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CORRESPONDANCE
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LITTfiRAIRE. ^
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TOME XI, !
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IMPRIMERIE DB H. F0DBN1BR ,
Jiri DB SIIHE, N. l4'
/
CORRESPONDANCE
litt£;ra.ire,
PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
DE GRIMM
ET
DE DIDEROT,
DEPuis 1753 jusQu'sN 1790.
NOUVELLE Edition,
RBTUS BT MISK DAITS TTK MBZLLXUE ORDRB ,
ATKC DM» irOTBS BT DBS iCLAIECISSBMBirS ,
KT OU Sm TEOUTBITT E^TABLIBS POUE Uk PEXMliEB FOIS
I.B8 PHEASBS SVPPEIMBB8 PAE LA CBITSUEB IMPiEZALB.
TOME ONZlfeME.
1782— 1783.
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A PARIS,
CHEZ FURNE, LIBRAIRE,
QUAI DBS AUGUSTIirSy if<> Sq ;
ET LADRANGE, M£ME QUAI, N* 19.
^^^-^-^^/^ ■»/%
M DCCC XXX.
'/.»'
ra-'. --'
CORRESPONDANCE jjl^,
LITTfiRAIRE.
V'
h
1782.
JANVIER.
Paris, jantier 1782.
Lgttre traduUe de T anglais de M. de Ramsay y peintre
du roi d Angleterre ^ par M. Diderot a quielle a ete
adressee.
Il y a environ un mois que je vous envoyai par mon
tres-digne ami M. Burke un exemplaire des Lemons de
Sheridan, les Odes de Gray, avec le portrait grave de
M. Bentley. Je compte qu'ils vous seront parvenus ;
mais si, par quelque accident, ils s'etaient ^gares, je vous
prie de me le faire savoir , afin qu'on puisse les recou-
vrer ou vous en envoyer d'autres,
Voila ce qu'un negociant appellerait le nScessaire;
mais le necessaire est bien court entre gens qui tra-
fiquent d'esprit. Si Ton se redilit au necessaire absolu ,
adieu la po^sie, la peinture , toutes les branches agreables
de la philosophic, et salut a la nature de Rousseau , a la
nature a quatre pattes. Afin done que cette lettre ne res-
semble pas tout-a-fait a une lettre d'avis, j'y ajouterai
quelques reflexions sur le traite DeiDeUtti e delle Pene,
dont vous et M. Suard me parlates chez M. le baron
d'Holbach, lors de mon sejour a Paris.
Tom. XI. I
2 COBBESPONDATTCE LITT^BAJRE,
Je u'ai fait qu'uae legere 4€Cture de ce Traite, et je
me propose de me retire attentivement et plus a ioisir.
A en juger au premier coup d'oeil, il me parait renfer-
mer des observations ingenieuses, entre iesquelies quel<>
ques-unes pourraient peut-£tre avoir le bon elFet qu'en
attend Tauteur plein d'humanite; mais, a consid^rer
cet ouvrage comme un systeme, j'en trouve les fonde-
mens trop incertains , trop en i'air^ pour soutenir un
edifice utile et solide, que Ton puisse habiter en surete.
La notion d'un contrat social ou Ton montre le pouvoir
souverain comme resultant de toutes les petites rogniires
de la liberte de chaque particulier , notion qu'on ne sau-
rait gu^re contredire ici sans £tre llieretique le phis
maudit, n'est apres tout qu'une idee m^taphysique dont
on ne retrouvera la source dans aucune transaction
reelle, soit en Angleterre, soit ailleurs* L'Histoire et
I'observation nous apprennent que le nombre de ceux
qui veillent actuellement a Texecutioii de ce pretendu
contrat, de cet accord imaging sur la formation des lois,
quoique plus considerable dans un Etat que dans un
autre, est tou jours t res-petit en comparaison du nombre
de ceux qui sont obliges a Tobservation de ces lois. C'est
grand dommage que Thabile auteur de I'puvrage en
question n'ait pas pris le re vers de sa metbode, et tente,
d'apr^s une recherche s\ir Torigine actuelle et reelle des.
diffi^r^ns gouvernemens et de leurs difFerentes lois, la
decouverte de quelque principe general de reforme ou
d'institution ; son succes en aurait peut*^.tre ete plus as**
sure , et il se serait a coup sur garanli de ces ambigui-
tes, pour ne pas dire contradictions, oil s'embarrassem
toujours I'auteur d'uii syst^me qui n'aura pas ^te pi>is
dans la nature. Celui^ci, par exemple, avoue que chaque
JANVIER 1781^. 3
homme, en coatribuant a sa caisse imaginaire^ n'y met
que la plus petite portion possible de sa propre liberie,
et qu'il serait sans cesse dispose a reprendre cette quote-
part^ sans la menace ou Taction d'une force toujours
prSte a Ten empecher. La force doit done ^tre recoiinue
au moins comme le lien de ce contrat volontaire; et cer-
tainement si, pour quelque cause que ce fut, un homme
se laissait peudre sans y ^tre contraint , il diiflererait peu
ou point du tout d'un homme qui , dans les memes cir-
conslances, se pendrait de lui*meme, sorte de conduite
qu'aucun principe de morale politique n*a encore entre-
pris de justifier. Dans un autre endroit , il reconnait que
les sujets n*auraient jamais accede a de pareils contrats
s'ils n'y avaient et^ contraints /^ar la necessile, expres-
sion obscure et susceptible de plusieurs sens , entte les-
quels il est incertain que celui de Tauteur soit que ces
contrats ont et^ volontaires, et que les hommes y ont
et^ amenes par le besoin ou la n^ssit^. Cela n'est point
suffisamment explique. Lorsque au milieu des difBcultes
et des imperfections sans nombre d'une langue , ' quelle
qu'elle soit , un auteur n^gligera de fixer par des exemples
la signification de ses mots, il aura bien de la peine a se
preserver de I'ambiguite, sorte d'ecueil qu'^vitcra tou-
jours celui qui s'en lient a la morale purement experi-
menlale ; qu'il ail tort ou qu'il ait raison , il sera toujours
clair et intelligible. Apres tout, si notre Italien n'entend
autre chose par son contrat social que ce qu'ont entendu
quelques-uns de nos auteurs anglais, savoir Tobligation
tacite, reciproque des puissans de protcgei' les faibles en
retour des services qu'ils en exigent, et les faibles de
servir les puissans en retour de la protection qu'ils en
obtiennent, nous sommes prets a convenir qu'un tel ta-
1
■
4 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
cite coiitrat a existe depuLs la creation du jnonde , et
subsistera tant qu'il y aura deux hommes vi vant ensemble
sur la surface de la terre. Mais avec quelle circonspec-
tion n'eleverons-nous pas sur cctte pauvre base un edifice
de liberte civile ^ lorsque nous considererous qu'un con-
trat tacite de cetfe espece subsiste actuellement entre le
grand Mogol et ses sujets, entre les colons de I'Amerique
et leurs n^res^ entre le laboureur et son boeuf; que
peut*dtre ce dernier est de tons les contrats tacites celui
qui a ^te le plus fidelement et le plus ponctuellement
execute par les parties contractantes !
Mais, pour en venir a quelque chose qui ait un rap-
port plus immediat a la nature du traitd Des DMits^ \\
dil qu'en politique morale il n'y a aucun avantage per-
nftanent a esperer de tout ce qui n'est pas fonde sur les
sentimens indelebiles du genre humain ; et c'est la cer-
tainement une de ces verites incontes tables a laquelle
doivent faire une egale attention et ceux qui se proposent
d'instituer des lois et ceux qui ne se proposent que de les
reformer; mais^ apres le desir, de sa propre conserva-
tion^ y a-t-il dans Thomme un sentiment plus universe!^
plus inefFa9able que le desir de la superiorite et du com-
mandement ^ sentiment que la necessite presente pent
reprimer, mais jamais ^leindre dans le coeur d'aucun
mortel? P^u sont capables de remplir les devoirs de chef ,
tons aspirent a TStre. La chose etant ainsi , si Ton veut
prevenir les suites daagereuses du passage continuel de
la puissance d'une main dans une autre , il est done ne-
cessaire que ceux qui en sont actuellement revetus usent
de tons les moyens dont ils peuvent s'aviser pour main-^
tenir leur autorite^ si leur salut est etroitement li^ avec
cette pgiissance.
JANVIER 1782. 5
De la naissent quelques consequences qui nie parais«
sent ne pouvoir pas facilement decouler de la raeme
source et du meme canal d'oii I'auteur tire les siennes.
] "^ C'est que plus le nombre des contractans actuels ,
maitres ou chefs y en quelqne society que ce soit , sera
petit en comparaison du corps entier, plus la force et la
celerite de la puissance ex^cutrice doivent y pour la se-
curite de ces maitres ou chefs, s'augmenter, et cela a
proportion du nombre de ceux qui sont gouvernes , ou j
comme disent les g^om^tres, en raison inverse de ceux
qui gouvernent.
2** C'est que la partie gouvernee etant toujours la plus
nombreuse, on ne pent I'emp^cher de troubler la partie
qui gouverne qu'en prevenant son concert et ses com-
plots.
3° C'est que, dans le cas ou le Gouvernement ne porte
que sur une ou deux jambes, il importe de pr^venir et
de punir, par un degfi de severity et de terreur propor-
tionne au peril, toute entreprise, toute cabale, tout corn-
plot , tout concert, qui , plus il serait secret, plusil serait
sagement conduit, plus surement il deviendrait fatal du
moins aux chefs, si ce n'est a toute la Nation, a moins
qu'il ne fut etouffe dans sa naissance.
Ceux done qui proposeraient, dans les Gouvernemens
d'une certaine nature , de supprimer les tortures , les
roues , les empalemens , les tenaillemens , le fond des
cachots sur les soup^ons les plus legers^ les executions
les plus cruelles sur les rooindres preuves, tendraient a
les priver des meilleurs moyens de securite, et abandon-
neraient I'ad ministration a la discretion de la premiere
poignee de determines qui aimeraient mieux commander
qu'obeir. La cinquanti^me partie des clameurs et desca*
6 COHItESPONDANCB LITT^RAIRE,
Kales qui sufflrent a peine , au bout de vingt annees ,
pour deplacer Robert Walpoole y auraient en moins de
deux heures , si on les avait soufFertes a Constaotinople ,
envoy^ le Sultan a la Tojir Noire , et ensanglante les
portes du serail de la chute des meilleures tetes du Divan.
£n un mot 9 les questions de politique ne se traitent
point par abstraction comme les questions de geometric
et d'arithmetique. I^es lois ne se form^rent nuUe part ,
a priori, sur aucun principe general essentiel a la na-
ture humaine ; parfout elles d^coulerent des besoins et
des circonstances particulieres des societes , et elles n'ont
ete corrig^es par intervalles qu'a mesure que ces besoins,
circonstances y necessit^s r^elles ou apparentes, venaient
a changer. Un philosophe done qui se resoudrait a con-
sacrer ses meditations et ses veilles a la r^forme des lois
(et a quoi les pensees d'un philosophe pourraient- elles
mieux s'employer?) devrait arr^ter ses regards sur une
seule et unique society a la fois ; et si parmi ses lois et
ses coutumes il en remarquait quelques-unes d'inutile-
ment severes , je lui conseillerais de s'adresser a ceux
d'entre les chefs de cette soci^t^ dont il pourrait se pro-
mettre d'eclairer Tentendement, etde leur montrer que
les besoins , les circonstances ^ les necessites et le^ dan-
gers a I'occasion desquels on a invent^ ces s^v^rites , ou
ne subsistent plus, ou qu'on pent j pourvoir par des
moyens plus doux pour les sujfets^ et du moins egalement
surs pour les chefs. Les sentimens de piti^ que TEtre
tout -puissant a plus ou moins semes dans le cceur ded
hommes, joints a la politique commune et ordinaire de
s'^pargner tout degre superflu de severite, ne pourraient
manquer d'obtenir un favorable accueil a une modeste
remon trance de cette nature , et produire des effets d^-
JANVK^tl 1782. 7
sires que le ton haut, fier et injarieux empSeheraieiit
vraisemblablenietit ; tnais A un philosophe ^ et dans ce
qa'il propose et dans la madiere dotit il propose ses vues
sur la reforme des lois , oublie que les homines sont
hommes , n'a aucun egard a leur faiblesse , ne con^ulte
nf Fhonneor^ ni le bien-etre j ni la sdcUrit^ de ceux qui
ont seuls le potivoir de donner la sauctloii a ces lois , ou
que peat^tre il n'ait jamais pris la peine de savoir quelles
sonl les personnes en qui reside ce pouvoif , toutes ses
peioes n'aboutiront k rien ou a peu de chose^ du moins
pour le moment. En vain se plaifidra«t-il de ce que
gli aomini lasciano per lo piii in abandono i piii impor^
tanti rigolamenti alia discfezione di quelM finteresst
deiqaali ^ di opporsi aUe piii proidde leggi; a de ce que
les hommes, pour la plupart du temps ^ abandonnent les
r^glemens les plus imporCani a la discretion de ceux
dont Tiut^t est de s'opposer aux plus sages lois. » Ces
personnes y par lesquelles il entend sans donte l^s riches
et les puissans, Itii diront qu'on n'abandonna jamais k
leur discretion la confection des lois ; que tous ont ega-
lement et de tout temps envi^ cette prerogative , mais
qu*elle leur est devolue tout natmrellefnent , parce qu'ils
etaient les seuls propres a la poss^der. lis lui diront que
cela n'est arrive ni par accident, ni par negligence, ni
par abus , ni par m^pris , mais par des lois invariables
et eterneU^s de ndture ; Tune desqoelles a Voulo que la
force en tout et partout oommandSt k la faiblesse , loi
qui s'exeeute et dans le monde physique et dans le monde
moral , et au centre de Paris et de Londres , et dans le
fond des forets , et parmi les hommes et parmi les ani-
maux.
En vain s'indignera-t-^il de ce que les lois sont n^es^
8 CORRESPOND ANCE LITTER AIRE, ■-
pour la plupart d'une n^ccssit^ fortuite et passag!^re. lis
lui dirbnt que sans la necessHe il n'y aurait point eu-de
lois du tout , et que c*est a la mSme necessite que les lois
actuelles sont soumises , prates a ceder ou a durer quand
et tant quUl lui plaira.
' En vain s'ecriera-l-il : Felici sono quelle pochissime
Nazioniche non aspettarono che il lerUo moto delle cam-
binazioni e vicissitudini umane faee&se Mccedere alles'
tremita dei mali un Mi^iamento al bene , ma ne accele^
rana i passaggi intermedi con buone leggil ccHeureux le
tries-petit, nombre de Nations qui n'attendirent p^ que le
inouyeinent lent des combinaisons et des vicissitudes hu-
maines fit naitre a Fextn^mite des maux un achemine-^
ment au bien , mais qui par de bonnes lois en abregerent
les passages interm^diai^es!.., » Us lui diront qu'il s'est
tout-a-fait tromp^ sur un point.de fait, et qu'il n'y a
jamais eu de nations telles qu'il les repr^sente. Us lui
diront que, s'il veut se donner la peine d'examiner soi-
gneuscment THistoire et les archives des Nations qu'il a
vraisemblablement en vue , il trouvera que les lois qu'il
preconise le plus sont sorties de ces coinbinaisons , de ces
vicissitudes huQiaines auxquelles il dispute si dedaigneo*^
seinent le droit de legislation.
Tout ouvrage speculatif, tel que celui Dei Delitii e
ddle PehCy rentre dans, la categoric des utopies, des
Republiques de Platan, et autres poliliques id^ales, qui
montrent bien I'esprit , rhumauit^ et la bonte d'ame des
auteursy mais qui n'ont jamais eu et n'auront jamais an-
cune influence actuelle et presente sur les affaires
Je sais bien que ces principes g^neraux, qui tendent
a ^clairer et a ameliorer I'espece humaine en general, ne
sont pas absolument inutiles; mais je n'ignore pas qu'ils
JANVIER 1782.* 9
n'ametteront jamais une sagesse geqerale. Je sais bien
que la lumi&re nationale n'est pas sans quelque effet sur
les chefs , et qu'il s'etablit en eux , tnalgr^ eux , une sorte
de respect. J^sais que cette lumi^re generate , tant van-
tee, est une belle et glorieuse chimere dont les philo- ^
sophes aiment a se bercer, mais qui disparaitrait bientot
s'ils oavraient THistoire et s'ils y voyaient a quoi les
meilleures institutions sont dues. Les Nations anciennes
•nt toutes pass^ et toutes les Nations modernes passe-
ront aYant que la philosophie et son influence sur les
Nation^' aient corrig^ une seule administration. Et pour
en venir a quelque chose qui vous soit propre, je sais
bien que la difference de la monarchic et du despotisme
consiste dans^ les mceurs , dans celte confiance generale^
que chacun a dans les prerogatives de son ^tat respectif ;
que le Sultan dit a Constantinople , indistlnctement de
Tun de nes noirs et d'un cadi qui commet une indiscr^- <
tion , qu'ou lui coupe la X&te, et que la tSte du cadi et celle
de 1 esclave tombent avec aussi pen de consi^quence Tune
que I'autre ; et qu'a Versailles on chasse tris-diversement ^
le vaTet et le due indiscrets ; mais je n'ignore pas que le
soutien g^n^ral de ces sortes de mceurs tient a un autre
ressort que les Merits des sages , qu'il est m^me Jexp^-
rience et d'experience de tout temps que les moeurs dont
il s'agit sont tomb^es a mesure que les lumi^res generates
se sont accrues; je me chargerais meme de demontrer
que cela a du drrivcr, et que cela arrivera toujours par
la nature meme d'un peuple qui s'eclaire. Je sais bien que
quand ces sortes de mceurs , dont le monarque res^ent et
partage rinfluence, ne sont plus, le peuple est au plus
has point de I'avilissement et de Tesclavage, parce
qu alors il n'y a plus qu'uuc condition , celle d'esclave.
A
f
it
lO GORRESPONDANGE LITtERAIRE,
Je sais bien que plus cette ^chelle d'etats est lo^gue et
distinete^ plus cbacUQ est ferme sur son echelon , plus
le monarque difiere du despote et le despote du tyran ;
mais ]€ defie I'auteur Des DSlits et des Peines et tous lei
philosophes ensemble de me faire voir que leurs otrvrages
aient jamais emp^ch^ cette ecfaelle de se raccourcir de
plus en plus jusqu'a ce qu'enfin ses deux bouts §e toti-^
chassent.
1
' F^ers enuofes au Prinde royal de Prusse , auec *une mi"
\ niature representant Bagatelle j maison de M. fe comte
dArtois dans le bois de Boulogne.
Souvent les fils des rois dans un niodcste asile
Cherchant un doux loisir , un bonbeur plus facile ,
Ont daigne de leur rang moderer la splendeur.
Prince , dont le grand nom est promis a I'Histoire^
Vous pourrez quelque jour cacLer votre grandeur,
Mais vous ne fere2 point oublier yotre gtoire.
ilpigramme contre madame de Beauharnais.
!£gle, belle ti podle, a deux petits travers;
Elle fait son visage et ne fait point ses vers.
Cette Epigramme tres-maligne a ete parodiee de la
maniere suivante :
Parodk de Vl^pigrammefaite contre madame
de Beauharncds (i).
Quoi que I'on dise^ Egl^ , de tes petits travers,
L' Amour fit ton visage et les Muses tes vers.
(i) On Vavait attribu^ faussement S M. de La Harpe; die est <te M. Le
JANVIER 1782. I I
La double iprewe y ou CoUnette a la Cour , comedie
lyrique en trois actes, a et^ representee pour la premiere
fois 8ur le theatre de TAcademie rojale de Musique j le
mardi i**. Les parole&sont de M. Lourdet de Santerre,
nattre deis Comptes, auteur du Sopetier et le Financier ^
de plusieurs autres opera oomiques , et de la plupart des
fetes donnees depuis quelques ann^es dans les plus bril-
bnles societes de son illustre compagnie, la Chambre
des Comptes. La musique est de M. Grdtry.
Get opera , presque tombe le premier jour, a paru se
relever a la seconde representation , mais faiblement.
Cest d'uD bout a I'autre Ninette a la Cour^ avec plus
de pretention a la haute comedie^ beaucoup moins d'es*
prit et beaucoup moins de goiit. Dans le poeme de Favart,
le prince s'est pris de fantaisie pour la jcune villageoise ,
elle-meme se laisse ^blouir un moment par les pro-
messes du Prince et par son gout naturel pour la coquet-
terie. Dans le nouveau poeme , le Prince ne feint d'aimer
Golinette que pour exciter la jalousie de la Comtesse 9
dent il est amoureux , et qui ne veut etre que son amie.
Cette meta physique de sentiment fait pour ainsi dire tout
le noeud de la piece; quelque froide, quelque deplacee
quelle soit toujours au theatre, et surtout dans un drame
lyrique , elle aurait pu fournir des details agr^ables ^
quelques traits au moins d'un joli marivaudage; mais,^
grace a Tadresse de M. I^urdet, elle ne sert veritable-
ment qu'a detruire le peu d'inter^t dont un sujet si re-
battu pouvait encore iltre susceptible. On a tache d*y
suppleer par beaucoup de mouvement, par des ballets
Bran , ci-devant secretaire de M. le prince de Conti , Fauteur du poeme de la
Nature, de la Wasprie, de VOde aM.de Buffon. On donne la parodie k M. de
Ciibieres ( Note de Grimm. )
12 CORRESPOND AWCE LITTER /LIRE.
amends plus ou moins heureusement. II y en a trois au
i premier acte, una pipee, une cbasse, la fete du mai;
^ ainsi dans le meme acte a la fois les plaisirs de Tautomne
et ceux du printemps : qu'est-ce que cela fait? Pourquoi
ne pas y joindre encore ^ comme dans une pi^ce de Ni*'
colety ceux de Thiver et de F^t^?
II n y a rien de neuf , rien d'assez piquant dans la
\ niusique de cet op^ra pour m^riter d'etre distingue; tout
^ nous a paru d'une touche assez faible j assez commune,
* quoique souvent agreable. Les scenes villageoises sont
moins mal que les autres; le chceur du troisieme acte
fait de I'efFet^ mais il fait encore plus de bruit. Le sAil
merite qui puisse souteuir cet ouvrage est dans la com-
position des ballets , en general bien group^s , bien des-
I sines , et formant souvent des tableaux pleins de mou-
vement et de vari^te. L'auteur des paroles a ^te gratifi^,
f le jour mSme de la premiere representation , de I'epi-
f gramme que voici par M. Destournelles.
Qui veut lutter avec Favart ,
S'il n'cst passe mattre en son art ,
S'cxpose k d'etranges m^comptes.
Yeux-tu charroerton ai/^//eiir?
t II faut y mon clier maitre des comptes ,
H Avoir recours au correcteur.
MM. de Piis et Barre , apres avoir ^te gat^s par Tin-
p dulgence ou plutot par le mauvais gout du public ,
viennent d'eprouver enfin de sa part un petit retour
d'humeur fort bien conditionne. Leur Gateau des RoiSy
represente pour la premiere fois sur le theatre de la Co-
medie Italienne, le dimanche 6, jour de la FSte des Rois^
. a etd dumeut sifHe j et ce n'est pas sans peine que les
I
\
JANVIER 1782. 1 3
acteurs sont parvenus a braver la tempfite et a soutenir
I'ouvrage jusqu'a la fin^ ou peu s'en faut. Quoique cette
bagatelle soit plus negligee encore que toutes celles
qui font depuis dix-huit mois les beaux jours de ce spec-
tacle, la difference assur^ment n'est pas assez grande
pour avoir pti meriter sans autre raison un accueil si
different de celui auquel on avait accoutume ces mes-
sieurs et leurs chefs - d'oeuvre. II pourrait etre fort cu-
rieux de chercher les causes secretes d'un changement
si subit , mais on voudra bien nous en dispenser. £st-ce
la seule circonstance oil nous ayons vu que, pour bien
jager les sottises dont on s*est une fois engoue, on at-
tend voiontiers qu'on ait eu le temps de s'en lasser? £n
peu de mots , voici la derni^re production de MM. de
Piis et Barre.
Mademoiselle Denise^ la iille d'un patissier, M. Mar-
tin, est aim^e de M. Simon, le fils du voisin M. Gregoire.
Ce M. Martin 9 qui veut faire les Rois avec ses amis, et
noramement avec son intime M. Gregoire, lui fait ecrire
par sa fiUe le billet suivant :
Viens ^a , moD cher ami. ... tirer chez moi la feve,
Tu meseconderas.... pour que inoii vio s'ach^ve;
£t j'espere ^ la fin.... du plus gai des festins
Que ttt WLenlhveras,, . par tes joyeux refrains.
II change ensuite d'avis et dechire le billet en deux. Si-
mon en trouve la premiere moitie : le voila jaloux ; et
n'avait-il pas lieu de T^tre? U boude. Cependant les con-
vives se rassembleiit, M. Gregoire, lebailli, le magister,
le frater, le carillonneur ; on se met a table ; on tire le
gateau, il s'y trouve deux ffeves : c'est une espicglerie
du petit frere de mademoiselle Denise. Grande querelle
1 4 CORRESPOND A.N'CE LITn^RAlRE,
entre Martin et Gregoin^ pour la royaute. On propo&e en*
fin de remettre les f%ves aux deux amans. La m^prise
qui les a brouilles est bientot eclaircie par I'beureuse at-
tention que mademoiselle Denise a eue de conserver la
seconde partie du billet; tout le monde est content, ex*
cepte les spectateurs. On finit par boire etpar chanter a
tue-tete ; le parterre hue du meme ton , la toile tombe ,
et MM. de Piis et Barre coniprennent encore moins que
nous I'inconstance et la bizarrerie du public.
lis ont force les Comediens a donner la piece une se-
conde fois ; mais ayant re^u a pen pres le m£me accueil,
ces messieurs ont eu la modestie d'annoncer dans le
Journal de Paris qu'ils avaient consenti genereuseroent
a la retirer^ pour ne la remettre que le jour des Rois en
un an. Quel exces de complaisance !
Principes etablis par S. M. L Joseph 11^ pour seruir de
regies a ses Tribwiaux et Magistrats dans les ma--
tieres ecclesiastiques.
L'objet et les bornes de I'autorite du sacerdoce dans
I'Etat sont si clairement determines par les fonctions
et les devoirs auxquels le Seigneur lui-meme a borne
les Apotres pendant qu'il etait sur la terre, qu'il y au-
rait de la mauvaise foi a vouloir statuer ou admettre
aucun droit a cet egard, et de Fabsui'dite a oser pre-
tendre que les successeurs des Apotres doivent avoir de
droit divin plus d'autorite que n'en avaient les Apotres
eux-mSmes.
Or personne n'ignore que Notre-Seigheur J^sus-Christ
lie les a charges que des fonctions purement spirituelles :
1° de la publication de TEvaDgile^ o^ du soin de son
JAI7VIER 178a. l5
culte; 3^ de Tadinmistration des Sacremeni (en tant
qu'ils sont spirituels ) ; 4^ ^^^ ^o^^ ^t de la discipline de
son Eglise.
C'est a ces quatre objets qu'etait bornee I'autorit^ des
Apotres; et c*est par consequent a ces memes objets
seulement 'que peuvent pretendre leurs successeurs. II
s'ensuit que toute I'autorite quelconque dans I'Etat est
et doit Stre aujourd'hui du ressort privatif de la puis-
sance souveraioe, ainsi qu'elle a ete depuis la premiere
origiQe de lous les Etats et de toutes les societes jus-
qua I'etablissement du christianisme , par lequel cet
ordi*e naturel des choses n'a nuUement et^ ni pu ctre
altere.
A Texception de ces quatre objets , il u'y a done aucune
sorte d'autorit^, aucune prerogative, aucun privilege,
aucun droit quelconque, en un mot, que le clerge ne
tienne uniquement de la volonte iibre et arbitraire des
princes de la terre.
II est incc^U^table que tout ce qui a ete accord^ ou
etabli par Tautorit^ souveraine, et qu'il dependait de son
bon plaisir d'accorder ou de refuser, etle est en plein
droit d'y faire des changemens, etde le r^voquer meme
tout-a-fait lorsque le bien general I'exige , et qu'aucune
loi fondamentale de I'Etat ne s'y oppose^ a I'instar de
toutes autres lois, concessions, etablissemens faits ou a
faire, qu'il est de la sagesse et mSme du devoir de la le-
gislation d'approprier aux temps et aux circonstances.
Les dispositions de$ Conciles , lesquels , comme il est
de fait, ne sont obligatoires que poiur les Etats qui les
ont admis qu re^us, sont dans le m#me cas, attendu que
celui qui aurait pu ne pas les admettre du tout doit pou-
voir a plus forte raison en rectifier les dispositions, et
1 6 CORRESPOWDANCE LITTJ^RAIRE,
meme les revoquer entierement, lorsque, au moyen de
la difference de temps et de circonstances^ la raison d'Etat
et le bien public peuvent Texiger.
L'autorite du ' sacerdoce n'est pas mime arbitrafre ni
entierement independante quant au dogme, au culte et
a la discipline, le maintien de I'ancienne purete du dogme
ainsi que la discipline etle culte se trouvant elre des ob-
jets qui int^ressent si essentiellement la soci^te et la
tranquillite publique, que le prince, en sa quality de
souverain chef de TEtal , ainsi que de protecteur de TE-
glise , ne pent permettre a qui que ce soit de statuer sans
sa participation sur des matieres d'une grande impor-
tance.
L'objet et l'autorite du clerge ^tant done bien claire-
ment determines par les principes susdits , il s'ensuit
que c'est d'apres ces principes que doivent Itre deci-
des a I'avenir tons les cas de juridiction eccl^siastique.
Adhle et Theodore^ ou Lettres sur Viduoatiorij conte-
nant tons les principes relatifs aux trois differens plans
d education des Princes , des jeunes personnes et des
hommes ; par madame la comtesse de Genlis , trois vo-
lumes in - 8*". De tous les ecrits de madame de Genjis ,
c'est celui qui a fait la plus grande sensation , qui a et^
lu avec Je plus d'avidit^, juge avec le plus de rigueur,
prone et d^daigne avec le plus d'acharnement t&t de pre-
vention. Si un pareil succes est du en par tie au geore
mime de I'ouvrage , les circonstances dans lesquelles il
a paru n'ont pas peu contribue a en augmenter I'^clat ;
la singularite, peut-£tre unique, du choix qui venaitde
nommer madame de Genlis gouverneur (i) des fils de
(i) Ge litre a ete trouvei si plaisant a Versailles; que madame d« Genlis
JANVIER 178a. 17
M. le due de CSiartres, avait fixe pour ainsi dire tous les
yeux sur elle. Comment n'aurait-on pas ^t^ fort rurieuz
de savoir si son livre justifierait un evenement si extra-
ordinaire, ou le ferait paraitre plus ridicule? Lesphilo-
sophes n'ont pu voir sans indignation que dans un ou-
vrage agr^ablement ^crit, c'est un meritequ'ii faut bien
iui accorder, i'on se peimettait encore de parler avec
quelque respect de la religion , de soutenir meme qu il
n'est point de vertu veritable qui ne soit fondee sur une
piete solide. Les gens de lettres ont trouv^ infiniment
mauvais qu\ine Jemme si bien faite pour en juger ait ose
leur reprocher « d'avoir la conversation languissante et
pesante; de ne point savoir ecouter; de n'^prouver que
le desir de se faire admirer, jamais celui de plaire ; de
manquer d'egards et de politesse par un amour - propre
Dial entendu, ou par l6 d^faut d'usage du monde; d'a-
voir un ton tranchant, de la susceptibility ; ce qui
faitqu'on ne trouve dans leurs ouvrages ni Tesprit, ni
le ton du monde. ». . . Nos femmes a la mode, qui n'ont
jamais vu peindre leurs ridicules, leurs folies, leurs tra-
vers d*une mani^re plus vraie, plus l^g^re, plus pi-
quante, pretendent qiie c'est une chose horrible d'em-
ployer ainsi le talent que Ton peut avoir k tourner toutes
les personnes de sa soci^te en ridicule, a faire d'un livre
d'^ducation un recueil de satires et de libelles. Les de-
vots, les prStres, seraient-ils plus contens ? Point du
tout : lis assurent que la Sorbonne ne peut se dispenser
de censurer Fouvrage; qu'il y a une certaine Lettre, sur
n'en a conserve que les Ibncttons ; c*est sans aucune denominatioti particuliere
qa*elle est chargee de presider a l*^ducation des enfans de M. le due de
CJwrtres. ( Note de Grimm. )
Tom, XI. . 1
I 8 CORRESPOyDANCE LITTERAIRE,
les ceremonies religieuses qu'on exige des mourans, qui
contient les propositions du uioude les plus njalson-
nantes. Une autre impiete non moins grave , c'est d'oser
dire qu'il n'y a point de livre de devotion qu'on puisse
laisser sans inconvenient entre les mains d'uue jeune
personne ; c'est le projet qu'annonce madame de Genlis
de publier elle-meme un livre SHewres dans ses prin-
cipeSy comnie si ce droit n'appartenait pas exclusivement
a monseigneur I'archeveque ! Mais c'est Irop s'arreter a
tous les jugemens que I'esprit de corps, I'esprit de parti
ou d'autres preventions ont pu repandre contre cet ou-
vrage; essayons d'en donner une idee plus juste, du
moins plus impartiale.
Ces Lettres sont une espece de roman d'education, ou
plutot une suite de petites histoires, de petits contes, de
petits tableaux plus ou moins interessans, tous relatifs
a Teducation , mais lies souvent par un fil imperceptible
a I'objet principal. Le baron et la baronue d'Almane,
tantot retires dans leurs terres, tantot voyageant pour
I'instruction de leurs enfans, rendeut compte a leurs
amis, qu'ils ont laisses a Paris, du plan d'education qu'ils
ont forme, et du succes avec lequel ils le suiveut. Cette
correspondance, qui fait le fonds de I'ouvrage, est inter^
rompue par les Lettres du comte de Boseville, charge de
I'educatiou d'un prince etranger ; le comte et le baron se
communiquent mutuellement les resultats de leurs re-
flexions et de leur experience. Ce qui varie plus agrda-
blement le ton de ce recueil , ce sont les reponses que la
baronne recoit de la vicomtesse de Limours, de madame
d'Ostalis, quelques Lettres detachees du chevalier d'Her-
bain, do la jeune dame de Valee, de son amie madame
de Germeuil. C'est surtout dans ces derni^res IjCltr^** que
I
JAWViKR 1782. ig
le tou et les ridicules du jour sont peints avec le plus
d'esprit, d'agrement el de verite.
Si le system'e deducation de madame de Genlis ne pre-
sente aucune idee uouvelle, aucune que Locke u'eut
deja indiqu^e, que Jean-Jacques apres lui n'eut appro-
fondie avec toute la puissance de son geuie, avec toute
Teoergie de son talent, au moins en est-il plusieurs dont
elle a su faire une application tres^heureuse, quelquefois
peut-Stre un peu manieree, uu peu minutieuse, mais
souvent aussi parfaitement sage et parfaitement instruc-
tive. £n s'appropriant si bien et les idees de Rousseau
et celles de Locke , on eut desire sans doute que madame
de Genlis eut parle surtout du premier avec plus d'e-
gards ; mais on ne lui en saura pas moins beaucoup de
gre d'avoir fait de nouveaux efforts pour repandre des
verites si utiles, en les developpant presqiie toujours
avec plus de sagesse et de mesure que Tun de ces philo-
sophes , et surement avec plus de grace et d'interet que
I'autre.
Quoique le titre d^Adele et Theodore annonce assez
fastueusement que Touvrage contient a tous les principes
relatifs a Teducation des Princes, des jeunes personnes
et des hommes », on ne serait guere etonne que beaucoup
de leeteurs y trouvassent encore plus d'une lacune im-
portante; mais la forme que Tauteur a juge a propos
de donner a ses instructions n'est-elle pas preciseilient
celle qui Tobligeait le moins de s'astreindre a une nie-
thode trop penible ou trop rigoureuse? Ce qu'on ne trou ve
pas d'ailleurs dans ces Lettres ne peut«on pas esperer de
le trouver dans les sources que madame de Genlis veut
^n indiquer elle-m^me , dans les Conifersations (fil^
niliey dau» Telemaque ^ dans le Traitede Chcmteresne ^
^O CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
qu'on croit etre de Nicole, dans Ix)cke, meine dans
imilcj pourvu qu'il soit lu avec les dispositions conve-
nables; mais, avaut toutes choses, cela s'entend, dans
son Theatre d Education ^ dans ses Annales de laVertu^
dans ses HeureSy dans ses f^eillees du Chateau deja sous
presse, et dans plusieurs autres ouvrages quelle a la
bonte de nous promettre?
He sens aussi bien que messieurs les philosophes rin-
convenient qu'il y aura toujours a vouloir fonder ia
morale sur des bases qui lui sont etrangeres, et que
Tusage ou Tabus de la raison peuvent si facilement ^brao-
ler; cependant je nepuis m'emp^cher d'aimer beaucoup
le genre de preuves qu'emploie madame de Genlis pour
la defense de la foi chretienne; ce sont deux petits
Romans : Tun est THistoire tres-int^ressante d'un hopital
fonde par M. de Lagaraye , oil Yon voit , comme le dit
Tauteur lui-memc, tout ce que la religion pent produire
de grand, de bienfaisant, d'heroique; Tautre est una
espece de Nouvelle, oil Ton appreiul clairement qu'il
n'est point de re vers, point d'infortune que la piete ne
fasse supporter avec courage et resignation. On en pen-
sera tout ce qu'on voudra, cette maniere de d^montrer
la verite de la religion me parait tout aussi consequente
et beaucoup moins ennuyeuse que celle des Grotius, des
abb^ d'Houteville , des Bergier, et de tant d'autres grands
docteurs.
Des gens qui veulent tout savoirassurent que la partie
la plus agr^able des nouvelles Lettres sur I'^ducation, la
partie des Romans, est encore moins originate que tout
le reste , que la plupart de ces Episodes sont traduits de
I'allemand ou de I'anglais. Les deux que nous venous ^c
citer, I'Histoire de M. Lagaraye et celle de la duchesse
I
JANVIER 1782. 21
de C^*^; ne sont pas au moins de ce nombre; le fonds
de Tune et de I'autre, nous ne pouvons en douter, est
paifaitement vrai. ITn reproche plus grave que Tan esl
tente de faire a madanie de Genlis sur cette partie de
son ouvrage, c'est d avoir souvent gate I'effet des situa-
tions les plus touchantes par des traits d'une sensibilite
factice ou par des exagerations egalement froides et
romanesques. Ces defauts ont paru d'autant plus remar-
quables, que le ton dominant de I'ouvrage est simple ,
pur et naturel.
La malignite n'a pas manque de chercher des noms
a tous les portraits dont madame de Genlis s'est permis
d'egayer un livre qui ne semblait pas trop susceptible ,
a la verit^y de ce genre d'agremens , raais qui pouvait en
avoir besoin. On a pr^tendu recounaitre dans madame
de Surville celui de madame de Montesson ; dans madame
de Yalee celui de madame la comtesse Amelie de Bouf-
flers; dans madame de Germeuil celui de madame de
Roquefeuille, etc.; mais le plus frappant de tous, c'est^
sous le nom de madame d'Olcy, celui de madame de
La Reyniere, du moins s'il en faut croire les meilleurs
amis de celle-ci. Le bruit qu'ils en ont fait dans le
monde , sous le pretextede venger une noirceur si cou-
pable et si peu merit^e , lui a donn^ tant de celebrity
que nous croyons devoir en conserver ici le souvenir.
Voici done ce fameux portrait.
« La fortune immense qu'elle possede n'a pu la conso-
ler encore du chagrin d'etre la femme d'un financier;
n'ayant point assez d'esprit pour surmonter une sem-
blable faiblesse, elle en souffre d'autant plus qu'elle ne
voit que des gens de la cour, et que sans cesse tout lui
rappello le malheur dont elle gemit en secret. On nc
a2 CORRESPONDENCE LITTER AIRE ,
parle jamais du Roi, de la Reine, de Versailles ^ d'ua
grand habit, qii'elle n'eprouve des angoisses int^rieures
&i violentes qu'elle ne peut souvent les dissimuler qu'en
changeant de couversation. EUe a d'ailleurs pour dedom-
magement toute la consideration que peuvent donner
beaucoup de faste, une superbe maison, un bon souper,
et des loges a tous les spectacles. Au reste , elle n'aime
rien, s'ennuie de tout, ne juge jamais que d'apres Topi-
nion des autres, et joint a tous ces t ravers de grandes
pretentions a Tesprit, beaucoup d'humeur et de caprices,
et une extreme insipidite. Quoiquefort orgueilleuse d'etre
une fille de qualite, elle n'a pas roontre le moindre atta-
chement pour son pere, parce qu'il a qukt^ le service
et le monde, et qu'elle n'en attend rien. Elle n'aime point
madame de Valmont , qu'elle ne regarde que comme une
provinciale, et elle a sans doute oublie qu'elle eut une
soeur religieuse, etc. i>
On assure que madame de La Reyni^re, apres I'avoir
lu, s'est content^e de dire : (c Je ne sais pourquoi madame
de Genlis oublie un trait dont personne ne devait se
souvenir aussi bien qu'elle, c'est que cette femme de
financier a pousse Tinsolence autrefois jusqu'a donner
des robes a une Demoiselle de quality de ses amies; il
est vrai que la Demoiselle n'^tait connue alors que par
sa jolie voix et son talent pour la harpe. »
Eh! qu'est-ce que tout cela fisiit? Sans entreprendre ni
d'accuser, ni de justifier les intentions de I'auteur , nous
osons croire op^Adele et Theodore sera compte dans le
petit nombre des ouvrages oil la rai$on et la vertu sont
rendues ausst interessantes qu'elles le paraitront toujours
lorsqu'elles n'auront point d'autre ornement que celui de
leur grace et de leur simplicite uaturclle. Le style de
m '•
JANVIER 178a. a3
madaine de Genlis est assez d^pourvu d'imaginatioD,
mais il plait en general par uiie puret^ tr^s-facite et tres-
elegante. Sans peindre ses idees de coiileurs bien vives,
elie les dessine, si Ton pent s'exprinier ainsi, avec beau-
coup de justesse et de gout. II j a de Tesprit et de la
grace dans la composition de ses tableaux, il y a surtout
inBniment de talent et d'originalitc dans la mani^re
dont elle a su rendre le (on , les ridicules et les moeurs
du jour^ leur donner de la pliysionomie , ce qui semblait
si difficile, et leur en donner sans caricature, m^me sans
cfFort et sans recherche.
Si les Suisses ont ete r^pandus long-tenips daiis toutes
les parties du monde , sans exciter la curiosite des autres
Nations en faveur de leur pays, on leur fait aujourd'hui
plus d'honneur. Jamais les Voyages en Suisse n'ont ^te
plus a la mode. Get empressement doit-il les flatter ou
noil ? Je rignore ; mais je sais bien que leur paisible bien-
eti'e n'avait aucun besoin de cette cel^brite ; peut-£tre
mSme n'eprouveront-ils que trop tot qu'il en est des
Republiques comme des femmes dont Jean-^Jacques a
dit : <( Leur dignite est d'etre ignorees, leur gloire est
dans leur propre estime, etleurs plaisirs dans le bonheur
de leurs families. » Ambitiodner une autre dignile,
chercher une autre gloire ou d'autres plaisirs , c'est ris-
quer au moins de perdre Tavantage le plus essentiel de
leur existence.
Quoi qu'il en soit, dans le nombre des Voyages de
Suisse qui ont paru depuis quelques ann^s , apres avoir
distingue ceux de MM. de Luc, de Saussure, plus par-
ticulieremcnt encoi*e celui de M. Coxe, traduit et com-
mente par M. Ramond, de tons ceux que nous con-
^4 CORRESPONDAITGE LITTER A.IKE^
naisaoQS celui qui embrasse le plus d'objets curieux et
interessansy QOUs..ne devons pas oublier la Description
des Alpes pennines et rhetienneSy dediee a Sa Majeste
tres-chretienne Louis XVI ^ Roide France et de Naifarre^
par M. T.... B , chantre de T^glise cathedrale de
Geneve. Deux volume^ in-8**, avec plusieurs gravuFes
faites sur les dessins memes de Tauteur.
Ce n'ct pas par une eloquence brillante, par le charme
ou {'elegance de sa narration ^ ce n'est point par soa
ramage enfin , tout chantre qu'iL est de la cathedrale de
Geneve 9 que le nouveau voyageur peut esperer de meri-
ter Tattention du public ; mais Texactitude et la Bdelite
de ses observations , les travaux presque incroyables
qu'elles lui ont coutes , les perils continueb auxquels. il
s'est expose pour verifier ses decouvertes y lui assurent
sans doute des droits a la reconnaissance de tons ceux
qui s'int^ressent veritablement aux progres de I'Histoire
naturelle, et surtout de I'Histoire des montagnes, partie
si importante de la theorie generate du globe.
Sou vent minutieux , souvent d'une affectation ou d'uoe
emphase ridicule^ d'autant plus deplacee qu elle donne
aux descriptions les plus vraies Fair romanesque et faux,
on remarquera cependant avec plaisir que le style de
M. B. s'est eleve quelquefois pour ainsi dire forcement
au ton naturel de son sujet par le caracterc meme de
grandeur et de majeste des objets qu'il avait sous les
yeux. Le court extrait que nous allons donner de son
ouvrage en ofFrira, je crois^ plus d'une preuve.
C'est du lac de Geneve que part notre voyageur ^ et
voici I'cxacte description qu'il en donne :
(c On voil, dit-il , a droite, le lac s'etendant a perte de
vue jusqu'a Geneve, repousse d'un cote par de hautes
JANVIER 178!^. a5
mootagnes , orne de I'autre par ua magnifique coteau ^
cfn face ia belle perspective du Yalais et des mootagnes
qui forment le peristyle. Entre I^vian et Saint-Gingo^
premier village du Bas-Valais , les mootagnes plongent
dans le lac comme un promontoire ; des ouvriers , occu-
pes le long des rochers a en detacher des parties, ne se
tiennent que sur de petits rebords , souvent h plus de
deux cents toises au-dessus de la surface du lac; il en
est meme qui sont suspendus par des cordes. Cette situa-
tion effraie les vojrageurs ; leur crainte augmente encore
par les signes qu*on leur fait de s^ecarter de cette plage
dangereuse. »
Notre auteur d^crit ensuite les mootagnes du Bas-
Valais, leur magnifique aspect , lesetonnans souterrains
de Bex , la cascade du Pisse^Fiache. De la il nous conduit
a la vallee de Bagnes, qui fait une partie considerable
du pays d*£ntremont. Cette valine , bordee de toutes parts
de montagnes et de glaciers, est defendue par des bois,
de terribles avalanches qui autrefois ont euseveli les
bains de Bagnes. Apr^s une p^oible marche le long d'un
desert, le voyagenr parvient au bas de I'immense glacier
dont il soupconnait I'existence, et qui faisait le principal
objet de son voyage. « Ge glacier, dont les couches sont
belles, descend d'une montagne si couverte de neiges,
qu on a de la peine a y distinguer quelques parties de
roc. Ces neiges sont de la plus grande blancheur ; elles
sont par bancs horizontaux , ou plutot ce sont des marches
magnifiques qui semblent atteindre le ciel. Le bas du
glacier est termini par un mur d'une belle forme^ taille
a-plomb, du haut duquel on voit descendre des filets
d'eau qui donoent uaissance a un lac d'un aspect
agreable. » — Ce n'est qu'avec des peines et des dangers
26 CORRESPOND A.NCE LITTERAIRE,
infiuis qu'il parvient sur le glacier meme. Qu'on se
figure une eteddue de huit lieues de glace vive envi-
ron nee de toutes parts de hautes montagnes, et aboutis-
sant elle-m^me a une bauteur si considerable, qu'elle
pourrait devenir encore un vaste sommet. En suivant la
direction de cette vallee, du midi au nord, a droite se
trouve une cbaid^ de monts couverts de neiges et de
glaces; a la gauche, dans une ^tendue de six lieues, des
sommets , la plupart decouverts de neige et d^vastes, des
montagnes de granit et<te debris feuillet^s , partout Thor-
reur du plus profond silence et I'image de la nature
morle. « Par intervalles, d'immenses crevasses travaillees
par la nature de mille imani^res diffS^rentes , imitant par-
faitement les restes d'un palais ou d'un temple; la ri-
chesse et la vari^te des couleurs ajoutaient encore a la
beaute des formes; Tor , I'argent , Tazur s'y faisaient ad-
mirer. Ce qui nous parut bien singulier encore, c'etaient
des arcades soutenabt des ponts de neige lances -d'un
bord d'une ci*evasse a I'autre. » — Ccst sur ces ponts
^tranges et dangereux que notre voyageur se hasarde,
et la fortune seconde son audace ; il fi^nchit ces vastes
gouffres, tourne autour de plusieurs qui avaient plus
d^une demi-lieue de diametre, sort enfin du glacier, et
a travers mille dangers parvient au pied du mont Velan ^
Tun des plus hauts de la Suisse.
L'idee que nous donne M. B du chemin de la
Guemmi n'est pas indigne d'etre remarqu^e. « Repre-
sentez-vous , dit-il , un escalier d'une vieille tour tournant
sur lui-mSme, et mis k di^couvert par la chute du mur
de la face, de maniere que trente personnes qu'on sup*
poserait montrer a la file, se voient les unes au-dessus
des autres comme sur des balcons. On voit ainsi avec des
JANVIER 178a. 27
lunettes, depuis les bains , les voyageurs monter et des-
cendre cette rampe, qui a pres de ueuf cents pieds de
hauteur. Rien de plus.magnifique que Timmense glacier
oil le Rhone prend sa source. L^ nous vimes la large
bouche du Rhone , et le fleure en sortir avec bruit. La
voute est d'une glace aussi transparente que le cristal ;
dcs blocs de glace immenses^ lances du haut du dome,
representaient les ruines d'un palais. Cette voute, qui
etait a moitie fendue, laissait un passage libre aux rayons
du soleil qui p^n^traient dans des abtmes obscurs , tandis
que des blocs excaves et concaves nous ^blouissaient les
yeux. Nous vimes alors des tours de glace comme des
maisous , qui ne tenaient a la masse entiere que par ^es
filets; le rooindre bruit, le roulement d'une pierre pou-
vait nous ensevelir sous leur mine. » — L'hospice du
Grimsel , les vallees de glace de I'Aar , le passage de la
Fourche, le monl Saint^-Gothard, les sources duRhin,
offrent mille details auxqueU les bornes de cet extrait ne
nous pefmettent pas de nous arrgter.
M. R ne se borne pas a nous donner la juste hau-
teur du Mont-Rlanc, leplus haut des Alpes, et sur le
sommet duquel on ne peut rester plusieurs minutes sans
danger de perir par la rarete de lair ; il le compare avec
les Cordilieres; et d'apres les observations faites sur ces
montagnes de TAmerique par messieurs de I'Academie
des Sciences, et celles qu*il a faites lui-meme sur le
Mont-Rlanc , il conclut que ce dernier est bien pluseleve;
et que si le Chimboraco s'^leve a une hauteur a peu pres
egale au-dessus du niveau de la mer, c'est que le sol qui
lui sert de base est pr^ de moiti^ plus ^lev^ que le pied
des Alpes.
Pour dpnner une idee de Tespece de talent que M. R...
a 8 GORRESPONDANCE LITTIBRAIRE^
peul avoir pour les peintures du genre gracieux , noua
n'en citerons qu'un seul echantinon, et nos lecteurs
tronveront sans doute que c'est bien assez. II s'agit de la
delicieuse vallee de Laulerbrowo ; apres avoir peint les
moeurs douces et innocentes de ses habitans, I'auteur
ajoute :
« Nous vimes de jolies plaines entrecoupees par des
canaux d'uue eau limpide comnie le cristal. Cest la que
Tamant est sur de trouver son amante ; c'est la qu'il se
plait a la transporter d'une rive a I'autre avec la lege-
rete du faon ; c'est la qu'il ressent une douce Amotion
lorsqu'il lui voit franchir d'un pas de biche lesjoUes cas^
cades et les torrens , images des passions de Vhomme.
Et s'ils veulent etendre leur empire par une vue plus,
vaste^ ils montent ensemble sur de belles coUines, d'oii
ils ont sous les yeux des aspects enchanteurs. La nature
devient alors pour eux plus belle et plus vari^e ; ils
trouvent dans la puret^ du ciel une image de celle de
leur ame , et dans les yeux enfantins de leur betail le
portrait de leur innocente candeur, etc.
V^nigmej ou le Portrait dune femme celebre (i).
Au physique je suis du genre f^minio ,
Mais au moral je suis du masculin.
Men existence hermaphrodite
Exerce maint esprit malin ,
Mais la satire et son venin
Ne sauraieut ternir mon merile.
Je possede tons les talens, ^
Sans excepter celui de plaire;
Voyez les fastes de Cythere
(i) Madame de Genlis.
JANVIER I-jSa. 9.9
Et la liste de mes amaus ,
Et je pardonnc aux m^contens
Qui seraient del*avis contralre. >
Je sais assez passablement
L'ortbographe et rarilhmelique ,
Je dechifire an peu la musique,
£t la harpe est mon instrument (i).
A tous les jeux je suis savante :
Au trictrac , an trente et quarante ,
Au jcu d'^cfaecs , au biribi ,
Au viogt et un , aa reversi ,
Et , par les lemons que je donne
Aux enfans (a) sur le quinola^
J'esp^re bien qu'un jour viendra
Qu'ils pourroQt le mettre a la bonne.
C'est le plaisir et le devoir
Qui font I'emploi de ma journ^e ;
Le matin , ma tete est sens^ ,
EUe devient faible le soir.
Je suis monsieur dans le lyc^e,
Et madame dans le boudoir.
Extrcdt dune Lettre de M. Thomas a madame Necker^
sur la mort de M. Tronchin (3).
J'ai appris avec une bien veritable douleur la mort de
cet homme respectable qui ^tait votre ami et mon bien-
faiteur^ meme avant qu'il prit soin de ma sante, puisque
c'etait lui qui conservait la votre. Cette triste nouvelle
(i) 0%rappelle ici, en jouant sur les mots, l^accusation portee centre ma-
dame de Genlis d'airoir La Harpe pour teinturier.
(2) On D'a point oubli^ que madame de Genlis etait Gouverneur des enfans
de la maison d^Orleans.
(3) Le celebre Tronchain , nea Greneve en 1709, mourut a Paris en 1781.
*
{
t
: 1
n\
i
^2 GORRESPONDANCE LITTERAIRE,
a la Bn du second acte ^ amene encore assez maladk*oi-
tement le morceau d'ensemble qui tertninait le troi-^
sicme : il n*en est pas moins vrai que c'est a ce change-
ment qu'il faut attribuer tout ie succ^s de cette reprisel
L'acte quQ nous regrettons etait indignement joue, et
ne I'aurait jamais ^le mieux sur ce theatre. La marche
de la piece en est beaucoup raoins vraisemblable , mais
elle est infiniment plus rapide, et c'est bien aujourd'hui
le plus grand m^rite qu'on puissc avoir aux yeux d'ua
public blas^ par tous les chefs-d'oeuvre de nos faiseurs
de vaudevilles, de nos pantomimes, de nos bateleurs de
la Foire. L'impatience est pour ainsi dire le premier sen-
timent qu'on apporte au spectacle; allez vite, plus vite,
encore plus vite , a quelque prix que ce soit , et vous
pouvez ^tre sur d'enchanter votre auditoire.
M. Gretry a fait aussi quelques changemens a la mu-
sique ^Aucassirty moins essentiels cependant; excepte
le duo des gardes dont Tidde est si heureuse, et Tariette
du patre, au troisi^me acte, qui est du meilleur genre
possible, toute cette musique est-un peu agresteet plus
bizarre encore, il faut I'avouer, qu'elle n'est neuve et
piquaute. On dirait volontiers que le musicien et le
poete^ trop fiddles au costume dont ils ont voulu peindre
les moeurs, tiennent souvent plus du welche que du fran-
^ais. Au reste, rien n'est si fran^ais, rien n'est si char-
mant que madame Dugazon dans le role de Nicolette ; il
est impossible de le rendre avec plus de simplicite, de
naturel et de grace.
Une reprise moins favorablement accueillie est celle
de Manco-Capac y premier inca du Perou^ tragedie de
' M. Le Blanc, auteur des Druides^ representee pour la
JANVIER 1782. 33
premiere fois, avec un succes mediocre, le 12 juiu
1763(1). On vient de la remettre au theatre de la Co-
medie Fran^aise ce lundi 28.
Pour faire la critique de cette piece, il sufHt peut-
etre d'en indiquer le sujet. C'est le contraste de rhomme
civil et de I'hoinme sauvage, le bonheur de la societe mis
en opposition avec celui de la vie libre, independante ,
dont jouit un peuple errant dans les forets, sans gou-
vernement et sans lois; c'est, en un mot, le paradoxe
de Jean- Jacques , dont Tauteur a fait une esp^ce de theme
dialogue en cinq actes et en vers^ quelquefois avec une
sorte d'energie^ mais plus sou vent encore avec une em-
phase tres - gigantesque et tres-verbeuse. En voulant
donner a cette discussion philosophique une forme th^-
trale, il a bien fallu lalier a une action quelconque; mais
cette action^ toujours subordonnee a la rhetorique du
po^te, n'a presque aucun developpement qui puisse atta-
ches On ne s'interesse point a I'amour de la princesse
Imzae pour Zelmis , un fils de I'lnca , eleve d^s sa plus
tendre jeunesse chez les sauvages Antis qui I'avaient en-
leve a son pere ; on sHnt^resse encore moins, s'il est pos-
sible, a la tendresse de Manco pour ce fils dont il ignore
la destinee. La perfidie du grand-prStre, rival de Zelmis,
inspire encore plus de degout que d'horreur. Manco parle
toujours en bon roi; mais c'est a peu pres tout ce qu'il
sait faire. Le chef des sauvages n'a qu'un cri , celui de
Tindependance , et, malgre son bras indomptey il se
laisse enchainer deux ou trois fois en s'ecriant toujours :
Laissez-moi libre^ ou craignez mafureur; ce role ce-
pendant est celui qui ofTre sans contredit les details les
(i) Voir tome III, p. a55.
Tom. XI. 3
34 CORRESPONDANCE LITTER AIRE,
plus brillansy et la figure et le jeu dii sieur Larive ont
paru tr^s-propres k les faire valoir.
Si M. Le Blanc avait eu le bonheur ou le roalheur
d'etre lie plus qu'il ne Test avec les philosopbes, lui au-
rait-on pardonne les sages conseils qu'il fait donner a
Manco par un des grands de T&npire ?
Vous deviez en tous lieux , imposant au vulgaire ,
Regner et sur le trone et dans le sanetuaire ;
Sans partager les droits du suprdme pouwir ,
Retenir en vos mains le sceptre et Tencensoir ,
Et ne point a nos yeux livrer Tobeissance
Aux dangers , aux retours , aux chocs d*une balance
Ou I'in't^r^t du ciel pent mettre un poids fatal ,
Donner an prince un maitre oudu moins un egal
Nous pourrions citer encore plusieurs vers dignes des
applaudissemens qu'ils ont re^us; bornons-nous a ceux-
ci, oil le sauvage invite son vainqueur a'renoncer au
pouvoir supreme, a le suivue :
Ah ! crois^moi , retournons dans ces fer^ts tranquiUes ,
Du bonheur des humains seuls et premiers asiles ,
. Ou le sauvage , errant sans travaux et sans soins ,
Vit au hasard des fruits offerts k ses besoins ,
Sans droits que ces besoins , sans lois que la nature ,
Ignorant de vos arts la fatale culture,
Riche de tons les biens, mais sans propri^t^ ,
Et souverain du monde avecS ^galit^ , etc.
Refiexions sur Vetatactueldu Credit public de CAn^
gleterre et de la France j brochure in-8% suivie d'un
tableau de la degradation continuelle des efTets publics
d'Angleterre depuis 1776 jusqu'en 1781 , avec le prix
JANVIER 1782. 35
des effets publics en France depuis la meme epoque. On
I'attribue a MM. Panchaud^ Beaumarchais , Clonard et
corapagme(i).
L'objet de cet ecrit est de prouver combien I'etat de
nos finances est, a tons ^gards, sup^rieur a ceiui de nos '
Yoisins ; c'est ce qui avait ddja et^ demontre de la maniere
la plus ^vidente dans le Compte rendu de M. Necker. La
difficulte n'etait plus aujourd'hui que de trouver le moyen
de donner ime opinion avantageuse de I'etat actuel de
nos ressources^ sans dire du bien de I'administration a
laquelle on en est redevable, ou plutot en tacfaant d'en
dire du mal, et ce probleme etait bien digne d'exercer
toute I'habilete de ces Messieurs. Quelque adresse cepen-
dant qu'ils aient pu mettre en oeuvre dans une si louable
entreprise^ on ne sera point etonn^ qu'il leur soit echappe
plus d'une gaucherie. N'en est^ce pas une, par exemple,
assez impertinence de reproch^ a M Necker d'avoir
porte sans n^cessite son dernier emprunt de rentes via*
geres a dix pour cent, lorsqu'on pouvait savoir que Tad-
ministration actuelle allait en ouvrir un de soixante a
soixante-dix millions, a dix pour cent depuis la naissance
jusqu'a cinquante ans, a onze depuis cinquantc jusqu'a
soixante, et a douze depuis soixante jusque au-dessus?
Les resultats d'ailleurs qui ont paru les plus dignes d'etre
remarques dans cette petite brochure , les voici :
a Pour subveiiir aux emprunts continuels occasiones
par la guerre, il y avait deux partis a prendre: I'un,
d'ofFrir aux prSteurs un int^r^t plus modere en faveur
dun plus grand accroissement de capital; Tautre, c'etait
de ne se constituer debiteur que de ce qu'on empruntait
«
(1) Barblcr, dans son Dictlonnaire des Anonymes^ met cet ecril sur le
compte du premier.
36 CORRESPOND A.NCE LITTERAIRE,
reellement , en y attachant Tint^ret quelconque que les
eirconstances rendraient indispensable au succes de I'em-
prunt. Les Anglais ont pref<^r<^ la premiere de ces voies
a la seconde, an tr^s-grand detriment de leurs finances.
U y a deja bien des ann^es qu'ils suivenl cette mauvaise
methode , dans la vue sans doute d'alleger un pen le poids
de la charge annuelle des emprunts , mais en le rejetant
avec une telle surcharge sur la post^rit^, qu^on ne peut
esp^rer qu'elle s'y soumelte. En effet ^ pour les douze
millions qu'ils ont empruntcs en 1781 ^ ils ont donne
aux souscripteurs dix-huit millions a trois pour cent, et
trois millions a quatre; ce qui fait vingt-un millions,
rapportant six cent soixante mille livres de rente, etc.
(c TjC credit de I'Angleterre ressemble a celui d'un ban-
quier dont les engagemens sont communement pr^feres
a ceux des grands seigneurs les plus riches , parce qu'ii
paie avec une scrupuleuse exactitude jusqu'au moment
oil il cesse de payer tout-a-fait La France, au con-
traire , a conduit ses finances comme on voit commune-
ment conduire celles des grands proprietaires de terres,.
sans systeme suivi , presqu'au gr^ de leurs intiendans,
et dans la negligence ou le m^pris de cette s^v^rit^ d'ad-
ministration et de cette exactitude ponctuelle qui con-
tribue a reculer la necessite des emprunts par les voies
mdmes qui donnent la certitude de les trouver au mo-
ment du besoin Les veritables soutiens du credit sont
mieux connus et plus apprdci^ qu'ils ne Tavaient jamais
ete en France, et Ton s'y accoutume a introduire dans
I'administration des finances une partie de ces principes
mercantiles dont TAngleterre s'est si bien trouvee. « —
Convenez-en, Messieurs, a la bonne heure; mais gardez-
vous d'indiquer Tepoque de cette heureuse revolution.
JANVIER 1782. 37
^ Si ce genre d emprunt ( les rentes viag^res ) est en
effet plus a charge a TEtat que des rentes perpetuelles
rachetables, il a au moins un avantage bien decide sur
tons les autres, c'est que la nature elle-meme est chargee
du soin de I'amortir » *
II y a, page 469 un paragraphe en tier sur T^tablisse-
ment de la Caisse d'escompte, oil Ton ne comprend rien,
que I'indignation des auteurs d'avoir et^ i^loignes de
Tadministration de cet utile t^tablissement ; mais les ac-
tionnaires se flattent que le Gouvernement n'^pousera
point la mauvaise humeur de ces Messieurs, et qu'il ne
laissera qu'au temps et a la confiance publique le soin
d etendre et de perfectionner une entreprise si digne de
sa protection , mais dont une marche trop ambitieuse
ou trop precipitee deciderait bientot la ruine.
Epigramme.
Avec large bouche et nez gro& ,
Certain quidam se mit k rirt
D*un faomme votLii par le dos.
M — Et vous, lui repond-il, beau sire !
Dc la nature yous tenez
Pomme de terre au lieu de nez ,
V Et plus bas le four pour la cuire. »
j^utre , par M. Harduin.
Un vieillard de cent ans apprenant le tr^pas
De son voisin plus que nonagenaire :
«Get bomme ^tait, dit-il , trop val^tudinaire ,
« J'ai predit qu'il ne vivrait pas. »
38 COKRESPONDAlTGl!: LITTERAIRE,
Nous avons deja eu I'honneur de vous annoncer VHis-
toire de Russie de M. Levesque (i) , comme la meilleure
Histoire connue de cet Empire, que le oaractere de
Pierre I" et le genie de Catherine II ont rendu plus
illustre que* toute la grandeur de sa puissance et toute
Tetendue de sa vaste domination. Personne, avant M. Le-
vesque, n'avait rassembl^ autant de mat^riaux essentiels
a I'ex^cution d'un travail si difficile.
Le jugement de I'auteur sur Y Histoire de Pierre-te-
Grand ^ par Voltaire , nous parait meriter d'etre rapporte
en entier. « Si le celebre auteur, dit-il , avait ete mieux
servi parceux qui lui envoyaient des notes, je n'aurais
pas ose ecrire apres lui la vie de Pierre 1*'. Il parait
qu on ne lui avait fait traduire que des extraits nial fails
el tronques du Journal de Pierre-^le* Grand, On voit,
des le commencement de la guerre de Suede, qu'on lui
laissait meme ignorer des circonslances de la bataille de
Narva , qui aiTaiblissent la gloire des vainqueurs et la
honte des vaincus. Un Allemand, employe au cabinet et
charge d'envoyer des m^moires a Voltaire , le servait
mal , parce qu'il croyait en avoir re^u une offense et
parce qu'il se proposait d'ecrire Thistoire du meme prince.
L'ouvrage de Voltaire m'a fourni un petit nombre de
faits qu'il me parait appuyer sur de bonnes autorites.
Ce grand homme connaissait les defauts de son livre ;
il disait quelquefois, Je ferai graver sur ma tombe : CV-
git qui a voulu ecrire P histoire de Pierre-le-Grand. »
U Histoire de Russie ^ de M. Levesque, est precedee
de trois dissertations fort savantes sur Tantiquite des
Slaves, sur leur langue et sur leur religion.
(i) Nous n*avoD8 pas encore tu Grimm entretenir ses iecteurs de XUhtoire
de Russie dc Levesque, Yverdun, 1782-83, 8. vol. in-ia.
/
JANVIER 178a. 39
Sans pouvoir revetir de preuves suffisantes loutes les
conjectures formees par differens auleurs sur les etablis-
semens des Slaves, il parait au moins demontre que
ces peuples portent ce nom depuis un grand nombre de
siecles ; qu'ils sont sortis de TOrient comme tous les
autres peuples; les Orieutaux rendent eux-memes temoi-
gnage a leur antiquite; que, quelles que soient les con-
trees oil ils se sont repandus anciennem^t, ils restferent
en grand nombre dans la Russie , confondus alors avec
d^autres nations, sous le nom de Scathes, ou plutot in*
connus a la plus grande partie de TEurope, parce qu alors
on n'etendait pas encore si loin les bornes de la terre ba*
bitable.
Les recherches de notre aiiteur sur le rapport de la
langue de ces peuples avec celle des anciens habitans du
Latium tendent a prouver que la ressemblance ne porte
a la v^rite que sur les expressions primitives des deux
langues ; mais que cette i*essemblance est si frappante ,
qu'on ne pent Tattribuer au basard ; et il en conclut que
ies deux peuples doivent avoir necessairement une mime
origine.
L'article de la religion des Slaves est tire d'un petit
Dictionnaire de la My tbologie slavonne , compost par
M. Mikhail-Popof, et imprime dans un recueil de sesOEu-
vres , intitule Dosougui ( les Loisirs ). Ce morceau nous
a para tr^s-piquant.
Les Roussalki etaient les nympbes des eaux et forets
slavonnes ; elles poss^aient toutes les graces de la jeu-
nesse, relevees par le charme de la beaut^. Quelquefois
on les voyait peigner sur le rivage leur chevelure d'un
beau vert de mer, et d'autres fois elles se balanfaient ,
tantot d^un mouvement rapide, tantot avec une douce
4o CORRESPOND ANCE LITTERAIRE,
moUesse^ sur les branches flexibles des arbres. Leur dra-
perie legere volait au gre des vents, et dans ses diverses
oodulationsy cachait et decouvrait tour a tour les tr^sors
de la beaute On aime a voir que I'imagination des
Slaves ne le cedait point a celle des Grecs. Mais ils s'e-
taient fait une image affreuse de leurs Satyres y qu'ils ap-
pelaient Lechies. . . Quand ces Lichies marchaient parmi
les herbes, ils ne s'^levaient pas au-dessus d'elles, et la
verdure naissante suffisait pour les cacher ; mais^ quand
ils se promenaient dans les forets , ils atteignaient a la
hauteur des arbres les plus elev^s. Ils poussaient des
cris afFreux qui portaient au loin la terreur. Malheur a
Thomme temeraire qui osait traverser les forets ; les Le-
chies s'emparaient de lui, le conduisaient de cote et
d'autre jusqu*a la fin du jour, et le transportaient, a Ten-
tree de la nuit, dans leurs cavernes, oil ils prenaient
plaisir a le chatouiller jusqu'a la mort.
Les forets , les fleuves etaient pour les Slaves des ob-
jets d'une v^n^ration religieuse, et parmi les dieux-fleuves
il parait que le Bogy connu des anciens sous le nom A^Hjr-
paniSy tenait le premier rang.
La maniere la plus usitee de consulter I'avenir etait
de Jeter en Tair des anneaux ou cercles nommes croujki;
ils etaient blancs d'un cote et noirs de I'autre. Quand le
cote blanc se trouvait en dessus , le presage etait heu-
reux ; mais il etait fuueste, quand le cercle^ en tombant j
montrait le cote noir, etc.
Les Slaves de Rugen avaient des divinites qui leur
etaient propres , et la premiere de toutes etait Sviatoifid
ou Si^etoifidy le dieu du soleil et de la guerre. Un cheval
blanc ^tait consacre a ce dieu; il n'^tait permis qu'au
pretre de lui couper le crin et de le monter. On pensait
1
JANVIER 178a. 4^
que Si^iatoifid le montatt souvent lui*meine pour coni-
battre les ennemis , et la preuve en etait sensible ; c'est
qu'apres avoir iaisse ce cheval bien net et bien attache a
son ratelier^ on le trouvait souvent le lendemain cou-
vert de sueur et de boue.,. . . . Pour tirer les presages,
on disposait des lances dans un certain ordre present et
a une certaine hauteur ; a la maniere dont le cheval du
dieo sautait par-dessus ces diverses rang^es de lances^
on jugeait les evenemens favorables ou sinistres, etc.
L'Histoire suivie de Tempire de Russie ne remonte
qu au neuvicme siecle; mais une tradition consignee dans
les plus anciennes chroniques place dans le cinqui^me la
fondation de Kief et celle de Novgorod. Le plan de notre
historien embrasse toute la suite des souverains de Russie,
depuis Rourick, en 826, jusqu'a Tepoque glorieuse du
regne de Catherine II en 1774* On comprend aisement
que I'Histoire ancienne de Russie ne pouvait pas etre sus-
ceptible d'un grand int^r£t; ces premiers temps n'offrent
que des monumens de guerre et de moeurs sauvages ; il
est meme assez penible de suivre la liaison du petit
nombre de faits et d'evenemens dont on est parvenu a
retrouver la trace. Ce n'est guere que sous le regne du
premier Vladimir, sous ceux dlaroslaf son fils, et d'An-
dre, fils d'loury, ou a T^poque de Tinvasion des Tatars,
que I'auteur s'est (latte lui-mSme de pouvoir fixer sans
effort Tattention de ses lecteurs. Son ouvrage inspire un
ioteret plus soutenu depuis le r^gne de Dmitri-Donski ;
ce prince est le premier qui abattit pour toujours la
puissance des princes apanages. La partie la plus com-
plete et la plus etendue de la nouvelle Histoire de Russie
est celle qui renferme le regne de Pierre-le-Grand. On
trouve I'histoire des regnes suivans trop abregee^ et de
4^ CORR£SPONl>ANC£ LITTEBAIRE,
n'eiait pas la peine sans doute de Tentrepreadre pour la
laisser si imparfaite. a On n'y trouvera, dit I'auteur, que
la verite, d'autant moins interessante^ qu'elle sera plus
generalement connue. »
Le style de M. Levesqqe^ sans avoir 1 elegance de Vol-
taire, ni la precision de Tacite, est en general assez pur;
il est simple, clair, et nc manque ni de chaleur ni de ra-
pidite. On ue peut que lui savoir bcaucoup de gre dc
tous les efforts qu'il a du lui en ooAter pour debrouiller
avec tant d'ordre, de clarte, les premieres origines d'un
empire dont la civilisation n'est pour ainsi dire que I'ou-
vrage de nos jours, quoique Tascendant de sa puissance
politique egale ou sutpasse deja celui des nations les
plus ceiebres.
. VHistoire de Russie est suivie de plusieurs disserta-
tions fort int^ressantes sur le progris des Russes dans la
Siberie, sur leurs navigations dans la merGlaciale et dans
rOc^an oriental, sur leur commerce, sur leur littera-
turc, et enfin d'une description g^ographique de Tern-
pire de Russie, qui parait fort exacte, et qui contient
des details infiniment curieux.
£st-il plus difficile aujourd'hui de faire une bonne co-
medie qu'une bonne tragedie ? C'est une question que
Ton voit agiter tous les jours; et, quelque parti que Ton
prenne, il est sans doute beaucoup plus aise de le soute-
nir, m^me avec une grande apparence de raison, que
de concevoir une seule scene nouvelle ou eomique ou
tragique. II est de fait que nous pouvons citer trois ou
quatre poetes qui se sont places a peu pres sur la m^me
ligne dans I'art de Sophocle et d'Euripide, tandis que
Moliere a laisse bien loin derriere et tous ceux qui
JANVIER 1782. 43
etaient entres avant lui dans la carriere, et tous ceux
qui ont ose Vy suivre. Le champ de la tragedie parais-
sait deja fort epuise du temps d'Aristote; le nombre des
sujets yraiment tragiques, suivant lui, est assez born^;
les convenances particulieres a notre theatre ne sont
guere propres a T^tendre. Quelles r^coltes nouvelles
peut-on se flatter d'y faire encore apres toutes les ri-
chesses qu'y recueillirent des genies tels que Corneille ,
Racine et Voltaire? Le champ de la cora^die ne serait-
il pas en m^me temps et plus vaste et plus neuf ? Un seul
liomme jusqu'a present semble avoir poss^de Tart de le
mettre en valeur; cet art serait-il done le plus difHcile
de tous ? I'aurait-il port^ lui seul a un degr^ de perfec-
tion fait pour desesperer tous ceux qui seraient tentes de
marcher sur ses traces? Sans entreprendre d'examiner
ces differentes questions , bornons-nous ici a en propo-
ser une qui pourrait bien dispenser de r^soudre toutes
les autres. Si la tragedie a fourni de nos jours plus d'ou-
vrages interessans au theatre que la com^die, neserait-
ce pas uniquement parce que la premiere a beaucoup
plus os^y et I'autre beaucoup moins, que dans le siecle
passe ? En transportant si heureusement sur la scene
fran^aise une partie des beaut^ du th^tre anglais, M. de
Voltaire n'a-t-il pas donn^ a Taction de ses tragedies plus
de force et d'^tendue? Que de situations et de grands
mouvemens n'a-t-il pas mis en spectacle ^ que Corneille
et Racine n'auraient ose mettre qu*en recit! Sa maniere
de peindre les caracteres^ les mceurs, les opinions, n'a-
t-elle pas en general aussi plus de mouvement et plus de
hardiesse? Si aucun de ceux qui travaillirent apr^s lui
n'a pu atteindre a la hauteur de son g^nie, tous ont suivi
de loin la route nouvelle qu'il avait indiqu^e; et, sans
44 CORRESPONUAWCE LITTJ^RA IRIC ,
parvenir a faire de bons ouvrages, ils out fait dii moins
sou vent des ouvrages d'effet^ des ebauches grossieres a
la verite, mais que la magie du theatre pouvait faire
reussir. La comedie, au contraire^ est devenue tous les
jours plus timide ; la pretention d'etre plus epur^e, plus
decente^ I'a rendue fausse, froide^ insipide. N'osant plus
traiter de grands caracteres, des passions fortement pro-
noncees j des ridicules trop connus ou trop grossiers ,
elle s'est renferm^e dans le cercle etroit de Tesprit de
societe ; a la force comique elle a tache de suppleer par
Finteret du roman ; aux saillies originates d'une satire
vive et gaie, par des portraits, des maximes et des ti-
rades. Pour ne point blesser par des peintures qu'on eut
trouvees trop vraies, elle s'est vue forcee d'adoucir tous
les traits de ses modMes ; elle n'a plus ose saisir que des
nuances, des demi-caracteres ; toutes ses formes sont de-
venues factices, manierees, sa couleur fausse et sans
effet. II est bien vrai que Moliere semble s'elre empare
des sujets les plus riches et les plus heureux ; mais, s'il
pouvait renaitre^ combien n'en trouverait-il pas encore
qui le deviendraient entre ses mains? Ce ne sont pas les
ridicules qui manqueront jamais au poete ; pour se ea-
cher plus adroitement peut-etre dans un moment que
dans un autre, en existent-ils moins a ses yeux? L'art
meme avec lequel ils cherchent a se cacher ne fournirait-
il pas au vrai genie de nouveaux moyens de les rendre
plus comiques ou plus odieux? Ce ne sont pas, encore
une fois , les sujets qui manquent au poete , c'est le ta-
lent , avouons-le aussi , la liberte de les traiter avec suc-
ces. Le gout du public n'est pas devenu meilleur, mais
il est bien plus dedaigneux. L'amour-propre des hommes
est toujours le meme ; mais celui de notre siecle parati
JANVIER 1782. 45
plus susceptible ^ et la police de nos ediles, si facile , si
indulgente a tant d'autres egards , est depuis fort long-
lemps , sur oe seul article , peut - ^tre plus severe et
plus ombrageuse qu'elle ue le fut jamais sous le moins
philosophe et sous le plus absolu des rois.
Ces reflexions ne sont ni I'apologie ni la critique de
la nouvelle com^die qu'on vient de donner au Tlieatre
Fran^ais; mais^ faites a Toccasion de cet ouvrage, elles
pourront preparer du moins nos lecteurs au jugement
que nous croyons devoir en porter. » ^^
Le Flatteur^ comedie en cinq actes et en vers , repre-
sentee pour la premiere fois le vendredi i5^ est de
M. Lantier, auteur de VImpatient. C'est absolument le
meme sujet et presque le meme fonds d'intriguequece-
lui de la piece de J.-B. Rousseau qui porte le m^me titre »
e( Ton n'a pas oubli^ que la fable du Mechant de Gresset
fut calquee aussi sur le mSme dessin.
Dans Tune et I'autre pieces, le Flatteur emploie son
caractere ou son talent a gagner Tesprit d'un bon homme
pour en obtenir la main d'une riche heritiere ; dans Tune
et I'autre, il se sert du m^me moyen pour barter son
rival ; c'est en paraissant vouloir le servir qu'il r^ussit a
le brouiller et avec sa maitresse et avec ses parens ; des
circonstances assez semblables font manquer, dans les
deux pieces y le succes de Tartifice, et d^voilent le Flat-
teur aux yeux de ses dupes. L'intrigue du Flatteur de
Rousseau est plus simple et plus serree; celle du Flatteur
de M. Lantier, avec moins d'art et moins devraisem-
blance , aurait pu fouruir^ ce me semble, des scenes plus
variees et plus comiques. Le heros des deux pieces est
bien plus encore un intrigant, un tracassier qu'un flat-
teur ; mais il est difficile de presenter autrement ce role
46 CORRESPONDENCE LITTER AIRE,
au theatre, et c'est peut-^tre la le vice radical du siijet.
Le vrai Flatteur est ua homme sans caractere, par-la
m^me dispose a les prendre tous ^ ceux meme qui seai-
blent le plus opposes, et a les prendre sans autre motif
que le besoin de plaire , par faiblesse ou par lacfaet^. Un
tel personnage neseraitpeut-e(repas indignede lasc^ne;
raais il n'appartient qu'a rhomme de g^nie de concevoir
les moyens de rendre ce personnage th^atral , de le mettre
en action , d'imaginer une fable asse2 heureuse pour en
di^veloppgr tous les inconv^niens , tout le ridicule.
Quoique M. Lantier ait forme tres-visiblement son
principal role sur le modele qui en existait deja au
Theatre, il parait avoir cherche a le rendre un peu moins
odieux ; il ne Tavilit pas du moins jusqu'a lui preter le
projet d'une escroquerie aussi infame que Test celle du
dedit de dix mille ^cus dans la piece de Rousseau.
L'objet des complaisances et des louanges perfides du
Flatteur n'est pas simplement un bon homme comma
Chrysante, c'est un financier qui a toute la sottise d'un
parvenu, un M. Richard tres-vain du titre de marquis
qu'on lui a fait acheter a grands frais, et qui joint en-
core a ce t ravers la manie du bel esprit ; sous ce dernier
rapport, le role est une esp^ce de caricature de celui de
Francaleu dans la Metromanie.
Dans la piece de Rousseau , Thomme mis en contraste
avec le Flatteur est un vieux domestique, disant tr^s-
opiniatrement la verite a son maitre, et se d^solant sou-
vent d'une maniere assez plaisante de le voir toujours la
dupe d'un fripon. Dans la piece de M. Lantier , c'est le
frere meme du financier, un homme qui eprouva beau-
coup de malheurs, et qui croit devoir reconnaitre par sa
sincerite Tasile que voulut bien lui accorder Tamitie de
JANVIER 1782. 417
son frere. Sa fille, Tunique heritierc de M. Richard, est
Tobjel des voeux du Flatteur, et la mere de cette jeune
persoonea un amour-propre tres- sensible a la louange
joint encore un vieux gout pour la coquetterie et beau*
coup de curiosite.
Voila d'abord , sans compter les soubrettes , les valets
et le sieur G«rmai& , marchand orfevre^ k qui Ton fait
jouer le role d'un savant, d'un bel esprit^ plus de per-
sonnages en mouvement que dans la pi^ce de Rousseau ,
et surtout bien plus de moyens de faire ressortir le carac-
lere du Flatteur, d'en varier les nuances , d'embarrasser
et de mettre son industrie en jeu.
M. Lantier a-t-il su en profiter? Non; plus compli-
quee a tous egards que celle de Rousseau , I'intrlgue de
sa piece a paru cependant plus faible, les liaisons moiiis
naturelles, les scenes encore moins piquantes. Combien
I'esprit de saisir utie combinaison y plus ou moins inge-
nieuse , est loin du talent de la produire avec succes !
Le premier acte de cette comedie^a ete bien re^u ; le
second , oil setrouve une longue dissertation sur la (latte-
rie entre Dolci et son valet, dissertation tr^-emphatique
et tres-deplac^e , avec impatience; le troisi^me, occupe
principalement par la scene du cabinet , avec une sorte
d'incertitude ; le quatrifeme, ou lepauvre Richard est si
grossierement mystifie par le ridicule G er main , d'abord
avec quelque plaisir, ensuite avec ennui ; Ic cinquieme^
avec beaucoup de froideur, et par-ci par-la quelques
huees.
II y a une tres-grande in^galit^ dans le style de cet
ouvrage; on y Irouve quelquefois un ton au-dessus de
celui qui convient a la comedie , comme au second acte ;
plus souvent celui d'une familiarity plate et bourgeoise.
48 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
L'intrigue en est tour k tour faible et forc^e ; mais on
ne peut refuser a Tauteur quelques conceptions de scene
assez comiques, des details pleins d'esprit et de la pres-
tesse dans le dialogue, des mots de caractere tres-heu-
reusement saisis.
Cette piece n'a eu que quatre ou cinq repr^entations.
Nous attendrons qu elle soit imprim^e pour en parler
avec plus de details , si elle nous parait meriter a la lec-
ture plus de succes qu'elle n'en a obtenu au theatre.
Romance de M. Mar mantel.
Air de Marlborough,
USE.
Quoi , sans vouloir Fentendre ,
J'^Ioigne I'amaTit le plus tendre !
Quoi , sans vouloir Tentendre ,
Le renvoyer alnsl ! ( ter, )
VoiU qu*il se retire ,
Gontant aux echos son martjre;
VoilA qu'il se retire
Plus p^\e qu'un souci.
Va-t-il se faire crmite
Helas! qu'il revienne au plus vite:
Va-t-il se faire ermite
Et me laisser ainsi !
Va-t-il pas k Tarm^e?
Mon Dieu , que j'en suis alarmee !
Va-t-il pas a I'armee ?
J'eu ai le coeur transi.
JANVIER 1782. 4g
Pour abreger sa peine ,
S*il va se noyer dans ]a Seine ,
Pour abreger ma peine ,
J'y veux aller aussi.
Voila done le salaire
Des soins qu'il a pris de me platre.
Voila done le salaire
£t tout le grand merci !
Reviens, mon pauvre Blaise,
Non, plus de rigueurs, je m'apaise;
Reviensy mon pauvre Blaise,
Mon coeur est adouci.
Yoyons sous la coudrette.
H^las ! en vain je le regrette.
Voyons sous la coudrette.
Blaise , etes-vous ici ?'
Ah ! s'il respire encore ,
Amour , dis-lui que je I'adore ;
Ah ! s'il rehire encore. . .
L'echo me r^pond : Si.
G'est peut-^tre un presage ;
Suivons les detours du bocage.
C*est peut-etre un presage.
Justement le voici.
Etendu sur la mousse ,
II a pris la mort la plus douce.
£tendu sur la mousse ,
II est mort de souci.
Approchons, mais je tremble...
II respire encor , ce me semble.
Approchons , mais je tremble...
Dormez-vous , mon ami ?
Tom. XL 4
A'Ff-Tff
5o
GORRESPOKDANGE LITTER AIRE ^
»LAISE.
Oai»da, ne vous deplaise;
Pour r^ver a vous k mon aise ,
Oui-da J De vous deplaise ,
Je m'e ais ettdormi.
Je vous aimais en songe ,
£t ce n'^tait pas an mensonge;
Je vous aimais en songe,
Mais vous m'aimiet aussi.
LI6£.
Je ne puis m'en d^dire ,
Qui , quoi que le songe ait pu dire ;
Je ne puis m'en d^ire ,
Tout est vrai , Dieu merci.
BLAISE.
Lise , a ce doux langage
Je sors du plus sombre nuage ;
Lise, a ce doux langage
Le temps s*est ^clairci.
L'^lection de M. le marquis de Coadorcet a la place
vacante h TAcad^mie Fran^aise par la mort de M. Sau-
rio, est une des plus grandes batailles que M. d'A-
lembert ait gagn^s contre M. de Buffoo. Ce deruier
Youlait absolumentqu'on donnat la pr^ferencea M . Bailly,
auteur de VHistoire de rAstronomie ancienne , des Lettres
sun VAtlantide el sur VOrigine des Sciences; M. de
Chamfort, a la derniere election^ ne Tavait emporte sur
lui que de trois ou quatre voix. Sou Bouveau concurrent
JAWVIER 178a. ' 5l
avait non-seulement moins' de titres litt^raires que liu ;
le seul qu'il ail ose avouer jusquMci est un mince recueii
SiEloges academiques ; 00 ue doit point compter ici ses
Memoires pour I'Acad^mie des Sciences dont il est se-
cretaire, ce ne sont pas des ouvrages de litterature; tous
ses autres ecrits, ia Lettre (Tun Theologien a sonfils^
oil , a propos de Tabbe Sabathier ou Sabotier (i), il se
moque tour a tour si gaiement de la religion et des
pretres; son Commeniaire des Pensees de Pascal^ Com-
mentaire qui renferme les principes les plus subtils d'un
atheisme decide ; ses plates Lettres du Laboureur contre
le livre de M. Necker, de la Legislation et du Commerce
des Grains ; les iiifames libelles qu il osa faire dc^uis sur
les operations de ce grand ministre : tous ces ecrits sans
doute devaient paraitre k I'Academie Fran^aise autant
de motifs d'exclusion. Mais que d'iniquit^s ne peut cou-
vrir I'amour de la philosophic porte a un certain degre !
G'est comme la foi , qui fait plus de miracles encore que
la charite. II n'en est pas moins vrai que M. d'Alembert
a eu besoin de toute I'adresse deson esprit, de toute Tac-
tivite de sa politique , on Fassure mSme , de toute I'^lo-
quence de ses larmes pour decider le triomphe de son
client ; et sans une petite trahison de M. de Tressan ,
tant d'efforts , tant de soins etaient encore perdus ; car
M. de Gondorcet n a eu qu'une seule voix de plus que
M. Bailly^ seize contre quinze; et voici I'histoire assez
curieuse de cette voix bien digne assurement d'etre comp-
tee. M. de BufFon , a qui M. de Tressan doit sa place a
TAcademie^ crut bonnement pouvoir se fier k la parole
qu il lui avait donnee de servir M. Bailly. M. d'Alembert
(i) L*auteur du Dictionnaire des Trois Sikcles de notre Litterature.
{Note de Grimm.)
52 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
avait obtenu de lui la meme promesse en faveur de M. de
Condorcet; mais, beaucotip meilleur geometre que le
Pline fran^ais, il jugea tres-bien qa'une promesse ver-
bale du comte de Tressan n'^tait pas d'une demonstra-
tion assez rigoureuse ; en consequence il se fit donner la
voix dont il avait besoin dans un billet convenablement
cachete , et ce petit tour de passe-passe a d^cid^ le sue*
c^s d'une des plus Hlustres joum^es du conclave acad^-
mique. Les gens du monde n'ont pas ^te peu surpris de
voir les hommes de lettres qui paraissaient le plus atta-
ches a M. Necker, donner avec tant d'empressement leur
suifrage au plus violent , quoique au plus d^sinteress^ de
ses ennemis ; mais ces honnetes gens-la ne voient point
que les considerations particulieres doivent toujours
c^der a I'esprit du corps , a I'interSt de cette philosophic
au service de laquelle personne ne fut jamais plus d^voue
que le marquis de Condorcet. La cour veuait de nommer
un archeveque d'une piete, d'une devolion extraordi-
naire y n'etait-il pas de la sagesse de ces messieurs de ba-
lancer un pareil choix par celui d'un confrere plus ath^e
encore que de coutume ?
Le Discours du nouveau recipiendaire, prononc^ a la
seance publique du 21, pour etre Pouvrage d'un homme
d'csprit^ n'en est pas moins un assez mauvais Discours ^
sans chaleur j sans harmonic ^ sans Elegance , rempli d'i-
d^es rebattues, d'une metaphysique fausseet pr^cieuse^
plus remarquable encore par une foule d'expressions im-
propres et de mauvais gout, telles que cette exclamation
d'une empbase si ridicule : cc Temoins des derniers ef-
forts de Tignorance et de Terreur, nous avons vu la rai-
son sortir victorieuse de cette lutte si longue, si penible^
et nous pouvons nous eerier enfin : La veritea vaincu!
JANVIER 178!^. 53
k genre huniain est saupe!... » Quel est le vieux prone
oil DOtre philosophe a ^t^ prendre ce beau mouvement
d eloquence?
L'objet de son Discours est de montrer que notre dix-
huitieme siecle a tellement perfectionne le syst^me ge-
neral des connaissances humaines, qu'il n'est plus au
pouvoir des hommes d'eteindre cette grande lumiere, et
qu'une revolution dans le globe pent seule y ramener les
tenebres. L'admiration que lui inspirent les ^tonnantes
decouvertes faites de nos jours le transporte hors de lui-
mSine ; et si cet exc^s d'enthousiasme ne rend pas son
style plus oratoire, il lui donne du moins souvent une
obscurity qu'il ne tient qu'a nous de trouver sublime.
Tout s'agrandit aux yeux de I'orateur. aUn jeune
homme, au sortir de nos ecoles, lui parait aujourd'hui
reunir plus de connaissances r^elles que les plus grand»
g^nies non-seulement de Tantiquit^^ mais encore du dix-
septieme siecle.. • »Dans tons les temps, I'esprit humain
verra toujours devant lui un espace infini ; mais celui
qu'a chaque instant il laisse derrlepe soi , celui qui le se-
pare des temps de son enfance, s'accroitra sans cesse...
a II voit chaque anniey chaque moisy chaque jour {^^%\,
appareniment dans le Journal de Paris ou dans les Pe^
titeS'Affiches ) marques igalement par une d^couverte
nouvelle et par une invention utile... » Enfin que ne voit.
il pas dans son ivresse philosophique !
On ne peut nier sans doute que nos methodes d'in-
struire ne se soient perfectionnees, qu'on n'ait mieux
senti que jamais la uecessite de faire de I'observation
, des faits la base de toutes les sciences morales et phy-
siques , que le gout des connaissances ne se soit porte
en general sur des objets plus dignes de nos travaux et
54 CORRESPONBANGE LITTER AIRE,
de nos reclierches , que rempire de ropiaion n acquiire
tous les jours une influence plus utile; mais pourquoi
ne pas se contenter de le dire avec simplicite ? Pourquoi
nous exagerer foUement et le peu de progr^s que nous
avons faitSy et le peu de progres que nous pouvons faire
encore? Pourquoi se permetlre surtout d'opposer avec
tant de faste cette puissance de Topinion aux puissances
qui gouvernent r^Uemeut le monde? Pourquoi risquer
si gratuitement de les brouiller, lorsquHl est si' fort de
leur int^r^t de se m(9nager mutuellement?
11 serait absurde de soutenir que les arts de Tesprit et
de riinagination sont absolument incompatibles avec le
progres des lumi^res; mais il n'en est pas moins prouve
que leloqueuce et la po^sie ont toujours pr^c^de I'^tude
des sciences exactes, et I'ont rarement suivie. lie celfebre
Bacon Ta dit lui-m^e quelque part ; toutes les fois qu'on
verra discuter avec beaucoup d'int^rSt les grandes ques-'
tHMis du Gouvernement et de I'^onomie politique, les
belles-lettres seront bientot negligees. D'ailleurs , com-
ment avouer de si bonne foi que la precision philoso-
phique doit rendre n^essairement les langues moins
hardies f moins Jigurees y leur communiquer de la seche^
resse et de Yausteritdj sans vouloii' convenir en meme
temps qu'elle prive ainsi Teloquence et la poesie d'une
partie des ressources qu'il leur appartient d'employer
pour nous interesser ou pour nous s^duire ?
En developpant I'heureuse application que la plupart
des sonverains de TEurope ont faite, de nos jours, des lu-
mieres de la philosophic au bouheur de leurs peuples, on
s'etonnera peut^fitre que notre orateur ait oublie de par-
ler et de Joseph II et de son auguste frere ; mais c'est
une omission qu'il serait iujuste de lui reprocher, des
JANVIER 178a. 55
ordf^s superieurs Tavaient exigee ; on a oraiot sans doate
de corapromettre le Lyc^c acad^mique avec le Vatican.
On a pense sans doute que MM. les Quarante n'etant pas
deja trpp bien avec le Chef invisible de TEgUse, ne de-
vaient pas s'exposer a se mettre plus mal encore avec
celui qui le repr^nte. Quoi qu'il en soit, le silence du
philosophe a paru faire ici plus de sensation que tout ce
qu'il auraitpu dire : Prcefulgebcmt eo ipso quadeffi^s
eorum non visebantur.
Apr^s avoir analyse assez longuement le th^me qu'il
s'etait present y M. de Condorcet a fait encore un long
panegyrique de son pr^^sseur M. Saurin ; et dans ce
pan^gyrique, a propos de Beperlejr, une assez longue
dissertation sur le drame. L'aaditoire a ete d'autant plus
ennuye de toutes ces longueurs , qu'^ tant d'autres qua-
lites de I'orateur le ri^ipiendaire joint encore oelle d'avoir
le d^bit le plus triste et le plus monotone.
La r^ponse faite a ce Discours par M. le due de Ni-
vemois a soulag^ notre attention; elle a paru remplie de
nature! et de grace; la maniere dont on y laisse entendre
que, fort brutal dans sa jeuaesse, M. Saurin I'avait et^
beaucoup moins dans un kge plus avanc6, est aussi polie
qu^elle est vraie. On a remarqu^ surtont une adresse
infinie dans la transition qui am^ne I'^loge de M. le
comte de Maurepas, dans la mesare avec laquelle cet
^loge est fait , et dans le soin avec lequel il est place
pri^cis^ment Ik oil Ton ^tait le plus sAr de le faire ap-
plaudir , k la p^ode mdme qui termine le discours. II
etait impossible de rappeler plus naturellemeat k M. de
Ck>Bdorcet Tobligation de remplir^en quality de biographe
de TAcadeoiie des Sciences , la tiiche qui lui est imposee
a regard de la memoire de M. de Maurepas, et la ma-
56 OORRESPOITDANCE LITTERAIRE.
niere de la remplir convenablement. Ceci a paru d'au*
tant plus piquant , que tout le monde salt combien M.'de
CondorGet/rami le plus fanatique de M. Turgot, de-
testait M. de Maurepas, et que depuis long*temps deja
il doit un Eloge a cette faroille , dont il s'obstine a ne
point s'acquitter, celui de M. le due de I^a Vrillifere.
M. Tabbe Delille a soutenu I'interdt de cette seance
par k lecture du premier chant de son poeme (i), el
jamais lecture n'a ^t^ plus vivement applaudie.
Celle que M. d'Alembert a faite ensuite de VJtloge
du marquis de Saint-Aulaire n'a pas eu le m£me bon-
heur : soit que I'attention fAt d^ja fatigu^ , soit qu'il n'y
ait point de prose assez piquante pour etre goutee apres
le plaisir qu*avaient fait les vers de Tabb^ Delille, Tim-
patience du public s'est manifest^e de la fa^ on du monde
]a plus desobligeante pour Tauteur. Au moment oil, apres
beaucoup de peines et d'ennuis, on le vit arriver enfin
a Tepoque de la mort de son heros, il partit de tous les
coins de la salle un murmure de ah I ! ! si expressifs , qu'il
etait impossible de s'y m^prendre. Quel beau jour de
perdu pour son ami Linguet !
Quoique nous ayons remarque dans ce nouvel Eloge
de M. d'Alembert^ comme dans tous ceux que Ton con-
nait deja de lui , plusieurs anecdotes agr^ables, quelques
traits dignes d'etre recueillis , on ne pent dissimuler que
ce ne soit un des plus faibles. Le sujet en etait assez
ingrat, les details en on t paru longs et minutieux, les
digressions forcees, les plaisanteries trop mesquines ou
trop us^es. Quelque bien que M. d'Alembert connaisse
les effets du theatre acad^mique , il a pu se tromper sans
doute; mais pour avoir ete siffle une fois dans sa vie,
(i) Les Jardins.
JANVIER 1782* 67
justeipent ou non , un grand homme en serait-il moins
grand , un pliilosophe en serait-il moins heureux ?
Troisieme Voyage de Cook, ou Journal efune Expe*
ditionfaite dans la mer Pacifique du Sud et du Nord,
1776, 1777, 1778, I'j'jget I'jSOf traduit de I'anglais
par M. Demeunier, auteur de la traduction du Fojrage
de Make et de Sicile de Brydone, de quelques autres
Toyageurs anglais; un volume in-S"^.
Ce Journal n'est point celui de Tinfortun^ Ck)ok ^ ni
celui de M. Clarke , qui eut apres lui le commandement
de I'expedition ; il est d'un officier qui montait Ic*. Decou-
i^erte. Tun des deux vaisseaux de Cook; mais commc il
a publie furtivement son ouvrage, il ue laisse point de-
viner le grade qu'il y occupait. Quoique Ton ait raison
de se tenir en garde contre les preventions d'un anonyme
qui juge souveut son chef avec beaucoup de rigueur, et
peut-etre avec beaucoup de legeret^ , il serait difficile de
ne pas lui savoir gre de s'^tre press^ de satisfaire I'impa*
tience qu'on avait deconnaitre les principales d^couvertes
de ce nouveau voyage ; on sait que la relation des capi-
taines ne paraitra pas si tot. Celle que nous avons I'hon-
neur de vous annoncer renferme plusieurs details curieux
que Ton ne trouvera peut-etre ni dans le Journal de Cook,
ni dans celui de M. Clarke, et pourra leur servir de sup-
plement. La plus grande partie de I'ouvrage porte un
caractere d'exactitude et de simplicite qui inspire la con-
fiance, et Ton y reconnait souvent Fexpression d'une ame
honnlte et sensible. On lira surement avec plaisir le recit
du retour d'Omai dans sa patrie d'O-Taiti ; avec interet
celui des malheureux matelots ^gares dans une tie de-
serte ; plusieurs observations nouvelles sur les moeurs et
58 CORRESPOND ANGE LITTERAIRE,
la police des Zelandais ; on ne sera point surpris de Fac-
cueil disiingu^ que nos voyageurs re^urcnt du gouver-
neur de Kamtchatka ; mais on sera touche de cette nou-
velle preu ve de la providence bien&isante de Catherine U ;
on ne pourra suivre enfin , sans la plus vive emotion , le
detail de toutes les circonstances qui prec^derent et qui
suivirent la fin deplorable de ce brave capitaine Cook ,
dont le courage, qiielque t^m^ite qu'on puisse lui re*
proclier, m^ritait sans doute une autt'e deatin^.
Colomh dans les fers^ a Ferdinand et Isabella j aprh
la d^couuerte de fAmiriquej l&pttre qui a remporte
le prix de VAcadimie de Marseille , pricMee dun
Precis historique sur Colomb, par M. le chevalier de
Ijangeac , avec cette epigraphe :
Ici tout est merveille , et tout est verite.
Raciiie le fils.
Brochure assez volumiueuse » in-8^ , om^e , avec tout le
luxe typograpbique, et de gravures, et de marges, et de
vignettes.
Le Precis historique e^i extrait prindpalement de la
Fie de Colomb , par Ferdinand son fils , des Lettres de
Pierre Martyr y de VHistoire de Saint^Domingue , de
celle de I'Amerique de Robertson ; on n'y apprend riea ,
mais on le lit avec int^r^t , parce qu'il est ecrit avec
chaleur, et on le lirait avec plus de plaisir encore si le
style J d'ailleurs assez rapide , ne p^chait pas quelquefois
par trop de pompe, trop d'emphase.
Le moment que le poete a choisi pour le sujet de son
h^roide est celui oil Colomb etant arriv^ charge de
chaines du Nouveau-Monde, et Ferdinand et Isabelle
\
JANVIER 178!*. 59
ayant senti combien cet evenement devait uuii*e a ieur
gioire, s'empresserent y pour r^parer une si cruelle in-
jure, d'inviter ramiral a venir a la cour, et lui envoys-
rent une somme d'argeni sans le r^tablir dans ses droits.
C'est a cette invitation et a ce present que Colomb est
cense r^pondre. Nous nous contenterons de citcr les
premiers vers de I'^pitre :
Non , gardez loin de moi vos impuissans regrets !
Je ne veux rien de vous , ni remords ni bicnfaits ;
Je ne veux rien de vous, Ferdinand, Isabelle:
C'est k deux uuivers que Colomb en appelle.
Quand le &ible opprim^ s'adresae en vain aux lois ,
Lemonde, en le jugeant, sail le venger des rois, etc.
Opinion (Fun citojreh sur le Mariage et sur la Doty
brochure.
C*est Touvrage d'un jeune homme (i). Son objet est
de prouver ,
I* Que les inconv^niens de Petat actuel du mariage
sent une des principales sources de la corruption des
mceurs , du grand nombre des c^libataires, et du deficit
qui en resulte pour la population ;
2* Que la source de ces inconveniens est la dot que
les femmes apportent a leurs maris.
En oonsequenee , il propose d'ordonmer, par une loi^
que les filles a Favenir ne pourront apporter de dot sous
aucune denomination; qu'elles ne pourront partager avec
les males dans les successions de leurs parens ^ et qu'elles
ne seront susceptibles d'aucun legs, d'aucune doqa-
(i) M. MignoDaeau , commissaire des gardes du corps de la deiuieme com''
pagnie franche du prince de Beauvau, k Troyes. 11 a encore public pliisieurs
pamphlets poliliques. (B.)
I 60 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
I tion , du moment oil elles seront femmes , tnais seule*
I ment en usufruit, si elles restent fiUes ou veuves.
I <( 11 est temps ^ dit-il, que des souverains eclair^s
) fassent adopter a leurs sujets , pour leur bonheur indi-
viduel, une loi qu'ils se sont impos^e pour le bonheur
et le repos des nations. Jadis les souverains , ne se ma-
riant que dans des vues d'agrandissement ^ prenaient des
Spouses qui leur apportaient pour dot des provinces en-
ti^res ; mais , au lieu d'un accroissement reel de puis-
sance, il n'en resultait le plus souvent, pour leurs
> peuples f que des guerres sanglantes et d^sastreuses. De
nos jours , au contraire , les plus grands monarques ne
consulteut que leurs coeurs , et ne demandent pour dot
a leurs augustes epouses que des agremens et surtout
des vertus ; ils sont magnifiquement recompenses de
leur sage moderation par le calme et le bonheur qui
regnent dans Tinterieur de leur palais, et par la paix et
la trauquillite dont jouisseqt leurs peuples , e|tc. »
MARS.
Paris, mars 1782.
Stances dunjeune homme a madame de Lauzun, "
Quoi ! vous daignez mc consoler !
Quoi ! moD malheur vous int^resse ! ■>
A vingt ens vous savez parler
Avec tant d'ame et de sagesse !
De ces yeux partout adores
J'ai vu s'echapper quelques larmes \
I
MA.RS 1782. 61
Qui peut tenir a tant de charmes?
Vous ^tes belle^ et vons pleurez !
Vertueuse et douce Julie,
Si vous partagez mon chagrin ,
Je pardonne presqu'au destin
Les amertumes de ma vie.
En vous parlant de vos bienfaits,
Di\k je ressens moins mes peines :
Mon sang qui bouillait dans mes veines
En ce moment circule en paix.
De Venus le cbarme invincible
Est souvent funeste aux mortals ;
G*est k V^nus sage et sensible
Que I'univers doit des autels.
Bouts rimis que Monsieur aifcUt donnes a rempUr
a M. le marquis de Montesquiou,
C'est en vain que de Rome aux rives du — Danube ,
Notre antique mupbti vient au petit — g^lop.
Aujourd*hui pierre ponce, autrefois pierre — cube^
II distillait I'absintbe, k present le — sirop.
De son vieux barom^tre en observant le — - tube ,
II doit voir qu'on perd tout lorsqu'on exige — trap.
Aucun des chefs-d'oeuvre de Racine et de Voltaire
nlattira peut-Stre une plus grande affluence de monde
au theatre que le drame de mademoiselle Raucourt, re-
present^, pour U premiere fois, le vendredi 1*'. Cette
piece, en trois actes et en prose, a ete imaginee, comme
nous Tavons dit y pour faire servir utilement les habits
1
62 GORRESPONDANGE LITT^RAIRE,
et les decorations de la Discipline militaire du Nord ( i ),
et cet objet ne pouvait ^tre mieux rempli. Quoique le
succes de la premiere representation ait et^ plus qu'equi-
voque J elle n'en a pas moins excite tant de curiosite que
I'empressement du public s'est soutenu jusqu'a present ;
on en est^ je crois, a la sixieme representation, avcc
une merveilleuse Constance. En persistant a trouver le
drame detestable , mais I'auteur, sous I'unifonne prus-
sien , charmant , on ne s'est point encore lass^ de venir
siffler Tun et applaudir I'autre. II y aurait en v^rite de
lliumeur a ne pas trouver ce partage assez equitable.
Le sujet XHenriette^ c'est le titre du nouveau drame,
est tire ^ dit-on , d'une piece du Theatre allemand ; sui-
vant d'autres autorites, d'une pantomime que Tauteur
vit jouer dans ses courses du Nord k yai*sovie. Nous
ne sommes pas encore en etat d'^claircir cette grande
question.
On ne perdra point ici son temps a prouver combien
la conduite de cette piece est monstrueuse, combien
toute Taction en est folle et romanesque ; il n'en est pas
moins vrai que la scene oil Henriette se determine a
deserter est d'une conception assez th^atrale ; que celle
du troisi^me acte entre son pere et le commandeur doit
une grande partie de son eifet au jeu de Mole , mais que
ridee de cette situation est par elle-meme infiniment
touchante. La piece est aussi bien ^crite qu'elle est bien
pens^e, et c'est tout dire : il y a pourtant, comme Tob-
servait quelqu'un, des choses qui passeront tr^-sure-
ment en proverbe^ y telles que cette grande maxime si
philosophique et si neuve, la peurest soiwefU pire que
(f) Drame en quatre acles, en vers librcs, par Moline, repr^sent^ , pour
la premiere fois, le la novembre i7Sri par les Comedieiis Fran^ais.
MARS 17812. 63
le mal; a la bonne heure. Nous esp^ns aussi que le roi
de Prusse voudra bien ne pas se venger trop s^rieuse-
ment de ia petite impertinence que Fauteur s'est permis
de mettre dans la bouche d'un soldat pruasien , «c Oui y
chez nous, dit-il, en temps de guerre le soldat est
presque aussi bien traite que Tofficier ; mais en temps
de paix... ma foi, I'officier Fest a peine comme un simple
soldat. » •
L'opera A^Orph^e, avec la nouvelle musique de
M. Gossec y donn^ pour la premiere fois , sur le Theatre
de TAcad^mie royale de Musique, le jour mSme de la
premiere representation SHenriette au Theatre Fran-
cais, n'a excite ni murmures ni enthousiasme; c'est de
la musique bien faite , mais sans esprit et sans g^nie.
Les Gluckistes en ont dit beaucoup de bien par recon-
naissance , M» Gossec s'^tant toujours declare un des
admirateurs les plus passionnes du talent de M. le che-
Yalier Gluck ; la vieille cabale des LuUistes lui a su un
gre infini d'avoir conserve I'ancien air de LuUi sur ces
paroles si connues d'Eg^ a la princesse, Faiies grace a
mon age enfas^wr de ma ^mrej etc. Mais le seul mor^
oeau qui ait kvk bien g^n^ralement applaudi , et qui nous
a paru meriter de T^tre, est celui du troisi^me acte, Si
la belle ilgU nCest rasfie; quoique le chant n'en soit ni
tr^s*neuf, ni tr^piquant, il est du moins d'un bon
genre et d'une m^lodie agr^able.
C'est M. Morel qui s'est charge d'arranger le poeme,
de le r^uire en quatre actes, et d y ajouter les vers que
pouyaient exiger et la nouvelle coupe des airs el la nou-
velle liaison des scenes. On a dit que si les paroles de
Quinault jivaient et(! traitees fort legerement par le poete
64 CORRESPOirUAlCCE LITTERAIRE,
qui les a marmontelisees^ elles I'avaient ete en revanche
fort lourdement par le musicien ; cela est assez vrai ,
mais cela ne nuira point au succ^s de Touvrage , tres-
digne et de nos grandes connaissances et de notre bon
gout en musique. Le spectacle de cet opera est d'ailleurs
tres-noble et tres-interessant; les ballets sent aussi bien
executes qu'ils peuvent I'etre depuis que nousavons perdu
Vestris, Ibinel et Theodore.
Est-ce la peine de dire ici que les Deux Fourbes , pe-
tite comedie en un acte, de M. de La Chabeaussiere j
auteur des Maris corriges^ a ete donnee une seule fois
sur le theatre de la Comedie Italienne (i)^ et n'a eu
aucun succes ? C'est un sujet tire de Gil Bias , le meme
a peu pres que celui de Crispin ritual de son Mcutre, par
Le Sage. La piece a ^te ^coutee jusqu'a la fin avec une
patience digne d'eloges ; mais , la toile tombante , elle a
ete sifflee si distinctement que I'auteur se Test tenu pour
dit, et n'a pas juge a propos d'essayer une seconde fois
Topinion du public; il a bien fait, sans doute. Ce qui
vient d'arriver au sieur Gramniont prouve cependant
que ce public n'est pas toujours du meme avis. U y a
quelqiie temps que j I'ayant vu paraitre dans le role
d'Orosmane qu'il avait joue plus d'une fois avec assez de
succes , on se prit tellement d'humeur contre lui qu'on
le for^a , mSme a deux reprises, de quitter la scene, et
qu on airoa mieux , le sieur Larive etant absent , voir
jouer le role au sieur Dorival , reduit depuis long-temps
a Temploi de confident. Les huees avaient et^ si multi-i
pli^s, avaient paru si prodigieusement unanimes, que
tout le monde crut de bonne foi qu'il n'oserait plus se
(i) Le aa fevrier 178a.
MARS 1782. 65
moRtrer sur la scene ; en consequence^ ii avail mSme
deja re^u son conge de la Comedie. Grace a la protection
de la cour, ii obtint Tordre de rentrer; il vient de ren-
trer en efFet par le role de Pierre-le-Cruel. Le parterre
I'a recu a merveille , et lorsqu*il s'est avanc^ sur le de-
vant de la sc^ne pour dire a ces messieurs ce que nous
avons encore en ce moment beaucoup de peine a com-
prendre : cc Messieurs , vous me voyez penetre de la plus
vive sensibilite ; mais , pour vous Texprimer, permettez-
moi d'attendrc le temps oil ma reconnaissance pourra
paraitre aussi pure, aussi desinteressee que votre indul-
gence.... » la salle a retenti des plus vives acclamations j
et celui qu'on avait hue^ il y a trois semaines, comme
le dernier des hommes , s'est vu accueilli avec tons les
honneurs qu'on pourrait rendre a un hcros persecute.
0 Ath^niens! 6 Atheniens !
OEui^res completes de M. Fabbe de Voisenon , en cinq
volumes in-8*, recueillies et publi^es par madame la com-
tesse de Turpin. II n'y a guere, dans ce volumineux re-
cueil , que la Coquette fixee , piece froide , miais remplie
d'esprit, quelques contes, entre autres celiji de Tant pis
pour lui , Tant mieux pour elle , I'ouvrage le plus in-
genieux que nous connaissions dans ce genre, et un tres-
petit nombre de pieces fugitives, qui meritassent veri-
tablement d'etre conservees. Les Anecdotes Utteraires
sent une esp^ce diAna^ rempli des preventions les plus
injustes , mais oil Ton trouve ^ travers beaucoup de sar-
casmes, de pointes, de mauvais calembours, quelques
mots heureux ,. quelques traits plaisans; tout le reste du
recueil est compose de Prologues, de Comedies^ d'Opera
oubli^s depuis long-temps ou bien dignes de I'etre ;
Tom. XI. 5
6() CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Ck)ulouft\. Memnon^ pour n'avoir pas encore paru, ne
meritent pas d'etre distingues; les Fragmens historiques
sur le ministere de Colbert ^ sur les guerres d'Espagne ,
de HoUande, de Genes, d'Amerique, etc., sur le com-
merce des deux Indes, n'ofTrent pas plus d'interet que
d'instruction , et le lecteur partagc y en les lisant , tout
Tennui que Tauteur eut probablement lui-mSme a les
ecrire.
Vers de mademoiselle Aurore ^ chanteuse de VAca-
demie royale de Musique, dgee de dix-sept arts , a
mademoiselle Raucourt{\\
Noire sexe doit s'honorer
Alors que voire gloire est en tous lieux semee.
Je n'ai su vos succes que par la renomm^e ,
Et je youdrais les cel^brer.
Permettez que sous vos auspices
Mes premiers vers soient adresses ;
Vous devez avoir les pr^mices
Des arts que vous embellissez.
Tandis qu'au tendre amour vous derobez vos veilles
Pour les consacrer aux beaux-arts ,
Tandis que des Neuf-Soeurs vous fixez les regards »
Chanteuse, releguee au pays des merveillcs ,
Moi , je cultive avec bien des efforts
L'art futile et brillant de flatter les ereiiles
Par I'assemblage des accords*
Vous , appui du theatre ou regnaienl les Corneilles ,
Par votre art aimable, enchanteur,
Vous instruisez Tesprit et vous parlez au coeur.
(t) On lit dans les Memoires de Bachaumont, a la date du 3o man 1782,
an sujet de mademoiselle Aurore : « On pretend que c'est le sieur Guillard ,
« poete attache auThefttre lyrique, qui fait ses vers. »
MARS 1782. 67
Vers de la mime a M. le marquis de Saint-Marc.
Eh qaoi ! de ma muse naissante
Vous daigncz approuver I'essor !
Qnand ma lyre timide enfante
Dessons formes a peine eiicor,
Saint-Marc , dans cet art si grand maitre ,
A mes essais daigne applaudir :
11 veut bien aider k fleurir
Le faible talent qui veut naitre.
Quo! ! du sommet de I'Hdlicon
Jusqu'^ moi vous daignez descendre !
Ce procede pourrait surprendre
Dans un favori d'Apollon :
Je ne crois pas qu'on le condamne ;
Vous savez qu*on a vu jadis
Jupiter de I'humble Baucis
Ne pas dedaigner la cabane.
Reponse de M, le marquis de Saint-Marc,
Je viens de recevoir, mademoiselle ^ les vers charmans
que vous avez daigne m'adresser. Comme je les louerais
si je n'y etais beaucoup trop lou^ ! Yos vers en general
sent pleins d'harmonie^ de sens, de grace, et, en quel-
que maniere^ de cette fraicheur qu'annonce votre nom
et que montre votre presence. II semble que vous vous
soyez peinte dans chacun d'eux, et Ton ne doit point
etre etonne que vous les ayez faits quand on a le bon-
heur de vous voir. Comme un ^merite du Parnasse , j'ose
vous exhorter a cultiver un art auqiiel vous pretez deja
tant de charmes. Quels succ^s ne sont pas en droit d'at-
tendre les Graces reunies au vrai talent !
\
*
•4
63 CORRESPOND A.NCE LITT^RAIRE,
Rendez-moi done , nouvelle Aurore ,
Rendez-moi done mes jeunes ans.
Nouveau Titon , je vous implore ,
Faites-raoi resseotir encore
Toutes lesilammes du printemps.
En faveur de mon juste hommage
Allez faire un tour dans les cieax :
Vous devez attendrir les Dieux ,
Vous parlez si bien leur langage.
A M. le corrite de Buffbn , v
Sur le present de fourrurcs qae lui a envoy^es Sa Majeste imperiale de Russie ,
accompagnees des medailles d'or frapp^es sous son r^gne , et sur la demaude
qu'elle lui a faite de son buste ;
Par M. DE La Ferte , avocat au Parlement.
Quelle louable jalousie
Semble animer les souverains !
Tributaire de ton genie ,
Catherine sur toi lepand a pleines mains
Les ricbesses de la Sejtbie :
EUe se signale en cejour,
Galberine la Magnifique ,
Des Russes la gloire et I'amour.
De la Semiramis antique
Ne me vantez plus la splendeur,
Les jardins merveilleux d'ou fujait le bonbeur.
Apprecier Buff on , ajouter 4 sa gloire ,
G'est avec lui s'inscrirc au Temple de Memoire ;
G'est se recommander aux sidcles a venir.
Rappelle , dans ton doux loisir,
Avec quelle grace touchante
Catherine daigne embellir
Les dons que sa main te presente.
D'un regne glorieux ces nombreux monumens ^
MARS 1782. 69
Qui peuveatattester un si^cle de lumi^re,
Ges m^dailles dont I'art snrpasse la matiere ,
£t ces riches toisons , Torgueil des vetemens ,
Ne valent pas d'ane Majeste fidre
Les instances, levoeu pressant
Pour obtenir la ressemblante image ,
Les nobles traits d*un grand bomme et d'un sage.
Houdon y elle a fait cboix de ton ciseau savant ,
La Souveraine , amante des prodiges.
Pour toi ce n*est qu'un jeu de surprendre nos sens
Par tes innombrables prestiges.
Renouvelant Paudace des Titans ,
Yeux-tu ravir la celeste ^tincelle ?
Transmettre au bloc Fame de ton rood^l«?
Ne tente pas de coupables efforts , ,
Puise-la dans ses jeux , cctte flamme immortelle ,
Tu seras a la fois et sublime ct 6d^le.
L'Envie, en fr^missant , tourmentera son mors.
BufTon, tu n'as jamais a per^u la Furie,
Tu plains les envieux , tu dedaignes I'Envie ;
Ton laurier, toujours vert, toujours cb^ri des Dieux ,
N'a rien k redouter des autans fui^ieux.
Bouts rim4s de madame de L^noncourt.
J'ai quatre-vingt-dix ans, j'arrive d' — Epidaure;
Esculape a re^u mon premier — ex voto.
On aime ses vieux jours autant que son — aurore,
Ghacnn sur mon voyage avait crie — haro.
L'esperance soutient et le succes — restaure ;
Me voici rajeunie et presque sans -^ bobo,
Mon front ^tait ride' , mon teint celui d'un — ^ Maure ,
Quand je parlais , mes dents partaient — cxabruptOy
Une seule restait, servant de — memento,
A peine ai-je toucb^ le serpent que -^ fadore^
Vieille comme Baucis el sourde comme — fo ,
t
70 GORRESPONDAIfGE LITTER A.IRE,
Je deviens aiissi leste , aussi belle que — Laure.
Rcmerciant le dieu , j'ai promis — in petto
Au moins cinq ou six fois d'j relouroer -* encore.
Lettre de M, le comte de Buffbn a Sa Majeste Imperiale
rimp^ratrice de toutes les Russies.
De Paris, le i4 decembre 1781.
Madame, j'ai re^u, par M. le baron de Grimm, les
superbes fourrures et la tr^s-riche collection de m^dailles
et grands medallions que Voire Majesty Imperiale a
eu la bonte de m'envoyer. Mon premier mouvement ,
apres le saieissemeut de la surprise et de I'admiration ,
a ete de porter mes levres sur la belle et noble image de
la plus grande personne de Tunivers, en lui ofTrant les
tres-respectueux sentimens de mon coeur.
Ensuite ^ considerant la magnificence de ce don j j'ai
pense que c'etait un present de souverain a souverain j
et que, si ce pouvait Stre de g^nie a g^nie , j'etais encore
bien au-dessous de cette tSte celeste, digne de regir le
monde entier^ et dont toutes les nations admirent et
respectent egalement Tesprit sublime et le grand carac-
tere. Sa Majeste Imperiale est done si fort elevee au-
dessus de tout eloge, que je ne puis ajouler que mes
voeux a sa gloire.
Get ouvrage en chainon , trouve sur les bords de llr-
tich, est une nouvelle preuve de Tanciennete des arts
dans son empire ; le Nord , selon mes £poques , est aussi
le berceau de tout ce que la nature dans sa premiere
force a produit de plus grand, et mes voeux seraient de
voir cette belle nature et les ar-ts desceudre une seconde
fois du Mord au Midi sous Fetendard de son puissant
r
M4RS 1782. 71
genie. £n attendant ce moment qui mettra de nouveaux
trophees sur* ses couronne? et qui ferait la rehabilitation
de cette partie croupissante de I'Europe , je vais con-
server ma trop vieille sante sous les zibelines et les her-
mineSy qui des-lors resteront seules en Sibcrie, et que
oous aurions de la peine a habituer en Gr^ce et en
Turquie.
Le buste auquel M. Houdon travaille n'exprimera
jamais aux yeux de ma grande Imperatrice les sentimens
vifs et profonds dont je suis penetre; soixante et qua<^
torze ans imprimis sur ee marbre ne pourront que le
refroidir encore. Je demande la permission de le faire
accompagner d'une efBgie vivante; mon fils unique ^
jeune officier aux Gardes , le porterait aux pieds de son
auguste personne; il revient de Vienne et du camp de
Prague oil il a ete bien accueilli , et puisqu'il ne m'est
pas possible d'aller moi-meme faire mes remerciemens a
Votre Majeste Imperiale, je donnerai uue partie de mon
coeur a mon fils, qui partage deja toute ma reconnais^
sance ; car je substitue ces magnifiques medailles dans
ma famille comme un monument de gloire respeclable
a jamais. Tout Paris vient chez moi pour les admirer, et
chacun s'^crie sur la noble munificence et les hautes qua*
lites personnelles de ma bienfaitrice : ce sont autant de
jouissances ajoutees a ses bienfaits reels; j'en sens vive-
ment le prix par Thonneur qu'ils me font, et je ne fini-
rais jamais cette lettre, peut-Stre deja trop longue, si je
me livrais a toute I'efFusion de mon auie, dont tons les
sentimens seront a jamais consacr^s a la premiere et
I'unique personne du beau sex& qui ait c^te superieure a
tons les grands hommes.
Cest avec un trfes-profond respect, et j'ose dire avec
7 a CORRESPOND A.WCE LITTERAIRE,*
^adoration la mieus; fondee^ que yai Thoiineur d'etre^
Madame, de Votre Majeste Imp^riale, le t res-humble, etc.
Reponse de Sa Majeste Imperiale.
De PetcTSbourg , Je i5 fevrier 1782^
Monsieur le comte de Buffon , je viens de recevoiry
par M. le baron de Grimm , la lettre que vous avez bien
voulu m'ecrire en date du r4 decembre de I'annee passee*
Pcrsonne n'etait plus en droit que vous , Monsieur, d'etre
rev^tu des fourrures de la Siberie. Vos ilpoques de la
Nature out donne a mes yeux un nouveau lustre a ces
provinces dont les fastes ont ^t^ si long-lemps plonges
dans I'oubli le plus profoud; il n'appartient qn'au genie
orne d'aussi grandes copnaissances de deviner pour ainsi
dire le pass^, d'appuyer ses conjectures de faits indispu-
tables 9 de lire THistoire des pays et celle des arts dans
le livre immense de la nature. Les medailles frappees du
metal que nous fournissent ces contrees pourront un
jour servir a constater si les arts ont d^gener^ la oil its
ont pris naissance; ce qu'il y a de sur, c'est que, lors-
qu'on les frappait , le chainon qui est en votre possession
n'a point trouve d'imitateur ici. Que les zibelines con-
servent votre sant^, Monsieur, jusqu'au temps oil elles
s'habitueront aux climats moderes. Que votre^buste, tra-
vaill^ par Houdon^ vienne dans ce Nord, oil vous avez
place le berceau de tout ce que la nature dans sa pre-
miere force a produit de plus grand et de plus remar-
quable; que monsieur votre fils I'accompagne: il sera
temoin de la renomm^e de son illustrepere etde I'estime
tres-distinguee que lui porte — Catherine.
r
MA.RS 178a. 73^
On vient de nous donner encore an theatre de la Go*
medie Italienne deux nouveaut^s dont les Fables de La
Fontaine ont fourni Tidee, rj&clipse totale et V Amour
et la FoUe.
L'J&cUpse totale ^ comediie en vers, mSlee d'ariettes,
representee 9 pour la premiere fois, le jeudi 7 j est Tou-
vrage de deux jeunes militaires; les paroles , de M. de
La Chabeaussiere, auteur des Maris corriges; la mu-
sique, de M. Dalayrac^ connu d^ja par plusieurs com-
positions instrumentales remplies de talent et de gout ;
les deux auteurs sont gardes -du-corps de M. le comte
d'Artois. Vn tuteur astrologue qui se laisse tomber dans
UD puits en courant apres sa pupille , qui lui est echappee
avec son amant pendant qu'il observait I'eclipse^ voila
toute rintrigue et toute Taction de la piece; elle n'a rien
de neuf^ elle porte sur des circonstances peu vraisem-
blables y et que I'auteur n'a pas mime su menager avec
beaucoup d'adresse; mais il en a tirades scenes agreables,
UQ dialogue vif et piquant , d'ingenieuses meprises , des
jeux de mots pleins d'esprit et de gaiete , d'autant plus
heureux qu'ils semblent naitre du fond mime de la situa-
tion. Une des plus jolies scenes est celle oti I^ndre ,
Tamant de la pupille, apr^s s'lire annonce comme un des
plus grands astronomes du si^cle, pour demon trer la
profondeur de la science , sous le pretexte de figurer plus
clairement la marchedes planetes, arrange tons lesper-
sonnases de la scene comme il convient le mieux a I'exc-
cution de son projet. Tandis que Solstitius, le vieux
astrologue^ est lout entier a I'observation de I'eclipse,
DOS amans et le bailli, qui favorise leurs amours, s'echap-
pent par la trappe d'un puits a sec qui conduit a un
souterrain de la maison voisine; Crispin^ le valet de
*
74 CORRESPOJVDANCE LITTERAIRE ,
Leandre, demeure le dernier. Tous deux disent en-
semble ;
Void I'instant , I'heure fatale ,
Encore un moment , s'll vous plait*
SOLSTITIUS seal.
L'y vbila, Vj voilkj Tedipse est....
CRISPIN dejk dans le paits.
Total e. ^
Les luuiieres suivent progressivement le morceau de
musique, qui finit en smorzando^ et ce jeu de theatre
forme un tableau tout-a-fait comique.
Ce qui nous a paru faire le plus de plaisir dans la mu-
sique de VJ^cUpse totale , e'est I'ouverture et la chanson
que chante Rosette, en attendant le rendez-vous que lui
avait donne Crispin. II y a dans tout le reste des details
agreables , inais beaucoup de reminiscences, peu de
traits saillans. Les morceaux d'ensettible prouvent que
I'auteur au gout de son art joint encore une assez grande
counaissance de la scene, et ce coup d'essai, tel qu'il
est^ doit faire desirer que M. Dalayrac continue de con-
sacrer au theatre une partie de ses loisirs.
V Amour et Id FoUe , representee , pour la premiere
fois, sur le mSme theatre le lendemain, est une comedie
en trois actes, en prose et en vaudevilles, par M. Des-
fontaines. Les jeunes fiUes du bameau ont resolu (le beau
projet pour ne point s'ennuyer ! ) de conserverleur indif-
ference el de bouder I'Amour. Deguise en marchand ,
ce dieu vient leur offrir un Elixir merveilleux, un pre-
servatif contre I'anlour. Trompees par Tetiquette du
MARS 1782. 75
flacoD,elIesboivent la divine liqueur, qui les rend toutes
amoureuses , et les livre a la discretion de leurs amans.
Les vieilles sont tentees aussi d'en gouter ; elles en eprou-
vent le meme effet; mais en vain. La Folie cependant,
doDt le hameau suivit toujours les lois, revient d'un
voyage qu'elle fit je ne sais oii; les Ris et les Jeux ont
disparu pendant son absence; elle nc retrouve dans ce
sejour ch^ri que des langueurs et de fades tendresses.
Dispute avec I'Amour, a qui elle propose un combat
singulier^ dans lequel, du premier coup, elle lui fait
perdre la vue. L'Amour demande justice au tribunal du
lieu; le bailli en est le president, le bedeau plaidepour
I'Amour, un des bergers pour la Folie; le bailli , c'est
Mercure lui-meme deguise ainsi par I'ordre de Jupiter,
decide, comme dans la fable , que le dieu restera aveugle,
mais que la Folie d^sorniais lui servira de guide U
n'y a dans cet op^ra- vaudeville ni beaucoup d'esprit, ni
beaucoup de gaiete , quelque libre , quelque hasarde
quen soit le ton, pour ne rien dire de plus; mais on y
trouve des mouvemens de scene assez rapides, et dans
leasemble un certain tumulte qui ne deplait point, qui
supplee meme en quelque maniere^ du moins a la repre-
sentation , a tout ce qui manque h cet ouvrage pour ^tre
vraiment agr^able.
C'est dans cette piece que M. Pariseau a puise I'idee
du compliment dialogue par lequel les Comediens Ita-
liens ont fait la cloture de leur theatre. L* Amour y pa-
rait aveugle, conduit par la Folie; il lui dit : «Prends
bien garde et choisis le meilleur chemin... — Ne dirait-
OD pas, lui repond la Folie ^ que tu sois le premier que
je conduise ?
76 GORRESPONDANGE LITT^RAIRE^
Sur Tair : Ret>eillex-a)ous , belle endormie.
Suis-moi toujours et ne crains gu^re ,
A plus d'un j'ai donn^ la main ;
Mon ami , je sers de lisi^re
Ala moitie du genre bumaio. »
Iris vient, de Is^ part de Jupiter ^ lui ordonner de re-
monter aux cieux ; T Amour veut r^sister , il aime la terre.
— Ins. La terre ? eh ! qu'y fais-tu ? — La Folie. Ge qu'il
a toujours fait, des heureux et des dupes. '-^V Amour,
J'y suis devenu marchand. — Iris. Cest ce qu'oa te re-
proche un peu. — V Amour. Tu ne m'entends pas : j'y
vends des riens, des drogues, des chansons. La terre est
le seul sejour qui me convienne, on m'y traite avec in-
dulgence. — Iris. Tu trouveras dans I'Olympe la meme
indulgence, et tu n'y seras pas le seul'dieu prive du
bonheur de voir : la Fortune est sans yeux^ Plutus a la
vue tr^s-basse, et I'Amour, Plutus et la Fortune n'en
sont pas moins trois aveuglesaqui I'univers appartiendra
toujours, » etc.
Ce petit dialogue finit par un vaudeville dont nous
neciterons que le dernier couplet, si vivement applaudi
et qui m^ritait bien de I'^tre, chante par madame Du-
gazon. Cest celui de la Folie.
Sur i'air de Florine,
Qu'Amour retourne au ciel , qu'il fuie ,
Je reste ici pour ma sante.
Point de gatte sans la folie ,
Point de bouheur sans la gaite.
On pretend qu'a la gent bumaiue
Je sers de guide et pour toujours ;
r
MARS 178^. 77
Messieurs , si c'est root qui vous m^ne ,
Vous viendrez ici tous Ics jours.
Essai sur les regnes de Claude et de Neroh , et sur
les moeurs et les ecrits de Seneque^pour servir d intro-
duction a la lecture de ce philosophe. Par M. Diderot ,
deux volumes iii-8^ ; nouvelle edition ; A Londres, c'est-
a-dire a Bouillon. Cette nouvelle edition est tres-consi-
derablement augmentee, et nous a paru en general plus
favorablement accueillie encore que la premiere. L'au-
teur avait d'abord eu le projet de repondre en detail a
toutes. les attaques^ a toutes les objections que lui avait
faites I'essaim bruyaut de nos journalistes (i); depuis il
a change d^avis, et, choisissant dans le nombre de ces
critiques celles qui pouvaient preter aux eclaircissemens
les plus interessans ou les plus utiles , il s'est determine
a faire entrer. toutes ses reponses dans le corps meme de
Fouvrage. L'apologie de Seneque en est devenue plus
complete ou du moins plus ingenieuse, la diatribe contre
J.-J, Rousseau, diatribe qu'on avait trouvee si revoltante,
beaucoup plus etendue, mieux motivee, et par-la mSme
peut-etre moins violente , moins odieuse. Mais si le fonds
du livre est beaucoup plus riche qu'il ne Fetait , la forme
en est aussi plus decousue ; il faut prendre son parti de
voir I'auteur passer tout a coup du palais des Cesar au
grenier de MM. Royou , Grosier et consorts, de Paris a
Borne , de Rome a Paris , du r^gne de Claude a celui de
Louis Xy, du college de la Sorbonne ^ celui des Augures,
sadresser tantot aux maitres du monde, tantot aux der-
niers roquets de la litterature, et, dans son enthousiasme
(i) Voir pr^cedemmeiit t. X, p. a 1 1 et suiv.
78 CORRESPOND ANCE LITTER AIRE,
dramatique, faire parler les uns, repondre les autres,
s'apostropher lui-menie , apostropher ses lecteurs et leur
laisser souvent Fembarras de chercher quel est le per-
sonnage qu'il fait parler, ou quel est celui auquel il
s'adresse.
Ce desordre est sans doute un defaut; mais ce dcfaut
ne rend I'ouvrage ni moins original , ni moins piquant ;
il ne saurait detruire TefFet de ces belles pages traduites
de Tacite, que Tacite lui-mSme n'eut pas autrement
ecrites s'il eut dcrit dans notre langue, ni de beaucoup
d'autres que ce grand ecrivain n'eut pas desavouees ,
quoiqu'elles ne soient point de lui. II m'est arrive plus
d'une fois , en relisant ce beau niorceau sur le regne de
Claude et de Neron, de vouloir comparer avec Toriginal
des para^raphes entiers que j'avais pris pour du Tacite
lout pur, et de n'en pouvoir retrouver dans cet auteur
ni le premier trait , ni mSme la plus l^gere trace ; j'ose
assurer que le lecteur le plus familier avec la maniere de
Tacite pourra s'y laisser tromper sans peiae. On ne sau-
rait done avoir trop de regret que M. Diderot n'ait pas
eu le courage d'entreprendre la traduction entiere de ce
sublime historien ; elle lui avait ^te demandee par ma-
dame la grande-duchesse de Russie , et cette demande
n'honore pas moins le gout de cette jeune princesse que
le genie et les talens divers de notre philosophe.
Cette nouvelle edition de VEssai sur Sieneque n'ayant
paru que sous une permission tacite , Tauteur a eu la
liberte d'y jnserer beaucoup de choses qu'il avait ete
force de supprimer dans la premiere ; on pourra meme
trouver que cette liberte a ete portee fort loin dans plu-
sieurs endroits, comme dans le parallele du caractere de
Claude et de celui d'un roi qu'il n'est pas difficile de re-
MARS 1782. 79
connaitre , puisqu'on cite de lui des mots connus de tout
le monde.
Nouueau Voyage en Espagne , fait en t'j'j'j et en
1778, dans lequel on trait e des moeursy du caracterCj dcs
monumens anciens et moderneSy etc. Deux volumes in-8*.
Nous avons si peu de bons ouvrages sur I'Espagne , que
celui-ci ne pouvait manquer d'etre re<;fu avec empres-
sement ^ quoiqu'il laisse encore beaucoup de choses a
desirer, et qu'il soit en general assez mal ecrit. On I'at-
tribue a un medecin espagnol, M. Peyron(i), et Ton
assure que c'est M. i'abbe Morellet qui s'est charge de
le revoir , quant au style. Tel qu'il est, ce Voyage a paru
infiniment plus instructif que celui de Baretti, rempli
de minuties; fort superieur a celui de M. Silhouette, qui
n'est qu'un ouvrage tr^s-super6ciel; moins diffus, moins
pesant que celui de Colmenar ; plus exact encore que
ceux de Labbat et du religieux Ijombard , il embrasso
aussi plus d'objets que celui de I'abb^ Ponz, ouvrage
d ailleurs fort estimable quant a la partie des arts , dont
cet auteur s'est essentiellement occup^.
Un des morceaux les plus curieux du Nouueau Voyage
est la description tres-authentique et tres-circonstanci^e
de }l auto-da-fe cAihri sous ie regne de Charles 11 en 1 680;
ce qui n'est pas moins remarquable, c'est Textrait de la
Consultation presentee a ce meme Charles II , par don
Joseph de Ledesma, sur les abus sans nombre du tri-
bunal de rinquisitioo; il n'existe peut-etre aucun ouvrage
plus propre a faire connaitre le veritable esprit de cette
(i) Le docteor Peyron n*etait pas espagnol , mais proven9al. Iletait frere du
peiDtre de ce nom. Ne a Aix le 4 octobre 174S, il mourul a Pondichery le
18 aodt 1784. {Note de M. Betichot,)
So CORRESPONDANCE LITT]£rAIRE,
affreuse juridiction. On peut lire avec plus de tran^
quillite tout ce q^ui concerne la derniere victime d'une
superstition si monstrueuse ^ depuis qu'on sait que cet
illustre in(brtun^(]) coule aujourd'hui, a Paris, des
jours paisibles , qu'il y jouit d'une assez grande partie
de sa fortune,* pardonnant en bon chretien aux Capucins,
aux Inquisiteurs , et fachant d oublier les persecutions
des uns et le catechisme des autres au milieu de nos spec-
tacles, de nos philosophes, de nos Aspasies, quelquefois
meme de nos Lais. 11 n'y a pas trop de tout ce qui peut
distraire pour effacer de si tristcs souvenirs (2).
Histoire de la derniere rei^olution de Suede ^ precedee
dune Analyse de F Histoire de ce pays , pour diuelopper
les causes de cet euenement ; par Jacques Lescene--
DesmaisonSy avec cette ^pigraphe tir^ de Pline : Cogi-
temus si majus principibus prcestemus ohsequium qui
sen>ituJte ciuium quam qui libertate ketantur. Un vo-
lume in- 1 a. Le tableau d'une epoque si memorable, et
pour le bonheur de la nation su^doise et pour la gloire
de Gustave, demandait le pinceau de Salluste ou de
Saint-Real. M. Jacques Lescene-Desmaisons ne poss^de
assurement ni Tun ni Tautre ; son style a de lemphase
et souvent niSme une imprppriete d'expression tout-a-
fait choquante; sa narration manque d'inter^t et de
clarte. IjCs faits principaux sont indiques, dit-on, avec
(i) M. d'OIavide:), sous le nom de M. le comte de Pilo. (iVbfe de Grimm. )
(a) Par une de ces siogoldrit^s assez commanes dans Thisloire de Tesprit
humain et meme daos celle des pbilosopbes, M. d'Olavides, de retour daos
sa patrie, a compose un ouvrage intitule : Triomphe de t&vartgiie, ou Me-
moires d^un philosophe converd, ouvrage qui a ete traduit en fran^ais par
M. Buynanl Des Echelies; Lyon, i8o5, 4 vol. in-80. Le comte Olavides, n6
auPerou, est mort en Andalousie,a Tage de 63 ans, en i8o3. (B.)
MARS 1782. 81
assez (Inexactitude; mais la plupart des noms propres
soot estropies au point d'etre pour ainsi dire m^connais-
sables.On a trouve une affectation ridicule dans Temploi
sans cesse repete de la denomination si extraordinaire
des deux partis qui dechiraient TEtat avant Theureuse
revolution qui delivra la Suede de ses tyrans ; il est vrai
que ces noms de bonnets et de chapeauxj employes
toujours tres-gravement par notre historien, donnent
souvent a ses phrases une tournure vraiment burlesque.
\] Analyse y qui precede I'Histoire de la revolution, est
trop longue pour un precis, et Ton y remarque cepen-
dant des omissions essentielles. Comment lui pardonner,
par exemple, d'avoir passe absolument sous silence et
la translation de la couronne d'Ulrique-El^onore au
prince de Hesse , et I'^poque qui fit passer cette couronne
a la maison qui la porte aujourd'hui ?
La plus grande obligation que nous ayons a M. Des-
maisons, c'est d'avoir recueilli, a la fin de son volume,
quelques lettres du roi^ et ses discours a la Diete et au
Senat, discours dignes d'un roi citoyen, et dont la main
meme des Tacite et des Salluste eut craint sans doute
d'alterer I'auguste et noble simplicite.
AVRIL.
Paris , avril 1782.
Depuis plusieurs annees il n'a pas encore paru de ro-
man dont le succes ait ete aussi brillant que celui des
Liaisons dangereuseSj ou Lettres recueillies dans une
SocietCy etpubliees pour r instruction de quelques autres^
Tom. XI. 6
H*2 CORRESPOND ANGE LITTERAIRE,
par M. C** de L***, avec cette ^pigraphe : J'ai vu les
moeurs de mon temps, etfaipMie ces Lettres. M. C***
de L*** est M. Choderlos de Ija Clos, oflScier d'artillerie;
il n'etait connu jusqu'ici que par quelques pieces fugi-
tives inserees dans \Almanach des Muses y et plus par-
ticulierement par une eertaine Epitre a Margate qui
manqua-Iui faire une tracasserie assez serieuse a cause
d'une allusion peu obligeante pour madame la comtesse
du Barriy dont la faveur, alors au comble, voulait ^tre
respect^e. «
On a dit de M. Retif de la Bretonne qu'il ^tait le
Rousseau du ruisseau. On serait tente de dire que
M. de La Clos est le Retif de la bonne compagnie. II n'y
a point d'ouvrage en effet, sans en excepter ceux de Cr^-
billon et de tons ses imitateurs, oil le desordre des prin- i
cipes et des moeurs de cequ'on appelle la bonne compa- s
gnie et de ce qaon ne peut guere se dispenser d'appeler
ainsi^ soil peint avec plus de nature! , de hardiesse et
d'esprit : on ne s'etonnera done point que peu de nou*
veautes aient ete revues avec autant d'empressenoent ;
il faut s'etonner encore moins de tout le mal que les
femmes se croient obligt^es d'en dire; quelque plaisir
que leur ait pu faire cette lecture , il n'a pas ete exempt
de chagrin : comment un homme qui les connatt si bien
et qui garde si mal leur secret ne passerait-t-il pas pour
un monstre? Mais, en le detestant, on le craint, on Tad-
mire, on le £Ste; Thomme du jour et son bistorien, le
modele et le peintre sont traites a peu pr^s de la meme
maniere.
En disant que le vicomte de Valmont, Tun des prin-
cipaux personnages du nouveau roman, parvient, a
force d'intrigue et de s^uction, a triompher de la vertu
I
i
AVRIL 178a. 83
d'une nouvelle Clarissa, abuse en meme temps de Tinno-
ceuce d'une jeune personne^ les sacrifie Tune et I'aulre
a ramuseuient d'une courtisane, et finit par les reduire
toutes deux au desespoir, on pourrait bien faire soup-
Conner que c'est la, selon toute apparence, le h^ros de
notre' histoire. He bien, touJt sublime quMl est dans son
genre, c'e caractere n'est encore que tres-subordonne a
celui de la marquise de Merteuil, qui I'inspire, qui le
guide^ qui le surpasse a tous egards, et qui joint encore
a tant de ressources celle de conserver la reputation de
la femme du monde la plus vertueuse et la plus res-
pectable. Valmont n'est pour ainsi dire que le ministre
secret de ses plaisirs, de ses haijaes et de sa vengeance;
c'est un vrai Lovelace en femme; et comme les femmes
semblent destinees a exagerer toutes les qualites qu ellcs
prennent, bonnes ou tnauvai^es, celle ci, pour ne point
manquer a la vraisemblance, se montre aussi tres*supe*
rieure a son rival.
On croit bien qu'apres avoir presente a ses lecteurs
des persoonages si vicieux, si coupables, I'auteur i^'a pas
ose se dispenser d'en faire justice; aussi I'a-t-il fait.
M. dc Valmont et madame de Merteuil finissent par se
brouiller, un peu legerement a la verite ; mais des per*
sonnes de ce nierite sont tres-capables de se brouiller
ainsi. M. de Valmont est tu^ par I'ami qu'il a trahi; la
condoite de madame de Merteuil est enfin demasquee;
pour que sa punition soit encore plus effrayante, on lui
donne la petite-v^role qui la defigure affreusement, elle
y perd m&ne un oeil, et, pour expriroer combien cet ac-
cident I'a rendue hideuse, on fait dire au marquis dc***
que la maladie Va retournee^ et qua present son ame est
sursa figure J etCi
84 CORRESPOND AWCE LITTERAIRE,
Toutes les circonstances de ce denouement , assez
brusquement amenees , n'occupent guere que quatre ou
cinq pages ; en conscience, peut-on presumer que ce soil
assez de morale pour detruire le poison repandu dans
quatre volumes de seduction , oil I'art de corrompre et
de Iromper se trouve developpe avec tout le charme que
peuvent lui prater les graces de Tesprit et de Timagination,
I'ivressedu plaisiret lejeu tres-entrainant d'une intrigue
aussi facile qu'ingcnieuse? Quelque mauvaise opinion
qu'on puisse avoir de la society en general et de celle de
Paris en particulier, on y rencontreraii^ je pense, peu de
liaisons aussi dangereuses pour une jeune personne que
la lecture des Liaisons dangereuses de M. de La Clos. Ce
n'est pas qu'on pretende Taccuser ici , comme Font fait
quelques personnes, d'avoir imagine a pl^isir des carac-
teres tellement monstrueux, qu'ils ne peuvent jamais
avoir existe : on cite plus d'une society qui a pu hii en
fournir Tidee ; mais, en peintre habile, il a cede a I'attrait
d'embellir ses modeles pour les rendre plus piquans, et
c'est par-la memeque la peinture qu'il en fait est devenue
bien plus propre a seduire ses lecteurs qu'a les corriger.
Un des reproches qu'on a faits le plus generalement
a M. de La Clos, c'est de n'avoir pas donn^ aux m^chan-
cetes qu'il fait faire a ses heros un motif assez puissant
pour en rendre au moins le projet plus vraisemblable.
Le motif qui les fait concevoir est en efFet assez frivole ,
c'est pour punir le comte de Gercourt de Tavoir quitt^
pour je ne sais quelle Intendante, que madame de Mer-
teuil emploie toutes les ressources de son esprit et toute
I'adresse de son ami a perdre la jeune personne qu'il doit
epouser. « Prouvons-lui, dit-elle a Valmont, qu'il n'est
qu'un sot; il le sera sans doute un jour; ce n'est pas la
AVRIL 1782. 85
ce qui membarrasse^ mais le plaisaot serait qu'il debutat
par-la » £t c'est la Tobjet important de tant d'in-
trigues^ de tant de perfidies.
On pent douter si Valmont est amoureux de I'aimable
presidente de Tourvel; en employant, pour la seduire,
tout r£U*tiGce imaginable, il semble qu'il n'ait d'autre but
que celui d'assurer au vice I'espece d'avantage qu'il peut
usurper quelques momens sur la vertu mime la plus
pure. Mais ne pourrait-on pas faire le mime i^eproche
au caractcre que Richanlson donne a Lovelace? Love-
lace est-il vraiment amoureux de Clarisse? Ck)mme Val-
monty il ne cherche que le charme des longs combats et
les details d^une penible defaite.
Ce n'est pas sans quelque regret qu'on se permet d'en
convenir, mais Texpericnce le prouve trop bien tons les
jours : a en juger par la conduite de beaucoup de gens ,
il faut bien que le vice ait ses plaisirs comme la vertu ;
et ce qui constitue decid^ment le caractcre du m^hant
comme celui de Thomme vertueux^ c'est de Tltre sans
aucun objet d'utilite personnelle et pour le seul plaisir
de ritre. La soci\ste donne aux hommes tant de besoins ,
tant d'esp^ces d'amour-propre a contenter, elle leur laisse
tant d'inqui^tude, tant d'activite dont on ne sait le plus
souvent que faire ! Si la bonne compagnie ofTre assez de
gens aimables qui ne trouvent que dans la tracasserie et
dans les m^chancetes de quoi occuper le vide de leur
coeur^ I'inutilit^ de leur existence , pourquoi refuser a
madame de Merteuil , au vicomte de Valmont I'honneur
d'avoir cte de ce nombre ?
Pour avoir une juste id^e de tout le talent qu'on ne
peut s'emplcher de reconnaitre dans I'ouvrage de M. de
La Glos y il faut le lire d'un bout a Tautre ;. il n'y en a
86 COR RESPOND ANCE LITT^.RAIRE,
pas inoius dans I'ensemble que daus les details. Les ca-
ract^res y sont parfaitetnent soutenus ; la naivete de la
petite de Volange est un peu bSte , mais elle n'en est que
plus vraie, et ce personuage oontraste aussi heureuse-
ment avec Tesprit de madame de Merteuil que les vices
de celle-ci avec la vertu romanesque de madame de
Tourvel. L'extreme s^curit^ de madame de Volange sur
la conduite de sa fille est peut-£tre ce qu'il y a de moins
vraisemblable dans tout Touvrage; elle est justifiee ce-
pendant autant qu'elle peut I'dtre et par Fadresse de ma-
dame de Merteuil , et par cette con6ance qu'une femme,
dont la vie ful toujours irreprochable , prend si naturel-
lement dans tout ce qui rentoui-e. On peut -croire sans
peine que la fille d'une madame de Merteuil serait a coup
sur mieux gard^e que ne Test la petite de Volange ; Tex-
perience du vice a sur ce point de grands avantages sur
les habitudes de la vertu.
Parmi les episodes qui enrichissent cette iogenieuse
production on ne peut se refuser au plaisir die citer ce-
lui de la fameuse aventure des Inseparables , dans la-
quelle le joli Prevan, apr^s avoir triomphe glorieuse-
ment dans la meme nuit de Irois jeunes beautes, oblige
le lendemain leurs amans a lui pardonner cette triple
trahison , et a se croire ses meilleurs amis. L'aventure de
madame de Merteuil avec ce meme Prevan est peut-fitre
encore plus piquante. Son ami Valmont I'exhorte k s'eu
defier : a S'il peut gagner seulement une apparence ,
lui dit-il, il se vantera, et tout sera dit; les sotsy croi-
ront, les m^chans auront Fair d'y croire; quelles se-
ront vos ressources? » Madame de Merteuil lui
repond : « Quant a Prevan , je veux Favoir, ei je Fau-
rai ; il veut le dire , et il ne le dira pas ; en deux mots ,
AVRIL 178a. 87
Toila notre roman » £t ce romaD n'en est pas un ;
car madame de Merteuil tient parole.
II n'y a pas moins de variete dans le style de ces Lettres
qu il n'y en a dans les differens caract^res des person-
nages que Fauteur fait paraitre sur la scene. La Lettre
du vicomte a son chasseur et la reponse de celui-ci ne
sont pas au-dessous de celles de Lovelace et de son Jo-*
seph Leman ; cependant elles n'ont d'autre rapport en-
semble que celui d'etre egalement vraies^ egalement
origioales.
TliaUe aux Comedians Frangais , au sujet de Voiwer^
twre de leur nouuelk salte ( i).
Ecoutez , messieurs les acteurs ,
£coutez roa plainte follitre :
Lorsque vous changez de Theatre,
Ne pourriez— vous changer d'auietirs ?
Melpomene , ina soeur alti^re ,
Peut encor descendre chez vous ,
La Harpe , Ducis et Lemicrre
Lui rendent des soins assezdoux.
Mais comineDt y suis-je traitee ?
Jadis on y suivait ifia loi ,
£t maintenant , ah ! jc le vois ,
A peine y suis^je regrettee ,
A peine y songe— t— on k moi.
Du lamentable La Ghausse'e
Les lamentables successeurs
De mes Etats m'ont expulsee ,
Et noy^ mes ris dans les pleurs.
Quoique veuve encor tres-jolie,
D'un voile de m^lancolie
Par eux mon front ful rev^tu ;
(i) La salle aujoordliui appelee TOdeon.
88 CORRESPOND ANCE LITTJERAIRE,
Helas ! daos ma juste faric ,
Faudra-l-il que je me marie
Avec Bon i face Poi ntu ( i ) ?
Enigme-Logogriphe.
J'embrassai tout , et mon genie
Gueillit tous les lauriers destines au talent:
De Fempire des arts usurpateur brillant ,
Lecteur, pour m'admirer I'Europe est reunie.
Profond, leger, malin , agreable, erudit,
Tour a tour faible et magnanime y
Je suis moi-m^me une enigme sublime ,
Dont le mot n'est pas encor dit.
En attendant qu'on j r^ponde,
£coute bien : mon premier nom
Est tout entier dans moo second ,
Et mon second reroplit le roonde.
Le probleme, lecteur, doit dtre r^solu;
Si tu le lis deux fois , tu ne m'as jamais lu.
Les Com^diens Fran^ais ont fait , le mardi 9 , I'ou-
verture de leur nouvelle salle du faubourg Saint-Ger-
main par Ylphiginie de Racine , precedee de rinaugu-
ration du Theatre Frangais ^ en un acte et en vers, de
M. Imbert. Ce serait ici le lieu de faire ou I'eloge ou la
critique detaillce d'un monument commence depuis tant
d'ann^s, attendu depuissi long-temps, ct que la magni-
ficence de nos rois devait sans doute a la gloire des arts
qui ont illustr^ la nation ; mais ^ dans la crainte de rem-
plir mal une lache qui suppose des connaissances dont
nous sommes entierement depourvus , nous croyons de-
(x) Personnage d'une comedie donnee dernieremeiit avec le plus grand
siicces siir le Theatre de Jeannot , la Suite ds Jerome et (TEustache PoaUu.
( Note de Grimm, )
AVRIL 1782. 89
voir nous borner a quelques observations generates qui
n'ont echapp^ a personne , el qui nous ont paru confir-
mees par I'opinion mSme des gens de Fart.
La facade ext^rieure du batimeut a ^t^ trouvee g^ne-
ralenient beaucoup trop massive ; rien n'est plus oppose
au caractire d'^legance qui convenait si bien a un edi-
fice de ce genre. Le vestibule interieui* de la salle forme
une double galerie soutenue par une multitude de co-
lonnes , dont le premier coup d'ceil ofire un aspect assez
piquant, assez agr^able; mais, examin^ avec plus d'at-
tention, on y trouve plus de singularite que de grandeur,
plus de luxe que d'ulilite ; on s'aperjgoit avec humeur que
Tartiste a sacrifie au plaisir de faire une chose nouvelle ,
extraordinaire, les convenances les plus essentielles a
I*usage du public; que les escaliers, trop raides et sans
repos, pour ne pas occuper trop d'espace, sont tres-in-
commodes a monter, plus incommodes encore k des-
cendre ; que tons les passages d'une partie de la galerie
a I'autre sont ridiculement resserres, et que la prodi-
gieuse elevation de cette double galerie la rendra I'hiver
d'un froid insupportable, en depit de tous les ponies et
de toutes les precautions qu'on pourra prendre pour la
r^hauflPer. L'int^rieur de la salle est d'une forme ronde;
le theatre, avanc^ sur un segment du cercle, n'en inter-
rompt point la regularity. Un lustre, suspendu au centre
dun dome tres-orn^ de sculptures, ^claire seulla salle,
et, pour lui donner encore mieux Fair du soleil, on a
imaging tres-ingenieusement de I'entourer de douze
figures de carton representant les douze signes du zo-
diaque, allegoric dont Taffectation pr^cieuse et recher-
chee n'a pas paru d'un fort bon gout. Quoi qu'il en soit,
on ne saurait nier que la forme interieure de cette nou-
go CORRESPONDANCE LITTER AIRE,
vellc salle ne surpreune d'abord par un ensemble assez
vaste, assez imposant; mais Tayantage de ce premier
aper^u n'empSche pas qu'on n'observe ensuite que les
pilastres qui sautiennent ou paraissent soutenir les arcs
du dome sont du dessin le plus pauvre et le plus mes-
quin; que la coupe en est trop gr^le, qu'interrompue
mal a propos par tine partie des loges^ on en suit diffi*
cilement Fordre et la base : c'est ce de&ut capital , qui ,
joint a la blancheur uniforme de tous les ornemens de
sculpture^ a fait dire que la nouvelle salle ressemblait a
ces boites de sucre dont on pare aujourd'hui nos desserts.
Une faule plus essentielle encore que Ton reproche a
MM. Peyre et de Wailly, c'est d'avoir si mal combing et
le plan general de 1 edifice et la distribution particuliere
dcs loges, qu'il s'y trouve un grand nombre de places
d'oii Ton voit mal et d'oii Ton n'entend guere mieusT. La
galerie qui domine autour du parquet forme une espece
d'avant-toit sur les logcs du rez-de-chaussee qui leur
cache a pen pr^s les deux tiers de la scene ; elle a telle-
raent forc^ d'^lever les premieres et les secondes loges ,
que ces dernieres le sont plus que ne I'^taient dans Tan-
cienne salle les troisi^mes ; de toutes ces loges on voit
les acleurs comme dans le fond d*un puits. La voix va
se perdre dans le centre do dome et dans les angles mul-
tiplies de tous les ornemens en bosse dont il est sur-
charge : les seules places ou Ton puisse entendre sans un
effort d'attention fatigant sont celles qui sont en face :
on perd beaucoup dans les places dc cote , meme a I'or-
chestre. Quelque grand que soit le lustre dont la salle
est ^clair^e , il ne saurait I'^clairer sufHsamment ; il est
impossible de distinguer les objels d'un rang de loges a
Tautre ; tout s'efface et se confond , et les femmes , faites
AVRIL 1782. 9'
pour parer le spectacle, sont reduiles au plaisir qui leur
est souvent le plus indifferent , celui de voir et d'ecou-
ter. Le theatre est fort large , mais il n'a point de pro-
fondeur , disposition peu favorable a I'efFet des decora-
tions, qui pent embarrasser le jeu de I'acteur et nuirc a
la poinpe du spectacle.
Mais en voila sans doute assez sur un objet qu il faut
laisser discuter a des juges plus instruits. Il y a peu de
chose a dire de la petite piece de M. Imbert ; ce sont des
scenes episodiques versifi^es avec autant de facilite que
de negligence , et qui prouvent seulement qu avec de
Tesprit et de Timagination M. Imbert a si peu de talent
pour le theatre qu'il n'en a pas meme pour ce genre, de
tous assurement celui qui en exige le moins.
II y a beaucoup d'esprit, beaucoup de raison, beau^
coup de malignite dans la comedie- vaudeville repre-
sentee le meine jour sur le Theatre Italien ; mals la cri-
tique en a paru trpp dure, trop amere; I'invention en
est d'une allegoric trop alambiquee ; et pour etre plein
de mots heureux , le dialogue n'en est pas moins depourvu
et de mouvement et de rapidite. Cette piece , anncHicee
d'abord sans tilre, a ete donnee depuis sous celui du
Public venge^ prec^d^e d'un prologue, intitule le Pois-
son (TAvril; elle estde M. Pr^vot, avocat au Parlement,
et quoiqu'il ne soit plus jeune, nous oroyons que c'est
son premier essai dans la carri^re draniatiqoe ; il n'est
pas plus connu dans celle du barreau.
Yoici Tidee du prologue. Motnus trouve le Mfflet du
Public, oh ! la bonne trouvaille par le temps qtii court !
II en &it present a la petite Thalie, fort oocupee du com-
pliment qu'elle doit faire^ selon I'usiage, au Public. On
9^ CORRESPONDAKCE LITTERAIRE,
le voit paraitre ; la Muse , qui n'est pas encore prSte ,
se sauve sous la toile. Momus, cache a I'avant-scene par
les roseaux , ecrit sur ses tablettes , et le Public s'avaace
en pSchant du mSnie cote ; ce Public est de fort mau-
vaise humeur et d'avoir perdu son sifflet , et de n'avoir
rien pris de la journee. Tandis qu'il s'en plaint , Momus
attache ses tablettes a Thame^on de la ligne et reste ca-
che. Le Public retire la ligne ^ et trouvesur les tablettes
le couplet que voici :
Qui reclame un sifilet de prix ?
Momus promet de le lui rendre ,
S'il veut au spectacle aujourd'hui
Sans rien critiquer tout entendre.
Ce march^-1^ vous con vient-il ?
II jette les tablettes en souriant ,
Ma foi , c'est un poi!<son d'avril.
La petite Thalie revient, remet humblemenl au Public
son sifflet, et lui dit :
Ne courbez pas sur nous ce sceptre rigoureux ,
Le moment ou Ton rentre est fait pour les heureux.
Monseigneur est fort etonne de trouver sur Taffiche :
Les Com^diens Italiens donneront aujourd'hui le Public ^
comedie nouvelle. M^afficherl de moi s^amuserl jevais
faire beau bruit — Calmez^ lui r^pond Momus , ca/-
mez ce grand depit ; car on diraity vous vous sifflez
vouS'tnime.
Tous les personnages de la nouvelle comedie -vaude-
ville sont allegoriques. Le fond du theatre represeate
AVRIL 1782. 93
un desert ; la Verite y parait endormie dans les bras du
Temps; on voit de cote et d'autre des inscriptions et
differens emblemes de la revolution des systemes et des
modes. L'Opinion, le Caprice, girouette tenant le porte-
feuille du Public, TAmphigouri et toute sa troupe com-
posee de la Cabale , du Paradoxe , de Nycticorax , du
Dramomane, de lHarmoniche , avaient cherche depuis
long-temps a eloigner le Public de la Verite. Le Genie
national^ exile par le mauvais gout, revient, apres de
longs voyages, en France sa patrie; il fait fuir tous les
fantomes ridicules qui s'etaient empar^s du Public , lui
oteles lisieres par lesquelles ils le tenaient attache, et
le reconcilie avec la Verity , les Ris et les Graces. II est
difficile de donner k un sujet allegorique beaucoup de
mouvement et d'interSt ; Te d^veloppement de celui - ci
n'est souveQt ni assez clair ni assez rapide; mais, a tra-
vers des longueurs qui ont du nuire au succes de Fen-
semble, on n'a pu s'emp^cher dy applaudir un grand
nombre de details, d'une critique vive et piquante. Dans
les couplets de I'Agreable de ville. Tun des person-
nages qui viennent faire leur cour au Public, on a
trouve qu'il y en avait dont M. de Beaumarchais pour-*
rait avoir quelque raison de se plaindre , comme ce-
lui-ci : *
Mes proces,
Vos valets,
Je les gAgne ,
Je fats croire a mes propos ,
M^me h mes chateaux
En Espagne, etc.
II y a dans le role de madame du Costume ou de
94 GORRESPONDANCE LlTTJ^RAIREy
mademoiselle Bertin (i)^ qui comme de raison vieni
aussi reudre compte au Public de ses succes , un ma-
drigal assez agreable pour la reine; mais la maniere
dont il est amene est si gauche qu'il n'a fait que peu
d'eflfet.
Sur I'air de la Baronne.
C'est un myst^re ;
Trop tard mes cartons sont vcuus.
C'est un raystere.
Sur UDC Grace je voulus
EfSuiser tous les dons de plaire,
Elle avait tout pris chez Venus.
C'est un myst^re.
Dans la foule de traits dont cet ouvrage est rempli y
nous nous contenterons d'en choisir encore deux ou trois
qui pourront faire regretter que I'auteur n'ait pas su en
faire un usage plus heureux.
(c On trouvera chez moi, dit madame du Costume ,
des poupees* a ressort qui representeront les moeurs ,
les conditions 9 les caracteres, et , en six seances au
plus y on aura le signalement de toute la nation. »
— •« Depuis mon exil, dit le Genie national , j'ai vu
bien des pays ; pas une nation qui ne soit amoureuse de
ma maniere; on me recherche partout; je reviens ici,
ony accueille tout, hors moi, el j'y suis le seul etran-
ger. »
(i) Marchandede modes de Marie- Antoinette. Ses airs importans faisaient
ramusement de la ville et de la cour. — « Montrez » disait-elle un jour a une
de ses demoiselles de magasin , en recevant une pratique , « monlrez « a ma-
dame le resultat de mon dernier travail a?ec S. M. » Ce debris de Tancienne
cour mourul en x8i3. On a public en i^ai, Paris, Bossange freres, in-8o,
des Memoires de mademoiselle Bertin^ mais ils out ete dementis par sa famille
et retires du commerce.
AVRIL 178a. 95
Nycticorax lui propose la lecture de quelque philo-
sophe anglais bieu noir^ bien peoseur. « J'aiine mieux ,
lui repond-il , une soiree fran9aise que toutes les nuits ( 1 )
de vos voisins. »
Invention mScanique. On doit plus de decouvertes
utiles au hasard ou a I'instinct qu'aux reflexions les plus
suivies, et les si^cles d'ignorance en comptent peut-^tre
plus que les temps les plus eclaires. M. Vera, employe a la
Poste, sans s'etre occupe jamais d'aucune partie des ma-
thematiques, vient de trouver, pour suppleer a la pompe,
une machine dont les avantages et la simplicity opt at-
tire I'attention de I'Academie des Sciences. Une corde
sans fin monte et descend sur deux poulies fixees per-
pendiculairemenfFune a I'autre : la poulie inferieure est
plongee dans le reservoir d'eau , et la supdrieure , ^leree
a Tendroit oil Feau doit monter, est enfermee dans une
caisse perc^e a son fond , pour laisser passer la corde :
Taxe de la poulie sup^rieure en enfile une autre de plus
petit diametre, qui communique par une chaine sans fin
a une grande roue fixee perpa^liculairement k la port^
de la main. Gette grande roue est mise en mouvement
par une manivelle , ou tel autre moyen qu'on y voudra
substituer ; son mouvement est transmis par la chaine
sans fin a la petite poulie sup^rieure, et par consequent
a la poulie sup^rieure de la corde , puisqu'elle a le mSme
axe. Ainsi la corde sans fin monte continuellement d'un
cote, depuis le reservoir jusqu'k la caisse , et descend de
la caisse au reservoir sans interruption. Sa partie ascen-
dante eleve autour d'elie une colonne d'eau qu'elle de-
pose dans/ la caisse en roulant sur la poulie sup^rieure;
(1) Allusioa aiix Nuits d* Young.
g6 CORRESPONDANCE LIXT^RAIRE,
de la caisse I'eau coule par un conduit dans le bassin des*
tine a la recevoir. La quantite d'eau elevee dans un temps
donne est proportionnee a la grosseur de la corde et a la
rapidite du mouvement. Une corde de spart de vingt-et-
une lignes de circonference , en sept minutes, eleve a
soixante - trois pieds deux cent cinquante-neuf pintes
d'eau. Une corde de chanvre de quinze lignes de circon-
ference emploie onze a douze minutes pour elever deux
cent cinquante pintes a la mSme hauteur.
L'Academie a fait a cette ingenieuse machine I'ac*
cueil le plus favorable; cependant il s'en faut bien qu'elle
ait atteint le degre de perfection dont elle est suscep-
tible.
M. Mercier a renonc^, dit-on^ a la sainte Eglise, pour
epouser, a Neufchatel, la veuve d'un imprimeur. Ce qu'il
y a de certain , c'est qu'il vient de nous donner une se-
conde edition de son Tableau de PariSy en quatre vo-
lumes, considerablement augmentee, mais oil Ton re-
trouve la meme negligence , les memes absurdit^s^ le
mSme melange de Veritas utiles , de paradoxes extra-
vagans ^ de boufSssure , d'^loquence ^ et de mauvais
gout.
(Jorps (TExtraits de Romans de Chei^alerie, par M. le
comte de Tressan , de TAcademie Fran9aise. C'est , sans
contredit le Recueil de tout ce que la volumineuse Bi^
bUotheque des Romans contient de plus agreable et de
plus interessant. II n y a aucun de ces Extraits qui ne
plaise au moins par la grace, la galanterie et la legerete
du style.
r
AVRIL 1782. 97
Divertissement a la mode.
LETT RE.
J'aime a rire. Un de mes amis , aussi gai que moi ,
vient de me faire le recit d'une aventure si plaisante, que
je m'empresse de vous eD faire part ^ afiu que vous
en fassiez vous - mSme part au public , qui aime k rire
aussi .
Mon ami se promenait 9 il y a quelques jours , dans
un jardin anglais, voisin de Paris , oil il admirait les ga-
zons et les eaux , et les arbres etrangers et les belles fa-
briques. II regardait de loin s'avancer une compagnie
de femmes et d'hommes sur un des ponts qui decorent
cat elys^e, lorsqu'il entendit des cris per^ans , et vit ,
Tune apres Fautre , tomber dans Teau plusieurs per-
sonnes. II s'approche et trouve une femme effrayee d'a-
voir vu disparaitre sa Rile et d'entendre ses cris. La jeune
personne dans I'eau jusqu'aux genoux, un petit homme
faible, tombe sur le visage , pret a se noyer; un jeune
homme saute dans Teau pour le sauver de ce danger, et
pour aider la demoiselle k regagner les bords ; vous vous
representez aisement ce tableau , et vous voyez combien
il est comique. Cest , Messieurs, ( ah ! ah ! ah ! ) que ce
pont est fait en bascule ( ah ! ah ! ah ! ) , et qu'en arri-
vant a une de ses extremites ( ah! ah! ah! ), il s'abaisse
tout a coup ( ah ! ah ! ah 1 ) , et ceux qui sont dessus
tombent dans I'eau ( ah ! ah ! ah ! ) , au hasard de se
rompre une jambe ( ah ! ah 1 ah ! ) , ou de se noyer ( ah !
ah! ah ! ). £st-ce que vous ne trouvez pas cetle scene in-
finiment risible ? N'allez pas croire au moins qu'il y ait
eu ni jambe rompue , ni personne de noye ; non , on a
Tom. XI. 7
98 COR RESPON DANCE LITTER AIRE,
remis, comme on a pu, le petit homme en voiture, et
on I'a renvoy^ chez lui^ oil il n'est demeure que huit
jours au lit ; la demoiselle en a ete quitte pour son
pierrot de taffetas que I'eau et la boue ont perdu , et
pour ne pouvoir prendre legon de son maitre a chanter
pour quelques jours. Quant a la mere, en passant une
semaine sur sa chaise longue^ elle s'est remise des suites
de son effroi , et vous voyez bien qu'il n'y a rien a tout
cela de tragique.
Ce qui m'etonne , c'est que ce moyen innocent man-
que aux jardins d'Angleterre. J'en ai vu beaucoup , et
jamais je n'y ai trouve de ponts trebuchans. On a bien
raison de dire que ces Anglais sont tristes ; ils ne savent
egayer ni les affaires ni les jardins. Je crois qu'il serait
bon d'envoyer au London Magazine un dessin de ces
ponts a bascule , et la mani^re de les placer pour divertir
les gens qui se promenent. Vous desireriez peut-etre de
savoir quel est le jardin ou Ton peut se procurer un
amusement si piquant; mais mon ami n'a jamais voulu
me le dire(i), sans que je puisse imaginer la raison de
ce mystere , que je lui pardonne pourtant , parce que je
sais qu'il est aussi sage que gai.
J'ai I'honneur d'etre, etc. Signe CiLCBijxufo.
Vers adresses a monseigneur le prince Henri de Prusse ,
a son dipart de Spa , au nom de mademoiselle Pau-
line ^ la fille de madame du Molef, dg6e de neuf
ans ; par M. Audibert^ de Marseille.
Quand vous partez, quand il faut qu'on vous quitte,
0 prince le plus accompli !
(i) Ce jardin est celui d6 Mousseaiix. ( Note de Grimm. )
I
AVBIL 1782. 99
Sachez de moi, qui n'ai jamais mcnti,
Que tous les coeurs voletit a voire suite,
Et qu'oD ne craint que votre oubli.
Partout on vous admire^ on vous ch^rit ici.
Extrait (Tune lettre du roi de Prusse a M. d'^lembert.
— Braschi vient de prouver que le pape n'est pas in-
faillible , eu faisant une d-marche aussi inutile que de-
plac^. U semble que la cour de Yienoe veullle punir lo
Saint-Siege des exces de Gregoire VII et d'Innocent IV.
Au reste j je me porte bien; je fais des vorux pour vatrc
sante^ et j'abandonne a leur mauvais sort le pape, Tabbe
Raynal, les fauatiques^ les philosophes, Ics Ghartreux^ el
surtout les Anglais.
Moliere a la nouifelle Salle, ou les Audiences de
Thalie, com^die en un acte et eu vers libres^ repr^>»
sentee , pour la premiere fois , sur le nouveau Theatre
du faubourg Saint>Germain , le vendredi la, est de-
meuree quelques jours anonyme. On avait commence
par I'attribuer a M. Palissot : on Ta rendue ensuite h
M. de La Harpe^ qui en a vu bientot le succes assez de-»
cide pour oser I'avouer, sans avoir a craindre qu'un nom
tout a la fois si celebre et si chanceux au Theatre put
lui porter encore malheur.
Si le plan de cette petite comedie n'est pas d'une in-
vention merveilleuse, si I'idee n'en est pas bien neuve,
I'execution en est infiniment agr^able ; c'est une satire
dialoguee d'une maniere piquaute et spirituelle , oil Ton
trouve encore plus de raison et de gout que d'esprit et de
gaiete. Melpomene et Thalie viennent installer leurs su-
lOO CORRESPONDA.]yCE LITTERAIRE,
jets dans leur nouveau sejour ; elles y trouvent Moliere ;
Apollon voulut bien lui permettre de partager la fete.
Les deux Muses ^ apres avoir fait au pere de la Comedie
tout Taccueil qu'il m^rite , Tinstruisent j chacune a sa
mani^re^ de Tesprit ^ du ton, des moeurs et du gout de
notre siecle. Thalie , en le quiltant , le charge de recevoir
pour elle tous les origioaux qui se presenteront a I'au-
dience public par son ordre. Malheureusement le nom-
bre de ces originaux n'est pas grand : e'est M. Baptiste ,
un gar^on de cafe , qui s'est fait auteur; M. Misograme ,
un negociant , fort ennuye du bureau d'esprit ^tabli mal-
gre lui, dans sa maisou, par sa femme; M. Claque , un
chef de cabkle , un capitaine commandant au parterre ,
en un mot, le chevalier de La Morliere; le Vaudeville,
sous les jolis traits de mademoiselle Contat; la Muse du
drame , c'est-a-dire Dugazon habille en femme , sous
une grande coiffe de crepe renouee avec des rubans cou-
leur de feu , une longue robe noire trainante, toute garnie
de lambeaux de papier, sur lesquels on lit ces grands
mols, ^h! Ciel! Dieul grand Dieu! Fertul Crime 1
Nature ! Ce dernier pare dignement la queue de la robe.
L'autcur, apres avoir fait parler tant qu'il a voulu tous
ces personnages, fait ouvrir le fond du Theatre; on
voit les statues de tous les grands auteurs dramatiques ;
Apollon est entre Melpomene et Thalie ; chacune d'elles
conduit les auteurs de son genre ; les autres Muses ont
aussi leur suite qui porte des guirlandes de fleurs et des
couronnes de laurier. On danse, on couronne les statues ,
et , pour plaire a tout le moude , mais surtout a M. du
Vaudeville, le divertissement finit par des couplets; on
ne dispense pas meme la Muse du drame d'y prendre
part ; ce n'est pourtant pas sans peine qu'elle s'y deter-
A.VRIL 178:2. lot
mine; aussi rien n'est-il plus lamentable que lair sur
lequel on lui fait celebrer les appas du drame. C'est le
Vaudeville , comme de raison , qui termine la ronde par
un compliment au parterre.
On a remarque que les scenes episodiques qui com-
posent ce joli ouvrage ^taient toutes fort longues; on
aurait desire qu'elles fussent et plus courtes et plus va-
riees, et Ton croit quil n'aurait pas ete difficile d'en
readre la liaison plus adroite et plus naturelle. La scene
de Baptiste parait avoir donne lieu plus particulierement
a cette critique par la mani^re tres - insipide dont elle
finit, et peut-etre aussi par la maniere froide et pesante
dont Bouret Ta jouee. On a reproche a M . de La Harpe
d'avoir fait de la Muse du drame une caricature plus
digne des tr^teaux qu'il fronde que de la sc^ne oil il veut
rappeler Moliere; mais celte caricature est plaisante; et
pourquoi peindre autrement uo genre qui , a {'exception
de deux ou trois ouvrages interessans, n'est connu que
par des productions aussi ridicules que monstrueuses ?
Un reproche plus essentiel a faire a I'auteur, c'est qu'a-
pres avoir choisi Moliere pour fitre le principal person-
oage de sa pi^ce ^ il ne lui fasse pas dire un seul mot qui
3oit propre a son caractere , un seul trait oil Ton puisse
reconnaitre Toriginalite de son esprit et de son genie ; ce
Moliere-la est un homme comme un autre ; il occupe la
scene depuis le commencement jusqu'a la fin yet il ne
fait , il ne dit rien que M. de La Harpe n'eut pu faire et
n'eut pu dire comme lui. Ce defaut , je Tavoue, est tres-
grand; mais c'est aussi sans doute celui qu'il etait le
plus difficile d'eviter. Le rapport qu'on a trouve entre
Chrysale et Misograme n'ote rien a mes yeux au merite
de ce role; ces deux personnages se ressemblent a la ve-
lO'l COR RESPOND A WCE LITXiRAIRE,
rite, mais ils n'ont ni les memes traits ,~ni les mSmes
nuances. Le role peut-£tre le plus neuf de la piece est
celui de M. Claque ; il est du meilleur comique. M. de La
Harpe eut trop a souffrir des cabales dramatiques pour
negliger une si belle occasion de s'en venger ; aussi I'a-l-
il fait de verve , et il n'y a rien qui ne Tannonce.
Au lieu de nous etendre davantage sur les critiques
qu'on a faites d'un ouvrage qui , malgre toutes ces cri-
tiques ^ n'en a pas moins reussi et n'en etait pas moios
fait pour plaire , il vaut mieux rappeler ici quelques-uiis
de ces details charmans qui en justifient le succes.
Thalie rappelle a Moliere que les Comediens conser^
vent encore aujourd'hui le fauteuil sur lequel il ^tait
{issis.
Mais vraiment ce fauteuil eu vaut bieu quelques autres ;
C'est dommage qu'il soil vacant.
La gloire d'y sieger ne serait pas vulgaire ;
Mais depuis bien long-rtemps, et c'est mon d^sespoir,
Je n'y vois person ne s'asseoir
Que le Malade laiagiuaire.
Oui , dit Thalie a Melpomene j
Qui f stir la sc^ne en vain votre merile biiHe ;
De votre Agamemnon la tragique faraille ,
Avee tons scs heros , n'a jamais obteuu
Tout le succes qu'obtient la famille PointUy etc.
A la peinture que Thalie et Melpomene font du mau«
vais gout quiregne aujourd'huisur uos theatres, Moliere
r^pond :
Toujours, quand on se plaint, on exagere un peu...
Chez le Francais ardent , ingenieux , sensible ,
AVRIL 1782. Io3
Croyez^ en bieo, en mal, tout changeroent possible...
C'est un riche rassasie ,
Au sein de I'opulence inquiet et mobile,
De ses propres tresors quelquefois ennuye.
Apres les goiits uses viennent les fantaisies,
On chercbe les Lais apres les Aspasies,
Et de la nouveaute Fiu vincible d^sir
Aime plus a changer qu'il ne songe a choisir....
Aloge de M. le comte de Maurepas, prononc^^ dans
la seance publique'de FAcad^mie royale des Sciences, le
10 avril 1782, par M. le marquis de Condorcet, secr^
taire perp^tuel de I'Academie des Sciences et Tun des
Quarante ; brochure in - 8* , de rimprimerie Royate.
Quoique imprim^^ cet ouvrage n'etanl point public^ et
netant point destine a I'^tre encore de quelque temps ,
nous nous empressons d'en transcrire ici les morceaux
qui nous ont paru meriter le plus d'attention.
cc M. de Maurepas , dit son panegyriste j oblig^ de re«».
noncer a I'honneur de retablir la marine militaire,sut
rendre son ministere brillant au milieu m^me de la paix f.
en faisant servir la marine au progr^s des sciences , et
les sciences au progres de la marine ; qharg^ de I'admie
nistration des Academies , il reunissait toute I'autoritd
uecessaire pour Texecution de ses projcts On comp-
tera toujours au nombre des ^venemens qui ont illustre
notfe si^cle Tentreprise de mesurer en m^e temps deux
degres du meridien^ Tun sous Tequateur, I'autre pres
du pole boreal de notre continent ^ operation qui etait
necessaire pour confirmer I'aplatissemenl: de la terre de-
convert par Newton , el devait servir de base a une d^
termination plus exacte dela figure du globe » On doit
a la protection de ce ministre les decouvertes de M. de
I04 CORRESPOND AWCE LITTER AIRE,
Jussieu dans la botanique ; celles de MM. Sevin et Four-
mont dans I'antiquite et dans les langues de la Gr^ce et
de rOrient ; de M. Otter sur la Mesopotamie et les pro-
vinces meridionales de la Perse; TEcole de marine confiee
aux soins de M. Du Hamel, ecole qui n'a pas forme , dit-
on , un seul constructeur ^ etc.
« Le cafe ayait ^te transporter en 1 726, dans nos iles
de FAmerique^ par M. Desclieux; mais la Compagnie
des Indes avait le privilege d'empecher cette production
d'une terre fran^aise de croitrc pour la France; cet abus
fut detruit ; et une denree , qui n'etait qu'un objet de
luxe et un plaisir de plus pour le riche, devint bientot
assez commune pour servir a la consommation du peuple.
Ne doit-on pas regarder comme un bien pour I'espece
humaine I'usage des boissons, telles que le cafe et le the,
lorsqu'il succede a celui des liqueurs fortes , et qu'il en
emousse le gout parmi*le peuple? L'abus de ces boissons
ne conduit point a I'abrutissement et a la ferocite; I'es-
prit d'agilation qu'elles procurent et qui en fait le charme
ne coute rien a la raison ni aux moeurs , et elles preser-
vent le peuple ^ en diminuant sa passion pour les liqueurs
enivrantes^ d'une des causes qui contribuent le plus a
nourrir dans cette classe d'hommes la grossiferete , la
stupidite et la corruption. »
cc M. de MaurepaSy qui ne mettait de faste dans aucune
de ses actions , n^en mit point dans la maniere doUt il
supporta cet evenement ( son exil ) : le premier jour^
dit-il , fai ete pique, le second fetais console. Oblige de
vivre dans les socieles d'une ville de province (Bourges),
il s'en amusa comme de celles de Paris et de Versailles j
il y trouvait les memes intrigues et les mSmes ridicules;
les formes , les noms seuls ^taient changes. »
AVRIL 1782. IO&
M. de Condorcet ne parle de T^poque ou M. de Mau-
repas fut rappele au uiinist^re que pour avouer assez
gauchement qu'il n'en veut rien dire; il se borne a donner
une idee generate du caractere que ce ministre a deploye
le plus constamm^t dans toutes les circonstances de sa
vie publique et privee.
« Dans les difTerentes epoques, dit-il, oil il eut part
au gouvernement , il sut se plier a I'esprit dominant de
chacune; mais il n'en conserva que ce qui s'accordait
avec son caractere. II avait appris^ sous laRegence,
combien ceux qui gouvernent peuvent s'epargner de tra-
casseries et d'importunites en ne mettant aux petites
choses que le prix qu'elles ont; il avait pris, sous le car-
dinal de Fleury , I'habitude de la moderation et de la
modestie, sans rien perdre de ce ton gai et facile que,
dans sa premiere jeunesse, il avait vu remplacer la dignite
des ministres de Louis XIV. Ses discours n'annon^aient
qu'un homme de bonne compagnie, doux, aimable; sa
maison ^tait celle d'un particulier riche, mais ami de
la simplicity et de I'ordre.
« Son esprit etait naturellement juste; les circonstances
de sa vie I'avaient empfche de se former a une applica-
tion suivie et profonde; cependant il adoplait sans peine
des principes nouveaux , quoique contraires aux opinions
re9ues et meme aux siennes, lorsque ces principes le
frappaient par ce caractere de yerit^ et de simplicite qui
trompe rarement ; ^galement au-dessus des preventions
de riiabitude^ des prejug^s de la jeunesse et de ceux du
ministre; mais il etait trop distrait par le courant des
affaires, trop souvent entrame par les evenemens , pour
mediter un plan general d'apres les principes dont il avait
reconnu la verite, ou pour en suivre Texecut ion. avec
J06 CORRESPOND ANGE LITTERAIRE,
Constance. La finesse qu'on remarquait en lui n'^tait pas
cette subtilite d'un esprit faux et bizarre qui ne trouve
profond que ce qui est obscur, et vrai que ce qui est con-
traire a Topinion des hommes ^claires; sa conduite, ses
discours montraient combien il avait de finesse dans
l*esprit; mats fallait-il examiner ou juger? un sens droit
et simple etait son seul guide.
CI Toujours accessible, cherchant, par la pente naturelle
de son caractere, a plaire a ceux qui se pr^sentaient a
lui ; saisissant avec une facilite extreme toutes les afTaires
qu'on lui proposait^ les expliquant aux int^resses avec
une clart^ que souvent ils n'auraient pu eux-mSmes
leur donner ; adoucissant les refus par un ton d'in-
teret qu'un melange de plaisanterie ne permettait pas
de prendre pour de la faussete ; paraissant regarder
Thomme qui Jui parlait comme, un ami qu'il se plaisait
a diriger , a ^clairer sur ses vrais interSts , et cachant
enfin le ministre pour ne montrer que I'homme aimable
et facile. Tel fut, a lage de vingt ans, M. de MaurepasJ
tel nous Tavons vu depuis a I'age de plus de quatre-vingts
ans. D
MAI.
Paris , mai 1782.
Le premier essai d*un jeune homme dans une carriere
devenue aussi difficile que celle du theatre inspire a la
fois de I'indulgence et de I'int^ret ; quelque defaut qu'on
y trouve , on n'y cherche , on n'y voit que les germes du
talent qu'il annonce. C'esl ce que vient d'eprouver M. Lai-
gnelot, auteur d'^g-w , tragedie en cinq actes et en vers,
MAI 178a. 107
representee, pour la premiere fois, le lundi 6; elle
Tavait deja ete a Versailles devant Leurs Majest^s k la
fin de 1779. Si ce jeune po^te justifie un jour les esp^-
rances que ce premier ouvrage laisse concevoir de lui ,
c est au sieur Larive que nous en aurons en quelque
maniere I'obligation. M. Laignelot , fils d'un pauvre bou-
langer de Versailles, avait presente sa pi^e aux G)m^-
diens sans recommandation , sans proneurs. Rebute ,
selon I'usage, assez durement, il allait renoncer pour
toujours au theatre, si le sieur Larive, frapp^ des
beautes qu'il crut apercevoir dans cette tragedie si mal-
traitee par ses camarades, n'eiit pas cherche a interesser
en sa faveur M, le due de Villequier et d'aulres per-
sonnes de la cour. Leur protection fit obtenir au jeune
Laignelot une seconde lecture qui, soutenue encore du
suffrage de quelques hommes de lettres, et particuli^re-
ment de M. Thomas et de M. Ducis , regut enfin un ac-
cueil plus favorable. Graces a tant de protection , il n'a
guere attendu, pour Stre joue a Paris, que cinq ou six
ans; suivant les regies ordinaires^ il aurait bien pu en
attendre dix ou douze. Quelle idee c^ci ne doit-il point
(looner ou de I'indolence de la Comedie, ou de la mul-
titude et de la fecondite des talens qui se disputent a
Tenvi la gloire de Toccuper et de Tenrichir!
Le sujet de cette piece porte en general un caractere
trop austere pour Stre susceptible de I'espfece d'int^rSt
qui convient a nos usages et a nos moeurs. La conduite
ea estfaible, embarrassee, et n'a rien d'attachant. Toute
vertueuse qu'est la folic d'Agis^, elle n'en estpasmoins
extravagaute a nos yeux , et quelque sanglant que soit le
denouement , il ne produit aucun effet. Get ouvrage n\
done pu reussir que par les details; on a trouve dans le
Io8 GORRESPOlNDAirGE UTTER AIRE,
second et dans le troisieme acte des morceaux pleias
de chaleur et d'elevation , des trails d'un caract^re an-
tique , de I'eloquence et du mouvement. Le slyle en est
souvent neglige; il a cependaut en general une couleur
assez forte, assez dramatique; on y a trouve mSme quel-
ques vers dont Corneille n'eut desavoue peut-etre ni I'ex-
pression ni la pensee.
Et par ce dementi que je donne a mon sang ,
Me crois-tu digne en cor de ce sublime rang?
Les roles d'Agesistrate et de Chelonis ont ^te remplis
assez m^diocrement par mesdemoiselles Thenard et Saia-
val; le sieur Larive a laisse beaucoup de choses a d^-
sirer dans celui d'Agis; mais le nouveau costume qu'il a
pris pour ce role nous a paru piltoresque, historique, de
tres-bon gout et fait pour sa noble figure; on en a ete
d'autant plus frappe que celui de tous les autres acteurs
est parfaitement ridicule, les uns ^tant habilles a la
grecque, les autres a la romaine, et mademoiselle Sain-
val en guenille grise et noire, plus debraillee et plus
braillante encore que de coulume.
Portrait de M. Cabbe DelillCypar madame du Molejr.
In wit a man , simplicity a child,
PoPB , ^pitaphe de Gay.
Je vais peindre un grand homme et un homme que
j'aime. L'entreprise pourrail sembler t^meraire ou sus-
pecte; mais les caracteres du g^nie s'ofFrent assez sensi-
blement en lui pour suppleer au talent et rassurer contre
les illusions de I'amitie.
MAI 1782. 109
Rien ne peut se comparer ni aux graces de son esprit^
ni a son feu, ni a sa gaiete^ ni a ses saillies, ni a ses
disparates. Ses ouvrages mSmes n'ont ni le caractere^ ni
la physionomie de sa conversation. Quand on le lit^ on
le croit livre aux choses les plus s^rieuses; en le voyant,
on jugerait qu'il n'a jamais pu y penser; c'est tour a
tour le maitre et I'ecolier. Il ne s'informe gu^re de ce
qui occupe la socic^t^ ; les petits ev^nemens le touchent
peu; il ne prend garde a rien^ a personne, pas meme a
lui; souventy n'ayant rien vu, rien entendu^ il est a
propos : souvent aussi il dit de bonnes naivetes; mais il
est toujours agreable ; ses id^es se succ^dent en foule , et
il les communique toutes ; il n'a ni jargon , ni recherche ;
sa conversation est un heureux melange de beaut^s et
de negligences ^ un aimable desordre qui charme tou-
jours et etonne quelquefois.
Sa figure.... Une petite fiUe disait qu'elie etait tout en
zig-zag. Lesfemmes ne remarquent jamais ce qu'elle est,
et toujours ce qu'elle exprime ; elle est vraiment laide ,
mais bien plus curieuse^ je dirais meme interessante. II a
une grande bouche; mais elle dit de beaux vers. Ses yeux
sont un peu gris, un peu enfonces ; il en fait tout ce qu'il
veut , et la mobilite de ses traits donne si rapidement a
sa physionomie un air de sentiment ^ de noblesse et de
folie J quelle ne lui laisse pas le temps de paraitre laide ;
il s'en occupe, mais seulement comme de tout ce qui est
bizarre et peut le faire rire ; aussi le soin qu'il en prend
est-il toujours en contraste avec les occasions : on I'a vu
se presenter en frac chez une duchesse , et courir les
bois , a cheval j en manteau court.
Son ame a quinze ans, aussi est-elle facile a connaitre;
elle est caressante , elle a vingt raouvemeus a la fois , et
no CORRESPOITDANCE LITTERAIBE ,
cependant elle n'est point inquiete; elle ne se perd ja-
mais dans Tavenir et a encore moins besoin du pass^.
Sensible a I'exces , sensible a tons les instans , il peut
£tre attaque de toutes les manieres ; mais il ne peut ja-
mais Stre vaincu; sa deraison ou au moins sa gaiete
viennent a son secours, et le rendent I'etre le plus heu*
reux : faut-il dire aussi que cette gaiet^ est quelquefois
folatre jusqu'a I'insouciance? II oublie quelquefois qu'il
est aime ; on craindralt qu il put se passer de TStre ; il
serait souvent embarrass^ a la question imprevue s^il
aime ou s'il est aime.
Sa conduite est, comme son langage, fort abao-
donnee (i). Les plaisirs de la ville ne sont rien pour lui ;
(i) A Tappui de ce jiigement sur la conduite de Delille on peut citer le
passage suivant de la Correspondance secrete de Mettra (t. XTII, p. a 33 ) &
la date du 3 Janvier 1785 : « Le bruit a couru qu*il y aurait bientdt un nou-
veau fauteuil vacant par la mort de Tabb^ Delille. Ce bruit est faux : la sante de
cet aimable versificateur que le commerce immodere des femmes avait rendue
chancelante, s'est m^er^tabliea Coustantiuople.!! est egalement faux qn41 ait
perdu la vue : ce n'a ete qu^une maladie momentanee ; enfin Tbistoire qne Toii
a ftdte de son exil n'a pas plus de fondement que le reste. Yoici le motif qui a
engage cet Academicien a faire un voyage en Turquie : l*abbe Delille, quoique
d^une complexion delicate, a toujoursplus consulte ses desirsqueses facultes phy-
siques. Lui et Tabb^ de J. . devinrent amoureux de deux jolies personnes, soears
de M. y..*, jeune poete eleve de Tabbe Delille. II parut plaisant an marquis de
Champcenetz et a un de ses amis de souffler aux deux abbes leurs maitresses :
ce qui fut execute a Tinsu des amans. Mais un evenement imprevu troubia
tout. L'une des deux demoiselles devint enceinte , et ce fut precisement la
maitresse de Tabbe Delille. On voulut lui faire les honneurs de la patemile
dont il se defendit le mieux qu*il put. L'amante iofidele joua son role a mer-
veille , pleura , mena^a de poursuivre Tabbe : celui-ci aima mieux arranger
cette affaire avec de Targent. Le marquis essuya les m^mes reproches, et, ne se
sentant pas la conscience bien nette , donna quarante miHe livres. S'il se piqua
de generosite a cet egard , il n'eut pas celle de garder le secret, et I'abbe De-
lille bafoue, honni , cbansonue, fut enchante de trouver Toccasion de partir
avec M. de Choiseul-Gouffier, qui allait en ambassade a Constantinople, afin
de laisser oublier cette aventure. »
MAI I 782. I I f
il ne salt point les chercher. II se livre volontiers a un
seul objet; il ne s'ennuie jamais; il n'a besoin pi d'un
grand moude^ ni d'un grand theatre , et parfois il oublie
ce que la posterity lui promet; bien vraiment il^e laisse
itre heureux, Ainsi ne vous etonnez pas des heures qu'il
vous donne; sans doute il est bien chez vous^ mais il est
bien partout , meme aupres de sa gouvernante : il joue
a la peur lorsqu'il n'en fait pas une Andromaque ou une
Zaire. Votre conversation Tattache , il est vrai ; mais il
passe aussi fort bien deux heures a caresser son cheval^
que pourtant il oublie aussi quelquefois j ou a s't^garer
dans les bois, oil, quand il n'a pas peur, il rSve a la
lone, a un brin d'herbe, ou, pour mieux dire, a ses
reveries.
Mais si on ne pent le louer pour le m^rite d'une vie
uniforme, au moins n'a-t-il pas les defauts d'une vie de-
reglee; si sa conduite n'est pas sagement combinee, elle
est pure; et s'il n'a pas de grands traits de caractere, il
y supplee par des manieres piquantes , la simplicite , les
graces, une gaiete si vraie, si jeune , si naive et pourtant
si ing^nieuse , qu'elle le fait sans cesse entourer comme
unejolie femme; enfin par un charme inexprimable qui
vous inspire tout a la fois ces mouvemens de curiosity et
d'inclination qui ne sont ordinairement sentis que par
un cbarmant enfant; et cette sorte d'attachement inal-
terable qui semble etre reserve pour les ames plus infe-
rieures; c'est le poete de Platon, un ^tre sacr^, leger et
volage.
1 12
CORRESPONDAKCE LITTER AIRE,
Anecdote genealogique.
De Henri IV, roi de France, en 1610 ,
Henriette-Marie de France, mariee, en i625f
k Charles I*' Stuard , roi d'Angletcrre.
Charles II son fils, roi d'Angleterre , en 1682,
eut deax maitresses :
Barbe Villers , duchesse de Cleveland ,
dont
Henri , due de Grafton ,
ne en i663, mort en 1690;
grand-p^re de
George , due de Grafton ,
nomme, en 1782,
garde des sceaux prives et
minislre d'Etat d'Angleterre.
Louise Keroual , duchesse de Portsmouth
et d'Aubigny en France ,
dont
Charles , due de Richemond.
De Caroline sa filJe,
mariee a Henri Fox , mi-
nistre du roi George II ,
descend
Charles Fox, nomine,
en 178a , ministre et se-
cretaire d'Etat d'Angle-
terre.
Des m^les de Rich-
mond.
descend
Charles, due de Rich-
mond, nomme, en 1783,
grand-raaitre de Tartil-
lerie et ministre d'Etat
d'Angleterre.
D'Anne, mariee a Guil-
laume d*A1bermaie ,
descend
Auguste Keppel, nom-
me, en 1782, premier
lord de I'Amiraute et mi-
nistre d'Angleterre.
Le Poke suppose , ou les Preparatifs de la Fite ,
comedie en trois actes, m^lee d'ariettes et de vaude-
villes, paroles de M. Laujeon, ixiusique de M. Chanipein^
MAI 178a. Il3
aete representee, pour la premiere fois, sur le theatre
de la Comedie Italienne, le jeudi t^S avril.
II s'agit de donner une fete au seigneur du village.
Perrin , Famant de Babet, en a compost le divertisse-
ment ; maiS| devant entrer au service de Monseigueur,
il craint que le tilre d'auteur ne lui nuise dans son es-
prit; il prie done M. le bailli de vouloir bien s'attribuer
son ouvrage. Celui-ci ne demande pas mieux; il est le
rival de Perrin, et, profitant de ses droits pr^tendus
dauteur, il s'empare, dans la piece, du role de I'amant
qui doit epouser Babet. Ce procede brouille nos de\xx
rivaux. On repete la pi^ce en presence du seigneur, qui,
instruit des supercheries et des pretentions du bailli,
declare que la main de Babet doit £tre le prix de celui
qui a compose la f^te. Le veritable auteur se fait alors
coDnaitre, et le bailli, confondu , perd a la fois tout ce
qu'il voulait enlever au pauvre Perrin. Pour varier un
peu les mouvemens d'une action si simple ,, on a donne
a Babet une rivale, c'est Georgette, qui convient mieux
aux parens de Perrin, maisqui lui prefereunamantmoins
bel-esprit. Ce role a ^t^ joue par madame Dugazon avec
une grace^ infinic.
Comme drame ou comedie, cette piece est fort me-
diocre; comn^e divertissement, elle n'a que le ddfaut
d'etre Irop longue. On y trouve un grand nombre de ta-
bleaux frais et rians , des scenes dialoguees avec assez
de finesse , d'une simplicite quelquefois un peu niaise ,
quelquefois un peu manieree , mais souvent au&si deli-
cate et vraiment naive. C'est, apres F^dmoureux de
quinzeans, ce que M. Laujeon a fait de plus agr^able.
Ija musique en est vive et brillante ; mais en general
plus riche d'accompagnemens que d'exprcssion et de ca-
ToM. XI. 8
I 1 4 CORRESPONDAKCE LITTER AIRE,
ractere. Toutes ies compositions de M. Champein out
donne lieu a la roSme critique.
Le Faporeux^ comedie en deux actes et en prose,
representee , pour la premiere fois , par Ies Comediens
Italiens, le vendredi 3, est d'un officier qui s'occupe
depuis long-lemps de Theatre et de vers, de M. Marsollier
(Ies Vivetieres. Ce n'est pas son premier ouvrage(i);
mais c^est le seul dont on se souvienne dans ce moment,
et nous le croyons bien digne de faire oublier tous Ies
autres.
Le sujet dii Vaporeux est a peu pres le meme que
celui de Sidney; quoique la prose de M. des Vivelieres
no soit pas faite pour lutter contre Ies vers de Gresset ,
la copie pouiTait bien ^tre superieure a I'original et par
rinter^t du plan , et par la vivacite des situations , et par
le naturel des caracteres et du dialogue. Le role de Saint-
Far, du Vaporeux, beaucoup moins exagere que celui
de Sidney, est non-seulement plus vrai , mais aussi plus
theatral, plus propre a la comedie. L'idee qu'on suggere
a madame de Saint-Far, de guerir son mari en feignant
une melancolie beaucoup plus noire que la sienne , est
une idee trfes juste, tres - philosophique , et elle fournit
en m£me temps le motif d'une sc^ne infiniment tou-
chante. Nous aurions desire que cette sc^ne fi^t mieux
developpee; que telle ou Blainville veut employer la
force du raisonnement pour combattre Ies chimeres qui
troubleht le bonheur de son ami, fut d'une morale moins
commune ou du moins plus energique et plus eloquente ;
(i) Marsollier avait deja donne a rOpera-Comique , en 1774 la Faujse
P«Kr(voir t. VIII, p. 369). Ce premier ouvrage avait ete suivi de quelques
comedies representees au Theatre Italien.
MA.I 1782. I I 5
mais I'intention des deux scenes est heureuse et bien
prepar^e. Tout le role du Jardinier, a quelques marivau-
dages pres , est d'une gaiete fort naturelle et fort pi-
quante; celui du Valet, qui, pour flatter les caprices de
son maitre , cherche a les contrefaire , se trahit a tout
moment lui-meme, et finit par craindre tres-s^rieusement
de se voir une des premieres victimes de la triste folie
qu'il croyait de son int^r^t d'entretenir : ce role est d'une
conception assez neuve et d'un excellent comique.
Mieux ecrit, ce petit ouvrage pourrait etre mis a cote
des meilleures productions de ce genre ; tel qu'il est , il
annonce du gout, de Tesprit^ un vrai talent pour le
th^tre.
II parait qu'a I'exemple des Vertus chr^tiennes la Phi-
k)sophie , leur rivale, cherche a se distinguer aujourd'hui
par de bonnes oeuyres , par des etablissemens charitables
et des fondations pieuses. Tant que ce z^le portera sur
des objets utiles h la society , quel que puisse en etre le
motif secret , il m^ritera toujours la reconnaissance et
i'estime des ames honn^tes et sensibles. II est a craindre
seulement que ce z^le philosophique ne degenere un jour,
comme tant d'autres, en une Taine ostentation; que son
activity ne devienne egalement puerile et superstitieuse,
et qu'il ne finisse par s'occuper beaucoup plus des inte^
rets du parti dont on voudrait soutenir la consideration
que de ceux dont on voudrait paraitre et dont il faudrait
etre en effet uniquement occup^. Quoi qu'il en soit, on
ne reprochera plus a messieurs les Quarante , comme I'a
fait Montesquieu, de n'avoir d'autres fonctions que de
jaser sans cesse; les voila charges d'un minis tire vrai-
ment respectable , d'un ministire qui pent se comparer
1 1 6 COB RESPOND ANCE LITTI^R A I RE ,
en quelque maniere a I'auguste dignite que la vertu dc
Gaton rendit si ceiebre dans Pancienne Rome. Le legs
de M. de Valbelle leur avail d^ja donne le droit precieux
de recompenser, par une pension de douze cents francs,
Fhomme de lettres qu'ils jugeraient le plus digne et le
plus susceptible de cetle distinction. Un autre bienfaiteur
anouyme leur avait confie le fonds de la m^me rente pour
etre decerne au mcilleur ouvrage qui aurait paru dans le
cours de I'ann^e. Tout nouvetlement on vient de leur en-
voyer encore une somme de douze mille francs pour la
fondation d^un prix a donner aussi , tons les ans , a Tac-
tion la plusvertueuse qui se sera faite dans toutel'^tendue
de la ville et de la banlieue de Paris. Ce sera done d^sor-
mais a ce corps de quarante tStes, qui jusqu'ici n'avait
paru destine tres-injustement qu'a s'occuper de figures ,
de metaphores et d'antithi^ses y a decider en dernier res-
sort et quel est le meilleur homme, et quel est le meilleur
ouvrage, et quelle est la meilleure action; qui sait si on
ne le chargera pas encore , Tannee prochaine, de decider
aussi quelle a ett^ la meilleure pensee ou le sentiment le
plus vertueux? On a pretendu que le corps des cur^s de
Paris 9 jaloux des attributions qu'on venait d'accorder h
TAcademie Fran^aise, et qu'il aurait plutot crues de son
ressort que de celui de messieurs les Quarante , voulant
user de represailles , allait fonder un prix pour le plus
joli madrigal qui se ferait, tons les ans, dans I'etenduc de
leur diocese; mais il y a lieu de croire que ceci n'est
qu'une mauvaise plaisanterie; quelle est Taction louable,
mais un peu extraordinaire , qu'on ne cherche pas a ren-
dre ridicule?
Voici la Lettre du citoyen fondateur du nouveau prix,
adressee a T Academic Frau9aise. Quelque soin qu'il ait
MAI 178a. 117
pris pour garder i'anonyme, on a cru le reconnaitre , et
Topinion la plus generate a nomm^ M. de Monthyon ,
conseiller d'Etat , chancelier et chef du Conseil de mon-
seigneur le comte d'Artois.
« Messieurs y tons les genres de talens obtiennent des
recompenses; la vertu seule n'en a pas. Si les moeurs
etaient plus pures et les ames plus elevees, la satisfac-
tion interieure d'avoir fait le bien serait un salaire suf*
fisant du sacrifice qu'exige la vertu ; niais, pour la plu-
part des hommies, il faut un autre prix^ il faut qu'une
action louable soit louee. Ces eloges ont ete le premier
objet des lettres , et c'est en effet la fonction la plus ho-
norable que puisse avoir le genie.
<c L' Academic Fran^aise s'est rapprochee de cette in-
stitution antique lorsqu'elle a propose k Teloquence le
panegyrique des Sully, des d'Aguesseau, des Fenelon,
desCatinaty des Monlausier, et d'autres grands person-
nages ; mais il n'est dans une nation qu'uu pietit nombre
d'hommes dont les actions aient un caractfere de cele-^
brite, et le sort du peuple est que ses vertus soient igno*
rees. Tirer ces vertus de I'obscurite , c'est les recompen-
ser et jeter dans le public la semence des moeurs.
aPenetre de cette verite, un citoyen prie I'Academie
Fran^aise d'agreer la fondation d'un prix dont voici I'ob*
jet et les conditions.
(c 1^ L'Academie Fran^aise fera, tous les ans, dans
uoe deses assemblees publiques^ lecture d'un Discours
qui contiendra Teloge d'un acte de vertu.
« a* L'auteur de Taction celebr^e j homme ou femmc ,
nepourra €tre (Tun etat cui-dessus de la bourgeoisie, et
il est a disirer qiiil soit ehoisi dans hs derniers rangs
de la societe.
J t8 CORRESPONDAWCE LITTERAIRE,
« 3*^ Le fait qui donnera matiere a TEloge se sera passe
dcuts Fetendue de la ville ou de la banUeue de Paris y
et dans Vespace des deux annees qm precederont la dis"
tribution duprix. A TEloge seront jointes des attestations
dii fait propres a en constater la verit^. On choisit Pa-
ris, paree que I'Academie, y etant etablie, a plus de fa-
cilite pour verifier les faits ; d'aiilears nulle part les moeurs
du peuple n'ont plus besoin de reforme que dans les ca-
pitales.
«4* La fondation sera de douze mille francs, et I'in-
ter^t de cette somme sera employe h, payer deux m^-
dailies, dont une pour Tauteur du Discours, Tautrepour
I'auteur de Taction celebree.
a 5<> Le Discours sera en prose, et ne sera pasde plus
d'un demi-quart d'heure de lecture ; un temps plus long
ne serai t employe qu'k des dissertations ^trang^res a
I'objet de Tinstitution.
c( 6"" Cette somme de douze milie francs sera placee
en rente viagere sur la tete du roi et sur cetle de mon-
seigneur le Dauphin , et le Discours , lu dans la stance
publique, sera present^ a ce jeune prince. Ainsi ses pre-
miers regards seront port^s sur une ciasse dliommes
eloign^e du trone, et il apprendra de bonne heure que
parmi eux il existe des vertus. »
L'Academie , avant d'accepter ces offres , a cru devoir
proposer au donateur les changemens qui suivent :
a i"* Le Discours, ou Recit^ sera fait par le directeur
de la Compagnie.
a 2° L'Academie ne pourrait accqpter la donation pro-
posee, si die renfermait la moindre disposition qui put
mt^resser personnellement quelqu'un de ses membres.
En consequence , le revenu annuel des douze mille francs
MAI 1782. I 19
sera entierement employe a payer uneseule medaille qui
sera dounee pour prix de I'acte de vertu. »
Le donateur ayant adopte ces changemens, la Com-
pagnie a, d'uoe voix unanime, de Taveu du roi, son
augusteprotecteur, accepte la donation.
Elle annonce done que, dans son assembl^e publique
du 25 aout 1 783 y elle donnera ce prix pour la premiere
fois, en se conformant aux dispositions prescrites par
le donateur et aux legers changemenft qu'elle y a faits.
Quelque multipliees que soient deja les editions de
\ Encyclopedic y celle qui s'imprime actuellement a Paris
par ordredc matiereSj et dont le sieur Panckoucke a fait
publier un prospectus fort etendu^ ne pent manquer
d'obtenir encore I'accueil le plus favorable. Dans Tespare
d'uQ mois, le sieurPanckoucke a re^u pour cet ouvrage
plus de trois mille souscriplions. Un libraire de Madrid,
don Santiago-Thevin , a fait traduire le prospectus en
espagnol par don Joseph Covarrubias ; et S. £. don Bel-
tran, evSque deSalamanque, inquisiteur^getieral , est a
la tete des souscripteurs espagnols. On en prepare unc
traduction italienne a Florence , et la munificence dc
S. A. R* le Grand-Due a biea voulu , dit-on , faire avan-
cer aux auteurs de Fentreprise une somme de soixante
mille ducats.
Le sieur Panckoucke a fait tirer deux exemplaires de
la nouyelle Encyclopedic sur grand papier de Hollande.
U se fiatte toujours en secret qu'une souveraine , qui s'in-
teresse si magnifiquement a tout ce qui se fait en Europe
de grand et d'utile, ne dedaignera point d'en recevoir
rhommage; il se flatte que I'honneur d'avoir ete encou-
rage par elle ne manquera point a la gloire d'un monu-
Y 20 COARESPONDANGE LITTERAIRE ,
ment destine a honorer les iumi^res du si^cle dont eiic
est I'amour et radmiration.
ISoiu^elle addition a la Lettre swr les Ji^eugleSy
par M. Diderot,
Je vais jeier sans ordre , sur le papier , des pheno-
m^nes qui n^ m'etaient pas connus, et qui serviront de
preuves ou de refutation a quelques paragraphes de ma
Lettre sur les Ai^eugles. II y a trente-trois k trente-quatre
ans que je Tecrivais; je Tai relue sans partialite, et je
n'en suis pas trop m^onteni. Quoique la premiere par^
tie m'en ait paru plus int^ressante que la seconde, et
que j'aie senti que celle-la pouvait £tre un peu plus eten-
due, et celle-ci beaucoup plus courte, je les laisserai
Tune et I'autre telles que je les ai faites , de peur que la
page du jeune homme n'en devint pas meilleure par la
retouche du vieillard. Ce qu'il y a de supportable dans
les id^es et dans I'expression , je crois que je le cherche-
rais inutilement aujourd'hui, et je crains d'etre ^gale-
ment incapable de corriger ce qu'il y a de reprehensible.
Un peintre c^l^bre de nos jours emploie les dernieres
ann^es de sa vie a gater les chefs-d'oeuvre qu'il a pro-
duits dans la vigueur de son age. Je ne sais si les d^fauts
qu'il y remarque sont r^els ; mais le talent qui les rec*
tifierait, ou il ne I'eut jamais s'il porta les imitations de
la nature jusqu'aux dernieres limites de I'art^ ou, s'il le
posseda^ il le perdit, parce que tout ce qiu est del'homme
d^p^rit avec I'homme. II vient un temps oil le gout
donne des conseils dont on reconnait la justesse^ mais
qu'on n'a plus la force de suivre. Cest la pusiUanimite
qui uait de la conscience de la faiblesse, ou la paresse^
MAI 178a. 12 I
* qui est uoe des suites de la faiblesse et de la pusillanimity j
qui me d^goiite d'un travail qui nuirait plus qu'il ne ser-
virait a Tamelioration de mon ouvrage.
Soli^e senescentem mature sanus equum , ne
Peccet ad extremum ridendus et ilia ducat (i).
PHENOBfftlTES.
i"" Un artiste, qui poss^de au foud la theorie de son
arty et qui ne le c^de a aucua autre dans la pratique,
m'a assure que c'^tait par le tact et non par la vue qu'il
jugeait de la rondeur des pignons ; qu'il les faisait rouler
doucement entre le pouce et Tindex, et que c'etait par
Timpressiou successive qu'il disccrnait de leg^res in^ga-
lites qui ^chapperaient a son ceil/
2* On m'a parl^ d'un aveugle qui connaissait au tou-
cher quelle ^tait la couleur des etoffes.
3® Ten pourrais citer un qui nuance les bouquets avec
cette delicatesse dont J.-J. Rousseau se piquait lorsqu'il
confiait a ses amis, serieusement ou par plaisanterie , le
dessein d^ouvrir une ^cole ou il donnerait lemons aux
bouqueti^res de Paris.
4^ La ville d' Amiens a vu un appareilleur aveugle
conduire un atelier nombreux avec autant d'intelligence
que s'il avait joui de ses yeux.
5^ L'usage des yeux otait a un clairvoyant la surete
de la main ; pour se raser la tSte, il ecartait le miroir, et
se pla^ait devant une muraille nue.
L'aveugle qui n'aper^oit pas le danger en devient
d'autant plus intrepide , et je ne doute point qu'il ne
ft
(i) HoRACB , Art poeiique.
122 CORRESPOND A.NCE LimfRAIRE,
marchat d'un pas plus ferine sur des planches eiroites
et elastiques qui formeraient un pent sur un precipice.
Il y a peu de personnes dent I'aspect des grandes pro-
fondeurs n obscurcisse la vue.
6* Qui est-ce qui n'a pas conou ou cntendu parler du
fameux Davlel ? J'ai assiste plusieurs fois a ses opera-
tions. II avail abattu la cataracte a un forgeron , qui avait
contract^ cette maladie au feu continuel de son four-
neau ; et j pendant les vingt*cinq annees qu il avait cesse
de voir, il avait pris une telle habitude de s'en rapporter
au toucher y qu'il fallait le maltraiter pour Tengager a^
se servir du sens qui lui avait ete restitue ; Daviel lui
disait, en le frappant : « Veux-tu regarder, bourreau!...i>
Il niarchait, il agissait; tout ce que nous faisons les yeux
ou verts y il le faisait, lui, les yeux fennes.
On pourrait en conclure que I'oeil n'est pas aussi utile
a nos besoins ni aussi essentiel a notre bonheur qu'on
serai t tent^ de le croire. Quelle est la chose du monde
dont une longue privation qui n'est suivie d'aucune dou-
leur ne nousrendit la perte indifif^rente, si le spectacle
de la nature n'avait plus de charme pour Taveugle de
Daviel ? la vue d'une femme qui nous serait chere ? Je
n'en crois rien, quelle que soit la consequence du fait
que je vais racont^. On s'imagine que, si Ton avait passe
un long temps sans voir, on ue se lasserait point de re-
garder; cela n'est pas vrai. Quelle difference entre la
cecite niomentan^e et la cecite habituelle !
7"* La bienfaisance de Daviel conduisait, de toutes les
provinces du royaume, dans son laboratoire des malades
indigens qui venaient implorer son secours, et sa repu-
tation y appelait une assemblee curieuse, instruite el
nombreuse. Je crois que nous en faisions partie le menie
MAI 1782. I 23
jour, M. Marmontel et moi. Le maladc ^tait assis; voila
sa cataracte enlevie ; Daviel pose sa main sur des yeux
qu'il venait de rouvrir a ]a lumiere. Une femme agee ,
debout a cote de lui , raontrait le plus vif int^rSc au sue*
ces de Toperation ; elie tremblait de tous.ses membres a
chaque mouyement de I'operateur. Celui-ci lui fait signe
d'approcher, et la place a genoux eo face de I'oper^ ; il
eloigne ses mains^ le malade ouvre les yeux^ il voit, il
s'ecrie : Ah! c* est ma mere!.,. Je a'ai jamais entendu un
cri plus path^tiqtie; il me semble que je I'enteads en*
core« L» vieille femme s'^anouit ^ les larmes coulent des
yeux des assistanis, et les aumones tombent de leurs
bourses.
8° De toutes les persou&es qui out ete privees de la
Tue presque en naissant, la plus surprenante qui ait
existe et qui existera , c'est mademoiselle Melanie de Sa-
lignac, parente de M. de La Fargue, lieutenant-general
des armies du roi, vieillard qui vient de mourir, age de
qdatre-vingt^onze ans ^ couvert de blessures et comble
d'honneurs; elle est fille de madame de Blacy, qui vil
encore, et qui ne passe pas un jour sans regretter une
enfant qui faisait le bonheur de sa vie et I'admiration de
toutes ses connaissances. Madame de Blacy est une femme
distinguee par Teminence de ses qualites morales, eC
qQon peut interroger sur la verite de mon recit. C'est
sous sa dictee que je recueille de la vie de mademoiselle
de Salignac les particularites qui ont pu m'echapper a
moi*meme pendant nn commerce d'intimite qui a com-
mence avec elie et avec sa famille en 1 760, et qui a dure
jusqu'en 1763, Tannic de sa mort.
Elle avait un grand fonds de raison, une douceur
charmante , une finesse pen commune dans le$ idees , et
124 CORRESPONDANGE LTTT^RAIRE,
de la naivet^. l]ne de ses tantes in vi tail sa mere a venir
Faider a plaire a dix-neuf ostrogoths qu'elie avail a diner,
et sa niece disait : « Je ne con^ois rien k ma chere tante;
pourquoi plaire a dix-neuf ostrogoths ? pour moi , je ue
veux plaire qu'a ceux que j'aime. »
Le son de la voix avail pour elle la mSme seduclion
ou la mSme repugnance que la physionomie pour celui
qui voil. Un de ses parens, receveur-g^neral des finances,
eut avec la famille un mauvais proc^de auquel elie ne
s'atlendail pas, et elle disait avec surprise : Qui Faurait
cru (Tune voix aussi douce ?X)u'and elle entendait chanter,
elle distinguait des voijc brunes et des voix blondes.
Quand on lui parlail, elle jugeait de la laillepar la
direction du son qui la frappait de haul en has si la per-
sonne ^tait grande, ou de has en haul si la personne
etail petite.
Elle ne se souciait pas de voir, et un jour que je lui
en demandais la raison : « Cest , me repondit- elle , que
je n'aurais que mes yeux, au lieu que je jouis des yeux
de tons ; c'est que , par cette privation , je deviens un
objet continuel d'interSt et de commiseration; a lout
moment on m'oblige, et k tout moment je suis rccon-
naissante; helas! si jc voyais, bientot on ne s'occuperail
plus de moi. »
Les erreurs de la vue en avaient beaucoup diminu^ le
prix pour elle. <rJe suis, disait-elle, a rentr^e d'une
longue allee; il y a ^ son extr^mite quelque objet : I'un
dc vous le voit en mouvement, Tautre le voil en repos;
Fun dit que c'est un animal, I'autre que c'est un homme,
et il se trouve, en approchant, que c'est une souche.
Tons ignorent si la tour qu'ils apeP9oivent au loin est
ronde ou carr^e. Je brave les tourbiUons de la poussiere,
MAI 1782. ia5
tandis que ceux qui m'entourcnt ferment les yeux et
deviennent malheureux, quelquefois pendant une journee
entiere , pour ne les avoir pas assez tot fermes. II ne faut
qu'un atome imperceptible pour Ics tourmenter cruelle-
ment » A Fapproche de la nuit, elle disait que notre
regne aUait finir, et que le sien aUait commencer. On
con^oit que, vivant dans les ten^bres avec Thabitude
d'agir et de penser pendant une nuit ^ternelle, i'insom«
nie^ qui nous est si facheuse, ne lui etait pas m^me im-
portune.
Elle ne me pardonnait pas d'avoir.^crit que les aveu-
gles, prives des symptomes de la souffrance, devaient
elre cruels. — Et vous croyez, me disait-elle, que vous
eotendez la plainte comme moi ? — U y a des malheu-
reux qui saveut soufFrir sans se plaindre. — Je crois ,
ajoutait-elle^ que je les aurais bientot devines et que je
ae les plaindrais que da vantage.
Elle etait passionn^e pour la lecture et foUe de mu-
sique. « Je crois , disait-elle, que je ne me lasserais jamais
d'entendre chanter ou jouer superieurement d'un in*
strument, et quand ce bonheur-la serait, dans le ciel,
le seul dont on jouirait , je ne serais pas fachee d'y Stre.
Vous pensiez juste lorsque vous assuriez de la musique
que c'etait le plus violent des beaux-arts, sans en ex-
cepter ni la poesie ni I'eloquence; que Racine meme ne
sexprimait pas avec la delicatesse d'une harpe; que sa
melodic etait lourde et monotone en comparaison de
celle de Tinstrument, et que vous aviez souvent d^ir^
de donner a votre style la force et la leg^ret^ des tons de
Back. Pour moi, c'est la plus belle des languesque je
oonnaisse. Daus les langues parlees, mieux ou prononce,
plus on articule ses syllabes ; au lieu que , dans la langue
I!»6 GORRESPOITDANCE LITTEllAIREy
musicale y ies sons les plus ^loign^s du grave a Taigu et
de Taigu au grave sonl fil^s et se suivent imperceptible*
ment; c'est pour ainsi dire upe seule et longue syllabe,
qui J a chaque instant j vari^ d'inflexion et d'expression.
Tandis que la m^lodie porte cette syllabe a mon oreille,
rharmonie en execute sans confusion , sur une multitude
d'instrumens divers, deux, trois^ quatre ou cinq, qui
toutes concourent a fortifier Texpression de la premiere,
et les parties chantantes sont autant d'interpretes dont
je me passerais bien , lorsque le symphoniste est homme
de genie et qu'il sait donner du caractere a son chant.
« G'est surtout dans le silence de la nuit que la mu-
sique est expressive et delicieuse.
(c Je me persuade que, distraits par leurs yeux, ceux
qui voient ne peuvent ni T^couter ni Tentendre comme
je I'ecoute et je I'entends. Pourquoi IMloge qu'on m'en
fait me parait-il pauvre et faible ? Pourquoi n'en ai-je
jamais pu parler comme je sens? Pourquoi m'arrSt^je
au milieu de mon discours , cherchant des mots qui pci-
gnent ma sensation sans les trouver? £st-ce qu'ils ne
scraient pas encore inventes ? Je ne saurais comparer
I'efTet de la musique qu'& Tivresse que j'eprouve lorsque,
apr^s une longue absence, jeme precipite entre les bras
de ma m^re, que la voix me manque, que les membres
me tremblent, que les larmes coulent, que les genoux
se d^robent sous moi; je suis comme si j'allais mourir
de plaisir. )»
Elle avail le sentiment le plus delicat de la pudeur; et
quand je lui en demandai la raison : a C'est, me disait-
elle, I'effet des discours de ma m^re; elle m'a repete tant
de fois que la vue de certaines parties du corps invitait
au vice, et je vous avouerais, si j'osais, qu'il y a peu de
MAI 178a. 127
temps que je I'ai comprise 9 et que peut-etre il a faliu
que je cessasse d'etre innocente. »
£IIe est morte d'une tunieur aux parties naturelles in-
terieures , qu'elle n'eut jamais le courage de declarer.
Elle etait, dans ses v^temens, dans son linge, sur sa
personne, d'une nettete d'autant plus recherchee que, ne
voyant pointy elle n'etait jamais assez sure d'a voir fait ce
qu'il fallait pour epargner a ceux qui voient le degoiit
du vice oppos^.
Si on lui versait a boire, elle connaissait, au bruit de
la liqueur en tombant, lorsque son verre ^tait assez
plein. Elle prenait les alimens avec une circonspeotion
et une adresse surprenante.
Elle faisait quelquefbis la plaisanterie de se placer
devant un miroir pour se parer, et d'imiter toutes les
mines d'une coquette qui se met sous les armes. Cette
petite singerie etait d'une verite a faire ^clater de rire.
On s'^tait etudi^ , des sa plus tendre jeunesse , a per-
fectionner les sens qui lui restaient, et il est incroyable
jusqu'oii Ton y avail reussi. Le tact lui ayait appris, sur
les formes des corps , des singularit^s souvent ignorees
de ceiix qui avaient les meilleurs yeux. Elle avait I'ouie
et I'odorat exquis; elle jugeait, a I'impression de fair,
de I'etat de I'atmosph^re , si le temps etait n^buleux ou
serein y si elle marchait dans une place ou dans une rue,
dans une rue ou dans un cul-de-sac , dans un lieu ouvert
ou dans un lieu ferme, dans un vaste appartement ou
dans une chambre etroite. Elle mesurait Tespace circon-
scrit par le bruit de ses pieds ou le retentissement de sa
voix. Lorsqu'elle avait parcouru une maison, la topo-
graphic lui en restait dans la tete , au point de prevenir
lesautres sur les petits dangers auxquels ils s'exposaient.
128 CORRESPONDANCE LITTER A.1RE,
ttPrenez garde , disait-elle, ici la porte est trop basse;
la vous trouverez une marclie. »
Elle remarquait dans les voix une variete qui nous
est inconnue, et lorsquelle avait entendu parler une
personne quelques fois y c'etail pour toujours.
Elle etait peu sensible aux charmes de la jeunesse e\
peu choqu^e des rides de la vieillesse. Elle disait qu'il
n'y avail que les qualit^s du coeur et de Tesprit qui fus-
sent a redouter pour elle. Cetait encore un des avantages
de la privation de la vue, surtout pour les femmes.
<c Jamais , disait-elle j un bel homme ne me fera tourner
la tete. »
Elle ^tait confiante. II ^tait si facile et il eut ^t^ si
honteux de la tromper! CVtait une perfidie inexcusable
de lui laisser croire qu'elle etait seule dans un appar-
tement.
Elle n'avait aucune sorte de terreur panique; elle res-
sentait rarement deFennui; la solitude lui avait appris
a se suffire a elle-m^me. Elle avait observe que dans les
voitures publiques, en voyage, a la chute du jour, on
devenait silencieux : cc Pour moi , disait-elle , je n'ai pas
besoin de voir ceux avec qui j'aime a m'entretenir. »
De toutes les qualites, c'etaient le jugement sain, la
douceur et la gaictc qu'elle prisait le plus.
Elle parlait peu et ^coutait beaucoup : « Je ressemble
aux oiseaux, disait-elle, j'apprends a chanter dans les te-
nebres. »
En rapprochant ce qu'elle avait entendu d'un jour a
Tautre, elle etait r^voltde de la contradiction de nos ju-
gemens; il lui paraissait presque indifferent d'etre lou^e
ou bldmee par des Stres si inconsequens.
On lui avait appris a lire avec des caracteres d^cou-
MAI 1782. 129
pes. Kile avail la voix agreable; elle chantait avec gout;
file aurait volontiers pass^ sa vie au concert ou a I'Opera;
il n y avatt gu^re que la musique brajante qui I'ennuyat.
Eile dansait a ravir; elle jouait tres-bien du par-'dessus
de viole , et eUe avait tire de ce talent un moyen de
se faire i*eehercher des jeunes personnes de son age en
apprenaat les danses et les contre-danses a la mode.
G'etait la plus aimiie de ses fr^res et de ses soectrs.
<E Et voila J disait*elle, ce queje dois encore k me$ in-
firmites ; on s'attache a moi par les soins qu'on m'a ren-
dus , et par les efforts que j'ai feits pour les reconnahre
et pour les meriter. Ajoutez qUe mes freres et mes soeurs
oen sont point jaloux« Si j'avais des yetix, ce serait aux
depens de mon esprit et de mon coeur. J'ai taut de l*ai-'
sons pour etre bonne! que deviendrais-je si je perdais
Tinteret que j'inspire ? »
Dans le renversenient de la fortune de s^s parens, la
perte des maitres fiit la seule qu'elle regretta ; mais ils
avaient tant d'attachement et d'estime pour elle, que
le g^ometre et le musieien la suppliereot avec iustdnce
d'accepter leurs lemons gratuitement, et elle disait a sa
mere : a Maman , comment faire ? ils ne sont pas riches,
et ils ont besoin de toot leur temps. »
On lui avait appris la musique par des caracteres en
relief qu'on pla^ait sur des lignes emineiltes a la sur*
face d'une grande table. Elle lisait ces caracteres awed
la main ; elle les executait sur son instrument ; et , en
tres-peu de temps d'etude^ elle avait appris a jouei^
en partie la piece la plus longue et la plus oompliquee.
EUe possedait les Clemens d'astronomie, dalgebre et
de geometric. Sa mere ^ qui lui lisait le livre de I'abbef
Tom. XI. 9
l3o GORRESPONDAKGE LITTERAIRE,
de La Gaille (i)^ lui demandait quelquefois si elle en-
tendait cela : Tout courarUy lui repondait-elle.
EUe pretendait que la geometrie etait la vraie science
des avenglesy parce qu'elle appliquait fortement^ et
qu'on n'avait besoin d'aucun secours pour se perfection-
ner. « Le geomkre, ajouta-t-elle^ passe presque toute sa
vie les yeux fermes. »
J'ai vu les carles sur lesquelles elle avail etudie la
geographie. lies paralleles et les meridiens sont des fils
de laiton; les limites des royaumes et des provinces sont
distingu^es par de la broderie en fil, en soie et en laine,
plus ou moius forte ; les fleuves^ les rivieres et les mon-
tagnes j par des tStes d'epingles plus ou moins grosses ;
et les villes plus ou moius considerables^ par des gouttes
de cire inegales.
Je lui disais un jour : oc Mademoiselle, figurez-vous un
cube, — Je le vois. -— Imaginez au centre du cube un
point. — C'est fait. — De ce point lirez des lignes
droites aux angles, he bien, vous aurez divise le cube.
— • En six pyramides ^gales , ajouta-t-elle d'elle-meme ,
ayant chacune les m^mes faces , la base du cube et la
moiti^ de sa hauteur. — Cela est vrai ; mais oil voyez-
vous cela? — Dans ma tete, comme vous. »
Tavoue que je n'ai jamais con9u nettement comment
elle figurait dans sa t^te sans colorer. Ce cube s'etait-il
forme par la memoire des sensations du toucher ? Son
cerveau etait-il devenu une espece de main sous laquelle
les substances se realisaient ? S'etait-il etabli a la longue
une sort€ de correspondance eutre.deux sens divers?
Pourquoi ce commerce n'existe-t-il pas en moi^ et ne
(i) Leoons ilementaires de Mathematiques,
I
i MAi 1782. l3l
vois-je rien dans ma tete si je ue colore pas ? Qu'est-ce
que rimaginatioii d'ua aveugle ? Ce pbenom^ne n'est
pas si facile a elpliquer qu'on le croirait.
Elle ecrivait avec une epingle, dont elle piquait sa
feuille de papier tendue sur un cadre travei^se de deux
lames parallMes et mobiles, qui ne laissaient cntreel!e»
d'espace vide que Tintervalle d'une ligae a une autre.
La meme ecriture servait pour la reponse , qu'elle lisait
en promeuant le bout de son doigt sur les petites in^ga-
lites que 1 epingle ou Taiguille avait pratiquees au verso
du papier*
Elle lisait uh livre qu'on n'avait tire que d'un cote.
Prault en avait imprime de cette maniere a son usage.
On a insere dans le Mercure du temps une de ses
lettres.
Elle avait eu la patience de copier a Faiguille \Abrcge
historique du president Henault, et j'aipbtenu de ma-
dame de Blacy, sa mere, ce singuli^r manuscrit.
Voici un fait qu on croira difficilement y malgr^ le te-
moignage de toute sa famiHe, le mien et celui de vingt
personnes qui existent encore; c'est que, d'une piece de
douze a quinze vers, si on lui donnait la premiere lettre
et le nonibre de leltres dont chaque mot etait com-
pose , elle retrouvait la pi^ce proposee, quelque bizarre
qu elle fut. J'en ai fait I'experience sur des amphigouris
de Colle. Elle rencontrait quelquefois une expression
plus heureuse que celle du poete.
Elle enfilait avec cel^rite Faiguille la plus mince , en
etendant son fil ou sa soie sur I'index de la main gaucbe,
et en tirant , par Toeil de Taiguille placee perpendiculai-
rement , ce fil ou cette soie avec une pointe tres-deliee.
U n'y avait aucune sorte de petits ouvrages qu'elle
J 32 CORRESPON DANCE LITTERAIRE,
n'executdt : ourlets^ bourses pleines ou sym^trisees , a
jouP; a difF<^rens dessins, a diverses couleurs ; jarretieres,
bracelets, colliers avec de petits grains de verre, comme
des lettres d'imprimerie. Je ne doute point qu'elle n*eut
ete un bon compositeur d'imprimerie : qui peut le plus
peut le moins.
Elle jouait parfaitement le reversis , le mediateur et
Je quadrille; elle rangeait elte-m^me ses cartes, qu'elle
distinguait par de petits traits qu'elle reconnaissait au
toucher, et que les autres ne reconnaissaient ni h la vue
ni au toucher. Au reversis , elle changeait de signes aux
as, surtout k Fas de carreau et au quinola. La seule at-
tention qu on eut pour elle c'etait de nomtner la carte
en la jouant. S*il arrivait que le quinola fut menac^ , il
se r^pandait sur sa levre un leger sourire qu'elle ne
pouvait contenir, quoiqu'elle en connut I'iudiscretion.
Elle etait fataliste; elle pensaif que les efforts que nous
faisions pour echapper a notre destinee ne servaient qu'a
nous y conduire. Quelles ^taient ses opinions religieuses?
Je les ignore ; c'est un secr^ qu'elle gardait par respect
pour une mere pieuse.
II ne me reste plus qu'i vous exposer ses idees sur
r^criture, le dessin, la gravure, la peinture; je ne crois
pas qu'on en puisse avoir de plus voisines de la verit^ ;
c'est ainsi, j'espere, qu'on en jugera par I'entretien qui
suit, et dont je suis un interlocuteur. Ce ful elle qui parla
la premiere.
« -— Si vous aviez trace sur ma main , avec un stylet,
un nez, une bouche, un homme, une femme, un arbre,
certainemcnt je ne m'y tromperais pas ; je ne desespere-
rais pas memc, si le trait etait exact, de reconnaitre la
personne dont vous m'auriez fait I'image ; ma main de-
MAI 1782. I 33
vieodrait pour moi un miroir sensible ; mais grands est
la difference de seasibilite entre cette toile et Forgane de
la viie.
a Je suppose done que I'oeil soit uae toile vivantCi
d*uoe delicatesse infinie; I'air frappe Tobjet, de cet ob-
jet il est r<^fl^chi vers I'oeil, qui en re^oit une infinite
d'impressions diverses selon la nature, la forme, la cou-
leur de Tobjet , et peut-£tre les quality de Fair qui me
sent inconniies et qqe vous ne connaissez pas plus que
moi ; et c'est par la variety de ces sensations qu'il vous
est peint.
« Si la peau de ma main egalait la delicatesse de vos
yeux , je verrais par ma main , comme vous voyez par
vos yeux , et je me figure quelquefois qu'il y a des ani-
mauK qqi sont ayeugles , et qui o'en sont pas moins ciair-
voyans* ^
— Et le miroir?
(c — Si tous les corps ne sont pas autant de miroirs,
c'est par quelque defaut dans leur contexture, qui eteint
la reflexion de Tair. Je liens d'autant plus a cette idee,
que Tor, I'argent, le fer, le cuivre polis^ deviennent
propres a refl^chir Tair , et que Teau trouble et la glace
rayee perdent cette propri^te.
« C'est la vari^t^ de la sensation , et par consequent de
la propriete de r^fl^chir Fair dans les matieres que vous
employez, qui distingue reerilure du dessin, le dessin
de Testampe , et Festampe du tableau.
(cL'ecriture^ le dessin, Testampe, le tableau d'une
seule couleur, sont autant de camaieux. »
— Mais lorsqu'il n'y a qu'une couleur , on ne devrait
discerner que cette couleur ?
« — C'est apparemment le fond dc la toile , Tepaisseur
l34 CORRESPOWDANCE LITTER AIRE,
de la couleur et la maniere de I'employer qui iritrodul-
sent dans la reflexion de I'air une variety correspondante
a celle des formes. Au reste, ne m'en demandez plus rien ,
je ne suis pas plus savante que cela. »
. — Et je me donnerais bien de la peine inutile pour
vous en apprendre davantage.
Je ne vous ai pas dit , sur cette jeune aveugle*, tout ce
que j'en aurats pu observer en la fr^uentant davantage
et en I'inteiTogeant avec du genie ; mais ]ii vous donne
ma parole d'honneur que je ne vous en ai rien dit que
d apr^s mon experience.
EUe mourut ag^e de vingt-deux am. Avec une me-
moire immense et une penetration egale a sa m^moire ,
quel chemin n'aurait-elle pas fait dans les sciences si des
jours plus longs lui avaient ete accord^s ! Sa mere lui
lisait I'Histoire , et c'etait une fonction egalement utile
^t agreftble pour Tune et I'autre.
Sur r affaire du \i a(^ril{i)*
Air des Praises.
V
Rodnej se vaote beaucoup;
Pour cette fois passe ,
On peut lui pardon ner lout
Quand nous recevons cc coup
De grace , de grace , de grace >
De Grasse.
(i) Le I a avril i|j8a Tamiral comte de GrasM fut fait prisonnier par Ta-
miral anglais Rodney, apres un combat tres-vif et tres-sanglant dans lequel
il perdit la moitie de son equipage et fut si maltraite que son vaisseau coula
avant d'arriver en Angleterre. I^e comte de Grasse, rendu a la liberie , publia
a ce sujet nn Memoire justificatif.
HA.I 1782. l35
Pourtani n« faut que TAnglais ,
Redoublant d*audace ^
Prenne en pitie le FraiM^ais
Qui ne dein«iDda jamais
De grace , de grace , de grace ,
De Grasse.
■
Au vrai , tout n'est pas au pis
Daus ceite diiigrace :
Pleure Ion vaisseau , Paris ,
Mais notre amiral est pris
Kends grace, rends grace, rends grace,
Rends Grasse.
Pour que d'un si piteux cas
La honte s*efface ,
Que dans de nouveaux combals
Uennemi ne trouve pas
De grace , de grace , de grace ,
De Grasse.
De M, Palissot.
J'ignore quel oouvel interet ou quelle puissante pro-
tection a pu r^coacilier tout k coup M. Palissot avec la
Comedie. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'apres Tavoir
laisse oublier depuis plus de vingt ans j elle parait af«
fecter aujourd'hui de ne plus s'occuper que de lui : on a
commence par nous donner une reprise des Tuteurs; on
leura fait succeder tres-rapidement V Homme dangereux^
qui n'avait point encore et^ donne; et, quoique ces deux
ouvrages aient attire fort peu de monde , on n'en a pas
et^ moins empresse a remettre a Tetude la fanieuse co-
medie des Philosophes. N'y a-t-il pas lieu de presumer
que ce sont des motifs fort sup^rieurs aux inter^ts de
I
'
1 36 COB RESPOND A WCE LITTERAIRE,
messieurs les Com^diens qui ont pu exciter tant de zele
et taat d'^ctivite en faveur de M. Palissot? Comment ne
pas se souvenir j dans^ cette occasion , de ce qu'il nous a si
bien pro uve , dans toutes ses prefaces , qu'il possedait
eminemment le nitrite litt^raire le plus utile a TEtat,
quoique le plus injustement avili?
La comedie des Tuteurs a des details heureux , mais
Fintrigue en est faible , et porte sur une id^e assez ex-
travagante. Un pere a laiss^ en mourant la conduite de
sa fille a trois ou quatre tuteurs , dont les caracteres et
les go{its sont absolument difFerens; pour obtenir sa
main , il faudra plaire ^galement a tons. Si la condition
est bizarre^ le moyen de r^ussir n'en est pas moins facile
a deviner; il ne s'agit que de feindre tour ii tour, aux yeux
de cbacun^ de lui ressembler; c'est ce que fait I'amant
aime de la pupille , c'est ce qu'il fait plus ou moins adroi-
fement; mais aucune de ces scenes n'est aussi vive, aussi
naturellement gaie que celle du chevalier Clik et du che-
valier Cluk, dans le Dedity par Dufresny.
M. Palissot trouve tres-mauvais qu'on lui refuse le don
de Vinventiou ; il ^'est fach^ lorsqu'on lui a dit que le
dessip de sesf Philosopkes ^ait calqu^ sur celui des
P^mmes saifonte^ : il pourr^it bien sq fEcher encore si on
lui prouvait que Tactipu de V Homme dangereux res-
semble heaucoup a celle du f^aU^ur de Rousseau , cat \
c^Ue du Mechant de Gresset ; mais nous ne voulons point
le f^cher; il y a d's^illeurs plus d'exactitude a dire que le
r^pf'oche est ipjuste, par la raison la plus evidente, c'est
que dsips F Homme dangereux il n'y a aucune action , ou
peu s'en faut. Comme le Flatteur , comme le Mechant ,
VJtpmme dangereux est reconnu a la fin pour 6tre I'au*
teur d'un ecrit injurieux contre rhomme qui avail ete
MAI 178a. 187
jusqu'alors sa dupe ; comme eux , c'est par la ruse d'une
soubretle qu'il est demasque; aiais voila toute la ressem-
blaQce. Le Mechaot de M. Palissot n'a aucun motif pour
faire I'ecrit en question; cest fort gratuiteuieot qu'il
sexpose lui-meme k se perdre ; il ne pf*eDd aucune pre-
caution pour faire reussir sa m^chancet^, et Ton n'a
besoin d'aucun artiGce pour la faire retomber sur lui.
M. Palissot et ses amis ont si bien senti la faiblesse d'une
pareille intrigue, que, dans I'lmpossibilit^ de la defendre,
lis se sont contentes d'assurer hautement Ic public que
les pieces de caractere, et , s'il en fut jamais, F Homme
dangereux en eat une, pouvaient fort bien se passer
d'action , t^moin le Misanthrope^ etc. ; mats ces messieurs
nous permettront de leur repr^enter d'abord que M. de
Voltaire du moins n'^tait pas de cet avis; il a dit :
Un vers beureux ^t d'un tour agr^able
Ne soffit pas; il faut une action ,
De I'lDt^r^t , du comique , une fable ,
Des moeurs du temps un portrait veritable
Pour consonomer cette oeuvre du demon.
On DC pretend pas qu'one comedie ait Tinteret d'une
tragedie ou d'un roman, mais il parait indispensable
quelle ait celui de tout ouvrage dramatiqne , I'inti^^t
attach^ a la peinture fidele des mceurs , au mouvement
saccessif et gradu^ d'une action naturelle et vraie. Lors*
(fii'il y aura une lutte ^tablie entre le caract^re et les
circonstances oil ce caractere est place, lorsqu'il y aura
quelques ressorts adroitement por^pares pour mettre ee
caractere en jeu , pour I'embarrasser ou pour en faire
justice, et toujours par des moyens dont je puisse de^
arer le succes sans les avoir trop prevus , mon attention
l38 CORRESPONDANCE LITTER AIRE,
sera sans doute suffisatnment fixee ; il ne faudr^ y pour
Tint^resser , ni des ev^nemens nl des situations extraor-
dinaires ; mais si mon imagination ne demande pas a
etre fortement emue , elle veut du moins etre aniusee \
et c'est a quoi le poete ne saurait reussir s'il n'a pas Tart
d'exciter ma curiosite et de la soutenir sans effort.
On a repete trop souvent que Inaction du Misanthrope
etait faible et peii attachante; elle ne Test pas autant , il
est vrai , que celle de VAi^are et du Tartuffe , qui sonl
pourtant aussi , je crois, des comedies de caracterel Mais
quel est le spectateur attentif qui , eh voyant pour la cen-
ti^me fois le Misanthrope^ n'est pas. encore Jrcs-curieux
de savoir ce que pourra devenir la passion d^Aiceste pour
la coquette C^limene, son amitie pour Philinte et sa que-
relle avec Oronte? Je ne dis rien de lout le reste; il n'y
a pas une scene oil Ton ne trouve un noeud plus inte-
ressant a voir denouer que celui de toutes les pieces qu'on
a pretendu faire depuis dans le m^me genre. S'il y a
quelque chose de froid dans cet immortel ouvrage, c'est
le denouement, et pent -etre n'est -ce encore que I'ex-
treme perfection de chaque scene en particulier qui a
rendu I'effet .de I'ensemble moins rapide et moins en-
trainant.
Au risque de paraitre revenir de.fort loin, nous ne
pouvons nous dispenser de remarquer ici que , comme
Ton a soup^onne Moliere d'avoir voulu se peindre lui-
meme dans le Misanthrope , M. Palissot avoue naivement
qu'il a eu Tintention de se peindre aussi lui-meme.dans
le personnage de Yaler^, THomme dangereux : il est
vrai qu'il a voulu que le portrait ne fut ressemblant qu'aux
yeux de ses ennemis ; mais beaucoup de gens pensent qu'il
a ri^ussi sous ce rapport bien au*dela de son attente. Rien
Mai 178*2. 189
depltis subtil^ rien de plus ingenieux que son projet.
En 1770 , lorsqu'il en con^ut I'heureuse id^e, les philo-
sophes etaient un peu plus consideres qu'ils ne le sont
aujourd'hiii ; du moins leur croyait-ou devoir plus'd'^-
gards et plus de menagemeut. Une pi^e, donn^e alors
sous le Dom de M. Palissot, pouvait dtre fort mal ac-
cueillie, peut-Stre mSine courait-elle le risque d'etre re<^
(iisee. Pour echapper k toutes ces difficultes, I'Aristophane
de DOS jours s*etait propose non-seulement de faire don-
nersapi^ce anonyme, il avait encore eu soin de repandre
dans le public que c etait une satire violeqte , dont lui-
meme etait te principal objet; on assure que^ pour ac-
crediter ce bruit encore mieux , il avait ete s en plaindre
a M. I'abb^ de Voisenon, en le suppliant d'eniployer tout
son credit a emp^cher que la pi^ce ne fut jouee; que Fof*
ficieux abbe avait reussi a la faire defendre, et qu'alors
M. Palissot, au desespoir d'avoir ete mieux servi qu il ne
Tesperait, elait venu presque en larmes avouer a son ami
qu'il etait Tauteur de la piece, et le conjurer de faire
lever la defense ; ce que celui*ci n^avait jamais voulu faire,
tres-iddigne de ce qu'on eut ose le croire propre a se ren-
drecomplice d'un pareil manage. II est vrai que M.Palissot
a ecrit depuis plusieurs longues lettres pour desavouer le
ridicule de cette aventure ; mais il n'en est pas tnoius vrai
que, quoiqu'il en fut sollicite vivement, I'abbe de Voi-
senon n« voulut jamais d^truire Timposture pretendue ,
soitqu'il nait pas daign^ en prendre la 'peine, soit qu*il
iut pique en efFet d'avoir et^ la dupe de M. Palissot, soit
enfin qu'il se f&t fait un scrupule de dementir un conte
qui, vrai ou faux, ne pouvait manquer de lui paraitre
plaisant.
Quoi qu'il en soit, on aura toujours de la peine a
l4o r.ORR£SPONDAirG£ LITTiSkAIRE,
comprendre comment un homme a le courage de se tra-
duire ainsi lui-mSme sur la scene , de preter au person-
nage le plus odieux tous ses traits, tons ses sentimens,
toutes'sesopiqioDS, et de mettre ce personnage en con-
traste avec un honnSte homme , qu'il rend a la vorite le
plus plat du monde, mais dans la bouche duquel il place
dependant les sentimens les plus estimables, les plus
v^rtu^ux 9 avec les opinions les plus diam^tralement op-
po&ees aqx siennes. M« Pali?sot pense qu'i} est imppssibte
qxi'on lui fasse s^rieusement I'application de ce role de
Yal^re , dont il a si bien fait sentir toute I'atrocitcL En
effet, comment la meriterait-il ? De sa vie il q'a fait aucune
satire, aucun libelle; voyez la Dunciade, les Philo-
fiopheSy etc. : lorsqu^un libelle est signe, ne cesse-t-i! pas
de I'etre ? Mais pourquoi s'etait-il done persuade que ses
eonemis ne manqueraient pas de I'y reconnaitre ? Pour-
quoi se flattait-il done que , si la piece fut tombee , son
secret ayant ^te parfaitemeot garde, il pourrait se feli-
citer publiquement de cette chute en feignant de partager
I'erreur commune? Mais, en pubiiant la peisonnedel'au-
teur , a ne considerer que I'ouvrage j quel en peut etre
le but moral? de montrer qu^ Thonnete homme nest
qu'un sot et I'homme d'esprit nn ^cel^rat ; morale bien
digne assur^ment de I'ennemi de^s philosophes.
Quelque froid que nous ait paru le plan de V Homme
dangereux , quelque bizarre que nous en semble Tinten-
tion , on ne saurait lui refuser un merite de style deveuu
fort rare aujourd^bui. La grande scene qui termine le
second acte est surement une des meilleures que nous
aypns vues d^puis long-temps au theajtre; le dialogue en
est vif , aise, naturel ct rempli de traits piquans^ si ce
n'est par I'idee , du moins par Texpression. On y remarque
MAI 1782* 14 1
surtout un vers heureux , le seul de tout le role de Do-
raute oil Ton retrouve vraiment I'expression d'une dme
sensible et vertueuse; il ne doit pas dtre oublie.
Crojez-moi , le mechant est seul dans runivers.
Ah! croyez-moi, M. Palissot, Ton peut voiis en croire.
VHomme dangereux a ete re^u comihe il m^ritait de
r^tre, Tensemble avec beaucoup d'indifference, les de-
tails tantot avec humeur, tantot avec plaisir ; tious avous
cite ceux qui ont paru le plus generaleiuent applaudis.
La piece n'a eu que cinq ou six representations^ et eiles
ont ete peu suivies. Les roles d'Oronte et de Yal^re ont
ete parfaitement bien rendus ; le premier par le sieur
Preville, le second par le sieur Mole, celui de Marton
parmadame Bellecour, et le sieur Dugazon a^ete aussi
plaisant qu'il ^tait possible de I'etre dans celui de
M. Pamphlet.
M. Linguet a £ait repandre dans le public un projet
maaoscrit dans lequel il propose au Gouveruement un
procede secret pour faire rendre des ordres detailles de
Versailles a Brest et a Toulon en aussi peu de temps
qu'il en faudrait a un bon ^ivain pour les copier six
fois, et sans que les agens inter m^iaires en puissent
penetrer Tobjet. II annonce qu'il n'emploiera ni les pavil-
ions, ni les feux^ ni aucun des autres moyens deja connus,
mais un instrument fort simple dont on fait usage dans
deux metiers diffi^rens^ et dont la construction et si facile
qu'il n'est point de village oil Ton ne puisse le faire ou le
reparer au besoin (i). L'entretien de cette nouvelle espece
(i) C*^tait sans doule conuiie une premiere id^ des Tel^graphes iDveotes
en 199a par Charles Chappe » et doot retablissement sur les principales routed
deFtance fut ordonne par decret de la Conveution du 26 juiUet 1793.
l4^ CORRESPONDENCE LITTERAIRE,
de poste est si peu dispendieux , que de Versailles a Brest
il ne passera pas annuellement vinglmille francs. On a su
que le projet avail ete present^ au roi par M. de Beauvau,
et recommande par M. le comte d'Artois; mais on ignore
si Ton en a d<^ja fait pu si Ton se propose serieusement
d'en faire I'epreuve. Quel que puisse en Stre le resultat ^
si M. Linguet n*a pas decouvert tout de bon le secret
quil nous promet avec tant d'assurance, il a trouv^ du
inoins celui de se rappeler d'une maniere assez piquante
au souvenir d'un public qui commen^ait a I'oublier. II a
fait beaucoup mieux encore; car il vient d'obtenir, et ce
pourrait bien etre une autre ^nigme, la permission de
sortir de la Bastille, m^me celle de continuer son jour-
nal : on lui interdit a la verite toutes les matieres de re-
ligion, de gouverncment et de politique; mais on lui
abandonne , dit-on , pour ses menus plaisirs , les philo-
sophes et TAcad^mie. A la bonne heure De quelque
nature qu'ait ete l6 motif de sa detention, il est toujours
egalement incertain ; elle a sans doute ^t^ assez longue
(de plus de vingt mois) pour lui faire faire toutes les re-
flexions dont il pouvait avoir besoin, et il ne sera guere
t«nte de s'y exposer une seconde fois.
La Destruction de la Ligue^ oil la Reduction dePariSj
piece nationalcy en quatre actes; par M. Mercier. Ce
drame est de la force de tons les autres drames de M. Met^
cier, et Ton nous dispensera volontiers d'en faire I'ana-
lyse. Ce qui est infiniment plus curieux que le drame,
c'est la preface. M. Helvetius en avait fait une pour nous
prouver qu'il n'y avait qu'un seul moyen de rendre la
France heureuse^ et c'etait tout simplement d'en faire
faire la conquete par quelque puissance ^trangere. M.Mer-
MAI 1782. 143
cier indique un moyen presque aussi doux , beaucoup
plus national ct moins embarrassant pour nos voisins ,
c est la guerre civile ; sa pr<iface est employee tout en-
tiere a developper Fagr^meut et futilite des revolu-
tions de ce genre. C'est la plus afTreuse de toutes les
guerres, sans doute; il veut bien en convenir; mais c'est
la seule , dit - il , qui soit utile ^et quelquefois neces-
saire.
a La Nation y qui sommeillait dans une inaction moUe,
ne reprendra sa grandeur, qu*en rcpassant par ces
epreuves tembles, mais propres a la regent^rer
La guerre civile derive de la necessity et du juste ri-
gide. »
En attendant le motuent de profiter de ces hautes le-
cous, le Gouvernement a juge a propos de defendre Tou-
vrage , et Tauteur est rcste prudemnjent a Neufchatel ,
oil il continue de faire inipriiper la suite de son Tableau
de Paris.
Extrait du Journal (Tun officier de la marine de Pes*
cadre de M. le comte (tEstaingy 178a. Brochure in-8*.
L'auteur anonyme de ce pamphlet est bien plus mal-
adroit qu'il n'est mechant. Quelque impartialite qu il ose
affecter, il decele a chaque instant le seul objet qu'il
parait s'Stre propose, celui de justifier toutes les preven-
tions de la marine royale contre M. d'Estaing; mais, avec
Imtention la plus manifeste de nuire a la gloire de ce
brave general , il se trouve engage , malgre lui , ^ rendre
a ses vertus , a sa Constance , a son intr^pidite , le temoi-
gnage du monde le moins suspect. II ne peut se dispen-
ser d'avouer que « M. d'Estaing, actif, iufatigablc, ne
sest jamais epargne pour reussir ; qu'il serait capable des
I
]44 CORRESPOITDANCK UTTER AIRE,
plus grffndes choses ( et c'est un ennemi qui patle ) s'il
avail des connaissances proportionn^es a son activite et
a son ambition; que, ne avec beaucoup d'esprit, il a
renthousiasme et le feu d'un homme de vingt ans ; que^
entreprenant , hardi jusqu'a la t^merit^, tout lui parait
possible; que si les matelots le croient inbumain, ce i^-
proche tient k sa manii^re dure de vivre , ^tant encore
plus cruel pour lui-meme que pour ses Equipages; qu'on
Ta vu malade et attaque du scorbut sans jamais vouloir
faire de remedes ; travaillsgit nuit et jour, ne dormant
qu une heure apres son diner, sa tete appuyee sur ses
mains ; se couchaut quelquefois, mais sans se deshabiller ;
et qu'il n'y a pas un homme dans son escadre qui puisse
croire qu'il eut r^sist^ k toutes les fatigues qu'il a sup-
portees ^ etc.
Quoique cette brochure soit ^crite^ en g^n^ral, avec
autant de negligence qucvde prevention et de partia-
lite^ elle- presente cependant une suite de fails et de
details qui n'est pas sans interSt; il n'est pas m^me
fort difficile d'y disceraer le vrai a travers les voiles
dont I'auteur cherche a Tenvelopper. On y trouvera
des anecdotes assez curieuses sur le caract^re et sut
les dispositions des Americains ^ en voici quelques
traits.
« Nous n'avons re^u aucun avis interessant de la part
des Americains, ou ceux qu'ils nous ont donnas ^taient
faux. Un pilote et un officier, donnes par le congres^
nous ont indignement trabis ; c*est que la plupart des gens
aises sont Torys, et ne soutiennent le parti americain
que par la crainte de perdre leurs biens; leurs coeurs
sont aux Anglais. Ceux-ci avaient use d'une politique
adroite depuis que nous avions paru sur les cotes de
r
MAI 1782. 145
TAm^quey pour ali&er ks esprits a notre egard, eu
sfonant sourdement que. Tapparence de protection que
le roi de France leur donnait etait trompeuse , et que
son intention etait connue de. garder les conqultes que
soQ escadre pourrait faire ; que les. Fran^ais profiteraient
de la simplicity de& Atnericains pour s'lnsiuuer dans leur
pays; qu en croyant devenir libres ^ ils ne faisaient que
changer de maitres; que le projet de la France ^tait
connu par la proposition qu'elle avait faite a I'Angleterre
des'unir h elle pour les reduire, si on avait voulu lui c^-
der quelques parties. . . Tels etaient les bruits et les ecrits
semes par les Anglais ^ que le parti Tory avait eu soin
d'accrediter.
a Les Americains sont faciles a tromper ; indolens par
caractere, soupconneux, ils croient toujours voir ce qu'ils
craignent. Leur indolence est telle/ que nous avons vu
rennemi d^truire Befford a vingt milles de Boston, sans
que le senat fut instruit d'aucune circonstance, des forces
ni des desseins des Anglais Nous devons beaucoup a
M. Hancok^ qui a contenu le peuple, faisant lui-meme
patrouille la nuit; sans cela, nous aurions et^ obliges
denous refugier a bord de nos vaisseaux, et de n'en pas
sortir, etc. y etc. »
Portrait du Docteur Tronchin.
Theodore Tronchin^ n^ a Geneve, en 1709, d'une fa-
mille noble originaire d^ Avignon, nioit a Paris le i" d^
cembre 1781, premier medecin de M. le due d'Orleans,
noble patricien de Parme, associe etranger de TAcad^mic
royale des Sciences, etc., etc. II s'etait marie, en HoUande,
a la petite fille du fameux pensionnaire Jean de Witt ; et
Tom. XI. 10
1 46 CORRESPON DAN GE LITTER AIRE ,
k I'age <le viagt-quatre ads , du vivant de Boerfaaave j il
merita la r^pulatioa d'un des premiers medecios d'Am^-
lerdam...
Lluimanit^ a perdu en lui nn de ses bienfaiteurs, Ta-
mide so^ plus digne modele^ et la medecine an des plus
tUustres discipks de I'Hippocrate de nos jours. II n'a
laiss^ aucun ouvrage digae de son genie et de ses lu*
mieres ; mais un Recueil choisi de ses consultations for-
werait un tnonument aussi glorieux a sa m&noire qu'il
serait utile et interessant pour les progres de Tart. II
exisle un grand nombre de ces couMiltaticms entre les
mains de ses h^riliers ^ et la pluparC sur des objets infi-
niment remarquables. Jamais medecin ne consaha plus
la nature , n'eu saisit avec plus de sagacit^ tous ks mou-
vemeas , toutes les indications ; jamais medecin n'em*
plpyn plus beureusemeBt et le secret d'attendre la na**
ture et celui de la secourir avec le morns de peine ^le
moins d'effort possible : ses prindpeSy aussi simples que
lumineux, etaient tostjours soumis a Fobservation la plus
^uicte et viod^es |iar elle. La plupart de nos m^de-
cins ne traitent que les maladies : il traitait le malade ,
et sa metbode avait autant de Formes dtfSirentes ^cf'A
se presentait de circonstances differentes pour en '£siire
Tapplication. Peu de medecins ont vu comme lui Fin-
fluence du moral sur le physique, la necessite de manager
les forces^ de proportionner les ressources aux moyens ^
Favantage -de ne oombattre le principe de nos mavx qu'en
Poignant tout ce qui pent contribuer a fes en^sctenir,
a les irriter. La diete )&ait presque tovjours la pr^nniere
de ses ordonnanoes •: « Cest le plus isur moyien , disatt-
il , de cDuper les vimes a iFenoemi , et c'est d^ja gagoer
beantcoup. t> L'etonnanle penetration de son premier
MAI 1782. 147
coup d'oeil, Ij^ jtranquilUte faabitiielle de son esprit, qua-
lite qu'U devait Imn moins k soQ /caraotere naturelle-
roeot passiooae qu'a Vempivi^ qu'il avait acquis sur lui-
meio^y r^ssiiraoc^y la fetinete propre h toutes sies actions^
a tons se$ discpurs^ le calisue, la uoblesse et la diguit^ de
ses traits; tous ces avantages reunis iuspiraient a ses
malades la confiance la plus dowe et la plus ^onsolante.
Ceux qui Voni coonu ne peuvenl; etre surprfs de I'espece
denthousiasoie dont il fut souvent Tabjet, entbousiasme
qui servit k repandne avoe succ^s plosieurs d^couveirtes
utiles, et &iartout ^eelle de rioopuJation , mais qui ne put
manquer de Texpoaep aux cabales, a la haine et a la ja-
lousie de ses iriyaux. Quelque injustes qu'aieat ete plu-
sieui^ d'entr/e eux ^a son egard, ilsue le £uraat pas tous :
Petit et Louis dViOuaient qu'il .^it le plus grand anato*
miste de la Faculty ; Rouejle, le plus habile pharipacien
qu'il efit connuf le .Cj^ebre Halkr, le praticien le pkis
heureux. II est peu de souverains en Europe qui ne lui
aient&it Thonneurde le cons^Iter, et, peu de temps
avant sa iiport, i) xe^at eocore un^ lettre du Pape,
qui^ en le i^^^oercjiant 4e JU CQQSultatio;i qu'il lui avait
demandee pow je ne sais plus quel cardinal de ses
amis, »finisaait par lui dire qu'i4 a'y avait point de si-
gnature catholique dont il Gx pjus de cas que de la
sienne.
Bob pere, ami tendre, zele citoyen, U fut jnalheureux
par tous ces sentimaiis; et Toa ne peul; se dissinuiler
que ses chagrins qu'il reniermait au £cm4 de son x^oour,
n'aient altere sa sante et n'aient .contribue tres-^videm-
meat a abreger ses jours. Stoicien p^r prixiiGipe, .et ^ur-
tout par admiration pour les vertus de oette secte, il
n'en etsuit pas moins de la plus extreme sensibilite. Par-
l48 G0RRESPOIfDA.NCE LITTER AIRE f
v«nu a supporter le mal physique avec toute la Constance
des bcros du Portiquei il voulait surmonter avec le m^me
courage les peines du oceur ; mais 5e$ efforts , pour y
reussir^ ne faisaient que cacher aux autres une partie de
ce qu'il souffrait , et iatiguaient son ame au lieu de la
soulager.
II avait autant de douceur dans le caract^e et dans
les moeurs que de s^verit^ dans les principes. Simple ^
affable^ quelquefois mSme plus que populaire dans sa
conduite^ aucun citoyen de son pays ne fut plus attach^
que lui aux maximes du gouvemement aristocralique ;
et la crainte de voir retomber Geneve dans la democratic
fut un des plus sessibles chagrins de ses derniers jours.
Avec tons les moyens d'acqu^rir de grandes richesses ,
il n'a laisse qu'une fortune tres - mediocre : la bienfai-
sance, la gen^rosit^ etaient le premier besoin de cette
ame ^levee, et son mepris pour I'argent une vertu d'in-
stinct.
Distrait par habitude , et peat-£tre aussi par la mul-
tiplicite de ses occupations , quoiqu'il e4t pass^ sa vie
avec les grands, il ne sut ou ne voulut jamais prendre ni
le ton ni les usages du grand monde; ou trop fier ou
trop familier, il ne fallait pas moins que tout le poids
de sa consideration personnelle pour lui faire pardon-
ner les disparates qu'il se permettait soufent d'avoir
aupres d'eux ; mais tons ces defauts de convenance, si
bien couverts par I'el^vation naturelle de son ame et de
son caractere, loin de nuire a sa mani^re d'etre^ lui
donnaient meme une physionomie plus originalc et jdus
piquante; on ne pouvait Ten estimer moins ^ et souv^it
on Ten aimait davantage.
Il n'avait que deux pretentions auxquelles on lui re-
MA.I 17812. i49
connaissait peu de titres, celle de bien jouer au ^isk et
celie de bien voir en politique. II gagnait rarement et se
froBspait presqoe toujours ; mais il n'en conservait pas
moins la meilleure opinion de son habilet^, etia nature
assurement lui avait donne assez d'autres inoyens dc s'en
consoler. *,
M. Diderot a trouv^, ce me semble, la plus belle in-
scription qu'on puisse mettre au pied de la statue de ce
grand homme ; c'est ce que Hutarque disait d'uo m^de-
cia de son temps : Iljiit entre les m^decms ce que Jut
Socrate entre les phihsophes,
JUIN.
Pari*, jjain i^fti.
QuoiQUE les circonstances ne nous aient pas permis
de recueillir tout ce que le sejour de M. le comte et de
madame la comtesse du Nord a Paris a pu offrir d'anec^
dotes cur ieuses et de traits int^ressans^ ce que. nous en
avons appris suffira du moins pour donner une id^ de
Fimpression qu'il a faite dans ce pays , et le compte qne
nous tacherons dVn rendre , sans avoir d'autre m^rite
quecelui d'etre exact et fidele^ n'appartient-il pas essen<-
tiellement aux objets dont nous sommes occup^ dans ces
memoires? L'interSt dont I'heritier de toutes les Russies
a bien voulu honorer nos letlres et nos arts doit faire
epoque dans I'histoire de notre litt^rature. Cette histoire
presente de nos jours peu d'evenemens dignes de laisser
un aussi long souvenir.
Si , I'imagination frappee de I'immensit^ desEtats que
l5o CORRESPON DANCE LITTERAIRE,
ce prince doit gouTerner uil jour^ il semble qu'on ait et^
sarpris qu'il n'eut pas la tailk d'un Atlas ou d'un Her-
cule^ car^ tout polices que nous soknmesjr nous tenons
encore un peu de hok prejug^s gothiques et sauvages , on
I'a ete bien plus , et comment la yanit^ fraticaise n'en
aurait-elle pas ^te infiniment flattie ? ou Ta «ete bidn plus
de remarqiier dans son maintien toute Taisanc^ , toute
la grace ^ toute la noblesse facile des usages et deb ma*
nitres de ndtre cour* A travers la foule importune des
respects et des hommages qui le suivaient 6n tout lieu ^
il a entendu plus d'une fois qu'on ne le trouvdit pa^ beau,
et c'est du ton le plus naturel et le plus aimable qu*il Pa
conte lui-mSme fort gaiement au premier souper qu'il fit
avec le roi , en observant que la nation fran^aise n'avait
assur^ment pas moins de franchise que de politesse et
d'urbanite. M. le comte dii Nord n'a pas, il est vrai, la
taille et la figure que les pontes et les romanciers n'au-
raient pas cru pouvotr se dispenser de lut donner ; mais
il a sads doute bien mieux que des traits , un regard in-
teressant et spirituel , une phy^ionbmie tempi ie de finesse
et de vivacity, un touris malin qui la rend souYent plus
piquahte encore , mais sans laisser jamais oublier le ca-»
ractere de doticeur et de dignity r^palidu sur toute sa
personne. On a tant dit , tant rlspete> en yers et eii pro^,
que MinerVe accompagnait de prince sous les traits des
Graces ^ qu'on n'ose presque plus employer la meme ex*^
pression ; il n'en est aucune cependant qui rende mieux
tous les sentimens t]u'inspire madame la cxnntesse du
Nord ; on croirait que cette expression ne fut jamais faite
que pour elle , et quelque us^e que soit I'image , la v^rit^
de I'application semble I'avoir rajeuniei Ge ne sont pas
des portraits que nous avoids la t^m^rit^ d'entreprendre ,
juiN 178a. l5l
nous ne cherchons qu'& rappeler les traits les plus mar-
qu^ de ropinioQ que le comte et la comtesse du Nord
ont laiss^e d'ei|x au peiiple de I'Europe le plus sensible j
mais aussi le plus indiscret.
L'instruction est un avantage dont les priiices sont si
accoutumes a se passer en France , que Ton aurait bien
pu savoir mauvats gre a M. le comte du Nord d'en avoir
aatant; aussi n'est^il point d'attentiou qu'il n'ait eti^ pour
se le faire pardonner : on eiit dit qu'il n'etait instrutt que
pour plaire k la nation qui TacGueillait avec tant dW-
pressement. Dans nos sciences^ dans nos arts, dads nos
oioeursy dans nos usages, rien ne lui a paru Stranger ;
sans recherche et sans affectation, il n'a ji^mais rien
ignor^ de ce qu'il &llait savoir pour apprecier avec jus-
tesse tant d'objets difFerens qu'on ne cessait d'offrir a sa
curiostt« , pour prendre Tint^r^t le plus obligeant aux
hommages qui lui etaient adresses , pour flattar avec le
tact le plus delicat I'amour * propre de la nation en«
tiere(T),etcelui de toutes les personnesqui s'effor^aient
particulierement de lui ^re agr^ables. A Yersaiiies , il
avait Tair de connaitre la cour de France aussi bien que
la sienne. Dans les ateliers de nos artistes (t^) , il d^elait
toutes les connaissances de I'art qui pou vaient leur rendre
llonneur de son suffrage plus precieux. Dans nos Ly-
cees, dans nos Academies , il prouvait , par ses ^loges et
par ses questions , qu'il n'y avait auoun genre de talens
et de travaux ipii n'eut quelque droit a Finteresser , et
qu'il connaissait depuis long-^temps tons les honitaes dont
(i) Ju«q.u'^ 4esirer de ¥oir ho ppen fran^aii. C'esl p<w|t lui f uV>Pfa r^tm
Castor, ( Pfote de Grimm, ) .
(a) Il a vu surtout avec !e plus grand inler^t cenx de MM. Greuze et
Houdon. i^Note de Grimm.)
1 5a CORRESPOND AKCE LITTl^RATRE,
les, lumi^res ou les vertus ont honore leur siecle et leur
pays«
Sa conversation et tcms tes mots qu'on en a reten^s
annoncent non-seulement un esprit tres-fin , Ir^s-cultive,
mais encore un sentiment exquis de toutes les conve-
naQces de nos usages et de toutes les d^licatesses de notre
langue. Nous ne citerons ici que les traits qui nous ont
ete rapportes par les personnes memes qui ont eu I'hon-
neur de le suivre et d'en 6tre temoins.
Dans le nombre des cfaoses obligeantes qu'il dit a plu-
sieurs membres de TAcademie Fran^aise^ a la stance
particuliere de cette compagnie, qu'il voulut bien hono-
rer de sa presence y on ne pent oublier le mot adressd a
M. de Malesherbes. M. d'Alembert lui ayant pr&ente cet
ancien ministre du roi : Cest apparemment ici^ lui dit-
il ^ que monsiewr s*est retiri, L'orateur le plus Eloquent
de la magistrature demeura tout ^tonne d'une apostrophe
si flatteuse et ne trouva rien a repondre,
M. Diderot , n'ayant pu le voir dans son appartement,
fut I'attendre a la messe. Uayant aper^u eu sortant. «c jih !
c'est vouSj lui dit-il, vous, a la messe! ■— Oui, M. le
comtCy on £^ bien vu quelquefois Epicure au pied des
autels. ip'
M. lecomte d'Artois^ lui ayant montr^ des ^^es an->
glaises du travail le plus riche et le plus fini, le pressail
vivement d'accepler la plus belle. Lie comte du Nord
avait beau s'en defendre; il insistait encore : « Com-
ment J M. le comte y vous n'en acoepterez aucune ? -— Je
ferai bien mieux, si vous me le permette;; je vous de-
manderai celle avec laquelle vous aurez emport^ Gi-
braltar. D
liC roi parlait des troubles de Genfeye : Sire, lui dilir
jBiN 1782. l53
il, ^ est pour vous une iemp^te dans un verre cteau. On
ne savait pas alors combieD II serait aise d'apaiser cette
tempSte , mSme ^aos renverser le verre.
Les fetes donn^es a M. le comte et a madame la com-
tesse du Nord , a Chantilly^ ont et^ de la plus grande
magnificeqce et du meilleur gout. Le divertissement en
vaudevilles qui terminait le spectacle parut fort agrdable ,
au inoins pour le moment. L'auteur^ M. Laujeon, d^si-
rait fort I'honneur d'etre .pr^sent^ au prince ; on Ic fit
apercevoir a M. le comte, qui, apres Tavoir remercie
avecla bonte la plus affable, lui dit : « M. Laujeon, vos
couplets sont charmans , vous m*y faites dire de fort jo-
lies choses A ( les illustres voyageurs paraissaient eux-
ro^mes dans le divertissement sous des noms deguia^s);
« fflais il en est une essenlielle que vous avez oubliee ,
oui, tres-essentielle, et je ne m'en console point » On
voyait a chaque mot Tinqui^tude du poke redoubler sen-
siblement : apres I'avoir laiss^ ainsi quelques momens
dans un embarras fort penible pour sa timidity ; « mais
saos doute , lui dit*il; vous avez oubli^ de parler de ma
reconnaissance , et c'est dans ce moment tout ce qui
m'occupe. »
M. le comte du Nord ayant fait a M. d'Alembert Thon-
oear d'aller le voir chez iui , on n'a pas oubli^ que ce
philosophe avait ete appele a P^tersbourg pour pr^sider
a son education ; il lui dit d'une mani^re tres-aimable,
a la fin de leur entretien : « Vous devez bien com-
prendre, Monsieur, tout le regret que j'ai aujourd'hui
dene vous avoir pas connu plus tot. »
De tous nos hommes de lettres celui qui a eu I'hon-
neur de voir le plus sou vent M.le comte du Nord, c*est
M. de La Harpe. En quality de correspondant de Son
I 54 CORRESPOND AirCE LITTER AIRE ,
Altesse Imperiale , i\ s'^st cm oblige de se printer a
peu prfes tous les jours a sa porte. Tant dVssiduit^ pa-
raissaient bien quelquefois lut £tre ua peu a charge;
mais les bontes du priace^ jointes a Theureuse constitu-
tion de Tamour-propre de I'auteur, n'ont guere permis
a celui-ci de s*eu apercevoir. « M. de La Harpe, disait-il,
est deja venu me voir cinq fois; je Fat reqn trois; j'es-
pere qu^il ne sera pas m^content. » II ne T^lait point en
effet ; car on lui entendit dire quelques jours apr^, chez
madame de Luxembourg : a J'ai eu deux conversations
avec M. le comte du Nord sur Tart de regner , et j'en ai
ete , je vous assure , par&itement satisfait. » On lui avait
propose la lecture des Noces de Figaro par M. de Beau-
marchais^ et il avait grande envie de Tentendre: a Je
n'ose pourtant pas, ajoutait-il fort gaiement, je n'ose
pas accepter cette lecture sans avoir entendu celle que
doit me faire M. de La Harpe ; il ne faut pas risquer de
se brouiller avec ces grandes puissances. »
La seance de T Academic Franqaise, que Leurs Altasses
Imp^riales honorerent de leur pr^seoce^ fiit remplie par
la lecture d'une Epitre de M. de La Harpe a M. le corate
du Nord y d'un Portrait de Cesar par M. I'abbe Araaud,
et d'uae autre Epitre de M. de La Harpe contre la Po^sie
descriptive. L'abb^ Delille avait promis d'y lire quelques
morceaux de son Poeme ; mais , par une suite de 9es dis*
tractions accoutumees^ il oubita son engagement; ce fut
sans doute pour se laisser Stre heureux au& pieds de
quelque jolie ferame, ou pour ne pas entendre les vers
(le M. de La Harpe , qu*il n'aime pas plus que celui-ci
n aime les sieus.
Il y a quelques beaux vers dans V^/ntre au comle du
JSord; mais la fin a paru digne d'un. madrigal de l^abbe
juiw 1782. 1 55
Cotin, ei toute la suite de Leurs Altesses Imp^riales n^a
pu entendre^ sans dtre bles&ecf^ Tapostrophe rep^tee de
Petrowitz^ plus ridicule encore pour les oreilles russes
qaelle n'est Strange pour Icfi notres. Ce niot^ lofdqu'il
n est pas pr^oed^ de qUelque epith^te qui le distidgue ^
est aussi familier en russe qu^ k serait celui deXoinett^
ou de Pierrot en fran^ais (i).
Le Portrait de Cesar "k paru faire le plus grand plai^
sir a nos illustres Vojageurs. L'tdnergie avec laqUeHe on
ycaracterise et Tdmbition et le courage , le gieuie et la
haute fortune du plus grand homrne de rantiquite^ ^tait
liien faitie pour lui donner a leurs yeux tout Tinter^t d'un
portrait de families
Plusieuts details heureux de X£pUre sur la Poesie.
descfiptiue A'ont pas einpeche qu'elle ne parut fort longue.
Ge sentiment des convenances , qui sert toujonrs si bien
M. de La Harpe, ne lui a pas laisi^ negliger une si belle
occasion de dire du mal des pontes allemands devant une
princesse allenaande qui les aame, et doAt la sensibility
saurait les apprecier^ quand mSni« ils n'appartlendraient
pisis au pays qui 9e glorifie d'avoir et^ le berCeau de son
enfanoe*
U Acad^mie des Sciences et celle des Belles-Lettres ont^
«ie a pen pres ^galemeot h^ureuscs dans te cboix des
(^jets dont elles ont jug^ k propos d'entretenir la curio-
site de kies illustres voyageurSi Dans I'une^ on les a fort
ennuy^ de beaucoup d'esperiences assez degodtantes sur
la nature du principe odor%int , et sur la mani^re de d^-
tmiredes odeurs fettdes. Dans Tautre^ on l«ur a 4u d^
M^oires sur les Antiquites septentrionales , ou Ton dis*
(i) L'auteur ue Ta laisse subsister, je crois, qu'une fois dans les copies qu*iK
eA a dbindes ^<^ftis. \Nvie de Grimm, )
lS6 CORRESPOND A^HCE LITTERAIRE,
cute fort iugenieusement si' les liommes du Nord n'ont
pas toujours ^te d'une petite taille et fort iaferieurs a tous
egards aux habitans des climats roeridioiiaux, etc., etc.
Quelque occup^ ({u'ait ete le s^jour de Leurs Altesses
Imp^riales, et par le desir qu^elles avaient de voir tout
ce qui pouvait m^riter de les interessery et par cettefoule
de f(Stes et de plaisirs *qu'on ne cesaait de teur oflfrir de
tous les cot^s , il n'est aucune espece d'attention pour
toutes les personnes qui avaient quelque droit d'en at*
tendre de leur pa)*t qui ait ete n^glig^e; on n'a entendu
parler que d'un seul homme qui se soit avise de s'en
plaindre,' et cet h(Mnnie est le sieur Cl^risseau. La scene
qu'il osa faire a M« le' comte du Nord dans la maisoa de
M. de La Reyaiere/ qu'il avait eu la curiosity duller voir,
est d'une extravagance trop originale pour Stre oubli^e.
M. Clerisseau; ayant eu I'honneur de travaiUer pour Sa
Majeste Imp^riale , s'etait imaging qu'a ce titre M. le
comte du Nord ne pouvait se dispenser de I'accueillir
avec la distinction la plus marquee. II s'etait fait ecrire
plusit^urs fois inutiiement a sa porte, et son indignation
en etait extreme. Ayant ete invite a se trouver dans la
maison de M. de La Reyniere le jour que le prince y de«
vait venir, ayec tous les artistes qui avaient contribue,
ainsi que lui , a decorer cette charmante demeure : (c M. le
comte, lui dit-il en Tabordant, j'ai ^l^ plusieurs fois
chez vous , et je ne vous y ai jamais trouv^. -— J'en suis
bien fache, M. Clerisseau; j'esp&re que vous voudrez
bien m'en dedommager. — Non , M. le comte , vous ne
m'avez paa re9u parce que vous ne vouliez pas me rece*
voir, et c'est fort mal ; mais j'en ^crirai a madame votre
mere. — Je vous prie de m*excuser ; je sens, je vous as-
iiure, tout ce que j'ai perdu... » On avait beau le rappeler
JUIN 1782. 167
a lui-^m^me ; la confusioa de M. de La Reyni^re etait au
oomble, on ne pouvait TempScher de poursuivre, et si
Ton n'etait parvenu a le mettre dehors^ i\ gronderail en*
core. Ce n'est pas la premiere quer«lle de M* Clerisseau
avec destStes couronnees; il en a ^u un^ avec I'Empe-
rear qui ne le cede guere a eelle-ci.
Les distractions d'une capitale imnien9e , tous . les
empressemens dune cour occupee 11 leur plair^, tout le
fracas des plus brillantes fetes, n'ont pu emp£cher Leurs
Altesses Iniperiales de s'apercevoir qu'elles & y trouvaient
plus ce ministre.dont le genie et la vertu semblaient de-
voir assurer a jamais le bonheur de Ik France ^ Tillustre
citoyen dont Tadministration sera long-temps encore
Fobjet de notre etonoement e^ de not regrets/ EUes ont
ete le chercher dans sa retraite de Saint-Quen : elles
avaient ete voir , la veille , Thospice de charite fbnde par
madame Necker dans la paroisse de Sainl-Sulpice. Tout
ce qu'un coeur p^netre de Tamour du bleu pent inspirer .
de choses sensibles et flatteuses , elles le dirent au v«r* .
tueux successeur de Colbert et k la digne compagne de
sa vie. M. le comte du Nord s'entrelint seul avec M. Necker «
plus d'ui^e heure entiere ^ et il lui laissa la plus haute idee
de son esprit ^ de ses liimi^res et de son amour pour tout
cequi iuteresse la gloire et le bonheur de I'humanit^. II
fi'y a aucune femme de ce pays-ci a qui madame Necker
aittrouve autknt de connaissances , autant de veritable
instruction qu'a madame la comtesse du Nord, et il n'en
est auciine qui lui ait paru r^unir aux qualit^s les plus
essentielles des formes plus aimables, un ton.* plus pur,
une grace plus touchante. Mademoiselle Necker, t^moin
de toutes les caresses dont Leurs Altesses Imperiales ^e-
naient de combirr son pere et sa m^re , en fut attendrie
l6o CORRESPONDANCE LITTISrAIRE,
sur le petit theatre de M. le comte d'Argental ^ a deter-
mine les Comediens Italiens a la demander. Cest le mardi
4 qu'elie a et^ representee , pour la premiere fois, sur
leur ih^atre. Le denouement a paru faire assez d'effet;
mais ce n'est pas sans peine qu'on s'est souvenu ^ pendant
les deux premiers actes , des egards dus a la m^moire de
Tauteur. Ce drame est en effet une des plus faibles pro-
ductions de M. de Voltaire , un vrai drame , au style
pres^ dont toutes les situations sont faibles et communes,
quoique le sujet ea soit fort romanesque ^et Tintrigue
assez embrouillee. Le role de la Comtesse a ^te parfaite-
ment bien rendu par madame Verteuil, et celui du Mar-
quis par le sieur Granger , a qui , gour etre un acteur
tres-distingu^y il ne manque absolument qu'un oeil(i)
et des gestes moins mani^res, moins provinciaux; il a
d'ailleurs la plus grande intelligence de la scene ; sa voix
est sonore et sensible, son jeu rempli de finesse, de
chaleur et de verit^.
Sermon pour tAssemhUe extraordinaire de ChariUy
qui s^est tenue a Paris y a V occasion de FetabUssement
dune Maison rojrale de Sante^ enfciveur des EcclSsiasn
tiques , prononce par M. Vabbe de Boismont, tun des
Quarante de tAcademie Frangaise, etc. Ce Sermon ne
doit pas etre confondu avec tant d'autres ouvrages de ce
genre, c'est peut-^tre le chef-d'oeuvre de M. Tabbe de
Boismont, que les Oraisons fun^bres de Louis XV et de
Marie-Therese avaient deja mis au rang de nos meilleui"s
orateurs. Si Ton ne trouve dans ses Discours ni les
grands mouvemens de I'eloquence de Bossuet, ni la morale
(i) Le malheureux est borgae, et son ceil de verre dissimule mal cette dis-
grace. ( Nate de Grimm.)
JUIN 1782. 161
touchante de MassiUon , ni I'el^gance de Fl«chier ; si Ton
ny trouve^ dis-je, aucuo de ces caracteres parte au plus
haut degre, oq les y retrouve peut-etre tous au point oil
Tartpeut les reunir, et les reunir avec iiiteret. Lorsque
M. I'abbe de Boismont cesse d'etre eloquent, il tacbe en-
core d'interesser par des details finement sentis, et sup-
plee toujours pour ainsi dire au talent qui lui echappe a
force d'esprit et de gout.
Quelque interessant que soit le nouveau Diiscours de
M.rabb(^de Boismont^ il n'a pu desarmer ni la severite
des pretres, ni la critique intolerante de messieurs les
philosophes. Les premiers Font accuse d'avoir eu beau-
coup trop de management pour la iiouvelle doctrine ; les
autres ont eu bien plus de peine a lui pardonner d'avoir
ose I'attaquer si vivement; aux yeux des uns^ il a passe
pour un fort mauvais Chretien; aux yeux des autres,
pour un fort mauvais philosophe; mais cette double ac-
cusation ne sufHrait-elle pas pour ^tablir, aux yeux de
rhomme impartial, la sagesse et la moderation de ses
principes ?
Voici, par exemple, un morceau de son Discours qui
.pouvait, ce me semble, mettre tout le monde d'accord;
he bien , c'est un de ceux dont les deux partis ont ^te le
plus revokes : nous ne craignons point de le transcrire
ici en entier.
<c Terminons cette scandaleuse guerre : assignez a
Jesus-Christ son partage; vous lui avez ravi au milieu
de nous une portion de son heritage , souffrez qu'il regue
du moins sur les generations destinees encore a le con-
naitre; laissez-leur nos fetes, nos ceremonies, nos en-
seignemens, nos promesses^ nos consolations; gardez
pour vous I'esperance du neant; nous ne vous Iroublc-
Tom. XI. 1 1
162 CORRESPOND ANGE LITTjSRAIREy
rons point dans cette poussi^re eterneile oil vous vous
promettez'de descendre; mais, »'il est un Dieu r^mune-
rateur^s'il est une felicite sans mesure attach^e a des
vertus consacrees par une foi pleine et gen^reuse, ne
nous Tenviez pas. Assez vaste est ie champ de la poli-
tique et des arts ! Portez*y vos talens et vos lumieres ,
etendez les d^couvertes utiles, dirigez Ie commerce,
unissez , eclairez les deux mondes ; mais abandonnez-
nous ce inonde invisible que yous ne connaissez pas;
mais ce peuple pauvre et languissant^ qui souffre et qui
gemit, pourquoi vous obstineriez-vous a lui disputer un
Dieu pauvre et soufirant comme lui ? Erreur pour erreur
(vous meforcez a ce blaspheme que ma foi d^savoue,
mais Thorreur mime de cette supposition impie ne laisse
aucune ressource a votre doctrine ) , ce que nous pro-
fessonsy ce que nous annonfons ne pen^tre-t-il pas dans
I'ame avec plus de charme et de douceur que toutes ces
vaines datamations que I'esprit d'independance accu-
mule ? Nos secours , nos rem^des ne sont-ils pas plus po*
pulaires, plus actifs^ plus universels...? Ah ! que les heu-
reux se permetlent de ne rien croire, je puis me rendre
raison de ce delire; mais ou sont-ils les heureux ? Quelle
horrible collection de misercs que ce monde! Dans les
conditions brillantes, que de joies fausses, que de desirs
rongeurs, que de plaies sanglantes et desesp^rees! Si
I'oeil d'un philosophe per^ail les replis de tous ces coeurs
dont la surface est si calme et si riante, il en frdmirait et
voudrait peut-etre y replacer lui-mSme Ie Dieu qu'on
s'efForce aujourd'hui d'en arracher. Dans les conditions
obscures, et surtout parmi cette foule d'indigens pour
qui la Providence semble n'avoir balance Ie malheur de
iiaitre que par I'esp^rance de mourir, si vous exilez
JuiN 1782. i63
Dieu de runivers, quel adoucissement peut res(er a des
peines retiaissantes ? £st-ce done im si grand bien que d'a-
jouter ail tourment de vivr^ la certitude de h'avdir rien k
€$perer? C'est pour rette portion d'homnies que nous in-
Toquons votre piti^ ; laissez-nous les malheureux ^ vous
n'avez d'aUtre present h leur faire que !e triste probleme
de je ne isais quel sombre avenir. Quelle atttE^nte pour des
formats courb^s sous le poids de leurs chaines ! Nous, dU
moins^ nous soulevidn^ ces (ihathes qui l^s accablent^
nous en partageons le poids, nous le supportons avec
^ux; voila le grand ^vantage de notre miHislftre , et c'est
a ce titre, chretiens auditeurs, que je he crhins point
de i'edlamei^ id, je iie dis pas seilleinetlt voire compas-
sion, mais voti*e d^licatesse et voire justice. »
EsSais histotiques et politiques sur les jinglo-AmSH'
coins ^ par M, HilUard (T Auherteuil y tome I**, deux pdr-
ties in-8' et in-4*« M. Hilliard d'Auberteuil est dej& cobilu
par un ouvr&ge fort hardi sur I'l^tat abtUel de la colonie
de Saint-*t)onlingue (1). Ces nouveau^ Essais ne sont
guere qil'tiii ektrait des gazettes et des papiers publics;
mais cet extrait> ^tant ecrit avec assez de chaleur et de
rapidite, peut interesser, du moins tsintque nous n'au-
rons point d'ouvrage plus approfondi sur Torigine et sur
les suites de cette grande revolution. Ije premier livre
donne une id^e fort vague de la formation des Colonies
anglaises de I'Amerique septentrionale, de leurs progres
et de leur gouvememeut jusqu'en 1769 et 1770. Le
second traite des premiers troubjes de la Nouvelle-An-
gleterre, de Facte du timbre et des premieres voies de
[i) Considerations sur Vetat present de la colonic fran^atse de Stunt-Do-
mingue. Paris, 1776 , a vol. in-8^
1 64 GORRESPONBANCE LITTER AtRE,
fait jusqu'k Finterdit de Boston. Le troisl^e^ de rani-
vee du g^n^ral Gage, de ia formation du congr^s general,
du bill du Canada, de la journee de Lexington. Le qua-
trieme comprend tons les ^venemens de la guerre, de-
puis le commandement general donn^ k Washington
jusqu'a I'ouverture de la campagne, en 1776. Le cin-
qui^me, les details de Tezp^ition d'Arnold dans le Ca-
nada. Le sixi^me, tout ce qui s'est pass^ depuis le si^ge
de Boston jusqu'a I'epoque ou le congr^s d^lara Tinde-
pendance des treize Etats-Unis.
M. d'Auberteuil a cru devoir r^chauffer de temps en
temps la s^cheresse de ses narrations par des exagera-
tions plus oratoires que politiques, dont on pourrait citer
des exemples fir^quens ; et ces declamations sont d*autant
plus ridicules que personne n'ignore que, si la guerre
avec I'Am^rique ou Tesperance de subjuguer les Colonies
fut un delire du ministere anglais , ce delire fut partage
par la nation entiere ; elle ne pouvait se resoudre a re*
noncer a Tidee d'une domination qui flattait si vivement
I'orgueil de sa puissance^ et tout bourgeois de Londres
voulait conserver le droit de dire nos Colonies d^Ame-
riquCy et celui de leur faire la loi, pour assurer mieux
Tinteret de son commerce.
Chanson ,
Par M. le chevalier d'Auboicwe.
Air d'Jtbanise : Dans les champs de la Tictoire.
Dans les champs de TAmerique
Qu*un guerrier vole aux combats,
Qtt'il se mele des d^bats
juiw 1782. i65
l>e I'empire Britanniqne :
Eh ! qa'est qn'^a m' fait h moi ?
J'ai I'humeur si pacifique ;
Eh I qu'est qu'^a m' fait a moi
Quand je chante et quand je boi?
Qu'un grand-due de Moscovie
Vienne ici superbemeut ,
Qae le Saint-P^re hurablemeDt
S'en retouroe en Italie :
Eh ! qu'est qu'^ m* fait a moi ?
Tout change ainsi dans la vie ;
Eh I qu'est qu'^ m' fait k moi
Quand je chanle et quand je boi ?
Que folles de leur eoiffure ,
Nos charmantea de la cour
Imaginent chaque jour
De quoi g^ter la nature:
Eh ! qu'est qu'^ m' fait a moi ?
Lise est si bien sans parure !
Eh ! qu'est qu'qa m' fait a moi
Quand je chante et quand jc boi ?
Que la troupe de Moliere
Quitte le Louvre k grands f rais ,
Pour essujer nos sifflets
Dans la vaste bonbonnidre (i):
Eh ! qu'est qu'^a m' fait a moi ?
Je suis assis au parterre ;
Eh ! qu'est qu'^a m' fait k moi
Quand je chante et quand je boi?
Que tout Paris encourage
L'autcur du bateau volant ,
Qui promet qu'au firmament
(i)Uaaiederodeoa.
i
1 66 CORBESPONilANCE ^.l^TER AIRE ,
Nous irons en equipage (i):
£b ! qu'est qu'qa ni' fait a moi?
Je ne suis pas du vqjage ;
Eh ! qu'est qu'^a m' fait a moi
Quand je cbante et quapd je boi ?
Jja reprise des Philosopkes ii'a pas mieux reussi aux
Corned iens que celle des Tuteurs et de t Homme dan-
gereux; elle n'a eu que cinq ou six representations peu
suivies^ et dont ia premiere , donnee le jeudi 20 , a ete
fort orageuse. On avait supporte aveq une indulgence
assez benevole la plupart des traitsi lances centre la phi-
losophic et les philosophes; mais, au moment oil Crispin
arrive a quatre pattes, Tindignation de voir insulter ainsi
les manes de Jean -Jacques ftit portee au plus haut de-
gre : on pent defier tons les parterres debout de mani-
fester jamais leur sentipiont avec plus d energie et de
violence que ne le fit celui-ci tranquillement assis, et
mSme ce jour-la fort a I'aisie, les bancs a*etant pas a
moitie remplis : cette observation ne nous a pas paru in-
digne d'etre remarquee, beaucoup de gens ayant pre-
sume y non sans quelque apparence d^ raison , que le par-
terre assis aurait beaucoup moins de libe^te que le
parterre deboui. II ^st yr^i qu^ ^e grapd mpuvement,
apr^s avoir force les Coime^i^s ii se retirer ^t a baisser
(z) On b*ouve daos les H4nufir>ei^ (h BflchaumQf^^^^ date des 26 mars et
6 mai 1782, de ti*eS'long9- details syr le proiet'd'uD cabriolet volant qui de^ait
^tre en mSme temps un bateau iusubmersible, et a I'aide duquel son inven-
teur, nomm^ Rlancbard , se proposait de faire dans les airs trente lieues par
heure. La ville et la cour, les princes eux-m^mes couraient voir les prepa-
ratifs de Blanchard. C'etait un essai d'aerostat ; Montgolfier fit a Annonaj, le
5 juin 1783, la premiere experience beureiise cl'un kaUon, el la renouvela a
Paris le 27 aoilt suivant.
JOIN 178a. 167
la toile, ne ful pas de longue diireef on kissa croire
quelques nMinieas aux spectateurs que la piece etait
tombee tout de bon; on felicitait deja messieurs ies
philosophes d'avoir encore a Tombre de ce pauvre Jean-
Jacques {'obligation de la justice qu'on venait de faire
de leur detracteur; mais une partie du public s'etant
dispcrsee, tandis que les enthousiastes dtr eiloyen de
Geneve exhalamit encore leuir indoignatioii da/ns les eor-
ridors ou dans les foyers , on se hata de rele ver la toile
et de reprendre la piece a i'endiroit ou Ton avait ete oblige
de Fabandoniier,avec la seule attention.de faire entper
Crispin aur ses deux pied& Ce changement ne reparait
guere Timpertinence de la scene , il y eut encore des
murmnres assez vifs; uiais, grace a la presence d'un petit
d^tachonent des Gardes fran^aises , poste fort habile-
meot dans I'intervalle au parterre, la piece fiit acbey^^e;
elle le fut taut bien que mal, et la curiosite, excitee par
cet evenement , attira meme plus de monde a la seconde
representation (|u'a la premiere; cependant, comme nous
iavons.deja dit, eet empres&emeiifl n'a point ett destrite.
Pom* etre bien ecrilA^ la piece n^en est pas moins froide ;
une peotiedes ecrivaina qui y aont designes ne sent plus,
daulres ont depuis console la haine et Tenvie d'une
autre maniere, et cc frnieux denouements ou iaateur
s'obsliine a ViOtr woe situation extrlmement comique,
n'a' paru qo'une caricature insipide et revoltante. On
sait qu^aux premieres; representations de I'ouvrage, en
1760 (]), cette scene ent un assez grand suec^; mais
Rousseau n'avait pas alors. autant de disciplies: qu^au-
jourd'hui , ni des adorateurs aussi fanatiques : la panto-
mime de. Preville , qui a trouve bon de laisser le role a
(t) Toirtomt! 11, page 398.
l68 CORRESPOND ANC£ LITTERAIRE,
Dugazon j pouvait rendre aussi ce jeu de theatre plus
gai, plus piquant. Quoi qu'il en soit, la fac^tie a deplu
cette fois-ci universeliement , et quelques manceuvres
qu'ait employees TAristophane Palissot pour la faire re-
prendre^ il n'a pu y reussir. ^
Le Dherteur de M. Mercier, repr^sent^, pour la pre-
miere fois ^ sur le theatre de la Commie Italienne j le
mardi :2 5y est imprime depuis si long^temps, et il a ^te
joue si souvent sur tous ies th^&tres de la province , que
nous nous dispenserons d'en faire ici ^analyse. II sufSra
de dire que ce drame a eu le m^me succ^ a Paris que
partout ailleurs j et il est bien a presumer que Ies priaci-
paux roles du moins n'ont jamais ^te mieux rendus qu'ils
ne le sont par madame Verteuil et par le sieur Granger.
Quelque romanesque que soit le fonds de cet ouvrage,
quelque depourvus de vraisemblance et de gout qu'en
soient souvent la conduite , Ies incidens et le style , on ne
pent nier qu'il ne soit rempli de situations fortes et tou-
chantesy en general du plus grand effet. Si Fenchaine*
ment de tant de situations vraiment dramatiques etait
plus naturel, si Ies scenes etaient tout ce que le po^e
en voulait faire, si a la verite du sentiment qu'elles de-
vaient inspirer il n'avait pas substitue trop souvent de
vaines declamations d'une morale ampoulee et d'un h^
roisme bourgeois ; en un mot, si la raaladresse du poete
ne d^truisait pas souvent elle-m^me une partie de Tillu-
sion^.ce spectacle serait en verite trop d^chirant, I'efFet
n'en serait pas supportable.
Fabliaux y ou Conies du douzieme et du treizi^me sie-
cles , traduits ou extraits d'apres plusieurs manuscrits
JUIN 178a. 169
da temps , at^ec des notes historiques et critiques, et les
imitations qui ant etefaites de ces Contes depvis leur
origine; par M. Le Grand; nouvelle Edition, cinq petits
volumes in -12. Cette nouvelle edition est aiigmentee
d'uoe diatribe contre les troubadours, oil Fauteur r^
pond aux critiques de la proposition avanc^ dans la
preface de la premiere Edition , que la Nature semblait
avoir diparti spiciakment au Nord les dons eminens du
genie. II vent bien conveuir que le midi de la France a
produit quelques hommes celebres; mais il cherche k
prouver, par une nouvelle Enumeration , que toutes les
provinces troubadouresques ensemble n^ont pets a ciier
unpoete du premier rang. Bien n'est plus propre a favo-
riser cette opinion que Tennuyeuse Histoire des TroU"
hadours de M. TabbE Millot.
Poisies fugitives de M. Lemierre , de VAcad^mie
Frangaise , un volume in-8*. La plupart des pitees de
ce i*ecueil sont deja connues; on y trouve une grande
in^galite , des vers dignes d'Horace et de Chaulieii , et
des pieces entieres dont on serait tente de faire honneur
a la muse de MM. Fardeau et Du Coudray. II en est
bien peu cependant, dans le nombre m£me des plus
negligees, qui n'aient un coin d'originalite assez pi-
quant, quelques trails d'un caractere vraiment poEtique.
Le malheur de M. Lemierre , eut dit madame de La
Fayette, est d'avoir le gout si fort au-dessous de son es-
prit et de son talent. Pour meriter d'etre mis au nombre
de nos plus grands pontes, il ne lui a manqu6 qu'une
oreille plus delicate, un gout plus severe, un travail
plus fiui..
f 70 CORRESPOJSTDAWCE LITT]£raIRE,
JUILLET.
Paris, juUlel 1782
Nou& ne somoies fomX piress^s de paiier des Confer
sums de I.-J.. Rousseaci'; de& ouYrages de ce genre n'ont
pas besoin d'etre annonccst, ils lesont assez^ mime avaot
d'aYoir paru. Ce qu od peut Sire cumux de trouvcr a ce
stijet da^s aos FeuiUes, c'est un c€»iiq)te fidele de la sen-
salion que ce& ouYvages. out faite , et c'esjk la tache que
que nous ailons essayer de regapiir aYec. tonlw Timpar*
tialite dont nous osons faire profession ^ en d^it de Tin-
fluence qui semble attachee an metier de joumaliste.
Ce n'est que la premiere partie des Confessions de
J^eai^-Jbeques dont il s'agit; la seconde ne doit paraitre
que Fan 1800; mais^ puisqu'ilen existe tr^srsdrement,
soil en France ^ soit en Suisse ^ deux ou trois copies duto^
grapbes, il est bien permis de compter sur quelque ba-
sat*d> on sur quelque infid^^lit^ qui se dispose a satisfaire
un peu plus tot notre curiosity. GeMfe^premiive partie a
paru teHe que Tauteur I'aYait faite , a quelques peVites
anecdotes pr^s, que la pudeur de messieurs les editeurs
a cru devoir supprimer; de ce nombre sont THistoiredu
moine qui 9 a Turin ^ voulait le £Eiire servir a ses gouts
infames dans I'hospice des cattecbunieaes, et quelques
delaiils trop naiis de son* roman avec la petite demoiselle
Goton. A tout cela la posterity nfa pas perdui grand*-
chose.
S'il en faut croire les gens de lettres, surtouC mesr-
sieurs nos philosophes^ ce qui cut etc plus sage, c'eiit
JUJLLET 178a. 171
ete de supprimer le livre en entier. Toqt |eur en parait
pitoyable; a peine daigneq(ri|$ faire gr^ce au style de
deux, au troi^. moroe^us^ mv les feinmes et sur la cam-
pagoe,^ oil Ton q^ pent gu^re se dispenser de trouver
des p^iptur^s s^^s/ez ira^Qbes, romaaesqi^es a la verity,
mais ^vec qi^lqu^ r^^te d'eloqpenQeet d^ cbaleur. cc Com-
ment, ajoutentces nxessjeurs^ comment imaginer qu'un
bomme fasse un liv^e dqpt I'effet le plus sur est de le
deshonorer lui»m^ine? Q^ proje.t cepeadant ne pent lui
avoir et4 in^r4 que psir lorgueil le plus fop^ le plus
revolta^t. Quel in^er^t pouyait-il ^uppo^r qu'on aurail
de ss^yoir que Jeau-^acque$ ^prouvait, dans sou enfance,^
uae yplupt^ ^elici^use a recevoir le fouet de la belle
main de nfiademoiselle J^a^iibercier ; que le eharme de
cette senaatioq lui la.issa des gouts qu'il conserva toutc
sa yie^ et. que sa chaste, tinxidite ne lui permit malheu-
reusement j^mai^i d^ ^t^^faire a» son gre '^ qu'en appren-
tiss^e ches^ UQ gra^Y^ur, il volait av.ec assez d'adresse
des pommes au. fond d'une d^pense ^ 0^ pUs^t iogenieu-
sepoent dans la marquit;^, de sa yoisine.?^.,: Impojcte-t-il
plus a ses lecteurs d^ savour q^l'il fu( Uqvois a Turin ^ et
qu'il se reprocha toute sa vie d'avoir accqs^ ta servante
de la m^iaon oil U etait^ ^ vqI qu'il y fit 4e je ne sais
quel rubain d'argent? que, preqi^pt^uv a Lyo^y il ^i-^
sait sem^blan^t d'avoir gate du bQp vin d'A|4;)oi& dont on
\ui avait cpn.fie le. spin,, pour le boire a spn aise en son
petit parii(^}ier ? qy^^ s^ sublin^e amii^ madame la ba-
rofipe de \7aren;s5 y. av^c ha caraetfef e s^ensible , uxk t^nxr^
peramea<1; frq^d , part;age^it tranquijlemei^t ses) faveurs.
eatr^ ^ui ^i soft ja^rdiftier, Claude A^t ? qu'a, la n^ort de
ce pauvre Cl^Rde ^net, il fi^t ravi d'herit^r d'un bel ha-,
bit Doir dont leur patrone vena^t d^ gratifi^r peu. de
1*^2 CORRESPONDAI^GE LITTERAIRE,
temps auparavant le d^funt? qu'au retour d'un petit
voyage en Provence , il se vit bientot remplace lui-meme
dans les bonnes graces de la sensible baroane, par Cour-
tilie, un gar^on perruquier, dont il consentit a demeu«
rer le mentor et Fami , mais dont, par un exc^s de d^li-
catesse que la bonne dame dut trouver fort d<^plac^ j il
ne voulut jamais £tre le rival , etc. *
He bien, oui, Messieurs , toutes ces sottises, toutes
ces inepties occupent une grande partie des Confessions
de Jean-Jacques; celles que vous n'avez point rappel^es
ne valent peut-£tre guere mieux, a la bonne heure, nous
en con viendrons ; mais en sera-t-il moins vrai qu'avec ce
fonds, tel qu il est, J.-J. Rousseau a fait un livre qu'on lit
avec interet , qu'on se plait meme a relire , malgre le me-
pris,malgre le dedain avec lequel vous avez affect^ d'en
parler,. malgre I'ordre expr^s que vous aviezdonn^atous
les journaux qui vous sont devoues de n'en faire aucune
mention y ni en bien ni en mal ? On ose , Messieurs , vous
defier tous de hasarder unessai de ce genre ^ etde le &ire
avec le meme succes , quelque puissant que soit I'ascen-
dant de la philosophic , et celui des'grands talens que vous
lui avez consacr^s.
c( J'ai entendu parler, disait M. Watelet, d'un cuisi-
nier du Regent qui s'avisa un matin de prendre ses vieilles
pantoufles , de les hacher bien menu , et d'en faire un
ragout que toute la cour trouva d^licieux ; » c'est k pea
pres I'essai que Jean-Jacques a voulu faire dans ses 6b/2-
fessionSj et ce tour de force ne lui a guere moins bien
reussi. II fallait en effet tout le courage du philosophe
de Geneve pour concevoir le projet d'une telle entre-
prise J et toute. la magie de son talent pour en rendre
Fexecution int^ressante ; mais il y a lieu de croire que,
si le charme du style etait le seul merite de ce siHguIier
ouvrage, il n'attacherait pas autant qu'il le fait, surtout
a une seconde lecture.
£n coQvenant que ces Memoires sont remplis de dis-
parates, d'extravagances , de minuties, de platitudes, si
Yous Youlez mSme, de faussetes (nous en pourrons citer
une a la fin de cet article ) , il serait difficile de n'y pas
reconnaitre du moins I'intention que I'auteur a eue dc
se montrer k ses lecteurs tel qu'il fut , ou tel qu'il se crut
de bonne foi ; et avec cette intention il est une sorte
d'interSt dont Touvrage ne saurait manquer ; la maniere
dont un homme comme Rousseau se rend compte a lui-
meme de ses plus secrets sentimens, de la premiere ori-
gine de toutes ses pens^es et de toutes ses aflections ,
quelque defectueuse qu'elle soit et quelques preventions
qui puissent s'y meler, ofTrira toujours une instruction
assez utile sur Tart de nous observer nous-memes', et de
p^netrer jusqu'aux ressorts les plus caches de notre con-
daite et de nos actions. Malgr^ la difference qu'il pent
y avoir entre les hommes k certains egards, ils se res-
semblent si fort a tant d'autres , que Ton pent bien assu-
rer que Thomme qui s'est le mieux observe lui-mlme
est sans doute aussi celui qui connait le mieux les autres.
Que de scenes int<^ressantes, que de sensations oubliees
et de notre enfance et de notre premiere jeunesse, la
lecture de ces Memoires ne rappelle-t-elle point a notre
souvenir ! et quel est Thomme assez malheureux pour
ne pas sentir le charme attach^ au plaisir d'eu retrouver
la trace, et de se dire a soi-meme avec le poete des
Pastes :
Jours charinans^ quand je songe a vos heurcux installs
Jc pense remonter Ic fleuve de mcs ans ,
1^4 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Et mod coeur eiicbanli^ , sur sa rive fleurie
Respire encor Fair pui;du matin de la vie?
Quelle verite, quelle fraicheur et quelle vivaclte de
pinceau ^atis I'histoire du grand noyer de la terrasse de
Bossey, dans la peinture de sa premiere entrev'ue avec
madame de Warens^ dans celle de ses timides et infor-
tunees amours pour la belle marchande de Turin;
dans le recit des brillantes esperances fondees sur les
merveilles d'une Fontaine de Heron ; dans les aveux naifs
de son engouement pour I'ami Bacle^ et, quetques an-
nees apres, poUr le semillant Venture de Villeneuve ;
dans le recit si simple et si seduisant de Theureuse soiree
de Tonne, entre mademoiselle Galley et son amie, etc.?
Quel excellent portrait que celui de M. le jugc-mage
Simon! Le roman de Scarron nen a point de plus co-
mique ; ce qui ne Test pas moins sans doute , c'est la
desastreuse histoire du concert de Lausanne et la ren-
contre de TArchimandrite de Jerusalem. tJn tableau plus
charmant encore est celui de cette nuit passee, a la belle
etoile, dans la nicbe d^un mur de terrasse, pres de Lyon ,
apres laquelle il ne restait plus au pauvre Jean-Jacques
que deux pieces de six blancs; ce qui ne Temp^chait
point d'etre de bonne humeuf, et d'aller gaiement cher-
cher son dejeuner en chatitant, tout le long du cheniin ,
unc cantate de Batistin ; bonne cantate qui lui valut plus
d*un excellent diner , et qui retablit pour quelque temps
sa petite fortune. Son s6jour aux Charmettes offre non-
seulement une foule de peintures champetres remplies
de grace et de sensibilite; on y suit encore avec inter^t
la marche de ses etudes et les premiers developpemens
de son genie et de ses pensees. On se repOSe do cette
partie plus serieUse de Fouvrage en Taccompagnant dans
i JUILLET 1782. 1-75
son voyaged Motitpellier, oil, sous le nom anglais de
M. Dudding , il fut un pen moins sot dand ses galante-
ries qu'il ne Tavait ^t^ jusqii'alors sous It sien. La dame
qui Toulut bieti se charger de lui donner des lemons dont
il avait si grand besoin n'est designee que sous le nom
de K***; nos Memoires secrets nous ont rev^l^ que c'e-
tail une dame de Nicolai. Pourquoi le laisser ignorer a
la posterity ? « Cest pres d'elle, dit- il , que je m'enivrai
des plus douces Volupt^s. Je les goAtai pures, vifes, sans
aucun melange de peines ; ce sont les premieres et les
seules que j'aie dinsi goatees , et je puis dire que je dois
a madame N*** de ne pas mourir sans avoir connu le
plaisir. » Un si grand service rendu k un des sages de
nos jours etait bien fait , ce me semble , pour consacrer
son nom k la m^moire des si^des a venir.
Il est sans doute asscz vraisemblable que Jean-JacqUes
s'est permis plus d*une fois d'orner le r^it de ses aven*-
tures de tous les agn^mens dout il a pu le croire suscep-
tible; mais ce qui nous persuade au moins que, sll n'a
pas toujours ^t^ exactement vrai , il a presque toujours
ete parfaitement sincere , c'est que , sans paraitre le cher-
cher, il ne dit presque rien des circonstances de sa vie,
des dispositions particuli^res de son enfance et de sa pre-
miere jeunesse, qui ne serve k expliquer tr&s-naturelle-
ment toutes les bizarreries et toutes les inconsequences
connues de son caractere et de sa manifere d'etre.
Le developpement de ses pastions fut excessivement
precoce et celui de sa raison fort lent. A huit ans , il avait
lu tous les romans , et cette lecture lui avait donn^ une
intelligence unique k son ^ge sur les passions. « Je n'a-
vais, dit-il, aucune id^e des choses, que tous les senti-
mens m'^taient d^a connus. Je n'avais rien con^u , j'a-
176 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
vais tout senti. Ces emotions confuses que j'eprouvai
coup sur coup n'alt^raient point la raison que je n'avais
point encore; mais elles m'en formcrent une d'une autre
trempe, et me donnerent de la vie humaine de& notions
bizarrcs et romanesques, dont Texperience et la reflexion
n^ont jamais bien pu me guerir. »
A vingt-cinq ans, il n'avait fait encore aucune etude
suivie. Livre entierement a ses propres forces, il etait
reduit a chercher seul la route des connaissancos qu'il
desirait d acqu^rir. Voici de quelle maniere il catacterise
lui-mSme la trempe originale de son esprit et de son ge-
nie, a Cette lenteur de penser, jointe a cette vivacite de
sentir, je ne I'ai pas seulement dans la conversation , je
Tai meme seul et quand je travaille. Mes idees s'arran-
gent dans ma tete avec la plus incroyable difficulte. Elles
y circulent sourdement; elles y fermentent jusqu'a m'e-
mouvoir, m'echauffer, me donner des palpitations; et
au milieu de toute celte emotion je ne vois rien nette-
ment; je ne saurais ecrire un seul mot, il faut que j'at-
tende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise, ce
chaos se debrouille, chaque chose vient se mettre a sa
place, mais lentement, et apres une longue et confuse '
agitation. N'avez-vous pas vu quelquefois I'Opera en Ita*
lie ? dans les changemens de scene, il regne sur ces grands
theatres un desordre desagreable, et qui dure assez long-
temps; toutes les decorations sont entremelees; on voit
de toutes parts un tiraillemeul qui fait peine; on croit
que tout va renverser. Cependant pen a peu tout sar-
range, rien ne manque, et Ton est tout surpris de voir
succeder a ce long tumulte un spectacle ravi^sant. Cette
manoeuvre est a peu pres celle qui se fait dans mon cer-
vcau quand je veux ecrire. Si j'avais su premierement
JUILLET 1 782, ly.
tttendre, et puis rendre dans ieur beaute les choses qui
sesont ainsi peintes, peu d'auleurs m'auraient surpasse...
a NoD-seulement ies idees me coiitent k rendre, elles
me coutent a recevoir. J'ai etudie ies hommes, et je me
crois assez bon observateur. Gependant je ne sais rien
voir de ce que je vols ; je ne vois bien que ce que je me
rappelle, et je n'ai de I'esprit que dans mes souvenirs.
De tout ce qu'on dit y de tout ce qu'on fait , de tout ce
qui se passe en ma presence , je ne sens rien, je ne pe-
netre rien. Le signe exterieur est tout ce qui me frappe;
mais ensuite tout cela me revient ; je me rappelle le lieu,
le temps , le ton , le regard , le geste , la circonstance •'
rien ne m'^happe. Alors sur ce qu'on a fait ou dit,
je trouve ce qu'on a pens^ , et il est rare que je me
trompe »
Le besoin auquel il fiit expos^ pour ainsi dire au sortir
de son enfance, les durs traitemens qu'il ^prouva dks sa
plus tendre jeunesse apres avoir commence a Stre elev^
avec une grande douceur, la vie errante et vagabonde
qu'il mena depuis I'dge de quinze ans , le contraste per-
petuel des id^es romanesques qui avaient seduit de si
bonne heure son imagination , avec toutes les peines et
toutes les humiliations auxquelles il fut si long-temps en
bntte,^ ces causes r^unies durent sans doute aigrir son
caract^e, irriter sa sensibility , rendre son humeur om-
brageuse et susceptible.
II s'est peint lui-mSme, dans plusieurs endroits de ses
M^moires , avec de grandes dispositions pour I'ingrati-
tude ; mais ce vice chez lui semble tenir bien moins a un
OGeurdeprav^ qu'aux noires preventions que lui avaient
inspirees ses malheurs contre toute la nature humaine :
ces preventions furent port^es enfin a un exces qui le
Tom. XI. 12
I^S CORRESPOBTDANGE TJTT^RAIRE,
rendit veritabiement fou. Les germes d'une si triste fbli^
se trouveDt deja dans ses Cknitfessions ; mais on ]c»s vuil
se developper d'une maniere plus affligeaote encore et
dans ses Promenades du B^t^eur soliiuire^ et dans I'^n-
nuyeux rabachage des Dialogues qu'il a intitule Rous^
seau juge de Jecui" Jacques y ou Jean -Jacques juge de
Rousseau.
La fausset^ que nous avons promis de relever a la fin
de cet article, la voici : Rousseau, en parlant du projet
d'un voyage a pied en Italic avec MM. Diderot et Grimm,
ajoute : ^ Tout se reduisit a vouloir faire un voyage par
ccrit, dans lequel Grimm ne trouvait rien de si plaisant
que de faire fairc a Diderot beaucoup d'impietes et de
me faire fourrer a I'lnquisitlon a sa place,., x^ Cela est sans
doute assez gai; mais il nous est bien prouv^ que jamais
plaisanterie n'a et^ plus injustement defiguree : le fait
est que , dans le roman de ce Voyage oil M. le baron
d'Holbach jouait un grand role, c'etait a lui que devait
arriver le premier malheur. II ^tait arrange qu'il tarn-
berait dans un trou en pr£chant la prudence a son ami
Diderot; que celui-ci se ferait mettre a I'lnquisition a
Rome , Rousseau sous les plombs a Yenise , et que
M. Grimm , desespere de I'infortune de ses trois amis ,
en perdrait la raison, et serait enferme dans I'Hopital
des fous a Turin. Voila la seule version veritable, et I'on
nous saura gre, sans doute ^ des recherches que nous
avons faites pour la retablir dans toute son integrite.
Au reste, JeanJacques n'est pas le seul homme celebre
qui ait eu la fantaisie de se confesser a la posterite. Saint
Augustin en avait donne Texemple, a sa maniere, dans
ses Confessions; Cardan, le subtil Cardan, I'avait imite
dans son livre De Vita propria^ ouvrage plein de foiie
J
et de superstitioa , mais oil Ton trouve pour le moinsau^
tant de naivetes, autaut d'aveux secrets , autant de me^
nus details tr^s-interieurs et tres-bizarres, que daas les
Memoires de Rousseau. L'article le plus attendrissaut des
Confessions du medecin de Pavie est celui oil il deplore
la maligne influence de son etoile, qui^ pendant les dix
plus belles annees de sa vie, de viugt a trente, le rendit
absolument incapable de jouir d^'aucune fenune , et Tob-
ligea m£me encore, a soixante-quatorze ans, de se mena-
ger trop a cet cgard pour ne pas beaucoup affaiblir son
estomac : Venen nequc immoderate incubui... nunc ma-
nifeste ventriculum labefactaL Cardan et saint Augustin
avouent, comme Jean • Jacques , leur goflt naturel pour
le vol. II y a des aveux plus extraordinaires encore dans
les Aifentures du sieur ^Assoucy^ ecrites par lui-meme ;
liTre assez rare^ mais assez mauvais pour meriter de
rStre (1). Une Confession plus etonnante et surement
beaucoup plus instructive et beaucoup plus agr^able que
toutes celles dont nous venous de parler, n'est*ce pas
celle que le cardinal de Retz a faite dans ses Memoires^
et qu'il y a faite si facilement, avec tant de naturel, tant
de simplicity , qu'il ne parait pas m^me avoir song^ a ce
qu'il en aurait pu couter a tout autre qu'a lui pour
£iire et pour dire les mSmcs choses. « Con^oit-on , dit
le president H^nault en parlant des Memoires du Cardi-
nal, qu'un homme ait le courage ou plutot la folic de
dire de lui-mSme plus de mal que n en cut pu dire son
plus grand ennemi ? » L'amour-propre a toujours ce cou-
rage lorsqu'il est siir dc Timpression qui pourra le de-
(i) hu Aveiitures de Monsieur d'Assoucy; Paris, 1667, a vol. in>xa. Eii
1669 le m6me fit paraitre Us Aventures d^ItaHe de Monsieur dAssoucy, Paris,
l8o CORRESPONDANCE LITTER A I RE ,
domniager du sacrifice qu'il semble faire de lui-menie,
et c'est Tidee qui a sans doute encourag^ la sincerite
de tous ceux qui sc sont avises d'^crire leur propre his-
toire.
Vers pour le chien de madame de LaReynikre, qffrant
une veste a M. de La Rejniere lejour de safete, par
M. Vabbe Arnaud.
Tu dois p€u cherir les Anglais y
Le beau nom de Mjlord te d^plairait pcutdtre;
Et, pour te bieu prouver que je suis n^ Fran^ais,
J'ai pris Tkabit d'un petit-maitre.
Dc ramiti^ je suis I'ambassadeur ;
Fidele comme ma maitresse ,
Je porte a tes genoux nos voeux pour ton bonheur«
Et le tribut de sa tendresse.
Pour me donner I'air grave on n'a neglige rien;
De mon habit pardonne Tim posture ,
D'un homme en vain j'ai la parure ;
Je sens aupres de toi battre mon coeur de chicn.
r
Epigramme.
FrusteaUy barbouilleur de tavernes,
De plus en plus se n^gligeant,
Produit par jour cent balivernes
Qui lui produisent peu d'argent.
On ne sait point s'il aspire & la gloire ;
Mais ce qu'oA sait par des rapports tr^s-surs,
G'est que son nom se lit sur tous les murs ,
Hormis sur ceux du Temple de Memoire.
JUIILET 1782. 181
Frogmen i (Tune Lettre de madame la barorme d^Erlach
a madame de Fermenoux.
De Berne , \e 4 juillet 1 78^.
— II n'etait pas difficile de deviner que Geneve serait
pris; mats, pour imaginer qu'apres avoir rompu les
pontSy plac^ quarante-cinq pieces de canon sur les i^em-
parts y d^pave la ville^ etabli des hopitaux, tout cela
finiiait par tirer deft coups de fusil aux etoile^^ il fallait
ua peu de penetration ; et ce qu'il y a d'adniirable, c'est
que tous cesC^sars ^taieot constamment sur les remparls
a regarder travailler, a ouvrir la tranch^e, et a etablir
des retranchemens. On dirait qu'ils n'avaient d'autre
but que d'^rire un livre sur la taclique^ et qu'ils ont
fait venir les maitres dbez eux. lis pourrout a present
trailer la partie des garjiisons ; ils en ont une franco*
berno-pi^montaise, et Ton va s'occuper a leur donner
une forme de gouvernement plus propre h, maintenir
leur tranquillite et celle de leurs voisins. Ceux qui m'out
paru le plus a plaindre sout les otages^ dont le sort a ete
affreux pendant leur detention. Nous avons appris hier
toutes ces nouVelt^. Notre Conseil souverain s'est as*
semble, et Tenvoye a commence par dire : Posttenebraj
lux. C'est la devise de Geneve, et c^^tait le moment de
la rappeler. II faut esperer que ce jour qui leur est rendu
sera desormais sans nuage y el que le passe leui> servira
de legon. Mais^ dites*moi^ ma chere cousine, de quel
parti etiez-vous? J'entends avant la.barhariie du'.8 avril ;
car depuis il n'j avait pas moyen do balancer. Pour moi ,
j avais taut entendu parler pour et contre, que jl^tais
presque r^duite a la neutrality, et riea ne me gene da-^
1 82 CORBESPOICDAKGE LITTERAIRE ,
vantage. iTadniire fort le venerable equilibre; mais il
est impossible de le conserver ; il faut que mon petit suf-
frage se glisse dans un des bassins; il est vrai qu'il est
si leger qu'on ne s'en aper^oit pas. Tetais done dans un
grand embarras. On accusait les n^gatifs d'avoir traite
les autres avec tnepris , et de tous les torts c'est le moins
pardonnable et le moius pardonn^ dans utie R^pablique ;
d'un autre cot^ , les representans j en oriant k I'oppres*
sion , commen^aient a oppritner. Convain9ue de Tun et
de I'autre j je me trouvais dans ce triste ^uilibre ^ et je
m'y tenais avec la mauvaise grace d'un debutant sorla
corde , et qui a peur de toraber. Enfin me voiH^ les pieds
par terre, et je jouis de la ^dret^ de cette pdfl^ttion. . . :
Ma ch^re cousine, je vous parle trop de Geneve ; je fais
eomme les plaideurs qui ne s'occupent que de leurs pro*-
c^s , et qui plaident avec la patience des ftoditeui's ; je
crains d'avoir abus^ de la votre y et je ne vots pas de meil-
tenr moyen de faire taire mes scrupules que de vo^s par-
ler bien vite de ma tendre et sincere amitie...^ etc.
Recueil dipitaphes serieuses, badines yStUiriques et
burlesques^ par M. D. L. P. ; decix: volumes in-ia. II
faut dire de cc Recueil ce qu'on a deja dit de Ijant d'an-
tres; quelques pieces vraiment pnfeieuses, beaucoup de
mediocres, un bien plus grand nombre de mauvaises* Le
tort le plus r^el de celui-ci est d'etre de M . deLa Place ,
qui, ayant fait lui-meme beaucoup d-<&pitaphes , s'est cru
oblige, paffun e.tces de tendresse paternelle, de les y
couserver toiiles ; ellcs occupent pnesque un tiers de sou
voluniineux Recueil ; et de loutes.cellei*U il n'y en a pas
quat«5, en conscience^ qui ne soient d^testables;
JUILLET 1782. 1 83
Stances a mademoiselle ClSopIule^ ci-depani danseuse
en double de VAcadimie rojrale de Mmique (i),par
M, de La Harpey Van des Quarante.
L'incoostan^e et Tartifice
Partout rempla^ient I'aniour :
Toujours soumis au caprice,
Son pouvoir ^tait d'un jour.
« Mes feux, dit-il, vont s'^teindre :
lis devaient tout aniiiier.
Que les mortek sont a p]aindre !
lis ne savcDt plus aimer. *>
Pour prevenir cet outrage ^
II epuise ges effoits
Sur le plus charmant ourrage
Qu'einbellissent 8e» tresors.
(i) II y a quelques annees, une des plus agr^Mes sulIaiMSs du serail de
M. le prince de Soubise. Une maladie trop cruelle Tayant reduite dans uo
etat aussi deplorable que celoi ou se trouva la jo&e Auivaate de Tauguste Gu-
oegonde , grace an cordelier son coofetseur, elle fat obligee de renoncer au
Thefttre. l^chappee enfin au plus affreux fi^au du meilleur des mondes, elle
n'y a perdu, dit-on, qu'une partie du palais et de la luette ; aujourd'hui Ton
lait se passer de tout cela. Quoi qu*il en soit, on ne saiu-ait douter des charmes
qui lui reslent, en voyaot Tillustre anteur de ces vers s^endiainer si publique-
meat k son char. Il en est epris eomme pourniit T^lre un jeunc homme de
quinze ans, et s'affiche partout avec ielle atix promenades, i la Redoute , au
spectacle , a TAcademie m^me, au grand seandale des leltres* de la pbiloso-
phie, et surtout de tant d'honn^tes bourgeoises qui se croyaient jusquMci de ik-
ritables Aspasies, en honorant ce grand homme de leurs bontes. Quelle hu-
miliation en effet pour ces bonnes dames d*apprendre que riograt, en aimant
one petite danseuse sans principes, sans metaphysique m daos la t^te, ni dan»
le coeur, les oublie si parfaitement , quUl croit n'avoir jamais aim^...! Eh ! Mes^
dames , ne Favait-il pas dit lui-m^me dans son dioliire d la nouvelU salle ?
Apr^s les goiits osdi TienneDt les IlintsUks ;
On cherche les Lais »pris Ms Aspasies ;
£t de la nonveaute I'invincible desir
Aime plus a changer qull ne songe k choislr. ( Note de Grimnu )
l84 CORBESPONDANCE LITTER AIRE,
Or , |ugez s'il est habile ,
L'eDfaot maitre des Irainains^
Votu Yojez dans Gleophile
he cheM'oeuvre de ses mains.
Lui-m#me avec complaisance
Vit son prodige nonyean ;
Les Graces, a sa naissance,
Entonr^rent son berceau.
Le Dieu dit : « Je suis tranqnille,
Rien ne pent pins m'alarmer ;
Qnand ils rerront Gleophile ,
lis Youdront encore aimer. »
Quelle grace enchanteresse
Dans ses traits, dans son esprit!
Elle charmcy elle interesse
Elle attache , elle ravit.
Le coear le plus indocile
Contre elle ose en vain s'arraer;
Uu regard de Gleophile
Est un ordre de I'aimer.
Quoiqu'Amour m*ail dans ses chaines
Engage plus d*ane fois ,
Quoiqu'Amour, malgre ses peines.^
M'ait fait adorer ses lois ;
Par une erreur trop facile
Dans un coeur bien enflamm^ ,
Je crois pr^s de GMophile
N^avoir pas encore aim^«
Jeveux, a ses lois fidele,
Ne chanter que mon ardeur.
Dieux! que ma muse n'est-elle
Aussi tendrc que mon coeur I
JUILLET 1782. l85
Ma Toix , a Mainour docile ,
N*a qu'un refrain a fcfrmer :
J'atme, j'aime GMophile,
£t ne vis que pour Faimer.
^W"
Le Ghardoniteret Eir liberty ,
Fable attribute • M. le due de I^WernoU.
Uo beau chardonneret venu du Canada
( On fait cas surtout de ceux-14
Pour la siraplicite de lenr noble plnmage (i)
D'une dame de baut parage
Etait Fesclaye. Bon ! c'^fait pis que cela:
Lc pauvre oiseau vivait encbain^ dans sa cage ,
Pajant par niille efforts d'adresse et de courage
Ce qvL*k tous les oiseaax la nature donna ,
Le boire et le manger (2). Un jour il s'ecbappa.
Le voila sur un arbre ; on crut pouToir Vj prendre.
Ghacun dans le jardin se b&te de descendre.
Les plus sages disaient : T^oiUi Voiseau perdu.
La dame imprudcmment ordonne de lui tendre
Le lien qu'il avait rompu.
Bel app^tl francbement cette dame etait folle.
II s'envola plus loin. « £b bien , que mes gens
T4cbent de I'engager 4 revenir c^ans ,
Et je lui donne ma parole
Qu'il sera libre d^sormais. »
— a Libre! eb ! ne l'est-ilpas?M dit Tun d'entr'eux encore,
H Essayons cependant..... ; » mais ce fut sans succ^.
— <• J*ai J repottdit Foiseau , ce que tu ine proniets :
(x)«Le chardonneret du Canada, dit M. Valmont de Bomare dans son
Diciioimaire d'Histoire natunUe^ ressemblie beaucoup a un serin dont fa queue,
les ailes et la t^le seraient noires. » ( Not» dt Grimm»)
(a] Des oiseliers sans pilie dressent , pour le veudre mieux , le chardoDoeret
atirer.deux seaux qui.contiennent son eau etsa graine, et qui sonl suspendus
a uae pouUe dans une cage ouverte ou il est attache k une cbaine.
{NoUde Grimm.)
I 86 COKRESPOBTDAKGE LlTTliRAlRB ,
A ta dame il faudralt qaelques grains d*ell6bore.
Qa'ai-je besoin de ses bienfaiti?
Sers-la , toi , c'est ton lot « rampe sous sa puissance.
Moi, je churls Fin^pendance,
£t vivent les cbardonnerets !
Une fois bors de cage, lis n*j rentrent jamais. »
D'un tableau qui parait cboqucr la vraisemblance ,
Permis 4 qni youdra de s'appliqaer les traits.
Sur le nom de la dame on voil que je me tais :
Honni soil done qui maljr pense.
Vers impromptus a madamede FermenouXy quiseplai-
gnait de ce qu'on rCa^fait point songe a celebrer sa
fite; elk wait itifort maladepeu de jours avpara-
Pour celebrer la f(^te de Gennainc
Piovoquais tous mesDieuXy les Muses etl' Amour,
Les Arts et TAmiti^. Tous m'ont dit tour k tour :
Sa f(§te 9 c'est la mienne ;
Mais Germaioe a souffert; pour chanter ce beau jour ,
II est encor, b^las! trop voisin de ma peine.
Lettre de M. Moultou sur la derniere resolution de
Genkife.
aOui^ Monsieur, Ic sort de Geneve est triste, et il
eflt ete bien facile de preveuir tant de malheurs ; mais
les hommes... les chefs de parti... Si ceux qui ont dirige
les notres ne sont pas ^galement coupables, ils ont ete
egalement passionnes et imprudeois. Comment n'ont-ils
pas prevu ce qui arrive ? Depuis deux ans , je jugeais ces
afTaires d^sespi^rees, et j avais cherche a la cainpagne le
repo6 et la paix. Qu'il s'en faut que je les y aie trouves !
JOILLET 1782. 187
Non, jamais je ne passerai des jours plus cruels que ies
derniers qui out lui sur cette malheureuse Republique.
(Test un vrai miracle de la Providence que Ies G^nevois
aient renonce si une defense lautile^ qui Ies aurait im-
mortalises et perdus. lis en avaient pris , h la face de
^Europe, Tengagement solennel; ils avaient d^lare que
des hommes libres pouvaient ^Ire detruits, noasoumis^
et, apres un tel langage^ la seule ressource qui reste a
an peuple plein de courage et d'honneur^ c'est de p^rir«
Aussi qui jugerait Ic peuple de Geneve d'apres Ies der-
niers ev^nemens, s*en ferait une bien fausse idee. Ce
sont ses chefs qiii I'ont mis en contradiction avec lui*
meme, et qui, livrant seals la ville , h son iasn, oat me-
rit^, ou son mepris s'ils ont agi par faiblesse, ou son
elemelle reconnaissance s'ils Pont fait par un exoes de
Tertu. Deux ou trois fois/ Ies cercles assembles avaient
decide qu'il fallait defendre I4 ville y et Ies chefii conster-
nes avaient paru acquiescer avec joie a cette r^sdlutv
ils virent mSmc qn'il etait inutile de Ies consulter em
qn*ils auraient toujours la m£m^ reponse. En con^i
quence, ils propos^ent qu'on format un comite d'elite
compose de la vingtieme partie de la Nation, et qu'il fdt
autorise par elle a prendre toutes Ies resolutions que
Ies circonstances reudraient necessaires. Cette proposi-
tion fut acceptee sans balancer ; on n-y vit qu*un moyen
sage de mieux assiirer' la defense Mais la premiere
question que Ies chefs fireut a ce domite fut> s*il conve-
nait de defendre la ville- ou de se rendre ; a la plurality
de qnatre*-ving^-donze contre cpiatre^ la defense fut r^-
8olue,cependant apres avoir mishors de la ville Ies
otages et le reste des n^gatifs. Cette resolution etait
noble et touchantc; elle n'en convenait pas mieux aux
l88 CORRESPOjN DANCE LITTER AIRE,
chefs; ils supplierent qu'on delib^rat une seconde fois;
et a force de prieres, d'^loquence et deraison, ils pb-
tinrent eufin uue espece de pluralite pour se reodre; mais
ceux qui persistaient dans leur premier avis frcmirent
de cette decision ^ protesterent contre la perfidie ; ils al-
laient avertir leurs concitoyens Ce fut pendant ces
vains debatSy et tandis que par la force m&me on emp^-
chait les f)lu8 furieux de sortir de Tass^mblee, que les
ptages furent d^livres, les portes de la ville ouvertes^
et que les chefs prirent leurs passe-ports pour sortir. U
est inutile de dire le reste ; et d'aiUeui*s comment vous
exprinierais-je la rage et le desespoir de la generalite
des citoyens , quand au milieu d'un sommeil que lears
penibles travaux et leurs lougues veilles avaient rendu
ne^essaire, et auquel ils avaient ete invites par leurs
chefs y ils entendirent^ au lieii de la cloche d'alarme qui
devait les appeler au rempart, ces cris affreux : ccNos
chefs nous ont abandonnes, les etrangers sont dans la
yilit! » A ces desolantes voix, le desespoir est dans
tons les coeurs ; quelques-uns tournent leurs armes contre
eux^memes^ d'autres les brisent avec mepris, et les
jettent loin d'eux; un plus grand nombre veut courir
apres les chefs, et laver dans leur sang la honte qu'ils
leur ont impriniee ; presque tons jurent d abandonuer
une palric qui leurreprpche deja de lui avoir survecu,
et ils fuient avec leurs feitimes et leurs enfans. Les che-
mins etaient pleins de ces malheureux fugitifs, et reten-
tissaient de leurs g^missemens et de leurs larmes ; deux
chariots de dix enfans et de leurs deux meres vinrent
dans un village voisin de celui oil je suis; les deux peres
suivaient a pied, les bras pendans, lesyieux fixes contre
terre. Abim^s dans la honte et dans la douleur, ils sem-
lUlLLET 178a. 189
blaient youloir se cacher h la nature enti^re ; jamais
spectacle ne m'a plus emu. Jene les connaissais point,
je ne me precipitai pas moins en sanglotaut dans leurs
bras: ccCalmez-vous, leur dis«je , calmez«vous, vous trou-
vcrez une autre patrie. — Non , me r^pondirent-ils ;
car, en perdant la notre , nous avons aussi perdu Thon-
Deur...» Et c'^taient de simples artisans qui me tenaient
celangage. Ah! Monsieur, quel peuple! et il n'existera
plus. Je sais que la liberte donne souvent Irop d'energie
aux ames ; les G^nevois en sont la deplorable preuve ;
mais pour des hommes cet exces ne vaut-il pas mieux
que celui de I'avilissement ? La sagesse des mediateurs
pout reparer une parlie de nos maux ; mais il n'est pas
en eux de rendre aux Genevois leur grand caract^re ; il
tenait au sentiment vrai mais exagi^re de leur indepcn-
dance : ce sentiment est pour jamais detruit.
flc Yoila , Monsieur , ce que j'ai pu recueillir ici de
cette memorable et fatale joum^e, qui pouvait Telre
bicn plus encore si Ton avait suivi Tenthousiasme des
citoyens. Je n'ai rien dit que de vrai , et d'apr^s le rap-
port d'hommes sages des deux partis qui ^taient dans la
TiUe. II est impossible de blamer les chefs du peuple de
s'etre opposes a une vaine defense qui n'aurait fait de la
ville qu^un monceau de mines. II y avait une quantity
de poudre immense , plus qu'il n'en aurait fallu pour
soutenir trois sieges ; et comme les magasins sont peU
surs, tons dans les remparts;on avait et^ oblige de la
transporter dans des maisons ; le seul temple de Saint-
Pierre en contenait plus de quinze cents barils : une seulc
bombe tombee sur un de ces depots mettait la ville en
cendres. Mais pourquoi , dans cet ^tat , annoncer une de-
fense, et persuader au peuple qu'elle elait possible ? J'i-
igo CORBESPOITD^NCE LITTER AIRE,
gnore si ce fut Touvrage deft chefs, inais, en ce cas, je
ne sais ooinment ils pourraient s'en jastifier.
tfCe sont d'ailleurs de tr^s-honn^tes gens, qui peuN
£tre fiirent aveugles par leurs craiates. Ces otages , ce
renyersement da Conseil^ tant de moyens violens si mal*
adroitement employes ^ moot fait soup^onoer depuis
loDg-tetnps qu ils voyaient Irop les dangers qui les mc-
na^aienty et que leur imagination les leur exagerait
peul*etre. Quoi qu'il en soit , je ne puis encore tourner
mes yeux sur cette deplorable ville ; je u'y ai pas mis les
pieds depuis trois mois ; et , si je puis m'en dispenser ,
je li'y rentrerai plus, etc... »
Electrcj paroles de M. Guillard^ auteur du poeme
Siphigenie en Tauride^ musique de M. lie Moine, eleve
de M. le chevalier Gluck , a et^ representee , pour la
premiere fois ^ par TAcademie royale de Musique , Ic
mardi a . Le plan de cet opera a toute la severite d'une
veritable trag^die ; le spectacle en est triste et pompeux;
la musique en est si terriblement dramatique , qu'on ne
peut gu^re lui reprocher plus de trois ou quatre traits
de chant ; cependant le public a ete asaez bizarre pour
Taccueillir avec froideur, et quoiqu'on se soit presse de
SiOutenir ce tragique chef-d'ceuvre par un fort joli ballet,
il n'a pu se trainer au-dela de cinq ou six representa-
tions; ce qui prouve bien a M . Le Moine que les memes
artifices ne r^ussissent pas egalement a tout le moiide.
Le sujet HAlectre est si connu que nous n entrepren*
drons point d en donner une analyse detaillce. II suffira
d'observer que M. Guillard a suivi presque entieremont
la marche de Sophocle; son poeme n'est pour ainsi dire
que le squelette dela tragedie grecque^ rhabillc de toutes
JUILLET 178a. IC)I
les guenilles de ce que Doud voulons bien appeler notre
po^ie lyrique. Les changemens les plus importans qu'il
se soit permis tiennent a la scene du second acte entre
EgistheetClytetnnestre^scenedont il a puise Tideedans
XOreste de M. de Voltaire , mais qu'il a enrichie d un songe
de Clytemnestre ; ressource , comme Ton voit^ tout*a-fait
neuve. Ce n'est pas non plus Chrysoth^mis, comme dans
Sophocle et dans Voltaire, qui aperfoit sur le tombeau
d'Agamemoon ce poignard et ces ofirandes qui lui don^-
nent Tesperance qu'Oreste est de retour ; c'est Electre
elle-mSnie ; mouvement qiii convenait bien moins au ca-
ract^re de cette princesse qu'a celui de sa soeur, mais
qui pouvait servir cependant a rompre un pcu la mono«-
tonie d'un role oil ce d<^faut semble presque inevitable.
II n'etait pas aise d'introduire beaucoup de spectacle dans
un plan aussi. austere que celui que voulait suivre
M. Guillard.
La musique de M. Le Moine, que M. le chevalier
Gluck refuse aujourd'hui de reoonnaitre pour son el^ve,
n'est qu'une exs^g^ration des principes de cet illnstre
compositeur, et Texageration du monde la plus mal-
adroite; ce sont des cris continuels et d^chirans, de
lourds efTets d'harmonie , sans aucun chant suivi , sans
aucun sentiment de ce qui est v^ritablement le charme
de la musique. II est bien vrai que, pour reussir a TO-
pera, c'est beaucoup de crier et de crier a perte d*ha-
leine; mais encore est-il une fa^on de hurler plus ou
moins originate , plus ou moins propre au caractere de
la situation ; et ces nuances , toutes prouoncees qu'elles
sont , paraissent avoir ^chappe entierement a !a sagacite
de M. Le M oine. Quelques choeurs , la scene d'EIectre
esperant de revoir son frere, un ou deux morceaux du
igi CORBESPONDAirCC LrrTillA.lRE,
role de Chrysoth^rois , sont les seules choses qu'on puisse
^couter sans peine.
Histoirede Charlemagne, par M. Gaillard, de TAca-
d^mie Fran^aise (i). Le but important de cette nouvelie
Histoire de Charlenuigne , comme celui de toutes les
Histoires de M. Gaillard^ est de prouver que la paix
est prefi^rable a la guerre. Bon Dieu! quaud M. Gaillard
trouvera-t-il done cela suffisamment prouv^ ! Voila plus
de vingt volumes sortis de sa plume qui ne sont faits ,
comme il Tannonce lui-mSme, que dans cette louable
intention. Le regne de Charlemagne est sans contredit
un des plus beaux sujets dont THistoire puisse s'occuper.
M. Gaillard a fait toutes les recherches qu'il fallait faire
pour le bien traiter, et cette Histoire n en est pas moins
un des plus ennuyeux livres que nous ayons vus depuis
long -temps. £lle a fait ressouvenir du mot de Freron
sur je ne sais quelle Histoire de Charlemagne qui parut
il y a douze a quinze ans (a), cc Cette Histoire, disait-il ,
est comme Npde de Charlemagne j longue et plate. »
AOUT.
Paris, aodt 178a.
Il n'y a gu^re plus de deux mois que le poeme des
(i) Paris, 178a, 4 vol. in-ia.
(2) Nous ne connaissons d^autre morceau historique sur Cliarlamagtie. que
V Histoire At r^g^de CharUmagne ^ t^t La Braere, 174^, 2 tomes io-ia.
Sans doute c*est de ce livre , mais bien postirieurement a son apparition , que
Freron a porte ce jugement, qui du reste s*applique fort bien k cet ouvrage
▼ide et superficiel.
AOUT 178a. 193
Jardins a paru , et Ton en a dej^ fait une demi-douzaine de
critiques, dont quelques-unes.ne manquent assurement
ni d'esprity ni de malignite. La seule defense que M. I'abb^
Delille ait opposee a toiites ces attaques, et c'est la meil-
leure sans doule, quoiquelle.ne soit pas a I'usage de
tout le monde, a et^ de laisser multiplier en silence les
editions de son ouvrage ; on en est actuellement a la sep-
tieme , et ces (editions se sont succede plus rapideracnt
encore que les libelles oil on le dechirait avec un zcle si
louable et si litteraire.
De toutes les critiques du poeme des Jardins^ la plus
am^re, la plus injuste peut-Stre^ mais aussi la plus pi-
quante , est une Lettre de M. le president de***^ aMAe
comte de*** (i); elle est d'un jeune homme qui s'est fait
appeler loug-temps M. de Parcieux, et qui, n'ayant pu
prouver le droit qu il avait de porter ce nom , s'en est
veoge fort noblement en prenant celui du chevalier de
Rivaroly lequel, dit-on, ne lui appartient pas mieux ^
mais dont il faut esp^rer qu'il voudra bien se. conten^
ter^ tant qu'on ne Tobligera pas a en chercher un
autre.
La premiere idee du critique porte sur le sort qu'e-
prouvent communemeat tons ces ouvrages si vant^s dans
le« cercles et dans les'soupers dont ils ont fait les d^lices,
lorsqu'on les voit exposes au grand jour de Timpression,
depouilies de tout TartiGce et de tout le prestige attach^
aux lectures particulieres : « Ce sont, dibil, des enfans gates
qui passent des mains des femmes a celles des bommes. »
Si I'analyse generale qu'il fait du poeme n-'est pas tres-
exacte , elle est du moins assez plaisante. « Dans le pre-
(i) Elle est <latee do chateau de Creuset. C*est la Reponse du comte de ***'
qui renferme la critique du poeme.
Tom. XI. J 3
194 GORRESPONDANGE LITTISrAIRE,
mier chant, dit-il, Tauteur entreprend de dinger Fetui^
iesfleurs, les gazons, les omir€tges ; dnnsle second, /e^
fleurSy FeaUf les ombrages et les gazons; dans le troi-
si^me et dans le quatriime, il dirige encore les ombrages j
les fleurSf les gazons et les eaux. Ce cliquetis , ce d^
ordre^ qui r^gnent ayec art dans tout le poeme , de-
routent et &tiguent ses amte, qui n'ont, pour se d^lasser,
qu une continuity de pr^eptes, des semblans d'^pisodes,
une maigreur g^n^ale , et un d^fant absolu d'int^r^t et
de mouvement ; car, bien que le poite ait vari^ son m^
canisme et donu^ k son vers des attitudes difE^entes, ce
n'est apr^ tout qn'une votubilite de rhythme, un mou-
vement intestin, et le poeme ne marche pas; on pent le
prendre et le commencer, le quitter et le reprendre k
chaque page, sans que le plan et le sens mime en souf-
frent... » Essayons de reduire ces exagerations a leur juste
valeur.
Le plan du poeme de I'abb^ Delille , sans 6tre fort in-
genieux , n'est cependant pas aussi absurde que M. le
chevalier de Bivarol vpudrait nous le persuader. II est
question , dans le premier chant , du choix des sites et
de la disposition generate du terrain ; dans le second ,
de la culture des arbres; dans le troisiime, des gazons,
des fleurs et des eaux ; dans le quatri^me , de la mant^re
dont Ja sculpture ei rarcbitecture peuvent omer les jar-
dins.
Quel est le poeme de ce genre dont la conduite soit
beauooup plus heureuse ? Un poeme k la fois didactique
et descriptif ! voila malbenreuseniient denx raisons trop
^prouvees pour manquer de chaleur et dlnt^ret; plus
melhodique , il n'en eut ^t^ que plus &oid ; plus libre
dans sa marche , il u'en eut ete que plus confus« I/art
AOUT 1782. 1^5
des transitions plus ou moins faciles , plus ou moins pi-
quantes^ est peiit-£tre le seal qu'on doive eziger dans
oe genre de po&ie, quant au plan, et la ressource des
Episodes y Tunique moyen de rechaufier sa langueur na*
turelle. Ce n'est presque jamais du &nd da sujet que pent
naitre Tinteret du poeme didactique ou descriptif ; tout
tient a Timagination du po^te ; oe sont des objets inani-
mesy il n'y a qu'un souffle diyin qui puisse leur inspirer
le moavement et la vie.
Nous sommes forc^ d'avouer qu'en se renfermant
m^me dans ce cercle de beautes , dont la poesie didac*
tique et descriptive nous parait susceptible, on pourra
trouver beaucoup de choses a d^irer dans le poeme des
Jardins; mais du moins n'aura-t-on pas alors Tinjustice
de lui reprocher ce qui n'est que le defaut du genre et
noD cdui dii talent. La nation fran^aise est la nation la
moins po^tique de TEurope. Elle n'aime , elle ne connaf t
guere que deux esp^ces de poesie, les chansons et le
theatre : tout ce qui ne Tamuse pas autant qu'une chan-
soQy tout cequi ne Tint^esse pas autant qu'un drame,
lui parait froid et languissant.
Le tort le mieux senti du poeme des Jardins est done
de n'£tre ni chanson ni drame ; un autre , qui ne Test
guere moins, c'est de manquer d'idees et d'esprit. Y en
a-t-il beaucoup plus dans les Georgiques de Virgile? Je
ne le pense pas ; mais on y trouve a la v^rite ce qu'on
chercherait inutilement encore dans I'ouvrage de Tabbd
Delille, une grande ricbesse d'images, une grande va-^
ri^t^ de mouvemens , une sensibilite vraiment po^tique,
des episodes pleins de mouvement et d'interfit. La marche
du poeme des Jardins est on ne peut pas plus uniforme :
ce sont des pr^ceptes dont les formules eternellement
Ig6 CORRESPOND ANCE LlTTl^RAIREy
rep^^s fetiguent bientotle lecteur; ces pr^ceptes sont
suivis ou pr^ced^s de quelques traits de critique assez
heureux , mais tenant presque tons a la meme id^e ; des
descriptions compos^es de vers brillans, harmonieux et
pittoresqiies^ mais formant rarement de grands tableaux^
sont^ pour ainsi dire, les seuls episodes du poeme; car
pourrait-on appeler ainsi le petit morceau deja cite dans
ces feuilles sur TO-Taitien Potav^ri, celui des Amours
de Petrarque et de Laure, TEloge du capitaine Cook,
les Vceux pour la paix , et quelques autres egalement
faibles?
Nous ne nous piquons que d'etre justes; M. de Riva-
rol trouve beaucoup mieux a faire, et poursuit ainsi : ,
« Les amis de M. I'abb^ Delille ( pour des ennemis , je
ne lui en connais pas. . • . ), les amis de M. Tabbe Delille
sont tres-faches que, dans un ouvrage sur la Nature, il
ait dedaigne cette sensibilite des anciens qui anime tout
jusquaux moindres details, et cette philosophie des mo-
dernes qui allie sans cesse les observations de la ville
aux sensations de la campagne (i); qu'il ait meprise la
melancolie douce des Allemands et la richesse des ima-
ginations anglaises. Mais si les indifFerens veulent con-
clure de ces plaintes meme que M. Tabb^ Delille n'a
jamais eu ni sensibiUti ni enthousiasme j ses amis le
disculpent tres-bien^ en disant qu'on doit chercher le se-
cret du genie d'un ecrivain dans la vie qu'il a meuee ;
ils observent que M. I'Abbc s'est trop dissipe avec tout
Paris, et quil y a trop reussi par son enjouement et ses
bpns mots, pour qu'il ait songe a plairc aux ames sen-
(i) G*est ce que personne D*a su faire plus heureuscment que M. de Saint-
Lambert , et c*est ce qui doit assurer ai^ poeme des Saisons un succes dnrabfe.
{.Note de Grimm^ )
AOUT 178a. 197
sibles et m^lancoliques. C'est da<is la solitude qu'on ap-
profondit son cceur et ga langue, et M. I'Abbe deteste la
solitude ; c'est aux champs que Yirgile s'ecriait : O ubi
ixxmpil et M. I'Abbe n'aime pas les champs. Mais ils
espereiit bien que ses tableaux l^gerement esquiss^
et ses images de profil plairont aux gens du monde 9
saus leur causer la fatigue d*une seule sensation. -
cr . • . Quoiqu'il manque de sensibility , de philosophic
et d'enthousiasme, et quoique M. de Saint -^ Lambert^
Gessner et Thomson ^ aient de tout cela , n'est-il pas ad-
mirable qu'il ait ete place fort au^dessus d'eux par la
?oix publique? et n'est-ce pas moins un autre Pirgile
qae nous avons, corome on vient de Fimprimer (i) ?
Tant Feclat des epith^tes, quelques formes de style, le m^
canisme de certains vers, et surtout la coquetterie des
lectures particulieres, ont excite le zele des dames et des
^eos du monde (a) ! -^ • •
« Mais au fond je suis charme de tous dire, Monsieur,
que s^ amis sont vraiment construes de ne pas retrou-
yer au poeme des Jardins quelque physionomie des
Ghrgiques; ils s'attendaient que leur po^te aurait rap*
port^ du conunerce de Yirgile cette logique lumineuse
qui enchaine les pens^es, les beaut^s, les episodes au
sujet , ces transitions heureuses , enfin ce fil secret qui
fait que Tesprit suit I'esprit dans sa route invisible. »
Je me lasse de transcrire les observations malignes
qu'accumule le d^tracteur d'un excellent po^te, d'un
homme aimable et qui m^ritait plus d'egards.
(x)ifercii/« dejuin 178a.
(a) Un homme d*esprit, qui avait des suoces fous dans les societes, disait .
Oil n'iroi'je point, si les getu de lettres Inisseni din les gens du monde?
( Note de RiparoL )
198 CORRESPOND AlfCE UtriRAIRE^
Toat mechant qu'est ce persiflage, il renferme quel*
ques traits de v^rit^. Le poeme des Jardins a ^t^ plue
adbete qu'il n'a ^t^ lu^ et beaucoup plus lu dans ce mo-
ment qu'il ne le sera dan^ T^venir; on pent douter m^ine
qu'il ait ajoute infiniment a la reputation de Tauteur. Sa
traduction des GA>rgiques avait di]k prouv^ tout son
talent pour les vers ; les gens de lettres s'accordent mSme
assez g^neralement a trouver dans la versification de ses
Georgiques un gout plus pur, une correction plus sou-
tenue, moins de manieres, et le m^rite d'une plus grande
difficult^ vaincue* On voit, d'un autre cot^, si peu d'in*^
vention dans le poeme des Jardins ^ tant de r^minis*^
cences, tant d'imitatioos des poetes Strangers, et surtout
de Pope et de Milton , qu'il ne parait gu^e s'etre deye
dans ce nouveau poeme au*dessus du rang qui lui ^tait
d^ja si bien acquis. A la bonne heure ; il n'y en aurait
pas moins d'ingratitude a ne pas le remercier d'aToir
enrichi notre langue de tons les beaux vers doot le poeme
des Jardins est rempli. S'il y a beaucoup de negligences,
dans le troisieme chant , si dans tons les autres on ren*
centre de la s^cheresae , de TafTectation , de la recherche
et de Funiformite^ le style de Touvrage ne se distingue
pas moins en general par une grange ei^gance^ par le
rhythme le plus flexible et le plus barmonieux. La pein-
ture des jardins de Versailles et de Marly, la destructioa
de ce pare, le .
Chef-d'ceuvre d'an grand roi , de Le Notre et de» ans,
le tableau des ruines deRome, la Ferme, tous ces mor-
ceaux , restes dans le souvenir de toutes les personnes
qui les avaient entendus, n'ont rien perdu a I'inipression,
et sufBraient pour prouver que personne depuis Racine
AODT 1783* I^
d'a poBiBede, dans ua degre plus ^ninent cpie M. I'abbe
Dalilie^ «t tous les seerets de notre kmgae, et tontes les
ressoarces de notre po^ie. Remercions - le akisi de ses
Jardins; maU demandoos-lui Y^nSukj qu'il nous pro-
met depitis lant dlann^. Traduire porait £tre son Trai
talent^ et il n'y eut jamais un talent plus digne de tm*-
dttire Virgile« JUunus ApoUine diffmm.
Vers sUr M. le eomte du Nord.
Qtiflnd d'iine ncmvene Ashr^
JTentendaiS' o^Mbrer l^empire gloriens ,
Anx tnnsports qu'IiiBpirait sa poitMiieQ adoree-
Une larine en secret s'lachappait de me^ yeux*.
Immortelle y sana doute au aein de FEmpjr^e
Elle doit remonter un jour*
Peut-^trc y. Iitias! de tant dlieureux prodiges^
L^inrenir ne rerra que de faibles Testtges.....
Mais nn astre noureairiOQrit k netre amovr.
Sa leune et vire lami^re
Ouvre aux deatins du Nord la pins vaste carriere.
Loin de tes bords, Newa, Ferreur fuit saqs retour.
Fils d*Astr£e, il suivra ce sublime modele,
Et du torrent des temps il domptera le cours.
Des monumens fond^s par elle
La gloire d«rera tonjours.
Il faut qu'une commie satirique 6<Nt bien m^ocre
pour ne pas mime obtenir le succ^ du moment; mais
il feut que lauteur de cette com^die soit plus gauche
encore que sa pi^ pour la donner, lorsque le seul in-
t^rfit qui pouvait la soutenir est sinon oubli^ , du moins*
eati^ment refroidi. G'est la sottise que vient de faire
M^Cailhava d'Estandoux. Scs JournaUstes Jnglais^ re-
4
aOO GORRESPONDANGE LITTERAlREy
presentes , pour la premiere fois , le 20 du mois dernier^
avaient deja ete re^us par les Gom^diens en 1778. Telle
qu'elle est, si la piece eut ete jouee alors^ on peut pre-
sumer que tant d'auteurs si malmenes par M. de La
Harpe n^eusseiit rien neglige pour la faire applattdir ;
car c'est contre lui que sont diriges les principaux traits
du pamphlet dramatique; mais aujourd'hui qu'il a re-
nonc^ genereusement a sa ferule de journaliste , et que ,
dans la disette oil nous sommes de vrais talens, personne,
depuis quelques annees, n'a occupe plus que lui le
Theatre et la litt^rature d'ouvrages int^ressans, cette
satire a paru uon-seulement injtiste; mais/ce qui est
beaucoup pis, hors de propos. On a juge avec raison
qu'il y avait de la bassesse et de rindignite aux Com^
diens Franeais a se permettre de traduire ainsi sur leur
Theatre un homme de talent qui aurait assez de droit a
leur reconnaissance, n'eut-il jamais fait que Moliere a
la nouvelle salle et la charmante piece des Mmes rwales^
I'hommage le plus aimable que les lettres aient encore
rendu aux manes du grand homme.
II n'y a pas un prodigieux effort d'imaginative dans
la fable des Journalistes Anglais. M. Sterling, un riche
negociant de Londres, qui a la manie des lettres et de
plus celle d'avoir un profond respect pour les journaux,
veut que sa (ille Emilie epouse le sieur Discord, journa-
lise en chef, qu il loge chez lui pour s'assurer mieux les
honneurs de son suffrage. La jeune Emilie a , comme de
raison, un amant qu'elle prefere a M. Discord; cestle
colonel Sedley, qiii s'est introduit dans la maison sous
le nom de M. Smith, et qui a su engager son propre
rival a le prendre pour son secretaire. Ce stratageme ,
assez. extraordinaire sans doute pour un colonel , faciJite
AouT 1782. aoi
tous les mauvais tours qu on veut jouer a M. Discbjcd.
Gelui-ci finit par se trahir lui^meine; mais, par un
moyen fort use, il confie imprudemment a ses ennemi^
un extrait injurieux qu'il a fait d'un ouvrage de M. Ster-
ling, dans I'espoir que le secours de sa plume lui en pa-
raitra plus ni^Cessaire pour repousser de si rudes atteinles.
On montre Textrait ^crit de la main de Discord au bon
homme; il n'en faut pas dayantage pour le desabuser.
Cette heureuse intrigue est terminee par une esp^e de
farce, ou tous les personnages de la piece defilent sur
le th^tre en robe de palais pour former le tribunal fa-^
cetieux auquel M. Sterling preside, et ou Ton plaide
fort ennuyeusement pour et contre les journalistes.
L'auteur s'est permis de designer le personnage de
Discord par plusieurs traits connus de la vie de M. de
La Harpe, par des phrases entieres prises mot a mot
dans ses^rits, par une foule d'allusions aux aventures
les plus Equivoques de sa premiere jeiinesse, et c'est
apres TaVoir caract^rise si grossi^rement qu'il lui fait
jouer le role dn monde le plus avilissant. On pent s'e-
tonner Egalement etque l'auteur ait obtenu la permission
de faire fepr^senter une satire si oulree, et qu'une sa-
tire de cette esp^ce, repr^ntee publiquement, ait ce-
pendant fait si peu de bruit ; elle n'a excitE ni plaisir ni
indignation; le public a paru se soucier on ne pent pas
moins et de la critique et de celui qui I'avait faite^ et de
celui qui en Etail I'bbjet. Get exces d'indiflR^rence est en
vcrite plus piquant pour M. de La Harpe que toutes les
injures du sieur d'Estandoux.
Quelque faible que soit la comediedes Journalistes
Jnglais, quelque commun qu'eu soit 'le plan, on y a
pourtant remarque quelques scenes dont I'idee est assez
.202 GORRESPONPAKGE LlTTiRAIRE,
gaie y assez originate. Telle est , par exemple ^ celle ou
M. Sterling lit k sa servante Nicole le sujet d'un de ses
drames: Nicole^ pendant la lecture ^ a cacb^ son visage
a vec son tablier pour ne pas laisser voir qu'elle riait ;
le bon homme croit qu'elle fond en larmes : « Laisse-moi,
lui dit-il^ laisse-moi jouir d^licieusement de tes pleurs... »
U lui arrache le tablier, il la voit ^clatant de rire. a Corn-*
ment, malheureuse, tu ris! et Moli^e, cet auteur si
^ant^, s'en rapportait k sa servante! Ah! je me doo*
tais bien qu'il choisissait aussi mal seS juges que ses
sujets, etc. »
Discord refoit deux invitations k diner; ce sont deux
pi&ges que lui tend son rival pour se donner Tamuse-^
ment de le faire berner. L'une de ces invitations est
£siite au nom d'un Grand d'£$pagne, Tautre au nom de
Cidalise , caillette ^ qui tient bureau d'esprit. Discord f
dedaignant d'accepter la derni^re^ pour ponir la vanitd
de celte petite bourgeoise, sVvise de lui envoyer son
valet Crispin. « £lle ne me connait point, lui dit-il, va
cbez elle me repr^senter. — ^coutez, lui r^pond Crispin^
ce ne serait peut-Stre pas la punir... Je vous sais par
ooeur« Je dirai comme vous de ces mots qui tranchent et
qui n'emplchent pas de boire et de manger , detestable,
charmant, dwin, ea^dcrabie, d^icieux..., sans gout...
diable! j'oubliais sans gout... AUons, un bon diner me
tente. Vous me prlter^z un de vos justauoorps. Je vou-
drais bien votre... Ik... votre Titpn... Timo... (i) votre... ;
quelle diable d^imagination aussi de donner k chacun de
ses habits le nom de I'ouvrage qui a paye le taiUeur?
votre... — Discords Prends le dernier.— O'ispin (avec
d^dain ). Non , parbleu ! ce n'est qu'un petit frac, court
(i) Tlmoleon, ( Noto de Grimm, )
AouT 1782. ao3
et ^troit. — Discards L'avaDt-dernier ? — Crispin ( gre-
lotant ). Y pensez-vous y je g^lerais. — > Discord, Prends
doac ma Traduction (i)- *-^ Crispin. Fi done ! il est tout
decousu... Yous avez sur le corps votre premier ou-
vrage (a) ; mais je vous avertis qu'en y regardant de
presy on voit une trame us^e et que les pi^es de rap«
port paraissent; croyez-moi , m^nagez-le bien ; ce sera ,
toute vptre vie^ YOtre habit de bonne fortune, etc. »
Crispin j burlesquement couvert des habits de son
maitre, revient^ vers la fin de Tacte^ fort mal satisfait
de son diner. On Ta pris veritablement pour M. Discord,
et, en consequence des ordres donnds par le colonel
Sedley y on Fa fait sauter sur la couverture. A peine a-t-il
fini de raconter a Nicole sa triste mesaventure, que
Discord rentre tout aussi maltrait^ que son pauvre .valet.
Anx premiers mots de plainte ^happ^s k Crispin sur
son propre compte, il le soupfonne instruit de ce qni
vient de lui arriver a lui-mdme ; cette meprise produit
UDe double confidence entre le maitre et le valet . confi-
dence qui n'estpas aussi bien filee qu'elle pourrait I'^tre,
mais dont Tintention est thedtrale et comique.
La scene oil Franck, le quartier-maiire de Sedley^
vient, en quality de po^te du regiment, demander raison
a monsieur le journaliste de Timpertinence avec laquelle
il s'est avis^ de decrier sa derni^re chanson , cette scfene^
pour dtre un pen grossi^re , pour rappeler un peu trop
clairement une certaine histoire de M. de La Harpe avec
M. de Sauvigny, une autre avec M. Blin de Saint-
Maure^ etc., n'en eiit pas moins r^ussi si les anecdotes
auxquelles elie &it allusion eussent hii plus presentes au
souvenir des spectateurs.
(i) La Traduction de Su4kme. (2) Waivick, ( Notes de Gnmm. )
!^o4 CORRESPONDAKGK LtTTiRAIRE,
On trouve encore quelques traits assez plaisans dans
la scene du troisi^me acte, oil M.' Sterling a rassembl^
chez iui tons les journalistes de Londres; niais ces traits
sont emousses par le bavardage qui les pr^eede, ou qui
les suit. Le journaliste qui preche I'union et I'honnStet^
est M. Pierre Rousseau , I'auteur^ on plutot ^e fermier du
Journal Encychpidique. (cYous parlez bien a votre aise;
Iui dit M. Discord, vous qui avez gagn^ milleiivres ster-
ling de rente. — ^Je suisyenu, repond-il^ dans le bon temps,
toiit le monde ne se melait pas alors du metier le plus
difficile, celui de juger. Au surplus, je fais les honneurs
de ma fortune a mes amis; ceux qui voudront venir nie
demander a diner me feront tonjours plaisir , etc. »
' Ce qui a peut-^tre nui plus que tout le reste au succes
de M. Cailhava, c'est le snjet m£me de sa pi^e. £h! que
font aux spectateurs les torts ct les injustices de messieurs
les journalistes? On souscrit pour leurs feuilles; on les
lit sans les estimer; a la livree qu'ils prennent on devine
leiur jugement; on s'amuse quelquefois de leursquerelles^
plus souvent on en bailie, et plus sdrement' encore -on
les oublie.
Les Courtisanes^ ou r^cueil des Moeurs^ com^die en
trois acles et en vers, par M. Palissot, a ^terepr&ent^-,
pour la premiere fois, auThedtre Fran^ais, le vendredi
.26 juillet. II y a long-temps qiie la pi^ce est imprimee;
le compte que nous en avons rendu lorsqu'elle parut (i)
nous dispense auj'ourd'hui d*en faire une nouvelle ana-
lyse. De toutes les comedies de I'auteur, remises depuis
quelques mois avec un empressement si d^sinteresse
de la part des G>medieiis , c'est celle qui a le mieux
(i) Nous n avons pas vii Grimm en rcndre oompte.
A.OUT lySu. ao5
reussi. Mademoiselle Contat a eu dans le role de Rosalie
un succes qu'elle n^avait point encore obtenu. La situa-
tion du second acte a paru poussee un peu plus loin que
la decence du Theatre ne semblait le permettre; mais
cette situation est du sujet , et y grace a la charmante
figure de I'heroine, il eut ete difficile de ne pas faire
grace au tableau; aussi I'a-t-on supporte, mais nou sans
quelques murmures. Ce que nous avons plus de peine a
pardonner a Tauteur, c'est que sou Lisimon, pour ra-
mener a la vertu le jeune homme ^gare par sa passion,
ne trouve rien a lui dire qui puisse le toucher veritable-
noent; ce sont des lieux communs, sans ame, sans energie,
sans sensibilite« Le denouement de la piece est assez
theatral, assez comique ; mais est-il vrai , et le but moral
en est-il bien con^u? Gernance, si passionne pour Ro-
salie, apr^s avoir resiste aux considerations les plus
graves, revient tout a coup h, lui-m£me en apprenant par
hasard que sa maitresse est la soeur d'un coclier de re-
mise. £st-ce la un motif suffisant pour desabuser un coeur
profondement epris? £t que font a I'amour porfe a cetr
exces tous les prejug^s de la naissance et du rang ? N'est-
ce done que parce que Rosalie est nee dans la misere
qu'elle devierit meprisable , et n'y a-t-il que I'orgueil des
conditions qui puisse sauver des pi^ges du vice et des
eiTeurs de Famour?
Cette comedie, ainsi que toutes les pieces de M. Palis-
sot, se soutient principalement par le merite du style;
on pent dire cependant que Tinvention de celle-ci lui
appartient plus que celle des autres. On y a remarque un
grand nombre de vers heureux; mais il n'en est point
qu'on ait plus applaudis que ceux-ci, qui terminent le
premier acte.
ao6 GORRESPONDAISXE LITTER AIRE,
Ces coupables exces ont dar^ trop long-temps ^
£t j*oserais m'atteiidre k d'heureux cfaangemeiis ;
Le Franigais suit toujdurs Fexemple de son maitre ;
Tout m'invite k penser que les moeurs vont renaitre.
Mesdemoiselles Amould y Raucourt y dUervieux, Du-
th^y etc. ont affecte, le jour de la premiere represen-
tation, de se. placer au balcon et d'honorer les premieres
de leurs applaudissemens les traits les plus vifs de Tou-
vrage.
Couplet de M. de La Harpe sur M. Naigeon.
Je suis philosophe et m'en pique,
Et tout le monde le salt ;
Je vis de m^taphjsique ,
De legumes et de lait. *
J'ai re^ de la nature
Une figure k bonbon ;
Ajoutezr-y ma frisure ,
£t je suis monsieur Naigeon.
La reine a bien voulu prendre la quality de pre*
miere chanoinesse du chapitre noble de Notre-Dame de
Bourboug en Flandre , diocese de Saint -Omer, et
permettre a ce chapitre de se qualifier du nom de
Chapitre de la Reine. Sa Majeste a revStu les chanoi-
nesses d'un cordon jaune liser^ de noir^ auquel est at-
tachee une croix ^maillee portant Timage de la Sainte-
Vierge, et sur le revers le portrait de Sa Majesty. C'est
a M.le due de Nivemois qu'on doit I'idee de la legende
autour de I'image de la Sainte-Vierge, Ave, Maria^ et au-
tour du portrait de la Reine , gratia plena.
AOUT 1782. 207
Une des plus jolies mmiatures que nous ayons vues
depuis long- temps au th^tre, ce sont lesJumeaux de
Bergamej com^die en un acte et en prose ^ du chevalier
de Florian, auteur des Deux Billets j de Blanche et Fer^
meilley etc. Gette pi^ce^ repr^enti^ pour la premiere fois
par les CoTn^iens Italiens , le mardi 6 , est un channant
petit imbroglio, relev^ de toutes les graces du dialogue
deMarivauz, avec moi'ns d'esprit peut'Ctre, mais aussi
avec moins de recherche^ plus de naturel et plus de ve-
rite. Quelque rebattu qu'en soit le fonds ( c'est celui des
Menechm€s)y notre jcune po^te en a su tirer quelques
situations tout-a-fait neuves ou qui Font paru du moins^
grace a la mani^re piquante dont il a eu Fart de les ra-
jeunir.
Un extrait de cette pi^ce ne pourrait donner qu'une
&ible idee du plaisir que fait au theatre cc joli petit
drame ; c'est que nous ne saurions exprimer ici la l^ge-
rete, la grace, la vivacit^ avec laquelle le sieur Carlin y
joue encore le role d'Arlequin ; k soixante-dix ans pass^
son talent consenre tout le charme, toute Tillusion de
la jeunesse. Goraly, le ftire cadet , fait tout ce qu'il peul
pour ressembler a son jumeau , et quelquefois il y r^us*
sit; le son de sa voiz a de la sensibility et n'est pas san»
agr^ent. La jolie figure de mademoiselle Carline n'a«
joute pas peu d'intfr^t au role de Rosette ; ceile de ma*
dame Gontier n'est pas faite assur^ment pour rendre ce*
lui de Nerine trop aimable.
Nous ne nous etendrons point sur la parodie de la tra-
gedie A'^^gis (i), repr&ent^ pour la premiere fois, sur
le meme theatre, le vendredi a. G'est Tessai d'un tres-*-
(i) j4giSf parodie d'Jgu, Paris, Brunet , 178a , in-S".
ao8 CORRESPONDANCE LITTER AIRK,
jeune homme et qui inerite au moins Tindulgence avec la-
quelle il a ete accueilli par plusieurs details agreables. T^
marche de la parodie est calquee exactement sur eeile de
la trag^die, et n'en est pas plus divertissante ; mais une
sc^e passablement originate est celle oil Emphares,
charge par le tyran de former un nouveau senat, vient
lui (leclarer qu il n'a pu trouver un seul hommejqui vou-
lut y sieger, et qu ii s'est vu force de le composer dc
femmes : a G>mnieut^ dit Leonidas, pourront-elles ju-
ger, trancher, decider, condamner sans appel? ~ Eh!
Monseigneur, r^pond Emphares, elles ne font que cela
loute la journ^e. »
SEPTEMBRE.
•s
Paris, septembre 1782.
Par la Coutume de Franche-Comte , Tit. des Mains^
Mortes, le serf ne cultive jamais pour lui y. jamais la terra
qu'il laboure ne peut etre son patrimoine. Tout ce qu'il
acquiert, tous les immeubles qu'il poss^de dans la' con*
tree ne lui appartiennent pas da vantage; il n'en a que
, Tusufruit. A sa mort, le seigneur s'en empare, et les en-
fans en sont frustres si ces enfans n'ont pas toujours
habite la maison de leur perc^ et si la fille du serf ne
prouve pas que la premiere nuit de ses.noces elle a
couche dans la maison de son pere, et non pas dans celle
de son mari.
Tout Fran^ais, tout etranger, qui a le malhcur d'ha-
btter un an et un jour dans une terre main - mortabie
devient serf et communique cette tache a toute sa pos-
tcrite.
SEPTEMBRE I 782. aOQ
Le mariage d'un homme libre avec une serve rend
serfs Fepoux et ses enfaus, s'il partage la maison de sa
femme pendant un ati et un jour. Il n'a qu'un seul moyen
d'eviter la servitude : on arrache le serf mourant de la
maison d'esclavage, on le porte sur une terre libre pour
qu'il y i*ende le dernier soupir, et la liberte de ses en-
fans est le prix de ce trajet qui avance I'agonie du p^re
de famille. De graves auteurs disputent encore cettc li-
berte aux enfans. Traite de la Main-Mortej page 48.
Douze mille Fran9ais sout soumis a cettc loi atroce
dans huit paroisses main-mortables duChapitrede Saint-
Claude. En 1770, dies ont present^ a Louis XV un M^-
moire imprime a Paris, qui contient tous les details de
oette horrible coutume.
Ces huit paroisses sont a present les seules malheu-
reuses du royaume de Louis XYI^ dont le premier edit
a eu pour objet d'affranchir les serfs de ses domaines.
La seule Franche-Conite n'a point participe a ses bien-
fitits; I'edit memorable de 1779 n'est pas encore enre-
gistre au Parlement de Besan^on , et la main - mortc
sttbsiste toujours dans les possessions du Chapitre de
Saint-Claude.
« Les religieux de la Mercy, dit M. de Voltaire, passent
les mers pour aller d<ilivrer nos freres lorsqu'on les a
jfaits serfs a Maroc ou a Tunis; qu'ils viennent done
ddivrer douze mille Fran^ais , esclaves en Franche-
Comte! »
Le comte et la comtesse du Nordj Anecdote russe ,
mise aujour par M. le chevalier Du Coudray^ brochure
in-12 , avec cette ^pigraphe : Delectando pariterque mo*
Tom. XI. M '
210 CORRESPOND AJS^CJE L1TT£RAIRE,
nendo. M. le chevalier Du Coudray est ia creature du
monde la plus seasible. II est si recpnnaissant de Tac-
cueil procjigien); que le public daigna faire a la relation
qu'il mit au jour en 1777, sous le titre ^Anecdotes de
Villustre VQyageur{\)^ quil aurait cru manquer a ce
public si juste et si ^clair4 sHl ne s'etait pas empresse a
satisfaire aujourd'bui sa curiosite sur le sejour de Leurs
Altesses Imperiales a Paris, Yoila du inoins le sentiment
qu'il deploie dans la preface de soo livre avec une can-
dear et avec une satisfaction egalement touchantes. II
est seulement malheureux que tant de zele n'ait pas ete
mieux servi ; il se plaint avec beaucaup d'humeur de ce
que les personnes les plus capables de lui fournir les ma*
t^riaux necessaires a la perfection de son ouvrage se soot
toujours obstinees a les lui refuser. Ce n'est done pas sa
faute s'il s'est vu r^duit \ se contested de C9 qu'il a pu
ram$isser parcel par-la dans le& journaux , dans les ga-
zettes et dans les cafes, La celerite avec kquelle il a Qi*n
devoir repondre a Tempressement du public a pu occa-
sioner des transpositions de dates, des fautes de typogra-
phie, des omissions de faits; mai$ Uintelligenee du lecteqiv
et c'est ce qui le console , y pourra suppleer aisement ;
en effet, quel est le lecteur tant sfoit peu ingenieux qui
ne puisse suppleer aisement aux on^issions de faits^? Quant
au style de I'ouvrage, voici ce qu'em p^nse Tautetir lui-
mSme : « J'aurais d^&ir^ , dit-il , avoir un style plus cor-
rect, une diction plus elegante pour celebrer les ver(U9
qui decorent les personnes de M. le comte et de madame
la comtesse du Nord^ mais je pense qua le public im-
partial me tiendra compte de moa :^e et de ma bonne
volonte quimd certain^, joumalistes.,. Voxfaucibus. hce-
(i) Voir t. IX , p. 393 et note.
SEPTtMBRE 1782. ail
iih. . if Que de choftt^ oette beufeuse ^eticenc(3 lai^e en-
tendre !
Quoi qu'il en soit, le diamant le plus pr<^denx de ce
nouveau recueil de M. le chevalier Du Coudray, c'est
sao9 contredit ce charmant madrigal a M. le comte du
Nord pour lui deitiander la clef de chambellan.
Le Dieu du Pinde ^l de la dbuble cime
Ne me fournit qu'uD son rauque et racle;
Mais , apres tout, peu m'iinporte la ritne ,
Si de mes vers tu me donue's la cle.
II y a peu de traits de cette force, meme dans lesmeil-
ieures productions de M. le chevalier Du Coudray.
Noiweau Theatre Allemandy par M. Friedel , pro-
fesseur en survivance des Pages de la Grande-Ecurie du
Roi ; in-8*. II n'a paru encore que deux volumes de ce
Noupeau Theatre^ et ces deux volumes n'ont pas fait
unegrande fortune (i). Les pi^s que M. Friedel 'nous
a fait connaitre jusqu'ici olTrent sans doute, mSme a
travers les defauts d'utte traduction peu soignee , des
beauteft' de detail , des sceAes originales , des trarits de
nature et do ^nstbilit^ ; m^is on trouve qu*elles r^unis-
sent trop souvent Texag^ration et Tinsiptdit^ de bm
drames moderMs avec les irr^gulaffit^s monstrueuses de
la scene anglaise. On a essay^ de donner k Page snr le
The&tre des gi*afnds Danseurs du roi ; quoiqne la piece
n'eik p&s obteto ud 9iOctH biea merV^illeux, les Com^-
diens Fran^ais ont jug^ que Touvrage n'etait pas dtt res-
(i) XI existe acluellement douze volumes de la traduction du Nouveau
Theatre AlUmand. M. Bonueville, afio d'en accelerer la publication, s*est reunl
aM. Friedef. &es d^rnien volumes ont panrnen 17 89.(9.)
,a\ti GORRESPOlf DANCE UTTER A IRE,
sort de la Foire , et en consequence ils ont obtenu Tordre
d'en faire arrSter les representations : la pi^e n'a ^te
jouee que deux fois.
On nous annonce une demi-douzaine de poemes nou-
veaux prSts a eclore ; un de I'abb^ Delille j sur les Paj-
sages ; un autre , de M. Roucher, sur les Jar dins ; encore
un autre sur le meme sujet, par le president de Rosset ^
auteur des Georgiques Frangdises; les Champs de Tabbe
Le Monnier; la Nature j par M. de Fontanes; la Nature ^
par M. Le Brun ; que sais-je ? nous en oublions peut-etre
autant que nous venous d'en citer. Plus nos poetes s'e-
loignent de la Nature , et plus ils s'obstinent a la cbanter.
Cette esp^ce d'engouement a fait dire a M. Lemierre^
dans un acc^s de mauvaise humeur :
Ennuyeux formes pat* Virgile,
Qui nous excedez constammiDnt ,
De grace, Messieurs, un moment,
Laissez la Nature tranquille.
M. de La Roche, valet de la garde-robe du Roi, gou-
vern^ir de la Menagerie , chevalier de Saint-Louis , est
un des plus fiddles, mais aussi Tun des plus sales servi-
teurs de nos rois. II s'etait avis^ d'acheter un grand trou-
peau de dindons qui importunaient fort Sa Majeste
toutes les fois qu'elle passait devant la Menagerie. « A
qui tons ces dindons ? lui dit lautre jour le Roi. — A
moi, Sire. — Que je ne les retrouve plus, ou je vous
fais casser a la t£te de votre compagnie. »
Un marchand de modes, qui passe pour avoir cin-
quante ou soixante inille livres de rentes, risque d'en
SEPTEMBRE 178a. 21 3
perdre une trentaine dans la banqueroute de M. le prince
de Guemen^. En contant ce desastre a ses amis du Pa-
iais-Royal : « Me voila reduit , leur disait-il , k vivre en
simple parttculier. »
Le cure qui vjnt voir Duclos dans sa derni^re maladie
s appelait Ghapeau. II le pressait vivement de s'acquitter
des devoirs de I'Eglise, de recevoir les saints sacremens,
el de les recevoir de sa main. • — « Gomment vous appe-
lez-vous, monsieur le cure? — Ghapeau. — Eh^ Mon-
sieur, je suis venu au monde sans culottes, je puis fort
bien en sortir sans chapeau. »
•
Deux jeunes medecins de Geneve, MM. La Roche et
Odier, avaient mis leur science en communaute^ et
voyaient tous leurs malades de compagnie. Leur pra-
tique n^etant pas toujours fort heureusCj on ne les d^si-
gnait plus que par le nom de La Roche Odier^ la Movt
et Compagnie, Ce M. La Roche n'en est pas moins un
homme de merite; il a fait, sur le$ maladies des nerfs,
un petit ouvrage fort estime (i).
Madame de Ghenonceaux est nee Rochechouart : c^
u'est pas la seule fille de qualite qui ait epous^ un homme
de finance. Apres la mort de son mari, madame Dupin,
sa belle-mere, discutanf avec elle le traitement qu'il
convenait de lui fixer , et cherchant a le r^duire autant
que la decence pouyait le permettre, Iqi disait : « Cela
(i)Crrimm ne conoaissait apparemment que de reputation Touvrage du
medecin geoevois La Roche ; il est intitule : Analjsi des Ponetions du sysUme
nerveiiXf pour servir d'introduction a UQ examen pratique des maux des nei*fs;
Geneve, 1778, 2 vol. in-8« (B.)
2l4 COR RESPOND ANCE LITTliRAIRE,
pourrait j ce me ^emble , yous sufBre ; vous a'live;; pas
de grandes d^pepses a f^ir^, voip^n'f^H^z poipt k U cour.
— Madame , lui r^pliqua madame 46 CheDoqce^U3( , s'il
y a des gens qu'on paie pour aller ^ 1^ cqup , \\ eq est
aussi qu'on paie pour n'y point aller... » — ^ Cette madame
de Chenonceaux avail ete fort lide avec Jean • Jacques ;
c'est pour elle qu'il con9ut le projet de faire son imile ;
c'est d'elle qu'il disait : « P^r ses graces elle est Torne-
ment de son ^e%e ; par ses vertus , elle en est I'excep-
tion. »
a J'ai vu ^ ecrivit derniibrement le roi de Prusse a
M. d'Alembert, j'a^ vu Fabb^ Raynal. A la maniere dont
il m'a parl6 de la puissance , des ressources et des ri-
chesses de tons les peuple^ du globe , j'ai cru m'entrete-
nir avec la Providence... Je me suis bien gard^ de revo-
quer en doute Texactitud^ du moindre de ses calculs ; j'ai
compris qu'il a'entei^dmit pa^ raillerie , m^me sur un
ecu... »
On a oublie de dire qqe le Mori marie j comedie en
deux acles et en prose de M. Sedaine, representee sur le
theatre de la Comedie Italienne, \p mardi i3 aout, n'a-
vait pas eu plus de succes §ans ariettas qu'elle n'en avail
eu , em 777, avec la musique du signor Bianchi.On pour-
rail bien oublier aussi que la premiere representation
des Deux Ji^eugles de Badgad^ autre comedie en deux
acles et en prose, mel^e d ariettes^ donnee, sur ce m<^me
theatre, le lundi 9, n'a pu Sire entieremenl achevee.
Les paroles soat de M. Marsollier des Viveti^e^, auteur
du Faporeux; la musique, le coup d'essai d'un M. Meu-
nier, violon de Montpellier. Cette piece, dont je ne sais
SEPTEMBRE 178a. II 5
quel ooDte des Mille et une Nuits a pu fournir Tidee , est
de la plus piale et de la plus froide bouffoimerie. C'est
un jeune bomme qui abuse de la excite de deux aveugles
pour epouser la pupille de Ton d'eux , et pour toucher
la dot destinee a Tautre. L'extr^m^ facility avec laquelle
on De cesse de tromper les deux aveugles , malgr^ toutes
les precautions de la plus juste defiance , a parn avec
raison plus r^voltante que comique ; le parterre, pre-
nant parti, peut-^tre pour la premiere fois, en faveur
des vieillards et des tuteurs , n'a ri qu'aux depens du
poete, et les hu^es sont detenuessi tumultueuses vers
le milieu du second acte , qu'il a it& impossible d'aller
jusqu'a la fin.
L'Acad^mie royale de Musique, aprcs avoir remis suc-
cessivement Castor ^ la Heine de Golconde et Roland^
nous a donn^, le mardi ^4, trois actes detaches, Facie
du Feu^ tire du ballet h^rojque des Clemens, de Roy,
mais avec une musique nouvelle du sieur Edelman ;
Ariane dans Vile deNaxos^ po^me imit^ de rallemand
par M. Moline , musique du roiSme M. Edelman , suivis
SApoUon et Daphni, paroles de M. Pitra , auleur SAn-^
dromaque , musique de M. Mayer , auteur de celle do
Damke et Zulmis.
L'acte du Feu n'a rien d'intc^ressant; mafis, si vous en
retranchcz quelques vers ajout^s paf M. Moline , il a du
moins I'^l^gance du style convenable au genre. La noo-
Telle musique, quoique fort soign^ , est de pcu d'effet ;
cene sont pas les beaux vers, mais les senlimens pas-
sionals, les situations vivcs el dramatiques qui pcuvent
offi-ir au g^niedu compositeur des intentions nouvelles,
des motifs heureux.
ai6 CORR£SPONDASrC£ LITTiftAIRE,
M. Edclman a pFouve , daas I'acte ^Ariane , que son
talent n'avait besoin , pour reussir, que d'lia sujet propre
a I'inspirer. Le r^citatif , les choeurs et plusieurs airs de
cette secoude composition ont paru plains de chaleur ^
de verve et de sensibilite; le dernier air d'Ariane, //
rCest done phis pour moi dasilty est de Texpression la
plus simple et la plus touchante. Quant au poeme, nous
ne pouvons que repeter ici ce que nous en avons dit
lorsquilfut representee Tann^e derniere, en prose, sur
le theatre de la Com^die Italienne (i)- Cest la meme
fable ^ la meme marche, le m£me interSt, les mSmes in*
vraisemblances ; les vers de M. Moline ne font assur^-
ment pas plus d'illusion que la prose anonyme de M . J.
B. D. B. La maniere dont Thesee abandonne Ariaue n'est
pas mieux motivee dans I'op^ra que dans le melodrame ;
les choeurs bruyans, qui entrainent le heros et ne trou-
blent point le sommeil de son amante, ne rendent la
scene ni plus nalurelle, ni plus path^tique. Ce n'est
qu'apres le depart de Thesee que Taction int^resse, et
nous ne voyons pas pourquoi ce n'est pas la I'instant oil
le drame commence. Une simple pantomime , quelques
traits d'un dialogue rapide sufSraient , ce me semble ,
pour en faire Texposition ; ce qu'on ne pent developper
avec interet ne saurait passer trop promptement sous
les yeux du spectateur.
. La charmante romance de M. Marmontel sur Taven-
ture de Daphne parait avoir et^ le premier germe
du nouvel acte. Le plan en est bien con^u , les scenes
naturellement liees^ quelques airs m£me assez bien
ecrits ; mais le public n'a pas juge a propos de se pretei*
a Tidee de la metamorphose ^ encore moins a celle du
(i) Voir tome X p. 449.
SEPTEMBRE 178a. HI J
trio dialogue entre Apoiloa, Pen^e et Daphne, qui chante
partie sous I'^corce du laurier. Ce qui peut excuser le
[blic d'avoir ete si difficile , c'est que la metamorphose
te on ne peut pas plus gauchement ex^cut^e par le
|rateur , et que le trio est de la derniere insipidity ^
que tout le reste de la musique, a Texception du
;r air, dont le chant, sans 6tre fort piquant, a du
Lde la grace et de la fraicheur. La scene oil ApoU
^che une branche du laurier qui lui a ravi I'objet
idresse, pour en former une lyre, quoique d'une
m assez poetique, ne fait que pen d'efifet au
|t cela n'est pas difficile a concevoir ; il serait
ile que la plus jolie ode d'Anacr<$on ne produi-
Kc^ne d'opera fort commune et fort ennuyeuse.
[ui termine cet acte, de la composition de
|a fait le plus grand plaisir; ce son! les Muses,
^t TAmour qui se rassemblent pour celebrer
TApolIon et de Daphne ; car il faut savoir
point renvoyer le spectateur desole, Penee,
fhange sa fiUe en laurier, c^de enfin au voeii
\t lui rend sa premiere figure. Une des plus
la fete est celle ou TAmoui
veulent lui donnej
que
les Graces, v
et fait danser
chore est maden!
Nanine , enfant d
et petri de graces,
tant de suoces le
Daph
»sichore
»elle Gi
iuit (
a lyre d' Apollon ,
qu'il en tire. Terpsi-
, I'Amour est la petite
fans, plein d'intelligence
^^me enfant qui a joue avec
Xstyanax dans jindromaque , et
celui du petit fils de Julien dans le Seigneur bienfaisant.
Aquelques cris, a quelques convulsions pres, made*
moiselle Saint-Huberti a ddployc un veritable talent dans
role
a i 6 ^^^i^^^^HBH^E LITTER AIRE ,
Fan a prouve , dans Facte HAriane , que son
tolent n'avail besoin , pour r^ussir, que d'lia sujet propre
a I'inspirer. Le r^citatif , les choeurs el plusieurs airs de
cette seconde composition ont paru pleins de chaleur y
de verve et de sensibilite; le dernier air d'Ariane, //
rCest done phis pour moi dasilty est de I'expressioa la
plus simple et la plus touchante. Quant au poeme, nous
ne pouvons que rep^ter ici ce que nous en avons dit
lorsquilfut representee Tannic derniere, en prose, sur
le theatre de la Com^die Italienne (i). C'est la meme
fable^ la meme marche, le m£me int^rSt, les mSmes in-
vraisemblances ; les vers de M. Moline ne font assure-
ment pas plus d'illusion que la prose anonyme de M. J.
B. D. B. La maniere dont Thesee abandonne Ariaue n'est
pas mieux motivee dans I'op^ra que dans le melodrame ;
les choeurs bruyans, qui entrainent le h^ros et ne trou-
blent point le sommeil de son amante, ne rendent la
scene ni plus naturelle, ni plus path^tique. Ce n'est
qu'apr^s le depart de Thesee que Taction int^resse , et
nous ne voyons pas pourquoi ce n'est pas la I'instant oil
le drame commence. Une simple pantomime, quelques
traits d'un dialogue rapide sufSraient , ce me semble ,
pour en faire Texposition ; ce qu'on ne pent developper
avec interet ne saurait passer trop promptement sous
les yeux du spectateur.
La charmante romance de M. Marmontel sur I'aven-
ture de Daphne parait avoir et^ le premier germe
du nouvel acte. Le plan en est bien con^u , les scenes
naturellement liees^ quelques airs m£me assez bien
ecrits ; mais le public n'a pas juge a propos de se preter
a Tidee de la metamorphose, encore moins a celle du
(i) Voir lome X p. 449.
f
SEPTEMBRE 178a. Hi J
trio dialogue entre Apollon, Pen^e et Daphne, qui chante
sa partie sous I'ecorce du laurier. Ce qui peut excuser le
public d'avoir etesi difficile, c'est que la metamorphose
a ite on ne peut pas plus gauchement ex^cut^e par le
decorateur, et que le trio est de la derni^re insipidity ^
ainsi que tout le reste de la rausique, a I'exception du
premier air, dont le chant, sans ctre fort piquant , a du
moins de la grace et de la fraicheur. La scene ou ApoN
Ion d^tache une branche du laurier qui lui a ravi I'objet
de sa tendresse, pour en former une lyre, quoique d'une
conception assez po^tique, ne fait que peu d'efifet au
theatre, et cela n'est pas difficile a concevoir; il serait
tres-possible que la plus jolie ode d'Anacr^on ne produi-
sitqu'une scene d'opera fort commune et fort ennuyeuse.
Le ballet qui termine cet acte , de la composition de
M.Gardel, a fait le plus grand plaisir; ce son! les Muses,
les Graces et I'Amour qui se rassemblent pour celebrer
le bonheur d'ApoIIon et de Daphne ; car il faut savoir
que, pour ne point renvoyer le spectateur desole, Penee,
apres avoir change sa fille en laurier, c^de enfin au voeu
de TAmour , et lui rend sa premiere figure. Une des plus
agreables scenes de la (&te est celle oil TAmour, sechap-
pant aux liens que veulent lui donner les Nymphes et
les Graces, vole a Daphne, en re^oit la lyre d'Apollon,
et fait danser Terpsichore au son qu'il en tire. Terpsi-
chore est mademoiselle Guimard , TAmour est la petite
NaDine, enfant dehuit ouneuf ans, plein d'intelligence
el petri de graces. C'est ce meme enfant qui a joue avec
tant de succes le role d'Astyanax dans Andromaque ^ et
celui du petit fils de Julien dans le Seigneur bienfaisant.
Aquelques cris, a quelques convulsions pres, made-
moiselle Saint-Hubcrti a ddployc un veritable talent dans
!2i6 CORRESPON DANCE LITT^RAIRE,
M. Edelman a prouve, dans Facte SAriane^ que son
talent n'avait besoin, pour reussir, que d'un sujet propre
a I'inspirer. Le r^citatif , les choeurs et plusieurs airs de
cette seconde composition ont paru pleins de chaleur y
de verve et de sensibilite; le dernier air d'Ariane, //
rCest done phis pour moi dasUey est de Texpressioa la
plus simple et la plus touchante. Quant au poeme, nous
ne pouvoDs que repeter ici ce que nous en avons dit
lorsquilfut repr^sente, I'ann^e derniere, en prose, sur
le theatre de la Com^die Italienne (i). C'est la menae
fable, la meme marche, le m^me int^ret, les mfimes in-
vrai semblances ; les vers de M. Moline ne font assur^-
ment pas plus d'illusion que la prose anonyme de M. J.
B. D. B. La maniere dont Thesee abandonne Ariane n'est
pas mieux motivee dans Top^ra que dans le melodrame ;
les choeurs bruyans, qui entrainent le heros et ne trou*
blent point le sommeil de son amante, ne rendent la
scene ni plus naturelle, ni plus path^tique. Ce n^est
qu'apres le depart de Thesee que Taction int^resse, et
nous ne voyons pas pourquoi ce n'est pas la Tinstant oil
le drame commence. Une simple pantomime , quelques
traits d'un dialogue rapide sufHraient, ce me semble,
pour en faire Texposition ; ce qu'on ne pent developper
avec int^ret ne saurait passer trop promptement sous
les yeux du spectateur.
. La charmante romance de M. Marmontel sur Taven-
ture de Daphne parait avoir et^ le premier germe
du nouvel acte. Le plan en est bien con^u , les scenes
naturellement li^es, quelques airs mdme assez bien
ecrits ; mais le public n'a pas juge a propos de se preter
a I'idee de la metamorphose, encore moins a celle du
(i) Voir tome X p. 449.
SEPT£MBRE I 782. 217
trio dialogue enire ApoUon, Pen^e et Daphne, qui chante
sa partie sous I'ecorce du laurier. Ce qui peut excuser le
public d'avoir ete si difBcile , c'est que la metamorphose
a ete on ne peut pas plus gauchement execut^e par le
decorateur , et que le trio est de la derni^re insipidity j
ainsi que tout le reste de la musique, a I'exception du
premier air, dont le chant, sans £tre fort piquant, a du
moins de la grace et de la fraicheur. La scene oil ApoK
loQ d^tache une branche du laurier qui lui a ravi Fobjet
de sa tendresse, pour en former une lyre, quoique d'une
conception assez po^tique, ne fait que peu d'effet au
theatre, et cela n'est pas difficile a concevoir ; il serait
tres-possible que la plus jolie ode d'Anacr^on ne produi-
sitqu'une sc^ne d'opera fort commune et fort ennuyeuse.
Le ballet qui termine cet acte , de la composition de
M.6ardel, a fait le plus grand plaisir; ce sont les Muses,
les Graces et I'Amour qui se rassemblent pour celebrer
le bonheur d'ApoUon et de Daphne ; car il faut savoir
que, pour ne point renvoyer le spectateur desole, Penee,
apres avoir change sa fille en laurier, cede enfin au voeu
de I'Amour , et lui rend sa premiere figure. Une des plus
agreables scenes de la fete est celle oil TAmour, s echap-
pant aux liens que veulent lui donner les Nymphes et
les Graces, vole a Daphne, en re9oit la lyre d'Apollon,
et feit danser Terpsichore au son qu il en tire. Terpsi-
chore est mademoiselle Guimard , I'Amour est la petite
Nanine, enfant dehuit ouneuf ans, plein d'intelligence
et petri de graces. C'est ce meme enfant qui a joue avec
tantde suoces le role d'Astyanax dans Andromaque j et
celui du petit fils de Julien dans le Seigneur bienfaisant.
Aquelques cris, a quelques convulsions pres, made-
moiselle Saint-Huberti a dcploye un veritable talent dans
!2i6 CORRESPON DANCE LITTER A.IRE,
•
M. Edelman a prouve, dans Tacte SAriane^ que son
talent n'avait besoin, pour r^ussir, que d'un sujet propre
a Tinspirer. Le r^citatif , les choeurs et plusieurs airs de
cette seconde composition ont paru plains de chaleur y
de verve et de sensibilite; le dernier air d'Ariane, //
rCest done phis pour moi (fasUey est de Texpressioa la
plus simple et la plus touchante. Quant au poeme, nous
ne pouvons que repeter ici ce que nous en avons dit
lorsquilfut repr^sent^y Tannic derniere, en prose, sur
le theatre de la Com^die Italienne (i). C'est la meme
fable, la meme marche, le m^me int^ret, les mfemes in-
vrai semblances ; les vers de M. Moline ne font assur^-
ment pas plus d'illusion que la prose anonyme de M. J.
B. D. B. La maniere dont Thesee abandonne Ariane n'est
pas mieux motivee dans I'op^ra que dans le melodrame;
les choeurs bruyans, qui entrainent le h^ros et ne trou*
blent point le sommeil de son amante, ne rendent la
scene ni plus naturelle, ni plus path^tique. Ce n^est
qu'apres le depart de Thesee que Taction int^resse , et
nous ne voyons pas pourquoi ce n'est pas la I'instant ou
le drame commence. Une simple pantomime , quelques
traits d'un dialogue rapide sufHraient, ce me semble,
pour en faire Texposition ; ce qu'on ne pent developper
avec inter^t ne saurait passer trop promptement sous
les yeux du spectateur.
. La charmante romance de M. Marmontel sur Taven-
ture de Daphne parait avoir et^ le premier germe
du nouvel acte. Le plan en est bien con9u , les scenes
uaturellement liees, quelques airs mdme assez bien
ecrits ; mais le public n'a pas juge a propos de se preter
a I'idee de la metamorphose, encore moins a celle du
(i) Voir tome X p. 449.
r
SEPTEMBRE I 782. 217
trio dialogue entre ApoUon, Pen^e et Daphne, qui chante
sa partie sous I'ecorce du laurier. Ce qui peut excuser le
public d'avoir etesi difBcile, c'est que la metamorphose
a ete on ne peut pas plus gauchement execut^e par le
decorateur, et que le trio est de la derniere insipidity ^
ainsi que tout le reste de la musique, a Texception du
premier air, dont le chant, sans £tre fort piquant , a du
moins de la grace et de la fraicheur. La scene oil Apol*
loQ d^tache une branche du laurier qui lui a ravi I'objet
de sa tendresse, pour en former une lyre, quoique d'une
conception assez po^tique, ne fait que peu d'effet au
theatre, et cela n'est pas difficile a concevoir ; il serait
tres-possible que la plus jolie ode d'Anacr^on ne produi-
sitqu'une sc^ne d'opera fort commune et fort ennuyeuse.
Le ballet qui termine cet acte , de la composition de
M.6ardel, a fait le plus grand plaisir; ce sont les Muses,
les Graces et I'Amour qui se rassemblent pour celebrer
le bonheur d'ApoUon et de Daphne ; car il faut savoir
que, pour ne point renvoyer le spectateur desole, Penee,
apres avoir change sa fille en laurier, c^de enfin au voeu
de TAmour , et lui rend sa premiere figure. Une des plus
agreables scenes de la fSte est celle oil I'Amour, s'echap-
pant aux liens que veulent lui donner les Nymphes et
les Graces, vole a Daphne, en re^oit la lyre d'ApoUon,
et &it danser Terpsichore au son qu'il en tire. Terpsi-
chore est mademoiselle Guimard , I'Amour est la petite
Nanine, enfant dehuit ouneuf ans, plein d'intelligence
et petri de graces. C'est ce mSme enfant qui a jou^ avec
tant de suoces le role d'Astyanax dans Andromaque^ et
celui du petit fils de Julien dans le Seigneur hienfaisant.
Aquelques cris, a quelques convulsions prfes, made-
moiselle Saint-Hubcrti a dcploye un veritable talent dans
!2i6 CORRESPONDANCE LITTER A.IRE,
•
M. Edelman a proave, dans Facte SAriane^ que son
talent n'avait besoin, pour r^ussir, que d'un sujet propre
a rinspirer. Le recitatif , les choeurs et plusieurs airs de
cette seconde composition ont paru plains de chaleur ^
de verve et de sensibilite; le dernier air d'Ariane, //
rCest done plus pout moi dasUe^ est de rexpression la
plus simple et la plus touchante. Quant au poeme, nous
ne pouvons que repeter ici ce que nous en avons dit
lorsquilfut represente, I'ann^ derniere, en prose, sur
le theatre de la Com^die Italienne (i). C'est la menae
fable, la meme marche, le m^me int^ret, les mfimes in-
vraisemblances ; les vers de M. Moline ne font assur^-
ment pas plus d'illusion que la prose anonyme de M. J.
B. D. B. La maniere dont Thesee abandonne Ariane n'est
pas mieux motivee dans I'op^ra que dans le melodrame;
les choeurs bruyans^ qui entrainent le heros et ne trou*
blent point le sommeil de son amante, ne rendent la
scene ni plus naturelle, ni plus path^tique. Ce n^est
qu'apres le depart de Thesee que Taction int^resse , et
nous ne voyons pas pourquoi ce n'est pas la Tinstant oil
le drame commence. Une simple pantomime, quelques
traits d'un dialogue rapide sufHraient, ce me semble,
pour en faire Texposition ; ce qu'on ne pent developper
avec inter^t ne saurait passer trop promptement sous
les yeux du spectateur.
. La charmante romance de M. Marmontel sur Taven-
ture de Daphne parait avoir et^ le premier germe
du nouvel acte. Le plan en est bien con9U , les scenes
naturellement liees, quelques airs mdme assez bien
ecrits ; mais le public n'a pas juge a propos de se preter
a I'idee de la metamorphose, encore moins a celle du
(i) Voir tome X p. 449.
SEPTEMBRK I 782. 217
trio dialogue entre Apollon, Pen^e et Daphne, qui chante
sa partie sous I'^corce du laurier. Ce qui peut excuser le
public d'avoir etesi difBcile, c'est que la metamorphose
a iie on ne peut pas plus gauchement execut^e par le
decorateur « et que le irio est de la demiere insipidity ,
ainsi que tout le reste de la musique, a Texception du
premier air, dont le chant, sans £tre fort piquant, a du
moins de la grace et de la fraicheur. La scene ou Apol*
loQ d^tache une branche du laurier qui lui a ravi Tobjet
de sa tendresse, pour en former une lyre, quoique d une
conception assez po^tique, ne fait que peu d'effet au
theatre, et cela n'est pas difficile a concevoir ; il serait
tres-possible que la plus jolie ode d'Anacr^on ne produi-
sitqu'une scene d'opera fort commune et fort ennuyeuse.
Le ballet qui termine cet acte , de la composition de
M.6ardel, a fait le plus grand plaisir; ce sont les Muses,
les Graces et I'Amour qui se rassemblent pour celebrer
le bonheur d'Apollon et de Daphne ; car il faut savoir
que, pour ne point renvoyer le spectateur desole, Pen^e,
apr^s avoir change sa fiile en laurier, cede enfin au voeu
de TAmour , et lui rend sa premiere figure. Une des plus
agreables scenes de la fSte est celle oil I'Amour, s'echap*
pant aux liens que veulent lui donner les Nymphes et
les Graces, vole a Daphne, en re9oit la lyre d'Apollon,
et fait danser Terpsichore au son qu il en tire. Terpsi-
chore est mademoiselle Guimard , I'Amour est la petite
Nanine, enfant dehuit ouneuf ans, plein d'intelligence
et petri de graces. C'est ce meme enfant qui a joue avec
tant de suoces le role d'Astyanax dans Andromaque^ et
celui du petit fils de Julien dans le Seigneur bienfaisant.
A quelques cris, a quelques convulsions pres, made-
moiselle Saint-Hubcrti a dcploye un veritable talent dans
!2i6 CORRESPON DANCE LITT^RAIRE,
•
M. Edelman a prouve, dans Facte SAriane^ que son
talent n'avait besoin, pour reussir, que d'un sujet propre
a I'inspirer. Le r^citatif , les choeurs et plusieurs airs de
cette seconde composition ont paru pleins de chaleur y.
de verve et de sensibilite; le dernier air d'Ariane, //
rCest done plus pour moi dasUe^ est de Texpression la
plus simple et la plus touchante. Quant au poeme, nous
ne pouvons que rep^ter ici ce que nous en avons dit
lorsquilfut repr^sent^, I'ann^e derni^re, en prose, sur
le theatre de la Com^die Italienne (i). C'est la meme
fable^ la meme marche, le m^me int^ret, les mfimes in*
vraisemblances ; les vers de M. Moline ne font assure-
ment pas plus d'illusion que la prose anonymc de M. J.
B. D. B. La maniere dont Thesee abandonne Ariane n'est
pas mieux motivee dans Top^ra que dans le melodrame;
les choeurs bruyans, qui entrainent le heros et ne trou*
blent point le sommeil de son amante, ne rendent la
scene ni plus naturelle, ni plus path^tique. Ce n^est
qu'apres le depart de Thesee que Taction int^resse , et
nous ne voyons pas pourquoi ce n est pas la I'instant oil
le drame commence. Une simple pantomime, quelques
traits d'un dialogue rapide sufHraient , ce me semble ,
pour en faire Texposition ; ce qu'on ne pent developper
avec int^r^t ne saurait passer trop promptement sous
les yeux du spectateur.
. La charmante romance de M. Marmontel sur Taven-
ture de Daphne parait avoir et^ le premier germe
du nouvel acte. Le plan en est bien con^u , les scenes
uaturellement liees^ quelques airs mdme assez bien
ecrits ; mais le public n'a pas juge a propos de se preter
a I'idee de la metamorphose, encore moins a celie du
(i) Voir tome X p. 449.
SEPTEMBRE I 782. 217
trio dialogue entre Apollon, Pen^e et Daphne, qui chante
sa partie sous I'^corce du laurier. Ce qui peut excuser le
public d'avoir et^si difBcile, c'est que la metamorphose
a ete on ne peut pas plus gauchement ex^cut^e par le
decorateur « et que le trio est de la demiere insipidity j
ainsi que tout le reste de la musique, a Texception du
premier air, dont le chant, sans £tre fort piquant , a du
moins de la grace et de la fraicheur. La scene oil ApoU
loQ d^tache une branche du laurier qui lui a ravi Tobjet
de sa tendresse, pour en former une lyre, quoique d'une
conception assez po^tique, ne fait que pen d'effet au
theatre, et cela n'est pas difficile a concevoir ; il serait
tres-possible que la plus jolie ode d'Anacr^n ne produi-
sitqu'une scene d'opera fort commune et fort ennuyeuse.
Le ballet qui termine cet acte , de la composition de
M.6ardel, a fait le plus grand plaisir; ce sont les Muses,
les Graces et I'Amour qui se rassemblent pour celebrer
le bonheur d'ApoUon et de Daphne ; car il faut savoir
que, pour ne point renvoyer le spectateur desole, Penee,
apres avoir change sa fille en laurier, c^de enfin au voeu
de TAmour , et lui rend sa premiere figure. Une des plus
agreables scenes de la fete est celle oil TAmour, s'echap-
pant aux liens que veulent lui donner les Nymphes et
les Graces, vole a Daphne, en re9oit la lyre d'Apollon,
et fait danser Terpsichore au son qu'il en tire. Terpsi-
chore est mademoiselle Guimard , I'Amour est la petite
Nanine, enfant dehuit ouneuf ans, plein d'intelligence
et petri de graces. C'est ce meme enfant qui a joue avec
tantde succes le role d'Astyanax dans Andromaque^ et
celui du petit fils de Julien dans le Seigneur bienfaisant.
A quelques cris, a quelques convulsions pres, made-
moiselle Saint-Hubcrti a dcploye un veritable talent dans
'JtH correspond AlfCE LITTERAIRE,
le role d'Ariane; ce sera iDcessamment la seule actrice*
qui reste k ce spectacle : la tnusique de Gluck a tue ma-
demoiselle Le Vasseur , et mademoiselle La Guerre se
roeurty mais ce nW ni de la musique de Gluck ni de
celle de Piccini.
Tibire et Sir^nuSy tragedie en cinq actes^ repre-
sent^, pour la premise fois, sur le th^&tre de la Go-
middle Fran^aise, le vendredi ^3 aodt, est I'ouvrage de
M. Pallet, secretaire de M. le marquis de Paul my, comrois
au bureau de la Gazette de France y auteur d'une petite
brochure sur le Fafalisme, et de quelques pi^es fugi-
tives ios^r^es dans les derni^res annees de \ Almanack
des Muses.
Le sujet de la nouvelle tragedie est tire du quatrieme
livre des Annates de Tacite; c'est ce trait que Thistorien
le moins prodigue d'^pithetes , a cependant caract^rise
lui-m^me par ces mots miseriarum ac seeifitice exemplum
atrox : S^r^nus accus^ par son propre fils d'avoir voulu
faire soulever les Gaules et d'avoir conspire eontre la
yie de I'empereur* M. Pallet a parfaitement bien senti
rimpossibilit^ de presenter au th^itrc le caraclfere de ce
Sis d<$nature , tel que nous I'a peint rhistoire ; mais , en
se permettant de Talt^rer au point de faire un objet de
pitte de ce qui ne pouyait etre qu'un objet d*horreur, il
parait n'avoir pas asaez bien vu que, pour dtminuer
ralrocite de Taction , il la rendait a la fois invraisem-
blable et puerile. II suppose que ce n'est que dans Fes*
poir d'oblenir plus sdrement la grace de son pere que le
jeunehomme en devient led^lateur ; ainsi, I'accusation la
plus revoltante en elle*m^me cesse de T^tre en fayeur
du motif qui I'a d^terminee. Il ne reste plus qu'a nous
SEPT£HW£ 178a. 219
per^ader comment un homnie, sans £tre imbecile, a
pu croire si legerement 1^ crime dont on accusait son
pere y ne pas sentir quel poids son propre temoignage
ajouterait a I'^ccusation , se flatter enfin de sauver Tac*
cuse en le livrant lui-mSme a la vengeance d'un prince
dont il devait connattre la baine, puisque le malbeureux
vieillard en ^tait depuis long-temps I'objet et la yictime.
La conduite des trois premiers actes est aussi sage^
attssi simple que celle des deux derniers est forc^e et
romanesque. Si la situation du quatri^me acte ne produit
aucune beaut^ qt|i e|i justifie la bardiesse, |elle a du
moins le merite de la nouveaut^, et ce m^rite est si peu
commun, qu'il semble solliciter quelques encouragemens.
Ce qui doit en obtenir davantage y c'est le soin a vec lequel
Tauteur s'est applique h d^velopper le caractfere de Ti-
bere; ce caract^re n^est pas fort dramatique sans doute,
il est tout en d^nlans , si j'ose m'exprimer ainsi ^ et ne
comporte aucume explosion vive et passionn^e; c'est la
tyrannie sous le masque^ c'est le vice concentr^ en lui-
m^e;la dissimulation la plus profonde rend tous ses
mouvemens indi^eis, inline ses discours: Seu naturd,
seu assuetudiney dit Taeite , suspensa semper et obscura
verba. Sans pouvoir donner a ce grand personnage un
grand eflet, e'est beaucoup d'etre parvenu a le rendre
reeonnaissable au th^tre, et l^on ne saurait refuser a
M. Pallet Thonneur d'y avoir reussi quelquefois. L'ou-
ypage est en general tr^-faible de style; la conduite de^
premiers actes ^ et plusieurs morceaux du role de Tib^re,
annoncent cepcndant un homme d'esprit qui n'aura
peut-'-etre jamais assez d'dnergie, assez de talent pour
suivre la trace de nos grands modules , mais qui a sent j
du moins de quelle mani^re il fallait les ^tudier.
920 GORRESPONDANGE LITTER AIRE,
Le jeu du sieur Mole a r^pandu sur k role du jeune
Serenus^ et surtout dans la sc^ne touchante da second
acte, tout I'interet dont ce role pouvait £tre susceptible.
Le sieur Vanhovc a paru moins d^plac^ qu'on ne I'aurait
cm dans celui de Tib^re. Telle quelle, la piece a d^^ eu
sept ou huit representations peu suivies, a la verity,
mais assez pour n'etre pas encore tombee dans les regies.
M. de La Harpe, en qualite de directeur de I'Acad^mie,
dans la seance publiquedu ^^5 aout, charg^ de rendre
compte des motifs qui avaietit determine les suffrages de
Tillustre compagnie en faveur de la piece de M. de Flo-
rian (i), nous a fait entendre assez clairement qu'en lui
decernant le pri^i; elle ne s'en etait point dissimul^ la fai*
blesse et les defauts, mais qu'elle y avail reconnu du
moins le merite qui manquait le plus essentiellement a
toutes les autres pieces du concours, une marche raison*
qable et suivie , du naturel et de la sensibilite. II est a
croire que d'autres motifs ont encore influe sur la beni-
gnite de ce jugement; d'uu cote, le choixdu sujet que
I'Academie ne voulait pas avoir Fair d'abandonner ; de
I'autre , la reserve prudente et timide avec laquelle on y
traite ce sujet , sans le plus faible retour sur le ministre a
qui il ne convenait plus. den faire partager Thommage;
enfin , une nouvelle occasion de parler de M . de Voltaire,
occasion qui ne saurait se renouveler assez souvent, ces
messieurs sentant, et devant bien sentir tous les jours
plus vivement I'extrSme besoin de se couvrir de la gloire
du grand homme qui n'est plus.
(i) Voltaire etle serf du Mont-Jura^ discours, en vers libres, qui a remporle
le prix de poesie de FAcademie Fran^se en 1782, par M. de Florian, gen-
tilhomme de S. A. S. Mouseigoeur le due de Penthievre; Paris, Demonville,
i782,iu-8«.
SEPTEMBRE I 782* '^HI
L'Acad^iuie n'a point doiiue Scuccessit, mais elle a
accorde six mentions bonorables. Des auteurs de ces
pieces, il n y a que M. Carbon de Flins des Oliviers qui
se soit lait connaiire, les autres ont garde I'anonyme (i),
II y a dans le poeme lyrique de M. de Flins, intitule :
La NaUsance du Dauphin , plusieurs morceaui^ pleins
de verve et d'harmonie.
Apres la lecture de la piece couronn^e, M. I'abbe Ar-
naud nous a lu fc Portrait de Cesar , qui a excite plus
d'attention que d'applaudissemens , mais qui a paru reus-
sir gen^ralement par 1 energie et par la simplicite du
style, par une suite d'idees press^es sans affectation, et
par ce gout de I'eloquence antique dont on reconnait si
rarement la trace cbez nos auteurs modernes.
M. de La Harpe a termine la stance par le dixieme
chant de sa traduction de la Pharsale; c'est, comme Ton
sait, le dernier du poeme de Lucain, et une mort pre-
coce ne lui permit pas de le finir. Le nouveau traducteur
y a joint un Epilogue adresse aux manes du po^te; cet
Epilogue nous a paru rempli de grandes images et de
beaux vers; on y a remarqu^ surtout le tableau de la fin
terrible de Tf^ron, du tyran qui fit perir le poete, plus
jaloux encore de la sup^riorite de ses talens que de Tem-
ploi qu'il en avait fait en les consacrant a la gloire de
la liberty de Rome et de ses derniers defenseurs.
L'eloge de Tabb^ Delille , que M. de La Harpe a
trouve le secret de glisser tr^s-heureusement a la fin de
ce morceau, aurait eu sans doute un merite de plus, si
tous les auditeurs avaient ete instruits aussi bien que
nous de la vive scene qu'il y avait eu quelques jours au-
paravant dans Tinterieur du lycee acad^mique, entre les
(i) Riyarol concouput egalement par sa piece De la Nature et de V Homme.
aaa correspojtdance litteraire,
deux confreres, au sujet de Isl Lettre sur le poetne des
Jardins; I'abbe Delille reprochant fort amerement a
M. de La Harpe ses liaisons ayeo I'auteur de cette Letire^
M. de Rivarol , et ]'autre ne s'efi defendant qu'eil lui re-^
procfaant a son tour les diners qu'il n'avait pas craint
de faire autrefois avec an Gilbert , le detf acteur le plus
audacieux de tous les talens , et surtout du iti^rite de
M. de La Harpe ^ etc.
OCTOBRE.
Paris , ooiobre 1782.
Les Jesuites chassj^s d'Espagjve ; Precis historique re*
digi par M. Diderot , sur les MSmoires qui lui ont ete
fournis par un Espagnoh
Doir Carlos, roi de Naples, ne pefrmit point aux Je-
suites d'approcher de sa personne, et Ton ne douta plus
de son aversion pour cette Society lorsqu^il fit solliciter
a Rome la canonisation de don iFuaii de Palafox.
Don Juan de Palafox deseendait d'une At'^ plus an^
ciennes families espagnoles. Savant et pieux, il avait
merite^parcesqualites, que PhilJppe II le nomm^t a
r^vlch^ nottvellemenC tfrrge dans FAte^rique, de los An-
gelos de la Puebla. II y devint le concurrent deS' J^ites
qui avaient pass^ dans *ce canton, munis de builds q^i fes
autorisaient a y cxiercer les fonetions de Tepiscfopat ; il
crut leurs privities suspendus par sa nomination , ce
qui suscita de violentes contestations entre ces Peres et
lui. Ni le roi d'Espagne, ni les souverains poutifes ne
OGTOBRS 1782. aa3
i^ussirent a les depouilter de leurs chim^riques preten-
tions, car iU avaient gagn^ le peuple, ct Palafox roourut
le martyr de la persecution de ces nioines ambitieux.
Don Carlos monta sur le troue d'Espagne en 1769;
ce fut alors que les plaintes des goaveraeurs et des ne*
gocians de TAmerique eclat^rent. Le vice*roi de Lima
et le gouverneur de Quito represent^rent que le procu^
reur-gen^ral des J^sitites , a Guipuscoa j s'etait empare
de tout le commerce du P^rou ; que , inutilement, on lui
avait ordonne plusieurs fois de le bomer a sa proYince ;
qu'en acbetant au comptant les denreea de TEurope, il y
avait vingt pour cent de difference entre le prix courant
et le sien ; que les franchises accordees aux Jesuites ,
joiotes a la facility de la contrebande^ leur permettant
de vendre a mi^Ueur compte^ il en r^sultait des faillites
sans nombre, et que ces abus ne regnaient pas seule*
ment dans les contr^es eapagnoles , mais s'etendaieat en
Asie par les iles Philippines. La cour d'Espagne voulut
et oe put rem^dier a ces inconveniens, vrais ou faux; la
Sqci^^ dedaigna les ordres qu'elle en re9ut , et Ton en
fiit reduit a dissunuler et a attendre.
Outre ces grie& contee les iii«inbres ^kugnes de la
Soei^e« le rei en avait de particuliera contre les Jifsuites
d'Espagne.
II ne s'agit iei ni de leut*s opioions erroniie&, ni dr
leur syst^e theologique hasardi^^ ni du reladbement
de leur morale, ni de leur pelagia:iiisme renouvele; le
minist^e se souciait peu de ces objets; je pavle de Fas*
sassinat du roi de Portugal , du proc^-verbal et des.
preuves qui les designaient comme les premiers insdga*
teurs du forfait; je parle de TeaapoisonnemeDt prevu et
execute de Benott XIY, de la ruine des grandes maisons
aa4 COREESPONDANCE LITTERAIRE,
de commerce, et du mepris de I'^piscopat ; de crians exces
en tout genre fix^rent I'attention du souverain ; on suivit
les d-marches des Jesuites sans eveiiler leur mefiance.
La cour de France instruisit le ministere espagnol que
ces Peres avaient a Yilla-Gracia une imprimerie^ conduite
par le Pere Idiaquez, d'oii sortait une multitude d'ou-
y rages prejudiciables a la tranquillite du gouvernement
fran^ais. On arreta quelques libraires de Bayonne; ils
parlerent a la Bastille,* oil ils furent enfermes^ et la cour
d^Espagne supprima rimprimerie sans faire d'eclat.
Guides cependant par les instructions et les ordres du
general, les Jesuites formaient des partis; ils s'occupaient
a rendre le ministere odieux. Sous les regnes precedens ,
ils avaient envahi le pouvoir le plus etendu; le vaste
tissu de leur politique enveloppait et le roi et les sujets,
et les grands et les petits, et TEglise et I'Etat^ et les
savans et les ignorans. lis tenaient les peres par leurs
enfansy les maitres par leurs domestiques, les femines
par la confession, les artisans par les congregations, les
courtisans par leurs projets, les souverains par leurs fai-
blesses, et les papes par I'apparence du d^vouement et
de Tobeissance ; ils disposaient des sexes , des ages et des
conditions. La religion s'opposait-elle a . leurs diverses
ambitions: ils Falteraient, ils en pliaient la morale a
leurs vues, leur interet en interpretait les decisions/
S'^levait-il un defenseur tel que don Juan de Palafox : ils
le calomniaient : c'etait un homm'e dangereux, c'^tait un
rebelle. Les uns etaient ecartes par des coups d'autorite,
ou depouilles de leur ^tat et de leur fortune , les autres
intimides par leurs nombreux partisans , assassines on
empoisonnes : quiconque osait d^voiler leurs attentats
pronon^ait lui-meme sa perte. Ils marchaient entre rhy-
QCT06RE 1782. 2a 5
pocrisie et la tyrannie, Tevangile dans une ttiain^ Ic
poignard dans Tautre. On les a vus rampans et s^duc*
teurs^ despotes et menacans. De la ce melange bizarre
de modestie et d'arrogance, de pauvret^ et de richesse,
d'edification et de scandale^ d'etude et de negoce, d'ar-
tifice et de violence, de fraudes et d'usurpations , de flat*
teries et de m^disances, d'intrigue et de simplicite, de
zele et de fureurs j de vertus et de sc^leratesse. Cest en
rapprochant les extremes et les opposed qu'ils s'^taient
rendus formidables.
Les choses chang^rent ^ous le regne actuel de
Charles III^ qui les connaissait, et qui avait r^solu de
les r^duire ou de s'en defaire.
Charles commen^a par envoyer au Paraguay^ a la t^te
d'un corps de ti*oupes , don Cevallos , qui s'empara d'un
pays dont ils se croyaient les maitres^ et I'Espagne com-
manda ou Ton obeissait a un J^suite. On confia la garde
dune forteresse a un ofBcier fran^ais, nomnie de Bon-
neval. Bonneval y trouva des papiers que les J^suites
avaient oubli^ au premier tumulte , et parmi ces pa-
piers un plan d'instructions et d'op^rations du general
Ricci , un complot contre le Gouvernement. II le d^posa
entre les mains d'un ami, avec I'ordre de le faire passer
a la cour ; il se mefiait de Cevallos y deja corrompu par
les Jesuites.
Celui d'entre eux qui avait evacue la forteresse, s'a-
percevant de son inadvertance, s'adressa a Bonneval ,
qui ne sut ce quon lui demandait; et, sur la plainte du
J^suite et le refus de TofBcier, Cevallos le mit aux ar-
rets, oil il resta jusqu'au temps de son retour a Madrid.
II remit les papiers au roi. Alors le comte d'Aranda avait
ete revetu de la presidence du conseil ^ place qu'on avait
Tom. XI. i5 •
a 26 CORRESPOND ANCE LlTTJ^RAIRE,
supprim^ et qu'on recrea a Toccasion d'une ^meute dont
nous allons rendre compte.
Les Jesuites ne cessaient de i\emontrer aux Espagnols
que rinstallatioQ du priqce regnant avail aliume la guerre
en Europe depuis 1700 jusqu'a la paix de Yienne, en
\j*iS; combieq cette guerre avait et^ sanglante et rui-
neuse pour la nation ; qu'ils etaient Erases d'impots ,
inconnus avant que la maison de Bourbon niontat sur le
trone ; de connbien ^q meurtres avaient et^ suivis et q|ie
d'argent avaient absorb^ Tetablissement de I'infant Don
Philippe, la coQqu^te de Naples, I'^xp^ition de Sicile,
le siege d'Oran, le passage de la monarchie espagoole
en des mains ^trangeres , la desunion deft patrictens ^
quinze ann^es de troubles civils. . Us insistaient sur les
grands eipplois du minist^re occup^ par des^ intrus,
sur Thumiliation des nationaux, s'abaissant aux plus viles^
flatteries pour obtenir un miserable emploi sous des
ckefs dont I'orgueil ne se pouvait comparer qo% leur
puissance, et leur puissance qu'^ leur imbecillite. Qu'on
juge , d'apres la trempe du coeur hun\ain, de I'impressioB
de ces discours sur une nation fi^re. Nous sppportona
tons les besoins de I'Etat, mais peu d'entre nous partt*
dpent aux avantages, peu connaissent les soucis du mi*
nistere.
Les Espagnols tombent dans le mecontentement , les
esprits s'inquietent et s'agitent , il$ attachent insensible-
ment Tamelioration de leur sort au changement de Fad-:
ministration.
Les Jesuites leur avaient persuade que la conqudte de
TAmerique etait le prix de leurs travaux, que le sou-
verain n'-dlait qu*un pr^te-nom, et qu'il ^tait inoui qu'un
peuple souffrtt aussi patiemment les gfines imposees a la
OGTOBRE 178a. a 17
jouissance de son propre bieti. C'est ainsi qu'ils affaiblis-
saient i'attachenaeiit et la fidelity des sujets. On murmu-
rait y des larmes muettes coulai«nt des yeux j et Ton ne
Yoyait de tous cotes que des syipptomes d'une fureur
renferm^ qui cherch^it h s'exl^aler.
L'impalience nalionale s'acorqt encore par la prise de
la Havanae : la mauvaise d^ense qu*OD y fit, la perte des
ricbesses immenses qui pass^reat ea la possession de
FAngleterre 9 le nombre des banqueroates qui suivirent
cet evenemenly la guerre de Portugal et le sacrifice de
yiDgl-cinq mille hommes extermin^s par des ma-
ladies, le d^iaut de subsistances, et d'autres fautes im-
pute a I'ineptie et k la corruption de Squilaci, qui
s*etait eieye^.de Tatelier d'un ajrtisan sicilien, a la plus
haute dignity de Fempire^ Tappui que le souverain lui
accordait , Tabus du pouvqir qui lui ^tait confix y le
jnonopole des grains, le m^pris des anciens usages, le ren*
versement des vieiUes coutumes, presque toujours Tob-
jetde Pattuchement fenatique des peuple3, et les atten-
tats sur la personne de citoyens d^pouiU^s du vStement
national , et insult^ dans les rues , sur les places , auz
promenades publiques; telles furent les causes reelles
qui allumerent un feu convert qui bouillonnait au fond
des ames, et que la politique j^suilsque attisait. Mais,
avant de passer a son explosion , il convient de retour-
tter, pour un moment , dans les contrees de I'Am^*
rique.
Les droits du fisc espagnol dans TAmerique ^taient
(ix^s ; ils consistaient dans une taxQ sur lea denr^es qui
passtot d'Eui-ope dans ces contrees. A titre de squverain,
le roi nomme les gouverneurs, les vice-rois, les alcades,
et les au(res employ^ dans la magistrature et la finance*
228 CORRESPON DANCE LITTERAIRG ^
II leve un impot, sous la forme de capitation , sur les ba«
bitans des Inde3^ et toutes les nations de TAmerique
espagnole sont comprises sous le nom g^nerique de los
Indios;\\ jouit de Texploitation des mines, de la vente
des eaux-de-vie, et de la plante appel^e Chichat, Les pa-
tentes, les commissions, les buUes de la Cruzadaj les
cartes , le papier timbre , le vif argent , la repartition de
las Minos, ou Tobligation de fournir un certain nombre
de bras aux travaux publics, ^taient autant de charges
que Ton supportait sans murmure, lorsque Squitaci s'a-
visa d*en augmentet* le fardeau, de creer une chambre
des domaines, de reduire les naturek d'Amerique a la
condition des habitans de la Castille, de gSner la liberte
des franchises, et d'exiger, par forme d'emprunt, des
sommes considerables des diffl^rentes sortes de corpora-
tions. Les Jesuites ne manqu^rent pas de profiter de la
circonstance pour exciter une fermentation qui aurait
eu les suites les plus facheuses , si la prudence du minis-
t^re ne Teut apaisee par la dissimulation et par sa dou-
ceur. Cependant on avait foul^ aux pieds les sceaux du
prince, on avait lacere les ordres de son ministre ou les
siens, on avait attaqu^ ses ofEciers dans leurs maisons; ils
n'avaieut ^chapp^ a I'assassinat qu'en se refugiant dans
leurs campagnes, ou la populace les avait tenus bloques.
La revoke avait et^ poussee jusqu li vouloir se nommer un
roi ; celui sur lequel on avait jete les yeux fiit heureu-
sement assez sage pour refuser ce titre , et le minist^re
n'ignorait pas que cette s^ditieuse disposition des In-
diens etait nourrie par leurs directeurs spirituels, et sc-
condee par I'Angleterre, attentive k miner les forces de
la maison de Bourbon dans toutes ses branches. Ge fut
alors que Ton vit les uns distribuer Tor h pleines mains
OGTOBRE 178a. !129
a ia populace miserable , et les aub^s offirir aux rebelles
ami tie et protection.
Cette ^meute fut suivie d'une autre en Espagne. Dans
I'ann^ 1766 on 1767, le marquis de Squilaci, par I'ac-
caparement des grains , avait plonge I'empire dans Ics
horreurs d'une disette universeile. Les peuples qui ge-
missaient sous ce fl^au ^ dont Tauteur ne leur ^tait pas
iuconnu , demandaient la depositicm du roinistre. Pour
les humilier, Squilaci proscrivit les manteaux et les cha-
peaux rabattus ; la defense fut rigoureusement executee.
IjSl populace s'indigna , et les Jesuites crurent toucher
le moment favorable au projet qu'ils avaient con^u de-
puis longrtemps^ d'exciter en Espagne un embrasement
qu'on ne put ^teindre. Toujours caches, presque toujours
mal caches , ils y employerent leurs afEli^s , Fabb^ Her-
moso, le marquis de Campo^Flores, et nombre d'auti^s.
On se dispersa dans les cabarets , on sema I'argent dans
les bodegons; la, s'accroissait I'ivresse de la rebellion
par celle du vin ; ces lieux de crapule retentissaient du
cri Fwa el Rejrl muera el mdlgobiernol L'emeute pro-
jet^e devait dclater le jour du jeudi ou du vendredi saint,
que le roi et toute la cour vont a pied dans les eglises
faire ce que nous appelons des stations. Les victimes
etaient designees : on devait assassiner le roinistre; et
dans la confusion il se trouverait sans doute parmi les
furieux une main parricide qui frapperait le roi; roais la
populace y qui n'^tait pas dans le secret ^ et qu^on avait
trop ^hauffee, se d^chaina le jour des Bameaux. Les
vitres de Squilaci furent cass^es a coups de pierres ; on
enfon^a les portes de son hotel , on cherchait sa per*
Sonne y qu'on ne trouva point ; la fureur se jeta sur ses
meubles qu'on mit en pieces. De la on courut au palais
23q CORR£SP6xirJ>A.irC£ LiTTllRAlRE,
du rbi, ou il se fit an effroyable knassacre did citoyens
et des gardes wallonnes ; le carnage ne cessa qu'au mo-
meat oil le prince parut sur son baledfa , eft eiit aecorde
a la multitude tuinultueuse ce qii'eUe dematid^tt a grands
cris. Gepeadaat le marquis de Squilaci s'enftijait vers
ritalie , .et le men^^ jour le roi se rendit , par des che-
mins detourhes, (i Aranjuez; evasion pusillanime qiii
faiilit a reaouveller la sedition. On avait rectee la place
de president de CasUlle j pr^cedeinihent abolie par la
eihainte du pouvoir qu'elle conferait k belui qui en etait
rey^tu; on I'avait dqhh<£e au comte d'Arandd', dont le
premier soin fut de rediercher secr^tetnent les causes de
rdmeutei L'abb^ Hermoso ^ le marquis de Campo-Flores
fst letirs complices fdrent arr^t^s. On iapprit dans leur in*
tartbgatbire que la i^Yolte ne devait ^clater que le jour
du vendredi ou du jeudi baint , et qil'on avait puise dans
ie tresor du college imp^al des J^auites les vfritablfel
protnoleurs de oe detestable projet ^ les spmmes ^tri^-
buees dans les tavemes.
Malgre ces indices , que le comte d'Arasida avait tii^s
de la boucbe des ooupables , il ne se crut pas asses in-
striiit pour determiner son roi ; d'ailleurs, il aavatt que
dans les rebellions un rdm^de direct pouvait aeeroitre
le maly et qu'il conveoait de ^rouver uh pretcixte pour
chatier des rebelles. II lui fallait des preiives evidentes;
plais ) comment les acqu^r? II se contenta de feindre^
de trailer les Jdsuiles avec plu$ de distinction que jamais^
et d'esperer tout du temps. Tel ^tait I'l^tat des choses ^
lorsque le procureur-g^n^ral de Tordre^ le pilre Altami*
rano , vint solliciter a la cour la permittion de passer a
Rome. D'Aranda ne doiita nuUement qu'il n'allat rendre
l^ompte a Ricci de T^in^ute recente, et que les cofFrefli
OCTDBRB 1782, a3l
du Jesuite lio ebutiniaient les tumiipe^ ddnt il avftit be-
soin. H cajola Altahirano , et lui dffrit tous iei secoors
qu'il pouvait desirer. Les passe-ports qui promettaieni \
ia persohne let i ses ieffets la plus grande tuHetis lui fu-
rent expedv^; maib ils avaient ^t^ j^riceAis d'injoob*
tiohs y nonofastant tout emplchement ooiktviiire \, de vi-
siter a Baroelonne Yik caisi^ da Pt&re y et de s'mpirer
de ses papiers; eo mdme temps on attacha aux cotes' ifa
voyagenr ob oQicier de cavalerie qui faisait la nidme
rente poiir ie se^ioe dh toi, et qui ne lepeHait pak iie
vue. Arnv^ a Barceioiine , le gbuverneur arrfta , outrit
et fotiiUa les caibseb d'Altamirabo ; os-prit ses pa|UerB,
et avec ses papiers on eut la codvictioo dti crime de la
Society. Aiors d'Araodh put palrller fbrteiiamit a son ^u-
Veraiii ^ )et IiU faire sentir ia nedebsite d'abattre an bolosse
redoutable^ et de as d^livrefc d'un eaneihi jiuissaat^
maitre des coAscSences, {lossesseur d^ richesses immienses,
et capable de se porter a des aUentats Platans et de
pai^er des attrailata secrets. II fut done r^dola dan^ le ca-
binet de Madrid que les Jesuites iseraieni chass^ ; et ,
pour mettre a fin Pentreprise sans edat el sans trouble^
on se jura It secret^ bt I'on ieiivoya aui gouverhenrs ,
vici9-rbii j corr^dera , ch^fs de penpliadea ^ partout oii
les J^ltes avaient residehce, dspnts la capitaie jusqn'aux
Phiii|>(Miies , des ordres nomek^otes , qui ne devairat iltrle
sQCcessiVement decachet^ qa'au jour, indiqu^ ^ h t'heure
nomnvfe. II ^tait prescrit par \ek uns de tenii*' preta des
k&timensy des voitures et des troupes; par d'autres^
d entrer dans les maisons des Jesuites , de couper les
cordes des cloches , de prendre les per^onnes et de les
transporter a travers I'Espagne , a iravers TAmerique , a
des endroits desigue^ , ce qui fut execute. On conduisit
23l2 CORRESPOND INGE LITTERAIRE ,
a Cartbagene les Jesuites de Madrid, et ils etaient d^baiv
qu^ a Civitat-Yecchia avant que le pape en fut in*
forme.
Le cardinal Palaviccinii secretaire d'Etat k Rome, et
alors nonce a Madrid ; frappe de cet evenement comme
d'un coup de foudre, et sans cesse expos^ aux reproches
deSa Saintete, Clement XIII , en fit une maladie mor-
telle.
On ne sevit ni contre leurs adherens^ ni contre leurs
afBlies. On leur assigna six cents livres de pension a cha*
can , et I'on pourrait dire que la Soci^t^ de J^us fut
ezpuls^e d'Espagne par la sagesse , de France par le fa-
natisme, et de Portugal par Favarice.
Le pape ^crivit des lettres violentes au monarque es-
pagnol, qui lui rdpondit qu'il le respectait infiniment
. comme le p^re spirituel des chretiens, mais qu'il voulait
etre le maitre chez lui , et qu'il le suppliait de lui accor-
der sa sainte benediction.
Telles ont ^t^ les voies tortueuses par lesquelles la So-
ci^te de moines la plus dangereuse s'est achemin^e a sa
destruction en Espagne.
Maitres de la terre^ j'ignore les importans services
que Yous tirez d'une race d'hommes qui a oublie peres
et m^res, et qui n'a point d'enfans ; mais que cet abr^g^
historique vous appr^nne Tinfluence qu'ils ont eue, qu'ils
ont et qu'ils auront a jamais sur vos sujets, et les dan-
gers perpetuels auxquels ils exposeront vos personnes.
r
OGTOBRE 178a. a33
«
Dour Pablo (^Paul) OLAviDiis. Precis historique ^ re-
dige sur des MSrnoires fournis a M. Diderot par un
Espagnoh
Don Pablo Olavid^s est de Lima, capitale du Pdrou.
II naquit avec des talens precoces, chose assez ordinaire
dans les contrees m^ridionales. U s appliqua aux sciences,
il cultiva les lettres dis sa jeunesse, et parvint^ a Tage
de vingt ans, a la dignite d'oydor de Linia.
En 1 748 ou 1 749 il y cut un grand tremblement de
terre^ dans lequel tout le Callao et une par tie conside-
rable de Lima fiirent bouleverses. Don Pabio, qui avait
en sa garde des sommes apparteuant aux habitans qui
perdirent la vie dans ce desastre, jiigea a pi*opos d'em-
ployer celles qui ne furent point r^clamees par des he*
ritiers a la construction d'une ^glise, et d'un theatre oil
les citoyens allassent dissiper la triste impression de la
catastrophe k laquelle ils avaient echappe. Le clerg^
desapprouva I'erection du theatre,' et lui en fit un
crime aupres du ministre de Madrid. Hinc prima mali
labes.
Sous le regne precedent, le clerge avait pris un ascen-
dant sans bornes sur Tesprit de Ferdinand VI. Son con-
fesseur, le pere Ravago, Jesuite, lui avait persuade que
le premier, le plus essentiel des devoirs d'un i*oi catho*
lique, etait une entiere soumission aux volont^s des
oints du Seigneur, et le bon roi aurait vu les enfers s'oa-
vrir sous ses pieds s'il ne s'etait aveuglement conforme
aux conseils de Ravago. Toute la religion de ce prince
consistait en des pratiques minutieuses dont on n'avait
garde de le desabuser en I'eclairant. II fut done tres^
facile a Ravago et a ses coUegues de lui montrer dans
i34 CORHESPONDA.NGE LITTERAIRE,
Pablo UQ homme sans religion , sans moeurs , un impie
qui avait prefere la construction d'une ^glise et d'un
(he&tre a celle de deux eglises; un scelerat digne du
dernier supplice ; et il fut ordonn^ a don Pablo de venir
a Bfadrid rendre compte de sa ge^tion. Son innocence
etant 6vidente ^ sa conduite irreproehable aux yeux de
toiite personne seilsee , il ne balan^ pas d'obdir ; mais a
peinte fpt-il arrive ^ qoe les pr^tres le pouriuivirbnt a
toute ou trance, qu'on le mit aux art&ti dans sa propriB
niaison y (|u*on le traduisit comme un incredille , un dis*
sipateur de Targe&t du fisC; et que les menses du clerge
le condttisiirent dans lies prisons appelees Carcel de Cdtte\
oil il fill ekpbsi^ a toot ce que peuveiit inspirer Fanimosite
et la m^ancet^. U y soufirit beancbup ; ehtre aatres
infirtnltes , il lui sikrrint une enflure geh^ale j mais qiii
affects particuli^remeilt les jambes^ et de laquelle, au
sentiment des m^deciils^ il etait ibetiace db perir si Toii
ne s^ pre$sait de le changer d'air : iea pers^iitions des
pr^tres , et par contre-coup telles da minisi^ve, rendaieilt
la chose difficile; cejlendant un citoyeu gen^reux obttnt
qu'en donnant une caution personuelle Pablo irait h sept
lieues de Madrid, a LegJEtnez, oil Ton respire un air sa-
iubre. Don Domingo liuregny , hbmme d'une opulence
et d*un m^te reconnUs , se rendit garant ^ et don Pablo
fut mis en liberty.
Il y avait k Leganez noe veuvie de deux iftiaris j dona
Isabel de los Rios, a qui le dernier avait laisse des ri-
t^hesses immenses. Les femmes sont corapatissantes.
Celle-ci , toucfaee des malheurs d*un homme qui avait
de i'esprit et de la jeunesse , des oonnaissanceft et de la
figure, lui propbsa sa main. Don Pablo Taccepta , k con-
dition que la fortune resterait au dernier vivaot , ce qui
OOTOBRE 178a. l35
fut consenti , et don P^jilo deviat enorit^emeqt riche. £n
Espagne^ ainsi qu'ailleurs, Tor est le mojen le plus puis-
sant d'aplanir les difBcultes, surtput ceiles qui naissent
du clerge^ et bientot il fut mis en liberte ; son innocence
est reconnue, et il est declar^ loyal et fidele sujet du
roi. Quoi qu'^on en dise^ la richesse sert a quelques
bonnes chpses.
Don Pablo employa une partie d^ la sieqne au com*
merce en gros^ et se mil eti societe a vet* don Mif uel Gi*
gon, chevalier d^ Saint -f Jacques , fix^ pr^^nt^Uient a
Paris ; et don Josepl^ Alnianza , c4)^br0 negpciadt de
Madrid. L'associatioii fut heureuse, et ^on Pablo pos-
seda plus de fortune qu'il n'en &Uait pour teqir un etat
imposant. II monta sa maison ^ la fran^aise ^ oil r^n^nt
Taisance et les mani^res qui kiovis caracteri$e0t ieotre les
nations. Tous les ans il £aiisait un voyage a Paris ; et ,
apres quelques mois de s^jour dans cett0 capitale , il s'ed
retournait avec les nouveaute^ qu'il avail judicieuseinent
recueillie^ sur les sciences , la litterature el les produc*
tions des arts.
Ge fut alors qu'ii projista de reformer le oiauvais goiifc
des spec^cles espagnols, et qu'il fit construire un theatre
dans sou hotel. II avail traduil en vers Ite tragedies de
Voltaire^ et c'est la que tbut Madrid vit^ pour la pre*
miere fois, repr^senter Meropt et Zuitt par des jeunes
gens qu'il teaait a gages ^ et qu'il avait leu la patience in-
concevable de former \ la boitii^ declamation.
Ge spectacle ; ou Ton servait toutes sortes de rafrlii-
cbissetnens y etait fr^quente gratuitenient par la noblesse.
L'on y entendit aussi la musique de Duni i de Gi'etry ,
dans Ninette a la CoWy dans le Peintre amoureux de
son modele y et d'autres Opera comiques qu'il avait
v36 CORRESPOITDANCK LITXiRAlRE,
mis en espagnol, sur le metre de ces poemes fran^ais,
La reine d'Espagne mourut en 1760 ou 1761. La
cour de Madrid est triste en tout temps ; soumise a une
etiquette g^nante, elle devient tout-a-fait lugubre dans
le temps de grands deuils ; les spectacles publics sont
fermes, et il n*est pas permis de selivrer adesamuse-
mens domestiques. Don Pablo fit choix de la circonstance
pour son voyage d'ltalie ; et , k son retour a Madrid , on
le nomma corregidor de Seville , avec les fonctions d'in-
s[)ecteur<-gen^ral , civil et politique sur la population et
sur la nouvelle colonic de la Sierra-Morena , pays im-
mense situ^ entre I'Andalousie et TEstramadure, sous
un beau ciel , et assez fertile pour donner par annee just
qu'a trois ou quatre recoltes.
Le minist^re commen^ait a concevoir que la force de
TEtat irait en diminuant aussi long-temps que la popu-
lation, la veritable richesse, n'aurait pas une juste pro-
portion avec I'etendue d'un pays. Cons^quemment, il
avait appele des families suisses catholiques dans la
Sierra-Morena ; il leur avait accorde Taise et les fran-
chises n^cessaires au succ^s, et les colons etaient accou-
rus en foule. Us avaient form^ dans le pays deux ou trois
villages ou villes, et, en sa qualite de corregidor de S^«
ville J don Pablo exer^ait la direction de la colonic et la
surveillance des iutdrets du roi.
Parmi le grand nombre de catholiques^ il s'etait glisse
quelques protestans ; et il faut observer que le fanatisme
religieux n'est , dans aucune contree de PEurope , aussi
violent que parmi les catholiques suisses. Ce sont la plu-
part des paysans grossiers, superstitieux, ignorans^ ivres
de I'absurdite de leurs pasteurs, gens de la m^me trempe
que leurs ouailles, et capables^ pour la propagation de
OCTOBRE 178a. iiSy
leur religion, de commettre de sang-froid les forfaits les
plus inouis.
U est encore k propos de remarquer que ces catho-
liques sont persuades que plus ils laissent de messes a
dire sur leurs cadavres, plus ils assurent de repos a leurs
ames, pr^jug^ d'apres lequel ils frustraient leurs enfans
mime de tout le bien qu'ils avaient acquis a la sueur de
leurs fronts, et le leguaient a I'Eglise.
Pour obvier a ce dernier abus, don Pablo fit pubtier
una ordounanceducorregidor, qui annulait tout testa-*
ment cbarge d'une donation pieuse , des prSlres , deja
suffisamment salaries par I'Etat, n'ayant aucun besoin
de ce surcroit d'aumones.
Un autre sujet de fureur contre lui^ c'est que ces co-
lons , transplant^s d'un climat froid sous un climat
chaud, ^taient devenus sujets a des maladies qui les em-
portaient par centaines, et que Ton entendait h tout mo*
ment la cloche annoncer avec le trepas des uns le peril
des autres, et que don Pablo jugea a propos de proscrire
cette sonnerie. Alors le corr^gidor est accus^ d'indifife-
rence en mati^re de religion, de se meter des choses
sacrees, de toucher a I'arche sainte, et de tol^rer des
protestans parmi ceux qui d^frichaientla Sierra-Morena.
Le lot ordinaire de ceux qui ont renonc^ au monde ,
Tintrigue , I'ambition d^mesur^, Torgueilleuse cupidite,
cach^ sous I'enveloppe respect^ede la devotion, mirent
en mouvement tout le clerge ; et le confesseur du roi , le
pire Osma, R^ollet, homme avare, ignorant, hypocrite,
envieux , la sentine de tons les vices , se mit a la t^te des
furieux et jura la perte de Pablo.
Lorsque Charles III monta sur le trone d'Espagne ,
en 1789, son premier acte de souverainete.tomba sur
l38 CORRESPONDENCE LITTSRAtRE,
\e ponvoir illimit^ de rinquisilion. Alors ce monarque
etait environne de sages. On lui avail montr^ que cet
Etat dans FEfeat, coptraire a son autorit^^ etait la source
des pr^jug^s^ de la terreur et de rimbeciHite nationale ;
en cons^uence il d^fendit aus: inquisiteurs de statuer
d^finitivement sur quelque objet qua ce.ffit sans avoir
obtenu son approbation. Don Quintano, evSque de Phar-
sale, fut ^loigne pendant plusieurs mois pour avoir pro-
scrit JQ ue sais quel oavrage sans le consentement du
monarque ; il fallut recourir a des soumissions aussi r^-'
iter^es qu'avilissantes pour obtenir son rappel , et Pon
se flattait que , reduil sur le rnSme pied qu'k Venise , oil
trois s^nateurs assistent aux jugemens, prononcent les
premiers et donnent le ton ^ incessamment le redoutable
tribunal ne sei'ait plus a Madrid qu'un ^pouvantail.
Dans ces conjonctures critiques pour don Pablo ^ rin-*
quisiteur general mourut; il s'agissait de nommer a cette
plac^. Le Recollet Osma la sollicita pour lui-mime^ bien
certain qu*elle lui ^rait i^fus^ par le roi, dont il Ifaisait
les amusemens; ce qui n'est pas toujours un ^loge. II
s*attendait encore qu'il lui serait permis de la con££rer a
qui il jugerait a propos, ce qui arriva. Osma representa
au souverain que personne dans I'Eglise et Fempire ne
lui paraissail plus digne de Toccuper que F^vdque de
Zamora; mais il avait en mSme temps prevenu T^v^ue,
et lui avait conseille de la rejeter avec m^pris, et d'oser
dire au roi que dans I'^tat actuel des choses^ ou le grand
inquisiteur ne pouvait s^parer I'ivraie du bon grain sans
s'exposer a la rigueur des lois^ il be pouvait en conscience
presider un tribunal presque d^trui4, enti^rement des-
bonor^ et qu'un prince qui avait oublt^ jusqu'a ce point
les inter^ts du christianisme repondrait un jour de tous
ocTOBRE 178a. a3gj
les crimes occasion^ par son iadntgence coupable, et
sobirait devant Dieu le plus severe de scs jugemens
Le monarque intimid^ r^voqua Tedit qu'il avail donne
en 1760, et I'lnqiiisition sortit de sa cendre, mais en
$ortit, comme on le pr^unie assez, plus ^roce qu'ette
n'avait jamais ^te.
La vieillesse du roi est toujours un grand inalheur
pour son peuple^ mais surtout en Espagne. Serait-ce I'ef-
fet de Tetiquette d'une cour qui ne lui permet pas de
s'instruire dans sa jeunesse? Serait-ce qu'en naissant it
a suce le lait de la superstition; qu'a mesure qi,i'il saf-
fiiiblit, les reiigieuses momeries dont on Ta berce devien-
nent plus imp^rieuses ; que la chaleur du climat donne
plos d'activit^ a ces causes, ou que les races s'y degradent
plus vite?
II falkit une victime au nouvel inquisiteur, il lui fal-
lait une grande victime; don Pablo la lui pr^sentait. U
est saisi ; sa condamnation ^tait prononc^e avant sa de-
tention. On examine et Ton empoisonne toutes les ac-
tions de sa vie publique et privee. On visite sa biblio*
th^ue et ses manuscrits : on y trouve les OEuvres de
Montesquieu, de Voltaire, de Jean-Jacques, le Diction^
noire de Bayle et VEncjrclopSdie, des traductions de quel-
ques-uns de ces ouvrages; et c'est alors qu'on crie au
scandale, qu'il est train^ des prisons de la cour dans les
cachots de FInquisition, et qu'on s'empare de ses biens,
meubles, et immeubles. Ce tribunal ne souffre pas qu'dn
apprenne a pcnser ; mais il veut qu'on apprenne k croire
et k tout ignorer^ except^ sa puissance et ses pr<^roga-
tives. Don Pablo, atteint et convaincu d'esprit philoso-
phique, fut condamn^ a faire ameude honorable, convert
d un san-benifQj et k etre pendu jusqu'a ce que mort
24o COBRESPOITDANGE LITXiRAlRE,
s'ensuive. La rigueur de cette sentence fut commu^ en
deux cents coups ^azotes ou de verges par les carre-
fours de la ville, et en une cloture perpetuelle dans un
preside ou une maison forte; chatinient qu'on reduisit,
apr^s un second sursis, a la degradation de noblesse^ a
I'interdiction du cheval, a Thabit de bure et a la de-
meure dans un convent oil il sera assujetti a tons les de-
voirs de la vie monastique.
Don Miguel Gigon, I'ami et Tassoci^ de Pablo, soUi-
cita de ses geoliers une attestation de bonne conduite ;
on composa avec les inquisiteurs, et le coupable obtint a
prix d'argent main-lev^ de ses biens, la rehabilitation
et la liberte.
Nous avons ^crit cet abrege des malheurs d'Olavides
pour apprendre aux hommes combien il est dangereux
de faire le bien contre le gre de I'lnquisition, et a s'ob-
server partout oil ce tribunal subsiste,
II serait difEcile de dire quelle sensation ont faite en
France les Essais de M. J. G. Lavater sur la phjrsiogno-
monie. Depuis trois mois que la traduction de cet ou-
vrage est a Paris, et que plusieurs Feuilles periodiques
Font annoQc^e, nous n'avons pas encore eu la satisfaction
de rencontrer deux personnes qui aient eu la curiosite
de la lire (i). II est vrai que le pays de I'Europe oil Ton
juge avec plus de confiance toute esp^ce de productions
est celui oil on lit le moins; oil, malgre la decadence
trop bien reconnue de la litterature nationale, on de-
(i) Le grand outrage de Lavater est aujourd'hui tres-ripandu en France.
La traduction fran^ise est de trois differentes mains. En effet on Tattribue a
madame Laffite, femme d*un ministre de Teglise fran^aise refomiee k La Haye,
a UD M. Caillard , qu'il ne faut pas confondre avec l*ancien ambassadeur de
ee nom , mort a Paris , il y a quelques ann^ ; enfin i M. Henri Renfner. (B.)
OCTOBRE 1782. 241
daigqeplus que jamais la litterature etrangere; oil tout
ce qui ii'est ni chanson , ni piece de theatre , ni pamphlet ,
ne pent guer<e prelendre a faire b^aucoup de bruit^ oil le
meilleur ouvrage enfin n'obtient que lentement le de-
gr^ d'estiinequi lui es( du^ lpr$que quelque cirgonstance
extraordifnaire n'en favorise pas le succes. .
Quoique M.. Lavater ait refondu en graode partie le
texte de son livre, et pour le rendre moins intraduisiblc
et pour Tadapter^ autant que ^^ conscience a pu le per-
mettrie; au gout du lecteur frati^ais, il y a laisse cepen-
dant beaucoup de choses peu ffiitcis pour lui:plaire, et
beaucoup d'autres tr^s-propres a Teffaroucher. Le veruis
de theologie mystique^ repandu pour ainsi dire sur toutes
lesfeuilles du livre, ne peut manquer de paraitre etr^ge
dans une discussion oil il ne s'agit que d art et de philo-
sophie. Un grand nombre de p^rsonnalites minutieuses,
qui n'ont ni le merite d'etre interessantes^ ni celui d'etre
malignes^ en fei*a trouyer souvent la lecture insipide.
Le ton d'inspiration que ratiteur einploie trop frequem-
ment a releverdes id.ees cpmmunes^ en perdant dans la
traduction la seule espece d'excuse qu'il peut avoir dans
Toriginaly ne leur laisse qU'une empreil;kte de ridicule.
Onnesaurait blamer M. Lavater de ne nous avoir donn^
que des fragmens sur une science aussi nouvelle que la
physiognomonie ; uu ouvrage plus systematique eut
merite moins d'attention et moins de confiance; mais,
sous la'fortne meme qu'il eut raison d'adopler, on pour-
rail desirer sans doute plus de suite , df^s liaisops plus
heareuses, une marche plu^ piquante et plus rapide...Sou
livre ressemble a un edifice dont le plan est non-seulc-
ment irregulier, fort imparfait, m^iis dont toutes les ap-
proches sont encore embarrass^es des debris de la pierre^
Tom. XI. 16
llyi CORRESPONDANCE LITTER AIRE ,
du platre et de tous les echafaudages qui ont servi a le
coDStruire.
Les critiques plus ou moiiis fondees auxqueltes cet
ouvrage a donne lieu en AUemagne, toules les bonnes
ou mauvaises plaisanteries qu'on en pourra faire en
France^ s'il parvient a y etre plus connu^ n'en detruiront
point le merite; il n'en sera pas moins vrai qu'aucun
ecrivain depuis Aristote n'a d^velopp^ plus de vues sur
la science physiognomonique que notre predicant zuri-
coisy ni des vues plus utiles et plus lumineuses. Ses re^
cherches prouvent, ce me semble^ d'une maniere assez
sensible y premi^rement, que la science pent exister; et
pourquoi celle-la n'existerait-ellie pas aussi-bien que tant
d'autres que notre ignorance n'a guere mieux approfon-
dies? secondementy que les progres de cette science, eu
suivant les traces qu il indique, pouiTaient devenir eg»-
lement int^ressans et pour les moeurs et pour les arts;
c'est du moins ce que nous avons cru voir dans son livre.
Essayons d'en recueillir ici les id^es les plus frappantes.
(X Connaitre, desirer, aglr, voila ce qui rend rhomme
un elre physique^ moral, intellectuel. . . Cette triple vie,
qu'on ne saurait contester a Thomme, ne peut devenir
pour iui un objet d'observations et de recherches qu'au*
tant qu'elle se manifeste par le corps, par ce qu'il y a de
visible, de sensible, Ae perceptible en Thomme. Dans la
nature entiere, il n'est point d'objet dont on puisse de*
couvrir les propri^les et les vertus que par des relations
ext^rieures qui tombent sous les sens ; c'est sur ces d^
terminations externes que se fonde le caractenstique de
tous les ^tres, la base de toutes les conuaissances hu-
maines. L'homme serait r^duit a tout ignorer, et les ob-
jets qui I'environnent et lui-meme, si, dans toute la na-
OGTOBRE 1782. 243
ture, chaque force ^ chaque vie ne residait pas dans uu
exterieur perceptible^ si chaque objet n avait pas un ca-
ractire assorti a sa nature et a son etendue, s'il n'annon-
fait pas ce qu il est, s'il n'etait pas posssible de le dis-
tinguer de cc qu*ii n*est pas. »
Ainsi, vous le voyez, non-seulement il existe une
science physiognomouique^ mais cette science est la base
des autresy ou plutot c'est la science unique^ la seule qui
soit a notre portee. Tout ce que nous connaissons, tout
ce que nous pouvons connaitre et de nous-memes et des
etres qui nous environnent, c'est la physionomie ; il ne
faut plus mediter, il ne faut plus ecrire sur la nature^
mais sur la physionomie des choses. Sans nous arreler
trop a Tanalogie qu'il pourrait y avoir entre cette ma*
niere de raisonner et celle du Maitre de musique du
Bourgeois Gentilhomme^ examinons sans prevention si
ie systeme de Tauteur ne repose pas sur quelques prin-
cipes moins vagues ou moins abstraits.
« On ne saurait nier que Xs, force physique^ bien qu*elle
s'exerce dans toutes les parties du corps , surtout dans
ses parties animales, ne soit plus remarquable. plus frap-
pante encore dans le braSy depuis sa racine jusqu'a I'ex*
tremite des doigts. . . II n'est pas moins evident que la
vie iniellectuelle^ les facultfe de Tentendemeut et de I'es-
prit humain , se manifestent surtout dans la conforma-
tion et la situation des os de la tite et principalement
du front. . . La vie morale se decouvre surtout dans les
traits du visage et dans leur jeu Cette triple vie de
rhomme^ bien quelle se reunisse en. une seule dans
chaque point du corps , pourrait neanmoins etredivisee
par etages, el il y aurait matiere k phjrsionomiser la-des-
sus si nous viyions dans un moude moins deprav^. La
^44 CORRESPOUTDANCE LITTER AIRE,
vie animale , la plus basse et la plus terrestre , placee
dans le ventre^ s'etendrait jusqu'aux organes de la gene-
ralioD etaurait le coeur pour foyer. La vie intellect uelle
trouverait son siege dans la t^te, et I'Geil serait son foyer.
Ajoutons que le visage est le representant ou le som-
maire de ces trois divisions : le front jusqu'auxsourcils^
miroir de rintcUtgence; le nez et les joues^ miroir de la
vie morale et sensible; la boucbe et le menton, miroh*
de la vie animale^tandis que Toeil serait le centre et Ic
sommaire de tout; mais on he peut trop repeler que les
trois vies, se retrouvant dans toutes les parties du corps,
y ont aussi partout leur expression. »
> Que d'explications curieuses n'auratt-on pas a demau-
der ici a I'auteur, et combien la depravation meme du
siecle ne les rendrail-elle pas utiles et importantes 1
Que de meprises faclieuses, que de niaux epargnes, s'il
existaity par exemple, pour les Cceurs dii chevalier de
BoufflerSy une physiognomonie dont les signes fussent
certains et faciles a rcconnaitre!
Notre auteur distingue la Physiognomonie de la Pa-
thognomonique. Selon lui, Pkysiognomoniey dans un
sens restreint^est Tinterpretation des forces, oula science
qui expUque les signes des facultis^ la Pathognamo^
nique, ^interpretation des passions ou la science' qui
traite des signes des passions. La premiere envisage le
caract^re dans T^tat de repos^ Tautre Texamine lorsqu il
est en action. Le caract^re dans I'^^t de repos reside
dans la forme des parties solides, et dans Vinaction.des
parties mobiles. Le caracterede la passion se trouve dans
Xemouvement des parties mobiles. La> passion a un rap-
port determine avec Felasticite de Fhomme^ ou.cette
disposition qui le rend susceptible de passions, etc.
OCTOBRE 1782. 245
En partaut des principes qu'on vient d'exposer, M. I^-
vater ne neglige auoun moyen d'etablir et la verity de la
Physi4)gQomonie etses droits k porter lenom de scieqce.
(c Puisqu'il est aussi impossible de trouver deux carac-
tires d'esprit.parfaitemeHtressemblans, que de rencon^
trer deux visages d'une ressemblance parfaite, la diffe^
rence exterieure du visage et de la figure doit n^oessaire-
ment avoir un certain rapport , une aoalogie nalurelle
avec la difference int^rieure de I'esprit et du c<£ur. . ■* »
Sans doute la difBcult^ n'est que de conaakre ce rap-
port et de le determiner par des caracteres constans,
invariables. Mais pourquoi eSEiger une precision plus ri-
gonreuse d^une sdence presque nouvelle que de tant
d'autres qu'on ne cesse de uous enseigner depuis plu-
sieurs milliers de si^des avec autant de sufBsanoe que
d'incertitude et d'obscurite. . . ? a La Physiognomonie^
dit fort bien notre aiiteur^ peut devenir une science aussi-
bienque tout ce qui porte le nom de science; aussi-bien
que la physique, car elle appartient a la physique aussi-
bien qu'a la medecine^ puisqu'elle en fait partie; que se-
rait la medecine sans semiotique, et la s^miotique sans
pliysionomie?:aussi'^bien que la theologie, car elle est
du ressort de la theologie : qu'est-ce en effet qui nous
conduit a la Divinite , si. ce n'est la connaissance de
i'homme; et qu'esUcequi nous fait connaitre rhommei
si ce n'est son visage et sa forme? aussi-bien que les
math^matiquesy car elle tient aux sciences de calcul^
puisqu'elle mesure et determine les courbes^ les gran-
deurs et leurs rapports connus et incqnnus; .aussi-bien
que les belles^-lettres , car elle y est comprise, puisqu'elle
devdoppe et determine I'id^e du beau et du noble. La
Piiysiognomonie, comme toutes les autres sciences, peut
a/|6 CORRESPOND A.NCE LITTERA.IRE,
jusqu'a un certain point ^tre r^duite en regies delermi-
nees, avoir des caracteres qu'on pourra enseigner et ap
prendre, communiquer, recevoir et transmettre. Mais
ici, comme dans toutes les autres sciences, il faut beau-
coup abandonner au genie, au sentiment, et dans bien
des parties elle manque encore de signes et de principcs
determines ou determinables. »
Nous passons sans scrupule tout ce que dit encore
Tauleur dans la suite de ses fragmens, de la verite de la
Physiognomonie, de son utilite, de ses inconveniens et
de ses difficultes sans nombre; ces differens articles ne
sont que le developpement des idees annoncees au com-
mencement de I'ouvrage, ainsi que le caractere du phy-
sionomisle, et le long Traile de lliarmonie entre la
beaute morale et la beaute physique, ou Ton se borne
simplement a prouver que si la vertu n'est pas la cause
unique de la beaute, et le vice de la laideur, il n'en est
pas moins certain que la vertu embellit et que le vice en-
laidit; resultat assez vague, assez commun. Un raorceau
plus piquant est la reponse a Tobjection tiree du juge-
ment si connu du physionomiste Zopire sur Socrate, sa-
voir qu'il etait stupide, brutal, voluptueux et adonne a
I'ivrognerie. M. Lavater demontre fort bien que ce Zo-
pire ne voyait pas finement , et voici comme il analyse
le portrait du plus sage des hommes, en coraparant dif-
ferentes t^tes de Socrate copiees d'apr^s I'antique, et dent
la ressemblance est trop frappante pour ne pas assurer
que ce sont autant de portraits assez ressemblans de la
meme personne.
ccCeux qui ont pu chercher, dit-il, dans la structure
de ce front le siege de la stupidite, et qui ont cru en re-
connaitre les signes dans cette voute, cette eminence,
OGTOBRE i78a> a47
ces eDfoncetnens y uont jamais, etudi^ la nature du front
de rhomme ; ila Q'ont jamais ni obser? ^ ni compart des
fronts^ Quelle que soil Tinfluence d'une bonne ou mau-
vaise Education... , un front tel que celui-ci est toujours
semblable a lui-m6me quant a la forme et au caract^re
principal y et le vrai physionomiste ne devrait point s*y
m^prendre. Qui y dans cette voute spacieuse habite un
esprit capable de porter le jour dans la nuit des pr^ju-
ges, et de vaincre une foule d'obstacles. D^ailleurs le
saillant des os de Toeil, les sourcils, la tension des
muscles eptre les sourcils, la largeur du dos de ce nez j
I'enfoncement de cesyeux, cette elevatioji de la prunelle,
combien toutes ces parties , consider^s separement ou
dans Tensemble, sont expressives ! combien elles con*-
courent a marquer les grandes dispositions intellec-
tuelles, meme des faculles deja toutes developp^s et
parvenues h leur parfaite maturite !... Un visage aussi
eoergique annonce que celui qui le porte a un prodigieux
empire sur lui-mSme^ et qu'ainsi il peut devenir, en usant
de sa force y ce que des milliers d'^ut^s.se seront que
par une sorte d'impuissance. ..... Mais ce qu'il avait de
massif et de fortement prononc^ effrayait ou offusquait
les yeux des Grecs, accoutum^s aux formes elegantes ,
au point qu'ils ne voyaient plus V esprit de la pbysio-^
nomie^etc... »
Le vengeur de la physionomie de Socrate etait bien
fait assur^ment pour prendre parti en faveur de M. d'A-
lembert : « On m'ecrit, dit-il dans la R^ponse a quelqucs
objections parliculiferes^ on m'^crit que M. d'Alemberl a
Fair commun. Je ne puis rien dire jusqu'a ce que j'aic
vu M. d'AIembert ; mais je connais son profil grave par
Cochin , qu'on dit Stre fort au-dessous de I'original , el y
248 CORRESPOWDA.NCE LITTERAIRE,
sans faire mention de piusieurs indices difficiles a carac-
t^riser, il es% sHv que le front et une partie du nez sont
tels que je n'en ai jamais vu de seihblables a aucun
homme mediocre. »
Si Timperfection d^une science sufBsaitpoiir en de-
gouter les bons esprits^ il faudrait renoncer a toutes
nos connaissancesy a toutes nos Etudes. Que savons-nous,
que pQuvons-nous savoir sur quelque objet que ce puisse
fitre ? des aper<jus formes sur un certain nonibre d'ob-
servations plus ou moins ^fendues ^ plus oti moins pre-
cises , que nous nous pressons de Her ensemble pour en
faire ce que nous appelons un syst^me, mot qui, suivant
son etymologic^ ne signifie qu'une mani^re de concevoir
ce que nous ne pouvons connaitre parfaitement , et qui,
grace k Tusage^ ne signiBe plus sou vent encore qu'une
mani^re d'exprimer ce que nous ne concevons pas. En
rcduisant ainsi le titre de science k sa. juste valear, nous
ne voyons pas pourquoi Ton s'obstinerait h le refuser a
la Physiognomonie 9 et nous regrettons de bonne foi
toute la logique et toute I'eloquence employees par notre
auteur a demontrer une verity si simple. II faut conve*
nir cependant qu'il avail a cet egard de violens prejuges
a detruire; mais ces prejuges tenaient moins sans doute
a I'impqrfection m^me de la science physioghomoniquc
qu a la sottise des docteurs qui s'etaient charges jusqu'ici
de I'enseiguer. II n'y a peut-^tre aucun objet de nos re-
cherches, sans en excepter ralcliiraie et.la th^ologic; il
n'en est peut-etre aucun sur lequel on ait ^crit avec
moms de sens , moins de principes et moins de methode.
Quoique M. Lavater ne nous ait donne que des essais
et des fragmens , on y reconnait une suite d'observations
bien ordonn^es ; on sent qu'en cherchant des regies fixes
OCTOBRE 178a. ** !>49
et coifstantes, il ne s*est pas permis de les adopter I^ge-
remeDt ; on voit ^urtout quUl a mieux senti que personoe
avant lui queltes etaient les routes qu'il fallait suivre
pourarriver k des r^oltats int^ressans^ et pour en ^carter
toot ce qui n'etait qu accessoire ou puremeut arbitraire.
II n'est pas le seul qui ait observd que c'est dans la
conformation des parties solides qu'on doit chereher a
reconnaitre les signes distinctifs des facultes intellec-
tuelles y et ceux du. caractere et des passions dans I'ex-
pression habituelle des parties mobiles. Je me souviens
d'avoir trouve il y a long-temps la m^iiie idee dans un
TraitS des Phjsionomies , d'un anteur anglaiis dont je
ne puis datis ce moment me rappeler le nom ; mais il
n'en est pas moins certain que cette id^ie, qu'on peut
regarder comme une des premieres bases de la science
physiognomonique^ n'a jamais et^ mieux determinee que
dans Pouvrage de M. Lavater, et qu'aucun autre avant
lui n'en a fait des applications plus simples /plus lumi*
neuses et plus multipli^es. Une des preuves les plus sen-
sibles de la v^rit^ de cette expression / independante de
celle des yeux, du regard, du sourire , de la bouche,
du mouvement des muscles , est le masque du celebre
Heidegger ( i ) dessin^ apres sa mort , et Tanalyse qu'en
a donn^e Tauteur. En observant ce dessiii , quelque nue,
quelque imparfaite qu'en soit la gravure , on ne peut
s'empecher de dire comme Lavater :
« La sagesse ne repose-t*elle pas sur ces sourcils , et
ne semblent-ils pas couvrir de leur ombre une profon-
deur respectable ? Un front voute comme celui-ci serait-
(z)Bourga]estre de Zaricb : cefut I'Aristide de la Suisse, un des hommes
les plus eclaires de sod siecle , et qui consacra uniquement toutes ses lumierea
et ses connaissances au bouheur de son pays. ( Note de Grimm. )
a5o CORRESPOUTDANCE LITTliRAIIlE,
il le siege commun d'un esprit ordinaire et d'un esprit
sup^rieur ? Get ceil ferm^ ne dit-il plus rien ? I^ caiitour
du nez et la ligne qui divise la boucbe, et ce muscle
creuse en fossette entre la bouche et le nez , et eufin
rharmonie qui regne dans I'ensemble de tous ces traits ,
n*ont*ils aucune expression ? Je ne crois pas qu'un homme
doue de sens commun puisse repondre negativement a
ces questions Depuis le sommet de la tSte jusqu'au
cou... devaut et derriere, tout est expressif , tout parle
un langage uniforme , tout nous indique une sagesse
exquise et profonde... un horame presque incomparable,
qui dispose trauquillement ses plans, et qui jamais dans
Tex^cution ne se rebute, ne se pr^cipite ou s'egare; un
homme plein de lumi^res, d'^nergie et d'activite, et dont
la seule presence arrache cet aveu : II m'est sup^rieur...
Get arc du front, cet os saillant de Toeil, ce sourcil
avanc^ , cet enfoncement au-dessous de Fceil , la forme
de cette prunelle... Ge contour du nez, ce mentou sail-
lant, les eminences et les creux du derriere de la tSte...,
tout porte la m£me empreinfe , et la retrace a tou& les
yeux... »
Notre physionomiste zuricois va plus loin encore , et
si loin peutetre, qu'on ne sera plus tent^ de le suivre.
Apr^s avoir montr^, par de simples contours, des sil-
houettes, des profils de toute espece, par des bustes, des
portraits en face et des portraits faits apres la mort des
personnes quails representent , que la signification du
visage de I'homme est totalement independante du jeu
des muscles, il ose soutenir encore qu'on peut determi-
ner math^matiquement , par les simples contours du
crane, la mesure des facultes intellectuelles, ou du moins
les degres relatifs de capacite et de talent. Outree ou
ocTOBRE 1782. a5i
non, cette id^ nous parait neuve et trop ing^nieuse
pour ne pas meriter au moins quelque indulgence et
queique attention.
ft. . . Mes lecteursy dit-il lui-meme, trouveront peut-
^Ire de la folie dans cette assertion. Quoi qu'il en soit y
ie penchant qui me porte a la recherche de la verity
m'oblige d'avancer encore c^enformanl un angle droit
da zenith et de Vextremite de la pointe Iwrizontale du
front pris en profile el en comparant les Ugnes horizon-
tale et perpendiculaire et leur rapport auec la diago-
nale , on peut en general connmtre la capacitS du front
par & rapport qui se troupe entre ces Ugnes. Au moment
ou j'ecris ceci , je m'occupe de Tinvention d'une machine
au moyen de laquelle on pourra ^ meme sans le secours
des silhouettes y' prendre la forme de chaque front, et
determiner avec assez d'exactitude le degr^ de sa capa-
cite^ et surtout trouver le rapport qui est entre la ligne
fondamentale et le profil du front. »
Notre auteur s'attend a toutes les plaisanteries qu on
ne manquera pas de faire sur une pareille d^couverte ;
mais il y repond Iranquillement.
« Essayez , et vous verrez bientot , j'ose le garantir ,
que le front d'un idiot, n^ tel, differe essentiellement ,
dans tous ses contours , du front d'un homme de genie
reconnu pour tel. Faites des essais , et vous trouverez
toujours qu'un front dont la ligne fondamentale est plus
courte des deux tiers que sa hauteur est decidement ce-
lui d'un idiot. Plus elle est courte cette ligne, et dispro-
portiounee a la hauteur perpendiculaire du front , plus
elle marque de stupidity ; au contraire , plus la ligne ho-
rizontale est prolongee et conformed sa diagonale, plus
le front qu'elle caracterise annonce d'esprit et de juge-
L
l5^ CORRESPOND A.NGE LITT^RAIRE,
ment. Appliquez Tangle droit d'un quart de cercle sur
Tangle droit du front tel que nous Tavons propos^, plus
les rayons (ceux, par exemple^ entre lesquels il y a
uoe distance de lo degres...) plus, dis-je, les rayons se
raccourcissent dans un rapport in^gal, plils la personne
sera stupide... ; et d'un autre cot^, plus il y aura de rap-
port entre ces rayons , plus ils indiqueront de sagesse.
Quand Tare du front et surtout le rayon horizontal ex-
cfedent Tare du quart de cercle , on pent cortipter que les
facult^s iniellectuelles sont essentiellement difTerentes
de ce qu'elles seraient si cet arc du front ^tait parall^le^
ou enfin s'il ^tait non parall^le avec Tare du quart de
cercle.
a.
3.
al •- •■ ••
a Ces figures peu vent en quelque sorte expliquer mon
idee. Un front qui aurait la forme du n^ 3 annoncerait
bien plus de sagesse que celui qdi aurait les proportions
du n^ 2 , et celui-ci serait fort superieur au front qui se
rapprocherait du n^ i ; car il faiit etre ne imbecile pour
avoir un front pareil.
<c Nous avons tons les jours sous les yeux uae preuve
bien frappante de la verity de ces observations..,, c'est la
forme du crane des enfans qui change a mesure que
leurs qualites intellectuelles augmentent ou plutot se
OGTOBRE 1782. a53
developpent , forme qui ne varie plus quand les facultes
ont acquis tout leur developpement , etc. ]»
Que ces idees soieut hasardees ou non , pourquoi se
presser de les rejeter ? pourquoi refuser de les examiner
saus prevention ? Si par une longue suite d'exp^rieaces
on parvenait a les confirmer , a leur donaer plus d'exac<»
titude et de pr^ision , n aurait-on pas decouvert une
y^it^ assez utile, assez interessante? Quelle belle ma-^
chine que celle qui nous apprendrait a peser les hommes
comme on pese les m^taux, a juger pour ainsi dire a
Toeily si tel ou lei sujet est propre a devenir unhomm^
d'Etat^ un philosophe, un poete^-un artiste !
L'objection de ceux qui croiraient la morale ou la
thcorie de I'^ducation compromise par un systeine oil
ToQ etablirait une difference si essentielle et si necessaire
d'un homme a I'autre ne pent etonner que les esprits
assez s^btils pour savoir au juste si nous sommes libres
ou non 9 et comment nous le sommes, quelles sont les
bomes de Tempire que nous pouvons exercer siir nos
propres facultes et sur celles de nos semblaUes j et s'il
depeudait en effet de Voltaire ou de son pr^cepteur qu'il
ne fut un imbecile ou Voltaire.
L'observation de Tauteur sur les changemens qu'^*
prouve le crane des enfans pourrait bien £tre susceptible
encore d'une application plus generale. Sans pr^tendre
expliquer ici les raisons d'un ph^nomene si remarquable ,
il nous parait assez evident que T^ducation ou les cir-
constances peuvent modifier a quelques egards la con-
formation mSme des parties solides. L'experience prouve
assez qu'il n'est aucun de nos organes que Texercice ne
fortifie ; comment cet accroissement de forces n'aurait-il
pas des signes sensibles ? Supposons^ au sortir de la pre-
^^54 GORRESPONDANGE LITTER AIRE ,
mi^re enfance , deux t^tes absolument pareilles ; que
Tune reste oisive , que I'antre soit occup^ ; je suis tr^-
persuade qu'au bout d'un certain temps un observateur
attentif y reconnaitrait des differences assez frappantes ;
si leur etendue restait toujours la m^me, ce que je ne
voudrais pas assurer, Tune aurait acquis du moins des
traits d'energie et de solidite qui manqueraient sans
doute a Fautre. Une t^te forte est plus capable d'une
grande contention d'esprit qu'une t^.te legere. Mais, pour
verifier cette remarque, il faut bien se garder de coq-
fondre une the forte avec une t^te lourde et pesante ;
comme il faut bien se garder aussi , en cberchant les
lignes horizontale et perpendiculaire du front , d'en
prendre laiiauteur k la naissance descheveux, une tete
qui aurait la forme du n^ 3 pouvslnt avoir indif£^rem-
ment les chevenx plant^s plus ou moins baut. Quoique
cette derniere difference ait bien sa signification physio-
gnomonique particuliere, elle ne doit Stre oompt^e pour
rien dans la mesure dont il s'agit.
Mais il est temps de nous arrSter ; la doctrine de M. La*
vater est trop contagieuse ; c'est assez de I'exposer sans
partialite, n'allons point phjrsionomiser a notre tour. £t
le pourrait-on avec quelque succ^s dans un pays oil, pour
se rassembler, tons les visages se masquent ou se defi-
gurent?
Chanson de M. le due de Nwernois a madame
la marquise de Boufflers.
Sur Tairde la Pantoufie.
II est 11 D tr^sor,
Dans le fond de la Lorraine ,
OGTOBRE 1782. q55
II est un tr^sor,
Quoiqu'il ne soit pas de I'or.
II n'est pas de I'or
Ge tresor de la Lorraine ,
11 ii*est pas de For ,
Mais il vaut bien mieux encor.
II est d*aD beau blanc
Des pieds jiisques k la tete ;
II est d'un beau blanc,
Quoiqu'il ne soit pas d'argent.
S'il ^tait d'argent ,
II tournerait moins la t^te ;
S'il ^tait d argent,
11 ne serait pas si blanc.
II a de I'esprit ,
II n'aime pas la louange ;
11 a de I'esprit
Quand il parle et qu'il ^crit.
II a de Tesprit,
II fait des vers comme un ange ;
II a de Tesprit
Quand il parle et qu*il ^crit.
II fait pcur aux sots
Quand i) veut ouvrir la bouche,
II fait peur aux sots
Qui n'aiment pas ses bons mots.
Laissons U les sots
Que son esprit efiParouche ;
Laissons la les sots ,
Jouissons de ses bons mots.
II a deux enfans
Qui sont dignes de leur mere ,
II a deux eafans
Distingues par leurs talens;
I
L
256 CORftESPONDA.NCE LITTERAIRE,
Mais les deux en fans
Ne vaudront jamais leur mi^re ,
Mais les deux en fans
N'ont point d'aussi beaux talens.
II n'a qu'un defaut,
C'est d'ainier trop sa Lorraine ;
II n*a qu'un defaut
D'y resler plus qu'il ne faut.
Disons-lui qu'il fa tit
Bcnoncer h sa Lorraine ,
Disons-lui qu'il faut
Gorriger son seul4efaut.
EnGn , grace a Dieu ,
Je le tiens dans ma retraite ,
Enfin, grace a DIeu,
II est au coin de mon feu.
Je demande h Dieu
Qu'il se plaise en ma retraite;
Je demande k Dieu
Qu'il reste au coin de mon feu.
Fers de M. le chevalier de Florian a M. Micliu et a
madame Trial y apres les a\>oir vus jouer dans la
piece da Baiseu.
Jeune Alamir , adorable Zrelie ,
Votre ingenuite , vos graces , vos talens
Nous ont fait croire k la feerie ;
Vous rendez vrais les vieux remans.
Un seul baiscr vous perd, raais on vous le pardonne;
Du meme feu que vous I'ou se sent embraser ,
Et de vos spectateurs , jaloux de ce baiser ,
La moiti^ le reqoit , I'autre moitie le donne.
Zoraiy ou les Insulaires de la Nouvelie-Zeldnde ^ tra-
gedie en cinq actes et en vers^ est le coup d'essai de
M. Marignie, jeune mededn de la Faculty de Montpel-
lier, mais qui depuis plusieurs anuees a renonce a la
medecine pour se li vrer enti^rement a la litterature. Cette
pi^e avail ete re^ue par les Cooiediens avec transport;
toutes les societes oil Ton avait engage I'auteur a la lire
en avaient con^u la plus haute id^. L'esp^ee de celebrity
qu'elle avait acquise ainsi , m^me avant de paraitre au
grand jour^ pourravt bien lui avoir et^ funeste a beau-
coup d'egards ; mais c est a celte cel^brite qii'est due
aussi rafflueoce de monde prodigieuse qu il y eut a la
premiere et unique representation qui en a ete donnee ,
sur le theatre de la Comedie Fran9aise^ le samedi 5. II
y a long-temps qu'on n'y avail vu une assemblee aussi
brillante et aussi nombreuse; excepte le roi, tout^ la
cour honorait le spectacle de sa presence. Mais tout cela
n'a pu preserver la piece d'une chute complete.
Les defauts de vraisemblance et d'interSt dont cette
piece est remplie, quelque revoltans qu'ils soient, ont
peut-etre moins deplu que les eloges fastidieux qu'on y
prodigue a chaque instant a la nation fran^aise, a sesr
moeurs, a son gouvernement ; ces eloges, repandus sans
mesure et sans gout, ont paru egalement froids, fades
et ridicules. L'idee d'aller chercher le despotisime en An*^
gleterre est d'une absurdite que rien ue pent justifier, et
domie a tous les personuages du drame un caract^rd
louche et faux. A Versailles^ on a irouve qu'il etait fort
impertinent de vouloir discuter au theatre les fondeniens
de I'autorite, les avantages ou les inconveniens du gou-
vernement monarchique. Que dire du caractere de Tango,
qui parait jusqu'a la moitie du quatrieme acte Thomme
Tom. XI. 17
258 CORRESPOND ANCE LITTER AIRE,
du nionde le plus defiant , et qui passe ensuite tout a
coup de la plus extreme defiance a la confiance la plus
ittib^ciie? de la platitude de Zorai^ qui renonte si lege-
remeut a son amour, et qui, saus le conteil d'un person-
nage subalterue^ devenait si ridieulement la dnipe de son
rival ? de ces lueurs d'interit qui ne naissent qu'& la fin
d'uti iicte , et qui s'^tcignent des le comtfiencemetit de
Facte snivant ? etc. , etc.
Les discussions politiques qui ocoupent ks tfois pre-
miers actes paraitront loujout^s Iroidi^ au th^Mre; ce
n'est qu'a force de g^nie el d'eloquen^e que CorneiUe
est parveau quelquefois a nous les rendre int^ressantes^
et toute discussion de ce genre ^ qui n'est pas sioutamie
par de grands moti&ou parde grandes passions, ressenn
blera toujours a des declamations de college.
Avec quelque s^verite que ia piece ait ete jug^e en ge-
neral, on y a remarque des beautes *de detail qui ont ^te
fort applaudies et qui nous ont para dignes de I'Stre; de
oe Boitibre sont les vers oil Tauteur s'est empar^ si heu*
reusemeat de I'image employee par Montesquieu pour
peifidre le gouvernetnent despotique (i). Cest unique*
menten&veurdel'applicationqu'on en afaitei M. Necker
que les vers suivans ont«ete<applaudis avec tent de trans-
port, et a six ou sept reprises, de maniire a stispondre
asftfez long-temps le ^ectacle ; car ces vers par eox^m^es
n'ont rien de fort remarquable; c'est Zorai qui parle au
ti^sietne acte; il explique a Tango oomment un ^seul
lH>ilime pent veiller au bonbeur d'tine nation e»tiere.
Les mortels pres du tr6iie appeles par Icur maitre,
<i) « Quaad l«s Sauvag€s*4e l«Louisinne venlcut air«iMlu.ffuSt« ibjciwpebl
Tatbre au pied et ciieilleut le fruit. Voila le gouventeoaeot despoti({ue. »
ocTOBiiE 1782. aSg
Eubiresy verluqiiK, oaf wisils' doivepjt ^ire,
Dc 9es soio9 vigilans p^rtagept le fardeau ,
Et m^me I'etranger qui , d'un emplpi si beau ,
Par d'utiles vertus s'est fait connaitre digne ,
Citojen adoptif, luonte a ce rang insigoe
Ou des bommes acttCs , unissant Icurs travaux ,
Sout pour Ic soaverain des organes ucmveaox ^ etc.
M. Harigni^ $'et^it fait jpsUce lii^meio^ / et qupiqpe
la pi^ce eut ete jusqi^a )a fin , il av^U e^ la mode^ti^ .<)e
la retirf r le soir mem^ de |a premiers repres^atAtipii ; on
avail eu Tattention de TaQDopc^r dte If lende^aia daas
le Journal de Paris. Les Cpoiiedi^Qs Q^en put pas moias
re^u I'ordre positif de neJaphis jouer^ et il a ^te enjoint
encore depuis a rauteur^ par Tordce expr^s durpi, de
ne poiQt rin^ipriiper^
Pendant le s^jour de M. d'Alembert a Ferney, ou ^ait
M.flaber,on ppoposa de faire chacun a son tour quelque
conte de voleur. La proposition fut acceptee. IVf . Huber
fit ie sten, qu'on trouva fort gai; M. d'Alembert en fit
un autre qui ne Tdtait pas moius. Quand le tour de
M. de Voltaire fut venu : <x Messieurs , leur dit-il , il y
avait tine fois un fermier-g^n^ral... Ma foi, j'ai oubli^ le
reste. »
Un avare , qui n etait pas uioins atia^b^ h soa. plaisir
qvi'a son tnesx)r^ av^it beaupoup de peine a sat^sfairp dewc
pem^hans dont Ip contrast^ faisait le snppMce,;habituel
de sa vie. Vaici \e nK^yen qu'il avait imagin^i pour les
meltre d acxjoi^. II s'etait impose d'ahord la loi d^ ue
jamais d^enser au-dela d'une certaine aorome fort au-
a6a CORR£SPOM>ANCE LITTEKAIHE,
(lessous de son revenu. Lorsque quelque fantaisie Fex*
posait a la tentation d'enfreindre la loi , il capitulail avec
lui-mSme . se mettait a genoux devant son cofTre-fort ,
lui exposait de la mauiere la plus touchante le besoio
d'un secours extraordinaire, lui demandait ensuite comme
un emprunt la somme qu'il lui fallait; mais, pour se
garantir a lui-meme la surete du prSt, il ne nianquait
jamais de d^poser dans le coffre«fort un diamaht qu il
avait coutume de porter au ddigt, et ne se permettait de
le reprendre qu apr^s que le vide dont ce bijou etait le
gage avait ete rempli par son ^conomie sur d'autres d^-
penses , on par quelque nourelle Speculation d'interSt.
Encbre deux nouveaUtes au theatre de la Gomedie ltd-
lienne dont nous n'avous rien dit et qui courent d^ja
grand risque d'etre oublii^es, ce sont le Diable Boiteux
ou la chose impossible, et la Parodie de Tibere ; Tune
representee, pour la premiere fois, le 27 septembre, et
Tautre le 8 octobre.
Le Diable Boiteux^ qui a ete donne sous le nom de
M. Favart le flls, pourrait bien appartenir encore de
plus pres a M. Favart le pere ; c'est une petite piece en
prose et en vaudevilles , dont le denouement n'est qu'tine
espece de rebus assez fade, mais oil Ton a remarque plu-
sieurs couplets d'un tour agreable et spirituel.
La parodie du Tibere de M. Fallet est de M. Radet ,
a qui n6us devons d^ja celle SAgis. Tout Tartifice du
^ parodistc ^ ete de leur p^^ter un langage familier et
burlesque. Getle piece est en general triste et froide ,
templie de trivialit^s et de calembours. Le dialogue eil
est tres-diffus, mais facile et sem^ de plaisanteries assez
piquantes, telles que la reflexion de S^renus dans la
OCTOBRE 1782. 261
prison: «Puisque toul le monde entre si facilement ici,
pourquoi ne pas essayer un peu d en*sortir?»
Tom-Jones'^ Londres ^ comedie en cinq actes et en
vers de M, Desforges (1), repr^ent^e, pour la premiere
fois, par les Comediens Italiens^ le mardi 2a octobre, a
eu le plus grand succes ^ apres avoir couru le risque de
tomber tout ^ plat avant la fin du premier acte et pour
ainsi dire des la premiere scene. Le sujet de cetle comedie
est assez aononce par sou titre. L'auteur a suivi le plus
fidMement qu'il lui a ete possible toute la fable du char-
mant roman de Fielding; il s'est borne seulement \ en
retrancher quelques personnages inutiles au fonds de
Tintrigue , et qu'il eut ^te trop difficile de transporter
au theatre sans embarrasser la scene et mSme sans en
blesser toutes les convenances.
Le dialogue de cette comedie, sans etre brillant ^ est
vif et facile; si le style manque souvent d'^l^gance, il est
du moins presque toujours clair et naturel ; les caracteres
en sont varies et soutenus; peut-Stre mSme n'a-t-on pas
su assez de gr^ Si I'auteur d'avoir ose leur conserver cette
espece de verite locale qui les rend si piquans dans Tou-
vrage de Fielding. Si le role de Western a paru trop
agreste, il faut s'en prendre surtout a I'acteur qui, n'ayant
pas su en saisir le veritable ton ^ a mis plus de caricature
encore dans son maintien que dans ses discours. On a
fort applaudi ces vers di| role de Fellamar; il s'agit d'un
rival de Jones :
De mon amour jaloux on le croira victime.
Gar le monde est toujours pour celui qu'on opprime ,
Et le moude a raison
(i) M. Desforges a joue loug-temps la comedie sur differens theiitres du
Kord , en Suede et en Kossie , peut-^re sons un autre nom. ( Note de Grimm. )
4^
26a CORRESPOND ANQE LITTER AIRK,
Que dire des Amans Espagnolsy comedie en ciuq
acles eX en prose, representee, lemercredi ^^^ sur le
(hedtre de la Comedie Francjaise ? Que v'edl un ittibro-
glio plm extravagant encore que romane$^]Ue^ plus en-
iiuyeiix que ridicule ^^ et qui a cependant eu I'honneur
d'etre execute en presence de la reine et de toute la
cour, sans que ics murinurcs et les huees aient pour
ainsi dire discontinue depuis le commencement de U
pi^ce jusqu'a la fin. ]Les leuls traits applaudis ont et^
ceux dont on a pu faire une application maligne a I'ou-
yrage m^me^ et rien ne I'a jamais ix6 plus universelle*
ment que ces mots d'un des principaux personnages du
drame au cinqui^me acte : ^ous avons passi une crueUe
soiree. Ccst a un M. fieaujard, de Marseille, qu'on attri-
bue cette miserable production. Le sieur Moie s'ctait
charge y dit-on, de la corriger et de la faire reussir. Des
curieux , qui pretendent p^n^trer les plus profonds secrets
de la Comedie et de la litterature, assurent que M. Beau-
jard n'est qu'un pr^te^nom , que le veritable auteur de
ce triste drame est M. Caron de Beaumarchais, que c'cst
un ouvrage de sa jennesse, du temps oil il faisait Eu-
genie et ks Deux Amis^ temps qui en effel ressemble fort
peu a celui oil il ecrivit ses Memoites con t re la dame
Goesman, son Barbierde Senile ei son Manage de Figaro.
Ce qui a pu donner k cette conjecture un air de vraisem-
blance, c'est qu'on a trouv^ dans le dialogue des Amans
Espagnols une imitation tr^s-marquee de la maniere de
dialoguer de M. de Beaumarchais : quqique la piece soit
en general parfaitement detestable, on y a cependant
aper^u quelques traces d'un esprit d'intrigue assez hardi,
quelques scenes dont I'intention mieux developpee aurait
pu produire un effet assez theatraK La serenade oii se
OCTOBRE 178a. ^aa
reoeoatreot \e$ deu^c aiaans qui ae eroient rivaux sans
letre est d'une conception vraiment dramatique. La ma-
niere dont le vieux don Ulriquez se trouve engage a in-
troduire lui-m^me dans sa maison Tun apr^s I'autre les
deux amans de ses fiUes a paru plus ingenieuse encore;
mais ces deux situations tiennent a trop de circonstances
ennuyeuses pour entreprendre de les expliquer ici ; ce
qu'on peut avancer sans craindre de se tromper, c'est
que I'auteur des Amans Espagnols ^ quel qu'il soit, a
pris M. de Beaumarchais pour son modele. Si c'etait lui-
m^e et quMl n*edt pas mieux reussi, cela serait sans
doute plus amusanty du moins pour ses bons amis ]es
Marin , les Baculard y les Goesmaq et le journali$te de
Bouillon.
Essai sur V Architecture thedtrahy ou de V Or don-
nance la plus auantageuse a une sails de spectacle re-
latwement auxprincipes de Voptique et de racoustique ;
par M. Patte, architecte de monseigneur le prince des
Deux-Ponts. Brochure in-8'. Apres avoir fait une critique
tnod^ree des principanx theatres de I'Europe, Tauteur
examine quelle est la forme qui convient raieux a une
salle de spectacle, et c'est la figure elliptique qu'il pr^fere,
en observant qu'il ne faut pas la confondre avec Tovale.
Cette forme a I'avantage de concentrer la voix vers les
auditeurs dans toute sa plenitude. « Supposons, dit-il^
un billard de forme veritablement elliptique, et que son
far ait ete fix^ a un des foyers, alors une bille plac^e
a I'autre foyer , etant poussee vers un endroit quelconque
des bords de ce billard, retournera toujours frapper le
fer par bricole, etc. »
1^4 CORRESPOND ANG£ LITTER AIRE ^
L'ouvrage de M. Patte nous a paru rempti devues
utiles et d'observations ingenieuse^.
QUATRAIN,
C '^t la f^te de notre Pierre ,
jChaeun lui fait son compliment \
II est vrai , son copur est de pier re ,
Mais c'est unc pierrc d'aimant.
Lettre cle M. le marquis de FilleUe a madame la
cqrntesse de Coqslin.
a Madame^ le temps que j'ai passe sans vous faire ma
pour semble m'en avoir 6t^ le droit ; mais dans notre
Opmmune detresse, je me serais dejk prdsente chez vous
si j'avais un visage epmme tout le monde. Celui qui
me reste est tellement decompose par la plus horrible
fluxion, qu'en me voyant vous seriez plus tent^e de rire
que de m'ecputer. En attendant que j'aie figure humaine,
qu'il me soit permis de vous dire un mot de cette illustre
banqueroute (i).
Nous vivons ^ous un prince eiiuemi de la fraude.
C'est a lui qu'il faut s'adresser directement , si Ton n^
prend pas des mesures promptes el vraies, si Ton ne
cherche qu'a nous leurrer par de vaines esperances pour
apaiser les premiers cris d'une juste indignation, enfin
si Ton se pr^vaut de I'autorite que nous aurions seuls le
droit d'invoquer.
(i) La banqueroute de M. le prince de Guemene , daqs laqueUe M. de Vil-
|ette risque de perdre trente mille livres de rente. {IVote efe Grimm, )
OCTOBRE 1782. 265
,(c On murmure d'un arret de surseance obteuu pour
trois mois ; mais il n'y avait que ce moyen d echapper
aux foriqes.deyorantes de la justice. On nous menace
d'un semblable arr^t a ['expiration de ces trois mois :
voila de ces choses qu'il n'est pas honnete de croire.
a Ce qui me ferait beaucoup plus de peur, c'est ce que
racontait un coUeur de papier a qui il est du 16,000
livres pour les colles qu'il a donnees a madame de Gue-
mene. II a ordre, ainsi que les autres ouvriers^ d'achever
MoDtreui). A ce vers charmant du poeme des JardinSj
Les Graces en riant dessin^rent Montreuil,
il faudra substituer
»
Les rentiers en pleiirantacheverent Montreuil.
(( Ce que je yois de plus clair dans cette vilaine bistoire,
c'est que madame la comtesse a, pour etre payee, cent
moyens refuses a un honnete bourgeois de Paris tel que
moi; et que si j'avais Fhonneur d'etre a sa place, je se-
rais sur de ne rien perdre.
a Si Ton pouvait se consoler par les charmes de I'esprit
et de la figure, par la conscience de ce que Ton vaut,
c'est a cela qu'il faudrait vous renvoyer; mais vous aure:^
encore cela par-dessus le marche : ce sont les voeux bien
sinceres du plus respectueux de vos admirateurs. »
Apres avoir vu si bonnement le publiq sous le cbarme,
MM. de Piis et Barr^ s'etaient persuade sans doute que
nUusion devait durer toujours. Le triste accueil qu'on a
fait a leur Gateau des Rois ne parut pas meme les avoir
desabuses ; il$ avaient annonce hautemcnt qu'ils se ven-
2^6 CORRESPOKDAirCE LITTERAIRE;
geraient du peu de godt que Ic public avail montre pour
leur Gateau y en le rt^galant de leurs Foins; mats cette
ing^nieuse gaiete a mal reussi. La Coupe des Foins^ ou
r Oiseau perdu et retrou^fe^ donn^, pour la premiere fois,
SUP le theatre, de leurs succes, le mardi 5, n'a pas sunr^cu
long-temps au Manage in extremis y dont ils Tavaient
foit prec^der, et qui n'a pas reparu depuis la premiere
representation. Les deux nouveautes ne m^ritaient gu^re
un meilleur sort.
Le sujet du Mariage in extremis est tir^ des Lettres
du che\fdlier d'Her , de Fontenelle. C'est ITiistoire du
jeune homme qui, pour obtenir la main de la veuve dont
il est amoureux^ lui declare quHl est resolu de se laisser
mourir de faim^ et qu'il ue sortira de chez elle que mort
ou marie. Le valet du jeune homme fait la meme de-
claration k la soubrette. Un bon souper^ que le jeune
homme a eu soin de faire cacher dans un secretaire de
Tappartement de la dame, rend T^preuve moins pe-
nible; mais Taction de cette petite comedie n'en est ni
plus naturelle ni plus piquante. Dans les Lettres^ le jeune
pretendu de Tamant dure au moins quatre jours; dans
la comedie, il dure a peine quelques heures^ et la veuve
n'en est pas moins attendrie. Ces invraisemblauces ,
quelque choquantes qu^elles soient, le sont moins que la
platitude et le mauvais ton d'un dialogue rempli de
pointes, de quolibets et de trivialitcs, defauts plus sen-
sibles encore dans un ouvrage qui parait avoir toutes les
pretentions d'une vraie comedie.
Le sujet de la Coupe des Foins n'est pas beaucoup
plus heureux. Alain est Tamant d'Helene. II lui donne
un oiseau qu'il voit bientot apres entre les mains de
Blaise son rival; il se croit trahi; mais une explication
OCTOBRE 1782, 1167
le rasfiure, et ies deux amans reconcilies de songent plus
qu'^ se divertir aux depens de Blaise. On joue a la cligde-
pdusette, aux quatre-coins. Alain, sans Sire apenju, se
tapit adroitement dans une charrette de foin ; Helene I'y
suit. Blaise se hate de faire entrer la voiture dans sa
grange; au lieu d*y trouver H^l^ne seule, il Faper^oit
avec son rival qui I'embrasse. '
Tous cespetits tableaux^ quoiqueassez varies, ontparu
peu intercssanSy et le denouement, qu'on devine long-
temps d'avance, trainant et embrouille. On a remafqu^
cependant dansjes premicires scenes quelques couplets
assez jolis, et comment ne pas )es applaudir? C'est ma«
dame Dugazon qui Ies chaute; le seul son de sa voix
donde a tout ce qu'elle prononce un charme inexpri-
mable; et tant de graces, tant d*at traits se partagent, dit-
on, dans ce moment entre un jeune seigneur russe et cet
illustre Jeannot, qui fut long-temps lliomme de la Na-
tion, et qui continue encore aujourd'hui d'etre le h^ros
des boulevards. Le sieur Dugazon, son ^poux, vient d*a-
voir une affaire dlionneur avec son camarade Dazin-
(ourt; mais ce n'est point pour Ies beaux yeux de sa
ferome, c^est pour Ies roles qu*on appelle de la grande-
oasaque^ tels que ceux de Mascarille, dUector, etc. Nos
deux Crispins pretendaient Tun et Tautre a cet emploi;
la querelle s'esl echauflee au poiut que leur societe a
decide qu'ils ne pouvaient se dispenser de se battre. 11 y
a fu un rendez-vous donn^, des temoins, un juge de
camp; aucun des combattans n'a ete dangereusement
blesse; mais tout s'est passe dans Ies regies, et le combat
dTJlysse et d'Ajax, pour ks armes d'Achille, eut moins
desolennite, je crois, que le combat de. MM. Dazincourt
ct Dugazon pour la grande-casaque. Voila peut-ftre de
tl68 CORRESPOND AJrCE UTTERAIRE,
quoi degouter beaucoupd'honnStes gensdii plus barbare,
du plus ridicule et cependant du plus respect^ de tous
jQos usages.
Les Rwaux Amis^ com^die en un acte et en vers,
par M. Forgeot(T), out et^ repr^entes, pour la pre-
miere fois, au Theatre Fran^ais, le mercredi i3, et le
leudemain , a Versailles, devant Leurs Majest^s. Cette
bagatelle a ^t^ parfaitement bieu jouee et parfaitement
bien accueillie.
Le funds n'est presque rien ; il est plus faible encore
que celui dcs Fausses InfideliteSj avec lequel il parait
d'ailleurs avoir quelques rapports; mais Texecution en
est charmante ; les sceuesi bien liees, se succedent rapi-
dement ; le dialogue en est vif, facile, aise^ plein de grace
et de leg^rete : si Ton y trouve peu de traits saillans, on
n'y trouve aussi presque rien a reprendre, et peul-etre
n'a-t-on jamais annonce un talent plus naturel pour la
comedie, et surtout pour le style propre a ce genre. II est
difficile d'en citer des vers qui ne perdent infiniment a
etre detaches de la liaison oil ils se trouvent; il en est
cependant qui ne perdent pas tout , comme ceux-ci :
Vous doutcz d'uD aveu ,
dit Melcour a la Comtesse. Julie r^pond :
•M
Qui chez nous est beaucoup , ei chez vous n*est qu'un jeu
Vous dtes jeuoe encor ,
(i) G'est nn tres-jeune homme, auteor des Deux OncUs et de quelqua
jiutres pieces jouees avec succes sur le TheAtre de la Comedie Italienne.
{Note de Grimm,]
OCTOBRE 1782. aOg
dit la Comtesse a Damis.
DAMIS.
J'aimerai plus long-temps.
LA COMTESSE.
L'hjmen est un lien dangereux k votre Hgc
MELGOUft.
Je suis plus vieux que lui.
LA COMTESSE.
Vous n'^tcs pas plus sage , etc<
Mademoiselle Contat a joue le role de la Comtesse avec
beaucoup de grace ^ de finesse et de naivet^. Les roles de
Melcour et de Damis out et^ parfaitement bien rendus
pav le sieur Mole et le sieur Fleury.
DECEMBRE.
Paris, decembre 1782.
Je me souviens d'avoir entendu dire ^ il y a quelqtie^,
annees , a M. Tabb^ de Mably qu'ici la classe de la so^
ciete oil il avait trouve le plus d'hommes respectables etait
celle des fiacres; sous le joug m^me de Toppres&ion ^ ik
coDservent one anie libre^ soutieunent leurs droits a
coups de poing, et disent, dans roccasion, des injures
a tout venant , sans aucune acc^tion de rang ni de per*
Sonne. On ne pent gu^re s'etonner d'une preference si
bien motivee, apres avcHr lu I'ouvrage qu^il vient de
publier sur la Maniire d'ecrire FHisioire. A Texemple de
ses herosy M. I'abb^ de Mably s'y livre, sans aucun egard>
a toutesles saillies de sa mauvaise humeur; il n'y a point
ayO CORRESPOiyDANCE LITT^RAIRE,
de nom^ point de reputation qui en impose a la libert<^
de sa plume ; nbs plus illustres ^crivains sont traites par
lui en vrais ecoliers , et le plai$ir d'une censure si gros-
siere semble avoir ete veritablement Tunique but de son
livre; car qu'apprend-il^ d^ailleurs? Que, pour bien ecrire
I'Histoire, il faut avoir ejtudie la politique et le droit na-
turel, connaitre la morale, la marche des passions, leur
jeu, leur progres, le caract^re propre de chacune d'elles.
£tait-ce la peine de faire un livre pour ne dire que des
Veritas si communes et si triviales ? Ce qui est plus pi-
quant sans doute, plus neuf du moins, c'est la maniere
dont I'auteur s'est permis d'appr^cier M. de Voltaire.
« Ce qui m'^tonne davantage, dil -il ( et qui n'etojine-
ra-t-il pas par un pareit jugement? )> ce qui m*etonne
davantage de la part de cet historien^ le patriarche de
nos philosophes, et qu'ils nous presentent comme le plus
puissant genie de notre nation , c'est qu'il ne soit qu^un
homme, pardonnez-moi cette expression, qui ne vojait
pas au bout de son nez. . . )> Et les preuves par lesquelles
on justifie la hardiesse d'une expression si heureuse, les
auriez-vous deyiDees ? Les wnci : ^ Si M. de Voltaire
voyaifc a.u bput de. stm nez , aurait*il remarque Avec jsur-!
prise que les chretieiis se livritreot k la vengeance, lors
mi^meque tear triDrnphe iSdus Constantin dev^t leur in-^
spirei^ JTesprii de padbc ? -^ Oh J TadmirAble iconnaissaDce
du genre ihi^maiin^ s'^cria Cidaoioo en ecdaliafit de rtre
( car 0OU6 aYons eit la pnetentioa de jGure une esp^ de
dialogue,)! Voire historian, ajoutait-il^ ne sairait done
pas ue que pers(Mine .n'ignotie , isfat la prosp^rite eteadet
oaiiUiplie no$ esperwce*^? V<»ulait«il daac que les cfare*
tiens, aan:4 memoiise at saas ressentiment, oublias^ent
dans un instant tous les maux qu'ils avaient soulTerts ?
Get fiomme a^fisd €t prudent ( I'exceUent per&iflage ! )
leur aurait sans doute conseille de se vender quand Tido**
latrie etaU eacore sur le trone^ qu'il fallaU la craindre ,
r«clairer et non pas TimUr pour se reudre dignes d'toe
toler^s. . . w ;» Eo admirant la ygerete des plaisanteries
de M. I'aixbe de JVIably, on doit lui pardonner sans doute
de a'avoir pa^s mieux saisi celles 4e M. de Vol f aire ; niais
ee qu'on a 4iuelque peiae a coisprendre ^ c'est que Ifin-*
aemi des philosophea^ recrivain sage et circonspeot, qui
se fit toujours. un devoir de parler respectueusentent
de la religion et de ses ministnes^ ne s'attende a voir
dans le zele du cliristianisme triomphant que la niarche
ordinaire des passions humai&es. II est done ridicule de
s'etonner de la contradiction qui regiae entre la txinduite
des disciples d^ l^w et tea piincipes de leur doctrine;
a votre gre-, cette doctrine est comme tant d'autres,
eUe «ous laisse toua nets pre^uges y toutes nos passions ^
et il "est tout simple qu'elle ne nous rende pas meiUeurs
que nous ae socnines.. II y a lieu de croire que M. de Vol-
taire pensait a peu pr^ comme vous , M. Tabbe:; mais ,
estrce a vous de trouver mauvais qu'il s'expriaie au cnoins
quelquefois avec plus de r^ser'v^e ? £t , quand on pense si
profondenaeiftt oomme taut d*hona£tes gens , pourquoi
s'aflicher encoi^e leur ennemi?
Um autRe preuve egalement e videnle des vues bomees
de M. deYoUairej c'est d'avmr dit que « cette coue vo«
hiptueurife 4e Lew X ^ qui pouvait blesser lea yeitx^ .seiv
vit en roeme temps a policer I'Europe et a i^emdre les
bammes plus ^aciable$. . « » Yoila, s'^crie M. Tabb^^ la
premiere foia que j'aie ontendu dire « que la societe se
perfectionnai^. par des vices et nou paa par des. ver«
tus 3> Vous n'aviez done jamais entendu parler ni du
2^2 CORRESPOND ANCE LI'TT^RAIRE,
siecle d'Alexandre , ni du siecle d'Auguste ? Les hommei
de ces deux si^cles etaient, ce me semble, assez po-^
lices; en etaient-ils plus vertueux? On trouvera peut-
etre quelque jour le secret de rendre le genre humain et
plus sage et plus eclaire ; mais jusqu ici les progres def
la societe, en multipliant nos besoins, ont toujours mul-
tiplie nos vices ^ et nos connaissances et nos lumieres
u'ont pu s'etendre, sans donner lieu a de nouveauz
moyens d'en abuser. On ne dit point que la societe sef
perfectionne par les vices y mais que la so<nete perfec-
tionnee fait naitre de nouveaux vices et de nouvelles
vertus.
C'est dans ce meme esprit que M . de Voltaire a pu dircf
« que les Suisses ignoraient les sciences et les arts que
le luxe a fait naitre, mais qu'ils etaient sages et heu*
reux »; et Ta pu dire^ ce me semble^ sans en elre
moins partisan des sciences et du luxe. U est des degres
differens de sagesse et de bonheur. Qui borne ses besoins
est plus surement heureux que celui qui en a beaucoup;
mais n'a^t-il pas aussi tres-surement moins de jouissances
et moins de bonheur? Ce sont cependant quelques cri-
tiques de cette importance , d'apr^s lesquelles M. I'abb^
de JMably s'est cru autoris^ a dire « que les maximes rai-
soniiables qui echappent quelqucfoisa M. de Yoltairene
servent qu'a prouver qu'il a peu de sens-; qu'on lie trouve
dans ses ouvrages que des demi-v^rites qui sont autant
d'erreurs , paroe qu'il leur a donne ou trop ou trop peu
d'etendne; que rien n'y est presente dans ses jusfes pro-
portions, ni peint avec des couleurs veritab|es; qu'on
etait dispose a lui pardonner sa mauvaise politique , sa
mauvaise morale, son ignorance et sa hardiesse, mais
qu'on aurait au moins voulu trouver dans rhistorien ua
DEGEMBRE 1782. 273
poete qui eut assez de sens pour ne pas faire grimacer ses
personnages , assez de gout pour savoir que THistoire ne
doit jamais se permettre de bouffonneries ; que son His^
toire unwerselle n'est qu'une pasquinade digne des lec-
teurs qui Fadmirent sur la foi de nos philosophes; que;,
dans son Histoire de Charles Xll, le hcros agit tou-
jours sans savoir pourquoi , et que Thistorien niarche
comme un fou a la suite d'un autre fou, etc.^ etc. >>
M . de Voltaire n'est pas le seul historien moderne que
M. I'abbe de Mably se permette de juger avec tan I d'a-'
mertume et de durete; il les meprise tous^ il n'excepte
absolument que I'abbe de Yertot ; et c'est au lecteur a
chercher le motif d'une exception si difficile a meriter.
Dans V Histoire de Hume , il ne voit que « des faits de-
cousus qui echappent a sa memoire; c'est un ouvrage
que y soit par ignorance de son art , soit par paresse ou
lenteur d'esprit, I'auteur n'a quebauche; c'est un laby-
rintbe sans issue. . . » M. Gibbon est plus maltraite en-
core. « Est-il rien de plus fastidieux qu'un M. Gibbon
( quelle politesse de style ! ) est - il rien de plus fasti-
dieux qu'un M. Gibbon , qui y dans son Histoire eternelle
des Empereurs romains , suspend a cbaque instant son
insipide et lente narration, pour vous expliquer les causes
des faits que vous allez lire? qui s'empStre dans son su-
jet , ne sait ni I'entamer ni le finir, et tourne, pour ainsi
dire, toujours sur lui-meme? » Le sage Robert-
son n'a pas meme pu trouver grace aux yeux (le notre
censeur. L'Introduction ^ V Histoire de Charles- Quint y
regardee si generalement comme un chef - d'ceuvre ,
a n'est qu'un ouvrage croqu^, oil rien n'est approfondi ;
et ce qui prouve que I'auteur n'a entendu aucun des
ecrivains qu'il cite , c'est qu'il en adopte a la fois diffe-
Tom. XI. 18
274 CORRESPOND ANCE LITTKRAIRE,
rentes opinions qui ne peuvent s'associer, et qui, r^unies^
forment un parfait galimatias hisiori(\ue..., y^VHistoire
politique et phihsophique du Commerce des deuxindes
est condamnee sur son titre seul : « Comment I'auteur
n'auraii-il pas fait un mauvais ouvrage, puisqu'il ignore
que toute Histoire raisonuable doit £tre politique et phi-
losophique , sans affecter de ie paraitre , etc. i>
Nous sommes las de n'extraire que des injures ; mais
comment faire autrement^ il n'y a que cela dans I'ou-
vrage , il n'y a du moins que cela de curieux. Toes juge-
mens de I'auteur sur les historiens anciens, beaucoup plus
equitables, n'oni presque rien d'ailleurs qui m^rite d'etre
remarque. II propose avec raison Tite-Live et Thucydide
conime les modules les plus parfaits dans Tart d'ecrire
THistoire; mais la maniere dont il developpe le merile
de ces deux historiens manque egalemeut de finesse et
de profondcur. Quoiqu'il avoue que Tacite merite d'etre
appcle le plus grand peintre de Tantiquite, cet histo-
rien lui laisse encore quelque chose a desirer. « En ou-
vrant ses Annales^ dit-il, je ne suis point prepare a la
politique tencbreuse d'uu tyran qui croit n'^tre jamais
assez puissant et craint toujours de le trop paraitre. Je vois
le despotisme le plus !ntol<e{'able se former, et je ne sais
point a quoi cela aboutira. Je me lasse des cruautes et
des injustices presque uniformes qu'on me rapporte, et
je ne vois point qu'il soit necessaire de multiplier ces de-
tails pour me faire connaitreTibere, sa cour, la honteuse
patience du s^nat, et la ladiete du peuple, etc. i>
On pent, sur ce point, Stre de Fa vis deM. I'abb^de
Mably ; on pourrait I'Stre encoi^ sur beaucoup d'autres :
mais qui ne serait pas revolt^ du ton dont il juge les
ecrivains qui honoi^ent le plus leur nation et leur si^cie?
DISGEMBHE 1782. ^n ^
Qu'aucun historien moderne n'ait ^gale les grands mo-
dules que nous a laisses dans ce genre I'ahtiquit^, cVst
une vente dont il n'est pas difficile de convenir; mais il
eut ete plus interessaut sans doute de Texpliquer, que de
se borner a nous Tapprendre. Que les ouvi ages de M. de
Voltaire ne soient pas tres-propres a enseigner I'Histoire
a ceux qui ne Font jamais sue ; que M. de Voltaire n'ait
pas lu nos anciens capitulaires avee autanl de patience
que M. I'abbe de Mably, nous vouloos bien le croire ;
mais en sera-t-il moins vrai que M. de Voltaire a porte
en general , dans Temde de lUistoire , une critique tres-
sage et tres-lumineuse ; qu'il a eu peut-etre plus qu'au-
cun autre Tart de rasseinbler avec interet les grands re-
sultats qu'offre I'histoire des revolutions de I'esprit et
des mceurs des differens peuples; qu'enfin, s'il nest pas
I'historien le plus parfait, il n'en a pas moins ^crit sur
lUist&ire dea^ ouvrages diarmans , pleins d'instruction ,
de philosophic et d'humanite ?
Beaucoup de gens ont remarqu^ avec surprise que la
mauvaise humeur de M . I'Abbe ait attendu , pour eclater^
que M. de Voltaire fiit niort depuis quatre ans , bien
surement mort ; mais ce sont des gens qui ne voient
pas au bout de leur nez. Lui auraient^ils conseille , ces
gens a vises et prudens, d'attaquerM. de Voltaire lorsr
quHlfalUut le craindre, lorsqu'une pareille temerite Teiit
expose a se voir convert d'un ridicule eternel ? Non ; Yon
salt que les personnes mdme dont M. TAbbe admire le
plus la franchise et la respectable independance ne se
permettent guere d'insulter d'honn^tes gens que tors-
qu'ils se croient a I'abri de la correction^ et ce c;alcul
, est y comme vous voyez , d'une profonde politique.
276 CORRESPONDAJrCE LITTERAIRE^
^pigramme sur madame Dm^wier , ci-dei^ant madame
Denis.
L'hommasse et vieille Climdnc ,
Plus informe qu'un paquet ,
Prit epoux tant soit peu laid,
Et passant la cinquantaine.
Un ouvrier en bonnet
Qui jamais ne l*avait vue ,
A qui mainte somme est due,
Entre comme ils sont au lit ;
Et sous cornette de nuit
Ne voyant ombre de femme ,
Le sire incertain , leur dit :
<« Qui de vous deux est Madame ? »
Lettre du roi de Suede a M. le prince de Nassau.
De Stockholm , ce 2i noTembre 1782.
Vous nous rappelez en tout point , M. le Prince , les
temps de I'ancienne cbevalerie ; vous joignez a leur va-
leur leur courtoisie et leur generosite; la derniere action
pcrilleuse que vous avez ete chercher si loin en est une
preuve , ainsi que les soins que vous avez pris de tous
ceux qui vous ont suivi. Recevez-en mes complimens,
surtout de Tinteret que vous avez marque a mes com-
patriotes. Je suis bien aise quUls se soient, par leur bonne
conduite, rendus dignes de leur chef^ et qu'ils aient si
bien soutenu la reputation du nom suedois.
J'ai fait donner^ a votre recommandation, une pen-
sion aux soeurs du brave Myrin ^ et je vous prie de vou-
loir bien donner y en mon nom y a M> d'Armenfeld , la
DEGEMBRE I 782. 277
croixde mon Ordre militaire qu'il a si bien meritee; c'est
y mettre un nouveau prix, sairs doute^ que de la lui faire
recevoir des mains de son brave general.
C'est avec les seutimens de la plus parfaite considera-
tion que je suis, M. le Prince ^ votre affectionne.
GUSTAVE.
VEmharras des richesses y comedie lyrique, en trois
actes, representee^ pour la premiere fois, par I'Acade-
mie royale de Musique, le mardi a6 novembre, a ete
jugee avec plus de severite qu'un ouvrage de ce genre
ne semble en meriter. Les paroles sont de M. Ix>urdet
de Santerre^ auteur de Colinette a la Cour ; la musique
de Gretry. Le titre et le sujet du poeme sont pris d'une
ancienne comedie du Theatre Italien , de D'Alainval ,
qui, apres avoir fait TEmbarras des richesses , finit par
aller mourir tres-philosophiqucment h. I'hopital.
La musique de VEmharras des richesses est remplie
de choses agreables; elle est peut-etre mSme plus soir
gnee que celle de Colinette a la Cour; mais on y a trouve
plus de reminiscences ct moins de vari^te.
Yoici un extrait du nouvel opera , qui peul suppleer a
tout ce que nous avons oubli^ d'en dire.
Air de la Beguille du p'ere Barnabas.
On donne a TOpera
It'Embarras des richesses;
Mais il rapportera ,
Je crois fort peu d'cspeces.
Get opera comique
Ne leussira pas ,
Quoique Fauteur lyrique
Ait fait son eiubarras. «
278 coRjiESPOiirDA^KCE lithSraire,
Embfirras d'iret^r^ts ,
Embari as de paroles ,
Emharras de ballets ,
Embarras dans les roles ;
Enfin de toute sorte,
On ne voit qu*emb.irras;
Mais allcz h la porte,
Vous n'en trouverei pas.
La Nowelk Omphak , com^die en trat« *ctes et en
prose, m^iee d'ariettes, a ete donni^e^pour la pi^emi^re
fbis, sur le theatre de la €oiiicdie Italieiine, le jeudi aa
novembre. Ties paroles sent tie M. de Beaunoir^ ci-devant
oonnu sous le nom de I'abbe Robtneau , attache a la Bi«
bltolheque du Roi ; nous lui devons V Amour qu4teur et
beaucoup d'aulres chefs -d'oeuvne qui ont fait et ^i fe-
rout encore long-temps les delices du Dii^ati^ de Nicolet
et d'Audinot ; la musique est dn sieut Floquet.
Cest le conte si coonu de Senece, intittr^ Camille^
ou la Mcuuere de filer le parfait amour j qui a faartii le
sttjei de la Nom^elle Omphale, Dans le coate, la scene
se passe au temps de Cbarleomagne ; ckins la <comedie,
sous le r^ne de Henri IV. U n^y est question ni de i*£n-
chanteur , ni de la Fig!»!« de oi re blanehe doot la couleor
doit se conserver pure si Camille est sage , et devenir
noire si elle devient infidMe; mais, h. Texception de ces
circonstances qu'il eut ete difficile de faire reussir au
theatre , tout se passe a peu pr^s dans le drame comme
dans le conte. Le denouement est fort adouci. Le jeune
fat, au lieu d'etre d^pouill^ de tons ses biens et promene
dans le camp de Charlemagne une quenouille au cote ,
rcvient de son erreur, continue d'etre I'ami du mari, de
r
DBGEMBRE 178a. 279
M. de Monteiydrey et Camille consent meme a le nom-
mer son chevalier.
La marche ^ poeme est. frorde et lente, le denoue-
ment de mil effet ; il est prevu , et n'en est pas plus heu-
reitsement amen^« On a trouv^ g^n^alement le caract^re
de la musique trop uniforme; mais on y a remarque
diff(^ens morceaux qui sont an^dessus de tout ce que
noas avons tu jusqu'ici de M. Floquet ; la iniale du se-
cond acte a eu le plus grand succes y et nous % paru du
meilieor genre.
C'est ie lundi i6 decembre qu'on a represent^ ^ pour
la premiere fois, au Theatre Fran^ais, le Fieux Gar^
gorij comi^die en cinq actes et en vers, par M. Du Buis-
son , auteur de Thamas-Kouli-Kan. Quelque mediocre
qu'en ait ete le succ^s, Pouvrage nous a paru assez esti*
mable pour meriter au moius unc critiqne refl^chie. Le
VieuxOariQon est un nouveau celibataire^ et c'est pro-
bablement le Saint-Geran du CeUbcUaire de Dorat qui
a Fait naitre la premiere id^e de celui-ci. On ne pent
s'empecher d'observer, a cette occasion, que les travers
qui semblent les plus propres aux moeurs de ce si^cle
n'ont pas ete jusqu'iei les plus heureux au theatre. Nous
y ^vons vu paraitre successivetnent deux Celibataires et
deux Ggoistes; aucun n'a feit fortune. Serait-ce unique-
ment la faute des peintres de nos jours ? ue serait-ce pas
aussi celle de leurs modules? Nos vices ne seraient-ils
bons a rien, pas mSme ^ fournir tie bons originaux a la
comedie? un tel paradoxe ne serait pas bien difficile a
soutenir, mais ce n'est pas ce qui doit nous occuper dans
ce moment.
On ne peut refuser a I'auteur quelques intentions*
!28o CORRESPOND ANCE LITTERAIRE,
neuves et heureuses ; I'idee d'avoir donne au Yieux Gar-
con un fils naturel est un trait de g^nie, et par Finterft
qu'il pouvait r^pandre dans toute Taction du drame^ et
par la morale utile et frappante que cette circonstance
amene naturellement. Quelques defauts qu'on puisse re-
prendre d'ailleurs dans cet ouvrage^ les moeurs et Fhon-
nStete qu'il respire semblaient soUiciter en sa faveur plus
d'indulgence qu'il n'en a obtenu. Le style en est fort in-
egal; quelquefois trop ^lev^^ plus sou vent trop bour-
geois ; il fourmille de fautes de ton et de gout ; mais on
y a remarque un assez grand nombre de vers doux , sen-
sibles et d'une belle simplicity. Nous nous reprocherions
' d'avoir oublie ceux-ci.
Repare ! de ce mot combien l'e£Pet est rare !
On salt quand on outrage , el non quand on repare.
Le role du Yieux Garcon a ^t^ joue indignement par
le sieur Preville. Mademoiselle Gontat ^ qui fait tous les
jours de nouveaux progr^, a paru charmante dans ce-
lui de Sophie.
La Yieille de seize ans, romance ^ par M, Groupelle.
Sur Tair : A cet affront detnotu^nous nous attendre ?
Lise h quinze ans plut et fut peu cruelle ;
Mais Lise , h^las I fut quitt^e a seize ans.
La pauvre enfant alors , n'accusant qu'elle ,
Grut d'etre airaaUe avoir passe le temps.
Son miroir merae , a ses yeux pleins de larmes ,
We montrait plus ni beaut^ , ni fratcbeur ;
(i)GrouYeUe( Philippe* Antoine), neen 1758, mort en z8o6, ^diteordes
Letires de madame de Sdvigne , Paris , i8o5, 8 vol. in-S*.
r
DEGEMBR£ 1 782. 28 1
Toute charmaDte elle pleurait ses charmes ,
£t eel air simple exprimait son erreur :
« J'avais quinze ans quand tu me trouvais belle ,
Un an d6truit ma beaut^ , ton ardeur.
Mon Gceur, helas! t'aime encore infidele;
Mais k seize ans peut-on offrir son cceur?
« Tu me pressais; quel feu... ! quelle tendresse... !
Mais j*ai seize ans ; adieu tons tes d^sirs !
Du doux plaisir je sens encor I'ivresse ;
Mais j'ai seize ans ; adieu tous tes plaisirs !
« Quoi ! vingt printemps que toi-m6me as vusnaitre
A tous les yeuz n'ont fail que t'embellir !
Moi, j'ai seize ans, je n'ose plus parattre ;
Un an d'amour a done pu me vieillir !
M Hier Damon j qui me poursuit sans cesse ,
M'offrait un coeur tout pr^t k s*enflammer ;
Allez , lai dis^-je^* allez k la jeunesse :
Moi , j'ai seize ans, on ne doit plus m'aimer.
« Mais non , cruel , reviens a ta bergdre ,
Reviens , pardonne a mes seize printemps ;
S'il faut quinze ans^ perfide, pour te plaire ,
Viens; dans tes bras j'aurai toojours quinze ans* »
Charabe-Calembour J pour la file dun Nicolas^
aJttribuee a M. de Boufflers.
11 a fallu y mes cbers amis,
Toujours des coqs pour coquer uos poulettcs ,
11 a fallu toujours des nids
Pour y d^poser leurs petits.
Ol8i correspovdaifge litteraire.
Dc tout t^mps lea jennes fillettes
Tendent des lacs ou tou^ nos coeurs sontpns.
£t de ces nids , de ces coqs , de ces lacs
UAmomr a (wme Nicolas.
i*ita
j^pigramme de M. le marquis de Ximines^ apres atfoir
lu le dernier oiwrage de M. Tahbe de Mably sur la
Manij^re b'egrire l'Histoire.
Appreiiez, badauds, apprenez
Pourquoi ce niais de Voltaire
Ne vit pas au bout de son nez :
II loua Condillac et ne lut point son frerc.
Madame la comtesse de Bussi avait proph(kise a la
reine, lors de sa premise grossesse, un Dauphin; la
prophetic ne se v^rifia pas, et la reine en fit faire des
reproches au joli poete^ qui s'excusa ainsi :
«
Oiii , pour fee ^ourdie a vos traits je me livre ;
Mais si ffia proplietieii manque son effet,
II faut vousPavouer, c'est qu'en ouvrant mon livte
J'avais pour le premier ptis le sec6nd feuillct.
Toutes les Lettres gahntes du chei>aUer d*Her.,. (i)
valent-elles le billet qu'on vient de nous confier ? II est
d'un president de Cour iwuveraine , et sur la connais-
sance que nous avons de I'esprit et du style de Fhomnie,
nous croyofis poiuvoit M garatifh* raathetiti^ife. Notre
president entl^etiail tnadenioiseUe Di^orages ; mais
comme il ne lui donnait que quinze louis par mois , il
avait fallu consentir qu'elle en recAt trente d'un fermier-
general qui partageait avec lui I'honneur de ses bonnes
(i) Par Fontenelle.
DEGEMBRE i'jS2. 2 83
graces. Toutes les fois que le financier arrivait, on faisait
dispamtre notre robia« Un soir , la surprise fut 81 im-
prevae qu on n eat que le <enips He le catcher tlerri^ le
rideao d'tine feqetre ou-verte; I'appaitemetit ^it k Ten-
iresoly 0t ckonnait ear nn jardin public Notre president
ne fiitpas aussi tranquille daffs sa reli*aite que la demoi-
seHeTeik desire; €n passant detant le rideau, elle fai
detacha un si grand coup de poing, qii 'il en sauta par la
fenltre. Voicice que cet amant malbeureux iui ^crivitle
lendemain.
« Mademoistelk , le coup de pioing que voius m'aviez
domie bier datis tie idos iHs liie sort ipoiiit <de la t^e ; je
croift que j'eu reslerai boiteux. Ainsi trouvez bon que
je ne vous aime plus , et tie soyez point surprise si je
cesse de vott6 voir, C'est dans ces sentimens que je se-
rai toute tna vie votre tendre et fid^e «roant ie presi-
dent de ***. »
Le zele infatigable des Comediens Italiens vient
d'eorichir encore leur repertoire de deux nouveautes^
r Indigent (i), drame de M.Mercier, el uinaximandre ,
petite comedie, en un acte et en vers, de M. Andrieux,
donnee le vendredi ao de ce oiois-. L^Indigent est im-
prime depuis si long-temjps que nous nous dispenserons
den faire I'analyse; ii suffira de remarquer que celle
piece, malgre tons ses defauts, le romanesque de sa con-
duite, I'emphase de son style et un grand nombre de de-*
tails de mauvais gout, n'est cependant pas sans efFet au
theatre ; on y trouve des situations interessantes , une
morale sensible, des mots d'ame et de verite. Le role du
(i) Represente pour la premiere fois le aa iiov«ni)re. ( iVoMr ie G^imm.)
a84 CORRESPOND ANGE LITTER AIRE ,
Nolaire est tres-neuf et tr^s>beau ; celui du jeune Dulys
a ete parfaitement bien rendu par le sieur Granger.
jinaximandre est un philosophe amoureux de sa pu-
pille et honteux de TStre. Apr^s lui avoir arrache son
secret , on lui apprend que , pour se faire aimer , il iaut
devenir plus aimable, acquerir des talens, meme ceux
qui passent pour frivoles, et en consequence on lui fait
prendre une le^on de danse. Cette lecon ne suffit pas.
On fait intervenir un oracle : les Dieux ont decide qu'A-
naximandre ne plairait a sa pupille qu'apr^s avoir sacri-
fie aux Graces. II ob^it , et soudain il se fait dans toute
sa personne un si grand changement qu'Aspasie, c'est le
nom de sa pupille ^ le meconnait. II profite de Tillusion
pour eprouver son coeur ; il voit qu'elle pr^fi^re Anaii-
mandre a tons ses rivaux. Transport^ de joie, il tombe
a ses genouxy se fait connaitre, et obtient le prix de la-
mour le plus tendre.
Le sujet de cette bagatelle n'a pas plus de vraisem*
blance que d'int^ret et de mouvement ; mais elle n'en a
pas moins r^ussi, grace au jeu piquant des acteurs, et
surtout du sieur Granger,* qui dbnne au role du philo-
sophe amant toutes les nuances dont il pouvait etre sus-
ceptible. Le style de ce petit ouvrage a paru d'ailleurs
plein de grace , de fraicheur et de facility ; c'est le pre-
mier essai dramatique de M . Andrieux.
VEspion divaUsey brochure attribuee peut-etre fort
mjustement au chevalier de Rutlige (i), auteur de h
Quinzaine anglaise; avec cette epigraphe : FeUciter
audcuc.
(i) Eq effet ce volume , Londres, 178a , in-So, est de Baudouin de Guema-
deuC) ancien maitre des requites.
BECEMBRE 178a. ^85
Nous ne nous serions pas permis de parler de cet ou-
vrage de tenebres , si le malheur du libraire de Neufcha-
tel, qui a eu Fimprudeace de rimprimer, et qui , a la
requite des Puissances, en a ete grievement puni^ ne
lui avait pas donn^ une sorte de celebrite. Cet eclat, con-
signe dans plusieurs papiers publics , a pu contribuer a
le faire rechercher dans les pays Strangers , et il n'est
peut-etre pas inutile de prevenir I'impression qu'y pen-
vent faire des libelles de ce genre , oil quelques v^rites,
mSlees plus ou moins adroitement aux plus grossiers
meosongesy en aggravent encore I'atrocit^. Qui pourrait
lire sans indignation tout ce qui conceme la mort de
madame la Dauphine? On y livre aux soup^ons de la
plus infame calomnie un ministre aussi connu par la
franchise et la gen^rosit^ de son caract^re que par la sou-
plesse et la legerete de son esprit. En se servant avec art
de quelques gaucberies du docteur Tronchin et de quel-
ques imprudences de Tabbe Galiani , on s^est flatte de
donner au plus horrible roman un air de vraisemblance ;
, mais il n'y a que des lecteurs imbeciles a qui de si noirs
artifices puissent encore en imposer. Un chapitre moins
revoltant, et qui porte mSme un assez grand caract^re
de verite, du moins quant au fond, c'est I'histoire de la
nomination de M. de Silhouette a la place de controleur-
general. Entre plusieurs autres distractions de Louis XY^
ony trouve celle-ci : Il demanda un jour a Gradenigo,
ambassadeur de Venise \A Venise^ combien sont^ils au
Conseildes Dix? — Sire j quarante , repondit lambas-*
sadeur — - T^ Roi ne fit pas plus d'attention a la re-
ponse qu'a la demande. Ces distractions, qui tenaient
uniquement a la timidite de son caractere et a Tembar-
ras que lui causait toute espece de representation , ne
286 CORRESPOWDANCE LITTER AIRE,
peuvent faire oablier le& mots plema ie grace et de finesse
qui lui echappk^at.
Le chapitre sur I'^meute de 1775, a I'occasion de la
cherte des graias^ ne contieDt aucune anecdote interes-
saute et fouruiille des plus insignes faussetes; pour en
dooner an exemple, nous ne citerons que ces lignes de
la fin: « Pour la petite pi^ce , Pe^ay, qui detestait
M. Turgoty determina Thomas a donneir son ouvrage
sur les bles^ et Necker le fit repandre comme en etant
Fauteur... » L'ouvrage De la Legiskuion et du Comr
merce des grains a paru quelques mo\^ avant I'emeute.
M. Thomas etait I'ami particulier de tous les amis de
M. Turgot. II faut se conqaitre aussi peu eu style que
Uauteur de ces Memoires pour confondre celui de
M. Thomas et celui de M« Meeker; il ne faut point du
tout connaitre ce dernier pour penser qn'il voulut jamais
avouer une page ni de M* Thomas ni de quelque homme
de lettres que ce puisse etre.
La conversation pretendue de M. de Maurepas sur
I'education du roi n'a rien qui reponde a Tinteret du
titre; ce sont des lieux, communs,. des portraits sans ca-
ractere, et qui p'ont pas mime la sorte d esprit que
donnent quelquefois Taudace et la malignite.
La Notice his^orique sur les inteadans et maitres des
requetes n'est qu'uo catalogiie d'injures. Parmi les pieces
fugitives que Tauteur s'est permis d'inserer dans ce re-
cueil, une des plus impertinentes est sans doute I'epi*
gramme suivante contre le marechal de Duras, a qui
les amis de Linguet s'obstinent toujours d'attribuer la
plus facheuse de ses disgraces :
Monsieur le Marechal , pourquoi tanl de reserve?
Quand Linguet le prend sur- ee ton ,
DECKMBRE 1782. 287
Que ne le fail«s-vous inoiirirsoii» la b4ton y
Afin qu'uoe fois il vou& serve.
Moins long, moiDS difFus^ 00 eiit tronve le conte de la
mystification de r£cran du JtoisLSsez plaisant ( i ). L'aven-
ture tr^s-ind^cente et tr^s-comique du juif Peixotto a
pass^ constamment pour Stre vraie; mais quel interet
peut-OQ trouver a conserver le souvenir de pareilles
ordures?
Encore one fois, si Touvrage avait fait moins de bruit,
on se reprocherait mSme de I'avoir cit^.
Histoire de la Fie priuee des FraYigais depuis Vorigine
de la Nation Jusqu'a nos jours , par M. Le Grand
d'Auasy, auteur des Fabliaux ou Contes du douzieme
et du treizieme siecle^ traduits ou extraits d'apr^s
divers manuscrits du temps, etc. Trois volumes in-8%
avec cetle epigraphe :
Si quid novisti rectius istis ,
Gaodidus irapcrti ; si non, hU utere inecum.
•
L'ouvrage, dont ces trois gros volumes ne sont que le
commencement, sera divise en quatre parties. La pre-
miere traile de la nourriture; c'est celle que nous avons
l*honneur de vous annoucer. La seconde traitera du loge-
ment, la troisieme des habillemens, la quatrieme des
divertissemeus ou jeux. L'auteur a senti lui-m^me qu'a
] aspect de ce qu'a fourni le seul article de la nourriture,
on pourrait Stre effray^ d'avance de la multitude de
volumes que pourraient produire les parties suivantes;
mais il a Fattentiou de nous rassurer en nous pr^venant
que cette premiere partie est seule aussi aboudante que
(i) L'auteur de I'Espion devalise fait a tort joiier par un ^traoger le r61e du
Mystifie : on sail que ce fiit Poinsciiiet qui !e i*emplit.
!l88 CORRESPOlirDANGE LITTERAIRE,
les trois autres ensemble; quelque consolante que soit
cette attention de M. Le Grand pour ses lectenrs, elle
ne saurait faire oublier tons les details fastidieux dont
cette premiere partic est surcharg^e. On a bien tache de
la semer d'anecdotes , de rapprochemens curieux , de
digressions interessantes; mais il n'en faut pas moius une
patience pen commune pour suivre une lecture dont le
fouds est par lui-mSme si froid et si minutieux. Des
sujets de ce genre ne sauraient Hre approfondis avec
int^ret; et quelque peine qu'on ait prise poiir y reussir,
le public vous en sait toujours peu de gre; ce sont des
objets dont il ne faut donner que la fleur, au risque de
laisser ignorer a jamais la fatigue , les soins qu'il en a
coute pour decouvrir cette fleur et pour en oler toutes
les epines. C'est au gout seul a faire de bonnes compi-
lations ; et quel est I'homme de gout qui ait le courage
d'entreprendre les recherches ennuyeuses que cette es-
pece de travail exige ?
M . Le Grand se loue fort, dans sa preface , des secours
que lui a procures M. le marquis de Paulmy; mais il ne
dissimule pas que depuis un certain temps il a eu beau-
coup a s'en plaindre, et laisse meme entendre assezclai-
rement que ce prolecteur litteraire n'a pas dedaigne de
s'approprier une grande partie de son travail dans ses
Melanges tires cfune grande Bibliotheque. II n'est pas
fort ais^ de juger une pareille querelle, el il ipiporte
sans doute assez peu a la posterity de savoir au juste
comment la decider.
Memoir e sur le passage du Nord, qui contient aussi
des reflexions sur les glaces; par le due de Croy. Bro-
chure in-4*. On ne vit peut-etre jamstis autant de dues et
de pairs occiipes d'arts et de coniiaissances utiles que
Qoiis poUrrions en compter dans ce momeDt, et le bon
abbe de Saint-Pierre aurait fort mauvaise grace a dire
aujioiird'hui qu il etait encore a chercher quel usage ou
pourrait tirer en France des dues et des marrons dlnde.
Le Memoire de M. le due de Croy renfertne beaucoup
dc reflexions irnportantes et curieuses siir les. difS^rentes
especes de glaces et sur leur formation , sUr la cause du
plus grand froid et de la plus grands quantite de glace
vers lie pole isud que vers le pole nbrd. L'Acad^mie des
Sciences semble avoii* addpte son opinion isur ce passage,
cherche avec taut d'bpini&trete par les plus fameux na-
vigateurs; cette opinion se reduit a ceci : Si ce passage
pair le Nord existe, il n'est pas assez libre pour etre pra-
ticable, et ne sera jamais daucune ulilite ni pour le
commerce ni pour la navigation. Cest un resultat dont
iifaut lire les preuves dans le Memoire niem^; elles
y sent developp^es d'une maniere si concise, qu'il serait
a peu pres impossible d'en faire Fextrait sans copier tout
Touvrage.
Recueil de Pieces int6ressantes pour sewir a VHistoire
des regnes de Louis XIII et de Louis XI F. Un volume
in- 1 2 9 avec plasieurs portraits assez soigneusement
graves , par I^e Bert , sur les dessins de Dugourc. L edi-
teur de ce Recueil est M, de La Borde, ancien valet de
chambre du roi , auteur de plusieurs opera et de XEssai
sur VHistoire de la Musique. On y voit toutes les pieces
du proces de Henri de Talleyrand, comte de Chalais,
decapite en 1626. Ces pieces, copiees d'aprfes les tilres
originaux conserves dans la bibliotheque de M. le mare-
chal de Richelieu , peuvent servir a eclaircir quelques
Tom. XI. 19
}
aOO CORRESPOWDAWCE LiTT£RAlK£y
points d^histoire assez interessans. On y trouve, par
exemple, la preuve ^vidente que le marechal d'Ornano
mourut de maladie dans sa prison de Vincennes, et nou
pas de poison , ainsi que presque tons les historieos le
laissent soup^onner.
I^ lettre de Marion de Lorme, qui termine ce Recueil,
est une espece de roman historique, dont I'objet prin-
cipal est de rendre vraisemblable TaneGdote rapportee
dans YEssai sur THistoire de laMusique^ qui fait vivre
cette femme c^lebre, nee, comuie Ton sait, le 5 mars
1606, jusqu'au 5 Janvier i74i« Ce qu'il y a de certain,
c'est qu'a cette derniere epoque mourut une femme ex-
tr^mement ag^e qui portait le mSme nom de famille que
Marion de Lorme, et qui se souvenait, disait-elle, d'avoir
vu le cardinal de Richelieu et la cour de Louis XIII :
sans secours, sans parens^ ellene subsislait plus quedes
aumones de la paroisse. Ces faits sont attestes d'une ma-
niere assez authentique par son extrait mortuaire leve a
Saint-Paul , et par le temoignage de plusieurs personnes
qui Tout vue dans les dernieres annees de sa vie.
JANviEH 1783. aqi
JANVIER.
Paris, jMTier 1783.
La. pi^e de vers suivante^ dont il court des copies ma-
nuscrites, est certainement d'un auteur exerce; mais elle
excite la curiosite autant par la licence des id^s que par
le talent qui s'y fait remarquer.
Ls$ p^haois. ,
L'autre munde, ZelmiSy est un moude inconnu
Ou s^egare nptre pens^e.
D'y voyager sans fruil la mienne s'esl lassee;
Pour tottjours j^en suis revenu.
J'ai vu dans ce pays des fables .
Les divers paradis qu'imagina I'erreurt
II en est bieii peu d'agreables ;
Aucun n*a satisfait mon esprit et mon coeur.
Voiis mourez, nous dli Pytbagore;
Mais sous un autre nom vous renaissez eucore ,
fit ce globe k jamais est par vous habite.
Crois-4u nous consoler par ce tris^e mensonge y
Pbilosopbe imprudent et jadis trop vante?
Dans un nouvel ennui ta fable nous repiooge.
Mens a notre avanUige, ou dis la v^rit^.
Gelui-R mentit avec grace
Qui crea I'Elys^e et les eaux du L^tb^.
Mais dans cet asile encbant^
Pourquoi l^iioiou^ beureux n'a--t^l pas une place,?
Aux douoes volupt^s pourquoi Ta^-t-on ferm6 ?
Du caliue e| du rcpos quelquefois on se lasse;
On oe so lasse.point d'aimer et d'etre aime.
292 CORRESPOWDAHCE LlTTfiRAIRE,
Lje Dieu de la Scandioavie ,
Odin , pour plaire a ses guerriers ,
Leur protnettait dans Tautre vie
Des armes, des combats et de noiiveaux laarters.
Attache d^s reufance aux drapcaux de Bellone ,
J'honore la valeur, a d'Estaing j'applaudis;
Mais je pense qu'eii paradis
On ne doit plus tuer personne.
Un autre espoir s^duit le N^gre infortun^
Qa'uu marchand arracka des deserts de I'Afriqne.
Gourb^ sous uu joug dcspotique ,
Dans un long esclavage il languit enchatn^,
Mais quand la niort propice a fini ses miserts ,
II revole jojeux au pays de ses p^res ^
Et cet beureux retour est suivi d'un repas.
Pour moi, vivant oa mort , jc reste sur vos pas»
Non, Zelmis, apr^s mon trepas,
Je ne chercberai point les bords qui m'ont vu nattre :
Mon paradis ne saurait etre.
Aux lieux ou vous ne serez pas.
Jadis au milieu des nnages
L'habitant de TEcosse avait plac^ le sreu.
II donnait k son gre le calme ou les or ages ;
Des morteh vertneux il chcrchait I'entretien.
Entour^ de vapeurs brillantes ,
Convert d'une robe d'azur ^
11 aimait k glisser sous le ciel le plus pur ,
Et se monlrait souvent sous des formes riantes.
Ce passe-tcmps est asscz doux;
Mais de ces sjlpbes, entre nous,
Je ne veux point grossir le nombre.
J'ai qnelque repugnance a n'dtre plus qu*une ombre ;
Une ombre est peu de chose , et les corps valent mieux ',
Gardons-les. Mahomet eut grand soin de nous dire
Que dans son paradis on entrait avec eur.
j/kirvjER 1783. 293
Des houm c*<;strfaeureax empire;
La , les 9ttraitfl sont immorlels ; -
Heb^ n'y vieillit point; la Iwlle Cylher^e ,
D'ttn koinraage plus doux constamnieDt honor^e,
Y prodigue aux elus des plaisirs ^ternels.
Mais je voudrais j voir an matire que j'adore ,
L' Amour > qui donne seul un charme a nos d^sirs,
L' Amour 9 qui donne seul de la grace aux plaisirs.
Pour le rendre parfait, j'y cooduirais encore
La> tranquille et pure Amitie, •
£t d'un Goeur trop sensible elle aurait la moitie.
Asile d'une paix profonde ,
€e lieu serait alorsle plus beau des sejours;
£t ce paradis des Amours ,
Si vons v^Ktliez, Zelmis, on I'aurait en ^e raonde*
La CRiBATioir^ poeme en sept chants j calomnieusement
attribu6 au chevalier de Boufflers,
De la Creation je chante les merveilles ,
Sujet neuf; ^coutez, ouvrez bien les oreilles.
PREMIER CHANT.
Rien u'^tait; les brouillards se coupaient au couteau.
L'Esprit d'un pied Icger etait port^ sur I'cati.
II dit : Je n'j yois goutte..... , et crea la lumiere.
Aussitot nuit , joiirn^e , et ce fut la premiere.
SECOND CHANT.
II place au ciel les eaux qui tomberent soudain ,
£t des le second jour la pluie alia son train.
TROISIEME CHANT.
Une mer se rassembleen depit des lagunesy
La terre produisit; ce jour Cut pour les prunes.
QUATRIEME <:BANT,
Mais il convient encor regler cbaque saison ,
Et d'un mot le soleil vint dorer Thorizon.
)■''*
294 CORRESPQICPANCE LITTERAIRE,
Bientot las d'allumer sa lampe sur la brune ,
Le quatri^me jour il fit naitre la lane.
CINQUI^ME CHANT.
BieD, tr^biea^ dtt TEsprit, ce que j'ai fait e»l bon ;
Mais il nous manqiie encpr volatille et poisson*
Peuplez^vous , terre et mer ; que mattre oorbeao perebe !
£t le cinquieme jour I'Eternel fit la perche.
SIXII^ME CHANT.
- Eb quoi ! les animaux n*aufa jent-il$ p^s ie loi ?
Non , noD , pour les manget croons un petit roi.
Faisonft semblable k nous ce jeuue geutilbomnie.
II fit ce souverain ; c'est tous , c'est moi , c'edt l*bomme.
Quoi , I'homme seal? Ob non ; de sa cdte il lui fit
De quoi le divertir et le jour et la nuit.
Allez vous faire, allez, lui dit-il, sans remise.
Et depuis ses eiifans j vont sans qu'on Icur dise,
SEPTlilME CHANT.
C'est ainsi qu' en six jours Tunivers fnt b4cU ,
S'enfila de soi-mdme et sjb trouva regl^;
£t I'Esprit en repos, toujours, toujours le m^me,
Gomme dit Beauiuarcbais , ne St rien le ^eptidpie.
Trks'humbles remontrances du Fidkle Berger^ confiseur
rue des Lombards^ a M. le vicomte de Sdgur, qui
avait em^ojri a toutes les Dames de sa sociSti des pas-
tilles avec des devises de sa composition ; par M. le
comtede Thiard,
0 vous dont la muse Mg^re ,
L'enjouement, la grace et )e ton ,
Gueillent les roses de Cjtb^re
Et les lauriers de I'H^licon;
Vous, qui de& amans infid^les
Presentez k toutes les belles
Et les cbarroes et le danger ,
JANVIER 1783. tigS
Avez-vous besoin de volor ,
S^gur , poar vous faire aimer d'elles,
Les fonda du Fiddle Berger?
Que deviendron Imes friandises ,
Mes petits coeurs et mes bonbons f '
Qui brisera mes macarotis
Pour y ehercber quelques deviaes ?
Assure , pour le nouvel an ,
De Messieurs de TAcad^mie ,
J*avais epuise leur genie,
£t j'en etais assez content.
Mais pres de vous quel autcur briile?
Vous possedet assur^metit
Plus d'esprtt et plus d^ lalent
Qu'il n'en tient dans nne pusiille.
Eotre nous autrcs confiseurs ,
Nous Savons ce que sur les ames
Peuvent produire les douceurs ;
Si done une des nobles dames
Que vous peigncz si jolimenty
S'dehauiknt a vos douces flammes,
Vous nceorde uo heurctix memeni ,
Sougez au didomroagement
Que vous devez ^ ma boufique ,
£1 donnez-moi voire pratique
Pour le bapteme ct pour I'epfant.
II ay a point eu d'ctrennes, cette annee^ dont on ait
plus parle que de cclles que M . le due de Penthievre
a envoyees a mademoiselle d'Orleans sa petite- fille. En
voici riiistoire : Apres avoir daigne parcourir elle-mSme
tous nos grands magasins de joujoux, Son Altesse s'^tait
d^cidee enfin pour un beau petit palais qui a tous egards
semblait meriter la preference. L'id^e en etait neuve, la
structure aussi elegante qu'ingenieuse : grace au jeu d'un
2t^C} CORRESPOKDAlfCE LITTER A IRE,
ressprt facile a mouvoir, toutes les fenetres du palais
s'oavraient Tune apres Tautre^ et Tony voyait paraitre je
ne sais combien de poupe^ les plas aimables du monde.
Ce jouJQu, porte a la petite Princesse au couvent de
Belle-Cfaasse, devint bientot I'objet de radmiration de
toutes les religieuses rassembl^es pour le voir; une des
plus jeunes professes surtout ne se lassait point de le
contempler; a force d'en examiner tons les details, d'en
essayer tous les ressorts, elle aper^oit enfin un petit bou-
ton secret auquel on ne s'etait point encore avise de
toucher; son doigt le presse avec vivacite : Jesus-Marie!
quelle etrange surprise! toutes les poupees qui sVtaient
montr^s jusqu'alors disparaissent, et sont remplacees
aussilot par les figures les plus piquantes de I'Aretin. Le
scandale fiit grand sans doutepour toute la communaute;
mais on assure que la piete meme de madame la Gou-
vernante-Gouverneur ( i ) ne put s'empecher de sourire en
yoyant de quelles mains le diable avait ose se servir pour
jouer un pareil tour. Le marchand de joujoux a ete
censure commc il m^tait de Tctre; mais il a proteste
de son innocence, et quelque irapertinentequ'ait ^te I'a-
venture, il a ^t^ bien prouvc que le hasard en avait fait
lui seul tous les fr£|is.
Isabelle et Fernandy com^die en trpis actes, en vers,
roSl^e d'ariettes, paroles de M. Fort, secretaire de M. le
due de Fron^ac, musique de M. Champein, a ete repre-
sent^ pour la premiere fois , $ur le Theatre Italieo y le
jeudi 9. I^ fonds de cette petite comedie est tir^ dNme
piice de Calderon, intitulee VAhade de Ze\m6a. Od ne
^aurait blamer M. Fort d'en avoir adouci Fatrocile. Que
(1) Madame de Gen1i#.
JANVIER' 1 783. ag-j
Isabelle ne ^oit point viol^e comme clans la piece espa-
gnple, que son ravisseur ne soic point Strangle par TAl-
cade, le p^re m^me de la jeune personne, a la bonne
hcure, TOpera-Comique se passe fort bien de ces grands
evenemens; mais ce que le po^te fran<^ais a juge a
prq)os d'y substituer ne produit aucune situation attar
chante : an premier acte , on ne s'interesse que faible-
ment aux amours d'Isabelle et de Fernand; on les oublie
m second; on n'en est guare plus^occupe au troisieme.
Le projet de I'ofBcier, qui, ne pouvs^nt voir Isabelle ni
s'en faire aimer, se deqide, par les couseils de son valet,
a Tenlever, est si froid qu'il n'inquiete personne, et Ton
sait a peine Texecution de ce triste projet qu'on est aussi-
tot rassure sur les suites. Le peu de mouvement qu'il y
a dans la piece vient des roles accessoires, et principale-
ment de celni du fils de I'Alcade, jeuqie homme qui porte
pour la premiere fois Thabit de soldat, et qui veut abso-
lument se baltrecontre le ravisseur de sa sceur. Ce role,
qui ressemble beaucoup a celui de Lindor dans Heu-
reusement, a ete fort bien rendu par mademoiselle Du-
fayel. II y a quelques couplets agreables dans le role de
lasuivante, chante3 par madame Dugazon; ils ont ^te
fort applaudis el meritaient de Tetre. La musique de cet
op^ra est^ comme toutes les compositions de M. Cham^
pein, surchargee d^accompagnemens, pau vre d'idees, riche
denotes, et par consequent d'une brillante monotonia
VElectre de M. de Rochefort, le traducteur d'Homere,
est une imitation ou plutot une traduction de VElectre
de Sophocle : ceite Traduction, comme celle qu'il a faite
d'Homere, est gauche et sfeche. Les Comediens avaient
refuse la piece ; ils ont re^u I'ordre de la jouer sur le
^9^ CORRESPOND AKCE LITTJRAIRE,
theatre de la cour; elle y a ete representee ^ ces jours
derniersy avec des choeurs de la composition de M. Gos-
see 3 la tragedie et les cboeurs ont tellement ennuy^ , que
les Com^diens ont obtenu sans peine de leurs superieurs
la permission de ne point la donner a Paris. On nous
pardonnera de ne pas nous etendre da vantage sur une
production dont le succ^s a et^ si bien decide.
I I > I III
Un etranger avait demande pourquoi de madame
Graig et de ses deux sceurs on n'en voyait jamais que
deux a la fois dans les bals et les assemblies de Philadel-
phie; M. le chevalier de Chastellux lui fit la r^ponse
suivante :
Les Trois Graces du noui^eau Monde j conte.
On sait asset qiiand et comment
Le Dieu qui lanee le tonneire,
Un jour quM n'avait rieo a faire ,
Pour tromper soa d^soeuvremeot,
S'avisa de creer la terre .
Trois soeurs en furent Tornement ; , .
Ces aimables soeurs soot les Graces.
C'est pr^s d'elles, c*est sur leurs traces
Qu'on Yoit les Jeax et les Plaisirs ,
Et les Amomrs ct les Desirs ,
Et la vive et tendre Saillie ,
Et le timtde Sentiment ,
Et le Caprice et I'Enjoiiment :
Enfin sur la terre embellie
De tout ce qui platt dans la vie
Elles offrent I'assortiment
Sur la terre ! non , c'est trop dire :
II faut savoir que leur empire
A I'aDcien Monde etait borne.
De vasles mers environne ,
JANVIBR 1763. 1299
1
Separe de DOtre hemisphere,
A ra£Preux oubli condamne,
Enfant neglige de sa m^re ,
Aax yeux du Dieu qui nous ^claire
Ce monde-ci n'etait pas ni*
Son heure vint : heure propice ,
Heure favorable auz humains , '
Qui , preparant d'heureux destins y
Da Giel altesta la justice. **
Bientot il fut de'termine
Par les dieux et par les dresses
Qu'ils prodigueraient leurs largetseg
A ce continent fortuned,
Qu'il parut beau dans sa jeunea^e I
Gloire, force, grandeur, riche^se,
Que manquait-il k sou bouheur?
Les Graces c'eai bien quelque chose.
Mais quoi ! sans le'gitinie cauae
Pourait-on ayec quelque honneur
D^pouiller I'ancien possesseur ?
Le vieux Monde est opinijitre :
Aurait-il c^de sans humeur
Ges deltas qu'il idoUtre?
Le partage m^me en ce cas
£iit ete chose difficile ;
A la cour, aux champs^ a la ville
II faut qu'elles portent leurs pas.
Arbitres de nos destinees ,
Otant ou donnant les appas,
EUes sont tant importunees,
Qu'^ parcourir tons les Etats
Leur pied legcr ne sufiit pas....
\ous que I'Amerique interesse,
Dans le souci qui vous oppresse ,
Gomptez sur la bonte des dieux :
G'est k celui de la teudresse
Qu'elle devra des jours heureux.
i
3oO CORRESPOIfDANGE LITTER AIRE ,
Chanson sur le PrintempSyparM. de Cerutti.
Le printempSy ma Glycere,
Vient ranimer ces lieux pour nous ;
Profitons , ma berg^re ,
D'uii moment si doux.
A sa premiere anrore
Le ciel semble dtre encore ;
Sur le monde enchant^
Descend la beaule
Et la volupt^.
L'Amour les suit ^
Son flambeau luit ,
£t tout se reproduit.
L'habitant du hameau
Aeprend son chalumeau ;
Le faune dans les bois
Fait retentir sa voix.
D'un antre profond
L'ecbo r^pond
Et Finterrompt.
Les torrens^ des montagnes
Cessent d'inondcr nos travaux;
Le fleuTe des campagnes
Roule en paix ses flots.
Le cristal des Fontaines
Se divise en nos plaines.
II partage aux vallons
Ses fer tiles dons,
Ses germes f^conds.
Vers nos s^jours
Par cent detours
L'art dirige leur cours.
Nos jeunes arbrisseaux
S'abrt'uvent de leurseau^.
JANVIER 1783. 3o
Le roi de la fordl,
Le vieux chdne renait ,
Sa seve revit.
Son froDt verdit
£t rajcunh.
Pares de leur feuillage ,
Ornes de flcurs , de fruits naissans ,
JNos vergers sont I'lmage
De nos jeunes ans.
Aux jeux de rc^p^rance
lis montrent I'abondance ;
Entnur^s de soutieus ,
Exempts de liens,
lis versent leurs biens.
Lear liberty
Fait leur beaute
Et leur fi6condite.
Dans nos bois k I'^cart
Le sauvageon sans art ,
Pour le pauvre des champs
Prepare ses pr^sens.
u4 bon Chat bon But^Jable allegorique.
Un chat brillant{i)y pour augmenter son lustre,
Tout pres d'un rat qui n'etait pas trop rustre
(i) Pour deviner ce mauvais calembour, il faut savoir que M. Moreton de
Chabrillant, capitaine en survivance des gardes de Monsieur, pique de ne plu»
trouver de place au balcon le jour de Touverture de la nouvelle salle , s*avisa
fort loal-a-propos de disputer la sienne a un honndte procureur. Gelui-ci ,
maitre Pemot , ne voulut jamais desemparer. — Yous prenez ma place. — Je
garde la miebne. — Et qui 4tes-vous? — Je suis monsieur Six francs... (c'esl
lepriz de ces places). — £t puis des mots plus vifs, des injures, des coups de
coude. Le comte de Ghabrinant poussa I'indiscretion au point de trailer le
pauvre robin de voleur, el prit enfin sur lui d'ordonner au sergent de service
de s*assurer de sa personne et de le conduire au corps-de-garde. Maiire Peroot
s'j rendit avec beaucoup de dignite , et n'en sortit que pour aller deposer sa
3o2 GORRESPONDANCE Li;tT£RAIR£,
Se rengorgeait, se l^chait, miaulait,
Faisait gros dos y dressait et queue et griffe's ;
Nod de ces rats rongeant froinage et lait ,
Et qu'^ bon droit on appelle escogriffes ,
Mais de ces rats qui sont fort peu rongeurs j
Tels que Ton voit d'honn^tes procureurs.
Le rat , craignant la patte meurtri^re
De ce gros chat fanfaron de gouttidre ,
Pour se sauver se tapit dans un coin.
Pour Ten tirer on redouble de soin ,
On Ten arracbe , on le tratne en rati<^re ,
On I'y retient , malgr^ les plus grands cris ^
On le maltraite y et voil& la matidre
D'un grand proems juge par tout Paris.
Le rat sera maintenu dans sa place ,
Et le matou , par un vilain verni,
De chat brillant devientun chat terni.
plainte chez un commissaire. Le redoutable corps doat il a I'honneur d'^irt
membre n*a jamais voulu conseiitir qu*il 8*en desistat. L'affaire vieat d'etre
jugee au Parlement M. de Ghabrillant a itiooadamDe itoos iesdepens, i
faire riparalion au procureur, k lui payer deux milie ecus de dommages et io-
tMts, applicables de son oonsentement aux pauvres prisonniers de la Gonder.
gerie ; de plus il est enjoint tr^-expMsseme&t audit oomte de ne plus preteita-
des ordres du Roi pour troubler le spectacle , etc. Cette aventure a Cut beta-
coup de bruit, il s y est m^l^ de grands interns : toute la robe a cm etre io-
sult^ dans Toutragefait k ud faomme de sa livrfo ; le Parlemeat, qai preteod t
la grande police , n*a pas kik fAche d'avoir k juger une affaire de ce geare. Ce-
peudant on a voulu iviter la question qui pouvait s*ele?er, dans cette circoo-
stance , sur les druits respectifs de la Cour et du marshal de Biron , charge,
en qualite de commandant du raiment des Gardes , de veiller a la sil^rete des
spectacles ; on a seuti aussi quels minagemeus Tou de?ait a un homme attach^
aussi parliculierement au frere du roi. Toutes ces considerations ont determioe
les formes de Tarr^t dont on vient de reodre compte. M. de Ghabrillant, p r
laire oublier son aTcnture, est alle chercher des lauriers au camp de Saint-
Roch. II ne pouvait mieux faire , a-t-on dit ; car on ne peut douter de son ra'
lent pour emporter les places de haute lutte. ( Note de Grimm, )
J
JANVIER 1783. 3o3
Fers de M. h comte de Tressan.
AUX V1EILLA.RDS MES CONTEBIPORAmS.
Les fleurs Douvellement ^closes
Ont encor pour moi des appas.
£loigaez ces cypres , apporiez*uioi des roses ,
Disait le vieiilard Pbiletas.
Ghers enfans , conduisez roes pas
Aux treilles de Bacchus, aux rives dn Permesse,
Et m^me aux bosquets de Papbos.
La vieillesse n'est qu*un repos...
Mais... i\ faut I'animer... les jeux de la jeuiiesse »
Ses plaisirs , ses rians propps
Emousseront pour moi le ciseau d'Atropos,
Je jouirai d'un jour de file ;
Des lilas de Terop^ , des pampres de Naxos
On J conroDuera ma t^te.
Vieillards! iiijez les soucis, les pavots ;
Chantez Bacchus , 1' Amour et le dieu de Deios ;
Sachez que sur le Temps et sa faux qui s*apprete
Ud jour heureux de plus est un jour de conquete
£t le prix des plus longs travaux.
Tout le monde sait que la maison de Rohan a pre-
tendu deputs long-temps au litre de maison souveraine.
On parlait devant madame la duchesse de Grammont de
la banqueroute efFroyable de M. le prince de Guemene,
banqueroute qui parait surpasser en effet et I'audace et
les ressources des plus riches et des plus illustres par-
ticuliers de TEurope. « II faut esperer, dit madame de
Grammont, que c'est Ik du moins la derniere pretention
de la maison de Rohan a la souverainet^. »
Madame la princesse de Guemene, en quittant la
3o4 CORRESPOM^DA lYCE LITXiRAJRE,
cour, et en recevant les adieux de sa belle-fille^ madame
la duchesse de Montbazon , lui dit : cc Je me flatte que,
malgr^ cet evenement, vous n'en serez pas mbins heu*
reuse du nom que vous portez. — Nod^ Madame, si
'M. de Montbazon est un honn6te homme. » — ^G'est elle
qui , ayant appris que les diainans ^t les bijoux qui lui
avaient et6 donnes le jour de son mariage n'etaient pas
encore pay^s , les a rendus tons au marchand qui ies
avail fournis, en lui promettant de le dedonunager de
la perte que ces effets pouvaient avoir eprouvee . . . Et
c'est une jeune femme de dix-huit ans qui s'est impost
elle-m£me ce genereux sacrifice !
Le GHARDOirirERET ET L AlGLE ,
Fable attribute a M. !• due de Niveraois.
II VOUS souvient de cette bonne dame
Qui perdit son chardonneret (l);
Pas si bonne pourtant puisqu'elle renchainail,
Etqu'un ardent courroux s*enipara de son aine;
Car je n'ai raconte que la moitie du fait :
Voici la suite. On vint lui dire
Ge qu'avait r^pondu I'oiseau :
Que d'un joug si pe'nible ^chappe bien et beaii ,
II ne voulait jamais rentrer sous son empire.
Alors la dame bors de sens ,
De batons fait armer ses gens,
Et des cbardoonerets jure la perte cutiere.
Elle-meme prend une pierre
£t court les assaillir dans I'^paisseur d'un bois ,
Ou I'oiseau , trop long*temps prive de tons les droits
De I'amour et de la nature ,
Etait fdt^'des siens qu'avait mis aux abois
Une captivity si dure.
(0 Voir la fable du Cliardcruierei en liherte^ precedemment p. i85.
JANVIER I 783. 3o5
La dame avec ses geoi^ij retourna vingt fois ;
Viagt fois le peuple ail^ se moqua d'eux et d'elle ;
Quelqnes ilids cependant , atteinis par la crnelle ,
P^rirent avec les pelits.
Ge dernier trait , helas ! passe toiitie crb jance ;
Mais je Tai lu dans maints ecrits.
Femme denatur^e ! attaquer jasqu'aux nids ,
D'un innocent amour douce et frele esp^rancc !
Ab ! le Ciel te regarde , il saura t'en punir.
Le Gicl cut en efiPet borreur de cette guerre ,
Oil des milliers d'oiseaux avaient tant k souffrir.
L'Aigle , a qui Jupiter a remis son tonnerre ,
Descend vite les secourir.
L'Aigle sauve a jamais et nids et pdre et ni^re j
Enfin tout le pays , domiciles et gens
Que d^solait une m^gdre.
Et Ton ose douter qu'ils soient reconnaissans !
On connatt mal leur caractdre;
Guimardy ou VArt de la Danse pantomime y poeme ^
par M. Duplain. Cest un veritable amphigouri y un ainas
de termes techniques, de melaphores d^plac^s, d'idees
et d'images ^galement vagues, le tout divise en cinq
cadres ou en cinq tableaux. Yoici peut-Stre les vers les
moins ridicules du poeme, et qui pourront cependant
en donner quelque id^e.
Amour , ^i de ces jeux , interpretes des tiens ,
j'ai dignement chante les imp^rieux riens ,
Ma muse ne demande a ton aile legdre
Que de graver ces vers au temple du Mystere.
Pour qui chante ses pas, les rig, la volupt^^
Un souris de Guimard vaut Timmortalit^;
Altnanach des Muses y ou Choix de Poesies fugi-
Tom. XI. ao .
3o6 CORRESPOITDANCE LITTIOIAIRE,
tiifes^ de 1782. MM. Imbert, (teParny, Berquin^ sout
a peu pr^ les seuls noms d^ja connus qu'on retrouve
dans ce recueil; on y voit en revanche une liste fort
nombreuse de noms tout nouveaux ; cette foule de poetes
einpressee d'eclore chaque annee^ au lieu de nous don-
ner de graades esperances, pourrait bien prouver seule-
ment et combien la poesie est aujourd'hui un metier fa-
cile 9 et combien sont rares les g^nies capables encore
die se distinguer dans un metier devenu si commun.
£piGRAMMEy par M. le marquis de , sur Robbiy
auteur d*un poeme sur la Religion chreiienne^ et d*un
autre sur la F..,.,.
L'Hoimne-Dieu but jusqu'a la lie
Le caiice de la douleur;
C'est sa derni^re ignominie
D'aProtr Robb^ pour dcfenaeur (t).
(i)Les Mimoires secret* (sftBOtembre 1769) donaent aiDsi cette rpi-
gramme :
Tu croyai* , 6 diTio Saiiveur .'
Avoir bu jusques a la lie
Le calict de la donleiur :
II mancjuaita toa infamie
D'avoir Robbe pour defensear.
Les deux poemes doDt parle Grimm circuIaieDt alort manuscrits. Apres
avoir ete libertin et crapuleux a I'exces , Robbe deviul janseniste et codvuI-
sioDnaire. Le poeme dont la religion chretieune lui fournit le 8ujet,est inti-
tule: Les Fictimes du despotisme episcopal; il ne vit le jour qu'en 1793,
in-8** de X19 pages. Quant a Tautre po^me h Toccasion duquel on disait que
Tauteur etait plein de Bon sujet , le GouvememenC fit tine pension a Robbe
pour qu'il le briilit, ainsi que ses autres eorits obtoeaes. Robbe I'a fait reli-
gieosement ; mais il savait ses ouvrages par cceur et les r^itait a qui voulail
les entendre. ( Note de M, beuchot, )
JANVIER 1783. 307
CoirrE.
Un petit dttc , nil petit avorton ,
Bouffi d'orgtieil et du plus mauvais ton ,
Fait an mepm et fte riant du bl4me,
Se preparait non pas k rendre Fame
(Od ne rend paste qn'on n^a jamais eu );
Sans plus de phrase^ il se croyait perdu.
Prive de force , epuise de d^bauche ,
Ge mannequin , cette fragile ^bauche ,
Allait partir bien cousu dans un sac ; «
( Ge mot est mis pour rimer h Fronsac. )
Lors deux rivaux du grand dieu d'Epidaure ^
Dont le talent m^rite qu'on Thonore,
Viennent soudain , quoique appeUs bien tard ^
En le sauvant prouver Tabus de I'art.
Les deux amis « heureux de leur victoire ^
Modestenient s'en renvojaient la gloire.
Dans ce moment , du fond de ses rideaux
Le due encore etendu sur le dos ,
Glapit ces mots, injure sotte et vaine :
u Bravo ! docteurs , voiU du La Fontaine.
Les deux baudets qui , se faisant valoir ,
Ont tour a tour re^u de I'encensoir...
— Bien, dit Bartbes, je goiite cette fable;
Mais j'aime encor I'histoire veritable
De ce dauphin , qui voyant un vaisseau
Non loin du port disparaitre dans I'eau ,
Vint sur son dos, k I'instant du naufrage,
Sauver lui seul presque tout I'equipage.
A terre il porta ce qu'il put ;
M#me un singe en cette occurrence ,
Profitant de la ressemb lance,
Lui peosa devoir son saint.
Mais le dauphin tournant la t^te ,
Et le magot consider^ ,
3o8 COR RESPOND ANC£ LITTERAIRE,
II s'aper^oit qu'il q'h tire
Du fond deft eaux rien qu'une bete.
Tl Vj replonge et va trouver
Quelque homme a6n de le sauver. »
Les deux docteurs , aprds cette aventure ,
Livrent le due aux soins de la nature ,
Qui le sanva par I'unique raison
Qu'elle fait naitre eu la m^me saison
L*aigle et I'aspicy les fleurs et le poison (i).
Apr^s les pertes irreparables que notre Ittt^rature a
failes depuisrquelques annees^ il n'en est presque aucune
qui puisse nous paraitre indifT^^rente ; nous croyons ce-
pendant devoir nous borner a ne donner ici qu'une no-
tice tr^s-abregee des hommes de lettres qui nous ont
encore ele enleves dans le cours de I'annee derni^re.
Jean-Baptiste Bourguignon-^d'Anville, premier geo-
graphe du Roi, de I'Academie des Inscriptions et Belles-
Lettres, de la Societe des Antiquaires de Londres, ad-
joint geographe de TAcad^miie des Sciences , ne a Paris
le 1 1 juillet 1697, inort le a8 Janvier 1782.
Il posseda bien plus I'erudition de la geographie qu'il
n'en possedait la science; il savait pen de geometrie^
encore moins d'astronomie ; c'est principalement a la
lecture des auteurs grecs et romains qu'il dut la plus
grande partie de ses decouvertes. Les difFerentes cartes
qu'il nous a donnees de I'ltalie et de la Gr^ce sent autant
(i) Quelque impertinent que soit ce conte, 8*il VeAt ete moins, il aurail
bien mieux rempli Tintention de Fauteur. Yoici fanecdote veritable qui en a
fourni le sujet. M. le due de Fronsac, entendant tes deux m^ecins, MM. Lorri
et Barthes, se renvoyer modestement Tun k Tautre la gloire desa gueriaon^
leur cria du fond desesrideaux : Athim atinumfiicat, ▲ cette plate grossierele
M. Barthes repondit simplement, mais avec la maciti de ton pkjs : Laissez-
nousfaire , M, le due , nous vous frottermu a voire tour, ( JNote de Grimm. )
■
JANVIER 1783. Sog
de chefs-d'ceuvre d'exactilude et de precision. II avail
rassembl^ une immense collection de cartes ; le roi en
fit Tacquisition, il y a quelques annees , en lui en laissant
h jouissance le reste de sa vie. Le soin de mettre cette
collection en ordre a ete le dernier de ses travaux. Quoi-
que son caractere fiit modeste et doux, il supportait
avec peine la plus l^gere contradiction sur Tobjet dont
il s'etait ocoipe uaiquement depuis sa plus tendre jeu-
nesse; mais on sent qu'un amour-propre ainsi concentre
ne devait pas trouver souvent I'occasion ni de blesser
lesautres, ni d'en &\re blesse lui-m^me.
^
Joseph-Honor^ Remi, avocat au Parlement, ne le 2
oclobre lySS, mort le 11 juillet 178a.
Les premieres productions de Tabbe Remi, son Cos-
mopolism€j ses Jours pour servir de correctifaux Nuits
if Young y son Code des Frangais, sont enti^rement ou-
hliees ; son J^loge de FSnMon n'obtint qu'un accessit en
1773; celui de Colbert une mention honorable; V£loge
du chancelierde VHopital, couronne par I'Academie
Fran^aise en 1777, nemeritait guferemieux le prix; mais
la censure qu'en fit la Faculte de Th^ologie lui donna
quelque c^lebrit^. C'etait un homme instruit et labo-
rieux. II a travaill^ long-temps au Mercure de France^
au Repertoire universel de Jurisprudence de M. Guyot ^
et il avait ete charge, en dernier lieu, de la redaction
du Dictionn^iire de Jurisprudence de la nouvelle Ency^
clopedie methodiqu^,
*
Gabriel-Framjois Coyer, ne a Baume-les-Dames eu
Franche-Comte , le 18 novembre 1707, mort le 18 juil-
let 1782.
3lQ GORRESPONDANCE UTTER AIR£,
L'abbe Coyer avait fait ses etudes chez le$ Jiesiiiles ; il
quitta cette Gompagaie en 1736, apres y avoir passe
huit ans. Ses Bagatelles morales y ses DUsertalims sur
le vieux mot Patrie, la Noblesse commerpante, k ro-
mao de Chinki, lui doon^rent quelques momens de
vogue. Sa Vie de Jean Sqbieski n'eut pas les nii^aaEes
succes. Ses Voyages d'ltaUey d'AngUterre et de HoU
lande ne soot que de fastidieuses coinpilati(N%s ; e'est la
critique de aoi3 mioeurs et surtout de la frivolile qui a
fburui le fonds de ses meilleurs ecrits , et ce censeur amer
de la frivolite nationale n'a fait cependant lui-mSme que
des iivres tres-frivoles. Les premiers parurent du moins
Merits avec une sorte de l^g^ret^ ; mais cette I^geret^
n'etait point du tout le caract^re naturel de son esprit ;
sa conversation fut toujours pesante et penible, et ses
derniers ouvrages ressen^blent beaucoup trop k sa con-
versation.
Jacques de Vaucanson , de TAcademie roy^le des
Sciences, mort a Paris le 2a novenibre ij&t^.
Ses Automates ) et nommement. son eelebre Fluteur,
lui assurent la reputation d'un des plus iagenieux me-
caoiciens denotre si^cle.; et ces prodiges ne furent en
quelquci sorte que les jeux de son exifance. II a £|it une
applicatioB plus utile et de ses counaissances et de sou
genie dans la eonstruction des moulins etablis par lui a
Aubenas et aMleurs, pour simplifier la d^pense de la
main-d'oeuvre et perfectionner la preparation des organ-
sins. On sait qu'il avait encore invent^ un metier avec
lequel un enfant pouvait executer nos plus belles etoffes
dci L}!on , et que les ouvriers de cette ville se revolterent
|orsc|u'ils en vircnt I'exp^rience, trop economique pour
JAMVIEIl 1783. 3! I
leurs iot^rets. Nous tirons cette anecdote d'uae lettre de
madame de Meyni^res aux auteurs du Journal de Paris.
Boutet de Monvel , re^u parmi les Com^dieos du Roi
eo 1770 , mort a Stockholm (i) , age d'eaviroa trente-*
huit ans , vers la Gn de Tanuee derniere.
U eut des succes et eomme acteur et comme auteur ;
son talent, ainsi que ses ouvrages^ manquait absolumeni
(le force et d'energie; mais il y suppleait avec un arl
pleio de chaleur et de fiaesse. II avait fort biea etudie
le theatre, et sentait vivement tout ce qui pouvait faire
(le I'efFet. Ses Trois Fermiers sont remplis de tableaux
charinans. Il j a d'heweux defaila dan$^rj4marUBourru.
Quelque horrible que sovt le aujet de sa Clementine , ce
(Irame n en est pas moins d'une conception asses thM-
trale. Le roman da Fredegonde est de toutes ses pro-
ductions la plus iosipide et la plus triste. Son ame ne
semblait pas faite pour Les vices qu'on Ini reprocfae , et
(ette ame meritaiL d'habiter un corps plus raisoanabie.
Sur le Bonheur des Sols , brochure in- r 6 , de Tinipri-
inerie de Didot (2).
II y a pres de dix ans que cet ecrit a ete insere dans
nos feuilles; c'est,. c*omme Ton sak, un des premiers es^
sais d'une plume qui depuis merita I'admiration de r£u-
rope, et peut-etre un prtx plus dou3^ encore, reternelle
reconnaissance d'une Nation frivole et leg^e , mais ai-
inable et sensible. Apres avoir lu cet ingenieux badinage,
on pourra dire sans doute :
(i) Ce£aux,bpuild« l»tt<irtd« MaqtcI s^etait-repfaKttt alort, et dura quel-
que temps. ( Note de la prpm^re e'dition ). — Monvel n'est mort qju'en x 8 1 1 .
Il etait membre de la quatrieme classe de rinstitut.
(a) Par Necker.
3ia GORRESPONDANGE LITTER A.IRE^
^ Qui sic jocatur, tract^ntem ut seria vincat,
Sena quum faciei y die , rogo , quantus erit ?
Ce petit ouvrage a ili entieremeut defigur^ dans les ^di-.
tions qui en ont paru en Allemagne ; celle-ci est la seule
qui ait ete faite sur une copie parfaitement cpnforme a
Toriginal ; mais on ne s'est permis d^en tirer qu'une cia-
quantaine d'exemplaires. Comment aurait-on risqu^ de
la rendre publique ? Le titre seul de la brochure n'eut-il
pas suffi pour donner de I'ombrage aux ennemis de I'au-
teur ?
Depuis loug-^temps il n'y a guire eu de trag^die nou-
yelle, dans le nombre mSme de celles qui prouvaient le
plus de talent , qui ne servtt a confirmer une observation
qu'on a pu se rappeler plus d'une fois en parcourant nos
diff(^rens theatres ; e'est que le ccrcle de combinaisons
dont notre systime dramatique parait susceptible est in-
finiment bom^, que les ressources en sont ^puisees, et
quMl est peut-Stre impossible au g^nie mSme d'obtenir
encore aujourd'hui quelques succ^s dans cette carriere ,
sans s'y frayer des routes absolument nou velles. Si M • Du-
cis, guid^ par Sophocle, I'avait d^j^ tent^ assez heu-
reusement dans son OEdipe chez Admete y appuy^ sur
Shakspeare y il vient de I'entreprendre avec plus de
hardiesse encore dans son Roi Liar. Quelle id^e en effet
plus extraordinaire quecelle d'oser presenter sur la scene
fran^aise le tableau d^un roi depouill^ par ses propres
enfans , et que ses malheurs et son desespoir (Hit rendu
tour a tour imbecile et furieux! Quelques reproches
qu'on puisse faire d'ailleurs au plan et a la conduite de
rpuvrage, pour m^riter notre admiration ne serait-ce
JANVIER 1783. 3l3
point assez d'etre parvenu a nous interesser par un ta-
bleau si neuf , si hasarde sans doute , mais tout a la ibis
si vrai , si profond^ment tragique ? Un tel jugement
pourrait £tre mal justifie par I'analyse de ce singulier
ouvrage ; mais, en montrant la pi^ce depouiilee de Til--
losion qui peut seule en faire supporter les invraisem-
blances, les disparates, les absurdites meme, nous nous
efforcerons cependant de donner une idee de Timpression
qu'elle nous a paru faire, malgr^ tant de d^fauts, sur
tous les coeurs, sur toutes les imaginations sensibles.
Gette tragedie, donnee h la cour, le jeudi 16, a ^t^
repr^eutee, pour la premiere fois, a Paris, le lundi ao.
La scene , au premier acte , est dans un cMteau du due
de Comouailles. M. Ducis a rejete dans Tavant-scene
tout ce qui tient a Taction principale du premier acte de
la pi^ce anglaise. Le roi Lear a d^ja partag^ son royaume
entre ses deux fiUes, Volnerille et R^gane. La premiere
est mariee au due d'Albanie ; la seconde au due de Cor-
nouailles ; la troisifeme , qu^il a d^h^ritee , n'^pouse
point, comme dans Shakspeare, le roi de France; per-
secut^e par son p^re et par ses soeurs , elle n'a d'autre
asile que la cabane d'un vieux ermite, habitant la
forSt voisine du chateau ou le due de Cornouailles est
venu s'etablir avec le due d'Albanie , pour observer de
plus pres le mouvement des rebeiles, rassembl^s, dit<on,
dans cette contree pour favoriser I'invasion dont Ulrich,
roi de Danemark , menace leurs Etats. Get Ulrich est
r^poux que Lear destinait a sa fiUe Elmonde. On lui fit
craindre les suites dangereuses que cet hymen pourrait
avoir pour le repos de I'Angleterre ; et le projet de cet
hym^nee.ne fut pas plus tot rompu, qu on accusa Elmonde
d 'avoir conserve avec ce prince des relations secretes et
3x4 CORRESPONDANCB LITTERAIRE,
peirfides. C'est cette calotnnie qui servit de pretexte a
Texil de la princesse, et qui fut la cause de tous ses
xualheups.
On ne reproche point a M. Ducis d'avoir suppose tous
ces ev^nemens anterieura a ractiou du poeme; oa lui
re^proche encore moins d'avoir chercb^ a dpnner a lla-
justice de Lear envers Elmoi^de un motif moins frivole
et moius pueril ; mais ce qu'on a de la peine a lui par-
donner , c'est I'embarras d'une exposition qui j sans un
degre d'attention peu coinmun , ne saurait Itre enten-
due , et qui , suivie meme avec cetCe grande atteation ,
ii'en parait encore a beaucoup d'egards m plus claire, ni
plus iut^esaaute.
II serai t sans dou te tres-inut ile de faire observet? combien
le denouement est rooianesque et force ; combien. la con-
cittiteg^nerale del'ouvrageest vicieuse; combien les difFe-
renles parties en soni mal liees. La piece de Sbakspeare,
chargee d'episodes, infimmen t plus compliquee, infiniment
plu$ extra vagante encore^ est cepeodant plus claireelphis
suivie. Si , dans cette singuli^ere production , tout ce qui
exigeait de Tesprit et du jugement a paru aussi mal exe-
cute que mal eon9U , il faut avouet* aussi que presque
tout ce qui ne supposait que du genie, de la sensibilite,
et cet instinct dramatique dont la reflexion ne saurait
atteindre les suUimes elans, est fort au<lessus de tout
ce que nous avions vu depuis long-temps au theatre.
jM. Ducis ne sait point combin/er un plan ; il ignore Tart
fi'enchaiiier heoreusement toutes les circonstances qui
peu vent constituer une action interessante et vraie;mais
son talent s'est fait des ressources independantes de cet
<irt ; il lies a ferouveesdans une sensibilite doutre, vive et
profonde. S'il dispose mal les evenemens de la scene, il
.'^
JkNVlEK 1783. 3l5
ea prepare adaiirablemeot bleu les impressions; lespec*
Meur se trouve entralne comme malgr^ lui a reeevoir
ceiles qu'il veut lui faire eprouver; et ce secret, M. Du-
els nereut*il appris que de son proprecceur, vaut l>ien
totts ceux d'Aristote et de Fabbe d'Aabignac. Les plus
belles scenes du second , du troisieme et d<» qiiatrieme
actes, pour dtre indiquees dans Shakspeare, n^en sont
pas moins a lui ; les developpemens de la de^rniere lui
appartiennent pour ainsi dire en entier, et sont sans
doute une des conceptions les plus originates qu'on ait
jamais hasardees sur la scene frau^aise.
II n'y a que deux roles dans cette pi^ce : celui de Lear
etd'Eltnonde, ou , pour mieux dire, il n'y en a qu'un,
c'est le premier, et celui -Iri est rendu par le sieur Bri-
zard d'une maniere etonuante ; le caractere de sa voix si
ooble et si naturelle, la simplicite de sou jeu, sa belle
tete et ses beaux cheveux blancs , tout contribue a en
augmenter Tinterdt, a conserver meme aux traits les
plus naifs je ne sais quoi d'auguste et d'imposant. Ma-
dame Vestris , qui joue le role d*Elmonde, nous a paru
&ire surtout un grand effet dans la derniere scene du
troisieme acte.
La piece a eu beaucoup de succes a la ville et a la
cour. On a demande I'auteur, mais sans trop d'empres-
sement, le dernier acte ayant moins reussi que les au-
tres; Tauteur a cependant eu la faiblesse de paraitre , et
meme au moment ou personoe ne soogeait plus a lui; car
I'acteur charge d'annoncer la seconde representation de la
piece venait d'apprendre au public que la paix etait si-
giiee.
Pour ajouter au ridicule d'une presentation que Fusage
a deja &i[ fort avilie, le sieur Dugazon en a fait la parodi^
3l6 GORRESPON DANCE LITTERAIRE,
dans la petite piece ; il y avait ajoute un impromptu de
sa fa^on sur la paix. Le parterre Tayant applaudi, et eo
ayant aussi demand^ Tauteur, il se retira bien vite dans
la coulisse , et reparut aussitot appuye sur un de ses ca-
marades, avec tous les lazzis d'un auteur modeste et con-
fu$ de sa gloire.
Impromptu de M. Imhert a M. Mole.
Dieu ! quel mot encbanteur a frappc nos oreilles !
Notre roi nous apprend qu'il nous donne la paix
Aux lieux ou le genie etale ses merveilles;
Ainsi I'humanite declare ses bienfaits.
Mais sans vouloir ici par un jaloux langage
Offenser le genie et fletrir ses attraits ,
Mole , tu ne nous vins jamais
Annoncer un si bel ouvrage.
Cx)uplet de M. Lemierre a madame la comtesse de Mau-
peouy qui vient de gagner unproces qu'elle apait Hi
menacee deperdre.
Votre adresse peu commune
Vient de fixer votre sort;
Du droit et de la fortune
Les Graces ont fait I'accord.
€'est vers vous que Tb^mis pencbe ;
Ge succds n'est pas nouveau ;
Vous avez dans votre mancbe
Tout ce qui porte bandeau.
L' Academic Fran^aise, dans son assemblee du 1 6 Jan-
vier, a donn^ aux Conversations d'^milie, de madame
JANVIER 1783. 317
d'Epmay^ le prix d'utilite fonde par le citoyen anoiiyme
doQt tout le monde salt le noro , M. de Monthyon, chan-
celier de M. le comte d'Artois. Differens ouvrages avaient
paru d'abord partager Fatten tion des juges : un livre de
M. Daubenton sur les Moutons (i); un autre de M. Par-^
mentier, sur les Pommes de lerre; Adhh et Theodore ^
de madame de Genlis ; VAmi des EnfanSj de M. Ber-
quby etc. ; mais il fut bientot d^ide que les Moutons et
les Pommes de terre n'^taient pas du ressort de I'Aca-x
d^mie Fran^aise, et devaient Stre renvoyes a TAcademie
des Sciences ; I'ouvrage de madame de Genlis et celui de
madame d'Epinay rest^rent pour ainsi dire seuls en con-
currence. Ce dernier meritait de Femporter sans doute,
et comme plus utile et comme plus original. Nous avons
de meilleurs Traites d'education que le roman HiAdele ;
nous n'avons aucun livre a mettre entre les mains des
enfaos qui puisse etre compare aux Conversations (T^-
miliej et par les vues dans lesquelles I'ouvrage est con^u,
et par la maniere dont il est ecrit. Traduit avec succes
dans plusieurs langues , cet excellent ouvrage avait deja
le sceau de Tapprobation publique ; il avait obtenu le
suffrage le plus auguste; Catherine II I'avait mis au nom-
bre des livres elementaires destines a I'instruction des
jeunes personnes^ dont elle ne dedaigne pas de surveiller
elle-meme T^ducation. Sa Majeste en a t^moigne, I'ann^
dernierci sa satisfaction a Tauteur de la maniere la plus
sensible et la plus flatteuse, en lui envoyant pour sa
jeune ^Idve, la comtesse Emilie deBelzunce, sa petite*
fille, son chiffre imperial dans un medaillon garni de
diamans; distinction accompagn^e de toutes les graces
qui dohnent aux bienfaits de cette grande souveraine ,
(r) Instructions pour les bergers y Paris , 1 7811 ^ in-8^.
3 r 8 CORRESPOITD AirC£ LITTERAIRE ,
quelque multiplies qii^ls soieot ^ un int^r^ toujoiirs nou-
veao.
Le jugemeal de I'Academie n'a etoooe qoe madame
de Genlis , qui-oe oomprenait pas , du moias il y a quel-
ques mois, qu'on put se dispenser de donner ie prix d'u-
tilite k Touvrage qui oontierU tous les principes reUuiJi
a Ceducaiion des princes^ des jeuMs persotmes ei des
hommes (i)^ au sublime roman ^Adele. Elle se console
aujourd'hui de cette petite disgrace , en ue I'attribuaDt
qu'a I'indiscretion qu'elle a eue de parler trop bien de
la religion , et trop legerement des phtlosophes. li y a
lieu de croire en effet que la philoiophie n'a pas et^ £l*
ch^ de trouver une si belle occasion de rabattre un peu
I'orgueil de madame de Genlis , et de lui apprendre qu on
ne manquait pas impunement de respect pour ses oracles;
au plaisir d'etre juste, il est doux de pouYoir joindre encore
celui de se venger. Mais comment cette vengeance phi-
losophique pourrait-elle atteindre la haute piet^ de notre
illustre gouvernante ? Quand on a renonce a la toilette,
au rouge ^ a tous les plaisirs, a toutes les vanity de ce
monde, regretterait-on encore de frivoles, de profanes
lauriers ?
Sur les dix - huit juges qui composaient FAr^page
acad^ique, madame d'Epinay a eu dix ou douze voix;
madame de Genlis trois ou quatre ; M. Berquin deux ;
M. de la Croix ^ pour ses petites R^exions sur T Origins
de la CmtisalioH , une ; M. Moreau , pour son Tv^xXi
de la Justice, ce fastidieux Commentmre de fHistoire de
France a Fusage de nos rois ^ encore une. Ce qui est
trop digne du caractere soutenu de M. de Tressan pour
£tre oublie, c'est qu'apres avoir soUicit^ de maison en
(i) G*est )e developpemeDt du litre ^AdUeet Tkeodwe,
JAirviER 1785. Sig
maison les suffrages de ses confreres en faveur de sa
cousine^ msdame de Genlis, i] a fini par ne lui don*
ner lui- meme qu'une demi*voix. On a su qu'il avait
ete du petit nombre de eeux qui ont propose au scrutin
departager le prix entre JdHe et les Com^ersations.
Madame la duchesse de Grammont dit avec sa fran-
chise accoutumee « qu'elle est ravie que madame d'Epinay
ait eu le prix , d'abord parce qu'elle espere que madame
deGenlis en mourra de depit , ce qui serait une excellente
affaire^ ou qu'elle se vengcra par une bonne satire contre
les philosophes , ce qui serait encore assez gai ; ensuite ^
parce qu'elle est bien aise que tout le monde voie ce
qu'elle soup^onnait depuis long-temps , que I'Acad^mie
tombe en enfance. »
Lettre de madame dH&pinayaM, d" Ahmbert^secretaire
perpetuel de VAcademie Frangaise,
L' Academic Fran^aise vient de donner. Monsieur, une
grande preuve de son indulgence en accordant aux Con-
ifersations dirrUlie le prix d'utilile. Sans doute elle a
eu plus d'egard a I'intention qu a Texecution de Tou-
vrage , et peut-etre le zele d'une mere lui a-t-il tenu lieu
de talent. Le suffrage de TAcademie serai I uu grand mo-
tif d'encouragement pour travailler a le meriter, si une
santc continuellement vacillante n'opposait trop souvent
a ce projet des obstacles invincibles. Ce serait alors que
je croirais m'etre rapprochee des vues du respectable ci-
toyen fondateur du prix , et avoir en quelque fa^on re-
pondu a Thonneur que TAcademie m'a fait. Veuillez,
Monsieur, fitre aupres d*elle I'interprete de ma respec-
tueuse reconnaissance; le bonheur que j'ai de la lui pre-
320 CORRESPOirDANGE IJTT^ftAIREy
senter par yous, Monsieur^ et le choix de rorgane(i)
par qui elle m'a fait part de sa d^ision , sont deux cir-
Constances qui ajoutent infiniment a ma juste satisfac-
tion.
Vous connaissez Fattachement aussi sincere qu'in^
yariable avec lequel j'ai I'honneur d'Stre^ Monsieur^
votre, etc.
D^ESGLAVELIfS l>'£PIirAY;
Le iSjaoTier 1783.
Reponse de M. (TAlembert,
L'Academie me charge, Madame, d'avoir Thonneur
de vousrepondre que vous ne lui devez aucun remercie-
ment du jugement qu'elle a porte en donnant a votre
ouvrage le prix d'utilite; elle n'a fait que rendre justice
aux excellens principes que cet ouvrage renferme, eta la
mani^re aussi nette que simple dont ils sont pr^sentes.
Ija Compagnie desire beaucoup, Madame, que vous lui
fournissiez, par de nouveaux succes, Toccasion de reudr^
encore la mSmc justice a vos talens et a votre z^le pour
les rendre utiles. Permettez-moi d'ajouter que je partage
ce sentiment avec tons mes confreres.
Je suis avec respect, Madame, votre, etc.— •5z^e
b'AlIembert, secretaire perp^tuel de FAcad^mie Fran-
^aise, au Louvre, le 19 Janvier 1783.
Un grand scandale pour la philosophic et pour les
philosophes, le voici : M. Tabbe de Mably vient de rece-
voir le plus glorieux de tons les hommages auxquels un
(i) M. de Saint-Lambert. ( NoU de Gr'mm, )
JANVIER 1783. Sai
homme de lettres puisse pretendre. Messieurs Franklin
et Adams Font requis, au iiom du Coiigres des Eltats-Uuis
de TAnierique^ de vouloir bien rediger uti projet de con-
stitutioQ pour la aouvelle republique. A en juger par le
ton de son dei'nier ouvrage, il nVst pas a craindre au
moins que ce moderne Solon rende nos bons allies trop
polis. Si Ton pouvait esperer que les Americains vouhis-
sent se soumettre aveuglement a ses lois, leur avoir in*
dique un pardl legislateur, serai t sans doute de notre
part un trait de la plus profonde politique ; car, en sai-
vant les admirables vues developpees dans son Traite de
la Ijegislation^ que leur recommandera-t-il? de cultiver
la terre, d'etre pauvres et sans ambition. C'est assure-
mentce qui convient Te mieux aux interefs de la France,
au repos de I'Europe enliere.
"I
Doutes sur differentes opinions regues dans la Societe
petit in- 12. Ce petit recueil de pensees d^tachees est de-
die aux manes de M. Saurin. Il est de mademoiselle de
Soramery, une vieille demoiselle de condition, qui s'est
occupee loute sa vie de I'etudedes hommes et des lettres,
mais qui n'avait encore rien public jusqu'ici. Tons ceux
qui frequ6ntent les assemblees publiques de TAcademie
Fran^aise la connaissent; elle nen a jamais manque une
seule, et sa figure est remarquable ; c'est une grande
brune presquc noire, des sourcils fort epais, de grands
yeux pleins d'esprit et d'attention. Son livre prouve com-
bien elle s'est nourrie de la lecture des Maximes de La
Rochefoucauld^ et plus particuliferemeut encore des Ca-
racteresde La Brujrere. On y trouve a la verite beaucoup
de pensees communes, mais dont I'expression a presquc
toujours de la finesse, de Telegance et de la precision.
Tom. XI. , ai
i
I
t
i ■ I
32a CORRESPOND A NCE LrTXiRAIRE,
L'articie qui nous a paru renfermer le pTus d'obsefva-
tion^ neuves et piquantes est cdui de la Societe; nous
ne pouvon^ nous refuser an plaisir d'en eiter quelques
morceaux. 1
« Ije bon toil est le ton du grand monde; il se sent
mieux qu'il ne se definit ; c'est une facilite noble dans le
propos, une politesse dans les expressions , une decence
Jans le maintien^ une couvenance dans les ^ards, une
mani^re de rendre qui ne confond ni les rangs, ni les
titres, ni les etats, ni les personnes; un tact qui nous
avertit egalement et de ce que nous devons rendre aux
autres et de ce que les autres nous doivent rendre. »
« Qoelque frivole qu'on puisse es timer le bon ton, il
n'est homme ni ouvrage qui puisse s'en passer. »
« On poutrait demander peut-etre oil se trouve la
grande compagnie; je ne sais s'il est une maison qui
puisse en dqnner une idee complete. »
cc Causer avec un petit esprit semble aussi difficile que
de voyager a pied avec un cul-de-jatte. »
♦
« I^es gens a b(xines intentions sont ordinairement si
gauches et malheureux: si constamment, qu'ils feraient
naitre Tenvie d'essayer ceux qui en ont de mauvaises. »
*
« Que de gens ont la reputation d'etre mec^ans^ avec
lesquels 011 serait trop heureux.de passer sa vie! »
1
I
JOILLET 1783. 323
If L'homme d'esprit est facile a s^duire. On tie seduit
un sot, on le dompte. »
^
Les Jeunes Gens du Sikchj vaudeville {i).
^ Air : As>ec les jeux dans le village.
Beautes qui fuyez la licence ,
Evitez tous iios jeunes gens,
L'Amour a. deserte la France
A I'aspect de ccs grands en fans,
lis ont par leur ton , leur langage ,
Effaroiiclie la Yokupte ,
Et garde pour tout apanage
L'ignorance et la nuUite.
Malgre leur tournure fragile,
A courir its passent leur temps ;
Uf sont importuns ^ la ville,
A la cour ils sont iniport|ins.
Dans le monde en rois ils d^cident,
Au spectacle ils ont I'air m^cbarit.
Pa rtout 1 e u rs sottises les gui den t $
Partout le m^pris les attend.
Pour eux les soins sqnt^^ vetilles
Et I'e^prit n'est qu'un lourd bou sens,
lis sont gauches aupr^s desfiUes,
Aupr^s dcs femmes ind^cens:
(1) Gette piece, attribute a M. le chevalier de Bouffitrs, est de M. de
Champceaetz le fils; il Tavoae du moins , et c'est a la pointe de Vh^ee qu*il
s'en est assure la gloire^ s'itast battu fort bravemeut, ces jours deroiers,
conire un de ses camarades du regiment des Gardes (M. de RoncheroUes ), qui
avait ose souteuir que Tauteur d*une pareiUe chanson etait un homme a jeter
par lesfeu^tres. ^Note d» Grimm, )
3a4 CORRESPOWDANCIS LITTERAIRE,
Leur jargon ne ponvaut s*enteadre ,
Si lear jeunesse peat tenter
Geux que \e besoin a fait prendre,
L'ennui bientot les fait quitter.
Sur leurs airs et sur leur figure
5 Presque tous fondent leur espoir;
lis font entrer dans leur parure
Tout le goilt quMs pensent avoir.
Dans le cercle de quelques belles
lis vont s'etablir en vainqueurs;
Mais ils ont toujours aupres d'elles
Plus d'aisance.quede faveurs.
De toutes leurs bonnes fortunes
ris ne se prevalent jamais :
Leurs maitresses sont si communes ,
Que la hontc les rend discrets ;
lis preferent , dans leur ivresse ,
La debauche aux plus doux plaisirs t
Ils goiitent sans d^licatesse
Des jouissances sanadesirs.
Puissent la Volupte , les Graces ,
Les expulser loin de leur cour,
Et favoriser en leurs places
La Gafte , TEsprit et I'Amour I
Les deserteurs de la Tendresse
Doivent-ils godter ses douceurs?
Quand ils d^gradent la Jeunesse ,
En doivent-ils cueillir lesfleurs?
JANVIER 1783. 3^5
Billet a M.le niarqids de f^illette, en le remerciant du
recueU de ses OEiwres , ou Von trouue plusieurs Let"
tres treS'paternelles de M. de FbUaire a Fauteur.
Sur DOS vices charinaDS lorsque d'un ton de pdre
Le sage dc Ferney vous faisait la Icqon ,
Je ne deride point s*il ent tort ou raison.
Mais avouons-lc sans mjstere ,
Le goiit brillant et siir qui regne dans vos vers ,-
Dans ces vers d^licats dictes par I'art de plaire ,
Decile assez sans doute aux jeux de I'univers
Tous les droits que sur vous pouvait avoir Voltaire (1).
Epigramme sur M. Je comte de Barruelj capitcune de
dragons y qui rCa pas didcdgni de signer la satire
contre taJbhe Delille^ intitulee ie Chou et le Navet.
Debonnaire eu champ clos, brave sur I'Helicon,
Quand Yirgile est abbe, Moevius est dragon.
^'^'^'%/9^i%^^%,^/%/%,^/^f^%/%,-^^^^^f%>^ %^%l^ %>»^«<» «<««>*/^«/*^ V^;^^f%<»«.'^% %/^'^^f^%^*f^-%'%^^/^ %'«^
F^VRIER.
Paris , fevricr i^SS.
Lettre de JU. le comte de Lauragucas a M. Suard,
De Paris, Ic i3 fevrier 1783.
J'ai rhonneur de vous envoyer, Monsieur, ma come-
die des Originaux {2) y que les Comediens out re^ue.,
(i) On sait que M. de TilleUe pretend a rhonneur d'Mre le fils de Tob
laire, et que la reputation de madame sa mere a laisse en effet le champ le pUi»
vaste aux presomptions de ce genre. ( Note de Grimm, )
{'i) Cette piece n*a ete ni representee ni imprimee.
I
3a6 CORRESPOND ANCE LITTERAIRE,
parce qu'ils ont juge qu'uoe comedie qui les avail fait
rire pouvait plaire au public. Voila, Monsieur ^ ce que
la lecture que je leur en ai faite leui^ ^onnait seulemeot
a juger , parce qu'ils savent que le Gouvernement a des
ofEciers pour nettoyer les ouvrages des ordures litte-
raires qui peuvent les souiller, comme la police a ses
officiers pour nettoyer les rues.
Vous sentez^ Monsieur, que^ si Racine, dans ses Plair
dears ^ fait chercher la boite au poivre quand M. Dandin
demande ses epices , j'aurais pu me m^prendre d'autant
plus facilenient entre les ofBciers de la politesse et ceux
de la police, que, si Ton est etonnede rencontrer autant
de conseillers du roi dans les marches publics , j'ai vu
quelquefois dans le nionde des censeurs qui devaient, ce
me semble , ^ire ailleurs.
Mais si I'on voit trop souvent des homines avilir letirs
places , on voit aussi les vertus , les talens des individus
honorer les places , et rendre protectrice de la raison la
force qui leur etait confiee. Comment cela u'arriverait-il
pas? Comment les hommes resteraient-ils des complices
fideles de Todieux et m^prisable esprit de persecution ,
lorsque nous voyons le genie du despotisnie se trahir lui-
mSme, lorsque nous voyons le cardinal de Richelieu
croire s'elever un temple en fondant TAcademie Fran«
9aise, et se flatter de perpetuer l-impostu^e de sa gloire
en for^ant Teloquence de n'en transmettre que la renom-
mee ? Aprfes avoir combattu avec trop de succes la liberte
de son pays, il crut pouvoir delruire la veritc; mais il
ne sentit pas la difference essentielle entre un siecle et
les t^np^; il n'aper^ut pas que, si dans des circonstances
particulieres un homme de g^nie peut s'emparer de son
siecle , le temps n'appartient qu'a la verite. Le cardinal
FEVRIEft 1783. 327
de Richelieu crut confondre tous les rangs au pied de
ses autels; mais il preserva de raoarchie la republique
des lettres, il en forma un empire dont la premiere 4oi,
imposant k ses membres la n^cessit^ de dislinguer la
louaoge de la flatterie , les prepare a condamner la licence
qui s'^chappe des couveDtions , et a proteger la liberie
qui rentre dans la aature. Cejtte Ipi du cardinal de Ri-
chelieu vous excite a poursuivrenoU'^ulement la licence,
lorsqu'elle parait comme utie bacchante obscene, mais
encore lorsqu'elle se cache sous les voiles d'une yes tale,
et a respecter la voix de la nature, quand meme ses
accens seraient durs et grossiers (i). Voila pourquoi le
langage de Moli^re n'est jamais qu'energique, quoique
les memes mots employes par Dufresoy^ par exemple,
devientaent quelquefois scandaleux peut-etre , et ^ure-
ment de mauvais gout , parce iqu'ils ne sont pas inspires
par la nature, mais recherches par la plaisanterie.
En vous envoyant, Monsieur, ma farce des Origin
nauXj au lieu de vous parler dViii ion si grave, jedevais
( a quelques egards dii moins ) vous prier de penser au
Bourgeois Gentilhomme , a George Dan din ^ au Malade
Imaginaire et aux Pricieuses Ridicules; ce sont la de
veritables conquStes par lesquelles Moliere a donne un
empire ^ la raison, en coiiibattant la sottise, les scru-
pules, les prejuges, les faux airs de la cour et le mauvais
ton de la bonne compagnie de Thotel de Rambouillet.
Enfin y Monsieur, comme je veux mettre de Tordre dans
mes affaires, apr^s avoir vendu beaucoup de boiie et de
sable dans le royaume de France, je veu^ acquerir quel-
(i) La comedie des Originaux en offre un grand nombre. Oq y dit a une
femme : Tais-toi , gtwce ; a un jeune homme : Croyez'vout SUr9 au bouean ? et
il repond : PtUt a Dieu! ( Note de Grimm, )
3^8 CORRESPOND A.WCE LITT^RAIRE,
ques possessions dans Fenipire de Moliere. 3e vous prie
de me mander si on n'en a pas change les routes ^ de
m'en envoyer une carte, et de m'informer un peu des
eveneniens qui s'y passent. II me semble que ce grand
empire n'a pour voisin que celui de Racine. Us ne se
feront surement jamais la guerre; mais je vous prie dc
me mander s'il n'y a pas des brigands sur les grands cbe-
mins que je dois parcourir; je prierai alors Jean Tru-
^on (i) de m'accompagner.
J'ai I'honneur d'etre, Monsieur, voire Ires-humble et
tres-obeissant serviteur.
Brangas, comte de Lauraguais.
Quel parti la plume d'un Le Sage n'eut-elle pas lire
de I'anecdote suivante ! La maison de M. de La Reyniere
continue d'etre I'auberge la plus distinguee des gens de
quality. M. le chevalier de N*** avait desire d'y Stre re9u;
il engage quelques femmes de ses amies a demander au
maitre de la maison la permission de lui etre presente.
Celui-ci commence par refuser fort sechement, c'est son
usage; on insiste, il s'obstine. «Non, ze ne veux pas,
le zevalier de N*** fait des epigrammes et de^ zansons;
z'en fais bien aussi , mais elles ne sont pas piquantes* Ze
ne veux pas... » Le lendemain il re9oit un billet de M. de
N***, qui lui demande un rendez - vous d'une maniere
assez simple a la verity, mais trop pressante pour ne pas
rinlriguer beaucoup. « Aurait-on eu Tindiscretion de lui
rapporter oe que z'ai dit hier?» II se consulte avec ses
amis. L'affaire est delicate ; on decide qu'il est impossible
de refusei* le rendez- vous; mais, pour rassurer noire
(i) Personnage de la piece des Ori^naux, ( Note de Grimm,)
FEVRIER 1783. 3^9
amphitryon ^ on lui promet de ne pas Tabandonner dans
une drconstance si embarrassante. L'heure est donnee,
et M. de Jja Reyni^re a grand soin de se faire entourer
de ses meilleurs amis. II est daus I'attente la plus p^nible
lorsqu'il voit entrer dans sa cour une chaise de poste
avec beaucoup de bruit et de fracas; c'est le chevalier
de N*** qui en sort, qui arrive dans le salon, lout pou-
dreuK, en frac gris, les cheveux defaits, un grand cha-
peau a la main, une ^norme brette au cote; cet aspect
n'etait pas propre k rassurer. II s'approche de M. de
La Reyniere, devenu plus pale que la mort : « Monsieur,
javais demande a vous parler en particulier; je ne m'at-
tendais pas a trouver ici ces Messieurs; voulez-vous
bien que nous passions dans votre cabinet...? » Le cruel
moment ! On cede, et c'est I'exces meme du trouble qui
fait faire ce dernier effort de courage. Entre dans le ca-
binet, les portes bien ferm^s, M. le chevalier de N***
tire... un grand papier de sa poche, et lui dit : « Monsieur,
c'est le Memoire d'un homme pour qui je m'int^resse
infiniment; il soUicite un emploi au bureau des Postes;
son sort depend de vous... » Ravi d'en ^tre quitte a si
bon marche, M. de La Reyniere I'assure que, quelque
faible que soit son credit ,'il ne negligera rien pour faire
reussir Taffaire : « Mes zevaux sont mis^ ze cours m'en
occuper... » Ainsi finit cette action si chaude, et la meil-
leure chanson n'edt pas couru plus proinptement et la
ville et la cour que cette cruelle facetie.
II y avait des siecles que M. de Lauraguais n'avait ete
a TAcademie des Sciences; il y fut dernierement : « Mes-
sieurs, dit-il a ses illustres confreres, je me suis fait
cultivateur; il faut toujours en revenir la. Entre bean-
ie
m
^;
;^^
<*i
M
- »
J
33o CORRESPOND ANCE L^XfERAIRE,
coup d'experiences que j'ai ^te a port^e de faire a la cam?
pagae, en voici une dont jecrois devoir vous faire part.
J'ai coupe la tSte a june demi-doi^^irie die canards qui
nageaient dan$ man yiyier; sur-l#-champ j^ les ai reniis
a I'eau ; san$ tilte iU oat encore nag^ long-temps. Cp fait
m'a paru d^autant plus curieux qu'il pourrait bien servir
a expliquer comment vont .une infifiite de cboses eb
France. — Mais , mpnsiei^^ )e coiyite , lui dit M« de Con-
dorcet , ces canards , quoique sans t^te , conservaient le
mouveraent de leurs pa^^es ? — Assurement. — He bien!
ils pouvaient done signer; tout n'estril pas eclairci...? »
S'il y a du merite a rench^rir sur les extravagances de
M. deLauraguais^ est-ce le $ecretaice philosophe qu'on
en eut soup^onn^?
Le grand Yestris^ informe des depenses eiLcessives de
son fil^,,a cqnvoque une assemblee de parens devant
laquelle il doit avoir adr^^^se au jeune hpmme le dis-
cours suivant, avec cet apcent et cette dignite qui lui
sont propres : aAugu$tQ, on parle dans le monde du
raauvais etat de vos finances; on dit que vous avez un
emprunt ouvert chez toutea l^s niarphaiides de modes,
que vous abusez de h confiance qp'inspire le nom que
je vous ai permis de porter. Si vous ne matter pas ordre
a vos affaires^ je ne aouffrirai pas que vous le portiez
plus long -temps. Nous nous somme$ toujours soutenus
avec honneur. Entend^z-vous, Auguste, je ne veux point
de Guemene dans ma famille. »
Le bon Menage^ ou la Suite des deux Billets, c6iiie-
die en un acte eb en prose de M. le chevalier de Florian,
a paru pour la premiere fois^ sur le thedtre de la Come-
FivHlBR 1783. 33 f
die Italienne, le veiidredi 17 Janvier. Cette piece avait
deja eu beaucoup de succes sur le petit theatre de M. le
comte d'Argental , et a Versailles , oil elle avait ete re-
presentee devant Lenrs Majpst^ vers k fin de Tann^e
derni^«.
Gette bagatelle ofFre ttn melange heureux de finesse
et de naturel , d'iol^ndt et de gaiete. M. le chevalier de
Florian a donn^ ail role d'Arlequin une Gouleur^ une
ame et des formes <aouvelle8'; on est tent^ de lui dire
quelquefbis : Vous 6tes Arlequin, seigneur, et vous pleu*
rez ! Mais il pl^ire de si bonne grace ^ quHl y aiirait de
rhumeur h le trouver mauvais. Le grand point n'est-il
pas de plaire et d'interes&er? C'est ce qu'a su faire M. le
chevalier 'de Florian ; et qui suit cette regie est dispensii
d^ toutes les autres. Ce qui caract^rise le plus sa maniere,
c*est Textr^me facility av«t* laquelle il fkit de t-esprit dvec
du sentiment , et du sentiment avec de I'esprit ; c'^tait
aussi le grand art de Marivaux.
La piece e^ d^di^ ji \a peine; mais les efforts que fait
Fauteur <}ans cette dedieilce pour trouver quelques rap^
ports venire le bon manage d'Arlequin et celui de Sa
Majeste ont parja manquer egalement et d'esprit et de
goAt.
1 I II >i 1 1 [ t
Les Tragedies (TEuripidt j traduites du grec par
M. PrevQst^ professeur et membre del' Academic royale
des Sciences et Belles -Letlres de Berlin; trois volumes
iQ-i2. Les au^res lont sous presse. Une Traduction com-
plete du Theatre d'Euripide etait un ouvrage infiniment
difficile, et qui manqtiait k notre litterature : on doit sa-
voir gre a M. Prevost de Tavoir cntrepfis. Nous en par-
/
^
332 CORRESPOND ANCE LITTER /LIRE,
Icrons avec plus de detail dans une de nos prochaines
feuilles.
Parmi plusieurs Voyages publies depuis quelque temps,
on croit devoir distinguer celui de M. de Pag^s, capi-
taine des vaisseaux du roi , et celui de M. Sonnerat,
commissaire de la Marine, naturaliste pensionnaire du
roi, correspondant de son cabinet, et de TAcademie
royale des Sciences de Paris, etc. Nous ne parlerons au-
jourd'hui que de ce dernier, intitule Voyage aux Indes
Orientales et a la Chine y fait par ordre du roij depuis
^nkjusqu^en 1 781; dans lequel on traite des moeurs,
de la religion , des sciences et des arts des IndienSy des
Chinois , des Piguins et des Madecasses , etc, II en a
paru en roeme temps deux Editions: Tune, enrichie de
beaucoup de cartes et de gravures enlumin^es, en deux
volumes in-4*; Tautre, beaucoup moins ornee, mais
aussi beaucoup moins chere, en trcHS volumes in-8*.
M. Sonnerat , dont le premier emploi fut d'etre dessi-
nateur dans les manufactures de Lyon , est un parent de
M. Poivre, qui, charge de Tin tendance des lies de France
et de Bourbon , essaya d y etablir des plants de musca-
dier et de giroflier, qu'il avait fait chercher avec beau-
coup de soin et de precaution dans les moins frequen-
t^es des Moluques. Nous avons d^ja de M. Sonnerat un
Voyage a la nouueUe Guin^Cj qui parut en 1775. Apres
avoir parcouru avec M. Comerson , Tespace de trois ans,
les lies de France, de Bourbon, de Madagascar, forme
par cet habile observateur, il fit ensuite les voyages de
rinde, des Philippines, des Moluques et de la nouvelle
Guinee, et en rapporta une collection considerable, en
FJ^VRIER 1783. 333
differens genres, d'histoire naturelle, qu'il deposa au Ca-
binel du Roi. <
L'ouvrage que nous avoas Thonneur de vous annoncer
estle fruit d'un second voyage qu'il fit, en 1774, par t
Tordre du Gouvernement.
La forme en a peu d'interSt. La maoiere dont Tauteur
rend compte et de ses recherches et de ses observations
nous a paru egalement depourvue d'esprit et de methode.
Ony retrouve^ comme il en convient lui-m£roe dans sa
preface, beaucoup de choses rapport ees deja par differens ^
auteui*s, et qu'il aurait fort bien pu se dispenser de re-
p^ter;.niais ce qui manque a Touvrage pour ^tre plus |
iuteressant ajoute en quelque maniere au merite du
fonds. L'exactitude et la simplicite de ses desoriptions
doit inspirer d'autant plus de confiance, qu'on ne saurait
soup^onner I'auteur d'avoir ^t^ s^duit ni par son imagi-
nation, ni par un esprit de syst^me, encore moins d'avoir
cherche a seduirc ses lecteurs par le charme et les agre-
mens de son style ; ce qu'il a vu sans prevention , il le
dit sans aucune recherche, et, s'il se trompe, ses erreurs
sont au moins de bonne foi.
Nous ne connaissons aucun voyageur qui soit entre
dans de plus grands details sur la mythologie indienne;
mais il faut convenir que ces details sont plus curieux
qu'instructifs ; ils nous apprennent seulement ce qu'il
n'eut pas ete fort difficile de deviner, quand meme au-
cune tradition humaine ne nous I'eut prouv^ , c'est que
Tempire des fables est encore un peu plus ancien sur la
terre que celui de la verite, et que ce droit d'ainesse lui
assurera dans tons les temps une plus grande etendue
de credit et de puissance. Comment ne pas respecter
eternellement les fables? C'est un moyen si admirable
334 COBRESPOITDANCE LITTER AIRE ^
d'en imposer a Topioion , un sec^ret si sur et si facile
pour expliquer tout ce que nous ne savons pas, un voile
si ing^nieux pour cacher le peu que nous savons, quel-
quefois aussi pour le laisser entrevoir sans risque et sans
inconvenient.
Tout ce qu'ont ecrit M. Paw et M * de Guignes pour
nous desabuser de renthousiaSsrae que les Jesaites et les
Economistes avaieat cherche a pons insptrer en faveurde
la legislation cbiiioise se trouve oonfirme par les obser-
vations du nouveau voyageur^ IL noiss assure qde les ea-
Iraves que les Chiaois mettent a toute liaison suivie entre
eux et les Strangers n'ont certainement d'auti^ cause
que le sentiment de leur propre faiblesse ; que lenr gou-
vernement, comnie oelui de tons les pe.uples esclaves,
est trop vicieux pour serendre respec^ble par ses propres
forces; que ce peuple emprisonn^ par une politique doDt
on lui fait un mystere, tremble sous des lois quHl ignore,
et qui ne soot connues que des seuls lettres , et fremit a
I'aspect d'un pouvoir dont il est force d'adorer le ptin'*
cipe , etc.
On peut juger de I'exageratibn des calculs ^conomistes
&ur la population de la Chine par les faits'que vx>ici. « Tai
veri6e moi^meme, dit notre auteur, avec plusieurs Ghi-
nois, la population de Canton, de la yille de Tartare et de
celle de Bateaux , que le Pene Le Comtea pof t<^e a quioze
cent miUe hid^itans, etle Pere dil Halde a un million;
maisy quoiqu'en temps de fbire, je n'en ai pii trouver
que soixante*quinze mille ; cela n'erapSche pas qit'apres
Suratey CantiCNi ne soit une des villes les plus conside*
rabies et de& plus commer^antes de I'Aste. Uinterieur de
)a Chine n'est ni peuple ni cultive; les Ghinois sesoiit
jetes sur les boixls des rivieres et dans ies lieux ie$ plus
^
F^VRIER 1783. 335
faTorables an commerce; le reste dii pays, couvert de
forets immenses, n'est habite que' par des b^tes feroces,
oa par quelques hommes inddpendans qui se sont creuse
des antres sous terre, ou ils ae vivent que de racines, ct
quelques-uns se rassemblent pour pilier les bords des
villages, etc. »
Encore quelques traits de ia douceur de ce gouver-
Dement et dli bonheur des peuples qui lui sont soumis.
ccUn mandarin, passant dans une ville, fait arrfiter
qui lui plait pour le faire mourir sous les coups , sans
que personne puisse embrasser sa defense; cent bour-
reaux sont ses terribles avant-coureurs, et Tannoncent
par une esp^e de burlement. Si quelqu*un oublic de se
ranger contre la muraille, il ^st assomme de coups de
chaines ou de bamboos. Cependant le mandarin ( et voila
sans doute ce qui repare tout aux yeux de ces messieurs ),
le mandarin n'est pas lui-mSme a Tabri du baton ; I'cm-
pereur lui fait dohner la bastonnade pour la plus l^gere
faute. Cette gi'adatiott ^tend les chaines de I'eaclavage
jasqu'aux princes dii sang. Si le tribunal des censeurs^
appel^ par les Jesuites le coineil des Sages, et qui , a ce
que Ton pretend , ^tait etd>li dans les premiers temps
pour diriger Tempereur, I'instruire et lui apprendre a
gouverner, osait faire des remontrances comme on nous
I'assure, chacun de ces censeurs p^rirait dans les sup-
pKces.
(c Les places de mandarins s'archetent. Un marcliand
riche pent acheter une place de mandarin pour son fils
ou pour lui. Quand le Gouvernement connait un mar-
ehand riche, il le fait mandarin de sel pour le depouiller
honndtement de sa fortune, etc. »
f
i
• » 4
I
I
'4
i
336 CORRESPOW DANCE LITTER AIRJK,
L'idee que Tauteur nous doone de leurs arts et de
fk* leurs connaissances n'est pas plus avantageuse.
I^s Memoires de M. Soncerat sur le royaiime du
I ^ Pegu reiiferment plusieurs details curieux et ioteressans
pour le commerce ; ils confirment Tauecdote connue de
I'orgueil de Sa Majeste Peguine. Ce prince est si per-
suade qu'il est assez puissant pour commander a tous les
4 rois de la terre , qu'apr^s son diner une trompette an-
nonce que le roi des rois et de toute puissance vient de
se lever de table , et qu'il est libre a tous les autres de
s y mettre.
Parmi les apologues que Tauteur a traduits de Tindien,
nous uous contenterons de citer celui-ci ; il y a lieu de
croire qu'il fut inspire par quelque circonstance ana-
logue a celle qui donna lieu a la fable de Meneoius
Agrippa.
a. Un aigle avait deux tetes qui ne s'accordaient guere
entre elles, parce que Tune^ trouvant d'excellens fruils,
les mangeait sans en faire part a sa camardde. Cetteder-
ni^re s'en plaignit. tf Que vous importe, lui dit Tautre,
que ces fruits soient manges ou par vous ou par nioi,
puisqu'ils sont destines a nourrir le meme corps? — Jeu
conviens ; niais leur saveur affecte delicieusement votre
palais J et je ne serais pas fachee de gouter le meme
plaisir...»— ^Cette representation ne corrigeapas la tSte
I ; gloutonne, mais elle en fut punie ; car Tautre, pour se
venger, avala du poison, et toutes deux perirent. »
♦'
'V
C'est sur la foi de tous les journaux que nous avions
inscrit M. Boutet de Monvel dans notre Necrologe (i).
Nous voyons avec beaucoup de plaisir, dans une Lettre
(i) Voir precedemment page 3 r i.
FEVRIER I^SJl. 337
adressee par lui au Journaliste de Paris (i), qu'il n'a ja-
mais joui d'une meilleure sanle. Sans savoir quelle me-
prise a pu lui procurer le plaisir d'eotendre ainsi de sou
vivant le jugement de la posterite, nous le felicitous
d'etre encore a meme d'offrir a ses, juges de nouyeaux
litres ; nous le felicitous surtout du bonheur de pouvoir
en consacrer Thommage au monarque ^ ami des arts ^ qui
a daigne I'accueillir et le combler de ses bienfaits. On
desire qu'il puisse en jouir long-temps; il ne verra.que
trop tot ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie de
rimmortalite, dont il pourrait bien avoir ete tente de
prendre un avant-gout. Cette fantaisie, quoi qu'il en soit,
ne lui a pas trop mal reussi ; elle fournirait peut-etre Ti*
dee d'une comedie assez piquante.
II y a environ un mois qu'on a remis au theatre de
TAcademie royale de Musique I'opera SAtys^ de Piccini ,
avec quelques changemens et dans le poeme et dans la
musique. Nous nous etions trompes si grossierement sur
le succes de cet ouvrage dans sa nouveaute , que nous
avons craint de nous presser d'annoncer celui de ce(te
reprise avant qu'il fut bien decide; aujourd'hui nous
avons la satisfaction de dire a nos lecteurs que le public
a paru decouvrir, d'une representation a I'autre , de
nouvelles beautcs dans ce delicieux opera, et I'a plus
applaudi a la douzieme qu'a la premiere. Le principal
changement fait au poeme est dans la derni^re partie du
troisieme acle; I'opera ne finit plus par les fureurs et la
mort d'Atys. Cybele se repent d'avoir pousse trop loin
sa vengeance; elle ne change point Atys en pin comme
dans Quinault , metamorphose ridicule au the&tre ; mais
(i) Datee de Stockholm , du 7 jaovier. (^Note de Grimm,)
Tom. XI. aa
338 CORRESPOND A.NCE LITTER AIRE,
lorsque, se reconnaissant pour Tassassin de sa maitresse,
il veut s'en punir lui-mSme, la Deesse vole a son secours,
redemande sa rivale aux enfers, et consent qu'elle vive
pour I'aimer. Repois lejouVy dit-elle a Sangaride, rei^ois
un amant si fidele. Je serai dans les cieux moins heu-
reuse que toiy etc.; denouement qui prepare une fSte
agreable, et qui, sans avoir pu desarmer ia critique de
tons nos censeurs , parait cependant le seul convenable
et au sujet et au moment donn^ de Taction.
De tous les ouvrages que Piccini a faits pour notre
theatre, ^tjs est pent- etre eel ui qui laisse le moins a
desirer; le recitatlf en est simple et nature!^ les chants
de la melodic la plus riche et la plus variee , les choeurs
plus soignes , celui des songes d'une expression celeste.
Nous laissons a des juges plus eclaires que nous le soiu
d'analyser tousles secrets d'une composition si ravissante ;
ce que nous sentous viven^ent, c'est qu'il n'est point de
musique au monde qui nous ait fait eprouver Timpressioo
d'un charme plus pur et plus soutenu. Madame Saint-
Huberti a fait concevoir la plus grande idee de son talent
dsins le role de Saugaride ; depuis la perte de mademoi-
selle La Guerre (i), elle est la seule esperance de ce
theatre, et les progres qu'elle a faits depuis six moisoirt
etonue la jalousie meme de scs rivales.
On vient de donner a la Comedie Italienne une suite
de nouveautes qui prouve assurement le zele infatigable
des comediens de ce theatre, et leur extreme complai-
(i) Elle est morte des suites de la maladie que M. le chevalier de Goder-
oaux. a nominee si ingenieusement la maladie anU'SoeiaU. Elle n'a brille que
sept ou huit aos siir le theatre de TOpera , et laisse , dit-on , environ dix-huit
cent mille iivres : on a trouve dans son porte-feuille seulement sept a buit cent
mille livi-es en billets de la caisse d*escompte. {Note de Grimm, )
FivRiER 1783. 33g
sance pour les autears qui veulent bien s'occuper a en-
richir leur repertoire j mais le sort de toutes ces nou-
veautes a pu leur apprendre aus^i qu'en poussant cette
complaisance trop loin y ils risquaient d'abuser de celle
du public. Nous nous contenterons de rappeler ici le titre
de ces productions dont aucune n'a reussi. Le Bouquet
€t les itrenneSy comedie en un acle et en vers de M. Pa-
riseau ; le sujet est tire d'un conte de M • Imbert; repre-
sentee le 24 Janvier. Cephise j comedie en prose et en
deux actes , par M. Marsollier des Vivetiercs , auteur du
Vaporeux ; c'est une espece de fat puni ; representee le
28 Janvier. Les Trois Inconnucs ^ comedie nouvelle en
troisactes, en vers, melee d'ariettes ; pastorale tiree de
la Fable, sujet precieux, in (rigtie obscure, style plat
et mani^re; representee le i3 fevrier. Sophie de Fran-
couTy comedie nouvelle, en cinq actes, de M. le mar-
quis de La Salle, auteur de VOjJicieux; representee,
pour la premiere fois, le mardi 19 fevrier, mais inter-
rompue, apres le second acte, par Tindisposition d'une
actrice, mademoiselle Pitrot ; reprise le 2 5. Le sujet de
ce drame est tire d'un roman de Tauteur, qui porte le
meme titre, et qui n'est pas moins ennuyeux. Henri
dAlhrety ou le Roi de ISavarre, comedie nouvelle, en
un acte, en prose, a I'occasion de la paix; cetfe rapso-
. die, pleine des plus insipides trivialites, a etis representee
le 26 fevrier. — La suite du catalogue a I'ordinaire p<*o-
chain.
:,:?
34o CORRESPONDANCE LITT^RAIRE,
Les Quatre Saisons de Vannee, sous k climat de Paris ^
poeme d'un seul vers; se troui^e gratis , a Paris ^ dans
le portefeuille d'un gentilhomme fantassin.
Note pr^liminaire de l'Auteur.
^N'en deplaise a MM. Thompson et Saint-Lambert^
dont je revere les talens, j'ose etre persuade qu'il ny a
jamais eu de veritable printenips dans cette partie de
I'Europe que nous habitons.
a Le charme de cette saison n'est connu que dans
I'Asie mineure, dans I'Archipel, et sur les cotes de la
Mediterranee. Les Grecs nous ont appris a chanter le
Printemps, et la tempete huniide et glaciale qui regne
assiduementsurnos t^tes nous apprend a nous en passer.
(< Le rossignol ne chante point dans les environs de
Paris; il gemit d'efFroi et d'etonnement. Comment pour-
rait-il parler d'amour dans des nuits venteuses et gibou-
leuses, qui detruisent presque toujours la ihajeure partie
de nos fruits et de nos plaisirs printaniers ?
a L'Ete n'est sous cette zone lemperee qu'une tempele
de feu et de poussiere. L'Automne, qu'on veut vanter,
est aride ou orageux, et permet a peine an peuple agri-
culteur de recueillir les moissons echappees au caprice
destructeur du climat. A I'egard de I'Hiver, c'est a mes *
lecteurs a juger si mon poeme dit la verite.
« Au reste , si mon ouvrage ne plait pas a tout le
monde, j'ose me flatter du moins qu'il aura le merite de^
n'ennuyer personne. »
CHANT PREMIER ET DERNIER.
JOe la plaie et du vent , du veot ou de la pluie.
I ■•:
FJEVRIER 1783. 34 f
Ce chef-d'oeuvre est de M. le comte de La Touraille ,
gentilhomme de S. A. S. tnonseigneur le prince de Conde.
II le rccita ^ un de ses amis qui avait Ic gout tres-difE-
cile. « Vous ne le trouverez pas du moins trop long, lui
dit-il. — Pardonnez-rooi 9 lui repondit Tami Severus, il
est trop long de moitie. Du vent et de la pluky disait
tout. »
•-"•^ ••^^ •^■•^ '*'»^*'*^*'*^ '*'*^^''"V% ■%/%/% ^^^^^/^..»<*^/«^'%^V^.%/V^ -^^^ -^^^^.^^^
MARS,
Paris , mars i^BS-
C'est k M. C^rutti, ci-devant Jesuite, et auteur de
\Appel a la Raison , la plus celebre apologie des Je-
suites (1), que nous devons la brochure intitule VAigU
et le hibou , fable ecrite pour un jeune prince que Von
osait bldmer de son amour pour les Sciences et les
Lettres; avec celte epigraphe : Un prince philosophe
estun itre dii^in. A Glascow, et se trouve a Paris, chez
Prauh. Brochure in -8^, imprimee avec beaucoup de
soin.
L'auteur a tres-bien senti lui-menie que sa fable n'en
etait pas une. « Le but qu'on lui avait prescrit I'a force,
dit-^il, de donner plus d'etendue a son sujet et plus de
ponipe a son style que n'en demande une fable ordi-
naire ; d'un simple apologue elle est devenue une sorte
de poeme. » Mais pourquoi s'obstiner a faire un apologue
(z) Gomme nous Favons dit precedemment , t. Ill, p. 9a, Qote % I'auteur
de VAppel a la raison des ecrits et Ubelles publies contre les Jesnites est le
P. Balbaoi, Je&uite proven^al. Cerutti auquel Grimm Tattribue a tort ici, etait
^uteur de V Apologie de Cinstitut des Je'suites.
34'^ GORRESPONDANCE LITTER AIRE,
de be qui ne pouvait etre renferm^ heureusement dans
les limites de ce genre ? Pourquoi ne pas chercher des
formes plus analogues et au caractere de spn sujet et a
celui de son talent ?
U y a dans I'apologue de Fudigle et le Hibou un me-
lange de fable et d'allegorie qui manque egalement de
naturel et de gout. L'Aigle, pour apprendre a regner,
ouvre son palais aux savans de Tempire ; se derobant
ensuite lui-m^me a ses vastes royaumes, il parcourt nos
ateliers , nos ports , nos camps , nos legions ; s'arrSte sur
ces monts que Voltaire illustra par ses vers ; porte sur
les sommets de la philosophie, il y voit MM. d'Alem-
bert, Diderot , BufTon, Jean Jacques, etc. ; observe long-
temps TAngleterre , cette tie qui seule a clecowert le
sjrsteme des cieux et celui des J^tats ; d'un coup d'aile
il s'elance aux bords du Texel, souhaite a ce pays des
Barneweltet desRuyter; passe bien vite sur TEspagne,
et vole vers Boston pour y contempler le plus grand des
spectacles; il cherche en vain dans Fempire d'Eole le
cel^bre Cook, ne trouve que son cercueil ; il reprend sa
volee , et vient s'abattre sur la Chine , le terrae de son
voyage. Revenu dans sa cour, I'Aigle voyageur change
les ressorts de son gouvernement , et^ pour charmer ses
loisirs, il sefait lire par le cygne d'Apollon, Pope, Saint-
Lambert, Lucrece, Milton, Mahomet^ Britannicus, et
quatre vers d'Othon. L'Aigle n'entendait que les vers;
on est oblige de lui traduire la prose. Le phenix lui tra-
duit Tacite , Ray nal , Necker , Hume et Robertson. Tous
les oiseaux en choeur applaudissent leur maitre; le Hibou
seul garde un silence chagrin ; on lui ei^ demande la
cause. II reproche a FAigle de s'abaisser a consulter des
inortels dangereux, lui qui naquit pour porter le maitre
MARS 1783. 343
du tonnerre , et pour effrayer dun cri tout le peuple
des airs. Indigne, TAigle lui repond qu'on n'ecoute plus
les oiseaux de la nuit, le renvoie au fond de sa masure,
et lui conseilie de se consoler du mepris en croquant des
souris. Cette chute n'est pas merveilleuse , et convient
mal au ton dominant du poeme.
La fable est suivie d'un epilogue ou I'auteur ci^l^bre
tous les aiglesde I'Europe qui aimentla lumiere, les aigles
dePetersbourg et de Berlin , Taigle qui plane sur la France,
Taigle des Germains et Taigle de la Toscane. II y a lieu de
croire que le fils aine de ce prince est I'aigle naissant , a
qui la muse de M. Cerutti adresse son premier hommage.
Ellelui en destine encore un autre quon nousannonce
dans les notes comme pr^t a paraitre : ce sont quatre
Discours sur la maniere dont un souverain doit etudier
les livres, les hommes, les nations^ les affaires.
On a observe avec raison qu'une fable oil des animaux
s'instruisent a la vue des prodiges de Tesprit humain
etait diametralement opposee a Tesprit des fables ordi-
naires , oil ce sont les hommes qui s'instruisent a Tecole
des animaux, sou vent mieux conduits par le seul instinct
que nous ne le sommes par la raison. En s'ecartant ainsi
de I'espece de vraisemblance qu'exige ce genre de poeme,
I'auteur a renonce a toutes les graces dont Fapologue est
naturellement susceptible. II a cherche a y suppleer par
des details brillans , et il serait difficile sans doute d'y
employer plus d'esprit; mais il en est arrive que toutes
les fois qu'il a voulu rentrer dans le ton de la fable, au
lieu d'etre simple et naif, il est tombe dans la froideur ,
quelquefois meme dans une sorle de niaiserie aussi es-
sentiellement differente de la naivete qu'elle en est voi-
sine.
344 CORRESPONDA.NCE LITTERAIRE,
Si la fiction de M. C^rutti n'est pas d'une conception
heurcuse, si les idees et les images en sont souvent mat
assorties et mat liees, si sa versification n'a pas en g^n^
ral des formes assez variees et assez faciles^ il n'en est
pas moins vrai qu'on y trouve non-seulement beaucoup
d'esprit^ mais encore une grande Anergic d'expression ,
une hardiesse ingenieuse et de tr^s-beaux vers.
Nous ne citerons pas tons ceux qui nous ont paru
dignes d'etre remarqu^s ; mais en voici quelques-uns
qu'on ne peut guere oublier. L'Aigle s'arrSte sur cetle
lie fameuse par (F immortelles lots et (Teternels combats,
II vit le fier Anglais, tralii par sa fortune,
£gar<S par ses chefs, epuise d'or, desang,
A demi renverse du trone de Neptune ,
Retrograder d'un siecle , ct tomber.... k son rang.
Le spectacle qui s'offre a ses yeux vers Boston ne Iqi
fournit pas des traits moins poetiques.
it,-
W'
.r
On crojait voir des flots sortir la race antique
Que rOcean jadis engloutit dans son sein ;
Washington paraissait I'Atlas de I'Am^rique,
Franklin, en cbeveux blancs, Jupiter oljmpique,
Dirigeant d*un coup-d'oeil le tonnerre incertain,
Adams et son senat le conseil ^u Destin , etc.
On aime la simplicity de ces deux vers de la reponse
de TAigle au Hibou :
En limitant mes droits , j'affermis ma puissance ,
Ma gloire est d'etre bon , ma force est d'etre instruit.
Que I'accomplissement en soit procfaain ou qu'il soit
t
MARS 1783. 34^
encore eloigne , la prophetic qui termine le portrait de
Catherine II n'en paraitra pas moins interessante.
Minerve de sod siecle, elle anime ^ elle ^claire ,
Elle suit tous ies pns que fail I'esprit humain.
L'edifice des lois fut orne de sa main
Sa main prepare uu temple aux inlliies de Voltaire;
Sa main des Grecs un jour peut changer le destin.
Le Giel tonne de loin sur le peuple stupide
Qui des arts foule le berceau ,
Qui parcourt d'un oeil sec Ies rives de TAulide,
Qui transforme en deserts Ies plaines de I'Eiide ,
Qui de Socrale m^me ignore le tombeau,
Qui de Lycurgue et d'Aristide
M utile la race intrepide ,
Fait de Sparte un serail et d'Ath^ne un hameau.
On a remarque dans le portrait de I'Aigle de Berlin
uoe recherche d'antith^se assez spirituelle, mais froide
et monotone.
Au milieu de la paix il instruit son armee ,
Au milieu des combats il instruisait Ies arts.
De la philosophic il illustra Teinpire ;
II agrandit le sien de deux puissans Etats.
Maniant a son gre le tonnerre et la Ijre,
II sut faire des vers et cr^er des soldats.
Des forces du genie il sut arroer Bellone,
II sut du fanatisme ^teindre Ies volcans,
Enfin il sut placer la raison sur son tr6ne ,
L'amitie dans sa cour et la gloire en ses camps.
Nous citons ce morceau comme trfes-propre a caracte-
riser la nianiere de M. Cerutti. La reforrae de la jurispru-
dence criminelle dans Ies Etats de TEmpereur lui a in-
spire un vers qui nous parait sublime. II veut, dit-il^
J
i
\ •
I
' 346 CORRESPONDABiCE LITtERAIRE,
II veut que le coiipable expie
Un long' cours de forfaits d'un long cours de travaux ;
II aggrave sur lui le fardeau de la vie ,
Etferme aux sc6ldrats Vasile des tombeaux.
Quelque esprit que M. Cerutti ait dans ses vers , il
en a bien plus encore dans sa prose , et quoique son es-
prit ne soit jamais exempt de recherche , ii est aise de
voir que ce dernier genre d'ecrire lui est beaucoup plus
familier que Tautre. Les notes qui sont a la suite du pe-
tit poeme occupent les deux tiers de la brochure, et il
n'y a pour ainsi dire pas une seule page de ses notes qui
, n'ofFre plusieurs traits a retenir. On y trouve avec pro-
fusion ce qu'il faut chercher dans d'autres ouvrages , et
Ton n'est embarrass^ que du choix.Nous tacherons de
saisir ce qui semble appartenir plus particulicrement au
caractere de Pauteur.
a Trois choses contribuent le plus a elever Tesprit
national ; les grands hommes , les grands evenemens et
les grands rois : ils se trouvent pour I'ordinaire en-
semble. »
a MM. d'Alembert et Diderot ont donne a ce siecle
une impulsion vive et rapide qui a fait avancer tous les
bons esprits. On pent appliquer a ces deux philosophes
ce que Montaigne a dit de Plutarque et de Seneque : Vim
nous conduit, et V autre nous pousse. »
-k
a IjCs ouvrages de Jean-Jacques pourraient ^tre com-
pares a des pendules detraquees^ mais enrichies d'ua
carillon magnifique et juste. II ne faut pas lecouter Theure
qu'elles sonnent^ mais I'air qu'elles jouent. »
i
MARS 1783. 347
« On doit regrelter que Tabb^ Raynal ait nifil^ a d'u-
tiles verites des erreurs reprehensibles et des declama-
tions temeraires. Lorsqu'un g^n^ral romain voulait con-
querir uii pays , il n'insultait pas les Dieux qui en etaient
les protecteurs ; ii leur offrait des sacrifices, et les priait
de passer dans son armee. i> '
a \2Histoire de M, Hume pourrait ^\xi\\wA^v\Histoire
des Passions anglaises , par la raison humaine.
a Uenthousiasme est le pere des grandes choses. Lors-
que Jupiter enfanta Minerve, ce fut, selon la Fable, Vul-
cain, le dieu du Feu, qui, ouvrant la tSte de Jupiter,
aida la Sagesse a eclore tout armee. C'est Tembleme
de Tenthousiasme. Rien de divin n'est produit a froid.
M. Levesque , dans son Histoire de Ri^ssie , blame le czar
d'etre venu de si loin chercher la lumiere; il u'avait, dit-
il, qu'a la faire venir elle-m^me. Mahomet commanda,
en presence de son armee , a des monlagnes eloign^es
de s approcher de lui ; comme elles demeuraient immo-
biles, il ajouta : aPuisque vous refusez d'avancer vers moi,
c'est a moi d'avancer vers nous. » 11 marcha, et son armee
suivit. »
« Le commerce du monde a fait surles gens de lettres
ce que le cardinal de Richelieu fit sur les seigneurs de
chateaux; ceux-ci ont beaucoup perdu en sortant de
leurs terres, et ceuxJa en sortant de leur relraile. »
Peut-etre n'a-t-on rien ecrit de plus specieux en fa-
veur des Chinois que ce qu'en dit M. C^rutti dans une
de ses notes. Nous n'entreprendrons point d'analyser ici
348 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
toutes les raisons par lesquelles il justiBe Teloge de ce
peuple , qu'il appelle tres-poetiquemeat le peuple aiD^
du globe ; nous nous contenterons d'observer qu'une
grande partie des litres qui fondent son enthousiasroe
pour ce peuple se trouve d^truite par les dernieres re-
lations que nous avons vues de ce pays. Ce qui nous ex-
plique la longue duree du gouvernement chinois sert
a nous prouver en mSme temps tout ce que ce gou-
vernement laisse a desirer pour le bonheur des peuples
qui lui sont soumis. T^a langue , les usages et les cou-
tumes les plus propres a borner I'essor et les progres de
Tesprit ont fait vieillir cette Nation dans une longue en-
fance , et c'est pour ainsi dire Timpossibilite d'etendre
les limites de sa puissance et de sa prosperite qui I'a fait
triompher ainsi de la revolution des temps et de Pincon-
stance des choses humaines. On ne voudrait etre ni Juif,
ni Spartiate^ ni Chinois; mais qui n'admirerait pas la
legislation de Moise, celle de Lycurgue, et celle du peuple
chinois comme autant de prodiges du pouvoir legislatif,
comme autant de monumens memorables de Tempire que
la loi peut exercer et sur la nature de Thomme et , s'il est
permis de le dire, sur la chaine meme de ses destinees!
Revenons encore un instant a M. Cerutti. II n y a
point de souverain philosophe, il n'y a point d'homme
de letlres celebre qui n'ait re^u de lui un tribut d'hom-
mages distingue. Felicitous la philosophic de voir Tapo-
logiste des J^suites devenir aujourd'hui le panegyriste des
sages du siecle, vanter le progres des lumieres, et con-
seiller aux rois de n'avoir pour confesseur que leur con-
science^ de bons ouvrages^ ou quelque poete philosophe.
Tout cela n'est peut-etre pas si loin d'un Jesuite qu'on
le dirait bien. Quelle que soit I'intention de Tauteur,
MARS 1783. 349
sa brochure nous a fait grand plaisir; les defauts meme
qu'on lui reproche sont d'un esprit fin , d'une imagination
vive et brillante ; ce sont des defauts dont nous n avons
aiiere a nous plaindre^ ils sont devenus moins communs
que jamais.
Vers donnes a M. le comte de Rochambeau.
A l'ami de Washington.
Vous retabJissez I'equiiibre
£ntre deux peuples ctonnes.
Grace a vous , I'Amenque est libre ,
Et tous les coeurs sont enchaines.
Bellone, desormais captive ,
Respecte de Boston les heureux habitans,
Et vos mains font fleurir Tolive
Sur ce bord ou la foudre a gronde si long-temps.
Mais s'il doit' son independance
A votre sagesse , a vos coups,
Votre rctour, bien cber a tous,
Sert aussi sa reconnaissance ;
Car, en vous rendant ^ la France,
II croit ^tre quitte avec nous.
Le public de Paris , si avide de plaisirs nouveaux ,
commence toujours par sy refuser; idolatre de tous les
talens qui en procureut, il les persecute presque autant
qu'il les admire. C'est une maitresse coquette et pas-
sionee; quiconque se pr^sente pour la servir doit s'at*
tendre a mille caprices, a mille degouts; il doit compter
plus surement encore qu'il n'est point de preventions ,
point d'obstacles que la haine et la jalousie de ses rivaux
ne suscitent contre lui. Que de puissances ne failut-il pas
35o CORRESPOND A.NCE LITTER AIRE,
employer pour deterraiaer rAcad^tnie royaie de Musiquc
a recevoir le premier ouvrage de Gluck, de cet artiste
devenu aujourd'hui son idole ! On sait que Picciui, grace
a la maiheureuse adresse de ses amis, eut encore plus
de peines, plus de tracasseries, plus de persecutions a
essuyer. Comment Sacchini n'aurait-il pas eu le meine
sort? Son opera de Renaud fut condamn^ aux premieres
repetitions, et ce fut presque universeliement par tous
les chefs de I'illustre administration; Fun decida qu'il
manquait de ragout^ I'autre qu'il etait trop moutonneux^
comme Test en general toule cette petite musique ita-
lienne, etc. On chercha d'abord des pretextes pour en
renvoyer la representation ; on allegua I'extreme depense,
les engagemens pris avec d'autres compositeurs; que
sais-je? en6n Ton osa proposer a I'auteur une gratifica-
tion de dix mille francs s'il consentait a retirer fouvrage.
M. Sacchini recut cette proposition avec la fierte digne
d'un homnie de son talent; mais il est bien certain que,
sans la protection particuliere de la reine, sollicitee par
M. le comte de Mercy, toute sa Constance n'eut pas
triomphe des cabales conjur^es pour I'^loigner de la car-
riere et pour Ten eloigner a jamais. C'est le vendredi 28
fevrier que Renaud fut donn^ enfin pour la premiere
fois.
Le poeme est du sieur Le Bceuf, ci-devant maitre de
ballets; ou, pour parler plus exactement, c'est Topera
de Tabbe Pellegrin , marmontelis6 par le sieur LeBceuf,
revu et corrige par M. le bailli du Rollet. Ces messieurs ont
mis Texposition des deux premiers actes en action, et
les ont reduits ainsi a quelques scenes ; on ne saurait les
en blamer : ils ont conserve les trois derniers actes a peu
pres en entier , et ne pouvaient gu^re encore faire
MA.RS 1783. 35r
mieux ; mais il fallait avoir la bonhomie d'en convenir
et compter un peu moins sur Toubli 011 sont tombes tous
les ouvrages du pauvre abbe Pellegrin. S'il y a dans I'an-
cien Benaud des longueurs jnsupportables^ on y trouve
aussi plus de details int^ressans^ et il en est qui semblent
n^cessaires au mouvement meme de Taction. On nous
laisse trop ignorer, dans les premiers actes du nouveau
Renaudy et qu'Armide est aim^e et que la gloire est sa
seule rivale. L'action n'est jamais trop rapide sans
(loute; mais elle ne doit pas Tetre aux depens de Finter^t
et de la clarte; peut-etre meme oublie-t-on aujourd'hui
quecelle qui convient au theatre lyrique, quelque vive
quon puisse la desirer, doit avoir cependant des inter-
valles qui laissent a la musique respace necessaire pour
exercer toute la puissance de son art , dont le veritable
charme tiendra toujours au developpement complct des
motifs d'un chant facile et melodieux.
II est impossible de ne pas reconnaitre dans Touvrage
de M. Sacchini la main d'un grand maitre; on la recon-
nait surtout dans deux cantabiles du second acte et dans
la plus grande partie des choeurs; mais il faut avouer
aussi qu'on y remarque en general une sorle de gene
que toute son adresse n'a pu dissimuler. II ne s'est point
livre a la pente naturelle de son genie , il a ete tour-
mente du desir de plaire a un public peu exerce a sentir
le genre de beautc qui distingue les chefs-d'oeuvre de
rilalie; il a voulu faire du chant a la portee d'une can-
tatrice dont les cris de Melusine ont use la voix; il s'est
attache principalement a faire de beaux choeurs , a char-
ger son recitatif de tous les accens, de tout le fracas de
notes dont il pouvait etre susceptible; en un mot^ s'il
nous est permis de le dire, il a gluckine tant qu'il a pu.
> '
.\
V
352 CORRESPOITDANCE LITTERAIRE,
Nous 1 avons applaudi romme on applaudit un ouvrage
bien fait^ mais non pas comme un ouvrage qui charme
ou qui transporte. Les Gluckistes ont dit : « Cela est
beau; mais ce n'est pas la roriginalite du maitre; » les
enthousiastes de la musique italienne : « Yoila comme
en France nous avons I'art d'ejointer les ailes du genie. »
Tous ces jugemens de societe n'ont pas empeche que cet
opera n'ait attire jusqu'ici une tres-grande affluence de
spectateurs. Mademoiselle Rosalie Le Yasseur a ete si
mal re^ue dans le role d'Armide qu'elle Ta quitte apres
la troisi^nie representation. Cest madame Saint-Huberti
qui Ta remplacee; la maniere dont elle y chanteetdont
elle y joue a rtfuni tous les suffrages* On pent dire qu'en
general ce nouvel op^ra a ^te mis au theatre avec assez
de soin. Le combat qui ouvre le troisi^me acte ^ combat
qui s'execute pendant la nuit au bruit du tonnerre etau
feu des eclairs^ a paru d'un efTet neuf et pittoresque.
Monumens de la Pie prwee des douze Cesars^ d apres
une suite de pierres grai^ees sous kur regne; a Ca-
pree^ chez Sabellus , in-4*- Cest un ouvrage fort rare,
fort cher et fort licencieux, comme il est aise de le pre-
sumer par le titre. L'auteur (c'est, dit-on, le pere Ja-
quier, de compagnie avec M. Durand, libraire de Rome,
etabli actuellement a Marseille); l'auteur (i), pour
(i) Barbier avail dit, ea 1814, dans soq Supplement a la CorresporuianceUt-
teraire : « Eq attendant que nos soup^ons sur Tauteur des Monumens Jes
Douze Cezars soient entierement confirmes, nous pouvons attester que le P. Ja-
quier n*a eu aucune part a cet ouvrage dont il n'a probablement jamais en-
tendu parler, et que Grimm a ete i'echo d*un bruit rdpandu uuiquemeut dans
rintenlion de dejouer le public. » Dans le tome II de la seconde edition de
son Diciionnaire des ^nonjrmes f en iSaS, Barbier indique Hugues d*Han-
carville comme auteur de cet ouvrage. Dans Tintervalle ses sonp^ons s'etaient
sans doule confirmes.
J
MARS 1783. 353
s^excuser, assure, dans sa preface , qu'il n'a destine cet
ouvrage adusum d'aucun prince, encore moins d'aucune
princesse; qu'il n'a voulu qu'amuser un moment le gout
des amateurs, et il demande grace en faveur de ce qu'il
y a de veritablenient utile dans son recueil, THistoire
des moeurS; des rits et des coutumcs, qui y est detaillee
avec tout le soin possible. La gravure de ces camees est
d'une execution assez mediocre: s'il y en a quelques-uns
qui soient dessines d'apres Tantique, le plus grand
uombre au moins parait n'avoir ete compose que d'ima-
gination sur la foi de Tacile et de Suetone. Le texte n'est
guere qu'une compilation de passages de ces deux au*
teurs, de Petrone, d'Ovide, de Martial , de Juvenal, et
cette compilation meme pouvait etre faite d'une maniere
beaucoup plus instructive et beaucoup plus pjquante.
Les Ai^eux difficiles ^ comedie en un acte et en vers
de M. Vigee ( frere de madame Le Brun , si celebre par
les graces de sa figure et par les chefs-d^ceuvre de son
pinceau ), a ete representee, pour la premiere fois, au
Theatre Francjais, le lundi 24 f^vrier. L'idee de cette
bagatelle, qui a eu assez de succes, n'est pas fort com-
pliquee. Cleante, absent depuis quelques annees, revient
avec une passion nouvetle dans le cceur.* II lui en coute
d'en faire Taveu a Melite, qu'il aimait avant son depart,
et dont il se croit toujours aim^; mais elle-m^me a pris,
pendant son absence , beaucoup de gout pour Meryal ,
ami de Cleante. Fort embarrasses Tun et I'autre du se-
cret qu'ils ont a se confier, ils s'avisent enfin du meme
expedient. Cleante charge son valet de parler pour lui ,
Melite sa suivante. On con^oit leur surprise de se trouver
tous deux dans la meme situation. lis n'ont pas beaucoup
Tom. XI. a3
354 CORRESPONDANCE LITTERAIRE^
de peine a se pardonaer mutuellement; Merval, apres
etre tomb^ aux genoux de M^lite, se releve, saute au
cou de son ami; tout le monde est satisfait, et Lisetle
observe fort judicieusement
Que raremeut I'amour peut survivre a Tabsence.
Le peu d'invention qu'ii y a dans cette bagatelle a ete
dispute a M. Vig^e par M. le baron d'Estat, qui avail
luy il y a dix-huit mois^ aux Comediens Italiens une
piece en un acte, portant le mSme titre des Aifeux dif-
ficiles, Cetle piece vient d'etre donnee au Theatre Ita-
lien ; c est en effet le meme fonds, et il parait que M. Vigee
la connaissait avant d'avoir con^u le projet de la sienne.
Ce proces litteraire, discute fort vivement de part et
d'autre dans le Journal de Paris ^ a fini, grace a la letire
que voici^ inser^e dans le meme journal , et signee
N^ricauh Destouches : « Messieurs , les Parisiens ne me
lisent plus, je le vols bien. £xhortez-les a jeter les yeux
sur V Amour use, une de mes comedies, qui fut sifflee
malgre tout son merite , parce que le public elait difGcile
de mon temps; exhortez-les , dis-je, a jeter Jes yeux sur
cette piece , et la dispute qui vient de s'elever entre
M. Vigee et M. d'Estat sera bientot terminee. »
Le dialogue de la piece de M,. Yig^e ne manque ni de
grace ni d'esprit; mais on y aper^oit une sorte dappret
symetrique qui tient a la situation mSme des personnages.
II y a peut-etre plus de naturel, mais aussi plus de negli-
gence dans celle de M. d'Estat.
La representation des Ai^eux difficiles au Thealtre Ita-
lien a cte pr^cedee de cel)e de Corali et Blanfordj co-
MARS 1783. 355
medie en deux actes et en vers de M. le chevalier de
LangeaCy et de celle du Corsaire y opera comique en
trois actes et en vers, paroles de M. le chevalier de La
Ghabeaussiere, musique de M. le chevalier Dalayrac.
Le sujet de CoralietBlanford^^t sufBsamment connu;
ilest tireducontedeM. M armontel , intitule VAmitie a
Tepreuve, Ce n'est pas la premise fois qu'on a essaye de
mettre ce sujet au theatre, et toujours sans beaucoup
de succes. Le fonds le plus heureux pour uu conte ne
Test guere pour une pi^ce de tb^^tre, et la mani^re de
preparer une situation iut^ressante dans un roman est
fort loin de celle qu'exige la marche theatrale. A Texcep-
tion de la derni^re scene, oil Blanford sacrifie si g^ne-
reusement son propre bonheur a celui de son ami , tout
le drame a paru froid ; on y a remarque cependant un
asisez grand nombre de vers brillans et faciles qui ont etc
fort applaudis ; le succes du denouement a fail mSnie
demander Tauteur k plusieurs reprises. Un comedien est
venu annoncer qu'il etait inconnu ; alors s*est ^levee une
voix du parterre qui a demand^ son pere\ C^tait un
mechant sarcasme contre Tauteur.
L'intrigue du Corsaire^ rcpresente, pour la premiere
fois, le lundi 17, est extremement embrouill^e; c'est un
chaos de situations comiques et int^ressantes qui se
nuisent reciproquement ; et si Ton a pu y dem^Ier quel-
ques motifs de scenes assez heureux , il n'en est pas
moins vrai que Tensemble est obscur et romanesque , et
que plusieurs details de la piece fort applaudis sont d'une
gaiete plus libre que neuve et piquante.
356 CORRESPOWDAWCE LITT^RAIRE,
WRIL.
Paris , avril 1783.
M. DupoNT DK Nemours vient de justifier enfin les li-
tres de la pension de douze mille livres qui lui fut accor-
d^e par M, Turgot, pour etre revenu de Pologne en posle,
prSt arendre a sa patrie, sous de si heureux auspices,
toutes les lumi^res que nous avions os^ meconnaitre jus*
qu'alors, et dont son juste depit allait enrichir a nos de-
pens une puissance etrangere. 11 serait difficile au moins
de ne pas convenir que cette pension lui est bien juste-
ment acquise aujourd'hui par toutes les peines, et sui*-
tout par les prodigieux calculs qu'a du lui couter un
^crit intitule Mimoires sur la vie et les oui^rages de
M. Turgot y mimstre cTiltat; un volume in-8% avec cette
epigraphe : Le germe le plus fecond des grands homfnes
est dans la justice rendue a la memoire des grands
hommes qui ne sontplus. Philadclphie, 1782 (i).
Apres etre convenu qu'en 1776 il pouyait y avoir dans
la balance des depenses et des revenus annuels de ce
royaume un deficit de vingt-deux million^, apres avoir
assur^ que ce deficit avait ete porte cette meme annee
au-dessus de trente - sept , par I'acquittement des dettes
exigibles arrierees depuis long-ttmps, M. Dupont de
Nemours n'en conclut pas moins « que M. Turgot a laisse
a sa relraite un excedant 'de trois ou quatre millions;
que cet excedant devait croitre , qu'il a cru d'annee en
(i) Pupont de Nemours a fait imprimer ces Memoires a?ec d«s additions a
a t^le des Ceuvres de Turgot, i8o8-i i, g vol. iii-8^
A VEIL 1783. 357
anD^ et pourvu pre&que seul,, jusc}u'a ces derniers temps,
aux d^penses extraordinaires dans lesquelles une guerre
qu^on ue peut regretter, puisqu'elle n'a pour objet et ne
peut avoir pour termc que le maintien des droits natu-
reis de tous les hommes et de tous les Etats, a entraine
la natioD. »
li pai'ait qu'un homme capable de faire un pareil
calcul nieritait bieu une pension ; peut - Stre meme en
devrait-on une a tous ceux qui auraient Tintrepidite
de le suivre, ou un d^vouement assez aveugle pour y
croire.
A force de vouloir honorer la memoire de M. Turgot,
son panegyriste a enti^rement oublie ce qu'il devait a
la justice et a la verity ; et c'est ce que la reconnaissance
m^nie ne saurait excuser. D'ailleurs , avec plus d'art en-
core que n'eu ont la plupart de ces messieurs, on nous
persuadera difHcilement qu'il. n'y ait pas quelque diffe-
rence entre la faculte de concevoir le bien et le talent
de le faire , entre un systeme de speculation vague et
I'application de ce systeme a des circonstances determi-
nees, etc. Quand ii serait parfaitement demontre qu'il n'y a
aucune des operations de M.Necker dont M.Turgot n ait
eu quelque idee, la gloire de M.Necker en serait-elle moins
entiere? On trouve assurement plus d'idees de ce genre
dans VUtopie deThomas Moras ^ dans TeUmaque^ dans la
Republique de Platon , dans tous nos romans politiques,
qu'il n'y en avait dans la tete et dans le porte-feuille de
M. Turgot et de toute sa confrerie ; mais, encore une
fois, le genie de I'homme d'Etat n'est pas de rever comme
ces messiiurs, mais de veiller au peu de bieu qui peut
se faire, de n'en laisser echapper aucune occasion favo-
rable , et de recneillir avec succes les germes de tout ce
358 GORRESPOITDANGE LITTERAIRE,
qui peut Itre utile a la generation pr^sente et aux ge-
nerations futures.
Ce qui concerne la personne de M. Turgot dans les
Memoires de M. Dupont de Nemours nous a paru plus
digne d'etre remarqu^ que tout le detail fastidieux de sa
vie publique. Nous rassemblerons ici difierens morceaux
de cette partie de I'ouvrage, dont Tensemble^ a quelques
exagerations pr^s qu'il n'est pas besoin d'iadiquer^ nous
a paru former un portrait assez ressemblant
« M. Turgot etait d'uae aocienne noblesse attach^
aux dues de Normandie en laSi Un caractere qui
n'est pas commuo a toujours distingu^ les Turgot , et
ce caractere est une IxMite douce et courageuse qui unit
le charme de la bienfaisance a la s^v^rit^ de la vertu.
« Sortant a vingt-trois ans de Sorbonne j plein de con-
naissances prpfondes, forme par des etudes s^rieuses,
ayant mSme beaucoup de gouts litteraires (i), M. Tur-
got etait cct homme d'esprit un peu neuf dans la societe,
queries gens du raonde font eclipser dans la conversa-
tion, m£me avec tres-peu de fonds r^el. Get inconve-
nient, l^ger en lui-mSme, a peut-ltre influ^ d'une ma-
niere assez grave sur le destin de sa vie. N'aimant a
d^velopper ses pensees et n'y r^usissant bien qu'avec ses
amis intimes , il n*y avait qu'eux qui lui rendissent jus-
(i) 11 avail fait des-iors plusieun disserfatioiu theologiqnes, beaucoup de
vers blancs et quelques ouvragesde philosophie et de g^mitrie. Il a traduil de
rallemand le oouhneDcement de ia Messiade de Klopstock, la plus grande
partie du premier cfaaat de la Mart d*Abel, et noe partie du quatrieme; le
oommencemeBt du Premier Navigateur et le premier liwe die&idjrUes de Gess-
ner, qui a ete imprime sous le nom de M. Huber, a?ec les autres poemes du
m^me auteur dont oous devons la traduction k M. Huber. La preface generate
de cette Traduction de Gessner est a«issi Touvrage de M. Turgot.
{IVdtede Grimm.)
A.VRIL 1783. 359
tice. Tandis qu'ils adoraient .sa boiite^ sa raison lumi-
neuse, son interessante sensibility, il paraissait froid et
severe au resle des hommes ; ceux«ci par consequent se
coDtenaient eux-m^mes ou se masquaient devant lui. II
en avait plus de peine k les connaitre ; il perdait Tavan-
tage d'en ^tre connu, et cette gSne reciproque a du lui
Duire plus d'une fois.
(( L'ame de M. Turgot ^tait si heureusemeut consti-
tuee, que tous les seutimens bons, nobles et honn^tes^
meaie ceux qui semblent le plus incompatibles, y r^-
gaaient a la fois, et que nul des autres ny pouvait trou*
ver place. II joignait la jsensibilit^ d'un bon jeune homme
et la pudeur d'unc femme estimable au caractere d'un
legislateur &it pour reformer et constituer des empires,
et pour changer la face du monde. . * (i)*
if Sa figure ^tait belle, sa taillc haute et proportion-
nee ; ennemi de toule affectation , il ne se tenait pas fort
droit. Ses yeux , d'un beau brun clair, exprimaient par-
faitement le melange de fermete et de douceur qui fai-
sait son caractere. Son front <^tait arrondi, ^leve, ouvert^
noble et serein, ses traits prononces, sa bouche vci-
meille et naive , ses dents blanches et bien rang^es. Il
avait eu surtout dan&sa jeunesse un demi-sourire qui lui
a fait tort , parce que les gens qui ne le connaissaient
pas y croyaient presque toujours voir I'expression du d^
dain, quoiqu'il ne f(it le plus souvent que Teffet de la
naivete et d'un peu d'embarras ; il s'en etait corrige par
degres en vivant dans le monde, et T^tait totalement vers
la fin de son ministere. Ses cheveux ^taient bruns , abon-
dans, parfaitement beaux; il les avait tous conserves,,
(:) Subslituer la poste aux. messageries, et les vers blancs & la rinie.
( Note de Grimm. )
36o CORRESPONDENCE LITTER AIRE,
et , lorsqu'il etait vetu en magistrat , sa mani^re de por-
ter la tSte les repandait sur ses ^paules avec une sorte
de grace naturelle et negligee. 11 avait la couleur assez
vive sur un teint fort blauc, et qui trahissait les moindres
mouvemens de son ame. Jamais homme n'a ete, au phy-
sique et au moral , moins propre a dissimuler ; il rougis-
sait avec une facilite trop grande et de toute espece d'e-
motion , solt d'impatience ou de sensibility. Ses moeurs
ctaient infiniment reguli^res. II aimait la soci^t^ des
femnies, et avait pres^ue autaot d'amies que damis;
mais son respect pour elles etait celui de Fhonnfitete ,
dont I'accent differe un peu de celui de la galanterie. Ua
manque sans doute au bonheur de M. Turgot, dont tous
les sentimens etaient rapproch^s de la nature, et qui re-
gardait la famille comme le sanctuaire dont la soci^te
est le temple , et la f(6licit^ domestique comme la pre-
miere des f(^lici!^s; il lui a manqu^ une epouse et des
enfans. C'est une espece de malheiir public qu'il n'ait
point laiss^ de posterite ; mais M. Turgot avait une
trop haute idee de la saintet^ du manage , et meprisait
trop la fa9on dont on contracte parmi nous cet enga-
gement, pour Stre facile k marier. . . » ( Facile a ina-
rier' )
L'idee de la m^daille frapp^e en Thonneur de la li-
berty americaine est du docteur Franklin ; c'est le sieiir
Dupre qui I'a gravee. Cette m^daille repr^sente le buste
d'une fort belle tete, d'un trait pur, d'une expression
franche et vigoureuse, les cheveux au vent et le bonnet
de la liberty au bout d'une lance appuyee sur I'epaule
droite; pour legende, LAertas Americana; dans Texer-
gue, [\juilL 1776. On voit sur le revers de la medaille
1
AVRIL 1783. 36 1
Hercule au berceau, etouffaitt un serpent de chaque main ;
Minerve le couvre d'une egide aux armes de France, et
menace de son javelot le leopard anglais^ dont la fureur
s*acharne tout eritiere sur le bouclier de la d^sse; pour
legende : ]Son sine dis animosus infans; dans I'exergue^
f^ Oct. fff-. Ce revers est d'une execution mediocre;
inais le seul defaut, sans doute qu'ou puisse trouver a
la devise est d'etre trop jolie; elle est tiree de I'Ode d^o-
race k Calliope 9 liv. iii. , ode 4*
Me fabulosae, Vulture in Appu]o ,
Allricis extra limcn Apuliae,
Ludo , fatigatumque somno
Fronde novA puerum palumbes
Tex^re
Ut tuto ab atris corpore yiperis
Donnirem et ursis ; ut premerer sacrll
Lauroqae collat4que nijrto,
Non sine dis animosus infans.
Quoique la Parodie du roi Lir ou Lear , en un acte
et en versj du sieur Pariseau, representee avec succ^s
sur le Theatre des grands Danseurs du Roi, soit en ge-
neral une assez mauvaise chose , on y a cependant re-
marque quelques saillies heureuscs. La maniere dont le
parodiste a travesti la terrible imprecation du second
acte est passablement comique. Nature! s'ecrie le roi
Lu^
Nature, a ces epoux dont tu connais les crimes,
Ravis tons les plaisirs, jusques aux legitimes.
Verdrille, qu'au mepris dcte* jeuues appas
Le Due h tout moment vieillisse dans tes bras ;
£t si jamais le sort, dementant mes promesses,
D'uu enfant a tous deux accordait les caresses,
36^ OORR£SPONl>AirG£ LITTiRAI&E,
(Alaprincesse. )
Qu'll iDsultc sans cesse a toD attachement ;
( Au due. )
Qu'il t'appelle son p^re et mente effrpntement.
Chass^ du palais au milieu d'une nuit orageuse^ le roi
parait errant dans la foret, tenant un parapluie dont il
ne se sert pas. Apres i'avoir laiss^ quelque temps seul
pour rendre le tableau plus touchant, son ami Kinkin
vient le Te\o\nATe.PhilosophonSy lui dit alors le roi^
Philosophons k Fair sur ce terrible orage.
— On est roi , - c'est cgal , - tu vois, - il pleut sur vous...
II d^bite encore quelques reflexions de la mSme subli-
mit^ :
Je n'ai pas un ami, cependant j'^tais roi*
A ce mot, Kinkin s'aper^oit que la t^te seperd. — Eh\
je remarque une chose , dit Lu :
G'est en pleine raison que j'ai fait cent folies.
Depuis que je suis fou je disserte en Caton ,
Et je fais de I'esprit en oubliant mon nom...
m
Le jeu de th^tre , pendant lequel les soldats da due
vainqueur se rangent du cote de Des^gards qu'on vient
d'enchainer sous leurs yeux , est encore assez burlesqae.
ff Passez, leur dit Des^gards, je vous attends. ~ Le due.
Moi, je les en defie. — Un soldaL J'embrasse ta defense.
'— Desigards. Et d'un. Nous sommes deux contrc dix
mille au moins. — Un autre soldat. Et mbi done ? »
*-^ Le due se couvre le visage , et ses soldats filent tous
r
AVBiL 1783. 363
sur ]a poinle du pied en regardant si ie duo ne les aper-
coit pas... Au d^ouement, Remonde dit au roi :
*
Restez auprds de nous ; sojez toujours un p^re
Cher a ses deux enFans et des sienk respecte;
SDjez Lu bien loag-temps.
L£ Itoi.
ZiU, noo ^ mais ecoute...
Reflexions phihsophiques sur le Plaisir^ par un C^li"
bataire ; brochure avec c^tte epigrapbe : LegitCj censo-
res; crimen amoris abest. Cette brochure ne conlient
que des lieux communs de la morale la plus vague ^ et
une critique de nos moeurs aussi frivole qu'insipide ;
Tauteur a cependant eu la satisfaction d'en voir la pre*
miere edition entierement ^puisee en moins de huit jours.
II faut bien expliquer les raisons d'ua si beau succ^s.
L'auteur de ce chef- d'oeuvre est M. de La R^niere le
fits; il avait donne, quelques jours avant de le publier^
uo souper dont Textravagance etait devenue la fable de
tout Paris. Tout te monde imagina que la brochure serait
marquee au m£me coin , tout le monde fut curieux de
la Yoir^ et jamais curiosite n'a ^te plus completement
tromp^ ; ainsi , donner une id^ de ce fameux souper^
cest d^velopper tout le merite de la production dont il
a fait le succ^s.
M. de La Reyni^re avait choisi ses convives dans tons
les rangs de la societe pour en former une bigarrure heu-t
reuse de gens de lettres, de garcons tailleurs, d'artistes^
de militaires, de gens de robe, d'apothicaires, de come-»
diens, etc. II avait fait imprimer ses billets d'invitation dan&
ia forme d'un billet d'enterrement , et en. voici le modele
copie fid^lement d'apres Tedition originate dont Sa Ma-*
364 CORRESPOND A.NCE LITTER AIRE,
jeste n*a pas dedaigue de faire eacadrer un exemplaire
pour la rarete du fait. « Vous £tes pri^ d'assister au sou*
per-coUation de M* Alexandre-Balthazard-Laurent Gri-
mod de La Reyniere, ecuyer, avocat au Parlement,
meinbre de FAcademie des Arcades de Rome , associe
libre du Musee de Paris^ et redacteur de la partie dra-
matique du Journal de Neufchdtel^ qui se fera en son
douiicile, rue des Champs-Elysees, paroisse de la Made-
leine-l'Eveque, le jour du mois d* 178 . On fera son
possible pour vous recevoir selon yos nierites ; et , saDs
se flatter encore que vous soyez pleinement satisfait ,
on ose vous assurer d^s aujourd'hui que du cote de
rhuile et du cochon vous naurez rien a desirer. Oo
s'assemblera a neuf heures et demie, pour souper a dix.
Vous ^tes instamment suppli^ de n'amener ni chien ni
valet 9 le service devant £tre fait par desservantes adhoc.n
En arrivant a la porte de I'hotel y le Suisse demandait
au convive a voir son billet , y faisait une marque, et
I'adressait a un autre Suisse , lequel ^tait charge de lui
demander si c'etait M. de I^a Reyniere sangsue du people,
ou son fils le defenseur de la veuve et de I'orphelin , qa'il
desirait de voir; sur la reponse du convive , on le faisait
monter un escalier au baut duquel il ^tait re^u par un
Savoyard vStu comme les anciens herauts d'armes^ avec
une hallebarde doree a la main. Tout le monde rassem-
ble dans le salon y le mattre du festiu y en babit de pa-
lais et avcc le maintien le plus grave ^ pria toute Tassem-
bl^e de passer dans une autre piece oil il n'y avait pas
une seule iumiere ; on y retint les convives pres d'un
quart d'heure, les portes soigneusement fermees; elles
s'ouvrirent enfln , et Ton passa dans une salle a manger^
eclairee de mille bougies. La balustrade qui entourait la
AVRiL 1783. 365
table ^tait gardee encore par deux Savoyards armes a
Tantique. Quatre enfans de choeur ^taient places aux
quatre coins de la salle avec leurs encensoirs. « Quand
mes parens donnent a manger, dit le maitre du festin a
ses convives 9 il y a toujours trois ou quatre personnes
a table charges de les encenser; vous voyez, Messieurs,
que j'ai voulu vous epargner cette peine; voici des en-
fans qui s'en acquitteront a merveille... » Le souper etait
compose de viugt services de la plus grande magnifi-
cence, mais le premier tout en cochon. — « Messieurs,
comment trouvez-vous ces viandes? — Excellentes. —
He bien ! je suis fort aise de vous dire que c'est un dc
mes parens qui me les fournit; il se nomme nn tel, il
loge dans tel et tel endroit: comnie it m'appartient de fort
pres, vous m'obligerez fort de I'employer lorsque vous en
aurez besoin. »— A trois heures du matin, tout le monde,
tres-fatigue de cette ennuyeuse fac^tie, cherchait a se
rctirer ; mais on Irouva toutes les portes fermees a double
verrou : quelques convives s'echapperent par un escalier
derobe ; mais on ne s'en fut pas plus tot apergu ^ que le
passage fut garde par deux suisses, el Ton ne put sortir
que vers les sept heures du matin.
Cette ridicule scene a fait k M. et a madame de La
Reyniere tout le chagrin qu'on pent imaginer. M. de La
Reyniere fils leur avait demande la permission de don-
ner a souper a quelques amis , dont il avait eu soin de
faire une fausse liste , et avait obtenu de leur com-
plaisance qu'ils iraient souper ce jour- la en ville pour
le laisser disposer de la maison a sa fantaisie ; il est aise
dc' concevoir leur surprise lorsqu'en rentrant chez eux
ils y trouverent cette belle mascarade. Madame de La
Reyniere se monlra un moment dans la salle du festin.
366 CORKESPONDAirCE LITTER A.1RE,
M. le Bailli de Breteuil , qui passe pour \ni venAve les
soins les plus assidus, lui donnait la main; comme elle ,
il est fort grand et fort maigre; notre jeune fou dit tout
haut en les regardant de cote :
Et ces deux gran(l$ debris se consolent eiitre eux (i).
Un autre trait de son respect et de sa piete filiate est
ce qu'il repondit il y a quelque temps a une personne
qui lui demandait pourquoi avec tant de fortune il n'a-
vait pas prefere d'acheter une charge de conseiller, a
rester simple avocat. « Pourquoi? C'est que, en qualite
de juge, j'aurais fort bien pu me trouver dans Ic cas de
faire pendre mou pere ; au lieu que , dans I'etat oil je
suis, je conserve au moins te droit de le defendre...»
Mais c'est nous arr^ter trop long- temps a des folies dont
le principe est encore plus revoltant que I'expression
n'en est originale et bizarre.
Des Lettres de cachet et des Prisons d'etat; outrage
posthumey compose en 1778. Deux volumes in-8^ avec
cette epigraphe :
Non ante revellar
Exanimem quhm te complectar, Roma , tuamque
Nomen, llbertas! etipanein prosequar umbram. Lucan.
^ Hambourg (c'est-a-dire k Neufchatel,) 1782.
On attribue cet ouvrage a M. de Mirabeau , au fils du
marquis de Mirabeau , auteur de F^nU des hommesj des
J^conomiques y etc. Le fils de eel homme c^lebre n*est
deja que trop connu lui-mlme par toutes les aventures
qui signalerent sa fougueuse jeunesse, Personne ne peut
(i) Vers du poeme des Jardins , chant IV, vers gS. ( JVote de Grimm, )
AVRIL 1783. 367
savoir mieux que lui ce que c'est que de vivre dans les
prisons; il y a passe une bonne partie de sa vie, ren-
ferme d'abord a la sollicitation de son pere, ensuite a
celle des parens de sa femme, et dernierement pour
avoir enlev^ la seconde femme de ce president Le Mon-
nier, dont M. de Yaldahon avait enleve la fille, et qui
ne s'etait remarie que pour se venger de sa fiUe et de
son gendre, apres avoir perdu le cruel proces intent^
centre eux; proces auquel dans les temps les plaidoyers
de M. Loyseau de Mauleon donnerent tant d'inter^t et
de cel^brite.
Vers de M, Cerutti, au nom de madame la duchesse de
BrissaCf a mademoiselle de Swrjr, ogee de huit ans.
De votre esprit naiftsaot j'admire les primeurs;
Mais il s'^puisera s'il enfante sans cesse.
H4tez-yous lentement ; malheur a qui se presse.
Gardez pour I'avenir encore quelques fleurs.
L' esprit et Tamour out Icur tge ,
Le destiD leur a fait leur part ;
Penser trop tot , aimer trop tard ,
Jeuoe Sivry , serait peu sage.
La naive innocence est Fesprit des enfans,
Et I'amitie tranquille est Famour des vieux ans.
Riponse de mademoiselle de Si^rjr.
Par vos sages conseils ^clairez mon enfance ;
Groycz que je les sens comiAe on sent k vingt ans.
Le coeur plus que Fesprit peut devancer le temps ,
Et je I'eprouve k ma reconnaissance.
Ce sentiment naif est fait pour un enfant.
Tous ses succes sont dus k I'indulgence :
368 CORRESPOND ANCE LITTERAIRE,
S*il la m^rite quand il pense ,
C'est en faveur de ce qu'il sent.
La police de nos spectacles n'a peut-etre jamais ete
honoree d'une attention plus severe , plus augustc et
plus scrupuleuse. Une tragedie nouvelle est une aflaire
d'Etat et donue lieu aux negociations les plus graves ;il
faut consulter les ministres du roi, ceux des puissances
qu'on y pent croire interessees, et ce nVst que de I'aveu
de tous ces messieurs quuu pauvreauteur oblientenfiri
la permission d'e^poser son ouvrage aux applaudisse-
mens ou aux sifflets du parterre. Cette permission vient
d'etre refusee a M. Le Fevre, auteur de Zumuj de Cos-
roes J etc. Son Elizabeth de France a ete renvoyee par
le censeur ordinaire au jugement de M. le lieutenant
de police^ par M. le Lieutenant de police a M. le Garde
des Sceaux, par M. le Garde des Sceaux a M. de Ver-
gennes, et par celui-ci a M. le comte d'Aranda, lequel,
sans Youloir la lire, a decide prudemment que, puis-
qu'on le consultait , TafTaire semblait au moins douteuse,
qu'il se compromettrait a la v^rite fort peu en laissant
jouer la tragedie , bonne ou mauvaise , mais encore beau-
coup moins en la faisant defendre; et c'est le parti qu^il
a pris , malgre toute la protection dont M. le due d'Or-
leans a daigne honorer Touvrage. Ce prince, pour con-
soler M. Le Fevre, vient de faire representer la piece,
sur son theatre de la Chaussee-d'Antin, par les acteurs
de la Comedie Fran^aise, et messieurs les Quarante out
ete solennellement invites par Tauteur, a qui Son Al-
tesse a bien voulu laisser ce jour-la toute la disposition
de la salle, a y venir juger son ouvrage. On avait assure
que M. le due d'Orleans voulait ecrire directement au
J
AVRIL 1783. 369
roi d'Espagne pour en appeler de la decision de M. le
conate d'Aranda ; mais il s'est cootente de charger quel-
qu'un de trailer cette grande affaire avec le ministere de
Madrid, et Ton ignore encore le succes de la negociation.
Le sujet de la nouvelle tragedie est si connu par le
roman historique de I'abbe de. Saint-Real, intitule Z>o/7.
Carlos , que nous nous dispenserons d'en faire I'analyse;
ce sujet, d'ailleurs, n'est pas neuf au th^tre; tout le
monde ue sait pas qu'il a dte traite assez ridiculement
par M. le marquis de Ximenes ; mais personne n'ignore
combien il a reussi sous le nom X Andronic. On retrouve
dans la piece de M. Le Fevre tous les personnages de
\Andronic de Campistron ; mais Tordonnance des deux
tableaux n'est pas la meme.
Un des endroits de la tragedie qui a ete le plus ap-
plaudi , et qui I'a mfime ete avec une afTectation fort in-
discrete^ mais encore plus d^placee, c'est la le^on que
Philippe donne a la reine de s'occuper a plaire et de lui
laisser le soin de regner ; il est vrai que ce sont peut-etre
les vers les mieux fails de la piece; mais sont-ils du
sujel, de U situation , du caractere de Philippe? C'est ce
que nous discuterons mieux lorsqu'on aura re9u la re-
ponse du Conseil de Madrid.
MAI.
Paris , mai 1783.
Le Tombeau dEucharis,
Elle n'est dej6 plus , et de ses heureux jours
J'ai vu s'^vanouir I'atirore passag^re.
Tom. XI. 34
370 CORRESPOWDAWCE LITTER AIRE ,
Ainsi s'eciipse pour toujours
Tout c« qui brillo sur la terre.
Toi que son cofur connut , toi qui fis aod booheur,
Amiti^ consolante et tendre ,
De ccl objet cheri viens recueillir la cendre.
Loin d'un monde froid et trompeur,
GboisissoDS k sa tombe un abri solitaire.
Entourons de cypr^ son urne funeraire ;
Que la jeuncsse en deuil j porte, arecses pleurs,
Des roses a demi faiiees ;
Que les Graces plus loin , tristes et constern^es ,
S'enveloppent du voile , embl^uie des douleurs.
Representons I'Amour, TAmour inconsolable,
Appuj^ sur le monument;
Ses penibles soupirs s'ecbappent sourdement,
Ses pleurs ne coulent pas^ la tristesse I'accable.
Eucharis ! 6 courroux du sort !
Dieux injustes , c'est nous que vos rigueurs poursuivent.
Passant , nc pleure point sa mort,
Pleure sur ceux qui lui survivent.
Impromptu de mademoiselle de Swrf, dg^e de huit ans,
a madame de Montesson y quijouait le principal role
dans une nouvelle comedie de sa composition^ intitalie
l'Hotesse de Marseille , ou l'Hotesse coQUEmE.
L'HStesse coquette est la pi^ce
Que Ton devait jouer ce soir;
J'^tais chez une aimable hotcsse;
Mais dans elle je n'ai pu voir
Une beautc fausse et leg^re ;
Son amc dementait son role et ses discours.
Je croyais voir celle qui cberclie h plaire ,
J'ai vu celle qui plait toujours.
MAI I 783. 37 I
Llmperatrice-Reine, etant enceinte^ ayait gag^ avec
le comte de Dietrichsteia qu'elle accoucherait d'une 611e;
le comte avait pane pour un archiduc. Pour le bonheur
de la France , llmperatrice mit au jour Marie-Antoinette,
etfit dire au comte qu'elle ressemblait h sa mere commo
deux gouttes d'eau. Le comte, pour s'acquittcr avec Tlm-
peratrice, fit faire une petite statue de porcelaine qui le
represeutait k genoux, et oflfirant d'une main les vers
suivans a I'lmperatrice :
loperdeiy V augusta Figlia
A pagar mi ha con donna to ;
Ma s* e ver che voi somiglia ,
Tut to il mundo ha guadagnato.
La retraite d*un de nos ministres vient de faire revivrc
le calembour qu'on fit a la mort du cardinal de Fleury :
F^loruit sinefructu ,
Defloruit sine luctu.
Les Comediens Fran^ais ayant deplace la statue de
Voltaire que madame Duvivier, sa niece, avait donnee
a la Comedie Fran^aise, elle a cru devoir leur ^crire la
lettre suivante.
Du 12 mai 1783.
cc J'apprends, Messieurs, que la statue de M. de Vol-
taire, que j'ai donnee I'annee derniere a la G>m^die
Franfaise pour servir d'ornement a 'son grand foyer, en
a ^e tout recemment ot^e pour etre plac^ dans la pi^e
de vos assemblees particulieres, sans que vous ayez eu
ThonnStet^ de m'en prevenir.
372 CORRi:SPONDAIfCE LITTERAIRE,
« Tai I'honneur de vous observer, Messieurs^ que ce
n'est point la du tout la destination premiere de cetle
statue. Je me suis reudue a vos desirs lorsque vous me
Tavez demandee, d'autant plus volontiers qu'elle devait
Stre mise a toute eterniU sous les yeux du public^ qui
paraissait voir avec plaisir I'hommage que j'ai rendu a
la memoit*e de ce grand homme, et mon tribut de respect
et de reconnaissance pour lui. Je ne me suis pas plainte
de ce que vous n'avez pas daigne jusqu'ici me procurer le
moyen de voir encore quelquefois representer sur votre
theatre ses ouvrages immortels; il n'est peut-^tre pas
juste en efiet que la niece et Theritiere d'un homme qui
a enrichi la Com^die Fran^aise pendant soixante ans
puisse y poss^der un quart de loge pour son argent;
mais je me plains a plus juste titreaujourd'hui de ce que
vous ne rendez pas si sa statue llionneur qui lui est du.
EUe n'a jamais ete destinee a faire un meuble (Tornement
pour votre cliambre; et si la cheminee qu'on a pratiquee
dans le foyer y est plus necessaire que la statue de M. de
Voltaire 9 du moins pouvait-on la placer k I'un des cot^s
de cette cheminee, en attendant que les parens des
autres grands hommes qui ont comme lui enrichi le
Theatre Francais leur aient rendu le mSme honneur:ou
bien dans Tenfoncement de la fen^tre qui est en face de
cette cheminee, et bien mieux encore dans le vestibule
d'en-bas; c'esl meme la que M. de Wailly avail dabord
imagine de la placer.
u Je suis bien loin. Messieurs , de reprocher nies bien-
faits et de retircr le don que j'ai fait a la Comedie Fran-
gaise; mais enfin, si vous ne remplissez pas moo inten-
tion en mettant la statue de mon oncle sous les yeux du
public, dans un des endroits ei*dessus indiques, je ne
MAI 1783. 373
vous propose point de me la rendrCy mais jc vous prie
de me la vendre. Je la paierai ce que M. Houdon , qui eu
est Tauteur , Testimera ; vous pourrez m'indiquer le jour
ou vous la reaverrez , et le prix sera tout pret.
«J'ai Thonneur d'etre tr^s-parfaitement. Messieurs ,
Yotre tres-bumble et tr^s*ob^issante servante. »
Les Comediens Italiens viennent de quitter enfin leup
triste jeu de paume de la rue Mauconseil, pour aller
s'etablir dans la nouvelle salle qu'on leur a batie sur les
terrains de Thotel de Ghpiseul , pr^s le boulevard de la
rue de Richelieu (i). Leur ancien theatre etait si incomr
mode, si mal situe, que Ton devait se trouver fort dis*
pose k voir les defauts de celui-ci avec indulgence; mais
la critique ne les a nullemeni epargn^s. Si nous nepou-
vons nous dispenser d'en rendre compte, nous tdcherons
de le faire au moins le plus succinctement qu'il nous
sera possible.
Le premier reproche qu'on a fait a M. Heurtier, I'ar-
chilecte a qui nous devons cette nouvelle salle, est que
la principale face du batiment ne regarde point le bou-
levard J cetle situation aurait paru en eflet plus conve-
nable. Celle que I'auteur a pref^ree, ou pour tirer meil-
leur parti de la location des maisons qui environnent Ic
nouveau theatre, ou peut-^tre aussi'par ^gard pour la
sotte vanit^ de& Comediens^ qui eussenl craint d'etre con-
fondus avec les comediens des boulevards , a donne lieu
a unemauvaise^pigrammequeje ne rapporterai pas (a).
La place sur laquelle donne la principale face du
(z) La salle Favart. 1
(a) Les m^mes motifiB nous foot garder le m^me silence. T^ous reiiTen*oii&
cepeDdant les persoimes qui tiendraient k connaitre ce quatrain licencieux , a.
la Correspondance sscrite^ t. XIV, p. a 86, ou aux Memolrei de Bachaumonty
4 mai 1783.
374 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE,
theatre est petite; les nouvelles rues de Gretry, de Favart,
de Marivaux, qui y couduisent, ne sont pas fort larges;
maisy pouvant toujours conserver une communicatiou
tres-libreavecle boulevard et la grande rue de Richelieu,
I'ordre etabli pour arriver au spectacle et pour en sortir
n'en est ni moins facile , ni moins commode.
Le porche du nouveau theatre est compost de six co-
lonnes d'ordre ionique. Quelque leger que soit naturelle-
menl cet ordre d'architecture , I'adresse de rarchitecte a
su lui donner ici Tair du monde le plus lourd et le plus
massif; les colonnes sont ^normes, et le paraissent d'au-
tant plus que I'espace qui entoure tout le batiment est
fort resserre.
Le vestibule et les escaliers qui m^nent aux diiferens
endroits de la salle sont extraordinairement surbaisseis.
A en juger par Text^rieur, on eut pris assez volontiers
ce batiment pour le temple de la plus austere de toutes
les divinites; en voyant le vestibule, I'escalier et les
souterrains qui conduisent a Torchestre, on est tentede
se croire a I'entr^e de quelques anciennes catacombes.
I^a piece destinee au foyer public nous a paru annon-
cer mieux I'objet qu'elle doit remplir; elle est grande,
dans de belles proportions^ et la decoration en est agr^ble
et de bon gout.
L'interieur m^me de la salle est un ovale fort allonge;
cette forme est assurement moins noble et moins impo-
sante que la forme circulaire; mais elle parait assez fa-
vorable a la voix. Pour obtenir un quatri^me rang de
loges, I'architecte a recul^ sur le mur du fond la voussure
en caisson, qui, dans lemodele,retombait sur lentable-
ment; ce quatri^me rang de loges ainsi niche fait un
fort mauVais effet, et n'a procured au public que des
MAI 1783. 375
places tres-incommodes. La decoration interteure de la
salle est asaez brillaftte ; c'e&t un fond couleur de vert
marbre campan , rehauss^ par beaucoup d'ornemens
dor^s. Les deux lustres qui eclairent la saNe y repandent
une clairte assez viye^ assess ^ale partoat, et les femmes
en general ont paru contentes de la maniere dont on y
voit et de la maniere dont <mi y est ru.
Le Prologue par iequel oa a fait rinauguratioD du
nouveau theatre n'a pas et^ Irop bien accueilli , quoique
ce soit M. Sedaine qui en ait fait les paroles et M. Gre-
try la musique, La senile s'ouvre par un machiniste, oe-*
cupe a faire arranger les d^ccMrations. « J'ai oubli^, dit-il.,
moa sifflet k Tancienne salle; pounru que quelqu'un nc
I'ait pas trouve et ne s'en serve... » Arlequin arrive a vec
$a valise^ Le machinisle , toujours fort embarrass^, ne le
reconaa|t pas , et veut le renvoyer avee humeur ; quel*
ques coups de batte donnes a propos le font bientot re-
connaitre. a Ah ! vous ^tes Arlequin. -«- Oui. -^ C'est
vans qui avez deride le front de nos grandsi^peres. -— «
Cela pcut fitre, -^ Fait rire nos p^res. — • Ccla peut Hve.
— £t dont la gaiete et les graces plaisent encore. *—
Cela peut etre> peut-4tre. -^ £t c'est vous qui ferez
encore rire nos petits enfans. •— * Ah ! cek ne peut pas
etre. --^ Eh ! pourquoi ? — Ah ! pourquoi ? C'est trop s^
rieux a dire , c'est du s^ieux noir, et je n'aime que le
serieux couleur de rose... » -^ Apres ces complimens,
le machiniste lui declare encore une fois qu'il ne peut
rester ici , que Thalie y va venir. a -^ Thalie ? ah I j en
suis bien aise , il y a k>Dg-temps que je ne Tai voe. — •
Vous la connaissez? — Si je la connais! c'est par elle
que je vaux^ si je va^ix quelque chase; c'est elle-m^e
qui, etant en goguette (les neuf Pucdles ont des mo*
1
I.
376 CORRESPONDAirCE LITTliRATRE,
meBS de recreation), a invente cet habit que je porte, qui I'a
cousu de ses mains, quim'a noircile visage comme vous
voyez...» — Thalie parait dans I'instant elle-m^ine;la
Deesse prend Arlequin sous sa protection, luiordonne de
se tenir a la porte de I'enceinte , et de n'y laisser entrer
que ceux que la nature a destines pour en etreTornement.
tf Yoila y r^pond Arlequin, une commission bien difficile;
car les proteges , les protecteurs !... Allons, allons... » II se
retire. Thalie adresse alors aux acteurs et aux actrices
de la scene fran9aise un discours en vers sur Fart de la
declamation, discours tr^s-sens^, mais qui n'en est pas
moins froid. Arlequin revient. « Ah ! Thalie, il y a la une
grande dame d'une nature si surnaturelle ; elle demande
a entrer : je lui ai dit , autant que la frayeur a pu me
le permettre : Ma... ma... dame, jenesais... — Vousne
savez !... — • Elle a lev^ le sourcil, tourne la t6te% etendu
un bras, et a dit : Gardes^ qii'on le saisisse.--^ Ah ! c'est
ma soeur, ma soeur Melpomene... » — C'est elle en effet;
mais le public, etonne de la voir, a paru bientot fort
ennuye de sa presence. Elle vient quereller longuement
Thalie sur la magnificence de son nouvcau theatre; deux
temples pour vous , lorsque je n*en ai qu'un ! etc. Elle
lui reproche encore plus longuement d'avoir laiss^ le
parterre debout... Quoiqu'il y ait dans cette discussion
quelques traits de critique heureux , Tennui a gagn^ tous
les spectateurs^ et, sans respect pour les deux Muses ri-
vales , a peine un murmure general leur a-t»il permis
d achever leur role. Le Vaudeville , deguise en bon
homme , vient interrompre enfin ces longs d^bats ; il
pretend etre de la fete de Thalie ; le Parodiste veut en
etre aussi. Melpomene re^oit le premier avec mepris , le
second avec indignation.
Mil 1783. 377
Actes du Synode term a Toulouse du mois de nO'
vembre 1782; brochure in-8**. Si tant de conciles et de
synodes dont THistoire a daign^ recueillir les actes ne
sont qu'autant de nionumens d'extravagaDce et de scan-
dale , celui-ci peut bien etrc regarde comme un des titres
les plus respectables du pt*ogr^s des lumieres et de I'es-
prit de bienfaisance qui caracterise notre siecle. Le prin-
cipal objet de cette assemblee a ele d'ameliorer le sort
des pauvres cures de village , de les rappeler aux pria-
cipes de conduite les plus propres a soutenir la dignite
de leur ministere, et de les rendre ea un mot aussi utiles
a la societe qu'ils peuvent et doivenl T^tre, Les mesures
prises par M. I'archeveque de Toulouse , pour parvenir
a UQ but aussi digne de sa sagesse et de sa pitie, se
trouvent exposees dans ces Actes avec autant d'inter^t
que de simplicite ; on y trouve a tous egards le modele
d'une excellente r^forme, et le preambule du mandement
qu'il a donne a ce sujet nous a paru de I'eloquence la
plus vraie et la plus touchante.
Un phenomene litt^raire trop rare^ trop iuteressant
pour etre oublie dans nos fastes, c'est la Comtesse de
Bar, ou la Duchesse de Bourgogne, trag^die en cinq
actes et en vers, de madame de Montesson. Nous avions
deja eu Thonneur de vous annoncer plusieurs pieces de
theatre de sa composition ; mais voici sa premiere tra-
gedie et le premier ouvrage, je crois, qu'elle ait ecrit en
vers. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'elle etait parvenue
jusqu'a I'age de quarante ans sans avoir songe meme a
se faire expliquer les regies si simples et si faciles de
notre prosodie ; les premiers essais de son talent poetique
n'en ont pas moins ete de longs poemes , des comedies
378 CORRESPONPAWCE LITTERAIRE,
et des tragedies de cinq actes. Le sujet de celle qui vient
d'etre represent^ , sur le theatre de monseigneur le due
d'Orl^DS, par les acteurs de la Commie Fraxi9aise,est
tire des Anecdotes secretes de la cour de Bourgogne;
I'expositioD , quoique un peu longue , oe nous a paru
manquer ni d'inter^t ni de clarte.
ACTE PHEMIEK.
On attend le retour du Due qui vient de remporter
sur ses ennemis la victoire la plus signalee; mais ce n'est
pas lui qu'on vattend avec le plus d'impatience , c'est le
comte deVaudraiy son rival sans le vouloir, sans s'en
douter, un jeune heros dont la valeur sauva les jours du
Due, et fit gagner la bataille. La Duchesse avoue a sa
confidenle que I'ambition seule forma les noeuds de son
hymenee , qu'elle brule en secret pour le jeune Comte ;
que ce feu / renferme trop long-temps au fond de son
cceur, I'emporte enfin sur ses remords et sur sa vertu :
Je sentais, lui dit-elle^
Je sentais le besoin de confesser men crime.
Le comte de Vaudrai n*a pas de gofil pour Fadullire. U
aimait la comtesse de Bar, ni^ce du Duc^ il en ^tait aime;
et n'osant esperer I'avcu de son maitre, il I'a epousee se-
cretement avant de partir pour Farm^.
ACTE SECOITD.
LeDuc ne voil point de recompense assez illustre pour
payer les services du Comte, si ce u'est la main m^me
de sa niece; il la lui promet, et le Comte, en recevant
1
MAI 1783. 379
avec transport Fespoir d'un prix si glorieux , craint trop
(le le perdre en lui avouant qu'il osa I'obtenir sans sa
permission. II cherche a entretenir la Duchesse, et, pr^t
a lui confier ses craintes et ses esperances , il decouvre
(|uel autre interet I'occupe. La Duchesse, peu satisfaite,
comme on peut croire, des dispositions du Comte, veut
s'en venger, et, plus intrepide que Phedre , I'accuse elle-
mlme aupr^s de son epoux d'avoir ose lui adresser de
temeraires voeux.
ACTE TROISliME.
On n'est point surpris que le Due cherche a eclaircir
ce mystere ; il a mande le Comte. Celui-ci , se croyant
trahi, se precipite aux genoux du Duc^ et lui avoue qu'il
est uni secretement avec la comtesse de Bar. Le Due
reste confondu a peu pres comme le pauvre Orgon : Je
ne vous comprends pas ; quoi ! vous epousiez ma niece
et convoitiez ma femme (i)! Dans le premier moment
de son indignation il ne sait quoi penser. En attendant
des reflexions plus trauquilles, il fait garder les deux
epoux chacun dans leur appartement ; cependant il ne
tarde pas a presumer que la Duchesse en effet pourrait
bien s'etre meprise :
Eb I ne rouuait-on pas I'orgueil de la beaut^ ?
ACTE QUATRI^ME.
Le Due assemble les grands de sa cour; il leur de-
mande quelles sont les vertus qui caracterisent essen-
tiellemcnt Tame d'un bon souverain. L'un exalte la cle-
(i) Vous epoosies ma fille et cooToitiez roa fcmmr.
MoLiERE^£« Tartuffe, Act. IV, sc. 6.
38o CORRESPONDA.NCE LITTERAIRE,
incnce, Tautre la justice, un autre la g^aerosite. Fous
ne me parlez pas, leur repond le Due, de la recormais*
sanc€...'j ety penetre de cedoux sentiment, il pardonne
au Comte son audace en faveur de ses services , et con-
firme solennellement son mariage avec la Comtesse. II
semble qu'ici Taction de la pi^ce finisse delle-mSme;
mais la vengeance de la Duchesse trouve le secret de la
prolonger. Elle fait donner de faux avis au Due d'uoe
pr^tendue sedition qui vient d'eclater dans le camp a
quelque distance de la ville. Jje Comte, Tidolc des sol-
dats, part pour les faire rentrer dans leur devoir.
ACTE ClNQUlilME.
La Duchesse avait besoin de I'absence du Comte pour
exfeuter un projet epouvantable, celui de faire mettre
le feu au palais de la Comtesse, et d'aposfer en meme
temps des assassins pour la tuer au milieu du tumulte,
si elle avait le bonheur d'echapper a Fincendie. Quelque
noir qu'ait paru ce complot, il n'y a point de spectateur
qu'il ait s^rieusement alarm^ : il etait aise de prevoir
que le Comte son epoux reviendrait a temps pour Ten-
lever du milieu des flammes , et la sauver des mains des
meurtriers; c'est ce qui ne manque point d'arriver, et
cela produit mSme un assez beau coup de theatre dans
le gout de celui de la Feui^e du Malabar. La Duchesse,
desesp^ree, se fait justice dans les formes du theatre avec
un coup de poignard , et tout finit au gre des spectateurs.
Si le fonds de cet ouvrage est romanesque, la conduile
en est assez sage, la marche claire, les scenes bien li^es.
On pent trouver que le role de la duchesse de Bour-
MA.I 1783. 38 I
gogne , trop odieux , I'est souvent sans necessity , qu'elle
est plus coupable que Phedre et beaucoup moins pas-
sioanee, ce qui diminue doublement FinterSt de sa si-
tuation. II semble qu'en general, pour avoir craiut de
paraitre imiter Phedre^ I'auteur soit tomb^ dans presque
tous les defauts que Racine sut eviter avec tant d'art et
de genie ; mais on peut fort bien Stre au-dessous de Ra-
cine, et meriter encore de grands ^loges. Quoique le style
de la piece n'ait pas cette force., cette Anergic qui appar-
lient surtout a la poesie traglque / il a de la noblesse ,
de la douceur, de la purete, et il faut sans doute avoir
beaucoup d'esprit et beaucoup de tatent pour parler si
bien le langage des Muses lorsqu'on n'en a pas acquis
lliabitude de meilleure heure. Le vers de la tragedie
qui a ^te le plus applaudi et qui devait bien I'^tre^ c'est
Philippe fut tonjours I'appui des malheureux.
Jamais application de ce genre ne fut plus juste ui plus
naturelle.
Le role de la duchesse^ Bourgogne a ete rendu avec
beaucoup d'aclresse par maoame Yestris , celui du comte
de Yaudrai par Mole ; n)iulemoiseIIc Sainval a eu plu-
sieurs inflexions touchantes dans le role de la comtesse
de Bar ; Brizard n'a pas fait valoir infiniment celui du
Due;
Le reste ne vaut pas I'honneur d'etre nomine.
Le pieces consacr^es a Tinauguration du nouveau
Theatre Italien ne sont pas heureuses. Celle de M. Se-
daine n'a pas reparu depui's la premiere representation ;
celle de M. Desfontaines n'a pas eu beaucoup plus de
38a CORRESPOND A.ICCE LITTERAIRE,
succ^s J et semblait en meriter encore moins ^^ c'est k
Reifeil de Thalicy com^die en trois actes et en vers,
m^lee de vaudevilles. II n'cst pas ais^ d'en indiquer le
plan; Ton pourrait mSme douter qu'il en ait jamais existc
un dans la pensee de Tauteur ; rien de plus embrouill^,
rien de plus decousu.
On ne peut refuser a M. Desfontaines de Tesprit et
de la facilite ; mais son esprit a une mani^re recherchee,
et il manque absolumeut de ce go6t qui sait mettre chaque
phose h. la place qui lui convient. Le seul role qui ait un
peu soutenu la pi^ce est le role du Gascon ; le chevalier
de Yentillac ressemble fort au capitaine Claque de Mo*
Ukre a la nouuelle Salle; mais, pour £tre de la mSme fii-
mille, il n'en a pas moins quelques traits a lui, et quel-
ques traits assez plaisans. Voici une tirade qu'on a fort
applaudie.
Je hais les culbutes ,
J'cxecrc le cri des sifflets,
£t j'ai plus empecbe de chutes
Que vous n'avez eu de succ^s.
Au moindre bruit , j^ me lance et me porte
Du ceiltre dans lecoin, du coin dans le milieu^
Et d'nn coup de ma main qu*on entend de la porte
Je rends a votre actenr la parole et 1^ jeu.
Le bacchanal double, j^ me r^porte
Dansle plus fortdu tourbillon.
L^ petit collet me dit non y
Je passe. Le marcband m^ doone la gourmadc ,
Je pousse. L^ soldat m'adresse la bourrade ,
Je r^^ois : mais j'arrive ; et malgr^ tout le train ,
Imperceptiblement je mets la piece ^ fiu.
jvix i7'83. 383
JUIN.
Paris ^ juin 1^83.
L'histoire DBS M miPcADX n'ofire pas a 1 eloquaice des
sujets aussi heureux, aussi propres a Stre embcllis par
eile que THistoire du r^gne animal ; mais la sagacite in-
geoieuse de M. le comte de Bufibn y decouvre pour
ainsi dire a chaque pas de nouvelles preuves de son sys-
teme sur les revolulions de notre globe terrestre; et
i'auteur, attache k ses reclierches par ce grand int^rdt ,
le fait partager 3ouvent a ses lecteurs; des observations
s^ches ou minutieuses en elles-m^mes paraissent plus im-
portantes par leur liaison intime avec les premieres ori«>
gines du monde. Si le quartz, le schorl , le talc, les schistes
et lardoise ne sont que des mati^res brutes et communes,
elles n'en atlestent pas moins les grands travaux de la
nature durant I'espace de plusieurs milliers de siecles ;
ce sont des titres authentiques de Tanciennete de notre
globe, de la longue succession des ages qui durent en
preparer la forme et la richesse actuelle ; les mineraux
sont dans lUistoire du monde ce que sont les monnaies,
les m^ailles et les vieux monumens dans lUistoire des
empires.
M. de BufFon divise en trois grainles classes toutes les
matieres brutes et minerales qui composent le globe de
la terre. -La premiere classe embrasse les matieres qui ,
ayant ete produites par le feu primitif, n'ont point chang^
de nature.
La seconde classe comprend les matieres qui ont subi
384 CORRESPOND ANCE LITTJ^RAIRE,
une seconde action du feu , et qui ont ^t^ frapp^es par les
foudres de Telectricite souterraine ou fondues par le feu
des voicans.
La troisieme classe contient les substances calci-
nables , les terres vegetaies , et toutes ies matieres for-
mees du detriment et des depouilles des animaux et des
v^getauxy par Taction ou Tinterm^de de Teau.
« Cest surtout , dit M. de Bufibn, dans cette troisieme
classe que se voient tons ies degres et toutes les nuances
qui remplissent Tintervalle entre la matiere brute et les
substances organisees; et cette matiere intermediaire ,
pour ainsi dire mi-partie de brut et d'organique^ sert
egalement aux productions de la nature active dans les
deux empires de la vie et de la mort. . . Les productions
de la nature organisee, qui dans I'etat de vie et de ve«
getation representent sa force et font Tornement de la
terre^ sont encore, apres la mort, ce qu'il y a de plus
noble dans la nature brute; les d^trimens des animaux
et des vegetaux conservent des molecules organiques ac-
tives qui communiquent a cette matiere pas^ve les pre-
miei's traits de Torganisation , en lui donnant la forme
ext^rieure.
a Le grand et le premier instrument avoc lequel la
nature op^re toutes ses merveilles est cette force uni-
verselle, constante et penetrante, dont elle anime chaque
atome de matiere, en lui imprimant une tendance mu-
tuelle a se rapprocber et s'unir : son autre grand moyen
est la cbaleur, et cette seconde force tend a separer ce
que la premiere a r^uni ; neanmoins elle lui est subor-
donnee ; car T^I^ment du feu , comme toute autre ma-
tiere, est soumis a la puissance generate de la force retro**
active. »
JOIN i^SvS. 385
Ces fails, ces resultats etaient connus; mais ce que
M. de BufFon nous presente lui-meme comme un aperfu
nouveau dans cette grande vue, c'est qu'ayant a sa dis-
position la force pen^trante de Tatlraction et celle de la
chaieur, la nature peut travailler Tint^ricur des corps
et brasser la mati^re dans les trois dimensions k la fois,.
pour faire croitre les ^tres organises, sans que leur forme
s'altere en prenant trop ou trop peu d'extensiou dans
chaque dimension Dans le r^gne mineral , cette ope-
ration, qui est le supreme effort de la nature, ne se fait
ni ne tend a se faire. . . Le mineral ne se nourrit ni n'ac-
croit par cette intus-susception qui , dans tons les etres
organises etend et developpe leurs trois dimensions a
la fois en egale proportion ; sa seule maniere de croilre
est une augmentation de volume par la juxta - position
successive de ses parlies constituantes, qui loutes, n'e-
tanl travaillees que sur deux dimensions, c'est-a-dire en
longueur et largeur, ne peuvent prendre d'autres formes
que celles de lames infiniment minces et de figures sem-
blables ou diff(£rentes, et ces lames, figur^es, superposees
et reunies, composent par leur agr^gation un volume
plus ou moins grand, et figure de meme Si Ton ne
peut nier que cette figuration ne soil un premier trait
d'organisation , c'est aussi le- seul qui se trouve dans les
mineraux... Et toutes les figures anguleuses, regulieres
et irregulieres des min^raux sont trac^es par le mouve-
ment des molecules organiques, el particulierement par
les molecules qui proviennent du residu des animaux et
vegetaux dans les malieres calcaires, et dans celles de la
couche universelle de terre vegetale qui couvre la super-
ficie du globe.
Quoique cette theorie soil fort simple , quoiqu'ellc ne
Tom. XI. a5
386 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
soit qu'une consequence des vues deja d^veloppees par
M. de BufiCoa, sur la nutrition, raccroissemeut et la pro*
diiction des etres, il ne s'attend pas a )a voir universel-
lement accueillie : « J'ai reconnu, dit'ii, que les gens
peu accoutumes aux idees abstraites ont peine a conce-
voir les moules interieurs et le travail de la nature sur
la matiere dans les trois dimensions a la fois; des-lors^
ils ne concevront pas mieux qu'elle ne travaille que dans
deux dimensions pour figurer les mineraux : cependaat,
rien ne me parait plus clair, pourvu qu'on ne borne pas
ses idees a celles que nous presentent nos moules artifi-
ciels ; tous ne sont qu'exterieurs , et ne peuvent figurer
que des surfaces, etc. »
Imitation dOvide , par M, Rochon de Chabannes.
Je ne sais point porter de chaines ^ternelles,
Et j'ose me vanter de ma legerete ;
Qnand ran i vers nous oftre tant de belief^,
Pourquoi n'aimer qu'ane beaute?
Si }e vois une fiUe innocente et tranquille
' Qui baissc ses regards sur un sein immobile ,
Son timide embarras , sa naive candexir
Sont des piegcs caches qui surpreauent mon coeur.
Si , marcbant d'un »ir leste et la t^te assur^e,
Attaquiuit , provoquant la jeunesse enivree y
Lais vient a paraitre, elle enflamme roes sens,
J'ai bieat6t oublie ma modestc bergdre ,
Et c'est la volupie , c'esl Tart que je prefere ^
ABn de savourer des plaisirs differens.
Du haut de sa grandeur, de sa tige cclatante
J'nime a faire doscendre une superbe amante,
Et jecrois, triompbant d'elle et de ses a'ieux,
M'^lever dans ses bras jusques au sein des Dieuz*
i
JUIN 1783. 387
Tu n'as pas moins de droits sur mon ame inconstante ,
Toi y dont Fesprit orfie rend Tentretien cKarmant :
A11X plaisirs de I'amour se borne Tignorante,
£t ses soins delicats flattent \\n tendre amant.
Que la voix de Gfalo^ me p^ndtre et me touche !
Quel plaisir, quand le coeur et Poreille sont pris ,
D'intercepter, par un baiser surpris,
Les sons pleins de douceur qui sortent de sa bouche !
Je ne puis voir sans un trouble soudain
Dans les bras d'une belle une barpe enlacee ,
£t mon oeil suit en feu sur la corde pincee
Le jeu vif etbriUant d'une cbarmahte main.
Les graces de Ginlhie €t sa taille leg^re
M'offrent le souvenir des njmpbes de nos bois;
£t quand ses pas hardis L'enUvent de la terre ,
Je voudrais , embrassant sa taille entre mes doigts ,
La porter en triompbe aux bosquets de Cjtb^re.
Le frais matin de la beaute,
Les premiers jours de sa naissance ,
Portent dans mon sein agite
La plus active effervescence.
Son 6li roSme a des cbarmes pour moi.
0 femmes! je ne vis que pour vous dans le monde ;
Mais j'aime a partager I'encens que je vous dois ,
Et la brune me rend infid^le a la blonde :
Mon coeur ne'brave pas un seul devos attraits.
Enfin quelque beaute que Ton cite dans Rome ,
Que I'univers possdde et I'univers renomme ,
Elle est d'abord I'objet de mes ardens soubaits ;
Et comme un nouvel Alexandre ,
^ Anim^ d'un feu tout divin ,
Dans mon ambition, pret a tout entrepreudrc ,
Je voudrais conqn^rir le monde f^minin.
388 CORRESPONDAWCE LITTERAIRE, '
^pigramme 'Impromptu sur M. de Rocheforty qui a fait
une fort ennujeuse traduction en vers de TIliade
et de /'ODTSsiE.
Quel est ce trjste personnage ?...
C*est un Grec
Qui Bt Homcre a son image ,
Maigre el sec.
La querelle de madame Duvivier et des Com^diens ,
an sujet de la statue de M. de Voltaire (i), est devenue
tres-grave ; si les Puissances ne s'en ^taient pas melees a
propos, il u'est pas ais^ de dire quelle en aurait ^te Tissue.
L'assemblee de ces dames et de ces messieurs ayant trouve
que la leltre de madame Duvivier manquait absoiument
des egards du^ a une societe si respectable « y a repondu
de la maniere la plus s^che , pour ne pas dire la plus
impertinente; il y a eu une r^plique assez vive de la
part de M. ou de madame Duvivier, a L'tquelle rhonneur
du corps s'est cru oblige de riposter d'une maniere en-
core plus injurieuse. Sans respect pour la memoire du
grand homme, on elait sur le point de renvoyer sa statue^
que sais-je? peut»etre m^me de la jeter par les fenetres^
lorsqu'un ordre, obtenu par la mediation de madame la
comtesse d'Angivilliers , ci-devant madame Marchais, a
decide que cette statue n'avait point ^te donnee aux Co-
mediens, mais a la Comedie Fran^aise; que la Com^die
etait au roi, et qu'en consequence il n'appartenait qu'au
ministre des bsitimens, de concert avec messieurs les gen-
tislhommes de laChambre, de decider la maniere dont
(i) Voir prccedemment page 137.
juifi 1783. 389
il convenait de la placer. Get ordre a repandu la plus
grande consternation dans Tillustre Ar^opage ; mais ^
comme il n'avait et^ declare d'abord que verbalement,
on a delibere si Ton y oblempererait ou non ; on a ose
' arreter les travaux des ouvriers charges de placer la
statue selon le \osu de la donatrice ; on a envoye sur^le-
chaaip des deputes a Versailles ; on a m^me assure que
Tavis de quelques-uns de ces messieurs avait ete de sus-
pendre les fonctions de leur ministere public^ et d'ofFrir
a Sa M ajeste leur demission jusqu'a ce qu'il eut ete enjoint
a madame Denis-Duvivier de retracter publiquement les
injures contenues dans ses deux lettres, etc. Ce n'est
que depuis peu de jours que Forage s'est apais^, et qu'en
vertu d'un ^crit, signe LouiSj la statue vient d'etre placee
enfin dans le vestibule d'en bas, en face de la grande en-
tree. Yoil^ bien les extravagances d'un amour-propre
egalement irrite par tons les hommages que Tenthou-
siasme prodigue aux talens qui nous tnteressent ou qui
nous amusent, et par Tinconsequence du prejuge qui les
humilie.
La demoiselle Olivier (i) partage ses bontes entre
M. deLassonne, m^decin, et le sieur Dazincourt, qui
double Preville dans les roles de Crispin. Elle vient d'ac-
coucher; ces deux messieurs se sont dispute fort vive-
ment Thonneur d'etre le p^re de I'enfant. Des arbitres ,
choisis pour examiner leurs droits et leurs titres respec-
tifsy ont jugc que le meilleur nioyen de les concilier
etait d'appeler I'enfant CrispirhM^ecin. Cette decision
a paru d'une equity, rare.
(i) Uue des plus jolies , mais aussi Tune des plus mediocres actrices de la
Comedie Fran^aise. ( Note de Grimm. )
sgo corbesponda.icce litteraire,
Prospectus.
Ce prospectus, grave avec beaucoup de soin, a ete
envoy^ sous enveloppe dans un tres*grand nombre de
maisons. M. le comte de Lauraguais est v^eroentement
soup;oDn<i d'etre I'aureur de cette petite atrocit^. Accoa-
tume a ce genre d'escrime, M. de Beaumarcliais la me-
prise : » // ny a, dit son Figaro, que les petits hommes
qui sejachcnt des petits Merits. » M. le prince de Nassau,
plus etonn^ de se trouver compromis dans une pareille
aventure , en a rendu sa plainte chez un commissaire ,
entre les mains duquel il a d^pos^ plusieurs enveioppes
du pamphlet ecrites de la m^me main : ceci pourrait done
devenir I'objet d'une discussion assez piquante. Nous
n'avons pu nous dispenser de (aire connaitre la premiere
piece du proems.
On propose au public de souscrire \ I'edition de Me-
moires sur la vie du sieur Caron de-Beaumarchais ^ aux
conditions suivantes :
cc Ces Memoires rempliront quatre volumes in-»ii2, de
trois cents a trois cent cinquante pages le volume. Le pa-
pier sera commun, mais bon , et les caracleres bien con-
serves, sans etre ncufs. Tons les soins de Timpression
porteront sur sa nettet^ et sa correction ; en rejelanl
ainsi de cette edition le luxe etranger a la litterature, on
a pu r^duire le prix de ces quatre volumes a six livres,
a donner dans le courant de juillet 1783, en prenant le
premier volume chez Dessaiut Junior^ librairc a Paris ,
dont on recevra une quittance , portant promesse de de-
livrer au porteur les trois autres volumes dans le courant
de septembre suivant; mais cet ouvrage coAtera neuf
livres a ceux qui voudrout I'acheter sans avoir rempli
JOIN 1783. 391
les conditions qu'on offre au pubiic^ et qu'on se flatte
de voir lui paraiti^ plus avantageuses que la plupartde
celles des souscriptions ordinaires , qui ne servent com-
inunemeat qu'a Iromper les souscripteurs.
a Le premier volume des Memoires sur la vie deBeau-
marchais contiendra, i '* une notice sur sa famille; 2*" quel-
ques anecdotes sur les ressources qu'il comptait tirer de
la force de son corps et de son adresse a escamoter ,
loi'sque son pere le chassa de la maison paternelle ;
plusieurs details sur I'industrie qui le fit e^ister jusqu'a
lepoque du marche qui, lui ayant fait acheter, a rente
viagere, la place de controleur de la bouche du roi du
sieur ^ * *, le rend it promptemenl proprietaire de la place,
ensaite mari de la veuve, et puis heritier des defunls;
4^ rhistoriquc de ses intrigues a Versailles, qui finirent
par Ten faire cbasser , avecordre de vendre sa place.
<c Le second volume contiendra , 1** Thistorique du
voyage de Beaumarchais en Espagne, et la veritable
aventure de Clavico ; 2* un recueil de ses Lettres, qui
jettera un grand jour sur ses talens , sur son caract^re ,
et sur la morl de sa seconde femme.
a Le troisieme volume coutiendi*a 1^ des details cu-
rieux sur sa liaison avcc M. le jwince ** * (1)5 a^ un pre-
cis de ses ouvrages ; 3^ plusieurs faits singuliers sur To-
rigine de son proces avec Goesman ; 4® des copies des
premieres epfeuves de plusieurs morceaux ecrits par
Beaumarchais dans son second et troisieme Memoire ,
totalenient changes pardifferentes personncs; 5®anecdote
sur la facheuse rencontre de Beaumarchais chez *** (2),
avec M. Dumouriez, qui le mena^a de coups de bilou
( I ) Con I i . ( IVote de Grimm. )
(3) Maiicmoiselle Artioiild. {Note de Grimm.)
Sg^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
s'il ne lui rendait pas six louis qu'il avail prates a sa
^soeur, qu'il celebrait et laissait mourir de faim ; 6^ Beau-
marchais ruine , blam^ et mene en Angleterre, par qui^
pourquoi; ce qu!il y fait en attendant qu'il y joue Ic role
que les circonstances lui preparaient deja ; 7^^ ses projets
sur le personnage alors connu sous le nom du chevalier
d'£on; 8^ le chevalier d'Eon se moque de Beaumarchais;
9^ anecdote sur un cofTre de fer que Beaumarchais porte
a Versailles ; 10* son histoire avec Morande , et fragment
d'un incroyable Memoire qu'il envoie de I^ndres a M. de
lia Borde, sur les services essentiels qu'il avait reudus a
madame Du Barry; 1 1^ details tr^s^urieux sur les rai-
sons qui lui font concevoir le projet d'aller a Yienne;
I'lmperatrice I'y fait mettre au cachot jusqu'a son retour
a Paris : anecdote sur son pretendu assassinat; si I'on
avait pu accuser Beaumarchais de la moindre indiscre-
tion sur ce voyage , il aurait du craindre Bicetre pour
jamais ; s'il avait garde le secret sur lequel on comptait^
il perdait le fruit qu'il se promettait de la celebrity de
I'aventure : comment trahir ce secret sans etre puni pour
lavoir revele? Il se donne quelques coups de rasoir,
pretend avoir ^te assassine^ et de la il faut bien apprendre
que 9 sans une boite d'or qu'il portait a son cou , parce
qu'elle renfermait une lettre pour I'lmperatrice, il eut
ele poignarde. Rapport de celte fourbe a I'exil de M***
et de M. le d***; 12^ il retourne en Angleterre, oil la
fatalite des circonstances force M,***(i) de le rendre
Tagent d'un grand evenement, parce que M. le comte
de *** (a) neveut pas seulement avoir Fair d'y prendre
part; i3® veritable i^poque de la fortune qu'il acquiert
«
(i) M. ie Gomte de Yergenues. ( IVote de Grimm.)
(2) M. le comte de Maurepas^ ( Note de Grimm. )
JDIW 1783. 393
en devenant rusurier de la France et de TAmerique,
anecdote sur ses premiers araiemensy sur son mysterieux
voyage au Havre ^ oil il ne fait cependant pas moins ai£U
cher qu'il y etait, et sur I'ordre d'arrSter M. du Coudray ;
1 4^ fragmens de sa correspondance avec le Congrcs ;
1 5^ details sur ses speculations de commerce; il porte
son avidite pour I'argent jusqu'a I'impudence de deman-
der, au nom du Congr^, Targent que le Congrcs avait
fait remettre aux ofBciers fran^ais qui devaient passer en
Am^rique; reponse accablante de M. Franklin sur la
reclamation de M. Ribourguille ; 16^ anecdote sur ce
qui determine Beaumarchais k faire son manifeste contre
mylord Stormont; 17^ incroyable motif qui engage M. le
comte de M. ** * a se con tenter de supprimer par un ar-
rSt du Conseil, le barbare galimatias de ce manifeste ^
dans iequel Beaumarchais avait port^ cependant Tinso-
lence et I'ignorance au point d'insulter , par un fait faux
el suppose vrai, la m^moire du feu roi et son ministfere.
(c Jje quatrieme volume sera consacr^ au r^um^ des
trois auti*esy d'ou nait la comparaison qu'on ^tablitentre
Beaumarchais, mademoiselle d'Eon, et M. de Parades y
afin de pouvoir comprendre les revers de mademoiselle
d'Eon , la disgrace de M. de Parades , et la fortune de
Beaumarchais. TJon verra que les plus grandes qualit^s,
les prodigieux talens, le merite tr^s-rare qui rendirent
mademoiselle d'Eon un personnage si extraordinaire , et
qui donnerent n^cessairement uue influence momenta-
nee si predominaute a M. de Parades , les destinaicnt
egalement a devenir importans et malheureux. Tout
cela s'explique en faisant comprendre pourquoi les gens
honnStes mais faibles ont peur de Tartuflfe, et pourquoi
les sots et les fripons aiment les fourberies de Scapiu.
394 COR RESPOND ANCE LITTI^RAIRE,
(( Cette edition paraitra sous les s^enissimes auspices
de M. le prince de Nassau (i), auquel on en fait hom-
mage dans uoe Epitre d^dicatoire, dans laquelle eepen-
dant les amis les plus distingues de Beaumarchais par-
tagent avec le prince la gloire de proteger les petits
talens, les gi*ands vices et les speculations politiques et
mercantiles du sieur Caron de Beaumardhais.
ic On souscrit a Londl^eS) oil cet ouvrage est compose,
chez Waillant; Strand. »
II y a pres de quarante ans que le bou de M. de La
Place soUicite une reprise dc sa tragedie de Feme
saui^ee (a). Ce qui le consola long-temps de ne pouvoir
Tobtenir, c'est la ferme persuasion oil il fut que les Co-
rned ieus ne lui refusaieut cette satisfaction que par egard
pour M. de Voltaire, qu'il croyait trop jaloux du succes
que I'ouvrage eut dans sa nouveaute pour ne pas avoir
employe toutes les ressources de son credit a le faire
oublier. La piece , remise enGn avec beaucoup de peine
le 10 du mois dernier, n'a fait que pen d'efFet; on a
trouvc des beautes dans le premier et dans le quatrienie
acles ; mais tous les autres ont paru languissans. Le coup
de cloche qui annonce a Jaffier la mort de ses complices
est si mal prepare, qu'il n'a excite que le rire et les
huees ; le denouement meme a peu reussi , quoique
marque par un de ces vers qui semblent faits pour laisser
un long souvenir: Jaffier, perdant tout espoir de sauver
son ami Pedre, I'attire sur le devant du theatre, Tem-
brasse, le poignarde, et se tue en disant :
Embrassons-nous. • . , nieu rslibre. . . el sois venge (run Irailrc.
(i) A Paris. ( Note de Grimm. )
(2) La premiere representation de cette piece etait du 5 decembre 1746.
juiw 1783. 395
Quelques journalistes se sont a vises de reprocher a
M. de La Place que sa pi^ce n'etait que rimitation d'uae
tragedie anglaise d'Otway, qui n'etait elle-m^me que
rimitation d'une tragedie nationale constainnient ^ti<*
mee, malgre ses defauts, du Manilas de Ija Fosse. U
ieur a fort bien r^pondu que « La Fosse n'ayant donn^
son Manlius qu'en 1698, il n'est gnere possible de pre*
tendrequela tragedie d'Otway, donn^een 167a ou 1673,
puisse avoir et^ calquee sur celle de I^a Fosse; qu'il est
plus naturel de supposer que c'est au contraire I'auteur
anglais qui pourrait avoir fourni a La Fosse le plan^
I'ordoaaauce et une bonne partie du fonds m^nie de sa
tragedie. La Conjuration de Fenise , par I'abb^ de
Saiat*B.eal, ne parut qu'un ou deux ans apr^s la piece
d'Otway... » Cette r^ponse semble peremptoire , mais ne
serait-il pas permis d'observer a M. de La Place que ,
puisque nous avious une assez bonne imitation de la
piece anglaise y il etait inutile de nous en dinner une
qui , pour etre plus exacte , en a paru moins raisonnable
et moins interessante? La conduite de Manlms est tout
a la fois plus reguliere et plus dramatique que celle de
Fenise saui^ee;]es caracteres en sont mieux con^us et
plus fortement prononces; quoique inculte, le style de
La Fosse brilie de beautes males; ii a surtout ce qui
manque trop souvent aux vers de M. de La Place, de
la force , de I'^lan , de la verve tt-agique.
Jeanne de Naples^ par M. de La Harpe, vieut d'etre
remise au theatre, le 19 du mois dernier, avec quelques
changemens au cinquieme acte. Cette reprise n'a pas
ete beaucoup plus heureuse que celle de Fenise saiwee;
}e nouveau denouement, sans £3iire plus d'effet que I'an*
SgB GORRESPONDA.NCE LITTERAIRE^
cien y a cependaat ete g^neralement "pvifM. Tous les
morceauxy fort applaudis dans la nouveaute, I'ont ete
egalement k cette reprise; plusieurs traits de Texposi-
tion, la belle scene du second acte, une grande partie
du quatrieme; mais Tensemble de I'ouvrage a toujours
le m&me defaut d'inter^t, et ce defaut tient sans doute
au choix mSme du sujet, ou du moins a la premiere
idee que Tauteur en a con9ue; car ou ne saurait nier quit
n'y ait infiniment de merite et de talent dans les details
de Texecution.
Les Fbjrages de Rosiney repr^ntes, pour la pre-
miere fois^ par les Comediens Italieus, le 20 du mois
dernier, ^taient d'abord en trois actes; on les a reduits
depuis en deux. Quoiqu'ils aient paru anonymes^ per-
son ne n'ignore que ce nouveau chef-d'oeuvre en vaude-
villes est de MM. Piis et Barr^. Au lieu d'en faire I'ana-
lyse^ il vaut mieux sans doute renvoyer le lecteur au joli
conte de Piron qui leur en a fourni le sujet; ce conte
esty comme on sait. Tin verse de celui de la Fiancitda
Roi de Garbe^ et n'est assurement ni moins gai ni moins
moral.
Un des couplets qu^on a le plus applaudis est celui
01 les vieux insulaires representent en choeur a Rosine
q.ie tous les habitans de Tile doivent avoir les mdmes
droits a ses bontes ( sur I'air du Deserteur) : Tous les
hommes sont bons. Une scene vraiment jolie est celle
de Rosine avec Lucile, d^guisee en homme, et qu'elle
choisit fort maladroitement parmi tous les insulaires qui
briguaient Thonneur de ce choix , a cause du rapport
qu'il y avait entre ses traits et ceux de son amant; Fem-
barras de Lucile et Thumeur de Rosiiie forment le sujet
3BIN 1783. , 397
d'un duo tout-a-fait piquant, et qui Ta paru d'autant
plus qu il est sur I'air dont toute la France raffble depuis
trois mois, sur le fameux air de MaWrough s^en va-t'-
en guerre. II n'est pas aise de deviuer quelle est la cir-
constance qui a mis cette vieille chanson si fort a la
mode; mais ce qu'il y a de certain, c'est que cette folic
ne le cMe guere a celle des pantins ; nos boites , nos
chapeaux, nos rubans, nos boucles, nos habits, tout est
a la Malbroughj nos processions mfime. Je viens de voir
celle du Suisse de la rue aux Ours (i), le gigantesquc
mannequin est vfitu a la MaWrough; il ne tient a rien
que nos juges ne prononcent leurs arrets sur Tair de
Malbrougk, £st-ce a la chanson du page de M. de Beau-
marchais , est-ce au gout que madame Poitrine a pour
bercer monseigneur le Dauphin avec cette ing^nieuse
musrque qu'on doit faire honneur d'une si bonne folic ?
C'est ce que nous uous proposons d'eclaircir tr^s-iuces-
samment et avec toute Tattention que la chose merite.
II y a environ trois mois que Iqs Com^diens Fran^ais
re^urent Tordre d'apprendre, pour le service de Ver-
sailles , le Manage de Figaro ou la suite du Barbier de
Seville. Comme on avait oui-dire ci-devant qu'apr^s
a?oir lu la pi^ce , le roi avait declare lui-m^me qu'elle
etait injouable , on ne fut pas peu surpris qu'un ouvrage
qui n'avait pas paru assez decent pour le theatre de la
ville, fut demande pour celui de la cour; on supposa
que I'auteur y avait fait des changemens considerables,
et Ton se flattait bien que , justifiee par le succ^s qu'elle
obtiendraitk Versailles, la pi^ce ne tarderail pa&^ etre
(i ) Cest Tanniversaire d'un sacrilege commit par un Suisse sur Timage de la
^ SaiDle Vierge. ( Note de Grimm. )
i
398 GORRESPONDAKGB LITTER AIRE ,
donnee a Paris ; graod myst^re cependaot et sur le temps
et inemc sur le lieu oil cetle comedie devait etre repre-
sentee pour la premiere fois. Le bruit se repandit d'abord
que ce serait dans les petits apparlemens, ensuite a
Trianon, a Choisy, a Bagatelle, a Brunoy. Les premieres
repetitious se (irent fort secretement a Paris, sur le
theatre des Menus-Plaisirs ; il fut decide enfin que ce
serail sur ce mSme theatre des Menus-Plaisirs quon
jouerait la piece; mais pour quels spectateurs, par Tor-
drCf aux frais de qui? Au lieu de s'eclaircir, ce secret
parut s'envelopper de jour en jour de no'uveaux nuages;
on avait admis neanmoins assez de monde aux dernieres
representations. La veille meme du jour fix^ pour la pre-
miere representation (i), toute la cour en parlait ou-
vertement; il en fut meme question dans les carrosses
du roi : les billets etaient distribu^s, et ces billets etaieut
les plus joHs du monde, car c'etaient des billets rayes
a la Malbrough,l\ n'y avait que M. Le Noir, lieuteoant
de police, et M. le marechal de Duras, premier gentil-
homme de la chambrQ, qui n'avaient pas Fair d'etre dans
le secret de !a fete, a J'ignore , disait le matin meme
M. Le Noir, par quelle permission Ton donne ce soirla
piece de M. de Beaumarchais aux Menu8*Plaisirs; ce
que jecrois bien savoir, c'est que le roi ne veut pas quon
la joue... » Ce nc fut qu'entre midi et une heure qu'oo
re^ut et aux Menus-Plaisirs et a la Police un ordre
expres du roi d'arreter la representation. Le lendemaiD,
les acteurs de la Comedie Frau^aise et de la Comolie
Italienne furent mandes par M. le lieutenant de police,
et il leur fut expressement defeodn , de la part de Sa
Majeste, de representer la piece en question sur quelque
(x)yendredi i3. {Notede Grimm,)
JUIN 1783. 399
theatre et quelque part que x^e puisse etre. Mous ne
sommes pas assez inities dans les secrets de M. Caron
de.Beaumarchais pour reveler lesressorts caches de celte
siaguUere aventure; mais ce qui nous a e(e assure post-
tivemeDt , c'est que le poete negociaut et negociateur a
paye seul tous les frais qu'ont e&iges les repetitions de
son ouvragc; frais qui se montent a dix ou douze miile
livres. C'est done sur un theatre appartenant a Sa Majeste
que le sieur Caron a tent^ de fairc represenler une
piece que Sa Majeste avait defendue, et Fa tente sans
autre garant de cette hardiesse qu'une esperance donnee,
dit-on , assez vaguement par Monsieur ou par M. le comte
d'Artois qu'il n'y aurait point de coutre-ordre.
Nous n'avotts vu que la demiere repetition de ce fa-
meux ouvrage ; elle fut fort lente et fort tumultueuse.
Nous lie pouvons^y d apres une telle representation ,
juger qiie tres-imparfaitement de Tensemble de Touvrage^
Les Bis dont Tintrigue de cette pi^ce est tissue sont si
fins, si delies, qudquefois aussi tellemedt embrouilles ^
qu'il en est plusieurs sans doute qu'il nous a ^t^ impos-
sible de bien demdler ; nous crojons cependant avoir re-
marque des situations qui ont fait beaucoup de piaisir^
et qui nous ont paru en effet d'un comique ingenieux.
Ce drame nest pas, il est vrai, d'une morale tres-pure;
la Comtesse est un peu tentee d'effleurer I'education du
petit Page ; le Comte a grande envie d'user avec Suzette
d'un ancien droit qui blesse ^galement la pudeur et la
saiutete du lien conjugal; mais que de comedies ne
voyons-nous pas tous les jours au theatre dont les moeurs
ne sont pas plus honnStes, et dont le langage est encore
moius decent ! Les traits de critique et de satire r^pan-
dus dans tout le cours de I'ouvrage , et surtout dans le
1
400 GORRESP0NDA.NCE LITT^KAIREy
troisi^me et dans le cinquifeme actes, ont probablement
contribue beaucoup plus que le fond memo de la piece
a en faire defendre la representation. Le dialogue du
Mariage de Figaro ressemble a celui du Barbier de Si-
ifille ; on y court apres le trait ; la reponse est souvent le
seul motif de la question ; ce trait n'est quelquefois
quunepoinle, un proverbe retourne^ un mauvais ca-
lembour; en voici quelques ^chantillons : Tantvala
cruche a Feau,., qua la Jin elle s^empliL., Gaudeant
bene nati; non^ gaudeant bene nantis... L'amour, dit le
Comte a Suzette, n'est que le roman du ccewr^ cest le
plaisir qui en est Vhistoire.., Toutes ces choses, ou de-
plac^cs ou de mauvais gout, n'empechent pas que Tou-
vrage ne soit eci^it en general avec beaucoup d'esprit et
de gaiete ; mais c'est dans la maniere ,dont Tintrigue est
con^ue et dans la maniere dont elle est conduite que Ton
a cru voir le plus de talent et de verve vraiment co-
mique.
On a feit une assez jolie caricature dont I'epigraphe
est Aifis au public, tetes a changer. Cest un magasin
oil Ton voit une grande affluence d'hommes et de feuimes
de toute condition qui viennent se pourvoir, selon leur
besoin, de nouvelles letes, de nouveaux culs^ de nou-
velles hancbes, etc. L'idee de cette gravure a beaucoup
reussi, etce succfes a donne lieu aux mauvais couplets (i)
qui sont trop connus pour trouver place ici^ maisqu'on
attribue a M. Despres , secretaire de M. le baron de Be-
zenval.
(i) Sur Vair : Changez-moi cette tete, ( iVb/e de Grimm, )
JUIN 1783. 4oi
Fers adresses a M. de La Harpepar mademoiselle Phi-
lippine de Sii^rjr^ en lui envoy ant un billet pour venir
voir avec elle Vopera dkMii\i>^ et Renadd.
Pour niieux meriter ton suffrage,
Dans tes £cris je veux puiser
L'arl de plaire et I'art de penser.
Je n'ai pas ton talent , mais jc n'ai pas ton age :
Des long-temps Apollon t'a su favoriser.
Moi , je rimplore au pied de la double coliine ;
Ge n'est qu'en t'approchant que ma muse enfantine
Peut croire dej^ s*j placer.
Pr^s de toi je suis au Permesse ;
Viens me faire jouir de cet enchantemenl ,
El demain pour Armidcy en tenant ta prom esse ,
Viens reunir pour un moment
L'enchanteur a Ten chanter esse.
Nous avons bien tarde de parler de I'opera de Peronne
saiweey represent^, pour la premiire fois, le mardi 27
mai; et nous n'en avons pas moins le regret de nous
voir obliges dcQ dire un mot sans pouvoir encore ap-
prendre a nos lecteurs que le public a fini par lui rendre
la justice qui lui ^tait due. Les paroles de cette pitoyable
rapsodie sont de M. de Sauvigny , la musique de M . De-
zede. Un bruit populaire^ dont une procession publique
qui se fait tons les ans a Peronne a conserve le souvenir,
est le litre le plus authentique de Fexploit que M. de
Sauvigny a cru devoir vengcr de Toubli de I'Histoire.
En sortant de la premiere representation de Peronne
sauif^e^ repr^entation qui fut assez orageuse pour faire
croire que ce serait la derni^re , quelqu'un fit le couplet
que voici, sur Fair : Reifeillez*vous ^ belle endormie:
Tom. XI. a6
402 CORRESPONDAWCE LITTER A IR E ,
Pcronne ^tait jadis pucelle ;
Elle est et Ton dira :
De quoi diabic s'avisait-elle
De se sauver a TOpera?
Les Meweilles du del et de VEnfer et des Terrespla-
nStaires et australeSj par Emmanuel de Schi^edenborg,
d'aprks le temoignage de ses jreux et de ses oreilles ;
traduit du latin par J.-J, P.{i)> Deux volumes in-8*.
A Berlin, chez Decker, imprimeur du roi. L'auteur com-
mence par nous assurer que tout homme embrase, a
Tinstant de sa mort^ de Tamour celeste monte droit au
ciel; il nous raconte ensuite tres-serieusement que lui-
m^me a fait ce voyage de son vivant; il entre dans les
details les plus circonstancies sur les habitations desti-
nees dans le monde spirituel aax Anglais, aux Hollan-
dais, et nommement aux Parisiens. Toutes ces visions
sont losa de valoir celles de Yirgile et d'Homere ; elles
sont fort au-dessous de celles de TArioste et de l'auteur
de la Pucelle ; ainsi Ton est beaucoup moins tente de
croire aux revelations divines de M. de Schwedenborg
qu'a celles d'Homere et deses rivaux. Ce qu'il y a de plus
extraordinaire dans les Merueilles du Ciel et de FEn/er
et des Terres planetaires et australes, c'est que ce mo-
nument de delire soit I'ouvrage d\m homme distingue
non-seulement par sa probite , mais encore par ses con-
naissances et par ses lumi^res. t)n voit dans I'doge im-
prim^ a la tSte de ces deux volumes, eloge prononci^ a
FAcademie de Stockholm par M. de Sandel , que notre
proph^te su^dois, fort different de la plupart des pro-
(i) Antoiue-Joseph Perneti , anoien Benedictin refugie en Prusse , ou il etaii
dlevenu bibliothtoire de Frederic II. ( B. )
juiN 1783. 4o3
ph^es ses devanciers, avait approfondi les parties les
plus importantes de la philosopbie, qu'il savait beaucoup
de physique 9 d'histoire naturelle, de g^ometrie, de chi-
mie^ d'anatomicy etc. On a de lui un grand nombred'ou-
vrages tres-estimables; un Recueil de vers composes dans
sa jeunesse, Ludus HeUdorduSy Dcedalus Hyperboreus;
un Projet de fixer la valeur de uos monnaies, et de de-
terminer nos mesureS) de maniere a supprimer toutes
les fractions pour faciliter les calculs; un Trait^ de la
position et du cours des^plan^tes ; differens Traites de
mineralogie.
Le trait le plus singulier de son talent pour la divina-
tion , et le plus inexplicable sans doute parce qu'il est
le mieux constate , le voici : cr La reine de Suede lui de-
manda un jour s'il pouvait savoir le contenu d'une lettre
qu'elle avait ^crite \k son fr^re le prince de Prusse de-
fiiut, contenu dont elle (itait assur^e que personne au
monde n'avait connaissance que ce frere. M. de Scbwe-
denborg lui repondit qu'il lui ferait le r^cit du contenu
de cette lettre dans peu de jours : il tint parole ; car ,
ayant tire Sa Majeste a part/ il lui dit mot pour mot le
contenu de ladite lettre. »
Ge fait est confirm^ par des autorites si respectables
qu'il est impossible dele nier; mais lemoyen d'y croire!...
Lettre de M. le comte de Bujfan a M. le comte de Bar-
ruel (i) au sujet de la Lettre du Pri^sident sur le
poeme des Jardiks.
J'ai re<ju, monsieur le Comte, et j'ai fait lire en bonne
(i) M. )« comte de Rarruel a bien voulu signer, dtt-on, Its pamphlet eti
qnestion ; on ne Fen donne pas moins a M. de Rivarol, et ceia fait rire lout
4o4 CORRESPOJfDAlVCE LITTERAIRE,
compagnie, quoique en province, votre Lettre sur le'
poeme des Jardins, Nous autres habitans de la cam*
pagne, et qui ne nous piquons pas d'etre poetes, ravions
juge comme vous pour le fonds, et nous avons admire
votre maniere d'analyser la forme.
Cette critique est non-seulement de tres-bon gout,
mais d'un excellent sens ; et si vous ne savez pas encore
faire des vers mieux que M. I'Abbe, votre prose vaut
mille fois ses vers. Ce petit ecrit est plein d'esprit, le
style est naturel et facile, et la plaisanterie est du meil-
leur ton.
Je vous en fais mon compliment en attendant I'hon-
neur de vous recevoir a Paris. C'est peut*etre de moi
que vous aurez a dire que je suis meilleur a connaitre de
loin que de pres.
J'ai I'honneur d'etre avec ua respectueux attache-
nient, etc.
Ija premiere nouveaut^ que nous aient donu^e ies Ga-
mediens Fran^ais depuis leur rentree est Pyrame et
Thisbiy sc^ne lyrique , dans le gout de Pygmalion y
XAriane , etc. C'est le sieur Larive qui en est Tauteur ,
et qui Test doublement , puisqu'il y joue le principal
role. La musique est du sieur Baudron , a qui nous
sommes aussi redevables de la nouvelle musique du
Pygmalion de Jean-Jacques. Le sujet de ce nouveau me-
lodrame, represente, pour la premiere fois, le lundi a
juin, est assez connu, peut-etre meme Test-il beaucoup
trop pour I'interel de I'ouvrage. Le poete acteur a suivi
bas M. de Chamfort. ( Xote de Grimm, ) — Grimm a Tair de vouloir dire que
cette Lettre^ dont il a dija il^ parlep. 197, etait de Chamfort; eUeetait bien^
comme il Ta prec^demroent dit lui-m^me , de Rivarol.
J
juiN 1783. 4^5
(idelement la fable d'Ovide , et en a developp^ plusieurs
circoDStances de la maniere la plus heureiise et la plus
propre a former un tableau dramatique.
Nous vous avoDS rendu compte dans le temps de la
traduction du Philoctke de Sophocle , par M. de La
Harpe ; il ne nous reste plus qu a parler du succes que
la piece a eu au theatre, oil elle a ete representee, pour
la premiere fois, le lundi 16 juin. Quoique cette tragedie
n ait produit que deux ou trois bonnes recettes, quoiqu'a
la cinqui^me representation elle soit ce qu'on appelle a
la comedie tombee dans les regies , il n'en est pas moins
sdr qu'elle a obtenu un succes d'estime tres-d^ide» Tout
sublime qu'est ce chef-d'oeuvre de Sophocle, et n'eut-il rien
perdu a Stre mis en fran^ais, il ne pouvait avoir pour le
theatre de Paris le m^ma interet qu'il eut autrefois pour
celui d'A thanes ; ces fleches d'Alcide , sur lesquelles roule
tout le mouvement de Taction , ne sauraient nous inspi*
rer le meme respect , la mSme veneration qu'aux Grecs , et
line pi^ce sans amour, sans role de femme, aura tou-
jours pour des spectateurs frani;ais quelque chose de fort
etrange. II faut convenir encore que si c'est surtout pour
la simplicite du sujet que la tragedie de Philoctete est
admirable , cette tragedie semble aussi pouvoir se passer
moins qu'une autre de toute la pompe du theatre grec.
Le retranchement des choeurs la laisse trop nue ; il en
fait paraitre, si j'ose m'exprimer ainsi, les formes plus
maigres et plus sechcs. Ces choeurs , qui pouvaient bien
gener quelquefois Taction, servaient aussi tres-heureu-
sement a en remplir les vides, et ceux At Philoctete ont
quelque chose dc touchant et de religieux qui arrete
Tattention du spectateur sur les tableaux dont le poete
4o6 corhespondance litter aire,
cherche a prolonger TimpressioD , et preparent avec plus
d'art TefFet dii denouement , denouement; d'opera si Ton
veut; maisleseul dont Faction paraisse susceptible. Quoi
qu'il en soit, peut-on savoir trop de gre a M. de La
Harpe de nous avoir montre enfin la tragedie ia plus
grecque que Ton eut encore vue en France ? Ce n'est pas
la, disait quelqu'utiy du Sophocle tout pur, c'est du So-
phocle tout sec; mais c'est pourtant du Sophocle, et de
toutes les beaut^s de Foriginal que M. de La Harpe a eu
le talent de faire passer dans notre langue , il n'en est
aucune qui n'ait ^te vivement sentie. La scene oil le maU
heureux Philoctete, prSt a suivre Pyrrhus, tombe subi-
tement dans un de ces acces produits par le poison de
sa blessure, cette scene de convulsions, que le pere Bru-
moy jugeait qu'on supporterait avec peine sur notrc
theatre, est une de celles qui ont le mieux reussi; en
eRet, quel spectacle plus dechirant ! et quel moyen plus
naturel et plus pathetique de renverser I'espoir de Phi-
loctete, et de dpnner lieu au repentir de Pyrrhus!... G est
surtout dans cette scene que le sieur I^arive nous a paru
faire le plus d'efFet ; on pent dire qu'en general il a tris-
bien con^u les caract^res de noblesse et de verite qui
convenaient au personnage de Philoctete; il ne les a point
perdus de vue, ni dans Texpression de ses tourmens, ni
dans les eclats de sa fureur contre Ulysse et les Atrides,
ni dans ces elans d'une sensibilite plus douce , lorsqu'il
cherche a interesser la pitie du fils d'Achillc. Ce dernier
role a ete rendu assez faiblement pat* un jeune acteur,
nomme Saint-Prix (i).
(i) Saint-Prix avait debute le 9 novembre 1782, par le role de Tancrede >
«t avait ete reqii en 1784.
Les nouveaules de laComedic Italienne se succedeiit
avec une rapidite que Ton a peine a suivre; niais la plu-
part de ces nouveautes sont comme ces fleurs ephemeres
({u'uQ instant fait eclore et qu'un instant aussi voit dis-
paraitre. Le Pere de Proifince^ comedie, en trois acles
ot en vers libres, de M. Prevot, auteur du Public^ piece
a vaudevilles, donnee, sur le m^e theatre, I'anu^e der-
niere, et Dame-Jeanne, parodie de Jeanne de Naples^
€ii iin acte et en vaudevilles, ont ete representees, pour
la premiere fois, le mSme jour, le vendredi 6 juin.
L'intrigue du Pere de Province est si faible et si em-
brouill^e qu'il serait fort diflidie d'en faire une analyse
intelligible, et, apres y avoir reussi, on serait bien sur
de n'avoir fait qu'une chose parfaitement ennuyeuse. Le
faste, les folles depenses, tons les desordres qu'on rc-
proche aux nioeurs de la capitale y sont livres a la censure
la plus amere. Cetle intention est assurement fort louable;
niais Fauteur a trop oublie que la seule maniere d'atta-
quer le vice au theatre, c'est d'en montrer le ridicule :
des armes plus serieuses ne sont pas a I'usage de la Muse
comique; elles appartiennent a I'eloquence de la chaire
et des philosophes moralistes. Le style de M. Prcvot est
on general fort incorrect , fort neglige ; mais a travers
les details fastidieux de sa longue diatribe on trouve ce-
pendant des tirades enti^res ecrites avec asaez d'humeur
et d'energie pour m^riter d'fitre citees ; nous nous per-
mettrons d'en rappeicr ici quelques-unes.
En se cherchant \\ senible qu'on s'evite.
On rentre chezsoi trds^content,
Quand un portier intelligent
De part ou d'autre a saav^ la visile.
On a beaucoup d'amis, mais c'est sans liaison;
4^8 CORRESPONDENCE LITTERAIRE ,
Bref, le choix etanl nul dans la foule indiscrete
Qii'on adopte sans goiit, qu'on quitle sans fa^on ,
De visages nouveaux sans cesse on fait emplette,
Et c'est ce qu'on appelle ici tenir'raaison.
On entre en scene a dix-huit ans,
Dans le monde on se pr^cipite :
Une femme vous prend, vous prom^ne et vous quilte.
Bientol raon grand enfant a ses pareils deplatt ;
L'horame forme le fuit et le vieillard le bait.
Que devenir ? Errant k Taventure ,
Isole dans le tourbillon ,
La liberty du jeu lui paratt la plus siire ;
II s'j livre d'abord par ton ,
El le desoeuvrement enlralnani Thabilude ,
A trente ans vous voyez un sot
Qui , pour avoir vecu trop tot,
Gemit dans le cbagrin et la decrepitude.
Le financier Moudor dit a la folle Dorimene :
Tout ce que j'ai gagne, dans le luxe est perdu.
DoaiMENE.
Savez-vous ce qu'on fail en telle circonstance ?
MONDOR.
On se corrige.
DORIMENE.
Eh ! non , on double sa d^pense ,
On augmente son train, etc.
Erotika Biblion y diwec celte epigraphe : ^Aj^r«jtt/w
excudiL A Rome, de rimprimerie du Vatican (i). C'est
un hvre fort licencieux quant au fonds, et fort grave
quant a la forme ; c'est le libertinage d'lVn erudit qui a
beaucoup plus de pedanlerie que d'imagination et dc
(0 1783 ,iii.8o. Par Mirabeau.
JOIN 1783. 4t>9
gout , mais qui s'est donn^ la peine de rechercber et de
recueillir avec un soin bizarre tous les usages et tous
les raffinemens inventes par les anciens pour etendre et
pour varier les hommages du culle qu'ils rendaient k la
Yolupl^. En v^rite , on nous prendrait pour de grossiers
sauvages en comparant nos plus illustres voluptueux a
ceux de Rome et d'Atb^nes. Le cbapitre du Thalaba
est un des plus curieux et des plus ridicules; on ne se
permettra pas d'en dire davantage.
lissais philosophiques sur les moeurs de divers ani-
maux etrangers , avec des Observations relatives aux
principes et usages de plusieiirs peuples, ou Extrait
des Voyages de M. *** en Jsie; volume in-8% avec cetle
epigraphe :
Usus et impigra* simul experientia mends
Paulatim docuit, Lucret.
Nous avons chercbe jusqu'ici trfes-inutilement a de-
couvrir le nom de I'auteur (i); on sait seulemenl qu'il
n'est pas inconnuau Gouvernement, dont il croit avoir
a se plaindre.
Cetouvrage n'est qu'une rapsodie Ires-informe, mais
oil Ton trouve un assez grand nombre de faits peu con-
nus et quelques observations assez nouvelles : M. de Buf-
fon, a qui Touvrage est dedie, les a jugees curieuses et
tres'bonnes. Celle-ci serait-elle du nombre?
a Des medecins arabes y dit notre anonyme, ou lures
(i) On sait assez g^eralemeot aujourd'hui que Tauteur desEssaisphiloio-
phiques se nommait Foucher d'Obsooville. Get estimable voyageur est mort
dans les eovirous de Meaux le 14 Janvier iSoa, iige de 68 ans. II a compose
divers autres ouvrages. ( B. )
4lO CORRESPONDANGE LITTERAIRE,
et meme chretieus, de differentes parties intiridionales
de I'Asie, pretendent que Ton a observe dans certaines
emanations du corps de I'ane une propriete medicate
contre une maladie secrete U est difficile d'indiquer
ici ce specifique singulier avec la circonspection conve-
nable... »
Notre illustre naturaliste rangerait-il encore dans le
nombre des observations qu'il a jugees curieuses et tres*
bonnes le procede du ragout bizarre dont quelques
Tartares mogols se regalent dans certaines parties de
plaisir?
« Des palefreniers amenent un cheval de sept a huit
ans, commun mais nerveux^ bien nourri et en bon etat.
On lui presente une jument comme pour la sailiir, e!
cependant on 1^. retient de fa^on a bien irriter ses desirs.
Enfin, dans le moment oil il semble qu'il va lui ^tre libre
de s'elancer dessus^ Ton fait adroitement passer sa verge
dans un cordon dont le nceud coulant est rapproche du
ventre ; ensuite , saisissant Finstant oil I'animal parait
dans sa plus forte erection , deux hommcs qui tienuent
les extremitds du cordon les tirent avec force j et sur-
le-champ le membre est separe du corps au-dessus du
noeud coulant. Par ce moyen, les esprits sont retenus et
(ix^s dans cette partie, laquelle reste gonfl^e; aussitot
on la lave et on la fait cuire avec divers aromates et epi-
ceries aphrodisiaques. Quant au corps du cheval , apres
avoir enlev^ ce dont on a besoin , le reste est vendu ou
plutot envoye a des amis. »
Les observations de notre voyageur anonyme ne sont
pas toutes aussi extraordinaires que celles qu'on vient
de citer ; mais son ouvrage en ofFre beaucoup qu'on ne
saurait se dispenser de ranger dans la meme classe. Le
JOIN 1783. 4l ^
mystere de la g^ueration parait avoir ete un des objets
favoris de ses recherches. et de ses meditations. Je doute
que Qos physiciens trouvent bien luniineuse {'explication
qu'il en donne dans uu des premiers fragmens de son
recueil , explication annonc^e avec toute I'emphase et
toute la pretention d'une decouverte nouvelle. « Ce feu,
dit-ily c'est Tesprit de vie; principe, mobile et soutien
eternel des formes de ce qui existe , ce feu pen^tre et
agite y il d^veloppe ces elemens mixtes qui s'offrent
a son action; d^s-lors, uni intimement a eux, il I'eur
imprime Timpulsion necessaire pour, en se combinant,
se fondant ensemble , former un corps organise , enfin
un animal vivant. G'est ainsi qu'en cousiderant le me-
canisme des langues, Ton voit que les voyelles et les
consonnes concourent pour la formation des mots ; en
effet, celles-ci nc deviennent f^^condes que par suite
de leur union avec les premiei^s^ en qui seules reside
Ic principe de vie. »
Sa note sur les danseuses indiennes n'est pas aussi elo-
quente que la peinture qu'en fait I'abbe Raynal ; mais
elle n'est pas moins curieuse. « L'^tat de ces danseuses,
dit le nouveau voyageur, est en lui-meme si peu devoue
a I'ignominie, qu'un des noms sous lequel elles sont tres-
souvent design^ est celui de servantes des Dieux.
Presque seules entre les femmes de ces contrees, elles
apprennent a lire, ecrire, chanter, danser et jouer des in-
strumens ; de plus, quelques-unes savent trois ou quatre
langues. Yivant par petites troupes, sous la direction
de matrones discretes , il ne se fait point de ceremonies,
ni de fetes, soit civiles, soit religieuses, oil leur pre-
sence ne soit un des ornemens a peu pres necessaires. . .
Consacrees par etat a celebrer les louanges des Dieux^
41*2 CORRESPOND AICC£ LITTER AIRE,
elles se font un pieux devoir de contribuer aux plaisirs
de leurs adorateurs , de tribus houneles. L'on en a cepen-
dant vu qui, par raffinement de devbtion, se reservant
pour les braroes et des especes de moines mendians,
out dedaigne toutes offres el toutes caresses profanes...
Cest a tort que quelques personnes ont pr^um^ que
les temples profitaient du fruit des veilles plus ou moins
meritoires de ces danseuses ; elles en re^oivent au con-
traire, dans des temps Bxes^ de modiques retributions
en denrees et en argent... Quant a la forme de leurs ajus-
temens, elle est leste et voluptueuse, et neanmoins plus
decente que celle usit^e par la plupart des autres femmes
du pays; elle est d'ailleurs fort bien assortie a la couleur
de leur carnation. Une chose qui peut4tre semble im-
primer a leur physionomie une certaine durete , c'est
I'usage tr^s^-commun parmi elles d'introduire sous la
peau de leurs paupi^rea de la poudre d'antimoine calci-
nee; par-la elles pretendent, en fortifiant leurs yeux,
leur donner plus d'expression. A Tegard de leurs danses,
il faut convenir qu'en public, et surtout dans les ^ta*
blissemetis europeens, elles ne se permettent rien de
messeant ; leur grand d^faut dans ces circonstances est
presque toujours une ennuyeuse monotonie. Au reste ,
form^es pour plusieurs sortes de parties , les ballets ,
(|u'en general elles executent plus sou vent, sont moraux
ou m^me guerriers ; dans ceux-ci, le sabre et le poignard
en mains, quelques - unes font preuve d'une legerete et
d'une adresse a etonner. . . Ce n'est que dans rint^rieur
des tentes ou des maisons que, bien p^n^trees de leur
sujet, c'est-a-dire de quelque aventure galante, elles exe-
cutent avec souplesse, prestesse et precision, le.s danses
les plus lascives Les accords dc voix et d'instrumens.
JOIN 1769. 4i3
le parfiim des essences et celui des fleurs, la seduction
raeme des charmes qu'elles dirigent contre les specta-
teurs, tout se r^unit pour porter le trouble et Tivresse
dans leurs sens Etonn^es, puis agitees, palpitantes^
elles paraissent succomber sous Timpression d'une illu-
sion trop puissante Graces k ces prestiges, ce n'est
point rimpudence, c'est le tenip<3rament, c'est I'amour
qui d'accord paraissent avoir soulev^ le voile de la ti-
mide et naive innocence, etc., etc. »
L'article des chevaux est uh des articles de ce recueil
qui nous a paru le plus instructif ; c'est aussi I'un des
plus ctendus. On y trouve des details assez approfondis
sur les diffi^rentes races de chevaux tartares, persans^
indiens, arabes, etc.; sur l^s soins infiniment recherches
avec lesquels les chevaux fins sont entretenus dans Ilnde,
et sur les inconv^niens qui resultent souvent de ce re-
gime, etc. La race de chevaux la plus commune en Arabic
est appel^ hatik, Les n^gocians n'en am^nent dans les
ports de I'lnde que tres-peu de races kailharij surtout
de la premiere quality. Les Arabes attribuent aux ju-
mens une telle superiority , qu'ils donnent par honneur
le nom Aefarass^ qui litt^ralement signifie une ca-
vale^ a la monture male ou femelle d'un homme dis-
tingue.
Dans le nombre des m^prises et des inexactitudes
que M. le comte de BufTon a ete dans rimpossibilito
de verifier, notre auteur n'a eu garde d'oublier celle-ci.
a Ce celebre naturaliste cite, dit-il, un moinede la con-
gregation de Sainte-Catherine de Sienne, qui a appris
dans rinde que la mangouste y est appelee chiri. Je n'ai
pu m'empScher de sourire de la singularite du malen-
tendu et de Tapplication du mot chiri a cet animal si
1
I
I
4l4 CORRESPONDANCE LITTER AIRE,
avide de serpens. 11 sufBra de dire que ce nom est celui
nullement deguise ni .allegorique de la partie sexuelle
d'une femme. Je crois entrevoir ce qui a pu causer I'er-
reur de ce voyageur. Presque tous les peuples de Tuni-
vers mesusant, comnie Ton sail, de certains mots qui
presentent des idees indecentes, les einploient trop sou-^
\enrt sans motif sense , soit dans des momens d'humeur,
soit simplement pour plaisanter. Or les Indiens mala«
bares, surtout les gens du peuple, voulant goguenarder
ou se debarrasser de questions importunes , r^pondent
quelquefois par ce mot chiri^ que le bon moine se sera
hate de consigner dans son Album. »
Le sieur M^tra (i) a le plus ^norme nez qu'on ait ja-
mais vu en France et peut-Stre dans Tunivers. Personne
n'ignore, a Paris, que cet bomme d'une figure si distin-
guee , passe regulierement une grande partie de la jour-
n^e aux Tuileries, sur la terrasse des Feuillans, a ecou-
ter des nouvelles ou a en dire. Ses liaisons avec M. le
comte d'Aranda, qui avait daigne le choisir pour Stre le
pasquin ou le heraut des Gazettes de Madrid , lui avaient
donne une sorle de consideration qui est fort diminuee
depuis la paix. II s'en console en devisant avec une vieille
demoiselle, bel esprit, qui se nomme mademoiselle Se-
rionne; on vient de consacrer ses tendres assiduites par
le quatrain que voici :
Un beau programme d'Opera, '
El qui n'^tonncrji personne ,
C'esl d'accoupler le dieu M^tra
Avec la n jmphe Serionne.
(i) RMacteur principal de la Correspondance secrete , politique ei liit^nire.
I
juiN 1783. 4i5
On trouve dans le second volume des OEuures de
Vahh^ de Voisenon un opera comique intitule VArt de
guerirV esprit ;M. Despres, auteur de la chanson, (7^a/?^^z-
moi cette t4te^ a juge a propos de changer le titre de
cette pi^ce, d'en faire une comediesans ariettes, et de
Tappeler V Auteur satirique; c'est sous cette nouvelle
forme que ce petit ouvrage a ete represente , pour la
premiere fois, par les Comediens Italiens, le mardi 24
juin. On n'a rien perdu assurement a la suppression des
ariettes ; il n y en avait aucune qui fut en situation ,
presquc aucune qui put fournir au musicien le motif
d'un air interessant; car des cpigrammes ou des madri-
'gaux ne prStent gufere a Texpression musicale : ainsi^ en
les supprimant , on a donne tout a la fois plus de mou-
vement a la scene et plus de vivacite au dialogue; mais
le vide de Faction , la maigreur du sujet , le defaut de
vraisemblance en out peut-etre aussi paru plus sen-
sibles.
Une chose sans doute assez ridicule , c'est que dans
tout le cours de la pi^ce il n'^chappe peut-etre pas un
seul trait de satire a Tauteur satirique , et que c'est lui
seul au contraire qui ne cesse d'etre en butte a I epi-
gramme, aux sarcasmes des deux bonnes ames qui ont
entrepris de le gu^rir de son penchant pour la satire.
Toute bizarre qu'est cette inconsequence, on la retrouve
dans la plupart de nos comedies modernes , et surtout
dans celles qui ont la pretention d'etre des pieces de ca-
ract^re; le personnage principal n'y est pour ainsi dire
que le jouet immobile de tout ce qui Tentoure ; tous les
traits sont lances contre lui, et, sans cesse attaque, il
ne lui est presque jamais permis de se defendre ; s'il osc
le hasarder, c'est sans force ^ sans energie, et Ton voiit
4l6 CORRESPONDENCE LITTERAIRE,*
t
toiijours Tauteur tremblant de s'embarrasser iui-m6me.
L'abbc de Yoisenon n'eut pas desavou^ la plupart des
vers qu'on s'est permis. d'ajouter a son ouvrage. Qui ne
croirait de lui, par exemple, tous ces vers-ci?
Un libraire aujpui'd'hui ii'est qu'uti niarchand de modes;
Le lendemain vieillit la nouveante du jour.
Un philosophe, mon enfant,
Cela se prend comme una femme.
Qui , moi , j*epouserais un orgueilleux cen^eur,
Qui fait des vers contra ]es dames !
Cast un genre odieux; et, noirceur pour noircaur,
J'aimerais mieux qu'il fit des drames j etc.
Blaise et Babet, ou la Suite des Trois FermierSj co-
medie, en deux actes, en prose, mSlee d'ariettes, a ete
representee, pour la premiere fois, sur le Tbealre Ita-
liea^ le lundi 3o juin. Le poeme est de M. Monvel, la
musi^ue de M. Dez^de. Comment donner une idee de
ce joli ourrage ? Faut-il dire que c'est le sujet du Deifin
dans un costume plus simple et plus rural ; que c'est tout
simplement le fameux dialogue d'Horace et de Lydie^
mis en action et fil^ sans ennui dans le cours de deux
actes? C'est indiquer a la v^rit^ le fonds du sujet, mais
rien de plus. Et qu'ajouter encore? La grace, la finesse,
et la naivete de I'execution ^chapperaient a une plus
longue analyse. II faut voir le tableau ^ et le voir sur la
scene pour en concevoir I'effet et le charme; il faut voir
la pantomime du role de Babet ; il faut la voir surtout
au second acte, dans la scene du raccommodement, pour
sentir ^ quel point on pent animer et rajeunir au theatre
les situations m£me qui semblent les plus communes,
juiN 1783. 4>7
les plus usees. II est vrai que tout ce qui est pris dans
la nature y tout ce qui en conserve vraiment le caractere,
la touche originale et naive ^ ne s'use jamais. Que de
nuances fines* et delicates la voix de madame Dugazon
ne donne-t-elle pas dans ce role aux expressions les plus
simples ! II n'y a pas una de ses inflexions , il n'y a pas
un mouvement de son jeu qui n'ajoute au mouvement
de la scfene , et ne le varie avec autant de verity que de
grace. S'il est vrai^ comme on Tassure^ que cette actrice,
toute charmante qu'elle est au theatre, hors de la scene
manque ^galemeut d'esprit et de gout , il faut se niettre
a genoux devant son talent, et I'adorer comme le pro-
dige de quelque inspiration divine.
On n'a pas remarque beaucoup d'idees nouvelles dans
la musique de Blaise et Babet^ mais elle est au moins
en general d'un caractere propre aux paroles, celui des
paroles ^tant plus analogue que tout autre au talent de
M. Dezede. II y a long-temps qu^aucun ouvrage de ce
genre n'avait autant reussi ; on en est deja a la vingtieme
representation , et il continue d'etre aussi suivi que le
premier jour.
AOUT.
Paris, aoAt 1783.
Il y a long- temps qu'on avait desir^ de voir des Me-
moires fid^es sur la vie d'un prince aussi cel^bre qu'Ay-
der-Ali-Khan (i). Je ne pense pas qu'il en existe encore
qui meritent plus de confiance que ceux qui viennent
(t) On ecrit plus souvent Hyder.
Tom. XI. ay
4l8 COR R ESPOJJf DANCE LITTERAIRE,
de paraitre sous le titre A'Histoire dAyder-AU'Khan]
Nabah'bahader y Rai des Canaries ^ etc.; Souba dc
Scirra , Day\^a de Mayssoufy Souuerain des empires du
Cherequi et du Calicut, etc.; Nabab de Benguelour, etCy
Seigneur des montagnes et vallees , Bpi des iles de la
Mer, etc.j etc., cm Nouifeaux Memoires sur VInde , en-
richis de notes historiques. Par M. M. D. L. T., general
de dix mille hommes de Vempire Mogol, et ci^demnt
commandant en chef fartillerie d^Ajder^Ali, et un
corps de troupes europeennes a la solde de ce Nabab;
% volumes in- 12.
M. M. D. L. T. est M. Maistre de La Tour, un officier
fran^ais qui a commande pendant trois ans I'artillerie
d'AydeivAli. Oblige de reveuir en France pour des inte-
rets de faiuille, il a profite du peu de temps que ses af-
faires lui laissaient a Paris pour ecrire THistoire du seul
prince de I'Asie qui, depuis long-temps, eut paru digne
de fiater I'attentioo de TEurope enti^re, mais particulie-
rement celle de la France, dont il se faisait honneur
d'etre Tallie. M. de La Tour est reparti vers la fin de
Tannee dernifere , avant que son livre fut imprime , et
c'est M. Le Roiigc , geographe du roi , qui s'est charge
d'en etre I'editeur.
On comprendra sans doute aisement , d'apres cette
notice meme, qu'il ne faut pas s'attendre a trouver dans
la nouvelle Histoire d'Ayder-Ali ni la noblesse de Sal-
luste, ni Telegance de Quinte-Curce, ni la profondeur de
Tacite; c'est un essai tres - informe a totis egards, mais
qui porte cependant un caractere assez imposant d'exac-
titude et d'impartialite. L'auteqr a ete temoin d'une par-
tie des actions de son heros, et celles qu'il a vues par
ses propres yeux I'ont mis a meme d'apprecier plus sai-
r
AOUT 1783. 419
neroent celles qu'il n*a pu rapporter que sur la foi d'au-
trui. Plusieurs notes prouvent que Tauieur a ehei^ch^ a
s'instruire, et peu de voyageurs nous donnent des idees
aussi neltes des usages et des moeurs de llnde, de la fai-
blesse et de la puissanee de ses souveraips^ de leurs res-
sources et de leur politique.
Couplets de M, Ducis, de F^cadSmie Franpaise ^ a ma-
demoiselle Clairon., pour lejour de sa^te.
Le jour que naquit Hippoljte
Deux pouvoii's , prompts 4 s'irriter,
Se disputaient pour le m^rite ,
A qut saurait micux la doter.
Aucun des deux n'eut la victoire ,
II partageren^ par moiti^ :
Son esprit fut fait pour la gloire,
Son coeur fut fait pour I'amitie.
Des Yolt^iires et des Corneilles
Admirant les pompeux sacces ,
J'osai dans le fruit de leurs veiUes
Ghercher leur ame et leurs secrets.
Mais depuis, sur I'artde la sc^ne,
Que Clairon daigne m'^clairer^
Ah ! je sens que c'est Melpomene
Qui va d^sormais m'iuspirer.
Les Comediens Fran^ais out ete fort piques de voir
tout le succes qu'avait eu au Theatre Italien une piece
qu'ils avaient refusee avec beaucoup de mcpris, la co-
m^die de Tom^Jones a Londres , du sieur Desforges.
Pour reparer cette premiere sottise, ils se sont presses
4'en faire une seconde , qui ne leur a pas mieux reussi ,
en recevant a peu pr^s sur parole une autre pi^ce du
42 O CORRESPOND ANCE LITTER AIRE,
memeauteur, intitulee^.; Marins^ ou le MedicUeur mal-
adroit. Cette nouvelle pi^ce, en cinq actes et en vers, a
ete donaee, pour la premiere fois, le mercredi 3o juil-
let^ et n'a eu que trois ou quatre representations. L'in-
trigue en est trop faible et trop embrouillee pour meriter
qu on en fasse I'analyse.
Cassandre mecanicieriy ou It Bateau volant^ comedie,
en un acte et en vaudevilles, representee, pour la pre-
miere fois, sur le Thedtre Ttalien, le vendredi i** aout,
est le coup d'essai d'un jeune homme, de M. Goulard^
de Montpellier, le fils du medecin qui a donne son nom
a une eau vegeto-minerale dont nos pharmaciens font un
grand usage.
Cette bagatelle fut faite dans le temps ou il n'etait
question a Paris que du bateau volant de M. Blan-
chard (i). Cetle pretendue merveille est fort eclipsee
aujourd'hui par la tres-reelle et la tr^s-belle decouverte
de MM. Montgolfier, d'Annonay (2), qui sont parvenus
a construire en toile et en papier un globe detrente-cinq
piedsde diametre , qui, apres avoir ete rempli de gaz in-
flammable, abandonne a lui-meme, s'est eleve, a perte de
vne, a une hauteur estimeepar les uns cinq cents, et par
lesautres mille toises, et n'est redescenduque dix minutes
apres, sans doute par la deperdition du gaz qu'il renfer-
mail. Cette experience a ete faite a Annonay , le 5 juin
1783 , eu presence des Etats de la province (3). M. Fau-
jas de Saint-Fond, iconnu par son ouvrage sur les vol-
(z) Yoir prec^demment page 166.
(2) Entrepreneurs de la plus belle manufacture de papier qu*il y ait en
France. {Note de Grimm, )
(3>) Le proces-verbal en a ele envoye a I'Academie des Sciences par M. fc
controleur-general. {Note de Grimm, )
1
AOUT 1783. 4^'
cans y et M. Charles , par ses Gours de Physique ^ viennent
de proposer une souscription pour la r^p^ter a Paris ; la
souscription a ete remplie avec empressement, et lors-
que Texperience aura eu lieu, nous ne manquerons pas
d'en rendre le compte le plus detaill^ En attendant,
revenons a Cassandre.
L'id^e n'en est pas fort compliquee, mais elle est rem-
plie d'esprit , de folie et de gaiet^. Voici quelques traits
d'une sc^ne de Gascon qui a beaucoup reussi. Avec Fair
fribole^ dit le Gascon a Cassandre,
Avec I'air fribole
J'ai des grands projets,
Mais on me ies bole
Abant qu'ils soient faits.
Mon sort ro'epoubante ,
Gar, sans me banter,
Tout ce qu'on iiibente
3'allais I'inbenter.
Eh done ! j'ofFre ^ la patrie
Trois projets du meilleur goiit,
Pour mettre Fair en regie...
Comptez sur mon Industrie.
Mais sacbons par quels mojens
J'aurai ia messagerie
De sfs fiacres a^riens.
Faat-il des fonds? j'ai mon bomme ;
L'int^r^t le plus decent :
]1 me prelera la somroe
£n d^pit de mon accent...
Tenez , Moussu , c'est qu'en tout cas ,
Si le projet ne russit pas ,
Le bateau que j'implore...
CASSAimRE.
Eh bien ?
4^^ CORRESPONOANCE LITTERAIRE,
IE GASCON.
M'cst n^cessaire encore...
Vous tn'entendez bien.
Je deteste mes creanciers ,
Et pour fuir eux ei leurs huissiers ,
Jcvoudrais, surla bi^une...
CASSANDRE.
Eh bien ?
LE GAScerf*
Faire un trou dans la hine.
CASSANDRE.
Ah ! je vous entends bien.
Jamais buUe de savon n'occupa plus serieusement une
troupe d'enfans que le globe airostatique di^ MM. Moot-
golfier n'occupe^ depuis Un tnois^ la villa et la cour;dans
tous DOS cercleSy dans totis nbs soUpet^^, aux toilettes de
nos joiies femmes, comme dans nos lycees academiques^
il n'est plus question que d'experlences , d'air atmosphe-
rique^ de gaz inflammable , de chars volans, de voyages
aeriens. On ferait un livre beaUcoii'p plus fou que celui
de Cyrano de Bergerac^ en recueillant tous les projets^
toutes les chimeres, toutes les extravagances dont on est
redevable a la nouvelle decouverte. Tai deja vu nos po-
litiques de cafe calculer avec une doukur vr^iment pa-
triotique Faccroissement de d^petises que catlserait sans
doute Tetablissement indispensable d'Vine marine aerienne.
J'en ai vu d'autres sourire a I'id^e heureuse d*en former
un d^partement tr^s-convenable pour tel ministre qui
s'en contenterait peut-etre, vu son impatience de n'en
point -obtenir d'autre. Toute l*inquietude que laisse a
M. Gudin de La Brenellerie le succes d'une invention
si prppre a recaler les boraes de la monarchie comme
celles de Tesprit hUibisiin, c'est que TAngleterre^ notre
, AOIJT 1763. 43^3
rivale, ne s'en empare, ne la perfectionne avant nous,
et D'usurpe bieatot Tempire des airs, comine elle usurpa
trop longrtemps ceiui de N<iptuDe. Notre po^te phiio-^
sophe eut bien desire, je pense, qu'au lieu de s'arr^ter ,
dans le nouveau traite de paix, a tant de conditions
moins importantes , nos negociateurs eussent pluidt
songe a bien etablir nos litres et nos privileges relati-
vement a uti objet dont les suites poUtroht s'etendre
quelque jour fort au-dela des iimites de notre petite at-
mosphere; mais il a senti cotnbien la chose ^tait embar^
rassante. Le genie de M. Blanchard , eilcore tout etolirdi
des huees qu'ii avait essuyees Tann^ derniere, s'est re'-
veille tout a coup au bruit de la renommee de MM. Mont-
golfier ; en combinant sa machine avec le secret nouvel^
lement decouvert ^ il n'a pas encore renonce a Thonueur
d'etre le premier navigateur aerien ; nous pouvons done
esperer d'avoir des voitures de toute espece, el pour vo-
guer dans les airs^ et pour voTagcr peut<-£tre meme de
planete en planete. On a deja prevu que pour les courses
cle c^ei^onie, pour les equipages ordinaires de la cour,
rien ne serait plus decent que de beaUx attelages d^aigles ;
le paon^ Toiseau de Junon, serait consacr^ pour le ser-
vice de la reine; les colotnbes de Venus en seraient trop
jalouses sielles n'en partageaient pas quelquefois la gloire.
On pa:*fectionnei'ait tout expres la race des hiboiis et des
vautours pour conduire les demi-fortunes des philo-
sophes et des medecins. De toutes ces folies ^ celle qui
me rit davantage, c'est de s'elever au haut 4.es airs a la
faveur du ballon aerostatique^d''eLyo\r avec soi de bonnes
lunettes, et d'attendre tranquillement le moment oul'on
verrait passer sous ses pieds la contree du globe qu'on
serait tent^de parcourir, pour s'y laisser descendre tout
' *
r
4^4 CORRESPON DANCE LITTER AIRE,
doucement, presque sans depense et sans danger; on
irait ainsi le soir a la Chine , et Ton en reviendrait It
lendemain matin. Quelque respect que j'aie ^ur Fan-
tique sagesse des enfans de Confutzee , ce n'est plus au-
jourd'hui par la que je commencerais mes voyages , j«
n'irais pas si loin.
Mais il est temps de revenir a la decouverte de mes-
sieurs Montgolfier ; pour avoir donn^ lieu a beaucoup de
folies, elle n'en est assurementni moins r^elle^ni moins
interessante. Ce qui les engagea dans cette recherche,
ce fut le desir d'imaginer pour le siege de Gibraltar
quelque ressource plus heureuse que celle des batteries
flottantes. Ce desir, sans doute assez vague en lui-mSme,
mais aaime par Tactivit^ naturelle de leur industrie et
par TinterSt d'occuper les loisirs que leur iaissait le soin
de leur manufacture, les encouragea k faire beaucoup
d'essais, beaucoup de tentatives inutiles, sans en etre
rebutes. lis parvinrent cnfin a construire la machine que
nous avons eu I'honneur de.vous annoncer; une expe-
rience de Boyle sur la pesanteur de Fair leur en fit naitre
la premiere id^e, et I'essai qui fut pour eux I'aurore du
succes , le voici. 11 en est d'une decouverte celebre comme
d'une illustre maison; on se plait a recueillir jusqu'aux
moindres details de leur premiere origine.
Une piece de taffetas que MM. Montgolfier avaient
fait venir de Lyon , pour en faire tout simplement des
doublures d'habits, leur parut beaucoup mieux employee
a des experiences de physique. Grace a quelques cou-
tures , le taffetas prend bientot la forme plus ou moins
exacte d'un globe ou d'une sphere; ils trouvent le moyen
d'y introduire quarante pieds cubes d'air; le ballon
eehappe de leurs mains et s'eleve au plafond de Fappar-
Aour 1780. 4^5
tement. La joie d'Archimede ^ lorsqu'i} eut trouve la so<»
lution de son fameux probleme, ne fut pas plus vive que
ne le fut dans ce moment celle de nos physiciens ; ils
s'empressent de ressaisir leur machine et Tabandonnent
dans un jardin, oil elle s'^leve au-dela de trente pieds.
De nouvelles experiences ayatit assure ce premier succes,
ils construisirent la grande machine qui s'eleva, le 5 juin,
en presence des Etats de la province ; et c'est celle dont
le proces-verbal envoye a M. le controleur-general a et^
communique par lui a FAcad^mie des Sciences.
Ce globe avait trente-cinq pieds de diametre ; il etait
detoile enduitede papier colle. On sait aujourd'hui qu'ils
s'etaient procure le gaz dont ils Tavaient rempli par un
precede fort simple et peu dispendieux , en faisant bruler
de la paille humide et difr(^rentes substances animales,
telles que de la laine et d'autres mati^res de graisse plus
ou moins inflammables ; c'est a la faveur de cette fum^e
que le globe, livre a lui-m£me, s*est eleve a perte de
vue a une hauteur estimee par les uns cinq cents toises,
et par les autres mille ; il est redescendu dix minutes
apr^Sy sans doute par la deperdition du gaz qu*il renfer-
mait. Suivant le calcul de MM. Montgolfier /le globe
occupait Tespace d'un volume d'air du poids de deux
mille cent cinquante-six livres; mais comme le gaz ne
pesait que mille soixante-dix-huit et le globe cinq cents
livres, il y avait un exces de cinq cent soixante-dix-
huit livres pour la force avec laquelle le globe tendait a
s'elever.
II ne faut done qu'un peu de fum^e pour operer les
plus beaux prodiges; et qui pourrait en douter? il y a
tout lieu de croire que ce secret avait ele soup^onne
depuis long-temps. Qui n'a pas entendu parler de la
4^6 COHRESPONDAJTCE LITTJ^RAIRE,
fum^e de I'amour-propre, de la gloit*e, de ropinion?
C'est avec de la fumee qu'on eleve I'homme au-des6u§
de lui-mSmey qu'on fait leg heros^ les po^tes^ les grandd
hommes eo tout genre. Au physique comme au moral ,
tout vieut de la fumee et tout doit retourn^r en fum^e :
des lois de la nature c'est la plus ccmUantey la plus uni-
verselte; tnais tious nous reservbns d'eii parler une autre
fois.
Personue^ h Paris, ne s'ebt inleresee plus vivement a
la decouverte de MM. Montgolfier que M. Faujas de
Saint-Fond, auteur d'une excellente Histoire naturelle
des montagnes du Vivarais (i); c'est )ui qui saisit avec
enthousiasme Tidee d'ouvrir ui^e soustription pour faire
rep^ter i'experience a Paris , et qui proposa d'eil charger
MM. Charles et Robert, comilie les homtnes les plus
propres a la faire r^ussir. Ces messieurs dirent d'abord
que quaranjte ou cinquante louis sufBraient pour tons les
frais de Texperience^ et nous sommes si accoutum^s,
dans ce pays, a des associations et a des depenses decet
ordre, que la munificence de notre esprit public fat
tout ^merveillee que cette petite tomme eut ete trouvee
au bout de quelques jours , k trois livres par personne
pour trois billets.
A peine le projet de la souscription eut-*il ete accueilli
qu'il y eut uQe guerre ouverte entre les commissaires de
la souscription et les physiciens charges de faire executer
la machine. II serait un pen long d'entrer dans tons les
details de cette illustre querelle. Un des points les plus
vivement debattus entre les deux partis fut de savoir si
Ton abandonnerait le globe a sa destinee, ou si on le
(i) kecherches snr les volcans etelnts du Vivbrms et du Vclay ; 1778, in-
ioux 1783* 4^7
reserverait pour de noiivelles experiences; les souscrip-
teurs exig^rent absoiumetit qu'il fdt Iitt^ i luwm^me;
mats ils ne robtinrent qu'en promettant des honoraires
plus considerables a M. Robert^ et crurent qu'ils en
seraient bien n^compens^s par le plaisir d'apprendre un
jour tout r^tonnemiRnt que rapparitioo de Jeur globe ne
inanquerait pas de causer aux habitans du Mexique ou
liu Mogoly peut^^re ludme aux philosophes de la lune
ou de quelque autre plan^tei De si ridicules d^bats n'ont
pas empeche heureUsement que la machine n'ait et^ ex^
cut^e, et ne I'ait iti fort bien en taffetas verni de cctte
gomme elastique que MM. Robert ont trouve le secret
de dissoudre« Comme on ignorait encore le proc^e par
lequel MM. Montgolfier araient rempli la leur > on a em-
ploy^, pour remplir celle'-d^ de I'air inflammable produit
par une dissolution d^ iimaille de fer dans de Tacide
vitriolique; et si ce procede n'etait pas plus difficile^
plus long, plus dispendieux que Tautre , il serait bien pre*
ferable sans doute, le gaz qu'il produit etant k Fair atmo*
spherique comme tneize a cent lept ; ausst n'est-*il aucun
di^ail de ce prooed^ dont MM. Faujas, Robert , Charlei
et autres ne se soient attribue et dispute tour a tour
Finventioti.
Quoi qu'il en soil, \e globe aerostatique construitpar
MM. Robert s'est ^leve majestueusement du Champ-de-
Mars , le ^7 de CIS moiS, k cinq heures pr&ise^, aux yeux
de tout Pfeirii. Le jour de Texperience avait ete indique
quelqu(*s jours d'avance; jamais revue du roi n'avait
attire urte pliis grande affluence de nionde de tout ^tat
et de toute condition. Le globe avait environ douze pied$
de diamitl*e. On h'a pas ete d'accord sUr la hauteur a
laquelle il s'etait eleve , la circonstance du mau vais temps
4^8 CORRESPOND ANCE LITTER AIRE ^
en a rendu I'appredation difficile; mais son petit volume
apparent a fait juger qu'elle deivait Stre considerable; ii
a disparu entierement au bout de quelques minutes. Nos
voeux et notre admiration auraient voulu le porter jus-
qu'aux extremites de I'univers; il a tromp^ notre attente;
au lieu d'ailer ^tonner les rivages lointains de son au-
guste presence, il a borne modestcmenl sa course (i) a
Gonesse, village situe a quatre lieues de Paris, et il y
a fait grand'peur aux paysans qui Font vu s'abattre dads
un champ oil ils etaient occupes a travailler.
On ne sera point surpris que, trois jours apres, tout
Paris ait ete inond^ de gravures representant et le de-
part du globe et son arriv^e.
Beaucoup de gens qui se piquent de rester froids au
milieu de I'enthousiasme public , n'ont pas manque de
repeter : « Mais quelle utilite retirera-t-on de ces expe-
riences? A quoi bon cette decouverte dont on fait tant
de bruit? » Le venerable Franklin leur repond avec sa
simplicite accoutumee : « Eh ! a quoi bon I'enfant qui
vient de naitre?» En effet, cet enfant pent mourir au
berceaUy peut-etre ne sera-t-il qu'un imbecile, mais
peut-etre aussi le verra-t-on quelque jour la gloire de
son pays, la lumiere de son siecle, le bienfaiteur de
Thumanit^...
Alexandre aux Indes , op^ra en trois actes, paroles
de M. Morel, secretaire des finances de Monsieur, mu-
sique de M. Mereaux, a ^t^ represent^, pour la premiere
fois, sur le theatre de I'Academie royale de Musique, le
mardi 126.
Le poeme est bien bati sur le meme fond que la tra-
(i) Qui a ete environ de cinq quarts d'heure. ( Note de Grimm, )
AOUT 1783. 4^9
gedie de Racine , mais dans des principes fort differens.
M. Morel a trouve Taction de la tragedie beaucoup trop
compiiquee, il I'a rendue infiniment plus simple. II s'est
souvenu qu on avait reproche a Racine d'avoir avili le
caract^re ({'Alexandre par un esprit de galanterie pen
conveuable a ce heros;il Fa rendu indiff<6rent a tout
autre sentiment que celui de la gloire; et par un exces
de severite, peut-Stre sans exemple a I'Opera, il n'a
laisse, pour ainsi dire, a ses personnages aucune espece
de tendresse ni de passion. C'etait sans doute le moyen
de faire un opera fort raisonnable; mais^ en suivant cette
marche, il etait difficile d'y mettre du mouvement et de
Tinteret; Tauteur en a fait le sacrifice a Thonneur des
manes de Porus et d'Alexandre.
La musique de cet opera ne merite pas Thonneur de
la critique ; ce sont des notes sans idees : on y a trouve
des phrases entieres prises au hasard dans les ouvages
mSme les plus connus; ce qui a fait dire que le poeme
etait Slndej et la musique en Macedoine. II ne faut pas
exiger qu'un calembour ait plus d'exactitude et de jus-
tice ; mais on ne pent s'empecher de convenir que s'il y
a des morceaux fort negliges dans le poeme , il y en a
beaucoup d'autres ecrits avec plus de noblesse et d'^le-
gance que ne le sont aujourd'bui la plupart des ouvrages
de ce genre.
La seance publique de I'Academie Fraucjaise s'est te-
nue, suivant I'usage, le lundi ^5, jour de Saint-Louis.
M. I'archeveque d'Aix , en qualite de directeur, a an-
nonce que le prix d^eloquence propose pour le meilleur
£loge de Fontenelle avait et^ remis a Tannic prochaine,
*
0
43p COBllESPONDAJMCE LiTT£RAIR£y
aucuQ des discoqrs qui out coDCOura n'ayant satisfait
TAcademie.
Les boones actions sont encore moins rares que les
beaux discours. Plusieurs aotes de charite et de desin-
t^ressement avaient partage Tattention du nouvel Areo«
page de vertu; apr^s en avoir rite quelques-uns^ M. le
direeteur a declare que la compagnie avait cru devoir
donner la preference au devouement genereux avec le-
quel une garde-malade av^it sacriBe a la personne oon-
fiee a ses soins, non^seulemenl tout cequ'elle possedait,
mais encore tout ce que son credit avait pu lui procurer
pendant Tespace de deux ans. Cette garde-malade est la
dame Lespanier, et I'objet de aes sacrifices madame la
comtesse de Rivarol ^ fiUe du sieur Flint , maitre He
langue anglaiae , et femme du pretendu comte de Riva-
rol 9 assez connu par ses libelles contre Tahbe Delille.
C'est cette dame Lespanier qui a merite la premiere
I'bonorable prix fonde par S/l. de Moothyon ; presente a
Tassemblee, elie a re^u avec la ipedaille tous les applau-
dissemens dus aux preuves d'un attachemenl si rare etsi
digne d'admiration. II n'y a que la vaiiite treS'^humiliee de
M. et de madame de Rivarol qui se soit avisde de lui dis-
puter Thonneur d'une si juste recompense; les intentions
de la compagnie netaient pas encore publiques, qu'op
s'est empresse de lui adresser les remontrances, et meme
les menaces les plus vives pour Tempecher de persister
dans son jugement^ en niant le fait, en s'effor^ant d'en
alterer les circonstances pour en diminuer le merite,
en declarant enfin qu'on reclamerait hautement coutrji
la surprise faite a la religion de messieurs les Quarante.
Ces messieurs ont dedaigne les plaintes et les menaces de
M. de Rivarol; on a eu seulement la discretion de nepas
r
A.OUT 1783. 43i
nommer Tobjet des charites de la garde - malade ; on a
bien compte que la malignite du public ne Tignorerait
pas long-temps , et I'abbe Delille n'aura pas ete trop fa-
che sans doule d avoir trouve^ sans la chercher, une re-
ponse si chretienne au vers de la fable du Cfiou et le
Navet ( I ),
Ma feuiile t'a nourri , mon ombre t'a vu naitre.
Pour occuper la seance, nos Quarante immortels ont
ete reduits a evoquer les manes de leurs confreres. M. le
marquis de Condorcet a lu un Eloge historique de Fort-
tenelle^ compose de fragmens trouves dans le porte-feuille
de feu M. Duclos, retouches et rediges par lui. Get Eloge,
quoique seme d'idees et dVnecdotes piquantes, a paru
long ; la plupart de ces anecdotes etaient d^ja connues.
£n voici une que nous ne nous rappelons pas d'avoir vue
ailleurs. On parlait devant M. de Fontenelle du projet
de reunir TEglise presbyterienne et TEglise gallicane :
(c Ce projet, dit-il , ne reussira pas; ce sont des ennemies
qui ne se reconcilieront qu'a la mort.»
M. Lemierre a ter<nine la seance par la lecture du
premier acle de sa tragedie de Barneuelt^ cet acte a
beaucoup mieux reussi que celui qu'il lut le jour de sa
reception : on y a trouve des idees fortes et brillantes,
des vers pleins de chaleur et d'energie ; les portraits de
Henri IV el de Philippe 11 ont ele applaudis avec en-
thousia3me. Ces portraits sonl dans la bouche de Bar-
nevelt :
Quand des rivf f du Ts^e atix rives de 1^ Seine
Philippe encourageait xxv^e ligue inhumaioe,
(1) Satire coi^tfe le ppeme des Jardins. CerutU disait de cetle diatribe de
Rivarol: «C*estuii fumier jete sur Us Jardins de M. Delille pour les faire
« fhictifier. »
i
43a CORRESPONDAWCE LITTl^RAIRE,
Quand il pay ait les Seize et leurs noires furears
Dii ra^me or que jadis , parrai d'autres horreurs ,
La meine violence iiveugle et fanatique
Avait couru ravir aux peuples du Mexique ,
DesHarlaj, des Potier fasciaa-t-il les yeux?
lis ne vireiit en lui qu'nn sombre ambitieux,
Qui divisait la France en cesmomcns d'orage,
Pour saisir les debris d'an superbe naufrage;
Qui voulait regner seul , et reunir enfin
Les sceptres de I'Europe en faisceau dans sa main.
.... Henri n'est plus, c'est sa mort qui nous perd.
Begrette parmi nous comme il Pest dans la France,
il manque aux Hollandais que scrvait sa puissance.
Le ciel de ce heros parut avoir fait cboix
Pour reconcilier la terre avec les rois.
£leve loin des cours, et le malheur pour maitre ,
Plus tard il devint roi y plus il fat fait pour I'etre.
Souverain par le droit , par le coeur citojen ,
II fut son propre ouvrage et nous-niemes le sien...
II parait quatre nouveaux volumes du Tableau de
Paris; cela ne fait que huit en tout. Apres cela , M. Mer-
cier n'a-t-il pas raison de se plaindre que VEncjrclopedie
est trop volumineuse ? On trouve dans ces derniers vo-
lumes , confme dans les autres , beaucoup de minuties ,
beaucoup de choses de mauvais gout; mais de Tinteret,
une grande variete d'objets , et des vues utiles. Quel-
qu'un disait avec assez de raison que cet ouvrage ^tait
un excellent Breviairc pour un lieutenant de police.
Noui^elle traduction de r EssaisurP Homme ^ par Pope^
en vers frangais^ precMee cTun discours ^ et suit^ie de
notes, par M. de Fontanes; i volume in -8**. Ce poeme
n'a point repondu aux esperances qu'on avait concues
AOUT 1783. . 433
du talent de M. de Fontanes, et sur les lectures parlicu-
liires qu*il en avait faites, et sur plusieurs autres morceaux
depoesie qu'on a vus de lui dans diffi^rens recueils. On ne
lui dispute point le merite d'entendre ee qifon appe)le la
facture des vers ; on lui sait gre d'avoir un stv)e en ge-
neral assez exempt de mani^re et d'afFectation ; mais on
le trouve depourvu de grace, d'^legance et de facility ; il
semble surtout avoir pris a tdche de donner a sa nou-
velle traduction Texactitude, la precision qui manqucnt.
a celle de Tabb^ du Resnel , et Ton est forc^ de lui re-
procher de n'avoir souvent saiisi ni la liaison de^ idees
du poete anglais, ni mSme le veritable sens de ses ex-*
presisions; en conservant toute la recherche, toute la
monotonie de Toriginal, il n'en a que rarement I'^nergie
et la clarte. Quoique Touvrage porte Tempreinte d'un
travail long et penible, on est etonne d'y voir encore
d'extr^mes negligences et des improprietes d'expre&sions
tout-a-fait choquantes.
Le discours dont la nouvelle traduction est preced^e
a reussi beaucoup plus gen^ralement que la traduction
meme ; on y trouve une analyse fort bien faite des dif-
ferens ouvrages de Pope, et d'excelletites critiques sur
les poemes didactiques les plus c^l^bres, taut anciens
que modernes. Le parallele de Pope et de Voltaire est
d'un esprit juste et fin. Une partie de la litterature mo-
derne pourrait bien protester contre le jugement par le-
quel M. de Fontanes ose decider que M. de La Harpe est
le Quintilien des Fran^ais, le seul ecrivain qui , joignant
I'exemple au preccpte, soutienne la gloiro de notre elo-
quence et de notre poesie dans ce sijkcle de decadence ;
mais Texamcn de celte preeminence, devenue sans doute
beaucoup moins imporlante que jamais , nous jetterait
Tom. XI. a8
434 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
dans des discussions qu'il faut tacher d'eviter. On re*
marquera seulement que M. de Fontanes s*est bien presse
d'assigner aux autres la place qu'ils peuvent meriter, et
qu'il eut mieuz fait d'attendre au moins quHl fAt un peu
plus sur de la sienne.
La Chronique scandaleuse y ou Memoires pour servir
a VHistoire des mceurs de la generation presenter auec
cette epigraphe : Ridebis el licet rideas. u^ Paris ^ dans
un coin d'ou Von voit tout, C'est un pot-pourri de vieilles
et de nouvelles anecdotes^ recueillies sans choix, ecrites
a la hate, et souvent tris •* d^figurees ; mais qui m^rile
cependant qu'on le distingue de la foule des recueils de
ce genre, puisqu'il faut avouer que du moins, quant au
fonds y il nous a paru contenir plus de verity que de
mensonges. On Tattribue a un M. Imbert (i), qui no
nous est cbnnu par aucun autre ouvrage , et qui ne doit
pas £tre confondu avec I'auteur du Jugement de Paris
et de beaucoup d'autres productions aimables. V^ibrige
de VHistoire de PsaUerion , fameux critique arabe ,
traduit du turc par M. de L. H.j est le pr^is de toutes
les iniquites, de toutes les petites noirceurs reproch^es
depuis long-temps a M. de I^a Harpe. Quoique le mor-
ceau soit en general d'un ton et d'un style assez lourd,
on y a remarque cependant deux ou trois phrases as-
sez piquantes, telles que la fin de la tirade que voici *
« Les chefs de la secte philosophique etaient trop assu-
res d'etre proclam^s e^clusivement dans son journal les
apotres de la sagesse, les h^ros de la litterature, d'y etre
(i) Le M. Imbert dont il est ki question, est siun deute (kiillaiime Imbert,
ex-Ben4dictin , ne a limeges , et mort a Paris , le 19 mai i8o3. La Chronique
scandaleuse a et^ reimprimee en 1786, a vol. m-12, et en 178$, ainsi
qu'en 1791, 5 vol. in-ia. (B).
AOUT 1783. 435
distingues comme uae classe d'hommes qui honorent la
nation , et la representent chez 1 etranger, pour ne pas
faire passer leur intrepide apologiste dans les cercles ,
dans les caf(6s , dans leurs lettres particulieres, pour To-
racle de la litterature, pour Thomme de gout par ex-
cellence » Ainsi) malgre les critiques qu'il essuyait
de tons cotes , Psalterion se croyait uu genie du premier
ordre, a peu pres comme un enfant qu'on ^leve par-
dessous les bras se croit plus grand que ceux qui le
portent.
kV * ^"^ W %i-%1
SEPTEMBRE.
Pari 4 , septembre 1783.
La physique y la chimie et la mecaniqi^e ont produit
de nos jours plus de miracles que le fanatisme et la su-
perstition n'en avaient fait croire dans des siecles d'igno-
rance et de barbaric. II y a long -temps qu'on avait
entendu parler en France du celebre Joueur cT^checs de
M. de Kempelen ; mais cette admirable machine ^tait
presque oubliee \ Tauteur Favait meme en partie d^-
montee, et peut-^tre n'cut-il jamais songe a la retablir,
si I'Empereur ue lui avait pas temoigne le desir de la
faire voir au comte et ^ la comlesse du Nord, pendant
le sejour que L, A. I. firent, T-annee demiere, a Vienne.
Ayaut ete admiree de ces augustes voyageurs autant
qu'elle merite de I'fitre, on se r^unit pour eonseiller a
M. de Kempelen d aller jouir dans les pays etrangers de
toute la gloire de son invention , et I'Empereur voulut
bien lui permettre de s'absenter a cet effet pendant deux
ans; c'est la circonstance a laquelle nous devons la sa-
436 CORRESPONDANCE LITTI^RAIREy
tisfaction d'avoir vu ce chef-d'ceuvre, saus contredit la
plus etonnante production qui ait encore paru dans ce
genre. On en a donne une description fort detaillee dans
une brochure intitulee : Lettres de M. diaries Gottlieb
k de Vifhdisch , sur le Jouew (FJ&checs de M. de Kempe-
lerij traduction Ubre de VaUemand^ accompagnee de trois
grai^ures en taille'douce qui representent cefameux au-
tomate ^ etpubUeepar Chretien de Mechet^ membre de
VAcademie imperiale et rojrale de Pienne et dephisieurs
autres. A Bdie^ chez Hediteur^ 1783. Nous nous borne*
rons au plus simple precis.
L'armoire a laquelle Taulomatc est fixe a trois pieds
et demi de large, deux pieds de profondeur, et deux
pieds et demi de haut; elle porte sur quatre roulettes ,
au moyen desquelles elle pent etre mue facilement d'un
endroit a Tautre. Derriere cette aimoire I'on voit une
figure de grandeur humaine^ habillee a la turque, assise
sur une chaise de bois affermie a demeure au corps de
I'armoire, et qui se meut avec elle lorsqu'on la proment;
dans I'appartement. Cette figure est accoudee du bras
droit sur la table qui forme le dessus de I'armoire ; de la
main gauche , elle tient une lougue pipe a la turque,
dans I'attitude d'une personne qui vient de fumer. Cest
avec cette main qu'elle joue lorsqu'on lui a ote la pipe.
Devant Tautomate est unechiquier fixe sur la table. M. de
Kempelen ouvre les portes de devant de cette armoire
et sort le tiroir qui est au-dessous. L'armoire est divisei^
par une cloison en deux parties inegales; celle qui est a
gauche est la plus etroite; elle u'occupe guerc que le
tiers de la largeur, et est remplie de rouages, leviers,
cylindres et autres pieces d'horlogerie ; dans celle a droi te,
on voit quelques roues , quelques barillets a ressorts^ et
r
SEPTEMBRE I 783. 437
deux quarts de cercle horizontaux. Le reste est rempit
par une cassette, uu coussin, et une tablette sur la-
quelle ron voit des caracteres traces en or. L'inventeur
sort ia cassette et la pose sur une petite table pres de la
machine; il en faijt de meme de la tablette dont Tusage
sera expliqu^ dans la suite de cette description. Les
portes de devant de Tarmoire ouvertes, on ouvre encore
celles de derri^re, en sorte que tout le rouage reste a
decouvert; on j porte de plus une bougie allum^e pour
en eclairer mieux tous les recoins. On l^ve ensuite le
cafetan d^ I'automate, et on le rabat par-dessus sa t£te,
de mani^re a d^couvrir completement sa structure inte-
rieure, et I'on n'y voit ^galement que des leviers et
des rouages qui remplissent tout le corps de {'automate ;
ainai Timpossibilite d y cacher aucun etre vivant ne sau-
rait Stre portee k un plus haut degre d'^vidence. Apres
avoir laisse le loisir de tout examiner^ ou referme toutcs
les portes de Tarmoire et on la place derriire une ba-
lustrade qui a pour objet d'emp^cher les spectateurs d'e-
branler la machine en s'appuyant sur elle lorsque I'auto-
mate joue, et de reserver libre pour l'inventeur une
place assez spacieuse dans laquelle il se prom^ne^ s'ap-
prochant parfois de Tarmoire, soit de droite, soit de
gauche y sans y toucher nc^anraoins que pour en remon-
ter par intervalle les ressorts. II parait si difficile d'ima-
giner quelle communication il peut y avoir entre la ma-
chine et la table, entre la machine et la cassette a laquelle
Tinventeur a cependant assez souvent recours durant le
jeu de Tautomate, qu'on a ete fort tente de regarder
cette cassette comme un hors-d^oeuvre employ^ a dis-
traire Tattention des spectateurs ; mais M. de Kempelen
assure que cette cassette est si indispensablement necesr
I
4^8 CORRESPON DANCE LITTERAIRE^
saire au mecanisme de son automate que sans elle ii ne
pourrait pas jouer, et il ajoute que, lorsqu'il pubKera sod
secret ^ Tpn sera convaincu de la v^rite de cequ'il avance.
Si Tautomate joue de la main gauche , c'est par une
distraction de I'auteur^ qui ne a'en aper9Ut que lorsque
son travail se trouya trop avancii pour qu'il fut possible
de rectifier cette petite negligence. Lorsque Tautomate
a un coup a jouer, sou bras se l^ve lentement, mais
avec aisance, niSme avec une sorte de grace, et se di-
rige sur la case de lechiquier oil se trouve la piece qu'il
faut mouvoir; sa main se porte sur cette pi^e, ses
doigis s'ouvrent pour la saisir, la prennent, la trans-
portent et la posent a la place qui lui est destinee ; la
pi^ posee , le bras se retire et se repose sur son cous-
sin. Lorsqu'il est question de prendre une des pieces
de son adversaire, il fait les memes mouvemens pour
s'en saisir, la placer hors de I'echiquier, etc. A chaque
coup qu'il joue^ on entend un bruit sourd de rouages k
pen pres comme celui d'une pendule a repetition; ce
bruit cesse lorsque le coup est fini et que le bras de I'au-
tomate se retrouve sur le coussin , et ce n'est qu'alors
que son adversaire peut recommencer un nouveau coup.
A chaque coup de Tadversaire il remue la tdte , et semble
parcourir des yeux tout 1 echiquier. £n donnant echec a
la reine, il incline la t£te deux fois, il rincline trois fois
en donnant echec au roi. Fait-on une &usse marche, il
branle la tSte, repare la faute, et continue a jouer son
coup. On a grand soin de reeommander aux personnes
quientreprennent de jouer contre Tautomated'avoir Tat-
tention de placer les pieces juste au milieu des cases, de
peur que sa main ne porte a faux et ne soufire du dom.
mage, si Tun ou Fautre de ses doigts se trouvait appuye sur
SEPTEMBRK I 783. 4^9
la piece au lieu de la saisir par le cote. La machine ne
peut jouer que dix ou douze coups sans ^tre remontee.
Lorsque tous le& echecs sont euleves, un des specta-
teurs place un cavalier a volont^ sur une case quelconque;
Tautomate y porte aussilot la main^ et lui fait parcourir,
en partant de cette case et en observant exactement la
marcbe du cavalier, les 8oi|:ante«quatre cases de Techi-
quier, sans en roanquer une, et s^ns revenir deux fois a
la meme , ce qui se verifie par les jetons que Tun des
spectateurs place lui-inSme sur chaque case qu'a touchee
le cavalier, en observant de mettre un jeton blanc sur
celle d'oii il part , et des jetons rouges sur toutes celles
quHl parcourt ensuite successivemeot. Philidor (i) lui-
m^me tenterait peut*Stre ce tour sans suec^.
La partie d'echecs (inie , on pla^e sur Techiquier la
tablette dout nous avons parle au commencement de
notre description. L'automate saiisfait aux questions de
Tasseniblee, en porlant le doigt suocessivement sur les
differentes lettres necessaires pour eaoncer ses rdpodses.
Nos plus grands phystciens , nos plus h^biles m^c^-
niciens n'ont pas et^ piqs heureux que ceux d'Allemagne
a decouvrir Tagent employ^ a diriger les mouvemens de
Tautomate. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on n'aper^oit
aucuue trace sensible de la maniere dont I'inventeur in<^
flue sur la machine, et ce qui ne Test s^rement pas
nioins, c'est que la machine ne sanrait ex^cpter une si
grande multitiule de mouvemens difiS^rens, dont la de-
termination ne pouvait £tre pr^vue d'avance, sans ^tre
soumise a Tinfluence continuelle d'un etre intelligent.
On n'a pas manque ici comme ailleurs d'attribuer ce
(i) Le compofiiteur) auteur d'une Antdpe du jeu de4 echecs souvenf reim-
|)rimee.
-■N. *-
44o CORRESPONDANGE LITTER AIRE 9
nouveau prodigc aux merveilles du maguetisme ; mais,
pour d^truire ce soup^on, M. de Kempelen permet a qui
voudra Tessayer dc placer sur la machine raimaul le
plus fori et le inieux mont^, sans craindre que le meca-
nisme de cette etonnantc machine puisse en souffrir la
rooindre alteration.
M. de Vindisch raconte quen 1769 M. de Kempelen
se trouyant a Vienne pour des objets relatifs a son ser-
vice (i), il fut mande a la cour pour assister comme con-
uaisseur a quelques jeux magni^tiques qu'un Francis,
nomm^ Pelletier, devait produire en presence de feu Sa
Majesty rimp^ratrice ; que Tentretien familier que cette
auguste souveraine daigna avoir avec M. de Kempelen
pendant ces jeux ayant entraine ce' dernier a laisser
echapper le propos qu'il se croirait en etat de faire unc
machine dqnt les effets seraient bien plus surprenans
et Tillusion bien plus complete que dans tout ce que Sa
Majeste venait de voir, elle saisit aussitot cette ouver-
ture, et lui t^moigna un desir si vif de voir cette idee
se realiser, qu'elle lui 6t promettre de s'en occuper sans
delai ; qu'il tint parole , et compl^ta , dans Tespace de
six ipoisy I'execution enti^re de la machine qu^on vient
de decfire^ machine qui est pour I'esprit et les yeux ce
qu'est pour I'oreille le Joueur de Flute de M. de Yaucan-
son, mais qui nous parait a tons egards bien superieure;
car, en supposant meme que , I'agent secret de M. de
Kempelen uae fois connu, on ne soit plus surpris de Fa-
dresse avec laquelle il en dirige tons les mouvemens , que
d^admiration ue devra-t*on pas encore au mecanisme qui
(i) M. WoUang de Kein{>«leii, age de 4^ ans, est gentilhomme hoDgrois et
ronseiller aulique de la chambre royale des dooraiiies de Hongrie.
{Note de Grimm,)
SEPTEMRHE I 783. 44 '
etecute, a la volonte de TinTenteur, dix-sept k dix-huit
cents mouvemens differeos^ tous d^termiaes avec la plus
grande justesse, saus aucune confusion, sans le moindre
embarrasy et avec toutes les apparences de k plus ex-
treme facility! L'automate n'est qu'un joueur de la troi-
sieine ou de la quatrieme classe. On demandait au sieur
Bernard y le plus digne emule de Philidor, devant une
compagnie nombreuse dont etait le marquis de Ximenfes :
« De quelle force, M. Bernard, trouvez^vous Tautomate?
— L'automate est de la force de M. le marquis, » M. de
Ximen^s a paru pique de la comparaison; et I'epigramme,
faite sans le vouloir, n'a pas manque de courir toute la
ville,
Une machine plus merveilleuse, plus ^tonnante encore
que le Joueur dichecs^ est une machine qui parle, et
c'est des moyens de la perfectionner que M. de Kempden
s'occupe depuis quelques annees. Telle qu'elle est aujour-
d'hui, la machine repond deja tres-dairement a plusieurs
questions : la voix en est agr^ble et douce; il n'y a que
I'R qu'elle prononce en grasseyant et avec un certain
ronflement p^nible. Lorsqu'on n*a pas bien compris sa
reponse, elle la repute de nouveau , mais avec le ton
d'une humeur et d'une impatience enfantine. Nous lui
avons en tend u prononcer fort distinctement, en diffe-
rentes langues, les mots et les phrases que voici : Papa,
mamcuij ma femme^ mon mari^ apropos j Marianna^
Roma , Madame J la reine^ le roij a Paris, allons, j4bra'
ham; maman, aimezrmoi; ma femme est mon amie^ etc.
Cette machine n'a encore que la forme d'une petite caisse,
de la grandeur d'une cage moyenne , et couverte d'un
rideau; a I'un des cotes tient un soufflet d'orgue, et a
chaque reponse Tinyenteur est oblige de passer la main
44^ COR RESPON DANCE LTTT^AIRE,
SOUS le rideau pour en faire jouer les differens ressorts
et les differens clapets^ suivant les mots que la machine
doit articuler. Lorsqu'il Faura portee au degre de perfec*
tion dopt il la croit susceptible ^ il se propose de lui
donner pour revetement exteiieur la figure d'ua enfant
de cinq a six ans , les sons qu'elle produit etant fort anai-
logues a la voix de cet age. M. de Kempelen lui-meme ne
regarde cette machine que comme une ebauche, et il est
bien loin de la croire ou de Tannoncer comme achevee.
M. I'abbe M ^ "^ ^ ( nous ignorons quelles raisons Tobligent
h garder encore I'anonyme ) est parvenu a construire
aussi quelques tStes parlantes qui prononcent des phrases
entieres composees de plusieurs mots; raais leur pro-
nonciation n'est pas a beaucoup pres aussi nette , aussi
distincte, que celle de la machine de M. de Rempelen.
II y a long -temps que le celehre Euler avait an-
nonce Timportance et la possibility d'une semblable ma-
chine : La construction j dit - il dans ses excellentes
Lettres a la princesse Amelie de Prusse(f), « La con-
struction d'une machine pro|Nre a exprimer tous les sons
de nos paroles a vec tou tes les articulations serait sans doute
une decouverte bien importante. Si Ton reussissait a Texe-
cuter, et qu'on (ut en etat de lui faire prononcer toutes les
paroles par le moyen de certaines touches, comme d'un
orgue ou d'un clavecin , tout le monde serait surpris avec
raison d'entendre prononcer a une machine des disconrs
entiers ou des sermons, qu'il serait possible d'accompa-
gner avec la meilleure grace. .Les pr^dicateurs et les ora-
teurs dont la voix n'est pas assez forte et agreable poiir-
raient jouer leur*s sermons et leurs discours sur cette
(i)' Lettres a une princesse efAllemagney Pelersbourg , 1765-77, 3 vql.
SEPTEMBRE I 783. 44^
machine 9 comme des organistes cles pieces de musique.
La chose oe me parait pas impossible. »
On ne pent pas se dispenser de dire un mot du pro-
ces de M. Radix-de-Sainte-Boy. Peu d'affaires publiques
inspirent autaut d'int^r^t qu'on en a pris a celle-ci , el
cela n*est pas etonnant , comme dit mon ami Martin ,
qui ressemble beaucoup au philosophe Martin de Can-
dide : « Sainte-Foy ful long-temps un des premiers vo-
luptueux de France , et c'est ce qui s'appelle Hre constilue
en dignite. » Le long M^moire sur lequel M. Radix-de-
Sainte-Foy s'etait flatt<^ de se voir decharge de toute ac-
cusation, sans courfr le risque , ou du moins S2)ns avoir
le d^agrement toujours assez facheux d'etre oblige de
venir purger lui-mSme son d^cret de prise de corps; ce
Memoire/dis-je, avait paru g^n^ralement assez spe-
cieux (i). IjSk manifere dont il y discute Tarticle le plus
essentiel des accusations intentees contre lui/ relative-
men t a Taoquisition du terrain de la Pepiniere, semblait
surtout obtenir un grand poids de la declaration formelle
de M. le comte d'Artois, sign^e aii camp de Gibraltar,
par laquelle ce prince reconn^it en termes expres qu*il
ne s'est rien fait dans cette afTaire que de son aveu ;
(i) Ce Memoirepour le sieur de Sainte-Foy, aneien stirintemlant de M, le
comte dArtoUy contre M. le procureur-general , est attribue k Trup^oa Du-
coudray par les Mthnoires secrets, k ]a date dn 6 jiiin 17 S3. Radix-de-Sainte*-
Foj elait aefus^ de gestioa fraodaleuse. A la t^e du factum est un petit aTer-
tissement dans lequel Tavocat se defend d*exposer aiu yeux du pi^blic TiBte^
rieur de radministration du prince , quoique S. A. R. oe soit pas partie dans
ceproces, puisque le sieur de Sainte-Foy n'a pour accusateur que le procu-
reuT'gin^ral. Mais oette espece de revelation ^(ant malheureusement ime suite
natnrelle de Taffaire, il a ete indispensable de ne la pas passer sous silence.
II promet seuleroent de se renfermer dans les egards de la circonspection et
du respect dd au frere du roi.
444 CORRESPOPTDANCE LITTER AIRE,
mais le sienr Le Bel, Tadversaire de M. de Sainte-Foy,
ne s'est point laiss^ intimider par une signature aussi
imposante. Pour donner une id^e de la violence avec
laquelle il continue de poursuivre son ennemi, malgre
r^gide dont celui-ci avail ose se couvrir, nous ne citerons
que Tapologue historique qui forme le terrible prdam-
bule de sa reponse.
a Jean Betisac fut trouve coupable d'avoir amasse des
biens considerables par des moyens iniques. II s'excusa
sur les ordres qu'il avail recus du due de Berri son
maitre; mais ses richesses d^posaient contre lui. Lors-
que les juges lui demanderent comment il avait amasse
de si grands biens, il repondit : t Messieurs, monsei-
gneur de Berri vcut que ses gens deviennent riches. . . »
Ces moyens de defense n'etaient pas victorieux ; aussi le
due de Berri fit-il I'impossible pour le soustraire a la jus-
tice. II envoya au couseil du roi les sires de Nanlouillet
et Pierre Mespin, chevaliers, munis de lettres de ce
prince^ par lesquelles il avouait Betisac de tout ce qu'il
avait fait pendant son administration. La procedure faile,
elle fut rapportee au roi , dejk pr^venu par le public
contre Betisac ; le monarque Charles VI s'ecria : « C'est
un mauvais'homme, il est her^lique et larron; nous vou-
lons qu'il soil pendu; ni ja pour cet oucle de Berri, il
n'en sera excuse ni d^parti. »
Le Parlement a cru devoir donner dans cette circon-
stance une nouvelle preuve de cette justice inflexible
qui ne fait aucune acception ni du rang , ni de la per-
sonne, ni de toute autre consideration etrangere a la se-
ven te des lois ; il n a pas el^ ^che non plus de conser-
ver le droit de veiller avec plus ou moins de discretion
sur les finances d'un grand prince, dont on avail bieu
i
SEPTEMBRE I 783. 44^
voulu lui confier le soia d'examiner le regime. En con-
sequence ^ M. de Sainte-Foy est rest^ sous le poids de
son premier jugement, son decret de prise de corps con-'
firme, et ses biens annotes; mais, en homme sage^ il y
avait pourvu ^ et n'en vivra pas moins agreablement a
Londres. Sur dix-neuf juges onze voulaient le condam-
ner au blame. Le sieur Le Bel a ete mis hors de cour. A
I'exception du sieur Nogaret, tresorier du prince, toutes
les autres personnes impliquees dans le proces sont de-
meurees sous la main de la justice y et Ton continuera
dinformer sur les desordres commis dans Tadministra-
tion des finances de M. le comte d'Artois.
Nous sommes sur le point de perdre MM. d'Alembert
et Diderot (i) : le premier, d'un marasme joint a une
maladie de vessie ; le second y d'une hydropisie. II est '
bien singulier que deux bommes qui ont donn^ ensemble
le ton a leur si^cle, qui ont elev^ ensemble I'edifice d'un
ouvrage qui leur assure I'immortalit^, semblent se re-
unir encore pour descendre dans le tombeau. M. le mar-
quis de Condorcet, qui rend a M. d'Alembert les devoirs
qu'un_pere pourrait attendre d'un fils, est secretaire per-
petuel de TAcad^mie des Sciences, et dans ce moment
directeur de I'Acad^mie Fran^aise; M. d'Alembert, en
le chargeant de ses derniferes dispositions ( il le fait son
legataire universel ), lui dit en riant, malgre ses dou-
leurs : cc Mon ami , vous ferez mon Eloge dans les deux
Academies; vous n'avez pas de temps a perdre pour<;ette
double besogne. »
On recueille avec un inter^t m^M de respect les der-
(i) Diderot ne mourut que le 3o juiltet suivant; mais d'Alembert succomba
des le a^octobre 1783.
44^ GORR£SPONDANG£ LITTER AIRE ,
iiieres paroles d'un philosophe mourant ; elles devieanent
plus precieuses encore quand elles nous peignent la tran-
quillite de son ame dans ces derniers instans. Nous avons
cru devoir les Iranscrire.
M. Montgolfier vient de realisel* le projet qu'il avait
forme et annonce de s'^lever dans Tair a I'aide d^ sa ma-
chine aerostatique. Celle qu il a construite a cet efiet a
soixante pieds de hauteur sur quarante de largeur; elle
ne diSere des autres que par \t cone qui la termine,
qui, etant plus large et plus atrondi, r^siste davantage
a Taction de I'agent quUl emploie. II a adapte a sa base
une galerie tournante en osier, sur laquelle lui , M. Pi-
latre des Hosiers, M. le chevalier d'Arlande ont ete en-
lev^s a trente pieds de hauteur ; ils sout retombes d'une
maniere si douce et si lente qu'ils n'ont presqoe pas senti
le moment ou la machine a pose a terre. Elle n'^tait at-
tachee ni guid^e par aucun cordage ; on avait eu seule-
ment la precaution de ne la remplir qu'en proportiou
de la Jiauteur a kquelle on vonlait i'enlever, et du temps
qu'on voulait qu'elle restat en Fair. Sept a huit amateurs,
M. le due de Chartres et le comte Dillon , out et^ skills
admis a cette premiere experience. Le prince a demande
qu'on la r^p^at, et voulait absolument s*embarquer
avec le comte Dillon ; inais M. Montgolfier a os^ ne le
|)ermettre qu'a ce dernier, qui a iU enleve k vingt pieds
seulement et est redescendu le plus tranquillement du
moode.
L'heureux auteur de Temploi de I'agent le plus simple,
dont rapplication produit Teffet le plus etonnant et pour
I'imagination et pour la raison, qui repuguait a la pos-
sibility de s*elever dans Tair, a encore la gloire d'etre le
SISPTEMBRE I783. 4^7
premier qai I'ait essaye. II compte rep^ter cette exp^*
rience en emplissant chaque fois davantage cette. ma-
chine pour I'elever graduellement a des hauteurs plus
considerables. II va iui adapter une esp^ce de plate-forme
en fer siu* laquelle on pourra briiler de la paille, seul
agent quHl emploie, dont Teffet est de rarefier Tair dt-
mospherique contenu dans cette tnachine , et qui suffit
pour r^lever et la soutenir autant de temps que Ton
pourra alimenter ce feu. U ne reste plus qu'k trouver les
moyens de dinger sa marcke; en attendant^ les physi-
ciens peuvent s'cn servir ponl^ connaitre et peser I'air
atmosph^rique a diverses hauteurs^ et cela seul est d^ja
une r^ponse peremptoire k la question: ji quoibon?
Une deputation des souscripteurs pour Texperience
qui a et^ faite au Ghamp-de-Mars, et qui en avaient ou-
vert une nouVeile d'un ^u pour faire frapper ube m^-
daiHe d'or h llionneur de MM. Montgolfier, que la Reine,
Monsieur, Madame, M. et madame la comtesse d^Artois
ont dou1)lement hoaor^e en s'y feisant inscrire senlement
pour r^cu donn^ par les autres souscripteurs, s'est trans-
portee dans un jardin ou est la machine, et la, au pied
de I'^hafaud sur lequel elle est ^tendue, a remis k son
inventeur cette medaille , qui repr^sente d'un cote les
t^tes des deu^ fi-feres Montgolfier, avec cette inscription
au has : Vair rendu nauigable^ 1 783 ; et de Tautre cote
le Champ-de-Mars ^ rEcole-Miliiaire dans le fond, et
au*dessus d'un liuage, qui se resout en pluie, le globe
a^rostatique s^^levant majesttieusement dans I'air. Une
foule de peuple horde la scfene. Au has est ecrit . Expe^
rience du globe aerostatique irwente par MM. Mont-
golfieYy ex4cutee a Paris y au Champ-de'Mars y par une
-n
44i^ CORRESPONDAIVGE LlXaTERAlRE,
souscription sous la direction de M. Faujas de SainU
Fond.
Oil ne devait pas s'atteadre, apres les ordres qui
avaient ar^ete et defendu si seveFement la representa-
tion du Manage de Figaro^ qu'il fut possible de voir
un jour cet ouvrage sur le Th^tre Fran^ais; Tauteiir
seul n'eu a pas desespere, et il y a lieu de penser aujour-
d'hui qu'il a eu raison. On a fait naitre a M. le cotnte
de Vaudreuil le desir de voir jouer ^ a sa campagne de
GeunevillierSy les fameuses Noces; il I'a propose a Tau-
teur, qui lui a represente que les defenses de laisser
jouer un ouvrage si innocent avaient ^leve contre sa
comedie un soup9on d'immoralit^ qui ne lui permettait
d'en soufirir la representation^ quelque part que ce put
etre^ que lorsque I'approbation d'un censeur I'aurait
lavee de cette tache. On a choisi pour censeur M. Gail-
lard, de r Academie Francaise ; la piece approu vee, grace
a quelques changemens, a ^te jouee chez M. de Vau-
dreuil. Outre les corrections et les adoucissemens exiges
par M. Gaillard , on en a propose de plus considerables
encore, a la faveur desquels on assure que le public jouira
bientot de cette comedie ; mais ce qui en avait fait ai*-
rSter la representation n'ctait pas malbeureusement la
partie la moins piquante de Touvrage.
La cour est a Fontainebleau depuis le 9 de ce mois;
le nombre des nouveautes que I'on se propose de donner
pendant ce voyage le rendront un des plus brillans qu'on
ait vus depuis long-temps.
Nous nous bornerons a avoir l^onneur de vous i^ndre
compte du succes de ces divers ouvrages sur le Theatre
SEPTEMBRE 1 783. 449
de la Cour, et nous n'eu ferons Fanalyse que lorsque le
public Ics aura juges sur le Theatre de la capitale. Paris
se plait souvent a reformer les jugemens de la Gour en
mati^re de gout; on Ta dit il y a long-temps : Fontai-
nebleauest le Chdtelet^ et le parterre de Paris est lepar^
lement qui casse souuent ses sentences. L'embarras et le
pieu d'ensemble qui r^gnent en g^n^ral dans une pre^
miere representation, les acteurs surcharges de roles
dans ces voyages, peu surs de leur mdmoire et intimides
par I'assembiee imposante devani laquelle ils jouent,
tout invite h ne jamais juger ces nouveautes d'apres les
representations de la Cour.
On a donne le la de ce mois les Deux Soupers^
op^ra comique en trois actes, paroles de M« Pallet, connu
d'une raani^re assez avantageuse par la trag^die de 7V-
here (i), dont nous avons rendu compte dans le temps;
la musique est de M. le chevalier Dalayrac, auteur de
Viclipse et du Carsaire. Get ouvrage a eu un succes
plus que douteux, et Ton n'a pas manqu^ de'dire qu i7
n^y auaitpas un seul plat de passable dans ces Deux
Soupers. Le poeme a paru mal fait , le style neglige et
quelquefois de mauvais gout. La musique est d'une
bonne facture; on y a remarque quelques intentions
heureuses, de I'originalite dans les accompagnemens,
mais peu de grace dans le chant.
Le 1 6, on a donne la premiere representation de Di-
don, tragedie-opera, paroles de M. Marmontel, musique
de M. Piccinl. Deux compositeurs cel^bres, MM. Piccini
et Sacchini, vont s^essayer tour a tour et presque suc-
cessivement sar le Theatre de la Cour, le premier dans
(i) Voir precedemment p. at 8.
Tom. XI. 39
45o, CORRESPOND ANCC LITTBR/LIRC,
DidoUy 1^ second daas Chim^ne on k Cid. Gelte esp^e
de lutte entre des talena aussi dUtiagu^ fixe rattention
du public. Le& repetitions qii'«D a faites a Paris de ces
deux ouvrages oat d^ja divise les enthansiastes de la
musique italienne, et EtidQ(i et Chmkae pourront bien
faire oaitre autant de querelles ^fiJ^higime et Rolaod,
Les Gluckiates , ne pouvant plus opposer Gluck a Pic-
ciniy voudraient bien que Sacchini edt la coaaplaisance
d'etre leur Gludc, et les vrais amateurs de Vart^ qui ne
soDt d'aucun parti, sojuhaiteront ^rdemment que les
Glucki^tes ne fassent jamais d autre choix.
Didon a r^ussi compl^tement a la Cour. Tout le reci-
tal if du role de Didon a paru de Texpression la plus vraie
et la plus touchante, les airs presque tous digoes de leur
auteur, leschceurs bien traites; il y ena deux sur lout qui
ont produitf uu grand efFet. Les roles d'(arbe et d'Enee
ont paru plus faiblcs et dans le poeme et dans la mu-
sique. Mademoiselle Saint<Huberti , qui a pempli le role
de Didon, I'a fi^it d'une maniere sup^rieure et qui lui a
merite les plus grands iqpplaudissemens. En general on
regavde d^ja cet opera comme le meilleur de ceux que
M. Piccini a &its en France.
On a doone, le 17, la premiere representation du
Droit du Seigneur ^ op^ra-comedie en tvois actes, pa-
roles de M. Desfontaines 9 connu par VA^eugle de Pal-
myre^ musique de M. Martini, auteur de celle de fAmou-
reux de quinze arts, Le premier acte de cet ouvrage a
fait plaisir ; on a reproche au second quefques longueurs;
le troisieme a paru froid et cnnuyeux; roais comme la
musique en a ^te en general trouv^e agreable, on pense
SEPTEMBAE I783. 45 1
que ce poeme , i^eduit a deu\ actes y pourrait ^voir un
sujcc^ plu$ decide a Pa|*U.
Discours du comte de Lolly - Tolendal dans tinter-
rogatoire quila prite au Parlement de Dijon^ en qua-*
Ute de curateur a la memoire du comte de LaUy son
pere, le samedi iS ydout 1783. M. de Ijally -Tolendal,
curateur a la memoire de son pere, dont la cause avail
ete reuvoyee au jparrlement de Dijon , y a vu confirmer
TarrSt du parlement de Paris, qui condanina le comte de
LaUy a perdre la tete et ses M^moires a dtre bruits par
la main du bourreau. Le discours qn'il a prononc^ sur
la sellette (forme a laquelle on astreint le defenseur d'un
homme condamn^) est ^crit avec une eloquence rare,
que Tontrouve difficilement dans le barreau, et qui fait
le plus grand honneur a Tame et au geqie de ce jeune
militaire. P^ous en transcrirons I'exorde comme un mo-
dele dans ce genre.
cc Messieurs, si jamais j'ai eu besoin de votre indul-
gence, de vos vertus, de votre humanite, c'est surtout
aujourd'hui que je les appelle ^ mon secours, Frappe
d'une crainte religieuse en entrant dans ce sanctuaire,
saisi par la majest^ du Ueu, par le respect du a cette au-
guste assembl^e; le djrai-j^e. Messieurs? accable depuis
hier d'un deuil public que j'ai particulierement res-
sen ti (1)9 et qui a port^ la consternation dans vos ames
comme dans la mienne, mille tourmens a la fois vien-
nent encore fondr^ sur oioi dan,s. ce moment. Toutes mes
doulj^urs s^ renouvellcnt, toutes mes plaies se rouvrent;
cet instant m'en r^ppelle uj? 9itf ?e afifreui^,, d^hiraat. . .
Je crpis vom; n^on malheureux p^ire, je le vois^ Messieurs,
(&) Lanorl de raadanie de Vogu6, {^Note de Grimm. )
452 CORR£SPOIfPAIfCE LlTTfeAJREy
s'avan^ant a ce deraier interrogatoire qui a ete le com-
mencement de son long supplice; je le vois depouiile
des marques glorieuses qu'il avait achetees par son sang,
se soulevant a Taspect du siege infame qui lui est re-
serve, decouvrant sa t^te blanchie, montrant a ses juges
son sein convert de cicatrices , et demandant si c*est la
la recompense de cinquante ans de service. . . Ah! Mes-
sieurs, si quelque erreur allait m*^happer, si le zele
m'emportaity par justice, par pitie, n'imputez point a
crime Tegarement de la douleur et les transports de la
nature. • . Qu'il me soit permis de me refugier au fond
de vos entrailles ; la j'ai une sauvegarde, Xk retentiront
les noms sacres dont j'ai les droits a venger et les devoirs
a remplir. S'il etait possible que le juge se sentit sou«
lever contre moi, alors, Messieurs, que le fils se rappelle
son pfere, que le pere songe a ses enfans, et vous me par>
donnerez , vous me plaindrez , vous me cherirez peut-
£tre. La justice m'a ravi mon pere, je lui en demande
un autre; j'en vois un dans chaque magistrat qui m'e-
coute. Cette idee mele un peu de douceur a Tamertume
qui me d^vore ; elle me rend un peu de force, et je m'e-
cric en tendant les bras vers chacun de vous : a Mon
« p^re, soutenez-nioi dans la defense de celui que m'avait
(( donn^ la nature ; le vceu de la nature ne pent jamais
« ^tre en contradiction avec le vcbu de la loi. »
Lettre a M. le President sur le globe airostatique^ sur
les tites parlanteSj et sur titat de Vopirdon publique a
Paris; pour sennr de suite a la Lettre sur lepoeme des
Jardins. Nous avons eu I'honneur de vous rendre compte
des pretentions de M. Charles j d^monstrateur de phy-
\
SEPTEMBRE 1 783. 4^3
sique, a la decouverte deMM. Montgolfier (t); pendant
qiie ce dernier s'occupe a perfectionner sa machine et s'ea-
leve k plus de trois cents pieds de hauteur dans t'atnio-
sph^re, M. Charles cherche des faiseurs de pamphlets, et
dans son etat de cause n a pu trouver que le chevalier de
Rivarol. Ce faiseur s'estmoins attache asoutenir les pre-
tentions de son client qu'a diminuer autant qu*il Ta pu
la gloire de MM. Montgolfier, et a pr^er beaucoup de
ridicules a M, Faujas-de-Saint-Fond, dont le zele s'est
occup^ dans le principe a faire repeter Texperience de
MM. Montgolfier pat* la voie d'une souscription y et a
leur faire frapper une m^daille. Quoique cette brochure
manque essentiellement de verife dans les faits et quel-
quefois de gout dans le style, elle est pourtant en gene-
ral faite avecadresse et ^crite^avec esprit; elle annonce
chez son auteur le talent propre a ce genre d'ouvrage.
II etait d^ja connu par une Lettre sur Texcellent poeme
des Jardins de M. Tabb^ Delille, et plus encore, et a. son
grand regret, par leprix de vertu que TAcademie Fran*
^aise aadjugecetteanneea la garde-malade qui a nourri
et soign^ raadame son Spouse.
Ce que M. Rivarol dit, a la fin de cette brochure^ sur
les t^iesparlantesdeM* Tabbe Micol est tr^s-int^ressant.
Cet ingenieux. ni^oanicien leur a adapts deusii claviers ,
Tun en cylindre, par lequel om nobtient qu'un nombre
determine de phrases, mais sur lequel les interval les des
mots et leur prosodie sont marques. correctement; lautre
clavier contient, dans I'etendue d'un ravalement, tons
les sonset tons les tonsde la langue fran^aise, reduils
en petit nombre par une melhode ing^nieuse et parti**
culiere a Tauteur. A.vec un. peu;d'habitude ct d'habileto,
(r) Voir page 427.
454 GORRESPOI^OANGE LfTTl£tlAIRE ,
ou parlera avec les cloigts comme avec la lan^e. M. de
Rivarol oliserve avec raison qu'une machine atissi ing^*
nieuse peut servir a conserver et k reCraceir liux siecles
futurs Tdcceiit et la prononciation d^uoe hingue vivante ,
qui tot ou tard finissent par s'ait^rer ou se fyerdre ab«
solumenty coAime il est arriv^ du grec et au Iktrn ^ que
D^mosth^ne et Cic^ron ne pourraient entendre lorsque
nous vouions les parler.
On a fait cotitre M« de Rivarol une ^pigran[fme bieq
innocente y en reponse a sa brochure.
Malgr^ Damij), on a vq lesQuarante,
Donnant ud prix qu'on ne pent purtager,
Gruellement couronner sa servante.
Que fait ce jeune autcur? Ne pouvant se venger,
II ecrit; el le choix du siijet qu'il nous vante
Apprend k ces Messieat*s eirniin^t il laut jVi^^^.
I ■ H > I
L'Europe sa vante vient de perdre M. d'Al^knberi ; (a
philosophie , les sciences et les kttres regrettefront long-
temps cet homme c^Slebre. Nous iiotis boirheron^ dans
cet instant a recueillir quelqueis (^irbotist^iices de ses der-
ni^s momens^ et nous y joindr6t]s IV^p^de d'^l<yge qu'en
a fait M. le marquis de Condo^cet k Touverture de U
stance publique de TAcadi^mie des Sciences.
M. d'Atembett est mott y le 1^9 6^obre , k^i de pr^
de soizant^-siz ans , d'un knarasrae^ !(uite des douletirs
occasion^ par la pierre qu'on lui a trou v^ datt^ la vessie ;
elle ^taitassez considerable, mais noki adheretlte. Il n'&vait
jamais voulu permettre qu'on le sond&t , d^lermint^ a ne
pas souffrir tttie operatidn qui steule e&t pu le conserver
a la vie; il rcdoutait de s'assurer de la cau^ de ses souf-
franccs, et le nom seul de lithotome le faisait fremir. On
SE^TEMBtlE 1783. 4^^
a quelque peine k pardonner au coryphee des phiiosoplies
d avoir moatri^ si peu de fermetey lorsqu'un piauvre ar-
chevi^ue de quatre-vingts aiis lui en avait donn^ un si
bel example (1); mais cette disposition tient moins sans
doute au caractere de nos id^ qu'^ celui de nos senti-
mens ; peut-Stre mdme un geomfetre a-t-il I'esprit trop
juste pour avoir du courage. Des doul^urs aussi aigues
que celles qu'il devait soufTrir depuis Icmg-temps etaient
une source d'impatienois qui pouvait bien 1^ rendre
excusables^ et, ce sont ces douleurs, bien plus que Tap-
proche de sa mort, sur laqueile il ne se faisait point d'il-
lusion , qui airaient etcessivetnent aigri son caractere ;
il n*a pas cessie tiiepekidant un senl jour de voir ses amis.
Le tilf^ de %k paroisse s'^tant presetit^ chez lui la veille
de sa mdrt, il lui fit dire par son domestique que Tetat
oil il se irouvait ne lui permettait pas de le Voir dans ce
moment , mais qu'il 1^ revt^lrrait avec plaisir le leudemain.
II acbeva d^ vitre et de souffrir pedant la nuit. On a
presume atec qudque rai«on que le phibsophe g^om^re
avait calculi , d'a^t*^ son affaissement , que ce laps de
temps lui suffisait pour s'^^pargnel* de$ formules d'eihor-
tations que te cure devait ^u >ninistfere qu'il rteniplissait ,
et que Ic caractere du malade ne pouvak lui rendre que
fort fatlganted et phis s&retn^t encore trfes-inutlles.
M. d'Alembert a ^ie porte dans l^ cithetifere de sa pa-
roisse sans cortege et sans bruit. S^s amis ottt tentis vai-
nement jriusieurs d-marches ailprfei d^ M. rarch^vdque
pour obtetiir (]u'il f&t enterre dans T^glide cmnme Test
tout citoyett aisrf qui veut bien payer cette imb^ile dis-
tinction ; M. I'archev^ue Fa refuse constamment ; niais
(i) M. Ckristophe de Beaumont, taille tres - heureus«meiit a quaire vingU
ans passes, {yote de Grimm. )
456 CORRESPQlTDAIirCE LITTER A IRE,
au moios a-t-il eu le boa esprit de ne pas donner le scan-
dale, plus prejudiciable k la religion qu'humitiant pour
la philosophie, de defendre, ainsi que son pr^decesseur
le fit a regard de M. de Voltaire , Tinhumation en terre
sainte d un catholique qui n'a fait aucun acte d'un culte
different^ et que, malgre la perversity de ses dpinions,
le mouvement de contrition le plus int^rieur, le plus
secret, et fait au moment oil il s'eteint, porte n^cessai-
rement en paradis. Peut-£tre M. Tarchev^que a*t-il cru
devoir a ceprincipe tres-orthodoxe uncoin dans lecime-
ti&re a M. d'Alembert; mais peut-£tre aussi s'est-il cru
oblig^ en m£me temps de lui refuser une tombe dans
r^glise, vu la publicity persev^rante de ses opinions,
crainte que cette faveur si commune ue fiat regardi^e
comme une tolerance dangereuse, et que la pierre ou
le marbre sur lequel on eut pu transmettre son nom ai
nos neveux n*en parut consacrer en quelque mauiere le
souvenir. Les bons esprits ont trouve de la sagesse dans
cette conduite ; mais ce mezzo termine a mecontente
^galement les divots et les philosophes. II est assez
Strange que ces derniers trouvent tant de plaisir a etre
dans Teglise apr^s ieur mort, et tant de gloire a n'y etre
pas de Ieur vivant.
M. d'Alembert a laiss^ et dA laisser peu de fortune;
il jouissait de 14^000 livres de rentes en pensions. II
n'aurait eu qu a ledesirer pour en avoir da vantage; mais
ses besoins ont toujours et^ la mcsure de son ambition.
II a nomme M, le marquis, de Condorcet son legataire
universel ; il a legue 6,000 livres a un de ses domestiques,
et 4)000 k Tautre; il charge son legataire de Ieur en don*^
ner da vantage si le produit de la succession le perroet.
On craint beaucoup que le marquis de Condorcet ne
86PTBMBBE 1783. 4^7
prenne dans sa bourse pour remplir cette partie du tes-
tamenly les meubles, livres et papiers du testaieur o'^-'
quivalant pas a ces deux leg&! ! ! II a oomm^ M. Remy ,
maitre des comptes, sod ami de college , et M. Walelet
ses ex^cuteurs testamentaires; il ieur.l^ue, ainsi qu'a
quelques aulres amis, des porcelaines, des tableaux et
des gravures. On a trouve singulier que sod testament
commen^at par ces mots : j^u nom du Phe , du FUs et
du SainUEsprit; formule qui n'est point de rigueur
dans cet acte^ et qui, de la part d'un philosophe, a
presque I'air d'une mauyaise plaisanterie.
Discours de M. le marquis de Condorcet , a Vowfer^
tare de la siance pubUque de TAcadimie rojrale des
Sciences.
« Le court espace de uotre separatioD a i\& pour les
sciences une ^poque tristement memorable, el jamais
de si grandes pertes ne se sont succ^d^ avec une rapi-
dite si funeste.
a La mort nous a ravi M. d' A^lembert , lorsque son ge^
nie^ encore dans sa force, promettait a TEurope savante
de nouvelles lumi^res. Geom^tre sublime, c'est a lui que
noire sifecle doit Thonneur d'avoir ajout^ un nouveau
calcul a ceux dont la ddcouverle avait illustr^ le siicle
dernier^ et de nouvelles branches de la science du mou-
vement aux th^ries qu'avait cr^^s le g^ie de Galilee,
dHuygens et de Newton.
aPbilosophe sage et profond, it a laiss^ dans le Dis-
cours pr^iminaire de VEncyclopSdie un monument pour
lequel il n'avail poiot eu de module.
<x Ecrivain tantdt noble , energique et rapide ^ tantot
4S8 GORRESPOlTDAirCE LFmfiftAIRE,
ingenieux et piquant suivant i«s sajets qu'il a traits ,
mais toujours precis^, ciair^ piein d'id^, ses ouvrages
iostruisent ta jeunesse, et oooupent d'une matii^e utile
leA loisirs de rhommie ^cikir^.
« La franchise, Tamour de lA TMt^, le zfele pour le
progr^ des scienees et pour la defense dft droits des
homraes formaienl le foods de son ctractere. Ude pro-
bit^ M:rapuieuse, une bienlSadsattee iiolair^> lib d&inte-'
ressemeoi noble et sans fiftste, Atfent se6 principales
vertus.
a Les jeunes gens qiii annon^ient des tdlens pour
les sciences et pour les ietires irouvaient en lui un ap-
puiy un guide y un modMe.
a Ami tendre et courageux, les pleurs de Tamiti^ ont
coul^ sur sa tombe au milieu des regrets des academies
de la France et de TEurope. II eut des ennemis , pour
que rieu kie manquai a sa gloire, et I'on doit compter,
parmi les hbilneurs qu'il a re^us, racharneraent avec
lequel il a ^te poursuivi, pendant sa vie et apres sa
niort J par ccs bommes dont la haine se plait a choisir
pour ses victimes le genie et 111 yertu.
tf Honor^ pat* lui , d^s ma jeunetee^ d'uhe tendresse
vraiment paternelle^ personnel dans la parte oteimune,
n'a plus k regretter que moi. Seoi g^iiie vivra ^ernelle-
ment dans ses ouvrages; il contibuera lohg-l;emps d'in-
struire les bommes ; il reste totlt entier pou^ les sciences
et pour sa gloire; Tamiti^ settle a tout perdu.
(c Sa mort a vait et^ pr^c^d^e de ifUelqiles semai^bs
settlement par celle de M. .Enler (i); g^nie puiteant et
inepuisable, qui, dan^ sa Iwague carriire^ a parcouru
toutes les parties des sciences matbdmatiques et a reeule
\t) Euler, iii6le i5 STril t'jbjy itodttrut lib 9 kei^teiftibre 17 S3.
SB^PfSMBRE 1783. 459
les bornes de toutes^ Toujours original let profond^ tnais
f oujours Elegant et elair, il a public plus de quatre cents
ouvrageS) et il n'en est pas un ^eul qui ne renferme
une verite nouvelle, utie deoouverte utile ou briilante.
IVivede la vue, 80b aetiviti^> sa f<^ondit^ mefne, n'eB
avaient point ^te ralenties^ la force singuli^re de son in*
telligence r^para sans effort cette perte^ qui pout* tout
autre eut ete irreparable ^ et la nature semblait Tavoir
form^ jpour Stre a la fois un grand homme et an phe-
nom^ie idxtraofdinaire, pour eionner l^ mond^ autaill;
que pour r^aif^r. j»
mJl.
La Carauane «^ Caite^ ^p^a en trois actes, tepr^-
sentry poor la premiere fois^ sur le theatre de la cour le
3o octobre, est le seul ouvrage^ apr^ Didofiy qiii ait eu
UH succ^s d^ide. Les paroles eont de M. Morel, auteui* du
poeme ^Aleocandre dcms Flnde^tt la nusique, de notre
charaiant Gr^try. Dans le preinier acte^ une caravane at*-
taquee par les Al^abes est defendue par un offici^r (ran*
^is qui s'y trouve captif at^c sa fcmme; le<danger iui a
fait mettre les arcn^ k la main , et ek Itbdrte kii a ^t^
promise a ce prix jmh* le chef de Ja caratane. Get acrte
est d'un 'genre neuf et piquant , c'est ua vrai tableau
datis \e genre de Lie Prince. Le secewd pnbhite rinterienr
d*un serail, \k Ibirie du Baaar^ et la vente ties esclaves ;
il n'a pas eu le mtme succ^s. Le troisietn^ est teraiine par
un denouement plein d'int^^ et de mouvement. On a
critiqut^ le plato du poeme; on Iui a reprobh^ que Tint^-
ret de Faction ^ait trop suspendu, presque nul «u second •
acte; le style en a paru en general plus que neglige^
quciquefbis meme d'uH mauvaiis tdn } mais ^out I'enthou-
siasmc qu'aTaat inspire I'opera de Didcn n'a piis emp£-
46o CORRESPOK DANCE LITTER AIRE,
che qu'on ait trouve dans la musique de celui-ci beau-
coup de fraicheur, de grace et de sensibiiite ; elle ajoule
encore a la reputation de I'auteur, a qui nous devoos
Tin Production de ce genre d'op^i'a-comedie sur notre
sc^ne lyrique. La pompe et la magnificen(;e du spectacle
n'ont rien laiss^ a desirer ; il etait digne du theatre sur
lequel on I'a repr^sent^.
Les Comediens Italiens ont donne , le a4 octobre, a
Paris ^ la premiere representation Ae^ Deux Portraits ^
pifece en un acte et en vers libres, de M. Desforges, au-
teur de Tom Jones a Londres. Get ouvrage , dont le su-
jet est pris d'un conte de M. de La Dixmerie ^ a ete le
premier essai de I'auteur dans la carriere dramatique;
M* Desforges le composa, tr^s*jeune, pour une sod^te
particuliire, et ne Ta fait repr&enter, comme c'est I'usage,
que pour ceder aux instances de ses amis. Cette baga-
telle est ecrite avec assez d'esprit el de grace. L'intrigue
ressemble un peu k celle des Fausses Infid6Utes ; on peut
lui reprocher encore la faiblesse du motif qui donne de
la jalousie k Clairfons, et lui fait d^chirer si brusquemeot
le billet que lui ^crivait sa maitresse ; mais tout cela est
rachete par un ton de gaiete et quelques saillies heu-
reuses r^pandues dans les roles de Thelis et d'Emilie.
Cette pik;e a ^t^ refue avec toute Tindulgence qu'elle
nous a paru m^riter. *
Le Comte cFOlbourgy drame en cinq actes et en prose,
a et^ repr^sent^ pour la premiere fois sur ce mdme theatre
le 3i octobre. Cette pi^, k quelques retranchemens
pres, n'est qu'une traduction du Ministre (FEtat^ quise
trouve dans le quatrieme volume du Theatre allemand.
r
SEPTEMBRE I 783. 46 1
Quelques traits epars dans un dialogue languissant n'onl
pas empeche que ce dmme, dont Tactioi], essentiellement
froide, est toujours ou trop lente ou trop pr^cipit^ ,
n'ait ^te mal accueilli a la premiere representation , et
ne soit absolument tombe a la seconde.
NOVEMBRE.
Parii, noTembre 1783.
Peu de nouveautes ont attir^ autant de monde au
Theatre Fran^ais que la premiere representation du Se-
ducteUTy com^die en vers et en cinq actes, donnee le 8 no.
vembre. L'int^r^t d'une piece de caractere en cinq actes,
Tincognito gard^ par Tauteur, Ten vie de le deviner, les
paris faits pour et contre MM. Palissot et de Bigyre , le
succes que cet ouvrage avait eu a Fontainebleau, tout a
contribu^ a rendre cette premiere representation des
plus nombreuses et des plus brillantes. Son succ&s a iii
complete bien m^rit^ quant aux graces, a la Bnesse, Ik
Texcellent ton du style; peul-^tre exagere, si Ton consi-
dere le plan, la marche, el la conduite de Tintrigue. Ce
ne serait pas une tache ais^e que d'en faire Tanalyse :
le plus grand charme de cette cotnedie est dans le dia-
logue; Taction dramatique, Tinteret, le developpement
mSme des caract^res tiennent a des fils si embrouilles^
si difBciles k saisir, qu'il faudrait presque transcrire tout
Touvrage pour en donner une juste id^e.
Les trois premiers actes de cette comedie et le com-
mencement du quatri^me ont peu d'inter^t ; Tintrigue
est presque nulle, du moins tr^s-l^gere et sans mouve-
46a CORRESPOKDANCB LITTERAIRE,
mfiAty sami pvogr^9 el la pieoe jusquerta na que \e m^-
ritc; 4'ua dialoigiji^: cbaraiaat;. cepeodaat Von place d^
cet ouyr^e h cqI^ ckk M6clmnt et de la Metromam.
Sans pai^lager mi pareil eDgouemeAl, oa peut coBveair
que le Seducteur est la com^dte ia mieux ecf ite qu'on
ait vue au Theatre Fran^ais depuis ces deu^ chefs-
d'oeuvre; on peut regretter que tant de talens n'aient
pas ete appliques a un plan moins vicieux et d'une con-
duite plus vraisemblable. Le seul role dont le caractere
soit bien prononce est celui du Seducteur. Orgon est
d une imb^illite qui n'est point assez d^cid^e pour £tre
comique , et trop sotte pour ne pas ^tre ennuy^use. Ro-
salie sa fiHe ne devient interessante qu'au quatrifeme act^.
Orphise son amie ^ qui semble destin^e a Stre. un ressort
secondaire de Tintrigue et qui proniet a (^haque instant
de lui donner quelque inouvement, cause beaucoup et
bien, mais ne sert, dans tpij^te la piece, qu a en sQUtenir
le dialogue. Nous ne parlerons point des roles de Damis
et de Melise^ que Ton pourrait retran(chei: en(ierement
sans deranger en rien le plan et la niarche ^ Taption.
D'Armai^ce interesse, contraste heuri^usement avec le
Seducteur, et devient tr^s - neces3aire au denqqement.
Quant a Z^rones, M. Palisspt a deja essa/e plus;ieurs Cois
de mettr^ ce caractere sur la scene; trait^ par ^n. g^nie
veritablement con|ique^ il offrirait sa^s doute une sub-
lime lecou ; et le pliilosophe que M. de Bievr<; i^tror
duit chez Orgdn eut ^t^, sous le^ main de MQli^re,. un
tartufFe, plus tartuffe que celui spjus W Qpna dqquei ce
grand homme sut couvrir les faux devQts d'un ridicule
eternel. Mais,ce Zerones, qqi clevrait, ce SQ^lbl,e^cond^ire
et mener I'intrigue contre les Cri3pin$ deRegnard,ne
sert qu'au moment ou.il ^crit la lettre de l^i ms^in gauche.
NOVEMBHK 1783. 4^3
SOUS la dieter du S^ucteur; il est d'aiUeurs d'une bStise
si plat^ , que nous ne pouvona nous dispenser en eon-
science d's^ssMf^r i(U qu'auoun de nos philosopbes n'a pu
servir de n^od^le a ce role; qu^qoes-uns de ces messieurs
pardonneraient plus volontiera qu on tes crul aussi viU
qu'aussi betes; cepeudant la oianiere dont Z^rones place
ses apopbtegmes pliilosophiques a t<H*t et h trav^rs ex-
cite les^ plus grandst edatsr de rire. Quapt au role du S^-
ducteur, il ne le devicnt veritahlement qu'au quatri^e;
dans tqus le& autres^ c'est le Meckant de Gresset^ un peu
plus fourbe sans Stre aussi dangereux. Son caractere se
peint plus souvent par ce qu!i] dit que par ce qu'il fait; il
parleet n'agit point; il trompe et ne seduit personne; tout
le monde se defie de lui ; ce n'es»ft reeHement le Seducteur
que dans la sublime se^ne du quatri^nie acte , et encore
cette seduction parait-elle invraisemblable et presque
revoltante, parce qu'elle n'a point ^t^ preparee dans les
actes pr^cedens , p^rce que c'est la premiere fois qu'on
Ten tend parler deson aijQour a Rosalie^ et que Ton de-
vrait connaitre au moiss Tempire qu'il a sur don esprit^
pour comprendre comment il pent I'entrainer a la de-
marche la plus inconsid^ree que puisse oser une (ille
bien elev^. On a reproche encore a cette com^die de n'a-
voir aucun but moral ; raais tout le monde s'accordera
long-temps a trouver dans ce cadre defectueux des scenes
charmantes, une foule de details brillans^ les portraits
les plus saillans et les pl«is vrais des vices et des ridi-
cules que la fausse philosophic , lego'isme et le mepris
des mceurs ont rendus si communs et presqu'k la mode
parmi ce qu'on appelle les honn^tes gens. Cette piece
nous a paru calquee a peu pres sur le Mechant de Cres-
set, comiU!^ les Philo^ophes sw? les Femmes savantes; les
464 CORRESPONDANCJS LlTTiRAlRE,
grandes masses des deux tableaux sont absolument les
memes, la diffi^reDce n'est gufere que dans les accessoires
et dans les Auances* La conduite du Mechant est plus
SQutenue et plus raisonnable ; mats il y a dans quelqucs
parties du Siducteur plus de passion , plus d'interet ,
plus de mouyement dramalique. L'une et Tautre pi^s
doivent au m^rite du style leur plus grand succ&s ; mais
quelque eloge que Ton puisse donner avec justice a
oelui du Seductcury nous doutons beaucoup qu'il en
reste autant de vers heureux qu'il en est rest^ du M^
chant.
£loge de la Polissonnerie^ par M. le Marquis de
Montesquiou.
Air : Avec les jeux dans le vUhxge.
Qoe dans des soupers monotones
L'ordre, I'^tiquette et I'ennui
Soignent I'honneur de nos matrones
£t s'honorent de leur appui;
Qu'avec les fleurs de leurs couronnes
Zephire h peine ose jouer ;
Laissons aux Graces pob'ssonnes
Le soin de nous d^sennujer. {bis. )
L'envie a beau nommer licence
La bruyante et vive gait^,
La joie et les jeux de I'enfance
Si^ront tou jours k la beaut^.
Du prestige de la parure
Ce qu'elle perd en folAtrant
Est tout profit pour la nature ,
Et c'est son bicn qu'elle reprend. ( bis% )
NOVEMBRE I 783. 4^5
Des privileges du bel ^c
Usez vitc , jeunes beautes;
Le temps , chnssant Ic badinage ,
Yous suit a pas precipiles.
Prevenez ce vieilJard trop lesle ,
Que rien n'arr^te et rien ii'emeut ;
La raisou vient toujours de reste j
Ne polissonne pas qui veut. ( bis, )
On est skccoutum^ a voir tomber quelques-unes des
nouveautes qui se donnent sur nos difFerens theatres;
mais il n'y a peut-etre pas d'exemple d*une chute aussi
bruyante que celle que vient d'eprouver, le i5, au
ThMtre Italien^ la Kermesse, ou la Foire flaniande ,
opera-comique en deux actes^ paroles de M. Patrat^ au-
leur de la jolie commie de VHeureuse Errewr; musique
de M. I'abb^ Yogler^ compositeur allemand. L'ouverture
avait ^te excessivement applaudie ; le commencement de
I'op^ra n'avait Ae interrompu que par des hrauo cries a
lue-tSte; mais peu a pen les murmures du parterre se
sont fait entendre, et ont ^clat^ a la finale qui termine
le premier acte ; ils ont recommence avec le second \ un
gros d'amis a eu beau chercher a les ^touffer par des cla*
quemens de mains redoubles, les hu^es Font emporte
sur les applaudissemens^'Ct la jeune demoiselle Burette ,
qui jouait le premier role, s'est trouvee mal. On a attendu
qu'elle repariit pour essayer de continuer I'opera ; les
brouhaha, les eclats de rire out recommence de plus
belle; en vain cette jolie actrice s'est-elle avancee une
seconde fois , en vain I'a-t-on vu tomber avec une grace
charmante dans les bras de ses camarades ; le parterre
barbare a ete inexorable, n'a jamais voulu permettre
qu'on finisse la piece, et en a demandc a grands cris une
ToH. XI. 3o
466 CORRESPOND ANC£ LITTER AIRE,
autre. lie marechal de Richelieu, qui assistait au spec-
tacle, a ordonn^ aux com^diens d'obeir, pour leur ap-
prendre J a-t-ildit, ateniruneautrefoisunecomedietoute
pr^te lorsqiiils voudront essayer de semblables b^tises,
A en juger par ce que nous avons pu entendre , IW
vrage manque absolument d'interSt , inais n'a rien de
ridicule. Quant a la musique, il faut avouer que c'est
peut-etre ce qui a ^te donne depuis long-temps de plus
trivial sur ce theatre ; elie est pour ainsi dire sans au-
cune intention, sans caractere et sans originalite, quoi-
que d'une facture infiniment baroque. C'est a cette triste
musique qu'il faut essentiellement imputer la chute peu
commune de cetXe bagatelle.
Nous avons eu Thonneur de vous entretenir plusieurs
fois de la decouverte de M. Montgolfier, et des diffe-
rentes experiences auxquelles cette decouverte avail
doun^ lieu. Jusqu'a present Tqn s'^tait bom^ a s'^lever
a trois cents pieds de terre en dirigeant la machine avec
des cordes ; mais Tessai qu'on vient de faire le ai pprte
un caractere d'energie et de hardiesse qui a ^tonne tout
Paris, et le souvenir de cette seii^tion sera peut-etre
aussi iitimortel que Tobjet mSme qui en a ete la cause.
Madame la duchesse de Polignac, gouvernante des
Enfans de France, a habite, avec monseigneur le Dau-
phin, pendant le voyage de Fontainebleau , le chateau
royal de la Muette , situd dans le hois de Boulogne , sur
un coteau d'environ quatre-vingts toises d'^levation, a
une demi-lieue de Paris. Instruitc que la niachine aero-
statique devait etre abandonnee dans les airs avec deux
personnes decidees a braver les risques de Fexperience,
elle a engag^ M. Montgolfier et ses amis h la faire partir
:BrovEMBB£ 1783. 467
du jardtn d6 la Muette. Une graiide partie de )ibi ville et
de la CQtir s'y ^taient rendues. II set*ait difficile de peindre
et I'effroi et Tadiniration des spectateurs au moment oii
Ton a vu ce globe , de soixante-dix pieds de hauteur sur
quarante^six de diametre , s'elever peu a peu majestueu-
sement daps I'air^ et emporter M. le marquis d'Arlandes
et M. Pilatpe des Roziera, qui, plac^ dans une galerie
d'osier ent^urant le globe ^ n'^taient occup^s qu'a jeter
des brandons de paille dans le rechaud etabli au centre
de la machine pour en acc^l^rer I'^levation.
L'emotioUy la surprise et I'esp^ce danxi^te, causees
par un sj^ectade si rare et si noaveau, ont et^ port^
au point que plusieurs dames se sdnt trouvees mal lors*
qu'on a vu nos moderns Titans depasser le coteau^ pla-
ner d'abord sur toute la profondeur du vallon , s'elever
ensuite a pris de cinq cents toises au*dessus du chateau ,
s'arrSter, s'elever encore^ voguei* vers Paris ^ et dispa*
raitre enfin peu a peu derriere unede ses extnimit^.
Goit^ment peindre encore ce globe planant sur cette ville ,
presqae tov}Ours a une hauteur de pres de quatre mille
pieds; )e peuple, qui ignorait cette experience, et ne
savait pas que ce globe portait deux hommes ^ remplis-
sant Ie$ rues^ cdurant avec des cris d'admiration qui se
fassent convertis en cris d'effroi s'il eut pu 80up9onner
Tauidacieuse intr^dite des deux voyageurs, a qui Ton
ne saurait disputer la gloire d'avqir ose ce que nul mortel
n'avait ose a vant eux ?
Do a publie le pro€es*verbal dress^ au chateau m£me
de la Muette, pour constater de la maniere la plus au-
thentique le succ^ de cette etonnante experience.
Ce n'est pas dans le moment oil nos pleurs coulaient
468 CORRESPOI^DAirCE LITXl^RAIRE,
encore sur la tombe de madame d'fipinay (i) que nous
avons ose consacrer dans ces fastes litteraires le souve*
nir qu'elle y parait meriter au plus respectable de tous
les litres. Nous aurions craint d'attrister nos eloges de
hos regrets , nous aurions craint que I'expression d'une
sensibility encore trop vive n'eut laisse aux plus justes
louanges une apparence d'exag^ration qui les aurait ren-
dues suspectes aux yeux de ceux du moins qui ne I'ont
pu connaitre que par ses ecrits.
Louise - Florence - Petronille Tardieu - Desclavelles ,
veuve de M. Lalive-d'Epinay, ^tait la fiUe d'un homme
de condition tu^ au service du roi. La fortune qu'il lui
avail laissee etait fort mediocre. On crut devoir recom*
penser les services rendus par le pere en faisant epouser
a sa Qlle un des plus riches partis qu'il y eut alors dans
la finance^ et en lui donnant pour dot un bon de fermier-
' general. £lle passa done les premieres annees qu'cUe ve^
cut dans le monde au sein de la plus grande opulence ^
entouree de toutes les illusions dont la richesse peut en-
ivrer une jeune personnel et plus a Paris sans doute que
partout ailleurs. Ce beau songe ne tarda pas a s'evanouir;
les foUes depenses , TextrSme frivolite du caraetere et de
la conduite de M. d'Epinay eurent bientot d^rang^ cette
superbe fortune. Son pere y pour en sauver les debris ,
se vit oblige de substituer la plus grande partie de ses
bienSy et, voulant empecher aussi que sa belle-fille ne
devint tot ou tard la victime des extravagances de son
mari, ce fut lui-mSme qui, avant de mourir, exigea
qu'elle s'en fit separer/ en prenant tou^tes les mesures
qu il crut les plus propres a lui assurer une existence
convenable.
(x) Madame d'^piuay etait luorte au mois d'avril precedent.
NOVEMBRE 1 783. 4^9
Ge fut dans les jours brillans de sa jeunesse et de sa
fortune que commencerent ses liaisons avec J. -J. Rous-
seau. II en fut tres-amoureux^ comme il n'a jamais man*
que de I'etre de tQutes les femmes qui avaient bien voulu
Tadmettre dans leur societe. Elle le combla de bienfaits
non^seulement avec toute la delicatesse de I'amitie la plus
tendre^ mais encore avec cette recherche particuliere de
soins et d'attentions que semblait exiger la sauvagerie
tres-originale du philosophe. II en parut d'abord profon*
dement touche ; mais peu de temps apres j se croyant en
droit d'etre jaloux de son ami M. de Grimm ^ il paya sa
bienfaitrice de la plus noire ingratitude, et Fhomme qu'il
se crut pr^fi^r^ ne fut plus a ses yeux que le plus injuste
et le plus perfide des hommes. C'est avec les traits d'une
si odieuse calomnie que , osant les peindre Tun et I'autre
dans ses Confessions ^ il n'a pas craint de laisser sur sa
tombe le monument atroce d'une haine inconcevable ,
ou plutot celui de la plus cruelle et de la plus sombre
de toutes les folies (i).
Jeune, riche, jolie, int^ressante, remplie de graces
et d'esprity comment madame d'Epinay aurait-elle man-
qu^ de la seule perfection qui put la faire jouir de tous
ces avantages? De vains pr^jug^s affecteraient peut-etre-
d'en d^fendre sa m^moire ; un sentimeqt plus juste ne
desavouera point le souvenir de ce qui honora egalement
son coeur et sa raison. Le moyen peut-etre de donner la
plus haute id^e de son m^rite , ce serait de supposer un.
moment la v^rite de tout ce que Fenvie et la malignitd
oserent reprocher a sa jeunesse. II en faudrait admirer
da vantage et la force d'ame avec laquelle ses propres
efforts surent reparer si completement le tort d'une edii-^
(i) II ne faut pas oublier que c*est Grimm qui parle.
470 CORRESPOND A.NGE LITTERAIRE,
cation trop frivole, et les rares verlus qui parent Tele-
ver ensuite au degr(s d'estime et de consideration dont
elle jouit dans un dge plus avane^. U est vrai qu'un des
traits les plus marques de son caractibre, c'etait une con-
stance, une Anergic de resolution qui I'emportait sur
toutes les faiblesses de Thabitude^ sur tons le&emporte*
mens de la plus vive sensibilite, et suppl^t mime pour
ainsi dire aux forces et au courage ^puises par une longue
suite de chagrins et de soufirances.
On Ta vue dix ans de suite aocabl^e des maux les plus
douloureux 9 ne supporter la vie qu'a force d^opium,
mourir et ressusciter vingt fois sanl qesser de mettre a
profit les intervalies oil ce cruel ^tat la laissait respirer^
pour remplir tons les devoirs de la tendresse maternelle
et tons eeux de Tainitie la plus empress^ et la plus ac-
tive. Au milieu des tourmens d'une existience ausst frlle
quep^nible, on I'a vue conduire elle-mline ses propres
affaires et celles de ses enfans , reudfe service h tous
ceux qui avaient le bonheur de I'approcher, sHnt^resser
vivement a ce qui se passait autour d'elle dans le monde,
dans les arts et dans la litt^rature, Clever sa petite -fiU^
comtne si c'etii eti rtinique soin de sa vie toti^re, ^crir^
un des meilleurs ouvrages qui aietit encore paru a I'usage
de I'enfance, faire de la tapisserie, des noeuds, des chan**
sons, rece voir ses amis, leur ^crit^e, et he pas manquer
encore un seul jour de faire une toilette aussi soignee
que son dge et I'^tat de sa sant^ pouvaient le permeittre.
Oh edt dit qu^ , se sedtadt mourir tous les joui*s , elle
avait pris k tache de derober chaque jour k la mort une
partie de sa proie ; c'etait une dtincelte de vie que Too
cupation continuelle de ses sentihiens et de ses penseesi
¥ie cessait d'agiter et de noiirrir.
NOVEMBRE I 783. 47 ^
Ce qui distinguait particuliereinent Tesprit de ma-
dame d'Epinay, c etait une droiture de sens fine et pro-
fonde. Elle avail peu d^magination ; moins sensible a
I'el^gance qu'i roriginalit^y son gout n'etait pas toujours
assez sur, assez difficile ; mais on ne pouvait guere avoir
plus de penetration^ un tact plus juste, de meilleures
vues avec un esprit deconduite plus ferme et plus adroit.
Sa conversation se ressentait un peu de la lenteur et de
la timidite naturelle de ses idees; elle avait riiSme une
sorte de reserve et de s^cheresse , mais qui ne pouvait
eloigner ni I'intf^r^t ni la confiance. Jamais on ne posseda
si bien peut-etre Tart de faire dire aux autres , sans effort ,
sans indiscretion^ ce qu'il inijiorte ou ce qu'on desire de
savoir. Rien de ce qui se disait en sa presence n'etait
perdu 9 et souvent il lui suffisait d'uu seul mot pour don-
ner a la conversation le tour qui pouvait Tint^resser
davantage.
Sa sensibiUte ^tait extreme ^ mais interieure et pro-
fonde; a force d'avoir ^t^ reprimee, elle n'^clatait plus
que faibtement. Dans les peines^ dans les chagrins dont
sa sante ^tait le plus sensiblement alt^rlee^ son humeur
semblait h peine YHre. Au-dessus de. tous les pr^juges y
personne n'avait mieux appris qu'elle ce qu'une femme
doit d'egards h Topinion publique m^me la plus vaine.
Elle avait pour nos vieux usages et pour nos modes nou-
yelles la complaisance et la consideration que leur em-
pire aurait pu attendre d'une femme ordinaire. Quoique
toujours malade et toujours renferm^e chez elle, on la
voyait assez attentive a mettt^e exactement la robe dti
jour. Sans croire a d'atltres cat^chismes qu'a celui du ton
senSy elle ne ttianqua jamais de fecfevoir ses sacremens
de la meilleure gi:ace du monde , quelque p^nible que
47^ CORRESPOND ANCE LITTER AIRE ,
luifut cette triste c^remoniey toutes Ics fois que la de-
cence ou les scrupules de sa fainille parurent I'exiger.
Oa s'e$t permis de soup9onner qu'il pouvait y avoir aur
tant de force d'esprit a les re^e voir qu'a les reiiiser, comme
ODt fait tant de grands philosophes.
Madan^e d'Epinay n'avait aucune espece de fausse
pruderie; mais, trop frappee du danger attach^ quel-
quefois aux plus l^gere^ impressions, elle pensait que
les premieres habitudes d'une jeune personne ne pour
vaient hre d'une retepue trop austere , ct peut-Stre por-
tait-elle ce principe jusqu'a I'exageration.
Voici quelques traits d'un portrait qu'elle fit d'elle-
meme en 1756; elle ayait alprs trente ans. oc Je ne suis
point jojie, je ne suis cependant pas laide. ( £lle avait de
tr^s-b^aiix yeux et des cheveUx parfaitement biep plan-
t^s qui donnaient a son front une physionomie fort pi-
quante.) Je suis pelite, maigre, tr^s-bien faite. J'ai I'air
jeuDe sans fraicheur, noble, doux, vif, spirituel et inte*
ressant. Mon imagination est tranquille, mon esprit est
lent, juste, reflechi^ san^ sqite. J'ai dans Tame de la viva-
city, du courage, de la fermete, de T^levation et une
excessive timidity Je suis vraie sans ^re franche. Jai
de la finesse pour arriyer a mop but ; mais je n'en ai
aucune pour p^netrer les projets. des aqtres. (Elle en
avalt done beaucoup acquis.) Je suis n^e tendre et sen-
sible , constante et point coquette. La facilite avec la-
quelle on m'a vue former des liaisons et les rompre ma
fait passer pour inconstante et capricieuse. L'on a attri-
bu^ a la l^geret^ et a Tinconsequence une conduite sou*
vent forc^e, dictce par une prudence tardive et quelque-
fois par Thonneur. II n'y a qu'un an que je commence a
ipe bien connaitre. Mon amour-propre, ^ans nie (aire.
irOV£MBRE 1783. 473
concevoir la folie esp^rance d'etre parfaitement sage,
me fait pt^tendre a devenir ud jour une femme d'un
grand m^rite. »
Jamais esp^rance ne fut mieux remptie, jamais preten*
tioQ ne fut mieux justifiee. Elle n'a point laisse d'autre
ouvrage gu'une suite encore imparfaite des Conpersa'
tions {T^milie, beaucoup de Lettres(i)y et T^bauche
d'un long Roman (7). Les deux petits volumes intitule,
Fun, Lettres a monfilsy avec cette ^pigraphe : Faciinr
dam faciebat amor; Tautre, Mes momens heureux,
SolUcitcejucunda oblivia vitce^ quoique imprimis, n'ont
jamais ^t^ publics et ne paraissent pas faits pour I'Stre ;
on y trouverait cependant beaucoup de choses aimables,
de la finesse etd^ la sensibilite; mais ce sont des ouvrages
de soci^te et les premiers essais d'une plume qui n'avait
pas encore acquis toute sa force et toute sa maturite.
Nous croirions affliger les manes de la plus respec-
table des feromes si nous pouvions oublier ici les bien-
faits dont une grande Souveraine daigna Thonorer dans
les derniers temps de sa vie. Malgr^ toute I'estime et
toute I'amiti^ que M. Necker avait pour elle, I'extreme
s^v^rit^ de ses principes ne lui permit point de T^par-
gner dans les r^formes qu'il fit en renouvelant le bail de
la Ferme-G^n^rale, et ces reformes absorb^rent presque
entierement la partie la plus claire de son reveuu. II lui
etait du quelques d^dommagemens j ils lui furent enfiq ao-
cord^s;roais Tarrangement pris a cet egard n'ayant pas^t^
(f) EUe avait tih en relation avec les hommes les plus celebres de sm^
siede , Voltaire, Buffon , Rousseau , d'Alembert , Diderot , Richardson , Tabb^
Galiani , etc. ( Note de Grimm, )
(a) Ge long roman n*est autre chose que ses Mdmoires publics en xSlift^
Voir ravertisscment quiles pr^de.
474 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE,
bieaconsolideau moment de la retraitede ce ministre^ elle
se trouva dans unepresse fort penible. Sa Majeste Tlmpe-
ratrice de toutes les Russies, Tayant su^ s'empk*essa de la
secourir; ce fut avec toute la Inagnificence, toute la ge-
nerosite d'une main souvek^aine^ et un si noble don fiit
accompagn^ de tant de graces et de tant d'int^rSt que la
plus l^g^re des faveurs en eut re<;u un prix infini. C'est
dans cette occasion qu'elle enyoya a la jeune comtesse
de Belsunce, la petifte-fiUe de msldame d'Epinay, ce me-
dallion de diamans avec son chifFre, dont il a ^te parle
dans up autre article. Ah! qui porta jamais plus loin que
Gatberine 11 le grand art des rois, celui de prendre et
donner? On n'en appeltei:a, isur le premier point , qu'au
eonseil d'Abdoul-Hamet^ sur Icf second ^ h la reconnais-
sance de tout ce qu'il y a eu d'hommes en Europe dignes
d'int^resser les regards de sa bienveillahce.
Sa Majeste avail honore les Conversations (fimilie
de la plus flatteuse de toutes les approbations long-temps
avant que I'ouvrage eut obtenu le prix de I'Academie.
Epttre adressie a M. de Piis, a so^ passage a Ljron^
par un jeune homme de cette ville.
Barre , Piis et Compagnie ,
Qui tenez en soci^te
Une boutiqiie bien foiit'nie
De calembours , r^bus , saillie ,
Que le Vaudeville a choisie
Pour recrcpir sa v^tust^
Et rhabiller sa friperie,
Pardon nez k I'austerit^
De mon Epttre uu peu bardie ,
Et permettez que je vous die
J
WOVEMBllE 1783. 475
Que vous passez la liberty
Que donne quelqn^fois Thalie
De sourire aux traits de gatt6
Des chansonniers de la Folie.
Ce genre veut etre traite
Avec certaine economie ,
Et par la bonne compdgnie
n faut qu'il puisse ^tre ^oui^,
Dans vos tableaux de fantatsie
Des regies de la modestie
Votre pinceau s*est ^oart^ :
•Voire nombreuse galerie •
N'offre k la curiosity
Qu'une ind^cente nuditl^,
£t les Graces sans draperie.
Favart, que vous atfez cil6,
Decent dans sa plaisanterie ,
Nous peignait I'ing^nuite ,
£t non jamais TefFronterie ;
Dans ses ouvrages de f(6erie
La rose de la volupte
Avec plaisir se v»tt cueillie
Des mains de la timidity.
P'un style toujours enchant^
II sut orncr sa poiSsic ,
Et sa main l^g^re Tarie
Les fleurs qu'avec facility
Son beureux talent multiplier
S'il adopta la m^lodie
Du Vaudeville alors goiite,
II sauva la monotonie
D'uu air trcnte fois r^p^t^.
Vous ne Uavez pas ifnite
( Excusez-moi , je vous sup|llie ) ;
47^ OORRESPOWDAWCE LITTj£rAIRE,
Car la triste UDifonnitc
DoDt V08 chaots offreDt la copie ,
Fait bien souvent que Ton s'eiiDuie
Par le d^fant d^ Donvcaut^.
Votre amour-propre revolte
De cette semouce etourdie
Croira peut-etre que Feovie ,
Bien plut6t que la v^rite ,
Osa dieter cette sortie
Gontre voire society,
Ou que la sombre jalousie
De quelque auteur humilie ,
Des sifHets de la Gom^die
Cherche a vous mettre de moiti^
En d^criant votre g^nie.
Detrompez-vous; la charit^
Fut toujours raa vertu cberie.
La satire est une furie
Dont je hais I'lipre duret^ ;
£t toujours la sincerity
Daus mes avis se concilie
Avec le ton de Pamitie
£t quelque peu de raillerie.
Votre Rosine est fort jolie ,
Mais ses voyages font piti^ ,
£t de retour en sa patrie ,
Elle aura, parbleu, m^rite
D'aller k Sainte-P^lagie.
Pour lui sauver cette infamie
Et repousser la cruaute
Du sort dont elle est poursuivie,
II faut qu'enfiu on le marie^
Je Uve la difficult^.
Ce soin de la paternity
Vous regardc ', mais dans la vie
II faut que chacun s'industrie
WOVEMBRE 1783. 4^7
A faire un sort k la beaut^*
Plus d'uD parti s*est pr^sente ;
Mais, pour le bien de votre amie,
Celui qui m'a le plus flatt^,
G'est le Sauteur en liberty
De Nieolet et Compagnie.
Sur le succes de la demoiselle Olwier (1) dans Id
comSdie du Seducteur.
De mille et mille torts sans doute il est coupable ,
Mais on doit grace \ son art seducteur :
Ce marquis est vraiinent le plus grand encbanteur ,
Gar il rend Olivier aimable.
ilpitaphe de M. dAlemhert,
Par ses rares vertus il ml^rita des Dieux
D'etre sourd aux clameurs des sot^ et de I'envie >
II instruisit la terre en mesurant les cieux ,
Et (it pWr Fetreur au feu de son g^nie.
UAcad^ie Fran^aise vient de nommer M. Marmon"
tet son secretaire perp^tuel , a la place de M. d'Alembert.
Cette premiere magistrature de notre empire litt^raire
a ^te soUicit^e avec une chaieur et une adresse rare par
les chefs des deux partis qui divisent toujours TAcad^mie,
le parti des Gluckistes et celui des Piccinistes. On assure
que le marechal de Duras s'est donne le plaisir de les
mcttre aux prises pour cette dignity. M. Marmontel avait
Pair de n'en point vouloir ; M. de La Harpe s'est offert
(i) Cette actrice, quoiqueassez jolie, avail paru, avant ce suoces, tout
aussi d^pourvae de graces que d'esprit et de taleDt. ( iVoto dt Grimm. )
47B GORRESPQlTDANjCE l.|TTiRAIRE,
a le suppleer daas toutes les fonctions du secretariat
pendant ses absences h. la campagne, et k lui succ^der
mSme aussitot qu'il voudrait quitter. M. Suard croyait
veritablement que M. Marmontel ambitionnait assez
peu cette place; il ne s'est mis en avant que par les con-
seils du Marechaly qui^ le jour de Telection, a ecrit uux
deux pretendans qu'un diner qu'il donnait aux ministres
le retenait k Versailles. On a et^ aux voix ; M. Marmon*
tel en a eu quinze et M . Suard sept. L'anciennete de
reception du premier , la consideration acquise par ses
travaux lilteraires devaient decider le choix de I'Aca-
d^mie eu sa fa veur ; mais le succes de Didon ay a pas
nui; et c'est uu nouveau triomphe du Piccinisme sur
le Gluckisme.
M. Beauzee avait ecrit une lettre circulaire a tous les
Academiciens pour leur d^montrer qu'on devait le choi-
sir pour secretaire ^ et que son honneur meme y etait
interess^y parce que depuis lo|ig-temps il ^idait M. d'A-
lembert dans la redaction du Dictionnaire. Cette de-
marche n'a pas fait un grand efFet. M . Beauz^e est le
lourd continuateur des Sjrnonymes de I'abbe Girard et
des articles de grammaire de Dumaraais dans la nou-
velle EneyclopSdie.
On a porte y oea jours pa38es , devant messieurs les
JMarechaux de France^ uiiq contestation d'un genre dont
les regicttres de leur Tribunal n'offrent certainement pas
d'exemple. {je motif est trop cuHeux et trop ridicule
pour etre oublie.
' La preeminence que le public accorde a I'Acadeinie
Fran^aise sur celle des Inscriptions et Belles-Lettres, et
plus encore le choix que cette premiere fait quelque-
r—-
NOVEMBRE 1 783. 4^0
fojs parmi les Acad^miciens qui composent la seconde
pour remplir les places qui vieaaent a vaquer chez elle,
a toujours fatigu^ Fatnour-propre du plqs grand nombre
d'eatre eux, qui ae peuvent pretendre a r^unir sur leur
tetc les deqx couronnes academiques. En cons<equence
I'Academie des Inscriptions et Belles-Lettres crut devoir
faire^ il y ^ quelques annees , uue deliberation par la-
quelle il fut arrete que ceux de ses membres qui sollici-
teraient a I'avenir leur admission a TAicad^mie Fran-
^aise se trouveraient par la meme ray^s de la compagnie.
Lquis XY ^nnula dans le temps cette deliberation ; mais
les quinze niembres qui I'avaient signee s'avis^rent d'y
suppleer en se promettant, sous serment, I'execution
d'un acte auquel le souverain refusait sa sanction, et eu
faisant contracter Incitement la meme obligation a tons
ceux qu'ils recevraient a Tavenir dans leur corps. Af. I0
comte de Choisaul-Gouffier , qui a ete re^u depuis eette
belle convention , s'est presente pour obtenir une des
places vacantes a I'Academie Fran<;aise. M. Anquetil,
son confrere dans celle. des Inscriptions et Belles-Lettres,
en ayant ^te infprme, I'a fait assigner ati Tribunal des
Marechaux de France. II a presume qu'un gentilhomme
qui avait consent! une convention acad^mique (ce que
nie M. de Choiseul ) pouvait £tre contraint a la remplir
par la meme voie que Ton emploie contre celui qui
manque a ses engagemens d'faonneur pour dettes de jeu
ou d's^ptre espece. Messieurs les Marechaux de France ,
qui nese sont pas ceus juges competens dans une contes-
tation de cette nature, en ont fait leur rapport au Roi.
Sa Majeste s'est reserve la connaissance de Taffaire, et
en attendant, M. le comte de Ghoiseul-Gouffier a et^
48o CORRESPOND A.WCE LITTER aIrE ,
nomme a la place de M. d'Aletnbert^ et M. Bailly a celle
de M. le comte de Tressan.
On a beaucoup ri dans le monde du procede de M. An-
quetil; il eut et^ tres-gai en effet de voir douze marechaux
de France prononcer gravement sur Tadmission d'un
membre de I'Academie des Inscriptions a I'Academie
Fran<;aise. Ce noble Tribunal , qui brave le canon par
metier et par temperament ^ a pense qu'il ^tait de sa pru-
dence de ne pas s'exposer j en pronon^nt sur cette con-
testation, a se voir harceler par tousles housards de la
litt^rature , qui n'eussent rien tant desir^ que de verser. •
quelques cornets d'encre dans une si ridicule afFaire.
On a donne, a Fontainebleau , le i4 de ce mois^ la
premiere representation du DortrteureueiUej op^ra comi-
que, en qualre actes et en vers j paroles deM. Marmontel,
musique de M. Piccini. Ce sujet, tir^ des MMe et une DfuitSj
avait d^ja ^te traite plusieurs fois ; c'est udrlequin tou-
jours jirlequin j de la Com^die Italienne; mais de ce qui
n'etait qu'une ebauche informe, comme le sont toutes les
pieces a canevas, M. Marmontel en a fait un drame re-
gulier, plein de scenes piquantes et sup^rieurement ecrit.
A quelques longueurs pr^s dans le troisi^me et le qua-
trieme acte , le poeme a reuni tous les suffrages. La mu-
sique a eu en general le plus grand succes; quelques
morceaiix cependant ont ^t^ trouv^ un pen monotones,
d autres trop longs. Ce sont des tackes qu'il sera ais^ de
faire disparattre lorsqu'on donnera I'onvrage a Paris.
Chimene^ opera -tragedie en trois actes, paroles de
M. Guillard , connu par I'opera dilphigenie en Tauride^
et par celui Silectre , musique de M. Sacchini , a ^te
irovEMBRE 1783. 48 r
represente, pour la premiere fois, sur le theatre de la
cour , le 16. C'est le sujet du Cidde Pierre Corneille. Le
premier et le troisieme acledu nouveau poeme ont paru
bien coupes et remplis d'interSt; le second n'a pas m^rite
les memes eloges. Quelque pompeux que soit le spectacle
qu'oflre le triomphe du Cid , il soutient mal le grand in-
teret que I'amour malheureux de Chimene et de Rodrigue
avait repandu dans le premier acte, et dont il n est pres-
que pas question dans celui-ci. Cest le vice essentiel de
I'ouvrage; et ce qui la fait remarquer encore avec plus
d'humeur^ c'est que M. de Rbchefort^ de TAcademie des
Inscriptions et Belles-Lettres ^ qui a traitele meme sujet , .
s'etait permls, huit jours avant la representation de
I'opera de M. Guillard^ la petite vengeance de faire im-
primer son poeme. II I'avait ofFert a M. Sacchini ; ce
compositeur Tavait agree, lui avait demande plusleurs
changemens auxquels il s'etait prSt^, et avait fini par le
lui rendre , apres s'etre adress^ a M. Guillard y pour I'en-
gager k travailler sur le meme sujet. II faut en conveuir,
le procede de M. Sacchini n'esl pas au inoins d'une po-
litesse fort scrupuleuse; on en a su encore plus mauvais
gre a M. Guillard, qui ne s'est decide cependant a par-
tager Tincivilite de Tillustre compositeur qu'apres lui
avoir propose inulilement plusieurs autres siijets; et
dans toute cette affaire , qui en est devenue une r^elle-
ment pour la ville et pour la cour, il parait que le bon
M. Guillard n'a eu d'autre tort que celui d'avoir fait un
second acte depourvu de tout int^ret, et fort inferieur
au second acte de la Cfiimine de M. de Rochefort. Les
deux autres sont plus lyriques , et surtout d'unc action
plus vive et plus interessante que ceux de TAcademicien.
La sensibilite que respirent les roles de Chimene et du
Tom. XI. 3 1
482 CORRESPOND A.NCE LITTliRAIREy
Cid est ce qui a detertnine principaleinent M. Sacchini a
preferer I'ouvrage de M. Guillard a celui de M. de Ro-
chefort, et ce motif doit etre son excuse.
La musique de ce uouvel opera a geo^ralemeot reussi :
)e duo de ChimeDe et de Rodrigue, au premier acte, a
fait couler les larmes de tous les spectateurs. Le troisieme
est de Fexpression la plus pathetique, la plus sensible ^
la plus m^lodieuse. Dans le second , qui n'est qu'uu as-
semblage de marches et de cfaoeurs , ce musicien a paru
au-dessous du talent qu'il avait annonce pour ce genre
dans Renaud.
L'opera de Chimkne sera redonnc , le lo, & Fontaine-
bleau, et ce sera la cloture des spectacles de la cour,
qui re^ient le i4*
Les trots grands th^&tres de la capitale ont rendu ce
voyage tres-agreable par le grand nombre de nouveautes
qu'on y a vues paraitre; mais Top^ra Fa emporte de
beaucoup sur les deux autres. Notre scene lyrique ac-
quiert tous les jours; la revolution quelle a eprouvee
depuis huit ans est prodigieuse. On ne pent refuser au
chevalier Gluck la gloire de I'avoir commencee; ccst
ce genie puissant et vraiment dramatiqUe qui a chasse,
le premier, de ce theatre la monotcnie^ I'inaction et
toutes C0B longueurs fastidieuses qui y regnaient depuis
plus d'un sik^le : il fallait peut-£tre que sa manidre un
peu dure^ et son chant participant encore de la psal-
modie fran^aise, preparassent hos oreilles ^ recevoir les
impressions plus douces, aussi sonsibles au moins^ et
surement plus melodieuses que nous font gouter au-
jourd'liui les ouvrages dePiccini et de Sacchini. L'amour
de Tart et les succes de Didon et de Chimene nous obli-
genl d'en faire I'aveu ; nous devons peut-6tre a Gluck ces
KOVEMBRE 1783. 483
deux sublimes <:*hefs-^'<Buvre : si de sa massue lourde et
nouellse il n'eut pas fenVerse radcientie idote de TOpera
frani^ais^ cett6 aation li^gfere, (it tenant touj6urs a ses
vieilles erreurs , par la raison mSme qu'elles sont vieilles
et siennes , eut repousse encore les Roland^ les Rmdud,
les DidoHj les Chimene^ cOinm^ elle t^epoussd^ i' y ^
Irente ans, \t% chefs-d'oSdVre de L^o, Boranelli^ PergO-
lese et Galuppi (i). Au r^ste, Cfett* nation, qui n'inventa
jamais rien , eJtcepte les ballons , 61ai$ qui perfectionnik
tout , semble porter a pr^^ent ses gouts et son attention
la plus active sur Tart de la musique. Nous tie doutotis
pas que 9 si le Gouvernement profite de la reunion si
precieiise des talens de messieurs Pi^ciiii et Sacchini
pour r^tablir des dcolcs a TiiisCar de celles qui sont k
Naples , oil se fbrmeraient cgalehlent des dlant<^urs *et
des compositeurs, Ton tie voie, dans qilelques anne^s,
nos opera fran^ais r^pandus dslns toiite I'Europe, et
accueillis sur tous les theatres, comme les (^hds-d'oeiivre
de Corneilk , de Racine el de Voltaire,
Les auteurs et les acteurs qui ont contribue aux plai-
sirs de Sa Majeste pendant le voyage de Fontainebleau
out re^u les marques les plus flatteuses de ses bontes et
de sa munificence. MM. Piccini ^t Sacchini ont eu l^hon-
lieur de lui etre presentes; le dernier par la reine m^me.
M. Plccini venait d'avoir une pension de 6,600 Hvres, it
a obtenu Une gratification de la m^nic^ somm^ ; M. Sac-
chini a eu une pension egale ^ celle de M. Piccini;
(i) M. Gluck pourrait bien ^tre ici dans le cas de la plupart de ceux qui
ont Faif de grandes revolutions; its ne savaient guere ce quoits faisaient. Ce
<}tt*n 7 ft de certain , <?^\. qu^ , »{ sdA g^nl6 nous a eobdufts ftu bon gddf de la
musi(|ae 9 c'est t>ai' tin etrange detour. On peut arriver en Italic, en passant
par la Boh^me ; mais n'etait-ce pas au moins pour nous le chemin de I'ecole?
{Note He Grimm,)
484 CORRHtPONJDANCE LITTER AIRE,
mademoiselle Saint-Huberti ^ outre uue pension de i,5oo
livres, en a eu une de 5oo livres sur la cassette de Sa
Majeste, qu'elle a daigne ajouter de sa proDre main sur
Tetat qui lui en fut presente, suivant I'usage^ par le
premier gentilhomme de la chambre , comme un te-
moignage particulier de tout le plaisir que lui avait fait
cette excellente actrice. Mademoiselle Maillard , a peine .
agee de dix-huit ans, en a eu une de i ,000 livres ;le sieur
Rey^ maitre de musique dc I'Opera, en a eu une sem-
blable ; tons les autres sujels ont re^u des gratifications
proportionnees a leurs difTerens talens.
Nous avons eu Thonneur de vous rendre compte der-
nierement de la chute bruyante de la Kermessej op^ra
comique^ dont les paroles etaient de M. Patrat. Le public
a semble vouloir efTacer ce que ce traitement avait eu de
s^v^re , par I'accueil qu'il vient de faire a une bagatelle
donnee, au meme theatre, par le mSme auteur^ sous le
titre des Deguisemens Amoureux , piece en un acte et
en prose.
On a donn^ , le a5 , sur le meme theatre , la premiere
representation de Gabrielle (TEstreeSy drame en cinq
actes et en vers, de M. de Sauvigny , auteur des Illinois ^^
de Peronne Saui^ee , et des Apres^soupers de Societe.
Cette piece avait ^te presentee jadis aux Comediens
Fran^ais, et ils I'avaient re^ue sous le titre de Tragedie ;
mais , par un nouveau r^glement fait il y a quelques
annees, toutes les pieces revues anciennement a ce
theatre sont soumises a une noiivelle lecture, qui seule
peut constater leur admission et leur rang. M. de Sau-
vigny n'a pas jrig^ a propos de s'exposer une seconde
fois au jugemCnt dc cet areopage. Apres avoir fait don-
ner sa Gabrielle , trag^die , par les Comediens de Ver-
sailles , apres I'avoir fait imprimer dans ses OEuvres sous
cette denomiaatioQ , il a voulu Tessayer encore sur le
Theatre d'Arlequin. Or, comme toutes les pieces qui se
denouent par le fer ou par le poison sont interdites aux
acteurs que Ton appelle eiicore Ilaliens , il a fallu que
M. de Sauvigny supprimat ie recit, qu'on venait faire a
la fin du cinquieme acte, de la derniere infortune de sa
Gabrielle y si m<^chaininent mise a mort chez le partisan
Zaniet. Par ce retranchement de vingt vers , cette tra-
gedie s'est trouvee convertie en dr^me rira^, et mes-
sieurs les Comediens Italiens se sont crus autoris^s a la
donuer sans scrupule; en consequence ils Font annoncee.
Messieurs les Comediens Fran9ais se sent transportes
aussitot en deputation chez eux^ et leur ont represente
que cette entreprisc etait une incursion sur leur domaine,
la trag^die etant une propriety que leur avaient con-
servee les nouveaux reglemens de la maniere la plus
fonnelle et la plus authentique. Les acteurs de la Co-
medie Italienne ont r^pondu en montrant le changement
essentiel fait au denouements et croyaient cette contes-
tation bien terminee , lorsque la veille meme de la re-
presentation ils ont retju , de la part de la Coraedie Fran-
^aise y une assignation en forme , concluant a ce qu'il
leur fut defendu de jouer Gabrielle, M. le mar^chal de
Richelieu, premier gentilhomme de la chambre,instruit
de cette demarche , et pique peut-etre de ce que les Co-
mediens Fran^ais avaient eu recours a la voie judiciaire ,
et semblaient vouloir decliner sa juridiction, a ordonne
aux Comedieqs Italiens de jouer toujours la piece, lais-
sant au public le soin de prononcer sur le genre dans
486 GORRKSPONDAIIGE LITr£RA.lR£,
lequel il convenait de la classer, et aux Gomediens Fran-
cis le droit de s'en ressaisir si Ton decidait que c etait
une vraie tragedie. Cette petite guerre n'a pa$ manque
d'attirer une affluence de moude considerable a la pre-
miere representation* Le$ Italiens ont regarde cet eve-
nement comme un coup de parti , calculant bien que, si
on leur permettait de jouer des drames rimes sans effu-
sion de sang, que s'ils y reussissaient surtout, on (inirait
bientot par leur accorder la permission de jouer des tra-
g^ies meme. Dans cette vue, its avaient eu I'attention
de distribuer un grand nombre de billets gratis. Tous
les Capitaines Claque de nos differens parterres^ jouis-
sant de quelque reputation dans cet etaf si gaiement ce-
lebre par M. de La Harpe(i), s'etaient repandus avec
att dans la salle : ils ont loyalement gagu^ leur argent
pendant les trois premiers actes ; leurs applaudisaemens,
Icurs brai^o eternels eiopSchaient le reste des spectateurs
d entendre s'ils avaient tort ou raison; ou iuterrompait
les acteurs k chaque vers; mais il n y a pas de force fau-
maine qui ne s'epuise a un travail aussi fatigant, aussi
continu. Les applaudissemens ont cesse au quatrieme
acte , les sifHets ont commence avec le cinquieme ; en
vain chercbait-on encore a les etoufier par des claque-
mens redouble ^ leur son aigu, Temportant sur lous les
cris de la cabale , a suivi Gabrielle jusque chez sa tante
Sourdis, oil Tauteur la fait retirer en tres-boone sante.
Cest le seul changement qu'il ait fait a sa tragddie^ pour
eq faipe un drame tres-froid el une bien maussade imi-
tation de la Birinice de Racine. I-ie pen de succes de cet
ouvrage, imprime d'ailleurs depuis long^temps dans les
( [) Dans sa comedic de Moliere a la nowelle Salle , sc. 8.
/
NOVOIBRE 1783. 487
OEui^re^ de M. de Saimgny^ nous dispense a tons ^gards
d'en faire Tanalyse.
Description des experiences de la machine aerosta-
tique de MM. Montgolfierj et de celles auxquelles cette
decowerte a donne lieu; suivie de Recherches sur la
hauteur a laquelle est parvenu le ballon du Champ-de-
Mars^ sur la route qu^il a tenue, sur les differens de-
gres de pesanteur de Vair dans les couches de Vatmo^
sphere J etc.; par M. Faujas de Saint-Fond : un volume
in-8*. Ce livre, dedie a M. le comte de Vaudreuil, est
precede d'un discours preliminaire plein de sagacite ,
d'excellentes vues et de recherches interessantes relati-
vement aux aper9us echappes a Tiudustrie des siecles
preoedens sur la possibilite de s'elever dans Fair. Les
d^tracteurs de MM. de Montgolfier ne les ont rappelees
avec tant d'afTectation que pour essayer de leur pavir ou
de diminuer a^u moins la gloire que leur assure la plus
brillanle et la plus bardie de toutes les decouvertes.
M. Faujas reduit le merite de ces faibles aper^us a sa
jusle valeur.
Cesl avec la sensible joie qu'inspirent tous les encou-
ragemensdonnes par les souverains au progr^^ des lettres
et des sciences que nous avons Thonneur de vous an*
noncer que le roi vient de recojnpenser Tinventiou des
machines aeroslatiques de la maniere la plus flatteuse
et la plus honorable pour leur auteur. Sa Majeste a
donn^ des lettres de noblesse au pere de messieurs Mont-
golfier^ qui ont ete decores eux-memes du cordon de
I'ordre dc Sainl-Michel. II a accords en m^me temps
1,000 livres de pension a M. Pilatre des Rosiers, et une
majorite de place de guerre au marquis d'Arlandes , an-
483 CORRJE8POHDA9CE LITTl^RAlllE ,
cien capitaine cTinfimterie, comme aux premiers navi-
gateurs a^ens. M. Charles, qui a fait la brillante expe-
rience des Tuileries , a eu 2,000 livres de pension ^ et
son compagnon de voyage, Robert, 1,000 liyres.
GalaUej roman pastoral , imite de Cervantes^ par
M. le chevaUer de Florian^ capitaine de dragons et
gentilhomme de S. A. S. Monseigneur le due de Pen-
thiein'e ; avec cette epigrapfae tiree de La Fontaine :
On pent donner da lustre a leors inventioos.
On Ic pent , je Tessaie; an plas savant le fasse.
Ce roman est precede d'un precis historique de la vie de
Tauteur admirable de Don Quichotte, dont le genie a
illustre I'Espagne , amuse I'Europe et corrige son siecle.
On ignorait encore, il ya pen d'ann^s, quel etait le
veritable lieu de sa naissance ; plusieurs villes se dispu-
taient cet hoaneur , et, comme Homere, Cervantes man-
qua du necessaire pendant sa vie, et trouva plusieurs
patries apr^s sa mort. II naquit a Alcala de Henares ,
ville de la nouvelle Castille, le 9 octobre i547 ' ^^^^ ^^
rfegne de Charles-Quint. Son pere ^tait gentilhomme. Le
peu d'accueil que le public fit k ses premiers ouvrages
lui fit quitter I'Espagne; il alia a Rome, ou la misere le
for^a d'etre valet-de-chambre du cardinal Aqua viva. Cer-
vantes se d^gouta d'un emploi si peu fait pour lui ; il se
fit soldat, combattit a la bataille de L^pante ; il y re^ut
a la main gauche un coup d'arquebuse, dont il fut estro-
pie toute sa vie. II fut pris, en passant en Espague, sur
une galere, et conduit a Alger par Arnaute Mamij le
plus redoute des corsaires. L*amour de la liberte lui fit
irOVEHBRE 1783. 489
tout entreprendre pour briser ses fers^ et la conjuration
qu'il forma avec quatorze JEspagnols pour se sauver esl
un prodige d'intelligence ^ de patience et de courage.
Sou projet echoua par la circonstance m£me qui devait
en couronner le succes. Ces infortunes furcnt tramps
devant le roi , qui leur promit la vie s'ils voulaient de-
clarer quel etait I'auteur de Tentreprise. Cervantes ne
balan^a pas a lui dire que c'etait lui^ s'ofFrit a la mort,
en ne lui demandant que de sauver ses freres. Le roi
respecta son entreprise, et ne voulut pas faire perir un
aussi Brave homme. Rachet^ enfin, Cervantes repassa
en Espagne, y obtint uo petit emploi a Seville^ oil il fit
les Noui^elles que nous connaissons. II avait pres de cin-
quante ans lorsqu'il fut oblige de faire un voyage dans
la Manclie. Les habitans d'un petit village nomme /^:^r-
gamazille prirent querelle avec lui , le trainerent en
prison y et ly retinrent long-temps. C'est la que Cer-
vantes commen^a son roman de Don Qmchotte. 11 n'en
publia d'abord que la premiere partie ; elle ne reussit
pointy et cet ouvrage, qui devait rimmortaliser, I'eut
laiss^ dans la plus deplorable misere sans les faibles se-
cours que lui accorderent le comte de L^mos et le car-
dinal de Tolede. 11 n'en jouit pas long - temps ; il fut
attaque d'une hydropisie, et, craignant de n'avoir pas
le temps de finir son roman de PersileSy il augmenta
son mal par un travail force. Quatre jours avant sa mort
il en traca d'une main faible TEpttre dedicatoire au
comte de Lemos , qui arrivait en ce moment d'ltalie ;
cette Epitre est un modelede philosophic, de noblesse
et surtout de reconnaissance. Cervantes niourut a Ma-
drid, le a3 avril 16 16, age de soixante-huit ans six
mois et quelques jours.
490 CORRESPOKDA.irCE LITTiR^lRE,
Au reste, le ronian de Galatee <*8t une intrigue pas-
torale, dans laquelle Cervantes ou son imitateur ont
encadre quatre episodes dans le genre des Noiufelles que
nous devons au premier ; elles ont toutes de I'origina-
\\\&y de Tint^rSt et beaucoup d'invraisemblance. Les
images que Ton y trouve de la vie champStre et des
moeurs des bergers ont en g^n^ral cette teinte douce et
ce coloris vraiment pastoral qui font le charme des
Eglogues de Virgile , deTheocrite et de Gessner. Lc style
de cet ouvrage , toujours facile , a plus de grace qu'il
n'a d'degance et de purete. *
DECEMBRE.
Paris , (lecembre 1 783.
C EST le I'^d^cembre que Ton a donn^, a Paris, la
premiere representation de X^iDidon de MM. Marmon-
tel et Piccini. Le succes que cette trag^die lyrique vient
d'obtenir sur le theatre de la capitale a confirme de la
maniere la plus brillante celui qu'elle avait eu ^ Fon-
tainebleau.
Qui ne connait pas Tepisode admirable qui en a foumi
le sujet? II n'y a rien dans toute \Aneide de Virgile qu'on
ait lu avec plus de delices, et qu'on se lasse moins de
relire. Parmi tons les ouvrages qui nous restent de Tan-
liquit^ » il n'en est aucun , sans excepter m^me les
thedtres de Sophocle et d'Euripide, oil Tamour soil peint
avec une sensibilite aussi touchante, aussi profonde;
(r'est tout a la fois ie seul exempic et le plus sublime
inodele dc ce genre que nous aient laiss^ les anciens. II
DJ^CEMBRE 1783. 491
u'est pas etoniiant qu on ait qherchc a Timiter si sou-
venl. L'Arioste, ie Tasse, Voltaire Font tente plus ou
moins heureusemenl dans la poesie epique. Ce tableau
si vrai de Tamour le plus tendre et le plus malheureux
avait deja ete transport^ avec succ^s sur la sc^ne, en
Italie, par Metastase, en France^ par M. ije Franc de
Ponipignan; Tun et I'autre ont tdche de s'approprier les
beauteii de Toriginal y et d y ajouler ces d^veloppemens
heureux dout la inarche dramatique semble plus parti-
culierement susceptible. M. Marniontel a trop de gout
pour avoir neglige Tusage quMl pouvait faire de tan! de
richesses; il a senti avec raison que tout ce qui pouvait
enibellir son ouvrage devait lui appartenir. Quoiqu'il
ait dans son opera des beautes qui lui sont propres , et
quoiqu'il se soit attache principalemenl a suivre Virgile,
il n'a pas dedaign^ quelquefois de prendre pour guides
ceux qui oserent Timiter avant lui.
L'ouvrage est trop counu pour qu'il soit necessaire
d'en donner Tanalyse. On se bornera a quelques obser-
vations.
Tout ce que dit, tout ce que chante Pidon dans le
premier acte est de la passion la plus vive et la plus
tendre. On ne pouvait choisir pour Fair, Vainesfrayeurs^
sombres presages , un motif plus vrai, lui donner des ac-
cens plus sensibles, les soutenir, les varier par des mo-
dulations plus douces et plus agreables; les accompa-
gnemens respirent les soupirs et les craintes qu'eteignent
dans le coeur d'une amante I'esperance et Tamour. L'air,
NiVAmante nila Heine, a un ton de fierte admirable-
ment analogue aux paroles, et une marche d'harmonie
dans les accompagnemens qui ajonte encore a cette belle
expression. Mak la fin de I'acte n'a pas et^ fort applau-
49^ CORRESPONBANCE LITT^RAIRE,
die : le duo entre larbe et Enee^ quoique en general
superieurement trait^^ papillotte peut*£tre un pen trop^
et manque surlout de ce caractere imposant et prononce
que seinble exiger celui de ces deux h^ros. L'air qui ter-
mine Facte, et que chante larbe, participe encore plus
de cc defaut ^ et c est sans doute ce qui a nui principale-
ment a i'efTet de ces deux dernieres scenes.
Dans ie second acte, on doit remarquer ce que dit
Didon a larbe :
Nod, quaod il aurait ^ m'offrir
Le trone et Ie sceptre du monde , etc.
II faut avoir entendu ce recitatif pour en soup^onner le
charme et la v^rit^ ; la beaute des vers n'en pent donner
qu'unefaibleidee.Nous pourrionstranscrire iciles paroles
deTair qui le terminent;mais oil trouverl'expression ca-
pable de rendre et la grace et la magie celeste qui regnent
dans la musique de cet air divin ? Jamais Piccini n'a fait
un morceau de chant plus parfait y et jamais rien n'a ete
applaudi avec autant d'enthousiasme sur le theatre de
rOpera, que lorsque Didon, ivre d'amour, dit a Enee:
Ah! que je fus bien inspiree, etc.
Y a-t-il rien de plus touchant que les adieux d'Enee
a Didon , a la fin du second acte. Didon tombe aneantie
dans les bras de sa soeur; les larroes, les sanglots ne
laissent ^chapper de sa bouche que ces mots : Regarde-
moij vois ton out^rage. Elise reproche a En^e sa barba- i
rie. En vain il conjure Didon d'ou\rir les yeux; ilsse
ferment encore plus, sa voix s'eteiut et prononce a peine:
Laisse-moi mourir dans ses bras, Ce trio est un chef^
s
D£GEM£R£ I 783. 493
d'oeuvre de sensibility et d'une verite si douloureuse
qu'ii fait couler les larmes de tous les spectateurs.
il faudrait transcrire toute la premiere scene da troi-
sieme acte, si sup^rieurement imit^e de Virgile par le
poetCy et si sublimement rendue par le musicien, pour
faire comprendre que plus de cent vers de recitatif dont
elle est composee sont presque autant applaudis que le
, seul air qui s'y trouve.
En general ^ lamarche de cet opera ne pouvait etre plus
simple^ plus claire, ni plus favorable a la musique. M.Mar«
montel avait ecrit et imprime, il y a quelques annees, au
milieu des scandales de la dispute des Gluckistes et des
Piccinistes, que le merveilleiix, la faerie et la fable con-
venaient uniquement au theatre lyrique ; que Tin-
troduction de la tragedie a TOpera etait une h^r^sie
litteraire, qui confondait les deux genres sans en pou-
voir servir aucun. L'admiration pour les beaut^s sans
nombre que renferment les opera de Quinault, une pre-
dilection pour le theatre qui le premier a servi a sa
gloire , une theorie peut-etre peu reflechie , parce que
dans des temps de dispute et de guerre Tesprit le plus
juste est entraine dans des erreurs qui naissent mSme
de la contradiction quil ^prouve, toutcela avail pu d^
terminer I'opinion que M. Marmontel avait alors sur la
tragedie-opera ; mais un bon esprit ne tient jamais k des
assertions donn^es dans des Merits pol^miques, quand la
reflexion, ^clairee par le gout, lui fait soup9onner qu'il
a pu se tromper. C'est a une theorie plus saine que nous
devons I'excellent opera de Didon j et cet ouvrage serfi
bien mieux I'art qui vienl de nailre en France, en met-
tant dans le plus grand jour les rares talens de M. Piccini,
que tout ce qu'on avait ecrit jusqu'ici pour le defendre.
/|94 COHBESPONDAirCE LITTERAIRE,
U manquait a cet habile compositeur un poeme dont la
marche (ut dramatique, Tinteret suivi et gradae. Faction
presentee clairetnent , et soutenue d'acte en acte par des
passions vives et fortemeot contrastees. C'est ce qu'il a
trouve dans Topera de Didon, et essentiellement dans
le r61e principal, dont le r^itatif anime et parle se pr^te
a la plus grande vari^te d'accens et de modulations, avec
un melange heureux de choeurs presque tons en action ,
etd'airs superieurement coup^, dont les motifs, tou-
jours bien prononc^s^ au lieu de ralentir Taction, la
developpent,et Faniment encore davantage. Un roerite
si eminent couvre sans doute tous les d^fauts qu'oa p^ut
reprocfaer a ce poeme; mais la critique ne vent pas
perdre ses droits. On a done observe que la situation de
Didon, quelque variees qu'en soient les nuances, etait
trop constamment la memc ; en efFet, elle est raalheu-
reuse d^ la premiere sc^ne par les pressentimens qoe
lui donne I'ombre de son epoux. M. Marmontel aurait
pu la presenter, au premier acte, heureuse, ivre d'a-
mour et de plaisir. Didon sortant de la grotte charmante
avec son amant^ sure de son coeur, et lui faisant cepen*
dant jurer encore de lui r»ter toujours fiddle, eut offert
au musicien un tableau bien cotttrastant ayec la situa-
tion de oette reine au second et au troisieme acte (i).
On a trouve larbe ^ dans cet op^ra , moins beau , moins
grand qu'il ne Test dans la tragedie de M. de Pompignao.
(i) Lorsqu'ude situation au The&tre est susceptible d'un aussi grand nombre
de nuances et d*uDe gradation aussi int^fessante que Test celle de Didon , die
attache d'antant plas, ce me semble, qu'elle est toiijovrs au food la m^me:
ie personnage en est plus viai, rillusion en est plus s«utenue..« l^nee nous
parait trop froid, et 11 Test sans doute; mais ue doit-on pas savoir beaucoup
de gre au poete de Tadresse avec laquelle il d su eviter du moins tout ce qui
pouvaft Tavilir a ^os yeux? Le GIs d*Anchise nVst pas aussi amonreux que
DEGRMBRC I 783. 49 >
L'apparition de I'Dmbre d'Anchisc n'a produit et ne de-
vait produire aucun effet. Enee partait sans son inter*
vention , il ne balan9ait pas un seul instant. Eile eh e^V
pu produire y si Tauteur nous eut montrc Enee cedant
aux larmes de son amante, d^termin^ a ne pas la quitter,
et bravant ies Dieux qui lui prescrivaient des lois trop
cruelles ; Tombre d'Anchise paraissant alors a travers Ies
eclairs et le tonnerre, et Tentrainant malgr^ lui^ eut ete
un ressort surnatufel plus necessaire et par la mSme
plus dramatique ; il eut procure an poete et au musicien
I'a vantage bien pr^ieux de presenter En^e, un instant
au moins y d'ane maniere interessilnte. Ce heros , en-
traine par son pere au moment oil il venait de secher Ies
larmes de Didon . oil cette reine inforiunee courait ral-
iumer Ies flambeaux d'hym^n^e, eut paru moins froid,
peut-Stre meme nous eut->il arrach^ quelques larmes. Au
reste, toutes ces critiques, fussent-elles encore plus fon-
dles , ne peuvent balancer la perfection du caractere de
Didon et I'interet qu'elle inspire. N'est-ce pas assez de
gloire a M. Marroontel d'avoir presqud atteinf au sublime
de son tnod^le ? Le pieux Enee de Yirgile ne vaut as*
sur^ment pas mieux que le sien.
Nous essaierrons vainement d'analyser toutes Ies beau-
ts de la musique de cet opera. Le succes en a et^ com-
plet, c'est le triomphe le plus eclatant que M« Piccini
nous le desirerions, que nous Taurions ^te nous-m^mes a sa place; mais quelle
espece de Uchete peut-on lui reprocher ? Son amante est trompee; ne de?ait-
elle pas V^tre? Cest son propre coeur, ce n'esi jamais lui qui la trofiape. t'out
perfide, tout ingrat, tout superstitieux qn'il est, c^est pourtaol nn bero9.
Didon, moins cr6dule, edt-elle auUntaim^P Plus aimee, nous eiit-ellefait
Terser autant de larmes?... Une femmel'adit, on pent Ten croire : // /ijc
d'aimabUs que Ies dupes; il rCy a que lesfripons qui soient aime's.
( IVote de Grimm, )
49^ COBBESPOKDANCE LITTlSBAIBEy
ait encore obtenu sur notre theatre; jamais rien n'y a
ete applaudi avec tant de transports. Les zelateurs de
Gluck, ces ennemis si injustes et si decourageans du ta-
lent de son rival , sont les plus grands partisans de Di-
don J et pr^tendent que Piccini s'est fait Gluckiste. lis
ne font point attention que le grand changement opere
dans \efaire musical de ce grand compositeur n'est es-
sentiellement produit que par Finteret du sujet, la marche
drama tique dii poeme , et sa coupe plus semblable a celle
4 dont VIphigenie en Auiide a donne un excellent modele.
Nous ne dissimulerons pas cependant que M. piccini a
travaille davantage le r^itatif de cet opera, qu'il y a
mis plus d'intention , plus de vari^te , et surtout plus
d'accent de passion et de sensibility. Ses airs, toujours
aussi mdodieux, toujours aussi arrondis, que ceux de
Roland^ ^Atys^ etc., ont encore de plus une verite et
une energie d'expression dont ses detracteurs ne le
croyaient pas capable. Ses chosurs, traites avec soin, pro-
duisent le plus grand effet. Nous avons releve avec le
courage de Timpartialit^ les taches qu'on pent reprocher
au role d'larbe ; il faut bien avouer encore que I'ouver-
ture de cet op^ra a ete g^n^ralement condamnee; elle
est faible; V adagio surtout, oil un hautbois et une flute
concertent ensemble sur un ton si pastoral, est loin du
caract^re propre a une tragedie de ce genre. On ne
doute point que M. Piccini ne se determine a la re-
faire.
II n'y a qu'un seul divertissement au premier acte de
cet opera, et les airs en ont paru agreables.
Madame Saint-Huberti , qui a chante le role de Didon,
a surpasse meme ce que ses succ^s precedens faisaient
attendre d'elle. II est impossible de r^unir a un plus haut
DECEMBRE I 783. [j^m
degre la sensibilite Li plus exquise, un gout de chant
plus soigne y une attention a la scene plus profonde et
plus reHechie, un abandon plus noble et plus vrai, en-
fm tout ce qui pouvait rendre son jeu plus atlachant et
plus digne de ce superbe role, Elle a recu, ces, jours pas-
ses, un hommage unique de la part du public a la Co-
inedieltalienne; elle y a ete applaudie en sortant desa
loge , comme Test la reine quand elle honore le spectacle
de sa presence.
Impromptu de Monsieur sur nos decouvertes
aerostatiques,
Lrs Anglais, nation Irop fiere,
S'arrogerit I'enipire dcs raers;
Les Frau^ais, nation legere ,
S'empdrent de celui des airs.
I^ers de M le Vicomte de Segur a MM, Charles et
Robert.
Quand Charles et Robert, pleins d*uTie noble audace,
Sur les ailes des vents s'elancent dans les cioux ,
Par quels honneurs pujcr leurs efforts glorieux?
Eux-m^me ils out marque Icur place
Entrc les homnies et les Dieux.
Extrait dune Lettre de madame Necker a Vauteur de
ces Fetdlles^ que de tristes de\foirs ont oblige defairc
un voyage de quelques mois en proi^ince.
Du 16 decemhi-e 1783.
. . . Le roman posthume de M. de Montesquieu ( i ) amu-
( i) Arsace el Ismenie.
Tom. XI. 32
49^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
sera peul-etre noire chere nialade. La main qui Fa irace,
toule leg&re qu'elle est, moiitre quelquefois Tongle du
lion. Le succes en eM difilirent; inai» personne ne me-
conuail et ne p^ut m^onnaitre son iaimitable auteur..
II nous est sorti des {ot&is de 6aint*<^rmaiu une es-
p^ce de vieux sauvage , notnmi Tabb^ Blanchet , qui
vient de faire un cboix da. SpeckiteUr et de qUelques
.autres jourdaux angldU, dent la traduction est naturelle^
cor rede, et sou vent elegante.
Les Essais de Morale , de Tabbe de Mably, sont , a ce
qu'on dit, car je ne les ai pas lus, une satire contre les
femmes, et il faut avouer que depuis que madame de V....
n'est plus a Paris il est difficile de faire leur eloge dans
un ouvrage de ce genre.
J'ai ete enfin au Seducieur,, et je me suis trouvee in-
digne de compreodre ces haute& speculations sur la ma-
ni^re de corrompre ics fenunes^ J'ai toujours vecu si loin
de ce jargon , qu'il est pour moi Texpression d'un monde
id^al, obscur par lui*mSme, et dont les combinaisoos
sout necessairemenl encore plus obscures. L'auteur a
pris pour ^pigraphe : lUe ego qui quondam; Moi qui ja-
dis chantai sur la flute champ^tre. II y a sureuient la
meme difference entre les jeux de mots qu'il nous rap-
pel le ici et les Bucoliques , qu*entre le Seducteur et F-^-
niide.
Nous avons a Paris un joueur de gobelets qui fait de&
choses surprenantes. Il semble qu'on voit aujourd'bui
une Emulation entre la nature et Fadresse , ainsi que du
temps de Moise. L'on parle aussi comme alors d*un moyen
de marcher sur les flots sans se noyer ; enfin Fhabitude
des merveilles nous rend credules, et Fon disait tres-
serieusement Fautre jour qu'un homme avait trouve Fart
DECEMBRC I 783. 499
de fixer les traits et de les garantir des outrages du
temps. Get hornme vient trop tard pour moi.
. . . Yous savez que M. Bailly succede h M. de Tressan,
et que M. de Ghoiseul*Gou(Ber est ^lu k la place de
d'Alembert. L'on propose encore un nouveau prix pour
r^loge de d'Aletnbert , en sorte qu'il sera lou^ trois fois
a TAcad^mie Fran^aise et une fois a FAcadeinie des
Sciences :
Monsieur le inort , laissez-oous fairc ,
Nous vous f*n donneroDs de toutes les famous.
•
Quclqu'un disait que les Eloges devaientltre diffl^r^jus-
qu'au moment oil Ton a perdu la veritable mesure des
morts; car alors Ton peut en faire des g^ns sans que
personne s'y oppose. Nos philosophes . croient avoir le
secret des alchimistes, qui changeaient les cadavres en
statues d^er, et ils agissent en consequence; car ils trai-
tent mieux Thomme qui n'est plus que celui qui vit en*
core, etc.
Extrait dune Lettre de M. Marmontel au m^me. ,
Dtt 18 d^cembrc 1783.
Vous avez pu entendre dire que nos deux spectacles,
Didon et le Dormeur ^tfeilli, avaient eu beaucoup de
succes ; celui de Didon singuli^rement a ^ie jusqu'a Ten-
thousiasme. C'est une faveur que d'etre joue deux fois
au theitre de Fontainebleau ; Didon Ta ete trois fois , et
le roi , qui de sa vie n'avait pu entendre un op^ra d'un
bout a I'autre , ne s'est point lasse d'entendre celui-ci :
lime fait'j disait -il, Cimpre^sion dune belle trdgedie.
Le jeu sublime de mademoiselle Saint - Huberti a eu
bonne part a ce succes inoui; mais il n'en est pas moins
^
5oO CORRESPOSDANCE LITTKRAIRE,
vrai que la musique et les paroles metne ont oblenu
quelques eloges. Picciui s'est sur passe surtout dans le reci-
talif, qui ne ressemble a Hen dece que vous avez entendu.
Le sueces de cet ouvrage au theatre de Paris soutient la
reputalion que lui avait doDiiee ceiui de Fontainebleau.
Les ciDO premieres represenlations out ete combles ;
tout est loue pour la sixiemc et la septieme. Le role de
DidoD est applaudi avec ivresse, et Ton convient unani-
inement qu'on n'a jamais rien entendu de pareil.
Le Dormeur e^eille fut mal execute a Fontainebleau
dans les morceaux d'ensemblc y mais bien de la part des
acteurs principaux^ Ciairval et madame Dugazoo. Le
comique en a paru amusant d'un bout a Fautre , la
musique chai*mante. Le roi Tavait redemande pour la
cloture des spectacles de la cour; Ciairval tomba ma-
lade y et les spectacles 6nirent deux jours plus tot , etc.
Il est bien temps de dire un mot de toutes les pertes
que la Com^die Fran9aise a faitc's depuis le commence-
ment de I'annee. Dans Tetat de decadence oil se trouve
ce theatre , it en est bien pen qui ne doivent laisser quel-
ques regrets. La plus vi vert en I sentie a ete la retraite
de la demoiselle Doligny. Cette actrice, qui debuta fort
jeune, en 1763, par le role d'Angelique dans la Gou-
i^ernante, plut si fort au pubhc qu'elle fut re9ue I'annee
d'apres , sans que sa vertu ait ete obligee de payer a
messieurs les gentilshommes de la chambre aucun des
droits d'usage. Cette vertu s est conservee pure, dit-on,
au milieu de toutes les seductions dc la jeunesse et du
theatre. Le seul homme qu'on a pu soup^onncr d'en avoir
ete aime passe depuis long - temps pour etre marie se-
cretement avec elle ; c'est I'honnete et sensible M. Du-
DECEMBRE 5 783. 5oi
<loyer, aulcurdu Vindicatif^X Ati^AntipathiepoHrVA-
mour. Mademoiselle Doligiiy, elevee sous les yeux dc
fnademoiselle Gaussin^ dont sa mere etait la femme-de-
diambre , est toujours restee fort au-dessous de ses mo-
deles; mais son talent, sans etre tres- distingue, avait
une physionomie qui lui ^tait propre. Elle n'a jamais
ete fort jolie; mais elle a cu long-temps, sur la scene du
moinsy I'air aimable, interessant et doux; sans elegance,
sans coquetterie, sans maintien, on lui trouvait cepen-
dant uB>e sorte de grace, celle de la d^cence et de I'in-
genuite. Le son de sa voix n'etait pas toujours assez pur;
elle ne paraissait pas meiiie Tavoir cultivee avec beau-
coup de soin ; mais les accens de cette voix allaient sou-
vent au cceur; elle <ivait des inflexions d'un naturel
charmant, d'une sensibilite p^netrante. Les roles qui
respiraient une ame jeune, nouvelle et passionnee, tels
que.ceux ^Angelique^ de Zeneidej de Victorine^ dans
le Philosophe sans le sai^oir, serablaienl avoir ete crees
pour elle, celui de Victorine surtout; on eut dif qu'elle
le jouait dHnstinct; elle lui donnait un caracterede finesse
ot d'originalite tres-piquant , peut-etre meme inimitable.
£lle manquait de force ct de noblesse pour les roles
qu'on appelle de premiere amoureuse; elle avait bien
moins encore le talent qu'exigent ceux de jeune prin-
cesse dans la tragedie , et sd figure n'etait plus assez
jeune pour Temploi auquel ses succes lavaient particu^
lierement attach^.
Madame Mole, connue long-temps sous le nom de
mademoiselle Pinet , avait debute la meme annee que
mademoiselle Doligny (i). Avec plus d'esprit, d'etude et
(() Ceci n'cil pas exact. Madcinoiselk Doligny ne debuta que le 3 mai 1 763;
madain«Mole, alors mademoiselle Piiiet, avait dcbufe des Ic 21 janviiP 1761,
5oa GORRESPOjrDAirCfi LltT^RAIRE,
d'intelligeace , ie plus beau teint et un fort joli visagC,
elle reassit infiniment inoins. Elle n'avait aucune esp^^
(le taleot naturel, et ce n'est que depuis peu d'annees
qu'elle ^tait parvenue a exprimer au Theatre une partie
au inoins de tout ce qu'elle sentait si bien dans ses roles,
quelquefois nidme avec assez de finesse el de vivacite.
Sa Yoix etait fort mani^ree, et n'en etait ni plus douce
ni moins fausse« Si sa the etait encore agreable^ sa taille
^tait devenue presque monstrueuse. Les efforts inouis
qu'elle faisait pour serrer son corps de jupe lui don*
naient i'air roide et emprunte^ sans la faire paraitre beau-
coup plus fine, et c'est une des circoustances qui oot con-
tribue le plus a h&te^ sa fin. II s'y est joint, dit-on, ie
chagrin mortel qu etle eut de voir ou de soupfonner du
inoins son mari de $e charger lui-ni^me, et pour ainsi
dire sous ses yeux, de Teducation d'une fille qu'elle avait
eue de M. le marquis de Yalbelle (i). Le role de la sceur
pr^ieuse dans les Femmes SaiHinteSy et celui d'AIc*
m^ne dans Amphitryon, ^taient peut-ltre ceux qu elle
jouflit le moins mal. £lle avait debute aussi dans la
trag^die par le role de BdrSntce^ mais sans succes.
Auger, double ()e Pr^viile dans Temploi de valet , a
ete une des victime« de la banqueroute de M. le prince
de Gu^men^; it ua pu survivre k Tid^e douloureuse de
perdre ainsi dans un instknt presque tout le fruit qu'il
avait recueilli de vingt ans de travaux et d'humilia-
tions (a). Un Crispin n'est pas tenu d'avoir plus de cou-
mge qu'un philosophe. Get acteur avait une intelligence
assez born^e, mais un masque excellent. Le plus hon*
(f) Madame Remond , qui joue aujourd'hui les roles de soubrette a la Go-
roedie Italienne. ( ^ote de Grimm. )
(a) U mouriit le a6 fevrier 1783. Son prtinier debut etait du 14 awil 1763,
DECEMBRE I 783. 5o3
nkt hofBme clu mondo, i( avait au tliMtre I'air aussi
ba$, au«8i fourbe, aussi ruse qu on pent le desirer dans
la plupart de$ roles dont il ^tait charge- Son jeii avait
en general plus de franchise et de naUirel que dc finesse
et d'intcfition; mais il ^kait vraim^t adi^irable dans le
rolede Bazile daatBarbier de Se^iUe ; il jouait encoreavec
une grande |iaiv€te loelui de Lucas dans la Partie de
chasse de Henri IV. Ce qu'on ue peut guere lui par-
donner, inSme apr^ sa morl , c'est la cruelle hahitude
qu'il avait d*estropier les vers, et d'ajouter des lazzis At
sa fa^on, mdme au dtalogtie de Moliere.
fionret, apr^ avoir iXik autrefois \i Tancien Opera-
Comique de la Foirepre^que aussi c^brc, presque aussi
digne d'admi^tion que Test aujourd'hui I'illustre Jean*
iiot-YoIaiig^ au Theatre des Vari^tes Amusantes, survi-
vait depuis long-temps a sa renomm^. II avait dans la
voix une sorte de nasiilement fort d^plaisant et qui ren-
dait quelqurfois ee qu'ii disait tout-a-fait inintelligible;
oiais il y avait peurtant de certains roles oil ce deftiut
tn^m^ reussissait ^ mefpveille, eomme celui d'Agnelet
dans V Auocat Paielinj eelui de Flamand dans Turea-
retj etc. Sa figure epaisse et ses sourcils si b^tement pro-
nonces lui donnaient surtout une expression tr^s-heui*
reuse pour le rdle de Pourdeaugnac ; ce qui a fait dire
aftsek phi«amment que dfit-il n'Stre pleure de personne,
il ^ait bien juste ai| moins que toute la famille des
Pourceaugnac en prtt |e deuil,
Ce soQt les Graces et Tbalie qui regretteront long*
temj^s le charmant, rinimitablc Carlirf. II a eu le bon-
heur de rirc et de plaire pendbnt plus de quarante ans,
et ce n'est pour ainsi dire qu*en cessant de vivre qu'il a
cesse de jouir d'unc destinee si pen Commune. Son ve-
5o4 CORRESPONDANCE I^ITT^RAIRE,
ritable nom etait Charles-Antoinc Bertinazzi. II naquit,
a Turin, en 1 7 lo. Son pere elail ofEcier dans les troupes
du Roi de Sardaigoie. Sa premiere etude fut tres-soignee;
h quatorze ans il fut re^u porte-enseigne dans un regi-
ment; mais, ayant perdu son pfere et se trouvant sans
fortune, il ne put register a Fimpulsion de <son genie.
Apres avpir essaye de donner quelque temps des le^x>ns
d'armes et de danse, il se niit a jouer la comedie dans
difierentes villes dltalie, et fut bientot, dans le role
d'Arlf^quin, T^mule des meilleurs acteurs de Yenise et
de Bologne. Cest en 1 74 1 <iu'il debuta , sur le Theatre
de Paris , dans le role ^Jlrlequin muet par crainte. II y
pbtint un succes qui ne s'est pas dementi un seul in-
stant, quoiqu'ii son arrivee a Paris il ignorat absolument
notre langMe, et qu'on n'y eut pas encore oubli^ la lege-
rete de Thpmassin, dont le jeu d^licat et naif avait en-
chante Iqng-tcmps la ville et la cour.
Le grand talent de Carlin tenait surtout a Fextreme
justesse de son tact et de son gout. Personne n^a jamais
mieux devine ce qui pouvait plaire au public et lui plaire
dans Tinstant; ce n'est pas la finesse de ses saillies, quoi-
qu'il lui en soit echappe d'excellentes^ qui charmait le
plus, c'etait Tarpropos de tout ce qu'il imaginait de dire
et de faire; il ne passait jamais la mesure dans le genre
de talent oil il est le plus difficile d'en avoir sans man-
quer de verve et d^ gaiete, et c'est toujours avec une
adresse extreme qu'il allait frapper juste au but qu'il
s'^tait propose. On pouvait desirer quelquefois plus d'es-
prit dans son dialogqe; mais il est siir qu'on n'en pou-
vait mettre da vantage dans ses gestes, dans ses mines,
dans toutes les inflexions d^ sa voix, et n'est-ce pas la
.surtout qu'il faut chercUer le veritable esprit d'un arle^
O^CEMBAE 1783, 5o5
quia? Tous ses mouvemens avaieat une grace, une su-
rete , une prest'esse , un natural si comique , qu'on ne
pouvait se lasser de Tadmirer. Nos plus grands acteurs,
Le Kain, Pr^ville, les meilleurs juges de son merite^ le
voyaient jouer avec delices. Sa bonhomie et sa gaiet^ le
rendaient cher a tous ses camarades. II ^tait le dernier
acteur qui nous fut reste de Tancienne Comedie Ita*
lienne* C'est au mois de septembre dernier qu'il est mort,
d'une maladie aigue; il avait paru encore au Theatre peu
de jours auparavant; et il est bien prouv^ que jusqu^a
Tage le plus avance il n^avait p^rdu aucun des gouts de
la jeunesse, comme il en avait conserve tout Tesprit et
toutes les graces.
ipigramme sur les trois Statues qui decorent la noui^elte
fagade du Palais.
Pour orner le palais un artiste fameux
A travail]^. Quelle est sa rocilleure statue?
La Prudence est fort hicn ; la Force est eucor micux ,
Mais la Justice est mat rendue.
ilpitaphe d'un Jeune Hompie tue a la nowelle Angle-
terre ; par M* de Cambrjr.
Le diable, qui de nous dispose,
Jadis me (it sacrifier,
Aniant, mon btcn pour une rose ,
Soldat, mon sang pour un laiirier.
. Nous venons de voir renouveler d'une nianiere tres-
piquante Tessai que fit a Lend res my lord Chesterfield
de la cr<5dulite des hommes pour les choses les plus in-
5o6 CORR£SPONbANC£ LITTEHAIRE ,
vraisemblables, lorsqu'im de ses porleurs de chaise, sous
le iiom d'un physieicn italien, rassembia au th^tre de
Coi^nt^Garden quatre mities ames pour ie voir entrer,
ainsi qu'il I'avait promis^ dans une bouteiHe de pinte.
Tout ie^IIM)nde sail qu'il decampa avec t'argent qu'on
arait pay^ li ia porte pour voir ic contenu plus grand que
Ic conienanL Notre nouveau Chesterfield , dont Ie nom
est de CoinbleSy niagistrat de la ville deLyon, s'est joue
presque aussi hardiment de notre cr^ulite; mais il '^tait
trop honn^e, et les circonstances Ie servaient trop bien
pour avoir vouiu abuser d'une maniire profitable du
degr^ d'exaltation oil nos succis a^rostatiques avaient
port^ toutes les t£tes.
Huit jours apr^s Taudacieuse experience de MM. Charles
et Robert , on lut dans un de nos papiers publics {k
Journal de Paris) qu'un horloger avait trouve Ie moyen
de marcher sur Teau; quit avait, k eel effet, invente
des sabots ilastiques^ a Vaide desquels il trauerserait la
rii^iere^ comme un ricochet, cinquante fois dans ime
heure. Sa lettre inscrite dans la feuille etait tres-bien
faite, et la cectitudede cette decouverte etait garantie de
plus par les i*edacteurs du Journal, qui declaraient avoir
pris, avant de la publier, tous les renseignemens que la
prudence pouvait exiger. Cet horloger pr^tendu de-
mandait une souscription de deux cents louis, qui ne lui
seraient remis que lorsqu il aurait traverse la Seine aux
yeux du public.
, Malgre rimpossibilite presque demontr^ de conserver
son ^quilibre dans une travers^e rapide pour laquelle
Tauteur ne deinandait qu'une minute, personne, hors
une seule que nous allons citer , nc douta de la possibHitii
dc Texperience; Montgolfier et Charles avaient rendu
Dl£C£M£RE 1783. 5o7
(out possible. Monsieur , frere du roi ^ qui aime les arts
ct qui les encourage, fit une souscription dans sa sooiete,
et envoya quarante<;inq louis au bureau du Joumai^ d^
positairede la«omme demand^ par le pretendn horloger ;
beaucoup de gens imit^rent Texempie de Monsieur , et
Ic pr^vot des marchands de la ville de Paris , voyant dans
cetessai uu avantage pour la navigation , avait non-seu-
lemeot eu la complaisance de fairc preparer une enceinte
pour les souscripteurs , il avait youIu encore contribuer
de dix louis ^ la souscription. Elle ^tait remplie et au*
del^; les journalistes Tavaient ^crit a Lyon a M. de
GombleSy que seul ils connaissaient , qui leur avait fiiit
parrenir la pr^endue lettre de lliorloger , et qui avait
siiivi avec eux cette singuliere correspondance. lis atten-
daient tous les jours le nouveau thaumaturge destin^ &
souraettre a llionime un Element qui ne parai t gu^e plus
facile a dompler que celui que M. Montgolfier venait
d'asservir \ son genie , lorsque M. le baron de Breteuil ,
ministre et secretaire ayant le d^partement de Paris , a
refu une lettre de M. de Flesselles , tntendant de Lyon ,
qui lui apprenait que la pr^tendue experience ^tt une
plaisanterie que s'etait ||^rmise un citoyen de Lyon , assez
recommaadable pour qu'il le suppli&t de taire son uom.
Le ministre a porte sa lettre an roi , qui le seal peut-etre
de son royaume n'avaii jamais voulu croire i la possi-*
bilit^ de traverser comme un ricochet la rmere de Seine
en une minute. Sa Majesty a daign^ regarder cette plai*
santerie comme une espieglerie dont il fallait rire et en
a beaucoup ri. Paris a fini par en faire autant ; chacun
a retire son argent et a regard^ la conduile de M. de
Combles comme une critique un pcu rigoureusement
prononcec de la propension des hommes a croire a co
5o8 CORRESPONDANCE LITTiSrAIRE,
qu'ils aiment, le merveilleux. Nous perdons au restc
beaucoup de theories certainement aussi profondes qu'in-
genieuses, par lesqiielles nos savans ne demontraient
point la possibilite de la chose ( ils n'en doutaient pas);
inais les lois par lesquelles elle devait avoir et^ execute ,
les moyens que Tauteur avail du employer, la perfection
que Ton pouvait donncr aux sabots elastiques, etc.^ etc.;
des calculs a perte de vue expliquaient tout ceia d'une
maniere qui eut presque autant honore ces Messieurs que
I'inventeur meme, homme heureux et puis c^est tout,
pour nous servir d'une formule acad^mique , lorsque la
lettre de M. de Flesselles est venue reduire tons les tra-
vaux des gens de la chose au m£me point que les deux
cents volumes ecrits jadis sur la dent (For, trouvee en
Allemagne^ qui exer^a si longuement la sagacite des
docteurs du seizieme siecle. La Reine et Monsieur vien-
nent de faire ecrire au bureau du Journal de Paris qu'ils
voulaient que les quarante louis qu'ils avaient souscrits
pour cette experience fussent employes a la delivrancc
de peres detenus pour mois de nourrice. Get excellent
cxemple de bienfaisance que se sont empresses d'imiter
les autres souscripteurs est le complement de Findul-
gcnce et de la bonte peut-^etre plus que paternelle avec
lesquelles nos bons souverains ont su tourner au profit
de peres malheureux une plaisanterie un peu trop forte
que I'auteur doit bien se reprocher. Ce trait de caractere
est digue d'etre observe par les vrais philosophes.
L' Academic des Sciences vient , conlre son usage or-
dinaire, de nommer , avant la fin de Tannee, Messieurs
Montgolfier ses correspondans.
DiCEMBRE 1783. Sog
]Vf. le comte d'Angivilliers ^ directeur des batimens du
roi, et en cette qualite ministre des Arts^ vient decrire
a rAcademie de Peiature, Sculpture et d' Architecture dc
s'occuper des plans et dessins d'un monument que Sa
Majcste veut faire elever au milieu du bassin des Tuile-
ries, d'ou sont partis MM. Charles et Robert , pour con-
sacrer aux yeux de la posterite la decouverte de Messieurs
Montgolfier. Le public a appris le voeu de Sa Majeste a
cet egard avec la plus sensible reconnaissance.
L'Academie des Inscriptions et Belles^Lettres a recu
ordre en menie temps de s'occuper de I'emblenie et de
Texergue d'une medaille que Sa Majeste veut faire frap-
per pour conserver la memoire de cet (^venement; mais
comme ses ordres portaient celui de joindre ensemble
les noms de Charles et ceux de Montgolfier, T Academic
a fait representer au roi que les medailles etant pour
les siecles futurs des monumens d'apres lesqu^ls on ecri-
vait I'histoire, et Charles etant presente dans celle qu'on
lui ordonnait comme inventeur ainsi que Montgolfier,
elle demandait a Sa Majeste des ordres precis par les-
quels il fut expressement enjoint a la Compagnie de
reunir ces deux noms. La posterite, ainsi que le siecie
present , ne manquera pas de les distinguer , malgre les
petites intrigues du jour qui veulent en vain les oon-
foudre. II n^est plus au pouvoir des peuples et des rois
de donner ou d oter le merite de la decouverte a celui a
qui elle appartient , et le fait est trop prononce pour
cela.
On a donne, le lundi i5, la premiere representation
des Brames y iragedie de M. de I^ Harpe. Le fonds de
cette tragedie est tire de XHisioire de VIndostan , par
n
5lO ^COREESPOrf DANCE L1TT£RA.1RE,
Tangiais Dow. Les bratnes se soot fait de tout temps ua
principe de. cacher leur religion aux nations mdme qui
ont conqais I'lnde, jusqu'a nos jours. II n'y a que
M. Harrison y gouverneUr de B^nar^s pour la Compa-
gnie anglaise^ qui soit venu a bout de les corrompre et
d'obtenir d*eux non-seulement la r^vi^lation , mais la tra-
duction, inline de leurs livres sacres Merits dans cettc
langue samskrity dont Torigine se perd dans la nuit des
temps.
Le sultao Akcbare , dit Tauteur anglais ^ curieux de
connaitre ces mysteres religieuk , fit choix d'un jeune
seigneur de sa cour^ qu'il fit adopter par un brame er-
rant et vagabond y apr^ aroir fait promettre a Feisi ,
nom du jeime Mogol, qu41 s'instruirait a fond de la
laiigue sacree et des dogmes des bramines^ pour reveDit*
ensuite Tinitier a son tour dans la connaissance de ces
saints mystires. Feisi , pr^nt^ comme enfant de cette
caste antique chez qui Pythagore puisa la plupart des
principes de son systeme philosophique et religieux , y
fut refu sans difficult^* Sa jeunesse , la douceur de son
caractere que modifiait encore Tirr^sistible pouvoir que
donnent le desir et le besoin de plaire y lui valurent I'a-
miti^ la plus tendre de la part du grand-prdtre. Feisi ,
en s'instruisant dans la langue sacree , entretint pendant
les premieres anniies une correspondance suivie avec
Akcbare; mais le grand-pr^tre avait une fille charmante,
le pretendu brame en devint atnoureux , ef Tamour de
la religion qu'elie professait se grava aussi profondement
dans son coeur que les charmes de la jeune braniine. Le
grand^pr^tre se crut heureux de donner sa fille a son
disciple ch^ri ; quel fut son eflroi lorsque ce jeune neo-
phyte, ivre d*amour et de reconnaissance, crut devoir
DKGKMBRE 1 'jS3. 5 I I
a SOU ami, a son p^re, Taveu d'une supercherie qu'il
crut reparer en lui jurant qu'il vivrait et mourrait atla*
che Au cuUe de Brama! Le grand-prl.lre, le repoussant
d'une main et armaiOt I'aUtre d'un poiguard , allait ]us-
tifier.ce grand priacip0 de sa religion, qui ne lui per-
niettait de teindre se$ mains que de son propre /sang en
se p^r^nt le ccBUr, lorsque le jeune Feisi^ fondant en
larnies^ embrassant ses genoux, arrSta son bras, et.lui
d^couvrant ce sein sur lequel venail de reposer pour la
pi^miere fois. sa jeuuie ejt tendre epoUse ^ le conjura. de
lui ^rracher uoe ^xist^nce qu'il n'avait donservee jusqu'^
ce moment qu0 poulV ne pas qliitter la vie. sans avoir
connu lebonheui*. S6s menaces de s'arracher le jou^ au
mdine instant que son phre $e priverait d6 la lumiere. le
firent constotir enfin a vivre; il le promit a son fils^
qui lui jura ed meme temps . que jamais les mysteres
saci*^ de Brama ne sortiraient.de sa bouche^ Rappele
aupr^s d'Ak^bare^ Feisi y reparut^ mais y reparut coinme
brame, c'est^a-dine comnle convainto d'une religion pour
laquelle ses sectateurs etaitot acooutom^ a mourir plutot
qtiede. la reveler^ .Son etnpereur .eut-la ^en^rosite de
n'imputer qu'a lui-m£me cette apostasie ^ et dd respecter
la.conscience d'uli sujet qui avait tnbiinaocemmeilt I'es-
poir desa curiosite. Feisi n'enoccupa pas ta)oins degrande»
charges dans I'empire , et protegea pendant. sa vie une
religion qui s'^teint et qui doit n^essairement se perdre
un jour dans celle des conquerans des contf^s oil elle
est nee.
Il nous a paru ntfcessaire d'entrer dans ees details sur
ce fait historique, si Ton veut se mettre a port^e de
mieux juger de Temploi que M. de La IIar(^e vient d'eii
faire sur la sc^ne fran9aise. Sa pi^ce ^tant imprimee, oii
312 CORRESP03rDA9C£ LITTERAIBE,
ne croil pas devoir en rappeler ici la marche et Fordon-
nance.
La premiere representation n^a pas eu.im succesbrii-
lant ; mais le public n'avait temoigne par ancon signe
de reprobation que cet onvrage lui eut d^ln ; cependant
plusieurs tragedies sifflees impitoyablement^ ce jour ter-
rible que Voltaire mime redoutait, nont jamais offert
a la seconde representation une assemblee si peu nom-
breuse et des spectateurs si froids. Les Brames sont le
premier exempie d'une tragedie jou^ tranquiUement
jusqu'a la fin a la premiere representation , et tombee
des la seconde dans les r^les. Les Barmecides et Je€mne
de Naples avaient plus qu'annonee deja que M. de 1^
Harpe, pour itre un excdlent litterateur, nourri dos
meilleurs principes, n'en avait pas la tete plus drama-
tique ; que ses plans etaient vicieux , mal con^us , rem-
plis d'invraisemblance et toujours peniblement denoues;
mais ces de£iuts etaient adoucis au moins, s'ils n'etaient
pas rachetes par un fonds d'interet, par des situations
quiy forc^es, variaient ou prolongeaient du moins cet
int^rlt, e^ surtout par le merite si rare dans ce moment-
ci d'un style difficilement facile^- mais presque toujours
correct y plus fait pour satis&ire I'esprit que pour tou-
cher le coeur ; enfin par une sorle d*eloquence poetique
qui, sans jamais partir de lame, avait cependant une
sorte d'^nergie et de chalcur.
Les Brames out paru avoir le merite de la diction
des Barmecides y de Jeanne de Naples et presque de
Warwick; mais Ton a de la peine a concevoir que
rhonime de lettres , qui dans ses ouvrages polenii-
ques a montre les conaaissances les plus saines sui*
Tart du tlieatre, ait pu imagined un.drame aussi insi*-
DlSCEAlBRE J 783. 5l3
gnifiaiit par le choix et Texposition du sujet, aussi peu
interessant dans sa marche et dans son developp^ment ,
etdenou^ par Yeffet pittoresqtie d^une grandejbsse em^
brasee^ entouree de brames^ plus que par le discours
d'une tolerance vraiment apostolique que prSche le grand-
pretre a Timur-Ran.
Voltaire le premier osa etendre le cercle dans lequel
les deux grands maitres qui Tavaient prec^d^ avaient
circonscrit ou du moins laisse la tragi^die en France ; et
ceux qui, de son vivant^ refusaient a ce grand homme
meme Tesprit d'invention, etaient forces de convenir
que les anciens ne lui avaient laisse aucun modele de
ces tragedies philosophiques dans lesquelles il mettait
en action les moeurs et le genie des peuples les plus an-
tiques et les plus c^lebres de la terre. Quelle force d'i-
magination il a fallu pour concevoir, combiner les plans
de GengiS'Kan et de Mahomet I et quelle profonde con-
naissance du cceur humain possedait ce grand tragique
pour attacher le spectateur au tableau majestueux, il est
vraiy mais peu interessant ^ d'evenemens qui ont chang^
le sort d'une partie de la terre , et le rendre veritable-
ment dramatique par le melange admirable de ces grands
int^r£ts , avec des passions qui sont de tous« les temps
et de tons les hommes! Voltaire veut-il mettre sur la
scene cette loi aussi ancienne que la nature, base du
gouvernement chinois, le respect filial; c'est un fait His-
torique, c'est Tinvasion du Tartare Gengis-Kan qu'il
prend pour ^poque; c'est son amoiir, jadis dedaigne,
pour Idame qui devient le ressort de toute Taction ; c'est
lui qui suspend le glaive leve sur I'orphelin^ et qui, en
nous interessant y sert a developper le caractere de deux
grands peuples. Veut-il peindre la profonde politique,
Tom. XI. 33
5o4 CORRESPONDAIfCE l^ITT^RAIRE,
riUble Qom etait Charles-Antoinc Bertinazzi. II naquit,
a Turin, en 1 7 lo. Son pere etait officier dans les troupes
du Roi de Sardai|[qe. Sa premise etude fut tr^s-soign^;
a quatorze ans il fut re^u porte-enseigne dans un regi*
ment; mais, ayant perdu son p^re et se trouvant sans
fortune, il ne put resister a rimpulsion de (Son genie.
Apr^ avpir essaye de donner quelque temps aes le^H>ns
d'armes et de danse, il se mit a jouer la comedie dans
difierentes villes dltalie, et fut bientot, dans le role
d'Arlequin, I'^mule des meilleurs acteurs de Venise et
de Bologne. Cest en 1 74 1 qu'il d^buta , sur le Theatre
de Paris , dans le role ^jirlequin muet par crainte. Il y
pbtint un succ^s qui ne s'est pas dementi un seul in-
stant, quoiqu'a son arrivee a Paris il ignorat absolument
notre langue, et qu'on n'y eut pas encore oubli^ la lege-
rete de Thpmassin, dont le jeu d^licat et naif avait en-»
chante Iqng-tcmps la ville et la cour.
Le grand talent de Cariin tenait surtout a I'e&treme
justesse de son tact et de son gout. Personne n'a jamais
mieux devin^ ce qui pouvait plaire au public et lui plaire
dans Tinstant; ce n'est pas la finesse de ses saillies, quoi-
qu'il lui en soit echappe d'excellentes^ qui charmait le
plus, c'etait Ta-propos de tout ce qu^il imaginait de dire
et de faire; il n^ passait jamais la mesure dans le genre
de talent oil il est le phis difficile d'eu avoir sans man-
quer de verve et dp gaiete, el c'est toujours avec une
adresse extreme qu'il allait frapper juste au but qu'il
s'^tait propose. On pouvait desirer quelquefois plus d'es-
prit dans son dialogMc; mais il est siir qu'on n'en pou-
vait mettre da vantage dans ses gestes, dans ses mines,
dans toutes les inflexions dp sa voix, et n'est-ce pas la
surtout qu'il faut chcrcher le veritable esprit d'un arle-.
OlSCEMBRE 1783. 5o5
quiQpTous ses mouvemens avaient une grace, ime su-
rete , une prest'csse , un naturel si comique , qu'on ne
pouvait se lasser de Tadmirer. Nos plus grands acteurs,
Le Kain, Preville, les meilleurs juges de son merite^ le
voyaient jouer avec deiices. Sa bonhomie et sa gaiete le
rendaient cher h tous ses camarades. U ^tait le dernier
acteur qui nous fut reste de Tancienne Comedie Ita*
lienne, C'est au mois de septembre dernier qu'il est mort,
d une maladie aigue; ii avait paru encore au Theatre peu
de jours auparavant; et il est bien prouve que jusqu^a
lage le plus avance il n'avait pc^rdu aucun des gouts de
la jeunesse, comme il en avait conserve tout Tesprit et
toutes les graces.
£pigramme sur les trois Statues qui decorent la nout^elle
fagade du Palais.
Pour orner le palais un artiste fameux
A travaill^. Quelle est sa raeilleure statue?
La Prudence est fort hicn ; la Force est encor micux ,
Mais la Justice est mal rendue.
ipitaphe d'un Jeune Homme tue a la nowelle Angle-
terre ; par M. de Cambry.
Le diable, qui de nous dispose,
Jadis me fit sacrificr,
Aniant, mon bicn pour une rose ,
Soldat, mun sang pour un latirier.
. Nous venons de voir renouveler d'une maniere tres-
piquante Fessai que fit a Londres inylord Chesterfield
de la cr^dulite des hommes pour les choses les plus iu-
5o4 CORRESPQNDAIfCE I^ITT^RAIREy
rlUble nom etait Charles- Antoinc Bertinazzi. II naquit^
a Turin, en 17 lo. Son pare etait officier dans les troupes
dii Roi de Sardaigqe. Sa premise etude fut tres>soignee;
a quatorze ans il fut re^u porte^enseigne dans un regi*
inent; mais, ayant perdu son p^re et se trouvant sans
fortune 9 il ne put r^sister a rimpulsion de <6on genie.
Apr^s avpir essay^ de donner quelque temps des lemons
d'armes et de danse, il se mit a jouer la comedie dans
differentes viiles dltalie, et fut bientot, dans le role
d'Arlequin, T^mule des meilleurs acteurs de Venise et
de Bologne. Cest en 1 74 1 qu'il d^buta , sur le Theatre
de Paris 9 dans le role iHArlequin muet par crainte. II y
pbtint un succes qui ne s'est pas dementi un seul in-
stant, quoiqu'a son arrivee a Paris il ignorat absolument
notre langue, et qu*on n'y eut pas encore oubli^ la lege-
rete de Thpmassin, dont le jeu d^licat et naif avait en*
ehante Ipng-tcmps la ville et la cour.
Le grand talent de Carlin tenait sur tout a re&trSme
justesse de son tact et de son gout. Personne n'a jamais
mieux devine ce qui pouvait plaire au public et liii plaire
dans Tinstant; ce n'est pas la finesse de ses saillies, quoi-
qu'il lui en soit echappe d'excellentes, qui charmait le
plus, c'etait la-propos de tout ce qu'il imaginait de dire
et de faire; II n^ pa^sait jamais la mesure dans le genre
de talept oil il est le phis difficile d'eu avoir sans man-
quer de verve et dp gaiete, el c'est toujours avec une
adresse extreme qu'il all ait f rapper juste au but qu'il
s'ptait propose. On pouvait desirer quelquefois plus d'es-
prit dans son dialogpe; mais il est siir qu'on n'en pou-
vait mettre da vantage dans ses gestes, dans ses mines^
dans toutes les inflexions dp sa voix , et n'est-ce pas la
^urtout qu'il faut chcrcherle veritable esprit d'un arle-.
OECEMBRE 1783. 5o5
quinPTous ses mouvemens avaient une grace, une su-
rete, une prest'csse, un nature! si comique, qu'on ne
pouvait se lasser de I'admirer. Nos plus grands acteurs,
Le Kain, Preville, les meilieurs juges de sou merite^ le
voyaient jouer avec deiices. Sa bonhomie et sa gaiet^ le
rendaient cher a tous ses camarades. U etait le dernier
acteur qui nous fut reste de Tancienne Comedie Ita*
lienne, C'est au mois de septeuibre dernier qu'il est mort,
d une maladie aigue; il avail paru encore au Theatre peu
de jours auparavant; et il est bien prouve que jusqu^a
i'age le plus avance il n'avait pc^rdu aucun des gouts de
la jeunesse, comme il en avait conserve tout I'esprit et
toutes les graces.
ilpigramme sur les trois Statues qui decorent la nouifelle
fagade du Palais.
Pour orner le palais un artiste faiueux
A travaille. Quelle est sa racilleure statue?
La Prudence est fort hicn ; la Force est encor mieux ,
Mais la Justice est mal rendue.
ilpitaphe d'un Jeune Homme tue a la nowelle Angle-
terre;par M- de Camhry.
Le diable , qui de nous dispose ,
Jadis me fit sacrificr,
Aniaat, mon bicn pour une rose ,
Soldat, mun sang pour un latirier.
. Nous venons de voir renouveler d'une maniere tres-
piquante I'essai que fit a Londres mylord Chesterfield
de la cr^dulite des hommes pour les choses les plus iu-
5o4 CORRESPQNDAIfC£ I^ITT^RAIRE,
ritable nom etait Charles- Antoinc Bertinazzi. II naquit,
a Turin, en 1 7 lo. Son pere elail officier dans les troupes
du Roi de Sardaigqe. Sa premise etude fut tr^s-soign^;
a quatorze ans il fut re^u porte-enseigne dans un regi-
ment; mais, ayant perdu son p^re et se trouvant sans
fortune, il ne put r^sister a I'impulsion de <6on genie.
Apres avpir ess^ye de donner quelque temps des lemons
d'armes et de danse, il se mit k jouer la comedie dans
differentes villes dltalie, et fut bientot, dans le role
d'Arlequin, I'^mule des meilleurs acteurs de Venise et
de Bologne. Cest en 1 74 1 qu'il d^buta , sur le Theatre
de Paris , dans le role A'^rlequin muet par crainte. Il y
pbtint un succ^s qui ne s'est pas dementi un seul in-
stant, quoiqu'a son arrivee a Paris il ignorat absolument
notre lang^e) et qu'on n'y eut pais encore oublie la lege-
rete de Thpmassin, dont le jeu d^hcat et naif avait en-
ohante Iqng-tcmps la ville et la cour.
Le grand talent de Carlin tenait surtout a Fextreme
justesse de son tact et de son gout. Personne n'a jamais
mieux devin<^ ce qui pouvait plaire au public et lui plaire
dans Tinstant; ce n'est pas la finesse de ses saillies, quoi-
qu'il lui en soit echappe d'excellentes^ qui charmait le
plus, c etait 1 a-propos de tout ce qu'il imaginait de dire
et de faire ; il n^ pa^ait jamais la mesure dans le genre
de talept oil il est le phis difficile d'en avoir sans man-
quer de verve et dp gaiete, et c'est toujours avec ime
adresse extreme qu'il all ait frapper juste au but qu'il
s'^tait propose. On pouvait desirer quelquefois plus d'es-
prit dans son dialogpe; mais il €St siir qu'on n'en pou-
vait mettre davantage dans ses gestes, dans ses mines^
dans toutes les inflexions dp sa voix , et n'est-ce pas la
surtout qu'il faut chercherle veritable esprit d'uo arle--
OECEMBRE 1783. 5o5
quin? Tous ses mouvemens avaient une grace, ime su-
rete , une prest'csse , un naturel si comique , qu'oo ne
pouvait se lasser de Fadmirer. Nos plus grands acteurs,
Tje Kain, Preville, les meilleurs juges de sou merite^ le
voyaient jouer avec d^lices. Sa bonhomie et sa gaiete le
rendaient cher a tous ses camarades. II etait le dernier
acteur qui nous fut reste de Tancienne Comedie Ita*
lienne, C'est au mois de septembre dernier qu'il est mort^
d*une maladie aigue; il avait paru encore au Theatre peu
de jours auparavant; et il est bien prouve que jusqu'a
Tage le plus avance il n'avait pc^rdu aucun des gouts de
la jeunesse, comme il en avait conserve tout I'esprit et
toutes les graces.
J^pigramme sur les trois Statues qui decorent la noui^elle
Jagade du Palais.
Pour orner le palais un artiste fameux
A travaille. Quelle est sa rocilleure statue?
La Prudence est fort hicn ; la Force est encor roicux ,
Mais la Justice est mal rendue.
ilpitaphe d'un Jeune Homme tue a la noiwelle Angle-
terre;par M* de Camhry.
Le diable, qui de nous dispose,
Jadis me fit sacrificr,
Aniant, mon bicn pour une rose ,
Soldat, mon sang pour un laiirier.
. Nous venons de voir renouveler d'une maniere tres-
piqnante I'essai que fit a Londres inylord Chesterfield
de la cr^dulite des hommes pour les choses les plus iu-
520 CORRESPOBri>AWCE LITTER AIRE,
foiis, sur le mime Theatre, HeracUte^ ou leTriomphe de
»
la BeaiU&y comedie en un acte et en vers. «
Le Conte des Oies dufrere Philippe^ de La Fontaine ^
a fourni le sujet de cette^ petite cdmedie. -
Get ouvrage , dont la conduite ofFre de grandes in-
vraisemblances, n'a aucun m^rite qui les excuse. On a
trouv^ dans le style quelquefois de la grace et de la faci-
lity, mais plus sou vent de la maniere et beaucoup de
negligence. Le peu de succes de cette petite comedie
a rendu tres-ridicule rempressemeat avec lequel le public
a affect^ de demander I'autcur : les Com^diens, apres
avoir &it attendrc trop long-temps les spectateurs, ont
fini par annoncer que I'auteur n'etait pas dans la salle.
On le nomme Dupont. C'est son premier essai , et s'il est
jeune , cet essai , quoique d^fectueux , semble donner
quelques • esp^rances.
r •-
Varieies morales et amusantes^ tirees des Journaux
anglais; traduction noupelley par M. I'abbe Blanchet,
de Saint-Germain- en -Laye. Deux volumes in-ia. Nous
avions deja une traduction complete du Spectateur an-
glaiSf le premier journal de ce genre qui ait paru dans
le monde litt^raire; M. Steele en publia les premieres
feuilles^ en 1709, lorsque la France n'avait encore que
le Mercure^Galant, L'ouvrage entier renferme un grand
nombre de -chapitres oil les ridicules qu'on y attaque ^
tenant a des moeurs et a des usages particuliers aux An-
glais , ne pouvaient avoir de sel et d'int^rlt que pour
eux. Cette traduction avait un tort peut-etre encore plus
reel , celui d'etre fort litterale , et de n'avoir cependant
presque rien conserve de la tournure singuli^re et pi-
quante que M. Steele avait su donner a ces le9ons d'une
*kC
OECEMBRE I 783; 5^ I
morale enjoQ^e, que le monde poll aime encore et dont
il piofite quelquefois*(i). Le nouveau traducteur a choisi
dans cet ouvrage, ainsi que dans le Babillard et le Men-
tor du mime atiteur, les chapitfes qu'ii a jug^s devoir
plaire tmiversellement ; parpe que dans ce choix tres-
vari^ les ridicules que Ton fronde, les sottises qu'on per-
sifle et les vices que Ton censure , ne sont guere moins
les notres qutf ceux de nos voisins ; et parce que la mo-
rale qu'ils pi*esentent sous des allegories^ des narl*ations
et des fictions de toute esp^ce^ est de tons les peuples
et de tous les temps.
Outre le choix des mati^res qui en' rend la lecture plus
interessante, le style de cette nouvelle traduction a de
plus le m^rite d'etre pur , souvent m^me elegant , et de
ritre avec ce caractere de precision^et d'originalite qui
pouvait seul nous faire connaitre le genre d'esprit des
Swift, des Addisc^n et de tous ceux qui ont coop^re ayec
Steele au Babillard ^ au Spectateur et an Mentor^ dont
on a extrait les deux volumes que nous avons I'honneur
de vous annoncer. ^
Vojage de M. Cancer dans Vinterieur. de VAmerique
septentrionahy traduii de Vanglais{pL)> Un volume in-8*.
Le Voyage du capitaine Carver n re9u en Angleterre un
accueil si favorable , qu'il s'en est fait de suite dans tres-
peu de temps trois Editions. Cet ouvrage n'est point,
comme la plupart des autres Voyages, une nomenclature
plus ou moins fidele des noms des peuples et des pays
(i) Mademoiselle Huber, auteur des fameuses Lettres sur la ReUgion •ssen-
tielle, en avail donne un extrait ; mais cet extrait , conqu dans I'austerite de
ses principes , n*est qu'un squelette de Touvrage depouille de toutes les formes
qui en font tout k la fois le charme et Tutilite. {Note de Grimm, )
(i) Par Montucla , auteur de VHistoire des Mathematiques.
Saa CORRESPOND AWCE LITT^RAIRE ,
que leurs auteurs ont parcourus ; il renferme des details
tr^s-curieux , soit sur la g^graphie interieure de rAme-^
rique septentrioDale , soit sur les moeurs des nations qui
Thabitent , et notamment sur les Nadoessis et ies Assi-
nipoils , hordes sauvages qui sont les plus eloignees des
grands lacs. M. Carver a joint a son Voyage des re-
cherches interessantes sur les lois ^ le culte et les usages
domestiques et civils de ces peuples , et des observations
tr^-bien faites sur lUistoire naturelle de ces grandes
contr^es. L'auteur n'^tait repass^ en Europe que pour
proposer au Gouvernement anglais le projet d'un voyage,
dont I'objet ^tait d'atteindre , par le secours des Indiens
dont il esp^rait se concilier Tamitie , quelqu'une des ri-
vieres qui traversent rimmense continent de TAmerique
septentrionale de I'est a I'ouest, et vont se jeter dans la
mer Pacifique. Ce projet fut accueilli froidement par le
Bureau des Plantations en Angleterre. L'auteur qui rap-
portait une concession que lui avaient faite les Nadoessis,
par un acte formel d'un terrain considerable au nord du
Lac Pepin, presque aussi grand que TAngleterre, p^rit
presque de misfere a Londres , capitate d'une patrie pour
laquelle il avait sacrifi^ sa fortune, risque sa vie, et qui
en avait d^ja re9U d'importans services. U avait ^t^ re-
duit a exercer le ch^tif emploi de comniis d'une loterie
pour vivre, en attendant que Ton s'occup&t s^rieusement
d'un projet dont la possibility parait actuellement d^-
montr^e, et que Tauteur, mort a I'^ge de quaranle-huit
ans^ paralssait fait pour ex^cuter. Sa mort n'a pas
an^anti le genre d'^mulation que son Voyage avait inspire
a sa nation. Une soci^t^ de particuliers riches et qualifies,
a la tete de laquelle est M. Withworth , va executer ce
qu'avait projet^ M. Carver, On doit envoyer des hommes
DiJ^GEMBRE I 783. SsS
sages et d^termin^ ^ avec des ouvriers de toute espece ,
en Canada; apr^s avoir atteint Textremite du nord-ouest
du Lac Sup^rieur, ils se lieront d'amiti^ avec les diverses.
nations qui viennent y trafiquer; ils les accompagneront
chez ellesy hiverneront dans leur pays, construiront de
petites embarcations et descendront au printemps sur
leurs rivieres jusqu'a la Mer Pacifique. La ils constrai-
ront un batiment propre a tenir la mer, reconnaitront
les cotes voisines, et iront, suivant les circonstances, au
Kamtchatka ou aux Philippines. Telle est du moins la
marche la plus probable que se propose cette compagnie
de voyageurs.
Paris en miniature ^ dapres les dessins dun nouuel
Argus; brochure in-12 (i). Ce petit ouvrageest, comme
le dit Tauteur^ un croquis de cette immense capitate
dont les hahitansforment un monde et les faubourgs des
cites. II s'excuse de pr^enter son ouvrage apres les huit
volumes du Tableau de Paris; a mais il a vu tant de
personnes tomber en syncope k la vue d'un simple in-S®,
qu'il espfere que son petit volume sera souffert dans le
monde comme tant d'Stres inutiles. » L^auleur y par-
court d'une mani^re rapide , quelquefois spirituelle y
mais presque toujours sans gout et sans mesure , une
partie de nos ridicules, de nos modes et de nos usages;
il r^p^te ce qu*on a dit tant et tant de fois des femmes^
des abb^s, des academies, des financiers, etc. Les nou-
veaux ^tablissemens qui se forment^ les Edifices et les
accroissemens de cette capitale lui ont foumi quelques
reflexions judicieuses. Tout cela est parsem^ de portraits
dans le genre de ceux de La Bruyere; presque tons ont
(i) Par le marquis de Luchet.
5a4 CORRESPOND ASrCE LirriRAIRE,
du trait ; le ridicule est saisi , presente d'aoe roaniere
vraie, yire et piquante ; il oe leor manque que le coloris
inimitable avec lequel ce grand moraliste et cet exoellmt
ecrivain peignait les Fran^ais dn siecle de Loois XlV. An
reste , cette bagatelle pent amoser par Fopposition assez
trancbante des tableaux que Tauteur a renferm& dans
ce petit cadre.
FIN DU tOME ONZliME.
TABLE DES MATIfiRES.
1782.
JANYIER. — Lettre de M. de Ramsay k Diderot sur le livre Des De-
lits et des Peines, c
Yers adresses au prince royal de Prusse. lo
^pigramme contre madame de Beaahamais, par Le Brun. — Parodie de
cette epigramme. ibid.
Premiere repr^entation de CoUnette a la Cour^ opera comique de Lour-
det de Santerre et Gretry. ii
j^pigramme sur cette soiree. la
Premiere representation da Gateau des Rois, comedie de Piis et Barre.
— Chute de cette piece. ibid.
Principes etabtis par Joseph II pour servir de regie a ses tribunaux et
magistrats dans les matieres ecclesiastiques. 14
Jd^Ie et Theodore, par madame de Genlis. — Examen de cet onvrage.
— Personnages reels mis en scene sous des noms supposes. 16
Sur les Yoyag^ en Suisse. — Description des Alpes Pennines par M. T...
B... a3
VEnigme , ou le Portrait d*unefemme ceUbre ( madame de Genlis). a 8
Lettre de Thomas sur la mort de M. Tronchin. a 9
Succes de la reprise d^Aucassia et Nicolette , opera de Sedaine et Gretry. 3 1
Reprise et examen critique de Manco Capac , tragedie de Le Blanc. 3 a
Reflexions sur tetat actuel du credit public de VAngleterre et de la
France, 34
^pigrammes. 3 7
Histoire de Russie , par Levesque. 38
EstMphu difficUe anjourd'hui de faire une bonne comedie qu*une bonne
tragedie? 4^
Premiere representation du Flatteur, comedie de M. Lantier. 45
Romance de Marmontel. 4^
;^lection de Condorcet a TAcademie. — Sa reception. 5a
Troisieme voyage de Cook , relation anonyme. 57
Colomb dans lesfers , epitre de M. de Langeac couronnee par FAcademie
de Marseille. 58
Opinion £un citoyen sur le mariage et sur la dot. Sg
MARS. — Stances a madame de Lauzuu. ^o
526 TABLE
Bouts rimds , par le marquis de Mootesquiou. 6t
Premiere representation d'Henriette , drame de mademoiselle BAUCourt. ibid.
Premiere representation d*Orphee avee la nouvelle musique de Gossec. 63
Chute des Deux Pourbes , com^die de La Chabeaussiere. 64
Publication des OEuvres completes de Voisenon, 65
Vers de mademoiselle Aurore , chanteuse de TOpera , a mademoiselle
Raucourt et au marquis de Saint-Marc. 66
Riponse de ce dernier. 67
Yers a Bnffon , par M. de La Fert£, avocat au Parlement. 68
Bouts rimes de madame de I^noncourt. 69
Lettre de Buffon k I'lmperatrice de Russie qui lui avail envoye des four-
rures et des m^dailles. 70
Reponse de I'lmperatrice. 7 a
Premiere repr^ntation de I'J&cUpse totale , opera comique de La Cha-
beaussiere et Dalayrac. 73
Premiere representation de V Amour et la Folie , comedie de Desfontaines. 7 4
Examen de YEaai sur Us rignes de Claude et de Neron de Diderot 77
Nouveau voyage enEtpagne, par Peyron. 79
Histoire de la derniere revolution de Suede , par Jacques Lescene-Des-
mai^ns. 80
AYRIL. ! — Exameu des Liaisons Dangereuses, roman de Choderlos de
Laclos. 8i
Tkalie aux Comediens Francois , au sujet de Fouverture de leur nouvelle
salle (rCklion) 87
]^nigme-Logogriphe. 88
Ouverture de la nouvelle salle des Francis. — V Inauguration du
Theatre Francois, comedie par Imbert ibid.
Premiere repr&entation du Puhlic Vengi, com^e - vaudeviUe de
M. Prevdt. — Couplet contre Beaumarchais. 91
Invention mecanique de M. Tera pour supplier la pompe. 95
Sur Mercier. — Seconde edition de son Tableau de Paris, 96
Corps d^extraits de roman* de cheyalerie, par M. de Tressan. ibid.
Sur les ponts k bascule , divertissement a la mode. 97
Ters au prince Henri de Priisse. 98
Extrait d'une lettre du roi de Prusse a d'Alembert. 99
Premiere representation de Moliire a la nouvelle Satle, comedie de La
Harpe. ibid.
Eloge du comte de Maurepas, par Gondorcet. io3
MAL — Premiere representation d'Jgisy tragedie de Laignelot. 107
D£S MATI^RES. Say
pag.
Portrait de Tabbe Delille , par madame du M oley. 108
Anecdote geo^alogique. i la
Premiere representation du Pohte suppose , opera comique de Laujeon
et Ghampein. ibid.
Premiere representation du Vtiporeux, comedie de Marsollier. 1 14
Prix de vertu k d^erner par TAcademie. — Plaisanteries k ce sujel.
— Nouveau prix fond^ par M. de Monthyon. 1 15
Nouvelle edition de VEncjrclopSdie. x 19
Addition a la Lettre sur Us avetigUs^ par Diderot. lao
Couplets sur Taffaire du la avril 178a (ladefaite de Tamiral de Gratse). i34
Sur Palissot et ses ouvrages. i35
Premiere idee des telegraphes par Linguet. i4i
Sur la Destruction de la Ligue ou la Rdduction de Paris t drame de Mer-
cier. 14a
Extraii du Journal d'un ojficier de la marine de Pescadre de M, le eomte
ePEstaing, x45
Portrait du docteur Troncbin. x45
JUIN. — Sejour du comte et de la comtesse du Nord k Paris. — Anec-
dotes. x49
La comtesse de Givry, drame de Yoltaire. iSg
Examen d*un sermon de I*abbe Boismont. 160
Essais sur les Angh' Amdricmns , par M. Billiard d*Auberteuil. 1 63
Chanson, par le chevalier d'Aubonne. 1 64
Reprise de la comedie des Philosophes de Palissot. — Indignation des
partisans de Rousseau centre cette piece. x 66
Premiere representation du Dcserteury drame de Mercier. 168
Fabliaux et contes du douzikme et du treizitme si^cles, par Le Grand
d'A.ussy. ibid.
Poesies Jugitives , par Le Mierre. i6q
JUILLET. — Examen des Confessions de J.-J. Rousseau. — Refutation
de quelques assertions de Rousseau. — Auteurs qui ont aussi public
leurs Confessions. X70
Yers pour le chien de madame de La Reyniere , par Tabbe Amaud. —
l^pigramme. 180
Fragment d*une lettre de la baronne d*Ei*lach a madame de Yermenoux. 181
Recudl ttEpitaphes f par La Place. i8a
Stances de La Harpe a mademoiselle Cleophile de TOp^ra. i83
Le Chardonneret en liberte , fable deM.de Nivemois. 185
Impromptu a madame de Yermenoux. 1 86
5a8 TABiA
Lellredelf.lfoflltoaflB'Udcf«Mrer£fafailiaadeGcBefe. i86
gmaieie reprcMotatioo d^^iedre, opera de GoiDard ct f^foif ■ 190
Histoire de CharUmagne, par GollanL* 1911
hOXST.-^UttndtM.ltPriudentde^* aMMcomUi€***.^C^
tiqne do poeaie dec Jardins, par lUwoL ibid.
Ten for le oomte do NonL 199
Preouere reprcMOtatloii dcs Joumalittet JngUus, conedie de Gailbavi. ibid.
Premiere repraentadoo des Courdsannet , oomedie de Psyimr. S04
Cooplet de La Harpe sar Naigeoo. so6
Cbapitre de la reioe. — Legende iogenieufe. ibid.
Premiere representation des Jumemix de Bergamej comMie de Florian.
Suocci de cette piece. 907
Premiere representation d'one parodie i^AgU. ibid.
SEPTEMBRE. — 8ur TEtdaTage des Fran^ en Franche-Comte. so8
Le comte et la comteue du Nard^ anecdote Euste , par le chevalier Dn
Coodray. sog
Noupeau Thddtre Jllenumd, par Friedel. a 1 1
l^pignunme de Le Mierre sor les poemes descripilfs. aia
Bon mot de Dudosa I'agonie. — Plaisanteriesurdeuxmedecins. — Ma-
dame de ChenoDceaux , bni de madame Du Pin. ai 3
Mot de Frederic n sur Tabbi Raynal. 214
Premise representation du Mort marU, comedie de Sedaine, et des Dettx
Aveugles de Bagdad, op^ra comique de MarsoDier. — Chote de ces
pieces. ibid.
Le Feu ; Ariane ; Apotton et Daphnd , actes d'opera. 2 1 5
Premiere representation de Tibkre et Ser^nus, tragidie de M. Pallet. ai8
Prix de poisie d^cerne par TAcademie k Florian. — Lecture de La
Harpe. 220
OCTOBRE. — Les Jdstdtes chaise's d*Espagne , Precis historiqne , par
Diderot 22 a
Don Pablo Ola vides , Precis historique par Diderot. 2 33
Essais surla phjrsionomie , par Lavater. — Aualyse de cet ouvrage. 240
Chanson du due de Nivernois a la marquise de Boufflers. a54
Yersde Florian k Michuet k madame Trial. 256
Unique repr^senUtion de Zorai, tragedie par M. Marignie. . 257
Anecdote sur Toltaire. 259
Trait d'avaricc. ibid.
DES ]|ATli^R£S. 5^9
Revue du Theatre Italien. — Le Diable Boiteuxy de Fa vart fils. — La
Parodie de Tib^n^ de Radet — Tom Jones h Londres , de Desforges. a 60
Premiere representation des Amaru Mtpagtwls^ comedie attribue a Beau-
marchais. a6a
EiS€d sur t architecture thSdtrale, par M. Patte. a63
Quatrain sur Pierre. ' * 264
Lettre du marquis de Villette a madame de Gdaslin sur la banqueroute du
prince de Gu^dne. * ^id.
Premiere representation et chute du Mcaiage in extrems, et Aeta Coupe
des FoinSf Vaudevilles de Piis et Barr^. — Querelle de Dugazon et de
Dazincourt. a6$
Premiere representation des Bivaux Amis , comedie de Forgeot. a68 -
DlfCEBIBRE. — Examen de Touvrage de MaMy sur la ManUre d^itnte
fBistovre, • 269
iSpigramme sur madame Denis. 276
Lettre du roi de Suede au prince de Nassau. ibid.
Premiere representation de VEmharras des Richesses, comedie lyrique de
Lourdet de Santerre et Gretry. — Go^iplet satirique sur cettt piece. 277
Premiere representation de la NomelU Omphale , opera comique de Beau-
noir et Floquet 279
Premiere representation du Fieux Garcon, comedie en ver» de Du-
buisson. 079
La P^eHle de seize ans , romance par Grouvelle. »8o
Charade-Galembour, par Bonfflers. aSz
l^pigramme du marquis de Ximenes centre Ponten^le. a#ai
Ters de la comtesse de Bussi k la reine. ibid.
Rupture d*un president avec mademoisdle Desorages. — Sa lettre It cette
danoiselle. ibid.
Premiere representation de Vlndigent^ drame de Menrier, et A'Anaxi-
man^/v, comedie de M. Andrieuz. 11 83
VEspion ddwdise, pamphlet. r> Jugement sur cet ouvnige. a 84
Histoire de la -vie priv^ des Praneais , par Le Grand d'Anssy. VS7
Mdmclre sur U passage du Nord^ qui eontient ausn des Riflemons sur
les glacesj par le due de Croy. a 88
Recueil de pUces interessantes pour serptr h tJRsioire des rignes de
f,ouis XIII et de Louis JOF', publie par de La Borde. — Marion de
Lorme. 289
Tom. XI. 34
53o "»=- „
1782.
JAHTIE*- — 1«« !••««<*». pi*" «■*«• ••'
La OMm, toime ,m ^ A«t.. m«lmi m A^nO^ de Borf-
lecoMtedeTliiard. *^*
tSfcniici <ln doe de tatbi^m a ■idmoMfilr d'OrioM. — Gf»d
- iraiidalc. ^ •^
PKBMttfCprteflttfiflod'XMMZ^cr^'crMul^opcni flMuqoe de Fort d
preaiire it||i6cnlitimirrffr-^, tnscdie deM. de Bocbelort, avce dei
cteund^Gofiee. — tecfaote. «97
t$$tnKs Graces du Ncm^eam Uomdg, comepv le Amiia dc Chas-
SurUprwMfs , chaiMom par Gcrntti. 3oo
▼fff ducomtedeTwMUi: AuxriaUardtmes eoniemponuRs. 3a3
Ifot de U dodicMe de Gramncmt nir U baiiqaaroate dn priaoa de Giie-
Beta trait de madame de Ifontbazon. — Sa reponse a sa belle-mere. ihid.
U Chardonneretet tAigU, fable de M. de Nivemoia. 3o4
GuimarJ, au tArt de la danse pamiomime , poeme par Doplain. 3o5
ftur VMnumach des Mutes de 1 7 82 . ibid.
^pigranflM «w«re Robe. 3o6
Conle en veri. ^**7
Artidfli nferolosiqueai d'AnviUe; Remi, avocat au Parlement; Tabbe
Coyer; VaucaiMon; MoD¥el. 3o8
Bur le bonhew dessou , brochure de Necker. 3 1 1
Premiere reprcscDtolion du Roi Lear, tragedie de Duci». 3ia
Impromptu d'Imberl a M0I6. — Couplet de Lcmicrre a .madame de
Maupeou. . ^*^
L'Academie d*ceme le prii d'utilite aux Conversations dEmilie, de ma-
dame d*4pioay. — Mol de la duchesw de Grammont a cette occa-
ibid,
sion.
Lettre de madame d'l&pinay a d' Alembe rt. 5 19
Reponse de d*Alembert. ^***
Mably charge dc rediger un projel de constitiition pour les l£tate-Unis. ibid.
DBS MATliaiES. 53 I
Dolttes sur dtffyremes opiahtu remits* dtm la socvite , par mademoiselle
de Sommery. '
Les Jernies gem du sUcle , vaudeville , par Cbampcenetz fils. 3a 3
Billet k M. de Villctle. — lipigramme sur le comte de Barruel. 3a5
FivmiER. — teltre du comte de Laoraguais a Suard. "biO.
Anecdote sur M. de La Rtyniere. *
M. de Lauragais k rAfeademie , anecdote. • 3*^
Discours de Yestris I son fils.
Premiere lypiesentatioD dn Bon menage y comedie de Florian. • »bid.
rm^^^//« tfT^iiripiVtftraduites par Prevost. ^^*
roraee aux Indes onentales et a la Chine , etc., etc., par Sonneral. 3 3«
Ketraclaf ion sur la mort de Monvel. ^*^
Succes de la reprise d'^fs, op&*a de Pioeini. ^^7
Eevnedu Theiitre Italien.
les Quatre iaisdns de tann^e, etc., poeme tfun seul vers, par le comte de
la TMiraille: trop lofcg de moiti^. ^^°
« •
MARS. — VJigle et U Hibou , fable , par Cemtli. • 341
Vers donnes & M. le comte de Rochambean. 349
Premiere representation de Renaud, op4ra de Le Boeuf et Sacchini. ibid.
Monumens delaUe pmde des dome Cizars, attribne au Pere Jaquier,
ptiis a Hugues d^Hancarville.
Premiere repr^ntation Ae&Aveux /i«j(Jf«/!e*, comedie de Vigee. — Autre
•omedie sous le m^me litre , de M. d*Estat.
Premiere w|r6sentation de CaraU et BUmford, ^Omedie du chevalier de
Langcac, et du Corsaire^ op^ra-comicpie de U Cbabeaussiere et Da-
layrac. .355
AVRIL. — Examen dn livre de M, Dupont de Nemours sur la vie et les
356
ouvrages de M. Target •
M^diille en Fbonneor de la libert6 americaine , par Franklin. 36o
Parodift du Roi Lear, par Pariseau. ^®*
Hejiesnons phihsopfuqites sur leplaisir, par de La Reyniere le fiU. —
Souper donnc par kii.
Des Lettres de cachet et des prisons ttEtat , par Mirabeau. 366
Vers de Ccrutli a mademoiselle de Sivry. — R6ponie de cette demoiseUe. 36?
tUsahe^de France, tragWie de M. Le Fevra. — La representation en
est defendue.
MAI. — LeTombeauifEwhads. ^^^
53^ TABLE
Impromptu de mademoiieHe de SiwjTf a midwiw de MobIvbod. $70
Anecdote anr la nainance de Blarie-Antomette. — Saiembow nur la
retraite d'an ministre. 371
Lettre de madaaie Duvhrier, ci-devaDt madawM penis* wx CaafdhBi
Tran^us. ibid.
Inaoguraiion de la nooreUe lalle de la Gmn^die Malianne (TliMtrtt F^
▼art). — Prologue f parSedaine et Gretry. , 373
jieies du synode tenu a Toulousmau moit de noifemire- 1782. 377
Im Comtesse de Bar, trag^e par madame de MontiMoiBi — Analyse de
cette piece* ibid.
Le Riveil de TkaUe , opera comique de Dcsiqptainei. 3Si
JUIN. — Sur ruistoire des min^ux de Boffon. 383
Imitation d'Chride par Rochon de Ctiaiwnnes. * 386
^pigramme mr M. de Rocliefort 381
Querelle entre madamt Dufivier et las GomMieni Franqais » d^ciite par
leroi. ibid.
Anecdote snr mademoiselle Olivier de la Gom^e Fran^aise. 389
Pampblel contre Beaumarchaia, par M. de Lanfagnail. Sgo
Beprise de Vefuse Sauvie , trag^e de La Pladfe. 394
Reprise de Jeanne dt NtqtieSf tragMie de La Harpe. SgS
Premiere lepresentation du Voyage de Rodne, oom^e de Piia et Barre. 3g6
Sur les r^titions du Manage de Figaro, — La reprefanlation en est
defendue. 397
Sor ime caricature #00
Yers de madem<rfseRe de Sivry k La Harpe. 401
Premiere representation de PSrprmesaupee, ofbm de Sanvigny et De-
zede. — Couplet sur cette piece. ibid.
Les merveiiles du Ciel et de fEnfer, etc., par Peroetti. 40a
Lettre de Bdffon au oomte de Barmel. 4o3
Premiere repr^ntation de Pjrrame et ThuiS, scene lyrique de lArive. 404
Sur la tragMie de Phiioctke de La Harpe. 4o5
Snr le Phre de province et Dame^eanne, oomMics d« Prevdl. * 407
Mrotika BibUan, par Mirabeau. 4o'
Essais pkilosophiques sur les moeurs de divers animautc etrangerSy par
Foucher d*Obsonville. 409
Quatrain sur M. Metre et nademoiselle S^ionne. 4< 4
Premiere repr^wntation de VAmtetw soMpte^ coasidie de Desprcs, 41 5
Premiere representation de Blaise et Babet, opera comique de Monvei el
Oeaede. 416
DES MITI^RES. 533
AOUT. ^ HUloire d^Jftkr^^^Khan^ pur ^aistre de La tour. 417
Couplets de Ducjs a mademouelle Clairon. 419
Premiere repr^ntatbn ^ chotedafc Koiiiu, ouh MMatBur mtdadrmty
comUie de Detfo^et. ibid.
Premiere representation de Cassondre miemueUnj TaudeviUe de Goubrt.
— Sur rin?ention deJttM. Mongolfiert-^ If. Bhockard, MM. dbarles
et Robert. — Experiences a^rostatiques. *^ TAOi de nrtnldin« 4^0
Premiere repr&entation di* Alexandria aux Indes^ oykm de Morel et Me-
reaux. j 4a8
Steoe publique de TAcademie Fran^aise. — Prix de win. — Leeturoi
de Gondorcet el 4b Lemrre. 499
Publication dfi quaire nouiieAia volnmes du TabUau de Pansy par Mer-
cier. 43 a
NouveUfi tradi^tUm de tJUni eur F/umme , de P^pe^ par M. de Fon>
lanes. ibid.
La Chroni^Scimdakute^ ou Memobw pour servir ^ tkuUHre de la ge-
ndrtUion pMsente , etc, plur Imbert. 4^4
SEFTEBiaRE. — Sur le Jmttnut d^eeheet deM.de Kemplen. -^ Lettres
de M. Cftarles Gottlieb de Findisch sur le Joueur d^echees^ etc. —
Description de cette naAiae. —» Maebioe parlaate. 4^5
Flooes do Radix-de-Sainte-Foix. 44^
PressentimfiBS sur la jnoit de Diderot et de d'Alemberl. — Mot de ce
dernier k Gondorcet -44^
Nouvelle expMenea a^rostalique des frercs Montgoliier. -^ MedaiUe
frapp^e en lenr bonneur. 446
Le Manage de Figaro joue cbez M. de Yaudrenil. 44^
La Gour k Fonlainebleau. — Les Deux Soupers^ op6ra comique.de Fallot
et Dalayrac. ibid.
Premiere representation de Didon, op^a de Ma^nontel et Piccini. 44S|
Premiere representation du Drwt du Seigneur^ opera«comique de Des-
fontaines et Martini. 4^0.
Discows du comte de LallfToUndalf etc,^ etc, , 45.x
Lettre a M, le president iur le globe §e'rosiatique, surles tStesparlantee,et€,,
par Rivarol. 45a
Mort de d'Alembert* — Details sur ses derniers momens. 4^4
£loge acad^mique de d'Alembert par le marquis de Gondorcet. 4^7
Premiere representation de la Caravane du Caire , opera de Morel et
Gr^try. 459
Premiere representation des Deu» Portraits , comidie de Desforges. 460
Premiere representation du Comte dtOlbourg, drame. ibid.
DES MATXilBES. 535
Srdmiere rcpr4se»tatioii des Brumes, trag^ie de La Harpe. — Anec-
dote sur laquelle Taction de cette piece est fdnd^. — 5on pen de
succes. — Afifnnre de Cinq sermons, etc., par l^abhi de La Harpe^ etc. ^^
Premiere representation du Faux Lord, op^ra oomiqae de MM. Picdni
peieetfils. 5x8
Premiere repr&entation et chute de Heradite, ou le Triomphe de la
Beaute, op^ comifoe de Dupont. Sao
Varietes morales et amusantes , par TaHbe Blanche!. ibid.
Voyage de M. Carver dans tinterieurd^ tJmerique septentrionale , tra-
duit de Tanglais, par Montucla. 5a i
Paris en UinUxtun^ par le marquis de Luchet. 5a 3
FIH DK L4 TABLK DU TOMK OHZliMH.
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