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Full text of "Business corporation act: 1967 title 23A revised code of Washington"

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CORRESPONDANCE 


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LITTfiRAIRE.  ^ 

N 

TOME  XI,  ! 


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IMPRIMERIE  DB  H.  F0DBN1BR  , 

Jiri   DB   SIIHE,    N.    l4' 


/ 


CORRESPONDANCE 

litt£;ra.ire, 

PHILOSOPHIQUE   ET  CRITIQUE 

DE  GRIMM 

ET 

DE  DIDEROT, 

DEPuis  1753  jusQu'sN  1790. 


NOUVELLE  Edition, 

RBTUS    BT  MISK  DAITS  TTK  MBZLLXUE    ORDRB , 

ATKC   DM»   irOTBS  BT  DBS   iCLAIECISSBMBirS , 

KT  OU  Sm  TEOUTBITT  E^TABLIBS  POUE  Uk   PEXMliEB   FOIS 

I.B8  PHEASBS  SVPPEIMBB8    PAE  LA  CBITSUEB  IMPiEZALB. 


TOME  ONZlfeME. 

1782—  1783. 

■«8BI 


A  PARIS, 

CHEZ  FURNE,  LIBRAIRE, 

QUAI    DBS  AUGUSTIirSy    if<>  Sq  ; 

ET  LADRANGE,  M£ME  QUAI,  N*  19. 


^^^-^-^^/^  ■»/% 


M  DCCC  XXX. 


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ra-'. --' 


CORRESPONDANCE  jjl^, 


LITTfiRAIRE. 


V' 


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1782. 


JANVIER. 


Paris,  jantier  1782. 

Lgttre  traduUe  de  T anglais  de  M.  de  Ramsay  y  peintre 
du  roi  d Angleterre  ^  par  M.  Diderot  a  quielle  a  ete 
adressee. 

Il  y  a  environ  un  mois  que  je  vous  envoyai  par  mon 
tres-digne  ami  M.  Burke  un  exemplaire  des  Lemons  de 
Sheridan,  les  Odes  de  Gray,  avec  le  portrait  grave  de 
M.  Bentley.  Je  compte  qu'ils  vous  seront  parvenus ; 
mais  si,  par  quelque  accident,  ils  s'etaient  ^gares,  je  vous 
prie  de  me  le  faire  savoir ,  afin  qu'on  puisse  les  recou- 
vrer  ou  vous  en  envoyer  d'autres, 

Voila  ce  qu'un  negociant  appellerait  le  nScessaire; 

mais  le  necessaire  est  bien  court  entre  gens  qui  tra- 

fiquent  d'esprit.  Si  Ton  se  redilit  au  necessaire  absolu , 

adieu  la  po^sie,  la  peinture ,  toutes  les  branches  agreables 

de  la  philosophic,  et  salut  a  la  nature  de  Rousseau ,  a  la 

nature  a  quatre  pattes.  Afin  done  que  cette  lettre  ne  res- 

semble  pas  tout-a-fait  a  une  lettre  d'avis,  j'y  ajouterai 

quelques  reflexions  sur  le  traite  DeiDeUtti  e  delle  Pene, 

dont  vous  et  M.  Suard  me  parlates  chez  M.  le  baron 

d'Holbach,  lors  de  mon  sejour  a  Paris. 

Tom.  XI.  I 


2  COBBESPONDATTCE   LITT^BAJRE, 

Je  u'ai  fait  qu'uae  legere  4€Cture  de  ce  Traite,  et  je 
me  propose  de  me  retire  attentivement  et  plus  a  ioisir. 
A  en  juger  au  premier  coup  d'oeil,  il  me  parait  renfer- 
mer  des  observations  ingenieuses,  entre  iesquelies  quel<> 
ques-unes  pourraient  peut-£tre  avoir  le  bon  elFet  qu'en 
attend  Tauteur  plein  d'humanite;  mais,  a  consid^rer 
cet  ouvrage  comme  un  systeme,  j'en  trouve  les  fonde- 
mens  trop  incertains  ,  trop  en  i'air^  pour  soutenir  un 
edifice  utile  et  solide,  que  Ton  puisse  habiter  en  surete. 
La  notion  d'un  contrat  social  ou  Ton  montre  le  pouvoir 
souverain  comme  resultant  de  toutes  les  petites  rogniires 
de  la  liberte  de  chaque  particulier ,  notion  qu'on  ne  sau- 
rait  gu^re  contredire  ici  sans  £tre  llieretique  le  phis 
maudit,  n'est  apres  tout  qu'une  idee  m^taphysique  dont 
on  ne  retrouvera  la  source  dans  aucune  transaction 
reelle,  soit  en  Angleterre,  soit  ailleurs*  L'Histoire  et 
I'observation  nous  apprennent  que  le  nombre  de  ceux 
qui  veillent  actuellement  a  Texecutioii  de  ce  pretendu 
contrat,  de  cet  accord  imaging  sur  la  formation  des  lois, 
quoique  plus  considerable  dans  un  Etat  que  dans  un 
autre,  est  tou jours  t res-petit  en  comparaison  du  nombre 
de  ceux  qui  sont  obliges  a  Tobservation  de  ces  lois.  C'est 
grand  dommage  que  Thabile  auteur  de  I'puvrage  en 
question  n'ait  pas  pris  le  re  vers  de  sa  metbode,  et  tente, 
d'apr^s  une  recherche  s\ir  Torigine  actuelle  et  reelle  des. 
diffi^r^ns  gouvernemens  et  de  leurs  difFerentes  lois,  la 
decouverte  de  quelque  principe  general  de  reforme  ou 
d'institution ;  son  succes  en  aurait  peut*^.tre  ete  plus  as** 
sure ,  et  il  se  serait  a  coup  sur  garanli  de  ces  ambigui- 
tes,  pour  ne  pas  dire  contradictions,  oil  s'embarrassem 
toujours  I'auteur  d'uii  syst^me  qui  n'aura  pas  ^te  pi>is 
dans  la  nature.  Celui^ci,  par  exemple,  avoue  que  chaque 


JANVIER   1781^.  3 

homme,  en  coatribuant  a  sa  caisse  imaginaire^  n'y  met 
que  la  plus  petite  portion  possible  de  sa  propre  liberie, 
et  qu'il  serait  sans  cesse  dispose  a  reprendre  cette  quote- 
part^  sans  la  menace  ou  Taction  d'une  force  toujours 
prSte  a  Ten  empecher.  La  force  doit  done  ^tre  recoiinue 
au  moins  comme  le  lien  de  ce  contrat  volontaire;  et  cer- 
tainement  si,  pour  quelque  cause  que  ce  fut,  un  homme 
se  laissait  peudre  sans  y  ^tre  contraint ,  il  diiflererait  peu 
ou  point  du  tout  d'un  homme  qui ,  dans  les  memes  cir- 
conslances,  se  pendrait  de  lui*meme,  sorte  de  conduite 
qu'aucun  principe  de  morale  politique  n*a  encore  entre- 
pris  de  justifier.  Dans  un  autre  endroit ,  il  reconnait  que 
les  sujets  n*auraient  jamais  accede  a  de  pareils  contrats 
s'ils  n'y  avaient  et^  contraints /^ar  la  necessile,  expres- 
sion obscure  et  susceptible  de  plusieurs  sens ,  entte  les- 
quels  il  est  incertain  que  celui  de  Tauteur  soit  que  ces 
contrats  ont  et^  volontaires,  et  que  les  hommes  y  ont 
et^  amenes  par  le  besoin  ou  la  n^ssit^.  Cela  n'est  point 
suffisamment  explique.  Lorsque  au  milieu  des  difBcultes 
et  des  imperfections  sans  nombre  d'une  langue , '  quelle 
qu'elle  soit ,  un  auteur  n^gligera  de  fixer  par  des  exemples 
la  signification  de  ses  mots,  il  aura  bien  de  la  peine  a  se 
preserver  de  I'ambiguite,  sorte  d'ecueil  qu'^vitcra  tou- 
jours celui  qui  s'en  lient  a  la  morale  purement  experi- 
menlale ;  qu'il  ail  tort  ou  qu'il  ait  raison ,  il  sera  toujours 
clair  et  intelligible.  Apres  tout,  si  notre  Italien  n'entend 
autre  chose  par  son  contrat  social  que  ce  qu'ont  entendu 
quelques-uns  de  nos  auteurs  anglais,  savoir  Tobligation 
tacite,  reciproque  des  puissans  de  protcgei'  les  faibles  en 
retour  des  services  qu'ils  en  exigent,  et  les  faibles  de 
servir  les  puissans  en  retour  de  la  protection  qu'ils  en 
obtiennent,  nous  sommes  prets  a  convenir  qu'un  tel  ta- 


1 

■ 


4  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

cite  coiitrat  a  existe  depuLs  la  creation  du  jnonde ,  et 
subsistera  tant  qu'il  y  aura  deux  hommes  vi  vant  ensemble 
sur  la  surface  de  la  terre.  Mais  avec  quelle  circonspec- 
tion  n'eleverons-nous  pas  sur  cctte  pauvre  base  un  edifice 
de  liberte  civile  ^  lorsque  nous  considererous  qu'un  con- 
trat  tacite  de  cetfe  espece  subsiste  actuellement  entre  le 
grand  Mogol  et  ses  sujets,  entre  les  colons  de  I'Amerique 
et  leurs  n^res^  entre  le  laboureur  et  son  boeuf;  que 
peut*dtre  ce  dernier  est  de  tons  les  contrats  tacites  celui 
qui  a  ^te  le  plus  fidelement  et  le  plus  ponctuellement 
execute  par  les  parties  contractantes ! 

Mais,  pour  en  venir  a  quelque  chose  qui  ait  un  rap- 
port plus  immediat  a  la  nature  du  traitd  Des  DMits^  \\ 
dil  qu'en  politique  morale  il  n'y  a  aucun  avantage  per- 
nftanent  a  esperer  de  tout  ce  qui  n'est  pas  fonde  sur  les 
sentimens  indelebiles  du  genre  humain ;  et  c'est  la  cer- 
tainement  une  de  ces  verites  incontes tables  a  laquelle 
doivent  faire  une  egale  attention  et  ceux  qui  se  proposent 
d'instituer  des  lois  et  ceux  qui  ne  se  proposent  que  de  les 
reformer;  mais^  apres  le  desir,  de  sa  propre  conserva- 
tion^ y  a-t-il  dans  Thomme  un  sentiment  plus  universe!^ 
plus  inefFa9able  que  le  desir  de  la  superiorite  et  du  com- 
mandement  ^  sentiment  que  la  necessite  presente  pent 
reprimer,  mais  jamais  ^leindre  dans  le  coeur  d'aucun 
mortel?  P^u  sont  capables  de  remplir  les  devoirs  de  chef , 
tons  aspirent  a  TStre.  La  chose  etant  ainsi ,  si  Ton  veut 
prevenir  les  suites  daagereuses  du  passage  continuel  de 
la  puissance  d'une  main  dans  une  autre ,  il  est  done  ne- 
cessaire  que  ceux  qui  en  sont  actuellement  revetus  usent 
de  tons  les  moyens  dont  ils  peuvent  s'aviser  pour  main-^ 
tenir  leur  autorite^  si  leur  salut  est  etroitement  li^  avec 
cette  pgiissance. 


JANVIER  1782.  5 

De  la  naissent  quelques  consequences  qui  nie  parais« 
sent  ne  pouvoir  pas  facilement  decouler  de  la  raeme 
source  et  du  meme  canal  d'oii  I'auteur  tire  les  siennes. 

]  "^  C'est  que  plus  le  nombre  des  contractans  actuels , 
maitres  ou  chefs  y  en  quelqne  society  que  ce  soit ,  sera 
petit  en  comparaison  du  corps  entier,  plus  la  force  et  la 
celerite  de  la  puissance  ex^cutrice  doivent  y  pour  la  se- 
curite  de  ces  maitres  ou  chefs,  s'augmenter,  et  cela  a 
proportion  du  nombre  de  ceux  qui  sont  gouvernes ,  ou  j 
comme  disent  les  g^om^tres,  en  raison  inverse  de  ceux 
qui  gouvernent. 

2**  C'est  que  la  partie  gouvernee  etant  toujours  la  plus 
nombreuse,  on  ne  pent  I'emp^cher  de  troubler  la  partie 
qui  gouverne  qu'en  prevenant  son  concert  et  ses  com- 
plots. 

3°  C'est  que,  dans  le  cas  ou  le  Gouvernement  ne  porte 
que  sur  une  ou  deux  jambes,  il  importe  de  pr^venir  et 
de  punir,  par  un  degfi  de  severity  et  de  terreur  propor- 
tionne  au  peril,  toute  entreprise,  toute  cabale,  tout  corn- 
plot  ,  tout  concert,  qui ,  plus  il  serait  secret,  plusil  serait 
sagement  conduit,  plus  surement  il  deviendrait  fatal  du 
moins  aux  chefs,  si  ce  n'est  a  toute  la  Nation,  a  moins 
qu'il  ne  fut  etouffe  dans  sa  naissance. 

Ceux  done  qui  proposeraient,  dans  les  Gouvernemens 
d'une  certaine  nature ,  de  supprimer  les  tortures ,  les 
roues ,  les  empalemens ,  les  tenaillemens ,  le  fond  des 
cachots  sur  les  soup^ons  les  plus  legers^  les  executions 
les  plus  cruelles  sur  les  rooindres  preuves,  tendraient  a 
les  priver  des  meilleurs  moyens  de  securite,  et  abandon- 
neraient  I'ad ministration  a  la  discretion  de  la  premiere 
poignee  de  determines  qui  aimeraient  mieux  commander 
qu'obeir.  La  cinquanti^me  partie  des  clameurs  et  desca* 


6  COHItESPONDANCB  LITT^RAIRE, 

Kales  qui  sufflrent  a  peine ,  au  bout  de  vingt  annees , 
pour  deplacer  Robert  Walpoole  y  auraient  en  moins  de 
deux  heures ,  si  on  les  avait  soufFertes  a  Constaotinople , 
envoy^  le  Sultan  a  la  Tojir  Noire ,  et  ensanglante  les 
portes  du  serail  de  la  chute  des  meilleures  tetes  du  Divan. 
£n  un  mot  9  les  questions  de  politique  ne  se  traitent 
point  par  abstraction  comme  les  questions  de  geometric 
et  d'arithmetique.  I^es  lois  ne  se  form^rent  nuUe  part , 
a  priori,  sur  aucun  principe  general  essentiel  a  la  na- 
ture humaine ;  parfout  elles  d^coulerent  des  besoins  et 
des  circonstances  particulieres  des  societes ,  et  elles  n'ont 
ete  corrig^es  par  intervalles  qu'a  mesure que ces besoins, 
circonstances  y  necessit^s  r^elles  ou  apparentes,  venaient 
a  changer.  Un  philosophe  done  qui  se  resoudrait  a  con- 
sacrer  ses  meditations  et  ses  veilles  a  la  r^forme  des  lois 
(et  a  quoi  les  pensees  d'un  philosophe  pourraient- elles 
mieux  s'employer?)  devrait  arr^ter  ses  regards  sur  une 
seule  et  unique  society  a  la  fois ;  et  si  parmi  ses  lois  et 
ses  coutumes  il  en  remarquait  quelques-unes  d'inutile- 
ment  severes ,  je  lui  conseillerais  de  s'adresser  a  ceux 
d'entre  les  chefs  de  cette  soci^t^  dont  il  pourrait  se  pro- 
mettre  d'eclairer  Tentendement,  etde  leur  montrer  que 
les  besoins ,  les  circonstances  ^  les  necessites  et  le^  dan- 
gers a  I'occasion  desquels  on  a  invent^  ces  s^v^rites ,  ou 
ne  subsistent  plus,  ou  qu'on  pent  j  pourvoir  par  des 
moyens  plus  doux  pour  les  sujfets^  et  du  moins  egalement 
surs  pour  les  chefs.  Les  sentimens  de  piti^  que  TEtre 
tout -puissant  a  plus  ou  moins  semes  dans  le  cceur  ded 
hommes,  joints  a  la  politique  commune  et  ordinaire  de 
s'^pargner  tout  degre  superflu  de  severite,  ne  pourraient 
manquer  d'obtenir  un  favorable  accueil  a  une  modeste 
remon trance  de  cette  nature ,  et  produire  des  effets  d^- 


JANVK^tl  1782.  7 

sires  que  le  ton  haut,  fier  et  injarieux  empSeheraieiit 
vraisemblablenietit ;  tnais  A  un  philosophe  ^  et  dans  ce 
qa'il  propose  et  dans  la  madiere  dotit  il  propose  ses  vues 
sur  la  reforme  des  lois ,  oublie  que  les  homines  sont 
hommes ,  n'a  aucun  egard  a  leur  faiblesse ,  ne  con^ulte 
nf  Fhonneor^  ni  le  bien-etre  j  ni  la  sdcUrit^  de  ceux  qui 
ont  seuls  le  potivoir  de  donner  la  sauctloii  a  ces  lois ,  ou 
que  peat^tre  il  n'ait  jamais  pris  la  peine  de  savoir  quelles 
sonl  les  personnes  en  qui  reside  ce  pouvoif ,  toutes  ses 
peioes  n'aboutiront  k  rien  ou  a  peu  de  chose^  du  moins 
pour  le  moment.  En  vain  se  plaifidra«t-il  de  ce  que 
gli  aomini  lasciano  per  lo  piii  in  abandono  i  piii  impor^ 
tanti  rigolamenti  alia  discfezione  di  quelM  finteresst 
deiqaali  ^  di  opporsi  aUe  piii proidde  leggi;  a  de  ce  que 
les  hommes,  pour  la  plupart  du  temps ^  abandonnent  les 
r^glemens  les  plus  imporCani  a  la  discretion  de  ceux 
dont  Tiut^t  est  de  s'opposer  aux  plus  sages  lois. »  Ces 
personnes  y  par  lesquelles  il  entend  sans  donte  l^s  riches 
et  les  puissans,  Itii  diront  qu'on  n'abandonna  jamais  k 
leur  discretion  la  confection  des  lois ;  que  tous  ont  ega- 
lement  et  de  tout  temps  envi^  cette  prerogative ,  mais 
qu*elle  leur  est  devolue  tout  natmrellefnent ,  parce  qu'ils 
etaient  les  seuls  propres  a  la  poss^der.  lis  lui  diront  que 
cela  n'est  arrive  ni  par  accident,  ni  par  negligence,  ni 
par  abus ,  ni  par  m^pris ,  mais  par  des  lois  invariables 
et  eterneU^s  de  ndture  ;  Tune  desqoelles  a  Voulo  que  la 
force  en  tout  et  partout  oommandSt  k  la  faiblesse ,  loi 
qui  s'exeeute  et  dans  le  monde  physique  et  dans  le  monde 
moral ,  et  au  centre  de  Paris  et  de  Londres ,  et  dans  le 
fond  des  forets ,  et  parmi  les  hommes  et  parmi  les  ani- 
maux. 

En  vain  s'indignera-t-^il  de  ce  que  les  lois  sont  n^es^ 


8  CORRESPOND  ANCE   LITTER  AIRE,  ■- 

pour  la  plupart  d'une  n^ccssit^  fortuite  et  passag!^re.  lis 
lui  dirbnt  que  sans  la  necessHe  il  n'y  aurait  point  eu-de 
lois  du  tout ,  et  que  c*est  a  la  mSme  necessite  que  les  lois 
actuelles  sont  soumises ,  prates  a  ceder  ou  a  durer  quand 
et  tant  quUl  lui  plaira. 

'  En  vain  s'ecriera-l-il :  Felici  sono  quelle  pochissime 
Nazioniche  non  aspettarono  che  il  lerUo  moto  delle  cam- 
binazioni  e  vicissitudini  umane  faee&se  Mccedere  alles' 
tremita  dei  mali  un  Mi^iamento  al  bene ,  ma  ne  accele^ 
rana  i passaggi  intermedi  con  buone  leggil  ccHeureux  le 
tries-petit,  nombre  de  Nations  qui  n'attendirent  p^  que  le 
inouyeinent  lent  des  combinaisons  et  des  vicissitudes  hu- 
maines  fit  naitre  a  Fextn^mite  des  maux  un  achemine-^ 
ment  au  bien ,  mais  qui  par  de  bonnes  lois  en  abregerent 
les  passages  interm^diai^es!.., »  Us  lui  diront  qu'il  s'est 
tout-a-fait  tromp^  sur  un  point.de  fait,  et  qu'il  n'y  a 
jamais  eu  de  nations  telles  qu'il  les  repr^sente.  Us  lui 
diront  que,  s'il  veut  se  donner  la  peine  d'examiner  soi- 
gneuscment  THistoire  et  les  archives  des  Nations  qu'il  a 
vraisemblablement  en  vue ,  il  trouvera  que  les  lois  qu'il 
preconise  le  plus  sont  sorties  de  ces  coinbinaisons ,  de  ces 
vicissitudes  huQiaines  auxquelles  il  dispute  si  dedaigneo*^ 
seinent  le  droit  de  legislation. 

Tout  ouvrage  speculatif,  tel  que  celui  Dei  Delitii  e 
ddle  PehCy  rentre  dans, la  categoric  des  utopies,  des 
Republiques  de  Platan,  et  autres  poliliques  id^ales,  qui 
montrent  bien  I'esprit ,  rhumauit^  et  la  bonte  d'ame  des 
auteursy  mais  qui  n'ont  jamais  eu  et  n'auront  jamais  an- 
cune  influence  actuelle  et  presente  sur  les  affaires 

Je  sais  bien  que  ces  principes  g^neraux,  qui  tendent 
a  ^clairer  et  a  ameliorer  I'espece  humaine  en  general,  ne 
sont  pas  absolument  inutiles;  mais  je  n'ignore  pas  qu'ils 


JANVIER   1782.*  9 

n'ametteront  jamais  une  sagesse  geqerale.  Je  sais  bien 
que  la  lumi&re  nationale  n'est  pas  sans  quelque  effet  sur 
les  chefs ,  et  qu'il  s'etablit  en  eux ,  tnalgr^  eux ,  une  sorte 
de  respect.  J^sais  que  cette  lumi^re  generate ,  tant  van- 
tee,  est  une  belle  et  glorieuse  chimere  dont  les  philo-  ^ 
sophes  aiment  a  se  bercer,  mais  qui  disparaitrait  bientot 
s'ils  oavraient  THistoire  et  s'ils  y  voyaient  a  quoi  les 
meilleures  institutions  sont  dues.  Les  Nations  anciennes 
•nt  toutes  pass^  et  toutes  les  Nations  modernes  passe- 
ront  aYant  que  la  philosophie  et  son  influence  sur  les 
Nation^' aient  corrig^  une  seule  administration.  Et  pour 
en  venir  a  quelque  chose  qui  vous  soit  propre,  je  sais 
bien  que  la  difference  de  la  monarchic  et  du  despotisme 
consiste  dans^  les  mceurs ,  dans  celte  confiance  generale^ 
que  chacun  a  dans  les  prerogatives  de  son  ^tat  respectif ; 
que  le  Sultan  dit  a  Constantinople ,  indistlnctement  de 
Tun  de  nes  noirs  et  d'un  cadi  qui  commet  une  indiscr^-  < 
tion ,  qu'ou  lui  coupe  la  X&te,  et  que  la  tSte  du  cadi  et  celle 
de  1  esclave  tombent  avec  aussi  pen  de  consi^quence  Tune 
que  I'autre ;  et  qu'a  Versailles  on  chasse  tris-diversement  ^ 
le  vaTet  et  le  due  indiscrets ;  mais  je  n'ignore  pas  que  le 
soutien  g^n^ral  de  ces  sortes  de  mceurs  tient  a  un  autre 
ressort  que  les  Merits  des  sages ,  qu'il  est  m^me  Jexp^- 
rience  et  d'experience  de  tout  temps  que  les  moeurs  dont 
il  s'agit  sont  tomb^es  a  mesure  que  les  lumi^res  generates 
se  sont  accrues;  je  me  chargerais  meme  de  demontrer 
que  cela  a  du  drrivcr,  et  que  cela  arrivera  toujours  par 
la  nature  meme  d'un  peuple  qui  s'eclaire.  Je  sais  bien  que 
quand  ces  sortes  de  mceurs ,  dont  le  monarque  res^ent  et 
partage  rinfluence,  ne  sont  plus,  le  peuple  est  au  plus 
has  point  de  I'avilissement  et  de  Tesclavage,  parce 
qu  alors  il  n'y  a  plus  qu'uuc  condition ,  celle  d'esclave. 


A 


f 


it 


lO  GORRESPONDANGE  LITtERAIRE, 

Je  sais  bien  que  plus  cette  ^chelle  d'etats  est  lo^gue  et 
distinete^  plus  cbacUQ  est  ferme  sur  son  echelon ,  plus 
le  monarque  difiere  du  despote  et  le  despote  du  tyran ; 
mais  ]€  defie  I'auteur  Des  DSlits  et  des  Peines  et  tous  lei 
philosophes  ensemble  de  me  faire  voir  que  leurs  otrvrages 
aient  jamais  emp^ch^  cette  ecfaelle  de  se  raccourcir  de 
plus  en  plus  jusqu'a  ce  qu'enfin  ses  deux  bouts  §e  toti-^ 
chassent. 


1 

'  F^ers  enuofes  au  Prinde  royal  de  Prusse ,  auec  *une  mi" 

\  niature  representant  Bagatelle  j  maison  de  M.  fe  comte 


dArtois  dans  le  bois  de  Boulogne. 

Souvent  les  fils  des  rois  dans  un  niodcste  asile 
Cherchant  un  doux  loisir  ,  un  bonbeur  plus  facile , 
Ont  daigne  de  leur  rang  moderer  la  splendeur. 
Prince ,  dont  le  grand  nom  est  promis  a  I'Histoire^ 
Vous  pourrez  quelque  jour  cacLer  votre  grandeur, 
Mais  vous  ne  fere2  point  oublier  yotre  gtoire. 


ilpigramme  contre  madame  de  Beauharnais. 

!£gle,  belle  ti  podle,  a  deux  petits  travers; 
Elle  fait  son  visage  et  ne  fait  point  ses  vers. 

Cette  Epigramme  tres-maligne  a  ete  parodiee  de  la 
maniere  suivante : 

Parodk  de  Vl^pigrammefaite  contre  madame 

de  Beauharncds  (i). 

Quoi  que  I'on  dise^  Egl^  ,  de  tes  petits  travers, 
L' Amour  fit  ton  visage  et  les  Muses  tes  vers. 


(i)  On  Vavait  attribu^  faussement  S  M.  de  La  Harpe;  die  est  <te  M.  Le 


JANVIER  1782.  I  I 

La  double  iprewe  y  ou  CoUnette  a  la  Cour ,  comedie 
lyrique  en  trois  actes,  a  et^  representee  pour  la  premiere 
fois  8ur  le  theatre  de  TAcademie  rojale  de  Musique  j  le 
mardi  i**.  Les  parole&sont  de  M.  Lourdet  de  Santerre, 
nattre  deis  Comptes,  auteur  du  Sopetier  et  le  Financier ^ 
de  plusieurs  autres  opera  oomiques ,  et  de  la  plupart  des 
fetes  donnees  depuis  quelques  ann^es  dans  les  plus  bril- 
bnles  societes  de  son  illustre  compagnie,  la  Chambre 
des  Comptes.  La  musique  est  de  M.  Grdtry. 

Get  opera ,  presque  tombe  le  premier  jour,  a  paru  se 
relever  a  la  seconde  representation ,  mais  faiblement. 
Cest  d'uD  bout  a  I'autre  Ninette  a  la  Cour^  avec  plus 
de  pretention  a  la  haute  comedie^  beaucoup  moins  d'es* 
prit  et  beaucoup  moins  de  goiit.  Dans  le  poeme  de  Favart, 
le  prince  s'est  pris  de  fantaisie  pour  la  jcune  villageoise , 
elle-meme  se  laisse  ^blouir  un  moment  par  les  pro- 
messes  du  Prince  et  par  son  gout  naturel  pour  la  coquet- 
terie.  Dans  le  nouveau  poeme ,  le  Prince  ne  feint  d'aimer 
Golinette  que  pour  exciter  la  jalousie  de  la  Comtesse  9 
dent  il  est  amoureux ,  et  qui  ne  veut  etre  que  son  amie. 
Cette  meta physique  de  sentiment  fait  pour  ainsi  dire  tout 
le  noeud  de  la  piece;  quelque  froide,  quelque  deplacee 
quelle  soit  toujours  au  theatre,  et  surtout  dans  un  drame 
lyrique ,  elle  aurait  pu  fournir  des  details  agr^ables  ^ 
quelques  traits  au  moins  d'un  joli  marivaudage;  mais,^ 
grace  a  Tadresse  de  M.  I^urdet,  elle  ne  sert  veritable- 
ment  qu'a  detruire  le  peu  d'inter^t  dont  un  sujet  si  re- 
battu  pouvait  encore  iltre  susceptible.  On  a  tache  d*y 
suppleer  par  beaucoup  de  mouvement,  par  des  ballets 

Bran ,  ci-devant  secretaire  de  M.  le  prince  de  Conti ,  Fauteur  du  poeme  de  la 
Nature,  de  la  Wasprie,  de  VOde  aM.de  Buffon.  On  donne  la  parodie  k  M.  de 
Ciibieres  ( Note  de  Grimm. ) 


12  CORRESPOND  AWCE    LITTER /LIRE. 

amends  plus  ou  moins  heureusement.  II  y  en  a  trois  au 
i  premier  acte,  una  pipee,  une  cbasse,  la  fete  du  mai; 

^  ainsi  dans  le  meme  acte  a  la  fois  les  plaisirs  de  Tautomne 

et  ceux  du  printemps :  qu'est-ce  que  cela  fait?  Pourquoi 
ne  pas  y  joindre  encore  ^  comme  dans  une  pi^ce  de  Ni*' 
colety  ceux  de  Thiver  et  de  F^t^? 

II  n  y  a  rien  de  neuf ,  rien  d'assez  piquant  dans  la 
\  niusique  de  cet  op^ra  pour  m^riter  d'etre  distingue;  tout 

^  nous  a  paru  d'une  touche  assez  faible  j  assez  commune, 

*  quoique  souvent  agreable.  Les  scenes  villageoises  sont 

moins  mal  que  les  autres;  le  chceur  du  troisieme  acte 
fait  de  I'efFet^  mais  il  fait  encore  plus  de  bruit.  Le  sAil 
merite  qui  puisse  souteuir  cet  ouvrage  est  dans  la  com- 
position des  ballets ,  en  general  bien  group^s ,  bien  des- 
I  sines ,  et  formant  souvent  des  tableaux  pleins  de  mou- 

vement  et  de  vari^te.  L'auteur  des  paroles  a  ^te  gratifi^, 
f  le  jour  mSme  de  la  premiere  representation ,  de  I'epi- 

f  gramme  que  voici  par  M.  Destournelles. 

Qui  veut  lutter  avec  Favart , 

S'il  n'cst  passe  mattre  en  son  art , 

S'cxpose  k  d'etranges  m^comptes. 

Yeux-tu  charroerton  ai/^//eiir? 
t  II  faut  y  mon  clier  maitre  des  comptes , 

H  Avoir  recours  au  correcteur. 


MM.  de  Piis  et  Barre ,  apres  avoir  ^te  gat^s  par  Tin- 
p  dulgence  ou  plutot  par  le  mauvais   gout  du  public  , 

viennent  d'eprouver  enfin  de  sa  part  un  petit  retour 
d'humeur  fort  bien  conditionne.  Leur  Gateau  des  RoiSy 
represente  pour  la  premiere  fois  sur  le  theatre  de  la  Co- 
medie  Italienne,  le  dimanche  6,  jour  de  la  FSte  des  Rois^ 
.  a  etd  dumeut  sifHe  j  et  ce  n'est  pas  sans  peine  que  les 


I 


\ 


JANVIER    1782.  1 3 

acteurs  sont  parvenus  a  braver  la  tempfite  et  a  soutenir 
I'ouvrage  jusqu'a  la  fin^  ou  peu  s'en  faut.  Quoique  cette 
bagatelle  soit  plus  negligee  encore  que  toutes  celles 
qui  font  depuis  dix-huit  mois  les  beaux  jours  de  ce  spec- 
tacle, la  difference  assur^ment  n'est  pas  assez  grande 
pour  avoir  pti  meriter  sans  autre  raison  un  accueil  si 
different  de  celui  auquel  on  avait  accoutume  ces  mes- 
sieurs et  leurs  chefs  -  d'oeuvre.  II  pourrait  etre  fort  cu- 
rieux  de  chercher  les  causes  secretes  d'un  changement 
si  subit ,  mais  on  voudra  bien  nous  en  dispenser.  £st-ce 
la  seule  circonstance  oil  nous  ayons  vu  que,  pour  bien 
jager  les  sottises  dont  on  s*est  une  fois  engoue,  on  at- 
tend voiontiers  qu'on  ait  eu  le  temps  de  s'en  lasser?  £n 
peu  de  mots ,  voici  la  derni^re  production  de  MM.  de 
Piis  et  Barre. 

Mademoiselle  Denise^  la  iille  d'un  patissier,  M.  Mar- 
tin, est  aim^e  de  M.  Simon,  le  fils  du  voisin  M.  Gregoire. 
Ce  M.  Martin 9  qui  veut  faire  les  Rois  avec  ses  amis,  et 
noramement  avec  son  intime  M.  Gregoire,  lui  fait  ecrire 
par  sa  fiUe  le  billet  suivant : 

Viens  ^a  ,  moD  cher  ami. ...  tirer  chez  moi  la  feve, 
Tu  meseconderas....  pour  que  inoii  vio  s'ach^ve; 
£t  j'espere  ^  la  fin....  du  plus  gai  des  festins 
Que  ttt  WLenlhveras,, .  par  tes  joyeux  refrains. 

II  change  ensuite  d'avis  et  dechire  le  billet  en  deux.  Si- 
mon en  trouve  la  premiere  moitie :  le  voila  jaloux ;  et 
n'avait-il  pas  lieu  de  T^tre?  U  boude.  Cependant  les  con- 
vives se  rassembleiit,  M.  Gregoire,  lebailli,  le  magister, 
le  frater,  le  carillonneur ;  on  se  met  a  table ;  on  tire  le 
gateau,  il  s'y  trouve  deux  ffeves  :  c'est  une  espicglerie 
du  petit  frere  de  mademoiselle  Denise.  Grande  querelle 


1 4  CORRESPOND  A.N'CE  LITn^RAlRE, 

entre  Martin  et  Gregoin^  pour  la  royaute.  On  propo&e  en* 
fin  de  remettre  les  f%ves  aux  deux  amans.  La  m^prise 
qui  les  a  brouilles  est  bientot  eclaircie  par  I'beureuse  at- 
tention que  mademoiselle  Denise  a  eue  de  conserver  la 
seconde  partie  du  billet;  tout  le  monde  est  content,  ex* 
cepte  les  spectateurs.  On  finit  par  boire  etpar  chanter  a 
tue-tete ;  le  parterre  hue  du  meme  ton ,  la  toile  tombe , 
et  MM.  de  Piis  et  Barre  coniprennent  encore  moins  que 
nous  I'inconstance  et  la  bizarrerie  du  public. 

lis  ont  force  les  Comediens  a  donner  la  piece  une  se- 
conde fois ;  mais  ayant  re^u  a  pen  pres  le  m£me  accueil, 
ces  messieurs  ont  eu  la  modestie  d'annoncer  dans  le 
Journal  de  Paris  qu'ils  avaient  consenti  genereuseroent 
a  la  retirer^  pour  ne  la  remettre  que  le  jour  des  Rois  en 
un  an.  Quel  exces  de  complaisance ! 


Principes  etablis  par  S.  M.  L  Joseph  11^  pour  seruir  de 
regies  a  ses  Tribwiaux  et  Magistrats  dans  les  ma-- 
tieres  ecclesiastiques. 

L'objet  et  les  bornes  de  I'autorite  du  sacerdoce  dans 
I'Etat  sont  si  clairement  determines  par  les  fonctions 
et  les  devoirs  auxquels  le  Seigneur  lui-meme  a  borne 
les  Apotres  pendant  qu'il  etait  sur  la  terre,  qu'il  y  au- 
rait  de  la  mauvaise  foi  a  vouloir  statuer  ou  admettre 
aucun  droit  a  cet  egard,  et  de  Fabsui'dite  a  oser  pre- 
tendre  que  les  successeurs  des  Apotres  doivent  avoir  de 
droit  divin  plus  d'autorite  que  n'en  avaient  les  Apotres 
eux-mSmes. 

Or  personne  n'ignore  que  Notre-Seigheur  J^sus-Christ 
lie  les  a  charges  que  des  fonctions  purement  spirituelles : 
1°  de  la  publication  de  TEvaDgile^  o^  du  soin  de  son 


JAI7VIER  178a.  l5 

culte;  3^  de  Tadinmistration  des  Sacremeni  (en  tant 
qu'ils  sont  spirituels  ) ;  4^  ^^^  ^o^^  ^t  de  la  discipline  de 
son  Eglise. 

C'est  a  ces  quatre  objets  qu'etait  bornee  I'autorit^  des 
Apotres;  et  c*est  par  consequent  a  ces  memes  objets 
seulement  'que  peuvent  pretendre  leurs  successeurs.  II 
s'ensuit  que  toute  I'autorite  quelconque  dans  I'Etat  est 
et  doit  Stre  aujourd'hui  du  ressort  privatif  de  la  puis- 
sance souveraioe,  ainsi  qu'elle  a  ete  depuis  la  premiere 
origiQe  de  lous  les  Etats  et  de  toutes  les  societes  jus- 
qua  I'etablissement  du  christianisme ,  par  lequel  cet 
ordi*e  naturel  des  choses  n'a  nuUement  et^  ni  pu  ctre 
altere. 

A  Texception  de  ces  quatre  objets ,  il  u'y  a  done  aucune 
sorte  d'autorit^,  aucune  prerogative,  aucun  privilege, 
aucun  droit  quelconque,  en  un  mot,  que  le  clerge  ne 
tienne  uniquement  de  la  volonte  iibre  et  arbitraire  des 
princes  de  la  terre. 

II  est  incc^U^table  que  tout  ce  qui  a  ete  accord^  ou 
etabli  par  Tautorit^  souveraine,  et  qu'il  dependait  de  son 
bon  plaisir  d'accorder  ou  de  refuser,  etle  est  en  plein 
droit  d'y  faire  des  changemens,  etde  le  r^voquer  meme 
tout-a-fait  lorsque  le  bien  general  I'exige ,  et  qu'aucune 
loi  fondamentale  de  I'Etat  ne  s'y  oppose^  a  I'instar  de 
toutes  autres  lois,  concessions,  etablissemens  faits  ou  a 
faire,  qu'il  est  de  la  sagesse  et  mSme  du  devoir  de  la  le- 
gislation d'approprier  aux  temps  et  aux  circonstances. 

Les  dispositions  de$  Conciles ,  lesquels ,  comme  il  est 
de  fait,  ne  sont  obligatoires  que  poiur  les  Etats  qui  les 
ont  admis  qu  re^us,  sont  dans  le  m#me  cas,  attendu  que 
celui  qui  aurait  pu  ne  pas  les  admettre  du  tout  doit  pou- 
voir  a  plus  forte  raison  en  rectifier  les  dispositions,  et 


1 6  CORRESPOWDANCE    LITTJ^RAIRE, 

meme  les  revoquer  entierement,  lorsque,  au  moyen  de 
la  difference  de  temps  et  de  circonstances^  la  raison  d'Etat 
et  le  bien  public  peuvent  Texiger. 

L'autorite  du '  sacerdoce  n'est  pas  mime  arbitrafre  ni 
entierement  independante  quant  au  dogme,  au  culte  et 
a  la  discipline,  le  maintien  de  I'ancienne  purete  du  dogme 
ainsi  que  la  discipline  etle  culte  se  trouvant  elre  des  ob- 
jets  qui  int^ressent  si  essentiellement  la  soci^te  et  la 
tranquillite  publique,  que  le  prince,  en  sa  quality  de 
souverain  chef  de  TEtal ,  ainsi  que  de  protecteur  de  TE- 
glise ,  ne  pent  permettre  a  qui  que  ce  soit  de  statuer  sans 
sa  participation  sur  des  matieres  d'une  grande  impor- 
tance. 

L'objet  et  l'autorite  du  clerge  ^tant  done  bien  claire- 
ment  determines  par  les  principes  susdits ,  il  s'ensuit 
que  c'est  d'apres  ces  principes  que  doivent  Itre  deci- 
des a  I'avenir  tons  les  cas  de  juridiction  eccl^siastique. 


Adhle  et  Theodore^  ou  Lettres  sur  Viduoatiorij  conte- 
nant  tons  les  principes  relatifs  aux  trois  differens  plans 
d education  des  Princes ,  des  jeunes  personnes  et  des 
hommes  ;  par  madame  la  comtesse  de  Genlis ,  trois  vo- 
lumes in  -  8*".  De  tous  les  ecrits  de  madame  de  Genjis , 
c'est  celui  qui  a  fait  la  plus  grande  sensation ,  qui  a  et^ 
lu  avec  Je  plus  d'avidit^,  juge  avec  le  plus  de  rigueur, 
prone  et  d^daigne  avec  le  plus  d'acharnement  t&t  de  pre- 
vention. Si  un  pareil  succes  est  du  en  par  tie  au  geore 
mime  de  I'ouvrage ,  les  circonstances  dans  lesquelles  il 
a  paru  n'ont  pas  peu  contribue  a  en  augmenter  I'^clat ; 
la  singularite,  peut-£tre  unique,  du  choix  qui  venaitde 
nommer  madame  de  Genlis  gouverneur  (i)  des  fils  de 

(i)  Ge  litre  a  ete  trouvei  si   plaisant  a  Versailles;  que  madame  d«  Genlis 


JANVIER   178a.  17 

M.  le  due  de  CSiartres,  avait  fixe  pour  ainsi  dire  tous  les 
yeux  sur  elle.  Comment  n'aurait-on  pas  ^t^  fort  rurieuz 
de  savoir  si  son  livre  justifierait  un  evenement  si  extra- 
ordinaire, ou  le  ferait  paraitre  plus  ridicule?  Lesphilo- 
sophes  n'ont  pu  voir  sans  indignation  que  dans  un  ou- 
vrage  agr^ablement  ^crit,  c'est  un  meritequ'ii  faut  bien 
iui  accorder,  i'on  se  peimettait  encore  de  parler  avec 
quelque  respect  de  la  religion ,  de  soutenir  meme  qu  il 
n'est  point  de  vertu  veritable  qui  ne  soit  fondee  sur  une 
piete  solide.  Les  gens  de  lettres  ont  trouv^  infiniment 
mauvais  qu\ine  Jemme  si  bien  faite  pour  en  juger  ait  ose 
leur  reprocher  «  d'avoir  la  conversation  languissante  et 
pesante;  de  ne  point  savoir  ecouter;  de  n'^prouver  que 
le  desir  de  se  faire  admirer,  jamais  celui  de  plaire ;  de 
manquer  d'egards  et  de  politesse  par  un  amour  -  propre 
Dial  entendu,  ou  par  l6  d^faut  d'usage  du  monde;  d'a- 

voir  un  ton  tranchant,  de  la  susceptibility ;  ce  qui 

faitqu'on  ne  trouve  dans  leurs  ouvrages  ni  Tesprit,  ni 
le  ton  du  monde.  ». . .  Nos  femmes  a  la  mode,  qui  n'ont 
jamais  vu  peindre  leurs  ridicules,  leurs  folies,  leurs  tra- 
vers  d*une  mani^re  plus  vraie,  plus  l^g^re,  plus  pi- 
quante,  pretendent  qiie  c'est  une  chose  horrible  d'em- 
ployer  ainsi  le  talent  que  Ton  peut  avoir  k  tourner  toutes 
les  personnes  de  sa  soci^te  en  ridicule,  a  faire  d'un  livre 
d'^ducation  un  recueil  de  satires  et  de  libelles.  Les  de- 
vots,  les  prStres,  seraient-ils  plus  contens  ?  Point  du 
tout  :  lis  assurent  que  la  Sorbonne  ne  peut  se  dispenser 
de  censurer  Fouvrage;  qu'il  y  a  une  certaine  Lettre,  sur 

n'en  a  conserve  que  les  Ibncttons ;  c*est  sans  aucune  denominatioti  particuliere 
qa*elle  est  chargee  de  presider  a  l*^ducation  des  enfans  de  M.  le  due  de 
CJwrtres.  (  Note  de  Grimm.  ) 

Tom,  XI.  .  1 


I  8  CORRESPOyDANCE    LITTERAIRE, 

les  ceremonies  religieuses  qu'on  exige  des  mourans,  qui 
contient  les  propositions  du  uioude  les  plus  njalson- 
nantes.  Une  autre  impiete  non  moins  grave ,  c'est  d'oser 
dire  qu'il  n'y  a  point  de  livre  de  devotion  qu'on  puisse 
laisser  sans  inconvenient  entre  les  mains  d'uue  jeune 
personne ;  c'est  le  projet  qu'annonce  madame  de  Genlis 
de  publier  elle-meme  un  livre  SHewres  dans  ses  prin- 
cipeSy  comnie  si  ce  droit  n'appartenait  pas  exclusivement 
a  monseigneur  I'archeveque !  Mais  c'est  Irop  s'arreter  a 
tous  les  jugemens  que  I'esprit  de  corps,  I'esprit  de  parti 
ou  d'autres  preventions  ont  pu  repandre  contre  cet  ou- 
vrage;  essayons  d'en  donner  une  idee  plus  juste,  du 
moins  plus  impartiale. 

Ces  Lettres  sont  une  espece  de  roman  d'education,  ou 
plutot  une  suite  de  petites  histoires,  de  petits  contes,  de 
petits  tableaux  plus  ou  moins  interessans,  tous  relatifs 
a  Teducation ,  mais  lies  souvent  par  un  fil  imperceptible 
a  I'objet  principal.  Le  baron  et  la  baronue  d'Almane, 
tantot  retires  dans  leurs  terres,  tantot  voyageant  pour 
I'instruction  de  leurs  enfans,  rendeut  compte  a  leurs 
amis,  qu'ils  ont  laisses  a  Paris,  du  plan  d'education  qu'ils 
ont  forme,  et  du  succes  avec  lequel  ils  le  suiveut.  Cette 
correspondance,  qui  fait  le  fonds  de  I'ouvrage,  est  inter^ 
rompue  par  les  Lettres  du  comte  de  Boseville,  charge  de 
I'educatiou  d'un  prince  etranger ;  le  comte  et  le  baron  se 
communiquent  mutuellement  les  resultats  de  leurs  re- 
flexions et  de  leur  experience.  Ce  qui  varie  plus  agrda- 
blement  le  ton  de  ce  recueil ,  ce  sont  les  reponses  que  la 
baronne  recoit  de  la  vicomtesse  de  Limours,  de  madame 
d'Ostalis,  quelques  Lettres  detachees  du  chevalier  d'Her- 
bain,  do  la  jeune  dame  de  Valee,  de  son  amie  madame 
de  Germeuil.  C'est  surtout  dans  ces  derni^res  IjCltr^**  que 


I 


JAWViKR    1782.  ig 

le  tou  et  les  ridicules  du  jour  sont  peints  avec  le  plus 
d'esprit,  d'agrement  el  de  verite. 

Si  le  system'e  deducation  de  madame  de  Genlis  ne  pre- 
sente  aucune  idee  uouvelle,  aucune  que  Locke  u'eut 
deja  indiqu^e,  que  Jean-Jacques  apres  lui  n'eut  appro- 
fondie  avec  toute  la  puissance  de  son  geuie,  avec  toute 
Teoergie  de  son  talent,  au  moins  en  est-il  plusieurs  dont 
elle  a  su  faire  une  application  tres^heureuse,  quelquefois 
peut-Stre  un  peu  manieree,  uu  peu  minutieuse,  mais 
souvent  aussi  parfaitement  sage  et  parfaitement  instruc- 
tive. £n  s'appropriant  si  bien  et  les  idees  de  Rousseau 
et  celles  de  Locke ,  on  eut  desire  sans  doute  que  madame 
de  Genlis  eut  parle  surtout  du  premier  avec  plus  d'e- 
gards ;  mais  on  ne  lui  en  saura  pas  moins  beaucoup  de 
gre  d'avoir  fait  de  nouveaux  efforts  pour  repandre  des 
verites  si  utiles,  en  les  developpant  presqiie  toujours 
avec  plus  de  sagesse  et  de  mesure  que  Tun  de  ces  philo- 
sophes ,  et  surement  avec  plus  de  grace  et  d'interet  que 
I'autre. 

Quoique  le  titre  d^Adele  et  Theodore  annonce  assez 
fastueusement  que  Touvrage  contient  a  tous  les  principes 
relatifs  a  Teducation  des  Princes,  des  jeunes  personnes 
et  des  hommes  »,  on  ne  serait  guere  etonne  que  beaucoup 
de  leeteurs  y  trouvassent  encore  plus  d'une  lacune  im- 
portante;  mais  la  forme  que  Tauteur  a  juge  a  propos 
de  donner  a  ses  instructions  n'est-elle  pas  preciseilient 
celle  qui  Tobligeait  le  moins  de  s'astreindre  a  une  nie- 
thode  trop  penible  ou  trop  rigoureuse?  Ce  qu'on  ne  trou ve 
pas  d'ailleurs  dans  ces  Lettres  ne  peut«on  pas  esperer  de 
le  trouver  dans  les  sources  que  madame  de  Genlis  veut 
^n  indiquer  elle-m^me ,  dans  les  Conifersations  (fil^ 
niliey  dau»  Telemaque  ^  dans  le  Traitede  Chcmteresne  ^ 


^O  CORRESPONDANCE     LITTERAIRE, 

qu'on  croit  etre  de  Nicole,  dans  Ix)cke,  meine  dans 
imilcj  pourvu  qu'il  soit  lu  avec  les  dispositions  conve- 
nables;  mais,  avaut  toutes  choses,  cela  s'entend,  dans 
son  Theatre  d Education  ^  dans  ses  Annales  de  laVertu^ 
dans  ses  HeureSy  dans  ses  f^eillees  du  Chateau  deja  sous 
presse,  et  dans  plusieurs  autres  ouvrages  quelle  a  la 
bonte  de  nous  promettre? 

He  sens  aussi  bien  que  messieurs  les  philosophes  rin- 
convenient  qu'il  y  aura  toujours  a  vouloir  fonder  ia 
morale  sur  des  bases  qui  lui  sont  etrangeres,  et  que 
Tusage  ou  Tabus  de  la  raison  peuvent  si  facilement  ^brao- 
ler;  cependant  je  nepuis  m'emp^cher  d'aimer  beaucoup 
le  genre  de  preuves  qu'emploie  madame  de  Genlis  pour 
la  defense  de  la  foi  chretienne;  ce  sont  deux  petits 
Romans :  Tun  est  THistoire  tres-int^ressante  d'un  hopital 
fonde  par  M.  de  Lagaraye ,  oil  Yon  voit ,  comme  le  dit 
Tauteur  lui-memc,  tout  ce  que  la  religion  pent  produire 
de  grand,  de  bienfaisant,  d'heroique;  Tautre  est  una 
espece  de  Nouvelle,  oil  Ton  appreiul  clairement  qu'il 
n'est  point  de  re  vers,  point  d'infortune  que  la  piete  ne 
fasse  supporter  avec  courage  et  resignation.  On  en  pen- 
sera  tout  ce  qu'on  voudra,  cette  maniere  de  d^montrer 
la  verite  de  la  religion  me  parait  tout  aussi  consequente 
et  beaucoup  moins  ennuyeuse  que  celle  des  Grotius,  des 
abb^  d'Houteville ,  des  Bergier,  et  de  tant  d'autres  grands 
docteurs. 

Des  gens  qui  veulent  tout  savoirassurent  que  la  partie 
la  plus  agr^able  des  nouvelles  Lettres  sur  I'^ducation,  la 
partie  des  Romans,  est  encore  moins  originate  que  tout 
le  reste ,  que  la  plupart  de  ces  Episodes  sont  traduits  de 
I'allemand  ou  de  I'anglais.  Les  deux  que  nous  venous  ^c 
citer,  I'Histoire  de  M.  Lagaraye  et  celle  de  la  duchesse 


I 


JANVIER  1782.  21 

de  C^*^;  ne  sont  pas  au  moins  de  ce  nombre;  le  fonds 
de  Tune  et  de  I'autre,  nous  ne  pouvons  en  douter,  est 
paifaitement  vrai.  ITn  reproche  plus  grave  que  Tan  esl 
tente  de  faire  a  madanie  de  Genlis  sur  cette  partie  de 
son  ouvrage,  c'est  d  avoir  souvent  gate  I'effet  des  situa- 
tions les  plus  touchantes  par  des  traits  d'une  sensibilite 
factice  ou  par  des  exagerations  egalement  froides  et 
romanesques.  Ces  defauts  ont  paru  d'autant  plus  remar- 
quables,  que  le  ton  dominant  de  I'ouvrage  est  simple , 
pur  et  naturel. 

La  malignite  n'a  pas  manque  de  chercher  des  noms 
a  tous  les  portraits  dont  madame  de  Genlis  s'est  permis 
d'egayer  un  livre  qui  ne  semblait  pas  trop  susceptible , 
a  la  verit^y  de  ce  genre  d'agremens ,  raais  qui  pouvait  en 
avoir  besoin.  On  a  pr^tendu  recounaitre  dans  madame 
de  Surville  celui  de  madame  de  Montesson ;  dans  madame 
de  Yalee  celui  de  madame  la  comtesse  Amelie  de  Bouf- 
flers;  dans  madame  de  Germeuil  celui  de  madame  de 
Roquefeuille,  etc.;  mais  le  plus  frappant  de  tous,  c'est^ 
sous  le  nom  de  madame  d'Olcy,  celui  de  madame  de 
La  Reyniere,  du  moins  s'il  en  faut  croire  les  meilleurs 
amis  de  celle-ci.  Le  bruit  qu'ils  en  ont  fait  dans  le 
monde ,  sous  le  pretextede  venger  une  noirceur  si  cou- 
pable  et  si  peu  merit^e ,  lui  a  donn^  tant  de  celebrity 
que  nous  croyons  devoir  en  conserver  ici  le  souvenir. 
Voici  done  ce  fameux  portrait. 

«  La  fortune  immense  qu'elle  possede  n'a  pu  la  conso- 
ler encore  du  chagrin  d'etre  la  femme  d'un  financier; 
n'ayant  point  assez  d'esprit  pour  surmonter  une  sem- 
blable  faiblesse,  elle  en  souffre  d'autant  plus  qu'elle  ne 
voit  que  des  gens  de  la  cour,  et  que  sans  cesse  tout  lui 
rappello  le  malheur  dont  elle  gemit  en  secret.  On  nc 


a2  CORRESPONDENCE  LITTER  AIRE , 

parle  jamais  du  Roi,  de  la  Reine,  de  Versailles  ^  d'ua 
grand  habit,  qii'elle  n'eprouve  des  angoisses  int^rieures 
&i  violentes  qu'elle  ne  peut  souvent  les  dissimuler  qu'en 
changeant  de  couversation.  EUe  a  d'ailleurs  pour  dedom- 
magement  toute  la  consideration  que  peuvent  donner 
beaucoup  de  faste,  une  superbe  maison,  un  bon  souper, 
et  des  loges  a  tous  les  spectacles.  Au  reste ,  elle  n'aime 
rien,  s'ennuie  de  tout,  ne  juge  jamais  que  d'apres  Topi- 
nion  des  autres,  et  joint  a  tous  ces  t ravers  de  grandes 
pretentions  a  Tesprit,  beaucoup  d'humeur  et  de  caprices, 
et  une  extreme  insipidite.  Quoiquefort  orgueilleuse  d'etre 
une  fille  de  qualite,  elle  n'a  pas  roontre  le  moindre  atta- 
chement  pour  son  pere,  parce  qu'il  a  qukt^  le  service 
et  le  monde,  et  qu'elle  n'en  attend  rien.  Elle  n'aime  point 
madame  de  Valmont ,  qu'elle  ne  regarde  que  comme  une 
provinciale,  et  elle  a  sans  doute  oublie  qu'elle  eut  une 
soeur  religieuse,  etc.  i> 

On  assure  que  madame  de  La  Reyni^re,  apres  I'avoir 
lu,  s'est  content^e  de  dire :  (c  Je  ne  sais  pourquoi  madame 
de  Genlis  oublie  un  trait  dont  personne  ne  devait  se 
souvenir  aussi  bien  qu'elle,  c'est  que  cette  femme  de 
financier  a  pousse  Tinsolence  autrefois  jusqu'a  donner 
des  robes  a  une  Demoiselle  de  quality  de  ses  amies;  il 
est  vrai  que  la  Demoiselle  n'^tait  connue  alors  que  par 
sa  jolie  voix  et  son  talent  pour  la  harpe.  » 

Eh!  qu'est-ce  que  tout  cela  fisiit?  Sans  entreprendre  ni 
d'accuser,  ni  de  justifier  les  intentions  de  I'auteur ,  nous 
osons  croire  op^Adele  et  Theodore  sera  compte  dans  le 
petit  nombre  des  ouvrages  oil  la  rai$on  et  la  vertu  sont 
rendues  ausst  interessantes  qu'elles  le  paraitront  toujours 
lorsqu'elles  n'auront  point  d'autre  ornement  que  celui  de 
leur  grace  et  de  leur  simplicite  uaturclle.  Le  style  de 


m   '• 


JANVIER  178a.  a3 

madaine  de  Genlis  est  assez  d^pourvu  d'imaginatioD, 
mais  il  plait  en  general  par  uiie  puret^  tr^s-facite  et  tres- 
elegante.  Sans  peindre  ses  idees  de  coiileurs  bien  vives, 
elie  les  dessine,  si  Ton  pent  s'exprinier  ainsi,  avec  beau- 
coup  de  justesse  et  de  gout.  II  j  a  de  Tesprit  et  de  la 
grace  dans  la  composition  de  ses  tableaux,  il  y  a  surtout 
inBniment  de  talent  et  d'originalitc  dans  la  mani^re 
dont  elle  a  su  rendre  le  (on ,  les  ridicules  et  les  moeurs 
du  jour^  leur  donner  de  la  pliysionomie ,  ce  qui  semblait 
si  difficile,  et  leur  en  donner  sans  caricature,  m^me  sans 
cfFort  et  sans  recherche. 


Si  les  Suisses  ont  ete  r^pandus  long-tenips  daiis  toutes 
les  parties  du  monde ,  sans  exciter  la  curiosite  des  autres 
Nations  en  faveur  de  leur  pays,  on  leur  fait  aujourd'hui 
plus  d'honneur.  Jamais  les  Voyages  en  Suisse  n'ont  ^te 
plus  a  la  mode.  Get  empressement  doit-il  les  flatter  ou 
noil  ?  Je  rignore ;  mais  je  sais  bien  que  leur  paisible  bien- 
eti'e  n'avait  aucun  besoin  de  cette  cel^brite ;  peut-£tre 
mSme  n'eprouveront-ils  que  trop  tot  qu'il  en  est  des 
Republiques  comme  des  femmes  dont  Jean-^Jacques  a 
dit :  <(  Leur  dignite  est  d'etre  ignorees,  leur  gloire  est 
dans  leur  propre  estime,  etleurs  plaisirs  dans  le  bonheur 
de  leurs  families.  »  Ambitiodner  une  autre  dignile, 
chercher  une  autre  gloire  ou  d'autres  plaisirs ,  c'est  ris- 
quer  au  moins  de  perdre  Tavantage  le  plus  essentiel  de 
leur  existence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  le  nombre  des  Voyages  de 
Suisse  qui  ont  paru  depuis  quelques  ann^s ,  apres  avoir 
distingue  ceux  de  MM.  de  Luc,  de  Saussure,  plus  par- 
ticulieremcnt  encoi*e  celui  de  M.  Coxe,  traduit  et  com- 
mente  par  M.  Ramond,  de  tons  ceux  que  nous  con- 


^4  CORRESPONDAITGE    LITTER A.IKE^ 

naisaoQS  celui  qui  embrasse  le  plus  d'objets  curieux  et 
interessansy  QOUs..ne  devons  pas  oublier  la  Description 
des  Alpes  pennines  et  rhetienneSy  dediee  a  Sa  Majeste 
tres-chretienne  Louis  XVI ^  Roide  France  et  de  Naifarre^ 

par  M.  T....  B ,  chantre  de  T^glise  cathedrale  de 

Geneve.  Deux  volume^  in-8**,  avec  plusieurs  gravuFes 
faites  sur  les  dessins  memes  de  Tauteur. 

Ce  n'ct  pas  par  une  eloquence  brillante,  par  le  charme 
ou  {'elegance  de  sa  narration  ^  ce  n'est  point  par  soa 
ramage  enfin ,  tout  chantre  qu'iL  est  de  la  cathedrale  de 
Geneve  9  que  le  nouveau  voyageur  peut  esperer  de  meri- 
ter  Tattention  du  public ;  mais  Texactitude  et  la  Bdelite 
de  ses  observations ,  les  travaux  presque  incroyables 
qu'elles  lui  ont  coutes ,  les  perils  continueb  auxquels.  il 
s'est  expose  pour  verifier  ses  decouvertes  y  lui  assurent 
sans  doute  des  droits  a  la  reconnaissance  de  tons  ceux 
qui  s'int^ressent  veritablement  aux  progres  de  I'Histoire 
naturelle,  et  surtout  de  I'Histoire  des  montagnes,  partie 
si  importante  de  la  theorie  generate  du  globe. 

Sou  vent  minutieux ,  souvent  d'une  affectation  ou  d'uoe 
emphase  ridicule^  d'autant  plus  deplacee  qu  elle  donne 
aux  descriptions  les  plus  vraies  Fair  romanesque  et  faux, 
on  remarquera  cependant  avec  plaisir  que  le  style  de 

M.  B. s'est  eleve  quelquefois  pour  ainsi  dire  forcement 

au  ton  naturel  de  son  sujet  par  le  caracterc  meme  de 
grandeur  et  de  majeste  des  objets  qu'il  avait  sous  les 
yeux.  Le  court  extrait  que  nous  allons  donner  de  son 
ouvrage  en  ofFrira,  je  crois^  plus  d'une  preuve. 

C'est  du  lac  de  Geneve  que  part  notre  voyageur  ^  et 
voici  I'cxacte  description  qu'il  en  donne  : 

(c  On  voil,  dit-il ,  a  droite,  le  lac  s'etendant  a  perte  de 
vue  jusqu'a  Geneve,  repousse  d'un  cote  par  de  hautes 


JANVIER    178!^.  a5 

mootagnes ,  orne  de  I'autre  par  ua  magnifique  coteau  ^ 
cfn  face  ia  belle  perspective  du  Yalais  et  des  mootagnes 
qui  forment  le  peristyle.  Entre  I^vian  et  Saint-Gingo^ 
premier  village  du  Bas-Valais ,  les  mootagnes  plongent 
dans  le  lac  comme  un  promontoire ;  des  ouvriers ,  occu- 
pes  le  long  des  rochers  a  en  detacher  des  parties,  ne  se 
tiennent  que  sur  de  petits  rebords ,  souvent  h  plus  de 
deux  cents  toises  au-dessus  de  la  surface  du  lac;  il  en 
est  meme  qui  sont  suspendus  par  des  cordes.  Cette  situa- 
tion effraie  les  vojrageurs ;  leur  crainte  augmente  encore 
par  les  signes  qu*on  leur  fait  de  s^ecarter  de  cette  plage 
dangereuse. » 

Notre  auteur  d^crit  ensuite  les  mootagnes  du  Bas- 
Valais,  leur  magnifique  aspect ,  lesetonnans  souterrains 
de  Bex ,  la  cascade  du  Pisse^Fiache.  De  la  il  nous  conduit 
a  la  vallee  de  Bagnes,  qui  fait  une  partie  considerable 
du  pays  d*£ntremont.  Cette  valine ,  bordee  de  toutes  parts 
de  montagnes  et  de  glaciers,  est  defendue  par  des  bois, 
de  terribles  avalanches  qui  autrefois  ont  euseveli  les 
bains  de  Bagnes.  Apr^s  une  p^oible  marche  le  long  d'un 
desert,  le  voyagenr  parvient  au  bas  de  I'immense  glacier 
dont  il  soupconnait  I'existence,  et  qui  faisait  le  principal 
objet  de  son  voyage.  «  Ge  glacier,  dont  les  couches  sont 
belles,  descend  d'une  montagne  si  couverte  de  neiges, 
qu  on  a  de  la  peine  a  y  distinguer  quelques  parties  de 
roc.  Ces  neiges  sont  de  la  plus  grande  blancheur ;  elles 
sont  par  bancs  horizontaux ,  ou  plutot  ce  sont  des  marches 
magnifiques  qui  semblent  atteindre  le  ciel.  Le  bas  du 
glacier  est  termini  par  un  mur  d'une  belle  forme^  taille 
a-plomb,  du  haut  duquel  on  voit  descendre  des  filets 
d'eau  qui  donoent  uaissance  a  un  lac  d'un  aspect 
agreable.  »  —  Ce  n'est  qu'avec  des  peines  et  des  dangers 


26  CORRESPOND A.NCE    LITTERAIRE, 

infiuis  qu'il  parvient  sur  le  glacier  meme.  Qu'on  se 
figure  une  eteddue  de  huit  lieues  de  glace  vive  envi- 
ron nee  de  toutes  parts  de  hautes  montagnes,  et  aboutis- 
sant  elle-m^me  a  une  bauteur  si  considerable,  qu'elle 
pourrait  devenir  encore  un  vaste  sommet.  En  suivant  la 
direction  de  cette  vallee,  du  midi  au  nord,  a  droite  se 
trouve  une  cbaid^  de  monts  couverts  de  neiges  et  de 
glaces;  a  la  gauche,  dans  une ^tendue  de  six  lieues,  des 
sommets ,  la  plupart  decouverts  de  neige  et  d^vastes,  des 
montagnes  de  granit  et<te  debris  feuillet^s ,  partout  Thor- 
reur  du  plus  profond  silence  et  I'image  de  la  nature 
morle.  «  Par  intervalles,  d'immenses  crevasses  travaillees 
par  la  nature  de  mille  imani^res  diffS^rentes ,  imitant  par- 
faitement  les  restes  d'un  palais  ou  d'un  temple;  la  ri- 
chesse  et  la  vari^te  des  couleurs  ajoutaient  encore  a  la 
beaute  des  formes;  Tor ,  I'argent ,  Tazur  s'y  faisaient  ad- 
mirer. Ce  qui  nous  parut  bien  singulier  encore,  c'etaient 
des  arcades  soutenabt  des  ponts  de  neige  lances  -d'un 
bord  d'une  ci*evasse  a  I'autre. »  —  Ccst  sur  ces  ponts 
^tranges  et  dangereux  que  notre  voyageur  se  hasarde, 
et  la  fortune  seconde  son  audace ;  il  fi^nchit  ces  vastes 
gouffres,  tourne  autour  de  plusieurs  qui  avaient  plus 
d^une  demi-lieue  de  diametre,  sort  enfin  du  glacier,  et 
a  travers  mille  dangers  parvient  au  pied  du  mont  Velan  ^ 
Tun  des  plus  hauts  de  la  Suisse. 

L'idee  que  nous  donne  M.  B du  chemin  de  la 

Guemmi  n'est  pas  indigne  d'etre  remarqu^e. «  Repre- 
sentez-vous ,  dit-il ,  un  escalier  d'une  vieille  tour  tournant 
sur  lui-mSme,  et  mis  k  di^couvert  par  la  chute  du  mur 
de  la  face,  de  maniere  que  trente  personnes  qu'on  sup* 
poserait  montrer  a  la  file,  se  voient  les  unes  au-dessus 
des  autres  comme  sur  des  balcons.  On  voit  ainsi  avec  des 


JANVIER   178a.  27 

lunettes,  depuis  les  bains ,  les  voyageurs  monter  et  des- 
cendre  cette  rampe,  qui  a  pres  de  ueuf  cents  pieds  de 
hauteur.  Rien  de  plus.magnifique  que  Timmense  glacier 
oil  le  Rhone  prend  sa  source.  L^  nous  vimes  la  large 
bouche  du  Rhone ,  et  le  fleure  en  sortir  avec  bruit.  La 
voute  est  d'une  glace  aussi  transparente  que  le  cristal ; 
dcs  blocs  de  glace  immenses^  lances  du  haut  du  dome, 
representaient  les  ruines  d'un  palais.  Cette  voute,  qui 
etait  a  moitie  fendue,  laissait  un  passage  libre  aux  rayons 
du  soleil  qui  p^n^traient  dans  des  abtmes  obscurs ,  tandis 
que  des  blocs  excaves  et  concaves  nous  ^blouissaient  les 
yeux.  Nous  vimes  alors  des  tours  de  glace  comme  des 
maisous ,  qui  ne  tenaient  a  la  masse  entiere  que  par  ^es 
filets;  le  rooindre  bruit,  le  roulement  d'une  pierre  pou- 
vait  nous  ensevelir  sous  leur  mine.  »  —  L'hospice  du 
Grimsel ,  les  vallees  de  glace  de  I'Aar ,  le  passage  de  la 
Fourche,  le  monl  Saint^-Gothard,  les  sources  duRhin, 
offrent  mille  details  auxqueU  les  bornes  de  cet  extrait  ne 
nous  pefmettent  pas  de  nous  arrgter. 

M.  R ne  se  borne  pas  a  nous  donner  la  juste  hau- 
teur du  Mont-Rlanc,  leplus  haut  des  Alpes,  et  sur  le 
sommet  duquel  on  ne  peut  rester  plusieurs  minutes  sans 
danger  de  perir  par  la  rarete  de  lair ;  il  le  compare  avec 
les  Cordilieres;  et  d'apres  les  observations  faites  sur  ces 
montagnes  de  TAmerique  par  messieurs  de  I'Academie 
des  Sciences,  et  celles  qu*il  a  faites  lui-meme  sur  le 
Mont-Rlanc ,  il  conclut  que  ce  dernier  est  bien  pluseleve; 
et  que  si  le  Chimboraco  s'^leve  a  une  hauteur  a  peu  pres 
egale  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  c'est  que  le  sol  qui 
lui  sert  de  base  est  pr^  de  moiti^  plus  ^lev^  que  le  pied 
des  Alpes. 

Pour  dpnner  une  idee  de  Tespece  de  talent  que  M.  R... 


a  8  GORRESPONDANCE   LITTIBRAIRE^ 

peul  avoir  pour  les  peintures  du  genre  gracieux ,  noua 
n'en  citerons  qu'un  seul  echantinon,  et  nos  lecteurs 
tronveront  sans  doute  que  c'est  bien  assez.  II  s'agit  de  la 
delicieuse  vallee  de  Laulerbrowo ;  apres  avoir  peint  les 
moeurs  douces  et  innocentes  de  ses  habitans,  I'auteur 
ajoute : 

«  Nous  vimes  de  jolies  plaines  entrecoupees  par  des 
canaux  d'uue  eau  limpide  comnie  le  cristal.  Cest  la  que 
Tamant  est  sur  de  trouver  son  amante ;  c'est  la  qu'il  se 
plait  a  la  transporter  d'une  rive  a  I'autre  avec  la  lege- 
rete  du  faon ;  c'est  la  qu'il  ressent  une  douce  Amotion 
lorsqu'il  lui  voit  franchir  d'un  pas  de  biche  lesjoUes  cas^ 
cades  et  les  torrens ,  images  des  passions  de  Vhomme. 
Et  s'ils  veulent  etendre  leur  empire  par  une  vue  plus, 
vaste^  ils  montent  ensemble  sur  de  belles  coUines,  d'oii 
ils  ont  sous  les  yeux  des  aspects  enchanteurs.  La  nature 
devient  alors  pour  eux  plus  belle  et  plus  vari^e ;  ils 
trouvent  dans  la  puret^  du  ciel  une  image  de  celle  de 
leur  ame ,  et  dans  les  yeux  enfantins  de  leur  betail  le 
portrait  de  leur  innocente  candeur,  etc. 


V^nigmej  ou  le  Portrait  dune  femme  celebre  (i). 

Au  physique  je  suis  du  genre  f^minio  , 
Mais  au  moral  je  suis  du  masculin. 
Men  existence  hermaphrodite 
Exerce  maint  esprit  malin  , 
Mais  la  satire  et  son  venin 
Ne  sauraieut  ternir  mon  merile. 
Je  possede  tons  les  talens,  ^ 

Sans  excepter  celui  de  plaire; 
Voyez  les  fastes  de  Cythere 

(i)  Madame  de  Genlis. 


JANVIER    I-jSa.  9.9 

Et  la  liste  de  mes  amaus  , 

Et  je  pardonnc  aux  m^contens 

Qui  seraient  del*avis  contralre.  > 

Je  sais  assez  passablement 

L'ortbographe  et  rarilhmelique , 

Je  dechifire  an  peu  la  musique, 

£t  la  harpe  est  mon  instrument  (i). 

A  tous  les  jeux  je  suis  savante : 

Au  trictrac ,  an  trente  et  quarante , 

Au  jcu  d'^cfaecs ,  au  biribi , 

Au  viogt  et  un ,  aa  reversi , 

Et ,  par  les  lemons  que  je  donne 

Aux  enfans  (a)  sur  le  quinola^ 

J'esp^re  bien  qu'un  jour  viendra 

Qu'ils  pourroQt  le  mettre  a  la  bonne. 

C'est  le  plaisir  et  le  devoir 

Qui  font  I'emploi  de  ma  journ^e ; 

Le  matin  ,  ma  tete  est  sens^ , 

EUe  devient  faible  le  soir. 

Je  suis  monsieur  dans  le  lyc^e, 

Et  madame  dans  le  boudoir. 


Extrcdt  dune  Lettre  de  M.  Thomas  a  madame  Necker^ 
sur  la  mort  de  M.  Tronchin  (3). 

J'ai  appris  avec  une  bien  veritable  douleur  la  mort  de 
cet  homme  respectable  qui  ^tait  votre  ami  et  mon  bien- 
faiteur^  meme  avant  qu'il  prit  soin  de  ma  sante,  puisque 
c'etait  lui  qui  conservait  la  votre.  Cette  triste  nouvelle 

(i)  0%rappelle  ici,  en  jouant  sur  les  mots,  l^accusation  portee  centre  ma- 
dame de  Genlis  d'airoir  La  Harpe  pour  teinturier. 

(2)  On  D'a  point  oubli^  que  madame  de  Genlis  etait  Gouverneur  des  enfans 
de  la  maison  d^Orleans. 

(3)  Le  celebre  Tronchain ,  nea  Greneve  en  1709,  mourut  a  Paris  en  1781. 


* 

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i 


^2  GORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

a  la  Bn  du  second  acte  ^  amene  encore  assez  maladk*oi- 
tement  le  morceau  d'ensemble  qui  tertninait  le  troi-^ 
sicme  :  il  n*en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  a  ce  change- 
ment  qu'il  faut  attribuer  tout  ie  succ^s  de  cette  reprisel 
L'acte  quQ  nous  regrettons  etait  indignement  joue,  et 
ne  I'aurait  jamais  ^le  mieux  sur  ce  theatre.  La  marche 
de  la  piece  en  est  beaucoup  raoins  vraisemblable ,  mais 
elle  est  infiniment  plus  rapide,  et  c'est  bien  aujourd'hui 
le  plus  grand  m^rite  qu'on  puissc  avoir  aux  yeux  d'ua 
public  blas^  par  tous  les  chefs-d'oeuvre  de  nos  faiseurs 
de  vaudevilles,  de  nos  pantomimes,  de  nos  bateleurs  de 
la  Foire.  L'impatience  est  pour  ainsi  dire  le  premier  sen- 
timent qu'on  apporte  au  spectacle;  allez  vite,  plus  vite, 
encore  plus  vite  ,  a  quelque  prix  que  ce  soit ,  et  vous 
pouvez  ^tre  sur  d'enchanter  votre  auditoire. 

M.  Gretry  a  fait  aussi  quelques  changemens  a  la  mu- 
sique  ^Aucassirty  moins  essentiels  cependant;  excepte 
le  duo  des  gardes  dont  Tidde  est  si  heureuse,  et  Tariette 
du  patre,  au  troisi^me  acte,  qui  est  du  meilleur  genre 
possible,  toute  cette  musique  est-un  peu  agresteet  plus 
bizarre  encore,  il  faut  I'avouer,  qu'elle  n'est  neuve  et 
piquaute.  On  dirait  volontiers  que  le  musicien  et  le 
poete^  trop  fiddles  au  costume  dont  ils  ont  voulu  peindre 
les  moeurs,  tiennent  souvent  plus  du  welche  que  du  fran- 
^ais.  Au  reste,  rien  n'est  si  fran^ais,  rien  n'est  si  char- 
mant  que  madame  Dugazon  dans  le  role  de  Nicolette ;  il 
est  impossible  de  le  rendre  avec  plus  de  simplicite,  de 
naturel  et  de  grace. 


Une  reprise  moins  favorablement  accueillie  est  celle 

de  Manco-Capac  y  premier  inca  du  Perou^  tragedie  de 

'  M.  Le  Blanc,  auteur  des  Druides^  representee  pour  la 


JANVIER  1782.  33 

premiere  fois,  avec  un  succes  mediocre,  le  12  juiu 
1763(1).  On  vient  de  la  remettre  au  theatre  de  la  Co- 
medie  Fran^aise  ce  lundi  28. 

Pour  faire  la  critique  de  cette  piece,  il  sufHt  peut- 
etre  d'en  indiquer  le  sujet.  C'est  le  contraste  de  rhomme 
civil  et  de  I'hoinme  sauvage,  le  bonheur  de  la  societe  mis 
en  opposition  avec  celui  de  la  vie  libre,  independante , 
dont  jouit  un  peuple  errant  dans  les  forets,  sans  gou- 
vernement  et  sans  lois;  c'est,  en  un  mot,  le  paradoxe 
de  Jean- Jacques ,  dont  Tauteur  a  fait  une  esp^ce  de  theme 
dialogue  en  cinq  actes  et  en  vers^  quelquefois  avec  une 
sorte  d'energie^  mais  plus  sou  vent  encore  avec  une  em- 
phase  tres  -  gigantesque  et  tres-verbeuse.  En  voulant 
donner  a  cette  discussion  philosophique  une  forme  th^- 
trale,  il  a  bien  fallu  lalier  a  une  action  quelconque;  mais 
cette  action^  toujours  subordonnee  a  la  rhetorique  du 
po^te,  n'a  presque  aucun  developpement  qui  puisse  atta- 
ches On  ne  s'interesse  point  a  I'amour  de  la  princesse 
Imzae  pour  Zelmis ,  un  fils  de  I'lnca ,  eleve  d^s  sa  plus 
tendre  jeunesse  chez  les  sauvages  Antis  qui  I'avaient  en- 
leve  a  son  pere ;  on  sHnt^resse  encore  moins,  s'il  est  pos- 
sible, a  la  tendresse  de  Manco  pour  ce  fils  dont  il  ignore 
la  destinee.  La  perfidie  du  grand-prStre,  rival  de  Zelmis, 
inspire  encore  plus  de  degout  que  d'horreur.  Manco  parle 
toujours  en  bon  roi;  mais  c'est  a  peu  pres  tout  ce  qu'il 
sait  faire.  Le  chef  des  sauvages  n'a  qu'un  cri ,  celui  de 
Tindependance ,  et,  malgre  son  bras  indomptey  il  se 
laisse  enchainer  deux  ou  trois  fois  en  s'ecriant  toujours : 
Laissez-moi  libre^  ou  craignez  mafureur;  ce  role  ce- 
pendant  est  celui  qui  ofTre  sans  contredit  les  details  les 

(i)  Voir  tome  III,  p.  a55. 

Tom.  XI.  3 


34  CORRESPONDANCE  LITTER  AIRE, 

plus  brillansy  et  la  figure  et  le  jeu  dii  sieur  Larive  ont 
paru  tr^s-propres  k  les  faire  valoir. 

Si  M.  Le  Blanc  avait  eu  le  bonheur  ou  le  roalheur 
d'etre  lie  plus  qu'il  ne  Test  avec  les  philosopbes,  lui  au- 
rait-on  pardonne  les  sages  conseils  qu'il  fait  donner  a 
Manco  par  un  des  grands  de  T&npire  ? 

Vous  deviez  en  tous  lieux ,  imposant  au  vulgaire , 
Regner  et  sur  le  trone  et  dans  le  sanetuaire ; 
Sans  partager  les  droits  du  suprdme  pouwir , 
Retenir  en  vos  mains  le  sceptre  et  Tencensoir , 
Et  ne  point  a  nos  yeux  livrer  Tobeissance 
Aux  dangers ,  aux  retours ,  aux  chocs  d*une  balance 
Ou  I'in't^r^t  du  ciel  pent  mettre  un  poids  fatal , 
Donner  an  prince  un  maitre  oudu  moins  un  egal 

Nous  pourrions  citer  encore  plusieurs  vers  dignes  des 
applaudissemens  qu'ils  ont  re^us;  bornons-nous  a  ceux- 
ci,  oil  le  sauvage  invite  son  vainqueur  a'renoncer  au 
pouvoir  supreme,  a  le  suivue : 

Ah !  crois^moi ,  retournons  dans  ces  fer^ts  tranquiUes , 
Du  bonheur  des  humains  seuls  et  premiers  asiles , 
.  Ou  le  sauvage  ,  errant  sans  travaux  et  sans  soins , 
Vit  au  hasard  des  fruits  offerts  k  ses  besoins , 
Sans  droits  que  ces  besoins ,  sans  lois  que  la  nature , 
Ignorant  de  vos  arts  la  fatale  culture, 
Riche  de  tons  les  biens,  mais  sans  propri^t^ , 
Et  souverain  du  monde  avecS  ^galit^ ,  etc. 


Refiexions  sur  Vetatactueldu  Credit  public  de  CAn^ 
gleterre  et  de  la  France  j  brochure  in-8%  suivie  d'un 
tableau  de  la  degradation  continuelle  des  efTets  publics 
d'Angleterre  depuis  1776  jusqu'en  1781 ,  avec  le  prix 


JANVIER    1782.  35 

des  effets  publics  en  France  depuis  la  meme  epoque.  On 
I'attribue  a  MM.  Panchaud^  Beaumarchais ,  Clonard  et 
corapagme(i). 

L'objet  de  cet  ecrit  est  de  prouver  combien  I'etat  de 
nos  finances  est,  a  tons  ^gards,  sup^rieur  a  ceiui  de  nos  ' 
Yoisins ;  c'est  ce  qui  avait  ddja  et^  demontre  de  la  maniere 
la  plus  ^vidente  dans  le  Compte  rendu  de  M.  Necker.  La 
difficulte  n'etait  plus  aujourd'hui  que  de  trouver  le  moyen 
de  donner  ime  opinion  avantageuse  de  I'etat  actuel  de 
nos  ressources^  sans  dire  du  bien  de  I'administration  a 
laquelle  on  en  est  redevable,  ou  plutot  en  tacfaant  d'en 
dire  du  mal,  et  ce  probleme  etait  bien  digne  d'exercer 
toute  I'habilete  de  ces  Messieurs.  Quelque  adresse  cepen- 
dant  qu'ils  aient  pu  mettre  en  oeuvre  dans  une  si  louable 
entreprise^  on  ne  sera  point  etonn^  qu'il  leur  soit  echappe 
plus  d'une  gaucherie.  N'en  est^ce  pas  une,  par  exemple, 
assez  impertinence  de  reproch^  a  M  Necker  d'avoir 
porte  sans  n^cessite  son  dernier  emprunt  de  rentes  via* 
geres  a  dix  pour  cent,  lorsqu'on  pouvait  savoir  que  Tad- 
ministration  actuelle  allait  en  ouvrir  un  de  soixante  a 
soixante-dix  millions,  a  dix  pour  cent  depuis  la  naissance 
jusqu'a  cinquante  ans,  a  onze  depuis  cinquantc  jusqu'a 
soixante,  et  a  douze  depuis  soixante  jusque  au-dessus? 
Les  resultats  d'ailleurs  qui  ont  paru  les  plus  dignes  d'etre 
remarques  dans  cette  petite  brochure ,  les  voici : 

a  Pour  subveiiir  aux  emprunts  continuels  occasiones 
par  la  guerre,  il  y  avait  deux  partis  a  prendre:  I'un, 
d'ofFrir  aux  prSteurs  un  int^r^t  plus  modere  en  faveur 
dun  plus  grand  accroissement  de  capital;  Tautre,  c'etait 

de  ne  se  constituer  debiteur  que  de  ce  qu'on  empruntait 

« 

(1)  Barblcr,  dans  son  Dictlonnaire   des  Anonymes^  met  cet  ecril  sur  le 
compte  du  premier. 


36  CORRESPOND A.NCE    LITTERAIRE, 

reellement ,  en  y  attachant  Tint^ret  quelconque  que  les 
eirconstances  rendraient  indispensable  au  succes  de  I'em- 
prunt.  Les  Anglais  ont  pref<^r<^  la  premiere  de  ces  voies 
a  la  seconde,  an  tr^s-grand  detriment  de  leurs  finances. 
U  y  a  deja  bien  des  ann^es  qu'ils  suivenl  cette  mauvaise 
methode ,  dans  la  vue  sans  doute  d'alleger  un  pen  le  poids 
de  la  charge  annuelle  des  emprunts ,  mais  en  le  rejetant 
avec  une  telle  surcharge  sur  la  post^rit^,  qu^on  ne  peut 
esp^rer  qu'elle  s'y  soumelte.  En  effet  ^  pour  les  douze 
millions  qu'ils  ont  empruntcs  en  1781  ^  ils  ont  donne 
aux  souscripteurs  dix-huit  millions  a  trois  pour  cent,  et 
trois  millions  a  quatre;  ce  qui  fait  vingt-un  millions, 
rapportant  six  cent  soixante  mille  livres  de  rente,  etc. 

(c  TjC  credit  de  I'Angleterre  ressemble  a  celui  d'un  ban- 
quier  dont  les  engagemens  sont  communement  pr^feres 
a  ceux  des  grands  seigneurs  les  plus  riches ,  parce  qu'ii 
paie  avec  une  scrupuleuse  exactitude  jusqu'au  moment 

oil  il  cesse  de  payer  tout-a-fait La  France,  au  con- 

traire ,  a  conduit  ses  finances  comme  on  voit  commune- 
ment conduire  celles  des  grands  proprietaires  de  terres,. 
sans  systeme  suivi ,  presqu'au  gr^  de  leurs  intiendans, 
et  dans  la  negligence  ou  le  m^pris  de  cette  s^v^rit^  d'ad- 
ministration  et  de  cette  exactitude  ponctuelle  qui  con- 
tribue  a  reculer  la  necessite  des  emprunts  par  les  voies 
mdmes  qui  donnent  la  certitude  de  les  trouver  au  mo- 
ment du  besoin Les  veritables  soutiens  du  credit  sont 

mieux  connus  et  plus  apprdci^  qu'ils  ne  Tavaient  jamais 
ete  en  France,  et  Ton  s'y  accoutume  a  introduire  dans 
I'administration  des  finances  une  partie  de  ces  principes 
mercantiles  dont  TAngleterre  s'est  si  bien  trouvee.  «  — 
Convenez-en,  Messieurs,  a  la  bonne  heure;  mais  gardez- 
vous  d'indiquer  Tepoque  de  cette  heureuse  revolution. 


JANVIER   1782.  37 

^  Si  ce  genre  d  emprunt  (  les  rentes  viag^res  )  est  en 
effet  plus  a  charge  a  TEtat  que  des  rentes  perpetuelles 
rachetables,  il  a  au  moins  un  avantage  bien  decide  sur 
tons  les  autres,  c'est  que  la  nature  elle-meme  est  chargee 
du  soin  de  I'amortir »  * 

II  y  a,  page  469  un  paragraphe  en  tier  sur  T^tablisse- 
ment  de  la  Caisse  d'escompte,  oil  Ton  ne  comprend  rien, 
que  I'indignation  des  auteurs  d'avoir  et^  i^loignes  de 
Tadministration  de  cet  utile  t^tablissement ;  mais  les  ac- 
tionnaires  se  flattent  que  le  Gouvernement  n'^pousera 
point  la  mauvaise  humeur  de  ces  Messieurs,  et  qu'il  ne 
laissera  qu'au  temps  et  a  la  confiance  publique  le  soin 
d  etendre  et  de  perfectionner  une  entreprise  si  digne  de 
sa  protection ,  mais  dont  une  marche  trop  ambitieuse 
ou  trop  precipitee  deciderait  bientot  la  ruine. 


Epigramme. 

Avec  large  bouche  et  nez  gro& , 
Certain  quidam  se  mit  k  rirt 
D*un  faomme  votLii  par  le  dos. 
M  —  Et  vous,  lui  repond-il,  beau  sire ! 
Dc  la  nature  yous  tenez 
Pomme  de  terre  au  lieu  de  nez , 
V  Et  plus  bas  le  four  pour  la  cuire.  » 


j^utre ,  par  M.  Harduin. 

Un  vieillard  de  cent  ans  apprenant  le  tr^pas 

De  son  voisin  plus  que  nonagenaire : 
«Get  bomme  ^tait,  dit-il ,  trop  val^tudinaire , 
«  J'ai  predit  qu'il  ne  vivrait  pas.  » 


38  COKRESPONDAlTGl!:    LITTERAIRE, 

Nous  avons  deja  eu  I'honneur  de  vous  annoncer  VHis- 
toire  de  Russie  de  M.  Levesque  (i) ,  comme  la  meilleure 
Histoire  connue  de  cet  Empire,  que  le  oaractere  de 
Pierre  I"  et  le  genie  de  Catherine  II  ont  rendu  plus 
illustre  que*  toute  la  grandeur  de  sa  puissance  et  toute 
Tetendue  de  sa  vaste  domination.  Personne,  avant  M.  Le- 
vesque, n'avait  rassembl^  autant  de  mat^riaux  essentiels 
a  I'ex^cution  d'un  travail  si  difficile. 

Le  jugement  de  I'auteur  sur  Y Histoire  de  Pierre-te- 
Grand  ^  par  Voltaire ,  nous  parait  meriter  d'etre  rapporte 
en  entier.  «  Si  le  celebre  auteur,  dit-il ,  avait  ete  mieux 
servi  parceux  qui  lui  envoyaient  des  notes,  je  n'aurais 
pas  ose  ecrire  apres  lui  la  vie  de  Pierre  1*'.  Il  parait 
qu  on  ne  lui  avait  fait  traduire  que  des  extraits  nial  fails 
el  tronques  du  Journal  de  Pierre-^le*  Grand,  On  voit, 
des  le  commencement  de  la  guerre  de  Suede,  qu'on  lui 
laissait  meme  ignorer  des  circonslances  de  la  bataille  de 
Narva ,  qui  aiTaiblissent  la  gloire  des  vainqueurs  et  la 
honte  des  vaincus.  Un  Allemand,  employe  au  cabinet  et 
charge  d'envoyer  des  m^moires  a  Voltaire ,  le  servait 
mal ,  parce  qu'il  croyait  en  avoir  re^u  une  offense  et 
parce  qu'il  se  proposait  d'ecrire  Thistoire  du  meme  prince. 
L'ouvrage  de  Voltaire  m'a  fourni  un  petit  nombre  de 
faits  qu'il  me  parait  appuyer  sur  de  bonnes  autorites. 
Ce  grand  homme  connaissait  les  defauts  de  son  livre ; 
il  disait  quelquefois,  Je  ferai  graver  sur  ma  tombe  :  CV- 
git  qui  a  voulu  ecrire  P histoire  de  Pierre-le-Grand.  » 

U Histoire  de  Russie ^  de  M.  Levesque,  est  precedee 
de  trois  dissertations  fort  savantes  sur  Tantiquite  des 
Slaves,  sur  leur  langue  et  sur  leur  religion. 

(i)  Nous  n*avoD8  pas  encore  tu  Grimm  entretenir  ses  iecteurs  de  XUhtoire 
de  Russie  dc  Levesque,  Yverdun,  1782-83,  8.  vol.  in-ia. 


/ 


JANVIER   178a.  39 

Sans  pouvoir  revetir  de  preuves  suffisantes  loutes  les 
conjectures  formees  par  differens  auleurs  sur  les  etablis- 
semens  des  Slaves,  il  parait  au  moins  demontre  que 
ces  peuples  portent  ce  nom  depuis  un  grand  nombre  de 
siecles ;  qu'ils  sont  sortis  de  TOrient  comme  tous  les 
autres  peuples;  les  Orieutaux  rendent  eux-memes  temoi- 
gnage  a  leur  antiquite;  que,  quelles  que  soient  les  con- 
trees  oil  ils  se  sont  repandus  anciennem^t,  ils  restferent 
en  grand  nombre  dans  la  Russie ,  confondus  alors  avec 
d^autres  nations,  sous  le  nom  de  Scathes,  ou  plutot  in* 
connus  a  la  plus  grande  partie  de  TEurope,  parce  qu  alors 
on  n'etendait  pas  encore  si  loin  les  bornes  de  la  terre  ba* 
bitable. 

Les  recherches  de  notre  aiiteur  sur  le  rapport  de  la 
langue  de  ces  peuples  avec  celle  des  anciens  habitans  du 
Latium  tendent  a  prouver  que  la  ressemblance  ne  porte 
a  la  v^rite  que  sur  les  expressions  primitives  des  deux 
langues ;  mais  que  cette  i*essemblance  est  si  frappante , 
qu'on  ne  pent  Tattribuer  au  basard ;  et  il  en  conclut  que 
ies  deux  peuples  doivent  avoir  necessairement  une  mime 
origine. 

L'article  de  la  religion  des  Slaves  est  tire  d'un  petit 
Dictionnaire  de  la  My tbologie  slavonne ,  compost  par 
M.  Mikhail-Popof,  et  imprime  dans  un  recueil  de  sesOEu- 
vres ,  intitule  Dosougui  ( les  Loisirs  ).  Ce  morceau  nous 
a  para  tr^s-piquant. 

Les  Roussalki  etaient  les  nympbes  des  eaux  et  forets 
slavonnes ;  elles  poss^aient  toutes  les  graces  de  la  jeu- 
nesse,  relevees  par  le  charme  de  la  beaut^.  Quelquefois 
on  les  voyait  peigner  sur  le  rivage  leur  chevelure  d'un 
beau  vert  de  mer,  et  d'autres  fois  elles  se  balanfaient , 
tantot  d^un  mouvement  rapide,  tantot  avec  une  douce 


4o  CORRESPOND ANCE    LITTERAIRE, 

moUesse^  sur  les  branches  flexibles  des  arbres.  Leur  dra- 
perie  legere  volait  au  gre  des  vents,  et  dans  ses  diverses 
oodulationsy  cachait  et  decouvrait  tour  a  tour  les  tr^sors 

de  la  beaute On  aime  a  voir  que  I'imagination  des 

Slaves  ne  le  cedait  point  a  celle  des  Grecs.  Mais  ils  s'e- 
taient  fait  une  image  affreuse  de  leurs  Satyres  y  qu'ils  ap- 
pelaient  Lechies. . .  Quand  ces  Lichies  marchaient  parmi 
les  herbes,  ils  ne  s'^levaient  pas  au-dessus  d'elles,  et  la 
verdure  naissante  suffisait  pour  les  cacher ;  mais^  quand 
ils  se  promenaient  dans  les  forets ,  ils  atteignaient  a  la 
hauteur  des  arbres  les  plus  elev^s.  Ils  poussaient  des 
cris  afFreux  qui  portaient  au  loin  la  terreur.  Malheur  a 
Thomme  temeraire  qui  osait  traverser  les  forets ;  les  Le- 
chies  s'emparaient  de  lui,  le  conduisaient  de  cote  et 
d'autre  jusqu*a  la  fin  du  jour,  et  le  transportaient,  a  Ten- 
tree  de  la  nuit,  dans  leurs  cavernes,  oil  ils  prenaient 
plaisir  a  le  chatouiller  jusqu'a  la  mort. 

Les  forets ,  les  fleuves  etaient  pour  les  Slaves  des  ob- 
jets  d'une  v^n^ration  religieuse,  et  parmi  les  dieux-fleuves 
il  parait  que  le  Bogy  connu  des  anciens  sous  le  nom  A^Hjr- 
paniSy  tenait  le  premier  rang. 

La  maniere  la  plus  usitee  de  consulter  I'avenir  etait 
de  Jeter  en  Tair  des  anneaux  ou  cercles  nommes  croujki; 
ils  etaient  blancs  d'un  cote  et  noirs  de  I'autre.  Quand  le 
cote  blanc  se  trouvait  en  dessus ,  le  presage  etait  heu- 
reux  ;  mais  il  etait  fuueste,  quand  le  cercle^  en  tombant  j 
montrait  le  cote  noir,  etc. 

Les  Slaves  de  Rugen  avaient  des  divinites  qui  leur 
etaient  propres ,  et  la  premiere  de  toutes  etait  Sviatoifid 
ou  Si^etoifidy  le  dieu  du  soleil  et  de  la  guerre.  Un  cheval 
blanc  ^tait  consacre  a  ce  dieu;  il  n'^tait  permis  qu'au 
pretre  de  lui  couper  le  crin  et  de  le  monter.  On  pensait 


1 


JANVIER  178a.  4^ 

que  Si^iatoifid  le  montatt  souvent  lui*meine  pour  coni- 
battre  les  ennemis ,  et  la  preuve  en  etait  sensible ;  c'est 
qu'apres  avoir  iaisse  ce  cheval  bien  net  et  bien  attache  a 
son  ratelier^  on  le  trouvait  souvent  le  lendemain  cou- 
vert  de  sueur  et  de  boue.,. . .  .  Pour  tirer  les  presages, 
on  disposait  des  lances  dans  un  certain  ordre  present  et 
a  une  certaine  hauteur ;  a  la  maniere  dont  le  cheval  du 
dieo  sautait  par-dessus  ces  diverses  rang^es  de  lances^ 
on  jugeait  les  evenemens  favorables  ou  sinistres,  etc. 
L'Histoire  suivie  de  Tempire  de  Russie  ne  remonte 
qu  au  neuvicme  siecle;  mais  une  tradition  consignee  dans 
les  plus  anciennes  chroniques  place  dans  le  cinqui^me  la 
fondation  de  Kief  et  celle  de  Novgorod.  Le  plan  de  notre 
historien  embrasse  toute  la  suite  des  souverains  de  Russie, 
depuis  Rourick,  en  826,  jusqu'a  Tepoque  glorieuse  du 
regne  de  Catherine  II  en  1774*  On  comprend  aisement 
que  I'Histoire  ancienne  de  Russie  ne  pouvait  pas  etre  sus- 
ceptible d'un  grand  int^r£t;  ces  premiers  temps  n'offrent 
que  des  monumens  de  guerre  et  de  moeurs  sauvages ;  il 
est  meme  assez  penible  de  suivre  la  liaison  du  petit 
nombre  de  faits  et  d'evenemens  dont  on  est  parvenu  a 
retrouver  la  trace.  Ce  n'est  guere  que  sous  le  regne  du 
premier  Vladimir,  sous  ceux  dlaroslaf  son  fils,  et  d'An- 
dre,  fils  d'loury,  ou  a  T^poque  de  Tinvasion  des  Tatars, 
que  I'auteur  s'est  (latte  lui-mSme  de  pouvoir  fixer  sans 
effort  Tattention  de  ses  lecteurs.  Son  ouvrage  inspire  un 
ioteret  plus  soutenu  depuis  le  r^gne  de  Dmitri-Donski ; 
ce  prince  est  le  premier  qui  abattit  pour  toujours  la 
puissance  des  princes  apanages.  La  partie  la  plus  com- 
plete et  la  plus  etendue  de  la  nouvelle  Histoire  de  Russie 
est  celle  qui  renferme  le  regne  de  Pierre-le-Grand.  On 
trouve  I'histoire  des  regnes  suivans  trop  abregee^  et  de 


4^  CORR£SPONl>ANC£    LITTEBAIRE, 

n'eiait  pas  la  peine  sans  doute  de  Tentrepreadre  pour  la 
laisser  si  imparfaite.  a  On  n'y  trouvera,  dit  I'auteur,  que 
la  verite,  d'autant  moins  interessante^  qu'elle  sera  plus 
generalement  connue.  » 

Le  style  de  M.  Levesqqe^  sans  avoir  1  elegance  de  Vol- 
taire, ni  la  precision  de  Tacite,  est  en  general  assez  pur; 
il  est  simple,  clair,  et  nc  manque  ni  de  chaleur  ni  de  ra- 
pidite.  On  ue  peut  que  lui  savoir  bcaucoup  de  gre  dc 
tous  les  efforts  qu'il  a  du  lui  en  ooAter  pour  debrouiller 
avec  tant  d'ordre,  de  clarte,  les  premieres  origines  d'un 
empire  dont  la  civilisation  n'est  pour  ainsi  dire  que  I'ou- 
vrage  de  nos  jours,  quoique  Tascendant  de  sa  puissance 
politique  egale  ou  sutpasse  deja  celui  des  nations  les 
plus  ceiebres. 

.  VHistoire  de  Russie  est  suivie  de  plusieurs  disserta- 
tions fort  int^ressantes  sur  le  progris  des  Russes  dans  la 
Siberie,  sur  leurs  navigations  dans  la  merGlaciale  et  dans 
rOc^an  oriental,  sur  leur  commerce,  sur  leur  littera- 
turc,  et  enfin  d'une  description  g^ographique  de  Tern- 
pire  de  Russie,  qui  parait  fort  exacte,  et  qui  contient 
des  details  infiniment  curieux. 


£st-il  plus  difficile  aujourd'hui  de  faire  une  bonne  co- 
medie  qu'une  bonne  tragedie  ?  C'est  une  question  que 
Ton  voit  agiter  tous  les  jours;  et,  quelque  parti  que  Ton 
prenne,  il  est  sans  doute  beaucoup  plus  aise  de  le  soute- 
nir,  m^me  avec  une  grande  apparence  de  raison,  que 
de  concevoir  une  seule  scene  nouvelle  ou  eomique  ou 
tragique.  II  est  de  fait  que  nous  pouvons  citer  trois  ou 
quatre  poetes  qui  se  sont  places  a  peu  pres  sur  la  m^me 
ligne  dans  I'art  de  Sophocle  et  d'Euripide,  tandis  que 
Moliere  a  laisse  bien  loin   derriere  et  tous  ceux  qui 


JANVIER   1782.  43 

etaient  entres  avant  lui  dans  la  carriere,  et  tous  ceux 
qui  ont  ose  Vy  suivre.  Le  champ  de  la  tragedie  parais- 
sait  deja  fort  epuise  du  temps  d'Aristote;  le  nombre  des 
sujets  yraiment  tragiques,  suivant  lui,  est  assez  born^; 
les  convenances  particulieres  a  notre  theatre  ne  sont 
guere  propres  a  T^tendre.  Quelles  r^coltes  nouvelles 
peut-on  se  flatter  d'y  faire  encore  apres  toutes  les  ri- 
chesses  qu'y  recueillirent  des  genies  tels  que  Corneille , 
Racine  et  Voltaire?  Le  champ  de  la  cora^die  ne  serait- 
il  pas  en  m^me  temps  et  plus  vaste  et  plus  neuf  ?  Un  seul 
liomme  jusqu'a  present  semble  avoir  poss^de  Tart  de  le 
mettre  en  valeur;  cet  art  serait-il  done  le  plus  difHcile 
de  tous  ?  I'aurait-il  port^  lui  seul  a  un  degr^  de  perfec- 
tion fait  pour  desesperer  tous  ceux  qui  seraient  tentes  de 
marcher  sur  ses  traces?  Sans  entreprendre  d'examiner 
ces  differentes  questions ,  bornons-nous  ici  a  en  propo- 
ser une  qui  pourrait  bien  dispenser  de  r^soudre  toutes 
les  autres.  Si  la  tragedie  a  fourni  de  nos  jours  plus  d'ou- 
vrages  interessans  au  theatre  que  la  com^die,  neserait- 
ce  pas  uniquement  parce  que  la  premiere  a  beaucoup 
plus  os^y  et  I'autre  beaucoup  moins,  que  dans  le  siecle 
passe  ?  En  transportant  si  heureusement  sur  la  scene 
fran^aise  une  partie  des  beaut^  du  th^tre  anglais,  M.  de 
Voltaire  n'a-t-il  pas  donn^  a  Taction  de  ses  tragedies  plus 
de  force  et  d'^tendue?  Que  de  situations  et  de  grands 
mouvemens  n'a-t-il  pas  mis  en  spectacle  ^  que  Corneille 
et  Racine  n'auraient  ose  mettre  qu*en  recit!  Sa  maniere 
de  peindre  les  caracteres^  les  mceurs,  les  opinions,  n'a- 
t-elle  pas  en  general  aussi  plus  de  mouvement  et  plus  de 
hardiesse?  Si  aucun  de  ceux  qui  travaillirent  apr^s  lui 
n'a  pu  atteindre  a  la  hauteur  de  son  g^nie,  tous  ont  suivi 
de  loin  la  route  nouvelle  qu'il  avait  indiqu^e;  et,  sans 


44  CORRESPONUAWCE    LITTJ^RA IRIC , 

parvenir  a  faire  de  bons  ouvrages,  ils  out  fait  dii  moins 
sou  vent  des  ouvrages  d'effet^  des  ebauches  grossieres  a 
la  verite,  mais  que  la  magie  du  theatre  pouvait  faire 
reussir.  La  comedie,  au  contraire^  est  devenue  tous  les 
jours  plus  timide ;  la  pretention  d'etre  plus  epur^e,  plus 
decente^  I'a  rendue  fausse,  froide^  insipide.  N'osant  plus 
traiter  de  grands  caracteres,  des  passions  fortement  pro- 
noncees  j  des  ridicules  trop  connus  ou  trop  grossiers , 
elle  s'est  renferm^e  dans  le  cercle  etroit  de  Tesprit  de 
societe ;  a  la  force  comique  elle  a  tache  de  suppleer  par 
Finteret  du  roman ;  aux  saillies  originates  d'une  satire 
vive  et  gaie,  par  des  portraits,  des  maximes  et  des  ti- 
rades. Pour  ne  point  blesser  par  des  peintures  qu'on  eut 
trouvees  trop  vraies,  elle  s'est  vue  forcee  d'adoucir  tous 
les  traits  de  ses  modMes ;  elle  n'a  plus  ose  saisir  que  des 
nuances,  des  demi-caracteres ;  toutes  ses  formes  sont  de- 
venues  factices,  manierees,  sa  couleur  fausse  et  sans 
effet.  II  est  bien  vrai  que  Moliere  semble  s'elre  empare 
des  sujets  les  plus  riches  et  les  plus  heureux ;  mais,  s'il 
pouvait  renaitre^  combien  n'en  trouverait-il  pas  encore 
qui  le  deviendraient  entre  ses  mains?  Ce  ne  sont  pas  les 
ridicules  qui  manqueront  jamais  au  poete ;  pour  se  ea- 
cher  plus  adroitement  peut-etre  dans  un  moment  que 
dans  un  autre,  en  existent-ils  moins  a  ses  yeux?  L'art 
meme  avec  lequel  ils  cherchent  a  se  cacher  ne  fournirait- 
il  pas  au  vrai  genie  de  nouveaux  moyens  de  les  rendre 
plus  comiques  ou  plus  odieux?  Ce  ne  sont  pas,  encore 
une  fois ,  les  sujets  qui  manquent  au  poete ,  c'est  le  ta- 
lent ,  avouons-le  aussi ,  la  liberte  de  les  traiter  avec  suc- 
ces.  Le  gout  du  public  n'est  pas  devenu  meilleur,  mais 
il  est  bien  plus  dedaigneux.  L'amour-propre  des  hommes 
est  toujours  le  meme ;  mais  celui  de  notre  siecle  parati 


JANVIER    1782.  45 

plus  susceptible  ^  et  la  police  de  nos  ediles,  si  facile ,  si 
indulgente  a  tant  d'autres  egards ,  est  depuis  fort  long- 
lemps ,  sur  oe  seul  article ,  peut  -  ^tre  plus  severe  et 
plus  ombrageuse  qu'elle  ue  le  fut  jamais  sous  le  moins 
philosophe  et  sous  le  plus  absolu  des  rois. 

Ces  reflexions  ne  sont  ni  I'apologie  ni  la  critique  de 
la  nouvelle  com^die  qu'on  vient  de  donner  au  Tlieatre 
Fran^ais;  mais^  faites  a  Toccasion  de  cet  ouvrage,  elles 
pourront  preparer  du  moins  nos  lecteurs  au  jugement 
que  nous  croyons  devoir  en  porter.  »    ^^ 

Le  Flatteur^  comedie  en  cinq  actes  et  en  vers ,  repre- 
sentee pour  la  premiere  fois  le  vendredi  i5^  est  de 
M.  Lantier,  auteur  de  VImpatient.  C'est  absolument  le 
meme  sujet  et  presque  le  meme  fonds  d'intriguequece- 
lui  de  la  piece  de  J.-B.  Rousseau  qui  porte  le  m^me  titre » 
e(  Ton  n'a  pas  oubli^  que  la  fable  du  Mechant  de  Gresset 
fut  calquee  aussi  sur  le  mSme  dessin. 

Dans  Tune  et  I'autre  pieces,  le  Flatteur  emploie  son 
caractere  ou  son  talent  a  gagner  Tesprit  d'un  bon  homme 
pour  en  obtenir  la  main  d'une  riche  heritiere ;  dans  Tune 
et  I'autre,  il  se  sert  du  m^me  moyen  pour  barter  son 
rival ;  c'est  en  paraissant  vouloir  le  servir  qu'il  r^ussit  a 
le  brouiller  et  avec  sa  maitresse  et  avec  ses  parens ;  des 
circonstances  assez  semblables  font  manquer,  dans  les 
deux  pieces  y  le  succes  de  Tartifice,  et  d^voilent  le  Flat- 
teur aux  yeux  de  ses  dupes.  L'intrigue  du  Flatteur  de 
Rousseau  est  plus  simple  et  plus  serree;  celle  du  Flatteur 
de  M.  Lantier,  avec  moins  d'art  et  moins  devraisem- 
blance ,  aurait  pu  fouruir^  ce  me  semble,  des  scenes  plus 
variees  et  plus  comiques.  Le  heros  des  deux  pieces  est 
bien  plus  encore  un  intrigant,  un  tracassier  qu'un  flat- 
teur ;  mais  il  est  difficile  de  presenter  autrement  ce  role 


46  CORRESPONDENCE    LITTER  AIRE, 

au  theatre,  et  c'est  peut-^tre  la  le  vice  radical  du  siijet. 
Le  vrai  Flatteur  est  ua  homme  sans  caractere,  par-la 
m^me  dispose  a  les  prendre  tous  ^  ceux  meme  qui  seai- 
blent  le  plus  opposes,  et  a  les  prendre  sans  autre  motif 
que  le  besoin  de  plaire ,  par  faiblesse  ou  par  lacfaet^.  Un 
tel  personnage  neseraitpeut-e(repas  indignede  lasc^ne; 
raais  il  n'appartient  qu'a  rhomme  de  g^nie  de  concevoir 
les  moyens  de  rendre  ce  personnage  th^atral ,  de  le  mettre 
en  action ,  d'imaginer  une  fable  asse2  heureuse  pour  en 
di^veloppgr  tous  les  inconv^niens ,  tout  le  ridicule. 

Quoique  M.  Lantier  ait  forme  tres-visiblement  son 
principal  role  sur  le  modele  qui  en  existait  deja  au 
Theatre,  il  parait  avoir  cherche  a  le  rendre  un  peu  moins 
odieux ;  il  ne  Tavilit  pas  du  moins  jusqu'a  lui  preter  le 
projet  d'une  escroquerie  aussi  infame  que  Test  celle  du 
dedit  de  dix  mille  ^cus  dans  la  piece  de  Rousseau. 

L'objet  des  complaisances  et  des  louanges  perfides  du 
Flatteur  n'est  pas  simplement  un  bon  homme  comma 
Chrysante,  c'est  un  financier  qui  a  toute  la  sottise  d'un 
parvenu,  un  M.  Richard  tres-vain  du  titre  de  marquis 
qu'on  lui  a  fait  acheter  a  grands  frais,  et  qui  joint  en- 
core a  ce  t ravers  la  manie  du  bel  esprit ;  sous  ce  dernier 
rapport,  le  role  est  une  esp^ce  de  caricature  de  celui  de 
Francaleu  dans  la  Metromanie. 

Dans  la  piece  de  Rousseau ,  Thomme  mis  en  contraste 
avec  le  Flatteur  est  un  vieux  domestique,  disant  tr^s- 
opiniatrement  la  verite  a  son  maitre,  et  se  d^solant  sou- 
vent  d'une  maniere  assez  plaisante  de  le  voir  toujours  la 
dupe  d'un  fripon.  Dans  la  piece  de  M.  Lantier ,  c'est  le 
frere  meme  du  financier,  un  homme  qui  eprouva  beau- 
coup  de  malheurs,  et  qui  croit  devoir  reconnaitre  par  sa 
sincerite  Tasile  que  voulut  bien  lui  accorder  Tamitie  de 


JANVIER    1782.  417 

son  frere.  Sa  fille,  Tunique  heritierc  de  M.  Richard,  est 
Tobjel  des  voeux  du  Flatteur,  et  la  mere  de  cette  jeune 
persoonea  un  amour-propre  tres- sensible  a  la  louange 
joint  encore  un  vieux  gout  pour  la  coquetterie  et  beau* 
coup  de  curiosite. 

Voila  d'abord ,  sans  compter  les  soubrettes ,  les  valets 
et  le  sieur  G«rmai& ,  marchand  orfevre^  k  qui  Ton  fait 
jouer  le  role  d'un  savant,  d'un  bel  esprit^  plus  de  per- 
sonnages  en  mouvement  que  dans  la  pi^ce  de  Rousseau , 
et  surtout  bien  plus  de  moyens  de  faire  ressortir  le  carac- 
lere  du  Flatteur,  d'en  varier  les  nuances ,  d'embarrasser 
et  de  mettre  son  industrie  en  jeu. 

M.  Lantier  a-t-il  su  en  profiter?  Non;  plus  compli- 
quee  a  tous  egards  que  celle  de  Rousseau ,  I'intrlgue  de 
sa  piece  a  paru  cependant  plus  faible,  les  liaisons  moiiis 
naturelles,  les  scenes  encore  moins  piquantes.  Combien 
I'esprit  de  saisir  utie  combinaison  y  plus  ou  moins  inge- 
nieuse ,  est  loin  du  talent  de  la  produire  avec  succes  ! 

Le  premier  acte  de  cette  comedie^a  ete  bien  re^u ;  le 
second ,  oil  setrouve  une  longue  dissertation  sur  la  (latte- 
rie  entre  Dolci  et  son  valet,  dissertation tr^-emphatique 
et  tres-deplac^e ,  avec  impatience;  le  troisi^me,  occupe 
principalement  par  la  scene  du  cabinet ,  avec  une  sorte 
d'incertitude ;  le  quatrifeme,  ou  lepauvre  Richard  est  si 
grossierement  mystifie  par  le  ridicule  G er main ,  d'abord 
avec  quelque  plaisir,  ensuite  avec  ennui ;  Ic  cinquieme^ 
avec  beaucoup  de  froideur,  et  par-ci  par-la  quelques 
huees. 

II  y  a  une  tres-grande  in^galit^  dans  le  style  de  cet 
ouvrage;  on  y  Irouve  quelquefois  un  ton  au-dessus  de 
celui  qui  convient  a  la  comedie ,  comme  au  second  acte ; 
plus  souvent  celui  d'une  familiarity  plate  et  bourgeoise. 


48  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

L'intrigue  en  est  tour  k  tour  faible  et  forc^e ;  mais  on 
ne  peut  refuser  a  Tauteur  quelques  conceptions  de  scene 
assez  comiques,  des  details  pleins  d'esprit  et  de  la  pres- 
tesse  dans  le  dialogue,  des  mots  de  caractere  tres-heu- 
reusement  saisis. 

Cette  piece  n'a  eu  que  quatre  ou  cinq  repr^entations. 
Nous  attendrons  qu  elle  soit  imprim^e  pour  en  parler 
avec  plus  de  details ,  si  elle  nous  parait  meriter  a  la  lec- 
ture plus  de  succes  qu'elle  n'en  a  obtenu  au  theatre. 


Romance  de  M.  Mar  mantel. 

Air  de  Marlborough, 
USE. 

Quoi ,  sans  vouloir  Fentendre  , 
J'^Ioigne  I'amaTit  le  plus  tendre ! 
Quoi ,  sans  vouloir  Tentendre , 
Le  renvoyer  alnsl !  ( ter, ) 

VoiU  qu*il  se  retire , 
Gontant  aux  echos  son  martjre; 
VoilA  qu'il  se  retire 
Plus  p^\e  qu'un  souci. 

Va-t-il  se  faire  crmite 
Helas!  qu'il  revienne  au  plus  vite: 
Va-t-il  se  faire  ermite 
Et  me  laisser  ainsi ! 

Va-t-il  pas  k  Tarm^e? 
Mon  Dieu  ,  que  j'en  suis  alarmee ! 
Va-t-il  pas  a  I'armee  ? 
J'eu  ai  le  coeur  transi. 


JANVIER   1782.  4g 

Pour  abreger  sa  peine , 
S*il  va  se  noyer  dans  ]a  Seine , 
Pour  abreger  ma  peine , 
J'y  veux  aller  aussi. 

Voila  done  le  salaire 
Des  soins  qu'il  a  pris  de  me  platre. 
Voila  done  le  salaire 
£t  tout  le  grand  merci ! 

Reviens,  mon  pauvre  Blaise, 
Non,  plus  de  rigueurs,  je  m'apaise; 
Reviensy  mon  pauvre  Blaise, 
Mon  coeur  est  adouci. 

Yoyons  sous  la  coudrette. 
H^las !  en  vain  je  le  regrette. 
Voyons  sous  la  coudrette. 
Blaise ,  etes-vous  ici  ?' 

Ah  !  s'il  respire  encore , 
Amour ,  dis-lui  que  je  I'adore ; 
Ah !  s'il  rehire  encore. . . 
L'echo  me  r^pond  :  Si. 

G'est  peut-^tre  un  presage ; 
Suivons  les  detours  du  bocage. 
C*est  peut-etre  un  presage. 
Justement  le  voici. 

Etendu  sur  la  mousse , 
II  a  pris  la  mort  la  plus  douce. 
£tendu  sur  la  mousse , 
II  est  mort  de  souci. 

Approchons,  mais  je  tremble... 
II  respire  encor ,  ce  me  semble. 
Approchons ,  mais  je  tremble... 
Dormez-vous ,  mon  ami  ? 
Tom.  XL  4 


A'Ff-Tff 


5o 


GORRESPOKDANGE  LITTER  AIRE  ^ 


»LAISE. 

Oai»da,  ne  vous  deplaise; 
Pour  r^ver  a  vous  k  mon  aise , 
Oui-da  J  De  vous  deplaise , 
Je  m'e  ais  ettdormi. 

Je  vous  aimais  en  songe , 

£t  ce  n'^tait  pas  an  mensonge; 

Je  vous  aimais  en  songe, 

Mais  vous  m'aimiet  aussi. 

LI6£. 

Je  ne  puis  m'en  d^dire , 
Qui ,  quoi  que  le  songe  ait  pu  dire  ; 
Je  ne  puis  m'en  d^ire , 
Tout  est  vrai ,  Dieu  merci. 

BLAISE. 


Lise ,  a  ce  doux  langage 
Je  sors  du  plus  sombre  nuage ; 
Lise,  a  ce  doux  langage 
Le  temps  s*est  ^clairci. 


L'^lection  de  M.  le  marquis  de  Coadorcet  a  la  place 
vacante  h  TAcad^mie  Fran^aise  par  la  mort  de  M.  Sau- 
rio,  est  une  des  plus  grandes  batailles  que  M.  d'A- 
lembert  ait  gagn^s  contre  M.  de  Buffoo.  Ce  deruier 
Youlait  absolumentqu'on  donnat  la  pr^ferencea  M .  Bailly, 
auteur  de  VHistoire  de  rAstronomie  ancienne ,  des  Lettres 
sun  VAtlantide  el  sur  VOrigine  des  Sciences;  M.  de 
Chamfort,  a  la  derniere  election^  ne  Tavait  emporte  sur 
lui  que  de  trois  ou  quatre  voix.  Sou  Bouveau  concurrent 


JAWVIER   178a.  '        5l 

avait  non-seulement  moins'  de  titres  litt^raires  que  liu ; 
le  seul  qu'il  ail  ose  avouer  jusquMci  est  un  mince  recueii 
SiEloges  academiques ;  00  ue  doit  point  compter  ici  ses 
Memoires  pour  I'Acad^mie  des  Sciences  dont  il  est  se- 
cretaire, ce  ne  sont  pas  des  ouvrages  de  litterature;  tous 
ses  autres  ecrits,  ia  Lettre  (Tun  Theologien  a  sonfils^ 
oil ,  a  propos  de  Tabbe  Sabathier  ou  Sabotier  (i),  il  se 
moque  tour  a  tour  si  gaiement  de  la  religion  et  des 
pretres;  son  Commeniaire  des  Pensees  de  Pascal^  Com- 
mentaire  qui  renferme  les  principes  les  plus  subtils  d'un 
atheisme  decide ;  ses  plates  Lettres  du  Laboureur  contre 
le  livre  de  M.  Necker,  de  la  Legislation  et  du  Commerce 
des  Grains  ;  les  iiifames  libelles  qu  il  osa  faire  dc^uis  sur 
les  operations  de  ce  grand  ministre :  tous  ces  ecrits  sans 
doute  devaient  paraitre  k  I'Academie  Fran^aise  autant 
de  motifs  d'exclusion.  Mais  que  d'iniquit^s  ne  peut  cou- 
vrir  I'amour  de  la  philosophic  porte  a  un  certain  degre ! 
G'est  comme  la  foi ,  qui  fait  plus  de  miracles  encore  que 
la  charite.  II  n'en  est  pas  moins  vrai  que  M.  d'Alembert 
a  eu  besoin  de  toute  I'adresse  deson  esprit,  de  toute  Tac- 
tivite  de  sa  politique ,  on  Fassure  mSme ,  de  toute  I'^lo- 
quence  de  ses  larmes  pour  decider  le  triomphe  de  son 
client ;  et  sans  une  petite  trahison  de  M.  de  Tressan , 
tant  d'efforts ,  tant  de  soins  etaient  encore  perdus ;  car 
M.  de  Gondorcet  n  a  eu  qu'une  seule  voix  de  plus  que 
M.  Bailly^  seize  contre  quinze;  et  voici  I'histoire  assez 
curieuse  de  cette  voix  bien  digne  assurement  d'etre  comp- 
tee.  M.  de  BufFon ,  a  qui  M.  de  Tressan  doit  sa  place  a 
TAcademie^  crut  bonnement  pouvoir  se  fier  k  la  parole 
qu  il  lui  avait  donnee  de  servir  M.  Bailly.  M.  d'Alembert 

(i)  L*auteur  du Dictionnaire  des  Trois  Sikcles  de  notre  Litterature. 

{Note de  Grimm.) 


52  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

avait  obtenu  de  lui  la  meme  promesse  en  faveur  de  M.  de 
Condorcet;  mais,  beaucotip  meilleur  geometre  que  le 
Pline  fran^ais,  il  jugea  tres-bien  qa'une  promesse  ver- 
bale  du  comte  de  Tressan  n'^tait  pas  d'une  demonstra- 
tion assez  rigoureuse ;  en  consequence  il  se  fit  donner  la 
voix  dont  il  avait  besoin  dans  un  billet  convenablement 
cachete ,  et  ce  petit  tour  de  passe-passe  a  d^cid^  le  sue* 
c^s  d'une  des  plus  Hlustres  joum^es  du  conclave  acad^- 
mique.  Les  gens  du  monde  n'ont  pas  ^te  peu  surpris  de 
voir  les  hommes  de  lettres  qui  paraissaient  le  plus  atta- 
ches a  M.  Necker,  donner  avec  tant  d'empressement  leur 
suifrage  au  plus  violent ,  quoique  au  plus  d^sinteress^  de 
ses  ennemis ;  mais  ces  honnetes  gens-la  ne  voient  point 
que  les  considerations  particulieres  doivent  toujours 
c^der  a  I'esprit  du  corps ,  a  I'interSt  de  cette  philosophic 
au  service  de  laquelle  personne  ne  fut  jamais  plus  d^voue 
que  le  marquis  de  Condorcet.  La  cour  veuait  de  nommer 
un  archeveque  d'une  piete,  d'une  devolion  extraordi- 
naire y  n'etait-il  pas  de  la  sagesse  de  ces  messieurs  de  ba- 
lancer un  pareil  choix  par  celui  d'un  confrere  plus  ath^e 
encore  que  de  coutume  ? 

Le  Discours  du  nouveau  recipiendaire,  prononc^  a  la 
seance  publique  du  21,  pour  etre  Pouvrage  d'un  homme 
d'csprit^  n'en  est  pas  moins  un  assez  mauvais  Discours  ^ 
sans  chaleur  j  sans  harmonic  ^  sans  Elegance ,  rempli  d'i- 
d^es  rebattues,  d'une  metaphysique  fausseet  pr^cieuse^ 
plus  remarquable  encore  par  une  foule  d'expressions  im- 
propres  et  de  mauvais  gout,  telles  que  cette  exclamation 
d'une  empbase  si  ridicule  :  cc  Temoins  des  derniers  ef- 
forts de  Tignorance  et  de  Terreur,  nous  avons  vu  la  rai- 
son  sortir  victorieuse  de  cette  lutte  si  longue,  si  penible^ 
et  nous  pouvons  nous  eerier  enfin  :  La  veritea  vaincu! 


JANVIER  178!^.  53 

k  genre  huniain  est  saupe!... »  Quel  est  le  vieux  prone 
oil  DOtre  philosophe  a  ^t^  prendre  ce  beau  mouvement 
d  eloquence? 

L'objet  de  son  Discours  est  de  montrer  que  notre  dix- 
huitieme  siecle  a  tellement  perfectionne  le  syst^me  ge- 
neral des  connaissances  humaines,  qu'il  n'est  plus  au 
pouvoir  des  hommes  d'eteindre  cette  grande  lumiere,  et 
qu'une  revolution  dans  le  globe  pent  seule  y  ramener  les 
tenebres.  L'admiration  que  lui  inspirent  les  ^tonnantes 
decouvertes  faites  de  nos  jours  le  transporte  hors  de  lui- 
mSine ;  et  si  cet  exc^s  d'enthousiasme  ne  rend  pas  son 
style  plus  oratoire,  il  lui  donne  du  moins  souvent  une 
obscurity  qu'il  ne  tient  qu'a  nous  de  trouver  sublime. 

Tout  s'agrandit  aux  yeux  de  I'orateur.  aUn  jeune 
homme,  au  sortir  de  nos  ecoles,  lui  parait  aujourd'hui 
reunir  plus  de  connaissances  r^elles  que  les  plus  grand» 
g^nies  non-seulement  de  Tantiquit^^  mais  encore  du  dix- 
septieme  siecle.. •  »Dans  tons  les  temps,  I'esprit  humain 
verra  toujours  devant  lui  un  espace  infini ;  mais  celui 
qu'a  chaque  instant  il  laisse  derrlepe  soi ,  celui  qui  le  se- 
pare  des  temps  de  son  enfance,  s'accroitra  sans  cesse... 
a  II  voit  chaque  anniey  chaque  moisy  chaque  jour  {^^%\, 
appareniment  dans  le  Journal  de  Paris  ou  dans  les  Pe^ 
titeS'Affiches  )  marques  igalement  par  une  d^couverte 
nouvelle  et  par  une  invention  utile... »  Enfin  que  ne  voit. 
il  pas  dans  son  ivresse  philosophique ! 

On  ne  peut  nier  sans  doute  que  nos  methodes  d'in- 
struire  ne  se  soient  perfectionnees,  qu'on  n'ait  mieux 
senti  que  jamais  la  uecessite  de  faire  de  I'observation 
,  des  faits  la  base  de  toutes  les  sciences  morales  et  phy- 
siques ,  que  le  gout  des  connaissances  ne  se  soit  porte 
en  general  sur  des  objets  plus  dignes  de  nos  travaux  et 


54  CORRESPONBANGE   LITTER  AIRE, 

de  nos  reclierches ,  que  rempire  de  ropiaion  n  acquiire 
tous  les  jours  une  influence  plus  utile;  mais  pourquoi 
ne  pas  se  contenter  de  le  dire  avec  simplicite  ?  Pourquoi 
nous  exagerer  foUement  et  le  peu  de  progr^s  que  nous 
avons  faitSy  et  le  peu  de  progres  que  nous  pouvons  faire 
encore?  Pourquoi  se  permetlre  surtout  d'opposer  avec 
tant  de  faste  cette  puissance  de  Topinion  aux  puissances 
qui  gouvernent  r^Uemeut  le  monde?  Pourquoi  risquer 
si  gratuitement  de  les  brouiller,  lorsquHl  est  si' fort  de 
leur  int^r^t  de  se  m(9nager  mutuellement? 

11  serait  absurde  de  soutenir  que  les  arts  de  Tesprit  et 
de  riinagination  sont  absolument  incompatibles  avec  le 
progres  des  lumi^res;  mais  il  n'en  est  pas  moins  prouve 
que  leloqueuce  et  la  po^sie ont  toujours  pr^c^de  I'^tude 
des  sciences  exactes,  et  I'ont  rarement  suivie.  lie  celfebre 
Bacon  Ta  dit  lui-m^e  quelque  part ;  toutes  les  fois  qu'on 
verra  discuter  avec  beaucoup  d'int^rSt  les  grandes  ques-' 
tHMis  du  Gouvernement  et  de  I'^onomie  politique,  les 
belles-lettres  seront  bientot  negligees.  D'ailleurs ,  com- 
ment avouer  de  si  bonne  foi  que  la  precision  philoso- 
phique  doit  rendre  n^essairement  les  langues  moins 
hardies  f  moins  Jigurees y  leur  communiquer  de  la  seche^ 
resse  et  de  Yausteritdj  sans  vouloii'  convenir  en  meme 
temps  qu'elle  prive  ainsi  Teloquence  et  la  poesie  d'une 
partie  des  ressources  qu'il  leur  appartient  d'employer 
pour  nous  interesser  ou  pour  nous  s^duire  ? 

En  developpant  I'heureuse  application  que  la  plupart 
des  sonverains  de  TEurope  ont  faite,  de  nos  jours,  des  lu- 
mieres  de  la  philosophic  au  bouheur  de  leurs  peuples,  on 
s'etonnera  peut^fitre  que  notre  orateur  ait  oublie  de  par- 
ler  et  de  Joseph  II  et  de  son  auguste  frere ;  mais  c'est 
une  omission  qu'il  serait  iujuste  de  lui  reprocher,  des 


JANVIER   178a.  55 

ordf^s  superieurs  Tavaient  exigee ;  on  a  oraiot  sans  doate 
de  corapromettre  le  Lyc^c  acad^mique  avec  le  Vatican. 
On  a  pense  sans  doute  que  MM.  les  Quarante  n'etant  pas 
deja  trpp  bien  avec  le  Chef  invisible  de  TEgUse,  ne  de- 
vaient  pas  s'exposer  a  se  mettre  plus  mal  encore  avec 
celui  qui  le  repr^nte.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  silence  du 
philosophe  a  paru  faire  ici  plus  de  sensation  que  tout  ce 
qu'il  auraitpu  dire  :  Prcefulgebcmt  eo  ipso  quadeffi^s 
eorum  non  visebantur. 

Apr^s  avoir  analyse  assez  longuement  le  th^me  qu'il 
s'etait  present  y  M.  de  Condorcet  a  fait  encore  un  long 
panegyrique  de  son  pr^^sseur  M.  Saurin ;  et  dans  ce 
pan^gyrique,  a  propos  de  Beperlejr,  une  assez  longue 
dissertation  sur  le  drame.  L'aaditoire  a  ete  d'autant  plus 
ennuye  de  toutes  ces  longueurs ,  qu'^  tant  d'autres  qua- 
lites  de  I'orateur  le  ri^ipiendaire  joint  encore  oelle  d'avoir 
le  d^bit  le  plus  triste  et  le  plus  monotone. 

La  r^ponse  faite  a  ce  Discours  par  M.  le  due  de  Ni- 
vemois  a  soulag^  notre  attention;  elle  a  paru  remplie  de 
nature!  et  de  grace;  la  maniere  dont  on  y  laisse  entendre 
que,  fort  brutal  dans  sa  jeuaesse,  M.  Saurin  I'avait  et^ 
beaucoup  moins  dans  un  kge  plus  avanc6,  est  aussi  polie 
qu^elle  est  vraie.  On  a  remarqu^  surtont  une  adresse 
infinie  dans  la  transition  qui  am^ne  I'^loge  de  M.  le 
comte  de  Maurepas,  dans  la  mesare  avec  laquelle  cet 
^loge  est  fait ,  et  dans  le  soin  avec  lequel  il  est  place 
pri^cis^ment  Ik  oil  Ton  ^tait  le  plus  sAr  de  le  faire  ap- 
plaudir ,  k  la  p^ode  mdme  qui  termine  le  discours.  II 
etait  impossible  de  rappeler  plus  naturellemeat  k  M.  de 
Ck>Bdorcet  Tobligation  de  remplir^en  quality  de  biographe 
de  TAcadeoiie  des  Sciences ,  la  tiiche  qui  lui  est  imposee 
a  regard  de  la  memoire  de  M.  de  Maurepas,  et  la  ma- 


56  OORRESPOITDANCE  LITTERAIRE. 

niere  de  la  remplir  convenablement.  Ceci  a  paru  d'au* 
tant  plus  piquant ,  que  tout  le  monde  salt  combien  M.'de 
CondorGet/rami  le  plus  fanatique  de  M.  Turgot,  de- 
testait  M.  de  Maurepas,  et  que  depuis  long*temps  deja 
il  doit  un  Eloge  a  cette  faroille ,  dont  il  s'obstine  a  ne 
point  s'acquitter,  celui  de  M.  le  due  de  I^a  Vrillifere. 

M.  Tabbe  Delille  a  soutenu  I'interdt  de  cette  seance 
par  k  lecture  du  premier  chant  de  son  poeme  (i),  el 
jamais  lecture  n'a  ^t^  plus  vivement  applaudie. 

Celle  que  M.  d'Alembert  a  faite  ensuite  de  VJtloge 
du  marquis  de  Saint-Aulaire  n'a  pas  eu  le  m£me  bon- 
heur :  soit  que  I'attention  fAt  d^ja  fatigu^ ,  soit  qu'il  n'y 
ait  point  de  prose  assez  piquante  pour  etre  goutee  apres 
le  plaisir  qu*avaient  fait  les  vers  de  Tabb^  Delille,  Tim- 
patience  du  public  s'est  manifest^e  de  la  fa^ on  du  monde 
]a  plus  desobligeante  pour  Tauteur.  Au  moment  oil,  apres 
beaucoup  de  peines  et  d'ennuis,  on  le  vit  arriver  enfin 
a  Tepoque  de  la  mort  de  son  heros,  il  partit  de  tous  les 
coins  de  la  salle  un  murmure  de  ah  I ! !  si  expressifs ,  qu'il 
etait  impossible  de  s'y  m^prendre.  Quel  beau  jour  de 
perdu  pour  son  ami  Linguet ! 

Quoique  nous  ayons  remarque  dans  ce  nouvel  Eloge 
de  M.  d'Alembert^  comme  dans  tous  ceux  que  Ton  con- 
nait  deja  de  lui ,  plusieurs  anecdotes  agr^ables,  quelques 
traits  dignes  d'etre  recueillis ,  on  ne  pent  dissimuler  que 
ce  ne  soit  un  des  plus  faibles.  Le  sujet  en  etait  assez 
ingrat,  les  details  en  on t  paru  longs  et  minutieux,  les 
digressions  forcees,  les  plaisanteries  trop  mesquines  ou 
trop  us^es.  Quelque  bien  que  M.  d'Alembert  connaisse 
les  effets  du  theatre  acad^mique ,  il  a  pu  se  tromper  sans 
doute;  mais  pour  avoir  ete  siffle  une  fois  dans  sa  vie, 

(i)  Les  Jardins. 


JANVIER  1782*  67 

justeipent  ou  non ,  un  grand  homme  en  serait-il  moins 
grand ,  un  pliilosophe  en  serait-il  moins  heureux  ? 


Troisieme  Voyage  de  Cook,  ou  Journal efune  Expe* 
ditionfaite  dans  la  mer  Pacifique  du  Sud  et  du  Nord, 
1776,  1777,  1778,  I'j'jget  I'jSOf  traduit  de  I'anglais 
par  M.  Demeunier,  auteur  de  la  traduction  du  Fojrage 
de  Make  et  de  Sicile  de  Brydone,  de  quelques  autres 
Toyageurs  anglais;  un  volume  in-S"^. 

Ce  Journal  n'est  point  celui  de  Tinfortun^  Ck)ok  ^  ni 
celui  de  M.  Clarke ,  qui  eut  apres  lui  le  commandement 
de  I'expedition ;  il  est  d'un  officier  qui  montait  Ic*.  Decou- 
i^erte.  Tun  des  deux  vaisseaux  de  Cook;  mais  commc  il 
a  publie  furtivement  son  ouvrage,  il  ue  laisse  point  de- 
viner  le  grade  qu'il  y  occupait.  Quoique  Ton  ait  raison 
de  se  tenir  en  garde  contre  les  preventions  d'un  anonyme 
qui  juge  souveut  son  chef  avec  beaucoup  de  rigueur,  et 
peut-etre  avec  beaucoup  de  legeret^ ,  il  serait  difficile  de 
ne  pas  lui  savoir  gre  de  s'^tre  press^  de  satisfaire  I'impa* 
tience  qu'on  avait  deconnaitre  les  principales  d^couvertes 
de  ce  nouveau  voyage ;  on  sait  que  la  relation  des  capi- 
taines  ne  paraitra  pas  si  tot.  Celle  que  nous  avons  I'hon- 
neur  de  vous  annoncer  renferme  plusieurs  details  curieux 
que  Ton  ne  trouvera  peut-etre  ni  dans  le  Journal  de  Cook, 
ni  dans  celui  de  M.  Clarke,  et  pourra  leur  servir  de  sup- 
plement. La  plus  grande  partie  de  I'ouvrage  porte  un 
caractere  d'exactitude  et  de  simplicite  qui  inspire  la  con- 
fiance,  et  Ton  y  reconnait  souvent  Fexpression  d'une  ame 
honnlte  et  sensible.  On  lira  surement  avec  plaisir  le  recit 
du  retour  d'Omai  dans  sa  patrie  d'O-Taiti ;  avec  interet 
celui  des  malheureux  matelots  ^gares  dans  une  tie  de- 
serte ;  plusieurs  observations  nouvelles  sur  les  moeurs  et 


58  CORRESPOND ANGE    LITTERAIRE, 

la  police  des  Zelandais ;  on  ne  sera  point  surpris  de  Fac- 
cueil  disiingu^  que  nos  voyageurs  re^urcnt  du  gouver- 
neur  de  Kamtchatka ;  mais  on  sera  touche  de  cette  nou- 
velle  preu ve  de  la  providence  bien&isante  de  Catherine  U ; 
on  ne  pourra  suivre  enfin ,  sans  la  plus  vive  emotion ,  le 
detail  de  toutes  les  circonstances  qui  prec^derent  et  qui 
suivirent  la  fin  deplorable  de  ce  brave  capitaine  Cook , 
dont  le  courage,  qiielque  t^m^ite  qu'on  puisse  lui  re* 
proclier,  m^ritait  sans  doute  une  autt'e  deatin^. 


Colomh  dans  les  fers^  a  Ferdinand  et  Isabella  j  aprh 
la  d^couuerte  de  fAmiriquej  l&pttre  qui  a  remporte 
le  prix  de  VAcadimie  de  Marseille  ,  pricMee  dun 
Precis  historique  sur  Colomb,  par  M.  le  chevalier  de 
Ijangeac ,  avec  cette  epigraphe : 

Ici  tout  est  merveille ,  et  tout  est  verite. 

Raciiie  le  fils. 

Brochure  assez  volumiueuse »  in-8^ ,  om^e ,  avec  tout  le 
luxe  typograpbique,  et  de  gravures,  et  de  marges,  et  de 
vignettes. 

Le  Precis  historique  e^i  extrait  prindpalement  de  la 
Fie  de  Colomb ,  par  Ferdinand  son  fils ,  des  Lettres  de 
Pierre  Martyr  y  de  VHistoire  de  Saint^Domingue ,  de 
celle  de  I'Amerique  de  Robertson ;  on  n'y  apprend  riea , 
mais  on  le  lit  avec  int^r^t ,  parce  qu'il  est  ecrit  avec 
chaleur,  et  on  le  lirait  avec  plus  de  plaisir  encore  si  le 
style  J  d'ailleurs  assez  rapide ,  ne  p^chait  pas  quelquefois 
par  trop  de  pompe,  trop  d'emphase. 

Le  moment  que  le  poete  a  choisi  pour  le  sujet  de  son 
h^roide  est  celui  oil  Colomb  etant  arriv^  charge  de 
chaines  du  Nouveau-Monde,  et  Ferdinand  et  Isabelle 


\ 


JANVIER    178!*.  59 

ayant  senti  combien  cet  evenement  devait  uuii*e  a  ieur 
gioire,  s'empresserent  y  pour  r^parer  une  si  cruelle  in- 
jure, d'inviter  ramiral  a  venir  a  la  cour,  et  lui  envoys- 
rent  une  somme  d'argeni  sans  le  r^tablir  dans  ses  droits. 
C'est  a  cette  invitation  et  a  ce  present  que  Colomb  est 
cense  r^pondre.  Nous  nous  contenterons  de  citcr  les 
premiers  vers  de  I'^pitre  : 

Non  ,  gardez  loin  de  moi  vos  impuissans  regrets ! 
Je  ne  veux  rien  de  vous ,  ni  remords  ni  bicnfaits  ; 
Je  ne  veux  rien  de  vous,  Ferdinand,  Isabelle: 
C'est  k  deux  uuivers  que  Colomb  en  appelle. 
Quand  le  &ible  opprim^  s'adresae  en  vain  aux  lois , 
Lemonde,  en  le  jugeant,  sail  le  venger  des  rois,  etc. 


Opinion  (Fun  citojreh  sur  le  Mariage  et  sur  la  Doty 
brochure. 

C*est  Touvrage  d'un  jeune  homme  (i).  Son  objet  est 
de  prouver , 

I*  Que  les  inconv^niens  de  Petat  actuel  du  mariage 
sent  une  des  principales  sources  de  la  corruption  des 
mceurs ,  du  grand  nombre  des  c^libataires,  et  du  deficit 
qui  en  resulte  pour  la  population ; 

2*  Que  la  source  de  ces  inconveniens  est  la  dot  que 
les  femmes  apportent  a  leurs  maris. 

En  oonsequenee ,  il  propose  d'ordonmer,  par  une  loi^ 
que  les  filles  a  Favenir  ne  pourront  apporter  de  dot  sous 
aucune  denomination;  qu'elles  ne  pourront  partager  avec 
les  males  dans  les  successions  de  leurs  parens  ^  et  qu'elles 
ne  seront  susceptibles  d'aucun    legs,  d'aucune  doqa- 

(i)  M.  MignoDaeau  ,  commissaire  des  gardes  du  corps  de  la  deiuieme  com'' 
pagnie  franche  du  prince  de  Beauvau,  k  Troyes.  11  a  encore  public  pliisieurs 
pamphlets  poliliques.  (B.) 


I  60  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE , 

I  tion  ,  du  moment  oil  elles  seront  femmes ,  tnais  seule* 

I  ment  en  usufruit,  si  elles  restent  fiUes  ou  veuves. 

I  <(  11  est  temps  ^  dit-il,  que  des  souverains  eclair^s 

)  fassent  adopter  a  leurs  sujets ,  pour  leur  bonheur  indi- 

viduel,  une  loi  qu'ils  se  sont  impos^e  pour  le  bonheur 
et  le  repos  des  nations.  Jadis  les  souverains ,  ne  se  ma- 
riant  que  dans  des  vues  d'agrandissement  ^  prenaient  des 
Spouses  qui  leur  apportaient  pour  dot  des  provinces  en- 
ti^res ;  mais ,  au  lieu  d'un  accroissement  reel  de  puis- 
sance, il  n'en  resultait  le  plus  souvent,  pour  leurs 
>  peuples  f  que  des  guerres  sanglantes  et  d^sastreuses.  De 

nos  jours ,  au  contraire ,  les  plus  grands  monarques  ne 
consulteut  que  leurs  coeurs ,  et  ne  demandent  pour  dot 
a  leurs  augustes  epouses  que  des  agremens  et  surtout 
des  vertus ;  ils  sont  magnifiquement  recompenses  de 
leur  sage  moderation  par  le  calme  et  le  bonheur  qui 
regnent  dans  Tinterieur  de  leur  palais,  et  par  la  paix  et 
la  trauquillite  dont  jouisseqt  leurs  peuples ,  e|tc.  » 


MARS. 


Paris,  mars  1782. 

Stances  dunjeune  homme  a  madame  de  Lauzun,  " 

Quoi !  vous  daignez  mc  consoler ! 

Quoi !  moD  malheur  vous  int^resse  !  ■> 

A  vingt  ens  vous  savez  parler 

Avec  tant  d'ame  et  de  sagesse ! 

De  ces  yeux  partout  adores 

J'ai  vu  s'echapper  quelques  larmes  \ 


I 


MA.RS  1782.  61 

Qui  peut  tenir  a  tant  de  charmes? 
Vous  ^tes  belle^  et  vons  pleurez  ! 

Vertueuse  et  douce  Julie, 
Si  vous  partagez  mon  chagrin , 
Je  pardonne  presqu'au  destin 
Les  amertumes  de  ma  vie. 

En  vous  parlant  de  vos  bienfaits, 
Di\k  je  ressens  moins  mes  peines  : 
Mon  sang  qui  bouillait  dans  mes  veines 
En  ce  moment  circule  en  paix. 

De  Venus  le  cbarme  invincible 
Est  souvent  funeste  aux  mortals ; 
G*est  k  V^nus  sage  et  sensible 
Que  I'univers  doit  des  autels. 


Bouts  rimis  que  Monsieur  aifcUt  donnes  a  rempUr 
a  M.  le  marquis  de  Montesquiou, 

C'est  en  vain  que  de  Rome  aux  rives  du         —  Danube , 
Notre  antique  mupbti  vient  au  petit  —  g^lop. 

Aujourd*hui  pierre ponce,  autrefois pierre  — cube^ 
II  distillait  I'absintbe,  k  present  le  —  sirop. 

De  son  vieux  barom^tre  en  observant  le       — -  tube , 
II  doit  voir  qu'on  perd  tout  lorsqu'on  exige  —  trap. 


Aucun  des  chefs-d'oeuvre  de  Racine  et  de  Voltaire 
nlattira  peut-Stre  une  plus  grande  affluence  de  monde 
au  theatre  que  le  drame  de  mademoiselle  Raucourt,  re- 
present^, pour  U  premiere  fois,  le  vendredi  1*'.  Cette 
piece,  en  trois  actes  et  en  prose,  a  ete  imaginee,  comme 
nous  Tavons  dit  y  pour  faire  servir  utilement  les  habits 


1 


62  GORRESPONDANGE    LITT^RAIRE, 

et  les  decorations  de  la  Discipline  militaire  du  Nord  ( i ), 
et  cet  objet  ne  pouvait  ^tre  mieux  rempli.  Quoique  le 
succes  de  la  premiere  representation  ait  et^  plus  qu'equi- 
voque J  elle  n'en  a  pas  moins  excite  tant  de  curiosite  que 
I'empressement  du  public  s'est  soutenu  jusqu'a  present ; 
on  en  est^  je  crois,  a  la  sixieme  representation,  avcc 
une  merveilleuse  Constance.  En  persistant  a  trouver  le 
drame  detestable ,  mais  I'auteur,  sous  I'unifonne  prus- 
sien ,  charmant ,  on  ne  s'est  point  encore  lass^  de  venir 
siffler  Tun  et  applaudir  I'autre.  II  y  aurait  en  v^rite  de 
lliumeur  a  ne  pas  trouver  ce  partage  assez  equitable. 

Le  sujet  XHenriette^  c'est  le  titre  du  nouveau  drame, 
est  tire  ^  dit-on ,  d'une  piece  du  Theatre  allemand ;  sui- 
vant  d'autres  autorites,  d'une  pantomime  que  Tauteur 
vit  jouer  dans  ses  courses  du  Nord  k  yai*sovie.  Nous 
ne  sommes  pas  encore  en  etat  d'^claircir  cette  grande 
question. 

On  ne  perdra  point  ici  son  temps  a  prouver  combien 
la  conduite  de  cette  piece  est  monstrueuse,  combien 
toute  Taction  en  est  folle  et  romanesque ;  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  la  scene  oil  Henriette  se  determine  a 
deserter  est  d'une  conception  assez  th^atrale ;  que  celle 
du  troisi^me  acte  entre  son  pere  et  le  commandeur  doit 
une  grande  partie  de  son  eifet  au  jeu  de  Mole ,  mais  que 
ridee  de  cette  situation  est  par  elle-meme  infiniment 
touchante.  La  piece  est  aussi  bien  ^crite  qu'elle  est  bien 
pens^e,  et  c'est  tout  dire  :  il  y  a  pourtant,  comme  Tob- 
servait  quelqu'un,  des  choses  qui  passeront  tr^-sure- 
ment  en  proverbe^  y  telles  que  cette  grande  maxime  si 
philosophique  et  si  neuve,  la  peurest  soiwefU  pire  que 

(f)  Drame  en  quatre  acles,  en  vers  librcs,  par  Moline,  repr^sent^  ,  pour 
la  premiere  fois,  le  la  novembre  i7Sri  par  les  Comedieiis  Fran^ais. 


MARS    17812.  63 

le  mal;  a  la  bonne  heure.  Nous  esp^ns  aussi  que  le  roi 
de  Prusse  voudra  bien  ne  pas  se  venger  trop  s^rieuse- 
ment  de  ia  petite  impertinence  que  Fauteur  s'est  permis 
de  mettre  dans  la  bouche  d'un  soldat  pruasien ,  «c  Oui  y 
chez  nous,  dit-il,  en  temps  de  guerre  le  soldat  est 
presque  aussi  bien  traite  que  Tofficier ;  mais  en  temps 
de  paix...  ma  foi,  I'officier  Fest  a  peine  comme  un  simple 
soldat. »  • 


L'opera  A^Orph^e,  avec  la  nouvelle  musique  de 
M.  Gossec  y  donn^  pour  la  premiere  fois ,  sur  le  Theatre 
de  TAcad^mie  royale  de  Musique,  le  jour  mSme  de  la 
premiere  representation  SHenriette  au  Theatre  Fran- 
cais,  n'a  excite  ni  murmures  ni  enthousiasme;  c'est  de 
la  musique  bien  faite ,  mais  sans  esprit  et  sans  g^nie. 
Les  Gluckistes  en  ont  dit  beaucoup  de  bien  par  recon- 
naissance ,  M»  Gossec  s'^tant  toujours  declare  un  des 
admirateurs  les  plus  passionnes  du  talent  de  M.  le  che- 
Yalier  Gluck ;  la  vieille  cabale  des  LuUistes  lui  a  su  un 
gre  infini  d'avoir  conserve  I'ancien  air  de  LuUi  sur  ces 
paroles  si  connues  d'Eg^  a  la  princesse,  Faiies  grace  a 
mon  age  enfas^wr  de  ma  ^mrej  etc.  Mais  le  seul  mor^ 
oeau  qui  ait  kvk  bien  g^n^ralement  applaudi ,  et  qui  nous 
a  paru  meriter  de  T^tre,  est  celui  du  troisi^me  acte,  Si 
la  belle  ilgU  nCest  rasfie;  quoique  le  chant  n'en  soit  ni 
tr^s*neuf,  ni  tr^piquant,  il  est  du  moins  d'un  bon 
genre  et  d'une  m^lodie  agr^able. 

C'est  M.  Morel  qui  s'est  charge  d'arranger  le  poeme, 
de  le  r^uire  en  quatre  actes,  et  d  y  ajouter  les  vers  que 
pouyaient  exiger  et  la  nouvelle  coupe  des  airs  el  la  nou- 
velle liaison  des  scenes.  On  a  dit  que  si  les  paroles  de 
Quinault  jivaient  et(!  traitees  fort  legerement  par  le  poete 


64  CORRESPOirUAlCCE    LITTERAIRE, 

qui  les  a  marmontelisees^  elles  I'avaient  ete  en  revanche 
fort  lourdement  par  le  musicien ;  cela  est  assez  vrai , 
mais  cela  ne  nuira  point  au  succ^s  de  Touvrage ,  tres- 
digne  et  de  nos  grandes  connaissances  et  de  notre  bon 
gout  en  musique.  Le  spectacle  de  cet  opera  est  d'ailleurs 
tres-noble  et  tres-interessant;  les  ballets  sent  aussi  bien 
executes  qu'ils  peuvent  I'etre  depuis  que  nousavons  perdu 
Vestris,  Ibinel  et  Theodore. 

Est-ce  la  peine  de  dire  ici  que  les  Deux  Fourbes ,  pe- 
tite comedie  en  un  acte,  de  M.  de  La  Chabeaussiere  j 
auteur  des  Maris  corriges^  a  ete  donnee  une  seule  fois 
sur  le  theatre  de  la  Comedie  Italienne  (i)^  et  n'a  eu 
aucun  succes  ?  C'est  un  sujet  tire  de  Gil  Bias ,  le  meme 
a  peu  pres  que  celui  de  Crispin  ritual  de  son  Mcutre,  par 
Le  Sage.  La  piece  a  ^te  ^coutee  jusqu'a  la  fin  avec  une 
patience  digne  d'eloges ;  mais ,  la  toile  tombante ,  elle  a 
ete  sifflee  si  distinctement  que  I'auteur  se  Test  tenu  pour 
dit,  et  n'a  pas  juge  a  propos  d'essayer  une  seconde  fois 
Topinion  du  public;  il  a  bien  fait,  sans  doute.  Ce  qui 
vient  d'arriver  au  sieur  Gramniont  prouve  cependant 
que  ce  public  n'est  pas  toujours  du  meme  avis.  U  y  a 
quelqiie  temps  que  j  I'ayant  vu  paraitre  dans  le  role 
d'Orosmane  qu'il  avait  joue  plus  d'une  fois  avec  assez  de 
succes ,  on  se  prit  tellement  d'humeur  contre  lui  qu'on 
le  for^a ,  mSme  a  deux  reprises,  de  quitter  la  scene,  et 
qu  on  airoa  mieux ,  le  sieur  Larive  etant  absent ,  voir 
jouer  le  role  au  sieur  Dorival ,  reduit  depuis  long-temps 
a  Temploi  de  confident.  Les  huees  avaient  et^  si  multi-i 
pli^s,  avaient  paru  si  prodigieusement  unanimes,  que 
tout  le  monde  crut  de  bonne  foi  qu'il  n'oserait  plus  se 

(i)  Le  aa  fevrier  178a. 


MARS  1782.  65 

moRtrer  sur  la  scene ;  en  consequence^  ii  avail  mSme 
deja  re^u  son  conge  de  la  Comedie.  Grace  a  la  protection 
de  la  cour,  ii  obtint  Tordre  de  rentrer;  il  vient  de  ren- 
trer  en  efFet  par  le  role  de  Pierre-le-Cruel.  Le  parterre 
I'a  recu  a  merveille ,  et  lorsqu*il  s'est  avanc^  sur  le  de- 
vant  de  la  sc^ne  pour  dire  a  ces  messieurs  ce  que  nous 
avons  encore  en  ce  moment  beaucoup  de  peine  a  com- 
prendre  :  cc  Messieurs ,  vous  me  voyez  penetre  de  la  plus 
vive  sensibilite ;  mais ,  pour  vous  Texprimer,  permettez- 
moi  d'attendrc  le  temps  oil  ma  reconnaissance  pourra 
paraitre  aussi  pure,  aussi  desinteressee  que  votre  indul- 
gence.... »  la  salle  a  retenti  des  plus  vives  acclamations  j 
et  celui  qu'on  avait  hue^  il  y  a  trois  semaines,  comme 
le  dernier  des  hommes ,  s'est  vu  accueilli  avec  tons  les 
honneurs  qu'on  pourrait  rendre  a  un  hcros  persecute. 
0  Ath^niens!  6  Atheniens ! 


OEui^res  completes  de  M.  Fabbe  de  Voisenon ,  en  cinq 
volumes  in-8*,  recueillies  et  publi^es  par  madame  la  com- 
tesse  de  Turpin.  II  n'y  a  guere,  dans  ce  volumineux  re- 
cueil ,  que  la  Coquette fixee ,  piece  froide ,  miais  remplie 
d'esprit,  quelques  contes,  entre  autres  celiji  de  Tant  pis 
pour  lui ,  Tant  mieux  pour  elle  ,  I'ouvrage  le  plus  in- 
genieux  que  nous  connaissions  dans  ce  genre,  et  un  tres- 
petit  nombre  de  pieces  fugitives,  qui  meritassent  veri- 
tablement  d'etre  conservees.  Les  Anecdotes  Utteraires 
sent  une  esp^ce  diAna^  rempli  des  preventions  les  plus 
injustes ,  mais  oil  Ton  trouve  ^  travers  beaucoup  de  sar- 
casmes,  de  pointes,  de  mauvais  calembours,  quelques 
mots  heureux ,.  quelques  traits  plaisans;  tout  le  reste  du 
recueil  est  compose  de  Prologues,  de  Comedies^  d'Opera 
oubli^s  depuis  long-temps  ou    bien  dignes  de  I'etre ; 

Tom.  XI.  5 


6()  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE, 

Ck)ulouft\.  Memnon^  pour  n'avoir  pas  encore  paru,  ne 
meritent  pas  d'etre  distingues;  les  Fragmens  historiques 
sur  le  ministere  de  Colbert  ^  sur  les  guerres  d'Espagne  , 
de  HoUande,  de  Genes,  d'Amerique,  etc.,  sur  le  com- 
merce des  deux  Indes,  n'ofTrent  pas  plus  d'interet  que 
d'instruction ,  et  le  lecteur  partagc  y  en  les  lisant ,  tout 
Tennui  que  Tauteur  eut  probablement  lui-mSme  a  les 
ecrire. 


Vers  de  mademoiselle  Aurore  ^  chanteuse  de  VAca- 
demie  royale  de  Musique,  dgee  de  dix-sept  arts ,  a 
mademoiselle  Raucourt{\\ 

Noire  sexe  doit  s'honorer 
Alors  que  voire  gloire  est  en  tous  lieux  semee. 
Je  n'ai  su  vos  succes  que  par  la  renomm^e , 

Et  je  youdrais  les  cel^brer. 

Permettez  que  sous  vos  auspices 

Mes  premiers  vers  soient  adresses ; 

Vous  devez  avoir  les  pr^mices 

Des  arts  que  vous  embellissez. 
Tandis  qu'au  tendre  amour  vous  derobez  vos  veilles 

Pour  les  consacrer  aux  beaux-arts , 
Tandis  que  des  Neuf-Soeurs  vous  fixez  les  regards » 
Chanteuse,  releguee  au  pays  des  merveillcs , 

Moi ,  je  cultive  avec  bien  des  efforts 
L'art  futile  et  brillant  de  flatter  les  ereiiles 

Par  I'assemblage  des  accords* 
Vous ,  appui  du  theatre  ou  regnaienl  les  Corneilles , 

Par  votre  art  aimable,  enchanteur, 
Vous  instruisez  Tesprit  et  vous  parlez  au  coeur. 

(t)  On  lit  dans  les  Memoires  de  Bachaumont,  a  la  date  du  3o  man  1782, 
an  sujet  de  mademoiselle  Aurore  :  «  On  pretend  que  c'est  le  sieur  Guillard , 
«  poete  attache  auThefttre  lyrique,  qui  fait  ses  vers.  » 


MARS   1782.  67 

Vers  de  la  mime  a  M.  le  marquis  de  Saint-Marc. 

Eh  qaoi !  de  ma  muse  naissante 

Vous  daigncz  approuver  I'essor ! 

Qnand  ma  lyre  timide  enfante 

Dessons  formes  a  peine  eiicor, 

Saint-Marc ,  dans  cet  art  si  grand  maitre , 

A  mes  essais  daigne  applaudir  : 

11  veut  bien  aider  k  fleurir 

Le  faible  talent  qui  veut  naitre. 

Quo!  !  du  sommet  de  I'Hdlicon 

Jusqu'^  moi  vous  daignez  descendre ! 

Ce  procede  pourrait  surprendre 

Dans  un  favori  d'Apollon  : 

Je  ne  crois  pas  qu'on  le  condamne  ; 

Vous  savez  qu*on  a  vu  jadis 

Jupiter  de  I'humble  Baucis 

Ne  pas  dedaigner  la  cabane. 


Reponse  de  M,  le  marquis  de  Saint-Marc, 

Je  viens  de  recevoir,  mademoiselle  ^  les  vers  charmans 
que  vous  avez  daigne  m'adresser.  Comme  je  les  louerais 
si  je  n'y  etais  beaucoup  trop  lou^ !  Yos  vers  en  general 
sent  pleins  d'harmonie^  de  sens,  de  grace,  et,  en  quel- 
que  maniere^  de  cette  fraicheur  qu'annonce  votre  nom 
et  que  montre  votre  presence.  II  semble  que  vous  vous 
soyez  peinte  dans  chacun  d'eux,  et  Ton  ne  doit  point 
etre  etonne  que  vous  les  ayez  faits  quand  on  a  le  bon- 
heur  de  vous  voir.  Comme  un  ^merite  du  Parnasse ,  j'ose 
vous  exhorter  a  cultiver  un  art  auqiiel  vous  pretez  deja 
tant  de  charmes.  Quels  succ^s  ne  sont  pas  en  droit  d'at- 
tendre  les  Graces  reunies  au  vrai  talent ! 


\ 


* 
•4 


63  CORRESPOND A.NCE  LITT^RAIRE, 

Rendez-moi  done ,  nouvelle  Aurore  , 
Rendez-moi  done  mes  jeunes  ans. 
Nouveau  Titon  ,  je  vous  implore  , 
Faites-raoi  resseotir  encore 
Toutes  lesilammes  du  printemps. 
En  faveur  de  mon  juste  hommage 
Allez  faire  un  tour  dans  les  cieax  : 
Vous  devez  attendrir  les  Dieux , 
Vous  parlez  si  bien  leur  langage. 


A  M.  le  corrite  de  Buffbn ,    v 

Sur  le  present  de  fourrurcs  qae  lui  a  envoy^es  Sa  Majeste  imperiale  de  Russie  , 
accompagnees  des  medailles  d'or  frapp^es  sous  son  r^gne ,  et  sur  la  demaude 
qu'elle  lui  a  faite  de  son  buste ; 

Par  M.  DE  La  Ferte  ,  avocat  au  Parlement. 

Quelle  louable  jalousie 

Semble  animer  les  souverains ! 

Tributaire  de  ton  genie , 
Catherine  sur  toi  lepand  a  pleines  mains 

Les  ricbesses  de  la  Sejtbie  : 

EUe  se  signale  en  cejour, 

Galberine  la  Magnifique , 

Des  Russes  la  gloire  et  I'amour. 

De  la  Semiramis  antique 

Ne  me  vantez  plus  la  splendeur, 
Les  jardins  merveilleux  d'ou  fujait  le  bonbeur. 
Apprecier  Buff  on ,  ajouter  4  sa  gloire , 
G'est  avec  lui  s'inscrirc  au  Temple  de  Memoire ; 
G'est  se  recommander  aux  sidcles  a  venir. 

Rappelle  ,  dans  ton  doux  loisir, 

Avec  quelle  grace  touchante 

Catherine  daigne  embellir 

Les  dons  que  sa  main  te  presente. 
D'un  regne  glorieux  ces  nombreux  monumens  ^ 


MARS   1782.  69 

Qui  peuveatattester  un  si^cle  de  lumi^re, 
Ges  m^dailles  dont  I'art  snrpasse  la  matiere , 
£t  ces  riches  toisons ,  Torgueil  des  vetemens , 

Ne  valent  pas  d'ane  Majeste  fidre 
Les  instances,  levoeu  pressant 

Pour  obtenir  la  ressemblante  image , 
Les  nobles  traits  d*un  grand  bomme  et  d'un  sage. 
Houdon  y  elle  a  fait  cboix  de  ton  ciseau  savant , 

La  Souveraine ,  amante  des  prodiges. 
Pour  toi  ce  n*est  qu'un  jeu  de  surprendre  nos  sens 
Par  tes  innombrables  prestiges. 

Renouvelant  Paudace  des  Titans  , 

Yeux-tu  ravir  la  celeste  ^tincelle  ? 

Transmettre  au  bloc  Fame  de  ton  rood^l«? 

Ne  tente  pas  de  coupables  efforts ,  , 

Puise-la  dans  ses  jeux ,  cctte  flamme  immortelle  , 
Tu  seras  a  la  fois  et  sublime  ct  6d^le. 
L'Envie,  en  fr^missant ,  tourmentera  son  mors. 
BufTon,  tu  n'as  jamais  a per^u  la  Furie, 
Tu  plains  les  envieux ,  tu  dedaignes  I'Envie ; 
Ton  laurier,  toujours  vert,  toujours  cb^ri  des  Dieux , 
N'a  rien  k  redouter  des  autans  fui^ieux. 


Bouts  rim4s  de  madame  de  L^noncourt. 

J'ai  quatre-vingt-dix  ans,  j'arrive  d'  —  Epidaure; 

Esculape  a  re^u  mon  premier  —  ex  voto. 

On  aime  ses  vieux  jours  autant  que  son  —  aurore, 

Ghacnn  sur  mon  voyage  avait  crie  —  haro. 

L'esperance  soutient  et  le  succes  —  restaure  ; 

Me  voici  rajeunie  et  presque  sans  -^  bobo, 

Mon  front  ^tait  ride' ,  mon  teint  celui  d'un  — ^  Maure , 

Quand  je  parlais ,  mes  dents  partaient  — cxabruptOy 

Une  seule  restait,  servant  de  —  memento, 

A  peine  ai-je  toucb^  le  serpent  que  -^  fadore^ 

Vieille  comme  Baucis  el  sourde  comme  —  fo  , 


t 

70  GORRESPONDAIfGE    LITTER  A.IRE, 

Je  deviens  aiissi  leste ,  aussi  belle  que  —  Laure. 

Rcmerciant  le  dieu ,  j'ai  promis  —  in  petto 

Au  moins  cinq  ou  six  fois  d'j  relouroer  -*  encore. 


Lettre  de  M,  le  comte  de  Buffbn  a  Sa  Majeste  Imperiale 
rimp^ratrice  de  toutes  les  Russies. 

De  Paris,  le  i4  decembre  1781. 

Madame,  j'ai  re^u,  par  M.  le  baron  de  Grimm,  les 
superbes  fourrures  et  la  tr^s-riche  collection  de  m^dailles 
et  grands  medallions  que  Voire  Majesty  Imperiale  a 
eu  la  bonte  de  m'envoyer.  Mon  premier  mouvement , 
apres  le  saieissemeut  de  la  surprise  et  de  I'admiration , 
a  ete  de  porter  mes  levres  sur  la  belle  et  noble  image  de 
la  plus  grande  personne  de  Tunivers,  en  lui  ofTrant  les 
tres-respectueux  sentimens  de  mon  coeur. 

Ensuite  ^  considerant  la  magnificence  de  ce  don  j  j'ai 
pense  que  c'etait  un  present  de  souverain  a  souverain  j 
et  que,  si  ce  pouvait  Stre  de  g^nie  a  g^nie ,  j'etais  encore 
bien  au-dessous  de  cette  tSte  celeste,  digne  de  regir  le 
monde  entier^  et  dont  toutes  les  nations  admirent  et 
respectent  egalement  Tesprit  sublime  et  le  grand  carac- 
tere.  Sa  Majeste  Imperiale  est  done  si  fort  elevee  au- 
dessus  de  tout  eloge,  que  je  ne  puis  ajouler  que  mes 
voeux  a  sa  gloire. 

Get  ouvrage  en  chainon ,  trouve  sur  les  bords  de  llr- 
tich,  est  une  nouvelle  preuve  de  Tanciennete  des  arts 
dans  son  empire ;  le  Nord ,  selon  mes  £poques ,  est  aussi 
le  berceau  de  tout  ce  que  la  nature  dans  sa  premiere 
force  a  produit  de  plus  grand,  et  mes  voeux  seraient  de 
voir  cette  belle  nature  et  les  ar-ts  desceudre  une  seconde 
fois  du  Mord  au  Midi  sous  Fetendard  de  son  puissant 


r 


M4RS    1782.  71 

genie.  £n  attendant  ce  moment  qui  mettra  de  nouveaux 
trophees  sur*  ses  couronne?  et  qui  ferait  la  rehabilitation 
de  cette  partie  croupissante  de  I'Europe ,  je  vais  con- 
server  ma  trop  vieille  sante  sous  les  zibelines  et  les  her- 
mineSy  qui  des-lors  resteront  seules  en  Sibcrie,  et  que 
oous  aurions  de  la  peine  a  habituer  en  Gr^ce  et  en 
Turquie. 

Le  buste  auquel  M.  Houdon  travaille  n'exprimera 
jamais  aux  yeux  de  ma  grande  Imperatrice  les  sentimens 
vifs  et  profonds  dont  je  suis  penetre;  soixante  et  qua<^ 
torze  ans  imprimis  sur  ee  marbre  ne  pourront  que  le 
refroidir  encore.  Je  demande  la  permission  de  le  faire 
accompagner  d'une  efBgie  vivante;  mon  fils  unique  ^ 
jeune  officier  aux  Gardes ,  le  porterait  aux  pieds  de  son 
auguste  personne;  il  revient  de  Vienne  et  du  camp  de 
Prague  oil  il  a  ete  bien  accueilli ,  et  puisqu'il  ne  m'est 
pas  possible  d'aller  moi-meme  faire  mes  remerciemens  a 
Votre  Majeste  Imperiale,  je  donnerai  uue partie  de  mon 
coeur  a  mon  fils,  qui  partage  deja  toute  ma  reconnais^ 
sance ;  car  je  substitue  ces  magnifiques  medailles  dans 
ma  famille  comme  un  monument  de  gloire  respeclable 
a  jamais.  Tout  Paris  vient  chez  moi  pour  les  admirer,  et 
chacun  s'^crie  sur  la  noble  munificence  et  les  hautes  qua* 
lites  personnelles  de  ma  bienfaitrice :  ce  sont  autant  de 
jouissances  ajoutees  a  ses  bienfaits  reels;  j'en  sens  vive- 
ment  le  prix  par  Thonneur  qu'ils  me  font,  et  je  ne  fini- 
rais  jamais  cette  lettre,  peut-Stre  deja  trop  longue,  si  je 
me  livrais  a  toute  I'efFusion  de  mon  auie,  dont  tons  les 
sentimens  seront  a  jamais  consacr^s  a  la  premiere  et 
I'unique  personne  du  beau  sex&  qui  ait  c^te  superieure  a 
tons  les  grands  hommes. 

Cest  avec  un  trfes-profond  respect,  et  j'ose  dire  avec 


7 a  CORRESPOND A.WCE   LITTERAIRE,* 

^adoration  la  mieus;  fondee^  que  yai  Thoiineur  d'etre^ 
Madame,  de  Votre  Majeste  Imp^riale,  le  t  res-humble,  etc. 


Reponse  de  Sa  Majeste  Imperiale. 

De  PetcTSbourg ,  Je  i5  fevrier  1782^ 

Monsieur  le  comte  de  Buffon ,  je  viens  de  recevoiry 
par  M.  le  baron  de  Grimm ,  la  lettre  que  vous  avez  bien 
voulu  m'ecrire  en  date  du  r4  decembre  de  I'annee  passee* 
Pcrsonne  n'etait  plus  en  droit  que  vous ,  Monsieur,  d'etre 
rev^tu  des  fourrures  de  la  Siberie.  Vos  ilpoques  de  la 
Nature  out  donne  a  mes  yeux  un  nouveau  lustre  a  ces 
provinces  dont  les  fastes  ont  ^t^  si  long-lemps  plonges 
dans  I'oubli  le  plus  profoud;  il  n'appartient  qn'au  genie 
orne  d'aussi  grandes  copnaissances  de  deviner  pour  ainsi 
dire  le  pass^,  d'appuyer  ses  conjectures  de  faits  indispu- 
tables  9  de  lire  THistoire  des  pays  et  celle  des  arts  dans 
le  livre  immense  de  la  nature.  Les  medailles  frappees  du 
metal  que  nous  fournissent  ces  contrees  pourront  un 
jour  servir  a  constater  si  les  arts  ont  d^gener^  la  oil  its 
ont  pris  naissance;  ce  qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que,  lors- 
qu'on  les  frappait ,  le  chainon  qui  est  en  votre  possession 
n'a  point  trouve  d'imitateur  ici.  Que  les  zibelines  con- 
servent  votre  sant^,  Monsieur,  jusqu'au  temps  oil  elles 
s'habitueront  aux  climats  moderes.  Que  votre^buste,  tra- 
vaill^  par  Houdon^  vienne  dans  ce  Nord,  oil  vous  avez 
place  le  berceau  de  tout  ce  que  la  nature  dans  sa  pre- 
miere force  a  produit  de  plus  grand  et  de  plus  remar- 
quable;  que  monsieur  votre  fils  I'accompagne:  il  sera 
temoin  de  la  renomm^e  de  son  illustrepere  etde  I'estime 
tres-distinguee  que  lui  porte  —  Catherine. 


r 


MA.RS   178a.  73^ 

On  vient  de  nous  donner  encore  an  theatre  de  la  Go* 
medie  Italienne  deux  nouveaut^s  dont  les  Fables  de  La 
Fontaine  ont  fourni  Tidee,  rj&clipse  totale  et  V Amour 
et  la  FoUe. 

L'J&cUpse  totale ^  comediie  en  vers,  mSlee  d'ariettes, 
representee 9  pour  la  premiere  fois,  le  jeudi  7  j  est  Tou- 
vrage  de  deux  jeunes  militaires;  les  paroles ,  de  M.  de 
La  Chabeaussiere,  auteur  des  Maris  corriges;  la  mu- 
sique,  de  M.  Dalayrac^  connu  d^ja  par  plusieurs  com- 
positions instrumentales  remplies  de  talent  et  de  gout ; 
les  deux  auteurs  sont  gardes -du-corps  de  M.  le  comte 
d'Artois.  Vn  tuteur  astrologue  qui  se  laisse  tomber  dans 
UD  puits  en  courant  apres  sa  pupille ,  qui  lui  est  echappee 
avec  son  amant  pendant  qu'il  observait  I'eclipse^  voila 
toute  rintrigue  et  toute  Taction  de  la  piece;  elle  n'a  rien 
de  neuf^  elle  porte  sur  des  circonstances  peu  vraisem- 
blables  y  et  que  I'auteur  n'a  pas  mime  su  menager  avec 
beaucoup  d'adresse;  mais  il  en  a  tirades  scenes  agreables, 
UQ  dialogue  vif  et  piquant ,  d'ingenieuses  meprises ,  des 
jeux  de  mots  pleins  d'esprit  et  de  gaiete ,  d'autant  plus 
heureux  qu'ils  semblent  naitre  du  fond  mime  de  la  situa- 
tion. Une  des  plus  jolies  scenes  est  celle  oti  I^ndre , 
Tamant  de  la  pupille,  apr^s  s'lire  annonce  comme  un  des 
plus  grands  astronomes  du  si^cle,  pour  demon trer  la 
profondeur  de  la  science ,  sous  le  pretexte  de  figurer  plus 
clairement  la  marchedes  planetes,  arrange  tons  lesper- 
sonnases  de  la  scene  comme  il  convient  le  mieux  a  I'exc- 
cution  de  son  projet.  Tandis  que  Solstitius,  le  vieux 
astrologue^  est  lout  entier  a  I'observation  de  I'eclipse, 
DOS  amans  et  le  bailli,  qui  favorise  leurs  amours,  s'echap- 
pent  par  la  trappe  d'un  puits  a  sec  qui  conduit  a  un 
souterrain  de  la  maison  voisine;  Crispin^  le  valet  de 


* 

74  CORRESPOJVDANCE  LITTERAIRE  , 

Leandre,  demeure  le  dernier.  Tous  deux  disent  en- 
semble ; 

Void  I'instant ,  I'heure  fatale , 
Encore  un  moment ,  s'll  vous  plait* 

SOLSTITIUS  seal. 

L'y  vbila,  Vj  voilkj  Tedipse  est.... 

CRISPIN  dejk  dans  le  paits. 

Total  e.  ^ 

Les  luuiieres  suivent  progressivement  le  morceau  de 
musique,  qui  finit  en  smorzando^  et  ce  jeu  de  theatre 
forme  un  tableau  tout-a-fait  comique. 

Ce  qui  nous  a  paru  faire  le  plus  de  plaisir  dans  la  mu- 
sique  de  VJ^cUpse  totale ,  e'est  I'ouverture  et  la  chanson 
que  chante  Rosette,  en  attendant  le  rendez-vous  que  lui 
avait  donne  Crispin.  II  y  a  dans  tout  le  reste  des  details 
agreables ,  inais  beaucoup  de  reminiscences,  peu  de 
traits  saillans.  Les  morceaux  d'ensettible  prouvent  que 
I'auteur  au  gout  de  son  art  joint  encore  une  assez  grande 
counaissance  de  la  scene,  et  ce  coup  d'essai,  tel  qu'il 
est^  doit  faire  desirer  que  M.  Dalayrac  continue  de  con- 
sacrer  au  theatre  une  partie  de  ses  loisirs. 

V Amour  et  Id  FoUe ,  representee ,  pour  la  premiere 
fois,  sur  le  mSme  theatre  le  lendemain,  est  une  comedie 
en  trois  actes,  en  prose  et  en  vaudevilles,  par  M.  Des- 
fontaines.  Les  jeunes  fiUes  du  bameau  ont  resolu  (le  beau 
projet  pour  ne  point  s'ennuyer ! )  de  conserverleur  indif- 
ference el  de  bouder  I'Amour.  Deguise  en  marchand , 
ce  dieu  vient  leur  offrir  un  Elixir  merveilleux,  un  pre- 
servatif  contre  I'anlour.  Trompees  par  Tetiquette    du 


MARS   1782.  75 

flacoD,elIesboivent  la  divine  liqueur,  qui  les  rend  toutes 
amoureuses ,  et  les  livre  a  la  discretion  de  leurs  amans. 
Les  vieilles  sont  tentees  aussi  d'en  gouter ;  elles  en  eprou- 
vent  le  meme  effet;  mais  en  vain.  La  Folie  cependant, 
doDt  le  hameau  suivit  toujours  les  lois,  revient  d'un 
voyage  qu'elle  fit  je  ne  sais  oii;  les  Ris  et  les  Jeux  ont 
disparu  pendant  son  absence;  elle  nc  retrouve  dans  ce 
sejour  ch^ri  que  des  langueurs  et  de  fades  tendresses. 
Dispute  avec  I'Amour,  a  qui  elle  propose  un  combat 
singulier^  dans  lequel,  du  premier  coup,  elle  lui  fait 
perdre  la  vue.  L'Amour  demande  justice  au  tribunal  du 
lieu;  le  bailli  en  est  le  president,  le  bedeau  plaidepour 
I'Amour,  un  des  bergers  pour  la  Folie;  le  bailli ,  c'est 
Mercure  lui-meme  deguise  ainsi  par  I'ordre  de  Jupiter, 
decide,  comme  dans  la  fable ,  que  le  dieu  restera  aveugle, 

mais  que  la  Folie  d^sorniais  lui  servira  de  guide U 

n'y  a  dans  cet  op^ra- vaudeville  ni  beaucoup  d'esprit,  ni 
beaucoup  de  gaiete ,  quelque  libre ,  quelque  hasarde 
quen  soit  le  ton,  pour  ne  rien  dire  de  plus;  mais  on  y 
trouve  des  mouvemens  de  scene  assez  rapides,  et  dans 
leasemble  un  certain  tumulte  qui  ne  deplait  point, qui 
supplee  meme  en  quelque  maniere^  du  moins  a  la  repre- 
sentation ,  a  tout  ce  qui  manque  h  cet  ouvrage  pour  ^tre 
vraiment  agr^able. 

C'est  dans  cette  piece  que  M.  Pariseau  a  puise  I'idee 
du  compliment  dialogue  par  lequel  les  Comediens  Ita- 
liens  ont  fait  la  cloture  de  leur  theatre.  L* Amour  y  pa- 
rait  aveugle,  conduit  par  la  Folie;  il  lui  dit :  «Prends 
bien  garde  et  choisis  le  meilleur  chemin...  —  Ne  dirait- 
OD  pas,  lui  repond  la  Folie ^  que  tu  sois  le  premier  que 
je  conduise  ? 


76  GORRESPONDANGE   LITT^RAIRE^ 

Sur  Tair  :  Ret>eillex-a)ous ,  belle  endormie. 

Suis-moi  toujours  et  ne  crains  gu^re , 
A  plus  d'un  j'ai  donn^  la  main ; 
Mon  ami ,  je  sers  de  lisi^re 
Ala  moitie  du  genre bumaio.  » 

Iris  vient,  de  Is^  part  de  Jupiter ^  lui  ordonner  de  re- 
monter  aux  cieux ;  T Amour  veut  r^sister ,  il  aime  la  terre. 
—  Ins.  La  terre  ?  eh !  qu'y  fais-tu  ?  —  La  Folie.  Ge  qu'il 
a  toujours  fait,  des  heureux  et  des  dupes.  '-^V Amour, 
J'y  suis  devenu  marchand.  —  Iris.  Cest  ce  qu'oa  te  re- 
proche  un  peu.  —  V Amour.  Tu  ne  m'entends  pas  :  j'y 
vends  des  riens,  des  drogues,  des  chansons.  La  terre  est 
le  seul  sejour  qui  me  convienne,  on  m'y  traite  avec  in- 
dulgence. —  Iris.  Tu  trouveras  dans  I'Olympe  la  meme 
indulgence,  et  tu  n'y  seras  pas  le  seul'dieu  prive  du 
bonheur  de  voir :  la  Fortune  est  sans  yeux^  Plutus  a  la 
vue  tr^s-basse,  et  I'Amour,  Plutus  et  la  Fortune  n'en 
sont  pas  moins  trois  aveuglesaqui  I'univers  appartiendra 
toujours,  »  etc. 

Ce  petit  dialogue  finit  par  un  vaudeville  dont  nous 
neciterons  que  le  dernier  couplet,  si  vivement  applaudi 
et  qui  m^ritait  bien  de  I'^tre,  chante  par  madame  Du- 
gazon.  Cest  celui  de  la  Folie. 

Sur  i'air  de  Florine, 

Qu'Amour  retourne  au  ciel ,  qu'il  fuie , 
Je  reste  ici  pour  ma  sante. 
Point  de  gatte  sans  la  folie  , 
Point  de  bouheur  sans  la  gaite. 
On  pretend  qu'a  la  gent  bumaiue 
Je  sers  de  guide  et  pour  toujours ; 


r 


MARS  178^.  77 

Messieurs ,  si  c'est  root  qui  vous  m^ne , 
Vous  viendrez  ici  tous  Ics  jours. 


Essai  sur  les  regnes  de  Claude  et  de  Neroh ,  et  sur 
les  moeurs  et  les  ecrits  de  Seneque^pour  servir  d intro- 
duction a  la  lecture  de  ce  philosophe.  Par  M.  Diderot , 
deux  volumes  iii-8^ ;  nouvelle  edition ;  A  Londres,  c'est- 
a-dire  a  Bouillon.  Cette  nouvelle  edition  est  tres-consi- 
derablement  augmentee,  et  nous  a  paru  en  general  plus 
favorablement  accueillie  encore  que  la  premiere.  L'au- 
teur  avait  d'abord  eu  le  projet  de  repondre  en  detail  a 
toutes.  les  attaques^  a  toutes  les  objections  que  lui  avait 
faites  I'essaim  bruyaut  de  nos  journalistes  (i);  depuis  il 
a  change  d^avis,  et,  choisissant  dans  le  nombre  de  ces 
critiques  celles  qui  pouvaient  preter  aux  eclaircissemens 
les  plus  interessans  ou  les  plus  utiles ,  il  s'est  determine 
a  faire  entrer.  toutes  ses  reponses  dans  le  corps  meme  de 
Fouvrage.  L'apologie  de  Seneque  en  est  devenue  plus 
complete  ou  du  moins  plus  ingenieuse,  la  diatribe  contre 
J.-J,  Rousseau,  diatribe  qu'on  avait  trouvee  si  revoltante, 
beaucoup  plus  etendue,  mieux  motivee,  et  par-la  mSme 
peut-etre  moins  violente ,  moins  odieuse.  Mais  si  le  fonds 
du  livre  est  beaucoup  plus  riche  qu'il  ne  Fetait ,  la  forme 
en  est  aussi  plus  decousue ;  il  faut  prendre  son  parti  de 
voir  I'auteur  passer  tout  a  coup  du  palais  des  Cesar  au 
grenier  de  MM.  Royou ,  Grosier  et  consorts,  de  Paris  a 
Borne ,  de  Rome  a  Paris ,  du  r^gne  de  Claude  a  celui  de 
Louis Xy,  du  college  de  la  Sorbonne  ^  celui  des  Augures, 
sadresser  tantot  aux  maitres  du  monde,  tantot  aux  der- 
niers  roquets  de  la  litterature,  et,  dans  son  enthousiasme 

(i)  Voir  pr^cedemmeiit  t.  X,  p.  a  1 1  et  suiv. 


78  CORRESPOND  ANCE    LITTER  AIRE, 

dramatique,  faire  parler  les  uns,  repondre  les  autres, 
s'apostropher  lui-menie ,  apostropher  ses  lecteurs  et  leur 
laisser  souvent  Fembarras  de  chercher  quel  est  le  per- 
sonnage  qu'il  fait  parler,  ou  quel  est  celui  auquel  il 
s'adresse. 

Ce  desordre  est  sans  doute  un  defaut;  mais  ce  dcfaut 
ne  rend  I'ouvrage  ni  moins  original ,  ni  moins  piquant ; 
il  ne  saurait  detruire  TefFet  de  ces  belles  pages  traduites 
de  Tacite,  que  Tacite  lui-mSme  n'eut  pas  autrement 
ecrites  s'il  eut  dcrit  dans  notre  langue,  ni  de  beaucoup 
d'autres  que  ce  grand  ecrivain  n'eut  pas  desavouees , 
quoiqu'elles  ne  soient  point  de  lui.  II  m'est  arrive  plus 
d'une  fois ,  en  relisant  ce  beau  niorceau  sur  le  regne  de 
Claude  et  de  Neron,  de  vouloir  comparer  avec  Toriginal 
des  para^raphes  entiers  que  j'avais  pris  pour  du  Tacite 
lout  pur,  et  de  n'en  pouvoir  retrouver  dans  cet  auteur 
ni  le  premier  trait ,  ni  mSme  la  plus  l^gere  trace ;  j'ose 
assurer  que  le  lecteur  le  plus  familier  avec  la  maniere  de 
Tacite  pourra  s'y  laisser  tromper  sans  peiae.  On  ne  sau- 
rait done  avoir  trop  de  regret  que  M.  Diderot  n'ait  pas 
eu  le  courage  d'entreprendre  la  traduction  entiere  de  ce 
sublime  historien ;  elle  lui  avait  ^te  demandee  par  ma- 
dame  la  grande-duchesse  de  Russie ,  et  cette  demande 
n'honore  pas  moins  le  gout  de  cette  jeune  princesse  que 
le  genie  et  les  talens  divers  de  notre  philosophe. 

Cette  nouvelle  edition  de  VEssai  sur  Sieneque  n'ayant 
paru  que  sous  une  permission  tacite ,  Tauteur  a  eu  la 
liberte  d'y  jnserer  beaucoup  de  choses  qu'il  avait  ete 
force  de  supprimer  dans  la  premiere ;  on  pourra  meme 
trouver  que  cette  liberte  a  ete  portee  fort  loin  dans  plu- 
sieurs  endroits,  comme  dans  le  parallele  du  caractere  de 
Claude  et  de  celui  d'un  roi  qu'il  n'est  pas  difficile  de  re- 


MARS  1782.  79 

connaitre ,  puisqu'on  cite  de  lui  des  mots  connus  de  tout 
le  monde. 


Nouueau  Voyage  en  Espagne ,  fait  en  t'j'j'j  et  en 
1778,  dans  lequel  on  trait e  des  moeursy  du  caracterCj  dcs 
monumens  anciens  et  moderneSy  etc.  Deux  volumes  in-8*. 
Nous  avons  si  peu  de  bons  ouvrages  sur  I'Espagne ,  que 
celui-ci  ne  pouvait  manquer  d'etre  re<;fu  avec  empres- 
sement  ^  quoiqu'il  laisse  encore  beaucoup  de  choses  a 
desirer,  et  qu'il  soit  en  general  assez  mal  ecrit.  On  I'at- 
tribue  a  un  medecin  espagnol,  M.  Peyron(i),  et  Ton 
assure  que  c'est  M.  i'abbe  Morellet  qui  s'est  charge  de 
le  revoir ,  quant  au  style.  Tel  qu'il  est,  ce  Voyage  a  paru 
infiniment  plus  instructif  que  celui  de  Baretti,  rempli 
de  minuties;  fort  superieur  a  celui  de  M.  Silhouette,  qui 
n'est  qu'un  ouvrage  tr^s-super6ciel;  moins  diffus,  moins 
pesant  que  celui  de  Colmenar ;  plus  exact  encore  que 
ceux  de  Labbat  et  du  religieux  Ijombard ,  il  embrasso 
aussi  plus  d'objets  que  celui  de  I'abb^  Ponz,  ouvrage 
d  ailleurs  fort  estimable  quant  a  la  partie  des  arts ,  dont 
cet  auteur  s'est  essentiellement  occup^. 

Un  des  morceaux  les  plus  curieux  du  Nouueau  Voyage 
est  la  description  tres-authentique  et  tres-circonstanci^e 
de  }l  auto-da-fe  cAihri  sous  ie  regne  de  Charles  11  en  1 680; 
ce  qui  n'est  pas  moins  remarquable,  c'est  Textrait  de  la 
Consultation  presentee  a  ce  meme  Charles  II ,  par  don 
Joseph  de  Ledesma,  sur  les  abus  sans  nombre  du  tri- 
bunal de  rinquisitioo;  il  n'existe  peut-etre  aucun  ouvrage 
plus  propre  a  faire  connaitre  le  veritable  esprit  de  cette 

(i)  Le  docteor  Peyron  n*etait  pas  espagnol ,  mais  proven9al.  Iletait  frere  du 
peiDtre  de  ce  nom.  Ne  a  Aix  le  4  octobre  174S,  il  mourul  a  Pondichery  le 
18  aodt  1784.  {Note  de  M.  Betichot,) 


So  CORRESPONDANCE    LITT]£rAIRE, 

affreuse  juridiction.  On  peut  lire  avec  plus  de  tran^ 
quillite  tout  ce  q^ui  concerne  la  derniere  victime  d'une 
superstition  si  monstrueuse  ^  depuis  qu'on  sait  que  cet 
illustre  in(brtun^(])  coule  aujourd'hui,  a  Paris,  des 
jours  paisibles ,  qu'il  y  jouit  d'une  assez  grande  partie 
de  sa  fortune,*  pardonnant  en  bon  chretien  aux  Capucins, 
aux  Inquisiteurs  ,  et  fachant  d  oublier  les  persecutions 
des  uns  et  le  catechisme  des  autres  au  milieu  de  nos  spec- 
tacles, de  nos  philosophes,  de  nos  Aspasies,  quelquefois 
meme  de  nos  Lais.  11  n'y  a  pas  trop  de  tout  ce  qui  peut 
distraire  pour  effacer  de  si  tristcs  souvenirs  (2). 


Histoire  de  la  derniere  rei^olution  de  Suede  ^  precedee 
dune  Analyse  de  F Histoire  de  ce  pays ,  pour  diuelopper 
les  causes  de  cet  euenement ;  par  Jacques  Lescene-- 
DesmaisonSy  avec  cette  ^pigraphe  tir^  de  Pline  :  Cogi- 
temus  si  majus  principibus  prcestemus  ohsequium  qui 
sen>ituJte  ciuium  quam  qui  libertate  ketantur.  Un  vo- 
lume in- 1  a.  Le  tableau  d'une  epoque  si  memorable,  et 
pour  le  bonheur  de  la  nation  su^doise  et  pour  la  gloire 
de  Gustave,  demandait  le  pinceau  de  Salluste  ou  de 
Saint-Real.  M.  Jacques  Lescene-Desmaisons  ne  poss^de 
assurement  ni  Tun  ni  Tautre ;  son  style  a  de  lemphase 
et  souvent  niSme  une  imprppriete  d'expression  tout-a- 
fait  choquante;  sa  narration  manque  d'inter^t  et  de 
clarte.  IjCs  faits  principaux  sont  indiques,  dit-on,  avec 

(i)  M.  d'OIavide:),  sous  le  nom  de  M.  le  comte  de  Pilo.  (iVbfe  de  Grimm. ) 
(a)  Par  une  de  ces  siogoldrit^s  assez  commanes  dans  Thisloire  de  Tesprit 
humain  et  meme  daos  celle  des  pbilosopbes,  M.  d'Olavides,  de  retour  daos 
sa  patrie,  a  compose  un  ouvrage  intitule :  Triomphe  de  t&vartgiie,  ou  Me- 
moires  d^un  philosophe  converd,  ouvrage  qui  a  ete  traduit  en  fran^ais  par 
M.  Buynanl  Des  Echelies;  Lyon,  i8o5,  4  vol.  in-80.  Le  comte  Olavides,  n6 
auPerou,  est  mort  en  Andalousie,a  Tage  de  63  ans,  en  i8o3.  (B.) 


MARS   1782.  81 

assez  (Inexactitude;  mais  la  plupart  des  noms  propres 
soot  estropies  au  point  d'etre  pour  ainsi  dire  m^connais- 
sables.On  a  trouve  une  affectation  ridicule  dans  Temploi 
sans  cesse  repete  de  la  denomination  si  extraordinaire 
des  deux  partis  qui  dechiraient  TEtat  avant  Theureuse 
revolution  qui  delivra  la  Suede  de  ses  tyrans ;  il  est  vrai 
que  ces  noms  de  bonnets  et  de  chapeauxj  employes 
toujours  tres-gravement  par  notre  historien,  donnent 
souvent  a  ses  phrases  une  tournure  vraiment  burlesque. 
\] Analyse y  qui  precede  I'Histoire  de  la  revolution,  est 
trop  longue  pour  un  precis,  et  Ton  y  remarque  cepen- 
dant  des  omissions  essentielles.  Comment  lui  pardonner, 
par  exemple,  d'avoir  passe  absolument  sous  silence  et 
la  translation  de  la  couronne  d'Ulrique-El^onore  au 
prince  de  Hesse ,  et  I'^poque  qui  fit  passer  cette  couronne 
a  la  maison  qui  la  porte  aujourd'hui  ? 

La  plus  grande  obligation  que  nous  ayons  a  M.  Des- 
maisons,  c'est  d'avoir  recueilli,  a  la  fin  de  son  volume, 
quelques  lettres  du  roi^  et  ses  discours  a  la  Diete  et  au 
Senat,  discours  dignes  d'un  roi  citoyen,  et  dont  la  main 
meme  des  Tacite  et  des  Salluste  eut  craint  sans  doute 
d'alterer  I'auguste  et  noble  simplicite. 


AVRIL. 


Paris  ,  avril  1782. 


Depuis  plusieurs  annees  il  n'a  pas  encore  paru  de  ro- 
man  dont  le  succes  ait  ete  aussi  brillant  que  celui  des 
Liaisons  dangereuseSj  ou  Lettres  recueillies  dans  une 
SocietCy  etpubliees  pour  r instruction  de  quelques  autres^ 

Tom.  XI.  6 


H*2  CORRESPOND ANGE    LITTERAIRE, 

par  M.  C**  de  L***,  avec  cette  ^pigraphe :  J'ai  vu  les 
moeurs  de  mon  temps,  etfaipMie  ces  Lettres.  M.  C*** 
de  L***  est  M.  Choderlos  de  Ija  Clos,  oflScier  d'artillerie; 
il  n'etait  connu  jusqu'ici  que  par  quelques  pieces  fugi- 
tives inserees  dans  \Almanach  des  Muses  y  et  plus  par- 
ticulierement  par  une  eertaine  Epitre  a  Margate  qui 
manqua-Iui  faire  une  tracasserie  assez  serieuse  a  cause 
d'une  allusion  peu  obligeante  pour  madame  la  comtesse 
du  Barriy  dont  la  faveur,  alors  au  comble,  voulait  ^tre 
respect^e.  « 

On  a  dit  de  M.  Retif  de  la  Bretonne  qu'il  ^tait  le 
Rousseau  du  ruisseau.  On  serait  tente  de  dire  que 
M.  de  La  Clos  est  le  Retif  de  la  bonne  compagnie.  II  n'y 
a  point  d'ouvrage  en  effet,  sans  en  excepter  ceux  de  Cr^- 
billon  et  de  tons  ses  imitateurs,  oil  le  desordre  des  prin-  i 
cipes  et  des  moeurs  de  cequ'on  appelle  la  bonne  compa-  s 
gnie  et  de  ce  qaon  ne  peut  guere  se  dispenser  d'appeler 
ainsi^  soil  peint  avec  plus  de  nature! ,  de  hardiesse  et 
d'esprit :  on  ne  s'etonnera  done  point  que  peu  de  nou* 
veautes  aient  ete  revues  avec  autant  d'empressenoent ; 
il  faut  s'etonner  encore  moins  de  tout  le  mal  que  les 
femmes  se  croient  obligt^es  d'en  dire;  quelque  plaisir 
que  leur  ait  pu  faire  cette  lecture ,  il  n'a  pas  ete  exempt 
de  chagrin  :  comment  un  homme  qui  les  connatt  si  bien 
et  qui  garde  si  mal  leur  secret  ne  passerait-t-il  pas  pour 
un  monstre?  Mais,  en  le  detestant,  on  le  craint,  on  Tad- 
mire,  on  le  £Ste;  Thomme  du  jour  et  son  bistorien,  le 
modele  et  le  peintre  sont  traites  a  peu  pr^s  de  la  meme 
maniere. 

En  disant  que  le  vicomte  de  Valmont,  Tun  des  prin- 
cipaux  personnages  du  nouveau  roman,  parvient,  a 
force  d'intrigue  et  de  s^uction,  a  triompher  de  la  vertu 


I 


i 


AVRIL  178a.  83 

d'une  nouvelle  Clarissa,  abuse  en  meme  temps  de  Tinno- 
ceuce  d'une  jeune  personne^  les  sacrifie  Tune  et  I'aulre 
a  ramuseuient  d'une  courtisane,  et  finit  par  les  reduire 
toutes  deux  au  desespoir,  on  pourrait  bien  faire  soup- 
Conner  que  c'est  la,  selon  toute  apparence,  le  h^ros  de 
notre'  histoire.  He  bien,  touJt  sublime  quMl  est  dans  son 
genre,  c'e  caractere  n'est  encore  que  tres-subordonne  a 
celui  de  la  marquise  de  Merteuil,  qui  I'inspire,  qui  le 
guide^  qui  le  surpasse  a  tous  egards,  et  qui  joint  encore 
a  tant  de  ressources  celle  de  conserver  la  reputation  de 
la  femme  du  monde  la  plus  vertueuse  et  la  plus  res- 
pectable. Valmont  n'est  pour  ainsi  dire  que  le  ministre 
secret  de  ses  plaisirs,  de  ses  haijaes  et  de  sa  vengeance; 
c'est  un  vrai  Lovelace  en  femme;  et  comme  les  femmes 
semblent  destinees  a  exagerer  toutes  les  qualites  qu  ellcs 
prennent,  bonnes  ou  tnauvai^es,  celle  ci,  pour  ne  point 
manquer  a  la  vraisemblance,  se  montre  aussi  tres*supe* 
rieure  a  son  rival. 

On  croit  bien  qu'apres  avoir  presente  a  ses  lecteurs 
des  persoonages  si  vicieux,  si  coupables,  I'auteur  i^'a  pas 
ose  se  dispenser  d'en  faire  justice;  aussi  I'a-t-il  fait. 
M.  dc  Valmont  et  madame  de  Merteuil  finissent  par  se 
brouiller,  un  peu  legerement  a  la  verite ;  mais  des  per* 
sonnes  de  ce  nierite  sont  tres-capables  de  se  brouiller 
ainsi.  M.  de  Valmont  est  tu^  par  I'ami  qu'il  a  trahi;  la 
condoite  de  madame  de  Merteuil  est  enfin  demasquee; 
pour  que  sa  punition  soit  encore  plus  effrayante,  on  lui 
donne  la  petite-v^role  qui  la  defigure  affreusement,  elle 
y  perd  m&ne  un  oeil,  et,  pour  expriroer  combien  cet  ac- 
cident I'a  rendue  hideuse,  on  fait  dire  au  marquis  dc*** 
que  la  maladie  Va  retournee^  et  qua  present  son  ame  est 
sursa  figure  J  etCi 


84  CORRESPOND AWCE  LITTERAIRE, 

Toutes  les  circonstances  de  ce  denouement ,  assez 
brusquement  amenees ,  n'occupent  guere  que  quatre  ou 
cinq  pages ;  en  conscience,  peut-on  presumer  que  ce  soil 
assez  de  morale  pour  detruire  le  poison  repandu  dans 
quatre  volumes  de  seduction ,  oil  I'art  de  corrompre  et 
de  Iromper  se  trouve  developpe  avec  tout  le  charme  que 
peuvent  lui  prater  les  graces  de  Tesprit  et  de  Timagination, 
I'ivressedu  plaisiret  lejeu  tres-entrainant  d'une  intrigue 
aussi  facile  qu'ingcnieuse?  Quelque  mauvaise  opinion 
qu'on  puisse  avoir  de  la  society  en  general  et  de  celle  de 
Paris  en  particulier,  on  y  rencontreraii^  je  pense,  peu  de 
liaisons  aussi  dangereuses  pour  une  jeune  personne  que 
la  lecture  des  Liaisons  dangereuses  de  M.  de  La  Clos.  Ce 
n'est  pas  qu'on  pretende  Taccuser  ici ,  comme  Font  fait 
quelques  personnes,  d'avoir  imagine  a  pl^isir  des  carac- 
teres  tellement  monstrueux,  qu'ils  ne  peuvent  jamais 
avoir  existe  :  on  cite  plus  d'une  society  qui  a  pu  hii  en 
fournir  Tidee ;  mais,  en  peintre  habile,  il  a  cede  a  I'attrait 
d'embellir  ses  modeles  pour  les  rendre  plus  piquans,  et 
c'est  par-la  memeque  la  peinture  qu'il  en  fait  est  devenue 
bien  plus  propre  a  seduire  ses  lecteurs  qu'a  les  corriger. 

Un  des  reproches  qu'on  a  faits  le  plus  generalement 
a  M.  de  La  Clos,  c'est  de  n'avoir  pas  donn^  aux  m^chan- 
cetes  qu'il  fait  faire  a  ses  heros  un  motif  assez  puissant 
pour  en  rendre  au  moins  le  projet  plus  vraisemblable. 
Le  motif  qui  les  fait  concevoir  est  en  efFet  assez  frivole , 
c'est  pour  punir  le  comte  de  Gercourt  de  Tavoir  quitt^ 
pour  je  ne  sais  quelle  Intendante,  que  madame  de  Mer- 
teuil  emploie  toutes  les  ressources  de  son  esprit  et  toute 
I'adresse  de  son  ami  a  perdre  la  jeune  personne  qu'il  doit 
epouser.  «  Prouvons-lui,  dit-elle  a  Valmont,  qu'il  n'est 
qu'un  sot;  il  le  sera  sans  doute  un  jour;  ce  n'est  pas  la 


AVRIL   1782.  85 

ce  qui  membarrasse^  mais  le  plaisaot  serait  qu'il  debutat 

par-la »  £t  c'est  la  Tobjet  important  de  tant  d'in- 

trigues^  de  tant  de  perfidies. 

On  pent  douter  si  Valmont  est  amoureux  de  I'aimable 
presidente  de  Tourvel;  en  employant,  pour  la  seduire, 
tout  r£U*tiGce  imaginable,  il  semble  qu'il  n'ait  d'autre  but 
que  celui  d'assurer  au  vice  I'espece  d'avantage  qu'il  peut 
usurper  quelques  momens  sur  la  vertu  mime  la  plus 
pure.  Mais  ne  pourrait-on  pas  faire  le  mime  i^eproche 
au  caractcre  que  Richanlson  donne  a  Lovelace?  Love- 
lace est-il  vraiment  amoureux  de  Clarisse?  Ck)mme  Val- 
monty  il  ne  cherche  que  le  charme  des  longs  combats  et 
les  details  d^une  penible  defaite. 

Ce  n'est  pas  sans  quelque  regret  qu'on  se  permet  d'en 
convenir,  mais  Texpericnce  le  prouve  trop  bien  tons  les 
jours  :  a  en  juger  par  la  conduite  de  beaucoup  de  gens , 
il  faut  bien  que  le  vice  ait  ses  plaisirs  comme  la  vertu ; 
et  ce  qui  constitue  decid^ment  le  caractcre  du  m^hant 
comme  celui  de  Thomme  vertueux^  c'est  de  Tltre  sans 
aucun  objet  d'utilite  personnelle  et  pour  le  seul  plaisir 
de  ritre.  La  soci\ste  donne  aux  hommes  tant  de  besoins , 
tant  d'esp^ces  d'amour-propre  a  contenter,  elle  leur  laisse 
tant  d'inqui^tude,  tant  d'activite  dont  on  ne  sait  le  plus 
souvent  que  faire !  Si  la  bonne  compagnie  ofTre  assez  de 
gens  aimables  qui  ne  trouvent  que  dans  la  tracasserie  et 
dans  les  m^chancetes  de  quoi  occuper  le  vide  de  leur 
coeur^  I'inutilit^  de  leur  existence ,  pourquoi  refuser  a 
madame  de  Merteuil ,  au  vicomte  de  Valmont  I'honneur 
d'avoir  cte  de  ce  nombre  ? 

Pour  avoir  une  juste  id^e  de  tout  le  talent  qu'on  ne 
peut  s'emplcher  de  reconnaitre  dans  I'ouvrage  de  M.  de 
La  Glos  y  il  faut  le  lire  d'un  bout  a  Tautre ;.  il  n'y  en  a 


86  COR  RESPOND ANCE    LITT^.RAIRE, 

pas  inoius  dans  I'ensemble  que  daus  les  details.  Les  ca- 
ract^res  y  sont  parfaitetnent  soutenus ;  la  naivete  de  la 
petite  de  Volange  est  un  peu  bSte ,  mais  elle  n'en  est  que 
plus  vraie,  et  ce  personuage  oontraste  aussi  heureuse- 
ment  avec  Tesprit  de  madame  de  Merteuil  que  les  vices 
de  celle-ci  avec  la  vertu  romanesque  de  madame  de 
Tourvel.  L'extreme  s^curit^  de  madame  de  Volange  sur 
la  conduite  de  sa  fille  est  peut-£tre  ce  qu'il  y  a  de  moins 
vraisemblable  dans  tout  Touvrage;  elle  est  justifiee  ce- 
pendant  autant  qu'elle  peut  I'dtre  et  par  Fadresse  de  ma- 
dame de  Merteuil ,  et  par  cette  con6ance  qu'une  femme, 
dont  la  vie  ful  toujours  irreprochable ,  prend  si  naturel- 
lement  dans  tout  ce  qui  rentoui-e.  On  peut  -croire  sans 
peine  que  la  fille  d'une  madame  de  Merteuil  serait  a  coup 
sur  mieux  gard^e  que  ne  Test  la  petite  de  Volange ;  Tex- 
perience  du  vice  a  sur  ce  point  de  grands  avantages  sur 
les  habitudes  de  la  vertu. 

Parmi  les  episodes  qui  enrichissent  cette  iogenieuse 
production  on  ne  peut  se  refuser  au  plaisir  die  citer  ce- 
lui  de  la  fameuse  aventure  des  Inseparables ,  dans  la- 
quelle  le  joli  Prevan,  apr^s  avoir  triomphe  glorieuse- 
ment  dans  la  meme  nuit  de  Irois  jeunes  beautes,  oblige 
le  lendemain  leurs  amans  a  lui  pardonner  cette  triple 
trahison ,  et  a  se  croire  ses  meilleurs  amis.  L'aventure  de 
madame  de  Merteuil  avec  ce  meme  Prevan  est  peut-fitre 
encore  plus  piquante.  Son  ami  Valmont  I'exhorte  k  s'eu 
defier  :  a  S'il  peut  gagner  seulement  une  apparence , 
lui  dit-il,  il  se  vantera,  et  tout  sera  dit;  les  sotsy  croi- 
ront,  les  m^chans  auront  Fair  d'y  croire;  quelles  se- 

ront  vos  ressources? »  Madame  de  Merteuil  lui 

repond  :  «  Quant  a  Prevan ,  je  veux  Favoir,  ei  je  Fau- 
rai ;  il  veut  le  dire ,  et  il  ne  le  dira  pas ;  en  deux  mots  , 


AVRIL   178a.  87 

Toila  notre  roman »  £t  ce  romaD  n'en  est  pas  un ; 

car  madame  de  Merteuil  tient  parole. 

II  n'y  a  pas  moins  de  variete  dans  le  style  de  ces  Lettres 
qu  il  n'y  en  a  dans  les  differens  caract^res  des  person- 
nages  que  Fauteur  fait  paraitre  sur  la  scene.  La  Lettre 
du  vicomte  a  son  chasseur  et  la  reponse  de  celui-ci  ne 
sont  pas  au-dessous  de  celles  de  Lovelace  et  de  son  Jo-* 
seph  Leman  ;  cependant  elles  n'ont  d'autre  rapport  en- 
semble que  celui  d'etre  egalement  vraies^  egalement 
origioales. 

TliaUe  aux  Comedians  Frangais ,  au  sujet  de  Voiwer^ 
twre  de  leur  nouuelk  salte  ( i). 

Ecoutez ,  messieurs  les  acteurs , 
£coutez  roa  plainte  follitre  : 
Lorsque  vous  changez  de  Theatre, 
Ne  pourriez— vous  changer  d'auietirs  ? 
Melpomene ,  ina  soeur  alti^re , 
Peut  encor  descendre  chez  vous , 
La  Harpe ,  Ducis  et  Lemicrre 
Lui  rendent  des  soins  assezdoux. 
Mais  comineDt  y  suis-je  traitee  ? 
Jadis  on  y  suivait  ifia  loi , 
£t  maintenant ,  ah !  jc  le  vois , 
A  peine  y  suis^je  regrettee , 
A  peine  y  songe— t— on  k  moi. 
Du  lamentable  La  Ghausse'e 
Les  lamentables  successeurs 
De  mes  Etats  m'ont  expulsee  , 
Et  noy^  mes  ris  dans  les  pleurs. 
Quoique  veuve  encor  tres-jolie, 
D'un  voile  de  m^lancolie 
Par  eux  mon  front  ful  rev^tu ; 

(i)  La  salle  aujoordliui  appelee  TOdeon. 


88  CORRESPOND ANCE  LITTJERAIRE, 

Helas !  daos  ma  juste  faric , 
Faudra-l-il  que  je  me  marie 
Avec  Bon i face  Poi ntu  ( i )  ? 


Enigme-Logogriphe. 

J'embrassai  tout ,  et  mon  genie 
Gueillit  tous  les  lauriers  destines  au  talent: 
De  Fempire  des  arts  usurpateur  brillant , 
Lecteur,  pour  m'admirer  I'Europe  est  reunie. 
Profond,  leger,  malin ,  agreable,  erudit, 
Tour  a  tour  faible  et  magnanime  y 
Je  suis  moi-m^me  une  enigme  sublime , 
Dont  le  mot  n'est  pas  encor  dit. 
En  attendant  qu'on  j  r^ponde, 
£coute  bien  :  mon  premier  nom 
Est  tout  entier  dans  moo  second , 
Et  mon  second  reroplit  le  roonde. 
Le  probleme,  lecteur,  doit  dtre  r^solu; 
Si  tu  le  lis  deux  fois  ,  tu  ne  m'as  jamais  lu. 


Les  Com^diens  Fran^ais  ont  fait ,  le  mardi  9 ,  I'ou- 
verture  de  leur  nouvelle  salle  du  faubourg  Saint-Ger- 
main par  Ylphiginie  de  Racine ,  precedee  de  rinaugu- 
ration  du  Theatre  Frangais ^  en  un  acte  et  en  vers,  de 
M.  Imbert.  Ce  serait  ici  le  lieu  de  faire  ou  I'eloge  ou  la 
critique  detaillce  d'un  monument  commence  depuis  tant 
d'ann^s,  attendu  depuissi  long-temps,  ct  que  la  magni- 
ficence de  nos  rois  devait  sans  doute  a  la  gloire  des  arts 
qui  ont  illustr^  la  nation ;  mais  ^  dans  la  crainte  de  rem- 
plir  mal  une  lache  qui  suppose  des  connaissances  dont 
nous  sommes  entierement  depourvus ,  nous  croyons  de- 

(x)  Personnage  d'une  comedie  donnee  dernieremeiit  avec  le  plus  grand 
siicces  siir  le  Theatre  de  Jeannot ,  la  Suite  ds  Jerome  et  (TEustache  PoaUu. 

(  Note  de  Grimm, ) 


AVRIL   1782.  89 

voir  nous  borner  a  quelques  observations  generates  qui 
n'ont  echapp^  a  personne ,  el  qui  nous  ont  paru  confir- 
mees par  I'opinion  mSme  des  gens  de  Fart. 

La  facade  ext^rieure  du  batimeut  a  ^t^  trouvee  g^ne- 
ralenient  beaucoup  trop  massive ;  rien  n'est  plus  oppose 
au  caractire  d'^legance  qui  convenait  si  bien  a  un  edi- 
fice de  ce  genre.  Le  vestibule  interieui*  de  la  salle  forme 
une  double  galerie  soutenue  par  une  multitude  de  co- 
lonnes ,  dont  le  premier  coup  d'ceil  ofire  un  aspect  assez 
piquant,  assez  agr^able;  mais,  examin^  avec  plus  d'at- 
tention,  on  y  trouve  plus  de  singularite  que  de  grandeur, 
plus  de  luxe  que  d'ulilite ;  on  s'aperjgoit  avec  humeur  que 
Tartiste  a  sacrifie  au  plaisir  de  faire  une  chose  nouvelle , 
extraordinaire,  les  convenances  les  plus  essentielles  a 
I*usage  du  public;  que  les  escaliers,  trop  raides  et  sans 
repos,  pour  ne  pas  occuper  trop  d'espace,  sont  tres-in- 
commodes  a  monter,  plus  incommodes  encore  k  des- 
cendre ;  que  tons  les  passages  d'une  partie  de  la  galerie 
a  I'autre  sont  ridiculement  resserres,  et  que  la  prodi- 
gieuse  elevation  de  cette  double  galerie  la  rendra  I'hiver 
d'un  froid  insupportable,  en  depit  de  tous  les  ponies  et 
de  toutes  les  precautions  qu'on  pourra  prendre  pour  la 
r^hauflPer.  L'int^rieur  de  la  salle  est  d'une  forme  ronde; 
le  theatre,  avanc^  sur  un  segment  du  cercle,  n'en  inter- 
rompt  point  la  regularity. Un  lustre,  suspendu  au  centre 
dun  dome  tres-orn^  de  sculptures,  ^claire  seulla  salle, 
et,  pour  lui  donner  encore  mieux  Fair  du  soleil,  on  a 
imaging  tres-ingenieusement  de  I'entourer  de  douze 
figures  de  carton  representant  les  douze  signes  du  zo- 
diaque,  allegoric  dont  Taffectation  pr^cieuse  et  recher- 
chee  n'a  pas  paru  d'un  fort  bon  gout.  Quoi  qu'il  en  soit, 
on  ne  saurait  nier  que  la  forme  interieure  de  cette  nou- 


go  CORRESPONDANCE    LITTER  AIRE, 

vellc  salle  ne  surpreune  d'abord  par  un  ensemble  assez 
vaste,  assez  imposant;  mais  Tayantage  de  ce  premier 
aper^u  n'empSche  pas  qu'on  n'observe  ensuite  que  les 
pilastres  qui  sautiennent  ou  paraissent  soutenir  les  arcs 
du  dome  sont  du  dessin  le  plus  pauvre  et  le  plus  mes- 
quin;  que  la  coupe  en  est  trop  gr^le,  qu'interrompue 
mal  a  propos  par  tine  partie  des  loges^  on  en  suit  diffi* 
cilement  Fordre  et  la  base  :  c'est  ce  de&ut  capital ,  qui , 
joint  a  la  blancheur  uniforme  de  tous  les  ornemens  de 
sculpture^  a  fait  dire  que  la  nouvelle  salle  ressemblait  a 
ces  boites  de  sucre  dont  on  pare  aujourd'hui  nos  desserts. 
Une  faule  plus  essentielle  encore  que  Ton  reproche  a 
MM.  Peyre  et  de  Wailly,  c'est  d'avoir  si  mal  combing  et 
le  plan  general  de  1  edifice  et  la  distribution  particuliere 
dcs  loges,  qu'il  s'y  trouve  un  grand  nombre  de  places 
d'oii  Ton  voit  mal  et  d'oii  Ton  n'entend  guere  mieusT.  La 
galerie  qui  domine  autour  du  parquet  forme  une  espece 
d'avant-toit  sur  les  logcs  du  rez-de-chaussee  qui  leur 
cache  a  pen  pr^s  les  deux  tiers  de  la  scene ;  elle  a  telle- 
raent  forc^  d'^lever  les  premieres  et  les  secondes  loges , 
que  ces  dernieres  le  sont  plus  que  ne  I'^taient  dans  Tan- 
cienne  salle  les  troisi^mes ;  de  toutes  ces  loges  on  voit 
les  acleurs  comme  dans  le  fond  d*un  puits.  La  voix  va 
se  perdre  dans  le  centre  do  dome  et  dans  les  angles  mul- 
tiplies de  tous  les  ornemens  en  bosse  dont  il  est  sur- 
charge :  les  seules  places  ou  Ton  puisse  entendre  sans  un 
effort  d'attention  fatigant  sont  celles  qui  sont  en  face  : 
on  perd  beaucoup  dans  les  places  dc  cote ,  meme  a  I'or- 
chestre.  Quelque  grand  que  soit  le  lustre  dont  la  salle 
est  ^clair^e ,  il  ne  saurait  I'^clairer  sufHsamment ;  il  est 
impossible  de  distinguer  les  objels  d'un  rang  de  loges  a 
Tautre ;  tout  s'efface  et  se  confond ,  et  les  femmes ,  faites 


AVRIL    1782.  9' 

pour  parer  le  spectacle,  sont  reduiles  au  plaisir  qui  leur 
est  souvent  le  plus  indifferent ,  celui  de  voir  et  d'ecou- 
ter.  Le  theatre  est  fort  large ,  mais  il  n'a  point  de  pro- 
fondeur ,  disposition  peu  favorable  a  I'efFet  des  decora- 
tions, qui  pent  embarrasser  le  jeu  de  I'acteur  et  nuirc  a 
la  poinpe  du  spectacle. 

Mais  en  voila  sans  doute  assez  sur  un  objet  qu  il  faut 
laisser  discuter  a  des  juges  plus  instruits.  Il  y  a  peu  de 
chose  a  dire  de  la  petite  piece  de  M.  Imbert ;  ce  sont  des 
scenes  episodiques  versifi^es  avec  autant  de  facilite  que 
de  negligence ,  et  qui  prouvent  seulement  qu  avec  de 
Tesprit  et  de  Timagination  M.  Imbert  a  si  peu  de  talent 
pour  le  theatre  qu'il  n'en  a  pas  meme  pour  ce  genre,  de 
tous  assurement  celui  qui  en  exige  le  moins. 

II  y  a  beaucoup  d'esprit,  beaucoup  de  raison,  beau^ 
coup  de  malignite  dans  la  comedie- vaudeville  repre- 
sentee le  meine  jour  sur  le  Theatre  Italien ;  mals  la  cri- 
tique en  a  paru  trpp  dure,  trop  amere;  I'invention  en 
est  d'une  allegoric  trop  alambiquee ;  et  pour  etre  plein 
de  mots  heureux ,  le  dialogue  n'en  est  pas  moins  depourvu 
et  de  mouvement  et  de  rapidite.  Cette  piece ,  anncHicee 
d'abord  sans  tilre,  a  ete  donnee  depuis  sous  celui  du 
Public  venge^  prec^d^e  d'un  prologue,  intitule  le  Pois- 
son  (TAvril;  elle  estde  M.  Pr^vot,  avocat  au  Parlement, 
et  quoiqu'il  ne  soit  plus  jeune,  nous  oroyons  que  c'est 
son  premier  essai  dans  la  carri^re  draniatiqoe ;  il  n'est 
pas  plus  connu  dans  celle  du  barreau. 

Yoici  Tidee  du  prologue.  Motnus  trouve  le  Mfflet  du 
Public,  oh !  la  bonne  trouvaille  par  le  temps  qtii  court ! 
II  en  &it  present  a  la  petite  Thalie,  fort  oocupee  du  com- 
pliment qu'elle  doit  faire^  selon  I'usiage,  au  Public.  On 


9^  CORRESPONDAKCE    LITTERAIRE, 

le  voit  paraitre ;  la  Muse ,  qui  n'est  pas  encore  prSte , 
se  sauve  sous  la  toile.  Momus,  cache  a  I'avant-scene  par 
les  roseaux ,  ecrit  sur  ses  tablettes ,  et  le  Public  s'avaace 
en  pSchant  du  mSnie  cote ;  ce  Public  est  de  fort  mau- 
vaise  humeur  et  d'avoir  perdu  son  sifflet ,  et  de  n'avoir 
rien  pris  de  la  journee.  Tandis  qu'il  s'en  plaint ,  Momus 
attache  ses  tablettes  a  Thame^on  de  la  ligne  et  reste  ca- 
che. Le  Public  retire  la  ligne  ^  et  trouvesur  les  tablettes 
le  couplet  que  voici : 

Qui  reclame  un  sifilet  de  prix  ? 
Momus  promet  de  le  lui  rendre , 
S'il  veut  au  spectacle  aujourd'hui 
Sans  rien  critiquer  tout  entendre. 
Ce  march^-1^  vous  con vient-il  ? 

II  jette  les  tablettes  en  souriant , 

Ma  foi ,  c'est  un  poi!<son  d'avril. 

La  petite  Thalie  revient,  remet  humblemenl  au  Public 
son  sifflet,  et  lui  dit : 

Ne  courbez  pas  sur  nous  ce  sceptre  rigoureux , 

Le  moment  ou  Ton  rentre  est  fait  pour  les  heureux. 

Monseigneur  est  fort  etonne  de  trouver  sur  Taffiche  : 
Les  Com^diens  Italiens  donneront  aujourd'hui  le  Public ^ 
comedie  nouvelle.  M^afficherl  de  moi  s^amuserl  jevais 

faire  beau  bruit —  Calmez^  lui  r^pond  Momus ,  ca/- 

mez  ce  grand  depit ;  car  on  diraity  vous  vous  sifflez 
vouS'tnime. 

Tous  les  personnages  de  la  nouvelle  comedie -vaude- 
ville sont  allegoriques.  Le  fond  du  theatre  represeate 


AVRIL  1782.  93 

un  desert ;  la  Verite  y  parait  endormie  dans  les  bras  du 
Temps;  on  voit  de  cote  et  d'autre  des  inscriptions  et 
differens  emblemes  de  la  revolution  des  systemes  et  des 
modes.  L'Opinion,  le  Caprice,  girouette  tenant  le  porte- 
feuille  du  Public,  TAmphigouri  et  toute  sa  troupe  com- 
posee  de  la  Cabale ,  du  Paradoxe ,  de  Nycticorax ,  du 
Dramomane,  de  lHarmoniche ,  avaient  cherche  depuis 
long-temps  a  eloigner  le  Public  de  la  Verite.  Le  Genie 
national^  exile  par  le  mauvais  gout,  revient,  apres  de 
longs  voyages,  en  France  sa  patrie;  il  fait  fuir  tous  les 
fantomes  ridicules  qui  s'etaient  empar^s  du  Public ,  lui 
oteles  lisieres  par  lesquelles  ils  le  tenaient  attache,  et 
le  reconcilie  avec  la  Verity ,  les  Ris  et  les  Graces.  II  est 
difficile  de  donner  k  un  sujet  allegorique  beaucoup  de 
mouvement  et  d'interSt ;  Te  d^veloppement  de  celui  -  ci 
n'est  souveQt  ni  assez  clair  ni  assez  rapide;  mais,  a  tra- 
vers  des  longueurs  qui  ont  du  nuire  au  succes  de  Fen- 
semble,  on  n'a  pu  s'emp^cher  dy  applaudir  un  grand 
nombre  de  details,  d'une  critique  vive  et  piquante.  Dans 
les  couplets  de  I'Agreable  de  ville.  Tun  des  person- 
nages  qui  viennent  faire  leur  cour  au  Public,  on  a 
trouve  qu'il  y  en  avait  dont  M.  de  Beaumarchais  pour-* 
rait  avoir  quelque  raison  de  se  plaindre ,  comme  ce- 
lui-ci  :  * 

Mes  proces, 
Vos  valets, 
Je  les  gAgne , 
Je  fats  croire  a  mes  propos , 
M^me  h  mes  chateaux 
En  Espagne,  etc. 

II  y  a  dans  le  role  de  madame  du  Costume  ou  de 


94  GORRESPONDANCE    LlTTJ^RAIREy 

mademoiselle  Bertin  (i)^  qui  comme  de  raison  vieni 
aussi  reudre  compte  au  Public  de  ses  succes ,  un  ma- 
drigal assez  agreable  pour  la  reine;  mais  la  maniere 
dont  il  est  amene  est  si  gauche  qu'il  n'a  fait  que  peu 
d'eflfet. 

Sur  I'air  de  la  Baronne. 

C'est  un  myst^re ; 
Trop  tard  mes  cartons  sont  vcuus. 

C'est  un  raystere. 
Sur  UDC  Grace  je  voulus 
EfSuiser  tous  les  dons  de  plaire, 
Elle  avait  tout  pris  chez  Venus. 
C'est  un  myst^re. 

Dans  la  foule  de  traits  dont  cet  ouvrage  est  rempli  y 
nous  nous  contenterons  d'en  choisir  encore  deux  ou  trois 
qui  pourront  faire  regretter  que  I'auteur  n'ait  pas  su  en 
faire  un  usage  plus  heureux. 

(c  On  trouvera  chez  moi,  dit  madame  du  Costume  , 
des  poupees*  a  ressort  qui  representeront  les  moeurs  , 
les  conditions  9  les  caracteres,  et ,  en  six  seances  au 
plus  y  on  aura  le  signalement  de  toute  la  nation.  » 

—  •«  Depuis  mon  exil,  dit  le  Genie  national ,  j'ai  vu 
bien  des  pays ;  pas  une  nation  qui  ne  soit  amoureuse  de 
ma  maniere;  on  me  recherche  partout;  je  reviens  ici, 
ony  accueille  tout,  hors  moi,  el  j'y  suis  le  seul  etran- 
ger.  » 

(i)  Marchandede  modes  de  Marie- Antoinette.  Ses  airs  importans  faisaient 
ramusement  de  la  ville  et  de  la  cour.  —  «  Montrez  »  disait-elle  un  jour  a  une 
de  ses  demoiselles  de  magasin  ,  en  recevant  une  pratique ,  «  monlrez  «  a  ma- 
dame le  resultat  de  mon  dernier  travail  a?ec  S.  M.  »  Ce  debris  de  Tancienne 
cour  mourul  en  x8i3.  On  a  public  en  i^ai,  Paris,  Bossange  freres,  in-8o, 
des  Memoires  de  mademoiselle  Bertin^  mais  ils  out  ete  dementis  par  sa  famille 
et  retires  du  commerce. 


AVRIL   178a.  95 

Nycticorax  lui  propose  la  lecture  de  quelque  philo- 
sophe  anglais  bieu  noir^  bien  peoseur.  «  J'aiine  mieux , 
lui  repond-il ,  une  soiree  fran9aise  que  toutes  les  nuits  ( 1 ) 
de  vos  voisins.  » 


Invention  mScanique.  On  doit  plus  de  decouvertes 
utiles  au  hasard  ou  a  I'instinct  qu'aux  reflexions  les  plus 
suivies,  et  les  si^cles  d'ignorance  en  comptent  peut-^tre 
plus  que  les  temps  les  plus  eclaires.  M.  Vera,  employe  a  la 
Poste,  sans  s'etre  occupe  jamais  d'aucune  partie  des  ma- 
thematiques,  vient  de  trouver,  pour  suppleer  a  la  pompe, 
une  machine  dont  les  avantages  et  la  simplicity  opt  at- 
tire I'attention  de  I'Academie  des  Sciences.  Une  corde 
sans  fin  monte  et  descend  sur  deux  poulies  fixees  per- 
pendiculairemenfFune  a  I'autre :  la  poulie  inferieure  est 
plongee  dans  le  reservoir  d'eau ,  et  la  supdrieure ,  ^leree 
a  Tendroit  oil  Feau  doit  monter,  est  enfermee  dans  une 
caisse  perc^e  a  son  fond ,  pour  laisser  passer  la  corde  : 
Taxe  de  la  poulie  sup^rieure  en  enfile  une  autre  de  plus 
petit  diametre,  qui  communique  par  une  chaine  sans  fin 
a  une  grande  roue  fixee  perpa^liculairement  k  la  port^ 
de  la  main.  Gette  grande  roue  est  mise  en  mouvement 
par  une  manivelle ,  ou  tel  autre  moyen  qu'on  y  voudra 
substituer ;  son  mouvement  est  transmis  par  la  chaine 
sans  fin  a  la  petite  poulie  sup^rieure,  et  par  consequent 
a  la  poulie  sup^rieure  de  la  corde ,  puisqu'elle  a  le  mSme 
axe.  Ainsi  la  corde  sans  fin  monte  continuellement  d'un 
cote,  depuis  le  reservoir  jusqu'k  la  caisse ,  et  descend  de 
la  caisse  au  reservoir  sans  interruption.  Sa  partie  ascen- 
dante  eleve  autour  d'elie  une  colonne  d'eau  qu'elle  de- 
pose dans/  la  caisse  en  roulant  sur  la  poulie  sup^rieure; 

(1)  Allusioa  aiix  Nuits  d* Young. 


g6  CORRESPONDANCE  LIXT^RAIRE, 

de  la  caisse  I'eau  coule  par  un  conduit  dans  le  bassin  des* 
tine  a  la  recevoir.  La  quantite  d'eau  elevee  dans  un  temps 
donne  est  proportionnee  a  la  grosseur  de  la  corde  et  a  la 
rapidite  du  mouvement.  Une  corde  de  spart  de  vingt-et- 
une  lignes  de  circonference ,  en  sept  minutes,  eleve  a 
soixante  -  trois  pieds  deux  cent  cinquante-neuf  pintes 
d'eau.  Une  corde  de  chanvre  de  quinze  lignes  de  circon- 
ference  emploie  onze  a  douze  minutes  pour  elever  deux 
cent  cinquante  pintes  a  la  mSme  hauteur. 

L'Academie  a  fait  a  cette  ingenieuse  machine  I'ac* 
cueil  le  plus  favorable;  cependant  il  s'en  faut  bien  qu'elle 
ait  atteint  le  degre  de  perfection  dont  elle  est  suscep- 
tible. 


M.  Mercier  a  renonc^,  dit-on^  a  la  sainte  Eglise,  pour 
epouser,  a  Neufchatel,  la  veuve  d'un  imprimeur.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain ,  c'est  qu'il  vient  de  nous  donner  une  se- 
conde  edition  de  son  Tableau  de  PariSy  en  quatre  vo- 
lumes,  considerablement  augmentee,  mais  oil  Ton  re- 
trouve  la  meme  negligence ,  les  memes  absurdit^s^  le 
mSme  melange  de  Veritas  utiles ,  de  paradoxes  extra- 
vagans  ^  de  boufSssure  ,  d'^loquence  ^  et  de  mauvais 
gout. 


(Jorps  (TExtraits  de  Romans  de  Chei^alerie,  par  M.  le 
comte  de  Tressan ,  de  TAcademie  Fran9aise.  C'est ,  sans 
contredit  le  Recueil  de  tout  ce  que  la  volumineuse  Bi^ 
bUotheque  des  Romans  contient  de  plus  agreable  et  de 
plus  interessant.  II  n  y  a  aucun  de  ces  Extraits  qui  ne 
plaise  au  moins  par  la  grace,  la  galanterie  et  la  legerete 
du  style. 


r 


AVRIL  1782.  97 

Divertissement  a  la  mode. 

LETT RE. 

J'aime  a  rire.  Un  de  mes  amis ,  aussi  gai  que  moi , 
vient  de  me  faire  le  recit  d'une  aventure  si  plaisante,  que 
je  m'empresse  de  vous  eD  faire  part  ^  afiu  que  vous 
en  fassiez  vous  -  mSme  part  au  public ,  qui  aime  k  rire 
aussi . 

Mon  ami  se  promenait  9  il  y  a  quelques  jours ,  dans 
un  jardin  anglais,  voisin  de  Paris ,  oil  il  admirait  les  ga- 
zons  et  les  eaux ,  et  les  arbres  etrangers  et  les  belles  fa- 
briques.  II  regardait  de  loin  s'avancer  une  compagnie 
de  femmes  et  d'hommes  sur  un  des  ponts  qui  decorent 
cat  elys^e,  lorsqu'il  entendit  des  cris  per^ans ,  et  vit , 
Tune  apres  Fautre ,  tomber  dans  Teau  plusieurs  per- 
sonnes.  II  s'approche  et  trouve  une  femme  effrayee  d'a- 
voir  vu  disparaitre  sa  Rile  et  d'entendre  ses  cris.  La  jeune 
personne  dans  I'eau  jusqu'aux  genoux,  un  petit  homme 
faible,  tombe  sur  le  visage ,  pret  a  se  noyer;  un  jeune 
homme  saute  dans  Teau  pour  le  sauver  de  ce  danger,  et 
pour  aider  la  demoiselle  k  regagner  les  bords ;  vous  vous 
representez  aisement  ce  tableau ,  et  vous  voyez  combien 
il  est  comique.  Cest ,  Messieurs,  (  ah !  ah !  ah !  )  que  ce 
pont  est  fait  en  bascule  (  ah !  ah !  ah !  ) ,  et  qu'en  arri- 
vant  a  une  de  ses  extremites  ( ah!  ah!  ah!  ),  il  s'abaisse 
tout  a  coup  (  ah !  ah !  ah  1 ) ,  et  ceux  qui  sont  dessus 
tombent  dans  I'eau  (  ah !  ah !  ah !  ) ,  au  hasard  de  se 
rompre  une  jambe  (  ah !  ah  1  ah !  ) ,  ou  de  se  noyer  (  ah ! 
ah!  ah !  ).  £st-ce  que  vous  ne  trouvez  pas  cetle  scene  in- 
finiment  risible  ?  N'allez  pas  croire  au  moins  qu'il  y  ait 
eu  ni  jambe  rompue ,  ni  personne  de  noye ;  non ,  on  a 

Tom.  XI.  7 


98  COR  RESPON  DANCE  LITTER  AIRE, 

remis,  comme  on  a  pu,  le  petit  homme  en  voiture,  et 
on  I'a  renvoy^  chez  lui^  oil  il  n'est  demeure  que  huit 
jours  au  lit ;  la  demoiselle  en  a  ete  quitte  pour  son 
pierrot  de  taffetas  que  I'eau  et  la  boue  ont  perdu ,  et 
pour  ne  pouvoir  prendre  legon  de  son  maitre  a  chanter 
pour  quelques  jours.  Quant  a  la  mere,  en  passant  une 
semaine  sur  sa  chaise  longue^  elle  s'est  remise  des  suites 
de  son  effroi ,  et  vous  voyez  bien  qu'il  n'y  a  rien  a  tout 
cela  de  tragique. 

Ce  qui  m'etonne ,  c'est  que  ce  moyen  innocent  man- 
que aux  jardins  d'Angleterre.  J'en  ai  vu  beaucoup ,  et 
jamais  je  n'y  ai  trouve  de  ponts  trebuchans.  On  a  bien 
raison  de  dire  que  ces  Anglais  sont  tristes ;  ils  ne  savent 
egayer  ni  les  affaires  ni  les  jardins.  Je  crois  qu'il  serait 
bon  d'envoyer  au  London  Magazine  un  dessin  de  ces 
ponts  a  bascule ,  et  la  mani^re  de  les  placer  pour  divertir 
les  gens  qui  se  promenent.  Vous  desireriez  peut-etre  de 
savoir  quel  est  le  jardin  ou  Ton  peut  se  procurer  un 
amusement  si  piquant;  mais  mon  ami  n'a  jamais  voulu 
me  le  dire(i),  sans  que  je  puisse  imaginer  la  raison  de 
ce  mystere ,  que  je  lui  pardonne  pourtant ,  parce  que  je 
sais  qu'il  est  aussi  sage  que  gai. 

J'ai  I'honneur  d'etre,  etc.  Signe  CiLCBijxufo. 


Vers  adresses  a  monseigneur  le  prince  Henri  de  Prusse , 
a  son  dipart  de  Spa ,  au  nom  de  mademoiselle  Pau- 
line ^  la  fille  de  madame  du  Molef,  dg6e  de  neuf 
ans ;  par  M.  Audibert^  de  Marseille. 

Quand  vous  partez,  quand  il  faut  qu'on  vous  quitte, 
0  prince  le  plus  accompli ! 

(i)  Ce  jardin  est  celui  d6  Mousseaiix.  (  Note  de  Grimm. ) 


I 


AVBIL   1782.  99 

Sachez  de  moi,  qui  n'ai  jamais  mcnti, 
Que  tous  les  coeurs  voletit  a  voire  suite, 
Et  qu'oD  ne  craint  que  votre  oubli. 
Partout  on  vous  admire^  on  vous  ch^rit  ici. 


Extrait  (Tune  lettre  du  roi  de  Prusse  a  M.  d'^lembert. 

—  Braschi  vient  de  prouver  que  le  pape  n'est  pas  in- 
faillible ,  eu  faisant  une  d-marche  aussi  inutile  que  de- 
plac^.  U  semble  que  la  cour  de  Yienoe  veullle  punir  lo 
Saint-Siege  des  exces  de  Gregoire  VII  et  d'Innocent  IV. 
Au  reste  j  je  me  porte  bien;  je  fais  des  vorux  pour  vatrc 
sante^  et  j'abandonne  a  leur  mauvais  sort  le  pape,  Tabbe 
Raynal,  les  fauatiques^  les  philosophes,  Ics  Ghartreux^  el 
surtout  les  Anglais. 


Moliere  a  la  nouifelle  Salle,  ou  les  Audiences  de 
Thalie,  com^die  en  un  acte  et  eu  vers  libres^  repr^>» 
sentee ,  pour  la  premiere  fois ,  sur  le  nouveau  Theatre 
du  faubourg  Saint>Germain ,  le  vendredi  la,  est  de- 
meuree  quelques  jours  anonyme.  On  avait  commence 
par  I'attribuer  a  M.  Palissot  :  on  Ta  rendue  ensuite  h 
M.  de  La  Harpe^  qui  en  a  vu  bientot  le  succes  assez  de-» 
cide  pour  oser  I'avouer,  sans  avoir  a  craindre  qu'un  nom 
tout  a  la  fois  si  celebre  et  si  chanceux  au  Theatre  put 
lui  porter  encore  malheur. 

Si  le  plan  de  cette  petite  comedie  n'est  pas  d'une  in- 
vention merveilleuse,  si  I'idee  n'en  est  pas  bien  neuve, 
I'execution  en  est  infiniment  agr^able ;  c'est  une  satire 
dialoguee  d'une  maniere  piquaute  et  spirituelle  ,  oil  Ton 
trouve  encore  plus  de  raison  et  de  gout  que  d'esprit  et  de 
gaiete.  Melpomene  et  Thalie  viennent  installer  leurs  su- 


lOO  CORRESPONDA.]yCE    LITTERAIRE, 

jets  dans  leur  nouveau  sejour ;  elles  y  trouvent  Moliere ; 
Apollon  voulut  bien  lui  permettre  de  partager  la  fete. 
Les  deux  Muses  ^  apres  avoir  fait  au  pere  de  la  Comedie 
tout  Taccueil  qu'il  m^rite ,  Tinstruisent  j  chacune  a  sa 
mani^re^  de  Tesprit  ^  du  ton,  des  moeurs  et  du  gout  de 
notre  siecle.  Thalie ,  en  le  quiltant ,  le  charge  de  recevoir 
pour  elle  tous  les  origioaux  qui  se  presenteront  a  I'au- 
dience  public  par  son  ordre.  Malheureusement  le  nom- 
bre  de  ces  originaux  n'est  pas  grand  :  e'est  M.  Baptiste , 
un  gar^on  de  cafe ,  qui  s'est  fait  auteur;  M.  Misograme , 
un  negociant ,  fort  ennuye  du  bureau  d'esprit  ^tabli  mal- 
gre  lui,  dans  sa  maisou,  par  sa  femme;  M.  Claque ,  un 
chef  de  cabkle ,  un  capitaine  commandant  au  parterre , 
en  un  mot,  le  chevalier  de  La  Morliere;  le  Vaudeville, 
sous  les  jolis  traits  de  mademoiselle  Contat;  la  Muse  du 
drame ,  c'est-a-dire  Dugazon  habille  en  femme ,  sous 
une  grande  coiffe  de  crepe  renouee  avec  des  rubans  cou- 
leur  de  feu ,  une  longue  robe  noire  trainante,  toute  garnie 
de  lambeaux  de  papier,  sur  lesquels  on  lit  ces  grands 
mols,  ^h!  Ciel!  Dieul  grand  Dieu!  Fertul  Crime  1 
Nature !  Ce  dernier  pare  dignement  la  queue  de  la  robe. 
L'autcur,  apres  avoir  fait  parler  tant  qu'il  a  voulu  tous 
ces  personnages,  fait  ouvrir  le  fond  du  Theatre;  on 
voit  les  statues  de  tous  les  grands  auteurs  dramatiques  ; 
Apollon  est  entre  Melpomene  et  Thalie ;  chacune  d'elles 
conduit  les  auteurs  de  son  genre ;  les  autres  Muses  ont 
aussi  leur  suite  qui  porte  des  guirlandes  de  fleurs  et  des 
couronnes  de  laurier.  On  danse,  on  couronne  les  statues , 
et ,  pour  plaire  a  tout  le  moude ,  mais  surtout  a  M.  du 
Vaudeville,  le  divertissement  finit  par  des  couplets;  on 
ne  dispense  pas  meme  la  Muse  du  drame  d'y  prendre 
part ;  ce  n'est  pourtant  pas  sans  peine  qu'elle  s'y  deter- 


A.VRIL   178:2.  lot 

mine;  aussi  rien  n'est-il  plus  lamentable  que  lair  sur 
lequel  on  lui  fait  celebrer  les  appas  du  drame.  C'est  le 
Vaudeville ,  comme  de  raison  ,  qui  termine  la  ronde  par 
un  compliment  au  parterre. 

On  a  remarque  que  les  scenes  episodiques  qui  com- 
posent  ce  joli  ouvrage  ^taient  toutes  fort  longues;  on 
aurait  desire  qu'elles  fussent  et  plus  courtes  et  plus  va- 
riees,  et  Ton  croit  quil  n'aurait  pas  ete  difficile  d'en 
readre  la  liaison  plus  adroite  et  plus  naturelle.  La  scene 
de  Baptiste  parait  avoir  donne  lieu  plus  particulierement 
a  cette  critique  par  la  mani^re  tres  -  insipide  dont  elle 
finit,  et  peut-etre  aussi  par  la  maniere  froide  et  pesante 
dont  Bouret  Ta  jouee.  On  a  reproche  a  M .  de  La  Harpe 
d'avoir  fait  de  la  Muse  du  drame  une  caricature  plus 
digne  des  tr^teaux  qu'il  fronde  que  de  la  sc^ne  oil  il  veut 
rappeler  Moliere;  mais  celte  caricature  est  plaisante;  et 
pourquoi  peindre  autrement  uo  genre  qui ,  a  {'exception 
de  deux  ou  trois  ouvrages  interessans,  n'est  connu  que 
par  des  productions  aussi  ridicules  que  monstrueuses  ? 
Un  reproche  plus  essentiel  a  faire  a  I'auteur,  c'est  qu'a- 
pres  avoir  choisi  Moliere  pour  fitre  le  principal  person- 
oage  de  sa  pi^ce  ^  il  ne  lui  fasse  pas  dire  un  seul  mot  qui 
3oit  propre  a  son  caractere ,  un  seul  trait  oil  Ton  puisse 
reconnaitre  Toriginalite  de  son  esprit  et  de  son  genie ;  ce 
Moliere-la  est  un  homme  comme  un  autre ;  il  occupe  la 
scene  depuis  le  commencement  jusqu'a  la  fin  yet  il  ne 
fait ,  il  ne  dit  rien  que  M.  de  La  Harpe  n'eut  pu  faire  et 
n'eut  pu  dire  comme  lui.  Ce  defaut ,  je  Tavoue,  est  tres- 
grand;  mais  c'est  aussi  sans  doute  celui  qu'il  etait  le 
plus  difficile  d'eviter.  Le  rapport  qu'on  a  trouve  entre 
Chrysale  et  Misograme  n'ote  rien  a  mes  yeux  au  merite 
de  ce  role;  ces  deux  personnages  se  ressemblent  a  la  ve- 


lO'l  COR  RESPOND  A  WCE    LITXiRAIRE, 

rite,  mais  ils  n'ont  ni  les  memes  traits  ,~ni  les  mSmes 
nuances.  Le  role  peut-£tre  le  plus  neuf  de  la  piece  est 
celui  de  M.  Claque ;  il  est  du  meilleur  comique.  M.  de  La 
Harpe  eut  trop  a  souffrir  des  cabales  dramatiques  pour 
negliger  une  si  belle  occasion  de  s'en  venger ;  aussi  I'a-l- 
il  fait  de  verve ,  et  il  n'y  a  rien  qui  ne  Tannonce. 

Au  lieu  de  nous  etendre  davantage  sur  les  critiques 
qu'on  a  faites  d'un  ouvrage  qui ,  malgre  toutes  ces  cri- 
tiques ^  n'en  a  pas  moins  reussi  et  n'en  etait  pas  moios 
fait  pour  plaire ,  il  vaut  mieux  rappeler  ici  quelques-uiis 
de  ces  details  charmans  qui  en  justifient  le  succes. 

Thalie  rappelle  a  Moliere  que  les  Comediens  conser^ 
vent  encore  aujourd'hui  le  fauteuil  sur  lequel  il  ^tait 
{issis. 

Mais  vraiment  ce  fauteuil  eu  vaut  bieu  quelques  autres ; 

C'est  dommage  qu'il  soil  vacant. 
La  gloire  d'y  sieger  ne  serait  pas  vulgaire ; 
Mais  depuis  bien  long-rtemps,  et  c'est  mon  d^sespoir, 

Je  n'y  vois  person  ne  s'asseoir 

Que  le  Malade  laiagiuaire. 

Oui ,  dit  Thalie  a  Melpomene  j 

Qui  f  stir  la  sc^ne  en  vain  votre  merile  biiHe  ; 
De  votre  Agamemnon  la  tragique  faraille , 
Avee  tons  scs  heros ,  n'a  jamais  obteuu 
Tout  le  succes  qu'obtient  la  famille  PointUy  etc. 

A  la  peinture  que  Thalie  et  Melpomene  font  du  mau« 
vais  gout  quiregne  aujourd'huisur  uos  theatres,  Moliere 
r^pond : 

Toujours,  quand  on  se  plaint,  on  exagere  un  peu... 
Chez  le  Francais  ardent ,  ingenieux ,  sensible , 


AVRIL    1782.  Io3 

Croyez^  en  bieo,  en  mal,  tout  changeroent  possible... 

C'est  un  riche  rassasie , 
Au  sein  de  I'opulence  inquiet  et  mobile, 
De  ses  propres  tresors  quelquefois  ennuye. 
Apres  les  goiits  uses  viennent  les  fantaisies, 
On  chercbe  les  Lais  apres  les  Aspasies, 
Et  de  la  nouveaute  Fiu vincible  d^sir 
Aime  plus  a  changer  qu'il  ne  songe  a  choisir.... 


Aloge  de  M.  le  comte  de  Maurepas,  prononc^^  dans 
la  seance  publique'de  FAcad^mie  royale  des  Sciences,  le 
10  avril  1782,  par  M.  le  marquis  de  Condorcet,  secr^ 
taire  perp^tuel  de  I'Academie  des  Sciences  et  Tun  des 
Quarante  ;  brochure  in  -  8* ,  de  rimprimerie  Royate. 
Quoique  imprim^^  cet  ouvrage  n'etanl  point  public^  et 
netant  point  destine  a  I'^tre  encore  de  quelque  temps , 
nous  nous  empressons  d'en  transcrire  ici  les  morceaux 
qui  nous  ont  paru  meriter  le  plus  d'attention. 

cc  M.  de  Maurepas ,  dit  son  panegyriste  j  oblig^  de  re«». 
noncer  a  I'honneur  de  retablir  la  marine  militaire,sut 
rendre  son  ministere  brillant  au  milieu  m^me  de  la  paix  f. 
en  faisant  servir  la  marine  au  progr^s  des  sciences ,  et 
les  sciences  au  progres  de  la  marine ;  qharg^  de  I'admie 
nistration  des  Academies ,  il  reunissait  toute  I'autoritd 

uecessaire  pour  Texecution  de  ses  projcts On  comp- 

tera  toujours  au  nombre  des  ^venemens  qui  ont  illustre 
notfe  si^cle  Tentreprise  de  mesurer  en  m^e  temps  deux 
degres  du  meridien^  Tun  sous  Tequateur,  I'autre  pres 
du  pole  boreal  de  notre  continent  ^  operation  qui  etait 
necessaire  pour  confirmer  I'aplatissemenl:  de  la  terre  de- 
convert  par  Newton ,  el  devait  servir  de  base  a  une  d^ 

termination  plus  exacte  dela  figure  du  globe »  On  doit 

a  la  protection  de  ce  ministre  les  decouvertes  de  M.  de 


I04  CORRESPOND  AWCE    LITTER  AIRE, 

Jussieu  dans  la  botanique ;  celles  de  MM.  Sevin  et  Four- 
mont  dans  I'antiquite  et  dans  les  langues  de  la  Gr^ce  et 
de  rOrient ;  de  M.  Otter  sur  la  Mesopotamie  et  les  pro- 
vinces meridionales  de  la  Perse;  TEcole  de  marine  confiee 
aux  soins  de  M.  Du  Hamel,  ecole  qui  n'a  pas  forme ,  dit- 
on ,  un  seul  constructeur  ^  etc. 

«  Le  cafe  ayait  ^te  transporter  en  1 726,  dans  nos  iles 
de  FAmerique^  par  M.  Desclieux;  mais  la  Compagnie 
des  Indes  avait  le  privilege  d'empecher  cette  production 
d'une  terre  fran^aise  de  croitrc  pour  la  France;  cet  abus 
fut  detruit ;  et  une  denree ,  qui  n'etait  qu'un  objet  de 
luxe  et  un  plaisir  de  plus  pour  le  riche,  devint  bientot 
assez  commune  pour  servir  a  la  consommation  du  peuple. 
Ne  doit-on  pas  regarder  comme  un  bien  pour  I'espece 
humaine  I'usage  des  boissons,  telles  que  le  cafe  et  le  the, 
lorsqu'il  succede  a  celui  des  liqueurs  fortes ,  et  qu'il  en 
emousse  le  gout  parmi*le  peuple?  L'abus  de  ces  boissons 
ne  conduit  point  a  I'abrutissement  et  a  la  ferocite;  I'es- 
prit  d'agilation  qu'elles  procurent  et  qui  en  fait  le  charme 
ne  coute  rien  a  la  raison  ni  aux  moeurs ,  et  elles  preser- 
vent  le  peuple ^  en  diminuant  sa  passion  pour  les  liqueurs 
enivrantes^  d'une  des  causes  qui  contribuent  le  plus  a 
nourrir  dans  cette  classe  d'hommes  la  grossiferete ,  la 
stupidite  et  la  corruption.  » 

cc  M.  de  MaurepaSy  qui  ne  mettait  de  faste  dans  aucune 
de  ses  actions ,  n^en  mit  point  dans  la  maniere  doUt  il 
supporta  cet  evenement  (  son  exil )  :  le  premier  jour^ 
dit-il ,  fai ete pique,  le  second fetais  console.  Oblige  de 
vivre  dans  les  socieles  d'une  ville  de  province  (Bourges), 
il  s'en  amusa  comme  de  celles  de  Paris  et  de  Versailles  j 
il  y  trouvait  les  memes  intrigues  et  les  mSmes  ridicules; 
les  formes ,  les  noms  seuls  ^taient  changes. » 


AVRIL    1782.  IO& 

M.  de  Condorcet  ne  parle  de  T^poque  ou  M.  de  Mau- 
repas  fut  rappele  au  uiinist^re  que  pour  avouer  assez 
gauchement  qu'il  n'en  veut  rien  dire;  il  se borne  a  donner 
une  idee  generate  du  caractere  que  ce  ministre  a  deploye 
le  plus  constamm^t  dans  toutes  les  circonstances  de  sa 
vie  publique  et  privee. 

«  Dans  les  difTerentes  epoques,  dit-il,  oil  il  eut  part 
au  gouvernement ,  il  sut  se  plier  a  I'esprit  dominant  de 
chacune;  mais  il  n'en  conserva  que  ce  qui  s'accordait 
avec  son  caractere.  II  avait  appris^  sous  laRegence, 
combien  ceux  qui  gouvernent  peuvent  s'epargner  de  tra- 
casseries  et  d'importunites  en  ne  mettant  aux  petites 
choses  que  le  prix  qu'elles  ont;  il  avait  pris,  sous  le  car- 
dinal de  Fleury ,  I'habitude  de  la  moderation  et  de  la 
modestie,  sans  rien  perdre  de  ce  ton  gai  et  facile  que, 
dans  sa  premiere  jeunesse,  il  avait  vu  remplacer  la  dignite 
des  ministres  de  Louis  XIV.  Ses  discours  n'annon^aient 
qu'un  homme  de  bonne  compagnie,  doux,  aimable;  sa 
maison  ^tait  celle  d'un  particulier  riche,  mais  ami  de 
la  simplicity  et  de  I'ordre. 

«  Son  esprit  etait  naturellement  juste;  les  circonstances 
de  sa  vie  I'avaient  empfche  de  se  former  a  une  applica- 
tion suivie  et  profonde;  cependant  il  adoplait  sans  peine 
des  principes  nouveaux ,  quoique  contraires  aux  opinions 
re9ues  et  meme  aux  siennes,  lorsque  ces  principes  le 
frappaient  par  ce  caractere  de  yerit^  et  de  simplicite  qui 
trompe  rarement ;  ^galement  au-dessus  des  preventions 
de  riiabitude^  des  prejug^s  de  la  jeunesse  et  de  ceux  du 
ministre;  mais  il  etait  trop  distrait  par  le  courant  des 
affaires,  trop  souvent  entrame  par  les  evenemens ,  pour 
mediter  un  plan  general  d'apres  les  principes  dont  il  avait 
reconnu  la  verite,  ou  pour  en  suivre  Texecut ion.  avec 


J06  CORRESPOND ANGE  LITTERAIRE, 

Constance.  La  finesse  qu'on  remarquait  en  lui  n'^tait  pas 
cette  subtilite  d'un  esprit  faux  et  bizarre  qui  ne  trouve 
profond  que  ce  qui  est  obscur,  et  vrai  que  ce  qui  est  con- 
traire  a  Topinion  des  hommes  ^claires;  sa  conduite,  ses 
discours  montraient  combien  il  avait  de  finesse  dans 
l*esprit;  mats  fallait-il  examiner  ou  juger?  un  sens  droit 
et  simple  etait  son  seul  guide. 

CI  Toujours  accessible,  cherchant,  par  la  pente  naturelle 
de  son  caractere,  a  plaire  a  ceux  qui  se  pr^sentaient  a 
lui ;  saisissant  avec  une  facilite  extreme  toutes  les  afTaires 
qu'on  lui  proposait^  les  expliquant  aux  int^resses  avec 
une  clart^  que  souvent  ils  n'auraient  pu  eux-mSmes 

leur  donner ;  adoucissant  les  refus  par  un  ton  d'in- 

teret  qu'un  melange  de  plaisanterie  ne  permettait  pas 
de  prendre  pour  de  la  faussete ;  paraissant  regarder 
Thomme  qui  Jui  parlait  comme,  un  ami  qu'il  se  plaisait 
a  diriger ,  a  ^clairer  sur  ses  vrais  interSts ,  et  cachant 
enfin  le  ministre  pour  ne  montrer  que  I'homme  aimable 
et  facile.  Tel  fut,  a  lage de  vingt  ans,  M.  de  MaurepasJ 
tel  nous  Tavons  vu  depuis  a  I'age  de  plus  de  quatre-vingts 
ans.  D 


MAI. 

Paris ,  mai  1782. 

Le  premier  essai  d*un  jeune  homme  dans  une  carriere 
devenue  aussi  difficile  que  celle  du  theatre  inspire  a  la 
fois  de  I'indulgence  et  de  I'int^ret ;  quelque  defaut  qu'on 
y  trouve ,  on  n'y  cherche ,  on  n'y  voit  que  les  germes  du 
talent  qu'il  annonce.  C'esl  ce  que  vient  d'eprouver  M.  Lai- 
gnelot,  auteur  d'^g-w ,  tragedie  en  cinq  actes  et  en  vers, 


MAI    178a.  107 

representee,  pour  la  premiere  fois,  le  lundi  6;  elle 
Tavait  deja  ete  a  Versailles  devant  Leurs  Majest^s  k  la 
fin  de  1779.  Si  ce  jeune  po^te  justifie  un  jour  les  esp^- 
rances  que  ce  premier  ouvrage  laisse  concevoir  de  lui , 
c  est  au  sieur  Larive  que  nous  en  aurons  en  quelque 
maniere  I'obligation.  M.  Laignelot ,  fils  d'un  pauvre  bou- 
langer  de  Versailles,  avait  presente  sa  pi^e  aux  G)m^- 
diens  sans   recommandation ,  sans  proneurs.  Rebute , 
selon  I'usage,  assez  durement,  il  allait  renoncer  pour 
toujours  au   theatre,  si   le  sieur   Larive,    frapp^  des 
beautes  qu'il  crut  apercevoir  dans  cette  tragedie  si  mal- 
traitee  par  ses  camarades,  n'eiit  pas  cherche  a  interesser 
en  sa  faveur  M,  le  due  de  Villequier  et  d'aulres  per- 
sonnes  de  la  cour.  Leur  protection  fit  obtenir  au  jeune 
Laignelot  une  seconde  lecture  qui,  soutenue  encore  du 
suffrage  de  quelques  hommes  de  lettres,  et  particuli^re- 
ment  de  M.  Thomas  et  de  M.  Ducis ,  regut  enfin  un  ac- 
cueil  plus  favorable.  Graces  a  tant  de  protection ,  il  n'a 
guere  attendu,  pour  Stre  joue  a  Paris,  que  cinq  ou  six 
ans;  suivant  les  regies  ordinaires^  il  aurait  bien  pu  en 
attendre  dix  ou  douze.  Quelle  idee  c^ci  ne  doit-il  point 
(looner  ou  de  I'indolence  de  la  Comedie,  ou  de  la  mul- 
titude et  de  la  fecondite  des  talens  qui  se  disputent  a 
Tenvi  la  gloire  de  Toccuper  et  de  Tenrichir! 

Le  sujet  de  cette  piece  porte  en  general  un  caractere 
trop  austere  pour  Stre  susceptible  de  I'espfece  d'int^rSt 
qui  convient  a  nos  usages  et  a  nos  moeurs.  La  conduite 
ea  estfaible,  embarrassee,  et  n'a  rien  d'attachant.  Toute 
vertueuse  qu'est  la  folic  d'Agis^,  elle  n'en  estpasmoins 
extravagaute  a  nos  yeux ,  et  quelque  sanglant  que  soit  le 
denouement ,  il  ne  produit  aucun  effet.  Get  ouvrage  n\ 
done  pu  reussir  que  par  les  details;  on  a  trouve  dans  le 


Io8  GORRESPOlNDAirGE   UTTER  AIRE, 

second  et  dans  le  troisieme  acte  des  morceaux  pleias 
de  chaleur  et  d'elevation ,  des  trails  d'un  caract^re  an- 
tique ,  de  I'eloquence  et  du  mouvement.  Le  slyle  en  est 
souvent  neglige;  il  a  cependaut  en  general  une  couleur 
assez  forte,  assez  dramatique;  on  y  a  trouve  mSme  quel- 
ques  vers  dont  Corneille  n'eut  desavoue  peut-etre  ni  I'ex- 
pression  ni  la  pensee. 

Et  par  ce  dementi  que  je  donne  a  mon  sang , 
Me  crois-tu  digne  en  cor  de  ce  sublime  rang? 

Les  roles  d'Agesistrate  et  de  Chelonis  ont  ^te  remplis 
assez  m^diocrement  par  mesdemoiselles  Thenard  et  Saia- 
val;  le  sieur  Larive  a  laisse  beaucoup  de  choses  a  d^- 
sirer  dans  celui  d'Agis;  mais  le  nouveau  costume  qu'il  a 
pris  pour  ce  role  nous  a  paru  piltoresque,  historique,  de 
tres-bon  gout  et  fait  pour  sa  noble  figure;  on  en  a  ete 
d'autant  plus  frappe  que  celui  de  tous  les  autres  acteurs 
est  parfaitement  ridicule,  les  uns  ^tant  habilles  a  la 
grecque,  les  autres  a  la  romaine,  et  mademoiselle  Sain- 
val  en  guenille  grise  et  noire,  plus  debraillee  et  plus 
braillante  encore  que  de  coulume. 


Portrait  de  M.  Cabbe  DelillCypar  madame  du  Molejr. 

In  wit  a  man ,  simplicity  a  child, 

PoPB ,  ^pitaphe  de  Gay. 

Je  vais  peindre  un  grand  homme  et  un  homme  que 
j'aime.  L'entreprise  pourrail  sembler  t^meraire  ou  sus- 
pecte;  mais  les  caracteres  du  g^nie  s'ofFrent  assez  sensi- 
blement  en  lui  pour  suppleer  au  talent  et  rassurer  contre 
les  illusions  de  I'amitie. 


MAI    1782.  109 

Rien  ne  peut  se  comparer  ni  aux  graces  de  son  esprit^ 
ni  a  son  feu,  ni  a  sa  gaiete^  ni  a  ses  saillies,  ni  a  ses 
disparates.  Ses  ouvrages  mSmes  n'ont  ni  le  caractere^  ni 
la  physionomie  de  sa  conversation.  Quand  on  le  lit^  on 
le  croit  livre  aux  choses  les  plus  s^rieuses;  en  le  voyant, 
on  jugerait  qu'il  n'a  jamais  pu  y  penser;  c'est  tour  a 
tour  le  maitre  et  I'ecolier.  Il  ne  s'informe  gu^re  de  ce 
qui  occupe  la  socic^t^ ;  les  petits  ev^nemens  le  touchent 
peu;  il  ne  prend  garde  a  rien^  a  personne,  pas  meme  a 
lui;  souventy  n'ayant  rien  vu,  rien  entendu^  il  est  a 
propos  :  souvent  aussi  il  dit  de  bonnes  naivetes;  mais  il 
est  toujours  agreable ;  ses  id^es  se  succ^dent  en  foule ,  et 
il  les  communique  toutes ;  il  n'a  ni  jargon ,  ni  recherche ; 
sa  conversation  est  un  heureux  melange  de  beaut^s  et 
de  negligences  ^  un  aimable  desordre  qui  charme  tou- 
jours et  etonne  quelquefois. 

Sa  figure....  Une  petite  fiUe  disait  qu'elie  etait  tout  en 
zig-zag.  Lesfemmes  ne  remarquent  jamais  ce  qu'elle  est, 
et  toujours  ce  qu'elle  exprime ;  elle  est  vraiment  laide , 
mais  bien  plus  curieuse^  je  dirais  meme  interessante.  II  a 
une  grande  bouche;  mais  elle  dit  de  beaux  vers.  Ses  yeux 
sont  un  peu  gris,  un  peu  enfonces ;  il  en  fait  tout  ce  qu'il 
veut ,  et  la  mobilite  de  ses  traits  donne  si  rapidement  a 
sa  physionomie  un  air  de  sentiment  ^  de  noblesse  et  de 
folie  J  quelle  ne  lui  laisse  pas  le  temps  de  paraitre  laide ; 
il  s'en  occupe,  mais  seulement  comme  de  tout  ce  qui  est 
bizarre  et  peut  le  faire  rire ;  aussi  le  soin  qu'il  en  prend 
est-il  toujours  en  contraste  avec  les  occasions  :  on  I'a  vu 
se  presenter  en  frac  chez  une  duchesse ,  et  courir  les 
bois ,  a  cheval  j  en  manteau  court. 

Son  ame  a  quinze  ans,  aussi  est-elle  facile  a  connaitre; 
elle  est  caressante ,  elle  a  vingt  raouvemeus  a  la  fois ,  et 


no  CORRESPOITDANCE    LITTERAIBE , 

cependant  elle  n'est  point  inquiete;  elle  ne  se  perd  ja- 
mais dans  Tavenir  et  a  encore  moins  besoin  du  pass^. 
Sensible  a  I'exces ,  sensible  a  tons  les  instans ,  il  peut 
£tre  attaque  de  toutes  les  manieres ;  mais  il  ne  peut  ja- 
mais Stre  vaincu;  sa  deraison  ou  au  moins  sa  gaiete 
viennent  a  son  secours,  et  le  rendent  I'etre  le  plus  heu* 
reux :  faut-il  dire  aussi  que  cette  gaiet^  est  quelquefois 
folatre  jusqu'a  I'insouciance?  II  oublie  quelquefois  qu'il 
est  aime ;  on  craindralt  qu  il  put  se  passer  de  TStre ;  il 
serait  souvent  embarrass^  a  la  question  imprevue  s^il 
aime  ou  s'il  est  aime. 

Sa  conduite  est,   comme  son  langage,  fort  abao- 
donnee  (i).  Les  plaisirs  de  la  ville  ne  sont  rien  pour  lui ; 

(i)  A  Tappui  de  ce  jiigement  sur  la  conduite  de  Delille  on  peut  citer  le 
passage  suivant  de  la  Correspondance  secrete  de  Mettra  (t.  XTII,  p.  a 33  )  & 
la  date  du  3  Janvier  1785  :  «  Le  bruit  a  couru  qu*il  y  aurait  bientdt  un  nou- 
veau  fauteuil  vacant  par  la  mort  de  Tabb^  Delille.  Ce  bruit  est  faux :  la  sante  de 
cet  aimable  versificateur  que  le  commerce  immodere  des  femmes  avait  rendue 
chancelante,  s'est  m^er^tabliea  Coustantiuople.!!  est  egalement  faux  qn41  ait 
perdu  la  vue :  ce  n'a  ete  qu^une  maladie  momentanee ;  enfin  Tbistoire  qne  Toii 
a  ftdte  de  son  exil  n'a  pas  plus  de  fondement  que  le  reste.  Yoici  le  motif  qui  a 
engage  cet  Academicien  a  faire  un  voyage  en  Turquie :  l*abbe  Delille,  quoique 
d^une  complexion  delicate,  a  toujoursplus  consulte  ses  desirsqueses  facultes  phy- 
siques. Lui  et  Tabb^  de  J. .  devinrent  amoureux  de  deux  jolies  personnes,  soears 
de  M.  y..*,  jeune  poete  eleve  de  Tabbe  Delille.  II  parut  plaisant  an  marquis  de 
Champcenetz  et  a  un  de  ses  amis  de  souffler  aux  deux  abbes  leurs  maitresses : 
ce  qui  fut  execute  a  Tinsu  des  amans.  Mais  un  evenement  imprevu  troubia 
tout.  L'une  des  deux  demoiselles  devint  enceinte ,  et  ce  fut  precisement  la 
maitresse  de  Tabbe  Delille.  On  voulut  lui  faire  les  honneurs  de  la  patemile 
dont  il  se  defendit  le  mieux  qu*il  put.  L'amante  iofidele  joua  son  role  a  mer- 
veille ,  pleura ,  mena^a  de  poursuivre  Tabbe :  celui-ci  aima  mieux  arranger 
cette  affaire  avec  de  Targent.  Le  marquis  essuya  les  m^mes  reproches,  et,  ne  se 
sentant  pas  la  conscience  bien  nette ,  donna  quarante  miHe  livres.  S'il  se  piqua 
de  generosite  a  cet  egard ,  il  n'eut  pas  celle  de  garder  le  secret,  et  I'abbe  De- 
lille bafoue,  honni ,  cbansonue,  fut  enchante  de  trouver  Toccasion  de  partir 
avec  M.  de  Choiseul-Gouffier,  qui  allait  en  ambassade  a  Constantinople,  afin 
de  laisser  oublier  cette  aventure. » 


MAI     I  782.  I  I  f 

il  ne  salt  point  les  chercher.  II  se  livre  volontiers  a  un 
seul  objet;  il  ne  s'ennuie  jamais;  il  n'a  besoin  pi  d'un 
grand  moude^  ni  d'un  grand  theatre ,  et  parfois  il  oublie 
ce  que  la  posterity  lui  promet;  bien  vraiment  il^e  laisse 
itre  heureux,  Ainsi  ne  vous  etonnez  pas  des  heures  qu'il 
vous  donne;  sans  doute  il  est  bien  chez  vous^  mais  il  est 
bien  partout ,  meme  aupres  de  sa  gouvernante  :  il  joue 
a  la  peur  lorsqu'il  n'en  fait  pas  une  Andromaque  ou  une 
Zaire.  Votre  conversation  Tattache ,  il  est  vrai ;  mais  il 
passe  aussi  fort  bien  deux  heures  a  caresser  son  cheval^ 
que  pourtant  il  oublie  aussi  quelquefois  j  ou  a  s't^garer 
dans  les  bois,  oil,  quand  il  n'a  pas  peur,  il  rSve  a  la 
lone,  a  un  brin  d'herbe,  ou,  pour  mieux  dire,  a  ses 
reveries. 

Mais  si  on  ne  pent  le  louer  pour  le  m^rite  d'une  vie 
uniforme,  au  moins  n'a-t-il  pas  les  defauts  d'une  vie  de- 
reglee;  si  sa  conduite  n'est  pas  sagement  combinee,  elle 
est  pure;  et  s'il  n'a  pas  de  grands  traits  de  caractere,  il 
y  supplee  par  des  manieres  piquantes ,  la  simplicite ,  les 
graces,  une  gaiete  si  vraie,  si  jeune ,  si  naive  et  pourtant 
si  ing^nieuse ,  qu'elle  le  fait  sans  cesse  entourer  comme 
unejolie  femme;  enfin  par  un  charme  inexprimable  qui 
vous  inspire  tout  a  la  fois  ces  mouvemens  de  curiosity  et 
d'inclination  qui  ne  sont  ordinairement  sentis  que  par 
un  cbarmant  enfant;  et  cette  sorte  d'attachement  inal- 
terable qui  semble  etre  reserve  pour  les  ames  plus  infe- 
rieures;  c'est  le  poete  de  Platon,  un  ^tre  sacr^,  leger  et 
volage. 


1 12 


CORRESPONDAKCE  LITTER  AIRE, 


Anecdote  genealogique. 

De  Henri  IV,  roi  de  France,  en  1610  , 
Henriette-Marie  de  France,  mariee,  en  i625f 

k  Charles  I*'  Stuard ,  roi  d'Angletcrre. 

Charles  II  son  fils,  roi  d'Angleterre ,  en  1682, 

eut  deax  maitresses : 


Barbe  Villers ,  duchesse  de  Cleveland , 

dont 

Henri ,  due  de  Grafton , 

ne  en  i663,  mort  en  1690; 

grand-p^re  de 
George ,  due  de  Grafton , 

nomme,  en  1782, 

garde  des  sceaux  prives  et 

minislre  d'Etat  d'Angleterre. 


Louise  Keroual ,  duchesse  de  Portsmouth 

et  d'Aubigny  en  France , 

dont 

Charles ,  due  de  Richemond. 


De  Caroline  sa  filJe, 
mariee  a  Henri  Fox ,  mi- 
nistre  du  roi  George  II , 
descend 

Charles  Fox,  nomine, 
en  178a ,  ministre  et  se- 
cretaire d'Etat  d'Angle- 
terre. 


Des  m^les  de  Rich- 
mond. 

descend 

Charles,  due  de  Rich- 
mond, nomme,  en  1783, 
grand-raaitre  de  Tartil- 
lerie  et  ministre  d'Etat 
d'Angleterre. 


D'Anne,  mariee  a  Guil- 
laume  d*A1bermaie , 
descend 

Auguste  Keppel,  nom- 
me, en  1782,  premier 
lord  de  I'Amiraute  et  mi- 
nistre d'Angleterre. 


Le  Poke  suppose ,  ou  les  Preparatifs  de  la  Fite , 
comedie  en  trois  actes,  m^lee  d'ariettes  et  de  vaude- 
villes, paroles  de  M.  Laujeon,  ixiusique  de  M.  Chanipein^ 


MAI   178a.  Il3 

aete  representee,  pour  la  premiere  fois,  sur  le  theatre 
de  la  Comedie  Italienne,  le  jeudi  t^S  avril. 

II  s'agit  de  donner  une  fete  au  seigneur  du  village. 
Perrin ,  Famant  de  Babet,  en  a  compost  le  divertisse- 
ment ;  maiS|  devant  entrer  au  service  de  Monseigueur, 
il  craint  que  le  tilre  d'auteur  ne  lui  nuise  dans  son  es- 
prit; il  prie  done  M.  le  bailli  de  vouloir  bien  s'attribuer 
son  ouvrage.  Celui-ci  ne  demande  pas  mieux;  il  est  le 
rival  de  Perrin,  et,  profitant  de  ses  droits  pr^tendus 
dauteur,  il  s'empare,  dans  la  piece,  du  role  de  I'amant 
qui  doit  epouser  Babet.  Ce  procede  brouille  nos  de\xx 
rivaux.  On  repete  la  pi^ce  en  presence  du  seigneur,  qui, 
instruit  des  supercheries  et  des  pretentions  du  bailli, 
declare  que  la  main  de  Babet  doit  £tre  le  prix  de  celui 
qui  a  compose  la  f^te.  Le  veritable  auteur  se  fait  alors 
coDnaitre,  et  le  bailli,  confondu  ,  perd  a  la  fois  tout  ce 
qu'il  voulait  enlever  au  pauvre  Perrin.  Pour  varier  un 
peu  les  mouvemens  d'une  action  si  simple ,,  on  a  donne 
a  Babet  une  rivale,  c'est  Georgette,  qui  convient  mieux 
aux parens  de  Perrin,  maisqui  lui  prefereunamantmoins 
bel-esprit.  Ce  role  a  ^t^  joue  par  madame  Dugazon  avec 
une  grace^  infinic. 

Comme  drame  ou  comedie,  cette  piece  est  fort  me- 
diocre; comn^e  divertissement,  elle  n'a  que  le  ddfaut 
d'etre  Irop  longue.  On  y  trouve  un  grand  nombre  de  ta- 
bleaux frais  et  rians ,  des  scenes  dialoguees  avec  assez 
de  finesse ,  d'une  simplicite  quelquefois  un  peu  niaise , 
quelquefois  un  peu  manieree ,  mais  souvent  au&si  deli- 
cate et  vraiment  naive.  C'est,  apres  F^dmoureux  de 
quinzeans,  ce  que  M.  Laujeon  a  fait  de  plus  agr^able. 
Ija  musique  en  est  vive  et  brillante ;  mais  en  general 
plus  riche  d'accompagnemens  que  d'exprcssion  et  de  ca- 

ToM.  XI.  8 


I  1 4  CORRESPONDAKCE    LITTER  AIRE, 

ractere.  Toutes  ies  compositions  de  M.  Champein  out 
donne  lieu  a  la  roSme  critique. 


Le  Faporeux^  comedie  en  deux  actes  et  en  prose, 
representee ,  pour  la  premiere  fois ,  par  Ies  Comediens 
Italiens,  le  vendredi  3,  est  d'un  officier  qui  s'occupe 
depuis  long-lemps  de  Theatre  et  de  vers,  de  M.  Marsollier 
(Ies  Vivetieres.  Ce  n'est  pas  son  premier  ouvrage(i); 
mais  c^est  le  seul  dont  on  se  souvienne  dans  ce  moment, 
et  nous  le  croyons  bien  digne  de  faire  oublier  tous  Ies 
autres. 

Le  sujet  dii  Vaporeux  est  a  peu  pres  le  meme  que 
celui  de  Sidney;  quoique  la  prose  de  M.  des  Vivelieres 
no  soit  pas  faite  pour  lutter  contre  Ies  vers  de  Gresset , 
la  copie  pouiTait  bien  ^tre  superieure  a  I'original  et  par 
rinter^t  du  plan ,  et  par  la  vivacite  des  situations ,  et  par 
le  naturel  des  caracteres  et  du  dialogue.  Le  role  de  Saint- 
Far,  du  Vaporeux,  beaucoup  moins  exagere  que  celui 
de  Sidney,  est  non-seulement  plus  vrai ,  mais  aussi  plus 
theatral,  plus  propre  a  la  comedie.  L'idee  qu'on  suggere 
a  madame  de  Saint-Far,  de  guerir  son  mari  en  feignant 
une  melancolie  beaucoup  plus  noire  que  la  sienne ,  est 
une  idee  trfes  juste,  tres - philosophique ,  et  elle  fournit 
en  m£me  temps  le  motif  d'une  sc^ne  infiniment  tou- 
chante.  Nous  aurions  desire  que  cette  sc^ne  fi^t  mieux 
developpee;  que  telle  ou  Blainville  veut  employer  la 
force  du  raisonnement  pour  combattre  Ies  chimeres  qui 
troubleht  le  bonheur  de  son  ami,  fut  d'une  morale  moins 
commune  ou  du  moins  plus  energique  et  plus  eloquente ; 

(i)  Marsollier  avait  deja  donne  a  rOpera-Comique ,  en  1774  la  Faujse 
P«Kr(voir  t.  VIII,  p.  369).  Ce  premier  ouvrage  avait  ete  suivi  de  quelques 
comedies  representees  au  Theatre  Italien. 


MA.I   1782.  I  I  5 

mais  I'intention  des  deux  scenes  est  heureuse  et  bien 
prepar^e.  Tout  le  role  du  Jardinier,  a  quelques  marivau- 
dages  pres ,  est  d'une  gaiete  fort  naturelle  et  fort  pi- 
quante;  celui  du  Valet,  qui,  pour  flatter  les  caprices  de 
son  maitre ,  cherche  a  les  contrefaire ,  se  trahit  a  tout 
moment  lui-meme,  et  finit  par  craindre  tres-s^rieusement 
de  se  voir  une  des  premieres  victimes  de  la  triste  folie 
qu'il  croyait  de  son  int^r^t  d'entretenir :  ce  role  est  d'une 
conception  assez  neuve  et  d'un  excellent  comique. 

Mieux  ecrit,  ce  petit  ouvrage  pourrait  etre  mis  a  cote 
des  meilleures  productions  de  ce  genre ;  tel  qu'il  est ,  il 
annonce  du  gout,  de  Tesprit^  un  vrai  talent  pour  le 
th^tre. 


II  parait  qu'a  I'exemple  des  Vertus  chr^tiennes  la  Phi- 
k)sophie ,  leur  rivale,  cherche  a  se  distinguer  aujourd'hui 
par  de  bonnes  oeuyres ,  par  des  etablissemens  charitables 
et  des  fondations  pieuses.  Tant  que  ce  z^le  portera  sur 
des  objets  utiles  h  la  society ,  quel  que  puisse  en  etre  le 
motif  secret ,  il  m^ritera  toujours  la  reconnaissance  et 
i'estime  des  ames  honn^tes  et  sensibles.  II  est  a  craindre 
seulement  que  ce  z^le  philosophique  ne  degenere  un  jour, 
comme  tant  d'autres,  en  une  Taine  ostentation;  que  son 
activity  ne  devienne  egalement  puerile  et  superstitieuse, 
et  qu'il  ne  finisse  par  s'occuper  beaucoup  plus  des  inte^ 
rets  du  parti  dont  on  voudrait  soutenir  la  consideration 
que  de  ceux  dont  on  voudrait  paraitre  et  dont  il  faudrait 
etre  en  effet  uniquement  occup^.  Quoi  qu'il  en  soit,  on 
ne  reprochera  plus  a  messieurs  les  Quarante ,  comme  I'a 
fait  Montesquieu,  de  n'avoir  d'autres  fonctions  que  de 
jaser  sans  cesse;  les  voila  charges  d'un  minis  tire  vrai- 
ment  respectable ,  d'un  ministire  qui  pent  se  comparer 


1  1 6  COB  RESPOND  ANCE    LITTI^R  A I  RE  , 

en  quelque  maniere  a  I'auguste  dignite  que  la  vertu  dc 
Gaton  rendit  si  ceiebre  dans  Pancienne  Rome.  Le  legs 
de  M.  de  Valbelle  leur  avail  d^ja  donne  le  droit  precieux 
de  recompenser,  par  une  pension  de  douze  cents  francs, 
Fhomme  de  lettres  qu'ils  jugeraient  le  plus  digne  et  le 
plus  susceptible  de  cetle  distinction.  Un  autre  bienfaiteur 
anouyme  leur  avait  confie  le  fonds  de  la  m^me  rente  pour 
etre  decerne  au  mcilleur  ouvrage  qui  aurait  paru  dans  le 
cours  de  I'ann^e.  Tout  nouvetlement  on  vient  de  leur  en- 
voyer  encore  une  somme  de  douze  mille  francs  pour  la 
fondation  d^un  prix  a  donner  aussi ,  tons  les  ans ,  a  Tac- 
tion la  plusvertueuse  qui  se  sera  faite  dans  toutel'^tendue 
de  la  ville  et  de  la  banlieue  de  Paris.  Ce  sera  done  d^sor- 
mais  a  ce  corps  de  quarante  tStes,  qui  jusqu'ici  n'avait 
paru  destine  tres-injustement  qu'a  s'occuper  de  figures  , 
de  metaphores  et  d'antithi^ses  y  a  decider  en  dernier  res- 
sort  et  quel  est  le  meilleur  homme,  et  quel  est  le  meilleur 
ouvrage,  et  quelle  est  la  meilleure  action;  qui  sait  si  on 
ne  le  chargera  pas  encore ,  Tannee  prochaine,  de  decider 
aussi  quelle  a  ett^  la  meilleure  pensee  ou  le  sentiment  le 
plus  vertueux?  On  a  pretendu  que  le  corps  des  cur^s  de 
Paris  9  jaloux  des  attributions  qu'on  venait  d'accorder  h 
TAcademie  Fran^aise,  et  qu'il  aurait  plutot  crues  de  son 
ressort  que  de  celui  de  messieurs  les  Quarante ,  voulant 
user  de  represailles ,  allait  fonder  un  prix  pour  le  plus 
joli  madrigal  qui  se  ferait,  tons  les  ans,  dans  I'etenduc  de 
leur  diocese;  mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  ceci  n'est 
qu'une  mauvaise  plaisanterie;  quelle  est  Taction  louable, 
mais  un  peu  extraordinaire ,  qu'on  ne  cherche  pas  a  ren- 
dre  ridicule? 

Voici  la  Lettre  du  citoyen  fondateur  du  nouveau  prix, 
adressee  a  T Academic  Frau9aise.  Quelque  soin  qu'il  ait 


MAI    178a.  117 

pris  pour  garder  i'anonyme,  on  a  cru  le  reconnaitre ,  et 
Topinion  la  plus  generate  a  nomm^  M.  de  Monthyon , 
conseiller  d'Etat ,  chancelier  et  chef  du  Conseil  de  mon- 
seigneur  le  comte  d'Artois. 

«  Messieurs  y  tons  les  genres  de  talens  obtiennent  des 
recompenses;  la  vertu  seule  n'en  a  pas.  Si  les  moeurs 
etaient  plus  pures  et  les  ames  plus  elevees,  la  satisfac- 
tion interieure  d'avoir  fait  le  bien  serait  un  salaire  suf* 
fisant  du  sacrifice  qu'exige  la  vertu ;  niais,  pour  la  plu- 
part  des  hommies,  il  faut  un  autre  prix^  il  faut  qu'une 
action  louable  soit  louee.  Ces  eloges  ont  ete  le  premier 
objet  des  lettres ,  et  c'est  en  effet  la  fonction  la  plus  ho- 
norable que  puisse  avoir  le  genie. 

<c  L' Academic  Fran^aise  s'est  rapprochee  de  cette  in- 
stitution antique  lorsqu'elle  a  propose  k  Teloquence  le 
panegyrique  des  Sully,  des  d'Aguesseau,  des  Fenelon, 
desCatinaty  des  Monlausier,  et  d'autres  grands  person- 
nages ;  mais  il  n'est  dans  une  nation  qu'uu  pietit  nombre 
d'hommes  dont  les  actions  aient  un  caractfere  de  cele-^ 
brite,  et  le  sort  du  peuple  est  que  ses  vertus  soient  igno* 
rees.  Tirer  ces  vertus  de  I'obscurite ,  c'est  les  recompen- 
ser  et  jeter  dans  le  public  la  semence  des  moeurs. 

aPenetre  de  cette  verite,  un  citoyen  prie  I'Academie 
Fran^aise  d'agreer  la  fondation  d'un  prix  dont  voici  I'ob* 
jet  et  les  conditions. 

(c  1^  L'Academie  Fran^aise  fera,  tous  les  ans,  dans 
uoe  deses  assemblees  publiques^  lecture  d'un  Discours 
qui  contiendra  Teloge  d'un  acte  de  vertu. 

«  a*  L'auteur  de  Taction  celebr^e  j  homme  ou  femmc , 
nepourra  €tre  (Tun  etat  cui-dessus  de  la  bourgeoisie,  et 
il  est  a  disirer  qiiil  soit  ehoisi  dans  hs  derniers  rangs 
de  la  societe. 


J  t8  CORRESPONDAWCE  LITTERAIRE, 

«  3*^  Le  fait  qui  donnera  matiere  a  TEloge  se  sera  passe 
dcuts  Fetendue  de  la  ville  ou  de  la  banUeue  de  Paris  y 
et  dans  Vespace  des  deux  annees  qm  precederont  la  dis" 
tribution  duprix.  A  TEloge  seront  jointes  des  attestations 
dii  fait  propres  a  en  constater  la  verit^.  On  choisit  Pa- 
ris, paree  que  I'Academie,  y  etant  etablie,  a  plus  de  fa- 
cilite  pour  verifier  les  faits ;  d'aiilears  nulle  part  les  moeurs 
du  peuple  n'ont  plus  besoin  de  reforme  que  dans  les  ca- 
pitales. 

«4*  La  fondation  sera  de  douze  mille  francs,  et  I'in- 
ter^t  de  cette  somme  sera  employe  h,  payer  deux  m^- 
dailies,  dont  une  pour  Tauteur  du  Discours,  Tautrepour 
I'auteur  de  Taction  celebree. 

a  5<>  Le  Discours  sera  en  prose,  et  ne  sera  pasde  plus 
d'un  demi-quart  d'heure  de  lecture ;  un  temps  plus  long 
ne  serai  t  employe  qu'k  des  dissertations  ^trang^res  a 
I'objet  de  Tinstitution. 

c(  6""  Cette  somme  de  douze  milie  francs  sera  placee 
en  rente  viagere  sur  la  tete  du  roi  et  sur  cetle  de  mon- 
seigneur  le  Dauphin ,  et  le  Discours ,  lu  dans  la  stance 
publique,  sera  present^  a  ce  jeune  prince.  Ainsi  ses  pre- 
miers regards  seront  port^s  sur  une  ciasse  dliommes 
eloign^e  du  trone,  et  il  apprendra  de  bonne  heure  que 
parmi  eux  il  existe  des  vertus.  » 

L'Academie ,  avant  d'accepter  ces  offres ,  a  cru  devoir 
proposer  au  donateur  les  changemens  qui  suivent : 

a  i"*  Le  Discours,  ou  Recit^  sera  fait  par  le  directeur 
de  la  Compagnie. 

a  2°  L'Academie  ne  pourrait  accqpter  la  donation  pro- 
posee,  si  die  renfermait  la  moindre  disposition  qui  put 
mt^resser  personnellement  quelqu'un  de  ses  membres. 
En  consequence ,  le  revenu  annuel  des  douze  mille  francs 


MAI   1782.  I  19 

sera  entierement  employe  a  payer  uneseule  medaille  qui 
sera  dounee  pour  prix  de  I'acte  de  vertu.  » 

Le  donateur  ayant  adopte  ces  changemens,  la  Com- 
pagnie  a,  d'uoe  voix  unanime,  de  Taveu  du  roi,  son 
augusteprotecteur,  accepte  la  donation. 

Elle  annonce  done  que,  dans  son  assembl^e  publique 
du  25  aout  1 783  y  elle  donnera  ce  prix  pour  la  premiere 
fois,  en  se  conformant  aux  dispositions  prescrites  par 
le  donateur  et  aux  legers  changemenft  qu'elle  y  a  faits. 


Quelque  multipliees  que  soient  deja  les  editions  de 
\ Encyclopedic y  celle  qui  s'imprime  actuellement  a  Paris 
par  ordredc  matiereSj  et  dont  le  sieur  Panckoucke  a  fait 
publier  un  prospectus  fort  etendu^  ne  pent  manquer 
d'obtenir  encore  I'accueil  le  plus  favorable.  Dans  Tespare 
d'uQ  mois,  le  sieurPanckoucke  a  re^u  pour  cet  ouvrage 
plus  de  trois  mille  souscriplions.  Un  libraire  de  Madrid, 
don  Santiago-Thevin ,  a  fait  traduire  le  prospectus  en 
espagnol  par  don  Joseph  Covarrubias ;  et  S.  £.  don  Bel- 
tran,  evSque  deSalamanque,  inquisiteur^getieral ,  est  a 
la  tete  des  souscripteurs  espagnols.  On  en  prepare  unc 
traduction  italienne  a  Florence ,  et  la  munificence  dc 
S.  A.  R*  le  Grand-Due  a  biea  voulu ,  dit-on ,  faire  avan- 
cer  aux  auteurs  de  Fentreprise  une  somme  de  soixante 
mille  ducats. 

Le  sieur  Panckoucke  a  fait  tirer  deux  exemplaires  de 
la  nouyelle  Encyclopedic  sur  grand  papier  de  Hollande. 
U  se  fiatte  toujours  en  secret  qu'une  souveraine ,  qui  s'in- 
teresse  si  magnifiquement  a  tout  ce  qui  se  fait  en  Europe 
de  grand  et  d'utile,  ne  dedaignera  point  d'en  recevoir 
rhommage;  il  se  flatte  que  I'honneur  d'avoir  ete  encou- 
rage par  elle  ne  manquera  point  a  la  gloire  d'un  monu- 


Y  20  COARESPONDANGE  LITTERAIRE  , 

ment  destine  a  honorer  les  iumi^res  du  si^cle  dont  eiic 
est  I'amour  et  radmiration. 


ISoiu^elle  addition  a  la  Lettre  swr  les  Ji^eugleSy 

par  M.  Diderot, 

Je  vais  jeier  sans  ordre ,  sur  le  papier ,  des  pheno- 
m^nes  qui  n^  m'etaient  pas  connus,  et  qui  serviront  de 
preuves  ou  de  refutation  a  quelques  paragraphes  de  ma 
Lettre  sur  les  Ai^eugles.  II  y  a  trente-trois  k  trente-quatre 
ans  que  je  Tecrivais;  je  Tai  relue  sans  partialite,  et  je 
n'en  suis  pas  trop  m^onteni.  Quoique  la  premiere  par^ 
tie  m'en  ait  paru  plus  int^ressante  que  la  seconde,  et 
que  j'aie  senti  que  celle-la  pouvait  £tre  un  peu  plus  eten- 
due,  et  celle-ci  beaucoup  plus  courte,  je  les  laisserai 
Tune  et  I'autre  telles  que  je  les  ai  faites ,  de  peur  que  la 
page  du  jeune  homme  n'en  devint  pas  meilleure  par  la 
retouche  du  vieillard.  Ce  qu'il  y  a  de  supportable  dans 
les  id^es  et  dans  I'expression ,  je  crois  que  je  le  cherche- 
rais  inutilement  aujourd'hui,  et  je  crains  d'etre  ^gale- 
ment  incapable  de  corriger  ce  qu'il  y  a  de  reprehensible. 
Un  peintre  c^l^bre  de  nos  jours  emploie  les  dernieres 
ann^es  de  sa  vie  a  gater  les  chefs-d'oeuvre  qu'il  a  pro- 
duits  dans  la  vigueur  de  son  age.  Je  ne  sais  si  les  d^fauts 
qu'il  y  remarque  sont  r^els ;  mais  le  talent  qui  les  rec* 
tifierait,  ou  il  ne  I'eut  jamais  s'il  porta  les  imitations  de 
la  nature  jusqu'aux  dernieres  limites  de  I'art^  ou,  s'il  le 
posseda^  il  le  perdit,  parce  que  tout  ce  qiu  est  del'homme 
d^p^rit  avec  I'homme.  II  vient  un  temps  oil  le  gout 
donne  des  conseils  dont  on  reconnait  la  justesse^  mais 
qu'on  n'a  plus  la  force  de  suivre.  Cest  la  pusiUanimite 
qui  uait  de  la  conscience  de  la  faiblesse,  ou  la  paresse^ 


MAI  178a.  12  I 

*  qui  est  uoe  des  suites  de  la  faiblesse  et  de  la  pusillanimity  j 
qui  me  d^goiite  d'un  travail  qui  nuirait  plus  qu'il  ne  ser- 
virait  a  Tamelioration  de  mon  ouvrage. 

Soli^e  senescentem  mature  sanus  equum  ,  ne 
Peccet  ad  extremum  ridendus  et  ilia  ducat  (i). 

PHENOBfftlTES. 

i""  Un  artiste,  qui  poss^de  au  foud  la  theorie  de  son 
arty  et  qui  ne  le  c^de  a  aucua  autre  dans  la  pratique, 
m'a  assure  que  c'^tait  par  le  tact  et  non  par  la  vue  qu'il 
jugeait  de  la  rondeur  des  pignons ;  qu'il  les  faisait  rouler 
doucement  entre  le  pouce  et  Tindex,  et  que  c'etait  par 
Timpressiou  successive  qu'il  disccrnait  de  leg^res  in^ga- 
lites  qui  ^chapperaient  a  son  ceil/ 

2*  On  m'a  parl^  d'un  aveugle  qui  connaissait  au  tou- 
cher quelle  ^tait  la  couleur  des  etoffes. 

3®  Ten  pourrais  citer  un  qui  nuance  les  bouquets  avec 
cette  delicatesse  dont  J.-J.  Rousseau  se  piquait  lorsqu'il 
confiait  a  ses  amis,  serieusement  ou  par  plaisanterie ,  le 
dessein  d^ouvrir  une  ^cole  ou  il  donnerait  lemons  aux 
bouqueti^res  de  Paris. 

4^  La  ville  d' Amiens  a  vu  un  appareilleur  aveugle 
conduire  un  atelier  nombreux  avec  autant  d'intelligence 
que  s'il  avait  joui  de  ses  yeux. 

5^  L'usage  des  yeux  otait  a  un  clairvoyant  la  surete 
de  la  main ;  pour  se  raser  la  tSte,  il  ecartait  le  miroir,  et 
se  pla^ait  devant  une  muraille  nue. 

L'aveugle  qui  n'aper^oit  pas  le  danger  en  devient 
d'autant  plus  intrepide ,  et  je  ne  doute  point  qu'il  ne 

ft 

(i)  HoRACB ,  Art  poeiique. 


122  CORRESPOND A.NCE  LimfRAIRE, 

marchat  d'un  pas  plus  ferine  sur  des  planches  eiroites 
et  elastiques  qui  formeraient  un  pent  sur  un  precipice. 
Il  y  a  peu  de  personnes  dent  I'aspect  des  grandes  pro- 
fondeurs  n  obscurcisse  la  vue. 

6*  Qui  est-ce  qui  n'a  pas  conou  ou  cntendu  parler  du 
fameux  Davlel  ?  J'ai  assiste  plusieurs  fois  a  ses  opera- 
tions. II  avail  abattu  la  cataracte  a  un  forgeron ,  qui  avait 
contract^  cette  maladie  au  feu  continuel  de  son  four- 
neau ;  et  j  pendant  les  vingt*cinq  annees  qu  il  avait  cesse 
de  voir,  il  avait  pris  une  telle  habitude  de  s'en  rapporter 
au  toucher  y  qu'il  fallait  le  maltraiter  pour  Tengager  a^ 
se  servir  du  sens  qui  lui  avait  ete  restitue ;  Daviel  lui 
disait,  en  le  frappant :  «  Veux-tu  regarder,  bourreau!...i> 
Il  niarchait,  il  agissait;  tout  ce  que  nous  faisons  les  yeux 
ou  verts  y  il  le  faisait,  lui,  les  yeux  fennes. 

On  pourrait  en  conclure  que  I'oeil  n'est  pas  aussi  utile 
a  nos  besoins  ni  aussi  essentiel  a  notre  bonheur  qu'on 
serai t  tent^  de  le  croire.  Quelle  est  la  chose  du  monde 
dont  une  longue  privation  qui  n'est  suivie  d'aucune  dou- 
leur  ne  nousrendit  la  perte  indifif^rente,  si  le  spectacle 
de  la  nature  n'avait  plus  de  charme  pour  Taveugle  de 
Daviel  ?  la  vue  d'une  femme  qui  nous  serait  chere  ?  Je 
n'en  crois  rien,  quelle  que  soit  la  consequence  du  fait 
que  je  vais  racont^.  On  s'imagine  que,  si  Ton  avait  passe 
un  long  temps  sans  voir,  on  ue  se  lasserait  point  de  re- 
garder;  cela  n'est  pas  vrai.  Quelle  difference  entre  la 
cecite  niomentan^e  et  la  cecite  habituelle ! 

7"*  La  bienfaisance  de  Daviel  conduisait,  de  toutes  les 
provinces  du  royaume,  dans  son  laboratoire  des  malades 
indigens  qui  venaient  implorer  son  secours,  et  sa  repu- 
tation y  appelait  une  assemblee  curieuse,  instruite  el 
nombreuse.  Je  crois  que  nous  en  faisions  partie  le  menie 


MAI    1782.  I  23 

jour,  M.  Marmontel  et  moi.  Le  maladc  ^tait  assis;  voila 
sa  cataracte  enlevie ;  Daviel  pose  sa  main  sur  des  yeux 
qu'il  venait  de  rouvrir  a  ]a  lumiere.  Une  femme  agee , 
debout  a  cote  de  lui ,  raontrait  le  plus  vif  int^rSc  au  sue* 
ces  de  Toperation ;  elie  tremblait  de  tous.ses  membres  a 
chaque  mouyement  de  I'operateur.  Celui-ci  lui  fait  signe 
d'approcher,  et  la  place  a  genoux  eo  face  de  I'oper^ ;  il 
eloigne  ses  mains^  le  malade  ouvre  les  yeux^  il  voit,  il 
s'ecrie :  Ah!  c* est  ma  mere!.,.  Je  a'ai  jamais  entendu  un 
cri  plus  path^tiqtie;  il  me  semble  que  je  I'enteads  en* 
core«  L»  vieille  femme  s'^anouit  ^  les  larmes  coulent  des 
yeux  des  assistanis,  et  les  aumones  tombent  de  leurs 
bourses. 

8°  De  toutes  les  persou&es  qui  out  ete  privees  de  la 
Tue  presque  en  naissant,  la  plus  surprenante  qui  ait 
existe  et  qui  existera ,  c'est  mademoiselle  Melanie  de  Sa- 
lignac,  parente  de  M.  de  La  Fargue,  lieutenant-general 
des  armies  du  roi,  vieillard  qui  vient  de  mourir,  age  de 
qdatre-vingt^onze  ans  ^  couvert  de  blessures  et  comble 
d'honneurs;  elle  est  fille  de  madame  de  Blacy,  qui  vil 
encore,  et  qui  ne  passe  pas  un  jour  sans  regretter  une 
enfant  qui  faisait  le  bonheur  de  sa  vie  et  I'admiration  de 
toutes  ses  connaissances.  Madame  de  Blacy  est  une  femme 
distinguee  par  Teminence  de  ses  qualites  morales,  eC 
qQon  peut  interroger  sur  la  verite  de  mon  recit.  C'est 
sous  sa  dictee  que  je  recueille  de  la  vie  de  mademoiselle 
de  Salignac  les  particularites  qui  ont  pu  m'echapper  a 
moi*meme  pendant  nn  commerce  d'intimite  qui  a  com- 
mence avec  elie  et  avec  sa  famille  en  1 760,  et  qui  a  dure 
jusqu'en  1763,  Tannic  de  sa  mort. 

Elle  avait  un  grand  fonds  de  raison,  une  douceur 
charmante ,  une  finesse  pen  commune  dans  le$  idees ,  et 


124  CORRESPONDANGE   LTTT^RAIRE, 

de  la  naivet^.  l]ne  de  ses  tantes  in vi tail  sa  mere  a  venir 
Faider  a  plaire  a  dix-neuf  ostrogoths  qu'elie  avail  a  diner, 
et  sa  niece  disait :  «  Je  ne  con^ois  rien  k  ma  chere  tante; 
pourquoi  plaire  a  dix-neuf  ostrogoths  ?  pour  moi ,  je  ue 
veux  plaire  qu'a  ceux  que  j'aime. » 

Le  son  de  la  voix  avail  pour  elle  la  mSme  seduclion 
ou  la  mSme  repugnance  que  la  physionomie  pour  celui 
qui  voil.  Un  de  ses  parens,  receveur-g^neral  des  finances, 
eut  avec  la  famille  un  mauvais  proc^de  auquel  elie  ne 
s'atlendail  pas,  et  elle  disait  avec  surprise :  Qui  Faurait 
cru  (Tune  voix  aussi  douce  ?X)u'and  elle  entendait  chanter, 
elle  distinguait  des  voijc  brunes  et  des  voix  blondes. 

Quand  on  lui  parlail,  elle  jugeait  de  la  laillepar  la 
direction  du  son  qui  la  frappait  de  haul  en  has  si  la  per- 
sonne  ^tait  grande,  ou  de  has  en  haul  si  la  personne 
etail  petite. 

Elle  ne  se  souciait  pas  de  voir,  et  un  jour  que  je  lui 
en  demandais  la  raison :  «  Cest ,  me  repondit-  elle ,  que 
je  n'aurais  que  mes  yeux,  au  lieu  que  je  jouis  des  yeux 
de  tons ;  c'est  que ,  par  cette  privation ,  je  deviens  un 
objet  continuel  d'interSt  et  de  commiseration;  a  lout 
moment  on  m'oblige,  et  k  tout  moment  je  suis  rccon- 
naissante;  helas!  si  jc  voyais,  bientot  on  ne  s'occuperail 
plus  de  moi. » 

Les  erreurs  de  la  vue  en  avaient  beaucoup  diminu^  le 
prix  pour  elle.  <rJe  suis,  disait-elle,  a  rentr^e  d'une 
longue  allee;  il  y  a  ^  son  extr^mite  quelque  objet :  I'un 
dc  vous  le  voit  en  mouvement,  Tautre  le  voil  en  repos; 
Fun  dit  que  c'est  un  animal,  I'autre  que  c'est  un  homme, 
et  il  se  trouve,  en  approchant,  que  c'est  une  souche. 
Tons  ignorent  si  la  tour  qu'ils  apeP9oivent  au  loin  est 
ronde  ou  carr^e.  Je  brave  les  tourbiUons  de  la  poussiere, 


MAI  1782.  ia5 

tandis  que  ceux  qui  m'entourcnt  ferment  les  yeux  et 
deviennent  malheureux,  quelquefois  pendant  une  journee 
entiere ,  pour  ne  les  avoir  pas  assez  tot  fermes.  II  ne  faut 
qu'un  atome  imperceptible  pour  Ics  tourmenter  cruelle- 

ment »  A  Fapproche  de  la  nuit,  elle  disait  que  notre 

regne  aUait  finir,  et  que  le  sien  aUait  commencer.  On 
con^oit  que,  vivant  dans  les  ten^bres  avec  Thabitude 
d'agir  et  de  penser  pendant  une  nuit  ^ternelle,  i'insom« 
nie^  qui  nous  est  si  facheuse,  ne  lui  etait  pas  m^me  im- 
portune. 

Elle  ne  me  pardonnait  pas  d'avoir.^crit  que  les  aveu- 
gles,  prives  des  symptomes  de  la  souffrance,  devaient 
elre  cruels.  —  Et  vous  croyez,  me  disait-elle,  que  vous 
eotendez  la  plainte  comme  moi  ?  —  U  y  a  des  malheu- 
reux  qui  saveut  soufFrir  sans  se  plaindre.  —  Je  crois , 
ajoutait-elle^  que  je  les  aurais  bientot  devines  et  que  je 
ae  les  plaindrais  que  da  vantage. 

Elle  etait  passionn^e  pour  la  lecture  et  foUe  de  mu- 
sique.  «  Je  crois ,  disait-elle,  que  je  ne  me  lasserais  jamais 
d'entendre  chanter  ou  jouer  superieurement  d'un  in* 
strument,  et  quand  ce  bonheur-la  serait,  dans  le  ciel, 
le  seul  dont  on  jouirait ,  je  ne  serais  pas  fachee  d'y  Stre. 
Vous  pensiez  juste  lorsque  vous  assuriez  de  la  musique 
que  c'etait  le  plus  violent  des  beaux-arts,  sans  en  ex- 
cepter  ni  la  poesie  ni  I'eloquence;  que  Racine  meme  ne 
sexprimait  pas  avec  la  delicatesse  d'une  harpe;  que  sa 
melodic  etait  lourde  et  monotone  en  comparaison  de 
celle  de  Tinstrument,  et  que  vous  aviez  souvent  d^ir^ 
de  donner  a  votre  style  la  force  et  la  leg^ret^  des  tons  de 
Back.  Pour  moi,  c'est  la  plus  belle  des  languesque  je 
oonnaisse.  Daus  les  langues  parlees,  mieux  ou  prononce, 
plus  on  articule  ses  syllabes ;  au  lieu  que ,  dans  la  langue 


I!»6  GORRESPOITDANCE   LITTEllAIREy 

musicale  y  ies  sons  les  plus  ^loign^s  du  grave  a  Taigu  et 
de  Taigu  au  grave  sonl  fil^s  et  se  suivent  imperceptible* 
ment;  c'est  pour  ainsi  dire  upe  seule  et  longue  syllabe, 
qui  J  a  chaque  instant  j  vari^  d'inflexion  et  d'expression. 
Tandis  que  la  m^lodie  porte  cette  syllabe  a  mon  oreille, 
rharmonie  en  execute  sans  confusion ,  sur  une  multitude 
d'instrumens  divers,  deux,  trois^  quatre  ou  cinq,  qui 
toutes  concourent  a  fortifier  Texpression  de  la  premiere, 
et  les  parties  chantantes  sont  autant  d'interpretes  dont 
je  me  passerais  bien ,  lorsque  le  symphoniste  est  homme 
de  genie  et  qu'il  sait  donner  du  caractere  a  son  chant. 

«  G'est  surtout  dans  le  silence  de  la  nuit  que  la  mu- 
sique  est  expressive  et  delicieuse. 

(c  Je  me  persuade  que,  distraits  par  leurs  yeux,  ceux 
qui  voient  ne  peuvent  ni  T^couter  ni  Tentendre  comme 
je  I'ecoute  et  je  I'entends.  Pourquoi  IMloge  qu'on  m'en 
fait  me  parait-il  pauvre  et  faible  ?  Pourquoi  n'en  ai-je 
jamais  pu  parler  comme  je  sens?  Pourquoi  m'arrSt^je 
au  milieu  de  mon  discours ,  cherchant  des  mots  qui  pci- 
gnent  ma  sensation  sans  les  trouver?  £st-ce  qu'ils  ne 
scraient  pas  encore  inventes  ?  Je  ne  saurais  comparer 
I'efTet  de  la  musique  qu'&  Tivresse  que  j'eprouve  lorsque, 
apr^s  une  longue  absence,  jeme  precipite  entre  les  bras 
de  ma  m^re,  que  la  voix  me  manque,  que  les  membres 
me  tremblent,  que  les  larmes  coulent,  que  les  genoux 
se  d^robent  sous  moi;  je  suis  comme  si  j'allais  mourir 
de  plaisir. )» 

Elle  avail  le  sentiment  le  plus  delicat  de  la  pudeur;  et 
quand  je  lui  en  demandai  la  raison :  a  C'est,  me  disait- 
elle,  I'effet  des  discours  de  ma  m^re;  elle  m'a  repete  tant 
de  fois  que  la  vue  de  certaines  parties  du  corps  invitait 
au  vice,  et  je  vous  avouerais,  si  j'osais,  qu'il  y  a  peu  de 


MAI  178a.  127 

temps  que  je  I'ai  comprise  9  et  que  peut-etre  il  a  faliu 
que  je  cessasse  d'etre  innocente.  » 

£IIe  est  morte  d'une  tunieur  aux  parties  naturelles  in- 
terieures ,  qu'elle  n'eut  jamais  le  courage  de  declarer. 

Elle  etait,  dans  ses  v^temens,  dans  son  linge,  sur  sa 
personne,  d'une  nettete  d'autant  plus  recherchee  que,  ne 
voyant  pointy  elle  n'etait  jamais  assez  sure  d'a voir  fait  ce 
qu'il  fallait  pour  epargner  a  ceux  qui  voient  le  degoiit 
du  vice  oppos^. 

Si  on  lui  versait  a  boire,  elle  connaissait,  au  bruit  de 
la  liqueur  en  tombant,  lorsque  son  verre  ^tait  assez 
plein.  Elle  prenait  les  alimens  avec  une  circonspeotion 
et  une  adresse  surprenante. 

Elle  faisait  quelquefbis  la  plaisanterie  de  se  placer 
devant  un  miroir  pour  se  parer,  et  d'imiter  toutes  les 
mines  d'une  coquette  qui  se  met  sous  les  armes.  Cette 
petite  singerie  etait  d'une  verite  a  faire  ^clater  de  rire. 

On  s'^tait  etudi^ ,  des  sa  plus  tendre  jeunesse ,  a  per- 
fectionner  les  sens  qui  lui  restaient,  et  il  est  incroyable 
jusqu'oii  Ton  y  avail  reussi.  Le  tact  lui  ayait  appris,  sur 
les  formes  des  corps ,  des  singularit^s  souvent  ignorees 
de  ceiix  qui  avaient  les  meilleurs  yeux.  Elle  avait  I'ouie 
et  I'odorat  exquis;  elle  jugeait,  a  I'impression  de  fair, 
de  I'etat  de  I'atmosph^re ,  si  le  temps  etait  n^buleux  ou 
serein y  si  elle  marchait  dans  une  place  ou  dans  une  rue, 
dans  une  rue  ou  dans  un  cul-de-sac ,  dans  un  lieu  ouvert 
ou  dans  un  lieu  ferme,  dans  un  vaste  appartement  ou 
dans  une  chambre  etroite.  Elle  mesurait  Tespace  circon- 
scrit  par  le  bruit  de  ses  pieds  ou  le  retentissement  de  sa 
voix.  Lorsqu'elle  avait  parcouru  une  maison,  la  topo- 
graphic lui  en  restait  dans  la  tete ,  au  point  de  prevenir 
lesautres  sur  les  petits  dangers  auxquels  ils  s'exposaient. 


128  CORRESPONDANCE    LITTER A.1RE, 

ttPrenez  garde ,  disait-elle,  ici  la  porte  est  trop  basse; 
la  vous  trouverez  une  marclie.  » 

Elle  remarquait  dans  les  voix  une  variete  qui  nous 
est  inconnue,  et  lorsquelle  avait  entendu  parler  une 
personne  quelques  fois  y  c'etail  pour  toujours. 

Elle  etait  peu  sensible  aux  charmes  de  la  jeunesse  e\ 
peu  choqu^e  des  rides  de  la  vieillesse.  Elle  disait  qu'il 
n'y  avail  que  les  qualit^s  du  coeur  et  de  Tesprit  qui  fus- 
sent  a  redouter  pour  elle.  Cetait  encore  un  des  avantages 
de  la  privation  de  la  vue,  surtout  pour  les  femmes. 
<c  Jamais ,  disait-elle  j  un  bel  homme  ne  me  fera  tourner 
la  tete. » 

Elle  ^tait  confiante.  II  ^tait  si  facile  et  il  eut  ^t^  si 
honteux  de  la  tromper!  CVtait  une  perfidie  inexcusable 
de  lui  laisser  croire  qu'elle  etait  seule  dans  un  appar- 
tement. 

Elle  n'avait  aucune  sorte  de  terreur  panique;  elle  res- 
sentait  rarement  deFennui;  la  solitude  lui  avait  appris 
a  se  suffire  a  elle-m^me.  Elle  avait  observe  que  dans  les 
voitures  publiques,  en  voyage,  a  la  chute  du  jour,  on 
devenait  silencieux :  cc  Pour  moi ,  disait-elle ,  je  n'ai  pas 
besoin  de  voir  ceux  avec  qui  j'aime  a  m'entretenir.  » 

De  toutes  les  qualites,  c'etaient  le  jugement  sain,  la 
douceur  et  la  gaictc  qu'elle  prisait  le  plus. 

Elle  parlait  peu  et  ^coutait  beaucoup  :  «  Je  ressemble 
aux  oiseaux,  disait-elle,  j'apprends  a  chanter  dans  les  te- 
nebres. » 

En  rapprochant  ce  qu'elle  avait  entendu  d'un  jour  a 
Tautre,  elle  etait  r^voltde  de  la  contradiction  de  nos  ju- 
gemens;  il  lui  paraissait  presque  indifferent  d'etre  lou^e 
ou  bldmee  par  des  Stres  si  inconsequens. 

On  lui  avait  appris  a  lire  avec  des  caracteres  d^cou- 


MAI    1782.  129 

pes.  Kile  avail  la  voix  agreable;  elle  chantait  avec  gout; 
file  aurait  volontiers  pass^  sa  vie  au  concert  ou  a  I'Opera; 
il  n  y  avatt  gu^re  que  la  musique  brajante  qui  I'ennuyat. 
Eile  dansait  a  ravir;  elle  jouait  tres-bien  du  par-'dessus 
de  viole ,  et  eUe  avait  tire  de  ce  talent  un  moyen  de 
se  faire  i*eehercher  des  jeunes  personnes  de  son  age  en 
apprenaat  les  danses  et  les  contre-danses  a  la  mode. 

G'etait  la  plus  aimiie  de  ses  fr^res  et  de  ses  soectrs. 
<E  Et  voila  J  disait*elle,  ce  queje  dois  encore  k  me$  in- 
firmites ;  on  s'attache  a  moi  par  les  soins  qu'on  m'a  ren- 
dus ,  et  par  les  efforts  que  j'ai  feits  pour  les  reconnahre 
et  pour  les  meriter.  Ajoutez  qUe  mes  freres  et  mes  soeurs 
oen  sont  point  jaloux«  Si  j'avais  des  yetix,  ce  serait  aux 
depens  de  mon  esprit  et  de  mon  coeur.  J'ai  taut  de  l*ai-' 
sons  pour  etre  bonne!  que  deviendrais-je  si  je  perdais 
Tinteret  que  j'inspire  ?  » 

Dans  le  renversenient  de  la  fortune  de  s^s  parens,  la 
perte  des  maitres  fiit  la  seule  qu'elle  regretta ;  mais  ils 
avaient  tant  d'attachement  et  d'estime  pour  elle,  que 
le  g^ometre  et  le  musieien  la  suppliereot  avec  iustdnce 
d'accepter  leurs  lemons  gratuitement,  et  elle  disait  a  sa 
mere  :  a  Maman ,  comment  faire  ?  ils  ne  sont  pas  riches, 
et  ils  ont  besoin  de  toot  leur  temps.  » 

On  lui  avait  appris  la  musique  par  des  caracteres  en 
relief  qu'on  pla^ait  sur  des  lignes  emineiltes  a  la  sur* 
face  d'une  grande  table.  Elle  lisait  ces  caracteres  awed 
la  main ;  elle  les  executait  sur  son  instrument ;  et ,  en 
tres-peu  de  temps  d'etude^  elle  avait  appris  a  jouei^ 
en  partie  la  piece  la  plus  longue  et  la  plus  oompliquee. 

EUe  possedait  les  Clemens  d'astronomie,  dalgebre  et 
de  geometric.  Sa  mere  ^  qui  lui  lisait  le  livre  de  I'abbef 

Tom.  XI.  9 


l3o  GORRESPONDAKGE   LITTERAIRE, 

de  La  Gaille  (i)^  lui  demandait  quelquefois  si  elle  en- 
tendait  cela  :  Tout  courarUy  lui  repondait-elle. 

EUe  pretendait  que  la  geometrie  etait  la  vraie  science 
des  avenglesy  parce  qu'elle  appliquait  fortement^  et 
qu'on  n'avait  besoin  d'aucun  secours  pour  se  perfection- 
ner.  «  Le  geomkre,  ajouta-t-elle^  passe  presque  toute  sa 
vie  les  yeux  fermes.  » 

J'ai  vu  les  carles  sur  lesquelles  elle  avail  etudie  la 
geographie.  lies  paralleles  et  les  meridiens  sont  des  fils 
de  laiton;  les  limites  des  royaumes  et  des  provinces  sont 
distingu^es  par  de  la  broderie  en  fil,  en  soie  et  en  laine, 
plus  ou  moius  forte ;  les  fleuves^  les  rivieres  et  les  mon- 
tagnes  j  par  des  tStes  d'epingles  plus  ou  moins  grosses ; 
et  les  villes  plus  ou  moius  considerables^  par  des  gouttes 
de  cire  inegales. 

Je  lui  disais  un  jour :  oc  Mademoiselle,  figurez-vous  un 
cube,  —  Je  le  vois.  -—  Imaginez  au  centre  du  cube  un 
point.  —  C'est  fait.  —  De  ce  point  lirez  des  lignes 
droites  aux  angles,  he  bien,  vous  aurez  divise  le  cube. 
— •  En  six  pyramides  ^gales ,  ajouta-t-elle  d'elle-meme , 
ayant  chacune  les  m^mes  faces ,  la  base  du  cube  et  la 
moiti^  de  sa  hauteur.  —  Cela  est  vrai ;  mais  oil  voyez- 
vous  cela?  —  Dans  ma  tete,  comme  vous.  » 

Tavoue  que  je  n'ai  jamais  con9u  nettement  comment 
elle  figurait  dans  sa  t^te  sans  colorer.  Ce  cube  s'etait-il 
forme  par  la  memoire  des  sensations  du  toucher  ?  Son 
cerveau  etait-il  devenu  une  espece  de  main  sous  laquelle 
les  substances  se  realisaient  ?  S'etait-il  etabli  a  la  longue 
une  sort€  de  correspondance  eutre.deux  sens  divers? 
Pourquoi  ce  commerce  n'existe-t-il  pas  en  moi^  et  ne 

(i)  Leoons  ilementaires  de  Mathematiques, 


I 

i  MAi    1782.  l3l 

vois-je  rien  dans  ma  tete  si  je  ue  colore  pas  ?  Qu'est-ce 
que  rimaginatioii  d'ua  aveugle  ?  Ce  pbenom^ne  n'est 
pas  si  facile  a  elpliquer  qu'on  le  croirait. 

Elle  ecrivait  avec  une  epingle,  dont  elle  piquait  sa 
feuille  de  papier  tendue  sur  un  cadre  travei^se  de  deux 
lames  parallMes  et  mobiles,  qui ne laissaient  cntreel!e» 
d'espace  vide  que  Tintervalle  d'une  ligae  a  une  autre. 
La  meme  ecriture  servait  pour  la  reponse ,  qu'elle  lisait 
en  promeuant  le  bout  de  son  doigt  sur  les  petites  in^ga- 
lites  que  1  epingle  ou  Taiguille  avait  pratiquees  au  verso 
du  papier* 

Elle  lisait  uh  livre  qu'on  n'avait  tire  que  d'un  cote. 
Prault  en  avait  imprime  de  cette  maniere  a  son  usage. 

On  a  insere  dans  le  Mercure  du  temps  une  de  ses 
lettres. 

Elle  avait  eu  la  patience  de  copier  a  Faiguille  \Abrcge 
historique  du  president  Henault,  et  j'aipbtenu  de  ma- 
dame  de  Blacy,  sa  mere,  ce  singuli^r  manuscrit. 

Voici  un  fait  qu  on  croira  difficilement  y  malgr^  le  te- 
moignage  de  toute  sa  famiHe,  le  mien  et  celui  de  vingt 
personnes  qui  existent  encore;  c'est  que,  d'une  piece  de 
douze  a  quinze  vers,  si  on  lui  donnait  la  premiere  lettre 
et  le  nonibre  de  leltres  dont  chaque  mot  etait  com- 
pose ,  elle  retrouvait  la  pi^ce  proposee,  quelque  bizarre 
qu  elle  fut.  J'en  ai  fait  I'experience  sur  des  amphigouris 
de  Colle.  Elle  rencontrait  quelquefois  une  expression 
plus  heureuse  que  celle  du  poete. 

Elle  enfilait  avec  cel^rite  Faiguille  la  plus  mince ,  en 
etendant  son  fil  ou  sa  soie  sur  I'index  de  la  main  gaucbe, 
et  en  tirant ,  par  Toeil  de  Taiguille  placee  perpendiculai- 
rement ,  ce  fil  ou  cette  soie  avec  une  pointe  tres-deliee. 

U  n'y  avait  aucune  sorte  de  petits  ouvrages  qu'elle 


J  32  CORRESPON DANCE    LITTERAIRE, 

n'executdt  :  ourlets^  bourses  pleines  ou  sym^trisees ,  a 
jouP;  a  difF<^rens  dessins,  a  diverses  couleurs ;  jarretieres, 
bracelets,  colliers  avec  de  petits  grains  de  verre,  comme 
des  lettres  d'imprimerie.  Je  ne  doute  point  qu'elle  n*eut 
ete  un  bon  compositeur  d'imprimerie  :  qui  peut  le  plus 
peut  le  moins. 

Elle  jouait  parfaitement  le  reversis ,  le  mediateur  et 
Je  quadrille;  elle  rangeait  elte-m^me  ses  cartes,  qu'elle 
distinguait  par  de  petits  traits  qu'elle  reconnaissait  au 
toucher,  et  que  les  autres  ne  reconnaissaient  ni  h  la  vue 
ni  au  toucher.  Au  reversis ,  elle  changeait  de  signes  aux 
as,  surtout  k  Fas  de  carreau  et  au  quinola.  La  seule  at- 
tention qu  on  eut  pour  elle  c'etait  de  nomtner  la  carte 
en  la  jouant.  S*il  arrivait  que  le  quinola  fut  menac^ ,  il 
se  r^pandait  sur  sa  levre  un  leger  sourire  qu'elle  ne 
pouvait  contenir,  quoiqu'elle  en  connut  I'iudiscretion. 
Elle  etait  fataliste;  elle  pensaif  que  les  efforts  que  nous 
faisions  pour  echapper  a  notre  destinee  ne  servaient  qu'a 
nous  y  conduire.  Quelles  ^taient  ses  opinions  religieuses? 
Je  les  ignore ;  c'est  un  secr^  qu'elle  gardait  par  respect 
pour  une  mere  pieuse. 

II  ne  me  reste  plus  qu'i  vous  exposer  ses  idees  sur 
r^criture,  le  dessin,  la  gravure,  la  peinture;  je  ne  crois 
pas  qu'on  en  puisse  avoir  de  plus  voisines  de  la  verit^ ; 
c'est  ainsi,  j'espere,  qu'on  en  jugera  par  I'entretien  qui 
suit,  et  dont  je  suis  un  interlocuteur.  Ce  ful  elle  qui  parla 
la  premiere. 

«  -—  Si  vous  aviez  trace  sur  ma  main ,  avec  un  stylet, 
un  nez,  une  bouche,  un  homme,  une  femme,  un  arbre, 
certainemcnt  je  ne  m'y  tromperais  pas ;  je  ne  desespere- 
rais  pas  memc,  si  le  trait  etait  exact,  de  reconnaitre  la 
personne  dont  vous  m'auriez  fait  I'image ;  ma  main  de- 


MAI  1782.  I  33 

vieodrait  pour  moi  un  miroir  sensible ;  mais  grands  est 
la  difference  de  seasibilite  entre  cette  toile  et  Forgane  de 
la  viie. 

a  Je  suppose  done  que  I'oeil  soit  uae  toile  vivantCi 
d*uoe  delicatesse  infinie;  I'air  frappe  Tobjet,  de  cet  ob- 
jet  il  est  r<^fl^chi  vers  I'oeil,  qui  en  re^oit  une  infinite 
d'impressions  diverses  selon  la  nature,  la  forme,  la  cou- 
leur  de  Tobjet ,  et  peut-£tre  les  quality  de  Fair  qui  me 
sent  inconniies  et  qqe  vous  ne  connaissez  pas  plus  que 
moi ;  et  c'est  par  la  variety  de  ces  sensations  qu'il  vous 
est  peint. 

«  Si  la  peau  de  ma  main  egalait  la  delicatesse  de  vos 
yeux ,  je  verrais  par  ma  main ,  comme  vous  voyez  par 
vos  yeux ,  et  je  me  figure  quelquefois  qu'il  y  a  des  ani- 
mauK  qqi  sont  ayeugles ,  et  qui  o'en  sont  pas  moins  ciair- 
voyans*  ^ 

—  Et  le  miroir? 

(c  —  Si  tous  les  corps  ne  sont  pas  autant  de  miroirs, 
c'est  par  quelque  defaut  dans  leur  contexture,  qui  eteint 
la  reflexion  de  Tair.  Je  liens  d'autant  plus  a  cette  idee, 
que  Tor,  I'argent,  le  fer,  le  cuivre  polis^  deviennent 
propres  a  refl^chir  Tair ,  et  que  Teau  trouble  et  la  glace 
rayee  perdent  cette  propri^te. 

«  C'est  la  vari^t^  de  la  sensation ,  et  par  consequent  de 
la  propriete  de  r^fl^chir  Fair  dans  les  matieres  que  vous 
employez,  qui  distingue  reerilure  du  dessin,  le  dessin 
de  Testampe ,  et  Festampe  du  tableau. 

(cL'ecriture^  le  dessin,  Testampe,  le  tableau  d'une 
seule  couleur,  sont  autant  de  camaieux.  » 

—  Mais  lorsqu'il  n'y  a  qu'une  couleur ,  on  ne  devrait 
discerner  que  cette  couleur  ? 

« — C'est  apparemment  le  fond  dc  la  toile ,  Tepaisseur 


l34  CORRESPOWDANCE    LITTER  AIRE, 

de  la  couleur  et  la  maniere  de  I'employer  qui  iritrodul- 
sent  dans  la  reflexion  de  I'air  une  variety  correspondante 
a  celle  des  formes.  Au  reste,  ne  m'en  demandez  plus  rien , 
je  ne  suis  pas  plus  savante  que  cela. » 

. —  Et  je  me  donnerais  bien  de  la  peine  inutile  pour 
vous  en  apprendre  davantage. 

Je  ne  vous  ai  pas  dit ,  sur  cette  jeune  aveugle*,  tout  ce 
que  j'en  aurats  pu  observer  en  la  fr^uentant  davantage 
et  en  I'inteiTogeant  avec  du  genie ;  mais  ]ii  vous  donne 
ma  parole  d'honneur  que  je  ne  vous  en  ai  rien  dit  que 
d  apr^s  mon  experience. 

EUe  mourut  ag^e  de  vingt-deux  am.  Avec  une  me- 
moire  immense  et  une  penetration  egale  a  sa  m^moire , 
quel  chemin  n'aurait-elle  pas  fait  dans  les  sciences  si  des 
jours  plus  longs  lui  avaient  ete  accord^s !  Sa  mere  lui 
lisait  I'Histoire ,  et  c'etait  une  fonction  egalement  utile 
^t  agreftble  pour  Tune  et  I'autre. 


Sur  r affaire  du  \i  a(^ril{i)* 

Air  des  Praises. 

V 

Rodnej  se  vaote  beaucoup; 

Pour  cette  fois  passe , 
On  peut  lui  pardon ner  lout 
Quand  nous  recevons  cc  coup 
De  grace ,  de  grace ,  de  grace  > 
De  Grasse. 

(i)  Le  I  a  avril  i|j8a  Tamiral  comte  de  GrasM  fut  fait  prisonnier  par  Ta- 
miral  anglais  Rodney,  apres  un  combat  tres-vif  et  tres-sanglant  dans  lequel 
il  perdit  la  moitie  de  son  equipage  et  fut  si  maltraite  que  son  vaisseau  coula 
avant  d'arriver  en  Angleterre.  I^e  comte  de  Grasse,  rendu  a  la  liberie  ,  publia 
a  ce  sujet  nn  Memoire  justificatif. 


HA.I  1782.  l35 

Pourtani  n«  faut  que  TAnglais  , 

Redoublant  d*audace  ^ 
Prenne  en  pitie  le  FraiM^ais 
Qui  ne  dein«iDda  jamais 
De  grace ,  de  grace ,  de  grace , 
De  Grasse. 

■ 

Au  vrai ,  tout  n'est  pas  au  pis 

Daus  ceite  diiigrace : 
Pleure  Ion  vaisseau  ,  Paris , 

Mais  notre  amiral  est  pris 

Kends  grace,  rends  grace,  rends  grace, 
Rends  Grasse. 

Pour  que  d'un  si  piteux  cas 

La  honte  s*efface , 
Que  dans  de  nouveaux  combals 
Uennemi  ne  trouve  pas 
De  grace ,  de  grace ,  de  grace , 
De  Grasse. 


De  M,  Palissot. 

J'ignore  quel  oouvel  interet  ou  quelle  puissante  pro- 
tection a  pu  r^coacilier  tout  k  coup  M.  Palissot  avec  la 
Comedie.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  qu'apres  Tavoir 
laisse  oublier  depuis  plus  de  vingt  ans  j  elle  parait  af« 
fecter  aujourd'hui  de  ne  plus  s'occuper  que  de  lui :  on  a 
commence  par  nous  donner  une  reprise  des  Tuteurs;  on 
leura  fait  succeder  tres-rapidement  V Homme  dangereux^ 
qui  n'avait  point  encore  et^  donne;  et,  quoique  ces  deux 
ouvrages  aient  attire  fort  peu  de  monde ,  on  n'en  a  pas 
et^  moins  empresse  a  remettre  a  Tetude  la  fanieuse  co- 
medie des  Philosophes.  N'y  a-t-il  pas  lieu  de  presumer 
que  ce  sont  des  motifs  fort  sup^rieurs  aux  inter^ts  de 


I 


' 


1 36  COB  RESPOND  A  WCE    LITTERAIRE, 

messieurs  les  Com^diens  qui  ont  pu  exciter  tant  de  zele 
et  taat  d'^ctivite  en  faveur  de  M.  Palissot?  Comment  ne 
pas  se  souvenir  j  dans^  cette  occasion ,  de  ce  qu'il  nous  a  si 
bien  pro  uve ,  dans  toutes  ses  prefaces ,  qu'il  possedait 
eminemment  le  nitrite  litt^raire  le  plus  utile  a  TEtat, 
quoique  le  plus  injustement  avili? 

La  comedie  des  Tuteurs  a  des  details  heureux ,  mais 
Fintrigue  en  est  faible ,  et  porte  sur  une  id^e  assez  ex- 
travagante.  Un  pere  a  laiss^  en  mourant  la  conduite  de 
sa  fille  a  trois  ou  quatre  tuteurs ,  dont  les  caracteres  et 
les  go{its  sont  absolument  difFerens;  pour  obtenir  sa 
main ,  il  faudra  plaire  ^galement  a  tons.  Si  la  condition 
est  bizarre^  le  moyen  de  r^ussir  n'en  est  pas  moins facile 
a  deviner;  il  ne  s'agit  que  de  feindre  tour  ii  tour,  aux  yeux 
de  cbacun^  de  lui  ressembler;  c'est  ce  que  fait  I'amant 
aime  de  la  pupille ,  c'est  ce  qu'il  fait  plus  ou  moins  adroi- 
fement;  mais  aucune  de  ces  scenes  n'est  aussi  vive,  aussi 
naturellement  gaie  que  celle  du  chevalier  Clik  et  du  che- 
valier Cluk,  dans  le  Dedity  par  Dufresny. 

M.  Palissot  trouve  tres-mauvais  qu'on  lui  refuse  le  don 
de  Vinventiou ;  il  ^'est  fach^  lorsqu'on  lui  a  dit  que  le 
dessip  de  sesf  Philosopkes  ^ait  calqu^  sur  celui  des 
P^mmes  saifonte^ :  il  pourr^it  bien  sq  fEcher  encore  si  on 
lui  prouvait  que  Tactipu  de  V Homme  dangereux  res- 
semble  heaucoup  a  celle  du  f^aU^ur  de  Rousseau ,  cat  \ 
c^Ue  du  Mechant  de  Gresset ;  mais  nous  ne  voulons  point 
le  f^cher;  il  y  a  d's^illeurs  plus  d'exactitude  a  dire  que  le 
r^pf'oche  est  ipjuste,  par  la  raison  la  plus  evidente,  c'est 
que  dsips  F Homme  dangereux  il  n'y  a  aucune  action ,  ou 
peu  s'en  faut.  Comme  le  Flatteur ,  comme  le  Mechant , 
VJtpmme  dangereux  est  reconnu  a  la  fin  pour  6tre  I'au* 
teur  d'un  ecrit  injurieux  contre  rhomme  qui  avail  ete 


MAI    178a.  187 

jusqu'alors  sa  dupe ;  comme  eux ,  c'est  par  la  ruse  d'une 
soubretle  qu'il  est  demasque;  aiais  voila  toute  la  ressem- 
blaQce.  Le  Mechaot  de  M.  Palissot  n'a  aucun  motif  pour 
faire  I'ecrit  en  question;  cest  fort  gratuiteuieot  qu'il 
sexpose  lui-meme  k  se  perdre ;  il  ne  pf*eDd  aucune  pre- 
caution pour  faire  reussir  sa  m^chancet^,  et  Ton  n'a 
besoin  d'aucun  artiGce  pour  la  faire  retomber  sur  lui. 
M.  Palissot  et  ses  amis  ont  si  bien  senti  la  faiblesse  d'une 
pareille  intrigue,  que,  dans  I'lmpossibilit^  de  la  defendre, 
lis  se  sont  contentes  d'assurer  hautement  Ic  public  que 
les  pieces  de  caractere,  et ,  s'il  en  fut  jamais,  F Homme 
dangereux  en  eat  une,  pouvaient  fort  bien  se  passer 
d'action ,  t^moin  le  Misanthrope^  etc. ;  mats  ces  messieurs 
nous  permettront  de  leur  repr^enter  d'abord  que  M.  de 
Voltaire  du  moins  n'^tait  pas  de  cet  avis;  il  a  dit : 

Un  vers  beureux  ^t  d'un  tour  agr^able 
Ne  soffit  pas;  il  faut  une  action , 
De  I'lDt^r^t ,  du  comique ,  une  fable , 
Des  moeurs  du  temps  un  portrait  veritable 
Pour  consonomer  cette  oeuvre  du  demon. 

On  DC  pretend  pas  qu'one  comedie  ait  Tinteret  d'une 
tragedie  ou  d'un  roman,  mais  il  parait  indispensable 
quelle  ait  celui  de  tout  ouvrage  dramatiqne ,  I'inti^^t 
attach^  a  la  peinture  fidele  des  mceurs ,  au  mouvement 
saccessif  et  gradu^  d'une  action  naturelle  et  vraie.  Lors* 
(fii'il  y  aura  une  lutte  ^tablie  entre  le  caract^re  et  les 
circonstances  oil  ce  caractere  est  place,  lorsqu'il  y  aura 
quelques  ressorts  adroitement  por^pares  pour  mettre  ee 
caractere  en  jeu ,  pour  I'embarrasser  ou  pour  en  faire 
justice,  et  toujours  par  des  moyens  dont  je  puisse  de^ 
arer  le  succes  sans  les  avoir  trop  prevus ,  mon  attention 


l38  CORRESPONDANCE     LITTER  AIRE, 

sera  sans  doute  suffisatnment  fixee ;  il  ne  faudr^  y  pour 
Tint^resser ,  ni  des  ev^nemens  nl  des  situations  extraor- 
dinaires ;  mais  si  mon  imagination  ne  demande  pas  a 
etre  fortement  emue ,  elle  veut  du  moins  etre  aniusee  \ 
et  c'est  a  quoi  le  poete  ne  saurait  reussir  s'il  n'a  pas  Tart 
d'exciter  ma  curiosite  et  de  la  soutenir  sans  effort. 

On  a  repete  trop  souvent  que  Inaction  du  Misanthrope 
etait  faible  et  peii  attachante;  elle  ne  Test  pas  autant ,  il 
est  vrai ,  que  celle  de  VAi^are  et  du  Tartuffe ,  qui  sonl 
pourtant  aussi ,  je  crois,  des  comedies  de  caracterel  Mais 
quel  est  le  spectateur  attentif  qui ,  eh  voyant  pour  la  cen- 
ti^me  fois  le  Misanthrope^  n'est  pas. encore Jrcs-curieux 
de  savoir  ce  que  pourra  devenir  la  passion  d^Aiceste  pour 
la  coquette  C^limene,  son  amitie  pour  Philinte  et  sa  que- 
relle  avec  Oronte?  Je  ne  dis  rien  de  lout  le  reste;  il  n'y 
a  pas  une  scene  oil  Ton  ne  trouve  un  noeud  plus  inte- 
ressant  a  voir  denouer  que  celui  de  toutes  les  pieces  qu'on 
a  pretendu  faire  depuis  dans  le  m^me  genre.  S'il  y  a 
quelque  chose  de  froid  dans  cet  immortel  ouvrage,  c'est 
le  denouement,  et  pent -etre  n'est -ce  encore  que  I'ex- 
treme  perfection  de  chaque  scene  en  particulier  qui  a 
rendu  I'effet  .de  I'ensemble  moins  rapide  et  moins  en- 
trainant. 

Au  risque  de  paraitre  revenir  de.fort  loin,  nous  ne 
pouvons  nous  dispenser  de  remarquer  ici  que ,  comme 
Ton  a  soup^onne  Moliere  d'avoir  voulu  se  peindre  lui- 
meme  dans  le  Misanthrope ,  M.  Palissot  avoue  naivement 
qu'il  a  eu  Tintention  de  se  peindre  aussi  lui-meme.dans 
le  personnage  de  Yaler^,  THomme  dangereux  :  il  est 
vrai  qu'il  a  voulu  que  le  portrait  ne  fut  ressemblant  qu'aux 
yeux  de  ses  ennemis ;  mais  beaucoup  de  gens  pensent  qu'il 
a  ri^ussi  sous  ce  rapport  bien  au*dela  de  son  attente.  Rien 


Mai  178*2.  189 

depltis  subtil^  rien  de  plus  ingenieux  que  son  projet. 

En  1770 ,  lorsqu'il  en  con^ut  I'heureuse  id^e,  les  philo- 

sophes  etaient  un  peu  plus  consideres  qu'ils  ne  le  sont 

aujourd'hiii ;  du  moins  leur  croyait-ou  devoir  plus'd'^- 

gards  et  plus  de  menagemeut.  Une  pi^e,  donn^e  alors 

sous  le  Dom  de  M.  Palissot,  pouvait  dtre  fort  mal  ac- 

cueillie,  peut-Stre  mSine  courait-elle  le  risque  d'etre  re<^ 

(iisee.  Pour  echapper  k  toutes  ces  difficultes,  I'Aristophane 

de  DOS  jours  s*etait  propose  non-seulement  de  faire  don- 

nersapi^ce  anonyme,  il  avait  encore  eu  soin  de  repandre 

dans  le  public  que  c  etait  une  satire  violeqte ,  dont  lui- 

meme  etait  te  principal  objet;  on  assure  que^  pour  ac- 

crediter  ce  bruit  encore  mieux ,  il  avait  ete  s  en  plaindre 

a  M.  I'abb^  de  Voisenon,  en  le  suppliant  d'eniployer  tout 

son  credit  a  emp^cher  que  la  pi^ce  ne  fut  jouee;  que  Fof* 

ficieux  abbe  avait  reussi  a  la  faire  defendre,  et  qu'alors 

M.  Palissot,  au  desespoir  d'avoir  ete  mieux  servi  qu  il  ne 

Tesperait,  elait  venu  presque  en  larmes  avouer  a  son  ami 

qu'il  etait  Tauteur  de  la  piece,  et  le  conjurer  de  faire 

lever  la  defense ;  ce  que  celui*ci  n^avait  jamais  voulu  faire, 

tres-iddigne  de  ce  qu'on  eut  ose  le  croire  propre  a  se  ren- 

drecomplice  d'un  pareil  manage.  II  est  vrai  que  M.Palissot 

a  ecrit  depuis  plusieurs  longues  lettres  pour  desavouer  le 

ridicule  de  cette  aventure ;  mais  il  n'en  est  pas  tnoius  vrai 

que,  quoiqu'il  en  fut  sollicite  vivement,  I'abbe  de  Voi- 

senon  n«  voulut  jamais  d^truire  Timposture  pretendue , 

soitqu'il  nait  pas  daign^  en  prendre  la 'peine,  soit  qu*il 

iut  pique  en  efFet  d'avoir  et^  la  dupe  de  M.  Palissot,  soit 

enfin  qu'il  se  f&t  fait  un  scrupule  de  dementir  un  conte 

qui,  vrai  ou  faux,  ne  pouvait  manquer  de  lui  paraitre 

plaisant. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  aura  toujours  de  la  peine  a 


l4o  r.ORR£SPONDAirG£    LITTiSkAIRE, 

comprendre  comment  un  homme  a  le  courage  de  se  tra- 
duire  ainsi  lui-mSme  sur  la  scene ,  de  preter  au  person- 
nage  le  plus  odieux  tous  ses  traits,  tons  ses  sentimens, 
toutes'sesopiqioDS,  et  de  mettre  ce  personnage  en  con- 
traste  avec  un  honnSte  homme ,  qu'il  rend  a  la  vorite  le 
plus  plat  du  monde,  mais  dans  la  bouche  duquel  il  place 
dependant  les  sentimens  les  plus  estimables,  les  plus 
v^rtu^ux  9  avec  les  opinions  les  plus  diam^tralement  op- 
po&ees  aqx  siennes.  M«  Pali?sot  pense  qu'i}  est  imppssibte 
qxi'on  lui  fasse  s^rieusement  I'application  de  ce  role  de 
Yal^re ,  dont  il  a  si  bien  fait  sentir  toute  I'atrocitcL  En 
effet, comment  la  meriterait-il ? De  sa  vie  il  q'a  fait  aucune 
satire,  aucun  libelle;  voyez  la  Dunciade,  les  Philo- 
fiopheSy  etc. :  lorsqu^un  libelle  est  signe,  ne  cesse-t-i!  pas 
de  I'etre  ?  Mais  pourquoi  s'etait-il  done  persuade  que  ses 
eonemis  ne  manqueraient  pas  de  I'y  reconnaitre  ?  Pour- 
quoi se  flattait-il  done  que ,  si  la  piece  fut  tombee ,  son 
secret  ayant  ^te  parfaitemeot  garde,  il  pourrait  se  feli- 
citer  publiquement  de  cette  chute  en  feignant  de  partager 
I'erreur  commune?  Mais,  en  pubiiant  la  peisonnedel'au- 
teur ,  a  ne  considerer  que  I'ouvrage  j  quel  en  peut  etre 
le  but  moral?  de  montrer  qu^  Thonnete  homme  nest 
qu'un  sot  et  I'homme  d'esprit  nn  ^cel^rat ;  morale  bien 
digne  assur^ment  de  I'ennemi  de^s  philosophes. 

Quelque  froid  que  nous  ait  paru  le  plan  de  V Homme 
dangereux ,  quelque  bizarre  que  nous  en  semble  Tinten- 
tion ,  on  ne  saurait  lui  refuser  un  merite  de  style  deveuu 
fort  rare  aujourd^bui.  La  grande  scene  qui  termine  le 
second  acte  est  surement  une  des  meilleures  que  nous 
aypns  vues  d^puis  long-temps  au  theajtre;  le  dialogue  en 
est  vif ,  aise,  naturel  ct  rempli  de  traits  piquans^  si  ce 
n'est  par  I'idee ,  du  moins  par  Texpression.  On  y  remarque 


MAI   1782*  14  1 

surtout  un  vers  heureux ,  le  seul  de  tout  le  role  de  Do- 
raute  oil  Ton  retrouve  vraiment  I'expression  d'une  dme 
sensible  et  vertueuse;  il  ne  doit  pas  dtre  oublie. 

Crojez-moi ,  le  mechant  est  seul  dans  runivers. 

Ah!  croyez-moi,  M.  Palissot,  Ton  peut  voiis  en  croire. 
VHomme  dangereux  a  ete  re^u  comihe  il  m^ritait  de 
r^tre,  Tensemble  avec  beaucoup  d'indifference,  les  de- 
tails tantot  avec  humeur,  tantot  avec  plaisir ;  tious  avous 
cite  ceux  qui  ont  paru  le  plus  generaleiuent  applaudis. 
La  piece  n'a  eu  que  cinq  ou  six  representations^  et  eiles 
ont  ete  peu  suivies.  Les  roles  d'Oronte  et  de  Yal^re  ont 
ete  parfaitement  bien  rendus ;  le  premier  par  le  sieur 
Preville,  le  second  par  le  sieur  Mole,  celui  de  Marton 
parmadame  Bellecour,  et  le  sieur  Dugazon  a^ete  aussi 
plaisant  qu'il  ^tait  possible  de  I'etre  dans  celui  de 
M.  Pamphlet. 

M.  Linguet  a  £ait  repandre  dans  le  public  un  projet 
maaoscrit  dans  lequel  il  propose  au  Gouveruement  un 
procede  secret  pour  faire  rendre  des  ordres  detailles  de 
Versailles  a  Brest  et  a  Toulon  en  aussi  peu  de  temps 
qu'il  en  faudrait  a  un  bon  ^ivain  pour  les  copier  six 
fois,  et  sans  que  les  agens  inter m^iaires  en  puissent 
penetrer  Tobjet.  II  annonce  qu'il  n'emploiera  ni  les  pavil- 
ions, ni  les  feux^  ni  aucun  des  autres  moyens  deja  connus, 
mais  un  instrument  fort  simple  dont  on  fait  usage  dans 
deux  metiers  diffi^rens^  et  dont  la  construction  et  si  facile 
qu'il  n'est  point  de  village  oil  Ton  ne  puisse  le  faire  ou  le 
reparer  au  besoin  (i).  L'entretien  de  cette  nouvelle  espece 

(i)  C*^tait  sans  doule  conuiie  une  premiere  id^  des  Tel^graphes  iDveotes 
en  199a  par  Charles  Chappe » et  doot  retablissement  sur  les  principales  routed 
deFtance  fut  ordonne  par  decret  de  la  Conveution  du  26  juiUet  1793. 


l4^  CORRESPONDENCE  LITTERAIRE, 

de  poste  est  si  peu  dispendieux ,  que  de  Versailles  a  Brest 
il  ne  passera  pas  annuellement  vinglmille  francs.  On  a  su 
que  le  projet  avail  ete  present^  au  roi  par  M.  de  Beauvau, 
et  recommande  par  M.  le  comte  d'Artois;  mais  on  ignore 
si  Ton  en  a  d<^ja  fait  pu  si  Ton  se  propose  serieusement 
d'en  faire  I'epreuve.  Quel  que  puisse  en  Stre  le  resultat  ^ 
si  M.  Linguet  n*a  pas  decouvert  tout  de  bon  le  secret 
quil  nous  promet  avec  tant  d'assurance,  il  a  trouv^  du 
inoins  celui  de  se  rappeler  d'une  maniere  assez  piquante 
au  souvenir  d'un  public  qui  commen^ait  a  I'oublier.  II  a 
fait  beaucoup  mieux  encore;  car  il  vient  d'obtenir,  et  ce 
pourrait  bien  etre  une  autre  ^nigme,  la  permission  de 
sortir  de  la  Bastille,  m^me  celle  de  continuer  son  jour- 
nal :  on  lui  interdit  a  la  verite  toutes  les  matieres  de  re- 
ligion, de  gouverncment  et  de  politique;  mais  on  lui 
abandonne ,  dit-on ,  pour  ses  menus  plaisirs ,  les  philo- 

sophes  et  TAcad^mie.  A  la  bonne  heure De  quelque 

nature  qu'ait  ete  l6  motif  de  sa  detention,  il  est  toujours 
egalement  incertain ;  elle  a  sans  doute  ^t^  assez  longue 
(de  plus  de  vingt  mois)  pour  lui  faire  faire  toutes  les  re- 
flexions  dont  il  pouvait  avoir  besoin,  et  il  ne  sera  guere 
t«nte  de  s'y  exposer  une  seconde  fois. 


La  Destruction  de  la  Ligue^  oil  la  Reduction  dePariSj 
piece  nationalcy  en  quatre  actes;  par  M.  Mercier.  Ce 
drame  est  de  la  force  de  tons  les  autres  drames  de  M.  Met^ 
cier,  et  Ton  nous  dispensera  volontiers  d'en  faire  I'ana- 
lyse.  Ce  qui  est  infiniment  plus  curieux  que  le  drame, 
c'est  la  preface.  M.  Helvetius  en  avait  fait  une  pour  nous 
prouver  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  moyen  de  rendre  la 
France  heureuse^  et  c'etait  tout  simplement  d'en  faire 
faire  la  conquete  par  quelque  puissance  ^trangere.  M.Mer- 


MAI  1782.  143 

cier  indique  un  moyen  presque  aussi  doux ,  beaucoup 
plus  national  ct  moins  embarrassant  pour  nos  voisins , 
c  est  la  guerre  civile ;  sa  pr<iface  est  employee  tout  en- 
tiere  a  developper  Fagr^meut  et  futilite  des  revolu- 
tions de  ce  genre.  C'est  la  plus  afTreuse  de  toutes  les 
guerres,  sans  doute;  il  veut  bien  en  convenir;  mais  c'est 
la  seule ,  dit  -  il ,  qui  soit  utile  ^et  quelquefois  neces- 
saire. 

a  La  Nation  y  qui  sommeillait  dans  une  inaction  moUe, 
ne  reprendra   sa   grandeur,  qu*en   rcpassant   par   ces 

epreuves  tembles,  mais  propres  a  la  regent^rer 

La  guerre  civile  derive  de  la  necessity  et  du  juste  ri- 
gide.  » 

En  attendant  le  motuent  de  profiter  de  ces  hautes  le- 
cous,  le  Gouvernement  a  juge  a  propos  de  defendre  Tou- 
vrage ,  et  Tauteur  est  rcste  prudemnjent  a  Neufchatel , 
oil  il  continue  de  faire  inipriiper  la  suite  de  son  Tableau 
de  Paris. 


Extrait  du  Journal  (Tun  officier  de  la  marine  de  Pes* 
cadre  de  M.  le  comte  (tEstaingy  178a.  Brochure  in-8*. 
L'auteur  anonyme  de  ce  pamphlet  est  bien  plus  mal- 
adroit qu'il  n'est  mechant.  Quelque  impartialite  qu  il  ose 
affecter,  il  decele  a  chaque  instant  le  seul  objet  qu'il 
parait  s'Stre  propose,  celui  de  justifier  toutes  les  preven- 
tions de  la  marine  royale  contre  M.  d'Estaing;  mais,  avec 
Imtention  la  plus  manifeste  de  nuire  a  la  gloire  de  ce 
brave  general ,  il  se  trouve  engage ,  malgre  lui ,  ^  rendre 
a  ses  vertus ,  a  sa  Constance ,  a  son  intr^pidite ,  le  temoi- 
gnage  du  monde  le  moins  suspect.  II  ne  peut  se  dispen- 
ser  d'avouer  que  «  M.  d'Estaing,  actif,  iufatigablc,  ne 
sest  jamais  epargne  pour  reussir ;  qu'il  serait  capable  des 


I 


]44  CORRESPOITDANCK    UTTER  AIRE, 

plus  grffndes  choses  (  et  c'est  un  ennemi  qui  patle  )  s'il 
avail  des  connaissances  proportionn^es  a  son  activite  et 
a  son  ambition;  que,  ne  avec  beaucoup  d'esprit,  il  a 
renthousiasme  et  le  feu  d'un  homme  de  vingt  ans ;  que^ 
entreprenant ,  hardi  jusqu'a  la  t^merit^,  tout  lui  parait 
possible;  que  si  les  matelots  le  croient  inbumain,  ce  i^- 
proche  tient  k  sa  manii^re  dure  de  vivre ,  ^tant  encore 
plus  cruel  pour  lui-meme  que  pour  ses  Equipages;  qu'on 
Ta  vu  malade  et  attaque  du  scorbut  sans  jamais  vouloir 
faire  de  remedes ;  travaillsgit  nuit  et  jour,  ne  dormant 
qu  une  heure  apres  son  diner,  sa  tete  appuyee  sur  ses 
mains ;  se  couchaut  quelquefois,  mais  sans  se  deshabiller ; 
et  qu'il  n'y  a  pas  un  homme  dans  son  escadre  qui  puisse 
croire  qu'il  eut  r^sist^  k  toutes  les  fatigues  qu'il  a  sup- 
portees  ^  etc. 

Quoique  cette  brochure  soit  ^crite^  en  g^n^ral,  avec 
autant  de  negligence  qucvde  prevention  et  de  partia- 
lite^  elle- presente  cependant  une  suite  de  fails  et  de 
details  qui  n'est  pas  sans  interSt;  il  n'est  pas  m^me 
fort  difficile  d'y  disceraer  le  vrai  a  travers  les  voiles 
dont  I'auteur  cherche  a  Tenvelopper.  On  y  trouvera 
des  anecdotes  assez  curieuses  sur  le  caract^re  et  sut 
les  dispositions  des  Americains  ^  en  voici  quelques 
traits. 

«  Nous  n'avons  re^u  aucun  avis  interessant  de  la  part 
des  Americains,  ou  ceux  qu'ils  nous  ont  donnas  ^taient 
faux.  Un  pilote  et  un  officier,  donnes  par  le  congres^ 
nous  ont  indignement  trabis ;  c*est  que  la  plupart  des  gens 
aises  sont  Torys,  et  ne  soutiennent  le  parti  americain 
que  par  la  crainte  de  perdre  leurs  biens;  leurs  coeurs 
sont  aux  Anglais.  Ceux-ci  avaient  use  d'une  politique 
adroite  depuis  que  nous  avions  paru  sur  les  cotes  de 


r 


MAI    1782.  145 

TAm^quey  pour  ali&er  ks  esprits  a  notre  egard,  eu 
sfonant  sourdement  que.  Tapparence  de  protection  que 
le  roi  de  France  leur  donnait  etait  trompeuse ,  et  que 
son  intention  etait  connue  de.  garder  les  conqultes  que 
soQ  escadre  pourrait  faire ;  que  les.  Fran^ais  profiteraient 
de  la  simplicity  de&  Atnericains  pour  s'lnsiuuer  dans  leur 
pays;  qu  en  croyant  devenir  libres  ^  ils  ne  faisaient  que 
changer  de  maitres;  que  le  projet  de  la  France  ^tait 
connu  par  la  proposition  qu'elle  avait  faite  a  I'Angleterre 
des'unir  h  elle  pour  les  reduire,  si  on  avait  voulu  lui  c^- 
der  quelques  parties. . .  Tels  etaient  les  bruits  et  les  ecrits 
semes  par  les  Anglais  ^  que  le  parti  Tory  avait  eu  soin 
d'accrediter. 

a  Les  Americains  sont  faciles  a  tromper ;  indolens  par 
caractere,  soupconneux,  ils  croient  toujours  voir  ce  qu'ils 
craignent.  Leur  indolence  est  telle/  que  nous  avons  vu 
rennemi  d^truire  Befford  a  vingt  milles  de  Boston,  sans 
que  le  senat  fut  instruit  d'aucune  circonstance,  des  forces 

ni  des  desseins  des  Anglais Nous  devons  beaucoup  a 

M.  Hancok^  qui  a  contenu  le  peuple,  faisant  lui-meme 
patrouille  la  nuit;  sans  cela,  nous  aurions  et^  obliges 
denous  refugier  a  bord  de  nos  vaisseaux,  et  de  n'en  pas 
sortir,  etc.  y  etc.  » 


Portrait  du  Docteur  Tronchin. 

Theodore  Tronchin^  n^  a  Geneve,  en  1709,  d'une  fa- 
mille  noble  originaire  d^ Avignon,  nioit  a  Paris  le  i"  d^ 
cembre  1781,  premier  medecin  de  M.  le  due  d'Orleans, 
noble  patricien  de  Parme,  associe  etranger  de  TAcad^mic 
royale  des  Sciences,  etc.,  etc.  II  s'etait  marie,  en  HoUande, 
a  la  petite  fille  du  fameux  pensionnaire  Jean  de  Witt ;  et 

Tom.  XI.  10 


1 46  CORRESPON  DAN  GE  LITTER  AIRE  , 

k  I'age  <le  viagt-quatre  ads ,  du  vivant  de  Boerfaaave  j  il 
merita  la  r^pulatioa  d'un  des  premiers  medecios  d'Am^- 
lerdam... 

Lluimanit^  a  perdu  en  lui  nn  de  ses  bienfaiteurs,  Ta- 
mide  so^  plus  digne  modele^  et  la  medecine  an  des  plus 
tUustres  discipks  de  I'Hippocrate  de  nos  jours.  II  n'a 
laiss^  aucun  ouvrage  digae  de  son  genie  et  de  ses  lu* 
mieres ;  mais  un  Recueil  choisi  de  ses  consultations  for- 
werait  un  tnonument  aussi  glorieux  a  sa  m&noire  qu'il 
serait  utile  et  interessant  pour  les  progres  de  Tart.  II 
exisle  un  grand  nombre  de  ces  couMiltaticms  entre  les 
mains  de  ses  h^riliers  ^  et  la  pluparC  sur  des  objets  infi- 
niment  remarquables.  Jamais  medecin  ne  consaha  plus 
la  nature ,  n'eu  saisit  avec  plus  de  sagacit^  tous  ks  mou- 
vemeas ,  toutes  les  indications ;  jamais  medecin  n'em* 
plpyn  plus  beureusemeBt  et  le  secret  d'attendre  la  na** 
ture  et  celui  de  la  secourir  avec  le  morns  de  peine  ^le 
moins  d'effort  possible  :  ses  prindpeSy  aussi  simples  que 
lumineux,  etaient  tostjours  soumis  a  Fobservation  la  plus 
^uicte  et  viod^es  |iar  elle.  La  plupart  de  nos  m^de- 
cins  ne  traitent  que  les  maladies  :  il  traitait  le  malade , 
et  sa  metbode  avait  autant  de  Formes  dtfSirentes  ^cf'A 
se  presentait  de  circonstances  differentes  pour  en  '£siire 
Tapplication.  Peu  de  medecins  ont  vu  comme  lui  Fin- 
fluence  du  moral  sur  le  physique,  la  necessite  de  manager 
les  forces^  de  proportionner  les  ressources  aux  moyens  ^ 
Favantage  -de  ne  oombattre  le  principe  de  nos  mavx  qu'en 
Poignant  tout  ce  qui  pent  contribuer  a  fes  en^sctenir, 
a  les  irriter.  La  diete  )&ait  presque  tovjours  la  pr^nniere 
de  ses  ordonnanoes  •:  «  Cest  le  plus  isur  moyien ,  disatt- 
il ,  de  cDuper  les  vimes  a  iFenoemi ,  et  c'est  d^ja  gagoer 
beantcoup.  t>  L'etonnanle  penetration  de  son  premier 


MAI    1782.  147 

coup  d'oeil,  Ij^  jtranquilUte  faabitiielle  de  son  esprit,  qua- 
lite  qu'U  devait  Imn  moins  k  soQ  /caraotere  naturelle- 
roeot  passiooae  qu'a  Vempivi^  qu'il  avait  acquis  sur  lui- 
meio^y  r^ssiiraoc^y  la  fetinete  propre  h  toutes  sies  actions^ 
a  tons  se$  discpurs^  le  calisue,  la  uoblesse  et  la  diguit^  de 
ses  traits;  tous  ces  avantages  reunis  iuspiraient  a  ses 
malades  la  confiance  la  plus  dowe  et  la  plus  ^onsolante. 
Ceux  qui  Voni  coonu  ne  peuvenl;  etre  surprfs  de  I'espece 
denthousiasoie  dont  il  fut  souvent  Tabjet,  entbousiasme 
qui  servit  k  repandne  avoe  succ^s  plosieurs  d^couveirtes 
utiles,  et  &iartout  ^eelle  de  rioopuJation ,  mais  qui  ne  put 
manquer  de  Texpoaep  aux  cabales,  a  la  haine  et  a  la  ja- 
lousie de  ses  iriyaux.  Quelque  injustes  qu'aieat  ete  plu- 
sieui^  d'entr/e  eux ^a  son  egard,  ilsue  le  £uraat  pas  tous : 
Petit  et  Louis  dViOuaient  qu'il  .^it  le  plus  grand  anato* 
miste  de  la  Faculty ;  Rouejle,  le  plus  habile  pharipacien 
qu'il  efit  connuf  le  .Cj^ebre  Halkr,  le  praticien  le  pkis 
heureux.  II  est  peu  de  souverains  en  Europe  qui  ne  lui 
aient&it  Thonneurde  le  cons^Iter,  et,  peu  de  temps 
avant  sa  iiport,  i)  xe^at  eocore  un^  lettre  du  Pape, 
qui^  en  le  i^^^oercjiant  4e  JU  CQQSultatio;i  qu'il  lui  avait 
demandee  pow  je  ne  sais  plus  quel  cardinal  de  ses 
amis,  »finisaait  par  lui  dire  qu'i4  a'y  avait  point  de  si- 
gnature catholique  dont  il  Gx  pjus  de  cas  que  de  la 
sienne. 

Bob  pere,  ami  tendre,  zele  citoyen,  U  fut  jnalheureux 
par  tous  ces  sentimaiis;  et  Toa  ne  peul;  se  dissinuiler 
que  ses  chagrins  qu'il  reniermait  au  £cm4  de  son  x^oour, 
n'aient  altere  sa  sante  et  n'aient  .contribue  tres-^videm- 
meat  a  abreger  ses  jours.  Stoicien  p^r  prixiiGipe,  .et  ^ur- 
tout  par  admiration  pour  les  vertus  de  oette  secte,  il 
n'en  etsuit  pas  moins  de  la  plus  extreme  sensibilite.  Par- 


l48  G0RRESPOIfDA.NCE    LITTER  AIRE  f 

v«nu  a  supporter  le  mal  physique  avec  toute  la  Constance 
des  bcros  du  Portiquei  il  voulait  surmonter  avec  le  m^me 
courage  les  peines  du  oceur ;  mais  5e$  efforts ,  pour  y 
reussir^  ne  faisaient  que  cacher  aux  autres  une  partie  de 
ce  qu'il  souffrait ,  et  iatiguaient  son  ame  au  lieu  de  la 
soulager. 

II  avait  autant  de  douceur  dans  le  caract^e  et  dans 
les  moeurs  que  de  s^verit^  dans  les  principes.  Simple  ^ 
affable^  quelquefois  mSme  plus  que  populaire  dans  sa 
conduite^  aucun  citoyen  de  son  pays  ne  fut  plus  attach^ 
que  lui  aux  maximes  du  gouvemement  aristocralique  ; 
et  la  crainte  de  voir  retomber  Geneve  dans  la  democratic 
fut  un  des  plus  sessibles  chagrins  de  ses  derniers  jours. 
Avec  tons  les  moyens  d'acqu^rir  de  grandes  richesses , 
il  n'a  laisse  qu'une  fortune  tres  -  mediocre  :  la  bienfai- 
sance,  la  gen^rosit^  etaient  le  premier  besoin  de  cette 
ame  ^levee,  et  son  mepris  pour  I'argent  une  vertu  d'in- 
stinct. 

Distrait  par  habitude ,  et  peat-£tre  aussi  par  la  mul- 
tiplicite  de  ses  occupations ,  quoiqu'il  e4t  pass^  sa  vie 
avec  les  grands,  il  ne  sut  ou  ne  voulut  jamais  prendre  ni 
le  ton  ni  les  usages  du  grand  monde;  ou  trop  fier  ou 
trop  familier,  il  ne  fallait  pas  moins  que  tout  le  poids 
de  sa  consideration  personnelle  pour  lui  faire  pardon- 
ner  les  disparates  qu'il  se  permettait  soufent  d'avoir 
aupres  d'eux ;  mais  tons  ces  defauts  de  convenance,  si 
bien  couverts  par  I'el^vation  naturelle  de  son  ame  et  de 
son  caractere,  loin  de  nuire  a  sa  mani^re  d'etre^  lui 
donnaient  meme  une  physionomie  plus  originalc  et  jdus 
piquante;  on  ne  pouvait  Ten  estimer  moins  ^  et  souv^it 
on  Ten  aimait  davantage. 

Il  n'avait  que  deux  pretentions  auxquelles  on  lui  re- 


MA.I  17812.  i49 

connaissait  peu  de  titres,  celle  de  bien  jouer  au  ^isk  et 
celie  de  bien  voir  en  politique.  II  gagnait  rarement  et  se 
froBspait  presqoe  toujours  ;  mais  il  n'en  conservait  pas 
moins  la  meilleure  opinion  de  son  habilet^,  etia  nature 
assurement  lui  avait  donne  assez  d'autres  inoyens  dc  s'en 
consoler.     *, 

M.  Diderot  a  trouv^,  ce  me  semble,  la  plus  belle  in- 
scription qu'on  puisse  mettre  au  pied  de  la  statue  de  ce 
grand  homme ;  c'est  ce  que  Hutarque  disait  d'uo  m^de- 
cia  de  son  temps  :  Iljiit  entre  les  m^decms  ce  que  Jut 
Socrate  entre  les  phihsophes, 

JUIN. 


Pari*,  jjain  i^fti. 

QuoiQUE  les  circonstances  ne  nous  aient  pas  permis 
de  recueillir  tout  ce  que  le  sejour  de  M.  le  comte  et  de 
madame  la  comtesse  du  Nord  a  Paris  a  pu  offrir  d'anec^ 
dotes  cur ieuses  et  de  traits  int^ressans^  ce  que.  nous  en 
avons  appris  suffira  du  moins  pour  donner  une  id^  de 
Fimpression  qu'il  a  faite  dans  ce  pays ,  et  le  compte  qne 
nous  tacherons  dVn  rendre ,  sans  avoir  d'autre  m^rite 
quecelui  d'etre  exact  et  fidele^  n'appartient-il  pas  essen<- 
tiellement  aux  objets  dont  nous  sommes  occup^  dans  ces 
memoires?  L'interSt  dont  I'heritier  de  toutes  les  Russies 
a  bien  voulu  honorer  nos  letlres  et  nos  arts  doit  faire 
epoque  dans  I'histoire  de  notre  litt^rature.  Cette  histoire 
presente  de  nos  jours  peu  d'evenemens  dignes  de  laisser 
un  aussi  long  souvenir. 

Si ,  I'imagination  frappee  de  I'immensit^  desEtats  que 


l5o  CORRESPON DANCE    LITTERAIRE, 

ce  prince  doit  gouTerner  uil  jour^  il  semble  qu'on  ait  et^ 
sarpris  qu'il  n'eut  pas  la  tailk  d'un  Atlas  ou  d'un  Her- 
cule^  car^  tout  polices  que  nous  soknmesjr  nous  tenons 
encore  un  peu  de  hok  prejug^s  gothiques  et  sauvages ,  on 
I'a  ete  bien  plus ,  et  comment  la  yanit^  fraticaise  n'en 
aurait-elle  pas  ^te  infiniment  flattie  ?  ou  Ta  «ete  bidn  plus 
de  remarqiier  dans  son  maintien  toute  Taisanc^ ,  toute 
la  grace  ^  toute  la  noblesse  facile  des  usages  et  deb  ma* 
nitres  de  ndtre  cour*  A  travers  la  foule  importune  des 
respects  et  des  hommages  qui  le  suivaient  6n  tout  lieu  ^ 
il  a  entendu  plus  d'une  fois  qu'on  ne  le  trouvdit  pa^  beau, 
et  c'est  du  ton  le  plus  naturel  et  le  plus  aimable  qu*il  Pa 
conte  lui-mSme  fort  gaiement  au  premier  souper  qu'il  fit 
avec  le  roi ,  en  observant  que  la  nation  fran^aise  n'avait 
assur^ment  pas  moins  de  franchise  que  de  politesse  et 
d'urbanite.  M.  le  comte  dii  Nord  n'a  pas,  il  est  vrai,  la 
taille  et  la  figure  que  les  pontes  et  les  romanciers  n'au- 
raient  pas  cru  pouvotr  se  dispenser  de  lut  donner ;  mais 
il  a  sads  doute  bien  mieux  que  des  traits ,  un  regard  in- 
teressant  et  spirituel ,  une  phy^ionbmie  tempi  ie  de  finesse 
et  de  vivacity,  un  touris  malin  qui  la  rend  souYent  plus 
piquahte  encore ,  mais  sans  laisser  jamais  oublier  le  ca-» 
ractere  de  doticeur  et  de  dignity  r^palidu  sur  toute  sa 
personne.  On  a  tant  dit ,  tant  rlspete>  en  yers  et  eii  pro^, 
que  MinerVe  accompagnait  de  prince  sous  les  traits  des 
Graces  ^  qu'on  n'ose  presque  plus  employer  la  meme  ex*^ 
pression ;  il  n'en  est  aucune  cependant  qui  rende  mieux 
tous  les  sentimens  t]u'inspire  madame  la  cxnntesse  du 
Nord ;  on  croirait  que  cette  expression  ne  fut  jamais  faite 
que  pour  elle ,  et  quelque  us^e  que  soit  I'image ,  la  v^rit^ 
de  I'application  semble  I'avoir  rajeuniei  Ge  ne  sont  pas 
des  portraits  que  nous  avoids  la  t^m^rit^  d'entreprendre , 


juiN  178a.  l5l 

nous  ne  cherchons  qu'&  rappeler  les  traits  les  plus  mar- 
qu^  de  ropinioQ  que  le  comte  et  la  comtesse  du  Nord 
ont  laiss^e  d'ei|x  au  peiiple  de  I'Europe  le  plus  sensible  j 
mais  aussi  le  plus  indiscret. 

L'instruction  est  un  avantage  dont  les  priiices  sont  si 
accoutumes  a  se  passer  en  France ,  que  Ton  aurait  bien 
pu  savoir  mauvats  gre  a  M.  le  comte  du  Nord  d'en  avoir 
aatant;  aussi  n'est^il  point  d'attentiou  qu'il  n'ait  eti^  pour 
se  le  faire  pardonner :  on  eiit  dit  qu'il  n'etait  instrutt  que 
pour  plaire  k  la  nation  qui  TacGueillait  avec  tant  dW- 
pressement.  Dans  nos  sciences^  dans  nos  arts,  dads  nos 
oioeursy  dans  nos  usages,  rien  ne  lui  a  paru  Stranger ; 
sans  recherche  et  sans  affectation,  il  n'a  ji^mais  rien 
ignor^  de  ce  qu'il  &llait  savoir  pour  apprecier  avec  jus- 
tesse  tant  d'objets  difFerens  qu'on  ne  cessait  d'offrir  a  sa 
curiostt« ,  pour  prendre  Tint^r^t  le  plus  obligeant  aux 
hommages  qui  lui  etaient  adresses ,  pour  flattar  avec  le 
tact  le  plus  delicat  I'amour  *  propre  de  la  nation  en« 
tiere(T),etcelui  de  toutes  les  personnesqui  s'effor^aient 
particulierement  de  lui  ^re  agr^ables.  A  Yersaiiies ,  il 
avait  Tair  de  connaitre  la  cour  de  France  aussi  bien  que 
la  sienne.  Dans  les  ateliers  de  nos  artistes  (t^) ,  il  d^elait 
toutes  les  connaissances  de  I'art  qui  pou vaient  leur  rendre 
llonneur  de  son  suffrage  plus  precieux.  Dans  nos  Ly- 
cees,  dans  nos  Academies ,  il  prouvait ,  par  ses  ^loges  et 
par  ses  questions ,  qu'il  n'y  avait  auoun  genre  de  talens 
et  de  travaux  ipii  n'eut  quelque  droit  a  Finteresser ,  et 
qu'il  connaissait  depuis  long-^temps  tons  les  honitaes  dont 

(i)  Ju«q.u'^  4esirer  de  ¥oir  ho  ppen  fran^aii.  C'esl  p<w|t  lui  f  uV>Pfa  r^tm 

Castor,  (  Pfote  de  Grimm, ) . 

(a)  Il  a  vu  surtout  avec  !e  plus  grand  inler^t  cenx  de  MM.  Greuze  et 
Houdon.  i^Note de  Grimm.) 


1 5a  CORRESPOND AKCE    LITTl^RATRE, 

les,  lumi^res  ou  les  vertus  ont  honore  leur  siecle  et  leur 
pays« 

Sa  conversation  et  tcms  tes  mots  qu'on  en  a  reten^s 
annoncent  non-seulement  un  esprit  tres-fin ,  Ir^s-cultive, 
mais  encore  un  sentiment  exquis  de  toutes  les  conve- 
naQces  de  nos  usages  et  de  toutes  les  d^licatesses  de  notre 
langue.  Nous  ne  citerons  ici  que  les  traits  qui  nous  ont 
ete  rapportes  par  les  personnes  memes  qui  ont  eu  I'hon- 
neur  de  le  suivre  et  d'en  6tre  temoins. 

Dans  le  nombre  des  cfaoses  obligeantes  qu'il  dit  a  plu- 
sieurs  membres  de  TAcademie  Fran^aise^  a  la  stance 
particuliere  de  cette  compagnie,  qu'il  voulut  bien  hono- 
rer  de  sa  presence  y  on  ne  pent  oublier  le  mot  adressd  a 
M.  de  Malesherbes.  M.  d'Alembert  lui  ayant  pr&ente  cet 
ancien  ministre  du  roi :  Cest  apparemment  ici^  lui  dit- 
il  ^  que  monsiewr  s*est  retiri,  L'orateur  le  plus  Eloquent 
de  la  magistrature  demeura  tout  ^tonne  d'une  apostrophe 
si  flatteuse  et  ne  trouva  rien  a  repondre, 

M.  Diderot ,  n'ayant  pu  le  voir  dans  son  appartement, 
fut  I'attendre  a  la  messe.  Uayant  aper^u  eu  sortant.  «c  jih  ! 
c'est  vouSj  lui  dit-il,  vous,  a  la  messe!  ■—  Oui,  M.  le 
comtCy  on  £^  bien  vu  quelquefois  Epicure  au  pied  des 
autels.  ip' 

M.  lecomte  d'Artois^  lui  ayant  montr^  des  ^^es  an-> 
glaises  du  travail  le  plus  riche  et  le  plus  fini,  le  pressail 
vivement  d'accepler  la  plus  belle.  Lie  comte  du  Nord 
avait  beau  s'en  defendre;  il  insistait  encore  :  «  Com- 
ment J  M.  le  comte  y  vous  n'en  acoepterez  aucune  ?  -—  Je 
ferai  bien  mieux,  si  vous  me  le  permette;;  je  vous  de- 
manderai  celle  avec  laquelle  vous  aurez  emport^  Gi- 
braltar. D 

liC  roi  parlait  des  troubles  de  Genfeye  :  Sire,  lui  dilir 


jBiN  1782.  l53 

il,  ^  est  pour  vous  une  iemp^te  dans  un  verre  cteau.  On 
ne  savait  pas  alors  combieD  II  serait  aise  d'apaiser  cette 
tempSte ,  mSme  ^aos  renverser  le  verre. 

Les  fetes  donn^es  a  M.  le  comte  et  a  madame  la  com- 
tesse  du  Nord ,  a  Chantilly^  ont  et^  de  la  plus  grande 
magnificeqce  et  du  meilleur  gout.  Le  divertissement  en 
vaudevilles  qui  terminait  le  spectacle  parut  fort  agrdable , 
au  inoins  pour  le  moment.  L'auteur^  M.  Laujeon,  d^si- 
rait  fort  I'honneur  d'etre  .pr^sent^  au  prince ;  on  Ic  fit 
apercevoir  a  M.  le  comte,  qui,  apres  Tavoir  remercie 
avecla  bonte  la  plus  affable,  lui  dit :  «  M.  Laujeon,  vos 
couplets  sont  charmans ,  vous  m*y  faites  dire  de  fort  jo- 
lies  choses  A  ( les  illustres  voyageurs  paraissaient  eux- 
ro^mes  dans  le  divertissement  sous  des  noms  deguia^s); 
«  fflais  il  en  est  une  essenlielle  que  vous  avez  oubliee , 

oui,  tres-essentielle,  et  je  ne  m'en  console  point »  On 

voyait  a  chaque  mot  Tinqui^tude  du  poke  redoubler  sen- 
siblement  :  apres  I'avoir  laiss^  ainsi  quelques  momens 
dans  un  embarras  fort  penible  pour  sa  timidity ;  «  mais 
saos  doute ,  lui  dit*il;  vous  avez  oubli^  de  parler  de  ma 
reconnaissance ,  et  c'est  dans  ce  moment  tout  ce  qui 
m'occupe.  » 

M.  le  comte  du  Nord  ayant  fait  a  M.  d'Alembert  Thon- 
oear  d'aller  le  voir  chez  iui ,  on  n'a  pas  oubli^  que  ce 
philosophe  avait  ete  appele  a  P^tersbourg  pour  pr^sider 
a  son  education  ;  il  lui  dit  d'une  mani^re  tres-aimable, 
a  la  fin  de  leur  entretien  :  «  Vous  devez  bien  com- 
prendre,  Monsieur,  tout  le  regret  que  j'ai  aujourd'hui 
dene  vous  avoir  pas  connu  plus  tot.  » 

De  tous  nos  hommes  de  lettres  celui  qui  a  eu  I'hon- 
neur de  voir  le  plus  sou  vent  M.le  comte  du  Nord,  c*est 
M.  de  La  Harpe.  En  quality  de  correspondant  de  Son 


I  54  CORRESPOND  AirCE    LITTER  AIRE  , 

Altesse  Imperiale ,  i\  s'^st  cm  oblige  de  se  printer  a 
peu  prfes  tous  les  jours  a  sa  porte.  Tant  dVssiduit^  pa- 
raissaient  bien  quelquefois  lut  £tre  ua  peu  a  charge; 
mais  les  bontes  du  priace^  jointes  a  Theureuse  constitu- 
tion de  Tamour-propre  de  I'auteur,  n'ont  guere  permis 
a  celui-ci  de  s*eu  apercevoir. «  M.  de  La  Harpe,  disait-il, 
est  deja  venu  me  voir  cinq  fois;  je  Fat  reqn  trois;  j'es- 
pere  qu^il  ne  sera  pas  m^content.  »  II  ne  T^lait  point  en 
effet ;  car  on  lui  entendit  dire  quelques  jours  apr^,  chez 
madame  de  Luxembourg  :  a  J'ai  eu  deux  conversations 
avec  M.  le  comte  du  Nord  sur  Tart  de  regner ,  et  j'en  ai 
ete ,  je  vous  assure ,  par&itement  satisfait. »  On  lui  avait 
propose  la  lecture  des  Noces  de  Figaro  par  M.  de  Beau- 
marchais^  et  il  avait  grande  envie  de  Tentendre:  a  Je 
n'ose  pourtant  pas,  ajoutait-il  fort  gaiement,  je  n'ose 
pas  accepter  cette  lecture  sans  avoir  entendu  celle  que 
doit  me  faire  M.  de  La  Harpe ;  il  ne  faut  pas  risquer  de 
se  brouiller  avec  ces  grandes  puissances. » 

La  seance  de  T Academic  Franqaise,  que  Leurs  Altasses 
Imp^riales  honorerent  de  leur  pr^seoce^  fiit  remplie  par 
la  lecture  d'une  Epitre  de  M.  de  La  Harpe  a  M.  le  corate 
du  Nord  y  d'un  Portrait  de  Cesar  par  M.  I'abbe  Araaud, 
et  d'uae  autre  Epitre  de  M.  de  La  Harpe  contre  la  Po^sie 
descriptive.  L'abb^  Delille  avait  promis  d'y  lire  quelques 
morceaux  de  son  Poeme ;  mais ,  par  une  suite  de  9es  dis* 
tractions  accoutumees^  il  oubita  son  engagement;  ce fut 
sans  doute  pour  se  laisser  Stre  heureux  au&  pieds  de 
quelque  jolie  ferame,  ou  pour  ne  pas  entendre  les  vers 
(le  M.  de  La  Harpe ,  qu*il  n'aime  pas  plus  que  celui-ci 
n  aime  les  sieus. 

Il  y  a  quelques  beaux  vers  dans  V^/ntre  au  comle  du 
JSord;  mais  la  fin  a  paru  digne  d'un. madrigal  de  l^abbe 


juiw  1782.  1 55 

Cotin,  ei  toute  la  suite  de  Leurs  Altesses  Imp^riales  n^a 
pu  entendre^  sans  dtre  bles&ecf^  Tapostrophe  rep^tee  de 
Petrowitz^  plus  ridicule  encore  pour  les  oreilles  russes 
qaelle  n'est  Strange  pour  Icfi  notres.  Ce  niot^  lofdqu'il 
n  est  pas  pr^oed^  de  qUelque  epith^te  qui  le  distidgue  ^ 
est  aussi  familier  en  russe  qu^  k  serait  celui  deXoinett^ 
ou  de  Pierrot  en  fran^ais  (i). 

Le  Portrait  de  Cesar  "k  paru  faire  le  plus  grand  plai^ 
sir  a  nos  illustres  Vojageurs.  L'tdnergie  avec  laqUeHe  on 
ycaracterise  et  Tdmbition  et  le  courage ,  le  gieuie  et  la 
haute  fortune  du  plus  grand  homrne  de  rantiquite^  ^tait 
liien  faitie  pour  lui  donner  a  leurs  yeux  tout  Tinter^t  d'un 
portrait  de  families 

Plusieuts  details  heureux  de  X£pUre  sur  la  Poesie. 
descfiptiue  A'ont  pas  einpeche  qu'elle  ne  parut  fort  longue. 
Ge  sentiment  des  convenances ,  qui  sert  toujonrs  si  bien 
M.  de  La  Harpe,  ne  lui  a  pas  laisi^  negliger  une  si  belle 
occasion  de  dire  du  mal  des  pontes  allemands  devant  une 
princesse  allenaande  qui  les  aame,  et  doAt  la  sensibility 
saurait  les  apprecier^  quand  mSni«  ils  n'appartlendraient 
pisis  au  pays  qui  9e  glorifie  d'avoir  et^  le  berCeau  de  son 
enfanoe* 

U Acad^mie  des  Sciences  et  celle  des  Belles-Lettres  ont^ 
«ie  a  pen  pres  ^galemeot  h^ureuscs  dans  te  cboix  des 
(^jets  dont  elles  ont  jug^  k  propos  d'entretenir  la  curio- 
site  de  kies  illustres  voyageurSi  Dans  I'une^  on  les  a  fort 
ennuy^  de  beaucoup  d'esperiences  assez  degodtantes  sur 
la  nature  du  principe  odor%int ,  et  sur  la  mani^re  de  d^- 
tmiredes  odeurs  fettdes.  Dans  Tautre^  on  l«ur  a  4u  d^ 
M^oires  sur  les  Antiquites  septentrionales ,  ou  Ton  dis* 

(i)  L'auteur  ue  Ta  laisse  subsister,  je  crois,  qu'une  fois  dans  les  copies  qu*iK 
eA  a  dbindes  ^<^ftis.  \Nvie  de  Grimm, ) 


lS6  CORRESPOND A^HCE    LITTERAIRE, 

cute  fort  iugenieusement  si'  les  liommes  du  Nord  n'ont 
pas  toujours  ^te  d'une  petite  taille  et  fort  iaferieurs  a  tous 
egards  aux  habitans  des  climats  roeridioiiaux,  etc.,  etc. 

Quelque  occup^  ({u'ait  ete  le  s^jour  de  Leurs  Altesses 
Imp^riales,  et  par  le  desir  qu^elles  avaient  de  voir  tout 
ce  qui  pouvait  m^riter  de  les  interessery  et  par  cettefoule 
de  f(Stes  et  de  plaisirs  *qu'on  ne  cesaait  de  teur  oflfrir  de 
tous  les  cot^s ,  il  n'est  aucune  espece  d'attention  pour 
toutes  les  personnes  qui  avaient  quelque  droit  d'en  at* 
tendre  de  leur  pa)*t  qui  ait  ete  n^glig^e;  on  n'a  entendu 
parler  que  d'un  seul  homme  qui  se  soit  avise  de  s'en 
plaindre,'  et  cet  h(Mnnie  est  le  sieur  Cl^risseau.  La  scene 
qu'il  osa  faire  a  M«  le'  comte  du  Nord  dans  la  maisoa  de 
M.  de  La  Reyaiere/  qu'il  avait  eu  la  curiosity  duller  voir, 
est  d'une  extravagance  trop  originale  pour  Stre  oubli^e. 
M.  Clerisseau;  ayant  eu  I'honneur  de  travaiUer  pour  Sa 
Majeste  Imp^riale ,  s'etait  imaging  qu'a  ce  titre  M.  le 
comte  du  Nord  ne  pouvait  se  dispenser  de  I'accueillir 
avec  la  distinction  la  plus  marquee.  II  s'etait  fait  ecrire 
plusit^urs  fois  inutiiement  a  sa  porte,  et  son  indignation 
en  etait  extreme.  Ayant  ete  invite  a  se  trouver  dans  la 
maison  de  M.  de  La  Reyniere  le  jour  que  le  prince  y  de« 
vait  venir,  ayec  tous  les  artistes  qui  avaient  contribue, 
ainsi  que  lui ,  a  decorer  cette  charmante  demeure :  (c  M.  le 
comte,  lui  dit-il  en  Tabordant,  j'ai  ^l^  plusieurs  fois 
chez  vous ,  et  je  ne  vous  y  ai  jamais  trouv^.  -—  J'en  suis 
bien  fache,  M.  Clerisseau;  j'esp&re  que  vous  voudrez 
bien  m'en  dedommager.  —  Non ,  M.  le  comte ,  vous  ne 
m'avez  paa  re9u  parce  que  vous  ne  vouliez  pas  me  rece* 
voir,  et  c'est  fort  mal ;  mais  j'en  ^crirai  a  madame  votre 
mere.  —  Je  vous  prie  de  m*excuser ;  je  sens,  je  vous  as- 
iiure,  tout  ce  que  j'ai  perdu... »  On  avait  beau  le  rappeler 


JUIN    1782.  167 

a  lui-^m^me ;  la  confusioa  de  M.  de  La  Reyni^re  etait  au 
oomble,  on  ne  pouvait  TempScher  de  poursuivre,  et  si 
Ton  n'etait  parvenu  a  le  mettre  dehors^  i\  gronderail  en* 
core.  Ce  n'est  pas  la  premiere  quer«lle  de  M*  Clerisseau 
avec  destStes  couronnees;  il  en  a  ^u  un^  avec  I'Empe- 
rear  qui  ne  le  cede  guere  a  eelle-ci. 

Les  distractions  d'une  capitale  imnien9e ,  tous .  les 
empressemens  dune  cour  occupee  11  leur  plair^,  tout  le 
fracas  des  plus  brillantes  fetes,  n'ont  pu  emp£cher  Leurs 
Altesses  Iniperiales  de  s'apercevoir  qu'elles  &  y  trouvaient 
plus  ce  ministre.dont  le  genie  et  la  vertu  semblaient  de- 
voir assurer  a  jamais  le  bonheur  de  Ik  France  ^  Tillustre 
citoyen  dont  Tadministration  sera  long-temps  encore 
Fobjet  de  notre  etonoement  e^  de  not  regrets/  EUes  ont 
ete  le  chercher  dans  sa  retraite  de  Saint-Quen  :  elles 
avaient  ete  voir ,  la  veille ,  Thospice  de  charite  fbnde  par 
madame  Necker  dans  la  paroisse  de  Sainl-Sulpice.  Tout 
ce  qu'un  coeur  p^netre  de  Tamour  du  bleu  pent  inspirer  . 
de  choses  sensibles  et  flatteuses ,  elles  le  dirent  au  v«r*  . 
tueux  successeur  de  Colbert  et  k  la  digne  compagne  de 
sa  vie.  M.  le  comte  du  Nord  s'entrelint  seul  avec  M.  Necker « 
plus  d'ui^e  heure  entiere  ^  et  il  lui  laissa  la  plus  haute  idee 
de  son  esprit  ^  de  ses  liimi^res  et  de  son  amour  pour  tout 
cequi  iuteresse  la  gloire  et  le  bonheur  de  I'humanit^.  II 
fi'y  a  aucune  femme  de  ce  pays-ci  a  qui  madame  Necker 
aittrouve  autknt  de  connaissances ,  autant  de  veritable 
instruction  qu'a  madame  la  comtesse  du  Nord,  et  il  n'en 
est  auciine  qui  lui  ait  paru  r^unir  aux  qualit^s  les  plus 
essentielles  des  formes  plus  aimables,  un  ton.* plus  pur, 
une  grace  plus  touchante.  Mademoiselle  Necker,  t^moin 
de  toutes  les  caresses  dont  Leurs  Altesses  Imperiales  ^e- 
naient  de  combirr  son  pere  et  sa  m^re  ,  en  fut  attendrie 


l6o  CORRESPONDANCE    LITTISrAIRE, 

sur  le  petit  theatre  de  M.  le  comte  d'Argental  ^  a  deter- 
mine les  Comediens  Italiens  a  la  demander.  Cest  le  mardi 
4  qu'elie  a  et^  representee ,  pour  la  premiere  fois,  sur 
leur  ih^atre.  Le  denouement  a  paru  faire  assez  d'effet; 
mais  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'on  s'est  souvenu  ^  pendant 
les  deux  premiers  actes ,  des  egards  dus  a  la  m^moire  de 
Tauteur.  Ce  drame  est  en  effet  une  des  plus  faibles  pro- 
ductions de  M.  de  Voltaire ,  un  vrai  drame ,  au  style 
pres^  dont  toutes  les  situations  sont  faibles  et  communes, 
quoique  le  sujet  ea  soit  fort  romanesque  ^et  Tintrigue 
assez  embrouillee.  Le  role  de  la  Comtesse  a  ^te  parfaite- 
ment  bien  rendu  par  madame  Verteuil,  et  celui  du  Mar- 
quis par  le  sieur  Granger ,  a  qui ,  gour  etre  un  acteur 
tres-distingu^y  il  ne  manque  absolument  qu'un  oeil(i) 
et  des  gestes  moins  mani^res,  moins  provinciaux;  il  a 
d'ailleurs  la  plus  grande  intelligence  de  la  scene ;  sa  voix 
est  sonore  et  sensible,  son  jeu  rempli  de  finesse,  de 
chaleur  et  de  verit^. 


Sermon  pour  tAssemhUe  extraordinaire  de  ChariUy 
qui  s^est  tenue  a  Paris  y  a  V occasion  de  FetabUssement 
dune  Maison  rojrale  de  Sante^  enfciveur  des  EcclSsiasn 
tiques ,  prononce  par  M.  Vabbe  de  Boismont,  tun  des 
Quarante  de  tAcademie  Frangaise,  etc.  Ce  Sermon  ne 
doit  pas  etre  confondu  avec  tant  d'autres  ouvrages  de  ce 
genre,  c'est  peut-^tre  le  chef-d'oeuvre  de  M.  Tabbe  de 
Boismont,  que  les  Oraisons  fun^bres  de  Louis  XV  et  de 
Marie-Therese  avaient  deja  mis  au  rang  de  nos  meilleui"s 
orateurs.  Si  Ton  ne  trouve  dans  ses  Discours  ni  les 
grands  mouvemens  de  I'eloquence  de  Bossuet,  ni  la  morale 

(i)  Le  malheureux  est  borgae,  et  son  ceil  de  verre  dissimule  mal  cette  dis- 
grace. ( Nate  de  Grimm.) 


JUIN  1782.  161 

touchante  de  MassiUon ,  ni  I'el^gance  de  Fl«chier ;  si  Ton 
ny  trouve^  dis-je,  aucuo  de  ces  caracteres  parte  au  plus 
haut  degre,  oq  les  y  retrouve  peut-etre  tous  au  point  oil 
Tartpeut  les  reunir,  et  les  reunir  avec  iiiteret.  Lorsque 
M.  I'abbe  de Boismont  cesse  d'etre  eloquent,  il  tacbe  en- 
core d'interesser  par  des  details  finement  sentis,  et  sup- 
plee  toujours  pour  ainsi  dire  au  talent  qui  lui  echappe  a 
force  d'esprit  et  de  gout. 

Quelque  interessant  que  soit  le  nouveau  Diiscours  de 
M.rabb(^de  Boismont^  il  n'a  pu  desarmer  ni  la  severite 
des  pretres,  ni  la  critique  intolerante  de  messieurs  les 
philosophes.  Les  premiers  Font  accuse  d'avoir  eu  beau- 
coup  trop  de  management  pour  la  iiouvelle  doctrine ;  les 
autres  ont  eu  bien  plus  de  peine  a  lui  pardonner  d'avoir 
ose  I'attaquer  si  vivement;  aux  yeux  des  uns^  il  a  passe 
pour  un  fort  mauvais  Chretien;  aux  yeux  des  autres, 
pour  un  fort  mauvais  philosophe;  mais  cette  double  ac- 
cusation ne  sufHrait-elle  pas  pour  ^tablir,  aux  yeux  de 
rhomme  impartial,  la  sagesse  et  la  moderation  de  ses 
principes  ? 

Voici,  par  exemple,  un  morceau  de  son  Discours  qui 
.pouvait,  ce  me  semble,  mettre  tout  le  monde  d'accord; 
he  bien ,  c'est  un  de  ceux  dont  les  deux  partis  ont  ^te  le 
plus  revokes :  nous  ne  craignons  point  de  le  transcrire 
ici  en  entier. 

<c Terminons  cette  scandaleuse  guerre :  assignez  a 

Jesus-Christ  son  partage;  vous  lui  avez  ravi  au  milieu 
de  nous  une  portion  de  son  heritage ,  souffrez  qu'il  regue 
du  moins  sur  les  generations  destinees  encore  a  le  con- 
naitre;  laissez-leur  nos  fetes,  nos  ceremonies,  nos  en- 
seignemens,  nos  promesses^  nos  consolations;  gardez 
pour  vous  I'esperance  du  neant;  nous  ne  vous  Iroublc- 

Tom.  XI.  1 1 


162  CORRESPOND ANGE  LITTjSRAIREy 

rons  point  dans  cette  poussi^re  eterneile  oil  vous  vous 
promettez'de  descendre;  mais,  »'il  est  un  Dieu  r^mune- 
rateur^s'il  est  une  felicite  sans  mesure  attach^e  a  des 
vertus  consacrees  par  une  foi  pleine  et  gen^reuse,  ne 
nous  Tenviez  pas.  Assez  vaste  est  ie  champ  de  la  poli- 
tique et  des  arts !  Portez*y  vos  talens  et  vos  lumieres , 
etendez  les  d^couvertes  utiles,  dirigez  Ie  commerce, 
unissez ,  eclairez  les  deux  mondes ;  mais  abandonnez- 
nous  ce  inonde  invisible  que  yous  ne  connaissez  pas; 
mais  ce  peuple  pauvre  et  languissant^  qui  souffre  et  qui 
gemit,  pourquoi  vous  obstineriez-vous  a  lui  disputer  un 
Dieu  pauvre  et  soufirant  comme  lui  ?  Erreur  pour  erreur 
(vous  meforcez  a  ce  blaspheme  que  ma  foi  d^savoue, 
mais  Thorreur  mime  de  cette  supposition  impie  ne  laisse 
aucune  ressource  a  votre  doctrine  ) ,  ce  que  nous  pro- 
fessonsy  ce  que  nous  annonfons  ne  pen^tre-t-il  pas  dans 
I'ame  avec  plus  de  charme  et  de  douceur  que  toutes  ces 
vaines  datamations  que  I'esprit  d'independance  accu- 
mule  ?  Nos  secours ,  nos  rem^des  ne  sont-ils  pas  plus  po* 
pulaires,  plus  actifs^  plus  universels...?  Ah !  que  les  heu- 
reux  se  permetlent  de  ne  rien  croire,  je  puis  me  rendre 
raison  de  ce  delire;  mais  ou  sont-ils  les  heureux  ?  Quelle 
horrible  collection  de  misercs  que  ce  monde!  Dans  les 
conditions  brillantes,  que  de  joies  fausses,  que  de  desirs 
rongeurs,  que  de  plaies  sanglantes  et  desesp^rees!  Si 
I'oeil  d'un  philosophe  per^ail  les  replis  de  tous  ces  coeurs 
dont  la  surface  est  si  calme  et  si  riante,  il  en  frdmirait  et 
voudrait  peut-etre  y  replacer  lui-mSme  Ie  Dieu  qu'on 
s'efForce  aujourd'hui  d'en  arracher.  Dans  les  conditions 
obscures,  et  surtout  parmi  cette  foule  d'indigens  pour 
qui  la  Providence  semble  n'avoir  balance  Ie  malheur  de 
iiaitre  que  par  I'esp^rance  de  mourir,  si  vous  exilez 


JuiN  1782.  i63 

Dieu  de  runivers,  quel  adoucissement  peut  res(er  a  des 
peines  retiaissantes  ?  £st-ce  done  im  si  grand  bien  que  d'a- 
jouter  ail  tourment  de  vivr^  la  certitude  de  h'avdir  rien  k 
€$perer?  C'est  pour  rette  portion  d'homnies  que  nous  in- 
Toquons  votre  piti^ ;  laissez-nous  les  malheureux  ^  vous 
n'avez  d'aUtre  present  h  leur  faire  que  !e  triste  probleme 
de  je  ne  isais  quel  sombre  avenir.  Quelle  atttE^nte  pour  des 
formats  courb^s  sous  le  poids  de  leurs  chaines !  Nous,  dU 
moins^  nous  soulevidn^  ces  (ihathes  qui  l^s  accablent^ 
nous  en  partageons  le  poids,  nous  le  supportons  avec 
^ux;  voila  le  grand  ^vantage  de  notre  miHislftre ,  et  c'est 
a  ce  titre,  chretiens  auditeurs,  que  je  he  crhins  point 
de  i'edlamei^  id,  je  iie  dis  pas  seilleinetlt  voire  compas- 
sion, mais  voti*e  d^licatesse  et  voire  justice.  » 


EsSais  histotiques  et  politiques  sur  les  jinglo-AmSH' 
coins  ^  par  M,  HilUard  (T Auherteuil y  tome  I**,  deux  pdr- 
ties  in-8'  et  in-4*«  M.  Hilliard  d'Auberteuil  est  dej&  cobilu 
par  un  ouvr&ge  fort  hardi  sur  I'l^tat  abtUel  de  la  colonie 
de  Saint-*t)onlingue  (1).  Ces  nouveau^  Essais  ne  sont 
guere  qil'tiii  ektrait  des  gazettes  et  des  papiers  publics; 
mais  cet  extrait>  ^tant  ecrit  avec  assez  de  chaleur  et  de 
rapidite,  peut  interesser,  du  moins  tsintque  nous  n'au- 
rons  point  d'ouvrage  plus  approfondi  sur  Torigine  et  sur 
les  suites  de  cette  grande  revolution.  Ije  premier  livre 
donne  une  id^e  fort  vague  de  la  formation  des  Colonies 
anglaises  de  I'Amerique  septentrionale,  de  leurs  progres 
et  de  leur  gouvememeut  jusqu'en  1769  et  1770.  Le 
second  traite  des  premiers  troubjes  de  la  Nouvelle-An- 
gleterre,  de  Facte  du  timbre  et  des  premieres  voies  de 

[i)  Considerations  sur  Vetat  present  de  la  colonic  fran^atse  de  Stunt-Do- 
mingue.  Paris,  1776  ,  a  vol.  in-8^ 


1 64  GORRESPONBANCE   LITTER AtRE, 

fait  jusqu'k  Finterdit  de  Boston.  Le  troisl^e^  de  rani- 
vee du  g^n^ral  Gage,  de  ia  formation  du  congr^s general, 
du  bill  du  Canada,  de  la  journee  de  Lexington.  Le  qua- 
trieme  comprend  tons  les  ^venemens  de  la  guerre,  de- 
puis  le  commandement  general  donn^  k  Washington 
jusqu'a  I'ouverture  de  la  campagne,  en  1776.  Le  cin- 
qui^me,  les  details  de  Tezp^ition  d'Arnold  dans  le  Ca- 
nada. Le  sixi^me,  tout  ce  qui  s'est  pass^  depuis  le  si^ge 
de  Boston  jusqu'a  I'epoque  ou  le  congr^s  d^lara  Tinde- 
pendance  des  treize  Etats-Unis. 

M.  d'Auberteuil  a  cru  devoir  r^chauffer  de  temps  en 
temps  la  s^cheresse  de  ses  narrations  par  des  exagera- 
tions  plus  oratoires  que  politiques,  dont  on  pourrait  citer 
des  exemples  fir^quens ;  et  ces  declamations  sont  d*autant 
plus  ridicules  que  personne  n'ignore  que,  si  la  guerre 
avec  I'Am^rique  ou  Tesperance  de  subjuguer  les  Colonies 
fut  un  delire  du  ministere  anglais ,  ce  delire  fut  partage 
par  la  nation  entiere ;  elle  ne  pouvait  se  resoudre  a  re* 
noncer  a  Tidee  d'une  domination  qui  flattait  si  vivement 
I'orgueil  de  sa  puissance^  et  tout  bourgeois  de  Londres 
voulait  conserver  le  droit  de  dire  nos  Colonies  d^Ame- 
riquCy  et  celui  de  leur  faire  la  loi,  pour  assurer  mieux 
Tinteret  de  son  commerce. 


Chanson  , 

Par  M.  le  chevalier  d'Auboicwe. 

Air  d'Jtbanise  :  Dans  les  champs  de  la  Tictoire. 

Dans  les  champs  de  TAmerique 
Qu*un  guerrier  vole  aux  combats, 
Qtt'il  se  mele  des  d^bats 


juiw  1782.  i65 

l>e  I'empire  Britanniqne : 

Eh !  qa'est  qn'^a  m'  fait  h  moi  ? 
J'ai  I'humeur  si  pacifique  ; 

Eh  I  qu'est  qu'^a  m'  fait  a  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi? 

Qu'un  grand-due  de  Moscovie 
Vienne  ici  superbemeut , 
Qae  le  Saint-P^re  hurablemeDt 
S'en  retouroe  en  Italie : 

Eh !  qu'est  qu'^  m*  fait  a  moi  ? 
Tout  change  ainsi  dans  la  vie ; 

Eh  I  qu'est  qu'^  m'  fait  k  moi 
Quand  je  chanle  et  quand  je  boi  ? 

Que  folles  de  leur  eoiffure , 
Nos  charmantea  de  la  cour 
Imaginent  chaque  jour 
De  quoi  g^ter  la  nature: 

Eh !  qu'est  qu'^  m'  fait  a  moi  ? 
Lise  est  si  bien  sans  parure ! 

Eh !  qu'est  qu'qa  m'  fait  a  moi 
Quand  je  chante  et  quand  jc  boi  ? 

Que  la  troupe  de  Moliere 
Quitte  le  Louvre  k  grands  f rais , 
Pour  essujer  nos  sifflets 
Dans  la  vaste  bonbonnidre  (i): 

Eh  !  qu'est  qu'^a  m'  fait  a  moi  ? 
Je  suis  assis  au  parterre ; 

Eh !  qu'est  qu'^a  m'  fait  k  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi? 

Que  tout  Paris  encourage 
L'autcur  du  bateau  volant , 
Qui  promet  qu'au  firmament 

(i)Uaaiederodeoa. 


i 


1 66  CORBESPONilANCE    ^.l^TER AIRE  , 

Nous  irons  en  equipage  (i): 
£b !  qu'est  qu'qa  ni'  fait  a  moi? 

Je  ne  suis  pas  du  vqjage ; 
Eh  !  qu'est  qu'^a  m'  fait  a  moi 

Quand  je  cbante  et  quapd  je  boi  ? 


Jja  reprise  des  Philosopkes  ii'a  pas  mieux  reussi  aux 
Corned iens  que  celle  des  Tuteurs  et  de  t Homme  dan- 
gereux;  elle  n'a  eu  que  cinq  ou  six  representations  peu 
suivies^  et  dont  ia  premiere ,  donnee  le  jeudi  20 ,  a  ete 
fort  orageuse.  On  avait  supporte  aveq  une  indulgence 
assez  benevole  la  plupart  des  traitsi  lances  centre  la  phi- 
losophic et  les  philosophes;  mais,  au  moment  oil  Crispin 
arrive  a  quatre  pattes,  Tindignation  de  voir  insulter  ainsi 
les  manes  de  Jean -Jacques  ftit  portee  au  plus  haut  de- 
gre :  on  pent  defier  tons  les  parterres  debout  de  mani- 
fester  jamais  leur  sentipiont  avec  plus  d  energie  et  de 
violence  que  ne  le  fit  celui-ci  tranquillement  assis,  et 
mSme  ce  jour-la  fort  a  I'aisie,  les  bancs  a*etant  pas  a 
moitie  remplis :  cette  observation  ne  nous  a  pas  paru  in- 
digne  d'etre  remarquee,  beaucoup  de  gens  ayant  pre- 
sume y  non  sans  quelque  apparence  d^  raison ,  que  le  par- 
terre assis  aurait  beaucoup  moins  de  libe^te  que  le 
parterre  deboui.  II  ^st  yr^i  qu^  ^e  grapd  mpuvement, 
apr^s  avoir  force  les  Coime^i^s  ii  se  retirer  ^t  a  baisser 

(z)  On  b*ouve  daos  les  H4nufir>ei^  (h  BflchaumQf^^^^  date  des  26  mars  et 
6  mai  1782,  de  ti*eS'long9- details  syr  le  proiet'd'uD  cabriolet  volant  qui  de^ait 
^tre  en  mSme  temps  un  bateau  iusubmersible,  et  a  I'aide  duquel  son  inven- 
teur,  nomm^  Rlancbard ,  se  proposait  de  faire  dans  les  airs  trente  lieues  par 
heure.  La  ville  et  la  cour,  les  princes  eux-m^mes  couraient  voir  les  prepa- 
ratifs  de  Blanchard.  C'etait  un  essai  d'aerostat ;  Montgolfier  fit  a  Annonaj,  le 
5  juin  1783,  la  premiere  experience  beureiise  cl'un  kaUon,  el  la  renouvela  a 
Paris  le  27  aoilt  suivant. 


JOIN    178a.  167 

la  toile,  ne  ful  pas  de  longue  diireef  on  kissa  croire 
quelques  nMinieas  aux  spectateurs  que  la  piece  etait 
tombee  tout  de  bon;  on  felicitait  deja  messieurs  ies 
philosophes  d'avoir  encore  a  Tombre  de  ce  pauvre  Jean- 
Jacques  {'obligation  de  la  justice  qu'on  venait  de  faire 
de  leur  detracteur;  mais  une  partie  du  public  s'etant 
dispcrsee,  tandis  que  les  enthousiastes  dtr  eiloyen  de 
Geneve  exhalamit  encore  leuir  indoignatioii  da/ns  les  eor- 
ridors  ou  dans  les  foyers ,  on  se  hata  de  rele ver  la  toile 
et  de  reprendre  la  piece  a  i'endiroit  ou  Ton  avait  ete  oblige 
de  Fabandoniier,avec  la  seule  attention.de  faire  entper 
Crispin  aur  ses  deux  pied&  Ce  changement  ne  reparait 
guere  Timpertinence  de  la  scene ,  il  y  eut  encore  des 
murmnres  assez  vifs;  uiais,  grace  a  la  presence  d'un  petit 
d^tachonent  des  Gardes  fran^aises ,  poste  fort  habile- 
meot  dans  I'intervalle  au  parterre,  la  piece  fiit  acbey^^e; 
elle  le  fut  taut  bien  que  mal,  et  la  curiosite,  excitee  par 
cet  evenement ,  attira  meme  plus  de  monde  a  la  seconde 
representation  (|u'a  la  premiere;  cependant,  comme  nous 
iavons.deja  dit,  eet  empres&emeiifl  n'a  point  ett  destrite. 
Pom*  etre  bien  ecrilA^  la  piece  n^en  est  pas  moins  froide ; 
une  peotiedes  ecrivaina  qui  y  aont  designes  ne  sent  plus, 
daulres  ont  depuis  console  la  haine  et  Tenvie  d'une 
autre  maniere,  et  cc  frnieux  denouements  ou  iaateur 
s'obsliine  a  ViOtr  woe  situation  extrlmement  comique, 
n'a'  paru  qo'une  caricature  insipide  et  revoltante.  On 
sait  qu^aux  premieres;  representations  de  I'ouvrage,  en 
1760  (]),  cette  scene  ent  un  assez  grand  suec^;  mais 
Rousseau  n'avait  pas  alors.  autant  de  disciplies:  qu^au- 
jourd'hui ,  ni  des  adorateurs  aussi  fanatiques :  la  panto- 
mime de.  Preville ,  qui  a  trouve  bon  de  laisser  le  role  a 

(t)  Toirtomt!  11,  page  398. 


l68  CORRESPOND ANC£  LITTERAIRE, 

Dugazon  j  pouvait  rendre  aussi  ce  jeu  de  theatre  plus 
gai,  plus  piquant.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  fac^tie  a  deplu 
cette  fois-ci  universeliement ,  et  quelques  manceuvres 
qu'ait  employees  TAristophane  Palissot  pour  la  faire  re- 
prendre^  il  n'a  pu  y  reussir.     ^ 


Le  Dherteur  de  M.  Mercier,  repr^sent^,  pour  la  pre- 
miere fois  ^  sur  le  theatre  de  la  Commie  Italienne  j  le 
mardi  :2  5y  est  imprime  depuis  si  long^temps,  et  il  a  ^te 
joue  si  souvent  sur  tous  ies  th^&tres  de  la  province ,  que 
nous  nous  dispenserons  d'en  faire  ici  ^analyse.  II  sufSra 
de  dire  que  ce  drame  a  eu  le  m^me  succ^  a  Paris  que 
partout  ailleurs  j  et  il  est  bien  a  presumer  que  Ies  priaci- 
paux  roles  du  moins  n'ont  jamais  ^te  mieux  rendus  qu'ils 
ne  le  sont  par  madame  Verteuil  et  par  le  sieur  Granger. 
Quelque  romanesque  que  soit  le  fonds  de  cet  ouvrage, 
quelque  depourvus  de  vraisemblance  et  de  gout  qu'en 
soient  souvent  la  conduite ,  Ies  incidens  et  le  style ,  on  ne 
pent  nier  qu'il  ne  soit  rempli  de  situations  fortes  et  tou- 
chantesy  en  general  du  plus  grand  effet.  Si  Fenchaine* 
ment  de  tant  de  situations  vraiment  dramatiques  etait 
plus  naturel,  si  Ies  scenes  etaient  tout  ce  que  le  po^e 
en  voulait  faire,  si  a  la  verite  du  sentiment  qu'elles  de- 
vaient  inspirer  il  n'avait  pas  substitue  trop  souvent  de 
vaines  declamations  d'une  morale  ampoulee  et  d'un  h^ 
roisme  bourgeois ;  en  un  mot,  si  la  raaladresse  du  poete 
ne  d^truisait  pas  souvent  elle-m^me  une  partie  de  Tillu- 
sion^.ce  spectacle  serait  en  verite  trop  d^chirant,  I'efFet 
n'en  serait  pas  supportable. 


Fabliaux  y  ou  Conies  du  douzieme  et  du  treizi^me  sie- 
cles ,  traduits  ou  extraits  d'apres  plusieurs  manuscrits 


JUIN   178a.  169 

da  temps ,  at^ec  des  notes  historiques  et  critiques,  et  les 
imitations  qui  ant  etefaites  de  ces  Contes  depvis  leur 
origine;  par  M.  Le  Grand;  nouvelle  Edition,  cinq  petits 
volumes  in -12.  Cette  nouvelle  edition  est  aiigmentee 
d'uoe  diatribe  contre  les  troubadours,  oil  Fauteur  r^ 
pond  aux  critiques  de  la  proposition  avanc^  dans  la 
preface  de  la  premiere  Edition ,  que  la  Nature  semblait 
avoir  diparti  spiciakment  au  Nord  les  dons  eminens  du 
genie.  II  vent  bien  conveuir  que  le  midi  de  la  France  a 
produit  quelques  hommes  celebres;  mais  il  cherche  k 
prouver,  par  une  nouvelle  Enumeration ,  que  toutes  les 
provinces  troubadouresques  ensemble  n^ont  pets  a  ciier 
unpoete  du  premier  rang.  Bien  n'est  plus  propre  a  favo- 
riser  cette  opinion  que  Tennuyeuse  Histoire  des  TroU" 
hadours  de  M.  TabbE  Millot. 


Poisies  fugitives  de  M.  Lemierre ,  de  VAcad^mie 
Frangaise ,  un  volume  in-8*.  La  plupart  des  pitees  de 
ce  i*ecueil  sont  deja  connues;  on  y  trouve  une  grande 
in^galite ,  des  vers  dignes  d'Horace  et  de  Chaulieii ,  et 
des  pieces  entieres  dont  on  serait  tente  de  faire  honneur 
a  la  muse  de  MM.  Fardeau  et  Du  Coudray.  II  en  est 
bien  peu  cependant,  dans  le  nombre  m£me  des  plus 
negligees,  qui  n'aient  un  coin  d'originalite  assez  pi- 
quant,  quelques  trails  d'un  caractere  vraiment  poEtique. 
Le  malheur  de  M.  Lemierre ,  eut  dit  madame  de  La 
Fayette,  est  d'avoir  le  gout  si  fort  au-dessous  de  son  es- 
prit et  de  son  talent.  Pour  meriter  d'etre  mis  au  nombre 
de  nos  plus  grands  pontes,  il  ne  lui  a  manqu6  qu'une 
oreille  plus  delicate,  un  gout  plus  severe,  un  travail 
plus  fiui.. 


f  70  CORRESPOJSTDAWCE  LITT]£raIRE, 


JUILLET. 

Paris,  juUlel  1782 

Nou&  ne  somoies  fomX  piress^s  de  paiier  des  Confer 
sums  de  I.-J..  Rousseaci';  de&  ouYrages  de  ce  genre  n'ont 
pas  besoin  d'etre  annonccst,  ils  lesont  assez^  mime  avaot 
d'aYoir  paru.  Ce  qu  od  peut  Sire  cumux  de  trouvcr  a  ce 
stijet  da^s  aos  FeuiUes,  c'est  un  c€»iiq)te  fidele  de  la  sen- 
salion  que  ce&  ouYvages.  out  faite ,  et  c'esjk  la  tache  que 
que  nous  ailons  essayer  de  regapiir  aYec.  tonlw  Timpar* 
tialite  dont  nous  osons  faire  profession  ^  en  d^it  de  Tin- 
fluence  qui  semble  attachee  an  metier  de  joumaliste. 

Ce  n'est  que  la  premiere  partie  des  Confessions  de 
J^eai^-Jbeques  dont  il  s'agit;  la  seconde  ne  doit  paraitre 
que  Fan  1800;  mais^  puisqu'ilen  existe  tr^srsdrement, 
soil  en  France  ^  soit  en  Suisse  ^  deux  ou  trois  copies  duto^ 
grapbes,  il  est  bien  permis  de  compter  sur  quelque  ba- 
sat*d>  on  sur  quelque  infid^^lit^  qui  se  dispose  a  satisfaire 
un  peu  plus  tot  notre  curiosity.  GeMfe^premiive  partie  a 
paru  teHe  que  Tauteur  I'aYait  faite ,  a  quelques  peVites 
anecdotes  pr^s,  que  la  pudeur  de  messieurs  les  editeurs 
a  cru  devoir  supprimer;  de  ce  nombre  sont  THistoiredu 
moine  qui  9  a  Turin  ^  voulait  le  £Eiire  servir  a  ses  gouts 
infames  dans  I'hospice  des  cattecbunieaes,  et  quelques 
delaiils  trop  naiis  de  son*  roman  avec  la  petite  demoiselle 
Goton.  A  tout  cela  la  posterity  nfa  pas  perdui  grand*- 
chose. 

S'il  en  faut  croire  les  gens  de  lettres,  surtouC  mesr- 
sieurs  nos  philosophes^  ce  qui  cut  etc  plus  sage,  c'eiit 


JUJLLET    178a.  171 

ete  de  supprimer  le  livre  en  entier.  Toqt  |eur  en  parait 
pitoyable;  a  peine  daigneq(ri|$  faire  gr^ce  au  style  de 
deux,  au  troi^.  moroe^us^  mv  les  feinmes  et  sur  la  cam- 
pagoe,^  oil  Ton  q^  pent  gu^re  se  dispenser  de  trouver 
des  p^iptur^s  s^^s/ez  ira^Qbes,  romaaesqi^es  a  la  verity, 
mais  ^vec  qi^lqu^  r^^te  d'eloqpenQeet  d^  cbaleur.  cc  Com- 
ment,  ajoutentces  nxessjeurs^  comment  imaginer  qu'un 
bomme  fasse  un  liv^e  dqpt  I'effet  le  plus  sur  est  de  le 
deshonorer  lui»m^ine?  Q^  proje.t  cepeadant  ne  pent  lui 
avoir  et4  in^r4  que  psir  lorgueil  le  plus  fop^  le  plus 
revolta^t.  Quel  in^er^t  pouyait-il  ^uppo^r  qu'on  aurail 
de  ss^yoir  que  Jeau-^acque$  ^prouvait,  dans  sou  enfance,^ 
uae  yplupt^  ^elici^use  a  recevoir  le  fouet  de  la  belle 
main  de  nfiademoiselle  J^a^iibercier ;  que  le  eharme  de 
cette  senaatioq  lui  la.issa  des  gouts  qu'il  conserva  toutc 
sa  yie^  et.  que  sa  chaste,  tinxidite  ne  lui  permit  malheu- 
reusement  j^mai^i  d^  ^t^^faire  a»  son  gre  '^  qu'en  appren- 
tiss^e  ches^  UQ  gra^Y^ur,  il  volait  av.ec  assez  d'adresse 
des  pommes  au.  fond  d'une  d^pense  ^  0^  pUs^t  iogenieu- 
sepoent  dans  la  marquit;^,  de  sa  yoisine.?^.,:  Impojcte-t-il 
plus  a  ses  lecteurs  d^  savour  q^l'il  fu(  Uqvois  a  Turin  ^  et 
qu'il  se  reprocha  toute  sa  vie  d'avoir  accqs^  ta  servante 
de  la  m^iaon  oil  U  etait^  ^  vqI  qu'il  y  fit  4e  je  ne  sais 
quel  rubain  d'argent?  que,  preqi^pt^uv  a  Lyo^y  il  ^i-^ 
sait  sem^blan^t  d'avoir  gate  du  bQp  vin  d'A|4;)oi&  dont  on 
\ui  avait  cpn.fie  le.  spin,,  pour  le  boire  a  spn  aise  en  son 
petit  parii(^}ier  ?  qy^^  s^  sublin^e  amii^  madame  la  ba- 
rofipe  de  \7aren;s5  y.  av^c  ha  caraetfef e  s^ensible ,  uxk  t^nxr^ 
peramea<1;  frq^d ,  part;age^it  tranquijlemei^t  ses)  faveurs. 
eatr^  ^ui  ^i  soft  ja^rdiftier,  Claude  A^t  ?  qu'a,  la  n^ort  de 
ce  pauvre  Cl^Rde  ^net,  il  fi^t  ravi  d'herit^r  d'un  bel  ha-, 
bit  Doir  dont  leur  patrone  vena^t  d^  gratifi^r  peu.  de 


1*^2  CORRESPONDAI^GE  LITTERAIRE, 

temps  auparavant  le  d^funt?  qu'au  retour  d'un  petit 
voyage  en  Provence ,  il  se  vit  bientot  remplace  lui-meme 
dans  les  bonnes  graces  de  la  sensible  baroane,  par  Cour- 
tilie,  un  gar^on  perruquier,  dont  il  consentit  a  demeu« 
rer  le  mentor  et  Fami ,  mais  dont,  par  un  exc^s  de  d^li- 
catesse  que  la  bonne  dame  dut  trouver  fort  d<^plac^  j  il 
ne  voulut  jamais  £tre  le  rival ,  etc.  * 

He  bien,  oui,  Messieurs ,  toutes  ces  sottises,  toutes 
ces  inepties  occupent  une  grande  partie  des  Confessions 
de  Jean-Jacques;  celles  que  vous  n'avez  point  rappel^es 
ne  valent  peut-£tre  guere  mieux,  a  la  bonne  heure,  nous 
en  con viendrons ;  mais  en  sera-t-il  moins  vrai  qu'avec  ce 
fonds,  tel  qu  il  est,  J.-J.  Rousseau  a  fait  un  livre  qu'on  lit 
avec  interet ,  qu'on  se  plait  meme  a  relire ,  malgre  le  me- 
pris,malgre  le  dedain  avec  lequel  vous  avez  affect^  d'en 
parler,.  malgre  I'ordre  expr^s  que  vous  aviezdonn^atous 
les  journaux  qui  vous  sont  devoues  de  n'en  faire  aucune 
mention  y  ni  en  bien  ni  en  mal  ?  On  ose ,  Messieurs ,  vous 
defier  tous  de  hasarder  unessai  de  ce  genre  ^  etde  le  &ire 
avec  le  meme  succes ,  quelque  puissant  que  soit  I'ascen- 
dant  de  la  philosophic ,  et  celui  des'grands  talens  que  vous 
lui  avez  consacr^s. 

c(  J'ai  entendu  parler,  disait  M.  Watelet,  d'un  cuisi- 
nier  du  Regent  qui  s'avisa  un  matin  de  prendre  ses  vieilles 
pantoufles ,  de  les  hacher  bien  menu ,  et  d'en  faire  un 
ragout  que  toute  la  cour  trouva  d^licieux ; »  c'est  k  pea 
pres  I'essai  que  Jean-Jacques  a  voulu  faire  dans  ses  6b/2- 
fessionSj  et  ce  tour  de  force  ne  lui  a  guere  moins  bien 
reussi.  II  fallait  en  effet  tout  le  courage  du  philosophe 
de  Geneve  pour  concevoir  le  projet  d'une  telle  entre- 
prise  J  et  toute.  la  magie  de  son  talent  pour  en  rendre 
Fexecution  int^ressante ;  mais  il  y  a  lieu  de  croire  que, 


si  le  charme  du  style  etait  le  seul  merite  de  ce  siHguIier 
ouvrage,  il  n'attacherait  pas  autant  qu'il  le  fait,  surtout 
a  une  seconde  lecture. 

£n  coQvenant  que  ces  Memoires  sont  remplis  de  dis- 
parates, d'extravagances ,  de  minuties,  de  platitudes,  si 
Yous  Youlez  mSme,  de  faussetes  (nous  en  pourrons  citer 
une  a  la  fin  de  cet  article  ) ,  il  serait  difficile  de  n'y  pas 
reconnaitre  du  moins  I'intention  que  I'auteur  a  eue  dc 
se  montrer  k  ses  lecteurs  tel  qu'il  fut ,  ou  tel  qu'il  se  crut 
de  bonne  foi ;  et  avec  cette  intention  il  est  une  sorte 
d'interSt  dont  Touvrage  ne  saurait  manquer ;  la  maniere 
dont  un  homme  comme  Rousseau  se  rend  compte  a  lui- 
meme  de  ses  plus  secrets  sentimens,  de  la  premiere  ori- 
gine  de  toutes  ses  pens^es  et  de  toutes  ses  aflections , 
quelque  defectueuse  qu'elle  soit  et  quelques  preventions 
qui  puissent  s'y  meler,  ofTrira  toujours  une  instruction 
assez  utile  sur  Tart  de  nous  observer  nous-memes',  et  de 
p^netrer  jusqu'aux  ressorts  les  plus  caches  de  notre  con- 
daite  et  de  nos  actions.  Malgr^  la  difference  qu'il  pent 
y  avoir  entre  les  hommes  k  certains  egards,  ils  se  res- 
semblent  si  fort  a  tant  d'autres ,  que  Ton  pent  bien  assu- 
rer que  Thomme  qui  s'est  le  mieux  observe  lui-mlme 
est  sans  doute  aussi  celui  qui  connait  le  mieux  les  autres. 
Que  de  scenes  int<^ressantes,  que  de  sensations  oubliees 
et  de  notre  enfance  et  de  notre  premiere  jeunesse,  la 
lecture  de  ces  Memoires  ne  rappelle-t-elle  point  a  notre 
souvenir !  et  quel  est  Thomme  assez  malheureux  pour 
ne  pas  sentir  le  charme  attach^  au  plaisir  d'eu  retrouver 
la  trace,  et  de  se  dire  a  soi-meme  avec  le  poete  des 
Pastes  : 

Jours  charinans^  quand  je  songe  a  vos  heurcux  installs 
Jc  pense  remonter  Ic  fleuve  de  mcs  ans , 


1^4  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Et  mod  coeur  eiicbanli^ ,  sur  sa  rive  fleurie 
Respire  encor  Fair  pui;du  matin  de  la  vie? 

Quelle  verite,  quelle  fraicheur  et  quelle  vivaclte  de 
pinceau  ^atis  I'histoire  du  grand  noyer  de  la  terrasse  de 
Bossey,  dans  la  peinture  de  sa  premiere  entrev'ue  avec 
madame  de  Warens^  dans  celle  de  ses  timides  et  infor- 
tunees  amours  pour  la  belle  marchande  de  Turin; 
dans  le  recit  des  brillantes  esperances  fondees  sur  les 
merveilles  d'une  Fontaine  de  Heron ;  dans  les  aveux  naifs 
de  son  engouement  pour  I'ami  Bacle^  et,  quetques  an- 
nees  apres,  poUr  le  semillant  Venture  de  Villeneuve ; 
dans  le  recit  si  simple  et  si  seduisant  de  Theureuse  soiree 
de  Tonne,  entre  mademoiselle  Galley  et  son  amie,  etc.? 
Quel  excellent  portrait  que  celui  de  M.  le  jugc-mage 
Simon!  Le  roman  de  Scarron  nen  a  point  de  plus  co- 
mique ;  ce  qui  ne  Test  pas  moins  sans  doute ,  c'est  la 
desastreuse  histoire  du  concert  de  Lausanne  et  la  ren- 
contre de  TArchimandrite  de  Jerusalem.  tJn  tableau  plus 
charmant  encore  est  celui  de  cette  nuit  passee,  a  la  belle 
etoile,  dans  la  nicbe  d^un  mur  de  terrasse,  pres  de  Lyon , 
apres  laquelle  il  ne  restait  plus  au  pauvre  Jean-Jacques 
que  deux  pieces  de  six  blancs;  ce  qui  ne  Temp^chait 
point  d'etre  de  bonne  humeuf,  et  d'aller  gaiement  cher- 
cher  son  dejeuner  en  chatitant,  tout  le  long  du  cheniin , 
unc  cantate  de  Batistin ;  bonne  cantate  qui  lui  valut  plus 
d*un  excellent  diner ,  et  qui  retablit  pour  quelque  temps 
sa  petite  fortune.  Son  s6jour  aux  Charmettes  offre  non- 
seulement  une  foule  de  peintures  champetres  remplies 
de  grace  et  de  sensibilite;  on  y  suit  encore  avec  inter^t 
la  marche  de  ses  etudes  et  les  premiers  developpemens 
de  son  genie  et  de  ses  pensees.  On  se  repOSe  do  cette 
partie  plus  serieUse  de  Fouvrage  en  Taccompagnant  dans 


i  JUILLET  1782.  1-75 

son  voyaged  Motitpellier,  oil,  sous  le  nom  anglais  de 
M.  Dudding ,  il  fut  un  pen  moins  sot  dand  ses  galante- 
ries  qu'il  ne  Tavait  ^t^  jusqii'alors  sous  It  sien.  La  dame 
qui  Toulut  bieti  se  charger  de  lui  donner  des  lemons  dont 
il  avait  si  grand  besoin  n'est  designee  que  sous  le  nom 
de  K***;  nos  Memoires  secrets  nous  ont  rev^l^  que  c'e- 
tail  une  dame  de  Nicolai.  Pourquoi  le  laisser  ignorer  a 
la  posterity  ?  «  Cest  pres  d'elle,  dit-  il ,  que  je  m'enivrai 
des  plus  douces  Volupt^s.  Je  les  goAtai  pures,  vifes,  sans 
aucun  melange  de  peines ;  ce  sont  les  premieres  et  les 
seules  que  j'aie  dinsi  goatees ,  et  je  puis  dire  que  je  dois 
a  madame  N***  de  ne  pas  mourir  sans  avoir  connu  le 
plaisir. »  Un  si  grand  service  rendu  k  un  des  sages  de 
nos  jours  etait  bien  fait ,  ce  me  semble ,  pour  consacrer 
son  nom  k  la  m^moire  des  si^des  a  venir. 

Il  est  sans  doute  asscz  vraisemblable  que  Jean-JacqUes 
s'est  permis  plus  d*une  fois  d'orner  le  r^it  de  ses  aven*- 
tures  de  tous  les  agn^mens  dout  il  a  pu  le  croire  suscep- 
tible; mais  ce  qui  nous  persuade  au  moins  que,  sll  n'a 
pas  toujours  ^t^  exactement  vrai ,  il  a  presque  toujours 
ete  parfaitement  sincere ,  c'est  que ,  sans  paraitre  le  cher- 
cher,  il  ne  dit  presque  rien  des  circonstances  de  sa  vie, 
des  dispositions  particuli^res  de  son  enfance  et  de  sa  pre- 
miere jeunesse,  qui  ne  serve  k  expliquer  tr&s-naturelle- 
ment  toutes  les  bizarreries  et  toutes  les  inconsequences 
connues  de  son  caractere  et  de  sa  manifere  d'etre. 

Le  developpement  de  ses  pastions  fut  excessivement 
precoce  et  celui  de  sa  raison  fort  lent.  A  huit  ans ,  il  avait 
lu  tous  les  romans ,  et  cette  lecture  lui  avait  donn^  une 
intelligence  unique  k  son  ^ge  sur  les  passions.  «  Je  n'a- 
vais,  dit-il,  aucune  id^e  des  choses,  que  tous  les  senti- 
mens  m'^taient  d^a  connus.  Je  n'avais  rien  con^u ,  j'a- 


176  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

vais  tout  senti.  Ces  emotions  confuses  que  j'eprouvai 
coup  sur  coup  n'alt^raient  point  la  raison  que  je  n'avais 
point  encore;  mais  elles  m'en  formcrent  une  d'une  autre 
trempe,  et  me  donnerent  de  la  vie  humaine  de&  notions 
bizarrcs  et  romanesques,  dont  Texperience  et  la  reflexion 
n^ont  jamais  bien  pu  me  guerir.  » 

A  vingt-cinq  ans,  il  n'avait  fait  encore  aucune  etude 
suivie.  Livre  entierement  a  ses  propres  forces,  il  etait 
reduit  a  chercher  seul  la  route  des  connaissancos  qu'il 
desirait  d  acqu^rir.  Voici  de  quelle  maniere  il  catacterise 
lui-mSme  la  trempe  originale  de  son  esprit  et  de  son  ge- 
nie, a  Cette  lenteur  de  penser,  jointe  a  cette  vivacite  de 
sentir,  je  ne  I'ai  pas  seulement  dans  la  conversation ,  je 
Tai  meme  seul  et  quand  je  travaille.  Mes  idees  s'arran- 
gent  dans  ma  tete  avec  la  plus  incroyable  difficulte.  Elles 
y  circulent  sourdement;  elles  y  fermentent  jusqu'a  m'e- 
mouvoir,  m'echauffer,  me  donner  des  palpitations;  et 
au  milieu  de  toute  celte  emotion  je  ne  vois  rien  nette- 
ment;  je  ne  saurais  ecrire  un  seul  mot,  il  faut  que  j'at- 
tende.  Insensiblement  ce  grand  mouvement  s'apaise,  ce 
chaos  se  debrouille,  chaque  chose  vient  se  mettre  a  sa 
place,  mais  lentement,  et  apres  une  longue  et  confuse  ' 
agitation.  N'avez-vous  pas  vu  quelquefois  I'Opera  en  Ita* 
lie  ?  dans  les  changemens  de  scene,  il  regne  sur  ces  grands 
theatres  un  desordre  desagreable,  et  qui  dure  assez  long- 
temps;  toutes  les  decorations  sont  entremelees;  on  voit 
de  toutes  parts  un  tiraillemeul  qui  fait  peine;  on  croit 
que  tout  va  renverser.  Cependant  pen  a  peu  tout  sar- 
range,  rien  ne  manque,  et  Ton  est  tout  surpris  de  voir 
succeder  a  ce  long  tumulte  un  spectacle  ravi^sant.  Cette 
manoeuvre  est  a  peu  pres  celle  qui  se  fait  dans  mon  cer- 
vcau  quand  je  veux  ecrire.  Si  j'avais  su  premierement 


JUILLET    1 782,  ly. 

tttendre,  et  puis  rendre  dans  ieur  beaute  les  choses  qui 
sesont  ainsi  peintes,  peu  d'auleurs  m'auraient  surpasse... 

a  NoD-seulement  ies  idees  me  coiitent  k  rendre,  elles 
me  coutent  a  recevoir.  J'ai  etudie  ies  hommes,  et  je  me 
crois  assez  bon  observateur.  Gependant  je  ne  sais  rien 
voir  de  ce  que  je  vols ;  je  ne  vois  bien  que  ce  que  je  me 
rappelle,  et  je  n'ai  de  I'esprit  que  dans  mes  souvenirs. 
De  tout  ce  qu'on  dit  y  de  tout  ce  qu'on  fait ,  de  tout  ce 
qui  se  passe  en  ma  presence ,  je  ne  sens  rien,  je  ne  pe- 
netre  rien.  Le  signe  exterieur  est  tout  ce  qui  me  frappe; 
mais  ensuite  tout  cela  me  revient ;  je  me  rappelle  le  lieu, 
le  temps ,  le  ton ,  le  regard ,  le  geste ,  la  circonstance  •' 
rien  ne  m'^happe.  Alors  sur  ce  qu'on  a  fait  ou  dit, 
je  trouve  ce  qu'on  a  pens^ ,  et  il  est  rare  que  je  me 
trompe » 

Le  besoin  auquel  il  fiit  expos^  pour  ainsi  dire  au  sortir 
de  son  enfance,  les  durs  traitemens  qu'il  ^prouva  dks  sa 
plus  tendre  jeunesse  apres  avoir  commence  a  Stre  elev^ 
avec  une  grande  douceur,  la  vie  errante  et  vagabonde 
qu'il  mena  depuis  I'dge  de  quinze  ans ,  le  contraste  per- 
petuel  des  id^es  romanesques  qui  avaient  seduit  de  si 
bonne  heure  son  imagination ,  avec  toutes  les  peines  et 
toutes  les  humiliations  auxquelles  il  fut  si  long-temps  en 
bntte,^  ces  causes  r^unies  durent  sans  doute  aigrir  son 
caract^e,  irriter  sa  sensibility ,  rendre  son  humeur  om- 
brageuse  et  susceptible. 

II  s'est  peint  lui-mSme,  dans  plusieurs  endroits  de  ses 
M^moires ,  avec  de  grandes  dispositions  pour  I'ingrati- 
tude ;  mais  ce  vice  chez  lui  semble  tenir  bien  moins  a  un 
OGeurdeprav^  qu'aux  noires  preventions  que  lui  avaient 
inspirees  ses  malheurs  contre  toute  la  nature  humaine  : 
ces  preventions  furent  port^es  enfin  a  un  exces  qui  le 

Tom.  XI.  12 


I^S  CORRESPOBTDANGE   TJTT^RAIRE, 

rendit  veritabiement  fou.  Les  germes  d'une  si  triste  fbli^ 
se  trouveDt  deja  dans  ses  Cknitfessions ;  mais  on  ]c»s  vuil 
se  developper  d'une  maniere  plus  affligeaote  encore  et 
dans  ses  Promenades  du  B^t^eur  soliiuire^  et  dans  I'^n- 
nuyeux  rabachage  des  Dialogues  qu'il  a  intitule  Rous^ 
seau  juge  de  Jecui"  Jacques  y  ou  Jean -Jacques  juge  de 
Rousseau. 

La  fausset^  que  nous  avons  promis  de  relever  a  la  fin 
de  cet  article,  la  voici :  Rousseau,  en  parlant  du  projet 
d'un  voyage  a  pied  en  Italic  avec  MM.  Diderot  et  Grimm, 
ajoute  :  ^  Tout  se  reduisit  a  vouloir  faire  un  voyage  par 
ccrit,  dans  lequel  Grimm  ne  trouvait  rien  de  si  plaisant 
que  de  faire  fairc  a  Diderot  beaucoup  d'impietes  et  de 
me  faire  fourrer  a  I'lnquisitlon  a  sa  place,.,  x^  Cela  est  sans 
doute  assez  gai;  mais  il  nous  est  bien  prouv^  que  jamais 
plaisanterie  n'a  et^  plus  injustement  defiguree  :  le  fait 
est  que ,  dans  le  roman  de  ce  Voyage  oil  M.  le  baron 
d'Holbach  jouait  un  grand  role,  c'etait  a  lui  que  devait 
arriver  le  premier  malheur.  II  ^tait  arrange  qu'il  tarn- 
berait  dans  un  trou  en  pr£chant  la  prudence  a  son  ami 
Diderot;  que  celui-ci  se  ferait  mettre  a  I'lnquisition  a 
Rome ,  Rousseau  sous  les  plombs  a  Yenise ,  et  que 
M.  Grimm ,  desespere  de  I'infortune  de  ses  trois  amis , 
en  perdrait  la  raison,  et  serait  enferme  dans  I'Hopital 
des  fous  a  Turin.  Voila  la  seule  version  veritable,  et  I'on 
nous  saura  gre,  sans  doute  ^  des  recherches  que  nous 
avons  faites  pour  la  retablir  dans  toute  son  integrite. 

Au  reste,  JeanJacques  n'est  pas  le  seul  homme  celebre 
qui  ait  eu  la  fantaisie  de  se  confesser  a  la  posterite.  Saint 
Augustin  en  avait  donne  Texemple,  a  sa  maniere,  dans 
ses  Confessions;  Cardan,  le  subtil  Cardan,  I'avait  imite 
dans  son  livre  De  Vita  propria^  ouvrage  plein  de  foiie 


J 


et  de  superstitioa ,  mais  oil  Ton  trouve  pour  le  moinsau^ 
tant  de  naivetes,  autaut  d'aveux  secrets ,  autant  de  me^ 
nus  details  tr^s-interieurs  et  tres-bizarres,  que  daas  les 
Memoires  de  Rousseau.  L'article  le  plus  attendrissaut  des 
Confessions  du  medecin  de  Pavie  est  celui  oil  il  deplore 
la  maligne  influence  de  son  etoile,  qui^  pendant  les  dix 
plus  belles  annees  de  sa  vie,  de  viugt  a  trente,  le  rendit 
absolument  incapable  de  jouir  d^'aucune  fenune ,  et  Tob- 
ligea  m£me  encore,  a  soixante-quatorze  ans,  de  se  mena- 
ger  trop  a  cet  cgard  pour  ne  pas  beaucoup  affaiblir  son 
estomac  :  Venen  nequc  immoderate  incubui...  nunc  ma- 
nifeste  ventriculum  labefactaL  Cardan  et  saint  Augustin 
avouent,  comme  Jean  •  Jacques ,  leur  goflt  naturel  pour 
le  vol.  II  y  a  des  aveux  plus  extraordinaires  encore  dans 
les  Aifentures  du  sieur  ^Assoucy^  ecrites  par  lui-meme ; 
liTre  assez  rare^  mais  assez  mauvais  pour  meriter  de 
rStre  (1).  Une  Confession  plus  etonnante  et  surement 
beaucoup  plus  instructive  et  beaucoup  plus  agr^able  que 
toutes  celles  dont  nous  venous  de  parler,  n'est*ce  pas 
celle  que  le  cardinal  de  Retz  a  faite  dans  ses  Memoires^ 
et  qu'il  y  a  faite  si  facilement,  avec  tant  de  naturel,  tant 
de  simplicity ,  qu'il  ne  parait  pas  m^me  avoir  song^  a  ce 
qu'il  en  aurait  pu  couter  a  tout  autre  qu'a  lui  pour 
£iire  et  pour  dire  les  mSmcs  choses.  «  Con^oit-on ,  dit 
le  president  H^nault  en  parlant  des  Memoires  du  Cardi- 
nal, qu'un  homme  ait  le  courage  ou  plutot  la  folic  de 
dire  de  lui-mSme  plus  de  mal  que  n  en  cut  pu  dire  son 
plus  grand  ennemi  ?  »  L'amour-propre  a  toujours  ce  cou- 
rage lorsqu'il  est  siir  dc  Timpression  qui  pourra  le  de- 

(i)  hu  Aveiitures  de  Monsieur  d'Assoucy;  Paris,  1667,  a  vol.  in>xa.  Eii 
1669  le  m6me  fit  paraitre  Us  Aventures  d^ItaHe  de  Monsieur  dAssoucy,  Paris, 


l8o  CORRESPONDANCE    LITTER  A I  RE  , 

domniager  du  sacrifice  qu'il  semble  faire  de  lui-menie, 
et  c'est  Tidee  qui  a  sans  doute  encourag^  la  sincerite 
de  tous  ceux  qui  sc  sont  avises  d'^crire  leur  propre  his- 
toire. 


Vers  pour  le  chien  de  madame  de  LaReynikre,  qffrant 
une  veste  a  M.  de  La  Rejniere  lejour  de  safete,  par 
M.  Vabbe  Arnaud. 

Tu  dois  p€u  cherir  les  Anglais  y 
Le  beau  nom  de  Mjlord  te  d^plairait  pcutdtre; 
Et,  pour  te  bieu  prouver  que  je  suis  n^  Fran^ais, 

J'ai  pris  Tkabit  d'un  petit-maitre. 
Dc  ramiti^  je  suis  I'ambassadeur ; 

Fidele  comme  ma  maitresse , 
Je  porte  a  tes  genoux  nos  voeux  pour  ton  bonheur« 

Et  le  tribut  de  sa  tendresse. 
Pour  me  donner  I'air  grave  on  n'a  neglige  rien; 
De  mon  habit  pardonne  Tim  posture  , 

D'un  homme  en  vain  j'ai  la  parure ; 
Je  sens  aupres  de  toi  battre  mon  coeur  de  chicn. 


r 

Epigramme. 

FrusteaUy  barbouilleur  de  tavernes, 
De  plus  en  plus  se  n^gligeant, 
Produit  par  jour  cent  balivernes 
Qui  lui  produisent  peu  d'argent. 
On  ne  sait  point  s'il  aspire  &  la  gloire ; 
Mais  ce  qu'oA  sait  par  des  rapports  tr^s-surs, 
G'est  que  son  nom  se  lit  sur  tous  les  murs , 
Hormis  sur  ceux  du  Temple  de  Memoire. 


JUIILET  1782.  181 

Frogmen  i  (Tune  Lettre  de  madame  la  barorme  d^Erlach 

a  madame  de  Fermenoux. 

De  Berne ,  \e  4  juillet  1 78^. 

—  II  n'etait  pas  difficile  de  deviner  que  Geneve  serait 
pris;  mats,  pour  imaginer  qu'apres  avoir  rompu  les 
pontSy  plac^  quarante-cinq  pieces  de  canon  sur  les  i^em- 
parts  y  d^pave  la  ville^  etabli  des  hopitaux,  tout  cela 
finiiait  par  tirer  deft  coups  de  fusil  aux  etoile^^  il  fallait 
ua  peu  de  penetration ;  et  ce  qu'il  y  a  d'adniirable,  c'est 
que  tous  cesC^sars  ^taieot  constamment  sur  les  remparls 
a  regarder  travailler,  a  ouvrir  la  tranch^e,  et  a  etablir 
des  retranchemens.  On  dirait  qu'ils  n'avaient  d'autre 
but  que  d'^rire  un  livre  sur  la  taclique^  et  qu'ils  ont 
fait  venir  les  maitres  dbez  eux.  lis  pourrout  a  present 
trailer  la  partie  des  garjiisons ;  ils  en  ont  une  franco* 
berno-pi^montaise,  et  Ton  va  s'occuper  a  leur  donner 
une  forme  de  gouvernement  plus  propre  h,  maintenir 
leur  tranquillite  et  celle  de  leurs  voisins.  Ceux  qui  m'out 
paru  le  plus  a  plaindre  sout  les  otages^  dont  le  sort  a  ete 
affreux  pendant  leur  detention.  Nous  avons  appris  hier 
toutes  ces  nouVelt^.  Notre  Conseil  souverain  s'est  as* 
semble,  et  Tenvoye  a  commence  par  dire  :  Posttenebraj 
lux.  C'est  la  devise  de  Geneve,  et  c^^tait  le  moment  de 
la  rappeler.  II  faut  esperer  que  ce  jour  qui  leur  est  rendu 
sera  desormais  sans  nuage  y  el  que  le  passe  leui>  servira 
de  legon.  Mais^  dites*moi^  ma  chere  cousine,  de  quel 
parti  etiez-vous?  J'entends  avant  la.barhariie  du'.8  avril ; 
car  depuis  il  n'j  avait  pas  moyen  do  balancer.  Pour  moi , 
j  avais  taut  entendu  parler  pour  et  contre,  que  jl^tais 
presque  r^duite  a  la  neutrality,  et  riea  ne  me  gene  da-^ 


1 82  CORBESPOICDAKGE  LITTERAIRE , 

vantage.  iTadniire  fort  le  venerable  equilibre;  mais  il 
est  impossible  de  le  conserver ;  il  faut  que  mon  petit  suf- 
frage se  glisse  dans  un  des  bassins;  il  est  vrai  qu'il  est 
si  leger  qu'on  ne  s'en  aper^oit  pas.  Tetais  done  dans  un 
grand  embarras.  On  accusait  les  n^gatifs  d'avoir  traite 
les  autres  avec  tnepris ,  et  de  tous  les  torts  c'est  le  moins 
pardonnable  et  le  moius  pardonn^  dans  utie  R^pablique ; 
d'un  autre  cot^ ,  les  representans  j  en  oriant  k  I'oppres* 
sion ,  commen^aient  a  oppritner.  Convain9ue  de  Tun  et 
de  I'autre  j  je  me  trouvais  dans  ce  triste  ^uilibre  ^  et  je 
m'y  tenais  avec  la  mauvaise  grace  d'un  debutant  sorla 
corde ,  et  qui  a  peur  de  toraber.  Enfin  me  voiH^  les  pieds 
par  terre,  et  je  jouis  de  la  ^dret^  de  cette  pdfl^ttion. .  . : 
Ma  ch^re  cousine,  je  vous  parle  trop  de  Geneve ;  je  fais 
eomme  les  plaideurs  qui  ne  s'occupent  que  de  leurs  pro*- 
c^s ,  et  qui  plaident  avec  la  patience  des  ftoditeui's ;  je 
crains  d'avoir  abus^  de  la  votre  y  et  je  ne  vots  pas  de  meil- 
tenr  moyen  de  faire  taire  mes  scrupules  que  de  vo^s  par- 
ler  bien  vite  de  ma  tendre  et  sincere  amitie...^  etc. 


Recueil  dipitaphes  serieuses,  badines  yStUiriques  et 
burlesques^  par  M.  D.  L.  P. ;  decix:  volumes  in-ia.  II 
faut  dire  de  cc  Recueil  ce  qu'on  a  deja  dit  de  Ijant  d'an- 
tres;  quelques  pieces  vraiment  pnfeieuses,  beaucoup  de 
mediocres,  un  bien  plus  grand  nombre  de  mauvaises*  Le 
tort  le  plus  r^el  de  celui-ci  est  d'etre  de  M .  deLa  Place , 
qui,  ayant  fait  lui-meme  beaucoup d-<&pitaphes ,  s'est  cru 
oblige,  paffun  e.tces  de  tendresse  paternelle,  de  les  y 
couserver  toiiles ;  ellcs  occupent  pnesque  un  tiers  de  sou 
voluniineux  Recueil ;  et  de  loutes.cellei*U  il  n'y  en  a  pas 
quat«5,  en  conscience^  qui  ne  soient  d^testables; 


JUILLET  1782.  1 83 

Stances  a  mademoiselle  ClSopIule^  ci-depani  danseuse 
en  double  de  VAcadimie  rojrale  de  Mmique  (i),par 
M,  de  La  Harpey  Van  des  Quarante. 

L'incoostan^e  et  Tartifice 

Partout  rempla^ient  I'aniour : 

Toujours  soumis  au  caprice, 

Son  pouvoir  ^tait  d'un  jour. 

«  Mes  feux,  dit-il,  vont  s'^teindre  : 

lis  devaient  tout  aniiiier. 

Que  les  mortek  sont  a  p]aindre ! 

lis  ne  savcDt  plus  aimer.  *> 

Pour  prevenir  cet  outrage  ^ 
II  epuise  ges  effoits 
Sur  le  plus  charmant  ourrage 
Qu'einbellissent  8e»  tresors. 

(i)  II  y  a  quelques  annees,  une  des  plus  agr^Mes  sulIaiMSs  du  serail  de 
M.  le  prince  de  Soubise.  Une  maladie  trop  cruelle  Tayant  reduite  dans  uo 
etat  aussi  deplorable  que  celoi  ou  se  trouva  la  jo&e  Auivaate  de  Tauguste  Gu- 
oegonde ,  grace  an  cordelier  son  coofetseur,  elle  fat  obligee  de  renoncer  au 
Thefttre.  l^chappee  enfin  au  plus  affreux  fi^au  du  meilleur  des  mondes,  elle 
n'y  a  perdu,  dit-on,  qu'une  partie  du  palais  et  de  la  luette ;  aujourd'hui  Ton 
lait  se  passer  de  tout  cela.  Quoi  qu*il  en  soit,  on  ne  saiu-ait  douter  des  charmes 
qui  lui  reslent,  en  voyaot  Tillustre  anteur  de  ces  vers  s^endiainer  si  publique- 
meat  k  son  char.  Il  en  est  epris  eomme  pourniit  T^lre  un  jeunc  homme  de 
quinze  ans,  et  s'affiche  partout  avec  ielle  atix  promenades,  i  la  Redoute ,  au 
spectacle ,  a  TAcademie  m^me,  au  grand  seandale  des  leltres*  de  la  pbiloso- 
phie,  et  surtout  de  tant  d'honn^tes  bourgeoises  qui  se  croyaient  jusquMci  de  ik- 
ritables  Aspasies,  en  honorant  ce  grand  homme  de  leurs  bontes.  Quelle  hu- 
miliation en  effet  pour  ces  bonnes  dames  d*apprendre  que  riograt,  en  aimant 
one  petite  danseuse  sans  principes,  sans  metaphysique  m  daos  la  t^te,  ni  dan» 
le  coeur,  les  oublie  si  parfaitement ,  quUl  croit  n'avoir  jamais  aim^...!  Eh !  Mes^ 
dames ,  ne  Favait-il  pas  dit  lui-m^me  dans  son  dioliire  d  la  nouvelU  salle  ? 

Apr^s  les  goiits  osdi  TienneDt  les  IlintsUks ; 

On  cherche  les  Lais  »pris  Ms  Aspasies ; 

£t  de  la  nonveaute  I'invincible  desir 

Aime  plus  a  changer  qull  ne  songe  k  choislr.    (  Note  de  Grimnu  ) 


l84  CORBESPONDANCE   LITTER  AIRE, 

Or ,  |ugez  s'il  est  habile , 
L'eDfaot  maitre  des  Irainains^ 
Votu  Yojez  dans  Gleophile 
he  cheM'oeuvre  de  ses  mains. 

Lui-m#me  avec  complaisance 
Vit  son  prodige  nonyean ; 
Les  Graces,  a  sa  naissance, 
Entonr^rent  son  berceau. 
Le  Dieu  dit :  «  Je  suis  tranqnille, 
Rien  ne  pent  pins  m'alarmer ; 
Qnand  ils  rerront  Gleophile , 
lis  Youdront  encore  aimer.  » 

Quelle  grace  enchanteresse 
Dans  ses  traits,  dans  son  esprit! 
Elle  charmcy  elle  interesse 
Elle  attache ,  elle  ravit. 
Le  coear  le  plus  indocile 
Contre  elle  ose  en  vain  s'arraer; 
Uu  regard  de  Gleophile 
Est  un  ordre  de  I'aimer. 

Quoiqu'Amour  m*ail  dans  ses  chaines 
Engage  plus  d*ane  fois , 
Quoiqu'Amour,  malgre  ses  peines.^ 
M'ait  fait  adorer  ses  lois ; 
Par  une  erreur  trop  facile 
Dans  un  coeur  bien  enflamm^ , 
Je  crois  pr^s  de  GMophile 
N^avoir  pas  encore  aim^« 

Jeveux,  a  ses  lois  fidele, 
Ne  chanter  que  mon  ardeur. 
Dieux!  que  ma  muse  n'est-elle 
Aussi  tendrc  que  mon  coeur  I 


JUILLET  1782.  l85 

Ma  Toix ,  a  Mainour  docile , 
N*a  qu'un  refrain  a  fcfrmer : 
J'atme,  j'aime  GMophile, 
£t  ne  vis  que  pour  Faimer. 


^W" 


Le  Ghardoniteret  Eir  liberty  , 

Fable  attribute  •  M.  le  due  de  I^WernoU. 

Uo  beau  chardonneret  venu  du  Canada 

( On  fait  cas  surtout  de  ceux-14 
Pour  la  siraplicite  de  lenr  noble  plnmage  (i) 

D'une  dame  de  baut  parage 
Etait  Fesclaye.  Bon !  c'^fait  pis  que  cela: 
Lc  pauvre  oiseau  vivait  encbain^  dans  sa  cage , 
Pajant  par  niille  efforts  d'adresse  et  de  courage 
Ce  qvL*k  tous  les  oiseaax  la  nature  donna , 
Le  boire  et  le  manger  (2).  Un  jour  il  s'ecbappa. 
Le  voila  sur  un  arbre ;  on  crut  pouToir  Vj  prendre. 
Ghacun  dans  le  jardin  se  b&te  de  descendre. 
Les  plus  sages  disaient :  T^oiUi  Voiseau  perdu. 
La  dame  imprudcmment  ordonne  de  lui  tendre 

Le  lien  qu'il  avait  rompu. 
Bel  app^tl  francbement  cette  dame  etait  folle. 
II  s'envola  plus  loin.  «  £b  bien ,  que  mes  gens 
T4cbent  de  I'engager  4  revenir  c^ans , 

Et  je  lui  donne  ma  parole 

Qu'il  sera  libre  d^sormais.  » 
— a  Libre!  eb !  ne  l'est-ilpas?M  dit  Tun  d'entr'eux  encore, 
H  Essayons  cependant..... ;  »  mais  ce  fut  sans  succ^. 
—  <•  J*ai  J  repottdit  Foiseau ,  ce  que  tu  ine  proniets : 

(x)«Le  chardonneret  du  Canada,  dit  M.  Valmont  de  Bomare  dans  son 
Diciioimaire  d'Histoire  natunUe^  ressemblie  beaucoup  a  un  serin  dont  fa  queue, 
les  ailes et  la  t^le  seraient  noires.  »  (  Not»  dt  Grimm») 

(a]  Des  oiseliers  sans  pilie  dressent ,  pour  le  veudre  mieux ,  le  chardoDoeret 
atirer.deux  seaux  qui.contiennent  son  eau  etsa  graine,  et  qui  sonl  suspendus 
a  uae  pouUe  dans  une  cage  ouverte  ou  il  est  attache  k  une  cbaine. 

{NoUde  Grimm.) 


I  86  COKRESPOBTDAKGE  LlTTliRAlRB  , 

A  ta  dame  il  faudralt  qaelques  grains  d*ell6bore. 

Qa'ai-je  besoin  de  ses  bienfaiti? 
Sers-la ,  toi ,  c'est  ton  lot «  rampe  sous  sa  puissance. 

Moi,  je  churls  Fin^pendance, 

£t  vivent  les  cbardonnerets ! 
Une  fois  bors  de  cage,  lis  n*j  rentrent  jamais.  » 
D'un  tableau  qui  parait  cboqucr  la  vraisemblance , 
Permis  4  qni  youdra  de  s'appliqaer  les  traits. 
Sur  le  nom  de  la  dame  on  voil  que  je  me  tais : 

Honni  soil  done  qui  maljr  pense. 


Vers  impromptus  a  madamede  FermenouXy  quiseplai- 
gnait  de  ce  qu'on  rCa^fait  point  songe  a  celebrer  sa 
fite;  elk  wait  itifort  maladepeu  de  jours  avpara- 

Pour  celebrer  la  f(^te  de  Gennainc 
Piovoquais  tous  mesDieuXy  les  Muses  etl' Amour, 
Les  Arts  et  TAmiti^.  Tous  m'ont  dit  tour  k  tour : 

Sa  f(§te  9  c'est  la  mienne ; 
Mais  Germaioe  a  souffert;  pour  chanter  ce  beau  jour , 
II  est  encor,  b^las!  trop  voisin  de  ma  peine. 


Lettre  de  M.  Moultou  sur  la  derniere  resolution  de 

Genkife. 

aOui^  Monsieur,  Ic  sort  de  Geneve  est  triste,  et  il 
eflt  ete  bien  facile  de  preveuir  tant  de  malheurs ;  mais 
les  hommes...  les  chefs  de  parti...  Si  ceux  qui  ont  dirige 
les  notres  ne  sont  pas  ^galement  coupables,  ils  ont  ete 
egalement  passionnes  et  imprudeois.  Comment  n'ont-ils 
pas  prevu  ce  qui  arrive  ?  Depuis  deux  ans ,  je  jugeais  ces 
afTaires  d^sespi^rees,  et  j  avais  cherche  a  la  cainpagne  le 
repo6  et  la  paix.  Qu'il  s'en  faut  que  je  les  y  aie  trouves ! 


JOILLET    1782.  187 

Non,  jamais  je  ne  passerai  des  jours  plus  cruels  que  ies 
derniers  qui  out  lui  sur  cette  malheureuse  Republique. 
(Test  un  vrai  miracle  de  la  Providence  que  Ies  G^nevois 
aient  renonce  si  une  defense  lautile^  qui  Ies  aurait  im- 
mortalises et  perdus.  lis  en  avaient  pris ,  h  la  face  de 
^Europe,  Tengagement  solennel;  ils  avaient  d^lare  que 
des  hommes  libres  pouvaient  ^Ire  detruits,  noasoumis^ 
et,  apres  un  tel  langage^  la  seule  ressource  qui  reste  a 
an  peuple  plein  de  courage  et  d'honneur^  c'est  de  p^rir« 
Aussi  qui  jugerait  Ic  peuple  de  Geneve  d'apres  Ies  der- 
niers ev^nemens,  s*en  ferait  une  bien  fausse  idee.  Ce 
sont  ses  chefs  qiii  I'ont  mis  en  contradiction  avec  lui* 
meme,  et  qui,  livrant  seals  la  ville ,  h  son  iasn,  oat  me- 
rit^,  ou  son  mepris  s'ils  ont  agi  par  faiblesse,  ou  son 
elemelle  reconnaissance  s'ils  Pont  fait  par  un  exoes  de 
Tertu.  Deux  ou  trois  fois/  Ies  cercles  assembles  avaient 
decide  qu'il  fallait  defendre  I4  ville  y  et  Ies  chefii  conster- 
nes  avaient  paru  acquiescer  avec  joie  a  cette  r^sdlutv 
ils  virent  mSmc  qn'il  etait  inutile  de  Ies  consulter  em 
qn*ils  auraient  toujours  la   m£m^  reponse.  En  con^i 
quence,  ils  propos^ent  qu'on  format  un  comite  d'elite 
compose  de  la  vingtieme  partie  de  la  Nation,  et  qu'il  fdt 
autorise  par  elle  a  prendre  toutes  Ies  resolutions  que 
Ies  circonstances  reudraient  necessaires.  Cette  proposi- 
tion fut  acceptee  sans  balancer ;  on  n-y  vit  qu*un  moyen 

sage  de  mieux  assiirer'  la  defense Mais  la  premiere 

question  que  Ies  chefs  fireut  a  ce  domite  fut>  s*il  conve- 
nait  de  defendre  la  ville-  ou  de  se  rendre ;  a  la  plurality 
de  qnatre*-ving^-donze  contre  cpiatre^  la  defense  fut  r^- 
8olue,cependant  apres  avoir  mishors  de  la  ville  Ies 
otages  et  le  reste  des  n^gatifs.  Cette  resolution  etait 
noble  et  touchantc;  elle  n'en  convenait  pas  mieux  aux 


l88  CORRESPOjN  DANCE   LITTER  AIRE, 

chefs;  ils  supplierent  qu'on  delib^rat  une  seconde  fois; 
et  a  force  de  prieres,  d'^loquence  et  deraison,  ils  pb- 
tinrent  eufin  uue  espece  de  pluralite  pour  se  reodre;  mais 
ceux  qui  persistaient  dans  leur  premier  avis  frcmirent 
de  cette  decision  ^  protesterent  contre  la  perfidie ;  ils  al- 

laient  avertir  leurs  concitoyens Ce  fut  pendant  ces 

vains  debatSy  et  tandis  que  par  la  force  m&me  on  emp^- 
chait  les  f)lu8  furieux  de  sortir  de  Tass^mblee,  que  les 
ptages  furent  d^livres,  les  portes  de  la  ville  ouvertes^ 
et  que  les  chefs  prirent  leurs  passe-ports  pour  sortir.  U 
est  inutile  de  dire  le  reste ;  et  d'aiUeui*s  comment  vous 
exprinierais-je  la  rage  et  le  desespoir  de  la  generalite 
des  citoyens ,  quand  au  milieu  d'un  sommeil  que  lears 
penibles  travaux  et  leurs  lougues  veilles  avaient  rendu 
ne^essaire,  et  auquel  ils  avaient  ete  invites  par  leurs 
chefs  y  ils  entendirent^  au  lieii  de  la  cloche  d'alarme  qui 
devait  les  appeler  au  rempart,  ces  cris  affreux  :  ccNos 
chefs  nous  ont  abandonnes,  les  etrangers  sont  dans  la 

yilit! »  A  ces  desolantes  voix,  le  desespoir  est  dans 

tons  les  coeurs ;  quelques-uns  tournent  leurs  armes  contre 
eux^memes^  d'autres  les  brisent  avec  mepris,  et  les 
jettent  loin  d'eux;  un  plus  grand  nombre  veut  courir 
apres  les  chefs,  et  laver  dans  leur  sang  la  honte  qu'ils 
leur  ont  impriniee ;  presque  tons  jurent  d  abandonuer 
une  palric  qui  leurreprpche  deja  de  lui  avoir  survecu, 
et  ils  fuient  avec  leurs  feitimes  et  leurs  enfans.  Les  che- 
mins  etaient  pleins  de  ces  malheureux  fugitifs,  et  reten- 
tissaient  de  leurs  g^missemens  et  de  leurs  larmes ;  deux 
chariots  de  dix  enfans  et  de  leurs  deux  meres  vinrent 
dans  un  village  voisin  de  celui  oil  je  suis;  les  deux  peres 
suivaient  a  pied,  les  bras  pendans,  lesyieux  fixes  contre 
terre.  Abim^s  dans  la  honte  et  dans  la  douleur,  ils  sem- 


lUlLLET   178a.  189 

blaient  youloir  se  cacher  h  la  nature  enti^re  ;  jamais 
spectacle  ne  m'a  plus  emu.  Jene  les  connaissais  point, 
je  ne  me  precipitai  pas  moins  en  sanglotaut  dans  leurs 
bras:  ccCalmez-vous,  leur dis«je ,  calmez«vous,  vous  trou- 
vcrez  une  autre  patrie.  —  Non ,  me  r^pondirent-ils ; 
car,  en  perdant  la  notre ,  nous  avons  aussi  perdu  Thon- 
Deur...»  Et  c'^taient  de  simples  artisans  qui  me  tenaient 
celangage.  Ah!  Monsieur,  quel  peuple!  et  il  n'existera 
plus.  Je  sais  que  la  liberte  donne  souvent  Irop  d'energie 
aux  ames ;  les  G^nevois  en  sont  la  deplorable  preuve ; 
mais  pour  des  hommes  cet  exces  ne  vaut-il  pas  mieux 
que  celui  de  I'avilissement  ?  La  sagesse  des  mediateurs 
pout  reparer  une  parlie  de  nos  maux ;  mais  il  n'est  pas 
en  eux  de  rendre  aux  Genevois  leur  grand  caract^re ;  il 
tenait  au  sentiment  vrai  mais  exagi^re  de  leur  indepcn- 
dance :  ce  sentiment  est  pour  jamais  detruit. 

flc  Yoila  ,  Monsieur ,  ce  que  j'ai  pu  recueillir  ici  de 
cette  memorable  et  fatale  joum^e,  qui  pouvait  Telre 
bicn  plus  encore  si  Ton  avait  suivi  Tenthousiasme  des 
citoyens.  Je  n'ai  rien  dit  que  de  vrai ,  et  d'apr^s  le  rap- 
port d'hommes  sages  des  deux  partis  qui  ^taient  dans  la 
TiUe.  II  est  impossible  de  blamer  les  chefs  du  peuple  de 
s'etre  opposes  a  une  vaine  defense  qui  n'aurait  fait  de  la 
ville  qu^un  monceau  de  mines.  II  y  avait  une  quantity 
de  poudre  immense ,  plus  qu'il  n'en  aurait  fallu  pour 
soutenir  trois  sieges ;  et  comme  les  magasins  sont  peU 
surs,  tons  dans  les  remparts;on  avait  et^  oblige  de  la 
transporter  dans  des  maisons ;  le  seul  temple  de  Saint- 
Pierre  en  contenait  plus  de  quinze  cents  barils  :  une  seulc 
bombe  tombee  sur  un  de  ces  depots  mettait  la  ville  en 
cendres.  Mais  pourquoi ,  dans  cet  ^tat ,  annoncer  une  de- 
fense, et  persuader  au  peuple  qu'elle  elait  possible  ?  J'i- 


igo  CORBESPOITD^NCE    LITTER  AIRE, 

gnore  si  ce  fut  Touvrage  deft  chefs,  inais,  en  ce  cas,  je 
ne  sais  ooinment  ils  pourraient  s'en  jastifier. 

tfCe  sont  d'ailleurs  de  tr^s-honn^tes  gens,  qui  peuN 
£tre  fiirent  aveugles  par  leurs  craiates.  Ces  otages ,  ce 
renyersement  da  Conseil^  tant  de  moyens  violens  si  mal* 
adroitement  employes ^  moot  fait  soup^onoer  depuis 
loDg-tetnps  qu  ils  voyaient  Irop  les  dangers  qui  les  mc- 
na^aienty  et  que  leur  imagination  les  leur  exagerait 
peul*etre.  Quoi  qu'il  en  soit ,  je  ne  puis  encore  tourner 
mes  yeux  sur  cette  deplorable  ville ;  je  u'y  ai  pas  mis  les 
pieds  depuis  trois  mois ;  et ,  si  je  puis  m'en  dispenser , 
je  li'y  rentrerai  plus,  etc...  » 


Electrcj  paroles  de  M.  Guillard^  auteur  du  poeme 
Siphigenie  en  Tauride^  musique  de  M.  lie  Moine,  eleve 
de  M.  le  chevalier  Gluck ,  a  et^  representee ,  pour  la 
premiere  fois  ^  par  TAcademie  royale  de  Musique ,  Ic 
mardi  a .  Le  plan  de  cet  opera  a  toute  la  severite  d'une 
veritable  trag^die ;  le  spectacle  en  est  triste  et  pompeux; 
la  musique  en  est  si  terriblement  dramatique ,  qu'on  ne 
peut  gu^re  lui  reprocher  plus  de  trois  ou  quatre  traits 
de  chant ;  cependant  le  public  a  ete  asaez  bizarre  pour 
Taccueillir  avec  froideur,  et  quoiqu'on  se  soit  presse  de 
SiOutenir  ce  tragique  chef-d'ceuvre  par  un  fort  joli  ballet, 
il  n'a  pu  se  trainer  au-dela  de  cinq  ou  six  representa- 
tions; ce  qui  prouve  bien  a  M .  Le  Moine  que  les  memes 
artifices  ne  r^ussissent  pas  egalement  a  tout  le  moiide. 

Le  sujet  HAlectre  est  si  connu  que  nous  n  entrepren* 
drons  point  d  en  donner  une  analyse  detaillce.  II  suffira 
d'observer  que  M.  Guillard  a  suivi  presque  entieremont 
la  marche  de  Sophocle;  son  poeme  n'est  pour  ainsi  dire 
que  le  squelette  dela  tragedie  grecque^  rhabillc  de  toutes 


JUILLET  178a.  IC)I 

les  guenilles  de  ce  que  Doud  voulons  bien  appeler  notre 
po^ie  lyrique.  Les  changemens  les  plus  importans  qu'il 
se  soit  permis  tiennent  a  la  scene  du  second  acte  entre 
EgistheetClytetnnestre^scenedont  il  a  puise  Tideedans 
XOreste  de  M.  de  Voltaire ,  mais  qu'il  a  enrichie  d  un  songe 
de  Clytemnestre ;  ressource ,  comme  Ton  voit^  tout*a-fait 
neuve.  Ce  n'est  pas  non  plus  Chrysoth^mis,  comme  dans 
Sophocle  et  dans  Voltaire,  qui  aperfoit  sur  le  tombeau 
d'Agamemoon  ce  poignard  et  ces  ofirandes  qui  lui  don^- 
nent  Tesperance  qu'Oreste  est  de  retour ;  c'est  Electre 
elle-mSnie ;  mouvement  qiii  convenait  bien  moins  au  ca- 
ract^re  de  cette  princesse  qu'a  celui  de  sa  soeur,  mais 
qui  pouvait  servir  cependant  a  rompre  un  pcu  la  mono«- 
tonie  d'un  role  oil  ce  d<^faut  semble  presque  inevitable. 
II  n'etait  pas  aise  d'introduire  beaucoup  de  spectacle  dans 
un  plan  aussi.  austere  que  celui  que  voulait  suivre 
M.  Guillard. 

La  musique  de  M.  Le  Moine,  que  M.  le  chevalier 
Gluck  refuse  aujourd'hui  de  reoonnaitre  pour  son  el^ve, 
n'est  qu'une  exs^g^ration  des  principes  de  cet  illnstre 
compositeur,  et  Texageration  du  monde  la  plus  mal- 
adroite;  ce  sont  des  cris  continuels  et  d^chirans,  de 
lourds  efTets  d'harmonie ,  sans  aucun  chant  suivi ,  sans 
aucun  sentiment  de  ce  qui  est  v^ritablement  le  charme 
de  la  musique.  II  est  bien  vrai  que,  pour  reussir  a  TO- 
pera,  c'est  beaucoup  de  crier  et  de  crier  a  perte  d*ha- 
leine;  mais  encore  est-il  une  fa^on  de  hurler  plus  ou 
moins  originate ,  plus  ou  moins  propre  au  caractere  de 
la  situation ;  et  ces  nuances ,  toutes  prouoncees  qu'elles 
sont ,  paraissent  avoir  ^chappe  entierement  a  !a  sagacite 
de  M.  Le  M oine.  Quelques  choeurs ,  la  scene  d'EIectre 
esperant  de  revoir  son  frere,  un  ou  deux  morceaux  du 


igi  CORBESPONDAirCC   LrrTillA.lRE, 

role  de  Chrysoth^rois ,  sont  les  seules  choses  qu'on  puisse 
^couter  sans  peine. 


Histoirede  Charlemagne,  par  M.  Gaillard,  de  TAca- 
d^mie  Fran^aise  (i).  Le  but  important  de  cette  nouvelie 
Histoire  de  Charlenuigne ,  comme  celui  de  toutes  les 
Histoires  de  M.  Gaillard^  est  de  prouver  que  la  paix 
est  prefi^rable  a  la  guerre.  Bon  Dieu!  quaud  M.  Gaillard 
trouvera-t-il  done  cela  suffisamment  prouv^ !  Voila  plus 
de  vingt  volumes  sortis  de  sa  plume  qui  ne  sont  faits  , 
comme  il  Tannonce  lui-mSme,  que  dans  cette  louable 
intention.  Le  regne  de  Charlemagne  est  sans  contredit 
un  des  plus  beaux  sujets  dont  THistoire  puisse  s'occuper. 
M.  Gaillard  a  fait  toutes  les  recherches  qu'il  fallait  faire 
pour  le  bien  traiter,  et  cette  Histoire  n  en  est  pas  moins 
un  des  plus  ennuyeux  livres  que  nous  ayons  vus  depuis 
long -temps.  £lle  a  fait  ressouvenir  du  mot  de  Freron 
sur  je  ne  sais  quelle  Histoire  de  Charlemagne  qui  parut 
il  y  a  douze  a  quinze  ans  (a),  cc  Cette  Histoire,  disait-il , 
est  comme  Npde  de  Charlemagne  j  longue  et  plate.  » 

AOUT. 


Paris,  aodt  178a. 

Il  n'y  a  gu^re  plus  de  deux  mois  que  le  poeme  des 

(i)  Paris,  178a,  4  vol.  in-ia. 

(2)  Nous  ne  connaissons  d^autre  morceau  historique  sur  Cliarlamagtie.  que 
V Histoire  At  r^g^de  CharUmagne  ^  t^t  La  Braere,  174^,  2  tomes  io-ia. 
Sans  doute  c*est  de  ce  livre ,  mais  bien  postirieurement  a  son  apparition ,  que 
Freron  a  porte  ce  jugement,  qui  du  reste  s*applique  fort  bien  k  cet  ouvrage 
▼ide  et  superficiel. 


AOUT   178a.  193 

Jardins  a  paru ,  et  Ton  en  a  dej^  fait  une  demi-douzaine  de 
critiques,  dont  quelques-unes.ne  manquent  assurement 
ni  d'esprity  ni  de  malignite.  La  seule  defense  que  M.  I'abb^ 
Delille  ait  opposee  a  toiites  ces  attaques,  et  c'est  la  meil- 
leure  sans  doule,  quoiquelle.ne  soit  pas  a  I'usage  de 
tout  le  monde,  a  et^  de  laisser  multiplier  en  silence  les 
editions  de  son  ouvrage ;  on  en  est  actuellement  a  la  sep- 
tieme ,  et  ces  (editions  se  sont  succede  plus  rapideracnt 
encore  que  les  libelles  oil  on  le  dechirait  avec  un  zcle  si 
louable  et  si  litteraire. 

De  toutes  les  critiques  du  poeme  des  Jardins^  la  plus 
am^re,  la  plus  injuste  peut-Stre^  mais  aussi  la  plus  pi- 
quante ,  est  une  Lettre  de  M.  le  president  de***^  aMAe 
comte  de*** (i);  elle  est  d'un  jeune  homme  qui  s'est  fait 
appeler  loug-temps  M.  de  Parcieux,  et  qui,  n'ayant  pu 
prouver  le  droit  qu  il  avait  de  porter  ce  nom ,  s'en  est 
veoge  fort  noblement  en  prenant  celui  du  chevalier  de 
Rivaroly  lequel,  dit-on,  ne  lui  appartient  pas  mieux  ^ 
mais  dont  il  faut  esp^rer  qu'il  voudra  bien  se.  conten^ 
ter^  tant  qu'on  ne  Tobligera  pas  a  en  chercher  un 
autre. 

La  premiere  idee  du  critique  porte  sur  le  sort  qu'e- 
prouvent  communemeat  tons  ces  ouvrages  si  vant^s  dans 
le«  cercles  et  dans  les'soupers  dont  ils  ont  fait  les  d^lices, 
lorsqu'on  les  voit  exposes  au  grand  jour  de  Timpression, 
depouilies  de  tout  TartiGce  et  de  tout  le  prestige  attach^ 
aux  lectures  particulieres : «  Ce  sont,  dibil,  des  enfans  gates 
qui  passent  des  mains  des  femmes  a  celles  des  bommes. » 
Si  I'analyse  generale  qu'il  fait  du  poeme  n-'est  pas  tres- 
exacte ,  elle  est  du  moins  assez  plaisante.  «  Dans  le  pre- 

(i)  Elle  est  <latee  do  chateau  de  Creuset.  C*est  la  Reponse  du  comte  de  ***' 
qui  renferme  la  critique  du  poeme. 

Tom.  XI.  J 3 


194  GORRESPONDANGE   LITTISrAIRE, 

mier  chant,  dit-il,  Tauteur  entreprend  de  dinger  Fetui^ 
iesfleurs,  les  gazons,  les  omir€tges ; dnnsle  second, /e^ 
fleurSy  FeaUf  les  ombrages  et  les  gazons;  dans  le  troi- 
si^me  et  dans  le  quatriime,  il  dirige  encore  les  ombrages j 
les  fleurSf  les  gazons  et  les  eaux.  Ce  cliquetis ,  ce  d^ 
ordre^  qui  r^gnent  ayec  art  dans  tout  le  poeme ,  de- 
routent  et  &tiguent  ses  amte,  qui  n'ont,  pour  se  d^lasser, 
qu  une  continuity  de  pr^eptes,  des  semblans  d'^pisodes, 
une  maigreur  g^n^ale ,  et  un  d^fant  absolu  d'int^r^t  et 
de  mouvement ;  car,  bien  que  le  poite  ait  vari^  son  m^ 
canisme  et  donu^  k  son  vers  des  attitudes  difE^entes,  ce 
n'est  apr^  tout  qn'une  votubilite  de  rhythme,  un  mou- 
vement intestin,  et  le  poeme  ne  marche  pas;  on  pent  le 
prendre  et  le  commencer,  le  quitter  et  le  reprendre  k 
chaque  page,  sans  que  le  plan  et  le  sens  mime  en  souf- 
frent... »  Essayons  de  reduire  ces  exagerations  a  leur  juste 
valeur. 

Le  plan  du  poeme  de  I'abb^  Delille ,  sans  6tre  fort  in- 
genieux ,  n'est  cependant  pas  aussi  absurde  que  M.  le 
chevalier  de  Bivarol  vpudrait  nous  le  persuader.  II  est 
question ,  dans  le  premier  chant ,  du  choix  des  sites  et 
de  la  disposition  generate  du  terrain ;  dans  le  second , 
de  la  culture  des  arbres;  dans  le  troisiime,  des  gazons, 
des  fleurs  et  des  eaux ;  dans  le  quatri^me ,  de  la  mant^re 
dont  Ja  sculpture  ei  rarcbitecture  peuvent  omer  les  jar- 
dins. 

Quel  est  le  poeme  de  ce  genre  dont  la  conduite  soit 
beauooup  plus  heureuse  ?  Un  poeme  k  la  fois  didactique 
et  descriptif !  voila  malbenreuseniient  denx  raisons  trop 
^prouvees  pour  manquer  de  chaleur  et  dlnt^ret;  plus 
melhodique ,  il  n'en  eut  ^t^  que  plus  &oid ;  plus  libre 
dans  sa  marche ,  il  u'en  eut  ete  que  plus  confus«  I/art 


AOUT  1782.  1^5 

des  transitions  plus  ou  moins  faciles ,  plus  ou  moins  pi- 
quantes^  est  peiit-£tre  le  seal  qu'on  doive  eziger  dans 
oe  genre  de  po&ie,  quant  au  plan,  et  la  ressource  des 
Episodes  y  Tunique  moyen  de  rechaufier  sa  langueur  na* 
turelle.  Ce  n'est  presque  jamais  du  &nd  da  sujet  que  pent 
naitre  Tinteret  du  poeme  didactique  ou  descriptif ;  tout 
tient  a  Timagination  du  po^te ;  oe  sont  des  objets  inani- 
mesy  il  n'y  a  qu'un  souffle  diyin  qui  puisse  leur  inspirer 
le  moavement  et  la  vie. 

Nous  sommes  forc^  d'avouer  qu'en  se  renfermant 
m^me  dans  ce  cercle  de  beautes ,  dont  la  poesie  didac* 
tique  et  descriptive  nous  parait  susceptible,  on  pourra 
trouver  beaucoup  de  choses  a  d^irer  dans  le  poeme  des 
Jardins;  mais  du  moins  n'aura-t-on  pas  alors  Tinjustice 
de  lui  reprocher  ce  qui  n'est  que  le  defaut  du  genre  et 
noD  cdui  dii  talent.  La  nation  fran^aise  est  la  nation  la 
moins  po^tique  de  TEurope.  Elle  n'aime ,  elle  ne  connaf t 
guere  que  deux  esp^ces  de  poesie,  les  chansons  et  le 
theatre  :  tout  ce  qui  ne  Tamuse  pas  autant  qu'une  chan- 
soQy  tout  cequi  ne  Tint^esse  pas  autant  qu'un  drame, 
lui  parait  froid  et  languissant. 

Le  tort  le  mieux  senti  du  poeme  des  Jardins  est  done 
de  n'£tre  ni  chanson  ni  drame ;  un  autre ,  qui  ne  Test 
guere  moins,  c'est  de  manquer  d'idees  et  d'esprit.  Y  en 
a-t-il  beaucoup  plus  dans  les  Georgiques  de  Virgile?  Je 
ne  le  pense  pas ;  mais  on  y  trouve  a  la  v^rite  ce  qu'on 
chercherait  inutilement  encore  dans  I'ouvrage  de  Tabbd 
Delille,  une  grande  ricbesse  d'images,  une  grande  va-^ 
ri^t^  de  mouvemens ,  une  sensibilite  vraiment  po^tique, 
des  episodes  pleins  de  mouvement  et  d'interfit.  La  marche 
du  poeme  des  Jardins  est  on  ne  peut  pas  plus  uniforme : 
ce  sont  des  pr^ceptes  dont  les  formules  eternellement 


Ig6  CORRESPOND ANCE    LlTTl^RAIREy 

rep^^s  fetiguent  bientotle  lecteur;  ces  pr^ceptes  sont 
suivis  ou  pr^ced^s  de  quelques  traits  de  critique  assez 
heureux ,  mais  tenant  presque  tons  a  la  meme  id^e ;  des 
descriptions  compos^es  de  vers  brillans,  harmonieux  et 
pittoresqiies^  mais  formant  rarement  de  grands  tableaux^ 
sont^  pour  ainsi  dire,  les  seuls  episodes  du  poeme;  car 
pourrait-on  appeler  ainsi  le  petit  morceau  deja  cite  dans 
ces  feuilles  sur  TO-Taitien  Potav^ri,  celui  des  Amours 
de  Petrarque  et  de  Laure,  TEloge  du  capitaine  Cook, 
les  Vceux  pour  la  paix ,  et  quelques  autres  egalement 

faibles? 

Nous  ne  nous  piquons  que  d'etre  justes;  M.  de  Riva- 
rol  trouve  beaucoup  mieux  a  faire,  et  poursuit  ainsi : , 

«  Les  amis  de  M.  I'abb^  Delille  (  pour  des  ennemis ,  je 
ne  lui  en  connais  pas. .  • . ),  les  amis  de  M.  Tabbe  Delille 
sont  tres-faches  que,  dans  un  ouvrage  sur  la  Nature,  il 
ait  dedaigne  cette  sensibilite  des  anciens  qui  anime  tout 
jusquaux  moindres  details,  et  cette  philosophie  des  mo- 
dernes  qui  allie  sans  cesse  les  observations  de  la  ville 
aux  sensations  de  la  campagne  (i);  qu'il  ait  meprise  la 
melancolie  douce  des  Allemands  et  la  richesse  des  ima- 
ginations anglaises.  Mais  si  les  indifFerens  veulent  con- 
clure  de  ces  plaintes  meme  que  M.  Tabb^  Delille  n'a 
jamais  eu  ni  sensibiUti  ni  enthousiasme  j  ses  amis  le 
disculpent  tres-bien^  en  disant  qu'on  doit  chercher  le  se- 
cret du  genie  d'un  ecrivain  dans  la  vie  qu'il  a  meuee ; 
ils  observent  que  M.  I'Abbc  s'est  trop  dissipe  avec  tout 
Paris,  et  quil  y  a  trop  reussi  par  son  enjouement  et  ses 
bpns  mots,  pour  qu'il  ait  songe  a  plairc  aux  ames  sen- 

(i)  G*est  ce  que  personne  D*a  su  faire  plus  heureuscment  que  M.  de  Saint- 
Lambert  ,  et  c*est  ce  qui  doit  assurer  ai^  poeme  des  Saisons  un  succes  dnrabfe. 

{.Note  de  Grimm^ ) 


AOUT  178a.  197 

sibles  et  m^lancoliques.  C'est  da<is  la  solitude  qu'on  ap- 
profondit  son  cceur  et  ga  langue,  et  M.  I'Abbe  deteste  la 
solitude ;  c'est  aux  champs  que  Yirgile  s'ecriait :  O  ubi 
ixxmpil  et  M.  I'Abbe  n'aime  pas  les  champs.  Mais  ils 
espereiit  bien  que  ses  tableaux  l^gerement  esquiss^ 
et  ses  images  de  profil  plairont  aux  gens  du  monde  9 
saus  leur  causer  la  fatigue  d*une  seule  sensation.   - 

cr .  • .  Quoiqu'il  manque  de  sensibility ,  de  philosophic 
et  d'enthousiasme,  et  quoique  M.  de  Saint -^  Lambert^ 
Gessner  et  Thomson  ^  aient  de  tout  cela ,  n'est-il  pas  ad- 
mirable qu'il  ait  ete  place  fort  au^dessus  d'eux  par  la 
?oix  publique?  et  n'est-ce  pas  moins  un  autre  Pirgile 
qae  nous  avons,  corome  on  vient  de  Fimprimer  (i)  ? 
Tant  Feclat  des  epith^tes,  quelques  formes  de  style,  le  m^ 
canisme  de  certains  vers,  et  surtout  la  coquetterie  des 
lectures  particulieres,  ont  excite  le  zele  des  dames  et  des 
^eos  du  monde  (a) !  -^  •  • 

«  Mais  au  fond  je  suis  charme  de  tous  dire,  Monsieur, 
que  s^  amis  sont  vraiment  construes  de  ne  pas  retrou- 
yer  au  poeme  des  Jardins  quelque  physionomie  des 
Ghrgiques;  ils  s'attendaient  que  leur  po^te  aurait  rap* 
port^  du  conunerce  de  Yirgile  cette  logique  lumineuse 
qui  enchaine  les  pens^es,  les  beaut^s,  les  episodes  au 
sujet ,  ces  transitions  heureuses ,  enfin  ce  fil  secret  qui 
fait  que  Tesprit  suit  I'esprit  dans  sa  route  invisible.  » 

Je  me  lasse  de  transcrire  les  observations  malignes 
qu'accumule  le  d^tracteur  d'un  excellent  po^te,  d'un 
homme  aimable  et  qui  m^ritait  plus  d'egards. 

(x)ifercii/«  dejuin  178a. 

(a)  Un  homme  d*esprit,  qui  avait  des  suoces  fous  dans  les  societes,  disait . 
Oil  n'iroi'je  point,  si  les  getu  de  lettres  Inisseni  din  les  gens  du  monde? 

( Note  de  RiparoL  ) 


198  CORRESPOND AlfCE   UtriRAIRE^ 

Toat  mechant  qu'est  ce  persiflage,  il  renferme  quel* 
ques  traits  de  v^rit^.  Le  poeme  des  Jardins  a  ^t^  plue 
adbete  qu'il  n'a  ^t^  lu^  et  beaucoup  plus  lu  dans  ce  mo- 
ment qu'il  ne  le  sera  dan^  T^venir;  on  pent  douter  m^ine 
qu'il  ait  ajoute  infiniment  a  la  reputation  de  Tauteur.  Sa 
traduction  des  GA>rgiques  avait  di]k  prouv^  tout  son 
talent  pour  les  vers ;  les  gens  de  lettres  s'accordent  mSme 
assez  g^neralement  a  trouver  dans  la  versification  de  ses 
Georgiques  un  gout  plus  pur,  une  correction  plus  sou- 
tenue,  moins  de  manieres,  et  le  m^rite  d'une  plus  grande 
difficult^  vaincue*  On  voit,  d'un  autre  cot^,  si  peu  d'in*^ 
vention  dans  le  poeme  des  Jardins  ^  tant  de  r^minis*^ 
cences,  tant  d'imitatioos  des  poetes  Strangers,  et  surtout 
de  Pope  et  de  Milton ,  qu'il  ne  parait  gu^e  s'etre  deye 
dans  ce  nouveau  poeme  au*dessus  du  rang  qui  lui  ^tait 
d^ja  si  bien  acquis.  A  la  bonne  heure ;  il  n'y  en  aurait 
pas  moins  d'ingratitude  a  ne  pas  le  remercier  d'aToir 
enrichi  notre  langue  de  tons  les  beaux  vers  doot  le  poeme 
des  Jardins  est  rempli.  S'il  y  a  beaucoup  de  negligences, 
dans  le  troisieme  chant ,  si  dans  tons  les  autres  on  ren* 
centre  de  la  s^cheresae ,  de  TafTectation ,  de  la  recherche 
et  de  Funiformite^  le  style  de  Touvrage  ne  se  distingue 
pas  moins  en  general  par  une  grange  ei^gance^  par  le 
rhythme  le  plus  flexible  et  le  plus  barmonieux.  La  pein- 
ture  des  jardins  de  Versailles  et  de  Marly,  la  destructioa 
de  ce  pare,  le  . 

Chef-d'ceuvre  d'an  grand  roi ,  de  Le  Notre  et  de»  ans, 

le  tableau  des  ruines  deRome,  la  Ferme,  tous  ces  mor- 
ceaux ,  restes  dans  le  souvenir  de  toutes  les  personnes 
qui  les  avaient  entendus,  n'ont  rien  perdu  a  I'inipression, 
et  sufBraient  pour  prouver  que  personne  depuis  Racine 


AODT    1783*  I^ 

d'a  poBiBede,  dans  ua  degre  plus  ^ninent  cpie  M.  I'abbe 
Dalilie^  «t  tous  les  seerets  de  notre  kmgae,  et  tontes  les 
ressoarces  de  notre  po^ie.  Remercions  -  le  akisi  de  ses 
Jardins;  maU  demandoos-lui  Y^nSukj  qu'il  nous  pro- 
met  depitis  lant  dlann^.  Traduire  porait  £tre  son  Trai 
talent^  et  il  n'y  eut  jamais  un  talent  plus  digne  de  tm*- 
dttire  Virgile«  JUunus  ApoUine  diffmm. 


Vers  sUr  M.  le  eomte  du  Nord. 

Qtiflnd  d'iine  ncmvene  Ashr^ 
JTentendaiS' o^Mbrer  l^empire  gloriens , 
Anx  tnnsports  qu'IiiBpirait  sa  poitMiieQ  adoree- 
Une  larine  en  secret  s'lachappait  de  me^  yeux*. 
Immortelle  y  sana  doute  au  aein  de  FEmpjr^e 

Elle  doit  remonter  un  jour* 
Peut-^trc  y.  Iitias!  de  tant  dlieureux  prodiges^ 
L^inrenir  ne  rerra  que  de  faibles  Testtges..... 
Mais  nn  astre  noureairiOQrit  k  netre  amovr. 

Sa  leune  et  vire  lami^re 
Ouvre  aux  deatins  du  Nord  la  pins  vaste  carriere. 
Loin  de  tes  bords,  Newa,  Ferreur  fuit  saqs  retour. 
Fils  d*Astr£e,  il  suivra  ce  sublime  modele, 
Et  du  torrent  des  temps  il  domptera  le  cours. 

Des  monumens  fond^s  par  elle 

La  gloire  d«rera  tonjours. 


Il  faut  qu'une  commie  satirique  6<Nt  bien  m^ocre 
pour  ne  pas  mime  obtenir  le  succ^  du  moment;  mais 
il  feut  que  lauteur  de  cette  com^die  soit  plus  gauche 
encore  que  sa  pi^  pour  la  donner,  lorsque  le  seul  in- 
t^rfit  qui  pouvait  la  soutenir  est  sinon  oubli^ ,  du  moins* 
eati^ment  refroidi.  G'est  la  sottise  que  vient  de  faire 
M^Cailhava  d'Estandoux.  Scs  JournaUstes  Jnglais^  re- 


4 


aOO  GORRESPONDANGE    LITTERAlREy 

presentes ,  pour  la  premiere  fois ,  le  20  du  mois  dernier^ 
avaient  deja  ete  re^us  par  les  Gom^diens  en  1778.  Telle 
qu'elle  est,  si  la  piece  eut  ete  jouee  alors^  on  peut  pre- 
sumer  que  tant  d'auteurs  si  malmenes  par  M.  de  La 
Harpe  n^eusseiit  rien  neglige  pour  la  faire  applattdir ; 
car  c'est  contre  lui  que  sont  diriges  les  principaux  traits 
du  pamphlet  dramatique;  mais  aujourd'hui  qu'il  a  re- 
nonc^  genereusement  a  sa  ferule  de  journaliste ,  et  que , 
dans  la  disette  oil  nous  sommes  de  vrais  talens,  personne, 
depuis  quelques  annees,  n'a  occupe  plus  que  lui  le 
Theatre  et  la  litt^rature  d'ouvrages  int^ressans,  cette 
satire  a  paru  uon-seulement  injtiste;  mais/ce  qui  est 
beaucoup  pis,  hors  de  propos.  On  a  juge  avec  raison 
qu'il  y  avait  de  la  bassesse  et  de  rindignite  aux  Com^ 
diens  Franeais  a  se  permettre  de  traduire  ainsi  sur  leur 
Theatre  un  homme  de  talent  qui  aurait  assez  de  droit  a 
leur  reconnaissance,  n'eut-il  jamais  fait  que  Moliere  a 
la  nouvelle  salle  et  la  charmante  piece  des  Mmes  rwales^ 
I'hommage  le  plus  aimable  que  les  lettres  aient  encore 
rendu  aux  manes  du  grand  homme. 

II  n'y  a  pas  un  prodigieux  effort  d'imaginative  dans 
la  fable  des  Journalistes  Anglais.  M.  Sterling,  un  riche 
negociant  de  Londres,  qui  a  la  manie  des  lettres  et  de 
plus  celle  d'avoir  un  profond  respect  pour  les  journaux, 
veut  que  sa  (ille  Emilie  epouse  le  sieur  Discord,  journa- 
lise en  chef,  qu  il  loge  chez  lui  pour  s'assurer  mieux  les 
honneurs  de  son  suffrage.  La  jeune  Emilie  a ,  comme  de 
raison,  un  amant  qu'elle  prefere  a  M.  Discord;  cestle 
colonel  Sedley,  qiii  s'est  introduit  dans  la  maison  sous 
le  nom  de  M.  Smith,  et  qui  a  su  engager  son  propre 
rival  a  le  prendre  pour  son  secretaire.  Ce  stratageme , 
assez.  extraordinaire  sans  doute  pour  un  colonel ,  faciJite 


AouT  1782.  aoi 

tous  les  mauvais  tours  qu  on  veut  jouer  a  M.  Discbjcd. 
Gelui-ci  finit  par  se  trahir  lui^meine;  mais,  par  un 
moyen  fort  use,  il  confie  imprudemment  a  ses  ennemi^ 
un  extrait  injurieux  qu'il  a  fait  d'un  ouvrage  de  M.  Ster- 
ling, dans  I'espoir  que  le  secours  de  sa  plume  lui  en  pa- 
raitra  plus  ni^Cessaire  pour  repousser  de  si  rudes  atteinles. 
On  montre  Textrait  ^crit  de  la  main  de  Discord  au  bon 
homme;  il  n'en  faut  pas  dayantage  pour  le  desabuser. 
Cette  heureuse  intrigue  est  terminee  par  une  esp^e  de 
farce,  ou  tous  les  personnages  de  la  piece  defilent  sur 
le  th^tre  en  robe  de  palais  pour  former  le  tribunal  fa-^ 
cetieux  auquel  M.  Sterling  preside,  et  ou  Ton  plaide 
fort  ennuyeusement  pour  et  contre  les  journalistes. 

L'auteur  s'est  permis  de  designer  le  personnage  de 
Discord  par  plusieurs  traits  connus  de  la  vie  de  M.  de 
La  Harpe,  par  des  phrases  entieres  prises  mot  a  mot 
dans  ses^rits,  par  une  foule  d'allusions  aux  aventures 
les  plus  Equivoques  de  sa  premiere  jeiinesse,  et  c'est 
apres  TaVoir  caract^rise  si  grossi^rement  qu'il  lui  fait 
jouer  le  role  dn  monde  le  plus  avilissant.  On  pent  s'e- 
tonner  Egalement  etque  l'auteur  ait  obtenu  la  permission 
de  faire  fepr^senter  une  satire  si  oulree,  et  qu'une  sa- 
tire de  cette  esp^ce,  repr^ntee  publiquement,  ait  ce- 
pendant  fait  si  peu  de  bruit ;  elle  n'a  excitE  ni  plaisir  ni 
indignation;  le  public  a  paru  se  soucier  on  ne  pent  pas 
moins  et  de  la  critique  et  de  celui  qui  I'avait  faite^  et  de 
celui  qui  en  Etail  I'bbjet.  Get  exces  d'indiflR^rence  est  en 
vcrite  plus  piquant  pour  M.  de  La  Harpe  que  toutes  les 
injures  du  sieur  d'Estandoux. 

Quelque  faible  que  soit  la  comediedes  Journalistes 
Jnglais,  quelque  commun  qu'eu  soit  'le  plan,  on  y  a 
pourtant  remarque  quelques  scenes  dont  I'idee  est  assez 


.202  GORRESPONPAKGE  LlTTiRAIRE, 

gaie  y  assez  originate.  Telle  est ,  par  exemple  ^  celle  ou 
M.  Sterling  lit  k  sa  servante  Nicole  le  sujet  d'un  de  ses 
drames:  Nicole^  pendant  la  lecture ^  a  cacb^  son  visage 
a vec  son  tablier  pour  ne  pas  laisser  voir  qu'elle  riait ; 
le  bon  homme  croit  qu'elle  fond  en  larmes :  «  Laisse-moi, 
lui  dit-il^  laisse-moi  jouir  d^licieusement  de  tes  pleurs... » 
U  lui  arrache  le  tablier,  il  la  voit  ^clatant  de  rire.  a  Corn-* 
ment,  malheureuse,  tu  ris!  et  Moli^e,  cet  auteur  si 
^ant^,  s'en  rapportait  k  sa  servante!  Ah!  je  me  doo* 
tais  bien  qu'il  choisissait  aussi  mal  seS  juges  que  ses 
sujets,  etc.  » 

Discord  refoit  deux  invitations  k  diner;  ce  sont  deux 
pi&ges  que  lui  tend  son  rival  pour  se  donner  Tamuse-^ 
ment  de  le  faire  berner.  L'une  de  ces  invitations  est 
£siite  au  nom  d'un  Grand  d'£$pagne,  Tautre  au  nom  de 
Cidalise ,  caillette  ^  qui  tient  bureau  d'esprit.  Discord  f 
dedaignant  d'accepter  la  derni^re^  pour  ponir  la  vanitd 
de  celte  petite  bourgeoise,  sVvise  de  lui  envoyer  son 
valet  Crispin.  «  £lle  ne  me  connait  point,  lui  dit-il,  va 
cbez  elle  me  repr^senter.  —  ^coutez,  lui  r^pond  Crispin^ 
ce  ne  serait  peut-Stre  pas  la  punir...  Je  vous  sais  par 
ooeur«  Je  dirai  comme  vous  de  ces  mots  qui  tranchent  et 
qui  n'emplchent  pas  de  boire  et  de  manger ,  detestable, 
charmant,  dwin,  ea^dcrabie,  d^icieux...,  sans  gout... 
diable!  j'oubliais  sans  gout...  AUons,  un  bon  diner  me 
tente.  Vous  me  prlter^z  un  de  vos  justauoorps.  Je  vou- 
drais  bien  votre...  Ik...  votre  Titpn...  Timo...  (i)  votre... ; 
quelle  diable  d^imagination  aussi  de  donner  k  chacun  de 
ses  habits  le  nom  de  I'ouvrage  qui  a  paye  le  taiUeur? 
votre...  —  Discords  Prends  le  dernier.—  O'ispin  (avec 
d^dain ).  Non ,  parbleu !  ce  n'est  qu'un  petit  frac,  court 

(i)  Tlmoleon,  (  Noto  de  Grimm,  ) 


AouT  1782.  ao3 

et  ^troit.  —  Discards  L'avaDt-dernier  ?  —  Crispin  (  gre- 
lotant ).  Y  pensez-vous  y  je  g^lerais.  — >  Discord,  Prends 
doac  ma  Traduction  (i)-  *-^  Crispin.  Fi  done !  il  est  tout 
decousu...  Yous  avez  sur  le  corps  votre  premier  ou- 
vrage  (a) ;  mais  je  vous  avertis  qu'en  y  regardant  de 
presy  on  voit  une  trame  us^e  et  que  les  pi^es  de  rap« 
port  paraissent;  croyez-moi ,  m^nagez-le  bien ;  ce  sera , 
toute  vptre  vie^  YOtre  habit  de  bonne  fortune,  etc. » 

Crispin  j  burlesquement  couvert  des  habits  de  son 
maitre,  revient^  vers  la  fin  de  Tacte^  fort  mal  satisfait 
de  son  diner.  On  Ta  pris  veritablement  pour  M.  Discord, 
et,  en  consequence  des  ordres  donnds  par  le  colonel 
Sedley  y  on  Fa  fait  sauter  sur  la  couverture.  A  peine  a-t-il 
fini  de  raconter  a  Nicole  sa  triste  mesaventure,  que 
Discord  rentre  tout  aussi  maltrait^  que  son  pauvre  .valet. 
Anx  premiers  mots  de  plainte  ^happ^s  k  Crispin  sur 
son  propre  compte,  il  le  soupfonne  instruit  de  ce  qni 
vient  de  lui  arriver  a  lui-mdme ;  cette  meprise  produit 
UDe  double  confidence  entre  le  maitre  et  le  valet .  confi- 
dence  qui  n'estpas  aussi  bien  filee  qu'elle  pourrait  I'^tre, 
mais  dont  Tintention  est  thedtrale  et  comique. 

La  scene  oil  Franck,  le  quartier-maiire  de  Sedley^ 
vient,  en  quality  de  po^te  du  regiment,  demander  raison 
a  monsieur  le  journaliste  de  Timpertinence  avec  laquelle 
il  s'est  avis^  de  decrier  sa  derni^re  chanson ,  cette  scfene^ 
pour  dtre  un  pen  grossi^re ,  pour  rappeler  un  peu  trop 
clairement  une  certaine  histoire  de  M.  de  La  Harpe  avec 
M.  de  Sauvigny,  une  autre  avec  M.  Blin  de  Saint- 
Maure^  etc.,  n'en  eiit  pas  moins  r^ussi  si  les  anecdotes 
auxquelles  elie  &it  allusion  eussent  hii  plus  presentes  au 
souvenir  des  spectateurs. 

(i)  La  Traduction  de  Su4kme.  (2)  Waivick,  ( Notes  de  Gnmm. ) 


!^o4  CORRESPONDAKGK   LtTTiRAIRE, 

On  trouve  encore  quelques  traits  assez  plaisans  dans 
la  scene  du  troisi^me  acte,  oil  M.' Sterling  a  rassembl^ 
chez  iui  tons  les  journalistes  de  Londres;  niais  ces  traits 
sont  emousses  par  le  bavardage  qui  les  pr^eede,  ou  qui 
les  suit.  Le  journaliste  qui  preche  I'union  et  I'honnStet^ 
est  M.  Pierre  Rousseau ,  I'auteur^  on  plutot  ^e  fermier  du 
Journal  Encychpidique.  (cYous  parlez  bien  a  votre  aise; 
Iui  dit  M.  Discord,  vous  qui avez  gagn^ milleiivres  ster- 
ling de  rente. — ^Je  suisyenu,  repond-il^  dans  le  bon  temps, 
toiit  le  monde  ne  se  melait  pas  alors  du  metier  le  plus 
difficile,  celui  de  juger.  Au  surplus,  je  fais  les  honneurs 
de  ma  fortune  a  mes  amis;  ceux  qui  voudront  venir  nie 
demander  a  diner  me  feront  tonjours  plaisir ,  etc.  » 
'  Ce  qui  a  peut-^tre  nui  plus  que  tout  le  reste  au  succes 
de  M.  Cailhava,  c'est  le  snjet  m£me  de  sa  pi^e.  £h!  que 
font  aux  spectateurs  les  torts  ct  les  injustices  de  messieurs 
les  journalistes?  On  souscrit  pour  leurs  feuilles;  on  les 
lit  sans  les  estimer;  a  la  livree  qu'ils  prennent  on  devine 
leiur  jugement;  on  s'amuse quelquefois de leursquerelles^ 
plus  souvent  on  en  bailie,  et  plus  sdrement' encore  -on 
les  oublie. 


Les  Courtisanes^  ou  r^cueil  des  Moeurs^  com^die  en 
trois  acles  et  en  vers,  par  M.  Palissot,  a  ^terepr&ent^-, 
pour  la  premiere  fois,  auThedtre  Fran^ais,  le  vendredi 
.26  juillet.  II  y  a  long-temps  qiie  la  pi^ce  est  imprimee; 
le  compte  que  nous  en  avons  rendu  lorsqu'elle  parut  (i) 
nous  dispense  auj'ourd'hui  d*en  faire  une  nouvelle  ana- 
lyse. De  toutes  les  comedies  de  I'auteur,  remises  depuis 
quelques  mois  avec  un  empressement  si  d^sinteresse 
de  la  part  des  G>medieiis ,  c'est  celle  qui  a  le  mieux 

(i)  Nous  n  avons  pas  vii  Grimm  en  rcndre  oompte. 


A.OUT  lySu.  ao5 

reussi.  Mademoiselle  Contat  a  eu  dans  le  role  de  Rosalie 
un  succes  qu'elle  n^avait  point  encore  obtenu.  La  situa- 
tion du  second  acte  a  paru  poussee  un  peu  plus  loin  que 
la  decence  du  Theatre  ne  semblait  le  permettre;  mais 
cette  situation  est  du  sujet ,  et  y  grace  a  la  charmante 
figure  de  I'heroine,  il  eut  ete  difficile  de  ne  pas  faire 
grace  au  tableau;  aussi  I'a-t-on  supporte,  mais  nou  sans 
quelques  murmures.  Ce  que  nous  avons  plus  de  peine  a 
pardonner  a  Tauteur,  c'est  que  sou  Lisimon,  pour  ra- 
mener  a  la  vertu  le  jeune  homme  ^gare  par  sa  passion, 
ne  trouve  rien  a  lui  dire  qui  puisse  le  toucher  veritable- 
noent;  ce  sont  des  lieux  communs,  sans  ame,  sans  energie, 
sans  sensibilite«  Le  denouement  de  la  piece  est  assez 
theatral,  assez  comique ;  mais  est-il  vrai ,  et  le  but  moral 
en  est-il  bien  con^u?  Gernance,  si  passionne  pour  Ro- 
salie, apr^s  avoir  resiste  aux  considerations  les  plus 
graves,  revient  tout  a  coup  h,  lui-m£me  en  apprenant  par 
hasard  que  sa  maitresse  est  la  soeur  d'un  coclier  de  re- 
mise. £st-ce  la  un  motif  suffisant  pour  desabuser  un  coeur 
profondement  epris?  £t  que  font  a  I'amour  porfe  a  cetr 
exces  tous  les  prejug^s  de  la  naissance  et  du  rang  ?  N'est- 
ce  done  que  parce  que  Rosalie  est  nee  dans  la  misere 
qu'elle  devierit  meprisable ,  et  n'y  a-t-il  que  I'orgueil  des 
conditions  qui  puisse  sauver  des  pi^ges  du  vice  et  des 
eiTeurs  de  Famour? 

Cette  comedie,  ainsi  que  toutes  les  pieces  de  M.  Palis- 
sot,  se  soutient  principalement  par  le  merite  du  style; 
on  pent  dire  cependant  que  Tinvention  de  celle-ci  lui 
appartient  plus  que  celle  des  autres.  On  y  a  remarque  un 
grand  nombre  de  vers  heureux;  mais  il  n'en  est  point 
qu'on  ait  plus  applaudis  que  ceux-ci,  qui  terminent  le 
premier  acte. 


ao6  GORRESPONDAISXE    LITTER  AIRE, 

Ces  coupables  exces  ont  dar^  trop  long-temps  ^ 
£t  j*oserais  m'atteiidre  k  d'heureux  cfaangemeiis ; 
Le  Franigais  suit  toujdurs  Fexemple  de  son  maitre ; 
Tout  m'invite  k  penser  que  les  moeurs  vont  renaitre. 

Mesdemoiselles  Amould  y  Raucourt  y  dUervieux,  Du- 
th^y  etc.  ont  affecte,  le  jour  de  la  premiere  represen- 
tation, de  se. placer  au  balcon  et  d'honorer  les  premieres 
de  leurs  applaudissemens  les  traits  les  plus  vifs  de  Tou- 
vrage. 

Couplet  de  M.  de  La  Harpe  sur  M.  Naigeon. 

Je  suis  philosophe  et  m'en  pique, 
Et  tout  le  monde  le  salt ; 
Je  vis  de  m^taphjsique , 

De  legumes  et  de  lait.  * 

J'ai  re^  de  la  nature 
Une  figure  k  bonbon  ; 
Ajoutezr-y  ma  frisure , 
£t  je  suis  monsieur  Naigeon. 


La  reine  a  bien  voulu  prendre  la  quality  de  pre* 
miere  chanoinesse  du  chapitre  noble  de  Notre-Dame  de 
Bourboug  en  Flandre ,  diocese  de  Saint -Omer,  et 
permettre  a  ce  chapitre  de  se  qualifier  du  nom  de 
Chapitre  de  la  Reine.  Sa  Majeste  a  revStu  les  chanoi- 
nesses  d'un  cordon  jaune  liser^  de  noir^  auquel  est  at- 
tachee  une  croix  ^maillee  portant  Timage  de  la  Sainte- 
Vierge,  et  sur  le  revers  le  portrait  de  Sa  Majesty.  C'est 
a  M.le  due  de  Nivemois  qu'on  doit  I'idee  de  la  legende 
autour  de  I'image  de  la  Sainte-Vierge,  Ave,  Maria^  et  au- 
tour  du  portrait  de  la  Reine ,  gratia  plena. 


AOUT  1782.  207 

Une  des  plus  jolies  mmiatures  que  nous  ayons  vues 
depuis  long- temps  au  th^tre,  ce  sont  lesJumeaux  de 
Bergamej  com^die  en  un  acte  et  en  prose  ^  du  chevalier 
de  Florian,  auteur  des  Deux  Billets j  de  Blanche  et  Fer^ 
meilley  etc.  Gette  pi^ce^  repr^enti^  pour  la  premiere  fois 
par  les  CoTn^iens  Italiens ,  le  mardi  6 ,  est  un  channant 
petit  imbroglio,  relev^  de  toutes  les  graces  du  dialogue 
deMarivauz,  avec  moi'ns  d'esprit  peut'Ctre,  mais  aussi 
avec  moins  de  recherche^  plus  de  naturel  et  plus  de  ve- 
rite.  Quelque  rebattu  qu'en  soit  le  fonds  (  c'est  celui  des 
Menechm€s)y  notre  jcune  po^te  en  a  su  tirer  quelques 
situations  tout-a-fait  neuves  ou  qui  Font  paru  du  moins^ 
grace  a  la  mani^re  piquante  dont  il  a  eu  Fart  de  les  ra- 
jeunir. 

Un  extrait  de  cette  pi^ce  ne  pourrait  donner  qu'une 
&ible  idee  du  plaisir  que  fait  au  theatre  cc  joli  petit 
drame ;  c'est  que  nous  ne  saurions  exprimer  ici  la  l^ge- 
rete,  la  grace,  la  vivacit^  avec  laquelle  le  sieur  Carlin  y 
joue  encore  le  role  d'Arlequin ;  k  soixante-dix  ans  pass^ 
son  talent  consenre  tout  le  charme,  toute  Tillusion  de 
la  jeunesse.  Goraly,  le  ftire  cadet ,  fait  tout  ce  qu'il  peul 
pour  ressembler  a  son  jumeau ,  et  quelquefois  il  y  r^us* 
sit;  le  son  de  sa  voiz  a  de  la  sensibility  et  n'est  pas  san» 
agr^ent.  La  jolie  figure  de  mademoiselle  Carline  n'a« 
joute  pas  peu  d'intfr^t  au  role  de  Rosette ;  ceile  de  ma* 
dame  Gontier  n'est  pas  faite  assur^ment  pour  rendre  ce* 
lui  de  Nerine  trop  aimable. 


Nous  ne  nous  etendrons  point  sur  la  parodie  de  la  tra- 
gedie  A'^^gis  (i),  repr&ent^  pour  la  premiere  fois,  sur 
le  meme  theatre,  le  vendredi  a.  G'est  Tessai  d'un  tres-*- 

(i)  j4giSf  parodie  d'Jgu,  Paris,  Brunet ,  178a ,  in-S". 


ao8  CORRESPONDANCE    LITTER  AIRK, 

jeune  homme  et  qui  inerite  au  moins  Tindulgence  avec  la- 
quelle  il  a  ete  accueilli  par  plusieurs  details  agreables.  T^ 
marche  de  la  parodie  est  calquee  exactement  sur  eeile  de 
la  trag^die,  et  n'en  est  pas  plus  divertissante ;  mais  une 
sc^e  passablement  originate  est  celle  oil  Emphares, 
charge  par  le  tyran  de  former  un  nouveau  senat,  vient 
lui  (leclarer  qu  il  n'a  pu  trouver  un  seul  hommejqui  vou- 
lut  y  sieger,  et  qu  ii  s'est  vu  force  de  le  composer  dc 
femmes  :  a  G>mnieut^  dit  Leonidas,  pourront-elles  ju- 
ger,  trancher,  decider,  condamner  sans  appel?  ~  Eh! 
Monseigneur,  r^pond  Emphares,  elles  ne  font  que  cela 
loute  la  journ^e.  » 


SEPTEMBRE. 


•s 


Paris,  septembre  1782. 

Par  la  Coutume  de  Franche-Comte ,  Tit.  des  Mains^ 
Mortes,  le  serf  ne  cultive  jamais  pour  lui  y.  jamais  la  terra 
qu'il  laboure  ne  peut  etre  son  patrimoine.  Tout  ce  qu'il 
acquiert,  tous  les  immeubles  qu'il  poss^de  dans  la' con* 
tree  ne  lui  appartiennent  pas  da  vantage;  il  n'en  a  que 
,  Tusufruit.  A  sa  mort,  le  seigneur  s'en  empare,  et  les  en- 
fans  en  sont  frustres  si  ces  enfans  n'ont  pas  toujours 
habite  la  maison  de  leur  perc^  et  si  la  fille  du  serf  ne 
prouve  pas  que  la  premiere  nuit  de  ses.noces  elle  a 
couche  dans  la  maison  de  son  pere,  et  non  pas  dans  celle 
de  son  mari. 

Tout  Fran^ais,  tout  etranger,  qui  a  le  malhcur  d'ha- 
btter  un  an  et  un  jour  dans  une  terre  main  -  mortabie 
devient  serf  et  communique  cette  tache  a  toute  sa  pos- 
tcrite. 


SEPTEMBRE  I  782.  aOQ 

Le  mariage  d'un  homme  libre  avec  une  serve  rend 
serfs  Fepoux  et  ses  enfaus,  s'il  partage  la  maison  de  sa 
femme  pendant  un  ati  et  un  jour.  Il  n'a  qu'un  seul  moyen 
d'eviter  la  servitude  :  on  arrache  le  serf  mourant  de  la 
maison  d'esclavage,  on  le  porte  sur  une  terre  libre  pour 
qu'il  y  i*ende  le  dernier  soupir,  et  la  liberte  de  ses  en- 
fans  est  le  prix  de  ce  trajet  qui  avance  I'agonie  du  p^re 
de  famille.  De  graves  auteurs  disputent  encore  cettc  li- 
berte aux  enfans.  Traite  de  la  Main-Mortej  page  48. 

Douze  mille  Fran9ais  sout  soumis  a  cettc  loi  atroce 
dans  huit  paroisses  main-mortables  duChapitrede  Saint- 
Claude.  En  1770,  dies  ont  present^  a  Louis  XV  un  M^- 
moire  imprime  a  Paris,  qui  contient  tous  les  details  de 
oette  horrible  coutume. 

Ces  huit  paroisses  sont  a  present  les  seules  malheu- 
reuses  du  royaume  de  Louis  XYI^  dont  le  premier  edit 
a  eu  pour  objet  d'affranchir  les  serfs  de  ses  domaines. 
La  seule  Franche-Conite  n'a  point  participe  a  ses  bien- 
fitits;  I'edit  memorable  de  1779  n'est  pas  encore  enre- 
gistre  au  Parlement  de  Besan^on ,  et  la  main  -  mortc 
sttbsiste  toujours  dans  les  possessions  du  Chapitre  de 
Saint-Claude. 

«  Les  religieux  de  la  Mercy,  dit  M.  de  Voltaire,  passent 
les  mers  pour  aller  d<ilivrer  nos  freres  lorsqu'on  les  a 
jfaits  serfs  a  Maroc  ou  a  Tunis;  qu'ils  viennent  done 
ddivrer  douze  mille  Fran^ais ,  esclaves  en  Franche- 
Comte!  » 


Le  comte  et  la  comtesse  du  Nordj  Anecdote  russe , 
mise  aujour  par  M.  le  chevalier  Du  Coudray^  brochure 
in-12 ,  avec  cette  ^pigraphe :  Delectando  pariterque  mo* 

Tom.  XI.  M         ' 


210  CORRESPOND AJS^CJE  L1TT£RAIRE, 

nendo.  M.  le  chevalier  Du  Coudray  est  ia  creature  du 
monde  la  plus  seasible.  II  est  si  recpnnaissant  de  Tac- 
cueil  procjigien);  que  le  public  daigna  faire  a  la  relation 
qu'il  mit  au  jour  en  1777,  sous  le  titre  ^Anecdotes  de 
Villustre  VQyageur{\)^  quil  aurait  cru  manquer  a  ce 
public  si  juste  et  si  ^clair4  sHl  ne  s'etait  pas  empresse  a 
satisfaire  aujourd'bui  sa  curiosite  sur  le  sejour  de  Leurs 
Altesses  Imperiales  a  Paris,  Yoila  du  inoins  le  sentiment 
qu'il  deploie  dans  la  preface  de  soo  livre  avec  une  can- 
dear  et  avec  une  satisfaction  egalement  touchantes.  II 
est  seulement  malheureux  que  tant  de  zele  n'ait  pas  ete 
mieux  servi ;  il  se  plaint  avec  beaucaup  d'humeur  de  ce 
que  les  personnes  les  plus  capables  de  lui  fournir  les  ma* 
t^riaux  necessaires  a  la  perfection  de  son  ouvrage  se  soot 
toujours  obstinees  a  les  lui  refuser.  Ce  n'est  done  pas  sa 
faute  s'il  s'est  vu  r^duit  \  se  contested  de  C9  qu'il  a  pu 
ram$isser  parcel  par-la  dans  le&  journaux ,  dans  les  ga- 
zettes et  dans  les  cafes,  La  celerite  avec  kquelle  il  a  Qi*n 
devoir  repondre  a  Tempressement  du  public  a  pu  occa- 
sioner  des  transpositions  de  dates,  des  fautes  de  typogra- 
phie,  des  omissions  de  faits;  mai$  Uintelligenee  du  lecteqiv 
et  c'est  ce  qui  le  console ,  y  pourra  suppleer  aisement ; 
en  effet,  quel  est  le  lecteur  tant  sfoit  peu  ingenieux  qui 
ne  puisse  suppleer  aisement  aux  on^issions  de  faits^?  Quant 
au  style  de  I'ouvrage,  voici  ce  qu'em  p^nse  Tautetir  lui- 
mSme :  «  J'aurais  d^&ir^ ,  dit-il ,  avoir  un  style  plus  cor- 
rect,  une  diction  plus  elegante  pour  celebrer  les  ver(U9 
qui  decorent  les  personnes  de  M.  le  comte  et  de  madame 
la  comtesse  du  Nord^  mais  je  pense  qua  le  public  im- 
partial me  tiendra  compte  de  moa  :^e  et  de  ma  bonne 
volonte  quimd  certain^,  joumalistes.,.  Voxfaucibus.  hce- 

(i)  Voir  t.  IX ,  p.  393  et  note. 


SEPTtMBRE   1782.  ail 

iih. .  if  Que  de  choftt^  oette  beufeuse  ^eticenc(3  lai^e  en- 
tendre ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  diamant  le  plus  pr<^denx  de  ce 
nouveau  recueil  de  M.  le  chevalier  Du  Coudray,  c'est 
sao9  contredit  ce  charmant  madrigal  a  M.  le  comte  du 
Nord  pour  lui  deitiander  la  clef  de  chambellan. 

Le  Dieu  du  Pinde  ^l  de  la  dbuble  cime 
Ne  me  fournit  qu'uD  son  rauque  et  racle; 
Mais ,  apres  tout,  peu  m'iinporte  la  ritne  , 
Si  de  mes  vers  tu  me  donue's  la  cle. 

II  y  a  peu  de  traits  de  cette  force,  meme  dans  lesmeil- 
ieures  productions  de  M.  le  chevalier  Du  Coudray. 

Noiweau  Theatre  Allemandy  par  M.  Friedel ,  pro- 
fesseur  en  survivance  des  Pages  de  la  Grande-Ecurie  du 
Roi ;  in-8*.  II  n'a  paru  encore  que  deux  volumes  de  ce 
Noupeau  Theatre^  et  ces  deux  volumes  n'ont  pas  fait 
unegrande  fortune  (i).  Les  pi^s  que  M.  Friedel 'nous 
a  fait  connaitre  jusqu'ici  olTrent  sans  doute,  mSme  a 
travers  les  defauts  d'utte  traduction  peu  soignee ,  des 
beauteft'  de  detail ,  des  sceAes  originales ,  des  trarits  de 
nature  et  do  ^nstbilit^ ;  m^is  on  trouve  qu*elles  r^unis- 
sent  trop  souvent  Texag^ration  et  Tinsiptdit^  de  bm 
drames  moderMs  avec  les  irr^gulaffit^s  monstrueuses  de 
la  scene  anglaise.  On  a  essay^  de  donner  k  Page  snr  le 
The&tre  des  gi*afnds  Danseurs  du  roi ;  quoiqne  la  piece 
n'eik  p&s  obteto  ud  9iOctH  biea  merV^illeux,  les  Com^- 
diens  Fran^ais  ont  jug^  que  Touvrage  n'etait  pas  dtt  res- 

(i)  XI  existe  acluellement  douze  volumes  de  la  traduction  du  Nouveau 
Theatre  AlUmand.  M.  Bonueville,  afio  d'en  accelerer  la  publication,  s*est  reunl 
aM.  Friedef.  &es  d^rnien  volumes  ont  panrnen  17  89.(9.) 


,a\ti  GORRESPOlf  DANCE   UTTER  A  IRE, 

sort  de  la  Foire ,  et  en  consequence  ils  ont  obtenu  Tordre 
d'en  faire  arrSter  les  representations  :  la  pi^e  n'a  ^te 
jouee  que  deux  fois. 


On  nous  annonce  une  demi-douzaine  de  poemes  nou- 
veaux  prSts  a  eclore ;  un  de  I'abb^  Delille  j  sur  les  Paj- 
sages  ;  un  autre ,  de  M.  Roucher,  sur  les  Jar  dins ;  encore 
un  autre  sur  le  meme  sujet,  par  le  president  de  Rosset  ^ 
auteur  des  Georgiques  Frangdises;  les  Champs  de  Tabbe 
Le  Monnier;  la  Nature  j  par  M.  de  Fontanes;  la  Nature ^ 
par  M.  Le  Brun ;  que  sais-je  ?  nous  en  oublions  peut-etre 
autant  que  nous  venous  d'en  citer.  Plus  nos  poetes  s'e- 
loignent  de  la  Nature ,  et  plus  ils  s'obstinent  a  la  cbanter. 
Cette  esp^ce  d'engouement  a  fait  dire  a  M.  Lemierre^ 
dans  un  acc^s  de  mauvaise  humeur  : 

Ennuyeux  formes  pat*  Virgile, 
Qui  nous  excedez  constammiDnt , 
De  grace,  Messieurs,  un  moment, 
Laissez  la  Nature  tranquille. 


M.  de  La  Roche,  valet  de  la  garde-robe  du  Roi,  gou- 
vern^ir  de  la  Menagerie ,  chevalier  de  Saint-Louis ,  est 
un  des  plus  fiddles,  mais  aussi  Tun  des  plus  sales  servi- 
teurs  de  nos  rois.  II  s'etait  avis^  d'acheter  un  grand  trou- 
peau  de  dindons  qui  importunaient  fort  Sa  Majeste 
toutes  les  fois  qu'elle  passait  devant  la  Menagerie.  «  A 
qui  tons  ces  dindons ?  lui  dit  lautre  jour  le  Roi.  —  A 
moi,  Sire.  —  Que  je  ne  les  retrouve  plus,  ou  je  vous 
fais  casser  a  la  t£te  de  votre  compagnie. » 

Un  marchand  de  modes,  qui  passe  pour  avoir  cin- 
quante  ou  soixante  inille  livres  de  rentes,  risque  d'en 


SEPTEMBRE   178a.  21 3 

perdre  une  trentaine  dans  la  banqueroute  de  M.  le  prince 
de  Guemen^.  En  contant  ce  desastre  a  ses  amis  du  Pa- 
iais-Royal :  «  Me  voila  reduit ,  leur  disait-il ,  k  vivre  en 
simple  parttculier. » 

Le  cure  qui  vjnt  voir  Duclos  dans  sa  derni^re  maladie 
s  appelait  Ghapeau.  II  le  pressait  vivement  de  s'acquitter 
des  devoirs  de  I'Eglise,  de  recevoir  les  saints  sacremens, 
el  de  les  recevoir  de  sa  main.  • —  «  Gomment  vous  appe- 
lez-vous,  monsieur  le  cure?  —  Ghapeau.  —  Eh^  Mon- 
sieur,  je  suis  venu  au  monde  sans  culottes,  je  puis  fort 
bien  en  sortir  sans  chapeau.  » 

• 

Deux  jeunes  medecins  de  Geneve,  MM.  La  Roche  et 
Odier,  avaient  mis  leur  science  en  communaute^  et 
voyaient  tous  leurs  malades  de  compagnie.  Leur  pra- 
tique n^etant  pas  toujours  fort  heureusCj  on  ne  les  d^si- 
gnait  plus  que  par  le  nom  de  La  Roche  Odier^  la  Movt 
et  Compagnie,  Ce  M.  La  Roche  n'en  est  pas  moins  un 
homme  de  merite;  il  a  fait,  sur  le$  maladies  des  nerfs, 
un  petit  ouvrage  fort  estime  (i). 

Madame  de  Ghenonceaux  est  nee  Rochechouart :  c^ 
u'est  pas  la  seule  fille  de  qualite  qui  ait  epous^  un  homme 
de  finance.  Apres  la  mort  de  son  mari,  madame  Dupin, 
sa  belle-mere,  discutanf  avec  elle  le  traitement  qu'il 
convenait  de  lui  fixer ,  et  cherchant  a  le  r^duire  autant 
que  la  decence  pouyait  le  permettre,  Iqi  disait :  «  Cela 

(i)Crrimm  ne  conoaissait  apparemment  que  de  reputation  Touvrage  du 
medecin  geoevois  La  Roche ;  il  est  intitule  :  Analjsi  des  Ponetions  du  sysUme 
nerveiiXf  pour  servir  d'introduction  a  UQ  examen  pratique  des  maux  des  nei*fs; 
Geneve,  1778,  2  vol.  in-8«  (B.) 


2l4  COR  RESPOND  ANCE    LITTliRAIRE, 

pourrait  j  ce  me  ^emble ,  yous  sufBre ;  vous  a'live;;  pas 
de  grandes  d^pepses  a  f^ir^,  voip^n'f^H^z  poipt  k  U  cour. 
—  Madame ,  lui  r^pliqua  madame  46  CheDoqce^U3( ,  s'il 
y  a  des  gens  qu'on  paie  pour  aller  ^  1^  cqup  ,  \\  eq  est 
aussi  qu'on  paie  pour  n'y  point  aller... »  — ^  Cette  madame 
de  Chenonceaux  avail  ete  fort  lide  avec  Jean  •  Jacques ; 
c'est  pour  elle  qu'il  con9ut  le  projet  de  faire  son  imile  ; 
c'est  d'elle  qu'il  disait  :  «  P^r  ses  graces  elle  est  Torne- 
ment  de  son  ^e%e ;  par  ses  vertus ,  elle  en  est  I'excep- 
tion. » 

a  J'ai  vu  ^  ecrivit  derniibrement  le  roi  de  Prusse  a 
M.  d'Alembert,  j'a^  vu  Fabb^  Raynal.  A  la  maniere  dont 
il  m'a  parl6  de  la  puissance ,  des  ressources  et  des  ri- 
chesses  de  tons  les  peuple^  du  globe ,  j'ai  cru  m'entrete- 
nir  avec  la  Providence...  Je  me  suis  bien  gard^  de  revo- 
quer  en  doute  Texactitud^  du  moindre  de  ses  calculs ;  j'ai 
compris  qu'il  a'entei^dmit  pa^  raillerie ,  m^me  sur  un 
ecu... » 


On  a  oublie  de  dire  qqe  le  Mori  marie  j  comedie  en 
deux  acles  et  en  prose  de  M.  Sedaine,  representee  sur  le 
theatre  de  la  Comedie  Italienne,  \p  mardi  i3  aout,  n'a- 
vait  pas  eu  plus  de  succes  §ans  ariettas  qu'elle  n'en  avail 
eu ,  em  777,  avec  la  musique  du  signor  Bianchi.On  pour- 
rail  bien  oublier  aussi  que  la  premiere  representation 
des  Deux  Ji^eugles  de  Badgad^  autre  comedie  en  deux 
acles  et  en  prose,  mel^e  d  ariettes^  donnee,  sur  ce  m<^me 
theatre,  le  lundi  9,  n'a  pu  Sire  entieremenl  achevee. 
Les  paroles  soat  de  M.  Marsollier  des  Viveti^e^,  auteur 
du  Faporeux;  la  musique,  le  coup  d'essai  d'un  M.  Meu- 
nier,  violon  de  Montpellier.  Cette  piece,  dont  je  ne  sais 


SEPTEMBRE   178a.  II  5 

quel  ooDte  des  Mille  et  une  Nuits  a  pu  fournir  Tidee ,  est 
de  la  plus  piale  et  de  la  plus  froide  bouffoimerie.  C'est 
un  jeune  bomme  qui  abuse  de  la  excite  de  deux  aveugles 
pour  epouser  la  pupille  de  Ton  d'eux ,  et  pour  toucher 
la  dot  destinee  a  Tautre.  L'extr^m^  facility  avec  laquelle 
on  De  cesse  de  tromper  les  deux  aveugles ,  malgr^  toutes 
les  precautions  de  la  plus  juste  defiance ,  a  parn  avec 
raison  plus  r^voltante  que  comique ;  le  parterre,  pre- 
nant  parti,  peut-^tre  pour  la  premiere  fois,  en  faveur 
des  vieillards  et  des  tuteurs ,  n'a  ri  qu'aux  depens  du 
poete,  et  les  hu^es  sont  detenuessi  tumultueuses  vers 
le  milieu  du  second  acte ,  qu'il  a  it&  impossible  d'aller 
jusqu'a  la  fin. 


L'Acad^mie  royale  de  Musique,  aprcs  avoir  remis  suc- 
cessivement  Castor ^  la  Heine  de  Golconde  et  Roland^ 
nous  a  donn^,  le  mardi  ^4,  trois  actes  detaches,  Facie 
du Feu^  tire  du  ballet  h^rojque  des  Clemens,  de  Roy, 
mais  avec  une  musique  nouvelle  du  sieur  Edelman ; 
Ariane  dans  Vile  deNaxos^  po^me  imit^  de  rallemand 
par  M.  Moline ,  musique  du  roiSme  M.  Edelman ,  suivis 
SApoUon  et  Daphni,  paroles  de  M.  Pitra ,  auleur  SAn-^ 
dromaque ,  musique  de  M.  Mayer ,  auteur  de  celle  do 
Damke  et  Zulmis. 

L'acte  du  Feu  n'a  rien  d'intc^ressant;  mafis,  si  vous  en 
retranchcz  quelques  vers  ajout^s  paf  M.  Moline ,  il  a  du 
moins  I'^l^gance  du  style  convenable  au  genre.  La  noo- 
Telle  musique,  quoique  fort  soign^ ,  est  de  pcu  d'effet ; 
cene  sont  pas  les  beaux  vers,  mais  les  senlimens  pas- 
sionals, les  situations  vivcs  el  dramatiques  qui  pcuvent 
offi-ir  au  g^niedu  compositeur  des  intentions  nouvelles, 
des  motifs  heureux. 


ai6  CORR£SPONDASrC£   LITTiftAIRE, 

M.  Edclman  a  pFouve ,  daas  I'acte  ^Ariane ,  que  son 

talent  n'avait  besoin ,  pour  reussir,  que  d'lia  sujet  propre 

a  I'inspirer.  Le  r^citatif ,  les  choeurs  et  plusieurs  airs  de 

cette  secoude  composition  ont  paru  plains  de  chaleur  ^ 

de  verve  et  de  sensibilite;  le  dernier  air  d'Ariane,  // 

rCest  done  phis  pour  moi  dasilty  est  de  Texpression  la 

plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au  poeme,  nous 

ne  pouvons  que  repeter  ici  ce  que  nous  en  avons  dit 

lorsquilfut  representee  Tann^e  derniere,  en  prose,  sur 

le  theatre  de  la  Com^die  Italienne  (i)-  Cest  la  meme 

fable  ^  la  meme  marche,  le  m£me  interSt,  les  mSmes  in* 

vraisemblances ;  les  vers  de  M.  Moline  ne  font  assur^- 

ment  pas  plus  d'illusion  que  la  prose  anonyme  de  M .  J. 

B.  D.  B.  La  maniere  dont  Thesee  abandonne  Ariaue  n'est 

pas  mieux  motivee  dans  I'op^ra  que  dans  le  melodrame ; 

les  choeurs  bruyans,  qui  entrainent  le  heros  et  ne  trou- 

blent  point  le  sommeil  de  son  amante,  ne  rendent  la 

scene  ni  plus  nalurelle,  ni  plus  path^tique.  Ce  n'est 

qu'apres  le  depart  de  Thesee  que  Taction  int^resse,  et 

nous  ne  voyons  pas  pourquoi  ce  n'est  pas  la  I'instant  oil 

le  drame  commence.  Une  simple  pantomime ,  quelques 

traits  d'un  dialogue  rapide  sufSraient ,  ce  me  semble , 

pour  en  faire  Texposition ;  ce  qu'on  ne  pent  developper 

avec  interet  ne  saurait  passer  trop  promptement  sous 

les  yeux  du  spectateur. 

.  La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  Taven- 
ture  de  Daphne  parait  avoir  et^  le  premier  germe 
du  nouvel  acte.  Le  plan  en  est  bien  con^u ,  les  scenes 
naturellement  liees^  quelques  airs  m£me  assez  bien 
ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  juge  a  propos  de  se  pretei* 
a  Tidee  de  la  metamorphose ^  encore  moins  a  celle  du 

(i)  Voir  tome  X  p.  449. 


SEPTEMBRE    178a.  HI  J 

trio  dialogue  entre  Apoiloa,  Pen^e  et  Daphne,  qui  chante 
partie  sous  I'^corce  du  laurier.  Ce  qui  peut  excuser  le 
[blic  d'avoir  ete  si  difficile ,  c'est  que  la  metamorphose 
te  on  ne  peut  pas  plus  gauchement  ex^cut^e  par  le 
|rateur ,  et  que  le  trio  est  de  la  derniere  insipidity  ^ 
que  tout  le  reste  de  la  musique,  a  Texception  du 
;r  air,  dont  le  chant,  sans  6tre  fort  piquant,  a  du 
Lde  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  scene  oil  ApoU 
^che  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  I'objet 
idresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d'une 
m  assez  poetique,  ne  fait  que  pen  d'efifet  au 
|t  cela  n'est  pas  difficile  a  concevoir ;  il  serait 
ile  que  la  plus  jolie  ode  d'Anacr<$on  ne  produi- 
Kc^ne  d'opera  fort  commune  et  fort  ennuyeuse. 
[ui  termine  cet  acte,  de  la  composition  de 
|a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  son!  les  Muses, 
^t  TAmour  qui  se  rassemblent  pour  celebrer 
TApolIon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir 
point  renvoyer  le  spectateur  desole,  Penee, 
fhange  sa  fiUe  en  laurier,  c^de  enfin  au  voeii 
\t  lui  rend  sa  premiere  figure.  Une  des  plus 
la  fete  est  celle  ou  TAmoui 
veulent  lui  donnej 


que 
les  Graces,  v 
et  fait  danser 
chore  est  maden! 
Nanine ,  enfant  d 
et  petri  de  graces, 
tant  de  suoces  le 


Daph 


»sichore 
»elle  Gi 
iuit  ( 


a  lyre  d' Apollon , 

qu'il  en  tire.  Terpsi- 

,  I'Amour  est  la  petite 

fans,  plein  d'intelligence 

^^me  enfant  qui  a  joue  avec 

Xstyanax  dans  jindromaque ,  et 

celui  du  petit  fils  de  Julien  dans  le  Seigneur  bienfaisant. 

Aquelques  cris,  a  quelques  convulsions  pres,  made* 

moiselle  Saint-Huberti  a  ddployc  un  veritable  talent  dans 


role 


a  i  6        ^^^i^^^^HBH^E    LITTER  AIRE , 

Fan  a  prouve ,  dans  Facte  HAriane ,  que  son 

tolent  n'avail  besoin ,  pour  r^ussir,  que  d'lia  sujet  propre 

a  I'inspirer.  Le  r^citatif ,  les  choeurs  el  plusieurs  airs  de 

cette  seconde  composition  ont  paru  pleins  de  chaleur  y 

de  verve  et  de  sensibilite;  le  dernier  air  d'Ariane,  // 

rCest  done  phis  pour  moi  dasilty  est  de  I'expressioa  la 

plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au  poeme,  nous 

ne  pouvons  que  rep^ter  ici  ce  que  nous  en  avons  dit 

lorsquilfut  representee  Tannic  derniere,  en  prose,  sur 

le  theatre  de  la  Com^die  Italienne  (i).  C'est  la  meme 

fable^  la  meme  marche,  le  m£me  int^rSt,  les  mSmes  in- 

vraisemblances ;  les  vers  de  M.  Moline  ne  font  assure- 

ment  pas  plus  d'illusion  que  la  prose  anonyme  de  M.  J. 

B.  D.  B.  La  maniere  dont  Thesee  abandonne  Ariaue  n'est 

pas  mieux  motivee  dans  I'op^ra  que  dans  le  melodrame ; 

les  choeurs  bruyans,  qui  entrainent  le  h^ros  et  ne  trou- 

blent  point  le  sommeil  de  son  amante,  ne  rendent  la 

scene  ni  plus  naturelle,  ni  plus  path^tique.  Ce  n'est 

qu'apr^s  le  depart  de  Thesee  que  Taction  int^resse ,  et 

nous  ne  voyons  pas  pourquoi  ce  n'est  pas  la  I'instant  oil 

le  drame  commence.  Une  simple  pantomime,  quelques 

traits  d'un  dialogue  rapide  sufSraient ,  ce  me  semble , 

pour  en  faire  Texposition ;  ce  qu'on  ne  pent  developper 

avec  interet  ne  saurait  passer  trop  promptement  sous 

les  yeux  du  spectateur. 

La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  I'aven- 
ture  de  Daphne  parait  avoir  et^  le  premier  germe 
du  nouvel  acte.  Le  plan  en  est  bien  con^u ,  les  scenes 
naturellement  liees^  quelques  airs  m£me  assez  bien 
ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  juge  a  propos  de  se  preter 
a  Tidee  de  la  metamorphose,  encore  moins  a  celle  du 

(i)  Voir  lome  X  p.  449. 


f 


SEPTEMBRE    178a.  Hi  J 

trio  dialogue  entre  Apollon,  Pen^e  et Daphne,  qui  chante 
sa  partie  sous  I'ecorce  du  laurier.  Ce  qui  peut  excuser  le 
public  d'avoir  etesi  difficile,  c'est  que  la  metamorphose 
a  ite  on  ne  peut  pas  plus  gauchement  ex^cut^e  par  le 
decorateur,  et  que  le  trio  est  de  la  derni^re  insipidity  ^ 
ainsi  que  tout  le  reste  de  la  rausique,  a  I'exception  du 
premier  air,  dont  le  chant,  sans  ctre  fort  piquant ,  a  du 
moins  de  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  scene  ou  ApoN 
Ion  d^tache  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  I'objet 
de  sa  tendresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d'une 
conception  assez  po^tique,  ne  fait  que  peu  d'efifet  au 
theatre,  et  cela  n'est  pas  difficile  a  concevoir;  il  serait 
tres-possible  que  la  plus  jolie  ode  d'Anacr^on  ne  produi- 
sitqu'une  scene  d'opera  fort  commune  et  fort  ennuyeuse. 
Le  ballet  qui  termine  cet  acte ,  de  la  composition  de 
M.Gardel,  a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  son!  les  Muses, 
les  Graces  et  I'Amour  qui  se  rassemblent  pour  celebrer 
le  bonheur  d'ApoIIon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir 
que,  pour  ne  point  renvoyer  le  spectateur  desole,  Penee, 
apres  avoir  change  sa  fille  en  laurier,  c^de  enfin  au  voeu 
de  TAmour ,  et  lui  rend  sa  premiere  figure.  Une  des  plus 
agreables  scenes  de  la  (&te  est  celle  oil  TAmour, sechap- 
pant  aux  liens  que  veulent  lui  donner  les  Nymphes  et 
les  Graces,  vole  a  Daphne,  en  re^oit  la  lyre  d'Apollon, 
et  fait  danser  Terpsichore  au  son  qu'il  en  tire.  Terpsi- 
chore est  mademoiselle  Guimard ,  TAmour  est  la  petite 
NaDine,  enfant  dehuit  ouneuf  ans,  plein  d'intelligence 
el  petri  de  graces.  C'est  ce  meme  enfant  qui  a  joue  avec 
tant  de  succes  le  role  d'Astyanax  dans  Andromaque  ^  et 
celui  du  petit  fils  de  Julien  dans  le  Seigneur  bienfaisant. 
Aquelques  cris,  a  quelques  convulsions  pres,  made- 
moiselle Saint-Hubcrti  a  ddployc  un  veritable  talent  dans 


!2i6  CORRESPON DANCE   LITT^RAIRE, 

M.  Edelman  a  prouve,  dans  Facte  SAriane^  que  son 

talent  n'avait  besoin,  pour  reussir,  que  d'un  sujet  propre 

a  I'inspirer.  Le  r^citatif ,  les  choeurs  et  plusieurs  airs  de 

cette  seconde  composition  ont  paru  pleins  de  chaleur  y 

de  verve  et  de  sensibilite;  le  dernier  air  d'Ariane,  // 

rCest  done  phis  pour  moi  dasUey  est  de  Texpressioa  la 

plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au  poeme,  nous 

ne  pouvoDs  que  repeter  ici  ce  que  nous  en  avons  dit 

lorsquilfut  repr^sente,  I'ann^e  derniere,  en  prose,  sur 

le  theatre  de  la  Com^die  Italienne  (i).  C'est  la  menae 

fable,  la  meme  marche,  le  m^me  int^ret,  les  mfimes  in- 

vrai  semblances ;  les  vers  de  M.  Moline  ne  font  assur^- 

ment  pas  plus  d'illusion  que  la  prose  anonyme  de  M.  J. 

B.  D.  B.  La  maniere  dont  Thesee  abandonne  Ariane  n'est 

pas  mieux  motivee  dans  Top^ra  que  dans  le  melodrame ; 

les  choeurs  bruyans,  qui  entrainent  le  heros  et  ne  trou* 

blent  point  le  sommeil  de  son  amante,  ne  rendent  la 

scene  ni  plus  naturelle,  ni  plus  path^tique.  Ce  n^est 

qu'apres  le  depart  de  Thesee  que  Taction  int^resse,  et 

nous  ne  voyons  pas  pourquoi  ce  n'est  pas  la  Tinstant  oil 

le  drame  commence.  Une  simple  pantomime ,  quelques 

traits  d'un  dialogue  rapide  sufHraient,  ce  me  semble, 

pour  en  faire  Texposition ;  ce  qu'on  ne  pent  developper 

avec  int^ret  ne  saurait  passer  trop  promptement  sous 

les  yeux  du  spectateur. 

.  La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  Taven- 
ture  de  Daphne  parait  avoir  et^  le  premier  germe 
du  nouvel  acte.  Le  plan  en  est  bien  con^u ,  les  scenes 
naturellement  li^es,  quelques  airs  mdme  assez  bien 
ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  juge  a  propos  de  se  preter 
a  I'idee  de  la  metamorphose,  encore  moins  a  celle  du 

(i)  Voir  tome  X  p.  449. 


SEPT£MBRE    I  782.  217 

trio  dialogue  enire  ApoUon,  Pen^e  et  Daphne,  qui  chante 
sa  partie  sous  I'ecorce  du  laurier.  Ce  qui  peut  excuser  le 
public  d'avoir  ete  si  difBcile ,  c'est  que  la  metamorphose 
a  ete  on  ne  peut  pas  plus  gauchement  execut^e  par  le 
decorateur ,  et  que  le  trio  est  de  la  derni^re  insipidity  j 
ainsi  que  tout  le  reste  de  la  musique,  a  I'exception  du 
premier  air,  dont  le  chant,  sans  £tre  fort  piquant,  a  du 
moins  de  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  scene  oil  ApoK 
loQ  d^tache  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  Fobjet 
de  sa  tendresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d'une 
conception  assez  po^tique,  ne  fait  que  peu  d'effet  au 
theatre,  et  cela  n'est  pas  difficile  a  concevoir ;  il  serait 
tres-possible  que  la  plus  jolie  ode  d'Anacr^on  ne  produi- 
sitqu'une  sc^ne  d'opera  fort  commune  et  fort  ennuyeuse. 
Le  ballet  qui  termine  cet  acte ,  de  la  composition  de 
M.6ardel,  a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  sont  les  Muses, 
les  Graces  et  I'Amour  qui  se  rassemblent  pour  celebrer 
le  bonheur  d'ApoUon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir 
que,  pour  ne  point  renvoyer  le  spectateur  desole,  Penee, 
apres  avoir  change  sa  fille  en  laurier,  cede  enfin  au  voeu 
de  I'Amour ,  et  lui  rend  sa  premiere  figure.  Une  des  plus 
agreables  scenes  de  la  fete  est  celle  oil  TAmour,  s  echap- 
pant  aux  liens  que  veulent  lui  donner  les  Nymphes  et 
les  Graces,  vole  a  Daphne,  en  re9oit  la  lyre  d'Apollon, 
et  feit  danser  Terpsichore  au  son  qu  il  en  tire.  Terpsi- 
chore est  mademoiselle  Guimard ,  I'Amour  est  la  petite 
Nanine,  enfant  dehuit  ouneuf  ans,  plein  d'intelligence 
et  petri  de  graces.  C'est  ce  meme  enfant  qui  a  joue  avec 
tantde  suoces  le  role  d'Astyanax  dans  Andromaque  j  et 
celui  du  petit  fils  de  Julien  dans  le  Seigneur  bienfaisant. 
Aquelques  cris,  a  quelques  convulsions  pres,  made- 
moiselle Saint-Huberti  a  dcploye  un  veritable  talent  dans 


!2i6  CORRESPON  DANCE   LITTER  A.IRE, 

• 

M.  Edelman  a  prouve,  dans  Tacte  SAriane^  que  son 

talent  n'avait  besoin,  pour  r^ussir,  que  d'un  sujet  propre 

a  Tinspirer.  Le  r^citatif ,  les  choeurs  et  plusieurs  airs  de 

cette  seconde  composition  ont  paru  plains  de  chaleur  y 

de  verve  et  de  sensibilite;  le  dernier  air  d'Ariane,  // 

rCest  done  phis  pour  moi  (fasUey  est  de  Texpressioa  la 

plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au  poeme,  nous 

ne  pouvons  que  repeter  ici  ce  que  nous  en  avons  dit 

lorsquilfut  repr^sent^y  Tannic  derniere,  en  prose,  sur 

le  theatre  de  la  Com^die  Italienne  (i).  C'est  la  meme 

fable,  la  meme  marche,  le  m^me  int^ret,  les  mfemes  in- 

vrai  semblances ;  les  vers  de  M.  Moline  ne  font  assur^- 

ment  pas  plus  d'illusion  que  la  prose  anonyme  de  M.  J. 

B.  D.  B.  La  maniere  dont  Thesee  abandonne  Ariane  n'est 

pas  mieux  motivee  dans  I'op^ra  que  dans  le  melodrame; 

les  choeurs  bruyans,  qui  entrainent  le  h^ros  et  ne  trou* 

blent  point  le  sommeil  de  son  amante,  ne  rendent  la 

scene  ni  plus  naturelle,  ni  plus  path^tique.  Ce  n^est 

qu'apres  le  depart  de  Thesee  que  Taction  int^resse ,  et 

nous  ne  voyons  pas  pourquoi  ce  n'est  pas  la  I'instant  ou 

le  drame  commence.  Une  simple  pantomime ,  quelques 

traits  d'un  dialogue  rapide  sufHraient,  ce  me  semble, 

pour  en  faire  Texposition ;  ce  qu'on  ne  pent  developper 

avec  inter^t  ne  saurait  passer  trop  promptement  sous 

les  yeux  du  spectateur. 

.  La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  Taven- 
ture  de  Daphne  parait  avoir  et^  le  premier  germe 
du  nouvel  acte.  Le  plan  en  est  bien  con9u ,  les  scenes 
uaturellement  liees,  quelques  airs  mdme  assez  bien 
ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  juge  a  propos  de  se  preter 
a  I'idee  de  la  metamorphose,  encore  moins  a  celle  du 

(i)  Voir  tome  X  p.  449. 


r 


SEPTEMBRE    I  782.  217 

trio  dialogue  entre  ApoUon,  Pen^e  et  Daphne,  qui  chante 
sa  partie  sous  I'ecorce  du  laurier.  Ce  qui  peut  excuser  le 
public  d'avoir  etesi  difBcile,  c'est  que  la  metamorphose 
a  ete  on  ne  peut  pas  plus  gauchement  execut^e  par  le 
decorateur,  et  que  le  trio  est  de  la  derniere  insipidity  ^ 
ainsi  que  tout  le  reste  de  la  musique,  a  Texception  du 
premier  air,  dont  le  chant,  sans  £tre  fort  piquant ,  a  du 
moins  de  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  scene  oil  Apol* 
loQ  d^tache  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  I'objet 
de  sa  tendresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d'une 
conception  assez  po^tique,  ne  fait  que  peu  d'effet  au 
theatre,  et  cela  n'est  pas  difficile  a  concevoir ;  il  serait 
tres-possible  que  la  plus  jolie  ode  d'Anacr^on  ne  produi- 
sitqu'une  sc^ne  d'opera  fort  commune  et  fort  ennuyeuse. 
Le  ballet  qui  termine  cet  acte ,  de  la  composition  de 
M.6ardel,  a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  sont  les  Muses, 
les  Graces  et  I'Amour  qui  se  rassemblent  pour  celebrer 
le  bonheur  d'ApoUon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir 
que,  pour  ne  point  renvoyer  le  spectateur  desole,  Penee, 
apres  avoir  change  sa  fille  en  laurier,  c^de  enfin  au  voeu 
de  TAmour ,  et  lui  rend  sa  premiere  figure.  Une  des  plus 
agreables  scenes  de  la  fSte  est  celle  oil  I'Amour,  s'echap- 
pant  aux  liens  que  veulent  lui  donner  les  Nymphes  et 
les  Graces,  vole  a  Daphne,  en  re^oit  la  lyre  d'ApoUon, 
et  &it  danser  Terpsichore  au  son  qu'il  en  tire.  Terpsi- 
chore est  mademoiselle  Guimard ,  I'Amour  est  la  petite 
Nanine,  enfant  dehuit  ouneuf  ans,  plein  d'intelligence 
et  petri  de  graces.  C'est  ce  mSme  enfant  qui  a  jou^  avec 
tant  de  suoces  le  role  d'Astyanax  dans  Andromaque^  et 
celui  du  petit  fils  de  Julien  dans  le  Seigneur  hienfaisant. 
Aquelques  cris,  a  quelques  convulsions  prfes,  made- 
moiselle Saint-Hubcrti  a  dcploye  un  veritable  talent  dans 


!2i6  CORRESPONDANCE   LITTER A.IRE, 

• 

M.  Edelman  a  proave,  dans  Facte  SAriane^  que  son 

talent  n'avait  besoin,  pour  r^ussir,  que  d'un  sujet  propre 

a  rinspirer.  Le  recitatif ,  les  choeurs  et  plusieurs  airs  de 

cette  seconde  composition  ont  paru  plains  de  chaleur  ^ 

de  verve  et  de  sensibilite;  le  dernier  air  d'Ariane,  // 

rCest  done  plus  pout  moi  dasUe^  est  de  rexpression  la 

plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au  poeme,  nous 

ne  pouvons  que  repeter  ici  ce  que  nous  en  avons  dit 

lorsquilfut  represente,  I'ann^  derniere,  en  prose,  sur 

le  theatre  de  la  Com^die  Italienne  (i).  C'est  la  menae 

fable,  la  meme  marche,  le  m^me  int^ret,  les  mfimes  in- 

vraisemblances ;  les  vers  de  M.  Moline  ne  font  assur^- 

ment  pas  plus  d'illusion  que  la  prose  anonyme  de  M.  J. 

B.  D.  B.  La  maniere  dont  Thesee  abandonne  Ariane  n'est 

pas  mieux  motivee  dans  I'op^ra  que  dans  le  melodrame; 

les  choeurs  bruyans^  qui  entrainent  le  heros  et  ne  trou* 

blent  point  le  sommeil  de  son  amante,  ne  rendent  la 

scene  ni  plus  naturelle,  ni  plus  path^tique.  Ce  n^est 

qu'apres  le  depart  de  Thesee  que  Taction  int^resse ,  et 

nous  ne  voyons  pas  pourquoi  ce  n'est  pas  la  Tinstant  oil 

le  drame  commence.  Une  simple  pantomime,  quelques 

traits  d'un  dialogue  rapide  sufHraient,  ce  me  semble, 

pour  en  faire  Texposition ;  ce  qu'on  ne  pent  developper 

avec  inter^t  ne  saurait  passer  trop  promptement  sous 

les  yeux  du  spectateur. 

.  La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  Taven- 
ture  de  Daphne  parait  avoir  et^  le  premier  germe 
du  nouvel  acte.  Le  plan  en  est  bien  con9U ,  les  scenes 
naturellement  liees,  quelques  airs  mdme  assez  bien 
ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  juge  a  propos  de  se  preter 
a  I'idee  de  la  metamorphose,  encore  moins  a  celle  du 

(i)  Voir  tome  X  p.  449. 


SEPTEMBRK    I  782.  217 

trio  dialogue  entre  Apollon,  Pen^e  et  Daphne,  qui  chante 
sa  partie  sous  I'^corce  du  laurier.  Ce  qui  peut  excuser  le 
public  d'avoir  etesi  difBcile,  c'est  que  la  metamorphose 
a  iie  on  ne  peut  pas  plus  gauchement  execut^e  par  le 
decorateur «  et  que  le  irio  est  de  la  demiere  insipidity , 
ainsi  que  tout  le  reste  de  la  musique,  a  Texception  du 
premier  air,  dont  le  chant,  sans  £tre  fort  piquant,  a  du 
moins  de  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  scene  ou  Apol* 
loQ  d^tache  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  Tobjet 
de  sa  tendresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d  une 
conception  assez  po^tique,  ne  fait  que  peu  d'effet  au 
theatre,  et  cela  n'est  pas  difficile  a  concevoir ;  il  serait 
tres-possible  que  la  plus  jolie  ode  d'Anacr^on  ne  produi- 
sitqu'une  scene  d'opera  fort  commune  et  fort  ennuyeuse. 
Le  ballet  qui  termine  cet  acte ,  de  la  composition  de 
M.6ardel,  a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  sont  les  Muses, 
les  Graces  et  I'Amour  qui  se  rassemblent  pour  celebrer 
le  bonheur  d'Apollon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir 
que,  pour  ne  point  renvoyer  le  spectateur  desole,  Pen^e, 
apr^s  avoir  change  sa  fiile  en  laurier,  cede  enfin  au  voeu 
de  TAmour ,  et  lui  rend  sa  premiere  figure.  Une  des  plus 
agreables  scenes  de  la  fSte  est  celle  oil  I'Amour,  s'echap* 
pant  aux  liens  que  veulent  lui  donner  les  Nymphes  et 
les  Graces,  vole  a  Daphne,  en  re9oit  la  lyre  d'Apollon, 
et  fait  danser  Terpsichore  au  son  qu  il  en  tire.  Terpsi- 
chore est  mademoiselle  Guimard ,  I'Amour  est  la  petite 
Nanine,  enfant  dehuit  ouneuf  ans,  plein  d'intelligence 
et  petri  de  graces.  C'est  ce  meme  enfant  qui  a  joue  avec 
tant  de  suoces  le  role  d'Astyanax  dans  Andromaque^  et 
celui  du  petit  fils  de  Julien  dans  le  Seigneur  bienfaisant. 
A  quelques  cris,  a  quelques  convulsions  pres,  made- 
moiselle Saint-Hubcrti  a  dcploye  un  veritable  talent  dans 


!2i6  CORRESPON DANCE   LITT^RAIRE, 

• 

M.  Edelman  a  prouve,  dans  Facte  SAriane^  que  son 
talent  n'avait  besoin,  pour  reussir,  que  d'un  sujet  propre 
a  I'inspirer.  Le  r^citatif ,  les  choeurs  et  plusieurs  airs  de 
cette  seconde  composition  ont  paru  pleins  de  chaleur  y. 
de  verve  et  de  sensibilite;  le  dernier  air  d'Ariane,  // 
rCest  done  plus  pour  moi  dasUe^  est  de  Texpression  la 
plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au  poeme,  nous 
ne  pouvons  que  rep^ter  ici  ce  que  nous  en  avons  dit 
lorsquilfut  repr^sent^,  I'ann^e  derni^re,  en  prose,  sur 
le  theatre  de  la  Com^die  Italienne  (i).  C'est  la  meme 
fable^  la  meme  marche,  le  m^me  int^ret,  les  mfimes  in* 
vraisemblances ;  les  vers  de  M.  Moline  ne  font  assure- 
ment  pas  plus  d'illusion  que  la  prose  anonymc  de  M.  J. 
B.  D.  B.  La  maniere  dont  Thesee  abandonne  Ariane  n'est 
pas  mieux  motivee  dans  Top^ra  que  dans  le  melodrame; 
les  choeurs  bruyans,  qui  entrainent  le  heros  et  ne  trou* 
blent  point  le  sommeil  de  son  amante,  ne  rendent  la 
scene  ni  plus  naturelle,  ni  plus  path^tique.  Ce  n^est 
qu'apres  le  depart  de  Thesee  que  Taction  int^resse ,  et 
nous  ne  voyons  pas  pourquoi  ce  n  est  pas  la  I'instant  oil 
le  drame  commence.  Une  simple  pantomime,  quelques 
traits  d'un  dialogue  rapide  sufHraient ,  ce  me  semble , 
pour  en  faire  Texposition ;  ce  qu'on  ne  pent  developper 
avec  int^r^t  ne  saurait  passer  trop  promptement  sous 
les  yeux  du  spectateur. 

.  La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  Taven- 
ture  de  Daphne  parait  avoir  et^  le  premier  germe 
du  nouvel  acte.  Le  plan  en  est  bien  con^u ,  les  scenes 
uaturellement  liees^  quelques  airs  mdme  assez  bien 
ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  juge  a  propos  de  se  preter 
a  I'idee  de  la  metamorphose,  encore  moins  a  celie  du 

(i)  Voir  tome  X  p.  449. 


SEPTEMBRE    I  782.  217 

trio  dialogue  entre  Apollon,  Pen^e  et  Daphne,  qui  chante 
sa  partie  sous  I'^corce  du  laurier.  Ce  qui  peut  excuser  le 
public  d'avoir  et^si  difBcile,  c'est  que  la  metamorphose 
a  ete  on  ne  peut  pas  plus  gauchement  ex^cut^e  par  le 
decorateur «  et  que  le  trio  est  de  la  demiere  insipidity  j 
ainsi  que  tout  le  reste  de  la  musique,  a  Texception  du 
premier  air,  dont  le  chant,  sans  £tre  fort  piquant ,  a  du 
moins  de  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  scene  oil  ApoU 
loQ  d^tache  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  Tobjet 
de  sa  tendresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d'une 
conception  assez  po^tique,  ne  fait  que  pen  d'effet  au 
theatre,  et  cela  n'est  pas  difficile  a  concevoir ;  il  serait 
tres-possible  que  la  plus  jolie  ode  d'Anacr^n  ne  produi- 
sitqu'une  scene  d'opera  fort  commune  et  fort  ennuyeuse. 
Le  ballet  qui  termine  cet  acte ,  de  la  composition  de 
M.6ardel,  a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  sont  les  Muses, 
les  Graces  et  I'Amour  qui  se  rassemblent  pour  celebrer 
le  bonheur  d'ApoUon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir 
que,  pour  ne  point  renvoyer  le  spectateur  desole,  Penee, 
apres  avoir  change  sa  fille  en  laurier,  c^de  enfin  au  voeu 
de  TAmour ,  et  lui  rend  sa  premiere  figure.  Une  des  plus 
agreables  scenes  de  la  fete  est  celle  oil  TAmour,  s'echap- 
pant  aux  liens  que  veulent  lui  donner  les  Nymphes  et 
les  Graces,  vole  a  Daphne,  en  re9oit  la  lyre  d'Apollon, 
et  fait  danser  Terpsichore  au  son  qu'il  en  tire.  Terpsi- 
chore est  mademoiselle  Guimard ,  I'Amour  est  la  petite 
Nanine,  enfant  dehuit  ouneuf  ans,  plein  d'intelligence 
et  petri  de  graces.  C'est  ce  meme  enfant  qui  a  joue  avec 
tantde  succes  le  role  d'Astyanax  dans  Andromaque^  et 
celui  du  petit  fils  de  Julien  dans  le  Seigneur  bienfaisant. 
A  quelques  cris,  a  quelques  convulsions  pres,  made- 
moiselle Saint-Hubcrti  a  dcploye  un  veritable  talent  dans 


'JtH  correspond AlfCE    LITTERAIRE, 

le  role  d'Ariane;  ce  sera  iDcessamment  la  seule  actrice* 
qui  reste  k  ce  spectacle  :  la  tnusique  de  Gluck  a  tue  ma- 
demoiselle  Le  Vasseur ,  et  mademoiselle  La  Guerre  se 
roeurty  mais  ce  nW  ni  de  la  musique  de  Gluck  ni  de 
celle  de  Piccini. 


Tibire  et  Sir^nuSy  tragedie  en  cinq  actes^  repre- 
sent^, pour  la  premise  fois,  sur  le  th^&tre  de  la  Go- 
middle  Fran^aise,  le  vendredi  ^3  aodt,  est  I'ouvrage  de 
M.  Pallet,  secretaire  de  M.  le  marquis  de  Paul  my,  comrois 
au  bureau  de  la  Gazette  de  France  y  auteur  d'une  petite 
brochure  sur  le  Fafalisme,  et  de  quelques  pi^es  fugi- 
tives ios^r^es  dans  les  derni^res  annees  de  \ Almanack 
des  Muses. 

Le  sujet  de  la  nouvelle  tragedie  est  tire  du  quatrieme 
livre  des  Annates  de  Tacite;  c'est  ce  trait  que  Thistorien 
le  moins  prodigue  d'^pithetes ,  a  cependant  caract^rise 
lui-m^me  par  ces  mots  miseriarum  ac  seeifitice  exemplum 
atrox :  S^r^nus  accus^  par  son  propre  fils  d'avoir  voulu 
faire  soulever  les  Gaules  et  d'avoir  conspire  eontre  la 
yie  de  I'empereur*  M.  Pallet  a  parfaitement  bien  senti 
rimpossibilit^  de  presenter  au  th^itrc  le  caraclfere  de  ce 
Sis  d<$nature ,  tel  que  nous  I'a  peint  rhistoire ;  mais ,  en 
se  permettant  de  Talt^rer  au  point  de  faire  un  objet  de 
pitte  de  ce  qui  ne  pouyait  etre  qu'un  objet  d*horreur,  il 
parait  n'avoir  pas  asaez  bien  vu  que,  pour  dtminuer 
ralrocite  de  Taction ,  il  la  rendait  a  la  fois  invraisem- 
blable  et  puerile.  II  suppose  que  ce  n'est  que  dans  Fes* 
poir  d'oblenir  plus  sdrement  la  grace  de  son  pere  que  le 
jeunehomme  en  devient  led^lateur ;  ainsi,  I'accusation  la 
plus  revoltante  en  elle*m^me  cesse  de  T^tre  en  fayeur 
du  motif  qui  I'a  d^terminee.  Il  ne  reste  plus  qu'a  nous 


SEPT£HW£  178a.  219 

per^ader  comment  un  homnie,  sans  £tre  imbecile,  a 
pu  croire  si  legerement  1^  crime  dont  on  accusait  son 
pere  y  ne  pas  sentir  quel  poids  son  propre  temoignage 
ajouterait  a  I'^ccusation ,  se  flatter  enfin  de  sauver  Tac* 
cuse  en  le  livrant  lui-mSme  a  la  vengeance  d'un  prince 
dont  il  devait  connattre  la  baine,  puisque  le  malbeureux 
vieillard  en  ^tait  depuis  long-temps  I'objet  et  la  yictime. 
La  conduite  des  trois  premiers  actes  est  aussi  sage^ 
attssi  simple  que  celle  des  deux  derniers  est  forc^e  et 
romanesque.  Si  la  situation  du  quatri^me  acte  ne  produit 
aucune  beaut^  qt|i  e|i  justifie  la  bardiesse,  |elle  a  du 
moins  le  merite  de  la  nouveaut^,  et  ce  m^rite  est  si  peu 
commun,  qu'il  semble  solliciter  quelques  encouragemens. 
Ce  qui  doit  en  obtenir  davantage  y  c'est  le  soin  a  vec  lequel 
Tauteur  s'est  applique  h  d^velopper  le  caractfere  de  Ti- 
bere;  ce  caract^re  n^est  pas  fort  dramatique  sans  doute, 
il  est  tout  en  d^nlans ,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi  ^  et  ne 
comporte  aucume  explosion  vive  et  passionn^e;  c'est  la 
tyrannie  sous  le  masque^  c'est  le  vice  concentr^  en  lui- 
m^e;la  dissimulation  la  plus  profonde  rend  tous  ses 
mouvemens  indi^eis,  inline  ses  discours:  Seu  naturd, 
seu  assuetudiney  dit  Taeite ,  suspensa  semper  et  obscura 
verba.  Sans  pouvoir  donner  a  ce  grand  personnage  un 
grand  eflet,  e'est  beaucoup  d'etre  parvenu  a  le  rendre 
reeonnaissable  au  th^tre,  et  l^on  ne  saurait  refuser  a 
M.  Pallet  Thonneur  d'y  avoir  reussi  quelquefois.  L'ou- 
ypage  est  en  general  tr^-faible  de  style;  la  conduite  de^ 
premiers  actes  ^  et  plusieurs  morceaux  du  role  de  Tib^re, 
annoncent  cepcndant  un  homme  d'esprit  qui  n'aura 
peut-'-etre  jamais  assez  d'dnergie,  assez  de  talent  pour 
suivre  la  trace  de  nos  grands  modules ,  mais  qui  a  sent j 
du  moins  de  quelle  mani^re  il  fallait  les  ^tudier. 


920  GORRESPONDANGE    LITTER  AIRE, 

Le  jeu  du  sieur  Mole  a  r^pandu  sur  k  role  du  jeune 
Serenus^  et  surtout  dans  la  sc^ne  touchante  da  second 
acte,  tout  I'interet  dont  ce  role  pouvait  £tre  susceptible. 
Le  sieur  Vanhovc  a  paru  moins  d^plac^  qu'on  ne  I'aurait 
cm  dans  celui  de  Tib^re.  Telle  quelle,  la  piece  a  d^^  eu 
sept  ou  huit  representations  peu  suivies,  a  la  verity, 
mais  assez  pour  n'etre  pas  encore  tombee  dans  les  regies. 

M.  de  La  Harpe,  en  qualite  de  directeur  de  I'Acad^mie, 
dans  la  seance  publiquedu  ^^5  aout,  charg^  de  rendre 
compte  des  motifs  qui  avaietit  determine  les  suffrages  de 
Tillustre  compagnie  en  faveur  de  la  piece  de  M.  de  Flo- 
rian  (i),  nous  a  fait  entendre  assez  clairement  qu'en  lui 
decernant  le  pri^i;  elle  ne  s'en  etait  point  dissimul^  la  fai* 
blesse  et  les  defauts,  mais  qu'elle  y  avail  reconnu  du 
moins  le  merite  qui  manquait  le  plus  essentiellement  a 
toutes  les  autres  pieces  du  concours,  une  marche  raison* 
qable  et  suivie ,  du  naturel  et  de  la  sensibilite.  II  est  a 
croire  que  d'autres  motifs  ont  encore  influe  sur  la  beni- 
gnite  de  ce  jugement;  d'uu  cote,  le  choixdu  sujet  que 
I'Academie  ne  voulait  pas  avoir  Fair  d'abandonner ;  de 
I'autre ,  la  reserve  prudente  et  timide  avec  laquelle  on  y 
traite  ce  sujet ,  sans  le  plus  faible  retour  sur  le  ministre  a 
qui  il  ne  convenait  plus. den  faire  partager  Thommage; 
enfin ,  une  nouvelle  occasion  de  parler  de  M .  de  Voltaire, 
occasion  qui  ne  saurait  se  renouveler  assez  souvent,  ces 
messieurs  sentant,  et  devant  bien  sentir  tous  les  jours 
plus  vivement  I'extrSme  besoin  de  se  couvrir  de  la  gloire 
du  grand  homme  qui  n'est  plus. 

(i)  Voltaire  etle  serf  du  Mont-Jura^  discours,  en  vers  libres,  qui  a  remporle 
le  prix  de  poesie  de  FAcademie  Fran^se  en  1782,  par  M.  de  Florian,  gen- 
tilhomme  de  S.  A.  S.  Mouseigoeur  le  due  de  Penthievre;  Paris,  Demonville, 
i782,iu-8«. 


SEPTEMBRE   I  782*  '^HI 

L'Acad^iuie  n'a  point  doiiue  Scuccessit,  mais  elle  a 
accorde  six  mentions  bonorables.  Des  auteurs  de  ces 
pieces,  il  n  y  a  que  M.  Carbon  de  Flins  des  Oliviers  qui 
se  soit  lait  connaiire,  les  autres  ont  garde  I'anonyme  (i), 
II  y  a  dans  le  poeme  lyrique  de  M.  de  Flins,  intitule : 
La  NaUsance  du  Dauphin ,  plusieurs  morceaui^  pleins 
de  verve  et  d'harmonie. 

Apres  la  lecture  de  la  piece  couronn^e,  M.  I'abbe  Ar- 
naud  nous  a  lu  fc  Portrait  de  Cesar ,  qui  a  excite  plus 
d'attention  que  d'applaudissemens ,  mais  qui  a  paru  reus- 
sir  gen^ralement  par  1  energie  et  par  la  simplicite  du 
style,  par  une  suite  d'idees  press^es  sans  affectation,  et 
par  ce  gout  de  I'eloquence  antique  dont  on  reconnait  si 
rarement  la  trace  cbez  nos  auteurs  modernes. 

M.  de  La  Harpe  a  termine  la  stance  par  le  dixieme 
chant  de  sa  traduction  de  la  Pharsale;  c'est,  comme  Ton 
sait,  le  dernier  du  poeme  de  Lucain,  et  une  mort  pre- 
coce  ne  lui  permit  pas  de  le  finir.  Le  nouveau  traducteur 
y  a  joint  un  Epilogue  adresse  aux  manes  du  po^te;  cet 
Epilogue  nous  a  paru  rempli  de  grandes  images  et  de 
beaux  vers;  on  y  a  remarqu^  surtout  le  tableau  de  la  fin 
terrible  de  Tf^ron,  du  tyran  qui  fit  perir  le  poete,  plus 
jaloux  encore  de  la  sup^riorite  de  ses  talens  que  de  Tem- 
ploi  qu'il  en  avait  fait  en  les  consacrant  a  la  gloire  de 
la  liberty  de  Rome  et  de  ses  derniers  defenseurs. 

L'eloge  de  Tabb^  Delille ,  que  M.  de  La  Harpe  a 
trouve  le  secret  de  glisser  tr^s-heureusement  a  la  fin  de 
ce  morceau,  aurait  eu  sans  doute  un  merite  de  plus,  si 
tous  les  auditeurs  avaient  ete  instruits  aussi  bien  que 
nous  de  la  vive  scene  qu'il  y  avait  eu  quelques  jours  au- 
paravant  dans  Tinterieur  du  lycee  acad^mique,  entre  les 

(i)  Riyarol  concouput  egalement  par  sa  piece  De  la  Nature  et  de  V Homme. 


aaa  correspojtdance  litteraire, 

deux  confreres,  au  sujet  de  Isl  Lettre  sur  le  poetne  des 
Jardins;  I'abbe  Delille  reprochant  fort  amerement  a 
M.  de  La  Harpe  ses  liaisons  ayeo  I'auteur  de  cette  Letire^ 
M.  de  Rivarol ,  et  ]'autre  ne  s'efi  defendant  qu'eil  lui  re-^ 
procfaant  a  son  tour  les  diners  qu'il  n'avait  pas  craint 
de  faire  autrefois  avec  an  Gilbert ,  le  detf acteur  le  plus 
audacieux  de  tous  les  talens ,  et  surtout  du  iti^rite  de 
M.  de  La  Harpe  ^  etc. 


OCTOBRE. 


Paris ,  ooiobre  1782. 

Les  Jesuites  chassj^s  d'Espagjve  ;  Precis  historique  re* 
digi  par  M.  Diderot ,  sur  les  MSmoires  qui  lui  ont  ete 
fournis  par  un  Espagnoh 

Doir  Carlos,  roi  de  Naples,  ne  pefrmit  point  aux  Je- 
suites d'approcher  de  sa  personne,  et  Ton  ne  douta  plus 
de  son  aversion  pour  cette  Society  lorsqu^il  fit  solliciter 
a  Rome  la  canonisation  de  don  iFuaii  de  Palafox. 

Don  Juan  de  Palafox  deseendait  d'une  At'^  plus  an^ 
ciennes  families  espagnoles.  Savant  et  pieux,  il  avait 
merite^parcesqualites,  que  PhilJppe  II  le  nomm^t  a 
r^vlch^  nottvellemenC  tfrrge  dans  FAte^rique,  de  los  An- 
gelos  de  la  Puebla.  II  y  devint  le  concurrent  deS' J^ites 
qui  avaient  pass^  dans  *ce  canton,  munis  de  builds  q^i  fes 
autorisaient  a  y  cxiercer  les  fonetions  de  Tepiscfopat ;  il 
crut  leurs  privities  suspendus  par  sa  nomination ,  ce 
qui  suscita  de  violentes  contestations  entre  ces  Peres  et 
lui.  Ni  le  roi  d'Espagne,  ni  les  souverains  poutifes  ne 


OGTOBRS  1782.  aa3 

i^ussirent  a  les  depouilter  de  leurs  chim^riques  preten- 
tions, car  iU  avaient  gagn^  le  peuple,  ct  Palafox  roourut 
le  martyr  de  la  persecution  de  ces  nioines  ambitieux. 

Don  Carlos  monta  sur  le  troue  d'Espagne  en  1769; 
ce  fut  alors  que  les  plaintes  des  goaveraeurs  et  des  ne* 
gocians  de  TAmerique  eclat^rent.  Le  vice*roi  de  Lima 
et  le  gouverneur  de  Quito  represent^rent  que  le  procu^ 
reur-gen^ral  des  J^sitites ,  a  Guipuscoa  j  s'etait  empare 
de  tout  le  commerce  du  P^rou ;  que ,  inutilement,  on  lui 
avait  ordonne  plusieurs  fois  de  le  bomer  a  sa  proYince ; 
qu'en  acbetant  au  comptant  les  denreea  de  TEurope,  il  y 
avait  vingt  pour  cent  de  difference  entre  le  prix  courant 
et  le  sien ;  que  les  franchises  accordees  aux  Jesuites , 
joiotes  a  la  facility  de  la  contrebande^  leur  permettant 
de  vendre  a  mi^Ueur  compte^  il  en  r^sultait  des  faillites 
sans  nombre,  et  que  ces  abus  ne  regnaient  pas  seule* 
ment  dans  les  contr^es  eapagnoles ,  mais  s'etendaieat  en 
Asie  par  les  iles  Philippines.  La  cour  d'Espagne  voulut 
et  oe  put  rem^dier  a  ces  inconveniens,  vrais  ou  faux;  la 
Sqci^^  dedaigna  les  ordres  qu'elle  en  re9ut ,  et  Ton  en 
fiit  reduit  a  dissunuler  et  a  attendre. 

Outre  ces  grie&  contee  les  iii«inbres  ^kugnes  de  la 
Soei^e«  le  rei  en  avait  de  particuliera  contre  les  Jifsuites 
d'Espagne. 

II  ne  s'agit  iei  ni  de  leut*s  opioions  erroniie&,  ni  dr 
leur  syst^e  theologique  hasardi^^  ni  du  reladbement 
de  leur  morale,  ni  de  leur  pelagia:iiisme  renouvele;  le 
minist^e  se  souciait  peu  de  ces  objets;  je  pavle  de  Fas* 
sassinat  du  roi  de  Portugal ,  du  proc^-verbal  et  des. 
preuves  qui  les  designaient  comme  les  premiers  insdga* 
teurs  du  forfait;  je  parle  de  TeaapoisonnemeDt  prevu  et 
execute  de  Benott  XIY,  de  la  ruine  des  grandes  maisons 


aa4  COREESPONDANCE  LITTERAIRE, 

de  commerce,  et  du  mepris  de  I'^piscopat ;  de  crians  exces 
en  tout  genre  fix^rent  I'attention  du  souverain ;  on  suivit 
les  d-marches  des  Jesuites  sans  eveiiler  leur  mefiance. 
La  cour  de  France  instruisit  le  ministere  espagnol  que 
ces  Peres  avaient  a  Yilla-Gracia  une  imprimerie^  conduite 
par  le  Pere  Idiaquez,  d'oii  sortait  une  multitude  d'ou- 
y rages  prejudiciables  a  la  tranquillite  du  gouvernement 
fran^ais.  On  arreta  quelques  libraires  de  Bayonne;  ils 
parlerent  a  la  Bastille,*  oil  ils  furent  enfermes^  et  la  cour 
d^Espagne  supprima  rimprimerie  sans  faire  d'eclat. 

Guides  cependant  par  les  instructions  et  les  ordres  du 
general,  les  Jesuites formaient  des  partis;  ils  s'occupaient 
a  rendre  le  ministere  odieux.  Sous  les  regnes  precedens , 
ils  avaient  envahi  le  pouvoir  le  plus  etendu;  le  vaste 
tissu  de  leur  politique  enveloppait  et  le  roi  et  les  sujets, 
et  les  grands  et  les  petits,  et  TEglise  et  I'Etat^  et  les 
savans  et  les  ignorans.  lis  tenaient  les  peres  par  leurs 
enfansy  les  maitres  par  leurs  domestiques,  les  femines 
par  la  confession,  les  artisans  par  les  congregations,  les 
courtisans  par  leurs  projets,  les  souverains  par  leurs  fai- 
blesses,  et  les  papes  par  I'apparence  du  d^vouement  et 
de  Tobeissance ;  ils  disposaient  des  sexes ,  des  ages  et  des 
conditions.  La  religion  s'opposait-elle  a .  leurs  diverses 
ambitions:  ils  Falteraient,  ils  en  pliaient  la  morale  a 
leurs  vues,  leur  interet  en  interpretait  les  decisions/ 
S'^levait-il  un  defenseur  tel  que  don  Juan  de  Palafox :  ils 
le  calomniaient :  c'etait  un  homm'e  dangereux,  c'^tait  un 
rebelle.  Les  uns  etaient  ecartes  par  des  coups  d'autorite, 
ou  depouilles  de  leur  ^tat  et  de  leur  fortune ,  les  autres 
intimides  par  leurs  nombreux  partisans ,  assassines  on 
empoisonnes :  quiconque  osait  d^voiler  leurs  attentats 
pronon^ait  lui-meme  sa  perte.  Ils  marchaient  entre  rhy- 


QCT06RE     1782.  2a  5 

pocrisie  et  la  tyrannie,  Tevangile  dans  une  ttiain^  Ic 
poignard  dans  Tautre.  On  les  a  vus  rampans  et  s^duc* 
teurs^  despotes  et  menacans.  De  la  ce  melange  bizarre 
de  modestie  et  d'arrogance,  de  pauvret^  et  de  richesse, 
d'edification  et  de  scandale^  d'etude  et  de  negoce,  d'ar- 
tifice  et  de  violence,  de  fraudes  et  d'usurpations ,  de  flat* 
teries  et  de  m^disances,  d'intrigue  et  de  simplicite,  de 
zele  et  de  fureurs  j  de  vertus  et  de  sc^leratesse.  Cest  en 
rapprochant  les  extremes  et  les  opposed  qu'ils  s'^taient 
rendus  formidables. 

Les  choses  chang^rent  ^ous  le  regne  actuel  de 
Charles  III^  qui  les  connaissait,  et  qui  avait  r^solu  de 
les  r^duire  ou  de  s'en  defaire. 

Charles  commen^a  par  envoyer  au  Paraguay^  a  la  t^te 
d'un  corps  de  ti*oupes ,  don  Cevallos ,  qui  s'empara  d'un 
pays  dont  ils  se  croyaient  les  maitres^  et  I'Espagne  com- 
manda  ou  Ton  obeissait  a  un  J^suite.  On  confia  la  garde 
dune  forteresse  a  un  ofBcier  fran^ais,  nomnie  de  Bon- 
neval.  Bonneval  y  trouva  des  papiers  que  les  J^suites 
avaient  oubli^  au  premier  tumulte ,  et  parmi  ces  pa- 
piers un  plan  d'instructions  et  d'op^rations  du  general 
Ricci ,  un  complot  contre  le  Gouvernement.  II  le  d^posa 
entre  les  mains  d'un  ami,  avec  I'ordre  de  le  faire  passer 
a  la  cour ;  il  se  mefiait  de  Cevallos  y  deja  corrompu  par 
les  Jesuites. 

Celui  d'entre  eux  qui  avait  evacue  la  forteresse,  s'a- 
percevant  de  son  inadvertance,  s'adressa  a  Bonneval , 
qui  ne  sut  ce  quon  lui  demandait;  et,  sur  la  plainte  du 
J^suite  et  le  refus  de  TofBcier,  Cevallos  le  mit  aux  ar- 
rets, oil  il  resta  jusqu'au  temps  de  son  retour  a  Madrid. 
II  remit  les  papiers  au  roi.  Alors  le  comte  d'Aranda  avait 
ete  revetu  de  la  presidence  du  conseil  ^  place  qu'on  avait 

Tom.  XI.  i5  • 


a  26  CORRESPOND ANCE    LlTTJ^RAIRE, 

supprim^  et  qu'on  recrea  a  Toccasion  d'une  ^meute  dont 
nous  allons  rendre  compte. 

Les  Jesuites  ne  cessaient  de  i\emontrer  aux  Espagnols 
que  rinstallatioQ  du  priqce  regnant  avail  aliume  la  guerre 
en  Europe  depuis  1700  jusqu'a  la  paix  de  Yienne,  en 
\j*iS;  combieq  cette  guerre  avait  et^  sanglante  et  rui- 
neuse  pour  la  nation ;  qu'ils  etaient  Erases  d'impots , 
inconnus  avant  que  la  maison  de  Bourbon  niontat  sur  le 
trone  ;  de  connbien  ^q  meurtres  avaient  et^  suivis  et  q|ie 
d'argent  avaient  absorb^  Tetablissement  de  I'infant  Don 
Philippe,  la  coQqu^te  de  Naples,  I'^xp^ition  de  Sicile, 
le  siege  d'Oran,  le  passage  de  la  monarchie  espagoole 
en  des  mains  ^trangeres ,  la  desunion  deft  patrictens  ^ 
quinze  ann^es  de  troubles  civils. .  Us  insistaient  sur  les 
grands  eipplois  du  minist^re  occup^  par  des^  intrus, 
sur  Thumiliation  des  nationaux,  s'abaissant  aux  plus  viles^ 
flatteries  pour  obtenir  un  miserable  emploi  sous  des 
ckefs  dont  I'orgueil  ne  se  pouvait  comparer  qo%  leur 
puissance,  et  leur  puissance  qu'^  leur  imbecillite.  Qu'on 
juge ,  d'apres  la  trempe  du  coeur  hun\ain,  de  I'impressioB 
de  ces  discours  sur  une  nation  fi^re.  Nous  sppportona 
tons  les  besoins  de  I'Etat,  mais  peu  d'entre  nous  partt* 
dpent  aux  avantages,  peu  connaissent  les  soucis  du  mi* 
nistere. 

Les  Espagnols  tombent  dans  le  mecontentement ,  les 
esprits  s'inquietent  et  s'agitent ,  il$  attachent  insensible- 
ment  Tamelioration  de  leur  sort  au  changement  de  Fad-: 
ministration. 

Les  Jesuites  leur  avaient  persuade  que  la  conqudte  de 
TAmerique  etait  le  prix  de  leurs  travaux,  que  le  sou- 
verain  n'-dlait  qu*un  pr^te-nom,  et  qu'il  ^tait  inoui  qu'un 
peuple  souffrtt  aussi  patiemment  les  gfines  imposees  a  la 


OGTOBRE   178a.  a 17 

jouissance  de  son  propre  bieti.  C'est  ainsi  qu'ils  affaiblis- 
saient  i'attachenaeiit  et  la  fidelity  des  sujets.  On  murmu- 
rait  y  des  larmes  muettes  coulai«nt  des  yeux  j  et  Ton  ne 
Yoyait  de  tous  cotes  que  des  syipptomes  d'une  fureur 
renferm^  qui  cherch^it  h  s'exl^aler. 

L'impalience  nalionale  s'acorqt  encore  par  la  prise  de 
la  Havanae :  la  mauvaise  d^ense  qu*OD  y  fit,  la  perte  des 
ricbesses  immenses  qui  pass^reat  ea  la  possession  de 
FAngleterre  9  le  nombre  des  banqueroates  qui  suivirent 
cet  evenemenly  la  guerre  de  Portugal  et  le  sacrifice  de 
yiDgl-cinq  mille  hommes  extermin^s  par  des  ma- 
ladies,  le  d^iaut  de  subsistances,  et  d'autres  fautes  im- 
pute a  I'ineptie  et  k  la  corruption  de  Squilaci,  qui 
s*etait  eieye^.de  Tatelier  d'un  ajrtisan  sicilien,  a  la  plus 
haute  dignity  de  Fempire^  Tappui  que  le  souverain  lui 
accordait  ,  Tabus  du  pouvqir  qui  lui  ^tait  confix  y  le 
jnonopole  des  grains,  le  m^pris  des  anciens  usages,  le  ren* 
versement  des  vieiUes  coutumes,  presque  toujours  Tob- 
jetde  Pattuchement  fenatique  des  peuple3,  et  les  atten- 
tats sur  la  personne  de  citoyens  d^pouiU^s  du  vStement 
national ,  et  insult^  dans  les  rues ,  sur  les  places ,  auz 
promenades  publiques;  telles  furent  les  causes  reelles 
qui  allumerent  un  feu  convert  qui  bouillonnait  au  fond 
des  ames,  et  que  la  politique  j^suilsque  attisait.  Mais, 
avant  de  passer  a  son  explosion ,  il  convient  de  retour- 
tter,  pour  un  moment ,  dans  les  contrees  de  I'Am^* 
rique. 

Les  droits  du  fisc  espagnol  dans  TAmerique  ^taient 
(ix^s  ;  ils  consistaient  dans  une  taxQ  sur  lea  denr^es  qui 
passtot  d'Eui-ope  dans  ces  contrees.  A  titre  de  squverain, 
le  roi  nomme  les  gouverneurs,  les  vice-rois,  les  alcades, 
et  les  au(res  employ^  dans  la  magistrature  et  la  finance* 


228  CORRESPON DANCE    LITTERAIRG  ^ 

II  leve  un  impot,  sous  la  forme  de  capitation ,  sur  les  ba« 
bitans  des  Inde3^  et  toutes  les  nations  de  TAmerique 
espagnole  sont  comprises  sous  le  nom  g^nerique  de  los 
Indios;\\  jouit  de  Texploitation  des  mines,  de  la  vente 
des  eaux-de-vie,  et  de  la  plante  appel^e  Chichat,  Les  pa- 
tentes,  les  commissions,  les  buUes  de  la  Cruzadaj  les 
cartes ,  le  papier  timbre ,  le  vif  argent ,  la  repartition  de 
las  Minos,  ou  Tobligation  de  fournir  un  certain  nombre 
de  bras  aux  travaux  publics,  ^taient  autant  de  charges 
que  Ton  supportait  sans  murmure,  lorsque  Squitaci  s'a- 
visa  d*en  augmentet*  le  fardeau,  de  creer  une  chambre 
des  domaines,  de  reduire  les  naturek  d'Amerique  a  la 
condition  des  habitans  de  la  Castille,  de  gSner  la  liberte 
des  franchises,  et  d'exiger,  par  forme  d'emprunt,  des 
sommes  considerables  des  diffl^rentes  sortes  de  corpora- 
tions. Les  Jesuites  ne  manqu^rent  pas  de  profiter  de  la 
circonstance  pour  exciter  une  fermentation  qui  aurait 
eu  les  suites  les  plus  facheuses ,  si  la  prudence  du  minis- 
t^re  ne  Teut  apaisee  par  la  dissimulation  et  par  sa  dou- 
ceur. Cependant  on  avait  foul^  aux  pieds  les  sceaux  du 
prince,  on  avait  lacere  les  ordres  de  son  ministre  ou  les 
siens,  on  avait  attaqu^  ses  ofEciers  dans  leurs  maisons;  ils 
n'avaieut  ^chapp^  a  I'assassinat  qu'en  se  refugiant  dans 
leurs  campagnes,  ou  la  populace  les  avait  tenus  bloques. 
La  revoke  avait  et^  poussee  jusqu  li  vouloir  se  nommer  un 
roi ;  celui  sur  lequel  on  avait  jete  les  yeux  fiit  heureu- 
sement  assez  sage  pour  refuser  ce  titre ,  et  le  minist^re 
n'ignorait  pas  que  cette  s^ditieuse  disposition  des  In- 
diens  etait  nourrie  par  leurs  directeurs  spirituels,  et  sc- 
condee  par  I'Angleterre,  attentive  k  miner  les  forces  de 
la  maison  de  Bourbon  dans  toutes  ses  branches.  Ge  fut 
alors  que  Ton  vit  les  uns  distribuer  Tor  h  pleines  mains 


OGTOBRE  178a.  !129 

a  ia  populace  miserable ,  et  les  aub^s  offirir  aux  rebelles 
ami  tie  et  protection. 

Cette  ^meute  fut  suivie  d'une  autre  en  Espagne.  Dans 

I'ann^  1766  on  1767,  le  marquis  de  Squilaci,  par  I'ac- 

caparement  des  grains ,  avait  plonge  I'empire  dans  Ics 

horreurs  d'une  disette  universeile.  Les  peuples  qui  ge- 

missaient  sous  ce  fl^au  ^  dont  Tauteur  ne  leur  ^tait  pas 

iuconnu ,  demandaient  la  depositicm  du  roinistre.  Pour 

les  humilier,  Squilaci  proscrivit  les  manteaux  et  les  cha- 

peaux  rabattus ;  la  defense  fut  rigoureusement  executee. 

IjSl  populace  s'indigna ,  et  les  Jesuites  crurent  toucher 

le  moment  favorable  au  projet  qu'ils  avaient  con^u  de- 

puis  longrtemps^  d'exciter  en  Espagne  un  embrasement 

qu'on  ne  put  ^teindre.  Toujours  caches,  presque  toujours 

mal  caches ,  ils  y  employerent  leurs  afEli^s ,  Fabb^  Her- 

moso,  le  marquis  de  Campo^Flores,  et  nombre  d'auti^s. 

On  se  dispersa  dans  les  cabarets ,  on  sema  I'argent  dans 

les  bodegons;  la,  s'accroissait  I'ivresse  de  la  rebellion 

par  celle  du  vin ;  ces  lieux  de  crapule  retentissaient  du 

cri  Fwa  el  Rejrl  muera  el  mdlgobiernol  L'emeute  pro- 

jet^e  devait  dclater  le  jour  du  jeudi  ou  du  vendredi  saint, 

que  le  roi  et  toute  la  cour  vont  a  pied  dans  les  eglises 

faire  ce  que  nous  appelons  des  stations.  Les  victimes 

etaient  designees  :  on  devait  assassiner  le  roinistre;  et 

dans  la  confusion  il  se  trouverait  sans  doute  parmi  les 

furieux  une  main  parricide  qui  frapperait  le  roi;  roais  la 

populace  y  qui  n'^tait  pas  dans  le  secret  ^  et  qu^on  avait 

trop  ^hauffee,  se  d^chaina  le  jour  des  Bameaux.  Les 

vitres  de  Squilaci  furent  cass^es  a  coups  de  pierres ;  on 

enfon^a  les  portes  de  son  hotel ,  on  cherchait  sa  per* 

Sonne  y  qu'on  ne  trouva  point ;  la  fureur  se  jeta  sur  ses 

meubles  qu'on  mit  en  pieces.  De  la  on  courut  au  palais 


23q  CORR£SP6xirJ>A.irC£  LiTTllRAlRE, 

du  rbi,  ou  il  se  fit  an  effroyable  knassacre  did  citoyens 
et  des  gardes  wallonnes ;  le  carnage  ne  cessa  qu'au  mo- 
meat  oil  le  prince  parut  sur  son  baledfa ,  eft  eiit  aecorde 
a  la  multitude  tuinultueuse  ce  qii'eUe  dematid^tt  a  grands 
cris.  Gepeadaat  le  marquis  de  Squilaci  s'enftijait  vers 
ritalie ,  .et  le  men^^  jour  le  roi  se  rendit ,  par  des  che- 
mins  detourhes,  (i  Aranjuez;  evasion  pusillanime  qiii 
faiilit  a  reaouveller  la  sedition.  On  avait  rectee  la  place 
de  president  de  CasUlle  j  pr^cedeinihent  abolie  par  la 
eihainte  du  pouvoir  qu'elle  conferait  k  belui  qui  en  etait 
rey^tu;  on  I'avait  dqhh<£e  au  comte  d'Arandd',  dont  le 
premier  soin  fut  de  rediercher  secr^tetnent  les  causes  de 
rdmeutei  L'abb^  Hermoso  ^  le  marquis  de  Campo-Flores 
fst  letirs  complices  fdrent  arr^t^s.  On  iapprit  dans  leur  in* 
tartbgatbire  que  la  i^Yolte  ne  devait  ^clater  que  le  jour 
du  vendredi  ou  du  jeudi  baint ,  et  qil'on  avait  puise  dans 
ie  tresor  du  college  imp^al  des  J^auites  les  vfritablfel 
protnoleurs  de  oe  detestable  projet  ^  les  spmmes  ^tri^- 
buees  dans  les  tavemes. 

Malgre  ces  indices ,  que  le  comte  d'Arasida  avait  tii^s 
de  la  boucbe  des  ooupables ,  il  ne  se  crut  pas  asses  in- 
striiit  pour  determiner  son  roi ;  d'ailleurs,  il  aavatt  que 
dans  les  rebellions  un  rdm^de  direct  pouvait  aeeroitre 
le  maly  et  qu'il  conveoait  de  ^rouver  uh  pretcixte  pour 
chatier  des  rebelles.  II  lui  fallait  des  preiives  evidentes; 
plais )  comment  les  acqu^r?  II  se  contenta  de  feindre^ 
de  trailer  les  Jdsuiles  avec  plu$  de  distinction  que  jamais^ 
et  d'esperer  tout  du  temps.  Tel  ^tait  I'l^tat  des  choses  ^ 
lorsque  le  procureur-g^n^ral  de  Tordre^  le  pilre  Altami* 
rano ,  vint  solliciter  a  la  cour  la  permittion  de  passer  a 
Rome.  D'Aranda  ne  doiita  nuUement  qu'il  n'allat  rendre 
l^ompte  a  Ricci  de  T^in^ute  recente,  et  que  les  cofFrefli 


OCTDBRB  1782,  a3l 

du  Jesuite  lio  ebutiniaient  les  tumiipe^  ddnt  il  avftit  be- 
soin.  H  cajola  Altahirano ,  et  lui  dffrit  tous  iei  secoors 
qu'il  pouvait  desirer.  Les  passe-ports  qui  promettaieni  \ 
ia  persohne  let  i  ses  ieffets  la  plus  grande  tuHetis  lui  fu- 
rent  expedv^;  maib  ils  avaient  ^t^  j^riceAis  d'injoob* 
tiohs  y  nonofastant  tout  emplchement  ooiktviiire  \,  de  vi- 
siter a  Baroelonne  Yik  caisi^  da  Pt&re  y  et  de  s'mpirer 
de  ses  papiers;  eo  mdme  temps  on  attacha  aux  cotes' ifa 
voyagenr  ob  oQicier  de  cavalerie  qui  faisait  la  nidme 
rente  poiir  ie se^ioe dh  toi,  et  qui  ne lepeHait  pak iie 
vue.  Arnv^  a  Barceioiine ,  le  gbuverneur  arrfta ,  outrit 
et  fotiiUa  les  caibseb  d'Altamirabo ;  os-prit  ses  pa|UerB, 
et  avec  ses  papiers  on  eut  la  codvictioo  dti  crime  de  la 
Society.  Aiors  d'Araodh  put  palrller  fbrteiiamit  a  son  ^u- 
Veraiii  ^  )et  IiU  faire  sentir  ia  nedebsite  d'abattre  an  bolosse 
redoutable^  et  de  as  d^livrefc  d'un  eaneihi  jiuissaat^ 
maitre  des  coAscSences,  {lossesseur  d^  richesses  immienses, 
et  capable  de  se  porter  a  des  aUentats  Platans  et  de 
pai^er  des  attrailata  secrets.  II  fut  done  r^dola  dan^  le  ca- 
binet de  Madrid  que  les  Jesuites  iseraieni  chass^ ;  et , 
pour  mettre  a  fin  Pentreprise  sans  edat  el  sans  trouble^ 
on  se  jura  It  secret^  bt  I'on  ieiivoya  aui  gouverhenrs , 
vici9-rbii  j  corr^dera ,  ch^fs  de  penpliadea  ^  partout  oii 
les  J^ltes  avaient  residehce,  dspnts  la  capitaie  jusqn'aux 
Phiii|>(Miies ,  des  ordres  nomek^otes ,  qui  ne  devairat  iltrle 
sQCcessiVement  decachet^  qa'au  jour,  indiqu^  ^  h  t'heure 
nomnvfe.  II  ^tait  prescrit  par  \ek  uns  de  tenii*'  preta  des 
k&timensy  des  voitures  et  des  troupes;  par  d'autres^ 
d  entrer  dans  les  maisons  des  Jesuites ,  de  couper  les 
cordes  des  cloches ,  de  prendre  les  per^onnes  et  de  les 
transporter  a  travers  I'Espagne ,  a  iravers  TAmerique ,  a 
des  endroits  desigue^ ,  ce  qui  fut  execute.  On  conduisit 


23l2  CORRESPOND  INGE    LITTERAIRE  , 

a  Cartbagene  les  Jesuites  de  Madrid,  et  ils  etaient  d^baiv 
qu^  a  Civitat-Yecchia  avant  que  le  pape  en  fut  in* 
forme. 

Le  cardinal  Palaviccinii  secretaire  d'Etat  k  Rome,  et 
alors  nonce  a  Madrid ;  frappe  de  cet  evenement  comme 
d'un  coup  de  foudre,  et  sans  cesse  expos^  aux  reproches 
deSa  Saintete,  Clement  XIII ,  en  fit  une  maladie  mor- 
telle. 

On  ne  sevit  ni  contre  leurs  adherens^  ni  contre  leurs 
afBlies.  On  leur  assigna  six  cents  livres  de  pension  a  cha* 
can ,  et  I'on  pourrait  dire  que  la  Soci^t^  de  J^us  fut 
ezpuls^e  d'Espagne  par  la  sagesse ,  de  France  par  le  fa- 
natisme,  et  de  Portugal  par  Favarice. 

Le  pape  ^crivit  des  lettres  violentes  au  monarque  es- 

pagnol,  qui  lui  rdpondit  qu'il  le  respectait  infiniment 

.  comme  le  p^re  spirituel  des  chretiens,  mais  qu'il  voulait 

etre  le  maitre  chez  lui ,  et  qu'il  le  suppliait  de  lui  accor- 

der  sa  sainte  benediction. 

Telles  ont  ^t^  les  voies  tortueuses  par  lesquelles  la  So- 
ci^te  de  moines  la  plus  dangereuse  s'est  achemin^e  a  sa 
destruction  en  Espagne. 

Maitres  de  la  terre^  j'ignore  les  importans  services 
que  Yous  tirez  d'une  race  d'hommes  qui  a  oublie  peres 
et  m^res,  et  qui  n'a  point  d'enfans ;  mais  que  cet  abr^g^ 
historique  vous  appr^nne  Tinfluence  qu'ils  ont  eue,  qu'ils 
ont  et  qu'ils  auront  a  jamais  sur  vos  sujets,  et  les  dan- 
gers perpetuels  auxquels  ils  exposeront  vos  personnes. 


r 


OGTOBRE  178a.  a33 

« 

Dour  Pablo  (^Paul)  OLAviDiis.  Precis  historique  ^  re- 
dige  sur  des  MSrnoires  fournis  a  M.  Diderot  par  un 
Espagnoh 

Don  Pablo  Olavid^s  est  de  Lima,  capitale  du  Pdrou. 
II  naquit  avec  des  talens  precoces,  chose  assez  ordinaire 
dans  les  contrees  m^ridionales.  U  s  appliqua  aux  sciences, 
il  cultiva  les  lettres  dis  sa  jeunesse,  et  parvint^  a  Tage 
de  vingt  ans,  a  la  dignite  d'oydor  de  Linia. 

En  1 748  ou  1 749  il  y  cut  un  grand  tremblement  de 
terre^  dans  lequel  tout  le  Callao  et  une  par  tie  conside- 
rable de  Lima  fiirent  bouleverses.  Don  Pabio,  qui  avait 
en  sa  garde  des  sommes  apparteuant  aux  habitans  qui 
perdirent  la  vie  dans  ce  desastre,  jiigea  a  pi*opos  d'em- 
ployer  celles  qui  ne  furent  point  r^clamees  par  des  he* 
ritiers  a  la  construction  d'une  ^glise,  et  d'un  theatre  oil 
les  citoyens  allassent  dissiper  la  triste  impression  de  la 
catastrophe  k  laquelle  ils  avaient  echappe.  Le  clerg^ 
desapprouva  I'erection  du  theatre,'  et  lui  en  fit  un 
crime  aupres  du  ministre  de  Madrid.  Hinc  prima  mali 
labes. 

Sous  le  regne  precedent,  le  clerge  avait  pris  un  ascen- 
dant sans  bornes  sur  Tesprit  de  Ferdinand  VI.  Son  con- 
fesseur,  le  pere  Ravago,  Jesuite,  lui  avait  persuade  que 
le  premier,  le  plus  essentiel  des  devoirs  d'un  i*oi  catho* 
lique,  etait  une  entiere  soumission  aux  volont^s  des 
oints  du  Seigneur,  et  le  bon  roi  aurait  vu  les  enfers  s'oa- 
vrir  sous  ses  pieds  s'il  ne  s'etait  aveuglement  conforme 
aux  conseils  de  Ravago.  Toute  la  religion  de  ce  prince 
consistait  en  des  pratiques  minutieuses  dont  on  n'avait 
garde  de  le  desabuser  en  I'eclairant.  II  fut  done  tres^ 
facile  a  Ravago  et  a  ses  coUegues  de  lui  montrer  dans 


i34  CORHESPONDA.NGE  LITTERAIRE, 

Pablo  UQ  homme  sans  religion ,  sans  moeurs ,  un  impie 
qui  avait  prefere  la  construction  d'une  ^glise  et  d'un 
(he&tre  a  celle  de  deux  eglises;  un  scelerat  digne  du 
dernier  supplice ;  et  il  fut  ordonn^  a  don  Pablo  de  venir 
a  Bfadrid  rendre  compte  de  sa  ge^tion.  Son  innocence 
etant  6vidente  ^  sa  conduite  irreproehable  aux  yeux  de 
toiite  personne  seilsee ,  il  ne  balan^  pas  d'obdir ;  mais  a 
peinte  fpt-il  arrive  ^  qoe  les  pr^tres  le  pouriuivirbnt  a 
toute  ou trance,  qu'on  le  mit  aux  art&ti  dans  sa  propriB 
niaison  y  (|u*on  le  traduisit  comme  un  incredille ,  un  dis* 
sipateur  de  Targe&t  du  fisC;  et  que  les  menses  du  clerge 
le  condttisiirent  dans  lies  prisons  appelees  Carcel  de  Cdtte\ 
oil  il  fill  ekpbsi^  a  toot  ce  que  peuveiit  inspirer  Fanimosite 
et  la  m^ancet^.  U  y  soufirit  beancbup ;  ehtre  aatres 
infirtnltes ,  il  lui  sikrrint  une  enflure  geh^ale  j  mais  qiii 
affects  particuli^remeilt  les  jambes^  et  de  laquelle,  au 
sentiment  des  m^deciils^  il  etait  ibetiace  db  perir  si  Toii 
ne  s^  pre$sait  de  le  changer  d'air  :  iea  pers^iitions  des 
pr^tres ,  et  par  contre-coup  telles  da  minisi^ve,  rendaieilt 
la  chose  difficile;  cejlendant  un  citoyeu  gen^reux  obttnt 
qu'en  donnant  une  caution  personuelle  Pablo  irait  h  sept 
lieues  de  Madrid,  a  LegJEtnez,  oil  Ton  respire  un  air  sa- 
iubre.  Don  Domingo  liuregny ,  hbmme  d'une  opulence 
et  d*un  m^te  reconnUs ,  se  rendit  garant  ^  et  don  Pablo 
fut  mis  en  liberty. 

Il  y  avait  k  Leganez  noe  veuvie  de  deux  iftiaris  j  dona 
Isabel  de  los  Rios,  a  qui  le  dernier  avait  laisse  des  ri- 
t^hesses  immenses.  Les  femmes  sont  corapatissantes. 
Celle-ci ,  toucfaee  des  malheurs  d*un  homme  qui  avait 
de  i'esprit  et  de  la  jeunesse ,  des  oonnaissanceft  et  de  la 
figure,  lui  propbsa  sa  main.  Don  Pablo  Taccepta ,  k  con- 
dition que  la  fortune  resterait  au  dernier  vivaot ,  ce  qui 


OOTOBRE  178a.  l35 

fut  consenti ,  et  don  P^jilo  deviat  enorit^emeqt  riche.  £n 
Espagne^  ainsi  qu'ailleurs,  Tor  est  le  mojen  le  plus  puis- 
sant d'aplanir  les  difBcultes,  surtput  ceiles  qui  naissent 
du  clerge^  et  bientot  il  fut  mis  en  liberte ;  son  innocence 
est  reconnue,  et  il  est  declar^  loyal  et  fidele  sujet  du 
roi.  Quoi  qu'^on  en  dise^  la  richesse  sert  a  quelques 
bonnes  chpses. 

Don  Pablo  employa  une  partie  d^  la  sieqne  au  com* 
merce  en  gros^  et  se  mil  eti  societe  a  vet*  don  Mif  uel  Gi* 
gon,  chevalier  d^  Saint -f  Jacques ,  fix^  pr^^nt^Uient  a 
Paris ;  et  don  Josepl^  Alnianza ,  c4)^br0  negpciadt  de 
Madrid.  L'associatioii  fut  heureuse,  et  ^on  Pablo  pos- 
seda  plus  de  fortune  qu'il  n'en  &Uait  pour  teqir  un  etat 
imposant.  II  monta  sa  maison  ^  la  fran^aise  ^  oil  r^n^nt 
Taisance  et  les  mani^res  qui  kiovis  caracteri$e0t  ieotre  les 
nations.  Tous  les  ans  il  £aiisait  un  voyage  a  Paris ;  et , 
apres  quelques  mois  de  s^jour  dans  cett0  capitale ,  il  s'ed 
retournait  avec  les  nouveaute^  qu'il  avail  judicieuseinent 
recueillie^  sur  les  sciences ,  la  litterature  el  les  produc* 
tions  des  arts. 

Ge  fut  alors  qu'ii  projista  de  reformer  le  oiauvais  goiifc 
des  spec^cles  espagnols,  et  qu'il  fit  construire  un  theatre 
dans  sou  hotel.  II  avail  traduil  en  vers  Ite  tragedies  de 
Voltaire^  et  c'est  la  que  tbut  Madrid  vit^  pour  la  pre* 
miere  fois,  repr^senter  Meropt  et  Zuitt  par  des  jeunes 
gens  qu'il  teaait  a  gages  ^  et  qu'il  avait  leu  la  patience  in- 
concevable  de  former  \  la  boitii^  declamation. 

Ge  spectacle ;  ou  Ton  servait  toutes  sortes  de  rafrlii- 
cbissetnens  y  etait  fr^quente  gratuitenient  par  la  noblesse. 
L'on  y  entendit  aussi  la  musique  de  Duni  i  de  Gi'etry , 
dans  Ninette  a  la  CoWy  dans  le  Peintre  amoureux  de 
son  modele  y   et   d'autres  Opera   comiques  qu'il  avait 


v36  CORRESPOITDANCK    LITXiRAlRE, 

mis  en  espagnol,  sur  le  metre  de  ces  poemes  fran^ais, 
La  reine  d'Espagne  mourut  en  1760  ou  1761.  La 
cour  de  Madrid  est  triste  en  tout  temps ;  soumise  a  une 
etiquette  g^nante,  elle  devient  tout-a-fait  lugubre  dans 
le  temps  de  grands  deuils ;  les  spectacles  publics  sont 
fermes,  et  il  n*est  pas  permis  de  selivrer  adesamuse- 
mens  domestiques.  Don  Pablo  fit  choix  de  la  circonstance 
pour  son  voyage  d'ltalie ;  et ,  k  son  retour  a  Madrid ,  on 
le  nomma  corregidor  de  Seville ,  avec  les  fonctions  d'in- 
s[)ecteur<-gen^ral ,  civil  et  politique  sur  la  population  et 
sur  la  nouvelle  colonic  de  la  Sierra-Morena ,  pays  im- 
mense situ^  entre  I'Andalousie  et  TEstramadure,  sous 
un  beau  ciel ,  et  assez  fertile  pour  donner  par  annee  just 
qu'a  trois  ou  quatre  recoltes. 

Le  minist^re  commen^ait  a  concevoir  que  la  force  de 
TEtat  irait  en  diminuant  aussi  long-temps  que  la  popu- 
lation,  la  veritable  richesse,  n'aurait  pas  une  juste  pro- 
portion avec  I'etendue  d'un  pays.  Cons^quemment,  il 
avait  appele  des  families  suisses  catholiques  dans  la 
Sierra-Morena ;  il  leur  avait  accorde  Taise  et  les  fran- 
chises n^cessaires  au  succ^s,  et  les  colons  etaient  accou- 
rus  en  foule.  Us  avaient  form^  dans  le  pays  deux  ou  trois 
villages  ou  villes,  et,  en  sa  qualite  de  corregidor  de  S^« 
ville  J  don  Pablo  exer^ait  la  direction  de  la  colonic  et  la 
surveillance  des  iutdrets  du  roi. 

Parmi  le  grand  nombre  de  catholiques^  il  s'etait  glisse 
quelques  protestans ;  et  il  faut  observer  que  le  fanatisme 
religieux  n'est ,  dans  aucune  contree  de  PEurope ,  aussi 
violent  que  parmi  les  catholiques  suisses.  Ce  sont  la  plu- 
part  des  paysans  grossiers,  superstitieux,  ignorans^  ivres 
de  I'absurdite  de  leurs  pasteurs,  gens  de  la  m^me  trempe 
que  leurs  ouailles,  et  capables^  pour  la  propagation  de 


OCTOBRE   178a.  iiSy 

leur  religion,  de  commettre  de  sang-froid  les  forfaits  les 
plus  inouis. 

U  est  encore  k  propos  de  remarquer  que  ces  catho- 
liques  sont  persuades  que  plus  ils  laissent  de  messes  a 
dire  sur  leurs  cadavres,  plus  ils  assurent  de  repos  a  leurs 
ames,  pr^jug^  d'apres  lequel  ils  frustraient  leurs  enfans 
mime  de  tout  le  bien  qu'ils  avaient  acquis  a  la  sueur  de 
leurs  fronts,  et  le  leguaient  a  I'Eglise. 

Pour  obvier  a  ce  dernier  abus,  don  Pablo  fit  pubtier 
una  ordounanceducorregidor,  qui  annulait  tout  testa-* 
ment  cbarge  d'une  donation  pieuse ,  des  prSlres ,  deja 
suffisamment  salaries  par  I'Etat,  n'ayant  aucun  besoin 
de  ce  surcroit  d'aumones. 

Un  autre  sujet  de  fureur  contre  lui^  c'est  que  ces  co- 
lons ,  transplant^s  d'un  climat  froid  sous  un  climat 
chaud,  ^taient  devenus  sujets  a  des  maladies  qui  les  em- 
portaient  par  centaines,  et  que  Ton  entendait  h  tout  mo* 
ment  la  cloche  annoncer  avec  le  trepas  des  uns  le  peril 
des  autres,  et  que  don  Pablo  jugea  a  propos  de  proscrire 
cette  sonnerie.  Alors  le  corr^gidor  est  accus^  d'indifife- 
rence  en  mati^re  de  religion,  de  se  meter  des  choses 
sacrees,  de  toucher  a  I'arche  sainte,  et  de  tol^rer  des 
protestans  parmi  ceux  qui  d^frichaientla  Sierra-Morena. 

Le  lot  ordinaire  de  ceux  qui  ont  renonc^  au  monde , 
Tintrigue ,  I'ambition  d^mesur^,  Torgueilleuse  cupidite, 
cach^  sous  I'enveloppe  respect^ede  la  devotion,  mirent 
en  mouvement  tout  le  clerge ;  et  le  confesseur  du  roi ,  le 
pire  Osma,  R^ollet,  homme  avare,  ignorant,  hypocrite, 
envieux ,  la  sentine  de  tons  les  vices ,  se  mit  a  la  t^te  des 
furieux  et  jura  la  perte  de  Pablo. 

Lorsque  Charles  III  monta  sur  le  trone  d'Espagne , 
en  1789,  son  premier  acte  de  souverainete.tomba  sur 


l38  CORRESPONDENCE   LITTSRAtRE, 

\e  ponvoir  illimit^  de  rinquisilion.  Alors  ce  monarque 
etait  environne  de  sages.  On  lui  avail  montr^  que  cet 
Etat  dans  FEfeat,  coptraire  a  son  autorit^^  etait  la  source 
des  pr^jug^s^  de  la  terreur  et  de  rimbeciHite  nationale ; 
en  cons^uence  il  d^fendit  aus:  inquisiteurs  de  statuer 
d^finitivement  sur  quelque  objet  qua  ce.ffit  sans  avoir 
obtenu  son  approbation.  Don  Quintano,  evSque  de  Phar- 
sale,  fut  ^loigne  pendant  plusieurs  mois  pour  avoir  pro- 
scrit  JQ  ue  sais  quel  oavrage  sans  le  consentement  du 
monarque ;  il  fallut  recourir  a  des  soumissions  aussi  r^-' 
iter^es  qu'avilissantes  pour  obtenir  son  rappel ,  et  Pon 
se  flattait  que ,  reduil  sur  le  rnSme  pied  qu'k  Venise ,  oil 
trois  s^nateurs  assistent  aux  jugemens,  prononcent  les 
premiers  et  donnent  le  ton  ^  incessamment  le  redoutable 
tribunal  ne  sei'ait  plus  a  Madrid  qu'un  ^pouvantail. 

Dans  ces  conjonctures  critiques  pour  don  Pablo  ^  rin-* 
quisiteur  general  mourut;  il  s'agissait  de  nommer  a  cette 
plac^.  Le  Recollet  Osma  la  sollicita  pour  lui-mime^  bien 
certain  qu*elle  lui  ^rait  i^fus^  par  le  roi,  dont  il  Ifaisait 
les  amusemens;  ce  qui  n'est  pas  toujours  un  ^loge.  II 
s*attendait  encore  qu'il  lui  serait  permis  de  la  con££rer  a 
qui  il  jugerait  a  propos,  ce  qui  arriva.  Osma  representa 
au  souverain  que  personne  dans  I'Eglise  et  Fempire  ne 
lui  paraissail  plus  digne  de  Toccuper  que  F^vdque  de 
Zamora;  mais  il  avait  en  mSme  temps  prevenu  T^v^ue, 
et  lui  avait  conseille  de  la  rejeter  avec  m^pris,  et  d'oser 
dire  au  roi  que  dans  I'^tat  actuel  des  choses^  ou  le  grand 
inquisiteur  ne  pouvait  s^parer  I'ivraie  du  bon  grain  sans 
s'exposer  a  la  rigueur  des  lois^  il  be  pouvait  en  conscience 
presider  un  tribunal  presque  d^trui4,  enti^rement  des- 
bonor^  et  qu'un  prince  qui  avait  oublt^  jusqu'a  ce  point 
les  inter^ts  du  christianisme  repondrait  un  jour  de  tous 


ocTOBRE  178a.  a3gj 

les  crimes  occasion^  par  son  iadntgence  coupable,  et 

sobirait  devant  Dieu  le  plus  severe  de  scs  jugemens 

Le  monarque  intimid^  r^voqua  Tedit  qu'il  avail  donne 
en  1760,  et  I'lnqiiisition  sortit  de  sa  cendre,  mais  en 
$ortit,  comme  on  le  pr^unie  assez,  plus  ^roce  qu'ette 
n'avait  jamais  ^te. 

La  vieillesse  du  roi  est  toujours  un  grand  inalheur 
pour  son  peuple^  mais  surtout  en  Espagne.  Serait-ce  I'ef- 
fet  de  Tetiquette  d'une  cour  qui  ne  lui  permet  pas  de 
s'instruire  dans  sa  jeunesse?  Serait-ce  qu'en  naissant  it 
a  suce  le  lait  de  la  superstition;  qu'a  mesure  qi,i'il  saf- 
fiiiblit,  les  reiigieuses  momeries  dont  on  Ta  berce  devien- 
nent  plus  imp^rieuses ;  que  la  chaleur  du  climat  donne 
plos  d'activit^  a  ces  causes,  ou  que  les  races  s'y  degradent 
plus  vite? 

II  falkit  une  victime  au  nouvel  inquisiteur,  il  lui  fal- 
lait  une  grande  victime;  don  Pablo  la  lui  pr^sentait.  U 
est  saisi ;  sa  condamnation  ^tait  prononc^e  avant  sa  de- 
tention. On  examine  et  Ton  empoisonne  toutes  les  ac- 
tions de  sa  vie  publique  et  privee.  On  visite  sa  biblio* 
th^ue  et  ses  manuscrits :  on  y  trouve  les  OEuvres  de 
Montesquieu,  de  Voltaire,  de  Jean-Jacques,  le  Diction^ 
noire  de  Bayle  et  VEncjrclopSdie,  des  traductions  de  quel- 
ques-uns  de  ces  ouvrages;  et  c'est  alors  qu'on  crie  au 
scandale,  qu'il  est  train^  des  prisons  de  la  cour  dans  les 
cachots  de  FInquisition,  et  qu'on  s'empare  de  ses  biens, 
meubles,  et  immeubles.  Ce  tribunal  ne  souffre  pas  qu'dn 
apprenne  a  pcnser ;  mais  il  veut  qu'on  apprenne  k  croire 
et  k  tout  ignorer^  except^  sa  puissance  et  ses  pr<^roga- 
tives.  Don  Pablo,  atteint  et  convaincu  d'esprit  philoso- 
phique,  fut  condamn^  a  faire  ameude  honorable,  convert 
d  un  san-benifQj  et  k  etre  pendu  jusqu'a  ce  que  mort 


24o  COBRESPOITDANGE  LITXiRAlRE, 

s'ensuive.  La  rigueur  de  cette  sentence  fut  commu^  en 
deux  cents  coups  ^azotes  ou  de  verges  par  les  carre- 
fours  de  la  ville,  et  en  une  cloture  perpetuelle  dans  un 
preside  ou  une  maison  forte;  chatinient  qu'on  reduisit, 
apr^s  un  second  sursis,  a  la  degradation  de  noblesse^  a 
I'interdiction  du  cheval,  a  Thabit  de  bure  et  a  la  de- 
meure  dans  un  convent  oil  il  sera  assujetti  a  tons  les  de- 
voirs de  la  vie  monastique. 

Don  Miguel  Gigon,  I'ami  et  Tassoci^  de  Pablo,  soUi- 
cita  de  ses  geoliers  une  attestation  de  bonne  conduite ; 
on  composa  avec  les  inquisiteurs,  et  le  coupable  obtint  a 
prix  d'argent  main-lev^  de  ses  biens,  la  rehabilitation 
et  la  liberte. 

Nous  avons  ^crit  cet  abrege  des  malheurs  d'Olavides 
pour  apprendre  aux  hommes  combien  il  est  dangereux 
de  faire  le  bien  contre  le  gre  de  I'lnquisition,  et  a  s'ob- 
server  partout  oil  ce  tribunal  subsiste, 

II  serait  difEcile  de  dire  quelle  sensation  ont  faite  en 
France  les  Essais  de  M.  J.  G.  Lavater  sur  la  phjrsiogno- 
monie.  Depuis  trois  mois  que  la  traduction  de  cet  ou- 
vrage  est  a  Paris,  et  que  plusieurs  Feuilles  periodiques 
Font  annoQc^e,  nous  n'avons  pas  encore  eu  la  satisfaction 
de  rencontrer  deux  personnes  qui  aient  eu  la  curiosite 
de  la  lire  (i).  II  est  vrai  que  le  pays  de  I'Europe  oil  Ton 
juge  avec  plus  de  confiance  toute  esp^ce  de  productions 
est  celui  oil  on  lit  le  moins;  oil,  malgre  la  decadence 
trop  bien  reconnue  de  la  litterature  nationale,  on  de- 

(i)  Le  grand  outrage  de  Lavater  est  aujourd'hui  tres-ripandu  en  France. 
La  traduction  fran^ise  est  de  trois  differentes  mains.  En  effet  on  Tattribue  a 
madame  Laffite,  femme  d*un  ministre  de  Teglise  fran^aise  refomiee  k  La  Haye, 
a  UD  M.  Caillard ,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  l*ancien  ambassadeur  de 
ee  nom ,  mort  a  Paris  ,  il  y  a  quelques  ann^ ;  enfin  i  M.  Henri  Renfner.  (B.) 


OCTOBRE    1782.  241 

daigqeplus  que  jamais  la  litterature  etrangere;  oil  tout 
ce  qui  ii'est  ni  chanson ,  ni  piece  de  theatre ,  ni  pamphlet , 
ne  pent  guer<e  prelendre  a  faire  b^aucoup  de  bruit^  oil  le 
meilleur  ouvrage  enfin  n'obtient  que  lentement  le  de- 
gr^  d'estiinequi  lui  es(  du^  lpr$que  quelque  cirgonstance 
extraordifnaire  n'en  favorise  pas  le  succes.  . 

Quoique  M..  Lavater  ait  refondu  en  graode  partie  le 
texte  de  son  livre,  et  pour  le  rendre  moins  intraduisiblc 
et  pour  Tadapter^  autant  que  ^^  conscience  a  pu  le  per- 
mettrie;  au  gout  du  lecteur  frati^ais,  il  y  a  laisse  cepen- 
dant  beaucoup  de  choses  peu  ffiitcis  pour  lui:plaire,  et 
beaucoup  d'autres  tr^s-propres  a  Teffaroucher.  Le  veruis 
de  theologie  mystique^  repandu  pour  ainsi  dire  sur  toutes 
lesfeuilles  du  livre,  ne  peut  manquer  de  paraitre  etr^ge 
dans  une  discussion  oil  il  ne  s'agit  que  d  art  et  de  philo- 
sophie.  Un  grand  nombre  de  p^rsonnalites  minutieuses, 
qui  n'ont  ni  le  merite  d'etre  interessantes^  ni  celui  d'etre 
malignes^  en  fei*a  trouyer  souvent  la  lecture  insipide. 
Le  ton  d'inspiration  que  ratiteur  einploie  trop  frequem- 
ment  a  releverdes  id.ees  cpmmunes^  en  perdant  dans  la 
traduction  la  seule  espece  d'excuse  qu'il  peut  avoir  dans 
Toriginaly  ne  leur  laisse  qU'une  empreil;kte  de  ridicule. 
Onnesaurait  blamer  M.  Lavater  de  ne  nous  avoir  donn^ 
que  des  fragmens  sur  une  science  aussi  nouvelle  que  la 
physiognomonie ;  uu  ouvrage  plus  systematique  eut 
merite  moins  d'attention  et  moins  de  confiance;  mais, 
sous  la'fortne  meme  qu'il  eut  raison  d'adopler,  on  pour- 
rail  desirer  sans  doute  plus  de  suite ,  df^s  liaisops  plus 
heareuses,  une  marche  plu^  piquante  et  plus  rapide...Sou 
livre  ressemble  a  un  edifice  dont  le  plan  est  non-seulc- 
ment  irregulier,  fort  imparfait,  m^iis  dont  toutes  les  ap- 
proches  sont  encore  embarrass^es  des  debris  de  la  pierre^ 

Tom.  XI.  16 


llyi  CORRESPONDANCE  LITTER  AIRE  , 

du  platre  et  de  tous  les  echafaudages  qui  ont  servi  a  le 
coDStruire. 

Les  critiques  plus  ou  moiiis  fondees  auxqueltes  cet 
ouvrage  a  donne  lieu  en  AUemagne,  toules  les  bonnes 
ou  mauvaises  plaisanteries  qu'on  en  pourra  faire  en 
France^  s'il  parvient  a  y  etre  plus  connu^  n'en  detruiront 
point  le  merite;  il  n'en  sera  pas  moins  vrai  qu'aucun 
ecrivain  depuis  Aristote  n'a  d^velopp^  plus  de  vues  sur 
la  science  physiognomonique  que  notre  predicant  zuri- 
coisy  ni  des  vues  plus  utiles  et  plus  lumineuses.  Ses  re^ 
cherches  prouvent,  ce  me  semble^  d'une  maniere  assez 
sensible  y  premi^rement,  que  la  science  pent  exister;  et 
pourquoi  celle-la  n'existerait-ellie  pas  aussi-bien  que  tant 
d'autres  que  notre  ignorance  n'a  guere  mieux  approfon- 
dies?  secondementy  que  les  progres  de  cette  science,  eu 
suivant  les  traces  qu  il  indique,  pouiTaient  devenir  eg»- 
lement  int^ressans  et  pour  les  moeurs  et  pour  les  arts; 
c'est  du  moins  ce  que  nous  avons  cru  voir  dans  son  livre. 
Essayons  d'en  recueillir  ici  les  id^es  les  plus  frappantes. 

(X  Connaitre,  desirer,  aglr,  voila  ce  qui  rend  rhomme 
un  elre  physique^  moral,  intellectuel. . .  Cette  triple  vie, 
qu'on  ne  saurait  contester  a  Thomme,  ne  peut  devenir 
pour  iui  un  objet  d'observations  et  de  recherches  qu'au* 
tant  qu'elle  se  manifeste  par  le  corps,  par  ce  qu'il  y  a  de 
visible,  de  sensible,  Ae perceptible  en  Thomme.  Dans  la 
nature  entiere,  il  n'est  point  d'objet  dont  on  puisse  de* 
couvrir  les  propri^les  et  les  vertus  que  par  des  relations 
ext^rieures  qui  tombent  sous  les  sens ;  c'est  sur  ces  d^ 
terminations  externes  que  se  fonde  le  caractenstique  de 
tous  les  ^tres,  la  base  de  toutes  les  conuaissances  hu- 
maines.  L'homme  serait  r^duit  a  tout  ignorer,  et  les  ob- 
jets  qui  I'environnent  et  lui-meme,  si,  dans  toute  la  na- 


OGTOBRE    1782.  243 

ture,  chaque  force  ^  chaque  vie  ne  residait  pas  dans  uu 
exterieur  perceptible^  si  chaque  objet  n  avait  pas  un  ca- 
ractire  assorti  a  sa  nature  et  a  son  etendue,  s'il  n'annon- 
fait  pas  ce  qu  il  est,  s'il  n'etait  pas  posssible  de  le  dis- 
tinguer  de  cc  qu*ii  n*est  pas.  » 

Ainsi,  vous  le  voyez,  non-seulement  il  existe  une 
science  physiognomouique^  mais  cette  science  est  la  base 
des  autresy  ou  plutot  c'est  la  science  unique^  la  seule  qui 
soit  a  notre  portee.  Tout  ce  que  nous  connaissons,  tout 
ce  que  nous  pouvons  connaitre  et  de  nous-memes  et  des 
etres  qui  nous  environnent,  c'est  la  physionomie ;  il  ne 
faut  plus  mediter,  il  ne  faut  plus  ecrire  sur  la  nature^ 
mais  sur  la  physionomie  des  choses.  Sans  nous  arreler 
trop  a  Tanalogie  qu'il  pourrait  y  avoir  entre  cette  ma* 
niere  de  raisonner  et  celle  du  Maitre  de  musique  du 
Bourgeois  Gentilhomme^  examinons  sans  prevention  si 
ie  systeme  de  Tauteur  ne  repose  pas  sur  quelques  prin- 
cipes  moins  vagues  ou  moins  abstraits. 

«  On  ne  saurait  nier  que  Xs,  force  physique^  bien  qu*elle 
s'exerce  dans  toutes  les  parties  du  corps ,  surtout  dans 
ses  parties  animales,  ne  soit  plus  remarquable.  plus  frap- 
pante  encore  dans  le  braSy  depuis  sa  racine  jusqu'a  I'ex* 
tremite  des  doigts. . .  II  n'est  pas  moins  evident  que  la 
vie  iniellectuelle^  les  facultfe  de  Tentendemeut  et  de  I'es- 
prit  humain ,  se  manifestent  surtout  dans  la  conforma- 
tion et  la  situation  des  os  de  la  tite  et  principalement 
du  front. . .  La  vie  morale  se  decouvre  surtout  dans  les 

traits  du  visage  et  dans  leur  jeu Cette  triple  vie  de 

rhomme^  bien  quelle  se  reunisse  en.  une  seule  dans 
chaque  point  du  corps ,  pourrait  neanmoins  etredivisee 
par  etages,  el  il  y  aurait  matiere  k  phjrsionomiser  la-des- 
sus  si  nous  viyions  dans  un  moude  moins  deprav^.  La 


^44  CORRESPOUTDANCE    LITTER  AIRE, 

vie  animale ,  la  plus  basse  et  la  plus  terrestre ,  placee 
dans  le  ventre^  s'etendrait  jusqu'aux  organes  de  la  gene- 
ralioD  etaurait  le  coeur  pour  foyer.  La  vie  intellect uelle 
trouverait  son  siege  dans  la  t^te,  et  I'Geil  serait  son  foyer. 
Ajoutons  que  le  visage  est  le  representant  ou  le  som- 
maire  de  ces  trois  divisions  :  le  front  jusqu'auxsourcils^ 
miroir  de  rintcUtgence;  le  nez  et  les  joues^  miroir  de  la 
vie  morale  et  sensible;  la  boucbe  et  le  menton,  miroh* 
de  la  vie  animale^tandis  que  Toeil  serait  le  centre  et  Ic 
sommaire  de  tout;  mais  on  he  peut  trop  repeler  que  les 
trois  vies,  se  retrouvant  dans  toutes  les  parties  du  corps, 
y  ont  aussi  partout  leur  expression.  » 

>  Que  d'explications  curieuses  n'auratt-on  pas  a  demau- 
der  ici  a  I'auteur,  et  combien  la  depravation  meme  du 
siecle  ne  les  rendrail-elle  pas  utiles  et  importantes  1 
Que  de  meprises  faclieuses,  que  de  niaux  epargnes,  s'il 
existaity  par  exemple,  pour  les  Cceurs  dii  chevalier  de 
BoufflerSy  une  physiognomonie  dont  les  signes  fussent 
certains  et  faciles  a  rcconnaitre! 

Notre  auteur  distingue  la  Physiognomonie  de  la  Pa- 
thognomonique.  Selon  lui,  Pkysiognomoniey  dans  un 
sens  restreint^est  Tinterpretation  des  forces,  oula  science 
qui  expUque  les  signes  des  facultis^  la  Pathognamo^ 
nique,  ^interpretation  des  passions  ou  la  science'  qui 
traite  des  signes  des  passions.  La  premiere  envisage  le 
caract^re  dans  T^tat  de  repos^  Tautre  Texamine  lorsqu  il 
est  en  action.  Le  caract^re  dans  I'^^t  de  repos  reside 
dans  la  forme  des  parties  solides,  et  dans  Vinaction.des 
parties  mobiles.  Le  caracterede  la  passion  se  trouve  dans 
Xemouvement  des  parties  mobiles.  La>  passion  a  un  rap- 
port determine  avec  Felasticite  de  Fhomme^  ou.cette 
disposition  qui  le  rend  susceptible  de  passions,  etc. 


OCTOBRE   1782.  245 

En  partaut  des  principes  qu'on  vient  d'exposer,  M.  I^- 
vater  ne  neglige  auoun  moyen  d'etablir  et  la  verity  de  la 
Physi4)gQomonie  etses  droits  k  porter  lenom  de  scieqce. 
(c  Puisqu'il  est  aussi  impossible  de  trouver  deux  carac- 
tires  d'esprit.parfaitemeHtressemblans,  que  de  rencon^ 
trer  deux  visages  d'une  ressemblance  parfaite,  la  diffe^ 
rence  exterieure  du  visage  et  de  la  figure  doit  n^oessaire- 
ment  avoir  un  certain  rapport ,  une  aoalogie  nalurelle 
avec  la  difference  int^rieure  de  I'esprit  et  du  c<£ur. .  ■*  » 
Sans  doute  la  difBcult^  n'est  que  de  conaakre  ce  rap- 
port et  de  le  determiner  par  des  caracteres  constans, 
invariables.  Mais  pourquoi  eSEiger  une  precision  plus  ri- 
gonreuse  d^une  sdence  presque  nouvelle  que  de  tant 
d'autres  qu'on  ne  cesse  de  uous  enseigner  depuis  plu- 
sieurs  milliers  de  si^des  avec  autant  de  sufBsanoe  que 
d'incertitude  et  d'obscurite. . .  ?  a  La  Physiognomonie^ 
dit  fort  bien  notre  aiiteur^  peut  devenir  une  science  aussi- 
bienque  tout  ce  qui  porte  le  nom  de  science;  aussi-bien 
que  la  physique,  car  elle  appartient  a  la  physique  aussi- 
bien  qu'a  la  medecine^  puisqu'elle  en  fait  partie;  que  se- 
rait  la  medecine  sans  semiotique,  et  la  s^miotique  sans 
pliysionomie?:aussi'^bien  que  la  theologie,  car  elle  est 
du  ressort  de  la  theologie :  qu'est-ce  en  effet  qui  nous 
conduit  a  la  Divinite ,  si.  ce  n'est  la  connaissance  de 
i'homme;  et  qu'esUcequi  nous  fait  connaitre  rhommei 
si  ce  n'est  son  visage  et  sa  forme?  aussi-bien  que  les 
math^matiquesy  car  elle  tient  aux  sciences  de  calcul^ 
puisqu'elle  mesure  et  determine  les  courbes^  les  gran- 
deurs et  leurs  rapports  connus  et  incqnnus;  .aussi-bien 
que  les  belles^-lettres ,  car  elle  y  est  comprise,  puisqu'elle 
devdoppe  et  determine  I'id^e  du  beau  et  du  noble.  La 
Piiysiognomonie,  comme  toutes  les  autres  sciences,  peut 


a/|6  CORRESPOND A.NCE    LITTERA.IRE, 

jusqu'a  un  certain  point  ^tre  r^duite  en  regies  delermi- 
nees,  avoir  des  caracteres  qu'on  pourra  enseigner  et  ap 
prendre,  communiquer,  recevoir  et  transmettre.  Mais 
ici,  comme  dans  toutes  les  autres  sciences,  il  faut  beau- 
coup  abandonner  au  genie,  au  sentiment,  et  dans  bien 
des  parties  elle  manque  encore  de  signes  et  de  principcs 
determines  ou  determinables.  » 

Nous  passons  sans  scrupule  tout  ce  que  dit  encore 
Tauleur  dans  la  suite  de  ses  fragmens,  de  la  verite  de  la 
Physiognomonie,  de  son  utilite,  de  ses  inconveniens  et 
de  ses  difficultes  sans  nombre;  ces  differens  articles  ne 
sont  que  le  developpement  des  idees  annoncees  au  com- 
mencement de  I'ouvrage,  ainsi  que  le  caractere  du  phy- 
sionomisle,  et  le  long  Traile  de  lliarmonie  entre  la 
beaute  morale  et  la  beaute  physique,  ou  Ton  se  borne 
simplement  a  prouver  que  si  la  vertu  n'est  pas  la  cause 
unique  de  la  beaute,  et  le  vice  de  la  laideur,  il  n'en  est 
pas  moins  certain  que  la  vertu  embellit  et  que  le  vice  en- 
laidit;  resultat  assez  vague,  assez  commun.  Un  raorceau 
plus  piquant  est  la  reponse  a  Tobjection  tiree  du  juge- 
ment  si  connu  du  physionomiste  Zopire  sur  Socrate,  sa- 
voir  qu'il  etait  stupide,  brutal,  voluptueux  et  adonne  a 
I'ivrognerie.  M.  Lavater  demontre  fort  bien  que  ce  Zo- 
pire ne  voyait  pas  finement ,  et  voici  comme  il  analyse 
le  portrait  du  plus  sage  des  hommes,  en  coraparant  dif- 
ferentes  t^tes  de  Socrate  copiees  d'apr^s  I'antique,  et  dent 
la  ressemblance  est  trop  frappante  pour  ne  pas  assurer 
que  ce  sont  autant  de  portraits  assez  ressemblans  de  la 
meme  personne. 

ccCeux  qui  ont  pu  chercher,  dit-il,  dans  la  structure 
de  ce  front  le  siege  de  la  stupidite,  et  qui  ont  cru  en  re- 
connaitre  les  signes  dans  cette  voute,  cette  eminence, 


OGTOBRE  i78a>  a47 

ces  eDfoncetnens  y  uont  jamais,  etudi^  la  nature  du  front 
de  rhomme ;  ila  Q'ont  jamais  ni  obser? ^  ni  compart  des 
fronts^  Quelle  que  soil  Tinfluence  d'une  bonne  ou  mau- 
vaise  Education... ,  un  front  tel  que  celui-ci  est  toujours 
semblable  a  lui-m6me  quant  a  la  forme  et  au  caract^re 
principal  y  et  le  vrai  physionomiste  ne  devrait  point  s*y 
m^prendre.  Qui  y  dans  cette  voute  spacieuse  habite  un 
esprit  capable  de  porter  le  jour  dans  la  nuit  des  pr^ju- 
ges,  et  de  vaincre  une  foule  d'obstacles.  D^ailleurs  le 
saillant  des  os  de  Toeil,  les  sourcils,   la  tension  des 
muscles  eptre  les  sourcils,  la  largeur  du  dos  de  ce  nez  j 
I'enfoncement  de  cesyeux,  cette  elevatioji  de  la  prunelle, 
combien  toutes  ces  parties ,  consider^s  separement  ou 
dans  Tensemble,  sont  expressives !  combien  elles  con*- 
courent  a  marquer  les  grandes  dispositions  intellec- 
tuelles,  meme  des  faculles  deja  toutes  developp^s  et 
parvenues  h  leur  parfaite  maturite !...  Un  visage  aussi 
eoergique  annonce  que  celui  qui  le  porte  a  un  prodigieux 
empire  sur  lui-mSme^  et  qu'ainsi  il  peut  devenir,  en  usant 
de  sa  force  y  ce  que  des  milliers  d'^ut^s.se  seront  que 
par  une  sorte  d'impuissance. .....  Mais  ce  qu'il  avait  de 

massif  et  de  fortement  prononc^  effrayait  ou  offusquait 
les  yeux  des  Grecs,  accoutum^s  aux  formes  elegantes , 
au  point  qu'ils  ne  voyaient  plus  V esprit  de  la  pbysio-^ 
nomie^etc... » 

Le  vengeur  de  la  physionomie  de  Socrate  etait  bien 
fait  assur^ment  pour  prendre  parti  en  faveur  de  M.  d'A- 
lembert :  «  On  m'ecrit,  dit-il  dans  la  R^ponse  a  quelqucs 
objections  parliculiferes^  on  m'^crit  que  M.  d'Alemberl  a 
Fair  commun.  Je  ne  puis  rien  dire  jusqu'a  ce  que  j'aic 
vu  M.  d'AIembert ;  mais  je  connais  son  profil  grave  par 
Cochin ,  qu'on  dit  Stre  fort  au-dessous  de  I'original ,  el  y 


248  CORRESPOWDA.NCE    LITTERAIRE, 

sans  faire  mention  de  piusieurs  indices  difficiles  a  carac- 
t^riser,  il  es%  sHv  que  le  front  et  une  partie  du  nez  sont 
tels  que  je  n'en  ai  jamais  vu  de  seihblables  a  aucun 
homme  mediocre.  » 

Si  Timperfection  d^une  science  sufBsaitpoiir  en  de- 
gouter  les  bons  esprits^  il  faudrait  renoncer  a  toutes 
nos  connaissancesy  a  toutes  nos  Etudes.  Que  savons-nous, 
que  pQuvons-nous  savoir  sur  quelque  objet  que  ce  puisse 
fitre  ?  des  aper<jus  formes  sur  un  certain  nonibre  d'ob- 
servations  plus  ou  moins  ^fendues  ^  plus  oti  moins  pre- 
cises ,  que  nous  nous  pressons  de  Her  ensemble  pour  en 
faire  ce  que  nous  appelons  un  syst^me,  mot  qui,  suivant 
son  etymologic^  ne  signifie  qu'une  mani^re  de  concevoir 
ce  que  nous  ne  pouvons  connaitre  parfaitement ,  et  qui, 
grace  k  Tusage^  ne  signiBe  plus  sou  vent  encore  qu'une 
mani^re  d'exprimer  ce  que  nous  ne  concevons  pas.  En 
rcduisant  ainsi  le  titre  de  science  k  sa.  juste  valear,  nous 
ne  voyons  pas  pourquoi  Ton  s'obstinerait  h  le  refuser  a 
la  Physiognomonie  9  et  nous  regrettons  de  bonne  foi 
toute  la  logique  et  toute  I'eloquence  employees  par  notre 
auteur  a  demontrer  une  verity  si  simple.  II  faut  conve* 
nir  cependant  qu'il  avail  a  cet  egard  de  violens  prejuges 
a  detruire;  mais  ces  prejuges  tenaient  moins  sans  doute 
a  I'impqrfection  m^me  de  la  science  physioghomoniquc 
qu  a  la  sottise  des  docteurs  qui  s'etaient  charges  jusqu'ici 
de  I'enseiguer.  II  n'y  a  peut-^tre  aucun  objet  de  nos  re- 
cherches,  sans  en  excepter  ralcliiraie  et.la  th^ologic;  il 
n'en  est  peut-etre  aucun  sur  lequel  on  ait  ^crit  avec 
moms  de  sens ,  moins  de  principes  et  moins  de  methode. 
Quoique  M.  Lavater  ne  nous  ait  donne  que  des  essais 
et  des  fragmens ,  on  y  reconnait  une  suite  d'observations 
bien  ordonn^es ;  on  sent  qu'en  cherchant  des  regies  fixes 


OCTOBRE  178a.  **         !>49 

et  coifstantes,  il  ne  s*est  pas  permis  de  les  adopter  I^ge- 
remeDt ;  on  voit  ^urtout  quUl  a  mieux  senti  que  personoe 
avant  lui  queltes  etaient  les  routes  qu'il  fallait  suivre 
pourarriver  k  des  r^oltats  int^ressans^  et  pour  en  ^carter 
toot  ce  qui  n'etait  qu  accessoire  ou  puremeut  arbitraire. 

II  n'est  pas  le  seul  qui  ait  observd  que  c'est  dans  la 
conformation  des  parties  solides  qu'on  doit  chereher  a 
reconnaitre  les  signes  distinctifs  des  facultes  intellec- 
tuelles  y  et  ceux  du.  caractere  et  des  passions  dans  I'ex- 
pression  habituelle  des  parties  mobiles.  Je  me  souviens 
d'avoir  trouve  il  y  a  long-temps  la  m^iiie  idee  dans  un 
TraitS  des  Phjsionomies ,  d'un  anteur  anglaiis  dont  je 
ne  puis  datis  ce  moment  me  rappeler  le  nom ;  mais  il 
n'en  est  pas  moins  certain  que  cette  id^ie,  qu'on  peut 
regarder  comme  une  des  premieres  bases  de  la  science 
physiognomonique^  n'a  jamais  et^  mieux  determinee  que 
dans  Pouvrage  de  M.  Lavater,  et  qu'aucun  autre  avant 
lui  n'en  a  fait  des  applications  plus  simples /plus  lumi* 
neuses  et  plus  multipli^es.  Une  des  preuves  les  plus  sen- 
sibles  de  la  v^rit^  de  cette  expression  /  independante  de 
celle  des  yeux,  du  regard,  du  sourire ,  de  la  bouche, 
du  mouvement  des  muscles ,  est  le  masque  du  celebre 
Heidegger  ( i )  dessin^  apres  sa  mort ,  et  Tanalyse  qu'en 
a  donn^e  Tauteur.  En  observant  ce  dessiii ,  quelque  nue, 
quelque  imparfaite  qu'en  soit  la  gravure ,  on  ne  peut 
s'empecher  de  dire  comme  Lavater  : 

«  La  sagesse  ne  repose-t*elle  pas  sur  ces  sourcils ,  et 
ne  semblent-ils  pas  couvrir  de  leur  ombre  une  profon- 
deur  respectable  ?  Un  front  voute  comme  celui-ci  serait- 

(z)Bourga]estre  de  Zaricb  :  cefut  I'Aristide  de  la  Suisse,  un  des  hommes 
les  plus  eclaires  de  sod  siecle ,  et  qui  consacra  uniquement  toutes  ses  lumierea 
et  ses  connaissances  au  bouheur  de  son  pays.  ( Note  de  Grimm. ) 


a5o  CORRESPOUTDANCE   LITTliRAIIlE, 

il  le  siege  commun  d'un  esprit  ordinaire  et  d'un  esprit 
sup^rieur  ?  Get  ceil  ferm^  ne  dit-il  plus  rien  ?  I^  caiitour 
du  nez  et  la  ligne  qui  divise  la  boucbe,  et  ce  muscle 
creuse  en  fossette  entre  la  bouche  et  le  nez ,  et  eufin 
rharmonie  qui  regne  dans  I'ensemble  de  tous  ces  traits , 
n*ont*ils  aucune  expression  ?  Je  ne  crois  pas  qu'un  homme 
doue  de  sens  commun  puisse  repondre  negativement  a 

ces  questions Depuis  le  sommet  de  la  tSte  jusqu'au 

cou...  devaut  et  derriere,  tout  est  expressif ,  tout  parle 
un  langage  uniforme ,  tout  nous  indique  une  sagesse 
exquise  et  profonde...  un  horame  presque  incomparable, 
qui  dispose  trauquillement  ses  plans,  et  qui  jamais  dans 
Tex^cution  ne  se  rebute,  ne  se  pr^cipite  ou  s'egare;  un 
homme  plein  de  lumi^res,  d'^nergie  et  d'activite,  et  dont 
la  seule  presence  arrache  cet  aveu  :  II  m'est  sup^rieur... 
Get  arc  du  front,  cet  os  saillant  de  Toeil,  ce  sourcil 
avanc^ ,  cet  enfoncement  au-dessous  de  Fceil ,  la  forme 
de  cette  prunelle...  Ge  contour  du  nez,  ce  mentou  sail- 
lant, les  eminences  et  les  creux  du  derriere  de  la  tSte..., 
tout  porte  la  m£me  empreinfe ,  et  la  retrace  a  tou&  les 
yeux... » 

Notre  physionomiste  zuricois  va  plus  loin  encore ,  et 
si  loin  peutetre,  qu'on  ne  sera  plus  tent^  de  le  suivre. 
Apr^s  avoir  montr^,  par  de  simples  contours,  des  sil- 
houettes, des  profils  de  toute  espece,  par  des  bustes,  des 
portraits  en  face  et  des  portraits  faits  apres  la  mort  des 
personnes  quails  representent ,  que  la  signification  du 
visage  de  I'homme  est  totalement  independante  du  jeu 
des  muscles,  il  ose  soutenir  encore  qu'on  peut  determi- 
ner math^matiquement ,  par  les  simples  contours  du 
crane,  la  mesure  des  facultes  intellectuelles,  ou  du  moins 
les  degres  relatifs  de  capacite  et  de  talent.  Outree  ou 


ocTOBRE  1782.  a5i 

non,  cette  id^  nous  parait  neuve  et  trop  ing^nieuse 
pour  ne  pas  meriter  au  moins  quelque  indulgence  et 
queique  attention. 

ft. . .  Mes  lecteursy  dit-il  lui-meme,  trouveront  peut- 
^Ire  de  la  folie  dans  cette  assertion.  Quoi  qu'il  en  soit  y 
ie  penchant  qui  me  porte  a  la  recherche  de  la  verity 
m'oblige  d'avancer  encore  c^enformanl  un  angle  droit 
da  zenith  et  de  Vextremite  de  la  pointe  Iwrizontale  du 
front pris  en  profile  el  en  comparant  les  Ugnes  horizon- 
tale  et  perpendiculaire  et  leur  rapport  auec  la  diago- 
nale ,  on  peut  en  general  connmtre  la  capacitS  du  front 
par  &  rapport  qui  se  troupe  entre  ces  Ugnes.  Au  moment 
ou  j'ecris  ceci ,  je  m'occupe  de  Tinvention  d'une  machine 
au  moyen  de  laquelle  on  pourra  ^  meme  sans  le  secours 
des  silhouettes y'  prendre  la  forme  de  chaque  front,  et 
determiner  avec  assez  d'exactitude  le  degr^  de  sa  capa- 
cite^  et  surtout  trouver  le  rapport  qui  est  entre  la  ligne 
fondamentale  et  le  profil  du  front.  » 

Notre  auteur  s'attend  a  toutes  les  plaisanteries  qu  on 
ne  manquera  pas  de  faire  sur  une  pareille  d^couverte ; 
mais  il  y  repond  Iranquillement. 

«  Essayez ,  et  vous  verrez  bientot ,  j'ose  le  garantir , 
que  le  front  d'un  idiot,  n^  tel,  differe  essentiellement , 
dans  tous  ses  contours ,  du  front  d'un  homme  de  genie 
reconnu  pour  tel.  Faites  des  essais ,  et  vous  trouverez 
toujours  qu'un  front  dont  la  ligne  fondamentale  est  plus 
courte  des  deux  tiers  que  sa  hauteur  est  decidement  ce- 
lui  d'un  idiot.  Plus  elle  est  courte  cette  ligne,  et  dispro- 
portiounee  a  la  hauteur  perpendiculaire  du  front ,  plus 
elle  marque  de  stupidity ;  au  contraire ,  plus  la  ligne  ho- 
rizontale  est  prolongee  et  conformed  sa  diagonale,  plus 
le  front  qu'elle  caracterise  annonce  d'esprit  et  de  juge- 


L 


l5^  CORRESPOND A.NGE  LITT^RAIRE, 

ment.  Appliquez  Tangle  droit  d'un  quart  de  cercle  sur 
Tangle  droit  du  front  tel  que  nous  Tavons  propos^,  plus 

les  rayons (ceux,  par  exemple^  entre  lesquels  il  y  a 

uoe  distance  de  lo  degres...)  plus,  dis-je,  les  rayons  se 
raccourcissent  dans  un  rapport  in^gal,  plils  la  personne 
sera  stupide... ;  et  d'un  autre  cot^,  plus  il  y  aura  de  rap- 
port entre  ces  rayons ,  plus  ils  indiqueront  de  sagesse. 
Quand  Tare  du  front  et  surtout  le  rayon  horizontal  ex- 
cfedent  Tare  du  quart  de  cercle ,  on  pent  cortipter  que  les 
facult^s  iniellectuelles  sont  essentiellement  difTerentes 
de  ce  qu'elles  seraient  si  cet  arc  du  front  ^tait  parall^le^ 
ou  enfin  s'il  ^tait  non  parall^le  avec  Tare  du  quart  de 
cercle. 


a. 


3. 


al      •-     •■      •• 


a  Ces  figures  peu vent  en  quelque  sorte  expliquer  mon 
idee.  Un  front  qui  aurait  la  forme  du  n^  3  annoncerait 
bien  plus  de  sagesse  que  celui  qdi  aurait  les  proportions 
du  n^  2 ,  et  celui-ci  serait  fort  superieur  au  front  qui  se 
rapprocherait  du  n^  i ;  car  il  faiit  etre  ne  imbecile  pour 
avoir  un  front  pareil. 

<c  Nous  avons  tons  les  jours  sous  les  yeux  uae  preuve 
bien  frappante  de  la  verity  de  ces  observations..,,  c'est  la 
forme  du  crane  des  enfans  qui  change  a  mesure  que 
leurs  qualites  intellectuelles  augmentent  ou  plutot  se 


OGTOBRE  1782.  a53 

developpent ,  forme  qui  ne  varie  plus  quand  les  facultes 
ont  acquis  tout  leur  developpement ,  etc.  ]» 

Que  ces  idees  soieut  hasardees  ou  non ,  pourquoi  se 
presser  de  les  rejeter  ?  pourquoi  refuser  de  les  examiner 
saus  prevention  ?  Si  par  une  longue  suite  d'exp^rieaces 
on  parvenait  a  les  confirmer ,  a  leur  donaer  plus  d'exac<» 
titude  et  de  pr^ision ,  n  aurait-on  pas  decouvert  une 
y^it^  assez  utile,  assez  interessante?  Quelle  belle  ma-^ 
chine  que  celle  qui  nous  apprendrait  a  peser  les  hommes 
comme  on  pese  les  m^taux,  a  juger  pour  ainsi  dire  a 
Toeily  si  tel  ou  lei  sujet  est  propre  a  devenir  unhomm^ 
d'Etat^  un  philosophe,  un  poete^-un  artiste ! 

L'objection  de  ceux  qui  croiraient  la  morale  ou  la 
thcorie  de  I'^ducation  compromise  par  un  systeine  oil 
ToQ  etablirait  une  difference  si  essentielle  et  si  necessaire 
d'un  homme  a  I'autre  ne  pent  etonner  que  les  esprits 
assez  s^btils  pour  savoir  au  juste  si  nous  sommes  libres 
ou  non 9  et  comment  nous  le  sommes,  quelles  sont  les 
bomes  de  Tempire  que  nous  pouvons  exercer  siir  nos 
propres  facultes  et  sur  celles  de  nos  semblaUes  j  et  s'il 
depeudait  en  effet  de  Voltaire  ou  de  son  pr^cepteur  qu'il 
ne  fut  un  imbecile  ou  Voltaire. 

L'observation  de  Tauteur  sur  les  changemens  qu'^* 
prouve  le  crane  des  enfans  pourrait  bien  £tre  susceptible 
encore  d'une  application  plus  generale.  Sans  pr^tendre 
expliquer  ici  les  raisons  d'un  ph^nomene  si  remarquable , 
il  nous  parait  assez  evident  que  T^ducation  ou  les  cir- 
constances  peuvent  modifier  a  quelques  egards  la  con- 
formation mSme  des  parties  solides.  L'experience  prouve 
assez  qu'il  n'est  aucun  de  nos  organes  que  Texercice  ne 
fortifie ;  comment  cet  accroissement  de  forces  n'aurait-il 
pas  des  signes  sensibles  ?  Supposons^  au  sortir  de  la  pre- 


^^54  GORRESPONDANGE    LITTER  AIRE , 

mi^re  enfance ,  deux  t^tes  absolument  pareilles ;  que 
Tune  reste  oisive ,  que  I'antre  soit  occup^ ;  je  suis  tr^- 
persuade  qu'au  bout  d'un  certain  temps  un  observateur 
attentif  y  reconnaitrait  des  differences  assez  frappantes ; 
si  leur  etendue  restait  toujours  la  m^me,  ce  que  je  ne 
voudrais  pas  assurer,  Tune  aurait  acquis  du  moins  des 
traits  d'energie  et  de  solidite  qui  manqueraient  sans 
doute  a  Fautre.  Une  t^te  forte  est  plus  capable  d'une 
grande  contention  d'esprit  qu'une  t^.te  legere.  Mais,  pour 
verifier  cette  remarque,  il  faut  bien  se  garder  de  coq- 
fondre  une  the  forte  avec  une  t^te  lourde  et  pesante ; 
comme  il  faut  bien  se  garder  aussi ,  en  cberchant  les 
lignes  horizontale  et  perpendiculaire  du  front ,  d'en 
prendre  laiiauteur  k  la  naissance  descheveux,  une  tete 
qui  aurait  la  forme  du  n^  3  pouvslnt  avoir  indif£^rem- 
ment  les  chevenx  plant^s  plus  ou  moins  baut.  Quoique 
cette  derniere  difference  ait  bien  sa  signification  physio- 
gnomonique  particuliere,  elle  ne  doit  Stre  oompt^e  pour 
rien  dans  la  mesure  dont  il  s'agit. 

Mais  il  est  temps  de  nous  arrSter ;  la  doctrine  de  M.  La* 
vater  est  trop  contagieuse ;  c'est  assez  de  I'exposer  sans 
partialite,  n'allons  point  phjrsionomiser  a  notre  tour.  £t 
le  pourrait-on  avec  quelque  succ^s  dans  un  pays  oil,  pour 
se  rassembler,  tons  les  visages  se  masquent  ou  se  defi- 
gurent? 


Chanson  de  M.  le  due  de  Nwernois  a  madame 

la  marquise  de  Boufflers. 

Sur  Tairde  la  Pantoufie. 

II  est  11 D  tr^sor, 
Dans  le  fond  de  la  Lorraine , 


OGTOBRE   1782.  q55 

II  est  un  tr^sor, 
Quoiqu'il  ne  soit  pas  de  I'or. 

II  n'est  pas  de  I'or 
Ge  tresor  de  la  Lorraine , 

11  ii*est  pas  de  For , 
Mais  il  vaut  bien  mieux  encor. 

II  est  d*aD  beau  blanc 
Des  pieds  jiisques  k  la  tete ; 

II  est  d'un  beau  blanc, 
Quoiqu'il  ne  soit  pas  d'argent. 

S'il  ^tait  d'argent , 
II  tournerait  moins  la  t^te  ; 

S'il  ^tait  d  argent, 
11  ne  serait  pas  si  blanc. 

II  a  de  I'esprit , 
II  n'aime  pas  la  louange ; 

11  a  de  I'esprit 
Quand  il  parle  et  qu'il  ^crit. 

II  a  de  Tesprit, 
II  fait  des  vers  comme  un  ange ; 

II  a  de  Tesprit 
Quand  il  parle  et  qu*il  ^crit. 

II  fait  pcur  aux  sots 
Quand  i)  veut  ouvrir  la  bouche, 

II  fait  peur  aux  sots 
Qui  n'aiment  pas  ses  bons  mots. 

Laissons  U  les  sots 
Que  son  esprit  efiParouche ; 

Laissons  la  les  sots , 
Jouissons  de  ses  bons  mots. 

II  a  deux  enfans 
Qui  sont  dignes  de  leur  mere , 

II  a  deux  eafans 
Distingues  par  leurs  talens; 


I 


L 


256  CORftESPONDA.NCE    LITTERAIRE, 

Mais  les  deux  en  fans 
Ne  vaudront  jamais  leur  mi^re , 

Mais  les  deux  en  fans 
N'ont  point  d'aussi  beaux  talens. 

II  n'a  qu'un  defaut, 
C'est  d'ainier  trop  sa  Lorraine ; 

II  n*a  qu'un  defaut 
D'y  resler  plus  qu'il  ne  faut. 

Disons-lui  qu'il  fa  tit 
Bcnoncer  h  sa  Lorraine  , 

Disons-lui  qu'il  faut 
Gorriger  son  seul4efaut. 

EnGn ,  grace  a  Dieu  , 
Je  le  tiens  dans  ma  retraite , 

Enfin,  grace  a  DIeu, 
II  est  au  coin  de  mon  feu. 

Je  demande  h  Dieu 
Qu'il  se  plaise  en  ma  retraite; 

Je  demande  k  Dieu 
Qu'il  reste  au  coin  de  mon  feu. 


Fers  de  M.  le  chevalier  de  Florian  a  M.  Micliu  et  a 
madame  Trial y  apres  les  a\>oir  vus  jouer  dans  la 
piece  da  Baiseu. 

Jeune  Alamir ,  adorable  Zrelie , 
Votre  ingenuite  ,  vos  graces  ,  vos  talens 

Nous  ont  fait  croire  k  la  feerie ; 

Vous  rendez  vrais  les  vieux  remans. 
Un  seul  baiscr  vous  perd,  raais  on  vous  le  pardonne; 
Du  meme  feu  que  vous  I'ou  se  sent  embraser , 
Et  de  vos  spectateurs ,  jaloux  de  ce  baiser , 
La  moiti^  le  reqoit ,  I'autre  moitie  le  donne. 


Zoraiy  ou  les  Insulaires  de  la  Nouvelie-Zeldnde  ^  tra- 
gedie  en  cinq  actes  et  en  vers^  est  le  coup  d'essai  de 
M.  Marignie,  jeune  mededn  de  la  Faculty  de  Montpel- 
lier,  mais  qui  depuis  plusieurs  anuees  a  renonce  a  la 
medecine  pour  se  li vrer  enti^rement  a  la  litterature.  Cette 
pi^e  avail  ete  re^ue  par  les  Cooiediens  avec  transport; 
toutes  les  societes  oil  Ton  avait  engage  I'auteur  a  la  lire 
en  avaient  con^u  la  plus  haute  id^.  L'esp^ee  de  celebrity 
qu'elle  avait  acquise  ainsi ,  m^me  avant  de  paraitre  au 
grand  jour^  pourravt  bien  lui  avoir  et^  funeste  a  beau- 
coup  d'egards ;  mais  c  est  a  celte  cel^brite  qii'est  due 
aussi  rafflueoce  de  monde  prodigieuse  qu  il  y  eut  a  la 
premiere  et  unique  representation  qui  en  a  ete  donnee , 
sur  le  theatre  de  la  Comedie  Fran9aise^  le  samedi  5.  II 
y  a  long-temps  qu'on  n'y  avail  vu  une  assemblee  aussi 
brillante  et  aussi  nombreuse;  excepte  le  roi,  tout^  la 
cour  honorait  le  spectacle  de  sa  presence.  Mais  tout  cela 
n'a  pu  preserver  la  piece  d'une  chute  complete. 

Les  defauts  de  vraisemblance  et  d'interSt  dont  cette 
piece  est  remplie,  quelque  revoltans  qu'ils  soient,  ont 
peut-etre  moins  deplu  que  les  eloges  fastidieux  qu'on  y 
prodigue  a  chaque  instant  a  la  nation  fran^aise,  a  sesr 
moeurs,  a  son  gouvernement ;  ces  eloges,  repandus  sans 
mesure  et  sans  gout,  ont  paru  egalement  froids,  fades 
et  ridicules.  L'idee  d'aller  chercher  le  despotisime  en  An*^ 
gleterre  est  d'une  absurdite  que  rien  ue  pent  justifier,  et 
domie  a  tous  les  personuages  du  drame  un  caract^rd 
louche  et  faux.  A  Versailles^  on  a  irouve  qu'il  etait  fort 
impertinent  de  vouloir  discuter  au  theatre  les  fondeniens 
de  I'autorite,  les  avantages  ou  les  inconveniens  du  gou- 
vernement  monarchique.  Que  dire  du  caractere  de  Tango, 
qui  parait  jusqu'a  la  moitie  du  quatrieme  acte  Thomme 
Tom.  XI.  17 


258  CORRESPOND  ANCE    LITTER  AIRE, 

du  nionde  le  plus  defiant ,  et  qui  passe  ensuite  tout  a 
coup  de  la  plus  extreme  defiance  a  la  confiance  la  plus 
ittib^ciie?  de  la  platitude  de  Zorai^  qui  renonte  si  lege- 
remeut  a  son  amour,  et  qui,  saus  le  conteil  d'un  person- 
nage  subalterue^  devenait  si  ridieulement  la  dnipe  de  son 
rival  ?  de  ces  lueurs  d'interit  qui  ne  naissent  qu'&  la  fin 
d'uti  iicte ,  et  qui  s'^tcignent  des  le  comtfiencemetit  de 
Facte  snivant  ?  etc. ,  etc. 

Les  discussions  politiques  qui  ocoupent  ks  tfois  pre- 
miers actes  paraitront  loujout^s  Iroidi^  au  th^Mre;  ce 
n'est  qu'a  force  de  g^nie  el  d'eloquen^e  que  CorneiUe 
est  parveau  quelquefois  a  nous  les  rendre  int^ressantes^ 
et  toute  discussion  de  ce  genre  ^  qui  n'est  pas  sioutamie 
par  de  grands moti&ou  parde  grandes  passions,  ressenn 
blera  toujours  a  des  declamations  de  college. 

Avec  quelque  s^verite  que  ia  piece  ait  ete  jug^e  en  ge- 
neral, on  y  a  remarque  des  beautes  *de  detail  qui  ont  ^te 
fort  applaudies  et  qui  nous  ont  para  dignes  de  I'Stre;  de 
oe  Boitibre  sont  les  vers  oil  Tauteur  s'est  empar^  si  heu* 
reusemeat  de  I'image  employee  par  Montesquieu  pour 
peifidre  le  gouvernetnent  despotique  (i).  Cest  unique* 
menten&veurdel'applicationqu'on  en  afaitei  M.  Necker 
que  les  vers  suivans  ont«ete<applaudis  avec  tent  de  trans- 
port, et  a  six  ou  sept  reprises,  de  maniire  a  stispondre 
asftfez  long-temps  le  ^ectacle ;  car  ces  vers  par  eox^m^es 
n'ont  rien  de  fort  remarquable;  c'est  Zorai  qui  parle  au 
ti^sietne  acte;  il  explique  a  Tango  oomment  un  ^seul 
lH>ilime  pent  veiller  au  bonbeur  d'tine  nation  e»tiere. 

Les  mortels  pres  du  tr6iie  appeles  par  Icur  maitre, 

<i) «  Quaad  l«s  Sauvag€s*4e  l«Louisinne  venlcut  air«iMlu.ffuSt«  ibjciwpebl 
Tatbre  au  pied  et  ciieilleut  le  fruit.  Voila  le  gouventeoaeot  despoti({ue. » 


ocTOBiiE  1782.  aSg 

Eubiresy  verluqiiK,  oaf  wisils'  doivepjt  ^ire, 

Dc  9es  soio9  vigilans  p^rtagept  le  fardeau  , 

Et  m^me  I'etranger  qui ,  d'un  emplpi  si  beau  , 

Par  d'utiles  vertus  s'est  fait  connaitre  digne  , 

Citojen  adoptif,  luonte  a  ce  rang  insigoe 

Ou  des  bommes  acttCs ,  unissant  Icurs  travaux , 

Sout  pour  Ic  soaverain  des  organes  ucmveaox  ^  etc. 

M.  Harigni^  $'et^it  fait  jpsUce  lii^meio^  /  et  qupiqpe 
la  pi^ce  eut  ete  jusqi^a  )a  fin ,  il  av^U  e^  la  mode^ti^  .<)e 
la  retirf r  le  soir  mem^  de  |a  premiers  repres^atAtipii ;  on 
avail  eu  Tattention  de  TaQDopc^r  dte  If  lende^aia  daas 
le  Journal  de  Paris.  Les  Cpoiiedi^Qs  Q^en  put  pas  moias 
re^u  I'ordre  positif  de  neJaphis  jouer^  et  il  a  ^te  enjoint 
encore  depuis  a  rauteur^  par  Tordce  expr^s  durpi,  de 
ne  poiQt  rin^ipriiper^ 


Pendant  le  s^jour  de  M.  d'Alembert  a  Ferney,  ou  ^ait 
M.flaber,on  ppoposa  de  faire  chacun  a  son  tour  quelque 
conte  de  voleur.  La  proposition  fut  acceptee.  IVf .  Huber 
fit  ie  sten,  qu'on  trouva  fort  gai;  M.  d'Alembert  en  fit 
un  autre  qui  ne  Tdtait  pas  moius.  Quand  le  tour  de 
M.  de  Voltaire  fut  venu :  <x  Messieurs ,  leur  dit-il ,  il  y 
avait  tine  fois  un  fermier-g^n^ral...  Ma  foi,  j'ai  oubli^  le 
reste.  » 


Un  avare ,  qui  n  etait  pas  uioins  atia^b^  h  soa.  plaisir 
qvi'a  son  tnesx)r^  av^it  beaupoup  de  peine  a  sat^sfairp  dewc 
pem^hans  dont  Ip  contrast^  faisait  le  snppMce,;habituel 
de  sa  vie.  Vaici  \e  nK^yen  qu'il  avait  imagin^i  pour  les 
meltre  d  acxjoi^.  II  s'etait  impose  d'ahord  la  loi  d^  ue 
jamais  d^enser  au-dela  d'une  certaine  aorome  fort  au- 


a6a  CORR£SPOM>ANCE    LITTEKAIHE, 

(lessous  de  son  revenu.  Lorsque  quelque  fantaisie  Fex* 
posait  a  la  tentation  d'enfreindre  la  loi ,  il  capitulail  avec 
lui-mSme .  se  mettait  a  genoux  devant  son  cofTre-fort , 
lui  exposait  de  la  mauiere  la  plus  touchante  le  besoio 
d'un  secours  extraordinaire,  lui  demandait  ensuite  comme 
un  emprunt  la  somme  qu'il  lui  fallait;  mais,  pour  se 
garantir  a  lui-meme  la  surete  du  prSt,  il  ne  nianquait 
jamais  de  d^poser  dans  le  coffre«fort  un  diamaht  qu  il 
avait  coutume  de  porter  au  ddigt,  et  ne  se  permettait  de 
le  reprendre  qu  apr^s  que  le  vide  dont  ce  bijou  etait  le 
gage  avait  ete  rempli  par  son  ^conomie  sur  d'autres  d^- 
penses ,  on  par  quelque  nourelle  Speculation  d'interSt. 


Encbre  deux  nouveaUtes  au  theatre  de  la  Gomedie  ltd- 
lienne  dont  nous  n'avous  rien  dit  et  qui  courent  d^ja 
grand  risque  d'etre  oublii^es,  ce  sont  le  Diable  Boiteux 
ou  la  chose  impossible,  et  la  Parodie  de  Tibere ;  Tune 
representee,  pour  la  premiere  fois,  le  27  septembre,  et 
Tautre  le  8  octobre. 

Le  Diable  Boiteux^  qui  a  ete  donne  sous  le  nom  de 
M.  Favart  le  flls,  pourrait  bien  appartenir  encore  de 
plus  pres  a  M.  Favart  le  pere ;  c'est  une  petite  piece  en 
prose  et  en  vaudevilles ,  dont  le  denouement  n'est  qu'tine 
espece  de  rebus  assez  fade,  mais  oil  Ton  a  remarque  plu- 
sieurs  couplets  d'un  tour  agreable  et  spirituel. 

La  parodie  du  Tibere  de  M.  Fallet  est  de  M.  Radet , 
a  qui  n6us  devons  d^ja  celle  SAgis.  Tout  Tartifice  du 
^  parodistc  ^  ete  de  leur  p^^ter  un  langage  familier  et 
burlesque.  Getle  piece  est  en  general  triste  et  froide , 
templie  de  trivialit^s  et  de  calembours.  Le  dialogue  eil 
est  tres-diffus,  mais  facile  et  sem^  de  plaisanteries  assez 
piquantes,  telles  que  la  reflexion  de  S^renus  dans  la 


OCTOBRE    1782.  261 

prison:  «Puisque  toul  le  monde  entre  si  facilement  ici, 
pourquoi  ne  pas  essayer  un  peu  d  en*sortir?» 

Tom-Jones'^  Londres  ^  comedie  en  cinq  actes  et  en 
vers  de  M,  Desforges  (1),  repr^ent^e,  pour  la  premiere 
fois,  par  les  Comediens  Italiens^  le  mardi  2a  octobre,  a 
eu  le  plus  grand  succes  ^  apres  avoir  couru  le  risque  de 
tomber  tout  ^  plat  avant  la  fin  du  premier  acte  et  pour 
ainsi  dire  des  la  premiere  scene.  Le  sujet  de  cetle  comedie 
est  assez  aononce  par  sou  titre.  L'auteur  a  suivi  le  plus 
fidMement  qu'il  lui  a  ete  possible  toute  la  fable  du  char- 
mant  roman  de  Fielding;  il  s'est  borne  seulement  \  en 
retrancher  quelques  personnages  inutiles  au  fonds  de 
Tintrigue ,  et  qu'il  eut  ^te  trop  difficile  de  transporter 
au  theatre  sans  embarrasser  la  scene  et  mSme  sans  en 
blesser  toutes  les  convenances. 

Le  dialogue  de  cette  comedie,  sans  etre  brillant  ^  est 
vif  et  facile;  si  le  style  manque  souvent  d'^l^gance,  il  est 
du  moins  presque  toujours  clair  et  naturel ;  les  caracteres 
en  sont  varies  et  soutenus;  peut-Stre  mSme  n'a-t-on  pas 
su  assez  de  gr^  Si  I'auteur  d'avoir  ose  leur  conserver  cette 
espece  de  verite  locale  qui  les  rend  si  piquans  dans  Tou- 
vrage  de  Fielding.  Si  le  role  de  Western  a  paru  trop 
agreste,  il  faut  s'en  prendre  surtout  a  I'acteur  qui,  n'ayant 
pas  su  en  saisir  le  veritable  ton  ^  a  mis  plus  de  caricature 
encore  dans  son  maintien  que  dans  ses  discours.  On  a 
fort  applaudi  ces  vers  di|  role  de  Fellamar;  il  s'agit  d'un 
rival  de  Jones : 

De  mon  amour  jaloux  on  le  croira  victime. 

Gar  le  monde  est  toujours  pour  celui  qu'on  opprime , 

Et  le  moude  a  raison 

(i)  M.  Desforges  a  joue  loug-temps  la  comedie  sur  differens  theiitres  du 
Kord ,  en  Suede  et  en  Kossie ,  peut-^re  sons  un  autre  nom.  ( Note  de  Grimm. ) 


4^ 


26a  CORRESPOND ANQE  LITTER AIRK, 

Que  dire  des  Amans  Espagnolsy  comedie  en  ciuq 
acles  eX  en  prose,  representee,  lemercredi  ^^^  sur  le 
(hedtre  de  la  Comedie  Francjaise  ?  Que  v'edl  un  ittibro- 
glio  plm  extravagant  encore  que  romane$^]Ue^  plus  en- 
iiuyeiix  que  ridicule ^^  et  qui  a  cependant  eu  I'honneur 
d'etre  execute  en  presence  de  la  reine  et  de  toute  la 
cour,  sans  que  ics  murinurcs  et  les  huees  aient  pour 
ainsi  dire  discontinue  depuis  le  commencement  de  U 
pi^ce  jusqu'a  la  fin.  ]Les  leuls  traits  applaudis  ont  et^ 
ceux  dont  on  a  pu  faire  une  application  maligne  a  I'ou- 
yrage  m^me^  et  rien  ne  I'a  jamais  ix6  plus  universelle* 
ment  que  ces  mots  d'un  des  principaux  personnages  du 
drame  au  cinqui^me  acte :  ^ous  avons  passi  une  crueUe 
soiree.  Ccst  a  un  M.  fieaujard,  de  Marseille,  qu'on  attri- 
bue  cette  miserable  production.  Le  sieur  Moie  s'ctait 
charge  y  dit-on,  de  la  corriger  et  de  la  faire  reussir.  Des 
curieux ,  qui  pretendent  p^n^trer  les  plus  profonds  secrets 
de  la  Comedie  et  de  la  litterature,  assurent  que  M.  Beau- 
jard  n'est  qu'un  pr^te^nom ,  que  le  veritable  auteur  de 
ce  triste  drame  est  M.  Caron  de  Beaumarchais,  que  c'cst 
un  ouvrage  de  sa  jennesse,  du  temps  oil  il  faisait  Eu- 
genie et  ks  Deux  Amis^  temps  qui  en  effel  ressemble  fort 
peu  a  celui  oil  il  ecrivit  ses  Memoites  con t re  la  dame 
Goesman,  son  Barbierde  Senile  ei  son  Manage  de  Figaro. 
Ce  qui  a  pu  donner  k  cette  conjecture  un  air  de  vraisem- 
blance,  c'est  qu'on  a  trouv^  dans  le  dialogue  des  Amans 
Espagnols  une  imitation  tr^s-marquee  de  la  maniere  de 
dialoguer  de  M.  de  Beaumarchais :  quqique  la  piece  soit 
en  general  parfaitement  detestable,  on  y  a  cependant 
aper^u  quelques  traces  d'un  esprit  d'intrigue  assez  hardi, 
quelques  scenes  dont  I'intention  mieux  developpee  aurait 
pu  produire  un  effet  assez  theatraK  La  serenade  oii  se 


OCTOBRE 178a.  ^aa 

reoeoatreot  \e$  deu^c  aiaans  qui  ae  eroient  rivaux  sans 
letre  est  d'une  conception  vraiment  dramatique.  La  ma- 
niere  dont  le  vieux  don  Ulriquez  se  trouve  engage  a  in- 
troduire  lui-m^me  dans  sa  maison  Tun  apr^s  I'autre  les 
deux  amans  de  ses  fiUes  a  paru  plus  ingenieuse  encore; 
mais  ces  deux  situations  tiennent  a  trop  de  circonstances 
ennuyeuses  pour  entreprendre  de  les  expliquer  ici ;  ce 
qu'on  peut  avancer  sans  craindre  de  se  tromper,  c'est 
que  I'auteur  des  Amans  Espagnols  ^  quel  qu'il  soit,  a 
pris  M.  de  Beaumarchais  pour  son  modele.  Si  c'etait  lui- 
m^e  et  quMl  n*edt  pas  mieux  reussi,  cela  serait  sans 
doute  plus  amusanty  du  moins  pour  ses  bons  amis  ]es 
Marin ,  les  Baculard  y  les  Goesmaq  et  le  journali$te  de 
Bouillon. 


Essai  sur  V Architecture  thedtrahy  ou  de  V  Or  don- 
nance  la  plus  auantageuse  a  une  sails  de  spectacle  re- 
latwement  auxprincipes  de  Voptique  et  de  racoustique ; 
par  M.  Patte,  architecte  de  monseigneur  le  prince  des 
Deux-Ponts.  Brochure  in-8'.  Apres  avoir  fait  une  critique 
tnod^ree  des  principanx  theatres  de  I'Europe,  Tauteur 
examine  quelle  est  la  forme  qui  convient  raieux  a  une 
salle  de  spectacle,  et  c'est  la  figure  elliptique  qu'il  pr^fere, 
en  observant  qu'il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  Tovale. 
Cette  forme  a  I'avantage  de  concentrer  la  voix  vers  les 
auditeurs  dans  toute  sa  plenitude.  «  Supposons,  dit-il^ 
un  billard  de  forme  veritablement  elliptique,  et  que  son 
far  ait  ete  fix^  a  un  des  foyers,  alors  une  bille  plac^e 
a  I'autre  foyer ,  etant  poussee  vers  un  endroit  quelconque 
des  bords  de  ce  billard,  retournera  toujours  frapper  le 
fer  par  bricole,  etc.  » 


1^4  CORRESPOND  ANG£    LITTER  AIRE  ^ 

L'ouvrage  de  M.  Patte  nous  a  paru  rempti  devues 
utiles  et  d'observations  ingenieuse^. 


QUATRAIN, 


C '^t  la  f^te  de  notre  Pierre , 
jChaeun  lui  fait  son  compliment  \ 
II  est  vrai ,  son  copur  est  de  pier  re , 
Mais  c'est  unc  pierrc  d'aimant. 


Lettre  cle  M.  le  marquis  de  FilleUe  a  madame  la 

cqrntesse  de  Coqslin. 

a  Madame^  le  temps  que  j'ai  passe  sans  vous  faire  ma 
pour  semble  m'en  avoir  6t^  le  droit ;  mais  dans  notre 
Opmmune  detresse,  je  me  serais  dejk  prdsente  chez  vous 
si  j'avais  un  visage  epmme  tout  le  monde.  Celui  qui 
me  reste  est  tellement  decompose  par  la  plus  horrible 
fluxion,  qu'en  me  voyant  vous  seriez  plus  tent^e  de  rire 
que  de  m'ecputer.  En  attendant  que  j'aie  figure  humaine, 
qu'il  me  soit  permis  de  vous  dire  un  mot  de  cette  illustre 
banqueroute  (i). 

Nous  vivons  ^ous  un  prince  eiiuemi  de  la  fraude. 

C'est  a  lui  qu'il  faut  s'adresser  directement ,  si  Ton  n^ 
prend  pas  des  mesures  promptes  el  vraies,  si  Ton  ne 
cherche  qu'a  nous  leurrer  par  de  vaines  esperances  pour 
apaiser  les  premiers  cris  d'une  juste  indignation,  enfin 
si  Ton  se  pr^vaut  de  I'autorite  que  nous  aurions  seuls  le 
droit  d'invoquer. 

(i)  La  banqueroute  de  M.  le  prince  de  Guemene ,  daqs  laqueUe  M.  de  Vil- 
|ette  risque  de  perdre  trente  mille  livres  de  rente.  {IVote  efe  Grimm, ) 


OCTOBRE   1782.  265 

,(c  On  murmure  d'un  arret  de  surseance  obteuu  pour 
trois  mois ;  mais  il  n'y  avait  que  ce  moyen  d  echapper 
aux  foriqes.deyorantes  de  la  justice.  On  nous  menace 
d'un  semblable  arr^t  a  ['expiration  de  ces  trois  mois : 
voila  de  ces  choses  qu'il  n'est  pas  honnete  de  croire. 

a  Ce  qui  me  ferait  beaucoup  plus  de  peur,  c'est  ce  que 
racontait  un  coUeur  de  papier  a  qui  il  est  du  16,000 
livres  pour  les  colles  qu'il  a  donnees  a  madame  de  Gue- 
mene.  II  a  ordre,  ainsi  que  les  autres  ouvriers^  d'achever 
MoDtreui).  A  ce  vers  charmant  du  poeme  des  JardinSj 

Les  Graces  en  riant  dessin^rent  Montreuil, 

il  faudra  substituer 

» 

Les  rentiers  en  pleiirantacheverent  Montreuil. 

(( Ce  que  je  yois  de  plus  clair  dans  cette  vilaine  bistoire, 
c'est  que  madame  la  comtesse  a,  pour  etre  payee,  cent 
moyens  refuses  a  un  honnete  bourgeois  de  Paris  tel  que 
moi;  et  que  si  j'avais  Fhonneur  d'etre  a  sa  place,  je  se- 
rais sur  de  ne  rien  perdre. 

a  Si  Ton  pouvait  se  consoler  par  les  charmes  de  I'esprit 
et  de  la  figure,  par  la  conscience  de  ce  que  Ton  vaut, 
c'est  a  cela  qu'il  faudrait  vous  renvoyer;  mais  vous  aure:^ 
encore  cela  par-dessus  le  marche  :  ce  sont  les  voeux  bien 
sinceres  du  plus  respectueux  de  vos  admirateurs.  » 


Apres  avoir  vu  si  bonnement  le  publiq  sous  le  cbarme, 
MM.  de  Piis  et  Barr^  s'etaient  persuade  sans  doute  que 
nUusion  devait  durer  toujours.  Le  triste  accueil  qu'on  a 
fait  a  leur  Gateau  des  Rois  ne  parut  pas  meme  les  avoir 
desabuses ;  il$  avaient  annonce  hautemcnt  qu'ils  se  ven- 


2^6  CORRESPOKDAirCE   LITTERAIRE; 

geraient  du  peu  de  godt  que  Ic  public  avail  montre  pour 
leur  Gateau  y  en  le  rt^galant  de  leurs  Foins;  mats  cette 
ing^nieuse  gaiete  a  mal  reussi.  La  Coupe  des  Foins^  ou 
r  Oiseau  perdu  et  retrou^fe^  donn^,  pour  la  premiere  fois, 
SUP  le  theatre, de  leurs  succes,  le  mardi  5,  n'a  pas  sunr^cu 
long-temps  au  Manage  in  extremis  y  dont  ils  Tavaient 
foit  prec^der,  et  qui  n'a  pas  reparu  depuis  la  premiere 
representation.  Les  deux  nouveautes  ne  m^ritaient  gu^re 
un  meilleur  sort. 

Le  sujet  du  Mariage  in  extremis  est  tir^  des  Lettres 

du  che\fdlier  d'Her ,  de  Fontenelle.  C'est  ITiistoire  du 

jeune  homme  qui,  pour  obtenir  la  main  de  la  veuve  dont 
il  est  amoureux^  lui  declare  quHl  est  resolu  de  se  laisser 
mourir  de  faim^  et  qu'il  ue  sortira  de  chez  elle  que  mort 
ou  marie.  Le  valet  du  jeune  homme  fait  la  meme  de- 
claration k  la  soubrette.  Un  bon  souper^  que  le  jeune 
homme  a  eu  soin  de  faire  cacher  dans  un  secretaire  de 
Tappartement  de  la  dame,  rend  T^preuve  moins  pe- 
nible;  mais  Taction  de  cette  petite  comedie  n'en  est  ni 
plus  naturelle  ni  plus  piquante.  Dans  les  Lettres^  le  jeune 
pretendu  de  Tamant  dure  au  moins  quatre  jours;  dans 
la  comedie,  il  dure  a  peine  quelques  heures^  et  la  veuve 
n'en  est  pas  moins  attendrie.  Ces  invraisemblauces , 
quelque  choquantes  qu^elles  soient,  le  sont  moins  que  la 
platitude  et  le  mauvais  ton  d'un  dialogue  rempli  de 
pointes,  de  quolibets  et  de  trivialitcs,  defauts  plus  sen- 
sibles  encore  dans  un  ouvrage  qui  parait  avoir  toutes  les 
pretentions  d'une  vraie  comedie. 

Le  sujet  de  la  Coupe  des  Foins  n'est  pas  beaucoup 
plus  heureux.  Alain  est  Tamant  d'Helene.  II  lui  donne 
un  oiseau  qu'il  voit  bientot  apres  entre  les  mains  de 
Blaise  son  rival;  il  se  croit  trahi;  mais  une  explication 


OCTOBRE    1782,  1167 

le  rasfiure,  et  ies  deux  amans  reconcilies  de  songent  plus 
qu'^  se  divertir  aux  depens  de  Blaise.  On  joue  a  la  cligde- 
pdusette,  aux  quatre-coins.  Alain,  sans  Sire  apenju,  se 
tapit  adroitement  dans  une  charrette  de  foin ;  Helene  I'y 
suit.  Blaise  se  hate  de  faire  entrer  la  voiture  dans  sa 
grange;  au  lieu  d*y  trouver  H^l^ne  seule,  il  Faper^oit 
avec  son  rival  qui  I'embrasse.  ' 

Tous  cespetits  tableaux^  quoiqueassez  varies,  ontparu 
peu  intercssanSy  et  le  denouement,  qu'on  devine  long- 
temps  d'avance,  trainant  et  embrouille.  On  a  remafqu^ 
cependant  dansjes  premicires  scenes  quelques  couplets 
assez  jolis,  et  comment  ne  pas  )es  applaudir?  C'est  ma« 
dame  Dugazon  qui  Ies  chaute;  le  seul  son  de  sa  voix 
donde  a  tout  ce  qu'elle  prononce  un  charme  inexpri- 
mable;  et  tant  de  graces,  tant  d*at traits  se  partagent,  dit- 
on,  dans  ce  moment  entre  un  jeune  seigneur  russe  et  cet 
illustre  Jeannot,  qui  fut  long-temps  lliomme  de  la  Na- 
tion, et  qui  continue  encore  aujourd'hui  d'etre  le  h^ros 
des  boulevards.  Le  sieur  Dugazon,  son  ^poux,  vient  d*a- 
voir  une  affaire  dlionneur  avec  son  camarade  Dazin- 
(ourt;  mais  ce  n'est  point  pour  Ies  beaux  yeux  de  sa 
ferome,  c^est  pour  Ies  roles  qu*on  appelle  de  la  grande- 
oasaque^  tels  que  ceux  de  Mascarille,  dUector,  etc.  Nos 
deux  Crispins  pretendaient  Tun  et  Tautre  a  cet  emploi; 
la  querelle  s'esl  echauflee  au  poiut  que  leur  societe  a 
decide  qu'ils  ne  pouvaient  se  dispenser  de  se  battre.  11  y 
a  fu  un  rendez-vous  donn^,  des  temoins,  un  juge  de 
camp;  aucun  des  combattans  n'a  ete  dangereusement 
blesse;  mais  tout  s'est  passe  dans  Ies  regies,  et  le  combat 
dTJlysse  et  d'Ajax,  pour  ks  armes  d'Achille,  eut  moins 
desolennite,  je  crois,  que  le  combat  de.  MM.  Dazincourt 
ct  Dugazon  pour  la  grande-casaque.  Voila  peut-ftre  de 


tl68  CORRESPOND AJrCE    UTTERAIRE, 

quoi  degouter  beaucoupd'honnStes  gensdii  plus  barbare, 
du  plus  ridicule  et  cependant  du  plus  respect^  de  tous 
jQos  usages. 


Les  Rwaux  Amis^  com^die  en  un  acte  et  en  vers, 
par  M.  Forgeot(T),  out  et^  repr^entes,  pour  la  pre- 
miere fois,  au  Theatre  Fran^ais,  le  mercredi  i3,  et  le 
leudemain ,  a  Versailles,  devant  Leurs  Majest^s.  Cette 
bagatelle  a  ^t^  parfaitement  bieu  jouee  et  parfaitement 
bien  accueillie. 

Le  funds  n'est  presque  rien ;  il  est  plus  faible  encore 
que  celui  dcs  Fausses  InfideliteSj  avec  lequel  il  parait 
d'ailleurs  avoir  quelques  rapports;  mais  Texecution  en 
est  charmante ;  les  sceuesi  bien  liees,  se  succedent  rapi- 
dement ;  le  dialogue  en  est  vif,  facile,  aise^  plein  de  grace 
et  de  leg^rete  :  si  Ton  y  trouve  peu  de  traits  saillans,  on 
n'y  trouve  aussi  presque  rien  a  reprendre,  et  peul-etre 
n'a-t-on  jamais  annonce  un  talent  plus  naturel  pour  la 
comedie,  et  surtout  pour  le  style  propre  a  ce  genre.  II  est 
difficile  d'en  citer  des  vers  qui  ne  perdent  infiniment  a 
etre  detaches  de  la  liaison  oil  ils  se  trouvent;  il  en  est 
cependant  qui  ne  perdent  pas  tout ,  comme  ceux-ci : 

Vous  doutcz  d'uD  aveu  , 

dit  Melcour  a  la  Comtesse.  Julie  r^pond : 


•M 


Qui  chez  nous  est  beaucoup ,  ei  chez  vous  n*est  qu'un  jeu 

Vous  dtes  jeuoe  encor , 

(i)  G'est  nn  tres-jeune  homme,  auteor  des  Deux  OncUs  et  de  quelqua 
jiutres  pieces  jouees  avec  succes  sur  le  TheAtre  de  la  Comedie  Italienne. 

{Note  de  Grimm,] 


OCTOBRE  1782.  aOg 

dit  la  Comtesse  a  Damis. 

DAMIS. 

J'aimerai  plus  long-temps. 

LA    COMTESSE. 

L'hjmen  est  un  lien  dangereux  k  votre  Hgc 

MELGOUft. 

Je  suis  plus  vieux  que  lui. 

LA   COMTESSE. 

Vous  n'^tcs  pas  plus  sage ,  etc< 

Mademoiselle  Contat  a  joue  le  role  de  la  Comtesse  avec 
beaucoup  de  grace  ^  de  finesse  et  de  naivet^.  Les  roles  de 
Melcour  et  de  Damis  out  et^  parfaitement  bien  rendus 
pav  le  sieur  Mole  et  le  sieur  Fleury. 


DECEMBRE. 


Paris,  decembre  1782. 

Je  me  souviens  d'avoir  entendu  dire  ^  il  y  a  quelqtie^, 
annees ,  a  M.  Tabb^  de  Mably  qu'ici  la  classe  de  la  so^ 
ciete  oil  il  avait  trouve  le  plus  d'hommes  respectables  etait 
celle  des  fiacres;  sous  le  joug  m^me  de  Toppres&ion  ^  ik 
coDservent  one  anie  libre^  soutieunent  leurs  droits  a 
coups  de  poing,  et  disent,  dans  roccasion,  des  injures 
a  tout  venant ,  sans  aucune  acc^tion  de  rang  ni  de  per* 
Sonne.  On  ne  pent  gu^re  s'etonner  d'une  preference  si 
bien  motivee,  apres  avcHr  lu  I'ouvrage  qu^il  vient  de 
publier  sur  la  Maniire  d'ecrire  FHisioire.  A  Texemple  de 
ses  herosy  M.  I'abb^  de  Mably  s'y  livre,  sans  aucun  egard> 
a  toutesles  saillies  de  sa  mauvaise  humeur;  il  n'y  a  point 


ayO  CORRESPOiyDANCE    LITT^RAIRE, 

de  nom^  point  de  reputation  qui  en  impose  a  la  libert<^ 
de  sa  plume ;  nbs  plus  illustres  ^crivains  sont  traites  par 
lui  en  vrais  ecoliers ,  et  le  plai$ir  d'une  censure  si  gros- 
siere  semble  avoir  ete  veritablement  Tunique  but  de  son 
livre;  car  qu'apprend-il^  d^ailleurs?  Que,  pour  bien  ecrire 
I'Histoire,  il  faut  avoir  ejtudie  la  politique  et  le  droit  na- 
turel,  connaitre  la  morale,  la  marche  des  passions,  leur 
jeu,  leur  progres,  le  caract^re  propre  de  chacune  d'elles. 
£tait-ce  la  peine  de  faire  un  livre  pour  ne  dire  que  des 
Veritas  si  communes  et  si  triviales  ?  Ce  qui  est  plus  pi- 
quant sans  doute,  plus  neuf  du  moins,  c'est  la  maniere 
dont  I'auteur  s'est  permis  d'appr^cier  M.  de  Voltaire. 
«  Ce  qui  m'^tonne  davantage,  dil  -il  (  et  qui  n'etojine- 
ra-t-il  pas  par  un  pareit  jugement?  )>  ce  qui  m*etonne 
davantage  de  la  part  de  cet  historien^  le  patriarche  de 
nos  philosophes,  et  qu'ils  nous  presentent  comme  le  plus 
puissant  genie  de  notre  nation ,  c'est  qu'il  ne  soit  qu^un 
homme,  pardonnez-moi  cette  expression,  qui  ne  vojait 
pas  au  bout  de  son  nez. . .  )>  Et  les  preuves  par  lesquelles 
on  justifie  la  hardiesse  d'une  expression  si  heureuse,  les 
auriez-vous  deyiDees  ?  Les  wnci  :  ^  Si  M.  de  Voltaire 
voyaifc  a.u  bput  de.  stm  nez ,  aurait*il  remarque  Avec  jsur-! 
prise  que  les  chretieiis  se  livritreot  k  la  vengeance,  lors 
mi^meque  tear  triDrnphe  iSdus  Constantin  dev^t  leur  in-^ 
spirei^  JTesprii  de  padbc  ?  -^  Oh  J  TadmirAble  iconnaissaDce 
du  genre  ihi^maiin^  s'^cria  Cidaoioo  en  ecdaliafit  de  rtre 
(  car  0OU6  aYons  eit  la  pnetentioa  de  jGure  une  esp^  de 
dialogue,)!  Voire  historian,  ajoutait-il^  ne  sairait  done 
pas  ue  que  pers(Mine  .n'ignotie ,  isfat  la  prosp^rite  eteadet 
oaiiUiplie  no$  esperwce*^?  V<»ulait«il  daac  que  les  cfare* 
tiens,  aan:4  memoiise  at  saas  ressentiment,  oublias^ent 
dans  un  instant  tous  les  maux  qu'ils  avaient  soulTerts  ? 


Get  fiomme  a^fisd  €t  prudent  (  I'exceUent  per&iflage !  ) 
leur  aurait  sans  doute  conseille  de  se  vender  quand  Tido** 
latrie  etaU  eacore  sur  le  trone^  qu'il  fallaU  la  craindre , 
r«clairer  et  non  pas  TimUr  pour  se  reudre  dignes  d'toe 
toler^s. . .  w  ;»  Eo  admirant  la  ygerete  des  plaisanteries 
de  M.  I'aixbe  de  JVIably,  on  doit  lui  pardonner  sans  doute 
de  a'avoir  pa^s  mieux  saisi  celles  4e  M.  de  Vol  f aire ;  niais 
ee  qu'on  a  4iuelque  peiae  a  coisprendre ^  c'est  que  Ifin-* 
aemi  des  philosophea^  recrivain  sage  et  circonspeot,  qui 
se  fit  toujours.  un  devoir  de  parler  respectueusentent 
de  la  religion  et  de  ses  ministnes^  ne  s'attende  a  voir 
dans  le  zele  du  cliristianisme  triomphant  que  la  niarche 
ordinaire  des  passions  humai&es.  II  est  done  ridicule  de 
s'etonner  de  la  contradiction  qui  regiae  entre  la  txinduite 
des  disciples  d^  l^w  et  tea  piincipes  de  leur  doctrine; 
a  votre  gre-,  cette  doctrine  est  comme  tant  d'autres, 
eUe  «ous  laisse  toua  nets  pre^uges  y  toutes  nos  passions  ^ 
et  il  "est  tout  simple  qu'elle  ne  nous  rende  pas  meiUeurs 
que  nous  ae  socnines..  II  y  a  lieu  de  croire  que  M.  de  Vol- 
taire pensait  a  peu  pr^  comme  vous ,  M.  Tabbe:;  mais , 
estrce  a  vous  de  trouver  mauvais  qu'il  s'expriaie  au  cnoins 
quelquefois  avec  plus  de  r^ser'v^e  ?  £t ,  quand  on  pense  si 
profondenaeiftt  oomme  taut  d*hona£tes  gens ,  pourquoi 
s'aflicher  encoi^e  leur  ennemi? 

Um  autRe  preuve  egalement  e  videnle  des  vues  bomees 
de  M.  deYoUairej  c'est  d'avmr  dit  que  «  cette  coue  vo« 
hiptueurife  4e  Lew  X  ^  qui  pouvait  blesser  lea  yeitx^  .seiv 
vit  en  roeme  temps  a  policer  I'Europe  et  a  i^emdre  les 
bammes  plus  ^aciable$. . « »  Yoila,  s'^crie  M.  Tabb^^  la 
premiere  foia  que  j'aie  ontendu  dire  «  que  la  societe  se 
perfectionnai^.  par  des  vices  et  nou  paa  par  des.  ver« 
tus 3>  Vous  n'aviez  done  jamais  entendu  parler  ni  du 


2^2  CORRESPOND ANCE    LI'TT^RAIRE, 

siecle  d'Alexandre ,  ni  du  siecle  d'Auguste  ?  Les  hommei 
de  ces  deux  si^cles  etaient,  ce  me  semble,  assez  po-^ 
lices;  en  etaient-ils  plus  vertueux?  On  trouvera  peut- 
etre  quelque  jour  le  secret  de  rendre  le  genre  humain  et 
plus  sage  et  plus  eclaire  ;  mais  jusqu  ici  les  progres  def 
la  societe,  en  multipliant  nos  besoins,  ont  toujours  mul- 
tiplie  nos  vices  ^  et  nos  connaissances  et  nos  lumieres 
u'ont  pu  s'etendre,  sans  donner  lieu  a  de  nouveauz 
moyens  d'en  abuser.  On  ne  dit  point  que  la  societe  sef 
perfectionne  par  les  vices  y  mais  que  la  so<nete  perfec- 
tionnee  fait  naitre  de  nouveaux  vices  et  de  nouvelles 
vertus. 

C'est  dans  ce  meme  esprit  que  M .  de  Voltaire  a  pu  dircf 
«  que  les  Suisses  ignoraient  les  sciences  et  les  arts  que 
le  luxe  a  fait  naitre,  mais  qu'ils  etaient  sages  et  heu* 

reux »;  et  Ta  pu  dire^  ce  me  semble^  sans  en  elre 

moins  partisan  des  sciences  et  du  luxe.  U  est  des  degres 
differens  de  sagesse  et  de  bonheur.  Qui  borne  ses  besoins 
est  plus  surement  heureux  que  celui  qui  en  a  beaucoup; 
mais  n'a^t-il  pas  aussi  tres-surement  moins  de  jouissances 
et  moins  de  bonheur?  Ce  sont  cependant  quelques  cri- 
tiques de  cette  importance ,  d'apr^s  lesquelles  M.  I'abb^ 
de  JMably  s'est  cru  autoris^  a  dire  «  que  les  maximes  rai- 
soniiables  qui  echappent  quelqucfoisa  M.  de  Yoltairene 
servent  qu'a  prouver  qu'il  a  peu  de  sens-;  qu'on  lie  trouve 
dans  ses  ouvrages  que  des  demi-v^rites  qui  sont  autant 
d'erreurs ,  paroe  qu'il  leur  a  donne  ou  trop  ou  trop  peu 
d'etendne;  que  rien  n'y  est  presente  dans  ses  jusfes  pro- 
portions, ni  peint  avec  des  couleurs  veritab|es;  qu'on 
etait  dispose  a  lui  pardonner  sa  mauvaise  politique ,  sa 
mauvaise  morale,  son  ignorance  et  sa  hardiesse,  mais 
qu'on  aurait  au  moins  voulu  trouver  dans  rhistorien  ua 


DEGEMBRE    1782.  273 

poete  qui  eut  assez  de  sens  pour  ne  pas  faire  grimacer  ses 
personnages ,  assez  de  gout  pour  savoir  que  THistoire  ne 
doit  jamais  se  permettre  de  bouffonneries ;  que  son  His^ 
toire  unwerselle  n'est  qu'une  pasquinade  digne  des  lec- 
teurs  qui  Fadmirent  sur  la  foi  de  nos  philosophes;  que;, 
dans  son  Histoire  de  Charles  Xll,  le  hcros  agit  tou- 
jours  sans  savoir  pourquoi ,  et  que  Thistorien  niarche 
comme  un  fou  a  la  suite  d'un  autre  fou,  etc.^  etc.  >> 

M .  de  Voltaire  n'est  pas  le  seul  historien  moderne  que 
M.  I'abbe  de  Mably  se  permette  de  juger  avec  tan  I  d'a-' 
mertume  et  de  durete;  il  les  meprise  tous^  il  n'excepte 
absolument  que  I'abbe  de  Yertot ;  et  c'est  au  lecteur  a 
chercher  le  motif  d'une  exception  si  difficile  a  meriter. 
Dans  V Histoire  de  Hume ,  il  ne  voit  que  «  des  faits  de- 
cousus  qui  echappent  a  sa  memoire;  c'est  un  ouvrage 
que  y  soit  par  ignorance  de  son  art ,  soit  par  paresse  ou 
lenteur  d'esprit,  I'auteur  n'a  quebauche;  c'est  un  laby- 
rintbe  sans  issue. . . »  M.  Gibbon  est  plus  maltraite  en- 
core. «  Est-il  rien  de  plus  fastidieux  qu'un  M.  Gibbon 
( quelle  politesse  de  style !  )  est  -  il  rien  de  plus  fasti- 
dieux qu'un  M.  Gibbon ,  qui  y  dans  son  Histoire  eternelle 
des  Empereurs  romains ,  suspend  a  cbaque  instant  son 
insipide  et  lente  narration,  pour  vous  expliquer  les  causes 
des  faits  que  vous  allez  lire?  qui  s'empStre  dans  son  su- 
jet ,  ne  sait  ni  I'entamer  ni  le  finir,  et  tourne,  pour  ainsi 
dire,  toujours  sur  lui-meme? »  Le  sage  Robert- 
son n'a  pas  meme  pu  trouver  grace  aux  yeux  (le  notre 
censeur.  L'Introduction  ^  V Histoire  de  Charles- Quint  y 
regardee  si  generalement  comme  un  chef  -  d'ceuvre  , 
a  n'est  qu'un  ouvrage  croqu^,  oil  rien  n'est  approfondi ; 
et  ce  qui  prouve  que  I'auteur  n'a  entendu  aucun  des 
ecrivains  qu'il  cite ,  c'est  qu'il  en  adopte  a  la  fois  diffe- 

Tom.  XI.  18 


274  CORRESPOND ANCE  LITTKRAIRE, 

rentes  opinions  qui  ne  peuvent  s'associer,  et  qui,  r^unies^ 
forment  un  parfait  galimatias  hisiori(\ue..., y^VHistoire 
politique  et  phihsophique  du  Commerce  des  deuxindes 
est  condamnee  sur  son  titre  seul  :  «  Comment  I'auteur 
n'auraii-il  pas  fait  un  mauvais  ouvrage,  puisqu'il  ignore 
que  toute  Histoire  raisonuable  doit  £tre  politique  et  phi- 
losophique ,  sans  affecter  de  ie  paraitre ,  etc.  i> 

Nous  sommes  las  de  n'extraire  que  des  injures ;  mais 
comment  faire  autrement^  il  n'y  a  que  cela  dans  I'ou- 
vrage ,  il  n'y  a  du  moins  que  cela  de  curieux.  Toes  juge- 
mens  de  I'auteur  sur  les  historiens  anciens,  beaucoup  plus 
equitables,  n'oni  presque  rien  d'ailleurs  qui  m^rite  d'etre 
remarque.  II  propose  avec  raison  Tite-Live  et  Thucydide 
conime  les  modules  les  plus  parfaits  dans  Tart  d'ecrire 
THistoire;  mais  la  maniere  dont  il  developpe  le  merile 
de  ces  deux  historiens  manque  egalemeut  de  finesse  et 
de  profondcur.  Quoiqu'il  avoue  que  Tacite  merite  d'etre 
appcle  le  plus  grand  peintre  de  Tantiquite,  cet  histo- 
rien  lui  laisse  encore  quelque  chose  a  desirer.  «  En  ou- 
vrant  ses  Annales^  dit-il,  je  ne  suis  point  prepare  a  la 
politique  tencbreuse  d'uu  tyran  qui  croit  n'^tre  jamais 
assez  puissant  et  craint  toujours  de  le  trop  paraitre.  Je  vois 
le  despotisme  le  plus  !ntol<e{'able  se  former,  et  je  ne  sais 
point  a  quoi  cela  aboutira.  Je  me  lasse  des  cruautes  et 
des  injustices  presque  uniformes  qu'on  me  rapporte,  et 
je  ne  vois  point  qu'il  soit  necessaire  de  multiplier  ces  de- 
tails pour  me  faire  connaitreTibere,  sa  cour,  la  honteuse 
patience  du  s^nat,  et  la  ladiete  du  peuple,  etc.  i> 

On  pent,  sur  ce  point,  Stre  de  Fa  vis  deM.  I'abb^de 
Mably ;  on  pourrait  I'Stre  encoi^  sur  beaucoup  d'autres : 
mais  qui  ne  serait  pas  revolt^  du  ton  dont  il  juge  les 
ecrivains  qui  honoi^ent  le  plus  leur  nation  et  leur  si^cie? 


DISGEMBHE  1782.  ^n  ^ 

Qu'aucun  historien  moderne  n'ait  ^gale  les  grands  mo- 
dules que  nous  a  laisses  dans  ce  genre  I'ahtiquit^,  cVst 
une  vente  dont  il  n'est  pas  difficile  de  convenir;  mais  il 
eut  ete  plus  interessaut  sans  doute  de  Texpliquer,  que  de 
se  borner  a  nous  Tapprendre.  Que  les  ouvi  ages  de  M.  de 
Voltaire  ne  soient  pas  tres-propres  a  enseigner  I'Histoire 
a  ceux  qui  ne  Font  jamais  sue ;  que  M.  de  Voltaire  n'ait 
pas  lu  nos  anciens  capitulaires  avee  autanl  de  patience 
que  M.  I'abbe  de  Mably,  nous  vouloos  bien  le  croire ; 
mais  en  sera-t-il  moins  vrai  que  M.  de  Voltaire  a  porte 
en  general ,  dans  Temde  de  lUistoire ,  une  critique  tres- 
sage  et  tres-lumineuse ;  qu'il  a  eu  peut-etre  plus  qu'au- 
cun autre  Tart  de  rasseinbler  avec  interet  les  grands  re- 
sultats  qu'offre  I'histoire  des  revolutions  de  I'esprit  et 
des  mceurs  des  differens  peuples;  qu'enfin,  s'il  nest  pas 
I'historien  le  plus  parfait,  il  n'en  a  pas  moins  ^crit  sur 
lUist&ire  dea^  ouvrages  diarmans ,  pleins  d'instruction  , 
de  philosophic  et  d'humanite  ? 

Beaucoup  de  gens  ont  remarqu^  avec  surprise  que  la 
mauvaise  humeur  de  M .  I'Abbe  ait  attendu ,  pour  eclater^ 
que  M.  de  Voltaire  fiit  niort  depuis  quatre  ans ,  bien 
surement  mort ;  mais  ce  sont  des  gens  qui  ne  voient 
pas  au  bout  de  leur  nez.  Lui  auraient^ils  conseille ,  ces 
gens  a  vises  et  prudens,  d'attaquerM.  de  Voltaire  lorsr 
quHlfalUut  le  craindre,  lorsqu'une  pareille  temerite  Teiit 
expose  a  se  voir  convert  d'un  ridicule  eternel  ?  Non ;  Yon 
salt  que  les  personnes  mdme  dont  M.  TAbbe  admire  le 
plus  la  franchise  et  la  respectable  independance  ne  se 
permettent  guere  d'insulter  d'honn^tes  gens  que  tors- 
qu'ils  se  croient  a  I'abri  de  la  correction^  et  ce  c;alcul 
,  est  y  comme  vous  voyez ,  d'une  profonde  politique. 


276  CORRESPONDAJrCE    LITTERAIRE^ 

^pigramme  sur  madame  Dm^wier ,  ci-dei^ant  madame 

Denis. 

L'hommasse  et  vieille  Climdnc , 
Plus  informe  qu'un  paquet , 
Prit  epoux  tant  soit  peu  laid, 
Et  passant  la  cinquantaine. 
Un  ouvrier  en  bonnet 
Qui  jamais  ne  l*avait  vue , 
A  qui  mainte  somme  est  due, 
Entre  comme  ils  sont  au  lit ; 
Et  sous  cornette  de  nuit 
Ne  voyant  ombre  de  femme , 
Le  sire  incertain ,  leur  dit : 
<«  Qui  de  vous  deux  est  Madame  ?  » 


Lettre  du  roi  de  Suede  a  M.  le  prince  de  Nassau. 

De  Stockholm ,  ce  2i  noTembre  1782. 

Vous  nous  rappelez  en  tout  point ,  M.  le  Prince ,  les 
temps  de  I'ancienne  cbevalerie ;  vous  joignez  a  leur  va- 
leur  leur  courtoisie  et  leur  generosite;  la  derniere  action 
pcrilleuse  que  vous  avez  ete  chercher  si  loin  en  est  une 
preuve ,  ainsi  que  les  soins  que  vous  avez  pris  de  tous 
ceux  qui  vous  ont  suivi.  Recevez-en  mes  complimens, 
surtout  de  Tinteret  que  vous  avez  marque  a  mes  com- 
patriotes.  Je  suis  bien  aise  quUls  se  soient,  par  leur  bonne 
conduite,  rendus  dignes  de  leur  chef^  et  qu'ils  aient  si 
bien  soutenu  la  reputation  du  nom  suedois. 

J'ai  fait  donner^  a  votre  recommandation,  une  pen- 
sion aux  soeurs  du  brave  Myrin  ^  et  je  vous  prie  de  vou- 
loir  bien  donner  y  en  mon  nom  y  a  M>  d'Armenfeld ,  la 


DEGEMBRE   I  782.  277 

croixde  mon  Ordre  militaire  qu'il  a  si  bien  meritee;  c'est 
y  mettre  un  nouveau  prix,  sairs  doute^  que  de  la  lui  faire 
recevoir  des  mains  de  son  brave  general. 

C'est  avec  les  seutimens  de  la  plus  parfaite  considera- 
tion que  je  suis,  M.  le  Prince  ^  votre  affectionne. 

GUSTAVE. 


VEmharras  des  richesses  y  comedie  lyrique,  en  trois 
actes,  representee^  pour  la  premiere  fois,  par  I'Acade- 
mie  royale  de  Musique,  le  mardi  a6  novembre,  a  ete 
jugee  avec  plus  de  severite  qu'un  ouvrage  de  ce  genre 
ne  semble  en  meriter.  Les  paroles  sont  de  M.  Ix>urdet 
de  Santerre^  auteur  de  Colinette  a  la  Cour ;  la  musique 
de  Gretry.  Le  titre  et  le  sujet  du  poeme  sont  pris  d'une 
ancienne  comedie  du  Theatre  Italien ,  de  D'Alainval , 
qui,  apres  avoir  fait  TEmbarras  des  richesses ,  finit  par 
aller  mourir  tres-philosophiqucment  h.  I'hopital. 

La  musique  de  VEmharras  des  richesses  est  remplie 
de  choses  agreables;  elle  est  peut-etre  mSme  plus  soir 
gnee  que  celle  de  Colinette  a  la  Cour;  mais  on  y  a  trouve 
plus  de  reminiscences  ct  moins  de  vari^te. 

Yoici  un  extrait  du  nouvel  opera ,  qui  peul  suppleer  a 
tout  ce  que  nous  avons  oubli^  d'en  dire. 

Air  de  la  Beguille  du  p'ere  Barnabas. 

On  donne  a  TOpera 
It'Embarras  des  richesses; 
Mais  il  rapportera , 
Je  crois  fort  peu  d'cspeces. 
Get  opera  comique 
Ne  leussira  pas , 
Quoique  Fauteur  lyrique 
Ait  fait  son  eiubarras.  « 


278  coRjiESPOiirDA^KCE  lithSraire, 

Embfirras  d'iret^r^ts , 
Embari  as  de  paroles , 
Emharras  de  ballets , 
Embarras  dans  les  roles ; 
Enfin  de  toute  sorte, 
On  ne  voit  qu*emb.irras; 
Mais  allcz  h  la  porte, 
Vous  n'en  trouverei  pas. 


La  Nowelk  Omphak ,  com^die  en  trat«  *ctes  et  en 
prose,  m^iee  d'ariettes,  a  ete  donni^e^pour  la  pi^emi^re 
fbis,  sur  le  theatre  de  la  €oiiicdie  Italieiine,  le  jeudi  aa 
novembre.  Ties  paroles  sent  tie  M.  de  Beaunoir^  ci-devant 
oonnu  sous  le  nom  de  I'abbe  Robtneau ,  attache  a  la  Bi« 
bltolheque  du  Roi ;  nous  lui  devons  V Amour  qu4teur  et 
beaucoup  d'aulres  chefs -d'oeuvne  qui  ont  fait  et  ^i  fe- 
rout  encore  long-temps  les  delices  du  Dii^ati^  de  Nicolet 
et  d'Audinot ;  la  musique  est  dn  sieut  Floquet. 

Cest  le  conte  si  coonu  de  Senece,  intittr^  Camille^ 
ou  la  Mcuuere  de  filer  le  parfait  amour j  qui  a  faartii  le 
sttjei  de  la  Nom^elle  Omphale,  Dans  le  coate,  la  scene 
se  passe  au  temps  de  Cbarleomagne ;  ckins  la  <comedie, 
sous  le  r^ne  de  Henri  IV.  U  n^y  est  question  ni  de  i*£n- 
chanteur ,  ni  de  la  Fig!»!«  de  oi re  blanehe  doot  la  couleor 
doit  se  conserver  pure  si  Camille  est  sage ,  et  devenir 
noire  si  elle  devient  infidMe;  mais,  h.  Texception  de  ces 
circonstances  qu'il  eut  ete  difficile  de  faire  reussir  au 
theatre ,  tout  se  passe  a  peu  pr^s  dans  le  drame  comme 
dans  le  conte.  Le  denouement  est  fort  adouci.  Le  jeune 
fat,  au  lieu  d'etre  d^pouill^  de  tons  ses  biens  et  promene 
dans  le  camp  de  Charlemagne  une  quenouille  au  cote , 
rcvient  de  son  erreur,  continue  d'etre  I'ami  du  mari,  de 


r 


DBGEMBRE  178a.  279 

M.  de  Monteiydrey  et  Camille  consent  meme  a  le  nom- 
mer  son  chevalier. 

La  marche  ^  poeme  est.  frorde  et  lente,  le  denoue- 
ment de  mil  effet ;  il  est  prevu ,  et  n'en  est  pas  plus  heu- 
reitsement  amen^«  On  a  trouv^  g^n^alement  le  caract^re 
de  la  musique  trop  uniforme;  mais  on  y  a  remarque 
diff(^ens  morceaux  qui  sont  an^dessus  de  tout  ce  que 
noas  avons  tu  jusqu'ici  de  M.  Floquet ;  la  iniale  du  se- 
cond acte  a  eu  le  plus  grand  succes  y  et  nous  %  paru  du 
meilieor  genre. 


C'est  ie  lundi  i6  decembre  qu'on  a  represent^  ^  pour 
la  premiere  fois,  au  Theatre  Fran^ais,  le  Fieux  Gar^ 
gorij  comi^die  en  cinq  actes  et  en  vers,  par  M.  Du  Buis- 
son ,  auteur  de  Thamas-Kouli-Kan.  Quelque  mediocre 
qu'en  ait  ete  le  succ^s,  Pouvrage  nous  a  paru  assez  esti* 
mable  pour  meriter  au  moius  unc  critiqne  refl^chie.  Le 
VieuxOariQon  est  un  nouveau  celibataire^  et  c'est  pro- 
bablement  le  Saint-Geran  du  CeUbcUaire  de  Dorat  qui 
a  Fait  naitre  la  premiere  id^e  de  celui-ci.  On  ne  pent 
s'empecher  d'observer,  a  cette  occasion,  que  les  travers 
qui  semblent  les  plus  propres  aux  moeurs  de  ce  si^cle 
n'ont  pas  ete  jusqu'iei  les  plus  heureux  au  theatre.  Nous 
y  ^vons  vu  paraitre  successivetnent  deux  Celibataires  et 
deux  Ggoistes;  aucun  n'a  feit  fortune.  Serait-ce  unique- 
ment  la  faute  des  peintres  de  nos  jours  ?  ue  serait-ce  pas 
aussi  celle  de  leurs  modules?  Nos  vices  ne  seraient-ils 
bons  a  rien,  pas  mSme  ^  fournir  tie  bons  originaux  a  la 
comedie?  un  tel  paradoxe  ne  serait  pas  bien  difficile  a 
soutenir,  mais  ce  n'est  pas  ce  qui  doit  nous  occuper  dans 
ce  moment. 

On  ne  peut  refuser  a  I'auteur  quelques  intentions* 


!28o  CORRESPOND ANCE    LITTERAIRE, 

neuves  et  heureuses ;  I'idee  d'avoir  donne  au  Yieux  Gar- 
con  un  fils  naturel  est  un  trait  de  g^nie,  et  par  Finterft 
qu'il  pouvait  r^pandre  dans  toute  Taction  du  drame^  et 
par  la  morale  utile  et  frappante  que  cette  circonstance 
amene  naturellement.  Quelques  defauts  qu'on  puisse  re- 
prendre  d'ailleurs  dans  cet  ouvrage^  les  moeurs  et  Fhon- 
nStete  qu'il  respire  semblaient  soUiciter  en  sa  faveur  plus 
d'indulgence  qu'il  n'en  a  obtenu.  Le  style  en  est  fort  in- 
egal;  quelquefois  trop  ^lev^^  plus  sou  vent  trop  bour- 
geois ;  il  fourmille  de  fautes  de  ton  et  de  gout ;  mais  on 
y  a  remarque  un  assez  grand  nombre  de  vers  doux ,  sen- 
sibles  et  d'une  belle  simplicity.  Nous  nous  reprocherions 
'  d'avoir  oublie  ceux-ci. 

Repare !  de  ce  mot  combien  l'e£Pet  est  rare ! 

On  salt  quand  on  outrage ,  el  non  quand  on  repare. 

Le  role  du  Yieux  Garcon  a  ^t^  joue  indignement  par 
le  sieur  Preville.  Mademoiselle  Gontat  ^  qui  fait  tous  les 
jours  de  nouveaux  progr^,  a  paru  charmante  dans  ce- 
lui  de  Sophie. 

La  Yieille  de  seize  ans,  romance  ^  par  M,  Groupelle. 

Sur  Tair  :  A  cet  affront  detnotu^nous  nous  attendre  ? 

Lise  h  quinze  ans  plut  et  fut  peu  cruelle ; 
Mais  Lise ,  h^las  I  fut  quitt^e  a  seize  ans. 
La  pauvre  enfant  alors ,  n'accusant  qu'elle , 
Grut  d'etre  airaaUe  avoir  passe  le  temps. 

Son  miroir  merae ,  a  ses  yeux  pleins  de  larmes  , 
We  montrait  plus  ni  beaut^ ,  ni  fratcbeur ; 

(i)GrouYeUe( Philippe* Antoine),  neen  1758,  mort  en  z8o6,  ^diteordes 
Letires  de  madame  de  Sdvigne  ,  Paris  ,  i8o5,  8  vol.  in-S*. 


r 


DEGEMBR£    1 782.  28 1 

Toute  charmaDte  elle  pleurait  ses  charmes , 
£t  eel  air  simple  exprimait  son  erreur : 

«  J'avais  quinze  ans  quand  tu  me  trouvais  belle , 
Un  an  d6truit  ma  beaut^ ,  ton  ardeur. 
Mon  Gceur,  helas!  t'aime  encore  infidele; 
Mais  k  seize  ans  peut-on  offrir  son  cceur? 

«  Tu  me  pressais;  quel  feu... !  quelle  tendresse... ! 
Mais  j*ai  seize  ans ;  adieu  tons  tes  d^sirs ! 
Du  doux  plaisir  je  sens  encor  I'ivresse ; 
Mais  j'ai  seize  ans ;  adieu  tous  tes  plaisirs ! 

«  Quoi !  vingt  printemps  que  toi-m6me  as  vusnaitre 
A  tous  les  yeuz  n'ont  fail  que  t'embellir  ! 
Moi,  j'ai  seize  ans,  je  n'ose  plus  parattre ; 
Un  an  d'amour  a  done  pu  me  vieillir ! 

M  Hier  Damon  j  qui  me  poursuit  sans  cesse , 
M'offrait  un  coeur  tout  pr^t  k  s*enflammer ; 
Allez ,  lai  dis^-je^*  allez  k  la  jeunesse : 
Moi ,  j'ai  seize  ans,  on  ne  doit  plus  m'aimer. 

«  Mais  non ,  cruel ,  reviens  a  ta  bergdre , 
Reviens  ,  pardonne  a  mes  seize  printemps ; 
S'il  faut  quinze  ans^  perfide,  pour  te  plaire  , 
Viens;  dans  tes  bras  j'aurai  toojours  quinze  ans*  » 


Charabe-Calembour  J  pour  la  file  dun  Nicolas^ 
aJttribuee  a  M.  de  Boufflers. 

11  a  fallu  y  mes  cbers  amis, 
Toujours  des  coqs  pour  coquer  uos  poulettcs , 
11  a  fallu  toujours  des  nids 
Pour  y  d^poser  leurs  petits. 


Ol8i  correspovdaifge  litteraire. 

Dc  tout  t^mps  lea  jennes  fillettes 
Tendent  des  lacs  ou  tou^  nos  coeurs  sontpns. 
£t  de  ces  nids ,  de  ces  coqs  ,  de  ces  lacs 

UAmomr  a  (wme  Nicolas. 


i*ita 


j^pigramme  de  M.  le  marquis  de  Ximines^  apres  atfoir 
lu  le  dernier  oiwrage  de  M.  Tahbe  de  Mably  sur  la 
Manij^re  b'egrire  l'Histoire. 

Appreiiez,  badauds,  apprenez 
Pourquoi  ce  niais  de  Voltaire 
Ne  vit  pas  au  bout  de  son  nez  : 
II  loua  Condillac  et  ne  lut  point  son  frerc. 


Madame  la  comtesse  de  Bussi  avait  proph(kise  a  la 
reine,  lors  de  sa  premise  grossesse,  un  Dauphin;  la 
prophetic  ne  se  v^rifia  pas,  et  la  reine  en  fit  faire  des 
reproches  au  joli  poete^  qui  s'excusa  ainsi : 

« 

Oiii ,  pour  fee  ^ourdie  a  vos  traits  je  me  livre ; 
Mais  si  ffia  proplietieii  manque  son  effet, 
II  faut  vousPavouer,  c'est  qu'en  ouvrant  mon  livte 
J'avais  pour  le  premier  ptis  le  sec6nd  feuillct. 


Toutes  les  Lettres  gahntes  du  chei>aUer  d*Her.,.  (i) 
valent-elles  le  billet  qu'on  vient  de  nous  confier  ?  II  est 
d'un  president  de  Cour  iwuveraine ,  et  sur  la  connais- 
sance  que  nous  avons  de  I'esprit  et  du  style  de  Fhomnie, 
nous  croyofis  poiuvoit  M  garatifh*  raathetiti^ife.  Notre 
president  entl^etiail  tnadenioiseUe  Di^orages ;  mais 
comme  il  ne  lui  donnait  que  quinze  louis  par  mois ,  il 
avait  fallu  consentir  qu'elle  en  recAt  trente  d'un  fermier- 
general  qui  partageait  avec  lui  I'honneur  de  ses  bonnes 

(i)  Par  Fontenelle. 


DEGEMBRE   i'jS2.  2  83 

graces.  Toutes  les  fois  que  le  financier  arrivait,  on  faisait 
dispamtre  notre  robia«  Un  soir ,  la  surprise  fut  81  im- 
prevae  qu  on  n  eat  que  le  <enips  He  le  catcher  tlerri^  le 
rideao  d'tine  feqetre  ou-verte;  I'appaitemetit  ^it  k  Ten- 
iresoly  0t  ckonnait  ear  nn  jardin  public  Notre  president 
ne  fiitpas  aussi  tranquille  daffs  sa  reli*aite  que  la  demoi- 
seHeTeik  desire;  €n  passant  detant  le  rideau,  elle  fai 
detacha  un  si  grand  coup  de  poing,  qii 'il  en  sauta  par  la 
fenltre.  Voicice  que  cet  amant  malbeureux  iui  ^crivitle 
lendemain. 

« Mademoistelk ,  le  coup  de  pioing  que  voius  m'aviez 
domie  bier  datis  tie  idos  iHs  liie  sort  ipoiiit  <de  la  t^e ;  je 
croift  que  j'eu  reslerai  boiteux.  Ainsi  trouvez  bon  que 
je  ne  vous  aime  plus ,  et  tie  soyez  point  surprise  si  je 
cesse  de  vott6  voir,  C'est  dans  ces  sentimens  que  je  se- 
rai toute  tna  vie  votre  tendre  et  fid^e  «roant  ie  presi- 
dent de  ***. » 


Le  zele  infatigable  des  Comediens  Italiens  vient 
d'eorichir  encore  leur  repertoire  de  deux  nouveautes^ 
r Indigent  (i),  drame  de  M.Mercier,  el  uinaximandre , 
petite  comedie,  en  un  acte  et  en  vers,  de  M.  Andrieux, 
donnee  le  vendredi  ao  de  ce  oiois-.  L^Indigent  est  im- 
prime  depuis  si  long-temjps  que  nous  nous  dispenserons 
den  faire  I'analyse;  ii  suffira  de  remarquer  que  celle 
piece,  malgre  tons  ses  defauts,  le  romanesque  de  sa  con- 
duite,  I'emphase  de  son  style  et  un  grand  nombre  de  de-* 
tails  de  mauvais  gout,  n'est  cependant  pas  sans  efFet  au 
theatre ;  on  y  trouve  des  situations  interessantes ,  une 
morale  sensible,  des  mots  d'ame  et  de  verite.  Le  role  du 

(i)  Represente  pour  la  premiere  fois  le  aa  iiov«ni)re.  (  iVoMr  ie  G^imm.) 


a84  CORRESPOND  ANGE  LITTER  AIRE  , 

Nolaire  est  tres-neuf  et  tr^s>beau ;  celui  du  jeune  Dulys 
a  ete  parfaitement  bien  rendu  par  le  sieur  Granger. 

jinaximandre  est  un  philosophe  amoureux  de  sa  pu- 
pille  et  honteux  de  TStre.  Apr^s  lui  avoir  arrache  son 
secret ,  on  lui  apprend  que ,  pour  se  faire  aimer ,  il  iaut 
devenir  plus  aimable,  acquerir  des  talens,  meme  ceux 
qui  passent  pour  frivoles,  et  en  consequence  on  lui  fait 
prendre  une  le^on  de  danse.  Cette  lecon  ne  suffit  pas. 
On  fait  intervenir  un  oracle  :  les  Dieux  ont  decide  qu'A- 
naximandre  ne  plairait  a  sa  pupille  qu'apr^s  avoir  sacri- 
fie  aux  Graces.  II  ob^it ,  et  soudain  il  se  fait  dans  toute 
sa  personne  un  si  grand  changement  qu'Aspasie,  c'est  le 
nom  de  sa  pupille  ^  le  meconnait.  II  profite  de  Tillusion 
pour  eprouver  son  coeur ;  il  voit  qu'elle  pr^fi^re  Anaii- 
mandre  a  tons  ses  rivaux.  Transport^  de  joie,  il  tombe 
a  ses  genouxy  se  fait  connaitre,  et  obtient  le  prix  de  la- 
mour  le  plus  tendre. 

Le  sujet  de  cette  bagatelle  n'a  pas  plus  de  vraisem* 
blance  que  d'int^ret  et  de  mouvement ;  mais  elle  n'en  a 
pas  moins  r^ussi,  grace  au  jeu  piquant  des  acteurs,  et 
surtout  du  sieur  Granger,*  qui  dbnne  au  role  du  philo- 
sophe amant  toutes  les  nuances  dont  il  pouvait  etre  sus- 
ceptible. Le  style  de  ce  petit  ouvrage  a  paru  d'ailleurs 
plein  de  grace ,  de  fraicheur  et  de  facility ;  c'est  le  pre- 
mier essai  dramatique  de  M .  Andrieux. 


VEspion  divaUsey  brochure  attribuee  peut-etre  fort 
mjustement  au  chevalier  de  Rutlige  (i),  auteur  de  h 
Quinzaine  anglaise;  avec  cette  epigraphe  :  FeUciter 
audcuc. 

(i)  Eq  effet  ce  volume ,  Londres,  178a  ,  in-So,  est  de  Baudouin  de  Guema- 
deuC)  ancien  maitre  des  requites. 


BECEMBRE     178a.  ^85 

Nous  ne  nous  serions  pas  permis  de  parler  de  cet  ou- 
vrage  de  tenebres ,  si  le  malheur  du  libraire  de  Neufcha- 
tel,  qui  a  eu  Fimprudeace  de  rimprimer,  et  qui ,  a  la 
requite  des  Puissances,  en  a  ete  grievement  puni^  ne 
lui  avait  pas  donn^  une  sorte  de  celebrite.  Cet  eclat,  con- 
signe  dans  plusieurs  papiers  publics ,  a  pu  contribuer  a 
le  faire  rechercher  dans  les  pays  Strangers ,  et  il  n'est 
peut-etre  pas  inutile  de  prevenir  I'impression  qu'y  pen- 
vent  faire  des  libelles  de  ce  genre ,  oil  quelques  v^rites, 
mSlees  plus  ou  moins  adroitement  aux  plus  grossiers 
meosongesy  en  aggravent  encore  I'atrocit^.  Qui  pourrait 
lire  sans  indignation  tout  ce  qui  conceme  la  mort  de 
madame  la  Dauphine?  On  y  livre  aux  soup^ons  de  la 
plus  infame  calomnie  un  ministre  aussi  connu  par  la 
franchise  et  la  gen^rosit^  de  son  caract^re  que  par  la  sou- 
plesse  et  la  legerete  de  son  esprit.  En  se  servant  avec  art 
de  quelques  gaucberies  du  docteur  Tronchin  et  de  quel- 
ques imprudences  de  Tabbe  Galiani ,  on  s^est  flatte  de 
donner  au  plus  horrible  roman  un  air  de  vraisemblance ; 
,  mais  il  n'y  a  que  des  lecteurs  imbeciles  a  qui  de  si  noirs 
artifices  puissent  encore  en  imposer.  Un  chapitre  moins 
revoltant,  et  qui  porte  mSme  un  assez  grand  caract^re 
de  verite,  du  moins  quant  au  fond,  c'est  I'histoire  de  la 
nomination  de  M.  de  Silhouette  a  la  place  de  controleur- 
general.  Entre  plusieurs  autres  distractions  de  Louis  XY^ 
ony  trouve  celle-ci :  Il  demanda  un  jour  a  Gradenigo, 
ambassadeur  de  Venise  \A  Venise^  combien  sont^ils  au 
Conseildes  Dix?  —  Sire j  quarante ,  repondit  lambas-* 

sadeur — -  T^  Roi  ne  fit  pas  plus  d'attention  a  la  re- 

ponse  qu'a  la  demande.  Ces  distractions,  qui  tenaient 
uniquement  a  la  timidite  de  son  caractere  et  a  Tembar- 
ras  que  lui  causait  toute  espece  de  representation ,  ne 


286  CORRESPOWDANCE    LITTER  AIRE, 

peuvent  faire  oablier  le&  mots  plema  ie  grace  et  de  finesse 
qui  lui  echappk^at. 

Le  chapitre  sur  I'^meute  de  1775,  a  I'occasion  de  la 
cherte  des  graias^  ne  contieDt  aucune  anecdote  interes- 
saute  et  fouruiille  des  plus  insignes  faussetes;  pour  en 
dooner  an  exemple,  nous  ne  citerons  que  ces  lignes  de 
la  fin:  «  Pour  la  petite  pi^ce ,  Pe^ay,  qui  detestait 
M.  Turgoty  determina  Thomas  a  donneir  son  ouvrage 
sur  les  bles^  et  Necker  le  fit  repandre  comme  en  etant 
Fauteur...  »  L'ouvrage  De  la  Legiskuion  et  du  Comr 
merce  des  grains  a  paru  quelques  mo\^  avant  I'emeute. 
M.  Thomas  etait  I'ami  particulier  de  tous  les  amis  de 
M.  Turgot.  II  faut  se  conqaitre  aussi  peu  eu  style  que 
Uauteur  de  ces  Memoires  pour  confondre  celui  de 
M.  Thomas  et  celui  de  M«  Meeker;  il  ne  faut  point  du 
tout  connaitre  ce  dernier  pour  penser  qn'il  voulut  jamais 
avouer  une  page  ni  de  M*  Thomas  ni  de  quelque  homme 
de  lettres  que  ce  puisse  etre. 

La  conversation  pretendue  de  M.  de  Maurepas  sur 
I'education  du  roi  n'a  rien  qui  reponde  a  Tinteret  du 
titre;  ce  sont  des  lieux,  communs,.  des  portraits  sans  ca- 
ractere,  et  qui  p'ont  pas  mime  la  sorte  d  esprit  que 
donnent  quelquefois  Taudace  et  la  malignite. 

La  Notice  his^orique  sur  les  inteadans  et  maitres  des 
requetes  n'est  qu'uo  catalogiie  d'injures.  Parmi  les  pieces 
fugitives  que  Tauteur  s'est  permis  d'inserer  dans  ce  re- 
cueil,  une  des  plus  impertinentes  est  sans  doute  I'epi* 
gramme  suivante  contre  le  marechal  de  Duras,  a  qui 
les  amis  de  Linguet  s'obstinent  toujours  d'attribuer  la 
plus  facheuse  de  ses  disgraces : 

Monsieur  le  Marechal ,  pourquoi  tanl  de  reserve? 
Quand  Linguet  le  prend  sur-  ee  ton , 


DECKMBRE   1782.  287 

Que  ne  le  fail«s-vous  inoiirirsoii»  la  b4ton  y 
Afin  qu'uoe  fois  il  vou&  serve. 

Moins  long,  moiDS  difFus^  00  eiit  tronve  le  conte  de  la 
mystification  de  r£cran  du  JtoisLSsez  plaisant  ( i ).  L'aven- 
ture  tr^s-ind^cente  et  tr^s-comique  du  juif  Peixotto  a 
pass^  constamment  pour  Stre  vraie;  mais  quel  interet 
peut-OQ  trouver  a  conserver  le  souvenir  de  pareilles 
ordures? 

Encore  one  fois,  si  Touvrage  avait  fait  moins  de  bruit, 
on  se  reprocherait  mSme  de  I'avoir  cit^. 

Histoire  de  la  Fie  priuee  des  FraYigais  depuis  Vorigine 
de  la  Nation  Jusqu'a  nos  jours ,  par  M.  Le  Grand 
d'Auasy,  auteur  des  Fabliaux  ou  Contes  du  douzieme 
et  du  treizieme  siecle^  traduits  ou  extraits  d'apr^s 
divers  manuscrits  du  temps,  etc.  Trois  volumes  in-8% 
avec  cetle  epigraphe  : 

Si  quid  novisti  rectius  istis , 
Gaodidus  irapcrti ;  si  non,  hU  utere  inecum. 

• 

L'ouvrage,  dont  ces  trois  gros  volumes  ne  sont  que  le 
commencement,  sera  divise  en  quatre  parties.  La  pre- 
miere traile  de  la  nourriture;  c'est  celle  que  nous  avons 
l*honneur  de  vous  annoucer.  La  seconde  traitera  du  loge- 
ment,  la  troisieme  des  habillemens,  la  quatrieme  des 
divertissemeus  ou  jeux.  L'auteur  a  senti  lui-m^me  qu'a 
]  aspect  de  ce  qu'a  fourni  le  seul  article  de  la  nourriture, 
on  pourrait  Stre  effray^  d'avance  de  la  multitude  de 
volumes  que  pourraient  produire  les  parties  suivantes; 
mais  il  a  Fattentiou  de  nous  rassurer  en  nous  pr^venant 
que  cette  premiere  partie  est  seule  aussi  aboudante  que 

(i)  L'auteur  de  I'Espion  devalise  fait  a  tort  joiier  par  un  ^traoger  le  r61e  du 
Mystifie :  on  sail  que  ce  fiit  Poinsciiiet  qui  !e  i*emplit. 


!l88  CORRESPOlirDANGE    LITTERAIRE, 

les  trois  autres  ensemble;  quelque  consolante  que  soit 
cette  attention  de  M.  Le  Grand  pour  ses  lectenrs,  elle 
ne  saurait  faire  oublier  tons  les  details  fastidieux  dont 
cette  premiere  partic  est  surcharg^e.  On  a  bien  tache  de 
la  semer  d'anecdotes ,  de  rapprochemens  curieux ,  de 
digressions  interessantes;  mais  il  n'en  faut  pas  moius  une 
patience  pen  commune  pour  suivre  une  lecture  dont  le 
fouds  est  par  lui-mSme  si  froid  et  si  minutieux.  Des 
sujets  de  ce  genre  ne  sauraient  Hre  approfondis  avec 
int^ret;  et  quelque  peine  qu'on  ait  prise  poiir  y  reussir, 
le  public  vous  en  sait  toujours  peu  de  gre;  ce  sont  des 
objets  dont  il  ne  faut  donner  que  la  fleur,  au  risque  de 
laisser  ignorer  a  jamais  la  fatigue ,  les  soins  qu'il  en  a 
coute  pour  decouvrir  cette  fleur  et  pour  en  oler  toutes 
les  epines.  C'est  au  gout  seul  a  faire  de  bonnes  compi- 
lations ;  et  quel  est  I'homme  de  gout  qui  ait  le  courage 
d'entreprendre  les  recherches  ennuyeuses  que  cette  es- 
pece  de  travail  exige  ? 

M .  Le  Grand  se  loue  fort,  dans  sa  preface ,  des  secours 
que  lui  a  procures  M.  le  marquis  de  Paulmy;  mais  il  ne 
dissimule  pas  que  depuis  un  certain  temps  il  a  eu  beau- 
coup  a  s'en  plaindre,  et  laisse  meme  entendre  assezclai- 
rement  que  ce  prolecteur  litteraire  n'a  pas  dedaigne  de 
s'approprier  une  grande  partie  de  son  travail  dans  ses 
Melanges  tires  cfune  grande  Bibliotheque.  II  n'est  pas 
fort  ais^  de  juger  une  pareille  querelle,  el  il  ipiporte 
sans  doute  assez  peu  a  la  posterity  de  savoir  au  juste 
comment  la  decider. 


Memoir e  sur  le  passage  du  Nord,  qui  contient  aussi 
des  reflexions  sur  les  glaces;  par  le  due  de  Croy.  Bro- 
chure in-4*.  On  ne  vit  peut-etre  jamstis  autant  de  dues  et 


de  pairs  occiipes  d'arts  et  de  coniiaissances  utiles  que 
Qoiis  poUrrions  en  compter  dans  ce  momeDt,  et  le  bon 
abbe  de  Saint-Pierre  aurait  fort  mauvaise  grace  a  dire 
aujioiird'hui  qu  il  etait  encore  a  chercher  quel  usage  ou 
pourrait  tirer  en  France  des  dues  et  des  marrons  dlnde. 
Le  Memoire  de  M.  le  due  de  Croy  renfertne  beaucoup 
dc  reflexions  irnportantes  et  curieuses  siir  les.  difS^rentes 
especes  de  glaces  et  sur  leur  formation ,  sUr  la  cause  du 
plus  grand  froid  et  de  la  plus  grands  quantite  de  glace 
vers  lie  pole  isud  que  vers  le  pole  nbrd.  L'Acad^mie  des 
Sciences  semble  avoii*  addpte  son  opinion  isur  ce  passage, 
cherche  avec  taut  d'bpini&trete  par  les  plus  fameux  na- 
vigateurs;  cette  opinion  se  reduit  a  ceci :  Si  ce  passage 
pair  le  Nord  existe,  il  n'est  pas  assez  libre  pour  etre  pra- 
ticable,  et  ne  sera  jamais  daucune  ulilite  ni  pour  le 
commerce  ni  pour  la  navigation.  Cest  un  resultat  dont 
iifaut  lire  les  preuves  dans  le  Memoire  niem^;  elles 
y  sent  developp^es  d'une  maniere  si  concise,  qu'il  serait 
a  peu  pres  impossible  d'en  faire  Fextrait  sans  copier  tout 
Touvrage. 


Recueil  de  Pieces  int6ressantes  pour  sewir  a  VHistoire 
des  regnes  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XI F.  Un  volume 
in- 1 2  9  avec  plasieurs  portraits  assez  soigneusement 
graves ,  par  I^e  Bert ,  sur  les  dessins  de  Dugourc.  L  edi- 
teur  de  ce  Recueil  est  M,  de  La  Borde,  ancien  valet  de 
chambre  du  roi ,  auteur  de  plusieurs  opera  et  de  XEssai 
sur  VHistoire  de  la  Musique.  On  y  voit  toutes  les  pieces 
du  proces  de  Henri  de  Talleyrand,  comte  de  Chalais, 
decapite  en  1626.  Ces  pieces,  copiees  d'aprfes  les  tilres 
originaux  conserves  dans  la  bibliotheque  de  M.  le  mare- 
chal  de  Richelieu ,  peuvent  servir  a  eclaircir  quelques 

Tom.  XI.  19 


} 


aOO  CORRESPOWDAWCE  LiTT£RAlK£y 

points  d^histoire  assez  interessans.  On  y  trouve,  par 
exemple,  la  preuve  ^vidente  que  le  marechal  d'Ornano 
mourut  de  maladie  dans  sa  prison  de  Vincennes,  et  nou 
pas  de  poison ,  ainsi  que  presque  tons  les  historieos  le 
laissent  soup^onner. 

I^  lettre  de  Marion  de  Lorme,  qui  termine  ce  Recueil, 
est  une  espece  de  roman  historique,  dont  I'objet  prin- 
cipal est  de  rendre  vraisemblable  TaneGdote  rapportee 
dans  YEssai  sur  THistoire  de  laMusique^  qui  fait  vivre 
cette  femme  c^lebre,  nee,  comuie  Ton  sait,  le  5  mars 
1606,  jusqu'au  5  Janvier  i74i«  Ce  qu'il  y  a  de  certain, 
c'est  qu'a  cette  derniere  epoque  mourut  une  femme  ex- 
tr^mement  ag^e  qui  portait  le  mSme  nom  de  famille  que 
Marion  de  Lorme,  et  qui  se  souvenait,  disait-elle,  d'avoir 
vu  le  cardinal  de  Richelieu  et  la  cour  de  Louis  XIII : 
sans  secours,  sans  parens^  ellene  subsislait  plus  quedes 
aumones  de  la  paroisse.  Ces  faits  sont  attestes  d'une  ma- 
niere  assez  authentique  par  son  extrait  mortuaire  leve  a 
Saint-Paul ,  et  par  le  temoignage  de  plusieurs  personnes 
qui  Tout  vue  dans  les  dernieres  annees  de  sa  vie. 


JANviEH  1783.  aqi 


JANVIER. 


Paris,  jMTier  1783. 

La.  pi^e  de  vers  suivante^  dont  il  court  des  copies  ma- 
nuscrites,  est  certainement  d'un  auteur  exerce;  mais  elle 
excite  la  curiosite  autant  par  la  licence  des  id^s  que  par 
le  talent  qui  s'y  fait  remarquer. 

Ls$  p^haois.  , 

L'autre  munde,  ZelmiSy  est  un  moude  inconnu 

Ou  s^egare  nptre  pens^e. 
D'y  voyager  sans  fruil  la  mienne  s'esl  lassee; 

Pour  tottjours  j^en  suis  revenu. 

J'ai  vu  dans  ce  pays  des  fables     . 
Les  divers  paradis  qu'imagina  I'erreurt 

II  en  est  bieii  peu  d'agreables ; 
Aucun  n*a  satisfait  mon  esprit  et  mon  coeur. 

Voiis  mourez,  nous  dli  Pytbagore; 
Mais  sous  un  autre  nom  vous  renaissez  eucore  , 
fit  ce  globe  k  jamais  est  par  vous  habite. 
Crois-4u  nous  consoler  par  ce  tris^e  mensonge  y 
Pbilosopbe  imprudent  et  jadis  trop  vante? 
Dans  un  nouvel  ennui  ta  fable  nous  repiooge. 
Mens  a  notre  avanUige,  ou  dis  la  v^rit^. 

Gelui-R  mentit  avec  grace 
Qui  crea  I'Elys^e  et  les  eaux  du  L^tb^. 

Mais  dans  cet  asile  encbant^ 
Pourquoi  l^iioiou^  beureux  n'a--t^l  pas  une  place,? 
Aux  douoes  volupt^s  pourquoi  Ta^-t-on  ferm6  ? 
Du  caliue  e|  du  rcpos  quelquefois  on  se  lasse; 
On  oe  so  lasse.point  d'aimer  et  d'etre  aime. 


292  CORRESPOWDAHCE    LlTTfiRAIRE, 

Lje  Dieu  de  la  Scandioavie  , 

Odin  ,  pour  plaire  a  ses  guerriers , 

Leur  protnettait  dans  Tautre  vie 
Des  armes,  des  combats  et  de  noiiveaux  laarters. 
Attache  d^s  reufance  aux  drapcaux  de  Bellone , 
J'honore  la  valeur,  a  d'Estaing  j'applaudis; 

Mais  je  pense  qu'eii  paradis 

On  ne  doit  plus  tuer  personne. 

Un  autre  espoir  s^duit  le  N^gre  infortun^ 
Qa'uu  marchand  arracka  des  deserts  de  I'Afriqne. 

Gourb^  sous  uu  joug  dcspotique , 
Dans  un  long  esclavage  il  languit  enchatn^, 
Mais  quand  la  niort  propice  a  fini  ses  miserts , 
II  revole  jojeux  au  pays  de  ses  p^res  ^ 
Et  cet  beureux  retour  est  suivi  d'un  repas. 
Pour  moi,  vivant  oa  mort ,  jc  reste  sur  vos  pas» 

Non,  Zelmis,  apr^s  mon  trepas, 
Je  ne  chercberai  point  les  bords  qui  m'ont  vu  nattre  : 

Mon  paradis  ne  saurait  etre. 

Aux  lieux  ou  vous  ne  serez  pas. 

Jadis  au  milieu  des  nnages 
L'habitant  de  TEcosse  avait  plac^  le  sreu. 
II  donnait  k  son  gre  le  calme  ou  les  or  ages ; 
Des  morteh  vertneux  il  chcrchait  I'entretien. 

Entour^  de  vapeurs  brillantes , 

Convert  d'une  robe  d'azur  ^ 
11  aimait  k  glisser  sous  le  ciel  le  plus  pur , 
Et  se  monlrait  souvent  sous  des  formes  riantes. 

Ce  passe-tcmps  est  asscz  doux; 

Mais  de  ces  sjlpbes,  entre  nous, 

Je  ne  veux  point  grossir  le  nombre. 
J'ai  qnelque  repugnance  a  n'dtre  plus  qu*une  ombre ; 
Une  ombre  est  peu  de  chose ,  et  les  corps  valent  mieux ', 
Gardons-les.  Mahomet  eut  grand  soin  de  nous  dire 
Que  dans  son  paradis  on  entrait  avec  eur. 


j/kirvjER  1783.  293 

Des  houm  c*<;strfaeureax empire; 

La  ,  les  9ttraitfl  sont  immorlels ;  - 
Heb^  n'y  vieillit  point;  la  Iwlle  Cylher^e , 
D'ttn  koinraage  plus  doux  constamnieDt  honor^e, 
Y  prodigue  aux  elus  des  plaisirs  ^ternels. 
Mais  je  voudrais  j  voir  an  matire  que  j'adore , 
L' Amour >  qui  donne  seul  un  charme  a  nos  d^sirs, 
L' Amour  9  qui  donne  seul  de  la  grace  aux  plaisirs. 
Pour  le  rendre  parfait,  j'y  cooduirais  encore 

La>  tranquille  et  pure  Amitie,  • 
£t  d'un  Goeur  trop  sensible  elle  aurait  la  moitie. 

Asile  d'une  paix  profonde , 
€e  lieu  serait  alorsle  plus  beau  des  sejours; 

£t  ce  paradis  des  Amours , 
Si  vons  v^Ktliez,  Zelmis,  on  I'aurait  en  ^e  raonde* 


La  CRiBATioir^  poeme  en  sept  chants j  calomnieusement 
attribu6  au  chevalier  de  Boufflers, 

De  la  Creation  je  chante  les  merveilles , 
Sujet  neuf;  ^coutez,  ouvrez  bien  les  oreilles. 

PREMIER   CHANT. 

Rien  u'^tait;  les  brouillards  se  coupaient  au  couteau. 
L'Esprit  d'un  pied  Icger  etait  port^  sur  I'cati. 
II  dit :  Je  n'j  yois  goutte.....  ,  et  crea  la  lumiere. 
Aussitot  nuit ,  joiirn^e ,  et  ce  fut  la  premiere. 

SECOND   CHANT. 

II  place  au  ciel  les  eaux  qui  tomberent  soudain  , 
£t  des  le  second  jour  la  pluie  alia  son  train. 

TROISIEME   CHANT. 

Une  mer  se  rassembleen  depit  des  lagunesy 
La  terre  produisit;  ce  jour  Cut  pour  les  prunes. 

QUATRIEME  <:BANT, 

Mais  il  convient  encor  regler  cbaque  saison  , 
Et  d'un  mot  le  soleil  vint  dorer  Thorizon. 


)■''* 


294  CORRESPQICPANCE  LITTERAIRE, 

Bientot  las  d'allumer  sa  lampe  sur  la  brune , 
Le  quatri^me  jour  il  fit  naitre  la  lane. 

CINQUI^ME   CHANT. 

BieD,  tr^biea^  dtt  TEsprit,  ce  que  j'ai  fait  e»l  bon ; 
Mais  il  nous  manqiie  encpr  volatille  et  poisson* 
Peuplez^vous ,  terre  et  mer ;  que  mattre  oorbeao  perebe ! 
£t  le  cinquieme  jour  I'Eternel  fit  la  perche. 

SIXII^ME  CHANT. 

-    Eb  quoi !  les  animaux  n*aufa jent-il$  p^s  ie  loi  ? 
Non ,  noD  ,  pour  les  manget  croons  un  petit  roi. 
Faisonft  semblable  k  nous  ce  jeuue  geutilbomnie. 
II  fit  ce  souverain ;  c'est  tous  ,  c'est  moi ,  c'edt  l*bomme. 
Quoi ,  I'homme  seal?  Ob  non ;  de  sa  cdte  il  lui  fit 
De  quoi  le  divertir  et  le  jour  et  la  nuit. 
Allez  vous  faire,  allez,  lui  dit-il,  sans  remise. 
Et  depuis  ses  eiifans  j  vont  sans  qu'on  Icur  dise, 

SEPTlilME  CHANT. 

C'est  ainsi  qu' en  six  jours  Tunivers  fnt  b4cU , 
S'enfila  de  soi-mdme  et  sjb  trouva  regl^; 
£t  I'Esprit  en  repos,  toujours,  toujours  le  m^me, 
Gomme  dit  Beauiuarcbais  ,  ne  St  rien  le  ^eptidpie. 


Trks'humbles  remontrances  du  Fidkle  Berger^  confiseur 
rue  des  Lombards^  a  M.  le  vicomte  de  Sdgur,  qui 
avait  em^ojri  a  toutes  les  Dames  de  sa  sociSti  des  pas- 
tilles avec  des  devises  de  sa  composition ;  par  M.  le 
comtede  Thiard, 


0  vous  dont  la  muse  Mg^re , 
L'enjouement,  la  grace  et  )e  ton  , 
Gueillent  les  roses  de  Cjtb^re 
Et  les  lauriers  de  I'H^licon; 
Vous,  qui  de&  amans  infid^les 
Presentez  k  toutes  les  belles 
Et  les  cbarroes  et  le  danger , 


JANVIER    1783.  tigS 

Avez-vous  besoin  de  volor  , 

S^gur ,  poar  vous  faire  aimer  d'elles, 

Les  fonda  du  Fiddle  Berger? 

Que  deviendron  Imes  friandises , 
Mes  petits  coeurs  et  mes  bonbons  f  ' 
Qui  brisera  mes  macarotis 
Pour  y  ehercber  quelques  deviaes ? 
Assure ,  pour  le  nouvel  an  , 
De  Messieurs  de  TAcad^mie , 
J*avais  epuise  leur  genie, 
£t  j'en  etais  assez  content. 
Mais  pres  de  vous  quel  autcur  briile? 
Vous  possedet  assur^metit 
Plus  d'esprtt  et  plus  d^  lalent 
Qu'il  n'en  tient  dans  nne  pusiille. 
Eotre  nous  autrcs  confiseurs , 
Nous  Savons  ce  que  sur  les  ames 
Peuvent  produire  les  douceurs ; 
Si  done  une  des  nobles  dames 
Que  vous  peigncz  si  jolimenty 
S'dehauiknt  a  vos  douces  flammes, 
Vous  nceorde  uo  heurctix  memeni , 
Sougez  au  didomroagement 
Que  vous  devez  ^  ma  boufique  , 
£1  donnez-moi  voire  pratique 
Pour  le  bapteme  ct  pour  I'epfant. 

II  ay  a  point  eu  d'ctrennes,  cette  annee^  dont  on  ait 
plus  parle  que  de  cclles  que  M .  le  due  de  Penthievre 
a  envoyees  a  mademoiselle  d'Orleans  sa  petite- fille.  En 
voici  riiistoire :  Apres  avoir  daigne  parcourir  elle-mSme 
tous  nos  grands  magasins  de  joujoux,  Son  Altesse  s'^tait 
d^cidee  enfin  pour  un  beau  petit  palais  qui  a  tous  egards 
semblait  meriter  la  preference.  L'id^e  en  etait  neuve,  la 
structure  aussi  elegante  qu'ingenieuse  :  grace  au  jeu  d'un 


2t^C}  CORRESPOKDAlfCE    LITTER  A  IRE, 

ressprt  facile  a  mouvoir,  toutes  les  fenetres  du  palais 
s'oavraient  Tune  apres  Tautre^  et  Tony  voyait  paraitre  je 
ne  sais  combien  de  poupe^  les  plas  aimables  du  monde. 
Ce  jouJQu,  porte  a  la  petite  Princesse  au  couvent  de 
Belle-Cfaasse,  devint  bientot  I'objet  de  radmiration  de 
toutes  les  religieuses  rassembl^es  pour  le  voir;  une  des 
plus  jeunes  professes  surtout  ne  se  lassait  point  de  le 
contempler;  a  force  d'en  examiner  tons  les  details,  d'en 
essayer  tous  les  ressorts,  elle  aper^oit  enfin  un  petit  bou- 
ton  secret  auquel  on  ne  s'etait  point  encore  avise  de 
toucher;  son  doigt  le  presse  avec  vivacite :  Jesus-Marie! 
quelle  etrange  surprise!  toutes  les  poupees  qui  sVtaient 
montr^s  jusqu'alors  disparaissent,  et  sont  remplacees 
aussilot  par  les  figures  les  plus  piquantes  de  I'Aretin.  Le 
scandale  fiit  grand  sans  doutepour  toute  la  communaute; 
mais  on  assure  que  la  piete  meme  de  madame  la  Gou- 
vernante-Gouverneur  ( i )  ne  put  s'empecher  de  sourire  en 
yoyant  de  quelles  mains  le  diable  avait  ose  se  servir  pour 
jouer  un  pareil  tour.  Le  marchand  de  joujoux  a  ete 
censure  commc  il  m^tait  de  Tctre;  mais  il  a  proteste 
de  son  innocence,  et  quelque  irapertinentequ'ait  ^te  I'a- 
venture,  il  a  ^t^  bien  prouvc  que  le  hasard  en  avait  fait 
lui  seul  tous  les  fr£|is. 

Isabelle  et  Fernandy  com^die  en  trpis  actes,  en  vers, 
roSl^e  d'ariettes,  paroles  de  M.  Fort,  secretaire  de  M.  le 
due  de  Fron^ac,  musique  de  M.  Champein,  a  ete  repre- 
sent^  pour  la  premiere  fois ,  $ur  le  Theatre  Italieo  y  le 
jeudi  9.  I^  fonds  de  cette  petite  comedie  est  tir^  dNme 
piice  de  Calderon,  intitulee  VAhade  de  Ze\m6a.  Od  ne 
^aurait  blamer  M.  Fort  d'en  avoir  adouci  Fatrocile.  Que 

(1)  Madame  de  Gen1i#. 


JANVIER'  1 783.  ag-j 

Isabelle  ne  ^oit  point  viol^e  comme  clans  la  piece  espa- 
gnple,  que  son  ravisseur  ne  soic  point  Strangle  par  TAl- 
cade,  le  p^re  m^me  de  la  jeune  personne,  a  la  bonne 
hcure,  TOpera-Comique  se  passe  fort  bien  de  ces  grands 
evenemens;  mais  ce  que  le  po^te  fran<^ais  a  juge  a 
prq)os  d'y  substituer  ne  produit  aucune  situation  attar 
chante :  an  premier  acte ,  on  ne  s'interesse  que  faible- 
ment  aux  amours  d'Isabelle  et  de  Fernand;  on  les  oublie 
m  second;  on  n'en  est  guare  plus^occupe  au  troisieme. 
Le  projet  de  I'ofBcier,  qui,  ne  pouvs^nt  voir  Isabelle  ni 
s'en  faire  aimer,  se  deqide,  par  les  couseils  de  son  valet, 
a  Tenlever,  est  si  froid  qu'il  n'inquiete  personne,  et  Ton 
sait  a  peine  Texecution  de  ce  triste  projet  qu'on  est  aussi- 
tot  rassure  sur  les  suites.  Le  peu  de  mouvement  qu'il  y 
a  dans  la  piece  vient  des  roles  accessoires,  et  principale- 
ment  de  celni  du  fils  de  I'Alcade,  jeuqie  homme  qui  porte 
pour  la  premiere  fois  Thabit  de  soldat,  et  qui  veut  abso- 
lument  se  baltrecontre  le  ravisseur  de  sa  sceur.  Ce  role, 
qui  ressemble  beaucoup  a  celui  de  Lindor  dans  Heu- 
reusement,  a  ete  fort  bien  rendu  par  mademoiselle  Du- 
fayel.  II  y  a  quelques  couplets  agreables  dans  le  role  de 
lasuivante,  chante3  par  madame  Dugazon;  ils  ont  ^te 
fort  applaudis  el  meritaient  de  Tetre.  La  musique  de  cet 
op^ra  est^  comme  toutes  les  compositions  de  M.  Cham^ 
pein,  surchargee  d^accompagnemens,  pau  vre  d'idees,  riche 
denotes,  et  par  consequent  d'une  brillante  monotonia 


VElectre  de  M.  de  Rochefort,  le  traducteur  d'Homere, 
est  une  imitation  ou  plutot  une  traduction  de  VElectre 
de  Sophocle  :  ceite  Traduction,  comme  celle  qu'il  a  faite 
d'Homere,  est  gauche  et  sfeche.  Les  Comediens  avaient 
refuse  la  piece ;  ils  ont  re^u  I'ordre  de  la  jouer  sur  le 


^9^  CORRESPOND AKCE    LITTJRAIRE, 

theatre  de  la  cour;  elle  y  a  ete  representee  ^  ces  jours 
derniersy  avec  des  choeurs  de  la  composition  de  M.  Gos- 
see  3  la  tragedie  et  les  cboeurs  ont  tellement  ennuy^ ,  que 
les  Com^diens  ont  obtenu  sans  peine  de  leurs  superieurs 
la  permission  de  ne  point  la  donner  a  Paris.  On  nous 
pardonnera  de  ne  pas  nous  etendre  da  vantage  sur  une 
production  dont  le  succ^s  a  et^  si  bien  decide. 

I  I  >  I   III 

Un  etranger  avait  demande  pourquoi  de  madame 
Graig  et  de  ses  deux  sceurs  on  n'en  voyait  jamais  que 
deux  a  la  fois  dans  les  bals  et  les  assemblies  de  Philadel- 
phie;  M.  le  chevalier  de  Chastellux  lui  fit  la  r^ponse 
suivante : 

Les  Trois  Graces  du  noui^eau  Monde  j  conte. 

On  sait  asset  qiiand  et  comment 

Le  Dieu  qui  lanee  le  tonneire, 

Un  jour  quM  n'avait  rieo  a  faire , 

Pour  tromper  soa  d^soeuvremeot, 

S'avisa  de  creer  la  terre . 

Trois  soeurs  en  furent  Tornement ;      ,    . 

Ces  aimables  soeurs  soot  les  Graces. 

C'est  pr^s  d'elles,  c*est  sur  leurs  traces 

Qu'on  Yoit  les  Jeax  et  les  Plaisirs , 

Et  les  Amomrs  ct  les  Desirs , 

Et  la  vive  et  tendre  Saillie , 

Et  le  timtde  Sentiment , 

Et  le  Caprice  et  I'Enjoiiment : 

Enfin  sur  la  terre  embellie 

De  tout  ce  qui  platt  dans  la  vie 

Elles  offrent  I'assortiment 

Sur  la  terre !  non ,  c'est  trop  dire  : 
II  faut  savoir  que  leur  empire 
A  I'aDcien  Monde  etait  borne. 
De  vasles  mers  environne , 


JANVIBR   1763.  1299 

1 

Separe  de  DOtre  hemisphere, 

A  ra£Preux  oubli  condamne, 

Enfant  neglige  de  sa  m^re , 

Aax  yeux  du  Dieu  qui  nous  ^claire 

Ce  monde-ci  n'etait  pas  ni* 

Son  heure  vint :  heure  propice , 

Heure  favorable  auz  humains , ' 

Qui ,  preparant  d'heureux  destins  y 

Da  Giel  altesta  la  justice.  ** 

Bientot  il  fut  de'termine 

Par  les  dieux  et  par  les  dresses 

Qu'ils  prodigueraient  leurs  largetseg 

A  ce  continent  fortuned, 

Qu'il  parut  beau  dans  sa  jeunea^e  I 

Gloire,  force,  grandeur,  riche^se, 

Que  manquait-il  k  sou  bouheur? 

Les  Graces c'eai  bien  quelque  chose. 

Mais  quoi !  sans  le'gitinie  cauae 
Pourait-on  ayec  quelque  honneur 
D^pouiller  I'ancien  possesseur  ? 
Le  vieux  Monde  est  opinijitre : 
Aurait-il  c^de  sans  humeur 
Ges  deltas  qu'il  idoUtre? 
Le  partage  m^me  en  ce  cas 
£iit  ete  chose  difficile ; 
A  la  cour,  aux  champs^  a  la  ville 
II  faut  qu'elles  portent  leurs  pas. 
Arbitres  de  nos  destinees , 
Otant  ou  donnant  les  appas, 
EUes  sont  tant  importunees, 
Qu'^  parcourir  tons  les  Etats 
Leur  pied  legcr  ne  sufiit  pas.... 
\ous  que  I'Amerique  interesse, 
Dans  le  souci  qui  vous  oppresse , 
Gomptez  sur  la  bonte  des  dieux : 
G'est  k  celui  de  la  teudresse 
Qu'elle  devra  des  jours  heureux. 


i 


3oO  CORRESPOIfDANGE    LITTER  AIRE  , 

Chanson  sur  le  PrintempSyparM.  de  Cerutti. 

Le  printempSy  ma  Glycere, 
Vient  ranimer  ces  lieux  pour  nous ; 
Profitons ,  ma  berg^re , 
D'uii  moment  si  doux. 
A  sa  premiere  anrore 
Le  ciel  semble  dtre  encore ; 
Sur  le  monde  enchant^ 
Descend  la  beaule 
Et  la  volupt^. 
L'Amour  les  suit  ^ 
Son  flambeau  luit , 
£t  tout  se  reproduit. 
L'habitant  du  hameau 
Aeprend  son  chalumeau  ; 
Le  faune  dans  les  bois 
Fait  retentir  sa  voix. 
D'un  antre  profond 
L'ecbo  r^pond 
Et  Finterrompt. 

Les  torrens^  des  montagnes 
Cessent  d'inondcr  nos  travaux; 
Le  fleuTe  des  campagnes 
Roule  en  paix  ses  flots. 
Le  cristal  des  Fontaines 
Se  divise  en  nos  plaines. 
II  partage  aux  vallons 
Ses  fer tiles  dons, 
Ses  germes  f^conds. 
Vers  nos  s^jours 
Par  cent  detours 
L'art  dirige  leur  cours. 
Nos  jeunes  arbrisseaux 
S'abrt'uvent  de  leurseau^. 


JANVIER  1783.  3o 

Le  roi  de  la  fordl, 
Le  vieux  chdne  renait , 
Sa  seve  revit. 
Son  froDt  verdit 
£t  rajcunh. 

Pares  de  leur  feuillage , 
Ornes  de  flcurs ,  de  fruits  naissans , 
JNos  vergers  sont  I'lmage 

De  nos  jeunes  ans. 
Aux  jeux  de  rc^p^rance 
lis  montrent  I'abondance ; 
Entnur^s  de  soutieus , 

Exempts  de  liens, 

lis  versent  leurs  biens. 
Lear  liberty 
Fait  leur  beaute 
Et  leur  fi6condite. 
Dans  nos  bois  k  I'^cart 
Le  sauvageon  sans  art , 
Pour  le  pauvre  des  champs 
Prepare  ses  pr^sens. 


u4  bon  Chat  bon  But^Jable  allegorique. 

Un  chat  brillant{i)y  pour  augmenter  son  lustre, 
Tout  pres  d'un  rat  qui  n'etait  pas  trop  rustre 

(i)  Pour  deviner  ce  mauvais  calembour,  il  faut  savoir  que  M.  Moreton  de 
Chabrillant,  capitaine  en  survivance  des  gardes  de  Monsieur,  pique  de  ne  plu» 
trouver  de  place  au  balcon  le  jour  de  Touverture  de  la  nouvelle  salle ,  s*avisa 
fort  loal-a-propos  de  disputer  la  sienne  a  un  honndte  procureur.  Gelui-ci , 
maitre  Pemot ,  ne  voulut  jamais  desemparer.  —  Yous  prenez  ma  place.  —  Je 
garde  la  miebne.  —  Et  qui  4tes-vous?  —  Je  suis  monsieur  Six  francs...  (c'esl 
lepriz  de  ces  places).  —  £t  puis  des  mots  plus  vifs,  des  injures,  des  coups  de 
coude.  Le  comte  de  Ghabrinant  poussa  I'indiscretion  au  point  de  trailer  le 
pauvre  robin  de  voleur,  el  prit  enfin  sur  lui  d'ordonner  au  sergent  de  service 
de  s*assurer  de  sa  personne  et  de  le  conduire  au  corps-de-garde.  Maiire  Peroot 
s'j  rendit  avec  beaucoup  de  dignite ,  et  n'en  sortit  que  pour  aller  deposer  sa 


3o2  GORRESPONDANCE    Li;tT£RAIR£, 

Se  rengorgeait,  se  l^chait,  miaulait, 
Faisait  gros  dos  y  dressait  et  queue  et  griffe's  ; 
Nod  de  ces  rats  rongeant  froinage  et  lait , 
Et  qu'^  bon  droit  on  appelle  escogriffes , 
Mais  de  ces  rats  qui  sont  fort  peu  rongeurs  j 
Tels  que  Ton  voit  d'honn^tes  procureurs. 
Le  rat ,  craignant  la  patte  meurtri^re 
De  ce  gros  chat  fanfaron  de  gouttidre , 
Pour  se  sauver  se  tapit  dans  un  coin. 
Pour  Ten  tirer  on  redouble  de  soin  , 
On  Ten  arracbe ,  on  le  tratne  en  rati<^re , 
On  I'y  retient ,  malgr^  les  plus  grands  cris  ^ 
On  le  maltraite  y  et  voil&  la  matidre 
D'un  grand  proems  juge  par  tout  Paris. 
Le  rat  sera  maintenu  dans  sa  place , 

Et  le  matou  ,  par  un  vilain  verni, 

De  chat  brillant  devientun  chat  terni. 

plainte  chez  un  commissaire.  Le  redoutable  corps  doat  il  a  I'honneur  d'^irt 
membre  n*a  jamais  voulu  conseiitir  qu*il  8*en  desistat.  L'affaire  vieat  d'etre 
jugee  au  Parlement  M.  de  Ghabrillant  a  itiooadamDe  itoos  iesdepens,  i 
faire  riparalion  au  procureur,  k  lui  payer  deux  milie  ecus  de  dommages  et  io- 
tMts,  applicables  de  son  oonsentement  aux  pauvres  prisonniers  de  la  Gonder. 
gerie ;  de  plus  il  est  enjoint  tr^-expMsseme&t  audit  oomte  de  ne  plus  preteita- 
des  ordres  du  Roi  pour  troubler  le  spectacle ,  etc.  Cette  aventure  a  Cut  beta- 
coup  de  bruit,  il  s  y  est  m^l^  de  grands  interns :  toute  la  robe  a  cm  etre  io- 
sult^  dans  Toutragefait  k  ud  faomme  de  sa  livrfo ;  le  Parlemeat,  qai  preteod  t 
la  grande  police ,  n*a  pas  kik  fAche  d'avoir  k  juger  une  affaire  de  ce  geare.  Ce- 
peudant  on  a  voulu  iviter  la  question  qui  pouvait  s*ele?er,  dans  cette  circoo- 
stance ,  sur  les  druits  respectifs  de  la  Cour  et  du  marshal  de  Biron ,  charge, 
en  qualite  de  commandant  du  raiment  des  Gardes ,  de  veiller  a  la  sil^rete  des 
spectacles ;  on  a  seuti  aussi  quels  minagemeus  Tou  de?ait  a  un  homme  attach^ 
aussi  parliculierement  au  frere  du  roi.  Toutes  ces  considerations  ont  determioe 
les  formes  de  Tarr^t  dont  on  vient  de  reodre  compte.  M.  de  Ghabrillant,  p  r 
laire  oublier  son  aTcnture,  est  alle  chercher  des  lauriers  au  camp  de  Saint- 
Roch.  II  ne  pouvait  mieux  faire ,  a-t-on  dit ;  car  on  ne  peut  douter  de  son  ra' 
lent  pour  emporter  les  places  de  haute  lutte.  (  Note  de  Grimm, ) 


J 


JANVIER  1783.  3o3 

Fers  de  M.  h  comte  de  Tressan. 

AUX  V1EILLA.RDS    MES    CONTEBIPORAmS. 

Les  fleurs  Douvellement  ^closes 

Ont  encor  pour  moi  des  appas. 
£loigaez  ces  cypres ,  apporiez*uioi  des  roses , 

Disait  le  vieiilard  Pbiletas. 

Ghers  enfans ,  conduisez  roes  pas 
Aux  treilles  de  Bacchus,  aux  rives  dn  Permesse, 

Et  m^me  aux  bosquets  de  Papbos. 

La  vieillesse  n'est  qu*un  repos... 
Mais...  i\  faut  I'animer...  les jeux  de  la  jeuiiesse » 

Ses  plaisirs ,  ses  rians  propps 
Emousseront  pour  moi  le  ciseau  d'Atropos, 

Je  jouirai  d'un  jour  de  file ; 
Des  lilas  de  Terop^ ,  des  pampres  de  Naxos 

On  J  conroDuera  ma  t^te. 
Vieillards!  iiijez  les  soucis,  les  pavots ; 
Chantez  Bacchus ,  1' Amour  et  le  dieu  de  Deios  ; 
Sachez  que  sur  le  Temps  et  sa  faux  qui  s*apprete 
Ud  jour  heureux  de  plus  est  un  jour  de  conquete 

£t  le  prix  des  plus  longs  travaux. 


Tout  le  monde  sait  que  la  maison  de  Rohan  a  pre- 
tendu  deputs  long-temps  au  litre  de  maison  souveraine. 
On  parlait  devant  madame  la  duchesse  de  Grammont  de 
la  banqueroute  efFroyable  de  M.  le  prince  de  Guemene, 
banqueroute  qui  parait  surpasser  en  effet  et  I'audace  et 
les  ressources  des  plus  riches  et  des  plus  illustres  par- 
ticuliers  de  TEurope.  «  II  faut  esperer,  dit  madame  de 
Grammont,  que  c'est  Ik  du  moins  la  derniere  pretention 
de  la  maison  de  Rohan  a  la  souverainet^. » 


Madame  la   princesse  de  Guemene,  en  quittant  la 


3o4  CORRESPOM^DA  lYCE   LITXiRAJRE, 

cour,  et  en  recevant  les  adieux  de  sa  belle-fille^  madame 
la  duchesse  de  Montbazon ,  lui  dit :  cc  Je  me  flatte  que, 
malgr^  cet  evenement,  vous  n'en  serez  pas  mbins  heu* 
reuse  du  nom  que  vous  portez.  —  Nod^  Madame,  si 
'M.  de  Montbazon  est  un  honn6te  homme.  » — ^G'est  elle 
qui ,  ayant  appris  que  les  diainans  ^t  les  bijoux  qui  lui 
avaient  et6  donnes  le  jour  de  son  mariage  n'etaient  pas 
encore  pay^s ,  les  a  rendus  tons  au  marchand  qui  ies 
avail  fournis,  en  lui  promettant  de  le  dedonunager  de 
la  perte  que  ces  effets  pouvaient  avoir  eprouvee . . .  Et 
c'est  une  jeune  femme  de  dix-huit  ans  qui  s'est  impost 
elle-m£me  ce  genereux  sacrifice ! 


Le  GHARDOirirERET  ET  L  AlGLE , 

Fable  attribute  a  M.  !•  due  de  Niveraois. 

II  VOUS  souvient  de  cette  bonne  dame 

Qui  perdit  son  chardonneret  (l); 
Pas  si  bonne  pourtant  puisqu'elle  renchainail, 
Etqu'un  ardent  courroux  s*enipara  de  son  aine; 
Car  je  n'ai  raconte  que  la  moitie  du  fait : 

Voici  la  suite.  On  vint  lui  dire 

Ge  qu'avait  r^pondu  I'oiseau  : 
Que  d'un  joug  si  pe'nible  ^chappe  bien  et  beaii , 
II  ne  voulait  jamais  rentrer  sous  son  empire. 

Alors  la  dame  bors  de  sens , 

De  batons  fait  armer  ses  gens, 
Et  des  cbardoonerets  jure  la  perte  cutiere. 

Elle-meme  prend  une  pierre 
£t  court  les  assaillir  dans  I'^paisseur  d'un  bois , 
Ou  I'oiseau ,  trop  long*temps  prive  de  tons  les  droits 

De  I'amour  et  de  la  nature , 
Etait  fdt^'des  siens  qu'avait  mis  aux  abois 

Une  captivity  si  dure. 

(0  Voir  la  fable  du  Cliardcruierei  en  liherte^  precedemment  p.  i85. 


JANVIER  I  783.  3o5 

La  dame  avec  ses  geoi^ij  retourna  vingt  fois ; 
Viagt  fois  le  peuple  ail^  se  moqua  d'eux  et  d'elle ; 
Quelqnes  ilids  cependant ,  atteinis  par  la  crnelle , 

P^rirent  avec  les  pelits. 
Ge  dernier  trait ,  helas !  passe  toiitie  crb jance ; 

Mais  je  Tai  lu  dans  maints  ecrits. 
Femme  denatur^e !  attaquer  jasqu'aux  nids , 
D'un  innocent  amour  douce  et  frele  esp^rancc ! 
Ab !  le  Ciel  te  regarde ,  il  saura  t'en  punir. 
Le  Gicl  cut  en  efiPet  borreur  de  cette  guerre , 
Oil  des  milliers  d'oiseaux  avaient  tant  k  souffrir. 
L'Aigle ,  a  qui  Jupiter  a  remis  son  tonnerre , 

Descend  vite  les  secourir. 
L'Aigle  sauve  a  jamais  et  nids  et  pdre  et  ni^re  j 
Enfin  tout  le  pays ,  domiciles  et  gens 

Que  d^solait  une  m^gdre. 
Et  Ton  ose  douter  qu'ils  soient  reconnaissans ! 

On  connatt  mal  leur  caractdre; 


Guimardy  ou  VArt  de  la  Danse  pantomime  y  poeme  ^ 
par  M.  Duplain.  Cest  un  veritable  amphigouri  y  un  ainas 
de  termes  techniques,  de  melaphores  d^plac^s,  d'idees 
et  d'images  ^galement  vagues,  le  tout  divise  en  cinq 
cadres  ou  en  cinq  tableaux.  Yoici  peut-Stre  les  vers  les 
moins  ridicules  du  poeme,  et  qui  pourront  cependant 
en  donner  quelque  id^e. 

Amour ,  ^i  de  ces  jeux ,  interpretes  des  tiens , 
j'ai  dignement  chante  les  imp^rieux  riens , 
Ma  muse  ne  demande  a  ton  aile  legdre 
Que  de  graver  ces  vers  au  temple  du  Mystere. 
Pour  qui  chante  ses  pas,  les  rig,  la  volupt^^ 
Un  souris  de  Guimard  vaut  Timmortalit^; 


Altnanach  des  Muses  y  ou  Choix  de  Poesies  fugi- 

Tom.  XI.  ao  . 


3o6  CORRESPOITDANCE  LITTIOIAIRE, 

tiifes^  de  1782.  MM.  Imbert,  (teParny,  Berquin^  sout 
a  peu  pr^  les  seuls  noms  d^ja  connus  qu'on  retrouve 
dans  ce  recueil;  on  y  voit  en  revanche  une  liste  fort 
nombreuse  de  noms  tout  nouveaux ;  cette  foule  de  poetes 
einpressee  d'eclore  chaque  annee^  au  lieu  de  nous  don- 
ner  de  graades  esperances,  pourrait  bien  prouver  seule- 
ment  et  combien  la  poesie  est  aujourd'hui  un  metier  fa- 
cile 9  et  combien  sont  rares  les  g^nies  capables  encore 
die  se  distinguer  dans  un  metier  devenu  si  commun. 


£piGRAMMEy  par  M.  le  marquis  de ,  sur  Robbiy 

auteur  d*un  poeme  sur  la  Religion  chreiienne^  et  d*un 
autre  sur  la  F..,.,. 

L'Hoimne-Dieu  but  jusqu'a  la  lie 
Le  caiice  de  la  douleur; 
C'est  sa  derni^re  ignominie 
D'aProtr  Robb^  pour  dcfenaeur  (t). 

(i)Les  Mimoires  secret*  (sftBOtembre  1769)  donaent  aiDsi  cette  rpi- 
gramme : 

Tu  croyai*  ,  6  diTio  Saiiveur .' 
Avoir  bu  jusques  a  la  lie 
Le  calict  de  la  donleiur  : 
II  mancjuaita  toa  infamie 
D'avoir  Robbe  pour  defensear. 

Les  deux  poemes  doDt  parle  Grimm  circuIaieDt  alort  manuscrits.  Apres 
avoir  ete  libertin  et  crapuleux  a  I'exces ,  Robbe  deviul  janseniste  et  codvuI- 
sioDnaire.  Le  poeme  dont  la  religion  chretieune  lui  fournit  le  8ujet,est  inti- 
tule: Les  Fictimes  du  despotisme  episcopal;  il  ne  vit  le  jour  qu'en  1793, 
in-8**  de  X19  pages.  Quant  a  Tautre  po^me  h  Toccasion  duquel  on  disait  que 
Tauteur  etait  plein  de  Bon  sujet ,  le  GouvememenC  fit  tine  pension  a  Robbe 
pour  qu'il  le  briilit,  ainsi  que  ses  autres  eorits  obtoeaes.  Robbe  I'a  fait  reli- 
gieosement ;  mais  il  savait  ses  ouvrages  par  cceur  et  les  r^itait  a  qui  voulail 
les  entendre.  (  Note  de  M,  beuchot, ) 


JANVIER    1783.  307 

CoirrE. 

Un  petit  dttc ,  nil  petit  avorton , 
Bouffi  d'orgtieil  et  du  plus  mauvais  ton , 
Fait  an  mepm  et  fte  riant  du  bl4me, 
Se  preparait  non  pas  k  rendre  Fame 
(Od  ne  rend  paste  qn'on  n^a  jamais  eu  ); 
Sans  plus  de  phrase^  il  se  croyait  perdu. 
Prive  de  force ,  epuise  de  d^bauche , 
Ge  mannequin ,  cette  fragile  ^bauche , 
Allait  partir  bien  cousu  dans  un  sac ;  « 

( Ge  mot  est  mis  pour  rimer  h  Fronsac.  ) 
Lors  deux  rivaux  du  grand  dieu  d'Epidaure  ^ 
Dont  le  talent  m^rite  qu'on  Thonore, 
Viennent  soudain ,  quoique  appeUs  bien  tard  ^ 
En  le  sauvant  prouver  Tabus  de  I'art. 
Les  deux  amis «  heureux  de  leur  victoire  ^ 
Modestenient  s'en  renvojaient  la  gloire. 
Dans  ce  moment ,  du  fond  de  ses  rideaux 
Le  due  encore  etendu  sur  le  dos , 
Glapit  ces  mots,  injure  sotte  et  vaine  : 
u  Bravo !  docteurs ,  voiU  du  La  Fontaine. 
Les  deux  baudets  qui ,  se  faisant  valoir , 
Ont  tour  a  tour  re^u  de  I'encensoir... 
—  Bien,  dit  Bartbes,  je  goiite  cette  fable; 
Mais  j'aime  encor  I'histoire  veritable 
De  ce  dauphin  ,  qui  voyant  un  vaisseau 
Non  loin  du  port  disparaitre  dans  I'eau , 
Vint  sur  son  dos,  k  I'instant  du  naufrage, 
Sauver  lui  seul  presque  tout  I'equipage. 

A  terre  il  porta  ce  qu'il  put ; 

M#me  un  singe  en  cette  occurrence , 

Profitant  de  la  ressemb lance, 

Lui  peosa  devoir  son  saint. 

Mais  le  dauphin  tournant  la  t^te , 

Et  le  magot  consider^  , 


3o8  COR  RESPOND  ANC£    LITTERAIRE, 

II  s'aper^oit  qu'il  q'h  tire 
Du  fond  deft  eaux  rien  qu'une  bete. 
Tl  Vj  replonge  et  va  trouver 
Quelque  homme  a6n  de  le  sauver.  » 
Les  deux  docteurs ,  aprds  cette  aventure , 
Livrent  le  due  aux  soins  de  la  nature , 
Qui  le  sanva  par  I'unique  raison 
Qu'elle  fait  naitre  eu  la  m^me  saison 
L*aigle  et  I'aspicy  les  fleurs  et  le  poison  (i). 


Apr^s  les  pertes  irreparables  que  notre  Ittt^rature  a 
failes  depuisrquelques  annees^  il  n'en  est  presque  aucune 
qui  puisse  nous  paraitre  indifT^^rente ;  nous  croyons  ce- 
pendant  devoir  nous  borner  a  ne  donner  ici  qu'une  no- 
tice tr^s-abregee  des  hommes  de  lettres  qui  nous  ont 
encore  ele  enleves  dans  le  cours  de  I'annee  derni^re. 

Jean-Baptiste  Bourguignon-^d'Anville,  premier  geo- 
graphe  du  Roi,  de  I'Academie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres,  de  la  Societe  des  Antiquaires  de  Londres,  ad- 
joint geographe  de  TAcad^miie  des  Sciences ,  ne  a  Paris 
le  1 1  juillet  1697,  inort  le  a8  Janvier  1782. 

Il  posseda  bien  plus  I'erudition  de  la  geographie  qu'il 
n'en  possedait  la  science;  il  savait  pen  de  geometrie^ 
encore  moins  d'astronomie ;  c'est  principalement  a  la 
lecture  des  auteurs  grecs  et  romains  qu'il  dut  la  plus 
grande  partie  de  ses  decouvertes.  Les  difFerentes  cartes 
qu'il  nous  a  donnees  de  I'ltalie  et  de  la  Gr^ce  sent  autant 

(i)  Quelque  impertinent  que  soit  ce  conte,  8*il  VeAt  ete  moins,  il  aurail 
bien  mieux  rempli  Tintention  de  Fauteur.  Yoici  fanecdote  veritable  qui  en  a 
fourni  le  sujet.  M.  le  due  de  Fronsac,  entendant  tes  deux  m^ecins,  MM.  Lorri 
et  Barthes,  se  renvoyer  modestement  Tun  k  Tautre  la  gloire  desa  gueriaon^ 
leur  cria  du  fond  desesrideaux :  Athim  atinumfiicat,  ▲  cette  plate  grossierele 
M.  Barthes  repondit  simplement,  mais  avec  la  maciti  de  ton  pkjs  :  Laissez- 
nousfaire ,  M,  le  due ,  nous  vous  frottermu  a  voire  tour,  (  JNote  de  Grimm. ) 


■ 

JANVIER    1783.  Sog 

de  chefs-d'ceuvre  d'exactilude  et  de  precision.  II  avail 
rassembl^  une  immense  collection  de  cartes ;  le  roi  en 
fit  Tacquisition,  il  y  a  quelques  annees ,  en  lui  en  laissant 
h  jouissance  le  reste  de  sa  vie.  Le  soin  de  mettre  cette 
collection  en  ordre  a  ete  le  dernier  de  ses  travaux.  Quoi- 
que  son  caractere  fiit  modeste  et  doux,  il  supportait 
avec  peine  la  plus  l^gere  contradiction  sur  Tobjet  dont 
il  s'etait  ocoipe  uaiquement  depuis  sa  plus  tendre  jeu- 
nesse;  mais  on  sent  qu'un  amour-propre  ainsi  concentre 
ne  devait  pas  trouver  souvent  I'occasion  ni  de  blesser 
lesautres,  ni  d'en  &\re  blesse  lui-m^me. 


^ 


Joseph-Honor^  Remi,  avocat  au  Parlement,  ne  le  2 
oclobre  lySS,  mort  le  11  juillet  178a. 

Les  premieres  productions  de  Tabbe  Remi,  son  Cos- 
mopolism€j  ses  Jours  pour  servir  de  correctifaux  Nuits 
if  Young y  son  Code  des  Frangais,  sont  enti^rement  ou- 
hliees ;  son  J^loge  de  FSnMon  n'obtint  qu'un  accessit  en 
1773;  celui  de  Colbert  une  mention  honorable;  V£loge 
du  chancelierde  VHopital,  couronne  par  I'Academie 
Fran^aise  en  1777,  nemeritait  guferemieux  le  prix;  mais 
la  censure  qu'en  fit  la  Faculte  de  Th^ologie  lui  donna 
quelque  c^lebrit^.  C'etait  un  homme  instruit  et  labo- 
rieux.  II  a  travaill^  long-temps  au  Mercure  de  France^ 
au  Repertoire  universel  de  Jurisprudence  de  M.  Guyot  ^ 
et  il  avait  ete  charge,  en  dernier  lieu,  de  la  redaction 
du  Dictionn^iire  de  Jurisprudence  de  la  nouvelle  Ency^ 

clopedie  methodiqu^, 

* 

Gabriel-Framjois  Coyer,  ne  a  Baume-les-Dames  eu 
Franche-Comte ,  le  18  novembre  1707,  mort  le  18  juil- 
let 1782. 


3lQ  GORRESPONDANCE     UTTER  AIR£, 

L'abbe  Coyer  avait  fait  ses  etudes  chez  le$  Jiesiiiles ;  il 
quitta  cette  Gompagaie  en  1736,  apres  y  avoir  passe 
huit  ans.  Ses  Bagatelles  morales  y  ses  DUsertalims  sur 
le  vieux  mot  Patrie,  la  Noblesse  commerpante,  k  ro- 
mao  de  Chinki,  lui  doon^rent  quelques  momens  de 
vogue.  Sa  Vie  de  Jean  Sqbieski  n'eut  pas  les  nii^aaEes 
succes.  Ses  Voyages  d'ltaUey  d'AngUterre  et  de  HoU 
lande  ne  soot  que  de  fastidieuses  coinpilati(N%s ;  e'est  la 
critique  de  aoi3  mioeurs  et  surtout  de  la  frivolile  qui  a 
fburui  le  fonds  de  ses  meilleurs  ecrits ,  et  ce  censeur  amer 
de  la  frivolite  nationale  n'a  fait  cependant  lui-mSme  que 
des  iivres  tres-frivoles.  Les  premiers  parurent  du  moins 
Merits  avec  une  sorte  de  l^g^ret^ ;  mais  cette  I^geret^ 
n'etait  point  du  tout  le  caract^re  naturel  de  son  esprit ; 
sa  conversation  fut  toujours  pesante  et  penible,  et  ses 
derniers  ouvrages  ressen^blent  beaucoup  trop  k  sa  con- 
versation. 

Jacques  de  Vaucanson ,  de  TAcademie  roy^le  des 
Sciences,  mort  a  Paris  le  2a  novenibre  ij&t^. 

Ses  Automates )  et  nommement.  son  eelebre  Fluteur, 
lui  assurent  la  reputation  d'un  des  plus  iagenieux  me- 
caoiciens  denotre  si^cle.;  et  ces  prodiges  ne  furent  en 
quelquci  sorte  que  les  jeux  de  son  exifance.  II  a  £|it  une 
applicatioB  plus  utile  et  de  ses  counaissances  et  de  sou 
genie  dans  la  eonstruction  des  moulins  etablis  par  lui  a 
Aubenas  et  aMleurs,  pour  simplifier  la  d^pense  de  la 
main-d'oeuvre  et  perfectionner  la  preparation  des  organ- 
sins.  On  sait  qu'il  avait  encore  invent^  un  metier  avec 
lequel  un  enfant  pouvait  executer  nos  plus  belles  etoffes 
dci  L}!on ,  et  que  les  ouvriers  de  cette  ville  se  revolterent 
|orsc|u'ils  en  vircnt  I'exp^rience,  trop  economique  pour 


JAMVIEIl    1783.  3!  I 

leurs  iot^rets.  Nous  tirons  cette  anecdote  d'uae  lettre  de 
madame  de  Meyni^res  aux  auteurs  du  Journal  de  Paris. 

Boutet  de  Monvel ,  re^u  parmi  les  Com^dieos  du  Roi 
eo  1770 ,  mort  a  Stockholm  (i) ,  age  d'eaviroa  trente-* 
huit  ans ,  vers  la  Gn  de  Tanuee  derniere. 

U  eut  des  succes  et  eomme  acteur  et  comme  auteur  ; 
son  talent,  ainsi  que  ses  ouvrages^  manquait  absolumeni 
(le  force  et  d'energie;  mais  il  y  suppleait  avec  un  arl 
pleio  de  chaleur  et  de  fiaesse.  II  avait  fort  biea  etudie 
le  theatre,  et  sentait  vivement  tout  ce  qui  pouvait  faire 
(le  I'efFet.  Ses  Trois  Fermiers  sont  remplis  de  tableaux 
charinans.  Il  j  a  d'heweux  defaila  dan$^rj4marUBourru. 
Quelque  horrible  que  sovt  le  aujet  de  sa  Clementine ,  ce 
(Irame  n  en  est  pas  moins  d'une  conception  asses  thM- 
trale.  Le  roman  da  Fredegonde  est  de  toutes  ses  pro- 
ductions la  plus  iosipide  et  la  plus  triste.  Son  ame  ne 
semblait  pas  faite  pour  Les  vices  qu'on  Ini  reprocfae ,  et 
(ette  ame  meritaiL  d'habiter  un  corps  plus  raisoanabie. 


Sur  le  Bonheur  des  Sols ,  brochure  in-  r  6 ,  de  Tinipri- 
inerie  de  Didot  (2). 

II  y  a  pres  de  dix  ans  que  cet  ecrit  a  ete  insere  dans 
nos  feuilles;  c'est,.  c*omme  Ton  sak,  un  des  premiers  es^ 
sais  d'une  plume  qui  depuis  merita  I'admiration  de  r£u- 
rope,  et  peut-etre  un  prtx  plus  dou3^ encore,  reternelle 
reconnaissance  d'une  Nation  frivole  et  leg^e ,  mais  ai- 
inable  et  sensible.  Apres  avoir  lu  cet  ingenieux  badinage, 
on  pourra  dire  sans  doute  : 

(i)  Ce£aux,bpuild«  l»tt<irtd«  MaqtcI  s^etait-repfaKttt  alort,  et  dura  quel- 
que temps.  (  Note  de  la  prpm^re  e'dition  ).  —  Monvel  n'est  mort  qju'en  x  8 1 1 . 
Il  etait  membre  de  la  quatrieme  classe  de  rinstitut. 

(a)  Par  Necker. 


3ia  GORRESPONDANGE    LITTER A.IRE^ 

^  Qui  sic  jocatur,  tract^ntem  ut  seria  vincat, 
Sena  quum  faciei  y  die ,  rogo ,  quantus  erit  ? 

Ce  petit  ouvrage  a  ili  entieremeut  defigur^  dans  les  ^di-. 
tions  qui  en  ont  paru  en  Allemagne ;  celle-ci  est  la  seule 
qui  ait  ete  faite  sur  une  copie  parfaitement  cpnforme  a 
Toriginal ;  mais  on  ne  s'est  permis  d^en  tirer  qu'une  cia- 
quantaine  d'exemplaires.  Comment  aurait-on  risqu^  de 
la  rendre  publique  ?  Le  titre  seul  de  la  brochure  n'eut-il 
pas  suffi  pour  donner  de  I'ombrage  aux  ennemis  de  I'au- 
teur  ? 


Depuis  loug-^temps  il  n'y  a  guire  eu  de  trag^die  nou- 
yelle,  dans  le  nombre  mSme  de  celles  qui  prouvaient  le 
plus  de  talent ,  qui  ne  servtt  a  confirmer  une  observation 
qu'on  a  pu  se  rappeler  plus  d'une  fois  en  parcourant  nos 
diff(^rens  theatres ;  e'est  que  le  ccrcle  de  combinaisons 
dont  notre  systime  dramatique  parait  susceptible  est  in- 
finiment  bom^,  que  les  ressources  en  sont  ^puisees,  et 
quMl  est  peut-Stre  impossible  au  g^nie  mSme  d'obtenir 
encore  aujourd'hui  quelques  succ^s  dans  cette  carriere , 
sans  s'y  frayer  des  routes  absolument  nou velles.  Si  M •  Du- 
cis,  guid^  par  Sophocle,  I'avait  d^j^  tent^  assez  heu- 
reusement  dans  son  OEdipe  chez  Admete  y  appuy^  sur 
Shakspeare  y  il  vient  de  I'entreprendre  avec  plus  de 
hardiesse  encore  dans  son  Roi  Liar.  Quelle  id^e  en  effet 
plus  extraordinaire  quecelle  d'oser  presenter  sur  la  scene 
fran^aise  le  tableau  d^un  roi  depouill^  par  ses  propres 
enfans ,  et  que  ses  malheurs  et  son  desespoir  (Hit  rendu 
tour  a  tour  imbecile  et  furieux!  Quelques  reproches 
qu'on  puisse  faire  d'ailleurs  au  plan  et  a  la  conduite  de 
rpuvrage,  pour  m^riter  notre  admiration  ne  serait-ce 


JANVIER  1783.  3l3 

point  assez  d'etre  parvenu  a  nous  interesser  par  un  ta- 
bleau si  neuf ,  si  hasarde  sans  doute ,  mais  tout  a  la  ibis 
si  vrai ,  si  profond^ment  tragique  ?  Un  tel  jugement 
pourrait  £tre  mal  justifie  par  I'analyse  de  ce  singulier 
ouvrage ;  mais,  en  montrant  la  pi^ce  depouiilee  de  Til-- 
losion  qui  peut  seule  en  faire  supporter  les  invraisem- 
blances,  les  disparates,  les  absurdites  meme,  nous  nous 
efforcerons  cependant  de  donner  une  idee  de  Timpression 
qu'elle  nous  a  paru  faire,  malgr^  tant  de  d^fauts,  sur 
tous  les  coeurs,  sur  toutes  les  imaginations  sensibles. 

Gette  tragedie,  donnee  h  la  cour,  le  jeudi  16,  a  ^t^ 
repr^eutee,  pour  la  premiere  fois,  a  Paris,  le  lundi  ao. 
La  scene ,  au  premier  acte ,  est  dans  un  cMteau  du  due 
de  Comouailles.  M.  Ducis  a  rejete  dans  Tavant-scene 
tout  ce  qui  tient  a  Taction  principale  du  premier  acte  de 
la  pi^ce  anglaise.  Le  roi  Lear  a  d^ja  partag^  son  royaume 
entre  ses  deux  fiUes,  Volnerille  et  R^gane.  La  premiere 
est  mariee  au  due  d'Albanie ;  la  seconde  au  due  de  Cor- 
nouailles ;  la  troisifeme ,  qu^il  a  d^h^ritee ,  n'^pouse 
point,  comme  dans  Shakspeare,  le  roi  de  France;  per- 
secut^e  par  son  p^re  et  par  ses  soeurs ,  elle  n'a  d'autre 
asile  que  la  cabane  d'un  vieux  ermite,  habitant  la 
forSt  voisine  du  chateau  ou  le  due  de  Cornouailles  est 
venu  s'etablir  avec  le  due  d'Albanie ,  pour  observer  de 
plus  pres  le  mouvement  des  rebeiles,  rassembl^s,  dit<on, 
dans  cette  contree  pour  favoriser  I'invasion  dont  Ulrich, 
roi  de  Danemark ,  menace  leurs  Etats.  Get  Ulrich  est 
r^poux  que  Lear  destinait  a  sa  fiUe  Elmonde.  On  lui  fit 
craindre  les  suites  dangereuses  que  cet  hymen  pourrait 
avoir  pour  le  repos  de  I'Angleterre ;  et  le  projet  de  cet 
hym^nee.ne  fut  pas  plus  tot  rompu,  qu  on  accusa  Elmonde 
d 'avoir  conserve  avec  ce  prince  des  relations  secretes  et 


3x4  CORRESPONDANCB  LITTERAIRE, 

peirfides.  C'est  cette  calotnnie  qui  servit  de  pretexte  a 
Texil  de  la  princesse,  et  qui  fut  la  cause  de  tous  ses 
xualheups. 

On  ne  reproche  point  a  M.  Ducis  d'avoir  suppose  tous 
ces  ev^nemens  anterieura  a  ractiou  du  poeme;  oa  lui 
re^proche  encore  moins  d'avoir  chercb^  a  dpnner  a  lla- 
justice  de  Lear  envers  Elmoi^de  un  motif  moins  frivole 
et  moius  pueril ;  mais  ce  qu'on  a  de  la  peine  a  lui  par- 
donner ,  c'est  I'embarras  d'une  exposition  qui  j  sans  un 
degre  d'attention  peu  coinmun ,  ne  saurait  Itre  enten- 
due ,  et  qui ,  suivie  meme  avec  cetCe  grande  atteation , 
ii'en  parait  encore  a  beaucoup  d'egards  m  plus  claire,  ni 
plus  iut^esaaute. 

II  serai  t  sans  dou  te  tres-inut  ile  de  faire  observet?  combien 
le  denouement  est  rooianesque  et  force ;  combien.  la  con- 
cittiteg^nerale  del'ouvrageest  vicieuse;  combien  les  difFe- 
renles  parties  en  soni  mal  liees.  La  piece  de  Sbakspeare, 
chargee  d'episodes,  infimmen  t  plus  compliquee,  infiniment 
plu$ extra vagante encore^  est  cepeodant plus  claireelphis 
suivie.  Si ,  dans  cette  singuli^ere  production ,  tout  ce  qui 
exigeait  de  Tesprit  et  du  jugement  a  paru  aussi  mal  exe- 
cute que  mal  eon9U ,  il  faut  avouet*  aussi  que  presque 
tout  ce  qui  ne  supposait  que  du  genie,  de  la  sensibilite, 
et  cet  instinct  dramatique  dont  la  reflexion  ne  saurait 
atteindre  les  suUimes  elans,  est  fort  au<lessus  de  tout 
ce  que  nous  avions  vu  depuis  long-temps  au  theatre. 
jM.  Ducis  ne  sait  point  combin/er  un  plan ;  il  ignore  Tart 
fi'enchaiiier  heoreusement  toutes  les  circonstances  qui 
peu  vent  constituer  une  action  interessante  et  vraie;mais 
son  talent  s'est  fait  des  ressources  independantes  de  cet 
<irt ;  il  lies  a  ferouveesdans  une  sensibilite  doutre,  vive et 
profonde.  S'il  dispose  mal  les  evenemens  de  la  scene,  il 


.'^ 


JkNVlEK  1783.  3l5 

ea prepare  adaiirablemeot  bleu  les  impressions;  lespec* 
Meur  se  trouve  entralne  comme  malgr^  lui  a  reeevoir 
ceiles  qu'il  veut  lui  faire  eprouver;  et  ce  secret,  M.  Du- 
els nereut*il  appris  que  de  son  proprecceur,  vaut  l>ien 
totts  ceux  d'Aristote  et  de  Fabbe  d'Aabignac.  Les  plus 
belles  scenes  du  second ,  du  troisieme  et  d<»  qiiatrieme 
actes,  pour  dtre  indiquees  dans  Shakspeare,  n^en  sont 
pas  moins  a  lui ;  les  developpemens  de  la  de^rniere  lui 
appartiennent  pour  ainsi  dire  en  entier,  et  sont  sans 
doute  une  des  conceptions  les  plus  originates  qu'on  ait 
jamais  hasardees  sur  la  scene  frau^aise. 

II  n'y  a  que  deux  roles  dans  cette  pi^ce  :  celui  de  Lear 
etd'Eltnonde,  ou ,  pour  mieux  dire,  il  n'y  en  a  qu'un, 
c'est  le  premier,  et  celui -Iri  est  rendu  par  le  sieur  Bri- 
zard  d'une  maniere  etonuante ;  le  caractere  de  sa  voix  si 
ooble  et  si  naturelle,  la  simplicite  de  sou  jeu,  sa  belle 
tete  et  ses  beaux  cheveux  blancs ,  tout  contribue  a  en 
augmenter  Tinterdt,  a  conserver  meme  aux  traits  les 
plus  naifs  je  ne  sais  quoi  d'auguste  et  d'imposant.  Ma- 
dame Vestris ,  qui  joue  le  role  d*Elmonde,  nous  a  paru 
&ire  surtout  un  grand  effet  dans  la  derniere  scene  du 
troisieme  acte. 

La  piece  a  eu  beaucoup  de  succes  a  la  ville  et  a  la 
cour.  On  a  demande  I'auteur,  mais  sans  trop  d'empres- 
sement,  le  dernier  acte  ayant  moins  reussi  que  les  au- 
tres;  Tauteur  a  cependant  eu  la  faiblesse  de  paraitre ,  et 
meme  au  moment  ou  personoe  ne  soogeait  plus  a  lui;  car 
I'acteur  charge  d'annoncer  la  seconde  representation  de  la 
piece  venait  d'apprendre  au  public  que  la  paix  etait  si- 
giiee. 

Pour  ajouter  au  ridicule  d'une  presentation  que  Fusage 
a  deja  &i[  fort  avilie,  le  sieur  Dugazon  en  a  fait  la  parodi^ 


3l6  GORRESPON DANCE    LITTERAIRE, 

dans  la  petite  piece ;  il  y  avait  ajoute  un  impromptu  de 
sa  fa^on  sur  la  paix.  Le  parterre  Tayant  applaudi,  et  eo 
ayant  aussi  demand^  Tauteur,  il  se  retira  bien  vite  dans 
la  coulisse ,  et  reparut  aussitot  appuye  sur  un  de  ses  ca- 
marades,  avec  tous  les  lazzis  d'un  auteur  modeste  et  con- 
fu$  de  sa  gloire. 


Impromptu  de  M.  Imhert  a  M.  Mole. 

Dieu !  quel  mot  encbanteur  a  frappc  nos  oreilles ! 
Notre  roi  nous  apprend  qu'il  nous  donne  la  paix 
Aux  lieux  ou  le  genie  etale  ses  merveilles; 
Ainsi  I'humanite  declare  ses  bienfaits. 
Mais  sans  vouloir  ici  par  un  jaloux  langage 
Offenser  le  genie  et  fletrir  ses  attraits , 

Mole  ,  tu  ne  nous  vins  jamais 

Annoncer  un  si  bel  ouvrage. 


Cx)uplet  de  M.  Lemierre  a  madame  la  comtesse  de  Mau- 
peouy  qui  vient  de  gagner  unproces  qu'elle  apait  Hi 
menacee  deperdre. 

Votre  adresse  peu  commune 
Vient  de  fixer  votre  sort; 
Du  droit  et  de  la  fortune 
Les  Graces  ont  fait  I'accord. 
€'est  vers  vous  que  Tb^mis  pencbe ; 
Ge  succds  n'est  pas  nouveau  ; 
Vous  avez  dans  votre  mancbe 
Tout  ce  qui  porte  bandeau. 


L' Academic  Fran^aise,  dans  son  assemblee  du  1 6  Jan- 
vier, a  donn^  aux  Conversations  d'^milie,  de  madame 


JANVIER  1783.  317 

d'Epmay^  le  prix  d'utilite  fonde  par  le  citoyen  anoiiyme 
doQt  tout  le  monde  salt  le  noro ,  M.  de  Monthyon,  chan- 
celier  de  M.  le  comte  d'Artois.  Differens  ouvrages  avaient 
paru  d'abord  partager  Fatten tion  des  juges  :  un  livre  de 
M.  Daubenton  sur  les  Moutons  (i);  un  autre  de  M.  Par-^ 
mentier,  sur  les  Pommes  de  lerre;  Adhh  et  Theodore ^ 
de  madame  de  Genlis ;  VAmi  des  EnfanSj  de  M.  Ber- 
quby  etc. ;  mais  il  fut  bientot  d^ide  que  les  Moutons  et 
les  Pommes  de  terre  n'^taient  pas  du  ressort  de  I'Aca-x 
d^mie  Fran^aise,  et  devaient  Stre  renvoyes  a  TAcademie 
des  Sciences ;  I'ouvrage  de  madame  de  Genlis  et  celui  de 
madame  d'Epinay  rest^rent  pour  ainsi  dire  seuls  en  con- 
currence. Ce  dernier  meritait  de  Femporter  sans  doute, 
et  comme  plus  utile  et  comme  plus  original.  Nous  avons 
de  meilleurs  Traites  d'education  que  le  roman  HiAdele  ; 
nous  n'avons  aucun  livre  a  mettre  entre  les  mains  des 
enfaos  qui  puisse  etre  compare  aux  Conversations  (T^- 
miliej  et  par  les  vues  dans  lesquelles  I'ouvrage  est  con^u, 
et  par  la  maniere  dont  il  est  ecrit.  Traduit  avec  succes 
dans  plusieurs  langues ,  cet  excellent  ouvrage  avait  deja 
le  sceau  de  Tapprobation  publique ;  il  avait  obtenu  le 
suffrage  le  plus  auguste;  Catherine  II  I'avait  mis  au  nom- 
bre  des  livres  elementaires  destines  a  I'instruction  des 
jeunes  personnes^  dont  elle  ne  dedaigne  pas  de  surveiller 
elle-meme  T^ducation.  Sa  Majeste  en  a  t^moigne,  I'ann^ 
dernierci  sa  satisfaction  a  Tauteur  de  la  maniere  la  plus 
sensible  et  la  plus  flatteuse,  en  lui  envoyant  pour  sa 
jeune  ^Idve,  la  comtesse  Emilie  deBelzunce,  sa  petite* 
fille,  son  chiffre  imperial  dans  un  medaillon  garni  de 
diamans;  distinction  accompagn^e  de  toutes  les  graces 
qui  dohnent  aux  bienfaits  de  cette  grande  souveraine , 

(r)  Instructions  pour  les  bergers  y  Paris ,  1 7811  ^  in-8^. 


3  r  8  CORRESPOITD AirC£  LITTERAIRE  , 

quelque  multiplies  qii^ls  soieot  ^  un  int^r^  toujoiirs  nou- 
veao. 

Le  jugemeal  de  I'Academie  n'a  etoooe  qoe  madame 
de  Genlis ,  qui-oe  oomprenait  pas ,  du  moias  il  y  a  quel- 
ques  mois,  qu'on  put  se  dispenser  de  donner  ie  prix  d'u- 
tilite  k  Touvrage  qui  oontierU  tous  les  principes  reUuiJi 
a  Ceducaiion  des  princes^  des  jeuMs  persotmes  ei  des 
hommes  (i)^  au  sublime  roman  ^Adele.  Elle  se  console 
aujourd'hui  de  cette  petite  disgrace ,  en  ue  I'attribuaDt 
qu'a  I'indiscretion  qu'elle  a  eue  de  parler  trop  bien  de 
la  religion ,  et  trop  legerement  des  phtlosophes.  li  y  a 
lieu  de  croire  en  effet  que  la  philoiophie  n'a  pas  et^  £l* 
ch^  de  trouver  une  si  belle  occasion  de  rabattre  un  peu 
I'orgueil  de  madame  de  Genlis ,  et  de  lui  apprendre  qu  on 
ne  manquait  pas  impunement  de  respect  pour  ses  oracles; 
au  plaisir  d'etre  juste,  il  est  doux  de  pouYoir  joindre  encore 
celui  de  se  venger.  Mais  comment  cette  vengeance  phi- 
losophique  pourrait-elle  atteindre  la  haute  piet^  de  notre 
illustre  gouvernante  ?  Quand  on  a  renonce  a  la  toilette, 
au  rouge  ^  a  tous  les  plaisirs,  a  toutes  les  vanity  de  ce 
monde,  regretterait-on  encore  de  frivoles,  de  profanes 
lauriers  ? 

Sur  les  dix  -  huit  juges  qui  composaient  FAr^page 
acad^ique,  madame  d'Epinay  a  eu  dix  ou  douze  voix; 
madame  de  Genlis  trois  ou  quatre ;  M.  Berquin  deux ; 
M.  de  la  Croix  ^  pour  ses  petites  R^exions  sur  T Origins 
de  la  CmtisalioH ,  une ;  M.  Moreau ,  pour  son  Tv^xXi 
de  la  Justice,  ce  fastidieux  Commentmre  de  fHistoire  de 
France  a  Fusage  de  nos  rois  ^  encore  une.  Ce  qui  est 
trop  digne  du  caractere  soutenu  de  M.  de  Tressan  pour 
£tre  oublie,  c'est  qu'apres  avoir  soUicit^  de  maison  en 

(i)  G*est  )e  developpemeDt  du  litre  ^AdUeet  Tkeodwe, 


JAirviER  1785.  Sig 

maison  les  suffrages  de  ses  confreres  en  faveur  de  sa 
cousine^  msdame  de  Genlis,  i]  a  fini  par  ne  lui  don* 
ner  lui-  meme  qu'une  demi*voix.  On  a  su  qu'il  avait 
ete  du  petit  nombre  de  eeux  qui  ont  propose  au  scrutin 
departager  le  prix  entre  JdHe  et  les  Com^ersations. 

Madame  la  duchesse  de  Grammont  dit  avec  sa  fran- 
chise accoutumee  «  qu'elle  est  ravie  que  madame  d'Epinay 
ait  eu  le  prix ,  d'abord  parce  qu'elle  espere  que  madame 
deGenlis  en  mourra  de  depit ,  ce  qui  serait  une  excellente 
affaire^  ou  qu'elle  se  vengcra  par  une  bonne  satire  contre 
les  philosophes ,  ce  qui  serait  encore  assez  gai ;  ensuite  ^ 
parce  qu'elle  est  bien  aise  que  tout  le  monde  voie  ce 
qu'elle  soup^onnait  depuis  long-temps ,  que  I'Acad^mie 
tombe  en  enfance.  » 


Lettre  de  madame  dH&pinayaM,  d" Ahmbert^secretaire 
perpetuel  de  VAcademie  Frangaise, 

L' Academic  Fran^aise  vient  de  donner.  Monsieur,  une 
grande  preuve  de  son  indulgence  en  accordant  aux  Con- 
ifersations  dirrUlie  le  prix  d'utilile.  Sans  doute  elle  a 
eu  plus  d'egard  a  I'intention  qu  a  Texecution  de  Tou- 
vrage ,  et  peut-etre  le  zele  d'une  mere  lui  a-t-il  tenu  lieu 
de  talent.  Le  suffrage  de  TAcademie  serai  I  uu  grand  mo- 
tif d'encouragement  pour  travailler  a  le  meriter,  si  une 
santc  continuellement  vacillante  n'opposait  trop  souvent 
a  ce  projet  des  obstacles  invincibles.  Ce  serait  alors  que 
je  croirais  m'etre  rapprochee  des  vues  du  respectable  ci- 
toyen  fondateur  du  prix ,  et  avoir  en  quelque  fa^on  re- 
pondu  a  Thonneur  que  TAcademie  m'a  fait.  Veuillez, 
Monsieur,  fitre  aupres  d*elle  I'interprete  de  ma  respec- 
tueuse  reconnaissance;  le  bonheur  que  j'ai  de  la  lui  pre- 


320  CORRESPOirDANGE    IJTT^ftAIREy 

senter  par  yous,  Monsieur^  et  le  choix  de  rorgane(i) 
par  qui  elle  m'a  fait  part  de  sa  d^ision ,  sont  deux  cir- 
Constances  qui  ajoutent  infiniment  a  ma  juste  satisfac- 
tion. 

Vous  connaissez  Fattachement  aussi  sincere  qu'in^ 
yariable  avec  lequel  j'ai  I'honneur  d'Stre^  Monsieur^ 
votre,  etc. 

D^ESGLAVELIfS  l>'£PIirAY; 

Le  iSjaoTier  1783. 


Reponse  de  M.  (TAlembert, 

L'Academie  me  charge,  Madame,  d'avoir  Thonneur 
de  vousrepondre  que  vous  ne  lui  devez  aucun  remercie- 
ment  du  jugement  qu'elle  a  porte  en  donnant  a  votre 
ouvrage  le  prix  d'utilite;  elle  n'a  fait  que  rendre  justice 
aux  excellens  principes  que  cet  ouvrage  renferme,  eta  la 
mani^re  aussi  nette  que  simple  dont  ils  sont  pr^sentes. 
Ija  Compagnie  desire  beaucoup,  Madame,  que  vous  lui 
fournissiez,  par  de  nouveaux  succes,  Toccasion  de  reudr^ 
encore  la  mSmc  justice  a  vos  talens  et  a  votre  z^le  pour 
les  rendre  utiles.  Permettez-moi  d'ajouter  que  je  partage 
ce  sentiment  avec  tons  mes  confreres. 

Je  suis  avec  respect,  Madame,  votre,  etc.— •5z^e 
b'AlIembert,  secretaire  perp^tuel  de  FAcad^mie  Fran- 
^aise,  au  Louvre,  le  19  Janvier  1783. 


Un  grand  scandale  pour  la  philosophic  et  pour  les 
philosophes,  le  voici :  M.  Tabbe  de  Mably  vient  de  rece- 
voir  le  plus  glorieux  de  tons  les  hommages  auxquels  un 

(i)  M.  de  Saint-Lambert.  (  NoU  de  Gr'mm, ) 


JANVIER    1783.  Sai 

homme  de  lettres  puisse  pretendre.  Messieurs  Franklin 
et  Adams  Font  requis,  au  iiom  du  Coiigres  des  Eltats-Uuis 
de  TAnierique^  de  vouloir  bien  rediger  uti  projet  de  con- 
stitutioQ  pour  la  aouvelle  republique.  A  en  juger  par  le 
ton  de  son  dei'nier  ouvrage,  il  nVst  pas  a  craindre  au 
moins  que  ce  moderne  Solon  rende  nos  bons  allies  trop 
polis.  Si  Ton  pouvait  esperer  que  les  Americains  vouhis- 
sent  se  soumettre  aveuglement  a  ses  lois,  leur  avoir  in* 
dique  un  pardl  legislateur,  serai t  sans  doute  de  notre 
part  un  trait  de  la  plus  profonde  politique ;  car,  en  sai- 
vant  les  admirables  vues  developpees  dans  son  Traite  de 
la  Ijegislation^  que  leur  recommandera-t-il?  de  cultiver 
la  terre,  d'etre  pauvres  et  sans  ambition.  C'est  assure- 
mentce  qui  convient  Te  mieux  aux  interefs  de  la  France, 
au  repos  de  I'Europe  enliere. 


"I 


Doutes  sur  differentes  opinions  regues  dans  la  Societe 
petit  in- 12.  Ce  petit  recueil  de  pensees  d^tachees  est  de- 
die  aux  manes  de  M.  Saurin.  Il  est  de  mademoiselle  de 
Soramery,  une  vieille  demoiselle  de  condition,  qui  s'est 
occupee  loute  sa  vie  de  I'etudedes  hommes  et  des  lettres, 
mais  qui  n'avait  encore  rien  public  jusqu'ici.  Tons  ceux 
qui  frequ6ntent  les  assemblees  publiques  de  TAcademie 
Fran^aise  la  connaissent;  elle  nen  a  jamais  manque  une 
seule,  et  sa  figure  est  remarquable ;  c'est  une  grande 
brune  presquc  noire,  des  sourcils  fort  epais,  de  grands 
yeux  pleins  d'esprit  et  d'attention.  Son  livre  prouve  com- 
bien  elle  s'est  nourrie  de  la  lecture  des  Maximes  de  La 
Rochefoucauld^  et  plus  particuliferemeut  encore  des  Ca- 
racteresde  La  Brujrere.  On  y  trouve  a  la  verite  beaucoup 
de  pensees  communes,  mais  dont  I'expression  a  presquc 
toujours  de  la  finesse,  de  Telegance  et  de  la  precision. 

Tom.  XI.  ,  ai 


i 


I 


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i  ■  I 

32a  CORRESPOND  A  NCE    LrTXiRAIRE, 

L'articie  qui  nous  a  paru  renfermer  le  pTus  d'obsefva- 
tion^  neuves  et  piquantes  est  cdui  de  la  Societe;  nous 
ne  pouvon^  nous  refuser  an  plaisir  d'en  eiter  quelques 
morceaux.  1 

«  Ije  bon  toil  est  le  ton  du  grand  monde;  il  se  sent 
mieux  qu'il  ne  se  definit ;  c'est  une  facilite  noble  dans  le 
propos,  une  politesse  dans  les  expressions ,  une  decence 
Jans  le  maintien^  une  couvenance  dans  les  ^ards,  une 
mani^re  de  rendre  qui  ne  confond  ni  les  rangs,  ni  les 
titres,  ni  les  etats,  ni  les  personnes;  un  tact  qui  nous 
avertit  egalement  et  de  ce  que  nous  devons  rendre  aux 
autres  et  de  ce  que  les  autres  nous  doivent  rendre.  » 

«  Qoelque  frivole  qu'on  puisse  es timer  le  bon  ton,  il 
n'est  homme  ni  ouvrage  qui  puisse  s'en  passer.  » 

«  On  poutrait  demander  peut-etre  oil  se  trouve  la 
grande  compagnie;  je  ne  sais  s'il  est  une  maison  qui 
puisse  en  dqnner  une  idee  complete.  » 

cc  Causer  avec  un  petit  esprit  semble  aussi  difficile  que 
de  voyager  a  pied  avec  un  cul-de-jatte. » 

♦ 

«  I^es  gens  a  b(xines  intentions  sont  ordinairement  si 
gauches  et  malheureux:  si  constamment,  qu'ils  feraient 
naitre  Tenvie  d'essayer  ceux  qui  en  ont  de  mauvaises.  » 

* 

«  Que  de  gens  ont  la  reputation  d'etre  mec^ans^  avec 
lesquels 011  serait  trop  heureux.de  passer  sa  vie!  » 


1 

I 


JOILLET    1783.  323 

If  L'homme  d'esprit  est  facile  a  s^duire.  On  tie  seduit 
un  sot,  on  le  dompte.  » 


^ 


Les  Jeunes  Gens  du  Sikchj  vaudeville  {i). 

^  Air  :  As>ec  les  jeux  dans  le  village. 

Beautes  qui  fuyez  la  licence , 
Evitez  tous  iios  jeunes  gens, 
L'Amour  a.  deserte  la  France 
A  I'aspect  de  ccs  grands  en  fans, 
lis  ont  par  leur  ton ,  leur  langage  , 
Effaroiiclie  la  Yokupte , 
Et  garde  pour  tout  apanage 
L'ignorance  et  la  nuUite. 

Malgre  leur  tournure  fragile, 
A  courir  its  passent  leur  temps ; 
Uf  sont  importuns  ^  la  ville, 
A  la  cour  ils  sont  iniport|ins. 
Dans  le  monde  en  rois  ils  d^cident, 
Au  spectacle  ils  ont  I'air  m^cbarit. 
Pa  rtout  1  e  u  rs  sottises  les  gui den t  $ 
Partout  le  m^pris  les  attend. 

Pour  eux  les  soins  sqnt^^  vetilles 
Et  I'e^prit  n'est  qu'un  lourd  bou  sens, 
lis  sont  gauches  aupr^s  desfiUes, 
Aupr^s  dcs  femmes  ind^cens: 

(1)  Gette  piece,  attribute  a  M.  le  chevalier  de  Bouffitrs,  est  de  M.  de 
Champceaetz  le  fils;  il  Tavoae  du  moins ,  et  c'est  a  la  pointe  de  Vh^ee  qu*il 
s'en  est  assure  la  gloire^  s'itast  battu  fort  bravemeut,  ces  jours  deroiers, 
conire  un  de  ses  camarades  du  regiment  des  Gardes  (M.  de  RoncheroUes  ),  qui 
avait  ose  souteuir  que  Tauteur  d*une  pareiUe  chanson  etait  un  homme  a  jeter 
par  lesfeu^tres.  ^Note  d»  Grimm, ) 


3a4  CORRESPOWDANCIS    LITTERAIRE, 

Leur  jargon  ne  ponvaut  s*enteadre , 
Si  lear  jeunesse  peat  tenter 
Geux  que  \e  besoin  a  fait  prendre, 
L'ennui  bientot  les  fait  quitter. 

Sur  leurs  airs  et  sur  leur  figure 
5  Presque  tous  fondent  leur  espoir; 
lis  font  entrer  dans  leur  parure 
Tout  le  goilt  quMs  pensent  avoir. 
Dans  le  cercle  de  quelques  belles 
lis  vont  s'etablir  en  vainqueurs; 
Mais  ils  ont  toujours  aupres  d'elles 
Plus  d'aisance.quede  faveurs. 

De  toutes  leurs  bonnes  fortunes 

ris  ne  se  prevalent  jamais : 

Leurs  maitresses  sont  si  communes , 

Que  la  hontc  les  rend  discrets ; 

lis  preferent ,  dans  leur  ivresse , 

La  debauche  aux  plus  doux  plaisirs  t 

Ils  goiitent  sans  d^licatesse 

Des  jouissances  sanadesirs. 

Puissent  la  Volupte ,  les  Graces  , 
Les  expulser  loin  de  leur  cour, 
Et  favoriser  en  leurs  places 
La  Gafte ,  TEsprit  et  I'Amour  I 
Les  deserteurs  de  la  Tendresse 
Doivent-ils  godter  ses  douceurs? 
Quand  ils  d^gradent  la  Jeunesse , 
En  doivent-ils  cueillir  lesfleurs? 


JANVIER    1783.  3^5 

Billet  a  M.le  niarqids  de  f^illette,  en  le  remerciant  du 
recueU  de  ses  OEiwres ,  ou  Von  trouue  plusieurs  Let" 
tres  treS'paternelles  de  M.  de  FbUaire  a  Fauteur. 

Sur  DOS  vices  charinaDS  lorsque  d'un  ton  de  pdre 
Le  sage  dc  Ferney  vous  faisait  la  Icqon , 
Je  ne  deride  point  s*il  ent  tort  ou  raison. 

Mais  avouons-lc  sans  mjstere , 
Le  goiit  brillant  et  siir  qui  regne  dans  vos  vers  ,- 
Dans  ces  vers  d^licats  dictes  par  I'art  de  plaire , 
Decile  assez  sans  doute  aux  jeux  de  I'univers 
Tous  les  droits  que  sur  vous  pouvait  avoir  Voltaire  (1). 


Epigramme  sur  M.  Je  comte  de  Barruelj  capitcune  de 
dragons  y  qui  rCa  pas  didcdgni  de  signer  la  satire 
contre  taJbhe  Delille^  intitulee  ie  Chou  et  le  Navet. 

Debonnaire  eu  champ  clos,  brave  sur  I'Helicon, 
Quand  Yirgile  est  abbe,  Moevius  est  dragon. 


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F^VRIER. 


Paris  ,  fevricr  i^SS. 

Lettre  de  JU.  le  comte  de  Lauragucas  a  M.  Suard, 

De  Paris,  Ic  i3  fevrier  1783. 

J'ai  rhonneur  de  vous  envoyer,  Monsieur,  ma  come- 
die  des  Originaux  {2)  y  que  les  Comediens  out  re^ue., 

(i)  On  sait  que  M.  de  TilleUe  pretend  a  rhonneur  d'Mre  le  fils  de  Tob 
laire,  et  que  la  reputation  de  madame  sa  mere  a  laisse  en  effet  le  champ  le  pUi» 
vaste  aux  presomptions  de  ce  genre.  (  Note  de  Grimm, ) 

{'i)  Cette  piece  n*a  ete  ni  representee  ni  imprimee. 


I 

3a6  CORRESPOND ANCE  LITTERAIRE, 

parce  qu'ils  ont  juge  qu'uoe  comedie  qui  les  avail  fait 
rire  pouvait  plaire  au  public.  Voila,  Monsieur  ^  ce  que 
la  lecture  que  je  leur  en  ai  faite  leui^  ^onnait  seulemeot 
a  juger ,  parce  qu'ils  savent  que  le  Gouvernement  a  des 
ofEciers  pour  nettoyer  les  ouvrages  des  ordures  litte- 
raires  qui  peuvent  les  souiller,  comme  la  police  a  ses 
officiers  pour  nettoyer  les  rues. 

Vous  sentez^  Monsieur,  que^  si  Racine,  dans  ses  Plair 
dears ^  fait  chercher  la  boite  au  poivre  quand  M.  Dandin 
demande  ses  epices ,  j'aurais  pu  me  m^prendre  d'autant 
plus  facilenient  entre  les  ofBciers  de  la  politesse  et  ceux 
de  la  police,  que,  si  Ton  est  etonnede  rencontrer  autant 
de  conseillers  du  roi  dans  les  marches  publics ,  j'ai  vu 
quelquefois  dans  le  nionde  des  censeurs  qui  devaient,  ce 
me  semble ,  ^ire  ailleurs. 

Mais  si  I'on  voit  trop  souvent  des  homines  avilir  letirs 
places ,  on  voit  aussi  les  vertus ,  les  talens  des  individus 
honorer  les  places ,  et  rendre  protectrice  de  la  raison  la 
force  qui  leur  etait  confiee.  Comment  cela  u'arriverait-il 
pas?  Comment  les  hommes  resteraient-ils  des  complices 
fideles  de  Todieux  et  m^prisable  esprit  de  persecution , 
lorsque  nous  voyons  le  genie  du  despotisnie  se  trahir  lui- 
mSme,  lorsque  nous  voyons  le  cardinal  de  Richelieu 
croire  s'elever  un  temple  en  fondant  TAcademie  Fran« 
9aise,  et  se  flatter  de  perpetuer  l-impostu^e  de  sa  gloire 
en  for^ant  Teloquence  de  n'en  transmettre  que  la  renom- 
mee  ?  Aprfes  avoir  combattu  avec  trop  de  succes  la  liberte 
de  son  pays,  il  crut  pouvoir  delruire  la  veritc;  mais  il 
ne  sentit  pas  la  difference  essentielle  entre  un  siecle  et 
les  t^np^;  il  n'aper^ut  pas  que,  si  dans  des  circonstances 
particulieres  un  homme  de  g^nie  peut  s'emparer  de  son 
siecle ,  le  temps  n'appartient  qu'a  la  verite.  Le  cardinal 


FEVRIEft    1783.  327 

de  Richelieu  crut  confondre  tous  les  rangs  au  pied  de 
ses  autels;  mais  il  preserva  de  raoarchie  la  republique 
des  lettres,  il  en  forma  un  empire  dont  la  premiere  4oi, 
imposant  k  ses  membres  la  n^cessit^  de  dislinguer  la 
louaoge  de  la  flatterie ,  les  prepare  a  condamner  la  licence 
qui  s'^chappe  des  couveDtions ,  et  a  proteger  la  liberie 
qui  rentre  dans  la  aature.  Cejtte  Ipi  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu vous  excite  a  poursuivrenoU'^ulement  la  licence, 
lorsqu'elle  parait  comme  utie  bacchante  obscene,  mais 
encore  lorsqu'elle  se  cache  sous  les  voiles  d'une  yes  tale, 
et  a  respecter  la  voix  de  la  nature,  quand  meme  ses 
accens  seraient  durs  et  grossiers  (i).  Voila  pourquoi  le 
langage  de  Moli^re  n'est  jamais  qu'energique,  quoique 
les  memes  mots  employes  par  Dufresoy^  par  exemple, 
devientaent  quelquefois  scandaleux  peut-etre ,  et  ^ure- 
ment  de  mauvais  gout ,  parce  iqu'ils  ne  sont  pas  inspires 
par  la  nature,  mais  recherches  par  la  plaisanterie. 

En  vous  envoyant,  Monsieur,  ma  farce  des  Origin 
nauXj  au  lieu  de  vous  parler  dViii  ion  si  grave,  jedevais 
(  a  quelques  egards  dii  moins  )  vous  prier  de  penser  au 
Bourgeois  Gentilhomme ,  a  George  Dan  din  ^  au  Malade 
Imaginaire  et  aux  Pricieuses  Ridicules;  ce  sont  la  de 
veritables  conquStes  par  lesquelles  Moliere  a  donne  un 
empire  ^  la  raison,  en  coiiibattant  la  sottise,  les  scru- 
pules,  les  prejuges,  les  faux  airs  de  la  cour  et  le  mauvais 
ton  de  la  bonne  compagnie  de  Thotel  de  Rambouillet. 
Enfin  y  Monsieur,  comme  je  veux  mettre  de  Tordre  dans 
mes  affaires,  apr^s  avoir  vendu  beaucoup  de  boiie  et  de 
sable  dans  le  royaume  de  France,  je  veu^  acquerir  quel- 

(i)  La  comedie  des  Originaux  en  offre  un  grand  nombre.  Oq  y  dit  a  une 
femme  :  Tais-toi ,  gtwce  ;  a  un  jeune  homme :  Croyez'vout  SUr9  au  bouean  ?  et 
il  repond  :  PtUt  a  Dieu!  (  Note  de  Grimm, ) 


3^8  CORRESPOND A.WCE  LITT^RAIRE, 

ques  possessions  dans  Fenipire  de  Moliere.  3e  vous  prie 
de  me  mander  si  on  n'en  a  pas  change  les  routes  ^  de 
m'en  envoyer  une  carte,  et  de  m'informer  un  peu  des 
eveneniens  qui  s'y  passent.  II  me  semble  que  ce  grand 
empire  n'a  pour  voisin  que  celui  de  Racine.  Us  ne  se 
feront  surement  jamais  la  guerre;  mais  je  vous  prie  dc 
me  mander  s'il  n'y  a  pas  des  brigands  sur  les  grands  cbe- 
mins  que  je  dois  parcourir;  je  prierai  alors  Jean  Tru- 
^on  (i)  de  m'accompagner. 

J'ai  I'honneur  d'etre,  Monsieur,  voire  Ires-humble  et 
tres-obeissant  serviteur. 

Brangas,  comte  de  Lauraguais. 


Quel  parti  la  plume  d'un  Le  Sage  n'eut-elle  pas  lire 
de  I'anecdote  suivante !  La  maison  de  M.  de  La  Reyniere 
continue  d'etre  I'auberge  la  plus  distinguee  des  gens  de 
quality.  M.  le  chevalier  de  N***  avait  desire  d'y  Stre  re9u; 
il  engage  quelques  femmes  de  ses  amies  a  demander  au 
maitre  de  la  maison  la  permission  de  lui  etre  presente. 
Celui-ci  commence  par  refuser  fort  sechement,  c'est  son 
usage;  on  insiste,  il  s'obstine.  «Non,  ze  ne  veux  pas, 
le  zevalier  de  N***  fait  des  epigrammes  et  de^  zansons; 
z'en  fais  bien  aussi ,  mais  elles  ne  sont  pas  piquantes*  Ze 
ne  veux  pas...  »  Le  lendemain  il  re9oit  un  billet  de  M.  de 
N***,  qui  lui  demande  un  rendez  -  vous  d'une  maniere 
assez  simple  a  la  verity,  mais  trop  pressante  pour  ne  pas 
rinlriguer  beaucoup.  «  Aurait-on  eu  Tindiscretion  de  lui 
rapporter  oe  que  z'ai  dit  hier?»  II  se  consulte  avec  ses 
amis.  L'affaire  est  delicate ;  on  decide  qu'il  est  impossible 
de  refusei*  le  rendez- vous;  mais,  pour  rassurer  noire 

(i)  Personnage  de  la  piece  des  Ori^naux,  (  Note  de  Grimm,) 


FEVRIER    1783.  3^9 

amphitryon  ^  on  lui  promet  de  ne  pas  Tabandonner  dans 
une  drconstance  si  embarrassante.  L'heure  est  donnee, 
et  M.  de  Jja  Reyni^re  a  grand  soin  de  se  faire  entourer 
de  ses  meilleurs  amis.  II  est  daus  I'attente  la  plus  p^nible 
lorsqu'il  voit  entrer  dans  sa  cour  une  chaise  de  poste 
avec  beaucoup  de  bruit  et  de  fracas;  c'est  le  chevalier 
de  N***  qui  en  sort,  qui  arrive  dans  le  salon,  lout  pou- 
dreuK,  en  frac  gris,  les  cheveux  defaits,  un  grand  cha- 
peau  a  la  main,  une  ^norme  brette  au  cote;  cet  aspect 
n'etait  pas  propre  k  rassurer.   II  s'approche  de  M.  de 
La  Reyniere,  devenu  plus  pale  que  la  mort :  «  Monsieur, 
javais  demande  a  vous  parler  en  particulier;  je  ne  m'at- 
tendais  pas  a  trouver  ici  ces  Messieurs;  voulez-vous 
bien  que  nous  passions  dans  votre  cabinet...?  »  Le  cruel 
moment !  On  cede,  et  c'est  I'exces  meme  du  trouble  qui 
fait  faire  ce  dernier  effort  de  courage.  Entre  dans  le  ca- 
binet, les  portes  bien  ferm^s,  M.  le  chevalier  de  N*** 
tire...  un  grand  papier  de  sa  poche,  et  lui  dit :  «  Monsieur, 
c'est  le  Memoire  d'un  homme  pour  qui  je  m'int^resse 
infiniment;  il  soUicite  un  emploi  au  bureau  des  Postes; 
son  sort  depend  de  vous...  »  Ravi  d'en  ^tre  quitte  a  si 
bon  marche,  M.  de  La  Reyniere  I'assure  que,  quelque 
faible  que  soit  son  credit  ,'il  ne  negligera  rien  pour  faire 
reussir  Taffaire  :  «  Mes  zevaux  sont  mis^  ze  cours  m'en 
occuper...  »  Ainsi  finit  cette  action  si  chaude,  et  la  meil- 
leure  chanson  n'edt  pas  couru  plus  proinptement  et  la 
ville  et  la  cour  que  cette  cruelle  facetie. 


II  y  avait  des  siecles  que  M.  de  Lauraguais  n'avait  ete 
a  TAcademie  des  Sciences;  il  y  fut  dernierement :  «  Mes- 
sieurs, dit-il  a  ses  illustres  confreres,  je  me  suis  fait 
cultivateur;  il  faut  toujours  en  revenir  la.  Entre  bean- 


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33o  CORRESPOND ANCE    L^XfERAIRE, 

coup  d'experiences  que  j'ai  ^te  a  port^e  de  faire  a  la  cam? 
pagae,  en  voici  une  dont  jecrois  devoir  vous  faire  part. 
J'ai  coupe  la  tSte  a  june  demi-doi^^irie  die  canards  qui 
nageaient  dan$  man  yiyier;  sur-l#-champ  j^  les  ai  reniis 
a  I'eau ;  san$  tilte  iU  oat  encore  nag^  long-temps.  Cp  fait 
m'a  paru  d^autant  plus  curieux  qu'il  pourrait  bien  servir 
a  expliquer  comment  vont  .une  infifiite  de  cboses  eb 
France.  — Mais ,  mpnsiei^^  )e  coiyite ,  lui  dit  M«  de  Con- 
dorcet ,  ces  canards ,  quoique  sans  t^te ,  conservaient  le 
mouveraent  de  leurs  pa^^es  ?  —  Assurement.  —  He  bien! 
ils  pouvaient  done  signer;  tout  n'estril  pas  eclairci...?  » 
S'il  y  a  du  merite  a  rench^rir  sur  les  extravagances  de 
M.  deLauraguais^  est-ce  le  $ecretaice  philosophe  qu'on 
en  eut  soup^onn^? 


Le  grand  Yestris^  informe  des  depenses  eiLcessives  de 
son  fil^,,a  cqnvoque  une  assemblee  de  parens  devant 
laquelle  il  doit  avoir  adr^^^se  au  jeune  hpmme  le  dis- 
cours  suivant,  avec  cet  apcent  et  cette  dignite  qui  lui 
sont  propres  :  aAugu$tQ,  on  parle  dans  le  monde  du 
raauvais  etat  de  vos  finances;  on  dit  que  vous  avez  un 
emprunt  ouvert  chez  toutea  l^s  niarphaiides  de  modes, 
que  vous  abusez  de  h  confiance  qp'inspire  le  nom  que 
je  vous  ai  permis  de  porter.  Si  vous  ne  matter  pas  ordre 
a  vos  affaires^  je  ne  aouffrirai  pas  que  vous  le  portiez 
plus  long -temps.  Nous  nous  somme$  toujours  soutenus 
avec  honneur.  Entend^z-vous,  Auguste,  je  ne  veux  point 
de  Guemene  dans  ma  famille.  » 


Le  bon  Menage^  ou  la  Suite  des  deux  Billets,  c6iiie- 
die  en  un  acte  eb  en  prose  de  M.  le  chevalier  de  Florian, 
a  paru  pour  la  premiere  fois^  sur  le  thedtre  de  la  Come- 


FivHlBR  1783.  33  f 

die  Italienne,  le  veiidredi  17  Janvier.  Cette  piece  avait 
deja  eu  beaucoup  de  succes  sur  le  petit  theatre  de  M.  le 
comte  d'Argental ,  et  a  Versailles ,  oil  elle  avait  ete  re- 
presentee devant  Lenrs  Majpst^  vers  k  fin  de  Tann^e 
derni^«. 

Gette  bagatelle  ofFre  ttn  melange  heureux  de  finesse 
et  de  naturel ,  d'iol^ndt  et  de  gaiete.  M.  le  chevalier  de 
Florian  a  donn^  ail  role  d'Arlequin  une  Gouleur^  une 
ame  et  des  formes  <aouvelle8';  on  est  tent^  de  lui  dire 
quelquefbis  :  Vous  6tes  Arlequin,  seigneur,  et  vous  pleu* 
rez !  Mais  il  pl^ire  de  si  bonne  grace  ^  quHl  y  aiirait  de 
rhumeur  h  le  trouver  mauvais.  Le  grand  point  n'est-il 
pas  de  plaire  et  d'interes&er?  C'est  ce  qu'a  su  faire  M.  le 
chevalier  'de  Florian ;  et  qui  suit  cette  regie  est  dispensii 
d^  toutes  les  autres.  Ce  qui  caract^rise  le  plus  sa  maniere, 
c*est  Textr^me  facility  av«t*  laquelle  il  fkit  de  t-esprit  dvec 
du  sentiment ,  et  du  sentiment  avec  de  I'esprit ;  c'^tait 
aussi  le  grand  art  de  Marivaux. 

La  piece  e^  d^di^  ji  \a  peine;  mais  les  efforts  que  fait 
Fauteur  <}ans  cette  dedieilce  pour  trouver  quelques  rap^ 
ports  venire  le  bon  manage  d'Arlequin  et  celui  de  Sa 
Majeste  ont  parja  manquer  egalement  et  d'esprit  et  de 
goAt. 


1  I II >i  1 1 [ t 


Les  Tragedies  (TEuripidt  j  traduites  du  grec  par 
M.  PrevQst^  professeur  et  membre  del' Academic  royale 
des  Sciences  et  Belles -Letlres  de  Berlin;  trois  volumes 
iQ-i2.  Les  au^res  lont  sous  presse.  Une  Traduction  com- 
plete du  Theatre  d'Euripide  etait  un  ouvrage  infiniment 
difficile,  et  qui  manqtiait  k  notre  litterature  :  on  doit  sa- 
voir  gre  a  M.  Prevost  de  Tavoir  cntrepfis.  Nous  en  par- 


/ 


^ 


332  CORRESPOND  ANCE    LITTER /LIRE, 

Icrons  avec  plus  de  detail  dans  une  de  nos  prochaines 
feuilles. 


Parmi  plusieurs  Voyages  publies  depuis  quelque  temps, 
on  croit  devoir  distinguer  celui  de  M.  de  Pag^s,  capi- 
taine  des  vaisseaux  du  roi ,  et  celui  de  M.  Sonnerat, 
commissaire  de  la  Marine,  naturaliste  pensionnaire  du 
roi,  correspondant  de  son  cabinet,  et  de  TAcademie 
royale  des  Sciences  de  Paris,  etc.  Nous  ne  parlerons  au- 
jourd'hui  que  de  ce  dernier,  intitule  Voyage  aux  Indes 
Orientales  et  a  la  Chine  y  fait  par  ordre  du  roij  depuis 
^nkjusqu^en  1 781;  dans  lequel on  traite  des  moeurs, 
de  la  religion ,  des  sciences  et  des  arts  des  IndienSy  des 
Chinois ,  des  Piguins  et  des  Madecasses ,  etc,  II  en  a 
paru  en  roeme  temps  deux  Editions:  Tune,  enrichie  de 
beaucoup  de  cartes  et  de  gravures  enlumin^es,  en  deux 
volumes  in-4*;  Tautre,  beaucoup  moins  ornee,  mais 
aussi  beaucoup  moins  chere,  en  trcHS  volumes  in-8*. 

M.  Sonnerat ,  dont  le  premier  emploi  fut  d'etre  dessi- 
nateur  dans  les  manufactures  de  Lyon ,  est  un  parent  de 
M.  Poivre,  qui,  charge  de  Tin  tendance  des  lies  de  France 
et  de  Bourbon ,  essaya  d  y  etablir  des  plants  de  musca- 
dier  et  de  giroflier,  qu'il  avait  fait  chercher  avec  beau- 
coup de  soin  et  de  precaution  dans  les  moins  frequen- 
t^es  des  Moluques.  Nous  avons  d^ja  de  M.  Sonnerat  un 
Voyage  a  la  nouueUe  Guin^Cj  qui  parut  en  1775.  Apres 
avoir  parcouru  avec  M.  Comerson ,  Tespace  de  trois  ans, 
les  lies  de  France,  de  Bourbon,  de  Madagascar,  forme 
par  cet  habile  observateur,  il  fit  ensuite  les  voyages  de 
rinde,  des  Philippines,  des  Moluques  et  de  la  nouvelle 
Guinee,  et  en  rapporta  une  collection  considerable,  en 


FJ^VRIER    1783.  333 

differens  genres,  d'histoire  naturelle,  qu'il  deposa  au  Ca- 

binel  du  Roi.  < 

L'ouvrage  que  nous  avoas  Thonneur  de  vous  annoncer 
estle  fruit  d'un  second  voyage  qu'il  fit,  en  1774,  par  t 

Tordre  du  Gouvernement. 

La  forme  en  a  peu  d'interSt.  La  maoiere  dont  Tauteur 
rend  compte  et  de  ses  recherches  et  de  ses  observations 
nous  a  paru  egalement  depourvue  d'esprit  et  de  methode. 
Ony  retrouve^  comme  il  en  convient  lui-m£roe  dans  sa 
preface,  beaucoup  de  choses  rapport ees  deja  par  differens  ^ 

auteui*s,  et  qu'il  aurait  fort  bien  pu  se  dispenser  de  re- 
p^ter;.niais  ce  qui  manque  a  Touvrage  pour  ^tre  plus  | 

iuteressant  ajoute  en  quelque  maniere  au  merite  du 
fonds.  L'exactitude  et  la  simplicite  de  ses  desoriptions 
doit  inspirer  d'autant  plus  de  confiance,  qu'on  ne  saurait 
soup^onner  I'auteur  d'avoir  ^t^  s^duit  ni  par  son  imagi- 
nation, ni  par  un  esprit  de  syst^me,  encore  moins  d'avoir 
cherche  a  seduirc  ses  lecteurs  par  le  charme  et  les  agre- 
mens  de  son  style ;  ce  qu'il  a  vu  sans  prevention ,  il  le 
dit  sans  aucune  recherche,  et,  s'il  se  trompe,  ses  erreurs 
sont  au  moins  de  bonne  foi. 

Nous  ne  connaissons  aucun  voyageur  qui  soit  entre 
dans  de  plus  grands  details  sur  la  mythologie  indienne; 
mais  il  faut  convenir  que  ces  details  sont  plus  curieux 
qu'instructifs ;  ils  nous  apprennent  seulement  ce  qu'il 
n'eut  pas  ete  fort  difficile  de  deviner,  quand  meme  au- 
cune tradition  humaine  ne  nous  I'eut  prouv^ ,  c'est  que 
Tempire  des  fables  est  encore  un  peu  plus  ancien  sur  la 
terre  que  celui  de  la  verite,  et  que  ce  droit  d'ainesse  lui 
assurera  dans  tons  les  temps  une  plus  grande  etendue 
de  credit  et  de  puissance.  Comment  ne  pas  respecter 
eternellement  les  fables?  C'est  un  moyen  si  admirable 


334  COBRESPOITDANCE    LITTER  AIRE  ^ 

d'en  imposer  a  Topioion ,  un  sec^ret  si  sur  et  si  facile 
pour  expliquer  tout  ce  que  nous  ne  savons  pas,  un  voile 
si  ing^nieux  pour  cacher  le  peu  que  nous  savons,  quel- 
quefois  aussi  pour  le  laisser  entrevoir  sans  risque  et  sans 
inconvenient. 

Tout  ce  qu'ont  ecrit  M.  Paw  et  M *  de  Guignes  pour 
nous  desabuser  de  renthousiaSsrae  que  les  Jesaites  et  les 
Economistes  avaieat  cherche  a  pons  insptrer  en  faveurde 
la  legislation  cbiiioise  se  trouve  oonfirme  par  les  obser- 
vations du  nouveau  voyageur^  IL  noiss  assure  qde  les  ea- 
Iraves  que  les  Chiaois  mettent  a  toute  liaison  suivie  entre 
eux  et  les  Strangers  n'ont  certainement  d'auti^  cause 
que  le  sentiment  de  leur  propre  faiblesse ;  que  lenr  gou- 
vernement,  comnie  oelui  de  tons  les  pe.uples  esclaves, 
est  trop  vicieux  pour  serendre  respec^ble  par  ses  propres 
forces;  que  ce  peuple  emprisonn^  par  une  politique  doDt 
on  lui  fait  un  mystere,  tremble  sous  des  lois  quHl  ignore, 
et  qui  ne  soot  connues  que  des  seuls  lettres ,  et  fremit  a 
I'aspect  d'un  pouvoir  dont  il  est  force  d'adorer  le  ptin'* 
cipe ,  etc. 

On  peut  juger  de  I'exageratibn  des  calculs  ^conomistes 
&ur  la  population  de  la  Chine  par  les  faits'que  vx>ici.  «  Tai 
veri6e  moi^meme,  dit  notre  auteur,  avec  plusieurs  Ghi- 
nois,  la  population  de  Canton,  de  la  yille  de  Tartare  et  de 
celle  de  Bateaux ,  que  le  Pene  Le  Comtea  pof  t<^e  a  quioze 
cent  miUe  hid^itans,  etle  Pere  dil  Halde  a  un  million; 
maisy  quoiqu'en  temps  de  fbire,  je  n'en  ai  pii  trouver 
que  soixante*quinze  mille ;  cela  n'erapSche  pas  qit'apres 
Suratey  CantiCNi  ne  soit  une  des  villes  les  plus  conside* 
rabies  et  de&  plus  commer^antes  de  I'Aste.  Uinterieur  de 
)a  Chine  n'est  ni  peuple  ni  cultive;  les  Ghinois  sesoiit 
jetes  sur  les  boixls  des  rivieres  et  dans  ies  lieux  ie$  plus 


^ 


F^VRIER    1783.  335 

faTorables  an  commerce;  le  reste  dii  pays,  couvert  de 
forets  immenses,  n'est  habite  que' par  des  b^tes  feroces, 
oa  par  quelques  hommes  inddpendans  qui  se  sont  creuse 
des  antres  sous  terre,  ou  ils  ae  vivent  que  de  racines,  ct 
quelques-uns  se  rassemblent  pour  pilier  les  bords  des 
villages,  etc. » 

Encore  quelques  traits  de  ia  douceur  de  ce  gouver- 
Dement  et  dli  bonheur  des  peuples  qui  lui  sont  soumis. 

ccUn  mandarin,  passant  dans  une  ville,  fait  arrfiter 

qui  lui  plait  pour  le  faire  mourir  sous  les  coups ,  sans 

que  personne  puisse  embrasser  sa  defense;  cent  bour- 

reaux  sont  ses  terribles  avant-coureurs,  et  Tannoncent 

par  une  esp^e  de  burlement.  Si  quelqu*un  oublic  de  se 

ranger  contre  la  muraille,  il  ^st  assomme  de  coups  de 

chaines  ou  de  bamboos.  Cependant  le  mandarin  (  et  voila 

sans  doute  ce  qui  repare  tout  aux  yeux  de  ces  messieurs  ), 

le  mandarin  n'est  pas  lui-mSme  a  Tabri  du  baton  ;  I'cm- 

pereur  lui  fait  dohner  la  bastonnade  pour  la  plus  l^gere 

faute.  Cette  gi'adatiott  ^tend  les  chaines  de  I'eaclavage 

jasqu'aux  princes  dii  sang.  Si  le  tribunal  des  censeurs^ 

appel^  par  les  Jesuites  le  coineil  des  Sages,  et  qui ,  a  ce 

que  Ton  pretend ,  ^tait  etd>li  dans  les  premiers  temps 

pour  diriger  Tempereur,  I'instruire  et  lui  apprendre  a 

gouverner,  osait  faire  des  remontrances  comme  on  nous 

I'assure,  chacun  de  ces  censeurs  p^rirait  dans  les  sup- 

pKces. 

(c  Les  places  de  mandarins  s'archetent.  Un  marcliand 
riche  pent  acheter  une  place  de  mandarin  pour  son  fils 
ou  pour  lui.  Quand  le  Gouvernement  connait  un  mar- 
ehand  riche,  il  le  fait  mandarin  de  sel  pour  le  depouiller 
honndtement  de  sa  fortune,  etc.  » 


f 


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•     »       4 


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336  CORRESPOW DANCE    LITTER AIRJK, 

L'idee  que  Tauteur  nous  doone  de  leurs  arts  et  de 
fk*  leurs  connaissances  n'est  pas  plus  avantageuse. 

I^s  Memoires  de  M.  Soncerat  sur  le  royaiime  du 
I  ^  Pegu  reiiferment  plusieurs  details  curieux  et  ioteressans 

pour  le  commerce ;  ils  confirment  Tauecdote  connue  de 
I'orgueil  de  Sa  Majeste  Peguine.  Ce  prince  est  si  per- 
suade qu'il  est  assez  puissant  pour  commander  a  tous  les 
4  rois  de  la  terre ,  qu'apr^s  son  diner  une  trompette  an- 

nonce  que  le  roi  des  rois  et  de  toute  puissance  vient  de 
se  lever  de  table ,  et  qu'il  est  libre  a  tous  les  autres  de 
s  y  mettre. 

Parmi  les  apologues  que  Tauteur  a  traduits  de  Tindien, 
nous  uous  contenterons  de  citer  celui-ci ;  il  y  a  lieu  de 
croire  qu'il  fut  inspire  par  quelque  circonstance  ana- 
logue a  celle  qui  donna  lieu  a  la  fable  de  Meneoius 
Agrippa. 

a.  Un  aigle  avait  deux  tetes  qui  ne  s'accordaient  guere 
entre  elles,  parce  que  Tune^  trouvant  d'excellens  fruils, 
les  mangeait  sans  en  faire  part  a  sa  camardde.  Cetteder- 
ni^re  s'en  plaignit.  tf  Que  vous  importe,  lui  dit  Tautre, 
que  ces  fruits  soient  manges  ou  par  vous  ou  par  nioi, 
puisqu'ils  sont  destines  a  nourrir  le  meme  corps? — Jeu 
conviens ;  niais  leur  saveur  affecte  delicieusement  votre 
palais  J  et  je  ne  serais  pas  fachee  de  gouter  le  meme 
plaisir...»— ^Cette  representation  ne  corrigeapas  la  tSte 
I ;  gloutonne,  mais  elle  en  fut  punie ;  car  Tautre,  pour  se 

venger,  avala  du  poison,  et  toutes  deux  perirent.  » 


♦' 


'V 


C'est  sur  la  foi  de  tous  les  journaux  que  nous  avions 
inscrit  M.  Boutet  de  Monvel  dans  notre  Necrologe  (i). 
Nous  voyons  avec  beaucoup  de  plaisir,  dans  une  Lettre 

(i)  Voir  precedemment  page  3  r  i. 


FEVRIER    I^SJl.  337 

adressee  par  lui  au  Journaliste  de  Paris  (i),  qu'il  n'a  ja- 
mais joui  d'une  meilleure  sanle.  Sans  savoir  quelle  me- 
prise  a  pu  lui  procurer  le  plaisir  d'eotendre  ainsi  de  sou 
vivant  le  jugement  de  la  posterite,  nous  le  felicitous 
d'etre  encore  a  meme  d'offrir  a  ses,  juges  de  nouyeaux 
litres ;  nous  le  felicitous  surtout  du  bonheur  de  pouvoir 
en  consacrer  Thommage  au  monarque  ^  ami  des  arts  ^  qui 
a  daigne  I'accueillir  et  le  combler  de  ses  bienfaits.  On 
desire  qu'il  puisse  en  jouir  long-temps;  il  ne  verra.que 
trop  tot  ce  que  c'est  que  cette  mauvaise  plaisanterie  de 
rimmortalite,  dont  il  pourrait  bien  avoir  ete  tente  de 
prendre  un  avant-gout.  Cette  fantaisie,  quoi  qu'il  en  soit, 
ne  lui  a  pas  trop  mal  reussi ;  elle  fournirait  peut-etre  Ti* 
dee  d'une  comedie  assez  piquante. 


II  y  a  environ  un  mois  qu'on  a  remis  au  theatre  de 
TAcademie  royale  de  Musique  I'opera  SAtys^  de  Piccini , 
avec  quelques  changemens  et  dans  le  poeme  et  dans  la 
musique.  Nous  nous  etions  trompes  si  grossierement  sur 
le  succes  de  cet  ouvrage  dans  sa  nouveaute ,  que  nous 
avons  craint  de  nous  presser  d'annoncer  celui  de  ce(te 
reprise  avant  qu'il  fut  bien  decide;  aujourd'hui  nous 
avons  la  satisfaction  de  dire  a  nos  lecteurs  que  le  public 
a  paru  decouvrir,  d'une  representation  a  I'autre ,  de 
nouvelles  beautcs  dans  ce  delicieux  opera,  et  I'a  plus 
applaudi  a  la  douzieme  qu'a  la  premiere.  Le  principal 
changement  fait  au  poeme  est  dans  la  derni^re  partie  du 
troisieme  acle;  I'opera  ne  finit  plus  par  les  fureurs  et  la 
mort  d'Atys.  Cybele  se  repent  d'avoir  pousse  trop  loin 
sa  vengeance;  elle  ne  change  point  Atys  en  pin  comme 
dans  Quinault ,  metamorphose  ridicule  au  the&tre ;  mais 

(i)  Datee  de  Stockholm , du  7  jaovier.  (^Note  de  Grimm,) 
Tom.  XI.  aa 


338  CORRESPOND  A.NCE  LITTER  AIRE, 

lorsque,  se  reconnaissant  pour  Tassassin  de  sa  maitresse, 
il  veut  s'en  punir  lui-mSme,  la  Deesse  vole  a  son  secours, 
redemande  sa  rivale  aux  enfers,  et  consent  qu'elle  vive 
pour  I'aimer.  Repois  lejouVy  dit-elle  a  Sangaride,  rei^ois 
un  amant  si  fidele.  Je  serai  dans  les  cieux  moins  heu- 
reuse  que  toiy  etc.;  denouement  qui  prepare  une  fSte 
agreable,  et  qui,  sans  avoir  pu  desarmer  ia  critique  de 
tons  nos  censeurs ,  parait  cependant  le  seul  convenable 
et  au  sujet  et  au  moment  donn^  de  Taction. 

De  tous  les  ouvrages  que  Piccini  a  faits  pour  notre 
theatre,  ^tjs  est  pent- etre  eel ui  qui  laisse  le  moins  a 
desirer;  le  recitatlf  en  est  simple  et  nature!^  les  chants 
de  la  melodic  la  plus  riche  et  la  plus  variee ,  les  choeurs 
plus  soignes ,  celui  des  songes  d'une  expression  celeste. 
Nous  laissons  a  des  juges  plus  eclaires  que  nous  le  soiu 
d'analyser  tousles  secrets  d'une  composition  si  ravissante ; 
ce  que  nous  sentous  viven^ent,  c'est  qu'il  n'est  point  de 
musique  au  monde  qui  nous  ait  fait  eprouver  Timpressioo 
d'un  charme  plus  pur  et  plus  soutenu.  Madame  Saint- 
Huberti  a  fait  concevoir  la  plus  grande  idee  de  son  talent 
dsins  le  role  de  Saugaride ;  depuis  la  perte  de  mademoi- 
selle La  Guerre  (i),  elle  est  la  seule  esperance  de  ce 
theatre,  et  les  progres  qu'elle  a  faits  depuis  six  moisoirt 
etonue  la  jalousie  meme  de  scs  rivales. 

On  vient  de  donner  a  la  Comedie  Italienne  une  suite 
de  nouveautes  qui  prouve  assurement  le  zele  infatigable 
des  comediens  de  ce  theatre,  et  leur  extreme  complai- 

(i)  Elle  est  morte  des  suites  de  la  maladie  que  M.  le  chevalier  de  Goder- 
oaux.  a  nominee  si  ingenieusement  la  maladie  anU'SoeiaU.  Elle  n'a  brille  que 
sept  ou  huit  aos  siir  le  theatre  de  TOpera ,  et  laisse ,  dit-on ,  environ  dix-huit 
cent  mille  iivres  :  on  a  trouve  dans  son  porte-feuille  seulement  sept  a  buit  cent 
mille  livi-es  en  billets  de  la  caisse  d*escompte.  {Note  de  Grimm, ) 


FivRiER  1783.  33g 

sance  pour  les  autears  qui  veulent  bien  s'occuper  a  en- 
richir  leur  repertoire  j  mais  le  sort  de  toutes  ces  nou- 
veautes  a  pu  leur  apprendre  aus^i  qu'en  poussant  cette 
complaisance  trop  loin  y  ils  risquaient  d'abuser  de  celle 
du  public.  Nous  nous  contenterons  de  rappeler  ici  le  titre 
de  ces  productions  dont  aucune  n'a  reussi.  Le  Bouquet 
€t  les  itrenneSy  comedie  en  un  acle  et  en  vers  de  M.  Pa- 
riseau ;  le  sujet  est  tire  d'un  conte  de  M •  Imbert;  repre- 
sentee le  24  Janvier.   Cephise  j  comedie  en  prose  et  en 
deux  actes ,  par  M.  Marsollier  des  Vivetiercs ,  auteur  du 
Vaporeux  ;  c'est  une  espece  de  fat  puni ;  representee  le 
28  Janvier.  Les  Trois  Inconnucs  ^  comedie  nouvelle  en 
troisactes,  en  vers,  melee  d'ariettes ;  pastorale  tiree  de 
la  Fable,  sujet  precieux,  in (rigtie  obscure,  style  plat 
et  mani^re;  representee  le  i3  fevrier.  Sophie  de  Fran- 
couTy  comedie  nouvelle,  en  cinq  actes,  de  M.  le  mar- 
quis de  La  Salle,  auteur  de  VOjJicieux;  representee, 
pour  la  premiere  fois,  le  mardi  19  fevrier,  mais  inter- 
rompue,  apres  le  second  acte,  par  Tindisposition  d'une 
actrice,  mademoiselle  Pitrot ;  reprise  le  2  5.  Le  sujet  de 
ce  drame  est  tire  d'un  roman  de  Tauteur,  qui  porte  le 
meme  titre,  et  qui  n'est  pas  moins  ennuyeux.  Henri 
dAlhrety  ou  le  Roi  de  ISavarre,  comedie  nouvelle,  en 
un  acte,  en  prose,  a  I'occasion  de  la  paix;  cetfe  rapso- 
.  die,  pleine  des  plus  insipides  trivialites,  a  etis  representee 
le  26  fevrier.  —  La  suite  du  catalogue  a  I'ordinaire  p<*o- 
chain. 


:,:? 


34o  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE, 

Les  Quatre  Saisons  de  Vannee,  sous  k  climat  de  Paris ^ 
poeme  d'un  seul  vers;  se  troui^e  gratis ,  a  Paris ^  dans 
le  portefeuille  d'un  gentilhomme  fantassin. 

Note  pr^liminaire  de  l'Auteur. 

^N'en  deplaise  a  MM.  Thompson  et  Saint-Lambert^ 
dont  je  revere  les  talens,  j'ose  etre  persuade  qu'il  ny  a 
jamais  eu  de  veritable  printenips  dans  cette  partie  de 
I'Europe  que  nous  habitons. 

a  Le  charme  de  cette  saison  n'est  connu  que  dans 
I'Asie  mineure,  dans  I'Archipel,  et  sur  les  cotes  de  la 
Mediterranee.  Les  Grecs  nous  ont  appris  a  chanter  le 
Printemps,  et  la  tempete  huniide  et  glaciale  qui  regne 
assiduementsurnos  t^tes  nous  apprend  a  nous  en  passer. 

(<  Le  rossignol  ne  chante  point  dans  les  environs  de 
Paris;  il  gemit  d'efFroi  et  d'etonnement.  Comment  pour- 
rait-il  parler  d'amour  dans  des  nuits  venteuses  et  gibou- 
leuses,  qui  detruisent  presque  toujours  la  ihajeure  partie 
de  nos  fruits  et  de  nos  plaisirs  printaniers  ? 

a  L'Ete  n'est  sous  cette  zone  lemperee  qu'une  tempele 
de  feu  et  de  poussiere.  L'Automne,  qu'on  veut  vanter, 
est  aride  ou  orageux,  et  permet  a  peine  an  peuple  agri- 
culteur  de  recueillir  les  moissons  echappees  au  caprice 
destructeur  du  climat.  A  I'egard  de  I'Hiver,  c'est  a  mes  * 
lecteurs  a  juger  si  mon  poeme  dit  la  verite. 

«  Au  reste ,  si  mon  ouvrage  ne  plait  pas  a  tout  le 
monde,  j'ose  me  flatter  du  moins  qu'il  aura  le  merite  de^ 
n'ennuyer  personne. » 

CHANT   PREMIER    ET    DERNIER. 
JOe  la  plaie  et  du  vent ,  du  veot  ou  de  la  pluie. 


I  ■•: 


FJEVRIER    1783.  34  f 

Ce  chef-d'oeuvre  est  de  M.  le  comte  de  La  Touraille , 
gentilhomme  de  S.  A.  S.  tnonseigneur  le  prince  de  Conde. 
II  le  rccita  ^  un  de  ses  amis  qui  avait  Ic  gout  tres-difE- 
cile.  «  Vous  ne  le  trouverez  pas  du  moins  trop  long,  lui 
dit-il. —  Pardonnez-rooi  9  lui  repondit  Tami  Severus,  il 
est  trop  long  de  moitie.  Du  vent  et  de  la  pluky  disait 
tout. » 


•-"•^  ••^^  •^■•^ '*'»^*'*^*'*^ '*'*^^''"V%  ■%/%/%  ^^^^^/^..»<*^/«^'%^V^.%/V^ -^^^ -^^^^.^^^ 


MARS, 


Paris ,  mars  i^BS- 

C'est  k  M.  C^rutti,  ci-devant  Jesuite,  et  auteur  de 
\Appel  a  la  Raison ,  la  plus  celebre  apologie  des  Je- 
suites  (1),  que  nous  devons  la  brochure  intitule  VAigU 
et  le  hibou ,  fable  ecrite  pour  un  jeune  prince  que  Von 
osait  bldmer  de  son  amour  pour  les  Sciences  et  les 
Lettres;  avec  celte  epigraphe  :  Un  prince  philosophe 
estun  itre  dii^in.  A  Glascow,  et  se  trouve  a  Paris,  chez 
Prauh.  Brochure  in -8^,  imprimee  avec  beaucoup  de 
soin. 

L'auteur  a  tres-bien  senti  lui-menie  que  sa  fable  n'en 
etait  pas  une.  «  Le  but  qu'on  lui  avait  prescrit  I'a  force, 
dit-^il,  de  donner  plus  d'etendue  a  son  sujet  et  plus  de 
ponipe  a  son  style  que  n'en  demande  une  fable  ordi- 
naire ;  d'un  simple  apologue  elle  est  devenue  une  sorte 
de  poeme.  »  Mais  pourquoi  s'obstiner  a  faire  un  apologue 

(z)  Gomme  nous  Favons  dit  precedemment ,  t.  Ill,  p.  9a,  Qote  %  I'auteur 
de  VAppel  a  la  raison  des  ecrits  et  Ubelles  publies  contre  les  Jesnites  est  le 
P.  Balbaoi,  Je&uite  proven^al.  Cerutti  auquel  Grimm  Tattribue a  tort  ici,  etait 
^uteur  de  V  Apologie  de  Cinstitut  des  Je'suites. 


34'^  GORRESPONDANCE    LITTER  AIRE, 

de  be  qui  ne  pouvait  etre  renferm^  heureusement  dans 
les  limites  de  ce  genre  ?  Pourquoi  ne  pas  chercher  des 
formes  plus  analogues  et  au  caractere  de  spn  sujet  et  a 
celui  de  son  talent  ? 

U  y  a  dans  I'apologue  de  Fudigle  et  le  Hibou  un  me- 
lange de  fable  et  d'allegorie  qui  manque  egalement  de 
naturel  et  de  gout.  L'Aigle,  pour  apprendre  a  regner, 
ouvre  son  palais  aux  savans  de  Tempire ;  se  derobant 
ensuite  lui-m^me  a  ses  vastes  royaumes,  il  parcourt  nos 
ateliers ,  nos  ports ,  nos  camps ,  nos  legions  ;  s'arrSte  sur 
ces  monts  que  Voltaire  illustra  par  ses  vers ;  porte  sur 
les  sommets  de  la  philosophie,  il  y  voit  MM.  d'Alem- 
bert,  Diderot ,  BufTon,  Jean  Jacques,  etc. ;  observe  long- 
temps  TAngleterre ,  cette  tie  qui  seule  a  clecowert  le 
sjrsteme  des  cieux  et  celui  des  J^tats  ;  d'un  coup  d'aile 
il  s'elance  aux  bords  du  Texel,  souhaite  a  ce  pays  des 
Barneweltet  desRuyter;  passe  bien  vite  sur  TEspagne, 
et  vole  vers  Boston  pour  y  contempler  le  plus  grand  des 
spectacles;  il  cherche  en  vain  dans  Fempire  d'Eole  le 
cel^bre  Cook,  ne  trouve  que  son  cercueil ;  il  reprend  sa 
volee ,  et  vient  s'abattre  sur  la  Chine ,  le  terrae  de  son 
voyage.  Revenu  dans  sa  cour,  I'Aigle  voyageur  change 
les  ressorts  de  son  gouvernement ,  et^  pour  charmer  ses 
loisirs,  il  sefait  lire  par  le  cygne  d'Apollon,  Pope,  Saint- 
Lambert,  Lucrece,  Milton,  Mahomet^  Britannicus,  et 
quatre  vers  d'Othon.  L'Aigle  n'entendait  que  les  vers; 
on  est  oblige  de  lui  traduire  la  prose.  Le  phenix  lui  tra- 
duit  Tacite ,  Ray nal ,  Necker ,  Hume  et  Robertson.  Tous 
les  oiseaux  en  choeur  applaudissent  leur  maitre;  le  Hibou 
seul  garde  un  silence  chagrin ;  on  lui  ei^  demande  la 
cause.  II  reproche  a  FAigle  de  s'abaisser  a  consulter  des 
inortels  dangereux,  lui  qui  naquit  pour  porter  le  maitre 


MARS  1783.  343 

du  tonnerre ,  et  pour  effrayer  dun  cri  tout  le  peuple 
des  airs.  Indigne,  TAigle  lui  repond  qu'on  n'ecoute  plus 
les  oiseaux  de  la  nuit,  le  renvoie  au  fond  de  sa  masure, 
et  lui  conseilie  de  se  consoler  du  mepris  en  croquant  des 
souris.  Cette  chute  n'est  pas  merveilleuse ,  et  convient 
mal  au  ton  dominant  du  poeme. 

La  fable  est  suivie  d'un  epilogue  ou  I'auteur  ci^l^bre 
tous  les  aiglesde  I'Europe  qui  aimentla  lumiere,  les  aigles 
dePetersbourg  et  de  Berlin ,  Taigle  qui  plane  sur  la  France, 
Taigle  des  Germains  et  Taigle  de  la  Toscane.  II  y  a  lieu  de 
croire  que  le  fils  aine  de  ce  prince  est  I'aigle  naissant ,  a 
qui  la  muse  de  M.  Cerutti  adresse  son  premier  hommage. 
Ellelui  en  destine  encore  un  autre  quon  nousannonce 
dans  les  notes  comme  pr^t  a  paraitre  :  ce  sont  quatre 
Discours  sur  la  maniere  dont  un  souverain  doit  etudier 
les  livres,  les  hommes,  les  nations^  les  affaires. 

On  a  observe  avec  raison  qu'une  fable  oil  des  animaux 
s'instruisent  a  la  vue  des  prodiges  de  Tesprit  humain 
etait  diametralement  opposee  a  Tesprit  des  fables  ordi- 
naires ,  oil  ce  sont  les  hommes  qui  s'instruisent  a  Tecole 
des  animaux,  sou  vent  mieux  conduits  par  le  seul  instinct 
que  nous  ne  le  sommes  par  la  raison.  En  s'ecartant  ainsi 
de  I'espece  de  vraisemblance  qu'exige  ce  genre  de  poeme, 
I'auteur  a  renonce  a  toutes  les  graces  dont  Fapologue  est 
naturellement  susceptible.  II  a  cherche  a  y  suppleer  par 
des  details  brillans ,  et  il  serait  difficile  sans  doute  d'y 
employer  plus  d'esprit;  mais  il  en  est  arrive  que  toutes 
les  fois  qu'il  a  voulu  rentrer  dans  le  ton  de  la  fable,  au 
lieu  d'etre  simple  et  naif,  il  est  tombe  dans  la  froideur , 
quelquefois  meme  dans  une  sorle  de  niaiserie  aussi  es- 
sentiellement  differente  de  la  naivete  qu'elle  en  est  voi- 
sine. 


344  CORRESPONDA.NCE  LITTERAIRE, 

Si  la  fiction  de  M.  C^rutti  n'est  pas  d'une  conception 
heurcuse,  si  les  idees  et  les  images  en  sont  souvent  mat 
assorties  et  mat  liees,  si  sa  versification  n'a  pas  en  g^n^ 
ral  des  formes  assez  variees  et  assez  faciles^  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  qu'on  y  trouve  non-seulement  beaucoup 
d'esprit^  mais  encore  une  grande  Anergic  d'expression , 
une  hardiesse  ingenieuse  et  de  tr^s-beaux  vers. 

Nous  ne  citerons  pas  tons  ceux  qui  nous  ont  paru 
dignes  d'etre  remarqu^s ;  mais  en  voici  quelques-uns 
qu'on  ne  peut  guere  oublier.  L'Aigle  s'arrSte  sur  cetle 
lie  fameuse  par  (F immortelles  lots  et  (Teternels  combats, 

II  vit  le  fier  Anglais,  tralii  par  sa  fortune, 
£gar<S  par  ses  chefs,  epuise  d'or,  desang, 
A  demi  renverse  du  trone  de  Neptune , 
Retrograder  d'un  siecle ,  ct  tomber....  k  son  rang. 

Le  spectacle  qui  s'offre  a  ses  yeux  vers  Boston  ne  Iqi 
fournit  pas  des  traits  moins  poetiques. 


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On  crojait  voir  des  flots  sortir  la  race  antique 
Que  rOcean  jadis  engloutit  dans  son  sein ; 
Washington  paraissait  I'Atlas  de  I'Am^rique, 
Franklin,  en  cbeveux  blancs,  Jupiter  oljmpique, 
Dirigeant  d*un  coup-d'oeil  le  tonnerre  incertain, 
Adams  et  son  senat  le  conseil  ^u  Destin ,  etc. 

On  aime  la  simplicity  de  ces  deux  vers  de  la  reponse 
de  TAigle  au  Hibou  : 

En  limitant  mes  droits  ,  j'affermis  ma  puissance , 
Ma  gloire  est  d'etre  bon ,  ma  force  est  d'etre  instruit. 

Que  I'accomplissement  en  soit  procfaain  ou  qu'il  soit 


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MARS   1783.  34^ 

encore  eloigne ,  la  prophetic  qui  termine  le  portrait  de 
Catherine  II  n'en  paraitra  pas  moins  interessante. 

Minerve  de  sod  siecle,  elle  anime  ^  elle  ^claire , 
Elle  suit  tous  ies  pns  que  fail  I'esprit  humain. 

L'edifice  des  lois  fut  orne  de  sa  main 

Sa  main  prepare  uu  temple  aux  inlliies  de  Voltaire; 
Sa  main  des  Grecs  un  jour  peut  changer  le  destin. 
Le  Giel  tonne  de  loin  sur  le  peuple  stupide 

Qui  des  arts  foule  le  berceau , 
Qui  parcourt  d'un  oeil  sec  Ies  rives  de  TAulide, 
Qui  transforme  en  deserts  Ies  plaines  de  I'Eiide , 
Qui  de  Socrale  m^me  ignore  le  tombeau, 

Qui  de  Lycurgue  et  d'Aristide 

M utile  la  race  intrepide  , 
Fait  de  Sparte  un  serail  et  d'Ath^ne  un  hameau. 

On  a  remarque  dans  le  portrait  de  I'Aigle  de  Berlin 
uoe  recherche  d'antith^se  assez  spirituelle,  mais  froide 
et  monotone. 

Au  milieu  de  la  paix  il  instruit  son  armee , 
Au  milieu  des  combats  il  instruisait  Ies  arts. 
De  la  philosophic  il  illustra  Teinpire  ; 
II  agrandit  le  sien  de  deux  puissans  Etats. 
Maniant  a  son  gre  le  tonnerre  et  la  Ijre, 
II  sut  faire  des  vers  et  cr^er  des  soldats. 
Des  forces  du  genie  il  sut  arroer  Bellone, 
II  sut  du  fanatisme  ^teindre  Ies  volcans, 
Enfin  il  sut  placer  la  raison  sur  son  tr6ne , 
L'amitie  dans  sa  cour  et  la  gloire  en  ses  camps. 

Nous  citons  ce  morceau  comme  trfes-propre  a  caracte- 
riser  la  nianiere  de  M.  Cerutti.  La  reforrae  de  la  jurispru- 
dence criminelle  dans  Ies  Etats  de  TEmpereur  lui  a  in- 
spire un  vers  qui  nous  parait  sublime.  II  veut,  dit-il^ 


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I 


'  346  CORRESPONDABiCE  LITtERAIRE, 

II  veut  que  le  coiipable  expie 
Un  long'  cours  de  forfaits  d'un  long  cours  de  travaux ; 
II  aggrave  sur  lui  le  fardeau  de  la  vie , 
Etferme  aux  sc6ldrats  Vasile  des  tombeaux. 

Quelque  esprit  que  M.  Cerutti  ait  dans  ses  vers ,  il 
en  a  bien  plus  encore  dans  sa  prose ,  et  quoique  son  es- 
prit ne  soit  jamais  exempt  de  recherche ,  ii  est  aise  de 
voir  que  ce  dernier  genre  d'ecrire  lui  est  beaucoup  plus 
familier  que  Tautre.  Les  notes  qui  sont  a  la  suite  du  pe- 
tit poeme  occupent  les  deux  tiers  de  la  brochure,  et  il 
n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  une  seule  page  de  ses  notes  qui 
,  n'ofFre  plusieurs  traits  a  retenir.  On  y  trouve  avec  pro- 
fusion ce  qu'il  faut  chercher  dans  d'autres  ouvrages ,  et 
Ton  n'est  embarrass^  que  du  choix.Nous  tacherons  de 
saisir  ce  qui  semble  appartenir  plus  particulicrement  au 
caractere  de  Pauteur. 

a  Trois  choses  contribuent  le  plus  a  elever  Tesprit 
national ;  les  grands  hommes ,  les  grands  evenemens  et 
les  grands  rois :  ils  se  trouvent  pour  I'ordinaire  en- 
semble. » 

a  MM.  d'Alembert  et  Diderot  ont  donne  a  ce  siecle 
une  impulsion  vive  et  rapide  qui  a  fait  avancer  tous  les 
bons  esprits.  On  pent  appliquer  a  ces  deux  philosophes 
ce  que  Montaigne  a  dit  de  Plutarque  et  de  Seneque  :  Vim 
nous  conduit,  et  V autre  nous  pousse. » 

-k 

a  IjCs  ouvrages  de  Jean-Jacques  pourraient  ^tre  com- 
pares a  des  pendules  detraquees^  mais  enrichies  d'ua 
carillon  magnifique  et  juste.  II  ne  faut  pas  lecouter  Theure 
qu'elles  sonnent^  mais  I'air  qu'elles  jouent.  » 


i 


MARS   1783.  347 

«  On  doit  regrelter  que  Tabb^  Raynal  ait  nifil^  a  d'u- 
tiles  verites  des  erreurs  reprehensibles  et  des  declama- 
tions temeraires.  Lorsqu'un  g^n^ral  romain  voulait  con- 
querir  uii  pays ,  il  n'insultait  pas  les  Dieux  qui  en  etaient 
les  protecteurs ;  ii  leur  offrait  des  sacrifices,  et  les  priait 
de  passer  dans  son  armee.  i>  ' 

a  \2Histoire  de  M,  Hume  pourrait  ^\xi\\wA^v\Histoire 
des  Passions  anglaises ,  par  la  raison  humaine. 

a  Uenthousiasme  est  le  pere  des  grandes  choses.  Lors- 
que  Jupiter  enfanta  Minerve,  ce  fut,  selon  la  Fable,  Vul- 
cain,  le  dieu  du  Feu,  qui,  ouvrant  la  tSte  de  Jupiter, 
aida  la  Sagesse  a  eclore  tout  armee.  C'est  Tembleme 
de  Tenthousiasme.  Rien  de  divin  n'est  produit  a  froid. 
M.  Levesque ,  dans  son  Histoire  de  Ri^ssie ,  blame  le  czar 
d'etre  venu  de  si  loin  chercher  la  lumiere;  il  u'avait,  dit- 
il,  qu'a  la  faire  venir  elle-m^me.  Mahomet  commanda, 
en  presence  de  son  armee ,  a  des  monlagnes  eloign^es 
de  s  approcher  de  lui ;  comme  elles  demeuraient  immo- 
biles,  il  ajouta :  aPuisque  vous  refusez  d'avancer  vers  moi, 
c'est  a  moi  d'avancer  vers  nous. »  11  marcha,  et  son  armee 
suivit.  » 

«  Le  commerce  du  monde  a  fait  surles  gens  de  lettres 
ce  que  le  cardinal  de  Richelieu  fit  sur  les  seigneurs  de 
chateaux;  ceux-ci  ont  beaucoup  perdu  en  sortant  de 
leurs  terres,  et  ceuxJa  en  sortant  de  leur  relraile. » 

Peut-etre  n'a-t-on  rien  ecrit  de  plus  specieux  en  fa- 
veur  des  Chinois  que  ce  qu'en  dit  M.  C^rutti  dans  une 
de  ses  notes.  Nous  n'entreprendrons  point  d'analyser  ici 


348  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

toutes  les  raisons  par  lesquelles  il  justiBe  Teloge  de  ce 
peuple ,  qu'il  appelle  tres-poetiquemeat  le  peuple  aiD^ 
du  globe ;  nous  nous  contenterons  d'observer  qu'une 
grande  partie  des  litres  qui  fondent  son  enthousiasroe 
pour  ce  peuple  se  trouve  d^truite  par  les  dernieres  re- 
lations que  nous  avons  vues  de  ce  pays.  Ce  qui  nous  ex- 
plique  la  longue  duree  du  gouvernement  chinois  sert 
a  nous  prouver  en  mSme  temps  tout  ce  que  ce  gou- 
vernement laisse  a  desirer  pour  le  bonheur  des  peuples 
qui  lui  sont  soumis.  T^a  langue ,  les  usages  et  les  cou- 
tumes  les  plus  propres  a  borner  I'essor  et  les  progres  de 
Tesprit  ont  fait  vieillir  cette  Nation  dans  une  longue  en- 
fance ,  et  c'est  pour  ainsi  dire  Timpossibilite  d'etendre 
les  limites  de  sa  puissance  et  de  sa  prosperite  qui  I'a  fait 
triompher  ainsi  de  la  revolution  des  temps  et  de  Pincon- 
stance  des  choses  humaines.  On  ne  voudrait  etre  ni  Juif, 
ni  Spartiate^  ni  Chinois;  mais  qui  n'admirerait  pas  la 
legislation  de  Moise,  celle  de  Lycurgue,  et  celle  du  peuple 
chinois  comme  autant  de  prodiges  du  pouvoir  legislatif, 
comme  autant  de  monumens  memorables  de  Tempire  que 
la  loi  peut  exercer  et  sur  la  nature  de  Thomme  et ,  s'il  est 
permis  de  le  dire,  sur  la  chaine  meme  de  ses  destinees! 
Revenons  encore  un  instant  a  M.  Cerutti.  II  n  y  a 
point  de  souverain  philosophe,  il  n'y  a  point  d'homme 
de  letlres  celebre  qui  n'ait  re^u  de  lui  un  tribut  d'hom- 
mages  distingue.  Felicitous  la  philosophic  de  voir  Tapo- 
logiste  des  J^suites  devenir  aujourd'hui  le  panegyriste  des 
sages  du  siecle,  vanter  le  progres  des  lumieres,  et  con- 
seiller  aux  rois  de  n'avoir  pour  confesseur  que  leur  con- 
science^ de  bons  ouvrages^  ou  quelque  poete  philosophe. 
Tout  cela  n'est  peut-etre  pas  si  loin  d'un  Jesuite  qu'on 
le  dirait  bien.  Quelle  que  soit  I'intention  de  Tauteur, 


MARS    1783.  349 

sa  brochure  nous  a  fait  grand  plaisir;  les  defauts  meme 
qu'on  lui  reproche  sont  d'un  esprit  fin ,  d'une  imagination 
vive  et  brillante ;  ce  sont  des  defauts  dont  nous  n  avons 
aiiere  a  nous  plaindre^  ils  sont  devenus  moins  communs 
que  jamais. 

Vers  donnes  a  M.  le  comte  de  Rochambeau. 

A  l'ami  de  Washington. 

Vous  retabJissez  I'equiiibre 

£ntre  deux  peuples  ctonnes. 

Grace  a  vous ,  I'Amenque  est  libre , 

Et  tous  les  coeurs  sont  enchaines. 

Bellone,  desormais  captive , 
Respecte  de  Boston  les  heureux  habitans, 

Et  vos  mains  font  fleurir  Tolive 
Sur  ce  bord  ou  la  foudre  a  gronde  si  long-temps. 

Mais  s'il  doit'  son  independance 

A  votre  sagesse ,  a  vos  coups, 

Votre  rctour,  bien  cber  a  tous, 

Sert  aussi  sa  reconnaissance ; 

Car,  en  vous  rendant  ^  la  France, 

II  croit  ^tre  quitte  avec  nous. 


Le  public  de  Paris ,  si  avide  de  plaisirs  nouveaux , 
commence  toujours  par  sy  refuser;  idolatre  de  tous  les 
talens  qui  en  procureut,  il  les  persecute  presque  autant 
qu'il  les  admire.  C'est  une  maitresse  coquette  et  pas- 
sionee;  quiconque  se  pr^sente  pour  la  servir  doit  s'at* 
tendre  a  mille  caprices,  a  mille  degouts;  il  doit  compter 
plus  surement  encore  qu'il  n'est  point  de  preventions , 
point  d'obstacles  que  la  haine  et  la  jalousie  de  ses  rivaux 
ne  suscitent  contre  lui.  Que  de  puissances  ne  failut-il  pas 


35o  CORRESPOND  A.NCE  LITTER  AIRE, 

employer  pour  deterraiaer  rAcad^tnie  royaie  de  Musiquc 
a  recevoir  le  premier  ouvrage  de  Gluck,  de  cet  artiste 
devenu  aujourd'hui  son  idole !  On  sait  que  Picciui,  grace 
a  la  maiheureuse  adresse  de  ses  amis,  eut  encore  plus 
de  peines,  plus  de  tracasseries,  plus  de  persecutions  a 
essuyer.  Comment  Sacchini  n'aurait-il  pas  eu  le  meine 
sort?  Son  opera  de  Renaud fut  condamn^  aux  premieres 
repetitions,  et  ce  fut  presque  universeliement  par  tous 
les  chefs  de  I'illustre  administration;  Fun  decida  qu'il 
manquait  de  ragout^  I'autre  qu'il  etait  trop  moutonneux^ 
comme  Test  en  general  toule  cette  petite  musique  ita- 
lienne,  etc.  On  chercha  d'abord  des  pretextes  pour  en 
renvoyer  la  representation ;  on  allegua  I'extreme  depense, 
les  engagemens  pris  avec  d'autres  compositeurs;  que 
sais-je?  en6n  Ton  osa  proposer  a  I'auteur  une  gratifica- 
tion de  dix  mille  francs  s'il  consentait  a  retirer  fouvrage. 
M.  Sacchini  recut  cette  proposition  avec  la  fierte  digne 
d'un  homnie  de  son  talent;  mais  il  est  bien  certain  que, 
sans  la  protection  particuliere  de  la  reine,  sollicitee  par 
M.  le  comte  de  Mercy,  toute  sa  Constance  n'eut  pas 
triomphe  des  cabales  conjur^es  pour  I'^loigner  de  la  car- 
riere  et  pour  Ten  eloigner  a  jamais.  C'est  le  vendredi  28 
fevrier  que  Renaud  fut  donn^  enfin  pour  la  premiere 
fois. 

Le  poeme  est  du  sieur  Le  Bceuf,  ci-devant  maitre  de 
ballets;  ou,  pour  parler  plus  exactement,  c'est  Topera 
de  Tabbe  Pellegrin ,  marmontelis6  par  le  sieur  LeBceuf, 
revu  et  corrige  par  M.  le  bailli  du  Rollet.  Ces  messieurs  ont 
mis  Texposition  des  deux  premiers  actes  en  action,  et 
les  ont  reduits  ainsi  a  quelques  scenes ;  on  ne  saurait  les 
en  blamer :  ils  ont  conserve  les  trois  derniers  actes  a  peu 
pres  en  entier ,  et   ne  pouvaient  gu^re   encore  faire 


MA.RS  1783.  35r 

mieux ;  mais  il  fallait  avoir  la  bonhomie  d'en  convenir 
et  compter  un  peu  moins  sur  Toubli  011  sont  tombes  tous 
les  ouvrages  du  pauvre  abbe  Pellegrin.  S'il  y  a  dans  I'an- 
cien  Benaud  des  longueurs  jnsupportables^  on  y  trouve 
aussi  plus  de  details  int^ressans^  et  il  en  est  qui  semblent 
n^cessaires  au  mouvement  meme  de  Taction.  On  nous 
laisse  trop  ignorer,  dans  les  premiers  actes  du  nouveau 
Renaudy  et  qu'Armide  est  aim^e  et  que  la  gloire  est  sa 
seule  rivale.  L'action  n'est  jamais  trop  rapide  sans 
(loute;  mais  elle  ne  doit  pas  Tetre  aux  depens  de  Finter^t 
et  de  la  clarte;  peut-etre  meme  oublie-t-on  aujourd'hui 
quecelle  qui  convient  au  theatre  lyrique,  quelque  vive 
quon  puisse  la  desirer,  doit  avoir  cependant  des  inter- 
valles  qui  laissent  a  la  musique  respace  necessaire  pour 
exercer  toute  la  puissance  de  son  art ,  dont  le  veritable 
charme  tiendra  toujours  au  developpement  complct  des 
motifs  d'un  chant  facile  et  melodieux. 

II  est  impossible  de  ne  pas  reconnaitre  dans  Touvrage 
de  M.  Sacchini  la  main  d'un  grand  maitre;  on  la  recon- 
nait  surtout  dans  deux  cantabiles  du  second  acte  et  dans 
la  plus  grande  partie  des  choeurs;  mais  il  faut  avouer 
aussi  qu'on  y  remarque  en  general  une  sorle  de  gene 
que  toute  son  adresse  n'a  pu  dissimuler.  II  ne  s'est  point 
livre  a  la  pente  naturelle  de  son  genie ,  il  a  ete  tour- 
mente  du  desir  de  plaire  a  un  public  peu  exerce  a  sentir 
le  genre  de  beautc  qui  distingue  les  chefs-d'oeuvre  de 
rilalie;  il  a  voulu  faire  du  chant  a  la  portee  d'une  can- 
tatrice  dont  les  cris  de  Melusine  ont  use  la  voix;  il  s'est 
attache  principalement  a  faire  de  beaux  choeurs ,  a  char- 
ger son  recitatif  de  tous  les  accens,  de  tout  le  fracas  de 
notes  dont  il  pouvait  etre  susceptible;  en  un  mot^  s'il 
nous  est  permis  de  le  dire,  il  a  gluckine  tant  qu'il  a  pu. 


>  ' 


.\ 


V 


352  CORRESPOITDANCE    LITTERAIRE, 

Nous  1  avons  applaudi  romme  on  applaudit  un  ouvrage 
bien  fait^  mais  non  pas  comme  un  ouvrage  qui  charme 
ou  qui  transporte.  Les  Gluckistes  ont  dit :  «  Cela  est 
beau;  mais  ce  n'est  pas  la  roriginalite  du  maitre; » les 
enthousiastes  de  la  musique  italienne :  «  Yoila  comme 
en  France  nous  avons  I'art  d'ejointer  les  ailes  du  genie. » 
Tous  ces  jugemens  de  societe  n'ont  pas  empeche  que  cet 
opera  n'ait  attire  jusqu'ici  une  tres-grande  affluence  de 
spectateurs.  Mademoiselle  Rosalie  Le  Yasseur  a  ete  si 
mal  re^ue  dans  le  role  d'Armide  qu'elle  Ta  quitte  apres 
la  troisi^nie  representation.  Cest  madame  Saint-Huberti 
qui  Ta  remplacee;  la  maniere  dont  elle  y  chanteetdont 
elle  y  joue  a  rtfuni  tous  les  suffrages*  On  pent  dire  qu'en 
general  ce  nouvel  op^ra  a  ^te  mis  au  theatre  avec  assez 
de  soin.  Le  combat  qui  ouvre  le  troisi^me  acte  ^  combat 
qui  s'execute  pendant  la  nuit  au  bruit  du  tonnerre  etau 
feu  des  eclairs^  a  paru  d'un  efTet  neuf  et  pittoresque. 


Monumens  de  la  Pie prwee  des  douze  Cesars^  d apres 
une  suite  de  pierres  grai^ees  sous  kur  regne;  a  Ca- 
pree^  chez  Sabellus ,  in-4*-  Cest  un  ouvrage  fort  rare, 
fort  cher  et  fort  licencieux,  comme  il  est  aise  de  le  pre- 
sumer  par  le  titre.  L'auteur  (c'est,  dit-on,  le  pere  Ja- 
quier,  de  compagnie  avec  M.  Durand,  libraire  de  Rome, 
etabli   actuellement  a   Marseille);   l'auteur  (i),  pour 

(i)  Barbier  avail  dit,  ea  1814,  dans  soq  Supplement  a  la  CorresporuianceUt- 
teraire :  «  Eq  attendant  que  nos  soup^ons  sur  Tauteur  des  Monumens  Jes 
Douze  Cezars  soient  entierement  confirmes,  nous  pouvons  attester  que  le  P.  Ja- 
quier  n*a  eu  aucune  part  a  cet  ouvrage  dont  il  n'a  probablement  jamais  en- 
tendu  parler,  et  que  Grimm  a  ete  i'echo  d*un  bruit  rdpandu  uuiquemeut  dans 
rintenlion  de  dejouer  le  public.  »  Dans  le  tome  II  de  la  seconde  edition  de 
son  Diciionnaire  des  ^nonjrmes  f  en  iSaS,  Barbier  indique  Hugues  d*Han- 
carville  comme  auteur  de  cet  ouvrage.  Dans  Tintervalle  ses  sonp^ons  s'etaient 
sans  doule  confirmes. 


J 


MARS  1783.  353 

s^excuser,  assure,  dans  sa  preface ,  qu'il  n'a  destine  cet 
ouvrage  adusum  d'aucun  prince,  encore  moins  d'aucune 
princesse;  qu'il  n'a  voulu  qu'amuser  un  moment  le  gout 
des  amateurs,  et  il  demande  grace  en  faveur  de  ce  qu'il 
y  a  de  veritablenient  utile  dans  son  recueil,  THistoire 
des  moeurS;  des  rits  et  des  coutumcs,  qui  y  est  detaillee 
avec  tout  le  soin  possible.  La  gravure  de  ces  camees  est 
d'une  execution  assez  mediocre:  s'il  y  en  a  quelques-uns 
qui  soient  dessines  d'apres  Tantique,  le  plus  grand 
uombre  au  moins  parait  n'avoir  ete  compose  que  d'ima- 
gination  sur  la  foi  de  Tacile  et  de  Suetone.  Le  texte  n'est 
guere  qu'une  compilation  de  passages  de  ces  deux  au* 
teurs,  de  Petrone,  d'Ovide,  de  Martial ,  de  Juvenal,  et 
cette  compilation  meme  pouvait  etre  faite  d'une  maniere 
beaucoup  plus  instructive  et  beaucoup  plus  pjquante. 


Les  Ai^eux  difficiles ^  comedie  en  un  acte  et  en  vers 
de  M.  Vigee  (  frere  de  madame  Le  Brun ,  si  celebre  par 
les  graces  de  sa  figure  et  par  les  chefs-d^ceuvre  de  son 
pinceau  ),  a  ete  representee,  pour  la  premiere  fois,  au 
Theatre  Francjais,  le  lundi  24  f^vrier.  L'idee  de  cette 
bagatelle,  qui  a  eu  assez  de  succes,  n'est  pas  fort  com- 
pliquee.  Cleante,  absent  depuis  quelques  annees,  revient 
avec  une  passion  nouvetle  dans  le  cceur.*  II  lui  en  coute 
d'en  faire  Taveu  a  Melite,  qu'il  aimait  avant  son  depart, 
et  dont  il  se  croit  toujours  aim^;  mais  elle-m^me  a  pris, 
pendant  son  absence ,  beaucoup  de  gout  pour  Meryal , 
ami  de  Cleante.  Fort  embarrasses  Tun  et  I'autre  du  se- 
cret qu'ils  ont  a  se  confier,  ils  s'avisent  enfin  du  meme 
expedient.  Cleante  charge  son  valet  de  parler  pour  lui , 
Melite  sa  suivante.  On  con^oit  leur  surprise  de  se  trouver 
tous  deux  dans  la  meme  situation.  lis  n'ont  pas  beaucoup 

Tom.  XI.  a3 


354  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE^ 

de  peine  a  se  pardonaer  mutuellement;  Merval,  apres 
etre  tomb^  aux  genoux  de  M^lite,  se  releve,  saute  au 
cou  de  son  ami;  tout  le  monde  est  satisfait,  et  Lisetle 
observe  fort  judicieusement 

Que  raremeut  I'amour  peut  survivre  a  Tabsence. 

Le  peu  d'invention  qu'ii  y  a  dans  cette  bagatelle  a  ete 
dispute  a  M.  Vig^e  par  M.  le  baron  d'Estat,  qui  avail 
luy  il  y  a  dix-huit  mois^  aux  Comediens  Italiens  une 
piece  en  un  acte,  portant  le  mSme  titre  des  Aifeux  dif- 
ficiles,  Cetle  piece  vient  d'etre  donnee  au  Theatre  Ita- 
lien ;  c  est  en  effet  le  meme  fonds,  et  il  parait  que  M.  Vigee 
la  connaissait  avant  d'avoir  con^u  le  projet  de  la  sienne. 
Ce  proces  litteraire,  discute  fort  vivement  de  part  et 
d'autre  dans  le  Journal  de  Paris  ^  a  fini,  grace  a  la  letire 
que  voici^  inser^e  dans  le  meme  journal ,  et  signee 
N^ricauh  Destouches :  «  Messieurs ,  les  Parisiens  ne  me 
lisent  plus,  je  le  vols  bien.  £xhortez-les  a  jeter  les  yeux 
sur  V Amour  use,  une  de  mes  comedies,  qui  fut  sifflee 
malgre  tout  son  merite ,  parce  que  le  public  elait  difGcile 
de  mon  temps;  exhortez-les ,  dis-je,  a  jeter Jes  yeux  sur 
cette  piece ,  et  la  dispute  qui  vient  de  s'elever  entre 
M.  Vigee  et  M.  d'Estat  sera  bientot  terminee.  » 

Le  dialogue  de  la  piece  de  M,.  Yig^e  ne  manque  ni  de 
grace  ni  d'esprit;  mais  on  y  aper^oit  une  sorte  dappret 
symetrique  qui  tient  a  la  situation  mSme  des  personnages. 
II  y  a  peut-etre  plus  de  naturel,  mais  aussi  plus  de  negli- 
gence dans  celle  de  M.  d'Estat. 


La  representation  des  Ai^eux  difficiles  au  Thealtre  Ita- 
lien  a  cte  pr^cedee  de  cel)e  de  Corali  et  Blanfordj  co- 


MARS  1783.  355 

medie  en  deux  actes  et  en  vers  de  M.  le  chevalier  de 
LangeaCy  et  de  celle  du  Corsaire  y  opera  comique  en 
trois  actes  et  en  vers,  paroles  de  M.  le  chevalier  de  La 
Ghabeaussiere,  musique  de  M.  le  chevalier  Dalayrac. 

Le  sujet  de  CoralietBlanford^^t  sufBsamment  connu; 
ilest  tireducontedeM.  M armontel ,  intitule  VAmitie  a 
Tepreuve,  Ce  n'est  pas  la  premise  fois  qu'on  a  essaye  de 
mettre  ce  sujet  au  theatre,  et  toujours  sans  beaucoup 
de  succes.  Le  fonds  le  plus  heureux  pour  uu  conte  ne 
Test  guere  pour  une  pi^ce  de  tb^^tre,  et  la  mani^re  de 
preparer  une  situation  iut^ressante  dans  un  roman  est 
fort  loin  de  celle  qu'exige  la  marche  theatrale.  A  Texcep- 
tion  de  la  derni^re  scene,  oil  Blanford  sacrifie  si  g^ne- 
reusement  son  propre  bonheur  a  celui  de  son  ami ,  tout 
le  drame  a  paru  froid ;  on  y  a  remarque  cependant  un 
asisez  grand  nombre  de  vers  brillans  et  faciles  qui  ont  etc 
fort  applaudis ;  le  succes  du  denouement  a  fail  mSnie 
demander  Tauteur  k  plusieurs  reprises.  Un  comedien  est 
venu  annoncer  qu'il  etait  inconnu ;  alors  s*est  ^levee  une 
voix  du  parterre  qui  a  demand^  son  pere\  C^tait  un 
mechant  sarcasme  contre  Tauteur. 

L'intrigue  du  Corsaire^  rcpresente,  pour  la  premiere 
fois,  le  lundi  17,  est  extremement  embrouill^e;  c'est  un 
chaos  de  situations  comiques  et  int^ressantes  qui  se 
nuisent  reciproquement ;  et  si  Ton  a  pu  y  dem^Ier  quel- 
ques  motifs  de  scenes  assez  heureux ,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  Tensemble  est  obscur  et  romanesque ,  et 
que  plusieurs  details  de  la  piece  fort  applaudis  sont  d'une 
gaiete  plus  libre  que  neuve  et  piquante. 


356  CORRESPOWDAWCE   LITT^RAIRE, 


WRIL. 


Paris  ,  avril  1783. 

M.  DupoNT  DK  Nemours  vient  de  justifier  enfin  les  li- 
tres de  la  pension  de  douze  mille  livres  qui  lui  fut  accor- 
d^e  par  M,  Turgot,  pour  etre  revenu  de  Pologne  en  posle, 
prSt  arendre  a  sa  patrie,  sous  de  si  heureux  auspices, 
toutes  les  lumi^res  que  nous  avions  os^  meconnaitre  jus* 
qu'alors,  et  dont  son  juste  depit  allait  enrichir  a  nos  de- 
pens  une  puissance  etrangere.  11  serait  difficile  au  moins 
de  ne  pas  convenir  que  cette  pension  lui  est  bien  juste- 
ment  acquise  aujourd'hui  par  toutes  les  peines,  et  sui*- 
tout  par  les  prodigieux  calculs  qu'a  du  lui  couter  un 
^crit  intitule  Mimoires  sur  la  vie  et  les  oui^rages  de 
M.  Turgot y  mimstre  cTiltat;  un  volume  in-8%  avec  cette 
epigraphe  :  Le  germe  le plus  fecond  des  grands  homfnes 
est  dans  la  justice  rendue  a  la  memoire  des  grands 
hommes  qui  ne  sontplus.  Philadclphie,  1782  (i). 

Apres  etre  convenu  qu'en  1776  il  pouyait  y  avoir  dans 
la  balance  des  depenses  et  des  revenus  annuels  de  ce 
royaume  un  deficit  de  vingt-deux  million^,  apres  avoir 
assur^  que  ce  deficit  avait  ete  porte  cette  meme  annee 
au-dessus  de  trente  -  sept ,  par  I'acquittement  des  dettes 
exigibles  arrierees  depuis  long-ttmps,  M.  Dupont  de 
Nemours  n'en  conclut  pas  moins  «  que  M.  Turgot  a  laisse 
a  sa  relraite  un  excedant  'de  trois  ou  quatre  millions; 
que  cet  excedant  devait  croitre ,  qu'il  a  cru  d'annee  en 

(i)  Pupont  de  Nemours  a  fait  imprimer  ces  Memoires  a?ec  d«s  additions  a 
a  t^le  des  Ceuvres  de  Turgot,  i8o8-i  i,  g  vol.  iii-8^ 


A  VEIL  1783.  357 

anD^  et  pourvu  pre&que  seul,,  jusc}u'a  ces  derniers  temps, 
aux  d^penses  extraordinaires  dans  lesquelles  une  guerre 
qu^on  ue  peut  regretter,  puisqu'elle  n'a  pour  objet  et  ne 
peut  avoir  pour  termc  que  le  maintien  des  droits  natu- 
reis  de  tous  les  hommes  et  de  tous  les  Etats,  a  entraine 
la  natioD.  » 

li  pai'ait  qu'un  homme  capable  de  faire  un  pareil 
calcul  nieritait  bieu  une  pension ;  peut  -  Stre  meme  en 
devrait-on  une  a  tous  ceux  qui  auraient  Tintrepidite 
de  le  suivre,  ou  un  d^vouement  assez  aveugle  pour  y 
croire. 

A  force  de  vouloir  honorer  la  memoire  de  M.  Turgot, 
son  panegyriste  a  enti^rement  oublie  ce  qu'il  devait  a 
la  justice  et  a  la  verity ;  et  c'est  ce  que  la  reconnaissance 
m^nie  ne  saurait  excuser.  D'ailleurs ,  avec  plus  d'art  en- 
core que  n'eu  ont  la  plupart  de  ces  messieurs,  on  nous 
persuadera  difHcilement  qu'il.  n'y  ait  pas  quelque  diffe- 
rence entre  la  faculte  de  concevoir  le  bien  et  le  talent 
de  le  faire ,  entre  un  systeme  de  speculation  vague  et 
I'application  de  ce  systeme  a  des  circonstances  determi- 
nees,  etc.  Quand  ii  serait  parfaitement  demontre  qu'il  n'y  a 
aucune  des  operations  de  M.Necker  dont  M.Turgot  n  ait 
eu  quelque  idee,  la  gloire  de  M.Necker  en  serait-elle  moins 
entiere?  On  trouve  assurement  plus  d'idees  de  ce  genre 
dans  VUtopie  deThomas  Moras ^  dans  TeUmaque^  dans  la 
Republique  de  Platon ,  dans  tous  nos  romans  politiques, 
qu'il  n'y  en  avait  dans  la  tete  et  dans  le  porte-feuille  de 
M.  Turgot  et  de  toute  sa  confrerie ;  mais,  encore  une 
fois,  le  genie  de  I'homme  d'Etat  n'est  pas  de  rever  comme 
ces  messiiurs,  mais  de  veiller  au  peu  de  bieu  qui  peut 
se  faire,  de  n'en  laisser  echapper  aucune  occasion  favo- 
rable ,  et  de  recneillir  avec  succes  les  germes  de  tout  ce 


358  GORRESPOITDANGE    LITTERAIRE, 

qui  peut  Itre  utile  a  la  generation  pr^sente  et  aux  ge- 
nerations futures. 

Ce  qui  concerne  la  personne  de  M.  Turgot  dans  les 
Memoires  de  M.  Dupont  de  Nemours  nous  a  paru  plus 
digne  d'etre  remarqu^  que  tout  le  detail  fastidieux  de  sa 
vie  publique.  Nous  rassemblerons  ici  difierens  morceaux 
de  cette  partie  de  I'ouvrage,  dont  Tensemble^  a  quelques 
exagerations  pr^s  qu'il  n'est  pas  besoin  d'iadiquer^  nous 
a  paru  former  un  portrait  assez  ressemblant 

«  M.  Turgot  etait  d'uae  aocienne  noblesse  attach^ 

aux  dues  de  Normandie  en  laSi Un  caractere  qui 

n'est  pas  commuo  a  toujours  distingu^  les  Turgot ,  et 
ce  caractere  est  une  IxMite  douce  et  courageuse  qui  unit 
le  charme  de  la  bienfaisance  a  la  s^v^rit^  de  la  vertu. 

«  Sortant  a  vingt-trois  ans  de  Sorbonne  j  plein  de  con- 
naissances  prpfondes,  forme  par  des  etudes  s^rieuses, 
ayant  mSme  beaucoup  de  gouts  litteraires  (i),  M.  Tur- 
got etait  cct  homme  d'esprit  un  peu  neuf  dans  la  societe, 
queries  gens  du  raonde  font  eclipser  dans  la  conversa- 
tion, m£me  avec  tres-peu  de  fonds  r^el.  Get  inconve- 
nient, l^ger  en  lui-mSme,  a  peut-ltre  influ^  d'une  ma- 
niere  assez  grave  sur  le  destin  de  sa  vie.  N'aimant  a 
d^velopper  ses  pensees  et  n'y  r^usissant  bien  qu'avec  ses 
amis  intimes ,  il  n*y  avait  qu'eux  qui  lui  rendissent  jus- 

(i)  11  avail  fait  des-iors  plusieun  disserfatioiu  theologiqnes,  beaucoup  de 
vers  blancs  et  quelques  ouvragesde  philosophie  et  de  g^mitrie.  Il  a  traduil  de 
rallemand  le  oouhneDcement  de  ia  Messiade  de  Klopstock,  la  plus  grande 
partie  du  premier  cfaaat  de  la  Mart  d*Abel,  et  noe  partie  du  quatrieme;  le 
oommencemeBt  du  Premier  Navigateur  et  le  premier  liwe  die&idjrUes  de  Gess- 
ner,  qui  a  ete  imprime  sous  le  nom  de  M.  Huber,  a?ec  les  autres  poemes  du 
m^me  auteur  dont  oous  devons  la  traduction  k  M.  Huber.  La  preface  generate 
de  cette  Traduction  de  Gessner  est  a«issi  Touvrage  de  M.  Turgot. 

{IVdtede  Grimm.) 


A.VRIL  1783.  359 

tice.  Tandis  qu'ils  adoraient  .sa  boiite^  sa  raison  lumi- 
neuse,  son  interessante  sensibility,  il  paraissait  froid  et 
severe  au  resle  des  hommes ;  ceux«ci  par  consequent  se 
coDtenaient  eux-m^mes  ou  se  masquaient  devant  lui.  II 
en  avait  plus  de  peine  k  les  connaitre ;  il  perdait  Tavan- 
tage  d'en  ^tre  connu,  et  cette  gSne  reciproque  a  du  lui 
Duire  plus  d'une  fois. 

(( L'ame  de  M.  Turgot  ^tait  si  heureusemeut  consti- 
tuee,  que  tous  les  seutimens  bons,  nobles  et  honn^tes^ 
meaie  ceux  qui  semblent  le  plus  incompatibles,  y  r^- 
gaaient  a  la  fois,  et  que  nul  des  autres  ny  pouvait  trou* 
ver  place.  II  joignait  la  jsensibilit^  d'un  bon  jeune  homme 
et  la  pudeur  d'unc  femme  estimable  au  caractere  d'un 
legislateur  &it  pour  reformer  et  constituer  des  empires, 
et  pour  changer  la  face  du  monde. .  *  (i)* 

if  Sa  figure  ^tait  belle,  sa  taillc  haute  et  proportion- 
nee  ;  ennemi  de  toule  affectation ,  il  ne  se  tenait  pas  fort 
droit.  Ses  yeux ,  d'un  beau  brun  clair,  exprimaient  par- 
faitement  le  melange  de  fermete  et  de  douceur  qui  fai- 
sait  son  caractere.  Son  front  <^tait  arrondi,  ^leve,  ouvert^ 
noble  et  serein,  ses  traits  prononces,  sa  bouche  vci- 
meille  et  naive ,  ses  dents  blanches  et  bien  rang^es.  Il 
avait  eu  surtout  dan&sa  jeunesse  un  demi-sourire  qui  lui 
a  fait  tort ,  parce  que  les  gens  qui  ne  le  connaissaient 
pas  y  croyaient  presque  toujours  voir  I'expression  du  d^ 
dain,  quoiqu'il  ne  f(it  le  plus  souvent  que  Teffet  de  la 
naivete  et  d'un  peu  d'embarras ;  il  s'en  etait  corrige  par 
degres  en  vivant  dans  le  monde,  et  T^tait  totalement  vers 
la  fin  de  son  ministere.  Ses  cheveux  ^taient  bruns ,  abon- 
dans,  parfaitement  beaux;  il  les  avait  tous  conserves,, 

(:)  Subslituer  la  poste  aux.  messageries,  et  les  vers  blancs  &  la  rinie. 

(  Note  de  Grimm. ) 


36o  CORRESPONDENCE  LITTER  AIRE, 

et ,  lorsqu'il  etait  vetu  en  magistrat ,  sa  mani^re  de  por- 
ter la  tSte  les  repandait  sur  ses  ^paules  avec  une  sorte 
de  grace  naturelle  et  negligee.  11  avait  la  couleur  assez 
vive  sur  un  teint  fort  blauc,  et  qui  trahissait  les  moindres 
mouvemens  de  son  ame.  Jamais  homme  n'a  ete,  au  phy- 
sique et  au  moral ,  moins  propre  a  dissimuler ;  il  rougis- 
sait  avec  une  facilite  trop  grande  et  de  toute  espece  d'e- 
motion ,  solt  d'impatience  ou  de  sensibility.  Ses  moeurs 
ctaient  infiniment  reguli^res.  II  aimait  la  soci^t^  des 
femnies,  et  avait  pres^ue  autaot  d'amies  que  damis; 
mais  son  respect  pour  elles  etait  celui  de  Fhonnfitete , 
dont  I'accent  differe  un  peu  de  celui  de  la  galanterie.  Ua 
manque  sans  doute  au  bonheur  de  M.  Turgot,  dont  tous 
les  sentimens  etaient  rapproch^s  de  la  nature,  et  qui  re- 
gardait  la  famille  comme  le  sanctuaire  dont  la  soci^te 
est  le  temple ,  et  la  f(6licit^  domestique  comme  la  pre- 
miere des  f(^lici!^s;  il  lui  a  manqu^  une  epouse  et  des 
enfans.  C'est  une  espece  de  malheiir  public  qu'il  n'ait 
point  laiss^  de  posterite ;  mais  M.  Turgot  avait  une 
trop  haute  idee  de  la  saintet^  du  manage ,  et  meprisait 
trop  la  fa9on  dont  on  contracte  parmi  nous  cet  enga- 
gement, pour  Stre  facile  k  marier.  . .  »  (  Facile  a  ina- 
rier'  ) 


L'idee  de  la  m^daille  frapp^e  en  Thonneur  de  la  li- 
berty americaine  est  du  docteur  Franklin ;  c'est  le  sieiir 
Dupre  qui  I'a  gravee.  Cette  m^daille  repr^sente  le  buste 
d'une  fort  belle  tete,  d'un  trait  pur,  d'une  expression 
franche  et  vigoureuse,  les  cheveux  au  vent  et  le  bonnet 
de  la  liberty  au  bout  d'une  lance  appuyee  sur  I'epaule 
droite;  pour  legende,  LAertas  Americana;  dans  Texer- 
gue,  [\juilL  1776.  On  voit  sur  le  revers  de  la  medaille 


1 

AVRIL   1783.  36 1 

Hercule  au  berceau,  etouffaitt  un  serpent  de  chaque  main ; 
Minerve  le  couvre  d'une  egide  aux  armes  de  France,  et 
menace  de  son  javelot  le  leopard  anglais^  dont  la  fureur 
s*acharne  tout  eritiere  sur  le  bouclier  de  la  d^sse;  pour 
legende :  ]Son  sine  dis  animosus  infans;  dans  I'exergue^ 
f^  Oct.  fff-.  Ce  revers  est  d'une  execution  mediocre; 
inais  le  seul  defaut,  sans  doute  qu'ou  puisse  trouver  a 
la  devise  est  d'etre  trop  jolie;  elle  est  tiree  de  I'Ode  d^o- 
race  k  Calliope  9  liv.  iii. ,  ode  4* 

Me  fabulosae,  Vulture  in  Appu]o , 
Allricis  extra  limcn  Apuliae, 
Ludo ,  fatigatumque  somno 
Fronde  novA  puerum  palumbes 

Tex^re 

Ut  tuto  ab  atris  corpore  yiperis 
Donnirem  et  ursis ;  ut  premerer  sacrll 
Lauroqae  collat4que  nijrto, 
Non  sine  dis  animosus  infans. 


Quoique  la  Parodie  du  roi  Lir  ou  Lear  ,  en  un  acte 
et  en  versj  du  sieur  Pariseau,  representee  avec  succ^s 
sur  le  Theatre  des  grands  Danseurs  du  Roi,  soit  en  ge- 
neral une  assez  mauvaise  chose ,  on  y  a  cependant  re- 
marque  quelques  saillies  heureuscs.  La  maniere  dont  le 
parodiste  a  travesti  la  terrible  imprecation  du  second 
acte  est  passablement  comique.  Nature!  s'ecrie  le  roi 
Lu^ 

Nature,  a  ces  epoux  dont  tu  connais  les  crimes, 
Ravis  tons  les  plaisirs,  jusques  aux  legitimes. 
Verdrille,  qu'au  mepris  dcte*  jeuues  appas 
Le  Due  h  tout  moment  vieillisse  dans  tes  bras ; 
£t  si  jamais  le  sort,  dementant  mes  promesses, 
D'uu  enfant  a  tous  deux  accordait  les  caresses, 


36^  OORR£SPONl>AirG£   LITTiRAI&E, 

(Alaprincesse. ) 

Qu'll  iDsultc  sans  cesse  a  toD  attachement ; 

(  Au  due. ) 

Qu'il  t'appelle  son  p^re  et  mente  effrpntement. 


Chass^  du  palais  au  milieu  d'une  nuit  orageuse^  le  roi 
parait  errant  dans  la  foret,  tenant  un  parapluie  dont  il 
ne  se  sert  pas.  Apres  i'avoir  laiss^  quelque  temps  seul 
pour  rendre  le  tableau  plus  touchant,  son  ami  Kinkin 
vient  le  Te\o\nATe.PhilosophonSy  lui  dit  alors  le  roi^ 

Philosophons  k  Fair  sur  ce  terrible  orage. 

—  On  est  roi ,  -  c'est  cgal ,  -  tu  vois,  -  il  pleut  sur  vous... 

II  d^bite  encore  quelques  reflexions  de  la  mSme  subli- 
mit^ : 

Je  n'ai  pas  un  ami,  cependant  j'^tais  roi* 

A  ce  mot,  Kinkin  s'aper^oit  que  la  t^te  seperd.  —  Eh\ 
je  remarque  une  chose ,  dit  Lu  : 

G'est  en  pleine  raison  que  j'ai  fait  cent  folies. 
Depuis  que  je  suis  fou  je  disserte  en  Caton , 
Et  je  fais  de  I'esprit  en  oubliant  mon  nom... 

m 

Le  jeu  de  th^tre ,  pendant  lequel  les  soldats  da  due 
vainqueur  se  rangent  du  cote  de  Des^gards  qu'on  vient 
d'enchainer  sous  leurs  yeux ,  est  encore  assez  burlesqae. 
ff  Passez,  leur  dit  Des^gards,  je  vous  attends.  ~  Le  due. 
Moi,  je  les  en  defie.  —  Un  soldaL  J'embrasse  ta  defense. 
'—  Desigards.  Et  d'un.  Nous  sommes  deux  contrc  dix 

mille  au  moins.  —  Un  autre  soldat.  Et  mbi  done ? » 

*-^  Le  due  se  couvre  le  visage ,  et  ses  soldats  filent  tous 


r 


AVBiL  1783.  363 

sur  ]a  poinle  du  pied  en  regardant  si  ie  duo  ne  les  aper- 

coit  pas...  Au  d^ouement,  Remonde  dit  au  roi : 

* 

Restez  auprds  de  nous  ;  sojez  toujours  un  p^re 
Cher  a  ses  deux  enFans  et  des  sienk  respecte; 
SDjez  Lu  bien  loag-temps. 

L£  Itoi. 

ZiU,  noo  ^  mais  ecoute... 


Reflexions  phihsophiques  sur  le  Plaisir^  par  un  C^li" 
bataire  ;  brochure  avec  c^tte  epigrapbe  :  LegitCj  censo- 
res;  crimen  amoris  abest.  Cette  brochure  ne  conlient 
que  des  lieux  communs  de  la  morale  la  plus  vague  ^  et 
une  critique  de  nos  moeurs  aussi  frivole  qu'insipide ; 
Tauteur  a  cependant  eu  la  satisfaction  d'en  voir  la  pre* 
miere  edition  entierement  ^puisee  en  moins  de  huit  jours. 
II  faut  bien  expliquer  les  raisons  d'ua  si  beau  succ^s. 
L'auteur  de  ce  chef-  d'oeuvre  est  M.  de  La  R^niere  le 
fits;  il  avait  donne,  quelques  jours  avant  de  le  publier^ 
uo  souper  dont  Textravagance  etait  devenue  la  fable  de 
tout  Paris.  Tout  te  monde  imagina  que  la  brochure  serait 
marquee  au  m£me  coin ,  tout  le  monde  fut  curieux  de 
la  Yoir^  et  jamais  curiosite  n'a  ^te  plus  completement 
tromp^ ;  ainsi ,  donner  une  id^  de  ce  fameux  souper^ 
cest  d^velopper  tout  le  merite  de  la  production  dont  il 
a  fait  le  succ^s. 

M.  de  La  Reyni^re  avait  choisi  ses  convives  dans  tons 
les  rangs  de  la  societe  pour  en  former  une  bigarrure  heu-t 
reuse  de  gens  de  lettres,  de  garcons  tailleurs,  d'artistes^ 
de  militaires,  de  gens  de  robe,  d'apothicaires,  de  come-» 
diens,  etc.  II  avait  fait  imprimer  ses  billets  d'invitation  dan& 
ia  forme  d'un  billet  d'enterrement ,  et  en.  voici  le  modele 
copie  fid^lement  d'apres  Tedition  originate  dont  Sa  Ma-* 


364  CORRESPOND  A.NCE  LITTER  AIRE, 

jeste  n*a  pas  dedaigue  de  faire  eacadrer  un  exemplaire 
pour  la  rarete  du  fait.  «  Vous  £tes  pri^  d'assister  au  sou* 
per-coUation  de  M*  Alexandre-Balthazard-Laurent  Gri- 
mod  de  La  Reyniere,  ecuyer,  avocat  au  Parlement, 
meinbre  de  FAcademie  des  Arcades  de  Rome ,  associe 
libre  du  Musee  de  Paris^  et  redacteur  de  la  partie  dra- 
matique  du  Journal  de  Neufchdtel^  qui  se  fera  en  son 
douiicile,  rue  des  Champs-Elysees,  paroisse  de  la  Made- 
leine-l'Eveque,  le  jour  du  mois  d*  178  .  On  fera  son 
possible  pour  vous  recevoir  selon  yos  nierites ;  et ,  saDs 
se  flatter  encore  que  vous  soyez  pleinement  satisfait , 
on  ose  vous  assurer  d^s  aujourd'hui  que  du  cote  de 
rhuile  et  du  cochon  vous  naurez  rien  a  desirer.  Oo 
s'assemblera  a  neuf  heures  et  demie,  pour  souper  a  dix. 
Vous  ^tes  instamment  suppli^  de  n'amener  ni  chien  ni 
valet  9  le  service  devant  £tre  fait  par  desservantes  adhoc.n 

En  arrivant  a  la  porte  de  I'hotel  y  le  Suisse  demandait 
au  convive  a  voir  son  billet ,  y  faisait  une  marque,  et 
I'adressait  a  un  autre  Suisse ,  lequel  ^tait  charge  de  lui 
demander  si  c'etait  M.  de  I^a  Reyniere  sangsue  du  people, 
ou  son  fils  le  defenseur  de  la  veuve  et  de  I'orphelin ,  qa'il 
desirait  de  voir;  sur  la  reponse  du  convive ,  on  le  faisait 
monter  un  escalier  au  baut  duquel  il  ^tait  re^u  par  un 
Savoyard  vStu  comme  les  anciens  herauts  d'armes^  avec 
une  hallebarde  doree  a  la  main.  Tout  le  monde  rassem- 
ble  dans  le  salon  y  le  mattre  du  festiu  y  en  babit  de  pa- 
lais  et  avcc  le  maintien  le  plus  grave  ^  pria  toute  Tassem- 
bl^e  de  passer  dans  une  autre  piece  oil  il  n'y  avait  pas 
une  seule  iumiere ;  on  y  retint  les  convives  pres  d'un 
quart  d'heure,  les  portes  soigneusement  fermees;  elles 
s'ouvrirent  enfln  ,  et  Ton  passa  dans  une  salle  a  manger^ 
eclairee  de  mille  bougies.  La  balustrade  qui  entourait  la 


AVRiL  1783.  365 

table  ^tait  gardee  encore  par  deux  Savoyards  armes  a 
Tantique.  Quatre  enfans  de  choeur  ^taient  places  aux 
quatre  coins  de  la  salle  avec  leurs  encensoirs. «  Quand 
mes  parens  donnent  a  manger,  dit  le  maitre  du  festin  a 
ses  convives  9  il  y  a  toujours  trois  ou  quatre  personnes 
a  table  charges  de  les  encenser;  vous  voyez,  Messieurs, 
que  j'ai  voulu  vous  epargner  cette  peine;  voici  des  en- 
fans  qui  s'en  acquitteront  a  merveille...  »  Le  souper  etait 
compose  de  viugt  services  de  la  plus  grande  magnifi- 
cence,  mais  le  premier  tout  en  cochon.  —  «  Messieurs, 
comment  trouvez-vous  ces  viandes?  —  Excellentes.  — 
He  bien !  je  suis  fort  aise  de  vous  dire  que  c'est  un  dc 
mes  parens  qui  me  les  fournit;  il  se  nomme  nn  tel,  il 
loge  dans  tel  et  tel  endroit:  comnie  it  m'appartient  de  fort 
pres,  vous  m'obligerez  fort  de  I'employer  lorsque  vous  en 
aurez  besoin. »— A  trois  heures  du  matin,  tout  le  monde, 
tres-fatigue  de  cette  ennuyeuse  fac^tie,  cherchait  a  se 
rctirer ;  mais  on  Irouva  toutes  les  portes  fermees  a  double 
verrou  :  quelques  convives  s'echapperent  par  un  escalier 
derobe ;  mais  on  ne  s'en  fut  pas  plus  tot  apergu  ^  que  le 
passage  fut  garde  par  deux  suisses,  el  Ton  ne  put  sortir 
que  vers  les  sept  heures  du  matin. 

Cette  ridicule  scene  a  fait  k  M.  et  a  madame  de  La 
Reyniere  tout  le  chagrin  qu'on  pent  imaginer.  M.  de  La 
Reyniere  fils  leur  avait  demande  la  permission  de  don- 
ner  a  souper  a  quelques  amis ,  dont  il  avait  eu  soin  de 
faire  une  fausse  liste ,  et  avait  obtenu  de  leur  com- 
plaisance qu'ils  iraient  souper  ce  jour- la  en  ville  pour 
le  laisser  disposer  de  la  maison  a  sa  fantaisie ;  il  est  aise 
dc'  concevoir  leur  surprise  lorsqu'en  rentrant  chez  eux 
ils  y  trouverent  cette  belle  mascarade.  Madame  de  La 
Reyniere  se  monlra  un  moment  dans  la  salle  du  festin. 


366  CORKESPONDAirCE    LITTER  A.1RE, 

M.  le  Bailli  de  Breteuil ,  qui  passe  pour  \ni  venAve  les 
soins  les  plus  assidus,  lui  donnait  la  main;  comme  elle , 
il  est  fort  grand  et  fort  maigre;  notre  jeune  fou  dit  tout 
haut  en  les  regardant  de  cote  : 

Et  ces  deux  gran(l$  debris  se  consolent  eiitre  eux  (i). 

Un  autre  trait  de  son  respect  et  de  sa  piete  filiate  est 
ce  qu'il  repondit  il  y  a  quelque  temps  a  une  personne 
qui  lui  demandait  pourquoi  avec  tant  de  fortune  il  n'a- 
vait  pas  prefere  d'acheter  une  charge  de  conseiller,  a 
rester  simple  avocat.  «  Pourquoi?  C'est  que,  en  qualite 
de  juge,  j'aurais  fort  bien  pu  me  trouver  dans  Ic  cas  de 
faire  pendre  mou  pere ;  au  lieu  que ,  dans  I'etat  oil  je 
suis,  je  conserve  au  moins  te  droit  de  le  defendre...» 
Mais  c'est  nous  arr^ter  trop  long- temps  a  des  folies  dont 
le  principe  est  encore  plus  revoltant  que  I'expression 
n'en  est  originale  et  bizarre. 


Des  Lettres  de  cachet  et  des  Prisons  d'etat;  outrage 
posthumey  compose  en  1778.  Deux  volumes  in-8^  avec 
cette  epigraphe : 

Non  ante  revellar 
Exanimem  quhm  te  complectar,  Roma  ,  tuamque 
Nomen,  llbertas!  etipanein  prosequar  umbram.  Lucan. 

^  Hambourg  (c'est-a-dire  k  Neufchatel,)  1782. 

On  attribue  cet  ouvrage  a  M.  de  Mirabeau ,  au  fils  du 
marquis  de  Mirabeau ,  auteur  de  F^nU  des  hommesj  des 
J^conomiques  y  etc.  Le  fils  de  eel  homme  c^lebre  n*est 
deja  que  trop  connu  lui-mlme  par  toutes  les  aventures 
qui  signalerent  sa  fougueuse  jeunesse,  Personne  ne  peut 

(i)  Vers  du  poeme  des  Jardins ,  chant  IV,  vers  gS.  (  JVote  de  Grimm, ) 


AVRIL   1783.  367 

savoir  mieux  que  lui  ce  que  c'est  que  de  vivre  dans  les 
prisons;  il  y  a  passe  une  bonne  partie  de  sa  vie,  ren- 
ferme  d'abord  a  la  sollicitation  de  son  pere,  ensuite  a 
celle  des  parens  de  sa  femme,  et  dernierement  pour 
avoir  enlev^  la  seconde  femme  de  ce  president  Le  Mon- 
nier,  dont  M.  de  Yaldahon  avait  enleve  la  fille,  et  qui 
ne  s'etait  remarie  que  pour  se  venger  de  sa  fiUe  et  de 
son  gendre,  apres  avoir  perdu  le  cruel  proces  intent^ 
centre  eux;  proces  auquel  dans  les  temps  les  plaidoyers 
de  M.  Loyseau  de  Mauleon  donnerent  tant  d'inter^t  et 
de  cel^brite. 


Vers  de  M,  Cerutti,  au  nom  de  madame  la  duchesse  de 
BrissaCf  a  mademoiselle  de  Swrjr,  ogee  de  huit  ans. 

De  votre  esprit  naiftsaot  j'admire  les  primeurs; 
Mais  il  s'^puisera  s'il  enfante  sans  cesse. 
H4tez-yous  lentement ;  malheur  a  qui  se  presse. 
Gardez  pour  I'avenir  encore  quelques  fleurs. 

L' esprit  et  Tamour  out  Icur  tge , 

Le  destiD  leur  a  fait  leur  part ; 

Penser  trop  tot ,  aimer  trop  tard , 

Jeuoe  Sivry ,  serait  peu  sage. 
La  naive  innocence  est  Fesprit  des  enfans, 
Et  I'amitie  tranquille  est  Famour  des  vieux  ans. 


Riponse  de  mademoiselle  de  Si^rjr. 

Par  vos  sages  conseils  ^clairez  mon  enfance ; 
Groycz  que  je  les  sens  comiAe  on  sent  k  vingt  ans. 
Le  coeur  plus  que  Fesprit  peut  devancer  le  temps , 

Et  je  I'eprouve  k  ma  reconnaissance. 
Ce  sentiment  naif  est  fait  pour  un  enfant. 

Tous  ses  succes  sont  dus  k  I'indulgence : 


368  CORRESPOND ANCE   LITTERAIRE, 

S*il  la  m^rite  quand  il  pense  , 
C'est  en  faveur  de  ce  qu'il  sent. 


La  police  de  nos  spectacles  n'a  peut-etre  jamais  ete 
honoree  d'une  attention  plus  severe ,  plus  augustc  et 
plus  scrupuleuse.  Une  tragedie  nouvelle  est  une  aflaire 
d'Etat  et  donue  lieu  aux  negociations  les  plus  graves ;il 
faut  consulter  les  ministres  du  roi,  ceux  des  puissances 
qu'on  y  pent  croire  interessees,  et  ce  nVst  que  de  I'aveu 
de  tous  ces  messieurs  quuu  pauvreauteur  oblientenfiri 
la  permission  d'e^poser  son  ouvrage  aux  applaudisse- 
mens  ou  aux  sifflets  du  parterre.  Cette  permission  vient 
d'etre  refusee  a  M.  Le  Fevre,  auteur  de  Zumuj  de  Cos- 
roes  J  etc.  Son  Elizabeth  de  France  a  ete  renvoyee  par 
le  censeur  ordinaire  au  jugement  de  M.  le  lieutenant 
de  police^  par  M.  le  Lieutenant  de  police  a  M.  le  Garde 
des  Sceaux,  par  M.  le  Garde  des  Sceaux  a  M.  de  Ver- 
gennes,  et  par  celui-ci  a  M.  le  comte  d'Aranda,  lequel, 
sans  Youloir  la  lire,  a  decide  prudemment  que,  puis- 
qu'on  le  consultait ,  TafTaire  semblait  au  moins  douteuse, 
qu'il  se  compromettrait  a  la  v^rite  fort  peu  en  laissant 
jouer  la  tragedie ,  bonne  ou  mauvaise ,  mais  encore  beau- 
coup  moins  en  la  faisant  defendre;  et  c'est  le  parti  qu^il 
a  pris ,  malgre  toute  la  protection  dont  M.  le  due  d'Or- 
leans  a  daigne  honorer  Touvrage.  Ce  prince,  pour  con- 
soler M.  Le  Fevre,  vient  de  faire  representer  la  piece, 
sur  son  theatre  de  la  Chaussee-d'Antin,  par  les  acteurs 
de  la  Comedie  Fran^aise,  et  messieurs  les  Quarante  out 
ete  solennellement  invites  par  Tauteur,  a  qui  Son  Al- 
tesse  a  bien  voulu  laisser  ce  jour-la  toute  la  disposition 
de  la  salle,  a  y  venir  juger  son  ouvrage.  On  avait  assure 
que  M.  le  due  d'Orleans  voulait  ecrire  directement  au 


J 


AVRIL   1783.  369 

roi  d'Espagne  pour  en  appeler  de  la  decision  de  M.  le 
conate  d'Aranda ;  mais  il  s'est  cootente  de  charger  quel- 
qu'un  de  trailer  cette  grande  affaire  avec  le  ministere  de 
Madrid,  et  Ton  ignore  encore  le  succes  de  la  negociation. 

Le  sujet  de  la  nouvelle  tragedie  est  si  connu  par  le 
roman  historique  de  I'abbe  de. Saint-Real,  intitule  Z>o/7. 
Carlos ,  que  nous  nous  dispenserons  d'en  faire  I'analyse; 
ce  sujet,  d'ailleurs,  n'est  pas  neuf  au  th^tre;  tout  le 
monde  ue  sait  pas  qu'il  a  dte  traite  assez  ridiculement 
par  M.  le  marquis  de  Ximenes ;  mais  personne  n'ignore 
combien  il  a  reussi  sous  le  nom  X Andronic.  On  retrouve 
dans  la  piece  de  M.  Le  Fevre  tous  les  personnages  de 
\Andronic  de  Campistron ;  mais  Tordonnance  des  deux 
tableaux  n'est  pas  la  meme. 

Un  des  endroits  de  la  tragedie  qui  a  ete  le  plus  ap- 
plaudi ,  et  qui  I'a  mfime  ete  avec  une  afTectation  fort  in- 
discrete^ mais  encore  plus  d^placee,  c'est  la  le^on  que 
Philippe  donne  a  la  reine  de  s'occuper  a  plaire  et  de  lui 
laisser  le  soin  de  regner ;  il  est  vrai  que  ce  sont  peut-etre 
les  vers  les  mieux  fails  de  la  piece;  mais  sont-ils  du 
sujel,  de  U  situation ,  du  caractere  de  Philippe?  C'est  ce 
que  nous  discuterons  mieux  lorsqu'on  aura  re9u  la  re- 
ponse  du  Conseil  de  Madrid. 


MAI. 


Paris  ,  mai  1783. 

Le  Tombeau  dEucharis, 

Elle  n'est  dej6  plus ,  et  de  ses  heureux  jours 
J'ai  vu  s'^vanouir  I'atirore  passag^re. 
Tom.  XI.  34 


370  CORRESPOWDAWCE   LITTER  AIRE , 

Ainsi  s'eciipse  pour  toujours 

Tout  c«  qui  brillo  sur  la  terre. 
Toi  que  son  cofur  connut ,  toi  qui  fis  aod  booheur, 

Amiti^  consolante  et  tendre , 
De  ccl  objet  cheri  viens  recueillir  la  cendre. 

Loin  d'un  monde  froid  et  trompeur, 
GboisissoDS  k  sa  tombe  un  abri  solitaire. 
Entourons  de  cypr^  son  urne  funeraire ; 
Que  la  jeuncsse  en  deuil  j  porte,  arecses  pleurs, 

Des  roses  a  demi  faiiees ; 
Que  les  Graces  plus  loin  ,  tristes  et  constern^es , 
S'enveloppent  du  voile  ,  embl^uie  des  douleurs. 
Representons  I'Amour,  TAmour  inconsolable, 

Appuj^  sur  le  monument; 
Ses  penibles  soupirs  s'ecbappent  sourdement, 
Ses  pleurs  ne  coulent  pas^  la  tristesse  I'accable. 

Eucharis !  6  courroux  du  sort ! 
Dieux  injustes ,  c'est  nous  que  vos  rigueurs  poursuivent. 

Passant ,  nc  pleure  point  sa  mort, 

Pleure  sur  ceux  qui  lui  survivent. 


Impromptu  de  mademoiselle  de  Swrf,  dg^e  de  huit  ans, 
a  madame  de  Montesson  y  quijouait  le  principal  role 
dans  une  nouvelle  comedie  de  sa  composition^  intitalie 
l'Hotesse  de  Marseille  ,  ou  l'Hotesse  coQUEmE. 

L'HStesse  coquette  est  la  pi^ce 
Que  Ton  devait  jouer  ce  soir; 
J'^tais  chez  une  aimable  hotcsse; 
Mais  dans  elle  je  n'ai  pu  voir 
Une  beautc  fausse  et  leg^re  ; 
Son  amc  dementait  son  role  et  ses  discours. 
Je  croyais  voir  celle  qui  cberclie  h  plaire , 
J'ai  vu  celle  qui  plait  toujours. 


MAI     I  783.  37  I 

Llmperatrice-Reine,  etant  enceinte^  ayait  gag^  avec 
le  comte  de  Dietrichsteia  qu'elle  accoucherait  d'une  611e; 
le  comte  avait  pane  pour  un  archiduc.  Pour  le  bonheur 
de  la  France ,  llmperatrice  mit  au  jour  Marie-Antoinette, 
etfit  dire  au  comte  qu'elle  ressemblait  h  sa  mere  commo 
deux  gouttes  d'eau.  Le  comte,  pour  s'acquittcr  avec  Tlm- 
peratrice,  fit  faire  une  petite  statue  de  porcelaine  qui  le 
represeutait  k  genoux,  et  oflfirant  d'une  main  les  vers 
suivans  a  I'lmperatrice : 

loperdeiy  V  augusta  Figlia 
A  pagar  mi  ha  con  donna  to  ; 
Ma  s*  e  ver  che  voi  somiglia , 
Tut  to  il  mundo  ha  guadagnato. 


La  retraite  d*un  de  nos  ministres  vient  de  faire  revivrc 
le  calembour  qu'on  fit  a  la  mort  du  cardinal  de  Fleury : 

F^loruit  sinefructu , 
Defloruit  sine  luctu. 


Les  Comediens  Fran^ais  ayant  deplace  la  statue  de 
Voltaire  que  madame  Duvivier,  sa  niece,  avait  donnee 
a  la  Comedie  Fran^aise,  elle  a  cru  devoir  leur  ^crire  la 
lettre  suivante. 

Du   12  mai  1783. 

cc  J'apprends,  Messieurs,  que  la  statue  de  M.  de  Vol- 
taire, que  j'ai  donnee  I'annee  derniere  a  la  G>m^die 
Franfaise  pour  servir  d'ornement  a 'son  grand  foyer,  en 
a  ^e  tout  recemment  ot^e  pour  etre  plac^  dans  la  pi^e 
de  vos  assemblees  particulieres,  sans  que  vous  ayez  eu 
ThonnStet^  de  m'en  prevenir. 


372  CORRi:SPONDAIfCE  LITTERAIRE, 

«  Tai  I'honneur  de  vous  observer,  Messieurs^  que  ce 
n'est  point  la  du  tout  la  destination  premiere  de  cetle 
statue.  Je  me  suis  reudue  a  vos  desirs  lorsque  vous  me 
Tavez  demandee,  d'autant  plus  volontiers  qu'elle  devait 
Stre  mise  a  toute  eterniU  sous  les  yeux  du  public^  qui 
paraissait  voir  avec  plaisir  I'hommage  que  j'ai  rendu  a 
la  memoit*e  de  ce  grand  homme,  et  mon  tribut  de  respect 
et  de  reconnaissance  pour  lui.  Je  ne  me  suis  pas  plainte 
de  ce  que  vous  n'avez  pas  daigne  jusqu'ici  me  procurer  le 
moyen  de  voir  encore  quelquefois  representer  sur  votre 
theatre  ses  ouvrages  immortels;  il  n'est  peut-^tre  pas 
juste  en  efiet  que  la  niece  et  Theritiere  d'un  homme  qui 
a  enrichi  la  Com^die  Fran^aise  pendant  soixante  ans 
puisse  y  poss^der  un  quart  de  loge  pour  son  argent; 
mais  je  me  plains  a  plus  juste  titreaujourd'hui  de  ce  que 
vous  ne  rendez  pas  si  sa  statue  llionneur  qui  lui  est  du. 
EUe  n'a  jamais  ete  destinee  a  faire  un  meuble  (Tornement 
pour  votre  cliambre;  et  si  la  cheminee  qu'on  a  pratiquee 
dans  le  foyer  y  est  plus  necessaire  que  la  statue  de  M.  de 
Voltaire  9  du  moins  pouvait-on  la  placer  k  I'un  des  cot^s 
de  cette  cheminee,  en  attendant  que  les  parens  des 
autres  grands  hommes  qui  ont  comme  lui  enrichi  le 
Theatre  Francais  leur  aient  rendu  le  mSme  honneur:ou 
bien  dans  Tenfoncement  de  la  fen^tre  qui  est  en  face  de 
cette  cheminee,  et  bien  mieux  encore  dans  le  vestibule 
d'en-bas;  c'esl  meme  la  que  M.  de  Wailly  avail  dabord 
imagine  de  la  placer. 

u  Je  suis  bien  loin.  Messieurs ,  de  reprocher  nies  bien- 
faits  et  de  retircr  le  don  que  j'ai  fait  a  la  Comedie  Fran- 
gaise;  mais  enfin,  si  vous  ne  remplissez  pas  moo  inten- 
tion en  mettant  la  statue  de  mon  oncle  sous  les  yeux  du 
public,  dans  un  des  endroits  ei*dessus  indiques,  je  ne 


MAI    1783.  373 

vous  propose  point  de  me  la  rendrCy  mais  jc  vous  prie 
de  me  la  vendre.  Je  la  paierai  ce  que  M.  Houdon ,  qui  eu 
est  Tauteur ,  Testimera ;  vous  pourrez  m'indiquer  le  jour 
ou  vous  la  reaverrez ,  et  le  prix  sera  tout  pret. 

«J'ai  Thonneur  d'etre  tr^s-parfaitement.  Messieurs , 
Yotre  tres-bumble  et  tr^s*ob^issante  servante.  » 


Les  Comediens  Italiens  viennent  de  quitter  enfin  leup 
triste  jeu  de  paume  de  la  rue  Mauconseil,  pour  aller 
s'etablir  dans  la  nouvelle  salle  qu'on  leur  a  batie  sur  les 
terrains  de  Thotel  de  Ghpiseul ,  pr^s  le  boulevard  de  la 
rue  de  Richelieu  (i).  Leur  ancien  theatre  etait  si  incomr 
mode,  si  mal  situe,  que  Ton  devait  se  trouver  fort  dis* 
pose  k  voir  les  defauts  de  celui-ci  avec  indulgence;  mais 
la  critique  ne  les  a  nullemeni  epargn^s.  Si  nous  nepou- 
vons  nous  dispenser  d'en  rendre  compte,  nous  tdcherons 
de  le  faire  au  moins  le  plus  succinctement  qu'il  nous 
sera  possible. 

Le  premier  reproche  qu'on  a  fait  a  M.  Heurtier,  I'ar- 
chilecte  a  qui  nous  devons  cette  nouvelle  salle,  est  que 
la  principale  face  du  batiment  ne  regarde  point  le  bou- 
levard J  cetle  situation  aurait  paru  en  eflet  plus  conve- 
nable.  Celle  que  I'auteur  a  pref^ree,  ou  pour  tirer  meil- 
leur  parti  de  la  location  des  maisons  qui  environnent  Ic 
nouveau  theatre,  ou  peut-^tre  aussi'par  ^gard  pour  la 
sotte  vanit^  de&  Comediens^  qui  eussenl  craint  d'etre  con- 
fondus  avec  les  comediens  des  boulevards ,  a  donne  lieu 
a  unemauvaise^pigrammequeje  ne  rapporterai  pas  (a). 

La  place  sur  laquelle  donne  la  principale  face  du 

(z)  La  salle  Favart.  1 

(a)  Les  m^mes  motifiB  nous  foot  garder  le  m^me  silence.  T^ous  reiiTen*oii& 

cepeDdant  les  persoimes  qui  tiendraient  k  connaitre  ce  quatrain  licencieux ,  a. 

la  Correspondance  sscrite^  t.  XIV,  p.  a  86,  ou  aux  Memolrei  de  Bachaumonty 

4  mai  1783. 


374  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE, 

theatre  est  petite;  les  nouvelles  rues  de  Gretry,  de  Favart, 
de  Marivaux,  qui  y  couduisent,  ne  sont  pas  fort  larges; 
maisy  pouvant  toujours  conserver  une  communicatiou 
tres-libreavecle  boulevard  et  la  grande  rue  de  Richelieu, 
I'ordre  etabli  pour  arriver  au  spectacle  et  pour  en  sortir 
n'en  est  ni  moins  facile ,  ni  moins  commode. 

Le  porche  du  nouveau  theatre  est  compost  de  six  co- 
lonnes  d'ordre  ionique.  Quelque  leger  que  soit  naturelle- 
menl  cet  ordre  d'architecture ,  I'adresse  de  rarchitecte  a 
su  lui  donner  ici  Tair  du  monde  le  plus  lourd  et  le  plus 
massif;  les  colonnes  sont  ^normes,  et  le  paraissent  d'au- 
tant  plus  que  I'espace  qui  entoure  tout  le  batiment  est 
fort  resserre. 

Le  vestibule  et  les  escaliers  qui  m^nent  aux  diiferens 
endroits  de  la  salle  sont  extraordinairement  surbaisseis. 
A  en  juger  par  Text^rieur,  on  eut  pris  assez  volontiers 
ce  batiment  pour  le  temple  de  la  plus  austere  de  toutes 
les  divinites;  en  voyant  le  vestibule,  I'escalier  et  les 
souterrains  qui  conduisent  a  Torchestre,  on  est  tentede 
se  croire  a  I'entr^e  de  quelques  anciennes  catacombes. 

I^a  piece  destinee  au  foyer  public  nous  a  paru  annon- 
cer  mieux  I'objet  qu'elle  doit  remplir;  elle  est  grande, 
dans  de  belles  proportions^  et  la  decoration  en  est  agr^ble 
et  de  bon  gout. 

L'interieur  m^me  de  la  salle  est  un  ovale  fort  allonge; 
cette  forme  est  assurement  moins  noble  et  moins  impo- 
sante  que  la  forme  circulaire;  mais  elle  parait  assez  fa- 
vorable a  la  voix.  Pour  obtenir  un  quatri^me  rang  de 
loges,  I'architecte  a  recul^  sur  le  mur  du  fond  la  voussure 
en  caisson,  qui,  dans  lemodele,retombait sur lentable- 
ment;  ce  quatri^me  rang  de  loges  ainsi  niche  fait  un 
fort  mauVais  effet,  et   n'a   procured  au  public  que  des 


MAI   1783.  375 

places  tres-incommodes.  La  decoration  interteure  de  la 
salle  est  asaez  brillaftte ;  c'e&t  un  fond  couleur  de  vert 
marbre  campan ,  rehauss^  par  beaucoup  d'ornemens 
dor^s.  Les  deux  lustres  qui  eclairent  la  saNe  y  repandent 
une  clairte  assez  viye^  assess  ^ale  partoat,  et  les  femmes 
en  general  ont  paru  contentes  de  la  maniere  dont  on  y 
voit  et  de  la  maniere  dont  <mi  y  est  ru. 

Le  Prologue  par  iequel  oa  a  fait  rinauguratioD  du 

nouveau  theatre  n'a  pas  et^  Irop  bien  accueilli ,  quoique 

ce  soit  M.  Sedaine  qui  en  ait  fait  les  paroles  et  M.  Gre- 

try  la  musique,  La  senile  s'ouvre  par  un  machiniste,  oe-* 

cupe  a  faire  arranger  les  d^ccMrations.  «  J'ai  oubli^,  dit-il., 

moa  sifflet  k  Tancienne  salle;  pounru  que  quelqu'un  nc 

I'ait  pas  trouve  et  ne  s'en  serve...  »  Arlequin  arrive  a vec 

$a  valise^  Le  machinisle ,  toujours  fort  embarrass^,  ne  le 

reconaa|t  pas ,  et  veut  le  renvoyer  avee  humeur ;  quel* 

ques  coups  de  batte  donnes  a  propos  le  font  bientot  re- 

connaitre.  a  Ah !  vous  ^tes  Arlequin.  -«-  Oui.  -^  C'est 

vans  qui  avez  deride  le  front  de  nos  grandsi^peres.  -— « 

Cela  pcut  fitre,  -^  Fait  rire  nos  p^res.  — •  Ccla  peut  Hve. 

—  £t  dont  la  gaiete  et  les  graces  plaisent  encore.  *— 

Cela  peut  etre>  peut-4tre.  -^  £t  c'est  vous  qui  ferez 

encore  rire  nos  petits  enfans.  •— *  Ah !  cek  ne  peut  pas 

etre.  --^  Eh !  pourquoi  ?  —  Ah !  pourquoi  ?  C'est  trop  s^ 

rieux  a  dire ,  c'est  du  s^ieux  noir,  et  je  n'aime  que  le 

serieux  couleur  de  rose...  »  -^  Apres  ces  complimens, 

le  machiniste  lui  declare  encore  une  fois  qu'il  ne  peut 

rester  ici ,  que  Thalie  y  va  venir.  a  -^  Thalie  ?  ah  I  j  en 

suis  bien  aise ,  il  y  a  k>Dg-temps  que  je  ne  Tai  voe.  — • 

Vous  la  connaissez?  —  Si  je  la  connais!  c'est  par  elle 

que  je  vaux^  si  je  va^ix  quelque  chase;  c'est  elle-m^e 

qui,  etant  en  goguette  (les  neuf  Pucdles  ont  des  mo* 


1 


I. 


376  CORRESPONDAirCE    LITTliRATRE, 

meBS  de  recreation),  a  invente  cet  habit  que je  porte,  qui  I'a 
cousu  de  ses  mains,  quim'a  noircile  visage  comme  vous 
voyez...»  — Thalie  parait  dans  I'instant  elle-m^ine;la 
Deesse  prend  Arlequin  sous  sa protection, luiordonne de 
se  tenir  a  la  porte  de  I'enceinte ,  et  de  n'y  laisser  entrer 
que  ceux  que  la  nature  a  destines  pour  en  etreTornement. 
tf  Yoila y  r^pond  Arlequin,  une  commission  bien  difficile; 
car  les  proteges ,  les protecteurs !...  Allons,  allons...  » II se 
retire.  Thalie  adresse  alors  aux  acteurs  et  aux  actrices 
de  la  scene  fran9aise  un  discours  en  vers  sur  Fart  de  la 
declamation,  discours  tr^s-sens^,  mais  qui  n'en  est  pas 
moins  froid.  Arlequin  revient.  « Ah !  Thalie,  il  y  a  la  une 
grande  dame  d'une  nature  si  surnaturelle ;  elle  demande 
a  entrer :  je  lui  ai  dit ,  autant  que  la  frayeur  a  pu  me 
le  permettre  :  Ma...  ma...  dame,  jenesais...  — Vousne 
savez !...  — •  Elle  a  lev^  le  sourcil,  tourne  la  t6te%  etendu 
un  bras,  et  a  dit :  Gardes^  qii'on  le  saisisse.--^  Ah !  c'est 
ma  soeur,  ma  soeur  Melpomene... »  —  C'est  elle  en  effet; 
mais  le  public,  etonne  de  la  voir,  a  paru  bientot  fort 
ennuye  de  sa  presence.  Elle  vient  quereller  longuement 
Thalie  sur  la  magnificence  de  son  nouvcau  theatre;  deux 
temples  pour  vous ,  lorsque  je  n*en  ai  qu'un !  etc.  Elle 
lui  reproche  encore  plus  longuement  d'avoir  laiss^  le 
parterre  debout...  Quoiqu'il  y  ait  dans  cette  discussion 
quelques  traits  de  critique  heureux ,  Tennui  a  gagn^  tous 
les  spectateurs^  et,  sans  respect  pour  les  deux  Muses  ri- 
vales ,  a  peine  un  murmure  general  leur  a-t»il  permis 
d  achever  leur  role.  Le  Vaudeville ,  deguise  en  bon 
homme ,  vient  interrompre  enfin  ces  longs  d^bats ;  il 
pretend  etre  de  la  fete  de  Thalie ;  le  Parodiste  veut  en 
etre  aussi.  Melpomene  re^oit  le  premier  avec  mepris ,  le 
second  avec  indignation. 


Mil   1783.  377 

Actes  du  Synode  term  a  Toulouse  du  mois  de  nO' 
vembre  1782;  brochure  in-8**.  Si  tant  de  conciles  et  de 
synodes  dont  THistoire  a  daign^  recueillir  les  actes  ne 
sont  qu'autant  de  nionumens  d'extravagaDce  et  de  scan- 
dale  ,  celui-ci  peut  bien  etrc  regarde  comme  un  des  titres 
les  plus  respectables  du  pt*ogr^s  des  lumieres  et  de  I'es- 
prit  de  bienfaisance  qui  caracterise  notre  siecle.  Le  prin- 
cipal objet  de  cette  assemblee  a  ele  d'ameliorer  le  sort 
des  pauvres  cures  de  village ,  de  les  rappeler  aux  pria- 
cipes  de  conduite  les  plus  propres  a  soutenir  la  dignite 
de  leur  ministere,  et  de  les  rendre  ea  un  mot  aussi  utiles 
a  la  societe  qu'ils  peuvent  et  doivenl  T^tre,  Les  mesures 
prises  par  M.  I'archeveque  de  Toulouse ,  pour  parvenir 
a  UQ  but  aussi  digne  de  sa  sagesse  et  de  sa  pitie,  se 
trouvent  exposees  dans  ces  Actes  avec  autant  d'inter^t 
que  de  simplicite ;  on  y  trouve  a  tous  egards  le  modele 
d'une  excellente  r^forme,  et  le  preambule  du  mandement 
qu'il  a  donne  a  ce  sujet  nous  a  paru  de  I'eloquence  la 
plus  vraie  et  la  plus  touchante. 


Un  phenomene  litt^raire  trop  rare^  trop  iuteressant 
pour  etre  oublie  dans  nos  fastes,  c'est  la  Comtesse  de 
Bar,  ou  la  Duchesse  de  Bourgogne,  trag^die  en  cinq 
actes  et  en  vers,  de  madame  de  Montesson.  Nous  avions 
deja  eu  Thonneur  de  vous  annoncer  plusieurs  pieces  de 
theatre  de  sa  composition ;  mais  voici  sa  premiere  tra- 
gedie  et  le  premier  ouvrage,  je  crois,  qu'elle  ait  ecrit  en 
vers.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  qu'elle  etait  parvenue 
jusqu'a  I'age  de  quarante  ans  sans  avoir  songe  meme  a 
se  faire  expliquer  les  regies  si  simples  et  si  faciles  de 
notre  prosodie ;  les  premiers  essais  de  son  talent  poetique 
n'en  ont  pas  moins  ete  de  longs  poemes ,  des  comedies 


378  CORRESPONPAWCE  LITTERAIRE, 

et  des  tragedies  de  cinq  actes.  Le  sujet  de  celle  qui  vient 
d'etre  represent^ ,  sur  le  theatre  de  monseigneur  le  due 
d'Orl^DS,  par  les  acteurs  de  la  Commie  Fraxi9aise,est 
tire  des  Anecdotes  secretes  de  la  cour  de  Bourgogne; 
I'expositioD ,  quoique  un  peu  longue ,  oe  nous  a  paru 
manquer  ni  d'inter^t  ni  de  clarte. 

ACTE   PHEMIEK. 

On  attend  le  retour  du  Due  qui  vient  de  remporter 
sur  ses  ennemis  la  victoire  la  plus  signalee;  mais  ce  n'est 
pas  lui  qu'on  vattend  avec  le  plus  d'impatience ,  c'est  le 
comte  deVaudraiy  son  rival  sans  le  vouloir,  sans  s'en 
douter,  un  jeune  heros  dont  la  valeur  sauva  les  jours  du 
Due,  et  fit  gagner  la  bataille.  La  Duchesse  avoue  a  sa 
confidenle  que  I'ambition  seule  forma  les  noeuds  de  son 
hymenee ,  qu'elle  brule  en  secret  pour  le  jeune  Comte ; 
que  ce  feu  /  renferme  trop  long-temps  au  fond  de  son 
cceur,  I'emporte  enfin  sur  ses  remords  et  sur  sa  vertu  : 
Je  sentais,  lui  dit-elle^ 

Je  sentais  le  besoin  de  confesser  men  crime. 

Le  comte  de  Vaudrai  n*a  pas  de  gofil  pour  Fadullire.  U 
aimait  la  comtesse  de  Bar,  ni^ce  du  Duc^  il  en  ^tait  aime; 
et  n'osant  esperer  I'avcu  de  son  maitre,  il  I'a  epousee  se- 
cretement  avant  de  partir  pour  Farm^. 

ACTE    SECOITD. 

LeDuc  ne  voil  point  de  recompense  assez  illustre  pour 
payer  les  services  du  Comte,  si  ce  u'est  la  main  m^me 
de  sa  niece;  il  la  lui  promet,  et  le  Comte,  en  recevant 


1 


MAI   1783.  379 

avec  transport  Fespoir  d'un  prix  si  glorieux ,  craint  trop 
(le  le  perdre  en  lui  avouant  qu'il  osa  I'obtenir  sans  sa 
permission.  II  cherche  a  entretenir  la  Duchesse,  et,  pr^t 
a  lui  confier  ses  craintes  et  ses  esperances ,  il  decouvre 
(|uel autre  interet  I'occupe.  La  Duchesse,  peu  satisfaite, 
comme  on  peut  croire,  des  dispositions  du  Comte,  veut 
s'en  venger,  et,  plus  intrepide  que  Phedre ,  I'accuse  elle- 
mlme  aupr^s  de  son  epoux  d'avoir  ose  lui  adresser  de 
temeraires  voeux. 

ACTE   TROISliME. 

On  n'est  point  surpris  que  le  Due  cherche  a  eclaircir 
ce  mystere ;  il  a  mande  le  Comte.  Celui-ci ,  se  croyant 
trahi,  se  precipite  aux  genoux  du  Duc^  et  lui  avoue  qu'il 
est  uni  secretement  avec  la  comtesse  de  Bar.  Le  Due 
reste  confondu  a  peu  pres  comme  le  pauvre  Orgon  :  Je 
ne  vous  comprends  pas ;  quoi !  vous  epousiez  ma  niece 
et  convoitiez  ma  femme  (i)!  Dans  le  premier  moment 
de  son  indignation  il  ne  sait  quoi  penser.  En  attendant 
des  reflexions  plus  trauquilles,  il  fait  garder  les  deux 
epoux  chacun  dans  leur  appartement ;  cependant  il  ne 
tarde  pas  a  presumer  que  la  Duchesse  en  effet  pourrait 
bien  s'etre  meprise : 

Eb  I  ne  rouuait-on  pas  I'orgueil  de  la  beaut^  ? 

ACTE   QUATRI^ME. 

Le  Due  assemble  les  grands  de  sa  cour;  il  leur  de- 
mande  quelles  sont  les  vertus  qui  caracterisent  essen- 
tiellemcnt  Tame  d'un  bon  souverain.  L'un  exalte  la  cle- 

(i)  Vous  epoosies  ma  fille  et  cooToitiez  roa  fcmmr. 

MoLiERE^£«  Tartuffe,  Act.  IV,  sc.  6. 


38o  CORRESPONDA.NCE    LITTERAIRE, 

incnce,  Tautre  la  justice,  un  autre  la  g^aerosite.  Fous 
ne  me  parlez  pas,  leur  repond  le  Due,  de  la  recormais* 
sanc€...'j  ety  penetre  de  cedoux  sentiment,  il  pardonne 
au  Comte  son  audace  en  faveur  de  ses  services ,  et  con- 
firme  solennellement  son  mariage  avec  la  Comtesse.  II 
semble  qu'ici  Taction  de  la  pi^ce  finisse  delle-mSme; 
mais  la  vengeance  de  la  Duchesse  trouve  le  secret  de  la 
prolonger.  Elle  fait  donner  de  faux  avis  au  Due  d'uoe 
pr^tendue  sedition  qui  vient  d'eclater  dans  le  camp  a 
quelque  distance  de  la  ville.  Jje  Comte,  Tidolc  des  sol- 
dats,  part  pour  les  faire  rentrer  dans  leur  devoir. 

ACTE    ClNQUlilME. 

La  Duchesse  avait  besoin  de  I'absence  du  Comte  pour 
exfeuter  un  projet  epouvantable,  celui  de  faire  mettre 
le  feu  au  palais  de  la  Comtesse,  et  d'aposfer  en  meme 
temps  des  assassins  pour  la  tuer  au  milieu  du  tumulte, 
si  elle  avait  le  bonheur  d'echapper  a  Fincendie.  Quelque 
noir  qu'ait  paru  ce  complot,  il  n'y  a  point  de  spectateur 
qu'il  ait  s^rieusement  alarm^  :  il  etait  aise  de  prevoir 
que  le  Comte  son  epoux  reviendrait  a  temps  pour  Ten- 
lever  du  milieu  des  flammes ,  et  la  sauver  des  mains  des 
meurtriers;  c'est  ce  qui  ne  manque  point  d'arriver,  et 
cela  produit  mSme  un  assez  beau  coup  de  theatre  dans 
le  gout  de  celui  de  la  Feui^e  du  Malabar.  La  Duchesse, 
desesp^ree,  se  fait  justice  dans  les  formes  du  theatre  avec 
un  coup  de  poignard ,  et  tout  finit  au  gre  des  spectateurs. 

Si  le  fonds  de  cet  ouvrage  est  romanesque,  la  conduile 
en  est  assez  sage,  la  marche  claire,  les  scenes  bien  li^es. 
On  pent  trouver  que  le  role  de  la  duchesse  de  Bour- 


MA.I  1783.  38  I 

gogne ,  trop  odieux ,  I'est  souvent  sans  necessity ,  qu'elle 
est  plus  coupable  que  Phedre  et  beaucoup  moins  pas- 
sioanee,  ce  qui  diminue  doublement  FinterSt  de  sa  si- 
tuation. II  semble  qu'en  general,  pour  avoir  craiut  de 
paraitre  imiter  Phedre^  I'auteur  soit  tomb^  dans  presque 
tous  les  defauts  que  Racine  sut  eviter  avec  tant  d'art  et 
de  genie ;  mais  on  peut  fort  bien  Stre  au-dessous  de  Ra- 
cine, et  meriter  encore  de  grands  ^loges.  Quoique  le  style 
de  la  piece  n'ait  pas  cette  force.,  cette  Anergic  qui  appar- 
lient  surtout  a  la  poesie  traglque  /  il  a  de  la  noblesse , 
de  la  douceur,  de  la  purete,  et  il  faut  sans  doute  avoir 
beaucoup  d'esprit  et  beaucoup  de  tatent  pour  parler  si 
bien  le  langage  des  Muses  lorsqu'on  n'en  a  pas  acquis 
lliabitude  de  meilleure  heure.  Le  vers  de  la  tragedie 
qui  a  ^te  le  plus  applaudi  et  qui  devait  bien  I'^tre^  c'est 

Philippe  fut  tonjours  I'appui  des  malheureux. 

Jamais  application  de  ce  genre  ne  fut  plus  juste  ui  plus 
naturelle. 

Le  role  de  la  duchesse^  Bourgogne  a  ete  rendu  avec 
beaucoup  d'aclresse  par  maoame  Yestris ,  celui  du  comte 
de  Yaudrai  par  Mole ;  n)iulemoiseIIc  Sainval  a  eu  plu- 
sieurs  inflexions  touchantes  dans  le  role  de  la  comtesse 
de  Bar ;  Brizard  n'a  pas  fait  valoir  infiniment  celui  du 
Due; 

Le  reste  ne  vaut  pas  I'honneur  d'etre  nomine. 


Le  pieces  consacr^es  a  Tinauguration  du  nouveau 
Theatre  Italien  ne  sont  pas  heureuses.  Celle  de  M.  Se- 
daine  n'a  pas  reparu  depui's  la  premiere  representation ; 
celle  de  M.  Desfontaines  n'a  pas  eu  beaucoup  plus  de 


38a  CORRESPOND A.ICCE    LITTERAIRE, 

succ^s  J  et  semblait  en  meriter  encore  moins  ^^  c'est  k 
Reifeil  de  Thalicy  com^die  en  trois  actes  et  en  vers, 
m^lee  de  vaudevilles.  II  n'cst  pas  ais^  d'en  indiquer  le 
plan;  Ton  pourrait  mSme  douter  qu'il  en  ait  jamais  existc 
un  dans  la  pensee  de  Tauteur ;  rien  de  plus  embrouill^, 
rien  de  plus  decousu. 

On  ne  peut  refuser  a  M.  Desfontaines  de  Tesprit  et 
de  la  facilite ;  mais  son  esprit  a  une  mani^re  recherchee, 
et  il  manque  absolumeut  de  ce  go6t  qui  sait  mettre  chaque 
phose  h.  la  place  qui  lui  convient.  Le  seul  role  qui  ait  un 
peu  soutenu  la  pi^ce  est  le  role  du  Gascon ;  le  chevalier 
de  Yentillac  ressemble  fort  au  capitaine  Claque  de  Mo* 
Ukre  a  la  nouuelle  Salle;  mais,  pour  £tre  de  la  mSme  fii- 
mille,  il  n'en  a  pas  moins  quelques  traits  a  lui,  et  quel- 
ques  traits  assez  plaisans.  Voici  une  tirade  qu'on  a  fort 
applaudie. 

Je  hais  les  culbutes  , 

J'cxecrc  le  cri  des  sifflets, 

£t  j'ai  plus  empecbe  de  chutes 

Que  vous  n'avez  eu  de  succ^s. 
Au  moindre  bruit ,  j^  me  lance  et  me  porte 
Du  ceiltre  dans  lecoin,  du  coin  dans  le  milieu^ 
Et  d'nn  coup  de  ma  main  qu*on  entend  de  la  porte 
Je  rends  a  votre  actenr  la  parole  et  1^  jeu. 
Le  bacchanal  double,  j^  me  r^porte 

Dansle  plus  fortdu  tourbillon. 

L^  petit  collet  me  dit  non  y 
Je  passe.  Le  marcband  m^  doone  la  gourmadc , 
Je  pousse.  L^  soldat  m'adresse  la  bourrade , 
Je  r^^ois  :  mais  j'arrive ;  et  malgr^  tout  le  train , 
Imperceptiblement  je  mets  la  piece  ^  fiu. 


jvix  i7'83.  383 


JUIN. 


Paris  ^  juin  1^83. 


L'histoire  DBS  M miPcADX  n'ofire  pas  a  1  eloquaice  des 
sujets  aussi  heureux,  aussi  propres  a  Stre  embcllis  par 
eile  que  THistoire  du  r^gne  animal ;  mais  la  sagacite  in- 
geoieuse  de  M.  le  comte  de  Bufibn  y  decouvre  pour 
ainsi  dire  a  chaque  pas  de  nouvelles  preuves  de  son  sys- 
teme  sur  les  revolulions  de  notre  globe  terrestre;  et 
i'auteur,  attache  k  ses  reclierches  par  ce  grand  int^rdt , 
le  fait  partager  3ouvent  a  ses  lecteurs;  des  observations 
s^ches  ou  minutieuses  en  elles-m^mes  paraissent  plus  im- 
portantes  par  leur  liaison  intime  avec  les  premieres  ori«> 
gines  du  monde.  Si  le  quartz,  le  schorl ,  le  talc,  les  schistes 
et  lardoise  ne sont  que  des  mati^res  brutes  et  communes, 
elles  n'en  atlestent  pas  moins  les  grands  travaux  de  la 
nature  durant  I'espace  de  plusieurs  milliers  de  siecles ; 
ce  sont  des  titres  authentiques  de  Tanciennete  de  notre 
globe,  de  la  longue  succession  des  ages  qui  durent  en 
preparer  la  forme  et  la  richesse  actuelle  ;  les  mineraux 
sont  dans  lUistoire  du  monde  ce  que  sont  les  monnaies, 
les  m^ailles  et  les  vieux  monumens  dans  lUistoire  des 
empires. 

M.  de  BufFon  divise  en  trois  grainles  classes  toutes  les 
matieres  brutes  et  minerales  qui  composent  le  globe  de 
la  terre.  -La  premiere  classe  embrasse  les  matieres  qui , 
ayant  ete  produites  par  le  feu  primitif,  n'ont  point  chang^ 
de  nature. 

La  seconde  classe  comprend  les  matieres  qui  ont  subi 


384  CORRESPOND ANCE    LITTJ^RAIRE, 

une  seconde  action  du  feu ,  et  qui  ont  ^t^  frapp^es  par  les 
foudres  de  Telectricite  souterraine  ou  fondues  par  le  feu 
des  voicans. 

La  troisieme  classe  contient  les  substances  calci- 
nables ,  les  terres  vegetaies ,  et  toutes  ies  matieres  for- 
mees  du  detriment  et  des  depouilles  des  animaux  et  des 
v^getauxy  par  Taction  ou  Tinterm^de  de  Teau. 

«  Cest  surtout ,  dit  M.  de  Bufibn,  dans  cette  troisieme 
classe  que  se  voient  tons  ies  degres  et  toutes  les  nuances 
qui  remplissent  Tintervalle  entre  la  matiere  brute  et  les 
substances  organisees;  et  cette  matiere  intermediaire , 
pour  ainsi  dire  mi-partie  de  brut  et  d'organique^  sert 
egalement  aux  productions  de  la  nature  active  dans  les 
deux  empires  de  la  vie  et  de  la  mort. . .  Les  productions 
de  la  nature  organisee,  qui  dans  I'etat  de  vie  et  de  ve« 
getation  representent  sa  force  et  font  Tornement  de  la 
terre^  sont  encore,  apres  la  mort,  ce  qu'il  y  a  de  plus 
noble  dans  la  nature  brute;  les  d^trimens  des  animaux 
et  des  vegetaux  conservent  des  molecules  organiques  ac- 
tives qui  communiquent  a  cette  matiere  pas^ve  les  pre- 
miei's  traits  de  Torganisation ,  en  lui  donnant  la  forme 
ext^rieure. 

a  Le  grand  et  le  premier  instrument  avoc  lequel  la 
nature  op^re  toutes  ses  merveilles  est  cette  force  uni- 
verselle,  constante  et  penetrante,  dont  elle  anime  chaque 
atome  de  matiere,  en  lui  imprimant  une  tendance  mu- 
tuelle  a  se  rapprocber  et  s'unir :  son  autre  grand  moyen 
est  la  cbaleur,  et  cette  seconde  force  tend  a  separer  ce 
que  la  premiere  a  r^uni ;  neanmoins  elle  lui  est  subor- 
donnee ;  car  T^I^ment  du  feu ,  comme  toute  autre  ma- 
tiere,  est  soumis  a  la  puissance  generate  de  la  force  retro** 
active.  » 


JOIN  i^SvS.  385 

Ces  fails,  ces  resultats  etaient  connus;  mais  ce  que 
M.  de  BufFon  nous  presente  lui-meme  comme  un  aperfu 
nouveau  dans  cette  grande  vue,  c'est  qu'ayant  a  sa  dis- 
position la  force  pen^trante  de  Tatlraction  et  celle  de  la 
chaieur,  la  nature  peut  travailler  Tint^ricur  des  corps 
et  brasser  la  mati^re  dans  les  trois  dimensions  k  la  fois,. 
pour  faire  croitre  les  ^tres  organises,  sans  que  leur  forme 
s'altere  en  prenant  trop  ou  trop  peu  d'extensiou  dans 
chaque  dimension Dans  le  r^gne  mineral ,  cette  ope- 
ration, qui  est  le  supreme  effort  de  la  nature,  ne  se  fait 
ni  ne  tend  a  se  faire. . .  Le  mineral  ne  se  nourrit  ni  n'ac- 
croit  par  cette  intus-susception  qui ,  dans  tons  les  etres 
organises  etend  et  developpe  leurs  trois  dimensions  a 
la  fois  en  egale  proportion  ;  sa  seule  maniere  de  croilre 
est  une  augmentation  de  volume  par  la  juxta  -  position 
successive  de  ses  parlies  constituantes,  qui  loutes,  n'e- 
tanl  travaillees  que  sur  deux  dimensions,  c'est-a-dire  en 
longueur  et  largeur,  ne  peuvent  prendre  d'autres  formes 
que  celles  de  lames  infiniment  minces  et  de  figures  sem- 
blables  ou  diff(£rentes,  et  ces  lames,  figur^es,  superposees 
et  reunies,  composent  par  leur  agr^gation  un  volume 

plus  ou  moins  grand,  et  figure  de  meme Si  Ton  ne 

peut  nier  que  cette  figuration  ne  soil  un  premier  trait 
d'organisation ,  c'est  aussi  le-  seul  qui  se  trouve  dans  les 
mineraux...  Et  toutes  les  figures  anguleuses,  regulieres 
et  irregulieres  des  min^raux  sont  trac^es  par  le  mouve- 
ment  des  molecules  organiques,  el  particulierement  par 
les  molecules  qui  proviennent  du  residu  des  animaux  et 
vegetaux  dans  les  malieres  calcaires,  et  dans  celles  de  la 
couche  universelle  de  terre  vegetale  qui  couvre  la  super- 
ficie  du  globe. 

Quoique  cette  theorie  soil  fort  simple ,  quoiqu'ellc  ne 

Tom.  XI.  a5 


386  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

soit  qu'une  consequence  des  vues  deja  d^veloppees  par 
M.  de  BufiCoa,  sur  la  nutrition,  raccroissemeut  et  la  pro* 
diiction  des  etres,  il  ne  s'attend  pas  a  )a  voir  universel- 
lement  accueillie  :  «  J'ai  reconnu,  dit'ii,  que  les  gens 
peu  accoutumes  aux  idees  abstraites  ont  peine  a  conce- 
voir  les  moules  interieurs  et  le  travail  de  la  nature  sur 
la  matiere  dans  les  trois  dimensions  a  la  fois;  des-lors^ 
ils  ne  concevront  pas  mieux  qu'elle  ne  travaille  que  dans 
deux  dimensions  pour  figurer  les  mineraux  :  cependaat, 
rien  ne  me  parait  plus  clair,  pourvu  qu'on  ne  borne  pas 
ses  idees  a  celles  que  nous  presentent  nos  moules  artifi- 
ciels  ;  tous  ne  sont  qu'exterieurs ,  et  ne  peuvent  figurer 
que  des  surfaces,  etc.  » 


Imitation  dOvide ,  par  M,  Rochon  de  Chabannes. 

Je  ne  sais  point  porter  de  chaines  ^ternelles, 
Et  j'ose  me  vanter  de  ma  legerete  ; 

Qnand ran i vers  nous  oftre  tant  de  belief^, 
Pourquoi  n'aimer  qu'ane  beaute? 
Si  }e  vois  une  fiUe  innocente  et  tranquille 
'  Qui  baissc  ses  regards  sur  un  sein  immobile , 
Son  timide  embarras ,  sa  naive  candexir 
Sont  des  piegcs  caches  qui  surpreauent  mon  coeur. 
Si ,  marcbant  d'un  »ir  leste  et  la  t^te  assur^e, 
Attaquiuit ,  provoquant  la  jeunesse  enivree  y 
Lais  vient  a  paraitre,  elle  enflamme  roes  sens, 
J'ai  bieat6t  oublie  ma  modestc  bergdre , 
Et  c'est  la  volupie ,  c'esl  Tart  que  je  prefere  ^ 
ABn  de  savourer  des  plaisirs  differens. 
Du  haut  de  sa  grandeur,  de  sa  tige  cclatante 
J'nime  a  faire  doscendre  une  superbe  amante, 
Et  jecrois,  triompbant  d'elle  et  de  ses  a'ieux, 
M'^lever  dans  ses  bras  jusques  au  sein  des  Dieuz* 


i 


JUIN  1783.  387 

Tu  n'as  pas  moins  de  droits  sur  mon  ame  inconstante , 
Toi  y  dont  Fesprit  orfie  rend  Tentretien  cKarmant  : 
A11X  plaisirs  de  I'amour  se  borne  Tignorante, 
£t  ses  soins  delicats  flattent  \\n  tendre  amant. 
Que  la  voix  de  Gfalo^  me  p^ndtre  et  me  touche  ! 
Quel  plaisir,  quand  le  coeur  et  Poreille  sont  pris , 

D'intercepter,  par  un  baiser  surpris, 
Les  sons  pleins  de  douceur  qui  sortent  de  sa  bouche  ! 

Je  ne  puis  voir  sans  un  trouble  soudain 
Dans  les  bras  d'une  belle  une  barpe  enlacee , 
£t  mon  oeil  suit  en  feu  sur  la  corde  pincee 
Le  jeu  vif  etbriUant  d'une  cbarmahte  main. 
Les  graces  de  Ginlhie  €t  sa  taille  leg^re 
M'offrent  le  souvenir  des  njmpbes  de  nos  bois; 
£t  quand  ses  pas  hardis  L'enUvent  de  la  terre , 
Je  voudrais ,  embrassant  sa  taille  entre  mes  doigts  , 
La  porter  en  triompbe  aux  bosquets  de  Cjtb^re. 
Le  frais  matin  de  la  beaute, 
Les  premiers  jours  de  sa  naissance , 
Portent  dans  mon  sein  agite 
La  plus  active  effervescence. 

Son  6li  roSme  a  des  cbarmes  pour  moi. 
0  femmes!  je  ne  vis  que  pour  vous  dans  le  monde  ; 
Mais  j'aime  a  partager  I'encens  que  je  vous  dois , 
Et  la  brune  me  rend  infid^le  a  la  blonde  : 
Mon  coeur  ne'brave  pas  un  seul  devos  attraits. 
Enfin  quelque  beaute  que  Ton  cite  dans  Rome , 
Que  I'univers  possdde  et  I'univers  renomme , 
Elle  est  d'abord  I'objet  de  mes  ardens  soubaits ; 
Et  comme  un  nouvel  Alexandre , 
^  Anim^  d'un  feu  tout  divin , 
Dans  mon  ambition,  pret  a  tout  entrepreudrc , 
Je  voudrais  conqn^rir  le  monde  f^minin. 


388  CORRESPONDAWCE  LITTERAIRE,    ' 

^pigramme 'Impromptu  sur  M.  de  Rocheforty  qui  a  fait 
une  fort  ennujeuse  traduction  en  vers  de  TIliade 
et  de  /'ODTSsiE. 

Quel  est  ce  trjste  personnage  ?... 

C*est  un  Grec 
Qui  Bt  Homcre  a  son  image , 

Maigre  el  sec. 


La  querelle  de  madame  Duvivier  et  des  Com^diens  , 
an  sujet  de  la  statue  de  M.  de  Voltaire  (i),  est  devenue 
tres-grave ;  si  les  Puissances  ne  s'en  ^taient  pas  melees  a 
propos,  il  u'est  pas  ais^  de  dire  quelle  en  aurait  ^te  Tissue. 
L'assemblee  de  ces  dames  et  de  ces  messieurs  ayant  trouve 
que  la  leltre  de  madame  Duvivier  manquait  absoiument 
des  egards  du^  a  une  societe  si  respectable «  y  a  repondu 
de  la  maniere  la  plus  s^che ,  pour  ne  pas  dire  la  plus 
impertinente;  il  y  a  eu  une  r^plique  assez  vive  de  la 
part  de  M.  ou  de  madame  Duvivier,  a  L'tquelle  rhonneur 
du  corps  s'est  cru  oblige  de  riposter  d'une  maniere  en- 
core plus  injurieuse.  Sans  respect  pour  la  memoire  du 
grand  homme,  on  elait  sur  le  point  de  renvoyer  sa  statue^ 
que  sais-je?  peut»etre  m^me  de  la  jeter  par  les  fenetres^ 
lorsqu'un  ordre,  obtenu  par  la  mediation  de  madame  la 
comtesse  d'Angivilliers ,  ci-devant  madame  Marchais,  a 
decide  que  cette  statue  n'avait  point  ^te  donnee  aux  Co- 
mediens,  mais  a  la  Comedie  Fran^aise;  que  la  Com^die 
etait  au  roi,  et  qu'en  consequence  il  n'appartenait  qu'au 
ministre  des  bsitimens,  de  concert  avec  messieurs  les  gen- 
tislhommes  de  laChambre,  de  decider  la  maniere  dont 

(i)  Voir  prccedemment  page  137. 


juifi  1783.  389 

il  convenait  de  la  placer.  Get  ordre  a  repandu  la  plus 
grande  consternation  dans  Tillustre  Ar^opage ;  mais  ^ 
comme  il  n'avait  et^  declare  d'abord  que  verbalement, 
on  a  delibere  si  Ton  y  oblempererait  ou  non ;  on  a  ose 
'  arreter  les  travaux  des  ouvriers  charges  de  placer  la 
statue  selon  le  \osu  de  la  donatrice ;  on  a  envoye  sur^le- 
chaaip  des  deputes  a  Versailles ;  on  a  m^me  assure  que 
Tavis  de  quelques-uns  de  ces  messieurs  avait  ete  de  sus- 
pendre  les  fonctions  de  leur  ministere  public^  et  d'ofFrir 
a  Sa  M ajeste  leur  demission  jusqu'a  ce  qu'il  eut  ete  enjoint 
a  madame  Denis-Duvivier  de  retracter  publiquement  les 
injures  contenues  dans  ses  deux  lettres,  etc.  Ce  n'est 
que  depuis  peu  de  jours  que  Forage  s'est  apais^,  et  qu'en 
vertu  d'un  ^crit,  signe  LouiSj  la  statue  vient  d'etre  placee 
enfin  dans  le  vestibule  d'en  bas,  en  face  de  la  grande  en- 
tree. Yoil^  bien  les  extravagances  d'un  amour-propre 
egalement  irrite  par  tons  les  hommages  que  Tenthou- 
siasme  prodigue  aux  talens  qui  nous  tnteressent  ou  qui 
nous  amusent,  et  par  Tinconsequence  du  prejuge  qui  les 
humilie. 


La  demoiselle  Olivier  (i)  partage  ses  bontes  entre 
M.  deLassonne,  m^decin,  et  le  sieur  Dazincourt,  qui 
double  Preville  dans  les  roles  de  Crispin.  Elle  vient  d'ac- 
coucher;  ces  deux  messieurs  se  sont  dispute  fort  vive- 
ment  Thonneur  d'etre  le  p^re  de  I'enfant.  Des  arbitres , 
choisis  pour  examiner  leurs  droits  et  leurs  titres  respec- 
tifsy  ont  jugc  que  le  meilleur  nioyen  de  les  concilier 
etait  d'appeler  I'enfant  CrispirhM^ecin.  Cette  decision 
a  paru  d'une  equity,  rare. 

(i)  Uue  des  plus  jolies ,  mais  aussi  Tune  des  plus  mediocres  actrices  de  la 
Comedie  Fran^aise.  (  Note  de  Grimm. ) 


sgo  corbesponda.icce  litteraire, 

Prospectus. 

Ce  prospectus,  grave  avec  beaucoup  de  soin,  a  ete 
envoy^  sous  enveloppe  dans  un  tres*grand  nombre  de 
maisons.  M.  le  comte  de  Lauraguais  est  v^eroentement 
soup;oDn<i  d'etre  I'aureur  de  cette  petite  atrocit^.  Accoa- 
tume  a  ce  genre  d'escrime,  M.  de  Beaumarcliais  la  me- 
prise  :  »  //  ny  a,  dit  son  Figaro,  que  les petits  hommes 
qui  sejachcnt  des  petits  Merits. »  M.  le  prince  de  Nassau, 
plus  etonn^  de  se  trouver  compromis  dans  une  pareille 
aventure ,  en  a  rendu  sa  plainte  chez  un  commissaire , 
entre  les  mains  duquel  il  a  d^pos^  plusieurs  enveioppes 
du  pamphlet  ecrites  de  la  m^me  main :  ceci  pourrait  done 
devenir  I'objet  d'une  discussion  assez  piquante.  Nous 
n'avons  pu  nous  dispenser  de  (aire  connaitre  la  premiere 
piece  du  proems. 

On  propose  au  public  de  souscrire  \  I'edition  de  Me- 
moires  sur  la  vie  du  sieur  Caron  de-Beaumarchais  ^  aux 
conditions  suivantes : 

cc  Ces  Memoires  rempliront  quatre  volumes  in-»ii2,  de 
trois  cents  a  trois  cent  cinquante  pages  le  volume.  Le  pa- 
pier sera  commun,  mais  bon ,  et  les  caracleres  bien  con- 
serves, sans  etre  ncufs.  Tons  les  soins  de  Timpression 
porteront  sur  sa  nettet^  et  sa  correction ;  en  rejelanl 
ainsi  de  cette  edition  le  luxe  etranger  a  la  litterature,  on 
a  pu  r^duire  le  prix  de  ces  quatre  volumes  a  six  livres, 
a  donner  dans  le  courant  de  juillet  1783,  en  prenant  le 
premier  volume  chez  Dessaiut  Junior^  librairc  a  Paris , 
dont  on  recevra  une  quittance ,  portant  promesse  de  de- 
livrer  au  porteur  les  trois  autres  volumes  dans  le  courant 
de  septembre  suivant;  mais  cet  ouvrage  coAtera  neuf 
livres  a  ceux  qui  voudrout  I'acheter  sans  avoir  rempli 


JOIN   1783.  391 

les  conditions  qu'on  offre  au  pubiic^  et  qu'on  se  flatte 
de  voir  lui  paraiti^  plus  avantageuses  que  la  plupartde 
celles  des  souscriptions  ordinaires ,  qui  ne  servent  com- 
inunemeat  qu'a  Iromper  les  souscripteurs. 

a  Le  premier  volume  des  Memoires  sur  la  vie  deBeau- 
marchais  contiendra,  i  '*  une  notice  sur  sa  famille;  2*"  quel- 
ques  anecdotes  sur  les  ressources  qu'il  comptait  tirer  de 
la  force  de  son  corps  et  de  son  adresse  a  escamoter , 
loi'sque  son  pere  le  chassa  de  la  maison  paternelle ; 
plusieurs  details  sur  I'industrie  qui  le  fit  e^ister  jusqu'a 
lepoque  du  marche  qui,  lui  ayant  fait  acheter,  a  rente 
viagere,  la  place  de  controleur  de  la  bouche  du  roi  du 
sieur  ^  *  *,  le  rend  it  promptemenl  proprietaire  de  la  place, 
ensaite  mari  de  la  veuve,  et  puis  heritier  des  defunls; 
4^  rhistoriquc  de  ses  intrigues  a  Versailles,  qui  finirent 
par  Ten  faire  cbasser ,  avecordre  de  vendre  sa  place. 

<c  Le  second  volume  contiendra ,  1**  Thistorique  du 
voyage  de  Beaumarchais  en  Espagne,  et  la  veritable 
aventure  de  Clavico ;  2*  un  recueil  de  ses  Lettres,  qui 
jettera  un  grand  jour  sur  ses  talens ,  sur  son  caract^re , 
et  sur  la  morl  de  sa  seconde  femme. 

a  Le  troisieme  volume  coutiendi*a  1^  des  details  cu- 
rieux  sur  sa  liaison  avcc  M.  le  jwince  ** *  (1)5  a^  un  pre- 
cis de  ses  ouvrages ;  3^  plusieurs  faits  singuliers  sur  To- 
rigine  de  son  proces  avec  Goesman ;  4®  des  copies  des 
premieres  epfeuves  de  plusieurs  morceaux  ecrits  par 
Beaumarchais  dans  son  second  et  troisieme  Memoire  , 
totalenient  changes  pardifferentes  personncs;  5®anecdote 
sur  la  facheuse  rencontre  de  Beaumarchais  chez  ***  (2), 
avec  M.  Dumouriez,  qui  le  mena^a  de  coups  de  bilou 

( I )  Con  I  i .  ( IVote  de  Grimm. ) 

(3)  Maiicmoiselle  Artioiild.  {Note  de  Grimm.) 


Sg^  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE, 

s'il  ne  lui  rendait  pas  six  louis  qu'il  avail  prates  a  sa 
^soeur,  qu'il  celebrait  et  laissait  mourir  de  faim ;  6^  Beau- 
marchais  ruine ,  blam^  et  mene  en  Angleterre,  par  qui^ 
pourquoi;  ce  qu!il  y  fait  en  attendant  qu'il  y  joue  Ic  role 
que  les  circonstances  lui  preparaient  deja ;  7^^  ses  projets 
sur  le  personnage  alors  connu  sous  le  nom  du  chevalier 
d'£on;  8^  le  chevalier  d'Eon  se  moque  de  Beaumarchais; 
9^  anecdote  sur  un  cofTre  de  fer  que  Beaumarchais  porte 
a  Versailles ;  10*  son  histoire  avec  Morande ,  et  fragment 
d'un  incroyable  Memoire  qu'il  envoie  de  I^ndres  a  M.  de 
lia  Borde,  sur  les  services  essentiels  qu'il  avait  reudus  a 
madame  Du  Barry;  1 1^  details  tr^s^urieux  sur  les  rai- 
sons  qui  lui  font  concevoir  le  projet  d'aller  a  Yienne; 
I'lmperatrice  I'y  fait  mettre  au  cachot  jusqu'a  son  retour 
a  Paris  :  anecdote  sur  son  pretendu  assassinat;  si  I'on 
avait  pu  accuser  Beaumarchais  de  la  moindre  indiscre- 
tion sur  ce  voyage ,  il  aurait  du  craindre  Bicetre  pour 
jamais ;  s'il  avait  garde  le  secret  sur  lequel  on  comptait^ 
il  perdait  le  fruit  qu'il  se  promettait  de  la  celebrity  de 
I'aventure  :  comment  trahir  ce  secret  sans  etre  puni  pour 
lavoir  revele?  Il  se  donne  quelques  coups  de  rasoir, 
pretend  avoir  ^te  assassine^  et  de  la  il  faut  bien  apprendre 
que  9  sans  une  boite  d'or  qu'il  portait  a  son  cou ,  parce 
qu'elle  renfermait  une  lettre  pour  I'lmperatrice,  il  eut 
ele  poignarde.  Rapport  de  celte  fourbe  a  I'exil  de  M*** 
et  de  M.  le  d***;  12^  il  retourne  en  Angleterre,  oil  la 
fatalite  des  circonstances  force  M,***(i)  de  le  rendre 
Tagent  d'un  grand  evenement,  parce  que  M.  le  comte 
de  ***  (a)  neveut  pas  seulement  avoir  Fair  d'y  prendre 
part;  i3®  veritable  i^poque  de  la  fortune  qu'il  acquiert 

« 

(i)  M.  ie  Gomte  de  Yergenues.  (  IVote  de  Grimm.) 
(2)  M.  le  comte  de  Maurepas^  ( Note  de  Grimm. ) 


JDIW   1783.  393 

en  devenant  rusurier  de  la  France  et  de  TAmerique, 
anecdote  sur  ses  premiers  araiemensy  sur  son  mysterieux 
voyage  au  Havre  ^  oil  il  ne  fait  cependant  pas  moins  ai£U 
cher  qu'il  y  etait,  et  sur  I'ordre  d'arrSter  M.  du  Coudray ; 
1 4^  fragmens  de  sa  correspondance  avec  le  Congrcs ; 
1 5^  details  sur  ses  speculations  de  commerce;  il  porte 
son  avidite  pour  I'argent  jusqu'a  I'impudence  de  deman- 
der,  au  nom  du  Congr^,  Targent  que  le  Congrcs  avait 
fait  remettre  aux  ofBciers  fran^ais  qui  devaient  passer  en 
Am^rique;  reponse  accablante  de  M.  Franklin  sur  la 
reclamation  de  M.  Ribourguille ;   16^  anecdote  sur  ce 
qui  determine  Beaumarchais  k  faire  son  manifeste  contre 
mylord  Stormont;  17^  incroyable  motif  qui  engage  M.  le 
comte  de  M.  **  *  a  se  con  tenter  de  supprimer  par  un  ar- 
rSt  du  Conseil,  le  barbare  galimatias  de  ce  manifeste  ^ 
dans  iequel  Beaumarchais  avait  port^  cependant  Tinso- 
lence  et  I'ignorance  au  point  d'insulter ,  par  un  fait  faux 
el  suppose  vrai,  la  m^moire  du  feu  roi  et  son  ministfere. 
(c  Jje  quatrieme  volume  sera  consacr^  au  r^um^  des 
trois  auti*esy  d'ou  nait  la  comparaison  qu'on  ^tablitentre 
Beaumarchais,  mademoiselle  d'Eon,  et  M.  de  Parades  y 
afin  de  pouvoir  comprendre  les  revers  de  mademoiselle 
d'Eon ,  la  disgrace  de  M.  de  Parades ,  et  la  fortune  de 
Beaumarchais.  TJon  verra  que  les  plus  grandes  qualit^s, 
les  prodigieux  talens,  le  merite  tr^s-rare  qui  rendirent 
mademoiselle  d'Eon  un  personnage  si  extraordinaire ,  et 
qui  donnerent  n^cessairement  uue  influence  momenta- 
nee  si  predominaute  a  M.  de  Parades ,  les  destinaicnt 
egalement  a  devenir  importans  et   malheureux.  Tout 
cela  s'explique  en  faisant  comprendre  pourquoi  les  gens 
honnStes  mais  faibles  ont  peur  de  Tartuflfe,  et  pourquoi 
les  sots  et  les  fripons  aiment  les  fourberies  de  Scapiu. 


394  COR  RESPOND  ANCE    LITTI^RAIRE, 

((  Cette  edition  paraitra  sous  les  s^enissimes  auspices 
de  M.  le  prince  de  Nassau  (i),  auquel  on  en  fait  hom- 
mage  dans  uoe  Epitre  d^dicatoire,  dans  laquelle  eepen- 
dant  les  amis  les  plus  distingues  de  Beaumarchais  par- 
tagent  avec  le  prince  la  gloire  de  proteger  les  petits 
talens,  les  gi*ands  vices  et  les  speculations  politiques  et 
mercantiles  du  sieur  Caron  de  Beaumardhais. 

ic  On  souscrit  a  Londl^eS)  oil  cet  ouvrage  est  compose, 
chez  Waillant;  Strand.  » 


II  y  a  pres  de  quarante  ans  que  le  bou  de  M.  de  La 
Place  soUicite  une  reprise  dc  sa  tragedie  de  Feme 
saui^ee  (a).  Ce  qui  le  consola  long-temps  de  ne  pouvoir 
Tobtenir,  c'est  la  ferme  persuasion  oil  il  fut  que  les  Co- 
rned ieus  ne  lui  refusaieut  cette  satisfaction  que  par  egard 
pour  M.  de  Voltaire,  qu'il  croyait  trop  jaloux  du  succes 
que  I'ouvrage  eut  dans  sa  nouveaute  pour  ne  pas  avoir 
employe  toutes  les  ressources  de  son  credit  a  le  faire 
oublier.  La  piece ,  remise  enGn  avec  beaucoup  de  peine 
le  10  du  mois  dernier,  n'a  fait  que  pen  d'efFet;  on  a 
trouvc  des  beautes  dans  le  premier  et  dans  le  quatrienie 
acles ;  mais  tous  les  autres  ont  paru  languissans.  Le  coup 
de  cloche  qui  annonce  a  Jaffier  la  mort  de  ses  complices 
est  si  mal  prepare,  qu'il  n'a  excite  que  le  rire  et  les 
huees ;  le  denouement  meme  a  peu  reussi ,  quoique 
marque  par  un  de  ces  vers  qui  semblent  faits  pour  laisser 
un  long  souvenir:  Jaffier,  perdant  tout  espoir  de  sauver 
son  ami  Pedre,  I'attire  sur  le  devant  du  theatre,  Tem- 
brasse,  le  poignarde,  et  se  tue  en  disant : 

Embrassons-nous.  • . ,  nieu rslibre. . .  el  sois  venge  (run  Irailrc. 

(i)  A  Paris.  (  Note  de  Grimm. ) 

(2)  La  premiere  representation  de  cette  piece  etait  du  5  decembre  1746. 


juiw  1783.  395 

Quelques  journalistes  se  sont  a  vises  de  reprocher  a 
M.  de  La  Place  que  sa  pi^ce  n'etait  que  rimitation  d'uae 
tragedie  anglaise  d'Otway,  qui  n'etait  elle-m^me  que 
rimitation  d'une  tragedie  nationale  constainnient  ^ti<* 
mee,  malgre  ses  defauts,  du  Manilas  de  Ija  Fosse.  U 
ieur  a  fort  bien  r^pondu  que  «  La  Fosse  n'ayant  donn^ 
son  Manlius  qu'en  1698,  il  n'est  gnere  possible  de  pre* 
tendrequela  tragedie  d'Otway,  donn^een  167a  ou  1673, 
puisse  avoir  et^  calquee  sur  celle  de  I^a  Fosse;  qu'il  est 
plus  naturel  de  supposer  que  c'est  au  contraire  I'auteur 
anglais  qui  pourrait  avoir  fourni  a  La  Fosse  le  plan^ 
I'ordoaaauce  et  une  bonne  partie  du  fonds  m^nie  de  sa 
tragedie.  La  Conjuration  de  Fenise ,  par  I'abb^  de 
Saiat*B.eal,  ne  parut  qu'un  ou  deux  ans  apr^s  la  piece 
d'Otway...  »  Cette  r^ponse  semble  peremptoire ,  mais  ne 
serait-il  pas  permis  d'observer  a  M.  de  La  Place  que , 
puisque  nous  avious  une  assez  bonne  imitation  de  la 
piece  anglaise  y  il  etait  inutile  de  nous  en  dinner  une 
qui ,  pour  etre  plus  exacte ,  en  a  paru  moins  raisonnable 
et  moins  interessante?  La  conduite  de  Manlms  est  tout 
a  la  fois  plus  reguliere  et  plus  dramatique  que  celle  de 
Fenise  saui^ee;]es  caracteres  en  sont  mieux  con^us  et 
plus  fortement  prononces;  quoique  inculte,  le  style  de 
La  Fosse  brilie  de  beautes  males;  ii  a  surtout  ce  qui 
manque  trop  souvent  aux  vers  de  M.  de  La  Place,  de 
la  force ,  de  I'^lan ,  de  la  verve  tt-agique. 


Jeanne  de  Naples^  par  M.  de  La  Harpe,  vieut  d'etre 
remise  au  theatre,  le  19  du  mois  dernier,  avec  quelques 
changemens  au  cinquieme  acte.  Cette  reprise  n'a  pas 
ete  beaucoup  plus  heureuse  que  celle  de  Fenise  saiwee; 
}e  nouveau  denouement,  sans  £3iire  plus  d'effet  que  I'an* 


SgB  GORRESPONDA.NCE   LITTERAIRE^ 

cien  y  a  cependaat  ete  g^neralement  "pvifM.  Tous  les 
morceauxy  fort  applaudis  dans  la  nouveaute,  I'ont  ete 
egalement  k  cette  reprise;  plusieurs  traits  de  Texposi- 
tion,  la  belle  scene  du  second  acte,  une  grande  partie 
du  quatrieme;  mais  Tensemble  de  I'ouvrage  a  toujours 
le  m&me  defaut  d'inter^t,  et  ce  defaut  tient  sans  doute 
au  choix  mSme  du  sujet,  ou  du  moins  a  la  premiere 
idee  que  Tauteur  en  a  con9ue;  car  ou  ne  saurait  nier  quit 
n'y  ait  infiniment  de  merite  et  de  talent  dans  les  details 
de  Texecution. 


Les  Fbjrages  de  Rosiney  repr^ntes,  pour  la  pre- 
miere fois^  par  les  Comediens  Italieus,  le  20  du  mois 
dernier,  ^taient  d'abord  en  trois  actes;  on  les  a  reduits 
depuis  en  deux.  Quoiqu'ils  aient  paru  anonymes^  per- 
son ne  n'ignore  que  ce  nouveau  chef-d'oeuvre  en  vaude- 
villes est  de  MM.  Piis  et  Barr^.  Au  lieu  d'en  faire  I'ana- 
lyse^  il  vaut  mieux  sans  doute  renvoyer  le  lecteur  au  joli 
conte  de  Piron  qui  leur  en  a  fourni  le  sujet;  ce  conte 
esty  comme  on  sait.  Tin  verse  de  celui  de  la  Fiancitda 
Roi  de  Garbe^  et  n'est  assurement  ni  moins  gai  ni  moins 
moral. 

Un  des  couplets  qu^on  a  le  plus  applaudis  est  celui 
01  les  vieux  insulaires  representent  en  choeur  a  Rosine 
q.ie  tous  les  habitans  de  Tile  doivent  avoir  les  mdmes 
droits  a  ses  bontes  (  sur  I'air  du  Deserteur)  :  Tous  les 
hommes  sont  bons.  Une  scene  vraiment  jolie  est  celle 
de  Rosine  avec  Lucile,  d^guisee  en  homme,  et  qu'elle 
choisit  fort  maladroitement  parmi  tous  les  insulaires  qui 
briguaient  Thonneur  de  ce  choix ,  a  cause  du  rapport 
qu'il  y  avait  entre  ses  traits  et  ceux  de  son  amant;  Fem- 
barras  de  Lucile  et  Thumeur  de  Rosiiie  forment  le  sujet 


3BIN  1783.  ,  397 

d'un  duo  tout-a-fait  piquant,  et  qui  Ta  paru  d'autant 
plus  qu  il  est  sur  I'air  dont  toute  la  France  raffble  depuis 
trois  mois,  sur  le  fameux  air  de  MaWrough  s^en  va-t'- 
en  guerre.  II  n'est  pas  aise  de  deviuer  quelle  est  la  cir- 
constance  qui  a  mis  cette  vieille  chanson  si  fort  a  la 
mode;  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  cette  folic 
ne  le  cMe  guere  a  celle  des  pantins ;  nos  boites ,  nos 
chapeaux,  nos  rubans,  nos  boucles,  nos  habits,  tout  est 
a  la  Malbroughj  nos  processions  mfime.  Je  viens  de  voir 
celle  du  Suisse  de  la  rue  aux  Ours  (i),  le  gigantesquc 
mannequin  est  vfitu  a  la  MaWrough;  il  ne  tient  a  rien 
que  nos  juges  ne  prononcent  leurs  arrets  sur  Tair  de 
Malbrougk,  £st-ce  a  la  chanson  du  page  de  M.  de  Beau- 
marchais ,  est-ce  au  gout  que  madame  Poitrine  a  pour 
bercer  monseigneur  le  Dauphin  avec  cette  ing^nieuse 
musrque  qu'on  doit  faire  honneur  d'une  si  bonne  folic  ? 
C'est  ce  que  nous  uous  proposons  d'eclaircir  tr^s-iuces- 
samment  et  avec  toute  Tattention  que  la  chose  merite. 


II  y  a  environ  trois  mois  que  Iqs  Com^diens  Fran^ais 
re^urent  Tordre  d'apprendre,  pour  le  service  de  Ver- 
sailles ,  le  Manage  de  Figaro  ou  la  suite  du  Barbier  de 
Seville.  Comme  on  avait  oui-dire  ci-devant  qu'apr^s 
a?oir  lu  la  pi^ce ,  le  roi  avait  declare  lui-m^me  qu'elle 
etait  injouable ,  on  ne  fut  pas  peu  surpris  qu'un  ouvrage 
qui  n'avait  pas  paru  assez  decent  pour  le  theatre  de  la 
ville,  fut  demande  pour  celui  de  la  cour;  on  supposa 
que  I'auteur  y  avait  fait  des  changemens  considerables, 
et  Ton  se  flattait  bien  que ,  justifiee  par  le  succ^s  qu'elle 
obtiendraitk  Versailles,  la  pi^ce  ne  tarderail  pa&^  etre 

(i )  Cest  Tanniversaire  d'un  sacrilege  commit  par  un  Suisse  sur  Timage  de  la 
^  SaiDle  Vierge.  (  Note  de  Grimm. ) 


i 


398  GORRESPONDAKGB    LITTER  AIRE  , 

donnee  a  Paris ;  graod  myst^re  cependaot  et  sur  le  temps 
et  inemc  sur  le  lieu  oil  cetle  comedie  devait  etre  repre- 
sentee pour  la  premiere  fois.  Le  bruit  se  repandit  d'abord 
que  ce  serait  dans  les  petits  apparlemens,  ensuite  a 
Trianon,  a  Choisy,  a  Bagatelle,  a  Brunoy.  Les  premieres 
repetitious  se  (irent  fort  secretement  a  Paris,  sur  le 
theatre  des  Menus-Plaisirs ;  il  fut  decide  enfin  que  ce 
serail  sur  ce  mSme  theatre  des  Menus-Plaisirs  quon 
jouerait  la  piece;  mais  pour  quels  spectateurs,  par  Tor- 
drCf  aux  frais  de  qui?  Au  lieu  de  s'eclaircir,  ce  secret 
parut  s'envelopper  de  jour  en  jour  de  no'uveaux  nuages; 
on  avait  admis  neanmoins  assez  de  monde  aux  dernieres 
representations.  La  veille  meme  du  jour  fix^  pour  la  pre- 
miere representation  (i),  toute  la  cour  en  parlait  ou- 
vertement;  il  en  fut  meme  question  dans  les  carrosses 
du  roi :  les  billets  etaient  distribu^s,  et  ces  billets  etaieut 
les  plus  joHs  du  monde,  car  c'etaient  des  billets  rayes 
a  la  Malbrough,l\  n'y  avait  que  M.  Le  Noir,  lieuteoant 
de  police,  et  M.  le  marechal  de  Duras,  premier  gentil- 
homme  de  la  chambrQ,  qui  n'avaient  pas  Fair  d'etre  dans 
le  secret  de  !a  fete,  a  J'ignore ,  disait  le  matin  meme 
M.  Le  Noir,  par  quelle  permission  Ton  donne  ce  soirla 
piece  de  M.  de  Beaumarchais  aux  Menu8*Plaisirs;  ce 
que  jecrois  bien  savoir,  c'est  que  le  roi  ne  veut  pas  quon 
la  joue...  »  Ce  nc  fut  qu'entre  midi  et  une  heure  qu'oo 
re^ut  et  aux  Menus-Plaisirs  et  a  la  Police  un  ordre 
expres  du  roi  d'arreter  la  representation.  Le  lendemaiD, 
les  acteurs  de  la  Comedie  Frau^aise  et  de  la  Comolie 
Italienne  furent  mandes  par  M.  le  lieutenant  de  police, 
et  il  leur  fut  expressement  defeodn ,  de  la  part  de  Sa 
Majeste,  de  representer  la  piece  en  question  sur  quelque 

(x)yendredi  i3.  {Notede  Grimm,) 


JUIN   1783.  399 

theatre  et  quelque  part  que  x^e  puisse  etre.  Mous  ne 
sommes  pas  assez  inities  dans  les  secrets  de  M.  Caron 
de.Beaumarchais  pour  reveler  lesressorts  caches  de  celte 
siaguUere  aventure;  mais  ce  qui  nous  a  e(e  assure  post- 
tivemeDt ,  c'est  que  le  poete  negociaut  et  negociateur  a 
paye  seul  tous  les  frais  qu'ont  e&iges  les  repetitions  de 
son  ouvragc;  frais  qui  se  montent  a  dix  ou  douze  miile 
livres.  C'est  done  sur  un  theatre  appartenant  a  Sa  Majeste 
que  le  sieur  Caron  a  tent^  de  fairc  represenler  une 
piece  que  Sa  Majeste  avait  defendue,  et  Fa  tente  sans 
autre  garant  de  cette  hardiesse  qu'une  esperance  donnee, 
dit-on ,  assez  vaguement  par  Monsieur  ou  par  M.  le  comte 
d'Artois  qu'il  n'y  aurait  point  de  coutre-ordre. 

Nous  n'avotts  vu  que  la  demiere  repetition  de  ce  fa- 
meux  ouvrage ;  elle  fut  fort  lente  et  fort  tumultueuse. 

Nous  lie  pouvons^y  d  apres  une  telle  representation , 
juger  qiie  tres-imparfaitement  de  Tensemble  de  Touvrage^ 
Les  Bis  dont  Tintrigue  de  cette  pi^ce  est  tissue  sont  si 
fins,  si  delies,  qudquefois  aussi  tellemedt  embrouilles ^ 
qu'il  en  est  plusieurs  sans  doute  qu'il  nous  a  ^t^  impos- 
sible de  bien  demdler ;  nous  crojons  cependant  avoir  re- 
marque  des  situations  qui  ont  fait  beaucoup  de  piaisir^ 
et  qui  nous  ont  paru  en  effet  d'un  comique  ingenieux. 
Ce  drame  nest  pas,  il  est  vrai,  d'une  morale  tres-pure; 
la  Comtesse  est  un  peu  tentee  d'effleurer  I'education  du 
petit  Page ;  le  Comte  a  grande  envie  d'user  avec  Suzette 
d'un  ancien  droit  qui  blesse  ^galement  la  pudeur  et  la 
saiutete  du  lien  conjugal;  mais  que  de  comedies  ne 
voyons-nous  pas  tous  les  jours  au  theatre  dont  les  moeurs 
ne  sont  pas  plus  honnStes,  et  dont  le  langage  est  encore 
moius  decent !  Les  traits  de  critique  et  de  satire  r^pan- 
dus  dans  tout  le  cours  de  I'ouvrage ,  et  surtout  dans  le 


1 


400  GORRESP0NDA.NCE  LITT^KAIREy 

troisi^me  et  dans  le  cinquifeme  actes,  ont  probablement 
contribue  beaucoup  plus  que  le  fond  memo  de  la  piece 
a  en  faire  defendre  la  representation.  Le  dialogue  du 
Mariage  de  Figaro  ressemble  a  celui  du  Barbier  de  Si- 
ifille  ;  on  y  court  apres  le  trait ;  la  reponse  est  souvent  le 
seul  motif  de  la  question ;  ce  trait  n'est  quelquefois 
quunepoinle,  un  proverbe  retourne^  un  mauvais  ca- 
lembour;  en  voici  quelques  ^chantillons  :  Tantvala 
cruche  a  Feau,.,  qua  la  Jin  elle  s^empliL.,  Gaudeant 
bene  nati;  non^  gaudeant  bene  nantis...  L'amour,  dit  le 
Comte  a  Suzette,  n'est  que  le  roman  du  ccewr^  cest  le 
plaisir  qui  en  est  Vhistoire..,  Toutes  ces  choses,  ou  de- 
plac^cs  ou  de  mauvais  gout,  n'empechent  pas  que  Tou- 
vrage  ne  soit  eci^it  en  general  avec  beaucoup  d'esprit  et 
de  gaiete ;  mais  c'est  dans  la  maniere  ,dont  Tintrigue  est 
con^ue  et  dans  la  maniere  dont  elle  est  conduite  que  Ton 
a  cru  voir  le  plus  de  talent  et  de  verve  vraiment  co- 
mique. 


On  a  feit  une  assez  jolie  caricature  dont  I'epigraphe 
est  Aifis  au  public,  tetes  a  changer.  Cest  un  magasin 
oil  Ton  voit  une  grande  affluence  d'hommes  et  de  feuimes 
de  toute  condition  qui  viennent  se  pourvoir,  selon  leur 
besoin,  de  nouvelles  letes,  de  nouveaux  culs^  de  nou- 
velles  hancbes,  etc.  L'idee  de  cette  gravure  a  beaucoup 
reussi,  etce  succfes  a  donne  lieu  aux  mauvais  couplets (i) 
qui  sont  trop  connus  pour  trouver  place  ici^  maisqu'on 
attribue  a  M.  Despres ,  secretaire  de  M.  le  baron  de  Be- 
zenval. 

(i)  Sur  Vair  :  Changez-moi  cette  tete,  ( iVb/e  de  Grimm, ) 


JUIN    1783.  4oi 

Fers  adresses  a  M.  de  La  Harpepar  mademoiselle  Phi- 
lippine de  Sii^rjr^  en  lui  envoy  ant  un  billet  pour  venir 
voir  avec  elle  Vopera  dkMii\i>^  et  Renadd. 

Pour  niieux  meriter  ton  suffrage, 

Dans  tes  £cris  je  veux  puiser 

L'arl  de  plaire  et  I'art  de  penser. 
Je  n'ai  pas  ton  talent ,  mais  jc  n'ai  pas  ton  age  : 
Des  long-temps  Apollon  t'a  su  favoriser. 
Moi ,  je  rimplore  au  pied  de  la  double  coliine ; 
Ge  n'est  qu'en  t'approchant  que  ma  muse  enfantine 

Peut  croire  dej^  s*j  placer. 

Pr^s  de  toi  je  suis  au  Permesse ; 
Viens  me  faire  jouir  de  cet  enchantemenl , 
El  demain  pour  Armidcy  en  tenant  ta  prom  esse  , 

Viens  reunir  pour  un  moment 

L'enchanteur  a  Ten  chanter  esse. 


Nous  avons  bien  tarde  de  parler  de  I'opera  de  Peronne 
saiweey  represent^,  pour  la  premiire  fois,  le  mardi  27 
mai;  et  nous  n'en  avons  pas  moins  le  regret  de  nous 
voir  obliges  dcQ  dire  un  mot  sans  pouvoir  encore  ap- 
prendre  a  nos  lecteurs  que  le  public  a  fini  par  lui  rendre 
la  justice  qui  lui  ^tait  due.  Les  paroles  de  cette  pitoyable 
rapsodie  sont  de  M.  de  Sauvigny ,  la  musique  de  M .  De- 
zede.  Un  bruit  populaire^  dont  une  procession  publique 
qui  se  fait  tons  les  ans  a  Peronne  a  conserve  le  souvenir, 
est  le  litre  le  plus  authentique  de  Fexploit  que  M.  de 
Sauvigny  a  cru  devoir  vengcr  de  Toubli  de  I'Histoire. 

En  sortant  de  la  premiere  representation  de  Peronne 
sauif^e^  repr^entation  qui  fut  assez  orageuse  pour  faire 
croire  que  ce  serait  la  derni^re ,  quelqu'un  fit  le  couplet 
que  voici,  sur  Fair  :  Reifeillez*vous  ^  belle  endormie: 

Tom.  XI.  a6 


402  CORRESPONDAWCE    LITTER  A IR  E  , 

Pcronne  ^tait  jadis  pucelle ; 

Elle  est et  Ton  dira  : 

De  quoi  diabic  s'avisait-elle 
De  se  sauver  a  TOpera? 


Les  Meweilles  du  del  et  de  VEnfer  et  des  Terrespla- 
nStaires  et  australeSj  par  Emmanuel  de  Schi^edenborg, 
d'aprks  le  temoignage  de  ses  jreux  et  de  ses  oreilles ; 
traduit  du  latin  par  J.-J,  P.{i)>  Deux  volumes  in-8*. 
A  Berlin, chez  Decker,  imprimeur  du  roi.  L'auteur  com- 
mence par  nous  assurer  que  tout  homme  embrase,  a 
Tinstant  de  sa  mort^  de  Tamour  celeste  monte  droit  au 
ciel;  il  nous  raconte  ensuite  tres-serieusement  que  lui- 
m^me  a  fait  ce  voyage  de  son  vivant;  il  entre  dans  les 
details  les  plus  circonstancies  sur  les  habitations  desti- 
nees  dans  le  monde  spirituel  aax  Anglais,  aux  Hollan- 
dais,  et  nommement  aux  Parisiens.  Toutes  ces  visions 
sont  losa  de  valoir  celles  de  Yirgile  et  d'Homere ;  elles 
sont  fort  au-dessous  de  celles  de  TArioste  et  de  l'auteur 
de  la  Pucelle ;  ainsi  Ton  est  beaucoup  moins  tente  de 
croire  aux  revelations  divines  de  M.  de  Schwedenborg 
qu'a  celles  d'Homere  et  deses  rivaux.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
extraordinaire  dans  les  Merueilles  du  Ciel  et  de  FEn/er 
et  des  Terres  planetaires  et  australes,  c'est  que  ce  mo- 
nument de  delire  soit  I'ouvrage  d\m  homme  distingue 
non-seulement  par  sa  probite ,  mais  encore  par  ses  con- 
naissances  et  par  ses  lumi^res.  t)n  voit  dans  I'doge  im- 
prim^  a  la  tSte  de  ces  deux  volumes,  eloge  prononci^  a 
FAcademie  de  Stockholm  par  M.  de  Sandel ,  que  notre 
proph^te  su^dois,  fort  different  de  la  plupart  des  pro- 

(i)  Antoiue-Joseph  Perneti ,  anoien  Benedictin  refugie  en  Prusse ,  ou  il  etaii 
dlevenu  bibliothtoire  de  Frederic  II.  (  B. ) 


juiN  1783.  4o3 

ph^es  ses  devanciers,  avait  approfondi  les  parties  les 
plus  importantes  de  la  philosopbie,  qu'il  savait  beaucoup 
de  physique  9  d'histoire  naturelle,  de  g^ometrie,  de  chi- 
mie^  d'anatomicy  etc.  On  a  de  lui  un  grand  nombred'ou- 
vrages  tres-estimables;  un  Recueil  de  vers  composes  dans 
sa  jeunesse,  Ludus  HeUdorduSy  Dcedalus  Hyperboreus; 
un  Projet  de  fixer  la  valeur  de  uos  monnaies,  et  de  de- 
terminer nos  mesureS)  de  maniere  a  supprimer  toutes 
les  fractions  pour  faciliter  les  calculs;  un  Trait^  de  la 
position  et  du  cours  des^plan^tes  ;  differens  Traites  de 
mineralogie. 

Le  trait  le  plus  singulier  de  son  talent  pour  la  divina- 
tion ,  et  le  plus  inexplicable  sans  doute  parce  qu'il  est 
le  mieux  constate ,  le  voici  :  cr  La  reine  de  Suede  lui  de- 
manda  un  jour  s'il  pouvait  savoir  le  contenu  d'une  lettre 
qu'elle  avait  ^crite  \k  son  fr^re  le  prince  de  Prusse  de- 
fiiut,  contenu  dont  elle  (itait  assur^e  que  personne  au 
monde  n'avait  connaissance  que  ce  frere.  M.  de  Scbwe- 
denborg  lui  repondit  qu'il  lui  ferait  le  r^cit  du  contenu 
de  cette  lettre  dans  peu  de  jours  :  il  tint  parole ;  car , 
ayant  tire  Sa  Majeste  a  part/  il  lui  dit  mot  pour  mot  le 
contenu  de  ladite  lettre.  » 

Ge  fait  est  confirm^  par  des  autorites  si  respectables 
qu'il  est  impossible  dele  nier;  mais  lemoyen  d'y  croire!... 


Lettre  de  M.  le  comte  de  Bujfan  a  M.  le  comte  de  Bar- 
ruel  (i)  au  sujet  de  la  Lettre  du  Pri^sident  sur  le 
poeme  des  Jardiks. 

J'ai  re<ju,  monsieur  le  Comte,  et  j'ai  fait  lire  en  bonne 

(i)  M.  )«  comte  de  Rarruel  a  bien  voulu  signer,  dtt-on,  Its  pamphlet  eti 
qnestion ;  on  ne  Fen  donne  pas  moins  a  M.  de  Rivarol,  et  ceia  fait  rire  lout 


4o4  CORRESPOJfDAlVCE    LITTERAIRE, 

compagnie,  quoique  en  province,  votre  Lettre  sur  le' 
poeme  des  Jardins,  Nous  autres  habitans  de  la  cam* 
pagne,  et  qui  ne  nous  piquons  pas  d'etre  poetes,  ravions 
juge  comme  vous  pour  le  fonds,  et  nous  avons  admire 
votre  maniere  d'analyser  la  forme. 

Cette  critique  est  non-seulement  de  tres-bon  gout, 
mais  d'un  excellent  sens ;  et  si  vous  ne  savez  pas  encore 
faire  des  vers  mieux  que  M.  I'Abbe,  votre  prose  vaut 
mille  fois  ses  vers.  Ce  petit  ecrit  est  plein  d'esprit,  le 
style  est  naturel  et  facile,  et  la  plaisanterie  est  du  meil- 
leur  ton. 

Je  vous  en  fais  mon  compliment  en  attendant  I'hon- 
neur  de  vous  recevoir  a  Paris.  C'est  peut*etre  de  moi 
que  vous  aurez  a  dire  que  je  suis  meilleur  a  connaitre  de 
loin  que  de  pres. 

J'ai  I'honneur  d'etre  avec  ua  respectueux  attache- 


nient,  etc. 


Ija  premiere  nouveaut^  que  nous  aient  donu^e  ies  Ga- 

mediens  Fran^ais  depuis  leur  rentree  est  Pyrame  et 

Thisbiy  sc^ne  lyrique ,  dans  le  gout  de  Pygmalion  y 

XAriane ,  etc.  C'est  le  sieur  Larive  qui  en  est  Tauteur , 

et  qui  Test  doublement ,  puisqu'il  y  joue  le  principal 

role.  La  musique  est  du  sieur  Baudron ,  a  qui  nous 

sommes  aussi  redevables   de   la  nouvelle  musique  du 

Pygmalion  de  Jean-Jacques.  Le  sujet  de  ce  nouveau  me- 

lodrame,  represente,  pour  la  premiere  fois,  le  lundi  a 

juin,  est  assez  connu,  peut-etre  meme  Test-il  beaucoup 

trop  pour  I'interel  de  I'ouvrage.  Le  poete  acteur  a  suivi 

bas  M.  de  Chamfort.  (  Xote  de  Grimm, )  —  Grimm  a  Tair  de  vouloir  dire  que 
cette  Lettre^  dont  il  a  dija  il^  parlep.  197,  etait  de  Chamfort;  eUeetait  bien^ 
comme  il  Ta  prec^demroent  dit  lui-m^me ,  de  Rivarol. 


J 


juiN  1783.  4^5 

(idelement  la  fable  d'Ovide ,  et  en  a  developp^  plusieurs 
circoDStances  de  la  maniere  la  plus  heureiise  et  la  plus 
propre  a  former  un  tableau  dramatique. 


Nous  vous  avoDS  rendu  compte  dans  le  temps  de  la 
traduction  du  Philoctke  de  Sophocle ,  par  M.  de  La 
Harpe ;  il  ne  nous  reste  plus  qu  a  parler  du  succes  que 
la  piece  a  eu  au  theatre,  oil  elle  a  ete  representee,  pour 
la  premiere  fois,  le  lundi  16  juin.  Quoique  cette  tragedie 
n  ait  produit  que  deux  ou  trois  bonnes  recettes,  quoiqu'a 
la  cinqui^me  representation  elle  soit  ce  qu'on  appelle  a 
la  comedie  tombee  dans  les  regies ,  il  n'en  est  pas  moins 
sdr  qu'elle  a  obtenu  un  succes  d'estime  tres-d^ide»  Tout 
sublime  qu'est  ce  chef-d'oeuvre  de  Sophocle,  et  n'eut-il  rien 
perdu  a  Stre  mis  en  fran^ais,  il  ne  pouvait  avoir  pour  le 
theatre  de  Paris  le  m^ma  interet  qu'il  eut  autrefois  pour 
celui  d'A thanes ;  ces  fleches  d'Alcide ,  sur  lesquelles  roule 
tout  le  mouvement  de  Taction ,  ne  sauraient  nous  inspi* 
rer  le  meme  respect ,  la  mSme  veneration  qu'aux  Grecs ,  et 
line  pi^ce  sans  amour,  sans  role  de  femme,  aura  tou- 
jours  pour  des  spectateurs  frani;ais  quelque  chose  de  fort 
etrange.  II  faut  convenir  encore  que  si  c'est  surtout  pour 
la  simplicite  du  sujet  que  la  tragedie  de  Philoctete  est 
admirable ,  cette  tragedie  semble  aussi  pouvoir  se  passer 
moins  qu'une  autre  de  toute  la  pompe  du  theatre  grec. 
Le  retranchement  des  choeurs  la  laisse  trop  nue ;  il  en 
fait  paraitre,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  les  formes  plus 
maigres  et  plus  sechcs.  Ces  choeurs ,  qui  pouvaient  bien 
gener  quelquefois  Taction,  servaient  aussi  tres-heureu- 
sement  a  en  remplir  les  vides,  et  ceux  At  Philoctete  ont 
quelque  chose  dc  touchant  et  de  religieux  qui  arrete 
Tattention  du  spectateur  sur  les  tableaux  dont  le  poete 


4o6  corhespondance  litter  aire, 

cherche  a  prolonger  TimpressioD ,  et  preparent  avec  plus 
d'art  TefFet  dii  denouement ,  denouement;  d'opera  si  Ton 
veut;  maisleseul  dont  Faction  paraisse  susceptible.  Quoi 
qu'il  en  soit,  peut-on  savoir  trop  de  gre  a  M.  de  La 
Harpe  de  nous  avoir  montre  enfin  la  tragedie  ia  plus 
grecque  que  Ton  eut  encore  vue  en  France  ?  Ce  n'est  pas 
la,  disait  quelqu'utiy  du  Sophocle  tout  pur,  c'est  du  So- 
phocle  tout  sec;  mais  c'est  pourtant  du  Sophocle,  et  de 
toutes  les  beaut^s  de  Foriginal  que  M.  de  La  Harpe  a  eu 
le  talent  de  faire  passer  dans  notre  langue ,  il  n'en  est 
aucune  qui  n'ait  ^te  vivement  sentie.  La  scene  oil  le  maU 
heureux  Philoctete,  prSt  a  suivre  Pyrrhus,  tombe  subi- 
tement  dans  un  de  ces  acces  produits  par  le  poison  de 
sa  blessure,  cette  scene  de  convulsions,  que  le  pere  Bru- 
moy  jugeait  qu'on  supporterait  avec  peine  sur  notrc 
theatre,  est  une  de  celles  qui  ont  le  mieux  reussi;  en 
eRet,  quel  spectacle  plus  dechirant !  et  quel  moyen  plus 
naturel  et  plus  pathetique  de  renverser  I'espoir  de  Phi- 
loctete,  et  de  dpnner  lieu  au  repentir  de  Pyrrhus!...  G  est 
surtout  dans  cette  scene  que  le  sieur  I^arive  nous  a  paru 
faire  le  plus  d'efFet ;  on  pent  dire  qu'en  general  il  a  tris- 
bien  con^u  les  caract^res  de  noblesse  et  de  verite  qui 
convenaient  au  personnage  de  Philoctete;  il  ne  les  a  point 
perdus  de  vue,  ni  dans  Texpression  de  ses  tourmens,  ni 
dans  les  eclats  de  sa  fureur  contre  Ulysse  et  les  Atrides, 
ni  dans  ces  elans  d'une  sensibilite  plus  douce ,  lorsqu'il 
cherche  a  interesser  la  pitie  du  fils  d'Achillc.  Ce  dernier 
role  a  ete  rendu  assez  faiblement  pat*  un  jeune  acteur, 
nomme  Saint-Prix  (i). 

(i)  Saint-Prix  avait  debute  le  9  novembre  1782,  par  le  role  de  Tancrede  > 
«t  avait  ete  reqii  en  1784. 


Les  nouveaules  de  laComedic  Italienne  se  succedeiit 
avec  une  rapidite  que  Ton  a  peine  a  suivre;  niais  la  plu- 
part  de  ces  nouveautes  sont  comme  ces  fleurs  ephemeres 
({u'uQ  instant  fait  eclore  et  qu'un  instant  aussi  voit  dis- 
paraitre.  Le  Pere  de  Proifince^  comedie,  en  trois  acles 
ot  en  vers  libres,  de  M.  Prevot,  auteur  du  Public^  piece 
a  vaudevilles,  donnee,  sur  le  m^e  theatre,  I'anu^e  der- 
niere,  et  Dame-Jeanne,  parodie  de  Jeanne  de  Naples^ 
€ii  iin  acte  et  en  vaudevilles,  ont  ete  representees,  pour 
la  premiere  fois,  le  mSme  jour,  le  vendredi  6  juin. 

L'intrigue  du  Pere  de  Province  est  si  faible  et  si  em- 
brouill^e  qu'il  serait  fort  diflidie  d'en  faire  une  analyse 
intelligible,  et,  apres  y  avoir  reussi,  on  serait  bien  sur 
de  n'avoir  fait  qu'une  chose  parfaitement  ennuyeuse.  Le 
faste,  les  folles  depenses,  tons  les  desordres  qu'on  rc- 
proche  aux  nioeurs  de  la  capitale  y  sont  livres  a  la  censure 
la  plus  amere.  Cetle  intention  est  assurement  fort  louable; 
niais  Fauteur  a  trop  oublie  que  la  seule  maniere  d'atta- 
quer  le  vice  au  theatre,  c'est  d'en  montrer  le  ridicule  : 
des  armes  plus  serieuses  ne  sont  pas  a  I'usage  de  la  Muse 
comique;  elles  appartiennent  a  I'eloquence  de  la  chaire 
et  des  philosophes  moralistes.  Le  style  de  M.  Prcvot  est 
on  general  fort  incorrect ,  fort  neglige ;  mais  a  travers 
les  details  fastidieux  de  sa  longue  diatribe  on  trouve  ce- 
pendant  des  tirades  enti^res  ecrites  avec  asaez  d'humeur 
et  d'energie  pour  m^riter  d'fitre  citees ;  nous  nous  per- 
mettrons  d'en  rappeicr  ici  quelques-unes. 

En  se  cherchant  \\  senible  qu'on  s'evite. 
On  rentre  chezsoi  trds^content, 
Quand  un  portier  intelligent 
De  part  ou  d'autre  a  saav^  la  visile. 
On  a  beaucoup  d'amis,  mais  c'est  sans  liaison; 


4^8  CORRESPONDENCE    LITTERAIRE  , 

Bref,  le  choix  etanl  nul  dans  la  foule  indiscrete 
Qii'on  adopte  sans  goiit,  qu'on  quitle  sans  fa^on , 
De  visages  nouveaux  sans  cesse  on  fait  emplette, 
Et  c'est  ce  qu'on  appelle  ici  tenir'raaison. 


On  entre  en  scene  a  dix-huit  ans, 

Dans  le  monde  on  se  pr^cipite  : 
Une  femme  vous  prend,  vous  prom^ne  et  vous  quilte. 
Bientol  raon  grand  enfant  a  ses  pareils  deplatt ; 
L'horame  forme  le  fuit  et  le  vieillard  le  bait. 
Que  devenir  ?  Errant  k  Taventure , 

Isole  dans  le  tourbillon  , 
La  liberty  du  jeu  lui  paratt  la  plus  siire  ; 

II  s'j  livre  d'abord  par  ton , 
El  le  desoeuvrement  enlralnani  Thabilude , 

A  trente  ans  vous  voyez  un  sot 

Qui ,  pour  avoir  vecu  trop  tot, 

Gemit  dans  le  cbagrin  et  la  decrepitude. 

Le  financier  Moudor  dit  a  la  folle  Dorimene : 

Tout  ce  que  j'ai  gagne,  dans  le  luxe  est  perdu. 

DoaiMENE. 

Savez-vous  ce  qu'on  fail  en  telle  circonstance  ? 

MONDOR. 

On  se  corrige. 

DORIMENE. 

Eh  !  non ,  on  double  sa  d^pense  , 
On  augmente  son  train,  etc. 


Erotika  Biblion  y  diwec  celte  epigraphe  :  ^Aj^r«jtt/w 
excudiL  A  Rome,  de  rimprimerie  du  Vatican  (i).  C'est 
un  hvre  fort  licencieux  quant  au  fonds,  et  fort  grave 
quant  a  la  forme ;  c'est  le  libertinage  d'lVn  erudit  qui  a 
beaucoup  plus  de  pedanlerie  que  d'imagination  et  dc 


(0  1783  ,iii.8o.  Par  Mirabeau. 


JOIN  1783.  4t>9 

gout ,  mais  qui  s'est  donn^  la  peine  de  rechercber  et  de 
recueillir  avec  un  soin  bizarre  tous  les  usages  et  tous 
les  raffinemens  inventes  par  les  anciens  pour  etendre  et 
pour  varier  les  hommages  du  culle  qu'ils  rendaient  k  la 
Yolupl^.  En  v^rite ,  on  nous  prendrait  pour  de  grossiers 
sauvages  en  comparant  nos  plus  illustres  voluptueux  a 
ceux  de  Rome  et  d'Atb^nes.  Le  cbapitre  du  Thalaba 
est  un  des  plus  curieux  et  des  plus  ridicules;  on  ne  se 
permettra  pas  d'en  dire  davantage. 


lissais  philosophiques  sur  les  moeurs  de  divers  ani- 
maux  etrangers ,  avec  des  Observations  relatives  aux 
principes  et  usages  de  plusieiirs  peuples,  ou  Extrait 
des  Voyages  de  M.  ***  en  Jsie;  volume  in-8%  avec  cetle 
epigraphe : 

Usus  et  impigra*  simul  experientia  mends 
Paulatim  docuit,  Lucret. 

Nous  avons  chercbe  jusqu'ici  trfes-inutilement  a  de- 
couvrir  le  nom  de  I'auteur  (i);  on  sait  seulemenl  qu'il 
n'est  pas  inconnuau  Gouvernement,  dont  il  croit  avoir 
a  se  plaindre. 

Cetouvrage  n'est  qu'une  rapsodie  Ires-informe,  mais 
oil  Ton  trouve  un  assez  grand  nombre  de  faits  peu  con- 
nus  et  quelques  observations  assez  nouvelles  :  M.  de  Buf- 
fon,  a  qui  Touvrage  est  dedie,  les  a  jugees  curieuses  et 
tres'bonnes.  Celle-ci  serait-elle  du  nombre? 

a  Des  medecins  arabes  y  dit  notre  anonyme,  ou  lures 

(i)  On  sait  assez  g^eralemeot  aujourd'hui  que  Tauteur  desEssaisphiloio- 
phiques  se  nommait  Foucher  d'Obsooville.  Get  estimable  voyageur  est  mort 
dans  les  eovirous  de  Meaux  le  14  Janvier  iSoa,  iige  de  68  ans.  II  a  compose 
divers  autres  ouvrages.  ( B. ) 


4lO  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE, 

et  meme  chretieus,  de  differentes  parties  intiridionales 
de  I'Asie,  pretendent  que  Ton  a  observe  dans  certaines 
emanations  du  corps  de  I'ane  une  propriete  medicate 

contre  une  maladie  secrete U  est  difficile  d'indiquer 

ici  ce  specifique  singulier  avec  la  circonspection  conve- 
nable... » 

Notre  illustre  naturaliste  rangerait-il  encore  dans  le 
nombre  des  observations  qu'il  a  jugees  curieuses  et  tres* 
bonnes  le  procede  du  ragout  bizarre  dont  quelques 
Tartares  mogols  se  regalent  dans  certaines  parties  de 
plaisir? 

«  Des  palefreniers  amenent  un  cheval  de  sept  a  huit 
ans,  commun  mais  nerveux^  bien  nourri  et  en  bon  etat. 
On  lui  presente  une  jument  comme  pour  la  sailiir,  e! 
cependant  on  1^.  retient  de  fa^on  a  bien  irriter  ses  desirs. 
Enfin,  dans  le  moment  oil  il  semble  qu'il  va  lui  ^tre  libre 
de  s'elancer  dessus^  Ton  fait  adroitement  passer  sa  verge 
dans  un  cordon  dont  le  nceud  coulant  est  rapproche  du 
ventre ;  ensuite ,  saisissant  Finstant  oil  I'animal  parait 
dans  sa  plus  forte  erection ,  deux  hommcs  qui  tienuent 
les  extremitds  du  cordon  les  tirent  avec  force  j  et  sur- 
le-champ  le  membre  est  separe  du  corps  au-dessus  du 
noeud  coulant.  Par  ce  moyen,  les  esprits  sont  retenus  et 
(ix^s  dans  cette  partie,  laquelle  reste  gonfl^e;  aussitot 
on  la  lave  et  on  la  fait  cuire  avec  divers  aromates  et  epi- 
ceries  aphrodisiaques.  Quant  au  corps  du  cheval ,  apres 
avoir  enlev^  ce  dont  on  a  besoin ,  le  reste  est  vendu  ou 
plutot  envoye  a  des  amis.  » 

Les  observations  de  notre  voyageur  anonyme  ne  sont 
pas  toutes  aussi  extraordinaires  que  celles  qu'on  vient 
de  citer ;  mais  son  ouvrage  en  ofFre  beaucoup  qu'on  ne 
saurait  se  dispenser  de  ranger  dans  la  meme  classe.  Le 


JOIN    1783.  4l  ^ 

mystere  de  la  g^ueration  parait  avoir  ete  un  des  objets 
favoris  de  ses  recherches.  et  de  ses  meditations.  Je  doute 
que  Qos  physiciens  trouvent  bien  luniineuse  {'explication 
qu'il  en  donne  dans  uu  des  premiers  fragmens  de  son 
recueil ,  explication  annonc^e  avec  toute  I'emphase  et 
toute  la  pretention  d'une  decouverte  nouvelle.  «  Ce  feu, 
dit-ily  c'est  Tesprit  de  vie;  principe,  mobile  et  soutien 
eternel  des  formes  de  ce  qui  existe ,  ce  feu  pen^tre  et 
agite  y  il  d^veloppe  ces  elemens  mixtes  qui  s'offrent 
a  son  action;  d^s-lors,  uni  intimement  a  eux,  il  I'eur 
imprime  Timpulsion  necessaire  pour,  en  se  combinant, 
se  fondant  ensemble ,  former  un  corps  organise ,  enfin 
un  animal  vivant.  G'est  ainsi  qu'en  cousiderant  le  me- 
canisme  des  langues,  Ton  voit  que  les  voyelles  et  les 
consonnes  concourent  pour  la  formation  des  mots ;  en 
effet,  celles-ci  nc  deviennent  f^^condes  que  par  suite 
de  leur  union  avec  les  premiei^s^  en  qui  seules  reside 
Ic  principe  de  vie.  » 

Sa  note  sur  les  danseuses  indiennes  n'est  pas  aussi  elo- 
quente  que  la  peinture  qu'en  fait  I'abbe  Raynal ;  mais 
elle  n'est  pas  moins  curieuse.  «  L'^tat  de  ces  danseuses, 
dit  le  nouveau  voyageur,  est  en  lui-meme  si  peu  devoue 
a  I'ignominie,  qu'un  des  noms  sous  lequel  elles  sont  tres- 
souvent  design^  est  celui  de  servantes  des  Dieux. 
Presque  seules  entre  les  femmes  de  ces  contrees,  elles 
apprennent  a  lire,  ecrire,  chanter,  danser  et  jouer  des  in- 
strumens ;  de  plus,  quelques-unes  savent  trois  ou  quatre 
langues.  Yivant  par  petites  troupes,  sous  la  direction 
de  matrones  discretes ,  il  ne  se  fait  point  de  ceremonies, 
ni  de  fetes,  soit  civiles,  soit  religieuses,  oil  leur  pre- 
sence ne  soit  un  des  ornemens  a  peu  pres  necessaires. . . 
Consacrees  par  etat  a  celebrer  les  louanges  des  Dieux^ 


41*2  CORRESPOND  AICC£    LITTER  AIRE, 

elles  se  font  un  pieux  devoir  de  contribuer  aux  plaisirs 
de  leurs  adorateurs ,  de  tribus  houneles.  L'on  en  a  cepen- 
dant  vu  qui,  par  raffinement  de  devbtion,  se  reservant 
pour  les  braroes  et  des  especes  de  moines  mendians, 
out  dedaigne  toutes  offres  el  toutes  caresses  profanes... 
Cest  a  tort  que  quelques  personnes  ont  pr^um^  que 
les  temples  profitaient  du  fruit  des  veilles  plus  ou  moins 
meritoires  de  ces  danseuses ;  elles  en  re^oivent  au  con- 
traire,  dans  des  temps  Bxes^  de  modiques  retributions 
en  denrees  et  en  argent...  Quant  a  la  forme  de  leurs  ajus- 
temens,  elle  est  leste  et  voluptueuse,  et  neanmoins  plus 
decente  que  celle  usit^e  par  la  plupart  des  autres  femmes 
du  pays;  elle  est  d'ailleurs  fort  bien  assortie  a  la  couleur 
de  leur  carnation.  Une  chose  qui  peut4tre  semble  im- 
primer  a  leur  physionomie  une  certaine  durete ,  c'est 
I'usage  tr^s^-commun  parmi  elles  d'introduire  sous  la 
peau  de  leurs  paupi^rea  de  la  poudre  d'antimoine  calci- 
nee;  par-la  elles  pretendent,  en  fortifiant  leurs  yeux, 
leur  donner  plus  d'expression.  A  Tegard  de  leurs  danses, 
il  faut  convenir  qu'en  public,  et  surtout  dans  les  ^ta* 
blissemetis  europeens,  elles  ne  se  permettent  rien  de 
messeant ;  leur  grand  d^faut  dans  ces  circonstances  est 
presque  toujours  une  ennuyeuse  monotonie.  Au  reste , 
form^es  pour  plusieurs  sortes  de  parties ,  les  ballets , 
(|u'en  general  elles  executent  plus  sou  vent,  sont  moraux 
ou  m^me  guerriers ;  dans  ceux-ci,  le  sabre  et  le  poignard 
en  mains,  quelques  -  unes  font  preuve  d'une  legerete  et 
d'une  adresse  a  etonner. . .  Ce  n'est  que  dans  rint^rieur 
des  tentes  ou  des  maisons  que,  bien  p^n^trees  de  leur 
sujet,  c'est-a-dire  de  quelque  aventure  galante,  elles  exe- 
cutent avec  souplesse,  prestesse  et  precision,  le.s  danses 
les  plus  lascives Les  accords  dc  voix  et  d'instrumens. 


JOIN  1769.  4i3 

le  parfiim  des  essences  et  celui  des  fleurs,  la  seduction 
raeme  des  charmes  qu'elles  dirigent  contre  les  specta- 
teurs,  tout  se  r^unit  pour  porter  le  trouble  et  Tivresse 

dans  leurs  sens Etonn^es,  puis  agitees,  palpitantes^ 

elles  paraissent  succomber  sous  Timpression  d'une  illu- 
sion trop  puissante Graces  k  ces  prestiges,  ce  n'est 

point  rimpudence,  c'est  le  tenip<3rament,  c'est  I'amour 
qui  d'accord  paraissent  avoir  soulev^  le  voile  de  la  ti- 
mide  et  naive  innocence,  etc.,  etc.  » 

L'article  des  chevaux  est  uh  des  articles  de  ce  recueil 
qui  nous  a  paru  le  plus  instructif ;  c'est  aussi  I'un  des 
plus  ctendus.  On  y  trouve  des  details  assez  approfondis 
sur  les  diffi^rentes  races  de  chevaux  tartares,  persans^ 
indiens,  arabes,  etc.;  sur  l^s  soins  infiniment  recherches 
avec  lesquels  les  chevaux  fins  sont  entretenus  dans  Ilnde, 
et  sur  les  inconv^niens  qui  resultent  souvent  de  ce  re- 
gime, etc.  La  race  de  chevaux  la  plus  commune  en  Arabic 
est  appel^  hatik,  Les  n^gocians  n'en  am^nent  dans  les 
ports  de  I'lnde  que  tres-peu  de  races  kailharij  surtout 
de  la  premiere  quality.  Les  Arabes  attribuent  aux  ju- 
mens  une  telle  superiority ,  qu'ils  donnent  par  honneur 
le  nom  Aefarass^  qui  litt^ralement  signifie  une  ca- 
vale^  a  la  monture  male  ou  femelle  d'un  homme  dis- 
tingue. 

Dans  le  nombre  des  m^prises  et  des  inexactitudes 
que  M.  le  comte  de  BufTon  a  ete  dans  rimpossibilito 
de  verifier,  notre  auteur  n'a  eu  garde  d'oublier  celle-ci. 

a  Ce  celebre  naturaliste  cite,  dit-il,  un  moinede  la  con- 
gregation de  Sainte-Catherine  de  Sienne,  qui  a  appris 
dans  rinde  que  la  mangouste  y  est  appelee  chiri.  Je  n'ai 
pu  m'empScher  de  sourire  de  la  singularite  du  malen- 
tendu  et  de  Tapplication  du  mot  chiri  a  cet  animal  si 


1 

I 

I 


4l4  CORRESPONDANCE    LITTER  AIRE, 

avide  de  serpens.  11  sufBra  de  dire  que  ce  nom  est  celui 
nullement  deguise  ni  .allegorique  de  la  partie  sexuelle 
d'une  femme.  Je  crois  entrevoir  ce  qui  a  pu  causer  I'er- 
reur  de  ce  voyageur.  Presque  tous  les  peuples  de  Tuni- 
vers  mesusant,  comnie  Ton  sail,  de  certains  mots  qui 
presentent  des  idees  indecentes,  les  einploient  trop  sou-^ 
\enrt  sans  motif  sense ,  soit  dans  des  momens  d'humeur, 
soit  simplement  pour  plaisanter.  Or  les  Indiens  mala« 
bares,  surtout  les  gens  du  peuple,  voulant  goguenarder 
ou  se  debarrasser  de  questions  importunes ,  r^pondent 
quelquefois  par  ce  mot  chiri^  que  le  bon  moine  se  sera 
hate  de  consigner  dans  son  Album.  » 


Le  sieur  M^tra  (i)  a  le  plus  ^norme  nez  qu'on  ait  ja- 
mais vu  en  France  et  peut-Stre  dans  Tunivers.  Personne 
n'ignore,  a  Paris,  que  cet  bomme  d'une  figure  si  distin- 
guee ,  passe  regulierement  une  grande  partie  de  la  jour- 
n^e  aux  Tuileries,  sur  la  terrasse  des  Feuillans,  a  ecou- 
ter  des  nouvelles  ou  a  en  dire.  Ses  liaisons  avec  M.  le 
comte  d'Aranda,  qui  avait  daigne  le  choisir  pour  Stre  le 
pasquin  ou  le  heraut  des  Gazettes  de  Madrid ,  lui  avaient 
donne  une  sorle  de  consideration  qui  est  fort  diminuee 
depuis  la  paix.  II  s'en  console  en  devisant  avec  une  vieille 
demoiselle,  bel  esprit,  qui  se  nomme  mademoiselle  Se- 
rionne;  on  vient  de  consacrer  ses  tendres  assiduites  par 
le  quatrain  que  voici : 

Un  beau  programme  d'Opera,  ' 

El  qui  n'^tonncrji  personne  , 
C'esl  d'accoupler  le  dieu  M^tra 
Avec  la  n  jmphe  Serionne. 

(i)  RMacteur  principal  de  la  Correspondance  secrete ,  politique  ei  liit^nire. 


I 


juiN  1783.  4i5 

On  trouve  dans  le  second  volume  des  OEuures  de 
Vahh^  de  Voisenon  un  opera  comique  intitule  VArt  de 
guerirV esprit ;M.  Despres,  auteur  de  la  chanson, (7^a/?^^z- 
moi  cette  t4te^  a  juge  a  propos  de  changer  le  titre  de 
cette  pi^ce,  d'en  faire  une  comediesans  ariettes,  et  de 
Tappeler  V Auteur  satirique;  c'est  sous  cette  nouvelle 
forme  que  ce  petit  ouvrage  a  ete  represente ,  pour  la 
premiere  fois,  par  les  Comediens  Italiens,  le  mardi  24 
juin.  On  n'a  rien  perdu  assurement  a  la  suppression  des 
ariettes ;  il  n  y  en  avait  aucune  qui  fut  en  situation , 
presquc  aucune  qui  put  fournir  au  musicien  le  motif 
d'un  air  interessant;  car  des  cpigrammes  ou  des  madri- 
'gaux  ne  prStent  gufere  a  Texpression  musicale  :  ainsi^  en 
les  supprimant ,  on  a  donne  tout  a  la  fois  plus  de  mou- 
vement  a  la  scene  et  plus  de  vivacite  au  dialogue;  mais 
le  vide  de  Faction ,  la  maigreur  du  sujet ,  le  defaut  de 
vraisemblance  en  out  peut-etre  aussi  paru  plus  sen- 
sibles. 

Une  chose  sans  doute  assez  ridicule ,  c'est  que  dans 
tout  le  cours  de  la  pi^ce  il  n'^chappe  peut-etre  pas  un 
seul  trait  de  satire  a  Tauteur  satirique ,  et  que  c'est  lui 
seul  au  contraire  qui  ne  cesse  d'etre  en  butte  a  I  epi- 
gramme,  aux  sarcasmes  des  deux  bonnes  ames  qui  ont 
entrepris  de  le  gu^rir  de  son  penchant  pour  la  satire. 
Toute  bizarre  qu'est  cette  inconsequence,  on  la  retrouve 
dans  la  plupart  de  nos  comedies  modernes ,  et  surtout 
dans  celles  qui  ont  la  pretention  d'etre  des  pieces  de  ca- 
ract^re;  le  personnage  principal  n'y  est  pour  ainsi  dire 
que  le  jouet  immobile  de  tout  ce  qui  Tentoure ;  tous  les 
traits  sont  lances  contre  lui,  et,  sans  cesse  attaque,  il 
ne  lui  est  presque  jamais  permis  de  se  defendre ;  s'il  osc 
le  hasarder,  c'est  sans  force  ^  sans  energie,  et  Ton  voiit 


4l6  CORRESPONDENCE    LITTERAIRE,* 

t 

toiijours  Tauteur  tremblant  de  s'embarrasser  iui-m6me. 
L'abbc  de  Yoisenon  n'eut  pas  desavou^  la  plupart  des 
vers  qu'on  s'est  permis.  d'ajouter  a  son  ouvrage.  Qui  ne 
croirait  de  lui,  par  exemple,  tous  ces  vers-ci? 

Un  libraire  aujpui'd'hui  ii'est  qu'uti  niarchand  de  modes; 
Le  lendemain  vieillit  la  nouveante  du  jour. 

Un  philosophe,  mon  enfant, 
Cela  se  prend  comme  una  femme. 

Qui ,  moi ,  j*epouserais  un  orgueilleux  cen^eur, 

Qui  fait  des  vers  contra  ]es  dames ! 
Cast  un  genre  odieux;  et,  noirceur  pour  noircaur, 

J'aimerais  mieux  qu'il  fit  des  drames  j  etc. 


Blaise  et  Babet,  ou  la  Suite  des  Trois  FermierSj  co- 
medie,  en  deux  actes,  en  prose,  mSlee  d'ariettes,  a  ete 
representee,  pour  la  premiere  fois,  sur  le  Tbealre  Ita- 
liea^  le  lundi  3o  juin.  Le  poeme  est  de  M.  Monvel,  la 
musi^ue  de  M.  Dez^de.  Comment  donner  une  idee  de 
ce  joli  ourrage  ?  Faut-il  dire  que  c'est  le  sujet  du  Deifin 
dans  un  costume  plus  simple  et  plus  rural ;  que  c'est  tout 
simplement  le  fameux  dialogue  d'Horace  et  de  Lydie^ 
mis  en  action  et  fil^  sans  ennui  dans  le  cours  de  deux 
actes?  C'est  indiquer  a  la  v^rit^  le  fonds  du  sujet,  mais 
rien  de  plus.  Et  qu'ajouter  encore?  La  grace,  la  finesse, 
et  la  naivete  de  I'execution  ^chapperaient  a  une  plus 
longue  analyse.  II  faut  voir  le  tableau  ^  et  le  voir  sur  la 
scene  pour  en  concevoir  I'effet  et  le  charme;  il  faut  voir 
la  pantomime  du  role  de  Babet ;  il  faut  la  voir  surtout 
au  second  acte,  dans  la  scene  du  raccommodement,  pour 
sentir  ^  quel  point  on  pent  animer  et  rajeunir  au  theatre 
les  situations  m£me  qui  semblent  les  plus  communes, 


juiN  1783.  4>7 

les  plus  usees.  II  est  vrai  que  tout  ce  qui  est  pris  dans 
la  nature  y  tout  ce  qui  en  conserve  vraiment  le  caractere, 
la  touche  originale  et  naive  ^  ne  s'use  jamais.  Que  de 
nuances  fines*  et  delicates  la  voix  de  madame  Dugazon 
ne  donne-t-elle  pas  dans  ce  role  aux  expressions  les  plus 
simples !  II  n'y  a  pas  una  de  ses  inflexions ,  il  n'y  a  pas 
un  mouvement  de  son  jeu  qui  n'ajoute  au  mouvement 
de  la  scfene ,  et  ne  le  varie  avec  autant  de  verity  que  de 
grace.  S'il  est  vrai^  comme  on  Tassure^  que  cette  actrice, 
toute  charmante  qu'elle  est  au  theatre,  hors  de  la  scene 
manque  ^galemeut  d'esprit  et  de  gout ,  il  faut  se  niettre 
a  genoux  devant  son  talent,  et  I'adorer  comme  le  pro- 
dige  de  quelque  inspiration  divine. 

On  n'a  pas  remarque  beaucoup  d'idees  nouvelles  dans 
la  musique  de  Blaise  et  Babet^  mais  elle  est  au  moins 
en  general  d'un  caractere  propre  aux  paroles,  celui  des 
paroles  ^tant  plus  analogue  que  tout  autre  au  talent  de 
M.  Dezede.  II  y  a  long-temps  qu^aucun  ouvrage  de  ce 
genre  n'avait  autant  reussi ;  on  en  est  deja  a  la  vingtieme 
representation ,  et  il  continue  d'etre  aussi  suivi  que  le 
premier  jour. 


AOUT. 


Paris,  aoAt   1783. 


Il  y  a  long- temps  qu'on  avait  desir^  de  voir  des  Me- 
moires  fid^es  sur  la  vie  d'un  prince  aussi  cel^bre  qu'Ay- 
der-Ali-Khan  (i).  Je  ne  pense  pas  qu'il  en  existe  encore 
qui  meritent  plus  de  confiance  que  ceux  qui  viennent 

(t)  On  ecrit  plus  souvent  Hyder. 
Tom.  XI.  ay 


4l8  COR R ESPOJJf DANCE    LITTERAIRE, 

de  paraitre  sous  le  titre  A'Histoire  dAyder-AU'Khan] 
Nabah'bahader y  Rai  des  Canaries ^  etc.;  Souba  dc 
Scirra ,  Day\^a  de  Mayssoufy  Souuerain  des  empires  du 
Cherequi  et  du  Calicut,  etc.;  Nabab  de  Benguelour,  etCy 
Seigneur  des  montagnes  et  vallees ,  Bpi  des  iles  de  la 
Mer,  etc.j  etc.,  cm  Nouifeaux  Memoires  sur  VInde ,  en- 
richis  de  notes  historiques.  Par  M.  M.  D.  L.  T.,  general 
de  dix  mille  hommes  de  Vempire  Mogol,  et  ci^demnt 
commandant  en  chef  fartillerie  d^Ajder^Ali,  et  un 
corps  de  troupes  europeennes  a  la  solde  de  ce  Nabab; 
%  volumes  in- 12. 

M.  M.  D.  L.  T.  est  M.  Maistre  de  La  Tour,  un  officier 
fran^ais  qui  a  commande  pendant  trois  ans  I'artillerie 
d'AydeivAli.  Oblige  de  reveuir  en  France  pour  des  inte- 
rets  de  faiuille,  il  a  profite  du  peu  de  temps  que  ses  af- 
faires lui  laissaient  a  Paris  pour  ecrire  THistoire  du  seul 
prince  de  I'Asie  qui,  depuis  long-temps,  eut  paru  digne 
de  fiater  I'attentioo  de  TEurope  enti^re,  mais  particulie- 
rement  celle  de  la  France,  dont  il  se  faisait  honneur 
d'etre  Tallie.  M.  de  La  Tour  est  reparti  vers  la  fin  de 
Tannee  dernifere ,  avant  que  son  livre  fut  imprime ,  et 
c'est  M.  Le  Roiigc ,  geographe  du  roi ,  qui  s'est  charge 
d'en  etre  I'editeur. 

On  comprendra  sans  doute  aisement ,  d'apres  cette 
notice  meme,  qu'il  ne  faut  pas  s'attendre  a  trouver  dans 
la  nouvelle  Histoire  d'Ayder-Ali  ni  la  noblesse  de  Sal- 
luste,  ni  Telegance  de  Quinte-Curce,  ni  la  profondeur  de 
Tacite;  c'est  un  essai  tres  -  informe  a  totis  egards,  mais 
qui  porte  cependant  un  caractere  assez  imposant  d'exac- 
titude  et  d'impartialite.  L'auteqr  a  ete  temoin  d'une  par- 
tie  des  actions  de  son  heros,  et  celles  qu'il  a  vues  par 
ses  propres  yeux  I'ont  mis  a  meme  d'apprecier  plus  sai- 


r 


AOUT   1783.  419 

neroent  celles  qu'il  n*a  pu  rapporter  que  sur  la  foi  d'au- 
trui.  Plusieurs  notes  prouvent  que  Tauieur  a  ehei^ch^  a 
s'instruire,  et  peu  de  voyageurs  nous  donnent  des  idees 
aussi  neltes  des  usages  et  des  moeurs  de  llnde,  de  la  fai- 
blesse  et  de  la  puissanee  de  ses  souveraips^  de  leurs  res- 
sources  et  de  leur  politique. 


Couplets  de  M,  Ducis,  de  F^cadSmie  Franpaise  ^  a  ma- 
demoiselle Clairon.,  pour  lejour  de  sa^te. 

Le  jour  que  naquit  Hippoljte 
Deux  pouvoii's ,  prompts  4  s'irriter, 
Se  disputaient  pour  le  m^rite , 
A  qut  saurait  micux  la  doter. 
Aucun  des  deux  n'eut  la  victoire , 
II  partageren^  par  moiti^  : 
Son  esprit  fut  fait  pour  la  gloire, 
Son  coeur  fut  fait  pour  I'amitie. 

Des  Yolt^iires  et  des  Corneilles 
Admirant  les  pompeux  sacces , 
J'osai  dans  le  fruit  de  leurs  veiUes 
Ghercher  leur  ame  et  leurs  secrets. 
Mais  depuis,  sur  I'artde  la  sc^ne, 
Que  Clairon  daigne  m'^clairer^ 
Ah  !  je  sens  que  c'est  Melpomene 
Qui  va  d^sormais  m'iuspirer. 


Les  Comediens  Fran^ais  out  ete  fort  piques  de  voir 
tout  le  succes  qu'avait  eu  au  Theatre  Italien  une  piece 
qu'ils  avaient  refusee  avec  beaucoup  de  mcpris,  la  co- 
m^die  de  Tom^Jones  a  Londres ,  du  sieur  Desforges. 
Pour  reparer  cette  premiere  sottise,  ils  se  sont  presses 
4'en  faire  une  seconde ,  qui  ne  leur  a  pas  mieux  reussi , 
en  recevant  a  peu  pr^s  sur  parole  une  autre  pi^ce  du 


42  O  CORRESPOND  ANCE    LITTER  AIRE, 

memeauteur,  intitulee^.;  Marins^  ou  le  MedicUeur  mal- 
adroit. Cette  nouvelle  pi^ce,  en  cinq  actes  et  en  vers,  a 
ete  donaee,  pour  la  premiere  fois,  le  mercredi  3o  juil- 
let^  et  n'a  eu  que  trois  ou  quatre  representations.  L'in- 
trigue  en  est  trop  faible  et  trop  embrouillee  pour  meriter 
qu  on  en  fasse  I'analyse. 

Cassandre  mecanicieriy  ou  It  Bateau  volant^  comedie, 
en  un  acte  et  en  vaudevilles,  representee,  pour  la  pre- 
miere fois,  sur  le  Thedtre  Ttalien,  le  vendredi  i**  aout, 
est  le  coup  d'essai  d'un  jeune  homme,  de  M.  Goulard^ 
de  Montpellier,  le  fils  du  medecin  qui  a  donne  son  nom 
a  une  eau  vegeto-minerale  dont  nos  pharmaciens  font  un 
grand  usage. 

Cette  bagatelle  fut  faite  dans  le  temps  ou  il  n'etait 
question  a  Paris  que  du  bateau  volant  de  M.  Blan- 
chard  (i).  Cetle  pretendue  merveille  est  fort  eclipsee 
aujourd'hui  par  la  tres-reelle  et  la  tr^s-belle  decouverte 
de  MM.  Montgolfier,  d'Annonay  (2),  qui  sont  parvenus 
a  construire  en  toile  et  en  papier  un  globe  detrente-cinq 
piedsde  diametre ,  qui,  apres  avoir  ete  rempli  de  gaz  in- 
flammable, abandonne  a  lui-meme,  s'est  eleve,  a  perte  de 
vne,  a  une  hauteur  estimeepar  les  uns  cinq  cents,  et  par 
lesautres  mille  toises,  et  n'est  redescenduque  dix  minutes 
apres,  sans  doute  par  la  deperdition  du  gaz  qu'il  renfer- 
mail.  Cette  experience  a  ete  faite  a  Annonay ,  le  5  juin 
1783 ,  eu  presence  des  Etats  de  la  province  (3).  M.  Fau- 
jas  de  Saint-Fond,  iconnu  par  son  ouvrage  sur  les  vol- 

(z)  Yoir  prec^demment  page  166. 

(2)  Entrepreneurs  de  la  plus  belle  manufacture  de  papier  qu*il  y  ait  en 
France.  {Note  de  Grimm, ) 

(3>)  Le  proces-verbal  en  a  ele  envoye  a  I'Academie  des  Sciences  par  M.  fc 
controleur-general.  {Note  de  Grimm, ) 


1 


AOUT   1783.  4^' 

cans  y  et  M.  Charles ,  par  ses  Gours  de  Physique  ^  viennent 
de  proposer  une  souscription  pour  la  r^p^ter  a  Paris ;  la 
souscription  a  ete  remplie  avec  empressement,  et  lors- 
que  Texperience  aura  eu  lieu,  nous  ne  manquerons  pas 

d'en  rendre  le  compte  le  plus  detaill^ En  attendant, 

revenons  a  Cassandre. 

L'id^e  n'en  est  pas  fort  compliquee,  mais  elle  est  rem- 
plie d'esprit ,  de  folie  et  de  gaiet^.  Voici  quelques  traits 
d'une  sc^ne  de  Gascon  qui  a  beaucoup  reussi.  Avec  Fair 
fribole^  dit  le  Gascon  a  Cassandre, 

Avec  I'air  fribole 
J'ai  des  grands  projets, 
Mais  on  me  ies  bole 
Abant  qu'ils  soient  faits. 
Mon  sort  ro'epoubante , 
Gar,  sans  me  banter, 
Tout  ce  qu'on  iiibente 
3'allais  I'inbenter. 

Eh  done !  j'ofFre  ^  la  patrie 

Trois  projets  du  meilleur  goiit, 

Pour  mettre  Fair  en  regie... 

Comptez  sur  mon  Industrie. 

Mais  sacbons  par  quels  mojens 

J'aurai  ia  messagerie 

De  sfs  fiacres  a^riens. 

Faat-il  des  fonds?  j'ai  mon  bomme ; 

L'int^r^t  le  plus  decent : 

]1  me  prelera  la  somroe 

£n  d^pit  de  mon  accent... 

Tenez ,  Moussu ,  c'est  qu'en  tout  cas , 
Si  le  projet  ne  russit  pas , 
Le  bateau  que  j'implore... 

CASSAimRE. 

Eh  bien  ? 


4^^  CORRESPONOANCE    LITTERAIRE, 

IE  GASCON. 

M'cst  n^cessaire  encore... 
Vous  tn'entendez  bien. 
Je  deteste  mes  creanciers , 
Et  pour  fuir  eux  ei  leurs  huissiers , 
Jcvoudrais,  surla  bi^une... 

CASSANDRE. 

Eh  bien  ? 
LE  GAScerf* 
Faire  un  trou  dans  la  hine. 

CASSANDRE. 

Ah !  je  vous  entends  bien. 

Jamais  buUe  de  savon  n'occupa  plus  serieusement  une 
troupe  d'enfans  que  le  globe  airostatique  di^  MM.  Moot- 
golfier  n'occupe^  depuis  Un  tnois^  la  villa  et  la  cour;dans 
tous  DOS  cercleSy  dans  totis  nbs  soUpet^^,  aux  toilettes  de 
nos  joiies  femmes,  comme  dans  nos  lycees  academiques^ 
il  n'est  plus  question  que  d'experlences ,  d'air  atmosphe- 
rique^  de  gaz  inflammable ,  de  chars  volans,  de  voyages 
aeriens.  On  ferait  un  livre  beaUcoii'p  plus  fou  que  celui 
de  Cyrano  de  Bergerac^  en  recueillant  tous  les  projets^ 
toutes  les  chimeres,  toutes  les  extravagances  dont  on  est 
redevable  a  la  nouvelle  decouverte.  Tai  deja  vu  nos  po- 
litiques  de  cafe  calculer  avec  une  doukur  vr^iment  pa- 
triotique  Faccroissement  de  d^petises  que  catlserait  sans 
doute  Tetablissement  indispensable  d'Vine  marine  aerienne. 
J'en  ai  vu  d'autres  sourire  a  I'id^e  heureuse  d*en  former 
un  d^partement  tr^s-convenable  pour  tel  ministre  qui 
s'en  contenterait  peut-etre,  vu  son  impatience  de  n'en 
point -obtenir  d'autre.  Toute  l*inquietude  que  laisse  a 
M.  Gudin  de  La  Brenellerie  le  succes  d'une  invention 
si  prppre  a  recaler  les  boraes  de  la  monarchie  comme 
celles  de  Tesprit  hUibisiin,  c'est  que  TAngleterre^  notre 


,     AOIJT   1763.  43^3 

rivale,  ne  s'en  empare,  ne  la  perfectionne  avant  nous, 
et  D'usurpe  bieatot  Tempire  des  airs,  comine  elle  usurpa 
trop  longrtemps  ceiui  de  N<iptuDe.  Notre  po^te  phiio-^ 
sophe  eut  bien  desire,  je  pense,  qu'au  lieu  de  s'arr^ter , 
dans  le  nouveau  traite  de  paix,  a  tant  de  conditions 
moins  importantes ,  nos  negociateurs  eussent  pluidt 
songe  a  bien  etablir  nos  litres  et  nos  privileges  relati- 
vement  a  uti  objet  dont  les  suites  poUtroht  s'etendre 
quelque  jour  fort  au-dela  des  iimites  de  notre  petite  at- 
mosphere;  mais  il  a  senti  cotnbien  la  chose  ^tait  embar^ 
rassante.  Le  genie  de  M.  Blanchard ,  eilcore  tout  etolirdi 
des  huees  qu'ii  avait  essuyees  Tann^  derniere,  s'est  re'- 
veille  tout  a  coup  au  bruit  de  la  renommee  de  MM.  Mont- 
golfier ;  en  combinant  sa  machine  avec  le  secret  nouvel^ 
lement  decouvert  ^  il  n'a  pas  encore  renonce  a  Thonueur 
d'etre  le  premier  navigateur  aerien  ;  nous  pouvons  done 
esperer  d'avoir  des  voitures  de  toute  espece,  el  pour  vo- 
guer  dans  les  airs^  et  pour  voTagcr  peut<-£tre  meme  de 
planete  en  planete.  On  a  deja  prevu  que  pour  les  courses 
cle  c^ei^onie,  pour  les  equipages  ordinaires  de  la  cour, 
rien  ne  serait  plus  decent  que  de  beaUx  attelages  d^aigles ; 
le  paon^  Toiseau  de  Junon,  serait  consacr^  pour  le  ser- 
vice de  la  reine;  les  colotnbes  de  Venus  en  seraient  trop 
jalouses  sielles  n'en  partageaient  pas  quelquefois  la  gloire. 
On  pa:*fectionnei'ait  tout  expres  la  race  des  hiboiis  et  des 
vautours  pour  conduire  les  demi-fortunes  des  philo- 
sophes  et  des  medecins.  De  toutes  ces  folies  ^  celle  qui 
me  rit  davantage,  c'est  de  s'elever  au  haut  4.es  airs  a  la 
faveur  du  ballon  aerostatique^d''eLyo\r  avec  soi  de  bonnes 
lunettes,  et  d'attendre  tranquillement  le  moment  oul'on 
verrait  passer  sous  ses  pieds  la  contree  du  globe  qu'on 
serait  tent^de  parcourir,  pour  s'y  laisser  descendre  tout 


'  * 


r 


4^4  CORRESPON  DANCE    LITTER  AIRE, 

doucement,  presque  sans  depense  et  sans  danger;  on 
irait  ainsi  le  soir  a  la  Chine ,  et  Ton  en  reviendrait  It 
lendemain  matin.  Quelque  respect  que  j'aie  ^ur  Fan- 
tique  sagesse  des  enfans  de  Confutzee ,  ce  n'est  plus  au- 
jourd'hui  par  la  que  je  commencerais  mes  voyages ,  j« 
n'irais  pas  si  loin. 

Mais  il  est  temps  de  revenir  a  la  decouverte  de  mes- 
sieurs Montgolfier ;  pour  avoir  donn^  lieu  a  beaucoup  de 
folies,  elle  n'en  est  assurementni  moins  r^elle^ni  moins 
interessante.  Ce  qui  les  engagea  dans  cette  recherche, 
ce  fut  le  desir  d'imaginer  pour  le  siege  de  Gibraltar 
quelque  ressource  plus  heureuse  que  celle  des  batteries 
flottantes.  Ce  desir,  sans  doute  assez  vague  en  lui-mSme, 
mais  aaime  par  Tactivit^  naturelle  de  leur  industrie  et 
par  TinterSt  d'occuper  les  loisirs  que  leur  iaissait  le  soin 
de  leur  manufacture,  les  encouragea  k  faire  beaucoup 
d'essais,  beaucoup  de  tentatives  inutiles,  sans  en  etre 
rebutes.  lis  parvinrent  cnfin  a  construire  la  machine  que 
nous  avons  eu  I'honneur  de.vous  annoncer;  une  expe- 
rience de  Boyle  sur  la  pesanteur  de  Fair  leur  en  fit  naitre 
la  premiere  id^e,  et  I'essai  qui  fut  pour  eux  I'aurore  du 
succes ,  le  voici.  11  en  est  d'une  decouverte  celebre  comme 
d'une  illustre  maison;  on  se  plait  a  recueillir  jusqu'aux 
moindres  details  de  leur  premiere  origine. 

Une  piece  de  taffetas  que  MM.  Montgolfier  avaient 
fait  venir  de  Lyon ,  pour  en  faire  tout  simplement  des 
doublures  d'habits,  leur  parut  beaucoup  mieux  employee 
a  des  experiences  de  physique.  Grace  a  quelques  cou- 
tures ,  le  taffetas  prend  bientot  la  forme  plus  ou  moins 
exacte  d'un  globe  ou  d'une  sphere;  ils  trouvent  le  moyen 
d'y  introduire  quarante  pieds  cubes  d'air;  le  ballon 
eehappe  de  leurs  mains  et  s'eleve  au  plafond  de  Fappar- 


Aour  1780.  4^5 

tement.  La  joie  d'Archimede  ^  lorsqu'i}  eut  trouve  la  so<» 
lution  de  son  fameux  probleme,  ne  fut  pas  plus  vive  que 
ne  le  fut  dans  ce  moment  celle  de  nos  physiciens ;  ils 
s'empressent  de  ressaisir  leur  machine  et  Tabandonnent 
dans  un  jardin,  oil  elle  s'^leve  au-dela  de  trente  pieds. 
De  nouvelles  experiences  ayatit  assure  ce  premier  succes, 
ils  construisirent  la  grande  machine  qui  s'eleva,  le  5  juin, 
en  presence  des  Etats  de  la  province ;  et  c'est  celle  dont 
le  proces-verbal  envoye  a  M.  le  controleur-general  a  et^ 
communique  par  lui  a  FAcad^mie  des  Sciences. 

Ce  globe  avait  trente-cinq  pieds  de  diametre ;  il  etait 
detoile  enduitede  papier  colle.  On  sait  aujourd'hui  qu'ils 
s'etaient  procure  le  gaz  dont  ils  Tavaient  rempli  par  un 
precede  fort  simple  et  peu  dispendieux ,  en  faisant  bruler 
de  la  paille  humide  et  difr(^rentes  substances  animales, 
telles  que  de  la  laine  et  d'autres  mati^res  de  graisse  plus 
ou  moins  inflammables ;  c'est  a  la  faveur  de  cette  fum^e 
que  le  globe,  livre  a  lui-m£me,  s*est  eleve  a  perte  de 
vue  a  une  hauteur  estimee  par  les  uns  cinq  cents  toises, 
et  par  les  autres  mille ;  il  est  redescendu  dix  minutes 
apr^Sy  sans  doute  par  la  deperdition  du  gaz  qu*il  renfer- 
mait.  Suivant  le  calcul  de  MM.  Montgolfier /le  globe 
occupait  Tespace  d'un  volume  d'air  du  poids  de  deux 
mille  cent  cinquante-six  livres;  mais  comme  le  gaz  ne 
pesait  que  mille  soixante-dix-huit  et  le  globe  cinq  cents 
livres,  il  y  avait  un  exces  de  cinq  cent  soixante-dix- 
huit  livres  pour  la  force  avec  laquelle  le  globe  tendait  a 
s'elever. 

II  ne  faut  done  qu'un  peu  de  fum^e  pour  operer  les 
plus  beaux  prodiges;  et  qui  pourrait  en  douter?  il  y  a 
tout  lieu  de  croire  que  ce  secret  avait  ele  soup^onne 
depuis  long-temps.  Qui  n'a  pas  entendu  parler  de  la 


4^6  COHRESPONDAJTCE    LITTJ^RAIRE, 

fum^e  de  I'amour-propre,  de  la  gloit*e,  de  ropinion? 
C'est  avec  de  la  fumee  qu'on  eleve  I'homme  au-des6u§ 
de  lui-mSmey  qu'on  fait  leg  heros^  les  po^tes^  les  grandd 
hommes  eo  tout  genre.  Au  physique  comme  au  moral , 
tout  vieut  de  la  fumee  et  tout  doit  retourn^r  en  fum^e : 
des  lois  de  la  nature  c'est  la  plus  ccmUantey  la  plus  uni- 
verselte;  tnais  tious  nous  reservbns  d'eii  parler  une  autre 
fois. 

Personue^  h  Paris,  ne  s'ebt  inleresee  plus  vivement  a 
la  decouverte  de  MM.  Montgolfier  que  M.  Faujas  de 
Saint-Fond,  auteur  d'une  excellente  Histoire  naturelle 
des  montagnes  du  Vivarais  (i);  c'est  )ui  qui  saisit  avec 
enthousiasme  Tidee  d'ouvrir  ui^e  soustription  pour  faire 
rep^ter  i'experience  a  Paris ,  et  qui  proposa  d'eil  charger 
MM.  Charles  et  Robert,  comilie  les  homtnes  les  plus 
propres  a  la  faire  r^ussir.  Ces  messieurs  dirent  d'abord 
que  quaranjte  ou  cinquante  louis  sufBraient  pour  tons  les 
frais  de  Texperience^  et  nous  sommes  si  accoutum^s, 
dans  ce  pays,  a  des  associations  et  a  des  depenses  decet 
ordre,  que  la  munificence  de  notre  esprit  public  fat 
tout  ^merveillee  que  cette  petite  tomme  eut  ete  trouvee 
au  bout  de  quelques  jours ,  k  trois  livres  par  personne 
pour  trois  billets. 

A  peine  le  projet  de  la  souscription  eut-*il  ete  accueilli 
qu'il  y  eut  uQe  guerre  ouverte  entre  les  commissaires  de 
la  souscription  et  les  physiciens  charges  de  faire  executer 
la  machine.  II  serait  un  pen  long  d'entrer  dans  tons  les 
details  de  cette  illustre  querelle.  Un  des  points  les  plus 
vivement  debattus  entre  les  deux  partis  fut  de  savoir  si 
Ton  abandonnerait  le  globe  a  sa  destinee,  ou  si  on  le 

(i)  kecherches  snr  les  volcans  etelnts  du  Vivbrms  et  du  Vclay ;  1778,  in- 


ioux  1783*  4^7 

reserverait  pour  de  noiivelles  experiences;  les  souscrip- 
teurs  exig^rent  absoiumetit  qu'il  fdt  Iitt^  i  luwm^me; 
mats  ils  ne  robtinrent  qu'en  promettant  des  honoraires 
plus  considerables  a  M.  Robert^  et  crurent  qu'ils  en 
seraient  bien  n^compens^s  par  le  plaisir  d'apprendre  un 
jour  tout  r^tonnemiRnt  que  rapparitioo  de  Jeur  globe  ne 
inanquerait  pas  de  causer  aux  habitans  du  Mexique  ou 
liu  Mogoly  peut^^re  ludme  aux  philosophes  de  la  lune 
ou  de  quelque  autre  plan^tei  De  si  ridicules  d^bats  n'ont 
pas  empeche  heureUsement  que  la  machine  n'ait  et^  ex^ 
cut^e,  et  ne  I'ait  iti  fort  bien  en  taffetas  verni  de  cctte 
gomme  elastique  que  MM.  Robert  ont  trouve  le  secret 
de  dissoudre«  Comme  on  ignorait  encore  le  proc^e  par 
lequel  MM.  Montgolfier  araient  rempli  la  leur  >  on  a  em- 
ploy^,  pour  remplir  celle'-d^  de  I'air  inflammable  produit 
par  une  dissolution  d^  iimaille  de  fer  dans  de  Tacide 
vitriolique;  et  si  ce  procede  n'etait  pas  plus  difficile^ 
plus  long,  plus  dispendieux  que  Tautre ,  il  serait  bien  pre* 
ferable  sans  doute,  le  gaz  qu'il  produit  etant  k  Fair  atmo* 
spherique  comme  tneize  a  cent  lept ;  ausst  n'est-*il  aucun 
di^ail  de  ce  prooed^  dont  MM.  Faujas,  Robert ,  Charlei 
et  autres  ne  se  soient  attribue  et  dispute  tour  a  tour 
Finventioti. 

Quoi  qu'il  en  soil,  \e globe aerostatique  construitpar 
MM.  Robert  s'est  ^leve  majestueusement  du  Champ-de- 
Mars  ,  le  ^7  de  CIS  moiS,  k  cinq  heures  pr&ise^,  aux  yeux 
de  tout  Pfeirii.  Le  jour  de  Texperience  avait  ete  indique 
quelqu(*s  jours  d'avance;  jamais  revue  du  roi  n'avait 
attire  urte  pliis  grande  affluence  de  nionde  de  tout  ^tat 
et  de  toute  condition.  Le  globe  avait  environ  douze  pied$ 
de  diamitl*e.  On  h'a  pas  ete  d'accord  sUr  la  hauteur  a 
laquelle  il  s'etait  eleve ,  la  circonstance  du  mau vais  temps 


4^8  CORRESPOND  ANCE  LITTER  AIRE  ^ 

en  a  rendu  I'appredation  difficile;  mais  son  petit  volume 
apparent  a  fait  juger  qu'elle  deivait  Stre  considerable;  ii 
a  disparu  entierement  au  bout  de  quelques  minutes.  Nos 
voeux  et  notre  admiration  auraient  voulu  le  porter  jus- 
qu'aux  extremites  de  I'univers;  il  a  tromp^  notre  attente; 
au  lieu  d'ailer  ^tonner  les  rivages  lointains  de  son  au- 
guste  presence,  il  a  borne  modestcmenl  sa  course  (i)  a 
Gonesse,  village  situe  a  quatre  lieues  de  Paris,  et  il  y 
a  fait  grand'peur  aux  paysans  qui  Font  vu  s'abattre  dads 
un  champ  oil  ils  etaient  occupes  a  travailler. 

On  ne  sera  point  surpris  que,  trois  jours  apres,  tout 
Paris  ait  ete  inond^  de  gravures  representant  et  le  de- 
part du  globe  et  son  arriv^e. 

Beaucoup  de  gens  qui  se  piquent  de  rester  froids  au 
milieu  de  I'enthousiasme  public ,  n'ont  pas  manque  de 
repeter  :  «  Mais  quelle  utilite  retirera-t-on  de  ces  expe- 
riences? A  quoi  bon  cette  decouverte  dont  on  fait  tant 
de  bruit?  »  Le  venerable  Franklin  leur  repond  avec  sa 
simplicite  accoutumee :  «  Eh !  a  quoi  bon  I'enfant  qui 
vient  de  naitre?»  En  effet,  cet  enfant  pent  mourir  au 
berceaUy  peut-etre  ne  sera-t-il  qu'un  imbecile,  mais 
peut-etre  aussi  le  verra-t-on  quelque  jour  la  gloire  de 
son  pays,  la  lumiere  de  son  siecle,  le  bienfaiteur  de 
Thumanit^... 


Alexandre  aux  Indes ,  op^ra  en  trois  actes,  paroles 
de  M.  Morel,  secretaire  des  finances  de  Monsieur,  mu- 
sique  de  M.  Mereaux,  a  ^t^  represent^,  pour  la  premiere 
fois,  sur  le  theatre  de  I'Academie  royale  de  Musique,  le 
mardi  126. 

Le  poeme  est  bien  bati  sur  le  meme  fond  que  la  tra- 

(i)  Qui  a  ete  environ  de  cinq  quarts  d'heure.  (  Note  de  Grimm, ) 


AOUT    1783.  4^9 

gedie  de  Racine ,  mais  dans  des  principes  fort  differens. 
M.  Morel  a  trouve  Taction  de  la  tragedie  beaucoup  trop 
compiiquee,  il  I'a  rendue  infiniment  plus  simple.  II  s'est 
souvenu  qu  on  avait  reproche  a  Racine  d'avoir  avili  le 
caract^re  ({'Alexandre  par  un  esprit  de  galanterie  pen 
conveuable  a  ce  heros;il  Fa  rendu  indiff<6rent  a  tout 
autre  sentiment  que  celui  de  la  gloire;  et  par  un  exces 
de  severite,  peut-Stre  sans  exemple  a  I'Opera,  il  n'a 
laisse,  pour  ainsi  dire,  a  ses  personnages  aucune  espece 
de  tendresse  ni  de  passion.  C'etait  sans  doute  le  moyen 
de  faire  un  opera  fort  raisonnable;  mais^  en  suivant  cette 
marche,  il  etait  difficile  d'y  mettre  du  mouvement  et  de 
Tinteret;  Tauteur  en  a  fait  le  sacrifice  a  Thonneur  des 
manes  de  Porus  et  d'Alexandre. 

La  musique  de  cet  opera  ne  merite  pas  Thonneur  de 
la  critique ;  ce  sont  des  notes  sans  idees  :  on  y  a  trouve 
des  phrases  entieres  prises  au  hasard  dans  les  ouvages 
mSme  les  plus  connus;  ce  qui  a  fait  dire  que  le  poeme 
etait  Slndej  et  la  musique  en  Macedoine.  II  ne  faut  pas 
exiger  qu'un  calembour  ait  plus  d'exactitude  et  de  jus- 
tice ;  mais  on  ne  pent  s'empecher  de  convenir  que  s'il  y 
a  des  morceaux  fort  negliges  dans  le  poeme ,  il  y  en  a 
beaucoup  d'autres  ecrits  avec  plus  de  noblesse  et  d'^le- 
gance  que  ne  le  sont  aujourd'bui  la  plupart  des  ouvrages 
de  ce  genre. 


La  seance  publique  de  I'Academie  Fraucjaise  s'est  te- 
nue,  suivant  I'usage,  le  lundi  ^5,  jour  de  Saint-Louis. 
M.  I'archeveque  d'Aix ,  en  qualite  de  directeur,  a  an- 
nonce  que  le  prix  d^eloquence  propose  pour  le  meilleur 
£loge  de  Fontenelle  avait  et^  remis  a  Tannic  prochaine, 


* 

0 


43p  COBllESPONDAJMCE    LiTT£RAIR£y 

aucuQ  des  discoqrs  qui  out  coDCOura  n'ayant  satisfait 
TAcademie. 

Les  boones  actions  sont  encore  moins  rares  que  les 
beaux  discours.  Plusieurs  aotes  de  charite  et  de  desin- 
t^ressement  avaient  partage  Tattention  du  nouvel  Areo« 
page  de  vertu;  apr^s  en  avoir  rite  quelques-uns^  M.  le 
direeteur  a  declare  que  la  compagnie  avait  cru  devoir 
donner  la  preference  au  devouement  genereux  avec  le- 
quel  une  garde-malade  av^it  sacriBe  a  la  personne  oon- 
fiee  a  ses  soins,  non^seulemenl  tout  cequ'elle  possedait, 
mais  encore  tout  ce  que  son  credit  avait  pu  lui  procurer 
pendant  Tespace  de  deux  ans.  Cette  garde-malade  est  la 
dame  Lespanier,  et  I'objet  de  aes  sacrifices  madame  la 
comtesse  de  Rivarol  ^  fiUe  du  sieur  Flint ,  maitre  He 
langue  anglaiae ,  et  femme  du  pretendu  comte  de  Riva- 
rol 9  assez  connu  par  ses  libelles  contre  Tahbe  Delille. 
C'est  cette  dame  Lespanier  qui  a  merite  la  premiere 
I'bonorable  prix  fonde  par  S/l.  de  Moothyon ;  presente  a 
Tassemblee,  elie  a  re^u  avec  la  ipedaille  tous  les  applau- 
dissemens  dus  aux  preuves  d'un  attachemenl  si  rare  etsi 
digne  d'admiration.  II  n'y  a  que  la  vaiiite  treS'^humiliee  de 
M.  et  de  madame  de  Rivarol  qui  se  soit  avisde  de  lui  dis- 
puter  Thonneur  d'une  si  juste  recompense;  les  intentions 
de  la  compagnie  netaient  pas  encore  publiques,  qu'op 
s'est  empresse  de  lui  adresser  les  remontrances,  et  meme 
les  menaces  les  plus  vives  pour  Tempecher  de  persister 
dans  son  jugement^  en  niant  le  fait,  en  s'effor^ant  d'en 
alterer  les  circonstances  pour  en  diminuer  le  merite, 
en  declarant  enfin  qu'on  reclamerait  hautement  coutrji 
la  surprise  faite  a  la  religion  de  messieurs  les  Quarante. 
Ces  messieurs  ont  dedaigne  les  plaintes  et  les  menaces  de 
M.  de  Rivarol;  on  a  eu  seulement  la  discretion  de  nepas 


r 


A.OUT  1783.  43i 

nommer  Tobjet  des  charites  de  la  garde  -  malade ;  on  a 
bien  compte  que  la  malignite  du  public  ne  Tignorerait 
pas  long-temps ,  et  I'abbe  Delille  n'aura  pas  ete  trop  fa- 
che  sans  doule  d  avoir  trouve^  sans  la  chercher,  une  re- 
ponse  si  chretienne  au  vers  de  la  fable  du  Cfiou  et  le 
Navet  ( I ), 

Ma  feuiile  t'a  nourri ,  mon  ombre  t'a  vu  naitre. 

Pour  occuper  la  seance,  nos  Quarante  immortels  ont 
ete  reduits  a  evoquer  les  manes  de  leurs  confreres.  M.  le 
marquis  de  Condorcet  a  lu  un  Eloge  historique  de  Fort- 
tenelle^  compose  de  fragmens  trouves  dans  le  porte-feuille 
de  feu  M.  Duclos,  retouches  et  rediges  par  lui.  Get  Eloge, 
quoique  seme  d'idees  et  dVnecdotes  piquantes,  a  paru 
long ;  la  plupart  de  ces  anecdotes  etaient  d^ja  connues. 
£n  voici  une  que  nous  ne  nous  rappelons  pas  d'avoir  vue 
ailleurs.  On  parlait  devant  M.  de  Fontenelle  du  projet 
de  reunir  TEglise  presbyterienne  et  TEglise  gallicane  : 
(c  Ce  projet,  dit-il ,  ne  reussira  pas;  ce  sont  des  ennemies 
qui  ne  se  reconcilieront  qu'a  la  mort.» 

M.  Lemierre  a  ter<nine  la  seance  par  la  lecture  du 
premier  acle  de  sa  tragedie  de  Barneuelt^  cet  acte  a 
beaucoup  mieux  reussi  que  celui  qu'il  lut  le  jour  de  sa 
reception  :  on  y  a  trouve  des  idees  fortes  et  brillantes, 
des  vers  pleins  de  chaleur  et  d'energie ;  les  portraits  de 
Henri  IV  el  de  Philippe  11  ont  ele  applaudis  avec  en- 
thousia3me.  Ces  portraits  sonl  dans  la  bouche  de  Bar- 
nevelt  : 

Quand  des  rivf f  du  Ts^e  atix  rives  de  1^  Seine 
Philippe  encourageait  xxv^e  ligue  inhumaioe, 

(1)  Satire  coi^tfe  le  ppeme  des  Jardins.  CerutU  disait  de  cetle  diatribe  de 
Rivarol:  «C*estuii  fumier  jete  sur  Us  Jardins  de  M.  Delille  pour  les  faire 
«  fhictifier. » 


i 


43a  CORRESPONDAWCE   LITTl^RAIRE, 

Quand  il  pay  ait  les  Seize  et  leurs  noires  furears 
Dii  ra^me  or  que  jadis ,  parrai  d'autres  horreurs  , 
La  meine  violence  iiveugle  et  fanatique 
Avait  couru  ravir  aux  peuples  du  Mexique , 
DesHarlaj,  des  Potier  fasciaa-t-il  les  yeux? 
lis  ne  vireiit  en  lui  qu'nn  sombre  ambitieux, 
Qui  divisait  la  France  en  cesmomcns  d'orage, 
Pour  saisir  les  debris  d'an  superbe  naufrage; 
Qui  voulait  regner  seul ,  et  reunir  enfin 
Les  sceptres  de  I'Europe  en  faisceau  dans  sa  main. 

....  Henri  n'est  plus,  c'est  sa  mort  qui  nous  perd. 
Begrette  parmi  nous  comme  il  Pest  dans  la  France, 
il  manque  aux  Hollandais  que  scrvait  sa  puissance. 
Le  ciel  de  ce  heros  parut  avoir  fait  cboix 
Pour  reconcilier  la  terre  avec  les  rois. 
£leve  loin  des  cours,  et  le  malheur  pour  maitre , 
Plus  tard  il  devint  roi  y  plus  il  fat  fait  pour  I'etre. 
Souverain  par  le  droit ,  par  le  coeur  citojen , 
II  fut  son  propre  ouvrage  et  nous-niemes  le  sien... 


II  parait  quatre  nouveaux  volumes  du  Tableau  de 
Paris;  cela  ne  fait  que  huit  en  tout.  Apres  cela ,  M.  Mer- 
cier  n'a-t-il  pas  raison  de  se  plaindre  que  VEncjrclopedie 
est  trop  volumineuse  ?  On  trouve  dans  ces  derniers  vo- 
lumes ,  confme  dans  les  autres ,  beaucoup  de  minuties , 
beaucoup  de  choses  de  mauvais  gout;  mais  de  Tinteret, 
une  grande  variete  d'objets ,  et  des  vues  utiles.  Quel- 
qu'un  disait  avec  assez  de  raison  que  cet  ouvrage  ^tait 
un  excellent  Breviairc  pour  un  lieutenant  de  police. 

Noui^elle  traduction  de  r EssaisurP Homme ^  par  Pope^ 
en  vers  frangais^  precMee  cTun  discours  ^  et  suit^ie  de 
notes,  par  M.  de  Fontanes;  i  volume  in -8**.  Ce  poeme 
n'a  point  repondu  aux  esperances  qu'on  avait  concues 


AOUT  1783.  .  433 

du  talent  de  M.  de  Fontanes,  et  sur  les  lectures  parlicu- 
liires  qu*il  en  avait  faites,  et  sur  plusieurs  autres  morceaux 
depoesie  qu'on  a  vus  de  lui  dans  diffi^rens  recueils.  On  ne 
lui  dispute  point  le  merite  d'entendre  ee  qifon  appe)le  la 
facture  des  vers ;  on  lui  sait  gre  d'avoir  un  stv)e  en  ge- 
neral assez  exempt  de  mani^re  et  d'afFectation  ;  mais  on 
le  trouve  depourvu  de  grace,  d'^legance  et  de  facility ;  il 
semble  surtout  avoir  pris  a  tdche  de  donner  a  sa  nou- 
velle  traduction  Texactitude,  la  precision  qui  manqucnt. 
a  celle  de  Tabb^  du  Resnel ,  et  Ton  est  forc^  de  lui  re- 
procher  de  n'avoir  souvent  saiisi  ni  la  liaison  de^  idees 
du  poete  anglais,  ni  mSme  le  veritable  sens  de  ses  ex-* 
presisions;  en  conservant  toute  la  recherche,  toute  la 
monotonie  de  Toriginal,  il  n'en  a  que  rarement  I'^nergie 
et  la  clarte.  Quoique  Touvrage  porte  Tempreinte  d'un 
travail  long  et  penible,  on  est  etonne  d'y  voir  encore 
d'extr^mes  negligences  et  des  improprietes  d'expre&sions 
tout-a-fait  choquantes. 

Le  discours  dont  la  nouvelle  traduction  est  preced^e 
a  reussi  beaucoup  plus  gen^ralement  que  la  traduction 
meme ;  on  y  trouve  une  analyse  fort  bien  faite  des  dif- 
ferens  ouvrages  de  Pope,  et  d'excelletites  critiques  sur 
les  poemes  didactiques  les  plus  c^l^bres,  taut  anciens 
que  modernes.  Le  parallele  de  Pope  et  de  Voltaire  est 
d'un  esprit  juste  et  fin.  Une  partie  de  la  litterature  mo- 
derne  pourrait  bien  protester  contre  le  jugement  par  le- 
quel  M.  de  Fontanes  ose  decider  que  M.  de  La  Harpe  est 
le  Quintilien  des  Fran^ais,  le  seul  ecrivain  qui ,  joignant 
I'exemple  au  preccpte,  soutienne  la  gloiro  de  notre  elo- 
quence et  de  notre  poesie  dans  ce  sijkcle  de  decadence ; 
mais  Texamcn  de  celte  preeminence,  devenue  sans  doute 
beaucoup  moins  imporlante  que  jamais ,  nous  jetterait 

Tom.  XI.  a8 


434  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

dans  des  discussions  qu'il  faut  tacher  d'eviter.  On  re* 
marquera  seulement  que  M.  de  Fontanes  s*est  bien  presse 
d'assigner  aux  autres  la  place  qu'ils  peuvent  meriter,  et 
qu'il  eut  mieuz  fait  d'attendre  au  moins  quHl  fAt  un  peu 
plus  sur  de  la  sienne. 

La  Chronique  scandaleuse  y  ou  Memoires  pour  servir 
a  VHistoire  des  mceurs  de  la  generation  presenter  auec 
cette  epigraphe  :  Ridebis  el  licet  rideas.  u^  Paris  ^  dans 
un  coin  d'ou  Von  voit  tout,  C'est  un  pot-pourri  de  vieilles 
et  de  nouvelles  anecdotes^  recueillies  sans  choix,  ecrites 
a  la  hate,  et  souvent  tris •* d^figurees ;  mais  qui  m^rile 
cependant  qu'on  le  distingue  de  la  foule  des  recueils  de 
ce  genre,  puisqu'il  faut  avouer  que  du  moins,  quant  au 
fonds  y  il  nous  a  paru  contenir  plus  de  verity  que  de 
mensonges.  On  Tattribue  a  un  M.  Imbert  (i),  qui  no 
nous  est  cbnnu  par  aucun  autre  ouvrage ,  et  qui  ne  doit 
pas  £tre  confondu  avec  I'auteur  du  Jugement  de  Paris 
et  de  beaucoup  d'autres  productions  aimables.  V^ibrige 
de  VHistoire  de  PsaUerion ,  fameux  critique  arabe , 
traduit  du  turc  par  M.  de  L.  H.j  est  le  pr^is  de  toutes 
les  iniquites,  de  toutes  les  petites  noirceurs  reproch^es 
depuis  long-temps  a  M.  de  I^a  Harpe.  Quoique  le  mor- 
ceau  soit  en  general  d'un  ton  et  d'un  style  assez  lourd, 
on  y  a  remarque  cependant  deux  ou  trois  phrases  as- 
sez piquantes,  telles  que  la  fin  de  la  tirade  que  voici  * 
«  Les  chefs  de  la  secte  philosophique  etaient  trop  assu- 
res d'etre  proclam^s  e^clusivement  dans  son  journal  les 
apotres  de  la  sagesse,  les  h^ros  de  la  litterature,  d'y  etre 

(i)  Le  M.  Imbert  dont  il  est  ki  question,  est  siun  deute  (kiillaiime  Imbert, 
ex-Ben4dictin ,  ne  a  limeges ,  et  mort  a  Paris ,  le  19  mai  i8o3.  La  Chronique 
scandaleuse  a  et^  reimprimee  en  1786,  a  vol.  m-12,  et  en  178$,  ainsi 
qu'en  1791,  5  vol.  in-ia.  (B). 


AOUT    1783.  435 

distingues  comme  uae  classe  d'hommes  qui  honorent  la 
nation ,  et  la  representent  chez  1  etranger,  pour  ne  pas 
faire  passer  leur  intrepide  apologiste  dans  les  cercles  , 
dans  les  caf(6s ,  dans  leurs  lettres  particulieres,  pour  To- 
racle  de  la  litterature,  pour  Thomme  de  gout  par  ex- 
cellence  »  Ainsi)  malgre  les  critiques  qu'il  essuyait 

de  tons  cotes ,  Psalterion  se  croyait  uu  genie  du  premier 
ordre,  a  peu  pres  comme  un  enfant  qu'on  ^leve  par- 
dessous  les  bras  se  croit  plus  grand  que  ceux  qui  le 
portent. 


kV  *  ^"^  W  %i-%1 


SEPTEMBRE. 


Pari 4  ,  septembre  1783. 

La  physique  y  la  chimie  et  la  mecaniqi^e  ont  produit 
de  nos  jours  plus  de  miracles  que  le  fanatisme  et  la  su- 
perstition n'en  avaient  fait  croire  dans  des  siecles  d'igno- 
rance  et  de  barbaric.  II  y  a  long -temps  qu'on  avait 
entendu  parler  en  France  du  celebre  Joueur  cT^checs  de 
M.  de  Kempelen ;  mais  cette  admirable  machine  ^tait 
presque  oubliee  \   Tauteur  Favait  meme  en  partie  d^- 
montee,  et  peut-^tre  n'cut-il  jamais  songe  a  la  retablir, 
si  I'Empereur  ue  lui  avait  pas  temoigne  le  desir  de  la 
faire  voir  au  comte  et  ^  la  comlesse  du  Nord,  pendant 
le  sejour  que  L,  A.  I.  firent,  T-annee  demiere,  a  Vienne. 
Ayaut  ete  admiree  de  ces  augustes  voyageurs  autant 
qu'elle  merite  de  I'fitre,  on  se  r^unit  pour  eonseiller  a 
M.  de  Kempelen  d  aller  jouir  dans  les  pays  etrangers  de 
toute  la  gloire  de  son  invention ,  et  I'Empereur  voulut 
bien  lui  permettre  de  s'absenter  a  cet  effet  pendant  deux 
ans;  c'est  la  circonstance  a  laquelle  nous  devons  la  sa- 


436  CORRESPONDANCE    LITTI^RAIREy 

tisfaction  d'avoir  vu  ce  chef-d'ceuvre,  saus  contredit  la 
plus  etonnante  production  qui  ait  encore  paru  dans  ce 
genre.  On  en  a  donne  une  description  fort  detaillee  dans 
une  brochure  intitulee  :  Lettres  de  M.  diaries  Gottlieb 
k  de  Vifhdisch ,  sur  le  Jouew  (FJ&checs  de  M.  de  Kempe- 

lerij  traduction  Ubre  de  VaUemand^  accompagnee  de  trois 
grai^ures  en  taille'douce  qui  representent  cefameux  au- 
tomate ^  etpubUeepar  Chretien  de  Mechet^  membre  de 
VAcademie  imperiale  et  rojrale  de  Pienne  et  dephisieurs 
autres.  A  Bdie^  chez  Hediteur^  1783.  Nous  nous  borne* 
rons  au  plus  simple  precis. 

L'armoire  a  laquelle  Taulomatc  est  fixe  a  trois  pieds 
et  demi  de  large,  deux  pieds  de  profondeur,  et  deux 
pieds  et  demi  de  haut;  elle  porte  sur  quatre  roulettes , 
au  moyen  desquelles  elle  pent  etre  mue  facilement  d'un 
endroit  a  Tautre.  Derriere  cette  aimoire  I'on  voit  une 
figure  de  grandeur  humaine^  habillee  a  la  turque,  assise 
sur  une  chaise  de  bois  affermie  a  demeure  au  corps  de 
I'armoire,  et  qui  se  meut  avec  elle  lorsqu'on  la  proment; 
dans  I'appartement.  Cette  figure  est  accoudee  du  bras 
droit  sur  la  table  qui  forme  le  dessus  de  I'armoire ;  de  la 
main  gauche ,  elle  tient  une  lougue  pipe  a  la  turque, 
dans  I'attitude  d'une  personne  qui  vient  de  fumer.  Cest 
avec  cette  main  qu'elle  joue  lorsqu'on  lui  a  ote  la  pipe. 
Devant  Tautomate  est  unechiquier  fixe  sur  la  table.  M.  de 
Kempelen  ouvre  les  portes  de  devant  de  cette  armoire 
et  sort  le  tiroir  qui  est  au-dessous.  L'armoire  est  divisei^ 
par  une  cloison  en  deux  parties  inegales;  celle  qui  est  a 
gauche  est  la  plus  etroite;  elle  u'occupe  guerc  que  le 
tiers  de  la  largeur,  et  est  remplie  de  rouages,  leviers, 
cylindres  et  autres  pieces  d'horlogerie ;  dans  celle  a  droi te, 
on  voit  quelques  roues ,  quelques  barillets  a  ressorts^  et 


r 


SEPTEMBRE   I  783.  437 

deux  quarts  de  cercle  horizontaux.  Le  reste  est  rempit 
par  une  cassette,  uu  coussin,  et  une  tablette  sur  la- 
quelle  ron  voit  des  caracteres  traces  en  or.  L'inventeur 
sort  ia  cassette  et  la  pose  sur  une  petite  table  pres  de  la 
machine;  il  en  faijt  de  meme  de  la  tablette  dont  Tusage 
sera  expliqu^  dans  la  suite  de  cette  description.  Les 
portes  de  devant  de  Tarmoire  ouvertes,  on  ouvre  encore 
celles  de  derri^re,  en  sorte  que  tout  le  rouage  reste  a 
decouvert;  on  j  porte  de  plus  une  bougie  allum^e  pour 
en  eclairer  mieux  tous  les  recoins.  On  l^ve  ensuite  le 
cafetan  d^  I'automate,  et  on  le  rabat  par-dessus  sa  t£te, 
de  mani^re  a  d^couvrir  completement  sa  structure  inte- 
rieure,  et  I'on  n'y  voit  ^galement  que  des  leviers  et 
des  rouages  qui  remplissent  tout  le  corps  de  {'automate ; 
ainai  Timpossibilite  d  y  cacher  aucun  etre  vivant  ne  sau- 
rait  Stre  portee  k  un  plus  haut  degre  d'^vidence.  Apres 
avoir  laisse  le  loisir  de  tout  examiner^  ou  referme  toutcs 
les  portes  de  Tarmoire  et  on  la  place  derriire  une  ba- 
lustrade qui  a  pour  objet  d'emp^cher  les  spectateurs  d'e- 
branler  la  machine  en  s'appuyant  sur  elle  lorsque  I'auto- 
mate  joue,  et  de  reserver  libre  pour  l'inventeur  une 
place  assez  spacieuse  dans  laquelle  il  se  prom^ne^  s'ap- 
prochant  parfois  de  Tarmoire,  soit  de  droite,  soit  de 
gauche  y  sans  y  toucher  nc^anraoins  que  pour  en  remon- 
ter  par  intervalle  les  ressorts.  II  parait  si  difficile  d'ima- 
giner  quelle  communication  il  peut  y  avoir  entre  la  ma- 
chine et  la  table,  entre  la  machine  et  la  cassette  a  laquelle 
Tinventeur  a  cependant  assez  souvent  recours  durant  le 
jeu  de  Tautomate,  qu'on  a  ete  fort  tente  de  regarder 
cette  cassette  comme  un  hors-d^oeuvre  employ^  a  dis- 
traire  Tattention  des  spectateurs ;  mais  M.  de  Kempelen 
assure  que  cette  cassette  est  si  indispensablement  necesr 


I 


4^8  CORRESPON DANCE   LITTERAIRE^ 

saire  au  mecanisme  de  son  automate  que  sans  elle  ii  ne 
pourrait  pas  jouer,  et  il  ajoute  que,  lorsqu'il  pubKera  sod 
secret  ^  Tpn  sera  convaincu  de  la  v^rite  de  cequ'il  avance. 
Si  Tautomate  joue  de  la  main  gauche ,  c'est  par  une 
distraction  de  I'auteur^  qui  ne  a'en  aper9Ut  que  lorsque 
son  travail  se  trouya  trop  avancii  pour  qu'il  fut  possible 
de  rectifier  cette  petite  negligence.  Lorsque  Tautomate 
a  un  coup  a  jouer,  sou  bras  se  l^ve  lentement,  mais 
avec  aisance,  niSme  avec  une  sorte  de  grace,  et  se  di- 
rige  sur  la  case  de  lechiquier  oil  se  trouve  la  piece  qu'il 
faut  mouvoir;  sa  main  se  porte  sur  cette  pi^e,  ses 
doigis  s'ouvrent  pour  la  saisir,  la  prennent,  la  trans- 
portent  et  la  posent  a  la  place  qui  lui  est  destinee ;  la 
pi^  posee ,  le  bras  se  retire  et  se  repose  sur  son  cous- 
sin.  Lorsqu'il  est  question  de  prendre  une  des  pieces 
de  son  adversaire,  il  fait  les  memes  mouvemens  pour 
s'en  saisir,  la  placer  hors  de  I'echiquier,  etc.  A  chaque 
coup  qu'il  joue^  on  entend  un  bruit  sourd  de  rouages  k 
pen  pres  comme  celui  d'une  pendule  a  repetition;  ce 
bruit  cesse  lorsque  le  coup  est  fini  et  que  le  bras  de  I'au- 
tomate  se  retrouve  sur  le  coussin ,  et  ce  n'est  qu'alors 
que  son  adversaire  peut  recommencer  un  nouveau  coup. 
A  chaque  coup  de  Tadversaire  il  remue  la  tdte ,  et  semble 
parcourir  des  yeux  tout  1  echiquier.  £n  donnant  echec  a 
la  reine,  il  incline  la  t£te  deux  fois,  il  rincline  trois  fois 
en  donnant  echec  au  roi.  Fait-on  une  &usse  marche,  il 
branle  la  tSte,  repare  la  faute,  et  continue  a  jouer  son 
coup.  On  a  grand  soin  de  reeommander  aux  personnes 
quientreprennent  de  jouer  contre  Tautomated'avoir  Tat- 
tention  de  placer  les  pieces  juste  au  milieu  des  cases,  de 
peur  que  sa  main  ne  porte  a  faux  et  ne  soufire  du  dom. 
mage,  si  Tun  ou  Fautre  de  ses  doigts  se  trouvait  appuye  sur 


SEPTEMBRK  I  783.  4^9 

la  piece  au  lieu  de  la  saisir  par  le  cote.  La  machine  ne 
peut  jouer  que  dix  ou  douze  coups  sans  ^tre  remontee. 

Lorsque  tous  le&  echecs  sont  euleves,  un  des  specta- 
teurs  place  un  cavalier  a  volont^  sur  une  case  quelconque; 
Tautomate  y  porte  aussilot  la  main^  et  lui  fait  parcourir, 
en  partant  de  cette  case  et  en  observant  exactement  la 
marcbe  du  cavalier,  les  8oi|:ante«quatre  cases  de  Techi- 
quier,  sans  en  roanquer  une,  et  s^ns  revenir  deux  fois  a 
la  meme ,  ce  qui  se  verifie  par  les  jetons  que  Tun  des 
spectateurs  place  lui-inSme  sur  chaque  case  qu'a  touchee 
le  cavalier,  en  observant  de  mettre  un  jeton  blanc  sur 
celle  d'oii  il  part ,  et  des  jetons  rouges  sur  toutes  celles 
quHl  parcourt  ensuite  successivemeot.  Philidor  (i)  lui- 
m^me  tenterait  peut*Stre  ce  tour  sans  suec^. 

La  partie  d'echecs  (inie ,  on  pla^e  sur  Techiquier  la 
tablette  dout  nous  avons  parle  au  commencement  de 
notre  description.  L'automate  saiisfait  aux  questions  de 
Tasseniblee,  en  porlant  le  doigt  suocessivement  sur  les 
differentes  lettres  necessaires  pour  eaoncer  ses  rdpodses. 

Nos  plus  grands  phystciens ,  nos  plus  h^biles  m^c^- 
niciens  n'ont  pas  et^  piqs  heureux  que  ceux  d'Allemagne 
a  decouvrir  Tagent  employ^  a  diriger  les  mouvemens  de 
Tautomate.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'on  n'aper^oit 
aucuue  trace  sensible  de  la  maniere  dont  I'inventeur  in<^ 
flue  sur  la  machine,  et  ce  qui  ne  Test  s^rement  pas 
nioins,  c'est  que  la  machine  ne  sanrait  ex^cpter  une  si 
grande  multitiule  de  mouvemens  difiS^rens,  dont  la  de- 
termination ne  pouvait  £tre  pr^vue  d'avance,  sans  ^tre 
soumise  a  Tinfluence  continuelle  d'un  etre  intelligent. 
On  n'a  pas  manque  ici  comme  ailleurs  d'attribuer  ce 

(i)  Le  compofiiteur)  auteur  d'une  Antdpe  du  jeu  de4  echecs  souvenf  reim- 
|)rimee. 


-■N.      *- 


44o  CORRESPONDANGE    LITTER  AIRE  9 

nouveau  prodigc  aux  merveilles  du  maguetisme ;  mais, 
pour  d^truire  ce  soup^on,  M.  de  Kempelen  permet  a  qui 
voudra  Tessayer  dc  placer  sur  la  machine  raimaul  le 
plus  fori  et  le  inieux  mont^,  sans  craindre  que  le  meca- 
nisme  de  cette  etonnantc  machine  puisse  en  souffrir  la 
rooindre  alteration. 

M.  de  Vindisch  raconte  quen  1769  M.  de  Kempelen 
se  trouyant  a  Vienne  pour  des  objets  relatifs  a  son  ser- 
vice (i),  il  fut  mande  a  la  cour  pour  assister  comme  con- 
uaisseur  a  quelques  jeux  magni^tiques  qu'un  Francis, 
nomm^  Pelletier,  devait  produire  en  presence  de  feu  Sa 
Majesty  rimp^ratrice ;  que  Tentretien  familier  que  cette 
auguste  souveraine  daigna  avoir  avec  M.  de  Kempelen 
pendant  ces  jeux  ayant  entraine  ce'  dernier  a  laisser 
echapper  le  propos  qu'il  se  croirait  en  etat  de  faire  unc 
machine  dqnt  les  effets  seraient  bien  plus  surprenans 
et  Tillusion  bien  plus  complete  que  dans  tout  ce  que  Sa 
Majeste  venait  de  voir,  elle  saisit  aussitot  cette  ouver- 
ture,  et  lui  t^moigna  un  desir  si  vif  de  voir  cette  idee 
se  realiser,  qu'elle  lui  6t  promettre  de  s'en  occuper  sans 
delai ;  qu'il  tint  parole ,  et  compl^ta ,  dans  Tespace  de 
six  ipoisy  I'execution  enti^re  de  la  machine  qu^on  vient 
de  decfire^  machine  qui  est  pour  I'esprit  et  les  yeux  ce 
qu'est  pour  I'oreille  le  Joueur  de  Flute  de  M.  de  Yaucan- 
son,  mais  qui  nous  parait  a  tons  egards  bien  superieure; 
car,  en  supposant  meme  que ,  I'agent  secret  de  M.  de 
Kempelen  uae  fois  connu,  on  ne  soit  plus  surpris  de  Fa- 
dresse  avec  laquelle  il  en  dirige  tons  les  mouvemens ,  que 
d^admiration  ue  devra-t*on  pas  encore  au  mecanisme  qui 

(i)  M.  WoUang  de  Kein{>«leii,  age  de  4^  ans,  est  gentilhomme  hoDgrois  et 
ronseiller  aulique  de  la  chambre  royale  des  dooraiiies  de  Hongrie. 

{Note  de  Grimm,) 


SEPTEMRHE   I  783.  44  ' 

etecute,  a  la  volonte  de  TinTenteur,  dix-sept  k  dix-huit 
cents  mouvemens  differeos^  tous  d^termiaes  avec  la  plus 
grande  justesse,  saus  aucune  confusion,  sans  le  moindre 
embarrasy  et  avec  toutes  les  apparences  de  k  plus  ex- 
treme facility!  L'automate  n'est  qu'un  joueur  de  la  troi- 
sieine  ou  de  la  quatrieme  classe.  On  demandait  au  sieur 
Bernard  y  le  plus  digne  emule  de  Philidor,  devant  une 
compagnie  nombreuse  dont  etait  le  marquis  de  Ximenfes : 
«  De  quelle  force,  M.  Bernard,  trouvez^vous  Tautomate? 
—  L'automate  est  de  la  force  de  M.  le  marquis,  »  M.  de 
Ximen^s  a  paru  pique  de  la  comparaison;  et  I'epigramme, 
faite  sans  le  vouloir,  n'a  pas  manque  de  courir  toute  la 
ville, 

Une  machine  plus  merveilleuse,  plus  ^tonnante  encore 
que  le  Joueur  dichecs^  est  une  machine  qui  parle,  et 
c'est  des  moyens  de  la  perfectionner  que  M.  de  Kempden 
s'occupe  depuis  quelques  annees.  Telle  qu'elle  est  aujour- 
d'hui,  la  machine  repond  deja  tres-dairement  a  plusieurs 
questions  :  la  voix  en  est  agr^ble  et  douce;  il  n'y  a  que 
I'R  qu'elle  prononce  en  grasseyant  et  avec  un  certain 
ronflement  p^nible.  Lorsqu'on  n*a  pas  bien  compris  sa 
reponse,  elle  la  repute  de  nouveau  ,  mais  avec  le  ton 
d'une  humeur  et  d'une  impatience  enfantine.  Nous  lui 
avons  en  tend  u  prononcer  fort  distinctement,  en  diffe- 
rentes  langues,  les  mots  et  les  phrases  que  voici :  Papa, 
mamcuij  ma  femme^  mon  mari^  apropos j  Marianna^ 
Roma ,  Madame  J  la  reine^  le  roij  a  Paris,  allons,  j4bra' 
ham;  maman,  aimezrmoi;  ma  femme  est  mon  amie^  etc. 
Cette  machine  n'a  encore  que  la  forme  d'une  petite  caisse, 
de  la  grandeur  d'une  cage  moyenne ,  et  couverte  d'un 
rideau;  a  I'un  des  cotes  tient  un  soufflet  d'orgue,  et  a 
chaque  reponse  Tinyenteur  est  oblige  de  passer  la  main 


44^  COR RESPON DANCE  LTTT^AIRE, 

SOUS  le  rideau  pour  en  faire  jouer  les  differens  ressorts 
et  les  differens  clapets^  suivant  les  mots  que  la  machine 
doit  articuler.  Lorsqu'il  Faura  portee  au  degre  de  perfec* 
tion  dopt  il  la  croit  susceptible  ^  il  se  propose  de  lui 
donner  pour  revetement  exteiieur  la  figure  d'ua  enfant 
de  cinq  a  six  ans ,  les  sons  qu'elle  produit  etant  fort  anai- 
logues  a  la  voix  de  cet  age.  M.  de  Kempelen  lui-meme  ne 
regarde  cette  machine  que  comme  une  ebauche,  et  il  est 
bien  loin  de  la  croire  ou  de  Tannoncer  comme  achevee. 
M.  I'abbe  M  ^  "^  ^  (  nous  ignorons  quelles  raisons  Tobligent 
h  garder  encore  I'anonyme  )  est  parvenu  a  construire 
aussi  quelques  tStes  parlantes  qui  prononcent  des  phrases 
entieres  composees  de  plusieurs  mots;  raais  leur  pro- 
nonciation  n'est  pas  a  beaucoup  pres  aussi  nette ,  aussi 
distincte,  que  celle  de  la  machine  de  M.  de  Rempelen. 
II  y  a  long -temps  que  le  celehre  Euler  avait  an- 
nonce  Timportance  et  la  possibility  d'une  semblable  ma- 
chine :  La  construction  j  dit  -  il  dans  ses  excellentes 
Lettres  a  la  princesse  Amelie  de  Prusse(f),  «  La  con- 
struction d'une  machine  pro|Nre  a  exprimer  tous  les  sons 
de  nos  paroles  a vec  tou tes  les  articulations  serait  sans  doute 
une  decouverte  bien  importante.  Si  Ton  reussissait  a  Texe- 
cuter,  et  qu'on  (ut  en  etat  de  lui  faire  prononcer  toutes  les 
paroles  par  le  moyen  de  certaines  touches,  comme  d'un 
orgue  ou  d'un  clavecin ,  tout  le  monde  serait  surpris  avec 
raison  d'entendre  prononcer  a  une  machine  des  disconrs 
entiers  ou  des  sermons,  qu'il  serait  possible  d'accompa- 
gner  avec  la  meilleure  grace.  .Les  pr^dicateurs  et  les  ora- 
teurs  dont  la  voix  n'est  pas  assez  forte  et  agreable  poiir- 
raient  jouer  leur*s  sermons  et  leurs  discours  sur  cette 

(i)' Lettres  a  une  princesse  efAllemagney  Pelersbourg ,    1765-77,  3  vql. 


SEPTEMBRE    I  783.  44^ 

machine  9  comme  des  organistes  cles  pieces  de  musique. 
La  chose  oe  me  parait  pas  impossible.  » 


On  ne  pent  pas  se  dispenser  de  dire  un  mot  du  pro- 
ces  de  M.  Radix-de-Sainte-Boy.  Peu  d'affaires  publiques 
inspirent  autaut  d'int^r^t  qu'on  en  a  pris  a  celle-ci ,  el 
cela  n*est  pas  etonnant ,  comme  dit  mon  ami  Martin  , 
qui  ressemble  beaucoup  au  philosophe  Martin  de  Can- 
dide :  «  Sainte-Foy  ful  long-temps  un  des  premiers  vo- 
luptueux  de  France ,  et  c'est  ce  qui  s'appelle  Hre  constilue 
en  dignite.  »  Le  long  M^moire  sur  lequel  M.  Radix-de- 
Sainte-Foy  s'etait  flatt<^  de  se  voir  decharge  de  toute  ac- 
cusation,  sans  courfr  le  risque ,  ou  du  moins  S2)ns  avoir 
le  d^agrement  toujours  assez  facheux  d'etre  oblige  de 
venir  purger  lui-mSme  son  d^cret  de  prise  de  corps;  ce 
Memoire/dis-je,  avait  paru  g^n^ralement  assez  spe- 
cieux  (i).  IjSk  manifere  dont  il  y  discute  Tarticle  le  plus 
essentiel  des  accusations  intentees  contre  lui/ relative- 
men  t  a  Taoquisition  du  terrain  de  la  Pepiniere,  semblait 
surtout  obtenir  un  grand  poids  de  la  declaration  formelle 
de  M.  le  comte  d'Artois,  sign^e  aii  camp  de  Gibraltar, 
par  laquelle  ce  prince  reconn^it  en  termes  expres  qu*il 
ne  s'est  rien  fait  dans  cette  afTaire  que  de  son  aveu ; 

(i)  Ce  Memoirepour  le  sieur  de  Sainte-Foy,  aneien  stirintemlant  de  M,  le 
comte  dArtoUy  contre  M.  le  procureur-general ,  est  attribue  k  Trup^oa  Du- 
coudray  par  les  Mthnoires  secrets,  k  ]a  date  dn  6  jiiin  17 S3.  Radix-de-Sainte*- 
Foj  elait  aefus^  de  gestioa  fraodaleuse.  A  la  t^e  du  factum  est  un  petit  aTer- 
tissement  dans  lequel  Tavocat  se  defend  d*exposer  aiu  yeux  du  pi^blic  TiBte^ 
rieur  de  radministration  du  prince ,  quoique  S.  A.  R.  oe  soit  pas  partie  dans 
ceproces,  puisque  le  sieur  de  Sainte-Foy  n'a  pour  accusateur  que  le  procu- 
reuT'gin^ral.  Mais  oette  espece  de  revelation  ^(ant  malheureusement  ime  suite 
natnrelle  de  Taffaire,  il  a  ete  indispensable  de  ne  la  pas  passer  sous  silence. 
II  promet  seuleroent  de  se  renfermer  dans  les  egards  de  la  circonspection  et 
du  respect  dd  au  frere  du  roi. 


444  CORRESPOPTDANCE    LITTER  AIRE, 

mais  le  sienr  Le  Bel,  Tadversaire  de  M.  de  Sainte-Foy, 
ne  s'est  point  laiss^  intimider  par  une  signature  aussi 
imposante.  Pour  donner  une  id^e  de  la  violence  avec 
laquelle  il  continue  de  poursuivre  son  ennemi,  malgre 
r^gide  dont  celui-ci  avail  ose  se  couvrir,  nous  ne  citerons 
que  Tapologue  historique  qui  forme  le  terrible  prdam- 
bule  de  sa  reponse. 

a  Jean  Betisac  fut  trouve  coupable  d'avoir  amasse  des 
biens  considerables  par  des  moyens  iniques.  II  s'excusa 
sur  les  ordres  qu'il  avail  recus  du  due  de  Berri  son 
maitre;  mais  ses  richesses  d^posaient  contre  lui.  Lors- 
que  les  juges  lui  demanderent  comment  il  avait  amasse 
de  si  grands  biens,  il  repondit  :  t  Messieurs,  monsei- 
gneur  de  Berri  vcut  que  ses  gens  deviennent  riches. . . » 
Ces  moyens  de  defense  n'etaient  pas  victorieux ;  aussi  le 
due  de  Berri  fit-il  I'impossible  pour  le  soustraire  a  la  jus- 
tice. II  envoya  au  couseil  du  roi  les  sires  de  Nanlouillet 
et  Pierre  Mespin,  chevaliers,  munis  de  lettres  de  ce 
prince^  par  lesquelles  il  avouait  Betisac  de  tout  ce  qu'il 
avait  fait  pendant  son  administration.  La  procedure  faile, 
elle  fut  rapportee  au  roi ,  dejk  pr^venu  par  le  public 
contre  Betisac ;  le  monarque  Charles  VI  s'ecria  :  «  C'est 
un  mauvais'homme,  il  est  her^lique  et  larron;  nous  vou- 
lons  qu'il  soil  pendu;  ni  ja  pour  cet  oucle  de  Berri,  il 
n'en  sera  excuse  ni  d^parti.  » 

Le  Parlement  a  cru  devoir  donner  dans  cette  circon- 
stance  une  nouvelle  preuve  de  cette  justice  inflexible 
qui  ne  fait  aucune  acception  ni  du  rang ,  ni  de  la  per- 
sonne,  ni  de  toute  autre  consideration  etrangere  a  la  se- 
ven te  des  lois ;  il  n  a  pas  el^  ^che  non  plus  de  conser- 
ver  le  droit  de  veiller  avec  plus  ou  moins  de  discretion 
sur  les  finances  d'un  grand  prince,  dont  on  avail  bieu 


i 


SEPTEMBRE  I  783.  44^ 

voulu  lui  confier  le  soia  d'examiner  le  regime.  En  con- 
sequence ^  M.  de  Sainte-Foy  est  rest^  sous  le  poids  de 
son  premier  jugement,  son  decret  de  prise  de  corps  con-' 
firme,  et  ses  biens  annotes;  mais,  en  homme  sage^  il  y 
avait  pourvu  ^  et  n'en  vivra  pas  moins  agreablement  a 
Londres.  Sur  dix-neuf  juges  onze  voulaient  le  condam- 
ner  au  blame.  Le  sieur  Le  Bel  a  ete  mis  hors  de  cour.  A 
I'exception  du  sieur  Nogaret,  tresorier  du  prince,  toutes 
les  autres  personnes  impliquees  dans  le  proces  sont  de- 
meurees  sous  la  main  de  la  justice  y  et  Ton  continuera 
dinformer  sur  les  desordres  commis  dans  Tadministra- 
tion  des  finances  de  M.  le  comte  d'Artois. 


Nous  sommes  sur  le  point  de  perdre  MM.  d'Alembert 
et  Diderot  (i) :  le  premier,  d'un  marasme  joint  a  une 
maladie  de  vessie ;  le  second  y  d'une  hydropisie.  II  est ' 
bien  singulier  que  deux  bommes  qui  ont  donn^  ensemble 
le  ton  a  leur  si^cle,  qui  ont  elev^  ensemble  I'edifice  d'un 
ouvrage  qui  leur  assure  I'immortalit^,  semblent  se  re- 
unir  encore  pour  descendre  dans  le  tombeau.  M.  le  mar- 
quis de  Condorcet,  qui  rend  a  M.  d'Alembert  les  devoirs 
qu'un_pere  pourrait  attendre  d'un  fils,  est  secretaire  per- 
petuel  de  TAcad^mie  des  Sciences,  et  dans  ce  moment 
directeur  de  I'Acad^mie  Fran^aise;  M.  d'Alembert,  en 
le  chargeant  de  ses  derniferes  dispositions  (  il  le  fait  son 
legataire  universel  ),  lui  dit  en  riant,  malgre  ses  dou- 
leurs  :  cc  Mon  ami ,  vous  ferez  mon  Eloge  dans  les  deux 
Academies;  vous  n'avez  pas  de  temps  a  perdre  pour<;ette 
double  besogne. » 

On  recueille  avec  un  inter^t  m^M  de  respect  les  der- 

(i)  Diderot  ne  mourut  que  le  3o  juiltet  suivant;  mais  d'Alembert  succomba 
des  le  a^octobre  1783. 


44^  GORR£SPONDANG£    LITTER  AIRE , 

iiieres  paroles  d'un  philosophe  mourant ;  elles  devieanent 
plus  precieuses  encore  quand  elles  nous  peignent  la  tran- 
quillite  de  son  ame  dans  ces  derniers  instans.  Nous  avons 
cru  devoir  les  Iranscrire. 


M.  Montgolfier  vient  de  realisel*  le  projet  qu'il  avait 
forme  et  annonce  de  s'^lever  dans  Tair  a  I'aide  d^  sa  ma- 
chine aerostatique.  Celle  qu  il  a  construite  a  cet  efiet  a 
soixante  pieds  de  hauteur  sur  quarante  de  largeur;  elle 
ne  diSere  des  autres  que  par  \t  cone  qui  la  termine, 
qui,  etant  plus  large  et  plus  atrondi,  r^siste  davantage 
a  Taction  de  I'agent  quUl  emploie.  II  a  adapte  a  sa  base 
une  galerie  tournante  en  osier,  sur  laquelle  lui ,  M.  Pi- 
latre  des  Hosiers,  M.  le  chevalier  d'Arlande  ont  ete  en- 
lev^s  a  trente  pieds  de  hauteur ;  ils  sout  retombes  d'une 
maniere  si  douce  et  si  lente  qu'ils  n'ont  presqoe  pas  senti 
le  moment  ou  la  machine  a  pose  a  terre.  Elle  n'^tait  at- 
tachee  ni  guid^e  par  aucun  cordage ;  on  avait  eu  seule- 
ment  la  precaution  de  ne  la  remplir  qu'en  proportiou 
de  la  Jiauteur  a  kquelle  on  vonlait  i'enlever,  et  du  temps 
qu'on  voulait  qu'elle  restat  en  Fair.  Sept  a  huit  amateurs, 
M.  le  due  de  Chartres  et  le  comte  Dillon ,  out  et^  skills 
admis  a  cette  premiere  experience.  Le  prince  a  demande 
qu'on  la  r^p^at,  et  voulait  absolument  s*embarquer 
avec  le  comte  Dillon ;  inais  M.  Montgolfier  a  os^  ne  le 
|)ermettre  qu'a  ce  dernier,  qui  a  iU  enleve  k  vingt  pieds 
seulement  et  est  redescendu  le  plus  tranquillement  du 
moode. 

L'heureux  auteur  de  Temploi  de  I'agent  le  plus  simple, 
dont  rapplication  produit  Teffet  le  plus  etonnant  et  pour 
I'imagination  et  pour  la  raison,  qui  repuguait  a  la  pos- 
sibility de  s*elever  dans  Tair,  a  encore  la  gloire  d'etre  le 


SISPTEMBRE  I783.  4^7 

premier  qai  I'ait  essaye.  II  compte  rep^ter  cette  exp^* 
rience  en  emplissant  chaque  fois  davantage  cette.  ma- 
chine pour  I'elever  graduellement  a  des  hauteurs  plus 
considerables.  II  va  iui  adapter  une  esp^ce  de  plate-forme 
en  fer  siu*  laquelle  on  pourra  briiler  de  la  paille,  seul 
agent  quHl  emploie,  dont  Teffet  est  de  rarefier  Tair  dt- 
mospherique  contenu  dans  cette  tnachine ,  et  qui  suffit 
pour  r^lever  et  la  soutenir  autant  de  temps  que  Ton 
pourra  alimenter  ce  feu.  U  ne  reste  plus  qu'k  trouver  les 
moyens  de  dinger  sa  marcke;  en  attendant^  les  physi- 
ciens  peuvent  s'cn  servir  ponl^  connaitre  et  peser  I'air 
atmosph^rique  a  diverses  hauteurs^  et  cela  seul  est  d^ja 
une  r^ponse  peremptoire  k  la  question:  ji  quoibon? 

Une  deputation  des  souscripteurs  pour  Texperience 
qui  a  et^  faite  au  Ghamp-de-Mars,  et  qui  en  avaient  ou- 
vert  une  nouVeile  d'un  ^u  pour  faire  frapper  ube  m^- 
daiHe  d'or  h  llionneur  de  MM.  Montgolfier,  que  la  Reine, 
Monsieur,  Madame,  M.  et  madame  la  comtesse  d^Artois 
ont  dou1)lement  hoaor^e  en  s'y  feisant  inscrire  senlement 
pour  r^cu  donn^  par  les  autres  souscripteurs,  s'est  trans- 
portee  dans  un  jardin  ou  est  la  machine,  et  la,  au  pied 
de  I'^hafaud  sur  lequel  elle  est  ^tendue,  a  remis  k  son 
inventeur  cette  medaille ,  qui  repr^sente  d'un  cote  les 
t^tes  des  deu^  fi-feres  Montgolfier,  avec  cette  inscription 
au  has  :  Vair  rendu  nauigable^  1 783 ;  et  de  Tautre  cote 
le  Champ-de-Mars ^  rEcole-Miliiaire  dans  le  fond,  et 
au*dessus  d'un  liuage,  qui  se  resout  en  pluie,  le  globe 
a^rostatique  s^^levant  majesttieusement  dans  I'air.  Une 
foule  de  peuple  horde  la  scfene.  Au  has  est  ecrit .  Expe^ 
rience  du  globe  aerostatique  irwente  par  MM.  Mont- 
golfieYy  ex4cutee  a  Paris  y  au  Champ-de'Mars  y  par  une 


-n 


44i^  CORRESPONDAIVGE    LlXaTERAlRE, 

souscription  sous  la  direction  de  M.  Faujas  de  SainU 
Fond. 


Oil  ne  devait  pas  s'atteadre,  apres  les  ordres  qui 
avaient  ar^ete  et  defendu  si  seveFement  la  representa- 
tion du  Manage  de  Figaro^  qu'il  fut  possible  de  voir 
un  jour  cet  ouvrage  sur  le  Th^tre  Fran^ais;  Tauteiir 
seul  n'eu  a  pas  desespere,  et  il  y  a  lieu  de  penser  aujour- 
d'hui  qu'il  a  eu  raison.  On  a  fait  naitre  a  M.  le  cotnte 
de  Vaudreuil  le  desir  de  voir  jouer  ^  a  sa  campagne  de 
GeunevillierSy  les  fameuses  Noces;  il  I'a  propose  a  Tau- 
teur,  qui  lui  a  represente  que  les  defenses  de  laisser 
jouer  un  ouvrage  si  innocent  avaient  ^leve  contre  sa 
comedie  un  soup9on  d'immoralit^  qui  ne  lui  permettait 
d'en  soufirir  la  representation^  quelque  part  que  ce  put 
etre^  que  lorsque  I'approbation  d'un  censeur  I'aurait 
lavee  de  cette  tache.  On  a  choisi  pour  censeur  M.  Gail- 
lard,  de  r Academie  Francaise ;  la  piece  approu vee,  grace 
a  quelques  changemens,  a  ^te  jouee  chez  M.  de  Vau- 
dreuil. Outre  les  corrections  et  les  adoucissemens  exiges 
par  M.  Gaillard ,  on  en  a  propose  de  plus  considerables 
encore,  a  la  faveur  desquels  on  assure  que  le  public  jouira 
bientot  de  cette  comedie ;  mais  ce  qui  en  avait  fait  ai*- 
rSter  la  representation  n'ctait  pas  malbeureusement  la 
partie  la  moins  piquante  de  Touvrage. 


La  cour  est  a  Fontainebleau  depuis  le  9  de  ce  mois; 
le  nombre  des  nouveautes  que  I'on  se  propose  de  donner 
pendant  ce  voyage  le  rendront  un  des  plus  brillans  qu'on 
ait  vus  depuis  long-temps. 

Nous  nous  bornerons  a  avoir  l^onneur  de  vous  i^ndre 
compte  du  succes  de  ces  divers  ouvrages  sur  le  Theatre 


SEPTEMBRE   1 783.  449 

de  la  Cour,  et  nous  n'eu  ferons  Fanalyse  que  lorsque  le 
public  Ics  aura  juges  sur  le  Theatre  de  la  capitale.  Paris 
se  plait  souvent  a  reformer  les  jugemens  de  la  Gour  en 
mati^re  de  gout;  on  Ta  dit  il  y  a  long-temps :  Fontai- 
nebleauest  le  Chdtelet^  et  le  parterre  de  Paris  est  lepar^ 
lement  qui  casse  souuent  ses  sentences.  L'embarras  et  le 
pieu  d'ensemble  qui  r^gnent  en  g^n^ral  dans  une  pre^ 
miere  representation,  les  acteurs  surcharges  de  roles 
dans  ces  voyages,  peu  surs  de  leur  mdmoire  et  intimides 
par  I'assembiee  imposante  devani  laquelle  ils  jouent, 
tout  invite  h  ne  jamais  juger  ces  nouveautes  d'apres  les 
representations  de  la  Cour. 

On  a  donne  le  la  de  ce  mois  les  Deux  Soupers^ 
op^ra  comique  en  trois  actes,  paroles  de  M«  Pallet,  connu 
d'une  raani^re  assez  avantageuse  par  la  trag^die  de  7V- 
here  (i),  dont  nous  avons  rendu  compte  dans  le  temps; 
la  musique  est  de  M.  le  chevalier  Dalayrac,  auteur  de 
Viclipse  et  du  Carsaire.  Get  ouvrage  a  eu  un  succes 
plus  que  douteux,  et  Ton  n'a  pas  manqu^  de'dire  qu  i7 
n^y  auaitpas  un  seul  plat  de  passable  dans  ces  Deux 
Soupers.  Le  poeme  a  paru  mal  fait ,  le  style  neglige  et 
quelquefois  de  mauvais  gout.  La  musique  est  d'une 
bonne  facture;  on  y  a  remarque  quelques  intentions 
heureuses,  de  I'originalite  dans  les  accompagnemens, 
mais  peu  de  grace  dans  le  chant. 

Le  1 6,  on  a  donne  la  premiere  representation  de  Di- 
don,  tragedie-opera,  paroles  de  M.  Marmontel,  musique 
de  M.  Piccinl.  Deux  compositeurs  cel^bres,  MM.  Piccini 
et  Sacchini,  vont  s^essayer  tour  a  tour  et  presque  suc- 
cessivement  sar  le  Theatre  de  la  Cour,  le  premier  dans 

(i)  Voir  precedemment  p.  at 8. 
Tom.  XI.  39 


45o,  CORRESPOND ANCC    LITTBR/LIRC, 

DidoUy  1^  second  daas  Chim^ne  on  k  Cid.  Gelte  esp^e 
de  lutte  entre  des  talena  aussi  dUtiagu^  fixe  rattention 
du  public.  Le&  repetitions  qii'«D  a  faites  a  Paris  de  ces 
deux  ouvrages  oat  d^ja  divise  les  enthansiastes  de  la 
musique  italienne,  et  EtidQ(i  et  Chmkae  pourront  bien 
faire  oaitre  autant  de  querelles  ^fiJ^higime  et  Rolaod, 
Les  Gluckiates ,  ne  pouvant  plus  opposer  Gluck  a  Pic- 
ciniy  voudraient  bien  que  Sacchini  edt  la  coaaplaisance 
d'etre  leur  Gludc,  et  les  vrais  amateurs  de  Vart^  qui  ne 
soDt  d'aucun  parti,  sojuhaiteront  ^rdemment  que  les 
Glucki^tes  ne  fassent  jamais  d  autre  choix. 

Didon  a  r^ussi  compl^tement  a  la  Cour.  Tout  le  reci- 
tal if  du  role  de  Didon  a  paru  de  Texpression  la  plus  vraie 
et  la  plus  touchante,  les  airs  presque  tous  digoes  de  leur 
auteur,  leschceurs  bien  traites;  il  y  ena  deux  sur  lout  qui 
ont  produitf  uu  grand  efFet.  Les  roles  d'(arbe  et  d'Enee 
ont  paru  plus  faiblcs  et  dans  le  poeme  et  dans  la  mu- 
sique. Mademoiselle  Saint<Huberti ,  qui  a  pempli  le  role 
de  Didon,  I'a  fi^it  d'une  maniere  sup^rieure  et  qui  lui  a 
merite  les  plus  grands  iqpplaudissemens.  En  general  on 
regavde  d^ja  cet  opera  comme  le  meilleur  de  ceux  que 
M.  Piccini  a  &its  en  France. 


On  a  doone,  le  17,  la  premiere  representation  du 
Droit  du  Seigneur  ^  op^ra-comedie  en  tvois  actes,  pa- 
roles de  M.  Desfontaines  9  connu  par  VA^eugle  de  Pal- 
myre^  musique  de  M.  Martini,  auteur  de  celle  de  fAmou- 
reux  de  quinze  arts,  Le  premier  acte  de  cet  ouvrage  a 
fait  plaisir ;  on  a  reproche  au  second  quefques  longueurs; 
le  troisieme  a  paru  froid  et  cnnuyeux;  roais  comme  la 
musique  en  a  ^te  en  general  trouv^e  agreable,  on  pense 


SEPTEMBAE   I783.  45 1 

que  ce  poeme ,  i^eduit  a  deu\  actes  y  pourrait  ^voir  un 
sujcc^  plu$  decide  a  Pa|*U. 

Discours  du  comte  de  Lolly  -  Tolendal  dans  tinter- 
rogatoire  quila  prite  au  Parlement  de  Dijon^  en  qua-* 
Ute  de  curateur  a  la  memoire  du  comte  de  LaUy  son 
pere,  le  samedi  iS  ydout  1783.  M.  de  Ijally -Tolendal, 
curateur  a  la  memoire  de  son  pere,  dont  la  cause  avail 
ete  reuvoyee  au  jparrlement  de  Dijon ,  y  a  vu  confirmer 
TarrSt  du  parlement  de  Paris,  qui  condanina  le  comte  de 
LaUy  a  perdre  la  tete  et  ses  M^moires  a  dtre  bruits  par 
la  main  du  bourreau.  Le  discours  qn'il  a  prononc^  sur 
la  sellette  (forme  a  laquelle  on  astreint  le  defenseur  d'un 
homme  condamn^)  est  ^crit  avec  une  eloquence  rare, 
que  Tontrouve  difficilement  dans  le  barreau,  et  qui  fait 
le  plus  grand  honneur  a  Tame  et  au  geqie  de  ce  jeune 
militaire.  P^ous  en  transcrirons  I'exorde  comme  un  mo- 
dele  dans  ce  genre. 

cc  Messieurs,  si  jamais  j'ai  eu  besoin  de  votre  indul- 
gence, de  vos  vertus,  de  votre  humanite,  c'est  surtout 
aujourd'hui  que  je  les  appelle  ^  mon  secours,  Frappe 
d'une  crainte  religieuse  en  entrant  dans  ce  sanctuaire, 
saisi  par  la  majest^  du  Ueu,  par  le  respect  du  a  cette  au- 
guste  assembl^e;  le  djrai-j^e.  Messieurs?  accable  depuis 
hier  d'un  deuil  public  que  j'ai  particulierement  res- 
sen  ti  (1)9  et  qui  a  port^  la  consternation  dans  vos  ames 
comme  dans  la  mienne,  mille  tourmens  a  la  fois  vien- 
nent  encore  fondr^  sur  oioi  dan,s.  ce  moment.  Toutes  mes 
doulj^urs  s^  renouvellcnt,  toutes  mes  plaies  se  rouvrent; 
cet  instant  m'en  r^ppelle  uj?  9itf ?e  afifreui^,,  d^hiraat. . . 
Je  crpis  vom;  n^on  malheureux  p^ire,  je  le  vois^  Messieurs, 

(&)  Lanorl  de  raadanie de  Vogu6,  {^Note  de  Grimm. ) 


452  CORR£SPOIfPAIfCE  LlTTfeAJREy 

s'avan^ant  a  ce  deraier  interrogatoire  qui  a  ete  le  com- 
mencement de  son  long  supplice;  je  le  vois  depouiile 
des  marques  glorieuses  qu'il  avait  achetees  par  son  sang, 
se  soulevant  a  Taspect  du  siege  infame  qui  lui  est  re- 
serve, decouvrant  sa  t^te  blanchie,  montrant  a  ses  juges 
son  sein  convert  de  cicatrices ,  et  demandant  si  c*est  la 
la  recompense  de  cinquante  ans  de  service. . .  Ah!  Mes- 
sieurs, si  quelque  erreur  allait  m*^happer,  si  le  zele 
m'emportaity  par  justice,  par  pitie,  n'imputez  point  a 
crime  Tegarement  de  la  douleur  et  les  transports  de  la 
nature.  • .  Qu'il  me  soit  permis  de  me  refugier  au  fond 
de  vos  entrailles ;  la  j'ai  une  sauvegarde,  Xk  retentiront 
les  noms  sacres  dont  j'ai  les  droits  a  venger  et  les  devoirs 
a  remplir.  S'il  etait  possible  que  le  juge  se  sentit  sou« 
lever  contre  moi,  alors,  Messieurs,  que  le  fils  se  rappelle 
son  pfere,  que  le  pere  songe  a  ses  enfans,  et  vous  me  par> 
donnerez ,  vous  me  plaindrez ,  vous  me  cherirez  peut- 
£tre.  La  justice  m'a  ravi  mon  pere,  je  lui  en  demande 
un  autre;  j'en  vois  un  dans  chaque  magistrat  qui  m'e- 
coute.  Cette  idee  mele  un  peu  de  douceur  a  Tamertume 
qui  me  d^vore ;  elle  me  rend  un  peu  de  force,  et  je  m'e- 
cric  en  tendant  les  bras  vers  chacun  de  vous :  a  Mon 
«  p^re,  soutenez-nioi  dans  la  defense  de  celui  que  m'avait 
((  donn^  la  nature ;  le  vceu  de  la  nature  ne  pent  jamais 
«  ^tre  en  contradiction  avec  le  vcbu  de  la  loi.  » 


Lettre  a  M.  le  President  sur  le  globe  airostatique^  sur 
les  tites  parlanteSj  et  sur  titat  de  Vopirdon  publique  a 
Paris; pour  sennr  de  suite  a  la  Lettre  sur  lepoeme des 
Jardins.  Nous  avons  eu  I'honneur  de  vous  rendre  compte 
des  pretentions  de  M.  Charles  j  d^monstrateur  de  phy- 


\ 


SEPTEMBRE  1  783.  4^3 

sique,  a  la  decouverte  deMM.  Montgolfier  (t);  pendant 
qiie  ce  dernier  s'occupe  a  perfectionner  sa  machine  et  s'ea- 
leve  k  plus  de  trois  cents  pieds  de  hauteur  dans  t'atnio- 
sph^re,  M.  Charles  cherche  des  faiseurs  de  pamphlets,  et 
dans  son  etat  de  cause  n  a  pu  trouver  que  le  chevalier  de 
Rivarol.  Ce  faiseur  s'estmoins  attache  asoutenir  les  pre- 
tentions de  son  client  qu'a  diminuer  autant  qu*il  Ta  pu 
la  gloire  de  MM.  Montgolfier,  et  a  pr^er  beaucoup  de 
ridicules  a  M,  Faujas-de-Saint-Fond,  dont  le  zele  s'est 
occup^  dans  le  principe  a  faire  repeter  Texperience  de 
MM.  Montgolfier  pat*  la  voie  d'une  souscription  y  et  a 
leur  faire  frapper  une  m^daille.  Quoique  cette  brochure 
manque  essentiellement  de  verife  dans  les  faits  et  quel- 
quefois  de  gout  dans  le  style,  elle  est  pourtant  en  gene- 
ral faite  avecadresse  et  ^crite^avec  esprit;  elle  annonce 
chez  son  auteur  le  talent  propre  a  ce  genre  d'ouvrage. 
II  etait  d^ja  connu  par  une  Lettre  sur  Texcellent  poeme 
des  Jardins  de  M.  Tabb^  Delille,  et  plus  encore,  et  a.  son 
grand  regret,  par  leprix  de  vertu  que  TAcademie  Fran* 
^aise  aadjugecetteanneea  la  garde-malade  qui  a  nourri 
et  soign^  raadame  son  Spouse. 

Ce  que  M.  Rivarol  dit,  a  la  fin  de  cette  brochure^  sur 
les  t^iesparlantesdeM*  Tabbe  Micol  est  tr^s-int^ressant. 
Cet  ingenieux.  ni^oanicien  leur  a  adapts  deusii  claviers , 
Tun  en  cylindre,  par  lequel  om  nobtient  qu'un  nombre 
determine  de  phrases,  mais  sur  lequel  les  interval  les  des 
mots  et  leur  prosodie  sont  marques. correctement;  lautre 
clavier  contient,  dans  I'etendue  d'un  ravalement,  tons 
les  sonset  tons  les  tonsde  la  langue  fran^aise,  reduils 
en  petit  nombre  par  une  melhode  ing^nieuse  et  parti** 
culiere  a  Tauteur.  A.vec  un.  peu;d'habitude  ct  d'habileto, 

(r)  Voir  page  427. 


454  GORRESPOI^OANGE   LfTTl£tlAIRE  , 

ou  parlera  avec  les  cloigts  comme  avec  la  lan^e.  M.  de 
Rivarol  oliserve  avec  raison  qu'une  machine  atissi  ing^* 
nieuse  peut  servir  a  conserver  et  k  reCraceir  liux  siecles 
futurs  Tdcceiit  et  la  prononciation  d^uoe  hingue  vivante , 
qui  tot  ou  tard  finissent  par  s'ait^rer  ou  se  fyerdre  ab« 
solumenty  coAime  il  est  arriv^  du  grec  et  au  Iktrn  ^  que 
D^mosth^ne  et  Cic^ron  ne  pourraient  entendre  lorsque 
nous  vouions  les  parler. 

On  a  fait  cotitre  M«  de  Rivarol  une  ^pigran[fme  bieq 
innocente  y  en  reponse  a  sa  brochure. 

Malgr^  Damij),  on  a  vq  lesQuarante, 
Donnant  ud  prix  qu'on  ne  pent  purtager, 
Gruellement  couronner  sa  servante. 
Que  fait  ce  jeune  autcur?  Ne  pouvant  se  venger, 
II  ecrit;  el  le  choix  du  siijet  qu'il  nous  vante 
Apprend  k  ces  Messieat*s  eirniin^t  il  laut  jVi^^^. 


I  ■  H  >  I 


L'Europe  sa  vante  vient  de  perdre  M.  d'Al^knberi ;  (a 
philosophie ,  les  sciences  et  les  kttres  regrettefront  long- 
temps  cet  homme  c^Slebre.  Nous  iiotis  boirheron^  dans 
cet  instant  a  recueillir  quelqueis  (^irbotist^iices  de  ses  der- 
ni^s  momens^  et  nous  y  joindr6t]s  IV^p^de  d'^l<yge  qu'en 
a  fait  M.  le  marquis  de  Condo^cet  k  Touverture  de  U 
stance  publique  de  TAcadi^mie  des  Sciences. 

M.  d'Atembett  est  mott  y  le  1^9  6^obre ,  k^i  de  pr^ 
de  soizant^-siz  ans ,  d'un  knarasrae^  !(uite  des  douletirs 
occasion^  par  la  pierre  qu'on  lui  a  trou v^  datt^  la  vessie ; 
elle  ^taitassez  considerable,  mais  noki  adheretlte.  Il  n'&vait 
jamais  voulu  permettre  qu'on  le  sond&t ,  d^lermint^  a  ne 
pas  souffrir  tttie  operatidn  qui  steule  e&t  pu  le  conserver 
a  la  vie;  il  rcdoutait  de  s'assurer  de  la  cau^  de  ses souf- 
franccs,  et  le  nom  seul  de  lithotome  le  faisait  fremir.  On 


SE^TEMBtlE    1783.  4^^ 

a quelque  peine k  pardonner au  coryphee  des  phiiosoplies 
d  avoir  moatri^  si  peu  de  fermetey  lorsqu'un  piauvre  ar- 
chevi^ue  de  quatre-vingts  aiis  lui  en  avait  donn^  un  si 
bel  example  (1);  mais  cette  disposition  tient  moins  sans 
doute  au  caractere  de  nos  id^  qu'^  celui  de  nos  senti- 
mens ;  peut-Stre  mdme  un  geomfetre  a-t-il  I'esprit  trop 
juste  pour  avoir  du  courage.  Des  doul^urs  aussi  aigues 
que  celles  qu'il  devait  soufTrir  depuis  Icmg-temps  etaient 
une  source  d'impatienois  qui  pouvait  bien  1^  rendre 
excusables^  et,  ce  sont  ces  douleurs,  bien  plus  que  Tap- 
proche  de  sa  mort,  sur  laqueile  il  ne  se  faisait  point  d'il- 
lusion ,  qui  airaient  etcessivetnent  aigri  son  caractere ; 
il  n*a  pas  cessie  tiiepekidant  un  senl  jour  de  voir  ses  amis. 
Le  tilf^  de  %k  paroisse  s'^tant  presetit^  chez  lui  la  veille 
de  sa  mdrt,  il  lui  fit  dire  par  son  domestique  que  Tetat 
oil  il  se  irouvait  ne  lui  permettait  pas  de  le  Voir  dans  ce 
moment ,  mais  qu'il  1^  revt^lrrait  avec  plaisir  le  leudemain. 
II  acbeva  d^  vitre  et  de  souffrir  pedant  la  nuit.  On  a 
presume  atec  qudque  rai«on  que  le  phibsophe  g^om^re 
avait  calculi ,  d'a^t*^  son  affaissement ,  que  ce  laps  de 
temps  lui  suffisait  pour  s'^^pargnel*  de$  formules  d'eihor- 
tations  que  te  cure  devait  ^u  >ninistfere  qu'il  rteniplissait , 
et  que  Ic  caractere  du  malade  ne  pouvak  lui  rendre  que 
fort  fatlganted  et  phis  s&retn^t  encore  trfes-inutlles. 
M.  d'Alembert  a  ^ie  porte  dans  l^  cithetifere  de  sa  pa- 
roisse  sans  cortege  et  sans  bruit.  S^s  amis  ottt  tentis  vai- 
nement  jriusieurs  d-marches  ailprfei  d^  M.  rarch^vdque 
pour  obtetiir  (]u'il  f&t  enterre  dans  T^glide  cmnme  Test 
tout  citoyett  aisrf  qui  veut  bien  payer  cette  imb^ile  dis- 
tinction ;  M.  I'archev^ue  Fa  refuse  constamment ;  niais 

(i)  M.  Ckristophe  de  Beaumont,  taille  tres  - heureus«meiit  a  quaire  vingU 
ans  passes,  {yote  de  Grimm. ) 


456  CORRESPQlTDAIirCE    LITTER  A  IRE, 

au  moios  a-t-il  eu  le  boa  esprit  de  ne  pas  donner  le  scan- 
dale,  plus  prejudiciable  k  la  religion  qu'humitiant  pour 
la  philosophie,  de  defendre,  ainsi  que  son  pr^decesseur 
le  fit  a  regard  de  M.  de  Voltaire ,  Tinhumation  en  terre 
sainte  d  un  catholique  qui  n'a  fait  aucun  acte  d'un  culte 
different^  et  que,  malgre  la  perversity  de  ses  dpinions, 
le  mouvement  de  contrition  le  plus  int^rieur,  le  plus 
secret,  et  fait  au  moment  oil  il  s'eteint,  porte  n^cessai- 
rement  en  paradis.  Peut-£tre  M.  Tarchev^que  a*t-il  cru 
devoir  a  ceprincipe  tres-orthodoxe  uncoin  dans  lecime- 
ti&re  a  M.  d'Alembert;  mais  peut-£tre  aussi  s'est-il  cru 
oblig^  en  m£me  temps  de  lui  refuser  une  tombe  dans 
r^glise,  vu  la  publicity  persev^rante  de  ses  opinions, 
crainte  que  cette  faveur  si  commune  ue  fiat  regardi^e 
comme  une  tolerance  dangereuse,  et  que  la  pierre  ou 
le  marbre  sur  lequel  on  eut  pu  transmettre  son  nom  ai 
nos  neveux  n*en  parut  consacrer  en  quelque  mauiere  le 
souvenir.  Les  bons  esprits  ont  trouve  de  la  sagesse  dans 
cette  conduite ;  mais  ce  mezzo  termine  a  mecontente 
^galement  les  divots  et  les  philosophes.  II  est  assez 
Strange  que  ces  derniers  trouvent  tant  de  plaisir  a  etre 
dans  Teglise  apr^s  ieur  mort,  et  tant  de  gloire  a  n'y  etre 
pas  de  Ieur  vivant. 

M.  d'Alembert  a  laiss^  et  dA  laisser  peu  de  fortune; 
il  jouissait  de  14^000  livres  de  rentes  en  pensions.  II 
n'aurait  eu  qu  a  ledesirer  pour  en  avoir  da  vantage;  mais 
ses  besoins  ont  toujours  et^  la  mcsure  de  son  ambition. 
II  a  nomme  M,  le  marquis,  de  Condorcet  son  legataire 
universel ;  il  a  legue  6,000  livres  a  un  de  ses  domestiques, 
et  4)000  k  Tautre;  il  charge  son  legataire  de  Ieur  en  don*^ 
ner  da  vantage  si  le  produit  de  la  succession  le  perroet. 
On  craint  beaucoup  que  le  marquis  de  Condorcet  ne 


86PTBMBBE   1783.  4^7 

prenne  dans  sa  bourse  pour  remplir  cette  partie  du  tes- 
tamenly  les  meubles,  livres  et  papiers  du  testaieur  o'^-' 
quivalant  pas  a  ces  deux  leg&! ! !  II  a  oomm^  M.  Remy , 
maitre  des  comptes,  sod  ami  de  college ,  et  M.  Walelet 
ses  ex^cuteurs  testamentaires;  il  ieur.l^ue,  ainsi  qu'a 
quelques  aulres  amis,  des  porcelaines,  des  tableaux  et 
des  gravures.  On  a  trouve  singulier  que  sod  testament 
commen^at  par  ces  mots  :  j^u  nom  du  Phe ,  du  FUs  et 
du  SainUEsprit;  formule  qui  n'est  point  de  rigueur 
dans  cet  acte^  et  qui,  de  la  part  d'un  philosophe,  a 
presque  I'air  d'une  mauyaise  plaisanterie. 


Discours  de  M.  le  marquis  de  Condorcet ,  a  Vowfer^ 
tare  de  la  siance  pubUque  de  TAcadimie  rojrale  des 
Sciences. 

«  Le  court  espace  de  uotre  separatioD  a  i\&  pour  les 
sciences  une  ^poque  tristement  memorable,  el  jamais 
de  si  grandes  pertes  ne  se  sont  succ^d^  avec  une  rapi- 
dite  si  funeste. 

a  La  mort  nous  a  ravi  M.  d' A^lembert ,  lorsque  son  ge^ 
nie^  encore  dans  sa  force,  promettait  a  TEurope  savante 
de  nouvelles  lumi^res.  Geom^tre  sublime,  c'est  a  lui  que 
noire  sifecle  doit  Thonneur  d'avoir  ajout^  un  nouveau 
calcul  a  ceux  dont  la  ddcouverle  avait  illustr^  le  siicle 
dernier^  et  de  nouvelles  branches  de  la  science  du  mou- 
vement  aux  th^ries  qu'avait  cr^^s  le  g^ie  de  Galilee, 
dHuygens  et  de  Newton. 

aPbilosophe  sage  et  profond,  it  a  laiss^  dans  le  Dis- 
cours pr^iminaire  de  VEncyclopSdie  un  monument  pour 
lequel  il  n'avail  poiot  eu  de  module. 

<x  Ecrivain  tantdt  noble ,  energique  et  rapide  ^  tantot 


4S8  GORRESPOlTDAirCE   LFmfiftAIRE, 

ingenieux  et  piquant  suivant  i«s  sajets  qu'il  a  traits , 
mais  toujours  precis^,  ciair^  piein  d'id^,  ses  ouvrages 
iostruisent  ta  jeunesse,  et  oooupent  d'une  matii^e  utile 
leA  loisirs  de  rhommie  ^cikir^. 

«  La  franchise,  Tamour  de  lA  TMt^,  le  zfele  pour  le 
progr^  des  scienees  et  pour  la  defense  dft  droits  des 
homraes  formaienl  le  foods  de  son  ctractere.  Ude  pro- 
bit^  M:rapuieuse,  une  bienlSadsattee  iiolair^>  lib  d&inte-' 
ressemeoi  noble  et  sans  fiftste,  Atfent  se6  principales 
vertus. 

a  Les  jeunes  gens  qiii  annon^ient  des  tdlens  pour 
les  sciences  et  pour  les  ietires  irouvaient  en  lui  un  ap- 
puiy  un  guide  y  un  modMe. 

a  Ami  tendre  et  courageux,  les  pleurs  de  Tamiti^  ont 
coul^  sur  sa  tombe  au  milieu  des  regrets  des  academies 
de  la  France  et  de  TEurope.  II  eut  des  ennemis ,  pour 
que  rieu  kie  manquai  a  sa  gloire,  et  I'on  doit  compter, 
parmi  les  hbilneurs  qu'il  a  re^us,  racharneraent  avec 
lequel  il  a  ^te  poursuivi,  pendant  sa  vie  et  apres  sa 
niort  J  par  ccs  bommes  dont  la  haine  se  plait  a  choisir 
pour  ses  victimes  le  genie  et  111  yertu. 

tf  Honor^  pat*  lui ,  d^s  ma  jeunetee^  d'uhe  tendresse 
vraiment  paternelle^  personnel  dans  la  parte  oteimune, 
n'a  plus  k  regretter  que  moi.  Seoi  g^iiie  vivra  ^ernelle- 
ment  dans  ses  ouvrages;  il  contibuera  lohg-l;emps  d'in- 
struire  les  bommes ;  il  reste  totlt  entier  pou^  les  sciences 
et  pour  sa  gloire;  Tamiti^  settle  a  tout  perdu. 

(c  Sa  mort  a vait  et^  pr^c^d^e  de  ifUelqiles  semai^bs 
settlement  par  celle  de  M.  .Enler  (i);  g^nie  puiteant  et 
inepuisable,  qui,  dan^  sa  Iwague  carriire^  a  parcouru 
toutes  les  parties  des  sciences  matbdmatiques  et  a  reeule 

\t)  Euler,  iii6le  i5  STril  t'jbjy  itodttrut  lib  9  kei^teiftibre  17 S3. 


SB^PfSMBRE   1783.  459 

les  bornes  de  toutes^  Toujours  original  let  profond^  tnais 
f oujours  Elegant  et  elair,  il  a  public  plus  de  quatre  cents 
ouvrageS)  et  il  n'en  est  pas  un  ^eul  qui  ne  renferme 
une  verite  nouvelle,  utie  deoouverte  utile  ou  briilante. 
IVivede  la  vue,  80b  aetiviti^>  sa  f<^ondit^  mefne,  n'eB 
avaient  point  ^te  ralenties^  la  force  singuli^re  de  son  in* 
telligence  r^para  sans  effort  cette  perte^  qui  pout*  tout 
autre  eut  ete  irreparable ^  et  la  nature  semblait  Tavoir 
form^  jpour  Stre  a  la  fois  un  grand  homme  et  an  phe- 
nom^ie  idxtraofdinaire,  pour  eionner  l^  mond^  autaill; 
que  pour  r^aif^r.  j» 


mJl. 


La  Carauane  «^  Caite^  ^p^a  en  trois  actes,  tepr^- 
sentry  poor  la  premiere  fois^  sur  le  theatre  de  la  cour  le 
3o  octobre,  est  le  seul  ouvrage^  apr^  Didofiy  qiii  ait  eu 
UH  succ^s  d^ide.  Les  paroles  eont  de  M.  Morel,  auteui*  du 
poeme  ^Aleocandre  dcms  Flnde^tt  la  nusique,  de  notre 
charaiant  Gr^try.  Dans  le  preinier  acte^  une  caravane  at*- 
taquee  par  les  Al^abes  est  defendue  par  un  offici^r  (ran* 
^is  qui  s'y  trouve  captif  at^c  sa  fcmme;  le<danger  iui  a 
fait  mettre  les  arcn^  k  la  main ,  et  ek  Itbdrte  kii  a  ^t^ 
promise  a  ce  prix  jmh*  le  chef  de  Ja  caratane.  Get  acrte 
est  d'un  'genre  neuf  et  piquant ,  c'est  ua  vrai  tableau 
datis  \e  genre  de  Lie  Prince.  Le  secewd  pnbhite  rinterienr 
d*un  serail,  \k  Ibirie  du  Baaar^  et  la  vente  ties  esclaves ; 
il  n'a  pas  eu  le  mtme  succ^s.  Le  troisietn^  est  teraiine  par 
un  denouement  plein  d'int^^  et  de  mouvement.  On  a 
critiqut^  le  plato  du  poeme;  on  Iui  a  reprobh^ que  Tint^- 
ret  de  Faction  ^ait  trop  suspendu,  presque  nul  «u  second  • 
acte;  le  style  en  a  paru  en  general  plus  que  neglige^ 
quciquefbis  meme  d'uH  mauvaiis  tdn }  mais  ^out  I'enthou- 
siasmc  qu'aTaat  inspire  I'opera  de  Didcn  n'a  piis  emp£- 


46o  CORRESPOK  DANCE   LITTER  AIRE, 

che  qu'on  ait  trouve  dans  la  musique  de  celui-ci  beau- 
coup  de  fraicheur,  de  grace  et  de  sensibiiite ;  elle  ajoule 
encore  a  la  reputation  de  I'auteur,  a  qui  nous  devoos 
Tin  Production  de  ce  genre  d'op^i'a-comedie  sur  notre 
sc^ne  lyrique.  La  pompe  et  la  magnificen(;e  du  spectacle 
n'ont  rien  laiss^  a  desirer ;  il  etait  digne  du  theatre  sur 
lequel  on  I'a  repr^sent^. 


Les  Comediens  Italiens  ont  donne ,  le  a4  octobre,  a 
Paris  ^  la  premiere  representation  Ae^  Deux  Portraits  ^ 
pifece  en  un  acte  et  en  vers  libres,  de  M.  Desforges,  au- 
teur  de  Tom  Jones  a  Londres.  Get  ouvrage ,  dont  le  su- 
jet  est  pris  d'un  conte  de  M.  de  La  Dixmerie  ^  a  ete  le 
premier  essai  de  I'auteur  dans  la  carriere  dramatique; 
M*  Desforges  le  composa,  tr^s*jeune,  pour  une  sod^te 
particuliire,  et  ne  Ta  fait  repr&enter,  comme  c'est  I'usage, 
que  pour  ceder  aux  instances  de  ses  amis.  Cette  baga- 
telle est  ecrite  avec  assez  d'esprit  el  de  grace.  L'intrigue 
ressemble  un  peu  k  celle  des  Fausses  Infid6Utes  ;  on  peut 
lui  reprocher  encore  la  faiblesse  du  motif  qui  donne  de 
la  jalousie  k  Clairfons,  et  lui  fait  d^chirer  si  brusquemeot 
le  billet  que  lui  ^crivait  sa  maitresse ;  mais  tout  cela  est 
rachete  par  un  ton  de  gaiete  et  quelques  saillies  heu- 
reuses  r^pandues  dans  les  roles  de  Thelis  et  d'Emilie. 
Cette  pik;e  a  ^t^  refue  avec  toute  Tindulgence  qu'elle 
nous  a  paru  m^riter.  * 


Le  Comte  cFOlbourgy  drame  en  cinq  actes  et  en  prose, 
a  et^  repr^sent^  pour  la  premiere  fois  sur  ce  mdme  theatre 
le  3i  octobre.  Cette  pi^,  k  quelques  retranchemens 
pres,  n'est  qu'une  traduction  du  Ministre  (FEtat^  quise 
trouve  dans  le  quatrieme  volume  du  Theatre  allemand. 


r 


SEPTEMBRE   I  783.  46 1 

Quelques  traits  epars  dans  un  dialogue  languissant  n'onl 
pas  empeche  que  ce  dmme,  dont  Tactioi],  essentiellement 
froide,  est  toujours  ou  trop  lente  ou  trop  pr^cipit^ , 
n'ait  ^te  mal  accueilli  a  la  premiere  representation ,  et 
ne  soit  absolument  tombe  a  la  seconde. 


NOVEMBRE. 


Parii,  noTembre  1783. 

Peu  de  nouveautes  ont  attir^  autant  de  monde  au 
Theatre  Fran^ais  que  la  premiere  representation  du  Se- 
ducteUTy  com^die  en  vers  et  en  cinq  actes,  donnee  le  8  no. 
vembre.  L'int^r^t  d'une  piece  de  caractere  en  cinq  actes, 
Tincognito  gard^  par  Tauteur,  Ten  vie  de  le  deviner,  les 
paris  faits  pour  et  contre  MM.  Palissot  et  de  Bigyre ,  le 
succes  que  cet  ouvrage  avait  eu  a  Fontainebleau,  tout  a 
contribu^  a  rendre  cette  premiere  representation  des 
plus  nombreuses  et  des  plus  brillantes.  Son  succ&s  a  iii 
complete  bien  m^rit^  quant  aux  graces,  a  la  Bnesse,  Ik 
Texcellent  ton  du  style;  peul-^tre  exagere,  si  Ton  consi- 
dere  le  plan,  la  marche,  el  la  conduite  de  Tintrigue.  Ce 
ne  serait  pas  une  tache  ais^e  que  d'en  faire  Tanalyse : 
le  plus  grand  charme  de  cette  cotnedie  est  dans  le  dia- 
logue; Taction  dramatique,  Tinteret,  le  developpement 
mSme  des  caract^res  tiennent  a  des  fils  si  embrouilles^ 
si  difBciles  k  saisir,  qu'il  faudrait  presque  transcrire  tout 
Touvrage  pour  en  donner  une  juste  id^e. 

Les  trois  premiers  actes  de  cette  comedie  et  le  com- 
mencement du  quatri^me  ont  peu  d'inter^t ;  Tintrigue 
est  presque  nulle,  du  moins  tr^s-l^gere  et  sans  mouve- 


46a  CORRESPOKDANCB    LITTERAIRE, 

mfiAty  sami  pvogr^9  el  la  pieoe  jusquerta  na  que  \e  m^- 
ritc;  4'ua  dialoigiji^:  cbaraiaat;.  cepeodaat  Von  place  d^ 
cet  ouyr^e  h  cqI^  ckk  M6clmnt  et  de  la  Metromam. 
Sans  pai^lager  mi  pareil  eDgouemeAl,  oa  peut  coBveair 
que  le  Seducteur  est  la  com^dte  ia  mieux  ecf  ite  qu'on 
ait  vue  au  Theatre  Fran^ais  depuis  ces  deu^  chefs- 
d'oeuvre;  on  peut  regretter  que  tant  de  talens  n'aient 
pas  ete  appliques  a  un  plan  moins  vicieux  et  d'une  con- 
duite  plus  vraisemblable.  Le  seul  role  dont  le  caractere 
soit  bien  prononce  est  celui  du  Seducteur.  Orgon  est 
d  une  imb^illite  qui  n'est  point  assez  d^cid^e  pour  £tre 
comique ,  et  trop  sotte  pour  ne  pas  ^tre  ennuy^use.  Ro- 
salie sa  fiHe  ne  devient  interessante  qu'au  quatrifeme  act^. 
Orphise  son  amie  ^  qui  semble  destin^e  a  Stre.  un  ressort 
secondaire  de  Tintrigue  et  qui  proniet  a  (^haque  instant 
de  lui  donner  quelque  inouvement,  cause  beaucoup  et 
bien,  mais  ne  sert,  dans  tpij^te  la  piece,  qu  a  en  sQUtenir 
le  dialogue.  Nous  ne  parlerons  point  des  roles  de  Damis 
et  de  Melise^  que  Ton  pourrait  retran(chei:  en(ierement 
sans  deranger  en  rien  le  plan  et  la  niarche  ^  Taption. 
D'Armai^ce  interesse,  contraste  heuri^usement  avec  le 
Seducteur,  et  devient  tr^s  -  neces3aire  au  denqqement. 
Quant  a  Z^rones,  M.  Palisspt  a  deja  essa/e  plus;ieurs  Cois 
de  mettr^  ce  caractere  sur  la  scene;  trait^  par  ^n. g^nie 
veritablement  con|ique^  il  offrirait  sa^s  doute  une  sub- 
lime lecou ;  et  le  pliilosophe  que  M.  de  Bievr<;  i^tror 
duit  chez  Orgdn  eut  ^t^,  sous  le^  main  de  MQli^re,.  un 
tartufFe,  plus  tartuffe  que  celui  spjus  W  Qpna  dqquei  ce 
grand  homme  sut  couvrir  les  faux  devQts  d'un  ridicule 
eternel.  Mais,ce  Zerones,  qqi  clevrait,  ce  SQ^lbl,e^cond^ire 
et  mener  I'intrigue  contre  les  Cri3pin$  deRegnard,ne 
sert  qu'au  moment  ou.il  ^crit  la  lettre  de  l^i  ms^in  gauche. 


NOVEMBHK    1783.  4^3 

SOUS  la  dieter  du  S^ucteur;  il  est  d'aiUeurs  d'une  bStise 
si  plat^ ,  que  nous  ne  pouvona  nous  dispenser  en  eon- 
science  d's^ssMf^r  i(U  qu'auoun  de  nos  philosopbes  n'a  pu 
servir  de  n^od^le  a  ce  role;  qu^qoes-uns  de  ces  messieurs 
pardonneraient  plus  volontiera  qu  on  tes  crul  aussi  viU 
qu'aussi  betes;  cepeudant  la  oianiere  dont  Z^rones  place 
ses  apopbtegmes  pliilosophiques  a  t<H*t  et  h  trav^rs  ex- 
cite les^  plus  grandst  edatsr  de  rire.  Quapt  au  role  du  S^- 
ducteur,  il  ne  le  devicnt  veritahlement  qu'au  quatri^e; 
dans  tqus  le&  autres^  c'est  le  Meckant  de  Gresset^  un  peu 
plus  fourbe  sans  Stre  aussi  dangereux.  Son  caractere  se 
peint  plus  souvent  par  ce  qu!i]  dit  que  par  ce  qu'il  fait;  il 
parleet  n'agit  point;  il  trompe  et  ne  seduit  personne;  tout 
le  monde  se  defie  de  lui ;  ce  n'es»ft  reeHement  le  Seducteur 
que  dans  la  sublime  se^ne  du  quatri^nie  acte ,  et  encore 
cette  seduction  parait-elle  invraisemblable  et  presque 
revoltante,  parce  qu'elle  n'a  point  ^t^  preparee  dans  les 
actes  pr^cedens ,  p^rce  que  c'est  la  premiere  fois  qu'on 
Ten  tend  parler  deson  aijQour  a  Rosalie^  et  que  Ton  de- 
vrait  connaitre  au  moiss  Tempire  qu'il  a  sur  don  esprit^ 
pour  comprendre  comment  il  pent  I'entrainer  a  la  de- 
marche la  plus  inconsid^ree  que  puisse  oser  une  (ille 
bien  elev^.  On  a  reproche  encore  a  cette  com^die  de  n'a- 
voir  aucun  but  moral ;  raais  tout  le  monde  s'accordera 
long-temps  a  trouver  dans  ce  cadre  defectueux  des  scenes 
charmantes,  une  foule  de  details  brillans^  les  portraits 
les  plus  saillans  et  les  pl«is  vrais  des  vices  et  des  ridi- 
cules que  la  fausse  philosophic ,  lego'isme  et  le  mepris 
des  mceurs  ont  rendus  si  communs  et  presqu'k  la  mode 
parmi  ce  qu'on  appelle  les  honn^tes  gens.  Cette  piece 
nous  a  paru  calquee  a  peu  pres  sur  le  Mechant  de  Cres- 
set, comiU!^  les  Philo^ophes  sw?  les  Femmes  savantes;  les 


464  CORRESPONDANCJS    LlTTiRAlRE, 

grandes  masses  des  deux  tableaux  sont  absolument  les 
memes,  la  diffi^reDce  n'est  gufere  que  dans  les  accessoires 
et  dans  les  Auances*  La  conduite  du  Mechant  est  plus 
SQutenue  et  plus  raisonnable ;  mats  il  y  a  dans  quelqucs 
parties  du  Siducteur  plus  de  passion ,  plus  d'interet , 
plus  de  mouyement  dramalique.  L'une  et  Tautre  pi^s 
doivent  au  m^rite  du  style  leur  plus  grand  succ&s ;  mais 
quelque  eloge  que  Ton  puisse  donner  avec  justice  a 
oelui  du  Seductcury  nous  doutons  beaucoup  qu'il  en 
reste  autant  de  vers  heureux  qu'il  en  est  rest^  du  M^ 
chant. 


£loge  de  la  Polissonnerie^  par  M.  le  Marquis  de 

Montesquiou. 

Air  :  Avec  les  jeux  dans  le  vUhxge. 

Qoe  dans  des  soupers  monotones 

L'ordre,  I'^tiquette  et  I'ennui 

Soignent  I'honneur  de  nos  matrones 

£t  s'honorent  de  leur  appui; 

Qu'avec  les  fleurs  de  leurs  couronnes 

Zephire  h  peine  ose  jouer ; 

Laissons  aux  Graces  pob'ssonnes 

Le  soin  de  nous  d^sennujer.  {bis. ) 

L'envie  a  beau  nommer  licence 

La  bruyante  et  vive  gait^, 

La  joie  et  les  jeux  de  I'enfance 

Si^ront  tou jours  k  la  beaut^. 

Du  prestige  de  la  parure 

Ce  qu'elle  perd  en  folAtrant 

Est  tout  profit  pour  la  nature , 

Et  c'est  son  bicn  qu'elle  reprend.  ( bis% ) 


NOVEMBRE   I  783.  4^5 

Des  privileges  du  bel  ^c 

Usez  vitc ,  jeunes  beautes; 

Le  temps ,  chnssant  Ic  badinage , 

Yous  suit  a  pas  precipiles. 

Prevenez  ce  vieilJard  trop  lesle , 

Que  rien  n'arr^te  et  rien  ii'emeut ; 

La  raisou  vient  toujours  de  reste  j 

Ne  polissonne  pas  qui  veut.  (  bis, ) 


On  est  skccoutum^  a  voir  tomber  quelques-unes  des 
nouveautes  qui  se  donnent  sur  nos  difFerens  theatres; 
mais  il  n'y  a  peut-etre  pas  d'exemple  d*une  chute  aussi 
bruyante  que  celle  que  vient  d'eprouver,  le  i5,  au 
ThMtre  Italien^  la  Kermesse,  ou  la  Foire  flaniande , 
opera-comique  en  deux  actes^  paroles  de  M.  Patrat^  au- 
leur  de  la  jolie  commie  de  VHeureuse  Errewr;  musique 
de  M.  I'abb^  Yogler^  compositeur  allemand.  L'ouverture 
avait  ^te  excessivement  applaudie ;  le  commencement  de 
I'op^ra  n'avait  Ae  interrompu  que  par  des  hrauo  cries  a 
lue-tSte;  mais  peu  a  pen  les  murmures  du  parterre  se 
sont  fait  entendre,  et  ont  ^clat^  a  la  finale  qui  termine 
le  premier  acte ;  ils  ont  recommence  avec  le  second  \  un 
gros  d'amis  a  eu  beau  chercher  a  les  ^touffer  par  des  cla* 
quemens  de  mains  redoubles,  les  hu^es  Font  emporte 
sur  les  applaudissemens^'Ct  la  jeune  demoiselle  Burette , 
qui  jouait  le  premier  role,  s'est  trouvee  mal.  On  a  attendu 
qu'elle  repariit  pour  essayer  de  continuer  I'opera ;  les 
brouhaha,  les  eclats  de  rire  out  recommence  de  plus 
belle;  en  vain  cette  jolie  actrice  s'est-elle  avancee  une 
seconde  fois ,  en  vain  I'a-t-on  vu  tomber  avec  une  grace 
charmante  dans  les  bras  de  ses  camarades ;  le  parterre 
barbare  a  ete  inexorable,  n'a  jamais  voulu  permettre 
qu'on  finisse  la  piece,  et  en  a  demandc  a  grands  cris  une 

ToH.  XI.  3o 


466  CORRESPOND  ANC£  LITTER  AIRE, 

autre.  lie  marechal  de  Richelieu,  qui  assistait  au  spec- 
tacle, a  ordonn^  aux  com^diens  d'obeir,  pour  leur  ap- 
prendre  J  a-t-ildit,  ateniruneautrefoisunecomedietoute 
pr^te  lorsqiiils  voudront  essayer  de  semblables  b^tises, 
A  en  juger  par  ce  que  nous  avons  pu  entendre ,  IW 
vrage  manque  absolument  d'interSt ,  inais  n'a  rien  de 
ridicule.  Quant  a  la  musique,  il  faut  avouer  que  c'est 
peut-etre  ce  qui  a  ^te  donne  depuis  long-temps  de  plus 
trivial  sur  ce  theatre ;  elie  est  pour  ainsi  dire  sans  au- 
cune  intention,  sans  caractere  et  sans  originalite,  quoi- 
que  d'une  facture  infiniment  baroque.  C'est  a  cette  triste 
musique  qu'il  faut  essentiellement  imputer  la  chute  peu 
commune  de  cetXe  bagatelle. 


Nous  avons  eu  Thonneur  de  vous  entretenir  plusieurs 
fois  de  la  decouverte  de  M.  Montgolfier,  et  des  diffe- 
rentes  experiences  auxquelles  cette  decouverte  avail 
doun^  lieu.  Jusqu'a  present  Tqn  s'^tait  bom^  a  s'^lever 
a  trois  cents  pieds  de  terre  en  dirigeant  la  machine  avec 
des  cordes  ;  mais  Tessai  qu'on  vient  de  faire  le  ai  pprte 
un  caractere  d'energie  et  de  hardiesse  qui  a  ^tonne  tout 
Paris,  et  le  souvenir  de  cette  seii^tion  sera  peut-etre 
aussi  iitimortel  que  Tobjet  mSme  qui  en  a  ete  la  cause. 

Madame  la  duchesse  de  Polignac,  gouvernante  des 
Enfans  de  France,  a  habite,  avec  monseigneur  le  Dau- 
phin, pendant  le  voyage  de  Fontainebleau ,  le  chateau 
royal  de  la  Muette ,  situd  dans  le  hois  de  Boulogne ,  sur 
un  coteau  d'environ  quatre-vingts  toises  d'^levation,  a 
une  demi-lieue  de  Paris.  Instruitc  que  la  niachine  aero- 
statique  devait  etre  abandonnee  dans  les  airs  avec  deux 
personnes  decidees  a  braver  les  risques  de  Fexperience, 
elle  a  engag^  M.  Montgolfier  et  ses  amis  h  la  faire  partir 


:BrovEMBB£  1783.  467 

du  jardtn  d6  la  Muette.  Une  graiide  partie  de  )ibi  ville  et 
de  la  CQtir  s'y  ^taient  rendues.  II  set*ait  difficile  de  peindre 
et  I'effroi  et  Tadiniration  des  spectateurs  au  moment  oii 
Ton  a  vu  ce  globe ,  de  soixante-dix  pieds  de  hauteur  sur 
quarante^six  de  diametre ,  s'elever  peu  a  peu  majestueu- 
sement  daps  I'air^  et  emporter  M.  le  marquis  d'Arlandes 
et  M.  Pilatpe  des  Roziera,  qui,  plac^  dans  une  galerie 
d'osier  ent^urant  le  globe  ^  n'^taient  occup^s  qu'a  jeter 
des  brandons  de  paille  dans  le  rechaud  etabli  au  centre 
de  la  machine  pour  en  acc^l^rer  I'^levation. 

L'emotioUy  la  surprise  et  I'esp^ce  danxi^te,  causees 
par  un  sj^ectade  si  rare  et  si  noaveau,  ont  et^  port^ 
au  point  que  plusieurs  dames  se  sdnt  trouvees  mal  lors* 
qu'on  a  vu  nos  moderns  Titans  depasser  le  coteau^  pla- 
ner d'abord  sur  toute  la  profondeur  du  vallon ,  s'elever 
ensuite  a  pris  de  cinq  cents  toises  au*dessus  du  chateau , 
s'arrSter,  s'elever  encore^  voguei*  vers  Paris ^  et  dispa* 
raitre  enfin  peu  a  peu  derriere  unede  ses  extnimit^. 
Goit^ment  peindre  encore  ce  globe  planant  sur  cette  ville , 
presqae  tov}Ours  a  une  hauteur  de  pres  de  quatre  mille 
pieds;  )e  peuple,  qui  ignorait  cette  experience,  et  ne 
savait  pas  que  ce  globe  portait  deux  hommes  ^  remplis- 
sant  Ie$  rues^  cdurant  avec  des  cris  d'admiration  qui  se 
fassent  convertis  en  cris  d'effroi  s'il  eut  pu  80up9onner 
Tauidacieuse  intr^dite  des  deux  voyageurs,  a  qui  Ton 
ne  saurait  disputer  la  gloire  d'avqir  ose  ce  que  nul  mortel 
n'avait  ose  a vant  eux  ? 

Do  a  publie  le  pro€es*verbal  dress^  au  chateau  m£me 
de  la  Muette,  pour  constater  de  la  maniere  la  plus  au- 
thentique  le  succ^  de  cette  etonnante  experience. 


Ce  n'est  pas  dans  le  moment  oil  nos  pleurs  coulaient 


468  CORRESPOI^DAirCE  LITXl^RAIRE, 

encore  sur  la  tombe  de  madame  d'fipinay  (i)  que  nous 
avons  ose  consacrer  dans  ces  fastes  litteraires  le  souve* 
nir  qu'elle  y  parait  meriter  au  plus  respectable  de  tous 
les  litres.  Nous  aurions  craint  d'attrister  nos  eloges  de 
hos  regrets ,  nous  aurions  craint  que  I'expression  d'une 
sensibility  encore  trop  vive  n'eut  laisse  aux  plus  justes 
louanges  une  apparence  d'exag^ration  qui  les  aurait  ren- 
dues  suspectes  aux  yeux  de  ceux  du  moins  qui  ne  I'ont 
pu  connaitre  que  par  ses  ecrits. 

Louise  -  Florence  -  Petronille  Tardieu  -  Desclavelles , 
veuve  de  M.  Lalive-d'Epinay,  ^tait  la  fiUe  d'un  homme 
de  condition  tu^  au  service  du  roi.  La  fortune  qu'il  lui 
avail  laissee  etait  fort  mediocre.  On  crut  devoir  recom* 
penser  les  services  rendus  par  le  pere  en  faisant  epouser 
a  sa  Qlle  un  des  plus  riches  partis  qu'il  y  eut  alors  dans 
la  finance^  et  en  lui  donnant  pour  dot  un  bon  de  fermier- 
'  general.  £lle  passa  done  les  premieres  annees  qu'cUe  ve^ 
cut  dans  le  monde  au  sein  de  la  plus  grande  opulence  ^ 
entouree  de  toutes  les  illusions  dont  la  richesse  peut  en- 
ivrer  une  jeune  personnel  et  plus  a  Paris  sans  doute  que 
partout  ailleurs.  Ce  beau  songe  ne  tarda  pas  a  s'evanouir; 
les  foUes  depenses ,  TextrSme  frivolite  du  caraetere  et  de 
la  conduite  de  M.  d'Epinay  eurent  bientot  d^rang^  cette 
superbe  fortune.  Son  pere  y  pour  en  sauver  les  debris , 
se  vit  oblige  de  substituer  la  plus  grande  partie  de  ses 
bienSy  et,  voulant  empecher  aussi  que  sa  belle-fille  ne 
devint  tot  ou  tard  la  victime  des  extravagances  de  son 
mari,  ce  fut  lui-mSme  qui,  avant  de  mourir,  exigea 
qu'elle  s'en  fit  separer/  en  prenant  tou^tes  les  mesures 
qu  il  crut  les  plus  propres  a  lui  assurer  une  existence 
convenable. 

(x)  Madame  d'^piuay  etait  luorte  au  mois  d'avril  precedent. 


NOVEMBRE   1 783.  4^9 

Ge  fut  dans  les  jours  brillans  de  sa  jeunesse  et  de  sa 
fortune  que  commencerent  ses  liaisons  avec  J. -J.  Rous- 
seau. II  en  fut  tres-amoureux^  comme  il  n'a  jamais  man* 
que  de  I'etre  de  tQutes  les  femmes  qui  avaient  bien  voulu 
Tadmettre  dans  leur  societe.  Elle  le  combla  de  bienfaits 
non^seulement  avec  toute  la  delicatesse  de  I'amitie  la  plus 
tendre^  mais  encore  avec  cette  recherche  particuliere  de 
soins  et  d'attentions  que  semblait  exiger  la  sauvagerie 
tres-originale  du  philosophe.  II  en  parut  d'abord  profon* 
dement  touche ;  mais  peu  de  temps  apres  j  se  croyant  en 
droit  d'etre  jaloux  de  son  ami  M.  de  Grimm  ^  il  paya  sa 
bienfaitrice  de  la  plus  noire  ingratitude,  et  Fhomme  qu'il 
se  crut  pr^fi^r^  ne  fut  plus  a  ses  yeux  que  le  plus  injuste 
et  le  plus  perfide  des  hommes.  C'est  avec  les  traits  d'une 
si  odieuse  calomnie  que ,  osant  les  peindre  Tun  et  I'autre 
dans  ses  Confessions  ^  il  n'a  pas  craint  de  laisser  sur  sa 
tombe  le  monument  atroce  d'une  haine  inconcevable , 
ou  plutot  celui  de  la  plus  cruelle  et  de  la  plus  sombre 
de  toutes  les  folies  (i). 

Jeune,  riche,  jolie,  int^ressante,  remplie  de  graces 
et  d'esprity  comment  madame  d'Epinay  aurait-elle  man- 
qu^  de  la  seule  perfection  qui  put  la  faire  jouir  de  tous 
ces  avantages?  De  vains  pr^jug^s  affecteraient  peut-etre- 
d'en  d^fendre  sa  m^moire ;  un  sentimeqt  plus  juste  ne 
desavouera  point  le  souvenir  de  ce  qui  honora  egalement 
son  coeur  et  sa  raison.  Le  moyen  peut-etre  de  donner  la 
plus  haute  id^e  de  son  m^rite ,  ce  serait  de  supposer  un. 
moment  la  v^rite  de  tout  ce  que  Fenvie  et  la  malignitd 
oserent  reprocher  a  sa  jeunesse.  II  en  faudrait  admirer 
da  vantage  et  la  force  d'ame  avec  laquelle  ses  propres 
efforts  surent  reparer  si  completement  le  tort  d'une  edii-^ 

(i)  II  ne  faut  pas  oublier  que  c*est  Grimm  qui  parle. 


470  CORRESPOND A.NGE    LITTERAIRE, 

cation  trop  frivole,  et  les  rares  verlus  qui  parent  Tele- 
ver  ensuite  au  degr(s  d'estime  et  de  consideration  dont 
elle  jouit  dans  un  dge  plus  avane^.  U  est  vrai  qu'un  des 
traits  les  plus  marques  de  son  caractibre,  c'etait  une  con- 
stance,  une  Anergic  de  resolution  qui  I'emportait  sur 
toutes  les  faiblesses  de  Thabitude^  sur  tons  le&emporte* 
mens  de  la  plus  vive  sensibilite,  et  suppl^t  mime  pour 
ainsi  dire  aux  forces  et  au  courage  ^puises  par  une  longue 
suite  de  chagrins  et  de  soufirances. 

On  Ta  vue  dix  ans  de  suite  aocabl^e  des  maux  les  plus 
douloureux  9  ne  supporter  la  vie  qu'a  force  d^opium, 
mourir  et  ressusciter  vingt  fois  sanl  qesser  de  mettre  a 
profit  les  intervalies  oil  ce  cruel  ^tat  la  laissait  respirer^ 
pour  remplir  tons  les  devoirs  de  la  tendresse  maternelle 
et  tons  eeux  de  Tainitie  la  plus  empress^  et  la  plus  ac- 
tive. Au  milieu  des  tourmens  d'une  existience  ausst  frlle 
quep^nible,  on  I'a  vue  conduire  elle-mline  ses  propres 
affaires  et  celles  de  ses  enfans ,  reudfe  service  h  tous 
ceux  qui  avaient  le  bonheur  de  I'approcher,  sHnt^resser 
vivement  a  ce  qui  se  passait  autour  d'elle  dans  le  monde, 
dans  les  arts  et  dans  la  litt^rature,  Clever  sa  petite -fiU^ 
comtne  si  c'etii  eti  rtinique  soin  de  sa  vie  toti^re,  ^crir^ 
un  des  meilleurs  ouvrages  qui  aietit  encore  paru  a  I'usage 
de  I'enfance,  faire  de  la  tapisserie,  des  noeuds,  des  chan** 
sons,  rece voir  ses  amis,  leur  ^crit^e,  et  he  pas  manquer 
encore  un  seul  jour  de  faire  une  toilette  aussi  soignee 
que  son  dge  et  I'^tat  de  sa  sant^  pouvaient  le  permeittre. 
Oh  edt  dit  qu^ ,  se  sedtadt  mourir  tous  les  joui*s ,  elle 
avait  pris  k  tache  de  derober  chaque  jour  k  la  mort  une 
partie  de  sa  proie ;  c'etait  une  dtincelte  de  vie  que  Too 
cupation  continuelle  de  ses  sentihiens  et  de  ses  penseesi 
¥ie  cessait  d'agiter  et  de  noiirrir. 


NOVEMBRE    I  783.  47  ^ 

Ce  qui  distinguait  particuliereinent  Tesprit  de  ma- 
dame  d'Epinay,  c  etait  une  droiture  de  sens  fine  et  pro- 
fonde.  Elle  avail  peu  d^magination ;  moins  sensible  a 
I'el^gance  qu'i  roriginalit^y  son  gout  n'etait  pas  toujours 
assez  sur,  assez  difficile ;  mais  on  ne  pouvait  guere  avoir 
plus  de  penetration^  un  tact  plus  juste,  de  meilleures 
vues  avec  un  esprit deconduite  plus  ferme  et  plus  adroit. 
Sa  conversation  se  ressentait  un  peu  de  la  lenteur  et  de 
la  timidite  naturelle  de  ses  idees;  elle  avait  riiSme  une 
sorte  de  reserve  et  de  s^cheresse ,  mais  qui  ne  pouvait 
eloigner  ni  I'intf^r^t  ni  la  confiance.  Jamais  on  ne  posseda 
si  bien  peut-etre  Tart  de  faire  dire  aux  autres ,  sans  effort , 
sans  indiscretion^  ce  qu'il  inijiorte  ou  ce  qu'on  desire  de 
savoir.  Rien  de  ce  qui  se  disait  en  sa  presence  n'etait 
perdu  9  et  souvent  il  lui  suffisait  d'uu  seul  mot  pour  don- 
ner  a  la  conversation  le  tour  qui  pouvait  Tint^resser 
davantage. 

Sa  sensibiUte  ^tait  extreme  ^  mais  interieure  et  pro- 
fonde;  a  force  d'avoir  ^t^  reprimee,  elle  n'^clatait  plus 
que  faibtement.  Dans  les  peines^  dans  les  chagrins  dont 
sa  sante  ^tait  le  plus  sensiblement  alt^rlee^  son  humeur 
semblait  h  peine  YHre.  Au-dessus  de.  tous  les  pr^juges  y 
personne  n'avait  mieux  appris  qu'elle  ce  qu'une  femme 
doit  d'egards  h  Topinion  publique  m^me  la  plus  vaine. 
Elle  avait  pour  nos  vieux  usages  et  pour  nos  modes  nou- 
yelles  la  complaisance  et  la  consideration  que  leur  em- 
pire aurait  pu  attendre  d'une  femme  ordinaire.  Quoique 
toujours  malade  et  toujours  renferm^e  chez  elle,  on  la 
voyait  assez  attentive  a  mettt^e  exactement  la  robe  dti 
jour.  Sans  croire  a  d'atltres  cat^chismes  qu'a  celui  du  ton 
senSy  elle  ne  ttianqua  jamais  de  fecfevoir  ses  sacremens 
de  la  meilleure  gi:ace  du  monde ,  quelque  p^nible  que 


47^  CORRESPOND  ANCE  LITTER  AIRE , 

luifut  cette  triste  c^remoniey  toutes  Ics  fois  que  la  de- 
cence  ou  les  scrupules  de  sa  fainille  parurent  I'exiger. 
Oa  s'e$t  permis  de  soup9onner  qu'il  pouvait  y  avoir  aur 
tant  de  force  d'esprit  a  les  re^e voir  qu'a  les  reiiiser,  comme 
ODt  fait  tant  de  grands  philosophes. 

Madan^e  d'Epinay  n'avait  aucune  espece  de  fausse 
pruderie;  mais,  trop  frappee  du  danger  attach^  quel- 
quefois  aux  plus  l^gere^  impressions,  elle  pensait  que 
les  premieres  habitudes  d'une  jeune  personne  ne  pour 
vaient  hre  d'une  retepue  trop  austere ,  ct  peut-Stre  por- 
tait-elle  ce  principe  jusqu'a  I'exageration. 

Voici  quelques  traits  d'un  portrait  qu'elle  fit  d'elle- 
meme  en  1756;  elle  ayait  alprs  trente  ans.  oc  Je  ne  suis 
point  jojie,  je  ne  suis  cependant  pas  laide.  (  £lle  avait  de 
tr^s-b^aiix  yeux  et  des  cheveUx  parfaitement  biep  plan- 
t^s  qui  donnaient  a  son  front  une  physionomie  fort  pi- 
quante.)  Je  suis  pelite,  maigre,  tr^s-bien  faite.  J'ai  I'air 
jeuDe  sans  fraicheur,  noble,  doux,  vif,  spirituel  et  inte* 
ressant.  Mon  imagination  est  tranquille,  mon  esprit  est 
lent,  juste,  reflechi^  san^  sqite.  J'ai  dans  Tame  de  la  viva- 
city, du  courage,  de  la  fermete,  de  T^levation  et  une 

excessive  timidity Je  suis  vraie  sans  ^re  franche.  Jai 

de  la  finesse  pour  arriyer  a  mop  but ;  mais  je  n'en  ai 
aucune  pour  p^netrer  les  projets.  des  aqtres.  (Elle  en 
avalt  done  beaucoup  acquis.)  Je  suis  n^e  tendre  et  sen- 
sible ,  constante  et  point  coquette.  La  facilite  avec  la- 
quelle  on  m'a  vue  former  des  liaisons  et  les  rompre  ma 
fait  passer  pour  inconstante  et  capricieuse.  L'on  a  attri- 
bu^  a  la  l^geret^  et  a  Tinconsequence  une  conduite  sou* 
vent  forc^e,  dictce  par  une  prudence  tardive  et  quelque- 
fois  par  Thonneur.  II  n'y  a  qu'un  an  que  je  commence  a 
ipe  bien  connaitre.  Mon  amour-propre,  ^ans  nie  (aire. 


irOV£MBRE   1783.  473 

concevoir  la  folie  esp^rance  d'etre  parfaitement  sage, 
me  fait  pt^tendre  a  devenir  ud  jour  une  femme  d'un 
grand  m^rite. » 

Jamais  esp^rance  ne  fut  mieux  remptie,  jamais  preten* 
tioQ  ne  fut  mieux  justifiee.  Elle  n'a  point  laisse  d'autre 
ouvrage  gu'une  suite  encore  imparfaite  des  Conpersa' 
tions  {T^milie,  beaucoup  de  Lettres(i)y  et  T^bauche 
d'un  long  Roman  (7).  Les  deux  petits  volumes  intitule, 
Fun,  Lettres  a  monfilsy  avec  cette  ^pigraphe  :  Faciinr 
dam  faciebat  amor;  Tautre,  Mes  momens  heureux, 
SolUcitcejucunda  oblivia  vitce^  quoique  imprimis,  n'ont 
jamais  ^t^  publics  et  ne  paraissent  pas  faits  pour  I'Stre ; 
on  y  trouverait  cependant  beaucoup  de  choses  aimables, 
de  la  finesse  etd^  la  sensibilite;  mais  ce  sont  des  ouvrages 
de  soci^te  et  les  premiers  essais  d'une  plume  qui  n'avait 
pas  encore  acquis  toute  sa  force  et  toute  sa  maturite. 

Nous  croirions  affliger  les  manes  de  la  plus  respec- 
table des  feromes  si  nous  pouvions  oublier  ici  les  bien- 
faits  dont  une  grande  Souveraine  daigna  Thonorer  dans 
les  derniers  temps  de  sa  vie.  Malgr^  toute  I'estime  et 
toute  I'amiti^  que  M.  Necker  avait  pour  elle,  I'extreme 
s^v^rit^  de  ses  principes  ne  lui  permit  point  de  T^par- 
gner  dans  les  r^formes  qu'il  fit  en  renouvelant  le  bail  de 
la  Ferme-G^n^rale,  et  ces  reformes  absorb^rent  presque 
entierement  la  partie  la  plus  claire  de  son  reveuu.  II  lui 
etait  du  quelques  d^dommagemens  j  ils  lui  furent  enfiq  ao- 
cord^s;roais Tarrangement  pris  a cet egard  n'ayant pas^t^ 

(f)  EUe  avait  tih  en  relation  avec  les  hommes  les  plus  celebres  de  sm^ 
siede ,  Voltaire,  Buffon ,  Rousseau ,  d'Alembert ,  Diderot ,  Richardson ,  Tabb^ 
Galiani ,  etc.  ( Note  de  Grimm,  ) 

(a)  Ge  long  roman  n*est  autre  chose  que  ses  Mdmoires  publics  en  xSlift^ 
Voir  ravertisscment  quiles  pr^de. 


474  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE, 

bieaconsolideau  moment de  la  retraitede  ce  ministre^ elle 
se  trouva  dans  unepresse  fort  penible.  Sa  Majeste  Tlmpe- 
ratrice  de  toutes  les  Russies,  Tayant  su^  s'empk*essa  de  la 
secourir;  ce  fut  avec  toute  la  Inagnificence,  toute  la  ge- 
nerosite  d'une  main  souvek^aine^  et  un  si  noble  don  fiit 
accompagn^  de  tant  de  graces  et  de  tant  d'int^rSt  que  la 
plus  l^g^re  des  faveurs  en  eut  re<;u  un  prix  infini.  C'est 
dans  cette  occasion  qu'elle  enyoya  a  la  jeune  comtesse 
de  Belsunce,  la  petifte-fiUe  de  msldame  d'Epinay,  ce  me- 
dallion de  diamans  avec  son  chifFre,  dont  il  a  ^te  parle 
dans  up  autre  article.  Ah!  qui  porta  jamais  plus  loin  que 
Gatberine  11  le  grand  art  des  rois,  celui  de  prendre  et 
donner?  On  n'en  appeltei:a,  isur  le  premier  point ,  qu'au 
eonseil  d'Abdoul-Hamet^  sur  Icf  second  ^  h  la  reconnais- 
sance de  tout  ce  qu'il  y  a  eu  d'hommes  en  Europe  dignes 
d'int^resser  les  regards  de  sa  bienveillahce. 

Sa  Majeste  avail  honore  les  Conversations  (fimilie 
de  la  plus  flatteuse  de  toutes  les  approbations  long-temps 
avant  que  I'ouvrage  eut  obtenu  le  prix  de  I'Academie. 


Epttre  adressie  a  M.  de  Piis,  a  so^  passage  a  Ljron^ 
par  un  jeune  homme  de  cette  ville. 

Barre ,  Piis  et  Compagnie , 

Qui  tenez  en  soci^te 

Une  boutiqiie  bien  foiit'nie 

De  calembours ,  r^bus ,  saillie , 

Que  le  Vaudeville  a  choisie 

Pour  recrcpir  sa  v^tust^ 

Et  rhabiller  sa  friperie, 

Pardon nez  k  I'austerit^ 

De  mon  Epttre  uu  peu  bardie , 

Et  permettez  que  je  vous  die 


J 


WOVEMBllE    1783.  475 

Que  vous  passez  la  liberty 
Que  donne  quelqn^fois  Thalie 
De  sourire  aux  traits  de  gatt6 
Des  chansonniers  de  la  Folie. 

Ce  genre  veut  etre  traite 

Avec  certaine  economie , 

Et  par  la  bonne  compdgnie 

n  faut  qu'il  puisse  ^tre  ^oui^, 

Dans  vos  tableaux  de  fantatsie 

Des  regies  de  la  modestie 

Votre  pinceau  s*est  ^oart^ : 

•Voire  nombreuse  galerie  • 

N'offre  k  la  curiosity 

Qu'une  ind^cente  nuditl^, 

£t  les  Graces  sans  draperie. 

Favart,  que  vous  atfez  cil6, 
Decent  dans  sa  plaisanterie , 
Nous  peignait  I'ing^nuite , 
£t  non  jamais  TefFronterie ; 
Dans  ses  ouvrages  de  f(6erie 
La  rose  de  la  volupte 
Avec  plaisir  se  v»tt  cueillie 
Des  mains  de  la  timidity. 
P'un  style  toujours  enchant^ 
II  sut  orncr  sa  poiSsic , 
Et  sa  main  l^g^re  Tarie 
Les  fleurs  qu'avec  facility 
Son  beureux  talent  multiplier 
S'il  adopta  la  m^lodie 
Du  Vaudeville  alors  goiite, 
II  sauva  la  monotonie 
D'uu  air  trcnte  fois  r^p^t^. 

Vous  ne  Uavez  pas  ifnite 

( Excusez-moi ,  je  vous  sup|llie  )  ; 


47^  OORRESPOWDAWCE   LITTj£rAIRE, 

Car  la  triste  UDifonnitc 
DoDt  V08  chaots  offreDt  la  copie , 
Fait  bien  souvent  que  Ton  s'eiiDuie 
Par  le  d^fant  d^  Donvcaut^. 

Votre  amour-propre  revolte 
De  cette  semouce  etourdie 
Croira  peut-etre  que  Feovie , 
Bien  plut6t  que  la  v^rite , 
Osa  dieter  cette  sortie 
Gontre  voire  society, 
Ou  que  la  sombre  jalousie 
De  quelque  auteur  humilie , 
Des  sifHets  de  la  Gom^die 
Cherche  a  vous  mettre  de  moiti^ 
En  d^criant  votre  g^nie. 
Detrompez-vous;  la  charit^ 
Fut  toujours  raa  vertu  cberie. 
La  satire  est  une  furie 
Dont  je  hais  I'lipre  duret^ ; 
£t  toujours  la  sincerity 
Daus  mes  avis  se  concilie 
Avec  le  ton  de  Pamitie 
£t  quelque  peu  de  raillerie. 
Votre  Rosine  est  fort  jolie , 
Mais  ses  voyages  font  piti^ , 
£t  de  retour  en  sa  patrie , 
Elle  aura,  parbleu,  m^rite 
D'aller  k  Sainte-P^lagie. 
Pour  lui  sauver  cette  infamie 
Et  repousser  la  cruaute 
Du  sort  dont  elle  est  poursuivie, 
II  faut  qu'enfiu  on  le  marie^ 
Je  Uve  la  difficult^. 
Ce  soin  de  la  paternity 
Vous  regardc ',  mais  dans  la  vie 
II  faut  que  chacun  s'industrie 


WOVEMBRE  1783.  4^7 

A  faire  un  sort  k  la  beaut^* 
Plus  d'uD  parti  s*est  pr^sente ; 
Mais,  pour  le  bien  de  votre  amie, 
Celui  qui  m'a  le  plus  flatt^, 
G'est  le  Sauteur  en  liberty 
De  Nieolet  et  Compagnie. 


Sur  le  succes  de  la  demoiselle   Olwier  (1)  dans  Id 

comSdie  du  Seducteur. 

De  mille  et  mille  torts  sans  doute  il  est  coupable , 

Mais  on  doit  grace  \  son  art  seducteur  : 
Ce  marquis  est  vraiinent  le  plus  grand  encbanteur , 
Gar  il  rend  Olivier  aimable. 


ilpitaphe  de  M.  dAlemhert, 

Par  ses  rares  vertus  il  ml^rita  des  Dieux 
D'etre  sourd  aux  clameurs  des  sot^  et  de  I'envie  > 
II  instruisit  la  terre  en  mesurant  les  cieux , 
Et  (it  pWr  Fetreur  au  feu  de  son  g^nie. 


UAcad^ie  Fran^aise  vient  de  nommer  M.  Marmon" 
tet  son  secretaire  perp^tuel ,  a  la  place  de  M.  d'Alembert. 
Cette  premiere  magistrature  de  notre  empire  litt^raire 
a  ^te  soUicit^e  avec  une  chaieur  et  une  adresse  rare  par 
les  chefs  des  deux  partis  qui  divisent  toujours  TAcad^mie, 
le  parti  des  Gluckistes  et  celui  des  Piccinistes.  On  assure 
que  le  marechal  de  Duras  s'est  donne  le  plaisir  de  les 
mcttre  aux  prises  pour  cette  dignity.  M.  Marmontel  avait 
Pair  de  n'en  point  vouloir ;  M.  de  La  Harpe  s'est  offert 

(i)  Cette  actrice,  quoiqueassez  jolie,  avail  paru,  avant  ce  suoces,  tout 
aussi  d^pourvae  de  graces  que  d'esprit  et  de  taleDt.  (  iVoto  dt  Grimm. ) 


47B  GORRESPQlTDANjCE  l.|TTiRAIRE, 

a  le  suppleer  daas  toutes  les  fonctions  du  secretariat 
pendant  ses  absences  h.  la  campagne,  et  k  lui  succ^der 
mSme  aussitot  qu'il  voudrait  quitter.  M.  Suard  croyait 
veritablement  que  M.  Marmontel  ambitionnait  assez 
peu  cette  place;  il  ne  s'est  mis  en  avant  que  par  les  con- 
seils  du  Marechaly  qui^  le  jour  de  Telection,  a  ecrit  uux 
deux  pretendans  qu'un  diner  qu'il  donnait  aux  ministres 
le  retenait  k  Versailles.  On  a  et^  aux  voix ;  M.  Marmon* 
tel  en  a  eu  quinze  et  M .  Suard  sept.  L'anciennete  de 
reception  du  premier ,  la  consideration  acquise  par  ses 
travaux  lilteraires  devaient  decider  le  choix  de  I'Aca- 
d^mie  eu  sa  fa veur ;  mais  le  succes  de  Didon  ay  a  pas 
nui;  et  c'est  uu  nouveau  triomphe  du  Piccinisme  sur 
le  Gluckisme. 

M.  Beauzee  avait  ecrit  une  lettre  circulaire  a  tous  les 
Academiciens  pour  leur  d^montrer  qu'on  devait  le  choi- 
sir  pour  secretaire  ^  et  que  son  honneur  meme  y  etait 
interess^y  parce  que  depuis  lo|ig-temps  il  ^idait  M.  d'A- 
lembert  dans  la  redaction  du  Dictionnaire.  Cette  de- 
marche n'a  pas  fait  un  grand  efFet.  M .  Beauz^e  est  le 
lourd  continuateur  des  Sjrnonymes  de  I'abbe  Girard  et 
des  articles  de  grammaire  de  Dumaraais  dans  la  nou- 
velle  EneyclopSdie. 


On  a  porte  y  oea  jours  pa38es ,  devant  messieurs  les 
JMarechaux  de  France^  uiiq  contestation  d'un  genre  dont 
les  regicttres  de  leur  Tribunal  n'offrent  certainement  pas 
d'exemple.  {je  motif  est  trop  cuHeux  et  trop  ridicule 
pour  etre  oublie. 

'  La  preeminence  que  le  public  accorde  a  I'Acadeinie 
Fran^aise  sur  celle  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  et 
plus  encore  le  choix  que  cette  premiere  fait  quelque- 


r—- 


NOVEMBRE  1 783.  4^0 

fojs  parmi  les  Acad^miciens  qui  composent  la  seconde 
pour  remplir  les  places  qui  vieaaent  a  vaquer  chez  elle, 
a  toujours  fatigu^  Fatnour-propre  du  plqs  grand  nombre 
d'eatre  eux,  qui  ae  peuvent  pretendre  a  r^unir  sur  leur 
tetc  les  deqx  couronnes  academiques.  En  cons<equence 
I'Academie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  crut  devoir 
faire^  il  y  ^  quelques  annees ,  uue  deliberation  par  la- 
quelle  il  fut  arrete  que  ceux  de  ses  membres  qui  sollici- 
teraient  a  I'avenir  leur  admission  a  TAicad^mie  Fran- 
^aise  se  trouveraient  par  la  meme  ray^s  de  la  compagnie. 
Lquis  XY  ^nnula  dans  le  temps  cette  deliberation ;  mais 
les  quinze  niembres  qui  I'avaient  signee  s'avis^rent  d'y 
suppleer  en  se  promettant,  sous  serment,  I'execution 
d'un  acte  auquel  le  souverain  refusait  sa  sanction,  et  eu 
faisant  contracter  Incitement  la  meme  obligation  a  tons 
ceux  qu'ils  recevraient  a  Tavenir  dans  leur  corps.  Af.  I0 
comte  de  Choisaul-Gouffier ,  qui  a  ete  re^u  depuis  eette 
belle  convention ,  s'est  presente  pour  obtenir  une  des 
places  vacantes  a  I'Academie  Fran<;aise.  M.  Anquetil, 
son  confrere  dans  celle.  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres, 
en  ayant  ^te  infprme,  I'a  fait  assigner  ati  Tribunal  des 
Marechaux  de  France.  II  a  presume  qu'un  gentilhomme 
qui  avait  consent!  une  convention  acad^mique  (ce  que 
nie  M.  de  Choiseul )  pouvait  £tre  contraint  a  la  remplir 
par  la  meme  voie  que  Ton  emploie  contre  celui  qui 
manque  a  ses  engagemens  d'faonneur  pour  dettes  de  jeu 
ou  d's^ptre  espece.  Messieurs  les  Marechaux  de  France , 
qui  nese  sont  pas  ceus  juges  competens  dans  une  contes- 
tation de  cette  nature,  en  ont  fait  leur  rapport  au  Roi. 
Sa  Majeste  s'est  reserve  la  connaissance  de  Taffaire,  et 
en  attendant,  M.  le  comte  de  Ghoiseul-Gouffier  a  et^ 


48o  CORRESPOND A.WCE  LITTER  aIrE  , 

nomme  a  la  place  de  M.  d'Aletnbert^  et  M.  Bailly  a  celle 
de  M.  le  comte  de  Tressan. 

On  a  beaucoup  ri  dans  le  monde  du  procede  de  M.  An- 
quetil;  il  eut  et^  tres-gai  en  effet  de  voir  douze  marechaux 
de  France  prononcer  gravement  sur  Tadmission  d'un 
membre  de  I'Academie  des  Inscriptions  a  I'Academie 
Fran<;aise.  Ce  noble  Tribunal ,  qui  brave  le  canon  par 
metier  et  par  temperament  ^  a  pense  qu'il  ^tait  de  sa  pru- 
dence de  ne  pas  s'exposer  j  en  pronon^nt  sur  cette  con- 
testation, a  se  voir  harceler  par  tousles  housards  de  la 
litt^rature ,  qui  n'eussent  rien  tant  desir^  que  de  verser.  • 
quelques  cornets  d'encre  dans  une  si  ridicule  afFaire. 


On  a  donne,  a  Fontainebleau ,  le  i4  de  ce  mois^  la 
premiere  representation  du  DortrteureueiUej  op^ra  comi- 
que,  en  qualre  actes  et  en  vers  j  paroles  deM.  Marmontel, 
musique  de  M.  Piccini.  Ce  sujet,  tir^  des  MMe  et  une  DfuitSj 
avait  d^ja  ^te  traite  plusieurs  fois ;  c'est  udrlequin  tou- 
jours  jirlequin  j  de  la  Com^die  Italienne;  mais  de  ce  qui 
n'etait  qu'une  ebauche  informe,  comme  le  sont  toutes  les 
pieces  a  canevas,  M.  Marmontel  en  a  fait  un  drame  re- 
gulier,  plein  de  scenes  piquantes  et  sup^rieurement  ecrit. 
A  quelques  longueurs  pr^s  dans  le  troisi^me  et  le  qua- 
trieme  acte ,  le  poeme  a  reuni  tous  les  suffrages.  La  mu- 
sique a  eu  en  general  le  plus  grand  succes;  quelques 
morceaiix  cependant  ont  ^t^  trouv^  un  pen  monotones, 
d  autres  trop  longs.  Ce  sont  des  tackes  qu'il  sera  ais^  de 
faire  disparattre  lorsqu'on  donnera  I'onvrage  a  Paris. 


Chimene^  opera -tragedie  en  trois  actes,  paroles  de 
M.  Guillard ,  connu  par  I'opera  dilphigenie  en  Tauride^ 
et  par  celui  Silectre ,  musique  de  M.  Sacchini ,  a  ^te 


irovEMBRE  1783.  48  r 

represente,  pour  la  premiere  fois,  sur  le  theatre  de  la 
cour ,  le  16.  C'est  le  sujet  du  Cidde  Pierre  Corneille.  Le 
premier  et  le  troisieme  acledu  nouveau  poeme  ont  paru 
bien  coupes  et  remplis  d'interSt;  le  second  n'a  pas  m^rite 
les  memes  eloges.  Quelque  pompeux  que  soit  le  spectacle 
qu'oflre  le  triomphe  du  Cid ,  il  soutient  mal  le  grand  in- 
teret  que  I'amour  malheureux  de  Chimene  et  de  Rodrigue 
avait  repandu  dans  le  premier  acte,  et  dont  il  n  est  pres- 
que  pas  question  dans  celui-ci.  Cest  le  vice  essentiel  de 
I'ouvrage;  et  ce  qui  la  fait  remarquer  encore  avec  plus 
d'humeur^  c'est  que  M.  de  Rbchefort^  de  TAcademie  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres  ^  qui  a  traitele  meme  sujet ,  . 
s'etait  permls,  huit  jours  avant  la  representation  de 
I'opera  de  M.  Guillard^  la  petite  vengeance  de  faire  im- 
primer  son  poeme.  II  I'avait  ofFert  a  M.  Sacchini ;  ce 
compositeur  Tavait  agree,  lui  avait  demande  plusleurs 
changemens  auxquels  il  s'etait  prSt^,  et  avait  fini  par  le 
lui  rendre ,  apres  s'etre  adress^  a  M.  Guillard  y  pour  I'en- 
gager  k  travailler  sur  le  meme  sujet.  II  faut  en  conveuir, 
le  procede  de  M.  Sacchini  n'esl  pas  au  inoins  d'une  po- 
litesse  fort  scrupuleuse;  on  en  a  su  encore  plus  mauvais 
gre  a  M.  Guillard,  qui  ne  s'est  decide  cependant  a  par- 
tager  Tincivilite  de  Tillustre  compositeur  qu'apres  lui 
avoir  propose  inulilement  plusieurs  autres  siijets;  et 
dans  toute  cette  affaire ,  qui  en  est  devenue  une  r^elle- 
ment  pour  la  ville  et  pour  la  cour,  il  parait  que  le  bon 
M.  Guillard  n'a  eu  d'autre  tort  que  celui  d'avoir  fait  un 
second  acte  depourvu  de  tout  int^ret,  et  fort  inferieur 
au  second  acte  de  la  Cfiimine  de  M.  de  Rochefort.  Les 
deux  autres  sont  plus  lyriques ,  et  surtout  d'unc  action 
plus  vive  et  plus  interessante  que  ceux  de  TAcademicien. 
La  sensibilite  que  respirent  les  roles  de  Chimene  et  du 

Tom.  XI.  3 1 


482  CORRESPOND A.NCE  LITTliRAIREy 

Cid  est  ce  qui  a  detertnine  principaleinent  M.  Sacchini  a 
preferer  I'ouvrage  de  M.  Guillard  a  celui  de  M.  de  Ro- 
chefort,  et  ce  motif  doit  etre  son  excuse. 

La  musique  de  ce  uouvel  opera  a  geo^ralemeot  reussi : 
)e  duo  de  ChimeDe  et  de  Rodrigue,  au  premier  acte,  a 
fait  couler  les  larmes  de  tous  les  spectateurs.  Le  troisieme 
est  de  Fexpression  la  plus  pathetique,  la  plus  sensible  ^ 
la  plus  m^lodieuse.  Dans  le  second ,  qui  n'est  qu'uu  as- 
semblage de  marches  et  de  cfaoeurs ,  ce  musicien  a  paru 
au-dessous  du  talent  qu'il  avait  annonce  pour  ce  genre 
dans  Renaud. 

L'opera  de  Chimkne  sera  redonnc ,  le  lo,  &  Fontaine- 
bleau,  et  ce  sera  la  cloture  des  spectacles  de  la  cour, 
qui  re^ient  le  i4* 

Les  trots  grands  th^&tres  de  la  capitale  ont  rendu  ce 
voyage  tres-agreable  par  le  grand  nombre  de  nouveautes 
qu'on  y  a  vues  paraitre;  mais  Top^ra  Fa  emporte  de 
beaucoup  sur  les  deux  autres.  Notre  scene  lyrique  ac- 
quiert  tous  les  jours;  la  revolution  quelle  a  eprouvee 
depuis  huit  ans  est  prodigieuse.  On  ne  pent  refuser  au 
chevalier  Gluck  la  gloire  de  I'avoir  commencee;  ccst 
ce  genie  puissant  et  vraiment  dramatiqUe  qui  a  chasse, 
le  premier,  de  ce  theatre  la  monotcnie^  I'inaction  et 
toutes  C0B  longueurs  fastidieuses  qui  y  regnaient  depuis 
plus  d'un  sik^le  :  il  fallait  peut-£tre  que  sa  manidre  un 
peu  dure^  et  son  chant  participant  encore  de  la  psal- 
modie  fran^aise,  preparassent  hos  oreilles  ^  recevoir  les 
impressions  plus  douces,  aussi  sonsibles  au  moins^  et 
surement  plus  melodieuses  que  nous  font  gouter  au- 
jourd'liui  les  ouvrages  dePiccini  et  de  Sacchini.  L'amour 
de  Tart  et  les  succes  de  Didon  et  de  Chimene  nous  obli- 
genl  d'en  faire  I'aveu ;  nous  devons  peut-6tre  a  Gluck  ces 


KOVEMBRE    1783.  483 

deux  sublimes  <:*hefs-^'<Buvre  :  si  de  sa  massue  lourde  et 
nouellse  il  n'eut  pas  fenVerse  radcientie  idote  de  TOpera 
frani^ais^  cett6  aation  li^gfere,  (it  tenant  touj6urs  a  ses 
vieilles  erreurs ,  par  la  raison  mSme  qu'elles  sont  vieilles 
et  siennes ,  eut  repousse  encore  les  Roland^  les  Rmdud, 
les  DidoHj  les  Chimene^  cOinm^  elle  t^epoussd^  i'  y  ^ 
Irente  ans,  \t%  chefs-d'oSdVre  de  L^o,  Boranelli^  PergO- 
lese  et  Galuppi  (i).  Au  r^ste,  Cfett*  nation,  qui  n'inventa 
jamais  rien ,  eJtcepte  les  ballons ,  61ai$  qui  perfectionnik 
tout ,  semble  porter  a  pr^^ent  ses  gouts  et  son  attention 
la  plus  active  sur  Tart  de  la  musique.  Nous  tie  doutotis 
pas  que  9  si  le  Gouvernement  profite  de  la  reunion  si 
precieiise  des  talens  de  messieurs  Pi^ciiii  et  Sacchini 
pour  r^tablir  des  dcolcs  a  TiiisCar  de  celles  qui  sont  k 
Naples ,  oil  se  fbrmeraient  cgalehlent  des  dlant<^urs  *et 
des  compositeurs,  Ton  tie  voie,  dans  qilelques  anne^s, 
nos  opera  fran^ais  r^pandus  dslns  toiite  I'Europe,  et 
accueillis  sur  tous  les  theatres,  comme  les  (^hds-d'oeiivre 
de  Corneilk ,  de  Racine  el  de  Voltaire, 

Les  auteurs  et  les  acteurs  qui  ont  contribue  aux  plai- 
sirs  de  Sa  Majeste  pendant  le  voyage  de  Fontainebleau 
out  re^u  les  marques  les  plus  flatteuses  de  ses  bontes  et 
de  sa  munificence.  MM.  Piccini  ^t  Sacchini  ont  eu  l^hon- 
lieur  de  lui  etre  presentes;  le  dernier  par  la  reine  m^me. 
M.  Plccini  venait  d'avoir  une  pension  de  6,600  Hvres,  it 
a  obtenu  Une  gratification  de  la  m^nic^  somm^ ;  M.  Sac- 
chini a  eu  une  pension  egale  ^  celle  de  M.  Piccini; 

(i)  M.  Gluck  pourrait  bien  ^tre  ici  dans  le  cas  de  la  plupart  de  ceux  qui 
ont  Faif  de  grandes  revolutions;  its  ne  savaient  guere  ce  quoits  faisaient.  Ce 
<}tt*n  7  ft  de  certain ,  <?^\.  qu^ ,  »{ sdA  g^nl6  nous  a  eobdufts  ftu  bon  gddf  de  la 
musi(|ae 9  c'est  t>ai'  tin  etrange  detour.  On  peut  arriver  en  Italic,  en  passant 
par  la  Boh^me ;  mais  n'etait-ce  pas  au  moins  pour  nous  le  chemin  de  I'ecole? 

{Note He  Grimm,) 


484  CORRHtPONJDANCE    LITTER  AIRE, 

mademoiselle  Saint-Huberti ^  outre  uue  pension  de  i,5oo 
livres,  en  a  eu  une  de  5oo  livres  sur  la  cassette  de  Sa 
Majeste,  qu'elle  a  daigne  ajouter  de  sa  proDre  main  sur 
Tetat  qui  lui  en  fut  presente,  suivant  I'usage^  par  le 
premier  gentilhomme  de  la  chambre ,  comme  un  te- 
moignage  particulier  de  tout  le  plaisir  que  lui  avait  fait 
cette  excellente  actrice.  Mademoiselle  Maillard ,  a  peine  . 
agee  de  dix-huit  ans,  en  a  eu  une  de  i  ,000  livres  ;le  sieur 
Rey^  maitre  de  musique  dc  I'Opera,  en  a  eu  une  sem- 
blable ;  tons  les  autres  sujels  ont  re^u  des  gratifications 
proportionnees  a  leurs  difTerens  talens. 


Nous  avons  eu  Thonneur  de  vous  rendre  compte  der- 
nierement  de  la  chute  bruyante  de  la  Kermessej  op^ra 
comique^  dont  les  paroles  etaient  de  M.  Patrat.  Le  public 
a  semble  vouloir  efTacer  ce  que  ce  traitement  avait  eu  de 
s^v^re ,  par  I'accueil  qu'il  vient  de  faire  a  une  bagatelle 
donnee,  au  meme  theatre,  par  le  mSme  auteur^  sous  le 
titre  des  Deguisemens  Amoureux ,  piece  en  un  acte  et 
en  prose. 

On  a  donn^ ,  le  a5 ,  sur  le  meme  theatre ,  la  premiere 
representation  de  Gabrielle  (TEstreeSy  drame  en  cinq 
actes  et  en  vers,  de  M.  de  Sauvigny ,  auteur  des  Illinois ^^ 
de  Peronne  Saui^ee ,  et  des  Apres^soupers  de  Societe. 

Cette  piece  avait  ^te  presentee  jadis  aux  Comediens 
Fran^ais,  et  ils  I'avaient  re^ue  sous  le  titre  de  Tragedie ; 
mais ,  par  un  nouveau  r^glement  fait  il  y  a  quelques 
annees,  toutes  les  pieces  revues  anciennement  a  ce 
theatre  sont  soumises  a  une  noiivelle  lecture,  qui  seule 
peut  constater  leur  admission  et  leur  rang.  M.  de  Sau- 
vigny n'a  pas  jrig^  a  propos  de  s'exposer  une  seconde 


fois  au  jugemCnt  dc  cet  areopage.  Apres  avoir  fait  don- 
ner  sa  Gabrielle ,  trag^die ,  par  les  Comediens  de  Ver- 
sailles ,  apres  I'avoir  fait  imprimer  dans  ses  OEuvres  sous 
cette  denomiaatioQ ,  il  a  voulu  Tessayer  encore  sur  le 
Theatre  d'Arlequin.  Or,  comme  toutes  les  pieces  qui  se 
denouent  par  le  fer  ou  par  le  poison  sont  interdites  aux 
acteurs  que  Ton  appelle  eiicore  Ilaliens ,  il  a  fallu  que 
M.  de  Sauvigny  supprimat  ie  recit,  qu'on  venait  faire  a 
la  fin  du  cinquieme  acte,  de  la  derniere  infortune  de  sa 
Gabrielle  y  si  m<^chaininent  mise  a  mort  chez  le  partisan 
Zaniet.  Par  ce  retranchement  de  vingt  vers ,  cette  tra- 
gedie  s'est  trouvee  convertie  en  dr^me  rira^,  et  mes- 
sieurs les  Comediens  Italiens  se  sont  crus  autoris^s  a  la 
donuer  sans  scrupule;  en  consequence  ils  Font  annoncee. 
Messieurs  les  Comediens  Fran9ais  se  sent  transportes 
aussitot  en  deputation  chez  eux^  et  leur  ont  represente 
que  cette  entreprisc  etait  une  incursion  sur  leur  domaine, 
la  trag^die  etant  une  propriety  que  leur  avaient  con- 
servee  les  nouveaux  reglemens  de  la  maniere  la  plus 
fonnelle  et  la  plus  authentique.  Les  acteurs  de  la  Co- 
medie  Italienne  ont  r^pondu  en  montrant  le  changement 
essentiel  fait  au  denouements  et  croyaient  cette  contes- 
tation bien  terminee ,  lorsque  la  veille  meme  de  la  re- 
presentation ils  ont  retju ,  de  la  part  de  la  Coraedie  Fran- 
^aise  y  une  assignation  en  forme ,  concluant  a  ce  qu'il 
leur  fut  defendu  de  jouer  Gabrielle,  M.  le  mar^chal  de 
Richelieu,  premier  gentilhomme  de  la  chambre,instruit 
de  cette  demarche ,  et  pique  peut-etre  de  ce  que  les  Co- 
mediens Fran^ais  avaient  eu  recours  a  la  voie  judiciaire , 
et  semblaient  vouloir  decliner  sa  juridiction,  a  ordonne 
aux  Comedieqs  Italiens  de  jouer  toujours  la  piece,  lais- 
sant  au  public  le  soin  de  prononcer  sur  le  genre  dans 


486  GORRKSPONDAIIGE    LITr£RA.lR£, 

lequel  il  convenait  de  la  classer,  et  aux  Gomediens  Fran- 
cis le  droit  de  s'en  ressaisir  si  Ton  decidait  que  c  etait 
une  vraie  tragedie.  Cette  petite  guerre  n'a  pa$  manque 
d'attirer  une  affluence  de  moude  considerable  a  la  pre- 
miere representation*  Le$  Italiens  ont  regarde  cet  eve- 
nement  comme  un  coup  de  parti ,  calculant  bien  que,  si 
on  leur  permettait  de  jouer  des  drames  rimes  sans  effu- 
sion de  sang,  que  s'ils  y  reussissaient  surtout,  on  (inirait 
bientot  par  leur  accorder  la  permission  de  jouer  des  tra- 
g^ies  meme.  Dans  cette  vue,  its  avaient  eu  I'attention 
de  distribuer  un  grand  nombre  de  billets  gratis.  Tous 
les  Capitaines  Claque  de  nos  differens  parterres^  jouis- 
sant  de  quelque  reputation  dans  cet  etaf  si  gaiement  ce- 
lebre  par  M.  de  La  Harpe(i),  s'etaient  repandus  avec 
att  dans  la  salle  :  ils  ont  loyalement  gagu^  leur  argent 
pendant  les  trois  premiers  actes ;  leurs  applaudisaemens, 
Icurs  brai^o  eternels  eiopSchaient  le  reste  des  spectateurs 
d  entendre  s'ils  avaient  tort  ou  raison;  ou  iuterrompait 
les  acteurs  k  chaque  vers;  mais  il  n  y  a  pas  de  force  fau- 
maine  qui  ne  s'epuise  a  un  travail  aussi  fatigant,  aussi 
continu.  Les  applaudissemens  ont  cesse  au  quatrieme 
acte ,  les  sifHets  ont  commence  avec  le  cinquieme ;  en 
vain  chercbait-on  encore  a  les  etoufier  par  des  claque- 
mens  redouble  ^  leur  son  aigu,  Temportant  sur  lous  les 
cris  de  la  cabale ,  a  suivi  Gabrielle  jusque  chez  sa  tante 
Sourdis,  oil  Tauteur  la  fait  retirer  en  tres-boone  sante. 
Cest  le  seul  changement  qu'il  ait  fait  a  sa  tragddie^  pour 
eq  faipe  un  drame  tres-froid  el  une  bien  maussade  imi- 
tation de  la  Birinice  de  Racine.  I-ie  pen  de  succes  de  cet 
ouvrage,  imprime  d'ailleurs  depuis  long^temps  dans  les 

( [) Dans  sa  comedic  de  Moliere  a  la  nowelle  Salle  ,  sc.  8. 


/ 


NOVOIBRE    1783.  487 

OEui^re^  de  M.  de  Saimgny^  nous  dispense  a  tons  ^gards 
d'en  faire  Tanalyse. 


Description  des  experiences  de  la  machine  aerosta- 
tique  de  MM.  Montgolfierj  et  de  celles  auxquelles  cette 
decowerte  a  donne  lieu;  suivie  de  Recherches  sur  la 
hauteur  a  laquelle  est  parvenu  le  ballon  du  Champ-de- 
Mars^  sur  la  route  qu^il  a  tenue,  sur  les  differens  de- 
gres  de  pesanteur  de  Vair  dans  les  couches  de  Vatmo^ 
sphere  J  etc.;  par  M.  Faujas  de  Saint-Fond :  un  volume 
in-8*.  Ce  livre,  dedie  a  M.  le  comte  de  Vaudreuil,  est 
precede  d'un  discours  preliminaire  plein  de  sagacite , 
d'excellentes  vues  et  de  recherches  interessantes  relati- 
vement  aux  aper9us  echappes  a  Tiudustrie  des  siecles 
preoedens  sur  la  possibilite  de  s'elever  dans  Fair.  Les 
d^tracteurs  de  MM.  de  Montgolfier  ne  les  ont  rappelees 
avec  tant  d'afTectation  que  pour  essayer  de  leur  pavir  ou 
de  diminuer  a^u  moins  la  gloire  que  leur  assure  la  plus 
brillanle  et  la  plus  bardie  de  toutes  les  decouvertes. 
M.  Faujas  reduit  le  merite  de  ces  faibles  aper^us  a  sa 
jusle  valeur. 

Cesl  avec  la  sensible  joie  qu'inspirent  tous  les  encou- 
ragemensdonnes  par  les  souverains  au  progr^^  des  lettres 
et  des  sciences  que  nous  avons  Thonneur  de  vous  an* 
noncer  que  le  roi  vient  de  recojnpenser  Tinventiou  des 
machines  aeroslatiques  de  la  maniere  la  plus  flatteuse 
et  la  plus  honorable  pour  leur  auteur.  Sa  Majeste  a 
donn^  des  lettres  de  noblesse  au  pere  de  messieurs  Mont- 
golfier^ qui  ont  ete  decores  eux-memes  du  cordon  de 
I'ordre  dc  Sainl-Michel.  II  a  accords  en  m^me  temps 
1,000  livres  de  pension  a  M.  Pilatre  des  Rosiers,  et  une 
majorite  de  place  de  guerre  au  marquis  d'Arlandes ,  an- 


483  CORRJE8POHDA9CE   LITTl^RAlllE , 

cien  capitaine  cTinfimterie,  comme  aux  premiers  navi- 
gateurs  a^ens.  M.  Charles,  qui  a  fait  la  brillante  expe- 
rience des  Tuileries ,  a  eu  2,000  livres  de  pension  ^  et 
son  compagnon  de  voyage,  Robert,   1,000  liyres. 


GalaUej  roman  pastoral ,  imite  de  Cervantes^  par 
M.  le  chevaUer  de  Florian^  capitaine  de  dragons  et 
gentilhomme  de  S.  A.  S.  Monseigneur  le  due  de  Pen- 
thiein'e  ;  avec  cette  epigrapfae  tiree  de  La  Fontaine : 

On  pent  donner  da  lustre  a  leors  inventioos. 
On  Ic  pent ,  je  Tessaie;  an  plas  savant  le  fasse. 

Ce  roman  est  precede  d'un  precis  historique  de  la  vie  de 
Tauteur  admirable  de  Don  Quichotte,  dont  le  genie  a 
illustre  I'Espagne ,  amuse  I'Europe  et  corrige  son  siecle. 
On  ignorait  encore,  il  ya  pen  d'ann^s,  quel  etait  le 
veritable  lieu  de  sa  naissance ;  plusieurs  villes  se  dispu- 
taient  cet  hoaneur ,  et,  comme  Homere,  Cervantes  man- 
qua  du  necessaire  pendant  sa  vie,  et  trouva  plusieurs 
patries  apr^s  sa  mort.  II  naquit  a  Alcala  de  Henares , 
ville  de  la  nouvelle  Castille,  le  9  octobre  i547 '  ^^^^  ^^ 
rfegne  de  Charles-Quint.  Son  pere  ^tait  gentilhomme.  Le 
peu  d'accueil  que  le  public  fit  k  ses  premiers  ouvrages 
lui  fit  quitter  I'Espagne;  il  alia  a  Rome,  ou  la  misere  le 
for^a  d'etre  valet-de-chambre  du  cardinal  Aqua  viva.  Cer- 
vantes se  d^gouta  d'un  emploi  si  peu  fait  pour  lui ;  il  se 
fit  soldat,  combattit  a  la  bataille  de  L^pante ;  il  y  re^ut 
a  la  main  gauche  un  coup  d'arquebuse,  dont  il  fut  estro- 
pie  toute  sa  vie.  II  fut  pris,  en  passant  en  Espague,  sur 
une  galere,  et  conduit  a  Alger  par  Arnaute  Mamij  le 
plus  redoute  des  corsaires.  L*amour  de  la  liberte  lui  fit 


irOVEHBRE    1783.  489 

tout  entreprendre  pour  briser  ses  fers^  et  la  conjuration 
qu'il  forma  avec  quatorze  JEspagnols  pour  se  sauver  esl 
un  prodige  d'intelligence  ^  de  patience  et  de  courage. 
Sou  projet  echoua  par  la  circonstance  m£me  qui  devait 
en  couronner  le  succes.  Ces  infortunes  furcnt  tramps 
devant  le  roi ,  qui  leur  promit  la  vie  s'ils  voulaient  de- 
clarer quel  etait  I'auteur  de  Tentreprise.  Cervantes  ne 
balan^a  pas  a  lui  dire  que  c'etait  lui^  s'ofFrit  a  la  mort, 
en  ne  lui  demandant  que  de  sauver  ses  freres.  Le  roi 
respecta  son  entreprise,  et  ne  voulut  pas  faire  perir  un 
aussi  Brave  homme.  Rachet^  enfin,  Cervantes  repassa 
en  Espagne,  y  obtint  uo  petit  emploi  a  Seville^  oil  il  fit 
les  Noui^elles  que  nous  connaissons.  II  avait  pres  de  cin- 
quante  ans  lorsqu'il  fut  oblige  de  faire  un  voyage  dans 
la  Manclie.  Les  habitans  d'un  petit  village  nomme  /^:^r- 
gamazille  prirent  querelle  avec  lui ,  le  trainerent  en 
prison  y  et  ly  retinrent  long-temps.  C'est  la  que  Cer- 
vantes commen^a  son  roman  de  Don  Qmchotte.  11  n'en 
publia  d'abord  que  la  premiere  partie ;  elle  ne  reussit 
pointy  et  cet  ouvrage,  qui  devait  rimmortaliser,  I'eut 
laiss^  dans  la  plus  deplorable  misere  sans  les  faibles  se- 
cours  que  lui  accorderent  le  comte  de  L^mos  et  le  car- 
dinal de  Tolede.  11  n'en  jouit  pas  long  -  temps ;  il  fut 
attaque  d'une  hydropisie,  et,  craignant  de  n'avoir  pas 
le  temps  de  finir  son  roman  de  PersileSy  il  augmenta 
son  mal  par  un  travail  force.  Quatre  jours  avant  sa  mort 
il  en  traca  d'une  main  faible  TEpttre  dedicatoire  au 
comte  de  Lemos ,  qui  arrivait  en  ce  moment  d'ltalie ; 
cette  Epitre  est  un  modelede  philosophic,  de  noblesse 
et  surtout  de  reconnaissance.  Cervantes  niourut  a  Ma- 
drid, le  a3  avril  16 16,  age  de  soixante-huit  ans  six 
mois  et  quelques  jours. 


490  CORRESPOKDA.irCE    LITTiR^lRE, 

Au  reste,  le  ronian  de  Galatee  <*8t  une  intrigue  pas- 
torale, dans  laquelle  Cervantes  ou  son  imitateur  ont 
encadre  quatre  episodes  dans  le  genre  des  Noiufelles  que 
nous  devons  au  premier ;  elles  ont  toutes  de  I'origina- 
\\\&y  de  Tint^rSt  et  beaucoup  d'invraisemblance.  Les 
images  que  Ton  y  trouve  de  la  vie  champStre  et  des 
moeurs  des  bergers  ont  en  g^n^ral  cette  teinte  douce  et 
ce  coloris  vraiment  pastoral  qui  font  le  charme  des 
Eglogues  de  Virgile ,  deTheocrite  et  de  Gessner.  Lc  style 
de  cet  ouvrage ,  toujours  facile ,  a  plus  de  grace  qu'il 
n'a  d'degance  et  de  purete.  * 


DECEMBRE. 


Paris ,  (lecembre   1 783. 

C EST  le  I'^d^cembre  que  Ton  a  donn^,  a  Paris,  la 
premiere  representation  de  X^iDidon  de  MM.  Marmon- 
tel  et  Piccini.  Le  succes  que  cette  trag^die  lyrique  vient 
d'obtenir  sur  le  theatre  de  la  capitale  a  confirme  de  la 
maniere  la  plus  brillante  celui  qu'elle  avait  eu  ^  Fon- 
tainebleau. 

Qui  ne  connait  pas  Tepisode  admirable  qui  en  a  foumi 
le  sujet?  II  n'y  a  rien  dans  toute  \Aneide  de  Virgile  qu'on 
ait  lu  avec  plus  de  delices,  et  qu'on  se  lasse  moins  de 
relire.  Parmi  tons  les  ouvrages  qui  nous  restent  de  Tan- 
liquit^ »  il  n'en  est  aucun  ,  sans  excepter  m^me  les 
thedtres  de  Sophocle  et  d'Euripide,  oil  Tamour  soil  peint 
avec  une  sensibilite  aussi  touchante,  aussi  profonde; 
(r'est  tout  a  la  fois  ie  seul  exempic  et  le  plus  sublime 
inodele  dc  ce  genre  que  nous  aient  laiss^  les  anciens.  II 


DJ^CEMBRE  1783.  491 

u'est  pas  etoniiant  qu  on  ait  qherchc  a  Timiter  si  sou- 
venl.  L'Arioste,  ie  Tasse,  Voltaire  Font  tente  plus  ou 
moins  heureusemenl  dans  la  poesie  epique.  Ce  tableau 
si  vrai  de  Tamour  le  plus  tendre  et  le  plus  malheureux 
avait  deja  ete  transport^  avec  succ^s  sur  la  sc^ne,  en 
Italie,  par  Metastase,  en  France^  par  M.  ije  Franc  de 
Ponipignan;  Tun  et  I'autre  ont  tdche  de  s'approprier  les 
beauteii  de  Toriginal  y  et  d  y  ajouler  ces  d^veloppemens 
heureux  dout  la  inarche  dramatique  semble  plus  parti- 
culierement  susceptible.  M.  Marniontel  a  trop  de  gout 
pour  avoir  neglige  Tusage  quMl  pouvait  faire  de  tan!  de 
richesses;  il  a  senti  avec  raison  que  tout  ce  qui  pouvait 
enibellir  son  ouvrage  devait  lui  appartenir.  Quoiqu'il 
ait  dans  son  opera  des  beautes  qui  lui  sont  propres ,  et 
quoiqu'il  se  soit  attache  principalemenl  a  suivre  Virgile, 
il  n'a  pas  dedaign^  quelquefois  de  prendre  pour  guides 
ceux  qui  oserent  Timiter  avant  lui. 

L'ouvrage  est  trop  counu  pour  qu'il  soit  necessaire 
d'en  donner  Tanalyse.  On  se  bornera  a  quelques  obser- 
vations. 

Tout  ce  que  dit,  tout  ce  que  chante  Pidon  dans  le 
premier  acte  est  de  la  passion  la  plus  vive  et  la  plus 
tendre.  On  ne  pouvait  choisir  pour  Fair,  Vainesfrayeurs^ 
sombres  presages ,  un  motif  plus  vrai,  lui  donner  des  ac- 
cens  plus  sensibles,  les  soutenir,  les  varier  par  des  mo- 
dulations plus  douces  et  plus  agreables;  les  accompa- 
gnemens  respirent  les  soupirs  et  les  craintes  qu'eteignent 
dans  le  coeur  d'une  amante  I'esperance  et  Tamour.  L'air, 
NiVAmante  nila  Heine,  a  un  ton  de  fierte  admirable- 
ment  analogue  aux  paroles,  et  une  marche  d'harmonie 
dans  les  accompagnemens  qui  ajonte  encore  a  cette  belle 
expression.  Mak  la  fin  de  I'acte  n'a  pas  et^  fort  applau- 


49^  CORRESPONBANCE  LITT^RAIRE, 

die  :  le  duo  entre  larbe  et  Enee^  quoique  en  general 
superieurement  trait^^  papillotte  peut*£tre  un  pen  trop^ 
et  manque  surlout  de  ce  caractere  imposant  et  prononce 
que  seinble  exiger  celui  de  ces  deux  h^ros.  L'air  qui  ter- 
mine  Facte,  et  que  chante  larbe,  participe  encore  plus 
de  cc  defaut  ^  et  c  est  sans  doute  ce  qui  a  nui  principale- 
ment  a  i'efTet  de  ces  deux  dernieres  scenes. 

Dans  ie  second  acte,  on  doit  remarquer  ce  que  dit 
Didon  a  larbe : 

Nod,  quaod  il  aurait  ^  m'offrir 

Le  trone  et  Ie  sceptre  du  monde ,  etc. 

II  faut  avoir  entendu  ce  recitatif  pour  en  soup^onner  le 
charme  et  la  v^rit^ ;  la  beaute  des  vers  n'en  pent  donner 
qu'unefaibleidee.Nous  pourrionstranscrire  iciles  paroles 
deTair  qui  le  terminent;mais  oil  trouverl'expression  ca- 
pable de  rendre  et  la  grace  et  la  magie  celeste  qui  regnent 
dans  la  musique  de  cet  air  divin  ?  Jamais  Piccini  n'a  fait 
un  morceau  de  chant  plus  parfait  y  et  jamais  rien  n'a  ete 
applaudi  avec  autant  d'enthousiasme  sur  le  theatre  de 
rOpera,  que  lorsque  Didon,  ivre  d'amour,  dit  a  Enee: 

Ah!  que  je  fus  bien  inspiree,  etc. 

Y  a-t-il  rien  de  plus  touchant  que  les  adieux  d'Enee 
a  Didon ,  a  la  fin  du  second  acte.  Didon  tombe  aneantie 
dans  les  bras  de  sa  soeur;  les  larroes,  les  sanglots  ne 
laissent  ^chapper  de  sa  bouche  que  ces  mots  :  Regarde- 
moij  vois  ton  out^rage.  Elise  reproche  a  En^e  sa  barba-  i 
rie.  En  vain  il  conjure  Didon  d'ou\rir  les  yeux;  ilsse 
ferment  encore  plus,  sa  voix  s'eteiut  et  prononce  a  peine: 
Laisse-moi  mourir  dans  ses  bras,  Ce  trio  est  un  chef^ 


s 


D£GEM£R£   I  783.  493 

d'oeuvre  de  sensibility  et  d'une  verite  si  douloureuse 
qu'ii  fait  couler  les  larmes  de  tous  les  spectateurs. 

il  faudrait  transcrire  toute  la  premiere  scene  da  troi- 
sieme  acte,  si  sup^rieurement  imit^e  de  Virgile  par  le 
poetCy  et  si  sublimement  rendue  par  le  musicien,  pour 
faire  comprendre  que  plus  de  cent  vers  de  recitatif  dont 
elle  est  composee  sont  presque  autant  applaudis  que  le 
,  seul  air  qui  s'y  trouve. 

En  general  ^  lamarche  de  cet  opera ne  pouvait  etre  plus 
simple^  plus  claire,  ni  plus  favorable  a  la  musique.  M.Mar« 
montel  avait  ecrit  et  imprime,  il  y  a  quelques  annees,  au 
milieu  des  scandales  de  la  dispute  des  Gluckistes  et  des 
Piccinistes,  que  le  merveilleiix,  la  faerie  et  la  fable  con- 
venaient    uniquement   au    theatre  lyrique  ;   que  Tin- 
troduction  de  la  tragedie  a  TOpera  etait  une  h^r^sie 
litteraire,  qui  confondait  les  deux  genres  sans  en  pou- 
voir  servir  aucun.  L'admiration  pour  les  beaut^s  sans 
nombre  que  renferment  les  opera  de  Quinault,  une  pre- 
dilection pour  le  theatre  qui  le  premier  a  servi  a  sa 
gloire ,  une  theorie  peut-etre  peu  reflechie ,  parce  que 
dans  des  temps  de  dispute  et  de  guerre  Tesprit  le  plus 
juste  est  entraine  dans  des  erreurs  qui  naissent  mSme 
de  la  contradiction  quil  ^prouve,  toutcela  avail  pu  d^ 
terminer  I'opinion  que  M.  Marmontel  avait  alors  sur  la 
tragedie-opera ;  mais  un  bon  esprit  ne  tient  jamais  k  des 
assertions  donn^es  dans  des  Merits  pol^miques,  quand  la 
reflexion,  ^clairee  par  le  gout,  lui  fait  soup9onner  qu'il 
a  pu  se  tromper.  C'est  a  une  theorie  plus  saine  que  nous 
devons  I'excellent  opera  de  Didon  j  et  cet  ouvrage  serfi 
bien  mieux  I'art  qui  vienl  de  nailre  en  France,  en  met- 
tant  dans  le  plus  grand  jour  les  rares  talens  de  M.  Piccini, 
que  tout  ce  qu'on  avait  ecrit  jusqu'ici  pour  le  defendre. 


/|94  COHBESPONDAirCE  LITTERAIRE, 

U  manquait  a  cet  habile  compositeur  un  poeme  dont  la 
marche  (ut  dramatique,  Tinteret  suivi  et  gradae.  Faction 
presentee  clairetnent ,  et  soutenue  d'acte  en  acte  par  des 
passions  vives  et  fortemeot  contrastees.  C'est  ce  qu'il  a 
trouve  dans  Topera  de  Didon,  et  essentiellement  dans 
le  r61e  principal,  dont  le  r^itatif  anime  et  parle se  pr^te 
a  la  plus  grande  vari^te  d'accens  et  de  modulations,  avec 
un  melange  heureux  de  choeurs  presque  tons  en  action , 
etd'airs  superieurement  coup^,  dont  les  motifs,  tou- 
jours  bien  prononc^s^  au  lieu  de  ralentir  Taction,  la 
developpent,et  Faniment  encore  davantage.  Un  roerite 
si  eminent  couvre  sans  doute  tous  les  d^fauts  qu'oa  p^ut 
reprocfaer  a  ce  poeme;  mais  la  critique  ne  vent  pas 
perdre  ses  droits.  On  a  done  observe  que  la  situation  de 
Didon,  quelque  variees  qu'en  soient  les  nuances,  etait 
trop  constamment  la  memc ;  en  efFet,  elle  est  raalheu- 
reuse  d^  la  premiere  sc^ne  par  les  pressentimens  qoe 
lui  donne  I'ombre  de  son  epoux.  M.  Marmontel  aurait 
pu  la  presenter,  au  premier  acte,  heureuse,  ivre  d'a- 
mour  et  de  plaisir.  Didon  sortant  de  la  grotte  charmante 
avec  son  amant^  sure  de  son  coeur,  et  lui  faisant  cepen* 
dant  jurer  encore  de  lui  r»ter  toujours  fiddle,  eut  offert 
au  musicien  un  tableau  bien  cotttrastant  ayec  la  situa- 
tion de  oette  reine  au  second  et  au  troisieme  acte  (i). 
On  a  trouve  larbe  ^  dans  cet  op^ra ,  moins  beau ,  moins 
grand  qu'il  ne  Test  dans  la  tragedie  de  M.  de  Pompignao. 

(i)  Lorsqu'ude  situation  au  The&tre  est  susceptible  d'un  aussi  grand  nombre 
de  nuances  et  d*uDe  gradation  aussi  int^fessante  que  Test  celle  de  Didon ,  die 
attache  d'antant  plas,  ce  me  semble,  qu'elle  est  toiijovrs  au  food  la  m^me: 
ie  personnage  en  est  plus  viai,  rillusion  en  est  plus  s«utenue..«  l^nee  nous 
parait  trop  froid,  et  11  Test  sans  doute;  mais  ue  doit-on  pas  savoir  beaucoup 
de  gre  au  poete  de  Tadresse  avec  laquelle  il  d  su  eviter  du  moins  tout  ce  qui 
pouvaft  Tavilir  a  ^os  yeux?  Le  GIs  d*Anchise  nVst  pas  aussi  amonreux  que 


DEGRMBRC    I  783.  49  > 

L'apparition  de  I'Dmbre  d'Anchisc  n'a  produit  et  ne  de- 
vait  produire  aucun  effet.  Enee  partait  sans  son  inter* 
vention ,  il  ne  balan9ait  pas  un  seul  instant.  Eile  eh  e^V 
pu  produire  y  si  Tauteur  nous  eut  montrc  Enee  cedant 
aux  larmes  de  son  amante,  d^termin^  a  ne  pas  la  quitter, 
et  bravant  ies  Dieux  qui  lui  prescrivaient  des  lois  trop 
cruelles ;  Tombre  d'Anchise  paraissant  alors  a  travers  Ies 
eclairs  et  le  tonnerre,  et  Tentrainant  malgr^  lui^  eut  ete 
un  ressort  surnatufel  plus  necessaire  et  par  la  mSme 
plus  dramatique ;  il  eut  procure  an  poete  et  au  musicien 
I'a vantage  bien  pr^ieux  de  presenter  En^e,  un  instant 
au  moins  y  d'ane  maniere  interessilnte.  Ce  heros ,  en- 
traine  par  son  pere  au  moment  oil  il  venait  de  secher  Ies 
larmes  de  Didon  .  oil  cette  reine  inforiunee  courait  ral- 
iumer  Ies  flambeaux  d'hym^n^e,  eut  paru  moins  froid, 
peut-Stre  meme  nous  eut->il  arrach^  quelques  larmes.  Au 
reste,  toutes  ces  critiques,  fussent-elles  encore  plus  fon- 
dles ,  ne  peuvent  balancer  la  perfection  du  caractere  de 
Didon  et  I'interet  qu'elle  inspire.  N'est-ce  pas  assez  de 
gloire  a  M.  Marroontel  d'avoir  presqud  atteinf  au  sublime 
de  son  tnod^le  ?  Le  pieux  Enee  de  Yirgile  ne  vaut  as* 
sur^ment  pas  mieux  que  le  sien. 

Nous  essaierrons  vainement  d'analyser  toutes  Ies  beau- 
ts de  la  musique  de  cet  opera.  Le  succes  en  a  et^  com- 
plet,  c'est  le  triomphe  le  plus  eclatant  que  M«  Piccini 

nous  le  desirerions,  que  nous  Taurions  ^te  nous-m^mes  a  sa  place;  mais  quelle 
espece  de  Uchete  peut-on  lui  reprocher  ?  Son  amante  est  trompee;  ne  de?ait- 
elle  pas  V^tre?  Cest  son  propre  coeur,  ce  n'esi  jamais  lui  qui  la  trofiape.  t'out 
perfide,  tout  ingrat,  tout  superstitieux  qn'il  est,  c^est  pourtaol  nn  bero9. 
Didon,  moins  cr6dule,  edt-elle  auUntaim^P  Plus  aimee,  nous  eiit-ellefait 
Terser  autant  de  larmes?...  Une  femmel'adit,  on  pent  Ten  croire  :  //  /ijc 
d'aimabUs  que  Ies  dupes;  il  rCy  a  que  lesfripons  qui  soient  aime's. 

( IVote  de  Grimm,  ) 


49^  COBBESPOKDANCE  LITTlSBAIBEy 

ait  encore  obtenu  sur  notre  theatre;  jamais  rien  n'y  a 
ete  applaudi  avec  tant  de  transports.  Les  zelateurs  de 
Gluck,  ces  ennemis  si  injustes  et  si  decourageans  du  ta- 
lent de  son  rival ,  sont  les  plus  grands  partisans  de  Di- 
don  J  et  pr^tendent  que  Piccini  s'est  fait  Gluckiste.  lis 
ne  font  point  attention  que  le  grand  changement  opere 
dans  \efaire  musical  de  ce  grand  compositeur  n'est  es- 
sentiellement  produit  que  par  Finteret  du  sujet,  la  marche 
drama tique  dii  poeme ,  et  sa  coupe  plus  semblable  a  celle 
4  dont  VIphigenie  en  Auiide  a  donne  un  excellent  modele. 
Nous  ne  dissimulerons  pas  cependant  que  M.  piccini  a 
travaille  davantage  le  r^itatif  de  cet  opera,  qu'il  y  a 
mis  plus  d'intention ,  plus  de  vari^te ,  et  surtout  plus 
d'accent  de  passion  et  de  sensibility.  Ses  airs,  toujours 
aussi  mdodieux,  toujours  aussi  arrondis,  que  ceux  de 
Roland^  ^Atys^  etc.,  ont  encore  de  plus  une  verite  et 
une  energie  d'expression  dont  ses  detracteurs  ne  le 
croyaient  pas  capable.  Ses  chosurs,  traites  avec  soin,  pro- 
duisent  le  plus  grand  effet.  Nous  avons  releve  avec  le 
courage  de  Timpartialit^  les  taches  qu'on  pent  reprocher 
au  role  d'larbe ;  il  faut  bien  avouer  encore  que  I'ouver- 
ture  de  cet  op^ra  a  ete  g^n^ralement  condamnee;  elle 
est  faible;  V adagio  surtout,  oil  un  hautbois  et  une  flute 
concertent  ensemble  sur  un  ton  si  pastoral,  est  loin  du 
caract^re  propre  a  une  tragedie  de  ce  genre.  On  ne 
doute  point  que  M.  Piccini  ne  se  determine  a  la  re- 
faire. 

II  n'y  a  qu'un  seul  divertissement  au  premier  acte  de 
cet  opera,  et  les  airs  en  ont  paru  agreables. 

Madame  Saint-Huberti ,  qui  a  chante  le  role  de  Didon, 
a  surpasse  meme  ce  que  ses  succ^s  precedens  faisaient 
attendre  d'elle.  II  est  impossible  de  r^unir  a  un  plus  haut 


DECEMBRE    I  783.  [j^m 

degre  la  sensibilite  Li  plus  exquise,  un  gout  de  chant 
plus  soigne  y  une  attention  a  la  scene  plus  profonde  et 
plus  reHechie,  un  abandon  plus  noble  et  plus  vrai,  en- 
fm  tout  ce  qui  pouvait  rendre  son  jeu  plus  atlachant  et 
plus  digne  de  ce  superbe  role,  Elle  a  recu,  ces,  jours  pas- 
ses, un  hommage  unique  de  la  part  du  public  a  la  Co- 
inedieltalienne;  elle  y  a  ete  applaudie  en  sortant  desa 
loge ,  comme  Test  la  reine  quand  elle  honore  le  spectacle 
de  sa  presence. 

Impromptu  de  Monsieur  sur  nos  decouvertes 

aerostatiques, 

Lrs  Anglais,  nation  Irop  fiere, 
S'arrogerit  I'enipire  dcs  raers; 
Les  Frau^ais,  nation  legere , 
S'empdrent  de  celui  des  airs. 


I^ers  de  M  le  Vicomte  de  Segur  a  MM,  Charles  et 

Robert. 

Quand  Charles  et  Robert,  pleins  d*uTie  noble  audace, 
Sur  les  ailes  des  vents  s'elancent  dans  les  cioux , 
Par  quels  honneurs  pujcr  leurs  efforts  glorieux? 

Eux-m^me  ils  out  marque  Icur  place 

Entrc  les  homnies  et  les  Dieux. 


Extrait  dune  Lettre  de  madame  Necker  a  Vauteur  de 
ces  Fetdlles^  que  de  tristes  de\foirs  ont  oblige  defairc 
un  voyage  de  quelques  mois  en  proi^ince. 

Du   16  decemhi-e  1783. 

. . .  Le  roman  posthume  de  M.  de  Montesquieu  ( i )  amu- 

( i)  Arsace  el  Ismenie. 

Tom.  XI.  32 


49^  CORRESPONDANCE     LITTERAIRE, 

sera  peul-etre  noire  chere  nialade.  La  main  qui  Fa  irace, 
toule  leg&re  qu'elle  est,  moiitre  quelquefois  Tongle  du 
lion.  Le  succes  en  eM  difilirent;  inai»  personne  ne  me- 
conuail  et  ne  p^ut  m^onnaitre  son  iaimitable  auteur.. 

II  nous  est  sorti  des  {ot&is  de  6aint*<^rmaiu  une  es- 

p^ce  de  vieux  sauvage ,  notnmi  Tabb^  Blanchet ,  qui 

vient  de  faire  un  cboix  da. SpeckiteUr  et  de  qUelques 

.autres  jourdaux  angldU,  dent  la  traduction  est  naturelle^ 

cor  rede,  et  sou  vent  elegante. 

Les  Essais  de  Morale ,  de  Tabbe  de  Mably,  sont ,  a  ce 
qu'on  dit,  car  je  ne  les  ai  pas  lus,  une  satire  contre  les 
femmes,  et  il  faut  avouer  que  depuis  que  madame  de  V.... 
n'est  plus  a  Paris  il  est  difficile  de  faire  leur  eloge  dans 
un  ouvrage  de  ce  genre. 

J'ai  ete  enfin  au  Seducieur,,  et  je  me  suis  trouvee  in- 
digne  de  compreodre  ces  haute&  speculations  sur  la  ma- 
ni^re  de  corrompre  ics  fenunes^  J'ai  toujours  vecu  si  loin 
de  ce  jargon ,  qu'il  est  pour  moi  Texpression  d'un  monde 
id^al,  obscur  par  lui*mSme,  et  dont  les  combinaisoos 
sout  necessairemenl  encore  plus  obscures.  L'auteur  a 
pris  pour  ^pigraphe :  lUe  ego  qui  quondam;  Moi  qui ja- 
dis  chantai  sur  la  flute  champ^tre.  II  y  a  sureuient  la 
meme  difference  entre  les  jeux  de  mots  qu'il  nous  rap- 
pel  le  ici  et  les  Bucoliques ,  qu*entre  le  Seducteur  et  F-^- 
niide. 

Nous  avons  a  Paris  un  joueur  de  gobelets  qui  fait  de& 
choses  surprenantes.  Il  semble  qu'on  voit  aujourd'bui 
une  Emulation  entre  la  nature  et  Fadresse ,  ainsi  que  du 
temps  de  Moise.  L'on  parle  aussi  comme  alors  d*un  moyen 
de  marcher  sur  les  flots  sans  se  noyer ;  enfin  Fhabitude 
des  merveilles  nous  rend  credules,  et  Fon  disait  tres- 
serieusement  Fautre  jour  qu'un  homme  avait  trouve  Fart 


DECEMBRC    I  783.  499 

de  fixer  les  traits  et  de  les  garantir  des  outrages  du 
temps.  Get  hornme  vient  trop  tard  pour  moi. 

. . .  Yous  savez  que  M.  Bailly  succede  h  M.  de  Tressan, 
et  que  M.  de  Ghoiseul*Gou(Ber  est  ^lu  k  la  place  de 
d'Alembert.  L'on  propose  encore  un  nouveau  prix  pour 
r^loge  de  d'Aletnbert ,  en  sorte  qu'il  sera  lou^  trois  fois 
a  TAcad^mie  Fran^aise  et  une  fois  a  FAcadeinie  des 
Sciences  : 

Monsieur  le  inort ,  laissez-oous  fairc , 
Nous  vous  f*n  donneroDs  de  toutes  les  famous. 

• 

Quclqu'un  disait  que  les  Eloges  devaientltre  diffl^r^jus- 
qu'au  moment  oil  Ton  a  perdu  la  veritable  mesure  des 
morts;  car  alors  Ton  peut  en  faire  des  g^ns  sans  que 
personne  s'y  oppose.  Nos  philosophes .  croient  avoir  le 
secret  des  alchimistes,  qui  changeaient  les  cadavres  en 
statues  d^er,  et  ils  agissent  en  consequence;  car  ils  trai- 
tent  mieux  Thomme  qui  n'est  plus  que  celui  qui  vit  en* 
core,  etc. 

Extrait  dune  Lettre  de  M.  Marmontel  au  m^me.    , 

Dtt  18  d^cembrc  1783. 

Vous  avez  pu  entendre  dire  que  nos  deux  spectacles, 
Didon  et  le  Dormeur  ^tfeilli,  avaient  eu  beaucoup  de 
succes ;  celui  de  Didon  singuli^rement  a  ^ie  jusqu'a  Ten- 
thousiasme.  C'est  une  faveur  que  d'etre  joue  deux  fois 
au  theitre  de  Fontainebleau ;  Didon  Ta  ete  trois  fois ,  et 
le  roi ,  qui  de  sa  vie  n'avait  pu  entendre  un  op^ra  d'un 
bout  a  I'autre ,  ne  s'est  point  lasse  d'entendre  celui-ci  : 
lime  fait'j  disait -il,  Cimpre^sion  dune  belle  trdgedie. 
Le  jeu  sublime  de  mademoiselle  Saint  -  Huberti  a  eu 
bonne  part  a  ce  succes  inoui;  mais  il  n'en  est  pas  moins 


^ 


5oO  CORRESPOSDANCE  LITTKRAIRE, 

vrai  que  la  musique  et  les  paroles  metne  ont  oblenu 
quelques  eloges.  Picciui  s'est  sur  passe  surtout  dans  le  reci- 
talif,  qui  ne  ressemble  a  Hen  dece  que  vous  avez  entendu. 
Le  sueces  de  cet  ouvrage  au  theatre  de  Paris  soutient  la 
reputalion  que  lui  avait  doDiiee  ceiui  de  Fontainebleau. 
Les  ciDO  premieres  represenlations  out  ete  combles ; 
tout  est  loue  pour  la  sixiemc  et  la  septieme.  Le  role  de 
DidoD  est  applaudi  avec  ivresse,  et  Ton  convient  unani- 
inement  qu'on  n'a  jamais  rien  entendu  de  pareil. 

Le  Dormeur  e^eille  fut  mal  execute  a  Fontainebleau 
dans  les  morceaux  d'ensemblc  y  mais  bien  de  la  part  des 
acteurs  principaux^  Ciairval  et  madame  Dugazoo.  Le 
comique  en  a  paru  amusant  d'un  bout  a  Fautre ,  la 
musique  chai*mante.  Le  roi  Tavait  redemande  pour  la 
cloture  des  spectacles  de  la  cour;  Ciairval  tomba  ma- 
lade  y  et  les  spectacles  6nirent  deux  jours  plus  tot ,  etc. 


Il  est  bien  temps  de  dire  un  mot  de  toutes  les  pertes 
que  la  Com^die  Fran9aise  a  faitc's  depuis  le  commence- 
ment de  I'annee.  Dans  Tetat  de  decadence  oil  se  trouve 
ce  theatre ,  it  en  est  bien  pen  qui  ne  doivent  laisser  quel- 
ques regrets.  La  plus  vi  vert  en  I  sentie  a  ete  la  retraite 
de  la  demoiselle  Doligny.  Cette  actrice,  qui  debuta  fort 
jeune,  en  1763,  par  le  role  d'Angelique  dans  la  Gou- 
i^ernante,  plut  si  fort  au  pubhc  qu'elle  fut  re9ue  I'annee 
d'apres ,  sans  que  sa  vertu  ait  ete  obligee  de  payer  a 
messieurs  les  gentilshommes  de  la  chambre  aucun  des 
droits  d'usage.  Cette  vertu  s  est  conservee  pure,  dit-on, 
au  milieu  de  toutes  les  seductions  dc  la  jeunesse  et  du 
theatre.  Le  seul  homme  qu'on  a  pu  soup^onncr  d'en  avoir 
ete  aime  passe  depuis  long  -  temps  pour  etre  marie  se- 
cretement  avec  elle ;  c'est  I'honnete  et  sensible  M.  Du- 


DECEMBRE    5 783.  5oi 

<loyer,  aulcurdu  Vindicatif^X  Ati^AntipathiepoHrVA- 
mour.  Mademoiselle  Doligiiy,  elevee  sous  les  yeux  dc 
fnademoiselle  Gaussin^  dont  sa  mere  etait  la  femme-de- 
diambre ,  est  toujours  restee  fort  au-dessous  de  ses  mo- 
deles;  mais  son  talent,  sans  etre  tres- distingue,  avait 
une  physionomie  qui  lui  ^tait  propre.  Elle  n'a  jamais 
ete  fort  jolie;  mais  elle  a  cu  long-temps,  sur  la  scene  du 
moinsy  I'air  aimable,  interessant  et  doux;  sans  elegance, 
sans  coquetterie,  sans  maintien,  on  lui  trouvait  cepen- 
dant  uB>e  sorte  de  grace,  celle  de  la  d^cence  et  de  I'in- 
genuite.  Le  son  de  sa  voix  n'etait  pas  toujours  assez  pur; 
elle  ne  paraissait  pas  meiiie  Tavoir  cultivee  avec  beau- 
coup  de  soin  ;  mais  les  accens  de  cette  voix  allaient  sou- 
vent  au  cceur;  elle  <ivait  des  inflexions  d'un  naturel 
charmant,  d'une  sensibilite  p^netrante.  Les  roles  qui 
respiraient  une  ame  jeune,  nouvelle  et  passionnee,  tels 
que.ceux  ^Angelique^  de  Zeneidej  de  Victorine^  dans 
le  Philosophe  sans  le  sai^oir,  serablaienl  avoir  ete  crees 
pour  elle,  celui  de  Victorine  surtout;  on  eut  dif  qu'elle 
le  jouait  dHnstinct;  elle  lui  donnait  un  caracterede  finesse 
ot  d'originalite  tres-piquant ,  peut-etre  meme  inimitable. 
£lle  manquait  de  force  ct  de  noblesse  pour  les  roles 
qu'on  appelle  de  premiere  amoureuse;  elle  avait  bien 
moins  encore  le  talent  qu'exigent  ceux  de  jeune  prin- 
cesse  dans  la  tragedie ,  et  sd  figure  n'etait  plus  assez 
jeune  pour  Temploi  auquel  ses  succes  lavaient  particu^ 
lierement  attach^. 

Madame  Mole,  connue  long-temps  sous  le  nom  de 
mademoiselle  Pinet ,  avait  debute  la  meme  annee  que 
mademoiselle  Doligny  (i).  Avec  plus  d'esprit,  d'etude  et 

(()  Ceci  n'cil  pas  exact.  Madcinoiselk  Doligny  ne  debuta  que  le  3  mai  1 763; 
madain«Mole,  alors  mademoiselle  Piiiet,  avait  dcbufe  des  Ic  21  janviiP  1761, 


5oa  GORRESPOjrDAirCfi   LltT^RAIRE, 

d'intelligeace ,  ie  plus  beau  teint  et  un  fort  joli  visagC, 
elle  reassit  infiniment  inoins.  Elle  n'avait  aucune  esp^^ 
(le  taleot  naturel,  et  ce  n'est  que  depuis  peu  d'annees 
qu'elle  ^tait  parvenue  a  exprimer  au  Theatre  une  partie 
au  inoins  de  tout  ce  qu'elle  sentait  si  bien  dans  ses  roles, 
quelquefois  nidme  avec  assez  de  finesse  el  de  vivacite. 
Sa  Yoix  etait  fort  mani^ree,  et  n'en  etait  ni  plus  douce 
ni  moins  fausse«  Si  sa  the  etait  encore  agreable^  sa  taille 
^tait  devenue  presque  monstrueuse.  Les  efforts  inouis 
qu'elle  faisait  pour  serrer  son  corps  de  jupe  lui  don* 
naient  i'air  roide  et  emprunte^  sans  la  faire  paraitre  beau- 
coup  plus  fine,  et  c'est  une  des  circoustances  qui  oot  con- 
tribue  le  plus  a  h&te^  sa  fin.  II  s'y  est  joint,  dit-on,  ie 
chagrin  mortel  qu  etle  eut  de  voir  ou  de  soupfonner  du 
inoins  son  mari  de  $e  charger  lui-ni^me,  et  pour  ainsi 
dire  sous  ses  yeux,  de  Teducation  d'une  fille  qu'elle  avait 
eue  de  M.  le  marquis  de  Yalbelle  (i).  Le  role  de  la  sceur 
pr^ieuse  dans  les  Femmes  SaiHinteSy  et  celui  d'AIc* 
m^ne  dans  Amphitryon,  ^taient  peut-ltre  ceux  qu  elle 
jouflit  le  moins  mal.  £lle  avait  debute  aussi  dans  la 
trag^die  par  le  role  de  BdrSntce^  mais  sans  succes. 

Auger,  double  ()e  Pr^viile  dans  Temploi  de  valet ,  a 
ete  une  des  victime«  de  la  banqueroute  de  M.  le  prince 
de  Gu^men^;  it  ua  pu  survivre  k  Tid^e  douloureuse  de 
perdre  ainsi  dans  un  instknt  presque  tout  le  fruit  qu'il 
avait  recueilli  de  vingt  ans  de  travaux  et  d'humilia- 
tions  (a).  Un  Crispin  n'est  pas  tenu  d'avoir  plus  de  cou- 
mge  qu'un  philosophe.  Get  acteur  avait  une  intelligence 
assez  born^e,  mais  un  masque  excellent.  Le  plus  hon* 

(f)  Madame  Remond ,  qui  joue  aujourd'hui  les  roles  de  soubrette  a  la  Go- 
roedie  Italienne.  (  ^ote  de  Grimm. ) 

(a)  U  mouriit  le  a6  fevrier  1783.  Son  prtinier  debut  etait  du  14  awil  1763, 


DECEMBRE    I  783.  5o3 

nkt  hofBme  clu  mondo,  i(  avait  au  tliMtre  I'air  aussi 
ba$,  au«8i  fourbe,  aussi  ruse  qu  on  pent  le  desirer  dans 
la  plupart  de$  roles  dont  il  ^tait  charge-  Son  jeii  avait 
en  general  plus  de  franchise  et  de  naUirel  que  dc  finesse 
et  d'intcfition;  mais  il  ^kait  vraim^t  adi^irable  dans  le 
rolede  Bazile  daatBarbier  de  Se^iUe  ;  il  jouait  encoreavec 
une  grande  |iaiv€te  loelui  de  Lucas  dans  la  Partie  de 
chasse  de  Henri  IV.  Ce  qu'on  ue  peut  guere  lui  par- 
donner,  inSme  apr^  sa  morl ,  c'est  la  cruelle  hahitude 
qu'il  avait  d*estropier  les  vers,  et  d'ajouter  des  lazzis  At 
sa  fa^on,  mdme  au  dtalogtie  de  Moliere. 

fionret,  apr^  avoir  iXik  autrefois  \i  Tancien  Opera- 
Comique  de  la  Foirepre^que aussi  c^brc,  presque  aussi 
digne  d'admi^tion  que  Test  aujourd'hui  I'illustre  Jean* 
iiot-YoIaiig^  au  Theatre  des  Vari^tes  Amusantes,  survi- 
vait  depuis  long-temps  a  sa  renomm^.  II  avait  dans  la 
voix  une  sorte  de  nasiilement  fort  d^plaisant  et  qui  ren- 
dait  quelqurfois  ee  qu'ii  disait  tout-a-fait  inintelligible; 
oiais  il  y  avait  peurtant  de  certains  roles  oil  ce  deftiut 
tn^m^  reussissait  ^  mefpveille,  eomme  celui  d'Agnelet 
dans  V Auocat  Paielinj  eelui  de  Flamand  dans  Turea- 
retj  etc.  Sa  figure  epaisse  et  ses  sourcils  si  b^tement  pro- 
nonces  lui  donnaient  surtout  une  expression  tr^s-heui* 
reuse  pour  le  rdle  de  Pourdeaugnac ;  ce  qui  a  fait  dire 
aftsek  phi«amment  que  dfit-il  n'Stre  pleure  de  personne, 
il  ^ait  bien  juste  ai|  moins  que  toute  la  famille  des 
Pourceaugnac  en  prtt  |e  deuil, 

Ce  soQt  les  Graces  et  Tbalie  qui  regretteront  long* 
temj^s  le  charmant,  rinimitablc  Carlirf.  II  a  eu  le  bon- 
heur  de  rirc  et  de  plaire  pendbnt  plus  de  quarante  ans, 
et  ce  n'est  pour  ainsi  dire  qu*en  cessant  de  vivre  qu'il  a 
cesse  de  jouir  d'unc  destinee  si  pen  Commune.  Son  ve- 


5o4  CORRESPONDANCE   I^ITT^RAIRE, 

ritable  nom  etait  Charles-Antoinc  Bertinazzi.  II  naquit, 
a  Turin,  en  1 7  lo.  Son  pere  elail  ofEcier  dans  les  troupes 
du  Roi  de  Sardaigoie.  Sa  premiere  etude  fut  tres-soignee; 
h  quatorze  ans  il  fut  re^u  porte-enseigne  dans  un  regi- 
ment; mais,  ayant  perdu  son  pfere  et  se  trouvant  sans 
fortune,  il  ne  put  register  a  Fimpulsion  de  <son  genie. 
Apres  avpir  essaye  de  donner  quelque  temps  des  le^x>ns 
d'armes  et  de  danse,  il  se  niit  a  jouer  la  comedie  dans 
difierentes  villes  dltalie,  et  fut  bientot,  dans  le  role 
d'Arlf^quin,  T^mule  des  meilleurs  acteurs  de  Yenise  et 
de  Bologne.  Cest  en  1 74 1  <iu'il  debuta ,  sur  le  Theatre 
de  Paris ,  dans  le  role  ^Jlrlequin  muet  par  crainte.  II  y 
pbtint  un  succes  qui  ne  s'est  pas  dementi  un  seul  in- 
stant, quoiqu'ii  son  arrivee  a  Paris  il  ignorat  absolument 
notre  langMe,  et  qu'on  n'y  eut  pas  encore  oubli^  la  lege- 
rete  de  Thpmassin,  dont  le  jeu  d^licat  et  naif  avait  en- 
chante  Iqng-tcmps  la  ville  et  la  cour. 

Le  grand  talent  de  Carlin  tenait  surtout  a  Fextreme 
justesse  de  son  tact  et  de  son  gout.  Personne  n^a  jamais 
mieux  devine  ce  qui  pouvait  plaire  au  public  et  lui  plaire 
dans  Tinstant;  ce  n'est  pas  la  finesse  de  ses  saillies,  quoi- 
qu'il  lui  en  soit  echappe  d'excellentes^  qui  charmait  le 
plus,  c'etait  Tarpropos  de  tout  ce  qu'il  imaginait  de  dire 
et  de  faire;  il  ne  passait  jamais  la  mesure  dans  le  genre 
de  talent  oil  il  est  le  plus  difficile  d'en  avoir  sans  man- 
quer  de  verve  et  d^  gaiete,  et  c'est  toujours  avec  une 
adresse  extreme  qu'il  allait  frapper  juste  au  but  qu'il 
s'^tait  propose.  On  pouvait  desirer  quelquefois  plus  d'es- 
prit  dans  son  dialogqe;  mais  il  est  siir  qu'on  n'en  pou- 
vait mettre  da  vantage  dans  ses  gestes,  dans  ses  mines, 
dans  toutes  les  inflexions  d^  sa  voix,  et  n'est-ce  pas  la 
.surtout  qu'il  faut  chercUer  le  veritable  esprit  d'un  arle^ 


O^CEMBAE  1783,  5o5 

quia?  Tous  ses  mouvemens  avaieat  une  grace,  une  su- 
rete ,  une  prest'esse ,  un  natural  si  comique ,  qu'on  ne 
pouvait  se  lasser  de  Tadmirer.  Nos  plus  grands  acteurs, 
Le  Kain,  Pr^ville,  les  meilleurs  juges  de  son  merite^  le 
voyaient  jouer  avec  delices.  Sa  bonhomie  et  sa  gaiet^  le 
rendaient  cher  a  tous  ses  camarades.  II  ^tait  le  dernier 
acteur  qui  nous  fut  reste  de  Tancienne  Comedie  Ita* 
lienne*  C'est  au  mois  de  septembre  dernier  qu'il  est  mort, 
d'une  maladie  aigue;  il  avait  paru  encore  au  Theatre  peu 
de  jours  auparavant;  et  il  est  bien  prouv^  que  jusqu^a 
Tage  le  plus  avance  il  n^avait  p^rdu  aucun  des  gouts  de 
la  jeunesse,  comme  il  en  avait  conserve  tout  Tesprit  et 
toutes  les  graces. 

ipigramme  sur  les  trois  Statues  qui  decorent  la  noui^elte 

fagade  du  Palais. 

Pour  orner  le  palais  un  artiste  fameux 
A  travail]^.  Quelle  est  sa  rocilleure  statue? 
La  Prudence  est  fort  hicn  ;  la  Force  est  eucor  micux , 
Mais  la  Justice  est  mat  rendue. 


ilpitaphe  d'un  Jeune  Hompie  tue  a  la  nowelle  Angle- 

terre  ;  par  M*  de  Cambrjr. 

Le  diable,  qui  de  nous  dispose, 
Jadis  me  (it  sacrifier, 
Aniant,  mon  btcn  pour  une  rose  , 
Soldat,  mon  sang  pour  un  laiirier. 


.  Nous  venons  de  voir  renouveler  d'une  nianiere  tres- 
piquante  Tessai  que  fit  a  Lend  res  my  lord  Chesterfield 
de  la  cr<5dulite  des  hommes  pour  les  choses  les  plus  in- 


5o6  CORR£SPONbANC£    LITTEHAIRE  , 

vraisemblables,  lorsqu'im  de  ses  porleurs  de  chaise,  sous 
le  iiom  d'un  physieicn  italien,  rassembia  au  th^tre  de 
Coi^nt^Garden  quatre  mities  ames  pour  ie  voir  entrer, 
ainsi  qu'il  I'avait  promis^  dans  une  bouteiHe  de  pinte. 
Tout  ie^IIM)nde  sail  qu'il  decampa  avec  t'argent  qu'on 
arait  pay^  li  ia  porte  pour  voir  ic  contenu  plus  grand  que 
Ic  conienanL  Notre  nouveau  Chesterfield ,  dont  Ie  nom 
est  de  CoinbleSy  niagistrat  de  la  ville  deLyon,  s'est  joue 
presque  aussi  hardiment  de  notre  cr^ulite;  mais  il  '^tait 
trop  honn^e,  et  les  circonstances  Ie  servaient  trop  bien 
pour  avoir  vouiu  abuser  d'une  maniire  profitable  du 
degr^  d'exaltation  oil  nos  succis  a^rostatiques  avaient 
port^  toutes  les  t£tes. 

Huit  jours  apr^s  Taudacieuse experience  de  MM.  Charles 
et  Robert ,  on  lut  dans  un  de  nos  papiers  publics  {k 
Journal  de  Paris)  qu'un  horloger  avait  trouve  Ie  moyen 
de  marcher  sur  Teau;  quit  avait,  k  eel  effet,  invente 
des  sabots  ilastiques^  a  Vaide  desquels  il  trauerserait  la 
rii^iere^  comme  un  ricochet,  cinquante  fois  dans  ime 
heure.  Sa  lettre  inscrite  dans  la  feuille  etait  tres-bien 
faite,  et  la  cectitudede  cette  decouverte  etait  garantie  de 
plus  par  les  i*edacteurs  du  Journal,  qui  declaraient  avoir 
pris,  avant  de  la  publier,  tous  les  renseignemens  que  la 
prudence  pouvait  exiger.  Cet  horloger  pr^tendu  de- 
mandait  une  souscription  de  deux  cents  louis,  qui  ne  lui 
seraient  remis  que  lorsqu  il  aurait  traverse  la  Seine  aux 
yeux  du  public. 

,  Malgre  rimpossibilite  presque  demontr^  de  conserver 
son  ^quilibre  dans  une  travers^e  rapide  pour  laquelle 
Tauteur  ne  deinandait  qu'une  minute,  personne,  hors 
une  seule  que  nous  allons  citer ,  nc  douta  de  la  possibHitii 
dc  Texperience;  Montgolfier  et  Charles  avaient  rendu 


Dl£C£M£RE    1783.  5o7 

(out  possible.  Monsieur ,  frere  du  roi  ^  qui  aime  les  arts 
ct  qui  les  encourage,  fit  une  souscription  dans  sa  sooiete, 
et  envoya  quarante<;inq  louis  au  bureau  du  Joumai^  d^ 
positairede  la«omme  demand^  par  le  pretendn  horloger ; 
beaucoup  de  gens  imit^rent  Texempie  de  Monsieur ,  et 
Ic  pr^vot  des  marchands  de  la  ville  de  Paris ,  voyant  dans 
cetessai  uu  avantage  pour  la  navigation ,  avait  non-seu- 
lemeot  eu  la  complaisance  de  fairc  preparer  une  enceinte 
pour  les  souscripteurs ,  il  avait  youIu  encore  contribuer 
de  dix  louis  ^  la  souscription.  Elle  ^tait  remplie  et  au* 
del^;  les  journalistes  Tavaient  ^crit  a  Lyon  a  M.  de 
GombleSy  que  seul  ils  connaissaient ,  qui  leur  avait  fiiit 
parrenir  la  pr^endue  lettre  de  lliorloger ,  et  qui  avait 
siiivi  avec  eux  cette  singuliere  correspondance.  lis  atten- 
daient  tous  les  jours  le  nouveau  thaumaturge  destin^  & 
souraettre  a  llionime  un  Element  qui  ne  parai  t  gu^e  plus 
facile  a  dompler  que  celui  que  M.  Montgolfier  venait 
d'asservir  \  son  genie ,  lorsque  M.  le  baron  de  Breteuil , 
ministre  et  secretaire  ayant  le  d^partement  de  Paris ,  a 
refu  une  lettre  de  M.  de  Flesselles ,  tntendant  de  Lyon  , 
qui  lui  apprenait  que  la  pr^tendue  experience  ^tt  une 
plaisanterie  que  s'etait  ||^rmise  un  citoyen  de  Lyon ,  assez 
recommaadable  pour  qu'il  le  suppli&t  de  taire  son  uom. 
Le  ministre  a  porte  sa  lettre  an  roi ,  qui  le  seal  peut-etre 
de  son  royaume  n'avaii  jamais  voulu  croire  i  la  possi-* 
bilit^  de  traverser  comme  un  ricochet  la  rmere  de  Seine 
en  une  minute.  Sa  Majesty  a  daign^  regarder  cette  plai* 
santerie  comme  une  espieglerie  dont  il  fallait  rire  et  en 
a  beaucoup  ri.  Paris  a  fini  par  en  faire  autant ;  chacun 
a  retire  son  argent  et  a  regard^  la  conduile  de  M.  de 
Combles  comme  une  critique  un  pcu  rigoureusement 
prononcec  de  la  propension  des  hommes  a  croire  a  co 


5o8  CORRESPONDANCE    LITTiSrAIRE, 

qu'ils  aiment,  le  merveilleux.  Nous  perdons  au  restc 
beaucoup  de  theories  certainement  aussi  profondes  qu'in- 
genieuses,  par  lesqiielles  nos  savans  ne  demontraient 
point  la  possibilite  de  la  chose  ( ils  n'en  doutaient  pas); 
inais  les  lois  par  lesquelles  elle  devait  avoir  et^  execute , 
les  moyens  que  Tauteur  avail  du  employer,  la  perfection 
que  Ton  pouvait  donncr  aux  sabots  elastiques,  etc.^  etc.; 
des  calculs  a  perte  de  vue  expliquaient  tout  ceia  d'une 
maniere  qui  eut  presque  autant  honore  ces  Messieurs  que 
I'inventeur  meme,  homme  heureux  et  puis  c^est  tout, 
pour  nous  servir  d'une  formule  acad^mique ,  lorsque  la 
lettre  de  M.  de  Flesselles  est  venue  reduire  tons  les  tra- 
vaux  des  gens  de  la  chose  au  m£me  point  que  les  deux 
cents  volumes  ecrits  jadis  sur  la  dent  (For,  trouvee  en 
Allemagne^  qui  exer^a  si  longuement  la  sagacite  des 
docteurs  du  seizieme  siecle.  La  Reine  et  Monsieur  vien- 
nent  de  faire  ecrire  au  bureau  du  Journal  de  Paris  qu'ils 
voulaient  que  les  quarante  louis  qu'ils  avaient  souscrits 
pour  cette  experience  fussent  employes  a  la  delivrancc 
de  peres  detenus  pour  mois  de  nourrice.  Get  excellent 
cxemple  de  bienfaisance  que  se  sont  empresses  d'imiter 
les  autres  souscripteurs  est  le  complement  de  Findul- 
gcnce  et  de  la  bonte  peut-^etre  plus  que  paternelle  avec 
lesquelles  nos  bons  souverains  ont  su  tourner  au  profit 
de  peres  malheureux  une  plaisanterie  un  peu  trop  forte 
que  I'auteur  doit  bien  se  reprocher.  Ce  trait  de  caractere 
est  digue  d'etre  observe  par  les  vrais  philosophes. 


L' Academic  des  Sciences  vient ,  conlre  son  usage  or- 
dinaire, de  nommer ,  avant  la  fin  de  Tannee,  Messieurs 
Montgolfier  ses  correspondans. 


DiCEMBRE    1783.  Sog 

]Vf.  le  comte  d'Angivilliers  ^  directeur  des  batimens  du 
roi,  et  en  cette  qualite  ministre  des  Arts^  vient  decrire 
a  rAcademie  de  Peiature,  Sculpture  et  d' Architecture  dc 
s'occuper  des  plans  et  dessins  d'un  monument  que  Sa 
Majcste  veut  faire  elever  au  milieu  du  bassin  des  Tuile- 
ries,  d'ou  sont  partis  MM.  Charles  et  Robert ,  pour  con- 
sacrer  aux  yeux  de  la  posterite  la  decouverte  de  Messieurs 
Montgolfier.  Le  public  a  appris  le  voeu  de  Sa  Majeste  a 
cet  egard  avec  la  plus  sensible  reconnaissance. 

L'Academie  des  Inscriptions  et  Belles^Lettres  a  recu 
ordre  en  menie  temps  de  s'occuper  de  I'emblenie  et  de 
Texergue  d'une  medaille  que  Sa  Majeste  veut  faire  frap- 
per  pour  conserver  la  memoire  de  cet  (^venement;  mais 
comme  ses  ordres  portaient  celui  de  joindre  ensemble 
les  noms  de  Charles  et  ceux  de  Montgolfier,  T Academic 
a  fait  representer  au  roi  que  les  medailles  etant  pour 
les  siecles  futurs  des  monumens  d'apres  lesqu^ls  on  ecri- 
vait  I'histoire,  et  Charles  etant  presente  dans  celle  qu'on 
lui  ordonnait  comme  inventeur  ainsi  que  Montgolfier, 
elle  demandait  a  Sa  Majeste  des  ordres  precis  par  les- 
quels  il  fut  expressement  enjoint  a  la  Compagnie  de 
reunir  ces  deux  noms.  La  posterite,  ainsi  que  le  siecie 
present ,  ne  manquera  pas  de  les  distinguer ,  malgre  les 
petites  intrigues  du  jour  qui  veulent  en  vain  les  oon- 
foudre.  II  n^est  plus  au  pouvoir  des  peuples  et  des  rois 
de  donner  ou  d  oter  le  merite  de  la  decouverte  a  celui  a 
qui  elle  appartient ,  et  le  fait  est  trop  prononce  pour 
cela. 


On  a  donne,  le  lundi  i5,  la  premiere  representation 
des  Brames  y  iragedie  de  M.  de  I^  Harpe.  Le  fonds  de 
cette  tragedie  est  tire  de  XHisioire  de  VIndostan ,  par 


n 


5lO  ^COREESPOrf DANCE  L1TT£RA.1RE, 

Tangiais  Dow.  Les  bratnes  se  soot  fait  de  tout  temps  ua 
principe  de.  cacher  leur  religion  aux  nations  mdme  qui 
ont  conqais  I'lnde,  jusqu'a  nos  jours.  II  n'y  a  que 
M.  Harrison  y  gouverneUr  de  B^nar^s  pour  la  Compa- 
gnie  anglaise^  qui  soit  venu  a  bout  de  les  corrompre  et 
d'obtenir  d*eux  non-seulement  la  r^vi^lation ,  mais  la  tra- 
duction, inline  de  leurs  livres  sacres  Merits  dans  cettc 
langue  samskrity  dont  Torigine  se  perd  dans  la  nuit  des 
temps. 

Le  sultao  Akcbare ,  dit  Tauteur  anglais  ^  curieux  de 
connaitre  ces  mysteres  religieuk ,  fit  choix  d'un  jeune 
seigneur  de  sa  cour^  qu'il  fit  adopter  par  un  brame  er- 
rant et  vagabond  y  apr^  aroir  fait  promettre  a  Feisi , 
nom  du  jeime  Mogol,  qu41  s'instruirait  a  fond  de  la 
laiigue  sacree  et  des  dogmes  des  bramines^  pour  reveDit* 
ensuite  Tinitier  a  son  tour  dans  la  connaissance  de  ces 
saints  mystires.  Feisi ,  pr^nt^  comme  enfant  de  cette 
caste  antique  chez  qui  Pythagore  puisa  la  plupart  des 
principes  de  son  systeme  philosophique  et  religieux ,  y 
fut  refu  sans  difficult^*  Sa  jeunesse ,  la  douceur  de  son 
caractere  que  modifiait  encore  Tirr^sistible  pouvoir  que 
donnent  le  desir  et  le  besoin  de  plaire  y  lui  valurent  I'a- 
miti^  la  plus  tendre  de  la  part  du  grand-prdtre.  Feisi , 
en  s'instruisant  dans  la  langue  sacree ,  entretint  pendant 
les  premieres  anniies  une  correspondance  suivie  avec 
Akcbare;  mais  le  grand-pr^tre  avait  une  fille  charmante, 
le  pretendu  brame  en  devint  atnoureux ,  ef  Tamour  de 
la  religion  qu'elie  professait  se  grava  aussi  profondement 
dans  son  coeur  que  les  charmes  de  la  jeune  braniine.  Le 
grand^pr^tre  se  crut  heureux  de  donner  sa  fille  a  son 
disciple  ch^ri ;  quel  fut  son  eflroi  lorsque  ce  jeune  neo- 
phyte,  ivre  d*amour  et  de  reconnaissance,  crut  devoir 


DKGKMBRE   1  'jS3.  5  I  I 

a  SOU  ami,  a  son  p^re,  Taveu  d'une  supercherie  qu'il 

crut  reparer  en  lui  jurant  qu'il  vivrait  et  mourrait  atla* 

che  Au  cuUe  de  Brama!  Le  grand-prl.lre,  le  repoussant 

d'une  main  et  armaiOt  I'aUtre  d'un  poiguard ,  allait  ]us- 

tifier.ce  grand  priacip0  de  sa  religion,  qui  ne  lui  per- 

niettait  de  teindre  se$  mains  que  de  son  propre  /sang  en 

se  p^r^nt  le  ccBUr,  lorsque  le  jeune  Feisi^  fondant  en 

larnies^  embrassant  ses  genoux,  arrSta  son  bras,  et.lui 

d^couvrant  ce  sein  sur  lequel  venail  de  reposer  pour  la 

pi^miere  fois.  sa  jeuuie  ejt  tendre  epoUse  ^  le  conjura.  de 

lui  ^rracher  uoe  ^xist^nce  qu'il  n'avait  donservee  jusqu'^ 

ce  moment  qu0  poulV  ne  pas  qliitter  la  vie. sans  avoir 

connu  lebonheui*.  S6s  menaces  de  s'arracher  le  jou^  au 

mdine  instant  que  son  phre  $e  priverait  d6  la  lumiere.  le 

firent  constotir  enfin  a  vivre;  il  le  promit  a  son  fils^ 

qui  lui  jura  ed  meme  temps .  que  jamais  les  mysteres 

saci*^  de  Brama  ne  sortiraient.de  sa  bouche^  Rappele 

aupr^s  d'Ak^bare^  Feisi  y  reparut^  mais  y  reparut  coinme 

brame,  c'est^a-dine  comnle  convainto  d'une  religion  pour 

laquelle  ses  sectateurs  etaitot  acooutom^  a  mourir  plutot 

qtiede.  la  reveler^  .Son  etnpereur  .eut-la  ^en^rosite  de 

n'imputer  qu'a  lui-m£me  cette  apostasie  ^  et  dd  respecter 

la.conscience  d'uli  sujet  qui  avait  tnbiinaocemmeilt  I'es- 

poir  desa  curiosite.  Feisi  n'enoccupa  pas  ta)oins  degrande» 

charges  dans  I'empire ,  et  protegea  pendant. sa  vie  une 

religion  qui  s'^teint  et  qui  doit  n^essairement  se  perdre 

un  jour  dans  celle  des  conquerans  des  contf^s  oil  elle 

est  nee. 

Il  nous  a  paru  ntfcessaire  d'entrer  dans  ees  details  sur 
ce  fait  historique,  si  Ton  veut  se  mettre  a  port^e  de 
mieux  juger  de  Temploi  que  M.  de  La  IIar(^e  vient  d'eii 
faire  sur  la  sc^ne  fran9aise.  Sa  pi^ce  ^tant  imprimee,  oii 


312  CORRESP03rDA9C£    LITTERAIBE, 

ne  croil  pas  devoir  en  rappeler  ici  la  marche  et  Fordon- 
nance. 

La  premiere  representation  n^a  pas  eu.im  succesbrii- 
lant ;  mais  le  public  n'avait  temoigne  par  ancon  signe 
de  reprobation  que  cet  onvrage  lui  eut  d^ln  ;  cependant 
plusieurs  tragedies  sifflees  impitoyablement^  ce  jour  ter- 
rible que  Voltaire  mime  redoutait,  nont  jamais  offert 
a  la  seconde  representation  une  assemblee  si  peu  nom- 
breuse  et  des  spectateurs  si  froids.  Les  Brames  sont  le 
premier  exempie  d'une  tragedie  jou^  tranquiUement 
jusqu'a  la  fin  a  la  premiere  representation ,  et  tombee 
des  la  seconde  dans  les  r^les.  Les  Barmecides  et  Je€mne 
de  Naples  avaient  plus  qu'annonee  deja  que  M.  de  1^ 
Harpe,  pour  itre  un  excdlent  litterateur,  nourri  dos 
meilleurs  principes,  n'en  avait  pas  la  tete  plus  drama- 
tique ;  que  ses  plans  etaient  vicieux ,  mal  con^us ,  rem- 
plis  d'invraisemblance  et  toujours  peniblement  denoues; 
mais  ces  de£iuts  etaient  adoucis  au  moins,  s'ils  n'etaient 
pas  rachetes  par  un  fonds  d'interet,  par  des  situations 
quiy  forc^es,  variaient  ou  prolongeaient  du  moins  cet 
int^rlt,  e^  surtout  par  le  merite  si  rare  dans  ce  moment- 
ci  d'un  style  difficilement  facile^- mais  presque  toujours 
correct y  plus  fait  pour  satis&ire  I'esprit  que  pour  tou- 
cher le  coeur ;  enfin  par  une  sorle  d*eloquence  poetique 
qui,  sans  jamais  partir  de  lame,  avait  cependant  une 
sorte  d'^nergie  et  de  chalcur. 

Les  Brames  out  paru  avoir  le  merite  de  la  diction 
des  Barmecides  y  de  Jeanne  de  Naples  et  presque  de 
Warwick;  mais  Ton  a  de  la  peine  a  concevoir  que 
rhonime  de  lettres ,  qui  dans  ses  ouvrages  polenii- 
ques  a  montre  les  conaaissances  les  plus  saines  sui* 
Tart  du  tlieatre,  ait  pu  imagined  un.drame  aussi  insi*- 


DlSCEAlBRE   J  783.  5l3 

gnifiaiit  par  le  choix  et  Texposition  du  sujet,  aussi  peu 
interessant  dans  sa  marche  et  dans  son  developp^ment , 
etdenou^  par  Yeffet  pittoresqtie  d^une  grandejbsse  em^ 
brasee^  entouree  de  brames^  plus  que  par  le  discours 
d'une  tolerance  vraiment  apostolique  que  prSche  le  grand- 
pretre  a  Timur-Ran. 

Voltaire  le  premier  osa  etendre  le  cercle  dans  lequel 
les  deux  grands  maitres  qui  Tavaient  prec^d^  avaient 
circonscrit  ou  du  moins  laisse  la  tragi^die  en  France ;  et 
ceux  qui,  de  son  vivant^  refusaient  a  ce  grand  homme 
meme  Tesprit  d'invention,  etaient  forces  de  convenir 
que  les  anciens  ne  lui  avaient  laisse  aucun  modele  de 
ces  tragedies  philosophiques  dans  lesquelles  il  mettait 
en  action  les  moeurs  et  le  genie  des  peuples  les  plus  an- 
tiques et  les  plus  c^lebres  de  la  terre.  Quelle  force  d'i- 
magination  il  a  fallu  pour  concevoir,  combiner  les  plans 
de  GengiS'Kan  et  de  Mahomet  I  et  quelle  profonde  con- 
naissance  du  cceur  humain  possedait  ce  grand  tragique 
pour  attacher  le  spectateur  au  tableau  majestueux,  il  est 
vraiy  mais  peu  interessant  ^  d'evenemens  qui  ont  chang^ 
le  sort  d'une  partie  de  la  terre ,  et  le  rendre  veritable- 
ment  dramatique  par  le  melange  admirable  de  ces  grands 
int^r£ts ,  avec  des  passions  qui  sont  de  tous«  les  temps 
et  de  tons  les  hommes!  Voltaire  veut-il  mettre  sur  la 
scene  cette  loi  aussi  ancienne  que  la  nature,  base  du 
gouvernement  chinois,  le  respect  filial;  c'est  un  fait  His- 
torique,  c'est  Tinvasion  du  Tartare  Gengis-Kan  qu'il 
prend  pour  ^poque;  c'est  son  amoiir,  jadis  dedaigne, 
pour  Idame  qui  devient  le  ressort  de  toute  Taction ;  c'est 
lui  qui  suspend  le  glaive  leve  sur  I'orphelin^  et  qui,  en 
nous  interessant  y  sert  a  developper  le  caractere  de  deux 
grands  peuples.  Veut-il  peindre  la  profonde  politique, 

Tom.  XI.  33 


5o4  CORRESPONDAIfCE   l^ITT^RAIRE, 

riUble  Qom  etait  Charles-Antoinc  Bertinazzi.  II  naquit, 
a  Turin,  en  1 7  lo.  Son  pere  etait  officier  dans  les  troupes 
du  Roi  de  Sardai|[qe.  Sa  premise  etude  fut  tr^s-soign^; 
a  quatorze  ans  il  fut  re^u  porte-enseigne  dans  un  regi* 
ment;  mais,  ayant  perdu  son  p^re  et  se  trouvant  sans 
fortune,  il  ne  put  resister  a  rimpulsion  de  (Son  genie. 
Apr^  avpir  essaye  de  donner  quelque  temps  aes  le^H>ns 
d'armes  et  de  danse,  il  se  mit  a  jouer  la  comedie  dans 
difierentes  villes  dltalie,  et  fut  bientot,  dans  le  role 
d'Arlequin,  I'^mule  des  meilleurs  acteurs  de  Venise  et 
de  Bologne.  Cest  en  1 74 1  qu'il  d^buta ,  sur  le  Theatre 
de  Paris ,  dans  le  role  ^jirlequin  muet  par  crainte.  Il  y 
pbtint  un  succ^s  qui  ne  s'est  pas  dementi  un  seul  in- 
stant, quoiqu'a  son  arrivee  a  Paris  il  ignorat  absolument 
notre  langue,  et  qu'on  n'y  eut  pas  encore  oubli^  la  lege- 
rete  de  Thpmassin,  dont  le  jeu  d^licat  et  naif  avait  en-» 
chante  Iqng-tcmps  la  ville  et  la  cour. 

Le  grand  talent  de  Cariin  tenait  surtout  a  I'e&treme 
justesse  de  son  tact  et  de  son  gout.  Personne  n'a  jamais 
mieux  devin^  ce  qui  pouvait  plaire  au  public  et  lui  plaire 
dans  Tinstant;  ce  n'est  pas  la  finesse  de  ses  saillies,  quoi- 
qu'il  lui  en  soit  echappe  d'excellentes^  qui  charmait  le 
plus,  c'etait  Ta-propos  de  tout  ce  qu^il  imaginait  de  dire 
et  de  faire;  il  n^  passait  jamais  la  mesure  dans  le  genre 
de  talent  oil  il  est  le  phis  difficile  d'eu  avoir  sans  man- 
quer  de  verve  et  dp  gaiete,  el  c'est  toujours  avec  une 
adresse  extreme  qu'il  allait  frapper  juste  au  but  qu'il 
s'^tait  propose.  On  pouvait  desirer  quelquefois  plus  d'es- 
prit  dans  son  dialogMc;  mais  il  est  siir  qu'on  n'en  pou- 
vait mettre  da  vantage  dans  ses  gestes,  dans  ses  mines, 
dans  toutes  les  inflexions  dp  sa  voix,  et  n'est-ce  pas  la 
surtout  qu'il  faut  chcrcher  le  veritable  esprit  d'un  arle-. 


OlSCEMBRE  1783.  5o5 

quiQpTous  ses  mouvemens  avaient  une  grace,  ime  su- 
rete ,  une  prest'csse ,  un  naturel  si  comique ,  qu'on  ne 
pouvait  se  lasser  de  Tadmirer.  Nos  plus  grands  acteurs, 
Le  Kain,  Preville,  les  meilleurs  juges  de  son  merite^  le 
voyaient  jouer  avec  deiices.  Sa  bonhomie  et  sa  gaiete  le 
rendaient  cher  h  tous  ses  camarades.  U  ^tait  le  dernier 
acteur  qui  nous  fut  reste  de  Tancienne  Comedie  Ita* 
lienne,  C'est  au  mois  de  septembre  dernier  qu'il  est  mort, 
d  une  maladie  aigue;  ii  avait  paru  encore  au  Theatre  peu 
de  jours  auparavant;  et  il  est  bien  prouve  que  jusqu^a 
lage  le  plus  avance  il  n'avait  pc^rdu  aucun  des  gouts  de 
la  jeunesse,  comme  il  en  avait  conserve  tout  Tesprit  et 
toutes  les  graces. 

£pigramme  sur  les  trois  Statues  qui  decorent  la  nout^elle 

fagade  du  Palais. 

Pour  orner  le  palais  un  artiste  fameux 
A  travaill^.  Quelle  est  sa  raeilleure  statue? 
La  Prudence  est  fort  hicn  ;  la  Force  est  encor  micux  , 
Mais  la  Justice  est  mal  rendue. 


ipitaphe  d'un  Jeune  Homme  tue  a  la  nowelle  Angle- 

terre ;  par  M.  de  Cambry. 

Le  diable,  qui  de  nous  dispose, 
Jadis  me  fit  sacrificr, 
Aniant,  mon  bicn  pour  une  rose  , 
Soldat,  mun  sang  pour  un  latirier. 


.  Nous  venons  de  voir  renouveler  d'une  maniere  tres- 
piquante  Fessai  que  fit  a  Londres  inylord  Chesterfield 
de  la  cr^dulite  des  hommes  pour  les  choses  les  plus  iu- 


5o4  CORRESPQNDAIfCE   I^ITT^RAIREy 

rlUble  nom  etait  Charles- Antoinc  Bertinazzi.  II  naquit^ 
a  Turin,  en  17  lo.  Son  pare  etait  officier  dans  les  troupes 
dii  Roi  de  Sardaigqe.  Sa  premise  etude  fut  tres>soignee; 
a  quatorze  ans  il  fut  re^u  porte^enseigne  dans  un  regi* 
inent;  mais,  ayant  perdu  son  p^re  et  se  trouvant  sans 
fortune  9  il  ne  put  r^sister  a  rimpulsion  de  <6on  genie. 
Apr^s  avpir  essay^  de  donner  quelque  temps  des  lemons 
d'armes  et  de  danse,  il  se  mit  a  jouer  la  comedie  dans 
differentes  viiles  dltalie,  et  fut  bientot,  dans  le  role 
d'Arlequin,  T^mule  des  meilleurs  acteurs  de  Venise  et 
de  Bologne.  Cest  en  1 74 1  qu'il  d^buta ,  sur  le  Theatre 
de  Paris  9  dans  le  role  iHArlequin  muet  par  crainte.  II  y 
pbtint  un  succes  qui  ne  s'est  pas  dementi  un  seul  in- 
stant, quoiqu'a  son  arrivee  a  Paris  il  ignorat  absolument 
notre  langue,  et  qu*on  n'y  eut  pas  encore  oubli^  la  lege- 
rete  de  Thpmassin,  dont  le  jeu  d^licat  et  naif  avait  en* 
ehante  Ipng-tcmps  la  ville  et  la  cour. 

Le  grand  talent  de  Carlin  tenait  sur  tout  a  re&trSme 
justesse  de  son  tact  et  de  son  gout.  Personne  n'a  jamais 
mieux  devine  ce  qui  pouvait  plaire  au  public  et  liii  plaire 
dans  Tinstant;  ce  n'est  pas  la  finesse  de  ses  saillies,  quoi- 
qu'il  lui  en  soit  echappe  d'excellentes,  qui  charmait  le 
plus,  c'etait  la-propos  de  tout  ce  qu'il  imaginait  de  dire 
et  de  faire;  II  n^  pa^sait  jamais  la  mesure  dans  le  genre 
de  talept  oil  il  est  le  phis  difficile  d'eu  avoir  sans  man- 
quer  de  verve  et  dp  gaiete,  el  c'est  toujours  avec  une 
adresse  extreme  qu'il  all  ait  f rapper  juste  au  but  qu'il 
s'ptait  propose.  On  pouvait  desirer  quelquefois  plus  d'es- 
prit  dans  son  dialogpe;  mais  il  est  siir  qu'on  n'en  pou- 
vait mettre  da  vantage  dans  ses  gestes,  dans  ses  mines^ 
dans  toutes  les  inflexions  dp  sa  voix ,  et  n'est-ce  pas  la 
^urtout  qu'il  faut  chcrcherle  veritable  esprit  d'un  arle-. 


OECEMBRE   1783.  5o5 

quinPTous  ses  mouvemens  avaient  une  grace,  une  su- 
rete,  une  prest'csse,  un  nature!  si  comique,  qu'on  ne 
pouvait  se  lasser  de  I'admirer.  Nos  plus  grands  acteurs, 
Le  Kain,  Preville,  les  meilieurs  juges  de  sou  merite^  le 
voyaient  jouer  avec  deiices.  Sa  bonhomie  et  sa  gaiet^  le 
rendaient  cher  a  tous  ses  camarades.  U  etait  le  dernier 
acteur  qui  nous  fut  reste  de  Tancienne  Comedie  Ita* 
lienne,  C'est  au  mois  de  septeuibre  dernier  qu'il  est  mort, 
d  une  maladie  aigue;  il  avail  paru  encore  au  Theatre  peu 
de  jours  auparavant;  et  il  est  bien  prouve  que  jusqu^a 
i'age  le  plus  avance  il  n'avait  pc^rdu  aucun  des  gouts  de 
la  jeunesse,  comme  il  en  avait  conserve  tout  I'esprit  et 
toutes  les  graces. 

ilpigramme  sur  les  trois  Statues  qui  decorent  la  nouifelle 

fagade  du  Palais. 

Pour  orner  le  palais  un  artiste  faiueux 
A  travaille.  Quelle  est  sa  racilleure  statue? 
La  Prudence  est  fort  hicn  ;  la  Force  est  encor  mieux  , 
Mais  la  Justice  est  mal  rendue. 


ilpitaphe  d'un  Jeune  Homme  tue  a  la  nowelle  Angle- 

terre;par  M-  de  Camhry. 

Le  diable ,  qui  de  nous  dispose , 
Jadis  me  fit  sacrificr, 
Aniaat,  mon  bicn  pour  une  rose  , 
Soldat,  mun  sang  pour  un  latirier. 


.  Nous  venons  de  voir  renouveler  d'une  maniere  tres- 
piquante  I'essai  que  fit  a  Londres  mylord  Chesterfield 
de  la  cr^dulite  des  hommes  pour  les  choses  les  plus  iu- 


5o4  CORRESPQNDAIfC£   I^ITT^RAIRE, 

ritable  nom  etait  Charles- Antoinc  Bertinazzi.  II  naquit, 
a  Turin,  en  1 7  lo.  Son  pere  elail  officier  dans  les  troupes 
du  Roi  de  Sardaigqe.  Sa  premise  etude  fut  tr^s-soign^; 
a  quatorze  ans  il  fut  re^u  porte-enseigne  dans  un  regi- 
ment; mais,  ayant  perdu  son  p^re  et  se  trouvant  sans 
fortune,  il  ne  put  r^sister  a  I'impulsion  de  <6on  genie. 
Apres  avpir  ess^ye  de  donner  quelque  temps  des  lemons 
d'armes  et  de  danse,  il  se  mit  k  jouer  la  comedie  dans 
differentes  villes  dltalie,  et  fut  bientot,  dans  le  role 
d'Arlequin,  I'^mule  des  meilleurs  acteurs  de  Venise  et 
de  Bologne.  Cest  en  1 74 1  qu'il  d^buta ,  sur  le  Theatre 
de  Paris ,  dans  le  role  A'^rlequin  muet  par  crainte.  Il  y 
pbtint  un  succ^s  qui  ne  s'est  pas  dementi  un  seul  in- 
stant, quoiqu'a  son  arrivee  a  Paris  il  ignorat  absolument 
notre  lang^e)  et  qu'on  n'y  eut  pais  encore  oublie  la  lege- 
rete  de  Thpmassin,  dont  le  jeu  d^hcat  et  naif  avait  en- 
ohante  Iqng-tcmps  la  ville  et  la  cour. 

Le  grand  talent  de  Carlin  tenait  surtout  a  Fextreme 
justesse  de  son  tact  et  de  son  gout.  Personne  n'a  jamais 
mieux  devin<^  ce  qui  pouvait  plaire  au  public  et  lui  plaire 
dans  Tinstant;  ce  n'est  pas  la  finesse  de  ses  saillies,  quoi- 
qu'il  lui  en  soit  echappe  d'excellentes^  qui  charmait  le 
plus,  c  etait  1  a-propos  de  tout  ce  qu'il  imaginait  de  dire 
et  de  faire ;  il  n^  pa^ait  jamais  la  mesure  dans  le  genre 
de  talept  oil  il  est  le  phis  difficile  d'en  avoir  sans  man- 
quer  de  verve  et  dp  gaiete,  et  c'est  toujours  avec  ime 
adresse  extreme  qu'il  all  ait  frapper  juste  au  but  qu'il 
s'^tait  propose.  On  pouvait  desirer  quelquefois  plus  d'es- 
prit  dans  son  dialogpe;  mais  il  €St  siir  qu'on  n'en  pou- 
vait mettre  davantage  dans  ses  gestes,  dans  ses  mines^ 
dans  toutes  les  inflexions  dp  sa  voix ,  et  n'est-ce  pas  la 
surtout  qu'il  faut  chercherle  veritable  esprit  d'uo  arle-- 


OECEMBRE  1783.  5o5 

quin?  Tous  ses  mouvemens  avaient  une  grace,  ime  su- 
rete ,  une  prest'csse ,  un  naturel  si  comique ,  qu'oo  ne 
pouvait  se  lasser  de  Fadmirer.  Nos  plus  grands  acteurs, 
Tje  Kain,  Preville,  les  meilleurs  juges  de  sou  merite^  le 
voyaient  jouer  avec  d^lices.  Sa  bonhomie  et  sa  gaiete  le 
rendaient  cher  a  tous  ses  camarades.  II  etait  le  dernier 
acteur  qui  nous  fut  reste  de  Tancienne  Comedie  Ita* 
lienne,  C'est  au  mois  de  septembre  dernier  qu'il  est  mort^ 
d*une  maladie  aigue;  il  avait  paru  encore  au  Theatre  peu 
de  jours  auparavant;  et  il  est  bien  prouve  que  jusqu'a 
Tage  le  plus  avance  il  n'avait  pc^rdu  aucun  des  gouts  de 
la  jeunesse,  comme  il  en  avait  conserve  tout  I'esprit  et 
toutes  les  graces. 

J^pigramme  sur  les  trois  Statues  qui  decorent  la  noui^elle 

Jagade  du  Palais. 

Pour  orner  le  palais  un  artiste  fameux 
A  travaille.  Quelle  est  sa  rocilleure  statue? 
La  Prudence  est  fort  hicn  ;  la  Force  est  encor  roicux  , 
Mais  la  Justice  est  mal  rendue. 


ilpitaphe  d'un  Jeune  Homme  tue  a  la  noiwelle  Angle- 

terre;par  M*  de  Camhry. 

Le  diable,  qui  de  nous  dispose, 
Jadis  me  fit  sacrificr, 
Aniant,  mon  bicn  pour  une  rose  , 
Soldat,  mon  sang  pour  un  laiirier. 


.  Nous  venons  de  voir  renouveler  d'une  maniere  tres- 
piqnante  I'essai  que  fit  a  Londres  inylord  Chesterfield 
de  la  cr^dulite  des  hommes  pour  les  choses  les  plus  iu- 


520  CORRESPOBri>AWCE    LITTER  AIRE, 

foiis,  sur  le  mime  Theatre,  HeracUte^  ou  leTriomphe  de 

» 

la  BeaiU&y  comedie  en  un  acte  et  en  vers.  « 

Le  Conte  des  Oies  dufrere  Philippe^  de  La  Fontaine  ^ 
a  fourni  le  sujet  de  cette^  petite  cdmedie.  - 

Get  ouvrage ,  dont  la  conduite  ofFre  de  grandes  in- 
vraisemblances,  n'a  aucun  m^rite  qui  les  excuse.  On  a 
trouv^  dans  le  style  quelquefois  de  la  grace  et  de  la  faci- 
lity, mais  plus  sou  vent  de  la  maniere  et  beaucoup  de 
negligence.  Le  peu  de  succes  de  cette  petite  comedie 
a  rendu  tres-ridicule  rempressemeat  avec  lequel  le  public 
a  affect^  de  demander  I'autcur  :  les  Com^diens,  apres 
avoir  &it  attendrc  trop  long-temps  les  spectateurs,  ont 
fini  par  annoncer  que  I'auteur  n'etait  pas  dans  la  salle. 
On  le  nomme  Dupont.  C'est  son  premier  essai ,  et  s'il  est 
jeune ,  cet  essai ,  quoique  d^fectueux ,  semble  donner 
quelques  •  esp^rances. 


r  •- 


Varieies  morales  et  amusantes^  tirees  des  Journaux 
anglais;  traduction  noupelley  par  M.  I'abbe  Blanchet, 
de  Saint-Germain- en -Laye.  Deux  volumes  in-ia.  Nous 
avions  deja  une  traduction  complete  du  Spectateur  an- 
glaiSf  le  premier  journal  de  ce  genre  qui  ait  paru  dans 
le  monde  litt^raire;  M.  Steele  en  publia  les  premieres 
feuilles^  en  1709,  lorsque  la  France  n'avait  encore  que 
le  Mercure^Galant,  L'ouvrage  entier  renferme  un  grand 
nombre  de  -chapitres  oil  les  ridicules  qu'on  y  attaque  ^ 
tenant  a  des  moeurs  et  a  des  usages  particuliers  aux  An- 
glais ,  ne  pouvaient  avoir  de  sel  et  d'int^rlt  que  pour 
eux.  Cette  traduction  avait  un  tort  peut-etre  encore  plus 
reel ,  celui  d'etre  fort  litterale ,  et  de  n'avoir  cependant 
presque  rien  conserve  de  la  tournure  singuli^re  et  pi- 
quante  que  M.  Steele  avait  su  donner  a  ces  le9ons  d'une 


*kC 


OECEMBRE   I  783;  5^  I 

morale  enjoQ^e,  que  le  monde  poll  aime  encore  et  dont 
il  piofite  quelquefois*(i).  Le  nouveau  traducteur  a  choisi 
dans  cet  ouvrage,  ainsi  que  dans  le  Babillard  et  le  Men- 
tor du  mime  atiteur,  les  chapitfes  qu'ii  a  jug^s  devoir 
plaire  tmiversellement ;  parpe  que  dans  ce  choix  tres- 
vari^  les  ridicules  que  Ton  fronde,  les  sottises  qu'on  per- 
sifle  et  les  vices  que  Ton  censure ,  ne  sont  guere  moins 
les  notres  qutf  ceux  de  nos  voisins ;  et  parce  que  la  mo- 
rale qu'ils  pi*esentent  sous  des  allegories^  des  narl*ations 
et  des  fictions  de  toute  esp^ce^  est  de  tons  les  peuples 
et  de  tous  les  temps. 

Outre  le  choix  des  mati^res  qui  en' rend  la  lecture  plus 
interessante,  le  style  de  cette  nouvelle  traduction  a  de 
plus  le  m^rite  d'etre  pur ,  souvent  m^me  elegant ,  et  de 
ritre  avec  ce  caractere  de  precision^et  d'originalite  qui 
pouvait  seul  nous  faire  connaitre  le  genre  d'esprit  des 
Swift,  des  Addisc^n  et  de  tous  ceux  qui  ont  coop^re  ayec 
Steele  au  Babillard ^  au  Spectateur  et  an  Mentor^  dont 
on  a  extrait  les  deux  volumes  que  nous  avons  I'honneur 
de  vous  annoncer.      ^ 


Vojage  de  M.  Cancer  dans  Vinterieur.  de  VAmerique 
septentrionahy  traduii de  Vanglais{pL)>  Un  volume  in-8*. 
Le  Voyage  du  capitaine  Carver  n  re9u  en  Angleterre  un 
accueil  si  favorable ,  qu'il  s'en  est  fait  de  suite  dans  tres- 
peu  de  temps  trois  Editions.  Cet  ouvrage  n'est  point, 
comme  la  plupart  des  autres  Voyages,  une  nomenclature 
plus  ou  moins  fidele  des  noms  des  peuples  et  des  pays 

(i)  Mademoiselle  Huber,  auteur  des  fameuses  Lettres  sur  la  ReUgion  •ssen- 
tielle,  en  avail  donne  un  extrait ;  mais  cet  extrait ,  conqu  dans  I'austerite  de 
ses  principes ,  n*est  qu'un  squelette  de  Touvrage  depouille  de  toutes  les  formes 
qui  en  font  tout  k  la  fois  le  charme  et  Tutilite.  {Note  de  Grimm, ) 

(i)  Par  Montucla ,  auteur  de  VHistoire  des  Mathematiques. 


Saa  CORRESPOND AWCE  LITT^RAIRE  , 

que  leurs  auteurs  ont  parcourus ;  il  renferme  des  details 
tr^s-curieux  ,  soit  sur  la  g^graphie  interieure  de  rAme-^ 
rique  septentrioDale ,  soit  sur  les  moeurs  des  nations  qui 
Thabitent ,  et  notamment  sur  les  Nadoessis  et  ies  Assi- 
nipoils ,  hordes  sauvages  qui  sont  les  plus  eloignees  des 
grands  lacs.  M.  Carver  a  joint  a  son  Voyage  des  re- 
cherches  interessantes  sur  les  lois  ^  le  culte  et  les  usages 
domestiques  et  civils  de  ces  peuples ,  et  des  observations 
tr^-bien  faites  sur  lUistoire  naturelle  de  ces  grandes 
contr^es.  L'auteur  n'^tait  repass^  en  Europe  que  pour 
proposer  au  Gouvernement  anglais  le  projet  d'un  voyage, 
dont  I'objet  ^tait  d'atteindre ,  par  le  secours  des  Indiens 
dont  il  esp^rait  se  concilier  Tamitie ,  quelqu'une  des  ri- 
vieres qui  traversent  rimmense  continent  de  TAmerique 
septentrionale  de  I'est  a  I'ouest,  et  vont  se  jeter  dans  la 
mer  Pacifique.  Ce  projet  fut  accueilli  froidement  par  le 
Bureau  des  Plantations  en  Angleterre.  L'auteur  qui  rap- 
portait  une  concession  que  lui  avaient  faite  les  Nadoessis, 
par  un  acte  formel  d'un  terrain  considerable  au  nord  du 
Lac  Pepin,  presque  aussi  grand  que  TAngleterre,  p^rit 
presque  de  misfere  a  Londres ,  capitate  d'une  patrie  pour 
laquelle  il  avait  sacrifi^  sa  fortune,  risque  sa  vie,  et  qui 
en  avait  d^ja  re9U  d'importans  services.  U  avait  ^t^  re- 
duit  a  exercer  le  ch^tif  emploi  de  comniis  d'une  loterie 
pour  vivre,  en  attendant  que  Ton  s'occup&t  s^rieusement 
d'un  projet  dont  la  possibility  parait  actuellement  d^- 
montr^e,  et  que  Tauteur,  mort  a  I'^ge  de  quaranle-huit 
ans^  paralssait  fait  pour  ex^cuter.  Sa  mort  n'a  pas 
an^anti  le  genre  d'^mulation  que  son  Voyage  avait  inspire 
a  sa  nation.  Une  soci^t^  de  particuliers riches  et  qualifies, 
a  la  tete  de  laquelle  est  M.  Withworth ,  va  executer  ce 
qu'avait  projet^  M.  Carver,  On  doit  envoyer  des  hommes 


DiJ^GEMBRE   I  783.  SsS 

sages  et  d^termin^  ^  avec  des  ouvriers  de  toute  espece , 
en  Canada;  apr^s  avoir  atteint  Textremite  du  nord-ouest 
du  Lac  Sup^rieur,  ils  se  lieront  d'amiti^  avec  les  diverses. 
nations  qui  viennent  y  trafiquer;  ils  les  accompagneront 
chez  ellesy  hiverneront  dans  leur  pays,  construiront  de 
petites  embarcations  et  descendront  au  printemps  sur 
leurs  rivieres  jusqu'a  la  Mer  Pacifique.  La  ils  constrai- 
ront  un  batiment  propre  a  tenir  la  mer,  reconnaitront 
les  cotes  voisines,  et  iront,  suivant  les  circonstances,  au 
Kamtchatka  ou  aux  Philippines.  Telle  est  du  moins  la 
marche  la  plus  probable  que  se  propose  cette  compagnie 
de  voyageurs. 


Paris  en  miniature  ^  dapres  les  dessins  dun  nouuel 
Argus;  brochure  in-12  (i).  Ce  petit  ouvrageest,  comme 
le  dit  Tauteur^  un  croquis  de  cette  immense  capitate 
dont  les  hahitansforment  un  monde  et  les  faubourgs  des 
cites.  II  s'excuse  de  pr^enter  son  ouvrage  apres  les  huit 
volumes  du  Tableau  de  Paris;  a  mais  il  a  vu  tant  de 
personnes  tomber  en  syncope  k  la  vue  d'un  simple  in-S®, 
qu'il  espfere  que  son  petit  volume  sera  souffert  dans  le 
monde  comme  tant  d'Stres  inutiles. »  L^auleur  y  par- 
court  d'une  mani^re  rapide ,  quelquefois  spirituelle  y 
mais  presque  toujours  sans  gout  et  sans  mesure ,  une 
partie  de  nos  ridicules,  de  nos  modes  et  de  nos  usages; 
il  r^p^te  ce  qu*on  a  dit  tant  et  tant  de  fois  des  femmes^ 
des  abb^s,  des  academies,  des  financiers,  etc.  Les  nou- 
veaux  ^tablissemens  qui  se  forment^  les  Edifices  et  les 
accroissemens  de  cette  capitale  lui  ont  foumi  quelques 
reflexions  judicieuses.  Tout  cela  est  parsem^  de  portraits 
dans  le  genre  de  ceux  de  La  Bruyere;  presque  tons  ont 

(i)  Par  le  marquis  de  Luchet. 


5a4  CORRESPOND ASrCE   LirriRAIRE, 

du  trait ;  le  ridicule  est  saisi ,  presente  d'aoe  roaniere 
vraie,  yire  et  piquante ;  il  oe  leor  manque  que  le  coloris 
inimitable  avec  lequel  ce  grand  moraliste  et  cet  exoellmt 
ecrivain  peignait  les  Fran^ais  dn  siecle  de  Loois  XlV.  An 
reste ,  cette  bagatelle  pent  amoser  par  Fopposition  assez 
trancbante  des  tableaux  que  Tauteur  a  renferm&  dans 
ce  petit  cadre. 


FIN  DU  tOME  ONZliME. 


TABLE  DES  MATIfiRES. 


1782. 

JANYIER.  —  Lettre  de  M.  de  Ramsay  k  Diderot  sur  le  livre  Des  De- 

lits  et  des  Peines,  c 

Yers  adresses  au  prince  royal  de  Prusse.  lo 
^pigramme  contre  madame  de  Beaahamais,  par  Le  Brun.  —  Parodie  de 

cette  epigramme.  ibid. 

Premiere  repr^entation  de  CoUnette  a  la  Cour^  opera  comique  de  Lour- 

det  de  Santerre  et  Gretry.  ii 

j^pigramme  sur  cette  soiree.  la 
Premiere  representation  da  Gateau  des  Rois,  comedie  de  Piis  et  Barre. 

—  Chute  de  cette  piece.  ibid. 
Principes  etabtis  par  Joseph  II  pour  servir  de  regie  a  ses  tribunaux  et 

magistrats  dans  les  matieres  ecclesiastiques.  14 
Jd^Ie  et  Theodore,  par  madame  de  Genlis.  —  Examen  de  cet  onvrage. 

—  Personnages  reels  mis  en  scene  sous  des  noms  supposes.  16 
Sur  les  Yoyag^  en  Suisse.  —  Description  des  Alpes  Pennines  par  M.  T... 

B...  a3 

VEnigme ,  ou  le  Portrait  d*unefemme  ceUbre  (  madame  de  Genlis).  a 8 

Lettre  de  Thomas  sur  la  mort  de  M.  Tronchin.  a 9 

Succes  de  la  reprise  d^Aucassia  et  Nicolette ,  opera  de  Sedaine  et  Gretry.  3 1 

Reprise  et  examen  critique  de  Manco  Capac ,  tragedie  de  Le  Blanc.  3  a 
Reflexions  sur  tetat  actuel  du  credit  public  de  VAngleterre  et  de  la 

France,  34 

^pigrammes.  3  7 

Histoire  de  Russie ,  par  Levesque.  38 
EstMphu  difficUe  anjourd'hui  de  faire  une  bonne  comedie  qu*une  bonne 

tragedie?  4^ 

Premiere  representation  du  Flatteur,  comedie  de  M.  Lantier.  45 

Romance  de  Marmontel.  4^ 

;^lection  de  Condorcet  a  TAcademie.  —  Sa  reception.  5a 

Troisieme  voyage  de  Cook ,  relation  anonyme.  57 
Colomb  dans  lesfers ,  epitre  de  M.  de  Langeac  couronnee  par  FAcademie 

de  Marseille.  58 

Opinion  £un  citoyen  sur  le  mariage  et  sur  la  dot.  Sg 

MARS.  —  Stances  a  madame  de  Lauzuu.  ^o 


526  TABLE 

Bouts  rimds ,  par  le  marquis  de  Mootesquiou.  6t 

Premiere  representation  d'Henriette ,  drame  de  mademoiselle  BAUCourt.  ibid. 

Premiere  representation  d*Orphee  avee  la  nouvelle  musique  de  Gossec.  63 

Chute  des  Deux  Pourbes ,  com^die  de  La  Chabeaussiere.  64 

Publication  des  OEuvres  completes  de  Voisenon,  65 
Vers  de  mademoiselle  Aurore ,  chanteuse  de  TOpera ,  a  mademoiselle 

Raucourt  et  au  marquis  de  Saint-Marc.  66 

Riponse  de  ce  dernier.  67 

Yers  a  Bnffon ,  par  M.  de  La  Fert£,  avocat  au  Parlement.  68 

Bouts  rimes  de  madame  de  I^noncourt.  69 
Lettre  de  Buffon  k  I'lmperatrice  de  Russie  qui  lui  avail  envoye  des  four- 

rures  et  des  m^dailles.  70 
Reponse  de  I'lmperatrice.  7  a 
Premiere  repr^ntation  de  I'J&cUpse  totale ,  opera  comique  de  La  Cha- 
beaussiere et  Dalayrac.  73 
Premiere  representation  de  V Amour  et  la  Folie ,  comedie  de  Desfontaines.  7  4 
Examen  de  YEaai  sur  Us  rignes  de  Claude  et  de  Neron  de  Diderot  77 
Nouveau  voyage  enEtpagne,  par  Peyron.  79 
Histoire  de  la  derniere  revolution  de  Suede ,  par  Jacques  Lescene-Des- 
mai^ns.  80 

AYRIL. ! —  Exameu  des  Liaisons  Dangereuses,  roman  de  Choderlos  de 

Laclos.  8i 
Tkalie  aux  Comediens  Francois ,  au  sujet  de  Fouverture  de  leur  nouvelle 

salle  (rCklion)  87 

]^nigme-Logogriphe.  88 
Ouverture  de  la  nouvelle  salle  des  Francis.  —  V Inauguration  du 

Theatre  Francois,  comedie  par  Imbert  ibid. 
Premiere  repr&entation    du  Puhlic   Vengi,    com^e  -  vaudeviUe  de 

M.  Prevdt.  —  Couplet  contre  Beaumarchais.  91 

Invention  mecanique  de  M.  Tera  pour  supplier  la  pompe.  95 

Sur  Mercier.  —  Seconde  edition  de  son  Tableau  de  Paris,  96 

Corps  d^extraits  de  roman*  de  cheyalerie,  par  M.  de  Tressan.  ibid. 

Sur  les  ponts  k  bascule ,  divertissement  a  la  mode.  97 

Ters  au  prince  Henri  de  Priisse.  98 

Extrait  d'une  lettre  du  roi  de  Prusse  a  d'Alembert.  99 
Premiere  representation  de  Moliire  a  la  nouvelle  Satle,  comedie  de  La 

Harpe.  ibid. 

Eloge  du  comte  de  Maurepas,  par  Gondorcet.  io3 

MAL  —  Premiere  representation  d'Jgisy  tragedie  de  Laignelot.  107 


D£S    MATI^RES.  Say 

pag. 

Portrait  de  Tabbe  Delille  ,  par  madame  du  M oley.  108 

Anecdote  geo^alogique.  i  la 
Premiere  representation  du  Pohte  suppose  ,  opera  comique  de  Laujeon 

et  Ghampein.  ibid. 

Premiere  representation  du  Vtiporeux,  comedie  de  Marsollier.  1 14 
Prix  de  vertu  k  d^erner  par  TAcademie.  —  Plaisanteries  k  ce  sujel. 

—  Nouveau  prix  fond^  par  M.  de  Monthyon.  1 15 

Nouvelle  edition  de  VEncjrclopSdie.  x  19 

Addition  a  la  Lettre  sur  Us  avetigUs^  par  Diderot.  lao 

Couplets  sur  Taffaire  du  la  avril  178a  (ladefaite  de  Tamiral  de  Gratse).  i34 

Sur  Palissot et  ses  ouvrages.  i35 

Premiere  idee  des  telegraphes  par  Linguet.  i4i 
Sur  la  Destruction  de  la  Ligue  ou  la  Rdduction  de  Paris  t  drame  de  Mer- 

cier.  14a 
Extraii  du  Journal  d'un  ojficier  de  la  marine  de  Pescadre  de  M,  le  eomte 

ePEstaing,  x45 

Portrait  du  docteur  Troncbin.  x45 

JUIN.  —  Sejour  du  comte  et  de  la  comtesse  du  Nord  k  Paris.  —  Anec- 
dotes. x49 
La  comtesse  de  Givry,  drame  de  Yoltaire.  iSg 
Examen  d*un  sermon  de  I*abbe  Boismont.  160 
Essais  sur  les  Angh' Amdricmns ,  par  M.  Billiard  d*Auberteuil.  1 63 
Chanson,  par  le  chevalier  d'Aubonne.  1 64 
Reprise  de  la  comedie  des  Philosophes  de  Palissot.  —  Indignation  des 

partisans  de  Rousseau  centre  cette  piece.  x  66 

Premiere  representation  du  Dcserteury  drame  de  Mercier.  168 

Fabliaux  et  contes  du  douzikme  et  du  treizitme  si^cles,  par  Le  Grand 

d'A.ussy.  ibid. 

Poesies  Jugitives ,  par  Le  Mierre.  i6q 

JUILLET.  — Examen  des  Confessions  de  J.-J.  Rousseau.  —  Refutation 
de  quelques  assertions  de  Rousseau.  —  Auteurs  qui  ont  aussi  public 
leurs  Confessions.  X70 

Yers  pour  le  chien  de  madame  de  La  Reyniere ,  par  Tabbe  Amaud.  — 

l^pigramme.  180 

Fragment  d*une  lettre  de  la  baronne  d*Ei*lach  a  madame  de  Yermenoux.  181 
Recudl  ttEpitaphes  f  par  La  Place.  i8a 

Stances  de  La  Harpe  a  mademoiselle  Cleophile  de  TOp^ra.  i83 

Le  Chardonneret  en  liberte ,  fable  deM.de  Nivemois.  185 

Impromptu  a  madame  de  Yermenoux.  1 86 


5a8  TABiA 


Lellredelf.lfoflltoaflB'Udcf«Mrer£fafailiaadeGcBefe.  i86 

gmaieie  reprcMotatioo  d^^iedre,  opera  de  GoiDard  ct  f^foif  ■  190 

Histoire  de  CharUmagne,  par  GollanL*  1911 

hOXST.-^UttndtM.ltPriudentde^*  aMMcomUi€***.^C^ 

tiqne  do  poeaie  dec  Jardins,  par  lUwoL  ibid. 

Ten  for  le  oomte  do  NonL  199 

Preouere  reprcMOtatloii  dcs  Joumalittet  JngUus,  conedie  de  Gailbavi.  ibid. 
Premiere  repraentadoo  des  Courdsannet ,  oomedie  de  Psyimr.  S04 

Cooplet  de  La  Harpe  sar  Naigeoo.  so6 

Cbapitre  de  la  reioe.  —  Legende  iogenieufe.  ibid. 

Premiere  representation  des  Jumemix  de  Bergamej  comMie  de  Florian. 

Suocci  de  cette  piece.  907 

Premiere  representation  d'one  parodie  i^AgU.  ibid. 

SEPTEMBRE.  —  8ur  TEtdaTage  des  Fran^  en  Franche-Comte.  so8 

Le  comte  et  la  comteue  du  Nard^  anecdote  Euste ,  par  le  chevalier  Dn 

Coodray.  sog 

Noupeau  Thddtre  Jllenumd,  par  Friedel.  a  1 1 

l^pignunme  de  Le  Mierre  sor  les  poemes  descripilfs.  aia 

Bon  mot  de  Dudosa  I'agonie.  —  Plaisanteriesurdeuxmedecins.  —  Ma- 
dame de  ChenoDceaux ,  bni  de  madame  Du  Pin.  ai  3 
Mot  de  Frederic  n  sur  Tabbi  Raynal.                                                       214 
Premise  representation  du  Mort  marU,  comedie  de  Sedaine,  et  des  Dettx 
Aveugles  de  Bagdad,  op^ra  comique  de  MarsoDier.  —  Chote  de  ces 
pieces.                                                                                               ibid. 
Le  Feu  ;  Ariane  ;  Apotton  et  Daphnd ,  actes  d'opera.                                 2 1 5 
Premiere  representation  de  Tibkre  et  Ser^nus,  tragidie  de  M.  Pallet.       ai8 
Prix  de  poisie  d^cerne  par  TAcademie  k  Florian.  —  Lecture  de  La 
Harpe.  220 

OCTOBRE.  —  Les  Jdstdtes  chaise's  d*Espagne ,  Precis  historiqne ,  par 

Diderot  22  a 

Don  Pablo  Ola vides ,  Precis  historique  par  Diderot.  2  33 

Essais  surla  phjrsionomie ,  par  Lavater.  —  Aualyse  de  cet  ouvrage.  240 

Chanson  du  due  de  Nivernois  a  la  marquise  de  Boufflers.  a54 

Yersde  Florian  k  Michuet  k  madame  Trial.  256 

Unique  repr^senUtion  de  Zorai,  tragedie  par  M.  Marignie.  .    257 

Anecdote  sur  Toltaire.  259 

Trait  d'avaricc.  ibid. 


DES  ]|ATli^R£S.  5^9 

Revue  du  Theatre  Italien.  —  Le  Diable  Boiteuxy  de  Fa  vart  fils.  —  La 
Parodie  de  Tib^n^  de  Radet  —  Tom  Jones  h  Londres ,  de  Desforges.  a 60 

Premiere  representation  des  Amaru  Mtpagtwls^  comedie  attribue  a  Beau- 
marchais.  a6a 

EiS€d  sur  t architecture  thSdtrale,  par  M.  Patte.  a63 

Quatrain  sur  Pierre.  '  *         264 

Lettre  du  marquis  de  Villette  a  madame  de  Gdaslin  sur  la  banqueroute  du 
prince  de  Gu^dne.  *  ^id. 

Premiere  representation  et  chute  du  Mcaiage  in  extrems,  et  Aeta  Coupe 
des  FoinSf  Vaudevilles  de  Piis  et  Barr^.  —  Querelle  de  Dugazon  et  de 
Dazincourt.  a6$ 

Premiere  representation  des  Bivaux  Amis ,  comedie  de  Forgeot.  a68  - 

DlfCEBIBRE.  —  Examen  de  Touvrage  de  MaMy  sur  la  ManUre  d^itnte 

fBistovre,  •  269 

iSpigramme  sur  madame  Denis.  276 

Lettre  du  roi  de  Suede  au  prince  de  Nassau.  ibid. 

Premiere  representation  de  VEmharras  des  Richesses,  comedie  lyrique  de 

Lourdet  de  Santerre  et  Gretry.  —  Go^iplet  satirique  sur  cettt  piece.  277 
Premiere  representation  de  la  NomelU  Omphale ,  opera  comique  de  Beau- 

noir  et  Floquet  279 

Premiere  representation  du   Fieux  Garcon,  comedie  en  ver»  de  Du- 

buisson.  079 

La  P^eHle  de  seize  ans ,  romance  par  Grouvelle.  »8o 

Charade-Galembour,  par  Bonfflers.  aSz 

l^pigramme  du  marquis  de  Ximenes  centre  Ponten^le.  a#ai 

Ters  de  la  comtesse  de  Bussi  k  la  reine.  ibid. 

Rupture  d*un  president  avec  mademoisdle  Desorages.  —  Sa  lettre  It  cette 

danoiselle.  ibid. 

Premiere  representation  de  Vlndigent^  drame  de  Menrier,  et  A'Anaxi- 

man^/v,  comedie  de  M.  Andrieuz.  11 83 

VEspion  ddwdise,  pamphlet.  r>  Jugement  sur  cet  ouvnige.  a 84 

Histoire  de  la  -vie  priv^  des  Praneais ,  par  Le  Grand  d'Anssy.  VS7 

Mdmclre  sur  U  passage  du  Nord^  qui  eontient  ausn  des  Riflemons  sur 

les  glacesj  par  le  due  de  Croy.  a 88 

Recueil  de  pUces  interessantes  pour  serptr  h  tJRsioire  des  rignes  de 

f,ouis  XIII  et  de  Louis  JOF',  publie  par  de  La  Borde.  —  Marion  de 

Lorme.  289 


Tom.  XI.  34 


53o  "»=-  „ 


1782. 


JAHTIE*-  — 1«« !••««<*».  pi*"  «■*«•  ••' 

La  OMm,  toime  ,m  ^  A«t..  m«lmi  m  A^nO^  de  Borf- 

lecoMtedeTliiard.  *^* 

tSfcniici  <ln  doe  de  tatbi^m  a  ■idmoMfilr  d'OrioM.  —  Gf»d 

-     iraiidalc.  ^  •^ 

PKBMttfCprteflttfiflod'XMMZ^cr^'crMul^opcni  flMuqoe  de  Fort  d 

preaiire  it||i6cnlitimirrffr-^,  tnscdie  deM.  de  Bocbelort,  avce  dei 

cteund^Gofiee.  — tecfaote.  «97 

t$$tnKs  Graces  du  Ncm^eam  Uomdg,  comepv  le  Amiia  dc  Chas- 

SurUprwMfs ,  chaiMom  par  Gcrntti.  3oo 

▼fff  ducomtedeTwMUi:  AuxriaUardtmes  eoniemponuRs.  3a3 

Ifot  de  U  dodicMe  de  Gramncmt  nir  U  baiiqaaroate  dn  priaoa  de  Giie- 

Beta  trait  de  madame  de  Ifontbazon.  —  Sa  reponse  a  sa  belle-mere.  ihid. 

U  Chardonneretet  tAigU,  fable  de  M.  de  Nivemoia.  3o4 

GuimarJ,  au  tArt  de  la  danse  pamiomime ,  poeme  par  Doplain.  3o5 

ftur  VMnumach  des  Mutes  de  1 7  82 .  ibid. 

^pigranflM  «w«re  Robe.  3o6 

Conle  en  veri.  ^**7 
Artidfli  nferolosiqueai  d'AnviUe;  Remi,  avocat  au  Parlement;  Tabbe 

Coyer;  VaucaiMon;  MoD¥el.  3o8 

Bur  le  bonhew  dessou ,  brochure  de  Necker.  3 1 1 

Premiere  reprcscDtolion  du  Roi  Lear,  tragedie  de  Duci».  3ia 

Impromptu  d'Imberl  a  M0I6.  —  Couplet  de  Lcmicrre  a  .madame  de 

Maupeou.  .  ^*^ 

L'Academie  d*ceme  le  prii  d'utilite  aux  Conversations  dEmilie,  de  ma- 
dame d*4pioay.  —  Mol  de  la  duchesw  de  Grammont  a  cette  occa- 

ibid, 
sion. 

Lettre  de  madame  d'l&pinay  a  d' Alembe  rt.  5 19 

Reponse  de  d*Alembert.  ^*** 

Mably  charge  dc  rediger  un  projel  de  constitiition  pour  les  l£tate-Unis.   ibid. 


DBS   MATliaiES.  53  I 

Dolttes  sur  dtffyremes  opiahtu  remits*  dtm  la  socvite ,  par  mademoiselle 

de  Sommery.         ' 

Les  Jernies  gem  du  sUcle ,  vaudeville ,  par  Cbampcenetz  fils.  3a  3 

Billet  k  M.  de  Villctle.  —  lipigramme  sur  le  comte  de  Barruel.  3a5 

FivmiER.  —  teltre  du  comte  de  Laoraguais  a  Suard.  "biO. 

Anecdote  sur  M.  de  La  Rtyniere.  * 

M.  de  Lauragais  k  rAfeademie  ,  anecdote.    •  3*^ 
Discours  de  Yestris  I  son  fils. 

Premiere  lypiesentatioD  dn  Bon  menage  y  comedie  de  Florian.  •  »bid. 

rm^^^//«  tfT^iiripiVtftraduites  par  Prevost.  ^^* 

roraee  aux  Indes  onentales  et  a  la  Chine ,  etc.,  etc.,  par  Sonneral.  3  3« 

Ketraclaf ion  sur  la  mort  de  Monvel.  ^*^ 

Succes  de  la  reprise  d'^fs,  op&*a  de  Pioeini.  ^^7 
Eevnedu  Theiitre  Italien. 

les  Quatre  iaisdns  de  tann^e,  etc.,  poeme  tfun  seul  vers,  par  le  comte  de 

la  TMiraille:  trop  lofcg  de  moiti^.  ^^° 

«  • 

MARS.  —  VJigle  et  U  Hibou ,  fable ,  par  Cemtli.  •  341 

Vers  donnes  &  M.  le  comte  de  Rochambean.  349 

Premiere  representation  de  Renaud,  op4ra  de  Le  Boeuf  et  Sacchini.         ibid. 
Monumens  delaUe  pmde  des  dome  Cizars,  attribne  au  Pere  Jaquier, 

ptiis  a  Hugues  d^Hancarville. 
Premiere  repr^ntation  Ae&Aveux  /i«j(Jf«/!e*,  comedie  de  Vigee.  —  Autre 

•omedie  sous  le  m^me  litre ,  de  M.  d*Estat. 
Premiere  w|r6sentation  de  CaraU  et  BUmford,  ^Omedie  du  chevalier  de 

Langcac,  et  du  Corsaire^  op^ra-comicpie  de  U  Cbabeaussiere  et  Da- 

layrac.  .355 


AVRIL.  —  Examen  dn  livre  de  M,  Dupont  de  Nemours  sur  la  vie  et  les 

356 
ouvrages  de  M.  Target    • 

M^diille  en  Fbonneor  de  la  libert6  americaine  ,  par  Franklin.  36o 

Parodift  du  Roi  Lear,  par  Pariseau.  ^®* 

Hejiesnons  phihsopfuqites  sur  leplaisir,  par  de  La  Reyniere  le  fiU.  — 

Souper  donnc  par  kii. 
Des  Lettres  de  cachet  et  des  prisons  ttEtat ,  par  Mirabeau.  366 

Vers  de  Ccrutli  a  mademoiselle  de  Sivry.  —  R6ponie  de  cette  demoiseUe.  36? 
tUsahe^de  France,  tragWie  de  M.  Le  Fevra.  —  La  representation  en 
est  defendue. 

MAI.  —  LeTombeauifEwhads.  ^^^ 


53^  TABLE 

Impromptu  de  mademoiieHe  de  SiwjTf  a  midwiw  de  MobIvbod.  $70 

Anecdote  anr  la  nainance  de  Blarie-Antomette.  —  Saiembow  nur  la 

retraite  d'an  ministre.  371 

Lettre  de  madaaie  Duvhrier,  ci-devaDt  madawM  penis*  wx  CaafdhBi 

Tran^us.  ibid. 

Inaoguraiion  de  la  nooreUe  lalle  de  la  Gmn^die  Malianne  (TliMtrtt  F^ 

▼art).  —  Prologue f  parSedaine  et  Gretry.        ,  373 

jieies  du  synode  tenu  a  Toulousmau  moit  de  noifemire- 1782.  377 

Im  Comtesse  de  Bar,  trag^e  par  madame  de  MontiMoiBi  —  Analyse  de 

cette  piece*  ibid. 

Le  Riveil  de  TkaUe ,  opera  comique  de  Dcsiqptainei.  3Si 

JUIN.  —  Sur  ruistoire  des  min^ux  de  Boffon.  383 

Imitation  d'Chride  par  Rochon  de  Ctiaiwnnes.               *  386 

^pigramme  mr  M.  de  Rocliefort  381 
Querelle  entre  madamt  Dufivier  et  las  GomMieni  Franqais »  d^ciite  par 

leroi.  ibid. 

Anecdote  snr  mademoiselle  Olivier  de  la  Gom^e  Fran^aise.  389 

Pampblel  contre  Beaumarchaia,  par  M.  de  Lanfagnail.  Sgo 

Beprise  de  Vefuse  Sauvie ,  trag^e  de  La  Pladfe.  394 

Reprise  de  Jeanne  dt  NtqtieSf  tragMie  de  La  Harpe.  SgS 

Premiere  lepresentation  du  Voyage  de  Rodne,  oom^e  de  Piia  et  Barre.  3g6 
Sur  les  r^titions  du  Manage  de  Figaro,  —  La  reprefanlation  en  est 

defendue.  397 

Sor  ime  caricature  #00 

Yers  de  madem<rfseRe  de  Sivry  k  La  Harpe.  401 
Premiere  representation  de  PSrprmesaupee,  ofbm  de  Sanvigny  et  De- 

zede.  —  Couplet  sur  cette  piece.  ibid. 

Les  merveiiles  du  Ciel  et  de  fEnfer,  etc.,  par  Peroetti.  40a 

Lettre  de  Bdffon  au  oomte  de  Barmel.  4o3 

Premiere  repr^ntation  de  Pjrrame  et  ThuiS,  scene  lyrique  de  lArive.  404 

Sur  la  tragMie  de  Phiioctke  de  La  Harpe.  4o5 

Snr  le  Phre  de  province  et  Dame^eanne,  oomMics  d«  Prevdl.               *  407 

Mrotika  BibUan,  par  Mirabeau.  4o' 
Essais  pkilosophiques  sur  les  moeurs  de  divers  animautc  etrangerSy  par 

Foucher  d*Obsonville.  409 

Quatrain  sur  M.  Metre  et  nademoiselle  S^ionne.  4<  4 

Premiere  repr^wntation  de  VAmtetw  soMpte^  coasidie  de  Desprcs,  41 5 
Premiere  representation  de  Blaise  et  Babet,  opera  comique  de  Monvei  el 

Oeaede.  416 


DES   MITI^RES.  533 

AOUT.  ^  HUloire  d^Jftkr^^^Khan^  pur  ^aistre  de  La  tour.  417 

Couplets  de  Ducjs  a  mademouelle  Clairon.  419 

Premiere  repr^ntatbn  ^  chotedafc  Koiiiu,  ouh  MMatBur  mtdadrmty 

comUie  de  Detfo^et.  ibid. 

Premiere  representation  de  Cassondre  miemueUnj  TaudeviUe  de  Goubrt. 

—  Sur  rin?ention  deJttM.  Mongolfiert-^  If.  Bhockard,  MM.  dbarles 

et  Robert.  —  Experiences  a^rostatiques.  *^  TAOi  de  nrtnldin«  4^0 

Premiere  repr&entation  di* Alexandria  aux  Indes^  oykm  de  Morel  et  Me- 

reaux.  j  4a8 

Steoe  publique  de  TAcademie  Fran^aise.  —  Prix  de  win.  —  Leeturoi 

de  Gondorcet  el  4b  Lemrre.  499 

Publication  dfi  quaire  nouiieAia  volnmes  du  TabUau  de  Pansy  par  Mer- 

cier.  43  a 

NouveUfi  tradi^tUm  de  tJUni  eur  F/umme ,  de  P^pe^  par  M.  de  Fon> 

lanes.  ibid. 

La  Chroni^Scimdakute^  ou  Memobw  pour  servir  ^  tkuUHre  de  la  ge- 

ndrtUion  pMsente ,  etc,  plur  Imbert.  4^4 

SEFTEBiaRE.  —  Sur  le  Jmttnut  d^eeheet  deM.de  Kemplen.  -^  Lettres 

de  M.  Cftarles  Gottlieb  de  Findisch  sur  le  Joueur  d^echees^  etc.  — 

Description  de  cette  naAiae.  —»  Maebioe  parlaate.  4^5 

Flooes  do  Radix-de-Sainte-Foix.  44^ 

PressentimfiBS  sur  la  jnoit  de  Diderot  et  de  d'Alemberl.  —  Mot  de  ce 

dernier  k  Gondorcet  -44^ 

Nouvelle  expMenea  a^rostalique  des  frercs  Montgoliier.  -^  MedaiUe 

frapp^e  en  lenr  bonneur.  446 

Le  Manage  de  Figaro  joue  cbez  M.  de  Yaudrenil.  44^ 

La  Gour  k  Fonlainebleau.  —  Les  Deux  Soupers^  op6ra  comique.de  Fallot 

et  Dalayrac.  ibid. 

Premiere  representation  de  Didon,  op^a  de  Ma^nontel  et  Piccini.  44S| 

Premiere  representation  du  Drwt  du  Seigneur^  opera«comique  de  Des- 

fontaines  et  Martini.  4^0. 

Discows  du  comte  de  LallfToUndalf  etc,^  etc,  ,  45.x 

Lettre  a  M,  le  president  iur  le  globe  §e'rosiatique,  surles  tStesparlantee,et€,, 

par  Rivarol.  45a 

Mort  de  d'Alembert*  —  Details  sur  ses  derniers  momens.  4^4 

£loge  acad^mique  de  d'Alembert  par  le  marquis  de  Gondorcet.  4^7 

Premiere  representation  de  la  Caravane  du  Caire ,  opera  de  Morel  et 

Gr^try.  459 

Premiere  representation  des  Deu»  Portraits ,  comidie  de  Desforges.  460 

Premiere  representation  du  Comte  dtOlbourg,  drame.  ibid. 


DES   MATXilBES.  535 

Srdmiere  rcpr4se»tatioii  des  Brumes,  trag^ie  de  La  Harpe.  —  Anec- 
dote sur  laquelle  Taction  de  cette  piece  est  fdnd^.  —  5on  pen  de 
succes.  —  Afifnnre  de  Cinq  sermons,  etc.,  par  l^abhi  de  La  Harpe^  etc.  ^^ 

Premiere  representation  du  Faux  Lord,  op^ra  oomiqae  de  MM.  Picdni 
peieetfils.  5x8 

Premiere  repr&entation  et  chute  de  Heradite,  ou  le  Triomphe  de  la 
Beaute,  op^  comifoe  de  Dupont.  Sao 

Varietes  morales  et  amusantes ,  par  TaHbe  Blanche!.  ibid. 

Voyage  de  M.  Carver  dans  tinterieurd^  tJmerique  septentrionale ,  tra- 
duit  de  Tanglais,  par  Montucla.  5a  i 

Paris  en  UinUxtun^  par  le  marquis  de  Luchet.  5a  3 


FIH  DK  L4  TABLK  DU  TOMK  OHZliMH. 


«      I