est  à  la  mode  en  France,  et,  je  Tai  dit  souTenl, 
c'est  Quentin  Durward  et  Ivarûioé  qui  ont  créé  cette  mode. 
MM;  Guizot  et  de  Barante  Talimentent  par  de  grands  ouvrages; 
de  jeunes  écrivains,  par  des  résumés.  H  est  fort  à  désirer  que  ces 
petits  ouvrages  soient  traduits  en  anglais;  on  pourrait  les  don- 
ner à  Londres  pour  deux  schellings,  et  ils  rq[MuidraieDt  de  fort 
bonnes  idées.  Un  des  meilleurs  parmi  ces  précis  est  celui  que 
M.  Marie  Dumesnil  vient  de  donner  sur  la  Normandie;  c'est  an 
digne  complément  du  magniâque  ouvrage  de  M.  Thierry  sur 
Guillaume  le  Conquérant. 

Histoire  des  ducs  de  Bourgogne^  par  M.  de  Barante.  Troisième 
livraison. 

Je  vous  conseille  fiirl  de  lire  dans  le  sixième  volume  de  cet 
ouvrage  le  récit  de  la  mort  de  Jeanne  d'Arc  et  de  la  mission 
que  cette  fille  singulière  remplit  en  France.  Ce  morceau  est 
excellent.  M.  de  Barante  est  le  premier  auteur  qui  ait  écrit  This- 
toire  de  France  d'une  manière  amusante  et  vraie.  En  général»  il 
se  borne  à  faire  l'extrait  des  deux  ou  trois  chroniques  les  plus 
marquantes  de  chaque  siècle.  Mais  peu  importe  à  qui  appartien- 
nent les  idées  qu'il  présente;  on  trouve  le  plus  vif  plaisir  à  les 
lire. 

Poésies  de  Clo tilde  de  Surville,  poète  français  du  quinzième 
siècle,  publiées  par  Cliarlos  Yanderbourg. 

Je  ne  conçois  pas  comment  M.  Yanderbourg  n'a  pas  eu  4'eS' 
prit  de  se  donner  la  célébrité  de  Macpherson.  Les  poésies  eu 
vieux  l:\ngage  qu'il  nous  a  données  sous  le  nom  de  Clotilde  de 
Surville  sont  extrêmement  touchantes  ;  il  ne  manque  à  mon 
plaisir,  quand  je  les  lis,  que  de  les  croire  âgées  de  trois  siècles. 
Gomment  M.  Yanderbourg;  qui  fait  si  bien  la  poésie  gauloise, 


LETTRES  A  SES  AMIS.  303 

nVt-H  jamais  fait  devers  français  passables?  Voilà  un  pro~ 
blême  que  je  présente  auiE  psychologistes.  Il  est  certain  que  la 
langue  parlée,  en  France,  avant  le  règne  de  Louis  XIV,  était 
beaucoup  plus  propre  à  la  poésie  que  celle  dqpt  nous  nous  ser- 
vons depuis  ce  roi,  qui  déclare  non  nobles  un  tiers  des  mots  les 
plus  utiles  de  la  langue. 


GXUl 

A  MOnSIBUR  ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  20  juin  1825. 

Malgré  tout  le  blâme  jeté  par  certaines  gens  sur  les  petits 
livres  historiques  aujourd'hui  de  mode,  je  vous  recomniAnde 
€elui  qui  a  pour  titre  : 

Résumé  de  V histoire  de  Russie,  par  M.  Rabbe^  Un  volume 
iD-18. 

C'est  un  excellent  abrégé.  M.  Rabbe  nous  montre  les  Russes 
tels  qu'ils  sont  :  à  peine  plus  civilisés  que  leurs  voisins  les  Turcs, 
et  très-inférieurs  aux  Turcs  par  leur  mauvaise  foi.  Un  grand 
seigneur  russe,  nommé  M.  de  Tolstoy,  a  attaqué  M.  Rabbe  et  lui 
a  reproché  que  Rabbe,  en  esclavon,  voulait  dire  esclave.  Une 
revue,  fort  ennuyeuse  et  encore  plus  servile,  la  revue  de  M.  Ju- 
lien, a  accueilli  les  attaques  du  seigneur  russe,  trop  heureux 
d'avoir  à  tomber  sur  un  homme  de  lettres  estimable,  qui  vit  de 
sa  plume  et  non  de  ses  paysans.  Je  conseille  Touvrage  de  M .  Rabbe 
i  tous  les  lecteurs  qui  veulent  prendre,  en  quelques  heures,  une 
idée  juste  de  la  Russie. 

Le  Dernier  chant  de  Childe-Harold.  Un  volume  in-S"*. 

Chant  du  Sacre,  Un  volume  in  -S"*.  Par  M.  de  Limartine. 

De  ces  deux  poèmes,  qui  ont  paru  presque  en  même  temps,  le 
{Hremier  a  été  vendu  neuf  mille  francs,  et  le  second  six  mille  francs. 
Gespnx  sont  énormes  pour  la  France.  Quand  le  fameux  tragique 

é 

*  M.  Rabbe  est  mort  i  Paris,  le  i^  janyier  1830. 


304  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENUUAL. 

Duds  fit  l'édition  complète  de  ses  œuvres,  il  y  a  dix  ou  douze 
ans,  elles  ne  lut  furent  payées  que  trois  mille  francs  par  volume, 
et  il  n'y  eu  avait  que  trois. 

hek  deux  poèmes  de  M.  de  Lamartine  ont  éprouvé  une  espèce 
de  chute.  Le  Chant  du  Sacre  n*a  pas  eu  de  seconde  édition,  et 
Childê'Harold  n^en  a  eu  que  quatre,  peut-être  même  qu'une. 
Car  maintenant  L...  et  les  autres  libraires  charlatans  de  Paris 
font  des  éditions  de  quatre  cents  exemplaires.  Ces  deui  poèmes 
de  M.  de  Lamartine  manquent  totalement  d'idées.  Celles  qu*on 
y  trouve  sont  vagues,  communes,  et  de  plus  fort  obscures. 

M.  de  Lamartine  avait  entrepris  de  faire  l'éloge  de  la  liberté; 
il  s^emparait  ainsi  d*une  quantité  de  belles  idées  qui  courent  les 
rueii  dans  ce  pays  ;  mais  ses  bons  amis  du  parti  ultra  lui  ont  re- 
présenté qu'il  perdrait  la  faveur  de  ce  parti,  et  il  s'est  hâté  de 
supprimer  ses  transports  eu  faveur  de  la  liberté.  Au  sacre,  il  la 
faisait  oindre  de  Thuile  sainte  en  même  temps  que  le  roi. 

Voilà  bien  des  griefs  contre  M.  de  Lamartine;  il  n^en  est  pas 
moins  le  second  ou  le  premier  poète  de  la  France,  selou  qu'oo 
voudra  mettre  M.  de  Déranger  (auteur  des  chansons)  avant  oa 
après  lui.  M.  de  Lamartine  rend,  avec  une  grâce  divine,  les 
sentiments  qu*il  a  éprouvés.  Ces  sentiments,  vagues  et  mélanco- 
liques, partagés  par  beaucoup  de  jeunes  gens  riches  de  l'époqae 
actuelle,  sont  tout  simplement  l'effet  de  l'oisiveté.  Napoléoo 
faisait  remuer  cette  jeunesse;  de  son  temps,  ou  connaissait  peu 
renuui  mélancolique.  C'est  cependant  à  cette  époque  qu'en  a 
été  faite  la  plus  belle  peinture  :  je  veux  parler  du  petit  roman 
de  M.  de  Chateaubriand,  intitulé  René,  Il  y  a  huit  ou  dix  pas- 
sages charmants  dans  le  dernier  chant  de  Childe-Harold;  je  vous 
conseille  de  les  \iTe. 

Histoire  de  Reri^  d' Anjou ^  roi  de  Naples,  duc  de  Provence,  par 
M.  le  vicomte  de  Yilleneuve-Bargemoni.  Trois  volumes  in-S". 

Les  aïeux  de  cet  historien  servirent  le  roi  René,  qui  a  laissé 
des  notes  sur  leur^aractère.  Je  m'attendais  à  trouver  une  his- 
toire bâtie  avec  uwt  adresse  jésuitique,  de  manière  à  déguiser 
les  torts  des  temps  aficiens,  une  histoire  dans  le  genre  de  celle 
de  l'ennuyeux  Lacretflle.  J'ai  été  surpris  bien  agréablement  en 
trouvant  dans  M.  de\ Villeneuve  un  homme  de  bon  sens,  qui 


LETTRES  A  SES  AMIS.  305 

paraît  avoir  fait  des  recherches  coQsciencieoses.  Son  histoire 
D'est  point  uq  chef-d'œuvre.  Lord  Byroo  disait  que,  quand  on  se 
mêlait  de  faire  des  vers,  il  fallait  en  faire  tous  les  jours.  J'ap- 
pliquerais cette  maxime  à  tous  les  genres  de  littérature.  11  faut 
maintenant  pour  être  lu,  dans  le  genre  historique,  une  certaine 
profondeur  de  philosophie  et  de  bon  sens  qui  ne  s'acquiert  point 
en  quelques  mois  d'étude.  Le  métier  d'historien  ne  peut  être  un 
pis-aller,  comme  paraissent  le  croire  plusieurs  écrivains,  qui, 
repoussés  de  la  politique  par  les  rigueurs  du  ministère,  se  met- 
tent à  lire,  pendant  un  au,  les  vieux  monuments  d'un  pays,  et 
puis  nous  eu  donnent  intrépidement  l'histoire. 


CXIV 

A   HONSlEOft  LE  BABON   DE  M...,  A   HONFLEUR. 

Paris,  lois juillel  1825. 

Cher  ami,  je  reviens  à  Paris  pour  partir.  L'heure  de  la  malle- 
poste  me  presse;  ainsi,  pocas  palabras. 

Mademoiselle ...  est  grosse,  dit-on,  chef-d'œuvre  de  M.  de ... 
—  Le  général  Gourgaud,  dans  sa  réfutation  de  M.  de  Ségur  ^ 
a,  dit-on,  insulté  ledit  Ségur  ;  on  parle  beaucoup  d'un  duel  à  la 
Bourse.  —  Cousin  nous  a  dit  que  c'était  pour  demain.  —  Quatre 
millions  sont  convertis  ;  on  pense  que  l'opération  est  manquée  ; 
mais  on  dit  que  les  75  peuvent  èlre  à  78,  un  moment.  Il  y  a  dé- 
goût pour  la  rente.  Les  étrangers,  tracassés,  n'en  veulent  plus. 
Cependant  l'avis  des  gens  sages  est  de  garder.  J'ai  un  ami  ge- 
nevois, le  plus  sage  des  hommes,  il  me  dit  :  «  Gardez  ;  »  et  je 
garde. 

J'ai  prêté  tous  mes  Globe  *.  N*ayez  aucun  regret,  ils  sont  plus 
pédants  que  de  coutume. 

'  Auteur  de  VBittoire  de  Napoléon  et  de  la  grande  armée  en  1812. 
*  I.e  journal  le  Qlobe. 


306  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

4 

M.  Girard,  d'Egypte»  offre  de  faire  ud  canal  sons  ehaqoe  me 
de  Paris,  moyennant  huit  millions. 

M.  Jacques  Laffilte  offre,  ou  offrira  en  1826,  de  faire  la  rue  de 
la  porte  du  Louvre  à  réléphanl  de  la  BastiUe;  on  lui  laisserait 
la  plus-value  des  maisons.  11  faut  une  lot,  bien  entendu. 

M.  Romieu  a  lu,  à  Sautelet,  des  proverbes  romantiques  qui 
Font  enchanté. 

Galli,  arrivé  le  10,  va  nous  faire  rire.  Il  prend  les  r61es  de 
Buffo,  invisibles  dans  les  mains  de  Graziani.  La  divine  GioditU  ai 
loué  une  belle  maison  à  Suresnes  ou  Puteaux,  à  dix  minutes  du 
pont  de  Neuilly.  —  Le  bon  D...  est  toujours  égotiste.  —  Le  doc- 
teur Edwards  est  à  Londres.  Nous  vous  attendons  de  pied  ferme 
.le  6  août. 

Tout  avons, 

COLLINET  DE   GrEMME. 


cxv 

A    HONSIBOR   LE   BARON   DE   M  ...,   A   PARIS. 

Paris,  le  21  août  1SS5. 

• 

Mon  cher  ami,  la  G...,  comme  vous  savez,  prétend  être  insen. 
sible  aux  lettres  d'amour  ;  essayons.  Voici  une  lettre  que  je  yobs 
supplie  de  faire  copier  sur  beau  papier  vélin.  Un  amant  tel  que 
M.  Edmond  de  Gharency  ne  néglige  pas  ces  accessoires. 

Composez  aussi  une  lettre;  si  celle-ci  ne  réussit  pas,  nous  lâ- 
cherons la  seconde  ;  mais  il  faut  une  adresse.  Donnez  celle  de 
Tami  Porte  sous  un  nom  supposé;  cherchez  uu  nom  inconnu. 
Par  exemple,  si  vous  mettiez  :  M.  de  Gharency,  chez  M.  Dubou- 
chage,  me  Neuve-de-Luxembourg,  n^....  Enfin,  pour  s'amuser 
et  pour  rire,  il  faut  agir.  Que  pensez-vous  de  ma  prudence? 
Ce  n'est  que  dans  la  seconde  lettre  que  je  demanderai  qu*elie 
m'envoie  une  feuille  de  jasmin  pour  réponse.  N'oubliez  pas  qu'il 
faut  Viago  à  Reims,  au  lieu  de  Viaggio. 

Si  cela  prenait  entre  vous  et  moi,  nous  ririons. 


n 


LETTRES  k  SES  AMIS..  307 

Si  eela  allait  bien,  nous  chercherions  un  beau  jeune  homme 
de  DOS  amis,  à  qui  nous  dirions  :  c  YoiUez-vous  jouer  le  rôle 
d'amoureux,  d'une  femme  célèbre?  —  mais  il  faut  une  discrétion 
du  diable.  » 

PORCHBRON. 


CXVI 
A  MADAME    P....,    A    PARIS. 

Paris,  le  21  août  1825. 

h  sens,  madame,  que  la  démarche  que  je  fais  est  ridi- 
cule, n  y  a  plus  de  deux  mois  que  je  me  représente  tous  les 
joues  combien  il  est  ridicule,  et  même  inconvenant,  à  moi  in- 
connu, d'oser  écrire  à  une  femme  que  la  gloire  environne,  et 
(fiiesit  sans  doute,  liée  avec  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  aimable  et 
depluft  gai  en  France.  Moi  je  suis  inconnu,  simple  lieutenant 
dans  un  régiment  de  cavalerie  de  fa  garde.  J'y  arrive  depuis  peu 
avec  une  pension  de  mon  père;  je  ne  suis  pas  beau,  sans  cepen- 
dant être  laid.  Avant  d'avoir  eu  le  bonheur  de  vous  voir,  avant 
d'être  entré  dans  cette  seconde  vie,  qui  a  commencé  pour  moi 
Icjour  où  vous  avez  joué  le  Viago  à  Reims,  je  me  croyais  bien 
fait,  remarquable,  l'air  noble.  Depuis  lors  je  ne  vois  rien  de  tout 
cela.  Tout  est  vulgaire  chez  moi,  excepté  la  passion  forcenée 
4ue  vous  m'avez  inspirée.  A  quoi  bon  vous  le  dire  ?  Je  le  sens, 
cette,  démarcbe  est  ridicule  ;  vous  montrerez  ma  lettre  à  des 
gens  qui  m'en  plaisanteront.  Oh  !  comble  de  douleur  !  Entendre 
plaisanter  sur  la  passion  que  j'ai  pour  madame  P....  !  Je  vous 
jnre,  madame,  que  ce  n'est  pas  le  ridicule  qui  peut  m'en  reve- 
nir que  je  crains.  Âh  !  pour  vous  je  braverais  bien  d'autres  périls. 
Mais  je  mourrais  de  douleur  d'entendre  parler  de  mon  sentiment 
pour  vous.  Ce  sentiment  fait  ma  vie,  j'apprends  la  musique,  j'ap- 
prends ritalien,  je  lis  les  journaux  qu'avant  vous  je  ne  regardais 
jamais,  dans  l'espérance  d'y  découvrir  votre  nom.  Fût-il  au  bas  de 
la  page,  dès  que  j'arrive  à  cette  page,  j'ai  bien  vite  découvert  ce 


308  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

P  majuscule  qui  commence  voire  nom  et  qui  me  fait  palpiter, 
même  quand  il  commence  un  mot  indifférent. 

Mais  à  quoi  bon  vous  dire  tontes  mes  folies?  Que  m'en  revien- 
dra-t-il  ?  Comment  être  connu  de  vous?  Comment  être  présenté? 
— Je  ne  suis  un  peu  connu  que  dans  quelques  salons  antiques 
qui  n*ont  pas  de  relations  avec  vous.  Je  vais  chez  M.  le  dac 
de ,  mais  y  allez-vous?  Ah  !  je  suis  bien  malheureux,  ma- 
dame !  Vous  ne  pouvez  concevoir  l'escès  de  ma  misère  !  J'ai 
désiré  vingt  ans  de  venir  à  Paris,  j'aimais  les  chevaux,  j*adorais 
le  militaire.  Tout  cela  fait  mon  supplice  aujonrd'huj. 

Comment  être  connu  de  vous  ?  Quand  vous  étiez  à  Paris,  je  me 
mettais  dans  un  fiacre,  comme  pour  attendre  un  ami,  et  je 
voyais  vos  fenêtres.  Vous  êtes  à  la  campagne,  dit-on,  mais  je  n'ai 
pu  obtenir  du  portier  le  nom  de  la  campagne.  JVi,  je  crois,  fait 
peur  à  cet  homme.  Âh!  je  m'abhorre  moi-même.  Sans  doute, 
aussi,  si  j'obtenais  le  bonheur  de  vous  être  présenté,  je  vous 
ferais  peur. 

J'ai  été  obligé  d'interrompre  ma  lettre,  j'étais  trop  malheureux. 
—  J'ai  vingt-six  ans,  je  suis  brun,  assez  grand,  l'air  trèsHnilitaire, 
dit-on;  mais,  après  ce  qui  m'estarrivé  avec  votre  portier ,j'ai  coupé 
mes  moustaches,  autant  que  possible.  Sans  Tordre  de  mon  ré" 
giment,  je  les  aurais  coupées  tout  à  fait.  —  Âh  !  du  moins,  que 
mon  air  égaré  ne  vous  fasse  pas  peur,  si  jamais  j'ai  le  bonheur 
de  vous  être  présenté.  Ne  craignez  aucune  importunité  de  moi, 
madame.  Je  ne  vous  parlerais  jamais  de  ma  malheureuse  pas- 
sion; vous  voir  me  suffirait;  je  vous  dirais  seulement  :  Je  suis 
Cbarency.  —  Fou  que  je  suis  !  on  vous  dirait  bien  assez  mon 
nom  en  me  présentant  à  vous.  Mais  je  veux  contiBuer  à  me 
faire  connaître.  Je  suis  d'une  bonne  famille  dé  la  Lorraine;  je 
dois  avoir  un  jour  quelque  aisance.;  j'ai  reçu  une  exceHente  édu- 
cation. Ah  !  Dieu  !  si  on  eût  eu  l'idée  de  m'envoyer  voyager  en 
Italie,  je  saurais  l'italien,  je  saurais  la  musiqne  surtout.  Peut- 
être,  mais  je  le  crois  impossible,  comprenant,  comme  un  savant, 
les  airs  divins  que  vous  chantez,  je  vous  aimerais  davantage; 
non,  il  me  semble  impossible. 

Adieu,  madame;  ma  lettre  est  bien  irop  longue;  à  quoi  bon 
vou^  écrire  d'ailleurs? 


LETTRES  A  SES  AMIS.  509 

Je  suis,  avec  le  plus  profond  respect,  madame,  voire  très- 
humble  et  très-obéissant  serviteur, 

Edmond  de  Charekct. 
ChejB  M.  ...,  rue  ...,  n* .... 


GXVIl 

A   UOiNSlEUR    ....    A   LONDRES. 

Naples,  lé  30  septembre  18^25. 

Vous  me  demandez,  monsieur,  un  coup  d*œil  sur  Fétat  ac- 
luel  de  la  musique  en  Italie. 

Une  source  d'eau  jaillit  au  pied  d'une  grande  montagne.  Pour 
weilre  à  même  de  juger  de  celte  source,  faut-il  s'appliquer  à 
décrire  avec  soin  les  divers  bassins  qui  la  reçoivent,  ou  faut- il 
rechercher  dans  la  position  des  diverses  pentes  de  la  montagne, 
dans  les  différentes  natures  des  rocs  et  des  terres  qui  la  compo- 
sent, quelles  doivent  être  les  qualités  de  la  source  d'eau  qui  en 
jaillit? 

Gène  serait  point,  du  moins  selon  moi,  vous  faire  connaître 
Tétat  de  la  musique  en  Italie,  que  vous  décrire  les  conversations 
de  Milan  et  de  Naples,  que  vous  parler  pour  la  centième  fois  des 
lameux  théâtres  de  la  Scala  et  de  San  Carlo.  Une  biographie  de 
Bossini,  de  Hercadante,  de  Paciui,  de  Meyerbeer,  se  rapproche- 
rait davantage  du  but,  surtout  si  on  y  joignait  une  analyse  du 
talent  de  Lablache,  de  Davide,  de  Zuchelli;  mais  il  manquerait 
toujours  une  description  de  la  source  même  du  goût  de  la  musi- 
que chez  les  peuples  d'Italie,  si  différents  de  caractère,  et  qui  ne 
sont  liés  entre  eux  que  par  la  malheureuse  circonstance  d'être 
opprimés  par  la  même  absurde  tyrannie.  Cette  tyrannie  est  peu 
sanguinaire,  mais  elle  est  extrêmement  minutieuse.  Une  tille  ri- 
che, c'est-à-dire  ayant  mille  livres  sterling  de  rente,  uesemarie 
pas  à  Modène  ou  à  Turin  sans  que  les  sept  ou  huit  ministres  ou 
sous-ministres  de  ces  petits  princes»  lesquels  sont  désolés  de 


310  ŒUYRES  POSTHCMES  DE  STEHDHAL. 

leur  oisîTelc,  fjsseni  chacun  irois  oa  «paire  rapports  sur  cette 
afllaire.  Le  pbisir  par  eioeDeuce  de  la  nation  française,  se  li- 
vrer aux  ckatmes  d*ane  conTcrsation  amiable  ec  gaie,  dans  le 
coarani  de  bqoeUe  on  parie  tour  à  Umr  de  tous  les  sojets  possi- 
bles, serai!  le  plaisir  le  pins  dangereux  en  Italie.  Les  espions, 
dans  ce  pays,  meurent  d'inanition,  ils  ne  savent  que  mettre  dans 
leur  rapport,  et  toui  est  espion,  depuis  le  moine  qui  vient,  en  di- 
sant :  Deo  yratias,  se  placer  sur  le  seuil  de  votre  chambre  à  cou- 
cher, poor  vous  demander  Faumône,  jasqn*ao  perruquier  qui 
vient  vous  coiffer  et  au  cafetier  chez  lequel  vous  allez  prendre 
une  glace.  Ces  espions  se  vendent  à  tous  les  gouvernements  sac- 
cessifs.  Ainsi,  par  une  circonstance  originale  et  particulière  à 
la  malheureuse  Italie,  il  est  dangereux  de  mal  parler  même  da 
gooTemement  qui  est  le  pins  grand  ennemi  de  celui  qui,  maio- 
tenant,  parait  le  mieux  ^bli.  Tel  habitant  de  Yérmie  a  dit  do 
mal  eu  1812,  sous  le  gouveroemeut  de  Napoléon,  de  la  lenteor 
stupide  du  régime  autrichien,  qui  aujourd'hui  est  persécuté, 
pour  ce  propos  qu*il  tint  il  y  a  treize  ans,  par  bassesse  envers  la 
puissance  alors  régnante. 

Depuis  que  la  tyrannie,  à  Timitation  de  Philippe  II,  a  fait 
irruption  en  Italie ,  c'est-à-dire  depuis  la  première  moitié  da 
seizième  siècle,  ce  qu*il  y  a  de  plus  dangereux  pour  un  Italien, 
c'est  de  parler. 

Voilà  le  grand  trait  moral  de  ce  peuple.  Voici  un  de  leurs 
proverbes  les  plus  familiers  :  Un  bel  lacer  non  fu  mai  scritto 
(un  silence  de  bon  godt  ne  fut  jamais  noté);  ajoutez:  par  on 
espion.  L'Italien  qui  vient  de  voir  un  beau  tableau  est  occupé 
pendant  deux  heures  des  sensations  aimables  que  lui  donne  ce 
tableau.  Entend-il  un  opéra  nouveau,  il  y  songe  uniquement  pen- 
dant huit  jours.  Pourquoi?  -—  G*est  que  la  conversation  est  im- 
possible poxir  lui,  c'est  que  depuis  près  de  (rois  siècles  il  en  a 
perdu  rhabiludc.  Gomment  serail-il  sujet  à  la  vanité  française? 
Cette  vanité  cherche  des  jouissances  dans  la  convenatùm  ;  la 
vanité  vit  parce  qu'elle  parle  :  en  Italie,  avant  tout,  il  faut  se 
taire. 

Dès  qu'il  s'agit  de  discuter  la  vérité  d'une  pensée  ou  la  jus* 
lesse  d'une  expression,  les  Fonçais  et  les  Anghis,  qui>  depuis 


LETTRES  A  SES  AMIS.  311 

trois  siècles,  parleut  et  discutciil  sur  tout,  reprenaenl  une  grande 
supériorité  sur  ritalieo,  qui,  dans  la  discussion,  n*est  qu'un  en- 
fant sans  expérience.  Ainsi  Fllalie  vient  de  produire  sous  nos 
yeux  Ganova,  Rossini,  Vigano,  et  depuis  cinquante  ans  elle  n'a 
pas  imprimé  trois  volumes  de  prose  que  l'Europe  se  soit  donné 
le  plaisir  de  lire  et  de  traduire.  Ses  meilleurs  livres,  publiés  de 
i823.à  1825^  semblent  écrits  par  des  enfants  et  pour  des  enfants, 
laot  ils  sont  prolixes,  tant  ils  se  donnent  la  peine  de  tout  expli* 
quer. 

L'iialien,  dans  Timpessibilité  de  parler,  comprend  profonde' 
ment  ce  qui  est  de  son  intérêt.  Il  est  en  cela  fort  supérieur  au 
Français  et  même  à  l'Anglais.  Les  Italiens  ont  compris,  dès  l'an 
i550,  ce  que  l'immortel  la  Fontaine  eut  la  hardiesse  d'imprimer 
sous  le  règne  de  Louis  XIV  :  «Notre  ennemi,  c'est  notre  maître.» 
îl  y  a  deux  cent  cinquante  ans  que  Télre  le  plus  profondément 
liai  à  Turin,  à  Bologne,  à  Modène,  à  Florence,  c'est  le  souve- 
rain. Qu'onne  m'objecte  pas  l'état  moral  de  Florence  versl780y 
ce  peuple  a  perdu  toute  énergie.  La  puissance  de  haïr  s'est  reti- 
rée de  lui  en  même  temps  que  la  vie. 

liien  déplus  absurde  que  d'exposer  sa  vie,  rien  de  bête  comme 
de  s'exposer  à  la  mort  et,  ce  qui  est  bien  pis,  aux  blessures 
cruelles,  pour  l'intérêt  de  qui?  de  noire  souverain,  c'est-à-dire 
du  plus  grand  ennemi  que  nous  ayons. 

Le  détour  a  peut-être  été  un  peu  long,  mais  vous  voilà  en 
possession  des  deux  grandes  sources  (springs)  de  la  musique  et 
de  la  peinture  en  Italie  :  l'impossibilité  de  la  conversation,  le 
discrédit  total  des  vertus  militaires.  Le  plus  grand  général  peut 
arriver  dans  une  petite  ville  d'Italie,  il  y  excite  moins  d'inlérêt 
et  de  curiosité  que  le  jeune  Pacini,  compositeur  du  second  or- 
dre, qui  vit  en  ))illant  Bossini.  Le  fameux  général  est  regardé 
comme  un  barbare,  comme  un  sauvage,  qui  a  gagné  sa  vie 
ireuie  fois  de  suite,  à  la  loterie  des  trente  batailles  auxquelles 
il  a  assisté.  Dit-il  quelque  bêtise  dans  la  société,  on  ne  lui  fait 
pas  même  l'honneur  d'en  être  scandalisé.  J'ai  vu  cela  arriver 
vingt  fois,  à  l'occasion  des  généraux  célèbres  qui,  depuis  trois 
ans,  sont  venus  visiter  Naples. 

Uu  jeune  duc  milanais  serait  profondément  ridicule  s'il  s'aYi- 


312  ŒUVUES  POSTHUMES  DE  STENUUAL. 

sait  de  placer  son  orgueil  dans  les  exercices  militaires  et  gym. 
nastiques,  monter  à  cheval,  laire  des  armes»  chasser;  sans  doute, 
il  faut  faire  de  tout  cela  un  peu,  il  foui  se  livrer  à  ces  corvées* 
précisément  autant  qu*il  le  faut  pour  plaire  aux  femmes.  â4h)d 
Fair  de  s*y  complaire,  toute  la  ville  répète  bientôt  :  È  unschiocco 
(c'est  un  sot) . 

Le  jour  où  Tltalie  aura  les  deux  Chambres,  le  jour  où  Vopinion 
fera  sou  entrée  dans  le  gouvernement,  elle  ne  sera  plus  exclusi- 
vement occupée  de  musique,  de  peinture,  d'architecture,  et  ces 
trois  arts,  qui,  dans  l'ordre  où  je  viens  de  les  nommer,  se  parta- 
gent les  affections  des  Italiens,  tomberont  rapidement.  C'est  ainsi 
que  la  gloire  de  Voltaire  était  tombée  en  France  de  1798  à  1812. 
H  a  fallu  la  résurrection  des  jésuites  vers  1820  pour  en  faire 
faire  vingt  nouvelles  éditions.  Après  avoir  exposé  les  sources  de 
la  passion  générale  pour  la  musique  en  Italie,  revenons  enfiu  à 
rhislorique  de  la  musique  actuelle. 

Ou  commence,  en  Italie,  à  se  dégoûter  de  la  musique  de  Bos- 
siui.  Un  style  de  musique  ne  vit  guère  au  delà  d'une  vingtaioe 
d'années,  en  Italie.  Les  philosophes  n'ont  point  encore  deviné  le 
pourquoi,  mais  la  nouveauté,  la  surprise  pour  Pimagination,  est 
une  condition  sine  quâ  non  du  plaisir  musical.  Rossini  n'a  débuté, 
il  est  vrai,  qu'en  1810,  à  Venise,  par  l'opéra  intitulé  la  Cam- 
biale di  Matrimonio  (le  Mariage  par  lettre  de  change).  Sa  gloire 
date  de  l'opéra  la  Pietra  del  Paragone  (la  Pierre  de  touche), 
donné  à  Milan  en  1812.  Treize  années  se  sont  à  peine  écoulées, 
et  la  lassitude  de  Rossini  se  trahit  déjà  par  des  signes  certains. 
Rossini  a  abusé  de  la  rapidité,  des  accompagnements  brillants  et 
des  crescendo  plus  que  Gimarosa,  Paisicllo  ou  il  Buranello  n'out 
abusé  d'aucun  artifice  particulier  de  la  musique.  Rossini  n'est 
jamais  parvenu  à  peindre  la  passion,  son  amour  n'est  que  de  la 
volupté,  son  style  n'est  jamais  que  le  style  amusant  et  rapide. 
Que  le  libretto  sur  lequel  il  écrit  cherche  à  peindre  la  sombre 
jalousie  d'Otello  ou  l'ambition  déçue  d'Assur,  le  complice  de 
Scmiramis  (voyez  l'opéra  de  ce  nom),  toujours  il  a  peur  d'en- 
nuyer en  étant  vrai.  Gomme  il  n'a  qu'infiniment  d'esprit  et 
point  de  passion,  dès  que  l'expression  de  la  passion  n'est  pas 
piquante,  amusante,  singulière  ;  dès  que,  surtout,  elle  n'est  que 


LETTRES  A  SES  AMIS  315 

vraie  et  simple,  fiossini  a  peur  d*eunuyer  el  se  haie  de  syncoper 
sa  musique.  On  lui  a  adressé  celte  critique  :  Dans  VArmida,  re- 
présentée ici  sur  le  théâtre  de  San  Carlo,  pendant  Tautomne  de 
1817,  il  a  fait  chanter  ensemble  Renaud  et  Arraide;  il  a  éié  long 
et  plat.  Ce  célèbre  duo  ne  se  relève  qu'à  la  fin  ;  pourquoi  ?  C'est 
qu'au  lieu  de  peindre  Famour  véritable,  celui  d'fiéloïse  pour 
Abailard,  Fauteur  se  ravale  à  peindre  la  simple  volupté. 

Dans  les  pays  étrangers  aux  arts,  à  Paris,  à  Londres,  à  Berlin, 
la  musique  est  loin  de  s*user  aussi  vite  qu'en  Italie;  pourquoi? 
C'est  qu>n  ces  pays  la  musique  n'est  pas  le  sujet  unique  de  Fat- 
lention  passionnée  du  public.  Ia  guerre,  les  révolutions  de  fi- 
nance, les  questions  de  trois  pour  cent,  d'élablissement  des 
jésuites,  ou  d'indemnité  des  émigrés,  sont  successivement,  à 
Londres  et  à  Paris,  les  objets  qui  occupent  l'énergie  de  tous 
les  esprits.  La  musique  est  un  sujet  de  conversation  commode 
plus  qu'intéressant  entre  les  hommes  el  les  femmes  qui  ne  sont 
pas  très-liés.  Dans  le  fait,  à  Londres  comme  à  Paris,  la  musique 
est  ce  qu'elle  doit  être,  dans  des  pays  où  Vopinion  entre  dans  le 
gouvernement,  un  objet  d'attention  fort  secondaire^  un  simple 

amusement. 

Depuis  que  Rossini  est  devenu  gourmand,  son  génie  parait  ra- 
voir tout  à  fait  abandonné.  Cet  homme  n'a  plus  about  him,  la 
moindre  étincelle  du  celestial  (ire.  Plusieurs  Napolitains  récem- 
meut  arrivés  de  Paris  y  ont  vu  la  seule  chose  que  Rossiul  ait 
écrite  depuis  deux  aus  :  le  Viago  à  Reims,  espèce  d'opéra 
buffa,  fabriqué  à  l'occasion  du  sacre  du  roi  de  France  Charles  X. 
<iela  est  plein  d'esprit,  cela  est  savant,  extraordinaire;  mais 
de  génie,  plus  la  moindre  étincelle.  Rossini,  ayant  d'excellents 
chanteurs  :  mesdames  Pasta,  Moubelli,  Cinti,  et  MM.  Zuclielli, 
Pellegrini,  Galli,  Bordogui,  a  eu  l'idée  de  faire  chauler  en- 
semble quatorze  voix  sans  accompagnement.  Rien  de  plus  froid 
que  ce  morceau  ;  absence  complète  de  celestial  fire.  Malheu- 
reusement je  crois  que  Ton  peut  regarder  Rossini  comme  mort 
pour  son  art. 

Quels  noms  se  présentent  après  le  sien  à  ratlculion  de  1  £u- 
ro|>e,  avide  de  parler  musique? 

D'abord  Maria  Weber,  dont  je  ne  vous  dirai  rien.  Vous  avez 
I.  18 


5ii  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

cnleudu  le  FreyschUtai  plus  souvent  que  moi.  Saves^oiK  que 
Weber,  au  lieu  d*écrire  de  la  musique,  s'occupe  à  écme  sa  vie 
el  à  uous  décrire»  avec  toole  la  darlë  de  la  philosophie  allemande, 
commeot  il  est  parvenu  à  se  donner  du  talent? 

En  Italie,  les  noms  qui  se  présentent  pour  foire  oublier  Ros- 
sîni  sont  ceux  de  :  Nercadante,  Pacini,  Meyertieer. 

Le  premier  de  ces  compositeurs,  Tauteur  à'Elisa  e  ClaudiOt 
a  du  génie  et  ce  feu  intérieur  sans  lequel  on  ne  fait  rien  dans 
les  arts.  L'analyse  de  soo  talent,  ainsi  que  de  celui  de  ses  deux 
rivaui,  le  Milanais  Pacini  et  le  Prussien  Neyerbeer,  pourra 
faire  le  sujet  d'une  seconde  lettre,  dans  laquelle  je  dirai  quelque 
chose  des  chanteurs  célèbres  qui  existent  en  ce  moment. 


CXVIII 

A  MONSIEUR  ....,  A  LONDRES. 

Paris,  le  14  octobre  1825. 

M.  Lemercier  a  fait  douze  ou  quinze  tragédies,  barbares  pour 
le  slyle;  sept  ou  huit  poèmes,  où  il  y  a  des  éclairs  de  génie; 
il  a  traduit  d'Alfieri  Agamemnon,  et  en  a  fait  une  bonne  tragédie 
du  second  ordre  ;  il  a  fait  une  comédie  imitée  des iVores  (^  Ft^ajo, 
de  Beaumarchais  ;  cette  comédie,  intitulée  Finto,  est  excellente. 
M.  Lemercier  a  fait,  en  prose,  un  cours  de  littérature  assez  ri- 
dicule- 

M.  de  Tnlleyrand,  à  Tépoque  où  M.  Lemercier  fut  à  la  mode 
pour  avoir  refusé  la  croix  que  Napoléon  voulait  lui  imposer,  dit 
de  lui  :  «  M.  Lemercier  est  la  moitié  d'un  homme  de  génie.  » 

Rien  de  plus  vrai.  La  plupart  de  ses  ouvrages  sont  mauvais; 
mais  on  sent,  à  chaque  page,  que  si  Fauteur  n'était  pas  pour- 
sui\i  par  un  malin  génie,  il  pourrait  faire  mieux.  M.  Lemercier 
a  eu  une  attaque  de  paralysie  dans  sa  première  jeunesse.  Sans 
cet  accident,  disent  nos  physiologistes,  il  eût  peut-être  égalé 
Corneille. 


LhTTRES  A  SES  AMIS.  515 

Sa  nottvelie  tragédie  ayant  pour  titre  : 

Les  Martyrs  de  SouH,  ou  VÉpire  moderne,  en  cinq  actes  et  en 
vers,  est  remplie  de  longueurs.  Elle  eût  élé  sifBée  à  la  première 
représentation,  l'auteur  eût  &dt  des  coupures  et  eût  obtenu  un 
l^beau  succès.  On  a  tant  écrit  en  Angleterre  sur  les  martyrs 
de  Souli,  que  je  me  dispense  de  raconter  de  nouyeau  le  fait 
bislorique.  M.  Lemercierasoivi  la  réalité  d*assez  près;  son  vers, 
éaergique,  quoique  dur  et  incorrect,  réveille  profondément  la 
sympathie  du  lecteur.  Et,  comme  à  la  scène  la  dureté  du  vers 
est  peu  aperçue,  cette  tragédie  eût  éleclrisé  les  spectateurs. 
C'est  ce  qui  a  porté  la  censure  à  la  défendre  dans  un  moment 
surtout  où  les  congrès  s'occupent  du  sort  des  Grecs,  et  où  M.  de 
Villèle  envoie  des  généraux  au  pacha  d'Egypte  pour  dresser  les 
troupes  qui  espèrent  exterminer  les  Grecs. 

L'iurt  dramatique  étant  à  la  veille  d'une  révolution,  dans  dix 
^Qs,  lorsque  la  censure  anra  été  tuée  par  le  mépris  public,  la 
tragédie  des  Martyrs  de  Souli  s^a  devenue  obsolète  *,  et  la 
postérité  rangera  M.  Lemerci^  tout  au  plus  à  côté  de  Ron- 
sard; ce  qui,  suivant  moi,  sera  un  jugement  beaucoup  trop 
séfère. 

Marie  de  Brabant,  poème  en  six  chants,  par  M.  Ancelot,  au- 
teur de  Louis  IX,  tragédie.  Un  volume  in-8%  magnifiquement 
imprimé,  avec  beaucoup  de  lettres  gothiques. 

M.  Ancelot  Êiit  avec  succès  le  vers  emphatique  et  magnifique 
que  Racine  a  introduit  sur  la  scène  française,  et  que  Voltaire  a 
eoeore  exagéré.  Tout  ce  qu'écrit  M.  Ancelot  parait  imité,  qnanl 
au  style  de  la  tragédie  de  Mahomet  de  Voltaire.  Le  poème  qu'il 
nous  donne  aujourd'hui  a  pour  objet  d'augmenter  ses  titres  à  la 
place  vacante  à  l'Académie  française.  Suivant  toute  apparence, 
ce  poème  n'est  qu'une  tragédie  que  M.  Ancelot  if  a|  pas  voulu 
risquer  au  théâtre.  11  a  mis  en  récit  les  scènes  trop  faibles.  Peu 
importerait  l'origine  de  ce  poème  s'il  était  passable,  mais 
il  D  est  nullement  intéressant,  et  cela  parce  que  l'auteur  ne 
raconte,  d'une  manière  claire  et  distincte,  aucun  des  incidents 
par  lesqnds  il  prétend  nous  attendrir.  M.  Ancelot  étant  un  des 

*  Vieux,  hors  d'asage. 


31G  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

premiers  poètes  de  l'époque,  je  toqs  donnerai  en  deax  mois  la 
fible  de  son  poème. 

La  jeune  et  belle  Marie  de  Brabant  épouse  Philippe  le  fl:irdi, 
fils  de  saint  Louis.  Philippe  a  un  fils  d*nn  premier  mariage;  ee 
fils  meurt  à  Vimproviste.  Le  seigneur  de  Lnieuil,  aotreftHS  ?alet 
de  chambre  de  saint  Louis,  et  maintenant  premier  ministre  de 
Philippe,  persuade  à  ce  prince  que  Marie,  jalouse  de  voir  régner 
ses  enfants,  a  empoisonné  le  prince  Louis.  Heurensenient  le  fils 
de  Taucien  valet  de  ciiambre,  le  jeune  Luveuif,  est,  en  secret, 
amoureux  de  la  reine.  Il  entreprend  de  la  sauver;  il  vient  se 
dénoncer  lui-même  comme  ayant  donné  la  mort  an  prince 
Louis,  et  la  reine  est  sauvée. 

Quand  on  représente  un  trait  ans»  extraordinaire  que  celui 
du  jeune  Luxeuil,  il  faut  le  prendre  en  détail,  pour  que  le  lec- 
teur, entraîné  par  la  vérité  des  détails,  puisse  croire  à  la  proba- 
bilité de  Faction.  Ces  sortes  de  préceptes  qui  tiennent  au  bon 
sens  ne  sont  guère  à  Tusage  de  nos  poètes  actuels:  ils  font  des 
vers  brillants,  on  les  applaudit  et  on  les  oublie  ;  mais  on  s'ac- 
C3utume  à  accorder,  dans  la  conversation,  beaucoup  de  talent 
au  poète  dont  jan^ais  on  ne  lit  les  œuvres.  Tel  est  le  sort  de 
M.  Ancelot  ;  tandis  que  chaque  jour  on  relit  les  exécrables  tra- 
ductions dans  lesquelles  nous  sommes  forcés  de  chercher  le  sens 
du  Corsaire,  de  Lara,  de  Childe-Harold,  etc.  Le  poème  de  Marie 
deBrabant,  manquant  d'art  et  de  raison  au  fond,  passera  comme 
un  brillant  météore,  après,  toutefois,  avoir  été  acheté  par  tout 
le  faubourg  Saint-Germain,  car  l'auteur  est  fort  ultra  et  membre 
de  la  société  des  Bonnes  lettres. 

Le  Siège  de  Damas,  poème  en  cinq  chants,  par  M.  Viennet. 

C'est  la  place  vacante  à  l'Académie  française  qui  nous  a  encore 
valu  ce  poème,  au  moment  où  toute  la  classe  riche  est  à  la  cam- 
pagne, et  dans  la  saison  que  les  libraires  appellent  morte, 
M.  Vieunel  avoue  ce  que  M.  Ancelot  laisse  seulement  deviner  : 
le  Siège  de  Damas,  dit-il,  est  une  tragédie  déjà  faite  en  anglais 
par  le  célèbre  John  Hughes.  M.  Viennet,  qui  est  classique  et 
grand  ennemi  du  barbare  Shakspeare ,  n'ayant  pu  faire  cette 
tragédie  en  conservant  les  deux  célèbres  unités  de  lieu  et  de 
temps,  en  a  fait  un  poème.  Il  faut  une  certaine  simplicité  dans  le 


LETTRES  A  SES  AMIS.  317 

dialogue  d'une  tragédie:  il  faut,  du  moins  dans  le  système  clas- 
sique, une  certaine  pompe  dans  la  narration  d*un  poème  qui 
veut  être  épique.  Il  suit  de  là  que  M.  Viennet  écrit  mieux  la  tra- 
gédie que  M.  Ancelot;  c'est  par  le  fond  des  choses  et  des  pen- 
sées que  manquent  les  tragédies  de  M.  Viennet,  car  souvent  le 
style  en  est  simple  et  assez  raisonnable.  Cet  avantage  devient 
un  défaut  dans  le  poëme  tel  que  les  imitateurs  de  Racine  nous 
ont  accoutumés  à  le  concevoir.  Le  style  doit  être  pompeux  et 
magnifique,  rœii  doit  être  ébloui  de  toutes  les  richesses  de  la 
poésie  épique.  Or  M.  Ancelot  satisfait  cette  condition  beaucoup 
mieux  que  M.  Viennet.  Ce  dernier  poète,  en  revanche,  triomphe 
dans  répftre  badine  :  il  a  souvent  le  ton  et  la  légèreté  de  Vol- 
taire. Il  a  Élit  une  épître  très-plaisante  contre  les  romantiques, 
qui  demandent  pour  la  Frapce  une  tragédie  nationale  en  prose, 
sur  le  modèle  de  Richard  III,  de  Shakspeare. 


GXiX 

A  MONSIEUR  ...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  15  octobre  1825. 

MM.  Mauzaisse  etGrevedon  ont  contracté  rengagement  d'exé- 
cuter de  leur  main,  et  sans  employer  aucun  secours  étranger, 
chacun  cinquante  portraits  pour  un  ouvrage  intitulé  : 

Contemporains  étrangers,  ou  recueil  des  portraits  de  cent 
étrangers  célèbres  qui  ont  vécu  de  1790  à  1826. 

Les  cent  portraits,  format  in-folio,  paraîtront  en  vingt-cinq 
livraisons,  de  quatre  portraits  chacune,  avec  les  accompagne. 
ments  à  la  mode  de  fac-similé  et  notices  biographiques. 

Si  MM.  Mauzaisse  et  Grevedon  tiennent  leur  parole  et  font 
eux-mêmes  les  cent  portraits,  cette  collection  fera  sensation  en 
Europe.  Les  portraits  relatifs  à  la  Benriade  de  Voltaire,  et  exé- 
cutés par  ces  deux  artistes,  sont  des  chefs-d'œuvre  de  lithogra- 
phie. Bien  peu  de  portraits  gravés  sur  cuivre  pourraient  soute- 

18. 


M8  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

nir  la   comparaison.  Les  effets  de  clatr-obscur  sont  rendus 
d'une  manière  admirable  par  Al.  Mauzaisse. 

Le  Tartufe  moderne,  par  31.  Morionval.  Trois  volumes  in-1^. 

Gomme  la  censure  n'a  pas  de  prise  sur  les  livres»  et  que  la 
Cour  royale  vient  d'acquitter  deux  journaux  politiques,  plusieurs 
jeunes  auteurs  racontent  les  faits  qui  arrivent  jouruellemettl  eo 
province  ;  ils  ne  changent  que  les  noms  et  appellent  leur  oeuvre 
un  roman.  Il  n'y  a  pas  beaucoup  d'art,  mais  il  y  a  beaucoup  de 
vérité.  Sous  ce  rapport,  les  romans  de  MM.  Victor  Ducange  et 
Mortonval  peuvent  être  lus  avec  plaisir  par  les  étrangers.  C'est 
une  peinture  fidèle  de  ce  que  font,  loin  de  Paris,  vingt-cioq 
mille  jeunes  paysans  sans  instruction,  que,  depuis  six  ans,  Ton 
a  métamorphosés  en  curés  de  campagne.  On  leur  apprend,  sur- 
tout dans  les  séminaires,  à  faire  des  armes;  le  fait  est  histo- 
rique. Si  jamais  les  jésuites  étaient  chassés  de  France  et  qu'ils 
trouvassent  de  leur  intérêt,  de  faire  naître  la  guerre  civile,  les 
jeunes  curés  faits  depuis  1817  pourraient  y  briller  consilio  ma- 
nuque. 

Annales  du  moyen  âge,  comprenant  Thistoire  des  temps  qui  se 
sont  écoulés  depuis  la  décadence  de  Tempire  romain  jusqu'à  la 
mort  de  Gbarlemagne.  Huit  volumes  in-S*". 

Cet  ouvrage,  plus  estimable  que  brillant,  se  diviç^e  en  trente 
livres,  et  commence  parla  description  de  l'état  de  Tempire  ro< 
main  à  Favénement  de  Tcmpereur  Auguste.  Il  passe  rapidement 
sur  le  successeur  de  l'heureux  Octave  ;  il  commence  à  donner 
plus  de  détails  en  arrivant  à  la  chute  de  l'empire  romain  et  à  la 
fondation  des  nouveaux  États  créés  par  les  immigrations  de 
barbares.  L'auteur  abrège  Gibbon  dans  cette  partie  de  son  livre. 
Gibbon,  quoique  madame  Guizot  ail  donné  une  bonne  traduction 
de  son  History  of  the  Fait  of  the  roman  Empire,  n'a  pas  eu 
beaucoup  de  succès  en  France  ;  on  a  trouvé  son  style  trop  so- 
lennel  et  trop  emphatique.  L'auteur  des  Annales  du  moyen  âge 
s'attache  au  peuple  franc.  Lorsque  l'empire  d'Orient  a  pris  ftn, 
l'histoire  des  conquérants  de  la  France  devient  le  principal 
objet  du  récit.  Quatre  volumes  de  cet  ouvrage  paraissent  ;  les 
quatre  derniers  suivront  de  mois  en  mois.  Ce  livre  estimable 
fait  tomber  tout  à  fait  les  diverses  histoires  du  moyeu  âge  qui 


LETTRES  A  SES  AMIS.  319 

parafent  en  France  pendant  le  dix-huitième  siècle.  La  critique 
était  tout  pour  Voltaire  et  les  autres  historiens  de  cette  époque; 
ils  voulaient,  avant  tout,  détruire  le  despotisme  et  la  supersti- 
tion. Rien  de  plus  louable  ;  mais,  dans  leurs  ouvrages  histori- 
ques, ils  n'oublient  qu'une  chose,  le  récit.  Ainsi  toutes  les  his- 
toires écrites  en  français  sont  à  refaire. 


CXX 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M...,   A  RONFLEUR. 

Paris,  le  23  octobre  i825. 

Je  trouve  voire  lettre  au  retour  de  la  campagne.  Je  ne  suis 
guère  en  état  de  vous  répondre,  mon  cher  ami.  Je  suis  absolu- 
mostdansTétat  de  Tamant  de  Glaire,  et  plût  à  Dieu  que  cela 
Mt  de  même  !  J'ai  besoin  de  votre  discrétion,  et  ensuite  de 
m  conseils.  Ne  parlez  à  âme»  qui  vive  de  ce  triste  cas.  C'est  un 
sonnent  que  j'ai  fait  et  refait  à  la  pauvre  victime.  Le  mari  est  du 
même  caractère;  enfin,  rien  n'y  manque.  Je  suis  réellement  au 
désespoir.  11  s'agit  d'une  personne  très-résolue,  et  que  j'ai 
irwivée  amplement  pourvue  de  ce  que  Glaire  allait  cherchant. 
Il  ne  peut  y  avoir  le  moindre  soupçon  de  comédie  de  sa  part. 
C'est  pour  moi  et  non  pas  pour  vous  que  je  vous  réponds,  afin 
que  d'ici  à  votre  retour  votre  bonne  tête  travaille  à  mon  profit. 

Je  vais  voir  ce  matin  le  docteur  Helder.  Le  Brother  brandy 
pourrait  m'ètre  utile,  mais  il  a  tant  besoin  de  faire  de  l'esprit, 
^f  pour  avoir  quelque  chose  à  dire,  il  ferait  une  anecdote 
de  ma  confidence. 

le  Sacrifice  interrompu  a  réussi  avant-hier  à  l'Odéon.  Ils  ont 
iraogporté  bêtement  Faction  au  Pérou.  C'est  un  Français  trou- 
badour qui  combat  avec  Pizzare  ;  il  déserte,  et  les  Péruviens 
veulent  le  faire  leur  roi.  On  appelle  cela  diminuer  les  invraisem- 
blances dtt  poème  allemand.  —  Carsoni  n'a  pas  encore  osé  chan- 
ter. —  Adiea  ;  faites-moi  savoir  voire  arrivée  et  votre  numéro. 

DUVERSOT. 


7m  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CXXi 

A    MONSIFX'R  V...  C.   .,  A  PARIS. 

,  Paris,  le  !•'  noTembre  \df£i. 

Puisque  tu  as  encore  le  courage  de.t*occuper  de  politique, 
mon  cher  ami,  place  dans  tes  éphémérîdes,  dans  les  souve- 
nirs, etc.,  les  faits  et  les  conjectures  dont  je  vais  te  grati6er. 

Monseigneur  le  Dauphin  a  beaucoup  plaisanté  M.  deClermoat- 
Tonnerre,  ministre  de  la  guerre  et  ancien  aide  de  camp  du  roi 
Joseph  Bonaparte,  sur  les  honneurs  qu'on  a  rendus  à  ce  ministre 
et  d'après  ses  propres  ordres,. dans  le  voyage  en  France  qu'il 
vient  de  terminer.  Cette  conversation  fait  la  nouvelle  des  Toi- 
leries. Décidément  le  Dauphin ,  si  jamais  il  devient  Louis  XIX, 
sera  un  souverain  simple,  honnête,  sévère  seulement  pour  les 
braconniers  qui  gâtent  ses  chasses.  Ce  sera  un  roi  tout  à  fait 
dans  le  genre  allemand;  il  supprimera  toutes  les  folles  dépenses. 

M.  de  Villèle,  de  plus  en  plus  irrité  contre  M.  Franchet,  di- 
recteur général  de  la  police ,  qui  lui  est  imposé  par  les  jésuites, 
et  qui,  loin  de  lui  obéir,  comme  les  ministres,  commence  la  guerre 
contre  la  toute-puissante  congrégation.  M.,  de  Montlosier,  homme 
d*esprit,  maniaque  de  noblesse  et,  du  reste,  à  demi  fou,  a  com- 
mencé l'attaque  contre  les  jésuites  dans  le  Drapeau  blanc.  On 
se  souvient  qu'en  1823  M.  le  vicomte  Sosthènes  de  la  Roche- 
foucauld acheta,  pour  un  million  à  peu  près,  trois  journaux  : 
La  Gazette  de  France,  le  Drapeau  blanc  et  le  Journal  de  Pari$. 
Ce  marché  fut  connu  du  public,  qui,  peu  à  peu,  a  abandonné  ces 
journaux.  Aujourd'hui  le  Drapeau  blanc,  eu  attaquant  les  prêtres 
comme  ignorants  et  fanatiques,  a  soin  de  dire  qu'il  n'est  payé  par 
personne.  Mais  quel  spéculateur  aurait  racheté  de  M.  de  Vil- 
lèle,  pour  la  somme  de  trois  cent  mille  francs,  un  malheureux 
journal  qui  n'a  pas  deux  mille  abonnés?  —  On  peut  donc  espé- 
rer que  la  guerre  est  commencée  entre  M.  de  Villèle  et  la  coH' 
grégation  des  Jésuites. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  3^1 

Si  cela  se  confirme,  si  la  paix  ne  se  fait  pas,  les  jésuites  eici- 
teroot  les  trois  cent  soîxaote-dix  indemnisés  de  la  Chambre  des 
députés,  et  ils  rejetteront  le  budget  que  M.  de  Villèle  leur  pré- 
sentera en  février  ou  en  mars  1826.  Car  ce  ministre,  fort  adroit 
et  qui  a  peor,  retardera  le  plus  possible  Touverture  des  Cham- 
bres, qui,  pour  lui,  commencera  cette  année  Tépoque  du  danger. 

Nécessairement  M.  de  Villèle  sera  obligé  de  dissoudre  la 
Chambre  avant,  ou  tout  au  moins,  après  la  prochaine  session. 
Alors,  sois-en  certain,  la  France  changera  d'allure,  continuera 
à  s'éloigner  de  la  Russie  et  à  se  rapprocher  de  TAngleterre. 

Sur  quelle  classe  de  la  nation  M.  de  Villèle  cherchera4-il  à 
s'api^oyer? — Sur  celle  des  manufacturiers,  négociants,  ban- 
qaiers;  sur  les  Delessert,  Teruaux,  etc.  —  Ces  banquiers  riches^ 
auxquels  la  faveur  de  M.  de  Villèle  ferait  gagner  des  millions 
dans  les  futurs  emprunts,  chercheront  bientôt,  ditK>n,  à  faire  mon- 
ter le  fotal  trois  pour  cent,  aujourd'hui  à  soixante-douze  francs. 
S'il  oe  monte  pas  d'ici  à  l'ouverture  des  Chambres,  les  trois  cent 
soixante-dix  indemnisés  seront  furieux,  et,  comme  ils  sont  stu- 
fideSf  ils  seront  faciles  à  ameuter. 

M.  de  Villèle  chercherait,  en  cas  de  dissolution  delà  Chambre, 
à  faire  élire  beaucoup  de  banquiers  et  négociants.  S'il  ne  se  jette 
psis  dans  les  indus! rielSj  les  jésuites  auront  assez  de  pouvoir 
pour  faire  élire  des  jésuiles  à  robe  courte.  M.  Ferdinand  de 
B^rthier  a  avoué  à  la  dernière  session  qu'il  y  avait  cent  huit  jé- 
suites (à  robe  courte)  dans  la  Chambre  élective,  qui  compte 
quatre  cent  vingt  membres. 

Si  les  industriels  l'emportent,  une  loi  de  douanes  sage  ou- 
^vira  nos  ports,  et  nouareconnatlrons  bientôt  les  républiques  de 
l'Amérique  du  Sud. 

Je  t'envoie  un  exemplaire  de  la  Peinture,  un  de  V Amour  et 
UQ  des  Lettres  sur  Haydn,  etc.  ;  expédie  le  tout  à  l'aimable 
M*  de  Perdrauyilie.  Prie-le  de  faire  connaître  ces  ouvrages  à 
(Amérique  impatiente.  Les  deux  derniers  lui  resteront;  il  aura 
la  bonté  de  faire  parvenir  la  Peinture  k  M.  Ferjus  Duplantier, 
mon  cousin,  au  Bâton  rouge,  près  la  Nouvelle-Orléans,  avec 
lous  mes  compliments,  comme  un  souvenir  d'amitié  et  de 
parenté. 


322  (EUVUKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL 


GXXII 


k  MONSIEUR   ....  A  LONDRES. 


Paris,  le  1"  novembre  1825. 

Vers  le  commencement  du  livre  cinquième  de  ses  Confemons, 
J.-J.  Rousseau  fait  une  description  charmante  et  cependant  très- 
vraie,  de  la  petite  ville  de  Ghambéry  : 

«  S'il  est  une  petite  ville  au  monde  où  Ton  goûte  la  douceur 
de  la  vie  dans  un  commerce  agréable  et  sûr,  c'est  Ghambéry. 
La  noblesse  de  la  province,  qui  s*y  rassemble,  n*a  que  ce  qu'il 
faut  de  bien  pour  vivre;  elle  n'en  a  pas  assez  pour  parvenir;  et, 
ne  pouvant  se  livrer  à  Tambition,  elle  suit  par  nécessité  le  con- 
seil de  Gynéas»  Elle  dévoue  sa  jeunesse  à  Tétat  militaire,  puis 
revient  vieillir  paisiblement  chez  soi.  L'honneur  et  la  raison 
président  à  ce  partage.  Les  femmes  sont  belles,  et  pourraient  se 
passer  de  l'être  ;  elles  ont  tout  ce  qui  peut  faire  valoir  la  beauté, 
et  même  y  suppléer.  » 

Ghambéry  est  la  patrie  de  M.  le  comte  Xavier  de  Maistre, 
Taimable  auteur  du  Voyage  autour  de  ma  chambre.  Get  homme 
spirituel  et  doux  a  eu  pour  frère  le  comte  de  Maistre,  si  connu  en 
France  par  son  livre  intitulé  du  Pape,  et  par  sa  tendre  amitié 
pour  le  bourreau.  Les  théories  de  Maistre,  Vami  du  bourreau^ 
ont  été  mises  en  pratique  dans  le  midi  de  la  France,  lors  des 
massacres  des  protestants,  en  1815  et  1816,  et  la  ville  de  Tou- 
louse, qui,  depuis  des  siècles,  a  marqué  par  son  fanatisme  et  sa 
cruauté,  a  osé  proposer  pour  sujet  d'éloge  en  1824  Téloge  da 
comte  de  Maistre,  Tami  du  bourreau.  Toulouse  n'a,  dit-oa^ 
trouvé  aucun  écrivain  jaloux  de  s'associer  à  la  célébrilé  funeste 
de  M.  de  Maistre.  Get  homme,  mort  en  1819,  est  l'auteur  favori 
des  jésuites;  ils  font  circuler  parmi  les  personnes  qu'ils  veu- 
lent séduire  deux  de  ses  ouvrages  :  le  traité  du  Pape  et  les  Soi- 
rées de  Saint'Pétersbourg.  Il  est  amusant  de  voir  que  les  Soirées 


LETTRES  A  SEîS  AMIS.        .  323 

àSaiol-Pélersbouig,  lerre  classique  du  despotisme,  en  Europe, 
u'inspirenl,  au  lieu  de  douces  rêveries,  que  V éloge  du  bourreau. 

Œuvres  de  M.  le  comte  Xavier  de  Maistre,  trois  volumes  in-18. 

J'ai  voulu  eu  finir  avec  le  Maislre  sinistre  avant  de  vous  par* 
1er  de  M.  Xavier  de  Maistre,  qui  n'a  de  commun  avec  Yami  du 
bourreau,  que  beaucoup  d'esprit.  Le  Voyage  autour  de  ma 
chambre  parut  en  1794  et  fit  la  réputation  de  son  auteur. 
Coffline  Tauleur^  en  parlant  de  je  ne  sais  quel  endroit  de  Turin, 
dil  :  Ou  y  trouvait  des  animaux  féroces,  des  tigres  et  des  philo- 
sophes, la  bonne  compagnie  prit  sous  sa  protection  le  Voyage 
mtour  de  ma  chambrer  et  fil  à  ce  petit  ouvrage  une  réputatiin 
fort  supérieure  à  son  mérite.  C'est  une  imitation  de  Sterne,  mais 
ifflilatioo  sans  profondeur  et  sans  génie.  M.  X.  de  Maistre,  connu 
à  Chambéry  sous  le  nom  de  Bance,  à  Eait  depuis  le  Lépreux  de 
^citéd'Aost€i  une  continuation  du  Voyage  autour  de  ma  cham- 
bre fort  supérieure  à  la  première  partie,  accident  très-rare  en 
littérature  ;  et,  eùfin,  les  Prisonniers  du  Caucase^  et  les  Exilés 
de  Sibérie,  ouvrages  qui  forment  plus  particulièrement  Tobjet 
de  cette  lettre. 

Il  y  a  dans  tous  ces  petits  livres  une  nuance  de  goût  italien  ; 
c'est  ce  qui  m*a  engagé  à  commencer  ma  lettre  par  la  descrip- 
iioD  que  Rousseau  fait  de  Chambéry.  La  société  de  Chambéry 
et  de  la  Savoie  est  restée  inaperçue  par  tous  les  voyageurs; 
mais  elle  a  trouvé  son  expression  dans  les  trois  hommes  de  let- 
tres qu'elle  a  produits  :  le  comte  de  Maistre,  l'ami  du  bourreau» 
le  comte  Xavier  de  Maistre  et  le  fameux  abbé  de  Saint-Réal»  qui 
a  fait  sept  discours  sur  Tusage  de  Thistoire,  qui  sont  de  petits 
chefê-d' oeuvre,  l'histoire  de  la  Conjuration  des  Gracques,  et,  enfin, 
celle  fomeuse  histoire  de  la  Conjuration  des  Espagnols  contre 
yetUse,  qui  n'est  peut-être  qu'un  roman,  mais  qui  a  fourni  à 
Otway  ^  le  sujet  de  sa  Venice  preserved,  et  qui  est  encore  au- 
jourd'hui Tun  des  ouvrages  qu'on  lit  le  pjus  en  France. 

Ce  qui  caractérise  les  trois  auteurs  nés  à  Chambéry,  c*est  une 

'  Olway,  auteur  dramatique  et  acteur,  né  en  1651,  mort  en  1685.  Le 
Manlm  Capiiolirms  de  Lafosse  est  une  imitation  de  la  Venue  sauvée 
d*Otway.  (ft.  C.) 


SM  ffiUYRES  POSTHCMES  DE  STENDHAL. 

Mgacilé  profbDde  eC  qu,  cependaut,  ne  loaibe  jaonisdauis  la 
loordair  ;  la  finesse  italienne  a  passé  par  là.  En  effet,  Urate  la 
noblesse  saToyarde  ya  passer  sa  jeunesse  en  Piémont  Les  Pié- 
niontais  sont  gens  d^espril  et  ont,  en  Enrope,  la  réputation  de 
savoir  haûr;  or  ce  qo*Os  baissent  peut-^re  le  plus  au  moede, 
ce  sont  les  Savoyards  qui  viennent  chercber  fortune  à  Turin. 
On  conviendra  qu'ilétaît  difficile  de  réunir,  pour  les  Savoyards, 
les  conditions  d*une  meOleure  éducation.  Les  femmes  de  Gfaani- 
bcry  y  ont  établi  des  usages  qui  tiennent  le  milieu  entre  ceni 
de  France  et  dlialie,  et  qui  n'en  sont  peut-être  que  plus  rappro- 
chés de  ce  que  devraient  être  partout  les  lois  sociales  qui  rè- 
glent les  rapports  des  deux  sexes. 

Je  retrouve  fexpression  de  tout  cet  ensemble  de  société  dans 
les  divers  ou\Tages  de  M.  Xavier  de  Maistre.  D'abord,  quoique 
plaçant  Voltaire  et  Rousseau  avec  les  tigres,  M.  Xavier  de  Mais- 
tre n'est  poiul  méchant  ;  ses  œuvres  annoncent,  au  contraire, 
une  âme  douce  et  qui  réellenieot  a  quelques  rapports  avec  celle 
de  Sterne.  Ces  rapports  s  étendent  plus  loin  qu'on  ne  pense  :  on 
sait  que  Sterne  a  souvent  pillé  des  auteurs  qu'il  ne  citait  jamais; 
M.  Xavier  de  Alaistre  imite  sans  cesse  Sterne,  et  n'en  parle  ja- 
mais. 

M.  Xavier  de  Maistre  a,  dans  son  premier  ouvrage,  le  Voyage 
autour  de  ma  chainbre,  un  grand  défaut,  insupportable,  surtout 
pour  un  habitant  de  Paris  :  il  copie  à  chaque  instant  la  petite 
littérature  qui,  depuis  la  mort  de  Voltaire  jusqu'à  la  Révolution, 
se  consacra  à  flatter  le  goât  musqué  des  sujets  de  Louis  XV; 
car  Louis  XVI,  trop  moral  et  trop  simple  pour  sou  siècle,  n'a  eu 
aucune  influence  d'imitation  sur  ses  sujets.  Avant  la  Révolution, 
ceux-ci  ne  Tapercevaient  que  pour  se  moquer  de  ses  manières 
vulgaires  et  de  son  appétit  de  paysan.  Dorât;  Delille,  Marmontel, 
la  Harpe,  Demoustier,  Berlin,  Parny,  Golardeau,  furent  les  hom* 
mes  marquants  de  la  litléraiure  de  cette  époque.  On  ne  lit  plus 
à  Paris  tous  ces  auteurs-là  ;  la  province  et  l'étranger  les  admi- 
rent encore.  (Il  me  semble  que  YÉdinburg-Review  cile  les  Mé- 
moires musqués  et  fardés  de  Mamionlel  comme  un  livre  char- 
mant.) M.  Xavier  de  Maistre  a  souvent  le  défaut  dlmiter  ces 
auteurs  de  1 780,  d'autant  plus  ridicules  maintenant  à  Paris,  qu'ils 


LETTRES  A  SES  AMIS.  3-25 

Tieniieot  seulement  de  passer  de  mode.  Dans  ceul  aus  dlei  ils 
seroDl  singuliers,  mais  non  plus  ridicules.  Du  Barlhas,  par 
eiemple,  a  vu  trenl&^cînq  éditions  de  son  mauvais  poème  de 
la  Semaine  ;  il  avait  encore  du  temps  de  Boileau  Thonneur  d'être 
ridicule,  il  n'est  plus  aujourd'hui  que  singulier: 

Un  autre  défaut  du  Voyage  autour  de  ma  chambre,  c'est  que, 
quoique  la  forme  cherche  continuellement  IVsprit,  il  y  en  a  trop 
pea  dans  les  posées.  Jamais  Tattention  du  lecteur  n*est  réveillée 
par  la  moindre  petite  idée  nouvelle.  On  connaît  Toccaslon  de 
ce  livre  :  l'auteur,  M.  Xavier  de  Maistre,  eut  un  duel  et  fut  aux 
arrête  dans  sa  chambre  (située  dans  la  citadelle  de  Turin)  pen- 
dant quarante-deux  jours.  Au  lieu  de  s'ennuyer,  comme  eût  fait 
on  sot  ou  un  homme  triste,  il  se  mit  à  voyager  autour  de  sa 
chambre  et  à  faire  de  l'esprit  à  propos  de  ses  meubles,  de  ses 
gravures,  de  sa  chienne,  l'aimable  Rosine,  et  de  son  domestique 
Gioanelti.  L'auteur  écrivait  en  français.  Turin  fut  ravi  d'avoir 
produit  un  livre  français  et  surtout  un  livre  de  bon  ton,  uu  livre 
d'esprit.  Plus  Fauteur  imitait  Dorât,  Sainte-Foix  et  autres  écri- 
vains de  Paris,  célèbres  par  l'agrément,  plus  il  parut  de  bon 
ton  aux  habitants  de  Turin,  plus  ils  mirent  de  vanité  à  Tapplau- 
dir.  Louer  le  Voyage  autour  de  ma  chambre,  à  Turin,  en  1794, 
c'était  presque  se  donner  un  certificat  de  bon  goût  et  d'élé- 
gaace. 

L'auleur  indique  sa  maîtresse  par  le  nom  de  madame  de  Haut' 
Caslel,  page  150,  chapitre  xxxv  ;  c'est  la  plus  jolie  page  de  son 
livre.  Tous  les  chapitres  n'ont  pas,  comme  celui-ci,  la  couleur 
d'un  joli  madrigal.  Il  y  a  souvent  beaucoup  de  cette  affectation 
qoi  passe  pour  de  Tesprit  en  province.  L'auteur  n'ose  jamais 
être  simple;  on  voit  que,  quant  à  l'esprit,  il  a  vécu  dans  ce 
qu'on  peut  appeler  la  mauvaise  compagnie.  Par  exemple^  a-t-il 
à  parler  de  Newton,  il  ne  dit  pas  simplement  :  Newton  ;  cela 
Mtrait  plat  à  Turin;  il  faut  dire:  Vimmortel  Newton.  Je  suis  loin 
de  reprocher  bien  sérieusement  les  fautes  de  ce  genre  à  Fauteur; 
<0D  but  était,  sans  doute,  de  plaire  à  la  bonne  compagnie  de 
Turin  et  surtout  anx  dames  de  Haut-Gastel  ;  il  y  réussit  parfai- 
tement. La  seule  erreur  que  je  pourrais  reprendre  dans  ces  gens 
riches  qui  s'amusent  à  parler  français  à  Turin^  c'est  Fidée  qu'ils 
I*  10 


1 


3215  (KUVRtS  POSTUUMIlS  De  SÏËNDUAL. 

ont  de  l'espril  comme  à  Paris.  Pour  approcher  de  Fespril  fran- 
çais, il  faudrait  commencer  à  être  soi-même,  n'imiter  personne, 
et,  par  exemple,  quand  on  est  de  Turin,  en  Italie,  il  faudrait 
parler  italien  et  ne  pas  copier  les  phrases  de  Dorât. 

Il  y  a  beaucoup  moins  de  cette  imitation  du  petit  esprit  frao* 
çais,  qui  u*est  plus  de  rcsprit,dans  YExpédilion  nocturne  autour 
de  ma  chambre.  Ou  sent  que  Fauteur  a  voyagé  ;  il  counait  un 
peu  mieux  rhomme  et  les  hommes;  sa  manière  a  acquis  plus  de 
fermeté  et  a  perdu  de  son  afféterie. 

L'auteur  parle  d'un  petit  système  du  monde  assez  plat,  dont 
il  a  fait  le  chapitre  xvi  de  son  ouvrage;  heureusement  il 
ajoute  : 

«  Je  l'aurais  cependant  embelli  (ce  système)  de  commentaires 
et  de  notes.  » 

Ou  je  me  trompe  fort,  ou  le  fragment  du  tome  deuxième,  pa- 
ges 80  à  91,  est  une  des  plus  heureuses  imitations  de  Sterne 
qu  ait  la  langue  fraçaise.  Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  beaucoup 
dire.  Le  caractère  gascon,  qui  consiste  surtout  en  ce  que,  dans 
les  rapports  des  deux  sexes,  le  héros  regarde  avec  affectation  tou- 
tes les  petites  circonstances  comme  étant  au-dessous  de  son 
attention  sérieuse  ;  le  caractère  gascon  est  trop  souvent,  par 
malheur,  le  caractère  de  la  littérature  française;  la  plupart  de 
nos  fats  de  province,  de  nos  Maclou  de  ÏÏeaubuisson  (dans  le 
Comédien  d*Étampes,  jolie  pièce  du  Gymnase  que  Perlet  vous 
jouera  tôt  ou  tard  à  Londres),  la  plupart  de  nos  fats  de  province 
seraient  scandalisés  de  voir  attacher  de  Timportance  à  des 
nuances  fines,  senties  avec  justesse  et,  en  un  mot,  telles  que 
celles  que  M.  de  Maistre  vient  de  peindre  avec  bonheur.  Au 
contraire  du  fat  français,  le  nigaud  allemand  s'enterre  et  se 
perd  dans  ces  sortes  de  nuances;  leur  peinture  fait  tout  le  talent 
d'Auguste  la  Fontaine. 

J'arrive  enfin  au  troisième  volume  des  oeuvres  de  M.  Xavier 
de  Maistre  et  à  son  chef-d'œuvre,  suivant  moi,  à  son  conte  des 
Prisonniers  du  Caucase^  C'est  un  tableau  dans  le  genre  du  René 
de  M.  de  Chateaubriand,  des  aventures  d'Aristonous  de  Fénelon, 
du  délicieux  roman  de  Paul  et  Virginie,  Heureusement  pour 
Fauteur,  le  ton  de  ce  nouvel  ouvrage  est  trinipic  ;  ou  y  rencontre 


LETTRES  A  SES  AMIS.  327 

bien  pea  de  ces  phrases  destinées  à  plaire  aux  Maclou  de  Beau- 
buisson  et  qui  gâtent  quelquefois  les  plus  jolies  pages  du  Voyage 
autour  de  ma  chambre. 

Les  montagnes  du  Caucase  sont  depuis  longtemps  enclavées 
dans  l'empire  de  Russie,  sans  lui  appartenir.  Leurs  féroces  ha- 
bitants forment  un  grand  nombre  de  petites  peuplades  qui  yî- 
veoi  par  le  pillage.  Les  guerriers  d'une  de  ces  peuplades,  dont 
les  coutumes  rappellent  souvent  celles  des  sauvages  de  TAmé- 
riqoe,  font  prisonnier  un  major  russe  nommé  Kascambo, 
qui  s*expose  imprudemment.  Les  Tchetcbenges  emmènent  le 
major  Kascambo  et  son  6dèle  denstchik  (domestique «soldat  qui, 
dans  Varmée  russe,  sert  les  ofHciers  et  avec  ime  fidélité  sou- 
vent héroïque;  ou,  en  d'autres  termes,  rappelant  Y  homme  pri- 
mitif). En  Russie,  la  partie  estimable  de  la  nation  est  surtout 
celle  qui  n'a  pas  été  gâtée  par  la  fausse  civilisation  de  Moscou, 
et  parce  gouvernement  humain,  où  un  fils  ne  parvient  au  tr6ne 
que  parle  meurtre  de  son  père  et  de  plus  est  obligé  (comme  le 
magnanime  Alexandre)  de  vivre  avec  les  meurtriers  de  son  père 
et  de  leur  donner  les  grandes  charges  de  sa  cour.  Fidèle  à  la 
donnée  que  j'ai  indiquée  et  qui  doit  se  retrouver  dans  tout  ou- 
vrage qui  cherchera  à  peindre  la  Russie  avec  quelque  vérité,  le 
véritable  héros  de  la  nouvelle  de  M.  de  Maistre  n'est  pas  le  major 
Kascambo,  mais  son  domestique  Ivan. 

Les  Tchetcbenges  emmènent  dans  leurs  montagnes  Ivan 
et  son  mattre  ;  ils  espèrent  tirer  une  forte  rançon  du  major; 
ils  emploient  cent  petites  ruses  de  sauvages  pour  le  porter  a 
écrire  des  lettres  pressantes  à  ses  amis  de  Russie.  La  lettre, 
objet  des  vœux  des  sauvages,  élant  enfin  écrite,  le  prisonnier 
est  traité  moins  durement  à  partir  de  cette  époque. 

Pour  ne  point  trop  allonger  cet  extrait,  je  passe  sur  une  preuve 
d'estime  singulière  que  ces  sauvages  donnent  au  malheureux 
inajor  Kascambo  :  ils  le  prennent  pour  juge  dans  une  cause  dif- 
ficile, dont  les  détails,  quoique  fort  intéressants,  me  conduiraient 
Irop  loin. 

Le  fidèle  Ivan,  devenu  mahométan,  fait  partie  d'une  expédl- 
lion  des  Tchetcbenges  contre  les  Russes,  se  distingue  par  cette 
intrépidité  héroïque  que  l'on  peut  dire  être  commune  chez  le 


^ 


328  (EUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

paysan  nisse.  Ifan  sauve  la.  vie  d'au  sauvage,  qui  devîeDi  soq 
ami,  ou,  comme  ils  l'appellenl,  sou  kaniak,  titre  sacié  dans  les 
moDtagnes  du  Caucase,  et  qui  oblige  le  sapivage  à  défieudre  son 
koniak  envers  et  contre  tous.  Mais  la  situation  des  deux  pnm- 
niers  en  est  empirée.  Depuis  ses  exploits  on  ne  pouvait  plus  re- 
garder Ivan  comme  un  bouffon  incapable. 

On  a  dit  du  fameux  poète  italien  Tincenzo  Monti  :  È  il  DanU 
ingentilUo  (c'est  le  Dante  plus  noble  et  plus  pur).  On  peut  dire, 
ce  me  semble,  du  magnifique  passage  (pages  40  à  62)  de 
M.  de  Maistre  :  c  C'est  du  Walter  Scott,  adouci  et  arrangé 
à  Tusage  des  femmes  élégantes  d'une  cour  aimable  et  raffinée.  > 
Une  jeune   et  innocente  Anglaise,    babitant  la    campagne 
avec  un  mari  qu'elle  vénère  et  des  enfants  qu'elle  adore,  sera 
plus  touchée  par  vingt  pages  des  romans  de  Walter  Scott  que 
par  ce  morceau  de  M.  de  Maistre.  Mais  je  sais,  par  expéneoee, 
que  beaucoup  de  femmes  élégantes  de  la  baute  société  du  con- 
tinent trouvent  souvent  Walter  Scotl  un  peu  grossier  et  un  peu 
brut  ;  ses  étemelles  descriptions  de  costumes  ennuient  et  &ti- 
guent,  tandis  que  tout  est  mesuré,  tout  est  calculé  pour  l'effie^ 
dans  cette  scène  admirable.  C'est  donc  du  Walter  Scott  arrangé 
à  Tusage  d'une  cour  aimable.  Comme  je  ne  suis  pas  Tenuemi  de 
mes  lecteurs,  je  ne  suivrai  pas  plus  loin  Tbistoire  du  mufor 
Rascambo  et  de  l'héroïque  Ivan  ;  je  veux  vous  laisser  le  bonbeur 
de  la  lire  dans  Toriginal. 

Je  ne  sais  si  le  nom  de  madame  Cottin  est  connu  en  Angle- 
terre. C'était  une  dame  de  Paris,  morte  il  y  a  dix  ou  douie  ans, 
fort  laide,  dit-on,  et  que  sa  laideur  remarquable  n'avait  pas  em- 
pêchée d'inspirer  de  grandes  passions.  Elle  a  iaii  des  romans 
d'une  sensibilité  brûlante  :  Claire  (TAlbe,  MathiUU.  Visant  à 
l'effet  et  sachant  bien  que  l'âge  auquel  on  lit  ordinairement  les 
romans  est  peu  difficile  sur  les  moyens  employés  pour  atteindre 
à  l'effet,  madame  Cottin  fait  usage  de  toutes  les  ressources  du 
mélodrame.  Ses  romans  sont  difficiles  à  lire  pour  des  hommes 
âgés  de  plus  de  vingt-cinq  ans;  ils  se  placent,  sur  le  clavier 
moral,  à  l'extrémité  opposée  à  celle  où  se  trouvent  les  romans 
de  sir  Walter  Scott.  Madame  Cottin  abuse  de  la  peinture  de 
I*amour.  Le  courage  d'une  jeune  fille  qui,  vers  la  fin  du  règne 


LETTRES  A  SES  AMIS.  329 

de  Paul  V,  parlit  à  pied  de  la  Sibérie  pour  venir  à  SaiiU*Péters- 
bourg  demander  la  grâce  de  son  père,  a  fourni  à  madame  Gottin 
le  sujet  de  :  Elisabeth,  ou  les  Exile's  de  Sibérie,  le  seul  roman 
qu'en  France  ou  lais&e  lire  au.\  jeunes  ûlles,  dans  les  familles 
ultra,  qui  s'imaginent  faire  partie  de  Taucienne  aristocratie. 

M.  Xavier  de  Maistre»  sous  le  titre  de  la  Jeune  Sibérienne, 
nous  donne  le  simple  récit  des  aventures  de  Prascovie  Lopouloiï  : 
tel  fut  le  nom  de  cette  héroïne  de  Tamour  filial.  Un  homme,  sans 
une  seule  guinée  dans  sa  poche,  qui  partirait  de  Londres  pour 
aller  à  pied  à  Calcutta,  ferait  une  chose,  sans  comparaison, 
moins  hardie  que  celle  qu'exécuta  heureusement  Prascovie  Lo- 
pouloff.  Le  récit  de  M.  de  Maistre  est  également  intéressant  pour 
le  philosophe  qui  s'amuse  à  deviner  les  ressorts  secrets  des 
actions  des  hommes  et  pour  l'homme  d*esprit  qui  demande 
deax  heures  d'une  émotion  douce  à  un  petit  volume  de  deux 
cents  pages  in-8°. 

U  père  de  Prascovie,  issu  d'une  famille  noble  d'Ukraine,  était 
né  en  Hongrie;  il  servit  quelque  temps  dans  les  hussards  hon- 
grois ;  il  vint  en  Russie,  s'y  maria,  y  prit  du  serviccw  II  se  trouve 
aux  assauts  d'Ismaîl  et  d'Otchakoff,  dont  lord  Byron  a  immor- 
talise la  férocité  sauvage  dans  le  plus  beau  de  ses  poèmes. 
M.  de  Maistre,  qui  habite  Pétersbourg,  n'ose  pas  nous  révéler  la 
cause  de  Texil  en  Sibérie  du  malheureux  Lopouloff.  Ce  n*est 
pas  la  seule  fois  qu'on  s'aperçoit  que  M.  Xavier  de  Maistre  écrit 
dans  un  pays  esclave  et  a  servi  dans  ses  armées.  M.  Xavier  de 
Maistre  devrait  préparer  une  seconde  édition  de  ses  ouvrages 
avec  des  variantes,  pour  être  livrée  à  l'impression  après  sa  mort. 
Quoi  qu'il  en  soit  des  causes  de  l'exil  du  pauvre  Lopouloff,  à 
i  époque  du  voyage  de  sa  fille,  il  gémissait  déjà  depuis  quatorzt* 
aos  dans  les  affreuses  solitudes  de  la  Sibérie,  relégué  à  Jschim , 
village  situé  près  des  frontières  du  gouvernement  de  Tobolsk. 
U,  lui  et  sa  famille  n'avaient  d'autre  ressource,  pour  vivre,  que 
h  rclrîbution  de  dix  copeks  (à  peu  près  cinquante  centimes)  par 
jour,  assignée  aux  prisonniers  qui  ne  sont  pas  condamnés  aux 
iravanx  publics. 

La  jeune  Prascovie,  dès  l'âge  où  la  raison  commence  à  avoir 
quelque  force,  conçut  l'espoir  de  mettre  un  terme  à  Texil  de 

19. 


530  ŒUVRES   POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

son  père.  Peu  à  peu  cette  pensée  devint  l'objet  unique  de  ses 
méditations.  Enfin  un  jour  Prascovie  se  détermine  à  faire  à  soo 
père  l'aveu  de  son  étrange  projet.  J'avoue  que  cette  scène  me 
semble  un  des  morceaux  les  plus  frappants  dans  la  collection 
de  H.  de  Maistre.  Elle  montre,  avec  une  énergie  qui  provient 
enlièremenl  de  la  vérité  du  coloris,  quels  sont  les  premiers  et 
les  plus  grands  obstacles  que  rencontrent  les  entreprises  extra- 
ordinaires. 

Depuis  lors,  trois  ans  s'écoulèrent  sans  que  Prascovie  osil 
renouveler  ses  instances  au  sujet  du  voyage  à  Saint-Pétersbourg; 
mais  sa  raison  se  forma,  les  discours  de  la  jeune  fille  acquirent 
plus  de  poids  dans  les  conseils  de  la  famille;  elle  put  reparler  de 
sou  projet.  Toutefois,  les  empêchements  que  ses  parents  met- 
taient à  son  départ  le  firent  différer  encore  de  six  mois.  Enfin 
Prascovie,  soutenue  par  le  sentiment  de  la  dévotion  la  plus 
exaltée  ou  de  V Amour  de  Dieu,  sentiment  qui,  comme  toutes 
les  sortes  d'amour,  peut  centupler  les  forces  de  Thomme,  Pras- 
covie obtient  de  son  malheureux  père  la  permission  de  partir. 
Le  vieux  capitaine  la  voyait  partir  pour  une  mort  probable  ;  eiie 
était  son  seul  appui,  sa  seule  consolation.  Qu'on  se  figure  tout  ce 
que  cette  séparation  eut  de  déchirant  1 

Je  ne  suivrai  pas  Tinléressaute  Prascovie  jusqu'à  Saint-Pé- 
tersbourg ;  tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  son  voyage 
fut  semé  de  curieux  épisodes  qui  captivent  constamment  l'ai- 
leution  du  lecteur.  Elle  obtient  la  liberté  de  sou  père,  elle  le 
revoit;  mais  sa  vie  n'en  finit  pas  moins  d'une  manière  triste  et 
touchante.  Lorsque  sou  héroïne  arrive  à  Pétersbourg,  M.  Xavier 
de  Maistre  est  malheureusement  obligé  de  se  souvenir  de  sou 
rôle  de  privilégié  (nobleman).  11  s'agit,  dans  son  ouvrage,  d'un 
grand  abus  à  réparer.  Or,  dans  les  pays  soumis  au  despotisme 
pur,  comme  la  Russie,  il  faut  savoir  que  jadis  il  a  existé  des  abus, 
que  peut-être  par  In  suite  il  pourra  en  exister;  maisquïl  n'existe 
jamais  d'abus  au  temps  présent. 

(lue  bonhomie  réelle^  jointe  à  beaucoup  d'esprit  et  à  toute  la 
finesse  italienne  (alliance  que  l'on  trouve  bien  rarement  dans  les 
ouvrages  écrits  en  langue  française),  fait  le  grand  mérite  des 
trois  volumes  de  M.  Xavier  de  Maistre.  Une  tête  étroite,  des 


LKTTRKS  k  SKS  AMIS.  351 

peosées  courtes,  donoées  par  rhabitude  de  vivre  sous  le  despo- 
tisme et  de  le  servir  quelquefois,  surtout  dans  ses  premiers  ou- 
vrages, la  malheureuse  et  gauche  affectation  de  l'esprit  français, 
sont  les  défauts  de  cet  auteur.  S'il  eût  vécu  dix  ans  à  Paris,  sa 
manière  aurait  plus  de  grandiose  ;  on  ne  se  sentirait  pas,  en  le 
lisant,  emprisonné  avec  un  homme  dont  la  boutonnière  est 
chargée  de  douze  ou  quinze  croix  barbares;  mais  aussi  le  charme 
de  ces  nouvelles  eût  été  détruit  par  je  ne  sais  quel  ton  de  fatuité, 
trop  commun  en  France.  Voyez,  par  exemple,  les  Mémoires  et 
anecdotes  publiés  récemment  par  M.  le  comte  de  Ségur,  pair  de 
France  et  ancien  grand  maître  des  cérémonies  de  Tempereur 
Napoléon. 


FIN  DE  LA  PREMIÈRE  SÉRIE. 


TABLK 


V 


Notes  ct  s^oi^vrnibs 

LrnRii                I — ^^  Strasbourg,  le  5  avril  1809 i 

II.— Donawcrlh,  le  10  avril  1809 2 

m.— Landsbut,  leîOavril  1809.   . 3 

IV.—  Wels,  le  3  mai  1809 4 

V.— Saint-Polten,  le  11  mai  1809 ih. 

YI.—  Vieiineje8mail809 5 

Vn.— Paris,  le  1"  septembre  1810 6 

VÏIÏ.— Paris,  le  26  janvier  1811 9 

JX.— Smolenskje  19  août  1812 11 

X. —  Smolensk,  à  quatre-vingts  lieues  de  Moscou, 

le  24  août  1812 13 

XI.— Moscou,  le  2  octobre  1812 14 

XIL— Moscou»  4  octobre  1812.  (Journal   du  14  au 

15  septembre  1812.) IC 

XIH.— Mayence,  le  9  novembre  1812 22 

XIV. —  Journal  écrit  à  Bautzen,  le  21  mai  1815,  pen- 
dant qu'on  se  canonne ib. 

XV.—  Sagan  (Silésie),  le  16  juillet  1813 27 

XVI.— Dresde,  le  30  juillet  1813 29 

XVII.- Milan,  le  4  novembre  1813 30 

XVIII.— Paris,  le  48  décembre  181*^ 31 

XIX.— Cbambcry,  2  mars  1814 ^ 

XX— Paris,  26  mni  1814 37 


334     ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

1  .ETTi-.F            XXI.^  Des  environs  (le  Nantes,  lei"  septembre  18 IG.  58 

XXir—  Milan,  le  40  janvier  1817 41 

XXIII— Thuélin(l8ère\  le  15  octobre  1817 43 

XXIY.—  Thuélin  (Isère),  le  16  octobre  18|7 45 

XXV.—  Sienne,  le  25  novembre  1817 46 

XXVI.—  Milan,  le  1"  décembre  1817 49 

XXVII.— MiUn,  le  3  janvier  1H18 54 

XXVIll.— Milan,  le  21  mars  1818 59 

XXIX.— Grenoble,  le  14  avril  1818 65 

XXX.— Milan,  le  22  avril  1818 69 

XXXI.— Milan,  samedi  25  avril  1818 71 

XXXII.-  Milan,  le  16  mai  1818. 72 

XXXlll  —  Milan,  le  17  juin  1818.  ,   . 75 

XXXIV.— Milan,  le  10  juillet  1818 81 

XXXV.— MUan,  le  18  août  1818 86 

XXXVI.-  Milan,  le  26  août  1818 91 

XXXVll.— Milan,  le  3  septembre  1818 92 

XXXVIII.—  Lac  de  Como,  Tramezina,  24  octobre  1818. .  95 
XXXIX.—  Varèse,  le  16  novembre  1818.  (Remise  le  17 

novembre.) 99 

XL.— Milan,  le  11  décembre  1818 101 

XLI.-  Milan,  le  2  mars  1819 103 

XLII.—  Milan,  le  18  mars  1819 106 

XLIH.—  Milan,  le  4"  avril  1819 109 

XLIV.—  Varcse,  le  7  juin  1819 112 

XLV.— Florence,  le  11  juin  1819 115 

XLVI.—  llorence,  le  30  juin  1819 120 

XLVII.— Florence,  le  18  juillet  1819 125 

XLVllI.— Florence,  le  20  juillet  1819 127 

XLIX.—  Bologne,  le  24  juillet  1819 128 

L.—  Cularo  (Grenoble),  le  1"  septembre  1810.   .  129 

Ll.—  Milan,  le  2  novembre  1819 131 

LII.^  Milan,  le  21  décembre  1819 135 

LUI.— Milan,  le  3  mars  1820 155 

LIV.—  Bologne,  le  25  mars  1820 157 

LV.-  Bologne,  le  25  mars  1820 138 

LVI.—  Bologne,  le  26  mars  1820.  .    .       139 

LVIÏ.— Mantoue,  le  28  mars  1820 140 

LVIIL—  Milan,  le  19  avril  1820 142 

LIX.—  Milan,  le  12  juillet  1820 145 

LX.—  Milan,  le  23  juillet  1820 147 


LIi'ATUES   A  bES  AMIS..  555 

Lbttke            LXI.—  Milan,  1c8  aoàll820 148 

LXIJ.—  Wilan,ie 50  août  1820 14U 

LXIII.— Milan,  le  4  seplcmbie  1820 151 

LXIV.—  Milan,  le  10  octobre  1820 IGO 

LXV. —  La  Cadenabbia  (lac  de  Como),  le  43  novem- 
bre 1820 161 

1  XVI.—  Milan,  le  22  décembre  1820 103 

LXVII.— AlaPoretta,  le  18fcvrierl821 167 

LXVIII.— Milan,  Ic7mai4821 160 

LXIX.— Milan,  le  6  juin  18-21..    . 170 

li.XX. —  Paris,  le 'i9  décembre  1821,  à  onze  heures  et 
demie  du  soir,  en  rentrant,  n'ayanl  rien  à 

lire 171 

•I.XXI.—  Paris,  le  24  février  1822 176 

LXXII.— l\iris,  le  G  avril  1822 17'J 

LXXIII.—  Montmorency,  le  10  juin  1822 180 

LXXIV.— Paris,  le  28  juillet  1822 182 

LXXV.— Pans,  le  5  août  1822 184 

LXXVI.—  Paris,  le  1"'  septembre  1822 190 

LXX VIL—  Vincenncs,  le  4  septembre  1822 1% 

LXXVIIL—  Paris,  le  7  septembre  1822 197 

LXXIX.— Paris,  le  50  septembre  1822 202 

LXXX— Paris,  le  11  novembre  1822 207 

LXXXL— Paris,  le  27  novembre  1822 211 

LXXXIL— Paris,  le  4  décembre  1822 215 

LXXXIIL—  Paris,  le  1"  janvier  1825 218 

LXXXIV.—  Paris,  le  5  janvier  1825 223 

LXXXV,— Paris,  le  12  février  1825 225 

LXXXVl.—  Paris,  le  26  lévrier  1825 229 

LXXXVIL— Paris,  le  6  mars  1825 233 

LXXXTIIL—  Paris,  le  9  avril  1825 258 

LXXXIX.— Paris,  le  25  juin  1825 241 

XC.  -  Paris,  le  l"  août  1825 244 

XCL—  Iso!a-B(tlla  (lac  Majeur),  le  26  octobre  1823, 

à  neuf  heures  du  soir. .  ••...•••  246 

XCIL—  Alexandrie  (PiémonO,  le  51  octobre  1823.   .  248 

XCUL—  Paris,  le  20  novembre  1825 254 

XCIV. —  Uorae,  le  15  janvier  1824.   ...,..,  257 

XCV.— Paris  (minuit),  samedi  20  avril  182é.   ...  .259 

XCVI.—  Paris,  le  50  avril  1824.   .   .   .* 260 

XCVIL— Paris  (marJi  soir    18  mai  1824 264 


336  ŒUVRKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Uttke       XCVm.—  Paris,  le  J5juin  I82.i *26o 

XCIX.—  Paris,  le  16  juiu  18*24 266 

C—  Paris,  juillet  18:24 207 

CI.—  Paris,  le      1824 268 

Cil.—  Paris,  le  15  octobre  1824 269 

CUI.— Paris,  le  "0  novembre  1824. 270 

CIV.—  Londres,  le  14  décembre  1824.    .*....  272 

CV.—  Paris,  le      1824 275 

C VI.— Paris,  le  24  décembre  1824 277 

CVIL— Paris,  le  15  janvier  18?5 282 

CVIII.—  Paris,  le  23  janvier  1825 ib. 

CIX.—  Paris,  le  1 5  février  1825 .    .   .    ." 285 

ex.—  Paris,  le  î!0  février  1825 291 

CXI.—  Paris,  le  I3avrill825 i9l 

CXIL-  Paris,  le  21  avriH825 299 

CXUl.—  Paris,  le  20  juin  1825 303 

CXIY.— Paris,  le  13  juiUet  1825 '.   .  ,  305 

CXV.—  Paris,  le  21  août  1825 306 

CXVL-  Paris,  le  21  août  1825 307 

CXVn— Naples,  le  30  septembre  1825 SOU 

CXVm.— Paris,  le  14  octobre  1825 514 

CXIX-  Paris,  le  15' octobre  1825 317 

CXX.-  Paiis,  le  23  octobre  1825 510 

CXXL—  PariS;  le  1"  novembre  1S25 320 

CXXIL— Paris,  le  1"  novembre  1825 522 


FIN  PË  LA  TABLE  DE  LA  PltEUlÈfiii;  SÉRIE. 


OEUVRES  POSTHCMES 


DB 


STENDHAL 


PiK)rRiÉTÉ  DES  ÊDITEORS. 


ràlIlB*—  ISIFUMBUE  SOfOR  KAÇO»  BT  COUP.,  RUI  D*£ltrtmTtt,  4. 


DE  STENDHAL 

(HENRY  BEYLE) 


CORRESPONDANCE 

INÉDITE 

PRÉCÉDÉE  D'UNE  INTRODUCTION 

PAR 

PROSPER  MÉRIMÉE 

DB  l'académie  FHANÇAISB 

ORNÉE  D*0«  BEAU  PORTBAIT  DE  STEMUUAL 


DEUXIÈME  SÉRIE 


PARIS 

MICHEL  LÉVT  FRÈRES,  LIBRAIRES-EDITEURS 

RUE  TITIENNE,  2  BIS 
1855 

Les  éditeurs  se  réservent  tout  droit  de  traduction  et  de  reproduction  à  i'éti-anger. 


LETTRES 


DE 


HENRY  BEYLE 


CXIIII 

A  MONSIEUR  R...   C...,A  PARIS. 

Rome,  le  11  novembre  1825. 

Si  quelque  chose  nous  cafpttve  vivement,  nous  nous  figurons 
qu'elle  doit  offrir  un^gal  intérêt  à  tout  le  monde.  Cette  com* 
mime  erreur,  je  la  partage»  peut-être  dans  ce  moment,  en  t'en- 
voyant  quelques  pages  écrites  sous  l'impression  de  mon  débotté  à 
Rome.  Quoi  qu'il  eu  soit,  tu  me  sauras  toujours  gré  de  ce  long 
convenir,  que  tu  pourras  communiquer  aux  amis  de  Tillustre  et 
savant  voyageur. 

A  trois  ou  quatre  lieues  de  Rome,  on  commence  à  remarquer 
cette  solitude  parfaite,  celte  désolation  sublime,  dont  tant  de 
voyageurs  ont  parlé.  Si  jamais  un  grand  roi,  comme  Napoléon, 
parvenait  à  rendre  à  la  culture  VAgro  Homano,  Rome  perdrait 
les  trois  quarts  de  sa  beauté.  Je  traverse  des  paysages  admira- 
^,  c'est-à-dire  tristes,  tranquilles,  grandioses,  remuant  TAme 
profondément,  et  du  soovenir  desquels  on  ne  peut  plus  se  déto- 

n.  1 


6  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

lacber .  Je  n'ai  jamais  rien  vu  d'approchant,  et  cependant  j*ai  bien 
couru  l'Europe. 

Rome  est  entourée  d*une  muraille  qui  est,  en  architecture, 
ce  que  la  campagne  voisine  est  pour  le  paysage.  Ce  mur,  bàli, 
relevé,  réparé  par  vingt  hommes  célèbres,  entre  autres  par  Bc- 
Itsaire,  a  cinquante  pieds  de  haut  sur  huit  à  dix  pieds  d'épais- 
seur. J'arrive  à  une  niche  dans  ce  mur  ;  au  fond  de  la  niche  est 
une  porte  :  c'est  la  célèbre  porte  du  Peuple,  arrangée  par  Michd- 
Ange.  Cette  porte  et  l'entrée  dans  Rome,  qui  la  suit,  sont  forl 
au-dessous  de  leur  réputation  ;  cela  est  plein  de  petitesse.  Je 
trouve  une  attention  bien  aimable  de  M.  le  cardinal  Lante.  Le 
pauvre  étranger' qui  arrive  à  Rome  est  impitoyablement  coodoit 
à  la  douane,  pour  la  visite  de  ses  effets.  Pour  peu  qu*il  y  trouve 
deux  ou  trois  voitures  arrivées  avant  la  sienne,  on  le  retient 
quatre  ou  cinq  heures,  et  bien  loin  de  l'enthousiasme  divin,  ses 
premiers  moments  dans  la  ville  éternelle  se  passent  en  mouve- 
ments d'impatience  contre  les  douaniers. 

En  présentant  mon  passe-portàla  porte  du  Peuple,  on  m'a  dit: 
Éles-vous  monsieur  G.?  —Oui.  —  Voici  une  autorisation  de  faire 
visiter  voj  effets  chez  vous.  J'ai  eu  peu  de  débarras  aussi  agréables 
dans  ma  vie.  Je  baisse  à  mon  domestique  le  soin  de  chercher  un 
logement.  Pour  comble  de  bonheur,  je  vois  une  calèche  attelée 
de  deux  chevaux  très-vifs  ;  c*est  un  fiacre.  Irai-je  au  Colisée  ou 
à  Saint-Pierre?  Que  préférerai-je  de  l'architecture  amique»  ren- 
due encore  plus  grandiose  par  les  injures  des  siècle,  ou  du 
chef-d'œuvre  de  la  religion  chrétienne  et  del'architecture  mo- 
derne ? 

Je  dis  :  au  Colisée.  ^  Je  travai^e  toute  cette  magnifique  rue 
du  GoTso,  la  rue  de  l'Europe  qui  a  le  plus  de  style.  Je  vois  la 
colonne  Trajane  et  la  superbe  basilique  déterrée  par  Rapo* 
léon  t  je  traverse  le  Forum  romain.  La  erainte  d'jéire  confondu 
avec  nos  petites  femmes,  jouant  toujours  la  comédie,  m'empê- 
che presque  d'écrire  combien  mon  coeur  battait  en  entrant  au 
Colisée  et  en  me  trouvant  au  milieu  de  celte  vaste  solitude.  *- 
Chant  des  oiseaux  perchés  sur  les  buissons  qui  cotuonnent  les 
ruines  des  étages  supérieurs.  J'ai  passé  une  heure  dans  cet  at^ 
téndrissemeat  extrême,  dont  on  a  honte  de  parler»  même  aux 


LETTRES  A  SES  AMIS.  7 

amis  les  plus  inlimes.  Je  monte  aux  étages  supérieurs  du  Coli- 
sée.  —  Vue  admirable  de  b  pyramide  de  Cestius,  à  travers  les 
arcades  minées.  Me  voie!  au  troisième  étage  du  Colisée  ;  vue 
au  delà  des  jardins  des  moînes  de  San  Pietro  in  VincalK  Voilà 
le  sublime  du  paysage  ;  mais  ce  n*est  pas  le  paysage  riaol  ;  les 
tristes  pins  couronnent  de  tous  côtés  les  collines  de  la  vUieéter* 
oelie.  Quoi  î  c'est  ici  que  Camille  a  vécu?  C'est  là,  foui  près  de 
moi,  que  Romnlus  a  fondé  sa  ville?  —  L'extrême  des  passions 
est  niais  à  noter  :  je  mé  tais. 

ff  Sommes-nous  loin,  dis-je  à  mon  coçber  en  sortant,  des  Ther- 
mes de  Caracalla  ?  —  Â  une  demi-heure.  •—  Courons.  » , 

Le  sentiment  de  radmiralton  profonde,  le  ravissement  de 
Taniique,  si  je  puis  ainsi  dire,  sont  encore  plus  vifs.  Ënfia  je  dis 
au  cocher  :  «  Menez-moi  à  Saint-Pierre;  ]>  je  monte  dans  la  calè- 
che et  je  ferme  les  yeux.  La  machine  humaine  ne  peut  résister 
aux  sensations  de  cette  force.  Cette  demi-jeurûée-ci  me  récom- 
pense de  tout  le  temps  que  j'ai  passé  à  étudier  rarchîieclure, 
mais  à  l'étudier  à  ma  manière,  sans  jamais  en  parler  à  aucun 
homme  vivant  ;  la  petitesse  et  raffectatioo  actuelles  m'auraient 
tout  empoisonné.  *    ^ 

Le  cocher  me  dit  :  Ecco  San  Pietro,  J'étais  déjà,  lorsque  j'ou- 
vre les  yeux,  au  milieu  des  deux  fontaines  admirables,  tout  près 
de  l'obélisque.  Je  mets  pied  à  terre,  au  bas  de  TescaUer  de 
Saint-Pierre  ;  je  repolisse  avec  colère  une  trentaine  de  panvin^s, 
qui  me  poursuivent  avec  uue  insolence  extrême:  ils  sont  chez 
eux.  Ici,  un  mendiant  galeux  est  une  espèce  de  moine  au  petit 
pied. 

Je  monte  la  rampe;  mauvaise  façade.  J'entre  dans  Saiul'> 
Pierre  :  le  charme  opère.  Que  dire  d'un  premier  reudes-vous 
avec  mie  femme  qu'on  a  longtemps  aimée  ! 

J'ai  mon  logement  sur  le  Cours,  dans  le  palais  Ruspoli.  Affreuse 
saleté  des  rues  ;  l'odeur  de  tronçons  de  choux  pourri  me  pour* 
suit  jusqu'à  la  nausée.  —  J'entre  chez  un  apothicaire,  pour  un 
flacon,  de  sel  aBgla^s.  Cet  apothicaire  se  trouve  être  un  homme 
d'esprit  et  de  bop  sens,  qm  a  été  à  Londres^;  nous  parlons  a»** 
glais  ;  il  me  ùÂt  voir  ses  procédés  pour  faire  le  JUnitte.  Ëii  uo 
mot,  j'ai  eu,  le  bonheur  de  devenir  l'ami  de  M.  Agosiiiio  Mamu. 


8  ŒUVRES  POSTHUMES  DB  STENDHAL. 

Je  ne  lui  ai  jamais  dit  le  mal  que  je  peose  de  certaines  choses; 
mais»  à  tout  prendre,  sa  maison  est  et  sera  pour  moi  la  ressource 
la  plus  agréable  pendant  mon  séjour  k  Rome.  Je  dois  à  M.  Manni 
la  connaissance  de  M.  Bletaxa  et  de  plusieurs  autres  médecins 
fort  instruits,  avec  lesquels  j*ai  approfondi  la  question  des  ma- 
rais Pontins.  Mais  i*ai  eu  Tattention  de  ne  jamais  dire  un  mot  de 
pôliiique.  Je  souhaite  aux  étrangers  Famitié  d'un  homme  tel  que 
M.  Manni  ;  Il  sait  la  chimie  comme  nos  Gaventon  et  nos  Vau- 
quelin. 

Je  retourne  au  Cotisée.  La  beauté  du  ciel  d'Italie  nulle  pari 
n*est  plus  sensible  qu'au  travers  des  fenêtres  du  Coliséc,  vers 
le  nord. 

Je  reconnais  Ganova,  de  loin,  dans  une  petite  gravure  placée 
au  pied  de  ta  crois  du  Golisée  ;  c*est  la  gravure  d^un  tableau  de 
ce  grand  sculpteur  ;  je  m'approche  :  même  style  que  dans  ses 
statues.  —  Dans  la  tète  de  la  madone,  on  remarque  le  peu  de 
distance  du  nez  à  la  bouche. 

Je  ne  puis  revenir  de  mon  étonnement  des  dix  ou  douze  pieds 
de  terre  qui  sont  tombés  du  ciel  sur  les  ruines  de  l'ancienne 
Rome  et  syr  les  environs.  D'où  est  venue  cette  terre  ? 

Tu  vois  la  curiosité  qui  paraît  pour  la  première  fois  avec  ses 
doutes,  ses  raisonnements,  et  vient  diminuer  l'émotion.  En  effet, 
à  Rome,  peu  à  peu  je  suis  devenu  comme  un  savant,  avec  de  la 
curiosité  et  point  de  coeur;  mais,  grâce  au  ciel,  conservant  tou- 
jours un  peu  de  cette  logique  sévère  que  m'a  donnée  l'habitude 
des  affaires.  M.Nibby,  le  moins  bête  des  savants  romains,  a  déjà 
donné,  dans  ses  ouvrages  imprimés,  cinq  dénominations  diffé* 
rentes  au  temple  de  Jupiter  Stator,  et  la  dernière  découverte  est 
toujours  également  indubitable. 

Le  manque  de  logique  est  incroyable  en  Italie  parmi  les  sa* 
vants  ;  c'est  que  dans  leurs  académies,  si  l'on  contredit  un  col- 
lègue, Ton  se  fait  un  ennemi  mortel.  Un  savant  protégé  par  un 
cardinal  est  ici  un  animal  invulnérable. 

Aujourd'hui,  venant  du  Golisée  et  allant,  air  hasard,  vers  le 
palais  Quirinal  (Monte  Gavallo),  j'ai  rencontré  une  jeune  fille  de 
dix-huit  ans,  qui  faisaitles  sept  stations,  marmottant  des  prières; 
c'est  la  plus  grande  beauté,  dans  le  genre  de  Raphaël,  que  j'aie 


LETTRES  K  SES  AMIS.  9 

vue  de  ma  vie.  Je  Tai  suivie,  mais  avec  le  re^ct  convenable» 
pendant  plus  de  (rois  quarts  de  liene.  —  Figure  absolument  dans 
le  genre  de  la  Madonna  alla  Seggiola  (du  palais  Pitii).  P^o^s 
voyous  dans  }à  lettre  de  Rapbaël  au  comte  Gastiglione  S  que  ce 
grand  homme  ne  faisait  guère  que  des  portraits.  Me  trouvant 
dans  le  pays  où  il  a  vëeu»  je  rencontre  ses  tètes  dans  les  rues  : 
rien  de  plus  simple  ;  cela  m*est  déjà  arrivé  à  Parme  pour  le  €k>r- 
rége,  à  Bologne  pour  les  Carracbe,  etc.  J*ai  éprouvé  aujour- 
d'hui que  pour  bien  sentir  la  beauté  il  faut  n'avoir  absolument 
aucun  projet  de  séduction  sur  la  femme  qu'on  admire. 

Magnifique  fontaine  de  Monte  Gavalio,  devant  les  colosses. 
Cette  fontaine  est  tout  simplement  parfaite.  J'éprouve  cette  sen- 
sation si  rare,  qui  consiste  dans  Timpossibilité  où  se  trouve 
l'imagination  de  rien  ajouter  à  la  beauté  de  ce  que  Ton  voit.  — 
Belle  cour  du  palais  de  Monte  Gavallo.  —  Je  vois  fort  bien  le 
cardinal  Consalvl  rentrant  chez  lui.  —  Tout  est  tranquille  à  Rome 
comme  dans  un  village.  L'absence  de  la  fatuité  militaire,  de  la 
manière  bruyante  de  marcher  d'uu  général  de  brigade  impor* 
taut,  m'est  agréable.  Le  premier  ministre  rentre  chez  lui  à  pied, 
comme  un  bourgeois  ;  il  rencoutre  près  de  sa  porte  un  groupe 
de  trois  ou  quatre  poules,  qui  grattaient  la  terre  tranquillement 
pour  chercher  à  vivre.  Ici,  pcrsonue  n'a  l'air  pressé.  —  Beauté 
admirable  des  yeux  du  cardinal,  saillie  extrême  des  sourcils, 
^ir  fin  du  grand  monde ,  mais  nullement  l'air  grand  seigneur 
comme  Fleury.  Quer  dommage  que  cet  homme  d'esprit  n'ait 
jamais  lu  Adam  Smith  et  Jérémie  Bentham  ! 

Le  tombeau  de  Clément  XIIl  (Rezzonico),  à  Saint-Pierre,  par 
CsiDOTa,  m'inspire  une  vive  et  tendre  admiration.  Dans  le  genre 
copie  de  la  nature,  quelle  tête  que  celle  de  ce  pape  !  Gela  est  en- 
core plus  beâu  que  la  tète  du  Louis  XIV  de  la  statue  de  la  place 
des  Victoires.  Dans  le  genre  idéal,  quoi  de  plus  beau  que  le  Génie 
qui  s'afflige? 

*  ABcvMi  de  leUrei  de  grands  artistes ,  publiées  par  L  J  Jay,  page  18. 
Cette  lettre,  datée  de  Rome,  a  été  écrite  peu  de  temps  avant  la  mort  do 
Raphaël  ;  car  il  y  est  question  de  la  Galatêe,  l'un  de  ses  derniers  ou- 
vrages. (R.  C.) 


M)  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  StEliDHAL. 

Le  soir,  je  vais  voir  Ganova  chez  sa  maitresse,  madame  T... 
Ce  grand  homme  me  reçoit  avee  bonté.  Noos  parlons  de  M.  de 
Saint-Vallier,  qui  lui  fil  accepter  la  croix  de  ia  Réunion,  pour 
laquelle  il  n'y  arait  point  de  serment  à  prêter  ;  Gano?a  refusa 
coorageosement  la  croix  de  la  Légion  d'honneor,  parce  qu'il 
fallait  un  serment.  U  est  profondément  religieax  ;  je  me  seos 
rempli  de  respect  devant  sa  personne;  quand  je  vais  à  raudieace 
d*un  roi,  mon  esprit  est  toute  Tépigramme.  Une  seule  chose  me 
choque  dans  Canova  :  par  prudence,  il  ne  blâme  aucun  artiste, 
si  mauvais  qu'il  soit.  J'ai  parié  du  Gorrége  avec  Ganova  ;  j'é- 
prouve une  eitrème  satisfaction  de  voir  que  je  sens  le  Corrége 
un  peu  comme  lui.  U  me  dit  :  i  Je  veux  foire  une  jeune  fiOe 
réveillée  par  son  amant,  qui  chante  dans  la  rue.  Je  tomberais 
facilement  dans  Tindécence  en  un  tel  sujet,  et  je  jetterais  plutôt 
mes  ciseaux.  Heureusement  j*aî  trouvé  un  moyen  :  c'est  ou 
petit  Amour  qui  joue  de  la  lyre  près  de  la  nymphe,  et  qui  la  ré- 
veille. Je  compte  que  cette  figure,  éloignée  de  la  réalité,  6tera 
rindécence*.  » 

Ici,  comme  à  Bologne,  j'ai  trouvé  des  amours  qui  durent  de- 
puis six,  huit,  douze  ans;  la  plupart  se  sont  formés  en  quelques 
jours.  Dès  que  vous  voyez,  dans  la  société,  qu'une  femme  vous 
regarde  avec  plaisir,  vous  pouvez,  au  bout  de  deux  ou  trois  soi< 
rées»  lui  adresser  hardiment  cette  question  :  Mi  voleU  bene  ?  (  Me 
voulez-vous  du  bien?)  Siellerépond:  Non;  c'est  que  jamais  elle  ne 
sentira  rien  pour  vous.  Si,  au  contraire,  elle  vous  aime,  elle 
répond  :  Oui  ;  et  tout  est  fini. 

L'orgueU  romain  a  garanti  les  gens  de  ce  pays-ci  de  loaies 
les  petitesses  de  la  vanité  française  et  de  la  sottise  de  vouloir 
imiter  quelque  9iutre  ville  au  monde  que  ce  soit.  A  Milan,  od 
avoue  hautement  l'imitation  de  Paris,  et  l'on  a  des  fats  dignes 
du  café  Torioni.  Ici,  Y  honneur  naiional  couvrirait  de  ridicule 
l'imprudent  qui  avouerait  une  telle  prétention,  et  le  ridicule  se 
lance  à  Rome  avec  une  admirable  rapidité.  «  Un  Romain  doit, 
avant  toutes  choses,  être  Romain,  »  disait  devant  moi,  ce  soir, 
rarchilecte  Seraûni,  homme  d'esprit;  mai»  je  ne  pourrais  parler 

*  Ce  groupe  est  en  Angleterre. 


LETTRES  A  SES  ÂllIS.  il 

plus  en  délai!  de  la  société  saus  m'engager  dans  les  noms  pro- 
pres. 

CXXIV 

A  MONSIEUR    R^.    C...,  A  PARIS. 

Rome,  le  15  novembre  iSfUb. 


Je  ne  puis  rien  le  dire  de  ma  soirée  :  je  me  suis 

même  fail  une  règle  de  ne  transcrire,  en  1825,  qu'avec  beau- 
coup de  réserve  celles  de  mes  noies  de  1817,  dans  lesquelles 
je  parle  d'amis  que  le  sort  commuo  de  Thumanilé  a  mis  à  Tabri 
de  toutes  les  vaines  persëculious.  Heureusement  la  plupart  des 
personnes  qui,  à  Rome,  m'ont  accueilli  avec  quelque  bonté,  vi- 
vent encore.  Je  ne  te  dirai  donc  rien  des  salons  de  cette  seconde 
capitale  de  TEurope.  Suivant  mes  idées,  la  perfection  de  la  so- 
ciété se  trouve  à  Rome.  C'est  là  que  des  indifTérents  réunis  ont 
trouvé  le  secret  de  se  donner  réciproquement  le  plus  de  mo- 
ments agréables.  11  est  vrai  que  notre  vanité  inquiète  de  Paris 
étant  assez  rare  à  Rome,  les  gens  qui  se  trouvent  souvent  en- 
semble dans  un  salon,  ne  conservent  pas  longtemps  leurs  droits  à 
ce  litre  d'int/zZ/éren/^  que  j*ai  supposéphis  hautcomme  unedes  don- 
nées du  problème.  Un  doux,  sentiment  de  bienveillance,  qui,  au 
premier  petit  service,  se  change  bien  vite  en  amitié,  réunit  des 
geos  qui  se  voient  souvent. 

Je  ferais  deux  ou  trois  volumes  si  je  voulais  l'envoyer  toutes 
mes  remarques  sur  Rome. 


18  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CXXV 

AMONSIKUR    ...,   A  LONDRES. 

Home,  le  16  novembre  1825. 

La  reuommée  fait  assez  coimatire  à  1* Angleterre  les  grands  poè- 
tes italiens,  allemands  et  français.  Vous  n*avez  pas  besoin  de  mes 
lettres  pour  connaître  les  noms  de  Monti,  de  Manzoui,  deNiccoltoi, 
de  Silvio  Pellico.  Hais  mon  séjour  prolongé  en  Italie  me  met  à 
même  de  vous  montrer  comment  la  tendance  générale  de  la  civi- 
lisation de  dli-huit  millions  d'êtres  qui  parlent  italien,  comment 
la  nature  de  leurs  habitttdes  morales  a  fait  naître  des  âmes 
comme  Manzoni  et  Pellico.  Exprimés  en  langage  français,  par 
exemple,  les  sentiments  et  les  idées  de  ces  âmes  privilégiées 
n'eussent  trouvé  que  des  sifflets.  Vous  voyez  clairement,  mon- 
sieur, combien  il  est  utile  pour  nos  plaisirs  qu'il  y  ail  dans  ce 
monde  divers  degrés  de  civilisation.  La  tyrannie  elle-raèffie 
peut,  ainsi  que  les  tempêtes  sur  mer,  sujets  de  tant  de  beaux 
tableaux,  être  utile  à  nos  plaisirs  intellectuels,  quoique  Thuma- 
uité  puisse  nous  faire  désirer  sincèrement  la  non-existence  de 
ces  deux  fléaux.  Le  littérateur  qui  aura  assez  d*esprit  pour  se 
plier  aux  manières  de  voir  et  de  sentir  des  trois  ou  quatre  na- 
tions qui  ont  de  vrais  poètes,  verra  ses  efforts  récompensés  par 
des  jouissances  assez  vives  et  qui  auront,  surtout,  le  cliarme  de 
la  variété. 

Par  exempte,  si  Ton  veut  se  donner  la  peine  de  concevoir  la 
tyrannie  soupçonneuse,  vexante  au  suprême  degré ,  mais  non 
cruelle,  par  laquelle  M.  de  Metteruicb  cherche  à  abaisser  l'es- 
prit et  à  avilir  les  âmes  des  Lombards,  imprudemment  réveillés 
par  Napoléon  et  son  royaume  d'Italie  (opération  qui  a  duré  de 
1796  à  1814),  on  trouvera  une  jouissance  poétique  très-vive  à 
la  lecture  de  la  meilleure  satire  qu'aucune  littérature  ait  pro- 
duite depuis  un  siècle  ;  je  veux  parler  de  Prina,  vision  par 


LETTRES  A  SES  AMIS.     .       .  13 

M.  Tboinas  Gressi,  de  Milao.  Je  ne  cite  ce  poème  sublime  qu'en 
passant  ;  si  vous  Irouvez  ce  sujet  intéressant  pour  des  Anglais, 
je  TOUS  en  donnerai  des  extraits  qui  pourront  être  utiles*^,  car  la 
Vision  de  Prina  n'est,  pas  écrite  dans  Titalien  du  Tasse  et  d*Al- 
fieri,  mais  en  dialecte  milanais,  langue  qui  n'est  parlée  que  par 
un  million  d'hommes  tout  au  plus. 

Mon  but  étant  d'eiposer  avec  clarté  comment  chaque  civili- 
sation produit  ses  poètes,  comment»  par  exemple,  la  civilisation 
de  salon  a  fait  naître  Tabbé  Delille  en  France»  et,  plus  tard,  la 
méfiance  et  la  solitude  comparative,  les  odes  de  Béranger,  je 
vous  demande  la  permission  de  parler  un  peu  des  habitudes 
sociales  de  Tltalie.  Ce  n'est  que  par  ce  chemin  que  Ton  peut  ar- 
river à  comprendre  et  surtout  k  sentir  ses  poètes.  Tel  d'entre 
enx,  il  y  a  trois  ans,  était  inintelligible  pour  mon  âme,  quoique 
je  comprisse  parfaitement  les  mots  de  ehacun  de  leurs  vers. 
L'habitation  dans  le  pays,  la  fréquentation  constante  des  hom- 
mes les  plus  fortement  empreints  de  la  manière  de<  voir  et  de 
sentir  italienne,  m'ont  enfin  fait  comprendre  et  sentir  tel  poète 
qui,  d'abord,  me  semblait  sans  mérite,  et  qui,  hors  de  l'Italie, 
oe  peut  être  loué  que  par  les  pédants  qui  louent  ou  blâment  sur 
parole,  et  uniquement  pour  satisfaire  leur  propre  vanité  et  se 
donner  l'air  de  connaître  toutes  les  littératures. 

Je  trouve,  parmi  les  poètes  italiens  vivants,  MM.  Monti,  Man- 
zoni,  Niccolini,  Pellico,  Foscolo,  Aricci,  Buratti  le  Yénitieu, 
Grossi  de  Miiau,  dignes  d'être  connus  hors  de  leur  pays.  Je  me 
dispenserai,  pour  le  moment,  devons  parler  de  Vircenzo*Monti, 
le  plus  grand  de  ces  poètes,  l'immortel  auteur  de  la  Bassvigliana. 
Aveugle  comme  Milton,  âgé  de  soixapte-dix  ans,  il  achève  sa  vie 
à  Milan,  soigné  par  sa  femme  et  sa  fille,  madame  la  comtesse 
Perticari,  veuve  d*un  littérateur  fort  distingué^,  et  connue  elle- 
même  par  de  charmants  vers  italiens  et  par  sa  science  en  langue 
latine.  Je  ne  parlerai  qu'en  passant,  et  autant  qu'il  sera  néces- 
saire pour  rintelligence  de  mou  sujet,  de  M.  Foscolo,  qui  a  long- 
temps habité  Londres.  Je  crois,  au  contraire,  que  MM.Manzoni,. 

*  Voir  la  lettre  du  30  novembre  1825,  ci-après  page  27. 

•  Perticari,  né  à  Savignano  en  177U,  raorl  à  Rome  on  1822. 

1. 


14  (EUVRKS  POSTHUMES  DE  STBNDUAL. 

PeUico,  Niccolim)  ftiiratli  et  Grossi  j  sool  moios  eonms  qu'Us 
ue  le  mëritenc.  ' 

L'Italie  a'est  pas  eomme  la  France,  elle  a  une  Yingtaîoe  de 
capitales;  eo  France,  il  n'y  a  que  Paris.  Les  titlërateurs  de 
Lyon,  de  Nantes  de  Bordeaai,  sont  des  êtres  ridicoles.  L'ita^ 
est,  au  contraire,  dans  Thenrease  position  et  rAUemagm. 
On  se  moqne  fort  bien,  à  Venise,  de  ce  qui  est  a^laudi  à 
Milan.  Tel  poète  sifllé  à  Florence,  s'il  est  Romain  de  miisssnee, 
peut  espérer  un  grand  succès  à  Rome.  A  Tégard  de  Naples,  tm 
poète  qui  imprime  à  Turiu  ou  à  Vérone  y  est  presque  aussi 
étranger,  la  langue  à  part,  que  s^il  eât  publié  son  livre  en  France 
ou  en  Allemagne.  Chaque  ville  d'Ilalie  possède  communémeoi 
deux  ou  trois  poètes  qui,  au  lien  d^ètre  riiticules,  comme  cela 
arrive  à  leurs  pareils  en  France  ou  en  Angleterre,  sont  regardés 
par  les.  bourgeois,  leurs  compatriotes,  comme  faisant  partie  des 
avantages  qui  distinguent  leur  ville,  et,  comme  vous  savez,  cha- 
que ville,  ^ci,  abhorre  la  ciié  voisine  et  en  est  abhorrée. 

Cette  fatale  maladie  morale  est,  suivant  moi,  antérieure  aux 
Romains;  elle  fut  soigneusement  cultivée  par  ces  maîtres  du 
monde,  qui  ne  pouvaient  redouter  qu'une  confédération.  La  haioe 
réciproque  fui  une  des  bases  du  patriotisme  étroit  des  répn  - 
bliques  du  moyen  âge.  Les  princes  qui  usurpèrent  le  pouvoir 
souverain  dans  ces  républiques,  les  Médicis  à  Florence,  les 
ViscontI  à  Milan,  les  de  la  Scala  à  Vérone,  etc.,  cherchèrent 
encore  à  envenimer  ces  haines  de  ville  à  viHe  ;  ils  se  disaient 
.^vec  Machiavel  :  hixMje  ut  imperes.  Cette  suite  acharnée  de  f»- 
taies  circonstances  ont  fait  de  Tltalie  le  pays  de  la  haine,  pres^ 
que  autant  que  celui  de  l'amour.  Cette  haine  de  ville  à  ville, 
cette  absence  d'un  centre  commun  de  civilisation  parait,  par  ses 
bons  comme  par  ses  mauvais  effets,  dans  chacun  des  ouvrages 
de  ses  poètes,  au-dessus  du  médiocre.  Elle  triomphe  dans  les 
jugements  littéraires.  On  méprise,  à  Florence,  les  tragédies  de 
Silvio  Pellico,  autant  qu'à  Milan  Ton  méprise  les  tragédies  dn 
.Florentin  Niceolini  ;  ce  qui  n'empêche  nuliament  que  la  Fran- 
cesca  di  Bimini  de  Pellico,  et  Vlno  e  Temisto  de  Niccolini,  ne 
soient  des  ouvrages  tragiques  au  moins  égaux  à  tout  ce  qui  a 
paru  depuis  dix  années  sur  les  théâtres  de  ta  France,  de  l'Aile- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  15 

magne  et  de  rAnglelerre.  En  Italie,  les  habitants  de  Venise,  de 
Bologne,  de  Milan,  de  Turin,  de  Florence,  de  Naples,  etc.,  re* 
gardent  comme  autant  d'offenses  personnelles  les  critiques  qu*ou 
pourrait  se  permettre  sur  leur  peintre^  leur  poète  ou  leur  sla> 
tnaire.  Pins  la  critique  est  fondée,  plus  la  haine  par  laquelle  on 
efaerchmait  à  la  punir  serait  acharnée*  G*est  ce  qui  fait  qu'un 
àranger  seul  peut  parler  de  la  littérature  italienne  ou  de  la  si- 
tuation actuelle  des  arts  en  ce  pays.  Le  seul  Rossini  est  gêné* 
ralement  loué,  parce  que  sa  patrie,  Pesaro,  est  une  ville  trop 
petite  et  trop  peu  importante  pour  avoir  des  ennemis  puissants; 
et,  en  second  lieu,  parce  que  Florence,  VeDtse,  Rome,  n*ont  eu 
aucun  musicien  à  loi  opposer  et  Tout  appelé  pour  qu*il  composât 
pour  leurs  théâtres.  Du  reste,  malheur  à  qui  dirait  du  mal,  à 
Brescia,  du  poète  Aricci,  ou  à  Florence,  du  peintre  Benvenuti! 
Je  me  suis  fait  des  ennemis  sérieux  à  Rome,  en  me  permettant 
de  trouver  ridicule  plusieurs  tableaux  de  M.  Gamuccini,  le  pré- 
tendu grand  peintre  de  ce  pays.  Ce  malheureux  préjugé  est  pré- 
cisément ce  qu'il  faut  pour  fixer  ces  artistes  dans  la  médiocrité 
la  plus  incurable.  La  moindre  critique  n'est  plus,  à  leurs  yeux, 
ie  langage  de  la  vérité,  mais  celui  de  la  haine.  Laissant  donc  à 
part  et  dans  leur  obscurité  méritée  tous  ces  poètes  qui  vivent 
sous  la  protection  de  la  petite  vanité  municipale  de^  bourgeois 
leurs  compatriotes,  je  passerai  aux  poètes  vraiment  remarqua- 
bles et  je  commencerai  par  M.  Àlessandro  Manzoni.  dont  un 
libraire  de  Florence  vient  enfin  d'imprimer  les  œuvres  complètes 
eu  un  volume. 

Tout  le  monde  désirait  qu'une  telle  collection  vit  le  jour  ; 
tout  le  monde  Fachète,  et  certainement  le  libraire  florentin 
n'aura  pas  donné  un  écu  à  l'auteur.  C'est  beaucoup  s'il  lui  a 
envoyé  en  cadeau  un  exemplaire  de  ses  propres  œuvres  ;  vu 
l'avarice  florentine,  je  parierais  même  le  contraire.  Ainsi,  en 
Italie,  un  homme  de  lettres,  quel  que  soit  son  talent,  ne  peut 
espérer  de  vivre  au  moyen  de  ce  talent.  Je  compte  ce  malheur 
apparent  au  nombre  des  plus  grandes  félicités  de  la  littératui^e 
itarieune;  elle  est  délivrée,  par  là,  des  gens  de  lettres  aux  gages 
des  gouvernements,  des  Southey,  etc.,  etc. 

M.  Alessandro  Manzoni  est  né  à  Milan  vers  17^5;  il  est  noble 


«■I 


16  ŒUVRES  POSTHUMES  0E  STENDHAL. 

et  riche,  de  plus  eiirèmemeDl dévot.  Il  â  éftoasénne  fèmmepso- 
tesUDie  el  regarde  comme  le  plps  grand  bonheur  d'être  parvenu 
à  la  convertir  à  la  religion  romaine.  Il  traduit  en  italiai  le  fameui 
livre  que  M.  de  Lamennais  a  écrit  sur  V Indifférence  en  matière 
de  religim.  Le  génie  de  M.  Manzoni  est  sombre,  tendre,  sérieux* 
U  commença  sa  réputation  en  1806,  par  une  pièce  de  vers  sur 
la  mort  de  Garlo  Imbonati,  second  mari  de  madame  GiuUa  Bec- 
caria,  mère  de  M.  Manzoni  et  sœur  du  célèbre  auteur  du  traité 
des  Délils  et  des  Peines,  un  des  précurseurs  de  M.  Jérémi« 
Bentham.  M.  Imbonati était  du  nombre  de  ces  génies  puissantSi 
moins  rares,  peut-être,  en  Italieque  dans  toutes  les  autres  r^ioos 
de  notre  Europe  moderne,  mais  que  la  prudence  réunie  à  Tabsence 
complète  de  vanité  engage  à  se  taire.  Je  connais  plusieurs  de 
ces  hommes  rares,  je  ne  les  nomme  point,  pour  ne  pas  contra- 
rier le  genre  de  vie  qu'ils  ont  adopté  et  que  rend  impossible 
en  France  la  vanité,  et  en  Angleterre  la  nécessité  de  gagner  de 
l'argent  et  de  fréquenter  les  gens  riches  ou  titrés,  d'est  l'exis- 
tence de  ces  hommes  de  la  force  de  M.  Imbonati  qui,  à  mes 
yeux^  fait  de  l'Italie  l'un  des  premiers  pays  du  monde.  Ce  sont  les 
hommes  de  la  force  de  M.  Imbonati  qui,  à  Milan,  osèrent  résister 
à  Napoléon  dans  tout  l'éclat  de  sa  puissance,  et  rejeter  une  loi 
par  lui  proposée  à  son  corps  législatif  du  royaume  d'Italie.  Les 
Français,  après  avoir  allumé  ce  feu  sacré  en  1789.  ravaieot 
perdu  et  étaient  alors  vendus  à  Napoléon,  comme  ils  le  sont 
aujourd'hui  aux  Bourbons.  Ne  croyez  point,  monsieur,  que  cette 
apparente  digression  m'ait  éloigné  de  mon  sujet  :  la  poésie  ita* 
lieune,  telle  qu*elle  existe  dans  les  grands  poètes  mvants»  Le 
bien  dire,  en  Italie,  est  'cousin  germain  du  bien  faire.  Parmi 
tous  les  poètes  de  l'Europe  moderne,  ce  précieux  caractère  de 
réalité,  si  je  puis  ainsi  parler,  je  ne  l'ai  retrouvé  que  chez 
M.  de  Gollin^  poète  autrichien,  mort  vers  1810. 

La  vertu  pratique  et  imitée,  pour  ainsi  dire,  de  Socrate  el  de 
son  école,  respire  dans  les  vers  de  M.  Manzoni  :  In  morte  di 
Carlo  Imbonati.  Leur  succès  fut  immense,  et  depuis  vingt  «ans 
ils  sont  cités  par  tous  comme  un  des  cbefs«d'œuvre  de  la  poésie 
moderne  en  Italie.  Garlo  Imbonati  mourut  à  Paris,  où  il  se  trou- 
vait avec  madame  Giulia  Beccaria,  mère  de  l'auteur.  Le  philo- 


Méimm 


.  LETTRES  À  SES  AMIS.  17 

topbe  Imbonaii  n'avait  jamais  tu  M.  Manzoni.  Le  poète  feiiii 
qu'après  sa  mort  Imbonaii  lui  apparaît.  Ce  poème  n'est  donc, 
à  proprement  parler,  que  le  récit  d'une  vision.  Cette  forme  avait 
été  adoptée  par  tous  les  poètes,  grossiers  prédécesseurs  du 
Dante,  et  cela  par  l'excellente  raison  que,  tout  le  monde  croyant 
alors  aux  visions  ou  apparitions,  de  toutes  les  choses  existantes 
une  vision  était  la  plus  poétique.  L'exemple  du  Dante,  dont  le 
magnifique  poème  n'est  qu'une  vision,  a  été  suivi  par  la  plupart 
des  bons  poètes  vivants  (Monti,  dans  la  Bassvigliana;  Grossi, 
dans  Pr»ta,  etc.).  Cette  forme  a  l'immense  avantage,  dans  ce 
pays  de  papisme,  de  concilier  aux  grands  poètes  la  croyance  du 
peuple,  parmi  lequel,  de  Turin  à  Napies,  les  apparitions  passent 
pour  choses  certaines.  Le  sûr  moyen,  au  contraire,  de  faire  rire 
00  Français,  de  quelque  classe  qu'il  soit,  et  je  suppose  un  An- 
glais, c'est  de  lui  raconter  une  vision.  De  là,  je  conclus  à  l'uti- 
lité des  civilisations  diverses  ;  non  pas,  certes,  pour  le  bonheur 
do  genre  humain,  mais  pour  le  plaisir  des  gens  sensibles  aux 
beaux  vers.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  chefs-d*œuvre  de  Monti  et 
de  Grossi,  et  le  premier  bel  ouvrage  de  M.  Nansoni,  sont  le  récit 
d'une  vision. 

Gario  Imbonatt  apparaît  à  M.  Mauzoni  et  lui  donne,  comme  à 
00  fils  eliëri,  des  jugements  et  des  conseils  sur  les  choses  de  la 
vie,  et  ces  conseils  n*ont  rien  de  vague.  En  1806,  il  n'y  man- 
quait que  les  noms  propres,  pour  être,  même  aux  yeux  des 
étrangers,  applicables  à  ce  qui  se  passait  en  Lombardie,  et  le 
public  de  Milan,  qu'alors  Napoléon  s'efforçait  d'acheter,  suppléa, 
lacilement  tous  les  noms  propres.  Le  corps  législatif  de  Milan 
venait  justement  de  rejeter  la  loi  fameuse  proposée  par  Napo- 
léon, rejet  qui  amena  Fanéantissement  du  corps  législatif  du 
royaume  d'Italie,  tandis  que  celui  de  France  continua  à  être  un 
instrument  passif  dans  la  main  de  l'empereur,  quin'étaitpas  alors 
aussi  libéralqu'à  Sainte-Hélène  et  dans  le  livre  de  M.  de  Las  Cases. 

Les  circonstances  politiques  et  morales  sur  lesquelles  je  m'ar- 
rête trop  longtemps,  peut*étre,  firent  retentir  dans  tous  les 
GOBurs  italiens,  les  beaux  vers  de  M.  Manzoni  et  leur  donnèrent 
ce  genre  de  succès  que  M.  de  Béranger  vient  d'obtenir,  en  France, 
par  ses  chanaons  immortelles.  Une  concision  poétique  et  pitto- 


i^m 


18  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

resque»  une  sensibilité  douce  qui  plaee  le  poète  dans  uue  région 
supérieure  à  la  colère  aristocratique,  qui  fait  le  génie  d'AKîeri; 
nne  piété  tendre  qui,  plus  tard,  à  gâté  les  tragédies  de  M.  Man- 
zoni;  font  le  caractère  de  son  premier  cheM'œuvre.  Je  cileni 
peu,  uniquement  parce  que  je  suppose  que  la  langue  italienne  oe 
vous  est  pas  aussi  familière  que  je  le  durerais.  Je  ne  puis  me 
défendre,  cependant,  de  transcrire  le  portrait  d'Homère,  qui  a 
trouvé  place  dans  la  mémoire  de  tous  les  Italiens  : 

Ne  lodalor  comprati  avea  quel  sommo 
W  occhi  eieco,  e  divin  raggio  di  mente  ; 
<ihe  per  la  Grecia  roendicô  cantando 


Cui  poi,  tolto  a  la  terra,  Argo  ed  Ateoe, 
K  Rodi  e  Smirna  cittadin  contende  > 
K  patria  ei  non  conosce  altra  che  il  cLelo. 

Pagina  13. 

La  description  suivante  de  la  mort  du  Juste,  donnée  par  lui* 
même,  avantage  de  la  forme  de  la  vision,  qui  permet  de  rendre 
compte  ainsi  de  tous  les  sentiments;  cette  description,  dis-je, 
me  semble  sublime.  Le  poète  demande  à  îmbonati  comment  la 
mort  lui  est  arrivée,  quelle  sensation  il  a  éprouvée  ;  en  un  mot, 
ce  que  c'est  que  la  mort  (question  si  imposante  et  si  hautement 
inléressante  pour  tous  les  hommes);  telle  e«^t  la  réponse  du 
juste  î 

Gome  da  sonno,  rispondea,  si  solve 
Uom,  che  ne  brama  ne  timor  govema, 
Doleemente  cosi  dal  mortal  carco 
Mi  sentii  aviluppato. 

Pagina  9. 

Ce  dernier  mot  me  semble  magnifique  dans  la  boudie  d'un 
chrétien  pieux  tel  que  It.  Manzoni  s'est  toujours  montré.  On  a 
souvent  comparé  les  vers  sur  la  mort  de  Garlo  Imbonati  aux 
Sepolcri  de  M.  Foscolo.  Il  y  a  plus  de  chaleur  cbez  M.  Foscolo, 


LETTRES  A  SES  AMIS.  iO 

mais  aussi  souveut  celte  cbaleur  est  factice  et  ressemble  trop  à 
de  la  rhétorique.  La  versificaliou  des  SepoUrif  plus  brillante  que 
celle  de  M.  Manzoni,  manque  loui  à  fait  d'onction  et  de  ce 
charme  entraînant  qui,  dans  les  vers  du  jeune  Milanais,  rappelle 
souvent  le  naturel  toucbani  de  plusieurs  poètes  allemands  et 
anglais.  Le  plus  beau  passage  du  poème  de  M.  Foscolo,  celui  où 
il  peintre  génie  de  Machiavel,  appartient  plus  au  genre  de  la  sa- 
tire qu*à  celui  d*un  poème  qui  veut  être  touchant.  M.  Foscoto 
est  sûr  du  suffrage  de  tous  les  esprits,  même  les  plus  grossiers; 
M.  Manxoni  ne  platt  qu'aux  esprits  délicats,  mais  les  enchante 
comme  le  son  d'une  musique  suave  et  qui  fait  penser  doucemenl 
aux  choses  d'une  autre  vie. 

Les  hymnes  sacrés  de  M.  Manzoni  se  sont  fait  lire  même  des 
politiques,  qui  considèrent  le  Papisme  comme  le  premier  mal- 
heur de  ritalie.  Le  papisme  proscrit  tout  examen,  c'est  ainsi 
qu'excepté  chez  les  esprits  de  la  force  de  Gario  hnbonati,  de 
Beccaria»  de  Melzi,  deCrino  €âpoiii,-et  de  peu  d'autres,  il  a  re« 
tardé  d'un  siècle  la  civilisation  de  lltalie.  Dans  la  classe  des  ac- 
tions politiques,  rignorance  que  le  papisme  cause  a  conseillé 
aux  Milanais,  l'assassinat  de  Prina  (20  avril  1814)  ;  dans  la  classe 
des  sottises  imprimées,  ih  a  feiit  naître  V Histoire  d* Italie  i\e 
M.  Carlo  Botta,  imprimée  en  ti$25,  et  lui  a  fait  avoir  quatorze 
éditions»  en  deux  années. 

Toutefois  les  beautés  poétiques  des  hymnes  de  M.  Manzoui 
sont  telles,  qu'elle^  <mt  fait  passer  sur  leur  tendance  antisociale 
et  vénéneiise,  surtout  pour  la  malheureuse  Italie,  écrasée  en  1825 
par  les  leut-puissants  jésuites  '. 

'  Voir  le  feuilleton  du  journal  le  Temps,  du  5  mars  1830,  ayant  poui* 
titre  le  Pama«<«  italien.  Il  y  »,  entre  la  lettre  ci-dessus  et  ce  feuilleton, 
plusieurs  idées  communes  eii primées  souvent  dans  les  mêmes  termes; 
mais  chacun  de  ces  articles  a  des  particularités  qui  lui  sont  propres.  (R.  C.) 


VaBRi 


^  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CXXVI 

A  HONftIBUR  R...  €...,  A  PARIS. 

Rcme,  le  20  novembre  1825. 

Ab  !  parbleu,  je  te  conseille  de  v^oir  me  parier  dorâaavaiit  de 
tes  cascades  de  la  Savoie  et  de  la  Suisse  !  je  viens  de  voir  la 
bellissima  cascata  di  Teroi.  Ouvre  tes  deux  oreilles  et  écoute  ee 
que  tu  vas  ouïr.  Un  incident  assez  singulier  est  venu .  encore 
ajouter  à  ragrément  de  ma  charmante  excursion  dans  ces  moa* 
tagnes. 

Après  un  grand  nombre  de  zigzags  dans  rApennin»  de  Naroi 
à  Terni,  je  suis  arrivé  dans  celte  viUette  par  un  clair  de  lune 
magnifique,  à  neuf  heures  du  soir.  Le  lendemain  matin,  par  ua 
soleil  superbe,  et  les  arbres  encore  garn»  de  leurs  feuilles  seu* 
lemeut  rougies  par  Tautomne,  je  suis  allé  à  pied  à  la  cascade, 
parce  que  j'ai  eu  la  petitesse  de  me  mettre  en  colère  ave^  le 
maître  de  poste,  que  le  gouvernement  papal  a  autorisé  à  pren- 
dre un  prix  énorme  pour  faire  sept  milles.  De  Terni  à  la  cas- 
cade, on  suit  le  fond  d'une  vallée,  où  j'ai  eu  le  plaisir  de  me 
perdre.  J'ai  demandé  plusieurs  fois  mon  chemin.  Une  paysanne, 
après  m'avoir  répondu  fort  soigneusement,  m'a  dit  avec  Êimilla- 
rite  :  «  Donne-moi  quelque  chose,  pour  Famour  de  la  Madone.  » 
Le  tutoiement  vient  de  Tancien  latin.  L'absence  de  toute  vergo- 
gne avec  laquelle  tout  paysan  demande  au  voyageur  tient: 
1*  au  défaut  total  de  vanité;  2*"  à  l'égalité  devant  le  prêtre;  3**  à 
l'égalité  devant  Dieu.  Il  y  a  si  peu  de  vanité  dans  ce  pays-ci  de- 
puis le  lac  de  Trasimène.  que  je  commence  a  h\  regretter.  Lès 
paysans  en  France,  pour  exprimer  le  comble  du  malheur,  di- 
sent fort  bien  :  //  fut  réduit  à  tendre  la  main.  Ici,  vous  passez 
devant,  une  femme  qui  travaille,  assise  sur  le  devant  de  saporie; 
elle  tend  la  main,  sans  se  déranger  et  vous  dit:  c  Donne-moi 
quelque  chose.  »  —  Mais  Tabseuce  de  vanité,  funeste  dans  les 


LETTRES  A  SES  AMIS.  21 

liasses  classes,  est  bien  agréable  et  produit  des  efTets  bien  neufs 
pour  nous,  dans  la  société. 

Je  le  fais  grâce  des  autres  pensées  du  même  genre  qui  m'a* 
musaient  pendant  que  j*a^lais  à  la  cascade.  Je  suivais  le  fond  de 
cette  vallée  à  bords  escarpés,  mais  ie  ne  voyais  point  arriver  la 
cascade.  Dans  mon  inquiétude»  j'ai  quitté  le  cbemin  et  me  sais 
mis  à  marcher  sur  le  bord  même  de  la  rivière  limpide  qui  vient, 
de  la  cascade.  J'ai  failli  à  tomber  dans  Teau,  en  sautant  de  ro- 
cher en  rocher,  dans  mon  obstination  de  ne  point  quitter,  la  ri- 
vière. Enfin,  je  suis  arrivé  sous  un  pont,  je  me  suis  hissé  sur  le 
poot,  et  me  voilà  sur  la  rive  droite  de  la  rivière.  Je  suis  une  allée 
d'orangers,  j'entends  un  grand  bruit,  je  vois  une  grande  fumée 
d'eau  brisée  ;  je  fiiis  un  détour  et,  à  ma  droite,  je  vois  la  rivière 
qui  se  précipite  du  hant  du  bord  escarpé  de  la  vallée.  C'est  la 
phis  belle  chute  d'eau  que  j'aie  vue  de  ma  vie.  Je  reste  une 
heure  au  fond  de  la  vallée.  Combien  je  suis  heureux  de  ne  pas 
Qk'ètre  fait  accompagner  par  un  guide  ! 

Au  bout  d'une  heure,  un  joli  petit  paysan  m'aborde  d'un  air 
riant,  qui  me  surprend,  et  me  demande  avec  amitié  si  je  ne  veux 
pas  monter  et  voir  la  cascade  de  haut  en  bas. 

Je  monte,  en  effet,  par  un  petit  sentier  en  zigzag  qu'on  a  pra- 
tiqué, Tannée  dernière,  le  long  du  c6té  oriental  de  la  vallée,  en 
l'honneur  de  Tempereur  d'Autriche.  A  mi-hauteur  de  la  cascade, 
il  y  a  un  belvédère  qui  s'avance,  et  qui  est,  en  quelque  sorte, 
comme  suspendu  sur  la  nappe  énorme  qui  tombe  au  fond  de  la  val- 
l<^.  Gehi  est  parfaitement  beau.  Je  grimpe  enfin  tout  à  fait  au  liant 
de  la  cascade,  je  vois  la  rivière  à  six  pieds  au-dessus  de  l'endroit 
où  elle  se  précipite;  on  jouit  en  ce  lien  d'une  cascade  en  rac- 
courci. Cette  petite  rivière  (le  Velino)  coule  dans  un  canal  construit 
parles  Romains,  pour  abaisser  le  niveau  d'un  lac  qui  esta  deux 
milles  de  la  cascade,  et  gagner  des  terrains  cultivables  sur  ses 
bords. 

J'ai  suivi,  pour  revenir  à  Terni,  un  chemin  qu'on  a  pratiqué 
tout  au  haut  dn  bord  oriental  de  la  vallée,  tout  au  bord  du  pré- 
cipice qu'elle  forme|,J'étais'fatiguéd'admiration,j'avais  besoin  de 
sensations  d'une  autre  espèce;  elles  n'ont  pas  tardé  à  venir. Une 
paysanne  qui  passait  m'a  salué  en  riant  d'un  air  de  connaissance. 


92  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

J'ai  pensé  à  Tair  affable  de  non  petit  guide,  chose  «  rare  en 
Italie,  où  c'est  toujours  Tair  hagard  de  la  méfiaoceet  dehr  hahie 
<|oe  Ton  trouve  éua»  les  yeux  mêmes  des  gens  que  Fou  paye  le 
mieui.  i'ai  interrogé  mou  petit  guide  ;  un  air  malin  brillait  dans 
ses  yeux  si  beaux  ;  il  refusait  de  me  répondre.  Enin  il  m*a  dit  en 
riant  :  «  Je  vois  bien,  seigneur  StéÊino,  que  vous  ne  voulez  pas 
être  connu.  Voici  cependant  Thabit  que  j'ai  acheté  avec  les  sii 
écus  que  vous  m'avei  donnés  à  votre  départ.  » 

J'abrège  des  détails  infinis  et  fort  amusants  pour  moi,  qui  ne 
comprensâs  pas.  Je  vois  enfin  que  je  suis  M.  Etienne  Forby, 
paysagiste  firançais,  qui  a  passé  vingl-six  jours  au  petit  village  de 
Fossagno,  occupé  à  peindre  à  Thuile  t4)us  les  aspects  de  la  cas- 
cade. Tous  les  paysans  que  je  rencontre  me  saluent  avec  une 
bienveillance  marquée  ;  je  vois  que  je  suis  un  brave  homme.  De 
jeunes  paysannes  me  saluent  aussi  fort  amicalement.  Je  m'en- 
quiers  de  mon  petit  domestique,  de  ma  manière  de  passer  mes 
soirées;  je  demande  si  je  n'avais  point  de  maîtresse.  Hélas!  non! 
mon  ménechme  a  eu  la  constance  de  s'ennuyer  ici  vingt-six  soi- 
rées de  suite,  sans  se  mêler  à  la  société,  car  il  y  en  a  pourtant 
eu  Italie.  J'ai  été  présenté  à  la  paysanne  qui  me  louait  mon  lo- 
gement, à  celle  qui  me  £aiisait  à  dtner,  et  dont  la  sœur  venait 
d'avoir  le  malheur  de  perdre  sa  petite  fille  Mariaccia,  celle  que 
j'aimais  tant. 

J'ai  voulu,  au  milieu  de  tout  le  village  rassemblé  autour  de 
moi  pour  me  faire  fête,  essayer  de  renier  mon  nom  :  im- 
possible. Tout  le  monde  me  criait  :  c  Vous  voulez  rire,  seigneur 
Stéfano.  »  J'ai  passé  trois  heures  au  milieu  de  ces  bonnes  gens, 
que  j'ai  régalés  de  viu  blanc  et  de  saucisses  sentant  l'ail  d'une 
lieue.  Jamais,  quoi  que  j'aie  pu  faire,  il  ne  m'a  été  possible  de 
faire  naître  le  moindre  doute  sur  mon  identité.  Enfin  mon  petit 
domestique  m'a  reconduit  à  Terni,  ou  je  ne  suis  arrivé  qu  à  six 
heures  du  soir,  en  péchant  le  long  de  la  rivière. 

Il  parait  que  mon  ménechme  est  un  homme  excellent;  je  me 
suis  diverti  avec  ces  paysans  qui  me  traitaient  d'une  manières! 
intime;  je  me  suis  enquis  de  tous  les  détails  possibles,  sur  la 
vie  qu'ils  mènent  ;  je  leur  ai  promis  de  revenir  dans  un  mois, 
toujours  bien  contrarié  de  trouver  mon  ménechme  si  peu  galant, 


L&TTEES  A  SES  AtfIS.  SS 

ear  je  voyaî»  des  ym&  sufierb^  panû  te  paysaBue^qoe  je  ré» 
galate.  J'ai  en  jusqu'à  soixante  ou  quatre-ykigtspersoimes  au- 
tour de  Bioiy  et  toujours  adoré  de  tout,  le  monde.  J'étiâs-asBis  sur 
le  liane  de  la  boutifae  du  sahamiere  (du  cbareutier),  et  une 
barrière,  formée  par  deux  chaises  plaeëes  devant  moi»  empé* 
cbùt  la  foule  de  m'opiNrimer.  J*éorivis  spr  ee  banc  une  attesta* 
tioB  que  me  demanda  Franceiùùj  mon  petit  domestique  ;  me^^ 
successeurs  y  pourront  vérifier  la  vérité  de  cette  aventure. 

A  fiome,  au  café  del  Greco,  via  de  Condotti^^n  m'a  présenté 
à  mon  méoeciimey  qui  était  «sans^  doute,  fort  bien  au  miMral, 
nais  j'ai  été  choqué  de  le  trouver  si  peu  beau  :  e'est  une  leçon. 
U  est  singulier  combien  Thomme  le  moins  fat  parvient  encore  à 
8e£ûre  illusion  sur  sa  taille,  sa  figure.  En  se  regardant  pour 
mettre  sa  cravate,  les  gens  mêmes  qui  voient  des  tableaux 
toute  la  journée  finissent  par  faire  abstraction  totale  des  dé* 
iauts. 


CXXVll 

A    MONSnilTR    ...,  A  LONDBES. 

Paris,  le  30  novembre  1825. 

L'immense  succès  de  la  Campagne  de  Moscou  de  M.  de  Ségur, 
dout  douze  mille  exemplaires  se  sont  vendus,  sans  puff,  en  deux 
mois,  a  fait  (aire  une  deuxième  édition  de  V 

Histoire  de  V expédition  de  Bussie,  par  le  marquis  de  Gham- 
bray,  trois  volumes  avec  cartes  et  plans,  deuxième  édition. 

Cet  ouvrage  estimable  a  le  tort  d*ètre  un  peu  ennuyeux.  Son 
bon  côté  est  de  donner  des  détails  militaires,  fort  utiles  aux 
gens  du  métier,  popr  acquérir,  non  la  science  militaire,  mais 
€e  genre  de  bavardage  qui  donne  de  la  considération  à  la  table 
d'un  vieux  major  général.  La  défiance ^  qui  entre  pour  beaucoup 
dans  les  jugements  littéraires  de  l'Europe,  vous  empêchera  de  faire 
va  grand  cas  de  l'ouvrage  de  M.  de  Chambray.  Employé  par  les 


U  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Boarboos,  qnt  l'om  Cik  colonel  d'aniHerie  et  dephis  marçtitSi 
comneni  cet  auteur  oserait-il  louer  le  maréchal  Ney?  L*effet  le 
plu»  fuaesle,  pour  les  Bourboos,  de  Thiatoire  si  iiiiéres6aoie  de 
M.  de  Ségur,  a  ëlé  de  faire  voir  à  la  natkiD  de  quel  béros  le  ca- 
price du  ministère  de  4815  l'avait  privée.  Le  maréchal  Ney  avait 
la  qualité  la  plus  rare  parmi  les  Français,  celle  de  ne  se  laisser 
ni  abattre  par  les  revers  ni  exalter  par  les  succès.  Le  lendemain 
de  la  bataille  de  la  Maskowa,  il  osa  conseiller  la  retraite  à  Napo- 
léon. A  qui  a  connu  Thomme  et  la  servile  bassesse  de  B et 

de  tout  ce  qui  approchait  Tempereur,  un  pareil  trait  est  hércique, 
Ney  était  fort  ambitieuxv  et  ce  mol  pouvait  le  perdre  à  jamais. 
Le  livre  de  M.  de  Gbambray  est  bien  fait;  il  corrige  plusieurs 
erreurs  de  détail  de  Bl.  de  Ségur.  Ce  qui  m'en  a  paru  le  mien 
traité,  ce  sont  les  événements  militaires  depuis  le  19  octobre 
(i81â)  jusqu'à  l'arrivée  à  Smolensk;  mais  toujours  le  marccbal 
Ney  u*est  pas  mis  à  sa  place. 

Wà  Gaule  poétiqne,p9iT  M.  de  Marchangy,  troisième  volume. 
Celle  quatrième  édition  aura  six  volumes. 

Un  des  ouvrages  les  plus  emphatiques  et  à  la  fois  les  plus  plats 
qui  aient  contribué  à  la  décadence  de  la  pauvre  littérature  fran- 
çaise,  c'est,  sans  contredit,  la  rapsodie  de  M.  de  Marchangy, 
procureur  général.  Su  place  lui  donnant  beaucoup  d'influeDce 
dans  les  cours  de  justice,  il  a  fait  peur  à  tous  les  journaux,  qui 
ont  vanté  sa  rapsodie  et  l'ont  poussée  à  la  quatrième  cditioo. 
Le  style  est  la  charge  de  celui  de  M.  de  Chateaubriand.  Si  M.  de 
Marchangy  écrivait  des  romans,  il  serait  presque  aussi  absurde 
que  H.  d'Arlincourt.  La  Gaule  poétique,  traitée  avec  bon  sens, 
pourrait  faire  un  ouvrage  iutéressant.  C'est  le  catalogue  d&h 
criptifée  tous  les  sujets  de  tragédie  et  de  poème  que  peut  four- 
nir notre  histoire  de  France.  Les  malheurs  d'OBdipe  et  des 
Atrides  commencent  à  être  hors  de  mode  en  France,  notre  ira* 
gédie  ne  s'occupe  plus  que  rarement  des  Grecs  et  des  Romains. 
On  répète  souvent  un  vers  de  Berchoux  qui  est  devenu  pro- 
verbe: 

Qui  nous  délivrera  des  Grecs  et  des  Romains? 

Celte  révolution  dans  notre  littérature,  commencée  par  M.  de 


LETTRES  A  SES  AMIS.  S5 

Oiateasbriand  ^l  madame  de  Slaéi»  s'appelle  ia  ^oertile*  des 
dassiqnes  ei  des  reaiaDtk|aes.  Ou  se  rapprochera  du  naturel, 
du  simple,  du  raisounaliie.  La  féodalité  et  la  délicatesse  des  eaun 
disparatlront  de  noire  liuérature. 

Le  Masque  de  fer,  jouraal  littéraire  et  satirique,  paraissant 
tous  les  cinq  jours,  et  qui  en  est  à  sou  douzième  ou  quinzième  nu* 
méro,  a  désolé  toute  la  petite  littérature.  Ce  journal,  fort  satiri- 
que, outre  les  vérités  désagréables  et  ce  qu*il  y  a  de  aulbeureat 
pour  les  gens  de  lettres  médiocres  qu'il  fustige,  c*esl  que  sou- 
vent il  met  beau(H)up  d'esprit  et  de  finesse  dans  ses  critiques. 


CXXVIII 

A   BfORSlEUR   GËRCLET  ^   A  PàRlfi. 

Taris,  le  30  novembre  1825. 
Monsieur, 

J'ai  des  remerdments  à  vous  faire  pour  les  compliments  que 
vous  voulez,  bien  m'ad?esser.  Quoi!  pensez-vous  réellemenf 
que  mon  petit  ouvrage*  soit  plein  d'esprit,  comme  tout  ce  que  je 
publie  ?  •—  Je  ne  le  pense  pas  moi-même  :  première  opposition 
entre  nous.  Vous  voyez  blanc  ce  que  je  vois  noir  ;  nous  ne  pou- 
vons estimer  réciproquement  nos  esprits  que  par  polites^se.  Reste 
notre  caractère  moral. 

Vous  n'êtes  pas  plaisant  ou  proaucleur,  je  m*en  aperçois  au 
mauvais  goût  de  la  plaisanterie  sur  un  nom  qui,  vous  auriez  pu 
le  savoir  facilement^  m'a  été  utile  hors  de  France.  A  quoi  bon  les 

'  M.  Gerdet,  ancien  sect Jtaire-rédacleur  de  la  Chambre  des  députés 
et  maître  des  requêtes,  est  mort  à  Paris,  le  25  août  1849,  à  Vâge  de 
ciiM|tiiiite-troi8  ans  (R.  G.) 

*  Hfvn  novvMW  oomplof  contre  Ui  induêlriéU,  brochure  in-8*  de  vingt- 
quatre  pages. 


2C  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

IMColenes  ^vA  suiveui?  Je  ne  pnîs  qo'aceéder  eutièremeDl  à  loot 
ce  que  vous  diles  et  de  votre  iDConlestabie  sopériorité  en  éco- 
nomie poiitM|iie,  et  de  mon  méulent  en  eette  matière.  Ces  deux 
vérités  sont  également  évidentes  pour  moi. 

Gomme  il  ne  8*agit  que  de  discusnons  iittcraires,  je  voas 
dirai,  sans  qoe  voos  me  le  danandiez»  que  si  je  n*avais  pas  eu 
l'honneur  de  vous  voir  chez  vmis,  je  n'aurais  pas  résisté  à  h 
Umtatîoo  de  prendre  pour  épigraphe  : 

«  lis  rendment  la  question  insoloUe,  si  le 
Cl  bon  sens  public  ne  dédaignait  leurs  ridicules 
c  et  pédantesques  théories.  » 

Le  Producteur  lui-même,  page  82. 

C'est  aussi  parce  que  j'avais  Thonueur  de  vous  connaître  per- 
sonnellement, monsieur,  et  peut-être  aussi  par  suite  de  moa 
éducation,  que  je  n'ai  pas  cherché  à  prendre  le  ton  du  Produc- 
teur dans  la  phrase  qui  annonce  la  citation  du  journal  que  vous 
dirigez. 

Les  Débats  du  17  novembre,  et  le  Frondeur  &un  de  ces  jours, 
m^avaient  donné  à  penser  que  de  grands  personnages,  qui  oat 
beaucoup  de  millions  et  de  vanité,  donnaient  des  ins^ira^ons 
à  ce  journal,  destiné  à  leur  faire  gagner  à  la  fois  Yërgeni  et 
l*çLnUtiéde$  t'arisiem. 

Cette  idée  était  confirmée  par  des  articles  de  ce  journal,  fort 
bien  faits,  d'ailleurs,  sur  des  quatre- vingt<«dix«huitièmes  de  pro- 
priété qu'on  voit  passer  journellement  d'un  respectable  indus- 
triel  à  un  autre  plus  respectable  encore. 

Je  ne  vois  rien ,  dans  la  brochure  sur  laquelle  vous  voulet 
bien  me  donner  votre  opinion,  qui  puisse  blesser  le  momsdo 
monde  le  caractère  de  MM.  les  rédacteurs  des  joufnauK  indus- 
iriels.  Je  n'ai  point  l'honneur  de  les  connaître  personnellement; 
mais  il  suffit,  monsieur,,  qu'ils  travaiUeiit  avec  vous  pour  que  je 
les  croie  animés  des^  mêmes  sentiments  honorabl^. 

Vous  pouvez  savoir  facilement,  monsieur,  qu'ayant  beaucoup 
d'estime  pour  l'état  de  joumaKste  (  c'est  la  tribune  de  notre 
temps  ),  je  ne  connais  l'organisation  d'aucun  journal.  Je  poisais 


LETTRES  A  SES  AMIS.  S7 

que  les  rédacleurs  du  Producteur  étaient  les  mêmes  que  ceui 
du  Journal  du  Commerce.  Comme  un  journal  perd  beaucotip 
d'argent  les  premières  années,  je  croyais  encore  que  Tindustrie 
faisait  des  fonds  pour  donner  des  moyens  de  publicité  à  la  pro- 
fonde estime  que  MM.  les  rédacteurs  ont  naturellement  pour 
elle. 

Le  ton  de  votre  lettre  me  fait  espérer»  monsieur;  que,  tout  en 
n'estimant  guère,  vous  mes  plaisanteries,  el  moi  vos  obscurités 
prétentieuses,  nous  pourrons  continuer  à  vivre  sur  on  pied  ami- 
cal. Si  vous  me  permettez  de  rire  de  ce  qui  me  semble  affecté; 
et  que,  par  extraordinaiffe;  ma  brochure  ait  nue  seconde  édition, 
j  effacerai,  sans  que  vous  m'ayex  rien  dit  à  ce  sujet,  ce  qui  a  pu 
vous  paraître  inculper  vos  intentions;  car  les  gens  qui  pensent 
ne  doivent  pas  ilonner  à  rire  à  ceux  qui  digèrent. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

il.  Bkyle. 


OXXIX 


A   MO^iSlUUR    ...,   A    LUMbKESi 


Paris,  le  30  novembre  1825. 

Puisque  rintérél  que  vous  portez  à  la  littérature  italienne 
vous  fait  désirer  quelques  détails  sur  le  poème  de  Grossi  S  je 
vous  envoie  copie  d'une  lettre  que  j'adressai  de  Venise  à  un 
ami,  le  10  septembre  1822.  Bien  qu'écrite  six  années  après 
l'apparition  du  poème,  cette  l^re  me  semble  donner  une  idée 
assez  exacte  de  l'effet  qu'il  produisit,  principalement  à  Milau, 
que  j'habitais  en  1816. 

La  plupart  des  voyageurs  anglais  qui  ont  parcouru  l'Italie  me 
paraissent  des  gens  qui  relisent  plus  souvent  Tite-Live,  Horace, 

'  Voir  la  lettre  du  16  novenbre  1825,  ci-devaiit,  page  IS. 


28  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

et  ce  qu'ils  appeUenl  leurs  auteurs  ckissi<|ues ,  qu*ib  n'ooTrent 
les  yeux  dans  le  rnoode.  Il  D'est  donc  nuUement  cUmnant 
qu'Eustace  et  les  voyageurs  de  cette  espèce  ne  se  soient  pas 
aperçus  que,  sous  le  nom  générique  d'italien,  Ton  comprenait 
une  dixaine  de  langages  différents,  tels  que  le  piémoniais,  le 
génois,  le  vénitien,  le  bolonais,  le  milanais,  elc.,  etc. 

Ce  n*est  qu*ayec  peine  qu'un  grand  poète  se  résout  à  écrire 
dans  une  langue  morte,  dans  la  langue  qu'il  n'a  jamais  parlée 
ni  à  sa  maîtresse,  ni  à  son  ami,  ni  à  ses  rivaux. 

L'orgueil  littéraire  s'offense  de  cette  vérité;  je  lui  réponds 
par  les  faits.  Quels  noms  Tltalie  peut-elle  opposer  aojourd*bm 
à  ceux  de  Grossi  et  de  Buratti?  Je  ne  vois  que  Monti  et  Foseolo. 
Monti,  parvenu  à  une  honorable  vieillesse,  n'écrit  plus*,  et  si 
la  chaleur  poétique  est  ce  qui  fait  vivre  les  poèmes,  je  n'bésile 
pas  à  scandaliser  les  littérateurs  d'Académie  et  à  avancer  que  Tod 
se  souviendra  des  satires  de  Buratti  et  des  poèmes  de  Tommaso 
Grossi,  longtemps  après  qu'on  aura  oublié  les  Tombeaux  de  Ugo 
Foseolo. 

Seulement  Grossi  et  Buratti  ne  seront  appréciés  que  par  le 
million  de  personnes  qui  parlent  le  milanais  et  par  les  deux  ou 
trois  millions  qui  parlent  le  vénitien.  I^a  terreur  est  si  grande 
dans  ce  pays-ci,  que  peut-être,  il  est  vrai,  les  délicieuses  sa- 
tires de  ces  grands  poètes  ne  seront  jamais  imprimées. 

Mon  objet  aujourd'hui  est  de  vous  parler  de  Prina,  a  vision. 
C'est  un  poème  de  deux  cent  quarante-six  vers,  qui,  un  beau 
j/>ur,  en  1816,  fut  trouvé  sur  le  pavé  de  Milau.  Quelques  heures 
s'étaient  à  peine  écouldesqiie  les  habitants  de  la  ville,  comme  le 
gouvernement,  n'étaient  occupés  que  de  celte  satire  admi- 
rable. 

Telle  est  la  sensibilité  de  ce  peuple,  telle  est  sa  non-rura  des 
choses  qui  ne  sont  qu'utiles,  un  bel  ouvrage  de  Tart  les  enlève 
entièrement  aux  intérêts  directs  de  leur  fortune.  Pour  que  vous 
puissiez  comprendre  l'effet  magique  produit  par  ce  poème,  il  faut 
que  je  vous  rappelle  quelques  circonstances  particulières  à  la 


1  Monti,  né  à  Fuflignano,  vers  1755,  mort  en  1828. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  S9 

Lombardie,  à  ee  pays  qui,  depuis  quaranle  aus,  est  à  un  siècle 
de  civilisatioD  en  avant  de  tout  Je  reste  de  Tllalie. 

Le  20  avril  1814',  la  populace  de  Milan)  excitée  et  payée  par 
les  gens  riches  et  les  nobles,  assassina  à  coups  de  manches  de 
parapluie,  U.  Prina,  ministre  des  finances.  C'est  le  seul  homme 
de  génie  que  Napoléon  eût  osé  employer  dans  son  royaume 
d*Italie  ;  il  craignait  toujours  que  ce  royaume,  dont  il  avait  été 
obligé,  dès  1806,  de  ne  plus  réunir  le  corps  législatif,  ne 
cherchât  à  se  séparer  de  la  France. 

Pour  Fassassinat  de  Prina,  trois  factions  se  réunirent  :  la  faction 
aulrichienne,  la  faction  desgens  mécontentés  par  les  hauteurs  du 
vice-roi  Eugène,  et  enfin  la  très-petite  £aiction  des  gens  qui  dési- 
raientdes  institutions  libérales.  La  faction  autrichienne,  conduite 
par  des  prêtres  et  beaucoup  plus  habile  que  les  deux  autres,  les 
trompa  avec  une  facilité  qui  fait  peu  d'honneur  à  cette  sagacité  ita- 
lienne si  fort  vantée.  Le  parti  autrichien  se  fit  avancer  beaucoup 
d'argent  par  de  riches  négociants,  rebutés  par  le  vice-roi,  qui  u'ai-^ 
mait  que  la  noblesse.  Avec  cet  argent,  on  paya  deux  cents  va*uu« 
pieds;  mais,  quoique  payés  et  animés  par  la  présence  des  princi- 
paux nobles  qui,  le  parapluieà  la  main  (car  la  pluie  tombait  par  tor- 
rents), s'agitaient  et  criaient  au  milieu  des  assassins,  aucun  de 
ces  va-nu-pieds  salariés  n'eut  le  courage  de  tuer  Prina  ;  ou  le 
prit  dans  son  palais,  on  l'assomma,  et  il  resta  cinq  heures  de 
temps  demi-mort,  éleodo  par  terre,  et  recevantun  coup  démanche 
deparapluie  tous  les  quarts  d'heure;  on  le  traîna  en  cet  état  l'es* 
pace  de  quatre  cents  pas.  Deux  dragons,  à  cheval  parurent  ;  six 
nillc  assassins  prirent  la  fuite;  les  dragons  ne  faisaient  que 
passer;  ils  n'avaient  aucun  ordre.  Les  six  mille  va-nu-pieds, 
parmi  lesquels  deux  cents  étaient  payés  pour  assassiner,  revin- 
rent autour  du  pauvre  Prina.  Gomme  on  le  traînait,  il  passa  de- 
vant nue  église,  celle  de  San  Giovanni  aile  Case  Rotte.  Le  prêtre 
de  eette  église,  quoiqu'il  ne  fût  pas  de  la  conspiration,  fit  fermer 

*  Voir  l'ffû/otr»  au  ^  wrxï  1814,  par  le  comte  Guicciardi,  1  vol.  iii-!8 
de  cent  pages,  traduit  en  français. 

'  Le  corps  lé|;islalif  de  Milan  refusa  à  Bonaparte,  en  1806,  une  loi  sur 
l'enregislremenl.  (H.  B.) 

II.  2 


50  ŒUVRES  POSTHUMES  DK  STENDHAL. 

les  grilles  des  portes,  comme  quelques  persoimes  bumûues  qui 
cuvironnaient  le  eorps  de  Prina  eatrepreDaieDl  de  Y  y  porter.  Il 
parlait  encore  et  n'avait  point  de  blessure  mortelle  ;  il  s'écriait 
d'une  voix,  assez  forte  :  Au  nom  de  Dku^  achevex^moi.  Un  per« 
sonuage  célébré  depuis  par  Buratti,  le  marquis  Maruzzi  ^,  qui 
est  le  héros  de  YEUfanleidep  ouvrage  du  poète  vémtieu,  répon- 
dait à  cette  demande  par  ce  cxi  furieux  :  Achevez-le,  ache- 
vez-le. 

Enfin,  le  malbeui^ux  Prina,  arracbé  de  sa  maison  vers 
midi,  cessa  de  souffrir  à  cinq  beures.  La  populace,  le  voyant 
mort,  redoubla  de  foreur  et  traîna  son  cadavre  dans  les  rues 
jusqu'à  ce  qu*il  eût  perdu  toute  forme  humaine..  La  nuit  liéne, 
il  fut  porté  en  cachette  au  grand  cimetière  de  Nilaii  appelé  il 
Fappon,mr\ik  route  de  Gônie. 

  peine  Prina  assassiné  et  le  peuple  de  Mikm  engagé  par  uo 
crime,  le  parti  autrichien  se  moqua  également  et  des  booi^eois 
mécontents  des  préférences  aristocratiques  du  vice -roi  qm 
avaient  fourni  leur  argent,  et  du  pe^l  nombre  de  jeunes  libé- 
raux» sans  cervelle,  qui  ne  comprenaient  pas  qu'a^nt  d'arriver 
à  mi  gonvernement  représentatif  la  Lombardie  avait  besoin  de 
quarante  ans  d*jidministration  d*un  despote,  homme  de  génie 
comme  Napolécm. 

£st-4l  besoin  de  dire  que  tous  les  anciens  abus  arrivèrent  avec 
Tadministration  autrichienne  ?  Cette  administration  fut  sage  et 
humaine  de  1814  à  1820  ;  MM.  de  Bellegarde  et  de  Saura»,  suc^ 
cessivement  gouverneurs,  furent  modérés  et  prudents  ;  mais  ils 
étaient  souvent  entraînés  par  les  nobles»  impatients  de  reprendre 
leurs  anciens  privilèges,  et  qui  semblaient  dire  à  ces  sages  gou- 
verneurs :  Pourquoi  donc  avons-nous  assassiné  Prina  ? 

Le  méconlenteitient  était  extrême  dans  le  pays,  lorsqu'oo 
beau  matin,  en  1816,  Ton  trouva  dans  les  rues  de  Milan  (et,  à  ce 
que  m'ont  assuré  des  gens  dignes  de  foi,  ù  Milan  et  à  Venise» 
jusque  dans  le  théâtre  de  la  Scala,  le  même  soir)  plusieurs 
copies  de  l'admirable  poème  dont  je  vais  maintenant  m'occuper 
exclusivement  sans  plus  parler  de  politique. 

*  Grec  d'origine,  espion  russe,  ultra  enragé.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  31 

Ce  poème,  en  langage  milanais,  a  pour  litre  : 

KL  DI  D'  INCŒU   (LE  JOUR  D'AUJOURD'HUI). 

VISION. 

El  di  dHncc^u,  en  .milanais,  veul  dire  :  Ce  à  quoi  nous  en 
sommés  venus*    . 
Après  le  titre,  on  trouvait  dans  le  manuserit  oelle  épigraphe  : 

Indicatum  est  de  singulis  seciindum 
opéra  ipsorum. 

Ap.,  cap  XV. 

Le  poème  se  compose  de  quarante  et  une  stances  de  six  vers 
chacune.  L'auteur  fait  parler  un  personnage  plein  de  bonhomie, 
de  bon  sens  naturel,  de  superstition  et  d'une  haine  profondé 
pour  le  gouvernement  quel  qu'il  soit.  €'esl,  à  peu  de  choses  près, 
la  personnification da  Lombard  de  nos  jours;  du  moins,  telle  ef^t 
Tespèce  d'hommes  que  je  rencontre  journellement  à  Venise. 

Ce  bon  Milanais  s'exprime  ainsi  dans  le  style  le  plus  familier, 
le  nhis  pittoresque  que  j'aie  jamais  vu;  c'est  dans  le  genre  d^  vo- 
it^ Grabbe,  mais  avec  cent  fois  plus  de  feu. 

1. 

«  C'était  une  nuit  des  plus  épouvantables,  obscure  comme 
dans  la  gueule  da  loup  ;  on  n'entendait  pas  le  bruit  d*un  seul  pas, 
tin  mouvement,  une  respiration  seulement  qui  donnât  indice 
de  personne  vivante;* seulement  un  chien  de  mauvais  augure 
jetait  des  eris  d'horreur  qui  semblaient  annoncer  la  mort. 

2. 

«  Et  mol,  marchant  péniblement  dans  la  boue  et  tout  seul, 
pour  arriver  à  Milan  par  la  slrada  Comasina,  j'allongeais  le  pas 
le  plus  que  je  pouvais,  car  en  vérité,  ce  chien,  avec  ses  cris, 
m*avait  mis  un  peu  d'horreur  dans  l'âme.  Une  horloge  se  met  à 
sonner  :  j'écoute...  c'était  justement  minuit. 


32  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

3. 

«  A  ce  moment,  j'^aperçoîs  Tombre  d'un  mur  assez  bas;  je  re- 
coDuais  celui  du  Foppon;  voilà  que  j'arriTe  juste  en  face  de  la 
porte  de  fer.  Je  me  sens  trembler  et  les  jambes  et  tout  le  corps. 
Regardant  dans  le  cimetière,  par  la  porte,  je  disais  :  <  Jésus!  i 
pour  ma  pauvre  mère...  quaiul  j'eutendsunpOf//]r(un  bruit),  et 
je  VOIS  une  grande  flamme. 

«  La  clarté  d'un  jaune  pâle  qu'elle  causait  se  réfléchissait  sur 
toutes  les  croix  de  bois:  ces  croix  tremblaient,  la  terre  frémis- 
sait, et  il  en  sortait,  comme  d'un  lieu  profond»  une  voix  faible, 
longue,  longue  ;  cette  voix  semblait  demander  secours  et  être 
comme  d'un  moribond. 

5. 

«  Elle  s'cclaircit  pourtant  peu  à  peu  et  elle  finit  par  dire  claire- 
ment. .  Ami  Rock  !  venez  ici.  Quand  j'entendis  dire  Ami  Rock, 
Roeb  est  justement  mon  nom  à  moi.  ma  vue  s'obscurcit,  les 
bras  me  tombent;  je  tombe  à  terre  comme  un  homme  de 
cbiiïon  ^ 

6. 

a  Ce  qui  est  ensuite  arrivé,  je  n'eu  sais  rien ,  seulement,  que 
revenu  à  moi,  je  me  suis  aperçu  que  j'étais  dans  l'obscurilé  et 
j'étais  renversé  sur  une  petite  hauteur  formée  d'os  de  morts. 
Ces  os  s'agitaient  sous  moi,  et  quand  je  suis  revenu  à  moi,  j'étais 
justement  sur  le  point  de  tomber  dans  une  fosse. 

7. 

et. 

«  Au  fond  de  cette  fosse  je  voyais  une  espèce  de  clarté,  pâle, 
pâle,  qui  se  levait  peu  à  peu;  j'étais  tout  attention,  comme 

*  Sorte  de  mannequin  que  tes  enfants  font  sauter  dans  le  carnaral. 
(U.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  33 

TOUS  pouvez  bien  penser;  qu'est-ce  que  ça  peut  être?  EdHii,  je 
distingue  quelque  chose,  j'y  vois  clair  ;  c*est  une  ombre.  La 
lumière  venait  d'une  petite  bougie  que  Tombre  tenait  à' la  main  : 
peu  à  peu  elle  s'est  élevée  et,  enfin,  elle  est  sortie  de  la  fosse 
jusqu'à  mi-corps. 

8. 

i  Grand  Dieu  !  comme  elle  était  arrangée,  une  pierre  en  eût  eu 
pitié.  La  bouche  était  sans  dents,  pleine  de  sang,  les  bords  en 
étaient  arrachés  et  pendants;  les  narines  aussi  étaient  écrasées 
et  déchirées  ;  les  yeux  étaient  comme  hors  de  leur  orbite  et 
couverts  de  taches  noirâtres  ;  le  crâne,  sous  les  cheveux,  parais- 
sait à  moitié  écrasé;  les  bras  étaient  disloqués,  et  la  poitrine 
pleine  de  marqués  de  coups. 

9. 

«  Les  cheveux  de  cette  ombre  malheureuse  tombaient  sur  la 
figure,  ils  étaient  pleins  de  boue  et  de  sang  caillé.  Quelques 
dents,  à  peine,  restaient  dans  une  bouche  pleine  de  sang  et  de 
iange. 

10. 

<  J'étais  si  attentif  et  si  troublé,  que  je  ne  savais  si  j'étais  en- 
donni  ou  éveillé;  j'étais  là  hors  de  moi  et  ayant,  à  grand'peiue, 
la  force  nécessaire  pour  respirer.  Ce  pauvre  malheureux  cher- 
<^it  à  lever  ses  bras;  mais  il  ne  pouvait  eu  venir  à  bout  : 

H. 

«  Parce  que  à  mesure  qu'il  parvenait  à  mettre  en  mouvement 
ces  morceaux  de  chairs  écrasés  et  remplis  de  boue,  quand  à 
peine  il  commençait  à  les  lever,  les  bras  cassés  par  le  milieu 
retombaient  eu  bas,  et  il  ne  pouvait  jamais  parvenir  à  élever  que 
les  deux  moignons  près  des  épaules;  le  reste  des  bras  pendait 
après  comme  une  chair  inanimée  *. 

*  Horrible  et  has  en  français;  par  conséquent,  vrai,  énergique,  en 
iuaien.  (U.  B.) 

2. 


84  (EUVRËS  POSTUOMES  DE  STENDHAL 

42. 

«  Après  qtt*U  eut  fait  ainsi  pour  un  peu  de  temps,  voyant 
^*il  ne  pouvait  parvenir  à  lever  ses  bras,  dans  un  mouvemeut 
de  rage  il  secoua  la  tête  tellement,  que  ses  cheveux  appesantis 
par  le  sang  et  par  la  boue,  furent  rejelés  en  arrière.  Alors  Tom- 
bre.,  diminuant  un  peu  Texpression  horrible  de  sa  figure,  s'est 
mise  à  me  parler  ainsi  qu'il  suit  : 

15. 

«  Qu'est-ce  qui  est  arrivé  aux  Milanais  depuis  le  20  avril 
«de  l'an  14  jusqu'à  cette  heure?  »  A  ces  paroles»  il  me  vient 
à  l'esprit,  comme  une  lueur  vague,  que  ce  fut...  4'avaiice  la  tète 
et  fixe  mes  yeux  sur  la  figure...  Pardieu  !  c'est  proprement 
l'ombre  du  ministre  Prina. 

14. 

«  Ah  !  Excellence,  croyez-le,  je  vous  en  supplie,  moi  je  u  y 
«  suis  entré  pour  rien  ;  dès  le  commencement,  je  me  suis 
«  sauvé...  »  Et  lui  alors  : 

«  Ce  n'est  pas  ça,  me  dit-il,  que  je  vous  ai  demandé;  je  de^ 
«  mande  ce  que  Milan  a  gagné  pour  m'avoir  tué  comme  on  ne 
«  tue  pas  un  chien? 

«  Illustrissime,  répondis-je,  plaise  à  Dieu  que  ce  fichu  traite- 
«  ment  que  vous  avez  éprouvé  puisse  vous  valoir  le  ciel  ;  quant 
«  à  nous,  cela  a  été  une  triste  affaire  ;  on  a  donné  de  l'air  à 
a  Sainl'Fidéle,  d  (Allusion  à  une  place  qui  a  élé  faite  sur  le  ter- 
rain occupé  par  la  maison  de  Prina,  que  la  populace  démolit 
dans  sa  fureur;  cette  place  est  vis-à-vis  l'église  de  San  Fedele^ 
et  c'est  le  seul  avantage  qu*ait  valu  à  Milan  la  mort  de  Prina.) 

«  Gomment  !  me  dit  Tombre,  et  l'indépendance  ?— Chut,  Excel- 
c  lence,  ou  gare  la  prison  !  » 

«  Alors,  j'ai  vu  cette  figure  en  lambeaux  faire  une  certaine 
grimace,  comme  s'il  lui  fût  venu  envie  de  rire.  Alors  il  m'est 
venu  un  peu  de  courage,  et  je  me  suis  mis  à  lui  conter  avec  beau- 
coup d'ordre,  et  du  commencement  à  la  fia«  toute  Thistoire  de 
ce  qui  nous  est  arrivé,  telle  quelle. 


LETTRES  A  SE^  ÂMIS.  S5 

«  Que  les  Altemands  sont  arrives qu'à  peine  Tenus,  la 

peur  d'entendre  parler  leur  langue  barbare  a  fait  un  tel  effet  sur 
toute  la  race  des  petits  pains  S  qu'on  a  dû  les  saigner  et  que, 
diminués  déjà  de  moitié^  ils  4sont  sur  le  chemin  de  mourir 

étiques . 

Et  quand  les  pauvres  de  Mikain  crient  du  pttin,  le»  Allemands  at- 
tendent la  réponse  de  Vienne,  pour  savoir  si  le  conseil  Aulique 
leur  permet  de  manger  ou  de  crever  de  faim.      . 

«  Mais,  comme  ce  conseil  Âulique  a  coutume  d'aller  avec 
flegme  dans  les  affaires  et  avec  méditation,  en  attendant,  on 
nous  donne  le  prétexte  accoutumé  de  la  religion,  on  nous  parle 
de  nos  devoirs  envers  Dieu,  pour  nous  faire  prendre  patience;  la 
religion  est,  en  vérité,  une  bonne  chose,  mais  quand  Ton  ne 
meurt  pas  de  faim. 

«  En  attendant.  Milan  n'est  plein  que  de  vanité,  de  comtes,  de 
chevaliers,  de  canailles  sous  tous  les  noms  possibles,  tous  gens 
dont  l'esprit  est  étant  et  qui  ne  songeât  qu'à  donner  des  coups 
de  pied  dans  le  cul  (à  faire  des  insolences  et  à  maltraiter  les 
non-nobles);  et  le  pauvre  mérite,  qui  n'est  pas  don  (signe  de 
la  noblesse  espagnole,  conservé  à  Milan,  qui  a'  appartenu  cent 
cinquante  ans  à  Philippe  II  et  rois  suivants),  on  l'a  forcé  à  se 
réfugier  là,  dans  un  petit  coin  obscur.  » 

c  G'est  ainsi  que  je  contais  au  long  tous  nos  msdbeurs  et  tous 
nos  désapointements  après  la  venue  de  nos  libérateurs,  les  Allé* 
mands,  et  Prina  m'écoutait  avec  une  telle  attention,  que  je  ne  le 
voyais  ni  se  remuer,  ni  même  respirer.;  et  je  voyais  bien  qu'i 
de  telles  nouvelles  il  ne  se  sentait  pas  de  joie  ;  qu'un  homme 
qui  a  été  ministre  a  encore  le  cœur  de  ministre,  même  après  le 
cimetière  ;  et  pour  lui  faire  plaisir,  c'est  en  vain  qu'on  cherche* 
rait  autre  chose  ;  il  lui  faut  des  gémissements,  des  larmes,  des 
misères,  quoique,  à  vrai  dire,  après  le  traitement  qu^il  avait 
reçu,  le  pauvre  Prina  eût  quelque  raison  d'être  ainsi. 

I  II  suffit;  quand  j'ai  vu  que  je  lui  faisais  plaisir,  crac,  je  tourne 
la  voile  dans  le  moment,  je  change  de  tour  ;  car  jamais  de  ma 


Le 


I  i  I  ! 

paia  renchérit,  les  petits  pains  diminuèrent  de  moitié.  (H.  B.) 


36  ŒUVRES  POSTBUMKS  DE  STENDHAL. 

vte  je  D*aî  voulu,  par  mes  paroles,  faire  plaisir  k  un  miuistre, 
vif  ou  iDorl  qu'il  soit. 

c  Voire  Excelleoce  doit  savoir,  me  mets-je  à  dire,  qu'au  mi- 
lieu de  tous  ces  manants  du  Bhin,  nous  autres  bons  gourmands 
de  Milan,  nous  sommes  tous  contents,  gais  comme  des  coqs  eu 
'pâle;  toutes  ces  pilules  amères  nous  semblent  douces  comme 
biscuit,  et  tout  cela  pour  le  grand  amour  que  nous  portons  à 
notre  François.  » 

Ici,  nous  prendrons  congé  du  satirique;  la  satire  devient 
excessive»  sans  cesser  un  instant  d'être  gaie.  Voilà  le  ton  de 
couleur  que  nous  désespérons  de  rendre  dans  notre  pâle  imita- 
tion. 

Le  poète  est  surtout  admirable  lorsque,  abandonnant  les  sujets 
généraux  de  plainte  des  Lombards,  il  arrive  au  personnel  des 
tyrans,  grands  et  petits,  qui  reparurent  aussitôt  après  la  chule 
de  Napoléon.  Toutes  les  petitesses  ressuscitèrent  ^  Le  poète  les 
décrit  avec  la  plus  extrême  énergie,  et  cependant  il  évite  tou- 
jours  le  style  noble  avec  le  plus  grand  soin.  Souvent  ses  des- 
cripiious  paraîtraient  horribles  en  anglais;  cela  vient,  sans 
doute,  de  la  différence  de  notre  sensibilité  du  cinquantième 
degré,  à  la  sensibilité  de  ce  pays  civilisé  deux  mille  ans  avant 
nous. 

Vénergique  ne  déplaît  jamais  en  Italie,  ne  peut  pas  déplaire. 
La  manière  de  sentir  de  ce  peuple  est  admirable  ;  son  premier 
mouvement,  en  fait  de  beaux-arts,  est  toujours  juste.  Ce  qui  est 
ridicule,  c*est  sa  manière  de  raisonner  sur  les  beaux-arts.  Der- 
nièrement, à  Rome,  j'ai  vu  Ganova  louer  tous  les  sculpteurs 
dont  on  lui  parlait  ;  il  trouvait  quelque  chose  k  admirer,  même 
chez  les  plus  exécrables  tailleurs  de  pierre;  chez  des  gens  qui 
rendent  à  peine  reconnaissable  la  forme  humaine.  Ganova,  tout 
protégé  qu'il  est  par  le  pape  et  le  cardinal  Gonsalvi,  craignait 
de  se  faire  des  ennemis.  L'inÛuence  des  jésuites  et  des  gouver- 
nemenls  a  rendu  pitoyable  la  manière  de  raisonner  des  Italiens 
sur  la  littérature  et  les  arts.  Qu'il  vous  suffise  de  savoir,  comme 

*  Exactement  comme  en  France   lors  de  la  rentrée  des  Bourbons,  en 
1814.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  37 

un  eiemple,  que  pendant  deax  cents  ans  les  jésuites  sont  par- 
Tenus  à  £aire  trouver  le  Dante  exécrable.  Il  n*y  a  pas  trente  ans 
que  Ton  ose  admirer  ce  grand  homme. 

Le  poète  auquel  on  doit  la  Vision  de  Pjina  est  évidemment 
formé  à  Técole  du  Dante  ;  c'est  la  même  énergie  et  la  même 
effrayante  vérité  d'eipression. 

Voici  quelques-unes  de  ses  strophes ^  Si'  vous  les  imprimez, 
ce  sera  pour  la  première  fois  depuis  six  ans  qu'ils  sont  dans  la 
mémoire  de  deux  millions  d'hommes;  que  ces  vers,  si  énergi- 
ques et  par  là  si  singuliers  au  dix-neuvième  siècle,  auront  été 
imprimés.  Il  m'a  fallu  six  mois  pour  bien  entendre  le  milanais; 
mais  je  ne  crains  pas  de  dire  que  rien,  dans  Gra'bbe  ou  dans 
Byron,  n'est  aussi  énergique  que  la  Vision  de  Prima.  Le  poète 
italien  fuit  les  expressions  pompeuses,  générales,  philosophiques, 
dans  lesquelles  Byron  triomphe ,  il  choisit  toujours  ce  qu'il  y  a 
de  plus  familier,  de  plus  comique,  de  plus  pittoresque  ;  il  ne 
s'adresse  jamais  à  l'esprit  :  il  peint  toujours. 

Est-il  besoin  de  vous  dire  que  toute  la  race  des  poètes  pédan- 
lesqnes  adorateurs  de  Pétrarque  et  imitateurs  sans  génie  est 
entrée  dans  une  grande  colère  contre  le  poète  lombard?  Ces 
pauvres  eunuques  impuissants  sont  surtout  ennemis  de  Vénergie. 
Si  vous  voules  voir  leurs  œuvres,  faites  venir  d'Italie  le  Camillo, 
poème  épique  de  l'estimable  Botta,  ou  la  Dislruzione  di  Geru- 
ialemme  de  Arrici  de  Brescia.  Il  y  a  une  centaire  de  poètes  de 
cette  force  qui  se  chargeront  de  vous  faire  bâiller. 

Je  ne  doute  pas  que  lord  Byron  n'ait  beaucoup  imité,  dans 
son  Beppo  et  dans  Don  Juan,  le  style  de  Buratti,  dont  je  vous 
parlais  dans  ma  dernière  lettre.  C'est  après  un  an  de  séjour  à 
V^se,  où  tout  le  monde  parle  de  Buratti,  que  Byron  a  écrit 
dans  le  genre  de  Buratti.  La  Vision  de  Prina  ne  lui  a  pas  été 
inconnue  ;  plusieurs  passages  de  Don  Juan  me  la  rappellent 
lout  à  fait;  mais,  comme  aucun  de  vos  compatriotes  ne  sait  ni 
ue  saura  jamais  le  milanais,  tout  le  monde  me  niera  ces  imi- 
tations : 

'  II  n'existait  dans  le  manuscrit  que  la  seule  citation  plac<^e  à  la  fin  de 
celte  lettre.  (R.  C.) 


38  (EUVIVES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

VISION. 

L' en  ona  noce  di  piCi  indiavoUa 

Scur  corn  in  bocca  al  loff  :  no  »e  sentiva 

Una  pedana 


E*  1  po?er  merit  che  V  è  minga  don 

Te  me  )*  hann  costringiuu  là  in  don  canton. 


cxxx 


A  MONglEUR    JM  RÊDACTBim   DU    GtOBE,    A    PARIS. 


Paria,  le  6  décembre  i825. 


Monsieur, 


Quaud  on  a  une  mauvaise  cause,  il  faut  écrire  eu  style  d>scur, 
et  surtout  adopter  le  genre  emphatique  si  respecté  des  sots. 
Les  gens  qui  croient  avoir  raison  ne  sauraient  être  trop  clairs 
et  trop  lucides  ;  ils  cherchent  à  écrire  avec  les  mots  et  les  tours  de 
phrases  employées  par  la  Bruyère,  Pascal  et  Voltaire. 

Mais  cependant,  quand  il  se  présente  une  idée  nouvelle,  il  faut 
bien  un  mot  nouveau.  Ainsi  est  venu  en  usage  le  mot  de  budgeU 
inconnu  du  temps  de  Voltaire,  temps  heureux  pour  les  favoris, 
où  il  n'y  avait  point  de  budget,  mais  de  temps  à  autre  un  abbé 
Terray  et  une  jolie  petite  banqueroute. 

Je  propose  au  public  d'adopter  le  verbe  poffer  (du  mot  an- 
glais puff),  qui  veut  dire  vanter  à  toute  outrance,  pr6ner  dans 
les  journaux  avec  effronterie.  Ce  mot  manque  à  la  langut,  quoi- 
que la  chose  se  voie  tous  les  jours  dans  les  colonnes  des  jour- 
naux à  la  mode,  auxquels  on  paye  le  poff  en  raison  du  noflobre 
de  leurs  abonnés  ;  car,  je  dois  Tavouer,  monsieur,  avec  le  verbe 


LETTIIKS  A  SliS  AMIS.  3Ô 

poffer(s9Miev  eft'roiuémeul  et  à  toute  ootrauce),  je  propose  aussi 
le  substantif  poff.  Ce  mot  serait  bien  vite  reçu,  et  avec  joie,  si 
(oos  vos  lecteurs  pouvaient  comprendre  le  langage  du  person- 
nage dePtf/jTdans  la  charmante  comédie  du  Critiqua  de  Sberidan. 
M.  PofT,  moyennant  une  légère  rétribution,  vante  tout  le  monde 
dans  tous  les  journaux.  Il  a  de  Tesprit,  surtout  nulle  vergogne 
de  son  métier,  et  raconte  plaisamment  comment  il  8*y  prend 
pour  faire  réussir  un  poème  épique  comme  Philippe' Auguste, 
00  un  nouveau  cirage  pour  les  bottes,  un  nouveau  système  d'in- 
dustrialisme, ou  un  nouveau  rouge  végétal. 

  reprit  près,  je  vois  tous  les  jours  à  Paris  des  personnages 
de  ce  caractère.  C'est  une  nouvelle  industrie.  Bientôt  M.  B  .. 
L...ne  sera  plus  obligé  de  se  vanter  lui-même,  et  tel  bomme 
éminerament  utile,  qui  s'intitule  lui-même  le  Mybe  français 
daas  les  articles  de  sa  main  qu'il  envoie  an  Censtituiiannel, 
pourra  avoir  autant  de  modestie  que  de  science. 

Convenez,  monsieur,  que  nous  avons  besoin  du  verbe  poffer* 
Qn'estHse  que  M.  Ladvocat,  libraire,  fait  pour  madame  de  Genlis? 

J  ai  l'honneur,  etc. 

Polybe  LoTE-PuFF. 


GXXXl 

A'MONStEDR    8...,    8...,    A  LONDRES.  * 

Paris,  le  24  décembre  1825, 

Exettses»  mon  cher  ami,  la  petite  discussion  philosophique  qui 
n  suivre  ;  c'est  un  besoin  pour  moi  de  la  produire  d'une  ma* 
mère  qn^eloonque,  et  vous  serefe  la  victime  immolée  à  cette  in^ 
tempérâièe  de  plume. 

Les  gens  qui  ont  de»  millions^  et  dont  les  aïeux  sont  allés  à 
là  erdisade»  sont  devenus  les  juges  naturels  de  ce  qui  est  devenu 
de  bon  um^  c'est^irdire  de.  ce  qui  est  agréable  entre  hodifférenta» 


40  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDUAL. 

Leur  empire  a  été  agrandi»  sans  mesure,  par  Louis  XIV  et 
Louis  XV.  Dans  les  dernières  années  de  Louis  XV,  cet  empire  fut 
immense.  Âujourd'hiii,  la  violence  avec  laquelle  le  gouverne- 
ment  des  deux  chambres  s*iutroduit  dans  la  politique  tend  à 
détruire  rinOuence  morale  des  gens  descendant  des  croisés  et 
de  ceux  possédant  des  millions. 

Cependant,  quelle  que  soit  mon  estime  pour  l'empire  de  la 
bobine  et  des  machines  à  vapeur,  k  mon  avis,  le  bon  ton  res- 
tera à  la  classe  où  chaque  individu,  dès  Tâge  de  dix-buit  ans, 
n'a  d'autre  affaire  que  de  s'amuser. 

Cette  classe  abuse  de  son  pouvoir,  dites-vous,  et  qui  n'eu 
abuse  pas?  Le  petit  prince  comme  le  philosophe,  le  duc  de  Mo- 
dène  comme  d'Âlembert.  Si  Frédéric  II  eût  été  seul  au  monde  et 
n'eût  pas  craint  le  mépris,  il  eût  fait  couper  des  tètes  comme 
le  Grand  Turc  actuel ,  qui  certainement  n'est  pas  un  méchant 
homme,  car  on  dit  qu'il  a  eu  l'honneur  d'avoir  une  Française 
pour  mère. 

Les  gens  de  bon  ton,  abusant  de  leur  pouvoir,  se  sont  dit  : 
«  Déclarons  de  mauvais  goût,  non  pas  seulement  ce  qui  est  em- 
phatique, affecté,  bas*  révoltant,  etc.,  mais  encore  tout  ce  qui 
énoncera  des  vérités  désagréables  pour  notre  vanité.  Ce  qui  sera 
du  plus  mauvais  goûl,  c'est  ce  qui  atta(|uc  une  classe  prise 
parmi  nous.  Citer  comme  exemple  de  vanité  puérile  un  vieux 
duc  sera  déjà  fort  mal  ;  mais,  si  l'on  va  jusqu'à  ne  pas  nommer 
ce  vieux  duc,  si  le  reproche  parait  pouvoir  tomber  sur  toute  la 
classe,  alors  l'auteur  aura  un  ton  exécrable.  » 

Les  sols,  qui,  comme  ailleurs,  sont  en  majorité  parmi  les  gens 
à  millions  et  à  croisade,  se  sont  dit  :  c  Nous  avons  inventé  la 
bonne  manière  de  monter  à  cheval,  de  boutonner  son  habit,  de 
plomber  ses  pantalons,  et  il  a  été  déclaré  que  tout  ce  qui  s'éloi- 
gne de  ces  habitudes*làest  de  mauvais  goAi.  Allons  plus  loin,  les 
peuples  étrangers  qui  auront  le  malheur  de  monter  à  cheval  on 
boutonner  leur  habit  d'une  manière  différente  de  la  n6tre  seront 
aussi  de  mauvais  ton  ;  du  moins,  nous  les  plaindrons  %e  n'être 
pas  nés  à  Paris.  Si  pourtant  ils  viennent  à  Paris,  comme  pour 
rendre  hommage,  s'ils  ont  de  l'esprit  naturel,  s'ils  nous  amusent, 
nous  pourrons  finir  par  leur  pardonner  ;  nous  voulûmes  bien 


LETTRES  À  SES  AMIS.  -  41 

traiter  aiusi,  dans  le  bou  temps,  David  Hume,  Horace  Walpole, 
le  roi  de  Suède.  Mais  malheur  à  récrivaio  qui  viendrait  nous 
parler  des  manières  de  prendre  du  tabac  ou  de  monter  à  che- 
val, non  d'usage  à  Paris  !  Pour  cet  homme,  rien  ne  pourrait  le 
sauver  du  mépris.  Quoi  !  si  son  livre  allait  prendre,  nous  ne 
serions  plus  les  modèles  uniques  des  belles  manières  et  du  bon 
goût?  Le  bourgeois  enrichi  ne  nous- imiterait  plus  avec  vénéra- 
tloa?  Son  fils,  millionnaire,  ne  nous  demanderait  plus  à  genoux 
notre  petite  fille  bossue  et  ruinée  ?  » 

Un  homme  de  bon  sens,  à  qui  je  témoignai  hier  le  désir  de 
donner  une  nouvelle  édition  de  Bome,  Naples  et  Florence  en 
1817,  m'a  fait  cette  réponse  brutale  : 

c  Si  vous  avez  une  telle  rage  de  voyager  et  d'imprimer,  imi- 
tez M.  de  Freycinet  ou  M,  le  baron  de  Humboldt  ;  allez  à  Mada- 
gascar, à  Tombuctoo,  décrivez  des  mœurs  de  sauvages.  S'il  n'y  a 
quelque  rapport  entre  eux  et  nous,  peut- être  serons-nous  assez 
bons  pour  vous  pardonner!  Jadis,  les  pantalons  que  portent  sous 
le  bras  les  courtisans  du  roi  de  Tonquin  ont  pu  nous  faire  rire. 
Soyez  plaisant,  décrivez  les  gambades  des  sauvages  autour  de 
leur  fétiche,  je  pourrai  souscrire  à  votre  livre  sous  le  nom  de 
mon  valet  de  chambre.  Maïs  aller  décrire  les  mœurs  de  l'Italie, 
d'un  pays  où  l'on  va  en  quatre  jours  et  qui  produit  des  Ganova 
et  des  Rossini,  fi  l'horreur  !  Allez,  monsieur,  vous  étesde  mau- 
nift  goût!  * 

Je  n'avais  pasd*antre  intention  cependant  que  de  donner  à  qui 
littranquillement,  auprès  du  feu,  quelque  idée  de  cette  Italie 
qui  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  occasion  de  sensations. 


CXXXII 

A  MADAME  •..«,  A  PARIS. 

Paris,  le.  .  1824. 

Quand  je  t*ai  vue  trois  jours  de  suite,  mon  ange,  il  me  semble 
^urs  qae  je  l*aime  davantage,  s'il  est  possible  ;  c'est  que 


a  (EUVRËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

IKHI8  sommes  plus  intimes,  c'est  qne  ce  qoi  nous  séparCi  ce 
sont  les  pr^agés  qui  Tîemient  de  ta  volUire,  et  qo'après  trois 
jours  d'intimité,  chacun  de  nous,  apparemment,  ne  tient  plus  à 
ses  pr^ugés,  ei  ne  songe  qu'à  aimer  et  à  être  heoreux. 

Non  Dieu  !  que  j'ai  été  heureux  hier  mercredi  !  Je  marque  ce 
jour,  car  Dieu  sait  quand  j'oserai  t'envoyer  cette  lettre.  Jerécris 
per  sfogarmi.  Je  t'aime  tant  aujourdliui,  je  suis  tellem^it  dé- 
voué, que  j'ai  besoin  de  récrire^  ne  pouvant  le  dire  à  personne. 
Si  nous  passions  huit  jours  ensemble  et  que  nos  cœurs  battissent 
toujours  avec  autant  d'ardeur,  je  crois  que  nous  finirions  par  ne 
phis  nous  séparer. 

J'ai  été  moins  heureux  mardi,  le  jour  des  Frères  Provençmix; 
j'étais  un  peu  choqué.  Mais  le  diner  d'hier  a  été  parfait  de  hoQ- 
beur,  d'intimité,  de  douceur.  Voilà,  suivant  moi,  du  moins,  de 
ces  moments  qu'on  ne  trouve  jamais,  quand  on  se  permet  de 
jouer  la  comédie  avec  ce  qu'on  aime.  ^  Je  crois  que  je  t'ai  ex* 
pliqué  ce  mot  italien. 


CXXXlil 

À   MAt)AME  ....,  Â    

Paris,  le 1824. 

Ma  boiHië  atnicj  aùu  que  tu  souffres  le  moins  possible  deni6s 
bizarreries,  je  vais  faire  le  sot,  c'est-à-dire  te  parler  de  moi. 

Mes  bonnes  qualités,  si  j'en  ai»  tiennent  à  d'autres  qualité^, 
sinon  extrêmement  mauvaises^  du  moins  fort  désagréables,  mais 
encore  plus  déplaisantes  à  moi  qu'aux  autres.  Je  me  compare  à 
un  conscrit  qui  arrive  dans  un  régiment  de  dragons  ;  on  loi 
donne  un  cheval.  S'il  a  un  peu  de  bon  sens^  il  connaît  bien  vile 
les  qualités  de  ce  cheval.  Le  cheval  *  c'est  le  caractère  ;iD^ 
connaître  que  le  cheval  qu'on  monte  est  ombrageux  n'ôte  pas 
du  tout  à  ce  cheval  la  qualité  d'dtre  ombrageudu.  Il  en  est  ainsi 
de  mon  caractère;  depuis  deux  ans  surtout,  je  commence i^  1^ 


LETTRES  A  SES  AMIS.  45 

bien  cottuaitre.  Ces  défauts  ne  marquaient  guère  en  Italie,  où 
tout  le  monde  est  original  et  ne  fait  que  ce  qui  lui  fait  plaisir, 
sans  s'inquiéter  du  voUin,  En  France,  on  se  dit  toujours  :  Mais 
que  pensera  le  voisin  ? 

N'aie  pas  la  moindre  inquiétude  sur  moi,  je  t'aime  à  la  passion  ; 
ensuite  cet  amour  ne  ressemble  peut-être  pas  à  celui  que  tu  as 
TU  dans  le  monde  ou  dans  les  romans.  Je  voudrais,  pour  que  tii 
n'eusses  pas  d'inquiétude,  qu'il  ressemblât  à  ce  que  tu  connais 
au  monde  de  plus  tendre.  Je  suis  triste  en  pensant  que  tu  as  dû 
être  triste  jeudi,  vendredi  et  samedi.  Devrions-nous  augmenter 
les  contrariétés  qui  nous  poursuivent  !  Si  tu  avais  fait  une  telle 
action,  j'en  serais  outré.  Faut-il  que  ma  maudite  originalité  ait 
pu  te  donner  une  fausse  idée  de  ma  tendresse  ! 


CXXXIV 


A  MADAME    ....,  A  .... 


Paris,  le  24  juin  1824,  k  midi. 

Tune  saurais  te  figuier  les  idées  noires  que  me  donne  ton 
silence*  Je  pensais  que,  biei^  dans  la  nuit,  en  faisant  tespaquetç, 
tu  aurais  treoyé  le  jtemps  de  m'écrire  trois  lignes  que  tu  aurais 
£ùt  jeter  dans  .1^  bpite  à  L,»..  Ne  voyant  pas  de  lettre  hier» 
j'en  ,es[pérai^ce  matin.  -^  £n  changeant  de  chevaux  à  S..«^ 
elle  auira  demandé,  lAe  disais-je^  une  feuiUe  de  papier  ;  mais 
non.  iniquement  occupée  de  sa  fiUe^  elle  oublie  Têtre  qui  ne 
p^ut  plii9  penser  qu'à  eU^! 

Ëp  rêvant  devant  mon  bureau  f  les  volets  fermés,  mon  noir 
chagrin  s'est  ^iwfé  à  coinpo9er  la  lettre  suivante,  que  peut-être 
tu  a'écriiras  avant  peu  ;  car>  enfin«  que  t'en  coAtait-U  dem'écrlre 
un  Hfiot?  Voici  donc  la  lettre  que  j'aurai  la  douleur  de  lire  : 

•  Tu  as  exigé  de.iuiM>  mou  cher  Henri»  la  promesse  d'ètrjiî 
sincère.  Ce  commencement  de  lettre  te  fait  déjà  prévoir  te  qui 


44  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

me  reste  à  ajouter.  Ne  l'eu  afflige  pas  trop,  mon  cher  aiui. 
Songe  qu*à  défaut  de  sentiments  plus  vifs,  la  plus  sincère  amitié 
ne  cessera  jamais  de  m*uuir  à  toi,  et  de  me  faire  prendre  Tin* 
térèt  le  plus  tendre  à  tout  ce  qui  pourra  t'anÎTer.  Tu  vois,  moo 
cher  ami,  par  le  ton  de  cette  lettre,  que  la  confiance  la  plus  en- 
tière a  succédé,  dans  mon  cœur,  à  des  sentiments  d'une  aatre 
espèce.  J^aime  à  croire  qu'eUe  sera  justifiée,  et  que  jamais  je 
n'aurai  à  me  repentir  de  ce  que  je  fus  pour  toi. 

«  Adieu,  mon  cher  ami  ;  soyons  raisonnables  tous  les  deux. 
Acceptez  Famitié,  la  tendre  amitié  que  je  vous  offre,  et  né  man- 
quez pa^  de  venir  me  voir  à  mon  retour  à  Paris. 

f  Adieu,  mon  ami. 


CXXXV 


A   MADAliE  ....  A  PAftIS. 


i^n  rentrant  chez  moi,  à  deux  heures,  après 
vous  avoir  quitlée. 

il  faut  que  je  vous  écrive,  ma  chère  amie,  car  il  me  semble 
impossible  de  vous  parler.  Je  dois  vous  demander  excuse  de 
mon  indignation  de  l'autre  jour,  le  jour  du  dîner,  EUe  me  venait 
de  ce  que  vous  m'appeliez  littérateur,  qui  est,  je  pense,  le 
sobriquet  que  me  donne  Put-de-Fer.  Pourquoi  m'écrire,  me 
disais-je»  si  Ton  se  sent  mal  disposée  pour  moi?  J'acceptai  le 
diner  parce  que  je  me  figurais  un  dîner  comme  ceux  d'il  y  a 
quatre  ans;  mais  les  figures  de  plomb  qui  vous  entouraient 
gâtaimit  tout.  Si  je  vous  avais  dit  quelque  chose  d'un  peu  délicat, 
lesdites  figures  de  plomb  seraient  tombées  sur  moi.  Voilà,  ce 
me  semble,  le  grand  et  unique  malheur  de  votre  position  :  ce 
sont  les  ennuyeux.  Tout  le  reste  est  pénible  à  passer,  mais  enfin 
passera;  tandis  que  les  ennuyeux  vous  feront  perdre  vos  mati* 
nées,  comme  ceUe  d'hi^  matin  (quand  vous  aviez  conuneacéà 
m'écrire).  Or  la  vie  se  compose  de  matinées. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  45 

Je  voudrais  bien  vous  parler  un  peu  tranquillemeul  ;  la  crainle 
devoir  sunrenir  un  ennuyeux  m'ôte  les  idées,  et  alors  je  ne  puis 
parler  que  de  niaiseries  :  par  exemple,  de  politique,  etc.,  etc. 

Si  je  TOUS  mentais,  je  n'aurais  bientôt  plus  de  plaisir  à  vous 
parler.  C'est  fort  sérieusement  que  j'ai  craint  de  retomber  dans 
cette  maladie  terrible.  Je  n'ai  retrouvé  nulle  part  la  conversation 
el  la  confiance,  je  ne  parle  pas  de  l'esprit.  Il  est  impossible 
qu'on  ait  le  moindre  soupçon  de  mes  occi^ations  actu^les.  Je 
ne  parais  point  dans  le  salon  de  la  dame;  je  ne  la  rencontre 
dans  aucun  salon  ;  je  n*ai  jamais  parlé  au  mari.  Il  est  impos- 
sible d*étre  plus  bornée,  Ton  n'élève  la  voix  que  dans  les  grandes 
occasions. 

Quand  partez-vous?  Dites-moi,  s'il  vousplait,  Theureoùje 
pourrai  vous  voir;  indiquez-moi  deux  ou  trois  heures  différentes, 
je  me  présenterai  certainement.  Groyez^  à  mon  tendre  dévoue- 
ment. Ne  pourrais-je  pas  vous  répondre  à  la  campagne  ou 
ailleurs? 

Pardonnez-moi  d'être  plat  devant  la  belle  G...,  qui  répète 
tout  à  son  frère,  lequel  n'a  pas  d'amitié  pour  votre  serviteur. 

II.  B. 


CXXXVI 

A  NADAIIB   ...  ^ 

Paris,  mardi,  sept  heures  du  soir,  1834. 

i  A  présent  que  je  le  connais,  ai-je  trouvé  en  lui  ce  que  je 
pensais  y  trouver,  lorsque  je  le  voyais  seulement  dans  le  monde 
et  que  j'y  jouissais  de  son  originalité,  de  son  esprit  eide  sa  beUe 
taille?  » 

Voilà,  ma  chère  amie,  la  pensée  qui  t'occupe.  J'ai  gagné  mon 
procès  en  première  h^stance  à  Paris;  le  gagnerat-je  encore  à  la 
cour  d'appel  de  M...?  Faites-moi  part  de  la  sentence.  Je  prenais 

'  Cette  lettre  fut  renvoyée  deui  jours  après,  avec  une  réponse. 


46  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STBNDHàL. 

la  clMMe  pins  au  tragiqoe  qoe  ça  ce  matio,  âi  me  promoiani 
Tia-à-râ  oette  église  dont  oo  r^jiare  la  façade,  et  qui  s'appelle 
Saint-LaureDt. 

Théodore  dioe  aujourd'lim  cfaei  Avgusie.  Le  mari  d'Auguste 
loi  fera  lire  ma  acte  qui  prouTC  que  Ton  n'est  pas  ÎDjnste  envers 
celle  charmante  fille.  Le  mari  m'avait  donné  on  rendea*voos; 
comme  le  contrat  Toccupait,  j'ai  eu  on  tète-à-téle  d*nne  heure 
avec  Augnste,  ce  qui  fera  bien  gémir  Mélodramei  quand  il  Tap- 
prendra. 

Si  je  continuais,  ma  ..«,  je  toniberais  dans  la  teiMkesse  la 
plus  tendre,  et  si  la  cour  d'appel  décide  que  je  ne  vaux  rien, 
ma  tendresse  serait  ridicule.  Adieu,  tout  m'est  insupportable 
depuis  que  je  sais  qoe  tu  n'es  plus  ici.  l'avais  un  dîner  délicieux 
hier,  où  se  trouvaient  neuf  hommes  d'esprit  et  mol.  Quel  mal- 
heur !  je  n'ai  point  été  brillant  du  tout.  J'àl  peu  pG»rlé,  et  ce  peu 
était  lourd.  Cette  catastrophe  va  agiter  ma  grande  àme.  Peut-être 
qu  il  faudra  que  je  renonce  à  l'amour  ;  car,  ne  pas  briller!  com- 
ment  s'accoutumer  à  ce  malheur?  Il  est  vrai  qu'il  me  reste  la 
beauté  et  Topulence.  Mais  je  ne  sais,  j'aimais  mieux  les  succès 
de  mon  esprit;  ils  étaient  plus  moi. 

Le  soir,  j'ai  appris  l'histoire  d'une  pauvre  femme  amoureuse, 
à  la  passion,  du  mari  de  son  intime  amie,  et  ce  mari  l'adore. 
Le  mari  de  la  première  est  un  homme  féroce,  qui  n'aime  dans 
sa  femme  qu'une  dot  immense  et  qui  serait  ravi  de  la  déshonorer, 
de  la  reléguer  à  la  campagne,  et  de  jouir  seul  à  Paris  de  qua- 
rante mille  francs  de  rente.  Cette  histoire  dura  une  heure;  elle 
m'a  profondément  ému. 

J'étais  sombre  au  café  de  Foi/,  à  minuit  ;  je  venais  de  faire 
l'amour  à  l'espagnole,  sous  les  fenêtres  de  ma  belle  ;  je  n'avais 
point  de  guitare  ;  aussi  ne  l'ai-je  point  vue.  Adiéù. 

P.  S.  Ne  va  pas  me  mépriser  parce  que  je  plie  mal  lâa  lettre  ; 
c'est  exprès.  * 


LBTTBCS  A  ses  AMIS.  47 

CXXXYII 

i  MADAME  J...S    A   SAINT-DENTS, 

'  Paris,  le...  janvier  1826, 

Pourquoi,  madame,  ne  m*avoir  pas  fait  dire  que  vous  étiez 
encore  à  Paris?  Un  mot  bien  court  par  la  petite  poste  suffisait. 
Sans  doute,  dans  une  seconde  visite,  je  vous  aurais  rendu 
Compte  de  l'impression  produite  par  les  Souvenirs  \  Le  ton  gé* 
néral  me  semble  un  peq  celui  de  la  complainte. 

La  mort  d'Alexandre'  est.. maintenant  regardée  comme  un 
bonheur  pour  TEurope.  Ce  pauvre  homme  entravait  Tadminis- 
tration  de  la  justice  en  Bussie,  etc. 

Cet  ouvrage,  publié  sous  le  ministère  Villèle,  eût  pu  obtenir 
un  succès  d*estime;  aujourd'hui,  je  crains  que.  le  Glol^ef  les 
débats,  le  Constitutionnel,  ne  lui  montrent  les  dents. 

J'aurais  dû^  aimable  Jules,  vous  dire  tout  cela  il  y  a  quinze 
jours, 

La  vie  de  Paris  fait  qu'on  n'a  le  temps  de  rien;  trouvez  celui 
de  me  croire  le  plus  fidèle  ami. 

.  .  Beue. 

CXXXVIII 

A  MONSIEUR  R...  C...,   A  PARTS. 

Londres,  le  14  août  1826. 
Je  suis  venu  en  Angleterre,  comme  tu  le  sais,  pour  me  repo- 

*  Madame  J...  est  morte  à  Paris  le  6  avril  1853.  (R.  G.) 

*  Souvenirs  turVempereur  AUœanâre. 

*  Alexandre  !•»,  né  le  25  décembre  1777,  mort  à  Tanganrock  le  i«  dé- 
eembrei825. 


48  ŒUVRE8  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

ser  d'écrire,  el  non  pour  écrire.  Cependant,  je  Taôs  nota  à  la 
hkie  et  pour  ne  pas  les  ooblier,  une  Yîngtûne  de  faits  observés 
depuis  le  28  juin;  cda  nous  mettra  à  Tabri  des  tromperies  des 
sots  et  des  fripons  qui  parlent  de  TAngleterre. 

l""  Quand  on  est  au  Géorama,  on  est  frappé  de  la  peUtesse  da 
territoire  anglais,  et  c*est  cependant  cette  petite  fie,  manquant 
de  tout,  qui,  depuis  Gromwèll,  a  remué  le  monde. 

2*  Il  y  a  deux  cents  ans  qu'il  faisait  moins  cher  vÎTre  en  Ào- 
gleterre  qu'en  Hollande.  La  Hollande  avait  alors  le  commerce  de 
transport  du  monde.  L'ouvrier  anglais,  consommant  moins  dans 
sa  journée,  devint  le  fabricant  de  l'Europe  pour  beaucoup  d'ob- 
jets. 

3*  La  plupart  des  riches  propriétaires  ayant  trois  ou  quatre 
mille  livres  sterling  de  rente  sont  juges  de  paix.  Tout  Anglais 
vivant  de  sa  journée  est  hors  la  loi.  Un  juge  de  paix  peut  ren- 
voyer en  prison  pendant  un  certain  temps  pour  des  actions  in' 
différentes  ou  très-peu  répréhensibles,  que  le  pauvre  journaiier 
ne  peut  manquer  de  commettre  souvent.  Le  juge  de  paix  envoie 
en  prison  d'après  le  Warrant  acL  Ce  Wan-ant  ocf  a  été  on  pco 
corrigé  d'après  un  rapport  au  Pariement,  en  1821  ;  mais,  tel 
qu'il  est  resté,  il  met  encore  hors  la  loi  tout  Anglais  assez 
pauvre  pour  vivre  de  sa  journée. 

4*  Tout  Anglais  n'ayant  pas  vingt-cinq  livres  sterling  dans  ^ 
poche  pour  commencer  un  procès,  est  à  peu  près  bors  la  loi. 
11  n*a  que  deux  ressources  finrt  incertaines  :  la  première,  e*est 
fine  rii^ustice  dont  U  se  plaint  soit  assez  intéressante  pour  mé- 
riter d'être  mise  dans  un  journal  ;  l'aristocratie  a  une  peor 
^\lfème  de  la  poblicité  (voir  la  maison  du  journaliste  an  Ga- 
Mi^»  l^tise  d'assaut;  journaux  du  commencement  d'août  1826). 
U  $i(COiide  ressource  qu*a  le  pauvre  diable,  c'est  que  quelque 
^V^^K^Nir  trouve  sa  phùnte  si  bonne,  qu'il  entreprenne  le  pro- 
;^  àiM  ^  eonibnce  d'être  payé  de  ses  frais  par  la  partie  dé- 
<^ll4ViS^^^  Hl^  ^'^^  condamnée  aux  dépens. 
^Hè  \^^^  V^^  llncettitnde  de  ces  deux  ressources. 
y  ^  ^^^  W^  f«t  n'a  pas  vingt-cinq  livres  sterling  daos 
^sV^^  '^^^^  <*  tiw*|i»  awtc,  hors  la  loi,  tout  jeune  Angtas 
«^  ¥i -^  ^^  ^^WA  <^*^  Kvres  sterling  de  rente,   est  oblige  ae 


LETTRES  A  SES  AMIS.  49 

\  Il  serait  mal  yu  de  |tool  le  monde  s'il  ne  travaQlait 
pas.  Dès  qo^on  traTaille,  il  fout  se  soumettre,  du  moins  en  appa- 
raice,  à  tous  les  préjugés  delà  société  dans  laquelle  on  vit.  Un 
avocat,  un  médecin,  un  speaker  de  la  cbambre  des  communes, 
qui  aurait  une  maîtresse,  femme  mariée,  se  ferait  beaucoup  de 
tort. 

6'  Les  Anglais  sont  victimes  du  travail.  On  a  été  obligé  de 
laire  une  loi  pour  qu'on  ne  for^t  pas  les  enfants  aunlessous 
de  quinze  ans  à  travailler  plus  de  douze  heures  par  jour;  j'ai  vu 
le  travail  des  juges  et 'des  avocats. 

Il  est  bien  difficile  qu'une  nation  ainsi  victimée  par  le  travail 
ait  le  temps  d*avoir  de  Fesprit,  c'est-à-dire  de  regarder  les 
nuances  des  idées  et  les  petites  différences  des  événements.  Je 
erois  qu'il  est  difficile  d'être  heureux  sans  un  travail  de  douze 
ou  quinze  heures  par  semaine  ;  mais  un  travail  de  plus  de  six 
heures  par  jour  diminue  le  bonheur. 

7"  Vous  ne  comprendrez  rien  à  l'Angleterre  si  vous  ne  com- 
mencez par  lire  a  Peep  al  the  Peers  ;  c'est  un  état  de  ce  que 
chaque  pair  coâte  à  la  nation.  Plusieurs,  comme  le  duc  de  Wel- 
lington, le  marquis  d'Anglesea,  lord  Exmoulh,  ont  rendu  des 
services ,  mais  dans  des  guerres  entreprises  pour  l'intérêt  de 
raristocratie,  or  contre  l'intérêt  du  peuple. 

8*  C'est  pour  servir  l'aristocratie  contre  le  peuple  que 
M.  Pttt  a  triplé  la  dette,  laquelle  aigourd'hul  absorbe  les  deux 
tiers  des  impôts.  Jamais  peuple  ne  fut  pris  pour  dope  comme 
les  Anglais  l'ont  été  par  M.  Pitt.  Les  neuf  dixièmes  de  la  nation 
étaient  passionnés  pour  la  guerre  contre  la  France,  de  1792  à 
i8i4.  Les  prêtres,  aidés  peut-être  par  la  tristesse  du  climat, 
durant  huit  mois  de  l'année,  ont  fait  des  Anglais  le  peuple  le 
plus  religieux  de  l'Europe.  Cette  religion  éminemment  triste, 
ennemie  de  tout  plaisir,  fut  très-utile  à  M.  Pitt. 

9*  Supposons  un  riche  fiaibrieant,  mourant  en  d796,  et  lais- 
sant à  son  fils  deux  miHe  livres  sterling  de  rente  (  cinquante 
mille  francs). 

%  ce  fils  avait  eu  l'idée  de  jouir  de  sa  petite  fortune  et  de  ne 
phM  travailler,  il  aurait  nui  à  M.  Pitt.  M.  Pitt  l'a  engagé,  par  le 
puissant  moyen  de  l'opinion  publique ,  à  travailler  dix  heures 

5. 


50  ŒUVRES  POSTBBMES  DE  STENDHAL. 

par  jour,  comme  son  père.  Qa*e9l41  résiilté  delà?  Qoeeelk 
n'a  pas  été  un  homme  é'mfrii,  eomme  Lavoisier,  Hèlvjétiti8,.La* 
cbauasée  et  tant  d'antres  Français  qui  ont  laissé  les  affaires 
pour  les  travaux  de  Tesprit  ;  qu'il  eist  mort  en  1830,  laissant  one 
fortune  de  quatre  mille  livres  sterting  de  rente.  Peu  importait 
à  M.  Pilt  ;  mais  ce  qui  loi  importait,  c'est  que  chaque  année  ce 
fobriiUint,  en  gagnant  mille  livres  sterling  pour  lui ,  payM  à 
rÉtat  à  peu  ptès  la  même  somme  de  mille  livres  sterliof. 
Avec  cet  argent,  M.  Pitt  satisfaisait -sa  passion  contre  ki  liberté 
et  les  Français  ses  apôlres,  et  défendais  raristoeratîe  contre  le 
peuple. 

10®  Par  reffetdes  impôts  mis  sur  la  bière,  sur  le  vin,  etc., 
Touvrier  anglais  ne  peut  pas  vivre  à  moins  d'un  shilling  et  demi 
ou  deux  shillings  par  jour.  La  prétention  de  TAngleterre  de 
continuer  à  être  la  fabriemU  de  TEurope  pour  les  étoffes  de 
coton,  la  quincaillerie,  etc.,  etc.,  est  donc  devenue  absurde.  Ud 
ouvrier,  à  Marseille  ou  à  Hambourg,  coûte  deux  tiers  moios 
qu'un  ouvrier  anglais.  La  lutte  a  pu  être  continuée  quelque 
temps  :  1*  parce  que  les  Anglais  ont  inventé  et  employé  des  ma- 
chines^ extrêmement  ingéinieuses  (telle  que  cette  que  j'ai  vue  à 
Manchester  le  7  aoét);  2**  parce  qu'ils  travaillât  avec  beaucoup 
plus  de  soin  et  de  raison;  S*"  parce  quils  travaillent  douiœ  et 
même  quinze  heures  par  jour.  Au  bout  de  quelques  années  de 
cette  vie,  un  ouvrier  devient  une  machine  travaillante. 

11*^  M.  Mackintosh,  le  meilleur  économiste  anglais  vivant, 
prend  le  moyen  pour  la  fin.  Lliomme  n'est  pas  ici-bas  pour  de- 
venir iHche,  mais  pour  devenir  heureux.  Quand  M.  Mamiiiotosii 
rencontre  dans  la  rue  un  homme  riche  qui  bâille,  il  devrait  lai 
donner  un  coup  de  poing;  cet  homme  riche  fait  un  libelle 
contre  le  système  des  économistes  anglais,  d'après  lequel  tout 
homme  qui  est  riche  est  heureux. 

12"*  Je  tr(mve  dans  le  Globe  du  22  jmllet  1826  une  lettre  sur 
la  Corse.  «  Après  avoir  quitté  Ajâccio,  dit  fauteur,  et  traversé 
ce  buisson  de  verdure  nommé  makis ,  qui  s'étend  suf  toute  la 
Corse,  nous  avons  commencé  k  monter  et  nous  sotnmes  trouvés 
au  milieu  de  chàtaignfers ,  qui  sont  ici  d*uné  grosseur  pnMii- 
gieuse  ;  j'en  ai  vu  dont  quatre  hommi^tfaiiniient  pè  embrasser 


r 


LETTRES  A  SES  AMIS.  51 

le  tour.  La  facile  nourrliure  que  cet  arbre  offre  aux  habitants 
.encourage  beaucoup  leur  paresse,  qu'ils  décorent  du  nom  de 
sobriété.  Une  fois  que  le  paysan  corse  a  assez  de  pain  de  châ- 
taigne ou  de  pain  d'orge  pour  son  année,  il  vit  dans  Toisiveté, 
se  promène  sou  fusil  ^ur  Tépaule,  et  se  garde  surtout  de  tra- 
vailla. Le  paysan  corse  forme  un  contraste  parfait  avec  Touvrler 
de  Birmingham  ou  de  Manchester* 

Mon  opinion,  c*est  que  le  Corse  ne  travaille  pas  assez,  mais  je 
le  croîs  plus  heureux  que  F  Anglais.  €e  qui  me  détermine  princi- 
palement en  faveur  du  Corse,  c'est  que  sa  religion  est  infiniment 
moins  malfaisante  que  celle  de  TÂnglais. 

15°  Tout  le  monde  sait  que  lorsque  Henri  VIII  se  sépara  de 
R(mie,  afin  que  le  clergé  n'excitât  pas  ses  sujets  contre  lui,  il  lui 
laissa  des  dîmes  immenses  et  des  terres.  Il  y  a  aujourd'hui  de 
simples  bénéGces  livings,  rapportant  deux  cent  mille  francs  aux 
heureux  fainéants  qui  en  sont  nantis  ;  beaucoup  de  livings  rap~ 
portent  quatre-vingts,  cinquante,  quarante  mille  francs.  La  plu- 
part des  évéques  ont  de  deux  à  ^s  cent  mille  IVancs  de  rente, 
outre  le  pouvoir  de  nommer  leurs  6Is  et  leurs  amis  à  quelques  dou- 
zaines de  livings.  L'archevêque  de  Gantorbéry  a  deux  ou  trois 
millions  de  rente;  l'archevêque  d'York,  Févêque  de  Durham 
sont  cités  pour  leurs  àiormes  revenus  ;  mais  tout  cela  n'est  eU" 
core  qu'un  petit  mal. 

Le  malheureux  ouvrier,  le  paysan  qui  travaille,  n'ont  pour 
eux  que  le  dimanche.  Or  la  religion  des  Anglais  défend  toute 
espèce  de  plaisir  le  dimanche  et  a  réussi  à  rendre  ce  jour  le 
plus  triste  du  monde.  C'est  à  peu  près  le  plus  grand 
mal  qu'une  religion  quelconque  puisse  faire  à  un  peuple 
qui,  les  six  autres  jours  de  la  semaine,  est  écrasé  de  tra- 
vail. Outre  les  cinquante-deux  dimanches,  les  Anglais  ont  trois 
fêtes,  ce  qui  fait  cinquante-cinq  jours,  ou  bien  près  de  deux 
mois,  c'est-à-dire  à  peu  près  le  sixième  de  la  vie.  La  religion 
anglaise,  secondant  un  climat  triste,  pendant  six  mois  de  Tannée, 
et  déeidément  ennemi  de  l'homme  pendant  quatre  mois,  rend 
prefondém^it  triste  la  sixième  partie  de  la  vie  des  malheureux 
qui  la  suivent.  Les  jésuites  sont  bien  loin  de  faire  autant  de  mal 
aux  papistes  les  pluah^étés  par  la  superstition. 


5S  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

14*  Des  lits  ou  des  proteslanu  d'aussi  bonne  foi  que  des  Jé- 
suites pourront  nier  les  faits  rappelés  par  le  paragraphe  précé- 
dent;  les  preuves  arrivent  en  foule  au  voyageur  qui  parcourt 
TAngleterre. 

La  moitié  des  Anglais,  ou  même  un  peu  plus,  est  méêhodiste; 
quoique  payant  la  dîme  au  clergé  établi,  ils  ne  vont  pas  à  leurs 
églises  ei  ont  des  prêtres  à  part,  qu'ils  soutiennent.  La  religion 
méihodUte  rend  le  dimancbe  encore  plus  triste  que  la  religion 
anglicane.  Rompre  le  sabbat,  c -est-à-dire,  aller  à  la  campagne 
le  dimanche,  est  un  des  plus  grands  pécbésaux  yeux  des  mélbo- 
distes.  Le  dimanche  ils  chantent  des  psaumes  fort  bien  (  ainsi 
que  j'en  ai  entendu  à  Windsor  )  ou  lisent  ce  recueil  de  contes 
souvent  atroces  et  d'odes  sublimes,  nommé  la  Bible.  Les  métho- 
distes ont  succédé  aux  puritains,  dont  il  ne  faut  pas  dire  trop 
de  mal,  car  ils  ont  donné  la  liberté  à  rAngleterre. 

15*^  Jusqu'à  Taffranchissement  de  TAmérique,  en  1775,  TAn- 
gleterre  a  été  le  pays  le  plus  libre  du  monde  policé.  Gràee  à  la 
publicité,  ou  liberté  de  la  presse  et  au  jury,  établi  dans  toute  sa 
pureté,  par  M.  Peel,  on  peut  espérer  que  la  liberté  étouffera  peu 
à  peu  et  lentement  l'aristocratie  et  la  superstition.  Probable- 
ment, pendant  un  siècle  ou  deux,  à  moins  de  quelque  accid^t 
favorable,  TAngleterre  continuera  à  être  citée  pv  tous  les  peu- 
ples marchant  à  la  liberté,  mais  plusieurs  avant  cette  ^itoque 
éloignée  seront  plus  libres  qu'elle. 

CXXXIX 

A  MADAVt;  S.,-,  à  éPEBNAT  (mARNE). 

Londres,  le  15  sq)teinbre  1826. 

Aimable  et  bonne  Jules, 

Vous  avez  excusé  mon  silence.  Je  reçus  votre  lettre  si  aima- 
ble au  Havre.  Depuis  j'ai  parcouru  toute  l'Angleterre,  toiqottrs 
affairé  par  la  curiosité,  n'ayant  pas  même  de  plume  pour  vous 
répondre,  n'ayant  presque  pas  le  loisir  de  sentir  le  plaisir  de 


LETTRES  A  SES  AMIS.  85 

vou»  écrire.  Je  ne  voulais  pas  profaoer  la  douce  amitié  que  vous 
m'accordes,  en  vous  écrivaut  une  lettre  d'affaires. 

J'ai  vu  FAngleterre,  pays  où  Ton  m'a  comblé  de  bontés,  mais 
qm  m*a  attristé  par  le  matbeur  de  ses  habitants.  La  religion, 
abominable  ici,  compte  comme  le  plus  grand  péché  de  rompre 
le  sabbat,  c'est-à-dire,  de  s*amuser  un  peu  le  dimanche.  Aller 
66  promener  à  pied,  c'est  rompre  le  sabbat.  Or  il  y  a  cinquante- 
deux  dimanches  :  c'est  le  sixième  de  la  vie.  La  justice  est  im- 
partiale et  admirable  ;  mais  il  n'y  a  de  justice  que  pour  les  ri- 
ches. L'homme  qui  a  un  habit  fin  et  trente  louis  dans  sa  poche 
pour  commencer  un  procès,  si  on  le  veut,  est  l'être  le  plus  libre 
du  monde.  Le  malheureux  qui  vit  de  sa  journée  est  plus  esclave 
qu'à  Maroc.  L'année  dernière  il  y  avait  quatre  mille  cinq  cents 
prisonniers  dans  les  prisons  d'Angleterre,  dont  quinze  cents 
pour  des  délits  de  chasse.  Un  paysan  qui  se  trouve  seul  dans  un 
beis,  après  le  soleil  couché,  peut  être  jeté  eu  prison  pour  un 
an,  car  il  effraye  les  lièvres. 

Bnfin,  aimable  Jules,  dans  les  maisons  de  campagne  où  l'on 
m'a  invité  à  passer  quelques  jours,  j'ai  vu  les  Cemmes  anglaises 
eoBstammeat  traitées  comme  des  êtres  inférieurs*  Leur  grande 
vertu  est  le  dévouements  vertu  des  esclaves.  Je  mérite  presque 
d'être  je  vôtre»  tant  je  me  sens  de  dévouement  p<mr  cette  famille 
si  aimable»  parce  qu'elle  sait  aimer.  J'accepte  votre  offre  avec 
empressement.  Je  ne  sais  quand  des  engagements  antérieurs  me 
laisseront  libre»  peut-être  à  la  fin  d'octobre.  Je  vous  écrirai 
pour  vous  demander  si  vous  serez  chez  vous.  Vous  me  permettrez 
d'être  béte,  simple,  naturel  ;  ne  comptez  pas  sur  un  amuseur, 
je  n'en  ai  pas  le  talent  et  encore  moins  lorsque  j'y  tâche. 

J'espère  que  vous  vous  portez  toutes  aussi  bien  que  vous  le 
méritez.  Présentez,  je  vous  prie»  l'hommage  de  mon  respect  à  la 

meilleure  des  mèr^s.  M.  6 m'en  voudra-t-il  d'écrire  à  sa 

femme  avec  mon  cœur»  au  lieu  de  lui  faire  des  phrases? 

Adieu»  aimable  et  bonne  Jules,  répondez-moi»  n**  10»  rue  Ri* 
eh^nse»  d'où  on  m'enverra  votre  lettre,  et  d'ailleurs  je  repas- 
serai bientôt  en  France.  MHle  respects  à  la  belle  Blanche.  Ai-je 
besoin  de  vous  parler  du  mien  ?  * 

H.  Betls. 


M  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CXL 


A  NABAMB  ...,  A  PAKI8. 


Rome,  le  5  décembre  1S26. 

Je  mourais  d'envie,  madainef  d'armer  dan»  ime  ville  dont  le 
non  p^  me  pennettre  d'user  de  la  pennisûon  que  vous  m'avei 
donnée  de  tous  adresser  des  nouvelles  de  ce  4|ai  se  passe  éa$$ 
le  monde.  Le  grand  monde,  iei|  parait  ebez  M.  de  Montmorency 
el  chei  M.  Demidoff.  M.  de  Monlmorency  fait  les  honneurs  éd 
cbes  lui  avec  une  grâce  vraiment  parfaite^  car  ^e  n'embarrasse 
jamais.  C'est  toujours  une  corvée  que  de  voir  approdier  le  maî- 
tre de  la  maison  dans  une  réunion  de  deux  cents  pm'sonnes; 
chez  ce  duc,  c'est  une  personne  aimable  de  plus,  qui  vimit  se 
joindre  au  groupe.  Il  y  a  trois  ou  quatre  Romaines  de  ta  plus 
grande  beauté  :  mesdames  Dodwell,  prinetesse  Bonacorsi,  etc. 
Ces  dames  ont  tout  à  fait  le  ton  assuné,  décisif,  tranchant,  qui 
était  jadis,  dfiKin,  le  ton  de  la  cour  de  France.  Elles  portent  te 
robes  eitrèmement  décolletées,  et  il  faudrait  être  bien  diffi- 
cile pour  n*étre  pas  fort  reconnaissant  envers  leur  coutorièTC. 
Peignez*vous,  madame,  le  mélange  de  quarante  Tcmmes,  vêtues 
de  celte  manière  et  de  quatorze  cardinaux,  plu»  une  nuëè  de 
prélats,  d'abbés,  etc.  La  minextes  abbés  français  est  vraiment  à 
mourir  de  rire;  ils  ne  savent  que  faire  de  leurs  yeux,  au  milieu 
dotant  de  charmes;  j'en  ai  vu  se  détourner  pour  ncf^pas  tes 
voir  ;  les  abbés  romains  les  regardent  Oxement  avec  une  intré- 
pidité tout  à  fait  louable.  >      . 

Parmi  les  petits  plaisirs  que  peut  donner  la  haute  société,  un 
des  plus  grands  c'est  de  voir  un  cardinal,  en  grand  costume 
rouge,  donner  la  main,  pour  la  présenter  dans  un  salon,  à  une 
jeune  femme  aux  yeux  vifs,  brillants,  étourdis,  voluptueuse  et 
vêtue  comme  je  Vai  dit.  On  passe  trois  heures  ensemble  à  se  re* 


LETtRES  A  SES  AMIS.  85 

garder,  à  circuler,  à  prendre  d^exceilentes  glaces,  el  Ton  se  sé- 
pare pour  se  retrouver  le  lendemain* 

Chez  M.  Demidoff  on  est  assis,  parce  qu'il  dépense  cent  mille 
francs  à  faire  jouer  des  yaudevilles  français  par  une  troupe  d'ac* 
teors  à  lui,  et  pas  trop  mauvais.  Il  y  a  un  homme  de  talent  que 
M.  B connattra  sans  doute;  c'est  un  valet  nommé  Frogers, 

Malgré  les  jolies  robes  de  ces  dames  et  les  admirables  chefs- 
cTœavre  que  l'on  voit  le  matin,  Rome  ne  me  séduit  point  :  je 
m'y  trouve  trop  isolé. 

n  oe  vaut  pas  la  peine,  pour  un  mois,  de  fûre  la  eour  à  tous 
les  ennuyeux  d'une  maison,  pour  tâcher  d'accfocher  nae  place 
de  quatrième  aide  de  camp  auprès  d'une  de  ces  bdles  iènnies. 
h  ne  sais  si  c'est  un  signe  de  vieillesse,  mais  je  me  sens  un  be- 
soin d'inlSmlté  qui,  puisque  on  autre  tU  impossible»  me  fait 
presque  regretter  les  brouillards  de  Paris. 

Ici,  on  voit  à  chaque  coin  de  rue  dès  orange^  dHm  beau 
jaune,  tranchant  sur  une  superbe  verdure,  qui  s'élève  au-dessus 
du  mnr  de  quelque  jardin.  Le  grand  obstacle  aux  courses  du 
malin,  c'est  la  chaleur  d'un  soleil  impitoyable,  qui  brille  dans 
on  cid  pur.  Cependant,  aujourd'hui,  il  pleut  pour  la  première 
bis  depuis  dix  jours.  Ce  n*èst  pas  pour  c^  que  j*ai  l'honneur 
de  vous  écrire  ;  mais  il  faut  être  prudent  avec  une  belle  dame 
française  ;  votre  permission  ne  s'étend  qu'aux  nouvdles  du  grand 
monde  et  il  £allail  Tavoir  entrevu  pour  pouvoir  en  parier.  Si 
vous  avez  la  bonté  de  me  répondre  une  It^ie,  ce  sera  signe  que 
VOQB  ne  trouves  pas  mauvais  que  j'étende  à  Rome  une  permis- 
fiiofi  donnée  pour  Paris.  Est-ce  toujours  au  mois  de  février  que 
▼ous  comptei  ^  revenir? 


56  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CXLI  ,    , 

A  IfOKSIBVR   P Il ,  ▲  PARIS. 

Parts,  le  '23  décembre  i826. 

Il  y  a  beaucoup  plus  d^Oliviers*  qu'on  ne  croit.  Une  femme  que 
vous  Toyec  le  lundi  a  im  Olivier.  Dans  le  charmant  petit  frag- 
ment des  Mémoires  de  taduehesfe  deBrancas,  publiés  par  le  feu 
duc  de  Lauraguais  et  que  de  M...  vous  prêtera,  il  y  a  deux 
Oliviers,  viz  •  : 

M.  de  Maurepas,  ministre,  et  M.  le  marquis  de  la  ToameUe, 
le  premier  mari  de  la  duchesse  de  Chàteauroux.  l'ai  aussi  étu- 
dié Swift  dans  la  Biographie  des  romanciers  par  sir  Walter 
Scott. 

J'ai  pris  le  nom  d'Olivier,  sans  y  songer,  à  cause  du  défi.  J'y 
tiens  parce  que  ce  nom  seul  fait  exposition  et  expositicm  non 
indécente.  Si  je  mettais  Edmond  ou  Paul,  beaucoup  de  gens 
ne  devlneraientpas  le  fait  de  babilanisme  (mot  italien  pour  le  cas 
de  M.  de  Maurepas). 

Je  veux  intéresser  pour  Olivier,  peindre  Olivier.  Le  dénoâ- 
ment  que  vous  proposez  avec  la  "surprise  de  lord  Seymour,  etc., 
vient  bien  d'une  bonne  tète  dramatique  ;  mais,  en  fin  de  compte, 
mon  pauvre  Olivier  est  odieux.  Les  gens  sages  diront  :  Que  dia- 
ble! quand  on  est  babiUm,  on  ne  se  marie  pas.  Olivier  vieia 
gêner  sa  femme  et  lord  Seymour,  etc.;  qu'il  s'en  aille!  bon 
voyage  ! 

Le  babilanisme  rend  timide,  autrement  rien  de  mieux  que  de 
faire  l'aveu.  Ce  mari  du  lundi,  M.  de  Maurepas,  H.  le  marquis 
de  la  Toumelle  l'ont  bien  fait.  M.  de  la  Tournelle  est  mort  dés* 
espéré  et  amoureux  fou  de  sa  femme. 

<  OHvitr  est  le  titre  d*un  roman  de  M.  de  la  Touche,  sur  le  même  sojet 
que  YArmance  de  Beyle.  (R.  G.) 
•  Savoir  : 


LETTRES  A  SES  AMIS.  59 

Je  suis  8ûr  que  beaucoup  de  jeunes  filles  ne  savent  pas  préci- 
sément en  quoi  consiste  le  mariage  physique. 

Je  suis  également  sûr  de  ce  second  cas,  beaucoup  plus  fréquent  : 
L'accomplissement  du  mariage  leur  est  odieux,  pendant  trois  ou 
quatre  ans,  surtout  quand  elles  sont  grandes,  pâles,  élancées, 
douées  d'une  taille  à  la  mode.  H  est  vrai  que  j'ai  copié  Armance 
d'après  la  dame  de  compagnie  de  la  maîtresse  de  M.  de  Strogo- 
noff,  qui,  l'an  passé,  était  toujours  aux  Bouffes. 

J'ai,  comme  vous,  les  plus  grands  scrupules  sur  la  lettre  écrite 
par  le  commandeur.  Mais  il  me  faut  une  petite  cause  pour  arrêter 
l'aveu.  Mon  expérience  m'a  appris  qu'une  fille  pudique  aime 
beaucoup  mieux  mettre  ses  lettres  dans  une  cachette  que  les 
donner  à  son  amant  de  la  main  à  la  main.  On  n'ose  pas  même 
regarder  cet  amant,  quand  on  sait  qu'il  vient  justement  de  lire 
la  lettre  qu'on  lui  a  écrite. 

Malwert  est  le  nom  de  mon  village,  Bannivet  était  le  nom 
de  l'amiral  Caivori  de  François  I".  S'il  eût  fait  race,  Bonnivet  se- 
rait, comme  Montmorency,  à  peu  près  et  mieux  que  Luynes  ou 
Sully. 

Ce  roman  est  trop  erudito,  trop  savant.  A-t*il  assez  de  cha- 
leur pour  faire  veiller  une  jolie  marquise  française  jusqu'à  deux 
heures  du  matin  ?  That  is  the  question.  Voilà  ma  sensati<>n  en 
recevant  votre  lettre.  Madame  d'Aumale  c'est  madame  de  G^*% 
que  j'ai  faite  sage. 

Mais  je  reviens  à  la  question  de  chaleur;  vous  ne  me  dites  rien. 
Est-ce  mauvais  signe?  Si  ce  roman  n'est  pas  de  nature  à  foire 
passer  la  nuit,  à  quoi  bon  le  finir? 
Une  jeune  femme  s'intéressera-t*elle  à  Olivier  ? 
J'ai  à  faire  une  scène  d'amour  ;  Armance  dira  qu'elle  aime. 
Olivier  usurperait  sur  le  caractère  du  comutOf  s'il  se  tuait  à 
cause  de  cet  accident  ;  cela  retomberait  dans  le  Meynau  de 
Misanthropie  et  repentir. 

Le  vrai  babilan  doit  se  tuer  pour  ne  pas  avoir  l'embarras  de 
faire  un  aveu.  Moi  (mais  à  quarante-trois  aus  et  onze  mois)  je 
ferais  un  bel  aveu  ;  on  me  dirait  qu'importe  ?  Je  mènerais  ma 
kame  à  Rome.  Là,  un  beau  paysan,  moyennant  un  sequin,  se 
chargerait  de  me  remplacer  avec  avantage^ 


58  (EUVKES  POSTHUMES  DB  STENDH/LL. 

il«i8  celle  Térilë  en  do  neniredecelleB  qoelapelnlarepv 
du  noir  et  du  blanc,  la  peiiiliiie^  par  rii—finalkm  du  speeu* 
leur,  ne  penl  pas  rendre. 

Que  de  choses  naiea  ipii  sérient  des  nMjrens  de  rarl!  Par 
exemple,  Tamoiir  inspiré  par  on  homme  sans  bras  ni  Jambes, 
coonme  Unilme  caricature  qui  déshonore  toire  bureau. 

Il  me  semble  donc  que  le  bahiUm  ne  doit  {Mis  être  le  c&rmUû,  Le 
frai  beau  comuto  e&i  Emile,  qui  s'est  marié  par  amour  et  estime. 
ÂTca-TOUS  vu  cette  suite  û'Êmile.  Le  Dean  Swift  ne  tgoI»!  pas 
se  mmrier  pour  ne  pas  faire  faven  ;  il  se  maria,  sollicité  par  sa 
mattresse,  mais  jamais  ne  la  tU  en  tète  à  tète,  pas  plus  après 
qu'avant. 

Dans  le  salon  d'un  comte,  pair  de  France,  noble  en  1500,  ei 
iùti  riche,  j*ai  froid  près  de  la  fenêtre  quand  !1  y  a  vent  du  nord. 
Votre  objection  provient  de  la  vérité  probable,  mon  asseifirâ  de 
Vétudedelanature, 

Votre  objecUon  serait  par&itê  en  Angleterre.     , 

J*ai  relu  votre  lettre.  QommI  même  Armance,  dememrant  coo- 
jugalement  avec  Olivier,  à  Marseille,  serait  éKmnée  : 

1®  Bile  Tadore  et  se  contente  de  peu  ; 

S*  Par  timidité,  par  pudeur  féroiniDe,  elle  n'oserait  rien  dire. 

Hais  Tamour  seul  suffit  pour  tout  expliquer. 

Le  genre  de  peinture  dont  je  me  sers,  le  genre  noir  sur  du 
blanc,  ne  me  permet  pas  de  suivre  la  vérité.  En  2826,  gî  la  citi* 
Hsatton  continue  et  que  je  revienne  dans  la  rue  Duphot,  je  n* 
conterai  comment  Olivier  se  tira  d'affaire. 

Quand  on  est  songe-creux,  homme  d'esprit,  élève  de  Técole 
polytechnique,  comme  Olivier,  voilà  ce  qu'on  fait. 

Il  faut  que  vous  sachiez  qu'il  passait  sa  vie  chez  les  filles; 
c'est  ce  que  j'ai  cherché  à  indiquer  modestement:  Ârmancelui 
conte  cette  calomnie  que  l'on  fait  sur  son  compte.' 

Mais,  pour  Dieu  !  répondez-moi  sur  Tarticle  chaleur.  Gardez 
ma  lettre,  nous  en  reparlerons  peut-être  en  1828. 

Comte  de  Ghadetelle. 


LETTftES  A  SRS  AHIS.  59 


CXLII 

■ 

A  MOU  SIEUR  LE  BARON  DE  M ,  A  PARIS. 

Florence,  le  19  novembre  1827. 

«  Sartottti  quand  tous  écrirez  à  M.  de  M«..,  ne  manques  pas 
de  lui  dire  combien  nous  pensons  à  lui  ;  il  venait  soutent  passer 
Tavant-soirée  avec  nous,  à  Paris»  » 

Voilà  ce  que  me  disait  hier  madame  de  Lam. 

Rien  de  plus  magnifique  quelesbals  qne  nous  donne  le  prince 
fkffghèse;  il  a  trente-cinq  salons  de  plain-pied,  meublé»  avec 
une  fin^heur  et  un  goût  que  rien  ne  surpasse.  Il  y  avait  bien 
quatre-vingts  Anglaises  à  la  dernière  soirée  dansante,  et  trois 
Ilaliemies,  mesdames  Roccella!,  toujours  sémillante  et  char- 
mante, et  Nencini,  encore,  et 

Ce  que  j'ai  eu  de  mieux,  depuis  que  je  vous  ai  quitté,  c'est 
nue  navigation  de  douze  jours,  sans  mal  de  cœur.  J'ai  vu  Porto- 
Ferrajo  pendant  deux  jours,  Gapo  d'Anzo,  etc.  J'ai  passé  dix 
jours  en  pension  chez  un  paysan  de  Gasamiccia,  dans  File 
d'Ischia  ;  c'est  une  idée  que  je  dois  à  G^  ;  remerciez-l'en  de  ma 
part  ;  c'est  délicieux.  Tous  les  matins  j'allais  à  Furia  ou  à  Iscbia, 
à  ftue.  —  J'ai  passé  un  mois  à  Naples  et  trois  semaines  à  Rome. 
M.  de  Laval  a  été  parfait  pour  mot. 

Remerciez  M.  D.  du  plaisir  que  m'ont  fait  ses  deux  articles 
8Qr  M.  Hanzonî  ;  j'ai  connu  ledit  grand  poète  à  Gènes.  —Figu- 
rez-vous un  marquis  fort  riche,  Gian  Carlo,  c'est  ainsi  qu'on 
l'appelle,  qui  a  la  plus  jolie  villa  de  Gènes,  sur  le  rempart  du 
Nord.  Là,  chaque  $oir,  le  marquis  di  Negro  reçoit  tout  ce  qu'il  y 
a  de  distingué;  c'est  comme  la  société  de  M.  D.,  plus  des  fem- 
nies.  Le  5  août,  par  une  chaleur  étouffonte,  il  nous  a  fiait  dtner 

'  L'aUnaMc  et  spirituel  M.  di  Fîofe,  dé  NapIeS;  fixé  k  Paris  depuis 
1800.  (B.C.) 


m  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

dans  une  groile  de  son  jardin,  de  laquelle  on  volt  la  mer,  la  e6ie 
deSaranno,  etc.  H.  Tabbé  GaliafB  y  fat  charmant,  quoique  poète 
latin;  il  improvisa  à  table  une  éplgranmie  contre  les  Anglaises. 

A  propos  d^improvisateur,  les  gens  d'Arezzo  font  des  nûra^ 
clés  pour  M.  Sgricci,  qui  a  dit  une  tragédie  intitulée  Cmpo,  ce 
qui  ne  veut  pas  dire  le  Crispin,  mais  un  parent  de  Constantin,  et 

ensuite  Tieste.  Ce  vénérable est  eiécré  par  jalousie,  à 

Florence. 

L'église  de  Saint-François  de  Paule,  à  Naples,  de  M.  Blanchi 
n'est  qu'une  pauvreté  ;  c'est  la  Bot<mda  (le  Panthéon)  de  Rome, 
plus  les  deux  colonnades  du  Bemin,  devant  Saint-Pierre.  Les 
maisons  de  Pizzo  Falcone,  qui  paraissent  derrière,  sont  plus 
hautes  que  S.  Francesco  et  l'écrasent. 

Un  nouveau  composi,  Peniam,  a  eu  beaucoup  de  succis  à 
Florence  et  à  livourne;  peut-être  est-ce  un  suceessaur  pour 
Rossini.  La  plus  belle  chose,  en  fait  d'arts,  a  été  une  éniptioB 
du  Vésuve,  à  la  fin  de  YUUimo  giamo  diPompêî:  c'est  une  dé* 
eoration  de  Sanquirico  ;  on  m'a  conté  cela,  je  ne  l'ai  pas  vu. 

Joseph  Ghaerin. 


GXLUI 

A  MOKSIEUa  S...  S...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  6  décembre  i8i7. 

Voici,  mon  cher  ami,  le  résumé  de  notre  situation  politique. 
Excusez  l'âpreté  que  vous  pourrez  remarquer  de  temps  en 
temps  dans  mon  langage;  je  n'ai  pas  trouvé  d'autres  exprès* 
sions  pour  être  toujours  clair  et  rigoureusement  exact. 

La  plupart  des  personnes  qui  entreprennent  de  tracer  un  ta- 
bleau moral  ou  politique  de  la  France  se  hâtent  de  présenter 
des  conclusions  générales  bien  tranchées.  J'ai  cru  plus  instructif 
et  surtout  pUis  intéressant  pour  le  lecteur,  de  donner  le  plus  de 
faits  possible:  seulement,  comme  souvent  les  faits  narrés  avec 


LETTRES  X  SES  AMIS.  61 

les  déCails  nécessaires  pour  leur  laisser  ieilr  physionomie  eus- 
sent occupé  trop  de  place,  je  me  sois  contenté  de  rappeler  le 
fait,  en  indiquant  le  document  où  on  pourra  le  rencontrer  ^ 
Voici  donc  les  traits  principaux  de  la  position  actuelle  de  la 
France,  circonstances  qui  auront  certainement  la  plus  grande 
influence  sur  la  France  d'abord,  et,  par  elle,  sur  TEurope;  ear, 
dans  la  guerre  générale  que  tous  les  peuples  ont  déclarée  à  tous 
les  rois,  pour  en  obtenir  des  constitutions,  le  parti  que  prendra 
la  France,  la  conversation  et  la  aillera ture  de  Paris  seront  tou- 
jours décisifs  en  Europe. 

Un  roi  incapable  de  lier  ensemble  deux  idées,  vieux  libertin 
usé  par  une  jeunesse  très-orageuse,  non  exempte  de  lâchetés 
et  même  de  friponneries,  adorant  les  principes  ultra,  ayant  le 
mépris  le  plus  sincère  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  noblesse  de 
eour,  mais  ipie  la  peur  force  à  courtiser  bassement  le  peuple, 
06  pensant  pas,  parce  que  les  organes  sont  usés,  les  trois  quarts 
de  la  journée,  et  alors  assez  bon  homme,  n*ayant  surtout  rien 
de  rhypocrisie  de  son  firère  *.  Tant  qu'il  aura  peur,  Charles  X 
coDseryera  les  apparences  de  Ja  justice  et  une  sorte  de  fidélité 
i  la  Charte.  Par  faiblesse,  il  ne  fera  rien  sans  consulter  son  fils. 

Un  dauphin  sans  éducation,  d'une  incroyable  ignorance,  mais 
fort  honnête  homme,  mtoie  honnête  homme  jusqu'à  Vhéroisme, 
si  Ton  considère  que,  jusqu'à  trente-six  ans,  il  a  vécu  dans  sa 
petite  cour  composée  des  hommes  les  plus  bétes  de  l'Europe, 
et  dont  l'unique  occupation  était  de  calomnier  le  peuple  français 
et  la  Révolution.  Ce  prince  est  parfaitement  raisonnable;  son 
estime  pour  MM.  Portai  et  Roy  est  un  fait  notoire.  Son  adminis- 
iration,  si  jamais  il  règne,  sera  dans  la  couleur  qu'on  appelle,  à 
Paris,  eenire  droit*  U  tiendra  de  bonne  foi  à  ses  serments,  s'il 
ea  fiut  jamais.  Sous  ce  rapport,  sa  piété  sincère  sera  utile  à  la 
France.  H  a  de  Téloignement  pour  les  scandales  ;  malheureu- 
senient,  il  tremble  devant  son  père.  La  même  raison  solide 

'  On  ]>6orrait  supposer,  d'après  ces  lignes,  que  Beyle  s^était  occtopé  d*iui 
ln?ail  plas  considérable  sur  le  même  sujet  ;  il  n'a  pas  été  retrouvé  dans 
Kspapiers.  (R.G.) 

*  Louis  XVllI. 


(^  ŒUVRES  t^OSTUUMES  DB  STENDUiL. 

caractérise  la  condoîleet  la  conversation  de  sa  fiemme,  UmU^ère 
d^avoir  pour  mail  un  guerrier  illustre^.  Malheureusement,  la 
daophine  a  une  tète  étroite;  elle  voit  peu  de  choses  à  bfois; 
les  circonstances  les  plus  frappantes  dans  les  faits,  elle  ne  les 
voit  pas  d'elle-même  ;  elle  a  besoin  qu'on  les  lui  fasse  apercevw, 
et  encore  son  esprit  ne  peut  les  saisir  qu'une  à  une.  Mais  quand, 
enfin,  elle  a  conçu  une  idée,  elle  y  tient  pour  toujours.  Elle 
déplore  quelquefois  que  la  haute  noblesse  ait  si  peu  d'esprit  et 
de  courage,  et  qu'il  foille  toujours  et  pour  tout  avoir  recoiffs 
au  tiers  état.  EUe  rappelle  le  trait  de  M.  le  vicomte  d\.., 
lieutenant  général  depuis  longtemps  et  qui,  à  Bordeaux,  ea 
18i4,  refusa,  parlante  h  princesse  elle-même,  d'aller  pren- 
dre le  commandement  d'un  fort,  où  il  aurait  pu  être  exposé 
à  voir  l'ennemi.  Madame  la  dauphine  déplore  pareillemeot 
la  bêtise  incroyable  de  M«  le  duc  M....  Les  ^cès  du  parti  oMn 
que  le  dauphin  a  vu  en  Espagne  ont  fait  sur  lui  l'effet  que 
Vilote  ivre  prodalsadt  sur  le  jeune  Spartiate. 

Le  duc  d'Orléans,  homme  fin,  rusé,  assex  avare»  possède  od 
grand  fonds  de  raison  ;  son  adminIstratioD  comme  régent  pen- 
dant la  minorité  du  duc  de  Bordeaux,  serait  centre  gauche.  D  a 
de  Téloignement  pour  le  parti  ultra  du  faubourg  9aint*6emiain, 
qui,  encore  aujourd'lmii  rappelle  jacobin.  Son  esprit  a  tonte  la 
tournure  d'un  pair  anglais  wÂt^trèsHBodéré.  Il  aime  la  noblesse 
et  a  de  Téloignement  pour  le  tiers  état.  Il  a  du  goét  poorle 
système  de  la  bascule  entre  les  deux  partis,  entre  les  blana  et 
les  bleus. 

Tout  ce  qui  a  fe  temps  de  penser  en  France^  tout  ce  qni  a 
Quatre  mille  firancs  de  rente  en  pmvinee,  et  six  mille  francs  à 
Paris»  est  ceMre  gauche.  On  veut  l'exécutioD  de  la  Charte  safis 
secousse,  une  matche  lente  et  phidente  vers  le  bien;  qaesll^ 
tout  le  gouvernement  se  mêle  le  moins  possible  du  comniMce, 
de  rindustriej  de  l'agriculture;  qu'il  se  borne  à  faire  adminis^r 
la  justice  et  à  faire  arrêter  les  voleurs  par  ses  gendânnesi 
L'iaimense  msjdrité  des  gens  dont  }e  parle  en  ce  nioment 

^  Cê  fui  au  âiget  de  sa  campagne  d'Espace,  es  avril  1M3,  qu'on  jeti 
ce  ridicule  ènr  le  dUc  d'Angoulémê.  (R.  G.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  63 

espère  beaucoup  en  Louis  XIXS  et  regarde  le  gouvernenieiil  de 
Charles  X  comme  un  mal  nécessaire.  On  s'attend  à  voir  Charles  X 
se  déclarer  contre  la  Charte,  du  moment  qu'il  n'aura  plus  peur. 
H  smiflîre  que  le  clergé  commette  tous  les  excès.  Les  gens  dont 
je  parie>  tout  en  avouant  que  M.  de  Villèle  n*a  d'autre  objet  que 
de  conserver  sa  place*,  lui  sont  attachés  comme  le  moindre  mal 
aa<|ael  on  puisse  s'attendre  sous  un  tel  prince.  On  désire  que 
M.  de  Villèle  tienne,  parce  qu  on  a  une  peur  affk-euse  du  suc- 
cesseur que  la  cabale  Jésuitique  peut  lui  donner. 

Tout  ce  qui  est  paysan»  petit  négociant,  jouit  des  fruits  de  la 
Révolution.  Pour  ces  geos-là,  la  partie  est  gagnée,  et  complè- 
tement gagnée  depuis  i79@.  Quand  les  libéraux  de  la  classe  que 
je  viens  de  peindre  veulent  alarmer  les  paysans,  ceux-ci  les 
croient  fous  r  c  II  y  a  bien  ces  coquins  de  p. . . ,  »  disent  les  paysaps 
quand  on  a  su  leur  inspirer  de  la  confiance  ou  que,  le  dimanche 
après  dîner,  ils  sont  gris,  «  mais  un  joiur  ou  Tautre  nous  leur 
dooaerons  le  tour  (nous  lea  tuerons).  » 


dXLlV 

ir  NÂDANJS  J...,   A   mBNAY   (.MAB^li). 

Paris,  le  6  août  182^. 

Vous  avet  bled  jUgéde  mon  cœur^  chère  et  aimséle  Jules.  Je 
défie  personne  d'avoir  été  plus  sensible  que  moi  à  votre  bonheur. 
Savais  été  profondément  affligé  de  vous  voir  désespérer  lors  de 
votre  à^^i.  Depuis,  votre  petite  sœur  que  j'ai  rencontrée  en 
omnibus,  m'avait  dit  que  rien  n'allait  mieux.  Vous  voyeiÉ-que 
cette  bonne  nouvelle  a  eu  pour  moi  toutes  les  grâces  de  l'inl- 
prévu.  J'ai  lu  votre  lettre  hier  soir,  en  arrivant  de  la  campagne; 

*  Telle  était  alors  Vofinion  à  Tégard  du  duc  d'Angouléme.  (R.  C.) 

*  M.  de  Villèle  était  préâdent  du  conseil  et  ministre  des  finances.  [R.G.  ] 


6«  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

j^éiais  si  tnmsporlé  que  je  Q^ai  pas  osé  vous  écrire,  isakUre  au- 
rait eu  Taîr  de  celle  d'un  amant. 

Ne  manquei  pas,  je  vous  en  prie,  de  m'annoncer  votre  arrivée 
à  SaÎDl-Deois;  j'irai  bien  vite  vous  voir;  nons  coorrons  easem- 
ble  les  bois  d'Andilly.  Ils  sont  toujours  pour  moi  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  aux  environs  de  Paris.  » 

A  propos,  il  y  a  un  an,  le  libraire  vous  a-t«il  envoyé  un  roman 
qui  s'appelle  Àrmance?  G*est  Tbistoire  d^un  monteur  qui  res- 
semble à  H.  de  G....  Ce  n^est  pas  à  dire  qu^il  soit  d^uté.   . 

Ce  pauvre  général  G...  se  meurt  toujours,  mais  ce  n^est  phis 
de  la  poitrine,  c'est  des  entrailles.  Grozet  a  la  goutte.  A<bea, 
aimable  Jules,  bien  des  compliments  à  M.  6...  et  des  respects  à 
madame  voire  mère. 

Vous  savez  que  la  grosse  madame  de  P...  accompagne  une 
petite  princesse  S  que  j'aime  à  la  folie.  Ce  sont  les  gardes 
d'honneur  à  cheval  qui  aiment  madame  de  P...;  ei  comme 
elle  est  plus  corsée  que  la  duchesse,  ces  provinciaux  la  pren- 
nent pour  la  princesse,  et  partent  de  là  pour  se  croire  aûiés  à 
Tauguste  famille  des  Bourbons.  La  vertueuse  duchesse  de  R... 
sèche  de  dépit  et  de  vertu. 

Si  madame  la  comtesse  de  T...  se  souvient  de  moi,  présentes- 
lui  les  hommages  les  plus  respectueux,  et  vous,  madame, 
comptez  à  jamais  sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  tendre  et  de  plus  dé- 
voué dans  rame  d'un  philosophe  de  quarante-cinq  ans. 

71,  rue  Richelieu. 


CXLV 

A  MONSIEUR  •..,  A  LONDRES. 

Paris,  le  15  janvier  1829. 

Les  Mémoires  de  M.  Fauche-Borel,  imprimeur  à  Neuchâlel, 
en  Suisse,  et  pendant  vingt  ans  espion  employé  par  les  Bour- 

*  Madame  la  duchesse  de  Berri. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  65 

bons,  obtieunenl  un  succès  de  scandale,  il  est  inoai  que  les 
ministres  de  la  iamille  régnante  n'aient  pas  acheté  le  manuscrit 
de  cet  agent  indiscret. 

Il  dit  ce  que  beaucoup  de  personnes  savaient  déjà,  que,  lorsque 
Bonaparte  s'empara  du  pouvoir  au  18  brumaire,  la  France  était 
vendue  aux  Bourbons,  par  le  directeur  Barras,  moyennant  une 
somme  de  douze  millions  de  francs. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  dans  les  Mémoires  de  M.  Faucbe* 
Borel,  c'est  lui-même.  Quel  intérêt  a  pu  engager  un  imprimeur 
ricbe,  sujet  du  roi  de  Prusse,  et  ayant  une  bonne  maison  à  Neuf* 
cbâtel,  à  s'exposer  aux  plus  grands  dangers,  pour  l'intérêt  de 
princes  malheureux,  dont  jamais  il  n'avait  été  le  sujet?  Ce  pro- 
blème a  occupé  la  malice  des  Parisiens,  et  voici  ce  qu'ils  ont  dé- 
couvert : 

Quelques  émigrés  fort  malheureux  passèrent  par  Neufchfttel  ; 
ils  furent  accueillis  par  MM.  Fapche,  riches  imprimeurs,  avec 
une  humanité  parfaite.  Ces  émigrés  s'avancèrent  en  Suisse,  mais 
ils  signalèrent  la  maison  Fauche  à  leurs  amis  pauvres ,  comme 
une  ressource  assurée.  Ces  émigrés,  quoique  fort  malheureux  en 
apparence,  étaient  rieurs;  ils  trouvèrent  un  peu  lourdes  Ici 
manières  des  riches  imprimeurs  deNeufchâtel.  Ces  braves  gens, 
si  charitables,  n'étaient  pas  sans  vanilé  ;  quelques  émigrés  eu 
proOtèreut  pour  persuader  à  M.  Fauche-Borel  que  tes  services 
qu'il  rendait  à  la  bonne  cause  étaient  si  grands,  qu'aussitôt  que 
le  roi  serait  rentré  en  France,  si  lui  Fauche-Borel  voulait  venir 
s'établir  à  Paris ,  il  serait  fait  prévôt  des  marchands  el,  par  la , 
suite,  cordon  bleu.  Personne,  alors,  ne  doutait,  eu  Suisse,  du  pro- 
chain rétablissement  de  l'autorité  absolue  en  France.  La  pers- 
pective du  cordon  bleu  avait  compléienient  tourné  la  tête  à 
M.  Fauche-fiorel;  de  là,  les  entreprises  héroïques  de  celui  qui 
publie  ses  Mémoires. 

Dans  Thiver  de  1814,  M.  Fauche-Borel  partit  en  poste  de  Neuf- 
chàtel,  pour  venir  recevoir  à  Paris  la  récompense  de  son  dévoue- 
ment héroïque  ;  il  voyageait  par  un  temps  très-ft'oid  avec  M.  le 
marquis  de  La  H...  S  un  des  émigrés  protégés  par  sa  famille. 

*  Mort  en  1827,  à  Lyon,  d'une  alUque  d'apoplexie  ,  il  Tenait  de  Ho- 
II.  4 


66  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

L*émigré,  toujours  rieur,  se  mit  à  parler  avec  gaieté  ies 
aiiuées  qu'il  avait  passées  à  Neufchàtel  :  e  Ou  dioalt  fort  bien 
ches  vous,  mon  cher  Fauche,  et  l'amour  se  chargeait  de  me  con- 
soler de  mes  chagrûis,  »  dit-il  tout  à  coup.  A  ces  mots,  la  fi- 
gure du  Fauche  se  couvre  d^un  nuage«  t  J*entends,  monsieur  le 
marquis,  répondit-il  presque  sérieusement;  vous  vouliez  bien 
faire  la  cour  à  quelque  petite  fiUe  de  la  campagne.  »  Ce  mot 
pique  la  vanité  du  Français.  «  Qu'entendezvous  par  petite  fiUe, 
mon  cher  Fauche?  C'était  parbleu  bien  une  de  vos  dames  de 
Neufchàtel  et  des  plus  huppées  encore  ;  si  la  pauvre  femme  n  é- 
tait  pas  morte  depuis  peu,  je  vous  le  ferais  dire  par  elle-méffle. 
— -  Cessez  celte  plaisanterie,  monsieur  le  marquis,  dit  le  bour- 
geois fâche,  je  ne  puis  croire  un  mot  de  tout  ce  que  vous  dites. 
—  Parbleu,  mon  cher  ami,  reprend  Témigré,  cela  s'est  cepen- 
dant passé  sous  vos  yeux  ;  car,  puisque  vous  me  poussez  à  bout, 
je  vous  avouerai  qu'il  s'agit  de  votre  belle^sœur,  madame  Fau- 
che-Borel.  ^  Monsieur  le  marquis,  reprend  Fauche  furieux, 
vous  allez  me  rendre  raison  d'une  telle  calomnie  déversée  sur 
la  famille  qui,  pendant  dix  ans,  vous  a  donné  à  dtner  ;  nous  avons 
nos  épées  et  le  postillon  nous  servira  de  témoin.  »  Ceci  se  pas- 
sait dans  les  gorges  du  Jura,  près  de  Besançon.  Fauche-Bord,  fo- 
rieux,  saute  de  la  chaise  sur  la  route,  en  s'écriant  :  <  Allons, 
monsieur  le  marquis,  venez  me  rendre  raison  !  »  Le  marquis  se 
moque  de  lui  et  cherche  à  le  calmer.  «  Quand  vous  me  tueriez, 
mon  cher  Fauche,  cela  n'empêcherait  pas  madame  votre  belle- 
sœur  d'avoir  été  la  plus  tendre  des  femmes,  et,  d'ailleurs,  ma 
mort  priverait  ses  enfants  ^  de  ma  protection  qui,  assurément 
leur  est  bien  acquise.  »  À  ces  propos,  la  colère  du  Fauche  re- 
double* L'émigré)  désespérant  de  le  ramener  à  la  raison^  cherche 
dans  la  voiture,  lui  jette  son  portemanteau  sur  la  route  couverte 
de  neige,  ordonne  au  postillon  de  prendre  le  galop  et  plante  là 
le  pauvre  Fauche ^  l'épée  à  la  main  et  sa  valise  à  ses  pieds.  Le 
bon  imprimeur  put  faire  des  réflexions  sur  l'inégalité  des  con- 
ditions. 

reoce,  où  il  était  chargé  d'affaku,  accrédité  par  le  goiiverneiueat  fr<iii« 
$«is.  (H.  B.) 
*  Les  quatre  derniers  sont  de  lui.  (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  m 


CXLVI 

À  MABAmE  9...,  A  FARIS. 

Paris..,  1829. 


Femmes  !  femmes!  vous  êtes  bien  toujours  les  mêmes  ;  mais 
vous  seriez  moins  aimables,  peut-être,  et  certainement  moins 
aimées  si  vous  aviez  plus  de  raison. 

Queljour  età  quelle  heure  serez -vous  rue  Saint-Florentin? 

Quand  madame  Clémentine  viendra-t-elle  vous  voir? 

Quel  jour  et  à  quelle  heure  irez-vous  la  voir? 

Voilà  les  détails  administratifs  de  Tamitié.  A  tout  hasard,  de- 
inaîn  dimanche,  vers  les  huit  heures  du  soir,  je  tenterai  la.  for* 
tune  rue  Saint-Florentin. 

Présentez,  je  vous  prie,  tous  mes  respects  à  madame  Clémen- 
tine; je  brûle  d'être  un  anctea  ami  ^e  trois  ou  quatre  ans;  on 
ose  alors  se  dispenser  quelquefois  un  peu.de  la  cérémonie. 
C'est  à  cause  de  ce  mçt  que  je  voudrais  pass^  ma  vie  à  Rome  et 
non  à  Paris. 

Soyez  heureuse.  Que  ne  puis^je  contribuera  votre  boiAenr  ! 

IiE  Lé0PARD« 


CXLVII 

A   MADAME    J...,    A   SAINT-DENfS. 

Paris  (jeudi),  1829. 


Hélas  i  je  suis  tombé  dans  une  paresse  immense  et  telle,  que 
si  je  ne  vous  écris  pas  dans  le  premier  moment  de  plaisir  que 
me  donne  votre  lettre,  elle  ira  prendre  place  avec  huit  ou  dix 


es  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

devoirs  pressante  qui  attendent  depuis  un  mois.  Je  finis  un  grand 
ouvrage  en  trois  volumes.  Je  vous  écris  sur  le  papier  du  livre. 
J*ai  tant  de  choses  é  faire,  que  je  n*ai  pas  même  pris  du  papier 
à  lettre  dans  la  boutique  voisine.  Ainsi  le  manuscrit  est  dans 
mon  secrétaire,  sain  et  sauf  et  non  lu  :  je  le  lirai  un  de  ces  soirs. 

Ah!  que  je  plains  M.  6...!  mais  que  je  le  félicite  d'avoir  une 
bonne  femme,  non  affectée  pour  le  soigner  !  J'espère  qu'il  évitera 
*  ce  maudit  froid  :  c'est  lui  qui  donne  les  névralgies.  On  appelle 
ainsi  à  Paris  ces  douleurs  atroces  et  subite^.  Quand  on  n'est  pas 
trop  mal,  on  se  guérit  toujours  ici  ;  mais  peut-être  pas  à  Saint- 
Denis,  avec  de  Yhuile  camphrée  ;  j'ai  vu  ses  bons  effets. 

Vous  savez,  si  vous  vous  en  souvenez,  que  je  n'ai  jamais 
goûté  la  société  des  hommes.  Je  sais  que  notre  liberté  s'aug- 
mentera d'un  centième  tous  les  ans  et  aura  doublé  en  19S9. 
Gela  cru,  rien  d'ennuyeux  comme  les  discussions  politiques,  et 
les  trois  quarts  ne  sont  pas  de  bonne  foi.  Tout  ce  grand  raisoD- 
nement  est  pour  vous  prouver  combien  je  suis  sensible  au  sou- 
venir de  madame  de  T...  Notre  chambre  voulant  aigîr  en  douceur, 
la  politique  est  bien  plus  ennuyeuse  qu'il  y  a  un  an. 

Les  députés  médiocres,  qui,  par  bêtise,  sont  modérés,  se  li- 
guent contre  Benjamin  Constant  et  autres  gens  d'esprit.  Les  gens 
d*esprlt  n'ayant  pas  de  caractère  sont  en  colère  de  voir  que  la 
pièce  marche  et  marche  bien  sans  qu'ils  aient  un  r5le  brûlant. 

M.  le  dauphin  dit  qu'à  l'avenir  il  ne  faut  pas  payer  les  charges 
de  cour.  La  pauvre  royauté  tombera  plus  vite  à  n'être  qu'une 
présidence^  comme  à  Washington. 

On  est  irrité  des  coups  de  canon  anglais  contre  Saldàna;  c'est 
une  grande  infamie  ;  les  Anglais  en  ont  le  privilège.  Du  temps 
de  la  terreur,  nous  étions  en  colère,  mais  de  sang- froid...  Ttle 
Sainte-Hélène,  les  pontons  et  ces  coups  de  canon! 

Si  le  temps  devient  honnête,  je  vous  écrirai  quatre  ou  cinq 
jours  à  l'avance  pour  avoir  réponse,  si  vous  avez  mieux  à  faire, 
et  j*irai  vous  demander  à  dtner.  Si  vous  faites  des  façons,  je 
vous  bouderai  un  mois.  Vous  voyez,  aimable  Jules,  que  moi  je 
ne  fais  pas  de  façons.  M.  Victor  Hugo  n'est  pas  un  homme  ordi- 
naire, mais  il  veut  être  extraordinaire,  et  les  Orientales  m'en- 
nuient; el  vous?  —  Arrangez-vous  pour  voir  le  Mariage  secret 


LETTRES  A  SES  AMIS.  69 

de  Scribe.  Il  mérite  les  ceot  viagt-deux  mille  francs  qu'ila  ga- 
gnés celte  année.  Le  Mariage  secret  n'est  pas  le  titre,  mais  le 
SHJet  de  cet  admirable  petit  drame  qui  tord  le  cœur.  On  parlait 
beaucoup,  bier  soir,  du  Registre  de  M.  Delavau,  qu'on  lui  a  volé 
et  qu'on  imprime.  -*  Le  faubourg  Saint-Germain  est  au  déses- 
poir d)e  ce  que  M.  Etienne  rédige  l'adresse.  On  disait  de  TAca- 
démie,  mais  vous  le  savez  déjà,  qu'elle  avait  le  bec  dans  Veau^ 
à  cause  de  l'aventure  de  M.  Âuger.  —  Savez-vous  qu'il  est  ter-» 
rible  de  donner  des  nouvelles  qu'on  sait  déjà?  Il  faut  être  le  seul 
correspondant,  encore  plus  que  le  seul  amant.  Communiquez 
cette  belle  pensée  à  la  femme  aimable  qui  daigne  se  souvenir  de 
votre  ami  Gottonet. 


CXLVIJI 

A  M.  R.  C...,  A  VERSAILLES. 

Paris,  le  24  août  18*29. 

Malgré  de  petits  retards  à  Fimprimerie  et  quelques  anicro- 
ches pour  la  copie,  les  Prmnenades  *  marcbent  et  arriveront 
dans  la  boutique  de  M.  Delaunay,  au  Palais-Royal,  probablement 
en  même  temps  que  toi  à  Paris. 

On  m'a  beaucoup  fait  causer  ce  soir  sur  lord  Byron;  il  n'est 
que  minuit,  le  sommeil  ne  s'aimonçant  nullement;  lu  auras 
l'analyse  de  mon  éternel  bavardage. 

SOUVENIRS  SUR  LQRGf  BYRON. 

Je  puis  parler,  car  tous  les  amis  que  je  vais  nommer  sont 
morts  ou  dans  les  fers.  Mes  paroles  ne  pourront  nuire  aux  pri- 
sonniers, et,  dans  le  fait,  rien  de  ce  qui  est  vrai  ne  peut  nuire 
à  ces  âmes  nobles  et  courageuses.    « 

*  On  imprimait  alors  ses  Promenades  dans  Home.  (R.  C.) 


70     ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Je  ne  crains  pas  non  plus  les  reproches  de  mes  amîs  morts. 
Pressés  depuis  longtemps  par  le  dur  oubli  qui  suit  la  mort,  ce 
désir  si  naturel  à  rhomme,  de  n*étre  pas  ouUié  par  le  mond$ 
des  vivanUf  leur  ferait  prêter  rorelHe  avec  plaisir  à  la  iroix  de 
Tami  qui  ya  prononcer  leur  nom.  Pour  être  digne  d'eux,  la  voix 
de  cet  ami  ne  dira  rien  de  faux,  rlea  d'exagéré  le  moins  du 
monde. 

M.  le  marquis  de  Brème,  seigneur  piémontais,  lorl  riche  et 
fort  noble,  et  qui,  peut-être  vit  encore,  avait  été  ministre  de 
rintérieur  à  Milan  pendant  que  Napoléon  était  roi  dltalie.  Après 
1814,  M.  de  Brème  avait  trouvé  le  métier  de  girouette  indigoe 
de  sa  naissance;  il  s'était  retiré  dans  ses  terres,  laissant  son 
palais  de  Milan  à  un  de  ses  fils  cadets,  tnonsignor  Ludovic  de 
Brème. 

C'était  un  jeune  homme  d'une  taille  fort  élevée  et  fort  maigre, 
souffrant  déjà  de  la  maladie  de  poitrine  qui  Va  mis  au  tombeau 
peu  d'années  après.  On  l'appelait  monsignore,  parce  qu'il  avait 
été  aumônier  du  roi  d'Italie,  dont  son  père  était  ministre  de  l'io- 
térieur  ;  il  avait  refusé  Tévèché  de  Mantoue  dans  le  temps  du 
crédit  de  sa  famille.  M.  Louis  de  Brème  avait  beaucoup  de  hau^ 
teur,  d'instruction  et  de  politesse.  Sa  figure  élancée  et  triste 
ressemblait  à  ces  statues  de  marbre  blanc  que  Ton  trouve  en 
Italie  sur  les  tombeaux  du  onzième  siècle.  Il  me  semble  toujours 
le  voir  montant  l'immense  escalier  du  vieux  palais  sombre  et 
magnifique  dont  son  père  lui  avait  laissé  l'usage. 

Un  jour  monseigneur  de  Brème  eut  l'idée  de  se  faire  conduire 
chez  moi  par  M.  Guasco,  jeune  libéral,  rempli  d'esprit.  Conuue 
je  n'avais  ni  palais  ni  titre,  je  m'étais  refusé  à  aller  voir  H.  de 
Brème.  Je  fus  si  content  du  ton  noble  et  poli  qui  régnait  dans 
sa  société,  qu'en  peu  de  jours  la  connaissance  devint  intime. 
M.  de  Brème  était  ami  fou  de  madame  de  Staël,  et,  plus  tard, 
nous  nous  sommes  brouillés  parce  qu'un  soir,  à  la  Scala,  dans 
la  loge  de  son  père,  |e  prétendis  que  les  ConsidéraU&ns  sur  la 
révohttim  française,\àe  madame  de  Staël,  fourmillai^t  d'er- 
reurs. Tous  les  soirs  cette  loge  de  M.  de  Brème  réunissait  huit 
ou  dix  hommes  remarquables  ;  on  écoutait  à  peine  les  mor- 
ceaux frappants  de  Topera,  et  la  convefisation  ne  tarissait  pas. 


LETTRES  A  S&S  KUIS,  71 

Uo  soir  de  rautoawe  de  1816  j'entrais  da^s  la  loge  de  M.  de 
Brème,  au  retour  d'uae  eonrse  sor  le  lac  de  Como;  je  trouvai 
quelque  chose  de  solennel  et  de  %éûé  dans  la  société  ;  on  se 
taisait;  j'éeontais  la  musique,  lorsque  M.  de  Brème  me  dit,  ^ 
me  montrant  mon  voi^  :  «  Monsieur  Beyle,  voici  lord  Byron.  » 
Il  répéta  la  même  phrase,  en  la  retournant,  à  lord  Byron.  Je  vis 
on  jeune  homme  dont  les  yeux  étaient  superbes,  avaient  quelque 
chose  de  généreux;  il  n^était  point  grand.  Je  raffolais  alors  de 
Lara,  Dès  le  second  regard  je  ne  vis  plus  lord  Byron  tel  qu'il 
élait  réellement,  mais  tel  qu'il  me  semblait  que  devait  être  l'au- 
teur de  Lara.  Gomme  la  conversation  languissait,  M.  de  Brème 
t^ietcha^à  me  faire  parler  ;  c'est  ce  qui  m'était  impossible,  j'étais 
rempli  de  timidité  et  de  tendresse.  Si  j'avais  osé,  j'aurais  baisé 
lamam  de  lord  Byron  eu  tendant  en  larmes.  Poursuivi  par  les 
iuterpellatîons  de  M.  de  Brème,  je  voulus  parler  et  ne  dis  que 
des  choses  communes  qui  ne  furent  d'aucun  secours  contre  le 
silence  qui,  ce  soir-là,  régnait  dans  la  société.  Enfin  lord  Byron 
me  demanda,  coonne  au  seul  qui  sdt  l'anglais,  Tindication  des 
nies  qu'il  devait  parcourir  pour  regagner  son  auberge;  elle 
ctait  à  i'autoe  bout  de  la  ville,  près  la  forteresse.  Je  voyais  qu'il 
^iait  se  tromper  :  de  ce  côté  de  Milan,  à  minuit,  toutes  les  bou» 
tiques  sont  fermées  ;  il  allait  errer  au  milieu  de  rues  solitaires 
peu  éclairées,  et  ssms  ssrvair  uu  mot  delà  langue.  Par  tendresse, 
feus  la  sottise  de  lui  conseiller  de  prendre  un  fiacre.  A  l'instant 
une  nuance  de  l'auteur  se  peignit  sur  son  front  ;  il  me  fit  en* 
(cadre,  avec  tout  ce  qu'il  fallait  de  politesse,  qu'il  me  demandait 
l'indieation  des  rues,  et  non  pas  un  conseil  sur  la  manière  de 
les  parcourir.  U  sortit  de  la  loge,  et  je  compris  pourquoi  il  y 
avait  apporté  le  silence. 

Le  caractère  altier  et  parfaitement  gentilhomme  du  maître  de 
h  loge  avait  trouvé  son  pareil.  En  présence  de  )ord  Byron,  per- 
somie  ne  s'était  soucié  d'encourir  le  danger  auquel  s'expose, 
dans  une  réunion  de  sept  à  huit  hommes  silencieux,  celui  qui 
propose  uo  sujet  de  conversation. 

Urd  Byron  se  laissa  entratner ,  comme  un  enEant,  à  l'attaque 
delà  haute  société  anglaise,  aristocratie  toute-puissante,  inexo- 
rable, lerriUe  en  ses  vengeances,  qui  de  tant  de  sots  riches 


72  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

fait  des  bonines  tréS're$pectables  ^;  mais  qm  ne  peot  pas,  sans 
se  perdre  eile-mèroe,  se  laisser  plaisanter  parnn  de  ses  enfants. 
C'est  la  penr  que  jetait  autour  de  loi,  en  Europe,  le  grand  peuple 
qui  avait  alors  pour  chefs  Danton  et  Gamot,  qui  a  fait  Faristo- 
cratie  anglaise  ce  que  nous  la  voyons  aujourd'hui,  ce  corps  « 
puissant,  si  morose,  si  rempli  d'hypocrisie. 

Les  plaisanteries  de  lord  Byron  sont  amères  dans  Childe^Hù- 
rold;  c'est  la  colère  de  la  jeunesse  ;  ses  plaisanteries  ne  soBt 
plus  guère  qu'ironiques  dans  he^ppo  et  Don  /tmn.Mais  il  ne  faut 
pas  regarder  cette  ironie  de  trop  près  ;  au  Heu  de  gaieté  etdifl* 
souciance,  la  haine  et  le  malheur  sont  au  fond.  Lord  Byron  n'a 
jamais  su  peindre  qu'un  homme  :  lui-même.  De  plus,  il  était  et 
se  croyait  un  grand  seigneur  ;  il  voulait  paraître  dans  le  monde 
comme  tel,  et  cependant  il  était  aussi  un  grand  poète,  el  voulait 
être  admiré  :  prétentions  incompatibles,  source  immense  de 
malheur. 

Jamais,  dans  aucun  pays,  le  corps  des  gens  riches  et  bien  éle- 
vés, composé  d'individus  qui  s'estiment  à  cause  des  litres  reçus 
de  leurs  ancêtres,  ou  des  cordons  bleus  obtenus  par  eux-mêmes, 
ne  supportera  de  sang-froid  le  spectacle  d'un  homme  entouré 
de  Tadmiration  publique  et  obtenant  la  faveur  générale  dans  un 
salon,  parce  qu'il  a  fait  deux  cents  beaux  vers.  L'aristocratie  se 
venge  de  l'accueil  fait  aux  autres  poètes,  en  disant  :  Quel  ton  ! 
Quelles  façons  \  Ces  deux  petites  exclamations  ne  pouvaient  se 
produire  à  l'égard  de  lord  Byron.  Elles  retombèrent  pesantes  sur 
le  cœur  et  se  changèrent  en  hame.  Cette  haine  commença  par 
un  grand  poème  d'un  M.  Southey,  qui,  jusque-là,  n'était  connu 
que  par  des  odes  qu'il  adressait  régulièrement  au  roi  d'Angle- 
terre (d'ailleurs  le  modèle  des  rois)  le  jour  de  sa  naissance.  Ce 
M.  Southey,  protégé  par  le  QuarterlyReview,  adressa  des^injures 
atroces  à  lord  Byron;  qui,  une  fois,  fut  sur  le  point  d'fionorer  le 
Southey  d'un  coup  de  pistolet. 

Dans  les  moments  ordinaires  et  de  tous  les  jours  de  la  vie, 
lord  Byron  s'estimait  comme  grand  seigneur  ;  c'était  là  la  cui- 
rasse que  cette  âme  délicate  et  profondément  sensible  à  Tinjure, 

*  Very  ro»peclahle. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  73 

0|Hpo6aii  à  la  grossièreté  iofiaie  du  vulgaire.  Odiprofanumvulçus 
et  arceo.  Il  Haut  avouer  que  le  vulgaire,  eu  An^eterre,  ayant  le 
spleen  pour  droit  de  naissance,  est  plus  atroce  que  nulle  part. 

Les  jours  où  lord  Byrou  se  sentait  un  peu  plus  de  courage 
contre  les  propos  grossiers  et  les  actions  grossières ,  c'est-à-dire 
quaadil  était  moins  sensible»  la  fatuité  de  beauté  ou  de  bon  ton 
était  de  service.  Enfin,  deux  ou  trois  fois,  peut-être  cbaque  se- 
maine, il  y  avait  des  moments  (accès  de  cinq  ou  six  heures) 
pendant  lesquels  il  était  homme  de  sens  et  souvent  grand 
poète. 

L'étude  exagérée  de  la  Bible  donne  au  peuple  anglais  une 
teinte  de  férocité  hébraïque  ;  Taristocratie  qui  descend  jusque 

dans  rinlérieur  des  familles  donne  un  fond  de  sérieux.  Lord 

* 

Byron  s^aperçut  de  ce  défaut,  et,  dans  Don  Juan,  il  est  à  la  f<HS 
gai,  spirituel,  sublime  et  pathétique;  il  attribuait  ce  changement 
à  son  séjour  à  Venise. 

L'aristocratie  de  Venise,  insouciante  et  noble,  cinq  ou  six  cents 
ans  avant  toutes  les  noblesses  de  VEurope,  par  là  fort  respecta* 
ble  aux  yeux  de  lord  Byron,  avait  pour  chefs,  en  1797,  des  gens 
à  têtes  souverainement  incapables  de  toute  affaire,  mais,  en 
revanche,  extrêmement  insolents.  Ces  derniers  des  hommes 
avaient  vis-à-vis  d'eux  une  petite  armée  assez  délabrée:  ils  la 
méprisèrent  ;  ils  avaient  trop  de  sottise  pour  comprendre  et 
craindre  le  génie  du  jeune  homme  de  vingt-huit  ans  qui  com- 
mandait cette  armée.  Le  gouvernement  de  Venise  fit  ou  laissa 
assassiner  les  malades  de  Tarmée  de  Bonaparte  :  voilà  la  vérité 
sur  la  chute  de  Venise.  Jamais  aristocratie  ne  fut  plus  malheu- 
rense,  mais  jamais  malheur  plus  grand  ne  fut  supporté  avec 
tant  de  gaieté. 

La  page  que  tu  viens  de  lire  est  le  résumé  de  plusieurs  lon- 
gues conversations  que  j'eus  avec  lord  Byron  en  181G. 

La  gaieté,  Tinsouciance  de  M.  le  comte  Bragadin  et  de  beau- 
coup de  gens  aimables,  plus  nobles  et  plus  malheureux  que  lui, 
frappa  profondément  lord  Byron.  Il  eut  le  bonheur  de  voir  la 
vive,  sincère  et  continuelle  admiration  qu'excitaient  dans  la 
bonne  compagnie  de  Venise  les  vers  de  M.  Buratti.  Dès 
lors,  Tironie  légère  de  Don  Jtian  prit  la  place  de  l'amer  sar- 


74  ŒUVRES  POSTHUHES  DE  STENDHAL. 

cftsme  àe  Childe'Haroid:  le  duttueneiildau  le  caraelèfedii 
noble  poéCe  fot  moins  marfué^  nais  tont  ansrt  réel. 

Plus  urd,  vers  1§S0,  il  eot,  «itre  antres  folies  absurdes, 
celle  de  faire  an  journal,  fi  s'associa  nnlittéralenr  Irès-instrait 
(M.  Hont,  qui  noos  a  donné  on  portrait  ressemblant  de  lord  6y» 
ron).  Ce  littérateur  était,  comme  lord  Byron,  de  ce^*<mappdle 
en  Angleterre  le  parti  libéral.  Un  antre  membre  de  ce  prétendii 
parti  libéral  écrivit  à  lord  Byron,  an  nom  de  tons  les  libéram 
de  bonne  société,  pour  lui  représenter  le  tort  qn*îl  se  faisait  i 
jamais,  en  s'associant  publiquement,  pour  la  composition  d'im 
journal,  un  auteur  non  noble  et  n'appartenant  nnllement  à 
Vhigh  lifeK 

Ëst*il  étonnant  que  M.  Moore  ait  brûlé  les  Mémoires  que  son 
ami  lui  avait  confiés  ^^ 


CXLIX 

.    A    MONSIEUR    .... 

Paria,  le  5  novembre  1829. 

Une  locution  eét  employée  assez  fréquemment  dans  ^la  con- 
versation ;  la  soclélé  s'entretient  avec  un  cerlaiB  intérêt  desgais 
dont  m  parle".  Quels  sani*-ils?  me  8uis«jedit«  —  Permettez-moi 
de  vous  communiquer  le  résultat  de  mes  réflexions  sur  ce 
sujet. 

Parmi  les  gtns  dont  on  parle,  il  y  a  : 

1^  Ceux  qui  veulent,  de  lein*  vivant,  avoirune  grande  et  bril- 
lante forlime,  comme  le  maréchal  d'Boquincourt»  le  maréchd 
de  Lh6pital,  le  cardinal  de  Bemis,  le  cardinal  Loménie  de  Brienne, 
le  banquier  Beaujon,  M.  de  tfontauron  et  des  miBiers  d'au- 
tres. Éclaboussant  tout  le  monde  et  fort  respectés  tant  qu'ils 
vivent,  si  on  parle  de  ces  messieurs  deux  ans  après  leur  mort, 

*  La  haute  société. 


LËTIAES  A  SES  ÂMlS.  75 

iisdoi?eiit  eel  avaolage  à  quelque  scandale  ou  à  quelque  ridi» 
cole.  Exemple  :  M.  le  cardinal  de  Benus,  M.  le  cardinal  de  Ten« 
ciii,  le.  banquier  Beaujon,  berce  par  de  belles  dames  de  la 
cour. 

^  Il  y  a  ceux  qui,  tout  en  cherchant  une  grande  fortune 
aciuelle,  acquièrent  de  la  gloire  ou  par  liasard  ou  par  leur  mé- 
rite, comme  lemaréchal  de  Villars,  Golbert,  Torenne,  le  maré- 
chal de  Saxe,  NapoléoUé  La  même  imagination  qui  leur  fait  en* 
(reprendre  des  choses  extraordinaires,  les  jette  souvent  dans 
d'étrauges  sottises. 

3*' Ceux  qui  songent  uniquement  au  plaisir  de  travailler,  se 
coBtentant  d'avoir  du  pain  tout  juste,  de  leur  vivant,  comme 
ieaa-Jacques  Rousseau,  la  Fontaine,  Le  Tasse,  Schiller,  Cor- 
neille.  Dans  lewr»  moments  de  découragement,  ces  gens-là  se 
consolent  en  pensant  à  la  postérité. 

4®  Les  gms  de  lettres  qui,  en  imprimant  et  en  parlant,  quand 
iWefaut,  de  gloire,  et  de  postérité,  ne  songent  réellement  qu*à 
se  faire  un  bien-être  et  ramasser  de  l'argent,  comme  M.  Lemaire 
desclassiques Uitins,feuM.Âuger,  respeetable académicien  qui,  à 
force  de  notices,  avait  réuni  une  joKe  fortune  et  vingt  mille 
francs  de  places»  Cette  quatrième  espèce  est  la  pire  ennemie  de 
la  troisième.  C'est,  je  crois,  sur  le  rapport  de  Chapelain,  qu'on 
accorda  une  pension  au  grand  Corneille»  lequel  manqua  de 
iHKiitton  danssa  dernière  maladie. 

Ua  homme  comme  Jean>Jacques  Rousseau  n^  pas  trop  de 
dix-buitheurespar  jour  pour  songer  à  tourner  les  phrases  de 
sou  ÉimUe  (Voir  le  manuscrit  original). 

Od  homme  qm  veut  amasser  quatre  cent  mille  francs  avec  une 
chose  aussi  ennuyeuse,  au  fond,  que  des  livres  oà  il  n'y  a  pas 
d^lBM,  n'a  pas  th>p  de  dixrhuit  heures  par  jour,  pour  trouvef 
^  moyens  de  s'introduire  dans  les  coteries  en  crédit.  En  gêné» 
^,  tout  le  tenqis  donné  à  des  soins  d'argent  est  dérobé  à  celui 
<|Qe  demande  la  beauté  des  ouvrages.  N'estH^e  pas  huit  ou  dix 
n^embres  que  la  société  du  Déjeunera  donnés  à  l'Académie 
fr^Qçaise? 

Songea  combien  un  académicien  qui  a  fait  peu  ou  rien^  comme 
^.^ Bo..i«.,  ou  B ,doitsenUr  de  rancune  intérieure 


70  ŒUVHËS  POSTHUMES   D£   SïE.NDilAL. 

pour  UD  homme  comme  Courier  ou  Béranger,  qui  n'a  pour  soi 
que  la  voix  publique  ?  Cela  ferait  comprendre  U$  haines  de 
i795« 

Si  deux  hommes,  appartenaut  à  deux  classes  diOéreotes  de 
ces  gens  dont  on  parle,  ont  ^'imprudence  de  se  parler  avec 
franchise,  ils  se  séparenl  à  Tinstant,  en  s'écriant  chacun  de  son 
c6(é,  et  comme  s  ils  faisaient  leur  partie  dans  un  duo  :  Que  de 
vent  dans  cette  tête  !  —  Uel?étius  a  donné  le  dialogue  fort  amu- 
sant de  trois  procureurs  qui,  après  avoir  commence  par  louer 
Vullaire,  fiuissenl  par  se  prouver  qu'ils  ont  plus  d'esprit  que 
lui.  En  général»  aux  yeux  des  petites  fortunes  bourgeoises  de 
douze  à  quinze  mille  francs  de  rente,  péniblement  acquises,  les 
hommes  qui  écrivent  pour  autre  chose  que  de  Targent  ou  TÂca- 
demie  sont  des  fous  à  lier,  depuis  que  la  religion  de  la  gloire, 
ûe  Y  immortalité,  etc.,  etc.,  est  devenue  un  lieu  commun  que 
prêchent  tous  les  matins  les  journaux,  quand  ils  sont  embarras- 
sés de  remplir  leurs  colonnes,  c'est-à-dire  depuis  une  soixan- 
taine d'années. 

On  voit  souvent  trois  classes  des  gens  dont  on  parle  se  réunir 
pour  jouer  de  mauvais  tours  aux  pauvres  diables  comme  Jean- 
Jacques  Rousseau,  Schiller,  la  Fontaine,  etc.,  qui  se  consolent 
de  leur  habit  percé  au  coude  en  songeant  à  la  postérité,  à  la- 
quelle pourlaui  là  plupart  n'arrivent  pas.  Les  ennemis  de  ces 
malheureux,  qui  ont  rimpertinence  de  ne  pas  songer  à Fargent, 
sonl  : 

V  Les  grands  seigneurs  qui  n'ont  que  leur  haute  positioa» 
comme  le  maréclialde  Richelieu,  iecardinal  de  Demis.  (Je  serais 
plus  exact  en  citant  des  noms  plus  obscurs,  mais  à  cause  de 
celte  obscurité  même  ils  ne  présenteraient  aucune  idée.) 

2"*  Ce  sont  les  maréchaux  qui  ont  quelque  gloire,  comme  le 
maréclial  de  Saxe,  le  maréchal  de  Gaslries. 

5"^  Les  liitéraleurs  d'Académie  qui  font  fortune  avec  des  édi- 
lious,  des  notices,  des  journaux,  et  en  offrant  des  places  àl'Aea- 
démie  à  de  pauvres  grands  seigneurs  qu'ils  attrapent  (feu M.  le 
duc  Matthieu  de  Montmorency). 

Cette  singulière  coalition  contre  de  pauvres  diables,  toujours 
dans  la  crotte  s'explique  par  ce  mot  si  connu  de  M.  le  mare' 


LISTXKKS  A  SES  AMJS.  .,, 

Chai  de  Çaslries.  Piqué  de  ce  quon  parlait  longoemeni  devaiu 
lui  des  opinions  de  d'Alembert,  il  s'écria  avec  humeur  : .  N'est- 
Il  pas  pitoyable  de  voir  citer  un  d'Alembert  ?  Cela  veut  raisonner 
et  n  a  pas  mille  écus  de  rente.  » 

Il  y  a  parfois  des  honneurs  véritables,  imprévus,  non  prépa- 
res par  1  intrigue,  qui  viennent  chercher  dans  leur  «renier  I.k 
pauvres  diables  comme  la  Fontaine.  Jean-Jacques  Roossear 
Prudhon,  et  qui  percent  le  cœur  des  charlatans  littéraires  Ils 
^blem  que  ces  honneurs  ne  jettent  „n  jour  fatal  sur  leur 

Malgré  vos  vingt  ans  vous  arriverez,  mon  ami,  à  cotmattre  le' 
pays  dans  lequel  vous  vivez,  en  observant  qu'après  les  gens  dont 
on  parle,  a  cause  d'une  sorte  de  mérite  ou  de  bonheur  person- 
nel. .1  faut  placer  les  gens  dont  on  parie  par  force  :  les  princes 

788.  on  pariait  autant  du  journaliste  Linguet  que  de  Voltaire 
le  J«""'»«'sle  Linguet,  en  1788,  était  aussi  connu  à  Paris  qnTu- 
jourd  but  M.  Chodruc-Duclos.  ^ 

La  bonne  compagnie,  où  il  est  agréable  de  vivre,  se  compose 
Pans  d  environ  trois  mille  personnes;  les  ducs  rkes,  q^om 
une  place  a  la  cour,  sont  en  première  ligne. 

Ces  gens  dont  on  parle  trouvent  dansia  société,  pour  les  iuxrer 
une  classe  d  hommes  inconnue  avant  la  Révolution.  Ce  sonUe' 
gens  a  petite  ponée,  à  inclinations  bourgeoises  et  modérée? 
braves  gens  crées  pour  être  bons  époux,  bons  pères  excXm' 

neuvième  siècle  a  la  manie  du  génie;  pour  en  avoir  au  moL 
k«  apparences,  il  touche  à  tout,  il  n'est  peut-être  pas  «ne  ^. 
rite  fondamentale  sur  laquelle  il  ne  se  soit  cru  obligé  de  d  n 
««mot  ou  plutôt  sa  phrase,  car  essayer  la  phrase  est  ni  ' 
frede  ses  manies;  il  traddt en  style disgîaSxenl"  ,, 
es  vérités  les  plus  connues  etcroit  avoir  d^,:^  '02  "" 
hommes  essentiellement  modérés  et  destinés  Tar  t^'.^ 
constants,  leur  horreur  pour  le  hasardé  eTC'sa'ges  ^^  Z 
«jours,  à  pousser  loin  le  crédit  d'une  maison  d  'coltcel 
draps,  se  croiront  obligés  de  juger  le  coure  deM.  Courr.lir 
ce  que  c'est  que  Dieu,  ci  pourquoi.  Dieu  étant  bontoustst': 

il* 

5 


78  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

« 

sards  semblent  tournés  contre  la  vertu.  Henri  IV  régna  vingl  ei  un 
ans  et  Louis  XV  cinquante-neuf  ans.  Hs  vous  diront,  ces  gens 
nés  pour  auner  du  drap,  pourquoi  la  matière  est  susceptible  de 
penser.  Us  savent  aussi  que  Tàme  est  immortelle  et  pourquoi. 
Passant  devant  le  Garde-Meuble  ou  la  façade  de  la  Chambre  des 
députés,  Us  vous  diront  aussi  quelle  est  la  nature  du  vrai 
beau,  etc.,  etc. 

En  un  mot,  il  semble  que  ces  hommes  modérés  et  faits  pour 
être  estimés  et  considérés  se  déshonorent,  comme  à  plaisir, 
en  parlant  de  tout  ce  qulls  ne  peuvent  pas  entendre.  Faute  de 
^mieux,  je  les  appellerai  la  classe  des  surmenés.  On  tue  de  bous 
chevaux,  destinés  à  aller  toute  leur  vie  au  trot,  si  on  leur  fait 
prendre  le  galop  et  sauter  vingt  baies  et  barrières.  Si  on  conti- 
nue ce  petit  jeu  un  peu  trop  longtemps,  on  voit  bientôt  ces 
chevaux  s'établir  tranquillement  au  fond  d'un  fossé. 

C'est  ce  qui  arrive  à  ces  pauvres  smmenéSy  quand  ils  ont  le 
malheur  de  rencontrer  trop  souvent  quelque  raisonneur  sans 
pitié,  qui  les  interrompt  quand  ils  travaillent  à  leur  étalage. 

Quand  la  pédanterie  cessera  d  être  à  la  mode,  les  surmenés 
disparaîtront,  comme  à  la  première  pluie  de  printemps  on  voit 
la  race  des  papillons  blancs  descendre  des  peupliers. 

Les  lieux  publics,  à  Paris,  sont  pleins  de  gens  de  quaraute- 
huit  ans,  ordinairement  garnis  de  deux  ou  trois  croix  et  por- 
teurs de  physionomies  assez  respectables.  Us  ont  beaucoup 
d'usage,  mais  ne  peuvent  guère  rester  assis  une  beui*c  à  la  même 
place  sans  s'ennuyer.  Ce  sont  desgénéraux,  de  riches  banquiers, 
des  agents  de  change,  qui,  à  quarante- cinq  ans,  se  sont  trouvés 
avoir  leur  fortune  faite  et  se  sont  décidés,  comme  ils  disent,  à  eu 
jouir  à  Paris.  Les  uns  se  sont  faits  amateurs  de  musique  ;  nous 
les  avons  vus  fous  de  madaime  Pasta,  ensuite  de  madame  Mali* 
bran.  Ce  sont  eux  qui  crient  si  fort  et  qui  ont  des  disputes  à 
propos  de  ces  damei>.  Il  est  vrai  que  si,  par  hasard,  on  les 
(•coûte,  ou  s'aperçoit  qu'ils  ne  comprennent  absohiment  rien  à 
la  chose  dont  ils  parlent. 


LETTRES  A  SES  ÂMiS.  9U 


CL 


A  MONSIEUR  P..  M...,   A   PAIIIS. 


Paris,  )e  t26  décembre  1829,  à  cinq  he'ires 
du  soir,  sans  bougie. 

Ce  soir,  26,  opéras  nouveaux  à  51îlan,  Naples,  Veoise,  Gê- 
nes, etc.,  dont  j'enrage. 

La  jalousie  ne  tue  l'amour  que  dans  un  cœur  froid  de  qua- 
rante ans,  qui  désespère.  Celle  jalousie  vous  grave  à  jamais 
dans  le  cœur  de  M...  Cette  cristallisation  peut  être  lente. 
Vous  pouvez  la  hâter  de  six  mois  (  +  ou  --  ),  en  lui  disant  : 
c  Depuis  trois  ans  je  vous  adore,  mais  je  n'ai  que  dix- sept 
cents  francs  de  rente  et  ne  puis  vous  épouser.  Je  n*ai  pas  voulu 
mourir  fou.  »  Ni  plus  ni  moins.  Laissez  le  développement  à  son 
cœur. 

Ce  mot  heureux  me  sert  de  transition  :  avez-vous  mis  trop  de 
développement  dans  votre  roman  ? 

Je  crois  que  vous  seriez  plus  grand,  mais  un  peu  moins 
connu,  si  vous  n'aviez  pas  publié  la  Jacquerie  et  la  Guzlay  fort 
inférieures  à  Clara  GaTiul.  Mais  comment  diable  auriez-vous 
deviné  tout  cela?  Quant  à  la  gloire,  un  ouvrage  est  un  billet  à 
la  loterie.  VAfrica  ^  est  oubliée  et  c'est  par  des  sonnets  que 
Pétrarque  est  immortel.  Ecrivons  donc  beaucoup.  D'ailleurs,  après 
Texercice  que  pratique  notre  amie  S...,  écrire  est,  pour  un  pau- 
vre diable,  le  plus  grand  plaisir. 

Que  ferez-vous  avec  mille  francs?  Irez-vous  à  Naples?  C'est 
possible.  Irez-vous  à  Modou  ? 

Si  vous  n'êtes  pas  pressé,  oubliez  le  roman  pendant  un  an. 
Alors  vous  le  jugerez.  Du  moins  moi,  au  bout  de  six  mois,  j'ai 

'  Épopée  régulière,  dont  le  sujet  est  rhistoire  de  Rome  à  la  fin  de  la 
seoonde  guerre  punique  et  dont  Scipion  est  le  héros.  (R.  G.) 


80  ŒUVKES  POSTHUMES  DE  STEKDUÂL. 

tout  oublie.  Sans  doute  plus  d'un  duc  voudrait  se  (aire  uu  nom 
pour  mille  francs.  Plus  d'une  femme  honnête  voudrait  en  être  à 
son  quatrième  rendez-vous  avec  vous.  Mais  ou  trouver  Tagent 
de  change  pour  une  telle  négociation? 

Si  vous  voulez  manger  mille  francs  sans  délai,  lisez-moi  votre 
roman  ;  car,  comme  Courier»  je  ne  puis  juger  sur  le  manuscrit. 
Je  Tentendrai  avec  plaisir,  de  sept  heures  du  soir  à  minuit,  en 
deui  ou  trois  séances. 

Je  serais  trop  sévère  pour  votre  style,  que  je  trouve  un  peu 
portier.  J'ai  eu  du  mal  à  faire,  etc.,  pour  :  J'ai  eu  de  la  peine  à 
faire,  etc. 

Je  ne  vois  que  vous  en  littérature  et  M.  Janin,  auteur  du 
Dialogue  de  don  Miguel  et  Napoléon.  [Figaro  du  19  ou  20  dé- 
cembre. ) 

Si  vous  voulez,  je  vous  ferai  voir  M.  Janin  ;  cela  parera  le 
coup  pour  le  Figaro,  Mais,  suivant  moi,  les  grands  hommes  du 
Globe  sont  jaloux  de  vous.  Je  sens  souvent  en  vous  la  manière 
de  raisonner  de  Mai^iormette,  id  est  une  jolie  phrase  au  lieu  d'une 
raison,  id  est  le  manque  d'avoir  lu  Montesquieu  et  de  Tracy  -f- 
llelvétios.  Vous  avez  peur  é'être  long. 

Gela  sent  le  goût  vaudeviilique  de  18*29. 

Vous  et  moi  ou  vous  tout  seul,  nous  ne  pourrons  jamais  être 
au-dessous  de  la  pièce  que  vous  me  nommez.  Quelle  prudence  ! 
C  est  là  que  vous  trouverez  des  mille  francs,  et  vous  ne  courrez 
pas  le  quart  du  péril  où  votre  roman  va  vous  exposer.  S'il  n*esl 
pas  supérieur  à  la  Jacquerie,  vous  tombez. 

Souvent,  vous  ne  me  semblez  pas  assez  délicatement  tendre  ; 
or  il  faut  cela  dans  un  roman  pour  me  touclier. 

Choppiiî. 


LETTHES  A  SES  A  MIS.  81 


A  HOKSIBUB  8...  8...,  A  LONDRES. 

Paris,  le  28  décembre  1829. 

L*aimable  0  ..,  M.  Prosper  Diivergier  de  HauraDne,  m'a  atla- 
gué  dans  le  Globe  ei  m'a  traité  de  perruque,  comme  étant  un 
suranné  partisan  d'Helvélius.  J'avais  fait,  en  réponse,  Farticle 
pour  la  Revue  de  Paris,  que  vous  allez  lire  ;  mais,  craignant 
qu'il  ne  lui  déplût,  et  que,  d^autre  part,  le  directeur  de  celle 
feuille  n'eût  peur  de  M.  Cousin,  j'ai  renoncé  à  le  publier.  Dites- 
moi  ce  que  vous  en  pensez. 

PHILOSOPHIE   TBANSGEHD^NTALE. 

(Ce  titre  est  une  plaisanterie;  je  chéris  trop  la  clarté  pour 
commencer  par  une  obscurité.  Le  vrai  titre  serait  :  Helvétius  et 
M,  Cousin,  ou  des  motifs  des  actions  des  hommes  ^) 

Pans,  le  18  décembre  1829. 
Monsieur  le  philosophe, 

Je  suis  né  à  la  Nouvellet  près  de  Narbonne.  C'est  une  petite 
bourgade  sur  le  bord  de  la  mer,  dont  tous  les  habitants  vivent 
de  la  pèche.  Mon  père  était  pécheur  et  tout  des  plus  pauvres  ; 
nous  étions  trois  frères.  Régulièrement,  en  été,  quand  nos  pe- 
tits bateaux  rentraient  de  la  pèche  et  n'étaient  plus  qu'à  cent 
pas  du  rivage,  mon  père  nous  était  notre  veste  et  nous  jetait  à  la 
mer.  Je  nageais  comme  un  poisson,  lorsque,  vers  les  derniers 
jours  de  l'Empire,  la  conscription  vint  m* enlever.  En  1816,  je 

*  Voir  la  lettre  adressée  au  même  ami,  le  10  juin  18-22.  p.  301  du  t  I". 


82  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

quittai  ramiee  de  la  Loire  et  revins  à  la  Nouvelle,  léger  d'ar- 
gent et  asseï  inquiet  de  mon  avenir.  Je  trouvai  que  mon  père, 
mes  frères,  ma  mère,  tout  était  mort;  mais,  huit  jours  après 
moi,  arriva  un  de  mes  grands-ondes,  que  l'on  croyait  mort  de- 
puis quarante  ans  ;  il  avait  gagné  des  millions  aux  Indes  anglai- 
ses, et  me  fait  une  pension  de  trois  mille  francs  par  an,  fort  bien 
payée. 

Je  vis  seul  à  Paris ,  n'ayant  pas  le  talent  de  me  faire  des 
amis.  Gomme  tous  les  solitaires  par  force,  je  lis  beaucoup. 

Avant-hier,  je  me  promenais  vers  le  pont  dléna,  du  côté  du 
Champ  de  Mars  ;  il  faisait  un  grand  vent  ;  la  Seine  était  houleuse 
et  me  rappelait  la  mer.  Je  suivais  de  rœil  un  petit  batelet  rem- 
pli de  sable  jusqu'au  bord,  qui  voulait  passer  sous  la  dernière 
arche  du  pont,  de  l'autre  côté  de  la  Seine,  près  le  quai  des 
Bons-iiommes.  Tout  à  coup  le  batelet  chavire  ;  je  vis  le  bate- 
lier essayer  de  nager,  mais  il  s'y  prenait  mal.  «  Ce  maladroit  va 
se  noyer,  »  me  dis-je.  J'eus  quelque  idée  de  me  jeter  à  l'eau; 
mais  j'ai  quarante- sept  ans  et  des  rhumatismes,  il  faisait  un 
froid  piquant.  «  Quelqu'un  se  jettera  de  l'autre  c6té,  »  pensai-je. 
Je  regardais  malgré  moi.  L'homme  reparut  sur  Teau,  il  jeta  un 
cri.  Je  m'éloignai  rapidement  :  «  Ce  serait  trop  fou  à  moi  aussi  ! 
me  disais-je  ;  quand  je  serai  cloué  dans  mon  Ut,  avec  un  rhu- 
matisme aigu,  qui  viendra  me  voir?  qui  songera  à  moi?  Je  serai 
seul  à  mourir  d'ennui,  comme  Tan  passé.  Pourquoi  cet  animal 
se  fait-il  marinier  sans  savoir  nager  ?  D'ailleurs,  son  bateau  était 
trop  chargé...  »  Je  pouvais  être  déjà  à  cinquante  pas  de  la  Seine, 
j'entends  encore  un  cri  du  batelier  qui  se  noyait  et  demandait 
du  secours.  Je  redoublai  le  pas  :  «  Que  le  diable  remporte  !  »  me 
dis-je;  et  je  me  mis  à  penser  à  autre  chose.  Tout  a  coup  je  me 

dis  :  <  Lieutenant  Louant  (  je  m'appelle  Louaut  ),  tu  es  une ; 

dans  un  quart  d'heure  cet  homme   sera  noyé  et  toute  ta 

vie  tu  te  rappelleras  sou  cri.  —  G ,  c !  dit  le  parti  de 

la  prudence  ;  c'est  bientôt  dit,  et  les  soixante-sept  jours  que  le 
rhumatisme  m'a  retenu  au  lit  Fan  passé...  Que  le  diable  rem- 
porte !  \[  faut  savoir  nager  quand  on  est  marinier.  »  Je  marchais 
fort  vite  vers  FËcole  militaire.  Tout  à  coup  uue  voix  me  dit  : 
Lieutenant  Louaut,  vous  êtes  un  lâché  !  Ce  mot  me  fit  ressauter. 


LETTRES   A  SES  AMIS.  85 

<(  Ab  !  ceci  est  sérieux,  »  me  dis-je;  et  je  me  mis  à  courir  vers  la 
Seine.  En  arrivant  au  bord,  jeter  habit,  bottes  et  pantalon  ne  fut 
qu  un  mouvement.  J'étais  le  plus  heureux  des  hommes,  «  Non, 
Uuaut  n'est  pas  un  lâche  !  non,  non  '  »  me  disais-je,  à  haute  voix. 
Le  fait  est  que  je  sauvai  Thomme,  sans  difficulté,  qui  se  noyait 
sans  moi.  Je  le  fis  porter  dans  un  lit  bien  chaud,  il  reprit  bien- 
tôt la  parole.  Alors  je  commençai  à  avoir  peur  pour  moi.  Je  me 
fis  mettre,  à  mon  tour,  dans  un  lit  bien  chauffé,  et  je  me  fis 
frotter  tout  le  corps  avec  de  l'eau -de-vie  et  de  la  (ianelle.  Mais 
en  vain  ;  tout  cela  n'a  rien  fait,  le  rhumatisme  est  revenu  ;  à  la 
vérité,  pas  aigu,  comme  Fan  passé.  Je  ne  suis  pas  trop  malade  ; 
le  diable,  c'est  que,  personne  ne  venant  me  voir,  je  m'ennuie 
ferme.  Après  avoir  pensé  au  mariage,  comme  je  lais  lorsque  je 
m  ennnie,  je  me  suis  mis  k  réfléchir  sur  les  motifs  qui  m'ont 
fait  faire  mon  action  héroïque,  comme  dit  le  Constitutionnel,  qui 
eo  a  rendu  compte.  (N**  550,  du  16  décembre  1829,  5'  page,  en 
haut). 

Qu'est-ce  qui  m'a  fait  faire  ma  belle  action  ?  car  héroïque  est 
trop  fort?  Ma  foi,  c'est  la  peur  du  mépris;  c'est  cette  voix  qui 
me  dît  :  Lieutenant  Louant,  vous  êtes  un  lâche  l  Ce  qui  me 
frappa,  c'est  que  la  voix,  cette  fois*là,  ne  me  tutoyait  pas.  Vous 
êtes  un  lâche!  Dès  que  j'eus  compris  que  je  pouvais  sauver  ce 
ifialadroit,  cela  devint  un  devoir  pour  moi.  Je  me  serais  mé- 
prisé moi-même  si  je  ne  me  fusse  pas  jeté  k  l'eau,  tout  autant 
que  si,  à  Brienue  (en  1814),  lorsque  mon  capitaine  me  dit  : 
En  avant.  Louant!  monte  sur  la  terrasse,  je  m'étais  amusé  à 
rester  en  bas.  Tel  est,  monsieur,  le  récit  que  vous  me  demandez 
00,  comme  vous  dites,  Vanalyse,  etc.,  etc.,  etc. 

Justin  Louaut. 

Je  suis  philosophe,  moi,  à  qui  répond  le  lieutenant  Louaut,  et,  ce 
qui  est  bien  plus  iâcheux  pour  moi,  je  suis  un  philosophe  de 
l'école  de  Cabanis  ;  je  fais  un  livre  sur  les  motifs  des  actions  des 
hommes,  et,  comme  je  ne  suis  pas  éloquent,  ni  même  grand 
écrivain,  ne  comptant  pas  sur  mou  style,  je  cliercbe  à  ras- 
^icmbler  des  faits  pour  mon  livre.  Ayant  lu  le  récit  de  l'action 
^  M.  Louaut,  je  suis  allé  le  voir.  Comment  avez-vous  fait  cela? 


84  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

lui  ai-je  dit.  —  On  a  lu  sa  réponse  ;  je  n'y  ai  6té  que  qaelqaes 
fautes  de  français. 

Elle  me  semble  prouver  merveUlemement,  comme  dit  la  nou- 
velle école,  et  d'une  manière  fart  sage,  que  le  motif  des  actions 
humaines  c'est  tout  simplement  la  recherche  du  plaisir  et  la 
crainte  de  la  douleur.  11  y  a  longtemps  que  Virgile  a  dit  :  ^  Cha- 
cun est  entraîné  par  son  plai^r .  » 


Trahit  sua  quemque  voluptas. 

Régulus,  en  retournant  à  Carthage,  où  rattendaientdes  supplices 
horribles,  cédait  à  la  crainte  de  la  douleur.  Le  mépris  public 
dont  il  eût  été  Fobjet  à  Bome,  s'il  y  Mt  resté  en  violant  son  ser- 
ment, était  plus  pénible  pour  lui  que  la  mort  cruelle  qu'il  fallait 
souffrir  à  Garthage. 

La  recherche  du  plaisir  est  le  mobile  de  tous  les  hommes.  Ce 
serait  un  vrai  plaisir  pour  mot,  et  c'est  ce  qui  m'a  mis  la  plume 
à  la  vfuUn,  de  voir  la  nouvelle  école  de  philosophie  éclecti- 
que répondre  à  ceci.  Mais,  comme  je  ne  suis  pas  éloquent,  je 
voudrais  qu'on  me  répondit  sans  éloquence  et  sans  belles  phra- 
ses obscures,  à  Vallemande,  tout  simplement  de  petites  phrases 
françaises  et  claires,  comme  le  style  du  Code  civil. 

Mon  traité  des  motifs  des  actions  des  hommes  sera,  en  effet, 
un  supplément  au  Gode  civil;  il  y  aura  de  l'héroïsme  à  le  publier. 
Je  vois  dlci  cinquante  mille  personnages  bien  rétribués,  qui 
ont  intérêt  d'argent  à  dire  que  je  suis  immoral  ;  ib  l'ont  bien 
ditd'Uelvéïius  et  de  Bentbam,  les  meilleurs  des  hommes.  Mais,  qui 
plus  est,  tout  le  cant  de  la  bonne  compagnie,  s'il  daigne  s'oc- 
cuper de  l'histoire  du  lieutenant  Louant,  dira  que  je  suis  horri- 
blement immoral.  Qu'est-ce  que  le  cant  ?  Ine  direz-vous.  Le 
ca»itf  dit  le  dictionnaire  anglais  du  célèbre  Johnson,  est  la  pré- 
tention à  la  moralité  et  à  la  bonté,  exprimée  par  des  doléances 
en  langage  triste  y  affecté  et  de  convention. 

Je  voudrais,  je  l'avoue,  voir  la  philosophie  allemande  expli- 
quer ce  qui  s'est  passé  dans  le  cœur  du  lieutenant  Louaut.  Je 
suis  curieux  de  cette  explication.  Je  voudrais  qu'on  me  prouvât 


LETTRES  A  SES  AMIS.  85 

que  ce  n'est  pas  la  crainte  de  son  propre  mépris,  c'est-à-dire  la 
cimnte  d'un  mal,  qui  a  fait  agir  le  lieutenant. 

Mon  défi  à  la  nouvelle  école,  qui  s'intitule  éclectiqtie,  neporle, 
pour  le  moment,  que  sur  Texplication  de  ce  qui  s'est  passé  dans 
rame  du  lieutenant  Louant  pendant  le  quart  d'heure  qui  a  pré- 
cédé son  immersion  dans  la  Seine. 

J'estime  Téloquenee  et  les  vertus  des  philosophes  écleetiques, 
et  mon  estime  est  tellement  profonde,  qu'elle  l'emporte  sur  Fex- 
trême  méfiance  que  m'inspire  tout  homme  obscur  en  son  lan- 
gage, et  qui  n'est  pas  un  sot.  Tous  les  jours  nous  voyons  daïis 
la  vie  que  l'homme  qui  comprend  bien  une  chose  l'explique 
clairement. 

Les  Français  nés  vers  1810  éprouvent  un  vif  plaisir,  suivant 
moi,  fils  de  l'orgueil,  à  aller  à  une  leçon  de  philosophie  et  à  en 
sortir.  Durant  la  leçon  le  plaisir  est  moins  vif,  ils  essayent  de 
comprendre.  Que  de  gens  ont  intérêt  à  louer  la  nouvelle  philo- 
sophie !  En  attendant  que  les  jésuites  puissent  faire  pendre  tous 
les  professeurs,  ce  qu'ils  ont  de  mieux  à  faire,  c'est  de  favoriser 
la  philosophie  allemande,  un  peu  obscure  et  souvent  mystique; 
on  dirait  que  ses  partisans  sont  obscurs  par  plaisir;  on  les  voit 
confondre,  sous  le  nom  de  philosophie,  les  choses  les  plus  diffé- 
rentes, savoir  : 

1®  La  science  de  Dieu,  c'est-à-dire  la  réponse  affirmative  à 
ces  questions  :  Y  a-t-il  un  Dieu?  se  mèle-t--il  de  nos  affaires  ? 

2<>  La  science  de  l'âme,  c'est-à-dire  la  réponse  à  ces  ques- 
tions :  Y  a-t-il  une  âme?  Est-elle  immatérielle  ?  Est-elle  immor- 
telle? 

5^  La  science  de  l'origine  des  idées:  l'iennent-eUes  des  sens? 
En  viennent-elles  toutes?  Ou  bien  certaines  idées,  par  exemple 
l'instinct  du  jeune  poulet  qui,  au  sortir  de  la  coquille,  a  l'idée 
de  manger  un  grain  de  blé,  naissent-elles  dans  la  cervelle  sans 
le  secours  des  sens? 

4^  L'art  de  ne  pas  se  tromper  en  raisonnant  sur  un  sujet  quel- 
ciHiqoe,  ou  la  logique, 

5®  Examen  de  celte  question  : 

Quels  sont  les  motifs  des  actions  des  hommes?  Est-ce  la  re- 
cherche du  plaisir,  comme  dit  Virgile?  Est-ce  la  sympathie? 

5. 


.<)  ŒUVRES  POSTHUMES  Uf::   STENDHAL. 

6^  Examen  de  cette  question  : 

(iu'est*ce  que  le  remords^?  Vientril  des  discours  que  nous 
avons  entendus,  ou  natt-il  dans  la  cerveHe,  comme  Fidée  de 
becqueter  le  blé  qui  vient  au  jeune  poulet? 

Non-seulement  on  embarrasse  ces  questions  fort  difficiles  en 
les  mêlant  ensemble,  et  en  faisant  souvent  allusion  aux  trente 
ju  quarante  explications  ridicules  qu'en  ont  donnéesles  philoso- 
phes grecs  ou  allemands;  mais  j^e  remarque  qu'il  n'y  a  pas  de 
discours  officiel  ou  académique  où  Ton  ne  cherche  à  rendre 
odieux  les  partisans  de  la  philosophie  de  Virgile  : 

Trahit  sua  queinque  voluptas. 

On  nous  dit  que  nous  sommes  des  coquins,  ou  aa  moins  des 
i^;ens  grossiers.  Il  me  semble  que  la  vie  privée  d*Helvétius  vaut 
bien  celle  de  Bossuet  ou  de  tout  autre  Père  de  TÉglise. 

La  vertu  est  un  pauvre  argument;  Bacon  était  un  coquin  qui 
vendait  la  justice ,  et  c'est  Tun  des  plus  grands  hommes  des 
temps  modernes.  Combien  de  curés  de  village  ont  toutes  les 
vertus,  et,  dès  qu'ils  raisonnent,  on  rit! 

J'avoue  que  mes  adversaires  sont  à  la  mode;  rien  de  plus 
simple,  la  philosophie  éclectique  est  appuyée  et  prônée,  au  fond, 
par  tout  ce  qui  mange  au  budget. 

Je  le  répète,  an  fond,  ces  messieurs  aiment  les  professeurs  de 
philosophie  du  même  amour  qu'ils  portent  à  la  liberté  de  la 
presse  ou  à  la  Charte.  Mais,  eu  attendant  qu'ils  puissent  étouffer 
toute  philosophie,  ils  embrassent  la  philosophie  allemande,  qui, 
an  moins,  est  emphatique  et  obscure. 

Cette  philosophie  est  aussi  protégée  par  tout  le  Cant  de  la 
haute  société,  par  tout  ce  qui  a  le  projet  amusant  de  refaire  de 
la  hauteur  aristocratique  à  force  de  gravité  et  de  moraHté. 

Quel  courage  ne  faut-il  pas  pour  se  battre 

1  "Contre  la  mode; 

*  Le  remords  n'est,  comme  la  croyance  aux  revenants f  que  l'effet  dfts 
discours  que  nous  avons  entendus.  Le  remords  et  le  serment  sont  les 
deux  seules  utilités  des  r (H.  B.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  87 

2®  Gooire  ropiniou,  ou,  pour  mieuxdire,  les  affections  de  tous 
les  Français  riches,  nés  vers  1810; 

5**  Contre  cinquante  mille  prêtres,  dont  beaucoup  sont  très- 
éclairés,  très-éloquents,  très- vertueux; 

4^  Contre  toutes  les  sommités  sociales,  qui  savent  lire  et  qui 
sentent  bien  que  les  lois  proposées  par  Jérémie  Bentham  frap- 
pent au  cœur  toute  aristocratie,  dépouillent  l'homme  social  des 
avantages  autres  que  pécuniaires  que  son  père  a  pu  lui  laisser, 
et  le  restreignent,  sous  tous  les  autres  rapports,  à  son  seul  mé- 
rite individuel; 

5<*  Contre  Topinion  des  femmes  :  la  philosophie  allemande 
cherche  toujours  à  émouvoir  le  cœur  et  à  éblouir  l'imagination 
par  des  images  d'une  beauté  céleste.  Pour  être  bon  philosophe, 
il  faut  être  sec,  clair,  sans  illusion.  Un  banquier  qui  a  fait  for- 
tune a  une  partie  du  caractère  requis  pour  faire  des  découvertes 
en  philosophie,  c'est-à-dire  pour  voir  clair  dans  ce  qui  est; 

Ce  qui  est  un  peu  différent  de  parler  éloquemment  de  bril- 
lantes chimères. 

Plût  à  Dieu  que  tous  les  hommes  fussent  des  anges  !  Alors, 
plus  de  juges  prévaricateurs,  plus  d'hypocrites,  etc.,  etc.  Voyez 
les  journaux:  ils  vous  disent  que  nous  sommes  loin  de  ces  chi- 
mères. Plus  Vopinion publique  deviendra  la  reine  de  la  France, 
plus  il  y  aura  d'hypocrisie  et  de  cant  ;  c*est  là  un  des  inconvé- 
nients de  la  liberté. 

L'écrivain  qui  ose  pubUer  le  récit  du  lieutenant  Louant  Cait 
donc  une  action  presque  héroïque.  Au  lieu  de  le  réfuter  en  style 
simple»  on  ne  le  réfutera  pas,  ce  qui  obligerait  à  descendre 
dans  les  profondeurs  du  cœur  humain,  chose  plus  difficile  en- 
core que  y  éloquence  et  les  bases  larges  du  beau  style  ;  on  le 
plaindra  en  style  tiiste  et  affecté,  comme  ayant  le  malheur  (rêtre 
immoral.  Dieu  ih)us  accorde  d'être  immoral  comme  Helvétius 
et  Bentham! 

Stendhal. 


88  «EUVRES  POSTHUMES   DE   STENDHAL. 


CLll 


K  MONSIEUR  ....  A  LONORBS. 


Paris,  le  8  février  1830. 

Je  vieus  de  lirei  sans  trop  de  plaisir,  les  deux  premiers  volu- 
mes des  Mémoires  de  Brissot.  C'est  un  bon  homme  saos  grands 
talents^  mais  digne  de  toute  confiance.  Il  était  fils  d'un  pâtissier 
de  Warville,  près  Chartres,  et  aurait  été  plus  heureux  d'être 
toute  sa  vie  ouvrier  pâtissier  ;  c'est  lui-même  qui  nous  le  dit. 
Pendant  quatre  années,  il  publia  un  journal  (le  Patriote  français), 
écrit  avec  bonne  foi;  et  je  ne  doute  pas  que  Brissol  n'ait  été  fort 
utile.  Quoiqu'il  veuille  être  homme  de  lettres,  ses  Mémoires  ne 
sont  point  gâtés  par  cette  emphase  par  qui  Von  bâille  en  France. 
Le  portrait  de  l'aiïreux  Marat,  le  portrait  de  Mirabeau  et  plu- 
sieurs autres,  resteront,  parce  qu'ils  sont  écrits  avec  une  simpli- 
cité et  une  bonne  foi  qui  deviennent  tous  les  jours  plus  rares. 
Brissot  n'avait  pas  assez  d'esprit  pour  comprendre  Mirabeau  ;  il 
est  effrayé  et  scandalisé.  Il  peint,  au  contraire,  assez  bien  Marat, 
qui  fut  le  type  de  ïenvieux  et  de  l'intrigant  littéraire.  Marat 
donnait  aux  journaux  des  articles  écrits  de  sa  main,  et  dans  les- 
quels on  portait  aux  nues  le  génie  et  les  talents  de  lui  Marat. 
Alors  il  attaquait  Newton  et  faisait  des  expériences  sur  la  cha- 
leur. Brissot  a  eu  beaucoup  de  rapports  avec  cet  être  singulier. 
On  le  peint  toujours  comme  un  peu  plus  que  laid,  et  cependant 
il  était  aimé  delà  marquise  de  L*'*  ^ 

Brissot  raconte  ses  voyages  en  Suisse  et  en  Angleterre  ;  on  le 
voit  partout  honnête  homme,  mais  pauvre  diable.  Souvent  sur 
le  point  de  faire  banqueroute,  par  la  faute  deses  associés  littérai- 
res, il  sort  toujours  avec  honneur  des  plus  détestables  affaires. 
Il  écrit  sur  les  lois  criminelles,  et  ne  s'élève  pas  même  à  coin- 

*  De  Laubépine.  Marat,  qui  eierçait  la  médecine,  eut  le  bonheur  de  la 
guérir  d'une  maladie  regardée  comme  incurable  par  ses  confrères  ;  ils  ne 
lui  donnaient  pas  vingt-quatre  heures  à  vivre.  [H.  B.  j 


LETTRES  A  SES  AMIS.  g9 

prendre  ce  que  doit  être  le  talent  d'un  historien.  Il  porte  aux 
nues  Touvrage  historique  de  madame  Mac-Aulay-Graham»  qui 
n'est  qu'un  plaidoyer  en  faveur  des  opinions  républicaines  de 
Tâuteur.  Il  blâme  amèrement  Louis  XIV  d*avoir  exilé  le  cheva- 
lier de  Lorraine,  favori  de  son  frère  ^  Brissot  ignore  apparem- 
ment ce  que  tout  le  monde  sait  :  ce  beau  chevalier  avait  contri- 
bué à  Fempoisonnement  de  Madame*. 

Pendant  son  voyage  en  Suisse,  Brissot  explique  fort  bien  les 
scènes  qui  confirmaient  le  pauvre  Jean- Jacques  Rous$eau  dans 
ridée  que  tout  le  genre  humain  s'était  ligué  pour  lui  jouer  de 
mauvais  tours.  Mademoiselle  Levasseur,  qui  s'ennuyait  à  Ho- 
tiers-Travers  et  à  Wooton  jen  Angleterre),  mystifiait  facilement 
un  être  passionné  et  crédule.  Jean-Jacques  Aou^seau  vivant 
seul  et  ue  parlant  à  personne,  sa  gouvernante  n'avait  point  à 
craindre  de  le  voir  désabuser. 

Les  deux  volumes  des  Mémoires  de  Brissot  peignent  assez  bien 
la  France  telle  qu'elle  était  à  la  veille  de  la  Révolution.  J'ai  été 
frappé  du  bon  sens  de  M.  le  marquis  Ducrest,  frère  de  madame 
de  (ienlis.  Ce  marquis  a  la  simplicité  d'écrire  au  roi  pour  lui 
demander  d'être  fait,  sans  délais  ministre  des  finances;  il  veut 
être  ministre  le  lendemain  avant  cinq  heures  du  soir.  M.  Ducrest 
voyait  le  danger;  sa  démarche  était  ridicule,  il  devint  la  fable 
de  la  cour;  mais  il  eûi  probablement  mis  le  gouvernement  de 
Louis  XVI  dans  la  bonne  voie.  Probablement  aussi  son  minis- 
tère n'eût  duré  que  quelques  mois  ;  la  force  de  vouloir  manquait 
tout  à  {ait  aux  deux  ou  trois  mille  hommes  riches  qui  formaient 
ia  haute  aristocratie  delà  France  et  qui  approchaient  du  roi. 

Les  éditeurs  des  Mémoires  de  Brissot  n'ont  pas  osé  imprimer 
le  récit  d'un  duel  célèbre,  à  l'occasion  d'un  masque  arraché, 
au  bal  de  l'Opéra,  par  madame  la  duchesse  de  Bourbon;  les 
deux  augustes  combattants^  sont  vivants  ;  les  éditeurs  donnent 
le  récit  du  courtisan  Bezenval. 


*  Monsieur,  duc  d'Orléans. 

•  Madame  Henriette,  duchesse  d'Orléans. 


»  M.  le  comte  d'Artois  (Charles  X)  et  le  pfince  de  Condé.  fa  scène  eut 
lien  le  mardi  gra»  ée  Tannée  177^.  (H.  B.) 


^  ŒUVRES  POSTHUMES   hE  STENDHAL. 

Brissot,  on  le  voit,  touche  anx  sujets  les  plus  iotëressants  ; 
mais  il  ea  parle  d'une  façon  commune,  et,  comme  dans  les  Mé- 
moires  apocryphes ,  la  table  des  matières  est  beaucoup  plus  in- 
téressante que  le  texte  môme. 

Aucun  homme  de  lettres,  aetuellemeul  vivant,  n'est  aussi 
célèbre  que  Linguet,  auteur  d'un  journal  el de  quelques  ouvrages 
ridicules,  ne  Tétait  eu  France,  quelques  années  avant  la  Révolu* 
tiou.  Linguet  voulut  employer  Brissot  comme  (mvrier  littéraire. 
L'honnête  Brissot  ne  manqua  pasde  s'attacher  de  cœur  au  charla- 
tan; il  en  rapporte  les  mots  les  plus  plaisants,  mais  ils  sont  éiouffiss 
parla  platitude  du  récit.  Rien  n'estcomique»  par  exemple,  comme 
l'étonnement  de  Linguet,  à  son  arrivée  en  Angleterre  ;  il  s'aper- 
çoit que  personne  n'a  jamais  entendu  parler  de  lui.  L'homme 
qui  avait  fait  Vapologie  de  Néron  était  un  grand  écrivain  et 
un  profond  politique  à  Calais.  Arrivé  à  Londres,  il  fallut  qu'il 
expliquât  quel  avait  été  le  genre  de  ses  travaux.  Brissot,  comme 
un  bon  homme  qu'il  était,  attaquait  quelquefois  les  prêtres,  et 
était  indigné  d'abus  souvent  effroyables.  Linguet  se  moque  de 
lui.  «  Qu'ai-je  à  craindre,  lui  dit-il,  en  ma  qualité  d'écrivain 
hardi?  —  Les  parlements,  qui  peuvent  me  jeter  en  prison  et  me 
condamner  à  des  peines  infamantes.  Ëh  bien,  je  cherche  à  me 
concilier  le  clergé  ennemi  des  parlements.  Je  pense  commevous 
sur  bien  des  choses ,  mais,  de  la  vie,  je  ne  parlerai  mal  du 
clergé  ;  il  est  trop  puissant  à  la  cour,  et  tous  les  écrivains  pru- 
dents m'imiteront.  » 

'  Vous  me  direz  :  mais  enfin  faut-il  lire  les  Mémoires  de  Brissot? 
—  Oui,  si  vous  êtes  bien  disposé,  si  vous  vous  sentez  cette  pa- 
tience gaie  qui  ne  fait  pas  jeter  un  livre  toutes  les  fois  que 
cinq  ou  six  phrases  plates  vous  forcent  à  en  sauter  quelques 
pages.  Si  un  écrivain,  doué  de  patience,  voulait  prendre  la 
peine  de  réduire  à  cent  pages  les  deux  premiers  volumes  des 
Mémoires  de  Brissoty  ainsi  condensés  et  dégagés  de  tout  ce  qui 
est  commun  et  bourgeois,  sans  doute,  ils  feraient  fortune.  Pro- 
bablement les  volumes  suivants  offriront  beaucoup  plus  d'inté- 
rêt .*La  grande  qualité  de  Brissot,  celle  qui  le  rendra  toujours 
précieux  aux  yeux  d'un  historien,  la  bowne  /âi,'lui  tiendra  lieu 
d'esprit  et  de  talent  lorsqu'il  aura  à.  parler  de^  actions  des 


LETTRES  A  SES  AMIS.  Vrt 

grands  hommes  de  notre  Révolution.  Dans  Tëtude  de  procureur 
cô  Brîssot  était  premier  clerc,  travaillait  aussi  Robespierre. 

Brissot  ne  comprend  pas  les  hommes  supérieurs  ;  nous  avons 
vu  qu'il  parle  de  Miralieau  comme  aurait  pu  faire  une  bonne 
femme;  attendons  ce  qu'il  dira  de  Danton.  Quelle  que  soitTopi- 
nion  que  ces  deux  premiers  volumes  m*aîeut  donnée  de  la  perspi- 
cacité de  Brissot,  je  n^hésilerai  pas  à  croire  aux  faits  dont  il 
parlera  comme  les  ayant  vus.  NaisTéditeur  osera-til  imprimer 
tout? —  Je  n'aime  pas  la  suppression  du  duel  entre  deux  augus- 
tes personnages. 


CLIII 

A  MADAME  G....,  A  PARIS. 

Paris,  le  9  février  1830 

Vous  savez,  ma  chère  amie,  Taltrail  dramatique  que  Vancienne 
Venise  a  pour  moi;  une  anecdote  fort  piquante,  portrait  de 
mceurs  ttè^-émouvant^  m*a  été  contée  un  de  ces  soirs  par  le 

charmant  G ,  qui  l'avait  lue  dans  un  vieux  manuscrit  defa- 

mlUe.  Mon  imagination  s'est  échauffée  ;  lisez  cette  ébauche,  et 
que  votre  jogemeut  de  femme  décide  si  je  dois  continuer  ou  en 
rester  là. 

FRANCESCA  POLO. 

VeimE.  —  Un  petit  paistge  derrière  une  égliae,  à  droite  le  grand  canal. 

Vue  de  nuit. 

Fmhcbsga  Polo.  —  Polo,  son  mari.  —  Faho  Gbrgaba,  son  amant. 
—Le  provéditeur  Gergaba,  frère  de  Fabio  et  son  rival. 

Pasio»  —  Voilà  le  jour,  adieu. 

FiuMciscA.—  Reste  encore  un  moment  ;  la  nuit  est  si  obscure, 


I 

I 

92  ŒUVRES  POSTHUMES  De  STENDHAL. 

que  personne  ue  te  verra  sortir  ;  et,  quand  on  te  verrûi  près  de 
cette  maison,  que  m'importe?  N'est-ce  pas  pour  la  dernière  fois 
que  je  t*embrasse? 

Fabio.  —  Ce  soir  je  quitte  Venise,  mais  sous  peu  de  jours  je 
te  ferai  savoir  Fendroit  que  j'aurai  choisi  pour  ma  retraite. 

Prancesca.  —  Ah  !  u'est-ce  pas  à  Turin  que  Ton  t'exile  ?  à 
cent  lieues  d'ici  ? 

Fabio.  —  Oui,  Farrèt  du  Sénat  porte  Turin;  mais  mou  frère 
est  provéditeur,  il  peut  tout  dans  Venise. 

Francesca.  —  Méûe-toi  de  ton  frère. 

Fabio.  —  Que  lu  es  injuste  !  H  m'aime  comme  un  père.  Je  lui 
ai  dit  que  je  partais  pour  Turin  ;  je  compte  y  être  dans  trois 
jours;  je  me  fais  voir  à  l'ambassadeur  de  Venise,  et  je  reviens 
m'établir  dans  quelque  village,  sur  le  bord  des  lagunes.  Quel- 
quefois, du  moins,  je  pourrai  voir  de  loin  la  maison  que  tu  ha- 
bites, je  t'écrirai. 

Francesca.  —  fiélas  I  comment  tes  lettres  pourraient-elles 
m'arriver^  As- tu  donc  oublié  la  jalousie  de  mon  mari?  Sa  vanité 
n'ouvre  la  porte  de  son  palais  qu'aux  premiers  personnages  de 
l'État. 

Fabio.  —  (Quatre  heures  sonnent,)  Grand  Dieu!  voilà  quatre 
heures!  je  veux  prendre  une  mèche  de  tes  cheveux.  {Il  la  coupe 
et  la  prend), 

Framcesca  —  Ame  de  ma  vie,  souviens-toi  que  je  t'aime  ;  sur- 
tout plus  de  soupçons  ;  je  mourrai  plutôt  mille  fois  que  de  t'èlre 
inûdèle. 

Fabio.  —  Aie  confiance  dans  l'homme  qui  te  parlera  de  cette 
mèche  de  tes  beaux  cheveux  et  de  quatre  heures  du  matin. 
(Francesca  rentre  chez  elle), 

Fabio."  Je  ne  suis  plus  un  homme;  à  mon  âge,  pleurer  !,..  Quit- 
ter Venise  est  au-dessus  de  mon  courage.  0  ma  belle  patrie!  sera- 
ce  vivre,  que  de  vivre  loin  de  toi?...  J'en  veux  presque  à  mon 
frère  de  m'avoir  fait  sortir  de  prison  ;  du  moins,  j'étais  à  Venise, 
j'entendais  le  son  de  ses  horloges,  Francesca  m'écrivait,  son  sot 
mari  venait  me  voir....  Oui,  mais  cette  prison  pouvait  finir  par 
le  supplice.  Mon  frère  est  provéditeur  ;  mais  il  n'y  a  que  huit 
jours  que  Badoer  est  mort;  sa  famille  est  puissante.  Aussi,  pour- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  95 

quoi  se  vaniait-it  d'avoir  été  aimé  de  Francesca?...  (Celte  pensée 
le  met  en  colère.)  Je  le  taerais  de  nouveau. 

Cercara.  —  Gomment  cet  homme  est-il  ici  ?  —  Sorlirait-il  de 
chez  la  Polo  !  Il  n'a  pu  venir  par  la  petite  rue  que  je  suivais  moi- 
même»  et  il  n'y  a  pas  de  barque  sur  le  canal....  (il  regarde  le 
cmal.)  tirand  Dieu  !  aurait-elle  un  amant?  (Cercara  s  approche 
de  Fabio  et  le  reconnaît).  Quoi!  mon  frère  !....  Vous  voulez  donc 
vous  faire  assassiner?  Gomment,  j'ai  mis  sur  pied  la  moitié  des 
agents  secrets  du  conseil  des  Dix  pour  vous  garder  des  assassins, 
et  vous  venez  vous  y  exposer  follement!  0  jeune  homme,  que  je 
m'en  veux  de  vous  aimer  !  J'aurais  dû  vous  laisser  deux  ou  trois 
mois  en  prison,  cette  tète  folle  se  serait  refroidie... 

Fabio.  —  Mon  frère,  je  le  jure  par  le  saint  nom  de  Dieu,  il 
n'y  a  pas  dans  la  belle  Venise  un  fils  qui  aime  son  père  comme 
je  vous  aime  ;  vous  m'aviez  conseillé  de  ne  pas  sortir  de  notre 
palais;  mais,  puisque  je  pars  dans  quelques  heures,  je  puis 
vous  avouer  la  cause  de  toutes  mes  folies  :  j'aime.  Ge  n'est  pas 
un  goût  léger  que  je  me  permettrais  d'avouer  à  un  frère  si  res- 
pectable par  son  âge,  par  ses  dignités,  par  ses  grandes  actions. 
Il  y  a  deux  ans  que  j'aime  la  femme  de  Venise  la  mieux  gardée; 
c'est  pour  elle  que  je  ne  vous  ai  pas  suivi  à  votre  campagne  de 
Candie.  Enfin  (t7  pleure)  ne  vous  attendez  à  rien  de  raisonnable 
de  moi  aujourd'hui.  Quitter  Venise  est  une  action  au-dessus  de 
mes  forces  ;  l'âme  ne  doit  pas  souffrir  davantage  à  se  séparer  du 
corps. 

Cercara,  à  par^— Grand  Dieu  !  aimerait-il  Francesca?  (Haut), 
C'est  par  miracle  que  j'ai  pu  obtenir  ton  élargissement  de  pri- 
son à  un  aussi  Caible  prix  ;  deux  ans  d'exil  sont  bientôt  passés. 

Fabio.  —  Vous  êtes  heureux,  mon  frère  !  Vous  ne  connais- 
sez pas  Tamour,  vous  !  Vous  êtes  un  grand  général,  un  homme 
ferme,  vous  vous  moquerez  de  moi,  mais  ma  douleur  est  la  plus 
forte....  Avec  tout  autre  je  saurais  ne  pas  sortir  du  silence,  mais 
avec  vous,  que  j'aime  taoi;  je  ne  puis  me  taire.  —Ne  me  mépri- 
sez pas  trop,  6  mon  frère  !  Un  jour  peut-être,  combattant  à  vos 
eèiés,  je  saurai  faire  couler  le  sang  ennemi  et  vous  faire  oublier 
mes  larmes  d'aujourd'hui.  Oserai-je  vous  parler?  Ah!  si  vous 
aviez  aimé  ! 


I 

94  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

GotcAftà.  —  Sois  content,  mon  ami;  parie  en  liberté,  Tamour 
m'a  rendu  aussi  fou  que  loi.  Mais,  à  ce  qu'il  paraît,  tu  es  iieu- 
reux?...  Rentrons  au  palais. 

Fabio.  —  Non,  les  murs  des  palais,  à  Venise,  ont  des  oreilles; 
j'aime  mieux  ce  lieu  solitaire.  Vous  avez  quinze  ans  de  plus  que 
moi  et  je  vous  ai  toujours  regardé  comme  un  père  (il  lui  prend 
la  mairif  qu'il  baise);  Taveu  que  vous  venez  de  me  faire  me  donne 
la  hardiesse  de  vous  dire  queUe  est  ma  plus  grande  peine  en 
quittant  Venise.  Que  je  sois  jaloux',  et  jnsqu  à  la  folie,  c'est  ce 
que  prouve  la  mort  de  Badoer. 

Cergaba.  —  Oui,  je  l'avoue,  ta  folie  est  grande. 

Fabio.  —  Ëli  bien,  jugez  de  mon  supplice  !  Parmi  les  jeunes 
gens  de  mon  âge,  il  n'en  est  aucun  que  j'estime  assez  pour  lui 
confier  le  nom  de  la  femme  que  j'aime.^  Vous  savez  comme  moi 
à  quel  point  nos  serviteurs  sont  corrompus.  Si  je  demande  on 
service  à  un  homme  de  cette  classe,  mon  secret  appartient  an 
premier  noble  qui  lui  jettera  une  bourse  de  sequins.  Yonlcf- 
vous  oublier  votre  âge,  vos  dignités,  et  me  rendre  un  service 
que  vous  seul  pouvez  me  rendre  ? 

Gercara.  —  Parle. 

Fabio.  —  Il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  remettre  vous- 
même,  vous  provéditeur  de  Saint-Harc,  des  lettres  d'amour  à 
une  jeune  femme. 

Gebcara.  —  Je  suis  ton  frère  et  non  pas  ion  père;  je  serais  un 
sot  si  je  ne  faisais  pas  une  folie  pour  le  meilleur  ami  que  j'aie  au 
monde. 

Fabio.  —  Gonnaissez-vous  le  sénateur  Polo,  notre  cousin? 

Gercara,  changeant  de  couleur.  —  Grand  Dieu  !  (A  paH.)  Le 
mari  de  la  femme  que  j'aime! 

Fabio.  —  Gela  vous  étonne  ;  jamais  on  ne  m*a  vu  chez  lui 
qu'une  fois  tous  les  ans  pour  quelques  devoirs  de  famille. 

Gercara.  —  Eh  bien? 

Fabio.  -—  Si  vous  daignez  me  rendre  ce  service,  je  vais 
vous  mener  au  couvent  des  franciscains;  le  portier  de  ce  cou- 
vent m'introduit  dans  le  jardin  ;  je  monte  dans  un  bâtiment 
abandonné  au  fond  de  ce  jardin;  la  petite  rue  qui  sépare  ce 
bâtiment  du  palais  Polo  n'a  que  six  pieds  de  large;  je  monte  au 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  95 

quatrième  étage,  je  place  une  échelle  qui  fait  poot  sur  la  rue. 

Cbrcaba,  faisant  effort  sur  lui-même.  —  Et  Francesca  vous 
reçoit? 

Fabto.  — Vous  ferez  un  signal ,  vous  ne  lui  parlerez  point, 

c'est  ce  qu'elle  a  exigé  de  moi... 

Cercara.  —  Quoi  !  m'avez-vous  nommé? 

Fabio.  —.  Certainement  non.  Vous  frappez  deux  clefs  Tune 
contre  Taulre,  la  fenêlre  vis-à-vis  devra  s'ouvrir,  vous  ne  verrez 
personne  et  jetterez  la  lettre;  comme  il  n'y  a  que  six  pieds  de 
distance,  rien  de  plus  facile.  —Mais  vous  semblez  atterré? 

Cercarâ.  —  Je  vous  servirai,  j'exécuterai  toutes  vos  commis- 
sions; mais  il  est  grand  jour;  il  ne  faut  pas  qu'on  nous  voie; 
allez  m'allendre  au  palais.  (Fabio  sort.) 

Gbrcara,  seuL  —  Est-il  bien  possible»  grand  Dieu  !  La  femme 
que  j'aime  depuis  si  longtemps,  qui,  enfin,  m'accordait  de  l'ami- 
tié! —  Hélas!  je  croyais  que  ce  nom  d'amitié  se  changerait  en 
amour...  Elle  en  aime  un  autre...  avec  passion...  et  depuis  deux 
ans!...  J'ai  abrégé  la  guerre  de  Candie,  je  suis  revenu  avant  le 
temps  marqué  par  mon  devoir  ! . ..  Enfin,  elle  en  aimait  un  autre  ! 
0  douleur!  Ce  que  n'ont  pu  m'appreudre  tous  mes  espions! 
0  douleur  !  mais  je  veux  les  voir  ensemble.  Je  conduirai  Fabio 
chez  elle...  Et  cet  imbécile  de  mari,  si  jaloux,  et  dont  la  jalou- 
sie ne  semblait  s'oublier  que  pour  moi  seul  !  Grand  Dieu  que  je 
suis  malheureux  I...  Les  plus  grands  miilheurs  d'une  vie  agitée; 
le  jour  même  où,  de  général  en  chef,  on  me  fit  passer  à  la  place 
de  podestat  d'un  bourg!...  Non,  rien  n'est  comparable  à  la  dou- 
leur qui  m'6te  toute  force  ! 

LE  PAUIS  CERCARA. 
cérgara,  fabio. 

Cercara.  —  Écoute  ;  on  ne  sait  ni  qui  meurt  ni  qui  vit  ;  je 
veux  le  faire  une  donation  de  tous  mes  biens. 

Fabio.  —  Vous,  mon  frère  !  qui  passez' pour  si  ambitieux!... 
à  peine  âgé  de  trente-cinq  ans,  quand  les  plus  beaux  mariages... 

Cercaba,  s^ emportant.  —  Ne  me  parle  jamais  de  mariage.. i 


mi      lEUVRËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Une  fille  qui  m'ctail  promise  in*a  fait  déclarer,  lorsque  lu  as 
tué  Badoer,  qu'elle  renonçait  à  mou  alliance. 

Fabio.  —  Quoi  !  je  vous  aurais  nui  ! 

Cergara.  —  Oui,  beaucoup;  mais  tais-toi,  ou  je  me  fâche.  H 
se  peut  que  je  passe  à  notre  armée  de  Dalmatie...  Je  puis  mou- 
rir... Enfin,  ce  que  tu  as  fait  contre  moi,  sans  t*en  douter,  en 
tuant  Badoer,  ne  doit  point  changer  mes  projets.  ÂUons  chez  le 
notaire,  nous  signerons  Tacte  qui  est  dressé...  Quant  à  ta  com- 
mission à  regard  de  Francesca  Polo,  jetais  préocupé  quand  tu 
m*en  as  parlé;  c\plique-moi  tout. 

Fabio.  —  J'ai  honte  d'occuper  de  tels  détails  un  grave  provë- 
diteur...  Vous  avez  vu  la  fenêtre  et  combien  il  est  facile  de  jeler 
les  lettres. 

Cercara.  —  Tu  passais  par  cette  fenêtre  ;  mais  elle  ne  pou- 
vait te  recevoir  que  la  nuit;  et  avec  un  mari  qui  passait  pour  si 
jaloux,  où  te  recevait-elle? 

Fabio.  —  Dans  la  chambre  même  où  dormait  ce  mari  si  ja- 
loux-; 

Cercara.  —  Mais  s'il  se  fût  éveillé? 

Fabio.  —Que  nous  importait  notre  vie!  Il  n'y  avait  que 
ce  moyen  de  nous  voir  ;  elle  m'aime  autant  que  je  Paime. 

Cercara.  —  Que  me  font  ces  détails  de  sentiment  !  Et  tu  y 
allais  souvent? 

Fabio. —  Pas  dans  les  commencements,  mais,  depuis  six  mois, 
presque  toutes  les  nuits. 

Cercara.  —  Et  cet  imbécile  de  mari,  dont  la  jalousie  est  cé- 
lèbre dans  Venise... 

Fabio.  —  Jamais  il  n*a  eu  le  moindre  soupçon  ;  mais  il  m'a 
fallu  renoncer  au  bonheur  de  voir  Francesca  chez  elle...  Dans 
les  lieux  publics  mêmes  je  n'ose  la  regarder. 

Cercara.  —Il  est  vrai,  moi,  Fami  du  mari,  je  ne  t'ai  jamais 
vu;  jamais  il  ne  m'a  parlé  de  toi.  El  cette  femme  si  grave  et  si 
réservée  en  apparence... 

Fabio.  —  Gomme  on  la  connaît  mal  !  Son  caractère  estgaietfo- 
lâtre  eomme  celui  d'un  enfant;  quand  vous  la  voyiez  si  grave  et  si 
sérieuse,  elle  songeait  aux  contrariétés  que  nous  causaient  les 


LKTTRES  A   SES  A31IS.  1)7 

espioDS  que  sou  mari  |^iace  partout...  Mais  quels  sont  ces 
hommes? 

Ceb€Ara.  —  Ce  sont  de  braves  Esclavoos,  qui  ont  servi  sous 
mes  ordres  et  qui  accompagneront  ma  barque  lorsque  je  te  con- 
duirai à  la  terre  ferme...  Mais  il  faut  que  tu  viennes  avec  moi 
prendre  congé  de  Polo. 


LE  PALAIS  POLO. 

OERCARA,    FABIO,    POLO. 

PoLD. —  Mou  noble  cousin,  vous  voulez  plaisanter...  Moi, 
le  protecteur  de  votre  famille  et  de  ce  beau  jeune  homme  ! 
Ce  n  est  que  de  votre  crédit  et  de  votre  protection  que  j'at- 
tends les  emplois  qui  manquent  encore  à  mon  illustration. 
C'est  vous  qui  m'avez  donné  Tétat  qu'on  me  voit  dans  Venise, 

Frawcesca,  entrant  (à  part.)  —  0  ciel  !  Fabiol 

Polo.  —  Mais  voilà  uolre  épouse  qui,  peut-être,  ne  se  sou- 
vient pas  trop  de  notre  jeune  cousin.  (  A  Francesca,  )  Uu 
hasar4i,  que  je  regrette,  a  toujours  éloigné  de  mon  palais  ce 
brave  jeune  homme...  uu  peu  trop  impétueuK,  seulement. 
Pour  je  ne  sais  quelle  dispute ,  il  a  eu  un  duel  avec  Loredauo 
Badoer,  et  notre  sage  république  ne  reconnaît  pas  de  duel  en-- 
tre  ses  nobles  ;  elle  laisse  cet  usage  à  nos  voisius  les  Allemands 
et  aux  peuples  barbares.  Pour  nous,  à  Venise,  tout  duel  n*est 
qu'une  tentative  d'assassinat... 

Francesga.  —  Qui  ne  connût  la  bravoure  de  notre  jeune  pa- 
rent? Badoer  était  un  soldat  renommé...  Je  suis  heureuse  de 
vous  voir,  Fabio;  je  ne  m'at(eudais.pas  à  ce  bonheur. 

Cercara,  avec  ironie.  —  11  y  a  trois  mois,  peut-être,  que  vous 
n'avez  vu  ce  jeune  cousin  ? 

Polo.  —  Il  y  a  plus  peut-être.  Moi-même,  je  ne  lui  ai  pas  parlé 
depuis  la  fête  du  Bucentaure. 

Francesca.  —  J'espère  bien  n'être  pas  trois  mois  saus  le  re- 
voir. (À  Cercara.)  Il  ne  faut  pas  souffrir  que  cet  exil  se  pro- 
longe ;  ces  lois  sévères  sont-elles  faites  |)Our  le  frère  du  prové- 


98  ŒUYKES  POSTHUMlâS  Dti  STËNUUAL. 

dileur  Gerça»,  pour  le  seul  bérilier  de  la  plus  noble  Camitte  de 
Veoiâe? 

Cercara.  ~  Pour  moi ,  je  couseille  à  Fabio  de  profiter  de 
l'occasion  pour  visiter  TEurope;  nos  banquiers  tiendront  des 
fonds  à  sa  disposition  à  Paris,  à  Madrid  el  même  à  Londres. 

Fabio.  —  Je  profilerai  de  votre  générosité  (  regardant  Fran- 
cesca),  et  je  ne  serai  que  peu  de  jours  à  Turin. 

Gergara,  à  part,  —  Francesca  a  Fair  joyeux.  Cette  annonce 
d'uue  longue  absence  ne  TafOige  point.  Auraient-ils  le  projet 
de  se  rejoindre?  Quelle  aud.^ce  chez  une  femme  aussi  jeune  1 


CLIV 

a  vadanë  j...»  a  paris^. 

Paris,  le  1"  mars  1830. 

Chez  moi,  vous  pourriez  trouver  Tobjei  régnaul;  ledit  objet  est 
fort  jaloux,  parce  qu*il  a  lu  une  de  vos  aimables  et  bonnes  let- 
tres. Je  suis  resté  très-faible.  Le  vin  de  Cbampagoe  et  Hemani 
ne  m'ont  pas  réussi.  J'irai  vous  voir  ce  soir  dimanche,  si  j'en 
ai  la  force  et,  encore  plus  probablement  lundi.  Quand  serez- 
votts  chez  madame  Clémentine?  Je  vois  bien  que  vous  êtes 
mon  ennemie,  puisque  vous  me  supposez  un  bonnet  de  coton. 
J'ai  tant  pris  d'opium,  que  ma  cervelle  est  comme  de  cotOK, 
mais  vous  régnez  dans  ce  coton. 

DniANGBB. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  99 


CLV 

A   HONSIEOR    8...  B... 

Après  avoir  lu  les  Contolatiojis  *  Irois  heures  et  demie 
de  suite,  le  vendredi  26  mars  1830. 

S'il  y  avait  un  Dieu,  j'en  serais  bien  aise,  car  il  me  payerait 
de  son  paradis  pour  être  honnête  homme  comme  je  suis. 

Ainsi  je  ne  changerai  rien  à  ma  conduite,  et  je  serai  récom- 
pensé pour  faire  précisément  ce  que  je  fais. 

Une  chose  cependant  diminuerait  le  plaisir  que  j*ai  à  rêver 
aux  douces  larmes  que  fait  couler  une  belle  action  :  cette  idée 
d'en  être  payé  par  une  récompense  au  paradis. 

Voilà,  monsieur,  ce  que  je  vous  dirais  en  vers  si  je  savais  en 
faire  aussi  bien  que  vous.  Je  suis  choqué  que  vous  autres,  qui 
croyez  en  Dieu,  vous  imaginiez  que,  pour  être  au  désespoir  trois 
ans  de  ce  qirune  maîtresse  vous  a  quitté,  il  faille  croire  eu 
Dieu.  De  même  un  Montmorency  s'imagine  que,  pour  être  brave 
sur  le  champ  de  bataille,  II  faut  s'appeler  Montmorency. 

Je  vous  crois  appelé,  monsieur,  aux  plus  grandes  destinées 
littéraires,  mais  je  trouve  encore  un  peu  d'affectation  dans  vos 
vers.  Je  voudrais  qu'ils  ressemblassent  davantage  à  ceux  de  la 
Fontaine.  Vous  parlez  trop  de  gloire  On  aime  à  travailler,  mais 
Nelson  (lisez  sa  Vie,  par  Tinfàme  Southey),  Nelson  ne  se  fait 
tuer  que  pour  devenir  pair  d'Angleterre,  Qui  diable  sait  si  la 
gloire  viendra?  Voyez  Diderot  promettre  l'immortalité  à  M.  Fal- 
conaet,  sculpteur. 

La  Fontaine  disait  à  la  Ghampmeslé  :  a  Nous  aurons  la  gloire, 
moi,  pour  écrire  en  vers,  et  vous  pour  réciter.  »  Il  a  deviné. 
Mais  pourquoi  parler  de  ces  choses-là  ?  La  passion  a  sa  pudeur  : 
pourquoi  révéler  ces  choses  intimes?  Pourquoi  des  noms?  Cela 
a  l'air  d'une  rouerie,  d'un  puff, 

*  €e  recueil  de  poésies  venait  d'être  publié  en  mars  1830. 


lOii  ŒLYllES  POSTUUMi!;S  DE  STENDHAL. 

Vuilà,  monsiear,  ma  |>ensée  et  toute  ma  pensée.  Je  crois 
qu'on  parlera  de  vous  en  1890.  Mais  vous  ferez  mieux  que  les 
ConsolationSf  quelque  chose  de  plus  fort  et  de  plus  pur. 


CLVI 

A  MADAME  J...,  A  SAINT-DENIS. 

Parts,  16  mai  1850  (samedi). 

L'animal  est  origiual;  les  dieux  Font  fait  ainsi.  11  a  passe  quel- 
que leiups  à  Monlmoreucy,  à  deux  pas  de  chez  vous,  mais  il  oe 
pouvait  vous  voir.  Où  est  donc  la  rue  Sainl-Marcel  dans  Saiot- 
Deuis?  Je  Tai  cherchée  des  yeux  en  passant.  Nous  sommes  allés 
à  la  cathédrale  ou  ahhayc. 

On  dil  que  la  vanité  est  la  passion  dominante,  ou,  pour  mieux 
dire,  la  seule  de  notre  nation,  particulièrement  entre  la  Loire  et 
la  mer  du  Nord. 

Ceci  me  console.  Jamais  il  n'y  aura  rien  en  moi,  pas  la  moin- 
dre nuance  qui  puisse  choquer  celte  passion,  cette  habitude,  si, 
par  hasard,  elle  s'est  nichée  dans  un  petit  coin  du  cœur  de  Tal- 
mable  Jules. 

Je  ne  sais  pas  écrire  raisonnablement,  et  cependant  depuis 
quatre  jours  je  vous  dois  une  réponse.  Écrire  en  cherchaol  la 
gentillesse  et  les  formes,  il  fallait  attendre  des  semaines  peut- 
être. 

Quand  vous  écrirez  à  madame  la  comtesse  Ci.,  comme  vous 
avez  discuté  mon  crime  avec  elle,  dites-lui  ma  lettre.  Quaod 
vous  viendrez  à  Paris  avertissez-moi  la  veille  par  la  poste.  Je 
vais  à  la  campagne,  mais  serai  bientôt  de  retour. 

Quand  on  est  au  café  des  Vélocifères  de  Montmorency,  celle 
maison  neuve  à  deux  portes  qui  recule,  par  où  faut-il  prendre 
pour  aller  passer  vingt  minutes  avec  vous  rue  Saint-Marcel? 

Bien  des  choses  à  M.  G.  .  Quand  se  fait-il  de  TAcadémie  comme 


LETTRES  A  SES  AMIS.  401 

votre  M.  Lajard.  Le  baron  Gérard  Ta  pris  pour  Poncbard  do 
Feydeaa,  le  Crouvant  à  diaer,  en  place  de  Grève,  chez  M.  le  pré- 
fet de  Chabrol,  et  loi  a  parlé,  eu  conséquence,  de  sa  mala- 
die (c'était  il  y  a  deux  mois),  de  son  talent  qui  charmait  le  pu- 
blic, etc.,  etc. 
Amitié  et  dévouement  éternel. 

Coton ET. 


CLVIl 

A  MONSIEUR   S....  S ,    A  LONDRES. 

Paris,  15  août  18^.  -*•  71,  rue  de  Hiclietieu. 
(Bientôt  ane  deuxième  lettre.) 

Votre  lettre,  mon  cher  ami,  m*a  hîi  le  plus  grand  plaisir.  Je 
n'ai  pas  écrit  une  ligne  depuis  dix  jours;  voilà  mon  excuse  pour 
le  reiard  de  ma  réponse. 

Pour  bien  jouir  du  spectacle  de  cette  grande  révolution,  il 
£iot  Hàner  sur  le  boulevard.  (A  propos,  il  n'y  a  plus  d'arbres  à 
partir  de  la  rue  de  Choiseul  jusqu'à  cet  hôtel  Saint-Pbar,  où 
nous  avons  logéquelques  jours,  en  arrivant  de  Londres  en  1826; 
on  les  a  coupés  pour  faire  des  barricades  sur  la  chaussée  du 
boulevard.  Mais  aussi  les  marchands  ont  été  bien  aises  de  s'en 
défaire  En  Angleterre,  n'avez-vous  pas  trouvé  le  secret  de 
transplanter  dés  arbres  gros  comme  la  cuisse?  Si  vous  rencon- 
trez un  homme  au  fait  de  ce  détail,  prenez  des  renseignements 
précis,  Apportez-^nous  le  moyen  de  rétablir  notre  boulevard.) 

Plus  on  s'éloigne  de  la  grande  semaine,  comme  dit  M.  de  la 
Fayette,  plus  elle  semble  étonnante.  C'est  l'effet  produit  par  le 
statues  colossales;  par  le  mont  Blanc,  qui  est  plus  sublime  vu  de 
la  descente  des  Rousses,  à  vingt  lieues  de  Genève,  que  vu  de  sa 
base. 

Tout  ce  que  les  journaux  vous  ont  dit  à  la  louange  du  peuple 

H.  6 


m  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

est  vrai.  Le  1*'  août  les  intrigants  ont  paru.  Ils  gâtent  un  peu, 
mais  lrè»-peu  nos  affaires.  Le  roi  est  excellent;  il  a  choisi  deux 
mauvais  conseillers,  MM.  Dupin,  avocat,  qui,  le  27  juillet,  après 
avoir  lu  les  ordonnances  de  Charles  X,  déclara  qu*il  ne  se  regar- 
dait plus  comme  député/ ei Interrompu,  je  prends  le  parti 

de  vous  envoyer  ce  chiffon.  Demain  je  vous  écrirai  de  nouveau. 
Cent  mille  hommes  se  sont  présentés  pour  la  garde  nationale  de 
Paris.  L'admirable  la  Fayette  est  Tancre  de  notre  liberté.  Trois 
cent  mille  hommes  de  vingt-cinq  ans  feraient  la  guerre  avec 
plaisir.  Paris,  défendu  par  l'enthousiasme  actuel,  ne  céderait  pas 
à  deux  cent  mille  Russes.  Je  vous  griffonne  ces  faits  grossiers; 
on  m'attend.  —  Nous  uous  portons  ious  bien.  Malheureusement 
Mérimée  est  à  Madrid  ;  il  n*a  pas  vu  ce  spectacle  unique.  Sur 
cent  hommes  sans  bas  et  sans  veste,  il  y  avait,  le  28  juillet,  un 
homme  bien  vêtu.  La  dernière  canaille  a  été  héroïque  et  pleine 
de  la  plus  noble  générosité  après  la  bataille. 


CLVIII 


À  MONSIEUR  s B.... 


Ce  29  septembre  1830.  —  71,  rue  Hichelieu. 


Monsieur, 

On  m'assure  à  Tinslant  que  je  viens  d'être  nommé  consul  à 
Trieste.  On  dit  la  nature  belle  en  ce  pays.  Les  îles  de  l'Adriatique 
sont  pittoresques.  Je  fais  le  premier  acte  de  consulat  en  vous 
engageant  à  passer  six  mois  ou  un  an  dans  la  maison  du  consul. 
Vous  seriez,  monsieur,  aussi  libre  qu'à  l'auberge:  nous  ne  nous 
verrions  qu'à  table.  Vous  seriez  tout  à  vos  inspirations  poétiques. 

Agréez,  monsieur,  Tassurance  de  mes  sentiments  les  plus  dis- 
tingués. 

Betlb. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  103 


CLIX 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  H ,  A  PARIS, 

Trieste,  le  4  décembre  1830. 

Je  suis  comme  Atig^ste,  j*ai  souhaité  l'empire,  mais,  eu  le 
souhaitant,  je  ne  Tai  pas  connu.  Je  crève  d'ennui,  et  personne 
ne  se  conduit  mal  avec  moi  ;  cela  aggrave  le  mal.  Cependant, 
Théritage  de  mon  père  ayant  passé  en  expériences,  il  faut  tâ- 
cher de  s'accoutumer  à  ce  manque  absolu  de  commuuication 
de  la  pensée. 

J'ai  cherché  à  ne  pas  faire  une  seule  plaisanterie  depuis  mon 
arrivée  dans  celte  île  ;  je  n'ai  pas  dit  une  chose  cherchant  à  être 
amusante  ;  je  n*ai  pas  vu  la  sœur  d'un  homme  ;  enfin,  j'ai  été 
modéré  et  prudent,  et  je  crève  d'ennui. 

Adieu,  la  poste  part,  tâchez  d'intéresser  en  ma  faveur  ma- 
dame Azur. 


CLX 

y 

A  HOIfSIEUR   LE  BARON  DE  H....,  A  PARIS. 

Triesle,  le  12  décembre  1830. 

Je  n'ose  vous  écrire,  vu  la  grandeur  des  événements  qui  peut- 
être  vous  entourent.  —  Figurez-voos  que  je  suis  à  Hambourg  et 
vous  vous  figurerez  bien.  Les  logements  coûtent  deux  mille  deux 
cents  francs  ;  un  appartement  de  sept  pièces  au  second.  Tel  est 
l'appartement  de  mon  prédécesseur,  que  je  ne  veux  pas  pren- 
dre, vu  le  malheur  du  temps  :  tout  coûte  deux  fois  autant  qu'à 
mon  regretté  Livourne. 


iOi  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

J'ai  trouvé,  grftce  à  M.  Meyerbeer,  que  je  vous  prie  de  re- 
mercier, une  femme  fort  aimable,  pleine  de  naturel,  presque 
aussi  sincère  que  madame  Azur,  qui  a  beaucoup  d'idées,  trente- 
six  ans  et  un  grand  salon  peint  à  fresques,  avec  tapis,  où,  à  dix 
heures,  arrivent  vingt  verres  de  vin  de  Chypre  et  trente  de  limo- 
nade, le  tout  accompagné  d'eicellentes  tranches  de  gâteau  de 
Savoie.  Je  vais  dans  ce  salon  quatre  fois  la  semaine  et  finirai  par 
y  aller  six  fois.  H  n'est  pas  et  ne  sera  jamais  question  de  love; 
mais  enfin,  dans  le  grand  Paris,  je  n'avais  pas  une  maison 
comme  celle-là.  Je  la  dois  à  lady  Morgan. 

n  y  a  double  vitre  partout  ici,  à  cause  de  Tabominable  Bora, 
qui  me  donne  de  Thumeur  ce  soir.  Toutes  les  rues  sont  comme 
la  via  larga  de  Florence  ;  il  n'y  a  ni  volets  ni  persiennes  ;  tout  le 
monde  a  une  veilleuse,  à  ce  qu'il  parait  ;  cela  se  met  entre  les 
deux  vitres,  de  façon  que  la  nuit,  dès  dix  heures,  la  ville  a  l'air 
illuminée.  —  Trottoirs  partout,  séparés  de  la  rue  par  de  petites 
colonnes.  Mer  et  collines  magnifiques.  —On  ne  parle  en  Lom* 
hardie  que  du  théâtre  Garcano,  où  madame  Pasta  va  chanter. 
Le  duc  Litta,  M.  Marietti  et  un  autre  y  perdent  quarante  mille 
francs  chacun. 

A  Trieste  on  sent  le  voisinage  de  la  Turquie  ;  des  hommes 
arrivent  avec  des  culottes  larges,  sans  aucun  lien  au  genou,  des 
bas,  et  le  bas  de  la  cuisse  nu  ;  un  chapeau  qui  a  deux  pieds  de 
diamètre  et  une  calotte  d'un  pouce  de  profondeur.  Ils  sont  beaux, 
lestes  et  légers.  J'ai  parlé  à  cinq  ou  six  ;  je  leur  paye  du  punchs 
ce  sont  des  demi-sauvages  aimables;  mais  leurs  barques  sen- 
tent diablement  l'huile  pourrie  ;  leur  langage  est  une  poésie  con- 
tinuelle. 


CLXI 

A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M..  ..^  A  PARIS. 

Trieste,  le  17  décembre  1830. 
Quelle  bonne  semaine  !  Jeudi  une  lettre  de  la  divine  Clara  et 


LETTRES  A  SES  AMIS.  105 

auloordliui  une  de  vous.  La  rue  de  JéraMlem  de  ce  pays  a  pris 
copie  de  la  lettre  de  la  jeune  fille,  et  pour  cela  Ta  gardée  trois 
jours.  Ne  mettez  jamais  de  noms  propres  ;  à  cela  près,  dites 
tout,  tout  absolument,  et  je  recevrai  vos  benoîtes  lettres  trois 
jours  plus  tôt.  Je  ne  me  croyais  pas  sî  curieux  ;  il  est  dr61e  de 
faire  des  découvertes  sur  soi-même,  à  quarante-huit  ans,  que 
]  aurai  le  mois  prochain.  En  être  réduit  au  régime  delà  QuaU" 
diemey  m*assomme. 

Je  n*ai  jamais  mieux  senti  le  malheur  d'avoir  un  père  qui  se 
raioe.  Si  j'avais  su,  en  1814,  le  père  ruiné,  je  me  serais  fait  arra^ 
cheur  de  dents,  avocat,  juge,  etc.  Être  obligé  de  tremMer  pour 
la  conservation  d'une  place  où  Ton  crève  d'ennui  !  Je  n*ai  à  me 
pîaiodre  de  personne  \  j'ai  trouvé  des  amis,  pour  ainsi  dire,  uuî- 
(|Uement  à  cause  de  lady  Morgan  (dont  je  ne  partage  point  les 
opinions  jacobines).  Toute  ma  vie  est  peinte  par  mon  dtna*;  mon 
haut  rang  exige  que  je  dîne  seul  :  premier  ennui.  Second  ennui  : 
OQ  me  sert  douze  plats  ;  un  énorme  chapon  qu'il  est  impossible 
découper  avec  un  excellent  couteau  d'ader  anglais,  qui  coAte 
ici motftj qu'à  Londres;  une  superbe  sole  qu'on  a  oub^  de 
faire  cuire,  c'est  l'usage  du  pays  ;  une  bécasse  tuée  de  la  vdtte, 
on  regarderait  comme  un  cas  de  pourriture  de  la  faire  attendre 
deux  jours.  Ma  soupe  de  riz  est  salie  par  sept  à  huit  saucisses, 
pleines  d'ail,  qu'on  fait  cuire  avec  le  ri%,  etc.  Que  voulez-vous 
que  je  dise?  C'est  l'usage,  on  me  traite  comme  un  seigneur,  et 
certainement  le  bon  homme  d'aubergiste,  qui  ne  me  rencontre 
jamais  dans  sa  maison  sans  s'arrêter,  se  découvnr  et  me  faire 
un  salut  jusqu'à  terre,  ne  gagne  pas  sur  mon  dtner,  qui  me 
coûie  quatre  francs  deux  sous  ;  le  logement,  six  francs  dix 
sous.  Ma  qualité  d'oiseau  sur  la  branche  (Clara  ne  comprend 
pas  cette  légère  métaphore)  m'empêche  de  prendre  ime  cui«> 
liière.  Je  suis  empoisonné  à  un  tel  point,  que  j'ai  recours  aux 
œufe  à  la  coque;  je  n'ai  inventé  cela  que  depuis  huitjours,  et  j'en 
Sttis  tout  fier. 

Kacontez  mon  malheur  à  madame  Azur,  et  dites-lui,  si  elle 
sait  les  mathématiques,  de  multiplier  toute  ma  vie  par  le  mal- 
beur  du  dtner.  L'absence  de  cheminée  me  tue  ;' je  gèle  en  vous 
Vivant.  Dans  l'autre  chambre  j'ai  un  poêle  qui  donnerait  mal 

6. 


406  ŒUVRl!:S  POSTHUMES  DE  STËNDHàL. 

à  la  léte  aa  pim  grossier  Aarergnat.  —  Je  sois  pmdenl  el  ne 
vois  point  madame  *** ,  dont  bien  me  âche.  Elle  a  Tentregent 
d'Ancilla,  une  gaieté  constaule  et  de  la  baoteur;  elle  a  aue  cbe- 
minée  !  J'aurais  pris  raeioe  auprès  d'une  cmislruction  si  pré- 
cieuse. —  J'ai  trouvé  un  ami  véritable  dans  un  capitaine  au  même 
régiment;  il  est  incroyable  combien  nous  nous  convenons.  !Mais 
monsieur,  combien  de  temps  aurai-je  la  patience  de  monter 
cette  garde  ?  —  Deux  ou  trois  ans  au  plus. 

Je  m'occupe  beaucoup  de  mon  métier;  il  est  bon,  honuête, 
agréable  en  soi,  tout  paternel.  Ma  correspondance  s'occupe  du 
commerce  ofCom.  Ne  croyez  point  que  Paris  soit  le  pays  le  plus 
tèrttte  en  ce  igepre.  C'est  le  Bannat,  monsieur.  Je  me  suis  rap- 
proclié  dudit  Bannai  pour  4|iidier  la  partie  ;  j'ai  fait  un  voyage  à 
Piume  ;  c'est  toul  à  fait  le  derni^  .^MhrQpt  ^tih  i^ivilisatton.  Un 
étranger,  capitaine,  est  reçu  comme  feu  ma^^mpisellejeck,  Pélé- 
phant  à  Paris.  Cinq  jours  '  passés  là  furent  cinq  carnavals.  Ou 
m'aimait  tant,  qu'on  m'a  dit  :  <(  Vous  ne  faites  pas  de  dettes  criai^ 
des  et  des  banqueroutes,  comme  un  de  vos  prédécesseurs,  mais  il 
avait  deux  croix  et  vous  point, —  Je  l'ai  refusée,  »  ai-je  répondu. 
—  Dans  cette  charmante  ville  de  six  mille  âmes,  un  homme 
qui  a  un  capital  de  quarante  mille  francs  e^t  dans  l'abondance, 
la  considération,  etc.  11  a  un  logement  que  le  soleil  dispense  du 
poêle  ;  il  adore  l'usurpateur  et  lit  l'histoire  de  ses  amours  avec 
des  gravures  enluminées;  il  veivt  absolument  me  prêter  ce  livre 
rare,  qu'il  a  fait  venir  à  grands  frais.  Toutes  lesfols  que  je  l'ailais 
voir,  il  me  faisait  faire  à  l'instant  du  chocolat.  «  Combien  vous 
coûte  cette  vie  délicieuse,  lui  ai-je  dit,  le  dernier  jour,  en  le 
surprenant  à  dîner  avec  sa  maîtresse  ?  —  Je  me  ruine  ;  mais 
que  voulez-vous?  la  vie  est  courte;  je  dépense  trois  mille  six 
cents  francs.  » 

Dans  mon  vopge,  en  venant  ici,  j'ai  trouvé  Port-Maurice,  près 
de  Gênes,  absolument  comme  la  ville  dont  je  vous  parle  ;  cha- 
leur et  situation  à  souhait.  Â  cause  du  cabotage,  le  vice*cbnsul 
encaisse,  tout  compris,  neuf  mille  francs.  Voilà  l'homme  le  plus 
aisé -de  tous  les  employés  de  France.  —  J'ai  trouvé  l'aimable  et 
amsyi>ilissiffle  M.  Masclet,  consul  à  Nice,  au  milieu  d'un  jardin 
rempli  de  rosiers  en  fleurs ,  le  15  novembre.  Le  serpent  deTeD- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  107 

vie  a  aussitôt  sififté  dans  mon  cœur.  A  cause  do  graud  mot  cabo- 
tage, Nice  vaut  vingt-deuK  mille  francs. 

Je  peuse  que  la  Chambre  actuelle,  tout  en  se  donnant  le  plaisir, 
Bouvean  en  France,  de  mâcher  le  mépris,  nous  conduit  à  cet  état  ' 
abominable  de  république,  horrible  partout  ailleurs  qu'en  Amé- 
rique; voilà  1^  véritable  choléra-morbus.  A  propos,  c'est  cette 
horrible  maladie  qui,  dans  deux  ans  au  plus  tard,  mettra  M  à 
mes  jours.  Je  maintiens  qu'elle  est  inévitable  ici;  quand  vous 
verrez  le  bon  et  aimable  docteur  Edwards,  priez-le  de  m'envoyer 
un  préservatif  au  plus  t6t.  Un  capitaine,  mon  collègue,  a  vu 
mourir  de  cette  aCfreuse  manière  :  Thomme,  monsieur,  devient 
ua  tire-bouchon,  par  la  force  de  la  douleur  ;  il  est  fort  malpro- 
pre par  en  haut  et  par  en  bas.  Enfin,  c'est  mou  mal,  dont  deux 
fois  le  docteur  m'a  délivré  ;  sauf  toutefois  que  je  n*étais  pas  mal- 
propre, bien  au  contraire. 

Les  cloches  m'assourdissent  pour  la  nomination  du  pape.  Si 
c'estM.  le  cardinal  Giustiniani,  il  est  de  la  taille  d'Apollinaire; 
j'ai  dfné  plusieurs  fois  avec  lui,  chez  cet  homme  si  poli,  M.  de 
Laval,  à  Rome.  11  revenait  d'Espagne  et  portait  en  sautoir  un 
grand  cordon  blanc  et  bleu  clair.  Il  avait  été  ami  intime  de  Sa 
douce  Majesté  Ferdinand  VU.  Vous  en  verrez  de  grises  et  IK>rai- 
nique  aussi,  s'il  va  à  Givita-Vecchia. 

Quant  à  moi,  je  suis  si  abasourdi  de  m'ennuyer  à  ce  point, 
que  je  ne  désire  rien  ;  mes  voeux  ne  vont  pas  plus  loin  qu'une 
cheminée. 

Le  premier  ministre  de  l'instruction  publique  qui  aura  un 
peu  d'esprit,  considérant  l'état  de  dégradation  où  est  la  Légion 
d'honneur,  donnera  celte  croix  à  M.  Béranger  et  à  quelques 
autres  écrivains  de  talent  ;  cela  relèvera  ladite  croix.  Mais  ja- 
mais un  gouvernement,  quel  qu'il  soit,  ne  peut  protéger  sincè- 
rement que  la  littérature  plate,  id  est  élégante  et  vide 
^iéées.  Les  idées  sont  le  Groquemitaine  des  gens  au  pouvoir. 

C'est  le  12  du  mois  que,  pour  la  première  fois,  on  m'a  parlé 
de  k  Rouge  et  le  Noir,  Cette  fin  me  semblait  bonne  enrécrivant. 
J'avais  devant  les  yeux  le  caractère  de  M...,  jolie  fille  que 
j'adore.  Demandez  à  Clara  si  M...  n'eût  pas  agi  ainsi.  Les  jeu- 
nes Montmorency  et  leurs  femelles  ont  si  peu  de  force  de  vo- 


iOg  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

lotUét  qu'il  est  impossible  de  ùiire  lui  dënoômeni  dod  plat, 
avec  ces  êtres  élégants  et  eflacés.  Voyez  ea  juillet  (1830),  quand 
dix  mUle  canailles  se  battent.  Dieu  sait  pourquoi,  pas  un  Ifont- 
morency  !  Un  seul,  et  il  y  allait  de  tout  pour  eui.  Tous  se  seraient 
battus  eu  duel  ;  mais  le  bon  ton  n'ordonnait  pas,  sous  peine 
d*étemell6  infamie,  de  se  bature  dans  la  rue.  Cette  vue  du  man- 
que de  caractère,  dans  les  hautes  classes,  m'a  fait  prendre  une 
exception;  c'est  un  tort  ;  est-il  ridicule  ?  C'est  bien  possible.  Le 
comment,  c'est  que  j'ai  pensé  à  M....  Je  ne  saurais  que  foire 
dans  un  roman  d'une  jeune  Rohan-Chabot,  réellement  de  bon 
ton.  Raphaël,  lui-même,  comment  aurait-il  peint  une  nuit  com- 
plète ?  La  convenance  exacte,  c*est  la  présence  continue  du  con- 
venable, l'absence  complète  de  l'individualité....  Et  un  auteur 
sifflé  se  réfugie  dans  la  métaphysique.  Je  ne  doute  pas  de  la 
haine  des  ennemis  intimes  ;  je  vois  les  figures  que  Ton  fiût 
chez  Mammouth  ;  .  mais  on  acquiert  de  nouveaux  amis, 
comme  mon  aimable  T.  d'ici.  Clai-a  dit  que  j'ai  un  carac- 
tère abominable,  dans  les  Débats.  Dans  un  mois,  peut-être, 
après  vingt  démarches,  je  parviendrai  à  lire  mon  caractère  ;  et 
alors  ça  ne  me  fera  aucun  plaisir  ;  il  n'y  aura  plus  de  piquant, 
de  nouveauté,  d'imprévu. 

Vous  dites  la  littérature  morte  parce  que  le  froid  a  tué  les 
chenilles  et  aulres  insectes  nuisibles,  vivant  par  la  faveur  du 
Journal  des  Débats.  Rien  de  plus  heureuXi  de  plus  fertile  que 
cette  mort  apparente  ;  cela  6te-t-il  le  talent  à  ceux  qui  en 
ont?  . 

Ce  pays  a  tout  à  fait  la  physionomie  d^  l'Orient.  Une  paysanne 
arrive,  étend  un  bout  de  tapis  sur  le  pavé,  étale  dessus  huit  ou  dix 
pains  et  s'assied  à  l'autre  bout.  •-  J'ai  huit  chaises  magnifiques 
dans. ma  chambre,  mais  deux  seulement  sont  en  état  de  sup- 
porter ma  personne.  Elles  sont  neuves  pourtant.  Que  vousdirai- 
je  des  tiroirs  des  commodes,  etc.,  etc.?  —  Le  consul  d'Augle» 
terre  fait  venir  ses  meubles  de  Londres  ;  c'est  ce  qui  m'a  fait 
venir  l'idée  du  fauteuil,  moins  cher  de  beaucoup  à  Paris  qu'à 
Londres. 

Tout  le  monde  parle  d'une  proclamation  de  Sa  M^esté  l'em- 
pereur d'Autriche,  que  les  bons  Fei^arais  ont  trouYée  affichée 


LETTRES  A  SES  AMIS.  109 

eu  se  levant,  et  se  trouvant  occupés  par  les  troupes  de  Sa  Ma- 
jesté Impériale.  —  M odène  est,  ce  me  semble,  une  nue  propriété 
de  la  maison  d'Autriche,  comme  la  Toscane.  Je  ne  me  rappelle 
pas  la  date  du  traité  pour  Modène,  mais  je  suppose  la  chose 
ainsi.  Quant  à  Ferrare,  le  ministère  français  a  consenti  à  ce  moU' 
vement;  ainsi  espérons  la  paix  et  la  tranquilité. 

MeQUIIiLET» 


GLXII 


h  HQMSUSUB  UI  BàRON  DE  H ,   A  PABIS. 


Trieste,  le  24  décembre  1850. 


Que  George  vive  ici  puisque  George  y  sait  vivre! 

Voilà  ce  que  je  disais  en  quittant  Paris.  Je  place  mes  ûlets 
trop  haut.  Ma  nomination  n*a  fait  aucun  plaisir  à  mes  amis.  Ai- 
je  des  amis?  Facta  loquantur. 

Je  reçois  à  Tinstant  une  lettre  de  M.  le  marquis  Maison,  am^ 
bassadeur  à  Vienne,  qui  me  dit  que  M.  de  Mettemich  a  refusé 
Vexequatury  et  a  donné  Tordre  à  M.  l'ambassadeur  d'Autriche 
à  Paris  de  protester  contre  ma  nomination.  La  première  idée  de 
ma  misanthropie  a  été  de  n'écrire  à  personne.  La  lettre  de  M.  le 
marquis  Maison  est  datée  du  19  décembre  et  m'arrivele  24. 

J'écris  cependant  aux  amis  qui  m'ont  servi  réellement»  facta 
loquantur.  J'écris  à  madame  Victor  de  Tracy  ;  M.  de  Tracy,  an- 
cien aide  de  camp  de  M.  le  comte  Sébastiani,  et  toujours  ami, 
pourra  m'étre  utile.  Je  supplie  madame  Victor,  à  qui  vous  savez 
combien  je  dois,  de  décider  pour  moi. 

Je  ne  spécifie  rien  ;  je  sens  de  plus  en  plus  que  la  chaleur  est 
pour  moi,  avec  mes  quarante-sept  ans  et  le  mercure  passé,  un 
élément  de  santé  et  de  bonne  humeur.  Donc ,  consul  à  Païenne, 


110  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Naples  ou  même  Cadix  ;  mais,  au  nom  de  Diea,  pas  de  Nord!  Je 
n'entre  dans  aucun  détail  avec  madame  de  Tracy,  la  prianl  de 
décider, 

M.  le  comte  ....  a  été  dix  ans  mon  ami  ;  mais  un  jour  j'ai  dît 
que  rhérédité  de  la  pairie  rendrait  bétes  les  fils  aînés.  Que 
dites-vous  d'une  telle  gaucherie  ? 

J'étais  pétrifié  d'étounement  d'avoir  réussi  ;  mais  le  port  où  je 
comptais  trouver  un  refuge  assuré  est  accessible  au  vent  du 
nord.  J'ai  été  cependant  d'une  prudence  parfaite.  Je  n'ai  pas  vu 
l'amie  de  l'ami  auquel  vous  m'avez  présenté. 

La  besogne  de  consul,  toute  paternelle,  me  plaît  infiniment. 
Donc,  la  chose  à  désirer  est  consul  à  Palerme.  Peut-être  la  mau- 
vaise humeur,  dont  la  lettre  du  19  décembre  me  fait  part,  peut- 
elle  être  conjurée.  Madame  Victor  de  Tracy  est  amie  de  MM.  De- 
sages,  esprits  droits  et  fermes,  qui  lui  diront  ce  qu'il  faut  espérer 
et  craindre.  Mais  il  faut  dix  jours,  au  moins,  pour  qu'une  letlre 
de  Paris  arrive  à  Triesle. 

Adieu,  je  suis  noir.  Peut-être  notre  protecteur  pourra-t-il 
vous  dire  ce  qu^il  faut  penser  et  demander. 

POVBRINO. 


CLXIII 


A   MADAME  V..«  A...,  A  PARU. 


Trieste,  le  l*'  janvier  IbSi. 

Hélas  !  madame,  je  meurs  d'ennui  et  de  froid.  Voilà  ce  que  je 
puis  dire  de  plus  nouveau  aujourd'hui  1"  janvier  1851.  Je  ne 
sais  si  je  resterai  ici.  Je  ne  lis  que  la  Quotidienne  et  la  Gautte 
de  France;  ce  régime  me  rend  maigre.  Pour  être  digne  et  ne  pas 
me  perdre,  comme  il  m'était  arrivé  à  Paris,  je  ne  me  permets 
plus  la  moindre  plaisanterie.  Je  suis  moral  et  vrai  comme  le 
Télémaque,   Aussi  l'on  me  respecte.    Grand  Dieu!  quel  plal 


LETTRES  A  SES  AiMlS.  lii 

siècle»  et  bien  digue  de  tout  remmi  quHI  ressent  et  qu'il  trans- 
pire ! 

Jeloocbeicià  la  barbarie.  J'ai  loué  une  petite  maison  de 
campagne  qui  a  six  pièces  grandes,  à  elles  six,  comme  votre 
chambre  à  coucher;  elles  n'ont  d'agréable  que  cette  ressem- 
blance. Là,  je  vis  au  milieu  de  paysans  qui  ne  connaissent 
qu'âne  religion,  ceUe  de  Targent.  Tout  ce  que  la  vanité  fait  au 
pays  où  vous  êtes,  ici  c'est  l'argent.  Les  plus  grandes  beautés 
m'adorent  au  prix  d'un  sequin  (  onze  francs  soixante-trois  cen- 
times ).  —  Diable  !  il  s'agit  de  paysans  et  non  de  la  bonne  com- 
pagnie. Je  mets  ceci  par  respect  pour  la  vérité  et  pour  les  amis 
qui  ouvriront  ma  lettre. 

Si  vous  avez  la  charité  de  m'écrire,  envoyez  la  longue  lettre 
(de  grâce,  qu'elle  soit  longue  comme  mon  mérite!),  nu- 
méro 55,  rue  Godot  de  Mauroy,  à  M.  R.  Colomb,  ancien  direc- 
teur des  contributions  indirectes.  Il  y  a  dans  la  maison  voisine 
un  vicomte  Colomb,  amant  malade  de  madame  B...,  qui  ouvre 
les  lettres  de  mon  parent,  quand  le  numéro  85  n'est  pas  aussi 
grand  que  celui-ci.  —  J'ignore  tout  dans  ce  s^our  enchanté  ; 
vous  comprendrez  l'excès  de  mon  marasme,  quand  je  vous 
avouerai  que  je  lis  les  annonces  de  la  Quotidienne,  Si  jamais 
j'en  rencontre  les  rédacteurs  dans  les  rues  de  Paris,  il  est  sûr 
que  je  les  étrangle.  Demandez  l'explication  de  ce  sentiment  de 
vengeance,  que  jamais  votre  cœur  de  colombe  ne  comprendrait, 
au  sombre  et  profond  Prosper  Mérimée. 

Je  n'ai  su  qu'il  y  a  huit  jours  l'apparition  du  Rouge  ^  Dites- 
moi  bonnement  tout  le  mal  que  vous  pensez  de  ce  plat  ou- 
vrage,  non  conforme  aux  règles  académiques,  et,  malgré  cela, 
peut-être ,  ennuyeux.  Écrivez-moi  une  fois  par  mois.  Si  je 
reste  ici,  je  vous  donnerai  une  description  de  mes  rochers. 
Tout  est  original  ici,  même  la  cuisine,  ce  dont  bien  me  fâche. 

Daignez  envoyer  l'exemplaire  d'Henriette  *,  que  l'aimable 
auteur  m'a  promis,  rue  Saint-Marc,  numéro  1,  à  M.  Briche* 
Écrivez  sur  la  première  page  d'Henriette  :  «  A  madame  Judith, 

*  Le  roman  de  l'auteur,  a]fant  pour  titre  :  £«  Rùuge  et  le  Noir, 

*  Titre  d'un  vaudeville  de  inadanic  Ancelot. 


lift  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Pasla»  à  Milan,  i  Par  ce  moyen,  Henriette  deviendra  un  opéra, 
perdra  en  esprit,  et  gagnera  une  actrice  digne  de  ses  profondes 
et  variées  émotions.  Voilà  du  nouveau  style.  Qod  style  emploie- 
rais-je  pour  vous  peindre  les  pensées  que  je  vous  consacre?  — 
Un  pauvre  diable  qui  meurt  de  smf  dans  les  dés^ts  de  TAlgérie, 
comment  se  peint-il  un  verre  d'eau  ?  —  Je  finis  par  cette  idée 
limpide. 

Mes  respects  ou  amitiés,  selon  Tampleor  du  personnage,  à 
chacun  de  vos  aimables  amis.  Par  exemple,  respects  à  madame 
la  baronne  du  Mercredi,  et  à  tout  ce  qui  lui  est  cher.  —  Écri- 
?ez-moi  Thistoire  secrète  dé  M.  Clara  Gazul  et  de  M.  de  M... 

Agréez  avec  bonté  Tbommage  d'un  exilé.  Ah  !  que  n'sfrje  aœ 
chaumière  et  quinze  cents  francs  dans  la  rue  Saint-Roch  !  fiieu 
des  choses  à  votre  ami. 

Chahpagke. 


CLXIV 

A  MO.NSIKUR  INE  F...   *,.A   i'AfiiS. 

Venise,  le  25  janvier  1851. 

Je  viens  d'entendre  Velutli  ;  c'était  dans  un  salon  de  la  place 
Saint-Marc,  au  midi ,  par  un  beau  soleil.  Jamais  Velotti  n'a 
mieux  chanté.  11  a  Tair  d'un  jeune  homme  de  trente-six  à  trente- 
huit  ans,  qui  a  souffert,  et  il  en  a  cinquante-deux  ;  jamais  il  D*a 
été  mieux.  Le  divin  Perucbint  l'accompagnait.  Il  y  avait  vingt- 
quatre  femmes,  mais  pas  un  chapeau  de  bon  goût. 

Mauvaises  nouveHes  des  succès  de  la  Judith  '.  Carcano  est 
"abandonné.  On  fait  des  caricatures.  La  Scata  triomphe  ;  on  voit 
les  acteurs  de  la  Scala,  à  table,  mangeant  de  la  Pasta,  et  le.  duc 

*  Mort  à  Paris,  le  1*'  novembre  1848,  à  l'âge  de  sotxante-dix-neul 
ans. 
'  Madame  Pasta. 


LETTUES  A  SES  AMIS  U5 

LiUa,  qui  paye  l'excellenl  VeluUi,  a  trouvé  un  tiasco  à  la  Feuice; 
il  était  malade  et  a  voulu  s'efforcer. 

!fe  dites  k  personne  que  je  suis  ici,  excepté  à  notre  protec- 
teor»  s'il  vous  parle  de  moi.  A  propos,  trouve-t-il  qu'il  y  a  quel- 
que réalité»  quelque  connaissance  des  petits  hommes  a3rant  ud 
petit  pouvoir,  dans  le  Rouge?  C'est  une  partie  du  talent  qu'il 
faut  dans  le  lieu  où  il  m'a  mis.  Le  tapage  des  masqua  sur  la 
place  Saint-Marc  m'empêche  de  vous  envoyer  des  phrases  po* 
lies  ;  je  vous  écris  du  café  Quadri. 

Vous  savez  que  Macchi  a  eu  l'exclusion  par  insinuatvm  de  la 
France.  Giustiniani  avait  déjà  vingt-nleux  voix  ;  on  conlÎDoait  à 
ouvrir  le  schede  S  quand  il  reçut  Texelusion  formelle  de  FEspa- 
gne.  Si  vous  savez  déjà  cela,  ne  vous  moquez  pas  de  moi,  comme 
Besançon.  Âlhani  porte  toujours  Pacca,  qui  ne  réussira  pas.  -^ 
Votre  ami  attra*t«il  Givita-Veechia,  avec  quinze  mille  francs? 
Adieu,  je  vous  écris  comme  à  un  père  ;  ne  roe  répondez  pas. 


CLXV 

A  HOMSIËUR  LE  BARON   DE  M...,  A  VAMS, 

Trîesle,  le  28  janviei*  1851. 

higrat  !  u'étes-vous  pas  trop  heureux  d'avoir  un  ami  i|ol  vous 
fasse  rire?  Que  gagneriez-vous  à  correspondre  avec  un  homme 
compassé,  avec  du  convenable  et  butor  comme  M,  de  Croise* 
Dois?  Vous  aussi,  vous  m'intéressez:  votre  grande  envie  est 
évidente,  quand  vous  me  faites  dire  ce  que  je  n'ai  pas  dit.  J'ai 
annoncé  à  madame  Azur  que  je  n'écrirais  plus,  mais  pour  gar- 
der ma  place,  pour  être  bien  avec  les  gens  du  pouvoir,  qui 
haïssent  les  gens  qui  pensent.  Je  disais  qu'à  Barcelone  j'avais 
peur  du  comte  d'Espagne  ;  vous  me  dites  que  Clara  n^a  pas  ren- 
contré un  seul  voleur  et  que  c'est  à  tort  que  je  me  vantait» 

*  Billcls. 


114  ŒUVUbS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

d*avoii'  bravé  les  voleurs.  J'aime  bien  mieux  que  vous  m*ayez 
écrit  ces  deui  preuves  d'envie,  que  si  vous  aviez  été  admiratif, 
comme  madame  la  baronne  de  M 

Si  vous  voyez  Colomb ,  priez-le  de  distribuer  la  deuiième 
douzaine  d'exemplaires;  plusieurs  se  plaignent;  ils  doivent  être 
bien  malheureux,  ils  n'ont  pas  le  Rouge  !  Clara  vous  dira  que  je 
lui  ai  demandé,  en  toute  modestie,  la  note  de  ce  qu'il  faut 
changer.  Je  désire  toujours  faire  moins  mal  à  la  petite  drôlerie 
suivante.  Mais,  je  le  répète,  pour  ne  pas  exciter  Venvie  de  Son 
Excellence  M.  le  ministre  qui  le  sera  en  1831,  je  ne  veux  plas 
rien  imprimer.  Pour  vous  plaire,  à  vous  autres,  il  faudrait  trois 
ou  quatre  chutes  bien  humUianles.  Quand  je  ne  serai  rien,  je  ne 
vous  plairai  peut-être  que  trop*  Dans  l'abominable  absence 
(Vidées  où  je  végète,  je  rumine,  je  ressasse  toujours  les  mêmes 
dcmnées.  Concevez  un  misérable  qui  ne  lit  que  la  Gazette  de 
France ,  la  Quotidienne  et  le  Moniteur,  et  quatre  fois  par  se- 
maine. Ces  journaux  nous  arrivent  pour  indigestion,  huit  à  la 
fois.  Les  mensonges  ordinaires  de  la  Ga%ette  et  de  la  Quoti- 
dienne nous  font  bien  rire  depuis  quinze  jours. 

Votre  frère  n'a  point  d'individualité;  il  est  convenable  cl 
voilà  tout.  Or  c'est  l'individualité  qui  attache. 

Il  fait  borra  deux  fois  la  semaine  et  grand  vent  cinq  fois. 
J'appelle  grand  vent  quand  l'on  est  constamment  occupé  à  te- 
nir sou  chapeau,  et  borra  quand  on  a  peur  de  se  casser  le  bras. 
J'ai  été  transporté  l'autre  jour  pendant  quatre  pas.  Un  homme 
sage.  Tau  dernier,  se  trouvant  à  un  bout  de  cette  ville,  toute 
petite,  a  couché  à  V auberge,  n'osant  pas,  à  cause  de  la  borra, 
rentrer  chez  lui  ;  il  y  a  eu  en  1850  vingt  jambes  ou  bras  cassés. 
Je  m'en  moquerais  absolument,  vu  la  bravoure  que  j'ai  montrée 
contre  les  voleurs  de  Catalogue  ;  mais ,  monsieur,  le  vent  me 
donne  mon  rhumatisme  dans  les  entrailles.  Je  n'ai  pas  eu  deux 
jours  absolument  sans  douleur  depuis  le  26  novembre^ 

Je  reçois^  en  même  temps  que  votre  intéressaote  lettre,  tiuc 
dépêche  de  mon  maître  ;  pas  plus  de  Civita-Vecchia  que  sur  la 
main.  Le 'séjour  d'Abeille^  est  abominable.  Il  y  a  une  grosse 


i  r 


Civila-Veccliia. 


LETTHBS   A  SES   AMIS.  115 

tour  bâtie  par  le  pape  Barberia,  doot  les  armcsi  comme  vous 
savez,  sont  cet  insecte  ailé  qui,  dérobant  aux  fleurs  leurs  par- 
fums les  plus  doux,  etc.»  etc.  Donc  l'air  est  abominable  à 
Abeille;  mais,  avec  la  permission  d'habiter  six  mois  la  ville 
éternelle  et  avec  douze  mille  francs  et  non  pas  dix,  je  serais 
content. 

AllHAUD. 


CLXVI 
A  HÂDÂMi::  ALBëRTQË  DK  B...,  â   l'AKIS. 

Triesic,  le  6  février  18&1. 

Savez- vous,  madame,  ce  que  c'est  que  le  général  Bolivar?  Eh 
bien/ il  est  mort.  Savez-vous  de  quoi?  de  jalousie  du  succès  du 
Rouge.  Il  y  a  une  autre  jolie  femme  à  Paris  qui  me  croit  Thomme 
le  plus  faux  et  l6  plus  dissimulant.  Et  quand  tout  ces  ridicules 
seraient  vrais,  n'ètes«vous  pas  trop  heureuse  que  j'aie  des  ridi- 
cules? 

Si  vous  voulez  un  homme  parfait,,  faites -vous  présenter 
M.  Rokebert  par  Besançon.  M.  Rokeberl  était  pauvre  et  clerc  de 
notaire;  par  sa  prudbomie  et  rare  prudence,  il  a  mérité  de  de- 
venir factotum  de  son  notaire  et  ami  d'un  pair  de  France,  che- 
valier de  la  Légion  d'honneur. 

Je  suis  an  comble  dé  la  joie;  je  croyais  que,  comme  un  af- 
freux cauchemar,  cette  Chambre  composée  de  Rokeberts^  pèse- 
rait un  an  ou  deux  stir  la  France,  et  probablement  au  moment 
où  je  vous  parle  elle  est  sifflée  autant  qu'elle  le  mérite.  C'est 
beaucoup',  elle  a  coupé  la  racine  pivotante  de  Tamour  des 
Français  pour  le  Ring.  Vous  souvenez-vous  du  roman  de  Tom- 
Jones?  Ëb  bien,  il  y  avait  dans  celte  Chambre  beaucoup  de 
BlifiU.  Excitez  une  sagacité  de  votre  connaissance  à  me  donner 
de  temps  en  temps,  le  plus  souvent  possible,  le  fin  mot  des  nou- 
velles. Figurez-vous  la  rage  d'Un  homme  curieux  (et  qui  ne  le 


lift  ŒUVRES  POSTHUMES  i)Ë  STENDHAL. 

8cniil  pas?)  qui  se  voit  rédaîl  à  la  Quodidienne  et  à  la  Gazette  de 
France  !  Par  leurs  mensoDges  sur  ce  qui  se  passe  à  cioquaole 
lieues  de  mou  \\e,  je  juge  de  leur  véracité  sur  Paris. 

J'observe  la  nature  humaine  ;  je  m'amuse  de  faits  qui  n'^ont 
d'autre  mérite  que  d'être  vrais  ;  n'étant  pas  en  même  temps  pi- 
quants, ils  ne  valent  rien  pour  la  curiosité  parisienne,  j'allais 
dire  française;  mais  ils  plairaient  à  Toulouse,  Avignon,  Bé- 
ziers,  où  il  y  a  de  l'Ame  ;  on  n'y  est  pas  constamment  occupé  du 
voisin. 

Avant-hier  soir  j'ai  vu  chez  la  madame  GeoflTrin  delrieste  une 
jeune  mariée  de  dix-huit  ans.  Ma  foi  !  elle  est  parfaitement  belle. 
Les  dames  du  pays  disent  pour  se  dépiquer  qu'elle  est  bête.  Je 
le  crois  bien,  elle  vient  de  passer  huit  années  au  couvent,  près 
de  Vienne. 

Il  y  a  ici  un  chef  de  bureau  qui  peut  avoir  cinquante  ans,  l'air 
béte,  chagrin,  des  yeux  qui  pleurent  toujours  et  malgré  eux, 
nul  esprit,  pas  de  naissance,  pas  de  fortune;  il  vit  avec  sa  paye, 
environ  six  mille  francs;  il  est  désagréable,  mal  vêtu,  envieux, 
méchant  ;  cela  n'est  bon  qu'à  enterrer.  Le  père  de  la  jeune  per- 
sonne dont  je  vous  parlais  en  a  jugé  autrement  ;  il  lui  a  écrit  en 
deux  mots  :  c  Prenez  la  diligence,  arrivez  à  Vienne  le  12,  vous 
épouserez  ma  fille  qui  a  dix-huit  ans  et  deux  cent  mille  fhmcs, 
et  vous  repartirez  le  14  janvier.  »  C'est  ce  qui  a  été  lait.  La  jeune 
personne  n'avait  point  fait  d'enfant,  il  n'y  avait  aucun  cas  rédhi- 
bitoire  ;  l'animal  l'aurait  épousée  avec  tous  les  cas  rédhibitoires 
possibles.  Ce  vieux  garçon  chagrin  avait  été  camarade  de  bu- 
reau du  père  de  la  beauté  ;  il  ne  reçoit  jamais  personne  dans  sou 
taudis.  Mon  avis  est  qu'il  faut  causer  avec  cette  jeune  femnie 
dans  celte  pièce  obscure  qui,  dans  les  bals,  est  consacrée  aux 
aparté  des  jeunes  femmes.  Faites-vous  raconter  par  Besançon  le 
gant  de  la  Torregiani. 

Dominique  n'a  rien  de  nouveau  sur  son  destin  futur  ;  il  vit  à 
Trieste,  où  il  s'ennuie  assez  ;  mais  il  faut  dire  qu'il  s'amuse  et 
est  enchanté  de  sa  place.  Il  serait  heureux  d'en  avoir  une  toute 
petite  dans  votre  cœur;  voilà  un  compliment  à  la  Rokebert;  je 
vous  en  ferais  bien  un  meilleur,  mais  il  ne  me  vient  pas. 
Je  voudrais  que  quand  Besançon  passera  avec  vous  dans  la 


LETTRES  A  SES  AMIS.  il7 

rue  SaiDUGuiliaume,  U  entrât  chez  M.  Deville  ou  Delville.  Là 
vous  vous  asseyerez  dans  un  fauteuil,  et  quand  vous  y  serez 
vous  n'eu  voudrez  plus  sortir.  M.  Delville  fait  les  fauteuils  sui- 
vant les  derrières.  Malheureusement  je  ne  pourrais  jamais:  sor- 
tir d'un  fauteuil  convenable  pour  vous,  à  supposer  que  j'eusse 
pu  y  entrer.  M.  Belville  a  fait  un  fauteuil  pour  madame  la  ba- 
ronne Â...  ;  Besançon  le  connaît  bien;  il  est  dans  la  chambre 
à  coucher  de  ladite  baronne,  lieu  qu'il  fréquente  beaucoup,  et 
Dieu  sait  avec  quelles  délices  ! 

J'engage  ledit  Besançon  à  commander  à  M.  Delville  un  fauteuil 
pour  un  personnage  un  peu  plus  cmséqueni  que  lui  ;  ce  fauteuil 
recouvert  de  quelque  étoffe  solide,  peu  sujette  à  être  salie.  C'est 
à  ce  moment  de  la  commission  que  je  me  jette  à  vos  pieds,  que 
j'aime  toujours  malgré  votre  injustice  pour  eux.  Vous  choisirez 
rétoffe.  Les  chiens  endormis,  an  milieu  desquels  je  vis,  seraient 
incapables  de  recouvrir  le  fauteuil  admirable,  si  jamais  ma  mau* 
dite  transpiration  le  gâtait.  M.  Colomb  remettra  cent  cinquante 
francs  à  M.  de  Mareste,  pour  le  prix  de  ce  meuble.  Le  fauteuil 
commandé  à  Postai  pour  un  homme  gros,  sera  fait  en  mai  ;  alors 
M.  Delville  l'expédiera  à  Mar&eille,  d'où  un  de  mes  navires  nie 
rapportera  à  Trieste  ou  Civita-Vecchia.  Je  m'engage,  madame, 
à  ne  vous  pas  impli(iuer  dans  une  autre  commission  pen- 
dant 1851. 

On  manque  de  tout  ici,  excepté  de  ce  qui  se  mange,  et  de  pi- 
qués anglais. 

Meykieb. 


CLXVII 

A  MADAMF.  A...  DE  P....,  A  PARIS. 

Triesle,  le  19  février  1831. 

Je  ne  crois  pas  être  tout  ce  que  vous  dites,  chère  amie.  Je  ne 
désire  pas  tant  la  croix.  Il  viendra  un  jour  où  je  voudrais  ne  pas 


as  (EUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

l'avoir;  mais  je  ne  sais  pas  si  je  serai  eo  France  quand  voire  sa- 
gesse nous  aura  donné  la  république. 

H  y  a  trois  jours»  j'ai  reçu  une  letlre  dans  le  genre  de  la  Ydtre 
et  pire  encore  ;  car ,  vu  que  Julien  ^  esi  un  coquin,  et  que  e'est 
mon  portrait,  on  se  brouille  avec  mou  Ou  temps  de  TËmpereiir, 
Julien  eût  élé  un  fort  bonuéte  bomme  ;  j'ai  irécu  du  iemps  de 

l'empereur;  donc Mais  qu'importe?  Si  j'étais  on  beau  jeune 

bomme  blond,  avec  cet  air  mélancolique  qui  promet  les  plai- 
sirs a  la  mode  ;  mon  autre  amie  ne  m'aurait  pas  jugé  si  c<^ 
quin. 

Nous  sommes  vingt  ici.  Le  consul  de  France  est  le  second  ou 
le  premier  dans  les  cérémonies.  La  cérémonie  est  tout  cbez  ces 
peuples,  comme  une  femme  n'est  estimée  jolie  qu'autant  qu'elle 
a  une  robe  ?ieuve  à  cbaque  bal.  Mais  cinq  à  six  consuls  ont  des 
croix  :  mon  prédécesseur  et  son  prédécesseur  Tavaieut;  donc 
il  faut  la  demander.  Je  la  mérite  à  cause  de  Berlin,  Vienne, 
Moscou.  L'empereur  ne  l'aurait  pas  donnée  pour  cela;  mais  Umis 
les  nigauds  à  qui  on  l'a  dpnnée  depuis  n'ont  pas  vu  Moscou. 
Sans  l'envie^  je  vous  dirais  qu'an  retour  de  Moscou,  à  B..., 
je  crois,  M.  Daru  m'a  remercié  au  nom  de  Fempereor.  pour  ser- 
vices rendus  dans  le  cours  de  la  campagne.  M.  la  Biche,  main- 
tenant chef  de  division  chez  M.  de  Montalivet,  y  était  ;  il  est 
honnête  homme  et  le  dira,  s'il  s'en  souvient;  car  alors  chacun 
songeait  à  soi  ouvertement.  Voilà,  chère  amie,  ma  pensée  sur 
la  croix,  et  je  l'aurai  d'ici  à  deux  ans,  si  elle  n'est  pas  sup- 
primée, au  premier  ministre  de  l'intérieur  homme  d*esprit.  Si 
votre  vanité  est  blessée  par  la  mienne,  je  ne  porterai  pas  cette 
future  croix  en  France. 

La  ressource  de  l'envie  quand  un  auteur  peint  un  caractère 
énergique  et,  par  conséquent,  un  peu  coquin,  c'est  de  dire  : 
L'auteur  s'est  peint  dans  ce  caraclère.  Quelle  réponse  voulez- 
vous  faire  à  cela  ?  Un  homme  se  voit  d'en  dedans  et  non  pas  d'en 
dehors.  Le  plaisir  actuel  l'emporte  sur  tout  chez  moi.  Si  j'étais 
Julien,  j'aurais  fait  quatre  visites  par  mois  au  Globe,  ou  je  se- 
rais allé,  avec  suite,  chez  M.  le  marquis  de  P Répondez 

'  Lo  Ijnros  du  roman  !e  fiouge  H  le  Noir. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  110 

à  cela,  femme  envieuse!  Je  ne  suis  pasalié  une  seule  fois  au 

Luxembourg  pendant  que  H.  de  P était  chancelier^  Or 

Dacier,  de  la  Bibliothèque»  m'avait  fait  entendre  clairement 

qu'il  se  laisserait  forcer  la  main  par  M.  de  P Julien  eut 

tiré  parti  de  tout  cela,  et  encore  plus  du  salon  de  madame  A.... 
et  de  Tamitié  de  M.  Béranger.  En  supposant  un  ministère  rai- 
sonnable coname  l'actuel,  sous  le  règne  de  Charles  X»  t6t  ou 
tard,  M.  Béranger  devait  être  à  la  tète  de  la  littérature.  Clara 
Gazul  vous  dira  que  j'ai  négligé  même  le  grand  citoyen ,  et  bien 
à  tort;  car  cette  famille  a  été  héroïque  pour  moi.  Au  fait,  je  dois 
tout  à  Fiore  et  à  madame  de  Tracy. 

Voyez  nos  peintres  Gérard,  Gros,  etc.  ;  on  les  vante.  Vingt  ans 
après  leur  mort  on  ne  les  trouvera  pas  égaux  aux  Bonifacio,  aux 
Palma  Veechio,  aux  Maralte,  aux  Pordenone,  etc.,  aux  peintres 
du  troisième  ordre  de  Theureuse  Italie.  Ceci  est  dit  pour  vous 
calmer,  et,  en  même  temps,  rien  de  plus  vrai.  Je  suppose,  ce 
que  j'ignore,  ne  lisant  aucun  journal,  sauf  la  Quotidienne  et  la 
Gazette  de  France;  je  suppose,  dis-je,  que  le  Rouge  et  le  Noir  ait 
du  succès;  dans  vingt  ans  les  libraires  et  le  public  ne  l^esti- 
meront  pas  autant  que  la  Religieuse  portugaise,  Jacques  le  Fata- 
liste,  Mariane,  etc.  Si  vous  êtes  encore  montée,  vous  croirez  que 
jements.  Gomment  diable  voulez-vousque  je  vous  prouve  que  je 
ne  ments  pas?  —  Jusqu'ici  voilà  trois  femmes  qui  m'écrivent 
des  horreurs  à  cause  de  Julien,  et  des  femmes  dont  lune  a  une 
tendre  amitié  pour  moi.  Ne  me  croyez  donc  pasisi  lier  du  succès. 
Ensuite  croyez  que  je  désire  la  croix  ;  mais,  sjf,  au  lieu  de  croix, 
voas  voulez  m'employer  à  Naples  ou  à  Gênes,  le  serai  bien  plus 
content.  Si  vous  voulez  augmenter  ma  joie,  faites  qu'un  pays  de 
bon  sens  comme  New-York  ait  l'esprit  et  le  climat  de  l'Italie, 
ses  arts,  ses  ruines;  envoyez-moi  là,  et  regardez-moi  comme  un 
cuistre  si  jamais  je  vous  demande  la  croix. 

Vous  savez  que  je  suis  envoyé  à  Givita^ecchia  ;  mais  com- 
ment y  aller?  Les  révoltés  ont  coupé  Ip  routes  à  SpoleCte  et 
Perugia.  Autour  des  armées  des  deux  partis,  il  y  a  des  bandes 
de  voleurs  qui  tiennent  la  campagne.  Je  vais  probablement  aller 
passer  à  Gènes  et  là  m'embarquer  pour  Rome.  Au  diable  les 
révoltes!  —Oubliez  votre  colère;  dans  six  mois  personne  ne 


190  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

pariera  du  Hauge,  ei  je  tous  ferai  an  aveu  :  c^est  que  jamaîs  \e 
ne  suis  aHé  eu  Russie  i  c'était  mou  frère  Henri^larc,  dout  j'ai 
pris  les  papiers,  ce  qui  pouvait  aller,  parce  que  je  m'appelle 
Marie-Henri,  mêmes  initiales. 


CLXVTfï 

A  MADAME  A...  DE  R...,  A  PARIS. 

T.,  toujours  T.  (Tricste),  le  20  février  1831. 

Oo  m'écrit  que,  le  ministère  vous  ayant  consultée  sur  la  paix, 
la  guerre,  etc.,  vous  avez  exigé,  avant  de  lui  répondre,  qa'il 
vous  accordât  des  grâces  pour  toute  votre  société.  En  consé- 
quence, Resançon  va  être  fait  officier  de  la  Légion  d'bonueor, 
et  MM.  M....„,  Uela  +  et  R  — le,  vont  avoir  la  croix.  Pour 
vous  remercier,  je  vous  envoie  une  lithographie  fort  rare  ;  elle 
m*a  frappé  depuis  longtemps  comme  peignant  parfaitement  lai 
douleur  de  femme.  N'est-ce  pas  que  cette  douleur  est  bien  dif- 
férente de  la  douleur  d'un  homme?  Je  vous  envoie  mon  exem- 
plaire, n'ayant  pu  m*en  procurer  un  autre. 

En  voyant  les  croix  dans  le  lointain,  souvenez-vous,  obli- 
geante amie,  de  vexer  M.  de  M ,  pour  qu'il  parle  à  son  cou- 
sin A 

Il  y  a  deux  mois  que  la  femme  la  plus  en  crédit  Ici  (laide, 
trente  ans,  trente-cinq  mille  francs  de  renie,  excellente  cuisine, 
meubles  admirables),  ayant  entendu  parler  de  mon  excellence, 
voulut  m'avoir  à  dtner.  Elle  avait  le  comte  Hocenigo,  auciea 
ambassadeur  ;  elle  me  dit  en  entrant  :  «  Nous  allons  bien  ba- 
varder pendant  le  diner,....  »  Je  préparais  les  phrases  les  plus 
piquantes  de  ma  gibecière,  quand  arrive  mon  collègue  ofRussia, 
sourd  comme  un  pot,  mais  il  a  une  croix  au  cou.  Elle  rappela 
et  le  fie  mettre  à  sa  gauche  ;  personne  ne  trouva  cela  extraordi- 
naire L'homme  n'est  rien  par  soi-même  ;  il  faut  une  marque  de 
la  spéciale  protection  de  sa  conr,  un  privilège. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  m 

if.  A.....  ne  m'aime  phis,  à  cause  de  ma  franchise  qu'il  prend 
pour  de  la  fausseté  ;  j*ai  donc  le  plus  grand  besoin  d'un  coup  de 
collier  de  Besançon. 

Nous  avons  ici  le  plus  beau  soleil  et  le  plus  grand  vent.  Ce  cli- 
mat est  le  contraire  de  celui  de  Paris.  Je  m'ennuie.  Que  voulez- 
vous  que  m'inspirent  des  femmes  qui  feront  un  beaucoup  plus 
graud  cas  de  moi  quand  j'aurai  la  croix  ?  Quant  aux  hommes  de 
tous  les  pays,  je  n'aime  pas  à  leur  parler. 

Adieu,  chère  amie,  mille  tendresses  à  Besançon,  Delà  -|- 
et  Schnetz. 


CI. XIX 

,A  MONSIEUR  LE  BARON  DE  M ,  A  PARIS. 

Triesle,  le  23  février  4851. 

Je  reçois  votre  lettre  du  12.  Lintérêt  que  je  prends  au  grand 
colin-maillard  de  Lutèce  est  fort  tempéré  par  l'absence  de  dé- 
tails. Je  ne  vois  que  la  Quotidienne  et  la  Gazette  de  France  ;  les 
efiroyables  mensonges  que  ces  braves  gens  publient  sur  un  pays 
▼oisin  me  donnent  mal  au  cœur,  comme  dit  le  jeune  ministre  ; 
je  finis  par  ne  rien  croire  du  tout  sur  Paris.  Vos  lettres  sont  un 
éclat  de  lumière  dans  un  tableau  de  M.  Alartin  (  de  Londres  ). 
Notre  société  tend  à  anéantir  tout  ce  qui  s'élève  au-dessus  de  la 
>&cdiocrité.  Gomment  penser  avec  passion  à  quelque  chose, 
quand  on  voit  que,  pour  avoir  du  pain,  il  faut  ne  pas  manquer 
aux  mercredis  de  M.  Dubois  du  Globe.  ^,  R...,  homme  d'un 
wai  talent,  en  était  dégoûté. 

Sous  Napoléon,  il  fallait  plaire  à  un  grand  homme  ;  se  mon-^ 
trer  chez  l'archichancelier,  sans  y  rien  dire,  pendant  dix  mi- 
nutes chaque  semaine,  suffisait.  Tirez  les  conséquences  de  ce 
fait.  Depuis  1814,  il  faut  cultiver  quatre  ou  cinq  salons;  que 
serais-je  devenu  si,  par  goût,  je  n'avais  cultivé  le  salon  rue 
d'Anjou  ? 

'7.  "'^ 


122  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STEKDHAL. 

Voilà  comment  je  m'explique  le  maoqae  absolu  d'bommes  de 
(aleol,  qui  est  la  grande  plaie  de  votre  pays. 

Je  relis  l'allemand.  Si  j'étais  resté  ici,  j*allai6  dcmner  un  coup- 
de  collier»  comme  dit  M.  Glermont-Tonnerre,  et  me  mettre  en 
état  de  comprendre  la  prose.  Nous  avons  vingt  gazettes  alle- 
mandes; quelle  masse  de  niaiseries!  lis  prennent  au  sérieui  les 
Mémoires  de  M.  Màximilien  de  Robespierre,  N'est-ce  pas  M.  Mali- 
tourne  qui  les  a  £ibriqués?  Mais,  comme  ces  pauvres  Allemands 
pensent  très-difficilement,  ils  traduisent  beaucoup.  Us  prennent 
de  grands  lambeaux  du  National, 

Le  froid  me  donne  mon  rbumatisme  dans  les  entrailles;  ces 
douleurs  internes  me  rendent  morose.  — •  Le  soir,  je  vais  dans 
une  maison  intime,  où  Ton  ne  parle  que  la  langue  de  Schil- 
ler. —  J'ai  perdu  hier  à  quatre  heures  mademoiselle  Hunger, 
qui  chante  aussi  bien  qu'une  Française  très-forte  ;  elle  est  admi- 
rablement jolie,  elle  a  des  idées,  vingt-trois  ou  vingt-quatre  ans: 
elle  a  connu  tous  les  diplomates  ;  mais  elle  est  trop  forte  en  ma- 
thématiques ;  j'ai  voulu  lui  persuader  que  48  ^  25  ;  ce  qui  n'a 
point  été  admis  ;  elle  a  préféré  un  grand  maigre  de  vingtr-cinq 
ans;  hier  elle  nous  a  quittés  pour  Rome.  —  Que  d'histoires 
dans  le  genre  de  cdles  de  Slsmondi  durant  le  douzième 
siècle  ! 

A  propos,  Clara  m'ay^^t  écrit  une  lettre  avec  les  noms  pro- 
pres ,  Lubert  au  lieu  de  Bertlu,  on  en  a  pris  copie:  je  me  suis 
plaint,  et  les  lettres  arrivent  intactes  depuis  huit  jours.  L'intelli- 
gence est  si  chère,  qu'en  mettant  des  Bertlu  au  lieu  des  Lubert, 
on  peut  tout  raconter.  Clara  me  disait  grossièrement  :  Votn 
roman,  au  lieu  du  Rouge;  on  eu  a  conclu  que  l'homme  avait 
fait  un  roman,  ce  qui  a  beaucoup  intéressé  la  partie  femelle  du 
pouvoir. 

Ce  qui  se  passe  est  éminemment  dramatique,  curieux,  inté- 
ressant pour  les  acteurs,  qui  en  disent  de  belles  !  N'avéz-vous 
jamais  lu  les  épltres  dédicatoires  de  certaines  nouvelles  de  Ban- 
dello?  Rien  ne  peint  mieux  la  façon  d'être  de  ce  beau  pays  vers 
4510.  J'aime  mieux  ces  petits  morceaux  naïfs  que  toutes  les 
généralités  dés  animaux  tels  que  Sismondi,  Roscoe,  Ginguené, 
qui  songe  à  ftiire  une  jolie  phrase  au  lieu  de  songer  à  peindre 


LETTRES  A  SES  AMIS.  125 

d'une  façon  ressemblante.  Plusieurs  petits  événements  ressem- 
blent aux  petites  choses,  extrêmement  importantes  pour  les 
acteurs,  que  raconte  Bandelio.  Les  résultats  sont  imperceptibles; 
nn  homme,  après  six  mois  de  soins,  parvient  à  avoir  une  femme. 
Qu'importe  au  genre  humain  ?  Rien  assurément  ;  mais  pour  lui 
c'est  le  bonheur,  c'est  la  vie. 

Je  vous  envoie  ci-joint  l'adresse  de  la  véritable  eau  de  Colo- 
gne, que  j'ai  en6n  retrouvée  et  qui  fait  mes  délices.  C'est  exac» 
tement  celle  que  vous  m'envoyâtes  dans  mes  beaux  jours,  et 
qui  eut  l'honneur  de  laver....  les  genoux  de  madame  G....  Je 
dirai  comme  Hector,  quand  reverrons-uous  des  femmes  de  cette 
beauté-là  ? 

Dominique  m'écrit  qu'il  est  fort  incertain  sur  la  route  qu'il 
doit  prendre  :  tout  chemin  mène  à  Rome;  mais  les  brigands, 
monsieur  ?  Us  sont  capables  de  lui  sauter  au  cou  et  de  lui  dire  : 
Nous  nous  aimons.  Et  ce  sot  empesé,  son  chef,  peut  le  blâmer. 
Ce  sot  doit  avoir  une  humeur  de  chien.  Sa  petite  vanité,  mécon- 
tente de  tout,  dira  à  votre  ami  :  «  Monsieur,  allez  à  votre  poste 
et  n'en  bougez  pas.  n  Voilà  ma  seule  crainte. 

J'attends  le  successeur  avec  la  plus  vive  impatience;  je  compte 
trouver  le  printemps  à  mon  nouveau  gtte  ;  mais  irai-je  le  cher- 
cher en  passant  par  Gènes,  où  je  m'embarquerais,  ou  tout 
bonnement  par  Venise,  Ferrare,  Bologne  ?  Hélas  !  monsieur, 
comment  traverser  les  insurgés  de  Viterbe  et  des  environs  de 
Givita-Castellana?  Comment  passe-t-on  de  Bologne  à  Florence? 
Voilà  la  question.  Si  le  passage  est  intercepté,  me 'voilà  rejeté  à 

Aocône,  Foligno,  Spolette,  Narni  et Au  diable  les  révoltes. 

Chaque  jour  on  répand  une  nouvelle  contradictoire.  C'est  com- 
me la  retraite  de  Russie  ;  il  était  convenu  que  nous  ne  faisions 
pas  retraite;  loin  de  là,  monsieur,  un  mouvement  de  flanc.  Notre 
plus  grande  crainte  était  toujours  de  mettre  eu  colère  M.  Daru. 
Si  vous  rencontrez  M.  Balthazar  Marchant,  sous-intendant  mi- 
litaire à  Niort,  faites-vous  raconter  la  scène  qu'il  lui  fit  pour 
avoir  passe  à  droite  plutôt  qu'à  gauche. 

Eh  bien,  M.  R ,  qui  aura  de  l'humeur,  peut  être  aussi  rai- 
sonnable que  M.  Daru.  Tant  il  y  a  qu'hier  j'étais  résolu  d'aller 
gagner  Gênes  et  Milan  ;  aujourd'lmi  le  raisonnable  l'emporte  ; 


1 


m  (£IJVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

j'irai  droit  devant  moi  par  Ferrare,  Bologne  et  Flor^M^,  si  je 
puis.  Là»  si  j'y  arrive,  je  puis  m^embarquer  à  livounie  pour 
FiumicÎDO,  même  pour  Terracine»  si  le  saiot-père  est  à  Béné- 
vent.  ^  Que  ne  puis-je  vous  développer  mes  histoires  !  Je  suis 
convaincu  (pie  lorsque  Dominique  arrivera  à  la  ville  étemelle, 
on  lui  demandera  trente-six  francs  pour  les  frais  du  culte.  Ils 
n'ont  pas  le  sou>  jugez  du  zèle  qu'ils  trouvent. 

Moi»  homme  capable,  je  leur  dirais  :  «  Voici  un  petit  bout  de 
concordat  en  soixante  articles,  signez-le-moi,  je  vousle  payerai 
dix  mille  francs  par  article.  Voici  dix  évêques  raisonnables, 
nommez-m*en  deux  cardinaux  ;  donnez  des  bulles  aux  autres, 
je  vous  les  paye  cent  louis  pièce.  »  Gela  dit  sans  phrase,  on  tope- 
rait en  trente-six  heures. 

Ceci  est  un  bavardage  inutile,  destiné  à  vous  payer  vos  bonnes 
lettres  de  nouvelles. 


GLXX 

A  »0N81EiTftI.R  BABON  l>E  I ,  A  PARIS. 

Triesle,  h  94  Pfvriop  1831. 

Ne  pouvant  vous  parler  de  toutes  choses,  parlons  musique.  — 
Les  premiers  jours  du  printemps  rendent  cette  ville  charmante. 
Le  pavé  des  rues  est  le  plus  beau  de  rtoope  :  de  grandes  pierres 
taillées,  d*un  pied  de  large  et  de  deux,  trois,  quatre  de  long  ; 
la  pluie  lave  ce  pavé  ;  impossibilité  de  la  boue. 

Décidément  Bellini  u*est  qu'une  sorte  de  Gluck  ;  sa  musique 
n*est  qu'un  récitatif  obligé,  et  encore  il  n'y  a  rien  de  piquant 
dans  son  orchestre  ;  pas  de  chant.  Quand  il  veut  faire  quelque 
chose  de  chaotant,  il  tombe  dans  la  contre<laose  ou  dans  le  chani 
d'église. 

La  grande  prérogative  de  cette  musique  est  de  secouer  les  gens 
insensibles  à  la  musique  de  Gimarosa  et  qui  cependant  sont 
émus  par  la  musique  militaire  qui  passe  dans  la  rue.  G'est  ce  que 


LETTRES  A  SES  AMIS.  i'iT» 

j*ai  vu  ciairemeDl  hier,  dans  repaisse  personne  du  banquier  G. 
C'est  un  hooinie  presque  sensible  aux  beaux -arts;  il  m'a 
soutenu  avec  une  sorte  d'emporlement,  lui  homme  impas- 
sible, que  la  Stranierat  que  l'on  criait  à  nos  oreilles  depuis  une 
heure,  était  un  chef-d'œuvre  ;  il  avait  raison  pour  lui  :  les  chants 
divins  des  Cantatrici  villane,  que  nous  avions  la  semaine  der- 
nière, Fennuient  complètement.  J'admirais  devantM.  G.  le  chant 
sur  ces  paroles  :  Signer  D.  Marco,  signor  govematore,  deh  ! 
sm%a  sposo  non  mi  lasciate.  Tout  cela  n'est  que  de  la  petite  mu- 
sique, dit-il  avec  mépris. 

Bellini  est  donc  fait  pour  agrandir  l'empire  de  la  musique, 
comme  les  estampes  coloriées,  que  Ton  fabrique  pour  les  paysans, 
agrandissent  l'empire  de  la  peinture  ;  mais  ce  sont  de  tristes 
recrues  que  celles-là. 

La  pauvre  mademoiselle  Hunger,  qui  a  les  meilleures  façons 
et  avec  laquelle  je  joue  à  un  certain  jeu  nommé  le  on%e  et  demi, 
a  une  voix  étendue  et  belle  à  Lyon  ou  Marseille.  Mais,  pour 
moi,  elle  manque  de  douceur  et  de  velouté.  Par  conséquent  le 
plaisir  manque  à  l'appel.  Pour  des  Allemands,  c'est  une  voix 
encore  fort  douce.  Elle  a  fort  bien  chanté  le  Pirate,  de  Bellini; 
mais  la  Straniera  (c'est  l'exécrable  roman  de  M.  d'Ârlincourt, 
celui  où  se  trouve  Agnès  de  Mérauie)  est  remplie  de  cris  si  inhu- 
mains, que  cette  pauvre  ûile  maigre  est  obligée  de  prendre  un 
jour  de  repos  après  chaque  représentation. 

Les  Italiens,  en  fait  d* arts,  voulant  du  nouveau,  Bellini  se  joue 
partout  et  les  belles  dames  l'appellent  :  Il  mio  Bellini.  —  On 
parle  de  Rossini  exactement  comme  on  parlait  de  Gimarosa  à 
Milan,  en  1815.  Admiration  immense,  mais  sous  la  condition 
qu'on  ne  le  jouera  pas  II  est  la  ressource  des  théâtres  de  troi- 
sième ordre.  —  Le  journal  de  Previdali,  à  Milan,  donne  la  sta- 
tistique de  tout  ce  matériel  de  la  musique.  Combien  cela  m'eût 
intéressé  en  1820  !  Actuellement  j'ai  bon  goût,  c'est-à-dire  une 
difficulté  de  sentir,  Jecroisque  vous  vous  plaignez  du  même  mal. 
Nous  avons  ici  un  ballet  délicieux  pendant  la  première  demi- 
heure;  il  s'appelle  Guillaume  Tell  y  singulier  sujet.  A  Venise,  on 
donne  la  Muette  de  Portici,  avec  Masaniello-Bonoldi  et  une  plate 
musique  de  xM.  Pavesi.  IjA  jeune  fille  qui  joue  le  rôle  du  fils  de 


«26  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Teli  vaudrait  •  cent  mille  francs  au  théâtre  de  Paris,  qui  ssiu- 
rait  Tenlever  à  ce  pays-ci.  Elle  est  pour  la  mimiquerie  ce 

qu'était  Léontine  Fay.  Mademoiselle n*a  que  dix  ans,  tout 

au  plus  ;  elle  est  admirablement  jolie,  avec  de  grands  traits,  de 
façon  qu'elle  n'enlaidira  pas  en  devenant  potable.  Nous  n'avons 
pas  de  mime  aussi  beau  que  Gessler  et  aussi  bon  acteur  que 
Guillaume  Tell.  Je  tâcherai  de  me  procurer  les  noms  de  tous  ces 
grands  hommes.  —Je  vous  quitte;  il  n'y  a  pas  une  chemina 
dans  ce  port  de  mer,  comme  disait  le  général  d'Â...,  deVillers- 
Gotterets,  et  je  gèle. 

Je  ne  vous  dis  rien  de  ce  qui  remplit  ma  tète  et  même  moQ 
cœur.  —  Mes  amitiés  à  de  Barrai.  Trieste  a  changé  de  iace  de- 
puis lui;  trois  magnifiques  rues  alignées  le  long  de  la  mer;  des 
maisons  énormes,  fort  hautes  et  cependant  à  trois  étages  seule- 
ment, mais  pas  le  irnoindre  ornement  d'architecture.  Quand  ce 
pays  a  fait  fortune,  vers  i8i8,  Tarchiiecture  notait  pas  à  la 
mode. 


GLXXI 

A  MADAME    V A Â  PARIS. 

Trieste,  lo  1"  mare  1851. 

Vos  beaux  yeuK  me  rendent  bien  malheureux,  en  ne  m'écri- 
vaut  pas.  «  Toutes  les  femmes,  de  mes  amies,  se  reconnaisseul 
dans  ma  dernière  rapsodie.*  »  Grand  Dieu  !  Est-ce  que  jamais 
j'ai  monté  à  votre  fenêtre  par  une  échelle  ?  —  Je  l'ai  souvent  dé- 
siré sans  doute,  mais  enfin,  je  vous  en  conjure  devant  Dieu,  est- 
ce  que  jamais  j'ai  eu  celte  audace  ?  —  On  craint  tout,  ou  croii 
tout  quand  on  bâille  si  loin  de  vous  ;  dq  grâce,  dites-moi  si  vous 
êtes  piquée  comme  Malhilde  ou  comme  Rénal.  J'espère  que 
Saint-Germain-l' Auxerrois  ^  vous  aura  fait  une  telle  peur,  que  vous 
serez  revenue  aux  sentiments  naturels. 

*  le  roman  le  Rouge  et  h  Aoir. 

*  Lo  24  février  1831,  à  propos  d'un  service  cplôhré  dans  IVglisf-  àc 


LETTRKS  A  SES  àMIS.  \Ti 

Mes  espions  me  dîseni  jque  vons  avez  faîe  une  grande  promo- 
tion d'amis.  Osenl-ils  faire  des  plaisanteries  réellement  mauvai- 
ses, comme  celles  qui  ont  déshonoré  quelqu'un  de  la  place  du 
Carrousel  ? 

Je  ne  crois  au  mérite  qu'autant  qu'il  est  prouvé  par  le  ridicule; 
\i\  n'y  a  d'exception  que  pour  vous.  Mais,  grand  Dieu  !  que  de 
gens  de  mérite  à  Paris  depuis  un  certain  temps  !  il  me  semble 
que  tout  est  possible  dans  ce  beau  pays,  excepté  tromper  les 
gens  sur  le  fond  du  cœur.  Ne  tremblez  pas,  aimable  amie,  il  ne 
s*agit  que  des  bommes.  Depuis  1814  les  deux  partis  ont  été 
également  hypocrites  ;  comment  espérer  tromper  tous  ces  bom- 
mes qni  avaient  quinze  ans  en  1814? 

On  m'écrit  de  Paris  qu'il  faut,  moi  aussi,  tromper  et  ne  pas 
dire  que  je  m*ennuie,  et  cela  sous  peine  de  passer  pour  un  hom- 
me léger,  jamais  content  de  rien,  etc.,  etc.  Hélas!  je  passerai 
tout  simplement  pour  un  homme  pauvre,  ^ans  doute,  si  mon 
père  ne  s'était  pas  ruiné,  je  serais  ou  à  vos  pieds  ou  dans  la  vé- 
ritable Italie.  Si  vous  voulez  que  je  prenne  en  patience  la  raison 
continue  des  bons  Allemands,  au  milieu  desquels  on  m'a  fait 
la  faveur  de  me  placer,  écrivez-moi  tous  les  mois.  Envoyez  vo- 
tre lettre  à  M.  Colomb,  et  dix  jours  après  je  serai  heureux.  Ne 
perdez  pas  de  vue  que  je  suis  réduit  à  la  lecture  de  notre  amie 
la  Quotidienne  et  de  la  Gazette  de  France,  Celle-ci  ne  m'a  semblé 
amusante  qu'aujourd'hui  ;  il  y  a  un  article,  payé  par  mon  libraire, 
qui  dit  queM.  de  Stendhal  n'est  pas  un  sot.  Mais  est-ce  qu'il  y  a 
encore  quelqu'un  à  Paris  qui  s'occupe  de  lire? 

Avez-YOus  vu  le  Napoléon  de  l'Odéon?  J'avais  préJdtï,  en  1826, 
qu'un  tei  drame  serait  fait,  et  qu'avant  dix  ans  il  se  trouverait 
une  circonstance  politique  pour  le  jouer.  —  Et  puis,  ou  me  re- 
fuse la  qualité  de  bonne  tête  !  Ce  graiMl  malheur  me  vient  du 
manque  de  gravité. 

Imitez-moi,  aimable  amie  ou  charmante  ennemie,  parlez-moi 
de  vous  avec  des  détails  infinis.  Si  j'avais  pu,  je  vous  aurais 

Saint^ermain-VÂuierrois,  pour  ranniversaire  de  l'assassinat  du  duc  de 
Benri,  en  1820,  le  peuple  entre  tumultiieusoment  djins  l'église  et  la  dé- 
vaste de  fond  en  comble.  (R.  C.) 


128  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

parlé  (le  ce  qui  m'entoure,  mais  M.  A...  vous  expliquera  comme 
quoi  il  n'y  a  pas  moyeu. 

De  quel  parti  étes-vous,  belle  ennemie,  dans  le  présent  quart 
(rbeure?  Ou  dit  que  vous  autres  ultras  vous  faites  semblant  pour 
lout  de  raisonner  juste  ?  Est-il  possible?  Je  profiterais  de  celte 
belle  disposition,  vous  liriez  dans  mon  cœur  et  vous  verriez 
qu'il  vous  adore.  Avez-vous  eu  une  belle  peur  quand  les  enne- 
mis de  Fautel  sont  venus  tàter  celui  de  Saint-Roch  ?  —  Daignez 
m'écrire  une  bien  longue  lettre.  Je  demeure  cbez  M.  Colomb, 
uuincro  5o,  rue  Godot-de-Rfauroy.  Mes  respects  à  madaaie  la  ba- 
ronne Gérard,  à  madame  de  Hirbel;  des  respects  plus  tendres  à 
madame  Mély-Janin,  à  madame  Heim.  En  un  mol,  faites  qu'oB 
n'oublie  pas  ma  grosse  personne» 


CLXXll 

A  MONSIEUR  LF.  BARON  DE  M...,  A    PARIS. 

Trieste,  le  i"  mars  i83l. 

(Arcliivea  de  madavw  Azur.  —  Nous  rirons  en  4835,  en 
buvant  de  reau*de-vie,  que  nous  allumerons  avec  ce  papier.) 

c  Préparez-vous  à  rire,  monsieur  le  duc  de  Gastries,  un 
homme  qui  n'a  pas  une  terre  de  Montfleury  ose  avoir  un  avis.  » 
llemarquez  qu'ordinairement  les  bons  gentilshommes  qui  ont 
un  Montfleury  n'ont  pas  signé  officiellement  k  Frascati,  Cologne 
et  Besancon. 

Mon  frère  Dominique in'écrilr une  longue  lettre;  il  dit  :  «  Je 
n'ai  pas  été  surpris  de  tout  révénement  de  Saint-Germain- 
i'Auxerrois  ;  je  m'y  attendais  depuis  la  stupide  destitution  de 
M.  Pons  de  l'Hérault;  je  condamnerais  riiomme  qui  Ta  proposée 
à  copier  deux  fois  de  sa  main  la  vie  de  Côme,  duc  de  Toscane, 
celui  qui  conquit  Sienne.  Quoi  !  dans  le  même  mois,  renvoyer  le 
grand  citoyen,  destituer  M.  Pons  de  THérault,  et  recevoir  Sa 
Grandeur  l'archevêque  de  Paris!  —  Holà!  »  Les  gens  qu'A... 


LËTTHËS  A  SES  AMIS.  iâ9 

voit  chaque  jour  nont  réellement  de  bon  que  la  protection. 
Que  voire  envie  s'apprête  à  rire  ! 

Dominique  ne  serait  nullement  embarrassé  d'être  président  du 
conseil  des  ministres.  Savez -vous  pourquoi?  — Il  serait  sincère 
et  il  a  son  plan  fait  d'avance  ;  il  ne  désire  que  la  gloire.  Il  pren- 
drait pour  collègue  MM.  Odilon  Barrot,  de  Tracy,  Dunoyer, 
préfet  de  TAllier,  Pons,  préfet  de  Paris»  et  il  rendrait  le  grand 
citoyen  à  la  garde  nationale*.  Il  présenterait  une  loi  électorale 
en  deux  articles;  trois  jours  après,  la  chambre  ne  l'adoptant  pas, 
il  la  dissoudrait.  11  porterait  les  armées  à  deux  lieues  de  la 
frontière. 

Voulez-vous  savoir  d'où  vient  le  malaise  des  gens  raisonna- 
bles ?  On  vous  fait  payer  un  dîner,  et  puis  on  ne  vous  le  donne 
pas.  Avec  votre  budget  extraordinaire,  on  vous  fait  payer  la  li- 
berté, et  puis  on  ne  .vous  la  donne  pas.  Rien  de  plus  bête  que 
ce  goujon  offert  à  un  peuple  souverainement  méûant,  et  méfiant 
à  bon  titre,  car,  depuis  1814,  libéraux  comme  ultras,  tout  le 
monde  a  impudemment  menti  à  la  tribune. 

Les  gens  au  pouvoir  haïssent  les  gens  qui  impriment.  Si  vous 
voulez  oublier  cette  maxime  si  sage,  vous  verrez  dans  le  Com^ 
mentaire  de  V Esprit  des  lois,  par  mon  ami  M.  Destutt,  que  la 
richesse  se  protège  assez  elle-même,  excepté  quand  il  y  a  tapage 
dans  la  rue. 

Ma  loi  électorale,  qui  m'empêcherait  d'avoir  la  croix,  si 
A...  la  connaissait,  dit  :  Tout  Français  payant  cent  cinquante 
francs  et  âgé  de  vingt-cinq  ans  élit  sept  cent  cinquante  dé- 
putés,'pris  parmi  les  Français  âgés  de  vingt-cinq  ans  et  payant 
cent  cinquante  francs.  Les  pairs  sont  nommés  à  vie  par  le  Ring, 
parmi  les  dix  mille  Français  les  plus  riches  ;  ils  sont  trois 
cents.  Plus,  chaque  département  en  nomme  un  pour  dix  ans. 
Les  négociants  de  Bordeaux,  Lyon,  Marseille,  nomment,  en  ou- 
tre, douze  députes  spéciaux.  Les  intellectuels,  si  odieux  à 
M.  Humblot-Gonté,  nomment  de  même  douze  députés.  Les  six 
plus  anciens  capitaines  d'infanterie,  les  six  plus  anciens  lieute- 
nants, les  six  plus  anciens  sous-lieutenants,  les  trois  plus  anciens 
colonels,  les  trois  plus  anciens  chefs  de  bataillon,  le  pins  ancien 


130  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDUAL 

gënml  de  âiyîsîon  soat  de  droU  memlires  de  la  Chambre  des 
députés.  Ceci  évile  les  dissoluiioDs  à  maio  armée,  pratiquées 
par  feu  Gromwell,  par  feu  Napoléon,  tentées  au  Jeu-de-Paume, 
etc.,  etc. 

Mes  douze  maires  de  Paris  librement  élus»  je  serais  insolent, 
et  à  la  première  occasion  ferais  guillotiner,  après  de  bons  juge- 
ments bien  r^uliers,  tout  homme  qui  aurait  réellement  tenté 
de  renverser  Tordre.  Savez-voûs  pourquoi  je  serais  ferme? 
C^esl  que  je  veux  être  pendu  si  j*ai  une  airiêre-pensée.  J'aurais 
donné  dans  un  journal,  en  arrivant  au  ministère,  Tétat  de  ma 
fortune,  j'aurais  promis  de  ne  jamais  porter  de  croix. 

Tous  les  Kiûgs  of  Bngland  ont  toujours  trahi  les  ministres 
wbigs.  De  là  la  vanterie  de  M.  Guizot  qu'un  ministère  whig  ne 
dure  jamais  plusd^un  an  en  Angleterre.  —  Gardez-moi  le  ehilfiMi 
actuel,  ou  mieux  donnez-le  à  madame  Azur,  qui  a  beaucoup 
d'ordre  et  peu  de  papiers. 


GLXXIII 


A  M.  T^  BARON  DE    M ,  à  PARIS. 


Trieste,  le  17  mars  18&1. 

Grand  merci  de  votre  lettre  du  6  mars.  Je  compte  partir  pour 
Civita-Yeccbia  dès  que  mon  successeur,  M.  Levasseur,  sera  ar- 
rivé. Mais  par  où  passer?  Du  côté  de  Ferrare  je  serai  pillé  et 
volé  au  moins.  Je  vous  en  conterais  de  belles  !  —  Gomme  j'aime 
à  courir,  j'irai  à  Milan,  et  de  là  je  m'embarquerai  à  Gènes  pomr 
Ostie.  —  Civita-Veechia  est  place  frontière.  —  Les  mauvais  su- 
jets sont  à  Viterbe  et  Ponte-Felice  (ainsi  nommé  à  cause  de 
Sixte-Quint),  sur  le  Tibre,  en  avant  de  Gitta-Gastellana.  Remar- 
quez que  ces  coquins  interceptent  toutes  les  routes  dont  je 
pourrais  me  servir  :  celle  d'Ancène  et  Foligno,  celle  de 
Forii,  celle  de  Perugia  ;  sans  cela  je  m'embarquerais  pour  An- 
oône. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  131 

J'écris  à  A et  à  madame  d'A*...  pour  les  supplier  de  prier 

mon  chef  de  ne  pas  me  faire  de  mal.  La  cause  qui  a  tout  gâté  pour 
moi,  dans  l'esprit  de  M.  Guizot,  diraàB . .  *  que  je  suis  uo  impie,  un 
homme  qui  prend  la  liberté  au  sérieux,  etc.,  etc.  R....  sera  là 

deux  ou  trois  nM)is;  mais  il  peut  me  nuire. 

•  •• «...•«.••..•..•..••..•.•••••••«••*•••.<..... 

Actuellement  on  pourrait  sauyer  la  boutique  en  exigeant  cent 
francs  de  Télecteur  cLcent  francs  de  Téligible;  on  fait  le  con- 
traire; donc,  culbute.  —N'allez  pas  dire  cela  à  A...  ;  la  reine 
Marie-Thérèse  voyait  dans  celui  qui  lui  annonçait  la  rérolte  bi 
cause  de  la  révolte. 

La  similitude  de  mon  respectable  chef  M... . .  me  semble  une 
niaiserie.  —  Si  Delacroix,  Giara,  vous^moi,  le  grand  Frédéric, 
BOUS  jouons  à  cache-cache  dans  le  bois  de  Boulogne,  en  juin 
1820;  si,  dix  ans  plus  tard,  en  juin  1851,  nous  jouons  au  même 
jeu,  dans  le  même  lieu,  nous  emploierons  les  mêmes  ruses  pour 
nous  cacher,  les  mêmes  finesses  pour  découvrir  la  cachetle  des 
autres.  D'où  vient  cela?  —  Belle  finesse  :  Nos  caractères  n'mt 
pas  changé. 

L'aristocratie  est  sans  énergie,  sans  fidélité  à  sa  parole,  pleine 
de  faussetés  qu'elle  appelle  finesses,  comme  on  1791.  —  Votre 
frère  est  comme  Louis  XVI.  Hélas  !  excepté  nos  amis,  les  minis- 
très  sont  faibles  ;  ils  haïssent  la  vérité,  l'énergie. 

Gomment  voulez-vous  que  deux  cent  mille  Julien  SorelS  qui 
peuplent  la  France,  et  qui  ont  l'exemple  de  l'avancement  du 
taoïbour  duc  de  Bellune,  du  sous-officier  Augereau,  de  tous  les 
clercs  de  procureurs  devenus  sénateurs  et  comtes  de  Tempire, 
ne  renversent  pas  les  niais  susnommés?  Les  doctrinaires  n'ont 
pas  la  vertu  des  Girondins,  Les  Julien  Sorel  ont  lu  le  livre  de 
M.  de  Tracy  sur  Mon^squieu  :  voilà  deux  grandes  différences. 
Peut-être  la  terreur  sera-t-elle  moins  sanguinaire;  mais  souve- 
nez-vous du  3  septemble^  le  peuple,  en  marchant  à  l'ennemi,  ne 
voulut  pas  laisser  derrière  lui  des  abbés  pour  égorger  ses  fem- 
mes. Voilà  un  coup  de  terreur  qui  est  à  craindre  le  lendemain 
du  commencement  de  la  guerre.  Le  jeu  d'échecs  se  ressemble 

*  Principal  personnage  du  ronian  lo  Bouge  et  le  Noir. 


152        œ;uvri<:s  posthumes  de  stendiiai. 

toujours  dans  ses  ëvéuemeDls  géoéraux,  parce  que  la  reine  et  la 
tour  out  toujours  les  mêmes  {>ropriétés.  —  Donnez  à  Guiiotle 
génie  de  Mozart,  à  votre  frère  la  fermeté  de  Frédéric  U,  et  la 
similitude  de  noire  ami  s'évanouit.  Sa  pensée  se  réduit  à  dire 
que  les  aristocrates  et  le  King  n'ont  rien  appris  :  d'accord. 

Je  présente  une  pétition  à  madame  Azur.  Je  voudrais  bieo 
que  H.  Schnetz  m'envoyât  à  Rome  une  recommandation  pour 
son  hôtesse,  via  Gregoriana.  Une  recommandation  fait  tout  en 
ce  pays-là  et  ôte  la  méflance  qui,  comme  vous  le  savez  mieni 
que  moi,  paralyse  le  Romain  à  la  vue  d'un  étranger.  —  Mon 
excellent  ami,  si  obligeant,  M.  Manni,  est  mort,  perte  immense 
dans  la  présente  circonstance. 

Que  devient  M.  de  Lamartine?  De  quel  parti  est-il?  Quel  nou- 
veau poème  a*t'il  composé  ?  -*-  Présentez-lui  mes  comptimeots 
empressés. 

DUPËLLËB. 


Cf.XXlV 

A  ^1.   LE  BAfiON  DE  !ll ,  A  PARIS. 

Civila-Veccliia,  le  il  avril  1831. 

Je  vous  écris  uniquement  pour  vous  donner  signe  de  vie,  et 
d'une  mauvaise  vie.  Le  26  mars,  en  sortant  du  plus  bel  apparte- 
ment du  monde,  palazzo  Golonna^  où  j'avais  dîné  avec  Horace  Ve^ 
nel ,  sa  femme,  son  père  et  sa  fille  (tout  cela  m'avait  enflammé,  sans 
doute),  j'ai  trouvé  dans  la  rue,  qui  ?  —  La  Tramontana,  laquelle 
m'a  donné  un  rhume  abominable  qui  dure  encore  aujourd'hui. 
Eu  même  temps,  la  Tramoutana  me  vola  ma  bourse  avec  douze 
napoléons  ;  quel  bonheur  que  cela  ne  me  soit  pas  arrivé  à  mes 
autres  voyages  !  —  Tout  cela  n'était  rien  ;  j'ai  voulu  prendre  de 
l'eau  de  sureau  chaude,  pour  transpirer;  j'oubliais  que  l'eau 
chaude,  le  soir,  me  donne  celle  Amieuse  névralgie  dans  le  veo- 
Ire,  qui  me  fait  jurer.  Elle  est  venue,  la  coquine,  cependant  pas 


LETTRES  A  SES  AMIS.  135 

jusqu'^au  jaremenl,  mais  bien  forle  pourtanl  pendant  quatre 
jours. 

Si  forte,  que  je  n'étais  séparé  que  par  tine  petite  porte  mal 
fermée,  de  la  plus  jolie  femme  de  ce  pays.  Je  Tai  entendue  crier 
toutes  les  nuits;  c'était  pour  une  espèce  de  névralgie,  mais 
agréable.  Elle  jette  de  petits  cris,  par  intervalles,  pendant  trois 
quarts  d'beure  ;  elle  n'est  mariée  que  depuis  deux  mois.  —  Une 
ebose  a  coupé  court  à  mon  imagination  :  La  chaise  p....  est  à 
c6té  du  lit.  Le  premier  jour  j'ai  entendu  sou  mari  faire  une 

p abominable  sur  cette  chaise,  lis  sont  fort  pauvres;  il  y 

a  sept  orphelins;   tout  cela  rit  si  fort,  que  j'en  suis  étourdi, 
mais  cependant  heureux. 

Malgré  les  quatorze  pour  cent  de  retenue  S  je  me  ruine.  De^ 
main,  la  fête  du  pays  me  coûtera  vingt-cinq  francs  d'illumina^- 
tion.  Un  homme  comme  moi,  ou  plutôt  comme  mon  habit,  doit 
mettre  des  torches  et  non  des  lampions.  Un  homme  comme  moi 
ne  peut  loger  que  sur  la  grande  place,  dans  un  appartement 
provisoire,  à  six  francs  cinquante  centimes  par  jour.  En  Tos- 
cane, on  peut  encore  économiser,  mais  parmi  ces  barbares 
africains-ci,  on  n'estime  que  la  dépense,  et  la  dépense  act/uelle. 
Vous  seriez  Montmorency,  avec  le  grand  cordon,  qu'on  vous 
abandonne  pour  le  premier  Rothschild  qui  fera  de  la  d^nse  ; 
ils  sont  accoutumés  à  voir  tant  de  grandeurs  déchues  I 

Demandez  à  Colomb  l'adresse  de  mes  correspondants  à  Mar- 
seille; figurez-vous,  pour  tout,  que  je  l'habite;  j'en  suis  à  trois 
pas. 

*  La  pénurie  du  Trésor  avait  obligé  le  gouvérnenieul  à  exercer  une 
retenue  (eonporairc  sur  Je  traitentenl  de  tous  ses  agents.  (R.  G.) 


134  iKUVREt?  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CLXXV 

A  M.  IJ5  BAKON  DE  M ,  A  l'ARiS. 

GiviU-Yecchia,  le  18  avril  1831. 

Cher  amiy  je  suis  à  Givita-Vecchia  depuis  hier  17.  Aujourd'hui 
j*ai  pris  la  gestion  du  consulat.  Demain  je  vais  à  Rome,  voir  où 
eu  est  Vexeq%aiur  de  Dominique.  Ceci  est  un  vHIage  de  sept 
uiille  quatre  cents  liabitants,  ressemblant  réeHement  beaucoup 
à  Saint-Gloud. 

Je  fais  attendre  le  bateau  à  vapeur  le  Su %,  ponr  tous  écrire. 
J'ai  passé  cinq  jours  à  Florence,  sans  avoir  le  temps  de  monter 
à  la  galerie  ou  au  palais  Pitti.  J'ai  voulu  faire  le  métier  en  cou- 
science,  et  sans  en  comprmnettre  les  nombreuses  convenances. 
Le  résultat  a  été  quatre  dépècbes  adressées  à  S.  E.  Si  vous 
voyez  M.  Mi....,  tâcbcE  délire  Phistorique  de  tout  ce  qui  vient 
de  se  passer  en  Toscane. 

Facevano  a  chi  avevano  più  paura»  Voilà  ce  que  m'a  dit  un 
homme  du  peuple,  plein  de  bon  sens. 

Je  ^udrais  fahre.  le  métier  en  conscienee  ;  malheureusement, 
il  me  semble  qu'il  faut  le  faire  autrement.  —  Nos  agrats  s'iso- 
lefit  et  ne  voient  rien. 

Comment  ne  dites-vous  pas  à  M.  de  6...,  disais-je  à  un  de  vos 

amis,  M.  G ,  ce  que  vous  me  dites-là?  -— Cela  lui  déplairait, 

et  nous  serions  moins  bien  ensemble. — Ces  messieurs  ne  voient 
que  l'excellentissime  compagnie.  Moi,  j*ai  appris  miUe  choses 
en  voiturin.  Je  viens  de  voyager  avec  un  homme  sage,  prudent, 
qui  s'éloigne  avec  ses  (ils.  Les  deux  premiers  jours  ont  été  à  la 
méfiance  ;  ensuite  sont  venues  les  meilleures  anecdotes. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  135 


CLXXVI 

A  M.  LE  BABON  DB  H ,  A  PAKIS. 

Civita-Vecchia,  le  21  avril  1831 . 

Soleil  tous  les  jours;  j'en  suis  déjà  à  désirer  la  pluie  comme 
chose  agréable.  On  n*a  pas  le  mauvais  temps  ici  ;  des  nuages 
amenés  par  le  siroco  et  accompagnés  sur  terre  de  rafales  de 
vcBl.  Ea  un  mot,  climat  à  souhait,  bien  supérieur  à  celui  de 
Triesle  ;  mais  M.  Guglielmi,  qui  a  cinq  millions,  se  couche,  ainsi 
que  sa  famille,  à  une  heure  de  nuil^. 

Après  rentrée  heureuse  de  ces  habitants  du  Nord,  qui  ont 
apaise  la  révolution,  deux  des  fonctionnaires  de  ce  pays  se  sont 
mis  à  dénoncer  tout  ce  qui  a  figure  humaine,  et  par  conséquenl 
les  aulres  fonctionnaires,  des  gens  qui  ont  des  appointemenis 
superbes  pour  eux,  quarante  écus  (deux  cent  vingt  francs)  par 
mois.  Ces  dénonciations  ont  été  reçues  comme  sauvant  FEtal 
par  les  trois  grands  hommes  du  pays  :  MM.  Bernetli  *,  Guer- 
rieri  et  Gregorio.  —  Mais  ce  pays  a  un  immense  avantage  sur 
tous  les  autres  despotismes  ;  la  première  place  s*y  tire  au  sort^  de 
temps  en  temps,  et  les  gens  qui  ont  les  grandes  places  ont  tous 
passe  par  les  petites.  Voilà  donc  mes  dénoncés  qui  trottinent 
vers  Naples;  chacun  fait  agir  le  petit  neveu  d'un  cardinal  ;  ils  se 
justifient  et  reviennent  dans  leur  trou  avec  la  peur  mortelle 
d*ètre  jetés  en  prison  pour  quinze  ou  vingt  ans,  si  jamais  le 
grand  homme  a  un  instant  de  courage.  Dans  le  moment  actuel, 
il  est  a1>so1ument  comme  un  blaireau  ;  c'est  une  venette  si 
forte,   que  je  ne  puis  en  trouver  la  cause  que  dans  une  lâ~ 

•  C'est-à-difC  après  le  coucher  du  soleil. 

*  Le  cardinal  Bernetli,  mort  à  Fermo,  le  21  mars  1852  ;  il  y  élail  ne 
le  20 décembre  1779.  Le  pape  Léon  XH,  après  l'avoir  fait  cardinal  le 
8  oclohre  182C,  le  nomma  segretario  di  Stalo.  Au  moment  de  sa  mort, 
le  cardinal  Bcrnctti  était  vice-chancelier  de  la  sainte  Église  romaine'. 


lôr.  ŒIÎVHES  1»0STIII:MB^  de  STENDHAL. 

clielé  iinmcuse  et  la  coDScience  d'avoir  fait  du  mal  à  lout  le 
monde. 

C'ëtail  le  15  la  fêle  du  pays;  là  a  paru  Tltalie  ;  on  aurait  dit 
une  ville  de  soixante  mille  âmes.  Lyon  n'a  jamais  eu  un  feu  d'ar- 
tifice comme  celui  du  second  jour,  ni  une  illumination  comme 
celle  d'hier.  ^  L'illumination,  la  joule  sur  l'eau,  les'  coups  de 
canon  toutes  les  cinq  minutes,  formaient  un  ensemble  très-joli.  - 
La  terrasse  où  nous  étions  était  élevée  de  cinquante  pieds  ei 
dominait  les  barques,  chacune  garnie  de  deux  falots.  La  tour 
élevée  par  Trajan,  refaite  par  Urbain  VIII,  je  crois,  était  surtout 
admirable.  Le  Berniu  avait  Karl  de  rendre  les  fortifications  jolies 
au  moyen  de  beaucoup  de  cordons  de  pierre  de  taille;  les  lam- 
pions marquaient  tous  ces  cordons-là.  11  y  avait  les  trente  on 
quarante  plus  jolies  femmes,  mises  comme  à  Paris,  avec  celle 
exception  que  leurs  toilettes  étaient  de  toutes  les  couleurs. 

Les  tedesehi  répandent  tous  les  quinze  jours,  régulièrement, 
la  nouvelle  d'une  bagarre  complète  sur  le  quai  de  la  Mégisserie. 
liCs  libéraux,  qui  nous  abhorrent,  n'oubliez  jamais  cela,  en  sont 
ravis. -*  Ce  chien  de  G...  a  tant  d'occupations,  qu*il  n'a  pas 
encore  pu  trouver  le  temps  de  m'abonner  à  deux  ou  trois  jour- 
naux un  peu  propres.  Je  le  maudis  tous  les  matins.  0  mes  amis, 
il  n'est  plus  d'amis  ! 

Combien  le  plus  vil  bouquin  que  vous  rejetez  sur  les  quais, 
pour  quinze  sous,  me  serait  précieux  dans  ce  coin  de  l'Afrique  ! 

A  propos,  un  de  mes  prédécesseurs  arriva  à  Rome  avee  un 
million  de  votre  temps  ;  il  a  réduit  cela  à  trente  on  quarante 
mille  francs  de  capital  ;  il  s'appelle  le  comte  de  Tufières;  il  a 
une  figure  superbe,  absolument  comme  G...,  encore  mieux 
s'il  est  possible,  plus  grand  et  l'âge  du  comte  S....  Je  0(^ 
trouve  personne  d'assez  emphatiquement  bête,  dans  notre  so- 
ciété, pour  vous  donner  une  idée  de  son  esprit  :  un  bourgeoi:» 
de  Lyon»  enrichi  et  fait  baron;  portant  toujours  aux  nues  loui 
ce  qui  lui  appartient  ;  sa  hauteur  lui  avait  concilié  une  haine 
générale  et  sans  exception. 

Réparation  à  G.  .  ;  j'ai  reçu,  ou  plutôt  j'ai  vu  les  neuf  premiers 
numéros  du  Nationat, 

Adieu,  je  suis  fatigué. 


LETTHEt?  A  SES  AMIS.  137 


CLXXVII 

A  MONSIEUR  LE  BAIION  DE  M ,  Â  PARIS 

Ronie/le26avr>J  1851 

Domîuiqiie  a  Vexequalur.  Que  ne  puis-je  vous  tout  dire?  Les 
Français  sont  exécrés,  les  Autrichiens  haïs.  Le  discours  du  géné- 
ral Lamarque  ne  dit  pas  la  vérité  tout  entière;  les  niaiseries  sont 
incroyables.  Je  ne  puis  être  explicite  et  encore  moins  plai- 
sant, m*enveloppant  dans  les  nuages  deTabstrait.  Le  malheur  de 
nos  agents  est  de  vivre  isolésAh  ne  voient  que  des  gens  de  très- 
bonne  compagnie,  par  conséquent  étiolés. 

J*ai  à  Givita-Vecchia  trois  fois  par  mois  le  bateau  à  vapeur; 
vous  recevrez  quelques  lettres  de  Marseille.  Tout  fait  événe» 
ment  ici  ;  ce  qu'a  obtenu  Dominique  a  occupé  pendant  quatre 
jours  la  ville  des  Césars  ;  on  y  lit  tous  les  journaux  ;  la  corres- 
pondance va  le  mieux  du  monde.  Un  courrier  extraordinaire 
vous  porte  ma  trop  insignifiante  épttre;  ce  n'est  pas  faute  de  ma- 
tière. —  Un  seul  homme  habet  lumina,  le  cardinal  Micara  ^  Uu 
autre  est  excellent,  un  cœur  vraiment  rare;  mais  pas  Tintelli- 
gence  d'un  sous-préfet,  Bernetti.  —  Le  reste  est  incroyable. 

Mettez  sur  Tadresse  de  vos  lettres  :  par  Huningue.  Avec  ces 
deux  roots,  les  lettres  arrivent  trois  jours  plus  tôt.  —  Je  prie 
C!olomb  de  m'envoyer  mes  livres  et  mes  manuscrits  ;  il  vous  re- 
mettra le  surplus  du  prix  de  mon  fauteuil. 

Pas  Tombre  de  société  à  Givita-Vecchia;  nous  y  sommes  ado- 
rés du  bas  peuple,  car  feu  Napoléon  y  dépensait  quinze  mille 
francs  par  semaine. 

Baron  Dormant. 

'  Géuéral  de  l'ordre  des  capucias. 

II.  8 


138  ŒUVRES  POSTHUMES  D£  STENDHAL. 


GLXXVIU 

A  MONSIBOR  LE  BARON  DE  M ,  A  PARIS. 

Rome,  le  6  juin  1831 . 

V 

Je  soalTrc  toujours.  Savez-vous  que  vers  le  20  mai  les  ambas- 
sadeurs des  five  grandes  puissances  se  sont  réunis  pour  deman- 
der au  pape  des  modifications  dans  sa  façon  de  gouverner?  — 
Par  exemple:  les  laïques  admissibles  à  tous  les  emplois  d'adminis- 
tration ;  un  conseH  d'État  à  Rome,  composé  d'un  tiers  de 
cardinaux  et  de  deux  tiers  de  laïques  ;  Tabolition  des  jugements 
dits  économiques  (bouffons  à  force  d'être  injustes). 

Que  u'ai-je  la  force  de  vous  peindre  les  cardinaux  et  lenrs 
dialogues  !  Ils  étaient  résolus  de  refuser,  disaient-ils  ;  mais  ils 
sont  baïs'de  leurs  soldats,  de  lenrs  sujets,  n'ont  pas  le  sou,  pas 
de  crédit.  Le  1*'  juin  il  y  a  eu  une  notification  du  ci-devant  Bel- 
leyme  S  qui  établit,  pour  le  gouvernement  des  quatre  légations, 
un  corps  de  quatre  laïques  pour  chacune;  et  l'on  m'assure  que  les 
choix  sont  bons  ;  il  y  a  un  M.  Paolucci  qu'on  regarde  comme  le 
premier  homme  des  Marches. 

Belleyme  ne  veut  pas  publier  cet  étrange  arrêté  dans  leDiario; 
il  espère  une  zizanie  enlre  rAulriche  et  la  France,  pour  la  Bel- 
gique et  le  Simplon.  Cependant  l'arrêté  s*exéeute.  Sans  cela, 
de  Foligno  à  Pesaro,  Rimini  et  Bologne,  on  recommencerait  le 
jour  du  départ  des  Autrichiens.  Ces  messieurs  annoncent  ledit 
départ  pour  le  10  juin.  Je  n'y -conçois  rien.  Enfin  voilà  l'Autri- 
che qui  porte  le  pape  à  donner  cet  exécrable  exemple  :  on  ga- 
gne quelque  chose  à  se  révolter. 

Vous  jugez  de  l'état  moral  de  Rome,  qui  se  trouve  entre  le 
zist  et  le  zest.—  Sa  Sainteté  n*a  pas  osé  aller  à  la  procession 
d'avant-hier,  de  peur  d'être  enlevée  par  les  libâraux  ;  elle  en 
avait  été  avertie  par  une  lettre  anonyme. 

*  L'cx-prcfel  de  |.olice  de  Rome. 


LETTRES  À  SES  AMIS.  iZ& 

La  liste  des  concessions  ou  changements  court  les  eafés.  Le 
mal,  c'est  qu'on  peut  cboisi^r  les  plus  mauvais  sujets  des  laïques. 
C'est  M.  de  Lutzow,  ambassadeur  d'Autriche,  qui  a  proposé  au 
pape  de  donner  cette  sorte  de  démission.  C'est  ainsi  que  le 
prinee  Eugène,  en  1810,  porta  la  parole  pour  le  divorce  de  Jo- 
séphine. 


CLXXIX 

A  MONSIEUR  D.  F....,  A  PARIS. 

Home,  le  5  juillet  1851. 

Malgrémon  menton  en  avant  Je  suis  au  mieux,  cher  ami,  avec 
mon  chef  d'Ici.  Voici  un  ronleau  pour  faire  votre  pâtisserie, 
plus  deux  Cenci,  par  le  divin  Gioviia  Garavaglia.  Le  tout  vous 
est  porté  par  M.  Horace  Vernet,  qui,  en  trente-six  heures,  va  de 
mon  trou  à  Toulon.  Choisissez  celle  des  deux  qui  vous  duil 
le  plus  ;  envoyez  l'autre  à  mademoiselle  Julie  Berlinghieri. 

Le  grand  secret  de  ce  pays  e^t  que  les  tedeschi  s'en  vont  tout 
à  fait  le  15  juillet,  ce  qui  sera  annoncé  à  la  chambre  le  22  ; 
mais  le  16  la  révolte  recommence.  Du  reste,  le  pillage^st  sans 
bornes  ni  pudeur.  Le  cardinal  Netliber^  donne  la  ferme  des  ta- 
bacs et  sels  pour  sept  cent  mille  écus  ;  elle  en  rend  douze 
cent  mille  ordinairement.  N'allez  pas  me  croire  imprudent;  je 
frémis  en  formant  ces  caractères.  Sans  l'occasion  des  Pâques^, 
je  n'écrirais  pas  de  telles  horreurs.  C'est  absolument  la  dissolu- 
tion. 

Le  maître  d*ici  a  une  fort  bonne  figure  ;  j'ai  reçu  sa  bénédic- 
tion il  y  a  un  quart  d'heure.  11  a  l'air  surtout  ennuyé;  tout  à 
fait  lige  à  M.  de  Melternich. 

*  liemelti. 

•  11  s'agit  sans  doute  ici  des  Pâques  qn'en  Italie  on  ren<Mivelle  assez 
ir^noralement  vers  la  Pontecôto.  (R.  (].) 


140  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

L'ambassadeur  d'Henri  V  ici  est  M.  de  Sainl-Priesl,  qui  était 
ea  Espagne  et  que  Ferdinand  VU  a  fait  doc  d*Aiaianzara  oa 
(jueique  chose  comme  cela. 

Ma  santé  revient,  mais  lentement.  i^randDieu!  quels^ourqae 
celui  de  Grotta  Ferrata  1  dix  mille  rossignols  et  les  plus  beaax 
arbres;  deux  lacs  incroyables,  une  forêt  où  je  veux  monter;— 
mais  il  y  a  les  brigands.  Malheureusement  j'étais  trop  faible, 
mon  esprit  seul  admirait  ce  divin  pain  de  sucre,  au  milieu  de  la 
plaine,  nommé  la  montagne  d'Albano.  Le  cœur  était  mort  ei 
tout  à  la  douleur  physique. 

Je  ne  sais  ce  que  je  vous  écris;  je  fais  mon  métier,  qui  donne 
mille  tracas  au  moment  de  Texpédltion  d'un  Sphinx  ;  c'est  le 
nom  de  l'admirable  bateau  à  vapeur  qui  emporte  le  petit  cardi- 
nal d'Isoard. 

Adieu,  cher  ami,  je  vous  aime  tendrement.  Dites  à  M.  Dijon 
que  tout  va  en  bouillie,  tout  tombe,  tout  languit  ;  c^est  une  ma- 
ladie de  langueur.  Les  chefs  sont  niais  et  ne  veulent  pas  d'avis. 
Dominique  ferait  des  rapports  superbes.  Mademoiselle  Sophie, 
lui  a  fait  conseiller  de  s^abstenir. 


GLXXX 

A  MADAME  LA  MARQUISE  DE  ...,  HENRIQUINQUISTE  EXALTÉE,  A  PARIS. 

Civita-Vecchia,  le  il  août  1851. 

Mémorandum, 

Pour  ne  pas  vous  exposer  à  prendre  des  vessies  pour  des 
lanternes,  examinez  au  fond  du  cœur,  chère  amie,  si  les  idées 
suivantes  ne  se  trouveront  pas  vraies  avec  le  temps  : 

l*"  L'Enfant  du  miracle  n'aurait  de  chances  réelles  qu'autant 
qu'il  se  ferait  protestant.  Le  mot  jésuite  est  un  croquemitaine 
dont  ce  peuple  aura  toujours  peur.  Pilez  ensemble  trente  Sé- 
monville,  cinquante  Talleyrand,  deux  Robespierre  et  trois  bour- 
reaux, et  vous  aurez  fait  la  pommade  qu'on  appelle  Yordre  de 


LETTRES  A  SES  ÂMI^.  141 

Jésus.  Toujours  rimagioation  française  aura  peur  du  peli(  pot 
où  sera  celte  pommade. 

2**  La  révolution  de  1688,  à  Londres,  fut  faite  par  la  noblesse; 
le  hasard  a  voulu  que  celle  de  1830  fût  faite  par  le  peuple.  (Si 
Charles  X  n'eût  pas  dissous  la  garde  nationale,  raristocratiepro* 
filait  de  la  révolution.)  MM.  Guizot,  Dupîn  et  compagnie  veu* 
lent  ramener  1830  à  n'être  qu*nn  1688  :  la  presse,  jusqu'ici,  a 
empêché  cet  escamotage.  Je  crois  vous  avoir  écrit,  il  y  a  six 
mois,  que  mon  frète  ne  pouvait  se  soutenir  que  par  Fémétique 
salutaire  qu'on  appelle  guei're  ;  mais  il  y  a  une  répugnance  in-* 
yincible. 

3°  Vérité  (pour  amener  laquelle  les  deux  premières  ont  été 
écrites)  :  —  Rien  ne  sera  plus  triste  que  la  vie  des  nobles  et  des 
riches  qui,  de  bonne  foi  et  sérieusement^,  vont  prendre  à  cœur 
la  cause  de  l'Enfant  du  miracle.  Rien  de  plus  gai  et  de  meilleur 
ton  (c'est-à-dire  de  plus  confortable  pour  l'unique  passion  des 
Français,  la  vanité  )  que  de  se  jeter  au  phis  fort  de  ce  parti, 
mais  sans  y  attacher  son  cœur  le  moins  du  monde.  Il  faut  pren* 
dre  cela  comme  une  partie  de  billard  qu'il  serait  agréable  de 
gagner;  mais  cette  partie  se  gagnera-t-elle? 

\*  En  1745,  je  crois»  à  CuUoden,  le  parti  battu  par  l'aristocra- 
tie de  Londres,  en  1688,  cinquante-sept  ans  auparavant^  fut  sur 
le  point  de  remonter  sur  sa  bête  ;  depuis,  les  romans  de  Watter 
Scott  vous  ont  montré  que  les  Stuarts  avaient  une  portion  du 
peuple  pour  eux.  Quoi  qu'on  dise  de  la  Vendée  y  les  nobles  et  les 
prêtres  n'ont  pour  eux  que  les  nobles  et  les  prêtres,  ils  ont 
contre  eux  la  presse,  moyen  rapide. 

Je  crains  qu'il  n'y  ait  d'ici  à  dix  ans,  peut-être  d'ici  à  deux 
ans^  un  trois  septembre  effroyable. 

Ce  grand  crime  commis  deux  mois  après  sera  oublié*  Les 
peureux  qui  auront  survécu  se  détacheront  peu  à  peu  de  l'En- 
fant du  miracle,  et  tout  fmira  comme  les  Stuarts,  par  un  préten- 
dant ivrogne,  c..,.ié  par  un  Alfieri.  Ainsi  l  Enfant  du  mirac'e 
sera  perdu  par  les  fautes  du  parti  Guizot. 

Gardez  ce  papier  deux  ans,  pour  voir  si,  par  hasard,  je  devii  e 
ce  grand  logogriphe. 

Baron  Raisin!  t. 

8. 


112  (KUVKES  POSTHUMES  Db  STENDHAL. 


CLXXXI 
A  XORSIECR  D.   P.»,  A   PARIS, 

Gi?it^Yecchia,  le  14  se^embre  1851. 

Une  occasion  se  pséeente  à  Timproyisle.  Voici  des  noQY^es. 
De  PéroQse  à  Bologne,  le  pays  est  tombé  dans  un  élat  sinnoUer  : 
c*est  le  triomphe  de  la  force  d*inertie.  Toot  se  fait  au  nom  du 
pape  et  contre  sa  volonté.  Il  y  a  deux  cent  soixante-dix  écus 
dans  le  trésor  pontifical»  à  Romew  Le  pape  a  une  armée  de  deux 
mille  cinq  c^ts  hommes  vers  Pesaro  ;  mille  hommes,  anciens 
soldats,  qui  ont  pris  part  à  la  révolte»  sont  prêts  à  recommen- 
cer ;  le  reste  ne  songe  qu'à  déserter.  Un  détadieme]^,  parti  deux 
cent  cinquante  hommes  de  Rome,  est  arrivé  quatre-vingts  à 
Pesaro. 

M.  Horace  Vernet  vous  a-t-il  remis  deux  Genci^  ?  Cette  belle: 
fille  vous  a-l-elle  plu? 

J'ai  une  amie  qui  a  trente-six  ans^  de  la  fortune  et  un  nom; 
elle  est  kenriquinquiste  folle  ;  je  lui  ai  {ait  passer  la  note  ci- 
jointe.  Etes-vous  de  Tavis  du  baron  Raisin,  qui  craiut  fort  un 
trois  septembre? 

Voici  l'époque  où  vous  allez  être  libre  ;  comment  occuperez- 
vons  vos  matinées?  Voilà,  ce  me  semble,  la  grande  question.  Je 
ne  Tai  pas  résolue  pour  moi  ;  que  ferai-je  cet  hiver? 

De  ma  fenêtre,  j'ai  une  vue  et  un  air  admirables.  Je  jette  dans 
la  mer  les  grappes  d'un  excellent  raisin,  qu'on  nous  apporte  de 
nie  de  Giglio,  à  vingt  lieues  ;  je  la  vois  de  ma  croisée.  La  belle 
digue  et  les  deux  tours  qui  défendent  l'entrée  du  port  sont 
Touvrage  de  Trajan. 

M.  de  Sainte-Âulaire  me  traite  avec  beaucoup  de  politesse; 
je  vais  à  Rome  quand  je  veux.  Mais  cependant,  au  fond,  il  faut 
se  tenir  à  son  poste.  Or  que  faire  dans  ce  poste? 

*  Vorlrail  do  Béalrix  Conci,  tl'apivs  lo  labloau  du  Guidn. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  145 

Rome  est  triste.  Il  y  avait  quatre  mille  étrangers  qui  dépen- 
saient quarante  mille  francs  par  jour,  et  cette  somme  tombait 
sur  le  peuple  en  petits  paquets  de  vingt  iDu  trente  sous.  Je  crois 
qu'il  n'y  a  pas  maintènabt  cinq  cents  étrangers,  et  encore  tous 
artistes,  gueux,  pauvres,  économes  ;  au  moins,  plus  de  riches 
familles  anglaises. 

Il  y  a  ici  un  savant  qui  a  une  belle  âme  ;  il  parle  le  grec 
comme  vous  le  napolitain  ;  il  fait  des  fouilles  et  déterre  des  vases 
étrusques  ou  grecs>et  des  tombeaux. 

Je  vois  en  noir  les  choses  de  France.  Envoyez  quatre  ou  cinq 
mille  francs  en  Amérique;  vous  les  ferez  revenir  dans  dix  ans 
avec  peu  de  perte.  Si  le  trois  septembre  vous  chasse  de  Paris, 
vous  irez  à  Lausanne  ou  à  Vevey,  ville  d'une  propreté  char- 
mante. —  Je  vais  rabâcher.  Prenez  un  commis  qui,  quatre  fois 
la  semaine,  viendra  chez  vous  de  midi  à  deux  heures.  Écrivez 
rhistoire  de  ce  qui  se  passait  dans  votre  cœur,  quand  votre 
maîtresse  vous  nourrissait  de  confitures  à  Genlis,  sans  avoir 
Fair  d'y  songer.  Après  avoir  dicté  trois  fois,  les  faits  vous  arri- 
veront en  foule  ;  vous  revivrez. 

L'Ennuyk. 


CLXXXII 

▲  MONSIEUR  S...,  POETE  ET   AVOCAT  A  FLORENCE. 

Civita-Vecchia,  le...  octobre  1831. 

Je  voudrais  bien,  aimable  compatriote  de  Boccace,  ne  pas 
choquer  votre  vanité  nationale.  On  me  comble  de  politesses  à 
Florence  ;  pourquoi  offenser  une  ville  si  aimable?  D'un  autre 
côté,  si  je  ne  dis  pas  la  vérité,  je  tombe  dans  le  genre  plat 
et  faux. 

Donc,  en  demandant  bien  pardon  à  votre  vanité  italienne, 
j'oserai  dire  qu'il  me  semble  qu'il  y  a  une  condition  essentielle 
pour  faire  du  beau  style  italien  :  c'est  de  ne  présenter  qu'une 


144  (EUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

idée,  deux  tout  au  plus,  dans  uue  immense  page  itaHeune,  telles 
que  celles  de  V  Anthologie.  Délayez  doue  infinimeut  les  pages  que 
je  vous  euvoie,  en  les  traduisant  ;  d'une  page  failes-en  quatre. 

Autrement  vous  serez  ioinlelligible  pour  des  lecteurs  un  peu 
accoutumés  au  style  verbeux,  où  Tauteur  caresse  la  paresse  du 
lecteur,  en  prenant  soin  de  tout  expliquer. 

Effacez,  ou,  pour  mieux  dire,  iie  traduisez  pas  ce  qui  vous 
semblera  faux.  Diminuez  la  saillie  de  ce  qui  vous  semblera  exa- 
géré. En  un  mot,  plaidez  la  cause  du  Houge  S  comme  vous  le 
voudrez  ;  ceci  n'est  qu*un  mémoire  fourni  par  le  procureur  à 
rbabile  avocat. 


CLXXXUI 

A  SORSIBUR  D.  F...,   A  PARIS. 

?(apies,  le  14  janvier  i8â2. 

Cher  ami,  ]e  vous  écris  de  la  Sperauzella.  Comprenez-vous? 
La  Spcranzella  derrière  Toledo,  à  laquelle  on  monte  par  San  Gia- 
como  degli  Spagnuoli.  Je  pense  sans  cesse  à  vous  depuis  que  je 
suis  ici,  ce  qui  fait  que  je  vous  écris  sans  avoir  rien  à  vous 
dire. 


•Mrwwwf 


L'image  ci-joinle  est  la  cause  de  ma  venue;  figurez-vous  une 
lave  de  huit  à  dix  pieds  de  largeur  qui  sort  exactement  du  bord 

*  ].e  roman  ayani  pour  tilre  :  le  Houge  et  le  Xoir. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  f45 

du  ci-devanl  cratère  (lequel  est  plein,  ce  qui  aunouee  uue 
grande  éruption,  disent  les  Vésuvisles).  Cette  lave  fait  deux 
toises  par  minute  ;  son  cours  a  six  ou  sept  cents  toises.  Si  elle 
continuait  toujours  de  la  même  ardeur,  elle  menacerait  Résina, 
mais  elle  se  calme  de  jour  en  jour.  Hier  donc,  à  deux  heures, 
je  suis  arrivé  à  la  source  de  la  lave  et  y  suis  resté,  tout  ébaubi 
d^admiration,  jusqu'à  deux  heures  de  nuit.  Il  y  avait  là,  pour 
commencer  par  rang  d'utilité,  un  polisson  qui  vendait  du  vin 
et  des  pommes,  qu'il  faisait  cuire  sur  le  bord  de  la  lave.  Ce 
polisson  a  fait  mon  bonheur.  Il  y  avait  un  prince,  celui  que 
Ton  dit  fils  d*un  Agnlais,  parce  qu'il  est  moins  énormément 
rond  que  le  King  et  ses  autres  frères.  Il  faisait  imprimer  des 
morceaux  de  lave  comme  on  imprime  des  oublies,  avec  des 
moules  de  bois,  et  à  tout  moment  les  moules  prenaient  feu.  On 
aurait  pu  faire  de  très-beaux  bustes  colossaux  avec  cette  lave. 
Gela  coûterait  le  prix  du  moule  en  bois  ou  en  plâtre,  et  les  bustes 
seraient  étemels.  Les  chambellans  du  prince  empêchaient  les 
curieux  de  rester  àTendroit  vers  lequel  Son  Altesse  royale  rou- 
lait ses  pas  impériaux.  Rien  de  plus  ridicule  qu'un  chambellan 
à  cette  hauteur.  Le  prince  changeant  de  place  à  tout  instant, 
j'ai  bravé  le  chambellan,  sans  y  songer,  et  le  prince  a  élé  très- 
poli  pour  les  Français.  J'étais  là  avec  N.  de  Jussieu,  de  l'Institut, 
mon  ami  ;  c'est  un  esprit  fin  et  dégoûté  de  tout  comme  Fonte- 
nelle  ;  il  me  tient  pour  fou. 

Sur  le  cratère  il  y  a  un  petit  pain  de  sucre,  qui  jette  des  pier- 
res rouges  toutes  lesrciuq  minutes.  M.  de  Jussieu  a  voulu  y  aller 
et  s'est  joliment  écorché  les  mains  et  les  chevilles  en  parcou- 
rant une  plaine  composée  de  filigranes  de  lave  qui  se  brisent 
sous  les  pieds.  La  montée  est  abominable  ;  c'est  mille  pieds  de 
cendre,  avec  une  pente  de  quarante-cinq  degrés,  tout  juste. 
Sans  cesse  le  pied  sur  lequel  on  s'appuie  pour  monter  recule. 
Dans  ma  colère,  j'ai  fait  cinq  ou  six  plans  pour  rendre  ce  clie- 
min  commode  avec  mille  écus.  Par  exemple ,  des  troncs  de 
sapin  mis  au  bout  les  uns  des  autres  et  un  fauteuil  glissant  sur 
un  plan  incliné  et  remorqué,  comme  aux  montagnes  russes,  par 
une  petite  machine  à  vapeur,  l^  roi  de  Naples  acquerrait  un  nom 
européen  avec  cette  belle  invention, 


144»  ŒUVRES  POSTIiUMIilS  DE  STENDHAL 

A  propos,  ou  esl  fort  coBienl  de  Vidée,  qu'a  eae  ce  jeuae  King, 
de  nommer  M.  San  Angelo  ministre  de  rintérieor*  le  San  Ad- 
gelo  est  un  brasseur  d'affaires,  sans  trop  d'idée  du  juste  ou  de 
rinjuste,  qui  a  été  préfet  en  deux  ou  trois  endroits;  on  se loœ 
de  lui  à  Foggia. 

J'avais  deux  projets  :  être  prudent  et  écrire  lisiblement.  Bd 
vérité,  parlant  à  vous,  je  ne  puis.  Cette  lettre  ^ittendra  lebateao 
à  vapeur.  J*ai  passé  six  heures  au  charmant  bal  de  M.  de  Lstoor* 
Maubourg,  où  le  roi  était,  et  je  vous  assure  le  moins  fat,  le 
moins  affecté  de  tous  les  porteurs  d'uniformes  qui  se  trouvaient 
là.  Il  a  fait  ma  conquête.  Il  ne  marche  pas,  il  roule  conuse 
Louis  XVI,  dit-on.  Avec  cela  et  garni  d'énormes  éperods, 
il  veut  danser.  Maïs  qui  ua  pas  des  prétentions?  Gdles  du 
King  ne  s'étendent  pas  au  delà  de  danser^  comme  vous  aUei 
voir. 

Il  avait  engagé  mademoiselle  de  Laferronnays,  la  cadette,  qui 
rougissait  jusqu'aux  épaules  de  danser  avec  un  roi.  Ces  épaules 
étaient  à  deux  pieds  de  mes  yeux.  Le  roi  a  dit  :  «  Ah!  mon 
Dieu,  mademoiselle,  je  vous  ai  engagée,  croyant  que  c'éuiit  aœ 
contredanse,  et  c'est  une  galope;  je  ne  sais  pas  cette  danse. 
—  J'ai  dansé  bien  rarement  la  galope^  »  a  répondu  la  demoi- 
selle, prononçant  à  peine.  Ils  avaient  Tair  fort  embarrassés.  En- 
fin le  roi  a  dit  :  «  Voilà  le  premier  couple  qui  est  parti  qui  ne 
s*en  tire  pas  trop  bien,  espérons  que  nous  ne  nous  eniicerons 
pas  plus  mal,  »  et  le  bon  sire  s'est  mis  à  sauter;  il  est  fortgros, 
fort  grand,  fort  timide;  vous  jugez  comment.il  s*en  est  tiré. 
Ses  éperons,  surtout,  le  gênaient  horriblement. 

Gela  est  vrai  dans  tous  les  sens;  il  se  ruine  pour. sou  armée. 
Il  a  huit  mille  Suisses  qui  font  peur  à  l'armée,  et  rarmée  fuit 
peur  aux  citoyens.  Figorez«vous  qu'un  colonel  suisse  (  souvent 
marchand  drapier  ou  épicier  ruiné  à  Fribourg)  reçoit  à  Naples 
six  mille  ducats,  plus  le  tour  du  bâton  sur  l'habillement  et  les 
rations.  J'ai  écrit  quatre  pages  sur  l'état  actuel  politique;  elles 
vous  ennuieraient.  Ce  qui  est  incroyable,  incompréhensible, 
condradictoire  avec  les  mœurs  du  dix-neuvième  siècle,  c'est 
qu'on  prétend  que  ce  graud  jeune  homme,  qui  a  le  derrière  si 
gros,  a  (lo  la  fermeti^.  Je  iie  veux  pas  dire  de  la  bravoure,  choso 


LETTRES  A  SES  AMIS.  U't 

st  inutile  à  uu  roi  ;  il  a  h  force  d'avoir  une  volouté  et  d'y  tenir. 
Si  cela  se  conûrme,  c'est  mon  héros.  Commençant  ainsi  à  vingt- 
deuic  ans,  il  sera  roi  d'Europe  à  cinquante.  On  le  dit  peu  puis- 
sant, ce  qui  ne  Tempéche  pas  de  parler  constamment  à  une 
anglaise  à  la  mine  pointue  ;  le  mari,  véritable  aristocrate,  est 
ravi.  Pour  combler  sa  joie,  le  prince  Charles  fait  la  cour  à  la 
sœur  de  sa  femme.  Ce  prince  Charles  est  un  dandy  sans  figure, 
comme  le  prince  héréditaire  de  Bavière,  qui  vient  en  ItaÛe  se 
former  le  cœur  et  l'esprit,  est  un  dandy  avec  figure. 

M.  de  Latour-Maubourg  a  fait  ma  conquête  ;  c'est  un  homme 
raisonnable,  chose  diablement  rare  dans  ce  métier,  je  vous  le 
jure.  Âvez-vous  lu  une  note  de  M.  Chateaubriand  dans  ses 
Discours  historiques?  Meitez  quatre  dièses  à  ce  qu'il  révèle,  et 
vous  n'y  serez  pas  encore.  On  ne  vit  qu'avec  les  ultra  d'un 
pays  qiii,  encore,  pour  vous  faire  la  cour,  vous  cachent,  ou 
s'abstiennent  de  parler  devant  vous  de  tout  ce  qui  peut  vous 
choquer.  Dominique  en  sait  plus  au  bout  de  deux  jours,  en  par- 
lant avec  ses  négociants,  que  ces  beaux,  messieurs  qui  sont  ici 
depuis  deux  ans.  Leur  ignorance  est  au  point  de  ne  pas  distin- 
guer les  uniformes  ;  ils  prennent  un  chambellan  pour  un  maré- 
chal de  camp. 

Madame  la  princesse  ou  duchesse  Tricasi  passe  à  Naples  pour 
la  plus  jolie.  Tontes  ces  dames  sont  duchesses.  Madame  Tricasi 
a  l'air  piqué  d'une  beauté  française  qui  ne  fait  pas  assez  d'effet 
(la  physionomie  de  madame  de  M.. ..-F....,  si  vous  voulez). 
Je  préfère  madame  la  duchesse  de  Fondi.  Madame  la  prin- 
cesse Scatella  ou  Catella,  mariée  depuis  cinq  ans,  n'a  pas  encore 
d'amant;  c'est  une  rare  beauté  qui  ressemble  à  une  figure  de 
cire.  Quant  à  moi^  je  préfère  à  tout  une  marquise  sicilienne, 
blonde,  vraie  figure  normande,  dont  personne  n'a  pu  me  dire  le 
nom.  J'ai  revu  tout  cela  à  deux  bals  du  Casino  des  nobles,  via 
Toledo,  vis-à-vis  le  palais  du  prince  Dentice.  La  duchesse  Corsi 

est  leste,  vive,  alerte,  comme  une  Française  ;  la  sublime a 

l'air  de  mademoiselle  Mars,  il  y  a  trente  ans,  dans  les  Araminlc, 
Mademoiselle  de  Lafcrronnays  l'ainée  ressemble  à  M.  de  Chu- 
teaubriam!  :  on  lui  donne  beaucoup  d'esprit,  du  génie.  Ce  n'est 
peut-être  que  VUliquette  faite  demoiselle.  En  dansant,  et  elle 


148  ŒUVRES  POSTHUMES  Db  STKNDUAL. 

danse  beaucoup,  elle  a  Taîr  d'accomplir  un  devoir  de  diplo- 
matie. 

La  sociéfé  à  Naples  fait  masse.  Ce  n'est  pas  comme  à  ftome, 
où  la  broderie  a  Fair  d'emporter  rétoffe,  où  les  étrangers  ooi 
Tair  de  faire  le  monde,  dans  lequel  quelques  Romains  apparais- 
sent par-ci  par-là.  Il  y  a  ici  quatre-vingts  femmes  dont  je  puis 
vous  copier  les  noms  dans  mon  journal,  et  que  Ton  trouve  paruxi. 
Souvent  leur  amant  ne  leur  parle  pas  dans  le  monde.  Napoléon 
a  réformé  les  mœurs  ici  comme  à  Milan.  Ou  ne  cite  plus,  comuie 
ayant  plusieurs  amants  à  la  fois,  que  des  dames  qui  ont  passé 
leur  jeunesse  en  Sicile,  pendant  que  Napoléon  civilisait  Tltalie. 
La  tristesse  protestante  qui  infecte  Paris  se  fait  sentir  ici  daos 
la  société  Âcton,  que  je  n'ai  point  vue.  Naples  est  plus  remuaol 
et  plus  criard  que  jamais.  Le  contraste  est  épouvantable  euire 
Toledo,  plus  vivant  que  la  rue  Vivienne  (  car  ici  on  ne  passe  pas, 
on  demeure  dans  la  rue),  et  Ta  sombre  Rome. 

La  mosaïque  découverte  il  y  a  deux  mois  à  Pompeï  est  réel- 
lement ce  qu'on  a  trouvé  de  plus  beau  en  peinture  antique. 
C'est  un  objet  d'art  presque  au  niveau  àeVApolloriy  non  pour  la 
beauté,  mais  pour  la  curiosité.  C'est  une  bataille  ;  un  roi  barbare 
sur  son  char  va  être  pris  par  des  guerriers  portant  casques  el 
piques.  Uu  barbare  se  fait  tuer  pour  sauver  son  roi,  lequel  roi; 
sur  sou  char,  a  une  mine  des  plus  effarées.  Ces  personnages  soot 
à  peu  près  de  grandeur  naturelle.  Onr  empêche  de  dessiner  el 
même  d'écrire  devant  ce  chef-d'œuvre. 

—  *  Bologna  était  amoureuse  depuis  viugl  ans  d'uu  amant  im- 
puissant ;  par  dépit,  elle  cherche  à  se  donner  à  un  autre  homme 
un  peu  bêle,  qu'elle  croit  sincèrement  aimer.  De  là  ses  folies. 
Elle  peut  trouver  sept  à  huit  ans  de  bien-êlre  avec  cet  animal  à 
deux  têtes.  Que  dites-vous  de  la  miae  de  l'amant  Jmpuissaul, 

qui  ne  veut  ni  faire  ni  laisser  faire? 
Un  paysan  faisait  uu  trou  à  Misène  ;  avant-hier,  il  a  trouve 

*  Ce  paragraphe  fail  allusion  à  l'état  politique  de  la  Romagne,  daas 
laquelle  il  y  avait  alors  beaucoup  d'etrervescenee.  Le  pape,  l'Âutricbet 
les  libéraux,  s'obs  .rvaient  avec  anx'clé.  Quelques-unes  des  lettres  précè- 
de les  et  des  suivantes  donucnl  lu  mot  de  J'énicme.  (R.  C.) 


LETTRES  à  SES  AMIS.  449 

deux  létes  de  marbre,  que  j'ai  achetées;  j'ai  gagné  à  cette  lote* 
rie.  J'avais  reconnu  les  beaux  yeux  de  Tibère.  Crotriez-vous 
que  ce  coquin  est  fort  rare?  Il  a  cependant  régné  vingt-deux 
aus,  je  crois»  et  sur  cent  vingt  millions  de  sujets,  Ënfm,  mon 
buste  vient,  pour  le  mérite,  immédiatement  après  les  chefs- 
d'œuvre  ;  il  me  coûte  quatre  piastres,  et  on  l'estime  cent  au 
moins.  L'un  des  meilleurs  sculpteurs  de  Rome,  mon  ami  intime 
(  il  aime  le  beau,  comme  moi,  avec  passion,  folie,  bêtise),  M.  Vo< 
^elsberg,  s'occupe  à  faire  un  nez  à  mon  buste.  Si  je  crève,  la 
circonstance  unique  de  ma  mort,  me  donnant  de.  l'audace, 
vous  recevrez  ce  buste,  sans  frais,  et  le  ferez  arriver  chez 
M.  Dijon. 

Avez-vous  eu  votre  liberté  au  1""*  janvier?  C'est  une  grande 
épreuve;  nous  le  sentîmes  tous  en  1814.  Gomment  vous  en 
tirez- vous?  Dictez-vous  à  une  jeune  femme  de  chambre  l'his- 
loire  sincère  de  votre  vie  de  Pagliettay  à  Naples?  Plus,  votre 
conspiration  pour  livrer  le  port  de  Naples  aux  Anglais,  de  con- 
cert avec  madame  de  Belmoute;  plus,  la  vente  des  boutons  avec 
l'empreinte  de  Saint-Pierre  ;  plus,  l'arrivée  à  Genlis  avec  dix- 
huit  sous,  et  enfin  la  délicieuse  histoire  des  présents  de  con^ 
ture$. 

Je  m'amuse  à  écrire  les  jolis  moments  de  ma  vie  ;  ensuite  je 
ferai  probablement,  comme  avec  un  plat  de  cerises,  j'écrirai 
aussi  les  mauvais  moments,  les  torts  que  j'ai  eus;  et  ce  malheur 
de  déplaire  toujours  aux  personnes  auxquelles  je  voulais  trop 
plaire,  comme  il  vient  de  m'arriver  à  Naples,  avec  madame D... 
(née  à  Bruxelles).  Bien  entendu,  je  ne  songeais  pas  à  Fa- 
mour  ;  ses  yeux  étaient  doux  et  me  plaisaient,  et  le  contour  du 

profil  ressemblait  à  madame  de  G Uéias!  comme  auprès 

de  la  Giudita,  j'ai  vu  un  président  Pellot  m'enlever  toutes  les 
préférences.  Ne  dites  pas  mon  voyage  à  ces  chers  amis,  qui  me 
font  rayer  des  listes  de  la  croix.  Je  pense  qu'en  invoquant  l'ou^ 
bli  la  petite  jalousie  s'éteindra.  Dites  :  Il  devient  vieux,  il  se 
rouille.  Ne  sortez  pas  de  là. 

Savez* vous  mon  chagrin  réel  :  comment  llrez-vous  cette  lettre? 
Combien  faudrait-il  de  besicles?  Enfin,  lisez-en  un  peu  tous  les 
dhnanches,  quand  vous  n'aurez  rien  à  Êiire.  Ou  se  fiche  de  nous 
II.  9 


ItO  ŒUVRES  POSTHUMKS  DE  STENDHAL. 

de  la  CiÇOQ  la  plus  pkaisaiile  ;  mais  sempre  benedicere  dei  Do- 
mini  Priori. 
Croyez  que  je  wus  suis  tendrement  attaché. 

A.-L.  Féburier. 


Aimeriez* vous  des  vues  de  Naples  au  simple  trait  ?  Gela  uidc 
et  ne  gâte  pas  }a  mémoire.  Comprenez  a-ous  ce  ne  gâte  pas  ;  il 
dit  plus  qu'il  u*est  gros.  Ces  vues  au  trait  ont  deux  pieds  de 
long  sur  douze  ou  quinze  pouces  de  hauteur.  Je  vous  enverrai 
non  exemplaire,  autour  à\m  bftton,  si  vous  en  êtes  digne.  J'ai 
vu  deux  tètes  antiques  de  terre  cuite  chez  H.  de  San  Ângelo  (  à 
Corso  di  Napoli),  le  nouveau  ministre  en  un  mot.  Ah  \  que  uc 
puis-je  les  voler  pour  vous  ou  pour  moi  ! 


CLXXXIV 

A  MOMSIEUR  D ,  A  PARIS. 

De  chez  moi  (Givita-Veechia),  28  février  1832. 

Lisez,  si  ce  jour-là  vous  en  avez  envie,  cher  ami,  et  puis  ren- 
voyez à  M.  Colomb  (par  la  poste);  mon  agent  généralloge 
u«  55,  rue  Godot  de  Mauroy. 

En  écrivant  à  M.  Rœderer,  j'ai  pensé  que  c'était  un  homme 
de  1780,  plaçant  sans  doute  le  bon  ton  à  trouver  que  Fautorité 
(qui  donne  les  grâces  et  pensions)  a  toujours  raison.  Je  n*ai 
pas  voulu  prendre  de  la  couleur  noire  sur  ma  palette.  Vous  qui 
avez  eu  rhouoeur  insigne,  le  seul  vrai,  d*étre  condamné  à  mort, 
ajoutez  du  noir.  Hier  et  le  26,  on  voulait  faire  tomber  des  têtes; 
j'aurai  peut*ôlre  à  ajouter  quelque  chose  avant  de  cacheter. 

Le  21  »  à  Forli»  à  la  tomb^  de  la  nuit»  les  soldats  se  sont  mis 
à  tuer  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  la  rue.  Le  plaisant,  c'est  qu'il  n'y 
a  eu  que  des  ultras  de  tués.  Entre  antres,  un  ultra,  célèbre 
usmier,  qui,  depuis  trente  ans,  ne  manquait  pas  les  litanies  de 


LHITTHtâS  X  SES  AMIS.  151 

la  Madonna  del  Fuoco.  Ses  ueveux,  uc  le  voyant  poiul  reoirer, 
ont  osé,  à  mtûuil,  au  milieu  des  coups  de  fusil  des  corps  de 
^rde,  aller  à  la  recberche  de  Toucle  avare  ;  ils  l'ont  irouvé  au 
dép6t  des  cadavres»  à  la  muoicipalilë,  tout  nu  et  ayant  à  c6té 
de  lui  sept  à  buit  lettres  de  change  à  lui  appartenant,  que  les 
voleurs  d'habits  avaient  laissées  là,  comme  inutiles  paperasses. 
Tout  le  nœud  de  la  comédie,  c'est  que  M.  Albani  a  imprimé  et 
écrit  à  Rome  que,  effrayé  de  la  colère  des  bourgeois  le  2 1  ou  plu- 
tôt et  au  plus  tôt  le  22,  il  avait  appelé  les  Autrichiens,  tandis 
que  la  proclamation  du  brave  Hongrois  Radetsky  est  imprimée 
daos  les  journaux  de  Milan  ou  de  Modène,  le  20  ou  le  21 ,  nu 
plus  tard.  Or  il  y  a  cinquante  lieues  au  moins  de  Forli  à 
Milan. 

Pourquoi  diable  aussi  proclamer?  Le  duc  de  Modène,  lui- 
même,  s'est  senti  obligé  àfaire  un  journal  ultra,  tant  Topinioii 
s'occupe  de  politique.  Aussi,  adieu  la  musique  I  Ces  indignes 
Romains,  qui  applaudissent  Bellini,  viennent  de  siffler  les  Conta- 
trieiviUane,  que  le  pauvre  vieux  Fioravanti,  âgé  de  soixante- 
dix-neuf  ans,  avait  fortifiées  d'instrumentation.  I^e  pauvre  vieil- 
lard était  présent  à  Forcbeslre.  Je  n'ai  pas  eu  le  chagrin  d'être 
là.  Depuis  un  mois,  comme  vous  comprenez  bien,  je  suis  comme 
Actentirkoff,  à  mon  poste, 

Nettiber  ^  est  comme  un  ancien  ministre  se  faisant  ultra  pour 
rester.  Albani,  qui  a  trois  fois  plus  d'esprit  et  d'activité,  malgré 
ses  quatre-vingt-quatre  ans,  est  Yillèle.  Lambruschiui  est  la 
Bourdonnaye,  l'homme  aux  catégories,  formes  aimables,  accou- 
tumé aux  reinesse  *  et  Louis  XVI  placé  au  dogal  par  le  hasard. 

Avez- vous  reçu,  cher  ami,  une  lettre  énorme?  mais  j'écrivais 
de  la  Speranzella  ;  j'ai  espéré  i|ue  le  lieu  de  la  scène  soutiendrait 
voire  attention.  Au  reste»  il  se  peut  que  vous  n'ayez  pas  pu  lire; 
je  suiâ  arrivé  à  ce  point  de  décadence,  que,  dès  que  je  cherche 
à  former  des  caractères  passables,  je  suis  absurde.  Vous  saurez. 
que  j'ai  un  chagrin  ;  tous  les  secrétaires  d'ambassade  et  consuls 
me  font  des  compUments  de  condoléance,  sur  ce  qu'un  homme 

'  Le  cardinal  Bemetii. 
*  Bemisea,  igoomemmits. . 


152  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDUAL, 

de  ma  portée  n'a  pas  une  certaine  cliose  (ce  n'esl  pas  ta  v 

que  je  veux  dire).  IndiqneK-raoi  un  moyen  de  prouver  que  je  ne 
SUIS  pas  malheureux  d'une  chose  à  laquelle,  si  j'ëiais  seul,  je  ne 
penserais  pas  une  fois  par  mois.  L'essentid  e^l  d*ailer  à  Livoume, 
dans  lroi6  ou  quatre  ans.  L'âme  est  un  feu  qui  s'éteint  s'il  ne 
s'augmente  ;  le  pauvre  diable  d'employé,  qui  n'obUent  ou  ne 
refuse  pas  de  l'avancement,  marche  â  la  destitution. 

Que  si  j'étais  évéque,  ou  seulement  inamovible  référendaire  à 
la  cour  des  comptes,  mon  égoisme  ne  vous  parlerait  pas  de  moi 
pendant  deux  pages. 

Notre  position  est  amusante  depuis  quinze  jours;  chaque 
quart  d'heure  peut  tout  changer.  Je  vous  écris  à  trois  heures  du 
malin  ;  le  courrier  que  j'attends  à  huit  peut  bouleverser  toutes 
les  données.  Y  a  t-il  eu  débarquement  à  Ancône^?  La  citadelle 
a-t-elle  résisté,  comme  Manuel  résista  pour  se  faire  empoigner 
et  chai:scr  de  la  Chambre?  M'arrive-t-il  deux  mille  hommes  ici? 
Je  les  attends  depuis  quinze  jours. 

Pesaro  est  ivre  de  joie  ;  idem  à  Pérouse,  Spolclio  ;  le  voisi* 
nage  du  tricolore  les  rend  folles. 


CLXXXV 

A    MAf)AME    ,  A    PARTS. 

Civiti-Vccchia,  le  4  mafs  185t2. 

On  m'a  conté  dernièremcut  1<?  début  dans  la  vie  d'un  jeune 
Dauphinois  ;  cela  u'a  rien  de  bien  intéressant,  mais  j'y  ai  trouvé 
quelque  analogie  avec  Thistoire  de  ma  jeunesse,  et  j'ai  pensé, 
ma  chère  amie,  que  ce  récit  pourrait  vous  amuser  un  instant  : 
si  je  me  suis  trompé,  ne  me  le  dites  pas. 

Pâul  Sergar  était  né  à  Valence,  eu  Dauphlné,  d'un  médecin 
qui  savait  le  grec,  et  passait  sa  vie  à  lire  les  auteurs  fameux 

'  I.c  (lébar(}ueinent  des  Français  à  Ancôoe  avait  eu  Kea  le  ^  février. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  lo3 

plus  qu'à  sotgner  ses  malades.  €e  père  avait  beaucoup  d^'esprit 
et  du  véritable  ;  il  lui  venait  des  idées  nouvelles  sur  la  plupart 
des  choses  doiit  on  parle.  Il  avait  trots  maisons  dans  Valence  et 
OD  domaine  à  Tain,  qui  ensemble  lui  valaient  bien  une  douzaine 
de  mille  livres  de  rente. 

M.  le  docteur  Sergar  avait  adoré  son  fils  Paul  durant  ses  pre< 
mières  années.  Il  passait  des  journées  entières  à  répondre  aux 
questions  que  Tenfant  lui  adressait  sur  tout.  Mais  il  s''étail  re- 
marié à  une  femme  belle  et  méchante,  qui  lui  avait  donné  deux 
petites  filles.  Celte  femme  mil  tanl  de  soin  et  d'esprit  à  calom- 
nier Paul  auprès  de  son  père,  qu'il  devint  le  plus  malheureux 
des  hommes. 

L'enfance,  qui  est  restée  une  époque  de  bonheur  dans  le  midi 
dé  la  France,  où  les  convenances  n'empoisonnent  pas  encore  la 
vie,  fut  un  temps  d'extrême  malheur  pour  Paul  ;  de  quinze  à  dix* 
hait  ans,  il  fut  peut-être  un  des  êtres  de  France  les  plus  à  plain- 
dre. Il  avait  un  caractère  passionné  et  ombrageux  ;  son  imagi- 
nation se  monta  au  tragique  et  augoienta  beaucoup  son  malheur. 

Vers  seize  ans,  il  eut  la  bonne  idée  d'étudier  le  droit  ;  il 
demanda  d'aller  à  Paris  prendre  ses  grades.  Les  amis  de  son 
père  lui  firent  honte  de  la  manière  dont  il  traitait  ce  fils,  qui 
passait  pour  le  plus  joli  garçon  do  Valence.  Les  femmes  prirent 
parti  pour  lui  ;  madame  Sergar  craignit  qu'on  n'ouvrît  les  yeux 
à  sou  mari,  et  enfin  elle  consentit  à  promettre  une  pension  de 
dix-huit  cents  francs  à  ce  pauvre  jeune  homme,  qui  s'embar- 
qua pour  Paris,  désespérant  presque  de  la  vie  et  se  demandant 
quelquefois  s'il  ne  ferait  pas  mieux  de  finir  une  destinée  si  triste 
par  un  coup  de  pistolet. 

Paul  était  recommandé  à  Paris  à  M.  Barthélémy,  ami  intime 
de  son  père  et  qui  connaissail  fort  bien  sa  famille. 

«U  faut  réussir,  mon  cher  Paul,  lui  dit  M.  Barthélémy;  cequll 
y  aurait  de  pire  pour  vous,  ce  serait  d'être  oblige  de  retourner 
à  Valence.  Ne  vous  figurez  pas  que  vous  êtes  venu  à  Paris  pour 
vous  amuser;  vous  y  êtes  venu  pour  conquérir  quatre  mille  li- 
vres de  rente ,  c'est-à-dire  Findépendance.  Je  vous  avouerai 
que  je  tremble  que  votre  belle-mère  ne  retarde  souvent  le 
payement  de  votre  pension. 


164  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

—  Moosieur,  j'aiinerais  mieux  mourir  que  de  relonnier  à  Va- 
lence, répondit  Paul  ;  jugez  de  ma  reconnaissance  et  de  Fèx- 
tréme  exactitude  que  je  mettrai  à  suivre  vos  conseils.  » 

Voilà  tout  ce  que  je  sais  sur  Paul  Sergar,  et  c'est  bien  pai 
pour  ma  curiosité. 


CLXXXVI 

A  N0M8IEUR  LE  BilkQH  DB   M »  A  PARIS. 

CiTÎta-Veccbia,  le  11  juin  1832. 

J*ai  reçu  votre  lettre  du  28  avril.  J'ai  écrit  plusieurs  fois  Taii- 
née  dernière  à  vous,  à  L...,  à  ce  pauvre  Lambert,  à  de  B.>..: 
pas  de  réponse.  Je  croyais  que  vous,  en  particulier»  la  corres- 
pondance vous  ennuyait  ;  rien  d^  plus  naturel  :  deux  hommes 
de  cinquante  ans  se  sont  tout  dit  sur  tout;  ils  ne  défi- 
rent pas  les  mêmes  choses  eu  politique  ;  de  là,  ennui  d*écrire. 
Rien  de  plus  raisonnable  et  de  moins  offensant  :  c'est  l'approche 
de  la  vieillesse,  la  sensibilité  se  retire. 

En  réponse  à  votre  lettre  du  28  avril,  j'avais  écrit  une  page 
que  je  viens  de  déchirer .«—  Pour  me  réduire  aux  choses  per- 
sonnelles :  je  commence  à  faire  mon  nid,  je  ne  pense  pas  {dus 
à  Paris  qu'à  Babylone.  —  Colomb  m'écrit  le  23  mai  que  mon 
neveu  sera  envoyé,  non  chez  Jacques  le  Songeur,  mais  chez 
Dulcinée  du  Tr...  ;  il  prendra  cela  fort  raisonnablemant.  Cepen- 
dant, si  l'on  y  met  les  formes  et  que  Ton  consulte  le  chef,  le 
voyage  ne  pourra  guère  avoir  lieu  avant  rhiver;Quelle  joie  peur 
les  amis  de  Paris  !  Non-seulement  on  ne  lui  a  pas  donné  la  crois,- 
mais  encore  on  le  fait  voyager.  Si  ce  jeune  homme  a  réellemenl 
du  cœur,  il  tâchera  de  prendre  la  chose  frmdement.  Ce  pays-là 
sera  nouveau  pour  lui  ;  il  suivra  les  conseils  di^  grand  M.. m 
dans  l'étude  de  la  littérature  espagnole.  Quant  à  moi,  mes  cou- 
naissances  en  peinture  ont  triplé  depuis  un  an  ;  j'ai  étudié  un  à 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  15g 

un  tous  les  tableaux  qui  soiH  à  Rome  ;  je  vois  parfaitement  le 
moavement  d'ascension  du  talent  de  Raphaël,  dont  j*ai  ëorii  la 
vie  : 


\j. 


La  grande  montée  de  G  en  D»  c'est  la  connaissance  de  Frà  Bar- 
tolommeo  délia  Porta,  à  Florence,  4507.  DeD  en  B  il  peint  sa 
première  fresqqe  :  la  dispute  du  Saint-Sacrement,  au  Vatican. 
Il  se  soutient  quelque  temps  à  cette  élévation  ;  ensuite»  rassasié 
d'honneurs,  il  parait  qu'il  aime  moins  la  peinture,  il  prend  une 
manière  plus  large,  c'est-à-dire  qn*il  se  contente  d'à  peu  prés  ; 
il  était  en  décadence  de  E  en  F,  quand  il  mourut  en  1520.  H 
excelle  à  rendre  les  nuances  légères  du  sentiment,  mais  non  les 
grands  mouvements  de  passion.  A  la  vérité,  un  seul  personnage 
dans  un  tableau  a,  pour  la  plupart  du  temps,  un  grand  mouve- 
ment de  passion.  Raphaël  u'a  rien  fait  d'aussi  passionné  que  le 
Saint  Jean,  [fresque  du  Domiuiquin,  laquelle  forme  un  des  pan- 
denlifs  de  l'église  de  Saint-André  délia  Valie.  Voilà  le  résumé 
de  mou  mauuscrit  sur  Raphaël. 

Quand  je  ne  suis  pas  ici,  je  me  tiens  ti  la  Riccia,  à  trois  lieues 
de  Rome,  sur  la  route  de  Naples.  Là,  un  aubergiste  loge  et 
nourrit  vingt  ou  trente  curieux,  moyennant  six  paoli  ou  trois 
francs  trente  centimes  par  jour,  le  déjeuner  non  compris  ;  en 
une  demi-heure  on  va  à  Albano.  —  On  vient  de  compléter  quatre 
promenades  charmantes  qu'on  appelle,  je  ne  sais  trop  pourquoi, 
les  Galeiies;  Sa  Sainteté  y  va  souvent.  La  ville  d' Albano  nous 
fournit  deux  maisons  où  Ton  passe  la  soirée,  et  avec  lesquelles 
on  fait  des  pique-niques.  —  IjC  siroco  est  absolument  insup- 
portable pour  moi,  à  Rome,  du  10  juin  aux  premières  pluies. 
Par  exemple,  aujourd'hui  1 1 ,  je  sens  le  premier  siroco  de  Tau- 
née  ;  mais,  comme  je  suis  à  Givita-Vecchia,  la  mer  le  rend  sup- 
portable. 


156  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

A  Rome»  Je  loge  avec  Texeelleat  Constantin^,  dans  un  appar- 
lemenl  donl  irois  pièces  sur  hoil  ont  été  arrangées  à  la  fran- 
çaise par  feu  madame  G....,  la  maîtresse  de  feu  le  cardiiial 

L Cet  appartement  est  à  deux  pas  du  palais  Gaetaoî;  les 

trois  princes  de  ce  nom  sont  mes  meilleurs  amis.  Leur  mère, 
ancienne  amie  de  Paul- Louis  Courier,  me  donnait  une  occasion 
charmante  de  bavarder  le  soir;  mais  elle  a  une  maladie  de- 
pois  trois  mois  ;  elle  est  à  peine  hors  de  danger.  —  Il  y  a 
bal  ou  grand  diner  trois  fois  par  mois  chez  notre  ambassadeur, 
admirablement  poli  et  ingénieux..  Il  y  a  soirée  quatre  fois  par 
mois  chez  H.  Horace  Vemet,  à  la  villa  Medici  ;  c'est  Paris  à 
Rome,  et  j'y  vais  peu. 

Mon  amour  pour  ràristocratie  m*a  fait  faire  connaissance  avec 
une  princesse  napolitaine  et  une  marquise  romaine  où  je  vais 
qaatre  fois  la  semaine.  Tous  les  deux  jours  je  vais  expédier  mes 
affaires  de  vive  voix  chez  mon  chef. —  Si  le  hasard  m'^avait  £iit 
aide  de  camp  d'un  tel  homme  à  dix-huit  ans,  au  lieu  du  géné- 
ral Micbaud,  je  serais  bien  plus  poli.  Mes  atomes  crochus  ne  se 
sont  pas  accrochés  avec  le  reste  de  la  famille  de  ce  chevalier 
français.— Ma  mission  à  Anc6ne  m'a  beaucoup  intéressé,  je  viens 
de  déchirer  une  page  là-dessus. 

Je  fais  toujours  le  cicérone  à  quelques  Français,  parmi  les- 
quels M.  Adrien  de  Jossieu  m'a  fort  convenu,  aiusi  que  M.  6i- 
raud  (de  Chaillot).  Voilà  ma  vie.  Écrivez-moi  ce  qu'on  dit, 
pense  et  fiiit  à  Paris. 

SmoN. 

*  Le  célèbre  peintre  sur  ))orcGlainc  qui  a  copié  si  admirablement  Ra- 
phaël. (R.C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  157 


CLXXXVII 

A    HONSIEDR  D.  .    F...,   A   PARIS. 

GWita-Vecchia,  le  12  juia  1832. 

Ennuyeux  comme  la  peste  !  J'espère,  cher  ami,  que  le  cho* 
léra  u'est  phis  qu'ennuyeux,  comme  éternel  lieu  commun  des 
sots.  —  Mon  cœur  a  saigné  en  apprenant  ta  perte  immense  qne 
vient  d'^ooTcr  notre  bienfaiteur  '  commun.  C'est  pour  moi  le 
seul  souyenÎT  tragique  de  cette  affaire  fâcheuse  pourl*humanilé. 
Mais  comment  aussi,  à  la  première  certitude  du  danger  réel  (je 
ne  parle  pas  des  bavardages  de  la  société),  comment  ne  pas 
envoyer  à  Marseille  ce  qui  nous  est  cher? 

Je  pense  que  vous  ne  vous  êtes  pas  plus  ennuyé  pendant  le 
mois  d'avril  que  Ton  ne  s>nnuie  pendant  une  bataille.  Vous 
étiez  transformé,  m'a-t-on  dit,  en  pharmacie  ambulante.  Ici, 
BOUS  n'avons  jamais  cru  les  journaux.  L'esprit  examinant  les 
degrés  de  probabilité,  le  cœur  sent  moins.  Nous  n'avons  songé 
aa  danger  qu'à  l'arrivée  des  lettres  particulières.  Ici,  petit  trou 
de  sept  mille  cinq  cents  habitants,  la  grippe  tuait  sept  personnes 
par  jour.  Mais  personne  ne  s'avisait  d'avoir  peur;  la  presse 
n*avait  pas  frictionné  les  imaginations.  J'ai  vu  pour  la  pre- 
mière fois  que  la  liberté  de  la  presse  peut  être  quisible.  Na- 
poléon eût  défendu  d'imprimer  le  mot  choléra.  Qu'a  fait  ma- 
dame de  C ?  Vous  voyez  que  j'aime  qui  m'aime  :  avis  au 

lecteur. 

J'ai  eu  une  attaque  de  goutte  au  pied  droit  ;  approche  de  la 
cinquantaine  ;  du  reste,  le  cœur  plus  ferme  que  jamais. 

Je  suis  devenu  ami  de  madame  la  princesse  Torella  (  Gara- 
cioli),  qui  loge  à  Ghiaja.  Vous  connaissez  mon  goût  pour  l'aris- 

'  Il  s'agit  de  la  mort  de  madame  de  Ghamplâtreux,  fille  de  M.  le 
comte  Mole.  (R.  C.) 

». 


158  ŒUVRES  POSTUUMfiS  DE  STENDHAL. 

loci'ulie  ;  je  raime  quand  elle  n'est  pas  étiolée  par  une  éduca- 
tion de  iroi^  bon  ton.  On  dit  qa'un  envoyé  a  fait  une  démarche 
contre  votre  fils  Dominique,  que  même  ou  a  pensé  à  le  marier  à 
Dulcinée.  Le  chef  ici  est  très-bien,  ou  a  Fair  d*ètre  irès-bien. 
Quelle  joie  intime  pour  les  amis  de  Paris  !  Ne  pas  lui  donner  ce 
qu'a  eu  le  dernier  barbouilleur  de  papier,  et  le  faire  courir  de 
pays  en  pays,  comme  un  navire  démâté,  devant  la  bourrasque. 
Il  ne  ferait  pas  à  ses  amis  le  plaisir  d'en  être  au  désespoir,  ce 
qui  n*cmpèche  pas  de  manœuvrer.  Que  de  choses  pour  un  coiu 
de  bouche  ironique  ! 

Quand  je  suis  exilé  ici,  j'écris  l'histoire  de  laon  dernier 
voyage  à  Paris,  de  juin  1821  à  novembre  1850.  Je  m'amuse  k 
décrire  toutes  les  faiblesses  de  l'animal  :  je  ne  l'épargne  aulle- 
ment;  cela  sera  dièle  quand  on  le  verra  dans  1^  montres  du 
Palais-Royalt  alors  Palais-....  en  1860. 

Beaucoup  de  gens  n'ont  pas  d'yeux;  mais  Dominique  eu  a,  ce 
qui  le  fait  souvent  rire  depuis  trois  mois.  D*ab€ird  grand  ballet, 
sifflé  depuis  à  MarF.eille,  préparé  ici  par  M.  S....,  gendre  de 
M.  G....,  dont  la  fille  fait  l'amour  avec  un  puissuit  person- 
imge.  Tous  ceux  qui  n*ont  pas  d'yeux  niaient  cela  en  février. 
Dominique  avait  la  confidence  des  joies  auiicipées,  sur  la  se- 
conde édition  du  golfe  de  Juan. 

Mais  c'est  là  la  petite  pièce.  Âvez^vous  lu  le  Mémorial  de 
Sainte 'Hélène,  chef-d'ceuvre  du  cliumbellamsme?  Dans  ce  livre 
se  trouve  la  mort  de  la  république  de  Venise,  admirablemeut 
décrite,  non  pas  par  le  chambellan,  il  est  vrai«  Ge  qu'il  a  trans- 
crit,  je  le  vois  ;  on  m'a  même  envoyé  le  voir,  dans  cet  heureux 
pays,  dont  le  nom  porta  bonheur  à  certain  Babilan,  qui  se  reu' 
dait  à  Rome,  en  1740,  suivant  le  président  de  Brqsses... 

Si  j'avais  un  courrier,  je  vous  écrirais  dix  pages  ;  tout  est  co- 
mique, les  détails  comme  l'ensemble.  Mais,  hélas!  un  détail, 
pour  être  intelligible  et  surtout  comique,  exige  dix  pages.  Je  ne 
puis  vous  donner  que  du  burlesque  en  quintessence,  qui  est 
ce  que  je  vous  disais,  comme  la  quinine  est  au  quiua.  Malheii- 
reusemeut  la  désaffection  s'augmente  d'un  dixième  chaque  mois. 
Rien  ne  se  passe  naturellement,  simplement,  raisonnablement. 
Rabelais  est  appelé  à  délibérer  sur  chaque  détail  et  ordonne  ce 


LETTRES  A  SES  AMIS.  t5^> 

qu'il  y  a  déplus  bouffon.  Les  employés  meurent  de  feim  à  la 
leiire;  ils  doivent  chez  le  boulanger,  Tépieier,  et  foilà  qu*on 
leur  demande  officiellement  de  contribuer  à  un  emprunt;  même 
dans  les  moments  prospères,  ils  n'auraient  pas  donné  trente 
mille  francs  dans  tout  TÉlat.  Il  n'y  a  que  trois  remèdes;  aucun 
des  iTOiSr  ne  sera   visible  à  Paris,  pendant  cette  année  bis- 
sextile 4832.  Premièrement:  ^retomber  trois  cents  (;(^2;  non 
pas  au  hasard,  mais  avec  Tapparence  et  les  formes  de  la  justice, 
prenant  les  cinq  ou  six  réellement  plus  enragés,  dans  chaque  po- 
pulation ;  mais  la  force,  et  plus  encore  l'apparence  de  la  justice  ! 
Où  prendre  ces  drogues? — Deuxième  remède  :  huit  garnisons  de 
cinq  cents  hommes  et  six  de  mille  hommes;  plus  une  colonne 
mobile  de  six  mille  hommes  de  troupes  sages,  disciplinées,  bien 
conduites,  moitié  Gaulois  moitié  gens  du  Nord.  Mais  où  est  le 
cardinal  de  Richelieu  pour  organiser  une  telle  mesure  ?  —  Reste 
donc,  pour  troisième  alternative,  des  concessions  ;  or  nous  n'en 
voulons  point  faire.  Exactement  comme  le  sénat  de  Venise 
en  1798.  Nous  nous  confions  à  la  Providence;  ceci  est  à  la  let- 
tre. L'an  passé,  Paris  devait  être  englouti  le  4  novembre.  Le 
courrier  arrivé  le  14  n'ayant  rien  apporté,  on  attendit  autre 
chose.  «  Si  nous  faisons  des  concessions  réelles,  disent  les 
gros  bonnets,  nous  sommes  perdus  à  jamais  ;  si  l'on  nous  con- 
quiei^t,  nous  sommes  des  martyrs,  et  nous  pouvons  ressusciter, 
comme  après  Napoléon.  »  Chacun  est  roi  dans  sa  petite  s][>hère; 
voilà  ce  qui  caractérise  la  république  de  Maroc.  Le  sous-lieute- 
nant a  une  sphère  moins  étendue  que  le  lieutenant  ;  mais  il  se 
moque  parfaitement  du  lieutenant,  du  capitaine,  etc.,  etc.  Du 
reste,  tous  comptent  fermement  sur  un  miracle;  si  ce  n'est  pour 
le  4  novembre,  comme  Tan  passé,  ce  sera  pour  un  autre  jour. 
Touf  ne  sont  fermes  que  dans  un  point  :  pas  de  concessions.  Du 
reste,  pas  le  sou,  absolument  comme  Louis  XVI  après  MM.  de 
€alonne  et  de  Loménie. 

On  va  faire  dix  ou  douze  cardinaux  ;  si  vous  songez  à  cette 
place  pour  vous,  pressez-vous.  Tout  ce  que  je  vous  écris  là  est 
bien  froid  et  bien  pâle.  Des  faits,  morbleu  !  des  faits  !  mais 
comment  les  envoyer?  Mon  cœur  saigne  de  tant  de  malheurs. 

L'incertitude  de  la  durée  gâte  le  port  où  vous  avez  jeté  ma 


100  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

barque.  S'il  y  avail  certilude,  je  piaulerais  qadqnes  arlnres. 
Tout  vient  à  ravir  ;  ou  donne  douie  cents  artichauts  pour  thigt 
et  du  sous,  vingl-cinq  figues  pour  un  sou.  —  Les  habitants  sont 
bien  plus  heureux  que  les  Anglais;  ils  mangent  du  pain  fort 
blanc,  ils  ont  d'excellenle  viande,  du  vin  à  discrétion,  ils  font 
Tamour  et  crient  comme  des  NapoliUiins  (  quatre  mille  sur  sept 
mille  cinq  cents,  sont  natifs  de  Torre  del  Greco  ). 

Durand. 


CLXXXVIII 
A   MONSIRVB   D...  F...,   A  PARIP. 

Rome,  le^jnUletiSS^ 

Avis  de  chien  enragé. 

Un  des  plus  grands  talents  de  Rome  dans  le  geure  scélérat, 

c'est  une  madame  B Elle  est  laide,  uoire,  courte.  Agée; 

malgré  ces  avantages,  elle  séduit  tout  le  monde.  Quelque  noire 
intrigue  tramée  par  elle,  bien  entendu,  Tavait  jetée  en  prison, 
il  y  a  deux  ou  trois  ans.  Là,  sous  les  verrous,  aidée  de  son  fils 
et  de  deux  abbés,  elle  se  mit  à  fsibriqner  de  faux  bans  sur  les 
caisses  de  Rome.  Elle  contrefaisait  paifaitemeut  la  signature  du 
cardinal  Pedicini.  Elle  amassa  ainsi  huit  ou  dix  mille  francs;  en- 
suite se  fil  un  ordre  de  liberté.  Elle  persuada  à  un  nommé  Poti, 
ex-portier  de  M.  de  Celles,  de  partir  pour  Livonrne  avec  sa 
femme  ;  au  momer  t  de  partir,  elle  suggéra  à  cet  homme  de  lais- 
ser sa  femme,  et  le  passe-port  servit  pour  elle.  Madame  B....  a 
été  à  Livonrne,  Lucques,  Modène,  où  elle  a  séduit  ce  tyranneau. 
C'est  un  latent  admirable;  il  y  aurait  huit  pages  d'anecdotes 
à  écrire.  Enfin,  accompagnée  de  sa  fille,  aussi  laide  qu'elle,  on 
dit  qn'f^  Paris  elle  exploite  les  réfugiés  italiens. 

N'oubliez  pas,  quand  votre  sagacité  en  trouvera  le  joint,  de 


LETTRES  A  SES  AMIS.  101 

parler  ée  ma  recounaisëance  à  M.  Dijon.  Quand  je  compare  sa 
boulé  à  la  méchancelé  de  .........  je  «ens  des  transfHyrte  de  bien- 

YeUlaoce  pour  le  premier.  —  Que  faites-vous  aiyourd'hai? 

Baron  Brissbt. 


CLXXXIX 


k  MONSIEUR  D...  F...,  A   PARIS. 


Rome,  le  15  août  1832. 

Nous  assistons  au  spectacle  comique  de  la  peur  sous  toutes 
ses  formes;  il  y  a  de  quoi  en  dégoûter.  Deux  ivrognes  sont  morts 
cholériques  à  Florence,  autant  à  Bologne.  Les  agents  nés  Fran*^ 
çais,  pour  n'être  pas  soupçonnés  de  peur,  nient  le  choléra,  quoi  • 
qu'il  existe  dans  leur  résidence;  ce  qui  tend  à  discréditer  nos 
nouvelles  auprès  des  gens  du  pays. 

Hier  j'ai  pensé  vivement  à  vous.  Je  me  trouvais  dans  la  plus 
grande  église  de  Finquisiiion  ici  et  de  toutes  les  inquisitions  du 
monde  ;  elle  était  remplie  de  monde  moyen  et  de  beau  monde, 
à  ne  pas  trouver  place.  Je  m'étais  glissé  daus  la  saillie  de  la  sta- 
tue d'un  tombeau,  et  je  regardais  tontes  ces  tètes  animées  par 
la  peur.  La  mienne  était  pleine  de  calculs  mathématiques.  Si  les 
choses  se  passent  comme  à  Paris,  combien  de  ces  gen^'là  parti- 
ront  !  Sur  neuf  cent  mille  habitants,  Paris  en  a  perdu  vingt  mille, 
ou  deux  sur  quatre-vingt-diK,  ou  un  sur  quarante- cinq.  Nous 
étions  bien  dix-huit  cents  dans  cette  église. 

Tout  à  coup,  à  la  chute  du  jour,  le  jacobin,  assez  bon  prédi- 
cateur, s'est  écrié  avec  une  voix  tonnante  :  «  Mes  frères,  disons 
un  Pater  et  un  Ave  pour  le  premier  d'entre  nous  qui  mourra  du 
choléra.  »  Les  femmes  ont  crié  du  haut  de  leur  gosier;  cela  res- 
semblait à  un  supplice,  et  je  ne  l'oublierai  point.  On  a  achevé 
dans  les  larmes  le  Pater  et  VAve. 

J'ai  envoyé  six  de  mes  pages  à  M.  Dijon;  j  ai  parlé  avec  la  même 


162  ŒUVRES  POSTHUMBSDE  STENDHAL. 

sineérilë  qu'à  vmis  ;  le  Iod  de  sa  lettre  semblait  m'y  antonser. 
MaU  les  àines  ipii  oui  des  bétels  sont  comme  le  marbre  de  b 
porte,  très-polies  et  très-froides;  —  ce  sont  les  révoltes  et  les 
assassinais,  et  non  la  maladie,  qui  nous  feront  danger  ici. 


GXG 

A  MONSIEUR  R...  C...,  A  PARIS. 

Païenne,  le  27  août  1832. 

Courier  avait  bien  raison;  c'est  par  une  ou  plusieurs  c 

que  la  plupart  des  grandes  familles  de  la  noblesse  ont  fait  for- 
tune. Cela  est  impossible  à  New-York  ;  mais  on  bÀille  à  se  rom- 
pre la  mâchoire  à  New- York.  Voici  lu  famille  Farnèse  qui  fait 
fortune  par  une  c....,  la  célèbre  Vannozza  Farnèse. 

Lors  de  la  composition  des  Promenades  dans  Home,  nous  nous 
sommes  souvent  entretenus  de  Paul  111;  j'ai  du  nouveau  sur  ce 
vénérable  pontife,  et  je  t'en  fais  part.  Alexandre  Farnèse  moDia 
sur  le  tr6ne,  comme  lu  le  sais,  le  i2  octobre  1534,  à  Tàge  de 
soixanle-hott  ans,  et  mourut  le  iO  novembre  1549. 

Je  prends  quelques-unes  des  aventures  de  cet  homme  aima- 
ble dans  un  manuscrit  moitié  en  patois  napolitain  et  moitié  6o 
mauvais  italien,  et  dont  le  principal  mérite  est  la  naïveté.  Les 
récits  que  j'y  trouve  sont  de  ceux  que  les  historiens  graves  Ibol 
profession  de  mépriser.  Toutefoiiï,  leur  dirais-je,  que  nous  im- 
portent aujourd'hui  un  interdit  lancé  contre  les  Vénitiens,  on 
1  hisloire  d'un  des  cent  traités  de  paix  signes  par  la  cour  de 
Rome  avec  Naples?  tandis  qu'on  voit  avec  intérêt  la  façon  de  se 
venger  d'un  rival  ou  de  plaire  à  une  femme,  en  usage  au  sei- 
zième siècle.  J'ai  lu  ce  manuscrit  comme  un  roman  ;  mais  il  est 
incroyablement  difficile  à  traduire,  et  ce  n'est  pas  une  petite  af- 
faire que  de  le  réduire  à  une  forme  décente. 

11  y  a  de  tout,  même  de  la  magie.  Il  faut  convenir  que  cet 
Alexandre  Farnèse  fut  un  des  hommes  les  plus  heureux  du  sei- 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  163 

ziéme  siècle.  Heureux  selon  le  m&nde,  ne  manque  pas  de  répé- 
ter, à  plusieurs  reprises,  noire  auteur  napolilain^  qui  me  sem- 
ble UD  homme  de  cour,  devenu  dévoi  en  prenant  de  Tâge.  Outre 
le  péché  d'indécence,  dans  lequel  il  tombe  assez  souvent,  sa  nar- 
ration est  obscurcie  par  une  foule  de  raisonnements  inintelligi- 
bles, pour  la  plupart,  empruntés  à  Platon.  C'était  Tesprit  du 
temps;  qui  nous  dit  que  le  nôtre  ne  semblera  pas  aussi  ridicule 
dans  trois  siècles? 

J ^abrège  infiniment  cette  histoire  scandaleuse  qui,  dans  Tori- 
gioal,  n'a  pas  moins  de  quatre  cent  quatre-vingts  pages  grand 
iu-4<^.  L*auteur  explique  beaucoup  de  faits  par  la  magie;  il  est 
naïf  et  croit  ce  qu'il  raconte;  mais  je  ne  conseillerais  pas  au 
lecteur  de  l'imiter  en  ce  point.  Il  ne  faut  chercher  ici  ni  la  gra- 
vité ni  la  certitude  historiques,  mais  des  habitudes  et  des  usa- 
ges, suivant  lesquels  on  cherchait  le  bonheur  en  Italie  vers 
Tan  1515,,  à  l'époque  où  ce  beau  pays  comptait  parmi  ses  ci- 
toyens l'Âriosle,  Machiavel,  Raphaël,  Michel-Ange,  le  Corrége, 
le  Titien  et  tant  d'autres. 

Quelques  personnes  prendront  peut-être  la  liberté  de  croire 
que  cette  civilisation -là  valait  celle  qui  fait  notre  orgueil  nu 
dix-neuvième  siècle.  Mais  nous  avons  de  plus  deux  bien  belles 
choses  :  la  décence  et  l'hypocrisie. 

Il  y  aurait,  du  reste,  ^ne  grande  ignorance  à  juger  les  actions 
des  contemporains  de  Aaphaët  d'après  la  morale  et  suriout  la 
façon  de  sentir  d'aujourd'hui.  Au  seizième  siècle,  on  mettait 
moins  d'importance  à  donner  et  à  recevoir  la  mort.  La  vie  toute 
seule,  séparée  des  choses  qui  la  rendent  heureuse,  n'était>  pas 
estimée  une  propriété  si  importante.  Avant  de  plaindre  l'homme 
qui  la  perdait,  on  examinait  le  degré  de  bonheur  dont  cet  homme 
jouissait;  et,  dans  ce  calcul,  les  femmes  tenaient  une  place  bien 
plus  grande  que  de  nos  jours  :  il  n'y  avait  point  de  honte  à  taire 
tout  pour  elles.  La  vanité  et  le  qtien  dira'^n  naissaient  à  peine  ; 
et,  par  exemple,  on  ne  prenait  point  au  sérieux  les  honneurs  dé- 
cernés par  les  princes;  l'opinion  ne  les  chargeait  point  d'assi- 
gner les  rangs  dans  la  société  :  lorsque  Charles-Quint  fit  le  Titien 
comte»  personne  n*y  prit  garde,  et  le  Titien  lui-même  eût  pré- 
féré un  diamant  de  cinquante  sequins.  J'achèverai  le  tableau  en 


161  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

rftppelaiu  qu*oo  avait  alors  une  seasibilité  extrême  pour  la  poé- 
sie, et  que  la  moiadre  phrase,  eontenant  un  peu  d^esprit, faisait, 
pendant  une  année  entière,  l'entretien  de  la  ville  de  Rome.  De 
là  tant  d'épigrammes  célèbres  qui,  aujourd'hui,  paraissent  dé- 
nuées de  sel  :  le  monde  était  jeune. 

Notre  pruderie  n*a  pas  la  plus  petite  idée  de  la  civilisation  qui, 
à  cette  époque,  a  régné  dans  le  royaume  de  Naples  et  à  Rome. 
Il  faudrait  un  courage  bien  brutal  pour  oser  Texpliquer  d'ooe 
façon  claire.  Mais,  par  compensation,  toutes  uo^  vertus  momie' 
res  eussent  semblé  complètement  ridicules  aux  contemporains 
de  TArioste  et  de  Raphaël;  c*est  qu'alors  ou  n'estimait  dans  un 
homme  que  ce  qui  lui  est  personnel,  et  ce  n'était  pas  une  qtKH 
lité  personnelle  que  d'être  comme  tout  le  monde  :  on  voit  que 
les  sots  n'avaient  pas  de  ressource. 

Ea  trait  de  la  préface  de  Vauteur  napolitain. 

«  Sur  la  fin  de  mou  séjour  à  Rome,  époque  de  ma  vie  bieo 
heureuse,  selon  le  7nonde,  le  hasard  m'ayant  procuré  la  faveur 
de  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grand  et  de  plus  aimable,  mon  oreille 
fut  mise  en  possession  de  certaines  vérités  curieuses;  de  façon 
que  maintenant,  du  sein  de  ma  retraite,  je  puis  donner  au  inonde 
l'explication  de  ce  qu'on  a  appelé  le  génie  familier  d'Alexandre 
Paruèsc.  Toutefois,  T illustration  des  choses  anciennes  ne  devant 
point  faire  oublier  le  juste  soin  de  la  sécurité  présente,  mes  pa* 
rôles  seront  pondérées  de  façon  à  n'être  comprises  en  entier  que 
par  les  intelligents.  Quant  aux  circonstances  délicates  et  qui  pas- 
sent la  portée  naturelle  des  esprits,  je  n'ai  aucun  scrupule  :  tan- 
dis que  les  sages  sentiront  et  goûteront  Timportancc  des  choses, 
le  vulgaire  s'étonnera  de  leur  peu  dlmportance  et  doutera. 
Qu'importe?  Le  vulgaire  n'est-il  pas  fait  pour  douter  de  toat  cl 
pour  tout  ignorer?  Que  connaft-il  avec  certitude,  au  dislà  du 
nombre  de  ducats  qu'il  a  dans  sa  poche?  • 

Ou  ne  saurait  contester  qu'avant  le  pontificat  de  Paul  111  qi"^'* 
ques  membres  de  la  famille  Famèse  n'aient  vécu  noblement  et 
contracté  des  alliances  avec  certaines  familles  nobles,  soit  d'Or- 


LETTRES  Â  SES  AMIS  165 

TÎetto,  soil  des  bords  de  la  Fiora,  petit  fleuve  qui,  à  diverses 
époqaes,  a  fait  la  séparation  de  la  Toscane  et  des  États  du  pape. 

Ranuccio  Farnèse,  gentilhomme  d'une  très-médiocre  fortune, 
en  vivant,  par  économie,  dans  sa  terre»  loin  de  la  capitale,  eut 
plusieurs  enfants.  Je  ne  parlerai  ici  que  de  trois  d'entre  eux, 
savoir  :  Pierre-Louis,  Julie  et  Jeanne,  si  connue  depuis  sous  le 
nom  de  Vaunozza. 

Pierre-Louis  se  maria  avec  Giovannella  Gaetano,  de  ruiustre 
t'amilie  qui  a  donné  à  rÉglise  le  fameux  pape  Boniface  VIII,  mort 
en  1303.  On  dit  que  de  ce  mariage  naquit  Alexandre^  mais  on 
prétendait  à  Rome,  lorsque  les  grandes  qualités  de  ce  jeune 
homme  commencèrent  à  le  faire  distinguer,  que  son  père  véri* 
table  avait  été  Jean  Bozzuteo,  gentilhomme  napolitain  :  tout 
Rome  savait  qu'il  était  le  fevori  delà  signera  Gaetano. 

Julie  se  maria  aussi  à  Rome,  à  un  gentilhomme,  mais  assez 
pauvre.  Vannozza,  la  cadette,  venait  souvent  de  son  village  pas- 
ser plosiears  semaines  à  Rome,  soit  dans  la  maison  de  son  frère, 
soit  dans  celle  de  sa  sœur.  Elle  croissait  en  beauté  cl  en  grâces 
et  devint  bientôt  la  merveille  de  celte  capitale  du  monde  et 
rorigine  de  Tétonnante  fortune  de  sa  famille.  Aucune  femme, 
soit  parmi  la  noblesse,  soit  dans  la  bourgeoisie,  soil  parmi  ce 
monde  infini  de  nobles  courtisanes,  dont  la  beauté  et  la  richesse 
firent  toujours  l'admiration  des  étrangers,  ne  put  jamais  soutenir 
la  moindre  comparaison  avec  Vannozza.  Et,  quand  bien  même 
elle  eât  été  tout  à  &it  dénuée  de  cette  divine  beauté,  si  calme, 
si  noble,  si  saisissante,  qui  la  fit  la  reine  de  Rome  pendant  tant 
d'années,  et  Ton  peut  dire  sans  exagération  jusqu'au  moment 
de  sa  mort,  elle  eût  été  une  des  femmes  les  plus  recherchées  à 
cause  de  cei  aimable  vo^an  d'idées  nouvelles  et  brillantes  que 
lui  fournissait  l'imagination  la  plus  féconde  et  la  plus  joyeuse 
qui  fot  jamais. 

Étant  encore  jeune  fille  et  du  temps  qu  elle  venait  à  Rome,  de 
la  campagne,  seulement  pour  passer  le  temps  du  carnaval  et 
yoir  le&moccoleUi^,  elle  habitait  chez  son  frère  Pierre-Louis, 


'  Petites    bouffies  que   chacun  porte  en  œurant,  dans  le  Torso,   le 


166  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

qui  possédait  alors  nue  assez  pauvre  maison  vers  l'arc  des  Por- 
tugais, au  bord  du  Tibre.  EHe  iaveniait  les  parties  de  plaisir 
les  plus  singulières,  les  plus  dirertissantes  et  qui  le  lendemaio, 
lorsque  la  renommée  les  racontait  dans  Rome,  donnaient  le  dé- 
sir aux  courtisans  les  plus  heureux,  aux  cardinaux  les  plus 
puissants,  d*étre  admis  dans  la  société  de  ce  petit  gentilhomme. 
J'ai  encore  oui  parler,  dans  ma  Jeunesse,  d'une  partie  de  plai- 
sir qui  eut  lieu  la  nuit,  sur  les  eaux  du  Tibre  ;  c'était  pen- 
dant les  grandes  chaleurs  de  Tété,  qudqoes  jours  après  la 
Saint-Pierre.  Sur  le  minuit,  la  société  de  Pierre-Louis  monla 
dans  des  barques  par  un  beau  clair  de  lune.  Après  avoir  jooé 
sur  les  eaux,  descendu  et  remonté  le  Tibre,  les  barques  allèrent 
se  ranger  le  long  de  la  Longara,  dans  on  lien  que  le  Janieule 
couvrait  de  son  ombre  et  où  les  rayons  delà  lune  ne  pénétraient 
poiul.  Deux  barques  s'éloignèrent  des  autres  et  tirèrent  un  petit 
feu  d'artifice  fort  agréable.  Après  le  feu  on  but  d'excelleutsvitts 
et  on  prit  des  glaces,  plusieurs  mêlaient  leurs  glaces  dans  le 
vin. 

La  lune,  dans  son  cours,  étant  venue  à  illuminer  même  cet 
endroit  de  la  Longaray  Vannozza,  qui  se  balançait  avec  grâce  i 
la  poinle  d'une  des  barques»  tomba  à  Teau,  et  dans  le  moment 
où  toute  la  société  s'alarmait  de  cet  accident,  changeant  de  vê- 
tements avec  une  promptitude  incroyable,  elle  parut  dans  l'eau 
vêtue  en  naïade.  Après  qu'on  eut  admiré  ses  grâces  sous  ce 
costume,  elle  récita,  au  grand  enchantement  de  tous,  une  pièce 
de  vers  de  Garletto,  qui  passait  alors  pour  le  premier  poète  de 
Rome.  Ces  vers,  fort  élégants,  étaient  des  compHmeuts  pour  la 
plupiirt  des  membres  de  la  société,  et  adressaient  des  plaisao;* 
leries  satiriques  à  quelques  au^es,  ce  qui  fit  beaucoup  rire. 
VaniK)zza  nageait  fort  bien,  et  en  récilani  ses  vers  s'appuyait  avec 
grâce  sur  deux  corbeilles  de  Heurs,  du  milieu  desquelles  elle  sem- 
blait sortir.  Ces  Oeurs  étaient  fixées  snrdegrosses  masses  de  liège, 
de  façon  que  la  jeune  fille  ne  courait  en  apparence  aucun  danger; 
mais  les  ondes  du  Tibre  sont  traîtresses  et  semées  de  tourbillons. 

soir  du  ninrdi  gras.  Chacun  cherche  à  (Heindre  le  moccolo  de  son  voisin  : 
rVst  nn  des  Rpertaclos  les  phis  bizarres  et  le»  plus  gais,  (R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  m 

Comme  Yaunozza  achevait  de  réciter  soa  idylle,  les  deux  car-; 
beilies  de  fleurs  s  cloigoèreut  peu  à  peu  des  barques  et  cam- 
mençaieul  à  être  entraînées  dans  un  mouvement  circidaire, 
lorsqu''un  jeune  abbé  qui  passait  pour  Tamaut  favori  de  Yannozza 
se  jeta  à  Teau  tout  habillé,  et  bientôt  la  charmante  naïade  fut  en 
sûreté  dans  une  barque.  Gomme  l'on  s'inquiétait  fort  de  cet  acci- 
dent arrivé  à  une  personne  si  charmante,  VanuQzza  improvisa 
un  sonnet  dans  lequel  elle  disait  à  ses  amis  qu'ils  avaient  tort  de 
s'alarmer,  que  Ton  savait  bien  qu'une  tiaîade  ne  pouvait  se 
noyer  *. 

Le  lendem^lhi  tout  Rome  retentit  des  récits  de  cette  nuit  déli- 
cieuse; plusieurs  soutenaient  que  le  péril  couru  par  Yannozza 
n'avait  pas  été  réel  et  que  tout  était  préparé  entre  elle  et  son 
amant  pour  lui  donner  occasion  de  réciter  le  charmant  sonnet 
de  la  naïade. 

Rodéric  Leuzuoli,  neveu  du  pape  régnant,  Galixle  111,  jeune 
homme  qui  brillait  fort  eu  ce  temps  à  la  cour  de  son  oncle,  im- 
provisa un  sonnet  dans  lequel  il  faisait  parler  le  Tibre  ;  le  fleuve 
s'écriait  :  a  Qu'il  n'avait  pas  eu  de  moment  plus  glorieux  depuis 
celui  où  il  vit  déposer  sur  ses  bords  Rémus  et  Romulus.»  La  fin 
de  ce  sonnet  est  encore  dans  la  mémoire  de  tous,  à  cause  de  la 
séduisante  description  que  le  Tibre  fait  des  membres  de  la  jeune 
tille  qu'il  avait  eu  le  bonheur  de  serrer  un  instant  dans  son  sein. 
Ce  fut  à  cette  occasion  que  Rodéric  connut  Yannozza.  Bientôt  il 
abandonna  pour  elle  toutes  ses  autres  maîtresses  ;  il  en  avait  de 
deux  sortes  :  celles  dont  il  obtenait  les  bontés  par  amour,  car 
c'était  un  fort  agréable  cavalier,  rempli  de  courage,  de  bizarre- 
ries et  fort  digne  de  commander  à  une  ville  telle  que  Rome; 
celles  auprès  desquelles,  nouvelles  Danaé,  lesdiffîcultées  étaieilt 
aplanies  par  la  pluie  d  or.  Rodéric  dépensait  des  sommes  énor- 
mes, son  oncle  ne  le  laissant  jamais  manquer  d*argcnt.  Bientôt 
après,  en  1456,  il  fut  créé  cardinal;  il  eut  la  charge  de  vice- 
chaucelier  de  l'Église,  Tune  des  mieux  rétribuées  de  Rome  ;  il  y 

*  Cet  esprit  si  peu  surprenant  faisait  un  plaisir  inûni,  et  l'on  peut  juger 
du  ravissement  où  les  inventions  si  plaisiintes  de  l'Arioste  jetaient  ses 
heureux  contemporains.  (R.  G.) 


168  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

réaait  plusieurs  riebes  bénéfices  et  il  passait  pour  le  cardinal  le 
plus  opulent  de  cette  cour,  si  resplendissante  de  richesses  et 
de  luie.  Le  peuple  romain,  toujours  enclin  à  la  satire,  ne  jugeait 
de  rimportance  d'un  homme  que  par  sa  dépense  et  par  la  har- 
diesse de  ses  actions. 

Le  cardinal  Rodéric  était  tellement  épris  de  Vanoozza  Fariièse, 
qull  cessa  tontes  ses  autres  pratiques  d*amour,  et  Rome  fat 
amusée  par  le  désespoir  de  plusieurs  dames  illustres.  Cetéyéne- 
ment  fournit  durant  quelques  mois  aux  satires  du  fameux  Mar- 
forio^,  Lecardinalfit  la  fortune  de  tous  les  parents  de  Vannozza, 
qui  ne  manquèrent  pas  de  fermer  les  yeux  sur  ce  ^ue  tout  Rome 
savait,  et  qui  faisait  leur  honte.  Rodéric  avait  commencé  par 
exiler  au  fond  de  la  Lombardie,  au  moyen  d*un  petit  évéché  de 
deux  ou  trois  mille  écus  de  rente,  Tabbé  qui  s'était  jeté  dans  le 
Tibre  pour  sauver  Vannozza. 

De  ces  amours,  réprouvés  par  notre  sainte  religion,  naquirent 
beaucoup  d'enfants.  Laissant  de  c6téceux  qui  moururent  jeunes, 
nous  ne  noterons  ici  que  François,  César,  Lofiredo  et  Locrèee, 
élevés  tous  par  leur  père  au  milieu  du  luxe  et  des  grandeurs,  et 
comme  s'ils  eussent  appartenu  aux  princes  les  plus  puissants. 

Pendant  que  le  cardinal  Rodéric  passait  toutes  ses  journées 
dans  la  maison  de  Pierre-Louis,  il  y  vit  naître  Alexandre,  fils  de 
Giovannella  Gaetano:  cet  enfant  partagea  tout  le  luxe  de  Tédu- 
cation  de  ses  cousins  ;  il  eut  tout  Tesprit  de  sa  tante  Vannozza 
et  flt  des  progrès  étonnants  dans  les  lettres  grecques  et  latines; 
Il  était  cité  comme  le  jeune  prince  le  plus  savant  de  Rome; 
mais,  à  peine  arrivé  à  la  première  jeunesse,  il  laissa  de  côté  tons 
les  bons  auteurs  pour  s'abondonner  aux  appâts  décevants  de  la 
volupté  la  plus  effrénée.  A  vingt  ans,  il  eut  une  charge  à  la  coor 
du  cardinal  Rodéric,  et  Ton  peut  juger  de  quelle  diveor  il  y 
jouit,  étant  neveu  de  Vannozza,  pour  laquelle  la  passion  da 
vice- chancelier  semblait  s'accroître  tous  les  jours. 

Il  faut  être  juste  ;  un  jeune  homme  de  cet  âge,  qui  a  été  élevé 
comme  le  sont  les  fils  des  rois  et  qui  a  joui  dans  son  enfance  de 

*  Statue  8ur  laquelle  on  attachait  des  sonnets  satiriques,  ordinairement 
en  Tonne  de  dialogue  a?oc  Pasquin.  (R.  C.) 


LETTKES  A  SES  AMIS.  iW 

tous  K»  4iOQDeurs  que,  daus  les  écoles,  on  accorde  aux  plus  sa- 
vants, ne  doit  guère  connaître  la  modération,  surtout  quand  te 
ciel  lui  a  accorde  une  rare,  beauté,  ce  dont  la  postérité  pourra 
juger  par  sa  statue,  qui  est  restée  dans  Rome  et  dans  le  Ireu  le 
plus  honorable  S  comme  nous  le  dirons  en  son  temps.  Alexan- 
dre, étant  fort  téméraire,  fut  plusieurs  fois  surpris  par  des  maris 
irrites  ;  il  ne  put  sauver  sa  vie  qu'en  se  d^eudant  à  coups  de 
dague  et  de  poignard  ;  plusieurs  fois  il  ftit  blessé.  Alors,  comme 
il  fallait  surtout  que  de  telles  choses  ne  parvinssent  pas  à  la  eon-^ 
naissance  du  saint  pontife  Innocent  VIII,  qui  occupait  la  chaire 
de  Saint-Pierre,  le  cardinal  Rodéric  lut  donnait  quelque  mission 
hors  de  Rome.  Alexandre  fut  le  héros  dé  beaucoup  d'aventures 
dimt  on  parle  encore  de  temps  eu  temps  à  Rome,  et  qui,  dans  ma 
jeunesse,  étaient  dans  la  bouche  de  tout  le  monde;  il  eut  des 
aventures  innombrables  et  surtout  périlleuses  ;  ià  où  les  autres 
s^arrétaient  comme  devant  chose  impossible,  lui  espérait  et 
entreprenait.  H  ne  redoutait  qu*une  chose  au  monde  :  la  jus- 
tice inexorable  du  saint  pape  Innocent  VIII,  qui  régna  de  1484 
à  1491 .  Alexandre  avait  près  de  trente  ans  lorsque  la  rage  et  la 
jalousie  lui  firent  oublier  la  crainte  que  lui  inspirait  le  pape,  et 
le  portèrent  à  une  action  qui  augmenta  de  beaucoup  la  puissance 
dont  il  jouissait  dans  Rome,  mais  qui  fut  généralement  abhorrée 
des  gens  pieux. 

Je  reprendrai  les  choses  d'un  peu  loin.  Alexandre,  se 
promenant  à  cheval,  à  deux  lieues  de  Rome,  au  milieu  de  la 
plaine  solitaire  qui  s'étend  du  côté  de  Tivoli,  s'arrêta  pour  exa- 
miner des  fouilles  qu  il  faisait  foire  par  cinq  ou  six  paysans 
venus  de  TAquila;  il  vit  passer  une  jeune  femme,  appartenant  à 
une  famille  noble  de  Rome  et  qui  s'en  allait  dans  son  carrosse  à 
Tivoli,  escortée  par  trois  hommes  armés.  Alexandre  Farnèse  fut 
tellement  frappé  de  sa  beauté,  qu'il  n'hésita  pas  à  attaquer  l'es- 
corte, c  Arrêtez,  cria-l-il  au  cocher,  ces  ehevaux  m'appar- 
tiennent, et  vous  me  les  avez  volés!  »  A  ces  mots,  les  trois  hom- 

*  C'est  la  statue  du  tombeau  de  Paul  ITI,  au  fond  de  la  tribune  de 
l'église  de  Saiot-Pierre  ;  ce  wblime  monument  est  de  Giacomo  deila 
Porta.  (R.  G.) 


170  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

mes  de  l'escorte  le  chargèrent.  Alexandre  seul  était  bien  aurmé, 
les  deux  domestiques  qui  le  suivaient  n'avaient  qu'une  épce  fort 
eourte  et  prirent  bleutftt  la  fuite  :  Alexandre  se  vit  sur  le  point 
d'être  tué.  c  A  moi,  braves  Aquilans!  »  s'écriahi«i1  ;  les  ouvriers 
sortirent  de  leur  fouille  au  moment  où  il  était  entouré  par  les 
trois  hommes  armés.  Ce  qui  le  mettait  en  fureur,  ce  n'était  pas 
son  danger  ])ersonnel  :  depuis  un  moment  le  cocher,  le  voyant 
occupe,  avait  mis  ses  chevaux  au  galop  et  s'éloignait  rapidemeoi. 
c  Gourez  après  le  carrosse,  dit  Alexandre  aux  deux  plus  braves 
des  Aquilans,  et  tuez  un  des  chevaux.  » 

Son  bonheur  voulut  que  IVdre  qu'il  adressait  seulement  a 
deux  de  ses  ouvriers  fftt  entendu  à  demi  par  tous.  Deux  se  dé- 
tachèrent après  le  carrosse,  et  les  autres,  qui  n'avaient  pour 
armes  que  leurs  pioches,  attaquèrent  avec  furie  les  chevaux  ries 
trois  hommes  armés  qui  en  voulaient  à  la  vie  du  jeune  Paruèsc: 
il  blessa  mortellement  l'un  d'eux  ;  les  deux  autres  tombèrent  de 
cheval  et  s'enfuirent  k  pied.  Alexandre  avait  reçu  plusieurs 
blessures  légères,  ce  qui  ne  Tempèdia  pas  de  courir  après  la 
dame.  Elle  était  prof6ndé»ent  évanouie;  il  la  fit  transporter,  à 
travers  champs,  à  une  petite  vHlette  qu'il  possédait  à  deux 
lieues  de  distance,  sur  la  route  de  Palestriue.  Là  il  vécut  par- 
faitement heureux  pendant  un  mois,  personne  dans  Rome,  à 
l'exception  du  cardinal  Rodéric,  ne  sachant  ce  qu'il  était  de- 
venu. 

Le  jour  du  crim^e,  Alexandre  avait  eu  la  prudence  de  donaer 
six  sequins  à  chacun  des  ouvriers  d'Aquila,  en  leur  ordonnant 
de  partir  à  l'instant  pour  Tivoli  et  de  rentrer  dans  le  royaume 
de  Naples,  par  Rio-Freddo,  en  se  gardant  bien  d'aller  cherdier 
leurs  outils  à  la  fouille.  Au  moyen  de  cet  ordre,  fidèlement  exé^ 
culé,  le  crime  resta  secret  pendant  assez  longtemps;  mais 
enfin  il  parvint  aux  oreilles  du  pape.  Le  cardinal  Rodéric  ne 
voulut  pas  passer  pour  être  l'auteur  de  renlèvemeni,  d^iutaot 
mieux  que,  quelques  mois  auparavant,  il  s'était  rendu  coupable 
d'un  crime  semblable,  et,  quoi  que  Vannozza  pût  faire  pour  ce 
neveu  chéri,  il  fut  mis  au  château  Saint-Ange. 

Innocent  VllI  ordonna  au  gouverneur  de  Rome  de  suivre  ce 
procès  avec  activité.  Le  gouverneur  fit  mettre  en  prison  tous  les 


,  LETTRES  A  SK3  AMïS.  171 

domestiques  d'Alexandre.  G'éiaient  des  hommes  d'élite,  qui, 
d'abord,  refusèreot  de  parler;  mais  la  question  leur  fil  dire  la 
vérité  ;  le  gouvernement  sut  par  eux  que  les  ouvriers  de  la 
fouille,  seuls  témoins  du  fait,  étaient  d'Aquila  ;  il  y  envoya  des 
sbires  déguisés,  qui  enivrèrent  ces  paysans,  ei,  sous  divers  pré- 
textes, les  engagèrent  à  passer  la  frontière  voisine  el  à  entrer 
dans  les  États  du  pape  ;  ils  y  furent  aussitôt  arrêtés  ;  on  les  in  • 
tërrogea,  et,  après  plusieurs  mois,  le  procès  étant  fail  et  parfait, 
Alexandre,  toujours  sévèrement  gardé  au  chàleau  Saiut-Ange, 
courait  des  dangers  sérieux.  Alors  le  cardinal  Rodéric  et  Pierre 
Marzano,  parent  des  Farnèsés,  parvinrent  à  faire  remettre  une 
corde  à  Alexandre.  Avec  cette  corde,  il  eut  le  courage  de  des- 
cendre du  haut  du  château  Saint- Ange,  où  était  sa  chambre, 
jusque  dans  les  fossés.  Là  corde  avait  bien  trois  cents  pieds  de 
long,  elle  était  d  un  poids  énorme. 

Tout  le  moiide  sait  que  le  château  Saint* Ange,  où  l'on  gardait 
Alexandre,  est  une  immense  tour  ronde,  qui  fut  jadis  le  tom- 
beau de  Tempereur  Adrien.  Le  mur  antique  est  construit  avec 
'  d'iuormes  blocs  de  pierre  ;  rarchkecte  moderne  Ta  continué 
avec  des  briques,  de  façon  que  le  haut  de  cette  tour  se  trouve 
âevé  de  quelques  centaines  de  pieds  au-dessus  du  sol. 

On  a  construit  plusieurs  bâtiments  sur  la  plate-forme  de  la 
lour^  qui  est  très-vaste;  un  de  ces  bâtiments  est  le  palais  du 
gouverneur.  Yis^-vis  s'élève  la  prisons^  dont  toutes  les  fenêtres 
aui^iient  une  vue  magnifique  sur  la  campagne  de  Rome,  si  on  ne 
les  avait  masqmées  avec  des  abat-jour. 

Il  faut  te  contenter  aujourd'hui  dç  cet  échantillon  de  la  jeu^ 
uesse  de  Paul  III,  car  je  n'ai  ni  le  temps  ni  le  courage  de  te 
ooQtmuer  son  histoire. 


\n  ŒUVRES  POSTUUMËS  DE  STENDHAL 


CXCI 


A  MONStKOR  LE  CONTE    ... 


AquUa  <,  le  18  octobre  18Ô2. 

Puisque  vous  le  désirez,  je  mets  par  écrit  ce  que  j'ai  eu  l'h<m- 
neur  de  vous  dire  hier  soir. 

La  grande  occupation  des  femmes  de  province,  ^n  France, 
c'est  de  lire  des  romans.  Les  mœurs  sont  fort  pures  en  Fraoce, 
dans  les  petites  villes;  chaque  femme  surveille  sa  voisine,  et 
Dieu  sait  qu'il  n'y  eut  jamais  de  police  mieux  faite.  Uu  homme 
ne  peut  pas  aller  six  fois  dans  une  maison  où  se  trouve  une 
jeune  femme  sans  que  tout  le  voisinage  ne  soit  en  émoi,  et  les 
punitions  infligées  par  cette  police  si  vigilante  sont  terribles. 
Une  malheureuse  femme,  habitant  une  ville  de  France  au-des* 
sous  de  vingt  mille  âmes,  et  qui  a  fait  parler  d'elle  (ce  sont  les 
termes  sacramentels  consacrés  par  la  pruderie  provinciale),  n'est 
l^us  engagée  à  aucun  des  bals  qui  se  donnent  dans  sa  petite 
ville.  SI  elle  trouve  le  moyen  de  pénétrer  dans  la  salle  de  bal, 
les  femmes  affectent  de  ne  pas  lui  adresser  la  parole;  la  honte, 
le  mépris,  la  douleur  éprouvés  sont  excessifs.  Or  le  caractère 
français  peut  tout  supporter,  excepté  le  mépris  exprimé  en  po« 
blic,  et  Ton  voit,  chaque  année,  <iuelqu'uue  de  ces  malheureuses 
femmes  de  province,  que  Tamour  a  uu  peu  compromises  aux 
yeux  de  leurs  voisines,  mettre  fin,  par  le  suicide,  à  une  existence 
désormais  insupportable.  Celles  qui  ont  moins  de  fermeté  se 
contentcui  d'aller  vivre  à  la  campagne,  et,  de  leur  vie,  ne  repa- 
raissent aux  bals  du  carnaval. 

On  a  vu  des  maris,  plus  indulgents  que  le  public  de  leur  petite 

*  Ville  du  royaume  des  Deux-Sicties,  dans  l'Abbriuze*  Ultérieure.  U  y 
a  toutefois  lieu  de  penser  que  cette  lettre  a  été  écrite  i  Rome.  (B.C.) 


LETTRES  A  SES  ÂMlS.  173 

ville,  combler  de  marques  de  coasidéraiion  et  d'affection  leurs 
fefliiues,  que  les  bavardes  et  les  bigotes  de  Tendrott  s'obstinaient 
à  déclarer  coupables.  Ces  bons  maris  ont  essayé  de  retirer  leors 
l'emnies  de  la  campagne  ;  ils  ont  voulu  les  produire  dans  les 
promenades  publiques;  à  T instant  toutes  les  femmes  ont  déserte 
le  c6té  de  la  promenade  où  la  malheureuse  proscrite  prenait 
Pair  avec  son  mari. 

Telles  sont  les  mœurs  que  les  gouvernemenis  de  Louis  XYIll  et 
de  Charles  X  ont  données  à  la  province  en  France.  Ces  princes, 
surtout  le  premier,  quoique  fort  mal  partagés  pour  la  galanterie 
(il  passait  pour  y  être  peu  propre),  avaient  beaucoup  de  gràce^ 
aimaient  les  femmes,  savaient  leur  parler,  et  étaient  bien  éloi« 
gnés  de  la  sotte  pruderie  qui,  sous  leur  règne,  est  venue  attris- 
ter la  France.  On  peut  dire  que  Napoléon  a  fondé  cette  ennuyeuse 
pruderie,  et  que  la  congrégation  Ta  û\ée  dans  les  mœurs  de  la 
province.  Elle  a  mis  partout  la  délation  et  Tesi^ionnage.  Ses 
chefs  ont  voulu  connaître  le  nom  du  journal  qui  était  lu  dans 
chaque  maison  de  chaque  petite  ville  de  France,  et  ils  y  sont 
parvenus.  Us  ont  voulu  savoir  les  visites  qu'on  y  recevait  pen- 
dant chaque  journée,  et  ils  Tout  su  ;  et  tout  cela  sans  frai&,  sans 
dépenses  aucunes,  uniquement  par  Fespionnage  volontaire. 

Voilà  les  mœurs  nouvelles,  pour  la  France,  qu'a  voulu  pein- 
dre M.  le  Barbier,  l'auteur  de  Séduction  et  Repentir,  Hais,  avant 
d'arriver  à  l'analyse  de  cet  ouvrage,  je  dois  faire  remarquer  une 
autre  conséquence  des  habitudes  morales  de  la  France,  de  ses 
mœurs,  telles  qu'elles  se  sont  établies  de  i806  à  1852;  on  peu^ 
dire  qu'elles  sont  entièrement  inconnues  à  l'étranger,  qui  cher^ 
che  encore  des  images  de  la  société  française  dans  les  contes  de 
Marmontel  ou  dans  les  romans  de  madame  de  Genlis. 

Tout  est  changé  du  tout  au  tout  en  France.  On  trouvera  un 
tableau  fidèle  des  mœurs  des  villes  de  province,  avant  la  Révo- 
lution, non  pas  dans  les  contes  musqués  de  M.  de  Marmontel, 
mais  dans  un  charmant  petit  roman  du  baron  de  Bezenval,  inti- 
tulé le  Spleen.  On  y  verra  combien,  avant  i789,  on  s'amusait 
en  France.  Toutes  les  histoires  de  la  vie  de  Napoléon  commen- 
cent par  la  description  de  l'existence  agréable  qu'il  avait  à  Va- 
lence (en  Daupbiné),  quand  il  était  lieutenant  d'artillerie  au  ré- 

II.  10 


174  (KUVHËS  J'OSTUUMIàS  UK  STENDHAL. 

gioKail  CD  garnison  dads  celle  petite  ville.  On  y  trouTait  trois  ou 
quatre  maisons  ouvertes  tous  les  soirs.  Rien  de  semblable  au- 
jourd'hui; tout  est  triste  et  guindé  dans  les  villes  de  six  à  huit 
mille  âmes  ;  rétranger  y  est  aussi  embarrassé  de  sa  soirée  qu'en 
Angleterre.  Les  hommes  dht  pris  le  goût  de  la  chasse  et  de  Ta- 
gricuHure,  et  leurs  pauvres  moitiés,  ne  pouvant  faire  des  roman  -, 
se  consolent  en  en  lisant. 

De  là  r  immense  consommation  de  romans  qui  a  lieu  en 
France.  Il  n'est  guère  de  femmes  de  province  qui  ne  lisent  leur 
cinq  ou  six  volumes  par  mois;  beaucoup  en  lisent  quinze  ou 
vingt  ;  et  Ton  ne  trouve  pas  de  petite  ville  qui  n'ait  deux  ou 
trois  cabinets  de  lecture.  Là  on  loue  des  romans  à  un  sou  par 
volume  et  par  jour.  Quand  le  roman  est  de  quelque  auteur  cé- 
lèbre, il  rapporte  deux  et  quelquefois  trots  sous  par  jour  au  ca- 
binet littéraire.  S'il  y  a  des  gravures  de  Tony  J<^annot,  le  des- 
sinateur à  la  mode,  et  qui  a,  dans  le  fait,  un  talent  bien  original, 
et  si  le  roman  est  bien  prôné  dans  les  journaux,  le  maître  du 
cabinet  littéraire  coupe  en  deux  chaque  volume  du  roman,  cl 
chaque  moitié  se  loue  trois  sous  par  jour.  Mais,  pour  obleuir 
cette  marque  de  succès,  il  est  indispensable  que  le  livre  soit  im- 
primé sous  format  in-octavo. 

L'ouvrage  dont  je  vais  vous  rendre  compte  a  obtenu  rhoo- 
neur  des  trois  sous,  et,  qui  plus  est,  d'être  ainsi  écartelé. 

Toutes  les  femmes  de  France  lisent  des  romans,  mais  (ouïes 
u  ont  pas  le  même  degré  d'éducation.  De  là  la  disânction  qui 
s'est  établie  entre  le  roman  pour  les  femmes  de  chancre  (je  de- 
mande pardon  de  la  crudité  de  ce  mot,  inventé,  je  crois,  par  les 
libraires)  et  le  roman  des  saUms. 

Le  roman  pour  les  femmes  de  chambre  est,  en  gésëral, 
imprimé  sous  format  in-12,  et  chez  M«  Pigoreau.  C'est  un 
libraire  de  Paris,  qui,  avant  la  crise  commenciale  de  1831,  avait 
gagné  un  demi-million  à  faire  pleurer  les  beaux  yeux  de  pro- 
vince. Car,  malgré  cette  dénomination  méprisante  de  romau 
pour  les  femmes  de  chambre ^  le  roman  Pigoreau  in- 12,  où 
le  héros  est  toujours  parfait,  d'une  beaulé  ravissaïUe,  fait  au 
tour,  et  avec  de  grands  yeux  à  fleur  de  tête,  est  beaucoup  plus 
lu  en  province  que  le  roman  in-8%  édité  par  M.  Levavasseur  on 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  175 

par  M.  Gosselin.,  et  dont  Tauteiir  eh^rche  le  méHte  liltëraire« 

Il  y  a  tel  auteur  qui  a  fait  quatrervingts  volumes  de  romans, 
imprimés  à  Paris,  et  dopt  te  nom  esl  dans  toutes  les  bouches  à 
Toulouse,  Marseille,  Bayoone,  Agen,  et  que  personne  absolument 
ne  connaît  à  Paris.  Tel  est,  par  exemple,  M.  le  baron  de  la 
Mothe-LaugoD,  auteur  du  roman  intitulé  M,  le  Préfet,  et  de 
vingt  autres.  MM.  Victor  Dueai^e,  Paul  de  &ock,  etc.,  seraient 
aussi  inconnus  à  Paris  que  M.  le  baron  de  la  Molbe^Langonj 
s'ils  ne  prenaient  le  parti  de  faire  des  drames  et  mélodrames 
avec  leurs  romans. 

A  Paris,  à  Rouen,  et  dans  quelques  villes  du  nord  de  la  France, 
plus  civilisées  que  celles  du  Midi,  le  roman  de  femme  de  cham- 
bre ne  passe  jamais  au  salon.  Rien  ne  semble  phis  fade  à  Paris 
que  ces  héros  toujonrs  parfaits,  que  ces  femmes  malheureuses, 
innocentes  et  persécutées  des  romans  de  femmes  de  chambre. 

La  province  lit  bien  quelquefois  le  roman  de  bonne  compa- 
gnie, le  roman  in-8°;  mais,  en  général,  elle  ne  le  comprend  pas 
tout  entier.  Elle  le  lit  plutôt  pour  accomplir  un  devoir  que 
pour  se  donner  un  plaisir. 

Walter  Scott  et  M.  Manzoni  ont  seuls  fait  exception  ;  les  ou- 
vrages de  ces  grands  poètes  ont  été  lus  également  en  province 
et  à  Paris  ;  avec  cette  exception,  pourtant,  que  Paris  s'ennuie 
des  premiers  volumes  de  Walter  Scott,  remplis  de  détails  trop 
circonstanciés  et  trop  peu  animés.  Ces  détails,  au  contraire, 
charment  la  province.  Paris  s*est  un  peu  ennuyé  des  détails  que 
donne  M.  Manzoni  sur  la  peste  de  1628  à  Milan,  et  les  Untori; 
la  province,  an  contraire,  en  a  frémi. 

Sir  Walter  Scott  a  peut-être  eu  en  France  environ  deux  cents 
imitateurs;  tous  les  ouvrages  de  ces  auteurs  ont  été  lus  ;  quel- 
ques-uns même  ont  eu  plusieurs  éditions  et  sont  parvenus  à  se 
ûiire  lire  à  Paris.  Dans  les  romans  de  femmes  de  chambre,  peu 
importe  que  les  événements  soient  absurdes,  calculés  à  point 
nommé  pour  faire  briller  le  héros  ;  en  un  mot,  ce  qu'on  appelle 
par  dérision  romanesques.  Les  petites  bourgeoises  de  province 
ne  demandent  que  des  scènes  extraordinaires,  qui  les  mettent 
tout  en  larmes  ;  peu  importent  les  moyens  qui  les  amènent. 

Les  dames  de  Paris,  au  contraire,  qui  consomment  les  romans 


176  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STËNDIIAU 

in-8*,  sout  sévères  en  diable  pour  les  érénemerits  extraordi^ 
flaires.  Dès  qu*uo  évcQement  ai  Tair  d'èlre  amené  à  point  ponr 
laire  briller  le  héros,  elles  jettent  le  livre,  el  l'autenr  est  ridlctile 
à  leurs  yeux. 

C'est  à  cause  de  ces  deux  exigences  opposées  quMI  est  si 
dIfOcilc  de  faire  un  roman  qui  sotl  In  à  la  fois  dans  la  chambre 
des  bourgeoises  de  province  et  dans  les  jalons  de  Paris. 

Tel  était,  en  1 850,  Tétat  du  public  par  rapport  au  roman.  Le 
génie  de  Walter  Scott  avait  mis  le  moyeu  âge  à  la  mode;  on 
était  sâr  du  succès  en  employant  deux  pages  à  décrire  ta  ^vue 
que  Ton  avait  de  la  fenêtre  de  la  chambre  où  était  le  héros; 
deux  autres  pages  à  repro<lùire  son  habillement,  et  encore  deux 
pages  à  représenter  la  forme  du  fauteuil^ulr  lequel  II  était  posé. 
M.  le  Barbier,  fatigué  de  tout  ce  moyen  âge,  de  Togive  et  des 
vêtements  du  quinzième  siècle,  osa  raconter  une  aventure  qui  a 
lieu»  en  1850,  et  laisser  le  lecteur  dans  une  ignorance  complète 
sur  la  forme  de  la  robe  que  portent  mesdames  d'Espague  et  Saint- 
Ange,  ses  deux  héroïnes,  car  ce  roman  en  a  deux,  contre  toutes 
les  règles  suivies  jusqu'ici. 

L'auteur  a  osé  bien  plus  :  il  a  osé  peindre  le  caractère  de  la 
femme  de  Paris,  qui  u'aime  son  amant  qu'autant  ^'^//e  se  croit 
tous  les  matins  sur  le  point  de  le  perdre.  Tel  ee t  l'effet  produit 
par  rimmense  vanité  qui  est  devenue,  à  peu  près,  la  seule  pas- 
sion de  celte  '^ville,  où  Ton  a  tant  d*esprit.  Ailleurs,  un  amant 
peut  se  faire  aimer  en  protestant  de  Tardeur  de  sa  passion,  de 
sa  fidélité,  et  prouvant  à  sa  belle  ces  louables  qualités.  A  Paris, 
plus  il  persuade  quMI  est  fixé  à  jamais,  qu'il  adore,  plus  il  se 
ruine  dans  Tesprit  de  sa  maîtresse.  Voilà  une  chose  que  les  Alle- 
mands ne  croiront  jamais;  mais  j'ai  bien  peur,  cependant,  que 
iM.  le  Barbier  n'ait  été  peintre  fidèle.  La  vie  des  Allemands  est 
contemplative  et  Imaginative.  La  morale,  exécrable  aux  yeux 
des  belles,  là  morale  qui  résulte  du  livre  de  M.  le  Barbier,  est 
celle-ci  :  «  Jeune  homme  qui  voulez  être  aimé  dans  une  civilisa- 
«  tiou  oà  la  vanité  est  devenue,  sinon  la  passion,  du  moins  le 
«  sentiment  de  tous  les  instants,  chaque  matin  persuadez,  avec 
«  politesse,  à  la  femme  qui,  la  veille,  était  votre  maîtresse  ado- 
«  rée,  <jue  vous  êtes  sur  le  point  de  la  quitter.  » 


LBTTRES  Â  SES  AMIS.  177 

Ce  nouveau  gjstème,  s'il  prend  jamais,  va  renouveler  tout  le 
dialogue  de  Tamour.  En  général,  jusqu'au  moment  de  la  préten* 
due  découverte  de  M.  le  Barbier,  quand  un  amant  ne  savait  que 
dire  à  sa  belle,  quand  il  était  sur  le  point  de  s'ennuyer,  il  se 
rejetait  vivement  dans  la  protestation  des  sentiments  les  plus 
vife,  dans  Textase,  dans  les  transports  de  bonheur,  etc.,  etc. 
M  le  Barbier  veut  démontrer  aux  pauvres  amants  que  ces  pro** 
pos  qu'ils  croyaient  sans  conséquence  sont  leur  ruine.  Suivant 
cet  auteur,  quand  nn  amant  s'ennuie  auprès  de  sa  maltresse,  ce 
qjoi  à  toute  force  peut  arriver  quelquefois  dans  ce  siècle  si  mo- 
ral, si  hypocrite,  si  ennuyeux,  ce  qu'il  a  de  mieux  à  faire,  c'est 
tout  simplement  de  ne  pas  nier  son  ennui  ;  c'est  un  accident, 
c'est  un  malheur  tout  comme  un  autre. 

Ceci  paraîtra  tout  simple  en  Italie,  le  naturel  dans  les  façons, 
dans  les  discours,  y  élanl  le  beau  idéal;  mais  en  France,  pays 
affecté,  ce  sera  une  grande  innovation. 


CXCII 

A  MONSIEUB  D...  P.o.,  A  PAHIS. 

Civila-Vecchîa,  le  &  novembre  1852. 

Quoi  !  vous  avez  le  courage  d'affronter  Neptune  !  Je  suis  charmé 
de  cette  idée.  Naples  vaut  tout  à  fait  la  peine  d'être  revue. N'al- 
lez pas  vous  attendre  à  revoir  votre  ville  de  1799;  tout  est  nou- 
veau. Songez  que  le  Code  Napoléon  y  règle  tout.  Je  vous  ac- 
compagnerai, je  vous  irai  voir.  A  quoi  bon,  penserez-vous?  à 
bavarder.  Je  suis  presque  étranger  à  Paris  ;  vous  me  décrirez  la 
.continuation  de  la  rue  Vivienne. 

Je  suis  au  mieux  avec  mon  chef,  qui  vient  de  demander  pour 
moi  un-ornement  que  Ton  ne  porte  pas  sur  la  tête,  mais  ailleurs. 
La  femme  de  mon  chef  aime  la  miniature,  et  moi  je  peins  «^ 
l'huile;  ainsi  je  n'ai  pas  trop  réussi  à  ses  yeux  ;  mais  elle  m'a 
promis,  une  fois  arrivée  à  Paris,  où  elle  se  rend,  de  parler  en 

10. 


1/8  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

ma  faveur  à  M.  Victor.  Au  reste»  je  suis  liîea,  eertaîa^ne&l, 
mais  je  crève  d  eonui  ;  le  vrai  raëlîer  de  i  animal  est  d'écrire  un 
romau  dans  un  grenier. 

Mais  quand  passerei^vous?  Qud  dommage  de  ne  pas  passer 
à  celle  heure  I  Débarquer  à  Gènes,  et  venir  se  rembarquer  à  Li* 
vourne»  pour  éviter  les  maudites  quarantaines.  Figurez- vous, 
pas  un  jour  de  pluie  depuis  six  mois;  un  soleil  admirable,  au- 
jourd'hui, 5  novembre.  Les  boeufs  à  la  canqKigne  raenrcul  de 
faim  ;  mais  enfin  je  ne  suis  pas  le  Père  éternel  Jupiter  Piuvtus,  et 
je  n*ai  pas  un  mouton.  Nous  voyons  passer  un  monde  fou  dans 
notre  lanterne  magique  de  Rome. 

J'ai  passé  dernièrement  la  soirée  avec  M.  le  due  de  Duras,  qui 

allait  partir  avec  M.  G ,  nouveau  pair,  dont  la  femme  est 

comme  lord  &inesaitseter.  Cela  passe  pour  de  Tespril  vers  la  rue 
de  Babykme.  11  y  avait  deux  dames  Grani  fort  bien,  madame  de 
Ludolf,  envoyée  de  Naples,  assourdie  à  Rome,  au  palais  Famèse, 
par  les  cloches  de  Téglise  de  la  Mort,  qui,  à  partir  du  2  novera* 
bre,  sonnent  neuf  jours,  presque  sans  discontinuer.  Dans  le  fond 
(lu  salon  placez  trois  ou  quatre  princes  ou  ducs,  parmi  lesquels 
j'ai  choisi  mes  amis,  fidèle  aux  devoirs  de  ma  haute  naissance. 
Mais,  cher  ami,  pourquoi  me  générais -je;  j*ai  quarante-cinq 
ans  sonnés;  je  suis  peut-être  encore  ici  pour  huit  ou  dix  ans. 

Adieu  «  mon  cher  père,  je  meurs  de  sommeil;  j'ai  fait  seize 
lieues  et  quinze  lettres.  — -  J'ai  un  congé  d'un  mois;  j'en  userai 
peut-être  en  mai;  mais  chut!  on  me  Fêterait. 

Perikek. 


GXCIII 

A  MONSIEUR  L....,   UDRAIBE  A  PAKIS. 

Civita-VeccUia,  le  11  novembre  1832. 

Je  suis  véritablement  touché^  monsieur,  de  la  lettre  aimable 
que  vous  avez  pris  la  peine  de  m'écrire.  Je  ne  suis  pas  liant  d^ 


LËTTÂ'BS  k  S£S  AMIS.  179 

ma  nature;  les  bomme»  m'enmiient  pour  la  i^upar^.  Par  codfié- 
quant  beaucoup  de  gens  seraient  charmés  de  répéter  :  «  11  ne 
s'occupe  pas  de  son  métier  ;  voyez,  il  a  le  temps  d'écrire  des  f»» 
daises.  »  Que  serait-ce,  si  dans  ces  fadaises  il  y  avait  de  petites 
plaisanteries  occasionnelles  sur  les  niaiseries  utiles  aux  gens 
puissants?  Que  dirait  votre  ami  le  Journal  des  DélHiU?  Il  est 
permis  de  tout  dure,  pourvu  que  vous  ne  parliez  ui  de  ceci,  ni  de 
cela;  ni  de  cette  autre  chose  encore^  ce  qui  tend  à  nous  faire  re^ 
commencer  la  littérature  de  TËmpire* 

J^ai  donc  fait  un  roman  dont  le.style  est,  j'espère^ mdns  haché 
que  celui  du  Rouge  S  deux  gros  volumes  ou  trois  petits.  Si  la 
littérature  pouvait  me  donner  trois  mille  francs  {mr  an,  je  vous 
enverrais  le  Chasseur  vert;  car  je  préfère  le  plaisir  d'écrire  de» 
folies  à  celui  de  porter  un  habit  brodé  qui  coule  huit  cents 
francs. 

J'ai  acheté  très-cher  de  vieux  manuscrits  en  encre  jaunie»  qui 
datent  du  seizième  et  du  dix-septième  siècle.  Ils  contiennent 
en  demi-patois  du  temps,  mais  que  j'entends  fori  bien,  des  his- 
toriettes de  quatre-vingts  pages  chacune  et  presque  tout  à  fait 
tragiques.  J'appellerai  cela  Historiettes  romaines.  H  n'y  a  rien 
de  croustilleux  comme  dans  Taliemaut  des  Réaux  ;  cela  est  plus 
sombre  et  plus  intéressant.  Quoique  Tamour  y  joue  un  grand 
rôle  aux  yeux  d'un  homme  d'esprit,  ces  historiettes  seraient 
Futile  complément  de  Thistoire  d^Italie  aux  seizième  et  dix>sep- 
tième  siècles.  Ce  sont  ces  mœurs  qui  ont  enfanté  les  Raphaël  et 
les  Michel-Ange,  que  Ton  prétend  si  niaisement  recommencer 
avec  des  académies  et  des  écoles  des  beaux^arts.  On  oublie  qu'il 
faut  une  âme  hardie  pour  conduire  le  pinceau  le  plus  habile,  et 
Ton  n'arrive  qu'à  de  pauvres  diables,  condamnés  à  faire  la  cour 
à  un  chef  de  bureau  pour  avoir  la  commande  d'un  tableau. 

Mais  pardon,  monsieur,  je  m'égare,  j'imite  trop  Pindare.  Ne 
montrez  pas  ma  lettre  aux  demi-sots,  et  croyez  que  je  serais 
charnu  de  vous  donner  un  ouvrage  que,  par  votre  talent,  vous 
placeriez  rapidement  sous  les  yeux  des  bons  juges,  ce  qui  m*a 
toujours  manqué. 

*  U  vent  parler  de  son  roman  ayant  pour  litre  :  le  Rouge  et  le  Noir. 

(n.  C.) 


ISO  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

J'éerU  maialeflâol  un  livre  qni  peut  être  uoe  grande  soiiise; 
e'est  Mes  Confession^  au  style  près,  comme  J.-J.  Bonssean, 
avec  plus  de  franchise.  J'ai  commencé  parla  campagne  de  Ras- 
Kie  en  1812;  j'étais  en  colère  de  toutes  les  platitudes  de  M.  de 
S....,  <|ui,lui,  veut  voler  le  grand  cordon  de  la  Légion  d'honneor. 
A  côté  4Ïe  la  campagne  de  Russie  et  de  la  cour  de  TEmpercar,  il 
y  a  les  amours  de  Tauteur;  c'est  un  beau  contraste.  (Beau  ici 
veut  dire  grand.)  Peut-être  la  franchise  de  ce  manuscrit  le-reu- 
dra-l-il  trop  ennuyeux  pour  être  publié. 

On  me  dit  que  vous  annoncez  un  fiouveau  roman  de  M.  de 
Stendhal.  A  la  bonne  heure:  si  donc  je  fais  un  héritage  de  (rois 
mille  fîrancs  de  rente,  je  vons  enverrai  le  Chasseur  vert,  qui  sera 
tout  fier  d'avoir  été  annoncé  pendant  deux  ou  trois  ans.  Ce  ro* 
man  peut  aussi  s'appeler  les  Bois  de  Prémol,  si  cela  vous  coo- 
vient  mieux.  Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  je  puis  faire  de  lilté- 
taire  en  ce  moment.  ^ 


GXCIV 

A  MADBMOISELLB  S,....  D.  «....,  A  PAR». 

Rome,' le  12  janvier  1S33. 

Je  réponds  tout  de  suite,  mademoiselle,  aux  aimables  repro- 
ches que  vous  m'adressiez  le  30  novembre.  Votre  M.  ***  n'est 
arrivé  qu'aujourd'hui;  je  ne  l'ai  pas  encore  vu.  Je  suis  lout  à 
fait  Italien  Je  compte  ne  revoir  Paris  que  quand  je  serai  deslilué. 
Un  homme  de  sens,  un  nommé  Boileau,  a  dit  : 

Qae  (ieorg:e  vive  ici,  puisque  George  y  sait  vivre. 

Votre  politesse  parisienne  est  devenue  un  jeu  d'échecs,  qui  de- 
mande une  attention  continue.  Et  les  Français  ne  sont  pas  assez 
amusants.  Pour  être  admis  dans  les  salons  de  madame  la  duchesse 
du  Maine  à  Sceaux  (1710),  à  la  bonne  heure.  Il  y  avait  là  deT^* 


LETTRES  A  SES  AMIS.  181 

prit  et  de  Vamour.  Dans  rabsence  de  ces  deux  aimables  façon» 
de  passer  la  soirée,  le  jeu  ne  vaut  pas  la  chandelle. 

H  faul  aujourd'hui  une  certaine  impudence  comme  votre  ami 
D........  et  le  spectacle  seul  de  cette  effronterie  de  laquais  m'est 

insopporiable.  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  d'envie  dans  mou  fait  ;  je 
me  sois  souvent  examiné  sévèrement  là-dessus.  Je  ne  voudrais 
pas  être  ni  M,  D ,  ni  M.  V 


cxcv 


A  MONSIEUR  D...  F...,  A  PARIS. 


Rome,  le  20  janvier  1833. 

Cher  ami,  je  deviens  plus  stupide  chaque  jour;  je  ne  trouve 
personne  pour  faire  de  ces  parties  de  volant,  qu'on  appelle  avoir 
de  Vesprit,  Partant,  plus  d'imprudence.  J'espère,  avec  le  temps, 
être  aussi  béte  que  mon  prédécesseur.  Vous  voyez  bien  que  je 
ne  compromettrai  pas  votre  grave  protection.  L'amour  est  un 
feo  qui  s'éteint  s*il  ne  s'augmente;  vous  croyez  que  je  vous  parle 
de  ma  cervelle,  pas  du  tout;  je  parle  de  ma  place;  si  Ton  ne 
songe  pas  à  me  récompenser,  d'autres  songeront  à  solliciter  la 
place,  etc. 

Je  faisais,  de  temps  à  autre,  quelque  partie  de  volant  avec 
M.  de  Sainte- Aulaire  ;  après  lui,  il  faut  laisser  la  raquette,  plus 
d'idée  exprimée  à  demi-mot. 

c  Si  vous  aviez  une  fille,  qui  voudriez-vous  qu*elle  fût  :  ma< 
dame  la  duchesse 4e  la  Vallière,  ou  Ninon  de  l'Enclos?  »  J'ai 
répondu  bravement  :  «  Ninon.  » 

Gomment  M.  Dijon  prend->-il  la  vie?  Est-il  encore  ammareg* 
giato  par  le  souvenir  du  triste  choléra? 

Je  voulais  commencer  ma  lettre  par  cette  question  :  c  Com- 
ment vous  trouvez-vous  de  la  liberté?  » —  mais  j'ai  craint  votre 
machiavélisme  :  c  1^  coquin  va  me  parler  de  sa  place.  »  Voyez 


18t  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Teffel  de  votre  haote  sagesse;  die  rend  les  gens  sees  et  égoïstes 
malgré  cou.  Ceci  est  sérieux,  et  s'applique,  soivaut  moi,  à  loole 
la  sociéié  de  Paris. 

Quand  eomptei-vous  revoir  Naples?  Une  fois  à  Nice,  on 
prend  un  vetturino,  pour  la  délicieuse  route  de  la  Gomîehe; 
G*est  voyager  sur  la  tablette  de  votre  cheminée;  la  mer  est  le 
pan|uei,  la  glace  est  la  crèie  de  rApennin;  des  auberges  très- 
passables  et  pas  Tombre  d*un  brigand. 


CXCVI 


A  MONSIEUR  R...  C...,  A  PARIS. 


Civita-Vecchia,  le  25  février  1853. 

Je  le  remercie  de  ta  bonne  lettre  du  9  courant.  C'est  un 
compte  rendu  superbe. 

Depuis  que  je  ne  t'ai  écrit,  je  n*ai  été  occupé  que  de  quarm' 
iainea.  C'est  iH>ur  le  coup  que  je  suis  entré  dans  le  métier;  H 
y  a  eu  orne  ou  douze  mémoires  ou  notes  officielles.  Enfin,  de- 
puis quinze  jours  w>s  pauvres  bateauz  peuvent  entrer  en  libre 
pratique. 

L'\  pension  de  sept  cents  francs  par  au  à  madame  F...  L... 
continue  el  continuera  tant  que  je  serai  le  camarade  de  Gicàtm* 

I/amitié  descend  et  ne  remonte  pas;  j'aime  tendrement  Clara 
Gazul,  son  talent  m'enchante  ;  il  est  à  peu  près  le  seul  avec 
Rcmnger. 

Que  dit  Fleurs  du  voyage  de  Dominique?  Trente  ou  quarante 
jours  à  Paris  coûtent  quatorze  francs  par  jour  ;  car  on  est  i 
demiHwIde.  D'un  autre  côté  l'ennui  étouffe  ce  pauvre  garçon.  H 
était  cent  fois  plus  heureux  au  numéro  71  de  la  rue  Richelieu; 
il  lui  aurait  iallu  cinquante  louis  de  rente  de  plus,  et  non  pas 
dix  mille  francs  à  manger  bêtement,  par  exemple,  en  voitures 
qu'il  faut  avoir  ici  de  certains  jours.  Enfin,  il  meurt  d'ennui; 


LETTRES  A  SKS  AMIS.  185 

maift  il  est  bien  avec  tout  le  monde,  sauf  la  peiite  envie  de  so- 
ciale, mais  qui  marque  peu  dans  un  pays  non  littéraire. 

Fleurs  viendra-l*il  voir  Rome?  Fais  en  sorte  que  je  le  sache 

avant  ;  je  m'y  trouverais,  et  ce  serait  pour  moi  un  grand  plaisir, 

mais  j'y  compte  peu.  Quoi  de  plus  curieux,  cependant,  que  de 

revoir  Ifaples,  après  trente-trois  ans  d'absence!  Probablement, 

si  mon  nouveau  chef  est  aussi  admirable  de  complaisance  que 

le  précédent,  je  pourrais  accompagner  Fleurs;  je  ne  dis  pas  à 

Naples,  oà  il  n'aurait  que  faire  de  moi,  mais  à  Florence,  Viterbe, 

Srâne,  Gometto,  Tarquinies  (admirable  par  les  tombeaux  du' 

chevalier  Nanzi).  Les  hommes  peints  ont  trois  pieds  de  haut; 

on  distingue  l'expression  des  traits  pendant  six  mors;  l'air, 

ensuite,  altère  un  peu  les  couleurs.  Gela  semble  fait  par  un  élève 

du  Domini(|uin,  et  cela  a  trois  mille  ans  au  moins,  peut-être  trois 

mille  cinq  ans.  Je  deviens  antiquaire  en  diable.  Gependaut  il 

me  reste  encore  un  peu  de  logique  ;  je  ne  regarde  pas  coiume 

vrai  tout  ce  qui  convient  à  mon  système. 


CXCVII 

A  MONSIEUR  R...  C...,  A  PARIS. 

Civita-Veccbia,  le  20  mai's  1835. 


Od  a  beaucoup  parlé  des  vases  étrusques,  nous  avons  plu- 
àenrs  ouvrages  sur  cette  matière;  mais  la  plupart  des  auteurs 
se  sont  attachés  de  préférence  à  écrire  sur  les  beautés  de  leur 
dessin,  leurs  sujets  mythologiques,  leur  antiquité  et  leur  prove- 
nance. Cette  dernière  question  surtout  a  été  l'objet  de  nom- 
breuses et  savuites  recherches,  et  a  soulevé  des  discussions  in- 
flniea  parmi  les  savants. 

Quelque&-uns  prétendent,  que  les  plus  beaux  de  ces  vases 
ont  été  importés  de  la  Grèce  en  Étrurie,  en  appuyant  cette  opi- 
nion sur  leur  style,  les  sujets  quMls  représentent,  presque  tous 
tirés  de  la  mythologie  grecque,  ainsi  que  leurs  inscriptions. 


184  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

D'autres,  »tt  cootraire,  soutieimeDt  quils  ont  été  faits  daiis 
rÉtrurie,  selon  les  principes  de  l'école  grecque,  établie  à  Tar- 
(|uiuies  par  les  peintres  grecs,  qu'y  conduisit  Démarate  de  Co- 
rinihe,  Fan  94  de  la  fondation  de  Rome,  ou  660  ans  avant  l'^ 
chrétienne. 

Toutes  ces  questions  peuvent  bien  avoir  de  l'intérêt  pour 
l'archéologie,  satisfaire  la  curiosité  des  savants,  et  peut-être  ou 
jour,  à  l'aide  de  nouvelles  découvertes,  établir  avec  quelque  foo- 
dément  l'histoire  de  la  peinture  eu  Italie  dans  les  temps  an- 
ciens. Mais  il  me  paraît  qu'il  y  a  une  autre  question  d'une  utilité 
plus  immédiate  pour  la  société  eu  général,  et  qui  cependant  n'a 
pas  été  traitée  jusqu'à  présent,  comme  elle  aurait  dû  Tètre  et 
avec  tous  les  développements  dont  elle  était  susceptible.  Je  veux 
veux  parler  des  formes  de  ces  vases,  de  leur  précision,  de  leur 
justesse  dans  le  contour  et  de  la  position  de  leurs  anses. 

Les  Étrusques,  sous  ce  rapport,  ont  surpassé  et  laissé  bien  en 
arrière  toutes  les  autres  nations,  tant  antiques  que  modernes* 
Ils  possédaient  le  grand  secret  de  joindre  l'utile  à  l'agréable. 

Nous  avons,  il  est  vrai,  des  auteurs  qui  ont  parlé  des  formes 
des  vases  étrusques  et  qui  nous  en  ont  donné  des  planches; 
mais  ils  ne  leur  ont  pas  donné  toute  l'imporlanee  qu'elles  pou- 
vaient mériter.  D'ailleurs,  on  découvre  tous  les  jours  de  nouvelles 
formes,  qui,  si  elles  étaient  Unitées,  pourraient  être  d'une  vérita- 
ble utilité  pour  les  usages  communs  de  la  vie  autant  qu'agréa- 
bles à  la  vue. 

U  serait  à  souhaiter  que  non-seulement  chaque  État  de  l'Eu- 
rope, mais  même  chaque  province  pût  avoir  une  collection  de 
vases  étrusques  aussi  complète  que  possible,  pour  servir  de  mo- 
dèle aux  fabriques  de  poterie. 

Il  existe  dans  plusieurs  villes  d'Italie  différentes  collections 
de  vases  étrusques;  mais  une  des  p)us  complètes,  surtout  sous 
le  rapport  des  formes,  est,  sans  contredit,  celle  qu'on  voit  à  Ci- 
vita-Vecchia,  dans  le  cabinet  de  l'excellent  Donato  Bucci.  On  y 
trouve  des  formes  récenunent  découvertes,  d'une  élégance  par- 
faite et  qu'on  chercherait  vainement  dans  les  musées  des  gran- 
des capitales,  composés  à  si  grands  frais.  Si  le  cœur  t'en  dit, 
donne-moi  tes  ordres. 


LtTTUEb  A  SKS  AMIS.  i«: 


CXCVIll 

A    MADAME  S....,  A  l'IEIHA-SANTA  (toSGANe). 

Rome,  le  20  avril  1835'. 

J'ai  reçu,  ma  chère  amie,  voire  lettre  de  Pielra-SuiJt;i  du 
1*'  avril  Je  trouve  que  vous  urécrivez  peu.  Eh  bieu  donc,  nous 
ue  serons  qu'amis.  Je  vous  reuvoie  ci-joint,  vu  ce  cas-là,  un 
papier  qui  ue  signifie  plus  rien.  — Pour  me  consoler,  dounez- 
mioi  mille  détails.  D'abord,  quand  M.  B.  faisait  la  cour  à  Sophie, 
jusqu  où  est  arrivé  son  bonheur  ? 

S'est-il  aperçu  de  la  naissance  du  penchant  que  Sophie  a  pour 
le  marquis  Greppi  ? 

EsVce  que  je  connais  ce  marquis?  Est-il  plus  beau  que  moi, 
j'ai  peine  à  le  croire? 

Quand  l'avez-vous  vu  pour  la  première  fois  ?  Vient-il  tous  les 
jours  et  à  quelle  heure  ?  De  quel  pays  est-il  ? 

Pourquoi  dites-vous  que  vous  serez  malheureuse  ?  Le  seul 
malheur  est  de  mener  une  vie  ennuyeuse.  Sans  vouloir  vous 
offenser,  car  vous  savez  combien  je  vous  suis  attaché,  il  me 
semble  que  la  vie  que  vous  menez  depuis  deux  ans  peut  élrc 
souvent  ennuyeuse.  Â  Siupposer  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est 
la  vie  d'une  femme  de  trente-cinq  ans,  et  vous  avez  encore  beau- 
c<mp  de  belles  années  avant  cette  époque  de  raison.  Mais  vous 
avez  besoin  d'un  mari  tel  que  l'homme  de  Vignano. 

En  un  mot,  chère  amie,  donnez-moi  mille  et  mille  détails. 
Moi,  dans  mon  chagrin;  je  me  console  avec  les  mesdemoiselles 
Pauline,  comme  celle  qui  se  baignait  dans  la  Seine  cet  été,  vous 
souvient-il,  dans  la  lettre  d'Alfred  que  vous  avez  lue?  Mais  c'est 

*  Ma  IcUi'c  arrivera  mardi  ou  inererecii  procliain,  vers  le  24.  J'ai  adouci 
ce  brouillon  et  ai  rendu  V\  lellrc  plus  nniicalc.  {\ote  de  l auteur.) 

I.  Il 


186  ŒUVHES   rOSTHUMES  DE  STENDHAL 

de  la  mouuaie  d'argeol  ou  même  de  billoii,  quand  je  la  compare 
a  ce  qn'élait  pour  moi  la  vue  de  la  persoune  de  Sophie  ! 

J'ai  passé  quinze  jours  à  Abeille,  bien  près  de  vous  ;  le  ba- 
teau à  vapeur  aurait  pu,  en  dix-buit  heures,  me  mettre  à  Li* 
vourne.  Mais  quand  je  voyais  partir  le  Henri  /F,  et  que  celte 
idëeme  venait,  je  songeais  aux  droits  de  M.  B.  Ce  que  je  craios, 
c'est  que  vous  ne  m'écriviez  pas  souvent.  Vous  connaissez  ma 
discrétion,  parlez-moi  donc  à  cœur  ouvert. 

Ma  dernière  visite  a  peut-être  été  moins  agréable  que  celle  de 
Vignano,  parce  qu'à  Vignano  vous  me  parliez  à  cœur  ouvert 
de  tout  et  même  des  idées  de  mairimonio.  Tandis  qu'à  la  visite 
de  février  vous  me  faisiez  un  demi -mystère  de  vos  disputes  avec 
B.  Or,  en  amour  comme  eu  amitié,  dès  qu'il  y  a  défiance,  oa 
seulemeul  réserve,  chez  l'un  des  deux»  l'autre  est  paralysé  à  moi- 
tié pour  peu  qu'il  soit  timide  et  délicat. 


CXCIX 


A   M0M81BUK  D..,.  F...,,  A  PARIS. 


Civila-Veccliia,  le  30  avril  1833. 

Votre  bonne  lettre,  que  j'ai  reçue  il  y  a  deux  heures,  a  d^jâ 
modifié  ma  résolution  iusqu'à  ce  point,  Si  je  vais  à  Paris,  je  n'y 
passerai  que  trente  jours,  j'irai  vingt  -cinq  fois  au  spectacle.  Je 
n'irai  que  dans  le  salon  de  madame  de  Tracy  ;  je  ferai  l'immense 
effort  de  ne  pas  avoir  tout  1  esprit  que  vous  dites,  ^ t  l'effort  ue 
sera  pas  pénible  ;  l'idée  de  la  malveillance  me  glace. 

D'un  autre  côté,  la  vie  s  avance»  le  d^juisiècle  est  déjà  passé; 
faut-il  se  laisser  mourir  d'ennui  par  excès  de  prudence  ?  J'ai  uu 
congé  d'un  mois  depuis  six  mois  ;  je  comptais»  comme  tout  le 
monde,  le  faire  allonger  ;  j'y  renonce.  De  plus,  à  Naples  habile 
une  jolie  ou  du  moins  aimable  femme  ;  je  vais  lui  écrire  pour 
lui  demander  si  elle  veut  de  mon  congé;  si  elle  acceple,  je  n'irai 


LETTRES  A  SES  AMIS.  187 

pas  VOUS  voir  ;  quoique  j'aie  soif  d'un  peu  de  convcrsaliou,  qui 
soil  autre  chose  qu'une  ccrémonie.  Il  ue  m'est  plus  donné  d'eu- 
tendre  un  mol  qui  me  surprenne  ;  je  comptais  pouvoir  vivre  de 
beau  pour  tout  potage,  cela  m'e^t  impossible  ;  deux  ans  de  oe 
régime  me  mettent  aux  abois.  Je  viens  de  me  tenir  à  quatre 
pour  vous  parier  avec  tout  le  bon  sens  mathématique  ;  un  mois 
de  séjour  à  Paris  me  rendra  la  respiration  libre  pour  une  année. 
Vous  savez  que  je  suis  peu  Hanl  i  certainement,  en  un  mois,  je 
ne  pourrais  pas,  même  le  voulant,  bavarder  dans  quelque  salon 
dangereux.  J'irai  une  fois,  par  devoir,  dans  le  salon  de  mou 
colonel  ancien,  qui  oublie  une  parole  qu'il  m'avait  donnée,  à 
mol,  ue  lui  demandant  rien.  Vous  sgvez  que  Ganova  prétendait 
être  un  grand  peintre;  sans  être  un  Ganova,  je  prétends  oon- 
naître  mieux  qu'aucun  Français  Ic^  pays  où  je  vis;  mais  cela,  je 
ne  Tai  jamais  dit  à  personne.  Avec  cinq  pensions  de  cinq  mille 
francs,  quin^^  de  trois  mille  francs,  ou  ne  trouverait  plus  de 
montagnes;  mais  il  faudrait  un  avancement  régulier.  L'homme 
de  trois  mille  francs,  à  moins  de  sujet  grave  de  méconteute- 
ment,  serait  sûr  d'arriver  à  cinq  mille  francs.  Ajoutez,  si  vous 
vonlez,  une  pension  de  quarante  mille  francs  pour  le  chef,  et 
tout  va  à  merveille.  Mais  cela  vaut-il  celte  dépense?  —  Je  ne 
suis  qu'un  ouvrier,  j'exécute.  C'est  à  Ht  Dijon,  s'il  revient,  à 
voir  si  l'ouvrage  vaut  cent  dix  mille  francs. 

On  monte  chez  une  fille,  on  s'en  sert,  et  ensuite,  sous  pré- 
texte qu'on  a  été  fort  aimable,  on  ne  lui  donne  pas  les  cinq 
francs,  indispensables  pour  sa  subsistance  ;  l'on  veut  avoir  du 
crédit  parmi  les  filles,  et  Ton  q^era  accuser  Dominique  de  man- 
quer de  criterio  ^  1  Je  puis  développer,  par  une  heure  de 
conversation,  les  lignes  précédenleâ. 

J'ai  laissé  passer  huit  jours,  je  suis  toujours  de  la  même  opi- 
nion ;  pardon  ^i  je  vous  ennuie*  La  vie  est  si  courte  à  mon  âge, 
qu'il  ne  faut  C6pendan(  pas  se  priver  de  tout  plaitiir,  parce  qu'il 
peut  y  avoir  un  petit,  l()ul  petit  danger.  Je  vais  à  Lutèce  pour 
voir  les  rues,  les  étalages  de  bouquinistes  et  tous  les  théâtres 
renouvelés  avec  leurs  pièces  ç{  acteurs  depuis  trente  mois,  — 

'Jugement,  bon  sens. 


J8H  lElVllIiS  POiTUtMES    DE   STENDHAL. 

Diiiez-vous  loujotirs  chez  les  Proveuçaui  ?  Quand  même  Pamotir 
ou  plulôl  raraitié  oruëe  de  plaisirs  me  retieodrait,  je  ne  ferais 
pas  uo  bou  échauge  ;  la  masse  des  idées  a  besoin  d'être  remuée. 
Songez  que  tout  ce  que  j'enleuds  depuis  trente  mois  me  semble 
ridicule,  ou  pour  mieux  direplal.  Je  dors  lellemenl  pendant  ces 
diables  de  couversations,  qui  font  mou  pain  quotidien,  que  quel- 
quefois il  m' arrive  de  dire  des  niaiseries  plus  fortes  que  celles 
de  mes  partners,  et  qui  les  scandalisent. 

Adieu,  cher  ami,  je  crains  bien  de  vous  avoir  scandalisé  par 
ma  raison  qui  doit  vous  sembler  déraisonnable.  Songez  que 
Tauecdote  est  trop  longue  à  écrire  et  d  ailleurs  ne  convient  pas. 
Si  vous  me  défendiez  absolument  de  bouger,  il  me  semble,  daus 
ce  mouieut,  que  j*aurais  la  force  d'adhérer  au  rocher  comme 
Thultre;  mais  alors  à  quoi  penser  pendant  les  longues  nuits  de 
rhiver  prochain  ? 

Jules  Pahdessus. 


ce 


A  MADAME  J . . . . .     A  SAINT-  DENIS. 


"^  Rome,  le  i"  mai  1833. 

Chère  et  aimable  Jules,  je  vous  aime  toujours  à  la  folie  ;  je 
pense  fort  souvent  à  vous  ;  mais  depuis  dix-huit  mois  je  n'écris 
plus.  Quand  j'écris  ou  parle  à  des  Français,  je  vois  toujours  que 
j'ai  blessé  une  des  deux  mille  couveoances  qui  régnent  des(>o- 
tiquement  à  Paris  et  même  à  Saint-Denis.  Par  exemple,  com- 
ment vous  raconter  la  vie  que  nous  menons  ?  —  Napoléon  nous 
a  rendu  la  vie  bien  dure,  à  npus  gens  de  1835.  Les  dames  de 
ce  pays,  élevées  daus  l'école  d'A versa  et  dans  celle  de  Milan, 
espèces  de  succursales  de  madame  Campan,  prétendent  à  la 
plus  haute  estime.  Cepenilanl  tous  {es  étrangers  établis  à  Rome 
depuis  uu  an  ont  nue  maison  daus  laquelle  ils  vout  deux  fois 


LETTRKS  A   SKS   AMIS.  189 

par  jour,  de  huil  heures  à  miuuil  e(  demi,  par  exemple.  Ces 
dames  se  persuadent  que  persomie  ne  le  sait.  Eu  1759,  comme 
vous  le  verrez  dans  de  Brosses*,  elles  en  faisaient  gloire. 

H  n'y  a  d'affreux  ici  que  les  mois  de  juillet  et  d'août.  Â  ou7.e 
heures  du  soir,  figurez-vous  un  salon  immense,  sans  lampes, 
toutes  les  fenêtres  ouvertes  et  chacun  occupant  la  moitié  d'un 
canapé.  Celte  vie  n'est  pas  sans  douceur,  mais  elle  tend  à  èter 
aux  gens  appuyés  sur  les  canapés  les  trois  quart»  du  peu  d'es- 
prit que  le  ciel  leur  donna.  Le  dolce  far  niente  saisit  ici  par 
tous  les  pores  ;  écrire  une  lettre  est  une  grande  affaire  ;  j'ai  pris 
la  plume  dans  un  transport  d'amour  pour  vous.  Tâchez,  aimable 
Jules,  d'avoir  un  pareil  transport  ;  écrivez-moi  à  Marseille,  chez 
H.  Bazin,  propriétaire  du  bateau  à  vapeur.  Mais  M.  Bazin,  en 
homme  prudent,  ne  reçoit  que  les  lettres  affranchies. 

Les  Français  qui  viennent  ici  crèvent  d'ennui  ;  ils  s'imaginent 
que  les  alouettes  leur  tomberont  toutes  rôties.  Il  faut,  au  con- 
traire, un  talent  du  diable,  absolument  celui  de  Julien^,  Pardon 
de  citer  cet  auteur.  Il  faut  toujours  avoir  l'air  de  mépriser  et  de 
quitter  les  descendants  de  César  et  de  Cicéron. 

Mille  amitiés. 

Baron  Patadlt. 

P.  S,  Mille  tendresses  à  monsieur  votre  frère.  Où  est-il  ?  — 
Dans  le  Midi,  je  suppose. —  Ma  folie  aime  sa  sagesse. 


CCI 

A    MADAME   J....,    A   SAINT- DKMS. 

Paris,  le  il  octobre  1853. 

Chère  et  aimable  Jules,  je  n  ai  pas  le  temps  de  lire  à  Paris, 

*  Lettres   écrites  d'Italie,   en  1739  et  174(),   par  le   président  de 
Brosses. 

•  Principal  personnage  du  roman  le  Rovge  et  le  Noir. 


190  (EUVRKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

eucore  moins  d'écrire.  J'emporterai  le  rouleau,  je  lirai,  j'écrirai, 
el  vouB  renverrai  le  tonl  en  janvier  on  février.  —  Je  n'ai  jamais 
perdu  de  papiers  \  la  crainte  de  perdre  m'est  cependant  venue 
en  voyant  ce  beau  rouleau.  Je  le  mettrai  dans  une  caisse  avec 
toutes  les  belles  choses  que  j'achète  &  Paris. 

Ne  vous  excuset  pa^  tant  d*écrfre  pour  acheter  des  billets  de 
spectacle.  Madame  la  princesse  de  G....,  fille  de  madame  du 

0 et  princesse,  a  publié  un  livre  moral  pour  ajouter  aux  dix 

mille  francs  avec  lesquels  elle  et  sou  mari  sout  obligés  de  vivre. 
Songes  au  douloureux  contraste  de  s'appeler  princesse,  de  ne 
voir  que  des  gens  à  trente  ou  soixante  mUie  francs  de  rente,  et 
d'habiter  une  horrible  petite  maison  à  la  campagne  !  Il  est  vrai 
que  la  coterie  noble  s'est  mise  à  louer  ce  livre  médiocre,  et 
qu'il  a  failli  avoir  le  prix  de  six  mille  francs  à  l'Institut, 

au  lieu  de  la  Morale  progressive  de  madame  N Si  cette 

Genevoise  avait  eu  un  peu  de  délicatesse,  elle  eût  mis  ces  six 
billets  de  mille  francs  dans  une  enveloppe,  et  les  eât  envoyés  à 
la  pauvre  princesse. 

En  vous  adressant  le  manuscrit,  eu  janvier  ou  février,  j^y 
joindrai  des  lettres  pour  deux  ou  trois  libraires  qui  m'ont  de- 
mandé un  manuscrit  II  faudra  que  M.  6...  invoque  le  génie 
d'un  procureur  normand,  pour  ne  pas  se  laisser  tromper  par  les 
promesses  de  MM.  les  libraires 

Compliments  el  respects  à  qui  de  droit. 

Flavien. 


CCJl 

A  MADAHB  J....  G A   SAINT-DENIS    (sEIKE). 

Paris,  le  18  novembre  1833. 
Chère  amie, 
Je  suis  de  retour  de  la  campagne  depuis  peu  de  jours.  J^ai 


LETTRES  À  SES  AMIS.  191 

trouvé  vos  aimables  lettres.  Je  voulais  vous  répondre  eo  quatre 
pages;  le  temps  manquant,  mieux  vaut  un  mot  d'amitié  que 
rien.  J'attends  une  audience  de  Sa  Majesté,  et  je  pars  le  lende- 
main. 

Je  vous  aime  avec  une  tendresse  qui  s'accroît  tous  les  jours. 
Si  je  restais,  je  finirais  par  vous  baiser  la  main  avec  passion,  et 
vous  prendriez  un  air  sévère.  Adieu. 

Alfred  de  Gh. 


CCIII 

A  MONSIEUR  J...  T.   .,  DIRECTEUR  DE  LA  RcVUe  VétrOUpeCtive ,  A    PARIS. 

* 

Civita-Vecchia,  le  26  mars  1834. 

Monsieur. 

Vos  Mémoires  de  Tallemant  intéressent  fort  en  moi  la  curio- 
sité historique.  Mais  faites,  je  vous  en  prie,  une  note  dans  le 
troisième  ou  quatrième  volume,  sur  la  valeur  de  cent  livres  en 
1500-1550,  en  1600-1650,  en  1700-1750,  en  1800-1854. 

Quand  je  vois  dans  des  Mémoires  de  1650  :  Le  Roi  acheta  ma- 
dame de  Mot'et  pour  trente  mille  écus,  je  me  dis  c'est  à  peu 
près  quatre-vingt-dix  mille  francs;  mais  là  s'arrête  mon  imagi- 
nation; ces  quatre-vingt-dix  mille  francs  de  1650,  combien 
feraient-ils  en  1854? 

Gela  est  peut-être  dans  l'histoire  de  la  Monnaie  ou  dans  le 
comte  Garnier  ;  mais  iin  pauvre  exilé  comme  voire  serviteur  n'a 
point  tant  de  livres  et  ne  sait  où  chercher  cette  évaluation  de 
cent  livres  en  1600,  en  1700,  etc. 

Anciennement,  non-seulement  la  livre  de  pain  et  de  viande 
valait  moins,  mais  l'homme  de  vingt-cinq  ans  n'avait  pas  besoin 
de  la  même  quantité  de  choses  nécessaires  seulement  à  la  vanité. 
Si    cette  dernière  considération  n'est  pas  mise  en   ligne  de 


102  ŒUVBF.S  POSTHUMKS  DE  STRNDIlAU. 

compte,  révalualîon  des  trente  mille  ëcas  payés  pour  madame 
(le  Moret  par  lleori  IV  n'est  plus  exacte. 

Je  vous  offre  mes  services,  monsieur,  pour  les  aflaircs  de 
commerce  que  vous  pouvez  avoir  à  Givita-Vecehia  ou  à  Anc6ae. 
Auriez-vous  besoin  d*alun,  par  hasard,  oudedouelles  pour  ton- 
neau s?  Mille  compliments. 

n.  Beyle. 


ce  I  V 


A    MADAME    . 


Civila-Y»»cchia,  le  4  mai  1854. 

J'ai  lu  le  Lieutenant,  chère  et  aimable  amie.  Il  faudra  le  re- 
copier en  entier  et  vous  figurer  que  vous  traduisez  un  livre  écrit 
en  allemand.  Le  langage,  suivant  moi,  est  horriblemenl  noble  et 
emphatique  ;  je  Tai  cruellement  barbouillé.  Il  faut  ne  pas  avoir 
de  paresse;  car,  enfin,  vous  n'écrivez  que  pour  écrire  :  c'est 
pour  vous  un  amusement.  Donc,  mettre  en  dialogue  toute  la  fin 
du  deuvième  cahier,  Versailles,  Hélène,  Sophie,  les  comédies 
de  société.  —  Tout  cela  est  lourd  en  récit.  Le  dénouaient  est 
|)lat.  Olivier  a  Tair  de  chasser  aux  millions  ;  chose  admirable 
dans  la  réalité,  parce  que  le  spectateur  se  dit  :  Je  dînerais  chez 
cet  homme-là. 

Infâme  dans  la  lecture.  —  J'ai  indiqué  un  autre  déooûment. 
—  Comme  vous  voyez,  j'ai  été  fidèle  à  nos  conventions;  nul 
ménagement  pour  Tamour-propre.  —  11  faut  moins  de  de  daifê 
les  noms,  et  ne  pas  désigner  vos  personnages  par  leurs  noms  de 
baptême.  Est-ce  qu'on  parlant  de  Crozet  vous  dites  Louis?  — 
Vous  dites  l>ozet,  ou  vous  devez  le  dire. 

Il  finit  effacer  dans  chaque  chapitre  au  moias  cinquante  super- 
latifs. Ne  jamais  dire  :  La  passion  brûlante  d'Olivier  «  pour 
Hélène.  » 


.     LETTRES  A  SES  AMIS.  195 

Le  pauvre  romancier  doit  lâcher  de  faire  croire  à  la  passion 
brûlante,  mais  ne  jamais  la  nommer  :  cela  est  contre  la  pudeur. 

Songez  que  parmi  les  gens  riches  il  n'y  a  plus  de  passion, 
excepté  pour  la  vanité  blessée. 

Si  vous  dites  ?  La  passion  qui  la  dévorait,  vous  tombez  dans 
le  roman  pour  femmes  de  chambre,  imprimé  in- 12  par  M.  Pigo- 
reau.  Mais  pour  les  femmes  de  chambre,  le  Lieutenant  n'a  pas 
assez  de  cadavres,  d'enlèvements,  et  autres  choses  naturelles 
dans  les  romans  du  père  Pigoreau. 

l.EUWEN 

or 

j/klève  chassé  de  l'école  polytechnique  ^ 


1^ 


J'adopterais  ce  titre.  Cela  explique  Tamitiéou  la  liaison  d*01i- 
,vier  pour  Edmond.  Le  caractère  d'Edmond,  ou  V académicien 
'M  futur,  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  neuf  dans  le  Lieutenant.  Le  fond 
tfi^  des  chapitres  est  vrai  ;  mais  les  superlatifs  de  feu  M.  Desma- 
^  zures  gâtent  tout.  Racontez-moi  cela  comme  si  vous  m'écriviez. 
lii^'  Lihcz  la  Marianne  de  Marivaux,  et  Qtivnze  cent  soixante- doux-e 
é-  de  M.  Mérimée,  comme  on  prend  une  médecine  noire  pour  vous 
^  guérir  du  Phcbus  de  province.  En  décrivant  un  homme,  une 
1^.'  femme,  un  site,  songez  toujours  à  quelqu'un,  à  quelque  chose 
l/i*  de  réel. 

.^      Je  suis  tout  plein  du  Lieutenant,  que  je  viens  de  fmir.  Mais 
,.)(^  comment  vous  renvoyer  ce  raanuscrii?  Il  faut  une  occasion.  Ofi 

la  prendre?  Je  vais  chercher. 

j^      Ecrivez-moi  une  lettre  remplie  de  noms  propres.  -  Le  retour 

(|i^d'uii   congé  est  un  moment  bien  triste;  je  pourrais  faire  Irois 

g„# pages,  pas  trop  mauvaises,  sur  ce  thème.  On  se  dit  :  Vais-je 

.j^f vivre,  vais-je  vieillir  loin  de  ma  patrie?  ou  de  la  patrie?  cela  est 

^jrplus  à  la  mode.  Je  pasfe  Coûtes  les  soirées  chez  une  marquise 

lie  dix-neuf  ans,  qui  croit  avoir  de  l'amitié  pour  voire  serviteur. 

liflj^  .  *  .  . 

n      *   L'un  des  titres  donn«''s  à  nne  composition  «le  Beyle,   qui  est  restée 

*•*  'inachevée.  (R.  C.) 

11 


194  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

Quant  à  moi)  elle  est  comme  uu  bon  canapé,  bien  commode. 
Hélas  1  rien  de  plus,  je  n*ai  pas  davantage;  et,  ce  qui  est  bien 
pis,  je  ne  désire  pas  davantage. 


ccv 

A    MONSIEUR   GEORGES  DE   hkHjmTE,    A    PARIS. 

Civlta-Vecchia,  le  26  mai  1834. 

Permetlez-moi,  monsieur,  de  vous  présenter  l'expression 
«Kune  douleur  générale  en  France,  mais  qui  doit  être  surtout 
éprouvée  par  les  personnes  qui  ont  eu  Fhonneur  d*élre  connues 
(le  voire  illustre  père  *. 

Le  caractère  le  plus  pur  de  la  Révolution  vient  de  disparaître. 
Comme  les  peuples  aiment  ce  qui  est  amusant,  autant  et  plus 
que  ce  qui  est  utile,  je  m'imagine  que  ce  grand  homme  sera 
placé  par  la  postérité  immédiatement  après  Napoléon  «t  avant 
Mirabeau,  qui  mourut  vendu  et  ne  fut  la  cause  immédiate  d'au- 
cun événement. 

Il  serait  utile  de  publier  une  notice,  sans  blâme  ni  louange, 
qui  présenterait  : 

1**  L'état  de  la  fortune  du  général  Lafayette  à  Tâge  de  seize 
ans; 

^°  L'état  de  ce  qu'il  laisse  à  soixante-dix<-sept  ans  ; 

5**  La  date  exacte  de  tous  les  événements  de  sa  vie  de  femille, 
comme  de  sa  vie  politique. 

Oserai  *je  vous  prier,  monsieur,  de  présenter  mes  hommages 
respectueux  à  madame  et  à  mesdemoiselles  de  Lafayette,  ei 
d'agréer  avec  bonté  mes  vœux  pour  votrt  bonheur? 

*  MoiM  à  Paris,  le  20  mai  18^4. 


LKTTRKS  K  SES  AMIS.  195 


CCVI 

il    MONSfKim  Rt....    C f    A   PARIS* 

Civilft-Vecchia,  le  10  septembre  1834. 

Jamais,  ou  du  moins  depuis  vingt  ans,  il  n'y  a  eu  de  chaleur 
égale  à  ce  que  nous  éprouvons  depuis  le  commencement  de 
juin.  Le  5  septembre,  vingt-huit  et  demi  ou  vingt- neuf  degrés. 

Je  commence  à  être  bien  las  du  métier,  et  j'envie  bien  pro- 
fondément rhomme  qui,  à  cinquante  ans,  a  cinq  mille  francs  de 
rente.  Que  sert  à  un  homme  qui  n'aime  pas  la  chasse  d'être 
dans  un  pays  fécond  en  lièvres  el  perdrix?  Que  sert  de  pouvoir 
jouer  le  deuxième  rôle  à  Abeille,  si  le  bavardage  important, 
Tair  important,  la  façon  grave  de  parler  des  occupations  du 
matin  et  de  la  correspondance  du  dernier  courrier,  sont  mon 
horreur?  Riîn  ne  me  semble  bête,  au  monde,  comme  la  gra- 
vité. 

Voici  une  commission  :  tâche  de  vendre  ma  place  à  quel- 
qu'un, pour  quatre  mille  francs  par  an. 

Fais  annoncer  la  Vie  de  Rossinù  (Ce  grand  homme,  Tunique 
après  loi  et  moi,  se  meurt,  dit-on,  à  Bologne.) 

Je  (e  dirai  qu'il  n'y  a  pas  de  triste  famille  anglaise,  visitant 
Rome,  qui  ne  lise  les  Promenades,  Chez  le  ministre-cardinal,  le 
jour  de  la  Saint-Pierre,  au  feu  dWtifice,  on  m'en  a  parlé  sans 
me  connaître.  Ces  bêtes  trouvent  que  cela  manque  de  gravité. 
Mais  que  je  serais  heureux,  à  un  quatrième  étage,  en  en  faisant 
un  pareil,  si  j'avais  du  pain  !  Quelle  perspective  de  ne  plus  voir 
les  gens  d'esprit  de  Paris,  que  deux  ou  trois  fois  avant  de 
mourir! 

Hier,  j'ai  été  à  un  dîner  charmant,  le  plus  beau  lieu  des  en- 
virons: des  arbres,  un  vent  frais  et  trente-trois  convives,  qui  se 
trouvaient  honorés  de  la  présence  d'un  consul.  Mais  pas  une 
idée  fine  ou  forte.  Mourrai-je  étouffé  par  les  bêles?  11  y  a  grande 


J9»»  ŒUVP.ES  POSTHCMKS   DE   STENDHAL. 

apparence.  Je  suis  aime»  coosidcré,  j'ai  eu  le  meilleur  morceau 
tVun  poisson  de  quatorze  livres,  le  meilleur  de  son  genre;  j'avais 
un  excellent  cheval,  qui  a  fait  cinq  milles  et  demi  en  trois 
quarts  d'heure;  mais  je  crève  d'ennui.  Le  soir,  en  reniranl,  j'ai 
lu  le  Dante  jusqu'à  une  heure  du  malin;  malheureusement  je  le 
sais  par  eoMir,  ou,  du  moins,  en  lisant  un  vers,  je  me  rappelle 
celui  qui  suit. 

Malgré  cette  énorme  chaleur,  pas  un  malade;  c'est  l'humidité 
qui  donne  les  fièvres. 


CCVIl 


A    MONSIEUR   D.    F A    PARIS. 


Givita-Vecchia,  \e  1"  novembre  i854. 

Gel  été,  en  m4)uranl  de  chaleur,  je  me  suis  dit  plus  de  cent 
fois  :  Que  je  suis  heureux  que  la  meilleure  des  Ûeurs  n'ait  pas 
suivi  mon  avis  !  Gomment  vous  y  êtes -vous  pris  pour  ne  pas 
suer  à  mourir? 

J'oublie  tout  ce  qui  n'est  pas  raisonnable,  même  l'orthographe. 
A  chaque  voyage,  je  suis  obligé  de  réapprendre  les  belles  ma- 
nières de  Paris.  Par  exemple,  voici  un  problème  que  je  ne  ré- 
sous pas  :  puis*je  envoyer  à  madame  lacomlesse  de  K trois 

ou  quatre  vases  noirs  (qui  valent  vingt-sept  francs),  et  que  j'ai 
trouvés  dans  ma  fouille  ?  Dans  le  cas  de  oui,  voici  une  lettre  eu 
style  de  voyageur  ;  car  je  n'ose  plaisanter  avec  une  femme  gla- 
cée, sans  doute,  par  les  manières  du  faubourg  Saint- Germain. 
A  c;Hise  de  ces  manières,  ma  lettre  m'a  pesé  à  écrire,  et  proba- 
blement elle  pèsera  le  doublé  h  qui  la  lira.  Ces  prétendues  belles 
manières  diminuent  donc  le  peu  de  plaisir  qui  reste  encore,  en 
1854,  sur  celle  planète  refroidissante:  elles  sont  donc  éminem- 
ment immorales. 

La  vertu,  cVsl  augmenler  le  bonheur;  le  vice  augmente  le 


LETTRES  A   SES  AMIS.  197 

malheur.  Tout  le  reste  n'eslqu  hypocrisie  ou  âaerie  bourgeoise. 
Il  faut  toujours  saisir  l'occasion  d'instruire  la  jeunesse. 

Par  mon  testament,  je  donne  mon  buste  de  Tibère  (  dont  la 
gloire  croît  tous  les  jours)  à  M.  le  comte  Mole.  Mes  yeux  sont 
accoutumés  à  ce  buste;  il  ne  me  cause  plus  qu'un  petit  plaisir 
de  vanité,  quand  un  étranger  vient  le  voir  et  me  fait  offrir  de 
Tacheter.  Vho  compralo,  moi-mémè,  quatre  écus  du  paysan. 
Par  cette  raison,  y  aurait-il  moyeu  honnête  de  le  faire  accepter 
ù  M.  Mole,  moi  vivant  ?  Je  Taimerais  bien  mieux  chez  cet  lK>mme 
aimable,  que  je  n*ai  vu  que  pour  le  remercier ,  que  chez  moi.  Sa 

conduite  fait  un  si  singulier  contraste  avec  celle  de que  ma 

reconnaissance  augmente  chaque  jour.  D'ailleurs,  qui  sait  où  je 
mourrai,  et  si  mon  domestique  ne  volera  pas  le  buste  en  jetant 
le  testament  au  feu? 

Je  vous  répète^  et  votre  sagacité  Taura  vu  vingt  fois,  avec  un 
Italien  j'agis  naturellement  ;  avec  un  Français,  la  délicatesse  pa- 
risienne me  boucle  entièrement  ;  je  devrais  la  savoir  à  mon  âge, 
H  je  r ignore  absolument.  Quand  je  l'apprends,  elle  me  semble 
souvent  le  comble  du  ridicule;  mais  enfin,  c'est  comme  la  lan- 
gue d'impays,  il  faut  la  parler,  ou  renoncer  à  être  compris. 

Je  crève  d'ennui  ;  je  ne  puis  faire  la  conversation  avec  per- 
sonne ;  je  voudrais  une  place  de  quatre  mille  francs  à  Paris  Ma 
vraie  place  était  d'être  aux  gages  de  Marc-Michel  Rey,  libraire 
hollandais,  qui  me  donnerait  quatre  mille  francs  par  an  pour  un 
ou  deux  volumes  in-octavo.  C'est  là  le  seul  travail  qui  ne  me 
semble  pas  ridicule.  Quoi!  vieillir  à  Givita-Vecchia  !  ou  même  à 
Rome  !  fai  tant  vu  le  soleil  ! 

Je  sais  bien  qu'il  y  a  du  ridicule  à  se  plaindre  toujours  ;  mais 
peat-on  se  plaindre  trop  haut  de  n'être  pas  né  avec  quatre  mille 
francs  de  rente  ?  Avec  vous  je  pense  tout  haut.  (Mon  père  avait 
douze  on  quinze  mille  francs  de  rente,  et  s'est  ruiné  en  1818). 
Quelle  perspective  de  vivre  et  de  m*éteindre  ici,  ne  pouvant 
parler  que  d'argent  et  de  chasse!  Aujourd'hui,  1"  novembre,  il 
fait  un  soleil  magnifique,  et  beaucoup  trop  chaud  pour  se  pro< 
mener  sous  ses  rayons.  Je  viens  de  rencontrer  le  plus  aimable 
des  hommes  de  Civita-Vecchia  ;  il  m'a  appris  ce  que  dessus,  sur 
le  soleil,  et  puis  nous  n'avons  su  que  nous  dire.  —  J*ai  été  ré- 


1W8  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

vcHlé,  à  Irois  heures  et  demie  du  matin  par  un  courrier  que 
j'ai  expédié  à  midi  pour  Livourne,  par  le  bateau  à  vapeur.  J'ai 
couru  à  la  messe,  j*ai  déjeuné  avec  du  thé,  et  me  voilà  tout  pan- 
tois. —  Ma  fenêtre  est  soixante  pieds  au-dessus  de  la  mer,  et  je 
jette  dans  cette  mer  les  fragments  de  papier  qui  restent  sur  la 
table,  après  avoir  fait  une  çnveloppe.— Que  de  caractères  froids, 
que  de  géomètres  seraient  heureux,  ou,  du  môibs,  tranquilles  et 
satisfaits  à  ma  place!  Mais  mon  âme,  à  moi,  est  un  feu  qui  souf- 
fre s*il  ne  flambe  pas.  Il  me  faut  trois  ou  quatre  pieds  cubes 
d'idées  nouvelles  par  jour,  comme  il  faut  du  charbon  à  uh  ba- 
teau à  vapeur. 

Il  y  a  cent  fois  plus  de  passion  ici  qu'eu  France;  les  intrigues 
profondes  et  abominables,  pour  gagner  deux  cents  francs,  sont 
fréquentes.  Les  femmes  de  Rome  agissent  sans  cesse  en  présence 
de  la  mort.  Cet  été,  dans  la  rue  in  Lticina^  une  jeune  femme,  qui 
avait  la  jambe  fort  bien  faite,  ma  foi,  est  tombée  morte  â  mes 
pieds  d'un  coup  de  couteau  dans  le  cou.  Elle  voulait  quitter  sou 
amant. 

Une  jeune  fille  disait  à  un  de  mes  amis  :  <cSi  Tentrepreneur  de 
bateaux  avec  lequel  je  suis  sait  que  je  suis  venue  chez  toi,  la 
première  fois  qu'il  va  à  Fitimicino,  il  me  donne  un  coup  de  cou- 
teau et  me  pousse  dans  le  Tibre.  »  Rien  de  plus  exact,  et  ce- 
pendant elle  vient  chez  mou  ami.  Ce  maître  de  bateau  a  déjà  eu 
deux  ou  trois  fois  le  malheur  que  ses  maîtresses  sont  tombées 
dç  son  bateau  dans  le  fleuve. 

Mais  tout  cela  ne  vaut  pas  les  idées  nouvelles  que  je  trouverais 

chez  madame  de  Ka ,  si  j'y  allais  vingt  fois  de  suite;  le 

mardi  chez  madame  Ancelot,  le  mercredi  chez  Gérard,  le  samedi 
chez  M.  Cuvier,  trois  soupers  par  semaine  au  café  Anglais,  et  je 
suis  au  courant  de  ce  qui  se  dit  à  Paris.  J'ai  aussi  les  salons  de 
M.  Joseph  Rernard,  Tami  de  Déranger,  ceux  de  madame  Cu- 
rlal,  etc.;  avec  cela,  pour  parler  comme  M.  Hugo,  j'ai  une  fenê- 
tre ouverte  sur  la  vie,  et  toute  la  matinée  je  travaille  ayec  plai- 
sir à  mou  in-octavo,  qui  peut-être  ne  vaut  rien.  M.  Guizot  devrait 
me  nommer  professeur  de  Thistoire  des  beaux-arts  (peinture, 
sculpture,  architecture  et  musique)  avec  cinq  mille  francs.  Rien 
ne  relèverait  mieux  le  goût  français,  qui  tend  sans  cesse  au 


LETTRES  A  SES  AMIS.  199 

tableau  de  genre  et  au  vaudeville  { cela  lieut  à  la  vanité  et  à 
V Amour  ûu piquant).  Chaque  année  je  donnerais  des  idées  saines 
à  deux  cents  jeunes  gens,  dont  plusieurs  destinés  à  avoiir  des 
salons  dans  Paris  vers  1850.  Je  serais  piquant  et  instructif,  je 
tâcherais  de  ne  pas  paraître  fou  aux  gens  sages.  N'est-ce 
pas  là  rimpression  que  mes  livres  ont  faite  sur  M.  le  comte 
d'H....? 

M.  Ampère  fils,  professeur  au  collège  de  France,  avec  cinq 
mille  francS;  et  qui  est  à  Rome,  m*a  promis  sa  voix  pour  la  chaire 
d'histoire  des  beaux-aris.  Actuellement  tfouvez^moi  un  ministre 
ami. 

J'espère  quelquefois  qu'en  approchant  de  votre  âge  je  devieu«> 
drai  sage  comme  vous.  J'ai  dans  moi  une  âme  qui  est  folle.  Je 
serais  heureux,  logé  avec  vous  au  quatrième  étage  du  cer(;le  vo- 
tre vaisin,  et  servi  par  un  des  domestiques  ctudtl  cerclé. 

Le  roi  dé  Bavière,  qui  est  venu  visiter  nos  tombeaux  de  Tar- 
quinles,  n'a  pas  donné  une  baioque  d'étrenne.  Moi,  je  donne  cinq 
pautes  (cinquante-cinq  sous)  à  l'homme  qui  fait  un  quari  de 
lieue  et  ouvre  les  portes  de  ces  tombeaux.  Le  même  roi  de  Bn* 
vière  a  demandé  des  œufs  sur  le  plat,  à  la  porte  de  Monterone . 
il  eu  a  mangé  six  ;  on  lui  a  demandé  quarante-cinq  sous  ;  un 
aide  de  camp,  furieux,  a  jeté  trente-cinq  sous  sur  la  iaWe,  ju- 
rant que,  per  Dio,  il  ne  donnefait  pas  davantage. 

Voire  roi  de  Naple»,  qui  n'a  que  vingt-trois  ans,  était  à  Rome 
cet  hiver,  et  donnait  deux  paules  d'étrenne  au  custode  du  musée 
Borghèse,  qui  a  dix^huit  salles  et  quatre  cents  tableaux.  Mol,  je 
donne  trois  paulés. 

Sa  Majesté  Don  Miguel  donne  seize  écus  (quatre-Yingt<leux 
francs)  à  chaque  fille  des  rues,  et  il  en  use  beaucoup  et  de  toutes 
façons. 


«00  ŒUVHES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 


CCVIII 


.1  M0\8IKUR  R.    .  €...,  A  PARIS. 


r.ivita-Vecchw,  le  i  noTemhi*e  1834. 

Tu  as  beau  dire,  inou  cher  ami,  je  puis  affirmer  que  je  o'ai 
aucim  scrupule  d'écrire  uu  mauvais  livre,  bien  couvaincu  que, 
cioq  ou  six  aus  après  Timpressiou,  s*il  est  mauvais,  l*épicier  en 
aura  consommé  les  feuilles  à  envelopper  le  raisin  de  Coriatbe 
vendu  aux  enfants.  Une  autre  raison  m*empéche  depuis  dix  ans 
d'écrire  beaucoup  tte  choses,  la  crainte  que  quelque  cuistre  in- 
discret ne  se  moque  de  moi  en  les  lisant.  Mais,  grâce  à  Dieu. 
on  m'avertit  de  tons  c6té8  que  mou  écriture  devient  si  mauvaise, 
qu'il  est  impossible  de  la  lire.  Elle  est  arrivée  à  Tétat  de  chiffre, 
me  dit^n,  et,  dernièrement,  eu  écrivant  à  M.  Qérard,  mou  ban- 
quier, ma  lettre  était  accompagnée  d'une  copie  de  la  luain  d'nn 
de  mes  employés. 

Je  suis  devenu  si  sujet  à  distraction,  que  souvent  j'oublie  ia 
fin  de  ma  phrase  avant  d*y  être  arrivé.  D'autres  fois  j'écris  de 
nuit,  sans  lumière,  comme  dans  ce  moment.  Enfin,  j'ai  écrit  hor- 
riblement vite  douze  ou  quinze  volumes  in-S*",  que  M.  de  Sten- 
dhal a  imprimés.  Tout  cela  fait  qu'à  cinquante  et  un  ans  j'ai  une 
écriture  illisible.  La  vergogne  de  voir  un  indiscret  lire  dans  mon 
Âme  eu  lisant  mes  papiers  m'empêche,  depuis  l'âge  de  raison. 
ou  plutôt  pour  moi  de  passion,  d'écrire  ce  que  je  sens,  ou  plu* 
tel  les  aspects  sous  lesquels  je  vois  les  choses,  aspects  qui  sem- 
bleront peut-être  amusants  au  lecteur,  si,  par  hasard,  il  ;)  nne 
âme  mélancolique  et  folle  comme  la  mienne. 

L'expérience,  mais  seulement  depuis  un  an  ou  deux,  m'ap- 
prend que  je  ne  cours  pas  le  danger  d'être  compris,  par  une 
troisième  raison  que  je  dirais  en  grec,  si  je  savais  l'écrire  : 

Comme  les  Réoliens,  je  tends  mes  filets  trop  havt. 


MCTTIIES  X  SKS  AMIS.  201 


GCIX 


    MAD.4ME 


Civita-Veccllia,  le  8  novembre  1834. 

Seriez-vous  assez  boune»  aimable  amie,  pour  faire  relirer  le 
Lieutenant  ?  M.  Colomb  m'écrit  qu'il  n'y  comprend  rien  M  que 
personne  ne  le  réclame.  Je  suis  bien  sûr  de  vous  avoir  écrit  ; 
ma  lettre  aura  fini  dans  la  pipe  d'un  caporal  autrichien. 

Que  si  vous  avez  vu  le  Lieutenant,  vous  aurez  dit  :  N'est-ce 
que  ça?  Il  valait  bien  la  peine  d'attendre  un  an  !  C'est  que  réel- 
lement il  n'y  a  qu'à  mettre  :  Amenez-moi  mon  cheval,  au  lieu 
de  :  Approchez  avec  mon  coursier.  En  vous  préparant  tous  les 
matins  parla  lecture  de  vingt  pages  de  Marianne  de  Marivaux, 
vous  comprendrez  les  avantages  qu'il  y  a  à  décrire  juste  les 
mouvements  du  cœur  humain.  Ne  faites  point  vos  personnages 
trop  riches,  et  faites  faire  quelque  petite  gaucherie  à  votre  hé- 
ros, parce  qu'enfin  nous  autres  héros,  nous  faisons  des  gauche- 
ries. Nous  courons;  un  plat  homme  marche  à  peine,  et  encore 
avec  une  canne  :  c'est  pour  cela  qu'il  ne  tombe  pas. 

Ecrivez-moi  une  lettre  de  huit  pages;  envoyez-la  à  M.  Colomb, 
qui  l'expédiera  à  M.  Bazin,  directeur  du  bateau  à  vapeur  à  Mar- 
seille. De  cette  manière  on  évite  la  route  d'Huningue,  ou  de 
Chambéry  à  Rome. 

Beaucoup  de  noms  propres,  de  grâce,  et  les  petites  aventures 
de  la  société  dans  les  châteaux.  C'est  là,  ce  me  semble,  que  l'on 
fabrique  le  plus  de  maris  trompés. 

Pourquoi  n'y  a-t-il  pas  un  journal  de  Paris  racontant  qu'un 
chat  est  tombé  d'une  gouttière  dans  la  rue  Dumartroy?  Ces 
grands  benêts  de  journaux  politiques  ne  descendent  à  l'anecdote 
que  quand  il  y  a  du  sang;  c'est  ainsi  que  j'ai  lu  l'aventure;  je 
connais  le  mari  et  la  femme.  Quel  était  le  héros  auteur  indirect 
de  tout  ce  désordre  ? 


Ï02  (EUVRES  POSTHOMES  DE  STENDHAL. 

Quaud  aurez-vous  uu  petit  salon  bieo  cbaud  au  quatrième 
étage,  rue  de  Hanovre,  et  moi  dans  ce  salon  de  sept  à  huii  fc 
soir,  bavardant  avec  quelques  amis  intimes,  qui  sachent  ne  rien 
prendre  au  sérieux,  bors  Tamitié  et  Tamour?  Tout  le  reste  n'est 
qu'une  mauvaise  plaisanterie.  En  attendant  le  matériel  du  salon, 
préparez  le  personnel.  Gomment  va  le  personne)  de  madame  la 
députée  de  Saint-Denis? 


€CX 


A   MONSIEUR   S...    B.. 


GivitaTYccchia,  le  21  décembre  1834.  [Soleil 
superbe,  je  travaille  la  fenêtre  ouverte.) 

Vt)us  aurez  su  bien  avant  moi,  mon  cber  monsieur,  qae  notre 
ami  J.-J.  Ampère  s'est  tiré  leste  et  pimpant  d'un  joli  péril  bien 
propre  et  bien  vif.  Le  12  décembre»  par  la  plus  belle  lune,  le 
Henri  IV  a  eu  la  folie  de  raser  le  mont  Argentaco  à  la  distance 
de  quarante  mètres.  Il  est  vrai  que  le  canal  entre  ce  mont  et 
nie  de  Giglio  n'a  que  huit  milles  de  largueur.  1^  malheureux 
bateau  a  touché  sur  une  seeea  où  il  n'y  a  que  trois  pieds  d'eau. 
Il  en  est  résulté  un  trou  énorme  par  lequel  l'eau  est  entrée  et  a 
éteint  les  chaudières.  Heureusement  le  bateau  a  pu  se  soutenir 
jusqu'au  rivage,  sans  quoi  il  fallait  se  battre  et  s'emparer  des 
doux  ou  trois  petites  chaloupes,  (jue  je  hais  le  caractère  gascon 
et  hâbleur!  c'est  celui  du  capitaine  du  Henri  IV,  qui,  depuis  la 
perte  de  son  navire,  est  triomphant  et  plus  hâbleur  que  jamais. 
La  folie  de  cet  homme  m*a  forcé  à  écrire  des  paperasses  inflnies. 
Il  faut  constater,  constater.  Peut-être  l'assurance  de  Marseille 
ne  voudra  pas  payer  les  quatre-vingt  +  quarante  on  cent  vingt 
mille  francs,  valeur  du  bateau.  On  renonce  à  le  repécher.  Je  ne 
conçois  pas  qu'on  laisse  à  quarante  pieds  dans  Teau  une  ma- 
rhine  qui  a  cortlé  quatre-vingt  mille  francs. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  203 

Ampère  m'a  écrit  le  14,  de  Porto-Triola,  à  six  mille  de  Técueil 
fatal.  Il  m'engage  à  vous  écrire,  monsieur.  Sa  lettre  m'nrrive 
le  21  ;  un  voyageur  Ta  oubliée  quatre  jours. 

Je  saisis  Toccasion  d'écrire  à  un  homme  que  je  voudrais  voir, 
c'est  ce  qui  ue  m'arrive  presque  jamais.  Je  ne  parle  jamais  de 
notre  chère  littérature  sans  être  un  Ovide  :  Barbants  hic  ego 
mm  quia  noninteUigor  ilHs.  Je  reçois  la  Revue  de$  DeuX'Monûes, 
et  la  lieirospeciivet  et  YEdimburgh-Review.  Ah  !  monsieur,  quels 
styles!  et  par  compensation  qu'elle  absence  d'idées!  M.  Loève- 
Weymarme  console,  et  cette  fois-ci  M.  Magnin,  quoi  qu*ildise  :  Le 
siècle  progresse  !  Quel  joli  mot  qui  rime  avec  graisse  !  Mais  enfin 
il  y  a  des  idées.  Si  vous  voyez  M.  Magnin  et  que  vous  n'ayez 
rien  de  mieux  à  dire,  rappelez-moi  à  son  souvenir.  Mais  deman'- 
dez-loi  pourquoi  il  invente  progresse  et  fait  usage  de  hiératique 
et  antres  mots  grecs  que  Dieu  confonde  !  11  faut  laisser  ces 
pauvres  ressources  à  ces  hommes  de  génie  qui  n*ont  pas  une 
idée. 

Home  et  moi,  nous  ne  connaissons  la  littérature  française  que 
par  l'édition  de  Bruxelles.  Je  vis  comme  si  j'étais  à  Bornéo.  Je 
n'ai  pas  vu  encore  Volupté,  que  j'ai  pourtant  demandé  deux  fois 
à  Livourne.  Mais  un  abîme  nous  sépare,  car  je  crois  qu'il  y  a  un 
God  :  il  est  méchant  et  malfaisant.  Je  serai  bien  élouné  après  ma 
mort  si  je  le  trouve,  et,  s'il  m'accorde  la  parole,  je  lui  en  dirai  de 
belles.  S'il  existait,  et  justSt  je  ne  me  conduirais  pas  autrement. 
Je  gagnerai  donc  à  son  existence,  car  il  me  payera  pour  avoir 
agi  de  la  façon  qui  m'a  procuré  le  plus  de  plaisir.  Mais  ne  par- 
lotis  plus»  monsieur,  de  ce  qui  me  sépare  de  vous.  Si  jamais 
vous  voulez' venir  coucher  deux  mois  ou  deux  ans  dans  mon 
appartement  à  Givita^Vecchia,  vous  régnerez  sur  mes  bouquins 
et  sur  la  plus  bdle  mer  du  monde,  Tyrrhenum.  Je  fais  des  fouil' 
les  et  j'ai  des  vases  noirs  qui  ont  2,700  ans,  à  ce  qu'ils  disent.  Je 
doute  là  comme  aiUeurs.  Ampère  vous  dira  que  j'ai  mis  mes  éco- 
nomies à  acheter  le  droit  de  faire  des  copies  dans  les  archives 
gardées  ici  avec  une  jalousie...  parla  raison  toute  simple  que 
les  possesseurs  ne  savent  pas  lire.  J'ai  donc  huit  volumes  in-folio, 
mais  la  page  écrite  d'un  seul  côté,  d'anecdotes  parfaitement 
vraies,  écrites  par  les  contemporains  en  demi-jargon.  Quand  je* 


201  (KllVIlKS  POSTUliMES   1)Ë  STKNDUAL. 

senû  de  nouveau  pauvre  diable,  vivant  an  quatrième  étage,  je 
traduirai  cela  fidèlement,  La  fidélité,  suivant  moi,  en  fait  tout  le 
mérite.  Toute  cette  narration  est  pour  amener  cette  question  : 
«lomment  intituler  ce  recueil?  Historiettes  romaines  fidèlement 
traduites  des  récits  écrits  par  les  contemporains  (  1400  à  1650). 
Mais  peut<on  dire  historiette  d'un  récit  tragique? 

Je  ne  vous  oblige  point,  monsieur,  à  une  réponse.  Vous  direz 
votre  avis  à  notre  naufragé.  J'ai  écris  un  roman  intitulé  VOrange 
de  Malte,  Le  héros ,  fils  d*un  banquier  riche,  puis  ruiné,  est 
sous>li«iu tenant  à  Nancy,  puis  secrétaire  intime  d'un  ministre  à 
Paris.  Cela  est  écrit  comme  le  Code  civil.  J*ai  horreur  de  la 
phrase  à  la  Chateaubriand.  Si  nous  vieillissons,  vous  et  moi, 
monsieur,  nous  verons  les  ouvrages  à  la  S...  offerts  à  dix  sous 
le  volume  comme  les  romans  fashionables  de  Gplman  à  Londre<i, 
et  personne  n'en  voudra.  Alors  on  les  emportera  au  Canada,  et, 
le  provincial  aimant  Temphase,  on  trouvera  trente  ou  Ireote- 
six  francs  des  cent  volumes. 

L'Italie  uest  plus  comme  je  Tai  admirée  eu  1815.  Elle  est 
amoureuse  d*une  chose  qu'elle  n'a  pas.  Les  beaux,  arts  pour 
lesquels  seuls  elle  est  faite  ne  sont  plus  qu'un  pis  aller.  Elle  est 
profondément  humiliée  dans  son  amour-propre  excessif  de  ne 
pas  avoir  une  robe  lilas  comme  ses  sœurs  aînées,  la  France, 
l'Espagne,  le  Portugal.  Mais  si  elle  l'avait,  elle  ne  pourrait  la  por- 
ter. Avant  tout  il  faudrait  vingt  ans  de  la  verge  de  fer  d'un  Fré- 
déric 11,  faisant  pendre  les  assassins  et  emprisonner  les  voleurs. 
Un  jeune  voleur  protégé  par  moi  avait  été  condamné  à  trois  ans 
de  galères  ici.  11  a  dit  :  Apoplexie  à  laMadone  :  Accidente  allaMa" 
donna,  et  il  a  été  condamné  à  vingt  années  de  galères.  Dans  Rome 
seulement,  il  y  a  deux  cents  assassins,  on  trouve  deux,  cents  ca- 
davres dans  les  rues  (?)  ;  on  guillotine,  on  fusille  par  derrière  ud 
homme  le  premier  jour  de  carnaval  et  deux  ou  trois  le  reste  de 
Tannée.  Nos  messieurs  Lucas  pourraient  voir  le  bel  effet  de  la 
supression  de  la  peine  de  mort.  Je  me  suis  fait  raconter  par  des 
assassins  le  monologue  qui  a  précédé  le  crime.  La  galère  ou  l'on 
vit  fort  gaiement  n  est  rien;  la  peine  de  mort  les  effraye  excessi- 
vement, car  ils  croient  fermement  en  la  Madone,  et  en  Dieu  par 
amour  pour  la  Madone,  comme  ^on  beau^frère.  Engagez  le  nau- 


LETTHES  A  SES  AMIS.  '205 

fragé  à  vous  couler  l'histoire  sous  le  secret  de  ce  coudauuié 
pour  lequel  j*ai  obleuu  les  lieux  d*aisâuce.  Salut  et  estime. 

Adolphe  de  Seyssel. 

P.  S,  Coniplimeuts  à  MM.  Victor  Hugo,  Magniu,  Loève- 
Weymar,  Tascbereau.  Dites  bieu  que  les  étrangers  conipreu- 
uent  le  style  de  Voltaire  et  de  RoUin,  et  rien  du  tout  à  M.  de  S... 
Ceci  est  à  la  lettre.  La  longueur  de  mou  bavardage  vous 
prouve,  monsieur,  tout  le  plaisir  que  j'aurais  à  vous  cousulter. 
Quel  admirable  style  que  celui  de  Tallemanl  des  Réaux  !  Sup- 
posez cela  traduit  par  MM.  de  la  Revue  des  Deux-Mondes, 


CCXI 


A   MUKSlEUr.   LE   DOCTEUR  P...,    A   GEMÈTE. 


Rome,  le  8  mars  1835. 


Monsieur, 


Je  suis  rempli  de  reconnaissance  pour  les  bous  avis  que  vous 
me  donnâtes  en  décembre  4853.  (J'ai  la  goutte  et  la  gravelle,  je 
suis  fort  gros,  excessivement  nerveux,  et  cinquante  ans.  )  Vous 
me  prescrivîtes  le  vin  de  Colchique  et  la  privation  absolue 
diacides. 

Eu  rentrant  ici,  on  me  proposa  un  mariage,  je  renvoyai  le 
graiid  traitement,  je  me  conlenfai  de  me  priver  entièrement 
d'acides.  Je  prends  trois  fois  la  semaine,  pendant  six  mois  de 
Tannée,  du  bicarbonate  de  soude  ou  de  polasse.  Je  rends  des 
graviers  parfaitement  arrondis,  comme  par  le  frottement ^  c'est, 
je  pense,  Teffet  du  bicarbonate.  Au  lieu  de  peser  cinq  grains, 
ces  graviers  ne  sont  pas  d'un  quart  de  grain  et  ne  produisent 
aucune  douleur.  Je  rends  dieux  ou  trois  grains  (  poids  )  de  gra- 
viers cliaque  semaine,  en  deux  tents  morceaux  r^i^ds.  Je  me 


20b  ŒUVBKS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

prive  cutièremenl  de  café  ;  depuis  dix-huit  mois  les  douleurs 
d'entrailles  ont  presque  eolièrenient  cessé.  Elles  n'ont  pas  été 
au  point  de  me  faire  jurer  depuis  la  suppression  du  café.  Quand 
je  reprends  du  café,  la  douleur  revient  dans  les  entrailles  et 
surtout  à  trois  pouces  à  gauche  du  nombril.  Je  déjeune  avec  du 
thé  et  du  beurre.  Je  bois  peu  de  vin  ;  quand  je  bois  du  vin  de 
Champagne,  le  lendemain  je  me  sens  beaucoup  plus  gai  et  moins 
nerveux.  Depuis  décembre  1853  je  n  ai  pas  pris  six  grains  de 
vinaigre  ou  d'acide  de  citron.  Jame  porte  fort  bien,  ce  dont  je 
vous  remercie.  N'y  a-t-il  riep  à  faire?  S'il  n'y  a  rien  à  faire,  je 
vous  prie  siiicèremeuti  monsieur,  de  ne  pas  vous  donner  la 
peine  de  me  répondre  ;  j'aime  mieux  que  vous  soulagiez  un  ma- 
lade de  plus.  Je  dine  tous  les  jours  avec  cet  homme  judicieux  et 
bon,  M.  Abraham  (lonslautin,  et  nous  parlons  souvent  de  votre 
humanité  et  du  soin  avec  lequel  vous  écoutez  les  malades. 

Je  suis,  monsieur,  avec  la  plus  sincère  reconnaissance,  votre 
Irès-dévoué  serviteur. 

H.  Beyle. 


GGXll 


A  MONSIEUR  R....  C...,  À  PARIS. 


Rome,  le  18  m^rs  1835. 

Plmin  de  pédant. 

J'ai  découvert  desrécitsd*anecdotes  napolitaines  et  romaines. 
(}«}elques-unes  de  ces  histoires,  écrites  par  des  contemporainst 
ont  cent  pages.  Une  seule  de  ces  historiettes  est  connue  à  Paris: 
c'est  la  mort  de  Béatrix  Cencl.  Beaucoup  de  ces  récits  n'ont  que 
cinq  ou  six  pages.  En  un  mot^  ce  sont  des  historiettes  comme 
celles  de  Tallemant  des  Beaux.  Excepté  pour  les  anecdotes  na- 
politaines, le  héros  finit  ordinairement  par  être  décapité,  comme 


LETTRES  A  SES  AMIS.  ti07 

la  pauvre  Cen^i,  qui,  é&  plus,  avait  couché  pcudapl  six  mois 
avec  sou  p....  Chaque  volume  in-folio  m*a  coûlë  de  quatre- 
vingt-dix  à  cent  viqgt  francs,  el  j'en  ai  douze.  J'ai  découvert 
beaucoup  de  ces  choses  moi-même,  par  un  travail  physique, 
dans  les  archives  où  les  volumes  déposés  sur  les  tables  étaient 
recouverts  d'une  poussière  devenue  solide  par  le  tassement  et 
épaisse  comme  trois  écus.  L'archiviste,  auquel  je  faisais  des 
présents,  devait  me  montrer  tout  cela  ;  mais,  en  général,  il 
s'en  allait  après  m'avoir  enfermé  à  clef  et  revenait  à  VÀvc 
Maria. 

A  chaque  fois  ma  chemise  devenait  gris  foncé,  et  presque  tou- 
jours j'avais  mal  aux  yeux.  J'ai  découvert  des  Confessions  comme 
celles  de  Rousseau,  écrites  par  un  jeune  abbé,  bâtard  de  grande 
maison,  du  temps  de  l'entrée  de  la  reine  Christine  de  Suède, 
1655. 11  avoue  à  Venise  des  lâchetés  insignes;  il  n'a  que  la  vanité  de 
la  haute  naissance;  mais  il  a  tout  le  faux  esprit  de  1655.  Don  Hug- 
giero  est  aujourd'hui  ce  que  M,  de  Chateaubriand  sera  en  1940, 
impatientant.  Dans  le  récit  d'un  meurtre  il  ne  dit  pas  :  Le  soleil 
se  levait,  mais  :  «  Déjà  Vaurore  aux  doigts  de  rose,  »  etc.  Cela 
traduit  serait-il  intéressant  î-^La  naïveté  est  extrême,  c'est  Tes- 
seniiel.  Il  y  a  cent  pages  de  don  Ruggiero,  de  dix^huil  mois  à  dix- 
huit  ans,  que  Ton  peut  réduire  à  dix;  cela  peint  admirablement 
la  politesse  espagnole  qui  régnait  ici  vers  1630.  Le  père  du  bâ- 
tard est  tué  eu  duel  ;  ses  trois  frères,  inGniment  nobles,  délibè- 
rent sur  la  somme  qu^il  faut  allouera  sa  mère, bonne  bourgeoise 
entretenue  par  don  Gregorio  qui  vient  d'être  tué.  Cette  délibéra- 
tion est  pompeuse  ;  on  finit  par  lui  faire  ime  pension  à  condition 
qu'elle  habitera  Naples,  où  quelques  années  après  don  Ruggiero 
va  la  voir.  11  décrit  le  nombre  et  la  façon  des  plats  qu'elle  lui 
donna  à  dtner.  <—  La  seule  copie  des  Confessions  trop  spirituelles 
de  don  Ruggiero  m'a  coûté  cent  cinquante  francs.  J'ai  donc 
trois  ou  quatre  volume  in-S**  d'anecdotes  séparées  ;  ce  sont  des. 
récits  de  cent  pages  chacun,  traduits  d'après  mes  douze  volu- 
mes reliés  à  dos  rouge  ;  plus,  ce  que  je  pourrai  tirer  des  Con- 
fessions  de  don  Ruggiero.  Elles  n'ont  ni  commencement  ni  fin, 
et  forment  cependant  trois  volumes  et  demi  in-folio  mince. 

Tout  cela  est  Irès-orthodoxe.  C'est  pour  la  liberléde  penser, 


i>OH  (KUVUKS  rOSTHLMKS   DE  STKNDUAL. 

C'Oiiiiiie  le  Rouge  et  le  ^oir  ;  cela  ne  cherche  poiul  àcboquiT, 
mais  est  sévère  pour  la  canaille. —  Les  Bois  de  Prémoly  c*esl 
le  litre,  consistent  déjà  dans  quatre  volumes  in-folio,  propre- 
ment reliés  comme  les  Anecdotes.  Je  donnerai  d'abord  à  M 

|es  AnecfioteSy  dont  plusieurs  sont  délicieuses.  Je  commencerai 
par  une  livraison  de  deux  volumes.  J  e  voudrais  pouvoir  soumelti  e 
le  manuscrit  français  à  M.  Dijon  ;  il  ne  me  coûte  rien  de  mettre 
quatre  dièses  à  la  clef  ou  trois  bémols»  et  j'aimerais  mieux  ue 
pas  choquer,  par  la  forme,  les  gens  à  carrosse. 

Tout  cela  est  parfaitement  vrai,  sincère,  original.  Les  deux 
volumes  d'anecdotes  napolitaines  sont  remplies  de  mots  du  pays. 
Je  lâcherai  de  faire  comme  pour  les  cerises  ;  je  servirai  les  plus 
belles  dans  les  deux  premiers  volumes,  les  bonnes  dans  les  deux 
seconds  et  le  commun  dans  les  deux  derniers.  —  J'ai  pris  dans 
cent  volumes;  j'ai  négligé  la  valeur  de  vingt  volumes  purement 
historùities;  j'ai  cherché  ce  qui  me  plait,  comme  peignant  le 
cœur  humain.  La  jeunesse  de  Paul  III  (Farnèse),  par  exemple, 
esl  divine,*  celle  de  Urbain  VUI  (en  cent  quatre-vingts  pages) 
Cbt  fort  bien.  Il  n  y  a  jamais  de  scandale  <iue  malgré  Tauteur.  Il 
y  a  peut-être  cent  auteurs  diflerents.  Le  style  de  la  traduction 
est  simple  comme  celui  des  originaux,  jamais  de  prétention  à  la 
phrase  noble  ;  ou  a  voulu  prendre  le  style  des  C4W-ses  ce'lébres. 
J'ai  ajouté  de  petites  notices  d'après  l'excellent  abbé  Muratori. 
Voilà  mon  occupation,  de  six  à  onze  heures  du  soir,  à  Givila- 
Vecchia. 

Je  déposerai  Torjginal  italien,  et  souvent  mauvais  italien,  (kios 
un  cabinet  littéraire  ;  chacun  pourra  voir  que  je  n'ai  pas  inventé. 

Quand  tu  n'auras  rien  à  dire  à  des  gens  d'esprit,  consulte-les 
sur  le  succès  de  ces  histoires  naïves,  écrites  de  4450  à  1700,  et 
tidèlement  traduites.  M.  Delécluze  des  Débats  me  disait  :  Vous 
auriez  fait  fortune  si  vous  n'aviez  pas  manqué  dHridu strie.  Le 
coin  de  la  bouche  ironique  me  nuit  toujours  (ces  sots  de  com- 
mis croient  que  je  me  moque  d'eux).  Mais  je  veux  avoir  quel- 
.  ques  onces  d'industrie. 


LE'frUES   A  SES  AMIS.  ^209 


CCXIll 

A  MONSIEUR  K....  G...>  A  l'ARlS. 

Rome,  le  21  mars  1835. 

Cher  ami,  le  bureau  a  dit  à  M.  L...  :  M.  B.  nous  prend-il 
pour  des  bétes  ?  —  Or,  une  fois  qu*un  sot  pense  qu*on  se  moque 
de  lui,  de  quoi  n*e$t-il  pas  capable?  J*ai  eu  beau  répondre  : 

Croiâ-tu  d'un  tel  forfait  Manco  Gapac  capable  ? 

Quel  emplâtre  appliquer  à  celle  diable  de  blessure? 

Tant  que  M.  Dijon  sera  là,  ils  ne  lui  présenteront  rien  d'hos- 
tile à  signer  ;  mais,  lui  parti,  ma  colique  recommencera.  Réflé- 
chis à  cela. —  Jem'hébète  tout  à  fait  ici.  Gomment  m'amuserai-je 
quand  je  serai  vieux,  si  je  laisse  mourir  la  bougie  qui  éclaire  la 
lanterne  magique?  Cette  raison,  qu'un  épicier  ne  comprendrait 
pas,  quoiqu'il  s'agisse  de  bougie,  est  ce  qui  me  touche  le  plus.  Je 
prends  le  tour  pédantesque. 

Si  M.  Dijon  n'est  pas  à  cheval,  ce  serait  peut-être  le  moment 
de  lui  offrir  le  Tibère,  que  je  brûle  de  lui  transférer.  Je  suis 
vraiment  heureux  d'avoir  trouvé,  dans  le  cruel  empereur,  un 
moyen,  non  de  m'acquitler,  mais  de  témoigner  ma  reconnais- 
sauce.  On  vient  chez  moi  trois  ou  quatre  fois  par  mois,  pour 
voir  les  beaux  yeux  de  Tibère.  Il  a  une  circonstance  qu'on  re- 
garde comme  unique  et  qui  intéresse  les  savants,  d'ailleurs  si 
insensibles  au  beau  ;  il  y  a  indication  de  moustaches  et  de  favo- 
ris naissants.  Avait-il  pris  cet  usage  en  Grèce,  car  rien  de  sem- 
blable à  Rome.  Si  je  voulais,  j'aurais  quinze  visites  par  mois; 
mais  cette  gloire  est  ennuyeuse?  Ce  buste  sera  très-célèbre  dans 
dix  ans. 

M.  d'Hotidetot  m'a  demandé  de  nouveaux  vases  étrusques.  En 
avril,  je  vais  voir  remuer  la  terre  et  je  choisirai  les  moins  cher? 
n.  la* 


2lU  ŒUVRES  POSTHUMES  DE    STENDHAL. 

et  les  plus  beaux,  deux  coodUioûs  difficiles  àréuuir,  à  peu  près 
comme  la  pauvreté  et  fenvie  de  dire  à  M.  Public  des  choses  nou 
plates. 

J'ai  de  singulières  aoecdotes  sur  la  Russie,  que  je  dicterai 
dès  que  j'aurai  un  scribe.  Eu  revanche,  la  justice  règne  eo 
Prusse,  et  il  y  a  une  différence  énorme  entre  la  Pologne  russe 
et  la  Pologne  prussienne.  Un  paysan  russe,  avec  la  terre  à  h- 
quelle  il  est  attaché,  vaut  six  cents  francs.  Ainsi,  quand  tu  lis: 
L'empereur  a  donné  au  général  un  tel  miUe  paysans,  lis  six  ceut 
miHe  francs. 


ccxiv 


A  MONSIEUR  IK  BARON  DE  M....,  A  PARIS. 

Rome,  le  24  mars  1835. 

Votre  M.  de  M....  part  demain  pour  Naples,  et  peut-être  pour 
Consiauliuople,  par  le  bateau  napolitain.  Il  est  fort  aimable,  et 
n'a  pas  manqué  d'acheter  beaucoup  d^anliquités,  comme  foDt 
tous  les  gens  riches.  Ces  messieurs  partent  toujours  de  ce  prin- 
cipe irréfragable  :  avoir  de  Targent  pour  acheter  des  statues, 
c'est  une  raison  pour  s'y  connaître. 

Je  m'occupe  beaucoup  des  tombeaux  de  Tarquinies,  à  trois 
lieues  de  mon  trou,  fïous  creusons  dans  ce  Père-Lacliaise;  quand 
on  trouve  un  tombeau  intact  (ce  qui  arrive  une  fois  sur  centj,  oo 
jouit,  pendant  une  heure,  de  la  vue  du  grand  homme  mort,  re-' 
vêtu  de  tous  ses  ornements,  une  couronne  d'or  sur  le  crâue;  les 
feuilles  de  laurier  en  or  sont  bien  plus  légères  que  du  papier. 
Bientôt  tout  tombe  en  poussière  très-humide,  presque  en  boue, 
et  l'on  est  réduit  à  pécher,  avec  une  épingle,  les  feuilles  de  lau- 
rier dans  cette  boue.  Cela  a  trois  mille  ans  au  moins,  et  rejelic 
vivement  la  pensée  au  temps  où  les  poésies  d'Homère  étaient 
dans  letat  de  notre  Bible. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  211 

Je  viens  d'assisler  à  la  plus  admirable  découverte  :  un  sarco- 
phage quadrilatère  de  huit  pieds  de  long,  et  quatre  scènes  d'un 
fait  iragifiue,  à  nous  inconnu,  et  apparemment  célèbre  parmi  les 
Etrusques,  fort  bien  sculptées  sur  les  quatre  faces  du  monument* 
C'est  le  plus  bel  échantillon  de  Vart  étrusque  et  non  grec;  re- 
marquez bien  ce  point.  Gela  est  contemporain  d'Homère»  peut- 
être  antérieur»  et  vaut  deuxmilleécus  ;  le  gouvernement  le  ferait 
estimer  trois  cents,  et  payerait  Dieu  sait  quand;  delà,  nécessité 
du  secret.  M.  Manzi  a  deux  mille  arpents,  sur  lesquels  il  a  acheté 
le  droit  de  fouiller;  il  cède  son  droit  moyennant  le  tiers  des 
produits.  Cette  mine  est  vierge,  car  on  n'a  commencé  à  Tex- 
ploiter  qu'en  18^5. 

Les  arts  sont  f*..(  bis  f.. .!  Le  seul  Tencrani  fait  de  petite  jolies 
choses,  sans  énergie.  La  Méde'e  de  M.  Lemoine  est  bien.  ^  J'ai 
beaucoup  vu  M.  Gudin-Marine,  qui  part  à  la  fin  du  mois. 

M*  dé,.,  que  vous  connaisses  peut-être,  a  la  bonté  d'acheter 
pour  moi,  chez  Baudry,  plusieurs  romans  de  Waller  Scott,  an- 
noncés à  cinq  francs.  Un  de  mes  amis,  M.  Féburier^  les  obtient 
pour  quatre  francs  cinquante  centimes.  —-  PoUrriez-vous  en- 
voyer à  M.  C.»  un  mot  qu'il  montrera  audit  Baudry?  A  la  vue 
de  ces  sacrés  caractères,  le  Baudry  lâchera  chaque  volume  à 
quatre  francs  cinquante  centimes. 

Mille  tendresses  à  tous  nos  amis. 

CnoitoNt. 


CCXV 


A  MONSIEUR  R. . . .    C. . . ,  À  PARIS. 


Rome,  le  9  avril  1835.  —  Temps  infâme. 

Mon  chef  ici  parait  fort  content  de  Dominique.  Le  premier 
secrétaire  pense  que  ledit  chef  me  donnera  une  lettre  très-favo- 
rable. Il  trouve  que  Dominique  n'a  qu'un  seul  péché  à  se  repro- 


•212  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENIHIAL. 

cher  :  le  peu  de  résidence.  Comme  il  a  vu  deux  foisGivita-Vec- 
cbia,  il  esl  loul  disposé  à  excuser  ce  péché.  Le  premier  secré- 
taire m'a  dil:  Mais  que  peut-on  vous  reprocher?  Je  n'ai  pas  fiiit 
la  couGdence  des  choses  curieuses  :  je  les  ignore. 

Une  conversation  de  deux  heures  avec  Tambassade,  moins  le 
patron,  a  été  on  ne  peut  pas  plus  rassurante.  Le  patron  est  ma- 
lade ;  ainsi  je  ne  pourrai  lui  demander  la  lettre  que  vers  le  i5 
avril.  Satisfera- 1- elle  Monseigneur,  la  regardera- 1- il  comme 
hastante,  pour  paralyser  les  effets  de  Tidée  qu'ont  les  commis 
que  je  me  suis  moqué  d'eux? 

De  plus,  il  se  trouvait  là  un  bon  et  aimable  attaché,  qui  a 
passé  quinze  jours  à  Gibraltar  et  qui  m'a  juré  que  ledit  Gibraltar 
vaut  cent  Civita-Vecchia.  Donc,  si  Ton  ne  peut  pas  avoir  Two 
Thousand  *  à  Lutèce,  je  demande  Gibraltar,  qu'on  l'offrait  à  demi 
il  y  a  trois  mois  et  que  je  refusai  alors. 

Peut-être  les  commis  désirent-ils  Givita-Vecchia  pour  quelque 
poitrinaire  de  leurs  amis.  Le  castor  poursuivi  et  serré  de  trop 
près  se  coupe  la  queue  d'un  coup  de  dent,  et  les  chasseurs,  ayant 
leur  objet,  le  laissent  tranquille. 

Mais,  avant  tout,  deux  mille  quatre  cents  francs  à  Lutèce.  À 

l'ambassade,  on  m'a  dit  :  Dominique  a-t-il  volé?  Â-i-il ? 

A-t-il  nou-résidé?  —  Nous  répondrons  non  aux  deux  premières 
accusation,  et  l'on  excusera  la  troisième. 

Qu'est-ce  que  mou  chef  d'ici  devrait  écrire  pour  Dominique, 
à  ton  avis  ? 

M.  C...  n'est  point  à  Marseille,  mais  j'ai  des  lettres  aujour- 
d'hui ;  on  y  a  peur  du  choléra,  qui  est  à  Padoue  et  à  Bergame. 

HoB.  nE  Clitny. 
*  Deux  mille  francs. 


I.ETTUES  A  SES  AMIS.  213 


ce  XVI 

A   MONSIKUR  D.  F....,A  PARIS. 

Rome,  le  15  avril  18?5. 

Il  est  inutile,  dites-vous,  grand  philosophe,  de  lui  chercher 
une  chambre  au  midi  et  au  cinquième;  ce  sont  les  propres  mois 
de  voire  lettre.  Ce  sont  aussi  les  mêmes  mots  dont  se  servait 
Paul-Louis  Courier,  dans  celte  fameuse  promenade  de  quatre 
heures,  le  mardi  gras,  tête  à  tête  avec  moi,  et  qui  se  termina 
par  un  dîner  chez  6if6,  qu*il  trouva  trop  cher,  ce  qui  me  donna 
beaucoup  d'orgueil  ;  il  fut  tué  huit  jours  après.  Mais  l'orgueil 
ne  vint  pas  de  la  mort  de  ce  grand  homme,  mais  de  voir  qu'il 
partageait  des  faiblesses  abominables,  que  le  courant  de  la  con- 
versation me  porta,  ce  jour-là,  à  lui  confier  ;  et,  comme  il  les 
partageait,  leur  récit  ne  Tennuyait  point,  a  Je  ne  crois  pas  que 
la  position  de  Dominique  soit  mauvaise.  »  Tant  pis  !  mille  fois 
tant  pis  !  La  petite  chambre,  avec  cinq  francs  de  revenu  et  cinq 
francs  gagnés  par  les  Bois  de  Prémoly  serait  le  bonheur  su- 
prême. 

Il  n'y  a  pas  de  musique  à  Rome. —  Quatre  années  de  solitude, 
avec  des  buses  savantes,  qui  répondent  après  avoir  pensé  un  quart 
d'heure,  m'assomment,  quoique  chaque  année  de  celle  solitude  ait 
été  payée,  d'abord  onze  mille  francs,  et  maintenant,  depuisles  or- 
donnances de  M.  Victor  sur  les  chanceliers,  neuf  mille  huit 
cents  francs  seulement. 

J'ai  adoré  et  j'adore  encore,  du  moins  je  le  crois,  une  femme 
nommée  1,000  ans.  La  passion  a  été  une  folie,  de  1814  à  1821. 
J'ai  obtenu  en  mariage  sa  sœur  aînée,  nommée  Rome;  c'est  un 
mérite  grave,  sévère,  sans  musique;  je  la  connais  exactement 
et  à  fond  ;  il  n'y  a  plus  rien  d'exalté  ni  de  romanesque  entre 
nous  après  quatre  années  de  matrimonio  ;  je  l'abandonnerais 
avec  plaisir  pour  mademoiselle  Valence,  de  laquelle  on  dilheau- 

VI. 


Sii  ŒtVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

coup  de  bien;  mais  le  caractère  d^une  jeune  fille  est  un  pro- 
blème. Si,  au  lieu  d'une  anguille,  je  trouve,  en  plongeant  la  main 
ilans  le  sac  fermé,  que  je  n'ai  saisi  qu'un  serpent  !  ->  Je  n'ai 
pas  voulu  me  marier,  il  y  a  un  au,  à  une  grande  fille  qui  alors 
me  voulait  du  bien,  à  cause  du. beau -père  qui,  amoureuiL  de  la 
fmia  francese,  prétendait  vivre  avec  moi.  Je  suis  fait  pour  vivre 
avec  deux  bougies  et  une  écritoire,  et  maintenant,  en  vous  écri- 
vant, je  suis  benfeux  nlnsi. 


CCXVII 

A  MONSIEUR  LE    MINISTRE   BES  AFFAIRES  ËTHAKCÈRES,    A  PARIS. 

Civila-Vecchia.,  le  15  avril  1835. 

Monsieur  le  duc. 

Dans  la  crainte  d'encourir  le  reproche  de  négligence»  je  prends 
la  liberté  de  représenter  au  ministère  que  je  n*ai  point  reçu  oue 
lettre  écrite,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  le  courant  de  février  dernier, 
et  relative  à  la  résidence  à  Givita^Vecchia.  Àussit6t  que  j'aurai 
reçu  cette  lettre,  je  m'empresserai  d'adresser  au  ministère  l'en- 
veloppe qui  pourra  constater  le  jour  de  la  réception  et  les  eK<- 
plications  qui  sont  dues.    . 

Aujourd'hui  je  me  bornerai  à  représenter  que  depuis  mon 
retour  de  Paris,  eu  1853,  après  un  congé,  je  n'ai  jamais  été 
éloigné  de  Givita-Vecchia  de  plus  de  sept  heures  de  marche. 
Quant  aux  absences,  en  été,  le  terrible  aria  cattiva  de  cette 
côte  m'y  obligeait,  M.  le  comte  de  Saint<Âulaire>  qui  est  actuel* 
lement  à  Paris,  m'a  vu  atteint  d'une  maladie  mortelle,  fruit  de 
Wifia  cattiva»  Le  bruit  de  ma  mort  ayant  couru  un  mois  après 
a  Aome,  M.  de  Saint-Àulaire  chargea  M.  B...  de  se  rendre  à  Ci- 
vita-Vccchia  pour  mettre  les  scelles  sur  mes  papiers.  M.  B... 


LETTRES  A  SES  AMIS.  215 

allait  partir  quand  arriva  une  lettre  signée  de, moi.  M.  le  comte 
de  Saint-Aulaire  eut  la  bonté  de  m'engager  lui-même  à  aller 
passer  un  mois  dans  te  bon  air  d'Abano.  . 

Cette  même  année  M.  le  baron  Devaux,  mon  prédécesseur, 
qui,  contre  son  usage,  était  venu  à  Givita^Vecchia,  fut  atteint 
par  la  terrible  fièvre  de  Varia  catlivà.  Madame  Devaux  et  ses 
domestiques  eurent  également  celte  fièvre.  M.  Devaux  allait  pas- 
ser la  saison  des  fièvres  dans  les  montagnes  de  la  Talfa. 

Chaque  année  J'ai  eu  la  fièvre  H  les  maladies  nerveuses  qui 
en  sont  la  suite;  et,  en  1855,  venant  en  congé  à  Paris,  j*y  ai  été 
malade  un  mois,,  quoique  étant  parti  de  Givita-Vecchia  dès  le 
commencement  d'août  ;  j^ai  consulté  à  Paris  MM.  Gbomel  et 
Koreff. 

J'ose  espérer  de  répondre  par  des  faits  faciles  à  prouver, 
comme  ceux-ci,  aux  accusations  poitées  par  des  personnes  dont 
la  mauvaise  volonté  est  prouvée  par  des  dénonciations  antérieu'^ 
res  ou  par  des  voyageurs  peu  réfléchis,  La  plupart  des  voyageurs 
se  montrent  fort  mécontents  de  payer  cinquante-deux  sous  le 
visa  de  leur  passe^port  et  objectent  que  Ton  ne  paye  rien  à  l'am- 
bassade à  Rome.  Les  voyageurs  restent  dans  le  bureau  et  ne 
passent  que  rarement  dans  une  petite  pièce  où  Ton  m'apporte 
^es  passe-ports  à  signer.  Les  voyageurs,  encore  aigris  par  le  paye- 
ment des  cinquante-deux  sous,  partent  de  là  pour  dire  qu'ils 
n'ont  point  vu  le  consul. 

Je  suis  avec  respect,  etc. 


CGXVIII 


A   MONSIEUR  D.  F...,  À  PÂAtS. 


Civita-Vecchia,  le  28  avril  1835.  • 

(]her  ami,  voici  vingt-cinq  jours  que  je  m'ennuie  dans  mou 
nid  d'hirondelle.  —  Je  parlais  souvent  de  vous  avec  M.  T...  Que 


210  a:i'\RKS  POSTHUMES  l)Ê  STKNDIIAU 

diable  a-t-il ?  Ce  n'est  plus  le  méine  homme;  c*est  au  poini  que, 
la  physioDomie  antique  manquant,  il  a  été  obligé  de  ser  nommer 
la  première  fois  que  je  Fai  vu.  U  a  faitemplelte  d'une  fort  jolie 
statue,  grande  comme  cette  feuille  de  papier  ;  c'est  une  femme 
assise,  qui  veut  faire  lire  un  enfant  de  quatre  ans  uuetqai 
s'appuie  contre  ses  genoux. 

Si  Colomb  vous  trouve  chez  vous,  priez-le,  bon  ami,  de  vous 
déchiffrer  deux  immenses  lettres  qui  m'ont  fatigué  la  main.  Lues 
ou  non  lues,  faites-y  mettre  un  cachet  et  à  la  petite  poste. 

Vous  ai -je  parlé  dans  quelque  autre  lettre  des  beaux  yeux  de 
madame  de  B....,  que  je  voyais  chez  M.  le  marquis  de  M...  ?  €e 
sont  ces  dames  qui  ont  dit  à  M.  de  Prasliu  ^,  mou  ami,  de  me 
présenter.  Si  j'avais  eu  vingt  ans  de  moins  ou  du  sang  royal  dixù^ 
les  veines,  j'aurais  cherché  à  donner  de  l'émotion  à  ces  beaux 
yeux.  Hais  que  votre  méchanceté  n'en  voie  pas  une  dans  ce  que 
je  dis  du  sang  royal;  ce  n'est  qu'une  supposition  malveiltaule 
basée  sur  le  rang. 

Un  des  êtres  les  plus  comiques  de  notre  hiver  a  été  la  fille  du 
général  M....,  qui  a  eu  cent  dix  mille  francs  de  dot.  C'est  pour- 
quoi elle  ne  marche  et  n'agit  que  par  ressort.  Aucune  véritable 
duchesse  n'est  poupée  à  ce  point. 

L'ancien  prince  deL...  (amant  de  madame  la  duchesse  de  E..,r 
avant  M.  de  M....)  achetait  des  tableaux  et  n'avait  pas  une  idée. 
En  fait  de  jeunes  gens  de  bonne  maison,  ce  qui  \'aut  le  mieux, 
sans  aucun  doute,  c'est  le  roi  de  Naples.  il  a  été  élevé  comme 
Louis  Xlll  par  une  mère  qui  voulait  la  régence.  Le  pauvre  en- 
fant copiait  le  gros  missel  avec  lequel  on  dit  la  messe.  On  dit 
qu'il  ne  sait  pas  précisément  où  est  la  Pologne;  mais,  ce  qui  est 
bien  rare  dans  la  classe  noble  et  même  partout,  il  a  la  force  de 
vouloir  :  moi,  je  voudrais  vous  plaire. 

Nous  l'avons  manqué  belle]  M.  Dijon  a  failli  arriver;  mes 
yeux  auraient  revu  vos  charmes  et  ma  charmante  mauvaise 
compagnie  du  café  Anglais.  Là  seulement  je  trouve  du  na- 
turel. 

'  M.  le  comle  Edgard  de  Prusiin,  atlaclu'  à  l'ambassade  de  France  à 
Homo. 


LETTRES   A   SKS  AMIS.  217 

Je  voudrais  aller  à  Livourue,  où  j'ai  été  uommé»  si  jamais  Tac- 
luel  s'en  va.  Cet  actuel  a  quarante  mille  francs  de  rente  et  il  a 
fait  six  tragédies  qu41  brûle  de  voir  jouer  aux  Français.  Quel 
succès  n*eûl-il  pas  eu  en  4754!  Alors  Timitation  fade  et  éléganti' 
(le  Racine  était  une  nouveauté  et  plaisait. 

J'ai  découvert,  le  14  avril,  à  six  cents  pas  de  la  ville,  un  Apol- 
loQ  de  dix>huit  ans,  mais  pas  de  télé,  pas  de  bras.  Un  genou  est 
sublime  et  me  semble  de  l'antique.  Six  hommes,  à  vingt-trois 
sous,  font  raiïaire  ;  ils  sont  Napolitains,  bons,  honnêtes,  sans 
coups  de  couteau.  A  vingt  lieues  autour  de  Rome,  vous  ne  trou- 
veriez pas  un  bomme  assez  dupe  pour  travailler  à  la  terre  ;  il 
vaut  bien  mieux  être  frère  lai  d'un  couvent  de  capucins. 

Je  ne  croyais  jamais  arriver  à  la  troisième  page,  tant  j'ai  peur 
d'ennuyer  un  homme  qui  se  promène  aux  galeries  de  TOpéra,  au 
lieu  d'entretenir,  à  trois  cents  francs,  mademoiselle  C...  ,  la 
divine  G....,  qui  m'a  pris  en  grippe  et  me  parle  toujours  de  mou 
ventre  ;  fille  sublime  !  —  * 

A  Rome,  on  me  parlait  de  mes  ouvrages,  et  en  quels  termes, 
grands  dieux!  — N'avez-vous  pas  connu  le  petits....?  Il  est 
jésuite  (m  diable,  et  vend  assez  bien  des  tableaux  à  Thiiile, 
qui  montrent  les  Galabres  et  la  Sicile  ;  mais  il  n*y  a  pas  d'air.  Si 
le  père  est  votre  ami,  comme  j'en  ai  quelque  idée,  dites-lui  que 
son  fils  voit  loustles  matins  chez  lui  MM.  de  Ludre,  ducdê 
Rohan,  Girardin,  lesquels  non-seulement  admiraient,  mais  en- 
core achetaient. 

La  fille  assassinées  rue  in  Lucvnay  est  venue  tomber  à  deux 
pieds  de  l'endroit  où  j'étais.  Ce  qui  m'a  le  plus  frappé,  c'est  la 
belle  couleur  du  sang  sur  de  beaux  bas  bien  fins.  Et  ensuite, 
mou  Dieu,  comme  c'est  vite 'l'ait!  qu'on  est  heureux  de  partir 
ainsi  !  Deux  cents  spectateurs  qui  sont  accourus  étaient  con- 
sternés; toutes  les  mâchoires  tombaient  et  ils  étaient  pâles. 
Sur  trente  assassins,  on  en  pend  un  et  au  bout  de  quatre  ans. 

Dictez  au  grand  navigateur  (M.  Colomb)  ce  que  vous  aurez 
appris  sur  la  formation  du  ministère  actuel;  restera-t-il  après 
les  chambres?  Dans  quel  sens  se  feront  les  élections?  Le  même, 

*  Voir  la  lettre  du  1"  novembre  1834,  page  196. 


S18  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

je  suppose.  ^>  Gommeiil  va  voiro  gouvernante,  qui  a  Tespril  de 
me  trouver  bêle? 

Baron  Bodtonet. 


ncxix 


A   MADAME    P..».,   A   fiRBNOBLE. 


Rome,  30  juillet  1836. 

.  ClîAre  amîe,  je  reçois  votre  lettre  du  Î2  juillet.  Je  fais  bonne 
mine  contre  mauvais  jeu;  je  souffre  encore  beaucoup,  mais  plus 
au  point  de  jurer.  Pour  le  public  je  me  porte  bien.  Je  suis  ravi 
d'apprendre  que  votre  santé  est  parfaire  ;  on  vit  fort  bien,  quand 
ou  est  femme,  soixante-dix  ou  soixante-quinze  ans.  Que  d'années 
devant  vous  peut-être  !  Je  vous  fais  compliment  de  la  passion 
que  seul  votre  fils.  Peu  importa  Tobjet,  c'est  une  passion.  11  ré- 
fléchira; ses  espérances  déçues  lui  apprendront  à  connaître  les 
hommes,  ce  sera  un  véritable  progrès. 

Je  vous  dirai,  en  termes  de  négociant,  que  je  confirme  ma 
dernière. 

Pourquoi,  avec  votre  esprit,  ne  vous  feriez-vous  pas  quelque 
chose  d'analogue  à  Texistence  de  madame  R...?  Elle  est  pau- 
vre ;  son  esprit  consiste  à  casser  le  nez  à  chacun  avec  Teucen- 
soir,  et  à  tâcher  d'être  utile  à  chacun  de  ses  amis.  Elle  attire  le 
mérite.  Par  exemple,  dès  que  M.  M...  a  été  connu,  elle  a  voulu 
le  voir  dans  sou  salon,  et  lu!  a  offert  un  emploi  convenable  dans 
la  diplomatie  d'alors,  sous  M.  le  duc  de  I^val 


LETTRES  A  SES  AMIS.   .  219 


GCXX 

A  MONSIEUK   R...    G...,    A    PAllIS. 

Givila-Vecchia,  le  27  octobre  1855. 

Plus  un  homme  a  d*inlelligeuce, 
moins  il  a  de  sentiment. 

Je  vieus  de  passer  Tété,  la  saison  des  chaleurs,  sur  la  uou- 
tagne  volcanique  d*AIbano»  à  cinq  lieues  de  Rome.  Nous  avons 
eu  des  orages  épouvantables  ;  les  coups  de  tonnerre  semblaient 
déraciner  les  maisons,  dans  lesquelles  les  habitants  terrifiés 
s'empressaient  de  s'enfermer. 

J'en  ai  vu,  et  des  plus  sages,  se  jeter  à  genoux  au  moment  de 
certains  éclats  de  tonnerre  vraiment  épouvantables^  et  dont  le 
bruit  semblait  sortir  de  terre. 

Un  seul  homme  avait  du  sang-froid,  un  petit  vicaire,  qui  a 
une  bouteille  de  Leyde,  au  moyen  de  laquelle  il  foudroie  les 
fourmis  qui  se  promènent  sur  son  balcon  de  fer. 

Ces  orages  ont  centuplé  la  dévotion  par  la  terreur  ;  car  les 
trois  quarts  de  la  dévotion  ne  sont  que  de  la  terreur. 

Le  vicaire,  quoique  croyant,  avait  peine  à  contenir  sa  curio- 
sité, et  se  la  reprochait  presque.  Un  soir,  sur  le  minuit,  nous 
jouions  au  pharaon,  nous  étions  bien  une  vingtaine  de  personnes 
autour  d'une  immense  table;  le  tonnerre  grondait  d'une  façon 
étonnante  depuis  un  quart  d'heure  ;  il  était  entremêlé  de  bouf- 
fées de  vent  d'une  force  incroyable  sur  cette  montagne  isolée  et 
qui  domine  la  mer,  comme  tu  sais. 

Gomme  minuit  achevait  de  sonner,  un  coup  de  vent  a  ouvert 
une  petite  fenêtre  mal  fermée,  brisé  les  vitres  et  éteint  toutes 
nos  lampes,  à  Fexception  d'une  seule.  Il  n'y  eut  qu'un  cri  ;  tout 
le  monde  se  leva,  la  plupart  des  femmes  se  jetèrent  à  genoux. 

Le  vicaire  me  cria  :  a  Un  courant  électrique  I  »  Eu  effet,  je 


Û20  ŒUVHiiS   POSTHUMES    DE  STENDHAL. 

crus  voir  comme  lui  uu  trait  de  flamme  bleuâtre  qui  traversait 
la  petite  fenêtre. 

«  Le  péril  est  passé,  ajouta-t-il  après  deux  secondes  ;  mais  il 
est  mieux  cependant  d'empêcher  le  courant  d'air,  car  nous 
sommes  diablement  élevés.  » 

Gomme  il  s'approchait  de  la  petite  fenêtre  pour  la  fermer  avec 
une  de  ces  chaises  de  cuir  antiques  qui  ont  le  dossier  fort  élevé  : 
«  Ah  !  monsieur  Timpie,  s'écria  une  vieille  femme,  qui  parle  de 
sa  science  !  —  Impie  !  impie  !  »  s'écrièrent  à  Fenvi  tontes  ce^ 
femmes  qui  étaient  à  genoux  et  avaient  commencé  les  litanies 
de  la  Vierge. 

Le  vicaire  et  moi  nous  fermions  la  fenêtre  à  grand'peine  ;  les 
petites  vitres  étaient  cassées,  le  vent  s^engouffrait  en  nous  jetant 
aux  yeux  une  abominable  poussière  d'eau. 

«  Interceptons  le  courant  d'air  avant  le  prochain  coup  de  ton- 
nerre, »  me  disait  froidement  le  vicaire;  nous  y  réussîmes  enfia 
en  décrochant  les  volets  d'une  autre  fenêtre. 


CCXXI 

A  MONSIEUR  D...  F...,  A  PAKIS. 

Rome,  le  25  novembre  1835. 

J'ai  toujours  aimé  tendrement  le  président  de  Brosses;  pour- 
quoi cela?  je  l'ignore.  Mais,  après  Mozart  et  Gimarosa,  c'est 
peut-être  l'homme  que  j'aime  le  mieux  ;  je  l'aime  presque  autant 
que  le  Corrége.  L'amour  est,  comme  vous  le  savez,  le  père 
des  imprudences.  Moi,  me  mêler  du  livre  d'un  autre  et  dans  ma 
position  ! 

Malgré  moi,  par  amour,  j'ai  donc  fait  neuf  pages  de  préface  '  ; 

*  Cette  préface  a  paru  duns  la  Revue  de  Paris^  en  1856,  sous  le  titre  : 
La  comédie  est  impoeeible  en  1836.  (R.  C) 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  221 

ensuite  le  leudemaia  j'ai  corrigé  et  ajoulé  une  dixième  page, 
qui  ne  vaut  pas  grand'chose.  Gomprendrez-vous,  le  baron  Poi- 
tou, qui  s'établit  à  grand  bruit  dans  sa  loge  aux  premières,  aux 
Francaisl  Peut-être  cela  est-il  commun  à  Paris.  Voilà  pourquoi  je 
maudis  mon  exil.  J'ai  donc  envoyé  cette  préface  à  M.  Levavas- 
seur,  et  le  petit-fils  du  président  la  trouvera  infâme.  Tant  mieux, 
alors  tout  est  fini.  Si  elle  platt  à  M.  Levavasseur,  s'il  peut  la 
faire  passer,  il  l'imprimera  en  épreuves.  Alors,  lisez-la  et,  si 
vous  pouvez,  priez  M.  Dijon  de  la  lire.  Corrigez  trois  genres 
de  fautes  :  les  fautes  de  bon  sens,  les  fautes  de  style,  les  impru- 
dences. 

Renvoyez  l'épreuve,  par  vous  cbangée  et  corrigée,  à  M.  Leva- 
vassenr,  et  il  la  placera  à  la  tête  de  ces  charmantes  lettres. 
Si  la  préface  vous  ennuie,  jetez-la  au  feu  et  n'en  parlons  plus. 

.Depuis  le  choléra  de  Marseille  et  de  Gênes,  surtout,  je  n'ai  pas 
lu  un  pouce  de  littérature  française  ;  jugez  de  ma  barbarie  et, 
qui  pis  est,  de  mou  ennui. 

Je  ne  voudrais  pas  de  Gibraltar  ;  l'Anglais  morose  et  ayant  be- 
soin de  donner  un  coup  de  poing  au  carreau  de  vitre,  pour 
s'amuser,  est  ma  bête  noire.  Je  ne  voudrais  rien  casser,  pas 
même  les  ^is  Komis,  qui  m'ont  pris  en  grippe,  mais  seulement 
les  oublier. 

J*ai  tâché  de  bien  écrire,  priez  Colomb  de  vous  lire  ma 
lettre. 

D'Âlembert  avait  la  pierre  à  soixante-quinze  ans,  et  n'osait  se 
faire  opérer  ;  il  disait  :  «  Qu'ils  sont  heureux  ceux  qui  ont  du 
courage  !  »  Je  dis,  moi,  qu'ils  sont  heureux  ceux  qui  ne  s'en- 
nuient pas  !  Groiriez-vous  que  je  mourrais  de  joie  si  j'étais 
cassé? 

TiMOLÉoN  DO  Bois. 


u. 


15 


322  ŒUVRES  POSTHUMl^S  DE  STËNDUAL. 


CCXXI! 

A  HONSIEUB  R...  G...,  A  PARIS. 

Borne,  le  25  ooTembre  1835. 

Tu  sais,  mon  cher  ami,  quelle  immeose  place  Tamonr  a  oc- 
cupée jadis  en  Italie  ;  mais  lu  ignores,  peut-être  jusqu'à  qnel 
point  la  vengeance  fut  aussi  une  des  passions  favorites  des  lia- 
liens  du  seizième  siècle.  En  voici  un  échantillon  qui  ne  manque 
pas  dlntérét.  L'aventure  suivante  est  de  Tannée  1546,  et  je  la 
crois  authentique;  malheureusement  ou  n'a  pas  pu  me  donner 
la  suite. 

Ariberti,  noble  Milanais,  et  possesseur  de  plusieurs  villafes, 
avait  conçu  une  haine  mortelle  contre  un  homme  de  la  iamUle 
Pecchio.  Âriberti  avait  été  offensé  dans  ses  biens  et  plas  tard 
dans  son  amour. 

Pecchio  lui  fit  un  procès  et  le  gagna.  Pendant  le  cours  da 
procès,  qui  dura  plusieurs  années ,  Pecchio  s'aperçut  que  la 
femme  d'Âriberti  était  fort  jolie  ;  il  parvint  à  le  Itii  dire  et  à  s'en 
faire  aimer.  Après  la  perte  du  procès,  Âriberti  s'emporta  en 
menaces  contre  son  adversaire.  Pecchio  apprit  que  la  femme 
d*  Ariberti  était  étroitement  enfermée  dans  un  des  châteaux  de  son 
mari.  Cette  femme  ne  désirait  qu'une  chose  au  monde,  être  dé- 
livrée de  la  tyrannie  de  celui*<ïi.  En  secret,  elle  avait  amassé  asseï 
d'argent  pour  pourvoir  à  sa  subsistance.  Le  château  où  elle  était 
enfermée^  situé  près  de  LeccO)  n'était  qu'à  une  lieue  de  TAdda, 
qui  séparait  le  pays  de  Venise  du  Milanais  ;  une  fois  sur  le  terri- 
toire vénitien}  la  femme  d' Ariberti  changerait  de  nom  et  serait 
à  peu  près  à  l'abri  de  toutes  les  poursuites.  Dans  tous  les  eas, 
si  elle  y  était  forcée^  elle  était  résolue  à  entrer  dans  un  cou- 
vent, à  Venise,  dont  la  règle  n'était  point  trop  austère  dans  ces 
temps-là. 
Pecchio  avait  reçu  tour  «f^  averu  pendant  la  courte  liaison  90*^' 


LfeT^BES  A  SES  AMIS.  ^â3 

avatt  eue  avec  elle.  Depuis  trois  ans  qu'elle  avait  cessé,  la  tyrannie 
d'Ariberti  était  tout  à  fait  devenue  intolérable;  il  avait  pris  trois 
duègnes  espagnoles  qui,  chacune  à  leur  tour,  montaient  la  garde 
auprès  de  sa  femme  ;  cette  malheureuse  n'était  pas  même  seule 
durant  la  nuit  :  la  duègne  de  garde  couchait  avec  elle. 

Une  femme  de  chambre  qui,  jadis,  favorisait  les  amoiu*s  de  la 
femme  d'Âriberti,  n'avait  pas  été  chassée  ;  mais  on  Tavait  dé- 
gradée ;  elle  était  chargée,  depuis  plusieurs  années,  de  conduire 
à  la  pâture,  sur  les  rives  de  TAdda,  les  nombreux  troupeaux 
d'oies  qui  dépendaient  du  château  où  Ariberti  faisait  garder  sa 
femme.  Cet  homme  singulier  et  rafiné  dans  Fart-  de  se  vengea 
avait  dit  à  cette  femme  de  chambre  : 

.  «  Je  te  punis  davantage  en  Remployant  ainsi  qu'en  te  ren- 
voyant. » 

Et,  comme  la  malheureuse  exprimait  le  désir  d'entrer  au  ser- 
vice d'un  autre  maître  : 

«  Essaye,  lui  dit  Ariberti,  et  moins  d'un  mois  après  lu  seras 
morte,  d 

Pecchio  savait  toutes  ces  choses  »  qui  avaient  fait  anecdotes 
dans  Milan,  lorsqull  voulut  se  venger  des  menaces  qu'Ariberti 
lui  adressait  en  tous  lieux  depuis  la  perte  de  son  procès.  Pec- 
chio>  qui  était  parti  de  c\\et  lui  comme  pour  aller  à  la  chasse, 
fte  déguisa. eu  paysan  et  vint  sur  les  bords  de  FAdda,  chercher 
le  troupeau  doies  de  son  ennemi.  S'étant  assuré  que,  ce  jour-là, 
Tancienne  femme  de  chambre  était  seule  chargée  de  le  garder, 
il  se  trouva  sur  son  chemin  comme  par  hasard. 

<  Grand  Dieu  !  que  vous  êtes  changée  !  lui  dit-il  \  à  peine  si 
je  vous  aurais  reconnue  !  » 

La  femme  de  chambre  fondit  en  larmes  sans  rcpondi'e. 

û  Combien  j'ai  pitié  de  vos  malheurs!  dit  Pecchio;  racon^ 
iet-moi  votre  histoire,  mais  allons  nous  cacher  derrière  quel- 
que haie,  afin  de  n'être  pas  aperçus  par  quelqu'un  des  espions 
qtii  rôdent  sans  cesse  autour  du  château.  » 

La  femme  de  chambire  raconta  ses  malheurs  et  ensuite  ceux 
de  sa  itialtresse.  Si^  par  hasard,  celle-ci  adressait  la  parole  où 
Un  siittple  sourire  à  son  ancienne  camériste  ,  la  camérislc  était 
hlifie  ^n  prisoto,  au  pain  et  à  l'eau  pour  huit  jours.  Les  traite- 


384  OSUVRES  POSTUUBlES  DE  STENDHAL. 

menls  auxqaels  la  maîtresse  était  exposée  étaient  moins  durs, 
en  apparence,  mais  plus  cruels  en  réalité.  Ariberti  ne  lui  par- 
lai! jamais  que  sur  le  ton  de  la  plaisanterie  amère. 

Peccbio  eut  Tair  de  se  laisser  attendrir  par  ces  récits,  qui  se 
prolongeaient  infiniment. 

«  Ah  !  monsieur  !  si  vous  êtes  chrétien,  vous  devriez  bien 
sauver  cette  pauvre  femme  qu*autrefois  vous  avez  aimée  ;  si 
elle  reste  encore  un  an  dans  cet  état,  elle  mourra  certainement. 
Et  dire  que  son  bonheur  serait  parfait  si,  seulement,  elle  était  à 
une  lieue  d'ici  !  Elle  a  une  petite  caisse  pleine  de  sequins  d^or; 
elle  a,  de  plus,  beaucoup  de  diamants,  comme  vous  savez. 

ff  Eh  bien,  je  la  sauverai,  »  s*écria  Peccbio. 

A  ce  moment  Tancienne  femme  de  chambre,  maintenant  gar- 
deuse  d'oies,  tomba  à  ses  genoux. 

<  Je  ne  crains  qn*une  chose,  dit  Peccbio,  c^esl  vos  bavar- 
dages, à  vous  autres  femmes;  toi,  ou  ta  maîtresse,  vous  parlerez, 
vous  vous  conGerez  à  quelqu'un  et  vous  me  ferez  tuer.  » 

Après  les  protestations  de  la  femme  de  chambre  :  ^ 

€  Dans  huit  jours  juste,  c'est-à-dire  mardi  prochain,  la 
lune  se  renouvelle  ;  de  plus,  il  y  a  foire  à  Lecco  ;  toute  la  nuit 
le  chemin  sera  couvert  dlvrognes  chantant  à  tue-téte  :  eb  bien  ! 
cette  nuit-là,  comme  dix  heures  sonneront  à  la  paroisse,  je  serai 
sur  TAdda,  au  bas  des  jardins  du  château,  près  de  cet  endroit 
où  il  y  a  des  mûriers  et  tant  d'orties,  par  lequel  j'entrais  autre- 
fois. J*aurai  amené  moi-même  mon  bateau  du  lac  de  Gôme;  il 
est  fort  petit,  et  j'espère  n'être  point  aperçu. 

—  Mais,  monsfeur,  il  vous  faut  au  moins  deux  hommes  pour 
retenir  les  duègnes  et  leur  mettre  un  bâillon  ;  songez  qu'dies 
jetteront  des  cris,  et  vous  serez  poursuivi  sur  l'Adda  ;  les  bate- 
liers de  mon  maître  sont  tous  des  jeunes  gens  qui  ont  remporté 
le  prix  de  la  regatta.  D'ailleurs,  comment  ferai-je  pour  donner 
les  avis  nécessaires  à  ma  pauvre  maîtresse  ?  Je  puis  bien,  par  un 
'  signal  convenu,  lui  faire  entendre  que  j'ai  quelque  chose  d'inté- 
ressant à  lui  dire;  mais  comment  m'expliquer?  Il  se  passe  quel- 
quefois des  mois  entiers  sans  que  je  puisse  lui  parler.  9 

La  camériste  ne  savait  pas  écrire;  tout  semblait  se  réawt 
'  pour  contrarier  les  projets  de  Pecchio.  Enfin  VL  fut  convenu  que 


LETTRES  A  SES  AMIS.  -      2S5 

deux  jours  apr^  Pecchio  apporterait  au  même  endroit  un  flacon 
d'extrait  de  tètes  de  pavot,  fameux  narcotique  que  Ton  préparait 
alors  à  Venise.  Berta  eut  peur;  elle  craignait  que  ce  ne  fût  du 
poison.  Pecchio  la  rassura,  et  il  fut  convenu  que  Berta  donne- 
rait une  prise  de  narcotique  à  deux  duègnes,  qu'elle  parvien- 
drait jusqu'à  sa  maîtresse,  en  distribuant  quelque  argent  aux 
autres  domestiques  qui  délestaient  les  duègnes,  et,  qu'enfm, 
quand  elle  aurait  quelque  chose  de  neuf  à  apprendre  à  Pecchio, 
elle  casserait  un  jeune  saule  isolé  qu'on  avait  planté  au  milieu 
d'une  prairie  voisine.  Pecchio  retourna  à  Milan  et  Berta  ramena 
ses  oies  au  château  d'Âriberti  plus  l6l  que  de  coutume  ;  elle 
voulait  chercher  l'occasion  de  parler  à  sa  maîtresse,  même 
avanl  l'arrivée  du  narcotique.  Le  seigneur  Pecchio  était  jeune 
et  passait  pour  fort  inconstant.  Berta,  qui  ignorait  ses  projets  de 
vengeance,  craignait  fort  qu'il  n'oubliât  de  venir  la  voir  sur  les 
rives  de  l'Adda. 

Tout  réussit  fort  bien;  à  Taide  du  narcotique,  Berta  endormit 
les  duègnes;  elle  put  se  cpncerter  avec  sa  maîtresse,  et,  le  jour 
de  la  foire  de  Lecco,  avec  la  bourse  de  sequins  que  lui  avait 
donnée  Pecchio,  tous  les  domestiques  du  château  d'Âriberti 
s'enivrèrent.  Ariberti,  lui-même,  se  trouvait  à  Milan,  pour  un 
grand  bal  que  donnait  la  signora  Arezi,  l'une  des  plus  grandes 
dames  du  pays* 

A  l'heure  dite,  Pecchio  se  trouva,  avec  son  petit  bateau  vis- 
à-vis  une  partie  abandonnée  des  jardins  du  château.  Les  duè- 
gnes n'avaient  garde  de  troubler  l'évasion  de  leur  maîtresse. 
Berta,  tout  à  fait  revenue  de  la  peur  de  les  empoisonner,  avait 
mêlé  dans  leur  vin  une  quantité  effroyable  de  narcotique:  elle 
suivit  sa  maîtresse  sur  le  petit  bateau. 

Pecchio  trouva,  à  son  grand  regret,  que  la  dame  Teresa  Ari- 
berti avait  conservé  ou  rallumé  une  grande  passion  pour  lui, 
qui  ne  songeait  qu'à  se  délivrer  d'elle.  Dès  que  le  bateau  fut  ar- 
rivé sur  le  territoire  vénitien,  Pecchio  remit  la  damé  à  un  moine 
de  l'ordre  de  Saint-François,  par  lui  bien  payé,  et  qui  l'atten- 
dait dans  une  petite  île  voisine  de  la  rive  gauche  de  l'Adda,  ap- 
partenant aux  Vénitiens.  Le  moine  promit  de  conduire  la  dame 
jusqu'à  Venise  par  des  chemins  détournés.  La  dame  conjurait 


226  ŒUVRES   POSTUUMES  DE  STENDHAL. 

Pecchio  de  ne  pas  Fabandoiuier,  el  comme  le  eavalier  Êdfi»k  la 
sourde  oreille,  elle  alla  jusqu'à  lui  reprocher  de  Tayoïr  enleYée 
de  son  château  sous  la  promesse  de  passer  la  vie  avec  elle. 
Pecchio  se  bàla  de  repasser  sur  la  rive  milanaise  de  l'Adda,  oq 
il  irottva  des  relais  qu'il  avait  préparés,  el  qui  lui  permirent 
d'arriver,  sur  les  deux  heures  du  matiu,  au  bal  de  la  signera 
Aresi,  où  Tune  des  premières  personnes  qu'il  trouva  fut  le 
seigneur  Ariberii,  qui,  quoique  jeune  encore  et  fort  bel  homme, 
ne  dansait  point,  mais  se  promenait  dans  le  bal  d'un  air  sombre, 
comme  s'il  eût  deviné  ce  qui  venait  d'arriver  à  son  château. 

Le  lendemain,  il  en  reçut  de  tristes  nouvelles  ;  il  s'j  rendit  en 
toute  hâte,  fit  les  recherches  les  plus  exactes,  et  d'abord  ne  put 
rien  découvrir.  Les  duègnes  étaient  encore  à  demi  mortes  et 
hors  d'état  de  répondre  par  TeiTet  de  l'énorme  quantité  de  nar- 
cotique que  Berta,  dans  sa  colère,  leur  avait  administrée. 

Après  plusieurs  jours  de  recherches  infructueuses,  pendant- 
lesquels  la  colère  d'Ariberti  devint  de  la  fureur,  il  trouva,  eu 
visitant  la  chambre  d'une  des  duègnes ,  une  petite  bouteille 
d'une  forme  singulière.  La  duègne,  interrogée,  répondii  qu'elle 
avait  trouvé  celte  bouteille  seulement  depuis  deux  jours,  et  qu'il 
lui  semblait  l'avoir  vue  entre  les  mains  de  Berla.  Ariberti  la  bat- 
tit à  outrance  pour  la  punir  de  ne  pas  lui  avoir  fait  part  plus  tôt 
de  sa  découverte. 

Lorsque  Ariberti,  désespéré  de^ n'avoir  trouvé  aucun  indice, 
revint  à  Milan,  il  n'oublia  pas  d'y  apporter  la  petite  bouteille, 
qu'il  se  donna  la  peine  d'aller  présenter  lui-même  à  tous  les  apo- 
thicaires de  la  ville.  L'un  d'eux  lui  dit  d'un  air  assez  singulier 
que  celle  bouteille  provenait  d'une  pharmacie  célèbre  tenue  a 
Venise  par  un  moine  grec  défroqué.  Ariberti  comprit  que  le 
pharmacien  ne  disait  pas  tout  ce  qu'il  savait;  il  le  menaça,  il 
lui  offrit  beaucoup  d'argenl,  et  enfin  l'apothicaire  avoua  que 
celle  bouteille  avait  contenu,  non  pas  un  poison,  mais  un  nar- 
cotique puissant  que  l'on  administrait  aux  malades  dans  cer- 
tains cas  désespérés,  et  que  lui-même  avait  vendu  cette  boa- 
icille,  quelques  jours  auparavant,  au  seigneur  Pecchio....... 


LETTRES  A  SES  AMIS.  227 


CCXXIIl 


A  MADAME  J...   G...,  A  SAINT-DENIS. 


Civita-Yeccbia  [États  romains),  le  14  mars  1836. 

Pardoune2-moi  mon  silence,  mon  aimable  amie;  si  j*eusse 
voolu  forcer  le  naturel,  vous  me  seriez  devenue  corvée  et  devoir. 
Je  n^al  pas  écrit  -deux  lettres  depuis  trois  mois.  Je  trouve  que 
les  convenances  sont  une  des  plus  tristes  niaiseries,  et  qu'au 
moyen  de  cette  invention  des  sots,  les  devoirs  que  le  monde  im- 
pose donnent  plus  d'ennui  et  de  gêne  que  ses  plaisirs  ne  don- 
nent de  plaisir.  Vous  écrivant  par  force,  ma  lettre  eût  ennuyé 
vous  et  moi  :  c'est  comme  faire  Tamour  par  force.  Je  viens  d'a- 
voir rbonneur  d'écrire  à  madame  de  T...,  vivant  au  faubourg 
Saint-Germain  ;  peut-être  madame  de  T...  sera  scandalisée  de  ma 
lenteur.  Trouvez,  je  vous  prie,  quelque  excuse  passable. 

Parlons  de  choses  tristes.  J'ai  admiré  votre  conduite  auprès 
de  madame  votre  mère  ;  je  vous  en  félicite  de  tout  mon  cœur.  Il 
est  admirable  de  lui  avoir  voilé  ce  funeste  moment.  Je  donne- 
rais une  année  de  celles  que  le  hasard  me  destine  pour  finir 
ainsi.  C'est  le  plus  grand  service  possible,  un  service  en  action 
et  non  en  paroles.  Rappelez-moi  au  souvenir  de  mon  ancien 
collègue,  M.  de  la  B...,  à. celui  de  M.  G...  et  de  madame  ...  A 
propos  d'anciens  amis,  je  suis  bien  étonné  et  encore  plus  satis- 
fait que  le  M.  de  ...  se  souvienne  encore  d'un  si  petit  person- 
nage.  Remettez  à  cet  excellent  homme  le  petit  mot  ci-joint 
quand  vous  le  verrez.  Je  ne  vous  répéterai  point  l'admirable 
mort  de  madame  Lœtitia;  j'en  dis  un  mot  à  madame  de  T...  Elle 
n'a  jamais  senti,  depuis  1815,  ce  qui  avait  rapport  au  rang.  C'é- 
tait une  âme  digne  de  Plutarque;  le  contraire,  c'est-à-dire,  d'une 
princesse  ordinaire.  L'air  de  Paris  ne  lui  avait  point  6té  la  fa- 
culté de  vouloir^  qui  n'existe  plus  à  quarante  lieues  a  la  ronde 


S98  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

de  Notre-Dame.  La  facolté  de  vouloir  cesse,  au  Mi^,  à  Valoice- 
Daupbiué,  Autour  de  Paris,  on  est  civilisé,  modéré,  juste,  quel- 
quefois aimable,  mais  comme  une  jolie  miniature  est  aimable. 
Ce  qui  est  le  plus  antipathique,  ce  me  semble,  à  ce  qui  a  babité 
plus  de  dix  ans  Paris,  c'est  Y  énergie  dans  tous  les  genres.  Fieschi 
était  abominable  ;  c'était  un  homme  du  bas  peuple  ;  mais  il  avait 
plus  de  faculté  de  vouloir  à  lui  seul  que  les  cent  soixante  pairs 
qui  Tont  justement  condamné.  Fieschi  était  Fltalien  avec  quatre 
dièses  donnés  par  sa  qualité  d'insulaire.  Je  vous  conterai,  si  ja- 
mais je  vous  vois,  rempoisonnemenl  des  quatre  réformateurs 
archevêques,  exprès  envoyés  assez  récemment  en  Sardaigne  pour 
réformer  un  peu  le  clergé,  à  moi  raconté  par  un  prêtre  qui  trou- 
vait cet  empoisonnement  fort  naturel  et  même  fort  juste.  Ces 
messieurs  furent  empoisonnés  à  Sartène,  et  j'ai  vu  le  corps  du 
premier  d*entre  eux  rapporté  à  Givita-Vecchia  par  un  bâtiment 
de  guerre  sarde.  M.  le  cardinal  Z...,  un  peu  savant,  très-mé- 
chant, très-gros,  encore  plus  libertin,  est  allé  à  Palerme,  il  y  a 
dix-huit  mois,  pour  réformer  un  peu  les  mœurs  du  clergé  de 
Sicile  ;  il  était  ami  intime  du  pape,  et  a  été  bravement  expédié 
au  moyen  d'une  tarte.  Il  est  vrai  qu'on  a  appliqué  à  son  corps 
le  nouveau  procédé  d'embaumement,  qui  conserve  parfaitement 
dit-on.  Je  le  suis  allé  voir  avec  cette  noble  comtesse  dont  je 
parle  à  madame  la  comtesse  T...  Elle  a  eu  le  courage  de  le 
prendre  par  la  main  dans  son  cercueil.  Le  cardinal  Z...  y  était 
couché  sur  le  dos,  revêtu  de  ses  beaux  habits.  Les  lèvres  et  les 
yeux  étaient  bleus-lapis  ;  toute  la  figure  retirée  et  fort  triste  à 
voir.  Ma  dévote  amie  en  a  été  frappée  pendant  quinze  jours.  J'y 
ai  mené  ma  cousine,  madame  la  comtesse  d*Or...,  qui,  arrivée  à 
la  belle  église  de  San  Gregorio,  sur  le  mont  Gelius,  n'a  pas  eu  le 
courage  d'aller  voir  cette  horreur.  La  morale  de  ceci  se  réduit  à 
ces  mots  :  Rappelez-vous  que  Fieschi  c'est  l'Italien.  A  mesure 
que  l'on  monte  dans  les  rangs  élevés,  on  trouve  des  ducs  dé  H... 
qui  n'ont  de  caractère  que  le  pistolet  à  la  main,  et  cela  parce 
qu'il  y  a  une  formule  pour  les  duels,  et  que  l'on  n'a  pas  à  redou- 
ter le  ridicule.  Eu  1300,  tous  les  Italiens  étaient  comme  Fieschi. 
Le  fameux  Benvenuto  Gellini,  qui  est  venu  à  Paris  en  1540  pour 
faire  la  Diane,  au  rez-de-chaussée  du  Louvre  (sous  l'horloge,  à 


LETTRES  A  SES  AMIS.  22) 

droite),  éuit  un  Fieschi.  En  1530,  Florence  fut  prise;  de  ce 
moment  V énergie  fut  pourciiassée  en  Italie. 

Réellement  j*écris  trop  mal.  C'est  que  mon  plaisir  est  d'écrire 
pour  les  imprimeurs.  En  écrivant  comme  vous  voyez,  j'arrive  à 
vingt-cinq  pages  en  trois  ou  quatre  heures ,  après  quoi  je  suis 
mort  de  fatigue.  J'ai  écrit  dernièrement  la  Campagne  de  Russie 
et  la  Cour  de  Napoléon^  avec  moins  de  talent  et  plus  de  fran- 
chise que  Rousseau.  Je  laisse  ces  confessions  à  un  ami  suisse, 
qui  les  vendra  dix  ans  après  moi,  vers  1856 .  Tous  les  noms  sont 
changés  et,  d'ailleurs,  qui  prendra  intérêt  en  56  à  la  mémoire 
de  mes  protecteurs  en  1812,  alors  acteurs  de  la  comédie?  Peut- 
être  aucun  lihraire  ne  voudra  se  charger,  en  1856,  d'un  manus- 
crit où  j'ai  évité  l'emphase  comme  la  peste. 

J'ai  demandé  un  congé  pour  juin  prochain.  Je  serais  bien  con- 
tent qu'un  tiers  eût  gardé  quelque  souvenir  de  nos  discussions 
sur  Sltakspeare.  Mais  apparemment  que  je  suis  moqueur  sans  le 
savoir.  Tous  mes  amis  donneraient  six  francs  pour  qu'on  me 
jetât  sur  le  nez  un  verre  d'eau  sale,  quand  je  sors  avec  mon 
bel  habit.  Gela  ne  me  met  nullement  en  colère.  Je  ne  changerai 
pas  pour  les  dix  ou  vingt  ans  qui  me  restent  encore,  quand  je 
devrais  être  fait  officier  de  la  Légion  d'honneur.  —  J'ai  démandé 
le  consulat  de  Garthagène,  mais  ceci  est  un  secret.  Je  voudrais 
Toir  un  peuple  qui  agit.  Ce  que  je  désirerais,  ce  serait  d'échan- 
ger ma  place  de  dix  mille  francs  pour  celle  de  monsieur  votre 
beau-frère  à  la  cour  des  comptes.  Ma  place  ferait  la  félicité  d'un 
jeune  homme  .à  vanité;  il  pourrait  avoir  le  sixième  salon  et  rang 
à  Rome,  et,  pour  l'amabilité,  le  troisième  ou  le  deuxième.  Vingt 
princes  ou  grands  d'Espagne  afflueraient  chez  le  consul  de 
France  à  Rome;  mais  ce  diamant  est  ignoré  à  Paris,  et  ce  serait 
fort  pesant  pour  moi.  —  Écrivez-moi  et  croyez  à  tout  mon  dé- 
vouement éternel. 

P.  5.  Qu'est  devenu  le  roman  de  madame ....  ?  Ne  connatt-elle 
pas  M.  Ch...  ou  quelque  autre  homme  de  lettres  qui  puisse  la 
prôner?  —  Qu'est-ce  que  madame  la  comtesse  d'Or....,  fille 
de  M.  le  comte  Da...?  Je  n'ai  pu  deviner  son  caractère.  Àvezn 
vous  des  nouvelles  de  madame  la  comtesse  C....?  Qu'est-ce 

13. 


230  ŒUVRES  POSTHOMES  DE  STENDHAL. 

que  madame  la  comiesse  B....,  femme  de  M.  le  comte  À.. .. 
B....  et  successeur  de  cet  homme  d'esprit  qui  avait  peiv 
de  tout?  —  Dites-moi  si  un  chat  est  mort  dans  votre  rue. 
Ce  sont  les  petits  détails  qui  me  sont  précieux.  La  société 
change  depuis  1850,  et  je  ne  suis  pas  là  pour  voir  ee 
changement.  J'ai  envie  de  me  pendre  et  de  tout  qutiler  pour 
une  chambre  au  cinquième  étage,  rue  Bichepanse. 


CGXXIV 


A  MONSIEUR  R  ....   A   PARIS. 


Rome,  le...  mars  1836. 

Cher  ami,  il  fait  un  veniiceHo  divin,  dont  je  viens  de  jouir 
délicieusement,  pendant  près  de  deux  heures,  sur  le  Pincio.  Je 
vais  prendre  du  repos,  en  philosophant  un  peu  avec  toi. 

Ne  trouves-lu  pas  bien  singulier  que  la  France,  et  surtout  en 
France  la  bonne  compagnie,  manque  précisément  de  cette  pas* 
sion  (Famour),  sur  laquelle  roule  la  plus  grande  partie  de  la 
littérature,  qui  amuse  cette  bonne  compagnie  ?  —  C'est  qu'elle 
a  infiniment  d'esprit  et  l'esprit  de  comprendre  cet  amour  qu'elle 
ne  peut  sentir  plus  d'uirjour. 

Hier  soir,  dans  une  petite  réunion,  on  a  traité  du  ridicule. 
Voici  ce  qu'en  a  dit  Dominique  : 

On  peut  dire  que  le  siècle  du  ridicule  est  passé  ;  non  pas 
assurément  qu'il  n'y  ait  plus  de  gens  ridicules,  mais  il  n'y  aura 
plus  personne  pour  en  rire.  Un  homme  se  sera-t-il  couvert  de 
ridicule,  il  se  placera  aussitôt,  par  quelque  démarche  bien  par- 
lanUf  parmi  les  exagérés  d'un  des  deux  partis  politiques ,  ^t,  à 
l'instant,  la  moitié  de  la  société  prétendra  qu'il  est  un  petit  saint, 
un  homme  admirable,  calomnié  par  les  exagérés  du  parti  opposé. 
Le  ridicule  du  temps  de  Molière  consistait  à  ne  pas  se  confor- 
mer à  un  modèle  acheté  d'avance  par  toutes  les  classes.  Énoncé 
d'une  façon  plus  générale,  le  ridicule  consistait  à  se  tromper  de 


LETTRES  À  SES  AMIS.  231 

Gtaemin  pour  arriver,  à  vouloir  marclier  à  un  certain  bonheur , 
^'on  s*éuit  choisi,  et  à  faire  fausse  route. 

Le  rire  naissait  quand  un  accident,  un  homme,  une  plaisan- 
terie  faisaient  voira  cet  homme  qu'il  se  trompait  de  chemin.  Mais 
comme  la  seule  passion  était  la  vanité,  un  homme  qui  était  dans 
une  position  à  donner  de  lui  une  idée  désagréable,  humiliante, 
était  aussitôt  ridicule;  et  Thomme  qui  Ten  faisait  apercevoir 
d*une  façon  imprévue  faisait  éclater  le  rire. 

Lorsque  M.  Tabbé  Sieyès  publia  sa  fameuse  brochure  :  Qu'esU 
ce  que  le  tiers  état?  il  porta  un  coup  mortel  à  Faristocratie  de 
naissance  ;  mais  il  créa,  sanss*en  douter,  Taristocratie  littéraire. 
En  1790,  les  premières  loges  du  Théâtre-Français  étaient  remplies 
de  gens  qui  avaient  plus  ou  moins  d'esprit,  mais  tous  avaient  lu 
Molière  et  YÉmile  de  Rousseau.  La  Révolution  a  jeté  dans  ces 
*  mêmes  loges  des  gens  fort  riches,  fort  adroits  pour  augmenter 
leur  fortune,  et  conquérir,  s*il  le  faut,  une  préfecture  ou  une 
recette  générale  ;  mais  s'ils  ouvrent  VÊmile,  ils  s'endorment. 

Il  y  a  maintenant  deux  teintes  bien  marquées  dans  la  société. 
En  prenant  la  plume  pour  écrire  un  livre,  il  faut  choisir  :  plaire 
aux  hommes  dont  le  père  avait  acheté  une  édition  de  Voltaire 
et  la  lisait,  ou  plaire  à  toutes  les  fortunes  récentes  et  à  ceux  qui 
travaillent  à  se  faire  riches. 


CCXXV 

A  MONSIEUR  ARAGO,  DIRECTEUR  DE  L  OBSERVATOIRE,  A   PARIS. 

Givita-Vecchia,  le  5  avril  1836. 

Monsieur, 

Toutes  les  citations  de  sommes  cVargent,  dans  les  histoires 
des  dix-septième  et  dix-huitième  siècles,  n'ont  aucun  sens  pour 
un  lecteur  de  1836*. 

'  Voir  la  lettre  adressée  à  M.  ïïules  Tascbereau,  le  26  mars  1834; 
page  191. 


833  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Voilà  une  belle  lacune  à  remplir  poar  V Annuaire.  Il  ne  suffit 
pas,  ce  me  semble»  de  prendre  la  valear  du  marc  d'argent  aux 
deui  époques.  A  Paris,  moi  apparlenant  à  la  classe  aisée,  je  ne 
puis  pas  revenir  à  pied  en  hiver,  à  dix  heures  du  soir,  de  la 
rue  de  Babylone  à  la  rue  Taitbout;  cela  semblerait  ridicule  à  la 
société  dans  laquelle  je  vis  ;  j'aurais  la  sensation  désagréable  du 
mépris.  Â  Bordeaux,  où  je  passe  Tété,  je  fais  fort  bien  à  pied  un 
trajet  semblable;  je  n'encours  point  le  mépris.  Voilà  Vâément 
moral  difficile  à  mettre  en  équation,  et  pour  lequel  jlnvoque les 
lumières  de  M.  Arago  ou  de  ses  élèves. 

Si  Ton  suppose  exact  le  relevé  suivant  : 

Le  budget  du  cardinal  de  Fleury,  i726à  1743,  portele  revenu 
de  rÉtat  à  cent  quarante-six  millions,  la  dépense  à  cent  cin- 
quante-quatre millions  :  déficit  huit  millions.  Qu'est-ce  que  cela 
vent  dire  en  1836?  qu'elle  est  la  somme  qui,  en  1836,  me  donne* 
le  même  bonheur  que  cent  francs  en  1726  ? 
g  Ma  position  sociale,  mes  habitudes,  sont  à  peu  près  celles  d'un 
conseiller  au  parlement  de  1726. 

Je  n'ose  relire  ma  lettre,  et  pour  ne  pas  faire  une  lettre  ano- 
nyme, je  signe  la  présente. 

Je  suis,  etc. 

H.  Betlb, 
Lecteur  assidu  de  Vànnuairt, 


CCXXVI 


A  HONSIBVRB A  PARIS. 


Rome,  le  23  avril  1836. 


La  première  chapelle  à  droite,  en  entrant  dans  Téglise  d'Ara- 
cœli,  mon  cher  ami,  e^  peinte  à  fresque  par  le  Pinturicchio  : 
c'est  la  vie  de  San  Bernardinode  Sienne,  lequel  était  diablement 
maigre  et  prêchait  la  charité. 

Parmi  beaucoup  de  pierres  sépulcrales  placées  dans  le  pavé 


LETTRES  à  SES  AMIS.  233 

derant  cette  chapelle,  on  remarque  celle  de  Pietro  délia  Valle, 
faiiienx  voyageur.  On  lit  sur  la  pierre  qui  lui  est  consacrée: 

•}-  BIG  REQUtBSGIT  PETRUS  DE  TALLI 
C.    AIA.    BEQUIESCAT    IN    PAGE.    AMEK. 

On  remarque  dans  celte  église  plusieurs  autres  monuments  des 
deila  Valle  ;  mais  il  m*a  été  impossible  de  découvrir  le  tombeau 
de  Settima,  femme  de  Pietro  délia  Yalle,  que  notre  ami  de 
Brosses  dit  y  avoir  vu  ;  peut-être  les  deux  corps  reposent-ils 
sous  la  pierre  portant  le  nom  du  célèbre  voyageur. 

Il  y  a  une  pierre  sépulcrale  du  Donatello  ;  c'est  celle  d'un 
archidiacre  Grivelli,  de  Milan. 

Je  m'acquitte  enfin  de  ta  commission  et  t'écris  en  sortant  de 
réglise  de  Saint-Louis-des-Français. 

Le  tombeau  de  mademoiselle  de  Montmorin  est  dans  la  pre- 
mière chapelle  à  gauche,  appliqué  contre  le  mur  de  la  façade, 
comme  tu  sais.  Le  bas-relief  est  grossier  ;  il  représente  une 
femme  couchée,  le  bras  gauche  hors  du  lit.  Les  cinq  médaillons 
ont  cinq  pouces  ;  ce  sont  les  parents  que  mademoiselle  de  Mont- 
morin a  perdus.  On  lit  ces  mots  au-dessous  des  médaillons  : 

Quia  non  sont. 

Voici  maintenant  Tinscription  en  français,  placée  au-dessous 
du  bas-*relief  : 


Après  avoir  vu  périr  toute  sa  famille,  son  père,  sa  mère,  ses  deux  frères 
et  sa  sœur,  Pauline  de  Montmorin,  consumée  d'une  maladie  de  langueur, 
est  venue  mourir  sur  cette  terre  étrangère. 

F.  A.  de  Chateaubriand  a  élevé  ce  monument  à  sa  mémoire. 


Vis-à-vis  le  monument  de  mademoiselle  de  Montmorin  est  le 
mausolée  qui  contient  le  cœur  et  la  personne  du  cardinal  de 
Beruis. 

Sous  le  pavé  de  Saint-Louis  on  a  placé  le  ccBur  de  M.  le  ma- 


934  ŒUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 

réchal-dii€  Aimibal  d*Esirées;  ce  pauvre  cœur  avait  atteodd 
cenl  trente  ou  cent  quarante  ans  dans  la  sacristie. 

Celte  église,  très-ornce  de  marbres,  est  fort  laide,  parce 
qu'elle  ressemble  à  nos  églises  de  France.  La  nef  du  milieu  est 
très-étroite,  comme  à  Notre-Dame,  à  Paris.  La  deuxième  cha- 
pelle à  droite  a  d'admirables  fresques  du  Dominiquin  bien  cod- 
senrées.  Sainte  Cécile  distribue  ses  biens,  elle  est  portée  aa 
ciel.  Tout  Fintérieur  de  Saint-Louis,  peint  par  des  artistes  fran- 
çais, est  plat,  grossier,  inÛme.  Les  statues  de  la  façade,  par 
M.  Lestage,  sont  atroces;  H.  Lestage  était  apparemment  de 
rinstitutde  son  temps.— Catherine  de  Médicis  donna  les  sommes 
avec  lesquelles  on  bâtit  cette  église,  qui  fut  achevée  en  1489, 
six  ans  après  la  naissance  de  Raphaël.  La  façade  est  bien  pJale, 
quoique  de  Jacques  délia  Porta. 


CCXXVÏI 


A  MADAME  J..    C.y  A  PACIS., 


P.iris,  le  15  septembre  1836. 
Ma  chère  amie. 

Ce  matin,  à  onze  heures,  mon  portier  m*a  remis  une  lettre  fa- 
tale. Je  suis  bien  sensible  au  profond  chagrin  où  vous  êtes  plon- 
gée. D'après  ce  que  vous  m'aviez  dit  des  assurances  que  les 
médecins  vous  donnaient,  j'étais  bien  éloigné  de  prévoir  un  ré- 
sultat aussi  funeste  et  surtout  aussi  prompt.  Il  faut  en  revenir  à 
la  consolation  des  paysans  :  la  personne  qui  vous  manque  avait 
fait  son  temps.  Tout  ce  que  la  vie  donne  ordinairement  de  joies 
et  de  peines  avait  été  épuisé  par  elle.  Elle  était  arrivée  à  cette 
époque  de  l'existence  où  les  peines  l'emportent  presque  sur  le 
peu  de  plaisirs  qui  nous  restent. 

Tout  cela  est  vrai,  mais  tout  cela  n'empêche  pas  les  larmes, 
surtout  avec  les  bons  cœurs  que  vous  avez  dans  votre  famille. 


LETTAES  A  SES  AMIS.  235 

Que  &ites-vous?  Retournez-voos  bienlAl  à  Saint-Denis? 
Croyez  que  je  vous  aime  et  que  je  vous  plains  bien  sincère- 


ment. 


CCXXVIII 

A  MADAME  J...  6...^  A  M...  (sIABNE) 

Paris,  le  7  octobre  i83<». 

Je  me  moquerais  bien,  ma  chère  amie,  que  Julie  îûl  envieuse ^ 
si  cela  ne  nuisait  pas  à  son  bonheur.  Mais  la  vue  du  bonheur 
des  autres  rapprochée  de  celle  de  noire  mauvaise  position,  en- 
gendre subito  du  malheur. 

Je  rentre  pour  vous  écrire  ;  je  suis  horriblement  pressé  et 
bien  fâché  de  votre  absence.  Quand  revenez-vous?  Je  ne  par- 
tirai qu'en  décembre,  peul-être  en  janvier.  Envoyez-moi  une 
description  exacte  de  ce  que  vous  faites;  surtout  ne  songez  ja- 
mais aux  choses  tristes  :  c'est  là  la  vieillesse. 

Je  voulais  remercier  madame  D...  du  joli  billet  qu'elle  a  pris 
la  peine  de  m'écrire  ;  mais  le  temps,  non  la  volonté,  manque. 
Il  faut  s*habiller  pour  un  dîner  invité  avec  des  demoiselles  qui 
gagnent  quarante  francs,  toutes  les  fois  qu'elles  dansent.  Voilà 
la  société  la  moins  triste,  par  conséquent  la  meilleure. 

Lisez  la  Chronique  de  Paris,  journal  du  dimanche  ;  là  vous 
verrez  l'avenir.  Le  moins  menteur  des  journaux  de  tous  les  jours, 
c'est  le  Commerce, 

TiiiioLÉOK  Brenet. 


936  ŒDVRES  POSTHUMES  BB  STENDHAL. 


.   CGXXIX 

A  MADANE  J...  G..  ,  A  SAIKT-DEHIS. 

Paris, 'e  15...  4836. 

Ma  belle  :ùnie,  serez -vous  rue  Saint-Mârcel  vendredi,  sa- 
medi, dîmanclie,  lundi?  Je  sollicite  votre  itioéraire  pour  ne  pas 
m'exposer  à  faire  cette  ennuyeuse  route  sans  rencontrer  une 
heure  d*ainiable  conversation.  Oo  est  atterré  des  nouvelles  ou 
de  Tabseuce  de  nouvelles  de  Gons'lantine.  On  m'a  dit  que  sous 
les  Romains  cette  Gonstantine  était  la  capitale  d'un  nommé  Ju- 
gurtha  qui  leur  donna  bien  de  rembarras.  Un  insigne  fripon 
nommé  Salluste  a  écrit  une  histoire  amusante  de  ce  Jugurlha. 
A  Rome,  on  disait  que  Salluste  avait  autant  d'esprit  que 
Voltaire. 

Donc,  donnez-moi  le  dimanche  l'itinéraire  de  la  semaine, 
mais  bien  clairement. 

Mille  bonjours. 

LéoHCB  D... 


GGXXX 


A  HADAMB  J...  6...,  A  TARIS. 


Paris  (dimanche),  le...  1854. 

Que  votre  grippe  est  longue,  ma  chère  amie  !  Je  crois  que  j'ai 
bien  été  huit  fois  chez  votre  portier:  toujours  même  réponse. 
EnOn,  dimanche  madame  de  Ta.....  m'a  donné  de  vos  nouvelles. 
Votre  tète,  si  aimable  pour  nous  qui  ne  voyons  que  l'extérieur, 
est  si  remplie  de  hautes  et  fortes  pensées,  que  vous  avez  peine  à 


LETTaSS  A  SES  AMIS.  957 

la  tenir  debout.  Aussitôt  que  cette  tête  sera  capable  de  recevoir 
un  aussi  formidable  personnage  que  votre  serviteur,  faites-le- 
moi  savoir  par  une  lettre  d'une  ligue,  ou  laissez  un  ordre  favo- 
rable à  votre  portier. 

Est-ce  que  madame  Du...  a  é(é  aussi  malade  que  vous? 
Faites,  je  vous  prie,  à  madame  Du... ,  mon  compliment  de  con- 
doléance. 

Le  roi  des  bals  masqués  sera  celui  que  les  dames  légitimistes 
donneront  au  théâtre  Yantadour,  en  faveur  des  pauvres  de  Tan- 
cîenne  liste  civile.  Pas  de  dominos  noirs  et  toutes  les  femmes 
costumées,  ou  au  moins  en  dominos  de  couleur  claire.  Quant 
aux  hommes,  ils  seront  parés  de  leur  beauté  naturelle.  —  finit 
jours  après  Pâques,  Y  École  des  vieillards,  avec  mademoi- 
selle Mars  et  des  marquis  véritables.  —  Huit  jours  plus  tard, 
opéra  italien,  avec  mademoiselle  Ginti,  le  prince  fielgiojoso  et 
la  troupe  de  Royaumont. 

Il  faut  que  je  compte  furieusement  sur  votre  léthargie  pour 
▼ons  donner  d'aussi  vieilles  nouvelles;  il  y  a  dix  jours,  au 
moins,  que  je  sais  tout  cela.  Je  vous  dirai  de  plus  belles  choses 
encore  quand  vous  m'aurez  donné  la  permission  de  vous  adorer 
de  près. 

Casimir. 


CGXXXI 

A  MADAME  J  .    G...,  A  H...  (MARNE). 

Paris,  le  1*'  novembre  1836. 

Vous  dites,  ma  chère  amie,  que  les  sentiments  se  prouvent 
par  des  actions  et  non  par  des  phrases  plus  ou  moins  bien  ar- 
rangées. Il  est  une  personne  dont  vous  me  parlez  dans  votre 
lettre  qui,  apparemment,  ne  pense  pas  ainsi.  Des  lettres,  oui; 
mes  les  actions  où  sont-elles?  —  Quoi,  pas  une  pauvre  petite 
visite  à  son  amie  malade,  et  cela  pendant  des  mois  entiers  ! 


238  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHàL. 

Je  suis  ravi  que  ma  lettre  ait  pu  distraire  an  moment  ma- 
dame de  T Elle  ferait  fort  bien  de  remuer,  le  mouvement 

distrait»  et,  dans  tous  les  cas  possibles,  c'est  un  avantage. 

Madame  Mural  ^  est  ici,  qui  n'a  qu'une  fortune  médiocre. 
Elle  a  obtenu  la  permission  de  passer  Thiver  à  Paris  et  paye 
cher  un  appartement  meublé.  Elle  en  a  trouvé  plusieurs  à 
six  mille  francs  par  mois  ;  mais  quand  on  est  venu  à  nommer 
la  femme  pour  qui  on  cherchait  Tappartement,  on  a  demandé 
sept  mille  francs  ou  Ton  a  fait  des  difficultés  équivalentes.  Der- 
nièrement ou  a  trouvé,  pour  six  mille  francs,  un  bel  apparte- 
ment rue  Yille-rËvêque.  La  personne  qui  loue  est  madame  la 
comtesse  deC.-V...  (celle  qui  a  brûlé  la  cervelle  au  cheval 
de  son  mari  ).  Arrivée  au  moment  critique  de  dire  :  Cest  pour 
madame  jlf...,  la  personne  qui  traitait  a  été  bien  étonnée  :  «  Que 
ne  nommiez-vous  plut6t  madame  Murât  !  pour  elle,  ce  ne  sera 
que  cinq  mille  francs  par  mois,  et  je  lui  laisse  tous  les  petits  bi- 
joux qui  garnissent  les  tablés.  »  Madame  Miirat  les  refusa,  de  peur 
de  les  voir  casser.  En  un  mot,  ces  dames  en  sont  aux  combats 
de  politesse  et  de  bons  procédés. 

Madame  Récamier  en  est  aux  petits  soins  avec  madame  de  li- 
pona.  Cette  dernière  était  à  TAbbaye-au-Bois,  quand  on  a  an- 
nonce M.  Sostbènes  de  la  Rochefoucauld  (  qui  a  mis  jadis  la 
corde  au  cou  à  la  statue  de  Tempereur,  sur  la  place  Vendôme). 
Madame  Récamier  a  offert  de  lui  faire  refuser  la  porte,  a  Non 
pas,  a  dit  madame  de  Lipona,  la  statue  est  remontée  à  sa  place; 
j'oublie  les  gens  qui  Vont  fait  tomber.  »  Gela  a  été  mieux  dit, 
j'étrangle  cette  belle  réponse,  digne  de  Plutarque. 

Dites-moi  où  je  pourrai  vous  rencontrer  ;  prévenez-moi  deux 
jours  à  Tavance.  Je  compte  ne  partir  qu'en  décembre. 

*  Madame  Caroline  Murât,  cx-reine  de  Naples,  sœur  de  rcmpereur 
Napoléon.  Elle  voyageait  sous  le  nom  de  comtesse  de  Lipona  (anagramme 
de  Napoli).  (R.  C.) 


I.KTTRES  A  SES  AMIS.  239 


CCXXXII 

A  MONSIEUR ,  A  LONDRES. 

Paris,  le  28  novembre  1856. 

Yoid  un  étrange  auteur  de  roman  !  M.  Frémy,  dans  Touvrage 
qn*U  a  publié  sous  ce  titre  la  Fée  de  salon  (deux  Yolumes  in-8°), 
ose  dire  du  mal  de  son  héros.  Ce  héros,  Olivier  le  Prieur,  n'est 
point  du  tout  un  modèle  de  perfection  et  de  grâces,  comme  dans 
un  fade  roman  de  femme.  Pour  des  grâces,  il  n'en  a  point,  et 
quant  aux  défauts,  le  complaisant  auteur  ne  Ta  point  orné  de 
ces  défauts  nobles  et  mélancoliques  qui  fout  le  secret  orgueil 
d^un  homme  bien  né  et  que  la  femme  qu'il  préfère  aime  tant  à 
raconter  le  soir. 

Si,  du  moins,  en  Tabsence  de  défauts  nobles  et  imités  de 
René,  Olivier  le  Prieur  avait  à  nous  faire  Taveu  de  ses  inclina- 
tions sataniques,  bizares,  hors  de  nature,  qui  font  Tétonnement 
du  lecteur  et  la  gloire  du  roman  allemand,  il  pourrait  encore 
devenir  Tobjet  de  quelque  enthousiasme  élégant;  on  pourrait  en 
iiaiire  un  motif  de  phrases  aimables.  MaisM.Frémy  nous  enlève  en- 
c6re  cette  dernière  ressource  ;  aucune  phrase  faitcf  d'avance  ne 
peut  s'appliquer  à  son  roman  ;  il  va  donner  au  vulgaire  des  lec- 
teurs une  fatigue  étrange  et  à  laquelle  ils  ne  sont  guère  accou- 
tumés. Ces  pauvres  lecteurs  ne  pourront  plus  se  dire,  en  lisant 
le  livre  :  C'est  comme  tel  roman  ou  comme  tel  autre,  ce  qui  fa- 
cilite notablement  le  travail  de  rintelligence;  ils  seront  obligés  de 
se  faire  cette  question  :  Un  tel  être  est-il  dans  la  nature?  Et,  à 
supposer  qu'il  existe  quelquefois,  fallait-il  en  faire  l'homme  heu- 
reux d'un  roman?  celui  sur  qui  rouie  tout  l'intérêt? 

Une  jeune  fille,  appartenant  à  une  famille  très-riche  de  la 
haute  banque  et  élevée  par  un  père  homme  d'esprit,  est  de  - 
mandée  par  une  tante  qui  habile  les  montagnes  du  Dauphiné,  à 
cent  quarante  lieuesde  Paris.  Depuis  l'administration  de  LouisXl, 


S40  ŒUVRES  POSTHUMES  OB  STENDHAL. 

lion  DMphin,  et  k  peu  près  révolté  contre  son  père,  ce  pays 
de  Daiophiné  est  resté  «ne  demi-républiqae;  on  ne  s^y  sonmet 
guère  aax  vérilés  qui  arrivent  toutes  faites  de  Paris.  Dans  ces 
montagnes,  couvertes  de  neige  six  mois  de  i*année,  comme  on 
est  sans  occupation,  ou  s'amuse  k  faire  ses  idées,  on  a  le  mal- 
heur d'être  original. 

MademoiseUe  Berthe  de  Belsonne  prend,  auprès  de  sa  tante, 
la  fort  mauvaise  habitude  d'examiner  un  peu  ce  qu*on  lui  dit  et 
de  n'ajouter  qu'une  foi  médiocre  aux  exagérations  de  tontes 
sortes  qui  forment  le  Credo  de  la  haute  société  ;  mais  la  nature 
a  donné  à  mademoiselle  Berthe  un  cœur  facile  à  émouvoir,  un 
esprit  qui  ne  se  repose  pas  paresseusement  dans  le  doute  et 
rignorjnce,  une  tète  vive.  Tout  cela,  joint  aux  idées  que  lui 
inspirent  les  belles  solitudes  du  Dauph'mé,  la  jettent  dans  un 
défaut  de  bien  mauvais  ton,  pour  une  belle  demoiselle  à  qui  sa 
tante  laisse  une  dot  d*un  million  :  Elle  a  de  VespriL 

Une  conséquence  bien  naturelle,  mais  bien  fatale,  c'est  qu'dle 
n'est  point  enrayée  de  reconnaître,  d'avouer  pour  son  cousin 
germain  Olivier,  un  petit  jeune  homme  bien  pauvre  et,  qui  plus 
est,  bien  étiolé  par  la  pauvreté,  qu'elle  trouve  à  Grenoble  secré- 
taire du  général  commandant  le  département. 

M.  de  Belsonne,  le  père  de  Berthe,  cet  homme  riche,  si  bien 
apparenté,  si  répandu  à  Paris,  qui  a  mille  moyens  de  mettre  son 
neven  sur  le  chemin  de  la  fortune,  le  voyant  timide,  pénétré 
du  malheur  db  sa  pauvreté,  dépourvu  de  grâces,  se  montre  fort 
mauvais  parent  et  accable  de  duretés  ce  pauvre  diable,  lequd  a 
le  dé&ut  de  se  présenter  dans  un  salon  avec  un  habit  mal  fait  et 
d*y  garder  un  silence  triste,  ou  d*y  dire  des  choses  singulières, 
qui  font  tache  dans  la  conversation,  qui  obligent  à  penser  pour 
y  répondre  et  qui,  quelquefois,  tendent  à  jeter  le  blâme  sur  des 
usages  reçus  dans  la  société,  même  sur  des  actions  de  gens 
riches,  et  enfin  arrivent  souvent  jusqu'à  appeler  le  doute  sur 
Padmiration  que  l'on  doit  au  gouvernement.  Car  M.  de  Belsonner 
comme  tous  les  hoçimes  qui  veulent  faire  une  belle  fortune  ou 
l'augmenter,  e&i  jmte-milxeu  enragé. 

Qu'on  juge  des  opinions  de  M.  de  Belsonne,  il  sollicite  presque 
une  recette  générale  ! 


LETTRES  A  SES  AMIS.  241 

Ses  deux  filles  atoëes  sont  richement  mariées  ;  Time  à  M. ..., 
agent  de  change  célèbre  et  surtout  gastronome  habile  ;  la  se- 
conde à  quelque  chose  de  plus  vulgaire  encore,  un  juge  de  je 
aesais  quel  tribunal,  grand  amateur  de  tulipes  et  d'horticulture. 

M.  de  Belsonne,  malgré  son  adoration  pour  le  convenable,  ne 
peut  s'empêcher  de  s'ennuyer  avec  ses  gendres  et  même  de  les 
iiiq>riser  un  peu.  Leurs  femmes  ont  d'excellentes  manières, 
mais,  peu  à  peu,  comme  il  n'arrive  que  trop  souvent,  ont  oublié 
l'éducation  de  la  maison  paternelle  et  pris  les  idées  et  les  façons 
de  parler  de  leurs  maris. 

M.  de  Belsonne  est  malade  de  la  vulgarité  de  tout  ce  qui  l'en- 
toure dans  le  magnifique  château  de  Belsonne,  qu'il  a  fait  bâtir 
sur  les  bords  de  lar  forêt  de  Fontainebleau,  et  où  il  vit  avec  toute 
la  magnificence  d'un  homme  qui  a  ajouté  un  nom  de  terre  à 
celui  reçu  de  son  père,  et  qui  tient  à  avoir  chez  lui  toute  la 
noblesse  des  environs.  Cette  noblesse,  injuste  parce  qu'elle  est 
envieuse,  ne  voit  qu'un  nouveau  Turcaret  dans  M.  de  Belsonne, 
homme  du  monde  et  qui  a  cent  fois  plus  d'esprit  qu'elle. 

Ainsi,  malgré  tous  ses  avantages  et  son  énorme  dépense  au 
château  de  Belsonne,  où  l'on  joue  l'opéra,  M.  de  Belsonne  s'en- 
nuie un  peu,  lorsque,  heureusement  pour  lui,  il  songe  que  sa 
fille  Berthe  doit  être  mariée,  car  elle  va  avoir  dix-sept  ans  ;  il  la 
rappelle  du  Dauphiné;  elle  arrive;  mais  tous  les  personnages 
qal  affluent  dans  le  salon  de  son  père  lui  semblent  des  pou- 
pées sans  idées  et  assez  ennuyeux.  Quand  son  père  lui  dit  :  «  Je 
vous  marierai  comme  vos  sœurs,  et  vous  serez  aussi  brillante  et 
aussi  heureuse  qu'elles,  —  Dieu  m'en  garde,  répond  Berthe  ;  je 
veux  aimer  ou,  du  moins,  respecter  mon  mari  ;  or  ces  mes- 
sieurs me  font  bâiller  rien  qu'à  les  voir  se  promener  gravement 
dans  le  parterre.  Â  quoi  bon  me  marier?  Mon  père,  je  suis  heu- 
reuse auprès  de  vous,  tout  le  monde  me  comble  d'attentions, 
car  on  sait  que  j'ai  un  million  de  dot;  continuons  à  vivre 
ainsi.  • 

M.  de  Belsonne  blâme  sa  fille  tout  haut;  mais,  quoi  qu'il  en 
dise,  ceite  pensée  libre,  fière  et  au  fond  raisonnable,  l'intéresse 
et  lui  plaît.  Il  ne  peut  se  dissimuler  que  messieurs  ses  gendres, 
leurs  fenunes  et  tout  ce  qui  les  environne  ne  soient  un  peufas* 


^12  lEUVUES  POSTlidMKâ  DE  STËNDltÂL. 

Udietix,  uu  peu  plaCs,  un  peu  vulgaires.  Malgré  Thorreur  que 
leur  fait  ce  mot  fatal»  c'est,  à  propreraeot  parler,  leur  enfer. 

Peu  à  peu  M.  de  Belsonne  s'attache  à  sa  fille  Berthe;  il  &it 
avec  elle  de  longues  promenades  dans  son  parc.  Il  y  a  beaucoup 
de  choses  fines  et  noblement  pensées  en  cet  endroit  du  ro- 
man. 

Un  M.  de  Gaulthier,  fort  riche  et  appartenant  à  une  dés  plus 
nobles  familles  du  faubourg  Saint-Germain^  est  venu  voir  jouer 
le  Don  Juan  de  Mozart,  que  les  filles  de  M.  de  Belsonnc  ont  en- 
trepris de  chanter,  et  Dieu  sait  comme.  Ce  M.  le  comte  de  Gaul- 
ihier  est  le  plus  honnête  homme  du  monde;  simple,  sans  affec- 
tation^ il  n*a  point  sur  de  certains  sujets  les  façons  dépenser 
exagérées  que  sa  haute  naissance  pourrait  4aire  craindre.  Il  a 
assez  d'esprit  pour  voir  que  Berlhe  est  un  être  fort  différent  de 
ses  sœurs,  un  être  auquel  il  serait  bien  doux  d'inspirer  un  sen- 
timent de  prëfcrence,  un  être  auprès  duquel  il  serait  impossible 
de  connaître  l'ennui,  si  l'on  parvenait  à  intéresser  son  cœur. 
Il  est  éperduroent  amoureux  ;  Berthe  répond  avec  simplicité  et 
sans  l'ombre  de  l'affectation  et  de  la  coquetterie  à  des  sentunents 
qui  l'honorent)  mais  qu'elle  ne  partage  en  aucune  façon.  Aux 
manières  près,  qui  sont  distinguées  et  fort  nobles,  M.  le  comte 
de  Gaulthter,  avec  ses  deux  cent  mille  livres  de  rente  et  les  por- 
traits de  ses  aïeux,  qui  sont  allés  aux  croisades,  lui  semble  aussi 
insignifiant  que  son  beau-frère.  Pagcnt  de  change,  ou  que  son 
autre  beau*frère  le  juge,  lequel  vient  de  faire  construire  une 
serre  qui  a  coulé  quatre-vingt  raille  francs,  et  qui  en  étourdit 
tout  le  monde. 

On  voit  que  Tauteur  connaît  le  monde  et  sait  le  peindre 
avec  vérité  et  franchise,  chose  qui  me  semble  uu  peu  plus  diffi- 
cile que  de  décrire  la  façon  de  vivre  d'un  seigneur  anglais  du 
treizième  siècle,  ou  le  passage  cfarmes,  ptès  ctÂshbf  de  la  Zou- 
che  (Ivanhoé).  Le  moindre  défaut  de  ces  peintures  des  habitudes 
sociales  du  treizième  siècle  est  une  fausseté  complète  et  ridicule. 
Ces  héros  si  brusques,  si  égoïstes,  si  grossiers,  si  profondément 
raisonnables  de  ce  siècle  de  fer,  dans  lequel  la  moindre  erreur 
de  calcul  pouvait  être  punie  de  mort,  sont  remplacés  paf  des 
êtres  factices,  tout  pétris  de  la  générosité  du  dix-huitiëme  siè- 


Lk;ttrës  a  siâs  amis.  24S 

cle  et  doul  Tiiûique  afTuire  semble  être  d'exagérer  la  grimace 
terrible  qu'ils  doivent  [aire,  lorsqu'ils  paraissent  revêtus  de 
leurs  armures. 

Le  roman  contemporain  a  cette  grande  difficulté,  qu'il  faut  faire 
ressemblant,  sous  peine  de  ne  trouver  de  lecteurs  que  parmi  les 
abonnés  des  cabinets  littéraires  de  la  dernière  classe. 

M.  Frémy  a  surmonté  très-beureusement  la  difficulté  de  pein- 
dre les  salons  de  la  très-riche  bourgeoisie  actuelle  et  le  magni- 
lique  ennui  qui  les  force  à  écorcher  le  Don  Juati  de  Mozart.  La 
représentation  de  ce  chef-d'œuvre  au  château  de  Belsonne  finit 
par  un  grand  bal  qui  arrive  à  Timproviste  et  rappelle  le  sou- 
rire sur  tous  les  visages,  allongés  par  trois  heures  de  mauvaise 
musique. 

Tout  allait  au  mieux,  lorsque,  vers  les  onze  heures,  parut  dans 
le  salon  un  grand  jeune  homme  qui,  avec  une  mine  triste  et  in- 
connue, osait  montrer  un  habit  fait  en  province  et  des  bottes» 
au  milieu  des  toilettes  les  plus  fraîches  et  les  plus  savantes.  Cet 
inconnu  qui  n'avait  de  remarquable  que  des  -yeux  singuliers, 
erra  quelque  temps  dans  le  bal,  cherchant  M.  de  Belsonne; 
il  le  trouva  à  la  fin  et  en  fut  reçu  plus  que  froidemeut.  Sa  mine 
singulière  devint  plus  sombre  encore  ;  tout  le  moude  le  regar* 
dait  avec  étonnement;  l'inconnu  qui,  quoique  fort  brave,  ainsi 
qu'il  ne  le  prouvera  que  trop,  avait  le  malheur  d'être  timide»  se 
sauva  au  jardin.  C'était  Olivier  le  Prieur,  ce  petit  cousin»  secré» 
taire  du  général  commandant  à  Grenoble.  La  noble  Berihe,  in- 
dignée du  traitement  que  son  père  vient  d'infliger  à  un  parent, 
qui  n'a  d'autre  tort  que  celui  d'être  pauvre,  s'excuse  auprès  de 
M.  de  Gaulthier  qui  devait  dans.er  avec  elle  le  galop  suivant 
et  court  au  jardin.  Elle  y  trouve  Olivier,  qui  la  reçoit  mal. 

«Que  venez -vous  faire  ici?  retournez  auprès  de  ces  gens 
heureux,  dont  j'ai  eu  le  tort  d'approcher. 

—  Vous  souffrez,  je  le  vois,  rentrons,  nous  danserons  en- 
semble. 

—  Je  le  vois,  ma  cousine,  vous  vous  figurez  comprendre 
quelque  chose  aux  impressions  d'autrui,  au  mal  que  le  monde 
peut  me  faire!  Mais,  si  vous  compreniez  mon  cœur,  comment 
insisteriez-vous  pour  me  faire  rentrer  à  ce  bal?  Ne  voyez-vous 


Mé  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

pas  fMfy  sais  déplacé?  Qu'aide  à  y  iiûre,  moi  qui  ne  sois  rien, 
Boi  paiaTTe  ei  bien  pins  qne  pauvre,  an  miliea  de  ces  geps  cou- 
Tcrts  de  cordons,  qni  tons  peavent  parler  de  leur  fonone,  de 
leurs  cbcTanx,  de  leors  titres!  moi  qni  n'ai  pas  même  on  habit 
cooveoable.  Comprenez-Tons  ce  genre  de  malbenr,  osez-TOOs 
rabaisser  jnsqae-là  votre  imagination,  yoos  fille  d'nn  milUon- 
naire,  d  millionnaire  vous-même!  Non,  laissei-moi,  fuyez,  lais- 
sez-moi seul  avec  mon  malheur. 

^  Rentrez,  je  ne  danserai  qu'avec  vous;  toute  la  soirée  je  ne 
parierai  qu^à  vous. 

—  Non,  ce  que  vous  voulez  &iire  là  est  beaucoup  trop  pour 
vous  et  pour  moi;  j'en  suis  reconnaissant,  mais  je  ne  saurais 
accepter.  Songez  donc  que  je  n'aurais  rien  à  vous  offrir  en 
échange... 

—  En  échange  !  qud  mot  !  j'admets  tout,  Olivier  ;  j'admets  qae 
le  monde  vous  repousse  :  mais,  dites-moi,  est-ce  que  je  n'ai 
pas  toujours  été  la  même  pour  vous?  Quand  vous  avez  souffert, 
je  suis  accourue;  quand  on  vous  a  attaqué  je  vous  ai  défendu; 
vous  souffrez,  me  voici,  j'accours. 

^  Et  c'est  .précisément  cette  affection  qui  m'a  perdu  ;  vous 
voyez  devant  vous  un  être  indigne  de  vous  parler.  Après  votre 
départ  de  Grenoble,  malheureux,  abandonné  de  tous,  sans  uo 
seul  ami  au  monde,  je  me  suis  figuré  que  je  retrouverais  un  peu 
de  tranquillité  auprès  de  ma  protectrice;  j'ai  voulu  venir  à  Paris, 
je  n'ai  osé  vous  écrire;  savez-vous  à  quel  accès  de  bassesse  je 
suis  descendu?  J'ai  volé  six  louis  dans  le  secrétaire  du  général, 
et  me  voici.  » 

Les  scènes  qni  suivent  cet  aveu  fatal  peuvent  compter  parmi 
es  plus  belles  qu'ait  présentées  le  roman  moderne.  M.  Frcmy  a 
osé  être  vrai,  et  il  en  a  été  récompensé.  Nulle  part  son  style  n'est 
plus  simple  et  plus  touchant;  sa  plume  trouve  toujours  le  moi 
vrai^  passionné,  naturd. 

Malgré  l'horreur  pour  le  vol  et  son  habit  fait  à  Grenoble,  sa 
couàne  finit  par  l'aimer,  par  le  lui  dire  la  première.  Dès  qu'elle 
est  enivrée  par  ce  sentiment,  le  premier  qu'elle  ait  éprouvé, 
H.  le  comte  de  Gaulthi^,  avec  ses  richesses,  ses  aïeux,  sou  im- 
mense considération,  ses  sentimenis  honnêtes  et  doux,  parait  à 


LETTBES  Â  SES  âMIS.  ^S 

Berihe  le  plus  ennuyeux  des  hommes.  L'être  choisi  entre  tous 
pour  lui  donner  une  existence  semblable  à  celle  de  ses  sœurs 
ne  saurait  convenir  à  un  cœur  de  celte  trempe. 

a  Le  bonheur  de  mes  sœurs  me  fait  bâiller  et  prendre  la  for- 
tune en  horreur,  »  dit-elle  un  jour  à  M.  de  Belsonne,  son  père, 
qui  lui  décrit  le  genre  de  vie  dont  elle  jouira  lorsqu'elle  sera 
comtesse  de  Gaultbier. 

Berihe  proteste  qu'elle  n'aimera  jamais  qu'Olivier.  M.  de  Bel- 
sonne  juge  de  sa  fille  par  tous  les  cœurs  de  femme  qu'il  voit 
dans  son  salon. 

€  Eh  bien,  ma  fille;  une  fois  mariée  et  bien  mariée,  qui  songe 
à  Yous  interdire  les  douceurs  de  l'amitié?  Qui  vous  empêche  de 
recevoir  Olivier? 

—  Quoi,  mon  père!  s'écria  Berthe.  »  Et  elle  est  pénétrée  d'in- 
dignation. 

Cette  Glle  généreuse  porte  jusqu'à  l'enthousiasme  les  senti- 
ments nobles  et  désintéressés,  et  pourtant  Olivier,  sans  jamais 
chercher  à  la  séduire,  bien  au  contraire,  eu  lui  adressant  tou- 
jours des  remarques  critiques  sur  ses  actions,  la  fait  tomber  dans 
les  erreurs  les  plus  étranges  ;  il  est  vrai  qu'il  ne  s'épargne  pas 
dans  l'occasion,  et  qu'il  périt  noblement,  au  moment  où  il  allait 
assurer  le  bonheur  de  son  amie.  Je  ne  chercherai  point  à  vous 
faire  entrevoir  quelques-unes  de  ces  aventures  étranges.  Le  ro- 
man, ce  mélange  singulier  de  satire  piquante  et  de  tendresse 
louchante,  veut  être  lu  avec  curiosité. 

Je  vais  maintenant  faire  la  part  de  la  critique.  C'est  un  incon* 
vénient,  quand  le  style,  par  sa  beauté  scintillante,  par  son  esprit 
de  tous  les  moments,  vient  se  faire  remarquer,  c'est-à-dire 
cherche  à  distraire  le  lecteur  de  l'attention  qu'il  accordait  au 
fond  des  choses.  Au  seizième  siècle,  ces  concetti,  cet  esprit 
dans  les  mots  fit  la  gloire  et  la  fausse  gloire  de  l'Italie. 

Encore  aujourd'hui,  ce  style  impérieux  qui  réveille  le  lecteur 
malgré  lui  est  charmant  et  même  nécessaire  pour  un  article  de 
journal  ;  il  fait  lire  trois  pages  avec  un  plaisir  vif;  mais  il  fati- 
gue à  la  dixième  ;  c'est  un  valet  chargé  d'une  commission  et 
qui,  au  lieu  de  rapporter  nettement  ce  dont  son  maître  l'a 
chargé,  veut  être  aimable  et  jette  de  l'obscurité  sur  ce  qu'il  doit 
n.  14 


24<i  (KUYUES  POSTHUMES  DE  STENDllÂL 

dire.  Je  conseillerais  à  M.  Frémy  d'oser  confier  ses  pensées  à 
un  style  plus  simple.  Un  homme  de  la  bonne  compagnie  est  sûr 
de  rattentîon  qu'on  lui  accorde,  il  n'a  aucun  besoin  de  forcer 
les  nuances  pour  capter,  comme  par  force,  Tattention  des  p^- 
sonnes  qui  Tenlourent.  Sa  conversation  est  absolument  le  c<»i- 
traire  de  la  conversation  du  café,  où  la  personne  qui  parle  doit 
avoir  recours  à  toutes  les  originalités  du  monde,  plutôt  que  de 
laisser  languir  l'attention;  comme  un  saltimbanque,  il  doit  la 
réveiller  sans  cesse  ;  pour  lui,  aucun  contraste  n'est  trop  fort,  le 
pauvre  diable  doit  tout  faire,  afin  de  raccrocher  à  chaque  instdbt 
celte  attention  qui  lui  échappe.  Le  public  est  accoutumé  à  ce 
style  fardé,  excessif,  et  il  est  vrai  qu'il  faut  un  grand  courage 
pour  oser  être  simple,  presque  autant  que  pour  oser  être  soL 

Une  réflexion  devrait  encourager  M.  Frémy  dans  la  carrière 
où  il  débute  avec  éclat  :  la  société  que  nous  voyons  passer  au 
bois  de  Boulogne,  dans  ces  voilures  au  vernis  si  brillant,  se  di- 
vise tous  les  jours  davantage  en  deux  classes  fort  distinctes  : 
les  gens  riches  dont  le  père  lisait  Voltaire  vers  1785,  et  les 
gens  riches  qui  sont  nés  avec  quarante  ccus  de  rente.  Ces  der- 
niers ont  bien  plus  de  savoir  faire  et  souvent  même  plus  d'es- 
prit; mais  le  ciel,  parmi  tant  d'avantages,  leur  a  refusé  Tintelli- 
gence  des  choses  littéraires  ;  c'est  que  VespriL  de  conduite  tue 
V esprit,  V esprit  blesse  souvent  le  voisin;  dans  tous  les  cas,  il 
fait  faire  attention  à  vous,  il  vous  empêche  de  vous  glisser  ina- 
perçu dans  les  belles  positions.  Un  Busse  d'infiniment  d'esprit 
ne  disâit*il  pas  ces  jours  passés  :  A  t^aris,  Vesprit  amusant  est 
en  raison  inverse  de  Vargent  possédé,, 

Il  faut  choisir  :  plaire  à  la  bonne  compagnie  qui  goûte  le  style 
de  M.  de  Lamennais ^  ou  plaire  à  ces  gens  riches  qui  trouvent 
toujours  quelque  obscurité  dans  les  premières  scènes  des  char- 
mantes comédies  de  M.  Scribe,  et  ne  les  comprennent  bien  qu'à 
la  troisième  représentation.  Autrefois  les  farces  de  Piron  et  de 
Golié  étaient  jugées  par  la  meilleure  compagnie  ;  elle  n'avait  pas 
peur,  celle-là,  qui  ne  songeait  pas  à  son  origine,  d'applaudir  à 
des  choses  basses,  ou  dénuées  d'esprit.  11  faut  à  chaque  instani 
répéter  cette  vieille  phrase,  qui  domine  tout  dans  la  littérature 
actuelle. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  247 

Le  jour  immortel  où  M.  Fabbé  Sieyès  pnblia  son  pamphlet 
inlitulé  :  Qu'est-ce  que  le  tien  état?  Nous  sommes  à  genoux, 
levons-nous;  il  croyait  attaquer  Taristocratie  politique,  il  créait, 
sans  le  savoir,  Tarislocratie  littéraire.  Celle  -ci  ose  encore  aimer 
les  phrases  simples  et  les  pensées  naturelles. 


GGXXKIII 

A  MADAME  L...,  POUR  SON  ROMAN. 

Paris,  le  17  mars  1837. 
Madame, 

Je  résiste  depuis  quelques  jours  à  l'envie,  un  peu  hasardée, 
j*en  conviens,  de  vous  soumettre  une  idée  parfaitement  hoimète 
pour  le  fond  comme  pour  la  forme.  Ainsi  n*ayez  pas  peur,  et 
ne  craignez  pas  la  réputation  de  singularité  dont  je  jouis  à  tort, 
ce  me  semble  ;  ce  qui  n'empêche  point  que  mon  idée  ne  soit 
peut-être  ridicule. 

Il  me  semble  que  nous  avons  tous  les  deux  une  route  h  faire. 
Cette  route  est  à  peu  près  dans  la  même  direction  ;  seulement 
vous  allez  plus  loin  que  moi.  Voudriez-vous  accepter  un  com- 
pagnon de  voyage,  une  espèce  de  majordome  chargé  de  com- 
mander les  chevaux  de  poste,  et,  au  besoin,  de  les  monter? 

Le  ridicule,  c'est  que  ce  courrier  a  dépassé  de  beaucoup  l'âge 
auquel  on  monte  à  cheval  avec  grâce  ;  son  unique  mérite  serait 
de  vous  épargner  la  peine  de  parler  vous-même  aux  postil- 
lons. Cet  écuyer  cavalcadour  a  un  peu  peur  de  vous,  sans  quoi  il 
vous  eût  proposé  de  vive  voix  Tassociation  pour  le  voyage.  Le 
mal,  rinconvénieot  majeur,  c'est  que  cette  association  porte  un 
trop  beau  nom,  un  nom  romanesque,  qui  convient  peut-être 
encore  un  peu  à  mon  caractère,  mais  qui  fait  un  disparate  cruel 
avec  le  nombre  des  écus  que  j*ai  à  dépenser  en  voyages,  avec  le 
nombre  des  années,  etc.,  etc. 


248  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDUAL. 

Pesez  tout  cela  daos  votre  sagesse,  madame,  et  croyei  à  Fin- 
térél  que  je  prendrai  toujours,  majordome  ou  non,  an  voyage 
d'une  femme  aimable  et  douée  d'un  caractère  digne  et  ferme. 
Je  crois  que  madame  M...  connaît  mieu^c  le  majordome  qui  se 
présente  qu'il  ne  se  connaît  lui-même.  Ceci  n^est  donc  point  un 
secret  pour  elle  ni  pour  la  belle  Clara  ;  il  vaut  mieux,  ce  me 
semble,  que  le  reste  de  l'univers  Tignore  à  jamais. 

Je  suis,  avec  un  véritable  respect,  madame,  votre  très-hum- 
ble et  très-obéissant  serviteur. 

G.  DE  Setssel. 
Agé  de  cinquante-trois  ans. 

RÉPONSE. 

n  paraît,  monsieur,  que  nous  avons  des  idées  analogues  sur 
le  style  ;  j'en  juge  par  le  vif  plaisir  que  viennent  de  me  faire  les 
sept  premières  pages  du  }londe  comme  il  est. 

M.  Fox  disait  que  le  premier  plaisir  du  monde  était  de  jouer 
et  de  gagner,  le  second  de  jouer  et  de  perdre.  Mon  goût  vif 
pour  la  littérature  va  plus  loin  ;  je  trouve  que  le  premier  plaisir, 
après  celui  d'écrire,  est  celui  de  lire  une  critique  de  bonne  foi. 
Les  phrases  louangeuses,  fussent-elles  de  Voltaire,  ne  me  sem- 
blent donner  qu'un  plaisir  secondaire. 

D*après  ce  beau  principe,  voici  des  critiques.  Tout  au  haut  de 
la  page  6,  je  voudrais  lire  : 

«  Qu'elle  défend  à  ceux  qui  Tignorent  ;  la  peur  quUls  ont  de 
blesser  le  bel  usage  devient  ridicule...  » 

.  A  la  seizième  ligne  de  la  même  page  6,  je  voudrais  mettre  : 

«  L'esprit  de  société  est  de  sa  nature  casanier  ;  ce  qui  ne  peut 
se  dire,  ce  me  semble,  de  Tesprit  en  général,  de  l'esprit  de 
Montesquieu,  Voltaire,  »  etc. 

Troisième  critique.  Ce  commencement  est  de  VEspnt  des  lois 
de  la  société.  J'aimerais  mieux  commencer  par  des  idées  phy- 
siques et  très-claires,  par  la  description  des  bords  de  TOrne  que 
je  brûle  de  voir.  Les  idées  profondes  et  abstraites  mettent,  ce  me 
semble,  le  lecteur  sur  ses  gardes,  chose  fatale  au  commence- 
ment d*un  conte,  qui  exige  toujours  un  peu  de  crédulité. 


LETTRES  Â  SES  ÀMiS.  219 

Je  respecte  trop  vos  prëparaiifs  de  voyage  pour  ne  pas  vous 
supplier,  monsieur,  de  ne  m'hqnorer  d'aucune  réponse,  el  j'ai 
on  tel  dégoût  des  autographes,  que  je  vous  prie  de  me  permeiire 
de  Yous  présenter  les  sentiments  les  plus  distingués  de  0' 


ccxxxiv 


A   MONSIEUR   A...    C.  ,    A    ROME. 


Paris,  le  IJ. juillet  1837. 

Cher  ami,  j*ai  été  absent  pendant  six  semaines;  à  mon  re- 
tour j'ouvre  voire  lettre  ;  vous  devez  me  croire  mort  ou  bien 
oublieux;  ni  Fun  ni  l'autre. 

Je  me  souviens  fort  bien  que  je  voulus  vous  écrire  le  jour  de 
l'ouverture  de  l'exposition  ;  mais  je  fus  tellement  navré  par  la 
triste  vue  d'une  médiocrité  aussi  générale,  que  je  n'en  eus  pas  la 
force;  je  n'aurais  voulu  accepter,  si  on  me  les  avait  donnés  en 
cadeau,  que  quelques  paysages;  par  exemple,  la  Vue  de  Dinan, 
par  M.  Dagnau.  Le  Charles  /"  et  \eStrafford  de  M.  Delarochene 
sont  que  des  tableaux  de  genre  vus  au  microscope  ;  ils  ont  eu 
beaucoup  de  succès  dans  le  grand  monde  ;  c'est  qu'il  s'est  re- 
connu dans  les  personnages  de  M.  Delaroche  ;  ils  sont  vêtus 
avec  la  plus  grande  recherche,  et  leurs  figures  n'annoncent  au- 
cune énergie.  L'énergie,  dans  tous  les  genres,  est  la  bêle  noire  de 
la  bonne  compagnie  ;  elle  a  été  enchantée  du  salon,  parce  qu'elle 
n'y  trouvait  aucun  de  ces  essais  hardis  qui  annoncent  de  Téner- 
gie.  On  veut,  toutefois,  une  certaine  élégance  et  de  l'esprit. 
On  a  trouvé  fort  plat  le  grand  tableau  de  M.  Signol,  qui,  dit-on, 
cherche  à  se  concilier  les  suffrages  des  dévots. 

On  a  trouvé  le  Saint  Clair  de  M.  Flandrin  une  chute  immense; 
après  les  envieux  du  Dante,  c'était  mon  jugement  de  Rome.  On 
n'a  pas  daigné  regarder  l'immense  tableau  de  M.  Tassy;  on  s'est 
surtout  moqué  de  son  portique  de  restaurateur  nouvellement  ba- 

14 


250  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

digeonné.  Court  a  fait  de  bons  portraits.  M.  Duboffe  peint  les 
duchesses  comme  si  elles  étaient  des  fiHes  ;  peut-être  ne  se 
trompe-t-il  pas.  H  a  martyrisé  la  Ggure  du  général  Athalin,  fort 
ressemblant  d'ailleurs  ;  jamais  on  n'a  appliqué  la  couleur  sur 
une  toile  avec  plus  de  négligence  :  un  aveugle,  en  passant  la 
main,  croirait  qu'on  a  voulu  peindre  des  montagnes. 

Trois  ou  quatre  Allemands  ont  paru  au  Salon  ;  Tun  d'eux,  qui 
s'appelle  à  peu  près  Winterhalter,  a  peint  le  Décam^ron  ;  huit 
jolies  femmes  et  deux  hommes  assis  sur  le  gazon,  dans  une  villa 
près  de  San  Miniato.  Gela  ressemble  à  un  éventail  ;  le  paysage 
est  fort  ressemblant.  M.  Paturle  a  acheté  cela  huit  mille  francs. 
On  a  estimé  les  trois  autres  Allemands  ;  mais  leur  couleur  est 
trop  laide,  tout  est  gris;  il  en  est  de  même  du  Christ  de 
M.  Scheffer  ;  cela  a  l'air  d'une  esquisse  fort  terne  et  fort  grise  de 
quelque  élève  de  Paul  Véronèse.  M.  le  duc  d'Orléans  a  acheté  ce 
tableau  pour  la  chapelle  luthérienne  de  madame  la  duchesse 
d'Orléans,  aux  Tuileries. 

Dans  ce  moment,  on  est  fou  de  l'école  espagnole  ;  on  méprise 
assez  les  écoles  d'Italie,  et  l'on  paye  fort  cher  les  tableaux  fla- 
mands. M.  Taylor  a  déployé  en  Espagne  beaucoup  d'adresse  et 
de  résolution  :  à  Barcelone,  le  chef  de  l'émeute,  qui  était  dans  la 
rue,  est  venu  lui  offrir  d'acheter  pour  dix  mille  francs  les  ta« 
bleaux  d'une  église  qu'on  allait  brûler  dans  deux  heures.  Ce 
chef  lui  a  donné  cinquante  hommes  de  l'émeute  pour  décrocher 
les  tableaux  au  plus  vite.  Quand  les  happes  qui  tenaient  le 
cadre  étaient  trop  difficiles  à  briser,  ou  coupait  la  toile  tout  près 
du  cadre,  et  l'on  jetait  la  toile  en  bas  dans  l'église.  L'homme  de 
rémeute  avait  tant  d'estime  pour  M.  Taylor,  que,  comme  celui-ci 
voulait  le  payer,  il  lui  a  dit  :  «c  Vous  voyez  bien  que  je  n'ai  pas 
le  temps  de  recevoir  votre  argent  ;  je  reviendrai  demain.  » 

J'ai  oublié  de  vous  dire  que  M.  Taylor  a  rapporté  au  Louvre 
cent  vingt  tal)leaux  espagnols,  dont  vingt  sont  des  chefs-d'œu- 
vre; ils  sont  de  Murillo,  Velasquez  et  Gano  ;  on  y  trouve  une  vé- 
rité austère.  Ges  Espagnols  sont  admirables  pour  peindre  un 
moine  qui  a  peur  de  l'enfer  ;  les  plis  mêmes  de  sa  robe  vous  don- 
nent cette  idée;  du  reste,  jamais  de  beau  idéal.  Ces  tableaux 
ont  coûté  un  million  an  roi,  qui,  dit-on,  a  voulu  donner  une 


LETTUES  A  SES  AMIS.  251 

gratification  de  soixante  mille  francs  à  M.  Taylor,  qui  a  refusé. 

Quand  M.  Taylor  avait  acheté  des  tableaux  en  Espagne,  il  les 
faisait  emballer  dans  de  la  laine,  et  disait  à  tous  les  corps  de 
garde  qu'il  rencontrait  que  ses  ballots  contenaient  de  la  laine  ; 
il  payait  successivement  tribut  aux  cbristinos  et  aux  carlistes. 
Arrivé  à  la  frontière,  il  était  obligé  de  faire  sortir  ces  ballots  de 
laine  en  contrebande. 

M.  Taylor  raconte  que  Ton  trouve  souvent  en  Espagne  des 
couvents  qui  contenaient  deux  cents  moines  il  y  a  trois  ans, 
mais  qui  maintenant  n*en  ont  plus  que  cinquante,  encore  ces 
cinquante  meurent  de  faim  ;  ou  oublie  de  leur  payer  leurs  pen- 
sions,  et  ils  vendent,  sans  aucun  scrupule,  les  tableaux  de  leur 
église. 

M.  Aguado,  qui  maintenant  est  marquis  de  las  Marismas,  a 
formé  une  galerie  de  tableaux  dont  son  portier  remet  la  liste 
aux  personnes  qui  ont  des  billets  de  M.  Aguado.  Gotie  liste  an- 
nonce :  six  Gorrége,  bui^Raphaël,  etc.,  c*est-à-dire  qu'il  n'y  a 
ni  Gorrége,  ni  Rapbaêl,  mais  huit  ou  dix  tableaux  espagnols 
fort  remarquables. 


CCXXXV 

A  MADAME  J....  G....,   A    SAINT-DEMS. 

Paris,  le  20  décembre  1837. 

Il  ne  faut  pas  montrer  du  bonbon  à  un  enfant,  et  puis  lui  dire  : 
Tu  n*cn  auras  pas.  Quand  je  suis  auprès  de  cette  dame  dont  vous 
me  parlez,  ma  chère  Jules,  je  pense  au  bonbon,  et  je  ne  trouve 
rien  à  dire  sur  autre  chose. 

Quoique  j'écrive  indignement,  je  me  permettrai  de  me  plain- 
dre de  votre  écriture.  Je  n'ai  pu  comprendre  ce  dont  madiune 
de  T....  a  de  l'inquiétude. 


S9t  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

J*ai  UQ  ami  à  Pise,  je  lui  écrirai  dès  que  je  pourrai  me  rappe- 
1er  son  nom. 

C'est  un  grand  et  beau  niais,  parfaitement  honnête  et  très- 
noble,  qui  yit  magnifiquement  d*un  emploi  superbe  de  quinze 
cents  francs. 

Avertissez-moi  quand  vous  viendrez  rue  Dupbot;  j'y  ai  passé 
cinq  ou  six  fois;  toujours  :  c  Ces  dames  sont  en  campagne,  d 

Lisez  dans  le  Journal  du  Commerce  des  16. 17,  18  et  i 9  de  ce 
mois, une  relation  allemande  de  Gonstantine,  traduite  par  M.  0... 
Gela  est  sublime,  digne  de  lord  Byron.  Mille  amitiés. 

Gdappdt. 


C«:XXXV1 


ANONSIEOR  R..   .C....,  A  PARIS. 


Paris,  le  10  jonvier  1838. 

Voici  de  curieux  renseignements  que  j*ai  recueillis  hier  soir, 
dans  une  réunion  de  gens  d*esprit  et  bien  informés  de  tout  ce 
qui  concerne  TAngleterre  ;  fais-en  ton  profit  et  celui  des  tiens. 

Les  Anglais  ne  vivent  que  d'idées  de  rang.  Leur  grande  affaire, 
celle  à  laquelle  ils  songent  dix  fois  par  jour,  c'est  de  tâcher  de 
pénétrer,  de  se  faufiler  dans  le  rang  immédiatement  supérieur  à 
celui  dans  lequel  ils  vivent.  C'est  uniquement  dans  ce  but  qu'ils 
aiment  l'argent. 

Devinerait-on  ce  que  viennent  de  faire  sept  frères,  fils  d'un 
riche  négociant  qui  a  six  millions?  Chez  nous,  chacun  songerait 
k  ses  plaisirs  et  calculerait,  ceux  qui  songent  à  l'argent  du 
moins,  qu'un  jour  il  aurait  une  fortune  de  près  de  neuf  cent 
mille  francs.  Que  les  préoccapations  des  frères  anglais  sont  dif- 
férentes I  Les  six  cadets  veulent  être  les  younger  brothers^  d'une 

*  I.C8  frères  cadets. 


LETTRES  À  SES  AMIS.  253 

■ 

grande  &mille  et  supplient  leur  père  de  fonder  un  majorai  de 
cinq  millions  en  faveur  du  frère  aine. 

Le  père  n  est  point  étonné  ;  mais,  en  homme  raisonnable,  il 
les  engage  à  aller,  chacun  de  son  côté,  dans  de  peliles  villes,  à 
trente  ou  quarante  lieues  de  celle  qu'il  habite,  et,  de  là,  de  lui 
écrire  chacun  une  lettre,  après  une  semaine  de  réflexion.  Les 
lettres,  contenant  la  prière  en  faveur  du  majorai,  arrLvèrect 
le  même  jour,  et  le  lendemain  le  père  commença  les  dénaarches 
nécessaires  pour  le  fonder.  Ce  père  est  mort,  et  le  fils  aîné  jouit 
d'une  fortune  de  six  millions  ;  chacun  des  cadets  a  sept  mille 
francs  de  rente. 

Le  cœur  humain  éprouve  un  vif  sentiment  d'attendrissement 
quand  il  voit  le  pouvoir  qui,  d'un  mot,  pourrait  le  rendre 
parfaitement  heureux,  réuni  à  toutes  les  apparences  de  la  grâce 
et  de  la  faiblesse. 

De  là  les  folies  des  Anglais  à  la  vue  de  leur  reine  Victoria, 
sentiment  absolument  incompréhensible  pour  l'immense  majo- 
rité des  Français.  Jugeaut  d'après  ce  qui  se  passe  chez  nous,  ils 
croient  que  l'Anglais  enthousiaste  de  la  jeune  reine  est  bas  et 
servile,  et  demande  une  place. 

Pas  du  tout;  cet  Anglais  est  immensément  riche  el  serait  bien 
attrapé  si  on  lui  donnait  une  place  de  trente  mille  francs  à  la 
poste  ou  dans  les  douanes. 

Mais,  quoique  n'ayant  aucun  espoir,  l'Anglais  sent  que  cette 
jeune  fille  pourrait  changer  son  rang. 

Depuis  trente  ans,  il  ne  s'agit  plus  tant  du  titre  de  sir  pour 
un  homme  qui  donne  à  sa  femme  celui  de  milady.  Le  rang 
est  devenu  une  chose  plus  compliquée,  plus  difficile  à  at- 
teindre. 

Tel  lord  qui  est  marquis  sera  malheureux  toute  sa  vie,  parce 
réellement  il  n'a  pas  dans  la  haute  société  le  rang  d'un  autre 
pair  qui  n'est  que  baron.  Ceci  serait  long  à  expliquer  et  pour- 
rait rester  inintelligible. 


354  ŒUVRES  POSTHUMES  BE  STENDHAL. 


CCXXXVII 

AHOIISUSUBG....  C...,  APAUS^ 

Paris,  le  20  janvier  1838. 

m 

Je  VOUS  répéterai,  monsieur,  ce  que  lord  Byron  m'écrivait  ; 
jevous  donnerai  mon  avis,  Though  unasked.  Madame  Emilie  a 
eu  la  bouté  de  me  lire  quelques  pages  de  votre  Don  Juan,  qui 
m'a  semblé  fort  bien. 

Jevous  prie  de  me  permettre  de  parler  avec  toute  franchise, 
car  je  voudrais  vous  voir  un  succès  égal  à  votre  mérite  réel. 

Un  homme  qui  s'appelle  don  Juan  ne  doit  pas  avoir  des  aven- 
tures communes.  Le  don  Juan  véritable,  c'est  le  maréchal  de 
Bais,  c'est  Genci  de  Rome.  Il  ne  trouve  du  plaisir  aux  choses  qui 
font  plaisir  qu'autant  qu'il  brave  l'opinion. 

Votre  entreprise,  monsieur,  peut  d'autani  moins  réussir  que 
le  don  Juan  de  lord  Byron  n'est  qu'un  Faublas,  auquel  les  alouet- 
tes tombent  toutes  rôties. 

Vous  trouverez  dans  les  Mélanges  tirés  cVune  grande  biblio- 
thèque une  analyse  du  procès  de  Gilles,  maréchal  de  Bais  *. 

Ne  donnez  à  votre  don  Juan  que  des  aventures  à  la  hauteur  du 
caractère  de  Gilles  de  Rais.  ^ 

La  grande  réputation  de  lord  Byron  et  la  beauté  scintillante 
de  ses  vers  ont  déguisé  la  faiblesse  de  son  Don  Juan.  Goethe  a 
donné  le  diable  pour  ami  au  docteur  Faust,  et  avec  un  si  puis- 
sant auxiliaire,  Faust  fait  ce  que  nous  avons  tous  fait  à  vingt 
ans,  il  séduit  une  modiste. 

Tâchez,  monsieur,  de  trouver  des  actions  qui  portent  en  elles 

*  M.  G.  G...  avait  communiqué  à  Beyie  le  premier  chant  d'une  suite  au 
Don  Juan  de  lord  Byron,  en  lui  demandant  ses  observations  et  ses  criti- 
ques. Ce  chant  a  paru  dans  le  journal  YHluatrationy  mai  i843.  (R.  G.) 

*  Gilles  de  Laval,  maréchal  de  Rais  ou  Retz. 


LETTRES  À  SES  ÂHIS.  255 

mêmes  un  profond  senlîroenl  de  bravade  pour  ce  que  le  com- 
mun des  hommes  respecle. 

Je  disais  à  madame  Emilie  :  don  Juan  vient  en  France.  IM  se 
trouvait  dans  certaine  chambre  du  palais  au  moment  où,  le  5  oc- 
tobre 1789,  le  peuple  fit  irruption  dans  le  château  de  Versailles. 
Don  Juan  y  courut  le  plus  grand  danger  ;  il  avait  un  petit  pisto- 
let de  poche  ;  un  patriote  le  découvrit  dans  le  réduit  où  il  se 
tenait  caché  ;  don  Juan  lui  met  le  canon  de  son  pistolet  dans 
Toreille  et  le  tue.  Il  le  dépouille,  se  revêt  de  ses  habits,  ressort 
du  cabinet  et  poussant  les  cris  de  la  canaille,  peu  à  peu  il  gagne 
lu  porte  du  palais  et  se  sauve. 

Un  portier  est  assassiné,  on  lui  vole  quatre  mille  cinq  cents 
francs  qu'il  avait  touchés  pour  les  loyers  de  la  grande  maison 
possédée  rue  Saint-Honoré  par  le  duc  de  R....  Don  Juan  est  pris 
pour  ce  voleur  ignoble  ;  il  est  condamné  et  consolé  dans  son 
cachot  par  un  prêtre  hypocrite  et  par  une  grande  dame  catin  ; 
il  se  fait  guillotiner  avec  beaucoup  de  courage  et  de  simplicité; 
il  est  dégoûté  de  braver  les  hommes  à  force  de  les  mépriser. 

Pour  monter  votre  voix  au  ton  convenable,  vous  pourriez, 
monsieur,  relire  Tarticle  Gilles  de  Rais,  de  la  biographie  de  cet 
hypocrite  de  M»  Michaud,  Geaci  et  le  procès  dudit  maréchal  de 
Rais. 

Servez-vous  du  français  employé  dans  les  traductions  de 
MM.  de  Port-Royal,  publiées  vers  1660.  Selon  eux  on  ne  doit  pas 
avoir  une  passion  au  cœur  ;  ils  disent  dans  le  cœur.  C'est  le 
Charivari  qui  dit  au  cœur.  Le  Ckarivaii  est  admirable  lorsqu'il 
fait  rire,  et  non  par  son  style  prétentieux.  • 

Tous  ces  raisonnements  écrits  à  la  hâte,  en  sortant  de  chet 
madame  Emilie,  vous  montreront,  monsieur^  combien  je  dési^ 
rerats  pour  vous  un  beau  succès»  Soyez  sûr  que  le  don  Juan  de 
lord  Byron  n'est  qu'un  Faublas  ;  donnez  des  actions  singulières 
au  vôtre. 

Agréez,  monsieur^  Thommage  de  mes  sentiments  les  plus 
distingués. 

Dui\ÀND-ftoBET. 

*  Le  don  Juiin  aUquel  Rbylc  fait  allusion  est  le  duc  de  Uuzun^  oondahitl 


SS6  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CCXXXVlfl 

▲  MONSIEUB  G....  C..,,  A  TARIS. 

Paris,  le  19  février  1838. 

Mille  excuses  da  retard,  monsieur  ;  il  faut  être  moaié  pour 
lire  ces  choses-là- 

Il  y  a  inGniment  d'esprit  dans  celte  imitation;  vous  trouverez 
en  marge  le  détail  des  observations. 

Je  vous  dirai  franchement,  monsieur,  que  pour  faire  un  livre 
qui  ait  la  chance  de  trouver  quatre  mille  lecteurs,  il  £aut  : 

1°  Etudier  deux  ans  le  français  dans  les  livres  composés  avant 
1700.  Je  n^exceptc  que  le  marquis  de  Saint-Simon. 

2°  Étudier  la  vérité  des  idées  dans  Bentham  ou  dans  VEsprit 
d'Helvétius,  et  dans  cent  un  volumes  de  Mémoires,  Gourvilie, 
madame  de  Motteville,  d*Âubigné,  etc. 

Dans  un  roman,  dès  la  deuxième  page,  il  faut  dire  du  nou- 
veau, "ou,  du  moins,  de  ïindividuel,  sur  le  site  où  se  passe 
Taction. 

Dès  la  sixième  page,  ou,  tout  au  -plus  la  huitième,  il  faut  des 
aventures. 

Les  enrichis  donnent  de  l'énergie  à  la  bonne  compagnie, 
comme  au  onzième  siècle  les  barbares  à  ce  qui  restait  de  Rome. 
Nous  sommes  bien  loin  de  la  fadeur  du  règne  de  Louis  XVL 
Alors  la  façon  de  conter  pouvait  remporter  sur  le  fond  ;  aujour^ 
d'hui  c'est  le  contraire. 

Lisez  le  procès  de  Gilles  de  Laval,  maréchal  de  Retz,  à  la  Bi- 
bliothèque royale  ;  inventez  des  aventures  de  cette  énergie. 
Mille  compliments,  monsieur. 

CAUHAbTlR. 

à  mort  par  le  tribunal  révolutionnaire,  le  1"  janvier  1794;  il  portait  alors 
le  nom  de  duc  de  Biron.  Ses  mémoires,  en  1  volume  in-8*,  ont  para  en 
18i2.  (R.  C.) 


LETTRES  À  SES  AMIS.  257 


GGXXXIX 

A  MONSIEUR  D...  F...,  A   PARIS. 

Bordeaux,  le  24  mars  1838. 

Votre  lettre  m'a  fait  le  plus  grand  plaisir  et  a  donné  la  paix  à 

la  folle  delà  maison»  I^'image  du  vicomte  D ,  bâtonnë  par 

le  G ,  est  plaisante. 

Depuis  huit  jours.  Je  suis  persécuté  par  la  pluie.  Par  bonheur» 
j'ai  trouvé  ici  un  ami,  non  pas  un  ami  grave  qui  ne  rend  pas 
de  services,  mais  on  ami  gai,  qui  me  fait  dîner  avec  les  jolies 
femmes  du  pays.  Je  ne  savais  pas  ce  que  c'est  que  le  vin  de 
Bordeaux  avant  ce  voyage.  On  le  mêle  à  un  tiers  de  vin  de  PEr- 
ittitage,  avant  de  renvoyer  en  Angleterre  ou  ailleurs.  Le  vérita- 
ble bordeaux  a  un  bouquet  étonnant ,  et  est  moins  coné  que  ce 
que  nous  connaissons  de  ce  nom. 

Ob  me  dit  ici  :  «  Que  feriez-vous  avec  cette  pluie  à  Bayonne?  » 
Il  y  a  toQS^les  soirs  un  spectacle  agréable,  à  l'un  des  deux  théâ- 
tres. —  Excellente  auberge  chez  Baron,  sans  bruit.  Gomme 
j'arrivsâs  à  quatre  heures  du  matin,  le  faquin  frappa  assez  fort. 
<  Ile  frappez  donc  pas  ainsi,  dit  le  portier;  cela  s'entend  au 
quatrième  étage  tout  comme  ici.  »  Gela  me  donna  une  excel- 
lente idée  dé  la  maison  Baron.  Il  y  sent  le  graillon,  parce  que  la 
caîsinière  a  une  porte  sur  Tescalier. 

Anfoulème  est  située  sur  une  montagne  ;  vue  superbe  de  la 
promenade.  Là,  les  femmes  commencent  à  avoir  des  yeux  di- 
vins, des  nez  dessinés  avec  hardiesse,  sans  être  trop  grands,  et 
des  fronts  admirables,  lisses,  sereins,  en  un  mot,  la  race  ibère 
est  évidente. 

Je  m*amuse  à  faire,  c'est-à-dire  à  écrire  le  voyage  du  Midi. 
Si  vos  lettres  continuent  à  mç  tranquilliser,  je  verrai  Toulouse, 
Montpellier,  Avignon  et  Grenoble. 
Les  gens  de  Bordeaux  ne  sont  nullement  hypocrites,  ils  ne 
II.  15 


958  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

songent  qu'à  la  vie  physique.  M.  Ravez  s*esi  remis  à  faire  Tavo- 

cat  et  gagoe  beaucoup  d'argent.  Le  P a  retrouvé  ici  le 

mépris  dont  il  jouissait  avant  ses  grandeurs;  il  vit  dans  un  châ- 
teau humide  sur  la  rivière,  à  deux  heures  dlci.  —  Beaucoup 
d%pagnols  riches,  qui  ornent  les  églises.  Do  reste,  rien  pour 
les  arts  à  Bordeaux.  —  Très-jolies  filles;  il  y  en  a  à  deux  cents 
francs,  par  bonté. 

Adieu,  cher  ami,  soyez  convaincu  de  mon  extrême  recon- 
naissance ;  je  pense  bien  souvent  à  vous  et  aux  deux  Espagnoles 
de  douze  an^. 


CCXL 


A   MONSIEUR   D«..  F...,  A  PARIS. 


Strasbourg,  le  2  jaiUel  1838. 

&ï  j^avais  trouvé  ici  le  moindre  mot  de  vous,  je  serais  parti 
pour  Paris  ;  car  mon  ardeur  voyageuse  est  bien  affaiblie.  La 
goutte  est  venue  à  Berne,  elle  a  sévi  à  BâlCi  où  j'ai  été  empri- 
sonné par  elle.  J'ai  voulu  voir  ce  qui  reste  de  la  fameuse  danse 
des  inortSt  h  CAihédr^Xe,  les  admirables  ilolbein;  j*ai  fait  des 
efforts  inouïs»  suivis  d'une  journée  abominable,  dans  la  diligence 
de  Bàle  ici.  —  La  chaleur  est  venue  aujourd'hui  après  huit 
jours  d'hiver;  je  sors»  mais  c'est  tout  à  fait  impossible  de  mon- 
ter à  la  célèbre  tour  (  la  plus  élevée  du  monde  ;  elle  a  quatre 
cent  trente-sept  pieds  et  demi,  et  Saint-Pierre  de  Rome  seule- 
ment quatre  cent  vingl-huil). 

Ma  figure  dans  la  rue,  marchant  à  l'aide  d'une  canne  et  ju- 
tant quand  le  pied  gauche  heurte  à  quelque  pavé  pointu^  doit 
faire  rire  les  Strasbourgeois  ;  mais  je  ne  suis  connu  depersonne^ 
Donc,  je  rentrerais  à  Paris  avec  le  plus  grand  plaisir;  cepen- 
dant, je  suis  si  près  de  la  sublime  église  de  Cologne  !  Deux  jours, 
et  encore  par  bateau  à  vapeur  |  c'est  humide^  mais  au  moins  ça 


LëTÎRËS  â  ses  AiJIS.  259 

ne  fatigue  pas  I  Les  commis,  aidés  de  mon  naturel  imprudent, 
uniront  par  me  reléguer  à  Civita-Vecchia  ou,  ce  qui  est  pis,  par 
me  reléguer  dans  la  pauvreté.  Jamais  je  ne  verrai  Cologne.  Moi, 
j*aime  le  beau;  c'est  mon  faible,  auquel  je  sacriûe,  comme  vous 
voyez,  prudence  et  santé.  Dieu  sait  ce  que  fera  Thumidité  du 
Rhin! 

Demain,  5  juillet,  à  Bade;  le  5  juillet  je  reviens  à  Kehl,  pren- 
dre le  bateau  à  vapeur  ;  le  6  on  couche  à  Mayence  à  terre,  le  7  à 
Cologne;  le  9  je  serai  à  Bruxelles,  en  faisant  vingt-sept  lieues 
par  le  chemin  de  fer  de  Liège  audit  Bruxelles.  .Un  jour  pour 
les  tableaux  de  Rubens,  et  le  11  ou  le  12  je  pars  pour  Paris. 

Le  brave  Colomb  m'écrit  qu'à  cause  de  moi  vous  n'osez  plus 
aller  voir  cet  homme  aimable  ;  il  prend  cette  excuse  de  votre 
paresse  au  sérieux,  comme  s'il  était  question,  s'il  pouvait  être 
question  de  mentir  avec  un  homme  qu'on  aime,  sous  prétexte 
qu'il  est  ministre. 

  M.  Dijon,  on  dit  :  «  11  est  à  Cologne  et  sera  à  Paris  dans 
huit  jours.  i> 

Le  degré  de  comédie  que  vous  croyez,  avec  raison ^  nécessaire 
pour  les  visites,  fait  qu'elles  vous  deviennent  des  corvées,  et  vous 
prenez  poar  prétexte  l'incertitude  sur  ce  qu'il  faut  dire  de  moi  : 
à  M.  Dijon  la  vérité;  aux  vieux  marquis  et  aulres  impuissants 
malveillants  :  «  11  est  allé  à  Grenoble  pour  affaires  d'intérêt,  il 
n'y  avait  pas  paru  depuis  dix  ans.  »  Que  fait,  au  fond,  à  cet 
homme  aimable>  qui  n'emploie  pas  cette  belle  plume  que  j'ai 
reçue  du  ciel,  comme  vous  voyez,  que  je  mange  mes  treize  francs 
|[)ar  jour  rue  Caumartin  ou  à  Cologne?  La  malveillance  des 
Commis  ne  peut  être  augmentée  ;  donc>  etc. 

J'ai  vu  l^admirable  Prévost  à  Genève  |  il  a  voulu  venir  me  faire 
cliet  moi  une  longue  visite  d'amitié  et  m'a  conseillé  Vicbyetles 
sangsues  de  temps  en  temps;  De  cinquante-cinq  à  soixanfe^cinq 
ans  les  hommes  gros  sont  tourmenfés  par  le  sang;  puis  vient  la 
tt'anqUillitéi  et  la  vie  diminue  d'un  vingtième  tous  les  ans.  Cette 
visite  de  ce  vrai  philosophe  m'a  fait  plaisir  au  coeur. 

Que  li^ouvet-vous  d'imprudent  dans  le  Touriste  ^?  Plaire  aux 

*  Sies  mémoires  d^un  lourUle, 


31^  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

niais  en  leur  prouvaDt  pendant  sept  cents  pages  qu'ils  sont  des 
niais  est  ii 


CCXLI 
A    MADAME  LA  COVTKSSE  BE  T...,  A   PARIS. 

Paris,  le...  juillet  1858. 

Madame, 

Permettez-moi  de  vous  dire  ^e  j'adore  votre  courage.  Je  Tai 
appris  avec  un  transport  de  plaisir  dont  il  est  peut'-étre  indiscret 
de  vous  faire  part,  mais  qui  m'a  vivement  ému.  Soyez  convain- 
cue, madame,  que  lorsque  le  malheur  arrive,  il  n'y  a  qn'on 
moyen  de  lui  casser  la  pointe,  c'est  de  lui  opposer  le  plus  vif 
courage.  L'âme  jouit  de  sa  force,  et  la  regarde,  au  lieu  de  re- 
garder le  malheur,  et  d'en  sentir  amèrement  tous  les  détails.  H 
y  a  du  plaisir  à  avoir  la  seule  qualité  qui  ne  puisse  pas  être 
imitée  par  l'hypocrisie,  en  ce  siècle  comédien. 

Je  m'en  veux  beaucoup  de  ma  paresse  qui,  seule,  m'a  empê- 
ché, il  y  a  quelques  jours,  d'aller  chercher  M.  Maurice,  qui  a  eu 
la  bonté  de  passer  chez  moi.  Seriez -vous  assez  bonne,  madame, 
pour  me  faire  dire  quand  vous  recevrez  ? 

Je  vous  prie,  madame,  d'agréer  avec  bonté  l'hommage  du 
plus  parfait  dévouement. 

U.B. 

P.  S,  l^tadame,  si  vous  ne  connaissez  pas  Vauvenargues,  faites- 
vous  lire  une  quarantaine  de  ses  pensées,  le  soir,  avant  de  ren- 
voyer le  monde. 


LETTRES  À  SES  AMIS.  261 


CCXLll   V 

A  MONSIEUR    P...   F...»   A   PASSY-LBZ-PARIS  ( SEIME). 

Paris,  le  13aoûl1838. 

Madame  veuve  Derosne,  rue  Saint-Honoré,  au  coin  de  la  rue 
de  FArbre-Sec,  vous  vendra  moyennanl  cinq  francs,  gros  comme 
deux  œufs,  du  bois  de  Tarbre  mon^sm,  réduit  en  poudre. 

Un  capitaine  américain,  se  trouvant  sur  la  côte  de  TAmérique 
du  Sud,  avec  la  dyssenterie  à  bord,  se  fit  aimer  des  sauvages, 
qni,  voyant  sans  cesse  ses  gens  culottes  bas,  lui  dirent  :  «  En 
deux  jours  nous  guérirons  votre  équipage.  » 

La  monesia  est  un  astringent  qui  guérit  les  coupures.  On  en 
fait  un  secret,  parce  qu'on  espère  guérir  le  choléra  avec  la 
monesia.  Alors  on  feraii  beaucoup  de  bruit  et  un  charlatanisme 
du  diable. 

Daas  mon  ardeur  à  vous  obéir,  j'ai  pris  mon  papier  du  mau- 
vais c6té  ;  ce  qui  me  fait  songer  au  quatrain  de  Palaprat.  Le  duc 
de  Vendôme  renferma  à  clef  dans  un  cabinet  et  lui  dit  :  «  Tu 
n'en  sortiras  que  lorsque  tu  auras  fait  un  quatrain  pour  mon 
portrait.  » 

Cinq  minutes  après,  Palaprat  cria  :  «  Monseigneur,  c'est  fait, 
monseigneur,  c'est  parfait.  » 

Ou  lui  ouvre  : 

Lecteur,  vois  ce  héros 


Qui  prit  la  V et  Barcelone, 

Toutes  deui  du  mauvais  c6to. 

■ 

Le  duc  avait  pris  Barcelone  en  forçant  un  bastion  qu'on 
croyait  inattaquable. 
Mais,  peut-être,  vous  connaissez  le  quatrain. 

Tout  à  vous. 

GiUMAIiTiN. 


202  ŒUVRES  POSTHUMES  DE   STENDHAL. 


CCXLIII 

à  NADAME  LA  COMTESSE  DE  T...,  A  S.... 

Paris  (vendredi},  le  2^1  août  1858. 

Madame  la  eoniiesse, 

Groirez-vous  que  je  fais  encore  des  folies?  Madame  Do.... 
m'avait  dit  que  vous  étiez  à  la  campagne,  daus  un  château  isolé, 
situé  dans  un  fond,  entre  deux  grandes  montagnes,  et  qu'en- 
fin le  lieu  était  si  sauvage  que  vous  aviez  peur.  J'ai  pensé  qa'oa 
livre  fait  par  un  homme  de  votre  connaissance  aurait  pour  vous 
un  inlérét  de  curiosité,  qui  pourrait  vous  faire  oublier  un  instant 
le  vilain  pauvre  auquel  vous  aviez  refusé  la  charité. 

Je  n*ai  pas  réfléchi  que  la  personne  aimable  qui  vous  doone 
un  concert  —  chaque  soir  —  n'a  pas  seize  ans. 

La  présente  est  donc  pour  vous  prier,  madame,  d'enfermer 
à  clef  le  livre  '  dont  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  faire  hommage. 

Nous  avons  un  temps  affreux  à  Paris  ;  hier,  pas  plus  de  treize 
degrés  de  Réaumur.  —  Madame  G...  est  ici,  mais  je  n'ai  pa 
encore  la  voir. 

C'est  une  chose  étrange  que  les  bayadères  :  des  groupes  gra- 
cieux comme  FAIbane.  Le  théâtre  des  Variétés  est  tout  éloDoé 
d'une  grâce  si  pure,  et  le  public  grossier  de  Taprès-diner  n*a 
point  de  plaisir. 

Je  lis  avec  intérêt  V Histoire  de  Louis  XUÏ  par  un  M.  Ba^in, 
que  Ton  dit  ultra.  —  Tout  le  monde  est  ravi  de  l'échec  de  Bo- 
herl  Macaire. 

Agréez,  madame  la  comtesse,  Thommage  de  mon  respect  et 
de  mon  dévouement. 

H.  BCTLE. 
Probablement  les  Mémoires  d'un  toun'ftte. 


LKTTRKS  A  SES  AMIS.  265 


CCXLIV 

k  MONSIEUR  LE  DOCTEUR  E...<,  A  PARIS. 

Lyon,  le  4  septembre  i8?)8. 

Je  vous  adresse,  mon  cher  ami,  uu  remède  au  suicide*  Je  le 
soumels  avec  une  entière  confiance  au  savant  physiologiste  dont 
les  profondes  études  ont  toujours  pour  ohjet  Tamélioration  de 
lu  condition  humaine.  J'ai  composé  ce  petit  traité  pour  obtenir 
un  prix  de  vertu  au  jugement  de  l'Académie;  pensez-vous  que 
j^ aie  quelque  chance? 

Je  ne  crois  pas  commettre  d  indiscrétion  en  racontant  la  ma- 
nière  douce  et  singulière  dont  j'ai  passé  la  journée  hier.  Un 
des  hommes  les  plus  recommaudables  de  Paris,  avec  lequel  je  suis 
lié  depuis  longues  années,  m'avait  chargé  de  chercher  à  voir  un 
sien  ami,  dont  il  craignait  que  la  raison  ne  fût  un  peu  dérangée. 
Ce  fou  prétendu,  que  je  nommerai  Lisimon,  a  été  un  des  hom- 
mes de  Paris  les  plus  à  la  mode  ;  tout  à  coup  il  éprouva,  il  y  a 
quinze  ou  vingt  ans,  les  malheurs  à  peu  près  les  plus  poignants 
qui  puissent  affliger  un  homme.  Ce  n'étaient  pas  précisément  des 
malheurs  d'argent,  car  il  avait  eu  quarante  mille  livres  de 
rente  et  il  resta  avec  vingt  ou  ving*cinq.  Il  s'éloigna  de  Paris, 
en  priant  son  ami,  qui  est  aussi  le  mien,  de  surveiller  sa  for-* 
tune. 

A  peine  arrivé  à  Lyon,  j'ai  écrit  à  Lisimon  ;  la  réponse  s'est 
fait  longtemps  attendre  ;  elle  est  enfin  arrivée  il  y  a  trois  jours, 
et  hier  matin  j'ai  pris  une  voiture  qui  m'a  mené  à  cinq  ou  six 
lieues  de  Lyon. 

En  abordant  Lisimon,  j'ai  compris  d'abord  qu'il  était  heureux 
et  tranquille.  Ce  qui  est  arrivé  à  ma  lettre  peint  assez  bien  sa 

*  Membre  de  TAcadémie  des  sciences  morales  et  poliliques  ;  mort  à 
Versailles  en  1842.  (R.  C) 


964  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  StENDHAL. 

manière  d'être;  il  reçoit  avec  tant  d'indifférence  le  très-petit 
nombre  de  lettres  qui  lai  arrivent  par  la  poste»  qne  le  piéton  de 
sa  commune  a  remis  au  premier  dimanche  de  lai  apporter  celle 
que  je  lai  avais  écrite. 

J'ai  troavé  Lisimon  établi  dans  un  jardin  qui  peut  avoir  cin- 
quante arpents,  mais  situé  d'une  façon  charmante.  Le  haut  de  la 
propriété  est  sur  une  colline  assez  élevée,  couronnée  par  un 
petit  bois  de  chênes;  un  peu  plus  bas,  eu  descendant  vers  la 
rivière,  est  la  maison.  Au-dessous  de  la  maison,  il  y  a  un  pré- 
cipice qui  peut  avoir  soixante  pieds  de  profondeur,  une  sorte 
de  roche  Tarpâenne,  comme  il  l'appelle.  Au-dessous  du  rocher 
un  bois  de  platanes,  et  ensuite  une  prairie  fort  en  pente  qui  se 
termine  au  Rh6ne.  j 

Usiroon  a  fait  joindre  le  nom  de  sa  mère  au  sien,  sur  son 
passe-port,  et  son  véritable  nom,  fort  connu,  est  très-rarement 
prononcé.  11  est  établi  dans  ce  jardin  avec  trois  servantes,  bonnes 
fiUes  d*un  âge  fort  canonique.  L*ami  de  Paris  lui  envoyait  six 
mille  francs  les  premières  années  ;  Lisimon  l'a  prié  de  ne  lui 
envoyer  que  quatre  mille  francs  ;  enfin  il  a  réduit  cette  somme 
à  douze  cents  francs  ;  c'est  là-dessus  que  nous  l'avons  cru  fou. 

€et  homme,  qui  a  débuté  dans  le  monde  avec  une  telle  réputa- 
tion d'esprit  et  qui  a  marqué  par  des  tours  sentant  un  peu  le 
don  Juan,  est  devenu  un  bon  campagnard  jovial.  C'est  cette 
dernière  épithète  qui  m'a  le  plus  étomié  ;  elle  est  tout  à  fait 
opposée  à  la  théorie  qui  veut  qu'un  don  Juan  âgé  soit  morose. 
J'ai  d'abord  pensé  que  Lisimon  me  faisait  l'honneur  de  jouer  un 
peu  la  comédie;  j'ai  redoublé  d'attention.  Je  l'ai  trouvé  vivant 
gaiement  dans  la  société  de  quatre  ou  cinq  chiens,  de  deux  cor- 
beaux qui  parlent  et  d'autant  de  perroquets.  Il  a  apprivoisé,  en 
quelque  sorte,  tous  les  êtres  animés  qui  vivent  sur  sa  terre  ;  par 
exemple,  des  merles  qui  venaient  manger  ses  cerises  sous  nos 
yeux,  qu'il  appelait  et  qui  s'approchaient  eu  sautillant.  ^ 

D'abord  Lisimon  m'a  prié  de  répoudre  à  une  foule  de  ques- 
tions. «Excusez  ma  curiosité,  me  disait-il,  avec  beaucoup  de 
grâce,  elle  est  affamée;  je  suis  une  sorte  de  Robinson  Grusoé.  » 
J'ai  fait  des  réponses  simples  et  qui  n'interrogeaient  pas  ;  il  a 
^ié  sensible  à  ma  délicatesse. 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  365 

c  11  n'est  pas  juste  qoejloterroge  toojours,  m'a*t-il  dît  loet  i 
coup  ;  je  TOUS  conterai  en  détail  ce  que  je  fais  ici,  pour  peu  que 
cela  vous  intéresse. 

—  Au  plus  haut  point,  ai-je  répondu;  tout  homme,  ici-bas,  est 
exposé  à  des  malheurs  cruels,  rien  ne  peut  être  plus  intéressant 
que  d'apprendre  comment  on  peut  parvenir  à  les  oublier;  mais, 
avant  tout,  je  ne  veux  pas  être  indiscret. 

—  Ne  craignez  rien  à  cet  égard,  a-t-il  repris  d'un  air  ouvert, 
votre  regard  m*a  plu. 

Je  ne  vous  cacherai  point  ce  qui  est  connu  de  tout  ce  qui 
vivait  à  Paris  il  y  a  une  douzaine  d'années  ;  j'ai  eu  pendant  long* 
temps  ridée  de  me  brûler  la  cervelle  ;  mon  cœur  était  plein  de 
haine  pour  les  hommes.  J'ai,  ce  me  semble,  été  retenu  à  la  vie 
par  la  vanité  ;  j'ai  pensé,  peut-être  avec  raison,  que  ma  mort, 
enregistrée  dans  tous  les  journaux,  serait  un^  beau  siijet  de 
triomphe  pour  mes  ennemis.  La  même  considération  m'a  empê- 
ché de  me  retirer  dans  une  lie  de  la  mer  du  Sud,  ou  tout  sim- 
plement en  Amérique.  Je  me  félicite  tous  les  jours  :  i**  de 
n'avoir  pas  quitté  la  vie;  2"  d'être  resté  en  France;  de  loin, 
mon  imagination  échauffée  eût  exagéré  toutes  ces  choses. 

En  m'éloignant  trop  de  Paris,  la  haine  serait  restée  dans  mon 
cœur,  tandis  que,  grâce  au  ciel,  je  ne  hais  personne,  pas  même 
IL  II....,  a-t-il  ajouté  en  souriant.  Le  premier  pas  vers  la  gué- 
rifton  a  été  de  voir  que,  une  année  après  la  vente  de  mes  che- 
vÉax  et  de  mes  voitures,  personne  ne  songeait  plus  à  moi.  Dans 
mon  malheur,  je  me  souvins  de  mon  ancien  et  respectable  ami 
l'illustre  Cabanis  ;  j'attaquai  le  physique  pour  venir  à  bout  du 
moral  ;  oserai-je  vous  dire  que  depuis  douze  ans  je  ne  me  suis 
pas  permis  d'autre  viande  que  celle  de  poulet,  régime  insipide, 
s'il  en  fut  ? 

Je  travaille  de  mes  mains  au  moins  six  heures  par  jour,  mais 
jamais  plus  de  deux  heures,  de  suite  ;  je  lis  cinq  ou  six  heures  ; 
je  me  promène  une  ou  deux  ;  voilà  la  journée  passée.  Quelque* 
fois  je  pêche,  mais  je  me  reproche  cette  inhumanité  ou  plutôt 
eette  cruauté,  et  chaque  tort  que  j'ai  envers  mescompagnons  de 
vie  produit  malheur  dans  mon  âme,  car  il  y  a  remords. 

Je  vais  de  temps  en  temps  passer  un  jour  à  Lyon,  pour  voir 

15. 


206  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

un  acleur  célèbre  oa  pour  acheter  des  livres  nouveaux  :  c'^esi 
ma  seule  dépeuse.  J*âi  écrit  à  D....  de  oe  in'envoyer  que  douze 
cents  francs  par  au,  parce  que  cet  argent,  qui  restait  chez  moi , 
pouvait  me  faire  voler.  Grâce  au  ciel,  je  ne  vois  pas  une  clc£, 
toutes  celles  de  la  maison,  étiquetées  avec  soin,  sont  pendues  à 
un  clou,  je  ne  sais  où,  dans  le  grenier. 

y-àï  planté  beaucoup  d'arbres,  comme  vous  voyez  (en  effet, 
les  cinquante  arpents  ont  Taspeet  d*nn  bois  touffu).  Ce  sont  tous 
des  arbres  fruitiers  qui  m'ont  été  fournis  par  mon  ami  Martin- 
Burdin,  de  Chambéry.  Tout  cela  est  venu  parce  qu'autrefois 
j*avais  appris  à  greffer  ;  je  voulais  avoir  de  beaux  fruits  ;  leur 
aspect  sur  Tarbre  réjouit  ma  vue.  Il  est  arrivé  que  j'en  vends  à 
Lyon  pour  une  somme  considérable,  outre  les  cadeaux  de  fruits 
dont  j'accable  mes  voisins. 

-^  A  propos  ^e  voisins ,  monsieur,  ce  serait,  suivant  moi,  le 
grand  inconvénient  de  la  vie  à  la  campagne;  comment  vous  en 
êtes- vous  débarrassé? 

—  En  les  accablant  de  politesses  et  les  ennuyant  à  fond. 

—  Vous,  ennuyer  quelqu'un  !  Jamais  M.  D....  ne  me  croira 
quand  je  lui  raconterai  cela. 

—  Je  vous  dirai,  sans  fausse  modestie,  que  c'est  ce  qui  m^a 
coûté  le  plus  de  peine  dans  ma  vie  nouvelle  ;  mais  en6n  j'y  suis 
parvenu.  Les  voisins  ctnicnt,  en  effet,  le  grand  écueil  de  ma  posi- 
tion ;  m*en  faire  des  ennemis  était  presque  aussi  triste  que  les 
avoir  pour  amis.  Après  six  mois  d'étude,  je  les  ai  ennuyés  à 
mort;  je  passe  pour  un  bon  homme,  mais  horriblement  lourd; 
chaque  année,  aux  vacances,  on  fait  encore  l'expérience  de  min- 
viter  deux  ou  trois  fois,  mais  personne  n'y  peut  tenir. 

—  Mais  comment  les  ennuyez -vous,  encore  une  fois?  Vos 
idées  les  plus  bizarres,  comme  les  plus  commuues,  doivent  leor 
sembler  brillantes  de  nouveauté  et  d'imprévu. 

—  Je  parle  toujours  à  contre-temps.  En  arrivant,  je  suis  pa^  à 
pas  la  conversation  ;  dès  que  je  vois  qu'un  sujet  a  été  épuisé  et 
les  ennuie,  j'y  reviens  impitoyablement  et  avec  des  détails  in- 
croyables et  qui  m'amusent.  Dans  les  commencements  je  parlais 
comme  un  vieux  journal  de  nouvelles  arriérées  de  six  semaines; 
mais  même  cela  les  amusait.  Gomme  Ils  comprennent  rarement 


LETTRES  A  SBS  AMIS.  267 

les  jouroaux,  mes  vieilles  nouvelles  élaient  toutes  fraîches  pour 
eux.  » 

Ici  LisimoQ  est  entré,  à  ma  vive  sollicitation,  dans  des  détails 
charmants  de  sa  façon  d'ennuyer  ;  il  m'a  conté  huit  ou  dix 
exemples  de  sa  méthode;  actuellement  il  est  réduit  à  la  société 
des  enfants. 

«  Ils  ne  sont  pas  encore  hypocrites,  me  dit-il,  et  je  leur 
plais  par  mes  fruits  d'abord,  et  ensuite  en  leur  disant  toujours  la 
vérité.  Du  reste,  j*ai  cessé  da  haïr  et  de  mâcher  de  la  bile,  comme 
Talma  le  disait  de  moi  à  notre  ami  D....  ;  ma  recette  a  été  de  ne 
me  permettre  jamais  de  faire  le  moindre  mal  inutilement,  même 
à  nue  mouche  ;  j'ai  besoin  d'un  effort  dé  raison  pour  me  per- 
mettre de  tueries  cousins  qui  m'assiègent.  Enfin  ma  guérison  est 
lelleroent  ferme,  que  j'ai  le  projet  d'aller  à  Paris  pour  y  passer 
tout  le  temps  que  je  m'y  plairai.  Certainement  ma  guérison  ne 
fût  jamais  arrivée  à  ce  point  si  j'étais  allé  en  Amérique.  » 

Nous  avons  continué  à  parler  de  toutes  choses  avec  une  par- 
faite franchise  ;  je  lui  ai  conté  mon  projet  de  me  retirer  aux  co- 
lonies ;  il  m'a  prédit  plusieurs  choses  qui  pourront  fort  bien 
m'arriver  ;  mon  âme  a  encore  une  porte  ouverte  au  malheur, 
porte  qu'il  prétend  bien  murée  chez  lui  :  c'est  la  faculté  de 
s'exagérer  le- mérite  et  la  beauté  d'une  femme  aimable. 

Tout  en  devisant,  Lisimon  m'a  demandé  la  permission  de  tra- 
vailler devant  moi  ;  de  deux  à  quatre  heures;  il  a  émondé  ses  ar- 
bres et  marqué  avec  un  piquet  blanc  ceux  dont  les  servantes 
doivent  cueillir  les  fruits  pour  les  remettre  demain  matin,  à  six 
heures,  au  bateau  qui  va  à  Lyon. 

Pendant  le  dîner,  une  servante  a  fait  la  lecture,  comme  à 
Fordinaire.  Après  le  dîner,  de  six  à  huit  heures,  Lisimon  a 
transplanté  sous  mes  yeux  une  planche  de  salade,  et  a  même 
dirigé  ses  ouvriers  arroseurs  et  ses  servantes  qui  cueillaient  les 
firaîts  ;  j'admirais  l'air  honnête  de  ces  bonnes  servantes. 

«  Elles  me  volent,  m'a-t-il  dit  en  riant;  mais  j'en  suis  fort 
aise.  Je  ne  savais  comment  augmenter  leurs  gages  sans  exciter 
l'attention  des  voisins,  et  pourtant  je  voulais  m'attacher  ces 
bonnes  filles.  Pendant  les  six  mois  que  dure  la  vente  des  fruits,  ces 
demoiselles  volent  à  peu  près  un  louis  par  semaine.  Croiriez- 


S68  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


VOUS  qu'il  y  a  des  semaiues  où  je  yeads  pour  deox 
de  pèches  et  de  poires?  » 

ÛsimoD  connait  toas  ses  arbres  ;  les  pias  dîstîogiiés  <ml  des 
noms  qui  pendent  à  une  branche,  attachés  à  un  fil  de  fer  ;  il 
lient  note  de  leur  produit.  Lisîmon  a  bâti  un  joli  payilloa  sor 
rextrème  bord  de  la  rivière.  Ce  pavillon  n'a  pas  plus  de  clef  que 
le  reste  de  la  maison,  et  souvent  il  a  la  certitude  que  des  gens, 
méine  comme  il  faut,  du  voisinage  y  pënàbrent  pendant  la 
nuit. 

Un  marchand  de  Lyon  lient  sa  caisse,  et  jamais,  chez  lui,  il  n"» 
plus  de  deux  cents  francs.  C'est  la  plus  4gée  de  ses  servMit«» 
qui  garde  l'argent  ;  quand  il  en  veut,  il  lui  en  demande;  qiia&d 
il  n'y  en  a  plus,  une  des  servantes  va  à  Lyon  en  cherdi^.  Ja- 
mais Lisimon  ne  porte  sur  lui  que  quelque  monnaie  de  enivre 
pour  les  pauvres. 

«  Votre  montre  ne  va  pas  bien,  lui  disais-je. 

—  Il  y  a  deux  ans  que  je  ne  l'ai  montée,  me  dit-il  en  sou- 
riant. La  cloche  de  midi,  que  le  curé  fait  sonner  tantôt  à  ooie 
heures  et  demie,  tantôt  à  midi  et  demi,  règle  tout  ici.  D'ail- 
leurs je  me  suis  rappelé  mes  vieilles  mathématiques  de  l'école 
de  Saint-Gyr  ;  et  comme  vous  avez  pu  le  remarquer  dans  tous 
les  coins,  même  sur  les  arbres,  j*ai  construit  des  cadrans  so- 
laires ;  la  nuit,  j'ai  les  constellations.  » 

Une  des  choses  qui  intéressent  le  plus  Lisimon,  c'est  la  bio- 
graphie des  rédacteurs  de  journaux.  Par  principe  et  comme  il 
dit,  pour  ne  pas  devenir  imbécile  avant  le  temps,  il  change  de 
journal  tous  les  trois  mois.  Je  n'en  finirais  pas  si  je  voulais  no- 
ter tous  les  détails  ;  ma  visite  a  fini  comme  c^le  d'fiippocrale  à 
Démocrite  ;  je  venais  pour  consoler  un  fou,  et  il  m'a  fait  voir 
qu'eu  plusieurs  cas  c'est  moi  qui  suis  fou.  Les  choses  qui  me 
donnent  de  l'humeur  auront  pris  fin  d^ici  à  douze  ans,  et  moi  je 
me  serai  vieilli  par  une  colère  d'enfant  ;  c'est-à-dire  n'amenant 
aucun  résultat.  J'ai  trouvé  un  homme,  sinon  parfaitement  heu- 
reux, du  moins  parfaitement  exempt  de  peines,  et  joui^ant,  à 
cinquante-cinq  aos»  de  la  santé  que  les  hommes  favorisés  du 
hasard  ont  à  quarante. 

Je  crois  que  malgré  tous  ses  projets  de  venir  vivre  à  Paris, 


LETTRES  À  SES  AMIS.  Wè 

avec  les  fatranle  mitte  livres  de  renie  qu'il  doit  bien  avoir  eo 
ce  oMMiieiiC,  jamais  il  ne  se  résoudra  à  quitter  ses  arbres. 

La  franchise  est  allée  si  loin  entre  nous  que,  eomme  il  m'ac- 
compagnait sur  le  chemin  de  Lyon,  j'ai  pu  lui  dire  : 

<  Et  si  vous  épousiez  une  simple  paysanne,  sans  la  sortir  de 
son  état? 

—  Bravo,  bravissimo!  m*a-t-ildit;  vous  entrez  dans  la  posi- 
tion ;  j'y  ai  pensé,^  c*est  peut-être  le  parti  que  je  prendrai,  mais 
vers  les  cinquante-huit  ans.  Je  veux  me  retirer  du  monde  quand 
mes  fils,  si  j'en  ai,  auront  quinze  ou  seize  ans.  J'aurais  le  cœur 
percé  de  tond  en  comble  de  les  voir  devenir  des  êtres  plats  ;  or 
comment  et  pourquoi  ma  liguée  ferait-elle  exception?  Je  veux 
€Jk>nc  les  quitter  au  bon  moment.  S'ils  sont  les  enfants  des 
aaiants  de  ma  femme,  je  serai  moins  sensible  à  leurs  sot- 
tises. » 

Lisimon  était  suivi  de  ses  cinq  chiens,  et  j'ai  remarqué  que 
tout  le  monde  le  saluait  avec  respect.  Cependant  il  est  vêtu 
avec  une  simplicité  que  je  trouve  excessive;  il  i>orte,  par  exem- 
ple, un  chapeau  d'une  vétusté  par  trop  antique. 

Voilà  rhomme  que  M.  D...  me  représentait  comme  le  modèle 
de  l'élégance  la  plus  recherchée  d*abord,  et  ensuite  de  la  misan- 
thropie la  plus  sombre.  Il  faut  convenir  qu'il  a  éprouvé  de 
grands  malheurs  et  qui  m'auraient  fait  perdre  la  tête.  Il  était, 
dit-on,  d'une  fatuité  incroyable  ;  il  voulait  toujours  faire  effet 
sur  le  voisin,  ce  voisin  fût-il  un  laquais.  H  avait  la  maigreur  et 
la  figure  d'Oreste  après  ses  malheurs,  disait  Tulma,  qui  fut  son 
ami  ;  c'est  aujourd'hui  un  paysan  joufUu  et  content.  11  n'anmm- 
cerait  pas  cinquante  ans  s'il  achetait  un  chapeau  toutes  les  fois 
que  la  pluie  a  abimé  le  sien.  11  aime  la  pluie,  il  y  reste  exposé. 

«  Grâce  à  Dieu  !  me  disait-il,  c'est  maintenant  le  seul  malheur 
qui  me  réjouisse  la  vue. 

^-  Mais,  puisque  vous  êtes  assez  bon  pour  me  juger  digne 
d'une  aussi  grave  instruction,  chose  dont  ma  reconnaissance 
sera  éternelle,  comment  pûles-vous  résister  dans  les  premiers 
moments? 

—  Ce  qui  fait  que  je  vis,  c'est  que  je  me  représenUis,  vingt 
fols  par  jour,  quelle  serait  la  joie  des  gens  que  j'appelais  alors 


' 


TiO  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

mes  ennenisT  quand  ils  verraient  dans  lejoamal  Taiiiioiiee' de 
ma  mort  violente,  ou  quand  ils  eoncluraient  dn  silence  pnrtoogé 
sur  mon  compte  que  j'avais  disparu  pour  toi^ours.. 
^  Dans  ce  temps-là  je  ne  raisonnais,  comme  vous  et  moi  nous 
raisonnons  actuellement,  que  dans  de  certains  moments  de  ré- 
pit, amenés  toujours  par  le  même  doute  ;  c'était  quand  je  cal- 
culais combien  il  y  avait  eu  de  chances  favorables  pour  que  ce 
qui  était  arrivé  n'arrivât  pas.  Je  dessinais  partout  une  mer  avec 
sept  issues. 

C'était  ma  manière  de  figurer  mon  sort,  manière  que  j'aimais 
fort,  comme  inintelligible  aux  indiscrets.  Cette  mer,  comme  je 
vous  le  disais,  avait  sept  issues,  toutes  appuyées  sur  de  bons 
raisonnements  :  une  seule  conduisait  au  malheur  pour  moi,  c'é- 
tait celle  dans  laquelle  le  hasard  m'avait  fait  avancer.  Je  discniai 
des  journées  entières  ;  chacune  des  petites  circonstances  de  ce 
hasard  heureux,  où  je  fus  le  plus  près  du  coup  de  pistolet,  fu- 
rent celles  où,  rejetant  tous  raisonnements,  je  voyais  mon  sort 
en  bloc,  pour  ainsi  dire  ;  cela  m'arrivait,  en  général,  le  matin 
et  le  soir. 

H  y  avsit  souvent  un  moment  plus  déchirant  ;  mais  moins  voi- 
sin du  coup  de  pistolet;  c'était  quand  le  matin,  au  réveil,  je 
m'apprenais  mon  malheur.  A  ce  moment,  j'étais  voisin  des  lar- 
mes: combien  je  me  trouvais  ridicule  d'avoir  autrefois  pris  de 
l'humeur  pour  des  détails  !  comme  je  me  croyais  assuré  d'avoir 
pour  toujours  une  humeur  égale,  si  je  survivais  ! 

Mon  premier  plaisir,  ou,  pour  parler  plus  juste,  la  première 
diminution  de  tourment  fut  de  moins  haïr  les  gens  qui  avaient 
fait  mon  malheur,  et  dont  je  voyais  sans  cesse  l'œil  hagard  sui- 
vre maintenant  toutes  mes  démarches. 

Je  ne  suis  point  du  tout  sûr  que  j'ai  bien  fait  de  ne  pas  m'en 
aller.  Ce  que  j'ai  souffert  dans  la  première  année  est  probable- 
ment supérieur  à  toutes  les  joies  que  je  puis  désormais  rencon- 
trer dans  la  vie. 

Le  jour  anniversaire  de  mon  malheur,  j'étais  à  la  cime  de  cette 
montagne  que  vous  voyez  là-bas^  à  vingt  lieues  d'ici  ;  je  passai 
cette  journée-là  a  méditer. 

Le  lendemain,  revenu  ici,  yem  uue  grande  espérance;  je 


LETTRES  A  SES  AMIS.  37i 

m^aperçQs,  par  un  efforl  de  rcflevion,  que  la  veille,  au  lieu  de 
songer  directement  à  mon  malheur,  je  songeais  à  la  douleur 
sentie  un  an  auparavant.  Je  fus  comme  en  spectacle  à  moi- 
même.  Cette  même  observation  se  renouvela  un  an  après.  Je 
n'étais  plus  aussi  furieux,  j'étais  seulement  triste  d'avoir  ren< 
contré  dans  la  vie  une  si  mauvaise  chance. 

Daqs  le  commencement  de  la  seconde  année,  je  découvris  que 
j'avais  du  plaisir  à  respirer  au  soleil;  ce  fut  alors  que  je  me  mis 
à  planter  ces  beaux  cerisiers  que  vous  voyez  ;  j'en  plantai  dans 
les  baies  pour  les  voleurs.  Je  me  souviens  de  deux  choses  :  le 
plaisir  avec  lequel  je  tranchais  les  plus  belles  tiges  d'un  coup  de 
sabre;  j'avais,  je  pense,  besoin  de  me  prouver  que  je  n'étais  pas 
si  faible,  si  méprisable,  si  insignifiant;  le  second  plaisir  était 
inoins  sauvage,  c'était  la  joie  de  ne  sentir  aucune  colère  quand 
les  paysans  du  voisinage  me  volaient  mes  plus  beaux  fruits,  les 
premiers  produits  de  mes  jeunes  arbres,  que  je  couvais  des 
yeux  depuis  un  mois. 

J'aurai  donc  tiré  quelque  parti  de  l'effroyable  chance  que  j'ai 
rencontrée.  Bientôt  après  je  retrouvai  du  plaisir  à  lire.  Ce  goât 
m'empêcha  d'aller  courir  la  mer  du  Sud.  Je  trouverai  à  bord 
de  mon  navire,  me  disais-je,  comme  dans  les  îles  de tou- 
jours des  hommes  grossiers  et  jamais  un  livre  nouveau  passable, 
pour  me  distraire.  J'avouerai  que  je  dois  beaucoup  aux  ouvra- 
ges de  Walter  Scott,  homme  que  je  n'estime  guère  d'ailleurs. 
Ses  romans  me  touchaient  profondément;  aujourd'hui  j'en 
méprise  la  plupart  des  héros  ;  mais  alors  ils  remuaient  mon  âme 
de  telle  sorte  que  je  découvrais  de  nouveaux  aspects  dans  mu 
destinée. 

A  cette  époque  il  eût  été  fort  heureux  podr  moi  de  me  casser 
le  bras  par  hasard.  Il  fallait  mettre  des  événements  entre  mon 
malheur  et  moi.  Je  n'ai  découvert  cet  art  du  malheur  que  long- 
temps depuis.  Je  fus  malade,  j'allai  à  Lyon,  j'appelai  les  pre- 
miers médecins;  le  célèbre  Bilon,  de  Grenoble,  me  soigna  avec 
application.  Si  je  mourais  pas  hasard,  me  disais-je,  ils  croiraient 
que  je  me  suis  dérobé  adroitement. 

Je  comparai  alors  à  une  brûlure  moral^  ce  que  je  souffrais 
toutes  les  fois  que  je  venais  à  songer  à  mon  malheur.  J'edsayai 


«H  ŒUVRES  POSTHUMES  OE  STENDHAL. 

de  me  pincer  craeHeroeol  loates  les  fois  que  j*y  pensais;  cet 
atroce  souvenir  revenait  encore  quatre  fois  au  moins  dans  cha- 
que heure.  » 

Pour  ne  pas  allonger  celte  anatomie  du  cœur  homain,  d^ 
si  longue,  et  je  ne  rapporte  pas  la  dernière  partie  de  ce  que 
Lisimon  m'a  dit,  je  supprime  toutes  les  questions  pour  lesqodles 
je  lui  arrachai  des  détails.  Il  craignait  sans  cesse  de  m'ennuyer. 
Il  me  dit  :  ■  Je  vous  laisse  libre  de  tout  rapporter  à  D....  ;  peut- 
être  même  est-ce,  en  partie,  à  son  souvenir  que  vous  devez  des 
détails  si  longs  et  peut-être  si  insignifiants  pour  lui.  Mais  je  le 
prie  d'agréer  uu  souvenir  de  ma  peine,  je  le  prie  de  ne  jamais 
m'écrire  à  ce  sujet.  Déjà  je  n'aime  pas  beaucoup  à  recevoir  des 
lettres  ;  si  Tune  des  siennes  arrivait  mal  à  propos,  peut-être  je 
prendrais  l'habitude  de  ne  plus  les  ouvrir. 

J'avais  toujours  pensé  que  ce  qu'il  y  a  de  moins  iutéressant 
au  monde,  c'est  cette  niaiserie,  tant  vantée  par  les  écrivains 
géorgiques  :  les  progrès  d'une  plante.  QueHe  ne  fut  pas  ma  joie, 
ou  plutôt  mon  accès  d'attention  à  autre  ctiose  que  mon  malheur, 
un  matin  que  je  vis  un  tournesol,  haut  de  deux  pouces,  qui, 
bien  certainement,  n'avait  que  deux  feuilles  la  veille,  à  neuf 
heures  du  soir,  et  qui  en  avait  quatre  bien  distinctes  et  bien 
formées.  Je  fus  trois  minutes  pleines  sans  songera  mon  malheur. 
Depuis  j'ai  réfléchi  que  ce  spectacle  était  bon  pour  moi,  en  ce 
que  je  trouvais  du  nouveau,  de  l'imprévu,  sans  avoir  besoin  pour 
cela  d'être  en  contact  avec  les  hommes,  avec  ce$  cruek.,.  (Lisi- 
mon rougit,  moi  je  laissai  tomber  ma  canne). 

Je  m'imposai,  dans  le  temps  du  tournesol,  d'écrire  l'histoire 
de  ce  que  j'avais  vu  dans  la  retraite  de  Russie.  Cet  ouvr&ge  est 
détestable.  J'étais  au  désespoir  en  l'écrivant  ;  je  dessinais,  à 
certains  jours,  un  pistolet  sur  la  marge. 

-^  Quand  a vez-vous  été  le  plus  près  de  faire  le  saul  dans  l'autre 
monde? 

—  A  Lyon,  à  U  première  représentation  da  Mahomet  de 
Bossini.  J'étais  seul  dans  la  salle;  je  m'étais  trompé,  j'arrivais 
vingt  minutes  trop  tôt.  Quoi  de  plus  simple  que  de  démarquer 
mou  linge  et  d'aller  me  jeter  dans  le  Rhône  du  haut  du  pont 
Morand  / 


LETTRES  À  SES  AMIS.  373 

J'évilais  bieii-aiaài  le  plat  article  de  journal  du  rédacteur  de 
province  ;  mais  quel  couteutemenl  pour  mes  ennemis  quand  ils 
arriveraient  à  passer  huit  ou  dix  mois  sans  avoir  absolument 
aucune  nouvelle  de  moi  ?  Vous  me  rendez  bien  la  justice  de 
croire  que»  dès  le  premier  moment,  j'avais  songé  à  tomber  par 
hasard  à  la  mer  d'unpaquebot  italien  allant  de  Livoume  à  Naples, 
et  moi  enregistre  sous  unfiiux  nom. 

Le  lendemain  je  fus  extrêmement  sensible  et  attendri  jus-  * 
qu'aux  larmes  par  un  tableau  du  Pérugin,  qui  est  au  musée  de 
Lyon.  Par  reconnaissance,  je  suis  souvent  allé  à  Lyon  passer 
deux  heures  au  musée  et  suis  revenu  ici,  sans  avoir  ouvert  la 
bouche,  parlé  à  âme  qui  vive. 

Sans  la  peur  de  faire  parler  de  moi,  je  crois  qu'un  beau  ma- 
tin je  prendrais  vingt  ouvriers  de  Lyon,  je  ferais  couper  en  deux 
bons  las  mes  arbres,  puis  partirais  pour  aller  voyager.  J'aurais 
un  souvenir  plus  tendre  ei  plus  pur  des  distractions  que  m*ont 
données  ces  pauvres  arbres,  en  pensant  qu'ils  n'existent  plus  et 
ne  peuvent  plus  êl{e  maltraités  par  un  jardiuier  ignorant  Mais 
quelle  anecdote  pour  un  journal  !  Que  je  hais  le  journal  !  Et 
ensuite  comment  voyager  avec  mes  chiens?  Leurs  caresses 
sont  nécessaires  à  mon  bonheur.  » 


,       CCXLV 

A  MONSIEUR  LE  MARQUIS  DE   C...  ,    A  PARIS 

Paris,  le  24...  1838.  —  8,  rue  Gauniarlin. 

A  mon  retour  à  Paris,  monsieur  le  marquis,  je  vois  avec 
beaucoup  de  peine  qu'on  ne  vous  a  pas  adressé,  dans  le  temps» 
un  exemplaire  du  petit  ouvrage^  ci-joint.  Le  libraire,  trouvant 
le  deuxième  volume  trop  gros,  a  supprimé  la  description  de 
€k)utances  et  de  Bayeux  *.  C'est  justement  dans  un  beau  château, 

*  Mémoires  d'un  tourûte. 

*  Celle  description  n'a  pas  été  retrouvée.  (R.  C.) 


374  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

inrès  de  CouUaces,  qiie  je  reneontnd  nu  homme  aimable  qui 
nous  récitait  la  fable  du  Singe  et  da  Chat,  Ces  vers  charmauls, 
qui  auraient  fait  constraste  avec  la  prose  trop  raîsoimease,  <m( 
donc  été  oubliés. 

Soyez  assez  bon,  monsieur  le  marquis,  pour  raconter  ce  |)etil 
détail  à  Tauteur  de  la  fable  ;  je  serais  au  désespoir  qu*il  pâ( 
croire  à  quelque  négligence  de  ma  part.  S'il  y  a  une  suîle,  je 
rétablirai  Coutances  et  Taimable  rencontre  faite  dans  on  cbâleaa 
voisin. 

Agréez,  je  vous  prie,  monsieur  le  marquis,  Thommagede  la 
plus  haute  considération. 

H.  Beti.k. 


CCXLVI 

A  MADAME  U  (;pMT£SSRbE  T....,  A  PARIS. 

Paris,  le  16  mars  1859. 

Madame  la  comtesse, 

Depuis  que  j*ai  vu  que  la  seconde  partie  de  VAbbesse  de  Caalro 
vous  déplaisail,  je  songe  uniquement  à  inventer  quelque  chose 
d'bonnélô  qui  ne  soit  pas  plat  et  illisible.  Enfin,  je  viens  d'in- 
venter la  sœur  Scolastica,  religieuse  à  Naples,  en  1740;  la- 
quelle, étant  dans  Vin  pace  du  couvent  de  San  Felicioso,  ne  vent 
pas  suivre  son  amant. 

J*ai  trouvé  hier  une  seconde  partie  pour  VAbbesse  de  CaslrOy 
qui  sera  vertueuse  ;  mais  je  crains  horriblement  do  tomber  dans 
rillisible  et  le  plat. 

Je  solliciterai,  madame,  toute  la  sévérité  de  votre  jugement, 
dans  lequel  j'ai  une  confiance  infinie.  Je  n'ai  jamais  vu  une 
belle  âme  non  obscurcie  ou  rapetissée  par  un  certain  senti- 
ment. 

Je  suis  avec  le  plus  profond  respect. 

Gaddot  de  Madrov,  50. 


LETTUKS  A  SES  AMIS.  275 


CCXLVII 
A  MADAME  J....,  A  SAINT-DENIS. 

Paris,  le  21  mars  i  839. 

Lorsque  vous  irez  à  Vexposition,  ma  obère  amie,  elle  sera 
peul-élre  un  peu  renouvelée  à  vos  yeux  par  les  méchancetés 
cî~aprës.  Ne  manquez  pas  de  m'avertir  quand  vous  viendrez  à 
Paris. 

Je  n'ai  poinl  encore  pu  me  présenter  chez  cette  femme  cou- 
rageuse  que  j^admire  du  plus  profond  de  mon  cœur.  Je  suis  dans 
ce  que  les  hommes  appellent  un  coup  de  feu.  C'est-à-dire  que  je 
ne  vais  dtner  qu*à  huit  heures  et  qu'à  minuit  je  reprends  le  ira* 
vail  jusqu'à  trois;  mais  je  serai  libre  mardi.  J'ai  bien  deVimpa- 
tience  de  vous  voir. 

LE  SALON  DE  1839. 

A  une  dame  de  ynples. 

Il  aurait  fallu  piquer  la  vanité  des  Suédois  de  façon  qu'ils 
fissent  les  frais  de  transport  de  ces  slatues  jusqu'à  Paris,  où  elles 
auraient  rempli  une*  place  vide  à  Texposition  :  je  veux  dire  de 
Yidéal  sublime. 

Les  tableaux  de  S...,  qui  font  pâmer  les  belles  dames  du  fau- 
bourg Saint-Germain,  ne  sont  qu'un  centon  de  certains  tableaux 
de  l'école  de  Venise,  moins  le  coloris,  bien  entendu.  Tout  cela 
est  couleur  de  vin  et  a  un  air  triste  assez  digne.  La  Marguerite 
de  Faust,  qui  passe  pour  le  chef-d'œuvre  de  cet  auteur^  n'est 
qu'une  grosse  Allemande  qui  a  le  ventre  proéminent  et  les  joues 
tombantes.  H  y  a  du  naturel  dans  l'ensemble  de  cette  figure  ; 
mais,  de  toute  façon^  elle  est  le  contraire  de  l'idéal.  Le  regard 
de  Faust  qui  devient  amoureux  serait  fort  bien  pour  une  tête  de 


276  ŒUVRES  POSTHUMES  1>E  STENOUAL. 

genre  ;  le  diable  n'est  pas  assez  méchant,  quoique  bien  sardoni- 
que.  Le  grand  défaut  de  toules  ces  figures  de  S....,  c'est  que, 
comme  je  vous  lai  dit,  elles  ont  Tair  d'une  décoction  du  Tioto- 
ret  et  de  Paul  Véronèse;  c'est-à-dire,  de  décoction  des  ouvrages 
de  leurs  élèves,  de  Carlo  Véronèse,  par  exemple,  le  fils  de  Paul. 
Ce  qui  séduit  les  dames,  c'est  Tair  sérieux  et  digne  qu'<m  ne 
peut  refuser  à  ces  figures.    , 

Cet  air  sérieux  et  digne  est  ce  qui  manque  tout  à  fait  aux 
trois  immenses  tableaux  de  V....,  relatifs  à  Constantine.  Ils  sont 
beaucoup  moins  beaux  et  moins  sérieux  que  la  nature.  Cest  la 
nature  vue  par  un  homme  d'un  immense  talent,  mais  qui  ne 
sent  rien  de  cequiest  noble.  Aussi  le  public,  qui,  en  général»  est 
plat,  admire-t-il  beaucoup  la  vérité  de  ces  assauts.  Les  soldats 
ressemblent  à  d'affreuses  grenouilles  ;  ils  manquent  de  chairs. 
Le  prince  naturellement  est  le  centre  de  tout.  L'immense, 
celui  du  milieu,  estle  plus  plat;  le  petit,  à  droite,  le  moins  froid. 

J'ai  vu  beaucoup  de  Gudin  très-plats  et  un  admirable  ;  c'est  une 
église  de  Normandie  sur  le  bord  de  la  mer  qui  commence  à  ee 
retirer.  Je  n'ai  jamais  vu  la  mer  si  limpide  sur  les  côtes  de 
Normandie. 

Je  n'ai  pu  voir  encore  aucun  des  quatorze  Decarops.  Hier  soir, 
au  concert  du  Cercle  des  Arts,  musique  criarde,  exécrable  et 
étonnamment  applaudie.  On  portait  aux  nues  le  Corps  de  garde 
turc  de  Decamps  et  le  Supplice  turc  du  même.  On  précipite  des 
hommes  le  long  d'un  graud  mur  garni  de  pointes  de  fer  ;  cha- 
cun est  accroché  comme  le  diable  veut. 

Les  tableaux  de  dévotion,  fabriqués  au  mont  Pûicio,  n'ont 
aucun  succès  ;  on  les  trouve  horriblement  plats;  on  ne  rend  pas 
justice  à  la  science  profonde.  Au  reste,  comme  ils  m'ennuient, 
je  ne  lésai  regardés  qu'en  passant. 

Le  chef-d'œuvre  de  M.  Flandrin,  c'est  toujours,  pour  moi,  les 
Envieux  du  Dante  ;  sou  Saint  Clair,  que  j'ai  vu  à  Nantes,  est 
bien  triste  et  bien  sec. 

Il  y  a  une  chose  à  mourir  de  rire  au  salon  ;  c'est  une  allégo- 
rie de  M.  Mausaise.  11  est  fâcheux  qu'on  ait  permis  à  ce  peintre 
de  profaner  la  figure  d'un  personnage  auguste  et  révéré.  Sur  le 
premier  plan  j*:û  trouvé  une  femme  nue  qui  a  des  appas  étt0^ 


LETTRES  À  SES  AMIS.  277 

■ 

mes  et  lesyeax  bandés  ;  elle  tient  une  torche  pour  mettre  le  feu 
I>ailont  :  tous  avez  reconnu  la  Liberté.  Cette  figure  est  bonne  et 
bi^i  peinte  ;  je  la  couperais  avec  des  ciseaux.  Une  autre  4gure, 
très-boofronne,  présente  la  couronne  au  roi. 

Il  y  a  de  charmants  poriraits  de  jolies  femmes,  peints  dans  le 
genre  du  Dominiquin,  par  M.  Court.  Je  ne  conçois  pas  comment 
cet  homme  n'est  pas  un  grand  peintre. 

Mes  yeux  ont  été  fatigués  par  une  suite  énorme  d'assez  bons 
poriraits.  M.  Amaory  Duval  a  peint  avec  du  chocolat  le  portrait 
d*une  fille  laide,  que  Ton  dit  un  chef-d'œuvre  de  dessin  :  je  n'ai 
pu  le  trouver. 

£n  général,  tons  ces  peintres  m'ont  l'air  d'ouvriers  habiles, 
mais  dépourvus  d'esprit  et  encore  plus  d*âme  ;  ils  ne  voient  la 
dignité  que  dans  l'afiTectation.  J'excepte,  bien  entendu,  Eugène 
Delacroix,  duquel  ces  animaux  de  l'Institut  ont  refusé  trois  ta* 
bleaux,  par  envie;  les  chiens  \  M.  Court,  et  peut-être  M.  Decamps 
(Raphaël  parlant  àl'Arioste),  que  je  n'ai  pas  vu.  Les  ouvriers  en 
peinture  qui  remplissent  le  Louvre  devraient  bien  parler  aux 
gens  d'esprit  ;  ils  pourraient  peut-être  accrocher  quelque  petit 
bout  d'idée. 


CCXLVIll 


A  MADAME  R...  C...,  A  i>ARiS« 


Paris,  le  9  juin  1839. 

*  Mon  adorable  cousine, 

Ne  pouvant  pas  avoir  de  tôte-à-tête  avec  vous,  je  prends  le 
parti  de  vous  écrire.  Je  crains  réellement  que  Colomb  ne  couve 
une  maladie.  Celte  figure  rouge,  le  dégoût  dont  il  se  plaint,  le 
changement  de  son  humeur,  sont  des  signes  funestes. 

Je  pense  que,  par  vanité,  il  veut  tout  faire  à  son  bu^an  et 


in  (EtjVHES  f^OSTUliMËS  DE  STENDUAL. 

aussi,  poar  ne  pas  laisser  prendre  pied,  comme  oo  dil,  à  son 
lieoiàiaDt. 

Comme  les  femmes,  à  Paris,  peuveol  loot,  forcez-le  à  de- 
mander oo  coDgé  de  boit  joors,  pour  se  soigner.  Eu  Toyaot  sa 
léle  rouge,  on  le  lui  accordera. 

Enuoeoei-le  à  Ghaolilly  et  fiutes>loi  mettre  quinze  saogsoes. 
(Joe  semaioe  passée  là,  daos  le  seio  do  bonheur  dMoestiqoe  et 
au  milieu  des  grands  ari>res,  le  remettra  tout  à  fait  da^  son 
eut  ordinaire.  Forcez -le  égalemetit  à  aller  à  Saint-Germain  tous 
les  dimancbes,  par  le  chemin  de  fer. 

Enân,  consolez-vous  :  si  vous  le  perdez,  je  vous  épouserai, 
comme  nous  en  sommes  convenus  tous  trois. 

» 

COTOKËT. 


CCXLIX 

A  MONSfEUR  D...  F..,  A  PARIS. 

Nnples,  le  9  novembre  1839. 

Le  soleil  est  d*une  chaleur  accablante.  Je  loge  à  la  Ville  de 
fiome,  à  Sanla-Lucia,  à  cinquante  pas  de  la  fontaine  ;  j'ai  voulu 
aller  à  Ghiaja,  où  loge  M.  Casimir  Périer,  par  Ghiatamone;  je 
rentre  à  demi  grillé  et  couvert  de  sueur  :  voilà  le  beau  de  Na^ 
pies. 

Le  revers  de  la  médaille,  c'est  que  toutes  les  femmes  sont  lai- 
des; leur  physionomie  n*est  que  la  saillie  des  sensations  gros^ 
sières  de  la  béte.  Jamais  Tair  candide,  possible  à  émouvSir,  ca- 
pable de  passion  ;  jamais  sur  la  figure  la  saillie  de  la  femme  : 
je  ne  vois 'que  Tétre  digérant.  J*ai  vu  deux  duchesses,  une  prin- 
cesse, deux  marquises,  qui  ne  font  pas  exception  ;  seulement 
elles  ont  Tair  souriant  de  la  bonne  compagnie.  En  1853  j'allai 
au  bal  à  ràcadémie  dei  Cavalieri,  encore  à  la  mode  en  1859;  j'y 
trouvai  treize  jolies  femmes^ 


LKITIIKS  A  SES  AMIS.  270 

M .  G P met  beaucoup  de  convenance,  de  prudence, 

à  manger  on  revenu  de  cent  mille  francs.  J'ai  trouvé  à  dkier 
chez  lui  la  meilleure  compagnie  de  Naples,  un  sot  qui  a  dîné 
avec  vous  chez  M.  Garafa,  et  qui  m'a  fait  beaucoup  de  questions  : 

a  II  est  à  Passy,  en  espalier,  devant  le  peu  de  soleil  que  le 
ciel  accorde  à  Paris,  »  m'a-t-il  dit  en  parlant  de  vous. 

Le  Kîng  aFidée  fixe  deTargent;  on  dit  qu'il  a  réuni  cent  qua* 
ire-vingt-cinq  millions  dans  son  palais;  il  ne  veut  jamais  payer 
personne.  On  le  dit  aimable  et  poli  ;  je  Tai  rencontré  dix  fois  ;  il 
est  toujours  par  voie  et  par  chemin  ;  il  aime  son  ministre  des 
finances,  M.  d'Andréa,  qui  dit  la  messe  secca  ^ 

Le  roi  fait  démolir  Faugle  du  bâtiment  attenant  a  son  palais 
vers  Toledo,  ce  qui  va  dégager  d'une  façon  admirable  le  théâtre 
San-Gario,  qui  est  détestable  de  tous  points. 

M.  le  duc  de  Bordeaux  n'a  pas  été  reçu  par  le  pape;  H  est 
arrivé  comme  secrétaire  de  M«  de  Levi.  11  f:ût  une  pauvre  figure 
a  Rome.  Sa  mère  s'est  hâtée  de  s'enfuir  à  Florence,  pour  ne 
pas  être  témoin  de  cette  mauvaise  réception..  Adieu ^  mille 
amitiés* 

Giii  DarnadI^. 


A  MOKSiEUU  It...  C...,  A    l'AUiS. 

Rome,  4  janvier  1840. 

Je  suis  réellement  si  pressé,  mon  cher  ami,  que  mou  écriture 
serait  Hlisible;  c'est  pourquoi  je  prends  le  parti  de  dicter  ma 
lettre.  Tu  as  dû  recevoir  une  paire  de  cornes  de  bufile»  qui 
t'ont,  sans  doute,  ravi  d'admiration.  Je  te  prie  de  faire  porter 
ces  cornes  dans  le  second  salon  deM*  D..i  F....  C'est  là  Texpres* 
siou  de  mes  souhaits  de  bonne  année. 

♦  Sèche.  Messe  sèche  ;  la  récitation  des  prières  de  h  messe,  sans  la 
éonsecraiion.  (R.  Gi) 


9M  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

Tout  ce  que  disent  lesjouniaux  sur  le  rMe  que  jcrae  ici  qd 
gros  jeune  homme  fort  mal  bâti  est  ridtcolemeat  faux.  L*am- 
bassadeur  du  roi  des  Français  a  donné  une  fête  â  laqudle  toos 
les  cardinaux  ont  assisté;  il  était,  à  la  lettre,  impossible  de  cir- 
culer dans  les  deux  magnifiiques^salons  du  palais  Golonna;  ja- 
mais je  ne  tîs  tant  de  diamants. 

Le  jeune  homme  en  Thonneur  duquel  on  fait  tant  de  mcD- 

songes  est  une  copie  en  gros  du  duc  d'Â ;  il  se  dandine 

sans  cesse  d'un  pied  à  Fautre  ;  eu  pariant  aux  dttaes,  il  a  Tair 
de  réciter  une  leçon  et  regarde  continueUement  son  gouveroear, 
ce  qui  ne  Tempèche  point  de  laisser  écbter  contre  celui-ci  des 
mouvements  d*impatience  peu  polis.  On  lui  a  donné  tant  de 

mauvaises  habitudes,  que  M.  de  6 aura  bien  de  la  peine  à 

lui  faire  voir  les  choses  de  ce  monde  telles  qu'dles  sont.  D  vil 
continuellement  dans  une  telle  atmosphère  de  flatterie,  qu'il  ne 
se  rencontre  jamais  avec  aucune  difBculté  véritable. 

Dès  qu'il  parait  dans  un  salon,  deux  de  ses  courtisans  s'ap- 
prochent des  pjersonnes  qui  portent  des  gants  et  les  engagent  à 
les  6ter,  ce  qui  a  fort  choqué  les  jeunes  Romains.  On  l'inviCe 
par  curiosité  ;  les  intimes  de  son  entourage  demandent  la  liste 
des  personnes  engagées  et  effacent  toujours  cinq  ou  six  noms; 
remarque  que  ce  sont  des  noms  italiens.  Cette  effaçade  et  Tbis- 
toire  des  gants  ont  fait  juger  fort  sévèrement  ce  pauvre  jeune 
homme;  on  ne  comprend  pas  que  ces  choses  doivent  être  attri- 
buées  uniquement  aux  têtes  étroites  qui  l'environnent.  - 

Le  prince  a  le  teint  superbe  et  de  beaux  cheveux  blouds;  il 
est  gros,  entassé  et  mal  fait  ;  sa  figure  rappelle  beaucoup  celle 
de  Louis  XVI.  11  parle 'd*une  façon  singulière,  du  haut  delà  lé(e, 
et  ses  phrases  ne  sont  pas  du  français  de  nos  jours.  On  lui  a  en- 
seigné l'art  de  n'exprimer  jamais  une  pensée  décidée.  Il  ne  dil 
point  :  c  Ce  cheval  est  bon  ou  mauvais.  »  H  n'a  pas  de  feu 
dans  l'œil  ;  ce  n'est  point  là  le  regard  d'i^n  futur  conquérant.  Je 
dirais  plulôt  qu'il  a  le  regard  et  les  mapières  emmiellées  ;  loul 
est  chez  lui  d'une  douceur  compassée.  Au^total,  le  prétendant  a 
l'air  très-bonj  très-doux  ;  il  parle  bien  de  toutes  choses;  mais  oa 
sent  que  c'est  une  leçon  apprise,  sans  aucun  mélange  d'impro- 
visation. Si,  au  lieu  d'un  proscrit,  c'était  un  jeune  duc  du  Dmi- 


LI^TTRES  A  SES  AMIS.  i^81 

bourg  Sainl-€ermain,  orné  de  cent  mille  livres  de  reote,  il  au-  ' 
raitde  grands  succès  et  serait  le  chevalier  Graudisson  des  geos 
pensant  bien.  Le  pauvre  malheureux  n'a  pas  vu  un  palais  ou  uue 
statue  sans  être  environné  de  huit  ou  dix  officiers,  qui  semblent 
avoir  pour  mission  expresse  d'empêcher  tout  bon  sens  d'arriver 
jusqu'à  lui.  En  somme,  il  n'a'pas  le  diable  au  corps.  On  remar- 
que habituellement  chez  lui,  dans  ses  gestes,  dans  ses  paroles, 
quelque  chose  de  fade  et  d'appris  par  cœur.  En  se  dandinant,  en 
fléchissant  tantôt  un  genou,  tantôt  l'autre,  il  dit  à  toutes  les 
femmes  : 

«  Y  a-t~il  longtemps  que  madame  est  à  Rome?  madame 
compte-t*elle  y  rester  encore  bien  du  temps?  » 

11  baisse  les  yeux  en  prononçant  ces  paroles  spirituelles  et 
semble  fort  occupé  du  chapeau  qu'il  tient  de  la  main  droite. 

Ce  qui  fait  beaucoup  de  tort  à  ce  prétendant,  c'est  l'amabilité 
franche,  naturelle,  *pl^in6  de  feu,  du  grand-duc  héréditaire  de 
Russie,  qui  était  ici  il  y  a  un  an.  C'était  un  prince  tout  militaire, 
sans  façon,  joyeux  et  bon.  Il  n'a  rien  de  barbare,  mais  ne  tient 
jamais  en  place,  et  semble  l'ami  intime  de  ceux  de  ses  officiers 
avec  lesquels  il  se  trouve.  En  un  mot,  ce  jeune  Russe  fait  un 
contraste  parfait  avec  le  prétendant  français  Tous  deux  ont  des 
figures  allemandes  et  fort  bonnes  ;  mais  le  nôtre  a  l'air  niais  et 
l'autre  a  l'air  gai.  D'ailleurs,  tous  les  gens  qui  environnent  le 
jeune  duc  sont  horriblement  mal  mis  et  ont  l'air  cuistre.  Les 
dames  romaines  ont  même  remarqué  que  les  gens  de  la  suite 
puent. 


CCLI 

À   MONSIEUR  ....,  A  PARIS. 

Ci vita-Veccllia.  le...  janvier  1840. 

Monsieur, 

Je  n'ai  point  été  à  Rome,  et  je  n'irai  de  longtemps;  ainsi,  je 
n'ai  rien  de  bien  détaillé  à  vous  mander  sur  M.  le  Blanc. 

H.  16 


282  (BUVnES  t'OSTHUMES  DE  STENDHAL. 

A  Vienne,  H  demanda  à  M.  de  Melternich  la  permission  de 
voyager  eu  Iialic;  on  lui  répondit  en  Tinvilantà  ne  pas  sortir  des 
possessions  de  la  maison  d'Autriche  en  ce  pays. 

Il  paraît  que  Son  Excellence  M.  l'ambassadeur  de  France 
près  du  saiût-siége  eut  avis  que  M.  le  Blauc  était  à  Bologne;  il 
figurait  sur  le  passe-port  de  M.  de  Lévi  en  qualité  de  secrétaire. 
Son  Éminence  monseigneur  le  cardinal  Lambruschini,  secrétaire 
d'État,  répondit  à  la  note  française  en  donnant  à  M.  Tarobassa- 
deur  l'assurance  que  jamais  M.  le  Blauc  n'entrerait  sur  le  ter- 
ritoire romain  :  le  surlendemain  M.  le  Blanc  était  à  Rome. 

Notre  saint-père  le  pape  refusa  de  le  recevoir  ;  mais  lui  en- 
voya un  cameriere  segrelo,  pour  remplir  auprès  de  lui  les  fonc- 
tions de  chambellan  ;  c'est  l'usage  pour  les  princes  appartenant 
à  une  maison  souveraine. 


CCLH 
A  Monsieur  k.»..  it..,  a  rAnis. 

Civlla^-Vecdiii,  le  12  janvier  18i0. 

Uu  voyageur,  monsieur»  a-tMl  jeté  quelques  pierres  <  dans 
votre  jardin?  Je  les  ai  trouvées  dans  un  mouchoir  un  peu  dété- 
rioré)  à  six  pieds  sous  terre. 

Pline,  ce  vantard,  n'a  pas  parlé  des  tombeaux  de  Cornelo 
(ancienne  Tarquinies).  Gela  ne  montre-t-il  pas  qu*ils  sont  plus 
anciens  que  lui  ? 

Quant  aux  pierres,  j'en  ai  trouvé  du  siècle  de  Maximien^; 
rien  de  moins  ancien. 

Ne  me  répondez  pas  par  politesse  ;  je  vous  dégage  de  cet 
ennui. 

Le  roman  est-il  mort?  Pourquoi  ? 

'  11  s'agit  de  deux  pierres  gravées  antiques. 

^  L'empereur  Maximien  monta  sur  le  trône  Tan  286  de  l'ère  dirétienoe. 


LETTRKS  A  SES  AMIS.  285 

Que  foDl  les  daines,  qui  s'ennuient  à  la  campagne,  de  huit  à 
dix  heures  du  soir?  Est-ce  tout  simplement  qu*on  ne  lU  plus 
les  romans  de  M.  Lottin  *? 

Rome  a  été  bien  amusante  depuis  deux  mois.  Rien  d'héroïque 
dans  i*œii,  bien  éduqué,  voiià  toul^. 

Continuez,  monsieur,  à  être  honnête  homme,  et  à  dire  ce  que 
vous  pensez,  même  quand  Tauleur  femme  a  une  belle  gorge. 

Tout  à  vous. 

Fabrice. 


CCLIII 

A    MONSIEUR  D...   F....,  A  PARIS. 

Civila-Veccliia,  le  29  janvior  1840. 

Cher  ami, 

A  vous,  ancien  employé  du  gouvernement,  jVnvoie  ce  projet 
de  lettre,  qui  ne  contient  aucun  secret.  Rien  de  plus  vrai  que 
les  faits  allégués  par  moi.  Sur  cent  étrangers  qui  passent  ici  (et 
en  1859  cinq  mille  sont  allés  à  Rome)  cinquante  veulent  voir 
le  célèbre  brigand  Gasparone,  et  quatre  ou  cinq  M.  de  Sten- 
dhal. 

Ce  consulat  n'était  rien  avant  1831  ;  maintenant  c'est  un  des 
plu&  occupés,  c'est  un  bureau  de  poste.  Cette  nuit,  j'ai  été  ré- 
veillé à  cinq  heures  par  un  courrier  venant  de  Rome,  et  il  fait  si 
peu  froid  que  je  lui  ai  donné  audience  en  chemise. 

Si  vous  approuvez  lu  lettre,  mettez-la  à  la  poste  ou  à  la  porte 
du  ministère.  Si  vous  ne  l'approuvez  pas,  gardez-la  dans  les 

*  M.  Lottin  de  Laval,  auleur  d'un  roman  historique  dont  Rassompierrc 
éLiit  le  héros.  (R.  C.) 

*  11  est  question  du  duc  de  Rordenux,  qui  séjourna  à  Rome  en  janvier 
01  février  1840.  (R.  C.) 


4g|  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

archives  de  la  maison  Uu  Flores.  Le  même  bateau  eoiporte  les 
pierres  anlMittes  à  Marseille.  J'ai  bit  le  paqoet  11  y  a  trois  joars; 
je  ne  me  souviens  plus  do  nombre.  Deux  ou  trois  sont  très-bien  ; 
mais  peut-être  le  golit,  à  Paris,  esl*â  aux  antipodes  du  goût  de 
Rome! 

La  plus  belle  découverte  faite  depuis  un  siècle,  ce  sont  lesonze 
statues  éeCerveterif  ville  grecque,  qui  avait  un  traité  avec  Car- 
tilage. Je  les  ai  admirées  avant-hier  soir  et  hiei*  matin.  Gela  vaut 
trente  mille  francs  ou  cent  mille  ;  il  faudrait  les  faire  pr6ner  en 
Angleterre.  Le  Tibère  assis  est  superbe  ;  je  Tai  reconnu  par  les 
yeux,  ressemblant  à  ceux  du  buste ^.  —  A  propos,  dans  le  pa- 
quet, il  y  a  une  pierre  reconnue  pour  un  Tibère  par  les  érudils 
de  Givita-Vecchia  ;  on  pourrait  Taltacber  au  cou  du  buste  ou 
au  piédestal  ;  mais  le  paysan  du  Danube  n*a  pas  le  tact  qu'il 
faut  pour  parler  de  telles  choses. 

J'ai  fait  monter  en  cachet  une  jolie  tète  que  l'orfèvre  forçat 
a  cassée.  —  Jugez  de  la  barbarie  àCerveieri,  il  n'y  a  pas  un  ca- 
baret pour  coucher  ;  nous  avons  vécu,  trois  antiquaires  affamés, 
avec  onze  alouettes  tuées  par  nous.  Je  ferai  une  fouille  en 
mars. 

Jacques  Durand'. 


CCLIV 

A  UONSIEDR  r.....   C...,  A    PARIS. 

Civila-Yecchia,  le  29  janvier  id40. 

Hier,  mon  cher  ami,  je  suis. allé  à  Cerveteri,  ancienne  ville 
étrusque,  à  vingt-deux  milles  de  Givita-Vecchia,  sûr  la  route  de 

*  Il  s'agit  d'un  buste  antique  de  Tibère,  acheté  par  Beyie  au  moment 
où  il  venait  d'être  trouvé  dans  une  fouille  près  du  cap  Mysène,  et  ofTert  en 
juin  4839  à  M.  le  comte  Mole,  comme  un  témoignage  de  profonde  grati- 
tude. (R.  C.) 

*  l.a  lettre  qui  devait  accompagner  celle-^i  n'a  pas  été  retrouvée. 


LETTEKS  A  SES  AMIS.  .        «85 

Rome,  pour  voir  les  statues  déjà  célèbres  de  M.  Paul  Galabresi. 

Le  10  janvier»  M.  (]aiabresi,  faisaul  enlever  les  pierres  d'une 
vigne  à  lui,  située  sur  le  mamelon  de  tuf  volcanique  derrière 
Gerveteri,  a  découvert  onze  statues  de  marbre,  la  plupart  plus 
grandes  que  nature  ;  deux  assises  à  demi  nues  sont  colossales  : 
on  n'a  trouvé  jusqu'à  présent  que  neuf  têtes.  —  Les  tètes  et  les 
bras  ont  été  travaillés  dans  des  morceaux  de  marbre  séparés, 
de  façon  que  les  têtes  peuvent  s'èter  à  volonté. 

Les  deux  statues  nues,  de  proportions  colossales,  dont  Tune 
me  semble  apparlenir  à  Tibère,  sont  fort  belles.  —  Des  statues 
colossales  de  femmes  drapées  sont  remarquables,  surtout  par  la 
hardiesse  avec  laquelle  le  marbre  a  été  attaqué;  deux  statues 
d'hommes,  également  drapées,  viennent  ensuite. 

Deux  statues,  revêtues  de  cuirasses  fort  ornées,  me  semblent 
inférieures,  quoique  oiïrant  toujours  la  même  hardiesse  dans  la 
façon  dont  le  marbre  est  travaillé.  Une  tête  de  jeune  femme, 
trouvée  seule,  est  fort  belle. 

Le  travail  de  la  plupart  de  ces  slatues  me  semble  apparle- 
nir au  siècle  d'Adrien  ;  elles  pourraient  représenter  des  person- 
nages du  siècle  d'Auguste.  J'ai  vu  aussi  beaucoup  de  fragments 
de  draperies  d'un  travail  remarquable.  Il  y  a  bien  des  années 
que  Ton  n'a  fait  une  découverte  de  cette  importance.  Pourquoi 
ne  vieudrais-tu  pas  voir  ces  belles  choses  ? 

Ces  statues  ont  été  probablement  cachées  dans  un  puits  de 
vingt-cinq  j^ieds  de  profondeur,  creusé  dans  le  tuf  volcanique, 
peut-être  pour  servir  de  tombeau. 

Le  caractère  particulier  des  statues  de  Gerveteri,  ce  sont  les 
tètes  coupées  en  rond,  au  bas  du  cou,  de  façon  à  pouvoir  être 
enlevées.  C'était  peut-être  une  collection  de  statues  appartenant 
à  une  maison  de  campagne  située  sur  une  colline,  à  une  lieue 
de  la  mer  ;  elles  auraient  été  cachées  un  peu  avant  un  pillage. 

On  trouve  des  détails  sur  l'histoire  de  l'ancienne  Cœre,  main- 
tenant Gerveteri,  dans  Texcellent  ouvrage  de  feu  le  professeur 
Nibfoy,  sur  les  environs  de  Rome.  —  La  ville  étrusque  de  Cœre 
est  connue  par  le  traité  qu'elle  conclut  avec  Carthage.  Rien  de 
plus  triste  que  le  village  qui  porte  le  nom  de  Gerveteri  ;  encore 
est-il  désolé  par  la  fièvre.  Quelques  savants  placent  la  ville  de 

10. 


1 


28G  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

tore  quatremillesplas  au  nord,  auUeooù'se  trouve  le  village  de 
Ceri,  ducbc  de  doo  Alexandre  Torionia. 


CCLV 

A  MONSIEUR  D...  F....,  h  PARIS. 

Givtta^Vecchin,  le  29  mars  1840. 

Je  suis  tout  honteux  quand  je  pense  à  la  longue  lettre  à  la- 
quelle vous  vous  êtes  cru  obligé,  il  y  a  un  mois.  Quel  saut  pour 
une  grenouille  galvanisée  !  —  Avant-hier,  quatre  pouces  de 
neige  ici  et  à  Rome,  ce  qui  arrive  tous  les  dix  ans. 

M.  de  G...I  ayant  voulu  ûnasser,  en  faisant  demander  son  ao- 
dience  à  Sa  Sainteté  par  un  prêtre  en  crédit  et  non  par  M.  Lun- 
bruschini,  n*a  rien  obtenu  ;  puis  il  est  revenu  au  cardinal  secré- 
taire d'État,  qui  a  fait  la  sourde  oreille  ;  ensuite  au  prêtre,  qui 
Fa  trouvé  ridicule.  Il  était  déshonoré  auprès  de  la  finesse  ita- 
lienne, il  obtient  enfin  son  audience,  et  oublie  net  de  parler  à 
Sa  Sainteté  du  rétablissement  des  oratoriens,  objet  prétendu  de 
son  voyage  à  Rome.  A  peine  dans  rantichambre,  il  s'aperçoit  de 
son  oubli  et  fait  demander  un  supplément  d'audience,  chose  qui 
ne  se  fait  jamais.  Le  pape,  qui  est  la  bonté  même,  accorde  en 
souriant,  et  ce  Français,  qui  passe  pour  si  fier  à  Paris,  prend  la 
fuite  pour  éviter  les  sifQets  anonymes. 

J*ai  eu  de  fortes  migraines;  je  pteuds  de  la  belladonna  elje 
viens  d'acheter  un  fusil.  Au  total,  vaut-il  la  peine  de  vivre? 

A.  L.  Champagne. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  287 


CCLVI 


A  MONSIEUR  R  ..  C....,  A  PARIS. 


Civiu-Vmhia,  le  20  mai  1840. 

Avant-hier,  M.  Fermy.  homme  élégant  qui  tient  le  meilleur 
hôtel  de  Rome,  place  d'Espagne,  est  venu  me  voir.  Ayant  gagné 
beaucoup  cet  hiver,  il  va  visiter  Paris  et  Londres.  Je  lui  ai  remis 
vingt  médailles  pour  mesdemoiselles  Colomb.  Ces  médailles  leur 
sembleront  horribles.  Il  faul  les  laisser  traîner  sur  la  cheminée. 
Au  bout  d^in  an  elles  auront  guéri  une  de  ces  demoiselles  de 
Tadmiraiion  pour  les  plates  affectations  des  lithographies. 

Il  u*y  a  qu'un  pas  de  Thorreur  pour  ces  affectations  à  Thor- 
reur  p6ur  le  vaudeville  et  les  faussetés  du  roman  moderne. 

Tu  recevras,  par  rhôtcl  des  Capucines,  trois  petites  médailles 
de  Constantin,  trouvées  sous  dix-huit  pieds  d'eau,  dans  le  port 
de  Civita-Vecchia.  Elles  occupent  le  centre  d'un  paquet  de  pa- 
piers d*un  pied  cube.  Le  doigt  du  facteur  ne  peut  doue  avoir  la 
fatale  sensation  de  la  pièce  de  monnaie;  mais  la  petite  poste? 
Je  regretterais  vivement  ces  médailles,  destinées  à  tes  filles. 

Je  t'envoie  par  une  autre  occasion  quatre  paquets  de  pierres 
antiques  ;  elles  ont  été  trouvées  à  Cerveleri,  ville  étrusque  an- 
térieure aux  Romains,  le  28  août  187)0.  Ce  sont  de  petites  corna- 
lines dont  la  gravure  est  généralement  médiocre  ;  mais  n'est-ce 
rien  qu'une  antiquité  de  deux  mille  cinq  cents  ans,  et  peut-être 
davantage  ? 

Si  le  cœur  t'en  dit,  ouvre  les  paquets,  choisis  pour  toi  d'abord 
et  distribue  le  reste  aux  personnes  dont  tu  trouveras  les  noms 
joints  au!i  paquets.  Les  plus  estimées  par  les  antiquaires  sont 
étrusques  et  horriblement  laides.  J'en  ai  gardé  une  pour  moi  ;  lu 
la  verras  à  mon  cachet  dans  huit  jours  ;  un  forçai  de  Civila- 
Yeechia  m'y  f;)il  un  manche  en  ébène  ;  s'il  te  plaît,  tu  n'as  qu'à 
parler. 


288  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


CCLYll 

^    HONftiEUft   B...»  COLONEL  DU   2*   RÉGIIIENT   DE   CHASSEURS  A  CHKVAL 

D*AFRIQUE,    A   ORAN. 

OiviU-Vecchia,  le  26  juin  1840. 

Monsieur, 

Je  dois  commencer  par  vous  présemer  des  excuses  ;  vers  la 
Sn  d'août  1839,  je  répondis  à  la  IçUre  que  vous  m'aviez  £aJt 
rbonneur  de  m'écrire  le  9  juin  ;  mais  je  viens  d'apprendre  que 
ma  letlre  est  restée  dans  le  portefeuille  de  la  personne  qui  s'é- 
tait chargée  de  la  remettre  au  ministère  de  la  guerre. 

Gomme  vous  le  dites  fort  bien,  monsieur,  les  livres  qui  ne 
flattent  personne,  pas  même  les  appréciateurs  littéraires,  et  dont 
les  auteurs  ont  la  vanité  de  penser  qu'il  y  aura  encore  des  lec- 
teurs en  France  vers  1880,  ont  peu  de  chance  de  voir  une  se- 
conde édition.  Si  toutefois  celui  ^  dont  il  est  question  avait 
cette  chance,  je  m'empresserais  de  faire  usage  des  excellents 
renseignements  que  vous  voulez  bien  me  donner.  Dans  le  temps 
je  montai  jusqu'au  lac  de  la  Frey,  j'interrogeai  plusieurs  habi- 
tants du  village  voisin,  et  j'écrivis  leurs  réponses  dans  le  pré  au 
milieu  duquel  je  voudrais  voir  élever  une  grande  pieire  verticale 
de  huit  ou  dix  pieds. 

Au  reste,  ce  point  d'histoire  '  est  si  intéressant,  que  vous, 
monsieur,  qui  le  connaissez  si  bien,  pourriez  écrire  un  récit  de 
soixante  ou  quatre-vingts  pagfô,  et  sinon  livrer  ce  récit  k  l'im- 
pression, du  moins  le  déposer  dans  la  bibliothèque  de  Grenoble, 
ou  de  toute  autre  ville. 

J'ai  l'honneur  d*étre,  etc. 

*  Mémoires  d'un  touristef  tome  II,  pnge  Sli. 

*  Rencontre  de  Napoléon,  en  1815,  avec  un  bataillon  des  troojpes 
royales.  (R.  C.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  289 


CCLVIII 

A  MADEMOISELLE  E...  G...,  A  MADRID. 

Givila-Yeccbia,  le  10  août  1840, 

Mademoiselle, 

Vos  lettres  sool  trop  courtes  et  non  datées  ;  les  miennes  ont 
le  défaut  contraire.  A  cause  de  vous,  je  ne  puis  penser  à  autre 
chose  qu'aux  événements  de  Barcelone.  Il  y  a  longtemps  que 
j'ai  vu  que  tout  État  qui  change  de  gouvernement  se  donne  des 
troubles  pour  quarante  ans.  Vous  ne  goûterez  la  paix  eu  Espa^ 
gne  que  quand  tous  les  emplois  seront  occupés  par  les  hommes 
qui,  aujourd'hui,  ont  quinze  ans  ou  qui  ont  quatre  ans  de  plus 
que  vous.  N'avez- vous  pas  onze  ou  douze  ans  ?  peut-être  treize  ? 

Ainsi,  pendant  toute  votre  vie,  vous  verrez  un  petit  accident 
comme  celui  de  Barcelone  arriver  tous  les  quatre  ans.  Âime-^ 

riez-vous  mieux  être  née  vers  1750,  sous  le  règne  ridicule  de 

(Ce  roi  est  si  obscur  que  je  ne  sais  pas  son  nom).  Quant  à  moi, 
je  rends  grâces  à  Dieu  d'être  entré  avec  mes  pistolets,  soigneu- 
sement chargés  et  amorcés,  à  Berlin,  le  26  octobre  1806.  Napo- 
léon prit  pour  y  entrer  le  grand  uniforme  de  général  de  divi- 
sion. C'est  peut-être  la  seule  fois  que  je  le  lui  ai  vu.  Il  marchait 
à  vingt  pas  en  avant  des  soldats  ;  la  foule  silencieuse  n'était  qu'à 
deux  pas  de  son  cheval  ;  on  pouvait  lui  tirer  des  coups  de  fusil 
de  toutes  les  fenêtres.  La  promenade  des  Tilleuls,  par  laquelle 
il  entra,  est  comme  la  Rambla  de  Barcelone.  Si  j'étais  né  sous 
le  ridicule  Louis  XV,  le  26  octobre  1806,  je  me  serais  promené 
tout  fier  d'un  habit  de  soie  gris,  rayé  de  violet,  sur  le  boulevard, 
faisant  le  fat. 

Je  vais  vous  envoyer  un  livre  de  Varchi,  qu'on  m'annonce 
depuis  quinze  jours  ;  c'est  V Histoire  du  siège  de  Florence  en 
1550.  La  garde  nationale  de  Florence  se  défendit  un  an,  et  se  fit 


990  ŒUTRBS  POSTHUMES  DE  STEIHDHAL. 

taer  ^x  Mille  hoaimes.  Il  y  ent  un  béros,  génie  à  comparer  à 
fUpulêoD;  ce  fut  nn  négociant  nommé  Femici.  Par  haine  pour 
les  TîUes  qw  se  réroltent,  personne  n*a  parle  de  Ferroci.  J'ai  vu 
«ne  de  ses  lellres,  écrite  la  Tcille  de  la  bataille  où  il  fut  tué.  La 
¥îlle  de  Florence  fîit  trahie  par  Tinfame  llalatesta,  qu'elle  avait 
é  gêaénl  en  chef,  et  qui  était  fort  brave  ;  il  mourut,  ran« 
soiTiute,  de  mépris. 
Donc  ne  prenei  pas  an  tragique  les  accidents  comme  celui  de 
Barcelone. 

J'ai  trooTé  des  médailles  en  bronze  d'Auguste,  Tibère,  Né- 
ron, etc.  Les  douze  on  cpiiuze  premiers  empereurs  romains 
STaient  cent  vingt  mîlliotts  de  sujets  ;  tous  eu  entendrez  parier 
loote  votre  TÎe.  Auguste  fut  le  coquin  le  plusfn  ;  Tibère,  à  demi 
iott  de  tristesse,  fut  un  grand  prince ,  Trajan  fut  le  seul  homme 
à  coMpirer  à  Napoléon,  après  César.  Regardez  bien  leurs  por- 
traits.  Je  crains  que  tos  yeux  et  ceux  de  mademoiselle  Paquita 
ne  soient  gâtés  par  les  lithographies  et  les  keepsakes.  Les  por- 
traits âi  demi  effacés  des  empereurs  romains  sont  en  général  des 
dM^-d'œuvre  de  dessin. 

La  léTolution  qui  a  suivi  la  mort  de  Ferdinand  VU  a  diminué 
Totre  fortune  de  moitié.  Tâchez  de  vous  accoutumer  à  ce  cha* 
grin.  Le  gdée,  en  Russie,  me  fit  tomber  les  cheveux  sur  le  front; 
je  passai  quinze  jours  à  m*accoutumer  à  cette  laideur,  et  puis 
n'y  pensai  plus.  Efforcez-vous  de  vous  habituer  au  million  de 
rtaux  que  vous  coAte  la  création  du  gouvernement  de  la  mé- 
fiance. 

(Deux  chambres  délibèrent  un  budget,  et  disent  aux  sept  mi- 
nistres nommés  par  le  Ring  :  «  Je  me  défie  de  vous  ;  vous  diles 
qu'un  canon  coûte  quatre  mille  francs,  je  pense  qu  il  ne  coâte 
que  trois  nulle  cinq  cents  francs,  et  que  vous  volez  cinq  cents 
francs,  pour  devenir  riche  comme  M.  de  T....  ») 

11  n'est  pas  en  votre  pouvoir  de  regagner  ce  million  ^réaas; 
le  mieux  serait  de  n'y  plus  penser.  Vous  aurez  nn  effort  de  ce 
genre  à  faire  à  quarante-cinq  ans  ;  c'est-à-dire  à  Tépoqoe  des 
premières  atteintes  de  la  vieillesse.  Alors  les  femmes  achètent 
un  petit  chien  anglais,  et  parlent  à  ce  chien.  J'aimerais  mieux 
acheter  mille  volumes  ;  moi,  Je  compte  passer  la  vieillesse,  si  j'y 


LETTRES  A  SES  AMIS.  291 

arrive,  à  écrire  Thisloire  d'un  homme  que  j'aimai,  el  à  dire  des 
injures  à  ceui  que  je  n'aime  pas.  Si  le  livre  est  ennuyeux,  dix 
ans  après  moi,  personne  ne  saura  que  j'ai  écrit.  Mais  il  ne  faut 
pas  qu'une  femme  écrive.  Inventez  donc  nne  occupation  pour 
vulre  vieillesse.  Pensez  à  toutes  ces  choses  dix  ans  avant  qu'elles 
arrivent.  Pensez  au  chagrin  que  vous  donnera  le  comte  de 


GCL'IX 
A  MADAME  M...  ii...  V...*,  A  CAiMNO  (ÉTATS  ROMAliNS). 

Civila-Vecchia,  le  14  août  1480. 

Madame, 

J'ai  à  vous  témoigner  toute  ma  respeclueuse  reconnaissance 
pour  la  lettre  que  vous  avez  bien  voulu  m*écrire.  Le  deux  jour- 
naux que  je  reçois,  le  Commerce  (de  l'opposition)  et  le  Siècle  (un 
peu  vendu),  sont  fort  à  votre  service.  Les  petits  résumés  poli- 
tiques de  la  Revue  de  Paris,  dévouée  au  ministère,  sont,  dit-on, 
d'un  homme  d'un  vrai  talent,  M.  Rossi  (de  Carare),  qu'on  a  fai' 
pair. 

J'ai  aussi  à  mettre  à  vos  pieds,  madame,  rodre  de  quelques 
livres,  parmi  lesquels  quelques  romans  pourront  faire  oublier 
les  événements  de  ce  monde  si  vilain,  et  dont  vous  sentez  si 
bien  les  bassesses  dans  un  sonnet  vraiment  noble  que  vous 
écriviciE  quand  j'eus  l'honneur  de  vous  rencontrer  ;  je  désirerais 
bien  en  voir  quelques-uns. 

Agréez,  madame,  l'hommage  du  dévouement  le  plus  respec* 
tueuxj  etc.,  etc; 

^  Fille  de  Lucien  Bonaparte,  prince  de  Ganinoi 


392  (EUVUlilS  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 


OCLX 

A  MADAME  V...  A...,  A  PAKIS. 

Civita-Veccllia,  le  1"  septembre  1840. 

Permettez,  madame»  que  je  vous  présente  N.  Ubaldino  Pe- 
ruzzi,  jeune  Florentin  qui  va  passer  quelques  années  à  Paris.  Le 
Dante  fait  un  I)el  éloge  de  son  grand-père,  et  pour  ne  pas  dé- 
choir, il  s'est  donné  une  brillante  éducation;  il  parle  le  français 
de  façon  à  sentir  toutes  les  grâces  de  votre  conversation. 

Savez-vous,  madame,  qu'un  journal  de  Naples.  vers  septem- 
bre 1839,  offrait  aux  dilettanti  de  cette  grande  ville  une  des- 
cription de  vos  mercredis  ?  Il  y  avait  plusieurs  fragments  de 
votre  conversation,  et  même  un  superbe  bon  mot  de  mademoi- 
selle votre  fille.  Je  me  recommande  au  souvenir  de  la  belle  re- 
cluse, et  compte  lui  faire  la  cour  à  mou  retour  à  Paris,  vers 
1845. 

Je  vous  écris  d'une  petite  maison  de  campagne,  à  une  lieue  de 
Givita-Vecchia,  ou  je  ne  possède  que  de  gros  papier  officiel.  A 
propos  d'officiel,  j'oubliais  de  vous  dire  que  M.  Ubaldino  Peruzzi 
est  neveu  du  ministre  de  Toscane  à  Paris.  Et  moi  je  serais  plus 
heureux  qu'un  ministre  si  je  paraissais  aux  mercredis.  -  Je  pré- 
sente mes  petits  compliments  aux  anciens  du  lieu  qui  se  sou- 
viennent  encore  de  moi. 

B.  BETtB. 

P.  S.  Cet  effroyable  papier  de  cuisine  me  fait  rougir.  Quel  pa* 
pler  à  mettre  sous  les  yeux  de  la  dixième  Muse  !  0  Apollon  ! 


LETTRES  A  SES  AMIS.  2d5 


GGLXI 

A  MORSIEUB  BOTIOBJ  DE  BALZAC,  A  PAB1S. 

Givita-Vecchia,  le  30  octobre  1840. 

J'ai  clé  bien  surpris,  hier  soir,  monsieur.  Je  pense  que  jamais 
personne  ne  fui  traité  ainsi  dans  une  Revue  ^^  et  par  le  meilleur 
juge  delà  roalière.  Vous  avez  eu  pitié  d'un  orphelin  abandonné 
au  milieu  de  la  rue.  Bien  de  plus  facile»  monsieur,  que  de  vous 
écrire  une  lettre  polie,  comme  nous  en  savons  faire  vous  et  moi. 
Mais,  comme  votre  procéda  est  unique,  je  veux  vous  imiter,  et 
vous  répondre  par  une  lettre  sincère.  Recevez  mes  remerct- 
ments  des  conseils  encore  plus  que  des  louanges. 

J'ai  lu  la  Bevm  hier  soir,  et  ce  matin  j'ai  réduit  à  quatre  ou 
cinq  pages  les  cinquante-quatre  premières  pages  que  vous  pous- 
sez dans  le  monde.  Je  dois  vous  avouer  cependant  que  j'éprou- 
vais la  jouissance  la  plus  vive  en  écrivant  ces  pages  ;  je  parlais 
de  choses  que  j'adore,  et  je  n'avais  jamais  songé  à  Vart  de  faire 
un  roman. 

Je  pensais  n'être  pas  lu  avant  1880;  j'avais  renvoyé  à  cette 
époque  les  jouissances  de  Yimpnmé.  Quelque  ravaudeur  litté- 
raire, me  disais-je,  fera  la  découverte  des  ouvrages  dont  vous 
exagérez  si  étrangement  le  mérite.  Votre  illusion  va  bien  loin  ; 
par  exemple,  Phèdre,  Je  vous  avouerai  que  j'ai  été  scandalisé, 
moi  qui  suis  cependant  assez  disposé  pour  Fauteur. 

Puisque  vous  avez  pris  la  peine  de  lire  trois  fois  ce  roman,  je 
nourris  le  noir  projet  de  vous  faire  bien  des  questions  à  la  pre- 
mière rencontre  sur  le  boulevard. 

i**  Est-il  permis  d'appeler  Fabrice  notre  héros?  \\  s'agissait  de 
ne  pas  répéter  si  souvent  le  mot  Fabrice. 

*  n  s'agit  de  la  Revue  parisienne  du  25  septembre  1840,  revue  dont 
M.  de  Balzac  était  i  peu  près  Tunique  rédacteur,  et  dont  il  n*a  paru  qiie 
trois  numéros.  (R.  G.) 

II.  17 


294  ŒUVRES  POSTSDHES  DE  ST&NDHAL. 

2^  Faut-il  supprimer  l'épisode  deFausta,  qui  est  devenu  bien 
long  en  le  faisant?  Fabrice  saisit  roccasion  qui  se  présente  de 
démontrer  à  la  ducbesse  qu'il  n'est  pas  susceptible  d'amour. 

Les  cinquante -quatre  premières  pages  me  semblaient  une  in- 
troduction gracieuse.  J'avais  trop  de  plai^,  j'en  conviens,  à 
parier  de  ces  temps  heureux  de  ma  jeunesse.  J'eus  bien  quel- 
ques remords  en  corrigeant  les  épreuves  ;  mais  je  songeais  aux 
premiers  demi-volumes  si  ennuyeux  de  Walter  Scott,  et  au 
préambule  si  long  de  la  divine  Princesse  de  Clêves. 

J'ai  fait  quelques  plans  de  romans,  je  ne  saurais  en  disconve- 
nir; mais  faire  un  plan  me  glace.  Plus  ordinairement  je  dicte 
vingt-cinq  ou  trente  pages;  puis,  lorsque  le  soir  arrive,  j'ai  be- 
soin d'une  forte  distraction  ;  le  lendemain  matin  il  faut  que  j'aie 
tout  oublié.  En  lisant  les  trois  ou  quatre  dernières  pages  du 
chapitre  de  la  veille,  le  chapitre  du  jour  me  revient.  Mon  malheur 
ici,  c'est  que  rien  n'excite  la  pensée  ;  quelle  distraction  puis-je 
trouver  au  milieu  des  cinq  mille  marchands  de  Givita-Vecchia? 
Il  n'y  a  là  de  poétique  que  les  douze  cents  forçats  :  impossible 
d'eu  faire  ma  société.  Les  femmes  n'ont  qu'une  seule  pensée  : 
celle  de  trouver  le  moyen  de  se  faire  donner  un  chapeau  de 
France  par  leur  mari. 

J'abhorre  le  style  contourné,  et  je  vous  avouerai  que  bien  des 
pages  de  la  Chartreuse  ont  été  imprimées  sur  la  dictée  originale. 
Je  dirai  comme  les  enfants  :  je  n'y  retournerai  plus.  Il  y  eut 
soixante  ou  soixante-dix  dictées;  j'étais  pressé  par  les  idées; 
j'égarai  tout  le  morceau  de  la  prison,  que  je  fus  obligé  de  refaire; 
mais  que  vous  font  ces  détails? 

Je  crois  que  depuis  la  destruction  delà  cour,  en  1792,  la  part 
de  la  forme  devient  plus  mince  chaque  jour.  Si  M.  Villemain, 
que  je  cite  comme  le  plus  distingué  des  académiciens,  tradui- 
sait la  Chartreuse  en  français,  il  lui  faudrait  trois  volumes  pour 
exprimer  ce  que  Ton  a  donné  en  deux.  La  plupart  des  fripons 
étant  emphatiques  et  éloquents,  on  prendra  bientôt  en  haine  le 
ton  déclamatoire.  A  dix-sept  ans  j'ai  failli  me  battre  en  duel 
pour  la   cime  indéterminée  des  forêts  *  de  Chateaubriand,  qui 

<  il  to/a,  récit  des  chasseurs. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  295 

coDoptaii  beaucoup  d'admirateurs  au  sixième  de  dragous.  Je 
u'ai  jamais  lu  la  Chaumière  indienne:  je  ne  puis  souffrir  M.  de 
Haislre;  mon  mépris,  pour  la  Harpe  va  jusquà  la  haine.  Voilà 
sans  doute  pourquoi  j'écris  si  mal:  c'est  par  amour  exagéré  pour 
la  logique. 

Mon  Homère,  ce  sont  les  Mémoires  du  maréchal  Gouvion* 
Saiut-6yr.  Montesquieu  et  les  Dialogues  des  morts  de  Fénelon 
me  semblent  bien  écrits  ;  il  n'y  a  pas  quinze  jours  que  j'ai 
pleuré  en  relisant  im^onous  ou  ï Esclave  d'Alcine. 

Excepté  madame  de  Murdauff  et  ses  compagnons,  quelques 
romans  de  George  Sand  et  des  oouveiles  écrites  dans  les  jour- 
naux par  M.  SouUé,  je  n'ai  rien  lu  de  ce  qu*on  a  imprimé  depuis 
trente  ans.  Je*' lis  souvent  TArioste,  dont  j'aime  les  récits.  La  du- 
chesse est. copiée  du  Gorrége  (c'est-à-dire  produit  sur  mon  âme 
le  même  effet  que  le  Gorrége). 

Je  vois  l'histoire  future  des  lettres  françaises  dans  l'histoire  de 
la  peinture,  r^ous  en  sommes  aux  élèves  de  Pierre  de  Gortoue, 
qui  travaillait  vite  et  outrait  les  expressions,  comme  madame 
Gottin^  qui  fait  marcher  lés  pierres  de  taille  des  îles  Borro- 
mées. 

En  composant  la  C/iar^rei^S6,  pour  prendre  le  ton,  je  lisais  cha- 
que matin  deux  ou  trois  pages  du  Gode  civil,  afin  d*élre  toujours 
naturel  ;  je  ne  veux  pas,  par  des  moyens  factices,  fasciner  l'âme 
du  lecteur.  Ge  pauvre  lecteur  laisse  passer  les  mots  ambitieux, 
par  exemple,  le  vent  qui  déracine  les  vagues;  mais  ils  lui  re- 
viennent après  l'instant  de  Témotion.  Je  veux,  au  contraire, 
que,  si  le  lecteur  pense  au  comte  Mosca,  il  ne  trouve  rien  à 
rabattre. 

Je  vais  faire  paraître  au  foyer  de  l'Opéra  Rassi  et  Biscara,  en- 
voyés à  Paris  comme  espions,  après  Waterloo,  par  Ranuce 
Ernest  IV.  Fabrice,  revenant  d'Amiens,  remarquera  leur  regard 
italien  et  leur  milainais  serré,  que  ces  observateurs  ne  croient 
compris  par  personne. 

Tout  le  monde  me  dit  qu'il  faut  annoncer  les  personnages» 
que  la  Chartreuse  ressemble  à  des  mémoires,  et  que  les  person- 
nages paraissent  à  mesure  qu'on  en  a  besoin.  Le  défaut  dans 
lequel  je  suis  tombé  me  semble  fort  excusable  ;  n'est-ce  pas  la 


296  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

vie  de  Fabrice  qaon  écrit?  Impossible  de  faire  dùpart^reen' 
tiérementle  bon  abbé  Blanès;  mais  je  le  rédairai.  Je  croyais 
qa*il  fallait  des  personnages  ne  faisant  rien  et  seulement  Km* 
chant  Tàme  du  lecleor,  et  étant  Fair  romanesque. 

Je  vais  vous  sembler  un  monstre  d*orgueil.  Quoi  I  cUra  votre 
sens  intime,  cet  animal-là,  non  content  de  ce  que  j'ai  fait  pour 
lui,  chose  sans  exemple  dans  ce  siècle,  veut  encore  être  loué 
sur  le  style!  Mais  il  ne  faut  rien  cacher  à  son  médecin.  Souvent 
je  réfléchis  un  quart  d'heure  pour  placer  un  adjectif  avant  ou 
après  son  substantif.  Je  cherche  à  racouter  avec  vérité  et 
avec  clarté  ce  qui  se  passe  dans  mon  cœur.  Je  ne  vois  qu'une 
règle  :  être  clair.  Si  je  ne  suis  pas' clair,  tout  mon  monde  est 
anéanti. 

Je  veux  parler  de  ce  qui  se  passe  au  fond  de  Tâme  de  Mosca, 
de  la  duchesse,  de  Glelia;  c'est  un  pays  où  ne  pénètre  guère  le 
regard  des  enrichis,  comme  le  latiniste,  le  directeur  de  la  mon* 
naie,  M.  le  comte  Roy,  etc.,  etc.  ;  le  regard  des  épiciers,  des 
bons  pères  de  famille,  etc. 

SI  à  Tobscurité  de  la  chose  je  joins  les  obscurités  du  style 
de  M.  V....,  de  madame  S...,  etc.  (supposé  que  j'eusse  le  rare 
privilège  d'écrire  comme  ces  coryphées  du  beau  langage);  si  je 
joins  à  la  difficulté  du  fonds  les  obscurités  de  ce  style  vanté, 
personne  absolument  ne  comprendra  la  lutte  de  la  duchesse 
contre  Ernest  IV. 

Le  style  de  M.  de  Chateaubriand  et  de  M.  V....  me  semble 
dire: 

l**  Beaucoup  de  petites  choses  agréables,  mais  inutiles  à  dire 
(comme  le  style  d'Ausone,  de  Glaudien,  etc.]  ; 

2**  Beaucoup  de  petites  faussetés  agréables  à  entendre. 

A  mesure  que  les  demi-mois  deviennent  plus  nombreux,  la 
part  de  la  forme  diminue.  Si  la  Chartreuse  était  traduite 
en  français  à  la  mode,  par  madame  Sand,  son  succès  serait 
assuré  ;  mais,  pour  exprimer  ce  qui  se  trouve  dans  les  deux 
volumes  actuels,  il  lui  eu  eût  fallu  trois  ou  quatre.  Pesez  cette 
excuse. 

Le  demi-sot  tient  par-dessus  tout  aux  vers4ie  Racine;  car  il 
comprend  ce  que  c'est  qu'une  ligne  non  finie»  Mais  tous  les 


LETTRES  A  SES  AMIS.  297 

jours  le  ¥ers  devient  uoe  moindre  partie  du  mérite  de  Racine. 
Le  public,  en  se  faisant  plus  nombreux,  moins  mouton,  -veut  un 
plus  grand  nombre  de  petits  faits  vrais  sur  une  passion,  sur  une 
situation  de  la  vie. 

Combien  Voltaire,  Racine,  etc.,  tous  enfin,  excepté  Corneille, 
ne  sont-ils  pas  obligés  de  faire  des  vers  chapeaux  pour  la  rime. 
Eh  bien,  ces  vers  occupent  la  place  qui  était  due  légitimement 
à  de  petits  faits  vrais. 

Dans  cinquante  ans,  M.  Bignan  ou  les  Bignans  de  la  prose  au- 
ront tant  ennuyé,  avec  des  productions  élégantes  et  dépourvues 
de  tout  autre  mérite,  que  les  demi-sots  seront  en  peine;  leur 
vanité  voulant  toujours  qu'ils  parlent  de  littérature  et  quMls  fas- 
sent semblant  de  penser,  que  deviendront-ils  quand  ils  ne 
pourront  plus  s'accrocher  à  la  forme?  Ils  finiront  par  faire  leur 
dieu  de  Voltaire.  Le  même  esprit  ne  dure  que  deux  cents  ans  ; 
en  4978,  Voltaire  sera  Voiture;  mais  le  Père  Goriot^  sera  tou- 
jours le  Père  Goriot.  Peut-être  les  demi-sots  seront-ils  tellement 
peines  de  n'avoir  plus  leurs  chères  règles  à  admirer,  qu'il  est 
fort  possible  qu'ils  se  dégoûtent  de  la  littérature  et  se  fassent 
dévots.  Tous  les  coquins  politiques  ayant  un  ton  déclamatoire 
et  éloquent,  Ton  en  sera  rassasié  en  1880.  Alors  peut-être  on 
lira  la  Chartreuse. 

Je  le  répète,  la  part  de  la  forme  devient  plus  mince  chaque 
jour.  Voyez  Hume.  Supposez  une  histoire  de  France,  de  1780  à 
1840,  écrite  avec  le  bon  sens  de  Hume  ;on  la  lirait,  fût-elle  écrite 
en  patois.  La  Chartreuse  est  écrite  comme  le  Code  civil;  je  vais 
corriger  le  style,  puisqu'il  vous  blesse  ;  mais  je  serai  bien  en 
peine.  Je  n*admire  pas  le  style  à  la  mode  :  il  m'impatiente.  Je 
vois  des  Claudien,  des  Sénèque,  des  Ausone.  On  me  dit  depuis 
un  an  qu'il  faut  quelquefois  délasser  le  lecteur  en  décrivant  le 
paysage,  les  habits...  Ces  choses  m*ont  tant  ennuyé  chez  les 
autres  !  J'exagérerai. 

Quant  au  succès  contemporain,  auquel  je  n'aurais  pas  songé 
sans  la  Revue  parisienne,  il  y  a  bien  quinze  ans  que  je  me  suis 
dit  :  «  Je  deviendrais  un  candidat  pour  l'Académie  si  j'ob- 

*  Titre  d*ttn  roman  de  M.  de  Balzac.  (R.  G  ) 


^298  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

tenais  la  mum  de  mademoiselle  B ,  qui  me  ferait  louer  trois 

fois  la  semaine.  »  Quand  la  société  ne  sera  plus  tackée  d>n- 
richis  grossiers,  prisant  avant  tout  la  noblesse,  justement  parce 
qu'ils  sont  ignobles,  eUe  cessera  de  fléchir  le  genou  devant 
le  journal  de  raristocratie.  Avant  1795,  la  bonne  compagnie 
é(:iit  le  vrai  Juge  des  Hvres.  Maintenant  elle  rêve  le  retour 
de  93,  elle  a  peur,  elle  ne  saurait  plus  juger.  Voyez  le  catalo- 
gue qu*un  petit  libraire,  près  Saint-Tbomas  d*Aquîn,  prèle 
à  la  noblesse,  sa  voisine.  C'est  Targument  qui  m'a  le  plus  con- 
vaincu de  rimpossibilité  de  plaire  à  ces  peureux,  hébétés  par 
Foisiveté. 

Je  n'ai  point  copié  M.  de  Mettémich,  que  je  n'ai  pas  vu  de- 
puis 1810,  à  Saiut-€loud,  quand  il  portait  un  bracelet  des  che- 
veux de  G...  M...,  si  belle  alors.  Je  n^ai  nullement  regret  à  tout 
ce  qui  ne  doit  pas  arriver  ;  je  suis  fataliste  et  je  me  cache.  Je 
songe  que  j'aurai  peut-être  quelque  succès  vers  1860  ou  80; 
alors  on  parlera  bien  peu  de  M.  de  Mettémich,  et  encore  moins 
du  petit  prince.  Qui  était  premier  ministre  d'Angleterre  du  temps 
de  Malherbe?  Si  je  n'ai  pas  le  malheur  de  tomber  surCromweH, 
je  suis  sûr  de  l'inconnu. 

La  mort  nous  fait  changer  de  rôle  avec  ces  gens-là;  ils  peu- 
vent tout  sur  nos  corps  pendant  leur  vie  ;  mais  à  l'instant  de  la 
mort  l'oubli  les  enveloppe  à  jamais.  Qui  parlera  de  M.  de  Yillèle, 
de  M.  de  Martigoac  dans  cent  ans?  M.  de  Talleyrand  lui-mtoe 
ne  sera  sauvé  que  par  ses  Mémoires,  s*il  en  laisse  de  bons,  tan- 
dis que  le  Roman  comique  est  aujourd'hui  ce  que  le  Père  Goriot 
sera  en  1980.  C'est  Scarron  qui  fait  connaître  le  nom  du  Roth- 
schild de  son  temps,  M.  de  Montauron,  qui  fut  aussi,  moyennant 
cinquante  louis,  le  protecteur  de  Corneille. 

Vous  avez  bien  senti,  monsieur,  avec  le  tact  d'un  homme  qui 
a  agi,  que  la  Chartreuse  ne  pouvait  pas  s'attaquer  à  un  grand 
Etat  comme  la  France,  l'Espagne,  Vienne,  à  cause  des  dâails 
d'administration.  Restaient  les  petits  princes  d'Allemagne  et 
d'Italie. 

Mais  les  Allemands  sont  tellement  à  genoux  devant  un  cordon, 
ils  sont  si  bêtes  !  J'ai  passé  plusieurs  années  chea*  eux,  et  j'ai 
oublié  leur  langue  par  mépris.  Vous  verrez  l»ea  que  mes  per- 


LETTRES  A  SES  AMIS.  299 

sofinages  ne  pouvaient  être  Allemands.  Si  vous  suivez  cette  idée, 
vous  trouverez  que  j'ai  été  conduit  par  la  main  à  une  dynastie 
éteinte,  à  un  Farnèse  le  moins  obscur  de  ces  éteints,  à  cause  des 
généraux  ses  grands  pères. 

Je  prends  un  personnage  de  moi  bien  connu  ;  je  lui  laisse  les 
habitudes  qu'il  a  contractées  dans  l'art  d'aller  tous  les  matins  à 
la  chassa  du  bonheur;  ensuite,  je  lui  donne  plus  d*esprit.  — Je 
n*ai  jamais  vu  madame  de  B....  Rassi  était  Allemand  ;  je  lui  ai 
parlé  deux  cents  fois.  J*ai  appris  le  prince  pendant  mes  séjours 
à  Saint-Gloud,  en  1810  et  1811. 

Ouf!  j'espère  que  vous  aurez  lu  cette  épître  en  deux  fois. 
Vous  dites,  monsieur,  que  vous  ne  savez  pas  l'anglais  ;  vous  avez 
à  Paris  le  style  bourgeois  de  Walter  Scott,  dans  la  prose  pesante 
de  M.  D...,  rédacteur  des  Débats,  La  prose  de  Walter  Scott  est 
inélégante  et  surtout  prétentieuse.  On  voit  un  nain  qui  ne  veut 
pas  perdre  une  ligue  de  sa  taille. 

Cet  article  étonnant,  tel  que  jamais  écrivain  ne  le  reçut  d'un 
autre,  je  l'ai  lu,  j*ose  maintenant  vous  l'avouer,  en  éclatant  de 
rire.  Toutes  les  fois  que  j'arrivais  à  une  louange  un  peu  forte, 
et  j'en  rencontrais  à  chaque  pas,  je  voyais  la  mine  que  feraient 
mes  amis  en  le  lisant. 

J'écris  si  mal  quand  j'écris  à  un  homme  d'esprit,  mes  idées 
sont  réveillées  si  rapidement,  que  je  prends  le  parti  de  faire 
transcrire  ma  lettre. 


CCLXII 

A  MADAME  J . . .  G. . . ,  A  SAINT-DENIS. 

f 

Civila-Vecclùa,  le  9  novembre  1840. 

Aimable  amie. 

L'animal  est  capricieux;  c'est  là  son  moindre  défaut.  Ra- 
contez moi  des  anecdotes  comme  celles  de  madame Les 


500  ŒUVRES  POSTHUMES    DE  STENDHAL. 

moindres  petites  choses  de  Paris  el  de  vous  m'intéresseront. 

Je  vous  écris  à  bord  d'un  bateau  à  vapeur,  uniquement  pour 
vous  demander  de  vos  nouvelles  el  de  celles  de  madame  votre 
sœur.  Comment  se  comporte  la  clavicule  offensée? 

Le  nouveau  mari  Mont est-il  jaloux  de  sa  femme? 

Je  suis  tout  occupe  d'une  fouille  énorme  qui  va  commencer 
à  sis  milles  de  Givita-Vecchia,  sur  la  c6te  au  midi,  le  35  no- 
vembre. 


GCLXIII 


A  XGNSIECB  D...  F...,  à  PARIS. 


GiviU-^cochi!!,  ie  30  novembre  1840. 

Je  vais  vous  avouer  un  ridicule  bien  amer  ;  je  suis  inquiet  de 
ne  pas  recevoir  de  vos  nouvelles  depuis  deux  ou  trois  mois. 

La  présence  du  duc  de  Bordeaux  à  Rome  me  retient  ici  ;  s'il 
allait  honorer  ce  pays  de  sa  présence,  les  commis  me  jette- 
raient la  pierre  bêtement,  comme  à  leur  ordinaire.  Quand 
même  je  serai  ici,  puis-je  le  manger  comme  une  huUre?  Enfin, 
je  n*ai  encore  été  que  deux  fois  à  Rome;  depuis  le  10  août, 
cent  dix  jours. 

On  dit  que  Texcellent  s...  p a  la  gangrène  à  la  jambe, 

comme  feu  Louis  XIV.  On  aurait  bien  de  la  peine  à  trouver  un 
homme  aussi  bon,  aussi  inoffensif.  Il  aime  Thistoire  natureUe;  il 
y  a  huit  jours,  on  lui  fait  cadeau  d'un  poisson  de  trois  pieds  de 
long,  fort  singulier.  Il  fait  appeler  un  homme  de  mérite,  le  pro- 
fesseur Metana,  leCuvier  de  ce  pays.  «  Préparez  ce  poisson  avec 
votre  adresse  ordinaire,  je  vais  vous  donner  cent  écns  (cinq 
cent  trente-cinq  francs). —  Sainteté,  trente  écus  suffisent.  § 

Le  poisson  est  transporté  dans  la  salle  de  dissection  de  PUni- 
versrtc  ;  Metana  donne  rendez-vous  à  tous  les  élèves  de  son 


LETTRES  A  SES  AMIS.  3Ci 

cours  pour  le  laidemain  à  dix  heures.  Le  lendemain  à  dix  heu- 
res, il  trouve  son  second,  qui,  par  envie,  avait  coupé  le  poisson 
en  quatre  :  impossible  d'en  tirer  parti.  —  Metana  fait  quelques 
reproches  bien  doux  ;  c'est  ua  philosophe  de  soixante-trois  ans. 
Le  second  s'avance  vers  lui,  le  couteau  de  dissection  à  la  main, 
et,  devant  tous  les  élèves,  le  menace  de  le  traiter  comme  le 
poisson  singulier.  Jamais  Metana  n*a  pu  faire  gronder  ce  second, 
qui  a  répairàu  que  le  professeur  Metana  était  un  athée,  chose 
fausse. 

Si  nous  avons  le  malheur  de  perdre  Gapellari,  la  faction  gé- 
noise, composée  de  sept  cardinaux  riches  et  dont  deux  ou  trois 
ont  un  peu  du  savoir-faire  de  M.  de  Talleyrand,  disposera  de  ce 
poste;  maïs  ces  messieurs  ont  en  peur  du  caractère  de  Léon  XII: 
on  nommera  un  homme  faible,  de  soixante- douze  ans,  le  cardi- 
nal Pedicini,  par  exemple. 

Le  meilleur  choix  serait  le  cardinal  Ugolini.  La  mort  du  car- 
dinal de  Gregorio,  fils  naturel  de  Carlos  Tercero,  est  une  grande 
perte;  c'était  le  seul  qui  eât  du  crédit  sur  Texceilent  actuel.  Ou 
hait  le  cardinal  TostI,  ministre  des  finances  :  c'est  le  Prina  de  ce 
pays-ci. 

J'ai  à  me  louer  de  tout  le  monde  ;  je  suis  content,  si  ce  n'est 
heureux.  Je  regrette  vivement  mes  deux  amies  de  quatorze  ans  S 
ces  deux  charmantes  Espagnoles. 


CCLXIV 


A  MONSIEUR  D.  F...,  A   PABIS. 


Rome,  le  5  mars  1S41 . 

Dans  la  semaine*  grasse,  au  magnifique  palais  Golonna,  garni 
des  tapisseries  données  par  Louis  XIV  à  la  connétable  Golonna, 

*  Voir  la  lettre  du  10  août  1840  ci-dessus,  page  1059. 

17. 


S02  (EUVRËS  POSTHUMES  DE  SÎENDfiA.L. 

je  me  suis  trouvé  à  un  bal  avec  deux  reines.  Ma  femme  a  touIu 
y  aller  et  de  plus  y  porter  ses  trois  petits  diamants  valant  deux 
mille  cinq  cents  francs  :  bel  honneur  pour  moi  ! 

La  reine  de  Naples^  a  Tair  d'une  épicière  accablée  de  vieil- 
lesse. —  Son  mari  est  beau  et  bête,  et  tout  couvert  d*un  large 
cordon  bleu. 

La  reine  d'Espagne*  a  Tair  bon  et  bienveillant,  mais  horri- 
blement commun  ;  on  ne  pouvait  se  figurer  qu'elle  n'a  que 
trente-quatre  ans,  elle  en  parait  quarante.  Je  Tai  vue  à  deux 
pieds  de  distauce  toute  la  soirée,  et  au  Corso  pendant  les  mas- 
carades ;  elle  jetait  des  confetti  à  ses  amis  avec  une  petite  grâce 
affectée  et  peu  gracieuse. 

La  reine  de  Ifaples  a  Fair  fâché  d'un  bourru  bienfaisant  et  me 
semble  bonne  au  fond.  Sa  fille  avait  au  bal  un  petit  chapeau  de 
feutre  rose,  placé  tout  au  haut  de  la  tète.  (Priez  Tami  Colomb  de 
lire.) 

La  reine  d'Espagne  logeait  chez  Serny,  la  meilleure  auberge, 
et  y  dépensait  quatre  cent  quatre-vingts  francs  par  jour,  avec 
sa  suite.  Le  comte  Colombi,  son  chambellan,  ancien  attache 
a  l'ambassade  française  à  ConslantiDople ,  est  le  factotum. 
La  reine  tire  fort  bien  le  pistolet  et  a  tué  plusieurs  grelettes, 
oiseaux  de  mer,  en  venant  par  le  bateau  à  vapeur,  il  y  a  un 
mots. 

M.  Munoz  est  arrivé  à  Rome.  La  reine  est  convenue  d'un  mar- 
ché avec  M.  le  prince  Borghèse,  qui,  pour  trente  mille  écus 
(ceut  soixanie-dix  mille  francs),  lui  vendait  la  principauté  de 
Castel  Ferrate  (ou  à  peu  près),  qui  rend  quatre  mille  cinq  cents 
francs  ;  mais  le  Supremo  Gerarca^  n'a  pas  voulu  donner  cette 
principauté  à  M.  Munoz,  qui  n'a  pas  pu  devenir  prince  de  Castel 
Ferrate,  vers  Rieli.  La  reine  a  loué  le  château  de  Frangins,  près 
Nyons,  sur  le  lac  de  Genève,  où  Colomb  a  été  au  bal  eu  1808; 


*  Marifr-Isabellc,  iille  de  Charles  IV,  roi  d'Ëvpagoe,  née  le  6  juillet 
1789,  mariée  le  6  octobre  1802  au  roi  François  1*%  père  du  roi  régnant 
(1846),  remariée  au  prince  de.... 

*  Marie-Christine,  née  le  27  avril  1806,  veuve  deFerdinand  VU.  (B.  G.) 
^  Le  chef  suprême. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  303 

c'est  une  demeure  vraiment  royale,  déjà  choisie  par  Joseph  Bo- 
naparte. Le  propriétaire  avare  ea  a  refusé  sept  cent  mille  francs, 
et  la  reine  s'est  contentée  de  la  louer. 

Au  reste»  il  est  bien  plus  sage,  sauf  le  climat,  d'être  lil)re  à 
Frangins  qu'esclave  ailleurs;  mais  ces  petites  tètes  de  femmes 
ne  voient  pas  les  choses.  Ces  reines  ne  faisaient  pas  de  dépense 
et  ne  produisaient  aucun  effet  à  Rome. 

Le  peuple  romain  ne  croit  qu*à  la  dépense  actuelle,  —  Le 
carnaval  n'a  pas  été  beau;  les  étrangers  jetaient  des  bouquets 
coûtant  dèmi-baïoco  et  moins,  et  des  dragées  de  plâtre.  L'ava- 
rice romaine  est  en  deuil  par  la  mort  des  duchesse  Torlo- 
nia  et  princesse  Borghèse  :  belle  occasion  de  ne  pas  donner  de 
fêtes.  Celles  de  monsieur  l'ambassadeur  de  France  ont  été  ad- 
mirables. 

J'ai  oublié  beaucoup  d'anecdotes  sur  Naples.  Les  bals  y  sont 
gais,  et,  vers  deux  heures  après  minuit,  le  roi  ferme  les  portes 
pour  empêcher  les  danseurs  de  sortir. 

On  a  admiré  comme  riche  le  mariage,  à  Florence,  de  la  fille 
du  grand-duc  avec  Afodène.  Ce  grand-duc  est  admirable,  sur- 
tout pour  les  grandes  routes.  De  Rome  à  Florence,  on  passera 
par  Civita-Vecchià,  sans  neige,  sans  les  montagnes  horribles  de 
Radicofani  et  sans  périls. 

Il  faut  couper  en  deux  le  traitement  des  ambassades  et  des 
consulats.  Par  exemple,  à  l'ambassadeur  à  Rome  soixante  mille 
francs  d'appointements,  six  bals  à  trois  mille  francs  chacun  et 
douze  dîners  ;  avec  cette  recette,  on  serait  adoré  et  baisé  à 
l'orteil  y  on  se  moque  des  cordons  et  des  dignités. 


304  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL 


CCLXV 

A  H0H8IE0R  D.  F....j  k  FÀRIS. 

Rome,  te  il  mars  1841 . 

Voici  une  belle  occasion  ;  si  je  pouvais  dicter,  je  vous  en  dirais 
de  belles  ;  mais,  devant  songer,  avant  tout,  au  caractère,  rien 
ne  me  vient. 

Le  pape,  bon  bomme,  et  que  son  successeur  fera  regretter,  a 
eu  une  peur  immense  de  Tannëe  1840.  Depuis  le  1*' janvier  1841, 
sa  santé  revient  à  pas  de  géant.  Le  cardinal  Lambruscbinî  meurt 
de  peur;  riiomœopatbie  Ta  guéri  d*un  commencement  de  pbthisie 
laryngée.  Le  cardinal  Lambruschini  croit  à  quinze  ou  vingt  conspi- 
rations toigours  marchant;  je  jQreraisqu*il n'y  en  a  pas  une.— La 
logique  est  absolument  morte  de  Bologne  à  T'erraciue;  de  Bologne 
à  Àncône,  les  peuples  sont  ivres  de  colère  ;  mais  pas  le  sens 
commun.  On  envie  le  gouvernement  du  grand-duc  de  Toscane, 
qui  est  passionné  pour  les  chemins  et  pour  la  gloire  ;  seulement 
il  lui  manque  la  force  de  vouloir.  Cependant  toute  Tltalle  envie 
le  sort  de  Lucques,  qui,  à  la  mort  de  Marie-Louise,  va  devenir 
Toscane.  Ce  pays  si  poli,  la  Chine  de  TEurope,  fait  im  pas  cha- 
que jour,  mais  un  pas  de  tortue.  Vous  croiriez  que  je  mens  si 
je  vous  disais  des  choses  intimes  du  pape.  Le  cardinal  T....  loi 
fit  cadeau,  il  y  a  quelques  mois,  de  dix  mille  pièces  d'or  de  dix 
écus  (cinquante-trois  francs).  Les  autres  ministres  des  finances 
criaient  misère;  T...,  parlant  à  un  homme  de  soixante-seize 
ans,  dit  toujours  :  Il  y  a  de  l'argent.  T....  est  exécré,  je  ne  sais 
pourquoi.  Comme  il  est  homme  du  plus  bas  peuple,  il  a  la  /a- 
ctilté  de  vouloir.  —  11  n'y  a  aucune  logique  à  Rome;  les  rai- 
sonnements romains  sont  à  mourir  de  rire.  T...,  la  meilleure 
tôle  en  finances,  est  devenu  fou  de  vanité,  depuis  que  Texcel- 
lent  pape  lui  dit  :  <  Vous  épousez  une  Colonna  (juin  1840),  qui 
sera  duchesse  de  C...  ;  on  dira  la  duchesse  jeune  et  la  duchesse 


LETTRES  A  SES  ÀHIS.  305 

vieille;  cela  sera  pénible  à  madame  votre  mère;  appelez-vous 
prince  de  G....  •  T...  s'appelle  priuce  T.».,  il  cooche  avec  sa 
femme,  qui  a  une  gorge  fort  blanche  et  fort  apparente  ;  il  la  tient 
dans  un  cabinet,  àc6lé  du  bureau  où  il  travaille,  de  onze  heures 
à  cinq  heures.  11  s'est  imaginé  qu'un  prince  qui  paraît  dans 
Talmanach  de  Gotha,  et  qui  a  perdu  sa  mère  (morte  en  août  ou 
juillet,  à  quatre-vingt-quatre  ans),  ne  doit  pas  jouer  aux  cartes, 
ne  doit  pas  plaisanter.  11  met  tous  ses  complaisants  (huit  ou  dix 
imbéciles),  excepté  le  marquis  ...  de  RieU,  en  fuite.  Il  ne  voulait 
pas  qu'on  dansât  au  théâtre  d'ApoUo,  dont  il  est  propriétaire  ; 
personne  ne  va  plus  chez  lui  ;  selon  moi,  il  devient  fou.  Comme 
il  a  quarante-deux  ans,  il  est  absorbé  dans  son  admiration  pour 

les  t de  sa  femme,  a  quatre  ou  cinq  maîtres,  et  apprend  le 

français  à  toute  force. 

Le  prince  G....,  de  Naples,  le  père  de  madame  T....,  est  un 
imbécile  doux;  il  a  sept  ou  huit  maîtres  de  toute  chose.  C'est 
une  fatalité,  tous  les  jeunes  princes  romains  (excepté  Caetani  et 
Rignano)  sont  imbéciles.  Fabio  Ghigi,  qui  est  allé  à  Paris  et  à 
Lyon,  porter  la  barette  à  M.  de  Bonald,  a  de  l'usage,  au  moins, 
mais  cent  francs  par  mois  à  manger.  Son  vieux  père  fait  des 
sonnets  et  se  ruine  ;  sa  mère,  une  Borromée  qui  a  apporté  le 
nez  de  saint  Charles  à  ses  quatre  fils,  se  ruine  par  le  jeu.—  Ma- 
dame Serloppi  est  la  maîtresse  de  Fabio  Ghigi  ;  je  cherche  en 
vain  son  nom  de  baptême  ;  il  compte  sur  le  cadeau  de  M.  de 
Bonald  pour  aller  voir  Londres. 

On  dépense  quatre  cent  mille  francs  aux  fortifications  d'An- 
c6ue  et  de  Givita-Vecchia  :  c'est  l'Âuiriche  qui  l'exige. — Une 
chose  vraie,  c'est  que  Jean-Jacques  Rousseau  et  Voltaire  don- 
nent de  réloignement  pour  la  France.  Les  plus  grands  ultras  du 
noble  faubourg,  à  peine  arrivés  ici,  disent  des  horreurs  du  car» 
dinal  Tosti  et  de  Gaetanio.  C'est  un  homme  d'esprit,  mari  de 
l'amie  de ....  Gaetamo  publie  un  dictionnaire  des  choses  ecclé- 
siastiques, que  l'on  dit  «fait  par  Sa  Sainteté.  Le  successeur  de 
celui-ci,  je  ne  crains  pas  de  le  répéter,  le  fera  regretter  ;  car  il 
n'est  pas  méchant,  mais  a  toujours  peur.  C'est,  au  fond,  un  bon- 
homme de  Vénitien,  qui  a  amassé  quinze  cent  mille  francs.  Le 
passe-port  de  son  neveu  porte  ces  mots  :  c  Son  Excellence  le 


.%06  lEEVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

prince  dua  Capdlari.  Ce  prince  nV  point  para  dans  les 

gazettes,  il  iroovera  on  nrillion  et  demi.  Sa  femme  est  fille  d*iin 
capitaine  français  persécaté  par  Charles  X. 

La  partie  génoise,  forte  de  quatorze  cardinavx  »  fera  réleclion  ; 
ils  sont  riches  et  adroits.  Je  nommerai  Fancien  ministre  de  la 
guerre  Ubaldini;  on  nommera  Pedicini,  vieillard  à  demi  rim- 
bambitOj  on  OppizonI,  âgé  de  soixante-dix  ans,  archeyèque  de 
Bologne,  aimé  des  Bolonais.  On  disait  Fransomû,  il  y  a  trois  mois^ 
quand  le  pape  avait  un  peu  de  gangrène  à  la  jambe.  Deux  ou 
trois  cardinaux  affectent  d^à  les  manières  graves  d^uu  pape. 
Micara,  le  capuciu,  passe  pour  fort  méchant;  Ciustiniani  paippc' 
gerà.  La  France  sera  sans  aucune  espèce  d'influence.  L^ambas- 
sadcur  de  France  s'est  laissé  environner  d'espions ,  le  neveu  de 
voire  ami  le  conseiller  de  ..».,  par  exemple.  L'argent  comptant 
aura  beaucoup  d'influence.  Un  cardimil,  avec  trois  voilures  et 
vingt-deux  mille  francs  d'appointements,  est  archipauvre;  il  a  à 
payer  cinquante  mille  francs  au  moment  de  sa  nominatioo. 
Quand  il  meurt  bientôt  après,  la  bonté  de  Texcellent  souverain 
conserve  les  vingt-deux  mille  francs  d'appointements  à  la  fa- 
mille, pendant  quelques  années.  Je  pourrais  vous  nommer  huit 
ou  dix  cardinaux,  moines  ou  monsignort,qne  Ton  gagnerait  avec 
des  napoléons  offerts  avec  sagacité;  mais  ouest  Fo^/at^ur  adroit? 

J'ai  lu  hier  une  encyclique  en  latin  du  pape:  elle  dit  des  hor- 
reurs de  l'Espagne,  qui  a  chassé  le  nonce.  C'est  Tévéque  de 
Minorque  qui  a  allumé  le  feu.  Mais  Sa  Sainteté  se  garde  bien  de 
parler  d'excommunication  ;  ces  enragés  d'Espagnols  ne  demau- 
deraieut  pas  mieux. 

Monstgnor  M....,  juge  à  la  Rote,  passe  pour  l'homme  qui  a 
le  plus  de  talent.  11  a  lu  Say  et  Smith,  mais  aime  les  femmes  ei 
est  fou  de  vanité. 

Monsignor  S....  M..«.  est  homme  du  monde  et  aimable. 
Le  confesseur  français  à  Saint*Pierre  est  homme  d'esprit. 


LETTRES  A  SES  AMÏS.  807 


CCLXVI 

A    MONSIEUR   D.    F...,    Â    PAHlb. 

Cmta-Vecchia»  le  14  mors  1841 . 

Je  relis  avec  un  nouveau  plaisir  voire  lettre  du  17  février. 

Quand  vous  passez,  par  hasard,  près  de  la  rue  Groi^-des-Fe- 
tils-Champs,  numéro  54,  montez  au  bureau  d'écritures  et  de- 
mandez M.  Bonavie  ;  c'est  un  garçon  dont,  pendant  trois  ans, 
je  n^ai  eu  qu'à  me  louer.  11  a  été  soldat  dans  Tlnde  ;  le  malheur 
Fa  rendu  simple  et  sans  emphase.  Plâl  à  Dieu  que  je  Teusse  ici  ! 
11  me  copiait  la  page  à  vingt  centimes  les  vingt  fignes.  Dites-lui  : 
«  Je  TOUS  enverrai  par  la  petite  poste  des  lettres  de  M.  Beylc, 
peu  lisibles  pour  mes  mauvais  yeux  (ménager  ses  amis)  :  vous 
les  mettrez  au  net,  à  vingt  lignes,  sur  du  papier  pot,  et  vous  me 
renverrez,  parla  poste,  l'original  et  la  copie.  »  Mes  lettres,  co- 
piées par  IH.  Bonavie  ou  un  autre,  seront  un  grand  débarras  pour 
moi.  Quand  je  songe  au  caractère,  il  ne  me  vient  que  des  niai- 
series pendant  la  première  page. 

Puisque  les  petites  choses  vous  amusent,  je  vous  dirai  que  le 
hasard  m*a  procuré  la  connaissance  de  trois  talents,  dont  deux 
sont  fort  pauvres.  Si  j'avais  de  la  fortune,  je  ferais  la  leur  avec 
peu  de  milliers  de  francs. 

Premier  talent.  Celui-ci  est  un  bon  paysagiste,  qui  est  obligé 
d'exposer  ses  paysages  sans  cadres,  et  il  se  prive  de  dtner  pour 
payer  les  deux  écus  (onze  francs]  que  coûte  Vaclion  d'exposer 
à  la  salle  onterte  par  la  générosité  du  gouvernement,  à  la  porte 
du  Peuple.  Il  demande,  d'après  les  encouragements  de  ses  amis, 
cinq  cents  francs  d'un  grand  paysage  représentant  Sorrento  et  le 
Vésuve  dans  le  lointain.  D'après  les  avis  de  M.  Constantin,  qui  a 
su  découvrir  le  procédé  de  Paul  Vérônèse  pour  les  cielSy  il  est 
prêt  à  refaire  son  ciel  et  à  sacrifier  deux  ou  trois  arbres  peints 
sur  son  ciel  actuel,  qui  est  lourd.  Cet  homme,  vraiment  modeste 


308  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

ei  logique f  s'appeHe  Smîdt  ;  il  est  de  Berne  ou  des  oiTirons,  el 
jouit  d'ttoe  pension  de  quarante  on  cinquante  francs  par  mois.  H 
y  a  loin  de  là  à  payer  on  directeur,  un  secrétaire,  etc.,  etc.,  pour 
faire  que,  sur  vingt-cinq  pensionnaires  à  V Académie  de  France, 
dii-sept  aient  la  fièvre.  En  1840,  sur  vingt-deux,  dix-sept  ont 
eu  la  fièvre.  Le  grand  mal,  invisible  k  nos  sots  députés,  c'est  que 
l'Académie  est  une  oasis  de  Paris  où  Ton  maudit  tout  ce  qui  n^est 
pas  le  charlatanisme  de  Paris,  qui  fait  avoir  la  croix  après 
trois  ans. 

Les  admirations  naïves  el  passionnées  d'une  £amiHe  italienne, 
qui  entend  pour  la  pr^nière  fois  un  opéra  de  ce  Marmontd 
nommé  Donizetti,  sont  précieuses.  Dès  que  cette  famille  romaine 
veut  raisonner  théories,  elle  est  parfaitement  absurde  ;  la  logique 
est  morte  et  enterrée  de  Bologne  à  Terracine;  mais  la  sensibilité 
passionnée  vit  toujours.  La  vie  à  part  des  élèves  de  France  les 
prive  justement  de  la  vue  de  cette  sensibilité  passionnée  :  n'est-ce 
pas  la  perfection  de  l'absurde?  Trois  cents  Allemands,  pauvres 
comme  Job,  et  déraisonnant  à  plaisir  comme  Candide,  vivent 
dans  rîDlimilé  de  la  pauvre  famille,  qui  leur  loue,  pour  quinze 
francs,  une  petite  chambre.  Ils  se  réunissent  tous  les  soirs  au 
café  del  Gre€o,m  on  leur  donne,  pour  treize  centimes,  une  tasse 
de  café  excellent  ;  tout  le  monde  a  de  dix-sept  à  vingt-cinq  ans 
dans  ce  café,  où  Ton  ne  peut  se  remuer  et  on  tout  le  monde 
fume.  Tous  les  artistes  parlent  librement,  et  les  jeunes  Alle- 
mands déraisonnent  à  plaisir  sur  les  pas  de  Steding  de  Munich, 
le  grand  déraisonneur  à  la  mode  en  1841.  La  logique  allemainde 
est  de  la  force  de  la  logique  romaine,  deux  et  deux  font  cinq. 

Donc,  M.  Smidt,  homme  de  vingt-cinq  ans,  creusé  de  petite 
vérole,  sera  probablement  un  grand  paysagiste,  s'il  ne  meurt 
pas  de  faim.  Il  regrettait,  il  y  a  deux  mois,  de  ne  s'être  pas  £ait 
charpentier;  selon  moi  et  M.  Constantin,  aucun  Français  vivant, 
même  les  membres  de  rinstitut,  ne  font  aus^i  bien.  La  vérité  et 
ï agréable  à  la  vue  brillent  dans  les  ouvrages  de  M.  Smidt. 

Second  talent,  pauvre.  Mademoiselle  Molicai  jeune  chanteuse, 
assez  jolie,  passionnée,  qui  ehaaie  à  se  faire  entendre  de  moi  à 
travers  une  place  et  deux  rues.  Elle  m*a  dit,  elle-même,  qu'elle 
chante  comme  on  parle,  sans  aucune  lîuigue.  Mademoiselle  Mo- 


LETTRES  Â  SES  AMIS.  300 

Uca  a  viugl-deox  ans,  c'est  uq  baryloa  ou  coatrallo.  M.  Molica 
papa  est  maitre  maçou,  et  habite  le  palais  où  j*ai  quatre  cham- 
bres sur  la  mer,  au  troisième,  et  trois  autres  chambres  sur  le 
derrière,  pour  quarante-quatre  fraucs  par  mois.  Je  n'ai  vu  ma- 
demoiselle Molica  qu'une  rois,.jeâuis  trop  grand  pour  aller  chez 
eli^  dont  bien  me. fâche.  Je  ne  Tai  pas  vue  depuis  six  mois; 
c'est  le  second  commis  de  M.  Dominique  qui  lui  fait  la  cour  pour 
le  bon  motif.  Ce  commis  gagnera  un  jour  vingt  ëcus  par  mois 
(cent  douze  francs),  et  là-dessus  le  ménage  vivra.  On  a  chanté 
UD  opéra  d'amateurs  ce  carnaval.  D'après  Topinion  unanime,  ja- 
mais Givita-'Yecchia  o'a  eu  une  prima  donna  comparable  ;  quand 
le  ténor  tombait  dans  le  faux,  mademoiselle  Molica  le  ramenait» 
elle  dominait  même  Torchestre.  Toutes  les  jeunes  filles  du  pays 
Tabhorrent,  car  elle  est  gaie,  aimable,  parlante  ;  elle  passionne 
bien  ses  rôles  ;  elle  entend  un  peu  le  français.  Elle  ferait  réson- 
ner Topera  et  sans  jamais  crier,  elle  n'en  a  pas  besoin.  Quel 
théâtre  ne  donnerait  pas  six  mille  francs,  la  première  année, 
après  deux  débuts,  à  mademoiselle  Molica?  Quel  doute  qu'après 
deux  ans,  si  elle  ne  tombait  pas  en  proie  à  quelque  maladie, 
elle  ne  gagnât  pas  vingt  mille  francs  ?  Il  faudrait  qu'elle  épousât 
M.  Toto  d'Alberti,  descendant  d'un  Français,  lequel  écrit  bien 
et  gagne,  par  trois  ou  quatre  métiers,  quatre-vingt-quinze  à  cent 
franés.  Son  père,  courtier  pour  les  blés,  est  un  parfait  honnête 
homme  qui  s'épuise  avec  les  jolies  paysannes.  Toto  a  donné  un 
coup  de  poignard  à  sa  première  maîtresse,  qui  l'avait  trahi; 
Dominique  le  saura.  On  lui  demanda  à  quelle  peine  on  devrait 
le  condamner.  <  A  trois  mois  de  prison.  »  Il  y  avait  cinquante- 
cinq  jours  qu'il  était  dans  la  forteresse.  Au  moment  du  crime» 
Dominique  vola  le  poignard,  qui  n'a  plus  reparu.  Toto  d'Alberti, 
transporté  chez  Dominique  (le  crime  avait  eu  lieu  dans  l'escalier 
de  son  logement,  la  belle  habitait  la  maison),  sur  son  canapé,  y 
était  en  proie  à  d'affreuses  convulsions  ;  bientôt  dix  gendarmes 
viennent  l'y  garder.  Dominique  fut  éloquent;  il  prouvait  qu'il 
n'y  avait  pas  de  crime  ;  le  coup  avait  été  donné  dans  les  gros 
appas  de  la  demoiselle  ;  les  gendarmes  conclurent  que  Domini- 
que protég$ait  le  coupable,  et,  dès  cet  instant,  la  procédure  prit 
une  bonne  tournure.  Dominique  n'avait  jamais  parlé  à  l'infidèle. 


310  ŒUVBES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Aq  sortir  de  la  forteresse,  Tolo,  ramsint  actuel  de  mademoi- 
selle Holica,  alla  passer  quelques  mois  à  Barcelone.  Au  reste,  îl 
détestait  Vinfidèie  et  uelui  a  jamais  reparlé.  Cet  amant  passiomié, 
k  rœil  sombre,  c*est  un  petit  juif  bien  fait;  toute  sa  famille  a  Pair 
français.  Mais  comment  faire  pénétrer  Tidée  du  théâtre  dâqs  la 
tète  de  N.  le  maçon  Molîca  ?  Je  suis  trop  paresseux  pour  me 
mettre  à  la  léte  de  celte  affaire.  Mon  opinion  sur  ce  talent  in- 
connu est  celle  de  M.  Blasi  et  de  quatre  amateurs  très-forts,  qui 
ont  chante  tout  le  carnaval  sur  le  théâtre  avec  mademoisdie 
Mie-de-Pain  (MolKca). 

N.  le  lieutenant-colonel  Sodermarck  a  (out  quitté  pour  faire 
mon  portrait;  il  en  trouve  k  six  cent9  francs. 

Interrompue  par  les  accidents  du  15  mars. 


CCLXVIl 

A   MONSIEUR    D.    F...,    A    PARIS. 

Giviia-Vecchia,  le  5  avril  1841 . 

Je  me  suis  aussi  colleté  avec  le  néant  ^  ;  c'est  le  jmssage  qui 
est  désagréable,  et  cette  horreur  provient  de  toutes  les  niaiseries 
qu'on  nous  a  mises  dans  hi  tète  à  trois  ans. 

Ne  dites  rien  à  Colomb  ;  j'avais  rintenliou  de  ne  rien  écrire; 
mais  je  crois  à  Tintérét  que  vous  me  montrez.  Donc,  migraines 
horribles  pendant  six  mois,  puis  quatre  accès  du  mal  que  voici  : 

Tout  à  coup  j'oublie  tous  les  mots  français.  —Je  ne  puis  plus 
dire  :  Donneisrmoi  un  verre  d'eau.  Je  m'observe  curieusement; 
excepté  l'usage  des  mots,  je  jouis  de  toutes  les  propriétés  natu- 
relles de  ïanvmal.  Gela  dure  huit  à  dix  minutes  ;  puis,  peu  à 
peu,  la  mémoire  des  mots  revient,  et  je  reste  fatigué. 

*  Beyle  éprouva,  le  15  mars  1841 ,  les  premières  atteintes  de  la  raaLidie 
dont  il  est  mort  à  Paris  le  23  mars  1842.  (R.  €.) 


LETTRES  A  SES  AMIS.  311 

Croyant  peu  à  la  médecine,  et  surtout  aux  médecîûâ,  hommes 
médiocres,  je  n'ai  consulté  qu'au  bout  de  six  mois  d'affreuses 
migraines.  —  M.  S...,  homœopatlie  de  Berlin,  a  fait  de  belles 
cures  à  Rome  ;  il  a  débité  des  phrases  à  la  suite  desqueUes  j'ai 
entrevu  qu'il  s'agissait  d'apoplexie  nerveuse  non  sanguine. 

Je  vais  écrire  à  Texcellent  M.  Prévost,  de  Genève  ;  mais  je  ne 
crois  en  rien,  qu'à  h  profonde  attention  que  M.  Prévost  donne 
à  la  maladie. 

M.  S...  (physionomie  méchante,  spirituelle,  propos  de  char- 
latan) m'a  fait  prendre  de  l'aconit  pour  animer  la  circulation, 
et,  au  printemps,  veut  me  faire  prendre  le  sulfure.  La  meilleure 
drogue  serait  celle  de  M.  Dijon.  J'irais  à  Genève  passer  deux 
jours  avec  l'excellent  Prévost,  qui,  par  la  soppression  des 
acides,  a  chassé  de  chez  moi  la  gravelle  et  la  goutte. 

J'ai  eu  quatre  suppressions  de  mémoire  de  mots  français  de- 
puis un  an  ;  cela  dure  six  à  huit  minutes  ;  les  idées  vont  bien, 
mais  sans  les  mots.  Il  y  a  dix  jours,  en  dhiant  au  cabaret  avec 
Constantin,  j'ai  fait  dés  efforts  incroyables  pour  me  rappeler  le 
mot  verre.  J'ai  toujours  un  fond  de  mal  à  la  tête,  venant  de  l'es- 
tomac, et  je  suis  fatigué  pour  avoir  tâché  de  moins  maK  écrire 
ces  trois  pages. 

Pendant  l'avant-dernier  accès,  au  petit  jour,  je  continuais  à 
m'habiller  pour  aller  à  la  chasse;  autant  vaut  rester  immobile  là 
qu'ailleurs.  Vale. 


CCLXVllI 

A    MONSIKCn    D...    F,.^,    A    l'AUlS. 

Rome,  io  8  avril  1841. 

Voici  ma  première  lettre.  Je  suis  venu  à  Rome,  le  premier  de  ce 
mois,  pour  profiler  des  lumières  du  brusque  docteur  Dematteis, 
qui  a  pour  moi  une  bonté  marquée;  il  m'a  traité  de  la  gravelle 
en  1835. 


313  ŒUVRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

Le  docteur  u*a  pas  voulu  me  saigner  une  troisième  fois  ;  il  a 
nié  la  langue  épaisse,  quoique  hier  ce  phénomène  peu  agréa- 
ble se  soit  renouvelé  à  côté  de  Constantin ,  que  j'étais  allé  voir 
travailler  au  portrait  de  Charlemagiie,  que  le  gouvernement  de 
Paris  lui  a  demandé  pour  trois  mille  francs. 

M.  Dematteis  est  une  tête  dure  ;  il  nie  rhomoeopathie  ;  il  prétend 
que  mon  mal  est  une  gouile  qui,  n'allant  pas  aux  pieds,  se  porte 
sur  la  tète.  Je  suis  quatre  ou  cinq  fois,  par  jour ,  sur  le  point 
d'élouiïer  ;  mais  le  diner  me  guérit  à  moitié  et  je  dors  bien. 
J'ai  fait  cent  fois  le  sacriûce  de  la  vie,  me  couchant,  croyant 
fermement  ne  pas  me  réveiller.  Une  lettre  de  trois  lignes  à  écrire 
me  donne  des  étourdissements. 

J'ai  assez  bien  caché  mon  mal  ;  je  trouve  qu*il  n'y  a  pas  de 
ridicule  à  mourir  dans  la  rue,  quand  on  ne  le  fait  pas  exprès. 
Avant-hier,  à  Texpositiou  (archiplate)  des  élèves  de  l'Acadé- 
mie de  Fi'ance,  devant  un  Amour  de  marbre  qui  se  coupe  le$ 
ailes,  j'ai  eu  la  sensation  d'étouffer  net;  j'étais  fort  rouge. 

Je  n'ai  pas  demandé  au  docteur  le  nom  de  cette  maladie, 
pour  ne  pas  m'embarquer  dans  des  réAeuons  ;  ainsi  je  ne  puis 
vous  le  dire.  L'homœopathie,  empêchant  la  goutte  d'agir,  ferait- 
elle  mourir  d'apoplexie,  comme  jadis  les  poudres  du  duc  de 
Portland? 

C'est  le  docteur  Dematteis  qui  m'a  fourni  ce  trait  d'érudi* 
tion... 

Figurez-vous  une  jolie  chambre,  au  second,  dans  la  rue  la 
plus  fréquentée  de  Rome;  un  maître  de  maison  bon  homme,  lié 
avec  Constantin.  C'est  M.  Frezza,  enchanté  de  recevoir  dix-sept 
piastres  par  mois,  depuis  deux  ans;  il  me  fait  soigner  par  la 
grosse  servante  Barbara.  Elle  me  vole  et  vient  de  me  voler  une 
paire  de  bottes;  je  me  tiens  à  deux  pour  ne  pas  lui  demander 
CCS  bottes,  pouvant  être  très-malade  chez  elle.  En  tous  cas,  ce 
ne  serait  pas  mourir  dans  une  auberge  de  campagne. 

Samedi  saint,  10  avril,  à  sept  heures  du  soir. 


LETTRES  A  SES  AMIS.  313 


GCLXIX 

A  HONSIEDB  D...   F...,   à  PABIS. 

Rome  (lundi),  le  19  avnl  184i . 

Hier  on  m*a  mis  un  exotoire  au  bras  gauche  ;  ce  malin  on 
m'^a  saigné.  Le  symptôme  le  plus  désagréable,  c'est  i^embarras 
de  la  langue  qui  me  fait  bre<k>ttiller. 

L'excellent  Constantin  vient  me  voir  deux  fois  par  jour, 
M.  AUerry,  d'Aix-la-Chapelle,  médecin  du  pape,  vient  me  voir. 
Constantin  me  dore  bien  la  pilule,  qui  n'est  pas  trop  amère; 
j^espère  bien  en  revenir.  Hais,  en6n,  je  veux  vous  faire  mes 
adieux,  pour  le  cas  où  celte  leiire  serait  ïuUima.  Je  vous  aime 
réellement  et  il  n'y  a  pas  foule. 

Adieu,  prenez  gaiement  les  événements. 

CoHDoni  48. 

Le  ^0  avril,  attaque  de  faiblesse  dans  la  jambe  et  la  cuisse 
gauches. 
Ça  va  bien  le  21  avril. 


GGLXX 

A  MOHSIEUR   B...   C...,  >   PARIS. 

Civita-Vecchia,  le  9  juin  1841 . 

Voici,  mon  cher  ami,  un  grand  accident,  qui  pâlit  et  désen* 
nuie,  ce  matin,  tous  les  habitants  de  mon  endroit. 

Le  Pollux  est  retourné  aux  enfers.  Au  miHeu  du  canal  de 
Piondmia,  dans  la  nuit  du  17  au  18,  à  onze  heures  du  soir»  le 


314  ŒUVRKS  POSTHUMES  DB  STENDHAL. 

Mongibello,  bateau  napolitain,  a  passé  sar  le  Follux,  bateau  à 
vapeur  sarde»  et  Ta  envoyé  au  fond  de  la  mer.  Un  marin  a  eu  la 
présence  d'esprit  d'accrocher  les  cordages  du  Mongibello,  et  les 
passagers  du  malheureux  Pollux  ont  pu  sauter  à  ces  cordages 
et  sauver  leur  vie.  Un  seul  capitaine  napolitain  a  péri. 

Apparemment  tous  les  voyageurs  dormaient  ;  tous  leurs  effets 
sont  perdus.  —  Le  Pollux  valait  au  moins  soixante-dix  mille 
piastres  (exactement  quatre  cent  cinquante  mille  francs). 

Il  y  aura  procès;  mais,  suivant  moi,  c*est  un  accident  denier  : 
Chi  ha  perduto  ha  perduto. 

Le  capitaine  napolitain  noyé  s*appelait  Gastagnola:  c'était  un 
homme  de  quarante  ans,  riche,  beau,  bien  élevé  ;  je  l'ai  connu 
ici,  d'où  il  a  pris  la  mer  le  17. 

L'enfiintiliage  des  hommes  est  incroyable;  les  passagers  vont 
donner  h  préférence  aux  bâtiments  de  TEtat,  malgré  la  lenteur 
et  la  superbe  des  officiers,  qui  ne  veulent  pas  passer  pour  des 
conducteurs  de  diligence.   ' 

Malgré  tout,  la  mer  est  cent  fois  moins  dangereuse  que  la 
voiture  ;  et  puis,  la  mort  est  prompte,  grand  avantage.  —  L'enfer 
est  ce  qui  rend  la  mort  affreuse,  en  Italie  ;  Dominique  n'a  pas 
eu  une  demi-seconde  de  ces  idées.  —  J'avais  prêté  mon  sac  de 
nuit  à  un  voyageur;  voilà  ma  perle. 

T'ai-je  narré  toutes  les  déconvenues  de  M.  Lacordaire,  forcé 
de  laisser  ses  douze  disciples,  et,  au  lieu  de  faire  le  colonel,  à  la 
tête  de  ses  douze  hommes,  obligé  de  vivre  avec  les  plus  sales, 
les  plus  jaloux  et  les  plus  méchants  des  moines,  à  la  Minerve, 
à  Rome?  Il  est  bien  puni,  et  M.  de  Lamennais  rira  de  le 
voir  exécré,  parce  qu'il  se  lave  les  mains.  Les  Français  scandali- 
sent les  prêtres  romains.  La  Vie  de  saint  Dominique,  Je  crois, 
par  ledit  de  Lacordaire,  a  indigné  un  prêtre  puissant,  l'un  des 
courtisans  de  la  reine  douairière  de  Sardaigne,  qui  se  lamen- 
tait, moi  présent,  des  idées  françaises  ^  qui  paraissent  dans  le 
livre  de  Lacordaire;  les  Français  sont  à  demi  protestants. 
J'ajoute  :  «  car  ils  se  permetteat  Vexamen  personnel,  le  pire 
des  péchés.  » 

Tu  vas  m'appeler  menteur  :  le  cardinal  Tosti  a  dit  à  **** 
que  l'ambassadeur  L...  avait  peur  de  ton  gros  Dominique.  Le 


LETTRES  A  SES  AUIS.  515 

confident  du  cardinal  Tosti  Favait  dil  à  un  ami,  qui  me  l'a  ré- 
péié. 

J*ai  deux  chieus  que  j'aime  tendrement  :  l'un  noir,  épagneul 
anglais,  beau,  mais  triste,  mélancolique  ;  Tautre  Lupetto,  café- 
au-Iait,  gai,  vif,  le  jeune  bourguignon,  en  un  mol;  j'étais  triste 
de  n'avoir  rien  à  aimer. 


CCLXXI 

A   MONSIEUR   R...    C...,    A   PARIS. 

Fioreoce,  le  8  octobre  i841. 

Cher  ami,  je  partirai  vers  le  22  avec  Salvagnoli  S  avocat, 
homme  d'esprit,  qui  a  le  projet  de  passer  trente  jours  à  Paris  ; 
on  le  dit  méchant.  Mais  est-ce  que  je  ne  passe  pas  pour  mé- 
chant? 

J'ai  quelque  espoir  de  devenir  avare  ;  tous  les  plaisirs  de  Paris 
dont  Besançon  me  parle  me  semblent  cfaers.  —  De  Marseille 
j'irai  à  Genève,  demander  une  direction  pour  ma  sauté  à  M.  Pré- 
vost. 

Le  grand-duc  de  Toscane  a  réuni  ici  tous  les  savants.  Il  y 
avait  huit  cent  cinquante  scienziati,  c'est  ainsi  qu'on  les  ap* 
pelle.  A  Boboli,  dîner  admirable  tous  les  jours,  à  trois  heures  ; 
dîner  de  quatre  cent  cinquante  scienziati  ;  chacun  payait  cin- 
quante sous  ;  mais  le  grand-duc  ajoutait,  en  secret,  deux  francs 
par  dîner.  Quant  à  la  science,  on  en  a  peu  fait  ;  mais  les  sa- 
vants ne  sont  plus  ridicules  aux  yeux  des  Chinois  nommés 
Toscans. 

Je  trouve  tout  trop  cher;  serait-ce.  enfm,  l'avarice?  Rossinî 
s'est  fait  banquier,  et  fait,  dit-on,  des  séènes  à  mademoi- 
selle ****  pour  la  moindre  robe.  Je  ne  me  dis  pas  de  sottises 
en  me  comparant  à  un  homme  de  génie. 

*  Le  ministre  de  l'intéiietir  à  Florence,  en  1848.  (R.  G.) 


SIG  ŒUVRES  POSTHUMES   DE  STENDHAL. 

La  Toscane  a  été  admirable;  on  y  parlera  eo  1880  do  con- 
grès de  1841  ;  buil  cent  cinquante  savants,  Orioli  le  premier. 
T*aî-ie  dit  que  mon  portrait,  fait  par  M.  Sodermark,  colonel 
suédois  et  peintre,  est  un  chef-d*œuvre  ?  II  a  été  le  roi  de  Texpo- 
sltion  romaine,  à  la  porta  del  Popolo. 

Le  mois  d'octobre  est  délicieux  à  Rome,  le  peuple  y  est  fou 
de  joie.  H  prétend  qu'au  mois  de  novembre  tout  le  vin  ancien 
tourne  à  l'aigre  ;  c'est  ce  qu'il  faut  empècber.  De  là,  les  nooi- 
breuses  libations  au  monte  Testaccio.  —  Pendant  tout  ce  mois 
la  villa  Borghèse  est  remplie  de  fous  le  jeudi  et  le  dimanche. 
Les  étrangers  vont  voir  les  trois  fresques  de  Raphaël,  peintes 
par  ses  élèves,  à  sa  maison  de  plaisance,  hors  de  la  porte  Pia- 
ciana. 


GGLXXII 

à  HOHSIEDR  B  ..    F...,   A  PARIS. 

Pans»  le  29  janvier  1842. 

Le  papier  sera  moins  laid  quand  vous  aurez  fait  relier  et  bien 
battre  les  volumes  ^.  L'indifférence  que  j'avais  pour  les  intérêts 
me  6t  donner  le  manuscrit  et  ne  pas  survetller  la  qualité  du 
papier. 

Je  crains  que  M.  B....  ne  détourne  rimprimeur;  on  me  dit, 
il  y  a  trois  ans,  qu'il  était  jaloux. 

Au  revoir,  j'ai  un  peu  de  goutie  à  la  main  droite. 

LOOVET. 

t  A  ce  billet  étaient  joints  les  deux  volumes  ayant  pour  titre  :  De 
f  amour f  assez  Uide  édition,  publiée  en  1822  pour  la  première  fois. 


FIN  DE  LA  CORRESPONDANCE. 


i 


TABLE 


Ijettri              GIXUI.-^  Rome,  le  11  novembre  1825 5 

GXXIV.—  Rome,  le  15  novembre  1825.  .   .  11 

GXXV.—  Rome,  le  16  novembre  1825 12 

CXXVI.»  Rome,  le  20  novembre  1825 20 

GXXVII.— Paris,  le  30  novembre  1825 23 

CXXV1II.—  Paris,  le  30  novembre  1825 25 

GXXIX.-^  Paris,  le  30  novembre  1825 27 

CXXX.— Paris,  le  6  décembre  1825 38 

GXXXL—  Paris,  le  24  décembre  1825 39 

GXXXll.—  Paris,  le...  1824 41 

GXXXIII.— Paris,  le...  1824 42 

GXXXIV.  >  Paris,  le  24  juin  1824,  à  midi 43  ' 

GXXXV. —  En  rentrant  chez  moi,  à  deux  heures, 

après  vous  avoir  quittée 44 

GXXX VI. -^  Paris,  mardi,  sept  heures  du  soir,  1824.  45 

GXXXVU.— Paris,  le..«  janvier  1826 47 

GXXXVIII.--  Londres,  le  14  août  1826 «6. 

CXXXIX.—  Londres,  le  15  septembre  1826.  ...  52 

CXL.— Rome,  le5déceiAbrel8-26 54 

GXU.—  Paris,  le  23  décembre  1826 56 

CXLII.— Florence,  le  19  novembre  1827.   ...  59 

GXLIIL—  Paris,  le  6  décembre  1827.   .....  60 

GXLIV.^  Paris,  le  6  août  1828.    .......  63 

CXLY.— Paris,  le  15  janvier  1829 64 


MV  ŒOTRES  POSTHUMES  DE  STENDHAL. 

CXLlfL—  Pwis...  1829 «7 

CXLYIL-  Pwif  (jeudi),  1829 ib, 

CXLVni.— Paris  Je  24  août  1829 89 

CXLa.— Paris,  le  5  novembre  1829 74 

CL.—  Paris,  le  26  décembre  1829,   i  cinq 

heures  da  soir,  sans  bougie.   ...  79 

eu.—  Paris,  le  28  décembre  1829 81 

CLU.—  Paris,  le  8  fémer  1830 88 

CLUI— Paris,  le 9 février  1830 91 

GUY— Paris,  le  l^'mtrt  1830 98 

GLY. —  Après  avoir  la  les  Comoluianê  trois 
benres  et  demie  de  suite,  le  veodredi 

26  mars  1830 99 

CLVl.— Paris,  16  mai  1830  (samedi) 100 

CLYH.—  Paris,  15  août  1830.  —  71,  me  Riche- 
lieu. (Bientôt une  deuxième  lettre.).  101 
CLYUI.—  Ce  29  septenriire  1830.  —  71,  rue  Ri- 

cbeUea 102 

eux.—  Trieste,  le  4  déoraobre  1830 105 

CLX.— Trieste,  le  12  décembre  1830 ib. 

CLXI.—  Trieste,  le  17  décembre  1830 104 

GLXn.— Trieste,  le  24  décembre  1830 109 

CLXUL—  Trieste,  le  l*'  janvier  1831 110 

CLXiY.— Yenise,  le  25  janvier  1831 112 

CLXY.— Trieste,  le  28  jwBvier  1831 113 

CLXYI.— Trieste,  le  6  lévrier  1831 115 

CLXYU— Trieste,  le  19  lévrier  1831 117 

GLXYin.—  T.,  tofqours  T.  (Trieste),  le  20  février 

1831 120 

CUTX.— Trieste,  le  23  février  1831 121 

GLXX.— Trieste,  le  24  février  1831 124 

GLXXJ.— Trieste,  le  1"  mars  1831 126 

CLXXIL— Trieste,  le  1"  mars  1831 128 

GLXXin.— Trieste,  le  17  mars  1831 130 

CLXXiY.— Givita-Yeocbia,  le  11  avril  1831 .   ...  132 

GLXXY.—  OviU-Yeccbia,  le  18  avril  1831 ...   .  134 

^  CLXXYL—  Cirita-Yeechia,  le  21  avril  1831 ....  185 

GLXXYU.-*  Rome,  le  26  avril  1831 137 

GLXXYIU.— Rome,le6juinl83l 138 

GLXXIX.— Rome,  le  5  juillet  1831.  ......  139 

CLXXX—  Civita-Yeccbia,  le  11  aoAt  1831 .  .   .   .  140 


LETTRES  A  SES  AMIS.  St9 

Lettrk            GLXXXI.—  GiviU-Vecchia,  le  14  septembre  1831.  f4i 

GLXXXIL— GmU-Vcccfaia Je...  octobre  18M.   .   .  145 

GLXXXIU.— Naples,  le  14  janvier  1852 144 

GLXXXIV.  —  De  chez  moi  (Givita-Yecchia)»  28  février 

1852.    .  .      ..150 

GLXXXV.—  GivitH'Vecchia,  le  4  mars  1852 152 

GLXXXYI.— Givita-Vecchiajell  juinl852.    ...  154 

CLXXXVII.— Givita-Vecchia,  Iel2juinl852.    ...  157 

GLXXXVIII.  -  Rome,  le  28  juiUet  1832 160 

GLXXXIX.—  Rome,  le  15  août  1852 161 

GXG.—  Palerme,  le  27  août  1832 162 

GXCI.—  Aquila,  le  18  octobre  1832 172 

GXGII.— GÎTlta-Vecchia,  le  5  novembre  1832.  .  177 

GXGIII.—  Givita-Veccbia,  le  11  novembre  1852     .  i78 

GXCIV.— Rome,  le  12  janvier  1833 180 

GXGV.—  Rome,  le  20  janvier  1835 181 

GXGVI.— Givita-Vecchia,  le  25  février  1835.   .  .  182 

GXGVU.— Givita-Vecchia,  le  20  mars  1855.  ...  183 

GXG VIII.— Rome,  le  20  avril  1835 185 

CXGIX.- Givita-Vecchia,  le  30  avril  1853.   ...  186 

GG.-  Rome,  le  1"  mai  1833 j   .   .  188 

CGI.-  Paris,  le  11  octobre  1835 189 

GGIL—  Paris,  le  18  novembre  1833 190 

GGIII.-  Givita-Vecchia,  le  26  mars  1854     ...  191 

GGIV.— CiviU-Veccbia,le4mail834 192 

GGV.—  Givita-Veccbia,  le  26  mai  1834    ...  194 

GGVI.—  Givita-Vecchia,  le  10  septembre  1834.  .  195 

GGVn.—  Givita-Vecchia,  le  1"  novembre  1834.  .  196 

GGVIII.«<  Givita-Vecchia,  le  4  novembre  1834    .  200 

GGIX.—  GiviU-Vecchia,  le  8  novembre  18^.  •  201 

GGX.-^  Givita-Vecchia,  le  21  décembre  1834. 

[Soleil  superbe,  je  travaille  la  fenêtre 

ouverte) 202 

GGXI.—  Rome,  le  8  mars  1835.  .   ......  206 

CGXII.—  Rome,  le  18  mars  1835 206 

CGXIII.—  Rome,  le  21  mars  1835. 209 

GGXIV.—  Rome,  le  24  mars  1835 210 

GGXV.—  Rome,  le  9  avril  1835.— Temps  infâme.  21 1 

GGXV].—  Rome,  le  15  avril  1835 213 

CGXVn.— /Givita-Vecchia,  le  15  avril  1835.   ...  214 

GGXVm.  -  Givita-Vecchia,  le  28  avril  1835.  ...  215 


Zm  ŒUVKËS  POSTHUMES  DE  STENDHAL 

Uttm              GGXIX.-  Rome,  30  juillet  1835 218 

CCXX.—  CWite-Vecchia,  le  27  octobre  1835..  .  219 

CCXXI.—  Rome,  le  25  novembre  1855 220 

CGXXII.—  Rome,  le  25  novembre  1855 222 

CGXXIII. —  Gmta-Veccbia  (Étatsromains),  le  f  4  mars 

1856 227 

GCXXIY.—  Rome,  le...  mars  1836 230 

GGXXY.—  GiviU-Vecchia,  le  3  avrU  1836.    ...  231 

GGXXVI.-  Rome,  le  23  avril  1836 232 

CCXXVII.—  Paris,  le  15  septembre  1836 234 

GGXXVUI.  -  Paria,  le  7  octobre  183Ô 235 

CGXXIX—  Paris,  le  15  ..  1836 236 

GGXXX. —  Paris  (dimanche],  le...  1836 tb. 

GGXXXL— Paris,  le  1"  novembre  1856 237 

GGXXXII.-- Paris,  le  28  novembre  1856 239 

CGXXXIIl.-  Paris,  le  17  mars  1837 247 

CGXXXIV.->  Paris,  le  11  juUlet  1837 249 

GGXXXV.— Paris,  le  20  décembre  1857 251 

GCXXXVI.—  Paris,  le  10  janvier  1838 252 

GGXXXYII.-^  Paris,  le  20  janvier  1838 254 

GGXXXVm.— Paris,  le  19  février  1838 256 

CGXXXIX.— Bordeaux,  le  24  mars  1838 257 

GGXL.— Strasbourg,  le  2  juillet  1858 258 

GGXLI.  -  Paris,  le...  juUlet  1858 260 

GGXLII.— Paris,  le  13  août  1858 261 

CGXLlil.— Paris  (vendredi),  le  24  août  1838.   .  .  262 

GGXLI V.— Lyon,  le  4  septembre  1838 263 

GGXLV.—  Paris,  le  24...  1838.— 8,  rueGaumartin  273 

CGXLVI.— ParU,  le  16  mars  1839 274 

GGXLVII  ~  Paris,  le  21  mars  1859      275 

GGXLVm.-  Paris,  le  9  juin  1839 277 

CGXLIX.—  Paris,  le  9  novembre  1859 278 

•^GGL.  ~  Rome;  le  4  janvier  1840 279 

GGLL- GiviU-Veccfaia,  le...  janvier  1840.    ..  281 

GGLII  —  GiviU-V'eochia,  le  l'2  janvier  1840.  .   .  282 

GGLIIL— Givitft-yecchia,le29  janvier  1840.   .   .  283 

GGLIV.— GivitaVecchia,  le  29  janvier  1840.    .    .  284 

GGLY.— Givita-Veochia,  Ie29ui<irsl840.  ...  286 

-  CGL\L—  Givita-Vecchia,  le  20  mai  1840.  ...  287 

GGLVII.— GiviU-Yeccbia,  le26juin  1840.   ...  288 

-  GGLVnr—  Givitft-Vecchia,  le  10  août  1840.   ...  289 


LETTRES  A  SES  AMIS.  321 

Umis               ceux— Givita-Vecchia, le  14  août  1840.   ...  291 

GCLX.-  Givita-Yecchia,  le  1*'  septembre  1840.  2^2 

GGLXI.—  Gmta-Vecchia,  le  30  octobre  1840.  .  .  293 

GGLXfl.—  Givita-Yecchia,  le  d  novembre  1840.   .  299 

GGLXIIL-  GiTiU-Vecchia,  le  30  novembre  1840.   .  300 

CGLXIY.—  Rome,  le  5  mars  1841. 301 

GGLXY.— Rome,  le  11  mars  1841 304 

CCLXYI.-^  Civita-Yecchia,  le  14  mars  1841 ....  307 

GGLXVll.-  Civita-Yecchia,  le  5  avril  1841 .    ...  310 

GGLXYIU.- Rome,  le  8  avril  1841 311 

GCLXIX.—  Rome  (lundi),  le  19  avril  1841.     .    .   :  313 

CGLXX.»  Givito-Yecchia,  le  9  jain  1841 ib. 

GGLXXL—  Florence,  le  8  octobre  1S41  .   .   .   .   .  315 

GGLXXII.—  Paris,  le  29  janrier  1842. 316 


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