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OEUVRES POSTHUMES
DE
STENDHAl
ASTOIK N^V^-VOI'X
PROPRIÉTÉ DES ÉDITEL'RS.
PARIS.— IMPRIMERIF. SWûN RACÛN ET fOMP,, RIT n'FRrURTH, 1
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urs se résenrent tout droit de traduction et de reprodnn.ou
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V
DE STENDHAL
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CORRESPONDANCE
INÉDITE
PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
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PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENME, 2 BIS
1855
Les éditeurs se réservent tout droit de traduction et de reproduction ft l'étranger.
\
% 1
NOTES ET SOUVENIRS
J'ai coonu Beyle vers iS20*;?ddpuis «eeUaépeque jusqu'à
sa mort, malgré la différeosrâ de iio&.^€R¥.: nos relations ont
toojours été intimes et suivies. Peu d'hommes m'ont plu
davantage; il n'y en a point dont ramitié m'ait été plus
précieuse. Sauf quelques préférences et quelques aversions
littéraires, nous n'avions peut-être pas une idée en com«
mon, et il y avait peu de sujets sur lesquels nous fussions
d'accord. Nous passions notre temps à nous disputer
lun et l'autre de la meilleure foi du monde, chacun
soupçonnant l'autre d'entêtement et de paradoxe; au de-
meurant bons amis, et toujours charmés de recommencer
nos discussions. Quelque temps je l'ai soupçonné de viser à
l'originalité. J'ai fini par le croire parfaitement sincère. Au-
jourd'hui, rappelant tous mes souvenirs, je suis persuadé
que ses bizarreries étaient très^aturelles, et ses paradoxes
VI ŒUVRES POSTHUMES DK STENDHAL.
le résultat ordinaire de l'exagération où la coniradtcti
traîne insensiblement. Alceste est parfaitement nature
bonne foi lorsque, pressé d'ei primer quelques regrets è
été si rigoureux pour les vers d'Oronte, il s'écrie a
nomme est pendable après les avoir faits. » Les boutai
Beyle n'étaient, à mon avis, que l'expression exagérée
conviction profonde.
Je n'ai jamais su d'où lui venaient ses opinions s
sujet où il avait le malheur de se trouver en oppositioi
presque tout le monde. Ce que j'ai appris de sa prc
éducation se réduit à ce seul fait : que, fort jeune, il av
confié aux soins d'un ecclésiastique vieux et morose, c
discipline lui avait laissé une rancune qui ne s'effaça js
A la vérité^; L'&s^ntSe Bey^eieié*\ûjlXgr^ contre toute cont
et même iddxfe toute aut5rfté.*(rn* pouvait le séduire
cbose était facile ))s>uryh gji'^flrfl'amusât; mais lui in
une opinion étaijJjngps^&M^^cuir quiconque prenait da
rapports avecYuC'lJqppar^enf jj^e supériorité le bless
vif. Il racontait avec amertume, après quarante ans,
jour, ayant déchiré en jouant un habit neuf, Tabbé (
de son éducation le réprimanda vertement pour ce
devant ses camarades, et lui dit « qu'il était une honu
la religion et pour sa famille. » Voilà une de ces exagei
dont je parlais tout à l'heure. Nous riions quand Beyl
racontait cette histoire; mais lui n'y voyait qu'une tyi
cléricale et une horrible injustice, où il n'y avait pas
pour rire, et il sentait aussi vivement qu'au premier j
blessure faite à son jeune amour*propre.
« Nos parents et nos maîtres, disait-il, sont nos en
naturels quand nous entrons dans le monde. » C'était
se.) aphorisme^. On pense bien que ce ne fut pas à se
NOTKS ET SOUVEMUS. vu
eepieurs qu'il emprunta ses croyances. U citait souvent Uel-
vétius avec grande admiration, et même il m obligea de lire
le lirre de F Esprit; mais jamais, a ma prière, il ne consen-
tit à le relire. Je suppose qu'il y avait pris, entre autres
opinions, celle de Tégalité des intelligences humaines. lUi
moins il ne pouvait se persuader que ce qui lui semblait
faux pût paraître véritable à un autre. Il simaginait, et de
très-bonne foi, je pense, qu*au fond chacun partageaitses idées,
mais qu*on tenait un autre langage par intérêt, par affecta-
tion, par mode ou par entêtement. Il était fort impie, matt^.-
riaiiste outrageui, ou, pour mieux dire, ennemi personnel
de la Providence, peut-être par suite de l'aphorisme que je
rapportais tout à Theure. U niait Dieu, et, nonobstant, il lui
en voulait comme à un maître. Jamais il n'a cru qu'un dévot
fût sincère. Je pense que le long séjour qu'il avait fait en
Italie n'avait pas peu contribué à donner à son esprit cette
tournure irréligieuse et agressive qui se montre dans tous
ses ouvrages, et qu'on lui a si vivement reprochée.
H. Sainte-Beuve, avec sa sagacité ordinaire, a signalé un
des traits les plus frappants du caractère de Beyle, l'inquié-
tude d'être pris pour dupe et une constante préoccupation de
se garantir de ce malheur. De là, cet endurcissement factice,
eette analyse désespérante des mobiles bas de toutes les ac-
tions généreuses, cette résistance aux premiers mouvements
da cœur, beaucoup plus affectée que réelle chez lui, à ce qu'il
me semble. L'aversion et le méprisqu*il avait pour la fausse
sensibilité le faisaient tomber souvent dans l'exagération con-
traire, au grand scandale de ceux qui, ne le connaissant pas
intimement, prenaient à la lettre ce qu'il disait de lui-m^e.
Non-seulement il n'attachait aucune importance à rectiiier
les interprétations plus ou moins malveillantes [qu on don«
VIII lEUVUËS POSTHUMES DE STENDHAL.
naît ù SCS paroles ou à ses écrits, mais encore il trow
malin plaisir, de vanité, je pense, à passer aux yii
gens pour un monstre d'immoralité. Il a dit dans je
laquelle de ses préfaces : « Je n'écris que pour une vti
de personnes que je n'ai jamais vues, mais qui me co^
nent, j'espère... » Pour lui, il n'y avait dans le mon
deux espèces de gens : ceux avec qui il s'amusait, i
auprès desquels il s'ennuyait. Faire le moindre sacrii
donner la moindre peine pour se concilier Testime é
fection des derniers, c'était s'exposer à des relations i
étaient insupportables. L'esprit indépendant, ou, si Toi
vagabond, de Beyle se refusait à toute contrainte. 1
qui gênait sa liberté lui était odieux, et je ne sais pa
s*il faisait une distinction bien nette entre un ennuy
un méchant homme. Sa curiosité constante deconnaiti
les mystères du cœur humain l'attirait même parfois \
des gens pour lesquels il avait peu d'estime, f Mais, *
il, au moins avec eux il y a quelque chose à appren
D'ailleurs, son esprit fier, loyal, incapable d'une ba
l'éloignait de pareille compagnie dés qu'il s'y renc<
quelque avantage autre qu'une satisfaction de curiosi
Ses jugements sur les hommes et les choses étaient d
plus souvent par le souvenir de l'ennui ou du plaisir q
avait éprouvé. Il ne pouvait endurer l'ennui et partageai
de ces docteurs en médecine qui autorisèrent le duc de
guais à poursuivre au criminel un ennuyeux pour te
d*homicide. Il n'est sorte d'exagérations que sa mauva
meur ne lui suggérât contre les livres ou les gens qui i
eu le malheur de le faire bâiller. Homme d'imaginatio
premier mouvement, 6<dyle n'en avait pas moins de g
prétentions à raisonner tout et à se conduire en tout »
NOTES ET SOLVENIRS. ,x
régies de la logique. Ce mot revenait souvent dans sa con-
versation, et ses amis se souviennent de Tempbase particu-
lière qu'il mettait à le prononcer lentement, séparant les
deux syllabes par une virgule : la lo, «ique. C'était toujours
la logique qui devait nous guider dans toutes nos actions,
mais la sienne n'était pas celle de tout le monde, et Ton
était parfois assez embarrassé pour deviner le fil de ses rai-
sonnements. Je me souviens qu'un jour nous voulûmes faire
ensemble un drame dont le héros, coupable d'un crime,
avait des remords, i Pour se délivrer d'un remords, que dit
la Lo-GiQUE? » Il réfléchit un instant. — « Il faut fonder
une école d'enseignement mutuel. »
Il disait qu'à son entrée dans la vie un homme devait
avoir toute prête sa provision de maximes pour les accidents
qui se présentent le plus ordinairement. Une fois qu'on les a
adoptées, il ne faut plus les discuter; il suffit d'examiner ra-
pidement si le cas particulier, au sujet duquel on est perplexe,
peut se résoudre par un des préceptes généraux qu'on a dans
sa réserve. — Ne jamais pardonner un mensonge, >— Saisir
aux cheveux la pr^nière occasion de duel à son début dans
le monde, — Ne jamais se repentir d'une sottise faite ou
dite, voilà quelques-unes de ses maximes.
Bien qu'il n'ait jamais été très^hardi auprès des femmes,
il prêchait la témérité aux jeunes gens : f On réussit, di-
sait-il, une fois sur dix. Mettons une fois sur vingt ; est-ce
que la chance d'être heureux une fois ne vaut pas la peine
de risquer dix-neuf affronts et même dix-neuf ridicules? »
Après les maximes, venaient les recettes, qu'il offrait ga-
ranties. Je m'en rappelle quelques-unes. Une des grandes
causes de nos tourments, c'est la mauvaise houle. Pour un
leune homme, c'est une affaire que d'entrer dans un salon. Il
I rEt'VRKS PO<?THrMES DE STENDHAL.
s'imagine que toat le monde le regarde, et meurt de peu
n'y ait quelque cbose dans sa tenue qui ne soit pas absol
irréprochable. Un de nos amis souffrait plus que pei
de cette timidité, et Beyie disait de lui que, lorsqu^il <
dans le salon de madame?..., on croyait toujours qu'i
cassé quelque porcelaine dans fantichambre : « Je vot
seille ma recette d'autrefois, lui disait-il. Entrez avec
tude que le hasard vous a fait prendre sur Tescalier; (
nable ou non , peu importe; soyez comme la stati
Commandeur, et ne changez de maintien que lorsque ]
tion de rentrée aura complètement disparu. »
Voici sa recette pour le premier duel : f Pendant
vous vise, regardez un arbre et appliquez-vous à en <
ter les feuilles. Une préoccupation distrait d'une autn
occupation plus grave. En ajustant votre adversaire, i
deux vers latins, cela vous empochera de tirer trop ^
remédiera au cinq pour cent d'émotion qui a envoy<
de balles vingt pieds plus haut quUI ne fallait. »
i Si vous vous trouvez seul avec une femme, je
donne cinq minutes pour vous préparer à Teffort prodi
de lui dire : Je vous aime. Dites-vous : « Je suis un U
« je n'ai pas dit cela avant cinq minutes. j> N'importe i
air et dans quels termes vous ferez votre compliment,
que la glace soit brisée et que vous soyez bien détem
vous mépriser vous-môme si vous manquez de cœur. ;
BeyIe, qui prêchait Vamaur-goût, était très-Ci
iVamour-passion. Il y avait une personne dont il ne p
prononcer le nom sans que sa voix s*a1térât. En 18!
le revis après une longue absence. Nous nous étions
rendez-vous à une trentaine de lieues de Paris, et nous i
mille choses à nous dire. Nous devisâmes longtemps h
NOTES ET S0UV2N1RS. xi
allûDt et revenant sur la promenade publique d*une petite
ville, c'est-à-dire dans un des lieux les plus solitaire? de la
France. Là il me parla de ses amours avec une émotion pro-
fonde. C'est la seule fois que je Taie vu pleurer. Une affec-
tion, qui datait de très-loin, D*était plus partagée. Sa maî-
tresse devenait raisonnable, et lui était demeuré fou comme à
vingt ans. «r Comment pouvez-vous m'aimer encore? disait-
elle. J'ai quarante-cinq ans. » — « Pour moi, me disait Beyie,
elle a l'âge qu^elle avait lorsqu'elle s'est donnée à moi pour
la première fois. » Il voyait dans un avenir prochain la rup-
ture d'une liaison qu'il avait toujours chérie. Une pensée à
laquelle il rapportait tout allait être effacée. II me racontait
les témérités d'autrefois de cette femme, aujourd'hui si pru-
dente, et ces souvenirs le transportaient. Puis, avec Tesprit
d'observation qui ne Tabandonnait jamais, il détaillait tous
les petits symptômes, toutes les indications d'indifférence
croissante qu'il avait dû remarquer. La lo-giqoe n'était pas
oubliée. « Sa conduite, après tout, disait-il, est raisonnable.
Elle aimait le whist, elle ne Taime plus; tant pis pour moi
si j'aime encore le whist. Elle est d'un pays où le ridicule est
le plus grand de tous les malheurs. Aimer à son âge est ridi-
cule. Il y a dix-huit mois qu'elle risque ce malheur pour moi .
C'est pour moi dix-huit mois de bonheur que j'ai volés, h Nous
discutâmes longueotônt sur la vérité de ces vers du Dante :
Nesgun maggior dolore
Che ricordarsi del fempo felice
Nella miscria.
Il prétendait que Dante avait tort, et que les souvenirs du
temps heureux sont partout et toujours du bonheur. Je me
souviens que je défendais le poëte. Aujourd'hui il me sem-
ble que Beyie avait raison.
III ŒUVRES POSTHUMES DE STEiNDllÀL.
Il avait eu un autre amour en Italie dont il évi
parler. Cependant il me raconta lui-même la fin tr
de cet amour. La dame avait un mari fort jaloux, à ce
prétendait, et qui Tobligeait à prendre de grandes p
tiens. Les entrevues ne pouvaient être que rares et «
pagnées du plus profond mystère. Pour déjouer to
soupçonS) Beyle se résigna à se cacher dans une petii
éloignée de dix lieues du séjour de la belle. Lorsqu
donnait un rendez-vous, il partait incognito, changea
sieurs fois de voiture pour dérouter les espions doni
croyait entouré; enfin, arrivant à la nuit close, bien
loppé dans un manteau couleur de muraille, il était inl
dans la maison de sa maîtresse par une femme de ch
d'une discrétion éprouvée. Tout alla bien pendant qi
temps, jusqu'à ce que la femme de chambre, querellée
maîtresse ou gagnée par la générosité de Beyle, lui E
révélation foudroyante : Monsieur n'était pas jaloux; m
n'exigeait tant de mystères que pour éviter que Beyic
rencontrât avec un rival, ou, pour mieux dire, avec (
vaux, car il y en avait plusieurs, et la femme de chambr
d'en donner la preuve. Beyle accepta. Il vint à la ville v
qu'il n'était pas attendu, et, craché par la femme de eh
dans un petit cabinet noir, il vit, de^yeuxdela tête, ]
trou ménagé dans la cloison, la trahison qu'on lui h
trois pieds de sa cachette.
« Vous croirez peut-être, ajoutait Beyle, que je soi
cabinet pour les poignarder? Nullement. Il me seml
j'assistais à la scène la plus bouffonne, et mon uniqv
occupation fut de ne pas éclater de rire pour ne pas g
mystère. Je sortis de mon cabinet noir aussi discrèi
que j'y étais entré, ne pensant qu'au ridicule de Tavc
NOTES ET SOUVENIRS. ini
en riant tout seul, au demeurant plein de mépris pour la
dame, et fortaise^après tout, d'avoir ainsi recouvré ma liberté.
J'allai prendre une glace, et je rencontrai des gens de ma
coimaissance qui furent frappés de mon airgai» accompagné
de quelque distraction; ils me dirent que j'avais Tair d'un
bomme qui vient d'avoir une bonne fortune. Tout en cau-
sant avec eux et prenant ma glace, il me venait des envies de
rire irrésistibles, et les marionnettes que j'avais vues une
beaie avant dansaioit devant mes yeux. Rentre chez moi,
je dormis comme à l'ordinaire. Lelendemain matin la vision
dft cabinet noir avait cessé de m'apparaître sous son aspect
bouffon. Gela me sembla vilain, triste et sale. Chaque jour
cette image devint de plus en plus triste et odieuse. Chaque
jour ajoutait un nouveau poids à mon malheur. Pendant
dix-huit mois je demeurai comme abruti, incapable de tout
travail, hors d'élat d'écrire, de parler et de penser. Je me
sentais oppressé d'un mai insupportable, sans pouvoir me
rendre compte nettement de ce que j'éprouvais. Il n'y a pas
de malheur plus grand, car il ôte toute énergie. Depuis, un
peur«nis de cette lai^ueur accablante, j'éprouvais une eu*
riosité singulière à connaître toutes les infidélités qu'on
m'avait faites. Cela me faisait un mal affreux; mais pourtant
j'avais un certain plaisir physique à me la représenter dans
le cours de ses nombreuses trahisons. Je me suis vengé, mais
bêtement, par du persiflage. Elle s'affligea de notre rupture
6t me demanda pardon avec larmes. J'eus le ridicule or-
gueil de la repousser avec dédain. Il me semble encore la
voir me suivre, s'attachant à mon habit et se traînant à ge-
noux le long d'une grande giderie. Je fus un sot de ne pas
loi pardonner, car assurément elle ne m'a jamais tant aimé
que ee jour-là. »>
iiT (EIJVKES POSTHUMES DE STENDHAL.
La constante préoccupation de Beyie était Tétade de
sions. Lorsque quelque provincial lui demandait quelle
sa profession, il répondait gravement : « Observateurdu
humain. » [Un jour il fit cette réponse à un sot qui fail
tomber à la renverse, s'imaginent que c'était un e
misme pour dire espion de police.] Dans chaque an<
pouvant servir à porter la lumière dans quelque co
cœur humain, il retenait toujours ce qu*il appelait le
c'est-à-dire le mot ou l'action qui révèle la passion. Seh
à genoux, voilà pour lui le trait dans Thistoriette <
viens de raconter, et, selon son habitude de tirer des
lui particuliers des conclusions générales, il tenait qu<
façon de faire était l'expression même du remords
Tamour passionné.
Pour terminer sur le sujet de Tamour, Beyle croyai
n'y avait de bonheur possible en ce monde que pc
homme amoureux. « Tout se peint en beau pour lui, di
Je voudrais être amoureux de mademoiselle Flore des
tés, et je ne porterais pas envie à don Juan. »
Après Tamour, la littérature avait la plus grand
dans les affections de Beyle. Il aimait à lire et écrivs
cesse. Nulla dies sine linea, me disait-il souvent en
prochant ma paresse. Quelques négligences qu'on rei
dans ses ouvrages, ils n'en étaient pas moins longi
travaillés. Tous ses livres ont été copiés plusieurs foi
d'être livrés à l'impression ; mais ses corrections ne pc
guère sur le style. Il écrivait toujours rapidement,
géant sa pensée et s'inquiétant fort peu de la forme,
même du mépris pour le style et prétendait qu^un
avait atteint la perfection lorsqu'on se souvenait de &
sans pouvoir se rappeler ses phrases. Plein de haine
tNOTES ET SOUVENIRS. xv
reeberchfi et la prétention, il était impitoyable pour les écri-
vaios qui s'appliqaent à rapprocher des mots surpris de se
trouver ensemble, à polir leurs périodes, à donner aux pen-
sées les plus triviales un tour bizarre qui fasse effet. Nos grands
prosateurs des dix-septième et dix-huitième sièdes étaient de
sa part l'objet d'une admiration sincère et bien sentie. Il les
relisait sans c^esse, afin de se préserver, disait-iK de la con-
tagion du style à la mode de son temps.
Pour lui la poésie était lettre close. Souvent il lui arrivait
d'estropier des vers français en les citant. Bien qu'il parlât
Titalien purement et facilement, et qu'il sût assez bien
l'anglais, il ne connaissait ni le mètre ni l'accentuation
des vers anglais et italiens. Cependant il était sensible à
certaines beautés de Shakspeare et du Dante, qui sont inti-
mement unies à la forme du vers. 11 a dit son dernier mot
sur la poésie dans son livre de V Amour : « IjCs vers furent
inventés pour aider la mémoire ; les conserver dans Tart
dramatique, reste de barbarie. » Racine lui déplaisait sou-
verainement. Le grand reproche que nous adressions à
Racine, vers 1820, c'est qu'il manque absolument aux
nêœurs, ouà ce que, dans notre jargon romantique, nous
appelions alors la couleur locale. Shakspeare, que nous
opposions toujours à Racine, a fait, en ce genre, des fautes
cent ibis plus grossières, que nous nous gardions bien de
citer. « Hais, disait Beyle, Shakspeare a mieux connu le
cœur humain. Il n'y a pas une passion, pas un senti-
ment qu'il n'ait peint avec une admirable vérité avec
ses nuances. La vie et l'individualité inimitable de tous
ses personnages le mettent au*dessus de tous les auteurs
dramatiques. — Et Molière, lui répondait-on, quelle
place lui doonerez-vous? — Molière est un coquin qui n'a
iri ŒUTBES POSTHUMES DE STERDHAL.
pas voulu mettre sur la scèie le Camiûtm, purée
Louis XIY ne le trouvait pas bon. b
Beyle a beaueoup éerit sur les beaux-arts, et a ei
idées à lui, dans un temps où tout le monde aoœptnit
examen les chinions les plus tanases, pourvu qu'elles fu
autorisées par un auteur oâébre. On pourrait dire
a découvert Rossini et la musique iulienne. Ses cou
porains se rappelleront les assauts qu'il eut à soutenir
défendre Fauteur du Barbier et de Sénùramis contr
habitués de rOpëra-Comique d'alors. Dans les prenu
années de la Restauration, le souvenir de nos revers t
exaspéré Torgueil national, et Ton faisait» de toute dis
sien, une question patriotique. Préférer une musique et
gère à la musique française, c'ilait presque trahir le p
De très-bonne heure, Beyle s'était mis au-dessi^ des préji
vulgaires, et sur ce point il lui arriva peut-être quelqu<
de dépasser le but. Aujourd'hui que la âvilisation a
tant de progrés, on a peine à se représenter le courage <
fallait avoir, en 1818, pour dire que tel opéra italioi vi
mieux que tel opéra français, il faut se reporter aux grai
querelles du romantisme et du clasricisme pour s'explic
les précautions oratoires àùùX Beyle accompagne quelqi
uns de ses jugements en matière d'art. Hardis ei témm
même lorsqu'il les publia, ils semblent, à présent, des
rites de M. de la Palice, des truisms, selon Texpresi
favorite de leur auteur. Sans être musicien, Beyle avait
sentiment très-vif de la mélodie, cultivé et perfectionné
une certaine érudition qu'il devait à ses voyages en Itali
en Allemagne. Il me semble qu'il aimait et recherdiait i
tout, dans la musique, les effets dramatiques, ou plutôt qi
analysant ses impressions personnelles il les expliquait
NOTES ET SOUVENIRS. xtii
la langue dramatique, la seule qu'il connût ou qu'il crût
intelligible à ses lecteurs.
Il en était de môme pour les arts du dessin. Admirateur
passionné des grands maigres des écoles romaine, florentine
et lombarde, il leur a prêté souvent des intentions drama*
tiques qui, à mon avis, leur furent étrangères. Lorsqu'il
découvre, dans une Vierge de Raphaël ou du Corrége, son
maître de prédilection, une foule de passions ou de nuances
de passions que la peinture ne saurait exprimer, on se de-
mande s'il a compris les intentions et le but de ces grands
maîtres. Nais il raconte à sa manière les émotions qu'il a
ressenties devant leurs ouvrages; il décrit l'effet dans Tim-
puissance d'en expliquer la c^use. Probablement, s'il avait
essayé d'écrire à différentes reprises ses impressions devant
un même tableau, il aurait été surpris lui-même de leur
variété. Comme tous les critiques, Beyle luttait contre une
difficulté probablement insoluble. Notre langue, et aucune
autre que je sache, ne peut décrire avec exactitude les qua-
lités d'une œuvre d'art. Elle est assez riche pour distinguer
les couleurs; mais, entre deux nuances qui ont un nom,
combien y en a-t-il, appréciables aux yeux, qu'il est abso-
lument impossible de déterminer par des mots. La pauvreté
des langues devient encore bien plus sensible lorsqu'il s'agit
de formes, non plus de couleurs. Un œil médiocrement
exercé reconnaît facilement un contour vicieux. Quiconque
examine la statuette de la Vénus de Hilo, réduite par le
procédé Collas, reconnaît aussitôt que le nez n'est point
antique. Pourtant la différence entre ce nez rapporté et le
nez du statuaire grec ne peut consister qu'en une fraction
de millimètre : or quels mots pourront caractériser cette
forme, dont la beauté dépend d'une fraction de millimètre
iTni ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
en plos on en moins? Ce qui se sent avee tant de facili
ne peut l*exprimer avec du noir sur du blanc, comme
Beyle. De cette Impossibilité d*étre exact est venu le
de chercher des termes de comparaison, qui ne sont
propres à porter quelque clarté dans une question si ob
IjC côté dramatique dans les arts est ce que nous compi
le mieux, nous autres Français, et c*est probabiemem
ce motif que Beyle explique la beauté par la passion. 1
sa prétention à être cosmopolite, il était parfaitement
çais d'esprit comme de cœur.
Il m*a paru beaucoup moins sensible à la sculptur
la peinture. Les statues antiques lui semblaient tro
pourvues de passion, et il leur reprochait de donner
de belles personnes sans esprit. Son sculpteur favori
Canova, dont il admirait la grâce, tout en avouan
était un peu maniéré. Je crois qu'il vantait Michel
plus qu'il ne Taimait au fond . Lorsqu'il me mena v<
Moïse du tombeau de Jules II, il ne trouva d'autre él
m'en faire, sinon qu'on ne pouvait mieux rendre Texpri
d'inflexible férocité «
Beyle faisait peu de cas des coloristes. Nous avioi
grandes discussions à ce sujet. Il méprisait profond
Rubens et son école. 11 reprochait aux Flamands et
aux Vénitiens la trivialité des formes et la basses
l'expression. LeCorrége, selon Beyle, avait réuni, ai
préme degré, le mérite de la forme et Tart de la persp
aérienne. Pour lui, c'était le peintre le plus graciet
Michel-Ange le plus poétiquement terrible.
Il s'était fort peu occupé de l'architecture et n'avait
sidéré les monuments que sous leur aspect pittoresque
s'embarrasser s'ils convenaient à leur destination. Il
NOTES ET SOUVENIRS. m
horreur de tout ce qui était laid et triste^ et ii trouvait ces
deux défauts dans notre architecture nationale. Je creis lui
avoir appris à distinguer une église romane d'une église
gothique; mais il enveloppait Tune et Tautre dans le môme
anathème. — Nos églises sombres et lugubres avaient été in*
ventées, disait-il, par des moines fripons qui voulaient s'en-
nchir en faisant peur aux gens timides. L'architecture ita-
lienne de la Renaissance lui plaisait par son élégance et sa
coquetterie. Au reste, il ne s'attachait qu'à ses détails gra-
cieux et nullement à ses dispositions générales. En dépit de
la lo-gtquBy ce n*était pas sa raison qui jugeait^ mais son
imagination.
Beyle avait été officier quelques mois,et« comme auditeur,
il avait fait plusieurs campagnes, entre autres celle de
fiussie, en 1812, avec le quartier général de l'empereur.
Naturellement brave, il avait observé la guerre avec curio-
sité et froidement. Sans être insensible aux grandes et
poétiques scènes quil avait vues, c'était surtout par ses
côtés bizarres et grotesques qu'il se plaisait à la montrer.
D'ailleurs, il avait en horreur les exagérations de vanité
nationale, et, par esprit de contradiction, il se jetait souvent
dans Texcès contraire. De même que Courier, il se moquait
impitoyablement de ce qu'on a depuis appelé le chauvi-
nUme, sentiment qui, après tout, a son bon côté, car il fait
qu'un conscrit se bat comme un vieux soldat.
Il niait de parti pris toutes les harangues, tous les mots
sublimes dits sur les champs de bataille, f Savez-vous
ce que c'est que l'éloquence militaire? nous disait-il. En
voici un exemple : dans une affaire fort chaude, un de nos
plus braves généraux de cavalerie haranguait en ces termes
ses soldats près de se débander: « En avant, s... J'ai
» ŒUVRES POSTHUMES DR STENDHAL.
f le e.. rond comme une pomme 1 J*ai le c. rond
a une pomme! » Ce qu'il y a de drôle, c est que, dans
ment du danger, cela paraissait une harangue comn
dutre, qu'on fit volte-face et qu'on repoussa Tennemî.
que César et Alexandre, en pareille occasion, parb
leurs soldats d*une façon non moins sublime. »
Autre exemple d'éloquence martiale : t Par
Moscou, nous nous perdîmes le troisième jour de la n
et nous nous trouvâmes, à la nuit tombante, au nombre
viron quinze cents hommes, séparés du gros de Tann
une forte division russe. On passa une partie de la nu
lamenter. Puis les gens énergiques haranguèr^t le
tronset firent si bien, qu'on résolut de s'ouvrir un c
Tépée à la main dès que le jour permettrait de disti
Tennemi. Necroyez pas qu'on ditalors :« Bravess(Jdats
Non. i Tas de canailles, vous serez tous morts demai
(( vous êtes trop j .. . pour prendre un fusil et vous en se
Cette allocution héroïque ayant produit son effet, à la
pointe du jour, nous marchâmes résolument aux B
dont nous voyions encore briller les feux de bivac.
arrivons la baïonnette baissée sans être découverts, et
trouvons un chien tout seul. Les Russes étaient parti
la nuit. )>
Pendant la retraite, il disait qu'il n'avait pas trop se
do la faim; mais il lui était absolument impossible de s
peler comment il avait mangé ni ce qu'il avait mangé,
n'est un morceau de suif, qu'il avait payé vingt frai
dont il se souvenait encore avec délices.
En sortant de Moscou il avait emporté le volume des
ties de Voltaire, relié en maroquin rouge, qu'il avai
dans un palais en feu. Ses camarades le blâmèrent lor
>OTES ET SOUVENIUS. xxi
en lisait le soir quelques pages à la lueur d'un feu de bivac.
On trouvait Tactioii légère. Dépareiller une magnifique édi-
tion ! Lui-même en éprom'ait une espèce de remords, et, au
bout de quelques jours, il laissa le volume sur la neige.
Il fut du petit nombre de ceux qui, au milieu de toutes les
misères que notre armée eut à souffrir dans la désastreuse
retraite de Moscou, conservèrent toujours leur énergie mo-
rale, le respect des autres et d'eux-mêmes. Un jour, aux
environs de la Bérésina, Beyie se présenta devant son chef,
M. Dam, rasé et habillé avec quelque recherche. M. Daru
lui dit ! « Vous avez fait votre barbe, monsieur? Vous êtes
un homme de cœur. »
M. B., auditeur au conseil d'État et attaché au quartier
général, m'a raconté qu'il devait la vie à Beyle, qui, pré-
voyant l'encombrement des ponts au passage de la Bérésina,
lobligea de passer sur l'autre rive le soir qui précéda la
déroute. Il fallut presque employer ta force pour décider
M.B. à faire quelques centaines de pas. Il faisait le plus
grand éloge du sang-froid de Beyle et du bon sens qui ne
Tabandonna jamais au moment où les plus résolus perdaient
la tête. Beyle était homme de ressources dans les cinson-
stanoes graves; il disait modestement qu'il devait cet avan-
tage à sa provision de maximes toutes faites, au moyen
desquelles il se trouvait prêt pour agir lorsque les autres
perdaient leur temps à délibérer.
Be même que beaucoup de gens de son âge, Beyle me pa-
raissait juger ses contemporains avec beaucoup de sévérité,
et notre génération avec un peu d'indulgence. Il admi-
rait le goût pour l'étude et la curiosité de connattre le fond
àtê choses qui distinguaient les jeunes gens de vingt ans,
lorsqu'il en avait quarante; Il se moquait un peu de notre
XXII ŒUVRES POSTHUMES DE STENUUAl..
gravité et de notre pédanterie, mais disait que nous n'
pas des dupes, comme on l*était de son temps. Seio
habitude de se montrer pire qu'il n'était, il affectait d
priser l'enthousiasme qui a fait faire de si grandes '
aux hommes de son époque. « Nous avions le feu
disait-il; et moi aussi, quoique indigne. On m'avait c
à Brunswick pour lever une contribution extraordina
cinq millions. J'en ai fait payer sept, et j'ai manqué
assommé par la canaille qui s'insurgea, exaspérée par I
de mon zèle. Mais l'empereur demanda quel était Tau
qui avait fait cela, et dit : <( C'est bien. >
Il était dificile de savoir quels étaient ses sentiments
gard de Napoléon. Presque toujours il était de Topinioi
traire à celle qu'on mettait en avant. Tour à tour frondt
enthousiaste, quelquefois il en parlait comme d'un pa
ébloui parles oripeaux, manquant sans cesse aux règles
Lo-GiQUE ; d'autres fois c'était une admiration presque id(
Les hommes de l'Empire étaient traités aussi diversemei
leur maître. 11 avait commencé une histoire de Napolé
ne s'est pas retrouvée dans ses papiers. On en peut v(
fragment écrit avec verve dans ses voyages en France
l'arrivée de l'empereur à Grenoble en 1815. Si j'ei
par les récits de Beyle, il me semble que vers l'éj
de sa jeunesse il y avait moins d'égoïsme qu'aajouri
et que les affectations à la mode étalent d'un genre
noble. Ainsi Beyle, bien qu'aimant la bonne chère, s<
dait bien d'en convenir. Il trouvait même du temps
celui qu'on passe à manger, et souhaitait qu'en avalai
pilule le matin on fût quitte de la faim pour toute la joi
Aujourd'hui on est gourmand, et l'on s'en vante. Du
de Beyle, un homme prétendait, avant tout, à l'énergie
JSOTES ET SOUVENIRS. xxiii
courage. Comment faire campagne si on est gastronome!
Beyle aimait les réunions intimes et peu nombreuses.
Dans un petit cercle, entouré d'amis ou de gens contre les-
quels il n'avait pas de préventions, il s*abandonnait avec
bonheur à toute la gaieté de son caractère. Il ne cherchait
nullement à briller, seulement à s'amuser et à amuser les
autres; c car, disait-il, il faut payer son entrée. » Toujours
eu verve, il était parfois un peu fou, voire même inconve-
naut; mais il faisait rire, et il était impossible à la pruderie
de garder son sérieux. La présence d'un ennuyeux ou d'un
esprit malveillant le glaçait et le mettait promptement en
fuite. Jamais il n'eut Tart de savoir s'ennuyer. Il disait que
la vie est courte et que le temps perdu à bâiller ne se re-
trouve plus. 11 admirait beaucoup ce mot de M. de H...
« que le mauvais goût mène au crime. »
La bonne foi était un des traits du caractère de Beyle. Per-
sonne n'était plus loyal ni d'un commerce plus sûr. Je n'ai
jnmaisconnu d'homme de lettres plus franc dans ses criti()ues
ni qui reçût plus galamment celles de ses amis. 11 aimait à
communiquer ses manuscrits et demandait qu'on les an-
notât sévèrement. Quelque dures, quelque injustes même
que fussent les observations, jamais il ne s'en fâchait. Une
de ses maximes était que quiconque fait le métier de mettre
du noir sur du blanc ne doit ni s*étonner ni s'offenser
lorsqu'on lui dit qu'il est une bête. Cette maxime, il la pra-
tiquait à la lettre, et, de sa part, ce n'était pas indifférence
réelle ni affectée. Les critiques le préoccupaient beaucoup;
il les discutait vivement, mais sans aigreur, et comme s'il
se fût agi des ouvrages d'un auteur mort depuis plusieurs
siècles.
Il avait pris Thabitude bizarre de s'entourer de mystère
xxiT ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
dans les actions les plus indifférentes, afin de dérouter la
police, qu*il croyait probablement assez simple pour s'oc-
cuper des bavardages de salons. Jamais il n'écrivait une
lettre sans la signer d*un nom supposé; il la datait A' Abeille
au lieu de Civita-Vecchia. Les notes qu'il prenait sans cesse
étaient des espèces d*énigmes dont il était souvent lui-même
hors d*état de deviner le sens, quand elles remontaient à
quelques jours.
Il ne craignait pas la mort, mais il n'aimait pas à en par-
ler, la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que
terrible. Il a eu celle qu'il désirait, celle que César avait
souhaitée : Repentinam inopinatamque.
P. Mérimée,
LETTRES
DE
HENRY BEYLE
A MONSIEUR F.... F.... A PARIS.
Strasbourg, le 5 avril 1809.
Deux heures viennent de sonner dans le fameux clocher de
Strasbourg, où jcsuis monté avant-hier. Je me promène depuis
niinait en long et en diagonale, dans un salon sans feu : je gèle;
mais j*ai Favantage d'être en grande tenue.
J'ai trouvé une occasion de placer le protégé de M. Pascal ;
mais j'avais oublié le nom de cet ami. J'ai demandé une place
pour M. Lepère : il a un nom. à peu près comme ça. Tàehc de
l*accrocher sur ma table, avec un bel exemple de son écriture,
et de m^nvoyer ledit nom.
Ck>mme je ne f ai pas vu les trois derniers jours de mon Psk
ris, il faut que je le conte que madame *** a été avec moi comme
à Fordinaire, ne me parlant que lorsqu'elle y était forcée, et me
préférant qui, en courage, en biens et qualité, me sont très-in-
férieurs, sans nulle vanité. Négligence, presque dédain ; elle me
regardait comme on regarde un baril de poudre.
I. 1
2 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Noas avons versé complètement près de Blamont ; ç*a
seul événement un peu gai de noire route. Le saint jour d
ques, à neuf heures du matin, j'étais sur le côté.
Surveille bien Auguste, pour qu'il agisse d'une manière
venable. Si Ton se sert de l'objet, il faut bien se garder de
voyer rue Contrescarpe; c'est même une maladresse d
parlé de ce voyage.
Si tu n'as rien de mieux à faire, écris au Moniteur que j
près de M. Daru, intendant général, au quartier généra
périaL
Abonne-moi au Journal de Paris, à la Bibliothèque brii
que, à tout ce que tu voudras.
Adieu, embrasse La Bergerie, et exprime, si tu le peux,
mes regrets aux habitants de l'hôtel d'Orléans. Fallait>H y i
ter pour le quitter sitôt-!
Je crois Taimable Belisle parti; s'il ne l'est pas, dis-lui q
Taime tendrement.
Je grelotte, la demie sonne, et je reste à mon poste. — J
suis présenté à peu près moi-même chez la madame Réci
de Strasbourg ; accueilli comme un ange et invité pour jeu
II
▲ MONSIEUR P.... F.... A PABIS
Donawerth, le 16 avril 1809.
Je n'ai le temps de rien faire; j'ai toujours quinze à vingt
intimes qui lisent ce que j'écris par-dessus mon épaule. Je
che dans un cabinet avec M. G. ; nous voyageons enseï
En sorte que je ne sais où écrire, ni où conserver ce qu
écrit.
Ce matin à quatre heures, réveil; à cinq heures vingt min
départ pour Augsbourg ; journée charmante. J'aperçois t<
coup les Alpes : moment de bonheur. — Les gens à calcul, co
Guillaume 111 , par exemple, n'ont jamais de ces momen(
Ces Alpes étaient, pour moi, l'Italie.
LETTRES A SES AMIS. 3
A trois lieues d'Àugsbourg, qui est à douze d'ici, contre-or-
dre, et nous retournons dans nos logements.
J'ai eu ridée d'écrire mon journal le plus possible, et de t'en
envoyer les feuilles à mesure ; deux avantages : abréviation de
Jettres et sûreté. Seulement, ne perds pas ces feuilles.
Je suis si peu tranquille que je ne trouve rien à te dire.
Je suis de plus en plus content des voyages ; quel effet ne pro-
duiraient-ils pas sur loi, qui, quoique je l'aie dit, n'es pas faible?
Ils ont enseigné la véritable philosophie (celle de tourner tout au
gai) aux animaux les plus débiles de cette terre.
Je sens que ma passion pour Paris est bien diminuée, mais
non pas le sentiment pour la charmante G..., que j'aimais avant
mon départ; ce sentiment est, au contraire, augmenté.
ni
A MONSIEUR F.... F...., ,A PARIS.
Landshut, hi 26 avril 1809.
Je jouis d'une disgrâce assez complète. On parle à tout le
monde, fors à moi. Quelle en est la cause? Il ne me paraît guère
probable que je sois commissaire des guerres au commence-
ment de la campagne. Sans doute à la fin, avec tout le monde,
lorsque les convenances théâtrales ne permettront guère de faire
autrement.
Quant à notre bureau, il ressemble assez à la cour du roi Pé-
taud. L'avantage y est pour les parleurs ab hoc et ab hac, et je
ne parle presque pas. — Le bon de tout cela, c'est que l'ambi-
tion ressemble assez à l'amour, dont on a dit :
Si l'amour vit d'espoir, il s'éteint avec lui.
Je voudrais bien parler, mais il s'agit d'avoir un flux de pa-
roles plates ou communes à débiter^
Adieu, je cours Toir S» M.
4 ŒUVHES POSTliUMKS DE STENDHAL.
IV
A MONSIEUR F.... F...., A PARIS.
Wels, le 3 mai 1809.
Je n'ai pas le temps de f écrire loiiguemeut ; Taimable
est ici. Lis, si tu veux, la lettre ci-joiote à ma sœur, et fa
partir ensuite.
J'ai besoin d'imagination ; achète-moi, je l'en prie, les j
tyrs de M. de Chateaubriand, trois volumes, et envoie-les
par les bureaux de la liste civile.
J'eus réellement envie de vomir en traversant Ebersbers
voyant les roues de ma voiture faire jaillir les entrailles
corps de pauvres petits chasseurs à moitié brûlés. Je me n
parler pour me distraire de cet horrible spectacle; il résull
là qu'on me croit un cœur de fer.
On m'estime, mais on ne m'aime pas. Tout cela vient é
que dire des puérilités pendant douze heures, chaque j
m'assomme, et je me tais.
A MONSIEUR Fé... F...., A PARIS.
Saint-Polten, le 11 mai 1809.
Hier, le soir du jour de ma conversation avec M. de T
j'ai reçu une lettre que je t'envoie , parce que je n'ai p
temps de In copier. Tu verras aussi la réponse, que tu mettra
suite à la petite poste. Si le temps le permettait, je te demande
si tu y trouves quelque grosse faute romanesque, de me la
voyer pour qu'il en soit fait une autre édition. Le temps i
quant, corrige avec un grattoir ; on ne connaît pas assez
écriture pour s'apercevoir que les corrections qui, d'aill
porteront probablement sur un mot ou deux, sont d'une i
main.
LETTRES A SES AMIS. 5
u
Ici, plus qu'ailleurs, dis-moi toute la yérité, et donne-moi
beaucoup de détails. — J'avais écrit de Donawerth et ensuite de
Wels ; mais mes lettres ont un grand défaut, c'est d'être encore
dans ma vacbe. Est-il bien ou mal que je n'aie pas proGté de :
Vous m'écrirez?
A propos de Wels et de ce qui m'y est arrivé, je me souviens
de l'épigrapbe d'un roman : Une timidité hardie. Vous prenez
au pas les précautions qu'il faut pour rester en selle au galop ;
ce n est pas timidité, mais c'est qu'au fond du coeur vous aspirez
à galoper.
Je ne sais ce que tu penseras de mon aventure de 'Wels; mais
sois sûr que jamais tu ne me sembleras long, parlant de cet
article.
J'ai choisi un papier épais , afin que tu puisses gratter s'il y a
lieu. Un peintre veut représenter le matin; il sait que les teintes
bleues dominent dans cette aimable partie du jour. La tête toute
pleine de cette idée , il travaille depuis minuit jusqu'à deux
heures à son tableau ; mais il est trop préoccupé pour juger de
l'eflet ; il a peut-être fait trop bleu. Ainsi, gratte et sois sévère
dans ta réponse.
Ecris-moi toujours sous l'enveloppe pure et simple de M. le
comte Daru. Dans le désordre habituel à l'armée, les lettres de
particuliers courent de grands dangers. Un de nous a eu occa-
sion d'aller aujourd'hui fureter à la poste; il nous a rapporté
des lettres à tous, une de toi, entre aplres.
Je te regrette bien depuis quelques jours ; il me sen^ble qu'il
y a un an que j'ai quitté Paris.
Nous partons pour Vienne, ou, pour mieux dire, pour Scbœn-
bruno, le 12, à cinq heures du matin.
VI
A MONSIEUR F.... F...., A PARIS.
Vienne, le 8 mai 1809.
J'ai éprouvé, les premiers jours de mon séjour à Vienne, ce
contentement intérieur etbien-être parfait que Genève seule m'a-
6 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
vail rappelé depuis l'Italie. Gel état est nn peu dimioué
rhabitude qui commence à se former. Il n'en reste pas mi
que Vienne est pour moi une yille très-agréable.
L*adorabIe Martial Daru a été nommé intendant avant-b
ce malin il m'a demandé à son frère, comme étant au fait d
manière de travailler. M. Daru a répondu : « Fais la lettn
la signerai. » Ainsi, suivant toute apparence, me voilà Vien;
pour un au ou deux. Je ne suis point sûr de ne pas regrc
tout ce que verront ceux qui iront en Bohême et en ilongric
peut-être en Turquie; mais
1° Je n'étais pas tout à fait, à ce que j*ai Tamour-proprc
croire, à ma place ;
2*" Martial demandera pour moi plus qu'on n'aurait fait o^
rellement.
J'espère que le chef suprême ne verra rien de mal là-dedi
peut-être me marquera-t-il un peu de froid.
Je t'écris du bureau au moment même où Martial vient
m'apprendre le changement de mon affaire. Tu devines les
tails, et, d'ailleurs, je t'en ennuierai au premier momeni
tranquillité.
J'oubliais qu'au théâtre de la porte de Garintbie on enl
d'excellente musique, et qu'il y a un ballet à l'italienne avec
grotesques.
Le séjour de Vienne me charme et produit une singulière
tesse ; trop de penchant à l'amour, une jolie femme à cbs
pas. Quel regret de n'avoir pas consacré ma vie aux talents
Montbadon possède si bien, au talent de leur plaire!
Ëcris-moi donc, et envoie-moi des journaux. On dit que i
serons i : douze jours.
VII
instrdction pour mm. félix f...., ou louis g...., ou làmbe!
(de lyon).
Paris, le 1" septembre 1840.
Je vous ai désignés^ mes chers amis, pour exécuteurs t
LETTRES À SES AMIS. 7
mentaires. Je yous prie de tenir la présente instruction secrète,
afin que les sots ne puissent nullement en arrêter Texécution.
J*ai quelques petits fonds placés à Paris ; on peut voir chez
MM. Oberkampf et Duchesne. M. F. F.... me doit de 10 à
15,000 fr.; M. Joseph-Chérubin Beyle, ou M. Duchesne, me doit
20,000 fr.
Faire rentrer le tout sans délai.
Ces rentrées formeront un fonds, sur lequel vous acquitterez
d'abord les legs du testament et quelques-uns qui sont à la fin
de la présente.
M. F.... sait si j'ai un enfant. Si je n*en ai point à Vépoque de
mon décès, ou que M. F. soit lui-même décédé, je vous prie, mes
chers amis, de placer les fonds provenant des sommes ci-dessus
indiquées d*une manière sûre et telle que le revenu en soit
durable à jamais, si faire se peut. Je vous laisse entièrement
maîtres du choix. Un fonds de terre près de Philadelphie ou
d'Edimbourg pourrait remplir mes intentions.
Du revenu annuel dudit fonds, vous fonderez, suivant les for-
mes les plus stables possibles, en Angleterre, un prix annuel.
Ce prix (dont Tadministration sera en Angleterre, tant que cette
île respectable n'aura pas été conquise, et si ce malheur est
arrivé, en Amérique], ce prix sera décerné :
La première année, à Londres;
La seconde, à Paris ;
La troisième, à Gœltingue, où Berlin;
La quatrième, à Naples;
La cinquième, à Philadelphie;
La sixième, à Londres.
Et ainsi de suite en continuant cet ordre.
Le prix sera adjugé par une société ou réunion de plus de
cinq membres et de moins de vingt. Vous choisirez des juges
impartiaux. Si une telle réunion ne peut avoir lieu sans com-
promettre les juges dans les villes du continent, chaque année
de leur tour et à leur refus, le prix sera adjugé par une société
composée d'Anglais : je suis sûr que cette nation fournira tou-
jours plus de vingt hommes éclairés, courageux et ne dédai-
Snam pas d'être utiles aux hommes en secondant mes vues.
8 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
C'est à vous, mes chers amis, d*assurer Texécution de
projet par des mesures sages, calculées d'aprè^ la connais
des hommes et des gouvernements. Je vous conseille, à
occasion, de relire Delolme.
L'ouvrage qui remportera le prix devra être écrit en fra
anglais, italien, espagnol, latin ou allemand; dans ce d<
cas, accompagné d'une traduction en Tune des cinq i
langues.
Cet ouvrage devra être écrit en style simple, clair et <
du ton d*une description anatomique et non d'un discoa
divisé en trois parties : l*" Exemples tirés de l'histoire ; T c
pies tirés des imitations de la nature (poésies, romans,
3® enfin, description exacte et froide.
On proposera à tous les hommes, sans restriction, par h
des journaux des capitales susdésignées, les questions suiva
Qu'est-ce que Tambition, Tamour, la vengeance, la haii
rire, les larmes, le sourire, l'amitié, la terreur, l'hilarité?
Quel est le plus grand comique?
Pour obtenir le prix, l'ouvrage devra être de soixante
in-8% caractère cicéro. Les juges sont invités à préférer le
simple au style dit oratoire, et surtout les pensées au
Quand les questions indiquées ci-dessus auront été épuisé<
les proposera de nouveau, en recommençant par l'ambition,
tant que les révolutions permettront au legs de subsister,
doute pas que quelque ami des hommes ne répare les dii
tions qui pourraient survenir dans la somme destinée I
donnée en prix.
Le prix sera :
i*" Une médaille d'or, dans une partie de laquelle oi:
entrer ces mots : Nosce te ipsunif et ces autres : Bonheui
la monarchie tempérée.
'2" Une édition complète de Shakspeare, en anglais, du
de dix napoléons (200 fr.).
Je vous in vile, mes chers amis, à ne faire proposer U
que lorsque la fondation sera assurée, par exemple, par 1
d'une métairie en Amérique ou en Ecosse.
LETTRES A SES AMIS. 9
VIII
AMOHSIEUR R. COLOMB, GONTllèLEDR PRINCIPAL DES DROITS RÉUNIS, A
GENÈVE, DÉPARTEMENT DU LÉMAN.
Paris, le 26 janvier 1811.
En ta qualité d'habitant et d*aini d'une ville essentiellement
raisonnable, tu trouveras peut-être bien oiseuse cette question :
La comédie peut-elle être utile?
fTimporte, voici un rapport à ce sujet; laisse pour un mo-
ment la maltôte, et daigne le lire; M. Français^ ne t'en voudra
pas pour cela, car il aime les lettres et ceux qui les cultivent.
Saint-Lambert dit que Molière a cherché à fortifier Tesprit de
société. Il avait réussi. Cet esprit est maintenant trop fort pour
le bonheur des Français; il faudrait le diminuer, porter les
Français à chercher le bonheur dans eux-mêmes, et ensuite
dans leurs rapports avec leur maison, leurs parents intimes.
Voir ce qui nuit au bonheur de chacune des maisons où je
vais, n faudrait faire pour chaque maison une comédie dont les
incidents fussent arrangés de manière à faire dire aux gens de
cette maison.:
l"* Il est nuisible au bonheur,
2* Ou il est ridicule
de faire telle chose. Cette telle chose serait précisément celle
qui nuit à leur bonheur.
Il faut une certaine force d*àme dans un homme pour qu'il
poisse considérer ce qui nuit ou sert à son bonheur, sans que
l'extrême intérêt qu'il prend au sujet dont on discute Tintérêt
ne lui fasse venir les larmes aux yeux, et ne trouble ainsi sa
vue. II arrive souvent qu'en discutant avec une femme ce qui est
de son bonheur, elle commence par ne pas vous comprendre,
et lorsqu'elle sent enfin de quoi il s'agit, la seule compréhension
de pouvoir être malheureuse la fait fondre en larmes. Ainsi
* M. lecomle Français (de Nantes), fondateur des droits réunis, était alors
conseiller d'État à vie et directeur général de celte administration. (R. C)
1.
iO ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHàL.
Toas n^avex jamais pu en obtenir d^attention : d^abord elle i
eomprenait pas la question, el dès qn^ette Ta en saisie, elle
été trop affligée pour pouvoir juger et raisonner.
D'ailleurs, pour faire conclure à ce bourgeois d'Âuxerre qi
telle chose est contraire à son bonheur, il faudrait lui présent
un tableau du malheur où telles habitudes pareilles aux sienn
ont conduit le personnage de la comédie. Ce spectacle ne fe
nattre aucun plaisir dans son cœur; il n*y reyiendra pas, et *
chassera le souvenir comme celui d'une mauvaise pensée.
D'où je conclus que la comédie doit abandonner le premî
moyen aux sermonnaires, s'il s'en trouve jamais d'assez bo
pour s*emparer de cette mine.
I! reste donc à montrer, dans Vétat de ridicule, à chaque i
dété, la mauvaise habitude qui V éloigne du bonheur,
Arnolphe pouvait être très-heureux; c'est un homme d'<
prit, qui a de la fortune, qui a fait des c... pendant toute
jeunesse, et qui a ri de tous les ridicules qui lui sout tomt
sous la main ; il a quarante-cinq ans, mais il est fort vert e
core. Cinq ou six chemins différents pouvaient le conduire
bonheur, mais il s'entête de la manie d'être marié et non c.,..
Molière pouvait montrer aux Arnolphe de la société tous ]
malheurs qu'entrahie la poursuite de cette chimère ; monti
Arnolphe déshonoré, eoûn conduit k la potence ou se brâU
la cervelle.
Il Ta montré ridicule, et a seulemrat laissé entrevoir
malheur,
]je même raisonnement sur Orgon, qu'il montre ridicule
non malheureux.
Idem sur Alcesle. Je remarque qu*il pouvait le montrer be
coup plus ridicule.
GoUin^ a montré le vieux célibataire malheureux ; à quoi o
dit qu*il avait peint le malheur d'un vieux sot, qui avait pei
le bonheur en même temps que la faculté d'aimer. Et j'ajo
qu'eût- il peint le malheur même d*un vieux célibataire, hom
d'esprit, il n'aurait pas encore fait une vraie comédie. Il fal
peindre un tel personnage dans des positions ridicules.
« Coliin d*Harleville.
LETTRES A SES AMIS. 41
GoUio a cependant le mérite d'avoir éloigné la tristesse
sèche et acre par Taspect attendrissant sous lequel il nous
présente M. Dubriage.
Mais des spectateurs faits pour la vraie comédie ne retourne-
raient pas à celle-ci et iraient à rOpéra-Buffa.
Délibéré à Paris les jour, mois et an que dessus.
GONICKPHILE. ArNOLPHE H*.
IX
A M. F.... V,,,., A GRENOBLE.
Smolensk, le 19 août 1812.
L'incendie nous parut un si beau spectacle que, quoiqu'il îùt
sept heures, malgré la crainte de manquer le dîner (chose uni-
que dans une telle ville), et celle des obus que les Russes lan-
çaient, à travers les flammes, sur les Français qui pouvaient être
sur le bord du fioryslhène (le Dnieper), nous- descendîmes par la
porte qui se trouve près la jolie chapelle; un obus venait d'y
éclater, tout fumait encore. Nous fîmes en courant bravement
une vingtaine de pas ; nous traversâmes le fleuve sur un pont
que le général Kirgener faisait construire en toute hâte. Nous
allâmes tout à fait au bord de l'incendie, où nous trouvâmes
beaucoup de chiens et quelques chevaux chassés de la ville par
l'embrasement général.
Nous étions à nous pénétrer d'un spectacle si rare, quand
M... fut abordé par un chef de bataillon, qu'il ne connaissait
que pour lui avoir succédé dans un logement à Rostock. Ce
brave homme nous raconta au long ses batailles du malin et de
la veille, et ensuite loua à l'infini une douzaine de dames de
Rostock, qu'il nous nomma ; mais il en loua une beaucoup plus
que les autres. La crainte d'interrompre un homme si péné-
tré de son sujet et l'envie de rire nous retinrent auprès de lui
jusqu'à dix heures, au moment où les boulets recommencèrent
de plus belle.
Nous déplorions la perte du dîner, et je convenais avec M...
il ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
qu'il entrerait le premier pour essuyer la réprimande que i
méritions de la part de M. D..., quand nous aperçûmes dai
haute ville une clarté extraordinaire.
Nous approchons, nous trouvons toutes nos calèches au mi
de la rue, huit grandes maisons voisines de la nôtre jetant s
des flammes à soixante pieds de hauteur et couvrant de c
bons ardents, larges comme la main, la maison qui était à i
depuis quelques heures; nous en fîmes percer le toit en cin*
six endroits et nous y plaçâmes, comme dans des chaires à \
cher, une demi- douzaine de grenadiers de la garde, arme
longues perches pour battre les étincelles et les faire tom
ils firent très-bien leur office. M. D... prenait soin de I
Activité, fatigue, tapage, jusqu'à minuit.
Le feu avait pris trois fois à notre maison, et nous l*av
éteint. Notre quartier général était dans la cour, d'où, assis
de la paille, nous regardions les toits de la maison et des
pendances, indiquant par nos cris les points les plus cha
d*étincélles à nos grenadiers.
Nous étions là, MM. D..., le comte Dumas, Besnard, Jact
miuol, le général Rirgener, tous tellement harassés, que i
nous endormions tout en nous parlant; le maître de la ms
seul (M. D...) résistait au sommeil.
Enfin parut ce diner si désiré ; mais quelque appétit que
eussions, n'ayant rien pris depuis dix heures du matin, il
très-plaisant de voir chacun s*endoTmir sur sa chaise, la 1
chette à la main. Je crains bien que mon énorme histoii
produise le même effet. Daignez me le pardonner, madame
brûler ma lettre, parce que nous sommes convenus que le
letin seul doit parler de Tarmée.
Mademoiselle de Gamelin reconnaîtra mon goût pour les ,
naux; mais, comme nous manquons tout à fait d'encre et
faut la faire à cliaque fois qu'on trempe la plume, c'est la
mière lettre que j'écris, et, quelque longue qu'elle soit, j'ai
encore bien des choses à dire. Daignez y voir du moins,
dame, l'hommage de mon respectueux dévouement et rap]
' Plaisanterie ou passe-port.
LKTTUES A SES AMIS. i3
mon respect à madame Nadot, mademoiselle de Gamelin et la
grande mademoiselle Pauline.
L'armée a encore poussé les Russes de quatre lieues celte
uuil; nous voilà à quatre-vingt-six lieues de Moscou.
A MONSIEUR F.... F...., A GRENOBLE.
Smolensk, à qu^ttre-viiigts lieues de Moscou, 24 août 1812.
J'ai reçu ta lettre en douze jours, quoiqu'elle ait fail huit
cents lieues, comme tout ce qui nous arrive de Paris. Tu es
bien heureux et j'en suis content. Je n'ai plus d'idée de ce mien
conseil que tu trouves bon. Serait-ce celui de commencer de
bonne heure à travailler à l'édition de Montesquieu et de ma-
rier l'idée de cet ouvrage à celle de ton bonheur?
Le mien n'est pas grand d'être ici. Gomme l'homme change!
Cette soif de voir que j'avais autrefois s'est tout à fait éteinte ;
depuis que j'ai vu Milan et l'Italie, tout ce que je vois me re-
bute par la grossièreté. Groirais-tu que, sans rien qui me touche
pins qu'un autre, sans rien de personnel, je suis quelquefois sur
le poUit de verser des larmes? Dans cet océan de barbarie, pas
un son qui réponde à mon âme ! Tout est grossier, sale, puant
au physique et au moral. Je n'ai eu un peu de plaisir qu'en
me faisant faire de la musique sur un petit piano discord, par
un être qui sent la musique comme moi la messe. L'ambition
ne fait plus rien sur moi ; le plus beau cordon ne me semblerait
pas un dédommagement de la boue où je suis enfoncé. Je me
figure les hauteurs que mon âme — (composant des ouvrages,
entendant Cimarosa et aimant Angela, sous un beau climat), —
que mon âme habite, comme des collines délicieuses; loin de ces
collines, dans la plaine, sont des marais fétides; j'y suis plongé
et rien au monde que la vue d'une carte géographique ne me
rappelle mes collines.
Groirais-tu que j'ai un vif plaisir à faire des affaires officielles
qui ont rapport à l'Italie? J'en ai eu trois ou quatre qui, même
finies, ont occupé mon imagination comme un roman.
14 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
J*ai éprouvé une contrariété de détail dans le pays de Wî
à Boyardowiscoma (près de Rrasnoî), où j'ai rejoiot qaan<
pays n'était pas encore organisé. J'ai eu des peines physic;
extrêmes. Pour arriver, j'ai laissé ma calèche derrière, et c
calèche ne rejoint point. U est possible qu elle ait été pil
Pour moi, personnellement, ce ne serait qu'un demi-malh<
4,000 fr. environ d'effets perdus et de l'incommodité ; mai
portais des effets à tout le monde. Quel sot compliment à (
aux gens !
Ceci, cependant, n'influe pas sur la manière d'être que je
exposée. Je vieillis. H dépend de moi d'être plus actif qu'auc
des personnes qui sont dans le bureau où j'écris, l'oreille as
gée par des platitudes; mais je n'y trouve nul plaisir. Où es
bureau de Brunswick ou celui de Vienne? — Tout cela tend
rieusement à me faire demander la sous-préfecture de Roi
Je n'hésiterais pas si j'étais sûr de mourir à. quarante ans. (
pèche contre le bélisme ^ C'est une suite de l'exécrable édi
tion morale que nous avons reçue. Nous sommes des oran^
venus par la force de leur germe, au milieu d'un étang de gl£
en hlande. — - Écris-moi plus longuement ; j'ai trouvé ta le
bien courte pour huit cents lieues. Engage Angela à m'écr
— - Je n'aime pas plus Paris qu'à Paris; je suis blasé pour c
ville comme toi, je crois; mais j'aime les sensations que P(
ting and Opera-Buffa va y ont données pendant six mois.
Adieu, je crois qu'on part.
XI
A MONSIEUR F.... F...., A GRENOBLE.
Moscou, le 2 octobre 1812.
J*ai reçu avant-hier dans mon lit ta petite mais bonne le
du 1 2 septembre, mon cher ami. Pour achever le contraste
l'automne de 1811 et celui de 1812, la fatigue physique extn
et la nourriture composée exclusivement de viande m'ont do
* Cette expression signifie : idées, principes, particaliers à Beyle. (R
LETTRES A SES AMIS. 15
une bonne fièvre bilieuse qui s'aunonçait très-ferme ; nous l'a-
vons menée de même, et je f écris de chez le ministre; c'est
ma première sortie. Cette maladie m'a été agréable en me don-
nant huit jours de solitude. J^al eu le temps de voir que, les cir-
constances étant extrêmement ennuyeuses, il fallait s'appliquer
à quelque chose d'absorbant. J*ai donc repris Letellier^, Ce qui
m'y a porté, c'est le souvenir des plaisirs purs et souvent ravis-
sants que j'ai eus l'hiver dernier pendant sept mois, à compter
do 4 décembre. Cette occupation m'a intéressé hier et avant-
hier. Le bonheur éclaircit le jugement, et j'ai vu encore plus
clairement aujourd'hui que c'était un très-bon parti.
Ta dois sentir cette vérité que le bonheur éclaircit le juge-
ment. Sur les choses qui avaient rapport aux femmes, sur la
manière de leur donner la sensation de l'amabilité, etc., tu
avais beaucoup de jugements qui me semblaient viciés, parce
que, sur des raisons baroques et nullement existantes dans la
nature, telles qu'un grand nez, un grand front, etc., tu t'obsti-
nais à te voir toujours dans un des bassins de la balance. Main-
tenant le bonheur te place dans l'autre et doit te ramener natu-
rellement aux principes du pur bélisme, — Je lisais les Confes-
sions de Rousseau il y a huit jours. C'est uniquement faute de
<leax on trois principes de bélisme qu'il a été si malheureux.
Cette manie de voir des devoirs et des vertus partout a mis de
la pédanterie dans son style et du malheur dans sa vie. Il se lie
avec an homme pendant trois semaines : crac, les devoirs de
l'amitié, etc. Cet bomme ne songe plus à lui après deux ans ; il
cherche à cela une explication noire. Le bélisme lui eût dit :
«Deux corps se rapprochent, il naît de la chaleur et une fermen-
tation; mais tout état de cette nature est passager. C'est une
fleur dont il faut jouir avec volupté, etc. » Saisis-tu mon idée?
l'es plus belles cboses de Rousseau sentent l'empyreume pour
inoi, et n'ont point cette grâce corrégienne que la moindre
<HDbre de pédanterie détruit.
II paraît que je passerai l'hiver ici ; j'espère que nous aurons
concert. Il y aura certainement spectacle à la cour, mais quels
* Comédie en prose, restée à l*éUt d'ébauche. (R. C.)
ie ŒUVnES POSTHUMES DE STENDHAL
acteurs ! Au lieu que nous avons Tarquioio, ua des m^
ténors.
Rien ne me purifie de la soeiété des sots comme la mus!
elle me devient tous les jours plus chère. Mais d'où viei
plaisir? La musique peint la nature. Rousseau dit que soi
elle abandonne la peinture directe impossible pour jeter i
âme, par des moyens à elle, dans une position semblable à
que nous donnerait l'objet qu'elle veut peindre. Au lie
peindre une nuit tranquille, chose impossible, elle don
Fâme la même sensation, en y faisant naître les mêmes s
meuts qu'inspire la nuit tranquille.
Y comprends-tu quelque chose? Je t'écris dans une |
chambre où deux jeunes sots, arrivés de Paris, donnent
opinion sur ce qu'on devrait faire à Moscou, et ne me laii
pas la possibilité de lier deux idées ; j'en avais beaucoup
communiquer, et me voilà à sec.
Quant à la musique, il me semble que mon goût partie
pour les bous opéras bouffes vient de ce qu'ils me dounei
sensation de la perfection idéale de la comédie. 1^ meilleui
médie pour moi serait celle qui me donnerait des seusa
semblables à celles que je reçois du Matrimonio segreto
Pazzoper la musica; cela me semble clair dans mon cœur.
Cachette la lettre pour mon excellent grand-père.
Favier,
Capitaine.
XU
A M. F.. . F...., A GRENOBLE.
Moscou, 4 octobre 1812, essendo di servizio j
Vintendenie générale. [Journal du 14 au 1«
tembre 1812.)
J*ai laissé mon général ^ soupant au palais Apraxiue. En
tant et prenant congé de M. Z..., dans la cour nous aperçu
* M. le comte Dam, intendant général de la grande armée. (R. C
LETTRES A SES AMIS. 17
qu'outre rincendie de la ville chinoise, qui allait son train depuis
plusieurs heures, nous en avions auprès de nous; nous y allâmes.
Le foyer était très- vif. Je pris mal aux dents à cette expédition <
Nous eûmes la bonhomie d'arrêter un soldat qui venait de don-
ner deux coups de baïonnette à un homme qui avait bu de la
bière; j'allai jusqu'à tirer Tépée; je fus même sur le point d'en
percer ce coquin. Bourgeois le conduisit chez le gouverneur,
qui le fit élargir.
Nous nous retirâmes à une heure, après avoir lâché force
lieux commuDS contre les incendies, ce qui ne produisit pas un
grand effet, du moins pour nos yeux. De retour dans la case
Âpraxine, nous fîmes essayer une pompe. Je fus me coucher,
tourmenté d'un mal de dents. Il paraît que plusieurs de ces mes-
sieurs eurent la bonté de se laisser alarmer et de courir vers les
deux heures et vers les cinq heures. Quant à moi, je m'éveillai
à sept heures, fis charger ma voiture et la fis mettre à la queue
de celles de M. Daru.
Elles allèrent sur le boulevard, vis-à-vis le club. Là, je
trouvai madame B., qui voulut se jeter à mes pie^s; cela fit
une reconnaissance très-ridicule. Je remarquai qu'il n'y avait
pasTombre de naturel dans tout ce que me disait madame B., ce
qui naturellement me rendit glacé. Je fis cependant beaucoup
pour elle, en mettant sa grasse belle-sœur dans ma calèche, et
l'invitant à mettre ses droski à la suite de ma voiture. Elle me
dit que madame Saint- Albe lui avait beaucoup parlé de moi.
L'incendie s'approchait rapidement de la maison que nous
avions quittée. Nos voitures restèrent cinq ou six heures sur le
boulevard. Ennuyé de celte inaction, j'allai voir le feu et m'ar-
rêtai une heure ou deux chez Joinville ^. J'admirai la volupté
inspirée par l'ameublement de sa maison ; nous y bûmes, avec
Billet et Busche, trois bouteilles de vin qui nous rendirent la vie.
J'y lus quelques lignes d'une traduction anglaise de Virginie,
qui, au milieu de la grossièreté générale, me rendit un peu de
vie morale.
J'allai avec Louis voir l'incendie. Nous vîmes un nommé
* M. le baron de Joinville, intendant militairo.
i8 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Savoye, canonnier à cheval, ivre, donncT des coups de ph
sabre à un officier de la garde et l'accabler de sottises. Il
tort, on fut obligé de finir par lui demander pardon. Un d<
camarades de pillage s'enfonça dans une rue en flammei
probablement il rôtit. Je vis une nouvelle preuve du pe
caractère des Français en général. Louis s'amusait à calme
homme, au profit d*un officier de la garde qui l'aurait mis
rembarras à la première rivalité ; au lieu d'avoir pour toi
désordre un mépris mérité, il s'exposait à accrocher des soi
pour son compte. Pour moi, j'admirais la patience de l'ofl
de la garde; j'aurais donné un coup de sabre sur le ne:
Savoye, ce qui aurait pu faire une affaire avec le colonel. L'
cier agit plus prudemment.
Je retournai, à trois heures, vers la colonne de nos voit
et les tristes collègues. On venait de découvrir dans les mai
de bois voisines un magasin de farine et un magasin d'avo
je dis a mes domestiques d'en prendre. Ils se montrèrent t
affairés, eurent l'air d'en prendre beaucoup, et cela se boi
très-peu de chose. C'est ainsi qu'ils agissent en tout et parte
l'armée; cela cause de rirritation. On a beau vouloir s'en f
comme ils viennent toujours crier misère, on finit par s'in
tienter, et je passe des jours malheureux. Je m'impatiente
pendant bien moins qu'un autre; mais j*ai le malheur d(
mettre en colère. J'envie certains de mes collègues auxquel
dirait je crois qu'ils sont des gens f..... sans les mettre ve
blement en colère ; ils haussent la voix et voilà tout. Ils seco
les oreilles, comme me disait la comtesse Palfy : « On s
bien malheureux si Ton ne faisait pas ainsi, » ajoutait-elle,
a raison ; mais comment faire preuve de semblable résigna
avec une âme sensible !
Vers les trois heures et demie, Billet et moi allâmes visit
maison du comte Pierre Soltykoff; elle nous parut pouvoir
venir à S. E. Nous allâmes au Kremlin pour l'en avertir; i
nous arrêtâmes chez le général Dumas, qui domine le
refour.
Le général Kirgener avait dit devant moi à Louis : « Si
veut me donner quatre mille hommes, je me fais fort, ei
LETTRES A SES AMIS. 49
heures, de faire la pari da feu, et il sera arrêté. » Ce propos
me frappa. (Je doute du succès. Rostopchin faisait sans cesse
mettre le feu de nouveau ; on Faurait arrêté à droite, on Tau-
rsdt retrouvé à gauche, en vingt endroits.)
Nous vîmes arriver du Kremlin M. Daru et l*aimable Martial;
nous les conduisîmes à Vhôtel SoltykolT, qui fut visité de fond
en comble. M. Daru trouvant des inconvénients à la maison
SollykofF, on Vengagea à en aller voir d'autres vers le club.
Ifoijs vîmes le club orné dans le genre français, majestueux et
enfumé. Dans ce genre, il n*y a rien à Paris de comparable. Après
le club, nous vîmes la maison voisine, vaste et sopeii)e; enfin,
une jolie maison blancbe et carrée, qu'on résolut d'occuper.
Nous étions très-fatigués, moi plus qu'un autre. Depuis Smo-
lensk, je me sens entièrement privé de forces, et j'avais eu l'en-
fantillage de mettre de l'intérêt et du mouvement à ces recber-
ches de maisons. De l'intérêt, c'est trop dire, mais beaucoup de
mouvement.
Nous nous arrangeons enfin dans cette maison, qui avait l'air
d'avoir été habitée par un homme riche aimant les arts. Elle
était distribuée avec commodité, pleine de petites statues et de
tableaux. 11 y avait de beaux livres, notamment Buffon, Vol-
taire, qui, ici, est partout, et la Galerie du Palais-Royal.
La violente diarrhée faisait craindre à tout le monde le man-
que devin. On nous donna l'excellente nouvelle qu'on pouvait
en prendre dans la cave du beau club dont j'ai parlé. Je déter-
minai le père Billet à y aller. Nous y pénétrâmes par une superbe
écurie et par un jardin qui aurait été beau, si les arbres de^ce
pays n'avaient pas pour moi un caractère ineffaçable de pauvreté.
Nous lançâmes nos domestiques dans cette cave ; ils nous en-
voyèrent beaucoup de mauvais vin blanc, des nappes damassées,
des serviettes {dem, mais très-usées. Nous pillâmes cela pour
en faire des draps.
Un petit M. J..,, de chez l'intendant général, venu pour pil-
lofer comme nous, se mit à nous faire des présents de tout ce
que nous prenions. 11 disait qu'il s'emparait de la maison pour
M. l'intendant général, et partait de là pour moraliser; je le
rappelai un peu à l'ordre.
u - -^
20 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Mon domestique était complètement ivre ; il entassa dai
voiture les nappes, du vin, un violon, qu'H avait pillé poui
et mille autres choses. Nous fîmes un petit repas de vin
deux ou trois collègues.
Les domestiques arrangeaient la maison, l'incendie était
de nous, et garnissait toute Talmosphère, jusqu'à une gr
hauteur, d'une fumée cuivreuse; nous nous arrangions et
allions enfm respirer, quand M. Daru, rentrant, nous ann
qu'il faut partir. Je pris la chose avec courage; mais cel
coupa bras et jambes.
Ma voiture était comble , j'y plaçai ce pauvre foireux et
nuyeux de B..., que j'avais pris par pitié et pour rendre
autre la bonne action de Biliolli. C'est Tenfant gâté le plus
et le plus eimuyeux que je connaisse.
Je pHlai dans la maison, avant de la quitter, un volun
Voltaire, celui qui a pour titre Facéties.
Mes voilures de François firent attendre. Nous ne nous a
guère en route que vers sept heures. Nous rencontr
M. Daru furioiix. Nous marchions directement vers l'ince
ea longeant une partie du boulevard. Peu à peu, nous
avançâmes dans la fumée, la respiration devenait difficile ;
nous pénétrâmes entre des maisons embrasées. Toutes not
tpeprises ne sont jamais périlleuses que par le manque ai
d'ordre et de prudence. Ici une colonne très-considérabl
voitures s'enfonçait au milieu des flammes pour les fuir,
manœuvre n'aurait été sensée qu'autant qu'un noyau de
aurait été entouré d'un cercle de feu. Ce n'était pas du tout
de la question; le feu tenait un côté de la ville, il faUa
sortir; mais il n'était pas nécessaire de triiverser le feu ; il I
le tourner.
L'impossibUité nous arrêta net; on fit faire demi-tour. Ce
je pensais au grand spectacle que je voyais, j'oubliai un ic
que j'avais fait faire demi-tour à ma voiture avant les ai
J'étais harassé, je marchais à pied, parce que ma voiture
comble des pillages des domestiques, et que le foireux y
juché. Je crus ma voiture perdue dans le feu. François fit
temps de galop en tête. La voiture n'aurait couru aucun dai
LETTRES A SES AMIS. 21
mais mes gens, comme ceux de tout le moude, étaient ivres et
capables de s'endormir au milieu d'une rue brûlante.
En revenant, nous trouvâmes sur le boulevard le général Kir-
gêner, dont j'ai été très-content ce jour-la. il nous rappela à
Taudace, c'est-à-dire au bon sens, et nous montra qu'il y avait
trois ou quatre chemins pour sortir.
Nous en suivions un vers les onze heures ; nous coupâmes
une file, en nous disputant avec des charretiers du roi de Naples.
Je me suis aperçu ensuite que nous suivions la Tverskoî ou rue
de Tver. Nous sortîmes de la ville éclairée par le plus bel in-
cendie du monde, qui formait une pyramide immense, qui avait,
comme les prières des fidèles, sa base sur la terre et son sommet
au ciel. La lune paraissait au-dessus de cette atmosphère de
flamme et de fumée. C'était un spectacle imposant, mais il aurait
fallu être seul ou entouré de gens d'esprit pour en jouir. Ce qui
a gâté pour moi la campagne de Russie, c'est de l'avoir faite
avec des gens qui auraient rapetissé le Golisée et la mer de
Naples.
Nous allions, par un superbe chemin, vers un château nommé
Petrowski, où S. M. était allée prendre un logement. Paf ! au mi-
lieu de la route, je vois de ma voiture, où j'avais trouvé une
petite place par grâce, la calèche de M. Daru qui penche et qui
enfin tourne dans un fossé. La route n'avait que 80 pieds de
large. Jurements, fureur; il fut fort difficile de relever la voiture.
Enfin nous arrivons à un bivac ; il faisait face à la ville.
Nous apercevions très-bien l'immense pyramide formée par les
pianos et les canapés de Moscou, qui nous auraient donné tant
de jouissance sans la marne incendiaire. Ce Rostopchin sera un
scélérat ou un Romain; il faut voir comment cette action sera
jugée. On a trouvé aujourd'hui un écriteau à un des châteaux
de Rostopchin; il dit qu'il y a un mobilier d'un million, je
crois, etc., etc., mai» qu'il l'incendie pour ne pas en laisser
la jouissance à des brigands. Le f^it est que son beau palais
de Moscou n'est pas incendié.
Arrivés au bivac, nous soupâmes avec du poisson cru, des
figues et du vin. Telle fut la fin de cette journée si pénible, où
nous avions été agités depuis sept heures du matin jusqu'à onze
22 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
heures da soir. Ce qu'il y a de pire, c'est qu'à ces onze h<
en m*asseyant dans lua calèche pour y dormir à côlc de c
nuyeux de B , et assis sur des bouteilles recouvertes
fets et de couvertures, je lue trouvai gris par le fait de ce
vais vin blanc pillé au club. Conserve ce bavardage ; il fa
moins que je tire ce parti de ces plates souffrances, de
rappeler le comment. Je suis toujours bien ennuyé de mes
pagnonsde combat. Adieu, écris-moi et songe à t'amuser;
est courte.
XIII
A MONSIEUR F.... F...., A GRENOBLE.
Mayence, le 9 novembre 1812.
Mon cher cousin, je t'écris enfin ! Figure-toi que, phy<
ment, mes frères^ et moi sommes horribles/d'une saleté re|
santé et à genoux devant des pommes de terre. Quand je
porte cela seul, le romanesque me pousse, et je suis intér
mais la présence de mes frères me coupe bras et jambes
général, vie exécrable et pire que ce que j'ai souffert ei
pagne.
Adieu, écris-moi ; une lettre de France m'enchante deux j
Chapelain.
Jouinal écrit à Bautzen, le 2! mai 1813, pe
qu'on se canonne.
Pour finir le débordement de hardiesse qui m'a pris de p
de tout le monde par la poste, je dirai que M. P. est une d
Âmes extrêmement faibles qui, douées d'un peu de sensi
et de beaucoup de facilité à se consoler par le sentiment ii
de leur mérite , des succès que leur vanité n'a pas dac
^ C'est-à-dire mes compagnons d'infortune.
L
LETTRES A SES AMIS. ««5
monde, forment cette quantité innombrable de soi-disant poètes
qui inondent Paris ; il eût été bien pins difficile d'exceller 'par
des actions. Le susdit sait faire quelques accords sur le piano,
chante un peu faux, tranche sur Mozart et Gimarosa , fait une
ode sur la bataille de Lutzen, et trouve, en y pensant bien, avec
un air sottement important et ce contentement intérieur d'un
pédant qui a la vision de sa propre supériorité, qu'Âlfieri n'est pas
poète. Gonmie, de plus^ il a ce jargon de politesse doucereuse,
pateline et évidemment affectée qui caractérise nos gens de
lettres, M. deB.... estime beaucoup ce garçon-là, et dit qu'il a
de la littérature. Mettez cet ensemble de petitesse d'âme, de
contentement de soi-même et de mauvaise culture dans un
grand et gros corps, mou et phlegmalique, vous aurez le por-
trait de M. Z.
Venons actuellement au physique du voyage de Dresde à
Bautzen. En sortant de Dresde, à deux heures et demie, je ren-
contrai le roi face à face.— Pays assez agréable, le long de l'Elbe,
ensuite forêt sablonneuse, enfin collines des plus belles que j'aie
jamais vues, à droite de la route.
Le 18 au soir, à dix heures un quart, nous arrivons au bi-
vac. L'éloignement que j'ai à me frotter avec les petites âmes
me fait préférer de rester coi dans la calèche du maréchal, à
m'intriguer pour avoir un souper et un feu. Je soupe donc avec
un morceau de pain et un peu de vin. — À quatre heures un
quart, je dormais fort bien sur le lit que j'avais fait faire ; Mar-
volain me réveille fort honnêtement pour me faire prendre un
très-'bon petit bouillon. Je trouve que le derrière de notre bi-^
vac est un paysage enchanteur^ digne de Claude Lorrain, et
formé par plusieurs plans d'arbres de verts différents qui se
trouvent sur le penchant d'une colline; Le premier plan est
formé des arbres les plus aimables, distribués en groupes irré-
guliers dans une prairie.
J'apprends le malin que j'étais à cent pas du maréchal^ qui a
bien soupe et coucbé à l'abri.
Le 19, nous partons à onze heures; en admirant les char-
mantes collines à la droite de la route, et lisant les élégants
extraits, je notais au crayon que c'était une belle journée
24 ŒUYUliiS POSTHUMES DE STENDHAL.
de * teUe que je me la serais figurée, et avec assez <
tesse, eu 1806. J'étais commodément et exempt de tout soi
uue bonne calèche, voyageant au milieu de tous les mouv<
compliqués d'une armée de cent quarante mille hommes,
saut une autre armée de cent soixante mille hommes, av
compagnement de Cosaques sur les derrières. Malheureuse
je pensais à ce que Beaumarchais dit si bien : a Dans toi
pèce de biens, posséder n'est rien, c'est jouir qui fait tou
ne me passionne plus pour ce genre d observations. J'<
soûl, qu'on me passe l'expression; c'est uu homme qui
pris de punch et qui a été oblige de le rendre : H en est d
pour la vie. Les intérieurs d'àmes que j'ai vus dans la i
de Moscou m'ont à jamais dégoûlé des observations que
faire sur les êtres grossiers, sur ces manches à sabre qui
posent une armée.
Nous traversons Bischofswerda, petite viUe brûlée à fon<
ce que j'y remarque, c'est qu'en 1 555 les enseignes de ta
étaient une paire de ciseaux ouverts comme aujourd'hui
est exactement brûlé. Les cheminées s'élevant au-dess
murs des maisons me rappellent Moscou. Ici l'industrie d
bitants s'est déjà exercée ; ces pauvres diables ont rac
briques de manière à boucher les portes et fenêtres d
maisons, entièrement détruites par le feu. Je ne vois pa;
lité de ce travail, mais il me fait pitié ; c'est aussi le ser
que ce spectacle inspire à un vieux maréchal des logis d
darmerie de notre escorte, qui dit après un long silence :
dommage pour cette petite ville ! » J'ai à côté de moi, p
que j'écris, le spectacle d'une douleur vraie dans uu 1
sanguin, discret et bien élevé, M. B. Il a appris à Dn
mort d'un fils de quatorze ans, qui était au lycée; ou 1
nonce ici qu'une belle-sœur qu'il a élevée s'en va de la p<
ce sont ses termes. 11 a la vraie théorie de la conversât!
soir de son malheur il fit, contre son ordinaire, la conve
très-tard avec M. P.... et moi, évidemment pour ne pas
avant de s'endormir.
* Mol illisible.
LETTRES à SES AMIS. *i5
Le 19 mai, nous arrivâmes à sept bewes au bivac devant
Baulzen. J'entendais depuis deux heures un feu très-nourri sur
la gauche ; il paratt que c'était une division du général Ber-
trand, un peu surprise par Tennemi. C'est là que ce pauvre B. a
le sort d*Ovide dans la maison d'Auguste. M... arrive et, comme
on allait se battre, nous fait des grimaces militaires. Mépris outré,
par l'abaissement excessif des coins de la bouche, à propos de je
ne sais quelle attaque; cela me dégoûte profondément de l'homme.
Le 20, à deux heures du matin, fausse alerte. Â onze heures,
nous montrons assez de bravoure en allant trois fois jusqu'à
nos vedettes, sous le feu de la place, qui était à un tiers de
portée de canon, et qui pouvait nous foudroyer. Nous allons jus-
qu'à un petit mamelon recouvert de blocs de granit roulés ; à
droite nous voyons nos vedettes de fort près, et nous nous re-
tirions après un quart d'heure de conversation avec notre poste,
quand nous apercevons un grand mouvement de cavalerie, et
S. M. derrière nous, à la gauche, et que le poste plie ses ca-
potes. Le matin, les vedettes s'étaient parlé. Nous revenons ;
tout se préparait à la bataille; les troupes filaient à gauche, sui-
vant le mouvement de Fempereur, et à droite vers les collines
boisées. J'ai toutes les peines du monde à engager ces petites
âmes à venir voir la bataille. Nous apercevons parfaitement
Bautzen du haut de la pente vis-à-vis de laquelle il est situé. Nous
voyons fort bien, de midi à trois heures, tout ce qu'on peut voir
d'une bataille ; c'est-à-dire rien. Le plaisir consiste à ce qu'on
est un peu ému par la certitude qu'on a que là se passe une
chose qu'on sait être terrible. Le bruit majestueux du canon est
pour beaucoup dans cet effet. 11 est tout à fait d'accord avec
rimpwssion. Si le canon produisait le bruit aigu du sifflet, il me
semble qu'il ne donnerait pas tant d'émotion. Je sens bien que
le bruit du sifflet deviendrait terrible, mais jamais si beau que
celui du canon.
Je trouve à cette bataille mon compagnon de celle de la
Moskowa, M. Edouard. Celle-ci est un passage de rivière, la
Sprée, peu considérable, mats très-encaissée. Je pense que ce
passage a coûté deux mille cinq cents morts et quatre mille cinq
cents blessés. Nous voyons surtout très«bien l'action entre la
I. 2
26 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
ville et les collines, où les maréchaux Macdonald et 0
ont en tète les Russes, qui résistent avec une grande opini
Je distinguais bien surtout les coups de fusil des tirailleu
dessous de la tuilerie. — Nous sommes surpris par une
nous nous mettons sous- une cabane de branches et de
Pendant ce temps s'élève une fusillade très-vive dans ui
village tout près de nous. — Je trouve à Edouard le
genre d'esprit que le 7 septembre 1812; anecdotes bien
et excitant beaucoup le rire sardonique, à la Voltaire, aj
par cœur; gaieté émaillée de fortes inconvenances. — E
du garde du corps Ghampel, qui, n'ayant qu'un habit e
surpris comme nous par une ondée, se mit nu et s'assit i
habits; la pluie finie, il tire son mouchoir, s'essuie, rec
vêlements et entre triomphant dans la petite ville vois
s'était mis prudemment derrière une haie pour ne pas êl
massé par la gendarmerie. Tout cela, la fin surtout, es
gaieté à la Candide.
Joignez à cela un amour de philosophe pédant du d
tième siècle, pour la discussion sur les matières de grai
gislatiou, à la Montesquieu, il me semble que vous au
deux traits principaux du caractère de M. Edouard. J
comment un tel homme a beaucoup de supériorité sur IM
qui rêve quinze jours de suite aux moyens d'écrire cinq
pages, qui n'a pas du tout son esprit en petite monnaie,
désire pas beaucoup les succès de conversation ; qui, pai
pie, s'ennuie de raconter ; lorsque M... est gai, c'est que s
joue et jouit ; il lui faudrait, pour la sentir, des comtesse
netta. — Mes deux compagnons se retirent à trois heur<
émerveillés du susdit. ,
Nous trouvons toutes nos voilures en mouvement; un
de vaguemestre leur fait faire un circuit bien méandrique,-
cations d'Edouard pour revenir vis-à-vis Bautzen; nou
de là une très-bonne vue de la bataille. Les speci
MM« M.»., P..., voient beaucoup avec leur imagination.
content tous les mouvements que vient de faire un carr
changé de position, de forme, etc. Je les laisse dire. 1
trième arrivant» de bonne foi» auquel ils parlent de leu
LETTRES A SES AMIS. 27
lear demande si ce n'est pas plutôt une baîe. On ne voit bien
distinctement que les coups de canon ; on entend un feu plus
ou moins nourri de fusillade. Nous étions alors sur la gauche
de layille
XV
A MOITSIEOR F.... P...., Â GRENOBLE.
Sagan (Silésie], le 16 juillet 1815.
J'ai cru avoir l'honneur d'être enterré à Sagan. 11 règne ici
des fièvres nerveuses, pernicieuses, singulières, qui ont emporté
qnatre cents personnes depuis quelques mois. J'ai une de ces
fièvres depuis le 4. Elle s'annonçait comme une petite fièvre gas-
trique, qui est la moindre des choses. Il y avait un bon médecin
français qui m'ordonne un émétique, et part. Au moment de
prendre l'émétique, accès terrible, avec délire des plus com-
plets. Gela a continué ainsi avec d'extrêmes douleurs de lête. Je
sois encore tout hébété du délire de cette nuit. — J'ai été étonné
da peu d'effet du voisinage de la mort ; cela vient, je crois, de
la croyance que la dernière douleur n'est pas plus forte que
l'avant-demière.
Ce qui augmentait mon inquiétude était l'absence du bon
médecin; je l'ai envoyé chercher deux fois, à huit lieues; mais
d'antres devoirs le retenaient. — Je lis Tacite, ou plutôt je ra-
dote sur Tacite. — Tous ces militaires, nouvelles connais-
sances d'un mois, se sont tous parfaitement conduits envers moi;
franchise, générosité, attentions, un million de fois mieux que
s'ils eussent été des gens de lettres, ou telle autre classe de la
société. — Je n'en attribue pas moins ma maladie au hasard,
d'abord, ou â la fermentation inaperçue des corps; 2° à l'ennui.
Je me débattais comme un diable pour m'en délivrer ; je travail-
lais énormément. Maia ce travail n'occupe pas toute ma force;
si je n'ai pas quelque douce pensée à chantonner entre mes
dents, en faisant mes lettres officielles, je suis un animal flambé.
Ton problème est fort beau, et j'y répondrai avec clarté dès
que tu auras résolu celui-ci :
28 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
« Donner à un homme demUgrain d'opium toutes les heu
pendant une demi-journée, et empêcher qu'il ne dorme. »
Ceci est une nouvelle preuve qu'il n*y a pas d'avantages s
désavantages. Cette prétendue supériorité, si elle n'est qu(
quelques degrés, vous rendra aimables, vous fera recherc
et vous rendra les hommes nécessaires : voyez Fontent
Si elle est plus grande, eUe rompt tout rapport entre
hommes et vous. Voilà la malheureuse position de Thon
soi-disant supérieur, ou, pour mieux dire, différent; c'est 1
vrai terme. Ceux qui Teuvironnent ne peuvent rien pour
bonheur ; les louanges de tous ces gens-là me feraient mal
cœur au bout de vingt-quatre heures, après l'effet de prem
sensation; et leurs critiques me feraient de la peine. — !
vrai malheur ici est l'absence totale des sensations qui
nourrissent, les arts, l'amour ou son image, et Tamitié.
Du 17 juillet.
Tes raisonnements sur moi manquent entièrement de juste
Tu n'as pas considéré que je suis accablé d'un travail énori
que n'ayant que des secrétaires du pays, qui ne savent pas Y
thographe française, je suis obligé d'écrire tout ce qui pa
moi*méme. Pour que cette place allât bien, il faudrait trois h
commis. J'ai déjà usé huit pouces d'épaisseur de papier gr
in-folio. — D'ailleurs, toutes les circonstances tendent à affai
la partie agissante. Sans solitude absolue, il n'y a point de
ritable attention potir moi, et je reçois quarante visites par j<
chacune d'elles exigeant une décision : un oui ou un non. Qu
je ne serais interrompu que par un domestique qui m'app
un journal, j'observe mille rapports dans ce domestique, je n
occupe une demi-heure. J'ai l'expérience des sept mois de tra
de l'année dernière. Solitude absolue jusqu'à six heures; alors
société où l'on rie, ou un bon opéra buffa. C'est parce que j'es]
trouver cela que je ne suis pas jaloux des quarante multi(
par soixante de Jenuy ; c'est énorme. Je crois que nous av
gagné tous deux à la décision du hasard. Je serais un fichu,
et probablement elle me serait bien à charge, ou par son an
LETTRES A SES AMIS 20
si elle m'aimait, ou par sa dissipation si elle était femme à ai-
mer le bruit. Ce sera probablement un élégant petit maître sans
caractère. Je te remercie de m'avoir parlé d'elle. Je suivrai tou-
jours son histoire avec plaisir.
Pour moi personnellement, un domestique me suffît, avec six
mille francs. — Pour me forcer à voir le monde, il me faut une
place. J'envie le bonheur de Plana, de pouvoir vivre dans une so-
litude entière avec la musique, les poètes et les jardins. Cette
grande âme fait à cette heure un voyage en Italie, qu'il voulait
Mre avec moi ; il part le 20 juillet de Milan pour Naples ! Ohimé '
J*ai encore passé la journée d'hier dans le délire. Tes lettres
me consolent de vingt ou trente que je suis obligé d'écrire cha-
que jour proprio pugno, n'ayant pas de secrétaire à qui dicter.
J'ai donné mes fonctions par intérim.
XVI
A M. F.... F...., A GRENOBLE.
Dresde, le 30 juillet 1815.
Je suis arrivé avant-hier tout juste pour voir représenter le
Matrimonio segreto; mais, en sortant du spectacle, la fièvre dont
j'étais débarrassé m'a repris de plus belle par un accès de quinze
heures, avec des douleurs de léte insupportables. J'ai trop serré
la mesure ; je suis parti de Sagan encore trop faible ; je pensais
qu'à Dresde je trouverais les arts et la solitude. Je suis presque
incapable de lire par l'extrême faiblesse, la plus grande que j'aie
éprouvée de ma vie. Je trouve qu'elle m'égaye, en ce que, ne
pensant plus à rien, je m'occupe de tout, du combat de deux
mouches, par exemple. Je serais heureux de pouvoir passer deux
mois de convalescence ici.
Quand je suis seul, je ris et pleure pour un rien ; mais les
pleurs toujours pour les arts. Au moins n'allez pas croire que je
me pleure. Encore cinq accès, et j'entrerai en convalescence,
dit-on. Dresde me guérira.
Adieu, écris-moi au long.
2.
30 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
%
I
XVII
EXTRAIT DE NOTES FAITES PENDANT UN TOYAGE EN ITAUE.
Milan, le 4 noTembre 1813.
Voici ce que Beyie se disait à soi-même, en sortant du sal*
d'une femme pour laquelle il éprouvait une forte passion :
<r En arrivant de chez elle au jardin public, à quatre heur<
en apercevant les montagnes couvertes de neige qui produise
un effet si romanesque, je me dis qu'avec deux règles de ce
duite j*éviterais les chagrins que TefTet que je produis sur m
voisins a pu me donner jusqu'ici.
c Dans ma conversation, me retenir. Par exemple, la premiè
fois que^je suis présenté aune madame Doligny, ne pas chercb
à briller. Pour que ce projet pût avoir une apparence de succè
il faudrait que les gens qui m'écoutent eussent une âme enflai
mée. Pour être aimable, je n'ai qu'à vouloir ne pas le paratti
Ce qui s'est passé dans la société de madame la comtesse S
en est un exemple frappant. Ma supériorité est tellement sûi
que moi seul peux la faire méconnaître en me faisant taxer d'es
géré. Parler, mais parler peu les premiers jours, et au bout <
mois, la supériorité, ou, ce qui vaut mieux, une belle égalité
trouve établie. D'ailleurs, la société est une coquette qui cou
après ce qu'on a l'air de lui refuser et dédaigne ce qu'on 1
offre. Ne jamais craindre d'être taxé, avec quelque raison, •
froideur et de stérilité; donc, les premiers jours, côtoyer ces d
fauts sans crainte.
« Je crois aussi avoir trouvé hier pourquoi les peuples <
Midi, qui sentent si vivement l'amour, aiment le genre de M
rini : la recherche dans l'expression de ce sentiment, duquel
sont les meilleurs juges. C'est que l'expression naturelle le
semble trop aisée à trouver; elle manque pour eux de cet i
grédient du plaisir qui vient du sentiment de la difficulté vai
eue. Un parterre composé de Florian, Besnaud, etc., trouve de
ce sentiment de la difficulté vaincue dans l'action d^invent
l'expression du sentiment. Ces âmes froides, qui ont eurareme
LETTRES A SES AMIS. 51
quelques petits accès de chaleur momentanée, sentent qu'il doit
élre diablement difOcile dlnvenler le sentiment qui agite Phèdre
dans ces yers :
Que ne suis-je assise à l'ombre des forêts !
f Les Italiens ont cherché le sentiment de la difficulté vaincue
en donnant une finesse exagérée à la peinture de Tatnour, ou-
bliant que dans le genre dramatique par excellence Thomme
passionné n'a pas le temps d'avoir de l'esprit. Ce mauvais goût
a passé facilement de la peinture de l'amour à celle des autres
passions, moins communes à rencontrer. J'ai eu cette idée au-
trefois; elle me revient à la lecture d'une mauvaise rapsodie du
Moniteur, Ai-je raison d'expliquer ainsi cette circonstance sin-
gulière : le peuple qui sent le mieux Tamour est celui qui l'a
peint le plus mal. »
XVIII
À H. R. COLOMB» A GENÈVE.
Paris, le 48 décembre 1815.
As-tu lu le cours de littérature dramatique de M. Schlegel * ?
Probablement non. La correspondance administrative ne t'en
aura peut-être pas laissé le loisir. Cependant, à Genève, le nom
de M. Schlegel résonne souvent à ton oreille, et sa personne ne
doit pas t'être inconnue. D'après ce, je t'envoie un petit article
Que j'ai fait sur ce savant, et qui me semble pouvoir occuper
uoe place dans tes archives.
En ce temps-là, il arriva à Weimar un jeune homme d'une
belle figure; il avait l'air sauvage et sombre. Je le rencontrai au
milieu d'une soirée nombreuse ; je fus frappé par un des esprits
les plus vifs et les plus brillants que j'aie jamais rencontrés. De
ma vie je n'ai entendu la langue allemande parlée avec autant
* M. Wilbelm Schlegel donna son Cowi public de littérature dramatique
à Vienne pendant l'été de 1812. Il £st mort en mai 1845. (R. C.)
52 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
d'esprit; je cherchai à le voir souvent. Il me sembla qu'on
verie habituelle était Tétat de son âme ; il était triste et d<
il lisait sans cesse Galderon ; les drames du poète espagn
trouvaient parfaitement d*accord avec Tétat de son cœur,
était de bonne foi quand il préférait ces pièces, un pei
nuyeuses, à la Conjuration de Fiesque, de Schiller, ou
Phèdre de Racine. Le jeuue homme dont je parle était étrs
à la gaieté; elle lui donnait même de Thumeur, et, dan
théories, il la proscrivait d'une manière assez ridicule, i
près comme un aveugle qui médirait de la lumière. 11 pn
dait que rire n'était pas d'une belle âme, et il condamnait co
indécents, et au nom de la religion, les ouvrages gais qu'
pouvait pas sentir. Nous avons en France un exemple famei
ce genre de ridicule.
Je viens de lire avec un intérêt particulier le Cours de
rature de M. Schlegel ^ Il me semble impossible de mieux
naître la Grèce antique et ses poètes. L'auteur a profité de
cherches des Heyne, des WoUf et des excellents commenta
dont l'Allemagne abonde. Il n'a qu'un tort en parlant d'Es(
et de Sophocle, c'est d'être trop panégyriste et quelquefoi
assez amusant : on croit lire des discours académiques. 1
été mieux compris et plus intéressant s'il eût rapports
exemple, quelques scènes de ces grands poètes, il est ju!
même sévère envers Euripide. Quelquefois son style est v:
11 parle un peu de ces poètes comme nous parlions, à dix
ans, des romans qui nous faisaient verser tant de larmes
sensibilité était en nous, et nous faisions honneur de nos
mes aux talents de l'auteur ; nous parlions de lui avec un<
connaissance passionnée, et qui semblait exagérée aux gei
n'avaient pas lu ces romans avec d'aussi heureuses^ d
sitions.
A mes yeux , voilà le caractère dominant du livi
M. Schlegel. L'on conçoit qui si notre jeune homme de
huit ans a eu le bonheur d'être ému par un roman vrai
^ On ne parle pas de la conduite polilique de M. Schlegel; il y
Iropàdire, ou plutôt elle est déjà jugée. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 35
beau, si depuis il Ta relu plusieurs fois dans la maluritëde Tâge,
s'il a étudié tout ce qui en peut facililer rintelligence , si
enfin il eo a donné une traduction à ses compatriotes, il doit en
parler avec plus de charme qu'un littérateur ordinaire. Telle est
la position de M. Schlegel à regard de Shakspeare. À la lecture
de cette phrase, on va me prendre aussi pour un hérétique.
Pour ma justification, je demanderai au lecteur s*il a lu une
seule des pièces de ce poëte traduit en français par Letourneur.
Ce n'est pas une réponse publique que je demande, mais un
simple aveu dans le for de la conscience : il serait trop ridicule
de ne pas connaître tous les poètes et toutes les littératures, et
je ne veux blesser personne.
M. Schlegel divise les poètes en deux classes. Les poètes
grecs et français ont cultivé la littérature classique; Calderon,
Shakspeare, Schiller, Goethe, sont des poètes du genre roman'
tique. A la bonne heure, je ne vois là d'autre mal qu'un mot
nouveau ou pris dans une acception nouvelle ; et comme il est
assez doux et que Tidée d'ailleurs est à peu près nouvelle, j'ad-
mets la littérature romantique, c'est-à-dire dont les ouvrages
sont écrits dans ces langues, nées du mélange du latin avec les
jargons des barbares qui, sortis des forêts du Nord, conquirent
le midi de l'Europe. Ces barbares sont cependant les créatures
de Vhormeur, idée singulière qu'on aurait eu bien de la peine à
faire comprendre à César ou à Gicéron.
La partie brillante de M. Schlegel, c'est l'extrait qu'il fait de
Shakspeare. Il ne manque à l'auteur, dans cette partie de son
ouvrage, pour être généralement goûté, que de s'être un peu
plus rapproché de la manière de la Harpe, dans son Cours de
littérature. Il fallait donner des extraits détaillés de sept à huit
pièces de Shakspeare, et il est très-facile de donner à ces extraits
rintérêt du roman le plus attachant; on y aurait fait entrer la
traduction des scènes les plus célèbres. Je ne doute pas que si
cette partie du Cours de littérature était arrangée de cette ma-
nière, ce qui est d'autant plus simple que cela ne demande pas
une idée de plus, le succès du livre n'en fût infiniment aug-
menté.
-Tel qu'est, dans ce moment, le morceau sur Shakspeare, je
34 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
crains qu'il ne paraisse obscur aux aimables Françaises, et c
auprès des femmes que ce grand poète est fait pour avoir le ]
de succès. Elles ont, pour le sentir, un avantage qu'elles pai
gent, à la vérité, avec beaucoup d'bommes, c'est de ne com
tre que de nom Eschyle, Euripide et Sophocle. Mais les hom
ont à veiller sur les intérêts de leur vanité littérair,e. Je
convaincu que si les Temmes de Paris comprennent jamais
scènes où paraissent Juliette, Desdemone, îmogène, le débit
romans nouveaux en sera ralenti pendant un mois ou deui
faut, au contraire, toute la raison masculine pour goûter le
ractère du malheureux OEdipe, ou pour n'être pas rebuté (
longue infortune de Philoctète.
XIX
JOURNAL DE MON TRISTE SÉJOUR A GRENOBLE.
Ghambéry, 2 mars 1814.
Le 26 décembre 1815, en revenant de dîner chez Anne
je reçus une lettre du ministre de Tintérieur qui m'annon
que j'allais à Cularo^ avec M. le comte de S.-V Je
vivement touché de partir de Paris et de quitter TOpéra-S
et A. Ce sentiment fut combattu par le mouvement de joie
J*ai toujours éprouvé toutes les fois qu'il a été question
partir et de voir du nouveau. J'allai chez madame Z..., où ji
dissimulai pas mon mécontentement; je fus un peu trop ù
lier avec elle. A onze heures, je retournai chez M. de S.-^
que je n'avais pas rencontré à sept heures. J'avais les
grands préjugés contre cet homme aimable, que je n*avais
mais vu. Je me figurais qu'un sénateur devait être en géu
ou un homme usé et un vieil imbécile, comme le comte ^
ou un vieillard plein de folie et de déraison comme le comte
Je fus prévenu favorablement par l'accueil de M. de S.-^
plein d'une vraie bonté et d'un grand usage. Je revins <
moi, où je fus attendri en annonçant mon départ à A... Ma se
* Nom antique de Grenoble.
LETTRES K SES AMIS. 35
ceUe boane tète, n*eut pas un moment d'illusion ei me plaignit
sincèrement, voyant bien retendue du fumier dans lequel je
tombais. Ce coquin de F... dit à D... que je ne partirais pas, non
plus que mon sénateur. Du 26 au 31 décembre, je passais deux
fois par jour chez M. de S.-V..., ne voulant pas partir avant
lui. Je commençais à espérer que nous ne partirions pas, quand,
le 31 décembre, à onze heures, son portier me dit qu'il était
parti le matin. Je revins chez moi organiser mon départ, fis
chercher ma sœur et son mari, et à trois heures nous par-
limes.
Nous couchâmes deux nuits et arrivâmes à Lyon, après
soixante et une heures de marche effective, non compris quinze
ou vingt heures de coucher et de repos. Nous arrivâmes à Lyon
une heure après mon sénateur, et à Grenoble le 5 janvier 1814,
à trois heures du matin, par le plus beau clair de lune et un
temps doux. En route j'avais pensé à tous les moyens de défense
que la nécessité fît trouver peu à peu pour Grenoble.
Gomment décrire, sans renouveler mou apathie et mou ennui,
les cinquante-deux jours que j'ai passés dans ce quartier géné-
ral de la petitesse ?
Ma raison me dit bien qu'on ne doit pas être plus petit et plus
bête à CuLaro que dans une autre ville de vingt-deux mille âmes;
mais je sens infiniment plus les mauvaises qualités de gens dont
je connais trop bien la vie antérieure.
£q arrivant j'ai logé chez mon bâtard. Le 16 janvier, je crois^
quand nous crûmes Lyon pris, pour éviter à mon sénateur Ten^
oui d'être réveillé parles estafettes, j'allai loger à la préfecture,
dans une immense chambre claire, froide et humide ^. L'ennui
me donna la fièvre. Le sénateur consentit à prendre auprès de
lui un de ses parents de Lyon: ce jeune homme arrivé, je revins
coucher chez le bâtard. Deux jours après, pour plus de liberté,
' Lsi saison était devenue très-rigoureuse, le thermomitre Réaumur
tnarquait dix ou onze degrés au-dessous de zéro, et la terre était cou-
verie d'une forte couche de neige. On ne faisait jamais dfe feu dans colle
chambre, dont les portes et les croisées mal jointes laissaient pénétrer de
partout l'air extérieur. (R. G.)
36 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
je louai, pour quarante francs par mois, une chambre rue Ba]
d'un M. L..., vrai Lovelace de cabaret , comme dit madam
Staël. de son fils À... Je n'ai jamais parlé à M. L... J'ai eu
celte chambre quelques moments de solitude qui sont les m
infectés d'ennui que j'ai passés à Grenoble*
Ma pauvre sœur, infiniment moins sensible' que moi,
d'une raison très-froide, parfaitement et irrévocablement d
busée sur le compte du bâtard, périssait d'ennui ; nous pe
mes à madame D..., de ViziHe, que je n'avais jamais vue e
est amie intime de ma sœur. Elle vint; j*aHai avec ces dan
Claix, à Vizille, et j'ai eu du plaisir à faire pénétrer dan<
êtres d'une tète pure quelques vérités sur les arts et quel
vérités de détail sur l'homme. Le bâtard sentait qu'il éla
trop, et que cette conversation d'honnêtes gens était au-d(
de lui, et se retirait à dix heures. Nous bavardions jusqu'à
heure du matin.
Le 22 février est arrivé un collègue attaché à la commist
jeune auditeur au conseil d'État, fils d'un homme puissant
sa fortune. Ce même jour l'excellent M. de S. -V... a édfit
que je retournasse à Paris. Quinze jours auparavant, il avai
mandé la croix bleue (l'ordre de la Réunion) pour moi. Il :
nouvelé cette demande quelques jours après, mais ne
parle plus depuis que je lui ai fait signer une lettre pour
rappel, ce qui me semble bien naturel, et ce dont je ne 1
jamais su le moindre mauvais gré.
Une des sources de mon ennui k Grenoble était le petit sa^
spirituel, à âme parfaitement petite et à politesse basse de
mestique, revêtu, nommé....
Je ne trouve pas le nom satanique convenable exprimait
la qualité dominante. J'ai été plus heureux pour les Fran
que je proposais à ma sœur de nommer les Vains-Vifs,
excellent et qui me fut suggéré par la vanité des conscrits
serves sur la place Notre-Dame.
Ce petit.'..., avec son bavardage infini, arrêtait tout, entr;
tout; jetais étonné de voir M. de S.-V... ne pas s'aperc<
de cette glu générale, et se louer sans cesse de ce mous!
J'en concluais contre l'esprit de mon sénateur. Mais enfm i
LETTRES k SES AMÎf. 37
Teou à coQnaîire ce petit et irès-petit adtninîslrateur, qui prend '
IV^nÏMre pour le but, et non pas \es actions j dont récriture
n'est que la note; et les derniers jours de notre séjour à Gre-
noble il en était las, et lut disait même quelques mots piquants,
sans nplle humeur et nulle sournoiserie.
Les mots piquants sur les chevaux, ù propos de la Drôme :
« Cest qu'il les ^/ièrc/te», m'ont été rapportés par Juvénal, bon
garçon, plein d'intelligence et d'activité, et en même temps
sans esprit et avec une âme parfaitement pure de tout roma-
nesque, entièrement prosaïque, dirait Schiegel.
La bêtise étonnante du R a paru dans un jour singulier.
Ce qu'il y avait de mieux étaient MM. R... de L... et 0..., hom-
mes raisonnables, sages, comme sans passion et sans le plus
petit agrément.
, XX
Paris, 26 mai 1814.
Je vois avec plaisir que je suis encore susceptible de passion.
Je sors des Français, où j*ai.vu le Barbier de Sévillef joué par
mademoiselle Mar^. J'étais à ç6té d'un jeune oOicier russe, aide
derdkmp du général Vaîssikoiï (quelque chose comme cela). Son
général est fils d'un fameux favori de Paul ^^ Cet aimable ofS^
cier, si j'avais été femme, m'aurait inspiré la passion la plus
violente, uo amour à rHerraione. J'en sentais les mouvements
naissants, j'étais déjà timide. Je n'osais le regarder autant que
je l'aurais désiré. Si j'avais été femme, je l'aurais suivi au bout
dû monde. Quelle difl'érence d'un Français à mon oflicier ! Quel
naturel, quelle tendresse chez ce dernier !
La politesse et la civilisation élèvent tous les hommes à la mé-
diocrité, mais g.^tent et ravalent ceux qui seraient excellents.
Rien de plus désagréable et de plus grossier qu'un sot, officier
étranger, sans cultuie. Mas aussi, en France, quel officier
pouiTa se comparer au mien pour le naturel uni à la grandeur!
Si une femme m'avait fait une telle impression, j'aurais passé ht
I. 3
o8 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
uuit à chercher sa demeure. Hélas! même la comtesse S..
ne m'a fail une telle impression que quelquefois. Je crois
rincertilude de mou sort augmente ma sensibilité.
XXI
A M. ***.
Des environs de Nantes, le 1*' septembre 181(
Monsieur,
Je désirerais que vous voulussiez bien proposer anx cl
bres la loi suivante.
Vous excuserez ce que ma lettre peut avoir d'inconvei
quand j'aurai fait Taveu que celui qui se donne Thonneu
vous écrire vient de perdre son unique appui, un neveu de
huit ans, jeune homme des mœurs les plus pures, par la i
d'un duelliste, très-habile escrimeur, et dont c'est le cinqui
duel, au moins.
François Durand.
LOI.
Article 1". Les cours royales informeront du duel, coi
des autres délits.
Art. 2. Le duel sera jugé par le jury*.
Art. 5. Le duel sera puni par la prison. La détention
accompagnée du secret absolu ', sans papier» sans écritoirt
nuit, le détenu n'aura pas de lumière. Pendant le jouri il
tenu dans une profonde obscurité. Chaque jour il aura une ï
* La lettre suivante parait avoir été adressée à M. Dupiil ain^.
horreur de Beylc pour le duel est cbose d'autant plus remarquable,
en avait eu deux ou trois et qu'il était plein de bravoure^ (R. G.)
* Indispensable pour reffet moral. Il s*agit de corriger les jures
mêmes, considération étringèrc aux autres crimes. (H. B.)
' Nécessaire, puisqu'on veut punir par Vennui. Voir la Panoptiq
IHM. Jérémie Benlbam et Dumont. (H. B.)
LETTRES Â SES AMtS» 39
de promenade le matin el une heure le soir. 11 sera privé de
toute coDversaiioD. Il sera également privé de toute liqueur fer-
mentée, et tenu au régime végétal. 11 ne pourra avoir d'autre
livre que Tite-Live*.
Art. 4. Le premier duel sera puni de huit jours de prison ;
s'il y' a mort, de trois mois.
Le deuxième, de trois mois de prison ; s'il y a mort, de dix
mois.
Le troisième, de un an de prison; s'il y a mort, de deux ans.
Le quatrième, de quatre ans de prison; s'il y a mort^ de huit
ans.
Le cinquième, de huit ans de prison; s'il y a mort, de seize
ans. Et ainsi de suite. Le douzième duel sera puni de mort.
Art. 5. Les membres des deux chambres qui auront des duels
entre eux seront également jugés par le jury. Si le duel n'a pas
èttde motifs politiques, ils subiront les peines portées par l'ar-
ticle 4. Si le duel a eu des motifs politiques, Tagresseur sera
condamné à une amende de quinze mille francs au moins, et de
soixante mille au plus.
Art. 6. Tout homme qui, à la suite de différends politiques,
aura un duel avec un maire ou un membre d'une des deux
chambres, sera puni ainsi qu'il est statué en l'art. 4, et de
pins sera condamné à une amende de dix mille francs au moins,
cl de quarante mille au plus *.
Art. 7. Tout homme qui sera convaincu de s'être battu à prix
d'argent ou par des motifs vénaux, pour une querelle à lui
étrangère) sera condamné à une détention qui ne pourra être
moindre de six ans, ni excéder vingt ans^ S'il a tué son
adversaire, il sera condamné à dix ans de fers et à la flétris-
sure. Si la querelle a eu des motifs politiques, il sera condamne
à quinze ans de fers et à la flétrissure. Si, à la suite d'une que-
relle politique, il a tué son adversaire, il sera condamné à mort.
* Pour montrer aux jeûnes têtes qu'on peut être brave sans duel, LVn-
nuide la première détention préviendra le second duel, (H. B.)
* H faut prévenir un moyen trop facile de se défaire d'un député qui
gênerait par ses talents ou son caractère. Exemple, Mirabeau. (H. 6.)
40 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Art. 8. Tout homme qui sera convaincu d'avoir soudoyé qi
qu'un, pour se battre à sa place, sera condamné à deux ans
fers et à la flétrissure. Les travaux forcés seront de vingt an
le duel a lieu contre un membre d'une des deux chambres.
Art. 9. Si un duel est suivi de mort, chacun des témoins s
puui d'un mois de détention. Si le témoin a des duels à se
procher, le temps de la détention sera augmenté de dix je
au moins, et de six mois au plus, pour chaque duel.
Art. 10. Si un maître d'armes, duquel il sera prouvé qu'
donné des leçons d'escrime ou de pistolet, pour de Targent
bat avec un citoyen qui ne sera pas dans le même cas, et le 1
la déientiou du maître d'armes sera doublée. Au second di
suivi de la mort de son adversaire, il sera condamné à mon
Art. il. S'il est constant que les duellistes ont chimgéde
parlement pour se battre, ou à Paris se sont battus hors
Feuceinte du bois de Boulogne, outre les peines ordinal:
chacun d'eux payera une amende de deux mille francs au mo
et de quarante mille au plus.
Art. 12. En temps de paix, la présente loi est applicable ;
militaires. Seulement, le premier duel entre militaires ne s
suivi d'aucune peine. Le second duel sera puui de huit jour
prison; s'il y a mort, de trois mois; et ainsi de suite, comm
est statué en l'art. A. Tout ofBcier convaincu d'avoir eu
duels ne pourra être promu au grade supérieur à celui q
occupe qu'après avoir passé dix ans dans son grade actuel
ne pourra obtenir les ordres militaires qu'à la suite de bl
sures. Tout général qui aura un duel, outre les peines oi
naires, payera une amende qui ne pourra être moindre de
mille francs, ni excéder cent mille francs. L'amende sera dot
si le duel a lieu avec un maire ou avec un membre des d
chambres.
LETTRES À SES AMIS. 41
XXIT
A M< •
Milan, le 10 janvier 1817.
MoDsieur»
Je crois utile de rapt^eler et même de citer les bêtises qu'on
imprimait à Paris, en 1779. sur la musicfue (Œuvres de Vabbé
Arnaud, l. II, p. 386); cela nous fera réfléchir à la grossièreté
des gens qui proclament M. Girodet l'égal de Raphaël. Il est vrai
que cela n'a rien d'étonnant dans le pays où Ton écrivait :
< Ah! monsieur, au nom d'Apollon et de toutes les Muses,
laissez, laissez à la musique ultramontaine les pompons, les coli-
fichets et les extravagances qui la déshonorent depuis si long-
temps; gardez-vous de porter envie à de fausses et misérables
richesses, ei n'invoquez point une manière proscrite par tout
ce qu'il y a de philosophes, de gen^ d'esprit et d'amateurs éclai-
rés en Italie. Quoi! vous trouverez bon qu'au moment même où
Ton devrait porter au plus haut degré rémotion à laquelle on
avait préparé voire âme, l'acteur s'amuse à broder des voyelles
et reste, comme par enchantement, la bouche ouverte, au mi-
lieu d'un mot, pour donner passage à une foule de sons inarticu-
lés ! De toutes les invraisemblances que vous pouvez dévorer,
voyez s'il en est de plus forte et de plus choquante. Que diriez-
vous d'un acteur qui, déclamant une scène tragique, enlrcmê>
lerait ses gestes des laz%i d'arlequin?
« Je crois et je dis que la musique vocale italienne s'étant
confondue (vers 1779) avec la musique instrumentale, la mulll-
ludc des petits sons dont on a surchargé les syllabes a presque
toujours détruit Vhamwnie propre du vers, et qu'au lieu d'em-
bellir et de fortifier In parole, le compositeur a fait dégénérer la
parole en ramage. »
A l'époque où un bel esprit de Paris, Fabbé Arnaud, dictait
ses arrêts, Galuppi, Sacchini, Piccini, Paisiello, Guglielmi, Zin-
garelli, Cimarosa, enchantaient Fltalie. Ce n'est pas que je taxe
42 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
l'abbé Arnaud de mauvaise foi ; mais il faudrait se coonatlrc,
académicien , ne pouvant pas lire dans son cœur comment la
sique plaît,- aurait pu trouver Texplication de ce phénona
dans Grimm.
Les Italiens sont en général fort indifférents à tous ces ji
ments ténébreux. Lorsque je suis à un bal charmant, au mi
de tous les plaisirs délicats, près de madame de B... et écou
madame de Staël, que m'importe que le pauvre pédant qui pi
dans la rue s'arrête pour prouver à la porte cochère que je
dans la boue et dans lé froid comme lui? Un Vénitien s'est
pendant amusé à rassembler ce que les MM. Boutard de la i
sique écrivaient vers 1770. Voici quelques phrases de son p
pblet, qui est une lettre adressée à un Français :
« Permettez-moi, monsieur, de remercier vos compatrii
de ce qu'ils veulent bien nous apprendre que leur théâtre (
matique passe dans toute l'Europe pour être l'école de la k
déclamation, de ce que leurs chants se saisissent, se retienr
aisément, tandis qu'il en est tout autrement des nôtres.
« J'admire la sagacité qui leur a fait sentir que l'idée de i
sique italienne comporte celle de légèreté.
a Je les félicite de l'excès de modestie qui leur a persv
que personne n'a, comme eux, l'intelligence et le discemeo
nécessaires pour pouvoir donner aux morceaux de grande
pression cette dignité et cette grâce que leur procurent les
compagnements coupés ; genre de beauté dans lequel le gr
Rameau serait, même pour nous, un modèle à suivre ;
c De cette finesse de tact par laquelle ils ont découvert
les Italiens (moins habiles qu'eux, quant aux principes rais
nés de Tart t^t nalurellement abandonnés aux désordres de
magination) semblent nés avec un penchant à la .néglige
qui ne leur permet de viser qu'à l'effet ;
« De ce que la musique italienne ne comporte ni variété
ordonnance, ni distribution ;
« De la bonté qu'ils ont de nous avertir que le récitatif fi
çais tient au genre de la déclamation dramatique, au lieu
le nôtre n'a qu'une espèce de vérité accompagnée d'un air r
et sauvage, que le bon goût n'a jamais dicté, et que nou
LETTRES A SES AMIS. 4^
chantons de la même manière donl parlent les matelots, ou
dont les crocheteurs crient snr le port de Venise ;
« De cette surabondance de sentiment, qui leur dit que Se-
nailler, Leclerc, Talleman, et autres aussi connus, ont fait de la
musique italienne, tandis que Jomelli, Hasse, Terradeglias et
Pergolèse n'ont fait que de la musique instrumentale;
« De cette naïveté avec laquelle ils avouent que le chant fran-
çais est d'un ton si naturel, qu'on n'a rien à y désirer du côté
de Texpression, et que cet air simple et ingénu est un don de
la nature, qu'on ne saurait leur disputer;
« De ce qu'étant doués plus heureusement que nous, ils ne
peuvent trouver que de la folie et un genre outré dans notire
musique;
« De ce qu'enfin le chant français est toujours au-dessus de
l'ariette italienne, qui n'inspire jamais le sentiment ou ne l'at-
teint guère que pour aller bientôt au delà et le défigurer aus-
sitôt qu'elle a pu le saisir. »
Voilà exactement ce que l'on imprimait de 1770 à 1779, dans
les journaux français d'alors. Ne croit-on pas lire un bel article
de MM. Boutard, ou Charles Martin, ou Aimé Nodier?
XXIll
k MONSIEDR LE BARON DE K», A PARIS.
Thuélin (Isère), le 15 octobre 1817.
Mon cher baron.
Le vicomte vous dira que je vis comme un loup. 11 sera à
Paris le 22 et m'a donné deux jours dans ma solitude. J'ai ac-
croche de oia misérable fortune 2,460 fr., et je compte partir
pour Milan le 1*' novembre.
Ici, sur les bords du Rhône, les prêtres, qui sont tous des
épions, se livrent aux douceurs de l'assassinat, comme je vous
4é ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
le disais. On envoie les assassins dans des cures da di<
Lyon*.
Rien ne peut ajouter aux éloges qu'on donne au préfet i
M. 6. ; je n*ai pas entendu une seule parole de blâme. On
qui nommer maire. Il paratl qu'Alphonse, que tout le
désirait, n*en voudrait pas. Il est d'abord banquier et ne sej
oie pas de voir son bureau pillé, si les ultras avaient jai
dessus. H parait qu'ils tournent au sang. La lumière viei
Lyon, où tout bêtement la Ligue recommence. On y contrite i
sociétés religieuses: la plus énergique est celle de la Fàl
monde. Cinquante mille de ces badauds de Lyonnais cm
qu'ils vont se trouver prochainement à la plaine de JosaphsÉl
ne vois de remède que les écoles à la Lancastre et une nom
édition du Citaleur de Pigault-Lebrun , ou bien encore un f
fesseur d'économie politique et d'idéologie. Le remède éla
vos yeux pire que le mal, la seconde ville du royaume \
fera rire par toutes les déraisons prédites par ce jacobin
Benjamin Constant dans le Mercure, article sur saint Jérôme
Quant aux. cinq départements voisins de Nîmes, faites-!
une loi qui y suspende le jury pour un an, cl qui fasse juger t
les crimes par des commissions de trois colonels et deux ju{
Le ministre ne choisira que des gens nés au nord de la \Â
et n'ayant jamais habité le midi. Nommez le duc de Ragusc
tout ira bien.
Soyez convaincu que tout autre remède est un plat pairu
J'ai eu une conversation sur ce sujet, à l'égard de ia.Ven€
avec B., et je vous en donne gratis le résultat. Non pas grc
car je prétends que vous me payiez en beaux et bons artic
L'homme le plus marquant de l'Isère est M. le consei
&I Demandez à M. le baron Pasquier ses rapports sui
jugements de Valence. Il a été menacé de vive voix d'être tu
sa main brûlée. Les sœurs hospitalières^ les curés, les nob
ont agi sans succès sur lui, mais avec succès sur les jurés
faut faire juger toutes ces causes au nord de Lyon. Notez 1
' Geito lettre a été écrite peu après un assassinat horrible commis
un prêtre, qui produisit à cette époque une profonde impression.
LETTRES Â SES AMIS. 45
M.... comme iiii* homme plein d'homieur, de courage, de
bon sens, et qui ira loin si on Taide. Il abhorre ïusurpateur et
lit Say et Delolme couramment; sachez de plus qu'il est riche.
N'oubliez pas mon très-sincère compliment au nouveau con^
seiller d'État. Il verra que son intérêt, à son âge, est de lire
Bentham et B. Constant. Je prie Taimable Van Bross de se sou-
venir de la lettre mensuelle. — Je vous ai plaint sincèrement
on voyant les adieux de madame Morandi et de Garcia.
H vostro L. Â. G. Boubet,
Marquis de Gurzay.
XXiV
A MONSIEUR 6., A PARIS.
Thuéiin (Isère), le 16 octobre 1817.
Blon cher Moscovite,
Si vous avez la patience d'écrire votre excellente conversa-
tion sur Torigine et les ruines de la Vendée, et que vous vouliez
renvoyer à 6...., mettez votre nom et votre adresse chez mon
ami, M. S., rue n" 5. La rue àjcôlé de Torloui, à côté de
l'ambassadeur de Hollande.
Ce n'est pas tout, Tami qui était avec moi, lors de Taimable
soirée que vous nous fîtes passer, désire beaucoup parler de
temps en temps bon sens avec un homme du bon temps. Voici
sa définition : M. le baron de M. a élé trois ans Officier dans la
légion du Midi; lors de la chute du tyran, il était avec M. le
conseiller d'Etal d'Ârgoul et jouissait de douze mille francs de
traitement dans les droits réunis. À la restauration, il devint
secrétaire général de la préfecture du Donbs.
Pour la sagacité, l'expérience, la connaissance des hommes,
le caractère Décessaire pour les faire marcher, c'est un des hom-
mes les plus remarquables que j'aie rencontrés.
Conservez-moi un peu de souvenir et croyez que je n'oublie-
rai jamais les moments agréables que vous m'avez fait passer
dans notre grand palais à Moscou.
U. Beyle.
5.
46 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
XXV
A MONSIEUR R. COLOMB, DIRECTEUR DES CONTRIBUTIONS INDIRECTE
MONTBRISON.
* Sienne, le 25 novembre 1817.
Je viens d'écrire YHistoire de Vénergie en Italie. A me
que tu ne sois bien changé, ce sujet sera de ton goût; ca
t'ai reconnu une certaine force dans le caractère dès nos j*
d'enfance, et je ne pense pas que les saletés politiques aient
ramollir complètement.
Au moyen âge, dans le reste de TEurope, des seigneurs
écrasaient leurs domaines furent écrasés à leur tour par
rois, par exemple, Louis XI. L'énergie ne pouvait donc nai
que dans quelques centres de seigneurs féodaux ou dans le :
tous gens étiolés par la richesse.
En Italie, tous les caractères ardents, tous les esprits aci
étaient inévitablement entraînés à se disputer le pouvoir, e<
jouissance délicieuse et peut-être au-dessus de toutes les aul
pour des gens défiants, du moins plus durable. Milan, Gêt
Florence, Riminl, Urbin, Sienne, Pise, Plaisance et vingt aul
villes étaient dévorées par les flammes des factions. Leurs
toyens sacriGaient avec joie, à leur ambition politique, le s
de leurs intérêts privés et la défense de ce que nous appel
les droits civils. De là, ce conflit éternel des familles puissam
dont l'histoire domestique est si singulière, cette lutte viole
des factions, ce long enchaînement de vengeances, de prosci
tions, de catastrophes.
Voilà le foyer qui produisit les guerres interminables
acharnées de ville à ville. Par exemple : de Sienne et Floren
de Pise et Florence, etc.; et enflu les invasions étrangères
peuples qui, armés par un roi, eurent bon marché de pet;
villes qui s'abhorraient entre elles ; car il ne faut pas le dissii
1er, avec l'énergie, le moyen âge a laissé en Italie la func
habitude de la haine. C'est là, dans ce climat enchanteur, <
LETTRES A SES AMIS. 47
ceUe passion calamiteose éclate dans toute sa force. Lès lyran-
nies soupçonneuses, faibles et atroces, qui gouvernèrent ritalie
de 1550 à 1796, ont changé la prudence du moyen âge en som-
bre défiance.
De là, la première qualité d'un cœur italien, je parle de ce
qui n'est pas réduit à la stupidité par le bigotisme ou la tyran-
nie, est rénergie; la seconde, la défiance; la troisième, la vo-
lupté; la quatrième, la haine.
Les Italiens, à Feiemple des Romains, que Pétrarque leur
avait expliqués, entendaient par le mot de liberté la part que
chaque citoyen devait avoir aux élections et délibérations pu-
bliques.
Les Florentins voulaient gouvenier dans la place publique et
au Palazzo di città. Nous, nous voulons être tranquilles dans
notre salon, et surtout n'être pas choqués au bal par l'insolence^
d un noble.
On ne trouve à Florence, au quatorzième siècle, par exemple,
que des lois et des habitudes imparfaites pour garantir la sûrelé
des personnes et des propriétés. Il n'élait pas encore question
de la liberté de l'industrie, des opinions et des consciences.
Des hommes dont les propriétés, l'industrie et la personne
étaient si mal garanties, et qui ne connaissaient presque pas
la liberté civile, perdaient tout quand, au lieu de nommer leur
podeslat sur la place publique, ils venaient à être gouvernés
despotiquement par le chef de la famille noble la plus puissanle
de leur ville. Ce tyran sanguinaire se trouvait sans lois pour le
contenir ou même pour le diriger; car, quand il eut de Tesprit,
ce lyran sentit qu'il était de son intérêt d'être juslc; par exem-
ple : Gastruccio. Il faut soigner le cheval qui nous porte. Au
milieu de tant de dangers, comment Thonneur aurait-il pu
naître? comment trouver le temps d'avoir de la vanité?
Le gouvernement, à moins qu'il ne soit fort et séduisant
comme celui de Napoléon, ne passe dans les4l(peurs qu'au bout
d'un siècle. De là les progrès des beaux-arts dans ce quinzième
siècle, où la liberté (entendez toujours la liberté d'alors, la li-
berté gouvernante et non jouissante) commençait si fort à
languir.
48 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Les lyrans d'Italie, pleins d'éuergie, de fioesse, de défiance i
de haiue, et, daus les beaux-arts, d'esprit et de goût, n*eureE
Jamais aucun talent comme administrateurs : ils se moquaten
de Tavenir; ils écrasèrent Tindustrie et le commerce. Volterrc
qui comptait cent mille habitants, n*en a plus que quatre mille
Jamais ils n'établirent de lois raisonnables ou ne maintiareut d
justice équitable.
Enfin, du temps des républiques ilaliennes, le pape faisai
brûler Savonarole, qui avait voulu faire le petit Luther. La libert
des écrits sur les intérêts communs à tous les citoyens, quam
les lois l'auraient accordée, aurait été bien assez restreinte pa
le péril d'offeuser les factions dominantes, ou même celles qc
pouvaient le devenir. Dès que Tune d'elles avait saisi le pouvoii
il en était comme chez nous en 1815^; c'était un crime, non
seulement de dire, faire ou écrire, mais d'avoir fuit, dit ou écri
quoi que ce soit contre elle. ^
A chaque révolution d'une ville, la volonté des vainqueur
réglait tous les droits et tous les devoirs. Il ne restait aux vain
eus qu'une ressource, celle de tenter, à leurs risques et périls
de vaincre à leur tour.
Gomment diable n'être pas énergique avec le soleil et le
richesses d'Italie, et quatre siècles de ce joli petit gouvernement
il n'y avait un peu d'exception pour tout cela, et un peu d
fixité qu'à Venise. Aussi les Vénitiens étaient-ils devenus le
Français de l Italie, gais, spirituels el sans énergie '. Avec un
énergie brûlante ou sombre, suivant qu'on est dans une vein
de bonheur ou d'adversité, il est impossible d'être gai, spirituel
léger. L'esprit a Tbabitude de mettre trop d'importance à tout
dès qu'on est indigné, Ton ne peut plus rire ni sourire.
r
* Dans les départements, s'enlend.
Voyez dans la Vie d'Alfierif écrile par lui-même, les échevins de Paris
se perdant dans la boue en iillant complimenter Louis XV le premier d
•an. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 4J
XXYI
A MONSIEUR LE BARON DE H..., A PARIS.
Milan, le 1" décembre 1817.
Votre lettre, que je reçus à Thuélin, fit la consolatiou de mon
exil; celles des 15 et 20 novembre, que je reçois aujourdliuî,
me font penser, pour la première fois, à celte ennuyeuse lutte
des droits contre les privilèges, qui remplit tout en France. Plus
une pierre de voûte est bonne pour sa place, moins elle peut
convenir ensuite pour tout autre bâtiment. De manière que, de
(oat ce qu*on fait en littérature eu France, il n'y aura de bon
que le point où on arrivera en 1858. Dans les pays qui n*onl pas
de but, les arts ont gardé leurs charmes contumiers, tandis que
voire Manie des grandeurs est un article de politique en vers et
en cinq actes.
Psami re d'Egitto est un ballet assez amusant de Vigano, qu'on
a donné hier pour la dernière fois. Psami était précédé du se-
cond acte â\ï Matrimonio segrelo. Galli, dans le rôle du comte,
est seulement parfait pour moi. La froide Festa faisait Garolina,
et le ténor Monelli, bon dans une petite salle, était sans couleur
dans ce gouffre * énorme. Après le grand ballet, le second acte
de la Cenerentola de Rossini. C'est comme Psamiy du médiocre
d*aQ grand artiste.
le tre Melarancie sont trois princesses que des génies enlè-
vent endormies dans leur lit, qu'ils apportent dans une forêt où
le sabbat se tient, et quMls jettent par terre, le tout à la manière
des Mille et une nuits. Aussitôt une fée offensée les change en trois
belles oranges et les emporte dans un sac. Arrive le génie et
Mouraby monté sur un bélier gigantesque; il fait venir en un clin
d'œil un chevalier qui n'était qu'à deux mille lieues de là , et
c'est pour lui faire cadeau d'un sac où se trouvent: 1** un joli
pain de munition, ensuite un balai de trois sous, plus un paquet
* Le tbéâlre de la Scala.
50 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
de ficelle. A la vue de ces jolis cadeaux, le chevalier (le je
et superbe MoHuari) saule sur le bélier, qui part au petit ire
ramène devant une cour fermée par une grille de fer ; il jet
grille en dedans, un chien énorme lui saute dessus, il le rc
d'un air doux et lui remet le pain de munition que le chiei
vite manger dans un coin. Un prodigieux géant, que l'oa
occupé à tirer de Teau d'un puits avec un seau qu'il attac!
une tresse immense formée de ses cheveux, se porte conti
chevalier, qui lui fait son compliment terminé par le don du
quet de ficelle. Le géant, enchanté, s'assied sur la margelL
puits et s'endort. Reste une diablesse de vieille qui , avec
pelle, chauffe un vaste four ; eRe est séduite par le petit b
Alors le chevalier s'élance dans le château et vole le sac où
les trois oranges ; il délivre, chemin faisant, une troupe de
valiers ; ils rapportent les trois oranges à leur père; les oraD
mises sur une table, deviennent énormes , et on en voit éc
les trois princesses: mariages, balabile, etc. L'acte de l'i
rieur du château où les trois princesses, rendues à leurs foi
naturelles, parce qu'on a jugé à propos d'en faire des servai
arrivent dans un salon où la fée, en sortant, a rendus immol
les chevaliers prisonniers ; cet acte, dis-je, est assez drôle
commencement de ce ballet est sublime, le milieu encore ]
la fin plate ; c'est du Viganè de troisième qualité.
La considération de ces merveilles a rempli mon cœur et
yeux depuis le 21 novembre. — J'ai cherché et trouvé un
parlement pour ma sœur ; je l'ai présentée ; elle a déjà
bonnes amies. — On m'a bien parlé politique dans les loge
je vais; vous sentez l'effet des choses vagues sur un adept<
a eu l'avantage de discourir avec Maisonette et Besançon. 1
suis dépéché de fermer les oreilles.
Je trouve toujours ce pays bien supérieur au vôtre : juge:
Le général prince de S. est peut-être le seul homme à courage
çais qu'il y ait dans l'armée autrichienne; c'est un Lanne, un
salle : de plus, grand prince; de plus, frère naturel de l'empei
c'est donc un des plus grands personnages possibles. 11 y a •
ans qu'en cette qualité il trouva bon de voler à un chien d'isn
de Ferrare pour cent mille francs de mauvais foin. Le co
LETTRES A SES AMIS. 51
anlique commença un procès donlle jeune prince fil de bons rires
avec ses amis. Il y a Irois mois que tous les officiers, lui compris,
qui se trouvent à Milan, reçoivent Tordre de se rendre en grande te-
nue au ministère de la guerre. Arrivés là, le secrétaire du conseil
de guerre donne lecture d'un jugement en vingt pages qui, dit-on,
condamne le prince à tirer les barques^ je ne sais sur quel fleuve
des États autrichiens, pendant six ans ; il sera dégradé, déclaré
incapable de servir, et, en outre, condamné à restitution et aux
dépens, s*élevant à la bagatelle de douze cent mille francs. Le
prince se mit à pleurer. Le greffier tire un nouveau papier :
l'empereur commue les six ans de galères en six mois de prison
et oonOrme le reste de la sentence. Le prince tire sou épée, la
remet au greffier, ;et, dans la même voilure de ville qui l'avait
amené au ministère, part, sans rentrer chez lui, pour aller subir
sa détention dans une forteresse de Bohème. Sa femme, laide-
ron qui Tadore, apprend bientôt tout cela, prend la poste et
lui court après. Elle est riche et payera pour lui, qui reste, à
trente-trois ans, déshonoré et sans le sou. Gela doit sembler
bien ridicule à des gens brillants, qui ne savent pas faire obéir
mi préfet. Ceci fait le pendant du fils du maréchal-lieutenant fu-
sillé à Vienne ; mais vous savez cela.
Je lis jusqu'à deux heures ; je me promène jusqu'à quatre et
dine à cinq ; à sept je fais une visite ou deux ; à huit je parais
dans la loge de ma sœur; un ou deux amis à moi viennent m'y
relever, et je commence mes petits tours dans la Scala jusqu'à
minuit, que le tre Melarancie commencent à s'enOer sur la ta-
ble du roi, leur père, et à devenir grosses des princesses. Le
reste ne valant rien, je reviens chez moi, où , dans mon lit, je
lis jusqu'à une heure. Je lis les lettres de d'Alemberl, Montes-
quieu et autres à madame Dudeiïant. Les lettres de d'Alembert
m'ont fait beaucoup d'impression, vu que ce sont pour nous, mon
cher ami, des arguments ad hominem. Il était, en 1764, content
avec mille sept cents francs de rente ; si content qu'il refusait
une grande place à Berlin. Et vous avez l'effronterie, vous qui
faîtes l'amour, qui plus est, de vous plaindre !
Là-bas , le mépris me suffoquait ; voir dans la bouse de
vache ce que j'ai vu si beau à Hinter-Linden de Berlin ou à
-^ v
52 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Schœnbrunn, m*einpéchaitcle digérer. II esl bien vrai que je
Iroiivcrai jamais aiUeurs la conversation des gens d'esprit eomi
Besançon, Maisouette, etc. Voilà ce qui fait que vos lettres i
sont un besoin de première nécessité.
Que Van Bross ait deviné Bombet, je m*en doutais; mais j
toujours rempli mon but, qui était de ne pas parler comme c
leur. Je me suis trouvé, à la chute de mes grandeurs, rem
d'orgueil, mais d*un orgueil tenace, que jeûnes et prières n^
pu chasser. Cet orgueil se sent fait pour être préfet ou c
puté. Le métier d'auteur lui semble avilissant, ou, pour mie
dire, avili. J'écris pour me désennuyer le matin; j'écris ce (\
je pense, moif et non pas ce qu*on pense ; le tout en attend;
que le Moniteur m'apprenne que je suis appelé à la prcfecti
de N.,., place que je refuserais avec horreur, tant que je i
verrais le collègue de MM , etc., etc., etc. Voilà ce q
m'a appris Texameu de mon intérieur, comme disait feu Tî
tufe. Vous en savez autant que moi sur, toutes mes cackoteri
et me ferez plaisir de toujours épaissir le voile.
Le manque d'esprit d'ÀIficri est de moi, tout le reste
YEdinburg review. Idem pour le Pans d'autrefois ; c'est vc
qui me l'avez indiqué. Le morceau sur l'italien est de Bomb
11 est très- vrai qu'il n*entend pas le toscan, ou, pour mie
dire, il Tcntend, mais l'a peu entendu, Florence l'ayant toiijoi
scié. L'&Fticle sur Vigano, c'est mon cœur et mon sang, comi
dit Paruy. Le titre a été inventé par le libraire. Si jamais v(
relisez, vous qui connaissez si bien la chose, usez uu crayoi
relever ce qui vous semble faux; ou mieux, faites un petit c
hier des bévues, avec des renvois, er profitant du moment
l'auteur vous donne de l'humeur, dites-lui des sottises, ferme,
n'ai pas ouvert ce volume^ depuis qu'il est broché. Il me sei
ble qu'il doit paraître un peu ÂlGcri, c'est-à-dire sans espi
Contez-moi net ce que vous en a dit Maisonette, excellent jo
à mes yeux , depuis qu'il méprise uu peu ces gens que je n
prise tant : la llarpe et Suard. Si je ne vous dis rien des c
deaux dont il m'accable, c'est que je veux conférer ce soir av
* lowie, Saplea ti Florenct en 1847.
LETTRES A SES AMIS. 53
mes amis sur les moyens de transport ; s*ils sont en route^ vous
avez bien fait.
Je sois enchanté, car je vois que cet homme si aimable, et
çuelaiKmté de son cœur rend si supérieur aux.Gromwells qui
l'eoloorent, pense à moi : cependant basta cosù Ce pays est si
' stérile, que jamais je ne pourrai faire Fcquivaient de ces deui
précieax volumes. Il y avait un trou en Suisse où végétait un
pea de liberté de la presse; vous avez vu dans la Gazette de Lan*
ime, n° 92, je crois, que les ministres de France et d'Autriche
invéhissent là-contre. Gela est bien béte, à mes yeux, s'entend.
Ou Elites fusiller des libraires Pahn, ou ne nous ennuyez plus de
votre sottise; vous n*avez pas les qu'il faut pour compri-
mer; contentez-vous donc de diriger, c'est-à-dire d*amoindrir,
d'égarer, comme le cardinal de Richelieu fit par son Académie
française. — Je lirai les deux Moniteurs où bavardent les provin-
eiaui. Je vous indique, par contre, ]e Maniteur Au ^i octobre
SQrla liberté et Y arbitraire. L'auteur m*â écrit une excellente
leure; ne le nommez pas. Au reste, je n'ai pu encore voir son
^omieur. Je ne suis pas tout à fait de son avis ; je ne veux pas
(|ae le gouvernement se mêle le plus possible de mes affaires.
L'Amérique-Nord me semble un modèle parfîut ; voyez le Gom-
meataire sur Montesquieu (par Jcfferson). — Ge qui a intéressé
surtout, c*est le détail de vos journées et soirées. J'ajoute, à ce
que je vous ai dit de moi, que mon dîner d'hier, excellent et
ciiez le restaurateur le plus noble, nous a coûté six lire à deux :
la loge six lire; les deux billets quatre lire. Or, une lira vaut
soixante-seize centimes. Gette vie est tout ce qu'il y a de plus
noble et de plus splendide.
Ceci me conduit au matrimonio de Besançon. Si la fille a cent
cinquante mille francs, si elle est fille unique, et qu'il n'y ait
qu'une mère, je conseillerais d'épouser, parce qu'alors on peut
rester à Paris en se moquant foncièrement de tout. Mais voilà ma
condition sine quâ non. Rester à Paris pour trembler chaque
malin d'être supprimé dans quelque nouvelle organisation, c'est
l'antichambre de Fenfer ; je crois que tous les employés de pro-
viuce sont dans ce cas.
Je vous dis, pour ne pas Toublicr, que M. delracy m*a dit du
54 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
mal de Mac Intosh. G*est un homme qui ne voit pas neltemen
rapport des peuples et des kiiigs. Peut-être cela De vous dépl
pas.
J'ai lu la phrase de votre lettre sur Timmortel Galiari 1
Piémontais h(Mmne de goût, qui a été saisi d'uu rire ineuio]
Lie; c*est le Gimabue d'un art dont Perego, Fuentès, Landri
Saoquiric, sont les Garraches. Mais je vous pardonne tout si ^
faites votre journal. Âh ! chien de paresseux ! vous allez m
jecler le travail dont vous êtes surchargé. Songez au heau \9
d'Angleterre, en 1830, que payera M. Ridgeway.
Mais une commission à laquelle je tiens essentiellement,
que vous vouliez me rappeler au souvenir de madame <
est-efle bien délivrée de cette triste jaunisse, si peu faite
une jolie femme?
XXVII
À M. LE BARON PE M..., A PARIS.
Milan, le 3 janvier 4818.
Je suis enchanté, ravi; rien ne peut payer de telles le
J'aime même la boueuse politique quand elle est traitée d'
haut. Vous ne m'en parlez pas assez au long. L'histoire d€
des gens inscrits pour parler contre a réveillé toutes les <
sites. Pour moi, je suis à peu près de Tavis de Quintus F
B... : le jury, en appel, me semble tout ce que ces enfa
peuvent supporter; seulement, si le jury n'a pas proi
soixante jours après Tarrestalion des prévenus, on leur ou
porte et on leur souhaite le bonjour jusqu'à nouvel ordre
soir, dans une réunion de onze personnes, on s'est occu{
demi-heure de la loi sur les journaux, qui a passé par cen'
tre-vingl-deux contre cent trente et un. Si vous voulez ju|
notre fanal, cherchez la Gazette de Lugano chez Galignani.
pour Dieu! parlez plus longuement de l'esprit politiqi
Paris.
LETTRES A SES AMIS. 55
J'en viens tout simplement à ce qui m*iûléreasc le plus. Je
suis dans Tadmiraliôn de votre patience de mettre des notes mar-
ginales. Gela est exactement mon journal ; j*en étais aux deux
tiers, quand vous me fites lireTariicle sur madame OudefTant et
celui d*Alfieri dans YEdinburg review; pour mettre ces idées en
circulation, je les ajoutai. Je ne nierai point que Stendhal n'ait
eu souvent des nerfs à Bome ; mais, dans ce siècle fardé, n'est-
ce rien qu'un livre de bonne foi? Gomment voulez-vous un por-
trait complet en "deux cents pages? ÏBur la vanité des jeunes
Français, nous ne sommes pas d'accord. Il est trop clair que ce
n'est plus dans lé jabot et dans les femmes qu'ils la mettent ; mais
c'est dans tout. Paraître est toujours plus pour eux qu être.
Voyez M... ei tous nos amis de Cularo. Quant à la ducomanie de
Stendhal, outre qu'elle est fort naturelle chez un hoinme d'une
si haute naissance, un beau jour, pour n'être pas recmnu, il
a multiplié par la quantité comtes et marquis, toutes les initiales
citées. Songeï que la noblesse d'Italie, excepté Venise, est plus
riche que jamai». Il y a ici deux cents familles à cent mille
Inmcs de rente, qui en mangent trente. Retenez ce trait pour
ritalîe de d848. Les nobles y auront (et je m'en réjouis) Tin-
flaence réelle et constitutionnelle de richesses immenses. Au-
joord'hui, il n'y a que les comtes et marquis de Stendhal qui re-
çoivent. Je vérifie, par toutes les anecdotes que j'entends, ce
qu'a dit Stendhal ; je n'ai pas changé d'yeux. Je voudrais vous
tenir ici en présence des modèles. Quant au Piémont, Stendhal
en savait trop pour parler. — G'est incroyable, mon meilleur ami
en est.
M. Dalpozzo, maître des requêtes à Paris, ensuite premier
président à Gênes, vient de se couvrir de gloire en faisant impri-
mer ici des plaidoyers ou consullations, pour mieux dire, qui
dévoilent toute la vénalité of the (roman) senate^. Un -peuple
ainsi mené deviendrait le plus fourbe, le plus méfiant, le plus
coquin de la terre en cinquante ans. C'est comme les Grecs
d'Athènes gouvernés par l'esclave d'un eunuque noir. Je ca-
lomnie le kislar-aga, sa justice vaut mieux.
* Du sacré collège.
56 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Autrefois les puissants avaient la puissance, et de pliis le i
|>ect ; voyez M. de Ghoiseul. Maintenant ils n'auront plusqu
puissance. Tl faudra qu*ils baissent continuellement les yeui,
à chaque regard, ils seront obligés de mâcher le mépris. Si v
saviez ce qu'on dit de Tami de Maisonette et des autres! 1
je trouve le public injuste; il faut que ce soit bien fort.
Nous venons de faire une grande et très-grande perle. Sa
jesté s*est lassée du conseil aulique, et a nommé ou nomn
des ministres comme à Paris. Elle a nommé M. de Saurau
nislre de rintéricur ; il aura des chefs de division pour cha
royaume. Celui d'ici n'a pas inventé la poudre, au contrai
mais il a cinq cent mille francs de rente et une fille unique
donne aux pauvres quatre mille francs par semaine; il ne p(
qu'aux moines; il alla à Vienne, il y a deux ans, pour les r€
mander. Ce gouvernement, qui ne tombe pas dans ]esconcor
et dans Toubli du passé, lui refusa sa demande. Au retour,
ne trouva pas sur sa porte l'excellent mot maison Bancal, i
bien une figure de grandeur naturelle, en habit de cour et
ressemblanle à lui, comte Bassi... De chaque poche sortait
petite figure de moine et de religieuse, et lui, il embrassai
toutes ses forces un énorme ftasco, aussi grand que lui. I
allons avoir le sage archiduc Régnier, et pour second un M. G
ciardi... ministre ou préfet de police ici sous l'usurpateur. Q
qucs personnes lui accordent un talent supérieur; mais tien
t-il les prêtres et les nobles comme notre comte de Saurau?
doute. Les quatre dernières années de ce pays-ci sont un mo<
mais c'est du talent perdu; ce qui est absolu n'est plu
mode.
5 janvier. — Voilà onze personnes qui viennent de dé(
un bien grand point (sur la presse). Puisque nos admirables
uistres, avec une majorité aussi forte» n'ont pu avoir que
voix, ils doivent voir que Fopinion veut le jury. C'est murer
les cavernes intérieures du Vésuve un gaz inflammable, qn
est dangereux, et qui n'était rien exhalé dans l'air. 11 fallait
des jurés payant deux mille francs d'imp6t. Nous ne seron
du même avis ; cela me semble une grande bêtise. Ne peuva
pas empêcher les élections de l'année prochaine ? Il n'y i
LETTBES A S..S AMIS. 57
moyeu d*y leuir avec de lels jacobius. Ou bien uous réconcilie-
roDs-nous de cœur avec ces bons ullras?.Ëclaircissez-moi bien
celle grande question. Dominique me disait quil Ke fiche d'élre
conquis ; il aime mieux le jury pour la presse, et les Prussiens.
Avez-Yous regardé i événement de la Warlburg le 18 octobre?
L'Allemagne en est à sou 4789. Que pense notre ami Maiso-
nette? car je pense, moi, que tout son cœur n*esl pas dans ses
vingt-cinq mille francs. Nous n*aurons pas toujours des gens de
génie pour ministres. M. de Ghoiseul était b'eii puissant; il a
pour successeur rinràme d'Aiguillon. Si les deux tiers des Fran-
çais disaient qu il est nuit a dix heures du matin, le king doit
dire de même, si le métier lui piaf L
SPECTACLES.
Mais parlons spcctccles, nous serons moins dissidents. Le 26
décembre, la Scala a ouvert. L*âbonu6ment coule cinquante
francs jusqu'au 14 mai. L'opéra les Deux Wladimir^ exécrable
copie de Mérope et d'HéracliuSf a une musique volée à TÂca-
démie impériale de musique, id est savante, plate et ennuyeuse
aa suprême degré; c'est de Winter, jeune poulet de soixante-
dix-neuf ans. Vous lui devez Proserpine. Le premier jour on a
sifllé cette infamie ; le second, cent billets donnés l'ont fait tolé-
rer. Tandis qu'on le huait, il pleurait de joie. On applaudissait
la fille naturelle de ce grand homme, mademoiselle Metzger,
jeune créature criblée de petite vérole, laide et c... au suprême
degré, mais voix superbe. C'est un soprano, pas si haut que la
Bonini; cela plairait à Paris. Madame Gamporesi a une voix
froide et magnifique. C'est peut-être la première après la su-
blime Gatalani. La Marconi, contre-alto passable, plus laide en-
core que la Metzger. Madame Camporesi, avec des traits super-
bes, est déplaisante.-^ Le 18 janvier, nous aurons Ciro, de
Rossini; ensuite un opéra de Soliva; et, le 14 mars, Don Juan,
pour la troisième fois en deux ans.
A Venise, fiasco infâme aux deux théâtres San Mosè et la Fe-
ntce. Ils ont sifllé Tachinardi, Galli et la Festa. Les deux pre-
miers sont des dieux pour mou A Naples, VArmida de Rossini
a8 ŒUVRES t»OSTHllME$ DE StËNDHÂL.
a eu le plus grand succès ; mais on a été obligé d'aller le cfa
cher à la campagne avec de la maréchaussée» et de le mettn
prison pour lui faire terminer la partition.
Le carnaval, à Naples, ne commence que le 13 janvier. -
ne vous parle pas de beaucoup de petits fiascos dans les pel
villes; on a de rhumeur, on la passe sur les acteurs.
BALLETS.
On a été sur le point de mettre en prison Vigano. Cet hou
de génie ne sait pas composer sur le papier. Il a commencé
dale et Icare le 4 août, et Ta fini le 25 décembre, en faisan
peler de dix heures du matin à six, et de dix heures du s<
quatre heures après minuit. Dédale, sifïlé le premier jour
comme les tragédies historiques de Shakspeare ; ce n'est
Racine ou Voltaire qui peuvent faire cela, Taclion est profc
ment vraie; mais elle offre peu d*intérét. Chaque jour, ce;
danl, ce ballet a plus de succès. Les machines en sont pitoya
les décorations mauvaises, excepté la dernière; c'est la coi
Neplune. Rien moins que des poissons dansants dans un p
de madrépores et de corail. Ce spectacle est magnifique et
tout singulier, mais ne peut pas se comprendre à Paris,
convient à mes nerfs et m'occupe pendant huit jours.
Le second ballet de Vigano a été aussi tellement sifflé <]
l'a supprimé. Nous en aurons un nouveau le 12 janvier « et
Olello, grand ballet. Il paraît que Mirra, que je n'ai pas vu,
un chef-d'œuvre ; on pleurait. Remarquer que les tragédie
mon dieU) Shakspeare, donnent des ballets tout faits. Le i
bile, les danses sont pitoyables, à l'exception de dix jeunes é
charmantes. La pantomime de Dédale est très^bîen joué
Molifiari (Minos), Pallerini (Procris)» et surtout par \?l C
(Icare)* Icare a quinte ans, et ses mouvements font<.. pi:
c'est un grand bien.
Le petit théâtre Re nous a divei'tis par le Roi Théodore
chanté; Paisiello est bien gai ; maisi après une demi-heu
cette musique, qui ravit d'abord» on est tout surpris de
ntiyer; — Depuis deux joùrsj le Comte dé Comminges; Y
LETTRES A SES AMlS. .VJ
est blanche auprès de cela ; la musique est du jeune Pacini; cl
a beaucoup de succès.
La chute de Tramezani a retenti ici. Stendhal n'avàit-il pas
raison ? — Madame Boroni , contralto , est une ci-devant mat-
tresse de Dominique. Son mari, M. C , est ce courrier que je
voulais vous faire protéger auprès de M. de... Si vous voulez
une lettre pour elle et lui, vous aurez une lucarne sur le théâ-
tre; mais c'est un ton de dix degrés au-dessous d'Aglaé.
XXVIII
A MONSIEUR LE BAROIÎ DE M..., A PARIS.
Milan, le 21 mars 1818 .
Quand je lis vos lettres, j'ai, pour un instant, le regret de
n'être pas à Paris. Ce que vous me dites de la place est vrai ;
mais je ne sais pas solliciter. Vous rappelez-vous Teffort que
nous eûmes à faire sur nos caractères pour nous mettre en bas
de soie et aller chez madame B , et, quand nous fûmes chez
le portier, nous restâmes tout pantois d'apprendre que depuis
quinze jours elle ne recevait plus. N'est-ce pas là une maladresse
insupportable, un manque absolu de talent? Quand vous avez
eu un oncle ministre, vous avez fait comme moi ^uand j*avais
Un cousin, vous avez réussi. Be plus, vous êtes de la faction, si
ce n'est dominante, du moins aimée en secret; moi, je suis ou-
vertement un chien de libéral, pour tout potage. Vous souvient-il
do mépris que Stendhal témoigne quand il est à Francfort :
c'est un morceau de mon journal de Paris. Donc, je ne suis pas
encore assez misérable pour aller admirer les rapports de mes-
sieurs tels. J'ai éprouvé, d'ailleurs, que pour tous les sols, je
8ens iWgueil d'une lieue. Sans haïr personne, j'ai toujours
été finement abhorré par la moitié de mes relations ofû-
cielles, etc., etc., etc. Enfin l'Italie me plaît. Je passe> de sept
heures à minuit, dhaque jour, à entendre de la musique et à voir
deux ballets; le climat fait le reste. Savez-vous bien, monsieur,
que depuis six jours nous sommes à quatorze degrés de Beau-
eO ŒLVRES POSTHUMKS DE STENDHAL.
»or? SjiTt*i-voQs qu'à Veuisc on vil dà signore pour neu!
tî qoe cf lu» /imlà Taiil cinquante cenlimes? — Je vis «
■n an 00 (Jea\ à Milan, puis autant à Venise, et puis, en
pirssr par le malheur, je vais à Cularo, je vends la nu(
priouj de l'éiage de M. de Salvaing, dont B m'offr
mille (raiics celte année, et je vais tenter fortune à Paris
■wi le sentiment de mqms, rendez-moi les chevaux du Car:
et me \oilà. Vous me trouverci fou; mais que voulez-vou
ce qui en vaut la peine, dans ce monde, est soi. Le bon c
ce raraclore e>l de prendre une retraite diî Russie com
\rTTe de lim<»naJe. FVenez-vous-en à vous-même, mon a
aoiî. si je %ous ai parlé aussi longuement du Jiioi.
Aubcftiu a examiné votre balance. Il craint, comme
une hi'it/tiuuion à peu près inévitable. Remède : Cinq
ejtu'tcmntt payées, chaque semaine, et consacrées à un
uitiiMitnde. Prenez : la nouvelle édition d*llelvétius, les
%olunies de Tracv-Jefferson, total huit volumes, et lis
cela cinq heures |)ar semaine, montre sur table ; lisez de (
quatre Edinhurg revicw chaque année.
D'aprèb le tapage charmant que fait le livre de cet infài
feQ>eur d'Antinous ^ je ne doute pas que le chef des prêi
Ions les autres honorables ne veailleot se procurer u
si bien pcn^é.
Faiies-rooi acheter la collection complète de mou
FJmbburg r^WrirCcla fait vingt-sept volumes. Pour votre
gardez eu dix pmdaut six mois; car il ne me faudra pas
pour dévorer les dix-sept autres^ La moitié est à sauU
mais le reste vaut un peu mieux que la façon de MM. V.
Auger et même Lacretelle. Cela bat diablement eo ruine
devant soi-disant littérature française.
Il ne manque au charaianl Alaisonette que de compi
JeCTerson (qu'il se garde bien de relire Montesquieu) et des
traduire huit articles deVEdinhurg review : par exemple,
le n* ôS, je crois, Tarticlc sur la nouvelle édition du Swift,
grands articles du n*^ 50, sur Dante, Pétrarque et lord Byi
* C'est de lai mèn^e qu'il par!e.
1
LETTRES A SES AMIS. f»!
Le coDimencement de Tarlicle de Maisonetlc sur Boinbci
est délicieux. Voilà la grâce française, rurbanitë que les
deax chambres nous feront perdre ; le lourd raisonner viendra
à sa place. D'un autre côté, aux louanges près, qui sont exces-
sives, l'article de G donne une idée plus approfondie du
livre. Ne pourrait-on pas se rédimer du reproche d'immoralité
par an cri de l'innocence persécutée? Une bonne réclamation,
bien insolente, dans le Journal du Commerce, pousserait à la
vente. Je suis comme Thuissier: «Frappez, monsieur, j'ai quatre
eafaols à nourrir. » 11 faut répéter à ce public, si bien nommé
flasque, qu'il doit, en conscience, acheter un livre si beau.
Voyez donc si vous ne pourriez pas, entre deux passe-ports,
accoucher d'un cri de Vinnocence,
En juillet 1817, vous me disiez qu'il n'y avait pas eu de çon*
sph^lion à Lyon. Rappelez-vous les instructions données au duc
de Raguse; vous étiez tout Senneville alors. Et les trois fugitifs,
en Suisse, que Watteville ne voulait pas rendre? Et cet ami vôtre,
noblement employé à lui fournir de petits complolins? Je vous
trouvechangé. On saura qu'une cour'^révôtale a fait fusiller vingt-
huit pauvres diables dignes, au plus, d'un an de prison : où est
le mal? Il est sublime qu'on discute publiquement et librement
en mars 1818 des événements de juillet 1817. Savez- vous ce
qui se passe encore? Moi, je le sais par les Anglais voyageurs.
Je vois trembler vos préfets, dont trente, encore, sont exé-
crables et vingt faibles. Savez-vous les progrès de la couleur
verte à Cularo, et les prêtres portant aux nues B , et lui
disaut au nez qu'il efface Bayard et Lesdiguières?
Ou m'écrit que C va être rappelé. — Gela est faux, me
direz-vous. — Soit ; mais on me l'écrit. — Dites-moi donc qu'on
a peur de ces terribles cinquièmes, qui s'échelonnent dans l'ave-
nir. Je ne vois pas de milieu : il faut être ou tyran de fer comme
Bonaparte, ou raisonnable en laissant raisonner. Je ne crois
pas que le cardinal de Richelieu lui-même se tirât d'affaire par
un mezzo-lermine. On peut amasser quatre millions et un duché,
mais intérim la boutique va au diable. Je conclus qu'au fond du
cœur vous êtes, sans vous en douter, un peu ultra. Moi, je veux
la constitution actuelle, moins les deux noblesses, et plus le
I. 4
6t2 ŒtlVRES POSTHUMES D£ StENDUAL.
jury pour la presse; plus encore, dater de la troisième année
Aulremenl, Thomme qui jouit d'une rente viagère ne peut au-
cunement lier son successeur. Cette phrase vous semble triviale
patience, vous la rencontrerez un million de fois d'ici à troi;
ans. Là France aura la colique jusqu'à ce qu'elle accouche d<
cela ; c'est l'avis, à peu près unanime, des voyageurs anglais
Au reste, la France sera bientôt le pays le plus heureux deTEn
rope, sans aucune comparaison. Ce qu'on paye aux alliés m
signifie rien. Nous ferons une bonne banqueroute des deux tien
en 1830. Je crois, avec JefTerson, que c'est là la seule bonn<
politique. Autrement, vous ne manquerez pas de Pitt, que lei
immortels Lacretelle appelleront probes, parce qu'ils ne laisse-
ront pas de quoi se faire enterrer. La moindre faute de Titnoi
peut vous jeter dans une mer de sang. Les éemi-pacants, le
riches paysans sont enragés; et contre qui? et où est la fore*
réelle? Je ne conçois pas que vous laissiez partir les étrangers
Point d'étrangers et point de concordat, l'un ne va pas san
1 autre. Eu ce sens» je suis de l'avis du Stanhope. Est-il mor(
au moins? S'il peut se tirer des duels, il a un nom ; mais le pa
est difficile. Expliquez-moi donc cet enfantillage de renvoyer le
étrangers? Probablement vos espions vous trompent par de
rapports, ou ils vous flattent. Ayez donc des copies des r^
ports que les espions russes envoient à leur maître. Mais, bo
Dieu ! vous êtes abhorrés par toute la canaille; comment ne 1
voyez-vous pas? Une glace d'un pouce d'épaisseur vous sépai
de 1793. Voyez donc que l'Angleterre est hors d'état de pay(
une nouvelle coalition, pendant deux campagnes ; répondez u
peu à ceci par vives raisons.
Ah ! mon ami, quelle voix que celle de mademoiselle Eiei
Viganôl Figurez-vous que la loge de ma sœur lui a coûté, pi
grâce singulière, trente francs. Elena est fille de Vigano et sm
îjCOtellOt de Myrra, de ProméthéCi et autres chefs-d'œuvre qi
j*adore. Ganova» Rossini et Vigano, voilà la gloire de Tltal
actuelle^ Elena est le premier amateur de l'Italie; elle a eu h»
vingt-cinq ans. C'est bien là ilcantar che nelV anima si sente, f
Voix légère est légèrement appannata (voilée) au premier ai
Pour elle, c'est le brio^ l'esprit^ la coquetterie même. Je vi
LETTRES A SES AMIS. 65
chez elle depais un mois et Tentends chanter chaque soir. C'est
uoe véritable âme d'artiste ; elle a fait des choses héroïques pour
Fainoor. Par exemple, veiller sept mois de suite un amant mou-
rant, et étant à Venise pendant le blocus, traverser les postes
autrichiens dans une gondole, être arrêtée vingt fois, et, enlin,
voir cet amant, lequel au bout de sept mois d'étisie, est bien et
dûment mort à Padoue. Voyez dans le journal du 22 et dans
celui du 24 ou 25 les détails de son concert de ce soir. Toutes
les dames de la ville Fabhorreut; car elle a le talent de réunir
quinze hommes tous les soirs et quarante le vendredi ; talent
absolument inconnu ici. Une femme craint toujours qu'une autre
lui ruba il morous {VInnamorato). — Mon thermomètre esèceci ;
quand une musique me jette dans les hautes pensées sur le sujet
qui m'occupe, quel qu'il soit,' cette musique est excellente pour
moi. — Êtes-vous sujet au même phénomène? Toute musique
qui me laisse penser à la musique est médiocre pour moi.
24 mars. — Une musique détestable est celle de Winter,
VEtelinday siffléehier soir. Le ballet de Vigano, la Spada diKen-
nethy roi d'Ecosse, est bien joli. On avait trouvé Olello trop
fort, trop plein d'action, trop tetro; la Spada est une fêle pour
l'imagination. La Pallerini et le jeune danseur Molinari vous fe-
raient un vrai plaisir. Nous en avons bon besoin; toutes nos mu-
siques de cet hiver ont été exécrables. Les génies sont en mon-
naie dans tous les genres.
Je vois dans les Débats\& rappel duD....... Bon! mais le sous-
préfet de fiourgoln? mais tous les sous-préfets de 1815, qui sont
verts? Ah ! vive la Minerve !
En terminant ces plates huit pages, je demande que vous m'en
écriviez deux, pour ne pas laisser moisir les nouvelles. Voilà le
vrai malheur de n'être pas à Paris.
XXIX
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Grenoble, le 14 avril 1818.
Stendhal vous a donné une peinture vraie du gouvernement
64 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
de Milan. Le mattre, ennuyé de la chambre auliqae, fonne dei
ministères. Le comle de Saurau est ministre de Tintérieur ; 1<
comte Mellerio, riche bigot milanais, trés-haî, est soos-secré
taire d'État, et est parti pour Vienne le 1" avril. Le comte Stras
soldo (nom italien), du Frioul, est président du gouvernement
n hait les nobles et le prêtres; il a pour vice-président le célèbn
comle Guicciardi, le Talleyraud de la Lombardie. François I'
lui disait : « Je n'oublierai jamais que c*està vous que ma mai
sou doit la Valtéline. » — Guicciardi était l'homme à donne
pour directeur à ce faiblissime Eugène. Il a quatorze enfants; i
joue toute la journée aux jeux de commerce, avec des million
uaires, et, sans friponner, gagne quinze mille francs ; il était se
nateur.
L'archiduc Régnier, futur vice-roi, a trente mille francs di
renie et occupe à Vienne un second étage. Ce serait un bon che
de division, minutieux à l'intérieur. On est étonné qu'avec autan
d'instruction positive, avec toute une statistique dans la tête
l'on soit si aveugle aux conséquences les plus immédiates. Il :
pour majordome, ou l'équivalent, le comte de Saint-Julien
homme d'esprit, qui connaît à fond l'Italie. Je connais plusieur
gens du gouvernement qui disent : « Les espions nous sont inu
liles, nous sommes abhorrés; mais si d'ici à quinze ans les peu
pies italiens ne se voient pas donner la main par la Russie ou 1;
France, ils nous rendront justice. »
Le gouvernement, en général, est fort bon. Dans le gouverne-
ment de Milan, un peu moins de la moitié du royaume d'Italie
on fait le budget, plus on impose vingt-deux millions de franc
qui font le bénéfice de l'empereur ; je dis bénéfice, parce tiu
cette somme arrive à Vienne dans sa caisse particulière. Il a un
peur du diable d'être chassé. Tous les grands employés parta
gent celte crainte chimérique ; ils conviennent tant qu'on veu
des vices du maître et finissent en vous disant : « J'ai cinquani
ans; j'ai toujours pensé à me retirer à soixante; pourvu que ç
dure encore vingt ans, pour me payer dix ans de pension, j
suis content. s>
Depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, c'est-à-dire depuis l'cm
ployé de six cents francs jusqu'à MM. de Budna, général, e
LETTRES A SES AMIS. 65
Strassoido, présideal, tous croient sincèrement que, d'ici à vingt
ans, ritalie prendra une position naturelky comme ils disent.
Je n'en crois rien ; en tout cas, la veille des assassinats, je filerai
Prina serait vengé sur deux mille nobles. Ils disent que si la voi-
lure, eo France, n'a pas tourne, c'est qu'elle était leslce par les
biens nationaux .
Jamais roi constitutionnel n'a subi d'éclipsé aussi totale que
Cechin (Francescbino), du temps de la gloire de sa Caméra Au«
lica. Tandis qu'il était à Milan, l'on affichait des dçcrets signés
par lui à Vienne avec cinq jours de date, et des décrets qui sti-
pulaient 1e co;2^rafré de ce qu'il disait. Mais, comme le king de.
Sardaigne, il fait tout pour le voglio, comme on dit (pour la
gloire du mot: Je veux).
Les nobles sont extrêmement mécontents ; et, ne sachant de
quel bois faire flèche, les assassins de Prina se font libéraux.
Les prêtres sont furieux. Le comte Gaïsruck, archevêque de
Milau, est un grand chasseur devant Dieu, et de plus un déter-
miné fumeur. On aura beaucoup de peine à l'empêcher de venir
à la Scala en grande loge. L'évêque ou archevêque de Trente,
auprès duquel il a été employé, aimerait mieux manquer à son
bréviaire qu'au spectacle.
Les cris des nobles et des prêtres, ces grands ennemis de
toute civilisation, auraient, je crois, converti à l'Autriche les
esprits de ces ricbes et voluptueux bourgeois qui, à Milan» font
iefond de la population ; mais, par principe de justice et d'hon-
nêteté, bête à Tallemande, le gouvernement a voulu appliquer ft
ritalie les lois paternelles faites par les lourds habitants du Da-
nube. — Par exemple : deux témoins suffisent pour faire un
testament ; deux fripons déposeront que madame de Valserre a
donné tous ses biens, de vive voix, et en leur présence, à un
troisième fripon absent, et cela suffit. — Les assassins et voleurs
n'ont pas de défenseurs; la bonne âme des juges doit leur suf-
fire, etc., etc.; enfin la législation des ânons et des oies appli-
quée à un peuple de singes malins et méchants.
Pour appliquer cette belle législation, on vient de renouve-
ler tous les tribunaux, et de chasser six cents juges italiens qui,
avec leurs familles, sont à la mendicité. Dans chaque tribunal ,
4.
66 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
il y a un tiers de juges allemands, mesure nécessaire, car le
Italiens ne comprennenl nullement Fesprit de lois aussi baroques
Le renvoi des juges du pays a profondément choqué le peu
pie. Vous voyez que ce pays, quoique heureux, s'estime fort
plaindre. Leur richesse est incroyable. On a ordonné de rac
commoder les balcons et de mettre des consoles ou arcs-bon
tants à ceux qui avaient plus de six pouces de saillie. Cette pe
tite loi de police a fait reconstruire la moitié des façades d
Milan. Sous un autre prétexte, les deux tiers des boutiques son
changées ; en un mot, on regorge de richesses. Les banquier
Ciani ont gagné un million sur leurs soies, en quinze jours
Tout le monde a gagné en proportion, les soies ayant augmenl
à Londres d'une manière incompréhensible ; la cause en est ai
Bengale.
Ce qui augmente la richesse du Milanais, c^est l'incroyabl
absurdité des lois qui se succèdent en Piémont. Tous les gen
riches viennent respirer Milan. Ce spectacle corrige un peu le
Milanais de la manie de se croire malheureux. Milan est, dan
le fait, une riche république, adonnée aux arts et à la voluptc
Voilà, je crois, mon cher philosophe, tout ce que je ne pou
vais pas vous écrire de là-bas. J'oubliais deux hommes extraor
dioaires : M. Dalpozzo, que vous aurez vu à Rome, présidente
la Consulta, ou à Gènes, premier président, ou à Paris, maitr
des requêtes : c'est le Benjamin Constant du Piémont.
On imprime à Milan les Opère d'un awocato nativo Milanese
c'est une suite de consultations qui forment la plus sanglant
critique des arrêts du sénat de Turin, corps judiciaire fort res-
pectable avant la révolution, et qui aujourd'hui passe pour ar-
chi-vénal. M. Dalpozzo a vingt-cinq mille francs de rente et 1;
bonhomie ou rambilion de rester à Turin. En Tévrier il y a ei
grand conseil sur sou compte ; il s'agissait de le mettre à Fc
nestrelle pour quatre ans.
Le gouverneur de Turin, M. de Bevel, vieux honnête homni'
de soixante-cinq ans , vient d'hériter de biens immenses d'ui
M* de la Turbie. Il a dit au conseil : c Mais enfin Dalpozzo dit
il vrai? — Oh 1 il n'y a pas de doute. — En ce cas, nous somme
trop heureux d'avoir quelqu'un qui s'oppose un peu à tous ce
LETTRES A SES AMIS. 67
avocats.)» C'est nniqoemônt à ce propos que Dalpozzo doit la clef
desehamps; comme propriétaire, le Revel a craint le jugement du
séoat. Dalpozzo n'allant pas en prison, on pourrait bien lui donner
une place; c'est peut-être pour cela qu'il reste à Turin. C'est un
homine aimable à force de raison. Je le voyais tous les soirs dans
oue loge» et il nous contait de drôles de traits. Le king est le
meilleur homme du monde, et peut-être aussi dominé par ses
nÛDistres que s'il donnait les deux chambres; mais le voglio /...
(l'bODoeur du mot voglio), me disait un Piémontais, homme, d'es-
prit, en nous promenant sur la place du Château. — M. G. se
fait moquer de lui ; il fait l'amour à la Louis XllI et sans offenser
Ken. — Le ministre de Russie, ouvertement brouillé avec les
ministres, a déclaré que dorénavant il habiterait Gênes; c'est
une mauvaise tête. — Le comte de Lodi couvre le Piémont d'es-
pions et me paraît fort adroit. Pour moi , je regarde comme
extrêmement intéressant et utile que le Piémont reste in statu
L'autre homme remarquable est le médecin Razorî, un des
conspirateurs de Mantoue , qui est sorti le 20 mars. Pauvre
comme Job, gai comme un pinçon et grand comme Voltaire, au
ciracière près. Razori a une volonté de fer. Je mets au premier
i^ang des hommes que j'ai connus. Napoléon, Canova et lord
Byron; ensuite Razori et Rossini. 11 est médecin et inventeur,
déplus poêle et écrivain du premier mérite. Il va vivre en fai-
sant des livres ; il traduit en ce moment de l'allemand. Conver-
sation étonnante, 'figure usée, mais superbe, figure de camée.
Si vous étiez moins encroûtés, vous auriez un homme comme
cela pour huit mille francs à Paris. Ce serait le brochet qui fe-
rait courir vos carpes; il troublerait un peu le concert de louan-
ges réciproques que vos savants se renvoient sans cesse avec un
accord si touchant.
Ce qui fait que je ne solliciterai que le plus tard possible,
c'est que je passe trois soirées ou plus, par semaine, de onze
heures à deux après minuit, avec madame Elena Vigano, fille
da grand compositeur de ballets, et qui est le premier amateur
d'Italie. Nous sommes là quinze ou vingt ; on parle ou l'on se
Wt avec le plus parfait naturel ; vous m'entendez, vous, qui
60 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
mur? Savez-vous qu'à Venise on vit dà signore pour neuf lin
et que cette liraAk vaut cinquante centimes? — Je vis encoi
un anoo'deux à Milan, puis autant à Venise, et puis, en 1821
pressé par le malheur, je vais à Gularo, je vends la nue*pro
priété de Télagede M. de Salvaing, dont B m'offrait di
mille francs cette année, et je vais tenter fortune à Paris. Oie:
moi le sentiment de mépris^ rendez-moi les chevaux du Carrouse
et me voilà. Vous me trouverez fou; mais que voulez-vous? toi
ce qui en vaut la peine, dans ce monde, est soi. Le bon côté d
ce caractère est de prendre une retraite de Russie comme u
verre de limonade. Prenez-vous-en à vous-même, mon aimabl
ami, si je vous ai parlé aussi longuement du moi.
Âubertin a examiné votre balance. 11 craint, comme vous
une bêtification à peu près inévitable. Remède : Cinq heure
exactement payées, chaque semaine, et consacrées à un trava
antiputride. Prenez : la nouvelle édition d*Helvétius, les quatr
volumes de Tracy-Jeflerson, total huit volumes, et lisez-mc
cela cinq heures par semaine, montre sur table ; lisez de plus le
quatre Edinburg review chaque aunée.
D'après le tapage charmant que fait le livre de cet infâme d<
fenseur d'Antinous S je ne doute pas que le chef des prêtres t
tous les autres honorables ne veuillent se procurer un livr
si bien pensé.
Faites-moi acheter la collection complète de mon che
Edinbburg review Cch fait vingt-sept volumes. Pour votre peine
gardez en dix pendant six mois; car il ne me faudra pas moin
pour dévorer les dix-sept autres^ La moitié est à sauter net
mais le reste vaut un peu mieux que la façon de MM. V
Auger et même Lacrelelle. Gela bat diablement en ruine la ci
devant soi-disant littérature française.
11 ne manque au charmant Maisonette que de comprendr
Jefferson (qu'il se garde bien de relire Montesquieu) et de se fair
traduire huit articles deV Edinburg review : par exemple, dan
le n» 52, je crois, rarlicle sur la nouvelle édition du Swift, et le
grands articles du n*" 50, sur Dante, Pétrarque et lord Byron.
* C'est de lui mérre qu'il parle.
LETTRES A SES AMIS. fil
Le commencement de rarticle de Maisonetic sur Bombci
est délicieux. Voilà la grâce française, rurbanitë que les
dcQX chambres nous feront perdre ; le lourd raisonner viendra
à sa place. D*un antre c6të, aux louanges près, qui sont exces-
sives, l'article de G donne une idée plus approfondie du
livre. Ne pourrait-on pas se rédimer du reproche d'immoralité
par an cri de l'innocence persécutée? Une bonne réclamation,
bien insolente, dans le Journal du Commerce, pousserait à la
vente. Je suis comme rhuissier: «Frappez, monsieur, j'ai quatre
eofanls à nourrir. » Il faut répéter à ce public, si bien nommé
flasque, qu'il doit, en conscience, acheter un livre si beau.
Voyez donc si vous ne pourriez pas, entre deux passe-ports,
accoucher d'un cri de V innocence.
En juillet 1817, vous me disiez qu'il n'y avait pas eu de con-
spiration à Lyon. Rappelez-vous les instructions données au duc
de Raguse; vous étiez tout Senneville alors. Et les trois fugitifs,
en Suisse, que Watteville ne voulait pas rendre? Et cet ami vôtre,
noblement employé à lui fournir de petits complolins? Je vous
troavechangé. On saura qu'une cour'jprévôtale a fait fusiller vingt-
haii pauvres diables dignes, au plus, d'un an de prison : où est
le mal? Il est sublime qu'on discute publiquement et librement
en mars 1818 des événements de juillet 1817. Savez-vous ce
qui se passe encore? Moi, je le sais par les Anglais voyageurs.
Je vois 'trembler vos préfets, dont trente, encore, sont exé-
crables et vipgl faibles. Savez-vous les progrès de la couleur
verte à Cularo, et les prêtres portant aux nues B , et lui
disant au nez qu'il efface Bayard et Lesdiguières?
Oq m'écrit que G va être rappelé. — Gela est faux, mu
direz-vous. — Soit ; mais on me récrit. — Dites-moi donc qu'on
a peur de ces terribles cinquièmes,' qui s'échelonnent dans l'ave-
nir. Je ne vois pas de milieu : il faut être ou tyran de fer comme
Bonaparte, ou raisonnable en laissant raisonner. Je ne crois
pas que le cardinal de Richelieu lui-même se tirât d*affah'e par
un mezzo-termine. On peut amasser quatre millions et un duché,
mais inlérim la boutique va au diable. Je conclus qu'au fond du
cœur vous êtes, sans vous en douter, un peu ultra. Moi, je veux
la constitution actuelle, moins les deux noblesses, et ]>lus le
I. 4
70 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
jardin; je connais le local pour avoir eu deux ou trois
en 1810, dans cette maison. Le jardin où vous lirez e
semblait rafraîchissant.
J'attends, pour le 30, les livres de Joubert, et j'attrads
la manne dans le désert, non sans m'étre impatienté
ment ; car je suis de voire avis, hors Londres et Paris,
pas de conversation, il y a des monstres, des Ganova, d
sini, des Vigano ; mais les lumières ne sont pas répandu
Si vous pouvez, d'ici à deux ans, faire une fugue d
mois dans l'étranger, pour voir le colosse aux pieds d
û'en dehors, peut-être que vous reviendrez méprisant
plus nos gens. Voyez les trois ans de voyage de feu M.
ron de Montesquieu. En un mot, je prêche pour les vofj
Pour finir de vous prêcher, et \e journal? — Quelle bonne «
que les Mémoires d'un homme non*dupe et qui a entrevi
choses ! C'est, je crois, le seul genre d'ouvrages que Ton lii
1850. On lira huit hommes de génie, car il n'y en a guère i
ensuite du Saint-Simon, du Bezenval et du Duclos, toujours
en tire le jus de la connaissance de l'homme.
Qu'est-ce que ceux de Lauzun ? Gomme ce Talleyrand
mal ! Lauzun dira-t-il qu'il a couché avec M. . . . Â ? — Grc
vous aux Mémoires de Morellet ? — Quelque ennuyeux q
soient, ses Mémoires aussi secs, aussi ratatinés que ceu
Bussy-Rabutin, pourront être curieux.
On dit ici Slanhope tué d'une balle et achevé à coups de
goard. Si le fait est ou devient vrai, donnez-moi des détaik
Même en admettant que les Anglais sont divisés en dix p
(moi, je n'en vois que trois), pouvez-vous nier que YEdin
review ne soit tirée à douze mille exemplaires? Donc, ce pc
est plus raisonnable que nous en politique. D'ailleurs,
sommes ce qu'il était en 1660, sous Gharles II; et cent cinqu
ans d'éducation, n'est-ce rien ? Donc, j'en crois plus dix An
que dix Français. C'est une erreur de vos eunuques de Paris^
la froideur suit de la sagesse. J'aimerai toujours mieui
Brougham passionné qu'un Bequey froid, et un sir Samuel
milly que votre M. Desèze, qui prend le pont du Gard pou
pont.
LETTRES A SKS AMIS. 1i
HoQli vient de faire un ouvrage sur le dictionnaire de la
Cnisca. Celte pauvre langue italienne est engloutie par le fran-
çais. J'ai ici le volume qui paraît de Fouvrage de Monti ; vous
êtes profond dans cette partie ; le port est bon marché, j'ai envie
de vous renvoyer.
Voici un fait : Faure a un champ de moine dans la plus belle
position; c'est impossible de le vendre ; tout le monde lui dit :
Cest un bien national. Ne me niez-vous pas cela dans votre
ayant-dernière?
Adieu, mon cher ami. Encore une lettre ou deux avant le 20
mai, car je crains bien d*ètre enchaîné jusque-là. Par exemple,
ce qa*ott sait de l'assassin de lord Wellington.
Que pensez-vous de ce raisonnement, qui me semble sans ré-
pliqoe? — « Dans ce siède» réunir les honneurs de la vertu et
ios plaisirs du vice, c'est l'impossible. »
XXXI
k MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, samedi 25 avril 1818.
Sautez de joie, je vous envoie la femme la plus aimable, la
plus gaie, la plus naturelle» que Venise ait jamais produite. Ëuiin
je vous envoie deux mois de bonheur et de folie, un épisode
heureux à votre vie.
Uier matin, elle a formé le projet de partir demain \ son père
loi a accordé la permission* Le prétexte est de donner trois ou
^oalre concerts au piano ; c'est le premier amateur d'Italie ; elle
est élève et amie de Bossini et de Michèle GarafTa'. Le but réel
est de voir Paris ; le rêve serait d'y être engagée dans la nouvelle
iroupe que l'on forme à Louvois. Dieu m*en préserve ! L'Italie
serait privée d'une de ses fleurs; mais vous ^les si obtus, vous
autres Parisiens» que je ne veux rien vous dirMe ce divin ta*
lent. D'ailleurs, je dors } j'ai passé avec elle jusqu'à trois heures,
et je me réveille à neuf pour écrire, N'allez pas croire que je
72 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
sots son amaol, la place est prise; d'ailleurs, j'en jouis mi
comme ami.
Je loi donnerai des lettres pour vous , le complaisant S
qui, à votre défaut, pourra la trimbaler, et même le père de i
enfants, quoique je compte peu sur lui. Cependant Tairai
A , en la dirigeant dans la première emplette, si cssentic
d'un chapeau et d'une robe, lui rendrait un grand service. Si
sept enfants occupent trop cette maison, Faimable Van Brosi
suppléera ; avertissez ces deux personnages.
Au fond, elle a un peu de peur de se lancer à Paris avec
valet de chambre qui est allé à Lyon, et un vieux banquier
rivé hier de Livourne, et qui va à Paris passer cinquante joi
pour une banqueroute. Donc, le premier jour, double mes
de blague rassurante. Paër est l'ami de la famille.
De la famille de qui? Qu^i, vous ne le voyez pas, de Taimal
de la folle, de la divine Ëléna Vigano. Si vous me faisiez un
reil envoi, je vous embrasserais quinze jours de suite, à la {
mière vue. Je lui ai enflé Votre Excellence de la manière o
venable. Elle arrivera le 25, le 26, le 27. Prévenez hiVhi
d'Italie, place des Italiens, où je l'adresse. Je lui dis de man
à Vhôtel de Bruaelles, L'essentiel est de lui 6ter la peur le p
mier jour; ce sera le grand service. Elle a un boisseau de 1
très de recommandation. — Rendez-la contente de vos procéd
— Si vous pouviez exalter le père de sept enfants, de mani
à lui faire faire TelTort incroyable d'aller, pendant deux jou
quand il rentre, à l'hôtel d'Italie, voir si elle est arrivée. —
fatU lui ôter Visolement ci la peur dans le premier moment.
Dite^-moi vite, vite, ce que vous avez fait di cotanto senno*
ToftICELLI,
XXXll
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 16 mai 1818.
Mon cher ami, cette femme charmante, et qui serait adorab
LETTRES A SES AMIS. 1%
(joand même elle ne ehanterait pas comme un ange, madame
Eléna Yigano, dont je vous ai envoyé le portrait si peu ressem-
blant, eh bien» vous allez avoir le bonheur de la voir !
Elle est folle de Paris ; elle a voulu absolument voir eelte ville,
etfe crois que, pendant les deux mois qu'elle y sera, elle don-
nera quelques concerts. Vous entendrez la voix la plus aimable
de l'Italie. Cet organe enchanteur vous mettra au courant de
tout ce qui a été fait d'admirable depuis que vous avez quitté
lltalie.
Quoiqu'elle parle français comme un ange qu'elle est, peut-
être les premiers jours ce grand nom de Paris lui fera- 1- il un
peu peur. (C'est là que votre Italien va briller.) Donnez -lui les
conseils nécessaires pour se conduire au milieu de tant d'ama-
teurs sans oreilles. Vous qui connaissez si bien le monde, vous
pouvez guider d'une manière sûre madame Ëlcna Yigano ; elle
a beaucoup de lellres de recommandation ; M. Paér es. -vn ami ;
cependant, je compte plus sur vous que sur tous les autres. Vous
devez lui donner des directions pour réussir. Menez-la un sa-
medi chez Maisonette, elle vous chantera deux airs et vous se-
rez ravis. Plus elle chante, mieux elle chante ; cette voix si
flexible, si miniature, s'anime et se fortifie en chantant ; elle est
plus divine encore dans le douzième air que dans le premier.
Traitez madame Êléna Vigauo comme ma sœur *, dès que vous
l'aurez vue, vous trouverez que mes éloges sont bien au-des-
sous de la réalité.
Adieu, remerciez-moi bien vite.
H. Bevle.
XXXUI
i UO.NSIEUR R. COLOMB, DIRECTEUR DES CONTRIBUTIONS INDIRECTES, A
UONTBRISON.
Milan, \o 17 juin i8l8.
A loi, qui as vécu dans la société de madame de Slaël, lors-
que sa qualité d'exilée attirait de Tinlérêt sur sa personne, j'a-
I. 5
74 ŒUVRKS POSTHUMES DE STENDHAL.
dresse quelques jugeneols inspirés par h lecture de Touvrag
posthuoie qu*oa vieul de publier; j'en ai éprouvé une vive indi
{Hiation. !^e penses- lu pas, avec moi» qu'il y a une infiùne là
chelé à s^xprimer ainsi sur Rapoléon à Sainte-flâène?
Je suis loin d avoir h plus petite partie des talents qall fai
drait posséder pour discuter le mérite des Considératùms su
les principaux étênenunts de la Révolution française, de madam
de Staël. Est-ce un bon ouvrage, ou seulement un ouvrage à 1
mode que ce livre, dont TEurope vient de dévorer soixant
mille exemplaires? C'est ce que je me garderai Inen de décidei
je me borne à avancer que deux cent quarante-huit pages d
deuxième v<rfume (page 173 à 430) contiennent plus de puéri
lités, d'absurdités, de non-sens de tout genre, et, si j*ose le dire
de calomnies, qu'aucun autre fivre vendu au même nombr
d'exemplaires.
11 m^^mble voir une femme dépourvue de sensibilité et sur
tout de la pudeur de la sensibilité, mais pleine d'imagination e
d'esprit, sans aucune instruction autre que celle d'avoir lu Oum
et peut-être Montesquieu sans y rien comprendre. Elle est lan-
cée dans les salons de l'Europe, et passe sa vie avec les pre-
miers hommes du siècle ; elle accroche une phrase sur chacui
des grands problèmes qui sont en discussion depuis trenU
ans. Mais, au milieu de cette cohue du grand monde qui fai
le bonheur de cette femme mélancolique, sa véritable étud<
est celle des succès de salon et des caractères divers de sej
amis.
La bonne compagnie ne p^t èlre composée que de gens qo
emploient aux jouissances fines de l'esprit et du cœur le tempi
que les autres classes sont obligées de consacrer au soin d<
leur fortune. La bonne compagnie est donc nécessairement aris
tocmte. Gomment s'y prendra la fille d'un banquier geoevoii
pour vivre avec des duchesses? Elle s'attachera au ministère
comme à son patrimoine ; elle ne pourra vivre sans avoir ni
iiiiuislre dans sa famille; elle parlera sans cesse de son père au:
grandes dames, parce que, pour elle, c'est montrer ses parche-
uiius.
i)i; (jiii me persuade que les vues précédentes sont assez jus-
LEÏTKliS A SES AMlS. 1ô
tes, c'est qu'elles rendent raison de rétonnante bigarrure des
Considérations,
Gonune la tête de Tauteur ne savait tirer des conséquences de
rien dans les matières sérieuses, son livre est une collection de
phrases qui se touchent bout à bout, mais dont chacune contre-
dit la précédente ; c*est un résultat naturel de sa manière de
composer.^ Madame de Staël a casé dans sa mémoire toutes les
phrases spirituelles qu'elle a dites et entendu dire sur tout de-
puis quarante ans.
Une chose qui me persuaderait que les étrangers ont, en effet,
moins d'esprit qne nous, c'est que son article sur Bonaparte est
la seule chose plate qu'elle ait jamais' écrite. Elle y cherche
Fesprit, et quel esprit! —Enfin, quand même cet esprit-là vient
à lui manquer, elle a recours aux phrases sentimentales et à ce
qu'on appelle le style romantique. Quand madame de Staël, à
force de chaleur de tète, était parvenue à déguiser un sentiment
commun sous Temphase de mots extraordinaires et singulière-
ment groupés» elle croyait fermement avoir fait iaire un pas au
style du siècle de Louis XIV ; c'était une maladie de famille. Je
crois même qu'elle avait la prétention bizarre d'éire jalouse des
grands écrivains de cette époque, et que c'est là une des sour-
ces secrètes de sa haine pour Louis XIV ; l'autre source, c'est
que M. Necker n'aurait pas pu être ministre sous Louis XIV.
Nous arrivons à une question que je n'ose aborder : madame
de Staël est-elle de bonne foi dans ce dernier ouvrage? N'avait^
elle pas quelque autre objet en vue que le succès littéraire? N'y
aurait*il point une contradiction éternelle entre ce livre, plein
du regret de la Révolution, et les ouvrages qui lui ont fait sa rc«
poution ?
La voix publique répondra bicnlùt pour moi. Un des inconvé-
nients attachés à cette noblesse, que madame de Staël adora
avec toute la ferveur d'un parvenu, c'est que^ si d'abord on est
accueilli sur parole, bientôt on est jugé sans appeL Si l'on a été
hypocrite, ci l'on a oftert la vérité eu holocauste, sous le voile
de la candeur d'une belle àme que la fausseté révolte, si sur-
tout l'on n'a pas reçu le salaire secrètement envié, le mépris
est là tout^ [têt à arracher la couronne de roses du succès
76 ŒUVRKS POSTHUMES DE STENDHAL.
et à la remplacer par les tristes couleurs résen-ées anx trans
fuges.
Biais, Dieu merci ! toutes les femmes n'ont pas été infidèles à 1
cause du malheur. J'aime à me figurer cette noble madam
Bertrand, vraiment noble par le cœur comme par la naissanc<
cette jeune femme, que je vis autrefois environnée de toutes U
pompes du pouvoir, et aussi peu vaine de tant d'honneurs qii*uii
bourgeoise en eât été flattée ; j'aime à la voir assise sur ce rc
cher à jamais célèbre, où elle est reléguée par Tamour conjc
gai, et où la suivent les cœurs et les respects de tous ses am
d'Europe. Je me la figure parcourant un instant un libelle,
cause du nom de son auteur, et bientôt le jetant à la mer ave
dédain, et se disant avec un juste orgueil, malgré sa modesli
naturelle : « Parmi les femmes existantes, je suis la premier
dans Testime des Français ! »
Les noms héroïques de mesdames Bertrand et de la Valetl
seront honorés par la postérité, tandis que ceux de mesdames d
Staël et de GenUs iront se perdre dans la tourbe de ces âme
communes qui ne savent admirer la vertu que lorsqu'elle es
employée au bénéfice du pouvoir.
C'était, cependant, il faut le dire, un spectacle curieux et at
trayant que celui qu'offrait le château de Coppet, lorsque ma
dame de Staël en faisait les honneurs. Le sentiment aristocrati
que d'appartenir à une société choisie, on doit l'avouer, entrai
pour les trois quarts dans le charme de ces réunions. CeCt
femme unique improvisait au milieu d'une foule de gens qui s
trouvaient tout tiers d'être là. Ce n'étaient poiut i'épanchemeii
et la gaieté qui animaient le salon de Coppet ; mais d'un c6t
l'affectation et de l'autre le plaisir d'entendre dire, sans prépa
ration, des choses aussi étonnantes. J'admirais la sottise de Na
poléon de n'avoir pas su gagner un être aussi séductible et des
tiné à produire tant d'effet sur des Français. Pourquoi, par exem
pie, ne pas lui offrir la place de madame de Pompadour, ave
une dotation annuelle de deux préfectures et de cent places d
juge ou de chambellan ?
Peut-être est-il permis de penser que, dans ce cas, on n'ei
pas écrit cette phrase si noble, et qui a fait presque autant é
LETTRES A SES AMIS. 77
plaisir en Angleterre quVn France : « Le duc de Wellington, le
pitts gP9Bâ givrai d*uB siècle où Napoléon a vécu. »
Puisqu'on a publié un livre de madame de Staël, puisqu'on a
ouvert une discussion sur son caractère, toutes les convenances
permetteaiâ chacun de dire son avis sur cette femme étonnante,
mais sans: vraie sensibilité, et qni, au fond, je le répète, avait
Yme û'im parvenu.
Les Considératiûns sont un livre habituellement puéril et sou-
vent brillant. Ce qui en fait le mérite à Paris, c'est que c'est un
libelle très-habilement fait contre Napoléon ; il y a cependant
des traits d'ignorance incroyables.
Madame de Slaél regarde l'aristocratie anglaise comme la per-
fection des gouvernements ; elle déclame sans cesse contre l'é-
goisme; elle prétend, sans doute, se montrer supérieure à l'é-
goïsme en nous assommant, à chaque page, de Vimportance de
M. Necker. Madame de Staël adorait la noblesse, et les malins ne
manqueront pas de dire qu'en parlant de son père elle produit
son titu de noblesse.
Le principal mérite de madame de Staël est de bien peindre
les hommes avec lesquels elle a diné : Sieyès, par exemple. De
pias, son livre contient un bon choix d'anecdotes; mais com-
bien ce style tendu et visant à Veffet est au-dessous de sa char-
mante et entraînante conversation !
On ne sait ce qui trompe sans cesse madame de Staël. Est>ce
une profonde et sotte ignorance des choses, est-ce sa haine con-
tre le prisonnier de Sainte-Hélène ?
Ce qu'il y a de plaisant, c'est que cette société qui l'admire
loot haut et se promet d'avance les adorations de l'Europe et les
honneurs de la vertu, comme extrêmement libérale, n'est rien
moins que cela.
Madame la baronne de Staël répète,' avec beaucoup d'agré-
ment, mais à tort et à travers, ce qu'elle a entendu dire sur la
politique à ses nombreux amis. On reconnaît toujours en elle la
fille d'un parvenu, au respect aveugle qu'elle professe pour cette
noblesse à laquelle sa famille ne put jamais atteindre. On pour-
rait croire que cette âme toute prétention, mais dont la prin-
cipale prétention est d'être grande et généreuse, sait apprécier
Ta ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
les aciioDs qui ont de la gràndear ; il n'en est rien; on ne trouT
au contraire» qu'un acbamemeot bas et ridicule contre tous Ii
grands hommes de notre glorieuse Révolution; et, un instai
après, madame la baronne de Staël exalte, comme des modèli
parfeits de grâce et de véritable esprit, les faits les {dus rtdicul
et les plus sots de l'ancien régime. Tout cela, pour en revenir a
panégyrique d'un homme qui eut un petit talent et un orgoc
immense ^
Iladame de Staél veut réconcilier sa gloire avec Torgueil (
ses famiiles historiques, et prouver que si la Révolutidii s'e
faile, c'est contre l'intention 4e M. Necker : cette assertion e
tout à fait digne de cette ftme libérale et généreuse, qui admit
lord Wellington comme le premier général d'un siècle où Nap
léon a vécu.
Parmi les plus lâches calomnies que madame de Staél a ré
nies contre un grand homme malheureux, l'excès du ridicttle
fait remarquer le passage où il est question de dépenses c
rËtat payées avec l'argent provenant des tributs levés sur Tei
nemi vaincu. Si on fait le pénible effort de se rappeler tes cii
constances dans lesquelles ces phrases ont été écrites (1815 >
1816), on y trouvera réunis tous les genres de bassesse : la c:
lomnie est d'un bête incroyable. Quoi ! la France payait, en 180'
ses routes et ses ports avec l'argent qu'elle devait trouver e
Prusse et en Autriche en 1805 et 1806 î
Le grand homme qu'on calomnie est précipité par les destîi
au comble du malheur ; il n'y a donc nul danger à l'accabler. I
nation généreuse dont on cherche à diminuer la gloire est prc
cisément celle qui a fait le bonheur d'une petite étrangère pleic
d'esprit, mais encore plus de vanité, en élevant son père s
ministère. Cette étrangère a des prétentions toutes spéciales à 1
sensibilité, et c'est au moment même des massacres de Ntme:
c'est lorsqu'elle est environnée de protestants réfugiés et fuyai
* Voir la judicieuse histoire de M. de Montyon, intitulée : Particularit
et observationt sur les ministres des finances les plus célèbres de Franc
depuis 1660 jusqu'en 1791, ainsi que le livre de M. Bailleul, ancien d
puté et digne de ce beau titre. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 79
Trestaillons, le ehef des sîcaires royalistes du Midi, c'est lorsqu'elle
peut entendre les coups de fusil qui précipitent tant d'illustres
Français dans la tombe, qu'elle ne trouve d'éloquence que pour
célébrer ses familles historiques et maudire un gouvernement
qui, du moins, n*a pas de Trestaillons à se reprocher.
ie relis celte page; je suis fâché de n'y trouver que des mois
propres et des expressions *que je suis prêt à justifier, le Dic-
tionnaire de V Académie à la main. — Voir ce dictionnaire aux
mots : Calomnie, Lâche, Bas, Ridicule.
Il me semble que le meilleur ouvrage de madame de Staël est
son livre sur V Allemagne.
Delphine est un roman guindé, ennuyeux et atroce. Le génie
de madame de Staël l'appelait à faire Yesprit des lois de la so-
ciété de 1780. Tout ce qui se rapproche de ce sujet dans Del^
phine est charmant ; mais, pour peindre les passions d'une ma-
nière agréable, il est indispensable d'avoir une âme, et, de plus,
une âme généreuse et vraie. Si l'on trouvait, par hasard, dans ,
la littérature française un écrivain qui eût préconisé l'aristocra*
lie après les massacres de Nîmes, qui eût calomnié Bonaparlc
après son exil à Sainte-Hélène, qui eût parlé jusqu'à là nausée
de Y amour-passion^ tout en ayant Tair de suivre les habitudes de
V amour-monarchique de Louis XV, cet écrivrain, quelque pi-
quant que fût son style, finirait par être peu lu, et peut-être
même ne se sauverait du mépris que par l'oubli. L'invasion des
idées libérales va amener une nouvelle littérature. La première
(pialilé exigée par les nouveaux besoins de nos cœurs est la
fi^flnchise, soit dans le caractère, soit dans les écrits. Je crains
qoe le jésuitisme, plus ou moins adroit, ne soit, pour toujours,
passé de mode.
V Allemagne de madame de Staël pourra survivre une ving-
taine d'années à ses autres écrits. Cet ouvrage tombera dès que
nous aurons deux volumes bien faits et surtout bien écrits sur la
littérature romantique. L'esquisse de madame de Staël est agréa-
ble, mais fausse à tous moments; c'est tout simple, elle ne sa-
vait pas l'allemand, et l'on peut croire qu'elle a fait son livre
sur des analyses fournies par M. Schlegel.
Que dirions-nous d'uû littérateur anglais qui jugerait nos
80 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
grands écrivaius sans savoir un mot de français et en ne Usai
qae des traductions? Que serait-ce ensuite si cet écrivain a va
la prélenlion de faire sentir aux EsfKignols, par exemple, noti
manière de sentir et surtout d'exprimer les passions? 11 me sembl
qu'après ses prétentions au sentiment la prétention de juger 1
littérature allemande est une des plus singulières de cette femm
distinguée.
Madame de Staël pouvait craindre que les écrivains allemanc
ne lui fissent cette objection accablante, et elle a fait preuve d
jugement dans sa manière d'acheter leur silence ; elle avait al
faire à une nation pleine de prétentions an caractère, à Torig
nalité, et qui aussi a toute la vanité d*un parvenu. Elie a don
exagéré d'une façon comique le mérite des petils écrivains Mi
mands. Les Aimé Martin et les iiacretelle d'Allemagne sont ei
core tout étonnés de se voir des écrivains célèbres.
Quant à Schiller et à Gœthe, aux vrais grands hommes, ell
a connu et bien peint leur personne, mais elle ne s'est pas doute
de leurs écrits. Schiller, par exemple, est plein d'images subli
mes qui, traduites d'une manière quelconque en français, soi
d'un ridicule achevé; c*esl tout simple, ce sont les transpori
d'une grande âme s'élançant d'un autre système de civilisatior
Quelles bonnes traductions que madame de Staël se soit fa
faire, elle n'a jamais pu se procurer la véritable pensée d
l'auteur.
Si j'adressais ce langage au public, j'ajouterais le correct
suivant :
Je serais bien trompé et encore plus affligé si, en obéissant
mes sentimenls pour un bienfailéur aussi malheureux qu'il {
illustre, j'avais pu faire douter un instant de mon juste respe<
pour les vertus sociales de l'austère auteur que je me suis cr
dans la stricte obligation d'attaquer.
Si, emporté par ce qui m'a semblé l'évidence, j'ai pu me sei
vir de quelque expression un peu trop vive envers ce que j
considérais comme un mensonge, et un mensonge dirigé conti
la plus grande infortune , j'en demande pardon aux «uânes d
l'auteur de Delphine, Ce n'est pas la faute de mon respect pou
elle si j'ai cru que les talents nécessaires pour faire un bon rc
LETTRES A SES AMIS. 81
maQ sont un peu différeals de ceux qu*il faut pour écrire Tbis-
toire.
11 n'y a pas encore un an ^ que la France a perdu et pleure
madame de Staél. Trouvera-t-on peu délicat qu'une plume obs-
cure mette un tel empressement à relever ses erreurs? — Mais
elle s'est bien permis d'accabler de tout le poids de sa renom-
mée européenne un grand homme, privé de sa femme et de son
Ois, emprisonné sous un climat meurtrier, voué à une mort
lente et prochaine, et en proie 4 tous les malheurs que les hom-
mes puissent infliger à un de leurs semblables!
Quaud on aspire à la célébrité, on se soumet tacitement aux
chances du manque de succès. Ce serait une singulière préten-
tion que celle de vouloir échapper à cette loi si juste et si géné-
rale. Mais il y a tant de prétentions de tout genre dans les
ùmsidérationSf que peut-être ses partisans auront-ils celte pré-
tention posthume.
Pour moi, je n ai que celle de ne pas avoir manqué à la poli-
tesse et au juste sentiment de mon extrême infériorité en com-
battant un ouvrage que je crois une mauvaise action.
XXXIV
A MONSIEUR R. GOLOIIB, A MCNTBRISON.
Milan, le 10 juillet 1818.
J'ai la tête farcie d'écrits sur l'Espagne de 1808, de cette Es-
pagne ignorante, fanatique, héroïque. Le sujet m'a fortement
intéressé, et tu vas avoir quelques bouffées de la chaleur dont
je me sens pénétré. Ce ne sont que des sensations isolées, sans
ordre, sans suite. Veux-tu en savoir davantage? fais comme
moi, lis de Pradt^, Escoïquiz, l'infantado, Cevalhos, Rocca,
Âzanza, etc.
* Madame de Staël mourut à Paris le 14 juillet 1817.
*Mémoireê hiêlorique* sur la révolution d'Espagne; y voir, page 267,
5.
82 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Depuis quinze ans, la monarchie d'Espagne avait atteint n
degré de ridicule inou! dans les annales des cours les plus a?!
lies. L'aristocratie des nobles et des prêtres, qui seule peut faii
le brillant de la monarchie, s'y laissait bafouer comme à plaisii
Un mari, un roi, donne successivement à l'amant^ de sa femme
i"* Le commandement suprême de toutes les forces de ten
et de mer ;
2"* La nomination à presque tous les emplois de l'Ëtat;
5" Le droit de faire par lui-même la paix et la guerre.
Si ce favori avait été un Richelieu, un Pombal, un Ximéne
un scélérat habile, on concevrait les Espagnols ; mais il se trou'
que c'était le plus stupide coquin de l'Europe. Ce peuple, qu'c
prétend si fier, se voyait gouverné despotiquement par l'obj
de ses mépris. Mettons à part toute fierté; que de malheurs g
néraux et particuliers ne devait pas amener un gouverneme
aussi infâme! Noire aristocratie de Pi-ance, avant 1789, dev:
être une république en comparaison de l'Espagne. Et cependa
TËspagne refuse une constitution libérale ; et, ce qui est bi
plus encore, une constitution garantie par le voisinage du so
verain légitime et détrôné!
Il faut déjà être parvenu bien avant dans la vie, et avoir po
les hommes presque autant de mépris qu'ils en méritent, pc
concevoir une telle conduite. Napoléon, qui avait vécu en Goi
et en France, au milieu de nations pleines d'énergie et
finesse, fut, à l'égard des Espagnols, la dupe de son cœur.
L'Espagne, de son côté, manqua une occasion que la suite i
siècles ne lui représentera plus. Chaque puissance a un inté
(mal entendu, il est vrai) à voir ses voisins dans un état de fi
blesse et de décadence. Ici, par un hasard unique, l'intérêt
la France et de la Péninsule, pour un moment, se trouva
même; l'Espagne avait l'exemple de l'Italie, que Napoléon av
élevée. Quoique la nation espagnole soit très-contente sur s
fumier, peut-être d'ici à deux cents ans parviendra-t-elie à ar
la célèbre conversation qui eut lieu à Rayonne, en mai 1808, entre ]
poléon et Escoîquiz.
* D. Emmanuel Godoy, prince de la Paiï, né à Badajoz en 1768. (R.
LETTRES A SES AMIS. 83
cher une conslitotion, mais une constitution sans autre garan-
tie que cette vieille absurdité qu'on appelle des serments; et
Dieu sait encore par quels flots de sang il faudra Tacheter!
Au lieu qu'en acceptant Joseph pour roi, les Espagnols avaient
QDliomniedoux» plein de lumières, sans ambition, fait exprès
pour être roi constitutionnel, et ils avançaient de trois siècles le
bonheur de leur pays.
Supposons que Ferdinand VU se soit livré à Tempereur, comme
Napoléon s'est livré aux Anglais à Bochefort (1815). Le prince
espagnol refuse le royaume d*Ëtrurie; il est conduit à Valençay,
s^oar agréable et sain ; et Napoléon, qui en avait appelé à la
générosité si vantée du peuple anglais, est confiné sur un rocher
où, par des moyens indirects et en évitant Todieux du poison,
ou le fait périr.
Je ne dirai pas que la nation anglaise est plus vile qu'une au-
tre; je dirai seulement que le ciel lui a donné une malheureuse
occasion de montrer qu'elle était vile. Quelles réclamations,
en effet, se sont élevées contre ce grand crime? Quel généreux
transport de tout le peuple, à la nouvelle de cette infamie, a
désavoué son gouvernement aux yeux des nations? 0 Sainte-
Hélène ! roc désormais si célèbre, tu es recueil de la gloire
^glaise. L'Angleierre s'élevant, par une trompeuse hypocrisie,
aa-dessus des nations, osait parler de ses vertus ; cette odieuse
action Ta démasquée ; qu'elle ne parle plus que de ses victoires,
tant qu'elle en aura encore. Cependant TËurope est muette et
elle accuse Napoléon, ou, du moins, elle semble écouter favora-
blement ses accusateurs. Je ne puis dire ma pensée. 0 hommes
lâches et envieux ! peut-on s'abandonner à trop de mépris envers
vous, et, lorsqu*on est parvenu à être votre maître, ne fait-on
psks très-bien de s'amuser de vous comme d'un vil gibier?
L'Espagne rencontra, le hasard le plus heureux qui puisse se
présenter à un pays profondément corrompu, et, par consé-
quent, pour longtemps hors d'état de se donner la liberté à lui-
même. Doimer à TEspagne de 1808 le gouvernement des Etats-
Unis aurait semblé aux Espagnols, qui sont les plus insouciants
des hommes, la plus dure et la plus pénible tyrannie. L'expé-
rience que Joseph et Joachim ont faite à Naples éclaircit la
81 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
question; ils ont été rois avec presque tous les ridicules du dm
tier; mais ils ont été modérés et raisonnables; cela a sutfi pou
avancer rapidement dans ce pays le bonheur et la justice, (
pour commencer à y meltre le travail en honneur. Remarqv
que la sensation pénible qu'un individu éprouve à rompre d(
habitudes vicieuse^ est également ressentie par un peuple. I
liberté demande qu'on s'en occupe. Durant les premières année
cette gêne masque aux yeuK des sots le bonheur qui doit résu
ter des nouvelles institutions.
Ainsi, pour TEspagne, Napoléon était meîHeur que Washin:
ton; ce qui lui manquait en libéralilé, il Tavait en énergie.
11 y a un fait qui est palpable, même à Tégard des gens poi
qui les choses morales sont invisibles. La population de TEsp;
gne^ qui n'était que de huit miHions quand Philippe II y entr
a été portée à douze par le peu de bon sens français que les rc
de celte nation y ont introduit. Or l'Espagne, plus grande que
France devrait être plus fertile à cause de son soleil. Elle
presque tous les avantages d'une île. Quelle est donc la pulssan
secrète qui empêche la naissance de quatorze millions d'hoc
mes? On répondra : C'est le manque de culture des terres,
répliquerai a mon tour : Quel est le venin caché qui empêcf
la culture des terres?
Après la cession de l'Espagne par les princes de la dynas
que la guerre y avait placée quatre-vingt-dix ans plus tôt, N
poléon voulut réunir une assemblée, faire reconnaître ses dro
par elle, établir une couslituliou, et, au moyen du poids et
prestige de sa puissance, donner le mouvement à la nouve
machine. L'Espagne était peut-être le pays de l'Europe où I
poléon était le plus admiré. Compare ce système de conduite
celui de Louis XIV en 1713; vois surtout les correspondam
des agents subalternes des deux époques, ministres, marécliai
généraux, etc., etc. * Tu reconnaîtras que Yenvie est la prin
pale source du succès de madame de Staël et des libeHistes
tuels, et des dangers et des ridicules que Tignoble vulgaire p
digue aux défenseurs du prisonnier de Sainte-Hélène.
* Voir Saint-Simon, le marquis de Saint-Philippe. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 85
Les dépulës réunis à Bayonne reconnurent Joseph le 7 juin au
soir. Le discours du duc de Flufanlado n'exprimant pas une re-
connaissance formelle, Napoléon s*écria : « Il ne faut pas tergi-
Ycrser, monsieur; reconnaître franchement ou refuser de même.
Il faut être grand dans le crime comme dans la vertu. Voulez-
vous retourner en Espagne, vous mettre à la tète des insurgés?
Je vous donne ma parole de vous y faire remettre en sûreté ;
mais je vous le dis, vous en ferez tant que vous vous ferez fu-
siller dans huit jours non, dans vingt-quatre heures ^ »
Napoléon avait trop d'esprit et de générosité pour exécuter
celle menace. Dans le langage de Tarmce française on appelle
cela emporter son homme par là blague; ce qui veut dire éblouir
m caractère faible.
Qu'on dise, après ce qui se passa à Bayonne, que Tappui des
rois est dans leur noblesse! La noblesse, au contraire, est ce
qui rend la royauté odieuse.
On a tant d'orgueil national, on est si patriote en Espagne,
que même les prêtres le sont. Aujourd'hui, la moitié des géné-
raux, qui se battent en Amérique pour la liberté, se sont élevés
de la classe des curés; c'est une ressemblance de plus avec les
Tares. La physionomie du clergé est peut-être le trait qui sépare
ie plus l'Espagne du reste de l'Europe.
Si Napoléon eût fait pendre le prince de la Paix, renvoyé
Ferdinaud VII en Espagne avec la constitution de Bayonne, une
de ses nièces pour femme, une garnison de quatre-vingt mille
bomroes et un homme d'esprit pour ambassadeur, il lirait de
TEspagne tous les vaisseaux et tous les soldats qu'elle pouvait
fournir. Qui peut assigner le degré d'adoration auquel se serait
abandonné un peuple chez lequel la louange devient un hymne
el Tadmiralion une extase? Il est hors de doute que Napoléon
fut séduit par l'exemple de Louis XIV. Une îoh provoqué à léna,
il voulut faire autant que le grand roi. Il changea de roi préci-
sément chez la seule nation à laquelle cette mesure ne convient
* Voir le discours du duc de Tlnfantado, dans le Moniteur au iS juin
i808. Les héros castillans, auteurs de M. le duc, auraient eu quelque
peine à s'y reconnaître. (H. B.)
86 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
pas. Les menaces, sans cesse renouvelées de M. de Talleyrand
eurent aussi beaucoup de part à sa résolution.
Au moment où Joseph entrait en Espagne et où Napoléoi
retournait triomphant à Paris, l'Espagne était déjà soulevée
Tandis que le conseil de Gastille ordonnait une levée de troi
cent mille hommes, un grand nombre de communes se soûle
valent d'elles-mêmes.
Napoléon reçut à Bordeaux la nonveUe de la bataille de Bayleo
où Gastanos et Reding Grenl mettre bas les armes au générs
Dupont. C'était son premier revers : il en fut au désespoir. 9
la Russie, ni Waterloo, n'ont -rien produit d'approchant su
celte âme hautaine. « Voler des vases sacrés, s'écriait-il dan
sa fureur, cela se conçoit d'une armée mal disciplinée ; mai
signer qu'on a volé! » Et un instant après : « Je connais me
Français; il fallait leur crier : sauve qui peut; au bout de troi
semaines ils me seraient tous revenus. » Il interrogeait les as
sistants : « Mais n'y a-t-il pas une loi dans nos codes pour fair
fusiller tous ces infâmes généraux? »
XXXV
A MONSIEUR B. COLOMB, A MOSTBRISON.
Milan, le 18 août 1818.
Te souvient-il encore de nos doctes bavardages sur la campa
gne de Russie, lorsque en mars 1814 un boulet autrichien nou
eut réveillés si bruyamment dans notre petite chambre à Ga
rouge? Par un retour sur cette fatale année 1812, voici quelque
souvenirs qui t'intéresseront peut-être; si cela t'ennuie, tu au
ras bien, d'ici à deux mois, quelque poéjc à allumer dans t€
bureaux.
II y a un peu plus d'un siècle que le sol sur lequel est bâ
Pétcrsbourg, la plus belle des capitales, n'était encore qu'u
marais désert, et que toute la contrée environnante était sou
la domination de la Suède, alors alliée et voisine de la Pologn<
royaume de dix-sept millions d'habitants. La Russie a toujoui
LETTRES A SES AMIS. 87
cru, depuis Pierre le Grand, qu'elle serait en 1819 la matlresse
de TEurope si elle avait le courage de le vouloir, et rAmérique
est désormais la seule puissance qui puisse lui résister. On dira
que c'est apercevoir les choses de loin ; voyez Fespace que nous
avoos parcouru depuis la paix de Tilsitt en 1807. Dès Fépoque
de cette paix, tous les militaires prévirent que s'il y avait jamais
lutte entre la Russie et la France, cette lutte serait décisive pour
m des deux pays, et ce n*otait pas la France qui avait les plus
belles chances. Sa supériorité apparente tenait à la vie d'uu
homme. La force de la Russie croissait rapidement et tenait
à la force des choses; de plus, la Russie était inattaquable.
Il n'y a qu'une barrière contre les Russes : c'est un climat très-
chaud. En trois ans ils ont perdu par les maladies, à leur
armée de Moldavie, trente-six généraux et cent vingt mille
hoDunes.
Napoléon eut donc toute raison de chercher à arrêter la Rus-
sie, tandis que la France avait un grand homme pour souverain
absolu. Le roi de Rome, né sur le trône, n'eût probablement
pas été un grand homme, et encore moins probablement un
souverain despotique. Le sénat et le corps législatif devaient tôt
ou tard prendre de la vigueur, et certainement Tinfluence de
l'empereur des Français serait tombée, à la mort de Napoléon,
en Italie et en Allemagne. Rien ne fut donc plus sage que le
projet de guerre contre la Russie, et, comme le premier droit
de tout individu est de se conserver, rien ne fut plus juste.
La Pologne, par ses relations avec Stockholm et Gonstantino-
pie, était, pour le midi de l'Europe, un boulevard formidable.
L'Autriche et la Prusse eurent la sottise, et Louis XV l'ineptie de
prêter les mains à la destruction du gage unique de leur sûreté
future. Napoléon dot chercher à rétablir ce boulevard.
Peut-être Thistoire le blâmera-t-elle d'avoir fait la paix a
Tilsitt; s'il pouvait faire autrement, ce fut une grande faute.
Non-seulement l'armée russe était affaiblie et épuisée, mais
Alexandre avait yu ce qui manquait à son organisation. J'ai ga-
gné du temps, dit-il après Tilsitt, et jamais délai n'a été mieux
mis à profit. En cinq ans l'armée russe, déjà si brave, fut orga-
nisée presque aussi bien que la française, et avec cet immense
88 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDUAL.
avantage qu'un soldat français coûte autant à sa patrie que qua^
tre soldats russes.
Toute la noblesse russe est engagée, de près ou de loin, dans
1 intérêt commercial qui exige la pais avec TAugleterre; quanc
son souverain la contrarie, elle le fait disparaître. La guerre ave<
la France était donc également indispensable du côté de U
Russie.
La guerre étant indispensable. Napoléon eut-il raison de U
faire en 1812? U craignait que la Russie ne fit la pai!i avec h
Turquie, que Tinfluence de l'Angleterre à Saint-Pétersbourg
n'augmentât, et qu enfin ses revers en Espagne, qu'il ne pouvai
plus tenir cachés, n'encourageassent ses alliés à reconquéri]
leur indépendance.
Plusieurs des conseillers de Napoléon lui représentèrent qu'i
serait prudent d'envoyer quatre-vingt mille bommes de plus ei
Espagne pour en finir de ce c6lé-là ayant de s'enfourner dans l
Nord (ce sont les paroles dont ils se servirent). Napoléon répon-
dait qu'il était plus raisonnable de laisser Varmée anglaise ei
Espagne. « Si je les cbasse de la Péninsule, ils viendront débar-
quer à Kœnigsberg. »
Le 24 juin 1812, Napoléon passa le Niémen à Kowno, à h
tête d*une armée de quatre cent mille hommes. C'était le mîd
de TËurope qui cherchait à écraser son mailre futur. Celte cam
pagne commença par deux malheurs politiques. Les Turcs, auss
stupides qu'honnêtes gens, firent la paix avec la Russie , et h
Suède, jugeant sagement sa position, se déclara contre h
France.
Après la bataille de la Moskowa, Napoléon pouvait faire pren
dre ses quartiers d'hiver à l'armée et rétablir la Pologne, ce qu
était le véritable but de la guerre ; il y était parvenu presqu<
sans coup férir. Par vanité et pour effacer ses malheurs en Es-
pagne, il voulut prendre Moscou. Cette imprudence n'aurait ét<
suivie d'aucun inconvénient^ s'il ne fût resté que vingt jours ai
Kremlin; mais son génie politique, toujours si médiocre, lui ap-
parut et lui fil perdre son armée.
Arrivé à Moscou le 14 septembre 1812, Napoléon aurait di
en partir le 1" octobre. Il se laissa leurrer de l'espoir de fain
LETTRES A SES AMIS. 80
la paix; riiéroîque brûlement^ de Moscou, s'il Teût évacué, dc-
yenait alors ridicule.
Vers le 15 octobre, quoique le temps fût superbe et qu'il ne
gelât encore qu'à trois degrés, tout le monde comprit qu'il était
plus que temps de prendre un parti ; il s'en présentait trois :
Se retirer à Smolensk, occuper la ligne du Borysthène et ré-
organiser la Pologne.
Passer Thiver à Moscou, en vivant, avec ce qu'on avait trouvé
dans les caves, et sacriûant les chevaux qu*on aurait salés ; au
prinlemps, marcher sur Pétersbourg.
Troisièmement, enfin, comme Tarmée russe , qui avait beau-
coup souffert le 7 septembre *, se trouvait éloignée sur la gau-
che, faire une marche de flanc par la droite, arriver à Péters-
bourg, qu'on trouvait sans défense et sans nulle envie de se
brûler. C'est dans cette position que la paix était certaine. Si l'ar-
mée française avait eu l'énergie de 1794, on aurait pris ce der-
nier parti; mais la seule proposition aurait fait frémir nos
riches maréchaux et nos élégants généraux de brigade sortant
de la cour,
Uq inconvénient de ce projet, c'est qu'il fallait rester comme
séparé de la France pendant cinq mois, et la conspiration Mallel
a montré à quelles gens le gouvernement était confié en l'absence
d'un maître jaloux. Si le sénat ou le corps législatif avaient
été quelque chose, l'absence du chef n'aurait pas été fatale. Dans
la marche de Moscou à Pétersbourg , tout le flanc gauche eût été
libre, et Napoléon pouvait, un mois de suite, envoyer chaque
jour an courrier et gouverner la France. Marie-Louise régente,
Cambacérès chef du civil, et le prince d'Eckmulb, du militaire,
et tout marchait. Ney ou Gouvion Saint-Gyr, à Mittau et Riga,
pouvaient faire passer un ou deux courriers par mois; Napo-
léon lai-même pouvait visiter Paris; car une armée russe, eu
Russie, est nécessairement immuable pendant trois mois.
L'homme ne peut se conserver dans ces froids terribles qu'en
passant dix heures de chaque jour auprès d'un poêle ; et l'ar^
** L'incendie de Moscou commença dans la nuit du 14 au 15 septembre.
' A Borodino.
90 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
mée russe est arrivée à Wilna aussi détruite que la nôtre.
Des trois partis à prendre, on choisit le plus mauvais. Bfais ce
n'était rien encore, on l'exécuta de la manière la plus absurde ;
Napoléon n'était plus le général de Tarmée d'Egypte.
L'armée avait souffert dans sa discipline par le piUage qu'il
avait bien fallu lui permettre à Moscou, puisqu'on ne lui faisait
point de distributions. Rien n'est dangereux, avec le caractère
français, comme une retraite, et c'est dans les dangers qu'on a
besoin de discipline, c'est-à-dire de force.
Il fallait annoncer à l'armée, par une proclamation détaillée,
qu'elle se rendait à Smolensk, qu'eUe avait ainsi quatre-vingt-
treize lieues à faire en vingt-cinq jours, que chaque soldat rece-
vrait deux peaux de mouton, un fer de cheval et vingt clous à
glace, plus quatre biscuits ; que chaque régiment ne pourrait
avoir que six voitures et cent chevaux de bât ; qu'enfin, peu—
daut vingt-cinq jours, toute insubordination serait punie de
mort; tous les colonels et généraux, assistés de deux officiers,
recevraient le droit de faire fusiller sur place tout soldat insu—
bordouné ou maraudeur.
II fallait préparer l'armée au départ par huit jours de bonne
nourriture, avec distribution d'un peu de vin et de sucre. Les
estomacs avaient beaucoup souiïert dans la marche de Witepsk
à Moscou ; car, à force d^mprévoyance, on avait trouvé le se-
cret de manquer de pain en Pologne.
Enfin , toutes ces précautions prises, il fallait regagner Smo-
lensk, en évitant, le plus possible, la route qu'on avait dévastée
en venant à Moscou, et dont les Russes avaient brdlé toutes les
villes : Mojaïsk, Giat, Wiasma, Dorogobouje, etc.
Sur tous ces points on fil exactement le contraire de ce que
la prudence ordonnait. Napoléon, qui n'osait plus faire fusiller
un soldat, se garda bien de parler de discipline. L'armée,
à son retour de Moscou sur Smolensk, était précédée de trente
mille fuyards, prétendus malades, mais se portant fort bien
les • dix premiers jours. Ces gens gaspillaient et brûlaient ee
qu'ils ne consommaient pas. Le soldat fidèle à son drapeau
se trouva faire un métier de niais. Or, comme c'est là ce que
le Français abhorre par-dessus tout, il n'y eut bientôt plus.
LETTRES \ SES AMIS. 91
soug les armes, que les soldats à caractère héroïque et les ni-
gauds;
Les soldats m'ont souvent répété dans la retraite, mais je ne
puis le croire, car je ne Tai pas vu, que, par un ordre du jour
dooDé à MosQira^ vers le 10 octobre, le prince de Neufchâtel
avait autorisé tous les^oldats fui ne se sentaient pas assez bien
portants pDur faire dix lieues par jour, à prendre les devants.
Aussitôt les têtes se montèrent, et les soldats se mirent à cal-
culer le nmnbre de jours de marche qu'il fallait pour se rendre
à Paris.
XXXVl
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PAKIS.
MilaD, le 26 août 1818.
Per Dio! ceci passe la permission; les cieux sont devenus
d^irain. La Nina est partie avant-hier pour Bologne ; je pars
dans une heure per i colli di BrianzOj entre les deux branches
du lac de GomOf de Lecco à Como. Je voudrais bien, au retour,
avoir une lettre de vous, quand vous devriez ne me rien dire de
la conspiration; je parle de celle de Ghapdelaine, que vous avez
peut-être oubliée, mais que nous ne croyons véritable que de-
puis huit jours, qu'un Milanais est arrivé de Paris.
Mais le bon, le divin, sera l'histoire et les histoires de la Nina,
que vous me devez en conscience. Elle m'a dit : « M. de M...
abiea de l'esprit, mais il est méchant » J*en ai conclu qu'elle
vous a^it lâché pour M. le comte P , père ou fils, et que
vous aviez lancé Tépigramme. A la vie qu'il parait qu'elle avait
menée, il ÙMi que quelqu'un ait été ami dévoué. La blâmerai-je ?
Parbleu non. 11 s'agissait pour elle de rendre brillants les
soixante-dix jours qu'elle a passés à Paris, et elle y a réussi ;
car elle est ivre de Paris , au point d'en offenser les bons Mi-
lanais, qui, de leur natureUsont jaloux. Donc, huit pages sur la
Nina ; je ferai l'ignorant à son égard. En novembre, elle va à
02 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Venise, où je Tirai voir en décembre. Au mois de féTrier, ette
revient ici pour un an, avec le papa,,qui a quaraute-quati^ mMle
francs pour 1819, el qui est si bon,, si, généreux, si charitable,
qu'il n*a jamais dix sequins. Imaginez qu'il fait des pensions aax
frères de ses premières maîtresses. Quelle qu'ait étç la Nina à Pa-
ris, elle est charmante, ici, par son natuwi et par son chant.
Comment va le cher Maisonelte? quand imile-t-il son patron,
par un bon mariage, avec une dot de trois cent mille francs?
Présentez-lui mes vœux à ce sujet.
De conversation sensée, ici pas Tombre. Journaux rares.;
noire boussole, c'est la Gazzetta di Luganp et la Min^f've; plus,
mille huit cents Anglais qui nous passent^ur le corps. — Primo
vivere, deinde philosophari. Pour moi, je remplace le premier
par le second. Je vis à peine, mais je n*ai cependant point de
dette que mille quatre ceuts francs à Didot. EnGn , vaiUe que
vaille, quand je n'ai pas de nerfs y c'est-à-dire quatre fois par se-
maine, je suis content.
Otello et la Vestale ont été des chefs-d'œuvre, comme nous
n'avons rien en France depuis Voltaire. Le reste de nos opéras
détestable. Dorliska, de Rossini, commun. Je m'imagine qve
Pacr et Sponlini sont jaloux de Rossini. Vif, généreux, briHant,
rapide, chevaleresque, aimant mieux peindre peu profond quc^
s'appesantir; sa musique, comme sa personne, est faite pour
faire raiïoler Paris. v
XXXVII
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 5 septembre 1818.
Ilélas, non, je n'ai pas reçu celle subslantielle lettre iu 5 juin !
C'est la première des vôtres qui finisse dans la pipe d'un capo-
ral ; et je jurerais bien que ce caporal est français. Si je l'avais
eue, j'en aurais cru plutôt à la conspiration. Comment croire
que des gens sans cœur, ni bras, ni jambes, conspirent? Si réel-
LETTRES À SES ÂHIS. 95
iemeot ils pouss||||nt leurs intentions bénignes Jusqu'à vouloir
égorgiller, ceci produira un second 5 septembre ' ; c'est-à-dire
que les nobles n'auront plus que les trois quarts des places, au
au lieu des sept huitièmes.
Si cet effet avait lieu, je pourrais bien essayer d'obtenir une
place de cinq mille Ifrancs à Paris. Lebàlard est pire que jamais,
et il est secondé depuis peu par le ministre de la guerre. Les
inleadaots militaires de Grenoble ne veulent plus me payer ma
demi-solde de neuf cents francs, sous prciexle qu'ils ne voient
ma face qu'une fois l'an, et que je suis notoirement absent : c'est
le coup de pied de l'âne. Un douaire si bien gagne ! Je n'étais
pas absent pendant mes douze campagnes ! — Remarquez que,
le corps de commissaires des guerres étant supprimé, Son Excel-
lence ue peut pas avoir besoin de moi du soir au lendemain, et
qu'il faut d'abord, pour jouir de mes talents, qu'elle me fasse
nommer à une place par ordonnance; mais malheur aux vain-
cus! Ce dernier trait m'a piqué.
Le tableau que vous me faites de l'agitation morale de Paris
ei des flots de l'opinion, qui déborde et renverse tous les vieux
édifices, diminue la peine que j'aurais à me jeter dans ce gouf-
fre; cela ne se voit pas deux fois; c'est la débâcle du Valais.
Une fois jouissant des deux tiers de la liberté anglaise, on re-
tombera dans un cours majestueux et tranquille encore comme
l'Angleterre, de 1715 à 1760. Faites part de mon vœu à Maiso-
oetle, et dites-lui que si réellement il y a un second 5 septembre,
je désire une place. Je pense que je ne l'obtiendrai pas; qu'est*
ce que douze campagnes sous l'usurpateur? Je n*en serais pas
Irop fâché. Je fciiis persuadé qu'à Paris je serais haïssant, c'est-
à-dire malheureux. Je paye par cet excès de sensibilité désor-
donnée l'enthousiasme et le bonheur que j'ai trouvés dans plu-
sieurs moments de ma carrière; par exemple, à rentrée à
Berlin, le 26 octobre 1806. D'ailleurs, vous connaissez ma mor-
lelle répugnance pour les bas de soie, et je m'éloigne chaque
jour davantage de la jambe fme qui convient au solliciteur.
* Aliosion à l'ordoDiiance royale du 5 septembre 1816, donnée par
Louis XVIII. (R. C.)
94 (DUVKËS l'OSTULMËS DE STENDUAL.
J*ai trouve |ps programmes de Viganô; Mis si c'est pour
mettre ses ballets, ils ne vous serviront parUe rien. Vous y
voyez, par exemple, dans Oullo : les sénateurs exprimant leur
étonuement; mais commentl Voilà le talent de ce grand homme.
Il a observé admirablement les gestes humains. Par exemple, au
troisième acte de la Vestale, celle-ci se rend à son amant ; la
pantomime qui dure un quart d*heure est tellement vraie et tel-
lement gracieuse, que, sans indécence, il... enlève tout le monde.
Vous sentez que, dans un programme destiné à faire comprendre
ce qu'on voit, on ne décrit pas; ce serait voler leur office aux
yeux des spectateurs. C'est le premier homme de lettres venu
qui fait ses programmes à Vigauô. Celui d'un de ses principaux
ballets n'a été fait qu'après le ballet, qui était délicieux, et
Vigano eut toutes les peines du monde à dire ce qu'il avait
voulu exprimer à M. Gberardiui, le traducteur de Schlegel, qui
voulait bien lui faire son programme. — Je parie que vous me
trouverez exagéré. Si vous n'aviez jamais vu de tableau de Ra-
phaël, que penseriez-vous des louanges qu'on lui donne?
Tenez-moi au courant ^des livres passables que vous lisez. Je
trouve plais tous ceux qui nous arrivent de France; ce ne sont
que des faclums pour ou contre un parti, et la vérité y étant dite
avec la crainte de M. de Marchangy, ils ne seront pas même
bons pour Thistoire* Quand je considère ((u'on ne parle pas en
Angleterre des ouvrages de M. de Tracy, je regarde toujours à
mes pieds pour voir s'il n'y a pas un chef-d'œuvre. Quelle criti-
que fait-on des Commentaires de Montesquieu? Que le critique
n*a pas volé son style à Tauleur.
Rien de neuf ici qu'un mauvais opéra de Rossini, Dorliska;
c'est du mauvais Voltaire. Rossini, piqué des critiques qu'on lui
a décochées à Paris, à propos de la Nina, veut aller y composeï
des opéras français, ce qui doit sembler séditieux à MM. Paër e(
Sponliui. On vient d'engager pour Paris deux ou trois chauleuri
du sixième ordre.
Dites-moi quelque chose du congrès ; veut-on y anéantir h
liberté de la presse? Ce serait bien fait; mais l'œuvre est diffi-
cile. Quant au reste, nous nous en moquons; que me faitqw
le Luxembourg soit à Guillaume ou à George?
LETTRES A. SES AMIS. 05,
i\ous avons ici uu nouveau jourual : il Conciliatore. Je crois
que cela sera plal pour vous el utile ici.
Duport donne un concert de danse, vendredi 15 septembre.
Adieu, un mot tous les quinze jours.
Robert frères.
XXXVIII
A MONSIEUR LE BARON DE M..,, A PARIS.
Lac de Goino, Tramezina, 24 octobre 1818.
11 faut que ce soit une chose bien merveilleuse que de pou-
voir se rendre chaque matin ce superbe témoignage : « J'habilc
Paris et, de plus, par ma position, je sais quelques-uns des se-
crets d'une douzaine de faquins qui se croient du talent parce
qu'ils ont de la puissance. » Si vous n'étiez pas transporté par ce
noble sentiment, comment auriez-vous pu arriver à la belle ima-
gination que je craignais qu!on arrêtât les ballets de Yigano pour
les ballets eux-mêmes? Avez- vous reçu deux paquets dont cha-
cun contenait Otello, la Vestale, Myrra et Psami ? Un si gros
paquet, adressé à un si grand personnage, ne sent-il pas d*une
lieue la statistique, le rapport officiel, etc. ?
Si vous avez eu le temps de lire le chapitre d'flelvélius : De
l^esprit par rapport à différentes sociétés, vous auriez compris
que, quand je trouvais la France pauvre, je parlais de littérature.
Vous me citez en réponse V Esprit cT association, de M. de La-
borde; vous aviez mieux à citer : la Physique de Biot est un
ouvrage tout autrement supérieur. . Demandez à Maisonette s'il
n'est pas vrai qu'on appelle littéraires les ouvrages qui perdent
vingt-cinq pour cent dans la traduction? Rien de moins litté-
raire que Laboi;de, si ce n'est B •. Tracy, lui-même^ n'est lit-
l^aire que par la sublimité et la justesse des pensées. V Esprit
des lois ne fut littéraire que par le style divin. La preuve en est
que Bentham, dont le génie est Montesquieu perfectionné, n'a
jamais été cité comme augmentant les richesses littéraires de
96 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
TAngleterre. Tout cela est encore vrai de radnûnistratîoQ milû
taire de Bayet. Reste donc le livre de madame de Staël S qui
n'est que de la conversation écrite, ouvrage contradictoire el
puéril, s'il en fut jamais, et à genoui devant le plus grand ma!
de la société actuelle, la noblesse.
L'ouvrage de B ou de Laborde peut vous donner beau-
coup de plaisir; dans ce cas, vous avez raison de rappeler su-
blime ; Terreur est d'ajouler que ce sont des ouvrages de litté-
rature. L'un est de sèche jurisprudence, l'autre est tissu de mes
quines conséquences de Ricardo et de Say, saupoudrées d'ui
peu d'esprit; mais, fût-il écrit par l'abbé Galiani, ce n'est pai
là de la littérature.
C'est ensuite une erreur d'un autre genre que de croire que Le
mercier et Ghéuier, gens enterrés en 1790, soient supérieurs oi
seulement égaux à Viganô. Vous jugez de Vigano par Gardel ; c'es
exactement comme si vous jugiez de madame Catalan! par made
moiselle Armand, ou de Raphaël par David, ou de Canova pa
M. Lemot. Un Français peut bien dire et croire que Lemot lu
fait plus de plaisir que Canova. Mais à un tel homme on dit
Parlons de la Minei've et des élections. Certainement il n'y a per
sonne en Italie capable d'écrire une page comme Benjamii
Constant. Tout homme qui a un succès immense dans sa natioi
est remarquable aux yeux du philosophe. Je vous dis que Vi
ganô a eu ce succès. Par exemple, on payait quatre mille franc
par an les compositeurs de ballets; lui a quarante-quatre miU
francs pour 1819. Un Parisien viendra qui dira : c Ft, llior
reuri » Il peut être de bonne foi; seulement je dirai tout bas
n Tant pis pour lui. » Si Vigano trouve l'art d'écrire les geste
et les groupes, je maintiens qu'en 1860 ou parlera plus de U
que de madame de Staël. Donc, j'ai pu l'appeler grand bomm<
ou, du moins, homme extrêmement remarquable et supérieui
comme Rossini ou Canova, à tout ce que vous avez à Paris e
beaux-arts ou littérature.
Ensuite, c'est une erreur de fait, et parce que vous le voulc
* Considéralioris sur les principauœ événements de la révolution frar
çaue.
LETTRES A SES AMIS. î»7
bien, que vous réduisez à deux les poètes de l'Augleterre. Si
you$You\iez,Crabbe, et Cmnpbell, ei Walter-Scott, seraient aussi
des poêles, puisque leurs ouvrages en vers oat eu douze éditions,
et qu'aucun d'eux n'est assez grand seigneur pour faire ache^r
ses ouvrages par flatterie. Si vous vouliez, je vous dirais que je
ne vois rien en France de comparable à Monlt et à Gœthe:
mais vous me répondrez que je suis hurksquej que vous avez
MM. Guvier, Laplace, Berthollet, Gouviou-Saint-Gyr, le duc de
Dalmatie, etc. Tout cela parce que vous n'avez pas lu attentive-
ment VEsprit d'Helvétius.
Vous trouverez ce que dessus ridicule, et nous n'en serons
pas moins bons amis; au contraire, il n y a rien de plus agréable
que de se dire de bonnes injures. Le Commentaire sur Montes-
quieu contient exactement mon Credo politique. Lorsque Tau-
leur me donna le livre, il me dit de n'en pas parler; c'est pour-
quoi je vous le dis de Jeiïerson. Si ou en fait une seconde édi-
tion, envoyez-m'en deux exemplaires.
Écrivez-moi au plus vite des détails sur l'Espagne ; je suis à la
Tramezina depuis dix-neuf jours, et vos lettres me rendent re-
eommandable à vingt ou trente pauvres hères qui ont chacun un
deDH-million, mais qui ne font pas la dépense de Tabonnenient
^ un journal français.
J'ai une chambre délicieuse, qui n'est séparée du lac que par
une roule de huit pieds de large, où viennent passer chaque
joor cinquante personnes de la société répandue dans les cent
villas qui ornent ce vallon délicieux. Dans la villa Sommariva,
plus voisine de ma chambre que la vôtre ne Test du café deFoy,
j'ai cent tableaux médiocres, deux du Guide, deux de Léonard de
Vinci et une statue de Ganova. Le soir, société très-gaie,
ïrès-w2î/sîçwaw/e, ixh^'innamorata, où je suis admis volontiers
ei sans avoir besoin de parler et de briller. Un de ces jours j'ai
fait dix-huit parties de billard sans dire la valeur de dix lignes.
Celle vie me coûte huit francs par jour; c'est à peu près mon
revenu, et c'est un terrible argument conlre l'idée d'aller aug-
nieaier le nombre des solliciteurs crottés.
Promeltez de ma part une longue lettre au vicomte ; c'est uu
Welche qui préfère la Cinti à la Nina. Que voulez-vous dire ù de
I. ti
06 (EUVUES POSTUL'MÊS DE STëNDUâL.
telles geiis? Quils sont les digoes descendaiits des admirateur
de Boiicber et de Rameau.
J'ai l'admirable ouvrage de M. Hallam, Histoire du moye\
âge du cinquième au quinzième siècle, deux volumes. Il y a cen
cinquante pages sur Thistoire de France que vous devriez fair
traduire; cela est aussi bon que Thouret. (Thouret est un honun
qui passe pour le meilleur historien de France, en Italie, et qi
sera un cuistre à vos yeux accoutumés à Tesprit de Y Histoire à
Cromwell.)
Vous autres qui vous croyez tant de talent, vous ne savez pa
comme on se moque de vous pour Taffaire de Lyon. Sentez
vous que, horreur à part, c'est la conspiration ^ la plus ridicu]
qui ait jamais existé pour des gens qui, à cent lieues de là, foi
métier de tout savoir? Et vous vous croyez du talent! Vous ave
bien mieux, morbleu! Vous avez du pouvoir et des sonnette^
Gaudeant bene nantis.
En attendant, voyez comme le pape se tire bien de sa cousp
ration de Macerata : rien de plus prouvé et de plus grave, es
Vinfâme parti carbonaro existe toujours, et cependant pas un
goutte de sang. Gela était un peu plus sérieux que ces pauvn
diables de patriotes de 1816, auxquels vous avez tout doucett<
ment coupé le poing.
Nous avons ici un duetto sublime, chanté par Frédéric
exactement mis comme Fleury dans les Deux Pages, et ue
jeune femme qui lui demande la grâce de son amant, qu*on \
fusiller* C'est Remorini et madame Gamporesi. Si les brouillarc
de la Seine n'ont pas rouillé vos oreilles » achetez ce duetto chc
Ricordi, de Milan, le premier marchand de musique dltalie, <
faites-le chanter à Paris. Les paroles ne signiGenl rien; cela pet
aller à un père refusant un mariage à sa fille. Ce duetto est 1
début de Pacini, jeune compositeur de dix-neuf ans, fils du bou
fon. Solliva est éteint. — Demain nous avons le Pèlerin blan
mis en ballet par le plat Gioja, le même dont le Comte d'Esse
* Celte conspiration, qui éclata à Lyon le 8 juin 1817, avait été orgi
nisée par l'autorité militaire, pour se faire un mérite de sa répressia
(R. C.)
LETTRES A SES AMIS. 90
m'a chassé ce la ville, tant les tours de force et viogt chevaux
qui galopent m'ennuyaient.
n y a dans le n* 56 de YEdinburg review un- article excellent
sur le Dante persécuté par les jésuites jusqu'en 1780; on Ta
payé qualre-yingt-dix-sept louis à Foscolo, qui est à Londres.
Tous me devrez huit pages, rien que sur les intrigues des
élections. Cette nation fait-elle son éducation? Jusqu'à quel point
k raisonnable peut-il encore y être ridicule? — La collection
des articles de Dussault, publiée par M. le chevalier Eckard,
immortel auteur de V Histoire de Louis XVil, vaut- elle la peine
d'être lue? Je regarde Dussault comme leFiévée du classicisme,
le meilleur avocat d'une vieille platitude.
XXXIX
A MADAME G..., A MILAN.
Varèze, le 16 novembre 1818. (Remise le 17 novembre.)
Madame,
Je voudrais vous écrire une lettre un peu amusante, mais je
passe ma vie avec de bons bourgeois qui s'occupent toute la
journée du prix du blé, de la santé de leurs chevaux, de leur
maîtresse et de leur casin. Leur grosse joie, leur bonheur si fa-
cile me fait envie ; avec un cœur qui se contente de choses si
grossières, comment faire pour manquer le bonheur? Et, cepen-
dant, ils errent au hasard, au milieu de ces écueils qui sem-
blent si aisés à éviter, et eux aussi sont presque toujours mal-
heureux. Us ne s'occupent guère du monde qui nous intéresse,
et qui est pour eux comme une terre étrangère. Une chose les a
beaucoup frappés : ils prétendent être sûrs que madame A...
a pris un amant; c^est encore un Russe qui a cette jolie femme;
car il paraît décidé que M. de Pahlen a la petile L..., la Gé-
noise. Donc, c'est un M. de 6..., que je connais, très-joli garçon,
mais peut-être Têtre le plus sec qu'on puisse rencontrer, le plus
affecté, le plus bavard, le plus égoïste, le plus à cent lieues du
SI 1^X5 3 f>rfrMt5 »E s
A.^ fsH radonit et,
TÎeàlire de$
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Geô esl sâr, mai!
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ks Mf ki^g^f ' jtM Bt <:.> qn Tiemenlde s'é-
cti^gT.Yiip le» fM» faTvi jassaMML <Vi^iHK partie deprome
ccsgc )e rA.«aW ««r ■ai-BèHie^'iCt- je troiiTe un vid
Tm timÊÊÊttmàc KrîW' foîsv je M suis donné le plaisi
d'ecK^Ler «iK\«>e n. .Vc lots les ■wiadrea dMkscs que vous ave
d:i«s 1rs detT;jer> î«ar> q«e f <«s le boobesr de tous Toir. Moi
ÛKa£*tta^« ùiÙMe cMHMace à ât refuser à des images qui
dcâôTBuis, suai trop Keesaivr raSmse idée de TOtre absence
et je scDsque tous ks jours aum cœur derienl plus sombre.
J'ai irourë «u peu de coasublàoa dans fêglîse de la madoo
dd Voole; je me sab nppdé h musique divine que j'y entet
dis autrefois. Je m^ea vais à Milan, un de ces jours, à la rencon
Ire d*une de vos lettres : car îe'compte asseï sor votre huma
nité pour croire que tous ne m^aurez pas refusé qodqoes ligne
pour TOUS si iudîlk^renles à tracer, si précieuses, si consolante
pour un coeur au désespoir. Vous devei être trop assurée d
votre pouvoir absolu sur moi pour vous arrêter un instant à 1
crainte vaine de paraître encourager ma passion en me répon
dant. Je me connais; je vous aime pour le reste de ma vie; toi
ce que vous ferez ne changera rien à Tidée qui a frappé roo
âme, à Tidée que je me sois faite du bonheur d'être aimé d
vous et au mépris qu'elle m'a donné pour tous les autres bon
heurs! Enfin, j'ai besoin, j'ai soif de vous voir. Je crois que j
donnerais le reste de ma vie pour vous parler un quart d'heui
des choses les plus indifTcrentes.
Adieu, je vous quitte pour être plus avec vous, pour os(
vous parler avec tout l'abandon, avec toute l'énergie de la pas
sion qui me dévore,
Henry.
LETTRES A SES AMIS. i(H
XL
A MOHSIEUh LE BARON DE M..., A PARIS. ^
Milan, lo i\ décembre 181^
Lisez- VOUS le Conciliatore ? Non ; car, 1° il est béte ; 2" il est
libéral. Cependant, s*il paraît chez Galignany, lisez dans les six
(ierniers numéros des articles signés : E. V., c'est-à-dire Ermès
ViscoDli (le marquis). C'est sur le romanticisrne ; c'est-à-dire,
sur celle question : « Voulons-nous la tragédie à la Xipharès ou
ia tragédie à la Richard III ? )i> Ce M. Ermès passe pour le meilleur
philosophe du pays. Votre attention, à vous autres Français, est
absorbée par la politique ; pour quarante ans, la littérature va
donc se réfugier dans les pays qui n'ont pas encore le bonheur
de pouvoir appliquer à leur vilaine maladie le mercure des deux
chambres.
Quand la France sera guérie, la littérature y reparaîtra aussi
belle et plus vigoureuse que jamais, et la cause de Racine tient
aoi carrosses du roi, où M. de Chateaubriand nous apprend qu'il
eut l'honneur de monter, avant d'aller écouter les bruits du dé-
sert.
Comparativement, la France va donc être lillérairement sté-
rile; car ]c^ me%zo-terminef si bons en politique, ne valent rien
eo fait d'arts. La poétique de madame de Staël est plus mauvaise
que celle de la Harpe ou de YEdinburg review,
La France est sur le grand chemin de la félicité; si on veut
loi faire prendre les sentiers qui abrègent, la charrette versera.
Au moyeu de quoi, nous voilà presque d'accord, ce me sefmble.
C'est un Anglais très-connu qui m'a convaincu de cette vérité,
il m'a loué Henri Hallam, que nous faisons vçnir. V Histoire de
Philiftpe le Long, l'inventeur des communes, et le portrait hideux
et savantissime de la féodalité, que nous proche M. de Ville-
neuve, es-préfet, sont admirables. Ce serait pour Maisonette un
livre ministériel, et en même temps une acquisition importante
pour notre pauvre histoire de France.
6.
402 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Je viens de lire une lettre de Taimable S...; sans écor-
ner sa vertu, elle est la favorite de la reine, du roi, des prin-
ces, etc. Ils Taccablent de choses flatteuses à Munich ; ma poco
di danaro. Le jour de naissance d*AdéIaîde S..., où elle a
eu dix-huit ans, le prince royal ^ est venu chez elle en grand
gala, et, en entrant, lui a dit avec majesté : f Je vous prie de
vous mettre à genoux.—Elle s'y met tout étonnée. — Jurez-moi
devant Dieu qui voit tout, aujourd'hui votre jour onomastique
que, quoi qu'il vous arrive dans la suite, vous me regarde-
rez toujours comme votre père. »— Elle n'est libre qu'en avril
vous l'auriez à l'Opéra-Bufia pour quinze miUe francs ; mah
vous êtes trop barbares.
Grasset a çté eu Italie honnête homme et connaisseur; B..
tatillon et friponneau. Il y avait à Varèze, ville de six mille âmes
quand j'y étais, un pauvre diable qui chantait BasHe dans le Bar
bière di Siviglia de Rossiui ; il était ridicule et connu dans l:
ville sous le nom de don Basilio, quand un beau matin nou!
avons appris que ce rare sujet nous était enlevé par la superb
Paris.
Vous avez la Ghabrand, la Fodor et Pellegrini, dit-on. ~ J'a
vu hier la délicieuse Liparini ; elle est bien changée ; faites-lu
chanter la Contessa di Colle Ombroso; partout ailleurs elle es
mauvaise.
Le 26 décembre, nous avons ici la Clemenza di Tito, de Mozart
par Grivelli, la froide Gamporesi, habillée en homme, et la froid
Festa.
Adieu, écrivez, écrivez-moi donc.
* Le prince Louis, devenu roi Ho B«ivière en J825. (R. C.)
LETTRES A SES AMIS. 105
XLI
A flOIfSIEUR R. COLOMB; DIfiEGTEUR DES CONTRIBUTIONS INDIRECTES,
A MOHTBRISON.
Hilan, le 2 mars 1819.
Tandis que les affaires administratives et l'observation des
mouvements de la politique absorbent ton attention, veux-tu sa-
Toir ce que deviennent mes idées? -^ Prends lecture de Félu-
cubration suivante.
En 1819, notre esprit ne se préoccupe pas assez, ici, en Italie,
d'un phénomène des plus heureui pour notre littérature et pour
Qos arts; c'est que nous sommes la seule nation qui ait de IV/i-
teruion au service de la littérature.
En France, on ne parle que de constitution et de lois orga-
niques, aviliras et àHndépendants.
En Angleterre, il faut bien comprendre le cas des ouvriers de
Manchester, dont la révolte a rempli tous les journaux pendant
Tété de 1818.
Ces pauvres gens, qui sont quarante mille, gagnent quatre
shillings (quatre francs quatre-vingts centimes) par jour ; c'est
^t ce que leurs maîtres peuvent leur donner. S'ils leur don-
naient quatre shillings et demi, les produits des manufactures
^glaises, apportés sur le continent, seraient plus chers que les
produits des manufactures du continent. Maintenant, grâce aux
impôts qpi ont été mis depuis 1792 pour humilier la France, un
ouvrier anglais, travaillant quatorze heures par jour, ne peut pas
vivre avec quatre shillings. G*est ce qui fait que sur six hommes
qu'on rencontre dans la rue, à Londres ou à Bristol, un, au
moins, reçoit Faumône de la paroisse ^ Croit-on qu'un pays
* Toir le singulier ouvrage intitulé Vie de Vévique Wa<«on, écrite par
loinaoéaie. C'est là que Ton voit réelkment ce que c'est que raristocratie
anglaise. Voir également les discours prononcés en 1818 à la cliambre
des communes, sur la question des pauvres. [H. B.)
104 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
rougë par un tel malheur ait du temps à domier à la littérature
et aux arts? H est bien moins près du bonheur que la France,
qu'il a combattue avec un succès apparent. Il est bien moins
heureux que Tltalie, où Ton a le temps de rire et d'aller applau-
dir Rossini. Remarquez que les trois quarts des hommes distin-
gués, en tout genre, sortent de la classe pauvre qui, en Angle-
terre, n'a ni le loisir de lire, ni Targent nécessaire pour achetei
des livres.
Supposons qu'il naisse un génie hardi en Angleterre ; au lieu
de chercher à devenir un Shakspeare, il deviendra, s'il le peut,
un lord Erskine, ou mourra sur la route.
Supposons qu'un Voltaire naisse à Paris ; au lieu de publier
la tragédie d^Œdipe et d'attaquer M. de la Mothe, il cherchera à
connaître M. Benjamin Constant, et ensuite écrira dans -le Coti-
servateur ou dans la Minerve,
Savez-vous ce qu'on fait dans l'Amérique méridionale ? On y
ampute les jambes aux malheureux blessés avec des lames de
sabre ^ Voilà où en sont les arts utiles dans cette partie du
monde.
Dans l'Amérique du Nord, on songe à faire de Pargent, et non
pas à se procurer les douces jouissances des arts et delà littéra-
ture. Les premiers hommes du pays blasphèment les arts. Voyez
cet Anglais si judicieux, Morris Birkbeck, parlant des chapiteaux
de marbre que le gouvernement américain a fait venir de Rome
pour les colonnes du capiiole de Washington.
Voyez la discussion sur l'achat de la bibliothèque que l'illus-
tre Jeiïerson offrait au public.
Trouve-l-ou dans toute celle Amérique, si prospérante et si
riche, une seule copie, en marbre, de V Apollon du Belvédère?
Les grands génies , en Amérique, tournent directement à
Vutite. Voilà le caraclcrc de la nation ; ils se font Washington
ou Franklin, et non pas Alfieri ou Ganova.
L'allention est partout pour les discussions d'utilité et de po-
litique, et Fhabitude de ces discussions rend impropre aux arts.
Nous seuls, nous avons encore Fâme accessible aux douces
sensations des arts et de la littérature.
* Monlhly review^ par sir Richanl Philipps.
LETTRES A SES AMIS. 105
Je n'hésite pas à le dire : dans Téiat où en sont les choses,
en 1819, le véritable siège de la liltéralurp, c'esl le pays qui,
trois fois déjà, a civilisé le monde.
1^ An temps de l'antique Élrurie ;
2' Sous Auguste ;
5* Par le siècle de Léon X.
Pour prendre la j^ace que la force des choses nous assigne ,
sachons être d'opinions différentes, sans devenir ennemis; lais-
sons les basses injures à la canaille , et méritons une sage li-
berté.
Un bon livre, publié à Milan, ferait événement; à Paris, il se-
rait étouffé par un pamphlet sur la conspiration de Lyon, de
riovention du général Gannel, et à Londres, par la discussion sur
la loi pour rémancipation des catholiques.
Allez publier aujourd'hui à Munich une belle tragédie, et vous
verrez l'effet qu'elle produira.
C'est pour cela que la question du romanticisme, qui intéresse
encore plus la France que l'Italie (car nos deux plus grands
poètes, le Dante et l'Arioste, sont archi-romantiques) , que la
question du romanticisme, dis-je^ s'agite dans ce moment à Mi-
lan et non à Paris. Nous avons même vu, par la conversation du
bal masqué, que ce mot romanticisme est arrivé jusqu'aux
classes de la société qui ne comprennent rien à la littérature. '
Prions Dieu que quelque homme de talent prenne ici la dé-
fense du classicisme, et force ainsi les romantiques à faire usage
de tout leur esprit, et à ne laisser aucune erreur dans leur
théorie.
RAISONNEMENTS LITTERAIRES A LA MODE EN 1819.
Cet homme n'est pas de mon avis : donc c'est un sot. —
n critique mon livre : donc il est mon ennemi. — Il est mon
ennemi, donc c'est. un scélérat, un voleur, un assassin, un âne,
on faussaire, un mascalzone, un vil, etc., etc., etc., etc.
106 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
XLII
A MONSIIUR R. CaumB, DIRECTEUR DES C0KTRIRUTI08S INDIRECTES,
>. VORTiBaSOS.
MUan, le 18 mars 1819.
Tâche donc de yenir à Gularo en septembre prochain ; nous
pourrions nous y rencontrer. J'avais fait Tarlicle suivant, pen-
sant le mettre dans on de vos joamaux ; mais à qoi s'adresseï
pour obtenir cette immense faveur? Vois s'il y a quelque parti
à en tirer.
Que dans les beaux-arts il n'y a qu'un cas unique où le roman-
ticisme ne soit pas applicable.
Qu'est-ce qu'élever une statue à un grand homme ?
1° On se propose, par un sentiment de tendressse, de faire
plaisir à son ombre, et de le récompenser ainsi de tout le plaisii
qu'il nous a donné;
9^ On se propose d'exciter les hommes à l'imiter ;
5* Ou, enfin, d'éterniser les grandes qualités qui l'ont dis-
tingué.
Ici, je prie en grâce mon lecteur de regarder bien attenti-
vement et bien froidement ce qui se passe dans son âme. Poui
cela faire, la première chose nécessaire est d'avoir une âme.
Quand je m'approche de cette statue m marmo bianco, que
j'aperçois à une certaine distance, sous les marronniers del corse
di porta Renza^, je sais bien que c'est à Âppiani qu'elle est éle-
vée , ou, si je suis étranger, deux mots d'inscription vont m(
l'apprendre.
Indiquez qu'Appiani fut un peintre, par quelque accessoir<
plus ou moins ingénieux, vous me donnerez le plaisir de éevh
ner une énigme ; mais, par cette petite jouissance, toute de fi-
nesse et de vanité satisfaite, vous retenez à terre mon âme qu
brûlait de s'élancer vers le ciel ; pour un instant vous ravaler
mon âme à n'être que celle d'un classiciste.
* Celle slatuc se voit au musée de Brera.
LETTRES A SES AMIS/ 107
Douuez à Appiaui un gesle qui exprime sou àme e( non pas
sou état, car vous ne pouvez donner Tidée de ses chefs-d'œuvre
<[u'en monlrant son âme. EiLprimer quelque chose de particulier
à Fartiste : que, par exemple, il avait les cheveux frisés de telle
oa telle manière, ou qu'il était bel homme, c'est imiter les peiu-'
très du quatorzième siècle, c'est faire uue méprise; car est-ce
pour son toupet {ciuffo) ou pour sa jolie jambe que le public lui
élèye une statue? C'est uniquement aux qualités de son âme et
de son esprit qu'on rend un hommage immortel.
Si les traits que nous recevons en naissant de nos parents, si
la physionomie qu'ensuite y impriment nos habitudes morales,
exprimaient parfaitement et entièrement notre âme, je dirais :
Faites un portrait de votre statue. Mais, comme il n'en est pas
ainsi, une statue doit être un portrait embelli et doit présenter :
1° Assez de ressemblance ; 2"* autant que possible l'expression
des grandes qualités que le public veut éterniser.
J'ai étudié très-attentivement le buste de Yitellius à Gènes, les
tètes d'Aristide et de César aux Studj à Naples, les bons bustes
del Campidoglio à Rome ; j'ai cru voir :
1** Qu'il faut, dans la figure humaine, supprimer tous les pe-
tits détails qui n'expriment rien;
^ Laisser, avec soin, aux détails que l'on conserve, la phy-
sionomie de l'ensemble, le même degré de convexité' dans les
muscles. C'est ainsi que l'on fait le portrait pour la postérité;
Si le lecteur a la bonne foi et le talent de lire dans son âme,
11 y verra, je crois, que telle chose qui est intéressante dans la
nature parce qu^ y a réalité, ne signifie rien dans les arts. Quoi
de plus intéressant que de voir, à Montmorency, Jean-Jacques
Rousseau écrivant, sur sa petite table> les lettres brûlantes de la
Nouvelle Héloïse? Quel homme ne se fût pas arrêté pour jouir
de ce spectacle? Faites-en un tableau, il intéressera peu; fai-
tes-en une statue^ elle sera ridiculCi
C est que la sculpture fixe trop notre attention sur ce qu'elle
entreprend d'imiter. Dans la nature, notre attention ne s'arrête
pas à la perruque bien bouclée de Rousseau : dans la sculpture,
elle nous fait rire. Vous venez de trouver dans V\ rue le rival
qui veut vous enlever le cœur de votre maîtresse; vous lui ave2
108 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
parlé, car vous èlcs forcé de le méuager ; dites-moi quelle forme
avait le nœud de sa cravate.
Dans le marbre, que voulez -vous que me dise cette jambe el
cette cuisse d'Âppiani ?
Nues, par des contours grandioses (comme dans la statue de
Phociou), elles peuvent exprimer un caractère S et ainsi élever
mon âme au sublime ; mais vêtues à la moderne avec des bas de
soie et des souliers à boucles, cette jambe et celte cuisse sont
ridicules.
Pourquoi? je n'en sais rien. Pourquoi le tabac me fait-il éter-
nuer? Mais le fait est sûr. Voyez à Paris le dégoût que donnent
des centaines de statues traitées dans ce genre. Il ne se passera
pas cinquante ans avant qu'on ne les 6te de leurs nicbes pour
les reléguer dans quelque garde-meuble. Voyez à Saint-Paul de
Londres la statue habillée du père du romanticisme, le célèbre
Johnson.
Je me trompe peut-être; peut-être suis-je égaré par les habi-
tudes de mon âme, et je déclare impossible pour tous un plaisir
qui est seulement impossible pour moi*; mais il me semble
qu*ici le romanticisme n'est pas applicable. Il faut le nu, car le
nu est le moyen de la sculpture.
Mais,, me dira-t-on, que Concluez- vous sur le monument
d'Âppianl qui, dans ce moment, occupe tous les esprits? •—
J'aurais bien envie de ne pas conclure. En elîet, quels sont mes
titres pour oser contredire tant d'artistes si respectables et si
justement célèbres? Cependant, pour ne pas avoir Tair de parler
sans avoir d'idée arrêtée, je dirai qu'il me semble convenable:
1" D'élever une statue à Âppiani sur le bastion de porta Renza;
2° Qu'elle soit à demi nue el drapée à l'antique, comme la
statue de l'hocion ou celle d'Aristide;
3° Que son geste el son regard expriment une admiration
douce et tendre pour les grâces delà nature;
* L'ensemble des liabiludes morales, et non pas une passion. (II. fi.)
* Ecco l'errore del classicisti di buona fcde, vecehi per la piu parle. La
generazionc clie va formandosi a Piivia, non avra le slesse abiludini, e di
qoa dieci aimia viltoria è sicura. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 10«
4» Qu'une de ses mains soit appuyée sur un groupe des irois
Grâces, de quatre- vingts centimèUres de proportion;
5* Qu'à ses pieds l'on voie une palette, des pinceaux et une
iuscription non en latin, en grec ou en syriaque, mais en italien
simple et elatr :
t
A Appiaiii, le peintre des Grâces.
Né à Bozizio en 1757,
Il courut à Milan en 1816.
XLIII
A MONSIEUR K. COLOMB, DIBECTEDR DES COWTHIBUTIONS DIRECTES,
A HONTBRISOK.
Milan, le i^' avril 1819.
Qu'auras-ttt pensé du mot romanticisme qui s'est égaré, je
crois, dans la longue dissertation que je t'ai adressée le mois
dernier? — Quoi qu'il en soit, je t'envoie une sorte de petit traité
sur ce que j'entends par le romanticisme dans la musique. Un
jour, probablement, tu visiteras Tltalie; il est bon que tu saches
(l'avauce quelles sont les idées qui y ont le pas.
S'il semble au premier coup d'œil que le romanticisme ne peut
pas s'appliquer à la musique, c'est qu'il s'y applique trop ; c'est
que, dans cet art charmant, où nous avons la bonne habitude de
n'applaudir que ce qui nous fait plaisir, le classicisme nous sem-
blerait trop ridicule. Nous ne connaissons pas la musique des
Grecs» et l'on n'écouterait pas un instant à la Scala la musique
qu i ravissait nos pères eu 1 7 1 9 . '
11 me semble que la musique nous fait plaisir en mettant
ootre imagination dans la nécessité de concevoir certaines illu-
sions. Lorsque nous entendons de la musique que nous connais*
sons déjà, notre esprit, au lieu de s'abandonner à de délicieuses
illusions an proût de la passion qui nous subjugue dans le mo-
ment, se met à comparer le plaisir d'aujourd'hui avec lé plaisir
1. '7
110 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
d*bier; el, dès lors, le pbîsir d*ai|îoord*lim esl déCniit; car la
seusibililé ne peut faire qu'âne chose à la fois.
Cimaiosa, Piccinî, Sacchini, Galappi, oot fait chacun trente
opéras; de ces cent vingt opéras, cinquante à peine ont été
joués à Milan : et quand ont-ils été joués? Vers 1780, quand nos
pères étaient eucore à Tuniversité. Donc nous n eu avons pas la
moindre idée, et cependant nous ne pouvons pas les souffrir.
Pourquoi? c'est qo au lieu de jouir nous comparons; or la
comparaison est ce qui tue la musique. Quand Ton nous donne
le Barbier de Sévillé de Paisielio ou la Secchia rapUa de Zinga-
rclli, nous comparons le style de cette ancienne musique au
style moderne des Rossini, des Mozart, des Mayer. ^
Qu'arrive-t-il de là? c'est que nous applaudissons avec fureur
le Barbier de Séville de Rossini, qui ne présente autre chose que
les idées de Gimarosa habillées à la moderne.
N'allez pas croire que je n*admire pas Rossini ; je crois qu'a-
vec Ganova et Vigano il est maintenant Thonneur de notre belle
Italie. J'avoue que ce n'est qu'après la voir adoré pendant cinq
ou six ans que je me suis senti le courage de le critiquer. Hais,
enfin, je suis obligé ici de faire voir que, comme les femmes dé-
cident pour le uioius autant que les hommes du mérite de la
umsique, il n'entre point de pédanterie dans le jugement du pu-
blic, c( que, par conséquent, il est ultra-romantique. Ce qui
plaisait à nos pères en 1790 ne nous platt plus en 1819, trente
aus plus tard.
Mou sentiment particulier, c'est qu il entre un peu d'affecta"
iiofi diuis ce dégoût du public pour la musique ancienne. Il y a
certaines cantilènes qui expriment les passions. Par exemple, la
jalousie est exprimée par Taria Vedro menlf io sospiro, qui!
chante le comte Aima vi va dans les Noz%e di Figaro, de Mozart ;
ces canlilèncsAài ne peuvent pas vieillir en trente ou quarante
nus, et j'avouerai que dans tout VOtello de Rossini je ne trouve
rien qui exprime aussi bien la jalousie, ce tourment des cœurs
tendres, que cet air : Vedro mentr io sospiro.
Le public est ennuyé à mort des opéras sérias que l'on couti*
nue à donner à la Scala, pendant le carnaval, par le classicisme
le plus ridicule, uniquement parce que cela plaisait à nos pères
LETTRES A SbS AMIS. Ht
vers 1770. D'ici à deux ou trois aos, cbacun osera dire ce qu'il
seot, et Dous aurons aUernativemeot un opéra séria et un opéra
bulTa. Alors on sera obligé de revenir au génie de la gaielé, on
reprendra les chefs-d'œuvre de Cimarosa, et seulement on priera
Rossini, ou quelqu'un de ses élèves, de renforcer un peu l'har-
mooie des accompagnements.
Cet hiver, nos dames, eu bâillant à mourir de tous les opéras
iiôrias dont on nous a assommés, se consolaient de temps ou
temps eu chantant : Ci pensera il marito. Elles empruntaient ce
!K>Qvenir au Bivale di se stesso, le seul opéra vraiment bouffe
dom CD nous ait régalés depuis longtemps.
Cet hiver, la Gamporesi che ci faceva sbadigliare col me%w degV
lUincii aurait pu nous charmer par Don Giovanni^ au moyen
duquel madame Gamporesi et Crivelli ont fait gagner dieci
mila luigi à V imprésario de Londres. Le Malrimonio segreto est
^p connu pour le donner de longtemps; mais enfin c'est un
opm très-comique, et Ton sait que Grivelli et madame Gampo-
resi l'ont chanté avec succès à l'étranger. Donc ils auraient
cbaoté à peu près aussi passablement un autre opéra de €ima-
rosa, aussi comique et moins connu.
k conclus : nous avons assez de sérieux a casa, nous voulons
du comique à la Scala. 11 faudrait que la nova impresa fût obli-
gée à donner alternalivomenl un opéra buffa et un opéra séria.
(^t hiver, pour nous égayer, nous avions tous les soirs trois tra-
gédies à la Scala *.
J'ajoute que le carnaval prochain, puisque nous avons le bon-
heur d'avoir Rossini, au lieu d'un opéra séria, il faut lui deman-
der uu opéra bofla, et que le librelto de cet opéra buiïa ne soit
P% une imduction du français, mais une chose maimenl iia-
^ncy adaptée à nos mœurs, et, par là, vrai Aient romantique •
' Gl' lllinesi, Acbar grand Mogoi, ed il ritorno dei Pellegrino.
112 ŒUVRES r0STUUMl!:S DB STENDHAL.
XLIV
A 3IADANË ,..f A *** .
«
Varcze, le 7 juin 18J0.
Madame,
Vous me meltez au désespoir. Vous m'accusez à plusieurs re-
prises de manquer de délicatesse, comme si daos votre bouche
cette accusation n'était rien. Qui m'eût dit, lorsque je me séparai
de vous, à Milan, que la première lettre que vous m'écririez com*
mencerait par monsieur, et que vous m'accuseriez de. manquer
de délicatesse?
Ah ! madame, qu'il est aisé à Thomme qui n*a pas de passion
d avoir uue conduite toujours mesurée et prudente ! &loi aussi,
quand je puis m'écouter, je crois ne pas manquer de discrétion ;
mais je suis dominé par une passion funeste gui ne me laisse
plus le maître de mes actions. Je m'étais juré de m'embarquer,
ou au moins de ne pas vous voir, et de ne pas vous écrire jus-
qu'à votre retour ; une force plus puissante que toutes mes ré-
solutions m'a entraîné aux lieux où vous étiez. Je m'en aperçois
trop, cette passion est devenue désormais la grande affaire de
ma vie. Tous les intérêts, toutes les considérations ont pâli de-
vant celle-là. Ce funeste besoin que j'ai de vous voir m'entraîne,
me domine, me transporte. Il y a des moments, dans les longues
soirées solitaires, où, s'il était besoin d'assassiner pour voas
voir, je deviendrais assassin. Je n'ai eu que trois passions en ma
vie : Tambltion de 1800 à 1811, l'amour pour une fenmie qui
m'a trompé de 1811 à 1818, et, depuis un an, cette passion qui
me domine et qui augmente sans cesse. Dans tous les temps,
toutes les dislraciions, tout ce qui est étranger à ma passiou,
a été nul pour moi ; ou heureuse ou malheureuse, elle remplit
tous mes moments. Et croyez-vous que le sacrifice que je fais à
vos convenances, de ne pas vous voir ce soir, soit peu de choses
Assurément je ne veux pas m'en faire un mérite ; je vous k
LETTRES A SES AMIS. «5
préseoie seolemeDi comme une expiation pour lés Ions qqe je
puis avoir eus avaut-hier. Cette expiation n'est rien pour vous,
madame; mais pour moi, qui ai passé tant de soirées affreuses,
privé de vous et sans vous voir, c*esi un sacrifice plus difficile
à supporter que les supplices les plus horribles; c'est uu sa-
crifice qui, par Textréme douleur de la victime, est digne de la
femme sublime à laquelle il est offert.
Au milieu du bouleversement de mon être , où me jette ce
besoin impérieux de vous voir, il est une qualité que cependant
jusqu'ici j'ai conservée, et que je prie le destin de me conserver
encore, s'il ne veut me plonger, à mes propres yeux, dans le
comble de Tabjectiôn : c'est une véracité parfaite. Vous me
dites, madame, que j'avais si bien compromisXes choses, samedi
iBftUi), que ce qui s'est passé le soir devenait une nécessité pour
vous. C'est ce mot compromis qui me blesse jusqu'au fond de
lame, et, si j'avais le bonheur de pouvoir arracher le trait
fatal qui me perce le cœur, ce mot compromis m'en eût donné
la force.
Mais non, madame, voire âme a trop de noblesse pour ne pas
avoir compris la mienne. Vous étiez offensée, et vous vous êtes
servie du premier mot qui est tombé sous voire plume. Je pren-
<^rai pour juge, entre votre accusation et moi , quelqu'un dont
vous ne récuserez pas le témoignage. Si madame D..., si la
itoble et sublime Métilde , croit que ma conduite de samedi
niatiu a été le moins du monde calculée pour la forcer, par le
juste soin de sa considération dans ce pays, à quelque démarche
nitérieurey je l'avoue , cette conduite infâme est de moi, il y a
ufl être au monde qui peut dire que je mîanque de délicatesse.
J'irai j^s loin. Je n'ai jamais eu le talent de séduire qu'envers
les femmes que je n'aimais pas du tout. Dès que j'aime, je
(leviens timide, et vous pouvez en juger par le décontenance-
ment dont je suis auprès de vous. Si je ne m'étais pas mis à ba-
vanter samedi soir, tout le monde, jusqu'au bon padre Rettore,
se serait aperçu que j'aimais. Mais j'aurais ce talent de séduire,
t|ue je ne l'aurais pas employé auprès de vous. S'il ne dépendait
nue de faire des vœux pour réussir, je voudrais vous obtenir
pour moi-même, et non pas pour un autre être que j'aurais
114 (EUVRËS POSTHUMES DE STENDHAL.
fîguré à ma place. Je rougirais, je ii*atirais plos de bonhear, je
crois f même aimé de vous, si je pouvais soupçonner que vous
aimez uu autre que moi-même. Si vous aviez des défauts, je ne
pourrais pas dire que je ue vois pas vos défauts ; je dirais, pour
être vrai, que je les adore ; et, en effet, je puis dire que j'adore
cette susceptibilité extrême qui me fait passer de si horribles
nuits. C*est ainsi que je voudrais être aimé» c'est ainsi qu'on fait
le véritable amour; il repousse la séduction avec horreur,
comme un secours trop indigne de lui, et avec la séduction tout
calcul, tout manège et jusqu'à la moindre idée de compromettre
Tobjet que j'aime, pour le forcer ensuite à certaines démarches
ultérieures, h son avantage.
J'aurais le talent de vous séduire, et je ne crois pas ce talent
possible, que je n'en ferais pas usage. Tôt ou tard, vous vous
apercevriez que vous avez été trompée, et il me serait, je crois,
plus affreux encore, après vous avoir possédée, d'être privé de
vous que si le ciel m'a condamné à mourir sans être jamais
aimé de vous.
Quand un être est dominé par une passion extrême, tout ce
qu'il dit ou tout ce qu'il fait, dans une circonstance particulière,
ne prouve rien à son égard ; c'est l'ensemble de sa vie qui port<
témoignage pour lui. Ainsi , madame , quand je jurerais à vos
pieds , toute la journée , que je vous aime ou que je vous hais
cela ne devrait avoir aucune influence sur le degré de croyanc<
que vous pensez pouvoir m'accorder. C'est Tensemble de ma vi(
qui doit parler. Or, quoique je sois fort peu connu et encore
moins intéressant pour les personnes qui me connaissent, cepen
liant, fimte d'autre sujet de conversation, vous pouvez demaudei
si je suis connu pour manquer d'orgueil ou pour manquer di
constance.
Voilà cinq ans que je suis à Milan. Prenons pour (aux tout c<
qu'on dit de ma vie antérieure. Cinq ans, de trente-un à treute-si!
ans, sont un intervalle assez important dans la vie d'un homme
surtout quand durant ces cinq ans il est éprouvé par des cir-
constances didftciles. Si jamais vous daignez , faute de mieux
penser à mon caractère , daignez , madame , comparer ces cini
ans de ma vie avec cinq années prises dans la vie d'un autn
LETTRES À SBS AMIS. 115
ioc^Yida quelconque. Vous trouverez des vies beaucoup plus
brillantes par le taleut, beaucoup plus heureuses ; mais une vie
plus pleine d'honneur et de constance que la mienne, c'est ce
que je ne crois pas. Combien ai-je eu de maltresses, en cinq
ans, à Milan ? combien de fois ai-je faibli sur Thonneur? — Or
j'aurais manqué indignement à Thouneur si , agissant envers un
être qui ne peut pas me faire mettre Tépée à la main, j'avais
cherclié le moins du monde à le compromettre.
Aimez-moi si vous voulez, divine Mëtilde ; mais, au nom de
Dieu, ne me méprisez pas. Ce tourment est au-dessus de mes
forces. Dans votre manjère de penser, qui est très-juste, être
méprisé m'empêcherait à jamais d'être aimé.
Avec une âme élevée comme la vôtre, quelle voie plus sûre
i)oar déplaire que celle que vous m'accusez d'avoir prise ? Je
crains tant de vous déplaire, que le moment où je vous vis le
soir du 5, pour la première fois, et qui aurait dû être le plus
doux de ma vie, en fut, au contraire, un des plus inquiets, par
la crainte que j'eus de vous déplaire.
Réllcxions. — Mardi soir 8 juin 4819.
Idées de planter tout là.
Ce soir, froideur à ne pas remettre les pieds au collège;
jalousie pour le cavalier Giorgi, qui va faire la conversation de
Tautre côté du canapé, et, en sortant, elle s'appuie beaucoup
^T lui, d'un air intime. Les femmes honnêtes aussi coquines
que les coquines.
XLV
A MADAME ..., A FISE.
Florence, le 41 jnin 1849.
Madame,
Depuis que je vous ai quittée hier soir, je sens le besoin d*im-
plorer votre pardon pour les manques de délicatesse et d'égards
auxquels une passion funeste a pu m'enlraîner depuis huit
ilO ŒUVRES POSTHUMES DE STËNDIIIL.
jours. Mon repentir est sincère ; je Tondrais, puisque je vous ai
dëplu, n'être jamais allé à Volterre. Je vous aurais exprimé ce
sentiment de regret profond, hier même, lorsque vous dai-
gnâtes m*admetlre auprès de vous; mais, permettez-moi de
vous le dire, vous ne m'avez pas accoutumé à l'indulgence, bien
au contraire. Or je craignis qu'il ne vous parât que demander
pardon de mes folies ne fût vous parler de mon amour et violer
le serment que je vous avait fait.
Mais je manquerais à cette véracité parfaite qui, dans Tablme
où je suis engagé, est ma seule règle de conduite, si je disais
que je comprends un manque de délicatesse. Vous verrez dans
cet aveu Tindice d'une âme grossière et peu faite pour vous
comprendre, je le crains. Vous avez senti ces manques de déli-
catesse ; ainsi ils ont existé pour vous.
Ne croyez point, madame, que j*aie formé tout d'un traie le
projet de venir à Volterre. Vraiment je n'ai pas tant d'audace
avec vous ; toutes les fois que je suis attendri et que je vole
. auprès de vous, je suis sûr d'être ramené sur la terre par une
dureté bien mortifiante. Voyant sur la carte que Livourne était
tout près de Volterre, je m'étais informé et Ton m'avait dit que
de Pise l'on apercevait les murs de cette ville heureuse, où vous
dtiez. Dans la traversée, je pensais qu'en prenant des lunettes
vertes et changeant d'habit je pourrais fort bien passer deux ou
trois jours à Volterre, ne sortant que de nuit et sans être
reconnu de vous. J'arrivai le 3, et la première personne que je
vis à Volterre, ce fut vous, madame ; il était une heure ; je
pense que vous reveniez dîner en sortant du collège ; vous ne
me reconnûtes point. Le soir, à huit heures et quart, lorsqu'il lit
tout â fait obscur, j'ôiai les lunettes pour ne pas sembler singu-
lier â Schneider. Au moment où je les étais, vous vîntes à pas-
ser, et mon plan, si heureusement suivi jusqu'alors, fut renversé.
J'eus sur-le-champ cette idée : si j'aborde madame D..., elle
me dira quelque chose de dur, et dans ce moment-là je vous
aimais trop, une parole dure m'eût tué; si je l'aborde comme
son nmi de Milan, tout le monde dira dans cette petite ville que
je suis sou amant. Donc je lui marquerai bien mieux mon respect
en restant inconnu. Tout ce raisonnement eut lieu en un clin
LETTRES A SES AMIS. i\l
<r<Bii; ce fat lui qui me couduisil Coule ia journée du veudrcdi à.
h puis vous jurer que je ne savais pas que le jardin Giorgi ap-
partint à voire maison. Je croyais vous avoir vue entrer à
droite de la rue, en montant, et non à gauche*
Dans la nuit du 4 au 5, je pensais, dis-je, me trouver le plus
ancien des amis de madame D... Je fus tout fier de celte idée.
Elle peut avoir quelque chose à me dire sur ses enfants» sur
son voyage, sur mille choses étrangères à mon amour. Je m'en
vais lui écrire deux lettres telles, que, si elle veut, elle peut rendre
raison de mon arrivée à ses amis d'ici et me recevoir. Si elle ne
ie veiu pas, elle me répondra non, et tout sera fini. Comme, eu
cachetant une lellre, j*ai toujours Fidée qu'elle peut être sur-
prise, et que je connais les âmes basses et Tenvie qui les pos-
"^e, jeme refusai à joindre mon billet aux deux lettres ofii-
délies, afin que, si votre hôte les ouvrait par mégarde, on n'y
vtl rien que de convenable.
Je vous Tavoue, madame, et peut-être je risque de vous dé-
plaire en vous ravouant, jusqu'ici je ne vois point de manque
^ délicaiesse.
Vous m'écrivîtes d'une manière très-sévère ; vous crûtes sur-
tout que je voulais forcer votre porte, ce qui ne me semble
inMare dans mon caractère. J'allai rêver à tout cela hors de la
porte, à ... ; en sortant de la porte, ce fut par hasard que je ne
pris pas à droite ; je vis quMl fallait descendre el remonter, et
je voulais être bien tranquille et tout à mes réflexions. Ce fut
àitm que je fus amené au Pré, où vous vîntes plus tard. Je m'ap-
pvyai contre le parapet et je restai là deux heures à regarder
cette mer qui m'avait porté près de vous, et dans laquelle j'au-
rais mieux fait dé finir mon destin.
Remarquez, madame, que j'ignorais entièrement que ce Pré
fût votre promenade habituelle. Qui me l'aurait dit? — Vous
l^euez que j'étais d'une discrétion parfaite avec Schneider. Je
jjous vis arriver ; aussitôt je liai conversation avec uu jeune
^omme qui se trouvait là et je partis avec lui, pour aller voir la
fûer de l'autre côté de la ville, lorsque M. Giorgi m'aborda.
J'avoue que je pensai que vous ne croyiez plus que j'eusse
ronlu forcer votre porte; je fus très-heureux, mais, en même
• 7.
118 ŒOVRES POSTHl'MES DE STKNDUÀL
lenps, irës-lîmide. Sans b ressource de parier aux en
certaîoemeDt je me compromettais. Ce fat bien pis qoaud
entrâmes an collège : j'allais me trouver vis-à-vis de vous e
voir parfaitement; en un mot, jouir de ce bonhear qai me
vivre depuis quinze jours et que je u'osais même espé
fus sur le point de le refuser à la porte du collège ; je
sentais pas la force de le supporter. En montant les esca]
me soutenais à peine ; certainement, si j'avais eu affaire
gens fins, J'étais découvert. Je vous vis enfin ; depuis ce n
jusqu'à celui où je vous quittai, je n'ai conservé 'que dei
confuses; je sais que ]e parlais beaucoup, que je vous
dais, que je fis l'antiquaire. Si c'est dans ce moment-là i
commis des manques de délicatesse, c'est bien possible,
ai nulle idée ; seulement j'aurais donné tout au mond
pouvoir fixer le tapis vert de la table. Je puis dire que
ment a été un des plus heureux de ma vie, mais il m'esi
rement échappé. Telle est la triste destinée des âmes i
on se souvient des peines avec les plus petits détails
instants de bonheur jelleul lame telleroeni hors d'elle
qu ils lui échappent.
Le lendemain soir, je vis bien, en vous abordant, que
avais déplu. Serait-il possible, pensai-je, qu'elle fût air
de M. G...? — Vous me donnâtes la lettre qui conmiei
monsieur; je n'en pus guère lire au collège que ce mol
Je fus au comble du nialbeur au même lieu oà la veille j'
de joie. Vous m'écriviez que j'avais voulu vous trompe
sant le malade et qu'on n'avait pas la fièvre lorsqu'on |
promener. Cependant, le vendredi, avant de vous écril
eu l'honneur de vous rencontrer deux fois à la promi
ne prétendais point dans ma lettre que la fièvre m*e!
à coup, dans la nuit du vendredi au samedi. J*avais
si tristes, qu'être renfermé dans ma chambre augi
malaise.
Le lendemain de ce jour fatal, je me punis eu ne
pas; le soir, je vis M.' 6... jaloux; je vous vis vons
lui en sortant du collège. Plein d'étonnemenl, de a
et de malheur, je pensai qu'il n'y avait plus qu^l
LETTRES A SES AMIS> 119
complais oe plus vous faire qu'une visile de politesse, la veille
de mon départ, visite que vous n'auriez pas reçue, lorsque la
femme de chambre ine courut après dans le jardin, où j*élais
déjà avec M. Giorgi, criant : « Madame dit qu'elle vous verra ce
soir au collège. » Ce fut uniquement pour celle raison que j'y
allai. Je pensais que vous étiez bien mailresse d'aimer qui vous
vouliez; je vous avais demandé une entrevue pour vous expri-
mer mes regrets de vous avoir importunée, et peut-être aussi
pour vous voir bien à mon aise et entendre le son de cette voix
délicieuse qui retentit toujours dans mon cœur, quel que soit le
sens des paroles qu'elle prononce. Vous exigeâtes le serment
que je ne vous dirais rien de relatif à mon amour; je l'ai tenu,
ce serment, quelque grande que fût la violence à me faire. En-
Oa je suis parti désirant vous haïr, et ne trouvant poinl de haine
dans mou cœur.
Croyez-vous, madame, que je désire vous déplaire et faire
l*hypocrite avec vous? Non, c'est impossible. Vous allez dire :
« Quelle âme grossière et indigne de moi !» — Eh bien, dans
cet exposé fidèle de ma conduite et de mes sentiments, indl-
quez-moi le moment où j*ai manqué de délicatesse et quelle con-
doite il eût fallu substituer à la mienne. Une âme froide s'écrie-
rait aussitôt : « Ne pas revenir à Volterre. » Mais je ne crains
pas cette objection de votre part. Il est trop évident qu'un être
prosaïque n'eût pas paru à Volterre: d'abord, parce qu'il n'y
avait pas d'argent à gagner; en second lieu, paice que les au-
berges y sont mauvaises. Mais, ayant le malheur d'aimer réelle-
nteut et d'être reconnu de vous le jeudi soir, 3 juin, que (A -
.laitpil faire? Il est inutile de vous faire remarquer, madame, que
je Q'ai point Timpertinence de vouloir faire avec vous une guerre
de plume. Je ne prétends point que vous répondiez au long à
mou journal; mai^ peut-être votre âme noble et pure me ren.
dra-ielle un peu plus de justice, et, quelle que soit la nature des
relations que le destin laissera subsister entre nous, vous ne
disconviendrez pas, madame, que Testime de ce qu'on a tendre-
^meut aimé ne soit le premier des biens ^
* Je trouve la réponse en quatorze pages au clou des clefs ; un procacio
120 ŒCVRES POSTHUMES DE STENDIUL.
XLVÏ
Florence, le 50 juin 1819.
Avec uu peu de fièvre, sorlant de YInganno felke^ qui nùpUi
beaucoup pour la première fois, et pendant lequel je composais
cette lettre. J*ai écrit ce qui suit le 29, de dix heures et demie
à minuit et demi :
Madame,
J*ai ce malheur, le plus grand possible dans ma position, qu
mes actions les plus pleines de respect, et je puis dire les pk
timides, vous semblent le comble de Faudace; par exemple
n'avoir pas épanché mon cœur à vos pieds les deux premte
jours que je fus à VoUerre et sur des actes de respect qui m'(
peut-être le plus coâté dans ma vie. A tous moments, j'ét
tenté de rompre la règle que le devoir m'imposait. Dix fois, pi
de cho'^cs a vous dire, je pris la plume. Mais je me dis : S
commence, je succomberai. Je sentais le bonheur d'oser*^
écrire dix lignes au-dessus de tout pour moi. Mais, si dix li^
pouvaient m*excuser auprès de vous, il me semblait que je
lais par là de Tespèce d'Incognito où je devais me tenir soig
sèment pour ne pas vous blesser. Avoir été vu de vous éta
hasard, oser vous écrire était une action de ma pleine ei
volonté.
Il est évident que, con^me étrangers, et permellez-ni
croire que ce n*est que de nation que nous sonfimes étrs
Tun à Tautre, comme étrangers nous ne nous comprenon
nos démarches parlent une langue'différente.
Je frémis pour le passé; que de manques de délicatesse
vous exprimer en vous disant tout le contraire! Nous n
l'a apportée hier soir, demandant une grazzia. Cette réponse, d
fin du 26, n'est pas venue par la poste. .T'ai bien fait de n'en p
une seconde. (H. B.)
l.BTTRES A SES AMIS. 121
comprenons absolument pas. Quand j'écrivais : « Sciïneider» en
bavardant, certifiera que je suis malade, • j'eatendais, cerliOera
à voas, à la maîtresse de ma vie. Que me font les idées des ha-
bitaDtsde Volterre?
Autre chose. Je n'ai jamais compris qu'il fât décent d'aller
ehez le Rettore, et, pat* le plus cruel des sacrifices, je m'étais
promis de ne plus y aller, et je crus faire merveille en ne m'y
présentant pas le mardi. Je croyais que c'était vous poursuivre,
voos vexer de mon amour; car, en allant chez le Rettore, j'al-
lais chez vous, et vous m'aviez reçu froidement; et, si vous vous
en souvenez, madame, le mercredi, en vous abordant tout trem-
blant, je sentis le besoin d'excuser ma présence là, par l'invita-
lion de la femme de chambre.
Combien de mes actions les plus simples de Milan ont dil vous
«téplairel Dieu sait ce qu'elles signifient en italien.
Pour l'honneur de la vérité, pour n'en plus reparler, .je vous
affirme que, vous voyant passer le 5, à une heure, un instant
après que vous m^eûtes regardé sans me reconnaître, Schneider
Jne dit, en deux mots, qui était cette dame et qu'elle habitait
casaGuidi. Je n'osai lui faire répéter ce nom. Il me semble tou-
jours être transparent quand on me parle de vous. Le 5, je fis le
toar de la ville, de la porte de l'Ârco à la porte de Florence, m'o-
neutant d'après le plan levé par monsieur votre frère. Je remar-
quai à c6té de la porte Fiorentina le jardin anglais de M. Giorgi.
J'y allai et je vis déjeunes demoiselles sur le mur. 11 me plut, je
^ promis de revenir le lendemain, et j'ignorais qui j'étais des-
lioé à y rencontrer. De même, pas la moindre préparation dans
niOB excuse à M. Giorgi, car je n'avais pas fait la plus petite in-
Usrroption à Schneider, je n'avais pas même prononcé votre nom.
Soyez sûre, madame, qu'on ne vous a pas remis ma première
lettre de samedi, au moment que je. la portai. J'allai me prome-
ner assez loin. Quand je repassai devant la casa Giorgi, il y avait
certainement plus d'une heure à ma montre, et je me rappelle
fort bien que j'hésitais beaucoup; je ne trouvais pas l'intervalle
assez considérable. Enfin je me dis: « Maudite timidité! » et je
frappai. C'est absolument M. Giorgi qui me prêta l'idée de de-
mander à vous voir; c'est exactement comme mercredi matin.
122 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL
quand j*aliaii voir sa galerie, pour vous remettre one lettre; il
voulait absolument me £aiire entrer dans votre chambre, quoi-
qu'il ne fût que neuf heures et demie.
Je me suis bien mai fiait comprendre, madame, si vous me
croyez un homme si difficile à désespérer. Non, je n'espère plus,
et il y a déjà longtemps. J*ai espéré, je Tavoue, au mois de jan-
vier, surtout le 4 ; un ami qui était cbez vous le 5 me dit en sor-
tant (pardonnez-moi les termes propres) : Elle est avons: fere::,
votts le scélérat? Mais, le 15 février, je perdis tout espoir. You;
me dites des choses ce jour-là que je me suis sonveni redite
depuis. Il ne faut pas croire que les choses dures, que je ne vou
blâme en aucune manière de m'adresser, bien ad contraire
soient perdues. Elles tombent profondément dans mon cœur, <
ce n'est qu'assez longtemps après qu'elles commencent à faii
effet, à se mêler dans mes rêveries et à désenchanter vot
image.
J'ai beaucoup pensé depuis quatre mois à ce qui me resl<
faire. ~ Faire Tamour à une femme ordinaire? La seule U
me révolte et j'en suis incapable. Me jeter dans Timpossibi
de vous revoir par une bonne insolence? — D'abord, je o
aurais pas le courage ; ensuite, excusez mon apparente malb
nèteté, ce serait me mettre dans le cas de m'exagérer le b
heur d'être auprès de vous. Pensant à madame D... à i
lieues d'elle, j'oublierais ses rigueurs, je mettrais à côlc les
des autres les courts moments où il me semblait, à tort, qu
me traitait moins mal. Tout me deviendrait sacré, jusqu'^au
qu'elle habite, et, à Paris, le seul nom de Milan me ferait veni
larmes aux yeux. Par exemple, depuis un mois, pensant à vo*
Milan, je me serais Gguré le bonheur de me promener avec
à Volterre, autour de ces superbes murs étrusques, et jam
ne me serait venu à l'esprit de me dire les choses vraies €
res qu'il m'a fallu dévorer. Ce système est si vrai, que, lorsc
reste quelque temps sans vous voir, comme au retonr de S
zaro, je vous réaborde toujours plus épris. Je puis don
avec vérité, madame, que je n'espère pas ; mais le lieu
terre où je suis le moins malheureux, c'est auprès de va
malgré moi, je me montre amoureux quand je suis près de
LETTRES A ses AMIS. 125
e'esi que je suis amoureoi ; dims ce D*esi nulieioeat que j'espère
vous faire partager ce sentiment. Je vais me permettre ud lon-
gue explication 'philosophique, à la suite de laquelle je pourrai
dire:
Trop d'espaee sépare Andromaque et Pyrrbus.
Le principe des manières iialieunes est une certaine emphase.
Rappelez- vous la manière dont V... frappe à votre porte, dont
il s'assied, dont il vous demande de vos nouvelles.
\jè principe des manières parisiennes est de porter de Ja sinr
plicité dans tout. J'ai vu faire en Russie cinq ou si grandes ac-
tions par des Français, et, quoique accoutumé au ton simple de
la bonne compagnie de Paris, je fus touché encore de trouver si
simples les gestes de ceux qui les faisaient. £h bien, je crois,
madame, qu'à vous, Toruement d*un autre climat, ces manières
simples auraient semblé légères et peu passionnées. Remarquez
que, dans mes belles actions de Russie, il s'agissait de la vie.
chose qu'on aime assez, en général, quand on est de sang-froid.
Les manières de M. Lampato et Peccfaio peuvent vous donner
quelque idée de notre ton simple, à nous autres Français. Re-
marquez que le visage de Vismara est tout à fait à la française ;
ce sont ses manières qui font un contraste avec les nôtres et que
je donnerais la moitié de ma vie pour pouvoir contracter. 11 suit
de laque mes démarches, comme cela m'a frappé hier à la lec-
ture de votre lettre, que mes démarches, dis-Je, doivent souvent
peindre à vos yeux un sentiment bien éloigné de celui qui les
inspire. C'est probablement comme cela que vous trouvez que
jW.
Vous savez que, dans les romans, les amants malheureux ont
nue ressource : ils disent que l'objet de leur amour ne peut plus
aimer; je trouve que cette ressource me vient depuis quelques
jours. Vous voyez donc, madame, par cette confidence que je
prends la liberté de vous faire de tout ce qui se passe de plus
intime dans moi, que je n'espère pas.
On vous écrit, madame, « qu'on pense à Milan que je suis venu
vous rejoindre ou que j'ai souhaité qu'on le croie. » — C'est
121 ŒUVRES POSTHUMES UE STENDHAL
celle anuée, pour la piemière fois, que j'ai passé un an i
sans (aire de voyage. Je parle k irès-peu de personnes, et <
personnes sont aecootumées à me voir partir et arriver. V(
êtes partie le 12 et moi le 24 : j*ai dit que j'allais à Grenol
Ici j'ai trouvé Vaini et Trivulzi ; je leur ai dit que je revenais
Grenoble ; que, me trouvant à Gènes, la Luminara de Pise, :
noncée alors pour le iO juin, m'avait amené à Livourne, e
retard de Farrivée de Tempéreur à Florence.
Quant à F idée qneje désire qu'on croie que je suis venu v
rejoindre, s'il est au monde 4inc supposition maligne dont il
soit facile de me justifier, non par des phrases, mais par de b
faits bien constants, c'est celle-là.
Depuis cinq ans que je suis à Milan, le peu de personnes
me connaissent peuvent le certifier, il ne m'est pas arrivé
seule fois de nommer une femme. Je ne parle pas d'une
sonne qui voulut, malgré moi, me loger chez elle. Une a
femme s'est affichée au bal masqué ce carnaval; mais elb
bien voulu, et je n'y ai pas eu la moindre part, et ce qui me
montre bien franc du collier sur cet article, c'est que mes ;
les plu s iuiimes ont été très-élonnés de cette relation déjà
cienne et terminée depuis longtemps. 11 est vrai que je u'a
ces femmes que comme des (il les. Mais ceb, loin de nuire
petite vanité de s*en vanter, ne ferait que lui donner un v<
de meilleur ton. Je défie la personne qui vous écrit de faire n
mer sur mon compte deux autres femmes. A propos de c
madame, vous aurais-je donné la préférence pour une iafa
à vous, surtout, que l'estime publique rend si difficile d
quer sur ce point? J'ajouterai que* dans ma jeunesse j'ai ton
été trop ami de la gloire véritable, et, grâce à beaucoup
gueil, j'ai toujours eu trop d'espoir d'y parvenir, pour aina
gloire du mensonge. ,
Madame, si Ton me calomnie sur une chose dont Gui;
Vismara et les autres peuvent me justifier mathématiqnei
que dira-t-on sur d'autres sujets qui, de leur nature, ne soi
susceptibles d'autant de clarté dans la justification? M
m'arrête par respect pour l'amitié dont vous honorez la
sonne qui écrit.
LETTRES A SKS AMIS. 125
Je pense, madame, qa'en arrWanl à Milan ce que j'ai de
roieox à hire est de dire comme à Yaini. Si vous pensez autre-
roeat, madame, daignez me donner vos ordres. Dois-je'dîre que
j*ai été à Volterre? ]1 me semble que non.
J'espère, madame, avoir 6té de cette lettre tout ce qui rap-
pelle trop ouvertement Tamour ^
XLVII
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Florence, le 48 juiUct 1819.
C'est charmant! Je revenais de me promener aux Uffizzj, où.
comme vous savez, on va le dimanche ; je pensais justemeut à
V0I1S. Quel plaisir de le tenir sous le bras! me disais-je; mais
le m'a abandonné, comme uu vil jacobin. Je rentre et je
trouve votre lettre. Je suis bien fâché de voir que vous souffrez ;
je vous exhorte à la plus grande prudence; le vieux Moscali
m'a dit qu*il fallait trente ans de tempérance pour se consoler
de ces accidents. Donnez-moi des détails.
U. m'est arrivé, le 25 mai, de toucher sept cents francs;
grande fêle au manoir inferual.Que faire d'une somme si énorme ?
— Le 24, je suis parti par la diligence de Gênes, — cinquante
francs. — Huit jours à Gênes. —Traversée délicieuse en vingt -
sept heures, et soupant à Porto Venere, de Gênes à Livourne.
—Huit jours à Livourne et Pise, pour ces plates fêtes; et, enfin,
je suis à Florence depuis quarante jours et j'ai encore cent francs .
— Dernièrement, au dîner de table d'hôte, devant trente con-
vives, j'ai soutenu une dispute de chien sur le maréchal Ney.
* EUe me répond par une rupture apparemment fondée sur le vern :
Trop d'espace ftépare Andromaque et Pyrrhus.
Lettre de désespoir de Dominique, dont on n'a pas gardé de copie 1.^
6 juillet, la lettre suivante lui est adressée ; elle l'aura reçue le vendredi
9 juillet. Cette lettre, bien écrite, n'a qu'une page. (Elln n':i pas été
nHronvée.)
i^ ŒUVRKS POSTHUMES DE STENDHAL
Qaand le vicomte verra cette lettre, H dira : i Bod, voilà jns
tcment le début de Je fais mes farces. »
Je cherche du noir dans ma tète. Je vous dirai que les Flo
rentins me déplaisent extrêmement ; il y a quelque chose de se
et de correct qui me rappelle la France. L:i Lombardie el mo
cœur sont faits Tun pour Fautre ; j'espère que voilà uu grai
cœur. Vous allez me dire quelque injure quand je vous aveu
rai qu'en quarante jours de temps et étant lout le jour dans
rue, ayant vu toutes les processions du Corpus domini el de
Saint-Jean, je n'ai pas trouvé une seule Florentine vraiin<
belle. Mes beautés ici sont deux jeunes Anglaises, que jev
tous les soirs aux Casciney et sur le pont délia Trinilà, vers oi
heures. Encore sont-ce des beautés de brochet : je veux d
sans expression. G*cs^ sur le pont délia Trinilà que nonsav
cherché un remède aux infâmes chaleurs qui nous ont c
pendant dix jours. Figurez-vous qu'on n'arrose pas les ru*
Florence; littéralement, les pierres de la place du Grand-
étaient encore brûlantes à minuit. Le Bottegone était brtti
mais il doit avoir fait une fortune ; il Atllail prendre une gra
lata toutes les heures, sous peine de crever ; on dit que '
i)*avons eu que vingt-huit degrés et demi.
Que pense-t-on de VHistoire de Venise de M. Daru ? Il <
qu'il y avait, en 1790, un ambassadeur vénitien à Vers
qui fîûsait des rapports originaux à sa République. G'étai
infâme tyrannie que celte aristocratie ; j'ai été sur les lit
j'ai vingt anecdotes : pas Tombre de liberté ; cent familles
sanles qui nourrissaient quelques milliers de pauvres a<
umt le reste opprimé. A ces deux dernières circonstances
n'est comme à Vienne. — A propos, Tempereur a été d^u
nérosité incroyable- il donne trois ou quatre mille se
comme on donne vingt-cinq louis; c'est le contraire i
trois ans ; il se sauve en économisant sur sa défroque ; il p4
chapeau à calotte enfoncée par le temps, que le domestl
votre domestique jetterait à la rue. Tout son habilleme
bien trente francs. Du reste, le comte de Sainte-Hélène *
' Na|>oloon.
LETTRES Â SES AMIS. 1^27
le màier; ces souverains se j^omènent comme des osiensoirs,
plus ou moins beaux à voir, mais ils ne font point de décrets quV
tiennent le public en aniiété, Us ne sont pas centres d'action.
Aussi indifférence complète et pis que cela. — Mon Dieu ! où
mettrai-je cette lettre à la poste ? Si j'étais un Irlandais, je vous
dirais : Ne manquez pas. de m'avertir, si vous ne la recevez pas.
Je compte sur mon écriture.
Ma société ici se compose d'orfèvres, avec lesquels je fais des
piqoe-niques, où Ton boii-à la santé de Benvenuto Gellini. Ces
orfèvres ont amené au dernier dîner, à c6lé de la tour du Dante,
près de VAcienda del Ghiaccio, dîners exécrables, qu'ils trou-
vent fort bons et qui coûtent cinq panles ; ils ont amené, dis-je,
deux Américains, qui ne doutent pas que l'emprunt de TAngle-
terre ne soit para bellum, pour eux. Mais ils croient que les
ministres anglais, pour se soutenir, veulent la guerre. Les aris-
tocrates anglais meurent de peur et se serrent contre le minis-
tère. J'espère avoir la joie de voir une révolution dans ce pays-
là. Les pontons et Sainte-Hélène seront vengés. — Adieu, je vais
à la Cenerentola par la Monbelli'; c'est très-bien chanté; mais
toujours Rossini, c'est le Pâté d* anguilles.
XLVIÏl
Florence, le 2(MmlleM819.
Madame,
Peut-être que, dans ma position de disgrâce, il peut vous
sembler peu convenable que j'ose vous écrire. Si je vous suis
devenu odieux à ce point, je veux tâcher, du. moins, de ne pas
mériter davantage mon malheur, et je vous prie de déchirer
ma lettre sans aller plus loin.
Si, au contraire, votre âme sensible, quoique trop tière, a la
bonté de me traiter comme un ami malheureux, si vous daignez
me donner de vos nouvelles, je vous prie de m'écrire à Bologne,
où je suis obligé d'aller : « Al signor B., nella locanda deir Aquila
ISS ŒUVRES POSTHUMES DK STENDHAL
Nera . » ic suis réeHemeol inquiet de TOlre santé. Seriei-?oas asset
cruelle, si tous éliei malade, pour ne pas me rapprendre ea
deui mots? Mais il faut ro'atlendre à tout. Heureux le cœur qm
est éciiaufFé par la lumière tranquille, prudente, toujoars égale
d'une faible lampe ! De celui-là, on dit qu*il aime, et il ne com-
met pas d*inconvenaDces nuisibles à lui et aux autres. Mais le
cœur qui est embrase des flammes d'un volcan ne peut plaire à
ce qu'il adore, fait des folies, manque à la délicatesse et se con-
sume lui-même. Je suis bien malbeurenx.
Hbnri.
XLIX
Bologne, le 24 juillcl 1819.
La pipe du caporal m*a fait apporter ici ma lettre. Save
vous qu'en arrivant le ^22 j'ai trouvé neuf lettres qui m'anuo
cent que j'ai perdu mon père le 20 juin, et qui me grondent
n'être pas à Grenoble depuis longtemps? One de ces lettres ce
lient la copie du testament, qui est une espèce de manife
contre ce pauvre Henri. On lui donne cependant la moitié
la partie disponible; mais tout le mobilier, qui esl considérai
à M. M , ce qui est juste.
SI Ilenii avait pour sa part cent mille francs, comme cela
ralt probable, il mettrait :
40,000 fr. à fonds perdu^ à iO p. 100. . 4,000 fr. \
40,000 en renie 2,500 [q »(u\
20,000 à 5 p. 100 sur terres. . . . 1,000 >^^^^^^
ot son fonds perdu actuel 1,600 *
Je m'abonnerai bien à avoir sept mille francs. — Il faut
j'aille m'ennuyer à Gularo Je serai électeur; parlez-in<
cette comédie. Vous êtes mon comeil des ancietis. Dans la \
avec sept mille francs de renie, faut-il vivre à Paris on à M
LETTRES A SES AMIS I2U
h
A AiON81KUR LE BARON Dfi N., À FAP.IS.
Gularo (Grenoble), 'cl*' scplcinbre 1819.
Je sois bien reconnaissant de voire belle Iciire de huit pages.
Je compte aller voas joindre, le 1 4^ après les élections ; la chose
est sâre, car j'ai dans le tiroir de ma table six mille francs
en or. — Il laisse dei debiti infiniti ; j'aurai de trente à ciu*
qaante mille francs, voilà tout. J'ai trouvé cent vingt mille
francs de délies^ plus deux mille cinq cents francs de rentes
viagères, à servir annuellement; tous les aperçus qu'on m'avait
envoyés étaient exagérés, et ce n'est, comme vous voyez, qu'a-
près vingt jours de courses et d'attention soutenue que j'y vois
clair.
Je serais avec vous^ sans les élections; quoique mon mépris
soit déjà au comble, je veuiL cependant sacrifier dix jours à ce
spectacle. Je suis électeur, car je paye quatre cent quatre-vingts
francs.
Je parierais pour M. Grégoire; le parti libéral, guidé par
M. Duport-Lavillette, une des meilleures tètes du pays, le porte
ferme, et, pour gagner les électeurs de Vienne et de Bourgoin,
nommera Sapey et Français de Nantes, choix dont vous, ventru,
vous devez être enchanté. Je crois que M. de RoUin sortira au
premier tour de scrutin.
Le préfet déclame ouvertement contre Grégoire, et, ce matin,
on a reçu un pamphlet anonyme contre ce digue évéque ; c'est
le relevé de ce qu'il a dit en 1792 contre la royauté. Malheureu*
sement G*est justement ce que pensent nos péirâ de campagne,
qui payent trois cents francs juste. Les susdits paysans sont les
seals (à part Topinion anlimonarchit^ue ) qui pensent raison-
oablement sur tout. Ils nommeront qui vous voudrez dès que
vous leur aurez rendu la nomination des juges de paix, des mai-
res et des officiera de la garde nationale.
Le préfet porte le comte Bérenger contre Grégoire ; aujour*
d'boi voici les probabilités :
150 ŒUVRES POSTHU KS DE STENDHAL.
RoUio, Grégoire, Sapey, Français.
Lo miuîstèrc présente : Bérenger (le comle conseiller d*Ëla(),
Planelli-Lavalette, Duboochage.
La partie la mieux liée est celle des nltra; ils ne perdront pas
une voix ; les curés de campagne èteront à Grégoire cent cin-
quante voix de dévots.
Le préfet est méprisé, quoique plein d'esprit ; c'est qu'il est
uvarc ; il ne leur a pas donné à boire assez largement le jour
do la Salut -Louis. — il y »eu uu demi-duel pour une danseuse,
j'euleuds pour une demoiselle jolie et honnête, sur laquelle uu
officier est tombé en valsant ; le préfet est intervenu gauche-
meut. Enfin il a invité, par écrit, un nommé Comeirau, charcu-
tier grossier, mais qui paye plus de trois cents francs d'impôts ;
ledit charcutier eu fait des gorges chaudes avec ses amis les
peigneurs de chanvre ; il sout deux artisans dans ce cas.
Au total, vous savez que ma profession de foi est le Commen.
taire sur Montesquieu. Toute la basse classe ici pense comme moi,
et, dans dix ans, les deux tiers des gens aisés partageront cette
opinion. On lit très-peu à Grenoble; mais le Censeur et Va Minerve
sont crus aveuglément. On vend beaucoup de Tkouret et l'on a
déjà vendu huit Commentaires, — Il y a dans la bourgeoisie deux
ou trois Hambden de village. — Il y a une nuance, le parti mili-
taire et le parti libéral pur. Les militaires, étant insolents, per-
dent chaque jour du terrain. — Au reste, en organisant d'une
manière populaire le jury, les mairies et les juges de paix, M...
pourra garder ses chères places ciuq ou six ans encore. Il
est une bête de laisser condamner Duuoyer et acquitter Martain-
ville. Je suis témoin que cela a donné trente voix, au moins, à
Grégoire. 11 me semble que Mazarin n'aurait pas fait cette faute;
mais cet homme n'est, au plus, qu'un demi-Hazarin. A sa place,
rhonneur à part, j'aurais dix millions de plus et serais plus as*
sure de la majorité.
Les gens que Votre Excellence ventrue me désigne pour dé*
pûtes sont, politiquement parlant, dans le dernier mépris; on
ne doute pas que le banquier K ne soit prêt à tout vendre
pour nue pairie.
J'ai beaucoup d'estime pour MM. Michoud» le général finiUi
LETTKKb A. SES AAIIS. 151
DuporlpLaviileUe cl Rivier, notaire; voilà des gens modérés, au
moins trois des quatre, et Hiu'il faut employer, si vous voulez
uae véritable populai'ité. Les juges soni daus la boue et les
prêlres i;n peu moins, parce qu'on regarde M. 6... comne un
habile fripon. — Du reste, Irauquiliité profoude, car le préfet
elle général sont modérés; vous pouvez vexer de mille ma-
nières ce peuple avant qu'il montre les dents.
Adieu; au revoir le 4 8 ou f9 septembre.
Dupuv.
A N0K6IEUR LE BARON DE M..., A PAKIS.
Milan, le ^2 novembre 1849.
Arrivé le 22 octobre, en boune santé, mon illustre paresse
ma empêché de vous faire part des sensations que j'ai trou-
vées sur le Simplon, dans la vallée dlzelle et aux Titans, ballet
<ie Vigauo. — L*idée dominante que je rapporte de Paris, c'est
<Ioe chacun a raison dans son trou, et qu'il est absurde de vou-
loir être à la fois dans deux trous. Quelle belle cbose d'être
ambidextre, c'est-à-dire, à la florentine et à la française eu
même lemps! G^est parce que la délicieuse promenade du boa-*
levard me fait bâiller jusqu'au talon que je vous semblerai le
comble de Tabsurde en vous disant qu'un de messieurs les
Titans, assis et haut de cinquante pieds, baisse la tête, élève une
nuiiu daus les nues et en redescend -sa chère sœur. LesTiUiusi
<|oi sont malins et qui s'ennuient en enfer, donnent à cette
chère sœur trois petites urnes, qui ne sont autre chose que les
igcs de fer, d*airain et d'argent. On ouvre ces urnes, et les mal-
heurs correspondants se développant sur la terre. Tout cela,
ccsl Terreur d'un grand homme, aussi grand que Canova, en-
leudez-vous ? Deux grands hommes, à savoir, Mouti et moi ,
sommes fous des deux premiers actes. Le premier peint Tin-
Bocence. Au quatrième , les malheurs qui sortent de Tunie de
13â ŒUVKES POSTHUMES DE STKNDUAL.
fer, OÙ il y a des brasselets, une épëe et uo diadème ( nolei ce
dernier mol), sont du premier grand en fait d an.
Un lioumie d'esprit de Turin, avec lequel j'ai dioébier^a iiU'
provisë ou discours sur Vigano; je l'ai prié de me donner ci»-
quante ligues, que Taimable M. la 6... pourra arranger dans le
Journal de Paris. Ce pays-ci est comme les familles nobles
tombées dans la misère; il faut casser le nez avec Tencensoir.
D'ailleurs, Caites observer à M. L... que la France n'a pasqualn
hommes à opposer à Canova, Vigano, Monti el Rossini.
J'ai vu Rossini hier à son arrivée; il aura vingt-huit ans a
mois d'avril prochain, et veut cesser de travailler à treu
ans. Cet homme, qui n'avait pas le sou il y a quatre au
vient de placer cent mille francs chez BarbagHa, au sept
demi pour cent. On lui donne mille francs par mois comi
directeur despote du théâtre de Saint-Charles. Voilà une b(
idée : prendre l'homme de génie de la partie el le faire despc
Outre les mille francs par mois, Rossini' a quatre mille fra
pour chaque opéra qu'il fait,, et on lui en demante tant qu^il
peut faire. Sa Donna del Lago^ sujet tiré de Walter Scott, ;
Je plus grand succès, il va nous faire une Bianca Capeilo,
nous jugerons le 26 décembre. On sera sévère ; il a dé^à fa
premier acte à Naples, d'où il vient. Barbaglîa entrelien
grand homme, et lui donne gratis carrosse, table, logeme
arnica. La divine G..., qui n'a, je crois, que quaranli
cinquante ans, fait les délices du prince Jablonowski» du mi
naire Barbaglîa et du maestro.
La Hipresaglia (la Revanche ), opéra actuel de Slund
une plate imitation de Mozart; le petit ballet est iufàn
suis fâché de ne pas avoir apporté le Frère Vénitien et ti
quatre autres mélodrames. Il faut des choses nettes à l
sique ; ce qui lui convient le moins, c'est l'esprit français, <
la Revanche, Crivelli est passable, et la Gamporesi exc<
La Rouini acquiert beaucoup,; la Pasta n'est plus reconna
elle travaille sept à huit heures par jour à donner de nu
habitudes à son gosier. La Grassini a dix mille francs poi
ter deux mois à Brescia : voix usée. La Nina, toujours plu
toujours plus brillante, je ne l'ai point vue. Son piaao ir:
LETTRES A SES AMIS. î55
quartier générât de Rossiai, qui hier, à son arrivée, a été invité
àdiiier i^our dix jours de chaque semaine. Il comple rapporicr
àNapIes ^Paga entière, ce qui Tenchanle.
J'allais vous abonner au Conciliatore ; mais le pauvre diable
esliDort le 20 d'octobre, de répidémie de C'est dommage,
surtout pour les articles de M. Ermès Visconli.
Vous avez à Paris, depuis deux mois, un M. Manzoni, jeune
homme de la plus haute dévotion, lequel avait fait, ce prin-
iemps, deux actes fort longs sur la mort du général Garmagnola,
le graod'père de la Carmagnole, né à; Garmagnola en Piémont,
ûfaiio morire à Venise, par le Conseil des Dix. Ces actes étaient
faits pour être lus ; il s'est interrompu pour traduire le livre de
Tabbé de Lamennais, sur V Indifférence en matière de religiony
et pour réfuter les impiétés de Sismondl. Ërmès Ta excité à
faire une tragédie jouable : il a refait ses deux premiers actes
et les trois derniers, le tout en trois mois. Cette Mort de Gar-
magnola est sous presse e desta la pià alla aspettazione. Toute
nia crainte est que cela ne plaise pas à H. Duvicquet ou au grand
Evariste Dumoulin, car c'est romantique. Des soldats se battent ,
un solitaire les arrête : « N'êtes-vous pas tous Italiens, tous lils
delà même patrie? » etc. On dit ce passage sublime.
LU
A MONSIEUR LV. BARO.N DE M..., A PARIS,
Milan, le 21 décembre 1810.
Uae collection de baïonnettes ou de guillotines ne peut pas
plus arrêter une opinion qu'une collection de louis ne peut
an-êter la goutte.
Voilà, mon cher ultra, l'idée qui m'est venue en lisant la
deuxième partie de votre lettre du 8. Je riais de bon coeur de
votre ignorance politique, ou plutôt du voile que l'amour de
votre baronnie et les souvenirs de supériorité individuelle qu'on
vous inocula jadis, à Facadémie d'Alfieri, mettent devant vos
yeux. Vous me rendez ce rire quand je vous parle de Vigand, et
I. 8
434 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
uoas avons lous deux raîsoD, car il n'y a pas de moral,
physiques sont difTéreols. La preuve eu est que de loul 1
De regrelle que Nina. Toul le resle me semble vieille co
el vos lableaux ei vos livres me foui Teffei de madame
Aubin ; u'cslrce pas là le nom de Tamie de madame La
Tout cela se réduit à ce que le Corrëge aurait fait ses h
noires s'il eût peint au Sénégal.
Le bon, entre amis, c'est d^ètre francs ; comme cela
donne le plaisir de loriginalilé. Donc, à Tâge près, je v
être Grégoire. Mon seul défaut est de ne ne pas aiii
blood *■ ; mais, puisqu'on ne peut compter ^ur rien, pai
sur la Charte, je me réjouis de Télectioa de Grégoire, bi
qu'au raomeut où nous la fîmes. La raison, c'est que soi
siou, après le ministère Fouché, est un fait palpablCy
dernier paysan, acquéi'eur de domaines nationaux, corai
quand nous le lui aurons expliqué, de toutes les manière
dant un an. Même dans le sens de votre roi, je l'aurais
ce irait de respect pour la Charte, que coûtait-il? Enfin,
moins endortnant que cette séance. Je vous parais le coi
Tabsurde, ainsi baUa cosL
Je vous donne ma parole d'honneur que, si j'avais été
j'aurais fait entrevoir les idées que je viens de vous écri
aurait fait ma gloire en 1850. Je trouve les libéraus
même M. d'Argenson fut plat, en 1815, de ne pas parler
sur Ntmes. Donc, encore une fois, vous vous trompe
vous me dites que j'aurais vu deux cent cinquante
hommes à la séance du 6.
Dans votre réponse, mettez une phrase ultra, en ca
bien lisibles. Au reste, notre style français, à vous et à i
inintelligible ici, et noire écriture archiinintelligible : <j
vous gênez nullement.
Nous ne sommes pas moins éloignés en tragédie qu'
tique et en ballets. Un médecin vous sauve en vous
rémétique ; cela diminue-t-il la gloire du médecin qui d
ici, à trois cents lieues de vous, en ne me donnant pas Tén
* Le sangi
LETTRES À SES AMIS. 155
Voilà le principe do romanticisme que yous ne sentez pas
assez. Le mérite est d'administrer à un public la drogue juste
qui lui fera plaisir. Le mérite dq M. Manzoni, si mérite il y a,
car je n'ai rien lu, est d'avoir saisi la saveur de Teau dont le
public italien a st)if. Cette eau ferait peut<être mal au cœur au
p&blic de la rue Richelieu ; qu'est-ce que cela me fait à Milan ?
Seittez bien ce principe du nrmanticisfne ; là il n'y a pas d'aca-
démie de Turin entre vous et moi.
Uq mélodrame est à Paris un ouvrage que deux mille littéra-
teurs peuvent faire; une Mort de Cartn^ignola ne peut être f^ite
ici que par deux ou trois hommes. Croyez que si M. Manzoni réus-
sit il aura une gloire immense, et que tout ce qu'il y a de jeunes
prêtres en Italie se creuse la cervelle depuis douze ans pour
laire une tragédie différente d'Alfieri, et ne trouve rien. Donc,
quand Camto^o/a serait un mélodrame traduit, s'il fait pâmer
toute une nation, il a un grand mérite; lisez cette phrase à vos
^int-Aobin.
Je passe mes soirées avec Rossini et Monti ; tout pesé, j'aime
mieux les hommes extraordinaires que les ordinaires. — Je vous
quitte pour aller dîner avec Rossini ; je passe ici pour être ultra-
onU-rossinien ; on s'occupe beaucoup de musique et de Gré-
goire. Je vais lire votre lettre à Rossini ; il est fort drôle et a de
Tesprit : il est juste à la hauteur des lettres de Rombet, il crét^
^sm savoir comment. Schiller a fait deux ou trois excellentes
tragédies conwie If'a^tém, ayant sur le sublime des idées dignes
«le M. Cousin. Si Rossini vovait le comment de ses œuvres, il
devrait être à mille lieues en avant des théories du sieur Rombet;
moi-même je sttis fort en avant aujourd'hui, après cinq ans
d'expérience.
-LUI
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 3 mars d820.
Ne craignez rien de la pipe, écrivez par Turin; j'ai reçu
avant-hier votre lettre du 20 février. Si vous riez de mes rensei-
1:M5 ŒtVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
gnements sur Rossini, je ris de vos prédiclions de solidité pour
le minislère. J'ai disculé vingt fois Page de Rossini avec Rossini ;
il jure qu*il a vingt-huit ans, je croirais trente; ou se rappelle
ici Tannée où il fut exempté de la conscription ; cela prouve, je
crois, vingt*neuf ou trente ans.
On donne ici un petit ballet qui est une comédie contre Dieu.
VIdolo Birwano descend de son autel pour partager les offrandes
avec les prêtres. Alessandro nelle Indie de Yigano me platl io*
finiment. Nous aurons Galli et Crivelli après Pâques.
Je ne me sens pas d'humeur de vous décrire Alexandre aux
Indes ; cela est horriblement ardu ; et, après s'être tué de peine,
cela se réduit au discours du lion, qui veut faire goûter au cerf
le plaisir de boire du sang. Vous êtes l'homme de Paris, moi
rhomme de Milan ; le foin intellectuel qui nourrit nos esprits
depuis six ans est différent. Une bouteille ne peut pas contenir,
à la fois, du Champagne et du bordeaux.
Nous avons eu des bals masqués, dont quatre charmants: toute
la bonne compagnie y était , entre autres une princesse russe,
madame Voikouski, femme bien remarquable, point afîectce,
chantant comme un ange et une voix de contralto, élevant, à la
Tracy, un fils qu'elle adore ; écrivant passablement en français,
elle a fait imprimer des nouvelles. Elle a trente-deux ans, laide,
mais d'une laideur aimable, composant de jolie musique, folle
et charmante sous le masque. La princesse est partie ce matin
pour Naples. Voilà qui me parait mieux que madame Saint-^
Aubin.
Quel dommage de n'avoir pas de port franc ! J'ai oublié de porter
à Paris des poésies que j'ai recueillies en Toscane ; elles sont
du comte Giraud, peiit Mirabeau de Rome. C'est une satire qu'il a
lue à une société des trente premiers personnages de Florence et
où il les satirise eux-mêmes Vous devez connaître les masques
et la satire ; c'est peut-être ce qui me console. Elle est intitulée
la Ceira Spermaceutica. Les masques sont : le marcbese Ricardi,
madame jRimbolli, nioglie di Ruggeri; Torrigiani, Alegrîna Fiazi,
juive, Gapponi le boiteux, le Suisse Rleiber, entrepreneur des
tabacs, Bartoli, Bardi, Piero Dini, il dottore del Rosso, la moglie
di Fanchi. Le divin, divinissime, c'est que cela fut lu à eux-
LETTRES A SES AMIS. 457
inéiii#s, celui qu'on déchiraii baissani la vue, et ainsi succes«ii-r
Tement de tous.
5 mars.
Voici comment noire Scala est arrangée. L'entreprise finit le
21 mars ; le gouvernement donne quatre-vingt mille francs pour
trois mois à un entrepreneur qui a engagé Galli débarquant de
Barcelone pour huit mille francs; ce qui fait plus de cent francs
par soirée. Plus, la Feron, une amie de Puccita, pour prima
donna, et le fatal Puccila pour compositeur. Le second opéra
sera de Caraffa, qu'on a engagé et qui est ici. Vigano et la Palle-
rini vont donner la Vestale à Bologne et à Sinigaglia. Nous aurons
lesTaglioni et, dit-on, un ballerino francese. Du reste, ce pays-ci
JQge de la danse comme nous de la musique. — La Camporesi a
vingt mille francs de rente et se relire dans quinze jours ; son
beau-frère Marconi, de Rome, lui a fait un cadeau de cent mille
francs, afin de ne pas avoir une personne de son sang sur les
planches.
LIV
A MONSIRUB THOMAS MOORE, A LONDBES.
Bologne, le 25 mars 1820.
Monsiear»
Les amis du charmant auteur de Lallah-Rookh doivent sentir
tes arts. Ils font sans doute partie de ces Hafrpy-few, pour les-
quels seuls j'ai écrit, très-fâché que le reste de la canaille hu<-
maiue lise mes rêveries.
Je vous prie, monsieur, de présenter les trois exemplaires *
ci*joints à vos amis.
Je viens de lire Lallah'Bookh pour la cinquième fois, et suis
* Dp V Histoire de la petntvre en Italie.
8.
158 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
toujours plus étonné qu'un tel livre ait pu naître en Angleterre*
dans un pays corrompu, selon moi, par une teinte de férocité
hébraïque.
J*ai riionneur d'être.
Monsieur,
Votre très-humble et obéissant serviteur,
lî. Beyle.
LV
A MONSIEUR BENURME, LIBRAIRE A LONDRES.
Bologne, le 25 mars 1820.
Monsieur,
M. de Barrai m'a fait passer votre obligeante lettre. Le paquel
que vous avez fait mettre à la diligence à Calais, probablement
le 2 février 1819, n'étant point arrivé, je vous prie d'écrire. Je
viens de recouvrer de cette manière, en provoquant des re-
cherches, un paquel de livres qui a mis dix mois de Paris à
Milan, où je réside toujours.
Comme j'ai quelque idée d'aller passer plusieurs mois dans le
singulier pays que vous habitez, pour avoir un substantif à
joindre à mou nom, je consens à être Fauteur de VHistoirede
la peinture en Italie, <[ae le n® 64 de V Edinburg-Review traite
trop bien.
Si, par hasard; ou faisait à cet ouvrage le même honneur
qu'aux autres, je verrais a^ec plaisir mon nom sur le litre de la
traduction; cela m'ouvrirait les ateliers des artistes, dont je
compte particulièrement m'occuper en Angleterre. J'ai fini V His-
toire de la peinture en Italie; je pourrai occuper mes loisirs à
faire V Histoire de la peinture en Europe ; je ne publierai le ton!
que quand je trouverai un libraire qui achète le manuscrit.
Vous pourrez donner gratis des exemplaires de la Peinture à
Murray, Colborn, Longmann ,. enfin aux libraires que votre
connaissance de la place de Londres pourra vous faire penseï
être dans le cas de s'occuper d'une traduction. Mais uo juste
LETTifKS A SES AMIS. 139
amonr-propre nt me permet pas de provoquer le moius du
foonde cette tradactiou, et je ne pense à y mettre mou nom que
pour pouvoir être accueilli de M. Th. Lawrence et autres ar-
tistes gens d'esprit.
n y a plusieurs erreurs défait dans Y Histoire de la peinture,
que je corrigerai avec plaisir pour le libraire de Londres, au-
quel j'enverrai, s'il le demande, trente pages an moins d'addi-
tions et de corrections.
Envoyez un exemplaire à M. Rich-pliilips, le rédacteur du
Monthly-Revietv, je crois, qui m'avait fait cadeau de son ou-
Trage sur le jury. Faites également remettre un exemplaire à
M. tlobbbonse, ami de sir Francis Burdelt, que j'ai eu Thon-
ueur de voir à Rome.
Agréez, monsieur, l'assurance de ma considérationla plus dis-
tinguée,
H. Bevle.
LVI
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Bologne, le 26 mars 1820.
Mon cher ami,
A l'avenir, adressez toutes vos lettres à l'ornalissimo signor
Domenico V... à Novara (Piémont). Écrivez-moi à cœur ou-
vert, en véritable ultra et souvent; il n'y a rien de délicieux
comme les différences bien tranchées d'opinions.
Par exemple, votre Journal de Paris n'a pas plus d'esprit eu
littérature qu'autrement quand il accuse mes détails sur lord
fiyron. 11 est amoureux fou et réaimé d'une jeune comtesse,
dont le mari a soixante*dix mille écus de' rente, l'écu à cinq
francs trente-sept centimes ; mais je réduis cela à cent cin-
quante mille francs de rente. Ce bon mari a laissé sa jeune
femme trois ou quatre mois en pension chez le lord, qui est
allé coarir la Dalmatie avec elle. Il est à quarante milles d'ici ou
à-Venise, occupé de Don Juan
140 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Du reste, comme Gaoova, il £iit rhypocrite. Ua sairaBt
racoulait ce malin comme quoi lord Byrou dit pis que peodre
des romaoliques, et adore le Tasse, dit-il, à cause de la régu-
larité. Moi, je méprise ce vil calcul. Tous les classiques le
portent au ciel, à cause de ce mot ; les romantiques, à cause
de ses œuvres, et voilà mon drôle en paradis.
^i je puis rassembler quatre mille francs, au lieu d'aller à
Paris, j'irai en 1821 en Angleterre, et là, avec la qualité d'atK^v?
de la Peinture, ajoutée à mon nom, je pourrai peut-être surmon-
ter Torgueil de quelques-uns de ces aristocrates et voir les belles
choses qu'ils enfouissent dans leurs country-^eats.
Vous recevrez Y Amour; c*est un bavardage qui formera
soixante-dix pages in-18, du caractère de stéréotype ; j'en vou-
drais cent exemplaires sur papier très-beau. Ne vous mèlei
nullement de correction ; je me fiche des fautes d'impression,
Seulement, dans vos lettres, que rien n'indique jamais comme
Tauleur,
DOMENICO VlSMARA,
Ingénieur à Novara.
LVH
A MONSIEUR LR BARON DE M..., A PARIS.
Mantoue, le 28 mars 1820.
J>ai trouvé à courir le monde pour peu d'argent, et me voici
dans une ville pleine encore des idées de Jules Romain. Il y «i
loin de Jules Romain à Ferdinand Vil, qui, sans doute, est con-
tinuellement devant vos veux. Vivre honni et bafoué au fond
du cœur, par les gens qui nous entourent, serait intolérable s
un homme de cœur; mais voilà que je deviens imprudent.
J'ai passé huit jours à Bologne, ville ^qui fait peur au papf
et qui, à rimprimerie près, jouit d*une extrême liberté. Dam
iine société d'où le légat (cardinal Spina) sortait, on disait : l
govemo di questi maladetti preti, — L'administration publique
LETTRES A SES AMIS. i4i
est, littÉratoieDt pariant, un pillage ; la plupart des chefs sont
hdffliétes, mais si bêtes, si bêles ! c'est-à-dire, ils ont beaucoup
de fioesse pour se conduire ; mais pour comprendre un compte
de vingt feaillcs. de chiffres, impossible ; plutôt que de le lire,
ils passeraient par le trou de la serrure. Le pape n'est rien
moins qu'un imbécile ; il est ultra comme un chien, ainsi que
Coûsaivi; mais il vent \fïsuapàce, et, pour cela, il gouverne dans
le seus, à peu près, de la majorité. G*est avec peine que je me
suis laissé persuader, par vingt anecdotes, que Consalvi trouve
Téellement du plaisir à faire le mal du plus grand nombre, pour
le plaisir du petit, id est, ultra.
Bologne est pleine de réfugiés qui arrivent de Ferrare, Ce-
seDe,ADcône, Haceraia, où le gouvernement est comme celui
de Cularo, sous le droit divin. C*est une persécution e\ercée par
'es bigois et les nobles. ,Voici le mécanisme : Les legati sont
des enfants, de jeunes monsignori appartenant aux grandes fa-
milles de Rome. Gomme enfants, ils se laissent mener par les
évêques. A Bologne, au contraire, le légat-cardinal Spina est
un homme très*lin, qui veut rester dans une bonne ville et n'y
pas laisser sa peau. Le cardinal-archevêque aime des femmes
dévotes et dodues, et ne peut se mêler en rien du gouvernement.
Toat le monde vole, tout le nipnde est content, et cependant
loandit les prêtres. « Nous ne pouvons pas être plus libres que
nous ne le sommes, me disait un homme d'esprit ; mais tout est
^fatto et rien àejure. Demain Sa Sainteté peut me jeter dans
les cachots de San Léo et confisquer ma fortune : cela- sera
cruel; mais non pas injuste; il n'y a aucune loi qui le défende. »
Si ce gouvernement avait une administration sensée, comme
celle de rusorpateur en France, je le trouverais excellent. Sa-
vez-Tous que, pour cent mille francs, on y achète une terre
qui, iiel de tout impôt, rend huit mille francs? J'ai vérifié cela
<ie vingt manières. Le taux légal de l'argent est le huit pour
cent , le taux commun le quinze pour cent, et l'homme qui se
contente de douze pour cent passe pour très-délicat. J'ai
quelque envie de réaliser trente ou quarante mille francs, et de
me faire banquier à Bologne ; je parle sérieusement : c'est une
ville de soixante-dix mille âmes, où les femmes ne sont pas
442 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
prudes et oà l'on rit. Une terre me i^ndra quatre et M s
plus dans le délicieux pays de Gularo, et à Bologne je gagoei
uu clin d'œil trois et demi pour cent. Tout y estd'ofitie
moins cher que dans mon nid habituel.
En un tour de main, j*ai été présenté à toute la sociélé;
j'avais dix ans de moins, j'aurais fait merveilles ; les femmes v(
toisent un homme à la troisième minute, et elles font biea.l
prudes de Paris sont bien bêtes, comme je m'apprête à le pr
ver par ma docte dissertation intitulée De r Amour, Si Toq
pas le bonheur de sentir Tamour-passion, au moins le pli
physique, et si on s'en prive deux ans^ on y devient iabab
voilà ce que je voudrais dire à nos Françaises, qui injurien
Italiennes.
Gela, avec le huit pour cent, voilà mes deux pensées d
nantes à Bologne. ~ Ici, à Mantoue, tout le monde parle 1
giie. Je vous quitte pour aller flâner dans une belle église
sinée par Jules Romain.
30 mars. — Je reçois votre belle lettre de huit pages. (
bonheur de Lambert me charme ! J*ai penbé vingt fois à lu
mon voyage. Sou patron lui parlant de sa gloire, quand I
lui parlait de vivre, était une image qui me poursuivait.
A propos, avez-vous reçu un grand d'Espagne qui, po\
fidèle au costume, est un peu bossu? Il est hâbleur, ma
garçon; soyez sans gène avec lui; poussez-le à acheter 1
mentaire et à en aller voir le commentaire aux Ghamb
me semble digne d'Aglaë; il aura cinquante mille fr
rente à sa majorité, dans deux ans; voilà des gens he
ment nés.
J'embrasse tous nos amis.
Clapikr el C*
LVIII
A MONSIEUR LE BARON DR M..., A PARIS.
Milan, le 10 avril iî
On ne devrait jamais écrire de voyage siir ua po
LETTRES A 3ES AMIS. 14S
o'faabite qu'un an. —Pourquoi? — C'est qu'on ue le connaît
pas. — Ab ! ah !
J'ayais à' Paris deux mille francs; j'en ai dépensé neuf cents
par mois. Sachez qu'un philosophe de mon espèce ne peut ja-
mais aller plus loin. Me voilà donc condamné à ne pouvoir
jamais parier^ et, ce qui est bien pis, imprimer sur les femmes
de Paris.
Montrez-moi une esquisse d'un peintre, je vous dirai quel est
soQ style. Voilà que je trouve, dans le numéro 65 de YEdinburg-
review, an article sur Grabbe, précédé d'une dissertation sur
Tespril d'observation qui, sans s'en douter, ne songe plus aux
rangs; voilà Stendhal' tout pur, et il volerait cela s'il en avait
occasion. Puisqu'un calicot est Malo, Besançon sera deux cin-
quièmes de Malo et madame de Ghichilla deux cinquièmes de
Saint- Aubin ; pau^^a intelligenti. Surtout continuons à nous mo-
quer du fond du cœur l'un de l'autre; tout le reste est fade.
Molière disait, en copiant Cyrano de Bergerac : « Je prends mou
iHeuoù je le trouve. x> Si mes books arrivent à 1890, qui son-
gera au grain d'or trouvé dans la boue?
Vous êtes d'accord avec le catéchisme que j'ai lu cette nuit,
et que j'ai eu par une voie bien baroque et qui prouve bien le
Iriomphe de ces idées. Je suis de l'avis de l'archevêque eu tout,
et vous aussi y puisqu'une platitude, comme celle de feu M. Di*
<lier, peut tout renverser. Et si l'on n'eût pas louché à la charte?
— Les Didier impossibles.
Non, Ton ne secourra pas le roi d'Espagne; riiilerveution
étrangère est incompatible pour deux cents ans avec les préju-
gés espagnols. Si j'étais Argùelles, je proposerais d'augmenter
l'autorité du roi pour le successeur de Sa Majesté actuelle. Si,
contre tonte évidence, il est de bonne foi^ il tiendra trente ans.
Madame Feron réussit ici auprès de la canaille de la musique
par des gammes ascendantes et descendantes, et chromatiques.
" Paccita est à terre; mais samedi la singulière Ga%m ladra, — -
Rossini a (ait cinq opéras-, qu'il copie toujours; la Ga%7M est une
tentative pour sortir du cercle: je verrai. Quant au Barbier, fai»
tes bouillir quatre opéras de Gimarosa et deux de Paisiello, avec
QDe symphoniede Beethowen; mettez le tout en mesures vives.
I4i lEUYRKS POSTHWES DE STEISDUAL.
par des croches, beaucoup de triples croches, et vous avez le
Barbier, qui o*est pas digne de dénouer les cordons de Sigilkra,
de Tancrède et de Vltaliana in Alger L
Non Dieu ! que votre Journal de Paris est plat ! C'est qu'il m
fait pas d'articles comme les ligues précédentes ; il garde touleî
les rancunes contre la critique. Que ne prend-il la préface de«
Vies de HaydnyMomrt et Métastase pour faire un article sublime'
Il sera agréable et piquant aux yeux d'un de ses lecteurs.
J'ai vu un voyageur qui m'a conté que sur la Solfatara on i
établi des cabanes mobiles où Ton prend des bains de vapeui
qui font des yniracles; si jamais vous avez des douleurs à H
cuisse, rappelez-vous cette invention.
Vous vous moquiez de moi quand je voqs disais que le roman
licisme était la racine ou la queue du libéralisme; il fait dire
examinons et méprisons Vanden, — J'ai lu tout Schiller, qu
m'ennuie, parce qu'on voit le rhéteur; c'est Shakspeare que ]<
veux et tout pur. Malheur en révolution d'esprit ou d'intérêts at
me%w termine!
Avez-vous reçu un rabâchage sur Bologue? Si vous voulez di
plus profond, je puis vous en donner. Tout tient a un 61. L*es
senliel, c est que pour cent mille francs on a huit mille franci
net d'impôt, dans le plus beau pays du monde, où vos vieux ba
bits râpés de Paris feraient la gloire d'un élégant. — Ils von
avoir la Vestale et la fioce di Benevento S de l'immortel Viganô
qui y est depuis deux mois. Ah! le grand homme! ^ M. Ta
glioni et sa femme nous ont embêtés ici d'un ballet à la française
la Prise de lHalaca, où un combat naval, à cinq distances succès
sives des vaisseaux, fait beaucoup d'effet. — Nous avons le con
traire d'il y a deux mois; au lieu de la Gamporesi, la Feron, e
l'Ekerlin, au lieu de l'Allemande M...
tialli, arrivé de Barcelone, où Bemorini le remplace, me con
sole de tout. Nous venons d'avoir un grand malheur domestique
le fils unique de notre charmante comtesse est mort; elle est ai
désespoir et à la campagne : adieu les soirées!
On vient d'arrêter ici : 1** trois prêtres qui avaient mauvai
* Le NiWer de Bênévent.
LETTRKS à SES AMIS. I45
goùl; 2* trois prêtres faussaires; 5** un prêtre qui, moycnnaut
une lettre de change de quatre-vingt mille francs, a fait avoir à
M. Setlala, un des premiers ultras du pays, un héritage de huit
cent mille francs (du major Latuada). Ce prêtre, Canavesi, fail
Tamouravec madame, qui Ta lâché. Là-dessus il a demandé ses
quatre- vingt mille francs, et, par pitié pour les pauvres enfants,
il appuie sur ceci : il ne montre pas un autre testament qui an-
nule celui de Settala.
Le pouvoir, un peu plus spirituel que le vôtre, ne laissera pas
tomber ces trois affaires.
Ah! que je serais heureux si j'avais huit mille francs! J'irais
passer six mois en Amérique ; je cultive ce projet.
DOMENICO V...
LIX
A M01IS1£IJR LE BARON DE H..., A FAKIS.
^ilan, le 12 juillet 1S20.
Je il ai pas osé vous écrire durant vos grands ou vos petits
troubles de Paris, car je ne sais encore quelle idée m'en faire.
Tout ce que j'aurais pu vous mander de ce séjour tranquille
vous eût semblé bien insipide .
Tout ce que je puis vous mander de moins innocent, c'est que
la reine Caroline d'Angleterre faisait ici l'amour publiquement
avec un palefrenier du général Pino, nommé Bergami, qu'elle a créé
baron, et avec lequel elle rentrait tous les soirs dans sa chambre
à coucher, à dix heures. A Pesaro, elle montrait dans son salon
^ propre buste et celui de M. le baron; car c'est ainsi qu'elle
el qu'on le nomme. Il a été palefrenier durant la campagne de
Russie, et n'y a pris d autre part que de soigner les chevaux que
montait son maître. Mais, depuis, il a pris trois cent mille francs
À sa maîtresse, à force de faire faire mauvaise chère aux gens
qu'elle invile. Comme elle est folle d'amour, elle n'y prend pas
garde. Il dit au marchand de vin : < Il me faut dix sous par bou-
1. 9
146 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
teille ; t au boulanger : c II me faut dix pour ceot sar voire
compte. » — Tout le moudre crie ; c'est un scandale et m mé-
pris abomiuable. Donc, si vingt pairs anglais viennent se pro-
mener six mois en ce pays, ils s'en retourneront avec Tidée qui
leur Qiieen est la catin la plus ignoble des trois royaumes.
C'est ce qui fait que je Tadmire, c'est-à-dire son courage d
punir ainsi son mari. Probablement le mépris et la haine qu'o
a pour lui font la force de la reine. Tout ce qu'elle ditd'Ompt(
est vrai. Elle a avec elle un bomme courageux, Yassalli, et i
brave colonel, Italien aussi, dont j!ai oublié le nom. Elle est g
néreuse, elle écrit des lettres de quatre ou cinq pages de ma
vais français, pleines de feu, d'idées» d'orgueil et decourag
j'en ai vu.
Son amour n'est que physique et dégoûtant ; on lui préseï
Bergami pour un chasseur derrière sa voiture; elle tooi
amoureuse de ses gros favoris noirs à la première vue. Si <
eût pris quelque beau colonel italien, avec deux croix et vi
campagnes, elle eût eu la bonne compagnie pour elle. Le e
de comtesse Oldi, qu'elle porte, est celui de la sœur de ]
gami, qui a épousé un comte; lui est d'assez bonne famille.
Voici les moyens de justification de ladite Queen ri*" une h
de son mari, qui dit explicitement: < Je n'abandonnerai jai
pour vous une telle, ma maîtresse ; de votre côte, je vous
seille de vous amuser le plus que vous pourrez. » Cela <
première année du mariage. 2** Elle a fait deux enfants ; de
avec qui. Allons? — Avec le vieux roi Georges III, parlant
personne. Tout ce qu'a fait Georges IV ici, contre elle, est
au possible.
Vous saurez que, le jour de la Pentecôte, 21 mai, je croi
fait une délicieuse promenade en bateau, sur le Tessin et
pour aller voir les jardins de Belgiojoso ; il y avait des fe
jeunes, gaies, riches, et pour moi anti'Saiut^Aubin. Seule
j'ai pris une petite fluxion de poitrine peu forte, mais h
car je suis encore faible. J'ai été amusé sur mon canapé ]
nouvelles de Paris ; je dis celles qu'on débitait. Oa est
ultra-libéral ici, et vingt fois la Charte a été proclamé!
exception, sur la place du Carrousel.
LKttRES A SKS AMIS. 147
Jeûe coHipreiids pas im mot à ces de Parisieus. Que
)l. Laffitte s'amuse à les payer quatre fraucs par jour, cela me
semble dur à digérer; que, d*on autre c(^té, ils abandonneBl le
juste solo de leurs meubles d'acajou, pour affronter les cuiras-
siers de la garde royale, c'est ce que je ne croirai que dans
Taotre monde ; car alors peut-être je les mépriserai moins.
Mandez-moi ce que je dois croire. J'ai vu quatre ou cinq témoins
ucnlaires qui ont eu diablement peur et qui se contredisent.
Adressez-Touâ à M. Garaffa, qui vous donnera les airs de la
Nina. J'étais cloué dans ma chambre le jour de son départ, qui
a été dix fois dilTéré ; je n'ai pas pu lui remettre quatre ou cinq
cariosités musicales, mais que personne ne peut chanter à Pa-
ris. Croyez qu'on ne pouvail pas mieux faire votre commission.
La Nina fait un archimystère de ses airs ; ceux que Rossini
Êibrique sont pour la Golbrand et étaient pour la Gamporesi ;
c'est pour cela qu'aucune amateur de Paris ne les chantera
jamais.
Rossini mange comme trois ogres et est gros comme Nourrit
de rOpéra, auquel il ressemble. 11 a beaucoup d'estime pour
mademoiselle Ghomel. Mademoiselle Golbrand, qu'il dirige de
concert avec le prince Jablonowski et fiarbaglia, est furieuse
cootre la Ghomel, que vous avez vue à Louvois.
Sans ma faiblesse, vous seriez arrivé à douze pages ; mai»
adieu.
Laubry.
LX
A MONSIEUR LE BARON DE Ml.... , A PARIS.
Milan, le 23 juillet 1820.
Mon cher ami» il m'arrive le plus grand malheur qui pût me
tomber sur la tète.
Des jaloux, car qui est celui qui n'en a pas, ont fait circuler
le bruit que j'étais ici agent du gouvernement français.
> %
lis ŒUVRES POSTHUMES DE STËNDUAL.
Il y a six mois que cela circule. Je me sub aperçu que plu-
sieurs persoones cherchaienl à ne pas me saluer ; je m'ra fichais
roodemeut, lorsque le bon Plana m'a écrit la lettre que vous
recevrez. Je ne lui en veux point ; cependant voilà un terrible
coup ! Car» enfin, que fait ici ce Français? Jamais la bonhomie
milanaise ne pourra comprendre ma vie philosophique, et que
je vis ici avec cinq mille francs mieux qu'à Paris pour douze
mille francs.
Envoyez, je vous prie, la présente lettre et celle de Plana
à Crozet, à Troyes. Je prie Grozet d'écrire quelques phrases à
Plana. Donnez-moi voire avis ; que faire pour détromper mes
connaissances d*ici ?
Je suis trop ému pour pouvoir parler d*un autre sujet. Soyez
sûr que je ne m'exagère pas la chose. Il y a trois mois que je
n'ai pas été admis dans une société, parce qu'une personne im-
partiale a dit : « S'il vient, plusieurs personnes (il est vrai que
ce sont des gens qui me haïssent] se retireront. » Je n'ai su cela
qu'il y a deux heures.
Voilà le coup le plus sensible que j'aie eu dans ma vie.
Depuis trois mois je n'ai pas de vos lettres.
U
LXI
A MOKSlEin LB BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 8 août 1820.
Mon cher ami, M. le docteur Razori est incontestablement
un des hommes les plus remarquables de ce pays. Il joint mi
esprit étonnant à Tari de faire des cures merveilleuses commt
médecin*
M. Giovanni Fossati, que je vous présente, est l'âève d(
M^Raiori. Cet élève, qui est di|à un nédeciB distingué, va pas-
ser «B hiver à Finis» pour se peifeciioMief et comparer la doc-
LETTRES A SES AMIS. 140
trioe des méiteciBS français à celle de M. Razori, quia înTenté
le système des contre- stimulants.
Recommandez M. Fossati aux premiers médecins de yolre
préfeciure, et donnez-lui les moyens de s'instruire. Donnez-lui
aussi des bUlels de spectacle.
Je n'ai pas de lettre de vous depuis la loi sur les élections ;
voyez quelle paresse abominable ! Je soupçonne quelque lacune.
Adieu; écrivez donc.
II. Beylb.
LXli
▲ MONSIEUR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 30 août 1820.
Mais que diable devenez- vous? Je n'ai pas de lettre de Votre
Excellence depuis les charges de cavalerie sur les badauds de
Paris; et moi, badaud de province, je ne comprends pas encore
lesdites charges.
Je voudrais vous intéresser par des nouvelles. Savez-vous
qu'un M. de M , en Savoie, vient d'avoir un grand-cordon
des la Très-Sainte- Annonciade? Voyez le journal de Milan du
25 ou 26 août.
On se dégoûte de Rossini. Sa réputation est plus générale que
jamais; elle est arrivée aux bas étages de la société; mais la
tète revient à Mozart et Gimarosa, ou, mieux encore, elle vou-
drait du nouveau. Mercadante, de Naples, me semble bien pâle.
-~ On va avoir à Milan, en octobre, un opéra de M. Meyerbeer,
juif de Berlin, brûlant d'enthousiasme pour la musique, enthou-
siame garanti de ridicule par quatre-vingt mille francs de^rente.
Hais, comme la musique de Mercadante, celle de Meyerbeer ne
fait rien sentir de nouveau, malgré toute la bonne volonté du
mdBde. — Mademoiselle Tosi, fille d'un avocat riche, quand on
parlait au barreau, et pauvre depuis qu'on écrit, va débuter à la
i5U ŒUVRES POSTHUMES DK STBMDHAL.
Scala, eu octobre. Figure soperbe de Ihéfttre, beHe vois,
méthode, id est aulaul de méthode que la Gatalani.
Avez-vous été intéressé par une lettre sur la Queen
gleterre? C'est uue foUe dans le geore ignoble et bas, ue
rofne de corps de garde, yoilà enfin le mot propre, plei
plus grand courage. Rien de plus avéré que sa d^oâtantc
duite avec le courrier fiergami ; mais, par ce maudit espril
position, on commence à la nier.
Ou parlait hier soir d'une grande conspiration à Paris,
journaux libéraux sont pleins d'exagérations sur le liber
de l'Italie. A Rome, tout est prêtre, laquais ou Mercure d
très; les-nobles, bétes comme des pots ; il n'y a pas le pk
élànent de libéralisme; chaque ville a quinze ou vingt
gens qui lisent Benjamin CoDSlant et font des oimè! — ^ L
traire à Bologne et Ferrare. Uu peu des deux à Rimini
cône, etc. ; là, la révolution est mûre.
A Milan et Venise, le gouvernement est si juste, si de
lent, qu'au fond on est bien : des vœux vagues, rien de pi
En Piémont, deux partis acharnés qui voudraient bien
la douceur de se fahre écarteler réciproquement. Mais les
sont les phis forts. Le roi n'est que le chef de Taristocrs
reine est ultra exécrée; on dit qu'elle va faire occuper A
drie par une garnison allemande ; excellente mesure,
King est si bon, qu'il peut un beau matin signer la consti
Il y aura beaucoup de sang répandu un jour ou l'aul
coups de couteau recommenceront de plus belle.
J'ai été malade, puis calomnié; je me sais tranquillisé ^
sant quinze jours au frais, à Varèse, avec l'aimable Schi
qui me chantait toute la soirée ; elle fait ce qu'elle vev
voix. Elle sera libre le 1" avril 1821 ; dites^le aux |
Tbéfttre-Italien. Elle sait trente opéras, dont elle a l
chanté le premier rôle; voilà de l'argent comptant po
direction. Mademoislle Schiassetti a une mémoire si étoi
qu'elle peut chanter demain soir celui de ces trente opëi
plaira à Votre Excellence. Vous aurez un contralto a^
cordes hautes, uue espèce de baryton femelle. Belle tète a
elle a vingt mille francs par an.
LETTRES A SKS AMIS. i.51
A propos, le mari de la maîtresse de lord Byrou est préeisé-
ineot ao bravo du quatorzième siècle, très*capable d'assassiner
rboinme auquel il a vendu his wife. Cette wife est une grosse
blonde, portant dans la rue ses appas blancs étalés et des sou«
liers de satin rouge ; du reste, très-fraîche et vingt-trois ans. J'ai
oublié le nom de cette comtesse de Pesaro ; je vous Tai dit de
Bologne. — Ledit lord, pour se faire des partisans, se fait tout
classique en parlant aux pédants italiens ; par exemple : Mezzo-
fanti à Bologne ; cela me parait bien milord.
Toute la Romagne se met en garde nationale, bon gré mal gré.
Le cardinal Consalvi a la signature du pape en poche, pour une
eoostitulion; mais, à mes yeux, ledit Consalvi est ath-dessous de
sa position.—- Adieu; voilà tout ce que je sais, et je vous ai écrit
nudgré les nerfs : voyez Tamitié !
M. Tabbé de B..., ami du duc de Broglie, vient de mourir de
rage de n'être rien et d'une fluxion de poitrine.
LXIil
k liONSIROR R. C..., DIRECTEUR DES C0KTRI8DT10NS INDIRECTES,
A MONTBRISON.
Milan, le 4 septembre 1820.
Dans le petit volume^ dont ma générosité l'a gratifié Tannée
dernière, à Gularo, je n'ai pas donné le portrait du voyageur;
il me semblait que parler de soi était chose ridicule. Des amis
m'affirment que, dans la circonstance, il n'en est pas ainsi.
Donc, la nouvelle édition comprendra le portrait dudit voyageur,
et quelques observations de son cru sur les femmes italiennes :
je veux te faire jouir de ce supplément par anticipation.
LE VOYAGEUR.
É
Le grand mal de la vie pour moi, c'est l'ennui. Ma tête est
' home y Napht et Plorena en 1817.
452 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
une lanterne magique ; je m'amuse avec les images, folle
tendres, que mon imagination me présente. Un quart d'h
après que je suis avec un sot» mon imagination ne m'offre
que des images ternes et fastidieuses. Vlncomtant raconte
ce qui le charme dans les voyages, c'est
Qu'on ne revoit jamais ce qu'on a dé%k vu.
Je suis inconstant d'une manière un peu moins rapidi
n*est qu'à la seconde ou troisième fois qu'un pays, qu'une
sique, qu'un tableau, me plaisent extrêmement. Enguil
musique, après cent représentations, le tableau, après t
visites, la contrée, au cinquième ou sixième voyage, com
cent à ne plus rien fournir à mon imagination, et je m'enn
On voit que mes bêtes d'aversion, ce sont le fmlgaire e(
fecté. Je ne suis irrité que par deux choses : le manque de li
et le papisme, que je crois la source de tous les crimes. Ui
humain ne me paraît jamais que le résultat de ce que le
ont mis dans sa tête, et le climat dans son cœur. Quand j(
arrêté par des voleurs, ou qu'on me tire des coups de fu
me sens une grande colère contre le gouvernement et k
de l'endroit. Quant au voleur, il me plaît s'il est éner{
car il m'amuse.
Gomme j'ai passé quinze ans à Paris, ce qui m'est le pi
différent au monde, c'est une jolie femme française. Et s(
mon aversion pour le vulgaire et l'affecté m'entraîne au d
l'indifférence. Si je rencontre une jeune femme française <
par malheur, elle soit bien élevée, je me rappelle suf-le-<
la maison paternelle et l'éducation de mes sœurs; îe {
tous ses mouvements et jusqu'aux plus fugitives nnaoces
pensées. C'est ce qui fait que j'aime beaucoup la mauvaise
pagnie, où il y a plus d'imprévu. Autant que je me co
voilà la fibre sur laquelle les hommes et les choses d'itali
venus frapper.
LES FEMMES.
Qu'on juge de mes transports quand j'ai trouve en
LETTRES A SES AMIS. i55
ssm qu'aucim Toyagear m'eût gâté le plaisir en m'atertissant,
que c'était précisément dans la bonne compagnie qu'il y avait
le plus dHmprévu, Ces génies singuliers ne sont arrêtés que par
le manque de fortune et par Timpossible; s'il y a encore des
préjugés, ce n'est que dans les basses classes.
Les femmes, en Italie, avec râmc de feu que le ciel leur a
donnée, reçoivent une éducation qui consiste à peu près unique*
meot dans la musiqiué et une quantité de momeries religieuses.
Le point capital, c'est que, quelque péché qu'on commette, en
s'en confessant, il n'en reste pas de trace. Elles entrevoient la
conduite de leur mère ; on les marie; elles se trouvent enfin dé-
livrées du joug, et, si elles sont jolies, de la jalousie de leur
mère. Elles oublient, en un clin d'œil, toute la religion, et con-
sidèrent tout ce qu'on leur a dit comme des choses excellentes,
mais bonnes pour les enfants.
Les femmes ne vivent pas ensemble; la loge de chacune
d'elles, au théâtre, devient une petite cour ; tout le monde veut
obtenir un sourire de la reine de la société ; personne ne veut
gâter l'avenir.
Quelques folies qu'elle dise, dix voix parlent à la fois pour lui
donner raison ; il n'y a de différence que par le plus ou moins
d'esprit des courtisans. Il n'y a qu'un point sur lequel la reine
de la société puisse essuyer des contradictions ; elle peut dire
qu'il est nuit en plein midi ; mais si elle s'avise de dire que la
musique de Paër vaut mieux que celle de Rossini, dix voix s'élè-
vent pour se moquer d'elle. Du reste, toutes les parties de cam-
pagne, tous les caprices les plus fous qui lui passent par la tète,
sont autant d'oracles pour sa cour.
Vous voyez comment chaque femme ici a des manières à
elle, des idées à elle, des discours à elle. D'une loge à l'autre,
vous trouvez un autre monde; non-seulement d'autres idées,
nais une autre langue ; ce qui est une vérité reconnue dans l'une
est une rêverie dans l'autre ; c'est comme être ambassadeur à
la cour d'un prince jeune et militaire, ou à celle d'un vieux sou-
verain prudent. (En 1810, cours de Bade et de Dresde.)
Ici, les moyens de plaire aux femmes par la conversation (l'es-
prit) sont donc très-différents. Il n'y a de ressemblance qu'en
9.
i54 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
denx choses» et Vessence de ces choses, qotfid elles scmt lilwes,
esl d*étre étemeUement différente : c'est rimaginatioD et
l'amour.
Tout homme qui conte clairement et avec feu des choses
nouvelles est sûr des applaudissements des femmes d'Italie.
Peu Importe qu'il fasse rire ou pleurer; pourvu qu'il agisse for-
tement sur les cœurs, il est aimable. Vous pouvez leur conter la
fiable de la comédie du Tartufe, ou la manière barbare avec
laquelle Néron vient d'empoisonner Britannicus, vous les inté-
resserez autant qu'en leur contant la mort du roi Murât ; il s'agit
d'être clair et extrêmement énergique. Gomme la sensibilité
l'emporte de bien loin sur la vanité, vous plairez, même en
étant ridiculement outré; on s'aperçoit de l'enflure, mais ce
n'est pas une offense. Le livre dont eUes raffolent aujourd'hui,
c'est Y Histoire de VInquisition (VEspagnef de M. Llorente ; par
ses noirs fantômes, il les empêche de dormir. Un inquisiteur
qui viendrait à Milan dans ce moment pourrait être très à la
mode et fort couru.
Les événements (vicende) d'une vie orageuse, sous l'apparence
de la tranquillité, forment bien vite le jugement des dames ita-
liennes ; il leur est permis de dire des sottises, mais non pas
d'en faire ; chaque erreur est sévèrement punie par les événe-
ments. Chez nous, on trouve de Vagrément et puis de la niai-
serie dès qu'on entrevoit une ombre de péril : c'est le con-
traire ici.
IjCs femmes italiennes ont du caractère contre tous les acci-
dents de la vie, excepté contre la plaisanterie, qui leur semble
toujours une atrocité. Jamais, dans le monde, un homme, pour
plaire à son amie, ne persifle une autre femme, puisque jamais
denx femmes ne sont ensemble qu'en cérémonie. Par la même
raison, jamais deux femmes ne se picotent. Cette horreur pour
la plaisanterie se trouve au même degré chez les hommes ; au
momdre root qui peut être une raillerie, vous les voyez changer
de couleur. Tel est le mécanisme qui rend impossible ici l'esprit
français; l'Apennin se changera en plaine avant qu'il puisse
s'introduire eu Italie. La louange fine et dâicate ne peut avoir
de grâce qu'autant que la critique est permise ; comment le goût
LETTRES A SES AMIS. t55
de la soeiéié pourrait41 natlre ici, paisque ce qui fait le charme
de la société ne peut y exister? Gomment des indifférents réunis
dâos on beau salon, bien chauffé et bien éclairé» peuvent-ils se
donner du plaisir» si la plaisanlerie est interdite? Les habitudes
et les ^éjugés des Italiens les forcent donc à passer leur vie
en lête-à-téte.
Ajoutez que la politesse qui porte à préféjrer les autres à soi
passe ici pour faiblesse, dans un salon ; jugez de ce que c'est au
café, au spectacle» dans les lieux publics. Un étranger est obligé
de refaire son éducation et à tous moments se trouve Xrop poli ;
s'il fait la moindre plaisanterie à son ami, Fautre croit qu'il ne
Taime plus.
Chez les hommes» comme parmi les femmes, les caractères se
déploient ici en toute liberté; il y a plus de génies et plus de
sots. Les bètes le sont à un point incroyable et à tout moment
voos surprennent par des traits à faire constater par témoins,
si Ton veut les conter.
Ub de mes amis» il y a huit jours, était allé rendre visite à
iioe très-nouvelle connaissance et à une heure très-indue. Li*
mari était à deux lieues de là, dans sa terre, a tirer le pistolet
avec ses amis; la pluie vint; ennuyés de leur soirée, ils rentrent
à Brescia. Le mari» très-jaloux de son naturel, va droit à la
chambre de sa femme ; étonné de la trouver fermée, il frappe,
ses pistolets à la main. La femme dit à son amant, en riant et eu
chantant : « Ah ! voilà mon mari! » et elle court lui ouvrir, Tem-
brasse et lui dit : « Sais-tu? Colonna est là. ~ Et où est-il? •—
Dans le petit cabinet à côté de mon lit. » A ces mots, Famant, ne
voulant pas se laisser bloquer dans le cabinet, sort assez mal en
ordre. Qu'on se figure la iTiine de ces deux hommes, le mari
homme violent et les pistolets chargés à la main ! Tout se passa
CQ plaisanterie» un peu forcée, je m'imagine. Gomme Tamant
s'en allait et, à sa grande joie, se trouvait déjà dans Tanti-
cbambre, le mari le rappelle d un air fort sérieux ; Vautre tra-
verse tous ces grands salons sombres» éclairés chacun par une
seule bougie. Le mari le rappelait pour lui faire cadeau d'un
fort beau panier de gibier que son garde-chasse venait de lui
apporter à la campagne. Voulait-il se moquer de lui? c'est ce
156 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
que nous ii*avons pas pu encore deviner. Mais voilà ce que j*ap<
peHe une idiote cbarmante : qu'on juge des femmes d'esprit!
L'essentiel de Vesprit ici, à Tégard des femmes, c'est beaucoup
dHmprévu et beaucop de clair-obscur (différence très-marquée
des grands clairs aux grandes ombres) ; et dans la personne,
beaifeoup d'air militaire , le moins possible de ce que ron
appeUe en France l'air robin, ce ton de nos jeunes magistiais,
l'air sensé, important, content de soi, pédant : c'est leur bêle
d'aversion; eUes appellent cela l'air andeghè; elles adorent les
moustacbes, surtout celles qui ont assisté aux revues de Na-
poléon.
Rien n'est plus rare et surtout moins durable que de voir une
femme en recevoir d'autres ; il faut pour cela des circonstances
extrêmement particulières, par exemple, qu'elles soient toutes
deux jolies et qu'en aimant beaucoup l'amour, elles se soucient
peu de l'amante
Ce trait frappant des mœurs milanaises a été formé ou fortifié,
je ne sais lequel, par le théâtre de la Scala. Là, chaque femme
reçoit tous les soirs ses amis et brille seule dans sa loge, 4m,
pour ne pas emprunter une idée française, elle est le seul objet
des galanteries et des flatteries des visitants. Les femmes qui n'oot
pas le bonheur d'avoir une des deux cents loges de ce théâtre re-
çoivent quelques amis qui font un taroCf assaisonné des paroles
les plus grossières : asinone, coujonon? ce jeu est une dispute
continuelle. Dans la petite bourgeoisie et dans les maisons où
l'on vit à l'antique, la bouteille de vin bm est sur le champ de
bataille, et sert à redonner courage aux combattants.
Les agréments plus délicats, une fois qu'on les a goûtés,
d'une société mélangée d'hommes e( de femmes, sont inconnus
ici. Les hommes ne demandent pas d'une manière impérieuse
des jouissances dont ils n'ont pas d'idée, et il faudrait les exiger
de ce ton, pour obtenir des femmes une chose qui blesse si
cruellement leurs intérêts les plus chers.
Tel est le mécanisme en vertu duquel il ne se formera jamais
de société à Milan. Â Paris, la société absorbe tout un homme ;
* Comme la Nina et la Bonsignori. (H. B.) i
LETTRES A SES AMIS. 157
no homme de société n'est plus rien; loat lui dit comme la ba-
roorie des Dehors trompeurs :
Ne soyes point épouT» ne soyez point amant ;
Soyez rhomme da joar, et tous serez channant.
C*est que la vanité fait les cinq sixièmes de l'amour chez un
Praoçais. Ici, c>6t tout autre chose : Famour est bien Tamour,
et quoiqu'il soit plus enchanteur, il ne demande point le sacri-
fice de toute votre vie, de toutes vos occupations, de toute
yemffreinte qui, au fond, vous distingue des autres hommes.
Ici, c'est la maîtresse qui prend le ton de Thomme qu'elle aime.
La maîtresse de Ganova est artiste, et celle de Spalianzani Tai-
dait dans ses expériences de physique. Parmi les jeunes gens,
excepté deux ou trois sots cités, personne ne songe à être
mieux mis qu'un autre : il faut être comme tout le monde.
Trois ou quatre hommes à bonnes fortunes m'ont paru générale-
ment délestés des femmes ; les plus jolies ne voudraient pas les
recevoir, mais sMls savent leur métier et qu'ils les trouvent,
par hasard, dans une maison de campagne, ils peuvent hss
rendre folles en une soirée; c'est ce dont j'ai été témoin et
presque confident.
Qn'avez-vons donc? disais-je à une jolie femme : — « Je suis
blessée au cœur, me dit-elle franchement, ce mauvais sujet me
plait. » — La nuit, elle réveiUa son mari : « Emmenez-moi, lui
dil-elle, ou je ferai quelque folie. » Il ne se le fit pas répéter, et
dix minutes après ils étaient sur la route dé Venise.
On me reprochera de tout louer. Hélas ! non : j'ai un grand
malheur à décrire, rien n'est plus petite ville que la grande so-
ciété de Milan. Il se forme comme une espèce d'aristocratie,
des deux cents femmes qui ont une loge à la Scala et de celles
qu vont tous les soirs au Corso en voiture; dans ce cercle, qui
est celui de la mode et des plaisirs, tout est connu. Le premier
regard qu'une femme donne à la salle, en arrivant dans sa loge,
est pour en passer la revue ; et conme depuis la chute du
royaume, en 1814, il n'y a plus de nouvelles, si elle remarque
la moindre irrégnlarité, si M. un tel n'est plus vis-à-vis de ma»
158 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
dame une lelle, elle se tourne vers son amant, qui va au par-
terre, et de loge en loge, pour savoir co«' é dé neuf (ce qu'il y a
de nouveau). Vous n^avez pas d'idée de la facilité avec laquelle
on arrive, en une demi-beure, à une information précise. L'a-
mant revient et apprend à son amie pourquoi M. un tel n'est
pas à son poste. Pendant ce temps-là, elle a remarqué que le
Del Canto, un officier de ses amis» est depuis trois jouis assis
au parterre, toujours à la même place. — Et ne savez- vous pas,
lui dit-on, qu'il lorgne la comtesse Gonti?
Je m'imagine que cet affreux caquetage, ce peitegolismo, qui
fait aussi le malheur des petites villes, ne corrompt pas autant
la société des marchands et des gens moins riches, dont les
femmes vont tout simplement au parterre, ou dans quelque, loge
d'emprunt.
La naissance ne fait rien pour être admis dans cette aristo-
cratie de la Scala ; il ne faut absolument que de la fortune et un
peu d'esprit. Il y a telle femme très-noble qui se morfond dans
sa loge avec son nervantf et dont on se garde bien d'aller trou-
bler le téte-à-téte. Ces femmes-là ne peuvent avoir des hommes
un peu bien ; elles sont réduites à quelque espèce, ordinairement
quelque cadet de grande famille, dont le frère a quatre-vingt
mille livres de rente et qui, lui, a huit cents francs de pension et
la table.
Dans quelques famiHes très-nobles et très-antiques, j*ai dis-
tingué de certaines nuances, qui tiennent encore aux mœurs
des Espagnols, qui ont si longtemps opprimé et pollué ce beau
pays avec Tinfàme administration de Philippe II.
C'est à ce prince exécrable et à ses successeurs qu'il faut
attribuer tous les malheurs de l'Italie et Ui bêtise générale qui a
pris la place des lauriers, dans tous les genres, dont son heu-
reux sol était couvert avant l'an 1530. L'influence de Napoléon
n fait tomber les idées espagnoles; mais si le remède fut éner-
gique, il a été appliqué trop peu de temps.
Les gens à la mode, ici comme en France, sont les officiers à
demi-solde. Au reste, c'est à leur amabilité et à l'abondance de
leurs idées que vous vous apercevez qu'ils ont servi ; ils n'ool
rien de cette jactance militaire, de ce ton blagueur, qui me
LETTRES A SES AMIS. i50
choquait tant à Londres, dans eettaines réunions de Saint-
James 's street.
Un autre inconvénient de la société ici, c'est qu'on meurt
d^inedia (d'épuisement) ; on ne sait que dire, il n'y a jamais de
nouvelles. La Minerve^ est proscrite à Milan, comme au jardin
des Tuileries, et le Journal du commerce est prohibé. La soii'ée
se passe, entre hommes, à maudire la bassesse, Thypocrisie et
les mensonges des seuls journaux qu'ils reçoivent. Ils se mettent
dans une colère comique et affublent les rédacteurs des épi-
diètes les plus avilissantes, et faute de savoir ce qui se passe,
toutes les discussions politiques se terminent par des cris de
rage. L*on se tait un moment et puis on se met à parler des
ballets de Vigano ; la Vestale et Otello ont plus fait parler à
Milan, même dans les basses classes, qu'à Paris la dernière
conspiration des Ultra.
Or une discussion sur Olello n'est pas si utile, mais est infi-
niment plus agréable qu'une discussion sur M. de Marchangy.
ffie ne viendra que trop tôt pour les aimables Milanais, cette
fièvre politique qui rend inaccessible à tous les arts et par la-
Qoelle pourtant, grâce à la féodalité, il faut passer pour arriver
au bonheur. En attendant, les gens que nous sommes obligés de
ne m^riser qo^en secret à Paris sont ici affublés de tous les
noms qu'ils méritent, et les Lanjuinais, les B. Constant, les
Gamot, les Exelmans, portés aux nues. La Gazette de Lugano
donne, deux fois par semaine, des nouvelles de ces gens que
l'on aime sans pouvoir s'en entretenir ; il n'est pas de loge où je
n'aie entendu parier ce soir du procès de M. Dunoyer et de la
sérénade que lui ont donnée les jeunes gens de Rennes.
Et, me dira-t-on, vous avez vu tout cela en un mois? — Les
trois quarts des choses que je dis peuvent se trouver inexactes,
et je les donne pour ce qu'elles valent, pour les apparences;
j'ai cru voir ainsi. L'on ne lirait plus de voyages si on exigeait
de chaque voyageur qu'il eût habité assez longtemps les villes
* Revue hebdomadaire publiée de février 1818 à mars 1820; elle eut
«ne très-grande vogue, et fut tuée par l'établissement de la censure, après
Tattassinat du duc de Berri. (R. G ]
i60 ŒUVRES POSTHUMES DE STE!9DHAL.
dont il parle, pour pouvoir donner à ses récils Tapparence de
la ceriitude. Il faudrait habiter cinq ou six ans Tltalie ou TAn-
gleterre avaut de les juger; les gens qui s'expatrient ainsi
sont, pour la plupart, des négociants et non des observateurs.
LXIV
A MONSIIOR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 10 octobre 1820.
L'enthousiasme de Parihénope ^ est à son comble, général,
brûlant, sans bornes. La rage a gagné jusqu'aux évèques et ar-
chevêques. Je parierais cent contre un qué'tout cela est vrai ; il
faudrait vingt pages pour vous dire comment cela m'a été coalé.
11 parait que le Ring a voulu se sauver quatre fois et qu^il est
dans le tombeau de la nourrice d'Ënée', place très-forte. Ce
peuple enthousiaste est rempli des erreurs et préjugés les plus
archiridicules. On tuera fort bien un homme à Naples parce
qu'on croit que sou regard peut porter malheur aux mesures
annoncées dans une affiche qu'on lit. Ces gens se préparent (aus-
sitôt qu'ils seront sûrs que nos soldats entreront chez le pape), ils
^ préparent, dis-je, à s'emparer de Rome, Florence, Bologne.
A Rome et à Bologne, ils trouveront beaucoup de soldats d'an-
ciens régiments français, pleins de feu et de bravoure. Les Ma-
caroni ont aussi^des projets sur Âncône, mais ils seront déjoués ;
nos braves soldats peuvent s'embarquer à Trieste, quand le parti
sera pris à Troppau, et eu trois jours être maîtres d' Ancône.
Rome est pourrie; il en sortira deux ou trois mille bourgeois,
prétendus libéraux, qui feront d'excellents soldats; mais le pays
ne bougera pas. On est furieux et plein d'enthousiasme à Toleii-
^lino, Ancône, Forli, Gesena, Bologne. On bavarde beaucoup à
* Révolution de Naples en 1820.
* La cilndollo de Gaête.
LETTRES A SES AMIS. iOl
FioreDce ; mais ]cs nobles, qui se sont faits libéraux, seront ga-
gnés au moment du danger, et, de concert avec les prêtres, qui
sont cinq cents à Pérouse, petite ville de quatre mille âmes, ils
arrêteront tout : pays douteux.
Lacques, archijacobin. — Brescia, idem, — Milan et Venise,
ventrus. L'ancien militaire se battrait avec le plus grand plaisir;
mais Tadminislration est juste, bumaine, conduite par des bom-
mes du plus grand talent; le souverain, bomme éminemment
raisonnable et sage.
Chaque jour la poste apporte à chaque syndic piémontais
deux ou trois proclamations jacobines. 11 y a en une pétition
iignée, demandant au roi une ancienne constitution d*un Phili"
hert/]e crois, qui, quoique gotbîque, donnerait la liberté. Le
i^mg était d'avis de la donner; trois ministres ont dit que ce fà-
cheai remède était le seul qui pût conserver Gènes à la monar-
chie. — On est' furieux à Gènes; ils veulent leur ancienne aris-
locratie bête. La Qveenei, dit-on, Saint-Marsan, ont fait ajourner
la constitution; OD avait peur que, sous ce prétexte, Tannée du
voisin n'entrât.
Toot le monde a la fièvre, tout s'agite. Plût à Dieu que tous
les jacobins eussent été déportés au Texas !
Pour rendre ma lettre amusante, il faudrait vous donner des
anecdotes, dont elle est le jus: mais j'ai des nerfs. Comptez que
j'ai plutôt afEftibli les couleurs.
Écrivez, écrivez ; je ne sais rien que par vous.
LXV
A HESSIEUBS LES nÉPUTÉS DE LA FRANCE.
La Cadenabbia (lac deComo), le 15 novembre 1820.
Messieurs,
L'on a dit que les académies sont utiles dans le cas où l'objet
^e leurs travaux est de ranger et de mettre en ordre la masse
ttô lEUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
(les GOimaîssaDGes humaines, ou de veUler à ce ({ae les décou
vertes utiles, après avoir brillé durant un certain temps, ne re-
tombent pas dans Toubli. Par exemple, on avait au moyen âge, ci
Italie, Fart de transporter les édîBces; Ton ne peut douter qoi
plusieurs tours n'aient été transportées, sans que leur soUdti
^n souffrit, à quelques centaines de mètres.
Les académies sont utiles pour conserver les inventions di
génie ; servent^elles, dans leur état actuel, à encourager le gé
nie et à multiplier les inventions de tout genre qui font la gloir
et la richesse d'une nation? Nous ne le croyons pas. Quand le
académies ont agi comme corps, on les a vues persécuter leTass
ou blâmer Corneille.
On vous demande une loi, messieurs, qui, loin d^entraver i
génie, excite les hommes singuliers, doués de cette faculté,
être utiles à leur patrie.
Le travail de chaque homme est, en général, récompensé pa
la société dont il fait partie, suivant le degré d'utilité de ce tra
vail. La loi ne doit changer le taux naturel de l'appréciation e
du payement d'un travail quelconque qu'après les plus mûre
délibâralious.
Mais, s'il est un fait généralement reconnu, c'est que l'im
mense majorité des hommes n'a pour les œuvres du génie qu'uni
estime sur parole. La masse n'admire et ne comprend que c<
qui ne s'élève que de peu au-dessus du niveau général. Si noi
poétiques de tout genre ne proclamaient comme à l'envi le mé-
rite de la Fontaine et de Corneille, il est permis de croire qu'i
serait peu senti par la majorité des hommes qui ont du loisir ei
qui, à l'égard des lettres, forment le public. La vie active qti
procure les richesses a peu de considération pour la vie contem-
plative, qui conduit un Pascal ou un Descarles aux découvertes
les plus importantes. Le public étant peu reconnaissant à Tégani
des hommes de génie, au moins durant le temps que ceux-ci,
jeunes encore, sont en état de produire, ces hommes de géuie,
qui sont toujours en petit nombre, pourront recevoir des moyens
de subsistance sans qu'il en coûte beaucoup au trésor. D'autre
part, leurs ouvrages étant d'une véritable utilité à la nation, soit
directement par le plaisir intellectuel qu'ils procurent et par les
liËTTUES A S£S AMiS. 165
idées justes qu'ils placent dans la téCe de beaucoup de leurs
concitoyens qui ainsi sont plus heureux, soit indirectement par
roniversalilé qu'ils procurent à la langue, il nous semble qu'on
œ léserait pas les citoyens en prenant sur la masse de Timpôt
oae somme de trois cent mille firancs pour les académies.
Le projet suivant * tend à concilier la considération publique
aux hommes cmincnts dans les diverses parties du savoir hu-
raaiu'
LXVI
A HONftIRDR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 22 décembre 1820
ie reçois votre lettre du 1, qui, malgré ses défauts, me lait un
plaisir extrême, car je suis au lit depuis dix-huit jours, avec trois
* Ce projet est resté à Tétai d'ébauche et ne saurait être reproduit. (R .C. )
' Ceci exige beaucoup de mesures de détail, dont la proposition peut
sembler susceptible de ridicule, mais robjet n'en est pas moins essentiel.
On peut se rappeler de quelle considération oui été environnées la jeu-
nesse deJ.-J. Rousseau et de Racine, et la vieillesse de Corneille et de
h Fontaine. Au reste, c'est dans les détails de ce genre que le présent
pi^jet de loi est surtout susceptible d'amendements. Le but de l'auteur
M seoiement d'attirer l'attention des chambres sur le peu de bien-
^ que présente, en général, la jeunesse des grands hommes. Le nom-
lire des grands hommes, gloire d'une nation, est, sans contredit, pro-
portionnel au nombre de gens qui essayent de réussir. Si l'Angleterre a
trouvé des poètes tels que Burns dans la classe des paysans, c'est que la
vente de la propriété d'un bon livre sufiisait en Angleterre pour faire
mre l'auteur. Lord Byron et sir Walter Scott acquièrent sous nos yeux,
par leurs ouvrages, un degré de richesse auquel ne sont jamais arrivés
Montesquieu ni Racine. Les gens à talent, en France, sont disposés, par
ieor peu d'aisance, à accepter de petites places du gouvernement ; ils font
^ mauvais conomis en employant leur temps à un travail d'une valeur
l'heure à celui qu^ils pourraient produire. Burns faisait partie d'une
société qui procurait à ses membres les livres essentiels à lire. [H. B.)
164 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
saignées cl ou rhume inflammatoire ; je ccfmpte sortir im de ees
Jours.
Le ihéfttre de la Scala a été la platitude même depuis que les
hommes de génie s*cn sont écartés. Vous savez qu'on ne donne
presque que du neuf; cela est plus utile à Tart et moins à nos
plaisirs. Cet usage, le contraire du goût français, qui est d'admi-
rer du vieux beau reconnu pour tel, imprime un cachet au goôt
italien.
Les jacobins feront tomber le théâtre de Naples; déjà les jeux
sont supprimés, et il ne bal plus que d'une aile. Pour finir Tan-
née dernière, Levasseur a eu un grand succès dans la calomnie
du Barbier et dans Topera de Meyerbeer, dont j'ai déjà oublié
le nom, quoiqu'il n'ait fini que le 50 novembre. Meyerbeer est
un homme comme Marmoutel ou Lacretelle; quelque pea de
talent, mais pas plus de génie que sur la main; quand il veut
mettre du chant, il prend les plus ignobles cantilènes des rues.
Ce qu'il a de remarquable, ce compositeur, c'^est quatre-vingt
mille francs de rente, sans en rabattre une obole ; il vit solitaire,
travaillant quinze heures par jour à la musique. H ne veut plus
jouer du piano, et c'est le premier pianiste de TËurope, à ce
qu'on dit.
Le 26 décembre, comme vous savez, nous avons deux ballets
et un opéra neufs. Phèdre, du vieux Mayer, voleur effronté. —
Mademoiselle Tosi, fille d'un avocat fort estimé, comme qui di-
rait Tripier à Paris, ayant une voix superbe, débute pour cou-
rir la chance de gagner deux cent mille francs. Elle a une taille
et une tète qui seront superbes au théâtre ; sa voix est belle, niais
elle ne sait pas chanter. Qu'entendez-vous par ces paroles? —
Elle ne sait pas mettre tous ses airs, tristes ou gais, à la même
sauce piquante (pour le dire en passant, mérite et défaut de
Rossiui).
Le public est juste et sensé pour la musique, et Ton s'occupe
beaucoup de la Tosi ; je vous en parlerai le 28 ; lisez la Gaxette de
Milan du 28 ou du 29.*- Vigano voulait faire YEbrea (H Toledo,
sujet à la Walter Scott, et qui, dans le goût dlvanhoe, finit par le
brûlemenl de T héroïne : veto, il fait platement V Enlèvement des
Sabines. Aujourd'hui 22, il n'y a que deux actes d'achevés; mais
LETTRES A SES AMIS. 165
l'exécrable de ce grand homme est meilleur que rexecMent des
autres. — La Mariani, voix superbe de contralto; elle a six notes
magnifiques ; elle manque de chaleur ; excellente seconde chan-
leose; elle £iit entendre des sons inconnus jusqu'à elle; mais il
faudrait que Rossini prît la peine de lui faire des airs en six
notes. — La Pellegrini, très-belle, air commun, béte et en-
noyée, femme misanthrope, c'est-à-dire haïssant tout le monde»
serait applaudie à Feydeau, chante mal et aigre tous les beaux
airs possibles ; ne l'engagez jamais à Paris.
A propos, greflèz, dans le premier opéra venu, le trio de
Meyerbeer, chanté par Levasseur, Pellegrini et un autre basse*
Gela vous ferait plaisir, ainsi que le chœur des paysans du
même opéra, qui, décidément, s'appelle Ma^'^rt/e d'Anjou,
La Monbelli, chantant un peu du nez, était divine il y a dix-
huit DDois et doit Télre encore. Pour une petite salle, et pouk*
Paris, charmante. Elle a des sourcils comme trois fois les vôtres,
et, cependant, est sage par ambition, pour épouser quinze mille
francs de rente, comme sa sœur qui a buscato M. Angiolo Lam-
bertini, auteur d'un béte de journal,_nommé le Journal des
m(M2es de Milan. Lisez-le; c'est le meilleur thermomètre de la
musique. L'auteur a vingt-cinq ans, béte et savant , mais excel-
lent violon; ami intime de Rossini; il a épousé la Monbelli; sou
père était chanteur, sa sœur excellente pianiste ; ils ont vécu
avec Rossini, Grivelli, tout ce qui a paru en musique. Lisez ce
journal ; faites lui une ligne d*éloges, dans ce sens, dans le Jour-
nal de Paris; c^est mon ami, et vous servirez la musique.
Je ne connais pas la Gortesi. — La Boi^lni, très-laide, est fort
bonne. — La Pasta ' se forme journellement, prendendolo sola-
nenle, pour ne pas nuire à sa voix. — Rcaiorini est la plus
belle voix de basse que je connaisse ; il était très-dévot et a été
chaste toute sa jeunesse. Sa voix, plus belle que celle de Galli,
est moins flexible ; mais Galli, sans voix, serait encore le pre-
mier acteur à la Shakspeare de Tltalie, et Remorini sera tou-
jours un salam, ce qui veut dire un coffre : c'est la voix de Lais
' Madame Giuditta Pasta, dont le talent comme canlatricc et comme
tngédienne jeta plus tard tant d*éclat dans Topera séria à Paris. (R. G.)
iB6 ŒUVRE» POSTlllJ^ES DE St£NDUÀL.
jeane, a?eG nne bonne méthode ; il gagne trente mille fnocs
depuis sept à huit ans. — Ambfosi, encore plus salam, c'est-à-
dire le contraire de Pdlegrini. — Pellegrini a une voix presque
aussi belle que celle de RemorinI, mais sans goût ni grâce. —
Zucbelli a de Tâme, timide, tendre; il chante, en pensant à la
peinture ou à sa maîtresse, tout un opm, et paradt sans coulear
à la fin il chante dix mesures qui mettent des larmes dans loo:
les yens : par exemple, les // mio destina, à la fin de ropéra d(
la Femme à deux maris, où il fait le mauvais mari. Il a pli
beaucoup à Munich. Enfin, voici Téchelle : Galli, trente-ciiM
mille francs. — Zuchelli, vingt mille francs. — Bemorini, (rent<
mille francs. — Ambrosi, quinze mille francs.— C'est, je crois
ce qu'on les paye in giomata. Mais si San Carlo se ferme, la de
mande diminuant, tons ces messieurs tomberont de trente pou
cent. Je relis votre lettre. Dans une petite salle comme la vôtre
et avec votre silence respectueux, j*aimerais mieux la Monbelli
que vous auriez pour trente mille francs, que la Fodor ; vous an
riez un chant bien autrement italien. Son père, le sublime léooi
Monbelli, a vécu à lu et à toi avec Cimarosa, Sachini et Pal-
siello; il abhorre les ornements et la sauce piquante à la Rossioi
— La Schiassetti, voix bien plus faible, fait fureur quand elk
est en voix ; elle sera libre à Munich ; le prince royal est amou-
reux fou d'elle, en tout bien tout houneur, depuis trois ans. Son
engagement expire ^n avril, et elle irait à Paris pour vingt mille
francs. — La Schiassetti est jolie, fière comme quarante aristo-
craties; sa mère est comtesse, et son père, le général baron
Schiassetti, le plus brave housard de l'armée dltalie.
Si vous ne pouvez pas me lire, consolez-vous avec la pensée
que j'ai pris du café pour la première fols depuis un mois, à cette
fin d'être digne de vous écrire.
Rossioi ne fait plus que se répéter ; il est énorme, mange
vingt biftecks par jour, etc., etc. Le jeune Mercadante, Napoli-
tain de vingt ans, qui a fait Ercole, a, dit-on, du talent; je n'ai
jamais senti ce talent, quoique la Schiassetti, dans les viogl-cioq
jours que j*ai passés avec elle à la campagne, me le cbanlài
sans cesse. — Caraffa, vous le connaissez ; on pourrait tirer on
bon opéra de tous ses opéras. ^^ Pacini fils, jeune et joli jeune
LETTRES A SES AMiS. J«v
boffliue de dix-buit ans» a fait ou volé un duo sublime : celui de
Frédéricle-Grand qui refuse à la maîtresse d'un de ses officiers
ia grâce dudit qui va être fusillé. Faites-vous chanter cela par
Remorioi, et vous pleurerez nécessairement.— Pas d'autre té-
nor qae Davide fils.
J'ai encore plus de peine à écrire que vous à me lire; le corps
s'en va, mon cher ami.
Dès qu'où aura réimprimé la tragédie de lord Byrou sur le
doge Falieroy qui se fit couper le cou en 1208» ce me semble,
envoyez-la-moi par la poste. — Ledit lord a adressé la parole
20 h], à Venise» à une miss M ; le lendemain; le colonel
M lai a envoyé un défi; Ton a arrangé Faflaire. La phrase
dn Byron avait été insignifiante, courte et archidécente ; mais
lesoufSe de ce monstre souille une beauté pâle et froide.
Il est toujours avec sa grosse blonde de Pesaro» dont le mari
3 cinquante mille francs de rente ; il est très-capable d'assassi-
oer le noble lord» et» s'il ne peut mieux» de se battre en duel
Sîeclai. Je dois vous avoir écrit cela» que je liens de Tapothi-
Caire Aucillo» le deuxième poète de Venise ; le premier est le
^lirique Buratti. Il y a là du vrai génie, mais un peu délayé.
Comprenez- vous le vénitien ! — Vous me direz mi: mais est-ce
vrai? Je verrai à faire copier quelque chose de Buratti.
A propos» j'ai, je crois, vérifié que l'ultra Alfieri ment conti-
nuellement dans sa vie» et que cette vie a pris fin par la jalou-
sie que lui donnait le peintre F**» qui» comme vous savez» vit
dans Tintimité de la comtesse d*Âlbany.
LXVII
▲ SlR WALTER SCOTT» A EDINBOUBG ^
A la PoretU, le 18 février 1821
MoiHÛeur»
S'il vous convient de faire prendre à Paris les livres dont l'in-*
' Peut-être cette lettre n*est-elle pas parvenue à WalUr Scott^ car le
16S ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
dtcation est ci-j6io(e, j*aurai trouvé un £aîble moyea de mi
qticr ma recouoaissauce de rexirèrae plaisir que vieut de i
donner the Abbot.
Quel dommage que Fauteur n'ait pas eu à peindre le moj
âge de cette admirable ItaHe ! U aurait trouvé les premiers ]
de l'âme humaine vers la liberté. Au lieu de l'égoïste hérois
de l'absurde féodalité, il eût trouvé sous ses pas la peinUire
tout ce que Tâme humaine pouvait alors pour le bonheur
tous. Les idées étaient encore obscures et incertaines, mais
âmes avaient toujours ici, en 1 400, un degré d'énergie que, (
puis, elles n ont plus retrouvé nulle part.
Malheureusement, pour se procurer la vision du moyen i
de ce pays, il faut s'enterrer au milieu de monceaux de pareil
mins poudreux, qui, encore vers 1650, furent brouillés et gà
exprès par les jésuites. Aucun écrivain n'a cherché à donner
recueil sincère d'anecdotes peignant les mœurs de cette époqi
Quels ne seraient pas les transports de TEurope si un homi
comme l'auteur de Wa^jerley lui révélait la vie de Cola
Rienzi, ou Texil du premier G6me deMédicis!
Pignotti (Storia di Toscana, Firenze, 181G, 9 vol. in-8") p(
servir de fil pour ne pas s'égarer au milieu des auteurs orij
naux, qui, eux-mêmes, ne sont qu'une introduction aux mau
scrits qui renferment la véritable physionomie des temps, i
guide agréable serait aussi le Famiglie illustri (Vltalia, di Foi
peo Litta, Milano, 1820; Burchard, Journal d'Alexandre 1
Fiortifioca, Vita di Cola di Rienzi^ etc.
Du reste, on prend la liberté de présenter les ouvrages me
tionnés dans la note ci -jointe, non comme objets agréables,
principes politiques sont trop différents, mais comme signes
reconnaissance. Les amis de l'auteur de Marmion doivent éi
d'exceUents juges; c'est pour cela qu'on a mis des doubles.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très-humble et tn
obéissant serviteur.
U. Betle.
manuscrit sur lequel on a pris celle copie est sans rature et porte
signature de Beyle. (R. G.)
LETTRES Â SES AMIS. 169
LXVIII
A MONSIEUR LE BARON DE »...> A PARIS.
Milan, le 7 mai 18*21 .
J'étais fort en peine de la santé de ma pauvre mère S lors-
que j'ai reçu intacte votre lettre du 11 avril. Je vous ai écrit
plusieurs longues lettres, ensuite deux ou trois lettres plates,
comme celle-ci. M. Dominique est un original qui sera avec
TOUS dans trente jours ; je serais fâché qu'il dût embrasser Be-
sançou à travers la Manche.
La chute délia Pietra di Paragone vous démontre ce que
fayaDce depuis cinq ans : qu'un Parisien comme vous et un
Italien tel que moi avous un goût différent. De plus, chacun a
le bon goât s'il parle sincèrement. Tout ce dont je puis vous
assurer, c'est que la chute du Sigillara (nom d'amour donné à
^^?ietra) a produit un grand scandale dans Landerneau, et que
le Dom d'oreille de parchemin a été prodigué aux gens de bon
goAl par excellence. Sigillara, avec Vltaliana et Tancrède, por-
^ le nom de Bossini à la postérité. Du reste, il est drôle de
^f à propos de la Pietra, que Rossini se répète : c'est son
tfoistème ou quatrième ouvrage. Vous avez pris les répétitions
1^1* la queue. Ne prenez jamais conseil de Dominique sur les
^l^oses qui doivent plaire à Paris; en ce sens, il manque d'yeux ;
3 peut dire ce qui plait généralement ici et ce qui lui platt.
J'ai vu M. Hérold, que j'ai trouvé gentil, mais déjà diablement,
j« ne dinà jamais gâté, mais changé par l'air de la Seine. Le
^nnçais actuel me fait l'effet du singe. Donc à vos yeux je se-
^ le lourd éléphant, e sempi'e bene.
Us arts sont morts et enterrés. Nous avons ici Mercadante.
C'est le seul maestro qui se distingue un peu, avec Pacini, Le
*io de Frédéric II est sublime pour moi. On dit qu'il l'a volé;
voOà la question.
* U Fnnce.
1. 10
170 ŒUVRES POSTHUMES BE STENDHAL.
Le prunier acte de la Pucelle de Vigano, copié de \
fat uo chef-d'œuvre eu soo temps, et par moi à tous
les quatre derniers actes plats. Ce grand homme baU
aoôt.
Adieu. Dominique sera à Paris au commencement
Vous trouverez en lui un animal de plus en plus diff
Français aimable , et probablement aussi insnpportabl
que les Saint-Aubin et compagnie le sont à lui.
ROBBET.
LXiX
A NONSIBOR LE BARON DE M..., A PARIS.
Milan, le 6 Juin!
Je vois que vous u*aurez pas reçu la longue letl
vous ai écrite sur le succès d'Arminio, à Venise. Criv<
trop cbaud ; musique sublime de Pavesi, je crois, qi
vingt ans ne faisait rien qui vaille. Paroles qui ont eal
gré les fautes de langue, il parait qu^il y a du romaat!
va bien au nom de Fauteur, qui est simplement Diedev
jeune gentilhomme, qui vit à Venise. Tout cela, orné li
convenables, a fait, dans son temps, une lettre de qua
Si vous Tavez reçue, rappelez-vous toujours qu'il f:
plier tous mes résultats par le rapport ^, le goût de P
par le goût italien; car je parle à des barbares qui on
gillara, qui est au Barbier ce que le Tartufe est au (
ginaire.
Comment va le voyage de Besançon en England? 1
sérail bien piqué d'être obligé de débuter dans Tile <
ria S sans le secours de son Mentor. Que penseront <
Malo renforcés et les Saint- Aubin en carrosse, si vous
mes pas? C'est cette énorme hypocrisie nécessaire qi
* Paris. — bominiqac, c'est fieyle lai-même.
LETTRES A SES AMIS. 171
espère. Je suis âUé voir la retraite de Dominique sur le lac de
Cono; j'y ai passé dix jours avec ma sœur; c*estlà quil vien-
dra. II voudrait d^à être hors de Paris : c'est une expérience
^nijyeuse, qu'il tente uniquement par respect pour votre pru-
dence.
M. Levati a publié quatre volumes des Voyages de Pétrarque,
Ce soDt des extraits consciencieux» et surtout plats, des oeuvres
de Pétrarque. Cependant cela a un peu du mérite d'Ânachar$is,
ei réussirait en Angleterre-, Touvrage se composera de cinq vo-
lumes. Gomme je connais Fauteur, faites annoncer, si vous le
pouvez.
U charmante Scbiassetli reste encore un an à Municb. Ma-
dame Pasta, chantant à la française, chant heurté, aura dû plaire
aux sifOeurs de la Pietra di Paragone.
Il fait un froid de chien en Suisse et probablement en France.
ArcusTE.
I.XX
A MONSIEUR R. C..., DIRECTEUR DES CONTRIBUTIONS INDIRECTES
A MONTBRISON (lOIHI) .
Paris, le 29 décembre 1821, à onze heures et demie
du soir, en rentrant, n'ayant rien à lire.
Je t'envoie, mon cher ami, un dialogue dont j'ai été, ce soir,
à i'Opâ^, 110 des interlocuteurs, et que tu auras mot à mot, tel
qu'il a eu lieu. Pournous, habijtants de Paris, cette conversation
AOffire rien de bien neuf; mais, dans ta pauvre petite ville, elle
aura peut-être pour toi quelque intérêt.
L^AMÉRIGAIN ET LE FRANÇAIS.
I^'ÂiiiaiCAni (homme de vingt-six ans) :
J'arrive de la Havane, ma patrie ; j'ai passé ma jeunesse à
172 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Philadelphie ; je compte sëjouner six mois à Paris et y ilépes-
ser quarante mille francs. Mon ami, le général Z.» m*a amené ce
soir au balcon de l'Opéra ; mais, étranger comme moi, il ne sait
rien de la France, ou du moins de la partie sérieuse de la France.
Daignez m'instruire ; songez qu*U y a quarante-quatre jours j'é-
tais en Amérique. J'ai lu tous les bons livres d'Europe et surtout
les écrivains français célèbres ; dites-moi quels sont les hommes
remarquables dont je pourrai voir la figure à Paris ; je suis
très-curieux de voir la face d'un homme célèbre.
Moi. «— U y a» d'abord, le duc de Dalmatie et le général
Gérard : ce sont de grands hommes de guerre.
L'AMiBicAiH. — Je les connais par le Moniteur et les rapports
de WelHngton.
Moi. — Dans les sciences, il y a MM. Laplace, Humboldl,
Fourier, Flourens, Guvier.
UAiiéBicAUf. — Hélas ! je ne comprends rien à leurs œuvres
sublimes ; je sais justement autant de chimie qu'il en faut pour
faire du sucre et du rhum, et comme j'en fais pour trois ceci
mille francs par an, mon affaire n'est pas d'en savoir davan-
tage, mais d'apprendre à rassembler le plus de jouissances
possible avec ma fortune actuelle ; parlez-moi de la littérature.
Moi. — Vous m'embarrassez; connaissez-vous le Russe à
Paris, de Voltaire?
L'Ahérigaim. — Ce conte délicieux ? — je le sais par cœur.
Moi. ~ 11 pourrait me dispenser de répondre. Si Voltaire
nous trouvait pauvres et en décadence dans un temps où Too
pouvait dîner chez le baron d'Holbach avec Voltaire d'abord,
Montesquieu, Rousseau, Buffon, Helvétius, Duclos, Marmontel,
Diderot, d'Alembert; où l'on voyait débuter Beaumarchais, le se-
cond des comiques français, et l'abbé Delille, le chef d'une de
nos écoles de poésie ; si Voltaire nous trouvait pauvres alors,
que dirait- il aujourd'hui ?
L'Américain. — Il dirait que l'attention d'une des plus spiri-
tuelles nations du monde est tournée vers la politique ; que,
peut-être, si MM. de Marcellus, Benjamin Constant, de Chauve-
lin, le général Foy, ne consacraient pas, à peu près exclusive-
ment, leurs talents à la politique, ils occuperaient sur le Parnasse
LETTRES A SES AMIS. 1*73
Tançais des places aussi élevées que beaucoup d'écrivains des
siècles derniers. Et Tabbé de Pradt, dont les ouvrages font la
fortone de nos libraires d'Amérique, croyez-vous qu'il ne vaut
pas bien un Marmontel ou un Duclos? Mais trêve aux discus-
sions, il me faut des noms propres.
Moi. — Prenez la liste des membres de TAcadémie française.
rAHÉBicA». — Une de mes babitudes, un peu sauvages,
d'Amérique est de ne jamais en croire un autre, quand je puis
me croire moi-même. Quelle confiance voulez-vous que j*aie en
Hoe liste d'Académie, où je ne vois les noms ni dedePradt, ni de
Benjamin Constant, ni de fiéranger^ que nous connaissons si
bien en Amérique, et où je vois, au contraire, tant de noms que
je lis pour la première fois? Mais, mettez de côté toute mo-
destie; dites-moi avec simplicité et bonhomie : si vous vous sau-
viez dans la chaloupe du bord de votre vaisseau, qui fait nau-
frage, que vous eussiez la perspective de vivre quelques auuées,
comme un nouveau Robinson, sur une terre déserte, et si, pour
dernière supposition, vous n'aviez sur votre vaisseau que des
livres imprimés depuis vingt ans, quels ouvrages prendriez-
vous en sautant dans votre chaloupe ?
Noi. — D'abord Pigault-Lebrun.
L'AiéaiGAiN. — Bravo ! voilà ce qui s'appelle répondre ; nous
^connaissons beaucoup ses ouvrages à la Havane, quoique, ayant
le tort de faire rire, ils soient fort peu estimés de vos pédants
de Paris. Ensuite ?
H«. — Après le plus gai de nos romanciers, je prendrais le
plus grand de nos philosophes, ou, pour mieux dire, le seul
plttlosophe que nous ayons ; Vldéologie et le Commentaire sur
^Esjimi des lois, du comte de Tracy.
L'ÀHBRicAiN. — Bravo encore ! C'est sur ce commentaire qno.
[ai appris la politique au collège de Guillaume et à Phila-
delphie. M. iefferson avait fait traduire ce livre pour nous
<*ès 1808. Après ?
Moi. — Je prendrais les comédies de M. Éiienne.
L'Amkrigaih. — Est-ce l'auteur delà Minerve?
Moi. — Lui-même.
l'AMéua». ^ Que d'esprit! On l'a chassé de l'Académie
10.
174 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
française, et il s'esl trouvé des gens qui ont bien voulu prendre
sa place?
Moi. — Ouït et ces gens, à Paris» ne sont pas plus déshonorés
que d'autres.
L'AiféRicAiN. — Voilà ce qu'on n'aurait jamais vu du temps de
Voltaire; vous avez perdu la délicatesse morale. Du temps de
Voltaire, on n*eût pardonné à un tel misérable qu'autant qu'il
eût volé un million. Qu'on dise après cela que les gens de lettres
manquent de courage ! J'ai lu les Deux gendres de M. Etienne,
dans la traversée ; cela m'a* paru une satire plutôt qu'une co-
médie.
Moi. — N'oubliez pas que le grand Molière a mis à la mode,
dans ce pays-ci, la comédie satirique; la comédie simplement
gaie, comme FaUtaff, n*y est guère connue.
1/ Américain. ^ Après?
Moi. — Après est bientôt dit ; je commaice à être emba^
rassé. Ah ! je prendrais le trop petit nombre d'ouvrages que
nous devons à M. Daunou.
L'Américain. — J'ai écrit ce nom. Après?
Moi. — Voulez-vous les comédies de MM. Picard ei Du val ?
1/ Américain. — Est-ce amusant?
Moi. — Plutôt à voir jouer qu'à lire. Ce qui est amusant, ce
sont les premiers volumes de VErmite de la Chaussée d'Antin,
de M. de Jouy.
L'Américain. — Nous les avons en Amérique ; cela a autant de
succès parmi nous que le Tableau de Paris de Mercier. Sachez,
mon cher ami, que Paris est la capitale du monde. Dès que nos
femmes voient ce nom sur le titre d'un livre, elles le demandent
au libraire. Et les poêles? après M. de fiérangcr,qui avez-vous?
Moi. — Je suis bien en peine de vous répondre, à vous qui
lisez Byron, Moore. Grabbe, Walier Scott; mais, en y réfléchis-
sant, je trouve M. Baour-Lormian.
L'Américain. — Qu'a-t-il fait ?
Moi. — Une traduction de la Jérusalem délivrée,
L'Américain. — Gela vaut-il les Géorgiques de Delille ?
Moi. — Pas tout à fait. Le sujet était aussi attachant que les
mauvais préceptes d'agriculture des Géorgiques sont ennuyeux :
LETTRES A SES AMIS. 170
vais le soecès a éié eo raison inverse du charme des sujets.
M. Baoor-Lormian fait fort bien le vers alexandrin, mais il est
on peu Nous avons M. de Lamartine^
L'Américain. — Ce jeune homme qui a été si pr6né par les
joQniaux ultra ?ii{om favons fait venir eu Amérique; c'est
fort joli; c'est lord Byrou peigné à la française. Après?
Moi. — Noos avons MM. GhenedoUé, Edmond Géraut, Alfred
<ie Vigny.
L'AviiaGAiN. — - Les titres de leurs ouvrages?
Uoi. — Je les ignore ; je les crois fort bons, mais je vous
avoue que je ne les ai jamais lus. Nous avons des poètes
tngiques.
L'Amébigain. — Ah! mou cher ami, je n'aime pas les épopées
eo dialogue, et les dialogues où l'on fait une réponse en cin-
<iaaQte vers à une' demande qui en avait quarante ; voyons les
noms.
tfoi. ~ M. Lemercier.
L'AiÉBiGi^iic. — L'auteur de Pinto et de la PanfiypocriHade ?
Moi. — Précisément ; l'auteur aussi d'Agamemnon, de Jugur-
^y de Clovis, dlsuk et Onyme^ etc., etc.
L'AiéBicAiN. — Je verrai ces pièces, car je suis fort content
^ certains morceaux de la Panhypocrisiade, Quel effet ne ferait
pas ce poème abrégé et traduit en anglais! — Avez-vous
d'autres tragiques?
Moi. — Une douzaine^ au moins : M. Casimir Delavigne, l'au-
leur du Paria.
rAMÉRiGÂDi. — Ah ! de cette tragédie .que j'ai vue hier^ eu
arrivant?
Moi. — Elle-même.
L'AnÉBicAiN. — C'est un homme d'un grand talent ; mais son
œuvre ne m'a donné aucun des plaishrs du drame ; c'est de l'é-
popée en dialogue et quelquefois en énigme. Et quels sont ses
rivaux?
Moi. — Mais, ses rivaux, personne. Les autres tragiques sont
MM. Ancelot, Lebrun, Viennet, Liadières, Delrieu.
L'Ahâricaui. — J'ai écrit tous ces noms; me conseillei-vous
d'acheter leurs œuvres ?
170 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Moi. — Écoutei, il oe faut tromper personne, même quand il
s*agit de la gloire nationale ; voyez-les jouer avant de les acheter.
L'Américain. — A propos d'autres qu'il faut voir, je voudrais
bien entendre parler le cëlèbre4Ihateaubriand.
Moi. — Impossible. Gomme Ton craignait que la chambre des
pairs n'acquît trop d'inOuence sur Topinion, les séances de ces
messieurs sont secrètes. ~ Vous voyez, mon cher ami, Tétat de
notre littérature ; et cela quand nos voisins les Anglais ont hnii
ou dix poètes vivants, quand l'Italie a Monti, Foscolo, Manzoni,
Pellicô !
L'AMàRiGAiM. — Oui, mais ces pays n'ont pas eu cinquante gé-
néraux célèbres et dix victoires par an. Vous voyez bien en noir»
mon cher Européen; un peuple n'est jamais grand que dans ud
genre à la fois. Du temps de Fempereur, qui se doutait du talent
de M. de Chauvelin pour la tribune? Tel homme qui se fiait
mettre en prison pour un pamphlet politique aujourd'hui, du
temps du baron d'Holbach eût peut-être eu autant de talent que
Duclos ou d'Alembert. Mais je cours me procurer unbiUet pour
entrer demain à la chambre des députés; on dit que Benjamin
Constant doit parler ; je brûle de le voir. Adieu.
LXXI
A MONSIEUR , A PAR».
Pftris, le âé février 1822.
Monsieur,
Je joins à ce billet le prospectus de la Revue ^ dont j'ai eu
rhonneur de vous entretenir* Je désire que vous y trouviez des
motifs pour accorder votre appui à une publication dont le mé-
rite principal sera certainement d'être très-consciencieuse«
< Ce projet de revue n'a pas eu de suite. (R. C.)
LETTRES A SES AMIS. 177
t'ARISTARQUE
00
I!<DICATEOE ORIVERSEL DES UVRES A LIRE.
La vérité toute nue.
Eh quoi! eocore un journal littéraire? — Permettez ; celui-ci
sera difierent de tous les autres; voici pourquoi : Deux citoyens
serraient FÉtat » avant \S\A, dans des emplois fort dissemblables ;
l'un en France» l'autre à Tétrangèr. Depuis, ils ont voyagé. A la
fÎD, ennuyés de ne rien faire, ils ont cherché une entreprise par
laquelle ils pussent faire rendre le dix pour cent à leurs fonds.
Ils oDt trouvé que la moins ennuyeuse pour eux serait de faire
on journal littéraire, où Ton rendrait compte avec une impar-
tialité rigoureuse de tons les ouvrages remarquables qui plrat-
traient en Europe, en Amérique et aux Indes*
Jacques et Pierre (ce sont leurs noms) ont pensé qu'ils n'a-
vaient pas besoin d'autres qualités que celles qu'ils s'efforçaient
autrefois de porter dans leurs fonctions publiques : de rintelU-
g6Qce, beaucoup de droiture, de franchise et de courage.
Us ne sont point ce qu'on appelle hommes de lettres; ils n'ont
pas cet honneur. Rien loin de là, ils ne connaissent personne, et
n'oDl épousé aucun parti en littérature. Dans les extraits qu'ils
donneront des livres nouveaux, ils s'efforceront de faire dispa-
raître l'auteur de Textrait, pour faire faite connaissance avec
Taoteur du livre. Ils s'attendent à avoir, àinon pour ennemis
aTooës, du moins pour gens leur souhaitant du mal en secret»
tous les auteurs dont ils auront analysé les ouvrages. C'est un
nalheur, mais ils aiment mieux s'y exposer qu'à l'ennui dont
serait pour eux une entreprise commerciale ordinaire. Du reste,
ils ne diront jamais rien des personnes ; pour fuir mène la ten-
tatioD, ils éviteront, autant que possible, de connaître, même de
voe, les gens de lettres qui honorent l'Europe.
Leur parti politique est centre gauche, à peu près les opinions
deThonorable M. Temaux.
Us deux citoyens qui entreprennent ÏAristarque ont voyagé de
t78 ŒUVnES POSTHUMES DE STENDHAL.
1814 à 1822. Entre eux deux, ils connaisàeat à fond les littéra-
tures allemande, anglaise et italienne : voilà une phrase naïve.
Ils demandent la permission de se servir toujours de ce style
simple, et d'appeler un cbal un chat. Au surplus, ils seront très-
laconiques ; ils pensent qu'un journal, tel que le leur, doit avoir
horreur des phrases de plus de quatre lignes. Ils éviteront soi-
gneusement toute espèce de pompe et d*empbase; ils veulent
être utiles aux gens qui achètent des livres nouveaux, mais qui
ne veulent acheter que ceux qui s'élèvent un peu au-dessus>du
vulgaire. On n'annoncera jamais, même sur la couverture de
ÏAristarque, les œuvres littéraires qui ne rempliront pas cette
condition.
En ayant le courage de dire la vérité toute nue, ils compteut
qu'au bout de deux ans les fonds qu'ils engagent dans cette en-
treprise leur rendront quinze pour cent. Voilà le pablic au (ait
de toutes leurs pensées. Us continueront à être aristarques de
bonne foi. Dans ce siècle de coteries, ils comptent uniquemeol
sur leur sincérité pour leur tenir lieu des talents littéraires qu'ils
n'ont pas.
Mais, novs dira-4-on, èiesrvous dignes de faire un tel ou-
vrage? ^ Nous répondons : Jugez-nous par nos œuvres. Au
bout de quelques cahiers vous connaîtrez Jacques et Pierre,
sans qu'il soit besoin de vous peindre ici leur caractère ou de
vous faire des promesses tournées en style plus ou moins agréa-
ble, mais que certainement vous ne croiriez pas, et avec raison ;
car, après tout: promesses de prospectus!
Le 15 de chaque mois il paraîtra un cahier de VAristarque,
composé de sept feuilles, caractères, ^stification et papier
comme le présent pi*opectus. Le prix de l'abonnement est de
vingt-quatre francs pour six mois et de quarante- six francs pour
un an. Si YAristarqueéisnt interrompu, on rendrait les deux tiers
de tous les abonnements courants.
A la suite du prospectus se trouve cette note :
Impiego di trecento franchi al mese, per due galautuomini;
se van d'acordo sarà, coll tempo, di cinquecento franchi al mese ;
ma bisogna pazienza, reciproca toleranza e perdonarsi moite cose.
LETTRES A SES AMIS. 179
LXXII
A MONSIEUR ....
Paris, le 6 avril \Hn.
Monsieur,
Oo vous a parlé, me dites-vous, d'un comte de Galiemberg,
jonissant de certaine réputation comme compositeur, et vous
me faites Thonnear de me demander ce que j'en pense : je vais
voas satisfaire.
Le comte de Gallemberg est un noble Allemand, né vers 1780 :
c'est le premier compositeur du siècle pour la musique des bal-
lets, et peut-être le premier compositeur qui ait jamais parti en
ce genre. M. de Gallemberg est, ce me semble, le véritable' re-
présentant du compositeur allemand ; tout en lui est un effet de
seieDce. Quand on chante devant ce maestrone, son oreille ne
rfistiDgue pas les sons faux; on peut chanter impunément à un
demi-ton et même à un ton tout entier au-dessous ou au-dessus
do loo. Cette petite différence, qui fait bondir un habitant du
Midi, n'est pas même perceptible pour M. le comte de Gallem-
berg. Et ce même homme fait des choses admirables en musi-
que instrumentale. 11 a fait des morceaux d'éclat et de majesté
|K)ur des scènes de ballet, représentant rentrée triomphale d'un
général vainqueur dans la ville qu'il vient de conquérir, ou un
jeoDe prince conduisant à l'autel la fille d'un puissant empereur,
<|ai n'ont été égalés par personne.
N. le comte de Gallemberg n'a été longtemps qu'un simple
amateur. En 1822 les plus belles voix d'Italie sont des amateurs
étrangers au théâtre.
Un mol encore sur la musique. L'un des hommes que j'ai vus
de ma vie les plus aimables au piano, C'est M. Peruchini de Ve-
aise. On peut dire que sa renommée a rempli la Lombardie. Il a
composé plusieurs chansons un peu vives, à la vénitienne, qui
étaient supérieurement chantées par la fille de l'immortel Yi-
gano.
180 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDUÂL.
LXXIIl
A MONSIEUR SUTTON-SHARPE, A LONDRES*.
Montmorency, le 10 juin 1822.
Tout en promenant mou gros individu sur les riante coteaux
d'Andiliy et de Montmorency, je me suis lancé dans la philoso-
phie allemande; vous m'en voyez tout kanlisé, et vous porterez
la p^ne de mes lectures; cela est ennuyeux, mais utile. Donc
je vous envoie un Petit cours de philosophie; c'est tout simple-
ment la réunion des notes d'un solitaire; soyez indulgent pour
Tœuvre, en mémoire de Fauteur.
Exposé du système de Kant, par Kinker.
Examen de V ouvrage de M. Kinker, par M. de Tracy.
J'ai luy aussitôt après, TExamen de la philosophie de Kaut,
par M. le comte de Tracy (mémoire de soixante-dix pages, in-
séré dans le tome lU des Mémoires de Vlnsiitut de France), Raiil
ne s*est pas toujours bien entendu lui-même, et il est fortdiiQ-
cile de l'entendre. Quand enfin Ton eu est venu à bout, Ton se
trouve eu présence de vérités si simples, qu'il ne valait pas la
peine de les dire. Ces vérités sont mêlées avec un tas énorme
d'absurdités, qu'un homme d'un aussi grand talent que Kanl
n'aurait jamais dites si son langage avait été clair.
Rien ne soutient un philosophe comme une langue forcément
claire. L'homme qui est obscur en français, par exemple, ne
peut pas se faire d'illusion; ou il se trompe, ou il cherche à
tromper les autres. Le mémoire de M. de Tracy est aussi clair
qu'on peut l'être, lorsque l'on est réduit à poursuivre son ad-
versaire dans une sombre caverne.
Tous les systèmes de philosophie sont adressés à la jeunesse.
Les philosophes, d'un amour-propre peu délicat, sous le nom de
' Voir la lettre écrite au même ami le 28 décembre 1829. (R. G.)
LKTTKES A SES AMIS. 181
systèmes de philosophie, adressent des romans à celte bonne
jeunesse, et ils sont sûrs d*en être applaudis avec toute la cha-
leur que Ton a à vingt ans pour les romans. Ce secret fut celui
de Platon à Athènes, d^Abeilard à Paris, au douzième siècle, et
à Paris encore de nos jours, c'est là tout le secret d'un profes-
seur plein de talent.
Moi qui ai soixante ans et qui ai lu tous les systèmes de philo-
sophie, je vais adresser trente lignes à cette jeunesse, T^spé-
raoce de la patrie.
Il n'y a vraiment que deux sciences ^ au monde :
1° La science de connaître les motifs des actions des hommes.
Due fois que vous connaîtrez les motifs véritables des actions
des hommes, vous pourrez chercher à leur donner des motifs
qui les portent à faire les actions dont le résultat est du bonheur
pour vous. En 1822, les hommes mentent presque toujours
quand ils parlent des motifs véritables de leurs actions. La
science la plus utile à un jeune homme, celle qui, à vingt ans,
prouve le plus d'esprit, est celle de pénétrer les mensonges de
celle espèce. La véritable politique n'est que Fart de faire que
M. A... ne place pas son bonheur à faire une action qui nuit à
M. B... 11 est un livre dont le titre devrait être :
• De Vart de découvrir les motifs véritables des actions des
kmmes, » Ce livre, c'est VEspmt d'ilelvétius.
2o La seconde des deux sciences utiles, c'est la logique, ou
l'art de ne pas nous tromper en marchant vers le bonheur.
Ce qui fait rire dans le monde, le vrai ridicule, c'est l'action
d*UD homme qui se trompe en croyant marcher vers son but;
car un but, en lui-même, n'est jamais ridicule.
On rit de l'homme qui veut aller à Rouen et qui s'empresse de
monter dans la diligence d'Auxerre. Un jeune homme, voulant
avoir de l'esprit en 1822, se fait pédant, et cite à tout propos
Juvéual ou Grotius. On rit; on se moque de lui; il s'esl ironipé
de date comme de chemin ; son pédantisme eût passé pour de
y esprit en 1622.
* Le mot propre serait art : un art dépend toujours d'une science ; il
est la mise en pratique des procédés indiqués par une science. (H. B )
I. 11
182 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
La logique est Tari de ne pas nous tromper de rouCe ea mar-
chant vers Le but que nous voulons atteindre.
M. de Tracy a prouvé admirablement dans son Idéologie que
nos erreurs viennent toujours de Timperfection de nos souve-
nirs. Cette découverte étonne d*abord ; quand on y a réfléchi six
mois, on prend la vérité sur le fait à chaque instant de la vie.
Je réduis donc toute la philosophie à ne pas se méprendre sur
les motifs des actions des hommes, et à ne pas nous tromper
dans nos raisonnements ou dans Fart de marcher au bonheur.
Alceste.
LXXIV
A HOMSIEUE ..., A PARIS.
Paiis, le28juiUeti822.
Voici, monsieur, la seconde leçon dans la connaissance du
cœur humain ; on peut lui donner ce titre :
Du granit et du remplissage calcaire ou de débris de végéta-
tion: essai de géologie morale.
Je vous serai obligé de me rendre ce papier ; mellez-le sous
enveloppe et laissez-le jeudi à ma porte.
Rochers de granit.
Voilà des rochers de granit. Les débris de la végéution ont
formé les parties ombrées 2, 2*
L'espace P, P* semble une plaine» aux yeux de Thomme peu
exercé.
LETTRES A SES ÂMIS. 183
II faot savoir faire la différence da granit an remplissage.
Le granit, c'est le caractère natorel d'un homme; sa manière
habituelle de chercher le bonheur. Le caractère est comme les
traits, on conunence à le voir à deux ou trois ans, il est bien
reconnaissable à seize ou dix-sept, on Taperçoit dans toute sa
force à vingt^six ou trente.
Le remplissage 2, 2, c'est ce que la politesse, Tusage du
monde, la prudence, fait sur un caractère.
Un jeune homme prend Fespace P, P pour une plaine. Il ne
voit pas que dès' que l'homme devra foire quelque chose d'im-
portant à ses propres yeux, il suivra le contour du granit de
soo caractère. Alors, dans les grandes circonstances, Tes-
pace P, P est loin d'être une plaine.
Un second usage de cette coupe de montagne est de nous
faire juger de notre caractère.
Notre caractère, bon ou mauvais, c'est comme le corps que
Doas reconnaissons à seize ans, quand nous commençons à ré-
fléchir. Beau, laid ou médiocre, il faut le prendre tel qu'il est ;
seulement, Thomme sage en tire parti.
Une fois que nous savons quel est notre caractère, nous pou-
vons nous attendre au bien et au mal, qui en sont prédits dans
les livres qui donnent la description dudit caractère. Par
exemple :
Caractère violent,
phlegmalique,
tendre et mélancolique, comme J«*J. Rousseau.
Ud jeune homme de seize ans, jugeant de son propre carac-
tère par ses actions, pourrait tomber dans celte erreur de
prendre l'espace P, P pour uidie plabe, et de ne pas comprendre
<[b'il y a Un précipice en G, G.
\S'k ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Gassio, par exemple, s'enivraot dans la tragédie que Toq
donne dematii au théâtre de la Porte- Saint-Marlin, ne prévoit
pas assez qu il y a un précipice dans son propre caractère,
en G, G. v
La lithographie du Miroir *■ d'aujourd'hui dimanche 28
monlre le caractère de granit de Voltaire, dans une poioie
comme 0, sortant tout à coup de sa politesse ordinaire et des
plus simples habitudes d'usage du monde. Recevant Lekaio, an
lieu de lui demander de ses nouvelles, il lui donne la réplique
(le son rôle. L'amour de la gloire viagère était le fonds du ca-
ractère de Voltaire.
J'ai l'honneur d'élre,
Blâize Durahd.
LXXV
A MONSIEUR ..., A LONDRES.
Paris, le 5 août 1822.
Je suppose qu'il y a des personnes en Angleterre qui uimcnt
la littérature française, et qui, connaissant déjà tous les anciens
auteurs qui ont illustré cette littérature, voudraient faire con-
naissance avec les écrivains modernes. G'est le besoin que
j'éprouve moi-même à l'égard de la littérature anglaise. Mais
comment choisir entre tant de productions dont je lis les litres
dans les annonces de librairie; les titres les plus séducteurs
trompent bien souvent; les éloges les plus pompeux ne sont
pas toujours donnés au mérite. Il m'est arrivé de faire venir un
livre à grands frais, le Voyage (TEustace en Italie, par exemple.
Je me souviens encore de raccès d'humeur noire qui me prit
après avoir lu vingt pages de ces trois gros volumes, qui m'a-
vaient coûté quatre-vingts francs et la peine d'écrire trois lettres.
* Titre d'un petit journal fort spirituel qui paraissait tous les jours <ni
1822.
LETTRES A SES AMIS. 185
11 parait chaque mois, en France, vingt-cinq ù irente ouvrages
nouveaux. Mon projet est de vous faire connaître, par quelques
lignes simples, claires, nettes et sans fard, les deux ou trois
ouvrages qu'un amateur de livres peut acheter chaque mois, et
les cinq ou six qu'il peut parcourir.
Je crains, monsieur, que vous ne trouviez mou ton un peu
tranchant; je vous assure que je cherche seulement à être bref
et clair. Personne n*est, au fond, plus tolérant que moi. Je vois
des raisons pour soutenir toutes les opinions ; ^ n'est pas que.
les miennes ne soient fort tranchées; mais je conçois comment
on homme qui a vécu dans des circonstances contraires aux
miennes a aussi des idées contraires.
Chaque mois je vous rendrai compte des ouvrages qui auront
paru dans le mois précédent. Quoique nous soyons aujourd'hui
au milieu d'octobre, j'ai des raisons de penser que les ouvrages
qui ont paru en France en août et septembre ne sont pas en-
core connus en Angleterre. Je vais les parcourir rapidement.
L'année littéraire a commencé en France d'une manière bril-
lante; nous avons eu, coup sur coup, Y Histoire de V Église de
M. de Potier, l'ouvrage le plus profond qui ait paru sur celte
ïoaiière, mais un peu sec et ennuyeux, et le Voyage en &iiisse de
M. Simond ; c'est un fort bon livre que l'auteur, qui a vécu
vingt-quatre ans aux États-Unis, a traduit lui-même en anglais.
Je ne vous parle pas des Mémoires de LauzuUy dont on a sup-
primé la moitié, celle qui avait rapport à la feue reine Marie-
Antoinette. Ce genre d'ouvrages, que nous trouvons fort amusant
en France, paraît choquant en Angleterre.
Les Mémoires de Lauzun sont comme Vossatura de la comédie
du dix-neuvième siècle. Voilà les événements, voilà comme ils
s'emmanchent; la couleur seule est ou paraît fausse. Je dis
J^raîty car peut-être Lauzun avait-il l'habitude d'écrire ainsi.
—La réponse de lady Barrymore à Lauzun raccusant d'infidélité
avoc le comte d'Artois, serait chose neuve au théâtre. — Quant
au choix des personnages, ceux des Mémoires de Lauzun sont
bien ce qu'il faut. Cette comédie serait, quant aux personnages,
psirfailement bien calculée pour notre siècle, si éminemment
romantique. Quoi de plus plaisant que le comte d'Artois (amant
186 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
sacrifié de lady Barrymore) aUendant trois heures, dans on ca-
briole!, par un froid piquant, sur la place Louis XV, et croyant
c... Lauiun, qui rit de le voir attendre 1
Notre haute société d'ici a été fort choquée de ÏHistaire de
Paris de M. Dulaure. Cet ancien abbé est, à ce qu'il me semble,
un honnâte homme, qui appelle
Un chat un chat et RoUet an fripon.
Les sept volumes de Dulaure se vendent aujourd'hui cent francs,
et peut-âtre bien qu*on n*ose pas les réimprimer. Le parti op-
posé à celui qui a fait le succès de Touvrage de M. Dulaure a
trouvé Fattaque si rude, qu'il a cru nécessaire de lui opposer un
préservatif, à peu près comme on dit ici que vos roiDistres
opposèrent autrefois le Quarterly à YEdinburg^Review. Cet anti-
dote de Dulaure s'appelle le Tableau de PariSf par M. de Saint-
Victor. Gela est supérieurement imprimé.
Le livre le plus piquant qui ait paru eu août, ce sont les Mé-
moires de M, le duc de ChoiseuL Contre l'ordinaire de ces sortes
d'ouvrages, M. de Ghoiseul a publié ses Mémoires de son vivant.
Il nous donne les détails les plus curieux sur la fuite do roi
Louis XVI à Varennes, et sur son arrestation par le maître de
poste Drouet. Ces Mémoires peignent admirablement la haute
société de 1789. Rien u*y ressemble moins que la haute société
de 1822. Vous pouvez en juger par M. le duc de Richelieu der-
nier mort ; c'était le plus simple, le plus raisonnable des hom-
mes, le plus honnête, le plus manquant d'esprit et d'à-propos.
11 était fils de ce fameux duc de Fronsac qu'un seul mot pein-
dra : il porta le libertinage à un point qui scandalisa, même
chez le fils du fameux duc de Richelieu, dont votre Horace
Walpole vient de vous donner un portrait si ressemblant et si
original. (Mémoires, tome II, vers la page 50.)
Pour en revenir au duc de Ghoiseul, je vous dirai que ce no-
bleman jouit ici de la plus belle réputation; il est estimé de tous
les partis. Ses Mémoires sont curieux en ce qu'ils font toucher
au doigt et à l'œil quelles espèces de tètes le siècle de légèreté
du Régent et de Louis XV avait formées en France. On est étonné
LETTRES A SES AMIS. 187
de l'étroit des têtes de ce temps-là, de la faiblesse d'esprit des
gens qae M. de Ghoiseul met en scène et qui sont cependant les
plas spirituels du monde. Je crois que ce qui rendait si pi-
toyables dans Faction , des gens d'ailleurs si aimables et avec
lesquels on aurait été si heureux de vivre» c'est Textréme im-
portance qu'ils attachaient à un million de petits soins et de
petites attentions. Un Français de ce temps-là ne pouvait pas se
permettre le mouvement le plus simple, la démarche la plus
insigni6ante, sans songer à la règle établie par la bonne com-
pagnie pour ce mouvement ou cette démarche. On peut juger
combien M. de Bouille et M. de Gboiseul durent se trouver em-
pêtrés quand il s'agit de combiner la fuite du roi Louis X.VI.
Rien n'était plus facile, et, à force de soins minutieux, ils trou-
vèrent le secret de faire arrêter ce prince. Par exemple, le roi
voulant faire M. de Bouille maréchal de France, aussitôt qu'il
Taurait joint, fut très-embarrassé pour se procurer un bâton de
maréchal de France. On songeait à faire de cela une cérémonie
charmante, embellie par l'enthousiasme des troupes. Le roi, ne
pouvant pas demander un bâton de maréchal au ministre de la
gucnre, qu'il détestait, M. le duc de Ghoiseul se détermina à
prêter à Sa Majesté le bâton de maréchal de son beau-père» le
naaréchal de Stainville. Ge qui relève, par le contraste, la futilité
de toutes ces idées, c'est le bon sens simple et pratique du
loaitre de poste Drouet, qui reconnaît le roi Louis XVI, à la
ressemblance de son effigie sur un assignat de cinquante livres, et
prend les mesures les plus efficaces pour faire arrêter ce prince*
Si des hommes comme Drouet eussent été chargés de le faire
sauver, ils l'auraient mené en sûreté au bout du monde.
Les Mémoires de M. le dite de Ghoiseul font partie d'une col-
lection que je vous conseille de vous procurer ; c'est la collec-
tion des Mémoires pour servir à l* histoire de la Révolution fran-
Çoiiey publiés par MM. Berville et Barrière.
Ces messieurs, quoiqu'ils disent le contraire, n'osent pas pu-
bliât en entier les Mémoires qu'ils font paraître; ils sont obligés
de supprimer les passages qui seraient offensants pour la famille
régnante. Par exemple, ils ont été obligés de réduire d'un tiers
les Mémoires de madame Gampan, femme jde chambre de la
îm ŒCTRES POSTHUMES DE STKKDUAL.
Marie-AloiocHc, qm panimmi «bns od mois. Madame
Canpan conlnmil on peu les idées de martyre qa*oo veot noas
dooœr sur celle priocesBe si bdle et si malheofeose.
A profios de mémoires, je tous conterai one anecdole peu
comme, même eo France, sur les Mémoires du cardinal de Relz^
Van des chels-d*œavre de m>lre lîllérauire. Od sait que le car-
dinal, qooiqne écrÎTant 4ians sa Tieillesse, avait raconté plu-
sicors anecdotes plantes. Jamais les femmes n^ont eu tmt
dlnihieoce,^» France, que du temps de la guerre de la Fronde.
Une antre raison rendrait ces anecdotes extrêmement précîeases;
c^est que b galanterie se ressentait encore alors des mœars
fortes du moyen âge; il y avait nne chaleur de passion, une sm-
eériié de dévouement qui, plus tard, ont disparu de la haute
société européenne.
Les Mémoires du cardinal de Retz passèrent, avant d'être pu-
blies, par un couvent de religieuses de la Lorraine. Ces bonnes
religieuses efliaeèrent, avec le plus grand soin, toutes les anec-
dotes c;alantes. A Tépoque du Directoire, en France, Rewbell,
l'un d4]ft directeurs, se 6t prêter, par la Bibliothèque nationale,
le manuscrit original des Mémoires de Betz, et s'assura qu'avec
de Vacide muriatique et de Teau il serait possible de faire dispa-
raître Tencre avec laquelle les religieuses de Lorraine avaient
effacé un grand nombre de lignes.
Au moment où le directeur Rewbell était occupé de sa dé'
couverte, survint la révolution qui le renversa. La France fut
privée d*un magistrat médiocre, mais, ce qu*i1 y a de vraiment
fâcheux, c'est que, dans la bagarre le manuscrit des Mémoires
de Betz fut égaré. Il se trouve peut-être aujourd'hui chez quel-
que épicier, qui le distribue avec son poivre comme du vieux
papier.
Il est on autre genre de Mémoires auquel il manque ce qui
fait le principal charme des Mémoires : la qualité d'avoir été
écrit par une personne qui, sûre que son manuscrit ne serait
imprimé que longtemps après sa mort, y parlait avec une frân^
chise allant jusqu'à la naïveté.
On vient de réimprimer les Mémoires de mistress Belamy,
traduits en français, et les Mémoires de viademoiselle Chiron,
LETTRES A SES AMIS. 189
Ces derniers sout pleins de préteniiou, comme mademoiselle
Clairon elle-même, et, de plus, assez ennuyeux. Il n'y a d'inté •
ressant qa*une histoire de revenant; mais celte histoire, il faut
l'avouer, fail dresser les cheveux à la tête. Les Mémoires de
mistress Belamy ne sont intéressants pour vous que parce qu'ils
sont précédés d'une notice sur les mœurs anglaises. Vous y
verrez la manière dont nos littérateurs actuels, qui ont peur de
Shûkspeare, traitent les compatriotes de ce grand homme. Cela
est d'un ridicule rare, et je vous invile à ne pas prendre la
chose au tragique et à ne pas vous en fâcher. Si le général Pillet
vous a calomniés, lord Blainey et M. Scott nous Tont bien rendu
dans leurs voyages.
Talma va donner \e& Mémoires de Lekain, c'est-à-dire une
Notice sur Lekain. Le public ici est amoureux des Mémoires.
Tant mieux pour lui et pour les libraires; car, d'ici à vingt ans
nous en verrons de bien curieux.
L'hiver dernier, M. le prince de Talleyrand, Thomme de
France qui a Tesprit le plus vif et les passions les plus viles, a
fait lire deux volumes de ses Mémoires à ses amis. Ces deux
volumes sont la peinture des moeurs de l'ancien régime, de
nsOà 1793. Les Mémoires de l'ancien évêque d'Autun auront
dix volumes in-8°, et donnent un tableau remarquable de la- po-
Hce militaire sous Napoléon.
l<es Mémoires du général Ricard seront les plus intéressants
ûprèsccux de M. de Talleyrand. Le général Ricard fut ami de
Napoléon, quand celui-ci n'était que capitaine. Il est difficile d'a-
voir plus d'esprit que le général Ricard; c'est lui qui fut chargé,
^ 1814, d'aller donner ce hoax au congrès de Vienne; il mys-
tifia complètement le congrès, en parlant dans toutes les sucic-
^ de Vienne d'une armée de deux cent mille hommes, en
France, prête à agir, et fut cause ainsi que la Saxe ne fut pas
partagée. C'est M. de Talleyrand qui inventa cette excellente
mystiflcation.
Mais je m'aperçois que cette lettre est déjà trop longue. Je re-
mets à l'ordinaire prochain de vous rendre compte de sept à
huit ouvrages d'une assez louable médiocrité, et qu'il peut être
avantageux de consulter; par exemple, V Histoire de la Musique
11.
190 ŒUVRES POSTHOMES DE STENDHAL
en Italie, du comte Orloff; les Voyages des frères Bachemlk,
officiers français de la garde impériale, persécutés par le goa-
vememenl actuel.
LXXVl
A MONSIEUR , A LONDRES.
Paris, le i^^ septembre 1822.
Des acteurs anglais sont venus à Paris; ils y ont essayé des
pièces de Shakspeare. D'abord ils ont joué sur un théâtre fort
grand et essez bien disposé. La recette a été de cinq mille franes;
jusque-là tout était bien ; mais ce théâtre, situé au débouché des
rues Saint-Denis et Saint-Martin, est fréquenté d'ordinaire par
les commis des marchands de la rue et du faubourg Saint-Denis.
Ces jeunes gens ont coutume d'aller chercher au théâtre de la
Porte-Saint-Martin les événements épouvantables du mâo-
drame et les tyrans qui dissimulent. Occupés toute la journée à
mesurer du calicot, le mélodrame leur semble admirable ; c'est
tout simple, ils ne connaissent pas mieux, et plusieurs, dit-on,
ont pris Shakespeare (qu'ils prononcent Gha-kes-péare) pour ao
aide de camp du duc de WeUington.
Pour des spectateurs placés dans de telles conditions, tout
développement de passion semble ennuyeux ; il leur faut uae
succession rapide de coups de poignard et de changements de
décoration. 11 y a beaucoup de ces choses-là dans Shakspeare,
mais elles y sont amenées par le dialogue et la marche natu-
relle des passions; au lieu que dans le mélodrame le dialogue
n'est calculé que pour amener des coups de poignard, des enlè*
vements, des cachots et des sauts par la fenêtre.
Les commis de la rue Saint-Denis ont trouvé Otello (la pièce
de début des acteurs anglais) d'un ennui mortel. Dès qu'ils se
sont aperçus qu'ils ne comprenaient pas l'anglais, ils se sont mis
à siffler. Au troisième acte, tout à coup, Hs ont été saisis d'uoe
LETTRES A SES AMIS. 191
terreur panique, et, trois à quatre cents jeunes gens, oubliant
rhooneur national, se sont mis à se sauver en escaladant la
scèoe et passant par-dessus le malheureux orchestre. Dès lors,
apparition des gendarmes, désordre abominable et fin de la
première soirée.
Le second jour, il y avait trente mille curieux et deux esca*
droDs de gendarmes sur le boulevard de la Porte-Saint-Martin.
Les acteurs anglais ont été siffles dès la première phrase de r£-
cole de la médisance de Shéridan. Mais ici. le public était tout
autre; les prix avaient été augmentés ; le parterre, cette fois,
était rempli de jeunes gens fort bien vêtus, et le tapage avait
quelque chose de moins vulgaire et de plus concerté.
Il m'est pénible d'avoir à révéler certaines petites intrigues,
assez peu honorables, de gens qui ont toujours beauconp d'es-
prit et souvent une conduite fort noble et fort approuvée du pu-
blic L*on ne peut se dissimuler que le Miroir, le Constitution'
^^t le Courrier français et les Débats ne disposent, en fait de
^tacies, de roptnion de la jeunesse de Paris.
n n'y a d'exception que pour les élèves, assez nombreux à la
véilé, d'un jeune professeur ^ plein de talent et surtout d'élo-
quence, qui, pendant quelques années, a donné un cours de
philosophie, et auquel il était réservé de faire paraître trop peu
spacieuses les salles les plus vastes des collèges où on lui per-
mettait de paraître. Ce jeune philosophe, puissant par la parole,
et Ton peut dire digne émule du grand homme (Platon), qui est
l'objet de son culte exclusif et dont il prétend ressusciter la phi-
losophie; ce jeune professeur, parlant de littérature avec bonne
foi) et ne songeant nullement à se ménager nue place à TAca-
<lémie française, disait à ses quinze cents auditeurs : « Quant au
ibéàtre, 6 mes élèves ! livrez-vous bonnement et simplement
aux impressions de votre cœur; osez être vous-mêmes, ne son-
gez pas aux règles. Elles ne sont pas faites pour votre âge heu-
reux; vos cœurs.sont remplis de passions brûlantes et généreuses.
Placez- vous hardiment sous les portiques des théâtres i vous en
savez plus que tous les rhéteurs; méprisez les la Barpe et leurs
* M Victor Gottstn.
402 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
successeurs, Us n'ont écrit que pour faire des livres. Vous, for-
més comme vous l'éies par dix ans de travaux sérieux et
d'études approfondies, livrez-vous à vos impressions. Généreuse
jeunesse, vous aurez toujours raison quand vous pleurerez, et
les choses dont vous rirez auront toujours une tendance vrai-
ment ridicule. »
Ce qui précède n'est qu'une ombre, une contre-épreuve im-
parfaite, un souvenir effacé des brillantes leçons prononcées par
cette voix éloquente, qui se tait aujourd'hui, et qui était écoutée
avec tant de respect.
L'on peut dire que ce jeune professeur a appris, à tout ce qu'il
y a de distingué dans la jeunesse, à oser, au théâtre, être soi-
même et n'écouter que ses propres impressions. Mais le bienfait
des hautes leçons du Platon moderne a été restreint à ceux des
jeunes gens qui ont assez de fortune, et par conséquent assez de
loisir, pour approfondir des études qui ne sont que de simple
agrément. 11 serait souverainement injuste de faire un crime à
plusieurs élèves des Ecoles de droit et de médecine, soutenus à
Paris par des sacrifices pénibles de la part de leurs familles, de
M'avoir pas consacré six mois d'un temps précieux à se &ire
une idée juste de ce que doit être la littérature en général, et en
parliculier la littérature dramatique, en l'an de grâce 1822.
Le Miroir y journal rempli d'esprit, dé brillant, d'à-propos, et
qui donne souvent le plaisir de deviner des énigmes piquantes ;
le Constitutiomiel et le Courrier français, qui, dans leur partie
littéraire, oiTreutdes articles marqués au coin d'une raison pro-
fonde ; les Débats, journal un peu jésuitique, mais plus profon-
dément littéraire peut-être qu'aucune autre œuvre périodique
de l'époque; les quatre journaux que je viens de nommer, dis-
je, se partagent l'opinion littéraire de toute la jeunesse qui n^a
pas eu le loisir d'approfondir des objets d'un intérêt un peu fu-
tile. Mais les trois premiers, le Miroir, le Constitutionnel et le
Courrier y désignant souvent la jeunesse par le nom et jeunes
barbares, ont acquis sur elle et ses opinions littéraires uu em-
pire sans bornes. Cet empire n'est nullement partagé par les jé-
suitiques débats, dont on se méfie.
Ma tâche ici devient bien pénible ; je dois être ingrat, je dois
LETTRES A SES AMIS. 193
dire du mal de gens qui, tous les malios, me font passer une
heure agr^ble. Je proteste que j'ai la main forcée par la vérité,
ou par ce que je prends pour elle ; je décline d'avance toute in-
terprétation offensante.
Après ce préambule nécessaire , entrons courageusement en
inatière. Ne serait- il pas possible que parmi les rédacteurs des
trois journaux qui se partagent Tempire, sur Topinion des
jeanes gens qui, par leurs occupations sérieuses, n'ont pas le
temps de se faire une opinion littéraire, quelques-uns eussent
fait le petit monologue suivant :
«Il y a cinquante ans que Ton souffrit que la musiqi.e ita-
lieoDc fit entendre à Paris ses accents séducteurs. Cette espèce
de vanité puérile , que nous avons décorée du nom d' honneur
national, et nous avons nos raisons pour cela, a eu beau com-
haltre pour la musique française, après cinquante ans de gueire,
Feydeau et le grand Opéra vont tomber écrasés sous les coups
que leur portent Topera Buffa et madame Pasta. Feydeau et le
grand Opéra, ou ne chanteront plus, ou chanteront comme on
chaule rue de Louvois. G*est bien là ce qu'on appelle, dans les
^rts, être anéantis. La musique des Prétendus semble ridicule,
o^me aux bourgeois de la rue Saiut-Deuis, et le jeune Nourrit,
qui va succéder à son père de brillante mémoire, chante comme
Oû chante à Louvois.
« Telle est la vive image du sort qui nous est réservé. Shak-
speare va nous jouer, à nous, auteurs actuellement estimés des
vaudevilles, des comédies et des seules tragédies qui aient la
vogue, le même tour que Mozart, Rossini et Gimarosa ont joué
à Lesueur, à Grétry, à Lcmoine et à Berton. Nos tragédies et
DOS vaudevilles rapportent à plusieurs d'entre nous dix mille
francs par an, outre un peu do gloire. Si nous laissons jouer
^hakspeare en anglais à Paris, voici le sort qui nous menace :
«Quelque maudit directeur de théâtre du boulevard, au lieu
'^ payer un droit d'auteur, pour des mélodrames nouveaux, à
M. Guilbert de Pixérécourt ou à M. Caiguez, aura l'idée de cou-
per avec des ciseaux une trentaine de pages dans VOtello ou
<ïans le Richard IIl de Shakspearc , si mal à propos traduit de
^'anglais par madame Guizot , et nous verrons ces pièces don-
i94 ŒUVRKS POSTHUMES DE STENDHAL.
nées ccmime mélodrame. La irobième oo quatrième que Von
essayera ainsi aura un succès fou. Quelque prince oCi qnekiue
homme riche engagera Talma, ligier ou mademoiselle Mars à
apprendre un rôle dans quelque tragédie de ce Shakspeare ; on
osera représenter cette tragédie, ainsi montée, à la campagne ou
à Paris, sur quelque théâtre particulier. De ce moment*lày et ce
moment peut arriver dans trois ans ; dans ce siècle» où tout ga-
lope, Sylla et Rcgulus paraissent ennuyeux. Que sera-ce donc
des pièces que nous autres nous avons en poriereuilie^
« Le remède est simple; persuadons à la jeunesse qu'elle fera
un acte de patriotisme en sifflant les acteurs britanniques. Fai-
sons-les siffler d'une manière outrageuse, et avant qu'ils aient
pu ouvrir la bouche. Qui sait même si Ton ne lancera pas à ces
maudits acteurs quelque pomme cuite ou quelque orange^?
Alors le triomphe de la bonne cause est assuré ; les acteurs ef-
frayés regagneront TAngleterre, et nous serons peut-être déli-
vrés pour dix ans de la crainte du Shakspeare. »
Je ne sais si ce monologue a eu lieu, mais tout ce qu'il an-
nonce est arrivé exaclemeni comme il Tannonce, à la Porle-
Saint-Blarlin. Toute la vieille Académie française, ou du moins
les principaux membres de ce corps, autrefois si considéré, ont
joint leurs anathèmes classiques aux anathèmes politiques des
journaux en faveur auprès de la jeunesse. Les acteurs anglais
ont été chassés, par des pommes cuites, du théâtre de la Porte-
Saint-Martin. Mais, accoutumés, à ce qu'on dit, à un pareil trai-
tement de la part de ce qu*on appelle, en langage de théâtre, en
Angleterre, les gods ( ce sont les matelots qu'on laisse entrer à
moitié prix, à huit heures et demie, dans les théâtres royaux de ^
Govent-Garden et de Drury-Lane), les acteurs anglais ont tenu
bon et ont eu Finsolence, malgré les anathèmes du Miroir et les
épigrammes de M. de Jouy, de donner dix-huit représentations,
sur le plus exigu des théâtres de Paris, dans la grange qu'on ap-
pelle un théâtre, rue Ghanlereine. Là, par un autre malheur,
une mademoiselle Rosina Penley s'est fait une grande réputation.
J'ai vu Talma et mademoiselle Mars, placés à côté l'un de Tau-
* liittorique.
LETTRES k SES AMIS. 195
ite, applaadir avec trauspori à la manière dont mademoiselle
Penley a jone le premier acte de Bornéo et Juliette, et le rôle
tout entier de la Jeune Femme colère. Malheureusement ce suc-
cès a été stérile : toute la haute société est à la Campagne; c'est
la classe qui, à Paris, sait Tanglais.
II y a eu peu de spectateurs à la rue GbaDtereine, et surtout
ces spectateurs n'appartenaient pas à la classe dont nous regret-
toosTabsence. Nous les avons vus, dans Hamlet, se moquer des
sons physiques de la langue anglaise, et toutes les fois que Ton
<loiuiail à Gertrude, la mère d*Hamlet, son titre de reine qui, en
anglais, se dit Queen, et qui, il faut bien Tavouer, au grand dé-
triment de Shakspeare, se prononce kouine, nous avons en-
inxlii beaucoup de jeunes gens du parterre répéter en se mo-
<|Dant: Oh! oh! kou-ine! kou-inel II était facile de distinguer,
dans ces exclamations de mes voisins, la mauvaise humeur d'une
petite vanité déçue dans son attente. Ces braves spectateurs
croyaient savoir Tanglais ; ils se donnaient peut-ôtre, dans leurs
coteries littéraires, pour savoir Tanglais; et ils ont vu qu'ils ne
comprenaient pas Shakspeare.
11 fallait bien se venger de ce désappointement, insupportable
pour nne petite vanité. De là, les épigrammes du Miroir et les
recherches savantes sur la manière dont quelques matelots an-
gles ivres reçurent, il y a soixante ans, des acteurs français qui
Gèrent donner des représentations à Londres, sous la direction
<IeMonet. C'était dans un moment de crise, la populace de
U&dres était irritée du mauvais succès d'une guerre maritime,
et Tenait de forcer le gouvernement à faire fusiller le pauvre
«niral Byng. Le Miroir nous a gravement proposé cette con-
<hHle pour modèle, à nous Français de Tan 1822.
Aurions-nous donc un si grand tort, si nous disions aux jeunes
gens qui se prétendent philosophes et qui trouvent si étrange
que reine, en Anglais, se prononce kouine :
< Eh, messieurs, laissez-nous nos plaisirs qui ont le malheur
âe n'être pas les vôtres! S'il est vrai que les acteurs anglais
CDnuient, le combat finira faute de combattants; ils seront bien
obligés de plier bagage, quand personne ne viendra les voir
KMier. Quoi, messieurs, vous voulez empêcher les plaisirs des
196 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
autres, uniquement parce que vous ne comprenez pas l'anglais?
Quelle petite jalousie! Vous vous prétendez libéraux et vous
vous livrez à une tyrannie aussi absurde ! On ne vous dispute
pas voire nombre ; vous êtes quatre mille ; cent d'entre vous
peuvent louer dix loges, cent autres occuper le parterre, et
vous empécberez de jouer tous les acteurs que vous voudrez *.
C'est le triomphe du nombre. Mais le lendemain d'une si hon-
teuse victoire, cessez d'élever si haut la bannière de la Raison,
cessez surtout de vous parer du nom de libéraux, de philo-
sophes, et de demander pour tous les Français le libre exercice
de leurs droits naturels; autrement, vous me rappelleriez
malgré moi l'immortelle comédie du Tartufe, et je m'écrierais
aussi :
« A'ous êtes libéraux, et vous persécutez I »
LXXVII
A MONSIEUR VAN P..., A Ï'ARIS.
Vincennes, le 4 septembre iS22.
Je me surprends souvent à me trouver plus heureux que
lorsque j'avais vingt ans. Cependant je vais atteindre la qua*
rantaine.
Je me repeuts de ne m'ètre pas mis un samedi, en 1805.
quand j'avais vingt ans, à faire la liste de mes actions de toute
la seniaine. Je n'ai rien à objecter aux actions que j'ai faites
comme utiles (actions pour me faire des protecteurs, pour ga-
gner de l'argent, etc.), ou faites par devoir, comme marquer ma
reconnaissance à l'oncle qui a élevé ma jeunesse.
Mais c'est aux actions que j'ai faites comme agréables que j'ai
beaucoup à dire. La plupart des choses ^ue je faisais comme
agi'éables, en 1805, étaient agréables pour les jeunes gens de
bon ton que je voyais, pour les jeunes gens élégants plus âgés
* Historique, à la Porle-Saint-Martin.
LETTRES A SES AMIS. IVH
que moi ; mais» dans le fait, ne me faisaient nul plaisir. Voilà
pourquoi je suis plus heureux en 1822 : je ne fais que ce qui
me cause réellement du plaisir.
SOURCE DE RIDICULE.
Un homme d'esprit, qui voit un jeune homme se porter,
comme à un plaisir, à une chose qui réellement Tennuie, a une
occasion superbe de se moquer do lui ; car Vennui transpire, il
se voit. Au contraire, rien ne donne un air plus respectable à
uo jeune homme que de le voir s'abstenir d'une action qui plail
à tous les jeunes gens, uniquement parce qu'elle l'ennuie.
II n'y a que l'exception de la mauvaise honte.
Rien n'est ridicule comme de voir Charles, âgé de vingt ans,
Qoi prend un plaisir qui Teunuie, pour imiter son ami Adolphe,
^gé de vingt-huit ans, jeune homme de bon ton qui, dans le
tond, s'ennuie aussi de cette choSè. J'ai vu un homme de qua-
rante ans faire rire toute une société, pendant six mois, de la
prétention de Charles et d'Adolphe.
Faire un samedi, jour par jour, lundi, mardi, etc., la liste de
lOQies les actions qu'on a faites, comme amusantes, dans la
semaine, et se demander (mauvaise honte à part) : Ai-je eu du
plaisir réellement ? *
{En note): Remettre, sous enveloppe, au n** G5.
Lxxvin
A MONSIEUR ..., A LONDRES.
Paris, le 7 septembre 1822.
M. de Jouy, le poète libéral, s'est mis dans une grande colère
contre Shakspeare. Son journal, le Miroir, d'hier, est rempli de
la diatribe la plus comique et la plus violente dans l'expres-
sion contre cetle plate pièce nommée Homéo et Juliette.
C'est tout simple, M. de Jouy est l'auteur de St///a, tragédie
196 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
qui est arrivée à sa cinquanlième représentation. M. de Jooy
est un homme d'esprit, qui a abandonné plusieurs des absur-
dités du théâtre français; par exemple, les amours postiches,
les confidents philosophes impassibles, etc. Dans sa tragédie de
Sylla, il a osé imiter le célèbre dialogue de Montesquieu, inti-
tulé Sylla et EucraU. Il a osé peindre un grand caractère et
lui faire dire des mots simples. Gela est évidemment contre le
génie du théâtre français, cela est évidemment une imitation de
Shakspeare.^M. de Jouy, au talent près, est comme Voltaire; il
se rapproche de Shakspeare, il Timite; mais il voudrait bien
qu'il ne fttt connu que de lui seul.
M. de Jouy, Tun des personnages les plus marquants de la
littérature^ française, est né au petit village de Jùuy près Ver-
sailles, c'est pour cela qu'il s'appelle de Jouy. il a été fort bel
homme. Après deux ou trois années passées à Pondichâry, dans
l'intimité du gouverneur et de la gouvernante, il commença à
devenir célèbre dans la colonie; il eut tant de bonnes fortunes,
que madame la gouvernante fut jalouse : ils se sépareront. Cette
femme généreuse 6t de Jean un sous-lieutenant. Ce fut alors
(comme il fallait être noble pour devenir officier) qu'il prit le
nom de Jouy.
Un jour, dans l'Inde, lui et un ami entrèrent dans un temple,
pour se mettre*Si l'abri d'une chaleur insupportable. Ils y tron-
vèrent la prêtresse, espèce de vestale. Il sembla plaisant à M. de
Jouy de la rendre infidèle à Brama, sur l'autel même de son
dieu. Les Indiens s'en aperçurent, accoururent en armes, cou-
pèrent les poignets et ensuite la tête à la pauvre vestale, scièrent
en deux l'officier, camarade de l'auteur de Sylla, qui, après la
mort de son ami, put monter à cheval et galope encore.
Le sous-lieutenant de Jouy se battit fort bien, il monta en
grade et enfin revint en France, il y a une vingtaine d'annés,
avec une jolie fortune et une bonne réputation militaire. 11 a fait
de jolis vaudevilles et deux ou trois tragédies. L'une, Tipoo-
Saeb, est tombée malgré les intrigues infinies de l'auteur. La
dernière, Sylla, a eu et a le plus grand succès, grâce à Tahna,
qui a imité tous les gestes de Napoléon.
M. de Jouy étant l'un des personnages les plus influents de la
LETTRES A SES AMIS. 199
littérature française, j'ai saisi roceasion de vous le faire con-
naître. Les plates injures qu'il dit à Shakspeare laissent soup*
ÇOQoerqni a préparé les scènes indécentes et étonnantes do
tbéâtre Saint-Martin. Les ailleurs tragiques français ont une
peur horrible de Shakspeare. M. Peniey leur a joué un tour
abominable ; miss Peniey a eu un tel succès dans Jeane Shore
(qne le Constitutionnel^ journal libéral, appelle Jam Soun), que
les auteurs du boulevard fabriquent dans ce moment'trois mé-
lodrames intitulés Jeane Shore, ainsi que je vous Tai dit. Toute
la haute société est à la campagne ; or c'est la haute société
qui apprend l'anglais et achète la traduction de Shakspeare,
par madame Guizot. Si M. Peniey peut se soutenir jusqu'au
mois de décembre, le tbéàtre anglais est pour toujours établi à
l^aris. Si jamais on y voit M. Rean, faisant Richard III, comme il
ressemble beaucoup phis à Napoléon dans ce rôle, que Talma
^ Sylla, c'en est fait de la tragédie de Bf . de Jouy.
^ succès de mademoiselle Peniey va en croissant. Tout le
nooQde convenait, à la représentation de Juliette, qu'elle était
^ au-dessus de mesdemoiselles Ducbesnois et Georges, les
deux premières aLCirices du Théâtre-Français. Mademoiselle Pen-
iey a une simplicité et un pathétique que l'on n'a pas vu depuis
longtemps en France. Il serait curieux qu'elle fît goûter, cet
^iver, les principaux chefs-d'œuvre de Shakspeare. En ce cas,
adieu les réputations de MM. de Jouy, Ârnaut fils, Delavigne,
ocelot, Bis, Guiraud, etc., etc. Chacun de ces messieurs a fait
^ on trois tragédies en style épique ; les vers sont ronflants,
^isles pièces sont d'un ennui mortel. Les personnages s'y
<^ûduisent en dépit du sens commun, les vers sont copiés d'a-
près ceux de Racine. Je parierais que dans vingt ans l'on jouera
^ France Shakspeare traduit en prose.
^ la Morale appliquée à la politique, par M. de Jouy de l'Âca-
^\e française, i volume in-8".
tf. de Jouy est le Book-Maker ^ à la mode; c'est un homme
aimable^ et ses livres aussi sont aimables, mais sans aucune pro-
^eur; cela même est un avantage qui se paye fort cher. La
* Faiseur de livres.
20U ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
profondeur serait un défaut dans le vrai Book-Maker. Un livre,
pour se bien vendre, doit : i° avovr un joli tibre ; T être écrit
sur un sujet à la mode ; 5<» é(r« facilement compris.
Or, maintenant, rien de plus à la mode que les ^scussions
politiques, tantôt sur la meilleure forme de gouvernement,
taniôl sur les chances de succès des deux partis ultra et libé-
ral, M. de Jouy a lu les Garanties de M. Dauuoii, \e&Pnncipes
politiques de M. Benjamin Constant; il a traduit les idées de ces
messieurs eu style de journal ; il s'est vanté daus le Constilutùm'
nel et le Miroir ^ dont il fait; la fortune, et voilà un livre dont on
vend deu\ mille exemplaires et qui rapporte six miUe francs à
son auteur.
Du reste, le livre est amusant, la morale surtout est excel-
lente. Le but de Touvrage est de prouver que toute cruauté re-
tombe tôt ou tard sur le parti qui la conseille au gonvernemenl.
Mais c'est un livre que les gens instruits ne lisent pas, ils ont vu
les mêmes choses mieux dites ailleurs.
Précis de Vliistoire de la Révolution française^ par Rabaot
Saint-Etienne, un volume in-S"".
Voici un original et du premier mérite; Tédition que je vous
aimonce est Li cinquième.
Me permettrez-vous, à ce sujet, de vous nommer les quatre ou
cinq volumes qu*un étranger qui arrive en France doit lire pour
a^oir une idée de notre révolution :
1'' D'abord, le livre de Babaut Saint-Étienne.
2^ Ensuite les deux intéressants volumes intitulés Mémoires
de madame Roland.
S'^La réfutation de l'ouvrage^ de madame de Staël, par
M. Bailleul, ancien député, qui fut un des plus courageux en-
nemis de Bobespierre. M. Bailleul a endn expliqué le pourquoi
et le comment de cette époque aiïreuse : la Terreur. Ou con •
spirait sans cesse contre le gouvernement, on conspirait sur
tous les points de la France. Par exemple : M. le baron d'Im-
bert livrait Toulon aux Anglais. Les autorités locales n'avaient
pas le temps de demander des ordres à Parts; il fallut donc
Voir la lellrc du 17 juin 1818, page 73.
LETTRES A SES AMIS. oo|
donner un pouvoir immense aux autorités locales; mais de quels
hommes composer ces autorités?
Tous les nobles, tous les riches n'aimaient pas la République
ei conspiraient conlre elle. On fut réduit à composer dans toute
la France les autorités locales avec des maçons, des cordon-
niers,des charpentiers, des ouvriersen un mot. A quelquesexcep-
lions près, c'était la seule classe qui aimât le système républi-
cain. Ces gens firent non-seulement des sottises, mais, méfiants à
'excès, ils prirent peur et se lancèrent dans la carrière du sang.
4"» Après les deux volumes de M. Bailleul, je conseillerais à
l'étranger les Tablettes chronologiques de M. de Montgaillard.
M. (le Montgaillard est un homme très-fin, qui sait la vérité sur
loul et méprise tous les partis. Imprimant en 1821, il n'a pas
osé dire tout ce qu'il sait; mais du moins il ne dit jamais rien
de faux et souvent fait deviner une vérité impossible à imprimer
aujourd'hui.
5" Muni des lumières contenues dans les volumes que je viens
dmdiqner, l'étranger pourra lire l'histoire de M. Bertrand de
Molleville. Au talent près, c'est le Clarendon de la famille de
Bourbon. Le livre de M. de Molleville contient les aveux les plus
précieux.
L'éiranger pourra terminer son petit cours de l'histoire de la
dévolution de France par :
6' l'Histoire de la guerre de la Révolution, par le général Ma-
lliieu Dumas, dix volumes in-8'.
Le général Dumas est encore un hpinme d'infiniment d'esprit,
<|uine dit pas tout ce qu'il sait, et qui flatte tout ce qui a eu du
pouvoir; par exemple, le maréchal BerLhier, le fameux secré-
•^•fe militaire de Napoléon. Du reste, il écrit fort bien et ne
''i^^iH pas en choses importantes.
Au moyen des six ouvrages indiqués ci-dessus, l'étranger
5e«"a à même de se former une idée juste de la France. La lec-
tore da dernier ouvrage est même une lecture de luxe et qui
Jï'esi nécessaire que pour la personne qui veut approfondir la
^Qrieuse lutte des monarchies de l'Europe contre les idées ré-
Hblicaines. Cette lutte à mort entre deux principes opposés est
^in d'être encore terminée.
202 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Le curieux irouveni les détaHs les plus iotéressâDts sur la fa-
mUle régnante dans on petit volume ui-8* qui se vend un loaîs
actaellement à Paris, et qui est intitulé:
Mémoires du comte de Vauban, relatife paiticulièremoit aux
affaires de la Vendée et au débarquement de Quiberon.
M. de Vauban, descendant du célèbre ingénieur et maréchal
de ce nom, était un émigré plein de courage. Ces Mémoires sont
authentiques; l'histoire de leur publication est romanesque.
C'était un des morceaux les plus curieux des Mémoires de Fou-
ché; je vous conterai cette histoire si elle vous intéresse.
LXXIX
A' MADAME G..., A GREHOBLE.
Paris, le 30 septembre 1822.
A celte époque de Tannée, où la dispersion de la société rend
le séjour de Paris assez maussade, le plus mince événement est
une sorte de bonne fortune. Un de mes amis, à Londres, a donné
une lettre pour moi à un Anglais fort désireux de voir la France.
Sir John Armitage ne manque ni d'origiuaHté ni d'esprit. Afin
que vous puissiez en juger, ma chère amie, je vous envoie ce
qu'il a écrit, jusqu'à ce moment, sur son voyage : c^est le reflet
très-fidèle de sa conversation.
JOURNAL DE SIR JOUN ARMITAGE.
Calais, le 21 septembre 1822.
L'orthographe de mon nom, qui est française, m'a toujours
donné le vif désir de voir la France et particulièrement la Nor-
mandie, pays où nous avons toujours dit, dans la famille, que
nos ancêtres étaient grands propriétaires quand ils le quittèrent
pour suivre Guillaume le Conquérant, lorsqu'il fondit sur TÂn-
gleterre.
LETTRES À SES AMIS. 205
Je suis né assez pauvre et, par conséquent, hors d'état d'aller
yoyager en France. Ma première jeunesse s'est passée à la
chasse. J'ai trouvé moyen de séjourner six mois aux États-Unis,
sans déranger mon petit budget. Un riche marchand de Liver-
pool, me sachant fort honnête homme, me donna sa procura-
don; j'allai arranger des affaires qu'il avait à Philadelphie.
De retour d'Amérique depuis trois ans, il y a deux mois juste,
le 21 juillet, que je me promenais dans un petit parc dont se
compose toute ma fortune et qui est situé dans les environs
d'York; j'étudiais; je venais de fermer un volume du Voyage en
%pte, de Vohiey, et je déplorais mon sort, qui m'empêche de
voyager, moi qui ai la passion des voyages, quand Tunique do-
niestiquequi compose à lui seul mon petit établissement est
venu, en courant, me remettre une lettre de Liverpool. Je l'ou-
vre, je lis quatre lignes, je tombe à genoux, je regarde ma
iDOQtre, il était exactement onze heures et vingt-deux minutes.
C'est à onze heures vingt-deux minutes, le 21 juillet 1822, que
BHm sort a changé! Un cousin éloigné, assez fier et assez sot,
^eje n'avais pas vu deux fois depuis dix ans, s'est avisé de
nM>Qrir. La mort de ce cousin me laisse le titre de baronnet et
one fortune de mille livres sterling, tout juste.
Ce cousin était beaucoup plus jeune que moi, il n'avait que
vingt-sept ans, et j'en avais trente-six et demi le jour de mon
^bcor Je puis dire que ma vie a changé à onze heures vingt-
deax minutes, le 21 juillet : ma première pensée a été de venir
en France.
Je vais donc voir la France, la patrie de mes ancêtres, ce
P^yssi brillant, û déraisonnable, si singulier, après lequel je
^pire depuis ma naissance, que j'étudie depuis vingt ans ! —
^gré ma très-petite fortune, j'achetais, chaque année, pour
^gt livres au moins, de cartes géographiques et de livres re-
^tifs à la France. Ma passion pour connaître ce pays m'avait
même donné une teinte de ridicule parmi les sept ou huit per-
sonnes que je voyais chacune deux on trois fois par mois.
Telles sont les réflexions qui m'occupaient le 21 juillet, en
rêvant à mon bonheur, et me promenant dans mon petit bois.
-* Sttis-je plus Français qu'Anglais, me disais-je à moi-même?
SOI ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL,
Esl-ce avec raison que mes voisins m'accusent de manquer de
patriotisme? — Mon chien favori, qui a un nom français, Médor,
autre titre à la haine de mes voisins, s'arrêta au moment où je
me livrais aux réflexions précédentes ; Médor attirait mon atien-
tion en attaquant vivement le gazon avec ses pattes de devant
et rejetant la terre en arrière; il faisait la guerre à une taupe;
il chercha pendant longtemps à la saisir.
Voilà mon histoire et celle de mes voisins, pensai-je loul à
coup. VoUà rhistoire de la haine réciproque des Anglais et des
Français. La taupe est heureuse dans son habitation sous terre,
et si elle pouvait parler, elle ne trouverait rien de ridicule
connue rexislence du moineau, toujours perché sur nue hraocbe
de quelque haie, exposé à la pluie et au vent, mis en fuite vingt
fois la journée, par le premier animal que le hasard fait passer
près du buisson où il a fixé son domicile errant. Cet être si mal-
heureux, dit la taupe, erre dans un océan de lumière ; saos
cesse ébloui, ses yeux sont sans doute dans un état de douleur
continuelle : qu*uu moineau est un être malheureux ! Toute sa
vie n'est qu'un enchaînement de positions désagréables et de
contrariétés.
L'histoire du moineau et de cette taupe, c'est Thistoire de
l'Anglais et du Français.
Quelle horreur, dit FAnglais, n'être pas seul dans sa niaisoui
u* habiter qu'une malheureuse tranche de bâtiment, avoir un
étranger à Télage au-dessus, un autre étranger à Tétage au-des-
sous, être exposé à rencontrer ces gens-là dans l'escalier une
fois par jour, peut-être deux ! Quelle contrariété! Être peut-être
Tobjet secret de leur curiosité, être peut-être examiné par eux,
quelle horreur !
Les réflexions du moineau sur la vie de la taupe m'occupèrent
aussi une partie de l'iieureuse matinée du 21 juillet ; j'en fais
grâce aux lecteurs de mon Journal, si jamais il en a.
J'ai voulu peindre mou caractère. Un homme arrive d'Egypte
et me dit : Ah ! monsieur, il n'y a rien d'imposant comme le
spectacle des trois pyramides, s'élevant immobiles au-dessus
d'une mer de sable.
Avant de laisser aller son âme à la sensation de ce spectacle
LETTRES A SES AMIS. 205
imposant, od se dit : Mais qael est l'homme qui me parle? mé-
rite-t-il quelque coufiauce? — C'est peut-être un homme très-
respectable et très-sage, trop sage peut-être! Sent-il comme
mol ? Si Ton avait passé deux soirées avec cet homme, sou récit
ioléresserail cent fois davantage ; on saurait juste ce qu'il y a à
retrancher de ses récits pour savoir la vérité.
Eh bien, j'ai regardé avec un microscope ce qui s'est passé
dans mon âme pendant les deux jours mémorables de ma vie,
les^l et 22 juillet 1822. J'ai conté à mon lecteur, avec une
parfaite naïveté, tout ce que j'ai pensé et senti. Par ce moyen,
il me connaît déjà un peu ; il sait que j'ai près de trente-sept
ans. Je suis un assez bel homme ; j'ai les cheveux et les yeux
très-noirs. J'étais grand chasseur, mais depuis longtemps c'était
moins le goût de la chasse qui me portait à faire la guerre aux
perdrix du voisinage, que le manque de Targent nécessaire pour
me livrer à quelque passe-temps plus agréable. Souvent, voyant
un joli oiseau à portée de mon fusil, je me suis dit : je vais
changer cet être si joli et si propre en un quart de livre de
chair morte, et, au lieu de tirer, je m'en suis approché douce-
ment et ai tâché de l'observer de près, sans lui faire peur. Voilà
un des traits de ma vie qui ont le plus diminué l'estime que mes
voisins avaient pour moi. Gomme j'ai T imagination tendre et
imprudente, un jour que j'avais épargné un joli chevreuil qui
Tenait à moi au petit trot, j'eus la faiblesse de conter mon action
à une jolie fille dont j'étais amoureux; mais elle avait l'àme
commune, elle rit de ma sottise et en fit part à la société. Je
m'aperçus ce jour-là que je m'étais encore lromjE>é. Ce fut deux
mois après que je saisis l'occasion d'aller en Amérique sans
dépenser une guinée.
Je viens d'écrire ce qui précède dans le petit hôtel de Saint-
Nicolas, à Calais. J'abhorre l'insolence des grands hôtels. Une
journée où je me suis mis en colère est perdue pour moi; et
quand je me vois faire une insolence, je m'imagine que l'on me
méprisera si je ue me fâche point. J'ai donc choisi le petit hôtel
de Saint-Nicolas, situé dans un coin de la ville, près la grande
place du Phare à la vérité, mais dans une rue écartée, située
derrière le mur de la ville, du côté de la mer. — J'avais beau-
1. 12
206 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
coup de mai de mer ce malin, à midi, en arrivant à Calais; j'avais
froid. Sur ma mine anglaise, l'hôtesse de Saint-Nicolas a voula
me faire du feu dans une chambre à part. Dieu m'en préserye,
me suis-je écrie, je veux me chauffer au feu de votre cuisine.
Deux remarques déjà sur ce peu de mots. D*abord, j'avooerai
que j*avai8 la vanité de croire savoir parler français; depuis
vingircinq ans je me donne assez de peine pour cela. Or mon
hôtesse ne m*a pas entendu ; j*ai été obligé de répéter trois fois.
Ensuite, quand on m*a eu compris, j'ai vu que mon Dieu hCen
préserve était une exclamation beaucoup trop énergique et
beaucoup trop sérieuse pour une chose aussi simple, que de
préférer rester dans la cuisine au lieu d'aller seul dans une
chambre. J'avais la Dublesse de ne vouloir pas être Anglais. Je
me suis dit, si je dis simplement et froidement : J'aime mieut
rester près du feu de la cuisine, on trouvera cela sec et bieo
anglais; il faut faire quelque avance à ces gens-ci pour qu'ils
me parlent. Quel plaisir d'entendre parler français à des Fraa-
çais ! Dieu, qui me l'eût dit il y a trois mois ! Ah ! mon coosio,
mon grand cousin, quel service vous m'avez rendu !
Calais, le septembre.
J*ai dîné avec trois courriers et quatre commis porteurs d'ar-
gent de la maison Rothschild ; ce sont des gens pris aussi daos la
classe des courriers. Mes courriers, tous gens enluminés, de
trente à trente-cinq ans, sont de petits bourgeois fort gais et
d'un caractère très-ouvert. On voit les passions se succéder
comme les images d'une lanterne magique dans ces âmes fran-
çaises; les passions, j'ai tort, c'est toujours la vanité ; mais celte
vanité tantôt les met dans une position brillante, tantôt dans
une passe moins flatteuse, et aussitôt les voilà malheureux. Plu*
sieurs de mes courriers, à culottes de peau* ne s'étaient pas vus
depuis deux ans ; ils se sont contés réciproquement, avec de
grands détails et beaucoup de piquant, l'histoire de leur vie. Et
vous, monsieur l'Anglais^ me disaient-ils de temps en teoips?
-— Je leur ai conté que j'étais premier groom des écuries du duc
de Rutland. Comme je connais fort bien tes chevaux, que j'ai
LETTRES A SES AMIS. 207
aimés à la pas^on, j^ai pu continuer mon rôle. Je leur ai narré
ma vie auprès de Sa Grâce, et j'ai parlé douze minutes pour 6ter
à mes courriers toute idée de hauteur; j'ai même continué à
parler ooe ou deux minutes après que» dans leurs yeux, je voyais
que je les ennuyais. Gela a parfaitement purifié ma grande
figure anglaise de toute idée d'impertinence. L'un d'eux m'a
dit avec amitié : « Monsieur l'Anglais, ouvrez la bouche en par-
lant français, ne nous montrez pas toujours les dents, faites que
ooQs puissions voir la langue. »
Nous avons bu, entre huit, quatorze bouteilles de vin, à qua-
note sous d'abord, et les dernières à quatre francs: tous étaient
gris, un seul arrivait à l'ivresse ; entendez l'ivresse bavarde et
gaie d'un Français :.
LXXX
A MORSIBGR ...., A LONDRES.
Paris, le 11 novembre 1822.
Monsieur,
Le iameux imprimeur Didot vient d'imprimer un petit ouvrage
^glais, qui n'a été tiré qu'à vingt exemplaires, circonstance
doDt on m'a administré la preuve. Ce livre rare, même en nais-
sûfit, n'a que soixante-cinq pages iu-8*^ ; tl a pour titre Family
(oiecdotes,
i'ea aurai un exemplaire d'ici à quinze jours.
lALaide Moïse , par M. Salvador, trois volumes in-8*.
Voilà encore un livre qui arrive cinquante ans trop tard,
comme VEsprit de VÉglise de M. de Potter. M. Salvador, écri-
vant en 1770, fût allé à la célébrité, comme MM. d'Holbach et
Boulanger. Aujourd'hui, nous regardons, à Paris, l'histoire des
rois du people hébreu avec la même curiosité qui nous ferait étu-
dier l'histoire des Caciques de quelque peuplade indienne, jeune
de civilisation. Le livre de M. Salvador, quoique un peu en-
206 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL
t
iiuyeux, esl le m^ineur à lire sur cette matière. Il faut y joindre
le pamphlet de Volney, intitulé Saûl, ou du Sacre des rois, le-
quel pamphlet empêcha, il y a trois ans, le sacre du roi de
France actuel. M. de Talleyrand déclara à son oncle, alors toul-
puissant (M. le cardinal de Périgord), que celte cérémonie était
frappée de ridicule.
Marguerite Aymon, par madame de Gubière, deui volumes
in-i2.
Voici un roman qui fait beaucoup de sensation dans la haute so-
ciété ; c*est qu'il esl écrit par une très-jeune femme d*un colonel de
Tarmée de ffapoléon, habitant la province avec son mari. Mourant
d'ennui, madame de Gnbière s'est mise à écrire, le colonel s'est
emparé du manuscrit et Ta fait imprimer; on dit qu'elle en est
au désespoir. Quoi qu'il en soit du désespoir, feint ou réel, d'un
auteur qu'on imprime et qui a du succès, Marguerite Aymon
préseule uue copie exacte des mœurs actuelles. L'opinion est
libérale, mais quand on veut marier sa fille, la première ques-
tion est pour savoir si le gendre futur est marquis ou seulement
baron.
L'auteur de Marguerite Aymon a décrit des aventures arrivées
dans sa propre société. Un jeune homme de vingt^trois ans, ado-
rant sa cousine, qui en aimait uu autre, alla à la guerre, en lia-
lie, en 1812, pour chercher la mort. Blessé mortellement, il fit
un testament et laissa soixante mille francs à l'auteur du roman
nouveau. La jeune légataire, loin de vouloir s'approprier ce don,
chercha une jeune fille, parente de l'amant malheureux, et la
maria avec ces soixante mille francs. Ce trait, si romanesque et
pourtant connu de tout Paris, est l'un des plus jolis événements
du roman nouveau. Ces événements ont tant de simplicité, que je
doute qu'il réussisse traduit en anglais.
Histoire de la Gaule, par Marincourt, trois volumes in-8®.
L'aclivitc de la pensée esl immense en France. Autrefois il
fallait être homme de lettres pour écrire. Aujourd'hui que nous
avons lous appris à écrire correctemenl, uu capitaine à la demi-
solde ou un préfet destitué se met à écrire pour occuper
ses matinées. Cette disposition est favorable aux lettres. Des
gens qui ont agi mettront plus de pensées en circulation que des
LETTKKS A SKS AMIS. 209
gens de letlres uniquement occupés, pendant leur jeunesse, à
peser un hémistiche de Racine, ou à rechercher la vraie mesure
d'oD vers de Pindare.
L'ouvrage de M. Marincourt nous raconte ce qui se passa en-
tre les Alpes, les Pyrénées et le Rhin avant la conquête de César,
el depuis César jusqu'à Clovis (en 500). M, de Sismondi et M. Pi-
cot ont déjà traité de cette époque. M. Thierry travaille aussi à
un grand ouvrage sur le même sujet; nous ne pouvons manquer
d'arriver à la vérité. Les trois ouvrages de MM. de Sismondi,
Picot et Marincourt sont un peu ennuyeux, quoique très-savants.
Nous espérons mieux de celui de M. Thierry, connu par de chnr-
manies lettres sur l'histoire de France (voir le Censeur de 18 1 7).
Ia Comtesse de Fargy, par madame dé Flahaut-Souza, quatre
volumes in-i2.
Ce roman-ci peut être traduit en anglais. Vous avez déjà ac-
cneilli Charles et Marie, roman du même auteur. La Comtesse
deFargy présente une extrême délicatesse dans les scniimeius
mériie compensé par l'absence de tout trait fort et jirofond.
Madame de Flahaut est toujours ce que Walter Scott n est j.j-
Diais. Cent pages d'amour délicat, peint par madame Fla!i:îui,
donneraient la vie aux trois volumes de Nigel, j)ar exemple. Elle
aurait donné une grâce charmante aux amours dn jeniie bros-
sais avec la froide Marguerite. Waller ScoU es( injuste avec Ta-
roour; il le peint mal, sans forée, décoloré, saiis énergie. On voit
1Q*il a étudié Famour dans les livres el non dans pon pro;;re
cœor. Madame de Flahaut, élevée à la cour dxi Louis XVI, nous
peint sans cesse et un peu longuement l'amour efféminé qui re-
fait à Versailles en 1780. Le premier volujue do ses romans
^nse beaucoup, le quatrièine lasse toujours. C'est que ses hé-
ïW ont une sensibilité maladive. Les mœurs étaient si légères
en 1780 que, pour leur donner la faculté d'être peintes, même
<ians on roman frivole, il faut leur prêter une énergie que l'on
ne trouvait plus parmi les classes élevées dans la France de 4780.
Or c'est celte énergie que madame Flahaut ne sait pas peindre
àme manière naturelle. Quoique ce roman soit écrit avec bien
pïns de finesse, de délicatesse, de prétention, de noblesse, elc.,
que Wargtierite Aymon, j'aime mieux le premier roman de ma-
12.
iVIB»**^^^^^*^""»^*""""^i^~ • 1» ■ I.
«10 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
dame de Gubière que le dernier ouvrage de madame de FkhaaU
Souza. Les petils-fils de M. de Souza sont à demi Écossais.
Considérations générales sur les applications de la géoméinet
par M. Charles Dupiii de rinslitut. — In-4°. 2 feuilles.
Tous nos savants sont frivoles et ne songent qu*à faire
leur cour et à aller à la messe, bien peu travaillent en ôoa-
seience. l^e public distingue MM. Ârago, Boissonnade, Courier
et Dupin. On reconnaît dans le dernier ouvrage de M. Dupin le
digne élève de Monge. La base du savoir mathématique de ce
grand homme était une bonne logique. 11 avait commencé par
être tailleur de pierre à Metz, et c'est de là qu'il partit pour s'é-
lever, sans intrigue, à la place de sénateur, après avoir été l'un
des fondateurs de rÉcole polytechnique. M. Dupin, bien coddu
en Angleterre, est Tun des meiileurs élèves de celte école qui
vient d'être désorganisée en 1822, et qui a donné quatre mille
cinq cents sujets distingués à la France. Ses Considéraiions
sont un excellent supplément à tous les cours élémentaires de
géométrie.
Voyage pittoresque autour du lac de Genève.
I^e texte de ce livre est assez plat ; cependant je le conseille-
rais à tous les étrangers qui vont visiter les bords du Léinao.
Rousseau leur a donné une célébrité exagérée. Je connais trois
ou quatre autres lacs bien supérieurs en beauté ; mais, Genève
étant une colonie anglaise, un habitant de Londres qui y arrive
croit presque n'avoir pas changé de pays. A Lausanne, on est
plus gai et on a moins de morgue. La seule des institutions de
Napoléon qui subsiste, c'est la petite république très-libre du
canton de Vaud, dont Lausanne est la capitale. Comme cet Etat
est très-petit, il meurt de peur d'être reconquis par l'aristo-
cratie bernoise.
Collections des théâtres étrangers, 25 volumes in-8^
Cette collection manquait tout à fait en France. Racine, qui ne
mourut qu'en 1699, ignorait aussi entièrement Sbakspeare que
nous ignorions, avant le volume du Théâtre suédois, qui vient de
paraître, l'existence deM.Léopold, poète suédois.
Ce M. Lëopold, comme tous les poètes des nations à civilisa-
tion factice, copie servilement Racine et les autres tragiques
LETTRES Â SES AMIS. 211
français. On nous donne deui tragédies de lui : Odin et Virginie.
Odin se trouve le contemporain de Pompée. L'énergie et la
magnificence de ce roi barbare, vénéré comme un dieu par ses
sajets, foit un beau contraste avec la raison élégante de Pompée,
général romain, qui se trouve, dans cette tragédie, le représen-
tant de la civilisation. Dans sa tragédie romaine de Virginie,
M. Léopold a eu Tidée ridicule de supposer que Virginie est
amoureuse en secret du décemvir Âppins.
Une grande révolution théâtrale se prépare en France. D*ici à
quelques années, on fera la tragédie en prose et l'on suivra les
errements de Shakspeare. On remarque dans les bibliothèques
publiques que sept ou huit exemplaires de la nouvelle et assez
plate traduction de Shakspeare, par le célèbre N. Guizot, ne
suffisent pas à Tavidité des jeunes gens, il y a tout juste un siècle
que Voltaire, après avoir imite Othello dans sa Zaire, apprit aux
Parisiens, dans ses Lettres sur les Anglais, qu'il y avait un bar-
bare nommé ShsdiLspeare qui avait quelquefois des lueurs de
géuie.
LXXXl
A MONSIEUR ..., A LONDRES.
Paris, le 27 novembre 1822.
Monsieur,
Nous aurons prochainement les Dîners du baron d'Holbach,
par madame la comtesse de Genlis.
Madame de Genlis a été Tune des femmes les plus passion-
nées et les plus jolies de son temps. Elle a infiniment d*esprit et
cependant son style est froid et souvent ennuyeux ; c'est que
madame de Genlis a toujours songé, en écrivant, au rôle que
l'auteur jouait dans le salon. Madame de Genlis a compris que
la considération d'une femme qui compte près de quatre-vingts
ans ne pouvait que gagner à afficher des principes extrême-
ment monarchiques.
212 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Les deux volumes dont je viens de vous donner le titre feront
beaucoup de scandale dans un mois, quand ils parailronl. Ce
sont, à ce qu'on assure, des conversations où Diderot, Marmon-
tel, Raynal et tous les gens d'esprit de l*époque de 1778
affichent les principes et les idées tes plus contraires aux. senti-
ments que madame la comtesse de Genlis affiche aujourd'hui,
il y aura dans cet ouvrage beaucoup de calomnies contre les
écrivains de la fin du dix-huitième siècle ; mais si leurs talents
sont mal appréciés, leurs portraits seront dessinés avec vérité.
Madame de Genlis était fort galaute alors, et a connu de fort près
la plupart des gens célèbres dont elle va nous donner la satire.
Le vrai tableau de la société des gens de lettres de 1778 se
trouve dans les Mémoires de Marmontel et de madame d'Epi-
nay, et dans la correspondance de Grimm. Tout ce qui survit
du siècle spirituel de Louis XV nous dit que Grimm, surtout,
est rigoureusement vrai à Tégard de ses illustres contemporains.
VEsprit de r encyclopédie, quinze volumes in-S®.
Voici un de ces ouvrages que le gouvernement poursuit de sa
défaveur et dont on vend mille exemplaires on quinze jours.
C'est une nouvelle édition de tous les articles piquants qui firent
jadis la fortune de la fameuse Encyclopédie, publiée en trente
volumes in-folio, par d'AIenibert et Diderot. Celte entreprise va-
lût sept cent mille francs de bénéfice aux libraires, et à peine
deux mille francs par an aux deux philosophes, pendant quinze
ans qu'ils y travaillèrent. V Encyclopédie pénétra rapidemeul
dans toutes les bibliothèques, ce fut un coup mortel porté aux
préjugés dans tous les genres. Cependant, si Bonaparte n*eûlpas
été détrôné, jamais Ton ne se serait avisé d'imprimer, en 1822,
V Esprit de V Encyclopédie.
Mémoires sur les Cent'Jours, deuxième partie, par M. Benja-
min Constant.
Les Cent'Jours ont été le règne du général Camot, c'est-à-
dire le règne de la République. Napoléon n*était, à propre-
ment parler, que ministre de la guerre. 11 n'a £ait qu'une action
de souverain, le fameux Acte additionnel aux Constitutions de
VEmpire. Cet acte 6ta toute illusion ; on reconnut dans l'exiié
de retour de l'île d'Elbe Tambitieux qui avait cherché à étouffer
LETTRES A SES AMIS. 213
en France tout amour pour la liberté. Le peu de principes jusles
qui se trouvent dans Vacte additionnel y fut mis, malgré Tem-
pereur et surtout malgré son ministre M. le duc de Bassano, par
M. Benjamin Constant. Cet bomme courageux qui, en 1802,
avait combattu Bonaparte au tribunal, n'hésita pais à le seconder
en 1815. Cette démarche a pu être blâmée, parce que M. Benja-
min Constant est fort pauvre. Bonaparte le fit conseiller d'État
avec vingt-cinq mille francs d'appointements. La plupart des col-
lègues de M. Constant au tribunat, ayant abandonné la patrie en
1802, ont eu de grandes places et de bous appointements, de
1802 à 1814.
M. Constant regarda la domination de Napoléon, en 1815,
comme un fait; ce mal donné, il chercha à Tamoindrir.
M. Constant a fait l'histoire complète de cette époque roma-
nesque; il vient d'imprimer un extrait assez timide de son his-
toire, il n*a rien dit que de vrai ; mais la crainte de la prison
(i laquelle il est condamné pour six mois ) Ta empêché de dire
toute la vérité. Cependant on devine le vrai , même au travers
des réticences d'un homme d'esprit; c'est ce qui rend fort pi-
quant le dernier livre de M. Constant. Si le style en est un peu
vague, on voudra bien se rappeler le ton des pamphlets anglais
publiés pendant le règne de Jacques et avant la révolution de
1688. Jamais Thisloire d'aucun peuple ne présenta une simili-
tude aussi complète que celle de la France en 1 822 et celle de
l'Angleterre en 1684.
£«ais sur le Portugal, par M. Balbi, 2 vol. iu-8'». Très-bon
livre de statistique, peu intéressant, mais fort utile, et donnant
du Portugal une idée qui doit être vraie. M. Balbi a habité long-
temps le Portugal, et paraît honnête et sensé.
Bistoire des Fonctions du Cerveau, par le docteur Gall, 2 vol.
in-8*. Voici encore une exposition du système des dispositions
invincibles du docteur Gall. Cet homme d'esprit est venu à Paris
il y a quinze ans ; on Ta trouvé excellent médecin : il y a fait
nne fortune brillante. En connaissant l'homme, on a appris à
avoir de la considération pourson système. Je connais beaucoup
<le médecins fort sensés et des opinions les plus opposées en
philosophie qui s'accordent à dire qu'il y a un fond de vérité
214 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
dans le système de Gall. 11 est sûr que les philosophes modernes
les plus estimés, et Uelvétius à leur tète, u*oat pas connu Tun
des plus grands motifs des actions de Thomme, Vinstinct. L'opi-
nion des philosophes de Paris est que le système de Gall est
digne d*ètre examiné de nouveau. Il faut être savant en anato-
mie pour combattre le docteur Gall, qui, assure-t-on, a tait
dlmportantes découvertes sur la structure du cerveau. La ooii-
velle édition du système de Gall aura huit volumes.
Histoire naturelle des Animaux vertébrés, par Lamark, sep-
tième volume. Voici Tun des ouvrages les plus estimés par les
savants dex^e pays-ci. La France ne produit plus de gens de
lettres, mais elle brille encore dans les sciences. Les noms des
Fourier, des Gay-Lussac, des Dulong , des Legendre, sont con-
nus en Europe. Leur suffrage honore le livre de H. Lamark et
recommande à l'attention ce nouveau volume d'une productioo
déjà célèbre.
Mémoires de Leclerc , 4 vol. Bruxelles. Cet auteur est con-
temporain de Philippe de Gomines, dont les Mémoires sor
Louis XI et Philippe, duc de Bourgogne, sont si célèbres. Go-
mines fut le duc d*Otrante de PhUippe, duc de Bourgogne ; il
le trahit pour Louis XI , qui lui donna la seigneurie d'ArgeaUu
et en fit un de ses principaux ministres.
Leclerc est moins homme, mais beaucoup plus amusant qae
Philippe de Gomines dans ses récits, et beaucoup plus pitto-
resque dans ses descriptions. Le style en est vieux ; cependant,
on s'y accoutume au bout d'une heure, et en prenant la précau-
tion d'écrire un petit vocabulaire de cinquante ou soixante
mots ; c'est comme on fait pour les mots écossais, en lisant les
romans de Walter Scott. Gomme Leclerc, simple conseiller dans
une des cours de justice de Philippe de Bourgogne, n'avait pas
trahi son maître, il n'interrompt pas à chaque instant sa narra-
tion, comme Philippe de Gomines, pour faire de la morale.
Je conseille les Mémoires de Leclerc, surtout aux personnes qui
veulent faire des romans historiques dans le genre de îiigel ou
de Waverley. Les Hémoires de Leclerc sont remplis d'aventures
singulières et de grandes passions qui n ont besoin que d'être
développées ; il y a des descriptions qui, par leur pittoresquCi
LETTRES A SES AMIS. 215
rappellent le charme de certaines descriptions de Waiter Scott
dans Ivanhoe.Vûê scène analogue, décrite par Leclerc, se passe
à Châlons-sur-Saône.
des Cabinets et des Peuples, par M. le baron Bignon, député
et légataire de Napoléon.
Voici UD gros livre qui aurait beaucoup de succès traduit eu
anglais. C'est Thistoire de la vie et de la mort de la Sainte-Al-
liance, que M. Bignon dit être morte à Vérone. C'est Thistoirc
de la guerre de Sept Ans, des peuples contre les rois; Tauteur
Ta appelée : Des Cabinets et des Peuples, parce qu'il dit que la
gnerre n'existe qu^entre les ministres des rois et les peuples ;
les rois, gens modérés, pour la plupart, et amis des plaisirs,
s'accommoderaient assez de la vie de roi constitutionnel. Les
constitutions ne sont terribles que pour les ministres, qu'el-
les exposent à s'entendre dire des vérités dures et qu'elles for-
cent au Iravail.
Le livre de M. Bignon est exact et vrai ; du côté de la fidélité
bistorique il n'y a aucune objection à lui faire ; mais il n'est ni
piquant ni amusant. L'auteur l'a écrit du ton d'une note diplo -
Mique, avec toute la mesure possible et en gardant toutes les
avenues contre la critique. Il est infiniment plus^^age que cet
vlequin d'abbé de Pradt, et cependant il n'a pas eu. la cen-
tième partie des lecteurs de l'abbé. M. Bignon écrit l'histoire de
lâ diplomatie en Europe de 1790 à 1814; Napoléon-hii a laissé
cent mille francS; par son testament, en l'invitant à écrire cette
bistoire.
LXXXIl
A MONSIEUR ..., A LOKDRES.
Paris, le 4 décembre 1822.
IVon certainement, monsieur, je n'ai point laissé là le cours
de mes recherches sur le rire; celles que j'ai recueillies sont
déjà assefe nombreuses pour pouvoir en former un essai philo'
216 ŒUVRAS POSTHUMES DE STENDHAL.
sophique sur ce sujet difficile ; bien que fort incomplel en-
core, je pourrai vous le communiquer à notre première eulre-
vue. En attendant, vous aurez des observations faites ce soir
même sur cette sorte de convulsion, dont les causes sont si
variées.
Je suis allé ce soir au Tartufe, joue par mademoiselle Mars,
pour éclaircir mes idées sur le comique. Je n'ai guère fait de
progrès dans' ces idées depuis dix ans. Quand je pense au co-
mique, je ne fais guère qu'arriver sur d'anciennes traces.
Mon mobile est ceci : si je pouvais Caire du comique une ana-
lyse aussi claire et aussi complète (modestie à part et suivant
moi) que celle que j'ai faite de Yamour, travailler dans le genre
comique ne serait plus qu'un badinage pour moi ; je douoerais
des coups de pinceau hardis, comme je ferais si j*avais à peindre
(exactement et non pour produire un certain effet) le cœur d*uae
femme qui aime, soit de l'amour de vanité, soit de l'amour
passion.
On a fort peu ri ce soir au Tartufe; on a plusieurs fois souri
et applaudi de plaisir, mais l'on n*a ri franchenoient qu'eu deux
endroits :
V Quand Orgon, parlant à sa fille Marianne de son mariage
avec Tartufe (deuxième acte), découvre Dorine près de lui qui
l'écoute.
2<^ Le second rire a, je crois, eu lieu dans la scène de brouille
entre Valère et Marianne.
Un fait certain, c'est que la seconde pièce, les Jeux de
V Amour et du Hasard^ a fait beaucoup plus de plaisir que le
Tartufe,
i"* C'est un roman, et tous les jeunes cœurs à mes côtés sym-
pathisaient au Dorante, c'est-à-dire voyaient une maîtresse dans
mademoiselle Mars.
2° Cette pièce n'est pas sue par cœur comme le Tartufe.
5** Sans que le sot parterre s'en rende compte, les barba-
rismes, les périphrases, les tours inexacts et qui disent irop ou
trop peu, nécessités par les vers, l'ennuient ; la prose de Mari-
vaux lui convient bien mieux.
Procès verbal exact des rires du parterre en 1822 : voilà un
LETTUtS A SES AMIS. 217
iwn livre bieu iustructif à faire. Le pédantisme et la lecture des
théories bouchent les yeux aux trois quarts des spectateurs.
4" Le Tartufe vivra en 1922 ; que dira-l-ou alors des Jeux de
^awotfr de Marivaux?
Tous les défauts de la langue du Tartufe auront disparu sous
le vernis antique, en 2500, dans sept siècles d*ici.
Il reste donc constaté pour moi, par mon expérience de ce
soir, que l'on rit fort peu au Tartufe; ou n'a ri* que deux fois,
el eucore le rire a été bientôt absorbé par l'intérêt sérieux. Ce-
pendant beaucoup de scènes sont doublées à la Molière. Dorine
est la doublure de la conversation d'Orgon, proposant Tartufe à
Marianne, et de la scène de brouille des deux amants.
Dainis est la doublure de la scène de la déclaration d*amour
faite par Tartufe à Elmire.
Ces doublures donnant deux objets à noire attention : par
exemple, Vimpression faite sur ràrae <le Dorine dans la scène
de brouille, offrent im canal à rattenllon du spectateur, qui
serait ennuyé par le grand courant de la scène, par la querelle
d'amour entre Marianne et son amant. Voilà ce que j'appellerai
scènes doublées (comme ou dirait un morceau de drap doublé de
soie).
Mais, quoique le rire ne naisse que deux fois, Molière a sans
cesse travaillé à donner un vernis de ridicule aux scènes du
Tartufe. Sans cette admirable précaution, il donnait dans le
plus abominable odieux^ et tout plaisir cessait à l'instant. Sa
pièce n'était plus qu'un misérable drame, nous attristant sur un
des mauvais côtés de la nature humaine.
Il faut que j'analyse bien, que je décrive dans ses moindres
détails, ridée de bégueulisme ; c'est là la qualité dominante du
public actuel. Ce soir, il murmurait sans cesse de l'esprit de
Mourose (le faux Dorante) ; le sot public craignait de donner
une mauvaise opinion de son propre esprit en ne murmurant
pas des galanteries du faux Dorante; la plupart sont fort natu-
relles et bien plaisantes. Cela ressemble aux phrases pathétiques
du vicomte d'Arlincourt ; c'est de l'esprit de laquais. Le faux
Dorante s'évertue et doit se trouver fort aimable. Cela est
agréable comme du vin délicieux.
15
218 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Le public murmurait sans cesse; pure affectation; chacun
murmurait pour être enteudu de son voisin.
LXXXIII
A MONSIEUR ..., A LONDRES.
Paris, le 1*' janner 1823.
9
Monsieur,
M. Picard, le plus vrai de nos poètes comiques, le seul qui
ail su peindre un petit coin de la société contemporaine, publie
un second roman :
Jacques Fauvel, quatre volumes, par MM. Picard et Droz.
Gomme le premier (Eugène et Guillaume) , il sera beaucoup
lu, assez loué, et bientôt oublié. Qu'est-ce donc qu'il y manque?
Le piquant. Tout est vrai dans Jacques Fauvel, mais tout y est
commun ; rien, ou presque rien, ne valait la peine d'être dit. Ce
roman enchantera uue classe de lecteurs, les gens sans imagi-
nation. Us seront ravis de voir enfin un ouvrage d'imagination,
qu ils puissent comprendre et qui ne leur semble pas extra-
vagant.
Jacques Fauvel naît en Auvergne; il raconte fidèlement, rai-
sonnablement et platement) TJiisloire de sa vie. Tous les journaux
diront du bien de cet ouvrage, parce que MM. Picard et Dro2
sont des littérateurs estimables et des gens bonnêtes. Tout se
fait par coterie dans notre littérature ; malheur à Tbomme de
talent qui ne fait pas dix visites, eu bas de soie noirs, tous les
soirs ; jamais il ne verra ses ouvrages annoncés. G^est comme
nos ministres : pour chaque déparlement il en faudrait deux :
Tun chargé de travailler, et Tautre d'intriguer; sans cela pas de
succès.
Je conseillerais cependant aux étrangers de lire le Jacques
Fauvel de M. Picard. Ils y trouveront une peinture fort ressem-
blante de la France et des caractères français* Paris est le salon
LETTRES A SES AMIS. 2iU
de TEurope ; tout le monde vent savoir ce qui s'y fait el ce qu'on
y dit. C'est une manie, mais, puisqu'on en est possédé, il vaut
mieux chercher à la satisfaire en lisant le Fauvel de M. Picard
que telle rapsodie nouvelle d'un voyageur anglais, qui se met
hardiment, comme feu M. Scott, à décrire une société qu'il n*a
jamais \ue, et dont, y eût-il été admis, il n'eût pu comprendre
les finesses et les sous-entendus qu'après un an d'habitude.
Les Manteaux, par M. Loeve Veymar; deux volumes in-i2.
Voici un ouvrage dans le genre du Table- talk de M. Hazlitl.
C'est une suite d'histoires dans lesquelles un manteau joue tou-
jours un grand rôle. 11 y en a une fort intéressante,' mais dont,
à l'exemple de Tauteur, je devrai m'abstenir soigneusement de
nommer le héros. C'est un beau jeune homme qui, à Florence,
devient amoureux d'une jeune fille et lui fait la cour de la ma-
nière la plus mystérieuse. Il l'épouse, il la rend fort heureuse ;
mais de temps en temps il prend un manteau rouge et se rend
chez le podestat, fiietitôt la curiosité empoisonne le bonheur de
la jeune épouse. Une nuit, sachant que son mari est appelé chez
le podestat le lendemain de bonne heure, elle s'échappe de son
Ht, se revêt de son manteau; elle paraît chez le podestat de Flo-
rence; sa présence inspire la terreur; elle trouve plusieurs
aventures- singulières, toujours pendant la nuit; avant le lever
du soleil, elle rentre à la maison. Son mari, qu'elle adore, ne
s'aperçoit de rien, mais aussi elle n'a rien découvert. Il sort,
comme à l'ordinaire, enveloppé de son manteau. Une heure
après elle met la tète à la fenêtre.... Que voit-elle? Le plus hor-
rible spectacle, et, comme l'héroïne d'un roman anglais de la
vieille école, elle devient folle. Je ne dirai pas dans quelle hor-
rible fonction elle a vu l'homme qu'elle adorait.
Ce conte est plein d'esprit et de talent. Il y a en trop dans
les Manteaux, ce qu'il y a en moins dans le Fauvel de M. Picard.
11 y a chez M. Loeve excès d'esprit, intempérance de force et de
chaleur; mais je parierais qu'aucun journal ne louera M. Loeve,
excepter 4 /5ttm, bon petit journal, trop raisonnable, auquel il
travaille.
Au milieu de la médiocrité générale qui étouffe la littérature
rançaise» voici deux jeunes gens de talent qui viennent de dé-
220 (EUVRES POSUiUMES DE STEiNDHAL.
buler : M. Migoet, auteur des Inslitutiofis de saint LoiiiSf cou-
ronuées par rAcadéraie, et M. Loeve Veymar: vous pouvez lire
hardimeut les ouvrages signés de ces uoins.
Lou Bouquet provençaou, uu volume in-lS.
M. Rayuouard, secrétaire perpétuel de l'Académie frauçaUe,
est uu savant qui a eu de Tesprit dans sa jeunesse. Il a fait la
tragédie des Templiers, où, au lieu de copier Racine, comme la
tourbe des poètes actuels, il a osé imiter Corneille. Sa tragédie
est froide, noble et sèche ; mais', enfin, elle est un peu diiïé-
reule de celles de MM. Delavlgue, Soumet, His, et autres grands
hommes de même force.
M. Raynouard est de Marseille ; il a fait cinq volumes ennuyeux
sur les troubadours qui, vers Tau 1500, créèrent une littérature
si originale, dans les environs de Garcassonne. M. Raynouard a
remis un peu à la mode, en Provence, les poésies en langue du
pays. Je viens de lire le petit volume dont je vous parle ; il y u
quelque vestige de naïveté de sentiment et de Tespril arabe que
Ton trouve dans les troubadours du quatorzième siècle. Cela eàt
plus curieux que touchant ; mais, enfin, ces poètes provençaux
ne copient pas la cour de Louis XIV, ainsi que tous les autres
poètes français passés et présents, et j'ai presque envie de dire
à venir.
Qui nous délivrera de Louis XIV '/
Voilà la grande question dont la solution renferme le sort de
la littérature française à venir. Les gens de lettres actuels se
sont fait uu point de doctrine de soutenir la guerre à la Louis XI V,
et r Académie française est devenue plus intolérante et presque
aussi absurde que la Sorbonne.
Valérie, comédie en Crois actes de M. Scribe.
Cette comédie sentimentale aura quatre-vingts représentations.
Pourquoi? C'est qu'elle sort du genre de Louis XIV. Elle cou-
rait le plus grand danger d'être simée le premier soir; mais le
public n'a osé siffler la délicieuse mademoiselle Mars, qui joue
le rôle d'une jeune (ille aveugle de dix-huit ans. La pruderie
littéraire du public ayant été surmontée le premier soir, ce bon
public s'abandonne avec délices au plaisir, si nouveau pour lui,
de voir du neuf.
LETTRES A SES AMIS. 221
Valérie est un romau de madame de Krudener transporte
sur la scène. M. Scribe est un homme de trente ans, qui a déjà
dooné quatre-vingt-quinze comédies ou vaudevilles; quatre-
vingts sont oubliés, mais quinze ou vingt sont des pièces char-
mantes; et, tous ensemble, grâce aux droits d'auteur, donnent
quarante mille livres de rente à M. Scribe. Valérie, où tout est
esquissé, mais où rien n^est approfondi, est aussi jolie à la lec-
ture qu'à la scène ; car, heureusement, elle est en prose.
Odes et poésies sacrées y par M. Hugo; un volume.
Faire correctement des vers est devenu un métier daçs la
littérature française. Un jeune homme, en travaillant constam-
ment, pendant quatre ans, à apprendre par cœur et étudier les
vers de Racine et de Delille, parvient, eu général, à faire des
vers corrects et assez bons au premier coup d*œil ; le mal est
qu'à peine en a-t-on Tu quinze ou vingt, Ton se sent une irès-
grande envie de bâiller.
Voilà ce que n'a pas dit le numéro 74 de YEdinburg-Revieiv,
dans son cKcellent article sur la poésie française. Nous avons à
Paris quatre mille jeunes littérateurs qui font bien le vers fran-
çais; il y eu a trois ou quatre, peut-être, qui sont parvenus à
faire passer leurs pensées dans leurs vers ; ce n'est pas une pe-
tite affaire. Sur ces quatre mille poètes, beaucoup ont des pen-
sées; mais comment les rendre dans la langue.de Racine? Dès
qu'ils ne peuvent plus parler de Muses, d*Apollon, tïHélicon,
à' inspiration, de mélancolie et de souvenirs, ils n'y sont plus.
M. de Lamartine a eu une vie de poète, une vie romanesque,
une vie agitée par les grandes passions et par des sentiments
héroïques; il a perdu, à Naples, une femme qu'il adorait; après
quatre années de douleurs, il est parvenu à pouvoir faire parler
son cœur en vers ; il a trouvé des accents louchants ; mais, dès
qu'il sort de l'expression de l'amour, il est puéril, il n'a pas
une pensée de haute philosophie ou d'observation de l'homme:
c'est toujours, et uniquement, un cœur tendre au désespoir de
la mort de sa maîtresse.
Du reste, YEdinburg-Review s'est complètement trompée en
faisant de M. de Lamartine te poète du parti ultra. Ce parti, si
habilement dirigé par MM. de Vitrolles et Frayssinous, cherche à
2iâ ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
adopter toales les gloires. \\ a procuré à M. de Lamariine neuf
éiiilions de ses poésies ; mais le véritable poète du parti, c'est
M. Hugo.
Ce M. Hugo a un talent dans le genre de celui de Young, Fauteur
<les l^ights Thoughts: il est toujours exagéré à froid ; sou parti lui
procure un fort grand succès. L'on ne peut nier» au surplus,
qu'il ne sache fort bien faire des vers français ; malbeurense-
meut il est somnifère.
Esquisses historiques de la Révolution , par Dulaure, ex-repré-
sentant du peuple; quatre volumes.
M! Dulaure a un véritable talent historique, et, ce qui est
bien singulier, ce talent n'est nullement influencé par les théo-
ries du jour. Il est sans affectation, sans sensibilité hors de pro-
pos, sans manies de théories générales à propos du moindre
petit fait. M. Dulaure fait à chaque page une ou deux fautes de
français que le moindre écolier pourrait corriger. Nous lui
devons un des meilleurs ouvrages qui aient paru depuis la Res-
tauration : c'est Y Histoire de Paris eu huit volumes.
Les Esquisses historiques seront accompagnées de figures» Je
conseille d'avance cet ouvrage à tous les voyageurs anglais qui
veulent parler de notre révolution. Il faut les avertir qu'en géné-
ral ils font rire dès qu'ils veulent ouvrir la bouche sur nos af-
faires; je crois^qu'ils savent mieux celles de la Chine. Madame
<le Staël et Burke leur ont donné une vue tout à faii romanesque
du drame imposant qui se passe, en France, depuis 1789 et qui
ne finira probablement qu'en 1900. MM. Dulaure et Baiileul, tous
les deux collègues de Robespierre, pourront leur donner quel-
ques idées justes ; mais ces messieurs ne sont pas aussi amu-
sants que madame de Staël.
LETTRES A SES AMIS. 223
LXXXIV
A MONSIBOR ..,,f A IX>NDR£S.
Paris, le 3 janvier 1825.
M. Andrienx, dont on vient de publier les œuvres, est un
élève de Voltaire, ingénieux, spirituel et sans force; tel U s'est
toujours montré dans ses comédies, dont une seule est restée
au théâtre, les Étourdis, et dans ses poésies légères. Voici cinq
volumes de ses œuvres; ils doivent plaire aux étrangers. Il me
semble que si Frédéric II vivait encore il en serait enchanté, lui
qui se plaignait de Yobscurité et de rafTectation des écrivains
modernes.
M. Andrieux est un homme de bon goût; mais ses ouvrages
ne conviennent plus au siècle vigoureux et sérieux au milieu
duquel nous vivons. La génération des poupées qui commença la
Révolution en 1788 a été remplacée par une génération d'hom-
mes forts et sombres, qui ne savent pas bien encore de quoi il
leur conviendra de s'amuser. Les dures exagérations de MM. Hugo
et Delavigne nous conviennent mieux que les petits vers douce-
reax et d'excellent goût de Ml^l. Andrieux et Baour-Lormian.
Méditations sur Véconomie politique, traduites de Titalien de
M. le comte Vcrri.
Il y eut à Milan, vers 1780, une nichée de philosophes, Ils
furent remarquables parce qu'ils osèrent penser par eux-mêmes.
L'Europe doit Beccaria à cette école. Le comte Verri était son
ami intime; ils publièrent ensemble un journal dont le Spectateur
d'Addison fut le modèle ; le journal milanais s'appela le Café.
Comme le soleil est plus chaud et la pruderie plus faible à Milan
qu'à Londres, il y a plus de passion et plus de gaieté dans le
Café que dans le Spectateur,
Verri a fait une histoire de Milan ; une théorie du bonheur, où
ToQ trouverait des choses neuves. Beccaria, outre son grand
nA ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
ouvrage &ur les déliU et le$ peines, a donné un iraiié da slyte
rempli trune haute philosophie et plus original que sou livre sur
\^ délits.
Verri eut un frère qui a donné les Nuil,^ romaines, la Vie (TË-
rostrate^ satire contre Napoléon; ce n'est qu'un rhéteur. Mais le
comt4^ Verri est un philosophe ; il a eu sur Féconomie politique
des idées vraies et originales, mises en oeuvre par M. Say.
ùriele, o letUre didue amanti, publicate da dependcnleSacfct,
un volume; Pavîe, 1822.
L'apparition de ce roman à Pavie est un miracle. Comment
la terrible censure autrichienne a-t-elle laissé passer un roman
philosophique dont le héros» exilé d*Itatie, va en Amérique et de-
vieut rélève de JeiTerson?
La partie dramatique de ce livre, écrit dans un style bour-
souflé, est une imitation de la Nouvelle Héloïse de J.-J. Rous-
seau. C'est déjà un projet ridicule que d*imiler uo tel ouvrage.
Rousseau sentait vivement, et de plus était un rhéteur habile,
formé à Técole de Démoslhènes. Il y a loin d'un tel homme dé-
voré de passions et d'orgueil mécoulenl à un brave homme de
lettres de Pavie.
Quoique assez ridicule, le roman iïOriele étant le premier
qui paraisse en Italie depuis vingt ans, sera très-utile et aura
beaucoup de succès. Mais n'est-il pas singulier que Vltalie ne
puisse pas absolument produire un roman original?
Les Lettere di Jacopo ùrti%, publiées par M. Foseolo en 1798,
sont une copie du Werther de Gœlhe, tout comme Oriele eu
une copie 'du roman de Rousseau. On traduit à force Wallcr
Scott à Milan. Le moyen âge d'Italie, illuminé par la liberté,
offrirait de bien autres matériaux à un homme de talent que la
vieille Ecosse de Van 4700. Quelle figure à faire mouvoir que
celle du Dante! Casiruccio Castracani, Cola di Rienzi. l'archevê
que Guillelmino, cl la foule immense de gens qui leur res-
semblèrent, pourraient donner lieu à des romans sublimes.
Chartes VU et ses Français, Bayard, le connétable de Bourbon,
Taslucieux Comines, viendraient diversifier le roman par leurs
physionomies françaises. Mais Tltalie n'a point de Waller Scott.
Giacopo Ortiz est comme Oriele, il veut toujours élonuer par
LETTRES A SES AMIS. 2'5
une belle phrase. Ces héros de seoliment ne sont alleuiifs qu*à
dire de belles phrases et en Ont Tair tont fiers. Pauvre Italie !
Voilà ce que trois siècles de despotisme ont fait des compatriotes
du Tasse et de Christophe Colomh.
LXXXV
A MONSIEUR ...., A LONDBES.
Paris, le 12 février 1823.
Monsieur,
Un des savants les plus distingués de France prépare une his-
toire de la civilisation provençale. 11 y eut, de Tan 1200 à Tan
1328, un siècle de bonheur, de plaisir et d'élégance, tout à fait
ignoré aujourd*hui. La Provence était alors, comme la Pologne en
nSG, un peuple d'esclaves, an milieu duquel vingt mille, gen-
tilshommes goûtaient tous les plaisirs de la civilisation la plus
aimable et la plus avancée. Mais, comme on Ta vu par l'exem-
ple de Venise, toute société de nobles qui ne se fait pas soute-
nir par le peuple est renversée au premier choc.
Bisloire^ Bretagne, par M. le comle Daru, pair de France.
L'illustre auteur de Y Histoire de Venise prépare une histoire
de la province de Bretagne; il dira des choses nouvelles, parce
qu'il a relu dans un esprit nouveau tous les vieux monuments
de notre histoire. M. Daru citera dans ses notes des poèmes
exlrémement curieux sur Fancienne histoire de Bretagne. Ils
sont remplis de détails- de mœurs qui rappellent Ivanhoe. la
langue de ces poèmes est un latin barbare comme celui de Gré-
goire de Tours; c'est une langue que Ton comprend facilement
au bout de huit jours.
Ukisioire est fort à la mode en France. Ou était tellement
ignorant et nos histoires avaient été si puériles, que c'est appren-
dre du nouTeau au public que de lui dire que la France a eu la
15.
926 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
liberté ei des espèces de parlements jusque vers Van 1550; la
servitude ne date que du règne de Richelieu, sous Louis XIII.
Cinq où six hommes d'État, en France, sont occupés à écrire
rhistoire. Walter Scott aura une grande influence sur cette
branche de notre littérature; il aura ouvert les yeux sur les
beautés de nos anciennes chroniques. Ce qui semblerait puéril
au goût dédaigneux du siècle de Louis XV^nous parait acloelle-
ment fort intéressant et peignant parfaitement les mœurs si pit-
toresques du moyen âge, qui, en France, comme partout, Tut
rage de YhéroUme.
Vie et miracles du bienheureux Hélye, aumônier de Saint-
Louis, accompagnés des preuves irrévocables de la sainteté audit
aumônier, preuves qui confondent les impies, etc.
Le titre seul de ce livre curieux remplirait une page. J'ai
choisi cet ouvrage entre huit ou dix de la même espèce qui oui
paru ce mois-ci. Ces sortes de livres se vendent fort bien; ils
sont accueillis par la classe riche en France. Beaucoup de pairs,
et j'en pourrais nommer parmi ceux qui marquent dans Toppo-
sition libérale, achètent et recommandent ces productions,
parce que, disent-ils, sans religion dans le peuple, il n'y a po^
de pairie.
Le fait est que la vie du bienheureux Thomas Hélye fera la fo^
tune du libraire; mais le peuple ne se doute pas de rexistence
même de tels ouvrages. Le peuple lit la Pu^elle de Voltaire,
parce que, dans la Révolution, on a imprimé ce volume, auisl
que beaucoup d'autres de Voltaire, à douze sous le volume. Le
peuple, en France, est souverainement méfiant; en littérature,
il croit toujours qu'on cherche à le séduire, et, en politique, il
croit qu'on le trahit.
Mémoires de Catinat, publiés par son arrière-neveu, trois vo-
lumes in-8o.
Catinat fut un philosophe au milieu de la cour de Louis XIV,
et, ce qui est bien pis, ce fut un bourgeois,
La haute fortune de Catinat et de Vauban, petit gentilbomme
méprisé à l'égal de la bourgeoisie par la noblesse, explique la
grandeur de Louis XIV. Quelquefois le mérite faisait percer uu
homme ; c'est ce qui n'arrivait plus sous Louis XVI. Les Mé-
LETTRES A SES AMIS. 227
moimàjR Catinat ne sont pas iniéressanis comme ceux de Saint*
Simon, mais ils peignent bien les opinions et les habitudes de
Tarmee sous Louis XIV.
Le caractère de Catinat lui-même est fort curieux. Ce fut un
sage; un peu trop adonné aux voluptés, méprisant la vanité et
ses hochets. Ce seul trait en fait un personnage bien original
dans les annales de la France. €atinat, né eu 1637, écrivait
vers i700 et mourut en 1712.
lies canaux navigables de France y par M. de Pomeuse, un vo-
lume in-4".
Ce volume peut être utile à TAnglelerre. Nous avons eu der-
oiérement en France deux hommes de génie, Monge et La-
grange. Monge, ainsi que je vous Tai dit, fut Tun des fondateurs
àe cette École polytechnique qui a inondé la France d'excellents
ingénieurs. Napoléon voulait faire chaque année un canal navi-
gable, le vendre Tannée suivante, et, avec le produit de la
vente, continuer un autre canal navigable. Malgré ses guerres,
il consacrait annuellement aux routes et aux canaux une somme
lie vingt-cinq à trente millions; c'est plus que Louis XVI n'a*
vaii dépensé pour ce genre d'amélioration, dans toul le cours
d'un règne de dix-neuf ans.
M. de Pomeuse s'est fait l'historien de tous ces grands tra-
vaux ; il est bien ennuyeux, bien dépourvu d'esprit, mais il est
exact. Vous pouvez trouver dans son in-l** des procédés incon*
nos en Angleterre.
Nouveaux contes, par madame Guizot, quatre volumes.
Voici un recueil fort agréable et que Ton peut mettre entre
les mains des jeunes miss anglaises. Je leur souhaite à tontes
'esprit et le bonheur de madame Guizot. Avant son mariage,
elle avait fait connaître, par beaucoup de charmants articles
dâfls les journaux, le nom dé Pauline de Meulan, qu'elle portait
alors. Elle avait deux sœurs et peu de fortune ; elle donna sa lé-
gitime à ses sœurs, qu'elle maria bien, et déclara que, pour elle,
elle n'épouserait jamais que l'homme assez généreux pour Té-
pouser sans dot, M. Guizot, sous-secrétaire d'Ëtat sous M. De-
cazes ei écrivain de talent, épousa sans dot mademoiselle Pau-
228 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Haeëe Meulan, qui, aiyourd'bui, aide son mari dans ses nom-
breuses entreprises littéraires.
Mémoires relatifs à Vhistoire iTÀngleterrey de l*an 1400 à Tau
1800, trente volumes.
Voilà une superbe eutreprtse littéraire, formée par M. Cuiiot
et exécutée par madame Guizot. Les deux premiers volumes
viennent de paraître. On nous annonce, pour le mois prochain,
la traduction des Mémoires de madame Bulchinson.
A propos de traduction, je dirai que celle de Peveril du Pic a
passé pour séditieuse ici, cl que, sans la crainte du ridicule, on
l'aurait arrêtée, tant est frappante Tanalogie de la France
actuelle avec TAngleterre sous Charles II. Vous ne pouvez vous
faire d'idée de ta platitude des traductions françaises des ro-
mans de Walter Scott; on emploie quatre traducteurs pour
chaque volume ; trois au moins ne savent pas l'anglais ; le li-
braire donne dix sous par feuille à un prétendu littérateur qui
corrige le style; malgré cette belle manœuvre, la nation française
est folle de Walter Scott. — Depuis ses dernières tragédies,
lord Eyron est beaucoup tombé dans Topinion des Français.
« C'est un homme fou d'orgueil qui finira par se brûler lu
cervelle parce qu'il ne peut pas être roi. )>
Voilà l'opinion française sur son compte.
Élégie sur la vie d'un petit ramoneur, par M. Guiraud.
Ce volume de quarante pages a du succès. Jamais l'on n'avait
forcé le vers alexandrin français, naturellement si dédaigneux,
à rendre des détails si naïfs. Vous qui avez le Deserted village
de Goldsmitl), vous ne senthrez pas le plaisir que nous fait
M. Guiraud en nous donnant des vers coulants et intéressants.
Discours de M. le prince de Talleyrand sur la guerre d^ Espagne ^
quinze pages in-8^.
Ce discours, mémorable en politique, a pris rang sur-le-
champ en littérature. L'opinion publique a dit : « L*on u'arieu
vu d'^al depuis les beaux jours de Mirabeau. » On a dit aussi :
« C'est la Restauration de M. de TaHeyrand. » Il y a dans ce
discours une naïveté tout à fait conforme au génie de la langue
française, qui, naturellement, est ennemie jurée des grandes
phrases à la Chateaubriand et à la d'Arlincourt.
LETTRES A SES AMIS. 2*29
Œuvres de Jean Botrou, dix volumes in-8''.
Uu i>céte 'aimable, M. le Duc, Fauteur de VArt de diiier en
ville, donne une nouvelle édition du vieux Potrou, Tauteur de
rexcellenle tragédie de Venceslas. L'exposition de Venceslas
est restée le chef-d'œuvre de la scène française. Botrou est
notre Massinger^ 11 avait le caractère héroïque et trouva la
mort en faisant une belle action. Cette nouvelle édition est fort
remarquable, elle contient des pièces inédites jusqu'à ce jour.
Duels et suicides du bois de Boulogne, doux volumes in-12.
Un libraire a trouvé ce titre piquant et a dit à un des trente-
six mille gens, de lettres qui remplissent Paris : Faites-moi un
ouvrage sous ce titre. Bien fait, cet ouvrage eût été du plus haut
inlérét; même tel qu'il est, il se (ait lire. .
On dit qu'il y a plus de gens qui se tuent à Paris qu'à Londres ;
la différence entre les deux pays consiste dans le rang des gens
qui se donnent la mort. Depuis dix ans, la France n'a pas vu
trois personnages du rang de MM. Castlereagh, Samuel Romilly
et Withbread, se couper la gorge. Ce qui fait les suicides en
France, c'est la vanité désappointée.
Quant aux duels, les gardes du coips du roi et de Monsieur,
tous ultra et craignant les plaisanteries, passent leur vie dans
leurs casernes, à tirer le pistolet et à faire des armes. Voilà la
principale source des duels actuels. Ou ne se battait presque
jamais sous Napoléon; on cite le général ... et M. de ... qui ont
tué en duel chacun vingt-cinq adversaires.
LXXXVl
A MONSIEUR ...., A CARIS.
Paris, le 26 février 1823.
Rien ne peut donc vous dissuader, mon cher ami, de ce fu-
neste projet de vous retirer eu province ? Parce que vous avez
' MassÏDger, poète dramatique anglais, né fcn 1D84, à Salisbury, mort
à Londres en 1640. (R. G^
23U ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
cent mille écus de rente, vous pensez n'être obligé à f;ftire la
cour à personne. Quelle erreur!... lien est encore temps ;
écoulez les conseils de Texpérience d'autrui. Le bon Jean-
liOuis pensait comme vous; voyez ce qui lui est advenu. Au
reste, voulez-vous 'une autorité autrement puissante que la .
mienne? — L*idée des monologues et dialogues suivants ne
m'appartient pas; elle est de Paul-Louis Courier, qui me Ta re-
mise dimanche dernier, entourée des aperçus les plus piquants.
Le vigneron JeaU'Louis est un bon homme, avec une .disposi-
tion philosophique, qui cherche la paix ; son ridicule est de
s'être trompé et de trouver la guerre, et une guerre de tous les
quarts d'heure, là où il venait pour goûter une tranquillité par-
faite. Rencontrant à chaque pas un mécompte ou un malheur,
il se. réfugia à Paris. Philosophe rêveur et tendre d'abord, il fiait
par avoir besoin de Texercice de la force et des autres venus»
dans un degré héroïque, pour ne pas se mépriser soi-même.
Jean-Louis, seul. — Il n'est que cinq heures trois quarts à
ma montre, et voilà six heures qui sonnent à Thorloge de Saiot-
Nizier ; ma montre se dérange. (Riant.) Mais, à vrai dire, quel
besoin ai-je d'une montre dans Theureuse vie que je vais me-
ner? C'était bon à Paris, où les affaires, les rendez- vous, les
soirées, me talonnaient; mais dans ce charmant village de Saint-
Nizier, quelle tranquillité délicieuse ! quel air pur je respire !
ma foi, je ne monterai plus ma montre, c'est une peine inutile,
je n'ai plus de visites de cérémonie à faire, libre et sans gêne...
(Tapage épouvantable à la porte.) Mais, bon Dieu, quel tapage f
(Entre un grossier paysan, fort insolent et en blouse.)
Le paysan. — Est-ce vous qui est M. Jean-Louis?
Jean^Louis, se cofitenant, — Oui, mon ami ; que voulez-vous?
Le paysan. — Pardi, on n'est guère honnête chez vous. Savez-
vous que je ne suis pas accoutumé à attendre à la porte ; ou me
connaît dans Saint-Nizier ; il y a bientôt deux mois que je suisau
service de M. le sous-préfet.
Jean-Louis, se coj%tenant à peine. — Enfin, que voulez- vous?
Le paysan. — Ce que je veux, je vous le dirai ce que je veux;
je ne suis pas accoutumé à attendre, et surtout quand je viens
inviter les gens à dîner de la part de M. le sous-préfet.
LETTRES A SES AMIS. 231
Jean- Louis. — Pour qnel jour est-ce que M. le sous*préfet me
fait rhonneur de m'engager?
Le PATSAif. — Pardine ! Pour aujourd'hui. Croyez- vous qu*on y
fait tant de façon, pour un qui s'appelle Jean-Louis; Jean-Louis
tout court !
Jean-Louis. — Mon ami J'aurai Tbonueur de répondre au message
de M. le sous-préfet; je ne puis pas dîner chez lui aujourd'hui.
Le paysan. — ("omment» vous refusez noire sous-préfei ! Par-
dioe, voilà qui est bien insolent !
Jean-Louis. — Mon ami, ne me faites pas ressouvenir que c'est
vous qui TéteS) insolent; laissez-moi, j'ai affaire'; je préseiUe
mes devoirs à M. le sous-préfet.
Le paysan. — Gomment, vous ne viendrez pas diner, à trois
heures et demie précises, chez M. le sous-préfet? Ah bien ! il va
êlrejoliment en colère ; il nous demande à tous qui vous êtes, ce
que vous êtes venu faire dans notre pays, et cette grosse lettre
qu'il a reçue hier de monseigneur le préfet, par un gendarme,
je parie que c'est bien pour vous qu'elle est écrite.
Jean-Louis. — Adieu, mon ami.
Le paysan. — Gomment, adieu! sans trinquer avec moi? Ah
Yoos êtes joliment poli ! {En s en allant insolemment) Que peut-
on attendre aussi d'un qui s'appelle Jean-Louis ? Est-ce un nom ça ?
Jean-Louis. — La belle matinée ! Quel air pur ! quelle position
pittoresque que celle de Saint-Mizier î (S'interrompant.) L'inso-
lence de cet homme m'a troublé; voilà le maudit défaut de mon
caractère ! mais qu'y faire? moi j'ai besoin de solitude.
A trente-sept ans, j'ai payé ma dette à la société ; |*ai îaAi cinq
campagnes; j'ai été à Moscou, j'ai vécu à Paris; cette vie toute
de devoirs et de convenances me déplaisait ; d'ailleurs, qu'y
laire? Je n'avais pour tout bien que ma demi-solde ; il y a six
HKûs, un animal comme celui-ci m'éveilla aussi à six heures du
matin; mais, au lieu d'être sous une allée de beaux arbres
comme ceux-ci, c'était dans une petite chambre, au sixième
ciage, rue de Richelieu. Je pouvais faire jusqu'à six pas dans
nui chambre, en me promenant d'un angle à l'autre. Ne sachant
que faire avec trois cents francs de rente par mois, il me vint
dans ridée de traduire Plutarque; j'étais dans le grec jusqu'au
252 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
COU, lorsque uo beau matin une leUre me réveille à six heures.
Non oucle le chanoine, brouillé avec moi, s'est avisé de mourir
sans faire de testament et de me laisser, malgré lui, quatre cent
vingt mille francs, qu'il destinait à bâlir un petit séminaire.
Je ne révais que Tindépendance, je pars, je quitte Paris, je ^
voyage à pied. Saint-Nizier me platt, j*y achète des vignes pour
trois cent mille francs. J*y suis depuis deux mois; ce petit bois
m'a plu, j y ai fait bâtir cette tour composée de quatre chambres.
Lehaçon insolent. — Eh bien, monsieur Jean-Louis ! voulez-
vous me payer, oui ou non?
V Jean-Louis* — Tâchez d'éire poli ; je suis prêt à vous payer les
quatre cent vingt-six francs que je vous dois d'après voire
marche.
Lb haçon. — Moi, je prouverai que vous m*avezobHgéà des
changements, et il me faut la somme ronde de cinq cents francs.
Jean-Lodis. — Je vous conseille de ne pas me faire perdre pa-
tience ; heureusement j'ai eu la bonne idée de faire un marcfié
écrit.
Le maçon. — Ah ! votre marché écrit ! tenez, je vous conseille
de me payer mes einq cents francs, ou le procès vous coûtera
plus des quatre-vingts francs que vous me refusez.
Jean-Louis, en colère, — Sortez à l'instant, ou je vous jette
dehors. '
Le maçon. — Ah ! vous le prenez sur ce ton! sachez que je ne "
me laisserai jamais maltraiter par un Jean-Louis, un homme qui
ne connaît personne, qui ne voit personne. Je vais vous faire
citer I (A part.) Ma sœur est cuisinière chez M. le juge de paix,
et je sais qu'U dit que ce M. Jean-Louis est suspect : il perdra
son procès. D'ailleurs, il y a M. le marquis de Somont qui nie
protège ; il m*a donné des coups de canne, il y a quatre mois,
et ne m'a pas payé ; il est juste que ce Jean -Louis, qui n'est pro-
tégé par personne, paye pour deux. (En s*enfuyant.) Vous vous
repentirez de vos menaces....
il me serait fort aisé, mon cher ami, d'ajouter de nouveaux
dialogues tout aussi instructifs ; mais j'espère que ces deux-ci
sufQront pour vous éclairer sur le sort qui vous attend si vous
persistez dans cette déplorable résolution.
LETTRES A SES AMIS. '25S
LXXXVII
A MONSIEUR..., A LONDRKS.
Parts, le i\ mars 18^5.
M. de Lamartine, que vous avez vu en Angleierre, atlaclië à
l'ambassade de M. de Chateaubriand, passe aujourd'hui pour le
premier de nos poêles. Il a un nouveau volume de poésies sous
presse, et, dans ce temps où la politique seule inspire de Tinté-
rèt, un libraire n'en a pas moins ofTcrt vingt-cinq mille francs
à M. de Lamartine pour le nouveau volume de ses œuvres, ayant
pour titre : Poésies, 1 vol. in-8».
Ce jeune poète est fort intéressant. C'est par erreur, je vous
le répèle, que VEdinburg^Review a dil, dans son dernier nu-
méro, que M. de Lamartine était le poêle du parti ultra; ce
poste lucratif est occupé par d^autres. M. de Lamartine a, au
contraire, été persécuté par M. de Chateaubriand, un peu jaloux
peut-être du talent original de son jeune secrétaire. J'ai lu plu-
sieurs des pièces qui composent le nouveau volume de M. de La-
martine. (i*est toujours une imitation du ton de lord Byrou.
Seulement le poêle français, quoique né d'une famille noble des
environs de Mâcon , ne fait pas paraître l'orgueil et la misan-
thropie aristocratique du nobleman an^ais. La sensibilité de
M. de Lamartine est, au contraire, douce et profonde.
La touche de ses vers rappelle à tous moments ses aven-
tures de Naples. Ces aventures louchantes ne sont un mystère
pour personne ici ; mais il serait peu délicat de les imprimer.
Elles ont plongé M. de Ijamartinc dans une mélancolie profonde,
et lui ont donné son talent. Au contraire de nos autres poètes
français, il a quelque chose à dire. Il peut dire des peines du
cœur ce que Boileau disait des ridicules de la société :
El mon vprs, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
234 ŒUVRES POSTHUMES DE STEI9DHAL.
Œuvres complètes de Regnard , 6 vol. io-S®. Cette superbe
édition, dit rédileur, a été faite pour les Russes et les Anglais,
qui vienneut à Paris enlever des éditions entières de nos auteurs
français. L'année dernière on a fait pareille édition de Voltaire,
imprimée à trois mille exemplaires, dont il n est pas resté trois
exemplaires à Paris. En ce sens, la France aura beaucoup con-
tribué à civiliser la Russie.
La nouvelle édition de Regnard , de M. Grapelet, est remar-
quable en ce qu'elle donne une foule de farces, charmantes de
gaieté, que Regnard, un des hommes les plus heureux et les plus
gais de son temps, faisait au courant de la plume y sans corriger,
comme j'écris ceci. Ces farces charmantes furent jouées sur le
théâtre de la Foire, de 1688 à 1696. Je vous recommande les
farces intitulées : le Divorce , les Chinois, la Foire Saint Germaitu,
les Filles errantes, ïHomme à bonnes fortunes. Seulement, n'al-
lez pas vous armer de votre raison pour juger ces folies. Dans
un de ces moments où vous sentez quelques petites dispositions
à la gaieté, prenez les tomes V et VI de cette nouvelle édition de
Regnard, et je vous réponds que bientôt vous rirez aux éclats.
Gela est plus gai que Molière. C'est une satire moins amère,
moins sensée , et partant plus gaie que les comédies de Molière.
Regnard ridiculise \ei jaloux, les amants passionnés, les gensàe
loi fripons; en un mot, il s*adresse aux clas&es éternelles et né-
cessaires de la société, et non pas, comme Molière, dans le
Misanthrope, aux classes créées par le gouvernement et les
mœurs de Louis XIV.
M. Auger, qui donnait ici une superbe édition de Molière,
vient de l'arrêter; il a peur du courroux d'une Société célèbre,
que Pascal a attaquée dans ses Lettres provinciales , et qui re-
naît de ses cendres.
Adelchi, tragédie de M. Alexandre Manzoni; Milan, un volume.
Depuis trois ans que le pauvre Pellico est en prison au Spielberg,
M. Manzoni est resté le premier poète tragique de Tltalie. L'in-
convénient de son talent, c'icst qu'il aime trop à faire de beaux
vers. Son dialogue n'est pas rapide, ses personnages ont l'air
arrêtés par le soin et le plaisir de bien parler ; cela empêche
qu'il ne soit un poète romantique; c'est un poète me/x^x^ termine.
LETTRES A SES AMIS. 235
entre les romantiques et les classiques, mais plus près des der-
niers, si ce n'est par sa théorie» au moins par sa pratique.
Probablement vous ne vous douiez pas, en Angleterre,
de la grande dispute du romantique contre le classique, qui
occupe les littérateurs de France, et surtout ceux d'Italie. Il
s*agit de savoir si, pour faire des tragédies intéressantes en
1823, les auteurs français doivent suivre les errements de Ra-
cine ou ceux de Shakspeare. L'Académie française a pris la ré-
solution de ne jamais admettre dans son sein tout homme de
lettres qui se serait souillé de Thérésie du romaniicisme. Cette
grande colère a été fort utile aux romantiques. Le caractère
principal de la .nation française est la méfiance ; il suffît qu'une
doctrine soit protégée par le gouvernement ou les gens en
place, pour devenir suspecte au public. Les Français ont envio
de voir sur leur théâtre les tragédies historiques de la Mort de
Henri IIJ , de V Assassinat du duc de Bourgogne au pont de Mon'
tereau. Ce qu*ou goûte le plus dans Shakspeare, en France, ce
sont les tragédies historiques de Henri VI et de Richard IIL La
nation française veut revoir et rejuger ses annales; elle aurait
du plaisir à les voir se dérouler sous ses yeux. Or cela est im-
possible en employant le vers alexandrin français, qui, dit la
Harpe, n'admet que le tiers des mois de la langue. Ce vers fut
créé par Racine à Tusage de la cour dédaigneuse de Louis XIV.
Le vers simple du vieux Corneille conviendrait mieux à la tragé-
die historique, mais il serait sifQé aujourd'hui, comme man-
quant de dignité. La protection que le gouvernement et l'Aca-
démie française donnent au genre classique avancera de dix ans
le triomphe des romantiques, M. de Jouy a fait faire un grand
pas au théâtre français, par sa tragédie de S/glla. Cet auteur n'a
nul génie, mais il est impossible d'avoir plus d'esprit. Il a vu
que le public était ennuyé de Vamour fade peint par Racine
dans Hippolyte, dans Bajazet, dans Xipharês, et, au lieu d'a-
mour, il a copié le songe terrible de Richard III dans Sylla. Les
vers de celte tragédie ne sont que de la prose rimée ; il n'y a
qu^m pas de tels vers à la prose énergique. Les vers anglais peu-
vent tout dire ; gardez-vous de juger de nos vers alexandrins
par les vôtres.
»23t; ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Vous avez maintenaDt une idée de la dispute qui agite les lit-
tératures italiciine et française. Le style de la brochure iatilulée
Racine et Shakspeare, pamphlet de soixante pages, est trop
tranchant. L'auteur n*a pas eu l'art de paraître un peu plus dou-
ter de sa thèse ; il a manqué d'adresse, il a attaqué trop de front
les classiques.
Œuvres complètes de Cabanis, membre de Tlnstitut, du Sénat
conservateur, etc. ; sept volumes in-8^.
L'on n'a aucune estime en France pour la philosophie écos-
saise de Dugald' Stewari * ; on la trouve nébuleuse et incon-
cluante. Gomme le mépris entre les nations esl toujours
réciproque, je pense que Tiabanis* Tun des fondateurs de la phi-
losophie française, u% doit être guère estimé en Angleterre. J'ai
remarqué que jamais VEdinhurg-Review n^a parlé des ouvrages
de M. le comte de Tracy, si populaires en France. Napoléon
avait défendu à ses journaux de parler, en bien ou eu mal, des
œuvres de MM. Cabanis et de Tracy, et U les fit taacer verlemeot
à l'Académie française par M. de Ségur, son grand chambellan,
lequel reçut à l'Académie française M. de Tracy, qui y rempbça
Cabanis. Ces deux sénateurs faisaient partie d'une opposition de
dix membres qui irritait fort l'Empereur.
Deis sept volumes des œuvres de ce grand phHosophe, cinq
sont fort ennuyeux, ce sont de purs ouvrages de médecine. Deuii
volumes renferment le chef-d'œuvre de Cabanis : les BapporU
du physique et du moral de Vhomme, Cet ouvrage, VIdMogie
de M. le comte de Tracy et son Commentaire sur l'Esprit des
lois de Montesquieu, forment les bases de l'éducation actuelle
des Français. La méfiance^ qui est extrême et universelle eu
France, fait que plus le gouvernement proscrit ces livres, plus
les éditions s'en multiplient.
Journal d*un voyage autour du monde, pendant les années 1816,
1817, 1818, 1819, par M. CamUle de Roquefeuil ; de«ix volumes.
Ou aime les voyages, ils reposent l'esprit des discussions. Je
trouve que celui-ci repose un peu- trop l'esprit. L'auteur a voyagé,
mais il n'a pas porté avec lui des yeux philosophiques pour voir
«
* N.' en 175.^, mort en 1828.
LETTRES A SES AMIS. 23:
ce qui intcressu aujourd'hui. Nous voulons couuaitre riioinme,
nous voûtons conuattre les mœurs des sauvages, étudier leurs
passions, reconuaitre chez Thabitant du dëserl le germe des
penchants qui, développés, agitent les salons de Paris. C'est ce
que j'ai cherché vainement dans le livre qui est devant moi. Un
i)on traité de rHomme sauvage et de ses passions aurait un
succès fou en France ; mais il faudrait des faits et des consé-
quences bien tirées de ces faits. Les meilleurs voyageurs, y corn-
prisM.deBumboldi,nous donnent trop souvent des déclamations
plus ou moins pompeuses ; nous voudrions la vérité dans toute,
sa simplicité. A-t-on assez d'esprit à Philadelphie pour envoyer
àFEurope le livre qu'elle demande sur Yhomyne sauvage?
Cathédrales françaises ^ par M. Gbappuy, ancien élève de
rÉcole polytechnique; trente-six livraisons.
Quand, en Frauce, nous voyons le titre d'élève de TÉcole po-
lytechnique accolé au nom d'un auteur, nous nous attendons à
trouver un ouvrage de mérite. Les cathédrales françaises pré-
sentent des chefs-d'œuvre du genre gothique. Celle de Paris est
peu remarquable, mais le Munster de Strasbourg est au nombre
(les monuments les plus frappants que j'aie vus. J'ai trouvé dans
te temple sombre la terreur.
Voilà quelle doit être l'expression d'un temple chrétien. Le
pêcheur qui y entre eu passant pour se distraire doit eu sortir
le cœur navrer avec la peur de l'enfer. Saint-Pierre de Rome ne
«lonne point cette sensation; il est trop 7nagnifique, trop riche,
trop gai.
Lettres dé Saint-James; troisième volume.
L'auteur inconnu de cet ouvrage est le meilleur politique qui
imprime sur l'époque actuelle. Son style est obscur; peut-être
la position personnelle de cet auteur lui fait-elle une loi de parler
eu énigmes. Quelques personnes ont cru que cet auteur genevois
avait des relations avec M. Canning. Quoi qu'il en soit, ce troi-
sième volume des Lettres de Saint-James va servir pendant trois
mois de magasin à pensées à nos journalistes. La Russie est
forte parce que le gouveniement gouverne dans le sens du
peuple; voilà la maxime fondamentale de celte troisième par-
tie; l auteur ne le dit pas seulement, il le prouve.
238 ŒUVRES POSTHUMES i)E STENDHAL.
Toul le monde a lu le Voyage en Suisse de M. Simond; égale-
meut auteur d'un Voyage en Angleterre, M. Simond n'est pas
brillant, mais il est judicieux. Et, ce que le peuple lisant de-
mande au dix-neuvième siècle, ce sont des idées sur lesquelles
il puisse compter.
Le public a refusé de lire les Lettres sur la Suisse de M. Raoul-
Rochelte, parce que c'est le manifeste des idées d'un parti, à
propos de la Suisse.
LXXXVIU
A MOKSIKUK ...» A LONOKËS.
Paris, le 9 avril 1823.
Monsieur,
Ma revtie iraujourd'hui comuieuccra par :
lielntion dun voyage à Bruxelles et à Coblent%, en 1791 ; un
volume in-8'*.
Cinq mille exemplaires de cet étonnant ouvrage ont été vendus
eu di\ jours de temps. 11 paraît qu*un bonapartiste le fit impri-
mer en 1815, pendant les Cent-Jours, pour jouer un tour à l'au-
teur. A iu seconde Restauration tous les exemplaires disparu-
rent; on m'en offrit un à un prix fort élevé en 1816; on me
donna un échantillon de ces Mémoires en deux pages; je cnis
cela une fraude pieuse des Bonapartistes pour déconsidérer le
Kiug. M. Baudoin, imprimeur libéral, obtint par hasard^ il y a
six mois, de voir un manuscrit de ce voyage, corrigé de la main
de rillustre auteur; il songea dès lors à l'imprimer. Mais oo
lui fit craindre un procès sans pitié de la part du tribunal de
police correctionnelle.
Voyant ce qui se passe depuis trois mois, M. Baudoin a pensé
qu'il pourrait naître telle circonstance qui rendrait sans danger
la publication du Voyage à Coblent%, il Fa Imprimé. Il en était là
LETTRES A SES AMIS. 239
quand quelqu*uD, se fondant sur la vanitc bien connue des au-
teurs, lui a donné le conseil hardi de faire hommage de son
édition à Tauguste personnage. Ce personnage a été exlrême-
meut irrité, mais seulement de huit ou dix fautes d'impression
qui s'étaient glissées dans Tédition. M. Baudoin, comprenant que
si l'ouvrage pouvait être annoncé par les journaux il s'en ven-
drait plusieurs milliers d'exemplaires, en a fait sur-le-champ une
nouvelle édition, que le King a crue la première et dont il a
corrigé les épreuves.
11 passe pour constant que l'auguste personnage a dit à ma-
dame la duchesse de Berry, en lui donnant un exemplaire de ce
>oyage : « Ma nièce, voici un ouvrage duquel mes amis me disent
que Fauteur ne devra pas regretter l'impression. » Ce sont les
propres paroles ; on les a retenues parce qu'elles donnent une
juste idée du style entortillé de Fauteur.
h ne sais si, hors de Paris et des convenances que la société
de ce pays impose aux grands personnages, vous pourrez sentir
l'immense ridicule de ce petit ouvrage. Vous le trouverez vide
seulement; nous, nous le trouvons ridicule sous raille rapports,
fi'abord, il est écrit d'un stylç de ferame de chambre, comme
disait Voltaire, eu parlant de l'ouvrage du roi Charles IX sur
'a chasse. On a compté que le mot bien est répété jusqu'à six
fois dans la même phrase. U y a des solécismes que le proie du
plus mince journal prendrait sur lui de corriger dans un article
de sa feuille périodique ; par exemple :
« Je commence à être un peu lourd pour monter et descendre
facilement de cabriolet. »
On ne peut pas dire : monter de cabriolet. Un enfant dirait, eu
voyant une telle phrase, il faut : pour monter en cabriolet et en
Rendre.
lâ réputation d'un excellent écrivain, qu'avait l'illustre auteur,
(disparaît entièrement étouffée sous un nombre étonnant de
phrases niaises ou même fautives. Ce qui est plus triste, c'est
que tout l'esprit qu'on accordait au même personnage dis-
paraît en même temps. M. de Talleyrand a dit : « C'est le
voyage d* Arlequin, manger et avoir peur, avoir peur et man-
ger. I La sensation produite par l'apparition intempestive de
Ï40 ŒUVRES POSTHUMES DE STE^^DIIÂL.
ce volume a été si forle, qu'elle a fait diversion totale à la
guerre ; cet effet est si fort, qu*il s'élève jusqu'à rimporiance
politique.
Le King a dit : « M. de Buouaparte (c'est toujours ainsi qu^il
rappelle) a fait paraître des Mémoires par Tentremise de sod
chambellan Las Cases, j'ai été bien aise de montrer que je pou-
vais écrire les miens moi-même. »
Tous les frères de Napoléon ont écrit, et tous ont mieux écrit
que Louis XYllI.
Uu autre ouvrage qui a fait presque autant de sensation que
le Voyage à Coblenlz, ce sont les :
Mémoires d^une jeune Grecque, par madame Alexandre Panam.
Un prince souverain d'Allemagne, M. le duc régnant de Saxe-
Cobourg, a eu, envers cette jeune Marseillaise qu'il a enlevée à
L'âge de quatorze ans, des procédés qui font l'entretien de tout
Paris. Il lui a écrit des lettres d'une orthographe à mourir de
rire. Mais ces deux petits volumes commencent par une letlre
du maréchal prince de Ligne, qui a un succès fou. Cette Icllre
est digne de Voltaire ; c'est un coup d'œil rapide sur Thistoire
des cours, depuis Cyrus et Uéliogabale jusqu'à Louis XV et ma-
dame de Pompadour. Je ne vdus entreliens pas plus au long de
ce livre singulier, qui probablement est déjà traduit en anglais.
J'ai acheté mon exemplaire chez madame Panam elle-mèDie
(rue Louis-le-Grand, n"* 21). C'est encore une fort belle femme;
elle est presque aussi pauvre que belle. J'ai vu le charmant en-
fant de Son Altesse Sérénissime. Trois ou quatre ambassadeurs
d'Allemagne agissaient depuis six mois auprès de la police de
France pour empêcher Timpression de ces curieux mémoires
eu France. Madame Panam a eu la bonne idée de faire lire aux
chefs de la police française la lettre du maréchal prince de
Ligne; comme ils sont gens d'esprit avant d'être agents de
police, ils out laissé faire l'impression. II paraît que cette dame
Panam a beaucoup d'esprit ; elle écrit avec une grâce infinie el
avec originalité. Heureux les princes de pouvoir avoir de telles
maîtresses !
Un libraire a acquis ces jours ci les lettres originales du King
à M. d'Avaray. 11 a voulu les imprimer ; il est allé chez les mi-
LETTRES A SES AMIS. 241
nistres, qui, témoÎDS du succès de scandale obleuu par le livre
du King, oui dit au libraire : (c Gardez-vous d'impriuier. » Le
libraire, qui se connaît eu vanité d'auteur, a trouvé le moyeu
de pénétrer jusqu'au King ; il a exposé son projet.
« Imprimez, imprimez tant que vous voudrez, à vos risques
et périls ; tant pis pour vous si le public trouve ces lettres saus
iutérét. »
Telle a été la réponse du King. Ou dit que ces lettres coutien-
Dent des naïvetés d'une bi^n autre force que le Voyage à Bruxel-
les; elles paraîtront sous peu de jours.
A propos de ce voyage, MM. de Virieu et de-Levis vont impri-
mer leurs justiûcalions. M. de Virieu est le personnage qui
refusa d'accompagner le King, et que ce prince se fait un mérite
de ue pas nommer.
U. le duc de Levis avait une charge auprès du prince qui a
imprimé : « Heureusement M. de Levis donna sa de mission, » C'est
contre cet adverbe heureusement que M. le duc de Levis va faire
ui mémoire.
Madame de Balbi, la femme de France qui a peut- être le plus
d'esprity et qui fut longtemps amie du King, a aussi des lettres
impayables à publier ; tous les libraires de Paiis sont à sa porte.
Le faubourg Saint-tierniain est d'une colère outrée contre un
King qui, de gaieté de cœur, y'ieni déconsidérer VAndmi régime.
LXXXIX
A LORD NOËL BTRON, A GÊNES *.
rarîs, le 23 juin 18ï23.
Milord,
Vous avez bien de la bonté d'attacher quelque importance à
des opinions individuelles; les poèmes de Tauleur de Parisina
* Réponse à une lettre de lord Byron dans laquelle il s'efforçait de dé-
fendre sir Walter Scott contre quelques critiques de Beyle On ne sait si
la lettre suivante a été envoyée à lord Byron.
242 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
vivront encore bien des siècles après qa^on aura oublié Borne,
y aptes et Ftorenceen 1817, et autres brochures semblables.
Mon libraire a mis hier à la poste, pour Gênes, YHistoire de
la peinture en Italie, cl de VÀmour.
Je voudrais bien, milord, pouvoir partager votre opinion sur
Pauteur d*Old mortality. Je n'ai que faire de sa politique, dites-
vous. Vous refusez ainsi de prendre eu considération précisé-
ment la chose qui me fait regarder le caractère de riUusire
Écossais comme peu digne d'enthousiasme. Quand sirWaiter
Scott sollicite, avec la passion d'un amant pour sa maîtresse, le
verre dans lequel un vieux roi S assez méprisable, vient de
boire; quand il est un des souteneurs secrets du Beacon*, je vois
un homme qui a envie d'être fait baronnet ou pair d'Ecosse.
Sur mille personnes qui font de telles choses, dans toutes les
antichambres d'Europe, une, peut-être, les fait parce qu'elle
croit naïvement le pouvoir absolu utile aux hommes. Sir Walier
se serait placé dans cette exception en refusant le rang de ba-
ronnet et autres avantages personnels. S'il était sincère, l'hor-
reur du mépris, sentiment si puissant sur les cœurs généreux,
lui eût fait, depuis longtemps, un devoir de cette démarche si
simple. 11 n'a point eu cette idée ; donc il y a quatre-vingt-dix-
neuf à parier contre un que mon cœur a raison en lui refusant
un intérêt passionné. Ce n'est pas mon estime légale que je
refuse à sir Walter, c'est mou enthousiasme. La nature de
riiomme est telle, qu'on ne peut plus éprouver ce sentiment
pour les caractères qui ont perdu une certaine fleur d'honnêtelé,
si je puis parler ainsi. C'est un malheur; mais tout homme qui
en est réduit à donner des explications sur une action comme
celle du Beacon a perdu à jamais cette fleur, aussi facile à ter-
nir que celle qui fait l'orgueil d'une jeune fille.
Mon opinion sur la moralité de sir Walter Scott est à peu
près unanime en France : « C'est un homme adroit qui a su
iaire son nid. Ce n'est pas un fou, comme les autres hommes de
* George IV. (R. C.)
• * litre d'an journal tory qui attaquait par des calomnies la plupart des
membres de l'opposition.
LETTRES A SES AMIS. 243
génie. » Voilà le mot d'approbation du vulgaire qui fait critique
sanglante à mes yeux.
La sévérité convient d'autant mieux envers les actions telles
que celles de sir Walter, qu'il y a maintenant tout à perdre à
être du parti contraire au sien, et que les rois, éveillés sur leurs
dangers, ont de plus magnifiques récompenses pour les grands
hommes qui se prostituent.
Si Fauteur é'Ivanhoe était pauvre comme Otway, mon cœur
serait disposé à lui pardonner quelques petites bassesses com-
mises pour obtenir une chétive subsistance ; le mépris serait
comme noyé dans ma pitié pour la fatalité de la nature hu-
maine, qui fait naître un grand homme sans un revenu d'un
schelling par jour; mais c'est sir Walter Scott millionnaire qui
soutient le Beacon/
Si ce journal lui semble utile au bonheur de la majorité des
Anglais, comment, sachant qu'on peut le prendre pour un vil
flaueur, ne refuse-t-il pas le tilre de baronnet?
C'est bien malgré mon inclination, milord, que je persiste à
dire que, jusqu'à ce que sir Walter ait expliqué cette action
d'une mauière probable, comme juge, je ne prononcerais pas
du haut d'un tribunal que sir Walter a manqué à rhonueur,
mais il a perdu tout droit à l'enthousiasme d'un homme qui a
entrevu la cour.
h suis fâché, milord, que ma lettre soit déjà si longue ; mais,
2yant le malheur d'être d'une opinion contraire à la vôtre, mon
respect me défendait d'abréger mes raisonnements. Je regrette
sincèrement de n'être pas de votre opinion, et celte parole, il
D'y a pas dix hommes au monde à qui je puisse l'adresser avec
sincérité.
Le pauvre Pellico n'a pas les talents de sir Waller Scott ;
■nais voilà une &me digne de l'intérêl le plus tendre et le plus
passionné. Je doute qu'il puisse travailler dans sa prison ; son
eorps est faible, il était miné depuis longtemps par la pauvreté
et la dépendance qui la suit. Réduit à peu près au sort d'Otway,
il m'a dit plusieurs fois : « Le plus beau jour de ma vie sera
<^elni où je me sentirai mourir. » Il a un frère à Gênes, un père
i Turin. Outre Francesca et VEufemio di Messina, il a fait, à ce
244 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
qu*il me disait, dix autres tragédies ; son père p^Minrait en pro-
curer les manuscrits. Ces tragédies, vendues ea Angleterre,
pourraient susciter un protecteur au malheureux poète, dans
cette nation qui renferme tant de caractères élevés; la mort peut
changer rapidement les rois de cette nation, d*ici à dix ans que
PeHico a encore à habiter le Spielberg, Un des ministres d'un
de ces rois peut faire le calcul qu'il y a avantage pour sa vanilc
à obtenir que Pellico sorte de prison eu donnant sa parole d'ha-
bité f Amérique.
Il m'a été extrêmement agréable, milord, d*avoir quelque
relation personnelle avec Fun des deux ou trois hommes qui,
depuis la mort du héros que j*ai adoré, rompent un peu la plate
uniformité dsms laquelle les affectations de la haute société ont
jeté notre pauvre Europe. Autrefois, quand je lus Parisina pour
la première fois, mon âme en resta troublée pendant huit jours.
Je suis heureux d'avoir une occasion, de vous remercier de ce
vif plaisir. Old mortality m'attache plus vivement, mais l'im-
pression que j'en éprouve ne me sefnble ni aussi profonde ni si
durable.
J'ai l'honneur d'être, milord, votre très humble et très-obéis-
sant serviteur.
H. Bfylk.
XC
A MADEMOISKIXE B.. . .. C , A M
Paris, le 1" aoûti 825.
La bonté que vous m'avez montrée pendant les jours aima-
bles passés à M.... est un prétexte tout naturel pour me rap-
peler à votre souvenir par quelque nouvelle qui puisse vous '
intéresser.
Savez- vous que nous allons avoir une grande nouveauté en
musique, mademoiselle? ~ Le parti de Rossini pâlit; au lieu
LKTTRIiS A SKS AMIS. 210
de choisir uu opéra parmi les vingt on irenie de Rossiui, que ne
coDQaU pas ie public de Paris, ou est allé chercher un ancien
chef-d'œuvre de Gimarosa, les Horaces et les Cvriaces (gli Orazi
ediCuriazi)^
Je crois que cela ennuiera le public, quoique madame Pasta
y remplisse un fort beau rôle d'homme et y chante le plus bel
air serio qui, peut-être, existe :
Quelle pupille tenere.
Un tiers du public de Louvois aime la musique, le quart de
ce tiers est composé de jeunes personnes comme vous, made-
moiselle, qui n'ont pas été en Italie, mais qui font, d'une autre
maDîère, leur éducation musicale : ce tiers sera enchanté des
Horaces.
Uq autre tiers est composé de pédants qui jugent de la musi-
que comme un aveugle des couleurs. Ce sont des gens qui ne
seDleut d'autre bonheur que celui de gagner à la rente ou de
porter une plaque. Us ont appris de mémoire les formes des airs
de Rossiui, el, ne trouvant pas ces formes dans les Horaces, ils
diroDt : Exécrable, ennuyeux ! Le troisième tiers discute le mérite
d'uD opéra, comme celui d'une étoffe rayée pour gilet. Une luis
qu'il sera bien décidé que les Horaces ne sont pas généralement
admirés, ils s'écrieront aussi : Exécrable, ennuyeux l
Eu Italie, le public est tout autre : 11 est comme une belle
femme capricieuse ; il y a des jours où il dit : Au diable ! dos
plos belles choses. On spectateur vaniteux est, à peu près, aussi
rare à Bologne qu'un spectateur sensible et susceptible d'énio-
lion Test à Paris.
Voilà, mademoiselle, le procès- verbal d'une grande discu -
sioa que nous avons eue hier soir sur le succès probable des
Horaces, Vous devinez chez qui ; c'est chez la personne à la-
quelle j*ai présenté un éuorme barbeau que nous avions vu
prendre.
* La repiisè des Horaces et les Curiaces dont il est ici question eut
lieu au tliéâtre de Louvois, le 14 août 18:25. [K. C)
14.
2.6 ŒUVRES POSTHUMES HE STENDHAL.
Si VOUS avez Tair:
Quelle pu{Mlle tenere,
failes-TOus jouer la ritonrnelle, vons y verrez une grande har>
diesse, souvent imitée depuis par Rossini ; Giniarosa osa mettre
de la joie, approchant fort de la gaieté, dans la ritournelle d'un
air sérieux. Aussi Tacteur chargé de chanter cet air refusa-
t-il, pendant longtemps, de s'en charger ; il eut un succès fou à
la première représentation.
XCI
A MONSIEUR R. COLOMB, A PAKIS.
(Tsola-Bel)a (lac Majeur], le 26 octobre 1825,
à neuf heures du soir.
Je t'écris, mon cher ami, de VAlbergo del DeljinOy fort mo-
deste hôtellerie, admirablement située sur un des plus beaux
lacs du monde. La nuit ne me permettant pas de jouir de ses dé-
licieux aspects, et, malgré la fatigue de la journée, Theure du
sommeil n'étant point encore sonnée, voici mes idées, pendant le
voyage, sur Rom£ sous Léon XII,
Au moment où je vis pour la première fois le nom de Léon Xll
dans le Constiluiionnel, je me sentis le besoin d'aller à Rome;
cela vient peut-être de ce que l'un des personnages historiques
pour qui j'ai le plus d'inclination, c'est Léon X. Le souvenir de
cet homme aimable ne m'a jamais semblé ennuyeux que pen-
dant un seul mois de ma vie : c'était après avoir essayé de tra-
verser la lourde rapsodie de M. Roscoe, intitulée Vie et pontificat
de Léon X, qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un article
savant et bien écrit du Journal des DébatSy où chaque vérité a
une entorse.
Ce grand homme, Je parle de Léon X, trouva au-dessous de
LETTRES A SES AMIS. 247
lui de cacher ses qualités individuelles et personnelles par le
masque de la royauté. Quoique sur le trône, et sur un trône qui
était certainement, en 1515, Tun des premiers du monde, il osa
être lui-même. Que deviendraient la plupart des papes, je parte
de ceux qui sont morts depuis craquante ans, si jamais la même
imprudence leur passait par la tète ? L'un paraîtrait faisant de
la ou peignant des pots de chambre; Taulre brodant un voile
à la sainte Vierge, un troisième montrant ses belles jambes^ à
cheval.
L'oD serait injuste envers M. le cardinal délia Genga si, parce
quïla pris W nom de Léon, Ton exigeait absolument de lui qu'il
soit un grand homme.
11 y a, ce me semble, trois rôles pour un pape. Le premier est
d'être un sot insignifiant, signant des bulles et visitant les égli-
ses: le deuxième consiste à être un vrai pape dans Tintérét
de rÉglise, c'est-à-dire le plus intolérant des hommes. Quoi
de plus absurde que la tolérance! Je vois un malheureux qui
se prépare des centaines d'années de douleurs atroces au fond
d nue chaudière d'huile bouillante, et je ne les lui éviterais pas,
nioi qui le puis, par quatre ou cinq ans de prison, ou même par
une douleur de deux heures au milieu d'une place publique et
au-dessus d'un foyer? — Quelle absurdité, quelle cruauté de
û'êlre pas cruel !
Le troisième rôle pour un pape, c'est de faire de Rome l'asile
général de tous les pauvres diables pourchassés par leurs gou-
vernements, et jamais l'Europe n'a eu un plus pressant besoin
d'un pareil asile. En les supposant méchants comme des diables,
et, d'ailleurs, aussi fins qu'ils sont niais, quel mal peuvent-ils
faire à Rome, où le directeur de laj[)oste ne manque pas d'ou-
vrir toutes leurs lettres? — Outre l'asile que j'ouvrirais à Rome,
si j'étais pape non persécuteur et par là indigne de mon rôle,
m
je me ferais le grand proleeteur des arts. J'honorerais de ma fa-
miliarité les quatre plus grands artistes de l'Europe, sans nrin-
former à quelle communion ils appartiennent. Je relèverais mon
* Pie VI, élu en 1775, mort à Valence, en Daupluné, après vingt-
qnatre ans six mois et quatorze jours de règne. (R. C.)
248 ŒUVRKS POSTHUMKS D^ STENDHAL
éperm (Vor, qui, aujourd'hui, coûte qualre-viogts écus. dit-on, eu
donnaut à son ruban rouge un liséré noir. Ce grand pas fait, je
me chargerais moi-même de le distribuer; je n^n donnerais que
six par an, le jour anniversaire de mon élection, et toujours à
de grands artistes ; je donnerais une pension à ceux qui vien-
draient me voir à Rome. Je créerais une académie, et, comme
c>st aujourd'hui un honneur insigne pour un savant d*Upsal ou
de Philadelphie d'être nommé correspondant de Tlnstitut (sec-
tion des sciences), de même le peintre anglais et le statuaire
français brigueraient Thonneur d'être de V Académie de Léon XÏL
Mais je serais sévère endiablé; je n'y admettrais ni M. Lawrence,
premier peintre du roi d'Angleterre, ni M. Bosio, qui nous a
montré un Louis XIV eu perruque et avec les jambes nues. Mais
que vouliez -vous qu'il ftt? — Je n*en sais rien; si je le savais
bien au juste, j'aurais du génie. Seulement it fallait que ce
Louis XIV me frappât de respect, me donnât l'idée du grand roi,
de rhomnie souverain, c'est-à-dire né pour être souverain,
comme le <iit si bassement le célèbre Gœtlle^
XCII
A MONSIËUii n. COI.UMB, A PARIS.
Alexandrie (Piémont), le 31 octobre ISSô/-
H ne part pas ce matin de vetturino pour Gênes; un qui file à
une heure refuse de me prendre pour dix-neuf francs avec le
spez%ale; c'est-à-dire en payant là-dessus mon souper et mon
lit, le soir; J'ai donc du temps à moi; j'en profite pour l'envoyer
le journal fort peu intéressant de mon voyage. N'importe, mets
cela de côté; un jour je pourrai y trouver des dates et le sou-
venir de mes sensations.
Ainsi que lu Tas vu, mon cher ami, j'ai pris place dans la
malle-poste de Dôle le 18 de ce mois. J'avais grande hâte de me
* Les Hommes iilustrea de FrarteB, traduction de M. de Faiir.
LETTIIES A SES AMIS. 24'i
*
tirer le plus rapidement possible de Va laideur qui environne
Paris.
Dfné à Troyes le 19, avec un marquis garni de cinq croix ;
mais bon homme au fond. Gel homme de cinquante-cinq ans,
fi.'èle à son siècle, durant un petit diner de trois quarts d'heure,
avec deux courriers, un Anglais et un inconnu (c'est moi), trouva
le secret de nous conter toute Thistoire de sa vie; je pourrais
écrire dix pages. Dès Fâge de treize ans il servait dans F Inde, i^
est marquis, il a un fils, il a une sœur, etc. Je n'ose continuer,
de peur d'entreprendre sur la vie privée d'un citoyen, qui,
comme Ta si bien dit M. de Talleyrand, doit être murée. — Lai*
deur abominable des figures que je vois à Troyes ce dimanche
matin; comme ces figures étaient endimanchées, leur laideur eu
était cent fois plus amère ; c'est réellement à faire mal aux yeux .
Je me renfonce avec délices dans ma malle-poste. Il y avait deux
Anglaises; Tune de quarante ans, jolie, l'autre de dix-huit, et un
prêtre américain ; du moins c'est ainsi que le courrier l'a bap-
tisé eo voyant sa dégaine, et je crois qu'il a raison. Je sers d'in-
terprète aux trois Anglais, qui doivent bien se moquer de ma
prononciation. N'importe, ma philanthropie me rend héroïque ;
je me rappelle un des traits qui m'ont le plus touché en Anglo-
Icire : une jeune fille, sortant d'une voilure magnifique, et nie
disant chez un marchand de gâteaux de Bond-Street : c C'est de
gelée de pieds de veau, monsieur. ]> Celte jeune fille de dix-huit
ans me voyait dans un grand embarras en demandant au mar-
chand, depuis un quart d'heure, ce que c'était qu'une jolie chose
d'un jaune brillant que je voyais faire une figure superbe, dans
uu verre à pied de cristal. Je parlais anglais, c'est pourquoi le
marchand ne comprenait pas un mot à mes demandes, auxquelles
ia jolie personne mit fin par son obligeante iutervenlion. 11 faut
^ouer que son français était diablement ridicule.
l^ous entrons à Dijon le 20 octobre, à trois heures et demie
du malin. Singulier aspect de quelques lampions achevant de
brûler sur une croisée. D'abord nous ne comprenons rien à ces
pâles lueurs qui même alarment le courrier, supposant un in-
cendie. Enfin Vidée d'une illumination nous vient. Pris dans ce
^ns, ces rares lampions, sur certaines fenêtres et devant cer-
250 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Uines portes, garnies de quelque chose de blanc, que l'on aper-
çoit par intervalles flotter au-^Iessos, quand la lumière se ranime
pour un clin d'œil, de temps à autre, forment un spectacle bN
tarre et qui, bien loin de rappeler une illumination, a quelque
chose d'evtrémement lugubre. Quelle stupidité qu'un pays qui
illumine parce qu'on vient d'ôter un peu de liberté à un pays
voisin * 1 Je quitte Dijon avec ces sombres pensées un quart
d*heure après y être entré.
Dôle, le 20 octobre. ~ SoleH brûlant, très-incommode. Je ne
daigne pas sortir de mon auberge pour voir celte petite ville*,
qu'y verrais-je? De Tennui, dissimulé par des gestes gauches, et
de 1 envie se montrant, au contraire, à découvert, par des re-
marques vraies sur les petits malheurs du voisin. — Je me
trouve seul dans la diligence de Genève, avec laquelle je pars,
à une heure après midi. Mauvaise humeur sèche de la 6gure du
conducteur; avant de lui parler, ne t*en déplaise, je le recoD*
nais pour Genevois. Les gens de cette jolie ville me fout Teffei
de la ûgure de feu Barème; je ne hais point Barème, mais je
Faime encore moins. Je suis bien sûr que Barème ne me doD-
nera jamais un coup de poignard; quel intérêt y aurait-il? C'est
une sensation contraire que j*ai trouvée dans plusieurs villes
d'Italie; pourquoi les aimerais-je? -- Peut-être l'aspect d'un
Genevois me fait penser à l'argent que j'ai dépensé mal à propos,
et à tous les mauvais marchés que j'ai faits en ma vie. Triste su-
jet de réflexions et qui unit par m'inspirer du mépris pour moi-
même; serait-ce là le secret de mon éloignement pour les Gene-
vois, qui ne m*ont jamais fait de mal?
Je cherchais à me corriger de mon éloignement pour Genève
et observais la figure hideuse d'égoïsme désappointé de mon
conducteur, lorsqu'au milieu des monticules boisés qui séparent
DôIe de Poligny nous voyons sortir d'un bois un jeune homme
conduisant en laisse un beau chien ; m'attendant à trouver une
laide figure, qui aurait consterné ma sensibilité au beau, cveii-
* L'Espagne. Allusion à Vinvasion de Tannée française, sous le com-
mandement de M. le duo d'Angoulcme, en 1823, et à la révolution qui en
Hit la suite.
LETTRES A SES AMIS. 2M
iée par le voisinage de ritalie el Tidée de m'en approclier à
chaque pas, je regardais le chien, qui ëlaii charmant, lorsque |e
m'entends appeler par mon nom. C'était M , qui était avec
nous à Dresde en 1815; nous nous étions convenus alors. Je ne
disais justement un quart d'heure auparavant : « En voyage, il
faut faire des imprudences et ne pas se renfermer dans un quant
à moi aussi sévère. » Mon caractère fait Teffort pénible de sui-
vre les maximes de l'esprit auquel le hasard l'a attelé. — Je me
laisse inviter à passer deux jours dans la maison d'un homme
que je n'avais pas vu depuis 1815 et qui, de plus, doit me prê-
ter ses chevaux pour faire huit lieues. 11 m enlève de ma dili-
genee. En le suivant, je me disais : « Jem*en tirerai en donnant
de fortes étrennes aux domestiques pour tâcher de n'eu être pas
traité avec insolence comme à Paris. •
Je suis au milieu de Francs-Comtois que je trouve les gens
les plus francs du monde. Les domestiques ne sont point inso-
lents; le maître est un bon homme qui a ri comme un fou et
d'un rire presque inextinguible, comme celui des dieux, en me
voyant manquer un perdreau dans une position superbe. Ce rire
m*a déridé tout à fait; j'ai osé dire à mon ami de 1825: « Vous
voas moquez de moi, vous me plaisez tout à fait; vous êtes cet
homme franc ((\ie j'estimais tant en 1815, durant cet armistice
si ennuyeux de où nous n'avions que de l'eau bourbeuse,
une chambre pour huit; jamais de solitude par conséquent. -—
Oui, a,oute*t-il, et, quaud nous faisions semblant de dormir, les
quatre ou cinq espèces d'insecles nuisibles à l'homme sortaient
de notre paille et nous mettaient au supplice. »
Mon ami est marié à une femme qui n'a rien de romanesque
qu'une jolie figure ; c'est la raison elle-même, et je n'ai pas vu
on geste, un regard, entendu une parole de cette belle Frase^
Comtoise qui ne fût le beau idéal de la raison» Ce mot de beM
idéal, agissant comme si j'étais déjà en Italie et me préciptiaot
lout à fait dans la franchise, au risque de recevoir quelque demi'
mot ou quelque regard humiliant qui me cuise pendant sixmois^
je dis à madame : « Je vous regarde beaucoup, madame;
n'allez pas croire que c'est parce que vous êtes jolie ; je serais
;|U désespoir que vous me crussiez amoureux ; je vous admire
252 ŒUVRES POSTHUMES UË STENDHAL.
comme raisomiable. Vous èles, je crois, Fètre le plas simple-
ment et sublimemenl raisonuablc que j'aie vu de ma vie. Je
m'imagine que le célèbre Frauklin devail avoir vos gestes et
voire regard. — Les Mémoires de Frauklin sont-ils traduits en
français? — Non, madame. — Eu ce cas, vous qui éies allé à
Londres, il y a un an, vous les avez rapportés? — Non, pas
moi, mais mou ami, M ; je les lui demanderai et aurai
riionneur de vous les envoyer. » Voilà exactement, en y ajou-
tant un sourire plein de grâce naïve et de candeur, comment
Amélie M prit mou excuse de la regarder sans cesse, sur-
tout quand son mari était avec nous.
Je quitte mon ami, admirant de plus en plus la raison de sa
l'enime. 11 a, ce me semble, et il doit avoir tous le» plaisirs de
Tamitié, aucun de ceux de Tamour. Le mariage européen ac-
tuel, étant fait a posta pour tuer Famour, mon ami ne perd rien.
D'ailleurs» un Français de quarante ans n'est plus guère suscep-
tible d*amour. Ce n'est qu'en Italie que l'un aime sans le vou-
loir. Madame Pasta nous disait un de ces soirs, à Paris : Cesi
une tuile qui nous tombe sur la tête; ajoutez donc, lui a-t-oo
dit : Comme vous passer dans la vie^ et alors vous parlerez
comme madame de Staël, et vous mériterez qu'on fasse aiteo-
tiou à votre remarque.
J'arrive à Poligny; mauvaise humeur de l'hôtesse quand je
lui annonce que je uc dînerai pas, par la raison que j*ai dioé
trois heures auparavant. Je lui demande du café au lait. Le père
gronde ses enfants; tout le monde se lâche dans cette inaisou.
Je sors pour voir le lever de la lune derrière la montagne qui se
penche, pour ainsi dire, sur Poligny ; la lune parait dans son plein
et magnifique. Est-ce ma faute si en levant les yeux sur mou
auberge je lis ces mots : Hôtel de Genève? — 11 y a de la bouue
foi dans Faction d'écrire ma remarque, qui peut me faire passer
pour un homme à préjugés et qui me fait rire moi-même. Je
passe une demi-heure à me promener sous huit arbres superbes,
qui forment une allée au milieu de la place de Poligny. Les mai-
sons bâties eu pierre ont un certain grandiose pour le voyageur
qui vient de traverser la Champagne, dont les maisons en bois»
avec le premier étage saillant de dix-huit pouces sur la rue, ont,
1
j
LETTRES A SES AMIS. 253
au coniraire, de la bonhomie. Je vois un caractère Irès-marqué
dans l'archileclure, à partir d'Auxonne et de D61e ; c'est plutôt le
Btyle de Louis XIV que celui de Louis XV ; ce genre a même une
ressemblance secrète, mais réelle, avec le style du château de
Fontainebleau. Au reste, ne traite pas trop sévèrement des re-
marques faites uniquement au clair de lune.
Je reprends à Poligny une autre diligence de Genève. — Mon*'
tée superbe derrière Poligny, par une route bordée de quelques
petits précipices et par un clair de lune magniûque. Il a été un
temps où j'aurais admiré cette route; ce voyage m'aurait élevé
Tàme ; j'aurais peut-être en des instants de ravissement au pro-
fit de la passion régnante. J'ai eu le malheur de voir du plus
beau, la vallée d'izèle, par exemple» dn Simplon à Domo d'Os-
sola ; et la route de PoUgny ne me fait ptUs aucun plaisir. Je dis
comme Iniogène * en donnant son bracelet à Jachimo : Il me fut
cher autrefois.
Toute la journée du 21 octobre je n'ai donc que de l'ennui en
traversant des rochers et un pays désolé. L'auberge des Rousses
me rappelle un mauvais quartier général de Pologne. Je vois
trois ou quatre habitants tristes et grossiers; je meurs d'envie
de décamper de ce beau pays. Je reprends mon passe-port aux
douaniers qui s'en étaient emparés et je me mets à côté du pos-
tillon, dans le cabriolet. Enfin, à Saint-Gergoe, nous apercevons,
an travers de deux rochers, une immense plaine de nuages blancs,
d'un niveau un peu inférieur à notre position actuelle, sur le che-
min de Saint*Cergue. Au-dessus de cette mer cotonneuse nous
voyons s'élever les pics du Valais. On m'en nomme iin qui a six
pointes (à peu près comme le Resegon de Lecco, en Lombardie),
et que j'ai reconnu trois jours après en allant de Villeneuve à
Saint-Maurice. La descente est rapide, on enraye ferme la dili-
gence. Arrivés au point d'où, en tournant adroite, nous aurions
pu enSn-i^ercevoir la grande figure du mont Blanc, nous per-
dons le beau soleil qui, depuis Poligny, faisait la gloire de notre
route; nous descendons sous la croûte de nuages d'une blan-
cheur si éclatante, vue d'en haut et du côté du soleil, mais qui,
' Dans Cymbelinef de Shakspeare.
I. 15
354 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
vue par-dessous, n*est que d*uQ gris triste ; une humidité qw
pénètre; en un mol, une triste journée d'automne.
Arrivé à l'Isola Bella le dimanche 26 octobre, et le 30 à
Alexandrie, où, à ma grande salisfadioo, j'ai eu le soir même
Elisa et Claudio , avec une prima donna dans le genre de ma-
dame Pasta, jeune, brusque, rude, passionnée; elle vaudrait
vingt mille francs pour Louvois.
J*ai reconnu une fois de plus dans ce vovage que je fâÂsmal
tous mes marchés et que je me trompe dans la plupart de mes
payements. Pour les marchés, j*y donne une cxirème attenliou
au moment même où je les fais; mais pas le plus petit degré
d'attention dans les autres moments; de manière que je me
trouve ignorer les précédents et les priii les plus généralement
connus, au moment de conclure.'
xcm
A MADAME , A PARIS.
Paris, le 90 novembre- 18â3.
Notre conversation d'hier soir, sur la muiûque, m'ayant amené
à parler de M. Garatfa, vous avez témoigné le désir de connaître,
au moins de nom, ses compositions; je suis heureux de pouvoir
vous en donner la nomenclature. Vous la trouverez peut-être
bien sèche, mais je la crois exacte, et les phrases ne sont
guère de votre goût.
Michel-Paul Garafa est né à Napleâ le 47 novembre 1787. Il
reçut des leçons de haute composition du célèbre Fenaroli; qni
avait été le maître de Gimarosa et de Zingarelli; en i$06, il prit
à Paris des leçons de Gherubini.
n débuta par la cantale Achille e Deidamia, Paisiello, qtii
avait voulu entendre ce morceau, en parla avec admiration atl
roi Mural, qui fit exécuter celle canlate en publie. En 1815, le
roi demanda à M. Garafa un opéra pour le ihéàtre del Fondo ; il
écrivit // Vasc^y^ VOccidente, qui eut du succès. Il y a dans le
LETTRES A SKS AMIS. 'J55
fioale 110 irès-beau mouvement en crescendo. Eu 1815, Rossini
n'avait encore écrit que trois ou quatre opéras célèbres.
M. Carafa a composé treize opéras sur des paroles italiennes
et trois sur des paroles françaises.
La Gelosia correita, opéra bufli) en un acte, au& Florentins, en
1815.
Gabriella di Yergy, opéra séria (1816), joué deu% ans de suite.
Ifigenia in Tauride^ 1817« — Les chœurs sont remarquables;
il y a une belle scèue chantée par Nozzari, et un beau terzetto
au deuxième acte.
Adèle di Lusignano, à Milan, 1817, succès. On remarqua ic
linale du premier acte, et la cavatina^ au premier acte : 0 cara
memoria.
Bérénice in Siriay 1818. — L'introduction est remarquable; il
y a un cliarmaut duetto : Terché mio corl perclié, chauté par Da-
vide et madame Festa. Ou applaudit le largo du premier finale,
la cavatinc de Davide, au deuxième acte, Fra tante angoscie, et
la grande scène Fulmine il brando mio»
M. Carafa donna en 1818, à Venise, au théâtre délia Fenlcc,
Elisabetta in Derbyshirejossia la morte di Maria Stuarda. Cette
pièce, qui eut un grand succès, commença la réputation de ma-
dame Fodor.
Daus la Gabiiella (iS\0), ou applaudit le duetto entre Gabrielle
et Raoul : Oh istante felice ! C'est un des morceanx de musique
les plus touchants que je connaisse- On applaudit également le
premier finale Cedi e vanne; et dans le deuxième acte le duetto
de Raoul et Fayel, et la scène de mademoiselle Colbrand : Per~
fhè non chiusi al di.
Il sagrifizio dlfito (1810), alla Fenic.e. Tachiuardi chanta ad-
nûrablement dans cet opéra. On remarqua Touverture, Fintro-
duclioo, la cavatina de la Morandi, le premier fioale ; dans le
deuxième acte, le duetto de la Morandi avec la Cortesi et leurs
grandes scènes.
Idve Figari (1820), à la Scala, succès médiocre. Uu terzetto
^Ire les trois femmes, fort bien écrit, fut chanté faux, et le
public prit de Thumeur; la cavatinc de Crivellî fut (rès-ap-
plaodie.
250 ŒUVKES POSTHUMES DE STE.xNDIlAL.
Jeanne éCArc (1821), au théâtre Feydeau, à Paris.
La Capricdosa ed il soldato (1822), au théâtre de Tordinone,
à Rome ; succès. Ou applaudit beaucoup te duelto entre Lablache
et le ténor Monelli, le finale du premier acte et un morceau sans
accompagnement. Lablache fut admirable dans sa scène au
deuxième acte. On applaudit beaucoup aussi le terzetio chaolé
par Monelli, Lablache et Taci.
M. Garafa a écrit pour Ifaples Tamerlano (1822), non encore
exécuté.
Le Solitaire, à Feydeau (1822). — Pour la musique chantée,
Feydeau est de quarante ans moins en arrière que le grand
Opéra.
Eufemia di Messina (1825), au théâtre Ârgenlina, à Rome.
Libretto tiré de Tadmirable tragédie du pauvre Pellico, le pre-
mier poète tragique d'Italie, qui est en prison, pour quinze aas,
dans la forteresse du Spielberg. Davide et la Pisaroni chantè-
rent admirablement cet opéra, qui eut beaucoup de succès.
Àbiiffar, à Vienne (t823); grandissime succès. Mesdames
Fodor el Unger, Davide, Donzelli et Lablache ont chanté à ra-
vir ; l'exécution des chœurs a été admirable.
On attend à Feydeau le Valet de chambre^.
* Compositions musicales de M. Garafa, postérieures à l'époque où
cette lettre a été écrite :
Le Valet de Chatnbre Opéra-Gomiqae.
V Auberge supposée Id.
La Belle au bois dormant . Grand Opéra
Jenny . Opéra-Comique
Sangcwido Id.
La Violette Id.
Masaniello Id.
Le Nozze de Lammermoor Théâtre-Italien.
Le Livre de r Ermite Opéra-Comique.
VAîiLerge d'Auray (avec Hérold) ... Id.
V Orgie (ballet) . Grand Opéra.
La Prison d'Edimbourg Opéra-Comique
La Maison du Rempart Id.
l^a Grande-Duchesse Id.
(R. C.)
LETTRES A SES AMIS. 257
XCIV
A MONSIEUR LE BARON DE M , A PARIS.
Rome, le 15 janvier 1824.
La Pisaroni est réellement une chanteuse du premier ordre,
peut-être la deuxième ou la troisième du pauvre Parnasse mu-
sical, tel quMl se trouve actuellement. — Nous avons été on ne
peut pas plus malheureux en spectacles. Donizetti (de Bergame,
élève de Mayer), dont les Romains étaient fous il y a deux ans,
et qu'ils accompagnaient chez lui, le soir de la première repré-
sentation de la Zoraïda di Granaia, avec des torches et des cris
d'admiration, nous a ennuyés mortellement, le T de ce mois,
avec cette même Zom'cfé fortifiée de quatre morceaux nouveaux.
La Pisaroni, qui joue le rôle de Tamanl, y est admirable: le té-
nor Donzelli fort bon. Sa voix, cependant, ne me plait nulle-
ment ; elle est voilée, et^ dans les sons hauts, ressemble à un
cri. A VallCf jusqu'ici je vous ai parlé d'Argentina; à Yalle, ÏA-
gnese de Paer est chantée par la Monbelli ; c'est le chant spia-
nato dans toute sa pureté, mais non pas dans toute sa chaleur ;
je Tai trouvée beaucoup ralraichie depuis 1820. VA gnese me
parait dépourvue de chaut et m'ennuie.
J'ai dîné aujourd'hui à côté de Mercadante, tout petit jeune
homme d'une figure spirituelle ; il a un style à lui ; c'est beau-
coup pour im jeune homme. Tout Rome chante les airs de Te-
resa e Claudio; je ne conçois pas comment Giuditla ^ n'a pas élé
sublime dans ce rôle. Mercadante, donc, qui a diné à YArmel-
lino^f fait un dramma seno, Gli amici di Siracusa, pour le
50 janvier.
Si Ton ne remet pas la Donna del lago, ou autre opéra de
Rossini, nous sommes flambés. L'année dernière, la Pisaroni et
* Madame Pasta.
* Restaurant de Rome.
238 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Davîde, le Icoor, plaisaieDi tellement qu'on les rappelait cinq
Qu six fois sur la scène après leurs airs. Hier on a rappelé la
Pisaroni deux fois après chacun de ses morceaux. C'est une
superbe voix de contralto qui exécute les plus grandes difficul-
tés avec facilité, et qui, de temps à autre, se met comme eu
colère et alors emporte pièce .
Donizetti est un grand et beau jeune bomme froid, sans au-
cune espèce de talent; il me semble qu'on Tapplaudit, il y a
deux ans, pour faire dépit à la princesse Paolina, qui proté-
geait le jeune Pacini. Sémiramide a eu le plus grand succès à
Naples. La MolinarUt sifflée à Florence à cause des acteurs, a
été remplacée par VInganno felice, — Â Milan on est malade;
d*ailleurs, vous le saurez mieux que moi, on craint une pendai-
son, celle du comte Gonfalonieri, ce qui jette du noir.
Le temps est incroyable de beauté ; pas un nuage, et gelée
d'un demi-degré toutes les nuits. J*ai Cait des amis à foison . je
me suis tellement fatigué avec deux amis, aujourd'hui, à la villa
Borghèse et au Pincio, dans une promenade de cinq heures et
demie, que je me couche au lieu d'aller au raout de M. l'ambas-
sadeur d'Autriche.
Madame Dodwell, née contessina Giraud, nièce de Fauteur
de VÀjo nelV imbarazz^, est, pour moi, la perfection du joli. —
Je n'ai pas écrit huit lettres depuis deux mois, je marche jus-
qu'à extinction de chaleur naturelle. — Nous avons tous les
journaux chez Gracas.
Ce qui m'a fait le plus de plaisir en musique, c'est l'opéra
de Thémistoclef à Livourne, par Tachinardi et la Pisaroui, vers
le 10 novembre. En peinture, ce sont les fresques du Domiui-
quin, à San Andréa délia Valle, que j'avais mal vues eu 1817.
Saint-Pierre m'a paru petit ; j'y avais trop pensé depuis sept
ans ; le Colisée à peu près de même. La nouvelle galerie que
Pie VII a ajoutée au musée Pio Glementino en fait le plus beau
musée du monde.
Hier l'on a affiché la liste des condamnés pendant les trois
derniers mois de 1825; j*y ai remarqué plusieurs homicides à
trois ans de galère. Aussi, hier soir, un beau jeune homme a eu
le cou à peu près littéralement coupé par un boucher, sou rival
LETTRES A SES AMIS. 251)
auprès d'une jolie ostessa (cabaretière),près Monte Gavallo.Mais
voici le grave qui arrive^ je finis ma lettre.
Je suis on ne peut pas mieux reçu de M. l'ambassadeur de
France. — Ce que j'ai vu de plus curieusL dans le genre moral,
c'est le jeune Français voyageant en Italie ; cela passe toutes les
théories possibles. Ils viennent ponr mourir de plaisir, et ils
meurent d'ennui ; ils ne disent pas quatre paroles d'italien en
un jour, et jugent les Italiens, etc.; etc. ; c'est à mourir de rire;
ajoutez à tout cela l'enthousiasme de commande pour Rome ;
c'est drôle.
Les journées les plus agréables de mon voyage, c'est trois
jours aux îles Borromées et la traversée de Gènes à livourne; les
journées pénibles, Rome avec sirocco et la boue puante, vers
le 15 décembre. — Présentez mes devoirs à l'aimable Giuditta
el à toute sa famille ; amitiés à Colomb et à Maisonnette.
Chauvin.
XCV
▲ MONSIEUR LE BABON DE H..>, A PARIS.
Paris (minuit), samedi 26 avril 1824.
Je désire, mon cher ami, que vous trouviez le temps de pas-
I ser chez Lad...; ce sera une nouvelle obligeance de votre
part.
L'Académie française vient de lancer un manifeste contre le
romantisme ; j'aurais désiré qu'il fût moins bête ; mais enfin, tel
qu'il est, tous les journaux le répètenL Je m'attache à cette der-
nière circonstance. Pour un libraire tel que L..., voilà une ques-
tion palpitante de l'intérêt du moment ; d'autant plus que ledit
L... a fait une espèce de fortune par Schiller et Shakspeare.
Port de ces grandes raisons et de mille autres, que l'art que vou3
avez de traiter avec ces gens-là vous suggérera, je voudrais
que vous enlrass^iez chez ledit L... avec l'air grave et pourtant
260 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
sans gène d*uii homme à argent. Voici la base de votre dis-
cours :
« Monsieur, je viens vous proposer une réponse au manifeste
de M. Auger contre le romantisyne. Tout Paris parle de Faltaqoe
faite par rAcadémie française; mon ami, M. de Stendhal, l'au-
teur de la Vie de Rossini et de Racine et Shakspeare, que bien
vous connaissez, fait une réponse à M. Auger; cette réponse peut
vous être livrée dans trois jours ; elle aura de deux à quatre
feuilles. Je vous en demande trois cents francs, bien entendu pour
une première cdiiiou, qui n'excédera pas cinq cents exem-
plaires. »
Sauf à se réduire à deux cents francs pour mille, ou à cent
francs, ou à rien. Hier j'ai envoyé au copiste la 6n de cette bro-
chure. Je viens de faire une préface qui en fait une réponse au
manifeste de N. Auger.
Il faudrait voir L... le plus tôt que vous pourrez. J'écris au
Diable boiteux pour le prier d'annoncer ma réponse.
Je comptais vous trouver ce soir au café ; j'y ai mangé le petit
enfant de onze heures et quart à onze heures trois quarts.
Quand nous verrons-nous? Demain,, je vais revoir la Mom-
belli.
Ch. DE Saupiquet.
XCVI
A MONSIEUB..., A LOVDDES.
Paris, le 30 avril 1824.
Jusqu'ici les Français n'ont pas eu d'historien qu'ils puissent
comparer à Hume et à Rapin-Thoyras. V Histoire de France de
Velly, Villaret et Garnier est une compilation ridicule, exécutée
pour des libraires et mutilée par la censure méticuleuse du rè-
gne de Louis XV. Des trois auteurs que nous venons de nommer,
le premier était prêtre et aspirait à obtenir du roi une abbaye,
pour récompense de son travail. Voilà à peu près la condi-
LETTRES A SES AMIS. 261
tion la plus ridicule dans laquelle puisse se placer un liis •
lorien de France. Les deux aulres, Yillaret et Garuier, vou-
laicni aussi faire fortune par les faveurs de Fautoritë.
Depuis dix ans, la France, qui avait vu sa presse enchaînée
sous le despotisme de la gloire, jouit d'une demi-liberté; mais
il ne s'est présenté jusqu'à ce moment aucun homme de génie,
ni même de talent, pour tirer parti de Timpuissance de la cen-
sure à regard de Thistoire.
M. de Sismondi est lourd , diffus, ennuyeux dans son tlistoire
des Français. 11 ne sait pas enchaîner les faits, il pousse la né-
gligence jusqu'à écrire le même nom d'homme ou de ville avec
Qoe orthographe différente dans deux pages successives de sou
histoire.
On annonce une Histoire de Bretagne, par M. le comte Daru,
ancien ministre de Napoléon, et auteur de Testimable Histoire
de Venise. M. Daru donnera successivement Thistoire de toutes
les provinces de la France actuelle, jusqu'à l'époque de leur
réunion au royaume de France.
En attendant celte publication , un homme qui veut lire au-
jourd'hui l'histoire de France ne sait où la prendre. L'ordre so-
cial se reconstruit dans ce pays, en 1824. Ch;\cun des deux
partis propose un plan de gouvernement et cherche à prouver
qu'au douzième siècle la France était soumise à un système de
gouvernement fort ressemblant à celui qu'il propose. Il suit de
celte circonstance politique, que jamais , à Paris , une Histoire
de France n'a été autant désirée que dans ce moment.
De là le succès des anciennes chroniques et des Mémoires
publiés sous ce titre :
Collection des chroniques nationales françaises.
Chroniques de Froissart. (Elles se composeront de quinze vo-
inmes, dont deux viennent de paraître.) Cette collection est
publiée par MM. Guizot, Buchon et Petitol.
Le dernier de ces écrivains joint beaucoup d'ignorance à une
grande opinion de son mérite. Sous prétexte, de donner des
cclaircissem'ents aux Mémoires qu'il réimprime, il publie une
véritable Histoire de France. Cette histoire est pitoyable.
M. Guizot, ancien conseiller d'Éiat sous le ministère de M. De-
ih.
2()2 (ËUYHËS POSTHUMES DE STENDHAL.
cazes, se croit da gëoie el n'a que de Vesprit. Il trouve an-des-
sous de lui là tâche de pubHer'des Mémoires; c'est sa femme,
fort connue autrefois sous le nom de Pauline de Meulan, qui
prend soin des nombreuses traductions et publications qui por-
tent le nom de son mari. Elle s'en acquitte fort bien, et je con-
seille à tout amateur d'bistoire de se procurer les Mémoires
publiés par M. Guizot.
M. Buchon, homme d'esprit, a parcouru fÂngleterre, FÉcosse,
TAlleniagne, la France, tous4es pays, en un mot, ouFroissarl
vécut.
Les deux premiers volumes de cet auteur amusant, qu'il pu-
blie en ce moment, présenf«nt souvent, et avec une haîveté
particulière à la langue et au caractère des Français durant le
moyen âge, des scènes qui semblent extraites de quelque bon
roman de Walter Scott.
De tous les écrivains qui, au quatorzième siècle (de 4508 à
1400), modelèrent la prose de la nouvelle langue française, le
plus piquant est, sans contredit, Froissart, chanoine, amant el
poète. Chacun des amis de Froissart prend tour à tour place
dans ses récits et contribue à leur donner rintérèt du roman.
Les Chroniques de Froissart ont presque autant de rapport à
l'Angleterre qu'à la France, et c'est ce qui a porté l'éditeur,
M. Buclion, à voyager en Angleterre; son travail est fait avec
soin et esprit.
Une grande difficulté arrêtait autrefois les Français eux-mêmes
dans la lecture de Froissart; c'était l'orthographe singulière et
les mots anciens ou hors d'usage. M. Buchon a su aplanir celle
difficulté; son Froissart est parfaitement intelligible, même pour
des étrangers. Quand un mot est suranné ou peu intelligible,
sans supprimer le mot ancien, Téditenr de Froissart le fait suivre,
entre deux parenthèses, par le mot actuel, qui est la traduction
de l'ancien et qui a pris sa place. Pour rendre la lecture de sou
livre facile aux étrangers et en particulier aux Anglais, M. Bu-
chon a donné aux mots employés par Froissart l'orthographe
actuelle, mais il n'a jamais supprimé ou changé aucun de ces
mots.
Parmi les morceaux les plus amusants de Froissart, je cite-
LETTRES A SES AMIS. 263
rais, dans le deaxième volume, qui parait en ce moment, le siège
de Calais par Edouard III et le dévouement d'Eustache de Saint-
Pierre et des autres bourgeois de celte ville. Dans ce récit, le
soblime du caractère s*allîe à la simplicité, à la naïveté des pa-
roles, on est attendri; et voilà, pour le dire en passant, un des
caractères les plus marquants des anciens Mémoires sur This-
loire de France.
Vaffectation n*a paru qu'au diK-septième siècle. 11 y avait
encore beaucoup de naïveté à la cour de Henri IV; cette aimable
qualité des Français ne fut tout à fait anéantie que par le règne
de Louis XIV. A compter de François I", c'est la cour qui a
refoudu, recréé, pour ainsi dire, la langue et les mœurs des^
Français. On trouvera dans Froissart une nation toute différente
de celle qui, depuis Louis XIV, joue un si grand rôle en Europe
par ses guerres et par sa littérature. Les personnes mêmes à qui
cette litlérature n'a pas le don de plaire trouveront du plaisir
aux récits de Froissart ; ils ont, je le répète, la naïveté qui, depuis,
a trop souvent manqué à des écrivains énervés par le désir d'en-
trer un jour à V Académie française. Cette Académie célèbre fut,
dans les mains de Louis XIV, une loi contre la liberté de la
presse. Jusqu'à Voltaire et ffelvétius, dans leurs plus grandes
hardiesses, les écrivains français ont toujours songé à ne pas se
fermer les portes de cette Académie.
Mémoires du duc de Montpensiery deuxième fils du duc d'Or-
léans; un volume iii-8°.
Ce jeune prince, mort en Angleterre, repose à Westminster,
dans la chapelle de Henri Vil. H avait ce qu'on appellerait au-
jourd'hui des sentiments libéraux ; c'était un élève de madame
de Genlis. !1 écrit bien, comme son institutrice. Ses Mémoires
n'ont aucun intérêt politique; ils dépeignent les sensations
d'un jeune prisonnier. Je ne m'éteddrai pas davantage sur
ces Mémoires qui probablement seront bientôt traduits en an-
glais.
Amusements philologiques, de M. Peignot; deux volumes.
Cet ouvrage se compose d'une quantité de choses curieuses.
L'auteur prouve que la poudre à canon, la boussole et Timpri
meiie n'ont pas été inventées par les gens auxquels nous en fai
264 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
sons honneur communément. Ces grandes découvertes fureut
apportées de la Ohine^ probablement par des voyageurs vénilieDs
qui, par TÉgypte, avaient pénétré dans les Indes. Le livre de
M. Peignot est fait avec conscience, mais il ne dit rien de ce qui
peut déplaire aux jésuites» qui, dans ce moment, sont les maî-
tres de la France.
XCVII
A MADAME ....
Paris (mardi soir), 18 mai 1824*.
Que la prudence est une triste chose, ou du moins qu elle me
rend triste ! J'étais le plus heureux des hommes, ou du moins
mon cœur battait avec une extrême émotion ce matin en allant
chez vous, et cette émotion était douce. J'ai passé la soirée et
presque la journée avec vous, mais avec une telle apparence
d'indifférence qu'il faut que je fasse un effort pour me persuader
qu'il peut en être autrement. Je regrette, pour la première fois
depuis dix ans, d'avoir oublié les usages français.
Gomment pourrai-je vous voir? Quand sera-t-il convenable
que je me présente de nouveau chez vous? Je n'y suis pas allé
hier, parce que avant-hier un domestique m'avait vu demander
à la portière si vous y étiez. Êles-vous contente de ma prudence?
Ai-je eu Pair assez indifTérent ? J'en suis en colère contre moi-
même. Indiquez-moi, de grâce, par la poste les moments précis
où je pourrai vpus trouver seule. Je suis bien loin maintenant
d'éviter ces moments, et je désespère de les voir arriver, à la
quantité de visites que vous recevez. .
Un petit signe à la fenêtre du boudoir où vous étiez ce matin;
* Le brouillon de cette lettre était griffonné sur le verso de la feuille
contenant le projet de préface de la deuxième partie de Racine et Shak-
speare. (B. C.)
LETTRES A SES AMIS. 2f5
par exemple : une persienne à moitié fermée, ou la jalousie à
demi descendue, me dirait que je puis monter.
Si je ne vois pas ce signe de solitude, je ne frappe pas à la
porte et repasse un quart d'heure après.
Faut-il donc que vous partiez sans que je vous voie?
XCVIII
A HONSIEUft S S...... A LONDRES.
Paris, le 15 juin 1824.
Lorsque Ton détourne la vue des résultais sérieux de la Révo-
lution, un des spectacles qui frappent d'abord T imagination,
c'est rétal actuel de la société en France. J'ai passé ma première
jeunesse avec des grands seigneurs qui étaient aimables : ce
sont aujourd'hui de vieux ultra méchants. J'ai cru d'abord que
leur humeur chagrine était un triste effet de Tâge; je me suis
rapproché de leurs enfants, qui doivent hériter de grands biens,
. de beaux titres, enfui de la plupart des avantages que les hom-
mes, réunis en société, puissent conférer à quelques-uns d'entre
eux ; je les ai trouvés jouissant d'un plus grand fond de tris-,
lesse encore que leurs parents.
Je ne suis point de ces philosophes qui, lorsqu'il fait une
grande pluie le soir d\in jour étouffant du mois de juin, s'affli-
gent de la pluie, parce qu'elle fait du mal aux biens de la terre,
et, par exemple, à h\ floraison des vignes. La pluie, ce soir-là,
me semble charmante, parce qu elle détend les nerfs, rafraîchit
fair, et, enfm, me donne du bonheur. Je quitterai peut-être le
monde demain; je ne boirai pas de ce vin dont la (leur embaume
les collines de la Côte-d'Or. Tous les philosophes du dix-hui-
tième siècle n)*ont prouvé que le grand seigneur est une chose
fort immorale, fort nuisible, etc. A quoi je réponds que j'aime
de passion un grand seigneur bien élevé et gai, tels que ceux
que je trouvai dans ma famille lorsque j'apprenais à lire.. La so-»
206 ŒUVllKS POSTHUMES DE STENDHAL.
ciélé. veuve de ces élres gais, charmams, aimables, ne prenaui
ri eu au iragique, me semble presque Tannée dépouillée de sou
pi'iulonip>. Mais, me dii la sagesse, c'claieot des êtres immo-
raux et, sans le savoir, produisant du malheur. Ma belle sagesse,
lui réponds-je, je ne suis pas roi, je ne suis pas chef de peuple,
législateur, etc. ; je suis un petit citoyen fort obscur, fort peu
fait pour influer sur les autres; je cherche le plaisir tous les
jours, le bonheur quaud je puis; j'aime la société et je suis
affligé de Télat de marasme et d'irritation où elle se trouve.
N'est-il pas bien triste pom* moi qui n*ai qu'une journée à
passer au salon j de le trouver juslement occupé par les maçons
qui le reblauchissenl, par les peiulros qui me fout fuir avec l'in-
supportable odeur de leur vernis, enfin, par les menuisiers, les
plus bruyants de tous, qui remettent des chevilles au parquet
a grands coups de marteau. Tous ces messieurs me jurent que
sans leurs travaux le salon tomberait. — Bêlas ! messieurs, que
ne m*a-t-il été donné d'habiter le salon la veille du jour où vous
y êtes entrés !
XCIX
A MADAME
Paris, le i6 juin 1824.
Madame ,
Les hasards d^une petite succession ayant fait tomber en vos
mains quelques lettres qui expliquent les circonstances singu-
lières de ce qui s'est passé, entre des personnes de la plus haute
distinction, pendant quelques semaines, vous m'avez chargé de
tirer de ces lettres le récit d'un amour assez singulier. J'étais
l'ami du noble don Carlos, un des héros de celle histoire. Les
suites de ce que nous appelons le perfectionnement de la so-
ciété, qui, à mes yeux, en annonce la décrépitude, rend main*
tenant impossible l'amour passionné, s'il n'est aidé par un peu
LETTRES A SES AMIS. 267
d'art et de fausseté. H est arrivé que les diverses phases de cet
amour passionné, dont le récit touche les âmes faites pour ai-
mer, se sont rencontrées entre deux hommes distingués et une
femme de la plus rare beauté, avec lesquels le hasard et la so-
ciété nous ont fait TÎvre. Cet amour leur a fait quitter la vie.
Vous vonlez que je leur élève un monument, en racontant, sans
le plus léger ornement, ce qu'ils furent et ce qu'ils sentirent.
Vous étiez faite pour les comprendre.
Le public aimera-t-il leurs existences ? Je me suis donné beau-
eoup de peine pour que leurs noms véritables ne soient point
exposés aux plaisanteries grossières des âmes vulgaires.
Vous avez employé, madame, cet esprit si distingué; qui fait
le charme de vos amis, à construire le récit de celte histoire.
Aurons*Dous réussi ? Je serai heureux, puisque je vous ai obéi.
Stendhal.
▲ MONSIEUR LE BARON DE M...., A PARIS.
Paris, juillet 1824.
Non cher ami, je n*ai pas pu profiter hier soir de votre obli-
geance à me garder une place au parterre, notre pique-nique
n'ayant fini qu'à huit heures.
G...; est d'avis que» comme on ne lit plus que les journaux,
un honnête homme peut écrire dans un journal *; cela me con-
vient donc.
Je me chargerais volontiers :
i' De l'opéra buffa.
2* De l'annonce des estampes et tableaux qui paraissent dans
le cours de l'année.
5<* Je donnerais chaque mois, si l'on veut, un article sur les
* Voir quelques feuilletons du Journal de Paris, de 1S24, sis:nés M. et
«'autres fois A. (R. C )
268 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHA.L.
meilleurs ouvrages qui, dans le mois» ont paru en Italie. Idem,
pour les meilleurs ouvrages qui ont paru en Angleterre.
Cela liendrait nos badauds au courant de ces deux littératu-
res. Gomme je lis les Revues anglaises chez Galignany, et que
S... m'explique les masques, je puis être au courant.
40 S'il n*y a personne pour rendre compte de Yexposition au
Louvre, j'en rendrais compte, en mentant un peu, pour méoa*
ger la gloire nationale.
Quel est le degré d'absurdité et de mensonge exigé par le ré-
dacteur en chef? C'est là la question. Comme 00 finit toujours par
être connu, s'il faut être ridicule et mentir trop fort, je n'en
suis pas.' Du reste, si Thonneur est sauf, je promets exactitude
et je laisserai, tant qu'on voudra, mutiler mes articles par le
rédacteur en chef, grand juge de la partie des convenances et
des amours-propres à ménager.
S'il y avait un théâtre vacant, je le prendrais avec plaisir ;
mais jusqu'à quel point me permetlra-t-on de prêcher la doc-
trine de la brochure Racine et Shakspeare?
En un mot, soyez mon ambassadeur auprès de Maisonnette; je
me moque des honoraires, mais non pas de llionneur.
Je voudrais être entièrement et absolument connu sous le
nom de :
ROCER.
VA
PROJET DE CIBCULAIRB A MESSIEURS LES MEMBRES DE l' ACADÉMIE
FRANÇAISE.
Paris, le 4824.
Monsieur,
J ai le projet un peu hardi, peut-être, de solliciter votre voix
pour être admis à l'Académie française. Je compte prendre
cette liberté vers l'an 1843. A cette époque j'aurai soixante
LETTRES A SES AMIS. 269
ans, l'Académie ne comptera probablement plus parmi ses
membres plusieurs hommes fort bonnétes, fort estimables, fort
aimables, mais qui, peut-être à tort, ne me semblent pas des
juges littéraires.
Un médecin qui a de Texpérience fait une monographie de
la fièvre. Vers la fin d'une jeunesse fort agitée un oisif a essayé
de faire une monographie de cette maladie que tout le monde
prétend avoir eue et qu'on appelle Tamour. On dit que les pre-
mières pages sont obscures. L'auteur serait heureux si Thomme
supérieur, qu'il scandalise peut-être, pouvait arriver jusqu'aux
dernières pages de l'amour et se dire : Après l'admission de
MM. tel, tel, tel, je donnerai ma voix à celui-ci.
Il est avec respect,
B....
Auteur delà Vie de Rossini.
eu
A MONSIEUR LE BARON DE M , A HONFLEUR.
Paris, le 15 octobre 1824.
J'aime mieux , cher ami, ce que vous me dites du caractère
gai que si vous m'appreniez que vous avez trouvé auprès du
grand crucifix, à un quart de lieue au levant de Hondeur, deux
billets de mille francs. Voilà un mariage qui s'annonce bien.
h vous trace ces lignes mourant de faim et sortant du lit, où
l'on vient de m'apporter votre épîlre ; je vous ferai une longue
lettre un autre jour.
Tout le monde eu veut à M. de Villéle; pour moi, je l'aime
comme bon financier et anti-Russe. Ou dit qu'il va être fait duc;
gare pour la popularité de Charles X. S....... vient de lancer
une philippique contre ledit Villèle. — Le clergé paraît s'être
fort barbouillé par son indigne procédé envers le feu roi, sou
bienfaiteur ; les prêtres voulaient que son corps allât à Notre-
Dame, comme ce pauvre Henri IV.
270 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Hier» soirée fort gâiecbez GiudiUa; mafê ce malins après la
répétition de la Nina, elle retouroe au Point du Jour. — Al-
bert avait l'air tout à fait amoureux et par trop triste. — La voi-
sine du second est peu pazza per amore, pour ua noble mar-
chese, absent avec congé.
Scbnetz est décidément le premier de Texposilion; sou petit
SixU Y et la Femme du brigand le mettent au premier rang, à
mes yeux. M. D lui préfère un demi-talent, LéopoldRo-
bert. — Gros vient d'avoir quarante-quatre mille francs pour
peindre tout le dôme de Sainte-Geneviève ; on assure que d'en
bas on ne distingue rien, — Horace Vernet vient d*avoir cio-
quante mille francs pour le portrait de S. M. Charles X fait eosii
jours.
Adieu ; quand revenez- vous?
CnoppiN d*Or]souville.
GUI
A MONSIEUR LE RiDAOTEDR DO GLOftE, A PARIS.
Paris, le 30 novembre 1824.
Le plus grand poète tragique de rilalie, Thenreux imitateur
de Racine, Silvio Pellico vient de Sortir *■ de la prison d'État du
Spielberg où il était détenu depuis plusieurs années. Voici quel-
ques faits sur cet homme aimable. Silvio Pellico naquit en Pié-
mont vers Tau i 795. En ce pays, la société ne parle que pié-
montais. Parler à Turin Titalien de Toscane passerait pour uoe
pédanterie insupportable, et je crois que les Piémontais conuais-
seut mieux la langue française que celle qu*on parle à Rome et
à Florence. Écrire en italien, pour un poète né en Piémont,
* Erreur partagée alors par ses nombreux amis. Silvio Pellico sortit àa
Spielberiç seulement le i" août 1830, et il ne recouvra entièrement sa
liberté que le 16 septembre suivant, en quittant Novarre pour se rendre à
Turin. (R. C.)
LETTRES A SES AMIS. 271
c'est presque se servir d'uae langue étrangère > d'autant plus dif-
ficile à parler correctement que celte langue emploie presque
les mêmes mots que celle dont on se sert chaque jour, tout eu
leur donnant un sens différeùt. Florence, Sienne et Rome sont,
dans le fait, les seules villes d'Italie où Ton parle italien. La plu-
part des littérateurs lombards qui écrivent en italien ne peuvent
se défeiidre d*une sorte d'affectation ; on sent qu*à chaque page
ils sont obligés d'avoir recours à leur dictionnaire. Le grand
mérite deSilvio Pellico est d'écrire en italien avec les sentiments
profoDds et tendres d'un Lombard, mais avec tout le naturel
d'un habitant de Rome ou de Sienne.
La Francesca da Himini est, je crois, le seul ouvrage de ce
grand poète qui soit traduit en français. Il y a quelques mois
que j'ai vu donner cette tragédie à Bologne cinq fois de suite ;
c'est un succès que n'ont pu atteindre les tragédies d'Alfieri.
Pellico a su peindre Vamour italien de la manière la plus vraie,
la plus touchante, et en vers dignes de Racine. Je n'ai jamais
vu Eufemio di Messina, autre tragédie du même auteur. Avant
que cet homme aimable fût mis eu prison, j'ai vu les manuscrits
de dix tragédies nouvelles.
Pendant sou séjour au Spielberg, M. Pellico a composé de
petits poèmes, dans le genre de la Parisina de lord Byron, sur
des anecdotes tragiques de Thisloire du moyen âge en Italie.
Je crois M. Pellico fort pauvre ; son procès l'aura ruiné, et,
d'ailleurs, il n'a jamais été riche. Je sais qu'on pense à Londres
à publier ses tragédies par souscription. Je voudrais que beau-
coup de Français connussent rexistence de ces tragédies, les
plus remarquables que l'Italie ait produites depuis Alfieri.
Silvio Pellico est F homme du caractère le plus dou^c et le
plus tranquille* toute l'activité de son âme s'est réfugiée dans la
poésie. Placé avant sa détention auprès d'un noble Italien
comme précepteur de ses enfants, sa conversation, pleine de
grâces et de mélancolie, avait tellement captivé sou patron,
qu'on ne lui laissait pas une heure par jour à consacrer à sa
chère poésie. Peliico fut toujours d'une santé très-faible. Je lui
ai entendu dire longtemps avant son procès : Le plus beau
jour de ma vie sera celui de ma mort. Ce propos était tou-
272 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
chant dans la bouche de rhomme le plas simple et le plus na-
turel qui fût jamais.
CIV
A INSÉRER l»4NS UN PAUVRE JOURNAL MOURANT DE FAIH, FAUTE d'IDÉES.
Londres, le 14 décembre 1824.
Monsieur,
De tout temps il y a eu des coleries littéraires. Je pense que
du temps de Voltaire et de d'Alembert, son premier ministre, il
n'était pas trop prudent d'imprimer à Paris, sans adresser un
pelit coup d'enceasoir au patriarche de Ferney. Vous vous sou-
venez des épitbètes peu polies décernées par VoUaire à M. Lar-
cher, le traducteur d'Hérodote. De nos jours, il faut tenir au
Constitutionnel, ou, au moins, aux Bonnes lettres^. Comme j'ai
Taudace condamnable de ne tenir à rien qu'à mes opinions, j'ai
grand'peur de ne trouver aucun journal qui veuille insérer la
présente.
Je voudrais vous faire connaître une coterie littéraire anglaise.
Dans ce pays-ci, où Ton prend tout au sérieux, cette colerie,
'fort inconnue en France, je suppose, mais fort redoutée à Lon-
dres et à Edimbourg, parvient à faire siffler les écrivains qui se
monirent rebelles et qui refusent de se ranger sous sa bannière.
On dit assez généralement à Londres que MM. Croker, Gif-
ford, rédacteur en chef du Qu irterly-Review, Soulhey, poète
lauréat, et, avant sa conversion, poète jacobin, se sont réunis,
et, depuis sept à huit ans, mettent à exécution, aux dépens de
tous les Anglais qui, pour chercher à se désennuyer , lisent de
temps à autre la fameuse maxime :
« Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis, d
* Société littéraire, composée des écrivains les plus dévoués au gouver'
nement de la Restauration. (R. G.)
LETTRES A SES AMIS. 273
Les gens d'esprit qui ne sont pas ïes amis de MM. Croker, Gîf-
ford, Southey, WaUer ScoU, etc., sont déclarés bêles, pédants,
ennuyeux, grossiers, indécents et même, de temps à autre, gens
dangereux et qu'il est à propos de surveiller. Si vous voulez,
monsieur, vous donner la peine d'ouvrir le Qtiarterly-HevieWy
qui est le grand instrument, la grande machine de guerre de la
coterie, vous y trouverez la preuve de ce que dessus.
CV .
A MADAME L... S... B...S A PARIS.
Paris, le 1824.
Je serais heureux, madame, de pouvoir vous donner quel-
ques renseignements pour l'ouvrage que vous préparez sur lord
Byron. Il est vrai que j'ai passé plusieurs mois dans la société
de ce grand poète ; mais, en vérité, parler de lui n'est pas chose
Me : je n'ai vu lord Byron dans aucun de ces moments déci-
sifs qui révèlent tout un caractère; ce que je sais sur cet homme
singulier n*est que le souvenir de ce que j'ai senti en sa pré-
sence. Gomment rendre compte d'un souvenir sans parler de
soi, et comment oser parler de soi après avoir nommé lord
Byron?
Ce fut pendant Taulomne de 1816 que je le rencontrai au théâ-
tre delà Scala, à Milan, dans la loge de M. Louis de 6.... Je fus
frappé des yeux de lord Byron au moment où il écoutait un ses-
leitod'un opéra de Mayer, intitulé Elena. Je n'ai vu de ma vie rien
déplus beau ni de plus expressif. Encore aujourd'hui, si je viens
à penser à l'expression qu'un grand peintre devrait donner au
génie, cette tête sublime reparaît tout à coup devant moi. J'eus
QD instant d'enthousiasme, et, oubliant la juste répugnance que
tout homme un peu fier doit avoir à se faire présenter à un pair
d'Angleterre, je priai M. de B... de ra'introduire à lord Byron,
* L'auteur de l'ouvrage ayant pour titre Lord Byron.
274 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Je me trouvai le lenlemaiu à diaer chez N. de B..., avec loi,
el le célèbre Monli, rimmortel aulear de la Basvigiiana. On parla
poésie ; on eu vint à demander quels élaienl les douze plus beaux
vers faits depuis un siècle en français, en italien, eu anglais. Les
Italiens présents s'accordèrent à désigner les douze premiers
vers de la Mascheroniana*^, de Monti, comme ce que Ton avait
fait de plus beau, dans leur langue, depuis cent ans. Monti vou-
lut bien nous les réciter. Je regardai lord Byron, il fut ravi. La
nuance de hauteur, ou plutôt Tair d'un homme qui se trouve
avoir à repousser une impprtunitét qui déparait un peu sa belle
figure, disparut tout à coup pour faire place à rexpressiou du
boulieur. Le premier chant de la Uasclieroniana, que Mouti ré-
cita presque en entier, vaincu par les acclamations des audi-
teurs, causa la plus vive sensation à Tauteur de Childe Harold.
Je n'oublierai jamais Texpression divine de ses traits; celait
Tair serein de la puissance et du génie, et, suivant moi, lord
Byrou n'avait, en ce moment, aucune affectation à se reprocher.
Ou compara les systèmes tragiques d*Alûeri et de Schiller. Le
poète anglais dit qu'il était fort ridicule que, dans le Philippe II
d'Alfieri, don Carlos se trouvai sans difficulté, el dès la première
scèue, en tête à tète avec Tépouse du soupçonneux Philippe.
Monti, si heureux dans la pratique de la poésie, présenta des
arguments tellement singuliers sur la théorie, que lord Byron se
penchant vers son voisin, dit, en parlant de Monti : fie knows
noi how he is a poet '.
Je passai presque toutes les soirées, à partir de ce jour, avec
lord Byron. Toutes les fois que cet homme singulier était monté et
parlait d'enthousiasme, ses sentiments étaient nobles, grands,
généreux, eu un mol au niveau de son génie. Mais dans les mo-
ments prosaïques de la vie, les sentiments du poêle me sem-
blaient aussi fort ordinaires. Il y avait beaucoup de petite va-
nité, une crainte continuelle et puérile de paraître ridicule, e(
quelquefois, si je l'ose dire, de cette hypocrisie que les Anglais
* Pocine sur Bonaparle, composé en 1801, à l'occasion de la mort du
célèbre géomètre Lorenzo Maschcroni. (H. B.)
* Il ne sait pas comment il est poète.
LETTRES Â SES AMIS. 275
appellent canC. Il me semblait que lord Byron était toujours prêt
à entrer eu compromis avec un préjugé pour en obtenir une
louange .
Une chose qui frappait surtout les Italiens, c*est qu'il était facile
de voir que ce grand poète s'estimait beaucoup plus comme un
descendant de ces Byron de Normandie qui suivirent Guillaume
lors de la conquête de TAugleterre, que comme Fauteur de
Parisina et de Lara* J'eus le bonheur d'exciter sa curiosité, en
lai donnant des détails personnels sur Napoléon et sur la retraite
de Moscou, qui, en 1810, n'étaient pas encore un lieu commun.
Ce geoijre de mérite me valut plusieurs promenades tète à tète
dans l'immense et solitaire foyer de la Scala. Le grand homme
apparaissait une demi-heure chaque soir, et alors c'était la plus
belle conversation que j'aie rencontrée de ma vie ; un volcan
d'idées neuves et de sentiments généreux, tellement mêlés en-
semble qu'on croyait goûter ces sentiments pour la première
fois. Le reste de la soirée, le grand homme était tellement An^
glais et lord, que je ne pus jamais me résoudre à accepter l'in-
vitation d'aller diner avec lui , qu il renouvelait de temps en
temps. 11 composait alors Childe Harold; tous les matins il
écrivait cent vers, qu'il réduisait le soir à vingt ou trente. Entre
ces deux travaux il avait besoin de repos, et il trouvait cette
distraction nécessaire en bavardant, après dîner, les coudes sur
la table, et, disait-on, avec le naturel le plus a>:nable.
Je remarquai que, dans ses moments de géuie, lord Byron
admirait Napoléon, comme Napoléon lui-même admirait Cor-
netUe. Dans les moments ordinaires où lord Byron se croyait un
grand seigneur, il cherchait à donner des ridicules à l'exilé de
Saiote-Uélène. 11 y avait de l'envie, chez UHid Byron, pour la
partie brillante du caractère de Napoléon ; ses mots sublines le
veiaienL ; nous lui donnions de l'humeur en rap'pelanl la fameuse
^ooutioo adressée à Tarmée d'Egypte : « Soldats, songez que du
haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent! » Lord
Byron eût pardonné plus facilement à Napoléon s'il eût eu l'ap-
parence un peu plate de Washington. Ce qu'il y ava't de plai-
nt, c'est que ce n'était point du tout la partie despotique du
cœur de Napoléon qui heurtait le pair anglais.
276 (EUVRËS POSTHUMES DE STENDHAL.
Un soir, comme lord Byron me faisait ThouDeur de se prome-
ner avec mol dans le foyer de la Scala, on vint Fa venir que
FolBcler autrichien de garde au théâtre venait de faire arrêter
î^OQ secrétaire, M. Polidori, médecin qui était auprès de lai. La
figure de lard Byron prit sur-le-champ une ressemblance frap-
pante avec celle de Napoléon lorsqu'il était en colère. Sept ou
huit personnes raccompagnèrent .iu corps de garde; il y fui
magnifique d'indignation continue et d'énergie, pendant uoe
heure que dura la colère vulgaire de Tofficier de garde. Au re-
tour, dans la loge de M. de B..., on se mit à faire l'éloge des
principes aristocratiques qui, d'ordinaire, étaient fort du goAl
de milord Byron. H fut sensible à la plaisanterie, et sortit de la
loge furieux, mais sans s'être jamais écarté du ton d'une poli-
tesse parfaite. Le lendemain, le secrétaire fut obligé de quitter
Milan.
M. de B... m'engagea peu après à conduire lord Byron au
musée de Bréra ; j'admirai la profondeur de seulimenl avec la-
quelle ce grand poêle comprenait les peintres les plus opposés :
Raphaël, leGuercfain, Luini, le Titien, etc. UAgar renvoyéepar
Abraham^ du Guerchin, l'élcctrisa ; de ce moment Tadmiratiou
nous rendit tous /nuets ; il improvisa une heure, et mieux, sui-
vant moi, que madame de Staël.
Ce qui me frappait le plus chez cet homme singulier, surloot
quand il disait du mal de Napoléon, c'est qu'il n'avait, selon mol
du moins, aucune véritable expérience des hommes : son orgueil,
son rang, sa gloire, l'avaientempéché de traiter jamais d'égal àégal
avee eux. Sa hauteur et sa méfiance les avaient toujours tenus à
une iro]> grande dislance pour qu'il pût les observer ; il était
trop accoutumé ^ ne pas entreprendre ce qu'il ne pouvait pa^
emporter de haute lutte. En revanche, ou admirait une foole
d'idées fines et justes si Ton venait à parler des femmes qu'il
conua'ssait, parce qu'il avait eu besoin de leur plaire et de les
tromper. 11 plaignait les femmes anglaises, celles de Genève, de
Neufchâtel, etc. Il manquait au génie de lord Byron de s'éirc
trouve dans la nécessité de négocier et de discuter avec des
égaux. Je mis convaincu qu'à son retour de Grèce ses laleois
eussent paiu tout à coup grandis de moitié. En cherchaol à
J
LETTRES A SES AMIS. 277
meUrela paix entre Mavrocordato etCoIocolroni, il eût acquis des
connaissances positives sur le cœur humain. Peut-être alors lord
Byron eût-il pu s'élever à la hauteur de la vraie tragédie.
Il aurait eu moins de moments de misanthropie ; il n'eût pas
cru toujours que tout ce qui l'environnait s'occupait de lui» et
s'en occupait pour faire de Tenvie ou chercher à le tromper. Le
foQd de misanthropie de ce grand homme avait été aigri par la
société anglaise. Ses amis observaient que plus il vivait avec des
Italiens, plus il devenait heureux et bon. Si Ton met l'humeur
ooire à la place des accès de colère puérile, Ton trouvera que
le caractère de lord Byron avait les rapports les plus fr.tppants
avec celui de Voltaire.
Mah je m'arrête, pour ne pas faire une dissertation. Je vous
demande pardon, madame, de ces considérations générales, j'au-
rais bien voulu pouvoir les remplacer par des faits ; sept ou huit
aimées d'intervalle les ont bannis de ma mémoire, et je n'y
trouve, sur lord Byron, que les conclusions que dans le temps
je tirai des faits mêmes. Je m'estimerai fort heureux, madame,
si vous voulez bien accueillir avec bonté cette espèce de portrait
moral, et voir, dans ces pages écrites à la hâte, une preuve du
respect profond avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
H. Beyle.
CVI
A MONSIEUR . . . , A LONDRES
Paris, le 24 décembre 1824.
Plusieurs curés ont entrepris d^nterdire la danse ù leur^
ouailles. La danse est le principal plaisir des paysans français,
le dimanche soir ; c'est un usage national. Ce ne sont |»9is préci-
sément les jésuites qui entreprennent la chute de la danse. Le
système de M. Fortis, leur général, est au contraire de se mon-
trer fort indulgent pour tous les plaisirs des sens. C'est par la
1. 16
278 ŒUVllES POSTHUMES DE STENDHAL.
mise en pratique de cette doctrine, que les jésuites font des pro-
grès dans la carrière du confeuional.
Instruction sur la danse, extraite des saintes Écritures, des
saints Pères, des saints Conciles, par M. l'abbé Hulot.
La brochure de M. Hulot a fait sensation, parce qu'elle a para
huit jours après le fameux programme de M. S... del. R...
(Pami de madame du C...). Cet homme marié, ami d'une femme
mariée, a entrepris la résurrection de la morale dans Paris, ci
particulièrement au grand Opéra, dont il a la direction. 11 veut
réformer la danse, la jupe et les pantalons de mesdemoiselles
Nobiet et Legallois. Je ne vous parlerais pas du programme de
M. S... del. R...,si tous les journaux de Paris ne s* en occu-
paient pas autant que tes v^res se sont occupés du malheureux
Fauntleroy. Il est plus gai de s'occuper de M. S... et du traité
de la danse, ou plutôt contre la danse ^ de M. Hulot. Ua
M Baron vient de publier un ouvrage savant et sérieux sur la
danse.
Du courage et de la patience dans le traitement des maladieSi
traduit de rUalien du docteur Pasta.
(\c savant médecin italien est Toncle de la célèbre chanteuse
madame P^sla. Sa dissertation philosophique a du succès. Elle
nous apprend que le courage ^ dans les maladies chroniques, est
une cause directe de guérison.
Mémoires du comte Joseph de Puysaie, lieutenant général,
pour servir à l'histoire du parti royaliste, en France, pendant la
Révolution. — Cinq vol. in-8°.
Je ne vous parlerais pas de la seconde édition de ces Mémoires,
s'ils ne me donnaient occasion de noter un fait curieux. La pre-
mière édition des Mémoires de M. de Puysaie parut de 1803
à 1808. Plusieurs des mensonges royalistes avancés, depuis lors,
par le parti royaliste, sont démentis par la bouche royaliste de
M. jde Puysaie. Et, en revanche, plusi^rs des mensonges avan-
cés par M. de Puysaie sont démentis aujourd'hui par M. Lacre-
telle et les autres écrivains membres de la société des Bonnes
lettres.
Mémoires de M, de Vauban, chef d'état-major de l'armée des
princes.
LETTRES A SES AMIS. 271»
M. de Vaubatf fut surnommé TAjax de Tarmée des émigrés.
Il rentra en France, dégoûté par les intrigues dont il avait été
témoin. 11 écrivit les Mémoires dont je vous par!c aujourd'hui,
parce que dernièrement deux exemplaires ont été vendus deux
cent quarante francs . Ces HIértioires ne consistent qn>n un seul vo-
lume iu-8«. Ou y trouve plusieurs parlicularilés curieuses sur S. M.
Charles X. Sont-elles toutes vraies? La postérité prononcera.
Mémoires de M.- l'abbé Aimé Guillon, pour servir à Thisloirc
de la ville de Lyon pendant la Révolution. — Tome III, in-S".
Des deux abbés Guillon in-8», l'abbé Goilion qui publie des Mé-
moires sur Lyon fut chassé de Paris par la police de Napoléon,
et fort bien accueilli à Milan parle prince Eugène Beauharnais.
Il eut des démêlés avec M. Ugo Foscolo. Rentré en France, cet
abbé, Fun des grands et effrontés intrigants' de son parti, a pu-
blié sur la ville de Lyon des Mémoires curieux par les exagéra •
tions ultra qu'il renferme, ce qui leur assure un grand succès
dans les cbâteanx de tous les hobereaux du mtdi de la France.
Les nobles qui habitent la campagne, de Lyon à Toulouse, et de
Toulouse à Nice, «ont les plus fanatiques et les plus ignorants de
France. Les Mémoires de M. Tabbé A. Guillon sont écrits pour
leur plaire, et seront utiles à Tébrivain qui entreprendra de nous
donner la curieuse histoire de l'insurrection du Midi. L'abbé
A. Guillon est si effronté, qu'un autre abbé Guillon a cru néces-
saire de publier un pamphlet, pour dire qu'il n*a rien de com-
mun avec le Guillon qui écrit sur Lyon.
Le duc de Guise à NapleSy ou Mémoires de la révolution de ce
royaumCy en 4647 et 1648.— In-8' de vingt feuilles.
Tous les écrivains qui aspirent a la célébrité en France se
hâtent de publier leur imitation de Walier ScoU. M. de Salvandy
adonné son Alonzo; M. Félix Bodin le Père et la fille; fA. Trognon
son Childebert III; M. Rératry les Derniers des Beaumanoir,
Tous ces ouvrages ont été vigoureusement piiffed par les auteurs
eux-mêmes, dans les journaux qu'ils rédigent. Voici maintenant
:M. le comte de , un des grands de la cour de Charles X et
fils du pair de France, qui publie le Duc de Guise.
Jusqu'ici , de tous les romans publiés en imitation de sir
Walter Scott, c'était le Père et la filles de M> Félix Bodin, qui
280 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDilAL.
éiait le plus ennuyeux. Je crains beaucoup que M. le comte
de ne détrône M. Bodin et ne lui enlève la palme dePen-
nui. Le Duc de Guise a un air pompeusement niais, que M. Bodin
a su éviler. Tous ces écrivains cherchent la vérité. L'immense
succès de la Campagne de 181 !2, par M. de Ségur, va tuer tous
les romans préparés pour la rentrée de la campagne, qui a lieu
à la fin de décembre. Cette histoire est plus amusante et aussi
pleine de bombast et de pathos qu*aucun roman.
Poésies de Ckaulieu, précédées d'une notice biographique et
littéraire, par M. Lemontey, de TAcadémie française. — In-S" de
vingt-quatre feuilles.
Je vous parle de ce livre à cause de la notice. M. Lemontey
est un des hommes les plus avares de Paris ; mais, en même
temps, c'est peut-être le membre de TÂcadémie qui a le plus
d'esprit. Il est toujours amusant, tandis que son rival M. de
Jouy devient lourd et ennuyeux depuis trois ou quatre ans.
M. de Jouy écrit trop ; on se plaint que M. Lemontey n'écrive pas
assez. Je conseille à tous les Anglais qui aiment l'esprit français,
l'esprit à la Voltaire, de rechercher qurieusement les moindres
opuscules de MM. Courier et Lemontey. Ces deux écrivains mé-
prisent rinlrigue et le puff. Ainsi les journaux parlent raremeut
de leurs productions. MM. le vicomte d'A , de S
etc., etc., ne vivent que pour s'occuper du succès de leurs écrits.
Ces derniers sont à la mode ; les autres s'avancent lentement,
il est vrai, mais avec des pas assurés, vers la gloire littéraire.
Vesprit devient tous les jours plus rare en France.
Notice sur la vie de Thaddeus KociuskOf par M. Alfred Fagot.
- In-8° de deux feuilles.
Comme la Fayette, comme Carnot, Kociusko fit de grandes choses
et cependant fut honnête homme; ce qui de nos jours est fort mé-
ritoire. Le mensonge et le cant contribuent au succès d'un/t^ro^
vivant^ mais tuent l'histoire d'un héros mort. Tout le monde
méprise l hypocrisie, quand les richesses et les duchés qu'elle
a procurés à Thypocrite sont passés en d'autres mains. Gett»
notice Sur Kociusko est intéressante. On sait que le héros polo-
nais, échappé aux cruautés de l'empereur Paul de Russie, s'était
retiré près de Fontainebleau. Il refusa de prêter l'oreille aux
LETTRES Â SES AMIS. 281
propositions de Napoléon en 1810. L'influence d'un tel homme
aurait pu porter Napoléon à ressusciter, de bonne foi, le royaume
de Pologne en 1812. Les mesures que Napoléon prit à Wilna
tendaient à ruiner la noblesse polonaise : Koeiusko loi eût fait
comprendre que peu importe à un esclave d'obéir à un maître
on à un autre ; que, par conséquent, en Pologne, il fallait, avant
tout, s'adresser aux passions et aux intérêts de la noblesse, pour
arriver, par elle, à réveiller Famour de la patrie chez les Polo-
nais des classes inférieures. Un conseiller comme Koeiusko
aurait mieux valu que MM. le duc de Bassano et de Pradt, gens
aimables, gens polis , mais gens à vues courtes.
De rémigration et des colonieSy par M. de Pradt, ancien arche-
vêque de Malines. — Deux vol. in-8''.
Voici deTesprit, voici deux volumes amusants. Tout le monde
allant parler, pendant deux mois, du milliard que M. de Yillèle
va donner aux émigrés, on aimera mieux, à Paris^ répéter les
pbrases de M. de Pradt, qui sont jolies, que les phrases de M de
Chateaubriand qui, cette fois, sont ennuyeuses.
Une Chambre des députés, dont la majorité est noble; ime
Chambre des pairs, dont Fimmense majorité est noble, sont évi-
demment ju^^s et parties, en décrétant que la nation fera cadeau
d'un milliard aux émigrés. La platitude de la question éloignera
U)ute discussion sérieuse dans les salons. Ce sont des gens qui ont
pénétré jusque tout près des souterrains où est gardé le trésor
de l'État, et qui profllent de cette circonstance pour y prendre
on milliard. Gomme la gendarmerie est éloignée, ces messieurs
ajoutent à leur vol Fimpudcnce de se le partager en public.
Voilà le thème que M. Fabbé de Pradt invarié en deux volumes
de phrases scintillantes d'esprit. Malgré ses soixante huit ans, cet
lioinme ne baisse point ; il parle quatre heures, chaque soir, dans
les salons de Paris et trouve encore le temps de faire un livre
charmant tous les ans. Celui-ci sera-t-il lu, scra-l-il compris par
les étrangers ? C'est ce que je ne saurais décider. H y a une ^-
newe, une légèreté toutes françaises, dans les jolies pages de
M. de Pradt; il y a loin de là à un lourd et irréfutable article de
^'^inburg'Reviev).
16.
282 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CVII
A MESSIEURS LES ÉTUDIANTS FN DROIT ET EN 1IÉI>ECINB, A PARIS.
Paris, le 15 janvier 18'25.
Je me dcnouce à la brillaule jeuuesse qui frëquenle les cabi-
oets de leelure de la rue de TOdéon, le café Molière, où Ton va
admirer des yeux si beaux et si brillants; le tranquille Luxem-
bourg, où, sans être indiscret, on peut suivre une conversaliou
qui a lieu à vingt pas de vous. J'ai fréquenté tous ces lieux-là
pour étudier Tesprit des quatre ou cinq mille jeunes gens que,
tous les ans» la province envoie à Paris. C'est avec un diplôme
d'avocat ou de médecin qu'ils quittent Paris au bout de quelques
années. Si ces jeunes gens n'étaient que des médecins ou des avo-
cats, je ne m'occuperais guère d'eux ; ils sont, dans le fait, les
apôtres de la civilisation. C'est pour cela que j*ai consacré deux
mois à les étudier, et que ma tète à cheveux blancs a paru si
souvent au milieu du parterre de l'Odéon, si peuplé le diman-
che
CVIII
A MONSIEUR S... S..., A LONDRES.
Paris, le 25 janvier 1825.
J'avais eu l'intention de réimprimer, en brochure et avec uue
préface, les articles sur l'exposition de 1824, que j'ai mis Fannée
dernière dans le Jouimal de Paris, Ce projet n'a pas eu de suite.
Ma préface, pour toute publicité, ne devant avoir qu'un lecteur,
j'ai dû le choisir dans le plus indulgent de mes amis.
CRITIQUE AMÈRE DU SALON DE 1824,
Par M. Van Eube de Molkirk.
PRÉFACE.
Trois personnes, qui ne se connaissaient pas avant de travailler
LETTRES A SES AMIS. 28-
ensemble, ont clé chargées de rendre compte, dans un journal,
du salon de 1824. Quelle que pût être la couleur de ce journal,
on n'a demandé aux juges de Texposilion que de dire la vcrilé,
chacun avec le plus d*esprii qu'il pourrait. Cette dernière con-
dition m'a d'abord porté à refuser remploi: mais, dès le surlen-
demain, le plaisir de me voir imprimé tout vif ni*a fait acce()ter
avec reconnaissance.
Mes opinions, en peinture, sont celles de V extrême gauche.
Gomme MM. de Corcelles et Demarçay, j'ai souvent le plaisir de
me voir tout seul de mon avis. Souvent, la jouissance est encore
plus vive. Gomme les honorables députés que je viens de me
faire Thonueur de citer, j*ai la délicieuse satisfaction devoir que
meâ adversaires, quoique gens célèbres dans les salons, ne sa-
chant que répondre à mes raisons, ont eu recours aux injures.
On a dit que j'étais grossier, parce que j'ai le malheur de ne
£iire aucun cas des phrases élégantes et vides qui viennent de
valoir T Académie à M. D.. ., et la réputation d'homme éloquent à
M. V... J'ai compte dans le Constitutionnel et dans la Pandore
cent quarante-deux formes d'éloges amphigouriques qui ne sont
point à mon usage. Les sommités de la pensée , les nécessités de
l^époque, les hautes sphères, etc., etc., ne se trouvent point,
hélas ! dans la présente brochure.
Un autre a dit que je critiquais un peintre parce qu'il était
pauvre; une telle infamie ne mérite pas de réponse. Noi-niéme
je suis pauvre, et j'estime beaucoup plus la pauvreté que la
nehesse. Je m'ennuie toujours dans un salon quand le maître de
la maison a cent mille livres de rente.
Je n'ai jamais vu MM. Reguault, Tauuay, Deuon, Guérin,
Uharbier, Gros, Meynier, C. Vernet, Garnier, Le Thière ,
Hersent, Bidault, tous membres de F Académie royale des beaux-
Sfts; seulement j'ai parlé une fois à M. le baron Gérard, daus
faielier duquel j'eus Thonneur d'être reçu à la suite d'un ami.
J'ai si peu de crédit, je vis tellement en dehors des supériorités
^ l'époque, .que je n'ai pu obtenir une carte pour entrer au
Musée le vendredi. Il est vrai qu'après avoir écrit à M. le comte
de Porbin, directeur général des musées royaux, le billet qui
^ resté sans réponse, j'eus l'idée d'en faire une copie et de
28i ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Signer IjC vicomte N,.. Cet^homme titré reçut, dès le lende*
main, un billet dont, par délicatesse, je u'ai jamais fait usage ;
car, eoûo, il était obtenu sous un faux nom. Voilà, je pense,
mon véritable titre à la qualité d'komme grossier, de vilain, de
pauvre f en un mol. Je vais bien aggraver mon cas ; je dirai fort
sérieusement que je regarde M. David comme ayant surpassé de
bien loin les Mengs, les Battoni, les Solimène, les Reynolds, les
West et tout ce que le dix-huitième siècle a de peintres renom-
més. 11 me semble que, pour trouver un rival à cet homme
illustre, il fiiut remonter jusqu'au siècle des Carrache (1609).
C'est une pitié qu'un tel peintre ne vive pas au milieu de nous ;
mais, eutin, son grand caractère lui fera supporter le malheur
de Texil avec fierté, et, comme Napoléon avant Sainte-Hélène,
on peut dire que l'infortune manquait à sa gloire.
Je vois plusieurs lecteurs froncer le sourcil. Je profiterai de
l'occasion pour annoncer qu'il n'y a pas un mot de politique
dans celle brochure. La postérité admire le Dante et ne s'informe
pas pour quelle bonne raison, après qu'il eut exercé la suprême
magistrature à Florence, le parti du pape l'eu bannit pour tou-
jours. Le siècle à venir dira du peintre David : Un tel homme
devait faire exception. Et Napoléon a déjà dit : A soixante-dix ans,
on est toujours innocent en politique ^. Je sais fort bien que je
vais être puni de ma hardiesse par les épithètes : jacobin^ bona-
partiste, sans-culotte, valet de V empire, etc., etc., etc. Le mé-
pris des gens que je méprise m'est indifférent. Le fait est que si
j'avais des opinions à émettre , elles seraient centre gauche,
comme celles de l'immense majorité, et que je suis trop jeune
pour avoir clé de rien dans la Révolution.
En 1780, un homme dédaigne de copier servilement ses pré-
décesseurs, et trouve une nouvelle manière d'imiter la nature.
Les applâudisscmenls d'un siècle pointilleux et critique le pro-
chmeni grand, Â l'instant, la tourbe des imitateurs se précipite
sur ses traces. Au lieu de chercher comme lui, dans la nature
ou dans l'antique, les formes et les expressious de tête qui peu-
vent donner le plus grand plaisir à leurs contemporains, ils copient
* MéfMvreê de madtime Campan.
LETTRES A SES AMIS. 285
les tableaux de David, et, se retournant vers nous autres criti-
ques, ils s'étonucnt de ce que uous nous moquons d*eui. L'indi-
goation les empêche de dormir, et voilà que le lendemain, dès
sept heures du matin, au mois d'octobre, ils montent en voiture
ei vont successivement frapper à la porte de tous les bureaux
(le rédaction des journaux de Paris.
Ce sont justement ces courses matinales et les beaux articles
unanimes qu'elles ont produits, qui m*ont donné Tidée d'impri-
mer les miens. Je serai, me suis-je dit, comme le paysan du
Danube; je serai singulier, original, nouveau: or il nous faut
(lu nouveau, n'en fût-il plus au monde.
Voici donc mes articles tels qu'ils étaient avant que mes deux
collègues, MM. P... et L...., eussent corrigé mes fautes de style
61 de convenances ^ Je n'ai point de style, mais je pense tout ce
^ue j'écris. Combien d'auteurs, à Paris, peuvent en dire autant ?
Aussi ai-je le chagrin de n'être pas même de la Société de géo-
graphie,
Y. E.
CIX
A MONSIEUR .... A LONDRES.
Paris, le 15 février 1825.
Le bon sens inexorable de M. Lanjuinais persécute depuis
longtemps l'amour-propre des gens qui sont en possession du
pouvoir. Sous Napoléon, il était l'un des membres les plus actifs
de cette courageuse opposition, composée de huit ou dix séna-
teurs, à laquelle l'Europe n'a pas fait l'honueurde les apercevoir.
Aujourd'hui que dans des Chambres vendues toute opposition,
^ paroles, est inutile, M. le comte Lanjuinais, qui est jansé-
oistc, persécute les jésuites avec son inexorable bon sens. Mal-
* Les retranchements dont Beyie se plaint furent exigés, à ce qu'il pa-
raît, par la censure. (R. C.)
280 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Iieureusement M. Lanjuinai^ n'a pas d'esprit, et, sans esprit pi-
quant, un livre ne fait pas d'effet en France. Si MM. Lanjuiuais
et Grégoire avaient de l'esprit, ils auraient une tout autre répu-
tation que l'abbé de Pradt; car, d'abord, ils ne se sont jamais
vendus, et, en second lieu, ils sont fort savants. M. Lanjuinais
nous apprend, dans son
Histoire de la bastonnade chez tous les peuples du monde, un
volume in-8»,
que, chez les Juifs, les rois, eux-mêmes, étaient sujets à la bas-
tonnade. Il suit, chez tous les peuples du monde, l'histoire de
cette intéressante institution. Il arrive enfin aux jésuites, saus
lesquels rien ne se fait en France, etqui veulent rétablir le fouet
à Tusage des écoliers. Le guûl particulier que les jésuites eut
pour ce genre de punition a fait écrire des volumes. Celui que
je vous signale est le plus savant. Quel dommage que Tauleur
n'ait pas un peu d^esprit!
VÉtrangèref par M. le vicomte d'Arlincourt. Un volume iii-8°,
Ce roman, écrit en style emphatique, et dont les dialogues
ressemblent exactement au dialogue des mélodrames qui, sur le
boulevard, amusent la classe des ouvriers, est précédé par une
préface, dans laquelle le vicomte d'Arlincourt annonce que, du
consentement de toute TEurope, il est Tégal, au moins, de sir
Walter Scott. M. d'Ârlincourt en veut beaucoup à VEdinburg-
HevieWf qui a prétendu que, nouveau Cervantes, il écrivait des
romans emphatiques pour dégoûter de l'emphase le public fran-
çais. 11 prétend que M. Jeiïreys, rédacteur en chef de VEdinbtirg-
BevieWf\m a offert de démentir et rétracter l'article fatal. VEdm-
burgh'Revievj ne ferait pas mal de chercher à connaître un peu
la littérature française avant d'en parler. On trouve, dans ce
journal célèbre^ des balourdises au moins égales, en absurdité,
à celles du vicomte d'Arlineourt. Si ce pauvre vicomte eût eu le
moindre esprit, il avait beau jeu. En effet, dans l'article dont il
se plaint, YEdinburg-Hevieîv prétend que le vicomte d'Arlincourl
est un grand ennemi des minéralogistes. Qu'y a-t-il de commun
entre la minéralogie et un mauvais roman, écrit par un homme
qui dépense trente mille francs chaque année à donner des dînei*»
aux journalistes et à se faire prôner?
LETTRES A SES AMIS. 287
VÉtrangère est une histoire du Ireizième siècle ; rhéroïne est
la reine Agnès de Méranie, répudiée par Philippe- Auguste. Ce
qu'il y a de plaisant, c'est que les grossiers chevaliers du trei-
zième siècle -ne disent pas vingt paroles sans faire une allusion
pleine de grâce à la mythologie grecque. Mais peu importe aux
femmes de chambre qui, après les journalistes bien payés, sont
les seules lectrices que M. le vicomte d*Arlincourt trouve en
FFance ? A Félranger, on est dupe du puff, qui coûte si cher à
M.d'Arlincourl. Des Allemands, des Danois, ont été assez nigauds
poor traduire dans leur langue les œuvres du vicomte.
Itinéraire descriptif et pittoresque des Hautes-Pyrénées fran-
çaises, par N. La Bouliuière. Deux gros volumes in-8''.
Voilà un livre indispensable à tous les voyageurs qui visitent
les montagnes des Pyrénées, beaucoup moins connues que les
Alpes, beaucoup moins explorées par les voyageurs, et, par con-
séquent, beaucoup [dus curieuses. Le seul langage parlé dans
les vallées basques, et qu'on suppose tenir à Tancien égyptien,
mérite qu*on voie les Pyrénées. La fierté sauvage du caractère
basque, la jalousie avec laquelle on y surveille les étrangers,
rappellent les mœurs primitives des Hébreux. Les Alpes n'offrent
rien d'aussi curieux.
Hésumé de l'Histoire de Danemark^ par Lami. Un volume
in.l8.
L'eutreprise des résumés historiques est une des plus utiles
qu'ait Élites la librairie française. Vous avez en un petit volume
l'histoire de la Russie, du Danemark, de la Suisse, de TEspa-
goe, etc. Rien n'est plus commode. Les libraires ont confié la
rédaction de ces résumés aux jeunes littérateurs les plus dis-
Vogues : MM. Rabbe, Lami, Woimar. Le Résumé de V histoire de
f fonce, par M. Félix Bodin, en est à sa septième édition, quoique
vigoureusement calomnié par le parti qui voudrait nous donner
I inquisition. Ces résumés, déjà au nombre de sept ou huit, mé-
nieraient d'être traduits en anglais. Que de gens ignorent lei
^its principaux de VHistoire d'Espagne, par exemple, qui se-
raient bien aise de les trouver dans un volume moins gros qu'un
otiinéro du New-Monikly-Magazine.
Parahxes de Condiltac^ par M. la Romiguièrei
288 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL
La philosophie de Gondillac invoque sans cesse Texpéneoce.
La philosophie allemande de Kant proscrit l'expérieDce et en
appelle sans cesse au sens inlime. Quand vous lui dites : c Mais
je ne sens pas en moi ce sens intime, » elle vous répond fière-
ment : n Dieu a fait de vous un être imparfait. » — Les jésuites
qui régnent en France détestent Gondillac, Cabanis, etc. L'ou-
vrage de M. la Romiguière est un mezzo termine fort bien
écrit, et pourrait bien valoir à son auteur une place à 1* Aca-
démie.
Répertoire de la littérature ancienne et moderne. Tome neu-
vième. In-8°. {Convenance. — Dante.)
C'est une espèce de dictionnaire fort utile à un étranger qai
désire connaître à fond la littérature française. Ce répertoire
contient tout ce que nous autres Français nous apprenons par
la conversation sur nos écrivains célèbres. Beaucoup des opinions
énoncées dans ce répertoire sont des préjugés. Je recommande
ce livre à Tétranger qui veut pouvoir parler de littérature à Paris.
Essai philosophique sur les probabilités, par M. le marquis de
Laplace. Cinquième édition. Un volume in-8<*.
Ce livre est un des plus remarquables <;u'ait produits la France
depuis la Révolution. Les probabilités appliquées aux votes des
assemblées délibérantes sont un sujet neuf et intéressant pour
TAngleierre, où tant de choses se décident par la majorité, dans
une assemblée. Je ne crains pas de dire que dans ce genre de
recherches, jamais aucun philosophe n'est allé aussi loin que
M. de Laplace. Ce savant a fait une cour assidue à tous les gou-
vernements qui ont paru en France depuis trente ans; il a ob-
tenu une faveur de chacun d'eux. Souvent, pour Tintérét de son
ambition, il a dû appliquer la théorie de la probabilité.
Mémoires sur la Grèce, pour servir à F histoire de la guerre
de rindépendauce, accompagnés de plans, etc., par Maxime
Raybaud, ancien oilBcier supérieur au corps des philhellèues,
avec une introduction historique, par M. Alphonse Babbe. Deux
volumes in-8**. -
Cet ouvrage a beaucoup de succès. La France commence enfin
à s'intéresser au sort des Grecs. Il s*est formé une société à Paris,
où on a comparé kis récits de M. Raybaud à ceux do colonel
LETTRES A SES AMIS. 289
Slaohopé. L'iiilroducUou de M. Rabbe est remplie de laleiii et de
philosophie. Ce jeune écrivaio est de Marseille , ville où, dès le
temps de M. Guys, célèbre par son voyage en Grèce, on connais-
sait mieuK les flellènes que cUns aucune autre ville de France.
• Œuvres complètes de J.-J, Rousseau, Un volume in-8«>.
Œuvres complètes de Voltaire. Deux volumes in-8'*.
Cette entreprise est uue des plus curieuses et des plus utiles
dojit se soit avisée la librairie française. J'ai sous les yeux les
premières livraisons du Rousseau. Le volume qui contiendra les
œuvres complètes de Técrivain le plus éloquent qu'ait produit
l'Europe au dix-huitième siècle coûtera cinquante francs. Ce
volume fonde la réputation de M. Fournier, comme imprimeur. Les
éditions données par la famille Fournier obtinrent déjà une haute
réputation vers Tan 1760. Celle-ci est un chef-d'œuvre de netteté.
La Haine d'une Femm£, ou le jeune Homme à marier y comé-
die-vaudeville en un acte, par M. Scribe. Deuxième édition.
M. Scribe est Fauteur dramatique de France qui a le plus de
taleut et le plus de fécondité. La charmante petite comédie que
je vous annonce est la quatre-vingt-dix-huitième qu'il publie.
Ces comédies rapportent à leur auteur soixante mille francs par au.
Il a droit à une part de la recette chaque fois qu'on les joue.
Je couseille fort aux Anglais amateurs du théâtre français de se
procurer : la Somnambule^ la Haine d'une Femme, Coraly»
M. Scribe ferait bien mieux encore, si la censure ne l'arrêtait
pas dès qu'il veut peindre avec force les ridicules actuels.
Chansons nouvelles, par M. de Béranger.
Je viens de voir ce nouveau volume, qui ne sera publié que
dans huit jours. La chanson la plus frappante m'a semblé celle
sur le triomphe de M. de la Fayette aux Etals-Unis. On voit que
M. de Béranger, le plus grand poète peut-être que la France
possède, ne laisse échapper aucune grande circonstance, aucune
grande émotion de l'opinion publique, sans exprimer dans ses
vers ce que tout le monde, à Paris, exprime de vive voix. Ses
chansons sont donc exactement des odes nationales; elles s'a-
dressent au sens intime des Français. Ce volume, toutefois, me
parait un peu inférieur à ceux que nous connaissons. L'auteur
iDe semble s'être trop rapproché de l'ode. Souvent il est un peu
1. 17
ÎÔO ŒUVBES POSTHUMES DE STENDHAL.
obscur. L'ouvrage aura un grand succès. Il a été payé à Tautenri
qui est très-pauvre, vingt mille francs. Ce prii n'est pas 6ctif et
destiné à faire effet sur les badauds , comme les quarante mille firaocs
donnés par le libraire Ladvocat à M. de Barante, pour VHistoire
fies ducs de Bourgogne (bon livre, du reste); il est réel, et c'est
beaucoup pour un petit volume qui, peut-être, sera persécuté par
la police et enverra Tauleur à Sainte-Pélagie.
Mémoires de madame la comtesse de Genlis, (Les deux premiers
volumes.)
Voici encore un ouvrage qui ne sera mis en vente que dans huit
jours, mais que j'ai lu. Ces Hémoires auront beaucoup de succès
partout, mais moins à Paris qu'ailleurs : l*" parce que nous con-
naissons tout ce qu'ils renferment; l'' parce que nous détestons,
à Paris, rhypocrisie. Le voile léger de Thypocrisie que madame
de Gcnlis u*a pas pu se dispenser (étant dévote) de jeter sur ses
récils Ole toul le piquant dais un pays où, tous les six mois*
nous voyons la publication de Mémoires tels que ceux de ma-
dame du Hausset ou de M. de Bezenval.
Madame de Genlis traite des mêmes événements que M. de
Bezenval (1766-1780). Madame de Genlis, pauvre demoiselle de
province, fil fortune à la cour par sa beauté, la souplesse de sou
caractère et son esprit. On dit qu'elle ne fut jamais cruelle et
toujours très-dévole. Elle dit beaucoup de mal, dans les deux
premiers volumes de ses Mémoires, de sa tante madame de Mon*
tesson, femme beaucoup plus honnête qu'elle et qui, en 1785,
était la maîtresse du vieux duc d'Orléans, le père du duc d'Or-
léans, surnommé Égalité, parce que, dans la Révolution, il prit
ce nom. Madame de Genlis fut la maîtresse de ce duc Égalité,
qui la nomma gouverneur de ses enfants, ce qui parut fort ridi-
cule à Versailles.
Il faut louer madame de Genlis de l'excellente éducation qu'elle
a donnée à M. le duc d'Orléans actuel, à ses frères et à sa sœur.
Le tableau de la cour de Louis XVI, donné par madame de Gen-
lis, ressemble plutôt à un morceau historique qu*à une narra-
tion de Mémoires. La naïveté, si nécessaire aux Mémoires, y
•^manque tout à fait. D'un autre c6té, il y a beaucoup! d'ensemble
et de raison. Toujours madame de Genlis cherche à excuser
LETTRES A SES ÂMiS. 291
tnNs espèces de personnes : les prêtres, les nobles, les princes.
Ces Mémoires sosit supérieurement écrits, hauteur, qui a
quatre-viflgtnieux ans, jouit d'une excellente santé et vit en
philosophe, apparemment heureuse et satisfaite.
ex
A MOMSIEVR ..., A LONDRES.
Paris, le 20 février 1825.
Une partie des immenses héritages de la Emilie de Gondé
provient de confiscations faites sur la famille de Montmorency.
Quand Louis XIV chassa les prolestants et révoqua la charte
doQoée par Henri IV, et nommée YÉdit de Nantes, d'après le
nom du lieu où elle fut publiée, les grands seigneurs de sa cour
se firent douner les biens confisquée sur les malheureux pro*
testants. Si vous prenez, dans le Siècle de Louis XIV, par Vol-
taire, la liste des maréchaux de France et des grands officiers de
la cour des rois de France, vous aurez les noms des familles
françaises, dont les trois quarts des biens, an moins, provien-
nent de confiscations. En d'autres termes, la fortune de tout no-
ble français, si elle excède cent mille francs de rente, provient,
en tout ou en partie, de confiscations. Voilà ce que prouve le
livre curieux, ayant pour titre :
VÊmigration indemnisée par l'anden régime, et depuis la
BesLauration, par M. Isidore le Brun. In- 8°.
Malheureusement ce volume est écrit avec trop de précipita-
tion; les gens de lettres, en France, ne se donnent pas le temps
de travailler. Un tel sujet méritait d*étre approfondi par le sa-
vant Lanjuinais. Tel qu'il est, il met sur la voie des recherches.
Taoleur conclut ainsi : c Les grandes familles de France, enri«
chies par des confiscations, quittèrent la France en 1792, pour
aller se joindre aux Prussiens et se battre contre leur patrie ; on
confisqua justement leurs biens. Aujourd'hui ils remplissent les
202 aSUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Chambres législatives et se donnent à eax-mémes an miUiard,
celte année. L'an prochain, ils rapporteront ce qn*ils auront
reçu et reprendront leurs terres en nature, ce qui meUra les
Bourbons en péril. Une guerre peut seule nous sauver et Tau-
guste famille des Bourbons avec nous. Sans guerre, les jésui-
tes perdront les Bourbons et ramèneront la guerre civile en
France. Neuf millions de Français, presque tous paysans, sont
eu possession des biens confisqués et vendus par la nation. »
Du sacre des rois de France à Reims. Un volume.
Cet ouvrage est fort curieux; il a servi de base à une déter-
mination des eulonrs du roi. Les formalités du sacre des rois
de France sont tellement libérales, semblent tellement recon-
naître les droits du peuple, auquel on demande, par deux fois,
sHl veut d'un tel pour roi, que les favorisde Charles X ont décidé
qu'on s'écarterait, sous quelque prétexte, deFancien cérémonial.
Quand le peuple français était endormi par un long et profond
despotisme, comme en 1775, au sacre de Louis XVI, toutes ces
formalités étaient sans dangers. Aujourd'hui les écrivains libé-
raux, qui, sans contredit, effacent par le talent les écrivains
ultra, ûreraient un grand parti de ce cérémonial ; ils prouve-
raient, ce qui est vrai, que c'est la liberté qui est ancienne en
France et non pas le despotisme ; que, comme nous le voyons
dans Tacite (de Moribus Gertnanorum), les prétendus premiers
rois de France n'étaient que des généraux en chef, obligés de
consulter leur armée. Le despotisme tempéré par des chansons,
tel que la Révolution Ta détruit, u existait que depuis le cardiual
de Richelieu. Celte vérité, funeste aux prétentions, non du roi
qu'on dit être un excellent homme, mais de la cour, est mise en
lumière par les ouvrages historiques et les Mémoires qui sont i
la mode, et que Ton publie chaque jour.
Le Vingt et un Janvier, ou la Malédiction d'un père, par Fau-
teur de Monsieur le Préfet. Trois volumes in-12.
Ce roman n'en est pas un ; c'est une description de ce qui ar-
rive tous les jours en France. Paris jouit d'un gouvernement
modéré; la province commence à être en proie à la tyrannie des
évéques. L'auteur du Vingt et un Janvier a le malheur d'outrer
la vérité; cela nuit à son talent. Quaud il n'exagère pas, sa prose
LETTRES A SES AMIS. 293
rappelle les Taies of the hall S de Grabbe. Il décrit avec soin
des eboses borribles, dégoûtantes, mais vraies.
Tableaux chronologiques de Vhistoire ancienne^ depuis les
temps les plus reculés jusqu'à Fère cbrélieune, par feu Thouret,
de TAsseniblée constituante. Un volume in-folio.
Ouvrage curieux, nécessaire même. Ordinairement les savants
qui s'occupent de chronologie sont des machines à dates et ne
pensent pas. 11 n'en est point ainsi de Thourebv V Abrégé de Ma-
bly, qu'il a publié, vaut beaucoup mieux que Mably lui-même,
et a porté le flambeau de la vérité sur les premiers temps de
rbistôire de France. Thouret a été un des philosophes les plus
saisés et les plus calmes qu'ait produits l'école de Voltaire.
De la Loi du sacrilège, par M. Tabbé Ferdinand de Lamen-
nais.
Cette brochure est la plus étrange qu'on ait publiée, en France,
depuis bien longtemps. La loi du sacrilège, qui vient de passer,
grâce aux boules de dix pairs évêques, qui ont voté pour la
peine de mort, a fait horreur en France. Eh bien, M. de Lamen-
nais prouve qu'elle n'est pas encore assez cruelle. L'année pro-
chaine, on proposera les galères pour les imprimeurs qui réim-
primeront des livres impies. Une commission d'évêques pairs de
France jugera les livres, sous le rapport de Timpiéié.
La brochure de M. de Lamennais rappelle les brochures pu-
bliées, en France, du temps de la Ligue et en faveur de Fauiorité
du pape. Il y règne un ton de violence atroce et de cruauté qui
jure avec les mœurs douces des Français actuels. Cette publi-
cation a produit l'effet d'un avertissement; elle est un danger
pour la famille régnante ; elle est curieuse sous ce rapport poli-
tique. Cette déclaration de principes du parti jésuite est fort
bien écrite. Peu d'écrivains ont plus de talent et d'éloquence que
l^auteur; sous ce rapport il fait honneur à la France.
* ConUs de la grande salle.
2d4 ŒUVRES POSTHUMES DE STEHDHàL
G XI
A XOltSIlOB ...» ALONDRIS.
Paris, le 13 avril 1825.
Une immense quantité de loisirs fut jetée dans la société finin«
çaise, vers Fan 1770, quand on fut assez désabusé de la cour
pour ne plus s'occuper exclusivement des cbances de cette es-
pèce de jeu, et avant que les discussions relatives au bien public,
qui parurent vers 1785, eussent fait leur début dans le monde.
Jusque-là le théâtre avait été une source de distractions aimaktles;
mais les gens composant la société s'en étaient tenus au rôle
de spectateurs ; on eut Tidée, en 1770, de devenir acteiu*. C*est
une vérité connue de tout le monde, que Ton peut jouer du vio-
lon et faire de la musique Instrumentale, pendant trois ou quatre
heures, sans s'ennuyer; tandis qu'il est impossible de trouver
du plaisir, pendant plus d'une heure, à la musique faite par les
autres.
Les aimables Français de Tan 1770 trouvèrent fort amusant
de jouer la comédie. Peu à peu, cependant, deux inconvénients
se firent sentir: on voulait jouer les comédies qui, alors, pas-
saient pour bonnes; par conséquent, ces comédies étaientcelles
que les acteurs de profession reproduisaient le plus souvent au
théâtre ; de là, une rivalité dangereuse. La bonne compagnie, en
cela ju^e et partie, déclara bien à Vunanimité que les acteurs
pris dans son sein avaient meilleur ton que les Mole, que les
Monvel, que les Brizard, qui étaient les acteurs célèbres du
temps. Mais, à l'égard du talent, de la chaleur, de l'effet produit,
il fut malheureusement impossible de se faire la moindre illu-
sion. Un homme delà société ne joue jamais bien que de la voix;
l'habitude du corps, la manière de le poser, dément à chaque
instant ce que la bouche prononce ; ou, si l'acteur de société
fait attention à l'apparence extérieure de sa personne, à l'instant
LETTRES A SKS AMIS. ^
il retombe dans sa manière habituelle de parler, c'est-à-dire
n'est plus acteur.
Si c'est une chose fort amusante que de jouer la comédie à la
campagne, dans les châteaux, il y a donc beaucoup d'inconvé-
nient à entreprendre de donner les mêmes comédies que tout
rbiver on a vu jouer sur les grands théâtres de la capitale. Les
^ctateurs ont la sensation du médiocre et de Vinférieur en
voyant jouer, par des personnages de la société, les rôles que les
grands acteurs ont marqués de leur cachet. D'ailleurs, les pièces
qu'on joue dans les salons sont faites comme \ejeu de société,
pour suppléer à la conversation. H résulte de là qu'une pièce en
cinq actes est trop longue ; on aimerait mieux trois pièces en un
acte, car, après chaque pièce, on serait libre déparier, et la con-
versation profiterait des remarques qu'on a faites durant la re-
présentation.
n résulte de tout ceci que le loisij* donna l'idée de jouer la
comédie au déclin de la cour ; que bientôt la longueur inconve-
nante des comédies en cinq actes et l'inconvénient des compa-
raisons avec Mole et les autres grands acteurs comiques qui
brillaient vers la fin du règne de Louis XV ou le commencement
de celui de Louis XVI. donnèrent Tldée de composer de petites
pièces en un acte.
Collé fut le héros de ce genre. La société de la fin de Louis XV
n'ayant pas les mêmes idées que nous sur la décence, la Vérité
dans le vin, Ce que Dieu garde est bien gardé, et les autres chefs-
d'œuvre de Collé, sont trop libres pour être joués maintenant.
On donna le nom de proverbe à ces pièces, parce que, pour faire
jouer autant que possible un rôle actif aux spectateurs, ils eu-
rent à deviner un proverbe , que la petite comédie fut chargée
de rappeler. Ainsi, après avoir vu jouer le chef-d'œuvre de Collé,
les hommes s'écriaient : In vino veritas. Car, dans cette pièce,
on voit un amant qui, étant un peu tipsy S prend un mari pour
confident de sa passion pour sa femme ; et, comme les ivrognes
sont tendres, cet amant, qui est, en même temps, Vami du mari,
serepent de l'avoir trompé, et, les larmes aux yeux, lui en fait
' Gris.
S96 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
des excuses. Heureusement le mari aussi est elevated^, et, quand
ils revienneut tous les deux au bon sens» Tod persuade facile-
ment au mari que la prétendue confideuce n'était qu'une mauvaise
plaisanterie. Je suis fàcbé de ne pouvoir pas vous donner une
analyse plus étendue.
Les proverbes composés par Collé étaient joués par de grands
seigneurs, cbez le duc d'Orléans, père &Ègaliié C*est le même
duc d'Orléans, calomnié dans les Mémoires de madame la com-
tesse de Genlis, dont il finit par épouser {a tante, madame de Hon-
tesson. Madame de Montesson tira de la misère mademoi-
selle Ducresl, qui allait jouer de la barpe dans les maisons,
moyennant quatre louis ; et cette nièce, devenue dévote, tourne
en ridicule sa bienfaitrice. On trouvera beaucoup de détails sur
les Proverbes de Collé dans les curieux Mémoires que cet
homme gai a écrits sur sa vie. Collé eut le malbeur d'être jaloux
de Voltaire ; à ce ridicule près, ses Mémoires plaisent infini-
ment; dans le genre léger, c'est une des lectures les plus agréa-
bles que l'on puisse faire.
Collé eut pour successeur dans le proverbe M. de Carmon-
telle *, qui eut moins d'esprit que lui, moins de gaieté, mais
beaucoup plus de vérité. On a publié en 1811 deux volumes de
proverbes de Carmontelle. Chacune de ces petites pièces a été
jouée un nombre infini de fois. On prendra une fausse idée du
mérite de Carmontelle, si on lit le recueil de ses ouvrages comme
un livre ordinaire ; il ne faut lire qu'un proverbe par jour.
Ces petites comédies ont un fond extrêmement léger; la Vé-
rité des détails, la ^râce du comique, en font tout le mérite. Ce
comique rappelle la grâce décente de Térence. Le vis comica est
exclu du genre des proverbes. Des situations énergiques de-
manderaient, pour n'être pas représentées d'ime manière ridi-
cule, un degré d'énergie dans les acteurs que rarement l'on
trouve dans le monde. Une grande moitié des proverbes de Car-
montelle doit être inintelligible en Angleterre ; mais ceux qui
* Entre deuï vins.
' Mort en 1806. Madame de Genlis a publié en 1825 de nouveaux frû
virbe$ dramatique» de Carmontelle.
LETTRES A SES AMIS. 297
tiennent aux passons, qui sont les mêmes partout, pour le fond,
peuvent plaire, même dans les pays étrangers. Le Voyage de
Rome, par exemple, et les Amants chiem, doivent faire rire par-
tout. La Maison du boulevard est une excellente peinture du
caractère d*uiie jeune veuve folie, abusant de la faiblesse qu'un
oncle âgé et immensément riche a pour elle. Ce mérite est ac-
compagné de Vavantage de donner une peinture parfaitement
vraie de la société française telle qu'elle était vers 1778.
Une extrême légèreté était le vrai caractère de Tépoque; les
chefs-d'œuvre de la littérature française d'alors devaient être peu
goûtés hors de France. La Révolution, suspendue et non terminée
par le despotisme de Napoléon et la théocratie des Rourbons,
Qous a donné un sérieux qui nous met en rapport avec les
Anglais, les Allemands et les autres civilisations étrangères.
Je ne doute pas que les proverbes de M. Théodore Leclercq
ne soient beaucoup plus goûtés en Angleterre que ceux de
Garmontelle ou même que les chefs-d'œuvre de Collé. M. Théo-
dore Leclercq n'a donné au public que trois volumes de pro-
verbes, et, à la différence de la plupart des auteurs, il n'a
Eut imprimer que les ouvrages dont il est le moins content.
Qui le croirait? Il y a un rapport entre M. Leclercq et Shak-
speare, entre le cèdre du Liban et Thysope. Gomme Shakspeare*
en faisant imprimer un proverbe, M. Leclercq en perd, en
quelque sorte, la propriété ; tout le monde peut jouer un pro-
verbe imprimé. M. Leclercq est lui-même un excellent acteur ;
il joue supérieurement dans ses proverbes. Comme, dans la so-
ciété, beaucoup de personnes répugnent à prendre les rôles ri-
dicules, de peur qu'il ne leur en reste un vernis peu agréable,
H. Leclercq s'en est emparé. Je lui ai vu rendre d'une manière
inimitable les rôles d'Allemands parlant mal le français, et les
rôles diamants beinés.
M. Fiévée, écrivain distingué, persécute dans ce moment
M. de Villèle et les jésuites; ce qui, certes, est très-hardi.
M. Fiévée a fait deux fort bons romans : la Dot de Suzette et
Fr^d^nc. Rien des personnes pensent que M. Fiévée a corrigé
beaucoup des proverbes de sou ami, M. Théodore Leclercq.
Quoi qu'il en soit, comme la censure ôte impitoyablement de
17.
298 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
loutes les comédies qu'elle laisse jouer à Paris ce qui ressemble
à la sociéCé aetuelle, les proverbes de M. Leclercq auroat une
imporlaoce historique. Aujourd'hui, même, les étrangers qu!
désirent avoir uoe idée des habitudes sociales des Parisiens
ne peuvent rien faire de mieux que de lire les trois volumes de
M. Leclercq. Mais souvenez-vous toujours, si vous voulez goûier
le mérite de ces 9ortes de livres, qu'il n'en faut pas lire plus de
cent pages le même jour. Les mœurs françaises étant devines
plus graves, les petits tableaux de M. Leclercq seront beaucoop
plus intéressants et surtout plus intelligibles pour les étrangers
que les esquisses de Garmontelle.
Le proverbe qui peint le mieux le mélange de l'ambition avec
Tancienne légèreté française est intitulé le Duel. Un Français
ne tolère pas devant Ini des plaisanteries piquantes sur le mi-
nistère qui a acheté son opinion. Il faut rendre justice, en pas-
sant, à M. de Villèle, c'est lui qui, depuis quatre ans, a introduit
cette corruption générale dans la nation , depuis l'employé à
douze cents francs jusqu'au pair de France, qu'il achète à trente
mille francs pièce, pour faire passer la loi du sacrilège. Un Fran-
çais ainsi acheté a toujours peur d'être méprisé ; il se sent
brave; à la première plaisanterie piquante, il répond par un duel.
Dans ce même proverbe, il y a un personnage d^hypocrite àou"
cereux, qui fait sa fortune par Montrouge ( le quartier général
des jésuites). Ce personnage achève de peindre les mœurs ac-
tuelles.
J'ai hésité longtemps si, pour donner une idée du genre des
proverbes, si fort à la mode à Paris en 1825, je traduirais le
Duel, ou lePto beaujourdela vie. Je me suis enûn décidé pour
cette dernière esquisse; j'ai craint que le Duel, qui, d'ailleurs,
est beaucoup moins gai, ne fût inintelligible hors de France.
Le Plus beau jour de la vie s'appelle ainsi par ironie. C'est un
pauvre jeune homme qui se marie, à qui tout le monde répète :
Ce jour est le plus beau de votre vie, au moment où il est victime
de cent vexations. La cérémonie du mariage est une des plus
ridicules des mœurs françaises. On a compté jusqu'à cent petites
attentions, chacune desquelles, si on y manque, peut devenir le
sujet d'un reproche; ou, encore pis, la cause d'un ridicule. Je
LETTRES k SES AMIS. 209
ne doute pas que, comme nous avons des manuels de physique
et de pharmacie, Ton ne publie bientôt le manuel de Thomme
qui se marie.
On joue les proverbes sans aucun préparatifs : deux paravents
font les deux coulisses, deux vases de fleurs et deux bougies
forment la rampe et séparent les acteurs du public. La mode est
de les jouer sans aucune exagération de gestes; c*est ainsi que
les joue M. Leclercq lui-même. Le bon ton est de n*avoir Tair
de faire aucuns frais, de faire tout naturellement.
GXIl
A MONSIEUR ..., A LONDRES.
Paris, le 21 avril 1825.
I
D y a, dans ce moment, une traduction d'Hérodote sous presse,
et deux autres que Ton va imprimer. Le M. Larcher dont Vol-
taire s'est tant moqué, à cause de sa traduction du père de
Thistoire, bien loin d'être un pédant en us, était un pauvre
courtisan des courtisans de Louis XV, et n'a rien trouvé de
mieux à faire que de prêter les petites élégances musquées de
la cour de ce roi aux vieux héros grecs, dont il conte les faiis
et gestes dans un style souvent aussi inculte que ses héros. 11 ne
faut pas s*en étonner; Hérodote fut le premier à essayer d'écrire
eu prose; on n'avait fait que des vers avant lui. Son style est
souvent embarrassé ; la construction de ses phrases est souvent
incertaine.
C'est le style d'Hérodote que Ton retrouve , surtout dans la
Lraduction de M, Paul-Louis Courier, vigneron, ancien canon-
nier à cheval, récemment sorti de Sainte-Pélagie. Tels sont, en
effet, les titres et particularités d'un des meilleurs écrivains que
la France puisse opposer aux savants étrangers. M. Courier est
peut-être l'écrivain vivant qui connaît le mieux sa langue, toutes
ses finesses et toutes ses délicatesses.
300 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
La traduction de Longus, qu'il vient de publier dans le style
ancien d*Âmyot, est un chef-d'œuvre ; on croit que son Hérodote
sera encore supérieur à Longus. Cet ouvrage aura trois volumes,
et M. Courier Fa corrigé pendant dix ans. Il est parvenu à don-
ner à sa traduction non-seulement la couleur du style du vieux
Hérodote, mais encore exactement la même étendue que ce
texte ; de manière que, si on Timprimail en regard du français,
Ton ne verrait jamais de blanc dans la page grecque pour don-
ner le temps d'arriver à la paresse de la langue moderne.
M. Courier, comme capitaine d'artillerie à cheval, a fait les
campagnes d'Egypte et d'Italie : mais, comme il était libéral
dès cette époque, et dix ans avant que cela fût de mode en
France, il fut pourchassé par le gouvernement d'alors; mainte-
nant il vient de passer deux mois à Sainte-Pélagie. C'est que
M. Courier est petit-être l'homme de France qui, depuis Vol-
taire, a écrit le pamphlet avec le plus de piquant, de malignité,
et surtout avec une verve de plaisanterie qui ne permet jamais
à son lecteur de ne pas pouffer de rire aux dépens du pauvre
diable qu'il a entrepris de ridiculiser.
V Honnête homme f ou le Niais, roman par M. Picard, de l'Aca-
démie française.
L'hypocrisie est le grand trait des moeurs actuelles en France.
Cette hypocrisie est enseignée par les jésuites et pratiquée à
leur profit. Ce qui se passe à Rouen (en avril 1825) en est une
preuve évidente , et le midi de la France est témoin d'entre-
prises bien autrement condamnables. L'hypocrisie et les jésuites
ont commencé sous Napoléon, dès Tamiée 1804. D'un autre
côté, la publicité est un des traits des mœurs françaises. Chez
un peuple qui aime à parler, l'hypocrisie doit être une des choses
les plus vile remarquées : elle prête au ridicule.
Le roman de M. Picard donne l'histoire de l'hypocrisie dans
les mœurs françaises. L'auteur n'a pas beaucoup d'esprit, de
profondeur et d'imagination ; mais c'est peut-être pourquoi il a
de la vérité. Dans ses romans, comme dans ses comédies,
M. Picard rend ce qu'il voit comme un miroir. Ce genre de
mérite donne peu de plaisir aux personnes qui habitent le pays,
mais doit être fort précieux aux étrangers, La vérité des habi-
/
LETTRES k SES AMIS. 501
tudes sociales reproduites dans VHonnéte homme, ou le Niais esi
telle, que je ne doute pas que rhistorien futur de la Restaura- ,
lion de la famille de Bourbon ne soit obligé d'emprunter plu-
sieurs traits à M. Picard. Ce que cet auteur dit des élections,
entre autres choses, est d'une vérité parfaite. Le titre du roman
de M. Picard lui a été fourni par le dialogue connu de Fonché
avec Camot, après la reddition de Paris, en 1815. Fouché avait
irafai et vendu sa patrie. Gamot lui dit : « Où puis-je me retirer,
tnltre? — Où tu voudras, imbécile! » Le niais de M. Picard
n'est imbécile qu'à la manière de Gamot. Gette donnée était
excelleuie ; le roman eût été un chef-d'œuvre si M. Picard avait
de la force dans son talent.
Histoire de Chiistophe Colomb, par M. Bossi, de Milan, tra-
duite par M. Uraoo. 2*" édition. Un volume.
La pauvre littérature italienne est tombée bien bas. La cen*
sure autrichienne n*est pas le plus grand de ses malheurs : elle
a pris la funeste habitude de noyer un très-petit nombre de pen*
sées dans un océan de paroles. Cependant cette littérature ita-
lienne a un certain caractère de bonne foi et de consciencieuse
recherche, qui manque tout à fait à la littérature française du
temps actuel. On ne trouve pas dans les opuscules italiens ce
caractère de fatuité et de profonde ignorance qui brille dans
les petits ouvrages publiés à Paris. Vous lirez avec un certain
plaisir le livre de M. Bossi sur Colomb. Vous y trouverez un ta-
bleau du monde au milieu duquel vécut ce grand homme et des
obstacles qu'il eut à surmonter pour obtenir un vaisseau.
M. Bossi est un chanoine de Milan, protégé par Napoléon, et
maintenant obligé à écrire pour vivre.
Vita di Canova, scritta da Missirini. Firenze.
C'est de cette vie de Canova qu'ont été extraites de curieuses
conversations de ce grand sculpteur avec Napoléon. M. 'Missi-
rini est de Florence, je crois ; raison de plus .pour abonder en
paroles et pour songer à l'élégance de la phrase beaucoup plus
qu'à la justesse de Fidce. Toutefois il règne en Italie un bon
^ens général, dans ce qui regarde les arts, qu'on ne trouve nulle
put ailleurs. Les étrangers, en parlant de peinture, de sculpture
ou de musique, sont toujours des barbares. Quand on est curieux
SOS ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
de coDoailre U vie de CaooTa, il faut doDC la chercher écrite par
nu Italien. Mais il est Ûcheux qae, coniine M. Missirini, cet Ita-
lien ne place qae trois ou quatre Idées dans chaque feuille d*im-
pression, composée de seixe pages. €e qull y a de mieux sur
Canova, ce sont ses lettres, dont les premières fourmillent de
Êiutes d'orlhographe.
Chroniques neustritrmes^ ou Précis de Vhiitoire de Normandie,
par M. Marie Dumesoil. Un volume.
L'histoire est à la mode en France, et, je Tai dit souTenl,
c'est Quentin Durward et Ivarûioé qui ont créé cette mode.
MM; Guizot et de Barante Talimentent par de grands ouvrages;
de jeunes écrivains, par des résumés. H est fort à désirer que ces
petits ouvrages soient traduits en anglais; on pourrait les don-
ner à Londres pour deux schellings, et ils rq[MuidraieDt de fort
bonnes idées. Un des meilleurs parmi ces précis est celui que
M. Marie Dumesnil vient de donner sur la Normandie; c'est an
digne complément du magniâque ouvrage de M. Thierry sur
Guillaume le Conquérant.
Histoire des ducs de Bourgogne^ par M. de Barante. Troisième
livraison.
Je vous conseille fiirl de lire dans le sixième volume de cet
ouvrage le récit de la mort de Jeanne d'Arc et de la mission
que cette fille singulière remplit en France. Ce morceau est
excellent. M. de Barante est le premier auteur qui ait écrit This-
toire de France d'une manière amusante et vraie. En général» il
se borne à faire l'extrait des deux ou trois chroniques les plus
marquantes de chaque siècle. Mais peu importe à qui appartien-
nent les idées qu'il présente; on trouve le plus vif plaisir à les
lire.
Poésies de Clo tilde de Surville, poète français du quinzième
siècle, publiées par Cliarlos Yanderbourg.
Je ne conçois pas comment M. Yanderbourg n'a pas eu 4'eS'
prit de se donner la célébrité de Macpherson. Les poésies eu
vieux l:\ngage qu'il nous a données sous le nom de Clotilde de
Surville sont extrêmement touchantes ; il ne manque à mon
plaisir, quand je les lis, que de les croire âgées de trois siècles.
Gomment M. Yanderbourg; qui fait si bien la poésie gauloise,
LETTRES A SES AMIS. 303
nVt-H jamais fait devers français passables? Voilà un pro~
blême que je présente auiE psychologistes. Il est certain que la
langue parlée, en France, avant le règne de Louis XIV, était
beaucoup plus propre à la poésie que celle dqpt nous nous ser-
vons depuis ce roi, qui déclare non nobles un tiers des mots les
plus utiles de la langue.
GXUl
A MOnSIBUR ..., A LONDRES.
Paris, le 20 juin 1825.
Malgré tout le blâme jeté par certaines gens sur les petits
livres historiques aujourd'hui de mode, je vous recomniAnde
€elui qui a pour titre :
Résumé de V histoire de Russie, par M. Rabbe^ Un volume
iD-18.
C'est un excellent abrégé. M. Rabbe nous montre les Russes
tels qu'ils sont : à peine plus civilisés que leurs voisins les Turcs,
et très-inférieurs aux Turcs par leur mauvaise foi. Un grand
seigneur russe, nommé M. de Tolstoy, a attaqué M. Rabbe et lui
a reproché que Rabbe, en esclavon, voulait dire esclave. Une
revue, fort ennuyeuse et encore plus servile, la revue de M. Ju-
lien, a accueilli les attaques du seigneur russe, trop heureux
d'avoir à tomber sur un homme de lettres estimable, qui vit de
sa plume et non de ses paysans. Je conseille Touvrage de M . Rabbe
i tous les lecteurs qui veulent prendre, en quelques heures, une
idée juste de la Russie.
Le Dernier chant de Childe-Harold. Un volume in-S"*.
Chant du Sacre, Un volume in -S"*. Par M. de Limartine.
De ces deux poèmes, qui ont paru presque en même temps, le
{Hremier a été vendu neuf mille francs, et le second six mille francs.
Gespnx sont énormes pour la France. Quand le fameux tragique
é
* M. Rabbe est mort i Paris, le i^ janyier 1830.
304 ŒUVRES POSTHUMES DE STENUUAL.
Duds fit l'édition complète de ses œuvres, il y a dix ou douze
ans, elles ne lut furent payées que trois mille francs par volume,
et il n'y eu avait que trois.
hek deux poèmes de M. de Lamartine ont éprouvé une espèce
de chute. Le Chant du Sacre n*a pas eu de seconde édition, et
Childê'Harold n^en a eu que quatre, peut-être même qu'une.
Car maintenant L... et les autres libraires charlatans de Paris
font des éditions de quatre cents exemplaires. Ces deui poèmes
de M. de Lamartine manquent totalement d'idées. Celles qu*on
y trouve sont vagues, communes, et de plus fort obscures.
M. de Lamartine avait entrepris de faire l'éloge de la liberté;
il s^emparait ainsi d*une quantité de belles idées qui courent les
rueii dans ce pays ; mais ses bons amis du parti ultra lui ont re-
présenté qu'il perdrait la faveur de ce parti, et il s'est hâté de
supprimer ses transports eu faveur de la liberté. Au sacre, il la
faisait oindre de Thuile sainte en même temps que le roi.
Voilà bien des griefs contre M. de Lamartine; il n^en est pas
moins le second ou le premier poète de la France, selou qu'oo
voudra mettre M. de Déranger (auteur des chansons) avant oa
après lui. M. de Lamartine rend, avec une grâce divine, les
sentiments qu*il a éprouvés. Ces sentiments, vagues et mélanco-
liques, partagés par beaucoup de jeunes gens riches de l'époqae
actuelle, sont tout simplement l'effet de l'oisiveté. Napoléoo
faisait remuer cette jeunesse; de son temps, ou connaissait peu
renuui mélancolique. C'est cependant à cette époque qu'en a
été faite la plus belle peinture : je veux parler du petit roman
de M. de Chateaubriand, intitulé René, Il y a huit ou dix pas-
sages charmants dans le dernier chant de Childe-Harold; je vous
conseille de les \iTe.
Histoire de Reri^ d' Anjou ^ roi de Naples, duc de Provence, par
M. le vicomte de Yilleneuve-Bargemoni. Trois volumes in-S".
Les aïeux de cet historien servirent le roi René, qui a laissé
des notes sur leur^aractère. Je m'attendais à trouver une his-
toire bâtie avec uwt adresse jésuitique, de manière à déguiser
les torts des temps aficiens, une histoire dans le genre de celle
de l'ennuyeux Lacretflle. J'ai été surpris bien agréablement en
trouvant dans M. de\ Villeneuve un homme de bon sens, qui
LETTRES A SES AMIS. 305
paraît avoir fait des recherches coQsciencieoses. Son histoire
D'est point uq chef-d'œuvre. Lord Byroo disait que, quand on se
mêlait de faire des vers, il fallait en faire tous les jours. J'ap-
pliquerais cette maxime à tous les genres de littérature. 11 faut
maintenant pour être lu, dans le genre historique, une certaine
profondeur de philosophie et de bon sens qui ne s'acquiert point
en quelques mois d'étude. Le métier d'historien ne peut être un
pis-aller, comme paraissent le croire plusieurs écrivains, qui,
repoussés de la politique par les rigueurs du ministère, se met-
tent à lire, pendant un au, les vieux monuments d'un pays, et
puis nous eu donnent intrépidement l'histoire.
CXIV
A HONSlEOft LE BABON DE M..., A HONFLEUR.
Paris, lois juillel 1825.
Cher ami, je reviens à Paris pour partir. L'heure de la malle-
poste me presse; ainsi, pocas palabras.
Mademoiselle ... est grosse, dit-on, chef-d'œuvre de M. de ...
— Le général Gourgaud, dans sa réfutation de M. de Ségur ^
a, dit-on, insulté ledit Ségur ; on parle beaucoup d'un duel à la
Bourse. — Cousin nous a dit que c'était pour demain. — Quatre
millions sont convertis ; on pense que l'opération est manquée ;
mais on dit que les 75 peuvent èlre à 78, un moment. Il y a dé-
goût pour la rente. Les étrangers, tracassés, n'en veulent plus.
Cependant l'avis des gens sages est de garder. J'ai un ami ge-
nevois, le plus sage des hommes, il me dit : « Gardez ; » et je
garde.
J'ai prêté tous mes Globe *. N*ayez aucun regret, ils sont plus
pédants que de coutume.
' Auteur de VBittoire de Napoléon et de la grande armée en 1812.
* I.e journal le Qlobe.
306 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
4
M. Girard, d'Egypte» offre de faire ud canal sons ehaqoe me
de Paris, moyennant huit millions.
M. Jacques Laffilte offre, ou offrira en 1826, de faire la rue de
la porte du Louvre à réléphanl de la BastiUe; on lui laisserait
la plus-value des maisons. 11 faut une lot, bien entendu.
M. Romieu a lu, à Sautelet, des proverbes romantiques qui
Font enchanté.
Galli, arrivé le 10, va nous faire rire. Il prend les r61es de
Buffo, invisibles dans les mains de Graziani. La divine GioditU ai
loué une belle maison à Suresnes ou Puteaux, à dix minutes du
pont de Neuilly. — Le bon D... est toujours égotiste. — Le doc-
teur Edwards est à Londres. Nous vous attendons de pied ferme
.le 6 août.
Tout avons,
COLLINET DE GrEMME.
cxv
A HONSIBOR LE BARON DE M ..., A PARIS.
Paris, le 21 août 1SS5.
•
Mon cher ami, la G..., comme vous savez, prétend être insen.
sible aux lettres d'amour ; essayons. Voici une lettre que je yobs
supplie de faire copier sur beau papier vélin. Un amant tel que
M. Edmond de Gharency ne néglige pas ces accessoires.
Composez aussi une lettre; si celle-ci ne réussit pas, nous lâ-
cherons la seconde ; mais il faut une adresse. Donnez celle de
Tami Porte sous un nom supposé; cherchez uu nom inconnu.
Par exemple, si vous mettiez : M. de Gharency, chez M. Dubou-
chage, me Neuve-de-Luxembourg, n^.... Enfin, pour s'amuser
et pour rire, il faut agir. Que pensez-vous de ma prudence?
Ce n'est que dans la seconde lettre que je demanderai qu*elie
m'envoie une feuille de jasmin pour réponse. N'oubliez pas qu'il
faut Viago à Reims, au lieu de Viaggio.
Si cela prenait entre vous et moi, nous ririons.
n
LETTRES k SES AMIS.. 307
Si eela allait bien, nous chercherions un beau jeune homme
de DOS amis, à qui nous dirions : c YoiUez-vous jouer le rôle
d'amoureux, d'une femme célèbre? — mais il faut une discrétion
du diable. »
PORCHBRON.
CXVI
A MADAME P...., A PARIS.
Paris, le 21 août 1825.
h sens, madame, que la démarche que je fais est ridi-
cule, n y a plus de deux mois que je me représente tous les
joues combien il est ridicule, et même inconvenant, à moi in-
connu, d'oser écrire à une femme que la gloire environne, et
(fiiesit sans doute, liée avec tout ce qu'il y a de plus aimable et
depluft gai en France. Moi je suis inconnu, simple lieutenant
dans un régiment de cavalerie de fa garde. J'y arrive depuis peu
avec une pension de mon père; je ne suis pas beau, sans cepen-
dant être laid. Avant d'avoir eu le bonheur de vous voir, avant
d'être entré dans cette seconde vie, qui a commencé pour moi
Icjour où vous avez joué le Viago à Reims, je me croyais bien
fait, remarquable, l'air noble. Depuis lors je ne vois rien de tout
cela. Tout est vulgaire chez moi, excepté la passion forcenée
4ue vous m'avez inspirée. A quoi bon vous le dire ? Je le sens,
cette, démarcbe est ridicule ; vous montrerez ma lettre à des
gens qui m'en plaisanteront. Oh ! comble de douleur ! Entendre
plaisanter sur la passion que j'ai pour madame P.... ! Je vous
jnre, madame, que ce n'est pas le ridicule qui peut m'en reve-
nir que je crains. Âh ! pour vous je braverais bien d'autres périls.
Mais je mourrais de douleur d'entendre parler de mon sentiment
pour vous. Ce sentiment fait ma vie, j'apprends la musique, j'ap-
prends ritalien, je lis les journaux qu'avant vous je ne regardais
jamais, dans l'espérance d'y découvrir votre nom. Fût-il au bas de
la page, dès que j'arrive à cette page, j'ai bien vite découvert ce
308 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
P majuscule qui commence voire nom et qui me fait palpiter,
même quand il commence un mot indifférent.
Mais à quoi bon vous dire tontes mes folies? Que m'en revien-
dra-t-il ? Comment être connu de vous? Comment être présenté?
— Je ne suis un peu connu que dans quelques salons antiques
qui n*ont pas de relations avec vous. Je vais chez M. le dac
de , mais y allez-vous? Ah ! je suis bien malheureux, ma-
dame ! Vous ne pouvez concevoir l'escès de ma misère ! J'ai
désiré vingt ans de venir à Paris, j'aimais les chevaux, j*adorais
le militaire. Tout cela fait mon supplice aujonrd'huj.
Comment être connu de vous ? Quand vous étiez à Paris, je me
mettais dans un fiacre, comme pour attendre un ami, et je
voyais vos fenêtres. Vous êtes à la campagne, dit-on, mais je n'ai
pu obtenir du portier le nom de la campagne. JVi, je crois, fait
peur à cet homme. Âh! je m'abhorre moi-même. Sans doute,
aussi, si j'obtenais le bonheur de vous être présenté, je vous
ferais peur.
J'ai été obligé d'interrompre ma lettre, j'étais trop malheureux.
— J'ai vingt-six ans, je suis brun, assez grand, l'air trèsHnilitaire,
dit-on; mais, après ce qui m'estarrivé avec votre portier ,j'ai coupé
mes moustaches, autant que possible. Sans Tordre de mon ré"
giment, je les aurais coupées tout à fait. — Âh ! du moins, que
mon air égaré ne vous fasse pas peur, si jamais j'ai le bonheur
de vous être présenté. Ne craignez aucune importunité de moi,
madame. Je ne vous parlerais jamais de ma malheureuse pas-
sion; vous voir me suffirait; je vous dirais seulement : Je suis
Cbarency. — Fou que je suis ! on vous dirait bien assez mon
nom en me présentant à vous. Mais je veux contiBuer à me
faire connaître. Je suis d'une bonne famille dé la Lorraine; je
dois avoir un jour quelque aisance.; j'ai reçu une exceHente édu-
cation. Ah ! Dieu ! si on eût eu l'idée de m'envoyer voyager en
Italie, je saurais l'italien, je saurais la musiqne surtout. Peut-
être, mais je le crois impossible, comprenant, comme un savant,
les airs divins que vous chantez, je vous aimerais davantage;
non, il me semble impossible.
Adieu, madame; ma lettre est bien irop longue; à quoi bon
vou^ écrire d'ailleurs?
LETTRES A SES AMIS. 509
Je suis, avec le plus profond respect, madame, voire très-
humble et très-obéissant serviteur,
Edmond de Charekct.
ChejB M. ..., rue ..., n* ....
GXVIl
A UOiNSlEUR .... A LONDRES.
Naples, lé 30 septembre 18^25.
Vous me demandez, monsieur, un coup d*œil sur Fétat ac-
luel de la musique en Italie.
Une source d'eau jaillit au pied d'une grande montagne. Pour
weilre à même de juger de celte source, faut-il s'appliquer à
décrire avec soin les divers bassins qui la reçoivent, ou faut- il
rechercher dans la position des diverses pentes de la montagne,
dans les différentes natures des rocs et des terres qui la compo-
sent, quelles doivent être les qualités de la source d'eau qui en
jaillit?
Gène serait point, du moins selon moi, vous faire connaître
Tétat de la musique en Italie, que vous décrire les conversations
de Milan et de Naples, que vous parler pour la centième fois des
lameux théâtres de la Scala et de San Carlo. Une biographie de
Bossini, de Hercadante, de Paciui, de Meyerbeer, se rapproche-
rait davantage du but, surtout si on y joignait une analyse du
talent de Lablache, de Davide, de Zuchelli; mais il manquerait
toujours une description de la source même du goût de la musi-
que chez les peuples d'Italie, si différents de caractère, et qui ne
sont liés entre eux que par la malheureuse circonstance d'être
opprimés par la même absurde tyrannie. Cette tyrannie est peu
sanguinaire, mais elle est extrêmement minutieuse. Une tille ri-
che, c'est-à-dire ayant mille livres sterling de rente, uesemarie
pas à Modène ou à Turin sans que les sept ou huit ministres ou
sous-ministres de ces petits princes» lesquels sont désolés de
310 ŒUYRES POSTHCMES DE STEHDHAL.
leur oisîTelc, fjsseni chacun irois oa «paire rapports sur cette
afllaire. Le pbisir par eioeDeuce de la nation française, se li-
vrer aux ckatmes d*ane conTcrsation amiable ec gaie, dans le
coarani de bqoeUe on parie tour à Umr de tous les sojets possi-
bles, serai! le plaisir le pins dangereux en Italie. Les espions,
dans ce pays, meurent d'inanition, ils ne savent que mettre dans
leur rapport, et toui est espion, depuis le moine qui vient, en di-
sant : Deo yratias, se placer sur le seuil de votre chambre à cou-
cher, poor vous demander Faumône, jasqn*ao perruquier qui
vient vous coiffer et au cafetier chez lequel vous allez prendre
une glace. Ces espions se vendent à tous les gouvernements sac-
cessifs. Ainsi, par une circonstance originale et particulière à
la malheureuse Italie, il est dangereux de mal parler même da
gooTemement qui est le pins grand ennemi de celui qui, maio-
tenant, parait le mieux ^bli. Tel habitant de Yérmie a dit do
mal eu 1812, sous le gouveroemeut de Napoléon, de la lenteor
stupide du régime autrichien, qui aujourd'hui est persécuté,
pour ce propos qu*il tint il y a treize ans, par bassesse envers la
puissance alors régnante.
Depuis que la tyrannie, à Timitation de Philippe II, a fait
irruption en Italie , c'est-à-dire depuis la première moitié da
seizième siècle, ce qu*il y a de plus dangereux pour un Italien,
c'est de parler.
Voilà le grand trait moral de ce peuple. Voici un de leurs
proverbes les plus familiers : Un bel lacer non fu mai scritto
(un silence de bon godt ne fut jamais noté); ajoutez: par on
espion. L'Italien qui vient de voir un beau tableau est occupé
pendant deux heures des sensations aimables que lui donne ce
tableau. Entend-il un opéra nouveau, il y songe uniquement pen-
dant huit jours. Pourquoi? -— G*est que la conversation est im-
possible poxir lui, c'est que depuis près de (rois siècles il en a
perdu rhabiludc. Gomment serail-il sujet à la vanité française?
Cette vanité cherche des jouissances dans la convenatùm ; la
vanité vit parce qu'elle parle : en Italie, avant tout, il faut se
taire.
Dès qu'il s'agit de discuter la vérité d'une pensée ou la jus*
lesse d'une expression, les Fonçais et les Anghis, qui> depuis
LETTRES A SES AMIS. 311
trois siècles, parleut et discutciil sur tout, reprenaenl une grande
supériorité sur ritalieo, qui, dans la discussion, n*est qu'un en-
fant sans expérience. Ainsi Fllalie vient de produire sous nos
yeux Ganova, Rossini, Vigano, et depuis cinquante ans elle n'a
pas imprimé trois volumes de prose que l'Europe se soit donné
le plaisir de lire et de traduire. Ses meilleurs livres, publiés de
i823.à 1825^ semblent écrits par des enfants et pour des enfants,
laot ils sont prolixes, tant ils se donnent la peine de tout expli*
quer.
L'iialien, dans Timpessibilité de parler, comprend profonde'
ment ce qui est de son intérêt. Il est en cela fort supérieur au
Français et même à l'Anglais. Les Italiens ont compris, dès l'an
i550, ce que l'immortel la Fontaine eut la hardiesse d'imprimer
sous le règne de Louis XIV : «Notre ennemi, c'est notre maître.»
îl y a deux cent cinquante ans que Télre le plus profondément
liai à Turin, à Bologne, à Modène, à Florence, c'est le souve-
rain. Qu'onne m'objecte pas l'état moral de Florence versl780y
ce peuple a perdu toute énergie. La puissance de haïr s'est reti-
rée de lui en même temps que la vie.
liien déplus absurde que d'exposer sa vie, rien de bête comme
de s'exposer à la mort et, ce qui est bien pis, aux blessures
cruelles, pour l'intérêt de qui? de noire souverain, c'est-à-dire
du plus grand ennemi que nous ayons.
Le détour a peut-être été un peu long, mais vous voilà en
possession des deux grandes sources (springs) de la musique et
de la peinture en Italie : l'impossibilité de la conversation, le
discrédit total des vertus militaires. Le plus grand général peut
arriver dans une petite ville d'Italie, il y excite moins d'inlérêt
et de curiosité que le jeune Pacini, compositeur du second or-
dre, qui vit en ))illant Bossini. Le fameux général est regardé
comme un barbare, comme un sauvage, qui a gagné sa vie
ireuie fois de suite, à la loterie des trente batailles auxquelles
il a assisté. Dit-il quelque bêtise dans la société, on ne lui fait
pas même l'honneur d'en être scandalisé. J'ai vu cela arriver
vingt fois, à l'occasion des généraux célèbres qui, depuis trois
ans, sont venus visiter Naples.
Uu jeune duc milanais serait profondément ridicule s'il s'aYi-
312 ŒUVUES POSTHUMES DE STENUUAL.
sait de placer son orgueil dans les exercices militaires et gym.
nastiques, monter à cheval, laire des armes» chasser; sans doute,
il faut faire de tout cela un peu, il foui se livrer à ces corvées*
précisément autant qu*il le faut pour plaire aux femmes. â4h)d
Fair de s*y complaire, toute la ville répète bientôt : È unschiocco
(c'est un sot) .
Le jour où Tltalie aura les deux Chambres, le jour où Vopinion
fera sou entrée dans le gouvernement, elle ne sera plus exclusi-
vement occupée de musique, de peinture, d'architecture, et ces
trois arts, qui, dans l'ordre où je viens de les nommer, se parta-
gent les affections des Italiens, tomberont rapidement. C'est ainsi
que la gloire de Voltaire était tombée en France de 1798 à 1812.
H a fallu la résurrection des jésuites vers 1820 pour en faire
faire vingt nouvelles éditions. Après avoir exposé les sources de
la passion générale pour la musique en Italie, revenons enfiu à
rhislorique de la musique actuelle.
Ou commence, en Italie, à se dégoûter de la musique de Bos-
siui. Un style de musique ne vit guère au delà d'une vingtaioe
d'années, en Italie. Les philosophes n'ont point encore deviné le
pourquoi, mais la nouveauté, la surprise pour Pimagination, est
une condition sine quâ non du plaisir musical. Rossini n'a débuté,
il est vrai, qu'en 1810, à Venise, par l'opéra intitulé la Cam-
biale di Matrimonio (le Mariage par lettre de change). Sa gloire
date de l'opéra la Pietra del Paragone (la Pierre de touche),
donné à Milan en 1812. Treize années se sont à peine écoulées,
et la lassitude de Rossini se trahit déjà par des signes certains.
Rossini a abusé de la rapidité, des accompagnements brillants et
des crescendo plus que Gimarosa, Paisicllo ou il Buranello n'out
abusé d'aucun artifice particulier de la musique. Rossini n'est
jamais parvenu à peindre la passion, son amour n'est que de la
volupté, son style n'est jamais que le style amusant et rapide.
Que le libretto sur lequel il écrit cherche à peindre la sombre
jalousie d'Otello ou l'ambition déçue d'Assur, le complice de
Scmiramis (voyez l'opéra de ce nom), toujours il a peur d'en-
nuyer en étant vrai. Gomme il n'a qu'infiniment d'esprit et
point de passion, dès que l'expression de la passion n'est pas
piquante, amusante, singulière ; dès que, surtout, elle n'est que
LETTRES A SES AMIS 315
vraie et simple, fiossini a peur d*eunuyer el se haie de syncoper
sa musique. On lui a adressé celte critique : Dans VArmida, re-
présentée ici sur le théâtre de San Carlo, pendant Tautomne de
1817, il a fait chanter ensemble Renaud et Arraide; il a éié long
et plat. Ce célèbre duo ne se relève qu'à la fin ; pourquoi ? C'est
qu'au lieu de peindre Famour véritable, celui d'fiéloïse pour
Abailard, Fauteur se ravale à peindre la simple volupté.
Dans les pays étrangers aux arts, à Paris, à Londres, à Berlin,
la musique est loin de s*user aussi vite qu'en Italie; pourquoi?
C'est qu>n ces pays la musique n'est pas le sujet unique de Fat-
lention passionnée du public. Ia guerre, les révolutions de fi-
nance, les questions de trois pour cent, d'élablissement des
jésuites, ou d'indemnité des émigrés, sont successivement, à
Londres et à Paris, les objets qui occupent l'énergie de tous
les esprits. La musique est un sujet de conversation commode
plus qu'intéressant entre les hommes el les femmes qui ne sont
pas très-liés. Dans le fait, à Londres comme à Paris, la musique
est ce qu'elle doit être, dans des pays où Vopinion entre dans le
gouvernement, un objet d'attention fort secondaire^ un simple
amusement.
Depuis que Rossini est devenu gourmand, son génie parait ra-
voir tout à fait abandonné. Cet homme n'a plus about him, la
moindre étincelle du celestial (ire. Plusieurs Napolitains récem-
meut arrivés de Paris y ont vu la seule chose que Rossiul ait
écrite depuis deux aus : le Viago à Reims, espèce d'opéra
buffa, fabriqué à l'occasion du sacre du roi de France Charles X.
<iela est plein d'esprit, cela est savant, extraordinaire; mais
de génie, plus la moindre étincelle. Rossini, ayant d'excellents
chanteurs : mesdames Pasta, Moubelli, Cinti, et MM. Zuclielli,
Pellegrini, Galli, Bordogui, a eu l'idée de faire chauler en-
semble quatorze voix sans accompagnement. Rien de plus froid
que ce morceau ; absence complète de celestial fire. Malheu-
reusement je crois que Ton peut regarder Rossini comme mort
pour son art.
Quels noms se présentent après le sien à ratlculion de 1 £u-
ro|>e, avide de parler musique?
D'abord Maria Weber, dont je ne vous dirai rien. Vous avez
I. 18
5ii ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
cnleudu le FreyschUtai plus souvent que moi. Saves^oiK que
Weber, au lieu d*écrire de la musique, s'occupe à écme sa vie
el à uous décrire» avec toole la darlë de la philosophie allemande,
commeot il est parvenu à se donner du talent?
En Italie, les noms qui se présentent pour foire oublier Ros-
sîni sont ceux de : Nercadante, Pacini, Meyertieer.
Le premier de ces compositeurs, Tauteur à'Elisa e ClaudiOt
a du génie et ce feu intérieur sans lequel on ne fait rien dans
les arts. L'analyse de soo talent, ainsi que de celui de ses deux
rivaui, le Milanais Pacini et le Prussien Neyerbeer, pourra
faire le sujet d'une seconde lettre, dans laquelle je dirai quelque
chose des chanteurs célèbres qui existent en ce moment.
CXVIII
A MONSIEUR ...., A LONDRES.
Paris, le 14 octobre 1825.
M. Lemercier a fait douze ou quinze tragédies, barbares pour
le slyle; sept ou huit poèmes, où il y a des éclairs de génie;
il a traduit d'Alfieri Agamemnon, et en a fait une bonne tragédie
du second ordre ; il a fait une comédie imitée des iVores (^ Ft^ajo,
de Beaumarchais ; cette comédie, intitulée Finto, est excellente.
M. Lemercier a fait, en prose, un cours de littérature assez ri-
dicule-
M. de Tnlleyrand, à Tépoque où M. Lemercier fut à la mode
pour avoir refusé la croix que Napoléon voulait lui imposer, dit
de lui : « M. Lemercier est la moitié d'un homme de génie. »
Rien de plus vrai. La plupart de ses ouvrages sont mauvais;
mais on sent, à chaque page, que si Fauteur n'était pas pour-
sui\i par un malin génie, il pourrait faire mieux. M. Lemercier
a eu une attaque de paralysie dans sa première jeunesse. Sans
cet accident, disent nos physiologistes, il eût peut-être égalé
Corneille.
LhTTRES A SES AMIS. 515
Sa nottvelie tragédie ayant pour titre :
Les Martyrs de SouH, ou VÉpire moderne, en cinq actes et en
vers, est remplie de longueurs. Elle eût élé sifBée à la première
représentation, l'auteur eût &dt des coupures et eût obtenu un
l^beau succès. On a tant écrit en Angleterre sur les martyrs
de Souli, que je me dispense de raconter de nouyeau le fait
bislorique. M. Lemercierasoivi la réalité d*assez près; son vers,
éaergique, quoique dur et incorrect, réveille profondément la
sympathie du lecteur. Et, comme à la scène la dureté du vers
est peu aperçue, cette tragédie eût éleclrisé les spectateurs.
C'est ce qui a porté la censure à la défendre dans un moment
surtout où les congrès s'occupent du sort des Grecs, et où M. de
Villèle envoie des généraux au pacha d'Egypte pour dresser les
troupes qui espèrent exterminer les Grecs.
L'iurt dramatique étant à la veille d'une révolution, dans dix
^Qs, lorsque la censure anra été tuée par le mépris public, la
tragédie des Martyrs de Souli s^a devenue obsolète *, et la
postérité rangera M. Lemerci^ tout au plus à côté de Ron-
sard; ce qui, suivant moi, sera un jugement beaucoup trop
séfère.
Marie de Brabant, poème en six chants, par M. Ancelot, au-
teur de Louis IX, tragédie. Un volume in-8% magnifiquement
imprimé, avec beaucoup de lettres gothiques.
M. Ancelot Êiit avec succès le vers emphatique et magnifique
que Racine a introduit sur la scène française, et que Voltaire a
eoeore exagéré. Tout ce qu'écrit M. Ancelot parait imité, qnanl
au style de la tragédie de Mahomet de Voltaire. Le poème qu'il
nous donne aujourd'hui a pour objet d'augmenter ses titres à la
place vacante à l'Académie française. Suivant toute apparence,
ce poème n'est qu'une tragédie que M. Ancelot if a| pas voulu
risquer au théâtre. 11 a mis en récit les scènes trop faibles. Peu
importerait l'origine de ce poème s'il était passable, mais
il D est nullement intéressant, et cela parce que l'auteur ne
raconte, d'une manière claire et distincte, aucun des incidents
par lesqnds il prétend nous attendrir. M. Ancelot étant un des
* Vieux, hors d'asage.
31G ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
premiers poètes de l'époque, je toqs donnerai en deax mois la
fible de son poème.
La jeune et belle Marie de Brabant épouse Philippe le fl:irdi,
fils de saint Louis. Philippe a un fils d*nn premier mariage; ee
fils meurt à Vimproviste. Le seigneur de Lnieuil, aotreftHS ?alet
de chambre de saint Louis, et maintenant premier ministre de
Philippe, persuade à ce prince que Marie, jalouse de voir régner
ses enfants, a empoisonné le prince Louis. Heurensenient le fils
de Taucien valet de ciiambre, le jeune Luveuif, est, en secret,
amoureux de la reine. Il entreprend de la sauver; il vient se
dénoncer lui-même comme ayant donné la mort an prince
Louis, et la reine est sauvée.
Quand on représente un trait ans» extraordinaire que celui
du jeune Luxeuil, il faut le prendre en détail, pour que le lec-
teur, entraîné par la vérité des détails, puisse croire à la proba-
bilité de Faction. Ces sortes de préceptes qui tiennent au bon
sens ne sont guère à Tusage de nos poètes actuels: ils font des
vers brillants, on les applaudit et on les oublie ; mais on s'ac-
C3utume à accorder, dans la conversation, beaucoup de talent
au poète dont jan^ais on ne lit les œuvres. Tel est le sort de
M. Ancelot ; tandis que chaque jour on relit les exécrables tra-
ductions dans lesquelles nous sommes forcés de chercher le sens
du Corsaire, de Lara, de Childe-Harold, etc. Le poème de Marie
deBrabant, manquant d'art et de raison au fond, passera comme
un brillant météore, après, toutefois, avoir été acheté par tout
le faubourg Saint-Germain, car l'auteur est fort ultra et membre
de la société des Bonnes lettres.
Le Siège de Damas, poème en cinq chants, par M. Viennet.
C'est la place vacante à l'Académie française qui nous a encore
valu ce poème, au moment où toute la classe riche est à la cam-
pagne, et dans la saison que les libraires appellent morte,
M. Vieunel avoue ce que M. Ancelot laisse seulement deviner :
le Siège de Damas, dit-il, est une tragédie déjà faite en anglais
par le célèbre John Hughes. M. Viennet, qui est classique et
grand ennemi du barbare Shakspeare , n'ayant pu faire cette
tragédie en conservant les deux célèbres unités de lieu et de
temps, en a fait un poème. Il faut une certaine simplicité dans le
LETTRES A SES AMIS. 317
dialogue d'une tragédie: il faut, du moins dans le système clas-
sique, une certaine pompe dans la narration d*un poème qui
veut être épique. Il suit de là que M. Viennet écrit mieux la tra-
gédie que M. Ancelot; c'est par le fond des choses et des pen-
sées que manquent les tragédies de M. Viennet, car souvent le
style en est simple et assez raisonnable. Cet avantage devient
un défaut dans le poëme tel que les imitateurs de Racine nous
ont accoutumés à le concevoir. Le style doit être pompeux et
magnifique, rœii doit être ébloui de toutes les richesses de la
poésie épique. Or M. Ancelot satisfait cette condition beaucoup
mieux que M. Viennet. Ce dernier poète, en revanche, triomphe
dans répftre badine : il a souvent le ton et la légèreté de Vol-
taire. Il a Élit une épître très-plaisante contre les romantiques,
qui demandent pour la Frapce une tragédie nationale en prose,
sur le modèle de Richard III, de Shakspeare.
GXiX
A MONSIEUR ..., A LONDRES.
Paris, le 15 octobre 1825.
MM. Mauzaisse etGrevedon ont contracté rengagement d'exé-
cuter de leur main, et sans employer aucun secours étranger,
chacun cinquante portraits pour un ouvrage intitulé :
Contemporains étrangers, ou recueil des portraits de cent
étrangers célèbres qui ont vécu de 1790 à 1826.
Les cent portraits, format in-folio, paraîtront en vingt-cinq
livraisons, de quatre portraits chacune, avec les accompagne.
ments à la mode de fac-similé et notices biographiques.
Si MM. Mauzaisse et Grevedon tiennent leur parole et font
eux-mêmes les cent portraits, cette collection fera sensation en
Europe. Les portraits relatifs à la Benriade de Voltaire, et exé-
cutés par ces deux artistes, sont des chefs-d'œuvre de lithogra-
phie. Bien peu de portraits gravés sur cuivre pourraient soute-
18.
M8 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
nir la comparaison. Les effets de clatr-obscur sont rendus
d'une manière admirable par Al. Mauzaisse.
Le Tartufe moderne, par 31. Morionval. Trois volumes in-1^.
Gomme la censure n'a pas de prise sur les livres» et que la
Cour royale vient d'acquitter deux journaux politiques, plusieurs
jeunes auteurs racontent les faits qui arrivent jouruellemettl eo
province ; ils ne changent que les noms et appellent leur oeuvre
un roman. Il n'y a pas beaucoup d'art, mais il y a beaucoup de
vérité. Sous ce rapport, les romans de MM. Victor Ducange et
Mortonval peuvent être lus avec plaisir par les étrangers. C'est
une peinture fidèle de ce que font, loin de Paris, vingt-cioq
mille jeunes paysans sans instruction, que, depuis six ans, Ton
a métamorphosés en curés de campagne. On leur apprend, sur-
tout dans les séminaires, à faire des armes; le fait est histo-
rique. Si jamais les jésuites étaient chassés de France et qu'ils
trouvassent de leur intérêt, de faire naître la guerre civile, les
jeunes curés faits depuis 1817 pourraient y briller consilio ma-
nuque.
Annales du moyen âge, comprenant Thistoire des temps qui se
sont écoulés depuis la décadence de Tempire romain jusqu'à la
mort de Gbarlemagne. Huit volumes in-S*".
Cet ouvrage, plus estimable que brillant, se diviç^e en trente
livres, et commence parla description de l'état de Tempire ro<
main à Favénement de Tcmpereur Auguste. Il passe rapidement
sur le successeur de l'heureux Octave ; il commence à donner
plus de détails en arrivant à la chute de l'empire romain et à la
fondation des nouveaux États créés par les immigrations de
barbares. L'auteur abrège Gibbon dans cette partie de son livre.
Gibbon, quoique madame Guizot ail donné une bonne traduction
de son History of the Fait of the roman Empire, n'a pas eu
beaucoup de succès en France ; on a trouvé son style trop so-
lennel et trop emphatique. L'auteur des Annales du moyen âge
s'attache au peuple franc. Lorsque l'empire d'Orient a pris ftn,
l'histoire des conquérants de la France devient le principal
objet du récit. Quatre volumes de cet ouvrage paraissent ; les
quatre derniers suivront de mois en mois. Ce livre estimable
fait tomber tout à fait les diverses histoires du moyeu âge qui
LETTRES A SES AMIS. 319
parafent en France pendant le dix-huitième siècle. La critique
était tout pour Voltaire et les autres historiens de cette époque;
ils voulaient, avant tout, détruire le despotisme et la supersti-
tion. Rien de plus louable ; mais, dans leurs ouvrages histori-
ques, ils n'oublient qu'une chose, le récit. Ainsi toutes les his-
toires écrites en français sont à refaire.
CXX
A MONSIEUR LE BARON DE M..., A RONFLEUR.
Paris, le 23 octobre i825.
Je trouve voire lettre au retour de la campagne. Je ne suis
guère en état de vous répondre, mon cher ami. Je suis absolu-
mostdansTétat de Tamant de Glaire, et plût à Dieu que cela
Mt de même ! J'ai besoin de votre discrétion, et ensuite de
m conseils. Ne parlez à âme» qui vive de ce triste cas. C'est un
sonnent que j'ai fait et refait à la pauvre victime. Le mari est du
même caractère; enfin, rien n'y manque. Je suis réellement au
désespoir. 11 s'agit d'une personne très-résolue, et que j'ai
irwivée amplement pourvue de ce que Glaire allait cherchant.
Il ne peut y avoir le moindre soupçon de comédie de sa part.
C'est pour moi et non pas pour vous que je vous réponds, afin
que d'ici à votre retour votre bonne tête travaille à mon profit.
Je vais voir ce matin le docteur Helder. Le Brother brandy
pourrait m'ètre utile, mais il a tant besoin de faire de l'esprit,
^f pour avoir quelque chose à dire, il ferait une anecdote
de ma confidence.
le Sacrifice interrompu a réussi avant-hier à l'Odéon. Ils ont
iraogporté bêtement Faction au Pérou. C'est un Français trou-
badour qui combat avec Pizzare ; il déserte, et les Péruviens
veulent le faire leur roi. On appelle cela diminuer les invraisem-
blances dtt poème allemand. — Carsoni n'a pas encore osé chan-
ter. — Adiea ; faites-moi savoir voire arrivée et votre numéro.
DUVERSOT.
7m ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CXXi
A MONSIFX'R V... C. ., A PARIS.
, Paris, le !•' noTembre \df£i.
Puisque tu as encore le courage de.t*occuper de politique,
mon cher ami, place dans tes éphémérîdes, dans les souve-
nirs, etc., les faits et les conjectures dont je vais te grati6er.
Monseigneur le Dauphin a beaucoup plaisanté M. deClermoat-
Tonnerre, ministre de la guerre et ancien aide de camp du roi
Joseph Bonaparte, sur les honneurs qu'on a rendus à ce ministre
et d'après ses propres ordres,. dans le voyage en France qu'il
vient de terminer. Cette conversation fait la nouvelle des Toi-
leries. Décidément le Dauphin , si jamais il devient Louis XIX,
sera un souverain simple, honnête, sévère seulement pour les
braconniers qui gâtent ses chasses. Ce sera un roi tout à fait
dans le genre allemand; il supprimera toutes les folles dépenses.
M. de Villèle, de plus en plus irrité contre M. Franchet, di-
recteur général de la police , qui lui est imposé par les jésuites,
et qui, loin de lui obéir, comme les ministres, commence la guerre
contre la toute-puissante congrégation. M., de Montlosier, homme
d*esprit, maniaque de noblesse et, du reste, à demi fou, a com-
mencé l'attaque contre les jésuites dans le Drapeau blanc. On
se souvient qu'en 1823 M. le vicomte Sosthènes de la Roche-
foucauld acheta, pour un million à peu près, trois journaux :
La Gazette de France, le Drapeau blanc et le Journal de Pari$.
Ce marché fut connu du public, qui, peu à peu, a abandonné ces
journaux. Aujourd'hui le Drapeau blanc, eu attaquant les prêtres
comme ignorants et fanatiques, a soin de dire qu'il n'est payé par
personne. Mais quel spéculateur aurait racheté de M. de Vil-
lèle, pour la somme de trois cent mille francs, un malheureux
journal qui n'a pas deux mille abonnés? — On peut donc espé-
rer que la guerre est commencée entre M. de Villèle et la coH'
grégation des Jésuites.
LETTRES A SES AMIS. 3^1
Si cela se confirme, si la paix ne se fait pas, les jésuites eici-
teroot les trois cent soîxaote-dix indemnisés de la Chambre des
députés, et ils rejetteront le budget que M. de Villèle leur pré-
sentera en février ou en mars 1826. Car ce ministre, fort adroit
et qui a peor, retardera le plus possible Touverture des Cham-
bres, qui, pour lui, commencera cette année Tépoque du danger.
Nécessairement M. de Villèle sera obligé de dissoudre la
Chambre avant, ou tout au moins, après la prochaine session.
Alors, sois-en certain, la France changera d'allure, continuera
à s'éloigner de la Russie et à se rapprocher de TAngleterre.
Sur quelle classe de la nation M. de Villèle cherchera4-il à
s'api^oyer? — Sur celle des manufacturiers, négociants, ban-
qaiers; sur les Delessert, Teruaux, etc. — Ces banquiers riches^
auxquels la faveur de M. de Villèle ferait gagner des millions
dans les futurs emprunts, chercheront bientôt, ditK>n, à faire mon-
ter le fotal trois pour cent, aujourd'hui à soixante-douze francs.
S'il oe monte pas d'ici à l'ouverture des Chambres, les trois cent
soixante-dix indemnisés seront furieux, et, comme ils sont stu-
fideSf ils seront faciles à ameuter.
M. de Villèle chercherait, en cas de dissolution delà Chambre,
à faire élire beaucoup de banquiers et négociants. S'il ne se jette
psis dans les indus! rielSj les jésuites auront assez de pouvoir
pour faire élire des jésuiles à robe courte. M. Ferdinand de
B^rthier a avoué à la dernière session qu'il y avait cent huit jé-
suites (à robe courte) dans la Chambre élective, qui compte
quatre cent vingt membres.
Si les industriels l'emportent, une loi de douanes sage ou-
^vira nos ports, et nouareconnatlrons bientôt les républiques de
l'Amérique du Sud.
Je t'envoie un exemplaire de la Peinture, un de V Amour et
UQ des Lettres sur Haydn, etc. ; expédie le tout à l'aimable
M* de Perdrauyilie. Prie-le de faire connaître ces ouvrages à
(Amérique impatiente. Les deux derniers lui resteront; il aura
la bonté de faire parvenir la Peinture k M. Ferjus Duplantier,
mon cousin, au Bâton rouge, près la Nouvelle-Orléans, avec
lous mes compliments, comme un souvenir d'amitié et de
parenté.
322 (EUVUKS POSTHUMES DE STENDHAL
GXXII
k MONSIEUR .... A LONDRES.
Paris, le 1" novembre 1825.
Vers le commencement du livre cinquième de ses Confemons,
J.-J. Rousseau fait une description charmante et cependant très-
vraie, de la petite ville de Ghambéry :
« S'il est une petite ville au monde où Ton goûte la douceur
de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Ghambéry.
La noblesse de la province, qui s*y rassemble, n*a que ce qu'il
faut de bien pour vivre; elle n'en a pas assez pour parvenir; et,
ne pouvant se livrer à Tambition, elle suit par nécessité le con-
seil de Gynéas» Elle dévoue sa jeunesse à Tétat militaire, puis
revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison
président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se
passer de l'être ; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté,
et même y suppléer. »
Ghambéry est la patrie de M. le comte Xavier de Maistre,
Taimable auteur du Voyage autour de ma chambre. Get homme
spirituel et doux a eu pour frère le comte de Maistre, si connu en
France par son livre intitulé du Pape, et par sa tendre amitié
pour le bourreau. Les théories de Maistre, Vami du bourreau^
ont été mises en pratique dans le midi de la France, lors des
massacres des protestants, en 1815 et 1816, et la ville de Tou-
louse, qui, depuis des siècles, a marqué par son fanatisme et sa
cruauté, a osé proposer pour sujet d'éloge en 1824 Téloge da
comte de Maistre, Tami du bourreau. Toulouse n'a, dit-oa^
trouvé aucun écrivain jaloux de s'associer à la célébrilé funeste
de M. de Maistre. Get homme, mort en 1819, est l'auteur favori
des jésuites; ils font circuler parmi les personnes qu'ils veu-
lent séduire deux de ses ouvrages : le traité du Pape et les Soi-
rées de Saint'Pétersbourg. Il est amusant de voir que les Soirées
LETTRES A SEîS AMIS. . 323
àSaiol-Pélersbouig, lerre classique du despotisme, en Europe,
u'inspirenl, au lieu de douces rêveries, que V éloge du bourreau.
Œuvres de M. le comte Xavier de Maistre, trois volumes in-18.
J'ai voulu eu finir avec le Maislre sinistre avant de vous par*
1er de M. Xavier de Maistre, qui n'a de commun avec Yami du
bourreau, que beaucoup d'esprit. Le Voyage autour de ma
chambre parut en 1794 et fit la réputation de son auteur.
Coffline Tauleur^ en parlant de je ne sais quel endroit de Turin,
dil : Ou y trouvait des animaux féroces, des tigres et des philo-
sophes, la bonne compagnie prit sous sa protection le Voyage
mtour de ma chambrer et fil à ce petit ouvrage une réputatiin
fort supérieure à son mérite. C'est une imitation de Sterne, mais
ifflilatioo sans profondeur et sans génie. M. X. de Maistre, connu
à Chambéry sous le nom de Bance, à Eait depuis le Lépreux de
^citéd'Aost€i une continuation du Voyage autour de ma cham-
bre fort supérieure à la première partie, accident très-rare en
littérature ; et, eùfin, les Prisonniers du Caucase^ et les Exilés
de Sibérie, ouvrages qui forment plus particulièrement Tobjet
de cette lettre.
Il y a dans tous ces petits livres une nuance de goût italien ;
c'est ce qui m*a engagé à commencer ma lettre par la descrip-
iioD que Rousseau fait de Chambéry. La société de Chambéry
et de la Savoie est restée inaperçue par tous les voyageurs;
mais elle a trouvé son expression dans les trois hommes de let-
tres qu'elle a produits : le comte de Maistre, l'ami du bourreau»
le comte Xavier de Maistre et le fameux abbé de Saint-Réal» qui
a fait sept discours sur Tusage de Thistoire, qui sont de petits
chefê-d' oeuvre, l'histoire de la Conjuration des Gracques, et, enfin,
celle fomeuse histoire de la Conjuration des Espagnols contre
yetUse, qui n'est peut-être qu'un roman, mais qui a fourni à
Otway ^ le sujet de sa Venice preserved, et qui est encore au-
jourd'hui Tun des ouvrages qu'on lit le pjus en France.
Ce qui caractérise les trois auteurs nés à Chambéry, c*est une
' Olway, auteur dramatique et acteur, né en 1651, mort en 1685. Le
Manlm Capiiolirms de Lafosse est une imitation de la Venue sauvée
d*Otway. (ft. C.)
SM ffiUYRES POSTHCMES DE STENDHAL.
Mgacilé profbDde eC qu, cependaut, ne loaibe jaonisdauis la
loordair ; la finesse italienne a passé par là. En effet, Urate la
noblesse saToyarde ya passer sa jeunesse en Piémont Les Pié-
niontais sont gens d^espril et ont, en Enrope, la réputation de
savoir haûr; or ce qo*Os baissent peut-^re le plus au moede,
ce sont les Savoyards qui viennent chercber fortune à Turin.
On conviendra qu'ilétaît difficile de réunir, pour les Savoyards,
les conditions d*une meOleure éducation. Les femmes de Gfaani-
bcry y ont établi des usages qui tiennent le milieu entre ceni
de France et dlialie, et qui n'en sont peut-être que plus rappro-
chés de ce que devraient être partout les lois sociales qui rè-
glent les rapports des deux sexes.
Je retrouve fexpression de tout cet ensemble de société dans
les divers ou\Tages de M. Xavier de Maistre. D'abord, quoique
plaçant Voltaire et Rousseau avec les tigres, M. Xavier de Mais-
tre n'est poiul méchant ; ses œuvres annoncent, au contraire,
une âme douce et qui réellenieot a quelques rapports avec celle
de Sterne. Ces rapports s étendent plus loin qu'on ne pense : on
sait que Sterne a souvent pillé des auteurs qu'il ne citait jamais;
M. Xavier de Alaistre imite sans cesse Sterne, et n'en parle ja-
mais.
M. Xavier de Maistre a, dans son premier ouvrage, le Voyage
autour de ma chainbre, un grand défaut, insupportable, surtout
pour un habitant de Paris : il copie à chaque instant la petite
littérature qui, depuis la mort de Voltaire jusqu'à la Révolution,
se consacra à flatter le goât musqué des sujets de Louis XV;
car Louis XVI, trop moral et trop simple pour sou siècle, n'a eu
aucune influence d'imitation sur ses sujets. Avant la Révolution,
ceux-ci ne Tapercevaient que pour se moquer de ses manières
vulgaires et de son appétit de paysan. Dorât; Delille, Marmontel,
la Harpe, Demoustier, Berlin, Parny, Golardeau, furent les hom*
mes marquants de la litléraiure de cette époque. On ne lit plus
à Paris tous ces auteurs-là ; la province et l'étranger les admi-
rent encore. (Il me semble que YÉdinburg-Review cile les Mé-
moires musqués et fardés de Mamionlel comme un livre char-
mant.) M. Xavier de Maistre a souvent le défaut dlmiter ces
auteurs de 1 780, d'autant plus ridicules maintenant à Paris, qu'ils
LETTRES A SES AMIS. 3-25
Tieniieot seulement de passer de mode. Dans ceul aus dlei ils
seroDl singuliers, mais non plus ridicules. Du Barlhas, par
eiemple, a vu trenl&^cînq éditions de son mauvais poème de
la Semaine ; il avait encore du temps de Boileau Thonneur d'être
ridicule, il n'est plus aujourd'hui que singulier:
Un autre défaut du Voyage autour de ma chambre, c'est que,
quoique la forme cherche continuellement IVsprit, il y en a trop
pea dans les posées. Jamais Tattention du lecteur n*est réveillée
par la moindre petite idée nouvelle. On connaît Toccaslon de
ce livre : l'auteur, M. Xavier de Maistre, eut un duel et fut aux
arrête dans sa chambre (située dans la citadelle de Turin) pen-
dant quarante-deux jours. Au lieu de s'ennuyer, comme eût fait
on sot ou un homme triste, il se mit à voyager autour de sa
chambre et à faire de l'esprit à propos de ses meubles, de ses
gravures, de sa chienne, l'aimable Rosine, et de son domestique
Gioanelti. L'auteur écrivait en français. Turin fut ravi d'avoir
produit un livre français et surtout un livre de bon ton, uu livre
d'esprit. Plus Fauteur imitait Dorât, Sainte-Foix et autres écri-
vains de Paris, célèbres par l'agrément, plus il parut de bon
ton aux habitants de Turin, plus ils mirent de vanité à Tapplau-
dir. Louer le Voyage autour de ma chambre, à Turin, en 1794,
c'était presque se donner un certificat de bon goût et d'élé-
gaace.
L'auleur indique sa maîtresse par le nom de madame de Haut'
Caslel, page 150, chapitre xxxv ; c'est la plus jolie page de son
livre. Tous les chapitres n'ont pas, comme celui-ci, la couleur
d'un joli madrigal. Il y a souvent beaucoup de cette affectation
qoi passe pour de Tesprit en province. L'auteur n'ose jamais
être simple; on voit que, quant à l'esprit, il a vécu dans ce
qu'on peut appeler la mauvaise compagnie. Par exemple^ a-t-il
à parler de Newton, il ne dit pas simplement : Newton ; cela
Mtrait plat à Turin; il faut dire: Vimmortel Newton. Je suis loin
de reprocher bien sérieusement les fautes de ce genre à Fauteur;
<0D but était, sans doute, de plaire à la bonne compagnie de
Turin et surtout anx dames de Haut-Gastel ; il y réussit parfai-
tement. La seule erreur que je pourrais reprendre dans ces gens
riches qui s'amusent à parler français à Turin^ c'est Fidée qu'ils
I* 10
1
3215 (KUVRtS POSTUUMIlS De SÏËNDUAL.
ont de l'espril comme à Paris. Pour approcher de Fespril fran-
çais, il faudrait commencer à être soi-même, n'imiter personne,
et, par exemple, quand on est de Turin, en Italie, il faudrait
parler italien et ne pas copier les phrases de Dorât.
Il y a beaucoup moins de cette imitation du petit esprit frao*
çais, qui u*est plus de rcsprit,dans YExpédilion nocturne autour
de ma chambre. Ou sent que Fauteur a voyagé ; il counait un
peu mieux rhomme et les hommes; sa manière a acquis plus de
fermeté et a perdu de son afféterie.
L'auteur parle d'un petit système du monde assez plat, dont
il a fait le chapitre xvi de son ouvrage; heureusement il
ajoute :
« Je l'aurais cependant embelli (ce système) de commentaires
et de notes. »
Ou je me trompe fort, ou le fragment du tome deuxième, pa-
ges 80 à 91, est une des plus heureuses imitations de Sterne
qu ait la langue fraçaise. Il est vrai que ce n'est pas beaucoup
dire. Le caractère gascon, qui consiste surtout en ce que, dans
les rapports des deux sexes, le héros regarde avec affectation tou-
tes les petites circonstances comme étant au-dessous de son
attention sérieuse ; le caractère gascon est trop souvent, par
malheur, le caractère de la littérature française; la plupart de
nos fats de province, de nos Maclou de ÏÏeaubuisson (dans le
Comédien d*Étampes, jolie pièce du Gymnase que Perlet vous
jouera tôt ou tard à Londres), la plupart de nos fats de province
seraient scandalisés de voir attacher de Timportance à des
nuances fines, senties avec justesse et, en un mot, telles que
celles que M. de Maistre vient de peindre avec bonheur. Au
contraire du fat français, le nigaud allemand s'enterre et se
perd dans ces sortes de nuances; leur peinture fait tout le talent
d'Auguste la Fontaine.
J'arrive enfin au troisième volume des oeuvres de M. Xavier
de Maistre et à son chef-d'œuvre, suivant moi, à son conte des
Prisonniers du Caucase^ C'est un tableau dans le genre du René
de M. de Chateaubriand, des aventures d'Aristonous de Fénelon,
du délicieux roman de Paul et Virginie, Heureusement pour
Fauteur, le ton de ce nouvel ouvrage est trinipic ; ou y rencontre
LETTRES A SES AMIS. 327
bien pea de ces phrases destinées à plaire aux Maclou de Beau-
buisson et qui gâtent quelquefois les plus jolies pages du Voyage
autour de ma chambre.
Les montagnes du Caucase sont depuis longtemps enclavées
dans l'empire de Russie, sans lui appartenir. Leurs féroces ha-
bitants forment un grand nombre de petites peuplades qui yî-
veoi par le pillage. Les guerriers d'une de ces peuplades, dont
les coutumes rappellent souvent celles des sauvages de TAmé-
riqoe, font prisonnier un major russe nommé Kascambo,
qui s*expose imprudemment. Les Tchetcbenges emmènent le
major Kascambo et son 6dèle denstchik (domestique «soldat qui,
dans Varmée russe, sert les ofHciers et avec ime fidélité sou-
vent héroïque; ou, en d'autres termes, rappelant Y homme pri-
mitif). En Russie, la partie estimable de la nation est surtout
celle qui n'a pas été gâtée par la fausse civilisation de Moscou,
et parce gouvernement humain, où un fils ne parvient au tr6ne
que parle meurtre de son père et de plus est obligé (comme le
magnanime Alexandre) de vivre avec les meurtriers de son père
et de leur donner les grandes charges de sa cour. Fidèle à la
donnée que j'ai indiquée et qui doit se retrouver dans tout ou-
vrage qui cherchera à peindre la Russie avec quelque vérité, le
véritable héros de la nouvelle de M. de Maistre n'est pas le major
Kascambo, mais son domestique Ivan.
Les Tchetcbenges emmènent dans leurs montagnes Ivan
et son mattre ; ils espèrent tirer une forte rançon du major;
ils emploient cent petites ruses de sauvages pour le porter a
écrire des lettres pressantes à ses amis de Russie. La lettre,
objet des vœux des sauvages, élant enfin écrite, le prisonnier
est traité moins durement à partir de cette époque.
Pour ne point trop allonger cet extrait, je passe sur une preuve
d'estime singulière que ces sauvages donnent au malheureux
inajor Kascambo : ils le prennent pour juge dans une cause dif-
ficile, dont les détails, quoique fort intéressants, me conduiraient
Irop loin.
Le fidèle Ivan, devenu mahométan, fait partie d'une expédl-
lion des Tchetcbenges contre les Russes, se distingue par cette
intrépidité héroïque que l'on peut dire être commune chez le
^
328 (EUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
paysan nisse. Ifan sauve la. vie d'au sauvage, qui devîeDi soq
ami, ou, comme ils l'appellenl, sou kaniak, titre sacié dans les
moDtagnes du Caucase, et qui oblige le sapivage à défieudre son
koniak envers et contre tous. Mais la situation des deux pnm-
niers en est empirée. Depuis ses exploits on ne pouvait plus re-
garder Ivan comme un bouffon incapable.
On a dit du fameux poète italien Tincenzo Monti : È il DanU
ingentilUo (c'est le Dante plus noble et plus pur). On peut dire,
ce me semble, du magnifique passage (pages 40 à 62) de
M. de Maistre : c C'est du Walter Scott, adouci et arrangé
à Tusage des femmes élégantes d'une cour aimable et raffinée. >
Une jeune et innocente Anglaise, babitant la campagne
avec un mari qu'elle vénère et des enfants qu'elle adore, sera
plus touchée par vingt pages des romans de Walter Scott que
par ce morceau de M. de Maistre. Mais je sais, par expéneoee,
que beaucoup de femmes élégantes de la baute société du con-
tinent trouvent souvent Walter Scotl un peu grossier et un peu
brut ; ses étemelles descriptions de costumes ennuient et &ti-
guent, tandis que tout est mesuré, tout est calculé pour l'effie^
dans cette scène admirable. C'est donc du Walter Scott arrangé
à Tusage d'une cour aimable. Comme je ne suis pas Tenuemi de
mes lecteurs, je ne suivrai pas plus loin Tbistoire du mufor
Rascambo et de l'héroïque Ivan ; je veux vous laisser le bonbeur
de la lire dans Toriginal.
Je ne sais si le nom de madame Cottin est connu en Angle-
terre. C'était une dame de Paris, morte il y a dix ou douie ans,
fort laide, dit-on, et que sa laideur remarquable n'avait pas em-
pêchée d'inspirer de grandes passions. Elle a iaii des romans
d'une sensibilité brûlante : Claire (TAlbe, MathiUU. Visant à
l'effet et sachant bien que l'âge auquel on lit ordinairement les
romans est peu difficile sur les moyens employés pour atteindre
à l'effet, madame Cottin fait usage de toutes les ressources du
mélodrame. Ses romans sont difficiles à lire pour des hommes
âgés de plus de vingt-cinq ans; ils se placent, sur le clavier
moral, à l'extrémité opposée à celle où se trouvent les romans
de sir Walter Scott. Madame Cottin abuse de la peinture de
I*amour. Le courage d'une jeune fille qui, vers la fin du règne
LETTRES A SES AMIS. 329
de Paul V, parlit à pied de la Sibérie pour venir à SaiiU*Péters-
bourg demander la grâce de son père, a fourni à madame Gottin
le sujet de : Elisabeth, ou les Exile's de Sibérie, le seul roman
qu'en France ou lais&e lire au.\ jeunes ûlles, dans les familles
ultra, qui s'imaginent faire partie de Taucienne aristocratie.
M. Xavier de Maistre» sous le titre de la Jeune Sibérienne,
nous donne le simple récit des aventures de Prascovie Lopouloiï :
tel fut le nom de cette héroïne de Tamour filial. Un homme, sans
une seule guinée dans sa poche, qui partirait de Londres pour
aller à pied à Calcutta, ferait une chose, sans comparaison,
moins hardie que celle qu'exécuta heureusement Prascovie Lo-
pouloff. Le récit de M. de Maistre est également intéressant pour
le philosophe qui s'amuse à deviner les ressorts secrets des
actions des hommes et pour l'homme d*esprit qui demande
deax heures d'une émotion douce à un petit volume de deux
cents pages in-8°.
U père de Prascovie, issu d'une famille noble d'Ukraine, était
né en Hongrie; il servit quelque temps dans les hussards hon-
grois ; il vint en Russie, s'y maria, y prit du serviccw II se trouve
aux assauts d'Ismaîl et d'Otchakoff, dont lord Byron a immor-
talise la férocité sauvage dans le plus beau de ses poèmes.
M. de Maistre, qui habite Pétersbourg, n'ose pas nous révéler la
cause de Texil en Sibérie du malheureux Lopouloff. Ce n*est
pas la seule fois qu'on s'aperçoit que M. Xavier de Maistre écrit
dans un pays esclave et a servi dans ses armées. M. Xavier de
Maistre devrait préparer une seconde édition de ses ouvrages
avec des variantes, pour être livrée à l'impression après sa mort.
Quoi qu'il en soit des causes de l'exil du pauvre Lopouloff, à
i époque du voyage de sa fille, il gémissait déjà depuis quatorzt*
aos dans les affreuses solitudes de la Sibérie, relégué à Jschim ,
village situé près des frontières du gouvernement de Tobolsk.
U, lui et sa famille n'avaient d'autre ressource, pour vivre, que
h rclrîbution de dix copeks (à peu près cinquante centimes) par
jour, assignée aux prisonniers qui ne sont pas condamnés aux
iravanx publics.
La jeune Prascovie, dès l'âge où la raison commence à avoir
quelque force, conçut l'espoir de mettre un terme à Texil de
19.
530 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
son père. Peu à peu cette pensée devint l'objet unique de ses
méditations. Enfin un jour Prascovie se détermine à faire à soo
père l'aveu de son étrange projet. J'avoue que cette scène me
semble un des morceaux les plus frappants dans la collection
de H. de Maistre. Elle montre, avec une énergie qui provient
enlièremenl de la vérité du coloris, quels sont les premiers et
les plus grands obstacles que rencontrent les entreprises extra-
ordinaires.
Depuis lors, trois ans s'écoulèrent sans que Prascovie osil
renouveler ses instances au sujet du voyage à Saint-Pétersbourg;
mais sa raison se forma, les discours de la jeune fille acquirent
plus de poids dans les conseils de la famille; elle put reparler de
sou projet. Toutefois, les empêchements que ses parents met-
taient à son départ le firent différer encore de six mois. Enfin
Prascovie, soutenue par le sentiment de la dévotion la plus
exaltée ou de V Amour de Dieu, sentiment qui, comme toutes
les sortes d'amour, peut centupler les forces de Thomme, Pras-
covie obtient de son malheureux père la permission de partir.
Le vieux capitaine la voyait partir pour une mort probable ; eiie
était son seul appui, sa seule consolation. Qu'on se figure tout ce
que cette séparation eut de déchirant 1
Je ne suivrai pas Tinléressaute Prascovie jusqu'à Saint-Pé-
tersbourg ; tout ce que je puis vous dire, c'est que son voyage
fut semé de curieux épisodes qui captivent constamment l'ai-
leution du lecteur. Elle obtient la liberté de sou père, elle le
revoit; mais sa vie n'en finit pas moins d'une manière triste et
touchante. Lorsque sou héroïne arrive à Pétersbourg, M. Xavier
de Maistre est malheureusement obligé de se souvenir de sou
rôle de privilégié (nobleman). 11 s'agit, dans son ouvrage, d'un
grand abus à réparer. Or, dans les pays soumis au despotisme
pur, comme la Russie, il faut savoir que jadis il a existé des abus,
que peut-être par In suite il pourra en exister; maisquïl n'existe
jamais d'abus au temps présent.
(lue bonhomie réelle^ jointe à beaucoup d'esprit et à toute la
finesse italienne (alliance que l'on trouve bien rarement dans les
ouvrages écrits en langue française), fait le grand mérite des
trois volumes de M. Xavier de Maistre. Une tête étroite, des
LKTTRKS k SKS AMIS. 351
peosées courtes, donoées par rhabitude de vivre sous le despo-
tisme et de le servir quelquefois, surtout dans ses premiers ou-
vrages, la malheureuse et gauche affectation de l'esprit français,
sont les défauts de cet auteur. S'il eût vécu dix ans à Paris, sa
manière aurait plus de grandiose ; on ne se sentirait pas, en le
lisant, emprisonné avec un homme dont la boutonnière est
chargée de douze ou quinze croix barbares; mais aussi le charme
de ces nouvelles eût été détruit par je ne sais quel ton de fatuité,
trop commun en France. Voyez, par exemple, les Mémoires et
anecdotes publiés récemment par M. le comte de Ségur, pair de
France et ancien grand maître des cérémonies de Tempereur
Napoléon.
FIN DE LA PREMIÈRE SÉRIE.
TABLK
V
Notes ct s^oi^vrnibs
LrnRii I — ^^ Strasbourg, le 5 avril 1809 i
II.— Donawcrlh, le 10 avril 1809 2
m.— Landsbut, leîOavril 1809. . 3
IV.— Wels, le 3 mai 1809 4
V.— Saint-Polten, le 11 mai 1809 ih.
YI.— Vieiineje8mail809 5
Vn.— Paris, le 1" septembre 1810 6
VÏIÏ.— Paris, le 26 janvier 1811 9
JX.— Smolenskje 19 août 1812 11
X. — Smolensk, à quatre-vingts lieues de Moscou,
le 24 août 1812 13
XI.— Moscou, le 2 octobre 1812 14
XIL— Moscou» 4 octobre 1812. (Journal du 14 au
15 septembre 1812.) IC
XIH.— Mayence, le 9 novembre 1812 22
XIV. — Journal écrit à Bautzen, le 21 mai 1815, pen-
dant qu'on se canonne ib.
XV.— Sagan (Silésie), le 16 juillet 1813 27
XVI.— Dresde, le 30 juillet 1813 29
XVII.- Milan, le 4 novembre 1813 30
XVIII.— Paris, le 48 décembre 181*^ 31
XIX.— Cbambcry, 2 mars 1814 ^
XX— Paris, 26 mni 1814 37
334 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
1 .ETTi-.F XXI.^ Des environs (le Nantes, lei" septembre 18 IG. 58
XXir— Milan, le 40 janvier 1817 41
XXIII— Thuélin(l8ère\ le 15 octobre 1817 43
XXIY.— Thuélin (Isère), le 16 octobre 18|7 45
XXV.— Sienne, le 25 novembre 1817 46
XXVI.— Milan, le 1" décembre 1817 49
XXVII.— MiUn, le 3 janvier 1H18 54
XXVIll.— Milan, le 21 mars 1818 59
XXIX.— Grenoble, le 14 avril 1818 65
XXX.— Milan, le 22 avril 1818 69
XXXI.— Milan, samedi 25 avril 1818 71
XXXII.- Milan, le 16 mai 1818. 72
XXXlll — Milan, le 17 juin 1818. , . 75
XXXIV.— Milan, le 10 juillet 1818 81
XXXV.— MUan, le 18 août 1818 86
XXXVI.- Milan, le 26 août 1818 91
XXXVll.— Milan, le 3 septembre 1818 92
XXXVIII.— Lac de Como, Tramezina, 24 octobre 1818. . 95
XXXIX.— Varèse, le 16 novembre 1818. (Remise le 17
novembre.) 99
XL.— Milan, le 11 décembre 1818 101
XLI.- Milan, le 2 mars 1819 103
XLII.— Milan, le 18 mars 1819 106
XLIH.— Milan, le 4" avril 1819 109
XLIV.— Varcse, le 7 juin 1819 112
XLV.— Florence, le 11 juin 1819 115
XLVI.— llorence, le 30 juin 1819 120
XLVII.— Florence, le 18 juillet 1819 125
XLVllI.— Florence, le 20 juillet 1819 127
XLIX.— Bologne, le 24 juillet 1819 128
L.— Cularo (Grenoble), le 1" septembre 1810. . 129
Ll.— Milan, le 2 novembre 1819 131
LII.^ Milan, le 21 décembre 1819 135
LUI.— Milan, le 3 mars 1820 155
LIV.— Bologne, le 25 mars 1820 157
LV.- Bologne, le 25 mars 1820 138
LVI.— Bologne, le 26 mars 1820. . . 139
LVIÏ.— Mantoue, le 28 mars 1820 140
LVIIL— Milan, le 19 avril 1820 142
LIX.— Milan, le 12 juillet 1820 145
LX.— Milan, le 23 juillet 1820 147
LIi'ATUES A bES AMIS.. 555
Lbttke LXI.— Milan, 1c8 aoàll820 148
LXIJ.— Wilan,ie 50 août 1820 14U
LXIII.— Milan, le 4 seplcmbie 1820 151
LXIV.— Milan, le 10 octobre 1820 IGO
LXV. — La Cadenabbia (lac de Como), le 43 novem-
bre 1820 161
1 XVI.— Milan, le 22 décembre 1820 103
LXVII.— AlaPoretta, le 18fcvrierl821 167
LXVIII.— Milan, Ic7mai4821 160
LXIX.— Milan, le 6 juin 18-21.. . 170
li.XX. — Paris, le 'i9 décembre 1821, à onze heures et
demie du soir, en rentrant, n'ayanl rien à
lire 171
•I.XXI.— Paris, le 24 février 1822 176
LXXII.— l\iris, le G avril 1822 17'J
LXXIII.— Montmorency, le 10 juin 1822 180
LXXIV.— Paris, le 28 juillet 1822 182
LXXV.— Pans, le 5 août 1822 184
LXXVI.— Paris, le 1"' septembre 1822 190
LXX VIL— Vincenncs, le 4 septembre 1822 1%
LXXVIIL— Paris, le 7 septembre 1822 197
LXXIX.— Paris, le 50 septembre 1822 202
LXXX— Paris, le 11 novembre 1822 207
LXXXL— Paris, le 27 novembre 1822 211
LXXXIL— Paris, le 4 décembre 1822 215
LXXXIIL— Paris, le 1" janvier 1825 218
LXXXIV.— Paris, le 5 janvier 1825 223
LXXXV,— Paris, le 12 février 1825 225
LXXXVl.— Paris, le 26 lévrier 1825 229
LXXXVIL— Paris, le 6 mars 1825 233
LXXXTIIL— Paris, le 9 avril 1825 258
LXXXIX.— Paris, le 25 juin 1825 241
XC. - Paris, le l" août 1825 244
XCL— Iso!a-B(tlla (lac Majeur), le 26 octobre 1823,
à neuf heures du soir. . ••...••• 246
XCIL— Alexandrie (PiémonO, le 51 octobre 1823. . 248
XCUL— Paris, le 20 novembre 1825 254
XCIV. — Uorae, le 15 janvier 1824. ...,.., 257
XCV.— Paris (minuit), samedi 20 avril 182é. ... .259
XCVI.— Paris, le 50 avril 1824. . . .* 260
XCVIL— Paris (marJi soir 18 mai 1824 264
336 ŒUVRKS POSTHUMES DE STENDHAL.
Uttke XCVm.— Paris, le J5juin I82.i *26o
XCIX.— Paris, le 16 juiu 18*24 266
C— Paris, juillet 18:24 207
CI.— Paris, le 1824 268
Cil.— Paris, le 15 octobre 1824 269
CUI.— Paris, le "0 novembre 1824. 270
CIV.— Londres, le 14 décembre 1824. .*.... 272
CV.— Paris, le 1824 275
C VI.— Paris, le 24 décembre 1824 277
CVIL— Paris, le 15 janvier 18?5 282
CVIII.— Paris, le 23 janvier 1825 ib.
CIX.— Paris, le 1 5 février 1825 . . . ." 285
ex.— Paris, le î!0 février 1825 291
CXI.— Paris, le I3avrill825 i9l
CXIL- Paris, le 21 avriH825 299
CXUl.— Paris, le 20 juin 1825 303
CXIY.— Paris, le 13 juiUet 1825 '. . , 305
CXV.— Paris, le 21 août 1825 306
CXVL- Paris, le 21 août 1825 307
CXVn— Naples, le 30 septembre 1825 SOU
CXVm.— Paris, le 14 octobre 1825 514
CXIX- Paris, le 15' octobre 1825 317
CXX.- Paiis, le 23 octobre 1825 510
CXXL— PariS; le 1" novembre 1S25 320
CXXIL— Paris, le 1" novembre 1825 522
FIN PË LA TABLE DE LA PltEUlÈfiii; SÉRIE.
OEUVRES POSTHCMES
DB
STENDHAL
PiK)rRiÉTÉ DES ÊDITEORS.
ràlIlB*— ISIFUMBUE SOfOR KAÇO» BT COUP., RUI D*£ltrtmTtt, 4.
DE STENDHAL
(HENRY BEYLE)
CORRESPONDANCE
INÉDITE
PRÉCÉDÉE D'UNE INTRODUCTION
PAR
PROSPER MÉRIMÉE
DB l'académie FHANÇAISB
ORNÉE D*0« BEAU PORTBAIT DE STEMUUAL
DEUXIÈME SÉRIE
PARIS
MICHEL LÉVT FRÈRES, LIBRAIRES-EDITEURS
RUE TITIENNE, 2 BIS
1855
Les éditeurs se réservent tout droit de traduction et de reproduction à i'éti-anger.
LETTRES
DE
HENRY BEYLE
CXIIII
A MONSIEUR R... C...,A PARIS.
Rome, le 11 novembre 1825.
Si quelque chose nous cafpttve vivement, nous nous figurons
qu'elle doit offrir un^gal intérêt à tout le monde. Cette com*
mime erreur, je la partage» peut-être dans ce moment, en t'en-
voyant quelques pages écrites sous l'impression de mon débotté à
Rome. Quoi qu'il eu soit, tu me sauras toujours gré de ce long
convenir, que tu pourras communiquer aux amis de Tillustre et
savant voyageur.
A trois ou quatre lieues de Rome, on commence à remarquer
cette solitude parfaite, celte désolation sublime, dont tant de
voyageurs ont parlé. Si jamais un grand roi, comme Napoléon,
parvenait à rendre à la culture VAgro Homano, Rome perdrait
les trois quarts de sa beauté. Je traverse des paysages admira-
^, c'est-à-dire tristes, tranquilles, grandioses, remuant TAme
profondément, et du soovenir desquels on ne peut plus se déto-
n. 1
6 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
lacber . Je n'ai jamais rien vu d'approchant, et cependant j*ai bien
couru l'Europe.
Rome est entourée d*une muraille qui est, en architecture,
ce que la campagne voisine est pour le paysage. Ce mur, bàli,
relevé, réparé par vingt hommes célèbres, entre autres par Bc-
Itsaire, a cinquante pieds de haut sur huit à dix pieds d'épais-
seur. J'arrive à une niche dans ce mur ; au fond de la niche est
une porte : c'est la célèbre porte du Peuple, arrangée par Michd-
Ange. Cette porte et l'entrée dans Rome, qui la suit, sont forl
au-dessous de leur réputation ; cela est plein de petitesse. Je
trouve une attention bien aimable de M. le cardinal Lante. Le
pauvre étranger' qui arrive à Rome est impitoyablement coodoit
à la douane, pour la visite de ses effets. Pour peu qu*il y trouve
deux ou trois voitures arrivées avant la sienne, on le retient
quatre ou cinq heures, et bien loin de l'enthousiasme divin, ses
premiers moments dans la ville éternelle se passent en mouve-
ments d'impatience contre les douaniers.
En présentant mon passe-portàla porte du Peuple, on m'a dit:
Éles-vous monsieur G.? —Oui. — Voici une autorisation de faire
visiter voj effets chez vous. J'ai eu peu de débarras aussi agréables
dans ma vie. Je baisse à mon domestique le soin de chercher un
logement. Pour comble de bonheur, je vois une calèche attelée
de deux chevaux très-vifs ; c*est un fiacre. Irai-je au Colisée ou
à Saint-Pierre? Que préférerai-je de l'architecture amique» ren-
due encore plus grandiose par les injures des siècle, ou du
chef-d'œuvre de la religion chrétienne et del'architecture mo-
derne ?
Je dis : au Colisée. ^ Je travai^e toute cette magnifique rue
du GoTso, la rue de l'Europe qui a le plus de style. Je vois la
colonne Trajane et la superbe basilique déterrée par Rapo*
léon t je traverse le Forum romain. La erainte d'jéire confondu
avec nos petites femmes, jouant toujours la comédie, m'empê-
che presque d'écrire combien mon coeur battait en entrant au
Colisée et en me trouvant au milieu de celte vaste solitude. *-
Chant des oiseaux perchés sur les buissons qui cotuonnent les
ruines des étages supérieurs. J'ai passé une heure dans cet at^
téndrissemeat extrême, dont on a honte de parler» même aux
LETTRES A SES AMIS. 7
amis les plus inlimes. Je monte aux étages supérieurs du Coli-
sée. — Vue admirable de b pyramide de Cestius, à travers les
arcades minées. Me voie! au troisième étage du Colisée ; vue
au delà des jardins des moînes de San Pietro in VincalK Voilà
le sublime du paysage ; mais ce n*est pas le paysage riaol ; les
tristes pins couronnent de tous côtés les collines de la vUieéter*
oelie. Quoi î c'est ici que Camille a vécu? C'est là, foui près de
moi, que Romnlus a fondé sa ville? — L'extrême des passions
est niais à noter : je mé tais.
ff Sommes-nous loin, dis-je à mon coçber en sortant, des Ther-
mes de Caracalla ? — Â une demi-heure. •— Courons. » ,
Le sentiment de radmiralton profonde, le ravissement de
Taniique, si je puis ainsi dire, sont encore plus vifs. Ënfia je dis
au cocher : « Menez-moi à Saint-Pierre; ]> je monte dans la calè-
che et je ferme les yeux. La machine humaine ne peut résister
aux sensations de cette force. Cette demi-jeurûée-ci me récom-
pense de tout le temps que j'ai passé à étudier rarchîieclure,
mais à l'étudier à ma manière, sans jamais en parler à aucun
homme vivant ; la petitesse et raffectatioo actuelles m'auraient
tout empoisonné. * ^
Le cocher me dit : Ecco San Pietro, J'étais déjà, lorsque j'ou-
vre les yeux, au milieu des deux fontaines admirables, tout près
de l'obélisque. Je mets pied à terre, au bas de TescaUer de
Saint-Pierre ; je repolisse avec colère une trentaine de panvin^s,
qui me poursuivent avec uue insolence extrême: ils sont chez
eux. Ici, un mendiant galeux est une espèce de moine au petit
pied.
Je monte la rampe; mauvaise façade. J'entre dans Saiul'>
Pierre : le charme opère. Que dire d'un premier reudes-vous
avec mie femme qu'on a longtemps aimée !
J'ai mon logement sur le Cours, dans le palais Ruspoli. Affreuse
saleté des rues ; l'odeur de tronçons de choux pourri me pour*
suit jusqu'à la nausée. — J'entre chez un apothicaire, pour un
flacon, de sel aBgla^s. Cet apothicaire se trouve être un homme
d'esprit et de bop sens, qm a été à Londres^; nous parlons a»**
glais ; il me ùÂt voir ses procédés pour faire le JUnitte. Ëii uo
mot, j'ai eu, le bonheur de devenir l'ami de M. Agosiiiio Mamu.
8 ŒUVRES POSTHUMES DB STENDHAL.
Je ne lui ai jamais dit le mal que je peose de certaines choses;
mais» à tout prendre, sa maison est et sera pour moi la ressource
la plus agréable pendant mon séjour k Rome. Je dois à M. Manni
la connaissance de M. Bletaxa et de plusieurs autres médecins
fort instruits, avec lesquels j*ai approfondi la question des ma-
rais Pontins. Mais i*ai eu Tattention de ne jamais dire un mot de
pôliiique. Je souhaite aux étrangers Famitié d'un homme tel que
M. Manni ; Il sait la chimie comme nos Gaventon et nos Vau-
quelin.
Je retourne au Cotisée. La beauté du ciel d'Italie nulle pari
n*est plus sensible qu'au travers des fenêtres du Coliséc, vers
le nord.
Je reconnais Ganova, de loin, dans une petite gravure placée
au pied de ta crois du Golisée ; c*est la gravure d^un tableau de
ce grand sculpteur ; je m'approche : même style que dans ses
statues. — Dans la tète de la madone, on remarque le peu de
distance du nez à la bouche.
Je ne puis revenir de mon étonnement des dix ou douze pieds
de terre qui sont tombés du ciel sur les ruines de l'ancienne
Rome et syr les environs. D'où est venue cette terre ?
Tu vois la curiosité qui paraît pour la première fois avec ses
doutes, ses raisonnements, et vient diminuer l'émotion. En effet,
à Rome, peu à peu je suis devenu comme un savant, avec de la
curiosité et point de coeur; mais, grâce au ciel, conservant tou-
jours un peu de cette logique sévère que m'a donnée l'habitude
des affaires. M.Nibby, le moins bête des savants romains, a déjà
donné, dans ses ouvrages imprimés, cinq dénominations diffé*
rentes au temple de Jupiter Stator, et la dernière découverte est
toujours également indubitable.
Le manque de logique est incroyable en Italie parmi les sa*
vants ; c'est que dans leurs académies, si l'on contredit un col-
lègue, Ton se fait un ennemi mortel. Un savant protégé par un
cardinal est ici un animal invulnérable.
Aujourd'hui, venant du Golisée et allant, air hasard, vers le
palais Quirinal (Monte Gavallo), j'ai rencontré une jeune fille de
dix-huit ans, qui faisaitles sept stations, marmottant des prières;
c'est la plus grande beauté, dans le genre de Raphaël, que j'aie
LETTRES K SES AMIS. 9
vue de ma vie. Je Tai suivie, mais avec le re^ct convenable»
pendant plus de (rois quarts de liene. — Figure absolument dans
le genre de la Madonna alla Seggiola (du palais Pitii). P^o^s
voyous dans }à lettre de Rapbaël au comte Gastiglione S que ce
grand homme ne faisait guère que des portraits. Me trouvant
dans le pays où il a vëeu» je rencontre ses tètes dans les rues :
rien de plus simple ; cela m*est déjà arrivé à Parme pour le €k>r-
rége, à Bologne pour les Carracbe, etc. J*ai éprouvé aujour-
d'hui que pour bien sentir la beauté il faut n'avoir absolument
aucun projet de séduction sur la femme qu'on admire.
Magnifique fontaine de Monte Gavalio, devant les colosses.
Cette fontaine est tout simplement parfaite. J'éprouve cette sen-
sation si rare, qui consiste dans Timpossibilité où se trouve
l'imagination de rien ajouter à la beauté de ce que Ton voit. —
Belle cour du palais de Monte Gavallo. — Je vois fort bien le
cardinal Consalvl rentrant chez lui. — Tout est tranquille à Rome
comme dans un village. L'absence de la fatuité militaire, de la
manière bruyante de marcher d'uu général de brigade impor*
taut, m'est agréable. Le premier ministre rentre chez lui à pied,
comme un bourgeois ; il rencoutre près de sa porte un groupe
de trois ou quatre poules, qui grattaient la terre tranquillement
pour chercher à vivre. Ici, pcrsonue n'a l'air pressé. — Beauté
admirable des yeux du cardinal, saillie extrême des sourcils,
^ir fin du grand monde , mais nullement l'air grand seigneur
comme Fleury. Quer dommage que cet homme d'esprit n'ait
jamais lu Adam Smith et Jérémie Bentham !
Le tombeau de Clément XIIl (Rezzonico), à Saint-Pierre, par
CsiDOTa, m'inspire une vive et tendre admiration. Dans le genre
copie de la nature, quelle tête que celle de ce pape ! Gela est en-
core plus beâu que la tète du Louis XIV de la statue de la place
des Victoires. Dans le genre idéal, quoi de plus beau que le Génie
qui s'afflige?
* ABcvMi de leUrei de grands artistes , publiées par L J Jay, page 18.
Cette lettre, datée de Rome, a été écrite peu de temps avant la mort do
Raphaël ; car il y est question de la Galatêe, l'un de ses derniers ou-
vrages. (R. C.)
M) ŒUVRES POSTHUMES DE StEliDHAL.
Le soir, je vais voir Ganova chez sa maitresse, madame T...
Ce grand homme me reçoit avee bonté. Noos parlons de M. de
Saint-Vallier, qui lui fil accepter la croix de ia Réunion, pour
laquelle il n'y arait point de serment à prêter ; Gano?a refusa
coorageosement la croix de la Légion d'honneor, parce qu'il
fallait un serment. U est profondément religieax ; je me seos
rempli de respect devant sa personne; quand je vais à raudieace
d*un roi, mon esprit est toute Tépigramme. Une seule chose me
choque dans Canova : par prudence, il ne blâme aucun artiste,
si mauvais qu'il soit. J'ai parié du Gorrége avec Ganova ; j'é-
prouve une eitrème satisfaction de voir que je sens le Corrége
un peu comme lui. U me dit : i Je veux foire une jeune fiOe
réveillée par son amant, qui chante dans la rue. Je tomberais
facilement dans Tindécence en un tel sujet, et je jetterais plutôt
mes ciseaux. Heureusement j*aî trouvé un moyen : c'est ou
petit Amour qui joue de la lyre près de la nymphe, et qui la ré-
veille. Je compte que cette figure, éloignée de la réalité, 6tera
rindécence*. »
Ici, comme à Bologne, j'ai trouvé des amours qui durent de-
puis six, huit, douze ans; la plupart se sont formés en quelques
jours. Dès que vous voyez, dans la société, qu'une femme vous
regarde avec plaisir, vous pouvez, au bout de deux ou trois soi<
rées» lui adresser hardiment cette question : Mi voleU bene ? ( Me
voulez-vous du bien?) Siellerépond: Non; c'est que jamais elle ne
sentira rien pour vous. Si, au contraire, elle vous aime, elle
répond : Oui ; et tout est fini.
L'orgueU romain a garanti les gens de ce pays-ci de loaies
les petitesses de la vanité française et de la sottise de vouloir
imiter quelque 9iutre ville au monde que ce soit. A Milan, od
avoue hautement l'imitation de Paris, et l'on a des fats dignes
du café Torioni. Ici, Y honneur naiional couvrirait de ridicule
l'imprudent qui avouerait une telle prétention, et le ridicule se
lance à Rome avec une admirable rapidité. « Un Romain doit,
avant toutes choses, être Romain, » disait devant moi, ce soir,
rarchilecte Seraûni, homme d'esprit; mai» je ne pourrais parler
* Ce groupe est en Angleterre.
LETTRES A SES ÂllIS. il
plus en délai! de la société saus m'engager dans les noms pro-
pres.
CXXIV
A MONSIEUR R^. C..., A PARIS.
Rome, le 15 novembre iSfUb.
Je ne puis rien le dire de ma soirée : je me suis
même fail une règle de ne transcrire, en 1825, qu'avec beau-
coup de réserve celles de mes noies de 1817, dans lesquelles
je parle d'amis que le sort commuo de Thumanilé a mis à Tabri
de toutes les vaines persëculious. Heureusement la plupart des
personnes qui, à Rome, m'ont accueilli avec quelque bonté, vi-
vent encore. Je ne te dirai donc rien des salons de cette seconde
capitale de TEurope. Suivant mes idées, la perfection de la so-
ciété se trouve à Rome. C'est là que des indifTérents réunis ont
trouvé le secret de se donner réciproquement le plus de mo-
ments agréables. 11 est vrai que notre vanité inquiète de Paris
étant assez rare à Rome, les gens qui se trouvent souvent en-
semble dans un salon, ne conservent pas longtemps leurs droits à
ce litre d'int/zZ/éren/^ que j*ai supposéphis hautcomme unedes don-
nées du problème. Un doux, sentiment de bienveillance, qui, au
premier petit service, se change bien vite en amitié, réunit des
geos qui se voient souvent.
Je ferais deux ou trois volumes si je voulais l'envoyer toutes
mes remarques sur Rome.
18 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CXXV
AMONSIKUR ..., A LONDRES.
Home, le 16 novembre 1825.
La reuommée fait assez coimatire à 1* Angleterre les grands poè-
tes italiens, allemands et français. Vous n*avez pas besoin de mes
lettres pour connaître les noms de Monti, de Manzoui, deNiccoltoi,
de Silvio Pellico. Hais mon séjour prolongé en Italie me met à
même de vous montrer comment la tendance générale de la civi-
lisation de dli-huit millions d'êtres qui parlent italien, comment
la nature de leurs habitttdes morales a fait naître des âmes
comme Manzoni et Pellico. Exprimés en langage français, par
exemple, les sentiments et les idées de ces âmes privilégiées
n'eussent trouvé que des sifflets. Vous voyez clairement, mon-
sieur, combien il est utile pour nos plaisirs qu'il y ail dans ce
monde divers degrés de civilisation. La tyrannie elle-raèffie
peut, ainsi que les tempêtes sur mer, sujets de tant de beaux
tableaux, être utile à nos plaisirs intellectuels, quoique Thuma-
uité puisse nous faire désirer sincèrement la non-existence de
ces deux fléaux. Le littérateur qui aura assez d*esprit pour se
plier aux manières de voir et de sentir des trois ou quatre na-
tions qui ont de vrais poètes, verra ses efforts récompensés par
des jouissances assez vives et qui auront, surtout, le cliarme de
la variété.
Par exempte, si Ton veut se donner la peine de concevoir la
tyrannie soupçonneuse, vexante au suprême degré , mais non
cruelle, par laquelle M. de Metteruicb cherche à abaisser l'es-
prit et à avilir les âmes des Lombards, imprudemment réveillés
par Napoléon et son royaume d'Italie (opération qui a duré de
1796 à 1814), on trouvera une jouissance poétique très-vive à
la lecture de la meilleure satire qu'aucune littérature ait pro-
duite depuis un siècle ; je veux parler de Prina, vision par
LETTRES A SES AMIS. . . 13
M. Tboinas Gressi, de Milao. Je ne cite ce poème sublime qu'en
passant ; si vous Irouvez ce sujet intéressant pour des Anglais,
je TOUS en donnerai des extraits qui pourront être utiles*^, car la
Vision de Prina n'est, pas écrite dans Titalien du Tasse et d*Al-
fieri, mais en dialecte milanais, langue qui n'est parlée que par
un million d'hommes tout au plus.
Mon but étant d'eiposer avec clarté comment chaque civili-
sation produit ses poètes, comment» par exemple, la civilisation
de salon a fait naître Tabbé Delille en France» et, plus tard, la
méfiance et la solitude comparative, les odes de Béranger, je
vous demande la permission de parler un peu des habitudes
sociales de Tltalie. Ce n'est que par ce chemin que Ton peut ar-
river à comprendre et surtout k sentir ses poètes. Tel d'entre
enx, il y a trois ans, était inintelligible pour mon âme, quoique
je comprisse parfaitement les mots de ehacun de leurs vers.
L'habitation dans le pays, la fréquentation constante des hom-
mes les plus fortement empreints de la manière de< voir et de
sentir italienne, m'ont enfin fait comprendre et sentir tel poète
qui, d'abord, me semblait sans mérite, et qui, hors de l'Italie,
oe peut être loué que par les pédants qui louent ou blâment sur
parole, et uniquement pour satisfaire leur propre vanité et se
donner l'air de connaître toutes les littératures.
Je trouve, parmi les poètes italiens vivants, MM. Monti, Man-
zoni, Niccolini, Pellico, Foscolo, Aricci, Buratti le Yénitieu,
Grossi de Miiau, dignes d'être connus hors de leur pays. Je me
dispenserai, pour le moment, devons parler de Vircenzo*Monti,
le plus grand de ces poètes, l'immortel auteur de la Bassvigliana.
Aveugle comme Milton, âgé de soixapte-dix ans, il achève sa vie
à Milan, soigné par sa femme et sa fille, madame la comtesse
Perticari, veuve d*un littérateur fort distingué^, et connue elle-
même par de charmants vers italiens et par sa science en langue
latine. Je ne parlerai qu'en passant, et autant qu'il sera néces-
saire pour rintelligence de mou sujet, de M. Foscolo, qui a long-
temps habité Londres. Je crois, au contraire, que MM.Manzoni,.
* Voir la lettre du 30 novembre 1825, ci-après page 27.
• Perticari, né à Savignano en 177U, raorl à Rome on 1822.
1.
14 (EUVRKS POSTHUMES DE STBNDUAL.
PeUico, Niccolim) ftiiratli et Grossi j sool moios eonms qu'Us
ue le mëritenc. '
L'Italie a'est pas eomme la France, elle a une Yingtaîoe de
capitales; eo France, il n'y a que Paris. Les titlërateurs de
Lyon, de Nantes de Bordeaai, sont des êtres ridicoles. L'ita^
est, au contraire, dans Thenrease position et rAUemagm.
On se moqne fort bien, à Venise, de ce qui est a^laudi à
Milan. Tel poète sifllé à Florence, s'il est Romain de miisssnee,
peut espérer un grand succès à Rome. A Tégard de Naples, tm
poète qui imprime à Turiu ou à Vérone y est presque aussi
étranger, la langue à part, que s^il eât publié son livre en France
ou en Allemagne. Chaque ville d'Ilalie possède communémeoi
deux ou trois poètes qui, au lien d^ètre riiticules, comme cela
arrive à leurs pareils en France ou en Angleterre, sont regardés
par les. bourgeois, leurs compatriotes, comme faisant partie des
avantages qui distinguent leur ville, et, comme vous savez, cha-
que ville, ^ci, abhorre la ciié voisine et en est abhorrée.
Cette fatale maladie morale est, suivant moi, antérieure aux
Romains; elle fut soigneusement cultivée par ces maîtres du
monde, qui ne pouvaient redouter qu'une confédération. La haioe
réciproque fui une des bases du patriotisme étroit des répn -
bliques du moyen âge. Les princes qui usurpèrent le pouvoir
souverain dans ces républiques, les Médicis à Florence, les
ViscontI à Milan, les de la Scala à Vérone, etc., cherchèrent
encore à envenimer ces haines de ville à viHe ; ils se disaient
.^vec Machiavel : hixMje ut imperes. Cette suite acharnée de f»-
taies circonstances ont fait de Tltalie le pays de la haine, pres^
que autant que celui de l'amour. Cette haine de ville à ville,
cette absence d'un centre commun de civilisation parait, par ses
bons comme par ses mauvais effets, dans chacun des ouvrages
de ses poètes, au-dessus du médiocre. Elle triomphe dans les
jugements littéraires. On méprise, à Florence, les tragédies de
Silvio Pellico, autant qu'à Milan Ton méprise les tragédies dn
.Florentin Niceolini ; ce qui n'empêche nuliament que la Fran-
cesca di Bimini de Pellico, et Vlno e Temisto de Niccolini, ne
soient des ouvrages tragiques au moins égaux à tout ce qui a
paru depuis dix années sur les théâtres de ta France, de l'Aile-
LETTRES A SES AMIS. 15
magne et de rAnglelerre. En Italie, les habitants de Venise, de
Bologne, de Milan, de Turin, de Florence, de Naples, etc., re*
gardent comme autant d'offenses personnelles les critiques qu*ou
pourrait se permettre sur leur peintre^ leur poète ou leur sla>
tnaire. Pins la critique est fondée, plus la haine par laquelle on
efaerchmait à la punir serait acharnée* G*est ce qui fait qu'un
àranger seul peut parler de la littérature italienne ou de la si-
tuation actuelle des arts en ce pays. Le seul Rossini est gêné*
ralement loué, parce que sa patrie, Pesaro, est une ville trop
petite et trop peu importante pour avoir des ennemis puissants;
et, en second lieu, parce que Florence, VeDtse, Rome, n*ont eu
aucun musicien à loi opposer et Tout appelé pour qu*il composât
pour leurs théâtres. Du reste, malheur à qui dirait du mal, à
Brescia, du poète Aricci, ou à Florence, du peintre Benvenuti!
Je me suis fait des ennemis sérieux à Rome, en me permettant
de trouver ridicule plusieurs tableaux de M. Gamuccini, le pré-
tendu grand peintre de ce pays. Ce malheureux préjugé est pré-
cisément ce qu'il faut pour fixer ces artistes dans la médiocrité
la plus incurable. La moindre critique n'est plus, à leurs yeux,
ie langage de la vérité, mais celui de la haine. Laissant donc à
part et dans leur obscurité méritée tous ces poètes qui vivent
sous la protection de la petite vanité municipale de^ bourgeois
leurs compatriotes, je passerai aux poètes vraiment remarqua-
bles et je commencerai par M. Àlessandro Manzoni. dont un
libraire de Florence vient enfin d'imprimer les œuvres complètes
eu un volume.
Tout le monde désirait qu'une telle collection vit le jour ;
tout le monde Fachète, et certainement le libraire florentin
n'aura pas donné un écu à l'auteur. C'est beaucoup s'il lui a
envoyé en cadeau un exemplaire de ses propres œuvres ; vu
l'avarice florentine, je parierais même le contraire. Ainsi, en
Italie, un homme de lettres, quel que soit son talent, ne peut
espérer de vivre au moyen de ce talent. Je compte ce malheur
apparent au nombre des plus grandes félicités de la littératui^e
itarieune; elle est délivrée, par là, des gens de lettres aux gages
des gouvernements, des Southey, etc., etc.
M. Alessandro Manzoni est né à Milan vers 17^5; il est noble
«■I
16 ŒUVRES POSTHUMES 0E STENDHAL.
et riche, de plus eiirèmemeDl dévot. Il â éftoasénne fèmmepso-
tesUDie el regarde comme le plps grand bonheur d'être parvenu
à la convertir à la religion romaine. Il traduit en italiai le fameui
livre que M. de Lamennais a écrit sur V Indifférence en matière
de religim. Le génie de M. Manzoni est sombre, tendre, sérieux*
U commença sa réputation en 1806, par une pièce de vers sur
la mort de Garlo Imbonati, second mari de madame GiuUa Bec-
caria, mère de M. Manzoni et sœur du célèbre auteur du traité
des Délils et des Peines, un des précurseurs de M. Jérémi«
Bentham. M. Imbonati était du nombre de ces génies puissantSi
moins rares, peut-être, en Italieque dans toutes les autres r^ioos
de notre Europe moderne, mais que la prudence réunie à Tabsence
complète de vanité engage à se taire. Je connais plusieurs de
ces hommes rares, je ne les nomme point, pour ne pas contra-
rier le genre de vie qu'ils ont adopté et que rend impossible
en France la vanité, et en Angleterre la nécessité de gagner de
l'argent et de fréquenter les gens riches ou titrés, d'est l'exis-
tence de ces hommes de la force de M. Imbonati qui, à mes
yeux^ fait de l'Italie l'un des premiers pays du monde. Ce sont les
hommes de la force de M. Imbonati qui, à Milan, osèrent résister
à Napoléon dans tout l'éclat de sa puissance, et rejeter une loi
par lui proposée à son corps législatif du royaume d'Italie. Les
Français, après avoir allumé ce feu sacré en 1789. ravaieot
perdu et étaient alors vendus à Napoléon, comme ils le sont
aujourd'hui aux Bourbons. Ne croyez point, monsieur, que cette
apparente digression m'ait éloigné de mon sujet : la poésie ita*
lieune, telle qu*elle existe dans les grands poètes mvants» Le
bien dire, en Italie, est 'cousin germain du bien faire. Parmi
tous les poètes de l'Europe moderne, ce précieux caractère de
réalité, si je puis ainsi parler, je ne l'ai retrouvé que chez
M. de Gollin^ poète autrichien, mort vers 1810.
La vertu pratique et imitée, pour ainsi dire, de Socrate el de
son école, respire dans les vers de M. Manzoni : In morte di
Carlo Imbonati. Leur succès fut immense, et depuis vingt «ans
ils sont cités par tous comme un des cbefs«d'œuvre de la poésie
moderne en Italie. Garlo Imbonati mourut à Paris, où il se trou-
vait avec madame Giulia Beccaria, mère de l'auteur. Le philo-
Méimm
. LETTRES À SES AMIS. 17
topbe Imbonaii n'avait jamais tu M. Manzoni. Le poète feiiii
qu'après sa mort Imbonaii lui apparaît. Ce poème n'est donc,
à proprement parler, que le récit d'une vision. Cette forme avait
été adoptée par tous les poètes, grossiers prédécesseurs du
Dante, et cela par l'excellente raison que, tout le monde croyant
alors aux visions ou apparitions, de toutes les choses existantes
une vision était la plus poétique. L'exemple du Dante, dont le
magnifique poème n'est qu'une vision, a été suivi par la plupart
des bons poètes vivants (Monti, dans la Bassvigliana; Grossi,
dans Pr»ta, etc.). Cette forme a l'immense avantage, dans ce
pays de papisme, de concilier aux grands poètes la croyance du
peuple, parmi lequel, de Turin à Napies, les apparitions passent
pour choses certaines. Le sûr moyen, au contraire, de faire rire
00 Français, de quelque classe qu'il soit, et je suppose un An-
glais, c'est de lui raconter une vision. De là, je conclus à l'uti-
lité des civilisations diverses ; non pas, certes, pour le bonheur
do genre humain, mais pour le plaisir des gens sensibles aux
beaux vers. Quoi qu'il en soit, les chefs-d*œuvre de Monti et
de Grossi, et le premier bel ouvrage de M. Nansoni, sont le récit
d'une vision.
Gario Imbonatt apparaît à M. Mauzoni et lui donne, comme à
00 fils eliëri, des jugements et des conseils sur les choses de la
vie, et ces conseils n*ont rien de vague. En 1806, il n'y man-
quait que les noms propres, pour être, même aux yeux des
étrangers, applicables à ce qui se passait en Lombardie, et le
public de Milan, qu'alors Napoléon s'efforçait d'acheter, suppléa,
lacilement tous les noms propres. Le corps législatif de Milan
venait justement de rejeter la loi fameuse proposée par Napo-
léon, rejet qui amena Fanéantissement du corps législatif du
royaume d'Italie, tandis que celui de France continua à être un
instrument passif dans la main de l'empereur, quin'étaitpas alors
aussi libéralqu'à Sainte-Hélène et dans le livre de M. de Las Cases.
Les circonstances politiques et morales sur lesquelles je m'ar-
rête trop longtemps, peut*étre, firent retentir dans tous les
GOBurs italiens, les beaux vers de M. Manzoni et leur donnèrent
ce genre de succès que M. de Béranger vient d'obtenir, en France,
par ses chanaons immortelles. Une concision poétique et pitto-
i^m
18 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
resque» une sensibilité douce qui plaee le poète dans uue région
supérieure à la colère aristocratique, qui fait le génie d'AKîeri;
nne piété tendre qui, plus tard, à gâté les tragédies de M. Man-
zoni; font le caractère de son premier cheM'œuvre. Je cileni
peu, uniquement parce que je suppose que la langue italienne oe
vous est pas aussi familière que je le durerais. Je ne puis me
défendre, cependant, de transcrire le portrait d'Homère, qui a
trouvé place dans la mémoire de tous les Italiens :
Ne lodalor comprati avea quel sommo
W occhi eieco, e divin raggio di mente ;
<ihe per la Grecia roendicô cantando
Cui poi, tolto a la terra, Argo ed Ateoe,
K Rodi e Smirna cittadin contende >
K patria ei non conosce altra che il cLelo.
Pagina 13.
La description suivante de la mort du Juste, donnée par lui*
même, avantage de la forme de la vision, qui permet de rendre
compte ainsi de tous les sentiments; cette description, dis-je,
me semble sublime. Le poète demande à îmbonati comment la
mort lui est arrivée, quelle sensation il a éprouvée ; en un mot,
ce que c'est que la mort (question si imposante et si hautement
inléressante pour tous les hommes); telle e«^t la réponse du
juste î
Gome da sonno, rispondea, si solve
Uom, che ne brama ne timor govema,
Doleemente cosi dal mortal carco
Mi sentii aviluppato.
Pagina 9.
Ce dernier mot me semble magnifique dans la boudie d'un
chrétien pieux tel que It. Manzoni s'est toujours montré. On a
souvent comparé les vers sur la mort de Garlo Imbonati aux
Sepolcri de M. Foscolo. Il y a plus de chaleur cbez M. Foscolo,
LETTRES A SES AMIS. iO
mais aussi souveut celte cbaleur est factice et ressemble trop à
de la rhétorique. La versificaliou des SepoUrif plus brillante que
celle de M. Manzoni, manque loui à fait d'onction et de ce
charme entraînant qui, dans les vers du jeune Milanais, rappelle
souvent le naturel toucbani de plusieurs poètes allemands et
anglais. Le plus beau passage du poème de M. Foscolo, celui où
il peintre génie de Machiavel, appartient plus au genre de la sa-
tire qu*à celui d*un poème qui veut être touchant. M. Foscoto
est sûr du suffrage de tous les esprits, même les plus grossiers;
M. Manxoni ne platt qu'aux esprits délicats, mais les enchante
comme le son d'une musique suave et qui fait penser doucemenl
aux choses d'une autre vie.
Les hymnes sacrés de M. Manzoni se sont fait lire même des
politiques, qui considèrent le Papisme comme le premier mal-
heur de ritalie. Le papisme proscrit tout examen, c'est ainsi
qu'excepté chez les esprits de la force de Gario hnbonati, de
Beccaria» de Melzi, deCrino €âpoiii,-et de peu d'autres, il a re«
tardé d'un siècle la civilisation de lltalie. Dans la classe des ac-
tions politiques, rignorance que le papisme cause a conseillé
aux Milanais, l'assassinat de Prina (20 avril 1814) ; dans la classe
des sottises imprimées, ih a feiit naître V Histoire d* Italie i\e
M. Carlo Botta, imprimée en ti$25, et lui a fait avoir quatorze
éditions» en deux années.
Toutefois les beautés poétiques des hymnes de M. Manzoui
sont telles, qu'elle^ <mt fait passer sur leur tendance antisociale
et vénéneiise, surtout pour la malheureuse Italie, écrasée en 1825
par les leut-puissants jésuites '.
' Voir le feuilleton du journal le Temps, du 5 mars 1830, ayant poui*
titre le Pama«<« italien. Il y », entre la lettre ci-dessus et ce feuilleton,
plusieurs idées communes eii primées souvent dans les mêmes termes;
mais chacun de ces articles a des particularités qui lui sont propres. (R. C.)
VaBRi
^ ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CXXVI
A HONftIBUR R... €..., A PARIS.
Rcme, le 20 novembre 1825.
Ab ! parbleu, je te conseille de v^oir me parier dorâaavaiit de
tes cascades de la Savoie et de la Suisse ! je viens de voir la
bellissima cascata di Teroi. Ouvre tes deux oreilles et écoute ee
que tu vas ouïr. Un incident assez singulier est venu . encore
ajouter à ragrément de ma charmante excursion dans ces moa*
tagnes.
Après un grand nombre de zigzags dans rApennin» de Naroi
à Terni, je suis arrivé dans celte viUette par un clair de lune
magnifique, à neuf heures du soir. Le lendemain matin, par ua
soleil superbe, et les arbres encore garn» de leurs feuilles seu*
lemeut rougies par Tautomne, je suis allé à pied à la cascade,
parce que j'ai eu la petitesse de me mettre en colère ave^ le
maître de poste, que le gouvernement papal a autorisé à pren-
dre un prix énorme pour faire sept milles. De Terni à la cas-
cade, on suit le fond d'une vallée, où j'ai eu le plaisir de me
perdre. J'ai demandé plusieurs fois mon chemin. Une paysanne,
après m'avoir répondu fort soigneusement, m'a dit avec Êimilla-
rite : « Donne-moi quelque chose, pour Famour de la Madone. »
Le tutoiement vient de Tancien latin. L'absence de toute vergo-
gne avec laquelle tout paysan demande au voyageur tient:
1* au défaut total de vanité; 2*" à l'égalité devant le prêtre; 3** à
l'égalité devant Dieu. Il y a si peu de vanité dans ce pays-ci de-
puis le lac de Trasimène. que je commence a h\ regretter. Lès
paysans en France, pour exprimer le comble du malheur, di-
sent fort bien : // fut réduit à tendre la main. Ici, vous passez
devant, une femme qui travaille, assise sur le devant de saporie;
elle tend la main, sans se déranger et vous dit: c Donne-moi
quelque chose. » — Mais Tabseuce de vanité, funeste dans les
LETTRES A SES AMIS. 21
liasses classes, est bien agréable et produit des efTets bien neufs
pour nous, dans la société.
Je le fais grâce des autres pensées du même genre qui m'a*
musaient pendant que j*a^lais à la cascade. Je suivais le fond de
cette vallée à bords escarpés, mais ie ne voyais point arriver la
cascade. Dans mon inquiétude» j'ai quitté le cbemin et me sais
mis à marcher sur le bord même de la rivière limpide qui vient,
de la cascade. J'ai failli à tomber dans Teau, en sautant de ro-
cher en rocher, dans mon obstination de ne point quitter, la ri-
vière. Enfin, je suis arrivé sous un pont, je me suis hissé sur le
poot, et me voilà sur la rive droite de la rivière. Je suis une allée
d'orangers, j'entends un grand bruit, je vois une grande fumée
d'eau brisée ; je fiiis un détour et, à ma droite, je vois la rivière
qui se précipite du hant du bord escarpé de la vallée. C'est la
phis belle chute d'eau que j'aie vue de ma vie. Je reste une
heure au fond de la vallée. Combien je suis heureux de ne pas
Qk'ètre fait accompagner par un guide !
Au bout d'une heure, un joli petit paysan m'aborde d'un air
riant, qui me surprend, et me demande avec amitié si je ne veux
pas monter et voir la cascade de haut en bas.
Je monte, en effet, par un petit sentier en zigzag qu'on a pra-
tiqué, Tannée dernière, le long du c6té oriental de la vallée, en
l'honneur de Tempereur d'Autriche. A mi-hauteur de la cascade,
il y a un belvédère qui s'avance, et qui est, en quelque sorte,
comme suspendu sur la nappe énorme qui tombe au fond de la val-
l<^. Gehi est parfaitement beau. Je grimpe enfin tout à fait au liant
de la cascade, je vois la rivière à six pieds au-dessus de l'endroit
où elle se précipite; on jouit en ce lien d'une cascade en rac-
courci. Cette petite rivière (le Velino) coule dans un canal construit
parles Romains, pour abaisser le niveau d'un lac qui esta deux
milles de la cascade, et gagner des terrains cultivables sur ses
bords.
J'ai suivi, pour revenir à Terni, un chemin qu'on a pratiqué
tout au haut dn bord oriental de la vallée, tout au bord du pré-
cipice qu'elle forme|,J'étais'fatiguéd'admiration,j'avais besoin de
sensations d'une autre espèce; elles n'ont pas tardé à venir. Une
paysanne qui passait m'a salué en riant d'un air de connaissance.
92 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
J'ai pensé à Tair affable de non petit guide, chose « rare en
Italie, où c'est toujours Tair hagard de la méfiaoceet dehr hahie
<|oe Ton trouve éua» les yeux mêmes des gens que Fou paye le
mieui. i'ai interrogé mou petit guide ; un air malin brillait dans
ses yeux si beaux ; il refusait de me répondre. Enin il m*a dit en
riant : « Je vois bien, seigneur StéÊino, que vous ne voulez pas
être connu. Voici cependant Thabit que j'ai acheté avec les sii
écus que vous m'avei donnés à votre départ. »
J'abrège des détails infinis et fort amusants pour moi, qui ne
comprensâs pas. Je vois enfin que je suis M. Etienne Forby,
paysagiste firançais, qui a passé vingl-six jours au petit village de
Fossagno, occupé à peindre à Thuile t4)us les aspects de la cas-
cade. Tous les paysans que je rencontre me saluent avec une
bienveillance marquée ; je vois que je suis un brave homme. De
jeunes paysannes me saluent aussi fort amicalement. Je m'en-
quiers de mon petit domestique, de ma manière de passer mes
soirées; je demande si je n'avais point de maîtresse. Hélas! non!
mon ménechme a eu la constance de s'ennuyer ici vingt-six soi-
rées de suite, sans se mêler à la société, car il y en a pourtant
eu Italie. J'ai été présenté à la paysanne qui me louait mon lo-
gement, à celle qui me £aiisait à dtner, et dont la sœur venait
d'avoir le malheur de perdre sa petite fille Mariaccia, celle que
j'aimais tant.
J'ai voulu, au milieu de tout le village rassemblé autour de
moi pour me faire fête, essayer de renier mon nom : im-
possible. Tout le monde me criait : c Vous voulez rire, seigneur
Stéfano. » J'ai passé trois heures au milieu de ces bonnes gens,
que j'ai régalés de viu blanc et de saucisses sentant l'ail d'une
lieue. Jamais, quoi que j'aie pu faire, il ne m'a été possible de
faire naître le moindre doute sur mon identité. Enfin mon petit
domestique m'a reconduit à Terni, ou je ne suis arrivé qu à six
heures du soir, en péchant le long de la rivière.
Il parait que mon ménechme est un homme excellent; je me
suis diverti avec ces paysans qui me traitaient d'une manières!
intime; je me suis enquis de tous les détails possibles, sur la
vie qu'ils mènent ; je leur ai promis de revenir dans un mois,
toujours bien contrarié de trouver mon ménechme si peu galant,
L&TTEES A SES AtfIS. SS
ear je voyaî» des ym& sufierb^ panû te paysaBue^qoe je ré»
galate. J'ai en jusqu'à soixante ou quatre-ykigtspersoimes au-
tour de Bioiy et toujours adoré de tout, le monde. J'étiâs-asBis sur
le liane de la boutifae du sahamiere (du cbareutier), et une
barrière, formée par deux chaises plaeëes devant moi» empé*
cbùt la foule de m'opiNrimer. J*éorivis spr ee banc une attesta*
tioB que me demanda Franceiùùj mon petit domestique ; me^^
successeurs y pourront vérifier la vérité de cette aventure.
A fiome, au café del Greco, via de Condotti^^n m'a présenté
à mon méoeciimey qui était «sans^ doute, fort bien au miMral,
nais j'ai été choqué de le trouver si peu beau : e'est une leçon.
U est singulier combien Thomme le moins fat parvient encore à
8e£ûre illusion sur sa taille, sa figure. En se regardant pour
mettre sa cravate, les gens mêmes qui voient des tableaux
toute la journée finissent par faire abstraction totale des dé*
iauts.
CXXVll
A MONSnilTR ..., A LONDBES.
Paris, le 30 novembre 1825.
L'immense succès de la Campagne de Moscou de M. de Ségur,
dout douze mille exemplaires se sont vendus, sans puff, en deux
mois, a fait (aire une deuxième édition de V
Histoire de V expédition de Bussie, par le marquis de Gham-
bray, trois volumes avec cartes et plans, deuxième édition.
Cet ouvrage estimable a le tort d*ètre un peu ennuyeux. Son
bon côté est de donner des détails militaires, fort utiles aux
gens du métier, popr acquérir, non la science militaire, mais
€e genre de bavardage qui donne de la considération à la table
d'un vieux major général. La défiance ^ qui entre pour beaucoup
dans les jugements littéraires de l'Europe, vous empêchera de faire
va grand cas de l'ouvrage de M. de Chambray. Employé par les
U ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Boarboos, qnt l'om Cik colonel d'aniHerie et dephis marçtitSi
comneni cet auteur oserait-il louer le maréchal Ney? L*effet le
plu» fuaesle, pour les Bourboos, de Thiatoire si iiiiéres6aoie de
M. de Ségur, a ëlé de faire voir à la natkiD de quel béros le ca-
price du ministère de 4815 l'avait privée. Le maréchal Ney avait
la qualité la plus rare parmi les Français, celle de ne se laisser
ni abattre par les revers ni exalter par les succès. Le lendemain
de la bataille de la Maskowa, il osa conseiller la retraite à Napo-
léon. A qui a connu Thomme et la servile bassesse de B et
de tout ce qui approchait Tempereur, un pareil trait est hércique,
Ney était fort ambitieuxv et ce mol pouvait le perdre à jamais.
Le livre de M. de Gbambray est bien fait; il corrige plusieurs
erreurs de détail de Bl. de Ségur. Ce qui m'en a paru le mien
traité, ce sont les événements militaires depuis le 19 octobre
(i81â) jusqu'à l'arrivée à Smolensk; mais toujours le marccbal
Ney u*est pas mis à sa place.
Wà Gaule poétiqne,p9iT M. de Marchangy, troisième volume.
Celle quatrième édition aura six volumes.
Un des ouvrages les plus emphatiques et à la fois les plus plats
qui aient contribué à la décadence de la pauvre littérature fran-
çaise, c'est, sans contredit, la rapsodie de M. de Marchangy,
procureur général. Su place lui donnant beaucoup d'influeDce
dans les cours de justice, il a fait peur à tous les journaux, qui
ont vanté sa rapsodie et l'ont poussée à la quatrième cditioo.
Le style est la charge de celui de M. de Chateaubriand. Si M. de
Marchangy écrivait des romans, il serait presque aussi absurde
que H. d'Arlincourt. La Gaule poétique, traitée avec bon sens,
pourrait faire un ouvrage iutéressant. C'est le catalogue d&h
criptifée tous les sujets de tragédie et de poème que peut four-
nir notre histoire de France. Les malheurs d'OBdipe et des
Atrides commencent à être hors de mode en France, notre ira*
gédie ne s'occupe plus que rarement des Grecs et des Romains.
On répète souvent un vers de Berchoux qui est devenu pro-
verbe:
Qui nous délivrera des Grecs et des Romains?
Celte révolution dans notre littérature, commencée par M. de
LETTRES A SES AMIS. S5
Oiateasbriand ^l madame de Slaéi» s'appelle ia ^oertile* des
dassiqnes ei des reaiaDtk|aes. Ou se rapprochera du naturel,
du simple, du raisounaliie. La féodalité et la délicatesse des eaun
disparatlront de noire liuérature.
Le Masque de fer, jouraal littéraire et satirique, paraissant
tous les cinq jours, et qui en est à sou douzième ou quinzième nu*
méro, a désolé toute la petite littérature. Ce journal, fort satiri-
que, outre les vérités désagréables et ce qu*il y a de aulbeureat
pour les gens de lettres médiocres qu'il fustige, c*esl que sou-
vent il met beau(H)up d'esprit et de finesse dans ses critiques.
CXXVIII
A BfORSlEUR GËRCLET ^ A PàRlfi.
Taris, le 30 novembre 1825.
Monsieur,
J'ai des remerdments à vous faire pour les compliments que
vous voulez, bien m'ad?esser. Quoi! pensez-vous réellemenf
que mon petit ouvrage* soit plein d'esprit, comme tout ce que je
publie ? •— Je ne le pense pas moi-même : première opposition
entre nous. Vous voyez blanc ce que je vois noir ; nous ne pou-
vons estimer réciproquement nos esprits que par polites^se. Reste
notre caractère moral.
Vous n'êtes pas plaisant ou proaucleur, je m*en aperçois au
mauvais goût de la plaisanterie sur un nom qui, vous auriez pu
le savoir facilement^ m'a été utile hors de France. A quoi bon les
' M. Gerdet, ancien sect Jtaire-rédacleur de la Chambre des députés
et maître des requêtes, est mort à Paris, le 25 août 1849, à Vâge de
ciiM|tiiiite-troi8 ans (R. G.)
* Hfvn novvMW oomplof contre Ui induêlriéU, brochure in-8* de vingt-
quatre pages.
2C ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
IMColenes ^vA suiveui? Je ne pnîs qo'aceéder eutièremeDl à loot
ce que vous diles et de votre iDConlestabie sopériorité en éco-
nomie poiitM|iie, et de mon méulent en eette matière. Ces deux
vérités sont également évidentes pour moi.
Gomme il ne 8*agit que de discusnons iittcraires, je voas
dirai, sans qoe voos me le danandiez» que si je n*avais pas eu
l'honneur de vous voir chez vmis, je n'aurais pas résisté à h
Umtatîoo de prendre pour épigraphe :
« lis rendment la question insoloUe, si le
Cl bon sens public ne dédaignait leurs ridicules
c et pédantesques théories. »
Le Producteur lui-même, page 82.
C'est aussi parce que j'avais Thonueur de vous connaître per-
sonnellement, monsieur, et peut-être aussi par suite de moa
éducation, que je n'ai pas cherché à prendre le ton du Produc-
teur dans la phrase qui annonce la citation du journal que vous
dirigez.
Les Débats du 17 novembre, et le Frondeur &un de ces jours,
m^avaient donné à penser que de grands personnages, qui oat
beaucoup de millions et de vanité, donnaient des ins^ira^ons
à ce journal, destiné à leur faire gagner à la fois Yërgeni et
l*çLnUtiéde$ t'arisiem.
Cette idée était confirmée par des articles de ce journal, fort
bien faits, d'ailleurs, sur des quatre- vingt<«dix«huitièmes de pro-
priété qu'on voit passer journellement d'un respectable indus-
triel à un autre plus respectable encore.
Je ne vois rien , dans la brochure sur laquelle vous voulet
bien me donner votre opinion, qui puisse blesser le momsdo
monde le caractère de MM. les rédacteurs des joufnauK indus-
iriels. Je n'ai point l'honneur de les connaître personnellement;
mais il suffit, monsieur,, qu'ils travaiUeiit avec vous pour que je
les croie animés des^ mêmes sentiments honorabl^.
Vous pouvez savoir facilement, monsieur, qu'ayant beaucoup
d'estime pour l'état de joumaKste ( c'est la tribune de notre
temps ), je ne connais l'organisation d'aucun journal. Je poisais
LETTRES A SES AMIS. S7
que les rédacleurs du Producteur étaient les mêmes que ceui
du Journal du Commerce. Comme un journal perd beaucotip
d'argent les premières années, je croyais encore que Tindustrie
faisait des fonds pour donner des moyens de publicité à la pro-
fonde estime que MM. les rédacteurs ont naturellement pour
elle.
Le ton de votre lettre me fait espérer» monsieur; que, tout en
n'estimant guère, vous mes plaisanteries, el moi vos obscurités
prétentieuses, nous pourrons continuer à vivre sur on pied ami-
cal. Si vous me permettez de rire de ce qui me semble affecté;
et que, par extraordinaiffe; ma brochure ait nue seconde édition,
j effacerai, sans que vous m'ayex rien dit à ce sujet, ce qui a pu
vous paraître inculper vos intentions; car les gens qui pensent
ne doivent pas ilonner à rire à ceux qui digèrent.
J'ai l'honneur d'être, etc.
il. Bkyle.
OXXIX
A MO^iSlUUR ..., A LUMbKESi
Paris, le 30 novembre 1825.
Puisque rintérél que vous portez à la littérature italienne
vous fait désirer quelques détails sur le poème de Grossi S je
vous envoie copie d'une lettre que j'adressai de Venise à un
ami, le 10 septembre 1822. Bien qu'écrite six années après
l'apparition du poème, cette l^re me semble donner une idée
assez exacte de l'effet qu'il produisit, principalement à Milau,
que j'habitais en 1816.
La plupart des voyageurs anglais qui ont parcouru l'Italie me
paraissent des gens qui relisent plus souvent Tite-Live, Horace,
' Voir la lettre du 16 novenbre 1825, ci-devaiit, page IS.
28 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
et ce qu'ils appeUenl leurs auteurs ckissi<|ues , qu*ib n'ooTrent
les yeux dans le rnoode. Il D'est donc nuUement cUmnant
qu'Eustace et les voyageurs de cette espèce ne se soient pas
aperçus que, sous le nom générique d'italien, Ton comprenait
une dixaine de langages différents, tels que le piémoniais, le
génois, le vénitien, le bolonais, le milanais, elc., etc.
Ce n*est qu*ayec peine qu'un grand poète se résout à écrire
dans une langue morte, dans la langue qu'il n'a jamais parlée
ni à sa maîtresse, ni à son ami, ni à ses rivaux.
L'orgueil littéraire s'offense de cette vérité; je lui réponds
par les faits. Quels noms Tltalie peut-elle opposer aojourd*bm
à ceux de Grossi et de Buratti? Je ne vois que Monti et Foseolo.
Monti, parvenu à une honorable vieillesse, n'écrit plus*, et si
la chaleur poétique est ce qui fait vivre les poèmes, je n'bésile
pas à scandaliser les littérateurs d'Académie et à avancer que Tod
se souviendra des satires de Buratti et des poèmes de Tommaso
Grossi, longtemps après qu'on aura oublié les Tombeaux de Ugo
Foseolo.
Seulement Grossi et Buratti ne seront appréciés que par le
million de personnes qui parlent le milanais et par les deux ou
trois millions qui parlent le vénitien. I^a terreur est si grande
dans ce pays-ci, que peut-être, il est vrai, les délicieuses sa-
tires de ces grands poètes ne seront jamais imprimées.
Mon objet aujourd'hui est de vous parler de Prina, a vision.
C'est un poème de deux cent quarante-six vers, qui, un beau
j/>ur, en 1816, fut trouvé sur le pavé de Milau. Quelques heures
s'étaient à peine écouldesqiie les habitants de la ville, comme le
gouvernement, n'étaient occupés que de celte satire admi-
rable.
Telle est la sensibilité de ce peuple, telle est sa non-rura des
choses qui ne sont qu'utiles, un bel ouvrage de Tart les enlève
entièrement aux intérêts directs de leur fortune. Pour que vous
puissiez comprendre l'effet magique produit par ce poème, il faut
que je vous rappelle quelques circonstances particulières à la
1 Monti, né à Fuflignano, vers 1755, mort en 1828.
LETTRES Â SES AMIS. S9
Lombardie, à ee pays qui, depuis quaranle aus, est à un siècle
de civilisatioD en avant de tout Je reste de Tllalie.
Le 20 avril 1814', la populace de Milan) excitée et payée par
les gens riches et les nobles, assassina à coups de manches de
parapluie, U. Prina, ministre des finances. C'est le seul homme
de génie que Napoléon eût osé employer dans son royaume
d*Italie ; il craignait toujours que ce royaume, dont il avait été
obligé, dès 1806, de ne plus réunir le corps législatif, ne
cherchât à se séparer de la France.
Pour Fassassinat de Prina, trois factions se réunirent : la faction
aulrichienne, la faction desgens mécontentés par les hauteurs du
vice-roi Eugène, et enfin la très-petite £aiction des gens qui dési-
raientdes institutions libérales. La faction autrichienne, conduite
par des prêtres et beaucoup plus habile que les deux autres, les
trompa avec une facilité qui fait peu d'honneur à cette sagacité ita-
lienne si fort vantée. Le parti autrichien se fit avancer beaucoup
d'argent par de riches négociants, rebutés par le vice-roi, qui u'ai-^
mait que la noblesse. Avec cet argent, on paya deux cents va*uu«
pieds; mais, quoique payés et animés par la présence des princi-
paux nobles qui, le parapluieà la main (car la pluie tombait par tor-
rents), s'agitaient et criaient au milieu des assassins, aucun de
ces va-nu-pieds salariés n'eut le courage de tuer Prina ; ou le
prit dans son palais, on l'assomma, et il resta cinq heures de
temps demi-mort, éleodo par terre, et recevantun coup démanche
deparapluie tous les quarts d'heure; on le traîna en cet état l'es*
pace de quatre cents pas. Deux dragons, à cheval parurent ; six
nillc assassins prirent la fuite; les dragons ne faisaient que
passer; ils n'avaient aucun ordre. Les six mille va-nu-pieds,
parmi lesquels deux cents étaient payés pour assassiner, revin-
rent autour du pauvre Prina. Gomme on le traînait, il passa de-
vant nue église, celle de San Giovanni aile Case Rotte. Le prêtre
de eette église, quoiqu'il ne fût pas de la conspiration, fit fermer
* Voir l'ffû/otr» au ^ wrxï 1814, par le comte Guicciardi, 1 vol. iii-!8
de cent pages, traduit en français.
' Le corps lé|;islalif de Milan refusa à Bonaparte, en 1806, une loi sur
l'enregislremenl. (H. B.)
II. 2
50 ŒUVRES POSTHUMES DK STENDHAL.
les grilles des portes, comme quelques persoimes bumûues qui
cuvironnaient le eorps de Prina eatrepreDaieDl de Y y porter. Il
parlait encore et n'avait point de blessure mortelle ; il s'écriait
d'une voix, assez forte : Au nom de Dku^ achevex^moi. Un per«
sonuage célébré depuis par Buratti, le marquis Maruzzi ^, qui
est le héros de YEUfanleidep ouvrage du poète vémtieu, répon-
dait à cette demande par ce cxi furieux : Achevez-le, ache-
vez-le.
Enfin, le malbeui^ux Prina, arracbé de sa maison vers
midi, cessa de souffrir à cinq beures. La populace, le voyant
mort, redoubla de foreur et traîna son cadavre dans les rues
jusqu'à ce qu*il eût perdu toute forme humaine.. La nuit liéne,
il fut porté en cachette au grand cimetière de Nilaii appelé il
Fappon,mr\ik route de Gônie.
 peine Prina assassiné et le peuple de Mikm engagé par uo
crime, le parti autrichien se moqua également et des booi^eois
mécontents des préférences aristocratiques du vice -roi qm
avaient fourni leur argent, et du pe^l nombre de jeunes libé-
raux» sans cervelle, qui ne comprenaient pas qu'a^nt d'arriver
à mi gonvernement représentatif la Lombardie avait besoin de
quarante ans d*jidministration d*un despote, homme de génie
comme Napolécm.
£st-4l besoin de dire que tous les anciens abus arrivèrent avec
Tadministration autrichienne ? Cette administration fut sage et
humaine de 1814 à 1820 ; MM. de Bellegarde et de Saura», suc^
cessivement gouverneurs, furent modérés et prudents ; mais ils
étaient souvent entraînés par les nobles» impatients de reprendre
leurs anciens privilèges, et qui semblaient dire à ces sages gou-
verneurs : Pourquoi donc avons-nous assassiné Prina ?
Le méconlenteitient était extrême dans le pays, lorsqu'oo
beau matin, en 1816, Ton trouva dans les rues de Milan (et, à ce
que m'ont assuré des gens dignes de foi, ù Milan et à Venise»
jusque dans le théâtre de la Scala, le même soir) plusieurs
copies de l'admirable poème dont je vais maintenant m'occuper
exclusivement sans plus parler de politique.
* Grec d'origine, espion russe, ultra enragé. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 31
Ce poème, en langage milanais, a pour litre :
KL DI D' INCŒU (LE JOUR D'AUJOURD'HUI).
VISION.
El di dHncc^u, en .milanais, veul dire : Ce à quoi nous en
sommés venus* .
Après le titre, on trouvait dans le manuserit oelle épigraphe :
Indicatum est de singulis seciindum
opéra ipsorum.
Ap., cap XV.
Le poème se compose de quarante et une stances de six vers
chacune. L'auteur fait parler un personnage plein de bonhomie,
de bon sens naturel, de superstition et d'une haine profondé
pour le gouvernement quel qu'il soit. €'esl, à peu de choses près,
la personnification da Lombard de nos jours; du moins, telle ef^t
Tespèce d'hommes que je rencontre journellement à Venise.
Ce bon Milanais s'exprime ainsi dans le style le plus familier,
le nhis pittoresque que j'aie jamais vu; c'est dans le genre d^ vo-
it^ Grabbe, mais avec cent fois plus de feu.
1.
« C'était une nuit des plus épouvantables, obscure comme
dans la gueule da loup ; on n'entendait pas le bruit d*un seul pas,
tin mouvement, une respiration seulement qui donnât indice
de personne vivante;* seulement un chien de mauvais augure
jetait des eris d'horreur qui semblaient annoncer la mort.
2.
« Et mol, marchant péniblement dans la boue et tout seul,
pour arriver à Milan par la slrada Comasina, j'allongeais le pas
le plus que je pouvais, car en vérité, ce chien, avec ses cris,
m*avait mis un peu d'horreur dans l'âme. Une horloge se met à
sonner : j'écoute... c'était justement minuit.
32 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
3.
« A ce moment, j'^aperçoîs Tombre d'un mur assez bas; je re-
coDuais celui du Foppon; voilà que j'arriTe juste en face de la
porte de fer. Je me sens trembler et les jambes et tout le corps.
Regardant dans le cimetière, par la porte, je disais : < Jésus! i
pour ma pauvre mère... quaiul j'eutendsunpOf//]r(un bruit), et
je VOIS une grande flamme.
« La clarté d'un jaune pâle qu'elle causait se réfléchissait sur
toutes les croix de bois: ces croix tremblaient, la terre frémis-
sait, et il en sortait, comme d'un lieu profond» une voix faible,
longue, longue ; cette voix semblait demander secours et être
comme d'un moribond.
5.
« Elle s'cclaircit pourtant peu à peu et elle finit par dire claire-
ment. . Ami Rock ! venez ici. Quand j'entendis dire Ami Rock,
Roeb est justement mon nom à moi. ma vue s'obscurcit, les
bras me tombent; je tombe à terre comme un homme de
cbiiïon ^
6.
a Ce qui est ensuite arrivé, je n'eu sais rien , seulement, que
revenu à moi, je me suis aperçu que j'étais dans l'obscurilé et
j'étais renversé sur une petite hauteur formée d'os de morts.
Ces os s'agitaient sous moi, et quand je suis revenu à moi, j'étais
justement sur le point de tomber dans une fosse.
7.
et.
« Au fond de cette fosse je voyais une espèce de clarté, pâle,
pâle, qui se levait peu à peu; j'étais tout attention, comme
* Sorte de mannequin que tes enfants font sauter dans le carnaral.
(U. B.)
LETTRES A SES AMIS. 33
TOUS pouvez bien penser; qu'est-ce que ça peut être? EdHii, je
distingue quelque chose, j'y vois clair ; c*est une ombre. La
lumière venait d'une petite bougie que Tombre tenait à' la main :
peu à peu elle s'est élevée et, enfin, elle est sortie de la fosse
jusqu'à mi-corps.
8.
i Grand Dieu ! comme elle était arrangée, une pierre en eût eu
pitié. La bouche était sans dents, pleine de sang, les bords en
étaient arrachés et pendants; les narines aussi étaient écrasées
et déchirées ; les yeux étaient comme hors de leur orbite et
couverts de taches noirâtres ; le crâne, sous les cheveux, parais-
sait à moitié écrasé; les bras étaient disloqués, et la poitrine
pleine de marqués de coups.
9.
« Les cheveux de cette ombre malheureuse tombaient sur la
figure, ils étaient pleins de boue et de sang caillé. Quelques
dents, à peine, restaient dans une bouche pleine de sang et de
iange.
10.
< J'étais si attentif et si troublé, que je ne savais si j'étais en-
donni ou éveillé; j'étais là hors de moi et ayant, à grand'peiue,
la force nécessaire pour respirer. Ce pauvre malheureux cher-
<^it à lever ses bras; mais il ne pouvait eu venir à bout :
H.
« Parce que à mesure qu'il parvenait à mettre en mouvement
ces morceaux de chairs écrasés et remplis de boue, quand à
peine il commençait à les lever, les bras cassés par le milieu
retombaient eu bas, et il ne pouvait jamais parvenir à élever que
les deux moignons près des épaules; le reste des bras pendait
après comme une chair inanimée *.
* Horrible et has en français; par conséquent, vrai, énergique, en
iuaien. (U. B.)
2.
84 (EUVRËS POSTUOMES DE STENDHAL
42.
« Après qtt*U eut fait ainsi pour un peu de temps, voyant
^*il ne pouvait parvenir à lever ses bras, dans un mouvemeut
de rage il secoua la tête tellement, que ses cheveux appesantis
par le sang et par la boue, furent rejelés en arrière. Alors Tom-
bre., diminuant un peu Texpression horrible de sa figure, s'est
mise à me parler ainsi qu'il suit :
15.
« Qu'est-ce qui est arrivé aux Milanais depuis le 20 avril
«de l'an 14 jusqu'à cette heure? » A ces paroles» il me vient
à l'esprit, comme une lueur vague, que ce fut... 4'avaiice la tète
et fixe mes yeux sur la figure... Pardieu ! c'est proprement
l'ombre du ministre Prina.
14.
« Ah ! Excellence, croyez-le, je vous en supplie, moi je u y
« suis entré pour rien ; dès le commencement, je me suis
« sauvé... » Et lui alors :
« Ce n'est pas ça, me dit-il, que je vous ai demandé; je de^
« mande ce que Milan a gagné pour m'avoir tué comme on ne
« tue pas un chien?
« Illustrissime, répondis-je, plaise à Dieu que ce fichu traite-
« ment que vous avez éprouvé puisse vous valoir le ciel ; quant
« à nous, cela a été une triste affaire ; on a donné de l'air à
a Sainl'Fidéle, d (Allusion à une place qui a élé faite sur le ter-
rain occupé par la maison de Prina, que la populace démolit
dans sa fureur; cette place est vis-à-vis l'église de San Fedele^
et c'est le seul avantage qu*ait valu à Milan la mort de Prina.)
« Gomment ! me dit Tombre, et l'indépendance ?— Chut, Excel-
c lence, ou gare la prison ! »
« Alors, j'ai vu cette figure en lambeaux faire une certaine
grimace, comme s'il lui fût venu envie de rire. Alors il m'est
venu un peu de courage, et je me suis mis à lui conter avec beau-
coup d'ordre, et du commencement à la fia« toute Thistoire de
ce qui nous est arrivé, telle quelle.
LETTRES A SE^ ÂMIS. S5
« Que les Altemands sont arrives qu'à peine Tenus, la
peur d'entendre parler leur langue barbare a fait un tel effet sur
toute la race des petits pains S qu'on a dû les saigner et que,
diminués déjà de moitié^ ils 4sont sur le chemin de mourir
étiques .
Et quand les pauvres de Mikain crient du pttin, le» Allemands at-
tendent la réponse de Vienne, pour savoir si le conseil Aulique
leur permet de manger ou de crever de faim. .
« Mais, comme ce conseil Âulique a coutume d'aller avec
flegme dans les affaires et avec méditation, en attendant, on
nous donne le prétexte accoutumé de la religion, on nous parle
de nos devoirs envers Dieu, pour nous faire prendre patience; la
religion est, en vérité, une bonne chose, mais quand Ton ne
meurt pas de faim.
« En attendant. Milan n'est plein que de vanité, de comtes, de
chevaliers, de canailles sous tous les noms possibles, tous gens
dont l'esprit est étant et qui ne songeât qu'à donner des coups
de pied dans le cul (à faire des insolences et à maltraiter les
non-nobles); et le pauvre mérite, qui n'est pas don (signe de
la noblesse espagnole, conservé à Milan, qui a' appartenu cent
cinquante ans à Philippe II et rois suivants), on l'a forcé à se
réfugier là, dans un petit coin obscur. »
c G'est ainsi que je contais au long tous nos msdbeurs et tous
nos désapointements après la venue de nos libérateurs, les Allé*
mands, et Prina m'écoutait avec une telle attention, que je ne le
voyais ni se remuer, ni même respirer.; et je voyais bien qu'i
de telles nouvelles il ne se sentait pas de joie ; qu'un homme
qui a été ministre a encore le cœur de ministre, même après le
cimetière ; et pour lui faire plaisir, c'est en vain qu'on cherche*
rait autre chose ; il lui faut des gémissements, des larmes, des
misères, quoique, à vrai dire, après le traitement qu^il avait
reçu, le pauvre Prina eût quelque raison d'être ainsi.
I II suffit; quand j'ai vu que je lui faisais plaisir, crac, je tourne
la voile dans le moment, je change de tour ; car jamais de ma
Le
I i I !
paia renchérit, les petits pains diminuèrent de moitié. (H. B.)
36 ŒUVRES POSTBUMKS DE STENDHAL.
vte je D*aî voulu, par mes paroles, faire plaisir k un miuistre,
vif ou iDorl qu'il soit.
c Voire Excelleoce doit savoir, me mets-je à dire, qu'au mi-
lieu de tous ces manants du Bhin, nous autres bons gourmands
de Milan, nous sommes tous contents, gais comme des coqs eu
'pâle; toutes ces pilules amères nous semblent douces comme
biscuit, et tout cela pour le grand amour que nous portons à
notre François. »
Ici, nous prendrons congé du satirique; la satire devient
excessive» sans cesser un instant d'être gaie. Voilà le ton de
couleur que nous désespérons de rendre dans notre pâle imita-
tion.
Le poète est surtout admirable lorsque, abandonnant les sujets
généraux de plainte des Lombards, il arrive au personnel des
tyrans, grands et petits, qui reparurent aussitôt après la chule
de Napoléon. Toutes les petitesses ressuscitèrent ^ Le poète les
décrit avec la plus extrême énergie, et cependant il évite tou-
jours le style noble avec le plus grand soin. Souvent ses des-
cripiious paraîtraient horribles en anglais; cela vient, sans
doute, de la différence de notre sensibilité du cinquantième
degré, à la sensibilité de ce pays civilisé deux mille ans avant
nous.
Vénergique ne déplaît jamais en Italie, ne peut pas déplaire.
La manière de sentir de ce peuple est admirable ; son premier
mouvement, en fait de beaux-arts, est toujours juste. Ce qui est
ridicule, c*est sa manière de raisonner sur les beaux-arts. Der-
nièrement, à Rome, j'ai vu Ganova louer tous les sculpteurs
dont on lui parlait ; il trouvait quelque chose k admirer, même
chez les plus exécrables tailleurs de pierre; chez des gens qui
rendent à peine reconnaissable la forme humaine. Ganova, tout
protégé qu'il est par le pape et le cardinal Gonsalvi, craignait
de se faire des ennemis. L'inÛuence des jésuites et des gouver-
nemenls a rendu pitoyable la manière de raisonner des Italiens
sur la littérature et les arts. Qu'il vous suffise de savoir, comme
* Exactement comme en France lors de la rentrée des Bourbons, en
1814. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 37
un eiemple, que pendant deax cents ans les jésuites sont par-
Tenus à £aire trouver le Dante exécrable. Il n*y a pas trente ans
que Ton ose admirer ce grand homme.
Le poète auquel on doit la Vision de Pjina est évidemment
formé à Técole du Dante ; c'est la même énergie et la même
effrayante vérité d'eipression.
Voici quelques-unes de ses strophes ^ Si' vous les imprimez,
ce sera pour la première fois depuis six ans qu'ils sont dans la
mémoire de deux millions d'hommes; que ces vers, si énergi-
ques et par là si singuliers au dix-neuvième siècle, auront été
imprimés. Il m'a fallu six mois pour bien entendre le milanais;
mais je ne crains pas de dire que rien, dans Gra'bbe ou dans
Byron, n'est aussi énergique que la Vision de Prima. Le poète
italien fuit les expressions pompeuses, générales, philosophiques,
dans lesquelles Byron triomphe , il choisit toujours ce qu'il y a
de plus familier, de plus comique, de plus pittoresque ; il ne
s'adresse jamais à l'esprit : il peint toujours.
Est-il besoin de vous dire que toute la race des poètes pédan-
lesqnes adorateurs de Pétrarque et imitateurs sans génie est
entrée dans une grande colère contre le poète lombard? Ces
pauvres eunuques impuissants sont surtout ennemis de Vénergie.
Si vous voules voir leurs œuvres, faites venir d'Italie le Camillo,
poème épique de l'estimable Botta, ou la Dislruzione di Geru-
ialemme de Arrici de Brescia. Il y a une centaire de poètes de
cette force qui se chargeront de vous faire bâiller.
Je ne doute pas que lord Byron n'ait beaucoup imité, dans
son Beppo et dans Don Juan, le style de Buratti, dont je vous
parlais dans ma dernière lettre. C'est après un an de séjour à
V^se, où tout le monde parle de Buratti, que Byron a écrit
dans le genre de Buratti. La Vision de Prina ne lui a pas été
inconnue ; plusieurs passages de Don Juan me la rappellent
lout à fait; mais, comme aucun de vos compatriotes ne sait ni
ue saura jamais le milanais, tout le monde me niera ces imi-
tations :
' II n'existait dans le manuscrit que la seule citation plac<^e à la fin de
celte lettre. (R. C.)
38 (EUVIVES POSTHUMES DE STENDHAL
VISION.
L' en ona noce di piCi indiavoUa
Scur corn in bocca al loff : no »e sentiva
Una pedana
E* 1 po?er merit che V è minga don
Te me )* hann costringiuu là in don canton.
cxxx
A MONglEUR JM RÊDACTBim DU GtOBE, A PARIS.
Paria, le 6 décembre i825.
Monsieur,
Quaud on a une mauvaise cause, il faut écrire eu style d>scur,
et surtout adopter le genre emphatique si respecté des sots.
Les gens qui croient avoir raison ne sauraient être trop clairs
et trop lucides ; ils cherchent à écrire avec les mots et les tours de
phrases employées par la Bruyère, Pascal et Voltaire.
Mais cependant, quand il se présente une idée nouvelle, il faut
bien un mot nouveau. Ainsi est venu en usage le mot de budgeU
inconnu du temps de Voltaire, temps heureux pour les favoris,
où il n'y avait point de budget, mais de temps à autre un abbé
Terray et une jolie petite banqueroute.
Je propose au public d'adopter le verbe poffer (du mot an-
glais puff), qui veut dire vanter à toute outrance, pr6ner dans
les journaux avec effronterie. Ce mot manque à la langut, quoi-
que la chose se voie tous les jours dans les colonnes des jour-
naux à la mode, auxquels on paye le poff en raison du noflobre
de leurs abonnés ; car, je dois Tavouer, monsieur, avec le verbe
LETTIIKS A SliS AMIS. 3Ô
poffer(s9Miev eft'roiuémeul et à toute ootrauce), je propose aussi
le substantif poff. Ce mot serait bien vite reçu, et avec joie, si
(oos vos lecteurs pouvaient comprendre le langage du person-
nage dePtf/jTdans la charmante comédie du Critiqua de Sberidan.
M. PofT, moyennant une légère rétribution, vante tout le monde
dans tous les journaux. Il a de Tesprit, surtout nulle vergogne
de son métier, et raconte plaisamment comment il 8*y prend
pour faire réussir un poème épique comme Philippe' Auguste,
00 un nouveau cirage pour les bottes, un nouveau système d'in-
dustrialisme, ou un nouveau rouge végétal.
 reprit près, je vois tous les jours à Paris des personnages
de ce caractère. C'est une nouvelle industrie. Bientôt M. B ..
L...ne sera plus obligé de se vanter lui-même, et tel bomme
éminerament utile, qui s'intitule lui-même le Mybe français
daas les articles de sa main qu'il envoie an Censtituiiannel,
pourra avoir autant de modestie que de science.
Convenez, monsieur, que nous avons besoin du verbe poffer*
Qn'estHse que M. Ladvocat, libraire, fait pour madame de Genlis?
J ai l'honneur, etc.
Polybe LoTE-PuFF.
GXXXl
A'MONStEDR 8..., 8..., A LONDRES. *
Paris, le 24 décembre 1825,
Exettses» mon cher ami, la petite discussion philosophique qui
n suivre ; c'est un besoin pour moi de la produire d'une ma*
mère qn^eloonque, et vous serefe la victime immolée à cette in^
tempérâièe de plume.
Les gens qui ont de» millions^ et dont les aïeux sont allés à
là erdisade» sont devenus les juges naturels de ce qui est devenu
de bon um^ c'est^irdire de. ce qui est agréable entre hodifférenta»
40 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDUAL.
Leur empire a été agrandi» sans mesure, par Louis XIV et
Louis XV. Dans les dernières années de Louis XV, cet empire fut
immense. Âujourd'hiii, la violence avec laquelle le gouverne-
ment des deux chambres s*iutroduit dans la politique tend à
détruire rinOuence morale des gens descendant des croisés et
de ceux possédant des millions.
Cependant, quelle que soit mon estime pour l'empire de la
bobine et des machines à vapeur, k mon avis, le bon ton res-
tera à la classe où chaque individu, dès Tâge de dix-buit ans,
n'a d'autre affaire que de s'amuser.
Cette classe abuse de son pouvoir, dites-vous, et qui n'eu
abuse pas? Le petit prince comme le philosophe, le duc de Mo-
dène comme d'Âlembert. Si Frédéric II eût été seul au monde et
n'eût pas craint le mépris, il eût fait couper des tètes comme
le Grand Turc actuel , qui certainement n'est pas un méchant
homme, car on dit qu'il a eu l'honneur d'avoir une Française
pour mère.
Les gens de bon ton, abusant de leur pouvoir, se sont dit :
« Déclarons de mauvais goût, non pas seulement ce qui est em-
phatique, affecté, bas* révoltant, etc., mais encore tout ce qui
énoncera des vérités désagréables pour notre vanité. Ce qui sera
du plus mauvais goûl, c'est ce qui atta(|uc une classe prise
parmi nous. Citer comme exemple de vanité puérile un vieux
duc sera déjà fort mal ; mais, si l'on va jusqu'à ne pas nommer
ce vieux duc, si le reproche parait pouvoir tomber sur toute la
classe, alors l'auteur aura un ton exécrable. »
Les sols, qui, comme ailleurs, sont en majorité parmi les gens
à millions et à croisade, se sont dit : c Nous avons inventé la
bonne manière de monter à cheval, de boutonner son habit, de
plomber ses pantalons, et il a été déclaré que tout ce qui s'éloi-
gne de ces habitudes*làest de mauvais goAi. Allons plus loin, les
peuples étrangers qui auront le malheur de monter à cheval on
boutonner leur habit d'une manière différente de la n6tre seront
aussi de mauvais ton ; du moins, nous les plaindrons %e n'être
pas nés à Paris. Si pourtant ils viennent à Paris, comme pour
rendre hommage, s'ils ont de l'esprit naturel, s'ils nous amusent,
nous pourrons finir par leur pardonner ; nous voulûmes bien
LETTRES À SES AMIS. - 41
traiter aiusi, dans le bou temps, David Hume, Horace Walpole,
le roi de Suède. Mais malheur à récrivaio qui viendrait nous
parler des manières de prendre du tabac ou de monter à che-
val, non d'usage à Paris ! Pour cet homme, rien ne pourrait le
sauver du mépris. Quoi ! si son livre allait prendre, nous ne
serions plus les modèles uniques des belles manières et du bon
goût? Le bourgeois enrichi ne nous- imiterait plus avec vénéra-
tloa? Son fils, millionnaire, ne nous demanderait plus à genoux
notre petite fille bossue et ruinée ? »
Un homme de bon sens, à qui je témoignai hier le désir de
donner une nouvelle édition de Bome, Naples et Florence en
1817, m'a fait cette réponse brutale :
c Si vous avez une telle rage de voyager et d'imprimer, imi-
tez M. de Freycinet ou M, le baron de Humboldt ; allez à Mada-
gascar, à Tombuctoo, décrivez des mœurs de sauvages. S'il n'y a
quelque rapport entre eux et nous, peut- être serons-nous assez
bons pour vous pardonner! Jadis, les pantalons que portent sous
le bras les courtisans du roi de Tonquin ont pu nous faire rire.
Soyez plaisant, décrivez les gambades des sauvages autour de
leur fétiche, je pourrai souscrire à votre livre sous le nom de
mon valet de chambre. Maïs aller décrire les mœurs de l'Italie,
d'un pays où l'on va en quatre jours et qui produit des Ganova
et des Rossini, fi l'horreur ! Allez, monsieur, vous étesde mau-
nift goût! *
Je n'avais pasd*antre intention cependant que de donner à qui
littranquillement, auprès du feu, quelque idée de cette Italie
qui n'est, à vrai dire, qu'une occasion de sensations.
CXXXII
A MADAME •..«, A PARIS.
Paris, le. . 1824.
Quand je t*ai vue trois jours de suite, mon ange, il me semble
^urs qae je l*aime davantage, s'il est possible ; c'est que
a (EUVRËS POSTHUMES DE STENDHAL.
IKHI8 sommes plus intimes, c'est qne ce qoi nous séparCi ce
sont les pr^agés qui Tîemient de ta volUire, et qo'après trois
jours d'intimité, chacun de nous, apparemment, ne tient plus à
ses pr^ugés, ei ne songe qu'à aimer et à être heoreux.
Non Dieu ! que j'ai été heureux hier mercredi ! Je marque ce
jour, car Dieu sait quand j'oserai t'envoyer cette lettre. Jerécris
per sfogarmi. Je t'aime tant aujourdliui, je suis tellem^it dé-
voué, que j'ai besoin de récrire^ ne pouvant le dire à personne.
Si nous passions huit jours ensemble et que nos cœurs battissent
toujours avec autant d'ardeur, je crois que nous finirions par ne
phis nous séparer.
J'ai été moins heureux mardi, le jour des Frères Provençmix;
j'étais un peu choqué. Mais le diner d'hier a été parfait de hoQ-
beur, d'intimité, de douceur. Voilà, suivant moi, du moins, de
ces moments qu'on ne trouve jamais, quand on se permet de
jouer la comédie avec ce qu'on aime. ^ Je crois que je t'ai ex*
pliqué ce mot italien.
CXXXlil
À MAt)AME ...., Â
Paris, le 1824.
Ma boiHië atnicj aùu que tu souffres le moins possible deni6s
bizarreries, je vais faire le sot, c'est-à-dire te parler de moi.
Mes bonnes qualités, si j'en ai» tiennent à d'autres qualité^,
sinon extrêmement mauvaises^ du moins fort désagréables, mais
encore plus déplaisantes à moi qu'aux autres. Je me compare à
un conscrit qui arrive dans un régiment de dragons ; on loi
donne un cheval. S'il a un peu de bon sens^ il connaît bien vile
les qualités de ce cheval. Le cheval * c'est le caractère ;iD^
connaître que le cheval qu'on monte est ombrageux n'ôte pas
du tout à ce cheval la qualité d'dtre ombrageudu. Il en est ainsi
de mon caractère; depuis deux ans surtout, je commence i^ 1^
LETTRES A SES AMIS. 45
bien cottuaitre. Ces défauts ne marquaient guère en Italie, où
tout le monde est original et ne fait que ce qui lui fait plaisir,
sans s'inquiéter du voUin, En France, on se dit toujours : Mais
que pensera le voisin ?
N'aie pas la moindre inquiétude sur moi, je t'aime à la passion ;
ensuite cet amour ne ressemble peut-être pas à celui que tu as
TU dans le monde ou dans les romans. Je voudrais, pour que tii
n'eusses pas d'inquiétude, qu'il ressemblât à ce que tu connais
au monde de plus tendre. Je suis triste en pensant que tu as dû
être triste jeudi, vendredi et samedi. Devrions-nous augmenter
les contrariétés qui nous poursuivent ! Si tu avais fait une telle
action, j'en serais outré. Faut-il que ma maudite originalité ait
pu te donner une fausse idée de ma tendresse !
CXXXIV
A MADAME ...., A ....
Paris, le 24 juin 1824, k midi.
Tune saurais te figuier les idées noires que me donne ton
silence* Je pensais que, biei^ dans la nuit, en faisant tespaquetç,
tu aurais treoyé le jtemps de m'écrire trois lignes que tu aurais
£ùt jeter dans .1^ bpite à L,».. Ne voyant pas de lettre hier»
j'en ,es[pérai^ce matin. -^ £n changeant de chevaux à S..«^
elle auira demandé, lAe disais-je^ une feuiUe de papier ; mais
non. iniquement occupée de sa fiUe^ elle oublie Têtre qui ne
p^ut plii9 penser qu'à eU^!
Ëp rêvant devant mon bureau f les volets fermés, mon noir
chagrin s'est ^iwfé à coinpo9er la lettre suivante, que peut-être
tu a'écriiras avant peu ; car> enfin« que t'en coAtait-U dem'écrlre
un Hfiot? Voici donc la lettre que j'aurai la douleur de lire :
• Tu as exigé de.iuiM> mou cher Henri» la promesse d'ètrjiî
sincère. Ce commencement de lettre te fait déjà prévoir te qui
44 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
me reste à ajouter. Ne l'eu afflige pas trop, mon cher aiui.
Songe qu*à défaut de sentiments plus vifs, la plus sincère amitié
ne cessera jamais de m*uuir à toi, et de me faire prendre Tin*
térèt le plus tendre à tout ce qui pourra t'anÎTer. Tu vois, moo
cher ami, par le ton de cette lettre, que la confiance la plus en-
tière a succédé, dans mon cœur, à des sentiments d'une aatre
espèce. J^aime à croire qu'eUe sera justifiée, et que jamais je
n'aurai à me repentir de ce que je fus pour toi.
« Adieu, mon cher ami ; soyons raisonnables tous les deux.
Acceptez Famitié, la tendre amitié que je vous offre, et né man-
quez pa^ de venir me voir à mon retour à Paris.
f Adieu, mon ami.
CXXXV
A MADAliE .... A PAftIS.
i^n rentrant chez moi, à deux heures, après
vous avoir quitlée.
il faut que je vous écrive, ma chère amie, car il me semble
impossible de vous parler. Je dois vous demander excuse de
mon indignation de l'autre jour, le jour du dîner, EUe me venait
de ce que vous m'appeliez littérateur, qui est, je pense, le
sobriquet que me donne Put-de-Fer. Pourquoi m'écrire, me
disais-je» si Ton se sent mal disposée pour moi? J'acceptai le
diner parce que je me figurais un dîner comme ceux d'il y a
quatre ans; mais les figures de plomb qui vous entouraient
gâtaimit tout. Si je vous avais dit quelque chose d'un peu délicat,
lesdites figures de plomb seraient tombées sur moi. Voilà, ce
me semble, le grand et unique malheur de votre position : ce
sont les ennuyeux. Tout le reste est pénible à passer, mais enfin
passera; tandis que les ennuyeux vous feront perdre vos mati*
nées, comme ceUe d'hi^ matin (quand vous aviez conuneacéà
m'écrire). Or la vie se compose de matinées.
LETTRES A SES AMIS. 45
Je voudrais bien vous parler un peu tranquillemeul ; la crainle
devoir sunrenir un ennuyeux m'ôte les idées, et alors je ne puis
parler que de niaiseries : par exemple, de politique, etc., etc.
Si je TOUS mentais, je n'aurais bientôt plus de plaisir à vous
parler. C'est fort sérieusement que j'ai craint de retomber dans
cette maladie terrible. Je n'ai retrouvé nulle part la conversation
el la confiance, je ne parle pas de l'esprit. Il est impossible
qu'on ait le moindre soupçon de mes occi^ations actu^les. Je
ne parais point dans le salon de la dame; je ne la rencontre
dans aucun salon ; je n*ai jamais parlé au mari. Il est impos-
sible d*étre plus bornée, Ton n'élève la voix que dans les grandes
occasions.
Quand partez-vous? Dites-moi, s'il vousplait, Theureoùje
pourrai vous voir; indiquez-moi deux ou trois heures différentes,
je me présenterai certainement. Groyez^ à mon tendre dévoue-
ment. Ne pourrais-je pas vous répondre à la campagne ou
ailleurs?
Pardonnez-moi d'être plat devant la belle G..., qui répète
tout à son frère, lequel n'a pas d'amitié pour votre serviteur.
II. B.
CXXXVI
A NADAIIB ... ^
Paris, mardi, sept heures du soir, 1834.
i A présent que je le connais, ai-je trouvé en lui ce que je
pensais y trouver, lorsque je le voyais seulement dans le monde
et que j'y jouissais de son originalité, de son esprit eide sa beUe
taille? »
Voilà, ma chère amie, la pensée qui t'occupe. J'ai gagné mon
procès en première h^stance à Paris; le gagnerat-je encore à la
cour d'appel de M...? Faites-moi part de la sentence. Je prenais
' Cette lettre fut renvoyée deui jours après, avec une réponse.
46 ŒUVRES POSTHUMES DE STBNDHàL.
la clMMe pins au tragiqoe qoe ça ce matio, âi me promoiani
Tia-à-râ oette église dont oo r^jiare la façade, et qui s'appelle
Saint-LaureDt.
Théodore dioe aujourd'lim cfaei Avgusie. Le mari d'Auguste
loi fera lire ma acte qui prouTC que Ton n'est pas ÎDjnste envers
celle charmante fille. Le mari m'avait donné on rendea*voos;
comme le contrat Toccupait, j'ai eu on tète-à-téle d*nne heure
avec Augnste, ce qui fera bien gémir Mélodramei quand il Tap-
prendra.
Si je continuais, ma ..«, je toniberais dans la teiMkesse la
plus tendre, et si la cour d'appel décide que je ne vaux rien,
ma tendresse serait ridicule. Adieu, tout m'est insupportable
depuis que je sais qoe tu n'es plus ici. l'avais un dîner délicieux
hier, où se trouvaient neuf hommes d'esprit et mol. Quel mal-
heur ! je n'ai point été brillant du tout. J'àl peu pG»rlé, et ce peu
était lourd. Cette catastrophe va agiter ma grande àme. Peut-être
qu il faudra que je renonce à l'amour ; car, ne pas briller! com-
ment s'accoutumer à ce malheur? Il est vrai qu'il me reste la
beauté et Topulence. Mais je ne sais, j'aimais mieux les succès
de mon esprit; ils étaient plus moi.
Le soir, j'ai appris l'histoire d'une pauvre femme amoureuse,
à la passion, du mari de son intime amie, et ce mari l'adore.
Le mari de la première est un homme féroce, qui n'aime dans
sa femme qu'une dot immense et qui serait ravi de la déshonorer,
de la reléguer à la campagne, et de jouir seul à Paris de qua-
rante mille francs de rente. Cette histoire dura une heure; elle
m'a profondément ému.
J'étais sombre au café de Foi/, à minuit ; je venais de faire
l'amour à l'espagnole, sous les fenêtres de ma belle ; je n'avais
point de guitare ; aussi ne l'ai-je point vue. Adiéù.
P. S. Ne va pas me mépriser parce que je plie mal lâa lettre ;
c'est exprès. *
LBTTBCS A ses AMIS. 47
CXXXYII
i MADAME J...S A SAINT-DENTS,
' Paris, le... janvier 1826,
Pourquoi, madame, ne m*avoir pas fait dire que vous étiez
encore à Paris? Un mot bien court par la petite poste suffisait.
Sans doute, dans une seconde visite, je vous aurais rendu
Compte de l'impression produite par les Souvenirs \ Le ton gé*
néral me semble un peq celui de la complainte.
La mort d'Alexandre' est.. maintenant regardée comme un
bonheur pour TEurope. Ce pauvre homme entravait Tadminis-
tration de la justice en Bussie, etc.
Cet ouvrage, publié sous le ministère Villèle, eût pu obtenir
un succès d*estime; aujourd'hui, je crains que. le Glol^ef les
débats, le Constitutionnel, ne lui montrent les dents.
J'aurais dû^ aimable Jules, vous dire tout cela il y a quinze
jours,
La vie de Paris fait qu'on n'a le temps de rien; trouvez celui
de me croire le plus fidèle ami.
. . Beue.
CXXXVIII
A MONSIEUR R... C..., A PARTS.
Londres, le 14 août 1826.
Je suis venu en Angleterre, comme tu le sais, pour me repo-
* Madame J... est morte à Paris le 6 avril 1853. (R. G.)
* Souvenirs turVempereur AUœanâre.
* Alexandre !•», né le 25 décembre 1777, mort à Tanganrock le i« dé-
eembrei825.
48 ŒUVRE8 POSTHUMES DE STENDHAL.
ser d'écrire, el non pour écrire. Cependant, je Taôs nota à la
hkie et pour ne pas les ooblier, une Yîngtûne de faits observés
depuis le 28 juin; cda nous mettra à Tabri des tromperies des
sots et des fripons qui parlent de TAngleterre.
l"" Quand on est au Géorama, on est frappé de la peUtesse da
territoire anglais, et c*est cependant cette petite fie, manquant
de tout, qui, depuis Gromwèll, a remué le monde.
2* Il y a deux cents ans qu'il faisait moins cher vÎTre en Ào-
gleterre qu'en Hollande. La Hollande avait alors le commerce de
transport du monde. L'ouvrier anglais, consommant moins dans
sa journée, devint le fabricant de l'Europe pour beaucoup d'ob-
jets.
3* La plupart des riches propriétaires ayant trois ou quatre
mille livres sterling de rente sont juges de paix. Tout Anglais
vivant de sa journée est hors la loi. Un juge de paix peut ren-
voyer en prison pendant un certain temps pour des actions in'
différentes ou très-peu répréhensibles, que le pauvre journaiier
ne peut manquer de commettre souvent. Le juge de paix envoie
en prison d'après le Warrant acL Ce Wan-ant ocf a été on pco
corrigé d'après un rapport au Pariement, en 1821 ; mais, tel
qu'il est resté, il met encore hors la loi tout Anglais assez
pauvre pour vivre de sa journée.
4* Tout Anglais n'ayant pas vingt-cinq livres sterling dans ^
poche pour commencer un procès, est à peu près bors la loi.
11 n*a que deux ressources finrt incertaines : la première, e*est
fine rii^ustice dont U se plaint soit assez intéressante pour mé-
riter d'être mise dans un journal ; l'aristocratie a une peor
^\lfème de la poblicité (voir la maison du journaliste an Ga-
Mi^» l^tise d'assaut; journaux du commencement d'août 1826).
U $i(COiide ressource qu*a le pauvre diable, c'est que quelque
^V^^K^Nir trouve sa phùnte si bonne, qu'il entreprenne le pro-
;^ àiM ^ eonibnce d'être payé de ses frais par la partie dé-
<^ll4ViS^^^ Hl^ ^'^^ condamnée aux dépens.
^Hè \^^^ V^^ llncettitnde de ces deux ressources.
y ^ ^^^ W^ f«t n'a pas vingt-cinq livres sterling daos
^sV^^ '^^^^ <* tiw*|i» awtc, hors la loi, tout jeune Angtas
«^ ¥i -^ ^^ ^^WA <^*^ Kvres sterling de rente, est oblige ae
LETTRES A SES AMIS. 49
\ Il serait mal yu de |tool le monde s'il ne travaQlait
pas. Dès qo^on traTaille, il fout se soumettre, du moins en appa-
raice, à tous les préjugés delà société dans laquelle on vit. Un
avocat, un médecin, un speaker de la cbambre des communes,
qui aurait une maîtresse, femme mariée, se ferait beaucoup de
tort.
6' Les Anglais sont victimes du travail. On a été obligé de
laire une loi pour qu'on ne for^t pas les enfants aunlessous
de quinze ans à travailler plus de douze heures par jour; j'ai vu
le travail des juges et 'des avocats.
Il est bien difficile qu'une nation ainsi victimée par le travail
ait le temps d*avoir de Fesprit, c'est-à-dire de regarder les
nuances des idées et les petites différences des événements. Je
erois qu'il est difficile d'être heureux sans un travail de douze
ou quinze heures par semaine ; mais un travail de plus de six
heures par jour diminue le bonheur.
7" Vous ne comprendrez rien à l'Angleterre si vous ne com-
mencez par lire a Peep al the Peers ; c'est un état de ce que
chaque pair coâte à la nation. Plusieurs, comme le duc de Wel-
lington, le marquis d'Anglesea, lord Exmoulh, ont rendu des
services , mais dans des guerres entreprises pour l'intérêt de
raristocratie, or contre l'intérêt du peuple.
8* C'est pour servir l'aristocratie contre le peuple que
M. Pttt a triplé la dette, laquelle aigourd'hul absorbe les deux
tiers des impôts. Jamais peuple ne fut pris pour dope comme
les Anglais l'ont été par M. Pitt. Les neuf dixièmes de la nation
étaient passionnés pour la guerre contre la France, de 1792 à
i8i4. Les prêtres, aidés peut-être par la tristesse du climat,
durant huit mois de l'année, ont fait des Anglais le peuple le
plus religieux de l'Europe. Cette religion éminemment triste,
ennemie de tout plaisir, fut très-utile à M. Pitt.
9* Supposons un riche fiaibrieant, mourant en d796, et lais-
sant à son fils deux miHe livres sterling de rente ( cinquante
mille francs).
% ce fils avait eu l'idée de jouir de sa petite fortune et de ne
phM travailler, il aurait nui à M. Pitt. M. Pitt l'a engagé, par le
puissant moyen de l'opinion publique , à travailler dix heures
5.
50 ŒUVRES POSTBBMES DE STENDHAL.
par jour, comme son père. Qa*e9l41 résiilté delà? Qoeeelk
n'a pas été un homme é'mfrii, eomme Lavoisier, Hèlvjétiti8,.La*
cbauasée et tant d'antres Français qui ont laissé les affaires
pour les travaux de Tesprit ; qu'il eist mort en 1830, laissant one
fortune de quatre mille livres sterting de rente. Peu importait
à M. Pilt ; mais ce qui loi importait, c'est que chaque année ce
fobriiUint, en gagnant mille livres sterling pour lui , payM à
rÉtat à peu ptès la même somme de mille livres sterliof.
Avec cet argent, M. Pitt satisfaisait -sa passion contre ki liberté
et les Français ses apôlres, et défendais raristoeratîe contre le
peuple.
10® Par reffetdes impôts mis sur la bière, sur le vin, etc.,
Touvrier anglais ne peut pas vivre à moins d'un shilling et demi
ou deux shillings par jour. La prétention de TAngleterre de
continuer à être la fabriemU de TEurope pour les étoffes de
coton, la quincaillerie, etc., etc., est donc devenue absurde. Ud
ouvrier, à Marseille ou à Hambourg, coûte deux tiers moios
qu'un ouvrier anglais. La lutte a pu être continuée quelque
temps : 1* parce que les Anglais ont inventé et employé des ma-
chines^ extrêmement ingéinieuses (telle que cette que j'ai vue à
Manchester le 7 aoét); 2** parce qu'ils travaillât avec beaucoup
plus de soin et de raison; S*" parce quils travaillent douiœ et
même quinze heures par jour. Au bout de quelques années de
cette vie, un ouvrier devient une machine travaillante.
11*^ M. Mackintosh, le meilleur économiste anglais vivant,
prend le moyen pour la fin. Lliomme n'est pas ici-bas pour de-
venir iHche, mais pour devenir heureux. Quand M. Mamiiiotosii
rencontre dans la rue un homme riche qui bâille, il devrait lai
donner un coup de poing; cet homme riche fait un libelle
contre le système des économistes anglais, d'après lequel tout
homme qui est riche est heureux.
12"* Je tr(mve dans le Globe du 22 jmllet 1826 une lettre sur
la Corse. « Après avoir quitté Ajâccio, dit fauteur, et traversé
ce buisson de verdure nommé makis , qui s'étend suf toute la
Corse, nous avons commencé k monter et nous sotnmes trouvés
au milieu de chàtaignfers , qui sont ici d*uné grosseur pnMii-
gieuse ; j'en ai vu dont quatre hommi^tfaiiniient pè embrasser
r
LETTRES A SES AMIS. 51
le tour. La facile nourrliure que cet arbre offre aux habitants
.encourage beaucoup leur paresse, qu'ils décorent du nom de
sobriété. Une fois que le paysan corse a assez de pain de châ-
taigne ou de pain d'orge pour son année, il vit dans Toisiveté,
se promène sou fusil ^ur Tépaule, et se garde surtout de tra-
vailla. Le paysan corse forme un contraste parfait avec Touvrler
de Birmingham ou de Manchester*
Mon opinion, c*est que le Corse ne travaille pas assez, mais je
le croîs plus heureux que F Anglais. €e qui me détermine princi-
palement en faveur du Corse, c'est que sa religion est infiniment
moins malfaisante que celle de TÂnglais.
15° Tout le monde sait que lorsque Henri VIII se sépara de
R(mie, afin que le clergé n'excitât pas ses sujets contre lui, il lui
laissa des dîmes immenses et des terres. Il y a aujourd'hui de
simples bénéGces livings, rapportant deux cent mille francs aux
heureux fainéants qui en sont nantis ; beaucoup de livings rap~
portent quatre-vingts, cinquante, quarante mille francs. La plu-
part des évéques ont de deux à ^s cent mille IVancs de rente,
outre le pouvoir de nommer leurs 6Is et leurs amis à quelques dou-
zaines de livings. L'archevêque de Gantorbéry a deux ou trois
millions de rente; l'archevêque d'York, Févêque de Durham
sont cités pour leurs àiormes revenus ; mais tout cela n'est eU"
core qu'un petit mal.
Le malheureux ouvrier, le paysan qui travaille, n'ont pour
eux que le dimanche. Or la religion des Anglais défend toute
espèce de plaisir le dimanche et a réussi à rendre ce jour le
plus triste du monde. C'est à peu près le plus grand
mal qu'une religion quelconque puisse faire à un peuple
qui, les six autres jours de la semaine, est écrasé de tra-
vail. Outre les cinquante-deux dimanches, les Anglais ont trois
fêtes, ce qui fait cinquante-cinq jours, ou bien près de deux
mois, c'est-à-dire à peu près le sixième de la vie. La religion
anglaise, secondant un climat triste, pendant six mois de Tannée,
et déeidément ennemi de l'homme pendant quatre mois, rend
prefondém^it triste la sixième partie de la vie des malheureux
qui la suivent. Les jésuites sont bien loin de faire autant de mal
aux papistes les pluah^étés par la superstition.
5S ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
14* Des lits ou des proteslanu d'aussi bonne foi que des Jé-
suites pourront nier les faits rappelés par le paragraphe précé-
dent; les preuves arrivent en foule au voyageur qui parcourt
TAngleterre.
La moitié des Anglais, ou même un peu plus, est méêhodiste;
quoique payant la dîme au clergé établi, ils ne vont pas à leurs
églises ei ont des prêtres à part, qu'ils soutiennent. La religion
méihodUte rend le dimancbe encore plus triste que la religion
anglicane. Rompre le sabbat, c -est-à-dire, aller à la campagne
le dimanche, est un des plus grands pécbésaux yeux des mélbo-
distes. Le dimanche ils chantent des psaumes fort bien ( ainsi
que j'en ai entendu à Windsor ) ou lisent ce recueil de contes
souvent atroces et d'odes sublimes, nommé la Bible. Les métho-
distes ont succédé aux puritains, dont il ne faut pas dire trop
de mal, car ils ont donné la liberté à rAngleterre.
15*^ Jusqu'à Taffranchissement de TAmérique, en 1775, TAn-
gleterre a été le pays le plus libre du monde policé. Gràee à la
publicité, ou liberté de la presse et au jury, établi dans toute sa
pureté, par M. Peel, on peut espérer que la liberté étouffera peu
à peu et lentement l'aristocratie et la superstition. Probable-
ment, pendant un siècle ou deux, à moins de quelque accid^t
favorable, TAngleterre continuera à être citée pv tous les peu-
ples marchant à la liberté, mais plusieurs avant cette ^itoque
éloignée seront plus libres qu'elle.
CXXXIX
A MADAVt; S.,-, à éPEBNAT (mARNE).
Londres, le 15 sq)teinbre 1826.
Aimable et bonne Jules,
Vous avez excusé mon silence. Je reçus votre lettre si aima-
ble au Havre. Depuis j'ai parcouru toute l'Angleterre, toiqottrs
affairé par la curiosité, n'ayant pas même de plume pour vous
répondre, n'ayant presque pas le loisir de sentir le plaisir de
LETTRES A SES AMIS. 85
vou» écrire. Je ne voulais pas profaoer la douce amitié que vous
m'accordes, en vous écrivaut une lettre d'affaires.
J'ai vu FAngleterre, pays où Ton m'a comblé de bontés, mais
qm m*a attristé par le matbeur de ses habitants. La religion,
abominable ici, compte comme le plus grand péché de rompre
le sabbat, c'est-à-dire, de s*amuser un peu le dimanche. Aller
66 promener à pied, c'est rompre le sabbat. Or il y a cinquante-
deux dimanches : c'est le sixième de la vie. La justice est im-
partiale et admirable ; mais il n'y a de justice que pour les ri-
ches. L'homme qui a un habit fin et trente louis dans sa poche
pour commencer un procès, si on le veut, est l'être le plus libre
du monde. Le malheureux qui vit de sa journée est plus esclave
qu'à Maroc. L'année dernière il y avait quatre mille cinq cents
prisonniers dans les prisons d'Angleterre, dont quinze cents
pour des délits de chasse. Un paysan qui se trouve seul dans un
beis, après le soleil couché, peut être jeté eu prison pour un
an, car il effraye les lièvres.
Bnfin, aimable Jules, dans les maisons de campagne où l'on
m'a invité à passer quelques jours, j'ai vu les Cemmes anglaises
eoBstammeat traitées comme des êtres inférieurs* Leur grande
vertu est le dévouements vertu des esclaves. Je mérite presque
d'être je vôtre» tant je me sens de dévouement p<mr cette famille
si aimable» parce qu'elle sait aimer. J'accepte votre offre avec
empressement. Je ne sais quand des engagements antérieurs me
laisseront libre» peut-être à la fin d'octobre. Je vous écrirai
pour vous demander si vous serez chez vous. Vous me permettrez
d'être béte, simple, naturel ; ne comptez pas sur un amuseur,
je n'en ai pas le talent et encore moins lorsque j'y tâche.
J'espère que vous vous portez toutes aussi bien que vous le
méritez. Présentez, je vous prie» l'hommage de mon respect à la
meilleure des mèr^s. M. 6 m'en voudra-t-il d'écrire à sa
femme avec mon cœur» au lieu de lui faire des phrases?
Adieu» aimable et bonne Jules, répondez-moi» n** 10» rue Ri*
eh^nse» d'où on m'enverra votre lettre, et d'ailleurs je repas-
serai bientôt en France. MHle respects à la belle Blanche. Ai-je
besoin de vous parler du mien ? *
H. Betls.
M ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CXL
A NABAMB ..., A PAKI8.
Rome, le 5 décembre 1S26.
Je mourais d'envie, madainef d'armer dan» ime ville dont le
non p^ me pennettre d'user de la pennisûon que vous m'avei
donnée de tous adresser des nouvelles de ce 4|ai se passe éa$$
le monde. Le grand monde, iei| parait ebez M. de Montmorency
el chei M. Demidoff. M. de Monlmorency fait les honneurs éd
cbes lui avec une grâce vraiment parfaite^ car ^e n'embarrasse
jamais. C'est toujours une corvée que de voir approdier le maî-
tre de la maison dans une réunion de deux cents pm'sonnes;
chez ce duc, c'est une personne aimable de plus, qui vimit se
joindre au groupe. Il y a trois ou quatre Romaines de ta plus
grande beauté : mesdames Dodwell, prinetesse Bonacorsi, etc.
Ces dames ont tout à fait le ton assuné, décisif, tranchant, qui
était jadis, dfiKin, le ton de la cour de France. Elles portent te
robes eitrèmement décolletées, et il faudrait être bien diffi-
cile pour n*étre pas fort reconnaissant envers leur coutorièTC.
Peignez*vous, madame, le mélange de quarante Tcmmes, vêtues
de celte manière et de quatorze cardinaux, plu» une nuëè de
prélats, d'abbés, etc. La minextes abbés français est vraiment à
mourir de rire; ils ne savent que faire de leurs yeux, au milieu
dotant de charmes; j'en ai vu se détourner pour ncf^pas tes
voir ; les abbés romains les regardent Oxement avec une intré-
pidité tout à fait louable. > .
Parmi les petits plaisirs que peut donner la haute société, un
des plus grands c'est de voir un cardinal, en grand costume
rouge, donner la main, pour la présenter dans un salon, à une
jeune femme aux yeux vifs, brillants, étourdis, voluptueuse et
vêtue comme je Vai dit. On passe trois heures ensemble à se re*
LETtRES A SES AMIS. 85
garder, à circuler, à prendre d^exceilentes glaces, el Ton se sé-
pare pour se retrouver le lendemain*
Chez M. Demidoff on est assis, parce qu'il dépense cent mille
francs à faire jouer des yaudevilles français par une troupe d'ac*
teors à lui, et pas trop mauvais. Il y a un homme de talent que
M. B connattra sans doute; c'est un valet nommé Frogers,
Malgré les jolies robes de ces dames et les admirables chefs-
cTœavre que l'on voit le matin, Rome ne me séduit point : je
m'y trouve trop isolé.
n oe vaut pas la peine, pour un mois, de fûre la eour à tous
les ennuyeux d'une maison, pour tâcher d'accfocher nae place
de quatrième aide de camp auprès d'une de ces bdles iènnies.
h ne sais si c'est un signe de vieillesse, mais je me sens un be-
soin d'inlSmlté qui, puisque on autre tU impossible» me fait
presque regretter les brouillards de Paris.
Ici, on voit à chaque coin de rue dès orange^ dHm beau
jaune, tranchant sur une superbe verdure, qui s'élève au-dessus
du mnr de quelque jardin. Le grand obstacle aux courses du
malin, c'est la chaleur d'un soleil impitoyable, qui brille dans
on cid pur. Cependant, aujourd'hui, il pleut pour la première
bis depuis dix jours. Ce n*èst pas pour c^ que j*ai l'honneur
de vous écrire ; mais il faut être prudent avec une belle dame
française ; votre permission ne s'étend qu'aux nouvdles du grand
monde et il £allail Tavoir entrevu pour pouvoir en parier. Si
vous avez la bonté de me répondre une It^ie, ce sera signe que
VOQB ne trouves pas mauvais que j'étende à Rome une permis-
fiiofi donnée pour Paris. Est-ce toujours au mois de février que
▼ous comptei ^ revenir?
56 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CXLI , ,
A IfOKSIBVR P Il , ▲ PARIS.
Parts, le '23 décembre i826.
Il y a beaucoup plus d^Oliviers* qu'on ne croit. Une femme que
vous Toyec le lundi a im Olivier. Dans le charmant petit frag-
ment des Mémoires de taduehesfe deBrancas, publiés par le feu
duc de Lauraguais et que de M... vous prêtera, il y a deux
Oliviers, viz • :
M. de Maurepas, ministre, et M. le marquis de la ToameUe,
le premier mari de la duchesse de Chàteauroux. l'ai aussi étu-
dié Swift dans la Biographie des romanciers par sir Walter
Scott.
J'ai pris le nom d'Olivier, sans y songer, à cause du défi. J'y
tiens parce que ce nom seul fait exposition et expositicm non
indécente. Si je mettais Edmond ou Paul, beaucoup de gens
ne devlneraientpas le fait de babilanisme (mot italien pour le cas
de M. de Maurepas).
Je veux intéresser pour Olivier, peindre Olivier. Le dénoâ-
ment que vous proposez avec la "surprise de lord Seymour, etc.,
vient bien d'une bonne tète dramatique ; mais, en fin de compte,
mon pauvre Olivier est odieux. Les gens sages diront : Que dia-
ble! quand on est babiUm, on ne se marie pas. Olivier vieia
gêner sa femme et lord Seymour, etc.; qu'il s'en aille! bon
voyage !
Le babilanisme rend timide, autrement rien de mieux que de
faire l'aveu. Ce mari du lundi, M. de Maurepas, H. le marquis
de la Toumelle l'ont bien fait. M. de la Tournelle est mort dés*
espéré et amoureux fou de sa femme.
< OHvitr est le titre d*un roman de M. de la Touche, sur le même sojet
que YArmance de Beyle. (R. G.)
• Savoir :
LETTRES A SES AMIS. 59
Je suis 8ûr que beaucoup de jeunes filles ne savent pas préci-
sément en quoi consiste le mariage physique.
Je suis également sûr de ce second cas, beaucoup plus fréquent :
L'accomplissement du mariage leur est odieux, pendant trois ou
quatre ans, surtout quand elles sont grandes, pâles, élancées,
douées d'une taille à la mode. H est vrai que j'ai copié Armance
d'après la dame de compagnie de la maîtresse de M. de Strogo-
noff, qui, l'an passé, était toujours aux Bouffes.
J'ai, comme vous, les plus grands scrupules sur la lettre écrite
par le commandeur. Mais il me faut une petite cause pour arrêter
l'aveu. Mon expérience m'a appris qu'une fille pudique aime
beaucoup mieux mettre ses lettres dans une cachette que les
donner à son amant de la main à la main. On n'ose pas même
regarder cet amant, quand on sait qu'il vient justement de lire
la lettre qu'on lui a écrite.
Malwert est le nom de mon village, Bannivet était le nom
de l'amiral Caivori de François I". S'il eût fait race, Bonnivet se-
rait, comme Montmorency, à peu près et mieux que Luynes ou
Sully.
Ce roman est trop erudito, trop savant. A-t*il assez de cha-
leur pour faire veiller une jolie marquise française jusqu'à deux
heures du matin ? That is the question. Voilà ma sensati<>n en
recevant votre lettre. Madame d'Aumale c'est madame de G^*%
que j'ai faite sage.
Mais je reviens à la question de chaleur; vous ne me dites rien.
Est-ce mauvais signe? Si ce roman n'est pas de nature à foire
passer la nuit, à quoi bon le finir?
Une jeune femme s'intéressera-t*elle à Olivier ?
J'ai à faire une scène d'amour ; Armance dira qu'elle aime.
Olivier usurperait sur le caractère du comutOf s'il se tuait à
cause de cet accident ; cela retomberait dans le Meynau de
Misanthropie et repentir.
Le vrai babilan doit se tuer pour ne pas avoir l'embarras de
faire un aveu. Moi (mais à quarante-trois aus et onze mois) je
ferais un bel aveu ; on me dirait qu'importe ? Je mènerais ma
kame à Rome. Là, un beau paysan, moyennant un sequin, se
chargerait de me remplacer avec avantage^
58 (EUVKES POSTHUMES DB STENDH/LL.
il«i8 celle Térilë en do neniredecelleB qoelapelnlarepv
du noir et du blanc, la peiiiliiie^ par rii—finalkm du speeu*
leur, ne penl pas rendre.
Que de choses naiea ipii sérient des nMjrens de rarl! Par
exemple, Tamoiir inspiré par on homme sans bras ni Jambes,
coonme Unilme caricature qui déshonore toire bureau.
Il me semble donc que le bahiUm ne doit {Mis être le c&rmUû, Le
frai beau comuto e&i Emile, qui s'est marié par amour et estime.
ÂTca-TOUS vu cette suite û'Êmile. Le Dean Swift ne tgoI»! pas
se mmrier pour ne pas faire faven ; il se maria, sollicité par sa
mattresse, mais jamais ne la tU en tète à tète, pas plus après
qu'avant.
Dans le salon d'un comte, pair de France, noble en 1500, ei
iùti riche, j*ai froid près de la fenêtre quand !1 y a vent du nord.
Votre objection provient de la vérité probable, mon asseifirâ de
Vétudedelanature,
Votre objecUon serait par&itê en Angleterre. ,
J*ai relu votre lettre. QommI même Armance, dememrant coo-
jugalement avec Olivier, à Marseille, serait éKmnée :
1® Bile Tadore et se contente de peu ;
S* Par timidité, par pudeur féroiniDe, elle n'oserait rien dire.
Hais Tamour seul suffit pour tout expliquer.
Le genre de peinture dont je me sers, le genre noir sur du
blanc, ne me permet pas de suivre la vérité. En 2826, gî la citi*
Hsatton continue et que je revienne dans la rue Duphot, je n*
conterai comment Olivier se tira d'affaire.
Quand on est songe-creux, homme d'esprit, élève de Técole
polytechnique, comme Olivier, voilà ce qu'on fait.
Il faut que vous sachiez qu'il passait sa vie chez les filles;
c'est ce que j'ai cherché à indiquer modestement: Ârmancelui
conte cette calomnie que l'on fait sur son compte.'
Mais, pour Dieu ! répondez-moi sur Tarticle chaleur. Gardez
ma lettre, nous en reparlerons peut-être en 1828.
Comte de Ghadetelle.
LETTftES A SRS AHIS. 59
CXLII
■
A MOU SIEUR LE BARON DE M , A PARIS.
Florence, le 19 novembre 1827.
« Sartottti quand tous écrirez à M. de M«.., ne manques pas
de lui dire combien nous pensons à lui ; il venait soutent passer
Tavant-soirée avec nous, à Paris» »
Voilà ce que me disait hier madame de Lam.
Rien de plus magnifique quelesbals qne nous donne le prince
fkffghèse; il a trente-cinq salons de plain-pied, meublé» avec
une fin^heur et un goût que rien ne surpasse. Il y avait bien
quatre-vingts Anglaises à la dernière soirée dansante, et trois
Ilaliemies, mesdames Roccella!, toujours sémillante et char-
mante, et Nencini, encore, et
Ce que j'ai eu de mieux, depuis que je vous ai quitté, c'est
nue navigation de douze jours, sans mal de cœur. J'ai vu Porto-
Ferrajo pendant deux jours, Gapo d'Anzo, etc. J'ai passé dix
jours en pension chez un paysan de Gasamiccia, dans File
d'Ischia ; c'est une idée que je dois à G^ ; remerciez-l'en de ma
part ; c'est délicieux. Tous les matins j'allais à Furia ou à Iscbia,
à ftue. — J'ai passé un mois à Naples et trois semaines à Rome.
M. de Laval a été parfait pour mot.
Remerciez M. D. du plaisir que m'ont fait ses deux articles
8Qr M. Hanzonî ; j'ai connu ledit grand poète à Gènes. —Figu-
rez-vous un marquis fort riche, Gian Carlo, c'est ainsi qu'on
l'appelle, qui a la plus jolie villa de Gènes, sur le rempart du
Nord. Là, chaque $oir, le marquis di Negro reçoit tout ce qu'il y
a de distingué; c'est comme la société de M. D., plus des fem-
nies. Le 5 août, par une chaleur étouffonte, il nous a fiait dtner
' L'aUnaMc et spirituel M. di Fîofe, dé NapIeS; fixé k Paris depuis
1800. (B.C.)
m ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
dans une groile de son jardin, de laquelle on volt la mer, la e6ie
deSaranno, etc. H. Tabbé GaliafB y fat charmant, quoique poète
latin; il improvisa à table une éplgranmie contre les Anglaises.
A propos d^improvisateur, les gens d'Arezzo font des nûra^
clés pour M. Sgricci, qui a dit une tragédie intitulée Cmpo, ce
qui ne veut pas dire le Crispin, mais un parent de Constantin, et
ensuite Tieste. Ce vénérable est eiécré par jalousie, à
Florence.
L'église de Saint-François de Paule, à Naples, de M. Blanchi
n'est qu'une pauvreté ; c'est la Bot<mda (le Panthéon) de Rome,
plus les deux colonnades du Bemin, devant Saint-Pierre. Les
maisons de Pizzo Falcone, qui paraissent derrière, sont plus
hautes que S. Francesco et l'écrasent.
Un nouveau composi, Peniam, a eu beaucoup de succis à
Florence et à livourne; peut-être est-ce un suceessaur pour
Rossini. La plus belle chose, en fait d'arts, a été une éniptioB
du Vésuve, à la fin de YUUimo giamo diPompêî: c'est une dé*
eoration de Sanquirico ; on m'a conté cela, je ne l'ai pas vu.
Joseph Ghaerin.
GXLUI
A MOKSIEUa S... S..., A LONDRES.
Paris, le 6 décembre i8i7.
Voici, mon cher ami, le résumé de notre situation politique.
Excusez l'âpreté que vous pourrez remarquer de temps en
temps dans mon langage; je n'ai pas trouvé d'autres exprès*
sions pour être toujours clair et rigoureusement exact.
La plupart des personnes qui entreprennent de tracer un ta-
bleau moral ou politique de la France se hâtent de présenter
des conclusions générales bien tranchées. J'ai cru plus instructif
et surtout pUis intéressant pour le lecteur, de donner le plus de
faits possible: seulement, comme souvent les faits narrés avec
LETTRES X SES AMIS. 61
les déCails nécessaires pour leur laisser ieilr physionomie eus-
sent occupé trop de place, je me sois contenté de rappeler le
fait, en indiquant le document où on pourra le rencontrer ^
Voici donc les traits principaux de la position actuelle de la
France, circonstances qui auront certainement la plus grande
influence sur la France d'abord, et, par elle, sur TEurope; ear,
dans la guerre générale que tous les peuples ont déclarée à tous
les rois, pour en obtenir des constitutions, le parti que prendra
la France, la conversation et la aillera ture de Paris seront tou-
jours décisifs en Europe.
Un roi incapable de lier ensemble deux idées, vieux libertin
usé par une jeunesse très-orageuse, non exempte de lâchetés
et même de friponneries, adorant les principes ultra, ayant le
mépris le plus sincère pour tout ce qui n'est pas noblesse de
eour, mais ipie la peur force à courtiser bassement le peuple,
06 pensant pas, parce que les organes sont usés, les trois quarts
de la journée, et alors assez bon homme, n*ayant surtout rien
de rhypocrisie de son firère *. Tant qu'il aura peur, Charles X
coDseryera les apparences de Ja justice et une sorte de fidélité
i la Charte. Par faiblesse, il ne fera rien sans consulter son fils.
Un dauphin sans éducation, d'une incroyable ignorance, mais
fort honnête homme, mtoie honnête homme jusqu'à Vhéroisme,
si Ton considère que, jusqu'à trente-six ans, il a vécu dans sa
petite cour composée des hommes les plus bétes de l'Europe,
et dont l'unique occupation était de calomnier le peuple français
et la Révolution. Ce prince est parfaitement raisonnable; son
estime pour MM. Portai et Roy est un fait notoire. Son adminis-
iration, si jamais il règne, sera dans la couleur qu'on appelle, à
Paris, eenire droit* U tiendra de bonne foi à ses serments, s'il
ea fiut jamais. Sous ce rapport, sa piété sincère sera utile à la
France. H a de Téloignement pour les scandales ; malheureu-
senient, il tremble devant son père. La même raison solide
' On ]>6orrait supposer, d'après ces lignes, que Beyle s^était occtopé d*iui
ln?ail plas considérable sur le même sujet ; il n'a pas été retrouvé dans
Kspapiers. (R.G.)
* Louis XVllI.
(^ ŒUVRES t^OSTUUMES DB STENDUiL.
caractérise la condoîleet la conversation de sa fiemme, UmU^ère
d^avoir pour mail un guerrier illustre^. Malheureusement, la
daophine a une tète étroite; elle voit peu de choses à bfois;
les circonstances les plus frappantes dans les faits, elle ne les
voit pas d'elle-même ; elle a besoin qu'on les lui fasse apercevw,
et encore son esprit ne peut les saisir qu'une à une. Mais quand,
enfin, elle a conçu une idée, elle y tient pour toujours. Elle
déplore quelquefois que la haute noblesse ait si peu d'esprit et
de courage, et qu'il foille toujours et pour tout avoir recoiffs
au tiers état. EUe rappelle le trait de M. le vicomte d\..,
lieutenant général depuis longtemps et qui, à Bordeaux, ea
18i4, refusa, parlante h princesse elle-même, d'aller pren-
dre le commandement d'un fort, où il aurait pu être exposé
à voir l'ennemi. Madame la dauphine déplore pareillemeot
la bêtise incroyable de M« le duc M.... Les ^cès du parti oMn
que le dauphin a vu en Espagne ont fait sur lui l'effet que
Vilote ivre prodalsadt sur le jeune Spartiate.
Le duc d'Orléans, homme fin, rusé, assex avare» possède od
grand fonds de raison ; son adminIstratioD comme régent pen-
dant la minorité du duc de Bordeaux, serait centre gauche. D a
de Téloignement pour le parti ultra du faubourg 9aint*6emiain,
qui, encore aujourd'lmii rappelle jacobin. Son esprit a tonte la
tournure d'un pair anglais wÂt^trèsHBodéré. Il aime la noblesse
et a de Téloignement pour le tiers état. Il a du goét poorle
système de la bascule entre les deux partis, entre les blana et
les bleus.
Tout ce qui a fe temps de penser en France^ tout ce qni a
Quatre mille firancs de rente en pmvinee, et six mille francs à
Paris» est ceMre gauche. On veut l'exécutioD de la Charte safis
secousse, une matche lente et phidente vers le bien; qaesll^
tout le gouvernement se mêle le moins possible du comniMce,
de rindustriej de l'agriculture; qu'il se borne à faire adminis^r
la justice et à faire arrêter les voleurs par ses gendânnesi
L'iaimense msjdrité des gens dont }e parle en ce nioment
^ Cê fui au âiget de sa campagne d'Espace, es avril 1M3, qu'on jeti
ce ridicule ènr le dUc d'Angoulémê. (R. G.)
LETTRES A SES AMIS. 63
espère beaucoup en Louis XIXS et regarde le gouvernenieiil de
Charles X comme un mal nécessaire. On s'attend à voir Charles X
se déclarer contre la Charte, du moment qu'il n'aura plus peur.
H smiflîre que le clergé commette tous les excès. Les gens dont
je parie> tout en avouant que M. de Villèle n*a d'autre objet que
de conserver sa place*, lui sont attachés comme le moindre mal
aa<|ael on puisse s'attendre sous un tel prince. On désire que
M. de Villèle tienne, parce qu on a une peur affk-euse du suc-
cesseur que la cabale Jésuitique peut lui donner.
Tout ce qui est paysan» petit négociant, jouit des fruits de la
Révolution. Pour ces geos-là, la partie est gagnée, et complè-
tement gagnée depuis i79@. Quand les libéraux de la classe que
je viens de peindre veulent alarmer les paysans, ceux-ci les
croient fous r c II y a bien ces coquins de p. . . , » disent les paysaps
quand on a su leur inspirer de la confiance ou que, le dimanche
après dîner, ils sont gris, « mais un joiur ou Tautre nous leur
dooaerons le tour (nous lea tuerons). »
dXLlV
ir NÂDANJS J..., A mBNAY (.MAB^li).
Paris, le 6 août 182^.
Vous avet bled jUgéde mon cœur^ chère et aimséle Jules. Je
défie personne d'avoir été plus sensible que moi à votre bonheur.
Savais été profondément affligé de vous voir désespérer lors de
votre à^^i. Depuis, votre petite sœur que j'ai rencontrée en
omnibus, m'avait dit que rien n'allait mieux. Vous voyeiÉ-que
cette bonne nouvelle a eu pour moi toutes les grâces de l'inl-
prévu. J'ai lu votre lettre hier soir, en arrivant de la campagne;
* Telle était alors Vofinion à Tégard du duc d'Angouléme. (R. C.)
* M. de Villèle était préâdent du conseil et ministre des finances. [R.G. ]
6« ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
j^éiais si tnmsporlé que je Q^ai pas osé vous écrire, isakUre au-
rait eu Taîr de celle d'un amant.
Ne manquei pas, je vous en prie, de m'annoncer votre arrivée
à SaÎDl-Deois; j'irai bien vite vous voir; nons coorrons easem-
ble les bois d'Andilly. Ils sont toujours pour moi ce qu'il y a de
mieux aux environs de Paris. »
A propos, il y a un an, le libraire vous a-t«il envoyé un roman
qui s'appelle Àrmance? G*est Tbistoire d^un monteur qui res-
semble à H. de G.... Ce n^est pas à dire qu^il soit d^uté. .
Ce pauvre général G... se meurt toujours, mais ce n^est phis
de la poitrine, c'est des entrailles. Grozet a la goutte. A<bea,
aimable Jules, bien des compliments à M. 6... et des respects à
madame voire mère.
Vous savez que la grosse madame de P... accompagne une
petite princesse S que j'aime à la folie. Ce sont les gardes
d'honneur à cheval qui aiment madame de P...; ei comme
elle est plus corsée que la duchesse, ces provinciaux la pren-
nent pour la princesse, et partent de là pour se croire aûiés à
Tauguste famille des Bourbons. La vertueuse duchesse de R...
sèche de dépit et de vertu.
Si madame la comtesse de T... se souvient de moi, présentes-
lui les hommages les plus respectueux, et vous, madame,
comptez à jamais sur ce qu'il y a de plus tendre et de plus dé-
voué dans rame d'un philosophe de quarante-cinq ans.
71, rue Richelieu.
CXLV
A MONSIEUR •.., A LONDRES.
Paris, le 15 janvier 1829.
Les Mémoires de M. Fauche-Borel, imprimeur à Neuchâlel,
en Suisse, et pendant vingt ans espion employé par les Bour-
* Madame la duchesse de Berri.
LETTRES Â SES AMIS. 65
bons, obtieunenl un succès de scandale, il est inoai que les
ministres de la iamille régnante n'aient pas acheté le manuscrit
de cet agent indiscret.
Il dit ce que beaucoup de personnes savaient déjà, que, lorsque
Bonaparte s'empara du pouvoir au 18 brumaire, la France était
vendue aux Bourbons, par le directeur Barras, moyennant une
somme de douze millions de francs.
Ce qu'il y a de plus curieux dans les Mémoires de M. Faucbe*
Borel, c'est lui-même. Quel intérêt a pu engager un imprimeur
ricbe, sujet du roi de Prusse, et ayant une bonne maison à Neuf*
cbâtel, à s'exposer aux plus grands dangers, pour l'intérêt de
princes malheureux, dont jamais il n'avait été le sujet? Ce pro-
blème a occupé la malice des Parisiens, et voici ce qu'ils ont dé-
couvert :
Quelques émigrés fort malheureux passèrent par Neufchfttel ;
ils furent accueillis par MM. Fapche, riches imprimeurs, avec
une humanité parfaite. Ces émigrés s'avancèrent en Suisse, mais
ils signalèrent la maison Fauche à leurs amis pauvres , comme
une ressource assurée. Ces émigrés, quoique fort malheureux en
apparence, étaient rieurs; ils trouvèrent un peu lourdes Ici
manières des riches imprimeurs deNeufchâtel. Ces braves gens,
si charitables, n'étaient pas sans vanilé ; quelques émigrés eu
proOtèreut pour persuader à M. Fauche-Borel que tes services
qu'il rendait à la bonne cause étaient si grands, qu'aussitôt que
le roi serait rentré en France, si lui Fauche-Borel voulait venir
s'établir à Paris , il serait fait prévôt des marchands el, par la ,
suite, cordon bleu. Personne, alors, ne doutait, eu Suisse, du pro-
chain rétablissement de l'autorité absolue en France. La pers-
pective du cordon bleu avait compléienient tourné la tête à
M. Fauche-fiorel; de là, les entreprises héroïques de celui qui
publie ses Mémoires.
Dans Thiver de 1814, M. Fauche-Borel partit en poste de Neuf-
chàtel, pour venir recevoir à Paris la récompense de son dévoue-
ment héroïque ; il voyageait par un temps très-ft'oid avec M. le
marquis de La H... S un des émigrés protégés par sa famille.
* Mort en 1827, à Lyon, d'une alUque d'apoplexie , il Tenait de Ho-
II. 4
66 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
L*émigré, toujours rieur, se mit à parler avec gaieté ies
aiiuées qu'il avait passées à Neufchàtel : e Ou dioalt fort bien
ches vous, mon cher Fauche, et l'amour se chargeait de me con-
soler de mes chagrûis, » dit-il tout à coup. A ces mots, la fi-
gure du Fauche se couvre d^un nuage« t J*entends, monsieur le
marquis, répondit-il presque sérieusement; vous vouliez bien
faire la cour à quelque petite fiUe de la campagne. » Ce mot
pique la vanité du Français. « Qu'entendezvous par petite fiUe,
mon cher Fauche? C'était parbleu bien une de vos dames de
Neufchàtel et des plus huppées encore ; si la pauvre femme n é-
tait pas morte depuis peu, je vous le ferais dire par elle-méffle.
— - Cessez celte plaisanterie, monsieur le marquis, dit le bour-
geois fâche, je ne puis croire un mot de tout ce que vous dites.
— Parbleu, mon cher ami, reprend Témigré, cela s'est cepen-
dant passé sous vos yeux ; car, puisque vous me poussez à bout,
je vous avouerai qu'il s'agit de votre belle^sœur, madame Fau-
che-Borel. ^ Monsieur le marquis, reprend Fauche furieux,
vous allez me rendre raison d'une telle calomnie déversée sur
la famille qui, pendant dix ans, vous a donné à dtner ; nous avons
nos épées et le postillon nous servira de témoin. » Ceci se pas-
sait dans les gorges du Jura, près de Besançon. Fauche-Bord, fo-
rieux, saute de la chaise sur la route, en s'écriant : < Allons,
monsieur le marquis, venez me rendre raison ! » Le marquis se
moque de lui et cherche à le calmer. « Quand vous me tueriez,
mon cher Fauche, cela n'empêcherait pas madame votre belle-
sœur d'avoir été la plus tendre des femmes, et, d'ailleurs, ma
mort priverait ses enfants ^ de ma protection qui, assurément
leur est bien acquise. » À ces propos, la colère du Fauche re-
double* L'émigré) désespérant de le ramener à la raison^ cherche
dans la voiture, lui jette son portemanteau sur la route couverte
de neige, ordonne au postillon de prendre le galop et plante là
le pauvre Fauche ^ l'épée à la main et sa valise à ses pieds. Le
bon imprimeur put faire des réflexions sur l'inégalité des con-
ditions.
reoce, où il était chargé d'affaku, accrédité par le goiiverneiueat fr<iii«
$«is. (H. B.)
* Les quatre derniers sont de lui. (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. m
CXLVI
À MABAmE 9..., A FARIS.
Paris.., 1829.
Femmes ! femmes! vous êtes bien toujours les mêmes ; mais
vous seriez moins aimables, peut-être, et certainement moins
aimées si vous aviez plus de raison.
Queljour età quelle heure serez -vous rue Saint-Florentin?
Quand madame Clémentine viendra-t-elle vous voir?
Quel jour et à quelle heure irez-vous la voir?
Voilà les détails administratifs de Tamitié. A tout hasard, de-
inaîn dimanche, vers les huit heures du soir, je tenterai la. for*
tune rue Saint-Florentin.
Présentez, je vous prie, tous mes respects à madame Clémen-
tine; je brûle d'être un anctea ami ^e trois ou quatre ans; on
ose alors se dispenser quelquefois un peu.de la cérémonie.
C'est à cause de ce mçt que je voudrais pass^ ma vie à Rome et
non à Paris.
Soyez heureuse. Que ne puis^je contribuera votre boiAenr !
IiE Lé0PARD«
CXLVII
A MADAME J..., A SAINT-DENfS.
Paris (jeudi), 1829.
Hélas i je suis tombé dans une paresse immense et telle, que
si je ne vous écris pas dans le premier moment de plaisir que
me donne votre lettre, elle ira prendre place avec huit ou dix
es ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
devoirs pressante qui attendent depuis un mois. Je finis un grand
ouvrage en trois volumes. Je vous écris sur le papier du livre.
J*ai tant de choses é faire, que je n*ai pas même pris du papier
à lettre dans la boutique voisine. Ainsi le manuscrit est dans
mon secrétaire, sain et sauf et non lu : je le lirai un de ces soirs.
Ah! que je plains M. 6...! mais que je le félicite d'avoir une
bonne femme, non affectée pour le soigner ! J'espère qu'il évitera
* ce maudit froid : c'est lui qui donne les névralgies. On appelle
ainsi à Paris ces douleurs atroces et subite^. Quand on n'est pas
trop mal, on se guérit toujours ici ; mais peut-être pas à Saint-
Denis, avec de Yhuile camphrée ; j'ai vu ses bons effets.
Vous savez, si vous vous en souvenez, que je n'ai jamais
goûté la société des hommes. Je sais que notre liberté s'aug-
mentera d'un centième tous les ans et aura doublé en 19S9.
Gela cru, rien d'ennuyeux comme les discussions politiques, et
les trois quarts ne sont pas de bonne foi. Tout ce grand raisoD-
nement est pour vous prouver combien je suis sensible au sou-
venir de madame de T... Notre chambre voulant aigîr en douceur,
la politique est bien plus ennuyeuse qu'il y a un an.
Les députés médiocres, qui, par bêtise, sont modérés, se li-
guent contre Benjamin Constant et autres gens d'esprit. Les gens
d*esprlt n'ayant pas de caractère sont en colère de voir que la
pièce marche et marche bien sans qu'ils aient un r5le brûlant.
M. le dauphin dit qu'à l'avenir il ne faut pas payer les charges
de cour. La pauvre royauté tombera plus vite à n'être qu'une
présidence^ comme à Washington.
On est irrité des coups de canon anglais contre Saldàna; c'est
une grande infamie ; les Anglais en ont le privilège. Du temps
de la terreur, nous étions en colère, mais de sang- froid... Ttle
Sainte-Hélène, les pontons et ces coups de canon!
Si le temps devient honnête, je vous écrirai quatre ou cinq
jours à l'avance pour avoir réponse, si vous avez mieux à faire,
et j*irai vous demander à dtner. Si vous faites des façons, je
vous bouderai un mois. Vous voyez, aimable Jules, que moi je
ne fais pas de façons. M. Victor Hugo n'est pas un homme ordi-
naire, mais il veut être extraordinaire, et les Orientales m'en-
nuient; el vous? — Arrangez-vous pour voir le Mariage secret
LETTRES A SES AMIS. 69
de Scribe. Il mérite les ceot viagt-deux mille francs qu'ila ga-
gnés celte année. Le Mariage secret n'est pas le titre, mais le
SHJet de cet admirable petit drame qui tord le cœur. On parlait
beaucoup, bier soir, du Registre de M. Delavau, qu'on lui a volé
et qu'on imprime. -* Le faubourg Saint-Germain est au déses-
poir d)e ce que M. Etienne rédige l'adresse. On disait de TAca-
démie, mais vous le savez déjà, qu'elle avait le bec dans Veau^
à cause de l'aventure de M. Âuger. — Savez-vous qu'il est ter-»
rible de donner des nouvelles qu'on sait déjà? Il faut être le seul
correspondant, encore plus que le seul amant. Communiquez
cette belle pensée à la femme aimable qui daigne se souvenir de
votre ami Gottonet.
CXLVIJI
A M. R. C..., A VERSAILLES.
Paris, le 24 août 18*29.
Malgré de petits retards à Fimprimerie et quelques anicro-
ches pour la copie, les Prmnenades * marcbent et arriveront
dans la boutique de M. Delaunay, au Palais-Royal, probablement
en même temps que toi à Paris.
On m'a beaucoup fait causer ce soir sur lord Byron; il n'est
que minuit, le sommeil ne s'aimonçant nullement; lu auras
l'analyse de mon éternel bavardage.
SOUVENIRS SUR LQRGf BYRON.
Je puis parler, car tous les amis que je vais nommer sont
morts ou dans les fers. Mes paroles ne pourront nuire aux pri-
sonniers, et, dans le fait, rien de ce qui est vrai ne peut nuire
à ces âmes nobles et courageuses. «
* On imprimait alors ses Promenades dans Home. (R. C.)
70 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Je ne crains pas non plus les reproches de mes amîs morts.
Pressés depuis longtemps par le dur oubli qui suit la mort, ce
désir si naturel à rhomme, de n*étre pas ouUié par le mond$
des vivanUf leur ferait prêter rorelHe avec plaisir à la iroix de
Tami qui ya prononcer leur nom. Pour être digne d'eux, la voix
de cet ami ne dira rien de faux, rlea d'exagéré le moins du
monde.
M. le marquis de Brème, seigneur piémontais, lorl riche et
fort noble, et qui, peut-être vit encore, avait été ministre de
rintérieur à Milan pendant que Napoléon était roi dltalie. Après
1814, M. de Brème avait trouvé le métier de girouette indigoe
de sa naissance; il s'était retiré dans ses terres, laissant son
palais de Milan à un de ses fils cadets, tnonsignor Ludovic de
Brème.
C'était un jeune homme d'une taille fort élevée et fort maigre,
souffrant déjà de la maladie de poitrine qui Va mis au tombeau
peu d'années après. On l'appelait monsignore, parce qu'il avait
été aumônier du roi d'Italie, dont son père était ministre de l'io-
térieur ; il avait refusé Tévèché de Mantoue dans le temps du
crédit de sa famille. M. Louis de Brème avait beaucoup de hau^
teur, d'instruction et de politesse. Sa figure élancée et triste
ressemblait à ces statues de marbre blanc que Ton trouve en
Italie sur les tombeaux du onzième siècle. Il me semble toujours
le voir montant l'immense escalier du vieux palais sombre et
magnifique dont son père lui avait laissé l'usage.
Un jour monseigneur de Brème eut l'idée de se faire conduire
chez moi par M. Guasco, jeune libéral, rempli d'esprit. Conuue
je n'avais ni palais ni titre, je m'étais refusé à aller voir H. de
Brème. Je fus si content du ton noble et poli qui régnait dans
sa société, qu'en peu de jours la connaissance devint intime.
M. de Brème était ami fou de madame de Staël, et, plus tard,
nous nous sommes brouillés parce qu'un soir, à la Scala, dans
la loge de son père, |e prétendis que les ConsidéraU&ns sur la
révohttim française,\àe madame de Staël, fourmillai^t d'er-
reurs. Tous les soirs cette loge de M. de Brème réunissait huit
ou dix hommes remarquables ; on écoutait à peine les mor-
ceaux frappants de Topera, et la convefisation ne tarissait pas.
LETTRES A S&S KUIS, 71
Uo soir de rautoawe de 1816 j'entrais da^s la loge de M. de
Brème, au retour d'uae eonrse sor le lac de Como; je trouvai
quelque chose de solennel et de %éûé dans la société ; on se
taisait; j'éeontais la musique, lorsque M. de Brème me dit, ^
me montrant mon voi^ : « Monsieur Beyle, voici lord Byron. »
Il répéta la même phrase, en la retournant, à lord Byron. Je vis
on jeune homme dont les yeux étaient superbes, avaient quelque
chose de généreux; il n^était point grand. Je raffolais alors de
Lara, Dès le second regard je ne vis plus lord Byron tel qu'il
élait réellement, mais tel qu'il me semblait que devait être l'au-
teur de Lara. Gomme la conversation languissait, M. de Brème
t^ietcha^à me faire parler ; c'est ce qui m'était impossible, j'étais
rempli de timidité et de tendresse. Si j'avais osé, j'aurais baisé
lamam de lord Byron eu tendant en larmes. Poursuivi par les
iuterpellatîons de M. de Brème, je voulus parler et ne dis que
des choses communes qui ne furent d'aucun secours contre le
silence qui, ce soir-là, régnait dans la société. Enfin lord Byron
me demanda, coonne au seul qui sdt l'anglais, Tindication des
nies qu'il devait parcourir pour regagner son auberge; elle
ctait à i'autoe bout de la ville, près la forteresse. Je voyais qu'il
^iait se tromper : de ce côté de Milan, à minuit, toutes les bou»
tiques sont fermées ; il allait errer au milieu de rues solitaires
peu éclairées, et ssms ssrvair uu mot delà langue. Par tendresse,
feus la sottise de lui conseiller de prendre un fiacre. A l'instant
une nuance de l'auteur se peignit sur son front ; il me fit en*
(cadre, avec tout ce qu'il fallait de politesse, qu'il me demandait
l'indieation des rues, et non pas un conseil sur la manière de
les parcourir. U sortit de la loge, et je compris pourquoi il y
avait apporté le silence.
Le caractère altier et parfaitement gentilhomme du maître de
h loge avait trouvé son pareil. En présence de )ord Byron, per-
somie ne s'était soucié d'encourir le danger auquel s'expose,
dans une réunion de sept à huit hommes silencieux, celui qui
propose uo sujet de conversation.
Urd Byron se laissa entratner , comme un enEant, à l'attaque
delà haute société anglaise, aristocratie toute-puissante, inexo-
rable, lerriUe en ses vengeances, qui de tant de sots riches
72 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
fait des bonines tréS're$pectables ^; mais qm ne peot pas, sans
se perdre eile-mèroe, se laisser plaisanter parnn de ses enfants.
C'est la penr que jetait autour de loi, en Europe, le grand peuple
qui avait alors pour chefs Danton et Gamot, qui a fait Faristo-
cratie anglaise ce que nous la voyons aujourd'hui, ce corps «
puissant, si morose, si rempli d'hypocrisie.
Les plaisanteries de lord Byron sont amères dans Childe^Hù-
rold; c'est la colère de la jeunesse ; ses plaisanteries ne soBt
plus guère qu'ironiques dans he^ppo et Don /tmn.Mais il ne faut
pas regarder cette ironie de trop près ; au Heu de gaieté etdifl*
souciance, la haine et le malheur sont au fond. Lord Byron n'a
jamais su peindre qu'un homme : lui-même. De plus, il était et
se croyait un grand seigneur ; il voulait paraître dans le monde
comme tel, et cependant il était aussi un grand poète, el voulait
être admiré : prétentions incompatibles, source immense de
malheur.
Jamais, dans aucun pays, le corps des gens riches et bien éle-
vés, composé d'individus qui s'estiment à cause des litres reçus
de leurs ancêtres, ou des cordons bleus obtenus par eux-mêmes,
ne supportera de sang-froid le spectacle d'un homme entouré
de Tadmiration publique et obtenant la faveur générale dans un
salon, parce qu'il a fait deux cents beaux vers. L'aristocratie se
venge de l'accueil fait aux autres poètes, en disant : Quel ton !
Quelles façons \ Ces deux petites exclamations ne pouvaient se
produire à l'égard de lord Byron. Elles retombèrent pesantes sur
le cœur et se changèrent en hame. Cette haine commença par
un grand poème d'un M. Southey, qui, jusque-là, n'était connu
que par des odes qu'il adressait régulièrement au roi d'Angle-
terre (d'ailleurs le modèle des rois) le jour de sa naissance. Ce
M. Southey, protégé par le QuarterlyReview, adressa des^injures
atroces à lord Byron; qui, une fois, fut sur le point d'fionorer le
Southey d'un coup de pistolet.
Dans les moments ordinaires et de tous les jours de la vie,
lord Byron s'estimait comme grand seigneur ; c'était là la cui-
rasse que cette âme délicate et profondément sensible à Tinjure,
* Very ro»peclahle.
LETTRES A SES AMIS. 73
0|Hpo6aii à la grossièreté iofiaie du vulgaire. Odiprofanumvulçus
et arceo. Il Haut avouer que le vulgaire, eu An^eterre, ayant le
spleen pour droit de naissance, est plus atroce que nulle part.
Les jours où lord Byrou se sentait un peu plus de courage
contre les propos grossiers et les actions grossières , c'est-à-dire
quaadil était moins sensible» la fatuité de beauté ou de bon ton
était de service. Enfin, deux ou trois fois, peut-être cbaque se-
maine, il y avait des moments (accès de cinq ou six heures)
pendant lesquels il était homme de sens et souvent grand
poète.
L'étude exagérée de la Bible donne au peuple anglais une
teinte de férocité hébraïque ; Taristocratie qui descend jusque
dans rinlérieur des familles donne un fond de sérieux. Lord
*
Byron s^aperçut de ce défaut, et, dans Don Juan, il est à la f<HS
gai, spirituel, sublime et pathétique; il attribuait ce changement
à son séjour à Venise.
L'aristocratie de Venise, insouciante et noble, cinq ou six cents
ans avant toutes les noblesses de VEurope, par là fort respecta*
ble aux yeux de lord Byron, avait pour chefs, en 1797, des gens
à têtes souverainement incapables de toute affaire, mais, en
revanche, extrêmement insolents. Ces derniers des hommes
avaient vis-à-vis d'eux une petite armée assez délabrée: ils la
méprisèrent ; ils avaient trop de sottise pour comprendre et
craindre le génie du jeune homme de vingt-huit ans qui com-
mandait cette armée. Le gouvernement de Venise fit ou laissa
assassiner les malades de Tarmée de Bonaparte : voilà la vérité
sur la chute de Venise. Jamais aristocratie ne fut plus malheu-
rense, mais jamais malheur plus grand ne fut supporté avec
tant de gaieté.
La page que tu viens de lire est le résumé de plusieurs lon-
gues conversations que j'eus avec lord Byron en 181G.
La gaieté, Tinsouciance de M. le comte Bragadin et de beau-
coup de gens aimables, plus nobles et plus malheureux que lui,
frappa profondément lord Byron. Il eut le bonheur de voir la
vive, sincère et continuelle admiration qu'excitaient dans la
bonne compagnie de Venise les vers de M. Buratti. Dès
lors, Tironie légère de Don Jtian prit la place de l'amer sar-
74 ŒUVRES POSTHUHES DE STENDHAL.
cftsme àe Childe'Haroid: le duttueneiildau le caraelèfedii
noble poéCe fot moins marfué^ nais tont ansrt réel.
Plus urd, vers 1§S0, il eot, «itre antres folies absurdes,
celle de faire an journal, fi s'associa nnlittéralenr Irès-instrait
(M. Hont, qui noos a donné on portrait ressemblant de lord 6y»
ron). Ce littérateur était, comme lord Byron, de ce^*<mappdle
en Angleterre le parti libéral. Un antre membre de ce prétendii
parti libéral écrivit à lord Byron, an nom de tons les libéram
de bonne société, pour lui représenter le tort qn*îl se faisait i
jamais, en s'associant publiquement, pour la composition d'im
journal, un auteur non noble et n'appartenant nnllement à
Vhigh lifeK
Ëst*il étonnant que M. Moore ait brûlé les Mémoires que son
ami lui avait confiés ^^
CXLIX
. A MONSIEUR ....
Paria, le 5 novembre 1829.
Une locution eét employée assez fréquemment dans ^la con-
versation ; la soclélé s'entretient avec un cerlaiB intérêt desgais
dont m parle". Quels sani*-ils? me 8uis«jedit« — Permettez-moi
de vous communiquer le résultat de mes réflexions sur ce
sujet.
Parmi les gtns dont on parle, il y a :
1^ Ceux qui veulent, de lein* vivant, avoirune grande et bril-
lante forlime, comme le maréchal d'Boquincourt» le maréchd
de Lh6pital, le cardinal de Bemis, le cardinal Loménie de Brienne,
le banquier Beaujon, M. de tfontauron et des miBiers d'au-
tres. Éclaboussant tout le monde et fort respectés tant qu'ils
vivent, si on parle de ces messieurs deux ans après leur mort,
* La haute société.
LËTIAES A SES ÂMlS. 75
iisdoi?eiit eel avaolage à quelque scandale ou à quelque ridi»
cole. Exemple : M. le cardinal de Benus, M. le cardinal de Ten«
ciii, le. banquier Beaujon, berce par de belles dames de la
cour.
^ Il y a ceux qui, tout en cherchant une grande fortune
aciuelle, acquièrent de la gloire ou par liasard ou par leur mé-
rite, comme lemaréchal de Villars, Golbert, Torenne, le maré-
chal de Saxe, NapoléoUé La même imagination qui leur fait en*
(reprendre des choses extraordinaires, les jette souvent dans
d'étrauges sottises.
3*' Ceux qui songent uniquement au plaisir de travailler, se
coBtentant d'avoir du pain tout juste, de leur vivant, comme
ieaa-Jacques Rousseau, la Fontaine, Le Tasse, Schiller, Cor-
neille. Dans lewr» moments de découragement, ces gens-là se
consolent en pensant à la postérité.
4® Les gms de lettres qui, en imprimant et en parlant, quand
iWefaut, de gloire, et de postérité, ne songent réellement qu*à
se faire un bien-être et ramasser de l'argent, comme M. Lemaire
desclassiques Uitins,feuM.Âuger, respeetable académicien qui, à
force de notices, avait réuni une joKe fortune et vingt mille
francs de places» Cette quatrième espèce est la pire ennemie de
la troisième. C'est, je crois, sur le rapport de Chapelain, qu'on
accorda une pension au grand Corneille» lequel manqua de
iHKiitton danssa dernière maladie.
Ua homme comme Jean>Jacques Rousseau n^ pas trop de
dix-buitheurespar jour pour songer à tourner les phrases de
sou ÉimUe (Voir le manuscrit original).
Od homme qm veut amasser quatre cent mille francs avec une
chose aussi ennuyeuse, au fond, que des livres oà il n'y a pas
d^lBM, n'a pas th>p de dixrhuit heures par jour, pour trouvef
^ moyens de s'introduire dans les coteries en crédit. En gêné»
^, tout le tenqis donné à des soins d'argent est dérobé à celui
<|Qe demande la beauté des ouvrages. N'estH^e pas huit ou dix
n^embres que la société du Déjeunera donnés à l'Académie
fr^Qçaise?
Songea combien un académicien qui a fait peu ou rien^ comme
^.^ Bo..i«., ou B ,doitsenUr de rancune intérieure
70 ŒUVHËS POSTHUMES D£ SïE.NDilAL.
pour UD homme comme Courier ou Béranger, qui n'a pour soi
que la voix publique ? Cela ferait comprendre U$ haines de
i795«
Si deux hommes, appartenaut à deux classes diOéreotes de
ces gens dont on parle, ont ^'imprudence de se parler avec
franchise, ils se séparenl à Tinstant, en s'écriant chacun de son
c6(é, et comme s ils faisaient leur partie dans un duo : Que de
vent dans cette tête ! — Uel?étius a donné le dialogue fort amu-
sant de trois procureurs qui, après avoir commence par louer
Vullaire, fiuissenl par se prouver qu'ils ont plus d'esprit que
lui. En général» aux yeux des petites fortunes bourgeoises de
douze à quinze mille francs de rente, péniblement acquises, les
hommes qui écrivent pour autre chose que de Targent ou TÂca-
demie sont des fous à lier, depuis que la religion de la gloire,
ûe Y immortalité, etc., etc., est devenue un lieu commun que
prêchent tous les matins les journaux, quand ils sont embarras-
sés de remplir leurs colonnes, c'est-à-dire depuis une soixan-
taine d'années.
On voit souvent trois classes des gens dont on parle se réunir
pour jouer de mauvais tours aux pauvres diables comme Jean-
Jacques Rousseau, Schiller, la Fontaine, etc., qui se consolent
de leur habit percé au coude en songeant à la postérité, à la-
quelle pourlaui là plupart n'arrivent pas. Les ennemis de ces
malheureux, qui ont rimpertinence de ne pas songer à Fargent,
sonl :
V Les grands seigneurs qui n'ont que leur haute positioa»
comme le maréclialde Richelieu, iecardinal de Demis. (Je serais
plus exact en citant des noms plus obscurs, mais à cause de
celte obscurité même ils ne présenteraient aucune idée.)
2"* Ce sont les maréchaux qui ont quelque gloire, comme le
maréclial de Saxe, le maréchal de Gaslries.
5"^ Les liitéraleurs d'Académie qui font fortune avec des édi-
lious, des notices, des journaux, et en offrant des places àl'Aea-
démie à de pauvres grands seigneurs qu'ils attrapent (feu M. le
duc Matthieu de Montmorency).
Cette singulière coalition contre de pauvres diables, toujours
dans la crotte s'explique par ce mot si connu de M. le mare'
LISTXKKS A SES AMJS. .,,
Chai de Çaslries. Piqué de ce quon parlait longoemeni devaiu
lui des opinions de d'Alembert, il s'écria avec humeur : . N'est-
Il pas pitoyable de voir citer un d'Alembert ? Cela veut raisonner
et n a pas mille écus de rente. »
Il y a parfois des honneurs véritables, imprévus, non prépa-
res par 1 intrigue, qui viennent chercher dans leur «renier I.k
pauvres diables comme la Fontaine. Jean-Jacques Roossear
Prudhon, et qui percent le cœur des charlatans littéraires Ils
^blem que ces honneurs ne jettent „n jour fatal sur leur
Malgré vos vingt ans vous arriverez, mon ami, à cotmattre le'
pays dans lequel vous vivez, en observant qu'après les gens dont
on parle, a cause d'une sorte de mérite ou de bonheur person-
nel. .1 faut placer les gens dont on parie par force : les princes
788. on pariait autant du journaliste Linguet que de Voltaire
le J«""'»«'sle Linguet, en 1788, était aussi connu à Paris qnTu-
jourd but M. Chodruc-Duclos. ^
La bonne compagnie, où il est agréable de vivre, se compose
Pans d environ trois mille personnes; les ducs rkes, q^om
une place a la cour, sont en première ligne.
Ces gens dont on parle trouvent dansia société, pour les iuxrer
une classe d hommes inconnue avant la Révolution. Ce sonUe'
gens a petite ponée, à inclinations bourgeoises et modérée?
braves gens crées pour être bons époux, bons pères excXm'
neuvième siècle a la manie du génie; pour en avoir au moL
k« apparences, il touche à tout, il n'est peut-être pas «ne ^.
rite fondamentale sur laquelle il ne se soit cru obligé de d n
««mot ou plutôt sa phrase, car essayer la phrase est ni '
frede ses manies; il traddt en style disgîaSxenl" ,,
es vérités les plus connues etcroit avoir d^,:^ '02 ""
hommes essentiellement modérés et destinés Tar t^'.^
constants, leur horreur pour le hasardé eTC'sa'ges ^^ Z
«jours, à pousser loin le crédit d'une maison d 'coltcel
draps, se croiront obligés de juger le coure deM. Courr.lir
ce que c'est que Dieu, ci pourquoi. Dieu étant bontoustst':
il*
5
78 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
«
sards semblent tournés contre la vertu. Henri IV régna vingl ei un
ans et Louis XV cinquante-neuf ans. Hs vous diront, ces gens
nés pour auner du drap, pourquoi la matière est susceptible de
penser. Us savent aussi que Tàme est immortelle et pourquoi.
Passant devant le Garde-Meuble ou la façade de la Chambre des
députés, Us vous diront aussi quelle est la nature du vrai
beau, etc., etc.
En un mot, il semble que ces hommes modérés et faits pour
être estimés et considérés se déshonorent, comme à plaisir,
en parlant de tout ce qulls ne peuvent pas entendre. Faute de
^mieux, je les appellerai la classe des surmenés. On tue de bous
chevaux, destinés à aller toute leur vie au trot, si on leur fait
prendre le galop et sauter vingt baies et barrières. Si on conti-
nue ce petit jeu un peu trop longtemps, on voit bientôt ces
chevaux s'établir tranquillement au fond d'un fossé.
C'est ce qui arrive à ces pauvres smmenéSy quand ils ont le
malheur de rencontrer trop souvent quelque raisonneur sans
pitié, qui les interrompt quand ils travaillent à leur étalage.
Quand la pédanterie cessera d être à la mode, les surmenés
disparaîtront, comme à la première pluie de printemps on voit
la race des papillons blancs descendre des peupliers.
Les lieux publics, à Paris, sont pleins de gens de quaraute-
huit ans, ordinairement garnis de deux ou trois croix et por-
teurs de physionomies assez respectables. Us ont beaucoup
d'usage, mais ne peuvent guère rester assis une beui*c à la même
place sans s'ennuyer. Ce sont desgénéraux, de riches banquiers,
des agents de change, qui, à quarante- cinq ans, se sont trouvés
avoir leur fortune faite et se sont décidés, comme ils disent, à eu
jouir à Paris. Les uns se sont faits amateurs de musique ; nous
les avons vus fous de madaime Pasta, ensuite de madame Mali*
bran. Ce sont eux qui crient si fort et qui ont des disputes à
propos de ces damei>. Il est vrai que si, par hasard, on les
(•coûte, ou s'aperçoit qu'ils ne comprennent absohiment rien à
la chose dont ils parlent.
LETTRES A SES ÂMiS. 9U
CL
A MONSIEUR P.. M..., A PAIIIS.
Paris, )e t26 décembre 1829, à cinq he'ires
du soir, sans bougie.
Ce soir, 26, opéras nouveaux à 51îlan, Naples, Veoise, Gê-
nes, etc., dont j'enrage.
La jalousie ne tue l'amour que dans un cœur froid de qua-
rante ans, qui désespère. Celle jalousie vous grave à jamais
dans le cœur de M... Cette cristallisation peut être lente.
Vous pouvez la hâter de six mois ( + ou -- ), en lui disant :
c Depuis trois ans je vous adore, mais je n'ai que dix- sept
cents francs de rente et ne puis vous épouser. Je n*ai pas voulu
mourir fou. » Ni plus ni moins. Laissez le développement à son
cœur.
Ce mot heureux me sert de transition : avez-vous mis trop de
développement dans votre roman ?
Je crois que vous seriez plus grand, mais un peu moins
connu, si vous n'aviez pas publié la Jacquerie et la Guzlay fort
inférieures à Clara GaTiul. Mais comment diable auriez-vous
deviné tout cela? Quant à la gloire, un ouvrage est un billet à
la loterie. VAfrica ^ est oubliée et c'est par des sonnets que
Pétrarque est immortel. Ecrivons donc beaucoup. D'ailleurs, après
Texercice que pratique notre amie S..., écrire est, pour un pau-
vre diable, le plus grand plaisir.
Que ferez-vous avec mille francs? Irez-vous à Naples? C'est
possible. Irez-vous à Modou ?
Si vous n'êtes pas pressé, oubliez le roman pendant un an.
Alors vous le jugerez. Du moins moi, au bout de six mois, j'ai
' Épopée régulière, dont le sujet est rhistoire de Rome à la fin de la
seoonde guerre punique et dont Scipion est le héros. (R. G.)
80 ŒUVKES POSTHUMES DE STEKDUÂL.
tout oublie. Sans doute plus d'un duc voudrait se (aire uu nom
pour mille francs. Plus d'une femme honnête voudrait en être à
son quatrième rendez-vous avec vous. Mais ou trouver Tagent
de change pour une telle négociation?
Si vous voulez manger mille francs sans délai, lisez-moi votre
roman ; car, comme Courier» je ne puis juger sur le manuscrit.
Je Tentendrai avec plaisir, de sept heures du soir à minuit, en
deui ou trois séances.
Je serais trop sévère pour votre style, que je trouve un peu
portier. J'ai eu du mal à faire, etc., pour : J'ai eu de la peine à
faire, etc.
Je ne vois que vous en littérature et M. Janin, auteur du
Dialogue de don Miguel et Napoléon. [Figaro du 19 ou 20 dé-
cembre. )
Si vous voulez, je vous ferai voir M. Janin ; cela parera le
coup pour le Figaro, Mais, suivant moi, les grands hommes du
Globe sont jaloux de vous. Je sens souvent en vous la manière
de raisonner de Mai^iormette, id est une jolie phrase au lieu d'une
raison, id est le manque d'avoir lu Montesquieu et de Tracy -f-
llelvétios. Vous avez peur é'être long.
Gela sent le goût vaudeviilique de 18*29.
Vous et moi ou vous tout seul, nous ne pourrons jamais être
au-dessous de la pièce que vous me nommez. Quelle prudence !
C est là que vous trouverez des mille francs, et vous ne courrez
pas le quart du péril où votre roman va vous exposer. S'il n*esl
pas supérieur à la Jacquerie, vous tombez.
Souvent, vous ne me semblez pas assez délicatement tendre ;
or il faut cela dans un roman pour me touclier.
Choppiiî.
LETTHES A SES A MIS. 81
A HOKSIBUB 8... 8..., A LONDRES.
Paris, le 28 décembre 1829.
L*aimable 0 .., M. Prosper Diivergier de HauraDne, m'a atla-
gué dans le Globe ei m'a traité de perruque, comme étant un
suranné partisan d'Helvélius. J'avais fait, en réponse, Farticle
pour la Revue de Paris, que vous allez lire ; mais, craignant
qu'il ne lui déplût, et que, d^autre part, le directeur de celle
feuille n'eût peur de M. Cousin, j'ai renoncé à le publier. Dites-
moi ce que vous en pensez.
PHILOSOPHIE TBANSGEHD^NTALE.
(Ce titre est une plaisanterie; je chéris trop la clarté pour
commencer par une obscurité. Le vrai titre serait : Helvétius et
M, Cousin, ou des motifs des actions des hommes ^)
Pans, le 18 décembre 1829.
Monsieur le philosophe,
Je suis né à la Nouvellet près de Narbonne. C'est une petite
bourgade sur le bord de la mer, dont tous les habitants vivent
de la pèche. Mon père était pécheur et tout des plus pauvres ;
nous étions trois frères. Régulièrement, en été, quand nos pe-
tits bateaux rentraient de la pèche et n'étaient plus qu'à cent
pas du rivage, mon père nous était notre veste et nous jetait à la
mer. Je nageais comme un poisson, lorsque, vers les derniers
jours de l'Empire, la conscription vint m* enlever. En 1816, je
* Voir la lettre adressée au même ami, le 10 juin 18-22. p. 301 du t I".
82 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
quittai ramiee de la Loire et revins à la Nouvelle, léger d'ar-
gent et asseï inquiet de mon avenir. Je trouvai que mon père,
mes frères, ma mère, tout était mort; mais, huit jours après
moi, arriva un de mes grands-ondes, que l'on croyait mort de-
puis quarante ans ; il avait gagné des millions aux Indes anglai-
ses, et me fait une pension de trois mille francs par an, fort bien
payée.
Je vis seul à Paris , n'ayant pas le talent de me faire des
amis. Gomme tous les solitaires par force, je lis beaucoup.
Avant-hier, je me promenais vers le pont dléna, du côté du
Champ de Mars ; il faisait un grand vent ; la Seine était houleuse
et me rappelait la mer. Je suivais de rœil un petit batelet rem-
pli de sable jusqu'au bord, qui voulait passer sous la dernière
arche du pont, de l'autre côté de la Seine, près le quai des
Bons-iiommes. Tout à coup le batelet chavire ; je vis le bate-
lier essayer de nager, mais il s'y prenait mal. « Ce maladroit va
se noyer, » me dis-je. J'eus quelque idée de me jeter à l'eau;
mais j'ai quarante- sept ans et des rhumatismes, il faisait un
froid piquant. « Quelqu'un se jettera de l'autre c6té, » pensai-je.
Je regardais malgré moi. L'homme reparut sur Teau, il jeta un
cri. Je m'éloignai rapidement : « Ce serait trop fou à moi aussi !
me disais-je ; quand je serai cloué dans mon Ut, avec un rhu-
matisme aigu, qui viendra me voir? qui songera à moi? Je serai
seul à mourir d'ennui, comme Tan passé. Pourquoi cet animal
se fait-il marinier sans savoir nager ? D'ailleurs, son bateau était
trop chargé... » Je pouvais être déjà à cinquante pas de la Seine,
j'entends encore un cri du batelier qui se noyait et demandait
du secours. Je redoublai le pas : « Que le diable remporte ! » me
dis-je; et je me mis à penser à autre chose. Tout a coup je me
dis : < Lieutenant Louant ( je m'appelle Louaut ), tu es une ;
dans un quart d'heure cet homme sera noyé et toute ta
vie tu te rappelleras sou cri. — G , c ! dit le parti de
la prudence ; c'est bientôt dit, et les soixante-sept jours que le
rhumatisme m'a retenu au lit Fan passé... Que le diable rem-
porte ! \[ faut savoir nager quand on est marinier. » Je marchais
fort vite vers FËcole militaire. Tout à coup uue voix me dit :
Lieutenant Louaut, vous êtes un lâché ! Ce mot me fit ressauter.
LETTRES A SES AMIS. 85
<( Ab ! ceci est sérieux, » me dis-je; et je me mis à courir vers la
Seine. En arrivant au bord, jeter habit, bottes et pantalon ne fut
qu un mouvement. J'étais le plus heureux des hommes, « Non,
Uuaut n'est pas un lâche ! non, non ' » me disais-je, à haute voix.
Le fait est que je sauvai Thomme, sans difficulté, qui se noyait
sans moi. Je le fis porter dans un lit bien chaud, il reprit bien-
tôt la parole. Alors je commençai à avoir peur pour moi. Je me
fis mettre, à mon tour, dans un lit bien chauffé, et je me fis
frotter tout le corps avec de l'eau -de-vie et de la (ianelle. Mais
en vain ; tout cela n'a rien fait, le rhumatisme est revenu ; à la
vérité, pas aigu, comme Fan passé. Je ne suis pas trop malade ;
le diable, c'est que, personne ne venant me voir, je m'ennuie
ferme. Après avoir pensé au mariage, comme je lais lorsque je
m ennnie, je me suis mis k réfléchir sur les motifs qui m'ont
fait faire mon action héroïque, comme dit le Constitutionnel, qui
eo a rendu compte. (N** 550, du 16 décembre 1829, 5' page, en
haut).
Qu'est-ce qui m'a fait faire ma belle action ? car héroïque est
trop fort? Ma foi, c'est la peur du mépris; c'est cette voix qui
me dît : Lieutenant Louant, vous êtes un lâche l Ce qui me
frappa, c'est que la voix, cette fois*là, ne me tutoyait pas. Vous
êtes un lâche! Dès que j'eus compris que je pouvais sauver ce
ifialadroit, cela devint un devoir pour moi. Je me serais mé-
prisé moi-même si je ne me fusse pas jeté k l'eau, tout autant
que si, à Brienue (en 1814), lorsque mon capitaine me dit :
En avant. Louant! monte sur la terrasse, je m'étais amusé à
rester en bas. Tel est, monsieur, le récit que vous me demandez
00, comme vous dites, Vanalyse, etc., etc., etc.
Justin Louaut.
Je suis philosophe, moi, à qui répond le lieutenant Louaut, et, ce
qui est bien plus iâcheux pour moi, je suis un philosophe de
l'école de Cabanis ; je fais un livre sur les motifs des actions des
hommes, et, comme je ne suis pas éloquent, ni même grand
écrivain, ne comptant pas sur mou style, je cliercbe à ras-
^icmbler des faits pour mon livre. Ayant lu le récit de l'action
^ M. Louaut, je suis allé le voir. Comment avez-vous fait cela?
84 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
lui ai-je dit. — On a lu sa réponse ; je n'y ai 6té que qaelqaes
fautes de français.
Elle me semble prouver merveUlemement, comme dit la nou-
velle école, et d'une manière fart sage, que le motif des actions
humaines c'est tout simplement la recherche du plaisir et la
crainte de la douleur. 11 y a longtemps que Virgile a dit : ^ Cha-
cun est entraîné par son plai^r . »
Trahit sua quemque voluptas.
Régulus, en retournant à Carthage, où rattendaientdes supplices
horribles, cédait à la crainte de la douleur. Le mépris public
dont il eût été Fobjet à Bome, s'il y Mt resté en violant son ser-
ment, était plus pénible pour lui que la mort cruelle qu'il fallait
souffrir à Garthage.
La recherche du plaisir est le mobile de tous les hommes. Ce
serait un vrai plaisir pour mot, et c'est ce qui m'a mis la plume
à la vfuUn, de voir la nouvelle école de philosophie éclecti-
que répondre à ceci. Mais, comme je ne suis pas éloquent, je
voudrais qu'on me répondit sans éloquence et sans belles phra-
ses obscures, à Vallemande, tout simplement de petites phrases
françaises et claires, comme le style du Code civil.
Mon traité des motifs des actions des hommes sera, en effet,
un supplément au Gode civil; il y aura de l'héroïsme à le publier.
Je vois dlci cinquante mille personnages bien rétribués, qui
ont intérêt d'argent à dire que je suis immoral ; ib l'ont bien
ditd'Uelvéïius et de Bentbam, les meilleurs des hommes. Mais, qui
plus est, tout le cant de la bonne compagnie, s'il daigne s'oc-
cuper de l'histoire du lieutenant Louant, dira que je suis horri-
blement immoral. Qu'est-ce que le cant ? Ine direz-vous. Le
ca»itf dit le dictionnaire anglais du célèbre Johnson, est la pré-
tention à la moralité et à la bonté, exprimée par des doléances
en langage triste y affecté et de convention.
Je voudrais, je l'avoue, voir la philosophie allemande expli-
quer ce qui s'est passé dans le cœur du lieutenant Louaut. Je
suis curieux de cette explication. Je voudrais qu'on me prouvât
LETTRES A SES AMIS. 85
que ce n'est pas la crainte de son propre mépris, c'est-à-dire la
cimnte d'un mal, qui a fait agir le lieutenant.
Mon défi à la nouvelle école, qui s'intitule éclectiqtie, neporle,
pour le moment, que sur Texplication de ce qui s'est passé dans
rame du lieutenant Louant pendant le quart d'heure qui a pré-
cédé son immersion dans la Seine.
J'estime Téloquenee et les vertus des philosophes écleetiques,
et mon estime est tellement profonde, qu'elle l'emporte sur Fex-
trême méfiance que m'inspire tout homme obscur en son lan-
gage, et qui n'est pas un sot. Tous les jours nous voyons daïis
la vie que l'homme qui comprend bien une chose l'explique
clairement.
Les Français nés vers 1810 éprouvent un vif plaisir, suivant
moi, fils de l'orgueil, à aller à une leçon de philosophie et à en
sortir. Durant la leçon le plaisir est moins vif, ils essayent de
comprendre. Que de gens ont intérêt à louer la nouvelle philo-
sophie ! En attendant que les jésuites puissent faire pendre tous
les professeurs, ce qu'ils ont de mieux à faire, c'est de favoriser
la philosophie allemande, un peu obscure et souvent mystique;
on dirait que ses partisans sont obscurs par plaisir; on les voit
confondre, sous le nom de philosophie, les choses les plus diffé-
rentes, savoir :
1® La science de Dieu, c'est-à-dire la réponse affirmative à
ces questions : Y a-t-il un Dieu? se mèle-t--il de nos affaires ?
2<> La science de l'âme, c'est-à-dire la réponse à ces ques-
tions : Y a-t-il une âme? Est-elle immatérielle ? Est-elle immor-
telle?
5^ La science de l'origine des idées: l'iennent-eUes des sens?
En viennent-elles toutes? Ou bien certaines idées, par exemple
l'instinct du jeune poulet qui, au sortir de la coquille, a l'idée
de manger un grain de blé, naissent-elles dans la cervelle sans
le secours des sens?
4^ L'art de ne pas se tromper en raisonnant sur un sujet quel-
ciHiqoe, ou la logique,
5® Examen de celte question :
Quels sont les motifs des actions des hommes? Est-ce la re-
cherche du plaisir, comme dit Virgile? Est-ce la sympathie?
5.
.<) ŒUVRES POSTHUMES Uf:: STENDHAL.
6^ Examen de cette question :
(iu'est*ce que le remords^? Vientril des discours que nous
avons entendus, ou natt-il dans la cerveHe, comme Fidée de
becqueter le blé qui vient au jeune poulet?
Non-seulement on embarrasse ces questions fort difficiles en
les mêlant ensemble, et en faisant souvent allusion aux trente
ju quarante explications ridicules qu'en ont donnéesles philoso-
phes grecs ou allemands; mais j^e remarque qu'il n'y a pas de
discours officiel ou académique où Ton ne cherche à rendre
odieux les partisans de la philosophie de Virgile :
Trahit sua queinque voluptas.
On nous dit que nous sommes des coquins, ou aa moins des
i^;ens grossiers. Il me semble que la vie privée d*Helvétius vaut
bien celle de Bossuet ou de tout autre Père de TÉglise.
La vertu est un pauvre argument; Bacon était un coquin qui
vendait la justice , et c'est Tun des plus grands hommes des
temps modernes. Combien de curés de village ont toutes les
vertus, et, dès qu'ils raisonnent, on rit!
J'avoue que mes adversaires sont à la mode; rien de plus
simple, la philosophie éclectique est appuyée et prônée, au fond,
par tout ce qui mange au budget.
Je le répète, an fond, ces messieurs aiment les professeurs de
philosophie du même amour qu'ils portent à la liberté de la
presse ou à la Charte. Mais, eu attendant qu'ils puissent étouffer
toute philosophie, ils embrassent la philosophie allemande, qui,
an moins, est emphatique et obscure.
Cette philosophie est aussi protégée par tout le Cant de la
haute société, par tout ce qui a le projet amusant de refaire de
la hauteur aristocratique à force de gravité et de moraHté.
Quel courage ne faut-il pas pour se battre
1 "Contre la mode;
* Le remords n'est, comme la croyance aux revenants f que l'effet dfts
discours que nous avons entendus. Le remords et le serment sont les
deux seules utilités des r (H. B.)
LETTRES A SES AMIS. 87
2® Gooire ropiniou, ou, pour mieuxdire, les affections de tous
les Français riches, nés vers 1810;
5** Contre cinquante mille prêtres, dont beaucoup sont très-
éclairés, très-éloquents, très- vertueux;
4^ Contre toutes les sommités sociales, qui savent lire et qui
sentent bien que les lois proposées par Jérémie Bentham frap-
pent au cœur toute aristocratie, dépouillent l'homme social des
avantages autres que pécuniaires que son père a pu lui laisser,
et le restreignent, sous tous les autres rapports, à son seul mé-
rite individuel;
5<* Contre Topinion des femmes : la philosophie allemande
cherche toujours à émouvoir le cœur et à éblouir l'imagination
par des images d'une beauté céleste. Pour être bon philosophe,
il faut être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui a fait for-
tune a une partie du caractère requis pour faire des découvertes
en philosophie, c'est-à-dire pour voir clair dans ce qui est;
Ce qui est un peu différent de parler éloquemment de bril-
lantes chimères.
Plût à Dieu que tous les hommes fussent des anges ! Alors,
plus de juges prévaricateurs, plus d'hypocrites, etc., etc. Voyez
les journaux: ils vous disent que nous sommes loin de ces chi-
mères. Plus Vopinion publique deviendra la reine de la France,
plus il y aura d'hypocrisie et de cant ; c*est là un des inconvé-
nients de la liberté.
L'écrivain qui ose pubUer le récit du lieutenant Louant Cait
donc une action presque héroïque. Au lieu de le réfuter en style
simple» on ne le réfutera pas, ce qui obligerait à descendre
dans les profondeurs du cœur humain, chose plus difficile en-
core que y éloquence et les bases larges du beau style ; on le
plaindra en style tiiste et affecté, comme ayant le malheur (rêtre
immoral. Dieu ih)us accorde d'être immoral comme Helvétius
et Bentham!
Stendhal.
88 «EUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CLll
K MONSIEUR .... A LONORBS.
Paris, le 8 février 1830.
Je vieus de lirei sans trop de plaisir, les deux premiers volu-
mes des Mémoires de Brissot. C'est un bon homme saos grands
talents^ mais digne de toute confiance. Il était fils d'un pâtissier
de Warville, près Chartres, et aurait été plus heureux d'être
toute sa vie ouvrier pâtissier ; c'est lui-même qui nous le dit.
Pendant quatre années, il publia un journal (le Patriote français),
écrit avec bonne foi; et je ne doute pas que Brissol n'ait été fort
utile. Quoiqu'il veuille être homme de lettres, ses Mémoires ne
sont point gâtés par cette emphase par qui Von bâille en France.
Le portrait de l'aiïreux Marat, le portrait de Mirabeau et plu-
sieurs autres, resteront, parce qu'ils sont écrits avec une simpli-
cité et une bonne foi qui deviennent tous les jours plus rares.
Brissot n'avait pas assez d'esprit pour comprendre Mirabeau ; il
est effrayé et scandalisé. Il peint, au contraire, assez bien Marat,
qui fut le type de ïenvieux et de l'intrigant littéraire. Marat
donnait aux journaux des articles écrits de sa main, et dans les-
quels on portait aux nues le génie et les talents de lui Marat.
Alors il attaquait Newton et faisait des expériences sur la cha-
leur. Brissot a eu beaucoup de rapports avec cet être singulier.
On le peint toujours comme un peu plus que laid, et cependant
il était aimé delà marquise de L*'* ^
Brissot raconte ses voyages en Suisse et en Angleterre ; on le
voit partout honnête homme, mais pauvre diable. Souvent sur
le point de faire banqueroute, par la faute deses associés littérai-
res, il sort toujours avec honneur des plus détestables affaires.
Il écrit sur les lois criminelles, et ne s'élève pas même à coin-
* De Laubépine. Marat, qui eierçait la médecine, eut le bonheur de la
guérir d'une maladie regardée comme incurable par ses confrères ; ils ne
lui donnaient pas vingt-quatre heures à vivre. [H. B. j
LETTRES A SES AMIS. g9
prendre ce que doit être le talent d'un historien. Il porte aux
nues Touvrage historique de madame Mac-Aulay-Graham» qui
n'est qu'un plaidoyer en faveur des opinions républicaines de
Tâuteur. Il blâme amèrement Louis XIV d*avoir exilé le cheva-
lier de Lorraine, favori de son frère ^ Brissot ignore apparem-
ment ce que tout le monde sait : ce beau chevalier avait contri-
bué à Fempoisonnement de Madame*.
Pendant son voyage en Suisse, Brissot explique fort bien les
scènes qui confirmaient le pauvre Jean- Jacques Rous$eau dans
ridée que tout le genre humain s'était ligué pour lui jouer de
mauvais tours. Mademoiselle Levasseur, qui s'ennuyait à Ho-
tiers-Travers et à Wooton jen Angleterre), mystifiait facilement
un être passionné et crédule. Jean-Jacques Aou^seau vivant
seul et ue parlant à personne, sa gouvernante n'avait point à
craindre de le voir désabuser.
Les deux volumes des Mémoires de Brissot peignent assez bien
la France telle qu'elle était à la veille de la Révolution. J'ai été
frappé du bon sens de M. le marquis Ducrest, frère de madame
de (ienlis. Ce marquis a la simplicité d'écrire au roi pour lui
demander d'être fait, sans délais ministre des finances; il veut
être ministre le lendemain avant cinq heures du soir. M. Ducrest
voyait le danger; sa démarche était ridicule, il devint la fable
de la cour; mais il eûi probablement mis le gouvernement de
Louis XVI dans la bonne voie. Probablement aussi son minis-
tère n'eût duré que quelques mois ; la force de vouloir manquait
tout à {ait aux deux ou trois mille hommes riches qui formaient
ia haute aristocratie delà France et qui approchaient du roi.
Les éditeurs des Mémoires de Brissot n'ont pas osé imprimer
le récit d'un duel célèbre, à l'occasion d'un masque arraché,
au bal de l'Opéra, par madame la duchesse de Bourbon; les
deux augustes combattants^ sont vivants ; les éditeurs donnent
le récit du courtisan Bezenval.
* Monsieur, duc d'Orléans.
• Madame Henriette, duchesse d'Orléans.
» M. le comte d'Artois (Charles X) et le pfince de Condé. fa scène eut
lien le mardi gra» ée Tannée 177^. (H. B.)
^ ŒUVRES POSTHUMES hE STENDHAL.
Brissot, on le voit, touche anx sujets les plus iotëressants ;
mais il ea parle d'une façon commune, et, comme dans les Mé-
moires apocryphes , la table des matières est beaucoup plus in-
téressante que le texte môme.
Aucun homme de lettres, aetuellemeul vivant, n'est aussi
célèbre que Linguet, auteur d'un journal el de quelques ouvrages
ridicules, ne Tétait eu France, quelques années avant la Révolu*
tiou. Linguet voulut employer Brissot comme (mvrier littéraire.
L'honnête Brissot ne manqua pasde s'attacher de cœur au charla-
tan; il en rapporte les mots les plus plaisants, mais ils sont éiouffiss
parla platitude du récit. Rien n'estcomique» par exemple, comme
l'étonnement de Linguet, à son arrivée en Angleterre ; il s'aper-
çoit que personne n'a jamais entendu parler de lui. L'homme
qui avait fait Vapologie de Néron était un grand écrivain et
un profond politique à Calais. Arrivé à Londres, il fallut qu'il
expliquât quel avait été le genre de ses travaux. Brissot, comme
un bon homme qu'il était, attaquait quelquefois les prêtres, et
était indigné d'abus souvent effroyables. Linguet se moque de
lui. « Qu'ai-je à craindre, lui dit-il, en ma qualité d'écrivain
hardi? — Les parlements, qui peuvent me jeter en prison et me
condamner à des peines infamantes. Ëh bien, je cherche à me
concilier le clergé ennemi des parlements. Je pense commevous
sur bien des choses , mais, de la vie, je ne parlerai mal du
clergé ; il est trop puissant à la cour, et tous les écrivains pru-
dents m'imiteront. »
' Vous me direz : mais enfin faut-il lire les Mémoires de Brissot?
— Oui, si vous êtes bien disposé, si vous vous sentez cette pa-
tience gaie qui ne fait pas jeter un livre toutes les fois que
cinq ou six phrases plates vous forcent à en sauter quelques
pages. Si un écrivain, doué de patience, voulait prendre la
peine de réduire à cent pages les deux premiers volumes des
Mémoires de Brissoty ainsi condensés et dégagés de tout ce qui
est commun et bourgeois, sans doute, ils feraient fortune. Pro-
bablement les volumes suivants offriront beaucoup plus d'inté-
rêt .*La grande qualité de Brissot, celle qui le rendra toujours
précieux aux yeux d'un historien, la bowne /âi,'lui tiendra lieu
d'esprit et de talent lorsqu'il aura à. parler de^ actions des
LETTRES A SES AMIS. Vrt
grands hommes de notre Révolution. Dans Tëtude de procureur
cô Brîssot était premier clerc, travaillait aussi Robespierre.
Brissot ne comprend pas les hommes supérieurs ; nous avons
vu qu'il parle de Miralieau comme aurait pu faire une bonne
femme; attendons ce qu'il dira de Danton. Quelle que soitTopi-
nion que ces deux premiers volumes m*aîeut donnée de la perspi-
cacité de Brissot, je n^hésilerai pas à croire aux faits dont il
parlera comme les ayant vus. NaisTéditeur osera-til imprimer
tout? — Je n'aime pas la suppression du duel entre deux augus-
tes personnages.
CLIII
A MADAME G...., A PARIS.
Paris, le 9 février 1830
Vous savez, ma chère amie, Taltrail dramatique que Vancienne
Venise a pour moi; une anecdote fort piquante, portrait de
mceurs ttè^-émouvant^ m*a été contée un de ces soirs par le
charmant G , qui l'avait lue dans un vieux manuscrit defa-
mlUe. Mon imagination s'est échauffée ; lisez cette ébauche, et
que votre jogemeut de femme décide si je dois continuer ou en
rester là.
FRANCESCA POLO.
VeimE. — Un petit paistge derrière une égliae, à droite le grand canal.
Vue de nuit.
Fmhcbsga Polo. — Polo, son mari. — Faho Gbrgaba, son amant.
—Le provéditeur Gergaba, frère de Fabio et son rival.
Pasio» — Voilà le jour, adieu.
FiuMciscA.— Reste encore un moment ; la nuit est si obscure,
I
I
92 ŒUVRES POSTHUMES De STENDHAL.
que personne ue te verra sortir ; et, quand on te verrûi près de
cette maison, que m'importe? N'est-ce pas pour la dernière fois
que je t*embrasse?
Fabio. — Ce soir je quitte Venise, mais sous peu de jours je
te ferai savoir Fendroit que j'aurai choisi pour ma retraite.
Prancesca. — Ah ! u'est-ce pas à Turin que Ton t'exile ? à
cent lieues d'ici ?
Fabio. — Oui, Farrèt du Sénat porte Turin; mais mou frère
est provéditeur, il peut tout dans Venise.
Francesca. — Méûe-toi de ton frère.
Fabio. — Que lu es injuste ! H m'aime comme un père. Je lui
ai dit que je partais pour Turin ; je compte y être dans trois
jours; je me fais voir à l'ambassadeur de Venise, et je reviens
m'établir dans quelque village, sur le bord des lagunes. Quel-
quefois, du moins, je pourrai voir de loin la maison que tu ha-
bites, je t'écrirai.
Francesca. — fiélas I comment tes lettres pourraient-elles
m'arriver^ As- tu donc oublié la jalousie de mon mari? Sa vanité
n'ouvre la porte de son palais qu'aux premiers personnages de
l'État.
Fabio. — (Quatre heures sonnent,) Grand Dieu! voilà quatre
heures! je veux prendre une mèche de tes cheveux. {Il la coupe
et la prend),
Framcesca — Ame de ma vie, souviens-toi que je t'aime ; sur-
tout plus de soupçons ; je mourrai plutôt mille fois que de t'èlre
inûdèle.
Fabio. — Aie confiance dans l'homme qui te parlera de cette
mèche de tes beaux cheveux et de quatre heures du matin.
(Francesca rentre chez elle),
Fabio." Je ne suis plus un homme; à mon âge, pleurer !,.. Quit-
ter Venise est au-dessus de mon courage. 0 ma belle patrie! sera-
ce vivre, que de vivre loin de toi?... J'en veux presque à mon
frère de m'avoir fait sortir de prison ; du moins, j'étais à Venise,
j'entendais le son de ses horloges, Francesca m'écrivait, son sot
mari venait me voir.... Oui, mais cette prison pouvait finir par
le supplice. Mon frère est provéditeur ; mais il n'y a que huit
jours que Badoer est mort; sa famille est puissante. Aussi, pour-
LETTRES A SES AMIS. 95
quoi se vaniait-it d'avoir été aimé de Francesca?... (Celte pensée
le met en colère.) Je le taerais de nouveau.
Cercara. — Gomment cet homme est-il ici ? — Sorlirait-il de
chez la Polo ! Il n'a pu venir par la petite rue que je suivais moi-
même» et il n'y a pas de barque sur le canal.... (il regarde le
cmal.) tirand Dieu ! aurait-elle un amant? (Cercara s approche
de Fabio et le reconnaît). Quoi! mon frère !.... Vous voulez donc
vous faire assassiner? Gomment, j'ai mis sur pied la moitié des
agents secrets du conseil des Dix pour vous garder des assassins,
et vous venez vous y exposer follement! 0 jeune homme, que je
m'en veux de vous aimer ! J'aurais dû vous laisser deux ou trois
mois en prison, cette tète folle se serait refroidie...
Fabio. — Mon frère, je le jure par le saint nom de Dieu, il
n'y a pas dans la belle Venise un fils qui aime son père comme
je vous aime ; vous m'aviez conseillé de ne pas sortir de notre
palais; mais, puisque je pars dans quelques heures, je puis
vous avouer la cause de toutes mes folies : j'aime. Ge n'est pas
un goût léger que je me permettrais d'avouer à un frère si res-
pectable par son âge, par ses dignités, par ses grandes actions.
Il y a deux ans que j'aime la femme de Venise la mieux gardée;
c'est pour elle que je ne vous ai pas suivi à votre campagne de
Candie. Enfin (t7 pleure) ne vous attendez à rien de raisonnable
de moi aujourd'hui. Quitter Venise est une action au-dessus de
mes forces ; l'âme ne doit pas souffrir davantage à se séparer du
corps.
Cercara, à par^— Grand Dieu ! aimerait-il Francesca? (Haut),
C'est par miracle que j'ai pu obtenir ton élargissement de pri-
son à un aussi Caible prix ; deux ans d'exil sont bientôt passés.
Fabio. — Vous êtes heureux, mon frère ! Vous ne connais-
sez pas Tamour, vous ! Vous êtes un grand général, un homme
ferme, vous vous moquerez de moi, mais ma douleur est la plus
forte.... Avec tout autre je saurais ne pas sortir du silence, mais
avec vous, que j'aime taoi; je ne puis me taire. —Ne me mépri-
sez pas trop, 6 mon frère ! Un jour peut-être, combattant à vos
eèiés, je saurai faire couler le sang ennemi et vous faire oublier
mes larmes d'aujourd'hui. Oserai-je vous parler? Ah! si vous
aviez aimé !
I
94 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
GotcAftà. — Sois content, mon ami; parie en liberté, Tamour
m'a rendu aussi fou que loi. Mais, à ce qu'il paraît, tu es iieu-
reux?... Rentrons au palais.
Fabio. — Non, les murs des palais, à Venise, ont des oreilles;
j'aime mieux ce lieu solitaire. Vous avez quinze ans de plus que
moi et je vous ai toujours regardé comme un père (il lui prend
la mairif qu'il baise); Taveu que vous venez de me faire me donne
la hardiesse de vous dire queUe est ma plus grande peine en
quittant Venise. Que je sois jaloux', et jnsqu à la folie, c'est ce
que prouve la mort de Badoer.
Cergaba. — Oui, je l'avoue, ta folie est grande.
Fabio. — Ëli bien, jugez de mon supplice ! Parmi les jeunes
gens de mon âge, il n'en est aucun que j'estime assez pour lui
confier le nom de la femme que j'aime.^ Vous savez comme moi
à quel point nos serviteurs sont corrompus. Si je demande on
service à un homme de cette classe, mon secret appartient an
premier noble qui lui jettera une bourse de sequins. Yonlcf-
vous oublier votre âge, vos dignités, et me rendre un service
que vous seul pouvez me rendre ?
Gercara. — Parle.
Fabio. — Il ne s'agit de rien moins que de remettre vous-
même, vous provéditeur de Saint-Harc, des lettres d'amour à
une jeune femme.
Gebcara. — Je suis ton frère et non pas ion père; je serais un
sot si je ne faisais pas une folie pour le meilleur ami que j'aie au
monde.
Fabio. — Gonnaissez-vous le sénateur Polo, notre cousin?
Gercara, changeant de couleur. — Grand Dieu ! (A paH.) Le
mari de la femme que j'aime!
Fabio. — Gela vous étonne ; jamais on ne m*a vu chez lui
qu'une fois tous les ans pour quelques devoirs de famille.
Gercara. — Eh bien?
Fabio. -— Si vous daignez me rendre ce service, je vais
vous mener au couvent des franciscains; le portier de ce cou-
vent m'introduit dans le jardin ; je monte dans un bâtiment
abandonné au fond de ce jardin; la petite rue qui sépare ce
bâtiment du palais Polo n'a que six pieds de large; je monte au
LETTRES Â SES AMIS. 95
quatrième étage, je place une échelle qui fait poot sur la rue.
Cbrcaba, faisant effort sur lui-même. — Et Francesca vous
reçoit?
Fabto. — Vous ferez un signal , vous ne lui parlerez point,
c'est ce qu'elle a exigé de moi...
Cercara. — Quoi ! m'avez-vous nommé?
Fabio. —. Certainement non. Vous frappez deux clefs Tune
contre Taulre, la fenêlre vis-à-vis devra s'ouvrir, vous ne verrez
personne et jetterez la lettre; comme il n'y a que six pieds de
distance, rien de plus facile. —Mais vous semblez atterré?
Cercarâ. — Je vous servirai, j'exécuterai toutes vos commis-
sions; mais il est grand jour; il ne faut pas qu'on nous voie;
allez m'allendre au palais. (Fabio sort.)
Gbrcara, seuL — Est-il bien possible» grand Dieu ! La femme
que j'aime depuis si longtemps, qui, enfin, m'accordait de l'ami-
tié! — Hélas! je croyais que ce nom d'amitié se changerait en
amour... Elle en aime un autre... avec passion... et depuis deux
ans!... J'ai abrégé la guerre de Candie, je suis revenu avant le
temps marqué par mon devoir ! . .. Enfin, elle en aimait un autre !
0 douleur! Ce que n'ont pu m'appreudre tous mes espions!
0 douleur ! mais je veux les voir ensemble. Je conduirai Fabio
chez elle... Et cet imbécile de mari, si jaloux, et dont la jalou-
sie ne semblait s'oublier que pour moi seul ! Grand Dieu que je
suis malheureux I... Les plus grands miilheurs d'une vie agitée;
le jour même où, de général en chef, on me fit passer à la place
de podestat d'un bourg!... Non, rien n'est comparable à la dou-
leur qui m'6te toute force !
LE PAUIS CERCARA.
cérgara, fabio.
Cercara. — Écoute ; on ne sait ni qui meurt ni qui vit ; je
veux le faire une donation de tous mes biens.
Fabio. — Vous, mon frère ! qui passez' pour si ambitieux!...
à peine âgé de trente-cinq ans, quand les plus beaux mariages...
Cercaba, s^ emportant. — Ne me parle jamais de mariage.. i
mi lEUVRËS POSTHUMES DE STENDHAL.
Une fille qui m'ctail promise in*a fait déclarer, lorsque lu as
tué Badoer, qu'elle renonçait à mou alliance.
Fabio. — Quoi ! je vous aurais nui !
Cergara. — Oui, beaucoup; mais tais-toi, ou je me fâche. H
se peut que je passe à notre armée de Dalmatie... Je puis mou-
rir... Enfin, ce que tu as fait contre moi, sans t*en douter, en
tuant Badoer, ne doit point changer mes projets. ÂUons chez le
notaire, nous signerons Tacte qui est dressé... Quant à ta com-
mission à regard de Francesca Polo, jetais préocupé quand tu
m*en as parlé; c\plique-moi tout.
Fabio. — J'ai honte d'occuper de tels détails un grave provë-
diteur... Vous avez vu la fenêtre et combien il est facile de jeler
les lettres.
Cercara. — Tu passais par cette fenêtre ; mais elle ne pou-
vait te recevoir que la nuit; et avec un mari qui passait pour si
jaloux, où te recevait-elle?
Fabio. — Dans la chambre même où dormait ce mari si ja-
loux-;
Cercara. — Mais s'il se fût éveillé?
Fabio. —Que nous importait notre vie! Il n'y avait que
ce moyen de nous voir ; elle m'aime autant que je Paime.
Cercara. — Que me font ces détails de sentiment ! Et tu y
allais souvent?
Fabio. — Pas dans les commencements, mais, depuis six mois,
presque toutes les nuits.
Cercara. — Et cet imbécile de mari, dont la jalousie est cé-
lèbre dans Venise...
Fabio. — Jamais il n*a eu le moindre soupçon ; mais il m'a
fallu renoncer au bonheur de voir Francesca chez elle... Dans
les lieux publics mêmes je n'ose la regarder.
Cercara. —Il est vrai, moi, Fami du mari, je ne t'ai jamais
vu; jamais il ne m'a parlé de toi. El cette femme si grave et si
réservée en apparence...
Fabio. — Gomme on la connaît mal ! Son caractère estgaietfo-
lâtre eomme celui d'un enfant; quand vous la voyiez si grave et si
sérieuse, elle songeait aux contrariétés que nous causaient les
LKTTRES A SES A31IS. 1)7
espioDS que sou mari |^iace partout... Mais quels sont ces
hommes?
Ceb€Ara. — Ce sont de braves Esclavoos, qui ont servi sous
mes ordres et qui accompagneront ma barque lorsque je te con-
duirai à la terre ferme... Mais il faut que tu viennes avec moi
prendre congé de Polo.
LE PALAIS POLO.
OERCARA, FABIO, POLO.
PoLD. — Mou noble cousin, vous voulez plaisanter... Moi,
le protecteur de votre famille et de ce beau jeune homme !
Ce n est que de votre crédit et de votre protection que j'at-
tends les emplois qui manquent encore à mon illustration.
C'est vous qui m'avez donné Tétat qu'on me voit dans Venise,
Frawcesca, entrant (à part.) — 0 ciel ! Fabiol
Polo. — Mais voilà uolre épouse qui, peut-être, ne se sou-
vient pas trop de notre jeune cousin. ( A Francesca, ) Uu
hasar4i, que je regrette, a toujours éloigné de mon palais ce
brave jeune homme... uu peu trop impétueuK, seulement.
Pour je ne sais quelle dispute , il a eu un duel avec Loredauo
Badoer, et notre sage république ne reconnaît pas de duel en--
tre ses nobles ; elle laisse cet usage à nos voisius les Allemands
et aux peuples barbares. Pour nous, à Venise, tout duel n*est
qu'une tentative d'assassinat...
Francesga. — Qui ne connût la bravoure de notre jeune pa-
rent? Badoer était un soldat renommé... Je suis heureuse de
vous voir, Fabio; je ne m'at(eudais.pas à ce bonheur.
Cercara, avec ironie. — 11 y a trois mois, peut-être, que vous
n'avez vu ce jeune cousin ?
Polo. — Il y a plus peut-être. Moi-même, je ne lui ai pas parlé
depuis la fête du Bucentaure.
Francesca. — J'espère bien n'être pas trois mois saus le re-
voir. (À Cercara.) Il ne faut pas souffrir que cet exil se pro-
longe ; ces lois sévères sont-elles faites |)Our le frère du prové-
98 ŒUYKES POSTHUMlâS Dti STËNUUAL.
dileur Gerça», pour le seul bérilier de la plus noble Camitte de
Veoiâe?
Cercara. ~ Pour moi , je couseille à Fabio de profiter de
l'occasion pour visiter TEurope; nos banquiers tiendront des
fonds à sa disposition à Paris, à Madrid el même à Londres.
Fabio. — Je profilerai de votre générosité ( regardant Fran-
cesca), et je ne serai que peu de jours à Turin.
Gergara, à part, — Francesca a Fair joyeux. Cette annonce
d'uue longue absence ne TafOige point. Auraient-ils le projet
de se rejoindre? Quelle aud.^ce chez une femme aussi jeune 1
CLIV
a vadanë j...» a paris^.
Paris, le 1" mars 1830.
Chez moi, vous pourriez trouver Tobjei régnaul; ledit objet est
fort jaloux, parce qu*il a lu une de vos aimables et bonnes let-
tres. Je suis resté très-faible. Le vin de Cbampagoe et Hemani
ne m'ont pas réussi. J'irai vous voir ce soir dimanche, si j'en
ai la force et, encore plus probablement lundi. Quand serez-
votts chez madame Clémentine? Je vois bien que vous êtes
mon ennemie, puisque vous me supposez un bonnet de coton.
J'ai tant pris d'opium, que ma cervelle est comme de cotOK,
mais vous régnez dans ce coton.
DniANGBB.
LETTRES A SES AMIS. 99
CLV
A HONSIEOR 8... B...
Après avoir lu les Contolatiojis * Irois heures et demie
de suite, le vendredi 26 mars 1830.
S'il y avait un Dieu, j'en serais bien aise, car il me payerait
de son paradis pour être honnête homme comme je suis.
Ainsi je ne changerai rien à ma conduite, et je serai récom-
pensé pour faire précisément ce que je fais.
Une chose cependant diminuerait le plaisir que j*ai à rêver
aux douces larmes que fait couler une belle action : cette idée
d'en être payé par une récompense au paradis.
Voilà, monsieur, ce que je vous dirais en vers si je savais en
faire aussi bien que vous. Je suis choqué que vous autres, qui
croyez en Dieu, vous imaginiez que, pour être au désespoir trois
ans de ce qirune maîtresse vous a quitté, il faille croire eu
Dieu. De même un Montmorency s'imagine que, pour être brave
sur le champ de bataille, II faut s'appeler Montmorency.
Je vous crois appelé, monsieur, aux plus grandes destinées
littéraires, mais je trouve encore un peu d'affectation dans vos
vers. Je voudrais qu'ils ressemblassent davantage à ceux de la
Fontaine. Vous parlez trop de gloire On aime à travailler, mais
Nelson (lisez sa Vie, par Tinfàme Southey), Nelson ne se fait
tuer que pour devenir pair d'Angleterre, Qui diable sait si la
gloire viendra? Voyez Diderot promettre l'immortalité à M. Fal-
conaet, sculpteur.
La Fontaine disait à la Ghampmeslé : a Nous aurons la gloire,
moi, pour écrire en vers, et vous pour réciter. » Il a deviné.
Mais pourquoi parler de ces choses-là ? La passion a sa pudeur :
pourquoi révéler ces choses intimes? Pourquoi des noms? Cela
a l'air d'une rouerie, d'un puff,
* €e recueil de poésies venait d'être publié en mars 1830.
lOii ŒLYllES POSTUUMi!;S DE STENDHAL.
Vuilà, monsiear, ma |>ensée et toute ma pensée. Je crois
qu'on parlera de vous en 1890. Mais vous ferez mieux que les
ConsolationSf quelque chose de plus fort et de plus pur.
CLVI
A MADAME J..., A SAINT-DENIS.
Parts, 16 mai 1850 (samedi).
L'animal est origiual; les dieux Font fait ainsi. 11 a passe quel-
que leiups à Monlmoreucy, à deux pas de chez vous, mais il oe
pouvait vous voir. Où est donc la rue Sainl-Marcel dans Saiot-
Deuis? Je Tai cherchée des yeux en passant. Nous sommes allés
à la cathédrale ou ahhayc.
On dil que la vanité est la passion dominante, ou, pour mieux
dire, la seule de notre nation, particulièrement entre la Loire et
la mer du Nord.
Ceci me console. Jamais il n'y aura rien en moi, pas la moin-
dre nuance qui puisse choquer celte passion, cette habitude, si,
par hasard, elle s'est nichée dans un petit coin du cœur de Tal-
mable Jules.
Je ne sais pas écrire raisonnablement, et cependant depuis
quatre jours je vous dois une réponse. Écrire en cherchaol la
gentillesse et les formes, il fallait attendre des semaines peut-
être.
Quand vous écrirez à madame la comtesse Ci., comme vous
avez discuté mon crime avec elle, dites-lui ma lettre. Quaod
vous viendrez à Paris avertissez-moi la veille par la poste. Je
vais à la campagne, mais serai bientôt de retour.
Quand on est au café des Vélocifères de Montmorency, celle
maison neuve à deux portes qui recule, par où faut-il prendre
pour aller passer vingt minutes avec vous rue Saint-Marcel?
Bien des choses à M. G. . Quand se fait-il de TAcadémie comme
LETTRES A SES AMIS. 401
votre M. Lajard. Le baron Gérard Ta pris pour Poncbard do
Feydeaa, le Crouvant à diaer, en place de Grève, chez M. le pré-
fet de Chabrol, et loi a parlé, eu conséquence, de sa mala-
die (c'était il y a deux mois), de son talent qui charmait le pu-
blic, etc., etc.
Amitié et dévouement éternel.
Coton ET.
CLVIl
A MONSIEUR S.... S , A LONDRES.
Paris, 15 août 18^. -*• 71, rue de Hiclietieu.
(Bientôt ane deuxième lettre.)
Votre lettre, mon cher ami, m*a hîi le plus grand plaisir. Je
n'ai pas écrit une ligne depuis dix jours; voilà mon excuse pour
le reiard de ma réponse.
Pour bien jouir du spectacle de cette grande révolution, il
£iot Hàner sur le boulevard. (A propos, il n'y a plus d'arbres à
partir de la rue de Choiseul jusqu'à cet hôtel Saint-Pbar, où
nous avons logéquelques jours, en arrivant de Londres en 1826;
on les a coupés pour faire des barricades sur la chaussée du
boulevard. Mais aussi les marchands ont été bien aises de s'en
défaire En Angleterre, n'avez-vous pas trouvé le secret de
transplanter dés arbres gros comme la cuisse? Si vous rencon-
trez un homme au fait de ce détail, prenez des renseignements
précis, Apportez-^nous le moyen de rétablir notre boulevard.)
Plus on s'éloigne de la grande semaine, comme dit M. de la
Fayette, plus elle semble étonnante. C'est l'effet produit par le
statues colossales; par le mont Blanc, qui est plus sublime vu de
la descente des Rousses, à vingt lieues de Genève, que vu de sa
base.
Tout ce que les journaux vous ont dit à la louange du peuple
H. 6
m ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
est vrai. Le 1*' août les intrigants ont paru. Ils gâtent un peu,
mais lrè»-peu nos affaires. Le roi est excellent; il a choisi deux
mauvais conseillers, MM. Dupin, avocat, qui, le 27 juillet, après
avoir lu les ordonnances de Charles X, déclara qu*il ne se regar-
dait plus comme député/ ei Interrompu, je prends le parti
de vous envoyer ce chiffon. Demain je vous écrirai de nouveau.
Cent mille hommes se sont présentés pour la garde nationale de
Paris. L'admirable la Fayette est Tancre de notre liberté. Trois
cent mille hommes de vingt-cinq ans feraient la guerre avec
plaisir. Paris, défendu par l'enthousiasme actuel, ne céderait pas
à deux cent mille Russes. Je vous griffonne ces faits grossiers;
on m'attend. — Nous uous portons ious bien. Malheureusement
Mérimée est à Madrid ; il n*a pas vu ce spectacle unique. Sur
cent hommes sans bas et sans veste, il y avait, le 28 juillet, un
homme bien vêtu. La dernière canaille a été héroïque et pleine
de la plus noble générosité après la bataille.
CLVIII
À MONSIEUR s B....
Ce 29 septembre 1830. — 71, rue Hichelieu.
Monsieur,
On m'assure à Tinslant que je viens d'être nommé consul à
Trieste. On dit la nature belle en ce pays. Les îles de l'Adriatique
sont pittoresques. Je fais le premier acte de consulat en vous
engageant à passer six mois ou un an dans la maison du consul.
Vous seriez, monsieur, aussi libre qu'à l'auberge: nous ne nous
verrions qu'à table. Vous seriez tout à vos inspirations poétiques.
Agréez, monsieur, Tassurance de mes sentiments les plus dis-
tingués.
Betlb.
LETTRES A SES AMIS. 103
CLIX
A MONSIEUR LE BARON DE H , A PARIS,
Trieste, le 4 décembre 1830.
Je suis comme Atig^ste, j*ai souhaité l'empire, mais, eu le
souhaitant, je ne Tai pas connu. Je crève d'ennui, et personne
ne se conduit mal avec moi ; cela aggrave le mal. Cependant,
Théritage de mon père ayant passé en expériences, il faut tâ-
cher de s'accoutumer à ce manque absolu de commuuication
de la pensée.
J'ai cherché à ne pas faire une seule plaisanterie depuis mon
arrivée dans celte île ; je n'ai pas dit une chose cherchant à être
amusante ; je n*ai pas vu la sœur d'un homme ; enfin, j'ai été
modéré et prudent, et je crève d'ennui.
Adieu, la poste part, tâchez d'intéresser en ma faveur ma-
dame Azur.
CLX
y
A HOIfSIEUR LE BARON DE H...., A PARIS.
Triesle, le 12 décembre 1830.
Je n'ose vous écrire, vu la grandeur des événements qui peut-
être vous entourent. — Figurez-voos que je suis à Hambourg et
vous vous figurerez bien. Les logements coûtent deux mille deux
cents francs ; un appartement de sept pièces au second. Tel est
l'appartement de mon prédécesseur, que je ne veux pas pren-
dre, vu le malheur du temps : tout coûte deux fois autant qu'à
mon regretté Livourne.
iOi ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
J'ai trouvé, grftce à M. Meyerbeer, que je vous prie de re-
mercier, une femme fort aimable, pleine de naturel, presque
aussi sincère que madame Azur, qui a beaucoup d'idées, trente-
six ans et un grand salon peint à fresques, avec tapis, où, à dix
heures, arrivent vingt verres de vin de Chypre et trente de limo-
nade, le tout accompagné d'eicellentes tranches de gâteau de
Savoie. Je vais dans ce salon quatre fois la semaine et finirai par
y aller six fois. H n'est pas et ne sera jamais question de love;
mais enfin, dans le grand Paris, je n'avais pas une maison
comme celle-là. Je la dois à lady Morgan.
n y a double vitre partout ici, à cause de Tabominable Bora,
qui me donne de Thumeur ce soir. Toutes les rues sont comme
la via larga de Florence ; il n'y a ni volets ni persiennes ; tout le
monde a une veilleuse, à ce qu'il parait ; cela se met entre les
deux vitres, de façon que la nuit, dès dix heures, la ville a l'air
illuminée. — Trottoirs partout, séparés de la rue par de petites
colonnes. Mer et collines magnifiques. —On ne parle en Lom*
hardie que du théâtre Garcano, où madame Pasta va chanter.
Le duc Litta, M. Marietti et un autre y perdent quarante mille
francs chacun.
A Trieste on sent le voisinage de la Turquie ; des hommes
arrivent avec des culottes larges, sans aucun lien au genou, des
bas, et le bas de la cuisse nu ; un chapeau qui a deux pieds de
diamètre et une calotte d'un pouce de profondeur. Ils sont beaux,
lestes et légers. J'ai parlé à cinq ou six ; je leur paye du punchs
ce sont des demi-sauvages aimables; mais leurs barques sen-
tent diablement l'huile pourrie ; leur langage est une poésie con-
tinuelle.
CLXI
A MONSIEUR LE BARON DE M.. ..^ A PARIS.
Trieste, le 17 décembre 1830.
Quelle bonne semaine ! Jeudi une lettre de la divine Clara et
LETTRES A SES AMIS. 105
auloordliui une de vous. La rue de JéraMlem de ce pays a pris
copie de la lettre de la jeune fille, et pour cela Ta gardée trois
jours. Ne mettez jamais de noms propres ; à cela près, dites
tout, tout absolument, et je recevrai vos benoîtes lettres trois
jours plus tôt. Je ne me croyais pas sî curieux ; il est dr61e de
faire des découvertes sur soi-même, à quarante-huit ans, que
] aurai le mois prochain. En être réduit au régime delà QuaU"
diemey m*assomme.
Je n*ai jamais mieux senti le malheur d'avoir un père qui se
raioe. Si j'avais su, en 1814, le père ruiné, je me serais fait arra^
cheur de dents, avocat, juge, etc. Être obligé de tremMer pour
la conservation d'une place où Ton crève d'ennui ! Je n*ai à me
pîaiodre de personne \ j'ai trouvé des amis, pour ainsi dire, uuî-
(|Uement à cause de lady Morgan (dont je ne partage point les
opinions jacobines). Toute ma vie est peinte par mon dtna*; mon
haut rang exige que je dîne seul : premier ennui. Second ennui :
OQ me sert douze plats ; un énorme chapon qu'il est impossible
découper avec un excellent couteau d'ader anglais, qui coAte
ici motftj qu'à Londres; une superbe sole qu'on a oub^ de
faire cuire, c'est l'usage du pays ; une bécasse tuée de la vdtte,
on regarderait comme un cas de pourriture de la faire attendre
deux jours. Ma soupe de riz est salie par sept à huit saucisses,
pleines d'ail, qu'on fait cuire avec le ri%, etc. Que voulez-vous
que je dise? C'est l'usage, on me traite comme un seigneur, et
certainement le bon homme d'aubergiste, qui ne me rencontre
jamais dans sa maison sans s'arrêter, se découvnr et me faire
un salut jusqu'à terre, ne gagne pas sur mon dtner, qui me
coûie quatre francs deux sous ; le logement, six francs dix
sous. Ma qualité d'oiseau sur la branche (Clara ne comprend
pas cette légère métaphore) m'empêche de prendre ime cui«>
liière. Je suis empoisonné à un tel point, que j'ai recours aux
œufe à la coque; je n'ai inventé cela que depuis huitjours, et j'en
Sttis tout fier.
Kacontez mon malheur à madame Azur, et dites-lui, si elle
sait les mathématiques, de multiplier toute ma vie par le mal-
beur du dtner. L'absence de cheminée me tue ;' je gèle en vous
Vivant. Dans l'autre chambre j'ai un poêle qui donnerait mal
6.
406 ŒUVRl!:S POSTHUMES DE STËNDHàL.
à la léte aa pim grossier Aarergnat. — Je sois pmdenl el ne
vois point madame *** , dont bien me âche. Elle a Tentregent
d'Ancilla, une gaieté constaule et de la baoteur; elle a aue cbe-
minée ! J'aurais pris raeioe auprès d'une cmislruction si pré-
cieuse. — J'ai trouvé un ami véritable dans un capitaine au même
régiment; il est incroyable combien nous nous convenons. !Mais
monsieur, combien de temps aurai-je la patience de monter
cette garde ? — Deux ou trois ans au plus.
Je m'occupe beaucoup de mon métier; il est bon, honuête,
agréable en soi, tout paternel. Ma correspondance s'occupe du
commerce ofCom. Ne croyez point que Paris soit le pays le plus
tèrttte en ce igepre. C'est le Bannat, monsieur. Je me suis rap-
proclié dudit Bannai pour 4|iidier la partie ; j'ai fait un voyage à
Piume ; c'est toul à fait le derni^ .^MhrQpt ^tih i^ivilisatton. Un
étranger, capitaine, est reçu comme feu ma^^mpisellejeck, Pélé-
phant à Paris. Cinq jours ' passés là furent cinq carnavals. Ou
m'aimait tant, qu'on m'a dit : <( Vous ne faites pas de dettes criai^
des et des banqueroutes, comme un de vos prédécesseurs, mais il
avait deux croix et vous point, — Je l'ai refusée, » ai-je répondu.
— Dans cette charmante ville de six mille âmes, un homme
qui a un capital de quarante mille francs e^t dans l'abondance,
la considération, etc. 11 a un logement que le soleil dispense du
poêle ; il adore l'usurpateur et lit l'histoire de ses amours avec
des gravures enluminées; il veivt absolument me prêter ce livre
rare, qu'il a fait venir à grands frais. Toutes lesfols que je l'ailais
voir, il me faisait faire à l'instant du chocolat. « Combien vous
coûte cette vie délicieuse, lui ai-je dit, le dernier jour, en le
surprenant à dîner avec sa maîtresse ? — Je me ruine ; mais
que voulez-vous? la vie est courte; je dépense trois mille six
cents francs. »
Dans mon vopge, en venant ici, j'ai trouvé Port-Maurice, près
de Gênes, absolument comme la ville dont je vous parle ; cha-
leur et situation à souhait. Â cause du cabotage, le vice*cbnsul
encaisse, tout compris, neuf mille francs. Voilà l'homme le plus
aisé -de tous les employés de France. — J'ai trouvé l'aimable et
amsyi>ilissiffle M. Masclet, consul à Nice, au milieu d'un jardin
rempli de rosiers en fleurs , le 15 novembre. Le serpent deTeD-
LETTRES A SES AMIS. 107
vie a aussitôt sififté dans mon cœur. A cause do graud mot cabo-
tage, Nice vaut vingt-deuK mille francs.
Je peuse que la Chambre actuelle, tout en se donnant le plaisir,
Bouvean en France, de mâcher le mépris, nous conduit à cet état '
abominable de république, horrible partout ailleurs qu'en Amé-
rique; voilà 1^ véritable choléra-morbus. A propos, c'est cette
horrible maladie qui, dans deux ans au plus tard, mettra M à
mes jours. Je maintiens qu'elle est inévitable ici; quand vous
verrez le bon et aimable docteur Edwards, priez-le de m'envoyer
un préservatif au plus t6t. Un capitaine, mon collègue, a vu
mourir de cette aCfreuse manière : Thomme, monsieur, devient
ua tire-bouchon, par la force de la douleur ; il est fort malpro-
pre par en haut et par en bas. Enfin, c'est mou mal, dont deux
fois le docteur m'a délivré ; sauf toutefois que je n*étais pas mal-
propre, bien au contraire.
Les cloches m'assourdissent pour la nomination du pape. Si
c'estM. le cardinal Giustiniani, il est de la taille d'Apollinaire;
j'ai dfné plusieurs fois avec lui, chez cet homme si poli, M. de
Laval, à Rome. 11 revenait d'Espagne et portait en sautoir un
grand cordon blanc et bleu clair. Il avait été ami intime de Sa
douce Majesté Ferdinand VU. Vous en verrez de grises et IK>rai-
nique aussi, s'il va à Givita-Vecchia.
Quant à moi, je suis si abasourdi de m'ennuyer à ce point,
que je ne désire rien ; mes voeux ne vont pas plus loin qu'une
cheminée.
Le premier ministre de l'instruction publique qui aura un
peu d'esprit, considérant l'état de dégradation où est la Légion
d'honneur, donnera celte croix à M. Béranger et à quelques
autres écrivains de talent ; cela relèvera ladite croix. Mais ja-
mais un gouvernement, quel qu'il soit, ne peut protéger sincè-
rement que la littérature plate, id est élégante et vide
^iéées. Les idées sont le Groquemitaine des gens au pouvoir.
C'est le 12 du mois que, pour la première fois, on m'a parlé
de k Rouge et le Noir, Cette fin me semblait bonne enrécrivant.
J'avais devant les yeux le caractère de M..., jolie fille que
j'adore. Demandez à Clara si M... n'eût pas agi ainsi. Les jeu-
nes Montmorency et leurs femelles ont si peu de force de vo-
iOg ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
lotUét qu'il est impossible de ùiire lui dënoômeni dod plat,
avec ces êtres élégants et eflacés. Voyez ea juillet (1830), quand
dix mUle canailles se battent. Dieu sait pourquoi, pas un Ifont-
morency ! Un seul, et il y allait de tout pour eui. Tous se seraient
battus eu duel ; mais le bon ton n'ordonnait pas, sous peine
d*étemell6 infamie, de se bature dans la rue. Cette vue du man-
que de caractère, dans les hautes classes, m'a fait prendre une
exception; c'est un tort ; est-il ridicule ? C'est bien possible. Le
comment, c'est que j'ai pensé à M.... Je ne saurais que foire
dans un roman d'une jeune Rohan-Chabot, réellement de bon
ton. Raphaël, lui-même, comment aurait-il peint une nuit com-
plète ? La convenance exacte, c*est la présence continue du con-
venable, l'absence complète de l'individualité.... Et un auteur
sifflé se réfugie dans la métaphysique. Je ne doute pas de la
haine des ennemis intimes ; je vois les figures que Ton fiût
chez Mammouth ; . mais on acquiert de nouveaux amis,
comme mon aimable T. d'ici. Clai-a dit que j'ai un carac-
tère abominable, dans les Débats. Dans un mois, peut-être,
après vingt démarches, je parviendrai à lire mon caractère ; et
alors ça ne me fera aucun plaisir ; il n'y aura plus de piquant,
de nouveauté, d'imprévu.
Vous dites la littérature morte parce que le froid a tué les
chenilles et aulres insectes nuisibles, vivant par la faveur du
Journal des Débats. Rien de plus heureuXi de plus fertile que
cette mort apparente ; cela 6te-t-il le talent à ceux qui en
ont? .
Ce pays a tout à fait la physionomie d^ l'Orient. Une paysanne
arrive, étend un bout de tapis sur le pavé, étale dessus huit ou dix
pains et s'assied à l'autre bout. •- J'ai huit chaises magnifiques
dans. ma chambre, mais deux seulement sont en état de sup-
porter ma personne. Elles sont neuves pourtant. Que vousdirai-
je des tiroirs des commodes, etc., etc.? — Le consul d'Augle»
terre fait venir ses meubles de Londres ; c'est ce qui m'a fait
venir l'idée du fauteuil, moins cher de beaucoup à Paris qu'à
Londres.
Tout le monde parle d'une proclamation de Sa M^esté l'em-
pereur d'Autriche, que les bons Fei^arais ont trouYée affichée
LETTRES A SES AMIS. 109
eu se levant, et se trouvant occupés par les troupes de Sa Ma-
jesté Impériale. — M odène est, ce me semble, une nue propriété
de la maison d'Autriche, comme la Toscane. Je ne me rappelle
pas la date du traité pour Modène, mais je suppose la chose
ainsi. Quant à Ferrare, le ministère français a consenti à ce moU'
vement; ainsi espérons la paix et la tranquilité.
MeQUIIiLET»
GLXII
h HQMSUSUB UI BàRON DE H , A PABIS.
Trieste, le 24 décembre 1850.
Que George vive ici puisque George y sait vivre!
Voilà ce que je disais en quittant Paris. Je place mes ûlets
trop haut. Ma nomination n*a fait aucun plaisir à mes amis. Ai-
je des amis? Facta loquantur.
Je reçois à Tinstant une lettre de M. le marquis Maison, am^
bassadeur à Vienne, qui me dit que M. de Mettemich a refusé
Vexequatury et a donné Tordre à M. l'ambassadeur d'Autriche
à Paris de protester contre ma nomination. La première idée de
ma misanthropie a été de n'écrire à personne. La lettre de M. le
marquis Maison est datée du 19 décembre et m'arrivele 24.
J'écris cependant aux amis qui m'ont servi réellement» facta
loquantur. J'écris à madame Victor de Tracy ; M. de Tracy, an-
cien aide de camp de M. le comte Sébastiani, et toujours ami,
pourra m'étre utile. Je supplie madame Victor, à qui vous savez
combien je dois, de décider pour moi.
Je ne spécifie rien ; je sens de plus en plus que la chaleur est
pour moi, avec mes quarante-sept ans et le mercure passé, un
élément de santé et de bonne humeur. Donc , consul à Païenne,
110 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Naples ou même Cadix ; mais, au nom de Diea, pas de Nord! Je
n'entre dans aucun détail avec madame de Tracy, la prianl de
décider,
M. le comte .... a été dix ans mon ami ; mais un jour j'ai dît
que rhérédité de la pairie rendrait bétes les fils aînés. Que
dites-vous d'une telle gaucherie ?
J'étais pétrifié d'étounement d'avoir réussi ; mais le port où je
comptais trouver un refuge assuré est accessible au vent du
nord. J'ai été cependant d'une prudence parfaite. Je n'ai pas vu
l'amie de l'ami auquel vous m'avez présenté.
La besogne de consul, toute paternelle, me plaît infiniment.
Donc, la chose à désirer est consul à Palerme. Peut-être la mau-
vaise humeur, dont la lettre du 19 décembre me fait part, peut-
elle être conjurée. Madame Victor de Tracy est amie de MM. De-
sages, esprits droits et fermes, qui lui diront ce qu'il faut espérer
et craindre. Mais il faut dix jours, au moins, pour qu'une letlre
de Paris arrive à Triesle.
Adieu, je suis noir. Peut-être notre protecteur pourra-t-il
vous dire ce qu^il faut penser et demander.
POVBRINO.
CLXIII
A MADAME V..« A..., A PARU.
Trieste, le l*' janvier IbSi.
Hélas ! madame, je meurs d'ennui et de froid. Voilà ce que je
puis dire de plus nouveau aujourd'hui 1" janvier 1851. Je ne
sais si je resterai ici. Je ne lis que la Quotidienne et la Gautte
de France; ce régime me rend maigre. Pour être digne et ne pas
me perdre, comme il m'était arrivé à Paris, je ne me permets
plus la moindre plaisanterie. Je suis moral et vrai comme le
Télémaque, Aussi l'on me respecte. Grand Dieu! quel plal
LETTRES A SES AiMlS. lii
siècle» et bien digue de tout remmi quHI ressent et qu'il trans-
pire !
Jeloocbeicià la barbarie. J'ai loué une petite maison de
campagne qui a six pièces grandes, à elles six, comme votre
chambre à coucher; elles n'ont d'agréable que cette ressem-
blance. Là, je vis au milieu de paysans qui ne connaissent
qu'âne religion, ceUe de Targent. Tout ce que la vanité fait au
pays où vous êtes, ici c'est l'argent. Les plus grandes beautés
m'adorent au prix d'un sequin ( onze francs soixante-trois cen-
times ). — Diable ! il s'agit de paysans et non de la bonne com-
pagnie. Je mets ceci par respect pour la vérité et pour les amis
qui ouvriront ma lettre.
Si vous avez la charité de m'écrire, envoyez la longue lettre
(de grâce, qu'elle soit longue comme mon mérite!), nu-
méro 55, rue Godot de Mauroy, à M. R. Colomb, ancien direc-
teur des contributions indirectes. Il y a dans la maison voisine
un vicomte Colomb, amant malade de madame B..., qui ouvre
les lettres de mon parent, quand le numéro 85 n'est pas aussi
grand que celui-ci. — J'ignore tout dans ce s^our enchanté ;
vous comprendrez l'excès de mon marasme, quand je vous
avouerai que je lis les annonces de la Quotidienne, Si jamais
j'en rencontre les rédacteurs dans les rues de Paris, il est sûr
que je les étrangle. Demandez l'explication de ce sentiment de
vengeance, que jamais votre cœur de colombe ne comprendrait,
au sombre et profond Prosper Mérimée.
Je n'ai su qu'il y a huit jours l'apparition du Rouge ^ Dites-
moi bonnement tout le mal que vous pensez de ce plat ou-
vrage, non conforme aux règles académiques, et, malgré cela,
peut-être , ennuyeux. Écrivez-moi une fois par mois. Si je
reste ici, je vous donnerai une description de mes rochers.
Tout est original ici, même la cuisine, ce dont bien me fâche.
Daignez envoyer l'exemplaire d'Henriette *, que l'aimable
auteur m'a promis, rue Saint-Marc, numéro 1, à M. Briche*
Écrivez sur la première page d'Henriette : « A madame Judith,
* Le roman de l'auteur, a]fant pour titre : £« Rùuge et le Noir,
* Titre d'un vaudeville de inadanic Ancelot.
lift ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Pasla» à Milan, i Par ce moyen, Henriette deviendra un opéra,
perdra en esprit, et gagnera une actrice digne de ses profondes
et variées émotions. Voilà du nouveau style. Qod style emploie-
rais-je pour vous peindre les pensées que je vous consacre? —
Un pauvre diable qui meurt de smf dans les dés^ts de TAlgérie,
comment se peint-il un verre d'eau ? — Je finis par cette idée
limpide.
Mes respects ou amitiés, selon Tampleor du personnage, à
chacun de vos aimables amis. Par exemple, respects à madame
la baronne du Mercredi, et à tout ce qui lui est cher. — Écri-
?ez-moi Thistoire secrète dé M. Clara Gazul et de M. de M...
Agréez avec bonté Tbommage d'un exilé. Ah ! que n'sfrje aœ
chaumière et quinze cents francs dans la rue Saint-Roch ! fiieu
des choses à votre ami.
Chahpagke.
CLXIV
A MO.NSIKUR INE F... *,.A i'AfiiS.
Venise, le 25 janvier 1851.
Je viens d'entendre Velutli ; c'était dans un salon de la place
Saint-Marc, au midi , par un beau soleil. Jamais Velotti n'a
mieux chanté. 11 a Tair d'un jeune homme de trente-six à trente-
huit ans, qui a souffert, et il en a cinquante-deux ; jamais il D*a
été mieux. Le divin Perucbint l'accompagnait. Il y avait vingt-
quatre femmes, mais pas un chapeau de bon goût.
Mauvaises nouveHes des succès de la Judith '. Carcano est
"abandonné. On fait des caricatures. La Scata triomphe ; on voit
les acteurs de la Scala, à table, mangeant de la Pasta, et le. duc
* Mort à Paris, le 1*' novembre 1848, à l'âge de sotxante-dix-neul
ans.
' Madame Pasta.
LETTUES A SES AMIS U5
LiUa, qui paye l'excellenl VeluUi, a trouvé un tiasco à la Feuice;
il était malade et a voulu s'efforcer.
!fe dites k personne que je suis ici, excepté à notre protec-
teor» s'il vous parle de moi. A propos, trouve-t-il qu'il y a quel-
que réalité» quelque connaissance des petits hommes a3rant ud
petit pouvoir, dans le Rouge? C'est une partie du talent qu'il
faut dans le lieu où il m'a mis. Le tapage des masqua sur la
place Saint-Marc m'empêche de vous envoyer des phrases po*
lies ; je vous écris du café Quadri.
Vous savez que Macchi a eu l'exclusion par insinuatvm de la
France. Giustiniani avait déjà vingt-nleux voix ; on conlÎDoait à
ouvrir le schede S quand il reçut Texelusion formelle de FEspa-
gne. Si vous savez déjà cela, ne vous moquez pas de moi, comme
Besançon. Âlhani porte toujours Pacca, qui ne réussira pas. -^
Votre ami attra*t«il Givita-Veechia, avec quinze mille francs?
Adieu, je vous écris comme à un père ; ne roe répondez pas.
CLXV
A HOMSIËUR LE BARON DE M..., A VAMS,
Trîesle, le 28 janviei* 1851.
higrat ! u'étes-vous pas trop heureux d'avoir un ami i|ol vous
fasse rire? Que gagneriez-vous à correspondre avec un homme
compassé, avec du convenable et butor comme M, de Croise*
Dois? Vous aussi, vous m'intéressez: votre grande envie est
évidente, quand vous me faites dire ce que je n'ai pas dit. J'ai
annoncé à madame Azur que je n'écrirais plus, mais pour gar-
der ma place, pour être bien avec les gens du pouvoir, qui
haïssent les gens qui pensent. Je disais qu'à Barcelone j'avais
peur du comte d'Espagne ; vous me dites que Clara n^a pas ren-
contré un seul voleur et que c'est à tort que je me vantait»
* Billcls.
114 ŒUVUbS POSTHUMES DE STENDHAL.
d*avoii' bravé les voleurs. J'aime bien mieux que vous m*ayez
écrit ces deui preuves d'envie, que si vous aviez été admiratif,
comme madame la baronne de M
Si vous voyez Colomb , priez-le de distribuer la deuiième
douzaine d'exemplaires; plusieurs se plaignent; ils doivent être
bien malheureux, ils n'ont pas le Rouge ! Clara vous dira que je
lui ai demandé, en toute modestie, la note de ce qu'il faut
changer. Je désire toujours faire moins mal à la petite drôlerie
suivante. Mais, je le répète, pour ne pas exciter Venvie de Son
Excellence M. le ministre qui le sera en 1831, je ne veux plas
rien imprimer. Pour vous plaire, à vous autres, il faudrait trois
ou quatre chutes bien humUianles. Quand je ne serai rien, je ne
vous plairai peut-être que trop* Dans l'abominable absence
(Vidées où je végète, je rumine, je ressasse toujours les mêmes
dcmnées. Concevez un misérable qui ne lit que la Gazette de
France , la Quotidienne et le Moniteur, et quatre fois par se-
maine. Ces journaux nous arrivent pour indigestion, huit à la
fois. Les mensonges ordinaires de la Ga%ette et de la Quoti-
dienne nous font bien rire depuis quinze jours.
Votre frère n'a point d'individualité; il est convenable cl
voilà tout. Or c'est l'individualité qui attache.
Il fait borra deux fois la semaine et grand vent cinq fois.
J'appelle grand vent quand l'on est constamment occupé à te-
nir sou chapeau, et borra quand on a peur de se casser le bras.
J'ai été transporté l'autre jour pendant quatre pas. Un homme
sage. Tau dernier, se trouvant à un bout de cette ville, toute
petite, a couché à V auberge, n'osant pas, à cause de la borra,
rentrer chez lui ; il y a eu en 1850 vingt jambes ou bras cassés.
Je m'en moquerais absolument, vu la bravoure que j'ai montrée
contre les voleurs de Catalogue ; mais , monsieur, le vent me
donne mon rhumatisme dans les entrailles. Je n'ai pas eu deux
jours absolument sans douleur depuis le 26 novembre^
Je reçois^ en même temps que votre intéressaote lettre, tiuc
dépêche de mon maître ; pas plus de Civita-Vecchia que sur la
main. Le 'séjour d'Abeille^ est abominable. Il y a une grosse
i r
Civila-Veccliia.
LETTHBS A SES AMIS. 115
tour bâtie par le pape Barberia, doot les armcsi comme vous
savez, sont cet insecte ailé qui, dérobant aux fleurs leurs par-
fums les plus doux, etc.» etc. Donc l'air est abominable à
Abeille; mais, avec la permission d'habiter six mois la ville
éternelle et avec douze mille francs et non pas dix, je serais
content.
AllHAUD.
CLXVI
A HÂDÂMi:: ALBëRTQË DK B..., â l'AKIS.
Triesic, le 6 février 18&1.
Savez- vous, madame, ce que c'est que le général Bolivar? Eh
bien/ il est mort. Savez-vous de quoi? de jalousie du succès du
Rouge. Il y a une autre jolie femme à Paris qui me croit Thomme
le plus faux et l6 plus dissimulant. Et quand tout ces ridicules
seraient vrais, n'ètes«vous pas trop heureuse que j'aie des ridi-
cules?
Si vous voulez un homme parfait,, faites -vous présenter
M. Rokebert par Besançon. M. Rokeberl était pauvre et clerc de
notaire; par sa prudbomie et rare prudence, il a mérité de de-
venir factotum de son notaire et ami d'un pair de France, che-
valier de la Légion d'honneur.
Je suis an comble dé la joie; je croyais que, comme un af-
freux cauchemar, cette Chambre composée de Rokeberts^ pèse-
rait un an ou deux stir la France, et probablement au moment
où je vous parle elle est sifflée autant qu'elle le mérite. C'est
beaucoup', elle a coupé la racine pivotante de Tamour des
Français pour le Ring. Vous souvenez-vous du roman de Tom-
Jones? Ëb bien, il y avait dans celte Chambre beaucoup de
BlifiU. Excitez une sagacité de votre connaissance à me donner
de temps en temps, le plus souvent possible, le fin mot des nou-
velles. Figurez-vous la rage d'Un homme curieux (et qui ne le
lift ŒUVRES POSTHUMES i)Ë STENDHAL.
8cniil pas?) qui se voit rédaîl à la Quodidienne et à la Gazette de
France ! Par leurs mensoDges sur ce qui se passe à cioquaole
lieues de mou \\e, je juge de leur véracité sur Paris.
J'observe la nature humaine ; je m'amuse de faits qui n'^ont
d'autre mérite que d'être vrais ; n'étant pas en même temps pi-
quants, ils ne valent rien pour la curiosité parisienne, j'allais
dire française; mais ils plairaient à Toulouse, Avignon, Bé-
ziers, où il y a de l'Ame ; on n'y est pas constamment occupé du
voisin.
Avant-hier soir j'ai vu chez la madame GeoflTrin delrieste une
jeune mariée de dix-huit ans. Ma foi ! elle est parfaitement belle.
Les dames du pays disent pour se dépiquer qu'elle est bête. Je
le crois bien, elle vient de passer huit années au couvent, près
de Vienne.
Il y a ici un chef de bureau qui peut avoir cinquante ans, l'air
béte, chagrin, des yeux qui pleurent toujours et malgré eux,
nul esprit, pas de naissance, pas de fortune; il vit avec sa paye,
environ six mille francs; il est désagréable, mal vêtu, envieux,
méchant ; cela n'est bon qu'à enterrer. Le père de la jeune per-
sonne dont je vous parlais en a jugé autrement ; il lui a écrit en
deux mots : c Prenez la diligence, arrivez à Vienne le 12, vous
épouserez ma fille qui a dix-huit ans et deux cent mille fhmcs,
et vous repartirez le 14 janvier. » C'est ce qui a été lait. La jeune
personne n'avait point fait d'enfant, il n'y avait aucun cas rédhi-
bitoire ; l'animal l'aurait épousée avec tous les cas rédhibitoires
possibles. Ce vieux garçon chagrin avait été camarade de bu-
reau du père de la beauté ; il ne reçoit jamais personne dans sou
taudis. Mon avis est qu'il faut causer avec cette jeune femnie
dans celte pièce obscure qui, dans les bals, est consacrée aux
aparté des jeunes femmes. Faites-vous raconter par Besançon le
gant de la Torregiani.
Dominique n'a rien de nouveau sur son destin futur ; il vit à
Trieste, où il s'ennuie assez ; mais il faut dire qu'il s'amuse et
est enchanté de sa place. Il serait heureux d'en avoir une toute
petite dans votre cœur; voilà un compliment à la Rokebert; je
vous en ferais bien un meilleur, mais il ne me vient pas.
Je voudrais que quand Besançon passera avec vous dans la
LETTRES A SES AMIS. il7
rue SaiDUGuiliaume, U entrât chez M. Deville ou Delville. Là
vous vous asseyerez dans un fauteuil, et quand vous y serez
vous n'eu voudrez plus sortir. M. Delville fait les fauteuils sui-
vant les derrières. Malheureusement je ne pourrais jamais: sor-
tir d'un fauteuil convenable pour vous, à supposer que j'eusse
pu y entrer. M. Belville a fait un fauteuil pour madame la ba-
ronne Â... ; Besançon le connaît bien; il est dans la chambre
à coucher de ladite baronne, lieu qu'il fréquente beaucoup, et
Dieu sait avec quelles délices !
J'engage ledit Besançon à commander à M. Delville un fauteuil
pour un personnage un peu plus cmséqueni que lui ; ce fauteuil
recouvert de quelque étoffe solide, peu sujette à être salie. C'est
à ce moment de la commission que je me jette à vos pieds, que
j'aime toujours malgré votre injustice pour eux. Vous choisirez
rétoffe. Les chiens endormis, an milieu desquels je vis, seraient
incapables de recouvrir le fauteuil admirable, si jamais ma mau*
dite transpiration le gâtait. M. Colomb remettra cent cinquante
francs à M. de Mareste, pour le prix de ce meuble. Le fauteuil
commandé à Postai pour un homme gros, sera fait en mai ; alors
M. Delville l'expédiera à Mar&eille, d'où un de mes navires nie
rapportera à Trieste ou Civita-Vecchia. Je m'engage, madame,
à ne vous pas impli(iuer dans une autre commission pen-
dant 1851.
On manque de tout ici, excepté de ce qui se mange, et de pi-
qués anglais.
Meykieb.
CLXVII
A MADAMF. A... DE P...., A PARIS.
Triesle, le 19 février 1831.
Je ne crois pas être tout ce que vous dites, chère amie. Je ne
désire pas tant la croix. Il viendra un jour où je voudrais ne pas
as (EUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
l'avoir; mais je ne sais pas si je serai eo France quand voire sa-
gesse nous aura donné la république.
H y a trois jours» j'ai reçu une letlre dans le genre de la Ydtre
et pire encore ; car , vu que Julien ^ esi un coquin, et que e'est
mon portrait, on se brouille avec mou Ou temps de TËmpereiir,
Julien eût élé un fort bonuéte bomme ; j'ai irécu du iemps de
l'empereur; donc Mais qu'importe? Si j'étais on beau jeune
bomme blond, avec cet air mélancolique qui promet les plai-
sirs a la mode ; mon autre amie ne m'aurait pas jugé si c<^
quin.
Nous sommes vingt ici. Le consul de France est le second ou
le premier dans les cérémonies. La cérémonie est tout cbez ces
peuples, comme une femme n'est estimée jolie qu'autant qu'elle
a une robe ?ieuve à cbaque bal. Mais cinq à six consuls ont des
croix : mon prédécesseur et son prédécesseur Tavaieut; donc
il faut la demander. Je la mérite à cause de Berlin, Vienne,
Moscou. L'empereur ne l'aurait pas donnée pour cela; mais Umis
les nigauds à qui on l'a dpnnée depuis n'ont pas vu Moscou.
Sans l'envie^ je vous dirais qu'an retour de Moscou, à B...,
je crois, M. Daru m'a remercié au nom de Fempereor. pour ser-
vices rendus dans le cours de la campagne. M. la Biche, main-
tenant chef de division chez M. de Montalivet, y était ; il est
honnête homme et le dira, s'il s'en souvient; car alors chacun
songeait à soi ouvertement. Voilà, chère amie, ma pensée sur
la croix, et je l'aurai d'ici à deux ans, si elle n'est pas sup-
primée, au premier ministre de l'intérieur homme d*esprit. Si
votre vanité est blessée par la mienne, je ne porterai pas cette
future croix en France.
La ressource de l'envie quand un auteur peint un caractère
énergique et, par conséquent, un peu coquin, c'est de dire :
L'auteur s'est peint dans ce caraclère. Quelle réponse voulez-
vous faire à cela ? Un homme se voit d'en dedans et non pas d'en
dehors. Le plaisir actuel l'emporte sur tout chez moi. Si j'étais
Julien, j'aurais fait quatre visites par mois au Globe, ou je se-
rais allé, avec suite, chez M. le marquis de P Répondez
' Lo Ijnros du roman !e fiouge H le Noir.
LETTRES A SES AMIS. 110
à cela, femme envieuse! Je ne suis pasalié une seule fois au
Luxembourg pendant que H. de P était chancelier^ Or
Dacier, de la Bibliothèque» m'avait fait entendre clairement
qu'il se laisserait forcer la main par M. de P Julien eut
tiré parti de tout cela, et encore plus du salon de madame A....
et de Tamitié de M. Béranger. En supposant un ministère rai-
sonnable coname l'actuel, sous le règne de Charles X» t6t ou
tard, M. Béranger devait être à la tète de la littérature. Clara
Gazul vous dira que j'ai négligé même le grand citoyen , et bien
à tort; car cette famille a été héroïque pour moi. Au fait, je dois
tout à Fiore et à madame de Tracy.
Voyez nos peintres Gérard, Gros, etc. ; on les vante. Vingt ans
après leur mort on ne les trouvera pas égaux aux Bonifacio, aux
Palma Veechio, aux Maralte, aux Pordenone, etc., aux peintres
du troisième ordre de Theureuse Italie. Ceci est dit pour vous
calmer, et, en même temps, rien de plus vrai. Je suppose, ce
que j'ignore, ne lisant aucun journal, sauf la Quotidienne et la
Gazette de France; je suppose, dis-je, que le Rouge et le Noir ait
du succès; dans vingt ans les libraires et le public ne l^esti-
meront pas autant que la Religieuse portugaise, Jacques le Fata-
liste, Mariane, etc. Si vous êtes encore montée, vous croirez que
jements. Gomment diable voulez-vousque je vous prouve que je
ne ments pas? — Jusqu'ici voilà trois femmes qui m'écrivent
des horreurs à cause de Julien, et des femmes dont lune a une
tendre amitié pour moi. Ne me croyez donc pasisi lier du succès.
Ensuite croyez que je désire la croix ; mais, sjf, au lieu de croix,
voas voulez m'employer à Naples ou à Gênes, le serai bien plus
content. Si vous voulez augmenter ma joie, faites qu'un pays de
bon sens comme New-York ait l'esprit et le climat de l'Italie,
ses arts, ses ruines; envoyez-moi là, et regardez-moi comme un
cuistre si jamais je vous demande la croix.
Vous savez que je suis envoyé à Givita^ecchia ; mais com-
ment y aller? Les révoltés ont coupé Ip routes à SpoleCte et
Perugia. Autour des armées des deux partis, il y a des bandes
de voleurs qui tiennent la campagne. Je vais probablement aller
passer à Gènes et là m'embarquer pour Rome. Au diable les
révoltes! —Oubliez votre colère; dans six mois personne ne
190 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
pariera du Hauge, ei je tous ferai an aveu : c^est que jamaîs \e
ne suis aHé eu Russie i c'était mou frère Henri^larc, dout j'ai
pris les papiers, ce qui pouvait aller, parce que je m'appelle
Marie-Henri, mêmes initiales.
CLXVTfï
A MADAME A... DE R..., A PARIS.
T., toujours T. (Tricste), le 20 février 1831.
Oo m'écrit que, le ministère vous ayant consultée sur la paix,
la guerre, etc., vous avez exigé, avant de lui répondre, qa'il
vous accordât des grâces pour toute votre société. En consé-
quence, Resançon va être fait officier de la Légion d'bonueor,
et MM. M....„, Uela + et R — le, vont avoir la croix. Pour
vous remercier, je vous envoie une lithographie fort rare ; elle
m*a frappé depuis longtemps comme peignant parfaitement lai
douleur de femme. N'est-ce pas que cette douleur est bien dif-
férente de la douleur d'un homme? Je vous envoie mon exem-
plaire, n'ayant pu m*en procurer un autre.
En voyant les croix dans le lointain, souvenez-vous, obli-
geante amie, de vexer M. de M , pour qu'il parle à son cou-
sin A
Il y a deux mois que la femme la plus en crédit Ici (laide,
trente ans, trente-cinq mille francs de renie, excellente cuisine,
meubles admirables), ayant entendu parler de mon excellence,
voulut m'avoir à dtner. Elle avait le comte Hocenigo, auciea
ambassadeur ; elle me dit en entrant : « Nous allons bien ba-
varder pendant le diner,.... » Je préparais les phrases les plus
piquantes de ma gibecière, quand arrive mon collègue ofRussia,
sourd comme un pot, mais il a une croix au cou. Elle rappela
et le fie mettre à sa gauche ; personne ne trouva cela extraordi-
naire L'homme n'est rien par soi-même ; il faut une marque de
la spéciale protection de sa conr, un privilège.
LETTRES A SES AMIS. m
if. A..... ne m'aime phis, à cause de ma franchise qu'il prend
pour de la fausseté ; j*ai donc le plus grand besoin d'un coup de
collier de Besançon.
Nous avons ici le plus beau soleil et le plus grand vent. Ce cli-
mat est le contraire de celui de Paris. Je m'ennuie. Que voulez-
vous que m'inspirent des femmes qui feront un beaucoup plus
graud cas de moi quand j'aurai la croix ? Quant aux hommes de
tous les pays, je n'aime pas à leur parler.
Adieu, chère amie, mille tendresses à Besançon, Delà -|-
et Schnetz.
CI. XIX
,A MONSIEUR LE BARON DE M , A PARIS.
Triesle, le 23 février 4851.
Je reçois votre lettre du 12. Lintérêt que je prends au grand
colin-maillard de Lutèce est fort tempéré par l'absence de dé-
tails. Je ne vois que la Quotidienne et la Gazette de France ; les
efiroyables mensonges que ces braves gens publient sur un pays
▼oisin me donnent mal au cœur, comme dit le jeune ministre ;
je finis par ne rien croire du tout sur Paris. Vos lettres sont un
éclat de lumière dans un tableau de M. Alartin ( de Londres ).
Notre société tend à anéantir tout ce qui s'élève au-dessus de la
>&cdiocrité. Gomment penser avec passion à quelque chose,
quand on voit que, pour avoir du pain, il faut ne pas manquer
aux mercredis de M. Dubois du Globe. ^, R..., homme d'un
wai talent, en était dégoûté.
Sous Napoléon, il fallait plaire à un grand homme ; se mon-^
trer chez l'archichancelier, sans y rien dire, pendant dix mi-
nutes chaque semaine, suffisait. Tirez les conséquences de ce
fait. Depuis 1814, il faut cultiver quatre ou cinq salons; que
serais-je devenu si, par goût, je n'avais cultivé le salon rue
d'Anjou ?
'7. "'^
122 ŒUVRES POSTHUMES DE STEKDHAL.
Voilà comment je m'explique le maoqae absolu d'bommes de
(aleol, qui est la grande plaie de votre pays.
Je relis l'allemand. Si j'étais resté ici, j*allai6 dcmner un coup-
de collier» comme dit M. Glermont-Tonnerre, et me mettre en
état de comprendre la prose. Nous avons vingt gazettes alle-
mandes; quelle masse de niaiseries! lis prennent au sérieui les
Mémoires de M. Màximilien de Robespierre, N'est-ce pas M. Mali-
tourne qui les a £ibriqués? Mais, comme ces pauvres Allemands
pensent très-difficilement, ils traduisent beaucoup. Us prennent
de grands lambeaux du National,
Le froid me donne mon rbumatisme dans les entrailles; ces
douleurs internes me rendent morose. — • Le soir, je vais dans
une maison intime, où Ton ne parle que la langue de Schil-
ler. — J'ai perdu hier à quatre heures mademoiselle Hunger,
qui chante aussi bien qu'une Française très-forte ; elle est admi-
rablement jolie, elle a des idées, vingt-trois ou vingt-quatre ans:
elle a connu tous les diplomates ; mais elle est trop forte en ma-
thématiques ; j'ai voulu lui persuader que 48 ^ 25 ; ce qui n'a
point été admis ; elle a préféré un grand maigre de vingtr-cinq
ans; hier elle nous a quittés pour Rome. — Que d'histoires
dans le genre de cdles de Slsmondi durant le douzième
siècle !
A propos, Clara m'ay^^t écrit une lettre avec les noms pro-
pres , Lubert au lieu de Bertlu, on en a pris copie: je me suis
plaint, et les lettres arrivent intactes depuis huit jours. L'intelli-
gence est si chère, qu'en mettant des Bertlu au lieu des Lubert,
on peut tout raconter. Clara me disait grossièrement : Votn
roman, au lieu du Rouge; on eu a conclu que l'homme avait
fait un roman, ce qui a beaucoup intéressé la partie femelle du
pouvoir.
Ce qui se passe est éminemment dramatique, curieux, inté-
ressant pour les acteurs, qui en disent de belles ! N'avéz-vous
jamais lu les épltres dédicatoires de certaines nouvelles de Ban-
dello? Rien ne peint mieux la façon d'être de ce beau pays vers
4510. J'aime mieux ces petits morceaux naïfs que toutes les
généralités dés animaux tels que Sismondi, Roscoe, Ginguené,
qui songe à ftiire une jolie phrase au lieu de songer à peindre
LETTRES A SES AMIS. 125
d'une façon ressemblante. Plusieurs petits événements ressem-
blent aux petites choses, extrêmement importantes pour les
acteurs, que raconte Bandelio. Les résultats sont imperceptibles;
nn homme, après six mois de soins, parvient à avoir une femme.
Qu'importe au genre humain ? Rien assurément ; mais pour lui
c'est le bonheur, c'est la vie.
Je vous envoie ci-joint l'adresse de la véritable eau de Colo-
gne, que j'ai en6n retrouvée et qui fait mes délices. C'est exac»
tement celle que vous m'envoyâtes dans mes beaux jours, et
qui eut l'honneur de laver.... les genoux de madame G.... Je
dirai comme Hector, quand reverrons-uous des femmes de cette
beauté-là ?
Dominique m'écrit qu'il est fort incertain sur la route qu'il
doit prendre : tout chemin mène à Rome; mais les brigands,
monsieur ? Us sont capables de lui sauter au cou et de lui dire :
Nous nous aimons. Et ce sot empesé, son chef, peut le blâmer.
Ce sot doit avoir une humeur de chien. Sa petite vanité, mécon-
tente de tout, dira à votre ami : « Monsieur, allez à votre poste
et n'en bougez pas. n Voilà ma seule crainte.
J'attends le successeur avec la plus vive impatience; je compte
trouver le printemps à mon nouveau gtte ; mais irai-je le cher-
cher en passant par Gènes, où je m'embarquerais, ou tout
bonnement par Venise, Ferrare, Bologne ? Hélas ! monsieur,
comment traverser les insurgés de Viterbe et des environs de
Givita-Castellana? Comment passe-t-on de Bologne à Florence?
Voilà la question. Si le passage est intercepté, me 'voilà rejeté à
Aocône, Foligno, Spolette, Narni et Au diable les révoltes.
Chaque jour on répand une nouvelle contradictoire. C'est com-
me la retraite de Russie ; il était convenu que nous ne faisions
pas retraite; loin de là, monsieur, un mouvement de flanc. Notre
plus grande crainte était toujours de mettre eu colère M. Daru.
Si vous rencontrez M. Balthazar Marchant, sous-intendant mi-
litaire à Niort, faites-vous raconter la scène qu'il lui fit pour
avoir passe à droite plutôt qu'à gauche.
Eh bien, M. R , qui aura de l'humeur, peut être aussi rai-
sonnable que M. Daru. Tant il y a qu'hier j'étais résolu d'aller
gagner Gênes et Milan ; aujourd'lmi le raisonnable l'emporte ;
1
m (£IJVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
j'irai droit devant moi par Ferrare, Bologne et Flor^M^, si je
puis. Là» si j'y arrive, je puis m^embarquer à livounie pour
FiumicÎDO, même pour Terracine» si le saiot-père est à Béné-
vent. ^ Que ne puis-je vous développer mes histoires ! Je suis
convaincu (pie lorsque Dominique arrivera à la ville étemelle,
on lui demandera trente-six francs pour les frais du culte. Ils
n'ont pas le sou> jugez du zèle qu'ils trouvent.
Moi» homme capable, je leur dirais : « Voici un petit bout de
concordat en soixante articles, signez-le-moi, je vousle payerai
dix mille francs par article. Voici dix évêques raisonnables,
nommez-m*en deux cardinaux ; donnez des bulles aux autres,
je vous les paye cent louis pièce. » Gela dit sans phrase, on tope-
rait en trente-six heures.
Ceci est un bavardage inutile, destiné à vous payer vos bonnes
lettres de nouvelles.
GLXX
A »0N81EiTftI.R BABON l>E I , A PARIS.
Triesle, h 94 Pfvriop 1831.
Ne pouvant vous parler de toutes choses, parlons musique. —
Les premiers jours du printemps rendent cette ville charmante.
Le pavé des rues est le plus beau de rtoope : de grandes pierres
taillées, d*un pied de large et de deux, trois, quatre de long ;
la pluie lave ce pavé ; impossibilité de la boue.
Décidément Bellini u*est qu'une sorte de Gluck ; sa musique
n*est qu'un récitatif obligé, et encore il n'y a rien de piquant
dans son orchestre ; pas de chant. Quand il veut faire quelque
chose de chaotant, il tombe dans la contre<laose ou dans le chani
d'église.
La grande prérogative de cette musique est de secouer les gens
insensibles à la musique de Gimarosa et qui cependant sont
émus par la musique militaire qui passe dans la rue. G'est ce que
LETTRES A SES AMIS. i'iT»
j*ai vu ciairemeDl hier, dans repaisse personne du banquier G.
C'est un hooinie presque sensible aux beaux -arts; il m'a
soutenu avec une sorte d'emporlement, lui homme impas-
sible, que la Stranierat que l'on criait à nos oreilles depuis une
heure, était un chef-d'œuvre ; il avait raison pour lui : les chants
divins des Cantatrici villane, que nous avions la semaine der-
nière, Fennuient complètement. J'admirais devantM. G. le chant
sur ces paroles : Signer D. Marco, signor govematore, deh !
sm%a sposo non mi lasciate. Tout cela n'est que de la petite mu-
sique, dit-il avec mépris.
Bellini est donc fait pour agrandir l'empire de la musique,
comme les estampes coloriées, que Ton fabrique pour les paysans,
agrandissent l'empire de la peinture ; mais ce sont de tristes
recrues que celles-là.
La pauvre mademoiselle Hunger, qui a les meilleures façons
et avec laquelle je joue à un certain jeu nommé le on%e et demi,
a une voix étendue et belle à Lyon ou Marseille. Mais, pour
moi, elle manque de douceur et de velouté. Par conséquent le
plaisir manque à l'appel. Pour des Allemands, c'est une voix
encore fort douce. Elle a fort bien chanté le Pirate, de Bellini;
mais la Straniera (c'est l'exécrable roman de M. d'Ârlincourt,
celui où se trouve Agnès de Mérauie) est remplie de cris si inhu-
mains, que cette pauvre ûile maigre est obligée de prendre un
jour de repos après chaque représentation.
Les Italiens, en fait d* arts, voulant du nouveau, Bellini se joue
partout et les belles dames l'appellent : Il mio Bellini. — On
parle de Rossini exactement comme on parlait de Gimarosa à
Milan, en 1815. Admiration immense, mais sous la condition
qu'on ne le jouera pas II est la ressource des théâtres de troi-
sième ordre. — Le journal de Previdali, à Milan, donne la sta-
tistique de tout ce matériel de la musique. Combien cela m'eût
intéressé en 1820 ! Actuellement j'ai bon goût, c'est-à-dire une
difficulté de sentir, Jecroisque vous vous plaignez du même mal.
Nous avons ici un ballet délicieux pendant la première demi-
heure; il s'appelle Guillaume Tell y singulier sujet. A Venise, on
donne la Muette de Portici, avec Masaniello-Bonoldi et une plate
musique de xM. Pavesi. IjA jeune fille qui joue le rôle du fils de
«26 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Teli vaudrait • cent mille francs au théâtre de Paris, qui ssiu-
rait Tenlever à ce pays-ci. Elle est pour la mimiquerie ce
qu'était Léontine Fay. Mademoiselle n*a que dix ans, tout
au plus ; elle est admirablement jolie, avec de grands traits, de
façon qu'elle n'enlaidira pas en devenant potable. Nous n'avons
pas de mime aussi beau que Gessler et aussi bon acteur que
Guillaume Tell. Je tâcherai de me procurer les noms de tous ces
grands hommes. —Je vous quitte; il n'y a pas une chemina
dans ce port de mer, comme disait le général d'Â..., deVillers-
Gotterets, et je gèle.
Je ne vous dis rien de ce qui remplit ma tète et même moQ
cœur. — Mes amitiés à de Barrai. Trieste a changé de iace de-
puis lui; trois magnifiques rues alignées le long de la mer; des
maisons énormes, fort hautes et cependant à trois étages seule-
ment, mais pas le irnoindre ornement d'architecture. Quand ce
pays a fait fortune, vers i8i8, Tarchiiecture notait pas à la
mode.
GLXXI
A MADAME V A Â PARIS.
Trieste, lo 1" mare 1851.
Vos beaux yeuK me rendent bien malheureux, en ne m'écri-
vaut pas. « Toutes les femmes, de mes amies, se reconnaisseul
dans ma dernière rapsodie.* » Grand Dieu ! Est-ce que jamais
j'ai monté à votre fenêtre par une échelle ? — Je l'ai souvent dé-
siré sans doute, mais enfin, je vous en conjure devant Dieu, est-
ce que jamais j'ai eu celte audace ? — On craint tout, ou croii
tout quand on bâille si loin de vous ; dq grâce, dites-moi si vous
êtes piquée comme Malhilde ou comme Rénal. J'espère que
Saint-Germain-l' Auxerrois ^ vous aura fait une telle peur, que vous
serez revenue aux sentiments naturels.
* le roman le Rouge et h Aoir.
* Lo 24 février 1831, à propos d'un service cplôhré dans IVglisf- àc
LETTRKS A SES àMIS. \Ti
Mes espions me dîseni jque vons avez faîe une grande promo-
tion d'amis. Osenl-ils faire des plaisanteries réellement mauvai-
ses, comme celles qui ont déshonoré quelqu'un de la place du
Carrousel ?
Je ne crois au mérite qu'autant qu'il est prouvé par le ridicule;
\i\ n'y a d'exception que pour vous. Mais, grand Dieu ! que de
gens de mérite à Paris depuis un certain temps ! il me semble
que tout est possible dans ce beau pays, excepté tromper les
gens sur le fond du cœur. Ne tremblez pas, aimable amie, il ne
s*agit que des bommes. Depuis 1814 les deux partis ont été
également hypocrites ; comment espérer tromper tous ces bom-
mes qni avaient quinze ans en 1814?
On m'écrit de Paris qu'il faut, moi aussi, tromper et ne pas
dire que je m*ennuie, et cela sous peine de passer pour un hom-
me léger, jamais content de rien, etc., etc. Hélas! je passerai
tout simplement pour un homme pauvre, ^ans doute, si mon
père ne s'était pas ruiné, je serais ou à vos pieds ou dans la vé-
ritable Italie. Si vous voulez que je prenne en patience la raison
continue des bons Allemands, au milieu desquels on m'a fait
la faveur de me placer, écrivez-moi tous les mois. Envoyez vo-
tre lettre à M. Colomb, et dix jours après je serai heureux. Ne
perdez pas de vue que je suis réduit à la lecture de notre amie
la Quotidienne et de la Gazette de France, Celle-ci ne m'a semblé
amusante qu'aujourd'hui ; il y a un article, payé par mon libraire,
qui dit queM. de Stendhal n'est pas un sot. Mais est-ce qu'il y a
encore quelqu'un à Paris qui s'occupe de lire?
Avez-YOus vu le Napoléon de l'Odéon? J'avais préJdtï, en 1826,
qu'un tei drame serait fait, et qu'avant dix ans il se trouverait
une circonstance politique pour le jouer. — Et puis, ou me re-
fuse la qualité de bonne tête ! Ce graiMl malheur me vient du
manque de gravité.
Imitez-moi, aimable amie ou charmante ennemie, parlez-moi
de vous avec des détails infinis. Si j'avais pu, je vous aurais
Saint^ermain-VÂuierrois, pour ranniversaire de l'assassinat du duc de
Benri, en 1820, le peuple entre tumultiieusoment djins l'église et la dé-
vaste de fond en comble. (R. C.)
128 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
parlé (le ce qui m'entoure, mais M. A... vous expliquera comme
quoi il n'y a pas moyeu.
De quel parti étes-vous, belle ennemie, dans le présent quart
(rbeure? Ou dit que vous autres ultras vous faites semblant pour
lout de raisonner juste ? Est-il possible? Je profiterais de celte
belle disposition, vous liriez dans mon cœur et vous verriez
qu'il vous adore. Avez-vous eu une belle peur quand les enne-
mis de Fautel sont venus tàter celui de Saint-Roch ? — Daignez
m'écrire une bien longue lettre. Je demeure cbez M. Colomb,
uuincro 5o, rue Godot-de-Rfauroy. Mes respects à madaaie la ba-
ronne Gérard, à madame de Hirbel; des respects plus tendres à
madame Mély-Janin, à madame Heim. En un mol, faites qu'oB
n'oublie pas ma grosse personne»
CLXXll
A MONSIEUR LF. BARON DE M..., A PARIS.
Trieste, le i" mars i83l.
(Arcliivea de madavw Azur. — Nous rirons en 4835, en
buvant de reau*de-vie, que nous allumerons avec ce papier.)
c Préparez-vous à rire, monsieur le duc de Gastries, un
homme qui n'a pas une terre de Montfleury ose avoir un avis. »
llemarquez qu'ordinairement les bons gentilshommes qui ont
un Montfleury n'ont pas signé officiellement k Frascati, Cologne
et Besancon.
Mon frère Dominique in'écrilr une longue lettre; il dit : « Je
n'ai pas été surpris de tout révénement de Saint-Germain-
i'Auxerrois ; je m'y attendais depuis la stupide destitution de
M. Pons de l'Hérault; je condamnerais riiomme qui Ta proposée
à copier deux fois de sa main la vie de Côme, duc de Toscane,
celui qui conquit Sienne. Quoi ! dans le même mois, renvoyer le
grand citoyen, destituer M. Pons de THérault, et recevoir Sa
Grandeur l'archevêque de Paris! — Holà! » Les gens qu'A...
LËTTHËS A SES AMIS. iâ9
voit chaque jour nont réellement de bon que la protection.
Que voire envie s'apprête à rire !
Dominique ne serait nullement embarrassé d'être président du
conseil des ministres. Savez -vous pourquoi? — Il serait sincère
et il a son plan fait d'avance ; il ne désire que la gloire. Il pren-
drait pour collègue MM. Odilon Barrot, de Tracy, Dunoyer,
préfet de TAllier, Pons, préfet de Paris» et il rendrait le grand
citoyen à la garde nationale*. Il présenterait une loi électorale
en deux articles; trois jours après, la chambre ne l'adoptant pas,
il la dissoudrait. 11 porterait les armées à deux lieues de la
frontière.
Voulez-vous savoir d'où vient le malaise des gens raisonna-
bles ? On vous fait payer un dîner, et puis on ne vous le donne
pas. Avec votre budget extraordinaire, on vous fait payer la li-
berté, et puis on ne .vous la donne pas. Rien de plus bête que
ce goujon offert à un peuple souverainement méûant, et méfiant
à bon titre, car, depuis 1814, libéraux comme ultras, tout le
monde a impudemment menti à la tribune.
Les gens au pouvoir haïssent les gens qui impriment. Si vous
voulez oublier cette maxime si sage, vous verrez dans le Com^
mentaire de V Esprit des lois, par mon ami M. Destutt, que la
richesse se protège assez elle-même, excepté quand il y a tapage
dans la rue.
Ma loi électorale, qui m'empêcherait d'avoir la croix, si
A... la connaissait, dit : Tout Français payant cent cinquante
francs et âgé de vingt-cinq ans élit sept cent cinquante dé-
putés,'pris parmi les Français âgés de vingt-cinq ans et payant
cent cinquante francs. Les pairs sont nommés à vie par le Ring,
parmi les dix mille Français les plus riches ; ils sont trois
cents. Plus, chaque département en nomme un pour dix ans.
Les négociants de Bordeaux, Lyon, Marseille, nomment, en ou-
tre, douze députes spéciaux. Les intellectuels, si odieux à
M. Humblot-Gonté, nomment de même douze députés. Les six
plus anciens capitaines d'infanterie, les six plus anciens lieute-
nants, les six plus anciens sous-lieutenants, les trois plus anciens
colonels, les trois plus anciens chefs de bataillon, le pins ancien
130 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDUAL
gënml de âiyîsîon soat de droU memlires de la Chambre des
députés. Ceci évile les dissoluiioDs à maio armée, pratiquées
par feu Gromwell, par feu Napoléon, tentées au Jeu-de-Paume,
etc., etc.
Mes douze maires de Paris librement élus» je serais insolent,
et à la première occasion ferais guillotiner, après de bons juge-
ments bien r^uliers, tout homme qui aurait réellement tenté
de renverser Tordre. Savez-voûs pourquoi je serais ferme?
C^esl que je veux être pendu si j*ai une airiêre-pensée. J'aurais
donné dans un journal, en arrivant au ministère, Tétat de ma
fortune, j'aurais promis de ne jamais porter de croix.
Tous les Kiûgs of Bngland ont toujours trahi les ministres
wbigs. De là la vanterie de M. Guizot qu'un ministère whig ne
dure jamais plusd^un an en Angleterre. — Gardez-moi le ehilfiMi
actuel, ou mieux donnez-le à madame Azur, qui a beaucoup
d'ordre et peu de papiers.
GLXXIII
A M. T^ BARON DE M , à PARIS.
Trieste, le 17 mars 18&1.
Grand merci de votre lettre du 6 mars. Je compte partir pour
Civita-Yeccbia dès que mon successeur, M. Levasseur, sera ar-
rivé. Mais par où passer? Du côté de Ferrare je serai pillé et
volé au moins. Je vous en conterais de belles ! — Gomme j'aime
à courir, j'irai à Milan, et de là je m'embarquerai à Gènes pomr
Ostie. — Civita-Veechia est place frontière. — Les mauvais su-
jets sont à Viterbe et Ponte-Felice (ainsi nommé à cause de
Sixte-Quint), sur le Tibre, en avant de Gitta-Gastellana. Remar-
quez que ces coquins interceptent toutes les routes dont je
pourrais me servir : celle d'Ancène et Foligno, celle de
Forii, celle de Perugia ; sans cela je m'embarquerais pour An-
oône.
LETTRES A SES AMIS. 131
J'écris à A et à madame d'A*... pour les supplier de prier
mon chef de ne pas me faire de mal. La cause qui a tout gâté pour
moi, dans l'esprit de M. Guizot, diraàB . . * que je suis uo impie, un
homme qui prend la liberté au sérieux, etc., etc. R.... sera là
deux ou trois nM)is; mais il peut me nuire.
• •• «...•«.••..•..•..••..•.•••••••«••*•••.<.....
Actuellement on pourrait sauyer la boutique en exigeant cent
francs de Télecteur cLcent francs de Téligible; on fait le con-
traire; donc, culbute. —N'allez pas dire cela à A... ; la reine
Marie-Thérèse voyait dans celui qui lui annonçait la rérolte bi
cause de la révolte.
La similitude de mon respectable chef M... . . me semble une
niaiserie. — Si Delacroix, Giara, vous^moi, le grand Frédéric,
BOUS jouons à cache-cache dans le bois de Boulogne, en juin
1820; si, dix ans plus tard, en juin 1851, nous jouons au même
jeu, dans le même lieu, nous emploierons les mêmes ruses pour
nous cacher, les mêmes finesses pour découvrir la cachetle des
autres. D'où vient cela? — Belle finesse : Nos caractères n'mt
pas changé.
L'aristocratie est sans énergie, sans fidélité à sa parole, pleine
de faussetés qu'elle appelle finesses, comme on 1791. — Votre
frère est comme Louis XVI. Hélas ! excepté nos amis, les minis-
très sont faibles ; ils haïssent la vérité, l'énergie.
Gomment voulez-vous que deux cent mille Julien SorelS qui
peuplent la France, et qui ont l'exemple de l'avancement du
taoïbour duc de Bellune, du sous-officier Augereau, de tous les
clercs de procureurs devenus sénateurs et comtes de Tempire,
ne renversent pas les niais susnommés? Les doctrinaires n'ont
pas la vertu des Girondins, Les Julien Sorel ont lu le livre de
M. de Tracy sur Mon^squieu : voilà deux grandes différences.
Peut-être la terreur sera-t-elle moins sanguinaire; mais souve-
nez-vous du 3 septemble^ le peuple, en marchant à l'ennemi, ne
voulut pas laisser derrière lui des abbés pour égorger ses fem-
mes. Voilà un coup de terreur qui est à craindre le lendemain
du commencement de la guerre. Le jeu d'échecs se ressemble
* Principal personnage du ronian lo Bouge et le Noir.
152 œ;uvri<:s posthumes de stendiiai.
toujours dans ses ëvéuemeDls géoéraux, parce que la reine et la
tour out toujours les mêmes {>ropriétés. — Donnez à Guiiotle
génie de Mozart, à votre frère la fermeté de Frédéric U, et la
similitude de noire ami s'évanouit. Sa pensée se réduit à dire
que les aristocrates et le King n'ont rien appris : d'accord.
Je présente une pétition à madame Azur. Je voudrais bieo
que H. Schnetz m'envoyât à Rome une recommandation pour
son hôtesse, via Gregoriana. Une recommandation fait tout en
ce pays-là et ôte la méflance qui, comme vous le savez mieni
que moi, paralyse le Romain à la vue d'un étranger. — Mon
excellent ami, si obligeant, M. Manni, est mort, perte immense
dans la présente circonstance.
Que devient M. de Lamartine? De quel parti est-il? Quel nou-
veau poème a*t'il composé ? -*- Présentez-lui mes comptimeots
empressés.
DUPËLLËB.
Cf.XXlV
A ^1. LE BAfiON DE !ll , A PARIS.
Civila-Veccliia, le il avril 1831.
Je vous écris uniquement pour vous donner signe de vie, et
d'une mauvaise vie. Le 26 mars, en sortant du plus bel apparte-
ment du monde, palazzo Golonna^ où j'avais dîné avec Horace Ve^
nel , sa femme, son père et sa fille (tout cela m'avait enflammé, sans
doute), j'ai trouvé dans la rue, qui ? — La Tramontana, laquelle
m'a donné un rhume abominable qui dure encore aujourd'hui.
Eu même temps, la Tramoutana me vola ma bourse avec douze
napoléons ; quel bonheur que cela ne me soit pas arrivé à mes
autres voyages ! — Tout cela n'était rien ; j'ai voulu prendre de
l'eau de sureau chaude, pour transpirer; j'oubliais que l'eau
chaude, le soir, me donne celle Amieuse névralgie dans le veo-
Ire, qui me fait jurer. Elle est venue, la coquine, cependant pas
LETTRES A SES AMIS. 135
jusqu'^au jaremenl, mais bien forle pourtanl pendant quatre
jours.
Si forte, que je n'étais séparé que par tine petite porte mal
fermée, de la plus jolie femme de ce pays. Je Tai entendue crier
toutes les nuits; c'était pour une espèce de névralgie, mais
agréable. Elle jette de petits cris, par intervalles, pendant trois
quarts d'beure ; elle n'est mariée que depuis deux mois. — Une
ebose a coupé court à mon imagination : La chaise p.... est à
c6té du lit. Le premier jour j'ai entendu sou mari faire une
p abominable sur cette chaise, lis sont fort pauvres; il y
a sept orphelins; tout cela rit si fort, que j'en suis étourdi,
mais cependant heureux.
Malgré les quatorze pour cent de retenue S je me ruine. De^
main, la fête du pays me coûtera vingt-cinq francs d'illumina^-
tion. Un homme comme moi, ou plutôt comme mon habit, doit
mettre des torches et non des lampions. Un homme comme moi
ne peut loger que sur la grande place, dans un appartement
provisoire, à six francs cinquante centimes par jour. En Tos-
cane, on peut encore économiser, mais parmi ces barbares
africains-ci, on n'estime que la dépense, et la dépense act/uelle.
Vous seriez Montmorency, avec le grand cordon, qu'on vous
abandonne pour le premier Rothschild qui fera de la d^nse ;
ils sont accoutumés à voir tant de grandeurs déchues I
Demandez à Colomb l'adresse de mes correspondants à Mar-
seille; figurez-vous, pour tout, que je l'habite; j'en suis à trois
pas.
* La pénurie du Trésor avait obligé le gouvérnenieul à exercer une
retenue (eonporairc sur Je traitentenl de tous ses agents. (R. G.)
134 iKUVREt? POSTHUMES DE STENDHAL.
CLXXV
A M. IJ5 BAKON DE M , A l'ARiS.
GiviU-Yecchia, le 18 avril 1831.
Cher amiy je suis à Givita-Vecchia depuis hier 17. Aujourd'hui
j*ai pris la gestion du consulat. Demain je vais à Rome, voir où
eu est Vexeq%aiur de Dominique. Ceci est un vHIage de sept
uiille quatre cents liabitants, ressemblant réeHement beaucoup
à Saint-Gloud.
Je fais attendre le bateau à vapeur le Su %, ponr tous écrire.
J'ai passé cinq jours à Florence, sans avoir le temps de monter
à la galerie ou au palais Pitti. J'ai voulu faire le métier en cou-
science, et sans en comprmnettre les nombreuses convenances.
Le résultat a été quatre dépècbes adressées à S. E. Si vous
voyez M. Mi...., tâcbcE délire Phistorique de tout ce qui vient
de se passer en Toscane.
Facevano a chi avevano più paura» Voilà ce que m'a dit un
homme du peuple, plein de bon sens.
Je ^udrais fahre. le métier en conscienee ; malheureusement,
il me semble qu'il faut le faire autrement. — Nos agrats s'iso-
lefit et ne voient rien.
Comment ne dites-vous pas à M. de 6..., disais-je à un de vos
amis, M. G , ce que vous me dites-là? -— Cela lui déplairait,
et nous serions moins bien ensemble. — Ces messieurs ne voient
que l'excellentissime compagnie. Moi, j*ai appris miUe choses
en voiturin. Je viens de voyager avec un homme sage, prudent,
qui s'éloigne avec ses (ils. Les deux premiers jours ont été à la
méfiance ; ensuite sont venues les meilleures anecdotes.
LETTRES A SES AMIS. 135
CLXXVI
A M. LE BABON DB H , A PAKIS.
Civita-Vecchia, le 21 avril 1831 .
Soleil tous les jours; j'en suis déjà à désirer la pluie comme
chose agréable. On n*a pas le mauvais temps ici ; des nuages
amenés par le siroco et accompagnés sur terre de rafales de
vcBl. Ea un mot, climat à souhait, bien supérieur à celui de
Triesle ; mais M. Guglielmi, qui a cinq millions, se couche, ainsi
que sa famille, à une heure de nuil^.
Après rentrée heureuse de ces habitants du Nord, qui ont
apaise la révolution, deux des fonctionnaires de ce pays se sont
mis à dénoncer tout ce qui a figure humaine, et par conséquenl
les aulres fonctionnaires, des gens qui ont des appointemenis
superbes pour eux, quarante écus (deux cent vingt francs) par
mois. Ces dénonciations ont été reçues comme sauvant FEtal
par les trois grands hommes du pays : MM. Bernetli *, Guer-
rieri et Gregorio. — Mais ce pays a un immense avantage sur
tous les autres despotismes ; la première place s*y tire au sort^ de
temps en temps, et les gens qui ont les grandes places ont tous
passe par les petites. Voilà donc mes dénoncés qui trottinent
vers Naples; chacun fait agir le petit neveu d'un cardinal ; ils se
justifient et reviennent dans leur trou avec la peur mortelle
d*ètre jetés en prison pour quinze ou vingt ans, si jamais le
grand homme a un instant de courage. Dans le moment actuel,
il est a1>so1ument comme un blaireau ; c'est une venette si
forte, que je ne puis en trouver la cause que dans une lâ~
• C'est-à-difC après le coucher du soleil.
* Le cardinal Bernetli, mort à Fermo, le 21 mars 1852 ; il y élail ne
le 20 décembre 1779. Le pape Léon XH, après l'avoir fait cardinal le
8 oclohre 182C, le nomma segretario di Stalo. Au moment de sa mort,
le cardinal Bcrnctti était vice-chancelier de la sainte Église romaine'.
lôr. ŒIÎVHES 1»0STIII:MB^ de STENDHAL.
clielé iinmcuse et la coDScience d'avoir fait du mal à lout le
monde.
C'ëtail le 15 la fêle du pays; là a paru Tltalie ; on aurait dit
une ville de soixante mille âmes. Lyon n'a jamais eu un feu d'ar-
tifice comme celui du second jour, ni une illumination comme
celle d'hier. ^ L'illumination, la joule sur l'eau, les' coups de
canon toutes les cinq minutes, formaient un ensemble très-joli. -
La terrasse où nous étions était élevée de cinquante pieds ei
dominait les barques, chacune garnie de deux falots. La tour
élevée par Trajan, refaite par Urbain VIII, je crois, était surtout
admirable. Le Berniu avait Karl de rendre les fortifications jolies
au moyen de beaucoup de cordons de pierre de taille; les lam-
pions marquaient tous ces cordons-là. 11 y avait les trente on
quarante plus jolies femmes, mises comme à Paris, avec celle
exception que leurs toilettes étaient de toutes les couleurs.
Les tedesehi répandent tous les quinze jours, régulièrement,
la nouvelle d'une bagarre complète sur le quai de la Mégisserie.
liCs libéraux, qui nous abhorrent, n'oubliez jamais cela, en sont
ravis. -* Ce chien de G... a tant d'occupations, qu*il n'a pas
encore pu trouver le temps de m'abonner à deux ou trois jour-
naux un peu propres. Je le maudis tous les matins. 0 mes amis,
il n'est plus d'amis !
Combien le plus vil bouquin que vous rejetez sur les quais,
pour quinze sous, me serait précieux dans ce coin de l'Afrique !
A propos, un de mes prédécesseurs arriva à Rome avee un
million de votre temps ; il a réduit cela à trente on quarante
mille francs de capital ; il s'appelle le comte de Tufières; il a
une figure superbe, absolument comme G..., encore mieux
s'il est possible, plus grand et l'âge du comte S.... Je 0(^
trouve personne d'assez emphatiquement bête, dans notre so-
ciété, pour vous donner une idée de son esprit : un bourgeoi:»
de Lyon» enrichi et fait baron; portant toujours aux nues loui
ce qui lui appartient ; sa hauteur lui avait concilié une haine
générale et sans exception.
Réparation à G. . ; j'ai reçu, ou plutôt j'ai vu les neuf premiers
numéros du Nationat,
Adieu, je suis fatigué.
LETTHEt? A SES AMIS. 137
CLXXVII
A MONSIEUR LE BAIION DE M , Â PARIS
Ronie/le26avr>J 1851
Domîuiqiie a Vexequalur. Que ne puis-je vous tout dire? Les
Français sont exécrés, les Autrichiens haïs. Le discours du géné-
ral Lamarque ne dit pas la vérité tout entière; les niaiseries sont
incroyables. Je ne puis être explicite et encore moins plai-
sant, m*enveloppant dans les nuages deTabstrait. Le malheur de
nos agents est de vivre isolésAh ne voient que des gens de très-
bonne compagnie, par conséquent étiolés.
J*ai à Givita-Vecchia trois fois par mois le bateau à vapeur;
vous recevrez quelques lettres de Marseille. Tout fait événe»
ment ici ; ce qu'a obtenu Dominique a occupé pendant quatre
jours la ville des Césars ; on y lit tous les journaux ; la corres-
pondance va le mieux du monde. Un courrier extraordinaire
vous porte ma trop insignifiante épttre; ce n'est pas faute de ma-
tière. — Un seul homme habet lumina, le cardinal Micara ^ Uu
autre est excellent, un cœur vraiment rare; mais pas Tintelli-
gence d'un sous-préfet, Bernetti. — Le reste est incroyable.
Mettez sur Tadresse de vos lettres : par Huningue. Avec ces
deux roots, les lettres arrivent trois jours plus tôt. — Je prie
C!olomb de m'envoyer mes livres et mes manuscrits ; il vous re-
mettra le surplus du prix de mon fauteuil.
Pas Tombre de société à Givita-Vecchia; nous y sommes ado-
rés du bas peuple, car feu Napoléon y dépensait quinze mille
francs par semaine.
Baron Dormant.
' Géuéral de l'ordre des capucias.
II. 8
138 ŒUVRES POSTHUMES D£ STENDHAL.
GLXXVIU
A MONSIBOR LE BARON DE M , A PARIS.
Rome, le 6 juin 1831 .
V
Je soalTrc toujours. Savez-vous que vers le 20 mai les ambas-
sadeurs des five grandes puissances se sont réunis pour deman-
der au pape des modifications dans sa façon de gouverner? —
Par exemple: les laïques admissibles à tous les emplois d'adminis-
tration ; un conseH d'État à Rome, composé d'un tiers de
cardinaux et de deux tiers de laïques ; Tabolition des jugements
dits économiques (bouffons à force d'être injustes).
Que u'ai-je la force de vous peindre les cardinaux et lenrs
dialogues ! Ils étaient résolus de refuser, disaient-ils ; mais ils
sont baïs'de leurs soldats, de lenrs sujets, n'ont pas le sou, pas
de crédit. Le 1*' juin il y a eu une notification du ci-devant Bel-
leyme S qui établit, pour le gouvernement des quatre légations,
un corps de quatre laïques pour chacune; et l'on m'assure que les
choix sont bons ; il y a un M. Paolucci qu'on regarde comme le
premier homme des Marches.
Belleyme ne veut pas publier cet étrange arrêté dans leDiario;
il espère une zizanie enlre rAulriche et la France, pour la Bel-
gique et le Simplon. Cependant l'arrêté s*exéeute. Sans cela,
de Foligno à Pesaro, Rimini et Bologne, on recommencerait le
jour du départ des Autrichiens. Ces messieurs annoncent ledit
départ pour le 10 juin. Je n'y -conçois rien. Enfin voilà l'Autri-
che qui porte le pape à donner cet exécrable exemple : on ga-
gne quelque chose à se révolter.
Vous jugez de l'état moral de Rome, qui se trouve entre le
zist et le zest.— Sa Sainteté n*a pas osé aller à la procession
d'avant-hier, de peur d'être enlevée par les libâraux ; elle en
avait été avertie par une lettre anonyme.
* L'cx-prcfel de |.olice de Rome.
LETTRES À SES AMIS. iZ&
La liste des concessions ou changements court les eafés. Le
mal, c'est qu'on peut cboisi^r les plus mauvais sujets des laïques.
C'est M. de Lutzow, ambassadeur d'Autriche, qui a proposé au
pape de donner cette sorte de démission. C'est ainsi que le
prinee Eugène, en 1810, porta la parole pour le divorce de Jo-
séphine.
CLXXIX
A MONSIEUR D. F...., A PARIS.
Home, le 5 juillet 1851.
Malgrémon menton en avant Je suis au mieux, cher ami, avec
mon chef d'Ici. Voici un ronleau pour faire votre pâtisserie,
plus deux Cenci, par le divin Gioviia Garavaglia. Le tout vous
est porté par M. Horace Vernet, qui, en trente-six heures, va de
mon trou à Toulon. Choisissez celle des deux qui vous duil
le plus ; envoyez l'autre à mademoiselle Julie Berlinghieri.
Le grand secret de ce pays e^t que les tedeschi s'en vont tout
à fait le 15 juillet, ce qui sera annoncé à la chambre le 22 ;
mais le 16 la révolte recommence. Du reste, le pillage^st sans
bornes ni pudeur. Le cardinal Netliber^ donne la ferme des ta-
bacs et sels pour sept cent mille écus ; elle en rend douze
cent mille ordinairement. N'allez pas me croire imprudent; je
frémis en formant ces caractères. Sans l'occasion des Pâques^,
je n'écrirais pas de telles horreurs. C'est absolument la dissolu-
tion.
Le maître d*ici a une fort bonne figure ; j'ai reçu sa bénédic-
tion il y a un quart d'heure. 11 a l'air surtout ennuyé; tout à
fait lige à M. de Melternich.
* liemelti.
• 11 s'agit sans doute ici des Pâques qn'en Italie on ren<Mivelle assez
ir^noralement vers la Pontecôto. (R. (].)
140 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
L'ambassadeur d'Henri V ici est M. de Sainl-Priesl, qui était
ea Espagne et que Ferdinand VU a fait doc d*Aiaianzara oa
(jueique chose comme cela.
Ma santé revient, mais lentement. i^randDieu! quels^ourqae
celui de Grotta Ferrata 1 dix mille rossignols et les plus beaax
arbres; deux lacs incroyables, une forêt où je veux monter;—
mais il y a les brigands. Malheureusement j'étais trop faible,
mon esprit seul admirait ce divin pain de sucre, au milieu de la
plaine, nommé la montagne d'Albano. Le cœur était mort ei
tout à la douleur physique.
Je ne sais ce que je vous écris; je fais mon métier, qui donne
mille tracas au moment de Texpédltion d'un Sphinx ; c'est le
nom de l'admirable bateau à vapeur qui emporte le petit cardi-
nal d'Isoard.
Adieu, cher ami, je vous aime tendrement. Dites à M. Dijon
que tout va en bouillie, tout tombe, tout languit ; c^est une ma-
ladie de langueur. Les chefs sont niais et ne veulent pas d'avis.
Dominique ferait des rapports superbes. Mademoiselle Sophie,
lui a fait conseiller de s^abstenir.
GLXXX
A MADAME LA MARQUISE DE ..., HENRIQUINQUISTE EXALTÉE, A PARIS.
Civita-Vecchia, le il août 1851.
Mémorandum,
Pour ne pas vous exposer à prendre des vessies pour des
lanternes, examinez au fond du cœur, chère amie, si les idées
suivantes ne se trouveront pas vraies avec le temps :
l*" L'Enfant du miracle n'aurait de chances réelles qu'autant
qu'il se ferait protestant. Le mot jésuite est un croquemitaine
dont ce peuple aura toujours peur. Pilez ensemble trente Sé-
monville, cinquante Talleyrand, deux Robespierre et trois bour-
reaux, et vous aurez fait la pommade qu'on appelle Yordre de
LETTRES A SES ÂMI^. 141
Jésus. Toujours rimagioation française aura peur du peli( pot
où sera celte pommade.
2** La révolution de 1688, à Londres, fut faite par la noblesse;
le hasard a voulu que celle de 1830 fût faite par le peuple. (Si
Charles X n'eût pas dissous la garde nationale, raristocratiepro*
filait de la révolution.) MM. Guizot, Dupîn et compagnie veu*
lent ramener 1830 à n'être qu*nn 1688 : la presse, jusqu'ici, a
empêché cet escamotage. Je crois vous avoir écrit, il y a six
mois, que mon frète ne pouvait se soutenir que par Fémétique
salutaire qu'on appelle guei're ; mais il y a une répugnance in-*
yincible.
3° Vérité (pour amener laquelle les deux premières ont été
écrites) : — Rien ne sera plus triste que la vie des nobles et des
riches qui, de bonne foi et sérieusement^, vont prendre à cœur
la cause de l'Enfant du miracle. Rien de plus gai et de meilleur
ton (c'est-à-dire de plus confortable pour l'unique passion des
Français, la vanité ) que de se jeter au phis fort de ce parti,
mais sans y attacher son cœur le moins du monde. Il faut pren*
dre cela comme une partie de billard qu'il serait agréable de
gagner; mais cette partie se gagnera-t-elle?
\* En 1745, je crois» à CuUoden, le parti battu par l'aristocra-
tie de Londres, en 1688, cinquante-sept ans auparavant^ fut sur
le point de remonter sur sa bête ; depuis, les romans de Watter
Scott vous ont montré que les Stuarts avaient une portion du
peuple pour eux. Quoi qu'on dise de la Vendée y les nobles et les
prêtres n'ont pour eux que les nobles et les prêtres, ils ont
contre eux la presse, moyen rapide.
Je crains qu'il n'y ait d'ici à dix ans, peut-être d'ici à deux
ans^ un trois septembre effroyable.
Ce grand crime commis deux mois après sera oublié* Les
peureux qui auront survécu se détacheront peu à peu de l'En-
fant du miracle, et tout fmira comme les Stuarts, par un préten-
dant ivrogne, c..,.ié par un Alfieri. Ainsi l Enfant du mirac'e
sera perdu par les fautes du parti Guizot.
Gardez ce papier deux ans, pour voir si, par hasard, je devii e
ce grand logogriphe.
Baron Raisin! t.
8.
112 (KUVKES POSTHUMES Db STENDHAL.
CLXXXI
A XORSIECR D. P.», A PARIS,
Gi?it^Yecchia, le 14 se^embre 1851.
Une occasion se pséeente à Timproyisle. Voici des noQY^es.
De PéroQse à Bologne, le pays est tombé dans un élat sinnoUer :
c*est le triomphe de la force d*inertie. Toot se fait au nom du
pape et contre sa volonté. Il y a deux cent soixante-dix écus
dans le trésor pontifical» à Romew Le pape a une armée de deux
mille cinq c^ts hommes vers Pesaro ; mille hommes, anciens
soldats, qui ont pris part à la révolte» sont prêts à recommen-
cer ; le reste ne songe qu'à déserter. Un détadieme]^, parti deux
cent cinquante hommes de Rome, est arrivé quatre-vingts à
Pesaro.
M. Horace Vernet vous a-t-il remis deux Genci^ ? Cette belle:
fille vous a-l-elle plu?
J'ai une amie qui a trente-six ans^ de la fortune et un nom;
elle est kenriquinquiste folle ; je lui ai {ait passer la note ci-
jointe. Etes-vous de Tavis du baron Raisin, qui craiut fort un
trois septembre?
Voici l'époque où vous allez être libre ; comment occuperez-
vons vos matinées? Voilà, ce me semble, la grande question. Je
ne Tai pas résolue pour moi ; que ferai-je cet hiver?
De ma fenêtre, j'ai une vue et un air admirables. Je jette dans
la mer les grappes d'un excellent raisin, qu'on nous apporte de
nie de Giglio, à vingt lieues ; je la vois de ma croisée. La belle
digue et les deux tours qui défendent l'entrée du port sont
Touvrage de Trajan.
M. de Sainte-Âulaire me traite avec beaucoup de politesse;
je vais à Rome quand je veux. Mais cependant, au fond, il faut
se tenir à son poste. Or que faire dans ce poste?
* Vorlrail do Béalrix Conci, tl'apivs lo labloau du Guidn.
LETTRES A SES AMIS. 145
Rome est triste. Il y avait quatre mille étrangers qui dépen-
saient quarante mille francs par jour, et cette somme tombait
sur le peuple en petits paquets de vingt iDu trente sous. Je crois
qu'il n'y a pas maintènabt cinq cents étrangers, et encore tous
artistes, gueux, pauvres, économes ; au moins, plus de riches
familles anglaises.
Il y a ici un savant qui a une belle âme ; il parle le grec
comme vous le napolitain ; il fait des fouilles et déterre des vases
étrusques ou grecs>et des tombeaux.
Je vois en noir les choses de France. Envoyez quatre ou cinq
mille francs en Amérique; vous les ferez revenir dans dix ans
avec peu de perte. Si le trois septembre vous chasse de Paris,
vous irez à Lausanne ou à Vevey, ville d'une propreté char-
mante. — Je vais rabâcher. Prenez un commis qui, quatre fois
la semaine, viendra chez vous de midi à deux heures. Écrivez
rhistoire de ce qui se passait dans votre cœur, quand votre
maîtresse vous nourrissait de confitures à Genlis, sans avoir
Fair d'y songer. Après avoir dicté trois fois, les faits vous arri-
veront en foule ; vous revivrez.
L'Ennuyk.
CLXXXII
▲ MONSIEUR S..., POETE ET AVOCAT A FLORENCE.
Civita-Vecchia, le... octobre 1831.
Je voudrais bien, aimable compatriote de Boccace, ne pas
choquer votre vanité nationale. On me comble de politesses à
Florence ; pourquoi offenser une ville si aimable? D'un autre
côté, si je ne dis pas la vérité, je tombe dans le genre plat
et faux.
Donc, en demandant bien pardon à votre vanité italienne,
j'oserai dire qu'il me semble qu'il y a une condition essentielle
pour faire du beau style italien : c'est de ne présenter qu'une
144 (EUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
idée, deux tout au plus, dans uue immense page itaHeune, telles
que celles de V Anthologie. Délayez doue infinimeut les pages que
je vous euvoie, en les traduisant ; d'une page failes-en quatre.
Autrement vous serez ioinlelligible pour des lecteurs un peu
accoutumés au style verbeux, où Tauteur caresse la paresse du
lecteur, en prenant soin de tout expliquer.
Effacez, ou, pour mieux dire, iie traduisez pas ce qui vous
semblera faux. Diminuez la saillie de ce qui vous semblera exa-
géré. En un mot, plaidez la cause du Houge S comme vous le
voudrez ; ceci n'est qu*un mémoire fourni par le procureur à
rbabile avocat.
CLXXXUI
A SORSIBUR D. F..., A PARIS.
?(apies, le 14 janvier i8â2.
Cher ami, ]e vous écris de la Sperauzella. Comprenez-vous?
La Spcranzella derrière Toledo, à laquelle on monte par San Gia-
como degli Spagnuoli. Je pense sans cesse à vous depuis que je
suis ici, ce qui fait que je vous écris sans avoir rien à vous
dire.
•Mrwwwf
L'image ci-joinle est la cause de ma venue; figurez-vous une
lave de huit à dix pieds de largeur qui sort exactement du bord
* ].e roman ayani pour tilre : le Houge et le Xoir.
LETTRES A SES AMIS. f45
du ci-devanl cratère (lequel est plein, ce qui aunouee uue
grande éruption, disent les Vésuvisles). Cette lave fait deux
toises par minute ; son cours a six ou sept cents toises. Si elle
continuait toujours de la même ardeur, elle menacerait Résina,
mais elle se calme de jour en jour. Hier donc, à deux heures,
je suis arrivé à la source de la lave et y suis resté, tout ébaubi
d^admiration, jusqu'à deux heures de nuit. Il y avait là, pour
commencer par rang d'utilité, un polisson qui vendait du vin
et des pommes, qu'il faisait cuire sur le bord de la lave. Ce
polisson a fait mon bonheur. Il y avait un prince, celui que
Ton dit fils d*un Agnlais, parce qu'il est moins énormément
rond que le King et ses autres frères. Il faisait imprimer des
morceaux de lave comme on imprime des oublies, avec des
moules de bois, et à tout moment les moules prenaient feu. On
aurait pu faire de très-beaux bustes colossaux avec cette lave.
Gela coûterait le prix du moule en bois ou en plâtre, et les bustes
seraient étemels. Les chambellans du prince empêchaient les
curieux de rester àTendroit vers lequel Son Altesse royale rou-
lait ses pas impériaux. Rien de plus ridicule qu'un chambellan
à cette hauteur. Le prince changeant de place à tout instant,
j'ai bravé le chambellan, sans y songer, et le prince a élé très-
poli pour les Français. J'étais là avec N. de Jussieu, de l'Institut,
mon ami ; c'est un esprit fin et dégoûté de tout comme Fonte-
nelle ; il me tient pour fou.
Sur le cratère il y a un petit pain de sucre, qui jette des pier-
res rouges toutes lesrciuq minutes. M. de Jussieu a voulu y aller
et s'est joliment écorché les mains et les chevilles en parcou-
rant une plaine composée de filigranes de lave qui se brisent
sous les pieds. La montée est abominable ; c'est mille pieds de
cendre, avec une pente de quarante-cinq degrés, tout juste.
Sans cesse le pied sur lequel on s'appuie pour monter recule.
Dans ma colère, j'ai fait cinq ou six plans pour rendre ce clie-
min commode avec mille écus. Par exemple , des troncs de
sapin mis au bout les uns des autres et un fauteuil glissant sur
un plan incliné et remorqué, comme aux montagnes russes, par
une petite machine à vapeur, l^ roi de Naples acquerrait un nom
européen avec cette belle invention,
144» ŒUVRES POSTIiUMIilS DE STENDHAL
A propos, ou esl fort coBienl de Vidée, qu'a eae ce jeuae King,
de nommer M. San Angelo ministre de rintérieor* le San Ad-
gelo est un brasseur d'affaires, sans trop d'idée du juste ou de
rinjuste, qui a été préfet en deux ou trois endroits; on se loœ
de lui à Foggia.
J'avais deux projets : être prudent et écrire lisiblement. Bd
vérité, parlant à vous, je ne puis. Cette lettre ^ittendra lebateao
à vapeur. J*ai passé six heures au charmant bal de M. de Lstoor*
Maubourg, où le roi était, et je vous assure le moins fat, le
moins affecté de tous les porteurs d'uniformes qui se trouvaient
là. Il a fait ma conquête. Il ne marche pas, il roule conuse
Louis XVI, dit-on. Avec cela et garni d'énormes éperods,
il veut danser. Maïs qui ua pas des prétentions? Gdles du
King ne s'étendent pas au delà de danser^ comme vous aUei
voir.
Il avait engagé mademoiselle de Laferronnays, la cadette, qui
rougissait jusqu'aux épaules de danser avec un roi. Ces épaules
étaient à deux pieds de mes yeux. Le roi a dit : « Ah! mon
Dieu, mademoiselle, je vous ai engagée, croyant que c'éuiit aœ
contredanse, et c'est une galope; je ne sais pas cette danse.
— J'ai dansé bien rarement la galope^ » a répondu la demoi-
selle, prononçant à peine. Ils avaient Tair fort embarrassés. En-
fin le roi a dit : « Voilà le premier couple qui est parti qui ne
s*en tire pas trop bien, espérons que nous ne nous eniicerons
pas plus mal, » et le bon sire s'est mis à sauter; il est fortgros,
fort grand, fort timide; vous jugez comment.il s*en est tiré.
Ses éperons, surtout, le gênaient horriblement.
Gela est vrai dans tous les sens; il se ruine pour. sou armée.
Il a huit mille Suisses qui font peur à l'armée, et rarmée fuit
peur aux citoyens. Figorez«vous qu'un colonel suisse ( souvent
marchand drapier ou épicier ruiné à Fribourg) reçoit à Naples
six mille ducats, plus le tour du bâton sur l'habillement et les
rations. J'ai écrit quatre pages sur l'état actuel politique; elles
vous ennuieraient. Ce qui est incroyable, incompréhensible,
condradictoire avec les mœurs du dix-neuvième siècle, c'est
qu'on prétend que ce graud jeune homme, qui a le derrière si
gros, a (lo la fermeti^. Je iie veux pas dire de la bravoure, choso
LETTRES A SES AMIS. U't
st inutile à uu roi ; il a h force d'avoir une volouté et d'y tenir.
Si cela se conûrme, c'est mon héros. Commençant ainsi à vingt-
deuic ans, il sera roi d'Europe à cinquante. On le dit peu puis-
sant, ce qui ne Tempéche pas de parler constamment à une
anglaise à la mine pointue ; le mari, véritable aristocrate, est
ravi. Pour combler sa joie, le prince Charles fait la cour à la
sœur de sa femme. Ce prince Charles est un dandy sans figure,
comme le prince héréditaire de Bavière, qui vient en ItaÛe se
former le cœur et l'esprit, est un dandy avec figure.
M. de Latour-Maubourg a fait ma conquête ; c'est un homme
raisonnable, chose diablement rare dans ce métier, je vous le
jure. Âvez-vous lu une note de M. Chateaubriand dans ses
Discours historiques? Meitez quatre dièses à ce qu'il révèle, et
vous n'y serez pas encore. On ne vit qu'avec les ultra d'un
pays qiii, encore, pour vous faire la cour, vous cachent, ou
s'abstiennent de parler devant vous de tout ce qui peut vous
choquer. Dominique en sait plus au bout de deux jours, en par-
lant avec ses négociants, que ces beaux, messieurs qui sont ici
depuis deux ans. Leur ignorance est au point de ne pas distin-
guer les uniformes ; ils prennent un chambellan pour un maré-
chal de camp.
Madame la princesse ou duchesse Tricasi passe à Naples pour
la plus jolie. Tontes ces dames sont duchesses. Madame Tricasi
a l'air piqué d'une beauté française qui ne fait pas assez d'effet
(la physionomie de madame de M.. ..-F...., si vous voulez).
Je préfère madame la duchesse de Fondi. Madame la prin-
cesse Scatella ou Catella, mariée depuis cinq ans, n'a pas encore
d'amant; c'est une rare beauté qui ressemble à une figure de
cire. Quant à moi^ je préfère à tout une marquise sicilienne,
blonde, vraie figure normande, dont personne n'a pu me dire le
nom. J'ai revu tout cela à deux bals du Casino des nobles, via
Toledo, vis-à-vis le palais du prince Dentice. La duchesse Corsi
est leste, vive, alerte, comme une Française ; la sublime a
l'air de mademoiselle Mars, il y a trente ans, dans les Araminlc,
Mademoiselle de Lafcrronnays l'ainée ressemble à M. de Chu-
teaubriam! : on lui donne beaucoup d'esprit, du génie. Ce n'est
peut-être que VUliquette faite demoiselle. En dansant, et elle
148 ŒUVRES POSTHUMES Db STKNDUAL.
danse beaucoup, elle a Taîr d'accomplir un devoir de diplo-
matie.
La sociéfé à Naples fait masse. Ce n'est pas comme à ftome,
où la broderie a Fair d'emporter rétoffe, où les étrangers ooi
Tair de faire le monde, dans lequel quelques Romains apparais-
sent par-ci par-là. Il y a ici quatre-vingts femmes dont je puis
vous copier les noms dans mon journal, et que Ton trouve paruxi.
Souvent leur amant ne leur parle pas dans le monde. Napoléon
a réformé les mœurs ici comme à Milan. Ou ne cite plus, comuie
ayant plusieurs amants à la fois, que des dames qui ont passé
leur jeunesse en Sicile, pendant que Napoléon civilisait Tltalie.
La tristesse protestante qui infecte Paris se fait sentir ici daos
la société Âcton, que je n'ai point vue. Naples est plus remuaol
et plus criard que jamais. Le contraste est épouvantable euire
Toledo, plus vivant que la rue Vivienne ( car ici on ne passe pas,
on demeure dans la rue), et Ta sombre Rome.
La mosaïque découverte il y a deux mois à Pompeï est réel-
lement ce qu'on a trouvé de plus beau en peinture antique.
C'est un objet d'art presque au niveau àeVApolloriy non pour la
beauté, mais pour la curiosité. C'est une bataille ; un roi barbare
sur son char va être pris par des guerriers portant casques el
piques. Uu barbare se fait tuer pour sauver son roi, lequel roi;
sur sou char, a une mine des plus effarées. Ces personnages soot
à peu près de grandeur naturelle. Onr empêche de dessiner el
même d'écrire devant ce chef-d'œuvre.
— * Bologna était amoureuse depuis viugl ans d'uu amant im-
puissant ; par dépit, elle cherche à se donner à un autre homme
un peu bêle, qu'elle croit sincèrement aimer. De là ses folies.
Elle peut trouver sept à huit ans de bien-êlre avec cet animal à
deux têtes. Que dites-vous de la miae de l'amant Jmpuissaul,
qui ne veut ni faire ni laisser faire?
Un paysan faisait uu trou à Misène ; avant-hier, il a trouve
* Ce paragraphe fail allusion à l'état politique de la Romagne, daas
laquelle il y avait alors beaucoup d'etrervescenee. Le pape, l'Âutricbet
les libéraux, s'obs .rvaient avec anx'clé. Quelques-unes des lettres précè-
de les et des suivantes donucnl lu mot de J'énicme. (R. C.)
LETTRES à SES AMIS. 449
deux létes de marbre, que j'ai achetées; j'ai gagné à cette lote*
rie. J'avais reconnu les beaux yeux de Tibère. Crotriez-vous
que ce coquin est fort rare? Il a cependant régné vingt-deux
aus, je crois» et sur cent vingt millions de sujets, Ënfm, mon
buste vient, pour le mérite, immédiatement après les chefs-
d'œuvre ; il me coûte quatre piastres, et on l'estime cent au
moins. L'un des meilleurs sculpteurs de Rome, mon ami intime
( il aime le beau, comme moi, avec passion, folie, bêtise), M. Vo<
^elsberg, s'occupe à faire un nez à mon buste. Si je crève, la
circonstance unique de ma mort, me donnant de. l'audace,
vous recevrez ce buste, sans frais, et le ferez arriver chez
M. Dijon.
Avez-vous eu votre liberté au 1""* janvier? C'est une grande
épreuve; nous le sentîmes tous en 1814. Gomment vous en
tirez- vous? Dictez-vous à une jeune femme de chambre l'his-
loire sincère de votre vie de Pagliettay à Naples? Plus, votre
conspiration pour livrer le port de Naples aux Anglais, de con-
cert avec madame de Belmoute; plus, la vente des boutons avec
l'empreinte de Saint-Pierre ; plus, l'arrivée à Genlis avec dix-
huit sous, et enfin la délicieuse histoire des présents de con^
ture$.
Je m'amuse à écrire les jolis moments de ma vie ; ensuite je
ferai probablement, comme avec un plat de cerises, j'écrirai
aussi les mauvais moments, les torts que j'ai eus; et ce malheur
de déplaire toujours aux personnes auxquelles je voulais trop
plaire, comme il vient de m'arriver à Naples, avec madame D...
(née à Bruxelles). Bien entendu, je ne songeais pas à Fa-
mour ; ses yeux étaient doux et me plaisaient, et le contour du
profil ressemblait à madame de G Uéias! comme auprès
de la Giudita, j'ai vu un président Pellot m'enlever toutes les
préférences. Ne dites pas mon voyage à ces chers amis, qui me
font rayer des listes de la croix. Je pense qu'en invoquant l'ou^
bli la petite jalousie s'éteindra. Dites : Il devient vieux, il se
rouille. Ne sortez pas de là.
Savez* vous mon chagrin réel : comment llrez-vous cette lettre?
Combien faudrait-il de besicles? Enfin, lisez-en un peu tous les
dhnanches, quand vous n'aurez rien à Êiire. Ou se fiche de nous
II. 9
ItO ŒUVRES POSTHUMKS DE STENDHAL.
de la CiÇOQ la plus pkaisaiile ; mais sempre benedicere dei Do-
mini Priori.
Croyez que je wus suis tendrement attaché.
A.-L. Féburier.
Aimeriez* vous des vues de Naples au simple trait ? Gela uidc
et ne gâte pas }a mémoire. Comprenez a-ous ce ne gâte pas ; il
dit plus qu'il u*est gros. Ces vues au trait ont deux pieds de
long sur douze ou quinze pouces de hauteur. Je vous enverrai
non exemplaire, autour à\m bftton, si vous en êtes digne. J'ai
vu deux tètes antiques de terre cuite chez H. de San Ângelo ( à
Corso di Napoli), le nouveau ministre en un mot. Ah \ que uc
puis-je les voler pour vous ou pour moi !
CLXXXIV
A MOMSIEUR D , A PARIS.
De chez moi (Givita-Veechia), 28 février 1832.
Lisez, si ce jour-là vous en avez envie, cher ami, et puis ren-
voyez à M. Colomb (par la poste); mon agent généralloge
u« 55, rue Godot de Mauroy.
En écrivant à M. Rœderer, j'ai pensé que c'était un homme
de 1780, plaçant sans doute le bon ton à trouver que Fautorité
(qui donne les grâces et pensions) a toujours raison. Je n*ai
pas voulu prendre de la couleur noire sur ma palette. Vous qui
avez eu rhouoeur insigne, le seul vrai, d*étre condamné à mort,
ajoutez du noir. Hier et le 26, on voulait faire tomber des têtes;
j'aurai peut*ôlre à ajouter quelque chose avant de cacheter.
Le 21 » à Forli» à la tomb^ de la nuit» les soldats se sont mis
à tuer tout ce qu'il y avait dans la rue. Le plaisant, c'est qu'il n'y
a eu que des ultras de tués. Entre antres, un ultra, célèbre
usmier, qui, depuis trente ans, ne manquait pas les litanies de
LHITTHtâS X SES AMIS. 151
la Madonna del Fuoco. Ses ueveux, uc le voyant poiul reoirer,
ont osé, à mtûuil, au milieu des coups de fusil des corps de
^rde, aller à la recberche de Toucle avare ; ils l'ont irouvé au
dép6t des cadavres» à la muoicipalilë, tout nu et ayant à c6té
de lui sept à buit lettres de change à lui appartenant, que les
voleurs d'habits avaient laissées là, comme inutiles paperasses.
Tout le nœud de la comédie, c'est que M. Albani a imprimé et
écrit à Rome que, effrayé de la colère des bourgeois le 2 1 ou plu-
tôt et au plus tôt le 22, il avait appelé les Autrichiens, tandis
que la proclamation du brave Hongrois Radetsky est imprimée
daos les journaux de Milan ou de Modène, le 20 ou le 21 , nu
plus tard. Or il y a cinquante lieues au moins de Forli à
Milan.
Pourquoi diable aussi proclamer? Le duc de Modène, lui-
même, s'est senti obligé àfaire un journal ultra, tant Topinioii
s'occupe de politique. Aussi, adieu la musique I Ces indignes
Romains, qui applaudissent Bellini, viennent de siffler les Conta-
trieiviUane, que le pauvre vieux Fioravanti, âgé de soixante-
dix-neuf ans, avait fortifiées d'instrumentation. I^e pauvre vieil-
lard était présent à Forcbeslre. Je n'ai pas eu le chagrin d'être
là. Depuis un mois, comme vous comprenez bien, je suis comme
Actentirkoff, à mon poste,
Nettiber ^ est comme un ancien ministre se faisant ultra pour
rester. Albani, qui a trois fois plus d'esprit et d'activité, malgré
ses quatre-vingt-quatre ans, est Yillèle. Lambruschiui est la
Bourdonnaye, l'homme aux catégories, formes aimables, accou-
tumé aux reinesse * et Louis XVI placé au dogal par le hasard.
Avez- vous reçu, cher ami, une lettre énorme? mais j'écrivais
de la Speranzella ; j'ai espéré i|ue le lieu de la scène soutiendrait
voire attention. Au reste» il se peut que vous n'ayez pas pu lire;
je suiâ arrivé à ce point de décadence, que, dès que je cherche
à former des caractères passables, je suis absurde. Vous saurez.
que j'ai un chagrin ; tous les secrétaires d'ambassade et consuls
me font des compUments de condoléance, sur ce qu'un homme
' Le cardinal Bemetii.
* Bemisea, igoomemmits. .
152 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDUAL,
de ma portée n'a pas une certaine cliose (ce n'esl pas ta v
que je veux dire). IndiqneK-raoi un moyen de prouver que je ne
SUIS pas malheureux d'une chose à laquelle, si j'ëiais seul, je ne
penserais pas une fois par mois. L'essentid e^l d*ailer à Livoume,
dans lroi6 ou quatre ans. L'âme est un feu qui s'éteint s'il ne
s'augmente ; le pauvre diable d'employé, qui n'obUent ou ne
refuse pas de l'avancement, marche â la destitution.
Que si j'étais évéque, ou seulement inamovible référendaire à
la cour des comptes, mon égoisme ne vous parlerait pas de moi
pendant deux pages.
Notre position est amusante depuis quinze jours; chaque
quart d'heure peut tout changer. Je vous écris à trois heures du
malin ; le courrier que j'attends à huit peut bouleverser toutes
les données. Y a t-il eu débarquement à Ancône^? La citadelle
a-t-elle résisté, comme Manuel résista pour se faire empoigner
et chai:scr de la Chambre? M'arrive-t-il deux mille hommes ici?
Je les attends depuis quinze jours.
Pesaro est ivre de joie ; idem à Pérouse, Spolclio ; le voisi*
nage du tricolore les rend folles.
CLXXXV
A MAf)AME , A PARTS.
Civiti-Vccchia, le 4 mafs 185t2.
On m'a conté dernièremcut 1<? début dans la vie d'un jeune
Dauphinois ; cela u'a rien de bien intéressant, mais j'y ai trouvé
quelque analogie avec Thistoire de ma jeunesse, et j'ai pensé,
ma chère amie, que ce récit pourrait vous amuser un instant :
si je me suis trompé, ne me le dites pas.
Pâul Sergar était né à Valence, eu Dauphlné, d'un médecin
qui savait le grec, et passait sa vie à lire les auteurs fameux
' I.c (lébar(}ueinent des Français à Ancôoe avait eu Kea le ^ février.
LETTRES A SES AMIS. lo3
plus qu'à sotgner ses malades. €e père avait beaucoup d^'esprit
et du véritable ; il lui venait des idées nouvelles sur la plupart
des choses doiit on parle. Il avait trots maisons dans Valence et
OD domaine à Tain, qui ensemble lui valaient bien une douzaine
de mille livres de rente.
M. le docteur Sergar avait adoré son fils Paul durant ses pre<
mières années. Il passait des journées entières à répondre aux
questions que Tenfant lui adressait sur tout. Mais il s''étail re-
marié à une femme belle et méchante, qui lui avait donné deux
petites filles. Celte femme mil tanl de soin et d'esprit à calom-
nier Paul auprès de son père, qu'il devint le plus malheureux
des hommes.
L'enfance, qui est restée une époque de bonheur dans le midi
dé la France, où les convenances n'empoisonnent pas encore la
vie, fut un temps d'extrême malheur pour Paul ; de quinze à dix*
hait ans, il fut peut-être un des êtres de France les plus à plain-
dre. Il avait un caractère passionné et ombrageux ; son imagi-
nation se monta au tragique et augoienta beaucoup son malheur.
Vers seize ans, il eut la bonne idée d'étudier le droit ; il
demanda d'aller à Paris prendre ses grades. Les amis de son
père lui firent honte de la manière dont il traitait ce fils, qui
passait pour le plus joli garçon do Valence. Les femmes prirent
parti pour lui ; madame Sergar craignit qu'on n'ouvrît les yeux
à sou mari, et enfin elle consentit à promettre une pension de
dix-huit cents francs à ce pauvre jeune homme, qui s'embar-
qua pour Paris, désespérant presque de la vie et se demandant
quelquefois s'il ne ferait pas mieux de finir une destinée si triste
par un coup de pistolet.
Paul était recommandé à Paris à M. Barthélémy, ami intime
de son père et qui connaissail fort bien sa famille.
«U faut réussir, mon cher Paul, lui dit M. Barthélémy; cequll
y aurait de pire pour vous, ce serait d'être oblige de retourner
à Valence. Ne vous figurez pas que vous êtes venu à Paris pour
vous amuser; vous y êtes venu pour conquérir quatre mille li-
vres de rente , c'est-à-dire Findépendance. Je vous avouerai
que je tremble que votre belle-mère ne retarde souvent le
payement de votre pension.
164 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
— Moosieur, j'aiinerais mieux mourir que de relonnier à Va-
lence, répondit Paul ; jugez de ma reconnaissance et de Fèx-
tréme exactitude que je mettrai à suivre vos conseils. »
Voilà tout ce que je sais sur Paul Sergar, et c'est bien pai
pour ma curiosité.
CLXXXVI
A N0M8IEUR LE BilkQH DB M » A PARIS.
CiTÎta-Veccbia, le 11 juin 1832.
J*ai reçu votre lettre du 28 avril. J'ai écrit plusieurs fois Taii-
née dernière à vous, à L..., à ce pauvre Lambert, à de B.>..:
pas de réponse. Je croyais que vous, en particulier» la corres-
pondance vous ennuyait ; rien d^ plus naturel : deux hommes
de cinquante ans se sont tout dit sur tout; ils ne défi-
rent pas les mêmes choses eu politique ; de là, ennui d*écrire.
Rien de plus raisonnable et de moins offensant : c'est l'approche
de la vieillesse, la sensibilité se retire.
En réponse à votre lettre du 28 avril, j'avais écrit une page
que je viens de déchirer .«— Pour me réduire aux choses per-
sonnelles : je commence à faire mon nid, je ne pense pas {dus
à Paris qu'à Babylone. — Colomb m'écrit le 23 mai que mon
neveu sera envoyé, non chez Jacques le Songeur, mais chez
Dulcinée du Tr... ; il prendra cela fort raisonnablemant. Cepen-
dant, si l'on y met les formes et que Ton consulte le chef, le
voyage ne pourra guère avoir lieu avant rhiver;Quelle joie peur
les amis de Paris ! Non-seulement on ne lui a pas donné la crois,-
mais encore on le fait voyager. Si ce jeune homme a réellemenl
du cœur, il tâchera de prendre la chose frmdement. Ce pays-là
sera nouveau pour lui ; il suivra les conseils di^ grand M.. m
dans l'étude de la littérature espagnole. Quant à moi, mes cou-
naissances en peinture ont triplé depuis un an ; j'ai étudié un à
LETTRES A SKS AMIS. 15g
un tous les tableaux qui soiH à Rome ; je vois parfaitement le
moavement d'ascension du talent de Raphaël, dont j*ai ëorii la
vie :
\j.
La grande montée de G en D» c'est la connaissance de Frà Bar-
tolommeo délia Porta, à Florence, 4507. DeD en B il peint sa
première fresqqe : la dispute du Saint-Sacrement, au Vatican.
Il se soutient quelque temps à cette élévation ; ensuite» rassasié
d'honneurs, il parait qu'il aime moins la peinture, il prend une
manière plus large, c'est-à-dire qn*il se contente d'à peu prés ;
il était en décadence de E en F, quand il mourut en 1520. H
excelle à rendre les nuances légères du sentiment, mais non les
grands mouvements de passion. A la vérité, un seul personnage
dans un tableau a, pour la plupart du temps, un grand mouve-
ment de passion. Raphaël u'a rien fait d'aussi passionné que le
Saint Jean, [fresque du Domiuiquin, laquelle forme un des pan-
denlifs de l'église de Saint-André délia Valie. Voilà le résumé
de mou mauuscrit sur Raphaël.
Quand je ne suis pas ici, je me tiens ti la Riccia, à trois lieues
de Rome, sur la route de Naples. Là, un aubergiste loge et
nourrit vingt ou trente curieux, moyennant six paoli ou trois
francs trente centimes par jour, le déjeuner non compris ; en
une demi-heure on va à Albano. — On vient de compléter quatre
promenades charmantes qu'on appelle, je ne sais trop pourquoi,
les Galeiies; Sa Sainteté y va souvent. La ville d' Albano nous
fournit deux maisons où Ton passe la soirée, et avec lesquelles
on fait des pique-niques. — IjC siroco est absolument insup-
portable pour moi, à Rome, du 10 juin aux premières pluies.
Par exemple, aujourd'hui 1 1 , je sens le premier siroco de Tau-
née ; mais, comme je suis à Givita-Vecchia, la mer le rend sup-
portable.
156 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
A Rome» Je loge avec Texeelleat Constantin^, dans un appar-
lemenl donl irois pièces sur hoil ont été arrangées à la fran-
çaise par feu madame G...., la maîtresse de feu le cardiiial
L Cet appartement est à deux pas du palais Gaetaoî; les
trois princes de ce nom sont mes meilleurs amis. Leur mère,
ancienne amie de Paul- Louis Courier, me donnait une occasion
charmante de bavarder le soir; mais elle a une maladie de-
pois trois mois ; elle est à peine hors de danger. — Il y a
bal ou grand diner trois fois par mois chez notre ambassadeur,
admirablement poli et ingénieux.. Il y a soirée quatre fois par
mois chez H. Horace Vemet, à la villa Medici ; c'est Paris à
Rome, et j'y vais peu.
Mon amour pour ràristocratie m*a fait faire connaissance avec
une princesse napolitaine et une marquise romaine où je vais
qaatre fois la semaine. Tous les deux jours je vais expédier mes
affaires de vive voix chez mon chef. — Si le hasard m'^avait £iit
aide de camp d'un tel homme à dix-huit ans, au lieu du géné-
ral Micbaud, je serais bien plus poli. Mes atomes crochus ne se
sont pas accrochés avec le reste de la famille de ce chevalier
français.— Ma mission à Anc6ne m'a beaucoup intéressé, je viens
de déchirer une page là-dessus.
Je fais toujours le cicérone à quelques Français, parmi les-
quels M. Adrien de Jossieu m'a fort convenu, aiusi que M. 6i-
raud (de Chaillot). Voilà ma vie. Écrivez-moi ce qu'on dit,
pense et fiiit à Paris.
SmoN.
* Le célèbre peintre sur ))orcGlainc qui a copié si admirablement Ra-
phaël. (R.C.)
LETTRES A SES AMIS. 157
CLXXXVII
A HONSIEDR D. . F..., A PARIS.
GWita-Vecchia, le 12 juia 1832.
Ennuyeux comme la peste ! J'espère, cher ami, que le cho*
léra u'est phis qu'ennuyeux, comme éternel lieu commun des
sots. — Mon cœur a saigné en apprenant ta perte immense qne
vient d'^ooTcr notre bienfaiteur ' commun. C'est pour moi le
seul souyenÎT tragique de cette affaire fâcheuse pourl*humanilé.
Mais comment aussi, à la première certitude du danger réel (je
ne parle pas des bavardages de la société), comment ne pas
envoyer à Marseille ce qui nous est cher?
Je pense que vous ne vous êtes pas plus ennuyé pendant le
mois d'avril que Ton ne s>nnuie pendant une bataille. Vous
étiez transformé, m'a-t-on dit, en pharmacie ambulante. Ici,
BOUS n'avons jamais cru les journaux. L'esprit examinant les
degrés de probabilité, le cœur sent moins. Nous n'avons songé
aa danger qu'à l'arrivée des lettres particulières. Ici, petit trou
de sept mille cinq cents habitants, la grippe tuait sept personnes
par jour. Mais personne ne s'avisait d'avoir peur; la presse
n*avait pas frictionné les imaginations. J'ai vu pour la pre-
mière fois que la liberté de la presse peut être quisible. Na-
poléon eût défendu d'imprimer le mot choléra. Qu'a fait ma-
dame de C ? Vous voyez que j'aime qui m'aime : avis au
lecteur.
J'ai eu une attaque de goutte au pied droit ; approche de la
cinquantaine ; du reste, le cœur plus ferme que jamais.
Je suis devenu ami de madame la princesse Torella ( Gara-
cioli), qui loge à Ghiaja. Vous connaissez mon goût pour l'aris-
' Il s'agit de la mort de madame de Ghamplâtreux, fille de M. le
comte Mole. (R. C.)
».
158 ŒUVRES POSTUUMfiS DE STENDHAL.
loci'ulie ; je raime quand elle n'est pas étiolée par une éduca-
tion de iroi^ bon ton. On dit qa'un envoyé a fait une démarche
contre votre fils Dominique, que même ou a pensé à le marier à
Dulcinée. Le chef ici est très-bien, ou a Fair d*ètre irès-bien.
Quelle joie intime pour les amis de Paris ! Ne pas lui donner ce
qu'a eu le dernier barbouilleur de papier, et le faire courir de
pays en pays, comme un navire démâté, devant la bourrasque.
Il ne ferait pas à ses amis le plaisir d'en être au désespoir, ce
qui n*cmpèche pas de manœuvrer. Que de choses pour un coiu
de bouche ironique !
Quand je suis exilé ici, j'écris l'histoire de laon dernier
voyage à Paris, de juin 1821 à novembre 1850. Je m'amuse k
décrire toutes les faiblesses de l'animal : je ne l'épargne aulle-
ment; cela sera dièle quand on le verra dans 1^ montres du
Palais-Royalt alors Palais-.... en 1860.
Beaucoup de gens n'ont pas d'yeux; mais Dominique eu a, ce
qui le fait souvent rire depuis trois mois. D*ab€ird grand ballet,
sifflé depuis à MarF.eille, préparé ici par M. S...., gendre de
M. G...., dont la fille fait l'amour avec un puissuit person-
imge. Tous ceux qui n*ont pas d'yeux niaient cela en février.
Dominique avait la confidence des joies auiicipées, sur la se-
conde édition du golfe de Juan.
Mais c'est là la petite pièce. Âvez^vous lu le Mémorial de
Sainte 'Hélène, chef-d'ceuvre du cliumbellamsme? Dans ce livre
se trouve la mort de la république de Venise, admirablemeut
décrite, non pas par le chambellan, il est vrai« Ge qu'il a trans-
crit, je le vois ; on m'a même envoyé le voir, dans cet heureux
pays, dont le nom porta bonheur à certain Babilan, qui se reu'
dait à Rome, en 1740, suivant le président de Brqsses...
Si j'avais un courrier, je vous écrirais dix pages ; tout est co-
mique, les détails comme l'ensemble. Mais, hélas! un détail,
pour être intelligible et surtout comique, exige dix pages. Je ne
puis vous donner que du burlesque en quintessence, qui est
ce que je vous disais, comme la quinine est au quiua. Malheii-
reusemeut la désaffection s'augmente d'un dixième chaque mois.
Rien ne se passe naturellement, simplement, raisonnablement.
Rabelais est appelé à délibérer sur chaque détail et ordonne ce
LETTRES A SES AMIS. t5^>
qu'il y a déplus bouffon. Les employés meurent de feim à la
leiire; ils doivent chez le boulanger, Tépieier, et foilà qu*on
leur demande officiellement de contribuer à un emprunt; même
dans les moments prospères, ils n'auraient pas donné trente
mille francs dans tout TÉlat. Il n'y a que trois remèdes; aucun
des iTOiSr ne sera visible à Paris, pendant cette année bis-
sextile 4832. Premièrement: ^retomber trois cents (;(^2; non
pas au hasard, mais avec Tapparence et les formes de la justice,
prenant les cinq ou six réellement plus enragés, dans chaque po-
pulation ; mais la force, et plus encore l'apparence de la justice !
Où prendre ces drogues? — Deuxième remède : huit garnisons de
cinq cents hommes et six de mille hommes; plus une colonne
mobile de six mille hommes de troupes sages, disciplinées, bien
conduites, moitié Gaulois moitié gens du Nord. Mais où est le
cardinal de Richelieu pour organiser une telle mesure ? — Reste
donc, pour troisième alternative, des concessions ; or nous n'en
voulons point faire. Exactement comme le sénat de Venise
en 1798. Nous nous confions à la Providence; ceci est à la let-
tre. L'an passé, Paris devait être englouti le 4 novembre. Le
courrier arrivé le 14 n'ayant rien apporté, on attendit autre
chose. « Si nous faisons des concessions réelles, disent les
gros bonnets, nous sommes perdus à jamais ; si l'on nous con-
quiei^t, nous sommes des martyrs, et nous pouvons ressusciter,
comme après Napoléon. » Chacun est roi dans sa petite s][>hère;
voilà ce qui caractérise la république de Maroc. Le sous-lieute-
nant a une sphère moins étendue que le lieutenant ; mais il se
moque parfaitement du lieutenant, du capitaine, etc., etc. Du
reste, tous comptent fermement sur un miracle; si ce n'est pour
le 4 novembre, comme Tan passé, ce sera pour un autre jour.
Touf ne sont fermes que dans un point : pas de concessions. Du
reste, pas le sou, absolument comme Louis XVI après MM. de
€alonne et de Loménie.
On va faire dix ou douze cardinaux ; si vous songez à cette
place pour vous, pressez-vous. Tout ce que je vous écris là est
bien froid et bien pâle. Des faits, morbleu ! des faits ! mais
comment les envoyer? Mon cœur saigne de tant de malheurs.
L'incertitude de la durée gâte le port où vous avez jeté ma
100 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
barque. S'il y avail certilude, je piaulerais qadqnes arlnres.
Tout vient à ravir ; ou donne douie cents artichauts pour thigt
et du sous, vingl-cinq figues pour un sou. — Les habitants sont
bien plus heureux que les Anglais; ils mangent du pain fort
blanc, ils ont d'excellenle viande, du vin à discrétion, ils font
Tamour et crient comme des NapoliUiins ( quatre mille sur sept
mille cinq cents, sont natifs de Torre del Greco ).
Durand.
CLXXXVIII
A MONSIRVB D... F..., A PARIP.
Rome, le^jnUletiSS^
Avis de chien enragé.
Un des plus grands talents de Rome dans le geure scélérat,
c'est une madame B Elle est laide, uoire, courte. Agée;
malgré ces avantages, elle séduit tout le monde. Quelque noire
intrigue tramée par elle, bien entendu, Tavait jetée en prison,
il y a deux ou trois ans. Là, sous les verrous, aidée de son fils
et de deux abbés, elle se mit à fsibriqner de faux bans sur les
caisses de Rome. Elle contrefaisait paifaitemeut la signature du
cardinal Pedicini. Elle amassa ainsi huit ou dix mille francs; en-
suite se fil un ordre de liberté. Elle persuada à un nommé Poti,
ex-portier de M. de Celles, de partir pour Livonrne avec sa
femme ; au momer t de partir, elle suggéra à cet homme de lais-
ser sa femme, et le passe-port servit pour elle. Madame B.... a
été à Livonrne, Lucques, Modène, où elle a séduit ce tyranneau.
C'est un latent admirable; il y aurait huit pages d'anecdotes
à écrire. Enfin, accompagnée de sa fille, aussi laide qu'elle, on
dit qn'f^ Paris elle exploite les réfugiés italiens.
N'oubliez pas, quand votre sagacité en trouvera le joint, de
LETTRES A SES AMIS. 101
parler ée ma recounaisëance à M. Dijon. Quand je compare sa
boulé à la méchancelé de ......... je «ens des transfHyrte de bien-
YeUlaoce pour le premier. — Que faites-vous aiyourd'hai?
Baron Brissbt.
CLXXXIX
k MONSIEUR D... F..., A PARIS.
Rome, le 15 août 1832.
Nous assistons au spectacle comique de la peur sous toutes
ses formes; il y a de quoi en dégoûter. Deux ivrognes sont morts
cholériques à Florence, autant à Bologne. Les agents nés Fran*^
çais, pour n'être pas soupçonnés de peur, nient le choléra, quoi •
qu'il existe dans leur résidence; ce qui tend à discréditer nos
nouvelles auprès des gens du pays.
Hier j'ai pensé vivement à vous. Je me trouvais dans la plus
grande église de Finquisiiion ici et de toutes les inquisitions du
monde ; elle était remplie de monde moyen et de beau monde,
à ne pas trouver place. Je m'étais glissé daus la saillie de la sta-
tue d'un tombeau, et je regardais tontes ces tètes animées par
la peur. La mienne était pleine de calculs mathématiques. Si les
choses se passent comme à Paris, combien de ces gen^'là parti-
ront ! Sur neuf cent mille habitants, Paris en a perdu vingt mille,
ou deux sur quatre-vingt-diK, ou un sur quarante- cinq. Nous
étions bien dix-huit cents dans cette église.
Tout à coup, à la chute du jour, le jacobin, assez bon prédi-
cateur, s'est écrié avec une voix tonnante : « Mes frères, disons
un Pater et un Ave pour le premier d'entre nous qui mourra du
choléra. » Les femmes ont crié du haut de leur gosier; cela res-
semblait à un supplice, et je ne l'oublierai point. On a achevé
dans les larmes le Pater et VAve.
J'ai envoyé six de mes pages à M. Dijon; j ai parlé avec la même
162 ŒUVRES POSTHUMBSDE STENDHAL.
sineérilë qu'à vmis ; le Iod de sa lettre semblait m'y antonser.
MaU les àines ipii oui des bétels sont comme le marbre de b
porte, très-polies et très-froides; — ce sont les révoltes et les
assassinais, et non la maladie, qui nous feront danger ici.
GXG
A MONSIEUR R... C..., A PARIS.
Païenne, le 27 août 1832.
Courier avait bien raison; c'est par une ou plusieurs c
que la plupart des grandes familles de la noblesse ont fait for-
tune. Cela est impossible à New-York ; mais on bÀille à se rom-
pre la mâchoire à New- York. Voici lu famille Farnèse qui fait
fortune par une c...., la célèbre Vannozza Farnèse.
Lors de la composition des Promenades dans Home, nous nous
sommes souvent entretenus de Paul 111; j'ai du nouveau sur ce
vénérable pontife, et je t'en fais part. Alexandre Farnèse moDia
sur le tr6ne, comme lu le sais, le i2 octobre 1534, à Tàge de
soixanle-hott ans, et mourut le iO novembre 1549.
Je prends quelques-unes des aventures de cet homme aima-
ble dans un manuscrit moitié en patois napolitain et moitié 6o
mauvais italien, et dont le principal mérite est la naïveté. Les
récits que j'y trouve sont de ceux que les historiens graves Ibol
profession de mépriser. Toutefoiiï, leur dirais-je, que nous im-
portent aujourd'hui un interdit lancé contre les Vénitiens, on
1 hisloire d'un des cent traités de paix signes par la cour de
Rome avec Naples? tandis qu'on voit avec intérêt la façon de se
venger d'un rival ou de plaire à une femme, en usage au sei-
zième siècle. J'ai lu ce manuscrit comme un roman ; mais il est
incroyablement difficile à traduire, et ce n'est pas une petite af-
faire que de le réduire à une forme décente.
11 y a de tout, même de la magie. Il faut convenir que cet
Alexandre Farnèse fut un des hommes les plus heureux du sei-
LETTRES Â SES AMIS. 163
ziéme siècle. Heureux selon le m&nde, ne manque pas de répé-
ter, à plusieurs reprises, noire auteur napolilain^ qui me sem-
ble UD homme de cour, devenu dévoi en prenant de Tâge. Outre
le péché d'indécence, dans lequel il tombe assez souvent, sa nar-
ration est obscurcie par une foule de raisonnements inintelligi-
bles, pour la plupart, empruntés à Platon. C'était Tesprit du
temps; qui nous dit que le nôtre ne semblera pas aussi ridicule
dans trois siècles?
J ^abrège infiniment cette histoire scandaleuse qui, dans Tori-
gioal, n'a pas moins de quatre cent quatre-vingts pages grand
iu-4<^. L*auteur explique beaucoup de faits par la magie; il est
naïf et croit ce qu'il raconte; mais je ne conseillerais pas au
lecteur de l'imiter en ce point. Il ne faut chercher ici ni la gra-
vité ni la certitude historiques, mais des habitudes et des usa-
ges, suivant lesquels on cherchait le bonheur en Italie vers
Tan 1515,, à l'époque où ce beau pays comptait parmi ses ci-
toyens l'Âriosle, Machiavel, Raphaël, Michel-Ange, le Corrége,
le Titien et tant d'autres.
Quelques personnes prendront peut-être la liberté de croire
que cette civilisation -là valait celle qui fait notre orgueil nu
dix-neuvième siècle. Mais nous avons de plus deux bien belles
choses : la décence et l'hypocrisie.
Il y aurait, du reste, ^ne grande ignorance à juger les actions
des contemporains de Aaphaët d'après la morale et suriout la
façon de sentir d'aujourd'hui. Au seizième siècle, on mettait
moins d'importance à donner et à recevoir la mort. La vie toute
seule, séparée des choses qui la rendent heureuse, n'était> pas
estimée une propriété si importante. Avant de plaindre l'homme
qui la perdait, on examinait le degré de bonheur dont cet homme
jouissait; et, dans ce calcul, les femmes tenaient une place bien
plus grande que de nos jours : il n'y avait point de honte à taire
tout pour elles. La vanité et le qtien dira'^n naissaient à peine ;
et, par exemple, on ne prenait point au sérieux les honneurs dé-
cernés par les princes; l'opinion ne les chargeait point d'assi-
gner les rangs dans la société : lorsque Charles-Quint fit le Titien
comte» personne n*y prit garde, et le Titien lui-même eût pré-
féré un diamant de cinquante sequins. J'achèverai le tableau en
161 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
rftppelaiu qu*oo avait alors une seasibilité extrême pour la poé-
sie, et que la moiadre phrase, eontenant un peu d^esprit, faisait,
pendant une année entière, l'entretien de la ville de Rome. De
là tant d'épigrammes célèbres qui, aujourd'hui, paraissent dé-
nuées de sel : le monde était jeune.
Notre pruderie n*a pas la plus petite idée de la civilisation qui,
à cette époque, a régné dans le royaume de Naples et à Rome.
Il faudrait un courage bien brutal pour oser Texpliquer d'ooe
façon claire. Mais, par compensation, toutes uo^ vertus momie'
res eussent semblé complètement ridicules aux contemporains
de TArioste et de Raphaël; c*est qu'alors ou n'estimait dans un
homme que ce qui lui est personnel, et ce n'était pas une qtKH
lité personnelle que d'être comme tout le monde : on voit que
les sots n'avaient pas de ressource.
Ea trait de la préface de Vauteur napolitain.
« Sur la fin de mou séjour à Rome, époque de ma vie bieo
heureuse, selon le 7nonde, le hasard m'ayant procuré la faveur
de ce qu'il y avait de plus grand et de plus aimable, mon oreille
fut mise en possession de certaines vérités curieuses; de façon
que maintenant, du sein de ma retraite, je puis donner au inonde
l'explication de ce qu'on a appelé le génie familier d'Alexandre
Paruèsc. Toutefois, T illustration des choses anciennes ne devant
point faire oublier le juste soin de la sécurité présente, mes pa*
rôles seront pondérées de façon à n'être comprises en entier que
par les intelligents. Quant aux circonstances délicates et qui pas-
sent la portée naturelle des esprits, je n'ai aucun scrupule : tan-
dis que les sages sentiront et goûteront Timportancc des choses,
le vulgaire s'étonnera de leur peu dlmportance et doutera.
Qu'importe? Le vulgaire n'est-il pas fait pour douter de toat cl
pour tout ignorer? Que connaft-il avec certitude, au dislà du
nombre de ducats qu'il a dans sa poche? •
Ou ne saurait contester qu'avant le pontificat de Paul 111 qi"^'*
ques membres de la famille Famèse n'aient vécu noblement et
contracté des alliances avec certaines familles nobles, soit d'Or-
LETTRES Â SES AMIS 165
TÎetto, soil des bords de la Fiora, petit fleuve qui, à diverses
époqaes, a fait la séparation de la Toscane et des États du pape.
Ranuccio Farnèse, gentilhomme d'une très-médiocre fortune,
en vivant, par économie, dans sa terre» loin de la capitale, eut
plusieurs enfants. Je ne parlerai ici que de trois d'entre eux,
savoir : Pierre-Louis, Julie et Jeanne, si connue depuis sous le
nom de Vaunozza.
Pierre-Louis se maria avec Giovannella Gaetano, de ruiustre
t'amilie qui a donné à rÉglise le fameux pape Boniface VIII, mort
en 1303. On dit que de ce mariage naquit Alexandre^ mais on
prétendait à Rome, lorsque les grandes qualités de ce jeune
homme commencèrent à le faire distinguer, que son père véri*
table avait été Jean Bozzuteo, gentilhomme napolitain : tout
Rome savait qu'il était le fevori delà signera Gaetano.
Julie se maria aussi à Rome, à un gentilhomme, mais assez
pauvre. Vannozza, la cadette, venait souvent de son village pas-
ser plosiears semaines à Rome, soit dans la maison de son frère,
soit dans celle de sa sœur. Elle croissait en beauté cl en grâces
et devint bientôt la merveille de celte capitale du monde et
rorigine de Tétonnante fortune de sa famille. Aucune femme,
soit parmi la noblesse, soit dans la bourgeoisie, soil parmi ce
monde infini de nobles courtisanes, dont la beauté et la richesse
firent toujours l'admiration des étrangers, ne put jamais soutenir
la moindre comparaison avec Vannozza. Et, quand bien même
elle eât été tout à &it dénuée de cette divine beauté, si calme,
si noble, si saisissante, qui la fit la reine de Rome pendant tant
d'années, et Ton peut dire sans exagération jusqu'au moment
de sa mort, elle eût été une des femmes les plus recherchées à
cause de cei aimable vo^an d'idées nouvelles et brillantes que
lui fournissait l'imagination la plus féconde et la plus joyeuse
qui fot jamais.
Étant encore jeune fille et du temps qu elle venait à Rome, de
la campagne, seulement pour passer le temps du carnaval et
yoir le&moccoleUi^, elle habitait chez son frère Pierre-Louis,
' Petites bouffies que chacun porte en œurant, dans le Torso, le
166 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
qui possédait alors nue assez pauvre maison vers l'arc des Por-
tugais, au bord du Tibre. EHe iaveniait les parties de plaisir
les plus singulières, les plus dirertissantes et qui le lendemaio,
lorsque la renommée les racontait dans Rome, donnaient le dé-
sir aux courtisans les plus heureux, aux cardinaux les plus
puissants, d*étre admis dans la société de ce petit gentilhomme.
J'ai encore oui parler, dans ma Jeunesse, d'une partie de plai-
sir qui eut lieu la nuit, sur les eaux du Tibre ; c'était pen-
dant les grandes chaleurs de Tété, qudqoes jours après la
Saint-Pierre. Sur le minuit, la société de Pierre-Louis monla
dans des barques par un beau clair de lune. Après avoir jooé
sur les eaux, descendu et remonté le Tibre, les barques allèrent
se ranger le long de la Longara, dans on lien que le Janieule
couvrait de son ombre et où les rayons delà lune ne pénétraient
poiul. Deux barques s'éloignèrent des autres et tirèrent un petit
feu d'artifice fort agréable. Après le feu on but d'excelleutsvitts
et on prit des glaces, plusieurs mêlaient leurs glaces dans le
vin.
La lune, dans son cours, étant venue à illuminer même cet
endroit de la Longaray Vannozza, qui se balançait avec grâce i
la poinle d'une des barques» tomba à Teau, et dans le moment
où toute la société s'alarmait de cet accident, changeant de vê-
tements avec une promptitude incroyable, elle parut dans l'eau
vêtue en naïade. Après qu'on eut admiré ses grâces sous ce
costume, elle récita, au grand enchantement de tous, une pièce
de vers de Garletto, qui passait alors pour le premier poète de
Rome. Ces vers, fort élégants, étaient des compHmeuts pour la
plupiirt des membres de la société, et adressaient des plaisao;*
leries satiriques à quelques au^es, ce qui fit beaucoup rire.
VaniK)zza nageait fort bien, et en récilani ses vers s'appuyait avec
grâce sur deux corbeilles de Heurs, du milieu desquelles elle sem-
blait sortir. Ces Oeurs étaient fixées snrdegrosses masses de liège,
de façon que la jeune fille ne courait en apparence aucun danger;
mais les ondes du Tibre sont traîtresses et semées de tourbillons.
soir du ninrdi gras. Chacun cherche à (Heindre le moccolo de son voisin :
rVst nn des Rpertaclos les phis bizarres et le» plus gais, (R. C.)
LETTRES A SES AMIS. m
Comme Yaunozza achevait de réciter soa idylle, les deux car-;
beilies de fleurs s cloigoèreut peu à peu des barques et cam-
mençaieul à être entraînées dans un mouvement circidaire,
lorsqu''un jeune abbé qui passait pour Tamaut favori de Yannozza
se jeta à Teau tout habillé, et bientôt la charmante naïade fut en
sûreté dans une barque. Gomme l'on s'inquiétait fort de cet acci-
dent arrivé à une personne si charmante, VanuQzza improvisa
un sonnet dans lequel elle disait à ses amis qu'ils avaient tort de
s'alarmer, que Ton savait bien qu'une tiaîade ne pouvait se
noyer *.
Le lendem^lhi tout Rome retentit des récits de cette nuit déli-
cieuse; plusieurs soutenaient que le péril couru par Yannozza
n'avait pas été réel et que tout était préparé entre elle et son
amant pour lui donner occasion de réciter le charmant sonnet
de la naïade.
Rodéric Leuzuoli, neveu du pape régnant, Galixle 111, jeune
homme qui brillait fort eu ce temps à la cour de son oncle, im-
provisa un sonnet dans lequel il faisait parler le Tibre ; le fleuve
s'écriait : a Qu'il n'avait pas eu de moment plus glorieux depuis
celui où il vit déposer sur ses bords Rémus et Romulus.» La fin
de ce sonnet est encore dans la mémoire de tous, à cause de la
séduisante description que le Tibre fait des membres de la jeune
tille qu'il avait eu le bonheur de serrer un instant dans son sein.
Ce fut à cette occasion que Rodéric connut Yannozza. Bientôt il
abandonna pour elle toutes ses autres maîtresses ; il en avait de
deux sortes : celles dont il obtenait les bontés par amour, car
c'était un fort agréable cavalier, rempli de courage, de bizarre-
ries et fort digne de commander à une ville telle que Rome;
celles auprès desquelles, nouvelles Danaé, lesdiffîcultées étaieilt
aplanies par la pluie d or. Rodéric dépensait des sommes énor-
mes, son oncle ne le laissant jamais manquer d*argcnt. Bientôt
après, en 1456, il fut créé cardinal; il eut la charge de vice-
chaucelier de l'Église, Tune des mieux rétribuées de Rome ; il y
* Cet esprit si peu surprenant faisait un plaisir inûni, et l'on peut juger
du ravissement où les inventions si plaisiintes de l'Arioste jetaient ses
heureux contemporains. (R. G.)
168 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
réaait plusieurs riebes bénéfices et il passait pour le cardinal le
plus opulent de cette cour, si resplendissante de richesses et
de luie. Le peuple romain, toujours enclin à la satire, ne jugeait
de rimportance d'un homme que par sa dépense et par la har-
diesse de ses actions.
Le cardinal Rodéric était tellement épris de Vanoozza Fariièse,
qull cessa tontes ses autres pratiques d*amour, et Rome fat
amusée par le désespoir de plusieurs dames illustres. Cetéyéne-
ment fournit durant quelques mois aux satires du fameux Mar-
forio^, Lecardinalfit la fortune de tous les parents de Vannozza,
qui ne manquèrent pas de fermer les yeux sur ce ^ue tout Rome
savait, et qui faisait leur honte. Rodéric avait commencé par
exiler au fond de la Lombardie, au moyen d*un petit évéché de
deux ou trois mille écus de rente, Tabbé qui s'était jeté dans le
Tibre pour sauver Vannozza.
De ces amours, réprouvés par notre sainte religion, naquirent
beaucoup d'enfants. Laissant de c6téceux qui moururent jeunes,
nous ne noterons ici que François, César, Lofiredo et Locrèee,
élevés tous par leur père au milieu du luxe et des grandeurs, et
comme s'ils eussent appartenu aux princes les plus puissants.
Pendant que le cardinal Rodéric passait toutes ses journées
dans la maison de Pierre-Louis, il y vit naître Alexandre, fils de
Giovannella Gaetano: cet enfant partagea tout le luxe de Tédu-
cation de ses cousins ; il eut tout Tesprit de sa tante Vannozza
et flt des progrès étonnants dans les lettres grecques et latines;
Il était cité comme le jeune prince le plus savant de Rome;
mais, à peine arrivé à la première jeunesse, il laissa de côté tons
les bons auteurs pour s'abondonner aux appâts décevants de la
volupté la plus effrénée. A vingt ans, il eut une charge à la coor
du cardinal Rodéric, et Ton peut juger de quelle diveor il y
jouit, étant neveu de Vannozza, pour laquelle la passion da
vice- chancelier semblait s'accroître tous les jours.
Il faut être juste ; un jeune homme de cet âge, qui a été élevé
comme le sont les fils des rois et qui a joui dans son enfance de
* Statue 8ur laquelle on attachait des sonnets satiriques, ordinairement
en Tonne de dialogue a?oc Pasquin. (R. C.)
LETTKES A SES AMIS. iW
tous K» 4iOQDeurs que, daus les écoles, on accorde aux plus sa-
vants, ne doit guère connaître la modération, surtout quand te
ciel lui a accorde une rare, beauté, ce dont la postérité pourra
juger par sa statue, qui est restée dans Rome et dans le Ireu le
plus honorable S comme nous le dirons en son temps. Alexan-
dre, étant fort téméraire, fut plusieurs fois surpris par des maris
irrites ; il ne put sauver sa vie qu'en se d^eudant à coups de
dague et de poignard ; plusieurs fois il ftit blessé. Alors, comme
il fallait surtout que de telles choses ne parvinssent pas à la eon-^
naissance du saint pontife Innocent VIII, qui occupait la chaire
de Saint-Pierre, le cardinal Rodéric lut donnait quelque mission
hors de Rome. Alexandre fut le héros dé beaucoup d'aventures
dimt on parle encore de temps eu temps à Rome, et qui, dans ma
jeunesse, étaient dans la bouche de tout le monde; il eut des
aventures innombrables et surtout périlleuses ; ià où les autres
s^arrétaient comme devant chose impossible, lui espérait et
entreprenait. H ne redoutait qu*une chose au monde : la jus-
tice inexorable du saint pape Innocent VIII, qui régna de 1484
à 1491 . Alexandre avait près de trente ans lorsque la rage et la
jalousie lui firent oublier la crainte que lui inspirait le pape, et
le portèrent à une action qui augmenta de beaucoup la puissance
dont il jouissait dans Rome, mais qui fut généralement abhorrée
des gens pieux.
Je reprendrai les choses d'un peu loin. Alexandre, se
promenant à cheval, à deux lieues de Rome, au milieu de la
plaine solitaire qui s'étend du côté de Tivoli, s'arrêta pour exa-
miner des fouilles qu il faisait foire par cinq ou six paysans
venus de TAquila; il vit passer une jeune femme, appartenant à
une famille noble de Rome et qui s'en allait dans son carrosse à
Tivoli, escortée par trois hommes armés. Alexandre Farnèse fut
tellement frappé de sa beauté, qu'il n'hésita pas à attaquer l'es-
corte, c Arrêtez, cria-l-il au cocher, ces ehevaux m'appar-
tiennent, et vous me les avez volés! » A ces mots, les trois hom-
* C'est la statue du tombeau de Paul ITI, au fond de la tribune de
l'église de Saiot-Pierre ; ce wblime monument est de Giacomo deila
Porta. (R. G.)
170 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
mes de l'escorte le chargèrent. Alexandre seul était bien aurmé,
les deux domestiques qui le suivaient n'avaient qu'une épce fort
eourte et prirent bleutftt la fuite : Alexandre se vit sur le point
d'être tué. c A moi, braves Aquilans! » s'écriahi«i1 ; les ouvriers
sortirent de leur fouille au moment où il était entouré par les
trois hommes armés. Ce qui le mettait en fureur, ce n'était pas
son danger ])ersonnel : depuis un moment le cocher, le voyant
occupe, avait mis ses chevaux au galop et s'éloignait rapidemeoi.
c Gourez après le carrosse, dit Alexandre aux deux plus braves
des Aquilans, et tuez un des chevaux. »
Son bonheur voulut que IVdre qu'il adressait seulement a
deux de ses ouvriers fftt entendu à demi par tous. Deux se dé-
tachèrent après le carrosse, et les autres, qui n'avaient pour
armes que leurs pioches, attaquèrent avec furie les chevaux ries
trois hommes armés qui en voulaient à la vie du jeune Paruèsc:
il blessa mortellement l'un d'eux ; les deux autres tombèrent de
cheval et s'enfuirent k pied. Alexandre avait reçu plusieurs
blessures légères, ce qui ne Tempèdia pas de courir après la
dame. Elle était prof6ndé»ent évanouie; il la fit transporter, à
travers champs, à une petite vHlette qu'il possédait à deux
lieues de distance, sur la route de Palestriue. Là il vécut par-
faitement heureux pendant un mois, personne dans Rome, à
l'exception du cardinal Rodéric, ne sachant ce qu'il était de-
venu.
Le jour du crim^e, Alexandre avait eu la prudence de donaer
six sequins à chacun des ouvriers d'Aquila, en leur ordonnant
de partir à l'instant pour Tivoli et de rentrer dans le royaume
de Naples, par Rio-Freddo, en se gardant bien d'aller cherdier
leurs outils à la fouille. Au moyen de cet ordre, fidèlement exé^
culé, le crime resta secret pendant assez longtemps; mais
enfin il parvint aux oreilles du pape. Le cardinal Rodéric ne
voulut pas passer pour être l'auteur de renlèvemeni, d^iutaot
mieux que, quelques mois auparavant, il s'était rendu coupable
d'un crime semblable, et, quoi que Vannozza pût faire pour ce
neveu chéri, il fut mis au château Saint-Ange.
Innocent VllI ordonna au gouverneur de Rome de suivre ce
procès avec activité. Le gouverneur fit mettre en prison tous les
, LETTRES A SK3 AMïS. 171
domestiques d'Alexandre. G'éiaient des hommes d'élite, qui,
d'abord, refusèreot de parler; mais la question leur fil dire la
vérité ; le gouvernement sut par eux que les ouvriers de la
fouille, seuls témoins du fait, étaient d'Aquila ; il y envoya des
sbires déguisés, qui enivrèrent ces paysans, ei, sous divers pré-
textes, les engagèrent à passer la frontière voisine el à entrer
dans les États du pape ; ils y furent aussitôt arrêtés ; on les in •
tërrogea, et, après plusieurs mois, le procès étant fail et parfait,
Alexandre, toujours sévèrement gardé au chàleau Saiut-Ange,
courait des dangers sérieux. Alors le cardinal Rodéric et Pierre
Marzano, parent des Farnèsés, parvinrent à faire remettre une
corde à Alexandre. Avec cette corde, il eut le courage de des-
cendre du haut du château Saint- Ange, où était sa chambre,
jusque dans les fossés. Là corde avait bien trois cents pieds de
long, elle était d un poids énorme.
Tout le moiide sait que le château Saint* Ange, où l'on gardait
Alexandre, est une immense tour ronde, qui fut jadis le tom-
beau de Tempereur Adrien. Le mur antique est construit avec
' d'iuormes blocs de pierre ; rarchkecte moderne Ta continué
avec des briques, de façon que le haut de cette tour se trouve
âevé de quelques centaines de pieds au-dessus du sol.
On a construit plusieurs bâtiments sur la plate-forme de la
lour^ qui est très-vaste; un de ces bâtiments est le palais du
gouverneur. Yis^-vis s'élève la prisons^ dont toutes les fenêtres
aui^iient une vue magnifique sur la campagne de Rome, si on ne
les avait masqmées avec des abat-jour.
Il faut te contenter aujourd'hui dç cet échantillon de la jeu^
uesse de Paul III, car je n'ai ni le temps ni le courage de te
ooQtmuer son histoire.
\n ŒUVRES POSTUUMËS DE STENDHAL
CXCI
A MONStKOR LE CONTE ...
AquUa <, le 18 octobre 18Ô2.
Puisque vous le désirez, je mets par écrit ce que j'ai eu l'h<m-
neur de vous dire hier soir.
La grande occupation des femmes de province, ^n France,
c'est de lire des romans. Les mœurs sont fort pures en Fraoce,
dans les petites villes; chaque femme surveille sa voisine, et
Dieu sait qu'il n'y eut jamais de police mieux faite. Uu homme
ne peut pas aller six fois dans une maison où se trouve une
jeune femme sans que tout le voisinage ne soit en émoi, et les
punitions infligées par cette police si vigilante sont terribles.
Une malheureuse femme, habitant une ville de France au-des*
sous de vingt mille âmes, et qui a fait parler d'elle (ce sont les
termes sacramentels consacrés par la pruderie provinciale), n'est
l^us engagée à aucun des bals qui se donnent dans sa petite
ville. SI elle trouve le moyen de pénétrer dans la salle de bal,
les femmes affectent de ne pas lui adresser la parole; la honte,
le mépris, la douleur éprouvés sont excessifs. Or le caractère
français peut tout supporter, excepté le mépris exprimé en po«
blic, et Ton voit, chaque année, <iuelqu'uue de ces malheureuses
femmes de province, que Tamour a uu peu compromises aux
yeux de leurs voisines, mettre fin, par le suicide, à une existence
désormais insupportable. Celles qui ont moins de fermeté se
contentcui d'aller vivre à la campagne, et, de leur vie, ne repa-
raissent aux bals du carnaval.
On a vu des maris, plus indulgents que le public de leur petite
* Ville du royaume des Deux-Sicties, dans l'Abbriuze* Ultérieure. U y
a toutefois lieu de penser que cette lettre a été écrite i Rome. (B.C.)
LETTRES A SES ÂMlS. 173
ville, combler de marques de coasidéraiion et d'affection leurs
fefliiues, que les bavardes et les bigotes de Tendrott s'obstinaient
à déclarer coupables. Ces bons maris ont essayé de retirer leors
l'emnies de la campagne ; ils ont voulu les produire dans les
promenades publiques; à T instant toutes les femmes ont déserte
le c6té de la promenade où la malheureuse proscrite prenait
Pair avec son mari.
Telles sont les mœurs que les gouvernemenis de Louis XYIll et
de Charles X ont données à la province en France. Ces princes,
surtout le premier, quoique fort mal partagés pour la galanterie
(il passait pour y être peu propre), avaient beaucoup de gràce^
aimaient les femmes, savaient leur parler, et étaient bien éloi«
gnés de la sotte pruderie qui, sous leur règne, est venue attris-
ter la France. On peut dire que Napoléon a fondé cette ennuyeuse
pruderie, et que la congrégation Ta û\ée dans les mœurs de la
province. Elle a mis partout la délation et Tesi^ionnage. Ses
chefs ont voulu connaître le nom du journal qui était lu dans
chaque maison de chaque petite ville de France, et ils y sont
parvenus. Us ont voulu savoir les visites qu'on y recevait pen-
dant chaque journée, et ils Tout su ; et tout cela sans frai&, sans
dépenses aucunes, uniquement par Fespionnage volontaire.
Voilà les mœurs nouvelles, pour la France, qu'a voulu pein-
dre M. le Barbier, l'auteur de Séduction et Repentir, Hais, avant
d'arriver à l'analyse de cet ouvrage, je dois faire remarquer une
autre conséquence des habitudes morales de la France, de ses
mœurs, telles qu'elles se sont établies de i806 à 1852; on peu^
dire qu'elles sont entièrement inconnues à l'étranger, qui cher^
che encore des images de la société française dans les contes de
Marmontel ou dans les romans de madame de Genlis.
Tout est changé du tout au tout en France. On trouvera un
tableau fidèle des mœurs des villes de province, avant la Révo-
lution, non pas dans les contes musqués de M. de Marmontel,
mais dans un charmant petit roman du baron de Bezenval, inti-
tulé le Spleen. On y verra combien, avant i789, on s'amusait
en France. Toutes les histoires de la vie de Napoléon commen-
cent par la description de l'existence agréable qu'il avait à Va-
lence (en Daupbiné), quand il était lieutenant d'artillerie au ré-
II. 10
174 (KUVHËS J'OSTUUMIàS UK STENDHAL.
gioKail CD garnison dads celle petite ville. On y trouTait trois ou
quatre maisons ouvertes tous les soirs. Rien de semblable au-
jourd'hui; tout est triste et guindé dans les villes de six à huit
mille âmes ; rétranger y est aussi embarrassé de sa soirée qu'en
Angleterre. Les hommes dht pris le goût de la chasse et de Ta-
gricuHure, et leurs pauvres moitiés, ne pouvant faire des roman -,
se consolent en en lisant.
De là r immense consommation de romans qui a lieu en
France. Il n'est guère de femmes de province qui ne lisent leur
cinq ou six volumes par mois; beaucoup en lisent quinze ou
vingt ; et Ton ne trouve pas de petite ville qui n'ait deux ou
trois cabinets de lecture. Là on loue des romans à un sou par
volume et par jour. Quand le roman est de quelque auteur cé-
lèbre, il rapporte deux et quelquefois trots sous par jour au ca-
binet littéraire. S'il y a des gravures de Tony J<^annot, le des-
sinateur à la mode, et qui a, dans le fait, un talent bien original,
et si le roman est bien prôné dans les journaux, le maître du
cabinet littéraire coupe en deux chaque volume du roman, cl
chaque moitié se loue trois sous par jour. Mais, pour obleuir
cette marque de succès, il est indispensable que le livre soit im-
primé sous format in-octavo.
L'ouvrage dont je vais vous rendre compte a obtenu rhoo-
neur des trois sous, et, qui plus est, d'être ainsi écartelé.
Toutes les femmes de France lisent des romans, mais (ouïes
u ont pas le même degré d'éducation. De là la disânction qui
s'est établie entre le roman pour les femmes de chancre (je de-
mande pardon de la crudité de ce mot, inventé, je crois, par les
libraires) et le roman des saUms.
Le roman pour les femmes de chambre est, en gésëral,
imprimé sous format in-12, et chez M« Pigoreau. C'est un
libraire de Paris, qui, avant la crise commenciale de 1831, avait
gagné un demi-million à faire pleurer les beaux yeux de pro-
vince. Car, malgré cette dénomination méprisante de romau
pour les femmes de chambre ^ le roman Pigoreau in- 12, où
le héros est toujours parfait, d'une beaulé ravissaïUe, fait au
tour, et avec de grands yeux à fleur de tête, est beaucoup plus
lu en province que le roman in-8% édité par M. Levavasseur on
LETTRES Â SES AMIS. 175
par M. Gosselin., et dont Tauteiir eh^rche le méHte liltëraire«
Il y a tel auteur qui a fait quatrervingts volumes de romans,
imprimés à Paris, et dopt te nom esl dans toutes les bouches à
Toulouse, Marseille, Bayoone, Agen, et que personne absolument
ne connaît à Paris. Tel est, par exemple, M. le baron de la
Mothe-LaugoD, auteur du roman intitulé M, le Préfet, et de
vingt autres. MM. Victor Dueai^e, Paul de &ock, etc., seraient
aussi inconnus à Paris que M. le baron de la Molbe^Langonj
s'ils ne prenaient le parti de faire des drames et mélodrames
avec leurs romans.
A Paris, à Rouen, et dans quelques villes du nord de la France,
plus civilisées que celles du Midi, le roman de femme de cham-
bre ne passe jamais au salon. Rien ne semble phis fade à Paris
que ces héros toujonrs parfaits, que ces femmes malheureuses,
innocentes et persécutées des romans de femmes de chambre.
La province lit bien quelquefois le roman de bonne compa-
gnie, le roman in-8°; mais, en général, elle ne le comprend pas
tout entier. Elle le lit plutôt pour accomplir un devoir que
pour se donner un plaisir.
Walter Scott et M. Manzoni ont seuls fait exception ; les ou-
vrages de ces grands poètes ont été lus également en province
et à Paris ; avec cette exception, pourtant, que Paris s'ennuie
des premiers volumes de Walter Scott, remplis de détails trop
circonstanciés et trop peu animés. Ces détails, au contraire,
charment la province. Paris s*est un peu ennuyé des détails que
donne M. Manzoni sur la peste de 1628 à Milan, et les Untori;
la province, an contraire, en a frémi.
Sir Walter Scott a peut-être eu en France environ deux cents
imitateurs; tous les ouvrages de ces auteurs ont été lus ; quel-
ques-uns même ont eu plusieurs éditions et sont parvenus à se
ûiire lire à Paris. Dans les romans de femmes de chambre, peu
importe que les événements soient absurdes, calculés à point
nommé pour faire briller le héros ; en un mot, ce qu'on appelle
par dérision romanesques. Les petites bourgeoises de province
ne demandent que des scènes extraordinaires, qui les mettent
tout en larmes ; peu importent les moyens qui les amènent.
Les dames de Paris, au contraire, qui consomment les romans
176 ŒUVRES POSTHUMES DE STËNDIIAU
in-8*, sout sévères en diable pour les érénemerits extraordi^
flaires. Dès qu*uo évcQement ai Tair d'èlre amené à point ponr
laire briller le héros, elles jettent le livre, el l'autenr est ridlctile
à leurs yeux.
C'est à cause de ces deux exigences opposées quMI est si
dIfOcilc de faire un roman qui sotl In à la fois dans la chambre
des bourgeoises de province et dans les jalons de Paris.
Tel était, en 1 850, Tétat du public par rapport au roman. Le
génie de Walter Scott avait mis le moyeu âge à la mode; on
était sâr du succès en employant deux pages à décrire ta ^vue
que Ton avait de la fenêtre de la chambre où était le héros;
deux autres pages à repro<lùire son habillement, et encore deux
pages à représenter la forme du fauteuil^ulr lequel II était posé.
M. le Barbier, fatigué de tout ce moyen âge, de Togive et des
vêtements du quinzième siècle, osa raconter une aventure qui a
lieu» en 1850, et laisser le lecteur dans une ignorance complète
sur la forme de la robe que portent mesdames d'Espague et Saint-
Ange, ses deux héroïnes, car ce roman en a deux, contre toutes
les règles suivies jusqu'ici.
L'auteur a osé bien plus : il a osé peindre le caractère de la
femme de Paris, qui u'aime son amant qu'autant ^'^//e se croit
tous les matins sur le point de le perdre. Tel ee t l'effet produit
par rimmense vanité qui est devenue, à peu près, la seule pas-
sion de celte '^ville, où Ton a tant d*esprit. Ailleurs, un amant
peut se faire aimer en protestant de Tardeur de sa passion, de
sa fidélité, et prouvant à sa belle ces louables qualités. A Paris,
plus il persuade quMI est fixé à jamais, qu'il adore, plus il se
ruine dans Tesprit de sa maîtresse. Voilà une chose que les Alle-
mands ne croiront jamais; mais j'ai bien peur, cependant, que
iM. le Barbier n'ait été peintre fidèle. La vie des Allemands est
contemplative et Imaginative. La morale, exécrable aux yeux
des belles, là morale qui résulte du livre de M. le Barbier, est
celle-ci : « Jeune homme qui voulez être aimé dans une civilisa-
« tiou oà la vanité est devenue, sinon la passion, du moins le
« sentiment de tous les instants, chaque matin persuadez, avec
« politesse, à la femme qui, la veille, était votre maîtresse ado-
« rée, <jue vous êtes sur le point de la quitter. »
LBTTRES Â SES AMIS. 177
Ce nouveau gjstème, s'il prend jamais, va renouveler tout le
dialogue de Tamour. En général, jusqu'au moment de la préten*
due découverte de M. le Barbier, quand un amant ne savait que
dire à sa belle, quand il était sur le point de s'ennuyer, il se
rejetait vivement dans la protestation des sentiments les plus
vife, dans Textase, dans les transports de bonheur, etc., etc.
M le Barbier veut démontrer aux pauvres amants que ces pro**
pos qu'ils croyaient sans conséquence sont leur ruine. Suivant
cet auteur, quand nn amant s'ennuie auprès de sa maltresse, ce
qjoi à toute force peut arriver quelquefois dans ce siècle si mo-
ral, si hypocrite, si ennuyeux, ce qu'il a de mieux à faire, c'est
tout simplement de ne pas nier son ennui ; c'est un accident,
c'est un malheur tout comme un autre.
Ceci paraîtra tout simple en Italie, le naturel dans les façons,
dans les discours, y élanl le beau idéal; mais en France, pays
affecté, ce sera une grande innovation.
CXCII
A MONSIEUB D... P.o., A PAHIS.
Civila-Vecchîa, le & novembre 1852.
Quoi ! vous avez le courage d'affronter Neptune ! Je suis charmé
de cette idée. Naples vaut tout à fait la peine d'être revue. N'al-
lez pas vous attendre à revoir votre ville de 1799; tout est nou-
veau. Songez que le Code Napoléon y règle tout. Je vous ac-
compagnerai, je vous irai voir. A quoi bon, penserez-vous? à
bavarder. Je suis presque étranger à Paris ; vous me décrirez la
.continuation de la rue Vivienne.
Je suis au mieux avec mon chef, qui vient de demander pour
moi un-ornement que Ton ne porte pas sur la tête, mais ailleurs.
La femme de mon chef aime la miniature, et moi je peins «^
l'huile; ainsi je n'ai pas trop réussi à ses yeux ; mais elle m'a
promis, une fois arrivée à Paris, où elle se rend, de parler en
10.
1/8 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
ma faveur à M. Victor. Au reste» je suis liîea, eertaîa^ne&l,
mais je crève d eonui ; le vrai raëlîer de i animal est d'écrire un
romau dans un grenier.
Mais quand passerei^vous? Qud dommage de ne pas passer
à celle heure I Débarquer à Gènes, et venir se rembarquer à Li*
vourne» pour éviter les maudites quarantaines. Figurez- vous,
pas un jour de pluie depuis six mois; un soleil admirable, au-
jourd'hui, 5 novembre. Les boeufs à la canqKigne raenrcul de
faim ; mais enfin je ne suis pas le Père éternel Jupiter Piuvtus, et
je n*ai pas un mouton. Nous voyons passer un monde fou dans
notre lanterne magique de Rome.
J'ai passé dernièrement la soirée avec M. le due de Duras, qui
allait partir avec M. G , nouveau pair, dont la femme est
comme lord &inesaitseter. Cela passe pour de Tespril vers la rue
de Babykme. 11 y avait deux dames Grani fort bien, madame de
Ludolf, envoyée de Naples, assourdie à Rome, au palais Famèse,
par les cloches de Téglise de la Mort, qui, à partir du 2 novera*
bre, sonnent neuf jours, presque sans discontinuer. Dans le fond
(lu salon placez trois ou quatre princes ou ducs, parmi lesquels
j'ai choisi mes amis, fidèle aux devoirs de ma haute naissance.
Mais, cher ami, pourquoi me générais -je; j*ai quarante-cinq
ans sonnés; je suis peut-être encore ici pour huit ou dix ans.
Adieu « mon cher père, je meurs de sommeil; j'ai fait seize
lieues et quinze lettres. — - J'ai un congé d'un mois; j'en userai
peut-être en mai; mais chut! on me Fêterait.
Perikek.
GXCIII
A MONSIEUR L...., UDRAIBE A PAKIS.
Civita-VeccUia, le 11 novembre 1832.
Je suis véritablement touché^ monsieur, de la lettre aimable
que vous avez pris la peine de m'écrire. Je ne suis pas liant d^
LËTTÂ'BS k S£S AMIS. 179
ma nature; les bomme» m'enmiient pour la i^upar^. Par codfié-
quant beaucoup de gens seraient charmés de répéter : « 11 ne
s'occupe pas de son métier ; voyez, il a le temps d'écrire des f»»
daises. » Que serait-ce, si dans ces fadaises il y avait de petites
plaisanteries occasionnelles sur les niaiseries utiles aux gens
puissants? Que dirait votre ami le Journal des DélHiU? Il est
permis de tout dure, pourvu que vous ne parliez ui de ceci, ni de
cela; ni de cette autre chose encore^ ce qui tend à nous faire re^
commencer la littérature de TËmpire*
J^ai donc fait un roman dont le.style est, j'espère^ mdns haché
que celui du Rouge S deux gros volumes ou trois petits. Si la
littérature pouvait me donner trois mille francs {mr an, je vous
enverrais le Chasseur vert; car je préfère le plaisir d'écrire de»
folies à celui de porter un habit brodé qui coule huit cents
francs.
J'ai acheté très-cher de vieux manuscrits en encre jaunie» qui
datent du seizième et du dix-septième siècle. Ils contiennent
en demi-patois du temps, mais que j'entends fori bien, des his-
toriettes de quatre-vingts pages chacune et presque tout à fait
tragiques. J'appellerai cela Historiettes romaines. H n'y a rien
de croustilleux comme dans Taliemaut des Réaux ; cela est plus
sombre et plus intéressant. Quoique Tamour y joue un grand
rôle aux yeux d'un homme d'esprit, ces historiettes seraient
Futile complément de Thistoire d^Italie aux seizième et dix>sep-
tième siècles. Ce sont ces mœurs qui ont enfanté les Raphaël et
les Michel-Ange, que Ton prétend si niaisement recommencer
avec des académies et des écoles des beaux^arts. On oublie qu'il
faut une âme hardie pour conduire le pinceau le plus habile, et
Ton n'arrive qu'à de pauvres diables, condamnés à faire la cour
à un chef de bureau pour avoir la commande d'un tableau.
Mais pardon, monsieur, je m'égare, j'imite trop Pindare. Ne
montrez pas ma lettre aux demi-sots, et croyez que je serais
charnu de vous donner un ouvrage que, par votre talent, vous
placeriez rapidement sous les yeux des bons juges, ce qui m*a
toujours manqué.
* U vent parler de son roman ayant pour litre : le Rouge et le Noir.
(n. C.)
ISO ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
J'éerU maialeflâol un livre qni peut être uoe grande soiiise;
e'est Mes Confession^ au style près, comme J.-J. Bonssean,
avec plus de franchise. J'ai commencé parla campagne de Ras-
Kie en 1812; j'étais en colère de toutes les platitudes de M. de
S...., <|ui,lui, veut voler le grand cordon de la Légion d'honneor.
A côté 4Ïe la campagne de Russie et de la cour de TEmpercar, il
y a les amours de Tauteur; c'est un beau contraste. (Beau ici
veut dire grand.) Peut-être la franchise de ce manuscrit le-reu-
dra-l-il trop ennuyeux pour être publié.
On me dit que vous annoncez un fiouveau roman de M. de
Stendhal. A la bonne heure: si donc je fais un héritage de (rois
mille fîrancs de rente, je vons enverrai le Chasseur vert, qui sera
tout fier d'avoir été annoncé pendant deux ou trois ans. Ce ro*
man peut aussi s'appeler les Bois de Prémol, si cela vous coo-
vient mieux. Voilà, monsieur, tout ce que je puis faire de lilté-
taire en ce moment. ^
GXCIV
A MADBMOISELLB S,.... D. «...., A PAR».
Rome,' le 12 janvier 1S33.
Je réponds tout de suite, mademoiselle, aux aimables repro-
ches que vous m'adressiez le 30 novembre. Votre M. *** n'est
arrivé qu'aujourd'hui; je ne l'ai pas encore vu. Je suis lout à
fait Italien Je compte ne revoir Paris que quand je serai deslilué.
Un homme de sens, un nommé Boileau, a dit :
Qae (ieorg:e vive ici, puisque George y sait vivre.
Votre politesse parisienne est devenue un jeu d'échecs, qui de-
mande une attention continue. Et les Français ne sont pas assez
amusants. Pour être admis dans les salons de madame la duchesse
du Maine à Sceaux (1710), à la bonne heure. Il y avait là deT^*
LETTRES A SES AMIS. 181
prit et de Vamour. Dans rabsence de ces deux aimables façon»
de passer la soirée, le jeu ne vaut pas la chandelle.
H faul aujourd'hui une certaine impudence comme votre ami
D........ et le spectacle seul de cette effronterie de laquais m'est
insopporiable. Je crois qu'il n'y a pas d'envie dans mou fait ; je
me sois souvent examiné sévèrement là-dessus. Je ne voudrais
pas être ni M, D , ni M. V
cxcv
A MONSIEUR D... F..., A PARIS.
Rome, le 20 janvier 1833.
Cher ami, je deviens plus stupide chaque jour; je ne trouve
personne pour faire de ces parties de volant, qu'on appelle avoir
de Vesprit, Partant, plus d'imprudence. J'espère, avec le temps,
être aussi béte que mon prédécesseur. Vous voyez bien que je
ne compromettrai pas votre grave protection. L'amour est un
feo qui s'éteint s*il ne s'augmente; vous croyez que je vous parle
de ma cervelle, pas du tout; je parle de ma place; si Ton ne
songe pas à me récompenser, d'autres songeront à solliciter la
place, etc.
Je faisais, de temps à autre, quelque partie de volant avec
M. de Sainte- Aulaire ; après lui, il faut laisser la raquette, plus
d'idée exprimée à demi-mot.
c Si vous aviez une fille, qui voudriez-vous qu*elle fût : ma<
dame la duchesse 4e la Vallière, ou Ninon de l'Enclos? » J'ai
répondu bravement : « Ninon. »
Gomment M. Dijon prend->-il la vie? Est-il encore ammareg*
giato par le souvenir du triste choléra?
Je voulais commencer ma lettre par cette question : c Com-
ment vous trouvez-vous de la liberté? » — mais j'ai craint votre
machiavélisme : c 1^ coquin va me parler de sa place. » Voyez
18t ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Teffel de votre haote sagesse; die rend les gens sees et égoïstes
malgré cou. Ceci est sérieux, et s'applique, soivaut moi, à loole
la sociéié de Paris.
Quand eomptei-vous revoir Naples? Une fois à Nice, on
prend un vetturino, pour la délicieuse route de la Gomîehe;
G*est voyager sur la tablette de votre cheminée; la mer est le
pan|uei, la glace est la crèie de rApennin; des auberges très-
passables et pas Tombre d*un brigand.
CXCVI
A MONSIEUR R... C..., A PARIS.
Civita-Vecchia, le 25 février 1853.
Je le remercie de ta bonne lettre du 9 courant. C'est un
compte rendu superbe.
Depuis que je ne t'ai écrit, je n*ai été occupé que de quarm'
iainea. C'est iH>ur le coup que je suis entré dans le métier; H
y a eu orne ou douze mémoires ou notes officielles. Enfin, de-
puis quinze jours w>s pauvres bateauz peuvent entrer en libre
pratique.
L'\ pension de sept cents francs par au à madame F... L...
continue el continuera tant que je serai le camarade de Gicàtm*
I/amitié descend et ne remonte pas; j'aime tendrement Clara
Gazul, son talent m'enchante ; il est à peu près le seul avec
Rcmnger.
Que dit Fleurs du voyage de Dominique? Trente ou quarante
jours à Paris coûtent quatorze francs par jour ; car on est i
demiHwIde. D'un autre côté l'ennui étouffe ce pauvre garçon. H
était cent fois plus heureux au numéro 71 de la rue Richelieu;
il lui aurait iallu cinquante louis de rente de plus, et non pas
dix mille francs à manger bêtement, par exemple, en voitures
qu'il faut avoir ici de certains jours. Enfin, il meurt d'ennui;
LETTRES A SKS AMIS. 185
maift il est bien avec tout le monde, sauf la peiite envie de so-
ciale, mais qui marque peu dans un pays non littéraire.
Fleurs viendra-l*il voir Rome? Fais en sorte que je le sache
avant ; je m'y trouverais, et ce serait pour moi un grand plaisir,
mais j'y compte peu. Quoi de plus curieux, cependant, que de
revoir Ifaples, après trente-trois ans d'absence! Probablement,
si mon nouveau chef est aussi admirable de complaisance que
le précédent, je pourrais accompagner Fleurs; je ne dis pas à
Naples, oà il n'aurait que faire de moi, mais à Florence, Viterbe,
Srâne, Gometto, Tarquinies (admirable par les tombeaux du'
chevalier Nanzi). Les hommes peints ont trois pieds de haut;
on distingue l'expression des traits pendant six mors; l'air,
ensuite, altère un peu les couleurs. Gela semble fait par un élève
du Domini(|uin, et cela a trois mille ans au moins, peut-être trois
mille cinq ans. Je deviens antiquaire en diable. Gependaut il
me reste encore un peu de logique ; je ne regarde pas coiume
vrai tout ce qui convient à mon système.
CXCVII
A MONSIEUR R... C..., A PARIS.
Civita-Veccbia, le 20 mai's 1835.
Od a beaucoup parlé des vases étrusques, nous avons plu-
àenrs ouvrages sur cette matière; mais la plupart des auteurs
se sont attachés de préférence à écrire sur les beautés de leur
dessin, leurs sujets mythologiques, leur antiquité et leur prove-
nance. Cette dernière question surtout a été l'objet de nom-
breuses et savuites recherches, et a soulevé des discussions in-
flniea parmi les savants.
Quelque&-uns prétendent, que les plus beaux de ces vases
ont été importés de la Grèce en Étrurie, en appuyant cette opi-
nion sur leur style, les sujets quMls représentent, presque tous
tirés de la mythologie grecque, ainsi que leurs inscriptions.
184 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
D'autres, »tt cootraire, soutieimeDt quils ont été faits daiis
rÉtrurie, selon les principes de l'école grecque, établie à Tar-
(|uiuies par les peintres grecs, qu'y conduisit Démarate de Co-
rinihe, Fan 94 de la fondation de Rome, ou 660 ans avant l'^
chrétienne.
Toutes ces questions peuvent bien avoir de l'intérêt pour
l'archéologie, satisfaire la curiosité des savants, et peut-être ou
jour, à l'aide de nouvelles découvertes, établir avec quelque foo-
dément l'histoire de la peinture eu Italie dans les temps an-
ciens. Mais il me paraît qu'il y a une autre question d'une utilité
plus immédiate pour la société eu général, et qui cependant n'a
pas été traitée jusqu'à présent, comme elle aurait dû Tètre et
avec tous les développements dont elle était susceptible. Je veux
veux parler des formes de ces vases, de leur précision, de leur
justesse dans le contour et de la position de leurs anses.
Les Étrusques, sous ce rapport, ont surpassé et laissé bien en
arrière toutes les autres nations, tant antiques que modernes*
Ils possédaient le grand secret de joindre l'utile à l'agréable.
Nous avons, il est vrai, des auteurs qui ont parlé des formes
des vases étrusques et qui nous en ont donné des planches;
mais ils ne leur ont pas donné toute l'imporlanee qu'elles pou-
vaient mériter. D'ailleurs, on découvre tous les jours de nouvelles
formes, qui, si elles étaient Unitées, pourraient être d'une vérita-
ble utilité pour les usages communs de la vie autant qu'agréa-
bles à la vue.
U serait à souhaiter que non-seulement chaque État de l'Eu-
rope, mais même chaque province pût avoir une collection de
vases étrusques aussi complète que possible, pour servir de mo-
dèle aux fabriques de poterie.
Il existe dans plusieurs villes d'Italie différentes collections
de vases étrusques; mais une des p)us complètes, surtout sous
le rapport des formes, est, sans contredit, celle qu'on voit à Ci-
vita-Vecchia, dans le cabinet de l'excellent Donato Bucci. On y
trouve des formes récenunent découvertes, d'une élégance par-
faite et qu'on chercherait vainement dans les musées des gran-
des capitales, composés à si grands frais. Si le cœur t'en dit,
donne-moi tes ordres.
LtTTUEb A SKS AMIS. i«:
CXCVIll
A MADAME S...., A l'IEIHA-SANTA (toSGANe).
Rome, le 20 avril 1835'.
J'ai reçu, ma chère amie, voire lettre de Pielra-SuiJt;i du
1*' avril Je trouve que vous urécrivez peu. Eh bieu donc, nous
ue serons qu'amis. Je vous reuvoie ci-joint, vu ce cas-là, un
papier qui ue signifie plus rien. — Pour me consoler, dounez-
mioi mille détails. D'abord, quand M. B. faisait la cour à Sophie,
jusqu où est arrivé son bonheur ?
S'est-il aperçu de la naissance du penchant que Sophie a pour
le marquis Greppi ?
EsVce que je connais ce marquis? Est-il plus beau que moi,
j'ai peine à le croire?
Quand l'avez-vous vu pour la première fois ? Vient-il tous les
jours et à quelle heure ? De quel pays est-il ?
Pourquoi dites-vous que vous serez malheureuse ? Le seul
malheur est de mener une vie ennuyeuse. Sans vouloir vous
offenser, car vous savez combien je vous suis attaché, il me
semble que la vie que vous menez depuis deux ans peut élrc
souvent ennuyeuse. Â Siupposer tout ce qu'il y a de mieux, c'est
la vie d'une femme de trente-cinq ans, et vous avez encore beau-
c<mp de belles années avant cette époque de raison. Mais vous
avez besoin d'un mari tel que l'homme de Vignano.
En un mot, chère amie, donnez-moi mille et mille détails.
Moi, dans mon chagrin; je me console avec les mesdemoiselles
Pauline, comme celle qui se baignait dans la Seine cet été, vous
souvient-il, dans la lettre d'Alfred que vous avez lue? Mais c'est
* Ma IcUi'c arrivera mardi ou inererecii procliain, vers le 24. J'ai adouci
ce brouillon et ai rendu V\ lellrc plus nniicalc. {\ote de l auteur.)
I. Il
186 ŒUVHES rOSTHUMES DE STENDHAL
de la mouuaie d'argeol ou même de billoii, quand je la compare
a ce qn'élait pour moi la vue de la persoune de Sophie !
J'ai passé quinze jours à Abeille, bien près de vous ; le ba-
teau à vapeur aurait pu, en dix-buit heures, me mettre à Li*
vourne. Mais quand je voyais partir le Henri /F, et que celte
idëeme venait, je songeais aux droits de M. B. Ce que je craios,
c'est que vous ne m'écriviez pas souvent. Vous connaissez ma
discrétion, parlez-moi donc à cœur ouvert.
Ma dernière visite a peut-être été moins agréable que celle de
Vignano, parce qu'à Vignano vous me parliez à cœur ouvert
de tout et même des idées de mairimonio. Tandis qu'à la visite
de février vous me faisiez un demi -mystère de vos disputes avec
B. Or, en amour comme eu amitié, dès qu'il y a défiance, oa
seulemeul réserve, chez l'un des deux» l'autre est paralysé à moi-
tié pour peu qu'il soit timide et délicat.
CXCIX
A M0M81BUK D..,. F...,, A PARIS.
Civila-Veccliia, le 30 avril 1833.
Votre bonne lettre, que j'ai reçue il y a deux heures, a d^jâ
modifié ma résolution iusqu'à ce point, Si je vais à Paris, je n'y
passerai que trente jours, j'irai vingt -cinq fois au spectacle. Je
n'irai que dans le salon de madame de Tracy ; je ferai l'immense
effort de ne pas avoir tout 1 esprit que vous dites, ^ t l'effort ue
sera pas pénible ; l'idée de la malveillance me glace.
D'un autre côté, la vie s avance» le d^juisiècle est déjà passé;
faut-il se laisser mourir d'ennui par excès de prudence ? J'ai uu
congé d'un mois depuis six mois ; je comptais» comme tout le
monde, le faire allonger ; j'y renonce. De plus, à Naples habile
une jolie ou du moins aimable femme ; je vais lui écrire pour
lui demander si elle veut de mon congé; si elle acceple, je n'irai
LETTRES A SES AMIS. 187
pas VOUS voir ; quoique j'aie soif d'un peu de convcrsaliou, qui
soil autre chose qu'une ccrémonie. Il ue m'est plus donné d'eu-
tendre un mol qui me surprenne ; je comptais pouvoir vivre de
beau pour tout potage, cela m'e^t impossible ; deux ans de oe
régime me mettent aux abois. Je viens de me tenir à quatre
pour vous parier avec tout le bon sens mathématique ; un mois
de séjour à Paris me rendra la respiration libre pour une année.
Vous savez que je suis peu Hanl i certainement, en un mois, je
ne pourrais pas, même le voulant, bavarder dans quelque salon
dangereux. J'irai une fois, par devoir, dans le salon de mou
colonel ancien, qui oublie une parole qu'il m'avait donnée, à
mol, ue lui demandant rien. Vous sgvez que Ganova prétendait
être un grand peintre; sans être un Ganova, je prétends oon-
naître mieux qu'aucun Français Ic^ pays où je vis; mais cela, je
ne Tai jamais dit à personne. Avec cinq pensions de cinq mille
francs, quin^^ de trois mille francs, ou ne trouverait plus de
montagnes; mais il faudrait un avancement régulier. L'homme
de trois mille francs, à moins de sujet grave de méconteute-
ment, serait sûr d'arriver à cinq mille francs. Ajoutez, si vous
vonlez, une pension de quarante mille francs pour le chef, et
tout va à merveille. Mais cela vaut-il celte dépense? — Je ne
suis qu'un ouvrier, j'exécute. C'est à Ht Dijon, s'il revient, à
voir si l'ouvrage vaut cent dix mille francs.
On monte chez une fille, on s'en sert, et ensuite, sous pré-
texte qu'on a été fort aimable, on ne lui donne pas les cinq
francs, indispensables pour sa subsistance ; l'on veut avoir du
crédit parmi les filles, et Ton q^era accuser Dominique de man-
quer de criterio ^ 1 Je puis développer, par une heure de
conversation, les lignes précédenleâ.
J'ai laissé passer huit jours, je suis toujours de la même opi-
nion ; pardon ^i je vous ennuie* La vie est si courte à mon âge,
qu'il ne faut C6pendan( pas se priver de tout plaitiir, parce qu'il
peut y avoir un petit, l()ul petit danger. Je vais à Lutèce pour
voir les rues, les étalages de bouquinistes et tous les théâtres
renouvelés avec leurs pièces ç{ acteurs depuis trente mois, —
'Jugement, bon sens.
J8H lElVllIiS POiTUtMES DE STENDHAL.
Diiiez-vous loujotirs chez les Proveuçaui ? Quand même Pamotir
ou plulôl raraitié oruëe de plaisirs me retieodrait, je ne ferais
pas uo bou échauge ; la masse des idées a besoin d'être remuée.
Songez que tout ce que j'enleuds depuis trente mois me semble
ridicule, ou pour mieux direplal. Je dors lellemenl pendant ces
diables de couversations, qui font mou pain quotidien, que quel-
quefois il m' arrive de dire des niaiseries plus fortes que celles
de mes partners, et qui les scandalisent.
Adieu, cher ami, je crains bien de vous avoir scandalisé par
ma raison qui doit vous sembler déraisonnable. Songez que
Tauecdote est trop longue à écrire et d ailleurs ne convient pas.
Si vous me défendiez absolument de bouger, il me semble, daus
ce mouieut, que j*aurais la force d'adhérer au rocher comme
Thultre; mais alors à quoi penser pendant les longues nuits de
rhiver prochain ?
Jules Pahdessus.
ce
A MADAME J . . . . . A SAINT- DENIS.
"^ Rome, le i" mai 1833.
Chère et aimable Jules, je vous aime toujours à la folie ; je
pense fort souvent à vous ; mais depuis dix-huit mois je n'écris
plus. Quand j'écris ou parle à des Français, je vois toujours que
j'ai blessé une des deux mille couveoances qui régnent des(>o-
tiquement à Paris et même à Saint-Denis. Par exemple, com-
ment vous raconter la vie que nous menons ? — Napoléon nous
a rendu la vie bien dure, à npus gens de 1835. Les dames de
ce pays, élevées daus l'école d'A versa et dans celle de Milan,
espèces de succursales de madame Campan, prétendent à la
plus haute estime. Cepenilanl tous {es étrangers établis à Rome
depuis uu an ont nue maison daus laquelle ils vout deux fois
LETTRKS A SKS AMIS. 189
par jour, de huil heures à miuuil e( demi, par exemple. Ces
dames se persuadent que persomie ne le sait. Eu 1759, comme
vous le verrez dans de Brosses*, elles en faisaient gloire.
H n'y a d'affreux ici que les mois de juillet et d'août. Â ou7.e
heures du soir, figurez-vous un salon immense, sans lampes,
toutes les fenêtres ouvertes et chacun occupant la moitié d'un
canapé. Celte vie n'est pas sans douceur, mais elle tend à èter
aux gens appuyés sur les canapés les trois quart» du peu d'es-
prit que le ciel leur donna. Le dolce far niente saisit ici par
tous les pores ; écrire une lettre est une grande affaire ; j'ai pris
la plume dans un transport d'amour pour vous. Tâchez, aimable
Jules, d'avoir un pareil transport ; écrivez-moi à Marseille, chez
H. Bazin, propriétaire du bateau à vapeur. Mais M. Bazin, en
homme prudent, ne reçoit que les lettres affranchies.
Les Français qui viennent ici crèvent d'ennui ; ils s'imaginent
que les alouettes leur tomberont toutes rôties. Il faut, au con-
traire, un talent du diable, absolument celui de Julien^, Pardon
de citer cet auteur. Il faut toujours avoir l'air de mépriser et de
quitter les descendants de César et de Cicéron.
Mille amitiés.
Baron Patadlt.
P. S, Mille tendresses à monsieur votre frère. Où est-il ? —
Dans le Midi, je suppose. — Ma folie aime sa sagesse.
CCI
A MADAME J...., A SAINT- DKMS.
Paris, le il octobre 1853.
Chère et aimable Jules, je n ai pas le temps de lire à Paris,
* Lettres écrites d'Italie, en 1739 et 174(), par le président de
Brosses.
• Principal personnage du roman le Rovge et le Noir.
190 (EUVRKS POSTHUMES DE STENDHAL.
eucore moins d'écrire. J'emporterai le rouleau, je lirai, j'écrirai,
el vouB renverrai le tonl en janvier on février. — Je n'ai jamais
perdu de papiers \ la crainte de perdre m'est cependant venue
en voyant ce beau rouleau. Je le mettrai dans une caisse avec
toutes les belles choses que j'achète & Paris.
Ne vous excuset pa^ tant d*écrfre pour acheter des billets de
spectacle. Madame la princesse de G...., fille de madame du
0 et princesse, a publié un livre moral pour ajouter aux dix
mille francs avec lesquels elle et sou mari sout obligés de vivre.
Songes au douloureux contraste de s'appeler princesse, de ne
voir que des gens à trente ou soixante mUie francs de rente, et
d'habiter une horrible petite maison à la campagne ! Il est vrai
que la coterie noble s'est mise à louer ce livre médiocre, et
qu'il a failli avoir le prix de six mille francs à l'Institut,
au lieu de la Morale progressive de madame N Si cette
Genevoise avait eu un peu de délicatesse, elle eût mis ces six
billets de mille francs dans une enveloppe, et les eât envoyés à
la pauvre princesse.
En vous adressant le manuscrit, eu janvier ou février, j^y
joindrai des lettres pour deux ou trois libraires qui m'ont de-
mandé un manuscrit II faudra que M. 6... invoque le génie
d'un procureur normand, pour ne pas se laisser tromper par les
promesses de MM. les libraires
Compliments el respects à qui de droit.
Flavien.
CCJl
A MADAHB J.... G A SAINT-DENIS (sEIKE).
Paris, le 18 novembre 1833.
Chère amie,
Je suis de retour de la campagne depuis peu de jours. J^ai
LETTRES À SES AMIS. 191
trouvé vos aimables lettres. Je voulais vous répondre eo quatre
pages; le temps manquant, mieux vaut un mot d'amitié que
rien. J'attends une audience de Sa Majesté, et je pars le lende-
main.
Je vous aime avec une tendresse qui s'accroît tous les jours.
Si je restais, je finirais par vous baiser la main avec passion, et
vous prendriez un air sévère. Adieu.
Alfred de Gh.
CCIII
A MONSIEUR J... T. ., DIRECTEUR DE LA RcVUe VétrOUpeCtive , A PARIS.
*
Civita-Vecchia, le 26 mars 1834.
Monsieur.
Vos Mémoires de Tallemant intéressent fort en moi la curio-
sité historique. Mais faites, je vous en prie, une note dans le
troisième ou quatrième volume, sur la valeur de cent livres en
1500-1550, en 1600-1650, en 1700-1750, en 1800-1854.
Quand je vois dans des Mémoires de 1650 : Le Roi acheta ma-
dame de Mot'et pour trente mille écus, je me dis c'est à peu
près quatre-vingt-dix mille francs; mais là s'arrête mon imagi-
nation; ces quatre-vingt-dix mille francs de 1650, combien
feraient-ils en 1854?
Gela est peut-être dans l'histoire de la Monnaie ou dans le
comte Garnier ; mais iin pauvre exilé comme voire serviteur n'a
point tant de livres et ne sait où chercher cette évaluation de
cent livres en 1600, en 1700, etc.
Anciennement, non-seulement la livre de pain et de viande
valait moins, mais l'homme de vingt-cinq ans n'avait pas besoin
de la même quantité de choses nécessaires seulement à la vanité.
Si cette dernière considération n'est pas mise en ligne de
102 ŒUVBF.S POSTHUMKS DE STRNDIlAU.
compte, révalualîon des trente mille ëcas payés pour madame
(le Moret par lleori IV n'est plus exacte.
Je vous offre mes services, monsieur, pour les aflaircs de
commerce que vous pouvez avoir à Givita-Vecehia ou à Anc6ae.
Auriez-vous besoin d*alun, par hasard, oudedouelles pour ton-
neau s? Mille compliments.
n. Beyle.
ce I V
A MADAME .
Civila-Y»»cchia, le 4 mai 1854.
J'ai lu le Lieutenant, chère et aimable amie. Il faudra le re-
copier en entier et vous figurer que vous traduisez un livre écrit
en allemand. Le langage, suivant moi, est horriblemenl noble et
emphatique ; je Tai cruellement barbouillé. Il faut ne pas avoir
de paresse; car, enfin, vous n'écrivez que pour écrire : c'est
pour vous un amusement. Donc, mettre en dialogue toute la fin
du deuvième cahier, Versailles, Hélène, Sophie, les comédies
de société. — Tout cela est lourd en récit. Le dénouaient est
|)lat. Olivier a Tair de chasser aux millions ; chose admirable
dans la réalité, parce que le spectateur se dit : Je dînerais chez
cet homme-là.
Infâme dans la lecture. — J'ai indiqué un autre déooûment.
— Comme vous voyez, j'ai été fidèle à nos conventions; nul
ménagement pour Tamour-propre. — 11 faut moins de de daifê
les noms, et ne pas désigner vos personnages par leurs noms de
baptême. Est-ce qu'on parlant de Crozet vous dites Louis? —
Vous dites l>ozet, ou vous devez le dire.
Il finit effacer dans chaque chapitre au moias cinquante super-
latifs. Ne jamais dire : La passion brûlante d'Olivier « pour
Hélène. »
. LETTRES A SES AMIS. 195
Le pauvre romancier doit lâcher de faire croire à la passion
brûlante, mais ne jamais la nommer : cela est contre la pudeur.
Songez que parmi les gens riches il n'y a plus de passion,
excepté pour la vanité blessée.
Si vous dites ? La passion qui la dévorait, vous tombez dans
le roman pour femmes de chambre, imprimé in- 12 par M. Pigo-
reau. Mais pour les femmes de chambre, le Lieutenant n'a pas
assez de cadavres, d'enlèvements, et autres choses naturelles
dans les romans du père Pigoreau.
l.EUWEN
or
j/klève chassé de l'école polytechnique ^
1^
J'adopterais ce titre. Cela explique Tamitiéou la liaison d*01i-
,vier pour Edmond. Le caractère d'Edmond, ou V académicien
'M futur, est ce qu'il y a de plus neuf dans le Lieutenant. Le fond
tfi^ des chapitres est vrai ; mais les superlatifs de feu M. Desma-
^ zures gâtent tout. Racontez-moi cela comme si vous m'écriviez.
lii^' Lihcz la Marianne de Marivaux, et Qtivnze cent soixante- doux-e
é- de M. Mérimée, comme on prend une médecine noire pour vous
^ guérir du Phcbus de province. En décrivant un homme, une
1^.' femme, un site, songez toujours à quelqu'un, à quelque chose
l/i* de réel.
.^ Je suis tout plein du Lieutenant, que je viens de fmir. Mais
,.)(^ comment vous renvoyer ce raanuscrii? Il faut une occasion. Ofi
la prendre? Je vais chercher.
j^ Ecrivez-moi une lettre remplie de noms propres. - Le retour
(|i^d'uii congé est un moment bien triste; je pourrais faire Irois
g„# pages, pas trop mauvaises, sur ce thème. On se dit : Vais-je
.j^f vivre, vais-je vieillir loin de ma patrie? ou de la patrie? cela est
^jrplus à la mode. Je pasfe Coûtes les soirées chez une marquise
lie dix-neuf ans, qui croit avoir de l'amitié pour voire serviteur.
liflj^ . * . .
n * L'un des titres donn«''s à nne composition «le Beyle, qui est restée
*•* 'inachevée. (R. C.)
11
194 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Quant à moi) elle est comme uu bon canapé, bien commode.
Hélas 1 rien de plus, je n*ai pas davantage; et, ce qui est bien
pis, je ne désire pas davantage.
ccv
A MONSIEUR GEORGES DE hkHjmTE, A PARIS.
Civlta-Vecchia, le 26 mai 1834.
Permetlez-moi, monsieur, de vous présenter l'expression
«Kune douleur générale en France, mais qui doit être surtout
éprouvée par les personnes qui ont eu Fhonneur d*élre connues
(le voire illustre père *.
Le caractère le plus pur de la Révolution vient de disparaître.
Comme les peuples aiment ce qui est amusant, autant et plus
que ce qui est utile, je m'imagine que ce grand homme sera
placé par la postérité immédiatement après Napoléon «t avant
Mirabeau, qui mourut vendu et ne fut la cause immédiate d'au-
cun événement.
Il serait utile de publier une notice, sans blâme ni louange,
qui présenterait :
1** L'état de la fortune du général Lafayette à Tâge de seize
ans;
^° L'état de ce qu'il laisse à soixante-dix<-sept ans ;
5** La date exacte de tous les événements de sa vie de femille,
comme de sa vie politique.
Oserai *je vous prier, monsieur, de présenter mes hommages
respectueux à madame et à mesdemoiselles de Lafayette, ei
d'agréer avec bonté mes vœux pour votrt bonheur?
* MoiM à Paris, le 20 mai 18^4.
LKTTRKS K SES AMIS. 195
CCVI
il MONSfKim Rt.... C f A PARIS*
Civilft-Vecchia, le 10 septembre 1834.
Jamais, ou du moins depuis vingt ans, il n'y a eu de chaleur
égale à ce que nous éprouvons depuis le commencement de
juin. Le 5 septembre, vingt-huit et demi ou vingt- neuf degrés.
Je commence à être bien las du métier, et j'envie bien pro-
fondément rhomme qui, à cinquante ans, a cinq mille francs de
rente. Que sert à un homme qui n'aime pas la chasse d'être
dans un pays fécond en lièvres el perdrix? Que sert de pouvoir
jouer le deuxième rôle à Abeille, si le bavardage important,
Tair important, la façon grave de parler des occupations du
matin et de la correspondance du dernier courrier, sont mon
horreur? Riîn ne me semble bête, au monde, comme la gra-
vité.
Voici une commission : tâche de vendre ma place à quel-
qu'un, pour quatre mille francs par an.
Fais annoncer la Vie de Rossinù (Ce grand homme, Tunique
après loi et moi, se meurt, dit-on, à Bologne.)
Je (e dirai qu'il n'y a pas de triste famille anglaise, visitant
Rome, qui ne lise les Promenades, Chez le ministre-cardinal, le
jour de la Saint-Pierre, au feu dWtifice, on m'en a parlé sans
me connaître. Ces bêtes trouvent que cela manque de gravité.
Mais que je serais heureux, à un quatrième étage, en en faisant
un pareil, si j'avais du pain ! Quelle perspective de ne plus voir
les gens d'esprit de Paris, que deux ou trois fois avant de
mourir!
Hier, j'ai été à un dîner charmant, le plus beau lieu des en-
virons: des arbres, un vent frais et trente-trois convives, qui se
trouvaient honorés de la présence d'un consul. Mais pas une
idée fine ou forte. Mourrai-je étouffé par les bêles? 11 y a grande
J9»» ŒUVP.ES POSTHCMKS DE STENDHAL.
apparence. Je suis aime» coosidcré, j'ai eu le meilleur morceau
tVun poisson de quatorze livres, le meilleur de son genre; j'avais
un excellent cheval, qui a fait cinq milles et demi en trois
quarts d'heure; mais je crève d'ennui. Le soir, en reniranl, j'ai
lu le Dante jusqu'à une heure du malin; malheureusement je le
sais par eoMir, ou, du moins, en lisant un vers, je me rappelle
celui qui suit.
Malgré cette énorme chaleur, pas un malade; c'est l'humidité
qui donne les fièvres.
CCVIl
A MONSIEUR D. F A PARIS.
Givita-Vecchia, \e 1" novembre i854.
Gel été, en m4)uranl de chaleur, je me suis dit plus de cent
fois : Que je suis heureux que la meilleure des Ûeurs n'ait pas
suivi mon avis ! Gomment vous y êtes -vous pris pour ne pas
suer à mourir?
J'oublie tout ce qui n'est pas raisonnable, même l'orthographe.
A chaque voyage, je suis obligé de réapprendre les belles ma-
nières de Paris. Par exemple, voici un problème que je ne ré-
sous pas : puis*je envoyer à madame lacomlesse de K trois
ou quatre vases noirs (qui valent vingt-sept francs), et que j'ai
trouvés dans ma fouille ? Dans le cas de oui, voici une lettre eu
style de voyageur ; car je n'ose plaisanter avec une femme gla-
cée, sans doute, par les manières du faubourg Saint- Germain.
A c;Hise de ces manières, ma lettre m'a pesé à écrire, et proba-
blement elle pèsera le doublé h qui la lira. Ces prétendues belles
manières diminuent donc le peu de plaisir qui reste encore, en
1854, sur celle planète refroidissante: elles sont donc éminem-
ment immorales.
La vertu, cVsl augmenler le bonheur; le vice augmente le
LETTRES A SES AMIS. 197
malheur. Tout le reste n'eslqu hypocrisie ou âaerie bourgeoise.
Il faut toujours saisir l'occasion d'instruire la jeunesse.
Par mon testament, je donne mon buste de Tibère ( dont la
gloire croît tous les jours) à M. le comte Mole. Mes yeux sont
accoutumés à ce buste; il ne me cause plus qu'un petit plaisir
de vanité, quand un étranger vient le voir et me fait offrir de
Tacheter. Vho compralo, moi-mémè, quatre écus du paysan.
Par cette raison, y aurait-il moyeu honnête de le faire accepter
ù M. Mole, moi vivant ? Je Taimerais bien mieux chez cet lK>mme
aimable, que je n*ai vu que pour le remercier , que chez moi. Sa
conduite fait un si singulier contraste avec celle de que ma
reconnaissance augmente chaque jour. D'ailleurs, qui sait où je
mourrai, et si mon domestique ne volera pas le buste en jetant
le testament au feu?
Je vous répète^ et votre sagacité Taura vu vingt fois, avec un
Italien j'agis naturellement ; avec un Français, la délicatesse pa-
risienne me boucle entièrement ; je devrais la savoir à mon âge,
H je r ignore absolument. Quand je l'apprends, elle me semble
souvent le comble du ridicule; mais enfin, c'est comme la lan-
gue d'impays, il faut la parler, ou renoncer à être compris.
Je crève d'ennui ; je ne puis faire la conversation avec per-
sonne ; je voudrais une place de quatre mille francs à Paris Ma
vraie place était d'être aux gages de Marc-Michel Rey, libraire
hollandais, qui me donnerait quatre mille francs par an pour un
ou deux volumes in-octavo. C'est là le seul travail qui ne me
semble pas ridicule. Quoi! vieillir à Givita-Vecchia ! ou même à
Rome ! fai tant vu le soleil !
Je sais bien qu'il y a du ridicule à se plaindre toujours ; mais
peat-on se plaindre trop haut de n'être pas né avec quatre mille
francs de rente ? Avec vous je pense tout haut. (Mon père avait
douze on quinze mille francs de rente, et s'est ruiné en 1818).
Quelle perspective de vivre et de m*éteindre ici, ne pouvant
parler que d'argent et de chasse! Aujourd'hui, 1" novembre, il
fait un soleil magnifique, et beaucoup trop chaud pour se pro<
mener sous ses rayons. Je viens de rencontrer le plus aimable
des hommes de Civita-Vecchia ; il m'a appris ce que dessus, sur
le soleil, et puis nous n'avons su que nous dire. — J*ai été ré-
1W8 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
vcHlé, à Irois heures et demie du matin par un courrier que
j'ai expédié à midi pour Livourne, par le bateau à vapeur. J'ai
couru à la messe, j*ai déjeuné avec du thé, et me voilà tout pan-
tois. — Ma fenêtre est soixante pieds au-dessus de la mer, et je
jette dans cette mer les fragments de papier qui restent sur la
table, après avoir fait une çnveloppe.— Que de caractères froids,
que de géomètres seraient heureux, ou, du môibs, tranquilles et
satisfaits à ma place! Mais mon âme, à moi, est un feu qui souf-
fre s*il ne flambe pas. Il me faut trois ou quatre pieds cubes
d'idées nouvelles par jour, comme il faut du charbon à uh ba-
teau à vapeur.
Il y a cent fois plus de passion ici qu'eu France; les intrigues
profondes et abominables, pour gagner deux cents francs, sont
fréquentes. Les femmes de Rome agissent sans cesse en présence
de la mort. Cet été, dans la rue in Lticina^ une jeune femme, qui
avait la jambe fort bien faite, ma foi, est tombée morte â mes
pieds d'un coup de couteau dans le cou. Elle voulait quitter sou
amant.
Une jeune fille disait à un de mes amis : <cSi Tentrepreneur de
bateaux avec lequel je suis sait que je suis venue chez toi, la
première fois qu'il va à Fitimicino, il me donne un coup de cou-
teau et me pousse dans le Tibre. » Rien de plus exact, et ce-
pendant elle vient chez mou ami. Ce maître de bateau a déjà eu
deux ou trois fois le malheur que ses maîtresses sont tombées
dç son bateau dans le fleuve.
Mais tout cela ne vaut pas les idées nouvelles que je trouverais
chez madame de Ka , si j'y allais vingt fois de suite; le
mardi chez madame Ancelot, le mercredi chez Gérard, le samedi
chez M. Cuvier, trois soupers par semaine au café Anglais, et je
suis au courant de ce qui se dit à Paris. J'ai aussi les salons de
M. Joseph Rernard, Tami de Déranger, ceux de madame Cu-
rlal, etc.; avec cela, pour parler comme M. Hugo, j'ai une fenê-
tre ouverte sur la vie, et toute la matinée je travaille ayec plai-
sir à mou in-octavo, qui peut-être ne vaut rien. M. Guizot devrait
me nommer professeur de Thistoire des beaux-arts (peinture,
sculpture, architecture et musique) avec cinq mille francs. Rien
ne relèverait mieux le goût français, qui tend sans cesse au
LETTRES A SES AMIS. 199
tableau de genre et au vaudeville { cela lieut à la vanité et à
V Amour ûu piquant). Chaque année je donnerais des idées saines
à deux cents jeunes gens, dont plusieurs destinés à avoiir des
salons dans Paris vers 1850. Je serais piquant et instructif, je
tâcherais de ne pas paraître fou aux gens sages. N'est-ce
pas là rimpression que mes livres ont faite sur M. le comte
d'H....?
M. Ampère fils, professeur au collège de France, avec cinq
mille francS; et qui est à Rome, m*a promis sa voix pour la chaire
d'histoire des beaux-aris. Actuellement tfouvez^moi un ministre
ami.
J'espère quelquefois qu'en approchant de votre âge je devieu«>
drai sage comme vous. J'ai dans moi une âme qui est folle. Je
serais heureux, logé avec vous au quatrième étage du cer(;le vo-
tre vaisin, et servi par un des domestiques ctudtl cerclé.
Le roi dé Bavière, qui est venu visiter nos tombeaux de Tar-
quinles, n'a pas donné une baioque d'étrenne. Moi, je donne cinq
pautes (cinquante-cinq sous) à l'homme qui fait un quari de
lieue et ouvre les portes de ces tombeaux. Le même roi de Bn*
vière a demandé des œufs sur le plat, à la porte de Monterone .
il eu a mangé six ; on lui a demandé quarante-cinq sous ; un
aide de camp, furieux, a jeté trente-cinq sous sur la iaWe, ju-
rant que, per Dio, il ne donnefait pas davantage.
Voire roi de Naple», qui n'a que vingt-trois ans, était à Rome
cet hiver, et donnait deux paules d'étrenne au custode du musée
Borghèse, qui a dix^huit salles et quatre cents tableaux. Mol, je
donne trois paulés.
Sa Majesté Don Miguel donne seize écus (quatre-Yingt<leux
francs) à chaque fille des rues, et il en use beaucoup et de toutes
façons.
«00 ŒUVHES POSTHUMES DE STENDHAL
CCVIII
.1 M0\8IKUR R. . €..., A PARIS.
r.ivita-Vecchw, le i noTemhi*e 1834.
Tu as beau dire, inou cher ami, je puis affirmer que je o'ai
aucim scrupule d'écrire uu mauvais livre, bien couvaincu que,
cioq ou six aus après Timpressiou, s*il est mauvais, l*épicier en
aura consommé les feuilles à envelopper le raisin de Coriatbe
vendu aux enfants. Une autre raison m*empéche depuis dix ans
d'écrire beaucoup tte choses, la crainte que quelque cuistre in-
discret ne se moque de moi en les lisant. Mais, grâce à Dieu.
on m'avertit de tons c6té8 que mou écriture devient si mauvaise,
qu'il est impossible de la lire. Elle est arrivée à Tétat de chiffre,
me dit^n, et, dernièrement, eu écrivant à M. Qérard, mou ban-
quier, ma lettre était accompagnée d'une copie de la luain d'nn
de mes employés.
Je suis devenu si sujet à distraction, que souvent j'oublie ia
fin de ma phrase avant d*y être arrivé. D'autres fois j'écris de
nuit, sans lumière, comme dans ce moment. Enfin, j'ai écrit hor-
riblement vite douze ou quinze volumes in-S*", que M. de Sten-
dhal a imprimés. Tout cela fait qu'à cinquante et un ans j'ai une
écriture illisible. La vergogne de voir un indiscret lire dans mon
Âme eu lisant mes papiers m'empêche, depuis l'âge de raison.
ou plutôt pour moi de passion, d'écrire ce que je sens, ou plu*
tel les aspects sous lesquels je vois les choses, aspects qui sem-
bleront peut-être amusants au lecteur, si, par hasard, il ;) nne
âme mélancolique et folle comme la mienne.
L'expérience, mais seulement depuis un an ou deux, m'ap-
prend que je ne cours pas le danger d'être compris, par une
troisième raison que je dirais en grec, si je savais l'écrire :
Comme les Réoliens, je tends mes filets trop havt.
MCTTIIES X SKS AMIS. 201
GCIX
 MAD.4ME
Civita-Veccllia, le 8 novembre 1834.
Seriez-vous assez boune» aimable amie, pour faire relirer le
Lieutenant ? M. Colomb m'écrit qu'il n'y comprend rien M que
personne ne le réclame. Je suis bien sûr de vous avoir écrit ;
ma lettre aura fini dans la pipe d'un caporal autrichien.
Que si vous avez vu le Lieutenant, vous aurez dit : N'est-ce
que ça? Il valait bien la peine d'attendre un an ! C'est que réel-
lement il n'y a qu'à mettre : Amenez-moi mon cheval, au lieu
de : Approchez avec mon coursier. En vous préparant tous les
matins parla lecture de vingt pages de Marianne de Marivaux,
vous comprendrez les avantages qu'il y a à décrire juste les
mouvements du cœur humain. Ne faites point vos personnages
trop riches, et faites faire quelque petite gaucherie à votre hé-
ros, parce qu'enfin nous autres héros, nous faisons des gauche-
ries. Nous courons; un plat homme marche à peine, et encore
avec une canne : c'est pour cela qu'il ne tombe pas.
Ecrivez-moi une lettre de huit pages; envoyez-la à M. Colomb,
qui l'expédiera à M. Bazin, directeur du bateau à vapeur à Mar-
seille. De cette manière on évite la route d'Huningue, ou de
Chambéry à Rome.
Beaucoup de noms propres, de grâce, et les petites aventures
de la société dans les châteaux. C'est là, ce me semble, que l'on
fabrique le plus de maris trompés.
Pourquoi n'y a-t-il pas un journal de Paris racontant qu'un
chat est tombé d'une gouttière dans la rue Dumartroy? Ces
grands benêts de journaux politiques ne descendent à l'anecdote
que quand il y a du sang; c'est ainsi que j'ai lu l'aventure; je
connais le mari et la femme. Quel était le héros auteur indirect
de tout ce désordre ?
Ï02 (EUVRES POSTHOMES DE STENDHAL.
Quaud aurez-vous uu petit salon bieo cbaud au quatrième
étage, rue de Hanovre, et moi dans ce salon de sept à huii fc
soir, bavardant avec quelques amis intimes, qui sachent ne rien
prendre au sérieux, bors Tamitié et Tamour? Tout le reste n'est
qu'une mauvaise plaisanterie. En attendant le matériel du salon,
préparez le personnel. Gomment va le personne) de madame la
députée de Saint-Denis?
€CX
A MONSIEUR S... B..
GivitaTYccchia, le 21 décembre 1834. [Soleil
superbe, je travaille la fenêtre ouverte.)
Vt)us aurez su bien avant moi, mon cber monsieur, qae notre
ami J.-J. Ampère s'est tiré leste et pimpant d'un joli péril bien
propre et bien vif. Le 12 décembre» par la plus belle lune, le
Henri IV a eu la folie de raser le mont Argentaco à la distance
de quarante mètres. Il est vrai que le canal entre ce mont et
nie de Giglio n'a que huit milles de largueur. 1^ malheureux
bateau a touché sur une seeea où il n'y a que trois pieds d'eau.
Il en est résulté un trou énorme par lequel l'eau est entrée et a
éteint les chaudières. Heureusement le bateau a pu se soutenir
jusqu'au rivage, sans quoi il fallait se battre et s'emparer des
doux ou trois petites chaloupes, (jue je hais le caractère gascon
et hâbleur! c'est celui du capitaine du Henri IV, qui, depuis la
perte de son navire, est triomphant et plus hâbleur que jamais.
La folie de cet homme m*a forcé à écrire des paperasses inflnies.
Il faut constater, constater. Peut-être l'assurance de Marseille
ne voudra pas payer les quatre-vingt + quarante on cent vingt
mille francs, valeur du bateau. On renonce à le repécher. Je ne
conçois pas qu'on laisse à quarante pieds dans Teau une ma-
rhine qui a cortlé quatre-vingt mille francs.
LETTRES Â SES AMIS. 203
Ampère m'a écrit le 14, de Porto-Triola, à six mille de Técueil
fatal. Il m'engage à vous écrire, monsieur. Sa lettre m'nrrive
le 21 ; un voyageur Ta oubliée quatre jours.
Je saisis Toccasion d'écrire à un homme que je voudrais voir,
c'est ce qui ue m'arrive presque jamais. Je ne parle jamais de
notre chère littérature sans être un Ovide : Barbants hic ego
mm quia noninteUigor ilHs. Je reçois la Revue de$ DeuX'Monûes,
et la lieirospeciivet et YEdimburgh-Review. Ah ! monsieur, quels
styles! et par compensation qu'elle absence d'idées! M. Loève-
Weymarme console, et cette fois-ci M. Magnin, quoi qu*ildise : Le
siècle progresse ! Quel joli mot qui rime avec graisse ! Mais enfin
il y a des idées. Si vous voyez M. Magnin et que vous n'ayez
rien de mieux à dire, rappelez-moi à son souvenir. Mais deman'-
dez-loi pourquoi il invente progresse et fait usage de hiératique
et antres mots grecs que Dieu confonde ! 11 faut laisser ces
pauvres ressources à ces hommes de génie qui n*ont pas une
idée.
Home et moi, nous ne connaissons la littérature française que
par l'édition de Bruxelles. Je vis comme si j'étais à Bornéo. Je
n'ai pas vu encore Volupté, que j'ai pourtant demandé deux fois
à Livourne. Mais un abîme nous sépare, car je crois qu'il y a un
God : il est méchant et malfaisant. Je serai bien élouné après ma
mort si je le trouve, et, s'il m'accorde la parole, je lui en dirai de
belles. S'il existait, et justSt je ne me conduirais pas autrement.
Je gagnerai donc à son existence, car il me payera pour avoir
agi de la façon qui m'a procuré le plus de plaisir. Mais ne par-
lotis plus» monsieur, de ce qui me sépare de vous. Si jamais
vous voulez' venir coucher deux mois ou deux ans dans mon
appartement à Givita^Vecchia, vous régnerez sur mes bouquins
et sur la plus bdle mer du monde, Tyrrhenum. Je fais des fouil'
les et j'ai des vases noirs qui ont 2,700 ans, à ce qu'ils disent. Je
doute là comme aiUeurs. Ampère vous dira que j'ai mis mes éco-
nomies à acheter le droit de faire des copies dans les archives
gardées ici avec une jalousie... parla raison toute simple que
les possesseurs ne savent pas lire. J'ai donc huit volumes in-folio,
mais la page écrite d'un seul côté, d'anecdotes parfaitement
vraies, écrites par les contemporains en demi-jargon. Quand je*
201 (KllVIlKS POSTUliMES 1)Ë STKNDUAL.
senû de nouveau pauvre diable, vivant an quatrième étage, je
traduirai cela fidèlement, La fidélité, suivant moi, en fait tout le
mérite. Toute cette narration est pour amener cette question :
«lomment intituler ce recueil? Historiettes romaines fidèlement
traduites des récits écrits par les contemporains ( 1400 à 1650).
Mais peut<on dire historiette d'un récit tragique?
Je ne vous oblige point, monsieur, à une réponse. Vous direz
votre avis à notre naufragé. J'ai écris un roman intitulé VOrange
de Malte, Le héros , fils d*un banquier riche, puis ruiné, est
sous>li«iu tenant à Nancy, puis secrétaire intime d'un ministre à
Paris. Cela est écrit comme le Code civil. J*ai horreur de la
phrase à la Chateaubriand. Si nous vieillissons, vous et moi,
monsieur, nous verons les ouvrages à la S... offerts à dix sous
le volume comme les romans fashionables de Gplman à Londre<i,
et personne n'en voudra. Alors on les emportera au Canada, et,
le provincial aimant Temphase, on trouvera trente ou Ireote-
six francs des cent volumes.
L'Italie uest plus comme je Tai admirée eu 1815. Elle est
amoureuse d*une chose qu'elle n'a pas. Les beaux, arts pour
lesquels seuls elle est faite ne sont plus qu'un pis aller. Elle est
profondément humiliée dans son amour-propre excessif de ne
pas avoir une robe lilas comme ses sœurs aînées, la France,
l'Espagne, le Portugal. Mais si elle l'avait, elle ne pourrait la por-
ter. Avant tout il faudrait vingt ans de la verge de fer d'un Fré-
déric 11, faisant pendre les assassins et emprisonner les voleurs.
Un jeune voleur protégé par moi avait été condamné à trois ans
de galères ici. 11 a dit : Apoplexie à laMadone : Accidente allaMa"
donna, et il a été condamné à vingt années de galères. Dans Rome
seulement, il y a deux cents assassins, on trouve deux, cents ca-
davres dans les rues (?) ; on guillotine, on fusille par derrière ud
homme le premier jour de carnaval et deux ou trois le reste de
Tannée. Nos messieurs Lucas pourraient voir le bel effet de la
supression de la peine de mort. Je me suis fait raconter par des
assassins le monologue qui a précédé le crime. La galère ou l'on
vit fort gaiement n est rien; la peine de mort les effraye excessi-
vement, car ils croient fermement en la Madone, et en Dieu par
amour pour la Madone, comme ^on beau^frère. Engagez le nau-
LETTHES A SES AMIS. '205
fragé à vous couler l'histoire sous le secret de ce coudauuié
pour lequel j*ai obleuu les lieux d*aisâuce. Salut et estime.
Adolphe de Seyssel.
P. S, Coniplimeuts à MM. Victor Hugo, Magniu, Loève-
Weymar, Tascbereau. Dites bieu que les étrangers conipreu-
uent le style de Voltaire et de RoUin, et rien du tout à M. de S...
Ceci est à la lettre. La longueur de mou bavardage vous
prouve, monsieur, tout le plaisir que j'aurais à vous cousulter.
Quel admirable style que celui de Tallemanl des Réaux ! Sup-
posez cela traduit par MM. de la Revue des Deux-Mondes,
CCXI
A MUKSlEUr. LE DOCTEUR P..., A GEMÈTE.
Rome, le 8 mars 1835.
Monsieur,
Je suis rempli de reconnaissance pour les bous avis que vous
me donnâtes en décembre 4853. (J'ai la goutte et la gravelle, je
suis fort gros, excessivement nerveux, et cinquante ans. ) Vous
me prescrivîtes le vin de Colchique et la privation absolue
diacides.
Eu rentrant ici, on me proposa un mariage, je renvoyai le
graiid traitement, je me conlenfai de me priver entièrement
d'acides. Je prends trois fois la semaine, pendant six mois de
Tannée, du bicarbonate de soude ou de polasse. Je rends des
graviers parfaitement arrondis, comme par le frottement ^ c'est,
je pense, Teffet du bicarbonate. Au lieu de peser cinq grains,
ces graviers ne sont pas d'un quart de grain et ne produisent
aucune douleur. Je rends dieux ou trois grains ( poids ) de gra-
viers cliaque semaine, en deux tents morceaux r^i^ds. Je me
20b ŒUVBKS POSTHUMES DE STENDHAL.
prive cutièremenl de café ; depuis dix-huit mois les douleurs
d'entrailles ont presque eolièrenient cessé. Elles n'ont pas été
au point de me faire jurer depuis la suppression du café. Quand
je reprends du café, la douleur revient dans les entrailles et
surtout à trois pouces à gauche du nombril. Je déjeune avec du
thé et du beurre. Je bois peu de vin ; quand je bois du vin de
Champagne, le lendemain je me sens beaucoup plus gai et moins
nerveux. Depuis décembre 1853 je n ai pas pris six grains de
vinaigre ou d'acide de citron. Jame porte fort bien, ce dont je
vous remercie. N'y a-t-il riep à faire? S'il n'y a rien à faire, je
vous prie siiicèremeuti monsieur, de ne pas vous donner la
peine de me répondre ; j'aime mieux que vous soulagiez un ma-
lade de plus. Je dine tous les jours avec cet homme judicieux et
bon, M. Abraham (lonslautin, et nous parlons souvent de votre
humanité et du soin avec lequel vous écoutez les malades.
Je suis, monsieur, avec la plus sincère reconnaissance, votre
Irès-dévoué serviteur.
H. Beyle.
GGXll
A MONSIEUR R.... C..., À PARIS.
Rome, le 18 m^rs 1835.
Plmin de pédant.
J'ai découvert desrécitsd*anecdotes napolitaines et romaines.
(}«}elques-unes de ces histoires, écrites par des contemporainst
ont cent pages. Une seule de ces historiettes est connue à Paris:
c'est la mort de Béatrix Cencl. Beaucoup de ces récits n'ont que
cinq ou six pages. En un mot^ ce sont des historiettes comme
celles de Tallemant des Beaux. Excepté pour les anecdotes na-
politaines, le héros finit ordinairement par être décapité, comme
LETTRES A SES AMIS. ti07
la pauvre Cen^i, qui, é& plus, avait couché pcudapl six mois
avec sou p.... Chaque volume in-folio m*a coûlë de quatre-
vingt-dix à cent viqgt francs, el j'en ai douze. J'ai découvert
beaucoup de ces choses moi-même, par un travail physique,
dans les archives où les volumes déposés sur les tables étaient
recouverts d'une poussière devenue solide par le tassement et
épaisse comme trois écus. L'archiviste, auquel je faisais des
présents, devait me montrer tout cela ; mais, en général, il
s'en allait après m'avoir enfermé à clef et revenait à VÀvc
Maria.
A chaque fois ma chemise devenait gris foncé, et presque tou-
jours j'avais mal aux yeux. J'ai découvert des Confessions comme
celles de Rousseau, écrites par un jeune abbé, bâtard de grande
maison, du temps de l'entrée de la reine Christine de Suède,
1655. 11 avoue à Venise des lâchetés insignes; il n'a que la vanité de
la haute naissance; mais il a tout le faux esprit de 1655. Don Hug-
giero est aujourd'hui ce que M, de Chateaubriand sera en 1940,
impatientant. Dans le récit d'un meurtre il ne dit pas : Le soleil
se levait, mais : « Déjà Vaurore aux doigts de rose, » etc. Cela
traduit serait-il intéressant î-^La naïveté est extrême, c'est Tes-
seniiel. Il y a cent pages de don Ruggiero, de dix^huil mois à dix-
huit ans, que Ton peut réduire à dix; cela peint admirablement
la politesse espagnole qui régnait ici vers 1630. Le père du bâ-
tard est tué eu duel ; ses trois frères, inGniment nobles, délibè-
rent sur la somme qu^il faut allouera sa mère, bonne bourgeoise
entretenue par don Gregorio qui vient d'être tué. Cette délibéra-
tion est pompeuse ; on finit par lui faire ime pension à condition
qu'elle habitera Naples, où quelques années après don Ruggiero
va la voir. 11 décrit le nombre et la façon des plats qu'elle lui
donna à dtner. <— La seule copie des Confessions trop spirituelles
de don Ruggiero m'a coûté cent cinquante francs. J'ai donc
trois ou quatre volume in-S** d'anecdotes séparées ; ce sont des.
récits de cent pages chacun, traduits d'après mes douze volu-
mes reliés à dos rouge ; plus, ce que je pourrai tirer des Con-
fessions de don Ruggiero. Elles n'ont ni commencement ni fin,
et forment cependant trois volumes et demi in-folio mince.
Tout cela est Irès-orthodoxe. C'est pour la liberléde penser,
i>OH (KUVUKS rOSTHLMKS DE STKNDUAL.
C'Oiiiiiie le Rouge et le ^oir ; cela ne cherche poiul àcboquiT,
mais est sévère pour la canaille. — Les Bois de Prémoly c*esl
le litre, consistent déjà dans quatre volumes in-folio, propre-
ment reliés comme les Anecdotes. Je donnerai d'abord à M
|es AnecfioteSy dont plusieurs sont délicieuses. Je commencerai
par une livraison de deux volumes. J e voudrais pouvoir soumelti e
le manuscrit français à M. Dijon ; il ne me coûte rien de mettre
quatre dièses à la clef ou trois bémols» et j'aimerais mieux ue
pas choquer, par la forme, les gens à carrosse.
Tout cela est parfaitement vrai, sincère, original. Les deux
volumes d'anecdotes napolitaines sont remplies de mots du pays.
Je lâcherai de faire comme pour les cerises ; je servirai les plus
belles dans les deux premiers volumes, les bonnes dans les deux
seconds et le commun dans les deux derniers. — J'ai pris dans
cent volumes; j'ai négligé la valeur de vingt volumes purement
historùities; j'ai cherché ce qui me plait, comme peignant le
cœur humain. La jeunesse de Paul III (Farnèse), par exemple,
esl divine,* celle de Urbain VUI (en cent quatre-vingts pages)
Cbt fort bien. Il n y a jamais de scandale <iue malgré Tauteur. Il
y a peut-être cent auteurs diflerents. Le style de la traduction
est simple comme celui des originaux, jamais de prétention à la
phrase noble ; ou a voulu prendre le style des C4W-ses ce'lébres.
J'ai ajouté de petites notices d'après l'excellent abbé Muratori.
Voilà mon occupation, de six à onze heures du soir, à Givila-
Vecchia.
Je déposerai Torjginal italien, et souvent mauvais italien, (kios
un cabinet littéraire ; chacun pourra voir que je n'ai pas inventé.
Quand tu n'auras rien à dire à des gens d'esprit, consulte-les
sur le succès de ces histoires naïves, écrites de 4450 à 1700, et
tidèlement traduites. M. Delécluze des Débats me disait : Vous
auriez fait fortune si vous n'aviez pas manqué dHridu strie. Le
coin de la bouche ironique me nuit toujours (ces sots de com-
mis croient que je me moque d'eux). Mais je veux avoir quel-
. ques onces d'industrie.
LE'frUES A SES AMIS. ^209
CCXIll
A MONSIEUR K.... G...> A l'ARlS.
Rome, le 21 mars 1835.
Cher ami, le bureau a dit à M. L... : M. B. nous prend-il
pour des bétes ? — Or, une fois qu*un sot pense qu*on se moque
de lui, de quoi n*e$t-il pas capable? J*ai eu beau répondre :
Croiâ-tu d'un tel forfait Manco Gapac capable ?
Quel emplâtre appliquer à celle diable de blessure?
Tant que M. Dijon sera là, ils ne lui présenteront rien d'hos-
tile à signer ; mais, lui parti, ma colique recommencera. Réflé-
chis à cela. — Jem'hébète tout à fait ici. Gomment m'amuserai-je
quand je serai vieux, si je laisse mourir la bougie qui éclaire la
lanterne magique? Cette raison, qu'un épicier ne comprendrait
pas, quoiqu'il s'agisse de bougie, est ce qui me touche le plus. Je
prends le tour pédantesque.
Si M. Dijon n'est pas à cheval, ce serait peut-être le moment
de lui offrir le Tibère, que je brûle de lui transférer. Je suis
vraiment heureux d'avoir trouvé, dans le cruel empereur, un
moyen, non de m'acquitler, mais de témoigner ma reconnais-
sauce. On vient chez moi trois ou quatre fois par mois, pour
voir les beaux yeux de Tibère. Il a une circonstance qu'on re-
garde comme unique et qui intéresse les savants, d'ailleurs si
insensibles au beau ; il y a indication de moustaches et de favo-
ris naissants. Avait-il pris cet usage en Grèce, car rien de sem-
blable à Rome. Si je voulais, j'aurais quinze visites par mois;
mais cette gloire est ennuyeuse? Ce buste sera très-célèbre dans
dix ans.
M. d'Hotidetot m'a demandé de nouveaux vases étrusques. En
avril, je vais voir remuer la terre et je choisirai les moins cher?
n. la*
2lU ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
et les plus beaux, deux coodUioûs difficiles àréuuir, à peu près
comme la pauvreté et fenvie de dire à M. Public des choses nou
plates.
J'ai de singulières aoecdotes sur la Russie, que je dicterai
dès que j'aurai un scribe. Eu revanche, la justice règne eo
Prusse, et il y a une différence énorme entre la Pologne russe
et la Pologne prussienne. Un paysan russe, avec la terre à h-
quelle il est attaché, vaut six cents francs. Ainsi, quand tu lis:
L'empereur a donné au général un tel miUe paysans, lis six ceut
miHe francs.
ccxiv
A MONSIEUR IK BARON DE M...., A PARIS.
Rome, le 24 mars 1835.
Votre M. de M.... part demain pour Naples, et peut-être pour
Consiauliuople, par le bateau napolitain. Il est fort aimable, et
n'a pas manqué d'acheter beaucoup d^anliquités, comme foDt
tous les gens riches. Ces messieurs partent toujours de ce prin-
cipe irréfragable : avoir de Targent pour acheter des statues,
c'est une raison pour s'y connaître.
Je m'occupe beaucoup des tombeaux de Tarquinies, à trois
lieues de mon trou, fïous creusons dans ce Père-Lacliaise; quand
on trouve un tombeau intact (ce qui arrive une fois sur centj, oo
jouit, pendant une heure, de la vue du grand homme mort, re-'
vêtu de tous ses ornements, une couronne d'or sur le crâue; les
feuilles de laurier en or sont bien plus légères que du papier.
Bientôt tout tombe en poussière très-humide, presque en boue,
et l'on est réduit à pécher, avec une épingle, les feuilles de lau-
rier dans cette boue. Cela a trois mille ans au moins, et rejelic
vivement la pensée au temps où les poésies d'Homère étaient
dans letat de notre Bible.
LETTRES A SES AMIS. 211
Je viens d'assisler à la plus admirable découverte : un sarco-
phage quadrilatère de huit pieds de long, et quatre scènes d'un
fait iragifiue, à nous inconnu, et apparemment célèbre parmi les
Etrusques, fort bien sculptées sur les quatre faces du monument*
C'est le plus bel échantillon de Vart étrusque et non grec; re-
marquez bien ce point. Gela est contemporain d'Homère» peut-
être antérieur» et vaut deuxmilleécus ; le gouvernement le ferait
estimer trois cents, et payerait Dieu sait quand; delà, nécessité
du secret. M. Manzi a deux mille arpents, sur lesquels il a acheté
le droit de fouiller; il cède son droit moyennant le tiers des
produits. Cette mine est vierge, car on n'a commencé à Tex-
ploiter qu'en 18^5.
Les arts sont f*..( bis f.. .! Le seul Tencrani fait de petite jolies
choses, sans énergie. La Méde'e de M. Lemoine est bien. ^ J'ai
beaucoup vu M. Gudin-Marine, qui part à la fin du mois.
M* dé,., que vous connaisses peut-être, a la bonté d'acheter
pour moi, chez Baudry, plusieurs romans de Waller Scott, an-
noncés à cinq francs. Un de mes amis, M. Féburier^ les obtient
pour quatre francs cinquante centimes. —- PoUrriez-vous en-
voyer à M. C.» un mot qu'il montrera audit Baudry? A la vue
de ces sacrés caractères, le Baudry lâchera chaque volume à
quatre francs cinquante centimes.
Mille tendresses à tous nos amis.
CnoitoNt.
CCXV
A MONSIEUR R. . . . C. . . , À PARIS.
Rome, le 9 avril 1835. — Temps infâme.
Mon chef ici parait fort content de Dominique. Le premier
secrétaire pense que ledit chef me donnera une lettre très-favo-
rable. Il trouve que Dominique n'a qu'un seul péché à se repro-
•212 ŒUVRES POSTHUMES DE STENIHIAL.
cher : le peu de résidence. Comme il a vu deux foisGivita-Vec-
cbia, il esl loul disposé à excuser ce péché. Le premier secré-
taire m'a dil: Mais que peut-on vous reprocher? Je n'ai pas fiiit
la couGdence des choses curieuses : je les ignore.
Une conversation de deux heures avec Tambassade, moins le
patron, a été on ne peut pas plus rassurante. Le patron est ma-
lade ; ainsi je ne pourrai lui demander la lettre que vers le i5
avril. Satisfera- 1- elle Monseigneur, la regardera- 1- il comme
hastante, pour paralyser les effets de Tidée qu'ont les commis
que je me suis moqué d'eux?
De plus, il se trouvait là un bon et aimable attaché, qui a
passé quinze jours à Gibraltar et qui m'a juré que ledit Gibraltar
vaut cent Civita-Vecchia. Donc, si Ton ne peut pas avoir Two
Thousand * à Lutèce, je demande Gibraltar, qu'on l'offrait à demi
il y a trois mois et que je refusai alors.
Peut-être les commis désirent-ils Givita-Vecchia pour quelque
poitrinaire de leurs amis. Le castor poursuivi et serré de trop
près se coupe la queue d'un coup de dent, et les chasseurs, ayant
leur objet, le laissent tranquille.
Mais, avant tout, deux mille quatre cents francs à Lutèce. À
l'ambassade, on m'a dit : Dominique a-t-il volé? Â-i-il ?
A-t-il nou-résidé? — Nous répondrons non aux deux premières
accusation, et l'on excusera la troisième.
Qu'est-ce que mou chef d'ici devrait écrire pour Dominique,
à ton avis ?
M. C... n'est point à Marseille, mais j'ai des lettres aujour-
d'hui ; on y a peur du choléra, qui est à Padoue et à Bergame.
HoB. nE Clitny.
* Deux mille francs.
I.ETTUES A SES AMIS. 213
ce XVI
A MONSIKUR D. F....,A PARIS.
Rome, le 15 avril 18?5.
Il est inutile, dites-vous, grand philosophe, de lui chercher
une chambre au midi et au cinquième; ce sont les propres mois
de voire lettre. Ce sont aussi les mêmes mots dont se servait
Paul-Louis Courier, dans celte fameuse promenade de quatre
heures, le mardi gras, tête à tête avec moi, et qui se termina
par un dîner chez 6if6, qu*il trouva trop cher, ce qui me donna
beaucoup d'orgueil ; il fut tué huit jours après. Mais l'orgueil
ne vint pas de la mort de ce grand homme, mais de voir qu'il
partageait des faiblesses abominables, que le courant de la con-
versation me porta, ce jour-là, à lui confier ; et, comme il les
partageait, leur récit ne Tennuyait point, a Je ne crois pas que
la position de Dominique soit mauvaise. » Tant pis ! mille fois
tant pis ! La petite chambre, avec cinq francs de revenu et cinq
francs gagnés par les Bois de Prémoly serait le bonheur su-
prême.
Il n'y a pas de musique à Rome. — Quatre années de solitude,
avec des buses savantes, qui répondent après avoir pensé un quart
d'heure, m'assomment, quoique chaque année de celle solitude ait
été payée, d'abord onze mille francs, et maintenant, depuisles or-
donnances de M. Victor sur les chanceliers, neuf mille huit
cents francs seulement.
J'ai adoré et j'adore encore, du moins je le crois, une femme
nommée 1,000 ans. La passion a été une folie, de 1814 à 1821.
J'ai obtenu en mariage sa sœur aînée, nommée Rome; c'est un
mérite grave, sévère, sans musique; je la connais exactement
et à fond ; il n'y a plus rien d'exalté ni de romanesque entre
nous après quatre années de matrimonio ; je l'abandonnerais
avec plaisir pour mademoiselle Valence, de laquelle on dilheau-
VI.
Sii ŒtVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
coup de bien; mais le caractère d^une jeune fille est un pro-
blème. Si, au lieu d'une anguille, je trouve, en plongeant la main
ilans le sac fermé, que je n'ai saisi qu'un serpent ! -> Je n'ai
pas voulu me marier, il y a un au, à une grande fille qui alors
me voulait du bien, à cause du. beau -père qui, amoureuiL de la
fmia francese, prétendait vivre avec moi. Je suis fait pour vivre
avec deux bougies et une écritoire, et maintenant, en vous écri-
vant, je suis benfeux nlnsi.
CCXVII
A MONSIEUR LE MINISTRE BES AFFAIRES ËTHAKCÈRES, A PARIS.
Civila-Vecchia., le 15 avril 1835.
Monsieur le duc.
Dans la crainte d'encourir le reproche de négligence» je prends
la liberté de représenter au ministère que je n*ai point reçu oue
lettre écrite, à ce qu'il paraît, dans le courant de février dernier,
et relative à la résidence à Givita^Vecchia. Àussit6t que j'aurai
reçu cette lettre, je m'empresserai d'adresser au ministère l'en-
veloppe qui pourra constater le jour de la réception et les eK<-
plications qui sont dues. .
Aujourd'hui je me bornerai à représenter que depuis mon
retour de Paris, eu 1853, après un congé, je n'ai jamais été
éloigné de Givita-Vecchia de plus de sept heures de marche.
Quant aux absences, en été, le terrible aria cattiva de cette
côte m'y obligeait, M. le comte de Saint<Âulaire> qui est actuel*
lement à Paris, m'a vu atteint d'une maladie mortelle, fruit de
Wifia cattiva» Le bruit de ma mort ayant couru un mois après
a Aome, M. de Saint-Àulaire chargea M. B... de se rendre à Ci-
vita-Vccchia pour mettre les scelles sur mes papiers. M. B...
LETTRES A SES AMIS. 215
allait partir quand arriva une lettre signée de, moi. M. le comte
de Saint-Aulaire eut la bonté de m'engager lui-même à aller
passer un mois dans te bon air d'Abano. .
Cette même année M. le baron Devaux, mon prédécesseur,
qui, contre son usage, était venu à Givita^Vecchia, fut atteint
par la terrible fièvre de Varia catlivà. Madame Devaux et ses
domestiques eurent également celte fièvre. M. Devaux allait pas-
ser la saison des fièvres dans les montagnes de la Talfa.
Chaque année J'ai eu la fièvre H les maladies nerveuses qui
en sont la suite; et, en 1855, venant en congé à Paris, j*y ai été
malade un mois,, quoique étant parti de Givita-Vecchia dès le
commencement d'août ; j^ai consulté à Paris MM. Gbomel et
Koreff.
J'ose espérer de répondre par des faits faciles à prouver,
comme ceux-ci, aux accusations poitées par des personnes dont
la mauvaise volonté est prouvée par des dénonciations antérieu'^
res ou par des voyageurs peu réfléchis, La plupart des voyageurs
se montrent fort mécontents de payer cinquante-deux sous le
visa de leur passe^port et objectent que Ton ne paye rien à l'am-
bassade à Rome. Les voyageurs restent dans le bureau et ne
passent que rarement dans une petite pièce où Ton m'apporte
^es passe-ports à signer. Les voyageurs, encore aigris par le paye-
ment des cinquante-deux sous, partent de là pour dire qu'ils
n'ont point vu le consul.
Je suis avec respect, etc.
CGXVIII
A MONSIEUR D. F..., À PÂAtS.
Civita-Vecchia, le 28 avril 1835. •
(]her ami, voici vingt-cinq jours que je m'ennuie dans mou
nid d'hirondelle. — Je parlais souvent de vous avec M. T... Que
210 a:i'\RKS POSTHUMES l)Ê STKNDIIAU
diable a-t-il ? Ce n'est plus le méine homme; c*est au poini que,
la physioDomie antique manquant, il a été obligé de ser nommer
la première fois que je Fai vu. U a faitemplelte d'une fort jolie
statue, grande comme cette feuille de papier ; c'est une femme
assise, qui veut faire lire un enfant de quatre ans uuetqai
s'appuie contre ses genoux.
Si Colomb vous trouve chez vous, priez-le, bon ami, de vous
déchiffrer deux immenses lettres qui m'ont fatigué la main. Lues
ou non lues, faites-y mettre un cachet et à la petite poste.
Vous ai -je parlé dans quelque autre lettre des beaux yeux de
madame de B...., que je voyais chez M. le marquis de M... ? €e
sont ces dames qui ont dit à M. de Prasliu ^, mou ami, de me
présenter. Si j'avais eu vingt ans de moins ou du sang royal dixù^
les veines, j'aurais cherché à donner de l'émotion à ces beaux
yeux. Hais que votre méchanceté n'en voie pas une dans ce que
je dis du sang royal; ce n'est qu'une supposition malveiltaule
basée sur le rang.
Un des êtres les plus comiques de notre hiver a été la fille du
général M...., qui a eu cent dix mille francs de dot. C'est pour-
quoi elle ne marche et n'agit que par ressort. Aucune véritable
duchesse n'est poupée à ce point.
L'ancien prince deL... (amant de madame la duchesse de E..,r
avant M. de M....) achetait des tableaux et n'avait pas une idée.
En fait de jeunes gens de bonne maison, ce qui \'aut le mieux,
sans aucun doute, c'est le roi de Naples. il a été élevé comme
Louis Xlll par une mère qui voulait la régence. Le pauvre en-
fant copiait le gros missel avec lequel on dit la messe. On dit
qu'il ne sait pas précisément où est la Pologne; mais, ce qui est
bien rare dans la classe noble et même partout, il a la force de
vouloir : moi, je voudrais vous plaire.
Nous l'avons manqué belle] M. Dijon a failli arriver; mes
yeux auraient revu vos charmes et ma charmante mauvaise
compagnie du café Anglais. Là seulement je trouve du na-
turel.
' M. le comle Edgard de Prusiin, atlaclu' à l'ambassade de France à
Homo.
LETTRES A SKS AMIS. 217
Je voudrais aller à Livourue, où j'ai été uommé» si jamais Tac-
luel s'en va. Cet actuel a quarante mille francs de rente et il a
fait six tragédies qu41 brûle de voir jouer aux Français. Quel
succès n*eûl-il pas eu en 4754! Alors Timitation fade et éléganti'
(le Racine était une nouveauté et plaisait.
J'ai découvert, le 14 avril, à six cents pas de la ville, un Apol-
loQ de dix>huit ans, mais pas de télé, pas de bras. Un genou est
sublime et me semble de l'antique. Six hommes, à vingt-trois
sous, font raiïaire ; ils sont Napolitains, bons, honnêtes, sans
coups de couteau. A vingt lieues autour de Rome, vous ne trou-
veriez pas un bomme assez dupe pour travailler à la terre ; il
vaut bien mieux être frère lai d'un couvent de capucins.
Je ne croyais jamais arriver à la troisième page, tant j'ai peur
d'ennuyer un homme qui se promène aux galeries de TOpéra, au
lieu d'entretenir, à trois cents francs, mademoiselle C... , la
divine G...., qui m'a pris en grippe et me parle toujours de mou
ventre ; fille sublime ! — *
A Rome, on me parlait de mes ouvrages, et en quels termes,
grands dieux! — N'avez-vous pas connu le petits....? Il est
jésuite (m diable, et vend assez bien des tableaux à Thiiile,
qui montrent les Galabres et la Sicile ; mais il n*y a pas d'air. Si
le père est votre ami, comme j'en ai quelque idée, dites-lui que
son fils voit loustles matins chez lui MM. de Ludre, ducdê
Rohan, Girardin, lesquels non-seulement admiraient, mais en-
core achetaient.
La fille assassinées rue in Lucvnay est venue tomber à deux
pieds de l'endroit où j'étais. Ce qui m'a le plus frappé, c'est la
belle couleur du sang sur de beaux bas bien fins. Et ensuite,
mou Dieu, comme c'est vite 'l'ait! qu'on est heureux de partir
ainsi ! Deux cents spectateurs qui sont accourus étaient con-
sternés; toutes les mâchoires tombaient et ils étaient pâles.
Sur trente assassins, on en pend un et au bout de quatre ans.
Dictez au grand navigateur (M. Colomb) ce que vous aurez
appris sur la formation du ministère actuel; restera-t-il après
les chambres? Dans quel sens se feront les élections? Le même,
* Voir la lettre du 1" novembre 1834, page 196.
S18 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
je suppose. ^> Gommeiil va voiro gouvernante, qui a Tespril de
me trouver bêle?
Baron Bodtonet.
ncxix
A MADAME P..»., A fiRBNOBLE.
Rome, 30 juillet 1836.
. ClîAre amîe, je reçois votre lettre du Î2 juillet. Je fais bonne
mine contre mauvais jeu; je souffre encore beaucoup, mais plus
au point de jurer. Pour le public je me porte bien. Je suis ravi
d'apprendre que votre santé est parfaire ; on vit fort bien, quand
ou est femme, soixante-dix ou soixante-quinze ans. Que d'années
devant vous peut-être ! Je vous fais compliment de la passion
que seul votre fils. Peu importa Tobjet, c'est une passion. 11 ré-
fléchira; ses espérances déçues lui apprendront à connaître les
hommes, ce sera un véritable progrès.
Je vous dirai, en termes de négociant, que je confirme ma
dernière.
Pourquoi, avec votre esprit, ne vous feriez-vous pas quelque
chose d'analogue à Texistence de madame R...? Elle est pau-
vre ; son esprit consiste à casser le nez à chacun avec Teucen-
soir, et à tâcher d'être utile à chacun de ses amis. Elle attire le
mérite. Par exemple, dès que M. M... a été connu, elle a voulu
le voir dans sou salon, et lu! a offert un emploi convenable dans
la diplomatie d'alors, sous M. le duc de I^val
LETTRES A SES AMIS. . 219
GCXX
A MONSIEUK R... G..., A PAllIS.
Givila-Vecchia, le 27 octobre 1855.
Plus un homme a d*inlelligeuce,
moins il a de sentiment.
Je vieus de passer Tété, la saison des chaleurs, sur la uou-
tagne volcanique d*AIbano» à cinq lieues de Rome. Nous avons
eu des orages épouvantables ; les coups de tonnerre semblaient
déraciner les maisons, dans lesquelles les habitants terrifiés
s'empressaient de s'enfermer.
J'en ai vu, et des plus sages, se jeter à genoux au moment de
certains éclats de tonnerre vraiment épouvantables^ et dont le
bruit semblait sortir de terre.
Un seul homme avait du sang-froid, un petit vicaire, qui a
une bouteille de Leyde, au moyen de laquelle il foudroie les
fourmis qui se promènent sur son balcon de fer.
Ces orages ont centuplé la dévotion par la terreur ; car les
trois quarts de la dévotion ne sont que de la terreur.
Le vicaire, quoique croyant, avait peine à contenir sa curio-
sité, et se la reprochait presque. Un soir, sur le minuit, nous
jouions au pharaon, nous étions bien une vingtaine de personnes
autour d'une immense table; le tonnerre grondait d'une façon
étonnante depuis un quart d'heure ; il était entremêlé de bouf-
fées de vent d'une force incroyable sur cette montagne isolée et
qui domine la mer, comme tu sais.
Gomme minuit achevait de sonner, un coup de vent a ouvert
une petite fenêtre mal fermée, brisé les vitres et éteint toutes
nos lampes, à Fexception d'une seule. Il n'y eut qu'un cri ; tout
le monde se leva, la plupart des femmes se jetèrent à genoux.
Le vicaire me cria : a Un courant électrique I » Eu effet, je
Û20 ŒUVHiiS POSTHUMES DE STENDHAL.
crus voir comme lui uu trait de flamme bleuâtre qui traversait
la petite fenêtre.
« Le péril est passé, ajouta-t-il après deux secondes ; mais il
est mieux cependant d'empêcher le courant d'air, car nous
sommes diablement élevés. »
Gomme il s'approchait de la petite fenêtre pour la fermer avec
une de ces chaises de cuir antiques qui ont le dossier fort élevé :
« Ah ! monsieur Timpie, s'écria une vieille femme, qui parle de
sa science ! — Impie ! impie ! » s'écrièrent à Fenvi tontes ce^
femmes qui étaient à genoux et avaient commencé les litanies
de la Vierge.
Le vicaire et moi nous fermions la fenêtre à grand'peine ; les
petites vitres étaient cassées, le vent s^engouffrait en nous jetant
aux yeux une abominable poussière d'eau.
« Interceptons le courant d'air avant le prochain coup de ton-
nerre, » me disait froidement le vicaire; nous y réussîmes enfia
en décrochant les volets d'une autre fenêtre.
CCXXI
A MONSIEUR D... F..., A PAKIS.
Rome, le 25 novembre 1835.
J'ai toujours aimé tendrement le président de Brosses; pour-
quoi cela? je l'ignore. Mais, après Mozart et Gimarosa, c'est
peut-être l'homme que j'aime le mieux ; je l'aime presque autant
que le Corrége. L'amour est, comme vous le savez, le père
des imprudences. Moi, me mêler du livre d'un autre et dans ma
position !
Malgré moi, par amour, j'ai donc fait neuf pages de préface ' ;
* Cette préface a paru duns la Revue de Paris^ en 1856, sous le titre :
La comédie est impoeeible en 1836. (R. C)
LETTRES Â SES AMIS. 221
ensuite le leudemaia j'ai corrigé et ajoulé une dixième page,
qui ne vaut pas grand'chose. Gomprendrez-vous, le baron Poi-
tou, qui s'établit à grand bruit dans sa loge aux premières, aux
Francaisl Peut-être cela est-il commun à Paris. Voilà pourquoi je
maudis mon exil. J'ai donc envoyé cette préface à M. Levavas-
seur, et le petit-fils du président la trouvera infâme. Tant mieux,
alors tout est fini. Si elle platt à M. Levavasseur, s'il peut la
faire passer, il l'imprimera en épreuves. Alors, lisez-la et, si
vous pouvez, priez M. Dijon de la lire. Corrigez trois genres
de fautes : les fautes de bon sens, les fautes de style, les impru-
dences.
Renvoyez l'épreuve, par vous cbangée et corrigée, à M. Leva-
vassenr, et il la placera à la tête de ces charmantes lettres.
Si la préface vous ennuie, jetez-la au feu et n'en parlons plus.
.Depuis le choléra de Marseille et de Gênes, surtout, je n'ai pas
lu un pouce de littérature française ; jugez de ma barbarie et,
qui pis est, de mou ennui.
Je ne voudrais pas de Gibraltar ; l'Anglais morose et ayant be-
soin de donner un coup de poing au carreau de vitre, pour
s'amuser, est ma bête noire. Je ne voudrais rien casser, pas
même les ^is Komis, qui m'ont pris en grippe, mais seulement
les oublier.
J*ai tâché de bien écrire, priez Colomb de vous lire ma
lettre.
D'Âlembert avait la pierre à soixante-quinze ans, et n'osait se
faire opérer ; il disait : « Qu'ils sont heureux ceux qui ont du
courage ! » Je dis, moi, qu'ils sont heureux ceux qui ne s'en-
nuient pas ! Groiriez-vous que je mourrais de joie si j'étais
cassé?
TiMOLÉoN DO Bois.
u.
15
322 ŒUVRES POSTHUMl^S DE STËNDUAL.
CCXXI!
A HONSIEUB R... G..., A PARIS.
Borne, le 25 ooTembre 1835.
Tu sais, mon cher ami, quelle immeose place Tamonr a oc-
cupée jadis en Italie ; mais lu ignores, peut-être jusqu'à qnel
point la vengeance fut aussi une des passions favorites des lia-
liens du seizième siècle. En voici un échantillon qui ne manque
pas dlntérét. L'aventure suivante est de Tannée 1546, et je la
crois authentique; malheureusement ou n'a pas pu me donner
la suite.
Ariberti, noble Milanais, et possesseur de plusieurs villafes,
avait conçu une haine mortelle contre un homme de la iamUle
Pecchio. Âriberti avait été offensé dans ses biens et plas tard
dans son amour.
Pecchio lui fit un procès et le gagna. Pendant le cours da
procès, qui dura plusieurs années , Pecchio s'aperçut que la
femme d'Âriberti était fort jolie ; il parvint à le Itii dire et à s'en
faire aimer. Après la perte du procès, Âriberti s'emporta en
menaces contre son adversaire. Pecchio apprit que la femme
d* Ariberti était étroitement enfermée dans un des châteaux de son
mari. Cette femme ne désirait qu'une chose au monde, être dé-
livrée de la tyrannie de celui*<ïi. En secret, elle avait amassé asseï
d'argent pour pourvoir à sa subsistance. Le château où elle était
enfermée^ situé près de LeccO) n'était qu'à une lieue de TAdda,
qui séparait le pays de Venise du Milanais ; une fois sur le terri-
toire vénitien} la femme d' Ariberti changerait de nom et serait
à peu près à l'abri de toutes les poursuites. Dans tous les eas,
si elle y était forcée^ elle était résolue à entrer dans un cou-
vent, à Venise, dont la règle n'était point trop austère dans ces
temps-là.
Pecchio avait reçu tour «f^ averu pendant la courte liaison 90*^'
LfeT^BES A SES AMIS. ^â3
avatt eue avec elle. Depuis trois ans qu'elle avait cessé, la tyrannie
d'Ariberti était tout à fait devenue intolérable; il avait pris trois
duègnes espagnoles qui, chacune à leur tour, montaient la garde
auprès de sa femme ; cette malheureuse n'était pas même seule
durant la nuit : la duègne de garde couchait avec elle.
Une femme de chambre qui, jadis, favorisait les amoiu*s de la
femme d'Âriberti, n'avait pas été chassée ; mais on Tavait dé-
gradée ; elle était chargée, depuis plusieurs années, de conduire
à la pâture, sur les rives de TAdda, les nombreux troupeaux
d'oies qui dépendaient du château où Ariberti faisait garder sa
femme. Cet homme singulier et rafiné dans Fart- de se vengea
avait dit à cette femme de chambre :
. « Je te punis davantage en Remployant ainsi qu'en te ren-
voyant. »
Et, comme la malheureuse exprimait le désir d'entrer au ser-
vice d'un autre maître :
« Essaye, lui dit Ariberti, et moins d'un mois après lu seras
morte, d
Pecchio savait toutes ces choses » qui avaient fait anecdotes
dans Milan, lorsqull voulut se venger des menaces qu'Ariberti
lui adressait en tous lieux depuis la perte de son procès. Pec-
chio> qui était parti de c\\et lui comme pour aller à la chasse,
fte déguisa. eu paysan et vint sur les bords de FAdda, chercher
le troupeau doies de son ennemi. S'étant assuré que, ce jour-là,
Tancienne femme de chambre était seule chargée de le garder,
il se trouva sur son chemin comme par hasard.
< Grand Dieu ! que vous êtes changée ! lui dit-il \ à peine si
je vous aurais reconnue ! »
La femme de chambre fondit en larmes sans rcpondi'e.
û Combien j'ai pitié de vos malheurs! dit Pecchio; racon^
iet-moi votre histoire, mais allons nous cacher derrière quel-
que haie, afin de n'être pas aperçus par quelqu'un des espions
qtii rôdent sans cesse autour du château. »
La femme de chambire raconta ses malheurs et ensuite ceux
de sa itialtresse. Si^ par hasard, celle-ci adressait la parole où
Un siittple sourire à son ancienne camériste , la camérislc était
hlifie ^n prisoto, au pain et à l'eau pour huit jours. Les traite-
384 OSUVRES POSTUUBlES DE STENDHAL.
menls auxqaels la maîtresse était exposée étaient moins durs,
en apparence, mais plus cruels en réalité. Ariberti ne lui par-
lai! jamais que sur le ton de la plaisanterie amère.
Peccbio eut Tair de se laisser attendrir par ces récits, qui se
prolongeaient infiniment.
« Ah ! monsieur ! si vous êtes chrétien, vous devriez bien
sauver cette pauvre femme qu*autrefois vous avez aimée ; si
elle reste encore un an dans cet état, elle mourra certainement.
Et dire que son bonheur serait parfait si, seulement, elle était à
une lieue d'ici ! Elle a une petite caisse pleine de sequins d^or;
elle a, de plus, beaucoup de diamants, comme vous savez.
ff Eh bien, je la sauverai, » s*écria Peccbio.
A ce moment Tancienne femme de chambre, maintenant gar-
deuse d'oies, tomba à ses genoux.
< Je ne crains qn*une chose, dit Peccbio, c^esl vos bavar-
dages, à vous autres femmes; toi, ou ta maîtresse, vous parlerez,
vous vous conGerez à quelqu'un et vous me ferez tuer. »
Après les protestations de la femme de chambre : ^
€ Dans huit jours juste, c'est-à-dire mardi prochain, la
lune se renouvelle ; de plus, il y a foire à Lecco ; toute la nuit
le chemin sera couvert dlvrognes chantant à tue-téte : eb bien !
cette nuit-là, comme dix heures sonneront à la paroisse, je serai
sur TAdda, au bas des jardins du château, près de cet endroit
où il y a des mûriers et tant d'orties, par lequel j'entrais autre-
fois. J*aurai amené moi-même mon bateau du lac de Gôme; il
est fort petit, et j'espère n'être point aperçu.
— Mais, monsfeur, il vous faut au moins deux hommes pour
retenir les duègnes et leur mettre un bâillon ; songez qu'dies
jetteront des cris, et vous serez poursuivi sur l'Adda ; les bate-
liers de mon maître sont tous des jeunes gens qui ont remporté
le prix de la regatta. D'ailleurs, comment ferai-je pour donner
les avis nécessaires à ma pauvre maîtresse ? Je puis bien, par un
' signal convenu, lui faire entendre que j'ai quelque chose d'inté-
ressant à lui dire; mais comment m'expliquer? Il se passe quel-
quefois des mois entiers sans que je puisse lui parler. 9
La camériste ne savait pas écrire; tout semblait se réawt
' pour contrarier les projets de Pecchio. Enfin VL fut convenu que
LETTRES A SES AMIS. - 2S5
deux jours apr^ Pecchio apporterait au même endroit un flacon
d'extrait de tètes de pavot, fameux narcotique que Ton préparait
alors à Venise. Berta eut peur; elle craignait que ce ne fût du
poison. Pecchio la rassura, et il fut convenu que Berta donne-
rait une prise de narcotique à deux duègnes, qu'elle parvien-
drait jusqu'à sa maîtresse, en distribuant quelque argent aux
autres domestiques qui délestaient les duègnes, et, qu'enfm,
quand elle aurait quelque chose de neuf à apprendre à Pecchio,
elle casserait un jeune saule isolé qu'on avait planté au milieu
d'une prairie voisine. Pecchio retourna à Milan et Berta ramena
ses oies au château d'Âriberti plus l6l que de coutume ; elle
voulait chercher l'occasion de parler à sa maîtresse, même
avanl l'arrivée du narcotique. Le seigneur Pecchio était jeune
et passait pour fort inconstant. Berta, qui ignorait ses projets de
vengeance, craignait fort qu'il n'oubliât de venir la voir sur les
rives de l'Adda.
Tout réussit fort bien; à Taide du narcotique, Berta endormit
les duègnes; elle put se cpncerter avec sa maîtresse, et, le jour
de la foire de Lecco, avec la bourse de sequins que lui avait
donnée Pecchio, tous les domestiques du château d'Âriberti
s'enivrèrent. Ariberti, lui-même, se trouvait à Milan, pour un
grand bal que donnait la signora Arezi, l'une des plus grandes
dames du pays*
A l'heure dite, Pecchio se trouva, avec son petit bateau vis-
à-vis une partie abandonnée des jardins du château. Les duè-
gnes n'avaient garde de troubler l'évasion de leur maîtresse.
Berta, tout à fait revenue de la peur de les empoisonner, avait
mêlé dans leur vin une quantité effroyable de narcotique: elle
suivit sa maîtresse sur le petit bateau.
Pecchio trouva, à son grand regret, que la dame Teresa Ari-
berti avait conservé ou rallumé une grande passion pour lui,
qui ne songeait qu'à se délivrer d'elle. Dès que le bateau fut ar-
rivé sur le territoire vénitien, Pecchio remit la damé à un moine
de l'ordre de Saint-François, par lui bien payé, et qui l'atten-
dait dans une petite île voisine de la rive gauche de l'Adda, ap-
partenant aux Vénitiens. Le moine promit de conduire la dame
jusqu'à Venise par des chemins détournés. La dame conjurait
226 ŒUVRES POSTUUMES DE STENDHAL.
Pecchio de ne pas Fabandoiuier, el comme le eavalier Êdfi»k la
sourde oreille, elle alla jusqu'à lui reprocher de Tayoïr enleYée
de son château sous la promesse de passer la vie avec elle.
Pecchio se bàla de repasser sur la rive milanaise de l'Adda, oq
il irottva des relais qu'il avait préparés, el qui lui permirent
d'arriver, sur les deux heures du matiu, au bal de la signera
Aresi, où Tune des premières personnes qu'il trouva fut le
seigneur Ariberii, qui, quoique jeune encore et fort bel homme,
ne dansait point, mais se promenait dans le bal d'un air sombre,
comme s'il eût deviné ce qui venait d'arriver à son château.
Le lendemain, il en reçut de tristes nouvelles ; il s'j rendit en
toute hâte, fit les recherches les plus exactes, et d'abord ne put
rien découvrir. Les duègnes étaient encore à demi mortes et
hors d'état de répondre par TeiTet de l'énorme quantité de nar-
cotique que Berta, dans sa colère, leur avait administrée.
Après plusieurs jours de recherches infructueuses, pendant-
lesquels la colère d'Ariberti devint de la fureur, il trouva, eu
visitant la chambre d'une des duègnes , une petite bouteille
d'une forme singulière. La duègne, interrogée, répondii qu'elle
avait trouvé celte bouteille seulement depuis deux jours, et qu'il
lui semblait l'avoir vue entre les mains de Berla. Ariberti la bat-
tit à outrance pour la punir de ne pas lui avoir fait part plus tôt
de sa découverte.
Lorsque Ariberti, désespéré de^ n'avoir trouvé aucun indice,
revint à Milan, il n'oublia pas d'y apporter la petite bouteille,
qu'il se donna la peine d'aller présenter lui-même à tous les apo-
thicaires de la ville. L'un d'eux lui dit d'un air assez singulier
que celle bouteille provenait d'une pharmacie célèbre tenue a
Venise par un moine grec défroqué. Ariberti comprit que le
pharmacien ne disait pas tout ce qu'il savait; il le menaça, il
lui offrit beaucoup d'argenl, et enfin l'apothicaire avoua que
celle bouteille avait contenu, non pas un poison, mais un nar-
cotique puissant que l'on administrait aux malades dans cer-
tains cas désespérés, et que lui-même avait vendu cette boa-
icille, quelques jours auparavant, au seigneur Pecchio.......
LETTRES A SES AMIS. 227
CCXXIIl
A MADAME J... G..., A SAINT-DENIS.
Civita-Yeccbia [États romains), le 14 mars 1836.
Pardoune2-moi mon silence, mon aimable amie; si j*eusse
voolu forcer le naturel, vous me seriez devenue corvée et devoir.
Je n^al pas écrit -deux lettres depuis trois mois. Je trouve que
les convenances sont une des plus tristes niaiseries, et qu'au
moyen de cette invention des sots, les devoirs que le monde im-
pose donnent plus d'ennui et de gêne que ses plaisirs ne don-
nent de plaisir. Vous écrivant par force, ma lettre eût ennuyé
vous et moi : c'est comme faire Tamour par force. Je viens d'a-
voir rbonneur d'écrire à madame de T..., vivant au faubourg
Saint-Germain ; peut-être madame de T... sera scandalisée de ma
lenteur. Trouvez, je vous prie, quelque excuse passable.
Parlons de choses tristes. J'ai admiré votre conduite auprès
de madame votre mère ; je vous en félicite de tout mon cœur. Il
est admirable de lui avoir voilé ce funeste moment. Je donne-
rais une année de celles que le hasard me destine pour finir
ainsi. C'est le plus grand service possible, un service en action
et non en paroles. Rappelez-moi au souvenir de mon ancien
collègue, M. de la B..., à. celui de M. G... et de madame ... A
propos d'anciens amis, je suis bien étonné et encore plus satis-
fait que le M. de ... se souvienne encore d'un si petit person-
nage. Remettez à cet excellent homme le petit mot ci-joint
quand vous le verrez. Je ne vous répéterai point l'admirable
mort de madame Lœtitia; j'en dis un mot à madame de T... Elle
n'a jamais senti, depuis 1815, ce qui avait rapport au rang. C'é-
tait une âme digne de Plutarque; le contraire, c'est-à-dire, d'une
princesse ordinaire. L'air de Paris ne lui avait point 6té la fa-
culté de vouloir^ qui n'existe plus à quarante lieues a la ronde
S98 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
de Notre-Dame. La facolté de vouloir cesse, au Mi^, à Valoice-
Daupbiué, Autour de Paris, on est civilisé, modéré, juste, quel-
quefois aimable, mais comme une jolie miniature est aimable.
Ce qui est le plus antipathique, ce me semble, à ce qui a babité
plus de dix ans Paris, c'est Y énergie dans tous les genres. Fieschi
était abominable ; c'était un homme du bas peuple ; mais il avait
plus de faculté de vouloir à lui seul que les cent soixante pairs
qui Tont justement condamné. Fieschi était Fltalien avec quatre
dièses donnés par sa qualité d'insulaire. Je vous conterai, si ja-
mais je vous vois, rempoisonnemenl des quatre réformateurs
archevêques, exprès envoyés assez récemment en Sardaigne pour
réformer un peu le clergé, à moi raconté par un prêtre qui trou-
vait cet empoisonnement fort naturel et même fort juste. Ces
messieurs furent empoisonnés à Sartène, et j'ai vu le corps du
premier d*entre eux rapporté à Givita-Vecchia par un bâtiment
de guerre sarde. M. le cardinal Z..., un peu savant, très-mé-
chant, très-gros, encore plus libertin, est allé à Palerme, il y a
dix-huit mois, pour réformer un peu les mœurs du clergé de
Sicile ; il était ami intime du pape, et a été bravement expédié
au moyen d'une tarte. Il est vrai qu'on a appliqué à son corps
le nouveau procédé d'embaumement, qui conserve parfaitement
dit-on. Je le suis allé voir avec cette noble comtesse dont je
parle à madame la comtesse T... Elle a eu le courage de le
prendre par la main dans son cercueil. Le cardinal Z... y était
couché sur le dos, revêtu de ses beaux habits. Les lèvres et les
yeux étaient bleus-lapis ; toute la figure retirée et fort triste à
voir. Ma dévote amie en a été frappée pendant quinze jours. J'y
ai mené ma cousine, madame la comtesse d*Or..., qui, arrivée à
la belle église de San Gregorio, sur le mont Gelius, n'a pas eu le
courage d'aller voir cette horreur. La morale de ceci se réduit à
ces mots : Rappelez-vous que Fieschi c'est l'Italien. A mesure
que l'on monte dans les rangs élevés, on trouve des ducs dé H...
qui n'ont de caractère que le pistolet à la main, et cela parce
qu'il y a une formule pour les duels, et que l'on n'a pas à redou-
ter le ridicule. Eu 1300, tous les Italiens étaient comme Fieschi.
Le fameux Benvenuto Gellini, qui est venu à Paris en 1540 pour
faire la Diane, au rez-de-chaussée du Louvre (sous l'horloge, à
LETTRES A SES AMIS. 22)
droite), éuit un Fieschi. En 1530, Florence fut prise; de ce
moment V énergie fut pourciiassée en Italie.
Réellement j*écris trop mal. C'est que mon plaisir est d'écrire
pour les imprimeurs. En écrivant comme vous voyez, j'arrive à
vingt-cinq pages en trois ou quatre heures , après quoi je suis
mort de fatigue. J'ai écrit dernièrement la Campagne de Russie
et la Cour de Napoléon^ avec moins de talent et plus de fran-
chise que Rousseau. Je laisse ces confessions à un ami suisse,
qui les vendra dix ans après moi, vers 1856 . Tous les noms sont
changés et, d'ailleurs, qui prendra intérêt en 56 à la mémoire
de mes protecteurs en 1812, alors acteurs de la comédie? Peut-
être aucun lihraire ne voudra se charger, en 1856, d'un manus-
crit où j'ai évité l'emphase comme la peste.
J'ai demandé un congé pour juin prochain. Je serais bien con-
tent qu'un tiers eût gardé quelque souvenir de nos discussions
sur Sltakspeare. Mais apparemment que je suis moqueur sans le
savoir. Tous mes amis donneraient six francs pour qu'on me
jetât sur le nez un verre d'eau sale, quand je sors avec mon
bel habit. Gela ne me met nullement en colère. Je ne changerai
pas pour les dix ou vingt ans qui me restent encore, quand je
devrais être fait officier de la Légion d'honneur. — J'ai démandé
le consulat de Garthagène, mais ceci est un secret. Je voudrais
Toir un peuple qui agit. Ce que je désirerais, ce serait d'échan-
ger ma place de dix mille francs pour celle de monsieur votre
beau-frère à la cour des comptes. Ma place ferait la félicité d'un
jeune homme .à vanité; il pourrait avoir le sixième salon et rang
à Rome, et, pour l'amabilité, le troisième ou le deuxième. Vingt
princes ou grands d'Espagne afflueraient chez le consul de
France à Rome; mais ce diamant est ignoré à Paris, et ce serait
fort pesant pour moi. — Écrivez-moi et croyez à tout mon dé-
vouement éternel.
P. 5. Qu'est devenu le roman de madame .... ? Ne connatt-elle
pas M. Ch... ou quelque autre homme de lettres qui puisse la
prôner? — Qu'est-ce que madame la comtesse d'Or...., fille
de M. le comte Da...? Je n'ai pu deviner son caractère. Àvezn
vous des nouvelles de madame la comtesse C....? Qu'est-ce
13.
230 ŒUVRES POSTHOMES DE STENDHAL.
que madame la comiesse B...., femme de M. le comte À.. ..
B.... et successeur de cet homme d'esprit qui avait peiv
de tout? — Dites-moi si un chat est mort dans votre rue.
Ce sont les petits détails qui me sont précieux. La société
change depuis 1850, et je ne suis pas là pour voir ee
changement. J'ai envie de me pendre et de tout qutiler pour
une chambre au cinquième étage, rue Bichepanse.
CGXXIV
A MONSIEUR R .... A PARIS.
Rome, le... mars 1836.
Cher ami, il fait un veniiceHo divin, dont je viens de jouir
délicieusement, pendant près de deux heures, sur le Pincio. Je
vais prendre du repos, en philosophant un peu avec toi.
Ne trouves-lu pas bien singulier que la France, et surtout en
France la bonne compagnie, manque précisément de cette pas*
sion (Famour), sur laquelle roule la plus grande partie de la
littérature, qui amuse cette bonne compagnie ? — C'est qu'elle
a infiniment d'esprit et l'esprit de comprendre cet amour qu'elle
ne peut sentir plus d'uirjour.
Hier soir, dans une petite réunion, on a traité du ridicule.
Voici ce qu'en a dit Dominique :
On peut dire que le siècle du ridicule est passé ; non pas
assurément qu'il n'y ait plus de gens ridicules, mais il n'y aura
plus personne pour en rire. Un homme se sera-t-il couvert de
ridicule, il se placera aussitôt, par quelque démarche bien par-
lanUf parmi les exagérés d'un des deux partis politiques , ^t, à
l'instant, la moitié de la société prétendra qu'il est un petit saint,
un homme admirable, calomnié par les exagérés du parti opposé.
Le ridicule du temps de Molière consistait à ne pas se confor-
mer à un modèle acheté d'avance par toutes les classes. Énoncé
d'une façon plus générale, le ridicule consistait à se tromper de
LETTRES À SES AMIS. 231
Gtaemin pour arriver, à vouloir marclier à un certain bonheur ,
^'on s*éuit choisi, et à faire fausse route.
Le rire naissait quand un accident, un homme, une plaisan-
terie faisaient voira cet homme qu'il se trompait de chemin. Mais
comme la seule passion était la vanité, un homme qui était dans
une position à donner de lui une idée désagréable, humiliante,
était aussitôt ridicule; et Thomme qui Ten faisait apercevoir
d*une façon imprévue faisait éclater le rire.
Lorsque M. Tabbé Sieyès publia sa fameuse brochure : Qu'esU
ce que le tiers état? il porta un coup mortel à Faristocratie de
naissance ; mais il créa, sanss*en douter, Taristocratie littéraire.
En 1790, les premières loges du Théâtre-Français étaient remplies
de gens qui avaient plus ou moins d'esprit, mais tous avaient lu
Molière et YÉmile de Rousseau. La Révolution a jeté dans ces
* mêmes loges des gens fort riches, fort adroits pour augmenter
leur fortune, et conquérir, s*il le faut, une préfecture ou une
recette générale ; mais s'ils ouvrent VÊmile, ils s'endorment.
Il y a maintenant deux teintes bien marquées dans la société.
En prenant la plume pour écrire un livre, il faut choisir : plaire
aux hommes dont le père avait acheté une édition de Voltaire
et la lisait, ou plaire à toutes les fortunes récentes et à ceux qui
travaillent à se faire riches.
CCXXV
A MONSIEUR ARAGO, DIRECTEUR DE L OBSERVATOIRE, A PARIS.
Givita-Vecchia, le 5 avril 1836.
Monsieur,
Toutes les citations de sommes cVargent, dans les histoires
des dix-septième et dix-huitième siècles, n'ont aucun sens pour
un lecteur de 1836*.
' Voir la lettre adressée à M. ïïules Tascbereau, le 26 mars 1834;
page 191.
833 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Voilà une belle lacune à remplir poar V Annuaire. Il ne suffit
pas, ce me semble» de prendre la valear du marc d'argent aux
deui époques. A Paris, moi apparlenant à la classe aisée, je ne
puis pas revenir à pied en hiver, à dix heures du soir, de la
rue de Babylone à la rue Taitbout; cela semblerait ridicule à la
société dans laquelle je vis ; j'aurais la sensation désagréable du
mépris. Â Bordeaux, où je passe Tété, je fais fort bien à pied un
trajet semblable; je n'encours point le mépris. Voilà Vâément
moral difficile à mettre en équation, et pour lequel jlnvoque les
lumières de M. Arago ou de ses élèves.
Si Ton suppose exact le relevé suivant :
Le budget du cardinal de Fleury, i726à 1743, portele revenu
de rÉtat à cent quarante-six millions, la dépense à cent cin-
quante-quatre millions : déficit huit millions. Qu'est-ce que cela
vent dire en 1836? qu'elle est la somme qui, en 1836, me donne*
le même bonheur que cent francs en 1726 ?
g Ma position sociale, mes habitudes, sont à peu près celles d'un
conseiller au parlement de 1726.
Je n'ose relire ma lettre, et pour ne pas faire une lettre ano-
nyme, je signe la présente.
Je suis, etc.
H. Betlb,
Lecteur assidu de Vànnuairt,
CCXXVI
A HONSIBVRB A PARIS.
Rome, le 23 avril 1836.
La première chapelle à droite, en entrant dans Téglise d'Ara-
cœli, mon cher ami, e^ peinte à fresque par le Pinturicchio :
c'est la vie de San Bernardinode Sienne, lequel était diablement
maigre et prêchait la charité.
Parmi beaucoup de pierres sépulcrales placées dans le pavé
LETTRES à SES AMIS. 233
derant cette chapelle, on remarque celle de Pietro délia Valle,
faiiienx voyageur. On lit sur la pierre qui lui est consacrée:
•}- BIG REQUtBSGIT PETRUS DE TALLI
C. AIA. BEQUIESCAT IN PAGE. AMEK.
On remarque dans celte église plusieurs autres monuments des
deila Valle ; mais il m*a été impossible de découvrir le tombeau
de Settima, femme de Pietro délia Yalle, que notre ami de
Brosses dit y avoir vu ; peut-être les deux corps reposent-ils
sous la pierre portant le nom du célèbre voyageur.
Il y a une pierre sépulcrale du Donatello ; c'est celle d'un
archidiacre Grivelli, de Milan.
Je m'acquitte enfin de ta commission et t'écris en sortant de
réglise de Saint-Louis-des-Français.
Le tombeau de mademoiselle de Montmorin est dans la pre-
mière chapelle à gauche, appliqué contre le mur de la façade,
comme tu sais. Le bas-relief est grossier ; il représente une
femme couchée, le bras gauche hors du lit. Les cinq médaillons
ont cinq pouces ; ce sont les parents que mademoiselle de Mont-
morin a perdus. On lit ces mots au-dessous des médaillons :
Quia non sont.
Voici maintenant Tinscription en français, placée au-dessous
du bas-*relief :
Après avoir vu périr toute sa famille, son père, sa mère, ses deux frères
et sa sœur, Pauline de Montmorin, consumée d'une maladie de langueur,
est venue mourir sur cette terre étrangère.
F. A. de Chateaubriand a élevé ce monument à sa mémoire.
Vis-à-vis le monument de mademoiselle de Montmorin est le
mausolée qui contient le cœur et la personne du cardinal de
Beruis.
Sous le pavé de Saint-Louis on a placé le ccBur de M. le ma-
934 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
réchal-dii€ Aimibal d*Esirées; ce pauvre cœur avait atteodd
cenl trente ou cent quarante ans dans la sacristie.
Celte église, très-ornce de marbres, est fort laide, parce
qu'elle ressemble à nos églises de France. La nef du milieu est
très-étroite, comme à Notre-Dame, à Paris. La deuxième cha-
pelle à droite a d'admirables fresques du Dominiquin bien cod-
senrées. Sainte Cécile distribue ses biens, elle est portée aa
ciel. Tout Fintérieur de Saint-Louis, peint par des artistes fran-
çais, est plat, grossier, inÛme. Les statues de la façade, par
M. Lestage, sont atroces; H. Lestage était apparemment de
rinstitutde son temps.— Catherine de Médicis donna les sommes
avec lesquelles on bâtit cette église, qui fut achevée en 1489,
six ans après la naissance de Raphaël. La façade est bien pJale,
quoique de Jacques délia Porta.
CCXXVÏI
A MADAME J.. C.y A PACIS.,
P.iris, le 15 septembre 1836.
Ma chère amie.
Ce matin, à onze heures, mon portier m*a remis une lettre fa-
tale. Je suis bien sensible au profond chagrin où vous êtes plon-
gée. D'après ce que vous m'aviez dit des assurances que les
médecins vous donnaient, j'étais bien éloigné de prévoir un ré-
sultat aussi funeste et surtout aussi prompt. Il faut en revenir à
la consolation des paysans : la personne qui vous manque avait
fait son temps. Tout ce que la vie donne ordinairement de joies
et de peines avait été épuisé par elle. Elle était arrivée à cette
époque de l'existence où les peines l'emportent presque sur le
peu de plaisirs qui nous restent.
Tout cela est vrai, mais tout cela n'empêche pas les larmes,
surtout avec les bons cœurs que vous avez dans votre famille.
LETTAES A SES AMIS. 235
Que &ites-vous? Retournez-voos bienlAl à Saint-Denis?
Croyez que je vous aime et que je vous plains bien sincère-
ment.
CCXXVIII
A MADAME J... 6...^ A M... (sIABNE)
Paris, le 7 octobre i83<».
Je me moquerais bien, ma chère amie, que Julie îûl envieuse ^
si cela ne nuisait pas à son bonheur. Mais la vue du bonheur
des autres rapprochée de celle de noire mauvaise position, en-
gendre subito du malheur.
Je rentre pour vous écrire ; je suis horriblement pressé et
bien fâché de votre absence. Quand revenez-vous? Je ne par-
tirai qu'en décembre, peul-être en janvier. Envoyez-moi une
description exacte de ce que vous faites; surtout ne songez ja-
mais aux choses tristes : c'est là la vieillesse.
Je voulais remercier madame D... du joli billet qu'elle a pris
la peine de m'écrire ; mais le temps, non la volonté, manque.
Il faut s*habiller pour un dîner invité avec des demoiselles qui
gagnent quarante francs, toutes les fois qu'elles dansent. Voilà
la société la moins triste, par conséquent la meilleure.
Lisez la Chronique de Paris, journal du dimanche ; là vous
verrez l'avenir. Le moins menteur des journaux de tous les jours,
c'est le Commerce,
TiiiioLÉOK Brenet.
936 ŒDVRES POSTHUMES BB STENDHAL.
. CGXXIX
A MADANE J... G.. , A SAIKT-DEHIS.
Paris, 'e 15... 4836.
Ma belle :ùnie, serez -vous rue Saint-Mârcel vendredi, sa-
medi, dîmanclie, lundi? Je sollicite votre itioéraire pour ne pas
m'exposer à faire cette ennuyeuse route sans rencontrer une
heure d*ainiable conversation. Oo est atterré des nouvelles ou
de Tabseuce de nouvelles de Gons'lantine. On m'a dit que sous
les Romains cette Gonstantine était la capitale d'un nommé Ju-
gurtha qui leur donna bien de rembarras. Un insigne fripon
nommé Salluste a écrit une histoire amusante de ce Jugurlha.
A Rome, on disait que Salluste avait autant d'esprit que
Voltaire.
Donc, donnez-moi le dimanche l'itinéraire de la semaine,
mais bien clairement.
Mille bonjours.
LéoHCB D...
GGXXX
A HADAMB J... 6..., A TARIS.
Paris (dimanche), le... 1854.
Que votre grippe est longue, ma chère amie ! Je crois que j'ai
bien été huit fois chez votre portier: toujours même réponse.
EnOn, dimanche madame de Ta..... m'a donné de vos nouvelles.
Votre tète, si aimable pour nous qui ne voyons que l'extérieur,
est si remplie de hautes et fortes pensées, que vous avez peine à
LETTaSS A SES AMIS. 957
la tenir debout. Aussitôt que cette tête sera capable de recevoir
un aussi formidable personnage que votre serviteur, faites-le-
moi savoir par une lettre d'une ligue, ou laissez un ordre favo-
rable à votre portier.
Est-ce que madame Du... a é(é aussi malade que vous?
Faites, je vous prie, à madame Du... , mon compliment de con-
doléance.
Le roi des bals masqués sera celui que les dames légitimistes
donneront au théâtre Yantadour, en faveur des pauvres de Tan-
cîenne liste civile. Pas de dominos noirs et toutes les femmes
costumées, ou au moins en dominos de couleur claire. Quant
aux hommes, ils seront parés de leur beauté naturelle. — finit
jours après Pâques, Y École des vieillards, avec mademoi-
selle Mars et des marquis véritables. — Huit jours plus tard,
opéra italien, avec mademoiselle Ginti, le prince fielgiojoso et
la troupe de Royaumont.
Il faut que je compte furieusement sur votre léthargie pour
▼ons donner d'aussi vieilles nouvelles; il y a dix jours, au
moins, que je sais tout cela. Je vous dirai de plus belles choses
encore quand vous m'aurez donné la permission de vous adorer
de près.
Casimir.
CGXXXI
A MADAME J . G..., A H... (MARNE).
Paris, le 1*' novembre 1836.
Vous dites, ma chère amie, que les sentiments se prouvent
par des actions et non par des phrases plus ou moins bien ar-
rangées. Il est une personne dont vous me parlez dans votre
lettre qui, apparemment, ne pense pas ainsi. Des lettres, oui;
mes les actions où sont-elles? — Quoi, pas une pauvre petite
visite à son amie malade, et cela pendant des mois entiers !
238 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHàL.
Je suis ravi que ma lettre ait pu distraire an moment ma-
dame de T Elle ferait fort bien de remuer, le mouvement
distrait» et, dans tous les cas possibles, c'est un avantage.
Madame Mural ^ est ici, qui n'a qu'une fortune médiocre.
Elle a obtenu la permission de passer Thiver à Paris et paye
cher un appartement meublé. Elle en a trouvé plusieurs à
six mille francs par mois ; mais quand on est venu à nommer
la femme pour qui on cherchait Tappartement, on a demandé
sept mille francs ou Ton a fait des difficultés équivalentes. Der-
nièrement ou a trouvé, pour six mille francs, un bel apparte-
ment rue Yille-rËvêque. La personne qui loue est madame la
comtesse deC.-V... (celle qui a brûlé la cervelle au cheval
de son mari ). Arrivée au moment critique de dire : Cest pour
madame jlf..., la personne qui traitait a été bien étonnée : « Que
ne nommiez-vous plut6t madame Murât ! pour elle, ce ne sera
que cinq mille francs par mois, et je lui laisse tous les petits bi-
joux qui garnissent les tablés. » Madame Miirat les refusa, de peur
de les voir casser. En un mot, ces dames en sont aux combats
de politesse et de bons procédés.
Madame Récamier en est aux petits soins avec madame de li-
pona. Cette dernière était à TAbbaye-au-Bois, quand on a an-
nonce M. Sostbènes de la Rochefoucauld ( qui a mis jadis la
corde au cou à la statue de Tempereur, sur la place Vendôme).
Madame Récamier a offert de lui faire refuser la porte, a Non
pas, a dit madame de Lipona, la statue est remontée à sa place;
j'oublie les gens qui Vont fait tomber. » Gela a été mieux dit,
j'étrangle cette belle réponse, digne de Plutarque.
Dites-moi où je pourrai vous rencontrer ; prévenez-moi deux
jours à Tavance. Je compte ne partir qu'en décembre.
* Madame Caroline Murât, cx-reine de Naples, sœur de rcmpereur
Napoléon. Elle voyageait sous le nom de comtesse de Lipona (anagramme
de Napoli). (R. C.)
I.KTTRES A SES AMIS. 239
CCXXXII
A MONSIEUR , A LONDRES.
Paris, le 28 novembre 1856.
Yoid un étrange auteur de roman ! M. Frémy, dans Touvrage
qn*U a publié sous ce titre la Fée de salon (deux Yolumes in-8°),
ose dire du mal de son héros. Ce héros, Olivier le Prieur, n'est
point du tout un modèle de perfection et de grâces, comme dans
un fade roman de femme. Pour des grâces, il n'en a point, et
quant aux défauts, le complaisant auteur ne Ta point orné de
ces défauts nobles et mélancoliques qui fout le secret orgueil
d^un homme bien né et que la femme qu'il préfère aime tant à
raconter le soir.
Si, du moins, en Tabsence de défauts nobles et imités de
René, Olivier le Prieur avait à nous faire Taveu de ses inclina-
tions sataniques, bizares, hors de nature, qui font Tétonnement
du lecteur et la gloire du roman allemand, il pourrait encore
devenir Tobjet de quelque enthousiasme élégant; on pourrait en
iiaiire un motif de phrases aimables. MaisM.Frémy nous enlève en-
c6re cette dernière ressource ; aucune phrase faitcf d'avance ne
peut s'appliquer à son roman ; il va donner au vulgaire des lec-
teurs une fatigue étrange et à laquelle ils ne sont guère accou-
tumés. Ces pauvres lecteurs ne pourront plus se dire, en lisant
le livre : C'est comme tel roman ou comme tel autre, ce qui fa-
cilite notablement le travail de rintelligence; ils seront obligés de
se faire cette question : Un tel être est-il dans la nature? Et, à
supposer qu'il existe quelquefois, fallait-il en faire l'homme heu-
reux d'un roman? celui sur qui rouie tout l'intérêt?
Une jeune fille, appartenant à une famille très-riche de la
haute banque et élevée par un père homme d'esprit, est de -
mandée par une tante qui habile les montagnes du Dauphiné, à
cent quarante lieuesde Paris. Depuis l'administration de LouisXl,
S40 ŒUVRES POSTHUMES OB STENDHAL.
lion DMphin, et k peu près révolté contre son père, ce pays
de Daiophiné est resté «ne demi-républiqae; on ne s^y sonmet
guère aax vérilés qui arrivent toutes faites de Paris. Dans ces
montagnes, couvertes de neige six mois de i*année, comme on
est sans occupation, ou s'amuse k faire ses idées, on a le mal-
heur d'être original.
MademoiseUe Berthe de Belsonne prend, auprès de sa tante,
la fort mauvaise habitude d'examiner un peu ce qu*on lui dit et
de n'ajouter qu'une foi médiocre aux exagérations de tontes
sortes qui forment le Credo de la haute société ; mais la nature
a donné à mademoiselle Berthe un cœur facile à émouvoir, un
esprit qui ne se repose pas paresseusement dans le doute et
rignorjnce, une tète vive. Tout cela, joint aux idées que lui
inspirent les belles solitudes du Dauph'mé, la jettent dans un
défaut de bien mauvais ton, pour une belle demoiselle à qui sa
tante laisse une dot d*un million : Elle a de VespriL
Une conséquence bien naturelle, mais bien fatale, c'est qu'dle
n'est point enrayée de reconnaître, d'avouer pour son cousin
germain Olivier, un petit jeune homme bien pauvre et, qui plus
est, bien étiolé par la pauvreté, qu'elle trouve à Grenoble secré-
taire du général commandant le département.
M. de Belsonne, le père de Berthe, cet homme riche, si bien
apparenté, si répandu à Paris, qui a mille moyens de mettre son
neven sur le chemin de la fortune, le voyant timide, pénétré
du malheur db sa pauvreté, dépourvu de grâces, se montre fort
mauvais parent et accable de duretés ce pauvre diable, lequd a
le dé&ut de se présenter dans un salon avec un habit mal fait et
d*y garder un silence triste, ou d*y dire des choses singulières,
qui font tache dans la conversation, qui obligent à penser pour
y répondre et qui, quelquefois, tendent à jeter le blâme sur des
usages reçus dans la société, même sur des actions de gens
riches, et enfin arrivent souvent jusqu'à appeler le doute sur
Padmiration que l'on doit au gouvernement. Car M. de Belsonner
comme tous les hoçimes qui veulent faire une belle fortune ou
l'augmenter, e&i jmte-milxeu enragé.
Qu'on juge des opinions de M. de Belsonne, il sollicite presque
une recette générale !
LETTRES A SES AMIS. 241
Ses deux filles atoëes sont richement mariées ; Time à M. ...,
agent de change célèbre et surtout gastronome habile ; la se-
conde à quelque chose de plus vulgaire encore, un juge de je
aesais quel tribunal, grand amateur de tulipes et d'horticulture.
M. de Belsonne, malgré son adoration pour le convenable, ne
peut s'empêcher de s'ennuyer avec ses gendres et même de les
iiiq>riser un peu. Leurs femmes ont d'excellentes manières,
mais, peu à peu, comme il n'arrive que trop souvent, ont oublié
l'éducation de la maison paternelle et pris les idées et les façons
de parler de leurs maris.
M. de Belsonne est malade de la vulgarité de tout ce qui l'en-
toure dans le magnifique château de Belsonne, qu'il a fait bâtir
sur les bords de lar forêt de Fontainebleau, et où il vit avec toute
la magnificence d'un homme qui a ajouté un nom de terre à
celui reçu de son père, et qui tient à avoir chez lui toute la
noblesse des environs. Cette noblesse, injuste parce qu'elle est
envieuse, ne voit qu'un nouveau Turcaret dans M. de Belsonne,
homme du monde et qui a cent fois plus d'esprit qu'elle.
Ainsi, malgré tous ses avantages et son énorme dépense au
château de Belsonne, où l'on joue l'opéra, M. de Belsonne s'en-
nuie un peu, lorsque, heureusement pour lui, il songe que sa
fille Berthe doit être mariée, car elle va avoir dix-sept ans ; il la
rappelle du Dauphiné; elle arrive; mais tous les personnages
qal affluent dans le salon de son père lui semblent des pou-
pées sans idées et assez ennuyeux. Quand son père lui dit : « Je
vous marierai comme vos sœurs, et vous serez aussi brillante et
aussi heureuse qu'elles, — Dieu m'en garde, répond Berthe ; je
veux aimer ou, du moins, respecter mon mari ; or ces mes-
sieurs me font bâiller rien qu'à les voir se promener gravement
dans le parterre. Â quoi bon me marier? Mon père, je suis heu-
reuse auprès de vous, tout le monde me comble d'attentions,
car on sait que j'ai un million de dot; continuons à vivre
ainsi. •
M. de Belsonne blâme sa fille tout haut; mais, quoi qu'il en
dise, ceite pensée libre, fière et au fond raisonnable, l'intéresse
et lui plaît. Il ne peut se dissimuler que messieurs ses gendres,
leurs fenunes et tout ce qui les environne ne soient un peufas*
^12 lEUVUES POSTlidMKâ DE STËNDltÂL.
Udietix, uu peu plaCs, un peu vulgaires. Malgré Thorreur que
leur fait ce mot fatal» c'est, à propreraeot parler, leur enfer.
Peu à peu M. de Belsonne s'attache à sa fille Berthe; il &it
avec elle de longues promenades dans son parc. Il y a beaucoup
de choses fines et noblement pensées en cet endroit du ro-
man.
Un M. de Gaulthier, fort riche et appartenant à une dés plus
nobles familles du faubourg Saint-Germain^ est venu voir jouer
le Don Juan de Mozart, que les filles de M. de Belsonnc ont en-
trepris de chanter, et Dieu sait comme. Ce M. le comte de Gaul-
ihier est le plus honnête homme du monde; simple, sans affec-
tation^ il n*a point sur de certains sujets les façons dépenser
exagérées que sa haute naissance pourrait 4aire craindre. Il a
assez d'esprit pour voir que Berlhe est un être fort différent de
ses sœurs, un être auquel il serait bien doux d'inspirer un sen-
timent de prëfcrence, un être auprès duquel il serait impossible
de connaître l'ennui, si l'on parvenait à intéresser son cœur.
Il est éperduroent amoureux ; Berthe répond avec simplicité et
sans l'ombre de l'affectation et de la coquetterie à des sentunents
qui l'honorent) mais qu'elle ne partage en aucune façon. Aux
manières près, qui sont distinguées et fort nobles, M. le comte
de Gaulthter, avec ses deux cent mille livres de rente et les por-
traits de ses aïeux, qui sont allés aux croisades, lui semble aussi
insignifiant que son beau-frère. Pagcnt de change, ou que son
autre beau*frère le juge, lequel vient de faire construire une
serre qui a coulé quatre-vingt raille francs, et qui en étourdit
tout le monde.
On voit que Tauteur connaît le monde et sait le peindre
avec vérité et franchise, chose qui me semble uu peu plus diffi-
cile que de décrire la façon de vivre d'un seigneur anglais du
treizième siècle, ou le passage cfarmes, ptès ctÂshbf de la Zou-
che (Ivanhoé). Le moindre défaut de ces peintures des habitudes
sociales du treizième siècle est une fausseté complète et ridicule.
Ces héros si brusques, si égoïstes, si grossiers, si profondément
raisonnables de ce siècle de fer, dans lequel la moindre erreur
de calcul pouvait être punie de mort, sont remplacés paf des
êtres factices, tout pétris de la générosité du dix-huitiëme siè-
Lk;ttrës a siâs amis. 24S
cle et doul Tiiûique afTuire semble être d'exagérer la grimace
terrible qu'ils doivent [aire, lorsqu'ils paraissent revêtus de
leurs armures.
Le roman contemporain a cette grande difficulté, qu'il faut faire
ressemblant, sous peine de ne trouver de lecteurs que parmi les
abonnés des cabinets littéraires de la dernière classe.
M. Frémy a surmonté très-beureusement la difficulté de pein-
dre les salons de la très-riche bourgeoisie actuelle et le magni-
lique ennui qui les force à écorcher le Don Juati de Mozart. La
représentation de ce chef-d'œuvre au château de Belsonne finit
par un grand bal qui arrive à Timproviste et rappelle le sou-
rire sur tous les visages, allongés par trois heures de mauvaise
musique.
Tout allait au mieux, lorsque, vers les onze heures, parut dans
le salon un grand jeune homme qui, avec une mine triste et in-
connue, osait montrer un habit fait en province et des bottes»
au milieu des toilettes les plus fraîches et les plus savantes. Cet
inconnu qui n'avait de remarquable que des -yeux singuliers,
erra quelque temps dans le bal, cherchant M. de Belsonne;
il le trouva à la fin et en fut reçu plus que froidemeut. Sa mine
singulière devint plus sombre encore ; tout le moude le regar*
dait avec étonnement; l'inconnu qui, quoique fort brave, ainsi
qu'il ne le prouvera que trop, avait le malheur d'être timide» se
sauva au jardin. C'était Olivier le Prieur, ce petit cousin» secré»
taire du général commandant à Grenoble. La noble Berihe, in-
dignée du traitement que son père vient d'infliger à un parent,
qui n'a d'autre tort que celui d'être pauvre, s'excuse auprès de
M. de Gaulthier qui devait dans.er avec elle le galop suivant
et court au jardin. Elle y trouve Olivier, qui la reçoit mal.
«Que venez -vous faire ici? retournez auprès de ces gens
heureux, dont j'ai eu le tort d'approcher.
— Vous souffrez, je le vois, rentrons, nous danserons en-
semble.
— Je le vois, ma cousine, vous vous figurez comprendre
quelque chose aux impressions d'autrui, au mal que le monde
peut me faire! Mais, si vous compreniez mon cœur, comment
insisteriez-vous pour me faire rentrer à ce bal? Ne voyez-vous
Mé ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
pas fMfy sais déplacé? Qu'aide à y iiûre, moi qui ne sois rien,
Boi paiaTTe ei bien pins qne pauvre, an miliea de ces geps cou-
Tcrts de cordons, qni tons peavent parler de leur fonone, de
leurs cbcTanx, de leors titres! moi qni n'ai pas même on habit
cooveoable. Comprenez-Tons ce genre de malbenr, osez-TOOs
rabaisser jnsqae-là votre imagination, yoos fille d'nn milUon-
naire, d millionnaire vous-même! Non, laissei-moi, fuyez, lais-
sez-moi seul avec mon malheur.
^ Rentrez, je ne danserai qu'avec vous; toute la soirée je ne
parierai qu^à vous.
— Non, ce que vous voulez &iire là est beaucoup trop pour
vous et pour moi; j'en suis reconnaissant, mais je ne saurais
accepter. Songez donc que je n'aurais rien à vous offrir en
échange...
— En échange ! qud mot ! j'admets tout, Olivier ; j'admets qae
le monde vous repousse : mais, dites-moi, est-ce que je n'ai
pas toujours été la même pour vous? Quand vous avez souffert,
je suis accourue; quand on vous a attaqué je vous ai défendu;
vous souffrez, me voici, j'accours.
^ Et c'est .précisément cette affection qui m'a perdu ; vous
voyez devant vous un être indigne de vous parler. Après votre
départ de Grenoble, malheureux, abandonné de tous, sans uo
seul ami au monde, je me suis figuré que je retrouverais un peu
de tranquillité auprès de ma protectrice; j'ai voulu venir à Paris,
je n'ai osé vous écrire; savez-vous à quel accès de bassesse je
suis descendu? J'ai volé six louis dans le secrétaire du général,
et me voici. »
Les scènes qni suivent cet aveu fatal peuvent compter parmi
es plus belles qu'ait présentées le roman moderne. M. Frcmy a
osé être vrai, et il en a été récompensé. Nulle part son style n'est
plus simple et plus touchant; sa plume trouve toujours le moi
vrai^ passionné, naturd.
Malgré l'horreur pour le vol et son habit fait à Grenoble, sa
couàne finit par l'aimer, par le lui dire la première. Dès qu'elle
est enivrée par ce sentiment, le premier qu'elle ait éprouvé,
H. le comte de Gaulthi^, avec ses richesses, ses aïeux, sou im-
mense considération, ses sentimenis honnêtes et doux, parait à
LETTBES Â SES âMIS. ^S
Berihe le plus ennuyeux des hommes. L'être choisi entre tous
pour lui donner une existence semblable à celle de ses sœurs
ne saurait convenir à un cœur de celte trempe.
a Le bonheur de mes sœurs me fait bâiller et prendre la for-
tune en horreur, » dit-elle un jour à M. de Belsonne, son père,
qui lui décrit le genre de vie dont elle jouira lorsqu'elle sera
comtesse de Gaultbier.
Berihe proteste qu'elle n'aimera jamais qu'Olivier. M. de Bel-
sonne juge de sa fille par tous les cœurs de femme qu'il voit
dans son salon.
€ Eh bien, ma fille; une fois mariée et bien mariée, qui songe
à Yous interdire les douceurs de l'amitié? Qui vous empêche de
recevoir Olivier?
— Quoi, mon père! s'écria Berthe. » Et elle est pénétrée d'in-
dignation.
Cette Glle généreuse porte jusqu'à l'enthousiasme les senti-
ments nobles et désintéressés, et pourtant Olivier, sans jamais
chercher à la séduire, bien au contraire, eu lui adressant tou-
jours des remarques critiques sur ses actions, la fait tomber dans
les erreurs les plus étranges ; il est vrai qu'il ne s'épargne pas
dans l'occasion, et qu'il périt noblement, au moment où il allait
assurer le bonheur de son amie. Je ne chercherai point à vous
faire entrevoir quelques-unes de ces aventures étranges. Le ro-
man, ce mélange singulier de satire piquante et de tendresse
louchante, veut être lu avec curiosité.
Je vais maintenant faire la part de la critique. C'est un incon*
vénient, quand le style, par sa beauté scintillante, par son esprit
de tous les moments, vient se faire remarquer, c'est-à-dire
cherche à distraire le lecteur de l'attention qu'il accordait au
fond des choses. Au seizième siècle, ces concetti, cet esprit
dans les mots fit la gloire et la fausse gloire de l'Italie.
Encore aujourd'hui, ce style impérieux qui réveille le lecteur
malgré lui est charmant et même nécessaire pour un article de
journal ; il fait lire trois pages avec un plaisir vif; mais il fati-
gue à la dixième ; c'est un valet chargé d'une commission et
qui, au lieu de rapporter nettement ce dont son maître l'a
chargé, veut être aimable et jette de l'obscurité sur ce qu'il doit
n. 14
24<i (KUYUES POSTHUMES DE STENDllÂL
dire. Je conseillerais à M. Frémy d'oser confier ses pensées à
un style plus simple. Un homme de la bonne compagnie est sûr
de rattentîon qu'on lui accorde, il n'a aucun besoin de forcer
les nuances pour capter, comme par force, Tattention des p^-
sonnes qui Tenlourent. Sa conversation est absolument le c<»i-
traire de la conversation du café, où la personne qui parle doit
avoir recours à toutes les originalités du monde, plutôt que de
laisser languir l'attention; comme un saltimbanque, il doit la
réveiller sans cesse ; pour lui, aucun contraste n'est trop fort, le
pauvre diable doit tout faire, afin de raccrocher à chaque instdbt
celte attention qui lui échappe. Le public est accoutumé à ce
style fardé, excessif, et il est vrai qu'il faut un grand courage
pour oser être simple, presque autant que pour oser être soL
Une réflexion devrait encourager M. Frémy dans la carrière
où il débute avec éclat : la société que nous voyons passer au
bois de Boulogne, dans ces voilures au vernis si brillant, se di-
vise tous les jours davantage en deux classes fort distinctes :
les gens riches dont le père lisait Voltaire vers 1785, et les
gens riches qui sont nés avec quarante ccus de rente. Ces der-
niers ont bien plus de savoir faire et souvent même plus d'es-
prit; mais le ciel, parmi tant d'avantages, leur a refusé Tintelli-
gence des choses littéraires ; c'est que VespriL de conduite tue
V esprit, V esprit blesse souvent le voisin; dans tous les cas, il
fait faire attention à vous, il vous empêche de vous glisser ina-
perçu dans les belles positions. Un Busse d'infiniment d'esprit
ne disâit*il pas ces jours passés : A t^aris, Vesprit amusant est
en raison inverse de Vargent possédé,,
Il faut choisir : plaire à la bonne compagnie qui goûte le style
de M. de Lamennais ^ ou plaire à ces gens riches qui trouvent
toujours quelque obscurité dans les premières scènes des char-
mantes comédies de M. Scribe, et ne les comprennent bien qu'à
la troisième représentation. Autrefois les farces de Piron et de
Golié étaient jugées par la meilleure compagnie ; elle n'avait pas
peur, celle-là, qui ne songeait pas à son origine, d'applaudir à
des choses basses, ou dénuées d'esprit. 11 faut à chaque instani
répéter cette vieille phrase, qui domine tout dans la littérature
actuelle.
LETTRES A SES AMIS. 247
Le jour immortel où M. Fabbé Sieyès pnblia son pamphlet
inlitulé : Qu'est-ce que le tien état? Nous sommes à genoux,
levons-nous; il croyait attaquer Taristocratie politique, il créait,
sans le savoir, Tarislocratie littéraire. Celle -ci ose encore aimer
les phrases simples et les pensées naturelles.
GGXXKIII
A MADAME L..., POUR SON ROMAN.
Paris, le 17 mars 1837.
Madame,
Je résiste depuis quelques jours à l'envie, un peu hasardée,
j*en conviens, de vous soumettre une idée parfaitement hoimète
pour le fond comme pour la forme. Ainsi n*ayez pas peur, et
ne craignez pas la réputation de singularité dont je jouis à tort,
ce me semble ; ce qui n'empêche point que mon idée ne soit
peut-être ridicule.
Il me semble que nous avons tous les deux une route h faire.
Cette route est à peu près dans la même direction ; seulement
vous allez plus loin que moi. Voudriez-vous accepter un com-
pagnon de voyage, une espèce de majordome chargé de com-
mander les chevaux de poste, et, au besoin, de les monter?
Le ridicule, c'est que ce courrier a dépassé de beaucoup l'âge
auquel on monte à cheval avec grâce ; son unique mérite serait
de vous épargner la peine de parler vous-même aux postil-
lons. Cet écuyer cavalcadour a un peu peur de vous, sans quoi il
vous eût proposé de vive voix Tassociation pour le voyage. Le
mal, rinconvénieot majeur, c'est que cette association porte un
trop beau nom, un nom romanesque, qui convient peut-être
encore un peu à mon caractère, mais qui fait un disparate cruel
avec le nombre des écus que j*ai à dépenser en voyages, avec le
nombre des années, etc., etc.
248 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDUAL.
Pesez tout cela daos votre sagesse, madame, et croyei à Fin-
térél que je prendrai toujours, majordome ou non, an voyage
d'une femme aimable et douée d'un caractère digne et ferme.
Je crois que madame M... connaît mieu^c le majordome qui se
présente qu'il ne se connaît lui-même. Ceci n^est donc point un
secret pour elle ni pour la belle Clara ; il vaut mieux, ce me
semble, que le reste de l'univers Tignore à jamais.
Je suis, avec un véritable respect, madame, votre très-hum-
ble et très-obéissant serviteur.
G. DE Setssel.
Agé de cinquante-trois ans.
RÉPONSE.
n paraît, monsieur, que nous avons des idées analogues sur
le style ; j'en juge par le vif plaisir que viennent de me faire les
sept premières pages du }londe comme il est.
M. Fox disait que le premier plaisir du monde était de jouer
et de gagner, le second de jouer et de perdre. Mon goût vif
pour la littérature va plus loin ; je trouve que le premier plaisir,
après celui d'écrire, est celui de lire une critique de bonne foi.
Les phrases louangeuses, fussent-elles de Voltaire, ne me sem-
blent donner qu'un plaisir secondaire.
D*après ce beau principe, voici des critiques. Tout au haut de
la page 6, je voudrais lire :
« Qu'elle défend à ceux qui Tignorent ; la peur quUls ont de
blesser le bel usage devient ridicule... »
. A la seizième ligne de la même page 6, je voudrais mettre :
« L'esprit de société est de sa nature casanier ; ce qui ne peut
se dire, ce me semble, de Tesprit en général, de l'esprit de
Montesquieu, Voltaire, » etc.
Troisième critique. Ce commencement est de VEspnt des lois
de la société. J'aimerais mieux commencer par des idées phy-
siques et très-claires, par la description des bords de TOrne que
je brûle de voir. Les idées profondes et abstraites mettent, ce me
semble, le lecteur sur ses gardes, chose fatale au commence-
ment d*un conte, qui exige toujours un peu de crédulité.
LETTRES Â SES ÀMiS. 219
Je respecte trop vos prëparaiifs de voyage pour ne pas vous
supplier, monsieur, de ne m'hqnorer d'aucune réponse, el j'ai
on tel dégoût des autographes, que je vous prie de me permeiire
de Yous présenter les sentiments les plus distingués de 0'
ccxxxiv
A MONSIEUR A... C. , A ROME.
Paris, le IJ. juillet 1837.
Cher ami, j*ai été absent pendant six semaines; à mon re-
tour j'ouvre voire lettre ; vous devez me croire mort ou bien
oublieux; ni Fun ni l'autre.
Je me souviens fort bien que je voulus vous écrire le jour de
l'ouverture de l'exposition ; mais je fus tellement navré par la
triste vue d'une médiocrité aussi générale, que je n'en eus pas la
force; je n'aurais voulu accepter, si on me les avait donnés en
cadeau, que quelques paysages; par exemple, la Vue de Dinan,
par M. Dagnau. Le Charles /" et \eStrafford de M. Delarochene
sont que des tableaux de genre vus au microscope ; ils ont eu
beaucoup de succès dans le grand monde ; c'est qu'il s'est re-
connu dans les personnages de M. Delaroche ; ils sont vêtus
avec la plus grande recherche, et leurs figures n'annoncent au-
cune énergie. L'énergie, dans tous les genres, est la bêle noire de
la bonne compagnie ; elle a été enchantée du salon, parce qu'elle
n'y trouvait aucun de ces essais hardis qui annoncent de Téner-
gie. On veut, toutefois, une certaine élégance et de l'esprit.
On a trouvé fort plat le grand tableau de M. Signol, qui, dit-on,
cherche à se concilier les suffrages des dévots.
On a trouvé le Saint Clair de M. Flandrin une chute immense;
après les envieux du Dante, c'était mon jugement de Rome. On
n'a pas daigné regarder l'immense tableau de M. Tassy; on s'est
surtout moqué de son portique de restaurateur nouvellement ba-
14
250 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
digeonné. Court a fait de bons portraits. M. Duboffe peint les
duchesses comme si elles étaient des fiHes ; peut-être ne se
trompe-t-il pas. H a martyrisé la Ggure du général Athalin, fort
ressemblant d'ailleurs ; jamais on n'a appliqué la couleur sur
une toile avec plus de négligence : un aveugle, en passant la
main, croirait qu'on a voulu peindre des montagnes.
Trois ou quatre Allemands ont paru au Salon ; Tun d'eux, qui
s'appelle à peu près Winterhalter, a peint le Décam^ron ; huit
jolies femmes et deux hommes assis sur le gazon, dans une villa
près de San Miniato. Gela ressemble à un éventail ; le paysage
est fort ressemblant. M. Paturle a acheté cela huit mille francs.
On a estimé les trois autres Allemands ; mais leur couleur est
trop laide, tout est gris; il en est de même du Christ de
M. Scheffer ; cela a l'air d'une esquisse fort terne et fort grise de
quelque élève de Paul Véronèse. M. le duc d'Orléans a acheté ce
tableau pour la chapelle luthérienne de madame la duchesse
d'Orléans, aux Tuileries.
Dans ce moment, on est fou de l'école espagnole ; on méprise
assez les écoles d'Italie, et l'on paye fort cher les tableaux fla-
mands. M. Taylor a déployé en Espagne beaucoup d'adresse et
de résolution : à Barcelone, le chef de l'émeute, qui était dans la
rue, est venu lui offrir d'acheter pour dix mille francs les ta«
bleaux d'une église qu'on allait brûler dans deux heures. Ce
chef lui a donné cinquante hommes de l'émeute pour décrocher
les tableaux au plus vite. Quand les happes qui tenaient le
cadre étaient trop difficiles à briser, ou coupait la toile tout près
du cadre, et l'on jetait la toile en bas dans l'église. L'homme de
rémeute avait tant d'estime pour M. Taylor, que, comme celui-ci
voulait le payer, il lui a dit : «c Vous voyez bien que je n'ai pas
le temps de recevoir votre argent ; je reviendrai demain. »
J'ai oublié de vous dire que M. Taylor a rapporté au Louvre
cent vingt tal)leaux espagnols, dont vingt sont des chefs-d'œu-
vre; ils sont de Murillo, Velasquez et Gano ; on y trouve une vé-
rité austère. Ges Espagnols sont admirables pour peindre un
moine qui a peur de l'enfer ; les plis mêmes de sa robe vous don-
nent cette idée; du reste, jamais de beau idéal. Ces tableaux
ont coûté un million an roi, qui, dit-on, a voulu donner une
LETTUES A SES AMIS. 251
gratification de soixante mille francs à M. Taylor, qui a refusé.
Quand M. Taylor avait acheté des tableaux en Espagne, il les
faisait emballer dans de la laine, et disait à tous les corps de
garde qu'il rencontrait que ses ballots contenaient de la laine ;
il payait successivement tribut aux cbristinos et aux carlistes.
Arrivé à la frontière, il était obligé de faire sortir ces ballots de
laine en contrebande.
M. Taylor raconte que Ton trouve souvent en Espagne des
couvents qui contenaient deux cents moines il y a trois ans,
mais qui maintenant n*en ont plus que cinquante, encore ces
cinquante meurent de faim ; ou oublie de leur payer leurs pen-
sions, et ils vendent, sans aucun scrupule, les tableaux de leur
église.
M. Aguado, qui maintenant est marquis de las Marismas, a
formé une galerie de tableaux dont son portier remet la liste
aux personnes qui ont des billets de M. Aguado. Gotie liste an-
nonce : six Gorrége, bui^Raphaël, etc., c*est-à-dire qu'il n'y a
ni Gorrége, ni Rapbaêl, mais huit ou dix tableaux espagnols
fort remarquables.
CCXXXV
A MADAME J.... G...., A SAINT-DEMS.
Paris, le 20 décembre 1837.
Il ne faut pas montrer du bonbon à un enfant, et puis lui dire :
Tu n*cn auras pas. Quand je suis auprès de cette dame dont vous
me parlez, ma chère Jules, je pense au bonbon, et je ne trouve
rien à dire sur autre chose.
Quoique j'écrive indignement, je me permettrai de me plain-
dre de votre écriture. Je n'ai pu comprendre ce dont madiune
de T.... a de l'inquiétude.
S9t ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
J*ai UQ ami à Pise, je lui écrirai dès que je pourrai me rappe-
1er son nom.
C'est un grand et beau niais, parfaitement honnête et très-
noble, qui yit magnifiquement d*un emploi superbe de quinze
cents francs.
Avertissez-moi quand vous viendrez rue Dupbot; j'y ai passé
cinq ou six fois; toujours : c Ces dames sont en campagne, d
Lisez dans le Journal du Commerce des 16. 17, 18 et i 9 de ce
mois, une relation allemande de Gonstantine, traduite par M. 0...
Gela est sublime, digne de lord Byron. Mille amitiés.
Gdappdt.
C«:XXXV1
ANONSIEOR R.. .C...., A PARIS.
Paris, le 10 jonvier 1838.
Voici de curieux renseignements que j*ai recueillis hier soir,
dans une réunion de gens d*esprit et bien informés de tout ce
qui concerne TAngleterre ; fais-en ton profit et celui des tiens.
Les Anglais ne vivent que d'idées de rang. Leur grande affaire,
celle à laquelle ils songent dix fois par jour, c'est de tâcher de
pénétrer, de se faufiler dans le rang immédiatement supérieur à
celui dans lequel ils vivent. C'est uniquement dans ce but qu'ils
aiment l'argent.
Devinerait-on ce que viennent de faire sept frères, fils d'un
riche négociant qui a six millions? Chez nous, chacun songerait
k ses plaisirs et calculerait, ceux qui songent à l'argent du
moins, qu'un jour il aurait une fortune de près de neuf cent
mille francs. Que les préoccapations des frères anglais sont dif-
férentes I Les six cadets veulent être les younger brothers^ d'une
* I.C8 frères cadets.
LETTRES À SES AMIS. 253
■
grande &mille et supplient leur père de fonder un majorai de
cinq millions en faveur du frère aine.
Le père n est point étonné ; mais, en homme raisonnable, il
les engage à aller, chacun de son côté, dans de peliles villes, à
trente ou quarante lieues de celle qu'il habite, et, de là, de lui
écrire chacun une lettre, après une semaine de réflexion. Les
lettres, contenant la prière en faveur du majorai, arrLvèrect
le même jour, et le lendemain le père commença les dénaarches
nécessaires pour le fonder. Ce père est mort, et le fils aîné jouit
d'une fortune de six millions ; chacun des cadets a sept mille
francs de rente.
Le cœur humain éprouve un vif sentiment d'attendrissement
quand il voit le pouvoir qui, d'un mot, pourrait le rendre
parfaitement heureux, réuni à toutes les apparences de la grâce
et de la faiblesse.
De là les folies des Anglais à la vue de leur reine Victoria,
sentiment absolument incompréhensible pour l'immense majo-
rité des Français. Jugeaut d'après ce qui se passe chez nous, ils
croient que l'Anglais enthousiaste de la jeune reine est bas et
servile, et demande une place.
Pas du tout; cet Anglais est immensément riche el serait bien
attrapé si on lui donnait une place de trente mille francs à la
poste ou dans les douanes.
Mais, quoique n'ayant aucun espoir, l'Anglais sent que cette
jeune fille pourrait changer son rang.
Depuis trente ans, il ne s'agit plus tant du titre de sir pour
un homme qui donne à sa femme celui de milady. Le rang
est devenu une chose plus compliquée, plus difficile à at-
teindre.
Tel lord qui est marquis sera malheureux toute sa vie, parce
réellement il n'a pas dans la haute société le rang d'un autre
pair qui n'est que baron. Ceci serait long à expliquer et pour-
rait rester inintelligible.
354 ŒUVRES POSTHUMES BE STENDHAL.
CCXXXVII
AHOIISUSUBG.... C..., APAUS^
Paris, le 20 janvier 1838.
m
Je VOUS répéterai, monsieur, ce que lord Byron m'écrivait ;
jevous donnerai mon avis, Though unasked. Madame Emilie a
eu la bouté de me lire quelques pages de votre Don Juan, qui
m'a semblé fort bien.
Jevous prie de me permettre de parler avec toute franchise,
car je voudrais vous voir un succès égal à votre mérite réel.
Un homme qui s'appelle don Juan ne doit pas avoir des aven-
tures communes. Le don Juan véritable, c'est le maréchal de
Bais, c'est Genci de Rome. Il ne trouve du plaisir aux choses qui
font plaisir qu'autant qu'il brave l'opinion.
Votre entreprise, monsieur, peut d'autani moins réussir que
le don Juan de lord Byron n'est qu'un Faublas, auquel les alouet-
tes tombent toutes rôties.
Vous trouverez dans les Mélanges tirés cVune grande biblio-
thèque une analyse du procès de Gilles, maréchal de Bais *.
Ne donnez à votre don Juan que des aventures à la hauteur du
caractère de Gilles de Rais. ^
La grande réputation de lord Byron et la beauté scintillante
de ses vers ont déguisé la faiblesse de son Don Juan. Goethe a
donné le diable pour ami au docteur Faust, et avec un si puis-
sant auxiliaire, Faust fait ce que nous avons tous fait à vingt
ans, il séduit une modiste.
Tâchez, monsieur, de trouver des actions qui portent en elles
* M. G. G... avait communiqué à Beyie le premier chant d'une suite au
Don Juan de lord Byron, en lui demandant ses observations et ses criti-
ques. Ce chant a paru dans le journal YHluatrationy mai i843. (R. G.)
* Gilles de Laval, maréchal de Rais ou Retz.
LETTRES À SES ÂHIS. 255
mêmes un profond senlîroenl de bravade pour ce que le com-
mun des hommes respecle.
Je disais à madame Emilie : don Juan vient en France. IM se
trouvait dans certaine chambre du palais au moment où, le 5 oc-
tobre 1789, le peuple fit irruption dans le château de Versailles.
Don Juan y courut le plus grand danger ; il avait un petit pisto-
let de poche ; un patriote le découvrit dans le réduit où il se
tenait caché ; don Juan lui met le canon de son pistolet dans
Toreille et le tue. Il le dépouille, se revêt de ses habits, ressort
du cabinet et poussant les cris de la canaille, peu à peu il gagne
lu porte du palais et se sauve.
Un portier est assassiné, on lui vole quatre mille cinq cents
francs qu'il avait touchés pour les loyers de la grande maison
possédée rue Saint-Honoré par le duc de R.... Don Juan est pris
pour ce voleur ignoble ; il est condamné et consolé dans son
cachot par un prêtre hypocrite et par une grande dame catin ;
il se fait guillotiner avec beaucoup de courage et de simplicité;
il est dégoûté de braver les hommes à force de les mépriser.
Pour monter votre voix au ton convenable, vous pourriez,
monsieur, relire Tarticle Gilles de Rais, de la biographie de cet
hypocrite de M» Michaud, Geaci et le procès dudit maréchal de
Rais.
Servez-vous du français employé dans les traductions de
MM. de Port-Royal, publiées vers 1660. Selon eux on ne doit pas
avoir une passion au cœur ; ils disent dans le cœur. C'est le
Charivari qui dit au cœur. Le Ckarivaii est admirable lorsqu'il
fait rire, et non par son style prétentieux. •
Tous ces raisonnements écrits à la hâte, en sortant de chet
madame Emilie, vous montreront, monsieur^ combien je dési^
rerats pour vous un beau succès» Soyez sûr que le don Juan de
lord Byron n'est qu'un Faublas ; donnez des actions singulières
au vôtre.
Agréez, monsieur^ Thommage de mes sentiments les plus
distingués.
Dui\ÀND-ftoBET.
* Le don Juiin aUquel Rbylc fait allusion est le duc de Uuzun^ oondahitl
SS6 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CCXXXVlfl
▲ MONSIEUB G.... C..,, A TARIS.
Paris, le 19 février 1838.
Mille excuses da retard, monsieur ; il faut être moaié pour
lire ces choses-là-
Il y a inGniment d'esprit dans celte imitation; vous trouverez
en marge le détail des observations.
Je vous dirai franchement, monsieur, que pour faire un livre
qui ait la chance de trouver quatre mille lecteurs, il £aut :
1° Etudier deux ans le français dans les livres composés avant
1700. Je n^exceptc que le marquis de Saint-Simon.
2° Étudier la vérité des idées dans Bentham ou dans VEsprit
d'Helvétius, et dans cent un volumes de Mémoires, Gourvilie,
madame de Motteville, d*Âubigné, etc.
Dans un roman, dès la deuxième page, il faut dire du nou-
veau, "ou, du moins, de ïindividuel, sur le site où se passe
Taction.
Dès la sixième page, ou, tout au -plus la huitième, il faut des
aventures.
Les enrichis donnent de l'énergie à la bonne compagnie,
comme au onzième siècle les barbares à ce qui restait de Rome.
Nous sommes bien loin de la fadeur du règne de Louis XVL
Alors la façon de conter pouvait remporter sur le fond ; aujour^
d'hui c'est le contraire.
Lisez le procès de Gilles de Laval, maréchal de Retz, à la Bi-
bliothèque royale ; inventez des aventures de cette énergie.
Mille compliments, monsieur.
CAUHAbTlR.
à mort par le tribunal révolutionnaire, le 1" janvier 1794; il portait alors
le nom de duc de Biron. Ses mémoires, en 1 volume in-8*, ont para en
18i2. (R. C.)
LETTRES À SES AMIS. 257
GGXXXIX
A MONSIEUR D... F..., A PARIS.
Bordeaux, le 24 mars 1838.
Votre lettre m'a fait le plus grand plaisir et a donné la paix à
la folle delà maison» I^'image du vicomte D , bâtonnë par
le G , est plaisante.
Depuis huit jours. Je suis persécuté par la pluie. Par bonheur»
j'ai trouvé ici un ami, non pas un ami grave qui ne rend pas
de services, mais on ami gai, qui me fait dîner avec les jolies
femmes du pays. Je ne savais pas ce que c'est que le vin de
Bordeaux avant ce voyage. On le mêle à un tiers de vin de PEr-
ittitage, avant de renvoyer en Angleterre ou ailleurs. Le vérita-
ble bordeaux a un bouquet étonnant , et est moins coné que ce
que nous connaissons de ce nom.
Ob me dit ici : « Que feriez-vous avec cette pluie à Bayonne? »
Il y a toQS^les soirs un spectacle agréable, à l'un des deux théâ-
tres. — Excellente auberge chez Baron, sans bruit. Gomme
j'arrivsâs à quatre heures du matin, le faquin frappa assez fort.
< Ile frappez donc pas ainsi, dit le portier; cela s'entend au
quatrième étage tout comme ici. » Gela me donna une excel-
lente idée dé la maison Baron. Il y sent le graillon, parce que la
caîsinière a une porte sur Tescalier.
Anfoulème est située sur une montagne ; vue superbe de la
promenade. Là, les femmes commencent à avoir des yeux di-
vins, des nez dessinés avec hardiesse, sans être trop grands, et
des fronts admirables, lisses, sereins, en un mot, la race ibère
est évidente.
Je m*amuse à faire, c'est-à-dire à écrire le voyage du Midi.
Si vos lettres continuent à mç tranquilliser, je verrai Toulouse,
Montpellier, Avignon et Grenoble.
Les gens de Bordeaux ne sont nullement hypocrites, ils ne
II. 15
958 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL
songent qu'à la vie physique. M. Ravez s*esi remis à faire Tavo-
cat et gagoe beaucoup d'argent. Le P a retrouvé ici le
mépris dont il jouissait avant ses grandeurs; il vit dans un châ-
teau humide sur la rivière, à deux heures dlci. — Beaucoup
d%pagnols riches, qui ornent les églises. Do reste, rien pour
les arts à Bordeaux. — Très-jolies filles; il y en a à deux cents
francs, par bonté.
Adieu, cher ami, soyez convaincu de mon extrême recon-
naissance ; je pense bien souvent à vous et aux deux Espagnoles
de douze an^.
CCXL
A MONSIEUR D«.. F..., A PARIS.
Strasbourg, le 2 jaiUel 1838.
&ï j^avais trouvé ici le moindre mot de vous, je serais parti
pour Paris ; car mon ardeur voyageuse est bien affaiblie. La
goutte est venue à Berne, elle a sévi à BâlCi où j'ai été empri-
sonné par elle. J'ai voulu voir ce qui reste de la fameuse danse
des inortSt h CAihédr^Xe, les admirables ilolbein; j*ai fait des
efforts inouïs» suivis d'une journée abominable, dans la diligence
de Bàle ici. — La chaleur est venue aujourd'hui après huit
jours d'hiver; je sors» mais c'est tout à fait impossible de mon-
ter à la célèbre tour ( la plus élevée du monde ; elle a quatre
cent trente-sept pieds et demi, et Saint-Pierre de Rome seule-
ment quatre cent vingl-huil).
Ma figure dans la rue, marchant à l'aide d'une canne et ju-
tant quand le pied gauche heurte à quelque pavé pointu^ doit
faire rire les Strasbourgeois ; mais je ne suis connu depersonne^
Donc, je rentrerais à Paris avec le plus grand plaisir; cepen-
dant, je suis si près de la sublime église de Cologne ! Deux jours,
et encore par bateau à vapeur | c'est humide^ mais au moins ça
LëTÎRËS â ses AiJIS. 259
ne fatigue pas I Les commis, aidés de mon naturel imprudent,
uniront par me reléguer à Civita-Vecchia ou, ce qui est pis, par
me reléguer dans la pauvreté. Jamais je ne verrai Cologne. Moi,
j*aime le beau; c'est mon faible, auquel je sacriûe, comme vous
voyez, prudence et santé. Dieu sait ce que fera Thumidité du
Rhin!
Demain, 5 juillet, à Bade; le 5 juillet je reviens à Kehl, pren-
dre le bateau à vapeur ; le 6 on couche à Mayence à terre, le 7 à
Cologne; le 9 je serai à Bruxelles, en faisant vingt-sept lieues
par le chemin de fer de Liège audit Bruxelles. .Un jour pour
les tableaux de Rubens, et le 11 ou le 12 je pars pour Paris.
Le brave Colomb m'écrit qu'à cause de moi vous n'osez plus
aller voir cet homme aimable ; il prend cette excuse de votre
paresse au sérieux, comme s'il était question, s'il pouvait être
question de mentir avec un homme qu'on aime, sous prétexte
qu'il est ministre.
 M. Dijon, on dit : « 11 est à Cologne et sera à Paris dans
huit jours. i>
Le degré de comédie que vous croyez, avec raison ^ nécessaire
pour les visites, fait qu'elles vous deviennent des corvées, et vous
prenez poar prétexte l'incertitude sur ce qu'il faut dire de moi :
à M. Dijon la vérité; aux vieux marquis et aulres impuissants
malveillants : « 11 est allé à Grenoble pour affaires d'intérêt, il
n'y avait pas paru depuis dix ans. » Que fait, au fond, à cet
homme aimable> qui n'emploie pas cette belle plume que j'ai
reçue du ciel, comme vous voyez, que je mange mes treize francs
|[)ar jour rue Caumartin ou à Cologne? La malveillance des
Commis ne peut être augmentée ; donc> etc.
J'ai vu l^admirable Prévost à Genève | il a voulu venir me faire
cliet moi une longue visite d'amitié et m'a conseillé Vicbyetles
sangsues de temps en temps; De cinquante-cinq à soixanfe^cinq
ans les hommes gros sont tourmenfés par le sang; puis vient la
tt'anqUillitéi et la vie diminue d'un vingtième tous les ans. Cette
visite de ce vrai philosophe m'a fait plaisir au coeur.
Que li^ouvet-vous d'imprudent dans le Touriste ^? Plaire aux
* Sies mémoires d^un lourUle,
31^ ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
niais en leur prouvaDt pendant sept cents pages qu'ils sont des
niais est ii
CCXLI
A MADAME LA COVTKSSE BE T..., A PARIS.
Paris, le... juillet 1858.
Madame,
Permettez-moi de vous dire ^e j'adore votre courage. Je Tai
appris avec un transport de plaisir dont il est peut'-étre indiscret
de vous faire part, mais qui m'a vivement ému. Soyez convain-
cue, madame, que lorsque le malheur arrive, il n'y a qn'on
moyen de lui casser la pointe, c'est de lui opposer le plus vif
courage. L'âme jouit de sa force, et la regarde, au lieu de re-
garder le malheur, et d'en sentir amèrement tous les détails. H
y a du plaisir à avoir la seule qualité qui ne puisse pas être
imitée par l'hypocrisie, en ce siècle comédien.
Je m'en veux beaucoup de ma paresse qui, seule, m'a empê-
ché, il y a quelques jours, d'aller chercher M. Maurice, qui a eu
la bonté de passer chez moi. Seriez -vous assez bonne, madame,
pour me faire dire quand vous recevrez ?
Je vous prie, madame, d'agréer avec bonté l'hommage du
plus parfait dévouement.
U.B.
P. S, l^tadame, si vous ne connaissez pas Vauvenargues, faites-
vous lire une quarantaine de ses pensées, le soir, avant de ren-
voyer le monde.
LETTRES À SES AMIS. 261
CCXLll V
A MONSIEUR P... F...» A PASSY-LBZ-PARIS ( SEIME).
Paris, le 13aoûl1838.
Madame veuve Derosne, rue Saint-Honoré, au coin de la rue
de FArbre-Sec, vous vendra moyennanl cinq francs, gros comme
deux œufs, du bois de Tarbre mon^sm, réduit en poudre.
Un capitaine américain, se trouvant sur la côte de TAmérique
du Sud, avec la dyssenterie à bord, se fit aimer des sauvages,
qni, voyant sans cesse ses gens culottes bas, lui dirent : « En
deux jours nous guérirons votre équipage. »
La monesia est un astringent qui guérit les coupures. On en
fait un secret, parce qu'on espère guérir le choléra avec la
monesia. Alors on feraii beaucoup de bruit et un charlatanisme
du diable.
Daas mon ardeur à vous obéir, j'ai pris mon papier du mau-
vais c6té ; ce qui me fait songer au quatrain de Palaprat. Le duc
de Vendôme renferma à clef dans un cabinet et lui dit : « Tu
n'en sortiras que lorsque tu auras fait un quatrain pour mon
portrait. »
Cinq minutes après, Palaprat cria : « Monseigneur, c'est fait,
monseigneur, c'est parfait. »
Ou lui ouvre :
Lecteur, vois ce héros
Qui prit la V et Barcelone,
Toutes deui du mauvais c6to.
■
Le duc avait pris Barcelone en forçant un bastion qu'on
croyait inattaquable.
Mais, peut-être, vous connaissez le quatrain.
Tout à vous.
GiUMAIiTiN.
202 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CCXLIII
à NADAME LA COMTESSE DE T..., A S....
Paris (vendredi}, le 2^1 août 1858.
Madame la eoniiesse,
Groirez-vous que je fais encore des folies? Madame Do....
m'avait dit que vous étiez à la campagne, daus un château isolé,
situé dans un fond, entre deux grandes montagnes, et qu'en-
fin le lieu était si sauvage que vous aviez peur. J'ai pensé qa'oa
livre fait par un homme de votre connaissance aurait pour vous
un inlérét de curiosité, qui pourrait vous faire oublier un instant
le vilain pauvre auquel vous aviez refusé la charité.
Je n*ai pas réfléchi que la personne aimable qui vous doone
un concert — chaque soir — n'a pas seize ans.
La présente est donc pour vous prier, madame, d'enfermer
à clef le livre ' dont j'ai pris la liberté de vous faire hommage.
Nous avons un temps affreux à Paris ; hier, pas plus de treize
degrés de Réaumur. — Madame G... est ici, mais je n'ai pa
encore la voir.
C'est une chose étrange que les bayadères : des groupes gra-
cieux comme FAIbane. Le théâtre des Variétés est tout éloDoé
d'une grâce si pure, et le public grossier de Taprès-diner n*a
point de plaisir.
Je lis avec intérêt V Histoire de Louis XUÏ par un M. Ba^in,
que Ton dit ultra. — Tout le monde est ravi de l'échec de Bo-
herl Macaire.
Agréez, madame la comtesse, Thommage de mon respect et
de mon dévouement.
H. BCTLE.
Probablement les Mémoires d'un toun'ftte.
LKTTRKS A SES AMIS. 265
CCXLIV
k MONSIEUR LE DOCTEUR E...<, A PARIS.
Lyon, le 4 septembre i8?)8.
Je vous adresse, mon cher ami, uu remède au suicide* Je le
soumels avec une entière confiance au savant physiologiste dont
les profondes études ont toujours pour ohjet Tamélioration de
lu condition humaine. J'ai composé ce petit traité pour obtenir
un prix de vertu au jugement de l'Académie; pensez-vous que
j^ aie quelque chance?
Je ne crois pas commettre d indiscrétion en racontant la ma-
nière douce et singulière dont j'ai passé la journée hier. Un
des hommes les plus recommaudables de Paris, avec lequel je suis
lié depuis longues années, m'avait chargé de chercher à voir un
sien ami, dont il craignait que la raison ne fût un peu dérangée.
Ce fou prétendu, que je nommerai Lisimon, a été un des hom-
mes de Paris les plus à la mode ; tout à coup il éprouva, il y a
quinze ou vingt ans, les malheurs à peu près les plus poignants
qui puissent affliger un homme. Ce n'étaient pas précisément des
malheurs d'argent, car il avait eu quarante mille livres de
rente et il resta avec vingt ou ving*cinq. Il s'éloigna de Paris,
en priant son ami, qui est aussi le mien, de surveiller sa for-*
tune.
A peine arrivé à Lyon, j'ai écrit à Lisimon ; la réponse s'est
fait longtemps attendre ; elle est enfin arrivée il y a trois jours,
et hier matin j'ai pris une voiture qui m'a mené à cinq ou six
lieues de Lyon.
En abordant Lisimon, j'ai compris d'abord qu'il était heureux
et tranquille. Ce qui est arrivé à ma lettre peint assez bien sa
* Membre de TAcadémie des sciences morales et poliliques ; mort à
Versailles en 1842. (R. C)
964 ŒUVRES POSTHUMES DE StENDHAL.
manière d'être; il reçoit avec tant d'indifférence le très-petit
nombre de lettres qui lai arrivent par la poste» qne le piéton de
sa commune a remis au premier dimanche de lai apporter celle
que je lai avais écrite.
J'ai troavé Lisimon établi dans un jardin qui peut avoir cin-
quante arpents, mais situé d'une façon charmante. Le haut de la
propriété est sur une colline assez élevée, couronnée par un
petit bois de chênes; un peu plus bas, eu descendant vers la
rivière, est la maison. Au-dessous de la maison, il y a un pré-
cipice qui peut avoir soixante pieds de profondeur, une sorte
de roche Tarpâenne, comme il l'appelle. Au-dessous du rocher
un bois de platanes, et ensuite une prairie fort en pente qui se
termine au Rh6ne. j
Usiroon a fait joindre le nom de sa mère au sien, sur son
passe-port, et son véritable nom, fort connu, est très-rarement
prononcé. 11 est établi dans ce jardin avec trois servantes, bonnes
fiUes d*un âge fort canonique. L*ami de Paris lui envoyait six
mille francs les premières années ; Lisimon l'a prié de ne lui
envoyer que quatre mille francs ; enfin il a réduit cette somme
à douze cents francs ; c'est là-dessus que nous l'avons cru fou.
€et homme, qui a débuté dans le monde avec une telle réputa-
tion d'esprit et qui a marqué par des tours sentant un peu le
don Juan, est devenu un bon campagnard jovial. C'est cette
dernière épithète qui m'a le plus étomié ; elle est tout à fait
opposée à la théorie qui veut qu'un don Juan âgé soit morose.
J'ai d'abord pensé que Lisimon me faisait l'honneur de jouer un
peu la comédie; j'ai redoublé d'attention. Je l'ai trouvé vivant
gaiement dans la société de quatre ou cinq chiens, de deux cor-
beaux qui parlent et d'autant de perroquets. Il a apprivoisé, en
quelque sorte, tous les êtres animés qui vivent sur sa terre ; par
exemple, des merles qui venaient manger ses cerises sous nos
yeux, qu'il appelait et qui s'approchaient eu sautillant. ^
D'abord Lisimon m'a prié de répoudre à une foule de ques-
tions. «Excusez ma curiosité, me disait-il, avec beaucoup de
grâce, elle est affamée; je suis une sorte de Robinson Grusoé. »
J'ai fait des réponses simples et qui n'interrogeaient pas ; il a
^ié sensible à ma délicatesse.
LETTRES Â SES AMIS. 365
c 11 n'est pas juste qoejloterroge toojours, m'a*t-il dît loet i
coup ; je TOUS conterai en détail ce que je fais ici, pour peu que
cela vous intéresse.
— Au plus haut point, ai-je répondu; tout homme, ici-bas, est
exposé à des malheurs cruels, rien ne peut être plus intéressant
que d'apprendre comment on peut parvenir à les oublier; mais,
avant tout, je ne veux pas être indiscret.
— Ne craignez rien à cet égard, a-t-il repris d'un air ouvert,
votre regard m*a plu.
Je ne vous cacherai point ce qui est connu de tout ce qui
vivait à Paris il y a une douzaine d'années ; j'ai eu pendant long*
temps ridée de me brûler la cervelle ; mon cœur était plein de
haine pour les hommes. J'ai, ce me semble, été retenu à la vie
par la vanité ; j'ai pensé, peut-être avec raison, que ma mort,
enregistrée dans tous les journaux, serait un^ beau siijet de
triomphe pour mes ennemis. La même considération m'a empê-
ché de me retirer dans une lie de la mer du Sud, ou tout sim-
plement en Amérique. Je me félicite tous les jours : i** de
n'avoir pas quitté la vie; 2" d'être resté en France; de loin,
mon imagination échauffée eût exagéré toutes ces choses.
En m'éloignant trop de Paris, la haine serait restée dans mon
cœur, tandis que, grâce au ciel, je ne hais personne, pas même
IL II...., a-t-il ajouté en souriant. Le premier pas vers la gué-
rifton a été de voir que, une année après la vente de mes che-
vÉax et de mes voitures, personne ne songeait plus à moi. Dans
mon malheur, je me souvins de mon ancien et respectable ami
l'illustre Cabanis ; j'attaquai le physique pour venir à bout du
moral ; oserai-je vous dire que depuis douze ans je ne me suis
pas permis d'autre viande que celle de poulet, régime insipide,
s'il en fut ?
Je travaille de mes mains au moins six heures par jour, mais
jamais plus de deux heures, de suite ; je lis cinq ou six heures ;
je me promène une ou deux ; voilà la journée passée. Quelque*
fois je pêche, mais je me reproche cette inhumanité ou plutôt
eette cruauté, et chaque tort que j'ai envers mescompagnons de
vie produit malheur dans mon âme, car il y a remords.
Je vais de temps en temps passer un jour à Lyon, pour voir
15.
206 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
un acleur célèbre oa pour acheter des livres nouveaux : c'^esi
ma seule dépeuse. J*âi écrit à D.... de oe in'envoyer que douze
cents francs par au, parce que cet argent, qui restait chez moi ,
pouvait me faire voler. Grâce au ciel, je ne vois pas une clc£,
toutes celles de la maison, étiquetées avec soin, sont pendues à
un clou, je ne sais où, dans le grenier.
y-àï planté beaucoup d'arbres, comme vous voyez (en effet,
les cinquante arpents ont Taspeet d*nn bois touffu). Ce sont tous
des arbres fruitiers qui m'ont été fournis par mon ami Martin-
Burdin, de Chambéry. Tout cela est venu parce qu'autrefois
j*avais appris à greffer ; je voulais avoir de beaux fruits ; leur
aspect sur Tarbre réjouit ma vue. Il est arrivé que j'en vends à
Lyon pour une somme considérable, outre les cadeaux de fruits
dont j'accable mes voisins.
-^ A propos ^e voisins , monsieur, ce serait, suivant moi, le
grand inconvénient de la vie à la campagne; comment vous en
êtes- vous débarrassé?
— En les accablant de politesses et les ennuyant à fond.
— Vous, ennuyer quelqu'un ! Jamais M. D.... ne me croira
quand je lui raconterai cela.
— Je vous dirai, sans fausse modestie, que c'est ce qui m^a
coûté le plus de peine dans ma vie nouvelle ; mais en6n j'y suis
parvenu. Les voisins ctnicnt, en effet, le grand écueil de ma posi-
tion ; m*en faire des ennemis était presque aussi triste que les
avoir pour amis. Après six mois d'étude, je les ai ennuyés à
mort; je passe pour un bon homme, mais horriblement lourd;
chaque année, aux vacances, on fait encore l'expérience de min-
viter deux ou trois fois, mais personne n'y peut tenir.
— Mais comment les ennuyez -vous, encore une fois? Vos
idées les plus bizarres, comme les plus commuues, doivent leor
sembler brillantes de nouveauté et d'imprévu.
— Je parle toujours à contre-temps. En arrivant, je suis pa^ à
pas la conversation ; dès que je vois qu'un sujet a été épuisé et
les ennuie, j'y reviens impitoyablement et avec des détails in-
croyables et qui m'amusent. Dans les commencements je parlais
comme un vieux journal de nouvelles arriérées de six semaines;
mais même cela les amusait. Gomme Ils comprennent rarement
LETTRES A SBS AMIS. 267
les jouroaux, mes vieilles nouvelles élaient toutes fraîches pour
eux. »
Ici LisimoQ est entré, à ma vive sollicitation, dans des détails
charmants de sa façon d'ennuyer ; il m'a conté huit ou dix
exemples de sa méthode; actuellement il est réduit à la société
des enfants.
« Ils ne sont pas encore hypocrites, me dit-il, et je leur
plais par mes fruits d'abord, et ensuite en leur disant toujours la
vérité. Du reste, j*ai cessé da haïr et de mâcher de la bile, comme
Talma le disait de moi à notre ami D.... ; ma recette a été de ne
me permettre jamais de faire le moindre mal inutilement, même
à nue mouche ; j'ai besoin d'un effort dé raison pour me per-
mettre de tueries cousins qui m'assiègent. Enfin ma guérison est
lelleroent ferme, que j'ai le projet d'aller à Paris pour y passer
tout le temps que je m'y plairai. Certainement ma guérison ne
fût jamais arrivée à ce point si j'étais allé en Amérique. »
Nous avons continué à parler de toutes choses avec une par-
faite franchise ; je lui ai conté mon projet de me retirer aux co-
lonies ; il m'a prédit plusieurs choses qui pourront fort bien
m'arriver ; mon âme a encore une porte ouverte au malheur,
porte qu'il prétend bien murée chez lui : c'est la faculté de
s'exagérer le- mérite et la beauté d'une femme aimable.
Tout en devisant, Lisimon m'a demandé la permission de tra-
vailler devant moi ; de deux à quatre heures; il a émondé ses ar-
bres et marqué avec un piquet blanc ceux dont les servantes
doivent cueillir les fruits pour les remettre demain matin, à six
heures, au bateau qui va à Lyon.
Pendant le dîner, une servante a fait la lecture, comme à
Fordinaire. Après le dîner, de six à huit heures, Lisimon a
transplanté sous mes yeux une planche de salade, et a même
dirigé ses ouvriers arroseurs et ses servantes qui cueillaient les
firaîts ; j'admirais l'air honnête de ces bonnes servantes.
« Elles me volent, m'a-t-il dit en riant; mais j'en suis fort
aise. Je ne savais comment augmenter leurs gages sans exciter
l'attention des voisins, et pourtant je voulais m'attacher ces
bonnes filles. Pendant les six mois que dure la vente des fruits, ces
demoiselles volent à peu près un louis par semaine. Croiriez-
S68 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
VOUS qu'il y a des semaiues où je yeads pour deox
de pèches et de poires? »
ÛsimoD connait toas ses arbres ; les pias dîstîogiiés <ml des
noms qui pendent à une branche, attachés à un fil de fer ; il
lient note de leur produit. Lisîmon a bâti un joli payilloa sor
rextrème bord de la rivière. Ce pavillon n'a pas plus de clef que
le reste de la maison, et souvent il a la certitude que des gens,
méine comme il faut, du voisinage y pënàbrent pendant la
nuit.
Un marchand de Lyon lient sa caisse, et jamais, chez lui, il n"»
plus de deux cents francs. C'est la plus 4gée de ses servMit«»
qui garde l'argent ; quand il en veut, il lui en demande; qiia&d
il n'y en a plus, une des servantes va à Lyon en cherdi^. Ja-
mais Lisimon ne porte sur lui que quelque monnaie de enivre
pour les pauvres.
« Votre montre ne va pas bien, lui disais-je.
— Il y a deux ans que je ne l'ai montée, me dit-il en sou-
riant. La cloche de midi, que le curé fait sonner tantôt à ooie
heures et demie, tantôt à midi et demi, règle tout ici. D'ail-
leurs je me suis rappelé mes vieilles mathématiques de l'école
de Saint-Gyr ; et comme vous avez pu le remarquer dans tous
les coins, même sur les arbres, j*ai construit des cadrans so-
laires ; la nuit, j'ai les constellations. »
Une des choses qui intéressent le plus Lisimon, c'est la bio-
graphie des rédacteurs de journaux. Par principe et comme il
dit, pour ne pas devenir imbécile avant le temps, il change de
journal tous les trois mois. Je n'en finirais pas si je voulais no-
ter tous les détails ; ma visite a fini comme c^le d'fiippocrale à
Démocrite ; je venais pour consoler un fou, et il m'a fait voir
qu'eu plusieurs cas c'est moi qui suis fou. Les choses qui me
donnent de l'humeur auront pris fin d^ici à douze ans, et moi je
me serai vieilli par une colère d'enfant ; c'est-à-dire n'amenant
aucun résultat. J'ai trouvé un homme, sinon parfaitement heu-
reux, du moins parfaitement exempt de peines, et joui^ant, à
cinquante-cinq aos» de la santé que les hommes favorisés du
hasard ont à quarante.
Je crois que malgré tous ses projets de venir vivre à Paris,
LETTRES À SES AMIS. Wè
avec les fatranle mitte livres de renie qu'il doit bien avoir eo
ce oMMiieiiC, jamais il ne se résoudra à quitter ses arbres.
La franchise est allée si loin entre nous que, eomme il m'ac-
compagnait sur le chemin de Lyon, j'ai pu lui dire :
< Et si vous épousiez une simple paysanne, sans la sortir de
son état?
— Bravo, bravissimo! m*a-t-ildit; vous entrez dans la posi-
tion ; j'y ai pensé,^ c*est peut-être le parti que je prendrai, mais
vers les cinquante-huit ans. Je veux me retirer du monde quand
mes fils, si j'en ai, auront quinze ou seize ans. J'aurais le cœur
percé de tond en comble de les voir devenir des êtres plats ; or
comment et pourquoi ma liguée ferait-elle exception? Je veux
€Jk>nc les quitter au bon moment. S'ils sont les enfants des
aaiants de ma femme, je serai moins sensible à leurs sot-
tises. »
Lisimon était suivi de ses cinq chiens, et j'ai remarqué que
tout le monde le saluait avec respect. Cependant il est vêtu
avec une simplicité que je trouve excessive; il i>orte, par exem-
ple, un chapeau d'une vétusté par trop antique.
Voilà rhomme que M. D... me représentait comme le modèle
de l'élégance la plus recherchée d*abord, et ensuite de la misan-
thropie la plus sombre. Il faut convenir qu'il a éprouvé de
grands malheurs et qui m'auraient fait perdre la tête. Il était,
dit-on, d'une fatuité incroyable ; il voulait toujours faire effet
sur le voisin, ce voisin fût-il un laquais. H avait la maigreur et
la figure d'Oreste après ses malheurs, disait Tulma, qui fut son
ami ; c'est aujourd'hui un paysan joufUu et content. 11 n'anmm-
cerait pas cinquante ans s'il achetait un chapeau toutes les fois
que la pluie a abimé le sien. 11 aime la pluie, il y reste exposé.
« Grâce à Dieu ! me disait-il, c'est maintenant le seul malheur
qui me réjouisse la vue.
^- Mais, puisque vous êtes assez bon pour me juger digne
d'une aussi grave instruction, chose dont ma reconnaissance
sera éternelle, comment pûles-vous résister dans les premiers
moments?
— Ce qui fait que je vis, c'est que je me représenUis, vingt
fols par jour, quelle serait la joie des gens que j'appelais alors
'
TiO ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
mes ennenisT quand ils verraient dans lejoamal Taiiiioiiee' de
ma mort violente, ou quand ils eoncluraient dn silence pnrtoogé
sur mon compte que j'avais disparu pour toi^ours..
^ Dans ce temps-là je ne raisonnais, comme vous et moi nous
raisonnons actuellement, que dans de certains moments de ré-
pit, amenés toujours par le même doute ; c'était quand je cal-
culais combien il y avait eu de chances favorables pour que ce
qui était arrivé n'arrivât pas. Je dessinais partout une mer avec
sept issues.
C'était ma manière de figurer mon sort, manière que j'aimais
fort, comme inintelligible aux indiscrets. Cette mer, comme je
vous le disais, avait sept issues, toutes appuyées sur de bons
raisonnements : une seule conduisait au malheur pour moi, c'é-
tait celle dans laquelle le hasard m'avait fait avancer. Je discniai
des journées entières ; chacune des petites circonstances de ce
hasard heureux, où je fus le plus près du coup de pistolet, fu-
rent celles où, rejetant tous raisonnements, je voyais mon sort
en bloc, pour ainsi dire ; cela m'arrivait, en général, le matin
et le soir.
H y avsit souvent un moment plus déchirant ; mais moins voi-
sin du coup de pistolet; c'était quand le matin, au réveil, je
m'apprenais mon malheur. A ce moment, j'étais voisin des lar-
mes: combien je me trouvais ridicule d'avoir autrefois pris de
l'humeur pour des détails ! comme je me croyais assuré d'avoir
pour toujours une humeur égale, si je survivais !
Mon premier plaisir, ou, pour parler plus juste, la première
diminution de tourment fut de moins haïr les gens qui avaient
fait mon malheur, et dont je voyais sans cesse l'œil hagard sui-
vre maintenant toutes mes démarches.
Je ne suis point du tout sûr que j'ai bien fait de ne pas m'en
aller. Ce que j'ai souffert dans la première année est probable-
ment supérieur à toutes les joies que je puis désormais rencon-
trer dans la vie.
Le jour anniversaire de mon malheur, j'étais à la cime de cette
montagne que vous voyez là-bas^ à vingt lieues d'ici ; je passai
cette journée-là a méditer.
Le lendemain, revenu ici, yem uue grande espérance; je
LETTRES A SES AMIS. 37i
m^aperçQs, par un efforl de rcflevion, que la veille, au lieu de
songer directement à mon malheur, je songeais à la douleur
sentie un an auparavant. Je fus comme en spectacle à moi-
même. Cette même observation se renouvela un an après. Je
n'étais plus aussi furieux, j'étais seulement triste d'avoir ren<
contré dans la vie une si mauvaise chance.
Daqs le commencement de la seconde année, je découvris que
j'avais du plaisir à respirer au soleil; ce fut alors que je me mis
à planter ces beaux cerisiers que vous voyez ; j'en plantai dans
les baies pour les voleurs. Je me souviens de deux choses : le
plaisir avec lequel je tranchais les plus belles tiges d'un coup de
sabre; j'avais, je pense, besoin de me prouver que je n'étais pas
si faible, si méprisable, si insignifiant; le second plaisir était
inoins sauvage, c'était la joie de ne sentir aucune colère quand
les paysans du voisinage me volaient mes plus beaux fruits, les
premiers produits de mes jeunes arbres, que je couvais des
yeux depuis un mois.
J'aurai donc tiré quelque parti de l'effroyable chance que j'ai
rencontrée. Bientôt après je retrouvai du plaisir à lire. Ce goât
m'empêcha d'aller courir la mer du Sud. Je trouverai à bord
de mon navire, me disais-je, comme dans les îles de tou-
jours des hommes grossiers et jamais un livre nouveau passable,
pour me distraire. J'avouerai que je dois beaucoup aux ouvra-
ges de Walter Scott, homme que je n'estime guère d'ailleurs.
Ses romans me touchaient profondément; aujourd'hui j'en
méprise la plupart des héros ; mais alors ils remuaient mon âme
de telle sorte que je découvrais de nouveaux aspects dans mu
destinée.
A cette époque il eût été fort heureux podr moi de me casser
le bras par hasard. Il fallait mettre des événements entre mon
malheur et moi. Je n'ai découvert cet art du malheur que long-
temps depuis. Je fus malade, j'allai à Lyon, j'appelai les pre-
miers médecins; le célèbre Bilon, de Grenoble, me soigna avec
application. Si je mourais pas hasard, me disais-je, ils croiraient
que je me suis dérobé adroitement.
Je comparai alors à une brûlure moral^ ce que je souffrais
toutes les fois que je venais à songer à mon malheur. J'edsayai
«H ŒUVRES POSTHUMES OE STENDHAL.
de me pincer craeHeroeol loates les fois que j*y pensais; cet
atroce souvenir revenait encore quatre fois au moins dans cha-
que heure. »
Pour ne pas allonger celte anatomie du cœur homain, d^
si longue, et je ne rapporte pas la dernière partie de ce que
Lisimon m'a dit, je supprime toutes les questions pour lesqodles
je lui arrachai des détails. Il craignait sans cesse de m'ennuyer.
Il me dit : ■ Je vous laisse libre de tout rapporter à D.... ; peut-
être même est-ce, en partie, à son souvenir que vous devez des
détails si longs et peut-être si insignifiants pour lui. Mais je le
prie d'agréer uu souvenir de ma peine, je le prie de ne jamais
m'écrire à ce sujet. Déjà je n'aime pas beaucoup à recevoir des
lettres ; si Tune des siennes arrivait mal à propos, peut-être je
prendrais l'habitude de ne plus les ouvrir.
J'avais toujours pensé que ce qu'il y a de moins iutéressant
au monde, c'est cette niaiserie, tant vantée par les écrivains
géorgiques : les progrès d'une plante. QueHe ne fut pas ma joie,
ou plutôt mon accès d'attention à autre ctiose que mon malheur,
un matin que je vis un tournesol, haut de deux pouces, qui,
bien certainement, n'avait que deux feuilles la veille, à neuf
heures du soir, et qui en avait quatre bien distinctes et bien
formées. Je fus trois minutes pleines sans songera mon malheur.
Depuis j'ai réfléchi que ce spectacle était bon pour moi, en ce
que je trouvais du nouveau, de l'imprévu, sans avoir besoin pour
cela d'être en contact avec les hommes, avec ce$ cruek.,. (Lisi-
mon rougit, moi je laissai tomber ma canne).
Je m'imposai, dans le temps du tournesol, d'écrire l'histoire
de ce que j'avais vu dans la retraite de Russie. Cet ouvr&ge est
détestable. J'étais au désespoir en l'écrivant ; je dessinais, à
certains jours, un pistolet sur la marge.
-^ Quand a vez-vous été le plus près de faire le saul dans l'autre
monde?
— A Lyon, à U première représentation da Mahomet de
Bossini. J'étais seul dans la salle; je m'étais trompé, j'arrivais
vingt minutes trop tôt. Quoi de plus simple que de démarquer
mou linge et d'aller me jeter dans le Rhône du haut du pont
Morand /
LETTRES À SES AMIS. 373
J'évilais bieii-aiaài le plat article de journal du rédacteur de
province ; mais quel couteutemenl pour mes ennemis quand ils
arriveraient à passer huit ou dix mois sans avoir absolument
aucune nouvelle de moi ? Vous me rendez bien la justice de
croire que» dès le premier moment, j'avais songé à tomber par
hasard à la mer d'unpaquebot italien allant de Livoume à Naples,
et moi enregistre sous unfiiux nom.
Le lendemain je fus extrêmement sensible et attendri jus- *
qu'aux larmes par un tableau du Pérugin, qui est au musée de
Lyon. Par reconnaissance, je suis souvent allé à Lyon passer
deux heures au musée et suis revenu ici, sans avoir ouvert la
bouche, parlé à âme qui vive.
Sans la peur de faire parler de moi, je crois qu'un beau ma-
tin je prendrais vingt ouvriers de Lyon, je ferais couper en deux
bons las mes arbres, puis partirais pour aller voyager. J'aurais
un souvenir plus tendre ei plus pur des distractions que m*ont
données ces pauvres arbres, en pensant qu'ils n'existent plus et
ne peuvent plus êl{e maltraités par un jardiuier ignorant Mais
quelle anecdote pour un journal ! Que je hais le journal ! Et
ensuite comment voyager avec mes chiens? Leurs caresses
sont nécessaires à mon bonheur. »
, CCXLV
A MONSIEUR LE MARQUIS DE C... , A PARIS
Paris, le 24... 1838. — 8, rue Gauniarlin.
A mon retour à Paris, monsieur le marquis, je vois avec
beaucoup de peine qu'on ne vous a pas adressé, dans le temps»
un exemplaire du petit ouvrage^ ci-joint. Le libraire, trouvant
le deuxième volume trop gros, a supprimé la description de
€k)utances et de Bayeux *. C'est justement dans un beau château,
* Mémoires d'un tourûte.
* Celle description n'a pas été retrouvée. (R. C.)
374 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
inrès de CouUaces, qiie je reneontnd nu homme aimable qui
nous récitait la fable du Singe et da Chat, Ces vers charmauls,
qui auraient fait constraste avec la prose trop raîsoimease, <m(
donc été oubliés.
Soyez assez bon, monsieur le marquis, pour raconter ce |)etil
détail à Tauteur de la fable ; je serais au désespoir qu*il pâ(
croire à quelque négligence de ma part. S'il y a une suîle, je
rétablirai Coutances et Taimable rencontre faite dans on cbâleaa
voisin.
Agréez, je vous prie, monsieur le marquis, Thommagede la
plus haute considération.
H. Beti.k.
CCXLVI
A MADAME U (;pMT£SSRbE T...., A PARIS.
Paris, le 16 mars 1859.
Madame la comtesse,
Depuis que j*ai vu que la seconde partie de VAbbesse de Caalro
vous déplaisail, je songe uniquement à inventer quelque chose
d'bonnélô qui ne soit pas plat et illisible. Enfin, je viens d'in-
venter la sœur Scolastica, religieuse à Naples, en 1740; la-
quelle, étant dans Vin pace du couvent de San Felicioso, ne vent
pas suivre son amant.
J*ai trouvé hier une seconde partie pour VAbbesse de CaslrOy
qui sera vertueuse ; mais je crains horriblement do tomber dans
rillisible et le plat.
Je solliciterai, madame, toute la sévérité de votre jugement,
dans lequel j'ai une confiance infinie. Je n'ai jamais vu une
belle âme non obscurcie ou rapetissée par un certain senti-
ment.
Je suis avec le plus profond respect.
Gaddot de Madrov, 50.
LETTUKS A SES AMIS. 275
CCXLVII
A MADAME J...., A SAINT-DENIS.
Paris, le 21 mars i 839.
Lorsque vous irez à Vexposition, ma obère amie, elle sera
peul-élre un peu renouvelée à vos yeux par les méchancetés
cî~aprës. Ne manquez pas de m'avertir quand vous viendrez à
Paris.
Je n'ai poinl encore pu me présenter chez cette femme cou-
rageuse que j^admire du plus profond de mon cœur. Je suis dans
ce que les hommes appellent un coup de feu. C'est-à-dire que je
ne vais dtner qu*à huit heures et qu'à minuit je reprends le ira*
vail jusqu'à trois; mais je serai libre mardi. J'ai bien deVimpa-
tience de vous voir.
LE SALON DE 1839.
A une dame de ynples.
Il aurait fallu piquer la vanité des Suédois de façon qu'ils
fissent les frais de transport de ces slatues jusqu'à Paris, où elles
auraient rempli une* place vide à Texposition : je veux dire de
Yidéal sublime.
Les tableaux de S..., qui font pâmer les belles dames du fau-
bourg Saint-Germain, ne sont qu'un centon de certains tableaux
de l'école de Venise, moins le coloris, bien entendu. Tout cela
est couleur de vin et a un air triste assez digne. La Marguerite
de Faust, qui passe pour le chef-d'œuvre de cet auteur^ n'est
qu'une grosse Allemande qui a le ventre proéminent et les joues
tombantes. H y a du naturel dans l'ensemble de cette figure ;
mais, de toute façon^ elle est le contraire de l'idéal. Le regard
de Faust qui devient amoureux serait fort bien pour une tête de
276 ŒUVRES POSTHUMES 1>E STENOUAL.
genre ; le diable n'est pas assez méchant, quoique bien sardoni-
que. Le grand défaut de toules ces figures de S...., c'est que,
comme je vous lai dit, elles ont Tair d'une décoction du Tioto-
ret et de Paul Véronèse; c'est-à-dire, de décoction des ouvrages
de leurs élèves, de Carlo Véronèse, par exemple, le fils de Paul.
Ce qui séduit les dames, c'est Tair sérieux et digne qu'<m ne
peut refuser à ces figures. ,
Cet air sérieux et digne est ce qui manque tout à fait aux
trois immenses tableaux de V...., relatifs à Constantine. Ils sont
beaucoup moins beaux et moins sérieux que la nature. Cest la
nature vue par un homme d'un immense talent, mais qui ne
sent rien de cequiest noble. Aussi le public, qui, en général» est
plat, admire-t-il beaucoup la vérité de ces assauts. Les soldats
ressemblent à d'affreuses grenouilles ; ils manquent de chairs.
Le prince naturellement est le centre de tout. L'immense,
celui du milieu, estle plus plat; le petit, à droite, le moins froid.
J'ai vu beaucoup de Gudin très-plats et un admirable ; c'est une
église de Normandie sur le bord de la mer qui commence à ee
retirer. Je n'ai jamais vu la mer si limpide sur les côtes de
Normandie.
Je n'ai pu voir encore aucun des quatorze Decarops. Hier soir,
au concert du Cercle des Arts, musique criarde, exécrable et
étonnamment applaudie. On portait aux nues le Corps de garde
turc de Decamps et le Supplice turc du même. On précipite des
hommes le long d'un graud mur garni de pointes de fer ; cha-
cun est accroché comme le diable veut.
Les tableaux de dévotion, fabriqués au mont Pûicio, n'ont
aucun succès ; on les trouve horriblement plats; on ne rend pas
justice à la science profonde. Au reste, comme ils m'ennuient,
je ne lésai regardés qu'en passant.
Le chef-d'œuvre de M. Flandrin, c'est toujours, pour moi, les
Envieux du Dante ; sou Saint Clair, que j'ai vu à Nantes, est
bien triste et bien sec.
Il y a une chose à mourir de rire au salon ; c'est une allégo-
rie de M. Mausaise. 11 est fâcheux qu'on ait permis à ce peintre
de profaner la figure d'un personnage auguste et révéré. Sur le
premier plan j*:û trouvé une femme nue qui a des appas étt0^
LETTRES À SES AMIS. 277
■
mes et lesyeax bandés ; elle tient une torche pour mettre le feu
I>ailont : tous avez reconnu la Liberté. Cette figure est bonne et
bi^i peinte ; je la couperais avec des ciseaux. Une autre 4gure,
très-boofronne, présente la couronne au roi.
Il y a de charmants poriraits de jolies femmes, peints dans le
genre du Dominiquin, par M. Court. Je ne conçois pas comment
cet homme n'est pas un grand peintre.
Mes yeux ont été fatigués par une suite énorme d'assez bons
poriraits. M. Amaory Duval a peint avec du chocolat le portrait
d*une fille laide, que Ton dit un chef-d'œuvre de dessin : je n'ai
pu le trouver.
£n général, tons ces peintres m'ont l'air d'ouvriers habiles,
mais dépourvus d'esprit et encore plus d*âme ; ils ne voient la
dignité que dans l'afiTectation. J'excepte, bien entendu, Eugène
Delacroix, duquel ces animaux de l'Institut ont refusé trois ta*
bleaux, par envie; les chiens \ M. Court, et peut-être M. Decamps
(Raphaël parlant àl'Arioste), que je n'ai pas vu. Les ouvriers en
peinture qui remplissent le Louvre devraient bien parler aux
gens d'esprit ; ils pourraient peut-être accrocher quelque petit
bout d'idée.
CCXLVIll
A MADAME R... C..., A i>ARiS«
Paris, le 9 juin 1839.
* Mon adorable cousine,
Ne pouvant pas avoir de tôte-à-tête avec vous, je prends le
parti de vous écrire. Je crains réellement que Colomb ne couve
une maladie. Celte figure rouge, le dégoût dont il se plaint, le
changement de son humeur, sont des signes funestes.
Je pense que, par vanité, il veut tout faire à son bu^an et
in (EtjVHES f^OSTUliMËS DE STENDUAL.
aussi, poar ne pas laisser prendre pied, comme oo dil, à son
lieoiàiaDt.
Comme les femmes, à Paris, peuveol loot, forcez-le à de-
mander oo coDgé de boit joors, pour se soigner. Eu Toyaot sa
léle rouge, on le lui accordera.
Enuoeoei-le à Ghaolilly et fiutes>loi mettre quinze saogsoes.
(Joe semaioe passée là, daos le seio do bonheur dMoestiqoe et
au milieu des grands ari>res, le remettra tout à fait da^ son
eut ordinaire. Forcez -le égalemetit à aller à Saint-Germain tous
les dimancbes, par le chemin de fer.
Enân, consolez-vous : si vous le perdez, je vous épouserai,
comme nous en sommes convenus tous trois.
»
COTOKËT.
CCXLIX
A MONSfEUR D... F.., A PARIS.
Nnples, le 9 novembre 1839.
Le soleil est d*une chaleur accablante. Je loge à la Ville de
fiome, à Sanla-Lucia, à cinquante pas de la fontaine ; j'ai voulu
aller à Ghiaja, où loge M. Casimir Périer, par Ghiatamone; je
rentre à demi grillé et couvert de sueur : voilà le beau de Na^
pies.
Le revers de la médaille, c'est que toutes les femmes sont lai-
des; leur physionomie n*est que la saillie des sensations gros^
sières de la béte. Jamais Tair candide, possible à émouvSir, ca-
pable de passion ; jamais sur la figure la saillie de la femme :
je ne vois 'que Tétre digérant. J*ai vu deux duchesses, une prin-
cesse, deux marquises, qui ne font pas exception ; seulement
elles ont Tair souriant de la bonne compagnie. En 1853 j'allai
au bal à ràcadémie dei Cavalieri, encore à la mode en 1859; j'y
trouvai treize jolies femmes^
LKITIIKS A SES AMIS. 270
M . G P met beaucoup de convenance, de prudence,
à manger on revenu de cent mille francs. J'ai trouvé à dkier
chez lui la meilleure compagnie de Naples, un sot qui a dîné
avec vous chez M. Garafa, et qui m'a fait beaucoup de questions :
a II est à Passy, en espalier, devant le peu de soleil que le
ciel accorde à Paris, » m'a-t-il dit en parlant de vous.
Le Kîng aFidée fixe deTargent; on dit qu'il a réuni cent qua*
ire-vingt-cinq millions dans son palais; il ne veut jamais payer
personne. On le dit aimable et poli ; je Tai rencontré dix fois ; il
est toujours par voie et par chemin ; il aime son ministre des
finances, M. d'Andréa, qui dit la messe secca ^
Le roi fait démolir Faugle du bâtiment attenant a son palais
vers Toledo, ce qui va dégager d'une façon admirable le théâtre
San-Gario, qui est détestable de tous points.
M. le duc de Bordeaux n'a pas été reçu par le pape; H est
arrivé comme secrétaire de M« de Levi. 11 f:ût une pauvre figure
a Rome. Sa mère s'est hâtée de s'enfuir à Florence, pour ne
pas être témoin de cette mauvaise réception.. Adieu ^ mille
amitiés*
Giii DarnadI^.
A MOKSiEUU It... C..., A l'AUiS.
Rome, 4 janvier 1840.
Je suis réellement si pressé, mon cher ami, que mou écriture
serait Hlisible; c'est pourquoi je prends le parti de dicter ma
lettre. Tu as dû recevoir une paire de cornes de bufile» qui
t'ont, sans doute, ravi d'admiration. Je te prie de faire porter
ces cornes dans le second salon deM* D..i F.... C'est là Texpres*
siou de mes souhaits de bonne année.
♦ Sèche. Messe sèche ; la récitation des prières de h messe, sans la
éonsecraiion. (R. Gi)
9M ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL
Tout ce que disent lesjouniaux sur le rMe que jcrae ici qd
gros jeune homme fort mal bâti est ridtcolemeat faux. L*am-
bassadeur du roi des Français a donné une fête â laqudle toos
les cardinaux ont assisté; il était, à la lettre, impossible de cir-
culer dans les deux magnifiiques^salons du palais Golonna; ja-
mais je ne tîs tant de diamants.
Le jeune homme en Thonneur duquel on fait tant de mcD-
songes est une copie en gros du duc d'Â ; il se dandine
sans cesse d'un pied à Fautre ; eu pariant aux dttaes, il a Tair
de réciter une leçon et regarde continueUement son gouveroear,
ce qui ne Tempèche point de laisser écbter contre celui-ci des
mouvements d*impatience peu polis. On lui a donné tant de
mauvaises habitudes, que M. de 6 aura bien de la peine à
lui faire voir les choses de ce monde telles qu'dles sont. D vil
continuellement dans une telle atmosphère de flatterie, qu'il ne
se rencontre jamais avec aucune difBculté véritable.
Dès qu'il parait dans un salon, deux de ses courtisans s'ap-
prochent des pjersonnes qui portent des gants et les engagent à
les 6ter, ce qui a fort choqué les jeunes Romains. On l'inviCe
par curiosité ; les intimes de son entourage demandent la liste
des personnes engagées et effacent toujours cinq ou six noms;
remarque que ce sont des noms italiens. Cette effaçade et Tbis-
toire des gants ont fait juger fort sévèrement ce pauvre jeune
homme; on ne comprend pas que ces choses doivent être attri-
buées uniquement aux têtes étroites qui l'environnent. -
Le prince a le teint superbe et de beaux cheveux blouds; il
est gros, entassé et mal fait ; sa figure rappelle beaucoup celle
de Louis XVI. 11 parle 'd*une façon singulière, du haut delà lé(e,
et ses phrases ne sont pas du français de nos jours. On lui a en-
seigné l'art de n'exprimer jamais une pensée décidée. Il ne dil
point : c Ce cheval est bon ou mauvais. » H n'a pas de feu
dans l'œil ; ce n'est point là le regard d'i^n futur conquérant. Je
dirais plulôt qu'il a le regard et les mapières emmiellées ; loul
est chez lui d'une douceur compassée. Au^total, le prétendant a
l'air très-bonj très-doux ; il parle bien de toutes choses; mais oa
sent que c'est une leçon apprise, sans aucun mélange d'impro-
visation. Si, au lieu d'un proscrit, c'était un jeune duc du Dmi-
LI^TTRES A SES AMIS. i^81
bourg Sainl-€ermain, orné de cent mille livres de reote, il au- '
raitde grands succès et serait le chevalier Graudisson des geos
pensant bien. Le pauvre malheureux n'a pas vu un palais ou uue
statue sans être environné de huit ou dix officiers, qui semblent
avoir pour mission expresse d'empêcher tout bon sens d'arriver
jusqu'à lui. En somme, il n'a'pas le diable au corps. On remar-
que habituellement chez lui, dans ses gestes, dans ses paroles,
quelque chose de fade et d'appris par cœur. En se dandinant, en
fléchissant tantôt un genou, tantôt l'autre, il dit à toutes les
femmes :
« Y a-t~il longtemps que madame est à Rome? madame
compte-t*elle y rester encore bien du temps? »
11 baisse les yeux en prononçant ces paroles spirituelles et
semble fort occupé du chapeau qu'il tient de la main droite.
Ce qui fait beaucoup de tort à ce prétendant, c'est l'amabilité
franche, naturelle, *pl^in6 de feu, du grand-duc héréditaire de
Russie, qui était ici il y a un an. C'était un prince tout militaire,
sans façon, joyeux et bon. Il n'a rien de barbare, mais ne tient
jamais en place, et semble l'ami intime de ceux de ses officiers
avec lesquels il se trouve. En un mot, ce jeune Russe fait un
contraste parfait avec le prétendant français Tous deux ont des
figures allemandes et fort bonnes ; mais le nôtre a l'air niais et
l'autre a l'air gai. D'ailleurs, tous les gens qui environnent le
jeune duc sont horriblement mal mis et ont l'air cuistre. Les
dames romaines ont même remarqué que les gens de la suite
puent.
CCLI
À MONSIEUR ...., A PARIS.
Ci vita-Veccllia. le... janvier 1840.
Monsieur,
Je n'ai point été à Rome, et je n'irai de longtemps; ainsi, je
n'ai rien de bien détaillé à vous mander sur M. le Blanc.
H. 16
282 (BUVnES t'OSTHUMES DE STENDHAL.
A Vienne, H demanda à M. de Melternich la permission de
voyager eu Iialic; on lui répondit en Tinvilantà ne pas sortir des
possessions de la maison d'Autriche en ce pays.
Il paraît que Son Excellence M. l'ambassadeur de France
près du saiût-siége eut avis que M. le Blauc était à Bologne; il
figurait sur le passe-port de M. de Lévi en qualité de secrétaire.
Son Éminence monseigneur le cardinal Lambruschini, secrétaire
d'État, répondit à la note française en donnant à M. Tarobassa-
deur l'assurance que jamais M. le Blauc n'entrerait sur le ter-
ritoire romain : le surlendemain M. le Blanc était à Rome.
Notre saint-père le pape refusa de le recevoir ; mais lui en-
voya un cameriere segrelo, pour remplir auprès de lui les fonc-
tions de chambellan ; c'est l'usage pour les princes appartenant
à une maison souveraine.
CCLH
A Monsieur k.».. it.., a rAnis.
Civlla^-Vecdiii, le 12 janvier 18i0.
Uu voyageur, monsieur» a-tMl jeté quelques pierres < dans
votre jardin? Je les ai trouvées dans un mouchoir un peu dété-
rioré) à six pieds sous terre.
Pline, ce vantard, n'a pas parlé des tombeaux de Cornelo
(ancienne Tarquinies). Gela ne montre-t-il pas qu*ils sont plus
anciens que lui ?
Quant aux pierres, j'en ai trouvé du siècle de Maximien^;
rien de moins ancien.
Ne me répondez pas par politesse ; je vous dégage de cet
ennui.
Le roman est-il mort? Pourquoi ?
' 11 s'agit de deux pierres gravées antiques.
^ L'empereur Maximien monta sur le trône Tan 286 de l'ère dirétienoe.
LETTRKS A SES AMIS. 285
Que foDl les daines, qui s'ennuient à la campagne, de huit à
dix heures du soir? Est-ce tout simplement qu*on ne lU plus
les romans de M. Lottin *?
Rome a été bien amusante depuis deux mois. Rien d'héroïque
dans i*œii, bien éduqué, voiià toul^.
Continuez, monsieur, à être honnête homme, et à dire ce que
vous pensez, même quand Tauleur femme a une belle gorge.
Tout à vous.
Fabrice.
CCLIII
A MONSIEUR D... F...., A PARIS.
Civila-Veccliia, le 29 janvior 1840.
Cher ami,
A vous, ancien employé du gouvernement, jVnvoie ce projet
de lettre, qui ne contient aucun secret. Rien de plus vrai que
les faits allégués par moi. Sur cent étrangers qui passent ici (et
en 1859 cinq mille sont allés à Rome) cinquante veulent voir
le célèbre brigand Gasparone, et quatre ou cinq M. de Sten-
dhal.
Ce consulat n'était rien avant 1831 ; maintenant c'est un des
plu& occupés, c'est un bureau de poste. Cette nuit, j'ai été ré-
veillé à cinq heures par un courrier venant de Rome, et il fait si
peu froid que je lui ai donné audience en chemise.
Si vous approuvez lu lettre, mettez-la à la poste ou à la porte
du ministère. Si vous ne l'approuvez pas, gardez-la dans les
* M. Lottin de Laval, auleur d'un roman historique dont Rassompierrc
éLiit le héros. (R. C.)
* 11 est question du duc de Rordenux, qui séjourna à Rome en janvier
01 février 1840. (R. C.)
4g| ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
archives de la maison Uu Flores. Le même bateau eoiporte les
pierres anlMittes à Marseille. J'ai bit le paqoet 11 y a trois joars;
je ne me souviens plus do nombre. Deux ou trois sont très-bien ;
mais peut-être le golit, à Paris, esl*â aux antipodes du goût de
Rome!
La plus belle découverte faite depuis un siècle, ce sont lesonze
statues éeCerveterif ville grecque, qui avait un traité avec Car-
tilage. Je les ai admirées avant-hier soir et hiei* matin. Gela vaut
trente mille francs ou cent mille ; il faudrait les faire pr6ner en
Angleterre. Le Tibère assis est superbe ; je Tai reconnu par les
yeux, ressemblant à ceux du buste ^. — A propos, dans le pa-
quet, il y a une pierre reconnue pour un Tibère par les érudils
de Givita-Vecchia ; on pourrait Taltacber au cou du buste ou
au piédestal ; mais le paysan du Danube n*a pas le tact qu'il
faut pour parler de telles choses.
J'ai fait monter en cachet une jolie tète que l'orfèvre forçat
a cassée. — Jugez de la barbarie àCerveieri, il n'y a pas un ca-
baret pour coucher ; nous avons vécu, trois antiquaires affamés,
avec onze alouettes tuées par nous. Je ferai une fouille en
mars.
Jacques Durand'.
CCLIV
A UONSIEDR r..... C..., A PARIS.
Civila-Yecchia, le 29 janvier id40.
Hier, mon cher ami, je suis. allé à Cerveteri, ancienne ville
étrusque, à vingt-deux milles de Givita-Vecchia, sûr la route de
* Il s'agit d'un buste antique de Tibère, acheté par Beyie au moment
où il venait d'être trouvé dans une fouille près du cap Mysène, et ofTert en
juin 4839 à M. le comte Mole, comme un témoignage de profonde grati-
tude. (R. C.)
* l.a lettre qui devait accompagner celle-^i n'a pas été retrouvée.
LETTEKS A SES AMIS. . «85
Rome, pour voir les statues déjà célèbres de M. Paul Galabresi.
Le 10 janvier» M. (]aiabresi, faisaul enlever les pierres d'une
vigne à lui, située sur le mamelon de tuf volcanique derrière
Gerveteri, a découvert onze statues de marbre, la plupart plus
grandes que nature ; deux assises à demi nues sont colossales :
on n'a trouvé jusqu'à présent que neuf têtes. — Les tètes et les
bras ont été travaillés dans des morceaux de marbre séparés,
de façon que les têtes peuvent s'èter à volonté.
Les deux statues nues, de proportions colossales, dont Tune
me semble apparlenir à Tibère, sont fort belles. — Des statues
colossales de femmes drapées sont remarquables, surtout par la
hardiesse avec laquelle le marbre a été attaqué; deux statues
d'hommes, également drapées, viennent ensuite.
Deux statues, revêtues de cuirasses fort ornées, me semblent
inférieures, quoique oiïrant toujours la même hardiesse dans la
façon dont le marbre est travaillé. Une tête de jeune femme,
trouvée seule, est fort belle.
Le travail de la plupart de ces slatues me semble apparle-
nir au siècle d'Adrien ; elles pourraient représenter des person-
nages du siècle d'Auguste. J'ai vu aussi beaucoup de fragments
de draperies d'un travail remarquable. Il y a bien des années
que Ton n'a fait une découverte de cette importance. Pourquoi
ne vieudrais-tu pas voir ces belles choses ?
Ces statues ont été probablement cachées dans un puits de
vingt-cinq j^ieds de profondeur, creusé dans le tuf volcanique,
peut-être pour servir de tombeau.
Le caractère particulier des statues de Gerveteri, ce sont les
tètes coupées en rond, au bas du cou, de façon à pouvoir être
enlevées. C'était peut-être une collection de statues appartenant
à une maison de campagne située sur une colline, à une lieue
de la mer ; elles auraient été cachées un peu avant un pillage.
On trouve des détails sur l'histoire de l'ancienne Cœre, main-
tenant Gerveteri, dans Texcellent ouvrage de feu le professeur
Nibfoy, sur les environs de Rome. — La ville étrusque de Cœre
est connue par le traité qu'elle conclut avec Carthage. Rien de
plus triste que le village qui porte le nom de Gerveteri ; encore
est-il désolé par la fièvre. Quelques savants placent la ville de
10.
1
28G ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
tore quatremillesplas au nord, auUeooù'se trouve le village de
Ceri, ducbc de doo Alexandre Torionia.
CCLV
A MONSIEUR D... F...., h PARIS.
Givtta^Vecchin, le 29 mars 1840.
Je suis tout honteux quand je pense à la longue lettre à la-
quelle vous vous êtes cru obligé, il y a un mois. Quel saut pour
une grenouille galvanisée ! — Avant-hier, quatre pouces de
neige ici et à Rome, ce qui arrive tous les dix ans.
M. de G...I ayant voulu ûnasser, en faisant demander son ao-
dience à Sa Sainteté par un prêtre en crédit et non par M. Lun-
bruschini, n*a rien obtenu ; puis il est revenu au cardinal secré-
taire d'État, qui a fait la sourde oreille ; ensuite au prêtre, qui
Fa trouvé ridicule. Il était déshonoré auprès de la finesse ita-
lienne, il obtient enfin son audience, et oublie net de parler à
Sa Sainteté du rétablissement des oratoriens, objet prétendu de
son voyage à Rome. A peine dans rantichambre, il s'aperçoit de
son oubli et fait demander un supplément d'audience, chose qui
ne se fait jamais. Le pape, qui est la bonté même, accorde en
souriant, et ce Français, qui passe pour si fier à Paris, prend la
fuite pour éviter les sifQets anonymes.
J*ai eu de fortes migraines; je pteuds de la belladonna elje
viens d'acheter un fusil. Au total, vaut-il la peine de vivre?
A. L. Champagne.
LETTRES A SES AMIS. 287
CCLVI
A MONSIEUR R .. C...., A PARIS.
Civiu-Vmhia, le 20 mai 1840.
Avant-hier, M. Fermy. homme élégant qui tient le meilleur
hôtel de Rome, place d'Espagne, est venu me voir. Ayant gagné
beaucoup cet hiver, il va visiter Paris et Londres. Je lui ai remis
vingt médailles pour mesdemoiselles Colomb. Ces médailles leur
sembleront horribles. Il faul les laisser traîner sur la cheminée.
Au bout d^in an elles auront guéri une de ces demoiselles de
Tadmiraiion pour les plates affectations des lithographies.
Il u*y a qu'un pas de Thorreur pour ces affectations à Thor-
reur p6ur le vaudeville et les faussetés du roman moderne.
Tu recevras, par rhôtcl des Capucines, trois petites médailles
de Constantin, trouvées sous dix-huit pieds d'eau, dans le port
de Civita-Vecchia. Elles occupent le centre d'un paquet de pa-
piers d*un pied cube. Le doigt du facteur ne peut doue avoir la
fatale sensation de la pièce de monnaie; mais la petite poste?
Je regretterais vivement ces médailles, destinées à tes filles.
Je t'envoie par une autre occasion quatre paquets de pierres
antiques ; elles ont été trouvées à Cerveleri, ville étrusque an-
térieure aux Romains, le 28 août 187)0. Ce sont de petites corna-
lines dont la gravure est généralement médiocre ; mais n'est-ce
rien qu'une antiquité de deux mille cinq cents ans, et peut-être
davantage ?
Si le cœur t'en dit, ouvre les paquets, choisis pour toi d'abord
et distribue le reste aux personnes dont tu trouveras les noms
joints au!i paquets. Les plus estimées par les antiquaires sont
étrusques et horriblement laides. J'en ai gardé une pour moi ; lu
la verras à mon cachet dans huit jours ; un forçai de Civila-
Yeechia m'y f;)il un manche en ébène ; s'il te plaît, tu n'as qu'à
parler.
288 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CCLYll
^ HONftiEUft B...» COLONEL DU 2* RÉGIIIENT DE CHASSEURS A CHKVAL
D*AFRIQUE, A ORAN.
OiviU-Vecchia, le 26 juin 1840.
Monsieur,
Je dois commencer par vous présemer des excuses ; vers la
Sn d'août 1839, je répondis à la IçUre que vous m'aviez £aJt
rbonneur de m'écrire le 9 juin ; mais je viens d'apprendre que
ma letlre est restée dans le portefeuille de la personne qui s'é-
tait chargée de la remettre au ministère de la guerre.
Gomme vous le dites fort bien, monsieur, les livres qui ne
flattent personne, pas même les appréciateurs littéraires, et dont
les auteurs ont la vanité de penser qu'il y aura encore des lec-
teurs en France vers 1880, ont peu de chance de voir une se-
conde édition. Si toutefois celui ^ dont il est question avait
cette chance, je m'empresserais de faire usage des excellents
renseignements que vous voulez bien me donner. Dans le temps
je montai jusqu'au lac de la Frey, j'interrogeai plusieurs habi-
tants du village voisin, et j'écrivis leurs réponses dans le pré au
milieu duquel je voudrais voir élever une grande pieire verticale
de huit ou dix pieds.
Au reste, ce point d'histoire ' est si intéressant, que vous,
monsieur, qui le connaissez si bien, pourriez écrire un récit de
soixante ou quatre-vingts pagfô, et sinon livrer ce récit k l'im-
pression, du moins le déposer dans la bibliothèque de Grenoble,
ou de toute autre ville.
J'ai l'honneur d*étre, etc.
* Mémoires d'un touristef tome II, pnge Sli.
* Rencontre de Napoléon, en 1815, avec un bataillon des troojpes
royales. (R. C.)
LETTRES A SES AMIS. 289
CCLVIII
A MADEMOISELLE E... G..., A MADRID.
Givila-Yeccbia, le 10 août 1840,
Mademoiselle,
Vos lettres sool trop courtes et non datées ; les miennes ont
le défaut contraire. A cause de vous, je ne puis penser à autre
chose qu'aux événements de Barcelone. Il y a longtemps que
j'ai vu que tout État qui change de gouvernement se donne des
troubles pour quarante ans. Vous ne goûterez la paix eu Espa^
gne que quand tous les emplois seront occupés par les hommes
qui, aujourd'hui, ont quinze ans ou qui ont quatre ans de plus
que vous. N'avez- vous pas onze ou douze ans ? peut-être treize ?
Ainsi, pendant toute votre vie, vous verrez un petit accident
comme celui de Barcelone arriver tous les quatre ans. Âime-^
riez-vous mieux être née vers 1750, sous le règne ridicule de
(Ce roi est si obscur que je ne sais pas son nom). Quant à moi,
je rends grâces à Dieu d'être entré avec mes pistolets, soigneu-
sement chargés et amorcés, à Berlin, le 26 octobre 1806. Napo-
léon prit pour y entrer le grand uniforme de général de divi-
sion. C'est peut-être la seule fois que je le lui ai vu. Il marchait
à vingt pas en avant des soldats ; la foule silencieuse n'était qu'à
deux pas de son cheval ; on pouvait lui tirer des coups de fusil
de toutes les fenêtres. La promenade des Tilleuls, par laquelle
il entra, est comme la Rambla de Barcelone. Si j'étais né sous
le ridicule Louis XV, le 26 octobre 1806, je me serais promené
tout fier d'un habit de soie gris, rayé de violet, sur le boulevard,
faisant le fat.
Je vais vous envoyer un livre de Varchi, qu'on m'annonce
depuis quinze jours ; c'est V Histoire du siège de Florence en
1550. La garde nationale de Florence se défendit un an, et se fit
990 ŒUTRBS POSTHUMES DE STEIHDHAL.
taer ^x Mille hoaimes. Il y ent un béros, génie à comparer à
fUpulêoD; ce fut nn négociant nommé Femici. Par haine pour
les TîUes qw se réroltent, personne n*a parle de Ferroci. J'ai vu
«ne de ses lellres, écrite la Tcille de la bataille où il fut tué. La
¥îlle de Florence fîit trahie par Tinfame llalatesta, qu'elle avait
é gêaénl en chef, et qui était fort brave ; il mourut, ran«
soiTiute, de mépris.
Donc ne prenei pas an tragique les accidents comme celui de
Barcelone.
J'ai trooTé des médailles en bronze d'Auguste, Tibère, Né-
ron, etc. Les douze on cpiiuze premiers empereurs romains
STaient cent vingt mîlliotts de sujets ; tous eu entendrez parier
loote votre TÎe. Auguste fut le coquin le plusfn ; Tibère, à demi
iott de tristesse, fut un grand prince , Trajan fut le seul homme
à coMpirer à Napoléon, après César. Regardez bien leurs por-
traits. Je crains que tos yeux et ceux de mademoiselle Paquita
ne soient gâtés par les lithographies et les keepsakes. Les por-
traits âi demi effacés des empereurs romains sont en général des
dM^-d'œuvre de dessin.
La léTolution qui a suivi la mort de Ferdinand VU a diminué
Totre fortune de moitié. Tâchez de vous accoutumer à ce cha*
grin. Le gdée, en Russie, me fit tomber les cheveux sur le front;
je passai quinze jours à m*accoutumer à cette laideur, et puis
n'y pensai plus. Efforcez-vous de vous habituer au million de
rtaux que vous coAte la création du gouvernement de la mé-
fiance.
(Deux chambres délibèrent un budget, et disent aux sept mi-
nistres nommés par le Ring : « Je me défie de vous ; vous diles
qu'un canon coûte quatre mille francs, je pense qu il ne coâte
que trois nulle cinq cents francs, et que vous volez cinq cents
francs, pour devenir riche comme M. de T.... »)
11 n'est pas en votre pouvoir de regagner ce million ^réaas;
le mieux serait de n'y plus penser. Vous aurez nn effort de ce
genre à faire à quarante-cinq ans ; c'est-à-dire à Tépoqoe des
premières atteintes de la vieillesse. Alors les femmes achètent
un petit chien anglais, et parlent à ce chien. J'aimerais mieux
acheter mille volumes ; moi, Je compte passer la vieillesse, si j'y
LETTRES A SES AMIS. 291
arrive, à écrire Thisloire d'un homme que j'aimai, el à dire des
injures à ceui que je n'aime pas. Si le livre est ennuyeux, dix
ans après moi, personne ne saura que j'ai écrit. Mais il ne faut
pas qu'une femme écrive. Inventez donc nne occupation pour
vulre vieillesse. Pensez à toutes ces choses dix ans avant qu'elles
arrivent. Pensez au chagrin que vous donnera le comte de
GCL'IX
A MADAME M... ii... V...*, A CAiMNO (ÉTATS ROMAliNS).
Civila-Vecchia, le 14 août 1480.
Madame,
J'ai à vous témoigner toute ma respeclueuse reconnaissance
pour la lettre que vous avez bien voulu m*écrire. Le deux jour-
naux que je reçois, le Commerce (de l'opposition) et le Siècle (un
peu vendu), sont fort à votre service. Les petits résumés poli-
tiques de la Revue de Paris, dévouée au ministère, sont, dit-on,
d'un homme d'un vrai talent, M. Rossi (de Carare), qu'on a fai'
pair.
J'ai aussi à mettre à vos pieds, madame, rodre de quelques
livres, parmi lesquels quelques romans pourront faire oublier
les événements de ce monde si vilain, et dont vous sentez si
bien les bassesses dans un sonnet vraiment noble que vous
écriviciE quand j'eus l'honneur de vous rencontrer ; je désirerais
bien en voir quelques-uns.
Agréez, madame, l'hommage du dévouement le plus respec*
tueuxj etc., etc;
^ Fille de Lucien Bonaparte, prince de Ganinoi
392 (EUVUlilS POSTHUMES DE STENDHAL.
OCLX
A MADAME V... A..., A PAKIS.
Civita-Veccllia, le 1" septembre 1840.
Permettez, madame» que je vous présente N. Ubaldino Pe-
ruzzi, jeune Florentin qui va passer quelques années à Paris. Le
Dante fait un I)el éloge de son grand-père, et pour ne pas dé-
choir, il s'est donné une brillante éducation; il parle le français
de façon à sentir toutes les grâces de votre conversation.
Savez-vous, madame, qu'un journal de Naples. vers septem-
bre 1839, offrait aux dilettanti de cette grande ville une des-
cription de vos mercredis ? Il y avait plusieurs fragments de
votre conversation, et même un superbe bon mot de mademoi-
selle votre fille. Je me recommande au souvenir de la belle re-
cluse, et compte lui faire la cour à mou retour à Paris, vers
1845.
Je vous écris d'une petite maison de campagne, à une lieue de
Givita-Vecchia, ou je ne possède que de gros papier officiel. A
propos d'officiel, j'oubliais de vous dire que M. Ubaldino Peruzzi
est neveu du ministre de Toscane à Paris. Et moi je serais plus
heureux qu'un ministre si je paraissais aux mercredis. - Je pré-
sente mes petits compliments aux anciens du lieu qui se sou-
viennent encore de moi.
B. BETtB.
P. S. Cet effroyable papier de cuisine me fait rougir. Quel pa*
pler à mettre sous les yeux de la dixième Muse ! 0 Apollon !
LETTRES A SES AMIS. 2d5
GGLXI
A MORSIEUB BOTIOBJ DE BALZAC, A PAB1S.
Givita-Vecchia, le 30 octobre 1840.
J'ai clé bien surpris, hier soir, monsieur. Je pense que jamais
personne ne fui traité ainsi dans une Revue ^^ et par le meilleur
juge delà roalière. Vous avez eu pitié d'un orphelin abandonné
au milieu de la rue. Bien de plus facile» monsieur, que de vous
écrire une lettre polie, comme nous en savons faire vous et moi.
Mais, comme votre procéda est unique, je veux vous imiter, et
vous répondre par une lettre sincère. Recevez mes remerct-
ments des conseils encore plus que des louanges.
J'ai lu la Bevm hier soir, et ce matin j'ai réduit à quatre ou
cinq pages les cinquante-quatre premières pages que vous pous-
sez dans le monde. Je dois vous avouer cependant que j'éprou-
vais la jouissance la plus vive en écrivant ces pages ; je parlais
de choses que j'adore, et je n'avais jamais songé à Vart de faire
un roman.
Je pensais n'être pas lu avant 1880; j'avais renvoyé à cette
époque les jouissances de Yimpnmé. Quelque ravaudeur litté-
raire, me disais-je, fera la découverte des ouvrages dont vous
exagérez si étrangement le mérite. Votre illusion va bien loin ;
par exemple, Phèdre, Je vous avouerai que j'ai été scandalisé,
moi qui suis cependant assez disposé pour Fauteur.
Puisque vous avez pris la peine de lire trois fois ce roman, je
nourris le noir projet de vous faire bien des questions à la pre-
mière rencontre sur le boulevard.
i** Est-il permis d'appeler Fabrice notre héros? \\ s'agissait de
ne pas répéter si souvent le mot Fabrice.
* n s'agit de la Revue parisienne du 25 septembre 1840, revue dont
M. de Balzac était i peu près Tunique rédacteur, et dont il n*a paru qiie
trois numéros. (R. G.)
II. 17
294 ŒUVRES POSTSDHES DE ST&NDHAL.
2^ Faut-il supprimer l'épisode deFausta, qui est devenu bien
long en le faisant? Fabrice saisit roccasion qui se présente de
démontrer à la ducbesse qu'il n'est pas susceptible d'amour.
Les cinquante -quatre premières pages me semblaient une in-
troduction gracieuse. J'avais trop de plai^, j'en conviens, à
parier de ces temps heureux de ma jeunesse. J'eus bien quel-
ques remords en corrigeant les épreuves ; mais je songeais aux
premiers demi-volumes si ennuyeux de Walter Scott, et au
préambule si long de la divine Princesse de Clêves.
J'ai fait quelques plans de romans, je ne saurais en disconve-
nir; mais faire un plan me glace. Plus ordinairement je dicte
vingt-cinq ou trente pages; puis, lorsque le soir arrive, j'ai be-
soin d'une forte distraction ; le lendemain matin il faut que j'aie
tout oublié. En lisant les trois ou quatre dernières pages du
chapitre de la veille, le chapitre du jour me revient. Mon malheur
ici, c'est que rien n'excite la pensée ; quelle distraction puis-je
trouver au milieu des cinq mille marchands de Givita-Vecchia?
Il n'y a là de poétique que les douze cents forçats : impossible
d'eu faire ma société. Les femmes n'ont qu'une seule pensée :
celle de trouver le moyen de se faire donner un chapeau de
France par leur mari.
J'abhorre le style contourné, et je vous avouerai que bien des
pages de la Chartreuse ont été imprimées sur la dictée originale.
Je dirai comme les enfants : je n'y retournerai plus. Il y eut
soixante ou soixante-dix dictées; j'étais pressé par les idées;
j'égarai tout le morceau de la prison, que je fus obligé de refaire;
mais que vous font ces détails?
Je crois que depuis la destruction delà cour, en 1792, la part
de la forme devient plus mince chaque jour. Si M. Villemain,
que je cite comme le plus distingué des académiciens, tradui-
sait la Chartreuse en français, il lui faudrait trois volumes pour
exprimer ce que Ton a donné en deux. La plupart des fripons
étant emphatiques et éloquents, on prendra bientôt en haine le
ton déclamatoire. A dix-sept ans j'ai failli me battre en duel
pour la cime indéterminée des forêts * de Chateaubriand, qui
< il to/a, récit des chasseurs.
LETTRES A SES AMIS. 295
coDoptaii beaucoup d'admirateurs au sixième de dragous. Je
u'ai jamais lu la Chaumière indienne: je ne puis souffrir M. de
Haislre; mon mépris, pour la Harpe va jusquà la haine. Voilà
sans doute pourquoi j'écris si mal: c'est par amour exagéré pour
la logique.
Mon Homère, ce sont les Mémoires du maréchal Gouvion*
Saiut-6yr. Montesquieu et les Dialogues des morts de Fénelon
me semblent bien écrits ; il n'y a pas quinze jours que j'ai
pleuré en relisant im^onous ou ï Esclave d'Alcine.
Excepté madame de Murdauff et ses compagnons, quelques
romans de George Sand et des oouveiles écrites dans les jour-
naux par M. SouUé, je n'ai rien lu de ce qu*on a imprimé depuis
trente ans. Je*' lis souvent TArioste, dont j'aime les récits. La du-
chesse est. copiée du Gorrége (c'est-à-dire produit sur mon âme
le même effet que le Gorrége).
Je vois l'histoire future des lettres françaises dans l'histoire de
la peinture, r^ous en sommes aux élèves de Pierre de Gortoue,
qui travaillait vite et outrait les expressions, comme madame
Gottin^ qui fait marcher lés pierres de taille des îles Borro-
mées.
En composant la C/iar^rei^S6, pour prendre le ton, je lisais cha-
que matin deux ou trois pages du Gode civil, afin d*élre toujours
naturel ; je ne veux pas, par des moyens factices, fasciner l'âme
du lecteur. Ge pauvre lecteur laisse passer les mots ambitieux,
par exemple, le vent qui déracine les vagues; mais ils lui re-
viennent après l'instant de Témotion. Je veux, au contraire,
que, si le lecteur pense au comte Mosca, il ne trouve rien à
rabattre.
Je vais faire paraître au foyer de l'Opéra Rassi et Biscara, en-
voyés à Paris comme espions, après Waterloo, par Ranuce
Ernest IV. Fabrice, revenant d'Amiens, remarquera leur regard
italien et leur milainais serré, que ces observateurs ne croient
compris par personne.
Tout le monde me dit qu'il faut annoncer les personnages»
que la Chartreuse ressemble à des mémoires, et que les person-
nages paraissent à mesure qu'on en a besoin. Le défaut dans
lequel je suis tombé me semble fort excusable ; n'est-ce pas la
296 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
vie de Fabrice qaon écrit? Impossible de faire dùpart^reen'
tiérementle bon abbé Blanès; mais je le rédairai. Je croyais
qa*il fallait des personnages ne faisant rien et seulement Km*
chant Tàme du lecleor, et étant Fair romanesque.
Je vais vous sembler un monstre d*orgueil. Quoi I cUra votre
sens intime, cet animal-là, non content de ce que j'ai fait pour
lui, chose sans exemple dans ce siècle, veut encore être loué
sur le style! Mais il ne faut rien cacher à son médecin. Souvent
je réfléchis un quart d'heure pour placer un adjectif avant ou
après son substantif. Je cherche à racouter avec vérité et
avec clarté ce qui se passe dans mon cœur. Je ne vois qu'une
règle : être clair. Si je ne suis pas' clair, tout mon monde est
anéanti.
Je veux parler de ce qui se passe au fond de Tâme de Mosca,
de la duchesse, de Glelia; c'est un pays où ne pénètre guère le
regard des enrichis, comme le latiniste, le directeur de la mon*
naie, M. le comte Roy, etc., etc. ; le regard des épiciers, des
bons pères de famille, etc.
SI à Tobscurité de la chose je joins les obscurités du style
de M. V...., de madame S..., etc. (supposé que j'eusse le rare
privilège d'écrire comme ces coryphées du beau langage); si je
joins à la difficulté du fonds les obscurités de ce style vanté,
personne absolument ne comprendra la lutte de la duchesse
contre Ernest IV.
Le style de M. de Chateaubriand et de M. V.... me semble
dire:
l** Beaucoup de petites choses agréables, mais inutiles à dire
(comme le style d'Ausone, de Glaudien, etc.] ;
2** Beaucoup de petites faussetés agréables à entendre.
A mesure que les demi-mois deviennent plus nombreux, la
part de la forme diminue. Si la Chartreuse était traduite
en français à la mode, par madame Sand, son succès serait
assuré ; mais, pour exprimer ce qui se trouve dans les deux
volumes actuels, il lui eu eût fallu trois ou quatre. Pesez cette
excuse.
Le demi-sot tient par-dessus tout aux vers4ie Racine; car il
comprend ce que c'est qu'une ligne non finie» Mais tous les
LETTRES A SES AMIS. 297
jours le ¥ers devient uoe moindre partie du mérite de Racine.
Le public, en se faisant plus nombreux, moins mouton, -veut un
plus grand nombre de petits faits vrais sur une passion, sur une
situation de la vie.
Combien Voltaire, Racine, etc., tous enfin, excepté Corneille,
ne sont-ils pas obligés de faire des vers chapeaux pour la rime.
Eh bien, ces vers occupent la place qui était due légitimement
à de petits faits vrais.
Dans cinquante ans, M. Bignan ou les Bignans de la prose au-
ront tant ennuyé, avec des productions élégantes et dépourvues
de tout autre mérite, que les demi-sots seront en peine; leur
vanité voulant toujours qu'ils parlent de littérature et quMls fas-
sent semblant de penser, que deviendront-ils quand ils ne
pourront plus s'accrocher à la forme? Ils finiront par faire leur
dieu de Voltaire. Le même esprit ne dure que deux cents ans ;
en 4978, Voltaire sera Voiture; mais le Père Goriot^ sera tou-
jours le Père Goriot. Peut-être les demi-sots seront-ils tellement
peines de n'avoir plus leurs chères règles à admirer, qu'il est
fort possible qu'ils se dégoûtent de la littérature et se fassent
dévots. Tous les coquins politiques ayant un ton déclamatoire
et éloquent, Ton en sera rassasié en 1880. Alors peut-être on
lira la Chartreuse.
Je le répète, la part de la forme devient plus mince chaque
jour. Voyez Hume. Supposez une histoire de France, de 1780 à
1840, écrite avec le bon sens de Hume ;on la lirait, fût-elle écrite
en patois. La Chartreuse est écrite comme le Code civil; je vais
corriger le style, puisqu'il vous blesse ; mais je serai bien en
peine. Je n*admire pas le style à la mode : il m'impatiente. Je
vois des Claudien, des Sénèque, des Ausone. On me dit depuis
un an qu'il faut quelquefois délasser le lecteur en décrivant le
paysage, les habits... Ces choses m*ont tant ennuyé chez les
autres ! J'exagérerai.
Quant au succès contemporain, auquel je n'aurais pas songé
sans la Revue parisienne, il y a bien quinze ans que je me suis
dit : « Je deviendrais un candidat pour l'Académie si j'ob-
* Titre d*ttn roman de M. de Balzac. (R. G )
^298 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
tenais la mum de mademoiselle B , qui me ferait louer trois
fois la semaine. » Quand la société ne sera plus tackée d>n-
richis grossiers, prisant avant tout la noblesse, justement parce
qu'ils sont ignobles, eUe cessera de fléchir le genou devant
le journal de raristocratie. Avant 1795, la bonne compagnie
é(:iit le vrai Juge des Hvres. Maintenant elle rêve le retour
de 93, elle a peur, elle ne saurait plus juger. Voyez le catalo-
gue qu*un petit libraire, près Saint-Tbomas d*Aquîn, prèle
à la noblesse, sa voisine. C'est Targument qui m'a le plus con-
vaincu de rimpossibilité de plaire à ces peureux, hébétés par
Foisiveté.
Je n'ai point copié M. de Mettémich, que je n'ai pas vu de-
puis 1810, à Saiut-€loud, quand il portait un bracelet des che-
veux de G... M..., si belle alors. Je n^ai nullement regret à tout
ce qui ne doit pas arriver ; je suis fataliste et je me cache. Je
songe que j'aurai peut-être quelque succès vers 1860 ou 80;
alors on parlera bien peu de M. de Mettémich, et encore moins
du petit prince. Qui était premier ministre d'Angleterre du temps
de Malherbe? Si je n'ai pas le malheur de tomber surCromweH,
je suis sûr de l'inconnu.
La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là; ils peu-
vent tout sur nos corps pendant leur vie ; mais à l'instant de la
mort l'oubli les enveloppe à jamais. Qui parlera de M. de Yillèle,
de M. de Martigoac dans cent ans? M. de Talleyrand lui-mtoe
ne sera sauvé que par ses Mémoires, s*il en laisse de bons, tan-
dis que le Roman comique est aujourd'hui ce que le Père Goriot
sera en 1980. C'est Scarron qui fait connaître le nom du Roth-
schild de son temps, M. de Montauron, qui fut aussi, moyennant
cinquante louis, le protecteur de Corneille.
Vous avez bien senti, monsieur, avec le tact d'un homme qui
a agi, que la Chartreuse ne pouvait pas s'attaquer à un grand
Etat comme la France, l'Espagne, Vienne, à cause des dâails
d'administration. Restaient les petits princes d'Allemagne et
d'Italie.
Mais les Allemands sont tellement à genoux devant un cordon,
ils sont si bêtes ! J'ai passé plusieurs années chea* eux, et j'ai
oublié leur langue par mépris. Vous verrez l»ea que mes per-
LETTRES A SES AMIS. 299
sofinages ne pouvaient être Allemands. Si vous suivez cette idée,
vous trouverez que j'ai été conduit par la main à une dynastie
éteinte, à un Farnèse le moins obscur de ces éteints, à cause des
généraux ses grands pères.
Je prends un personnage de moi bien connu ; je lui laisse les
habitudes qu'il a contractées dans l'art d'aller tous les matins à
la chassa du bonheur; ensuite, je lui donne plus d*esprit. — Je
n*ai jamais vu madame de B.... Rassi était Allemand ; je lui ai
parlé deux cents fois. J*ai appris le prince pendant mes séjours
à Saint-Gloud, en 1810 et 1811.
Ouf! j'espère que vous aurez lu cette épître en deux fois.
Vous dites, monsieur, que vous ne savez pas l'anglais ; vous avez
à Paris le style bourgeois de Walter Scott, dans la prose pesante
de M. D..., rédacteur des Débats, La prose de Walter Scott est
inélégante et surtout prétentieuse. On voit un nain qui ne veut
pas perdre une ligue de sa taille.
Cet article étonnant, tel que jamais écrivain ne le reçut d'un
autre, je l'ai lu, j*ose maintenant vous l'avouer, en éclatant de
rire. Toutes les fois que j'arrivais à une louange un peu forte,
et j'en rencontrais à chaque pas, je voyais la mine que feraient
mes amis en le lisant.
J'écris si mal quand j'écris à un homme d'esprit, mes idées
sont réveillées si rapidement, que je prends le parti de faire
transcrire ma lettre.
CCLXII
A MADAME J . . . G. . . , A SAINT-DENIS.
f
Civila-Vecclùa, le 9 novembre 1840.
Aimable amie.
L'animal est capricieux; c'est là son moindre défaut. Ra-
contez moi des anecdotes comme celles de madame Les
500 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
moindres petites choses de Paris el de vous m'intéresseront.
Je vous écris à bord d'un bateau à vapeur, uniquement pour
vous demander de vos nouvelles el de celles de madame votre
sœur. Comment se comporte la clavicule offensée?
Le nouveau mari Mont est-il jaloux de sa femme?
Je suis tout occupe d'une fouille énorme qui va commencer
à sis milles de Givita-Vecchia, sur la c6te au midi, le 35 no-
vembre.
GCLXIII
A XGNSIECB D... F..., à PARIS.
GiviU-^cochi!!, ie 30 novembre 1840.
Je vais vous avouer un ridicule bien amer ; je suis inquiet de
ne pas recevoir de vos nouvelles depuis deux ou trois mois.
La présence du duc de Bordeaux à Rome me retient ici ; s'il
allait honorer ce pays de sa présence, les commis me jette-
raient la pierre bêtement, comme à leur ordinaire. Quand
même je serai ici, puis-je le manger comme une huUre? Enfin,
je n*ai encore été que deux fois à Rome; depuis le 10 août,
cent dix jours.
On dit que Texcellent s... p a la gangrène à la jambe,
comme feu Louis XIV. On aurait bien de la peine à trouver un
homme aussi bon, aussi inoffensif. Il aime Thistoire natureUe; il
y a huit jours, on lui fait cadeau d'un poisson de trois pieds de
long, fort singulier. Il fait appeler un homme de mérite, le pro-
fesseur Metana, leCuvier de ce pays. « Préparez ce poisson avec
votre adresse ordinaire, je vais vous donner cent écns (cinq
cent trente-cinq francs). — Sainteté, trente écus suffisent. §
Le poisson est transporté dans la salle de dissection de PUni-
versrtc ; Metana donne rendez-vous à tous les élèves de son
LETTRES A SES AMIS. 3Ci
cours pour le laidemain à dix heures. Le lendemain à dix heu-
res, il trouve son second, qui, par envie, avait coupé le poisson
en quatre : impossible d'en tirer parti. — Metana fait quelques
reproches bien doux ; c'est ua philosophe de soixante-trois ans.
Le second s'avance vers lui, le couteau de dissection à la main,
et, devant tous les élèves, le menace de le traiter comme le
poisson singulier. Jamais Metana n*a pu faire gronder ce second,
qui a répairàu que le professeur Metana était un athée, chose
fausse.
Si nous avons le malheur de perdre Gapellari, la faction gé-
noise, composée de sept cardinaux riches et dont deux ou trois
ont un peu du savoir-faire de M. de Talleyrand, disposera de ce
poste; maïs ces messieurs ont en peur du caractère de Léon XII:
on nommera un homme faible, de soixante- douze ans, le cardi-
nal Pedicini, par exemple.
Le meilleur choix serait le cardinal Ugolini. La mort du car-
dinal de Gregorio, fils naturel de Carlos Tercero, est une grande
perte; c'était le seul qui eât du crédit sur Texceilent actuel. Ou
hait le cardinal TostI, ministre des finances : c'est le Prina de ce
pays-ci.
J'ai à me louer de tout le monde ; je suis content, si ce n'est
heureux. Je regrette vivement mes deux amies de quatorze ans S
ces deux charmantes Espagnoles.
CCLXIV
A MONSIEUR D. F..., A PABIS.
Rome, le 5 mars 1S41 .
Dans la semaine* grasse, au magnifique palais Golonna, garni
des tapisseries données par Louis XIV à la connétable Golonna,
* Voir la lettre du 10 août 1840 ci-dessus, page 1059.
17.
S02 (EUVRËS POSTHUMES DE SÎENDfiA.L.
je me suis trouvé à un bal avec deux reines. Ma femme a touIu
y aller et de plus y porter ses trois petits diamants valant deux
mille cinq cents francs : bel honneur pour moi !
La reine de Naples^ a Tair d'une épicière accablée de vieil-
lesse. — Son mari est beau et bête, et tout couvert d*un large
cordon bleu.
La reine d'Espagne* a Tair bon et bienveillant, mais horri-
blement commun ; on ne pouvait se figurer qu'elle n'a que
trente-quatre ans, elle en parait quarante. Je Tai vue à deux
pieds de distauce toute la soirée, et au Corso pendant les mas-
carades ; elle jetait des confetti à ses amis avec une petite grâce
affectée et peu gracieuse.
La reine de Ifaples a Fair fâché d'un bourru bienfaisant et me
semble bonne au fond. Sa fille avait au bal un petit chapeau de
feutre rose, placé tout au haut de la tète. (Priez Tami Colomb de
lire.)
La reine d'Espagne logeait chez Serny, la meilleure auberge,
et y dépensait quatre cent quatre-vingts francs par jour, avec
sa suite. Le comte Colombi, son chambellan, ancien attache
a l'ambassade française à ConslantiDople , est le factotum.
La reine tire fort bien le pistolet et a tué plusieurs grelettes,
oiseaux de mer, en venant par le bateau à vapeur, il y a un
mots.
M. Munoz est arrivé à Rome. La reine est convenue d'un mar-
ché avec M. le prince Borghèse, qui, pour trente mille écus
(ceut soixanie-dix mille francs), lui vendait la principauté de
Castel Ferrate (ou à peu près), qui rend quatre mille cinq cents
francs ; mais le Supremo Gerarca^ n'a pas voulu donner cette
principauté à M. Munoz, qui n'a pas pu devenir prince de Castel
Ferrate, vers Rieli. La reine a loué le château de Frangins, près
Nyons, sur le lac de Genève, où Colomb a été au bal eu 1808;
* Marifr-Isabellc, iille de Charles IV, roi d'Ëvpagoe, née le 6 juillet
1789, mariée le 6 octobre 1802 au roi François 1*% père du roi régnant
(1846), remariée au prince de....
* Marie-Christine, née le 27 avril 1806, veuve deFerdinand VU. (B. G.)
^ Le chef suprême.
LETTRES A SES AMIS. 303
c'est une demeure vraiment royale, déjà choisie par Joseph Bo-
naparte. Le propriétaire avare ea a refusé sept cent mille francs,
et la reine s'est contentée de la louer.
Au reste» il est bien plus sage, sauf le climat, d'être lil)re à
Frangins qu'esclave ailleurs; mais ces petites tètes de femmes
ne voient pas les choses. Ces reines ne faisaient pas de dépense
et ne produisaient aucun effet à Rome.
Le peuple romain ne croit qu*à la dépense actuelle, — Le
carnaval n'a pas été beau; les étrangers jetaient des bouquets
coûtant dèmi-baïoco et moins, et des dragées de plâtre. L'ava-
rice romaine est en deuil par la mort des duchesse Torlo-
nia et princesse Borghèse : belle occasion de ne pas donner de
fêtes. Celles de monsieur l'ambassadeur de France ont été ad-
mirables.
J'ai oublié beaucoup d'anecdotes sur Naples. Les bals y sont
gais, et, vers deux heures après minuit, le roi ferme les portes
pour empêcher les danseurs de sortir.
On a admiré comme riche le mariage, à Florence, de la fille
du grand-duc avec Afodène. Ce grand-duc est admirable, sur-
tout pour les grandes routes. De Rome à Florence, on passera
par Civita-Vecchià, sans neige, sans les montagnes horribles de
Radicofani et sans périls.
Il faut couper en deux le traitement des ambassades et des
consulats. Par exemple, à l'ambassadeur à Rome soixante mille
francs d'appointements, six bals à trois mille francs chacun et
douze dîners ; avec cette recette, on serait adoré et baisé à
l'orteil y on se moque des cordons et des dignités.
304 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL
CCLXV
A H0H8IE0R D. F....j k FÀRIS.
Rome, te il mars 1841 .
Voici une belle occasion ; si je pouvais dicter, je vous en dirais
de belles ; mais, devant songer, avant tout, au caractère, rien
ne me vient.
Le pape, bon bomme, et que son successeur fera regretter, a
eu une peur immense de Tannëe 1840. Depuis le 1*' janvier 1841,
sa santé revient à pas de géant. Le cardinal Lambruscbinî meurt
de peur; riiomœopatbie Ta guéri d*un commencement de pbthisie
laryngée. Le cardinal Lambruschini croit à quinze ou vingt conspi-
rations toigours marchant; je jQreraisqu*il n'y en a pas une.— La
logique est absolument morte de Bologne à T'erraciue; de Bologne
à Àncône, les peuples sont ivres de colère ; mais pas le sens
commun. On envie le gouvernement du grand-duc de Toscane,
qui est passionné pour les chemins et pour la gloire ; seulement
il lui manque la force de vouloir. Cependant toute Tltalle envie
le sort de Lucques, qui, à la mort de Marie-Louise, va devenir
Toscane. Ce pays si poli, la Chine de TEurope, fait im pas cha-
que jour, mais un pas de tortue. Vous croiriez que je mens si
je vous disais des choses intimes du pape. Le cardinal T.... loi
fit cadeau, il y a quelques mois, de dix mille pièces d'or de dix
écus (cinquante-trois francs). Les autres ministres des finances
criaient misère; T..., parlant à un homme de soixante-seize
ans, dit toujours : Il y a de l'argent. T.... est exécré, je ne sais
pourquoi. Comme il est homme du plus bas peuple, il a la /a-
ctilté de vouloir. — 11 n'y a aucune logique à Rome; les rai-
sonnements romains sont à mourir de rire. T..., la meilleure
tôle en finances, est devenu fou de vanité, depuis que Texcel-
lent pape lui dit : < Vous épousez une Colonna (juin 1840), qui
sera duchesse de C... ; on dira la duchesse jeune et la duchesse
LETTRES A SES ÀHIS. 305
vieille; cela sera pénible à madame votre mère; appelez-vous
prince de G.... • T... s'appelle priuce T.»., il cooche avec sa
femme, qui a une gorge fort blanche et fort apparente ; il la tient
dans un cabinet, àc6lé du bureau où il travaille, de onze heures
à cinq heures. 11 s'est imaginé qu'un prince qui paraît dans
Talmanach de Gotha, et qui a perdu sa mère (morte en août ou
juillet, à quatre-vingt-quatre ans), ne doit pas jouer aux cartes,
ne doit pas plaisanter. 11 met tous ses complaisants (huit ou dix
imbéciles), excepté le marquis ... de RieU, en fuite. Il ne voulait
pas qu'on dansât au théâtre d'ApoUo, dont il est propriétaire ;
personne ne va plus chez lui ; selon moi, il devient fou. Comme
il a quarante-deux ans, il est absorbé dans son admiration pour
les t de sa femme, a quatre ou cinq maîtres, et apprend le
français à toute force.
Le prince G...., de Naples, le père de madame T...., est un
imbécile doux; il a sept ou huit maîtres de toute chose. C'est
une fatalité, tous les jeunes princes romains (excepté Caetani et
Rignano) sont imbéciles. Fabio Ghigi, qui est allé à Paris et à
Lyon, porter la barette à M. de Bonald, a de l'usage, au moins,
mais cent francs par mois à manger. Son vieux père fait des
sonnets et se ruine ; sa mère, une Borromée qui a apporté le
nez de saint Charles à ses quatre fils, se ruine par le jeu.— Ma-
dame Serloppi est la maîtresse de Fabio Ghigi ; je cherche en
vain son nom de baptême ; il compte sur le cadeau de M. de
Bonald pour aller voir Londres.
On dépense quatre cent mille francs aux fortifications d'An-
c6ue et de Givita-Vecchia : c'est l'Âuiriche qui l'exige. — Une
chose vraie, c'est que Jean-Jacques Rousseau et Voltaire don-
nent de réloignement pour la France. Les plus grands ultras du
noble faubourg, à peine arrivés ici, disent des horreurs du car»
dinal Tosti et de Gaetanio. C'est un homme d'esprit, mari de
l'amie de .... Gaetamo publie un dictionnaire des choses ecclé-
siastiques, que l'on dit «fait par Sa Sainteté. Le successeur de
celui-ci, je ne crains pas de le répéter, le fera regretter ; car il
n'est pas méchant, mais a toujours peur. C'est, au fond, un bon-
homme de Vénitien, qui a amassé quinze cent mille francs. Le
passe-port de son neveu porte ces mots : c Son Excellence le
.%06 lEEVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
prince dua Capdlari. Ce prince nV point para dans les
gazettes, il iroovera on nrillion et demi. Sa femme est fille d*iin
capitaine français persécaté par Charles X.
La partie génoise, forte de quatorze cardinavx » fera réleclion ;
ils sont riches et adroits. Je nommerai Fancien ministre de la
guerre Ubaldini; on nommera Pedicini, vieillard à demi rim-
bambitOj on OppizonI, âgé de soixante-dix ans, archeyèque de
Bologne, aimé des Bolonais. On disait Fransomû, il y a trois mois^
quand le pape avait un peu de gangrène à la jambe. Deux ou
trois cardinaux affectent d^à les manières graves d^uu pape.
Micara, le capuciu, passe pour fort méchant; Ciustiniani paippc'
gerà. La France sera sans aucune espèce d'influence. L^ambas-
sadcur de France s'est laissé environner d'espions , le neveu de
voire ami le conseiller de ..»., par exemple. L'argent comptant
aura beaucoup d'influence. Un cardimil, avec trois voilures et
vingt-deux mille francs d'appointements, est archipauvre; il a à
payer cinquante mille francs au moment de sa nominatioo.
Quand il meurt bientôt après, la bonté de Texcellent souverain
conserve les vingt-deux mille francs d'appointements à la fa-
mille, pendant quelques années. Je pourrais vous nommer huit
ou dix cardinaux, moines ou monsignort,qne Ton gagnerait avec
des napoléons offerts avec sagacité; mais ouest Fo^/at^ur adroit?
J'ai lu hier une encyclique en latin du pape: elle dit des hor-
reurs de l'Espagne, qui a chassé le nonce. C'est Tévéque de
Minorque qui a allumé le feu. Mais Sa Sainteté se garde bien de
parler d'excommunication ; ces enragés d'Espagnols ne demau-
deraieut pas mieux.
Monstgnor M...., juge à la Rote, passe pour l'homme qui a
le plus de talent. 11 a lu Say et Smith, mais aime les femmes ei
est fou de vanité.
Monsignor S.... M..«. est homme du monde et aimable.
Le confesseur français à Saint*Pierre est homme d'esprit.
LETTRES A SES AMÏS. 807
CCLXVI
A MONSIEUR D. F..., Â PAHlb.
Cmta-Vecchia» le 14 mors 1841 .
Je relis avec un nouveau plaisir voire lettre du 17 février.
Quand vous passez, par hasard, près de la rue Groi^-des-Fe-
tils-Champs, numéro 54, montez au bureau d'écritures et de-
mandez M. Bonavie ; c'est un garçon dont, pendant trois ans,
je n^ai eu qu'à me louer. 11 a été soldat dans Tlnde ; le malheur
Fa rendu simple et sans emphase. Plâl à Dieu que je Teusse ici !
11 me copiait la page à vingt centimes les vingt fignes. Dites-lui :
« Je TOUS enverrai par la petite poste des lettres de M. Beylc,
peu lisibles pour mes mauvais yeux (ménager ses amis) : vous
les mettrez au net, à vingt lignes, sur du papier pot, et vous me
renverrez, parla poste, l'original et la copie. » Mes lettres, co-
piées par IH. Bonavie ou un autre, seront un grand débarras pour
moi. Quand je songe au caractère, il ne me vient que des niai-
series pendant la première page.
Puisque les petites choses vous amusent, je vous dirai que le
hasard m*a procuré la connaissance de trois talents, dont deux
sont fort pauvres. Si j'avais de la fortune, je ferais la leur avec
peu de milliers de francs.
Premier talent. Celui-ci est un bon paysagiste, qui est obligé
d'exposer ses paysages sans cadres, et il se prive de dtner pour
payer les deux écus (onze francs] que coûte Vaclion d'exposer
à la salle onterte par la générosité du gouvernement, à la porte
du Peuple. Il demande, d'après les encouragements de ses amis,
cinq cents francs d'un grand paysage représentant Sorrento et le
Vésuve dans le lointain. D'après les avis de M. Constantin, qui a
su découvrir le procédé de Paul Vérônèse pour les cielSy il est
prêt à refaire son ciel et à sacrifier deux ou trois arbres peints
sur son ciel actuel, qui est lourd. Cet homme, vraiment modeste
308 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
ei logique f s'appeHe Smîdt ; il est de Berne ou des oiTirons, el
jouit d'ttoe pension de quarante on cinquante francs par mois. H
y a loin de là à payer on directeur, un secrétaire, etc., etc., pour
faire que, sur vingt-cinq pensionnaires à V Académie de France,
dii-sept aient la fièvre. En 1840, sur vingt-deux, dix-sept ont
eu la fièvre. Le grand mal, invisible k nos sots députés, c'est que
l'Académie est une oasis de Paris où Ton maudit tout ce qui n^est
pas le charlatanisme de Paris, qui fait avoir la croix après
trois ans.
Les admirations naïves el passionnées d'une £amiHe italienne,
qui entend pour la pr^nière fois un opéra de ce Marmontd
nommé Donizetti, sont précieuses. Dès que cette famille romaine
veut raisonner théories, elle est parfaitement absurde ; la logique
est morte et enterrée de Bologne à Terracine; mais la sensibilité
passionnée vit toujours. La vie à part des élèves de France les
prive justement de la vue de cette sensibilité passionnée : n'est-ce
pas la perfection de l'absurde? Trois cents Allemands, pauvres
comme Job, et déraisonnant à plaisir comme Candide, vivent
dans rîDlimilé de la pauvre famille, qui leur loue, pour quinze
francs, une petite chambre. Ils se réunissent tous les soirs au
café del Gre€o,m on leur donne, pour treize centimes, une tasse
de café excellent ; tout le monde a de dix-sept à vingt-cinq ans
dans ce café, où Ton ne peut se remuer et on tout le monde
fume. Tous les artistes parlent librement, et les jeunes Alle-
mands déraisonnent à plaisir sur les pas de Steding de Munich,
le grand déraisonneur à la mode en 1841. La logique allemainde
est de la force de la logique romaine, deux et deux font cinq.
Donc, M. Smidt, homme de vingt-cinq ans, creusé de petite
vérole, sera probablement un grand paysagiste, s'il ne meurt
pas de faim. Il regrettait, il y a deux mois, de ne s'être pas £ait
charpentier; selon moi et M. Constantin, aucun Français vivant,
même les membres de rinstitut, ne font aus^i bien. La vérité et
ï agréable à la vue brillent dans les ouvrages de M. Smidt.
Second talent, pauvre. Mademoiselle Molicai jeune chanteuse,
assez jolie, passionnée, qui ehaaie à se faire entendre de moi à
travers une place et deux rues. Elle m*a dit, elle-même, qu'elle
chante comme on parle, sans aucune lîuigue. Mademoiselle Mo-
LETTRES Â SES AMIS. 300
Uca a viugl-deox ans, c'est uq baryloa ou coatrallo. M. Molica
papa est maitre maçou, et habite le palais où j*ai quatre cham-
bres sur la mer, au troisième, et trois autres chambres sur le
derrière, pour quarante-quatre fraucs par mois. Je n'ai vu ma-
demoiselle Molica qu'une rois,.jeâuis trop grand pour aller chez
eli^ dont bien me. fâche. Je ne Tai pas vue depuis six mois;
c'est le second commis de M. Dominique qui lui fait la cour pour
le bon motif. Ce commis gagnera un jour vingt ëcus par mois
(cent douze francs), et là-dessus le ménage vivra. On a chanté
UD opéra d'amateurs ce carnaval. D'après Topinion unanime, ja-
mais Givita-'Yecchia o'a eu une prima donna comparable ; quand
le ténor tombait dans le faux, mademoiselle Molica le ramenait»
elle dominait même Torchestre. Toutes les jeunes filles du pays
Tabhorrent, car elle est gaie, aimable, parlante ; elle passionne
bien ses rôles ; elle entend un peu le français. Elle ferait réson-
ner Topera et sans jamais crier, elle n'en a pas besoin. Quel
théâtre ne donnerait pas six mille francs, la première année,
après deux débuts, à mademoiselle Molica? Quel doute qu'après
deux ans, si elle ne tombait pas en proie à quelque maladie,
elle ne gagnât pas vingt mille francs ? Il faudrait qu'elle épousât
M. Toto d'Alberti, descendant d'un Français, lequel écrit bien
et gagne, par trois ou quatre métiers, quatre-vingt-quinze à cent
franés. Son père, courtier pour les blés, est un parfait honnête
homme qui s'épuise avec les jolies paysannes. Toto a donné un
coup de poignard à sa première maîtresse, qui l'avait trahi;
Dominique le saura. On lui demanda à quelle peine on devrait
le condamner. < A trois mois de prison. » Il y avait cinquante-
cinq jours qu'il était dans la forteresse. Au moment du crime»
Dominique vola le poignard, qui n'a plus reparu. Toto d'Alberti,
transporté chez Dominique (le crime avait eu lieu dans l'escalier
de son logement, la belle habitait la maison), sur son canapé, y
était en proie à d'affreuses convulsions ; bientôt dix gendarmes
viennent l'y garder. Dominique fut éloquent; il prouvait qu'il
n'y avait pas de crime ; le coup avait été donné dans les gros
appas de la demoiselle ; les gendarmes conclurent que Domini-
que protég$ait le coupable, et, dès cet instant, la procédure prit
une bonne tournure. Dominique n'avait jamais parlé à l'infidèle.
310 ŒUVBES POSTHUMES DE STENDHAL.
Aq sortir de la forteresse, Tolo, ramsint actuel de mademoi-
selle Holica, alla passer quelques mois à Barcelone. Au reste, îl
détestait Vinfidèie et uelui a jamais reparlé. Cet amant passiomié,
k rœil sombre, c*est un petit juif bien fait; toute sa famille a Pair
français. Mais comment faire pénétrer Tidée du théâtre dâqs la
tète de N. le maçon Molîca ? Je suis trop paresseux pour me
mettre à la léte de celte affaire. Mon opinion sur ce talent in-
connu est celle de M. Blasi et de quatre amateurs très-forts, qui
ont chante tout le carnaval sur le théâtre avec mademoisdie
Mie-de-Pain (MolKca).
N. le lieutenant-colonel Sodermarck a (out quitté pour faire
mon portrait; il en trouve k six cent9 francs.
Interrompue par les accidents du 15 mars.
CCLXVIl
A MONSIEUR D. F..., A PARIS.
Giviia-Vecchia, le 5 avril 1841 .
Je me suis aussi colleté avec le néant ^ ; c'est le jmssage qui
est désagréable, et cette horreur provient de toutes les niaiseries
qu'on nous a mises dans hi tète à trois ans.
Ne dites rien à Colomb ; j'avais rintenliou de ne rien écrire;
mais je crois à Tintérét que vous me montrez. Donc, migraines
horribles pendant six mois, puis quatre accès du mal que voici :
Tout à coup j'oublie tous les mots français. —Je ne puis plus
dire : Donneisrmoi un verre d'eau. Je m'observe curieusement;
excepté l'usage des mots, je jouis de toutes les propriétés natu-
relles de ïanvmal. Gela dure huit à dix minutes ; puis, peu à
peu, la mémoire des mots revient, et je reste fatigué.
* Beyle éprouva, le 15 mars 1841 , les premières atteintes de la raaLidie
dont il est mort à Paris le 23 mars 1842. (R. €.)
LETTRES A SES AMIS. 311
Croyant peu à la médecine, et surtout aux médecîûâ, hommes
médiocres, je n'ai consulté qu'au bout de six mois d'affreuses
migraines. — M. S..., homœopatlie de Berlin, a fait de belles
cures à Rome ; il a débité des phrases à la suite desqueUes j'ai
entrevu qu'il s'agissait d'apoplexie nerveuse non sanguine.
Je vais écrire à Texcellent M. Prévost, de Genève ; mais je ne
crois en rien, qu'à h profonde attention que M. Prévost donne
à la maladie.
M. S... (physionomie méchante, spirituelle, propos de char-
latan) m'a fait prendre de l'aconit pour animer la circulation,
et, au printemps, veut me faire prendre le sulfure. La meilleure
drogue serait celle de M. Dijon. J'irais à Genève passer deux
jours avec l'excellent Prévost, qui, par la soppression des
acides, a chassé de chez moi la gravelle et la goutte.
J'ai eu quatre suppressions de mémoire de mots français de-
puis un an ; cela dure six à huit minutes ; les idées vont bien,
mais sans les mots. Il y a dix jours, en dhiant au cabaret avec
Constantin, j'ai fait dés efforts incroyables pour me rappeler le
mot verre. J'ai toujours un fond de mal à la tête, venant de l'es-
tomac, et je suis fatigué pour avoir tâché de moins maK écrire
ces trois pages.
Pendant l'avant-dernier accès, au petit jour, je continuais à
m'habiller pour aller à la chasse; autant vaut rester immobile là
qu'ailleurs. Vale.
CCLXVllI
A MONSIKCn D... F,.^, A l'AUlS.
Rome, io 8 avril 1841.
Voici ma première lettre. Je suis venu à Rome, le premier de ce
mois, pour profiler des lumières du brusque docteur Dematteis,
qui a pour moi une bonté marquée; il m'a traité de la gravelle
en 1835.
313 ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
Le docteur u*a pas voulu me saigner une troisième fois ; il a
nié la langue épaisse, quoique hier ce phénomène peu agréa-
ble se soit renouvelé à côté de Constantin , que j'étais allé voir
travailler au portrait de Charlemagiie, que le gouvernement de
Paris lui a demandé pour trois mille francs.
M. Dematteis est une tête dure ; il nie rhomoeopathie ; il prétend
que mon mal est une gouile qui, n'allant pas aux pieds, se porte
sur la tète. Je suis quatre ou cinq fois, par jour , sur le point
d'élouiïer ; mais le diner me guérit à moitié et je dors bien.
J'ai fait cent fois le sacriûce de la vie, me couchant, croyant
fermement ne pas me réveiller. Une lettre de trois lignes à écrire
me donne des étourdissements.
J'ai assez bien caché mon mal ; je trouve qu*il n'y a pas de
ridicule à mourir dans la rue, quand on ne le fait pas exprès.
Avant-hier, à Texpositiou (archiplate) des élèves de l'Acadé-
mie de Fi'ance, devant un Amour de marbre qui se coupe le$
ailes, j'ai eu la sensation d'étouffer net; j'étais fort rouge.
Je n'ai pas demandé au docteur le nom de cette maladie,
pour ne pas m'embarquer dans des réAeuons ; ainsi je ne puis
vous le dire. L'homœopathie, empêchant la goutte d'agir, ferait-
elle mourir d'apoplexie, comme jadis les poudres du duc de
Portland?
C'est le docteur Dematteis qui m'a fourni ce trait d'érudi*
tion...
Figurez-vous une jolie chambre, au second, dans la rue la
plus fréquentée de Rome; un maître de maison bon homme, lié
avec Constantin. C'est M. Frezza, enchanté de recevoir dix-sept
piastres par mois, depuis deux ans; il me fait soigner par la
grosse servante Barbara. Elle me vole et vient de me voler une
paire de bottes; je me tiens à deux pour ne pas lui demander
CCS bottes, pouvant être très-malade chez elle. En tous cas, ce
ne serait pas mourir dans une auberge de campagne.
Samedi saint, 10 avril, à sept heures du soir.
LETTRES A SES AMIS. 313
GCLXIX
A HONSIEDB D... F..., à PABIS.
Rome (lundi), le 19 avnl 184i .
Hier on m*a mis un exotoire au bras gauche ; ce malin on
m'^a saigné. Le symptôme le plus désagréable, c'est i^embarras
de la langue qui me fait bre<k>ttiller.
L'excellent Constantin vient me voir deux fois par jour,
M. AUerry, d'Aix-la-Chapelle, médecin du pape, vient me voir.
Constantin me dore bien la pilule, qui n'est pas trop amère;
j^espère bien en revenir. Hais, en6n, je veux vous faire mes
adieux, pour le cas où celte leiire serait ïuUima. Je vous aime
réellement et il n'y a pas foule.
Adieu, prenez gaiement les événements.
CoHDoni 48.
Le ^0 avril, attaque de faiblesse dans la jambe et la cuisse
gauches.
Ça va bien le 21 avril.
GGLXX
A MOHSIEUR B... C..., > PARIS.
Civita-Vecchia, le 9 juin 1841 .
Voici, mon cher ami, un grand accident, qui pâlit et désen*
nuie, ce matin, tous les habitants de mon endroit.
Le Pollux est retourné aux enfers. Au miHeu du canal de
Piondmia, dans la nuit du 17 au 18, à onze heures du soir» le
314 ŒUVRKS POSTHUMES DB STENDHAL.
Mongibello, bateau napolitain, a passé sar le Follux, bateau à
vapeur sarde» et Ta envoyé au fond de la mer. Un marin a eu la
présence d'esprit d'accrocher les cordages du Mongibello, et les
passagers du malheureux Pollux ont pu sauter à ces cordages
et sauver leur vie. Un seul capitaine napolitain a péri.
Apparemment tous les voyageurs dormaient ; tous leurs effets
sont perdus. — Le Pollux valait au moins soixante-dix mille
piastres (exactement quatre cent cinquante mille francs).
Il y aura procès; mais, suivant moi, c*est un accident denier :
Chi ha perduto ha perduto.
Le capitaine napolitain noyé s*appelait Gastagnola: c'était un
homme de quarante ans, riche, beau, bien élevé ; je l'ai connu
ici, d'où il a pris la mer le 17.
L'enfiintiliage des hommes est incroyable; les passagers vont
donner h préférence aux bâtiments de TEtat, malgré la lenteur
et la superbe des officiers, qui ne veulent pas passer pour des
conducteurs de diligence. '
Malgré tout, la mer est cent fois moins dangereuse que la
voiture ; et puis, la mort est prompte, grand avantage. — L'enfer
est ce qui rend la mort affreuse, en Italie ; Dominique n'a pas
eu une demi-seconde de ces idées. — J'avais prêté mon sac de
nuit à un voyageur; voilà ma perle.
T'ai-je narré toutes les déconvenues de M. Lacordaire, forcé
de laisser ses douze disciples, et, au lieu de faire le colonel, à la
tête de ses douze hommes, obligé de vivre avec les plus sales,
les plus jaloux et les plus méchants des moines, à la Minerve,
à Rome? Il est bien puni, et M. de Lamennais rira de le
voir exécré, parce qu'il se lave les mains. Les Français scandali-
sent les prêtres romains. La Vie de saint Dominique, Je crois,
par ledit de Lacordaire, a indigné un prêtre puissant, l'un des
courtisans de la reine douairière de Sardaigne, qui se lamen-
tait, moi présent, des idées françaises ^ qui paraissent dans le
livre de Lacordaire; les Français sont à demi protestants.
J'ajoute : « car ils se permetteat Vexamen personnel, le pire
des péchés. »
Tu vas m'appeler menteur : le cardinal Tosti a dit à ****
que l'ambassadeur L... avait peur de ton gros Dominique. Le
LETTRES A SES AUIS. 515
confident du cardinal Tosti Favait dil à un ami, qui me l'a ré-
péié.
J*ai deux chieus que j'aime tendrement : l'un noir, épagneul
anglais, beau, mais triste, mélancolique ; Tautre Lupetto, café-
au-Iait, gai, vif, le jeune bourguignon, en un mol; j'étais triste
de n'avoir rien à aimer.
CCLXXI
A MONSIEUR R... C..., A PARIS.
Fioreoce, le 8 octobre i841.
Cher ami, je partirai vers le 22 avec Salvagnoli S avocat,
homme d'esprit, qui a le projet de passer trente jours à Paris ;
on le dit méchant. Mais est-ce que je ne passe pas pour mé-
chant?
J'ai quelque espoir de devenir avare ; tous les plaisirs de Paris
dont Besançon me parle me semblent cfaers. — De Marseille
j'irai à Genève, demander une direction pour ma sauté à M. Pré-
vost.
Le grand-duc de Toscane a réuni ici tous les savants. Il y
avait huit cent cinquante scienziati, c'est ainsi qu'on les ap*
pelle. A Boboli, dîner admirable tous les jours, à trois heures ;
dîner de quatre cent cinquante scienziati ; chacun payait cin-
quante sous ; mais le grand-duc ajoutait, en secret, deux francs
par dîner. Quant à la science, on en a peu fait ; mais les sa-
vants ne sont plus ridicules aux yeux des Chinois nommés
Toscans.
Je trouve tout trop cher; serait-ce. enfm, l'avarice? Rossinî
s'est fait banquier, et fait, dit-on, des séènes à mademoi-
selle **** pour la moindre robe. Je ne me dis pas de sottises
en me comparant à un homme de génie.
* Le ministre de l'intéiietir à Florence, en 1848. (R. G.)
SIG ŒUVRES POSTHUMES DE STENDHAL.
La Toscane a été admirable; on y parlera eo 1880 do con-
grès de 1841 ; buil cent cinquante savants, Orioli le premier.
T*aî-ie dit que mon portrait, fait par M. Sodermark, colonel
suédois et peintre, est un chef-d*œuvre ? II a été le roi de Texpo-
sltion romaine, à la porta del Popolo.
Le mois d'octobre est délicieux à Rome, le peuple y est fou
de joie. H prétend qu'au mois de novembre tout le vin ancien
tourne à l'aigre ; c'est ce qu'il faut empècber. De là, les nooi-
breuses libations au monte Testaccio. — Pendant tout ce mois
la villa Borghèse est remplie de fous le jeudi et le dimanche.
Les étrangers vont voir les trois fresques de Raphaël, peintes
par ses élèves, à sa maison de plaisance, hors de la porte Pia-
ciana.
GGLXXII
à HOHSIEDR B .. F..., A PARIS.
Pans» le 29 janvier 1842.
Le papier sera moins laid quand vous aurez fait relier et bien
battre les volumes ^. L'indifférence que j'avais pour les intérêts
me 6t donner le manuscrit et ne pas survetller la qualité du
papier.
Je crains que M. B.... ne détourne rimprimeur; on me dit,
il y a trois ans, qu'il était jaloux.
Au revoir, j'ai un peu de goutie à la main droite.
LOOVET.
t A ce billet étaient joints les deux volumes ayant pour titre : De
f amour f assez Uide édition, publiée en 1822 pour la première fois.
FIN DE LA CORRESPONDANCE.
i
TABLE
Ijettri GIXUI.-^ Rome, le 11 novembre 1825 5
GXXIV.— Rome, le 15 novembre 1825. . . 11
GXXV.— Rome, le 16 novembre 1825 12
CXXVI.» Rome, le 20 novembre 1825 20
GXXVII.— Paris, le 30 novembre 1825 23
CXXV1II.— Paris, le 30 novembre 1825 25
GXXIX.-^ Paris, le 30 novembre 1825 27
CXXX.— Paris, le 6 décembre 1825 38
GXXXL— Paris, le 24 décembre 1825 39
GXXXll.— Paris, le... 1824 41
GXXXIII.— Paris, le... 1824 42
GXXXIV. > Paris, le 24 juin 1824, à midi 43 '
GXXXV. — En rentrant chez moi, à deux heures,
après vous avoir quittée 44
GXXX VI. -^ Paris, mardi, sept heures du soir, 1824. 45
GXXXVU.— Paris, le..« janvier 1826 47
GXXXVIII.-- Londres, le 14 août 1826 «6.
CXXXIX.— Londres, le 15 septembre 1826. ... 52
CXL.— Rome, le5déceiAbrel8-26 54
GXU.— Paris, le 23 décembre 1826 56
CXLII.— Florence, le 19 novembre 1827. ... 59
GXLIIL— Paris, le 6 décembre 1827. ..... 60
GXLIV.^ Paris, le 6 août 1828. ....... 63
CXLY.— Paris, le 15 janvier 1829 64
MV ŒOTRES POSTHUMES DE STENDHAL.
CXLlfL— Pwis... 1829 «7
CXLYIL- Pwif (jeudi), 1829 ib,
CXLVni.— Paris Je 24 août 1829 89
CXLa.— Paris, le 5 novembre 1829 74
CL.— Paris, le 26 décembre 1829, i cinq
heures da soir, sans bougie. ... 79
eu.— Paris, le 28 décembre 1829 81
CLU.— Paris, le 8 fémer 1830 88
CLUI— Paris, le 9 février 1830 91
GUY— Paris, le l^'mtrt 1830 98
GLY. — Après avoir la les Comoluianê trois
benres et demie de suite, le veodredi
26 mars 1830 99
CLVl.— Paris, 16 mai 1830 (samedi) 100
CLYH.— Paris, 15 août 1830. — 71, me Riche-
lieu. (Bientôt une deuxième lettre.). 101
CLYUI.— Ce 29 septenriire 1830. — 71, rue Ri-
cbeUea 102
eux.— Trieste, le 4 déoraobre 1830 105
CLX.— Trieste, le 12 décembre 1830 ib.
CLXI.— Trieste, le 17 décembre 1830 104
GLXn.— Trieste, le 24 décembre 1830 109
CLXUL— Trieste, le l*' janvier 1831 110
CLXiY.— Yenise, le 25 janvier 1831 112
CLXY.— Trieste, le 28 jwBvier 1831 113
CLXYI.— Trieste, le 6 lévrier 1831 115
CLXYU— Trieste, le 19 lévrier 1831 117
GLXYin.— T., tofqours T. (Trieste), le 20 février
1831 120
CUTX.— Trieste, le 23 février 1831 121
GLXX.— Trieste, le 24 février 1831 124
GLXXJ.— Trieste, le 1" mars 1831 126
CLXXIL— Trieste, le 1" mars 1831 128
GLXXin.— Trieste, le 17 mars 1831 130
CLXXiY.— Givita-Yeocbia, le 11 avril 1831 . ... 132
GLXXY.— OviU-Yeccbia, le 18 avril 1831 ... . 134
^ CLXXYL— Cirita-Yeechia, le 21 avril 1831 .... 185
GLXXYU.-* Rome, le 26 avril 1831 137
GLXXYIU.— Rome,le6juinl83l 138
GLXXIX.— Rome, le 5 juillet 1831. ...... 139
CLXXX— Civita-Yeccbia, le 11 aoAt 1831 . . . . 140
LETTRES A SES AMIS. St9
Lettrk GLXXXI.— GiviU-Vecchia, le 14 septembre 1831. f4i
GLXXXIL— GmU-Vcccfaia Je... octobre 18M. . . 145
GLXXXIU.— Naples, le 14 janvier 1852 144
GLXXXIV. — De chez moi (Givita-Yecchia)» 28 février
1852. . . ..150
GLXXXV.— GivitH'Vecchia, le 4 mars 1852 152
GLXXXYI.— Givita-Vecchiajell juinl852. ... 154
CLXXXVII.— Givita-Vecchia, Iel2juinl852. ... 157
GLXXXVIII. - Rome, le 28 juiUet 1832 160
GLXXXIX.— Rome, le 15 août 1852 161
GXG.— Palerme, le 27 août 1832 162
GXCI.— Aquila, le 18 octobre 1832 172
GXGII.— GÎTlta-Vecchia, le 5 novembre 1832. . 177
GXGIII.— Givita-Veccbia, le 11 novembre 1852 . i78
GXCIV.— Rome, le 12 janvier 1833 180
GXGV.— Rome, le 20 janvier 1835 181
GXGVI.— Givita-Vecchia, le 25 février 1835. . . 182
GXGVU.— Givita-Vecchia, le 20 mars 1855. ... 183
GXG VIII.— Rome, le 20 avril 1835 185
CXGIX.- Givita-Vecchia, le 30 avril 1853. ... 186
GG.- Rome, le 1" mai 1833 j . . 188
CGI.- Paris, le 11 octobre 1835 189
GGIL— Paris, le 18 novembre 1833 190
GGIII.- Givita-Vecchia, le 26 mars 1854 ... 191
GGIV.— CiviU-Veccbia,le4mail834 192
GGV.— Givita-Veccbia, le 26 mai 1834 ... 194
GGVI.— Givita-Vecchia, le 10 septembre 1834. . 195
GGVn.— Givita-Vecchia, le 1" novembre 1834. . 196
GGVIII.«< Givita-Vecchia, le 4 novembre 1834 . 200
GGIX.— GiviU-Vecchia, le 8 novembre 18^. • 201
GGX.-^ Givita-Vecchia, le 21 décembre 1834.
[Soleil superbe, je travaille la fenêtre
ouverte) 202
GGXI.— Rome, le 8 mars 1835. . ...... 206
CGXII.— Rome, le 18 mars 1835 206
CGXIII.— Rome, le 21 mars 1835. 209
GGXIV.— Rome, le 24 mars 1835 210
GGXV.— Rome, le 9 avril 1835.— Temps infâme. 21 1
GGXV].— Rome, le 15 avril 1835 213
CGXVn.— /Givita-Vecchia, le 15 avril 1835. ... 214
GGXVm. - Givita-Vecchia, le 28 avril 1835. ... 215
Zm ŒUVKËS POSTHUMES DE STENDHAL
Uttm GGXIX.- Rome, 30 juillet 1835 218
CCXX.— CWite-Vecchia, le 27 octobre 1835.. . 219
CCXXI.— Rome, le 25 novembre 1855 220
CGXXII.— Rome, le 25 novembre 1855 222
CGXXIII. — Gmta-Veccbia (Étatsromains), le f 4 mars
1856 227
GCXXIY.— Rome, le... mars 1836 230
GGXXY.— GiviU-Vecchia, le 3 avrU 1836. ... 231
GGXXVI.- Rome, le 23 avril 1836 232
CCXXVII.— Paris, le 15 septembre 1836 234
GGXXVUI. - Paria, le 7 octobre 183Ô 235
CGXXIX— Paris, le 15 .. 1836 236
GGXXX. — Paris (dimanche], le... 1836 tb.
GGXXXL— Paris, le 1" novembre 1856 237
GGXXXII.-- Paris, le 28 novembre 1856 239
CGXXXIIl.- Paris, le 17 mars 1837 247
CGXXXIV.-> Paris, le 11 juUlet 1837 249
GGXXXV.— Paris, le 20 décembre 1857 251
GCXXXVI.— Paris, le 10 janvier 1838 252
GGXXXYII.-^ Paris, le 20 janvier 1838 254
GGXXXVm.— Paris, le 19 février 1838 256
CGXXXIX.— Bordeaux, le 24 mars 1838 257
GGXL.— Strasbourg, le 2 juillet 1858 258
GGXLI. - Paris, le... juUlet 1858 260
GGXLII.— Paris, le 13 août 1858 261
CGXLlil.— Paris (vendredi), le 24 août 1838. . . 262
GGXLI V.— Lyon, le 4 septembre 1838 263
GGXLV.— Paris, le 24... 1838.— 8, rueGaumartin 273
CGXLVI.— ParU, le 16 mars 1839 274
GGXLVII ~ Paris, le 21 mars 1859 275
GGXLVm.- Paris, le 9 juin 1839 277
CGXLIX.— Paris, le 9 novembre 1859 278
•^GGL. ~ Rome; le 4 janvier 1840 279
GGLL- GiviU-Veccfaia, le... janvier 1840. .. 281
GGLII — GiviU-V'eochia, le l'2 janvier 1840. . . 282
GGLIIL— Givitft-yecchia,le29 janvier 1840. . . 283
GGLIV.— GivitaVecchia, le 29 janvier 1840. . . 284
GGLY.— Givita-Veochia, Ie29ui<irsl840. ... 286
- CGL\L— Givita-Vecchia, le 20 mai 1840. ... 287
GGLVII.— GiviU-Yeccbia, le26juin 1840. ... 288
- GGLVnr— Givitft-Vecchia, le 10 août 1840. ... 289
LETTRES A SES AMIS. 321
Umis ceux— Givita-Vecchia, le 14 août 1840. ... 291
GCLX.- Givita-Yecchia, le 1*' septembre 1840. 2^2
GGLXI.— Gmta-Vecchia, le 30 octobre 1840. . . 293
GGLXfl.— Givita-Yecchia, le d novembre 1840. . 299
GGLXIIL- GiTiU-Vecchia, le 30 novembre 1840. . 300
CGLXIY.— Rome, le 5 mars 1841. 301
GGLXY.— Rome, le 11 mars 1841 304
CCLXYI.-^ Civita-Yecchia, le 14 mars 1841 .... 307
GGLXVll.- Civita-Yecchia, le 5 avril 1841 . ... 310
GGLXYIU.- Rome, le 8 avril 1841 311
GCLXIX.— Rome (lundi), le 19 avril 1841. . . : 313
CGLXX.» Givito-Yecchia, le 9 jain 1841 ib.
GGLXXL— Florence, le 8 octobre 1S41 . . . . . 315
GGLXXII.— Paris, le 29 janrier 1842. 316
m.
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