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. •
CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE.
TOME VII.
• ->
IHPBIMEBIE DE H. FOUBNIBR,
101 DB nniB , af >4.
s •
CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE,
PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
DE GRIMM
ET
DE DIDEROT,
DEPUIS 1753 jusqu'en 1790.
NOUVELLE ÉDITION,
IlSTUl ET MIS! DAFS JTS MIXLLSUR ORORS ,
AVEC DS8 HOTIS IT OE8 iCLAIRGISSIMBHS,
KT OU SB TROUTIHT RiTABLTIS POUR LA PRlMliRB FOIS
LBS PHRA8BS SUPPRIlliBS PAR LA CBITSURB IMPRRIALX.
TOME SEPTIÈME.
1770 — 1-772.
A PARIS,
CHEZ FURNE, LIBRAIRE,
QUAI DBS AUGUSTIirS, N> 37 ;
ET L ADR ANGE, MÊME QUAI, N» 19.
M DCCC XXIX.
CORRESPONDANCE
LITTÉRAIRE.
1770.
JUILLET.
Pavis , ler juillet 1 3^0. •'
La. fête par laquelle la ville de Paris a voulu célébfer
le mariage de monseigneur le Dauphin ^ a été ^ autant son
exécution , un obj^t dm raillerie publique, et est devenue
«nsuite un sujet de deuil pour les citoyens. Le prévôt
des marchands^ M. Bignon, assisté de ses échcvins 'et
conseillers de ville, a pris, à cette occasion, des mesures
si bien combinées , que la place destinée aux réjouis-
sances a été transformée en champ de bataille jonché de
morts, où, de fait, près de mille citoyens ont perdu
la vie.
Cet événement sans exemple, et que* la postérité aura
de la peiae à croire, se trouve pour les témoins ocu-
laires l'événement an monde le- plus simple : l'incurie la
' plus répréhensible , bien loin de remédier aux incopvc-
niens du premier choix de l'emplacement, les a rendus
fimestes. Tout ce que les puissans génies des prévôt des
marchands et échevins réunis ont pu inventer de plus .
récréatif pour célébrer un événement aussi auguste que
Vbyménée de l'héritier présomptif du royaume, c'était
de placer des boutiques entre les arrbres du boulevard
du nord de cette capitale, et d'y faire tenir la foire la
Ton. Vil. I
1 CORRESPONDANCE LiTTÉRAIRE,
plus triste, la plus insipide du monde, el qu'ils eurent
gr^d soin de déclarer non franche dansleurs placards,
de ppur qu'on ne les'squpçonnât de vouloir accorder aux
marchands forains quelque exemption d'impôts passa-
gère en faveur d'une solennité si importante. A cette
occasion y ils firent éclairer le boulevard par de petites
lanternes placées de distance en distance sous les arbres,
et qui donnèrent à cette foire fair le plus misérable et
le plus pauvre. Ensuite ils résolurent d'auliciper sur le
feu que la ville est en usage de faire tirer tous lès ans
la veille de la Saint-Jean , sur la Gnève, de le renforcer,
et de le faire tirer le 3o mai sur la nouvelle place de
Louis XV, dont la colonnade serait illuminée après le
feu, ainsi que toutes les façadeç des maisons de la capi-
tale : en conséquence ils firent co&struire une espèce de
décoration , la plus étroite et k plus mesquine qu'il fut
possible de voir. Au lieu de placer cette décoration et le
feu , ou vis-à-vis le Pont-Tournant des Tuileries , ou en
face de la ri,vicre, où le plus grand nombre de citoyens
possible aurait pu jouir de ce spectacle, on érigea, mais
de guingois , la charpente et sa décoration en face de
cette rue appelée Royale , qui conduit de la Porte Saint-
Honoré , où finit le boulevard , dans la place de Louis XV,
et c'est pour les spectateurs placés dans cette enfilade
étroite que le feu devait être tiré : ceux qui étaient sur
la place même ne pouvaient le voir que par derrière; les
personnes de rang' étaient placées dans les deux colon-
nades de la place, qui sont séparées dans leur milieu par
cette rue Royale dont j'ai .parlé. Remarquez que cette
rue, nouvellement aligné€r^,'*'n'pst pas encore achevée,
qu'elle est beaucoup plus large du coté de la place qu'à
l'autre tout, du côté de la Porte Saint-Honoré , où il y a
I** JUILLET 1770. .3
•encore de vieilles maisons à abattre; remarquez aussi
qu'elle n'est pas encore pavëe, et qu'il y avait des deux
côtés plusieurs larges fossés , creusés apparemment pour
l'écoulement des eaux, ou peut-être pour empêcher les
voitures de passer ailleurs que sur le milieu de la rue
qui est pavée; remarquez qu'il ne vint dans la tête d'au^
cun des grands ordonnateurs de cette fête de faire renir
plir ces fossés , mais que le lendemain du désastre on eut
grand soin de les combler; et vous ne serez plus étonné
de ce qui est arrivé. Cependant, de tous ces arrange*-
mens si peu réfléchis il ne serait vraisemblablement ré-
sulté aucun accident^ si l'on avait voulu s'occuper de la
police des carrosses , et publier la veille y ou le jour même,
la route par laquelle il serait permis aux carrosses d'ar-
river sur la place, et celle par laquelle ils seraient obligés
de s'en retourner. Cette précaution fut absolument négli-
gée. Le prévôt dès marchands ne songea qu'à se main- '
tenir dans son droit d'exercer la police dans toute l'en-
ceinte de la place, et à empêcher le lieutenant-général
de police d'y faire aucune fonction ; il ne pensa seulement
pas à faire prier le gouverneur des Tuileries de laisser
le Pont-Tournant ouvert , afin qu'une bonne partie du
peuple pût défiler, à pied, après le feu, par le jardin des
Tuileries. Ce pont fut fermé à l'heure ordinaire, de sorte
que ce débouché nécessaire manqua absolument. Moyen-
nant ces données, le désastre devint inévitablt^
Malgré le plus beau temps du monde le feu ne réussit
point, parce qu'au lieu de cendre aux pièces d'artifice
il prit à la charpente, et causa un incencije; on fut obligé
de faire venir les pompes pour l'éteindre , et ces pompes
ne purent arriver que par la rue Royale : surcroît d'em-
barras. Il était aisé de prévoir qu'après le feu tii'é le
L\ CORRESPONDANCE MTTÉRA.ÏRE,
peuple qui était sur le boulevard voudrait arriver par la
rue Royale sur la place pour voir nilumination des co-
lonnades, et qu'au contraire le peuple de la place se
mettrait à défiler par la même rue Royale pour se rendre
au boulevard, et y jouir de cette belle foire dont j'ai
parlé. Ces deux colonnes devaient nécessairement se ren-
contrer nez à nez, et le choc devenir aussi dangereux
qu'inévitable. Comme la rue Royale a la forme d'un en-
tonnoir, ceux qui se trouvèrent engagés dans le fond de
cçt entonnoir n« purent déboucher à cause de la colonne
opposée qu'ils rencontrèrent, et furent de plus en plus
pressés par la foule dont ils ctaient suivis , et qui , par
le côté large, s'engageait dans cette route fatale pour
percée delà place au boulevard. Dans ce moment critique
les carrosses s^ébranlèrent et voulurent prendre le même
chemin : il est fâcheux que dans ces occasions les per-
sonnes considérables croient de leur dignité d'aller à six
ou huit chevaux, et surtout d'ai^oir Vair et h jeu de gens
pressés. Dès que l'on vit ces carrosses engagés dans la
rue Royale, le peuple, de peur de se trouver sous les
chevaux, se jeta du milieu sur la droite et sur la gauche;
ceux qtii y étaient déjà furent poussés par ce choc dans
les fossés qu'ils ne soupçonnaient pas sous leurs pieds :
alors culbutés les uns sur les autres^ étouffés, écrasés,
l'air ne ripieïitit plus que des cris et des hurlemens affreux
des mourans. ]Jn granti nombre de personnes de la pre-
mière distini^lion qui avaient donné rendez-vous à leur
carrosse à qudk{ue distance de la place, et qui croyaient
pouvoir le régner à pied y se trouvèrent dans cette
foule , et coururent le plus grand risque de perdre la vie.
M. le maréchal de Biron , colonel des Gardes Françaises,
fat de ce nombre , et dut la vie à un sergent de son régi-
er • ^
I" JUILLET 1770. y
ment. Quelques' soldats et sergens de ce régiment ren-
dirent les plus grands services dans cette funeste bagarre,
et sauvèrent la vie à une infinité de personnes connues :
malheureusement ils ne purent donner ces secours qu'en
écrasant et étouffant ce qui se trouvait autour d'eux ; il
n'y avail pas d'autre moyen de dégagei^ ceux dont ils
avaient entrepris le salut; deux de ces infortunés, après
avoir sauvé la vie à plusieurs personnes , périrent eux-
mêmes misérablement dans la presse. Il est aisé de s'ima-
giner l'affliction et le deuil qui suivirent cette scène tra-
gique : toute la nuit fut employée à débarrasser le champ
de mort des cadavres dont il était jonché, à les faire
porter dans un cimetière proche de la place, et à les
faire reconnaître dans ce lieu de désolation par leurs
parens et leurs amis.
Madame la Dauphine , qui arrivait avec Mesdames de
France par le chemin de Versailles pour voir l'illumina-
tion de la place, ayant appris le malheur qui venait
d'arriver, rebroussa chemin; et deux jours après elle
envoya, ainsi que M. le Dauphin, l'argent de son mois
à M. de Sartine, pour le soulagement des malheureux
qui avalent fait des pertes dans cette fatale nuit.
Le lendemain on apprit que M. Bignon , après avoir
vu le succès de sa belle fête, était revenu chez lui, en
carrosse et en bonne santé, entre dix et onze heures du
soir; qu'à onze heures il avait été dans son lit suivant
son u$age, et qu'il avait reposé tranquillement et passé
une fort bonne nuit. Le surlendemain il eut l'attention
de se tcouver à l'Opéra, dans la loge de la ville, pour
bien prouver au public qu'il n'était ni malade, ni affligé;
et il ne se trouva pas un patriote pour lui jeter une cou-
ronne civique à la tête, ob citées servaios : il y a même
6 CORIiESPOlVDANCE LITTÉRAIRE,
toute aj^arence que, pour reconnaître ses soins, il sera
continué dans sa place pendant trois autres années. Le
parlement a pris connaissance de ce désastre; mais tout
ce qui résultera de cette enquête, c'est que les morts ont
tort. On doit la justice à M. de Sartine quHl a été infini-
ment touché de cette catastrophe, quoiqu'il n'eût pas
dépendu de lui de la prévenir, les magistrats de la ville
se trouvant seuls chargés des détails de la police relative
à ces sortes de fêtes ^ et les magistrats supérieurs n'y
concourant que lorsqu'ils sont requis.
Les spectacles donnés à la cour à l'occasion de ce ma-
riage n'ont pas eu des suites aussi funestes que les fêtes
de Paris; mais ils ont en général peu réussi, et ont fait
peu d'honneur aux ordonnateurs. Le feu d'artifice et
l'illumination du parc de Versailles ont eu seuls beaucoup
de succès. La nouvelle salle d'Opéra, construite à Ver-
sailles sur les dessins de M. Gabriel , premier architecte
du roi, a servi, pour la première fois, à ces fêtes. Cette
salle est sans doute très-magnifique; mais cette grande
profusion d'ornemens et de dorures est en elle-même un
grand défaut; on dira à l'architecte : Ne pouvant la faire
belle, tu l'as faite riche. La beauté d'une salle de spec-
tacle consiste dans la plus grande simplicité, dans la
commodité et l'égalité des places, dans la facilité des
communications , etc. Si vous élevez une colonnade cir-
culaire au-dessus des premières loges, il est clair que
vous bridez^par ces colonnes les yeux d'une infinité de
spectateut's qui ne pourront plus voir le théâtre; si vous
suspendez des lustres superbes entre chaque colonne,
vous éclairerez bien la salle , mais l'illumination du
théâtre s'en** ressentira nécessairement et ne fera plus
d'effet; si vous prodiguez l'or et les dorures, ce sera en-
I JUILLET 1770. 7
core aux dépens de la décoration théâtrale, que vous
écraserez par les couleurs trop brillantes de la salle.
Voilà les.premières notions sur la décoration et l'illumi-
ualion des théâtres. A cela on répond que la salle de Ver-
sailles ne doit pas seulement servir aux spectacles de la
couFy mais aussi au festin ou souper royal , au bal paré^etc,
dans ces occasions augustes et solennelles. Je dis que
c'est une fansse vue. que de vouloir adapter le même
bâtiment à des usages si différens ; qu'un roi de France
est assez rich^ pour avoir une salle de bal à pari; qu'en
employant la -salle d'Opéra à cet usage ^ l'expérience a
prouvé que ces ornemens étaient beaucoup trop brillans,
puisque la cour dans toute sa magnificence , les femmes
malgré leiir plus grande parure et tous les diamaus du
Brgsily avaient été effacées par l'éclat de la décoration.
Une*autre bévue incompréhensible, c'est que dans-cette
salle magnifique il n'y a de la place que pour environ
quatorze ou quinze cents personnes, et qu'à l'exception
de l'amphithéâtre réservé à la famille royale et des pre-
mières loges y le reste des spectateurs parait plutôt re-
légué dans des coins et dans des niches qu'admis au &pec«
tacle de son souverain. On a pratiqué aussi des niclies
grillées Sious l'amphithéâtre et les premières loges; et
pour leur ménager la vue du théâtre on a enterré le par-
quet de façon que, lorsqu'on y est assis, on ne voit guère
quala tête des acteurs. On dit, quant au nombre des
places, que quatorze cents suffisent dans les jours ordi-
naires de cpmédie, et qu'il n'y a rien de si triste qu'une
salle trop vaste et peu garnie, dcspectateurs. Je répondf
qu'on ne doit pas joiker la tragédie et la comédie sur le
théâtre de l'Opéra , parce qu'elle ne fait pas d'effet sur
un si grand théâtre, comme rexpéricncc vient de le dé-
8 . CORRESPOWDAlsrCE LITTIÊBAIRE,
montrer; quHI doit y avoir pour ces représentations un
petit théâtre à part; mais que ce petit théâtre ne doit
pas être un trou de garde-robe, comme cçlui sûr lequel
on a joué la comédie à Versailles jusqu'à ce jdiir ; quMl
n'y a point de prince en Europe qui à ses Opéra ne place
deux y trois et jusqu'à quatre mille spectateurs, et*que
l'architecte est inexcusable de n'avoir pas ménagé cette
facilité au souverain d'un grand royaume lorsqu'il marie
son petit-fils.
Quoi qu'il^^n soit dé cette magnifique salle, M. le duc
d'Âumont, premier gentilhomme de la chambre en exerr
cice^ y a fait représenter pendant les fêtes du mariage
l'opéra de Persée^ de Quinault et LuUi, à cause de sa
nouveauté sans doute, et l'opéra de Castor et Pollua: ^
de Bernard et Ranieau. Madame la duchesse de yillexy>y,
fille de M, le duc d'Aumont^ a présidé comme ordonna-
tri oe à toutes les répétitions. L'opéra de P^rsée a magni-
fiquement ennuyé ; tputes les machines ont manqué ,
comme il devait arriver isur un théâtre tout neuf; le seul
moment piquant du spectacle a été ^ouvrage du gros
Persée; Persée Le Gros s'est laissé clioir aux pieds d'An-
dromède dans le moment -décisif : cette chute-a beaucoup
fait rire madame la Dauphine.
Indépendamment de ces opéra , on a représenté sur ce
théâtre la tragédie d'^thalie^ par Racine, et celle de
Tancrèdcy par M. da Voltaire,- et madetooiselle Clairon
a ioué dans les deux pièces. L'illustre Clairon «urait
désiré que le roi lui fît dire qu'il verrait avec .plaisir
l|u'elle remontât sur la théâtre, et ce mot aurait suffi
pour la faire rentrer à la Comédie Française; mais Sa
Majesté ne s'est pas prêtée à Cette insinuation. Cepen-
dant il a été décidé par madame la duchesse de Villeroy
1" jun^LET 1770. 9
que le mariage d'un Dauphin ne pouvait être célébré
sans mademoiselle Clairon , qui a touj<nirs conserve la
passioa de ^on métier, quoiqu'un mooient de dépit l'ait
fait renoaaer au théâtre de sa gloire. * La passion ne
donne pas* toujours de bons conseils. Il fallait que IHl-
kistre Gairon considérât qu'elle était dans l'âge où l'on
n'acquiert plus'; que près de cinq ans de retraite pou-
vaient avoir influé sur sa figure çt même sur son talent;
mais elle n'a fait aucune^e ces réflexions, et a fait même
une faute plus grave. Le rôle d'Athalie appartient de
tout temps à mademoiselle Dumesnil ; ce n'est que dans
Tabsence de cette actrice que madc^hioiselle Clairon l'a
quelquefois joué, mais rarement et toujours sans succès,
parce que c'est un rôle passionné, et troublé et emporté,
où l'art et le )eii raisonné sont mortels. Epléver ce rôle
à une ancienne actrice dans ijne occaiion solenneHe ,
c'était un très-mâ\ivais procédé. Du- moment qu^on sut
cet arrangement à Paris , il ne fut plus possible à made-
moiselle Dumesnil tie se montrer sur le théâtre sans des
transports d'applàudis^emens. Grâce à la protection de
madame la comtesse du Barry, les fêtes de la cour fureiit
augmentées d'une représentation de la tragédie de Mè-
vope; mademoiselle Dumesnil y pafut dans un habit
donné par sa protectrice; elle y eut le plus grand-succès,
et le roi lui fit dire après la pièce qu'il n'avait jamais été
plus content d'elle. Avec ces dispositions, mademoiselle
Clairon aurait joué le rôle d'Athalie comme une dîviilité,
qu'elle n'y aurak- pas réussi ; et l'on s'accorde à dire
qu'elle y joua mal ; aussi sa chute fut complète. EUë ne
réussit pas mieux dans le rôted'Aménaïde de là tragédie
de Tancrède. Je me trouvai à ce spectacle , et je fus sin-
gulièrement surpris de la lenteifr et de la monotonie
lO GOHBESPONDANC£ LITTl^RAIREy
qu'elle mit dans ce rôle, qui lui avait fait autrefois une
réputation si bi^llanle^ et dont les actrices les plus mé-
diocres se sont -toujours tirées avec succès. C^st ^u'à un
certain âge on ne peut pas interroiûpre-son tnctier cinq
anfi de suite sans porter à son talent un coup funeste. Un
autre sujet d^éîonnbment pour moi , c'était de la ^oW
infiniment mal habillée, elle que j'avais vue si profonde
dans la recherche et dans Tart de se bien mettre -au
théâtre : sa robe était d'une couleur fausse , entre le brun
et le jaune, et lui donnait Fair d'une petite vieille rata-
tinée; on remarqua aussi qu'elle avait la bouche dQ tra-
vers, comme si elhe venait d'avoir une attaque d*apo-
plexie. Ce mauvais succès et les dégoûts qui en sont
inséparables nous auront privés pour toujours de l'occa-
sion de revoir cette célèbre actrice sur la scène. On a
fait à ce sujet des vers assez mauvais. Je ne les transcris
ici que pour vous prouver que cette pauvre Clairon a
reçu le coup 4e pied de l'âne.
Indécemméut tu quittas Melpomènc,
Et tu veux , Fretîlion , rcinouter sur la scène ;
' Par la brîgu« écarter les talens de la Cour,
Ët'seule avoir l'honneur de paraître au grand jour ?
C'était assez de gloire, impudente héroïne,
Que d'avoir en débauche égalé Messaline.
Ce qu'il y a de plus remarquable dans les spectacles
de la cour c'est la Tour enchantée , ballet figuré , mêle
de chant et de danse, représenté devant le roVle 20 jiiin
clel*nier; c'est la seule nouveauté qu'il y ait cfU parmi ces
spectacles. Madame la duchesse de Yilleroy a entendu
parler dé ces magnifiques ballets donnés* à la cour de
Stuttgard par Noverre.; elle a voulu les imiter, et, pour
perfectionner le genre , elle a cru qu'il n'y avait rien de
1" JUILLET 1770. II
plus beau que d'y faire brailler de temps en temps quel-
que litanie de cbant français. Elle a donc fait un centon
d'airs de danse, coupes par des psalmodies , le tout ar-
rangé par Dauvergne, le plus plat et le plus froid des
compositeurs de France, ce qui veut beaucoup dire.
M. Jolliveau, qui se dit secrétaire perpétuel de l'Aca-
démie royale de Musique parce qu'il tient registre des
loges louées à l'Opéra , a fait les paroles^ madame la
duchesse y a été pour la partie du génie, c'est-à-dire de
l'invention. Une princesse malheureuse se trouve enfer-
mée dans une tour enchantée par des Génies malfaisai\s;
son amant détruit le charme, et la délivre : voilà toute
la dépense de madame la duchesse en génie. Après quoi
on célèbre la délivrance de la princesse par des jeux et
par un carrousel ; et comme madame la duchesse a ouï
dire que, sur les théâtres étrangers, on voyait souvent
des chevaux réels dans les pompes de triomphe ou autres
spectacles, elle a aussi fait promener des chevaux attelés
à des cabriolets sur le théâtre de Versailles. Cette Tour
enchantée^ parfaitement ridicule, a été sifflée d'un com-
mun accord. C'était une petite machine en vert et blanc,
de papier huilé, la plus mesquine possible; on y voyait
la princesse Sophie Arnould à travers une petite porte
de gaze blanche; elle se désolait, un mouchoir blanc à
la main , et faisant des bras dans une espèce de char qui
la balançait.
Elle avait l'air d'un avorton conservé dans un bocal
d'esprit de vin, comme on les place dans les cabinets
d'histoire naturelle. On fit cette remarque à Sophie Ar-
nould après la pièc^ et elle répondit que c'était tout
simple^ puisqu'elle miit le fruit d'une fausse couche de
madame la duchesse de Villeroy, Au moment du désen^
12 CORRESPOirpANCE LITTÉRAIRE,
chantement, on eut beau siffler, la tour de papier huile
ne voulût jamais s'écrouler ; les deux Géans qui la gar-
daient tombèrent dans la trappe ; c'étaient deux soldats
aux Gardes, dont l'un fut grièvement blessé à cette oc-
casion; mais la tour ne voulut jamais disparaître, mal-
gré les beaux bras de la princesse qui se balançait dans
son char, derrière la porte de gaze^ de la manière du
monde la plus tragique; pour achever de la délivrer,
on fîit obligé d'emporter le papier huilé par morceaux.
Il serait difficile, comme je l'ai dit, d'imaginer un spec-
tacle plus mesquin, plus absurde, plus ennuyeux et
plus complètement ridicule que celui de la Tour en--
chantée.
Il vient de paraître un nouvel ouvrage sur Fart im-
portant de la coiffure ; il a pour titre : le Coiffeur
(Vhomme et de femme ; on peut l'avoir complet pour six
francs, ou bien, suivant qu'on a la vocation et le goût
de no coiffer qu'un des deux sexes exclusivement , on
peut se procurer, pour trois livres, la science de coiffer
le sexe qu'on a choisi de préférence. Nous devons ce
nouveau bienfait à M. de La Garde, jeune coiffeur, qui
nous apprend , en passant , que mademoiselle sa sœur
compose et vend une excellente pommade. Si madenioi-
' selle (Je La Garde est jolie, je ne doute pas du succès et du
débit: de sa pommade. Je ne doute pas davantage du
mérite de monsieur son frère ; mais il doit cependant
une chandelle à la Providence de l'avoir délivré d'un
dangereux rival ; l'illustre M. Le Gros , si connu aux
Quinze-Vingts et dans toute l'Europe, par son ^r/ de
coiffer les dames {\)\ a perdu la^€ dans la nuit fatale
(i) Voir tom. V, p. af.
l** JUILLET 1770. l3
du 3o mai ; il a été trouvé étouffé^ ainsi qu'un Martin,
célèbre yeniisseur et descendant de ce grand Martin qui
a rendu son nom immortel par ses vernis. Cette nuit a
donc été assez funeste aux arts, comme vous voyez. An-
dromaque Le Gros revint sur le champ de mort, vers les
-trois heures du matin, n'ayant pu rentrer chez elle; on
hii apprit le sort de son époux avec tous les ménagtmens
possibles ; elle répondit, avec une présence d'esprit mer*
veilleuse :•« Voilà qui est fort bien, mais encore faul-il
que je pr^ane mes clefs dans sa poche pour pouvoir
«rentre^ chez moi. » Â ces mots, on entendit l'ombre
dpector Le Gros pousser un cri plaintif, et sa veuve
4plorée alla se coucher.
L'ouvrage lumineux et profond de M. l'abbé Galiani ,
sur le commerce des blés, a jeté l'alarme dans le camp
des économistes; leurs champions se sont armés de toutes
pièces , pour combattre le champion napolitain , et ,
comme ils n'ont pas cru pouvoir opposer à ses forces
une digue de raisonnemens assez puissante, ils se sont
bornés à lâcher sur lui le torrent des injures. L'abbé
Bandeau a engagé le combat par des Lettres d'un ama-
teur à M. Fabbé G***, sur ses dialogues anti-écono-
mistes; il se proposait d'en publier une tous les huit
jours , et de faire mourir ainsi l'athlète napolitain à pe-
tit feu ; mais le public a jugé ces Lettres si mauvaises
que l'auteur n'a jamais osé publier la troisième. Le grand
rêveur de bien public, M. Mercier de La Rivière, a
paru ensuite dans l'arène avec un volume in- 12 de 4'^^
pages, intitulé : V Intérêt général de l'État y ou la liberté
du commerc&des blés démontrée conforme au droit na-
turel^ au droit public de la France y aux lois fonda-
l4 GORÎlESPOirDANGE LITTËRAIRE,
mentales du royaume^ à V intérêt commun du souverain
et de ses sujets dans tous les temps ; aifec la Hfutation
d'un nouveau système publié en form£ de Dialogues sur
LE COMMERCE DES BL^. Il ne manque à ce pauvre M. de
La Rivière, dévore du zèle du bien public , que l'enten*
dément des choses qu'il prétend enseigner ; c'est un bon-
homme qui accouche, en rêvant , d'un système de mots
auxquels il trouve apocalyptiquement un sens suivi ;
c'est un auteur à idées liées comme l'abbé Môrellet,
mais celyi-ci n'a pas le mérite apocalyptique des écono-
mistes; il fait des raisonnemens, et dit des pauvretés en
termes clairs ; aussi n'est-il pas dans le giron de l'église
économistique, mais à la porte, ni dehors ni dedans, et
ne jouissant pas de la considération que donne aux doc-
teurs de la secte l'obscurité du style et des idées. Il a
aussi fait un gros ouvrage contre le ïivre de l'abbé Ga-
liani ; il l'a écrit avec une tellç rapidité et une telle assi-
duité, que la peau de son petit doigt, à force de se frot-
ter contre son bureau, s'est entièrement usée; il portait
ainsi les stigmates de sa foi robuste dans les principes
des économistes, sans avoir les honiieurs de saint. Bien
plus, il fit imprimer sa Réfutation à ses dépens ; il vou-
lait la vendre à son profit , et lorsqu'il touchait au terme
de ses espérances, d'en tirer autant d'argent que de
gloire, M. le contrôleur général lui fit défendre de pu-
blier so;i livre , et lui ^t dire qu'il le rendait responsable
de tous les exemplaires qui paraîtraient. Voilà donc
M. l'abbé Morellet riche d'une édition entière et de
quinze cents livres de frais (i). On a accusé le procédé
du ministre de dureté; mais il faut cependant être équi-
(i) Voir dans \es Mémoires de Morellet ^ tom. II, p. agS, une réfutation
>de ce pasange trop longue pour être rapportée ici. #
l" JUILLET 1770. l5
table 9 et dire qu'il est.de la dernière impertinence d'é-
crire en enthousiaste syir la liberté illimitée, de l'expor-
tation 9 au moment oùr presque toutes les provinces du
royaume sont désolées par la disette. Ceux 'qui sont déli-
cats en fait des procédés honnêtes ne trouvent pas l'abbé
Morellet trop mulcté de quinze cents livres pour avoir
écrit contre l'abbé Galiani ; il a vécu avec ce charmant
abbé dix ans; il l'a noiAnié son ami ; il en a reçu des
services d'amitié. Des personnes un peu difficiles préten-
dent que s'il croyait devoir combattre publiquement les
idée« de son ami, il fallait commencer pair lui communi-
quer sa Réfutation j et ne la pas publier sans son aveu ;
cela supposait une Réfutation , en tout sens, honnête et
polie, telle que doit être la discussion entre honnêtes
gens, et surtout entre amis. Il y a des gens qui préten-
dent que sa critique est plus amère que solide; et moi je
me garderai bien de juger ce procès , parée que je n'ai
nulle envie de lire le bavardage délayé de l'abbé mulcté ;
il a fait poifr moi ses*preuves de bon esprit ef d'écrivain
judicieux daiis l'affaire de la Compagnie des Indes; il
m'a démontré qu'on pouvait être à la fois un grand rai-
sonneur, un esprit bien absurde et un brouillon bi«n
étourdi; je le tiens quitte de toute nouvelle preuve.
Quant à Saint-Jean de La Rivière in aquis y remarquez,
sur le titre de son Apocalypse, les mots dans tous les
temps ^ et vous serez en état de vous former une idée
de la sagesse de ces rêveurs-là ; ils ne se doutent pas
seulement qu'une loi politique, boime dans tous les
temps, n'esl précisément d'usage dans aucun temps, ni
dans^aucun lieu. Un troisième abbé, dit.Rpubaud, doc-
teur de Técole absurde, ayant remarqué le grao^d -succès
de l'ouvrage de l'abbé Galiani, et l'ayant attribué à la
l6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
gaieté qui y règne, a voulu faire Je plaisant en le "réfu-
tant^ et a cru que rien n'était si plaisant que de dire des
injures à son adversaire. Il a intitulé sa réfutation :
Récréations économiques^ ou Lettres de Fauteur des Re-
présentations aux magistrats y à M. le cheifalier. Za-
nobij principal interlocuteur des Dialogues sur le
Commerce des bl^s. Ces Récréations forment une "bro-
chure in-8* de 237 pages , qur est restée ajussi obscure
que les autres faits d'armes des économistes.
Outre ces combats des moulins à vent contre le che-
valier Zanobi,jious avons eu, en fait de fatras écono-
mique, plusieurs autres ouvrages, dont la lecture n'a
pas encore guéri les plaies que l'agriculture reçoit jour-
nelljementde la taille arbitraire et d'autres petits incon-
véniens encore subsistans ; je me bornerai à en indiquer
deux. Le premier a pour titre : Traité politique et éco-
nomique des communes^ ou Obsen^atiçns sur t agricul-
ture ^ sur rorigine^ la destination et V état actuel des biens
communs j et sur les moyens d'en tiçer les secours les plus
piquanset les plus durables pour les communautés qui
les possèdent et pour l'État (1): ces secours piquans
forment un vol. in-8^ L'autre brochure de !>oo pages, pa-
reillement in- 8*, est intitulée: V Ami du Prince et de la
Patrie, ou le bon Citoyen {*i)*j c'est un recueil de dialo-
gues entre un sage et un laboureur. L'histoire du sage
est développée dans l'introduction , sous ce titre : Le bon
Seigneur ; et dan^ l'avertissement, vous trouverez en-
core une autre aùecdote intitulée : Le Paysan saxon.
Tobserverai ici, en passant, au bon citoyen «et à l'homme
(i) Par le comtç d-Essuile. **
(a) Par M. de Sapt; Paris, Gostar/in-So. Quelques exem^aires portent le
nom de Tauteur.. ' ' .
' 1" JUILLET 1770. in
aux recours piquans, et à tous les rêveurs deLien public,
que le paysan du duché d'Altembourg est laborieux y in-
dustrieux, entendu y économe, riche au point qu'il donne
huit ou dix mille écus à sa fille, en la mariant au fils du
laboureur, son voisin ,^ sans que lui ni son voisin aieni ja-
mais entendu parler ni de M. le chevalier Zanobi, ni de
*M. le marquis de Mirabeau , ni des Êphémérides du Ci-
tojen^ ni de \ Ordre essentiel A^ M. de La Rivière (i); ce
qui me fait croire que le bon gouvernement a plus d'in-
fluence sur l'agriculture que les bons bavards. J'ajoute
que pour m'instmire d^ns*la science économique j'ai-
merais mieux assister- aux récréations des paysans du
pays d'Altembourg , lorsqu'ils jouent les dimanches aux
quilles, que de lire les Récréations économiques deVahbé
Roubaud, et les déGou^artes de labbé MorelieL Cepen-
dant, comme je ne veux pas mourir dans l'impénitence
finale, je m'engage d'abjurer et de croire à l'influence
immédiate de nos rêveurs économiques , sur le bonheur
de la France, le jour où j'aurai remarqué à nos paysans
fi:*ançais l'assurance, le maintien des paysans JAltem-
bourg, avec des habits aussi bien étoflfés et des culottes
aussi amples, et des filles aussi bien dotées que j'en ai.
vu dans ce pays-là.
.. M. de Saint-Lambert, ayant été élu par l'Académie
Française à la place du feu archidiacre abbé Trublet,
a prononcé son discours de remerciement, le 23 du
.mois dernier, dans une séance publique de MM. les
Quarante. Ce discours trace rapidement et légèrement
l'histoire de la littérature française, depuis sa naissance
(i) L* Ordre naturel et essentiel des Sociétés politiques ; Paris, 1767, în-4°,
«Il a vol. in-xa.
ToM. VII. a
]8 CORRESPONDANCE JLITTiRAIRE,
ju^u'4 ^9^ JOUR, fl ^ é^ mt^z bien r^çu du fmblk à h
sémcfi 4e V^p^^if^} .4qpMis qu'fl jeftt imprimé, il est
absohifiient tpnfbé, et ji'op len dit b^ufîoup .de mal.
^'avç^ç qufQ cette f igueur jf^ paraît iaji|3te: si youd vour
le7 un di»cpw*s «ublipey i) ae Teçt p^j^ : m»i$ i}ym^m.
die plus m^ym pr99P9<^ 44i93<^a9 9ii§u9ite$ a^exnbléesc
d'ailll^ucS} 91^ ^^ qonyenu, de tOMt t0inp$, qijiequdqufs
phrases iqgéa^eu^eç en feraîeQt JiWaire.
On rfsprpc)]Le k M. 4e Saîat-tjambjsrt d'avoir tout \oufi
et 4Vyoir trop Iqu^j niai§ c'^|: Y^r^ti^ l'institut; il nie
{a^}x% dffpp p9^ chicap^ ^'orateur. On lui a donoié à la
pprU^ 46 rÂ^4^^i^ 1^^ eaçepsoir , à eonditbn qu'il en
dirig^mit fef CQup^î fli^if-seulement en arrière sur lef
foA4ateiars, m^i* wcore en ayant vers les principaux nex
ap£^4émiqu^s. I^ nouvel académicien a fait son service
4'eftepn«9W h BMsrveiUe, et il n'y a point d'habitué de
paroj^ç qui ^ache mieux lancer le sien vers le porteur
du $£|ipt^açi:^.ment. Indépendamment de l'illustre prér
sident de MQPt«^wieu ^t du grand patriarche de Fer-
n^ff 9 qui opt 4^$ droits assurément ipccotestahles à notre
hpçptm^gp f^t à U cf^QPitaissance de tous les siècles, l'ahhé
4e CoadiflaP, W. Thomas, M. d'Alfimbert oqt eu leur
portion d'éloges à part. Je ne sais par quelle fatalité M. de
Saint-Lambert a oublié M. de Buffon , qui ne laisse pas
d'ètpe aussi ui^ des Quarante ; et je suis tenté de faire
comme cet officier gascon qui, en revenant du palais où
il avait mqnté la garde pour une séance de Louis XIV
au parlement , s^^rrîta sur le Pont-Neuf, devant la statue
de HenrjIV, et dit à ^a troupe: a Mes amis, saluons
celui-ci y il en vqut bien un auU'e{i). » Si l'on reproche
(i) G^ qfficier était le bîsaïeul du fameux Mirabeau. Voir pour cette anec-
<}ote tom. II, p. x47.
I ' JUIIABT «77^* ^9
à M. de Bufibn dès systèmes insoutenables, cm ne peut
nier que, passion de système à part, il n'ait en général le
coup-d'œil très-phitofiophique ; et TéléTation de ses idées ,
la noblesse et le coloris de sicm style Itù apurent sa place
parmi les premiers écrivains de ce temps, qui commence
à être stérile en grands hommes. Comment peut«oil passw
sous silence M. de BuiTon , quand on a le courage de louer
son pesant adversaire, l'abbé de Gondillac? Il est vrai
que M. de Saint^Lambert nou» promet de sa part un
ouvrage sur l'éducation; mais pour savoir si cet ouvrage
mérite notre admiration et notre reconnaissance, j'at-
tendrai qu'il ait paru, et je lirai.
I
Si l'abbé Trublet pouvait lire tout le biten que M. de
Saint-Lambert dit de lui comme littérateur, il arriverait
exprès de Saint*-Malo, par les coquetiers, pour remercier
son généreux successeur. Je soupçonne M. de Saint-
Lambert d'avoir le projet de voyager en Allemagne , et
d'avoir su, par Maupertuis, avec quelle affection les
maîtres de postes de ce pays-là servent ceux qui ont de
la considération pour l'archidiacre Trublet. Lorsque
Marmontel fut reçu à l'Académie , il alla voir le directeur
pour lui lire son discours, et pour avoir communication
de sa réponse , suivant l'usage. Ce directeur était M. Bi-
gnon , le même qui , en sa qualité de prévôt des mar-
chands, a donné de si bellas et de si heureuses fêtes au
peuple de Paris, à l'occasion du mariage de M. le Dau-
phin. Il dit à Marmontel: « Je sais bien que j'aurais dû
parler de vous et de vos ouvrages avec éloge ; mais je n'en
ai rien fait de peur de me faire des ennemis. » On peut se
rappeler que Marmontel avait éprouvé les plus grandes
difficultés pour entrer à l'Académie, à cause de cette
fatale parodie de la scène de Cmna, adaptée à un conseil
ao CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
tenu sur le gouvernement de la Comédie Française , entre
M. le duc d'Aumonty M* d'Argental et Le Kain , parodie
qui amusa le public pendant un mois, que Marmontei
n'avait pas faite ^ et qui cependant lui resta. Ce fut M. le
prince Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg, qui
aplanit ces difficultés en forçant M. le duc d'Aumont de
déclarer hautement qu'il désirait que Marmontei eût la
place; mais le prévoyant M. Bignon sentit, malgré cette
déclaration , que l'éloge de Marmontei ne ferait pas un
plaisir infini à ses ennemis, et eut la faiblesse de le sup-
primer, et l'imprudence d'en dire la raison à Marmontei,
qui la trouva très-bonne. C'est ce même M. Bignon,
commandeur dm ordres du roi , à qui le comte d'Argen-
son, alors ministre, dit^ lorsqu'il obtint la place de biblio-
thécaire du roi , qui est presque devenue héréditaire dans
sa famille: il/o/z cousin j voilà une belle occasion d'ap-
prendre.à Jire. Au reste^ il n'a pas donné le seul exemple
d'une suppression totale d'éloges, et M. de Saint-Lambert
aurait trouvé, dans les fastes de l'Académie, plus d'au-
torités qu'il ne lui en fallait, sinon pour supprimer, du
moins pour raccourcir le panégyrique de l'archidiacre.
Il a fini son discours par une apologie faible, mais
franche, des lettres et de la philosophie contre les repro-
ches d'irréligion et autres imputations à la mode. On a
appelé point d'orgue, ou cadenza la sortie formelle et
régulière que les évoques et tous les prédicateurs font
depuis quelque temps contre les philosophes , et qui est
devenue de l'essence de tous les sermons qui se prêchent
en France; Je vois que les philosophes commencent aussi
à avoir leur point d'orgue, et qu'il n'y aura plus de dis-
cours de prononcé à l'Académie, sans réclamation contre
le point d'orgue des prêtres, et sans apologie de la liberté
1" JUILLET 1770. . 21
de penser. Il faudra voir lesquels de ces chanteurs à
ramage si différent sauront tenir leur haleine le plus
long-temps, et varier assez lejir ton pour ne pas ennuyer •
leurs auditeurs. Je crains pour le point dWgue des prê-
tres ; il me semble que leur goût de chant vieillit de jour
en jour; et ce qu'il y a de pis , c'est que la plupart d'entre
eux y tout en s'égosillant, ont eux-méme» l'air prévenu
contre la bonté de leur méthode.
M. l'ancien évéque de Limoges , précepteur des En-
fans de France y a répondu au discours de M. de Saint r *
Lambert y en sa qualité de directeur de l'Académie. Ce
prélat passe pour un homme respectable par ses mœurs
et sa candeur; mais ce n'est pas par la plume qu'il res-
semble au cygne de Cambray , à cet illustre Fénélon ,
dont la place auprès de l'héritier présomptif du trône a
plus illustré l'élève que le précepteur. Le cygne de Li-
moges, placé auprès de l'héritier actuel en la même
qualité, n'a pu se dispenser de parler du mariage de son
élève el de l'union des augustes maisonsi.de France et
d'Autriche; mais tout ce qu'il a dit est d'une extrême
platitude. Comment ne parle-t-on pas avec élévation d'un
événement sur lequel repose le bonheur de la génération
future (fun grand royaume? Comment n'est-on pas élo-
quent, quand on à le cœur pénétré? Comnient n'est-oft
pas pénétré, quand on a à parler de l'héritier du trône ,
et que cet héritier est votre élève? Quand M. Tévêque de
Limoges quitte la cour et revient à l'Académie , il est
plus passable. Il loue l'abbé Trublet , comme un évêque
doit louer un archidiacre. Le meilleur trait de son dis-
cours a été relevé; il dit, en parlant de Fontenclle: Cet
homme célèbre qui , ajanû vécu près d'un siècle , en a
illustré deux.
2a CORRESPOICDABrCE LITTÉRAIRE,
Après les deux discours, M. le duc de Nivernois a lu
quelques Ëibies de sa^ composition, qui ont reçu, comme
de coutume ,. de grands applaudissemens. La plupart de
ces fables sont ingénieuses.
M. de Saint-'Lambert a lu ensuite le second chant d'un
poëme sur le Génies qu'il a depuis vingt ans dans son
pocte^feuille, et qui n'est pas achevé ; je le croyais même
entièrement abandonné. Si cela est, cette lecture ne lui
donnera pas le courage de le reprendre; le public l'a ac-
cueillie très-froidement.
Quelques jours après sa réception, M. de Saint-Lam-
bert a feit paraître une brochure intitulée : Les deux
jimùj conte iroquois.
Vous aimerez certainement la chanson d'Ërimé: Ils
partent^ les deux amis; mais il n'en fallait faire qu'une
dans tout le conte, ou ne pas faire les autres sur le même
moulç. On ne saurait être trop court quand on conte; et
l'on doit se souvenir de la leçon de madame Geoflrin.
M. le comte de Coigny , étant un jour à dîner chez elle,
faisait des contes qui ne finissaient point; on apporta un
aloyau, et il tira, pour en/ servir, un petit couteau de sa
poche, tout en continuant ses contes. Qladame Geoffrin,
impatientée, lui dit: « Monsieur le comte,, il &ut avoir
de grands couteaux et de petits contes. »
ê
LeHre de M, de Voltaire à madame Necker.
De Feroey > le ig juin 1770.
Vous qui chez la belle Hypathie ,
Tous les veodrcdisr raisonnez
^. De vertu , de philosophie ,
£t tant d'exemples en donnez ,
Vous saurez que dans ma retraite
Est venu Phidias Pigal
i5 juiLÉÉf l'yyb. a3
Pour desâiner roriginal
De mon* vieux et mince squelelie.
Chacun rit vers le mont Jura
En voyant ces honneurs insignes ;
Mais la France entière dira
Gonibien véiis setilk en éiîez «Ifgnés.
co Quand les gens de mou village ont vu Pigalle dé-
ployer quelques instrumens de son art : Tiens , tiens \
disaient-ils ; on va le disséquer^ cela sera drôle. C'est
ainsi ^ Madame, vous le savez, que tout spectacle amuse
les hommes ; on va également aux Marionnettes , au feu
de la Saint-Jean, à lOpéra*Comique, à la grand'messe,
à un enterrement. Ma statue fera sourire quelques philo-
sophes, et renfrognera les sourcils réprouvés de quelque
coquin d'hypocrite ou de quelque polisson de folliculaire:
vanité des vanités !
0 Mais tout n'est pas vanité; ma tendre reconnais-
sance pour vos services, et surtout pou^ vous, Madame,
n'est pas vanité.
<( Mille tendres obéissances à M» Necker. »
Ali-lé, i5 jiiméi'1770.
Phidias 'PigiaiUe a Mt soti Voyagé de Feriièy , et' en est
i-6venu après y avoir pa^sé hbitjours. La veille de son
départ il iie tenàîi encore riien, et son parti* était pris
dé renoncer à l'entiréprise , et* dé revenir dédâl^er qu'il
n'en pouvait veIii^ à' botit. Lé patriarche lui acoMrdait
biéri tous les jours^ utie séance; mais il était péifdaiit ce
temps-là' oonittie un enfant,; ne pouvaiit se teiiiir* tran-
quille un instant. La plupài't du temps il avait' sôfl se-
crétaire à coté de lui' pour dicter des lettres pl^ndant
qu'on le mlodelait, et', suivant iin tic qui lui est fatriilier
en dictant des lettres, il soufflait des pois ou faisait
24 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
d'autres grimaces mortelles pour le statuaire. Celui-ci
s'en désespéra, et ne vit plus pour lui d^autre ressource
que de s'en retourner ou de tomber malade à Ferney
d'une fièvre chaude. Enfin, le dernier jour, la conver-
sation se mit, pour le bonheur de l'entrepris, sur le
veau d'or d'Aaron ; le patriarche fut si content que Pi-
galle lui demandât au moins six mois pour mettre une
pareille machine en fonte, que l'artiste fit de lui, le
reste de la séance, tout ce qu'il voulut^ et parvint heu-
reusement à faire son modèle comme il avait désiré. Il
eut une si grande peur de gâter ce qu'il tenait dans une
seconde séance, qu'il en fit faire le moule aussitôt
par son mouleur, et qu'il partit le lendemain de grand
matin et clandestinement de Ferney sans voir personne.
JPai vu le plâtre de Pigalle ; il est fort beau et très-res-'
semblant; et cependant il ne ressemble point du tout
aux petites figures de l'ouvrier de Saint-Claude qui res-
semblent si bien à l'original. C'est que l'ouvrier de Saint-
Claude lui a laissé le caractère malin et satirique qu'il a
assez souvent. Dans ces petits portraits, le patriarche a
aussi la tête penchée de haut en bas sur la poitrine, et
par conséquent le regard un peu en dessaus. Pigalle lui
a fait la tête droite; dans la statue elle sera même re-^
levée, et le regard dirigé en haut. D'ailleurs le plâtre
de Pigalle est simple, calme, d'un beau caractère; seu-
lement je trouve qu'il a le regard un peu mélancolique y
et comme s'il était travaillé par le spleen , et ce n'est
pa& assurément la maladie qui mettra le grand patriarche
au tombeau. Au reste , Phidias Pigalle nous a • apporté
les nouvelles les plus satisfaisantes sur sa santé. Il m'a
assuré qu'il montait les escaliers plus vite que tous les^
souscripteurs ensemble, et qu'il était plus alerte à fermer
I 5 JUILLET 1770. 25
une porte, à ouvrir une fenêtre, à faire la pirouette,
que tout ce qui était autour de lui. Tai gardé à Phidias
Pigalle lé secret de toutes ces nouvelles; je savais bien
qu'elles seraient prises en mauvaise part à Ferney ; mais
il faut que quelque maladroit ait fait compliment au pa-
triardhe sur son embonpoint , car voici la lettre que je
viens d'en recevoir.
De Ferney , le 10 juillet 1770.
a Mon cher prophète, M, Pigalle, quoique le meilleur
homme du monde, mç calomnie étrangement; il va di-
sant que je me porte bien, et que je suis gra? comme
un moine. Je m'efibl^çais d'être gai devant lui , et d'enfler
les muscles buccinateurs pour lui faire ma cour.
r( Jean-Jacques est plus enflé que moi, mais c'est d'à-'
mour-propre. Il a eu soin qu'on mît dans plusieurs ga-
zettes qu'il a souscrit pour cette statue deux louis d'or.
Mes parens et mes amis prétendent qu'on ne doit point
accepter son offrande.
« Je vous prie de me dire si vous avez lu le Système de
la Nature , et si oh le trouve à Paris. Il y a des cha
pitres qui me paraissent bien faits, d'autres qui me sem-
blent bien longs, et quelques-uns que je ne crois pas
assez méthodiques. Si l'ouvrage eût été plus serré , il
aurait fait un effet terrible ; mais tel qu'il est , il eh a
fait beaucoup. Il est bien plus éloquent que Spinosa;
mais Spinosa a un grand avantage sur lui, e'est qu'il
admet une intelligence dans la nature , à l'exemple de
toute l'antiquité^ et que notre homme suppose que
l'intelligence est un effet du mouvement et des combi-
naisons de la matière, ce qui n'est pas trop compréhen-
sible. J'ai une grande curiosité de savoir ce qu'on en
pense à Paris ; vous qui êtes prophète , vous en pourrez
dire des nouvelles mieux que personne.
/
a6 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,
« Ne m'oubliez pas auprès de ma philosophe (i) et de
vos aitiis. »
J.-J. Rousseau, dont la souscription n^a pas fait au
patriarche tout' le plaisir imaginable , e^t à Paris dfepuis
environ un mbis avec sa gouvernante, m^dfeitioiselle
Le Vasseur , dont îl a enfin fait sa femme. Il a quitté la
casaque arménienne et repris l'habit français, on a fait
à cette occasion un conte impertinent , qui calomnie la
vertu de madame Jean-Jacques,. et encore plus le goût
de celui qui aurait péché avec elle. On prétend que son
mari l'ayant surprise in flagrante avec un moine , quitta
l'habit arménien sur-le-champ, disant qu'il avait voulu
se distinguer jusqu'à présent à l'extérieur des autres, ne
se croyant pas uu' homme ordinaire; mais qu'il voyait
bien qu'il s'était trompé, et qu'il était dans* la classe
commune. Je crois que l'espérance de revenir à Paris
a eu plus de part à ce changement d'habit que les fre-
daines de madame Rousseau* On n'aurait jamais obtenu
la permission de reparaître ici pour l'Arménien , mais
on a déterminé M. le procureur-général à laisser Jean-
Jacques en habit français à Paris. La seule condition que
ce magistrat ait exigée , c'est de ne plus écrire , ou du
moins de ne rien faire imprimer. Le retour de cet
homme singulier dans une ville où il a passé la plus
grande partie de sa vie, et qui seule lui convient dans
l'univers, a fourni pendant quelques jours un sujet de
conversation à Paris. Il s'est montré plusieurs fois au
café de la Régence, sur la place du Palais-Royal; sa
présence y a attiré une foule prodigieuse, et la populace
s'est même attroupée sur la place pour le voir passer.
On demandait à la moitié de celte populace ce qu'elle
(i) Mailunio d'Épinay.
1 5 JUILLET 1770. 2^7
faisait là ; elle répondait que c'était pour voir Jean^Ja^cques.
On lui demandait ce que c'était que Jean-Jaoques; elle
répondait qu'elle n'en savait rien, mais qu'il allait passer.
On fit cesser cette représentation , en exhortant M. Rous-
seau à ne plus paraître ni à ce café , ni dans aucun autre
lieu public; et, depuis ce temps-là, il s'est tenu plus
retiré. £a effet, il suffirait d'une manvaise feete parmi
nos seigneui*s les eonseillers des enqu^es et requêtes
pouv le dénoncer, et obliger le procureur -'général de
poursuivre le décret de prise de corps qui subsiste tou-
jouirs , ce qui forcerait le pauvre Jean** Jacques, à s'éloi-
gaer de nouveaux; maiis en^ évitant la trop grande puhli*
cité, il ne sara pas dans» ce* cas-là. Il va d?atlleurs* beau-
coup dans le monde,, chez les belles daines : it a déposé
sa peau: d'ours avec l'habit arménien , et il est redevenu
galant et doucereux. Il va souper aussi chez Sophie .Ar-
nould , avec l'élite des petits-maîtres- et des talons rouges,
et ii paraît que c'est Rulhière qu'il a choisi pour con-
ducteur. Quant au métier, ayant renoncé w celui des
lettres jusqu'à nouvel ordre, il a repris la' profession dé
copiste de musique ; il convient qu'il a été' mauvais co-
piste autrefois,, parce que, dîlril, il avait alors la manie
de composer des livres; mais^ actuellement qu'il est re-
venu dans son bon sens, il pré.tend- n'avoir pas son pa^
rail'; il' lui faut , dit-il encore j gagner quinze cents livres
par an. avec ses copies pour être à son aise. Il a reçu
chez, luffi ta visite de plusieurs curieux. De ce nombre
est M. le prince de Teigne,- des Pays-Bas, qui passe pour
avoir de l'esprit et pour être aimable (i). Quelques jours
après sa visite, il écrivit à M. Rousseau la lettre que
*
(i) On trouve à la fin du tome X des Œuvres du prince Ligne Mes Con-
versations avec Jean-Jacques*
28 CORRESPOND ilLlVGE LITTÉRAIRE,
VOUS allez lire , mais qui n'a pas eu de succès à Paris ,
parce qu'où n'y a pas trouvé assez de naturel /et que la
prétention à l'esprit est une maladie dont on ne relève
pas en ce pays.
Lettre à M. Rousseau.
a Je suis, Monsieur, celui qui a été vous voir l'autre
jour. Je n'y retourne pas, quoique je m'en meure d'en-
vie ; mais vous n'aimez ni les empressés ni les empres-
semens.
(c Pensez à ce que je vous ai proposé. On ne sait pas
lire dans num pays ; vous île serez ni admiré ni persécuté.
a Vous aurez la clef de mes livres et de mes jardins.
Vous m'y verrez ou vous ne m'y verrez pas. Vous y aurez
une très-petite maison de campagne à vous seul^ à un
quart de lieue de la mienne. Vous y planterez , vous y
sèmerez , vous en ferez tout ce que vous voudrez.
a Jean-Baptiste (i) et son esprit sont venus mourir en
Flandœ ; mais il ne faisait que des vers : que Jean-Jacques
et son génie viennent y vivre. Que ce soit chez moi, ou
plutôt chez lui, que vous continuiez vitam impend&x
vero (2). Si vous voulez encore plus de liberté, j'ai un
très-petit coin de terre qui ne dépend de personne; mais
le ciel y est beau, l'air y çst pur, et ce n'est qu'à quatre-
vingts lieues d'ici. Je n'y ai point d'archevêque ni de par-
lement, mais j'y ai les meilleurs moutons du monde.
(c J'ai des mouches à miel à l'autre habitation que je
vous offre! Si vous les aimez, je les y laisserai; si vous
ne les aimez pas, je les transporterai ailleurs: leur répu-
blique vous traitera mieux que celle de Genève à qui
(i) Jean-Baptisle Rousseau.
(a) Devise adoptée par Jean- Jacques.
1 5 JUILLET 1770. an
vous avez fait tant d'honneur , et à qui vous auriez fait
du bien.
« Comme vous je n'aime ni les trônes ni les domina-
tions : vous ne régnez sur personne, mais personne ne
régnera sur vous. Si vous acceptez mes offres, Monsieur,
j'irai vous chercher et vous conduire moi-même au
Temple de la Vertu : ce sera le nom de votre demeure,
mais nous ne l'appellerons pas comme cela : j'épargnerai
à votre modestie tous les triomphes que vous méritez*
a Si tout cela ne vous convient pas , prenez , Monsieur,
que je n'ai rien dit. Je ne vous verrai pas, mais je. con-
tinuerai à vous lire et à vous admirer sans vous le dire. x>
M. d'Arnaud vient de nous gratifier d'une j4nne Bell,
histoire anglaise^ ornée d'une estampe et de deux vi-
gnettes. J'ai fait vœu, pour bonnes raisons, de ne plus
lire aucun des petits romans de M. Baculard d'Arnaud;
je ne saurais renoncer à mon vœu pour les beaux yeux
de miss Bell , dont ceux qui ont fait connaissance avec
elle se sont permis de dire beaucoup de mal.
V École du Monde ^ à F usage des jeunes gens de F un
et Vautre sexe; deux parties faisant 358 pages (i). Je
ne sais quel est ce maître d'école qui tient classe pour
le monde entier des deux sexes. Il apprend à l'un d'obéir
à Dieu et au roi; à l'autre d'être riche, non en écus,
mais en vertus, et il vous donne toute sa science pour
les deux tiers d'un petit écu.
Les Deux Frères ^ histoire morale; brochure de cent
trente et quelques pages (a). C'est de la chevalerie avec
(i) iD-xa; par Boisminon.
(a) Barbier, n° 36o7 ^^ ^^ seconde édition du Dictionnaire des Anonjrmes,
pense que ce livre est de J. M. J. de Cursay, et qu'il avait paru en 1761 sous
le litre des Deux frères Angevins.
3o CORRESPOirSAirCSE ' LITTERAIRE y
une préface en vers^ où le soiiil>re Baculard et les angio-
mânes sont fort maltraités. Nos petits auteurs se parta-
gent: aujourd'hui en deux brigades; Tune tient pour
l'horreur, l'autre pour la gaieté ; elles réussissent à peu
près également dans leurs entr^rises : la brigade sombre
fait souvent rire, et la brigade gaie fiiit souvent bâiller.
Lettres variées de mademoiselle de Saint-FUts à ma--
dame de Rockelj par madame de M*** ; deux parties
in-ia. Je ne connais pas ce nouvel auteur femelle , qui
s'est mis en tête d'imiter madame Riccoboni. Ah! oui,
je t'imite!
Le succès étonnant de la Lettre à madame la Com-
tesse Tation{i) n'a pas manqué d'exciter une noble ému-
lation entre les faiseurs àe pointes , et Tun de ces hommes
d^ génie a publié une Réponse de madame la Comtesse
Tation à la Lettre dû sieur de Bois* Flotté y étudiant en
droit-fil. Laissons là ces platitudes détestables , en rou-
gissant de l'attention que le public a daigné y faire pen-
dant quelque temps. Mais il est écrit que je ne me tirerai
jamais des charades. Ne voilà<>t-il pas M. le chevalier de
Boufflers qui s'avise d'en faire une en prose ? On ne peut
supprimer ce que fait M. le chevalier de Boufflers, parce
que ses folies ain^ables ont un caractère original et dis-
tingué. Transcrivons donc la charade de M. le chevalier
de Boufflers.
Logogriphe en forme de charade adressé à une jolie
femme.
Vous avez , Madame , la première partie ; j'ai la seconde.
Si vous n'aviez pas la première, je n'aurais pas la se-
conde. ,
(i) Voir tom. VI, p. 396.
i5iiJiixET 1770. 3l
Si K'Ous saviez à quel point j'ai la seconde , vous m'ac-
Gord^riez le tout.
Si vous m'accordiez le tout, vous ne poumez me
refuser la première partie.
Si j'avais la première je ne cesserais d'avoir la seconde,
et je n'aurais plus rien à désirer.
Je dois vous dire, pour que vous entendiez mon logo-
gpîphe, que la seconde partie est sûrement plus grande
ea moi que la première ne l'est en vous , et que parmi
les personnes plus intimement liées entre elles que je '
n'ai le bonheur de l'être avec vous, la seconde partie
diminue à mesure que la première augmente. Il faut aussi
que vous sachiez qu'on ne sent pas communément la
seconde partie quand la première n'a pas lieu. Il faut
cependant excepter un petit nombre de personnes dont
l'attachement est si fort au-dessus du préjugé que, quoi-
que ennemis jurés de cette première partie, vous pour-
riez faire nattre en eux la seconde, pour peu que vous
voulussiez vous y prêter, quand même vous n'auriez pas
la première. Cest un mérite bien rare parmi les per-
sonnes qui possèdent cette première partie.
Vous serez peut-être fâchée contre moi. Madame^ si
vous devinez le mot de mon logogriphe : cette première
partie, qui lait toute mon ambition, le rend bien facile;
maïs j'espère que votre colère n'aura plus lieu lorsque
vous voudrez bien vous rappeler que mon respect et mon
tendre attachement méritent quelque compassioiv
Et moi, après avoir transcrit cette charade mons-
trueuse et m'être rendu complice du crime de l'auteur,
qu'ai-je à espérer ? et que deviendrais-je si ces feuilles
tombaient entre les mains de quelques dames, et qu'elles
32 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
entrevissent seulement le mot de la ch^ade, malgré les
difficultés de quelques grammairiens rigides sur je ne
sais quel changement de lettre? Si du moins le chevalier
de Boufflers était encore abbé , il n'y aurait rien à lui
dire. Lorsqu'il fut au séminaire de Saint-Sulpice pour se
préparer à lepiscopat, auquel il renonça ensuite pour la
croix de Malte, il fît, outre le conte charmant que tout
le monde connaît, le rébus suivant, qui est bon à con-
server :
L. n. n. e. o, p. y. 1. i. a. 1. 1. 1. i. a. m. e. 1. i. a. e. t.m.
e. Ki.a. r. i. t. l.i. a. v. q. 1. i. e. d. c. d. a. c. a. g. a.c. k. c.
Il prétendait qu'en prononçant ces lettres de suite ,
comme il les avait écrites, elles donnaient distinctement
ces mots :
« Hélène est née au pays grec; elle y a télé; elle y a
aimé ; elle y a été aimée ; elle y a hérité ; elle y a vécu ;
elle y est décédée, assez âgée, asse;ç cassée. »
Je dis que cette facétie est bonne à conserver , parce
qu'elle peut prouver une chose dont l'auteur ne se doutait
point, la surdité et la cacophonie inhérentes à la langue
française. Je défie qu'on fasse une pareille plaisanterie en
italien ; aussi est-il bien plus difficile d'être harmonieux,
élégant, gracieux, en un mot écrivain séduisant en fran-
çais que dans aucune autre langue, et l'Hélène dç M. le
chevalier de Boufflers peut nous apprendre le cas qu'il
faut faire d'un Voltaire.
Il faut épuiser le porte - feuille du chevalier puisque
nous y sommes. Ayant trouvé, il y a quelque temps, à
sa toilette, une vieille fille (mademoiselle de Bagarotti,
Italienne ) occupée à se rafraîchir le teint avec des blancs
d'œufs frais, il fit les couplets suivans :
l5 JUILLET 1770. 33
CHANSOIC IMPROMPTU.
Air : O ma tendre musette.
Gens de Paris, vous êtes
Sans esprit , sans attraits :
Jamais sur vos toilettes
Vous n'avet mis d'œufs frais-
Voyez Mademoiselle ,
Qui ne manqua jamais
D'ôtec y pour être belle ,
La vie à six poulets.
Tous les jours ses gros charmes
Sont armés d'un couteau ;
Le poulailler en larmes
La prend pour son bourreau.
La fille d'un air ferme
Met les oeufs en éclats :
Elle y trouve le germe
De cent nouveaux appas.
D'une action si dure
La poule en vain se plaint ;
£n vain le coq murmure
Du besoin de son teint.
Plus fraîche que l'aurore ,
La vierge s'embellit 4
La poule gronde encore ,
Mais le coq applaudit.
M. Després , architecte et professeur de dessin à l'É-
cole militaire^ ayant dédié au patriarche le Projet dun
Temple funéraire destiné à honorer les cendres des rois
et des grands hommes , oui^ra^e couronné en 1 766 par
t Académie royale d Architecture ^ le patriarche a ré-
ToM. VIL 3
34 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
pondu à Vhommage de M. Després par la lettre que vous
allez lire.
Lettre de M. de Voltaire,
De Ferney , le 6 juillet 1770.
Si je n'avais point essuyé, Monsieur, un violent
accès d'une maladie à laquelle ma vieillesse est sujette ,
je vous aurais assurément remercié plus tôt de l'honneur
que vous me faites. M. Pigalle était prêt à partir de ma
petite retraite lorsque votre beau présent arriva. Ce
grand artiste lui donna l'approbation la plus complète.
M. Hennin , résident de France à Genève , un des meil-
leurs connaisseurs que nous ayons, en fut enchanté, et
moi j'eus la vanité de vouloir être enterré au plus vite
dans ce beau monument. Je me flatte pourtant que vous
vous occuperez plus à loger les vivans que les morts. Je
suis un peu architecte aussi ; j'ai bâti la maison dans la-
quelle je finis mes jours. Je voudrais vous voir construire
une salle de spectacle ou un hôtel-de-ville; alors j'aurais
autant d'envie de vous aller féliciter à Paris que j'en ai
d'être éloigné d'une ville où tout un peuple s'écrase et
se tue pour aller voir des bouts de chandelles sur un
rempart (i).
J'ai l'honneur d'être, avec toute l'estime et la recon-
naissance que je vous dois, etc.
. M. Patte a parfaitement atteint le but qu'il s'était
proposé en attaqujint M. Soufflot sur la soUdilé de sa cou-
pole de Sainte-Geneviève (a); il a fait quelque bruit, il
a inquiété l'architecte à qui il eu veut, parce qu'il en a
(i) Allusion aux accidens arrivés au mariage du Dauphin.
(a) Voir précédemment page 445.
l5 JUILLET 1770. 35
été désobligé dans je ne sais plus quelle circonstance; il
s'est attiré une foule de réponses dans lesqueUie3 les in*
jures ne lui ont pas été épargnées : tout va le mieux du
monde pour M. Patte. Il a paru une Lettre du réuérend
père Radical^ remplie de mauvaises pointes. Il a paru
une Lettre d'un graveur en architecture à son confrère
Patte y pour faire sentir à celui-ci que, pour dessiner et
graver des morceaux d'archi lecture ^ on n'est pas archi-
tecte. Ce qui a été dit de mieux sur cette querelle, c'est
qu'il fallait laisser dire Patte et laisser faire Soufflot.
Mais il fallait donc que Soufflot ne se mît pas à dire aussi
ni à remplir les Mercures àe défis, de gageures, de ré-
ponses de toute espèce. Patte ne voulait que cela , et c'est
tout ce qu'il se proposait de gagner dans ce procès.
N'ayez pas peur qu'il soit assez sol d'accepter le défi de
Soufflot. Il se soucie bien que la coupole de Sainte-Ge-
neviève se fasse qu non ; qu'elle soit solide ou non : il
voulait importuner, chagriner, tourmenter Soufflot. Il
y a une douzaine d'années que M. Patte, congédié par
les libraires de V Encyclopédie^ voulut aussi se venger
d'eux, et imprima dans les feuilles de Fréron que les
auteurs de Y Encyclopédie n'avaient d'autres planches
que celles qu'ils avaient volées à M. de Réaumur, Cet
académicien était mort, et avait légué toutes ses planches
à l'Académie des Sciences. Les libraires de VEncyclo-
pédie s'adressèrent à l'Académie, et l'obligèi^ent de nom-
mer des commissaires 'pour comparer les dessins non
encore publiés de \ Encyclopédie avec les planches de
Réaumur. Les commissaires déclarèrent, examen fait,
que tous les dessins destinés à X Encyclopédie étaient
originaux, et qu'il n'y avait pas une seule planche de
copiée d'après Réaumur. Patte fut obligé d'insérer dans
36 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
les feuilles de Frëron une lettre par laquelle il déclarait
qu'il avait menti au pubKc.
/lOUT.
Paris , i5aoûl 1770.
Le Satirique ou V Homme dangereux^ de Palissot,
n'ayant pas obtenu l'agrément de la police pour être
joué (i), les Comédiens Français ont demandé bien vite
à M. Lemierre une tragédie qu'il leur avait lue quelque
temps auparavant; et, espérai^t tout de son succès, ils se
sont dépêchés de la mettre sur la scène. Cette tragédie,
intitulée la Veiwe du Malabar^ a eu sa première repré-
sentation le 3o du mois dernier^ et, après avoir paru six
fois devant un auditoire peu nombreux , elle est déjà
aujourd'hui au nombre des pièces oubliées.
Le poète a voulu attaquer par sa tragédie l'usage
étrange et barbare qui ordonne aux veuves du Malabar
et des autres contrées de l'Asie où la religion de Brama
est en vigueur, de se jeter dans le bûcher consacré aux
funérailles de leurs époux. M. Lemierre a remarqué que
chaque tragédie de M. de Voltaire avait quelque but
philosophique : il a voulu l'imiter en cela ; le but qu'il
s'est proposé est grand , il ne lui a manqué que la force
d'y atteindre. La pièce n'a d'autre fondement historique
que la coutume qui fait aux veuves un devoir de ne pas
survivre à leurs époux , et de se brûler sur leurs cendres;
toute la fable est d'ailleurs de l'imagination du poète ,
(i) Voir lom. VI, p. 469 et suiv.
I 5 AOUT I77Q. 37
suivant l'usage qui s'est introduit de nos jourjs sur la
scène française, et qui n'a pas peu contribue à la changer
en un jeu de marionnettes.
Vous voyez que l'auteur de la Veui^e du Malabar a
pris à M. Fontanelle, auteur d'une certaine Ericie\i)j
vestale, son souterrain qu'il était bon de lui laisser; et
que l'opéra de la Reine de Golconde lui a aussi fourni
quelques idées. M4 Lemierre a de la chaleur. S'il avait
assez de géaie pour inventer une fable , il aurait bien le
talent de la disposer naturellement et de la conduire.
Sa marche, eu général, est simple, précise et sans effort;
mais, ce qu'il fait marcher et cheminer vers le dénoue*
m.ent est d'une faiblesse et d'une absurdité insignes. L'i-
gnorance ajoute encore à ces vices. Il se propose de
mettre sur la scène cet usage si célèbre des veuvçs asia-
tiques de se brûler sur le corps de leurs époux, usage
qui devient tous les jours plus rare en Asie, comme celui
des sacremens en France, et il ne lui vi^n.t point enjtête
d'étudier les mœurs de ces peuples, de consulter les
voyageurs, de rechercher ceux de nos officiers qui ont
e.u occasion de voir cette horrible, cérémonie. Ils lui au-
raient appris, les précautions que les Indiens prennent
pour qu'aucun !l^uropéen n'approche de la victime, que
le simple attouchement d'un, blanc ferait regarder comme
souillée et indigne de se jeXer dans le bûcher de son
époux. L'ignorance de. ce seul fait renvoie sa pi^çe aM
jeu des marionnettes..
M. Lemierre est un hpnnête garçon ; c'est aussi up des
poètes les plus heureux : il est toujours content du pu-
blic, et se voit toujours en succès. Sa pièce tombe dans
les règles; à. la quatrième représentation il i^'y a personne
(i) Voir to.m. V, p. 379^
38 COBRESPONBANCE LITTI^RAIRE,
dans la salle ; M. Lemieire arrive à l'orchestre, porte la
vue de tous côtés dans cette vaste solitude j et s'écrie r
Belle chambrée (Tétél II va chez Mole peu de jours avant
la première représentation , il veut faire quelques correc-
tions à son rôle, et lui demande une plume. « Votre
plume n'écrit point, dit-il à Mole. -*- Que ne prenez-
vous celle dé Racine? lui répondit Mole.'—* Elle ne
m'irait point, dit Lemierre; Racine est plus harmonieux
que moi , j'en conviens ; mais j'ai l'expression plus éner-
gique et plus propre. — Oui, réplique Mole, vous m'avez
fait là un rôle bien propre. » Lemierre disait il y a quel-
que temps, de la meilleure foi du monde: « On parle
toujours de Diderot et de d'Alembert; qù'ont-ils donc
fait? Moi, j'ai du bien au soleil : j'ai mon poëme sur la
Peinture j j'ai mon Hjrpermnestre, j'ai mon Gmllaume-
Tell:.,. » Et toute la kyrielle des tragédies tombées à qui
il a trouvé de bonne foi de bons succès d'été. Il ne sait pas
qu'on peut avoir beaucoup de ces biens au soleil dans
Paris , et coucher auprès.
Sd Majesté le roi de Prusse ayant laissé à M. d'Alem*-
bert le soiù de fixer sa souscription pour la statue à élever
à Voltaire, M. d'Alembert lui a répondu : UnécUj Sire y
et votre nom (r). On en pourrait dire autant à tous les
souverains dont' le nom auguste honorerait et consacre^
rait cette entreprise à l'immortalité. On sait bien qu'ils
peuvent ordonner et payer line statue sans se ruiner;
mais s'associer pour ce tribut avec ceux qui l'ont imaginé,
permettre que leur nom soit confondu avec celui de
simples citoyens dans un homtnage rendu à l'homme du
siècle qui a le mieux mérité de l'humanité, c'est accoi*-
(i) Lettre de d'Alembert au roi de Prusse, du xa aodt 1770.
'1 5 AOUT 1 7 70. 39
der aux lettres , à la philosophie , à la vertu le plus noble
encouragement qu'elles aient jamais reçu. A Paris M. le
maréchal de Richelieu a été le premier à demahder d'êfre
admis à la cour des pairs, pour concourir à cette entré-
prise. Il envoya cinquante louis à l'abbé Kaynâl^ comte
et pair en la cour, pour plusieurs ouvrages. Ce pair
ecclésiastique fit prier M. le maréchal de vouloir bien se
rapprocher des souscriptions de ses coassociés par une
somme' moins forte. En conséquence , le mai^échal la ré-
duisit à vingt louis. Quoique le secret des délibérations
de la cour doive être inviolablement gardé , je veux bien
convenir que, lorsque cette affaire fut proposée, un de
messieurs f c'était peut-être moi ) fut de l'avis d'un arrêté
portant en substance que la cour, suffîsamnient garnie
de pairs, avant de faire droit sur la requête de moudit
seigneur le maréchal de Richelieu, kvait préalablement
ordonné que l'iutendant ou homme d'affaires dudit sei-
gneur eût à comparaître devant elle pour être ouï, à
l'effet de savoir si la rente viagère due par mondit sei-
gneur maréchal à messire de Voltaire, seigneur de
Ferney et autres lieux , patriarche in petto de Constan-
tinople, sous la dyiiastie de Catherine II, glorieusement
régnante, et chef des jSdèles de la nouvelle loi ( laquelle
rente aucuns disaient être due et en retard depuis nom-
bre d'années ) , était fidèlement et exactement acquittée;
et serait ledit intendant somme de justifier son dire, en
rapportant des quittances eu due et bonne forme de
mondit seigneur de Voltaire, Ferney et autres lieux. Cet
arrêté n'a pas été mis en délibération. La cour a aussi
sursis à délibérer sur l'endroit oii la statue de mondit
seigneur patriarche doit être placée, j'ai dit ^ue le théâtre
de la Comédie Française étant un des temples d'où les
4o CORRESPONDANCE LITTERAIRE 9
leçons et les oracles dudit seigneur patriarche avaient
retenti dans toute l'Europe, sa statue pouvait être offerte
à MM. les Comédiens ordinaires du roi j pour être placée
et exposée à la vénération des fidèles dans la nouvelle
salle qu'ils projettent de bâtir. J ai ajouté qu'on pouvait
faite beaucoup mieux, en faisant exécuter la statue en
bronze, et la plaçant sous la statue équestre de Henri lY,
érigée sur le Pont-Neuf. Cette idée me paraissait d'autant
moins à dédaigner, qu'en donnant à la tête et aux yeux
du modèle fait par M. Pigalle.la direction vers ce meil-
leur roi de la France , le chantre fixerait son héros avec
un regard plein de feu et d'enthousiasme , et qu'au sur-
plus saint Jean se trouvait de droit sous la croix de son
divin maître. I^a cour s'est contentée de hausser les
épaules, et a déclaré avoir ses raisons pour persister,
quant à présent, dans son refus de délibérer sur le fond
de cette question. En attendant , l'Académie Française
a cru devoir s'attribuer l'approbation que le roi de Prusse
donne ici manifestement à la cour des pairs , à qui seule
appartient l'honneur du projet, et dont la moitié au
moins ne sont pas membres de ce corps. M. d'Alembert
ayant communiqué la lettre du roi à quelques-uns des
Quarante , ses confrères , ils ont fait demander par lui l'a-
grément de Sa Majesté de faire inscrire cette lettre dans
les registres de l'Académie, comme un monument glo-
rieux pour le corps des gens de lettres. Il est vrai que la
cour des pairs s'étant érigée elle-même de sa pleine puis-
sance, autorité et science certaine, elle ne s'est point
encore créé des registres , mais si Sa Majesté consent à
la publication de sa lettre, elle sera certainement con-
servée dans les fastes de l'immortalité.
Tandis que tout conspire à payer au patriarche, de
i5 AOUT 1770, 4*
son vivant y le tribut d'admiration que les grands hom-
mes n'obtiennent ordinairement qu'après leur mort y il
est dans la règle que l'envie frémisse^ et que la jalousie
se déchaîne. On a répandu ces jours derniers l'épigramme
suivante; mais on n'a pu savoir le nom de l'enragé qui
l'a composée.
Un jeune homme bouillant invectivait Voltaire.
« Quoi , disait-il , emporté par son feu ,
Quoi, cet esprit immonde a l'encens de la terre !
Cet infâme Arcliiloque-«st l'ouvrage d'un dieu!
De vice et de talent quel monstrueux mélange !
Son ame est un rayon qui s'éteint dans la fange.
Il est tout à la fois et tyran et bourreau.
Sa dent d'un même coup empoisonne et déchire ;
Il inonde de fiel les bords de son tombeau ,
Et sa chaleur n'est plus qu'un féroce délire. »
Un vieiUard i'écoutait sans paraître étonné,
(c Tout est bien , lui dit-il ; ce mortel qui te blesse ,
Jeune homme , du ciel même atteste la sagesse :
S'il n'avait pas écrit , il eût assassiné (i). »
Cette épigramme a eu le sort de toutes les atrocités ;
l'horreur en est retombée sur l'auteur qui n'a pas osé se
faire connaître. Son esprit est aussi faux que son ame est
féroce; car, pour attester la sagesse du ciel , il serait bien
plus convenable qu'un empoisonneur public ne fût qu'un
assassin. Ce dernier n'est funeste qu'à quelques individus,
et la terre en est bientôt purgée , au lieu que l'autre cor-
rompt et détruit la race entière, et que les effets de son
poison subsistent même après lui. Il y a des pays policés
où , pour attester la sagesse des lois , de telles épigrammes
mènent aux honneurs du carcan.
(i) Les Mémoires secrets de Bachaumout, à la date du 27 juillet 1770 ,
attribuent cette épigramme à Dorât ; nous ignorons quel en est Tauteur. Mais à
i^ CORRESPOITDAJrCE LITTÉRAIRE,
M. de La Harpe, dont le caractère moral n'est pas
encore à l'abri des attaques, et qui a trop d'ennemis pour
ne s'en être pas attiré quelques-uns par sa faute, doit à
la. Veuve du Malabar l'épigramme suivante :
Je suis assez content, disait un petit-maître
En entrant au foyer : sait-on quel est l'auteur ?
Le froid La Harpe alors dit d'un ton de docteur :
A ses vers durs et secs peut^n le méconnaître?
C'est Lemierre. — Passons, répond un amatçur
Qui n'avait jamais vu l'un ni ^autre visage \
Mais convenez aussi qu'au plan , à la chaleur
Aux traits d'humanité répandus dans l'ouvrage ,
On^ n'a pas reconnu La Harpe ni son cœur.
OnafaitpourM. PârisDuverney, qui vient de mou-
rir , l'épitaphe suivante :
^ Ci-gît ce citoyen utile et respectable ,
Dont le souverain bien était de dominer ;
Que Dieu \m\ donne enfin le repos désirable,
Qu'il ne voulut jamais ni prendre , ni donner.
M. Duvemey est le dernier des trois frères Paris, qui ,
de l'état le plus obscur, se sont élevés à une fortune
éclatante. L'aîné leçt mort depuis long-temps. M. de Mont-
martel le cadet l'a suivi il y a quelques années; Duverney
était , je crois, le second des trois frères (i). Il fut mis à
la Bastille sous le ministère de M. le duc, si je ne me
trompe. Il eut par la suite la direction générale des vivres
des troupes du roi , qu'il garda pendant toute la guerre
coup sdr, elle n'est pas de celui qui répondait avec tant d*aménité aux épi-
grammes qu'il croyait lancées contre lui par Voltaire. Voir t. V, p. 387, note.
(x) Voir V Histoire d^ MM, Paru, ouvrage dans lequel on montre commeni
uu royaume peut passer , dans Tespace de cinq années, de Tétat le plus défilo-
rable à l'étal le plus florissant; par M. de L*** (de Luchel), aBcien officier
de cavalerie ; 1776, in - 8 " .
l5 AOUT 1743. 43
de 1741 9 6^ <iui lui valut une fortune immense^ Il est
aussi l'auteur de la grande fortune de M. de Voltaire ^ à
qui il donna un intérêt dans les vivres pendant cette
guerre; il en résulta des sommes considérables^ et le
bienfaiteur fut souvent cité comme un. homme d'Etat
dans les ouvrages <de son obligé. C'est assez notre usage
de regarder nos directeurs de vivres comme les hommes
les plus essentiels aux opérations d'une campagne , et
comme les citoyens les plus respectables. Tout ce qu'il
y a de plus sûr , c'est que ces citoyens désintéressés ac-
quièrent des richesses immenses au service de l'État ^ à
qui ils coûtent bien cher. M. de Montmartel faisait la
banque pour le roi , tandis que son frère présidait à la
direction des vivres^ et jouissait dans le commerce d'un
crédit sans bornes et d'une très-haute considération. C'est
que ces frères avaient le bon esprit d'enrichir presque
tous oeux qui les servaient avec quelque zèle; il y a une
infinité de maisons debanque en Europe qui doivent leur
fortune à Moiitmartel ; cela fait des partisans. Son succes-
seur^ La Borde , n'a pas suivi le même système ^ il a gardé
pour lui tous les profits; il est vrai qu'il a fait une fortune
infiniment plus rapide y mais son < nom n'aura jamais
dans le commerce le poids et la vénération de celui de
Monlcmartel. Après la paix de 1.748, Duverney donna à
madame- de Pompadour le projet de l'Ecole royale mili-
taire, qui fut adopté. Il a conservé jusqu'à sa mort l'in-
spection et l'intendance générale de cet établissement;
son gouvernement était orageux et sujet à des révolutions.
Homme de tête, sans beaucoup d'étendue /il avait un de
ces caractères dont on peut dire , avec une égale vérité ^
beaucoup de bien et beaucoup de mal. Au commence-
ment de la guerre de 1756 il s'était entêté d'un fusil
44 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
tirant je ne sais combien de coups par minute; il voyaii
le salut de la France au bout de son fusil, et ma foi , il y
est resté. Duverney est mort dans un âge très-avancé.
Nous venons de perdre le créateur de la chimie en
France. Guillaume-François Rouelle, apothicaire, dé-
monstrateur eu chimie au Jardin du Roi , des Académies
royales des Sciences de Paris et de Stockholm, est mort
au commencement de ce mois, après une maladie longue
et douloureuse. Rouelle était un homme de génie sans
culture ; avant lui on ne connaissait en France que les
principes de Lémery : c'est lui qui introduisit la chimie
de Sthal, et fit connaître ici cette science dont on ne se
doutait point j et qu'une foule de grands hommes ont
portée en Allemagne à un haut degré de perfection»
Rouelle ne les savait pas tous lire; mais son instinct était
ordinairement aussi fort, que leur science. Il doit donc
être regardé comme le fondateur de la chimie en France;
et cependant son nom passera , parce qu'il n'a jamais rien
écrit, et que ceux qui ont écrit de notre temps des our
vrages estimables sur cette science, et qui soat tous
sortis de son école, n'ont jamais rendu à leur maître
l'hommage qu'ils lui devaient; ils ont trouvé plus court
de prendre, sur le compte de leur propre sagacité, les
principes et les découvertes qu'ils tenaient de leur maître:
aussi Rouelle était-il brouillé avec tous ceux de ses dis-
ciples qui ont écrit sur la chimie. Il se vengeait de leur
ingratitude par les injures dont il les accablait dans ses
cours publics et particuliers ; et l'on savait d'avance qu'à
telle leçon il y aurait le portrait de Malouin , à telle autre ,
le portrait deMacquer,habillés de toutes pièces. C'étaient ,
selon lui, des ignorantins, des barbiers, des fraters, de^
l5 AOUT 1770. ' 45
plagiaires. Ce dernier terme avait pris dans son esprit
une signification sr odieuse , qu'il l'appliquait aux plus
grands criminels ; et pour exprimer, par exemple , l'hor-
reur que lui faisait Damien, il disait que c'était un pla-
giaire, li'indignation des plagiats qu'il avait soufferts dé-
généra enfin en manie, il se voyait toujours pillé; et
lorsqu'on traduisait des ouvrages de Pott ou de Lehmann
ou de quelque autre grand chimiste d'Allemagne, et
qu'il y trouvait des idées analogues aux siennes, il pré-
tendait avoir été volé par ces gens-là. Rouelle était d'une
pétulance extrême ; ses idées étaient embrouillées et sans
netteté , et il fallait un bon esprit pour le suivre et pour
mettre dans ses leçons de l'ordre et de la précision. Il ne
savait pas écrire; il parlait avec la plus grande véhé-
mence, mais sans correction ni clarté, et il avait coutume
de dire qu'il n'était pas de l'académie du beau psrlage.
Avec tous ces défauts , ses vues étaient toujours profondes
et d'un homme de génie; mais il cherchait à les dérober
à la connaissance de ses auditeurs autant que son naturel
pétulant pouvait le comporter. Ordinairement il expli-
quait ses idées fort au long; et quand il avait tout dit ,
il ajoutait : Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis
à personne. Souvent un de ses élèves se levait et lui ré-
pétait à l'oreille ce qu'il venait de dire tout haut: alors
Rouelle croyait que l'élève avait découvert son arcane
par sa propre sagacité, et le priait de ne pas divulguer
ce qu'il venait de dire à deux cents personnes. Il avait une
si grande habitude à s'aliéner la tête, que les objets ex-*
térieurs n'existaient pas pour lui. Il se démenait comme
un énergumène en parlant sur sa chaise, se renversait,
se cognait, donnait des coups de pied à son voisin, lui
déchirait ses manchettes sans en rien savoir. Un jour, se
46 CORRESPONDANCE LITTI^RAIRE,
trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et
parlant avec sa* vivacité ordinaire, il défait sa jarretière,
tire^on bas sur son soulier, se gra1:te la jambe pendant
quelque temps de ses deux mains, remet ensuite son bas
et sa jarretière, et continue sa conversation isans avoir le
moindre soupçon de ce qu'il venait de faire. Dans ses
cours, il avait ordinairement pour aides son frère et son
neveu pour faire les expériences sous les yeux de ses au-
diteurs : ces aides ne s'y trouvaient pas toujours ; Rouelle
criait : Neueu! éternel nei^eul Et l'éternel neveu ne venant
point, il s'en allait lui-même dans les arrière-pièces de
son laboratoire^ chercher les vases dont il avait besoin.
Pendant cette opération, il continuait toujours la leçon
comme s'il é^aît en présence de ses audîtenr», età son
retour il avait ordinairement achevé -la démonstration
commencée , et rentrait en disant : Oui^ messieurs;, alors
on le priait de recommencer* Un jour, étant abandonné
de son frère et de son neveu, et^faisant seuH'expérience
dont il avait besoin pour sa leçon , il dit à ses auditeurs:
« Vous voyez bien. Messieurs, ce chaudron sur ce bra-
sier? £h bien, si je cessais de remuer un seul instant, it
s'ensuivrait une explosion qui nous ferait tous sauter en
l'air ! » £n disant ces paroles il ne manqua pas d'oublier
de remuer, et sa prédiction fut accomplie: l'explosion se
fit avec un fracas épouvantable, cassa toutes les vitres du
Is^borajtoire, et, en un instant, deux cents auditeurs se
trouvèrent éparpillés dans Je jardin: heureusement per-
sonne ne fut blessé, parce que lé plus grand effort de l'ex-
plosion avait potPté pal* l'ouverture de. la cheminée;
monsieur le démoâsirateur en fût quitte pour cette che-
minée' et une perruque» C'est un. vrai miracle que
Rouelle , faisant ses essais presque toujours seul , parce
l5 AOUT 1770. 47
qu'il voulait dérober ses arcanes^ même à son frère qui
est très-habilé, ne se soit pas fait sauter ^1 l'air par ses
inadvertances continuelles ; mais à force de recevoir sans
précaution les exhalaisons les plus pernicieuses, il se
rendit perclus de tous ses membi^s, et passa les* dernières
années de sa vie dans des souffrances terribles. Rouelle
était honnête homme; mais avec un caractère si brut il
ne pouvait connaître ni observer les égards établis dans
la société; et comme il était aisé de le prévenir contre*
quelqu'un, et impossible de le faire revenir d'une pré-
vention , il déchirait souvent dans ses cours, à tort et h
travers: ainsi il lie faut pas s'étonner qu'il se soit fait
beaucoup d'ennemis. Il ne pouvait pas estimer la phy-
sique, ni les systèmes de, M. de Buifon ; il était j^eu tou-
ché de son beau parlagèy et quelques leçons de son
cours étaient régulièrement employées à injurier cet
illustre académicien. Il avait pris en grippe le docteur
Bordeu , médecin de beaucoup d'esprit. « Oui, Messieurs, n
disait-il tous les ans, à un certain endroit de Son cours,
a c'est un de nos gens, un plagiaire, un frater qui a tué mon
frère que voilà. » Il voulait dire que Bordeu avait mal traité
son frère dans une maladie. Roùdle était démonstrateur
aux leçons publiques au Jardin du Roi , le docteur Bour-
delin était professeur , et finissait ordinairement sa leçon
par ces mots: « Comme ihonsieurle démonstrateur va
vous le prmiver par ses expériences. » Rouelle prenant
alors la parole, au lieu de faire 6es expériences, disait :
ce Messieurs, tout ce que monsieur le professeur vient de
vous dire est absurde et faux, comme je vais vous le
prouver. » Malheureusement pour M. le professeur, il
tenait souvent parole. Il était d'ailleurs bbn Français ,
plein de zèle et de palriotistné, mais frondeur, aimant
48 GORRESPONDA^NCE LITTliRAIRE^
les nouvelles quand il n'avait pas ses regards fixés sur un
creuset. Au commencement de la dernière guerre il
voulait commander les bateaux plats et aller brûler Lon-
dres. Il ne désespérait pas de trouver le moyen de mettre
le feu aux escadres suiglaises sous l'eau; c'était un de ses
arcanes. Je le rencontrai le lendemain de la bataille de
Rosbach ; il était tout écloppé et marchait avec peine.
<x Eh mon dieu, que vous est-il donc arrivé, M. Rouelle?
lui dis- je. — Je suis moulu ,. me répondit-il, je n'en puis
plus ; toute la cavalerie prussienne m'a marché cette nuit
sur le corps. » Il traita ensuite nos généraux de plagiaires,
et je sentis que ce n'était pas le moment de le faire
changer d'avis. Les grands événemens politiques et mi-
litaires l'affectaient quelquefois assez pour les discuter au
milieu de son cours de chimie. Il a compté parmi ses
disciples non-seulement tout ce que la France a aujour-
d'hui d'habiles chimistes, mais encore un grand nombre
d'hommes célèbres et de mérite de toutes les classes ; il
avait, indépendamment de ses excellens principes en
chimie, le secret de tous les hommes de génie : celui de
vous faire penser. Le docteur Roux, qui a long-temps
étudié sous lui , s'est toujours proposé de recueillir après
sa mort -ses cahiers , d'y mettre l'ordre et la clarté néces-
saires, et de les donner au public comme un bien appar-
tenant à son maître: il sait une bonne partie de ses
arcanes, qui seront oubliés avec le nom de leur auteur,
si ce projet n'a pas lieu.
Pierre-Nicolas Bonamy , de l'Académie royale des*
Inscriptions et Belles-Lettres, historiographe et biblio-
thécaire de la ville de Paris , censeur royal , est mort
dans les premiers jours de juillet, âgé de soixante-treize
l5 AOUT 1770. 49
ans. Tout ce que je sais de lui, c'est qu'il était Janséniste,
et qu'il faisait un ouvrage périodique, appelé commu-
nément le Journal de Verdun^ mais aussi peu connu à
Paris, où il est composé, que Tauteur qui le compose.
Je me souviens d'avoir été singulièrement émerveillé
dans mon enfance par le noble jeu appelé schattenspiel
en allemand, représenté par des comédiens ambulans
avec beaucoup de succès. On met à la place de la toile
du théâtre des papiers huilés bien tendus, ou bien une
toile blanche bien tendue. A sept ou huit pieds en arrière
de cette tenture on pose sur le théâtre une chandelle;
en plaçant les acteurs entre cette chandelle et la loile
tendue, la lumière qu'ils ont derrière eux projette leurs
ombres sur cette toile tendue ou sur le transparent de
papier, et les montre aux spectateurs avec tous leurs
mouvemens et gestes. Après l'Opéra français ^ je ne con-
nais point de spectacle plus intéressant pour les enfans;
il se prête même aux enchantemens , au merveilleux et
aux catastrophes les plus terribles. Si vous voulez, par
exemple, que le diable emporte quelqu'un, l'acteur qui
fait le diable n'a qu'à sauter avec sa proie par-dessus la
chandelle en arrière, et, sur la toile, il aura l'air de s'en-
voler avec lui par les airs. Ce beau genre vient d'être
inventé en France, où Ton en a fait un amusement de
société aussi spirituel que noble; mais je crains qu'il ne
soit étouffé dans sa naissance par la fureur de jouer des
proverbes. On vient d'imprimer V Heureuse Pêche ^
comédie pour les ombres , à scènes changeantes : le titre
nous apprend que cette pièce a été représentée en société
vers la fin de l'année 1 767 , c'est l'époque de l'invention
ToM. VII. 4
5o COBRESPONDANCE LITTERAIRE,
du genre en France. Il faut espérer que nous aurons
bientôt un théâtre complet de pareilles pièces.
Voyage à Cejlan^ ou les Philosophes voyageurs ,
ouvrage publié par Henriquès Pangrapho, maître-ès-arts
en l'Université dé Salamanque (i); deux parties in-ii*.
On y trouve entre autres l'éloge de M. Helvétius, sous le
nom d'Helvidius, et la satire de M. Pelletier, aussi an-
cien fermier-général , sous le nom de Fcrcœur. Ce
M. Pelletier voyait les beaux-esprits: cela ne l'a pas em-
pêché de devenir imbécile; et le bel-esprit, auteur de ce
mauvais roman, a oublié que les fous sont sacrés, et
qu'il n'est pas permis de les insulter. Le fermier-général
Pelletier passait , à la vérité, pour très-dur dans l'exercice
de sa place , et il conservait dans le monde un air assez
rustre. Il rassemblait chez lui , certains jours do la se-
maine, Crébillon le fils. Collé, Saurin, Duclos, Bernard,
Marmontel, Suard, etc. On était convenu de se dire
réciproquement toutes ses vérités ; à chaque séance on
choisissait ordinairement un d'entre les convives qui
était déclaré le malade , c'est-à-dire celui contre lequel
tous les autres se réunissaient, et qui était obligé de
faire face à tout le monde. Vous jugez aisément combien
ce commerce devait être agréable, poli et honnête, et
avec quels sentimens on se quittait après avoir lâché ou
reçu ces bordées au milieu d'une troupe échauffée par le
vin et le bruit de la table : on appelait cela de l'esprit
dans ce temps-là, et c'est ce qu'on voudrait nous faire
regretter, en disant qu'il n'y a plus de gaieté aujourd'hui,
et que la triste raison a tout envahi. Si la gaieté ne pou-
vait se trouver dans un cercle sans y admettre la crapule,
(0 Par de Turpin.
!•' SEPTEMBRE l'J'JO. 5l
la plaisanterie mordante et ainère, la dureté de mœurs
et de manières , je renoncerais à la gaieté; heureusement
elle nous est restée , quoique le ton et la tournure de ces
messieurs aient perdu leur vogue. Les uns en sont de-
venus chagrins et se sont retirés du monde , les autres
ont cherché à se plier à des manières plus aimables; tous,
à l'exception de Bernard et de Suard peut-être , ont con-
servé une certaine dureté qui rappelle l'école où ils se
sont formés.
SEPTEMBRE.
Paris f i«r septembre 1770.
Le bras spirituel et le bras séculier , c'est-à-dire l'as-
semblée du clergé et le parlement, qui ne sont pas tou-
jours d'accord ensemble, se sont réunis, dans leurs
efforts , pour arrêter le torrent des livres qui paraissent
de jour en jour contre la religion chrétienne , et dont
le nombre et la hardiesse s'accroissent d'une manière à
eSrayer ses ayans-cause. Avant l'ouverture de l'assemblée
du clergé, le pape, qui n'a pas encore pu arranger ses
petites tracasseries avec les princes de la maison de
Bourbon, a écrit au chef de cette maison, au fils aîné
de l'Église, au roi très-chrétien, une lettre excitatoire
pour le conjurer, par les entrailles de Jésus-Christ, de
préserver son royaume de la pernicieuse inondation de
ces livres. L'assemblée du clergé, à son ouverture au
mois de mars dernier, est venue à l'appui de la démarche
pontificale qu'elle avait sans doute sollicitée à Rome ,
5a CORRESPONDANCE TJTTiRAIRE,
et a porté au pied du trône un Mémoire sur les suites
funestes de la liberté de. penser et d'imprimer. Elle n'a
pas borné son zèle à ces précautions: étant sur le point
de se séparer, elle vient de publier un Avertissement au
Clergé de Frjçince assemblé à Paris par permission du
Roij aux Fidèles du royaume ^ sur les dangers de Vin--
crédulité. Elle a envoyé cet Avertissement dans tous les
diocèses avec une lettre circulaire adressée aux arche*
vêques et évêques du clergé de France. Le gouvernement,
en reconnaissance des seize millions de don gratuit
accordé par l'assemblée du clergé , a recommandé au
zèle du parlement de sévir contre les livres impies, en
la manière et en la form« accoutumées. Le parlement,
en conséquence du vœu du gouvernement et du clergé
et sur le réquisitoire de l'avocat- général, a fait, le i8 du
mois dernier, les frais d'un fagot, au bas de l'escalier du
Mai , pour y faire brûler par le bourreau quelques rôles
de procureurs représentant sept ouvrages des plus dé-
plaisans au clergé : car ne croyez pas que M. l'exécuteur
des hautes œuvres ait la permission de jeter au feu les
livres dont les titres figurent dans l'arrêt de la cour;
Messieurs seraient très-fâchés de priver leur bibliothèque
d'un exemplaire de chacun de ces ouvrages qui leur
revient de droit, et le greffier y supplée par quelques
malheureux rôles de chicane dont la provision ne lui
manque pas. Dans le fait, le roi pouvait faire répondre,
et à la lettre du pape , et aux représentations de son
clergé, que la publication de ces livres est chose étrangère
à son royaume; qu'il ne peut empêcher qu'on n'imprime
en Hollande, et ailleurs , des livres écrits en langue fran-
çaise; que si l'on peut reconnaître la grandeur d'une
passion à l'énormité des sacrifices qu'on lui fait, aucun
I*' SEPTEMBRE I77O. 53
monarque en Europe ne peut comparer sa passion pour
la religion à celle de Sa Majesté trèsrchrëtiénne ; que
iion*senlement elle permet que te tiers des biens de son
royaume soit possédé par le clergé^ et , à ce titre , sous-
trait à son autorité et aux impositions royales ^ mais
qu'elle se contente , dans les besoins les plus urgens de
TÉtat, d'un don gratuit qu'elle daigne négocier avec
l'assemblée du clergé , et que celui-ci ne lève pas sur ses
biens, mais sur les sujets du roi, par forme d'emprunt;
qu'indépendamment de cette étonnante constitution , la
police dépense annuellement , par ordre exprès et im-
médiat de Sa Majesté , plusieurs millions de ceux qu'on
lève avec tant de peine sur des peuples épuisés par le
travail et par les impôts , pour empêcher le débit des livres
qui donnent du souci aux prêtres; de sorte que les ama-
teurs de ce poison, si commun en pays étranger, ne
peuvent se le procurer en France qu'au poids de l'or et
avec les plus grandes difficultés. Dans un siècle aussi
familier que le nôtre avec les calculs politiques, on
pourrait évaluer, à un denier près,. le déficit que tant
de millions, dépensés pour la splendeur et le maintien
de la religion, occasionent dans les dépenses nécessaires
à la splendeur et à la prospérité de la mo^giarchie.
Lorsque l'arrêt du parlement fut publié, on fut surpris
de n^ pas lire le réquisitoire de l'avocat-général sur le-
quel l'arrêt a été rendu. C'est un usage constamment
observé d'insérer dans l'arrêt le réquisitoire mot pour
mot, et c'est la charge du premier avocat*général du roi
de prononcer ce réquisitoire en la cour , toutes les chain.
bres assemblées.
54 GORRESPeNDAirCE LITTÉRAIRE,
Le Système de la Nature ( i ) n'a pas seulement excité
le zèle du clergé et du parlement, deux athlètes plus
redoutables ont cru devoir s'élever contre ce livre; le
patriarche de Ferney a écrit une feuille de vingt-six
pages à cette occasion, et l'on dit que le roi de Prusse a
aussi daigné s'occuper de cet ouvrage. La feuille du pa-
triarche est intitulée : Dieu ; réponse au Système de la
Nature j section *à {*à). Cette feuille sera insérée, comme
article, dans lea Questions sur V Encyclopédie^ aux-
quelles le patriarche travaille depuis environ un an, et
qui formeront plusieurs volumes in«8®, dont il se pro-
pose de publier les trois premiers avant le commence-
ment de l'hiver. Le patriarche ne veut pas se départir
de son rémunérateur vengeur; il le croit nécessaire au
bon ordre. Il veut bien qu'on détruise le dieu des fripons
et des superstitieux, mais il veut qu'on épargne celui
des honnêtes gens et des sages. Il raisonne là-dessus
comme un enfant , mais comme un joli enfant qu'il
{i) Le Système de la Nature, ou des Lois du monde physique et dit monde
moral, par M. Mirabaud , secrétaire perpétuel , Tun des Quarante de TAca-
demie Française; Londres ( Amsterdam , Rey), 1770» 2 vol. in-8«.
Il est avéré aujourd'hui que le baron d'Holbach est le principal auteur du
Système de la Nature, et qu'il n*a mis au frontispice le nom de Mirabaud que
pour éloigner de lui et de ses amis les soupçons qu'on aurait pu former. Nai-
geon soutenait que le baron d*Holbach était le seul auteur de cette fameuse
production, et que Diderot n'y avait eu aucune part. Il est difficile de concilier
cette assertion avec la notice des principaux traits de la vie de Diderot, con-
tenue dans le a 6® volume des Mémoires secrets y dits de Bacbaumont : « Le
' Système de la Nature, qui lui est assez généralement attribué, » est-il dit dans
ces Mémoires, « lui donna beaucoup d'inquiétudes. Lors de son explosion il
se tii|t à Langres, et avait des émissaires à Paris qui l'instniisaient de ce qui se
passait. Au moindre mouvement contre lui, il était disposé à glisser en pays
étranger. (B.)
(2) Formant aujourd'hui une des sections de l'article Dieu du Dictionnaire
philosophique.
I" SEPTEMBRE I77O. 55
est. Il serait bien ëtoané si on lui demandait de quelle
couleur est son dieu ; il serait encore plus étonné de
l'idée qu'il en donnerait li|i-*mên)e , en voulant ré-*
pondre à cette question : car si la nécessité de toutes
choses est démontrée ^ comme il le prétend , que fera*t-il
de. son dieu, de quelque manière qu'il le conçoive, si ce
n'est un être enchaîné, comme tout ce qui existe, par les
lois invariables du mouvement, et à quoi lui servira l'exis-
tence d'un tel être ? Il ne conçoit pas comment le mou-
vement seul, sans aucune intelligence, a pu produire ce
qui existe. Personne ne le conçoit, mais c'est un fait ; et
c'est un fait aussi qu'en plaçant une intelligence éter-
nelle à la tête de ce mouvement, vous n'expliquez rien ,
et vous ajoutez à une chose inexplicable mille difficultés
qui le rendent absurde par-dessus le marché. Mais des
êtres doués d'intelligence, tel que l'homme, n'ont pu
être que le résultat de la combinaison d'une intelligence
suprêïne. L'existence de la montre prouve l'existence de
l'horloger (i), un tableau indique un peintre; une mai-
son annonce un architecte : voilà des argumens d'une
force terrible pour les eu fans. Le philosophe s'en paierait
comme eux, si, en les admettant, il ne se trouvait pas
replongé dans une mer de difficultés interminables; il
aime encore mieux croire que l'intelligence peut être
l'effet du mouvjBmonl de la matière, que de l'attribuer
à un ouvrier tout-puissant qui ne peut rien , et dont la
volonté ne peut empêcher que ce qui est ne soit^ ni rien
changer à sa manière d'être; à un être souverainement
inleUigent,^ et qui, dès que vous lui supposez une qua-
(1) L'uaivers m'embarrasse, et je ae puis songer
Que celte montre existe et n'ait point d'horloger.
VotWkiBB. Les Cabales y satire.
5'J COHRESPONDAirCE LITTERAIRE,
litë morale , peut être justement accusé dans toutes ses
productions, où la somme des inconvéniens l'emporte
infiniment sur les avantages. Un jour lia Condamine,
qui a la tournure à la fois ingénieuse et naïve , nous
rassembla en cercle autour de lui , pour nous lire une
très-jolie énigme qu'il avait composée, et dont nous de*
vions deviner le mot. Après la lecture nous le prîmes à
part l'un après l'autre, et chacun lui cria le mot de l'é-
nigme dans son cornet. La Gondamine resta stupéfait ,
et ne put concevoir comment son énigme était devinée
par tout le monde sans aucune variation. Il avait écrit
le mot de cette énigme , en gros caractères , sur le dos
de son papier, et en nous la lisant il montrait ce mot,
sans le savoir, à tous ceux qui l'écoutaient. Ma foi ,
voilà comme il en faut user quand on a des énigmes
difficiles à proposer. Si Dieu nous eût traités comme
l'étourdi et bon La Gondamine, nous ne nous serions
pas cassé la tête depuis cinq à six mille ans; mais c'est
se moquer des gens que de les renvoyer au Mercure de
l'autre monde pour en savoir le mot. Le patriarche re*^
garde l'idée d'un Être suprême comme un frein utile et
nécessaire aux hommes, et surtout aux princes: c'est là
le vrai fondement de sa piété; il craint que l'idée de la
Divinité une fois détruite, le puissant n'opprime le faible
sans aucun ménagement. Marc-Âurèle fut le modèle des
princes; il gouverna l'empire avec la fermeté d'un héros,
la sagesse d'un philosophe et la bonté d'un père , et ce-
pendant son attachement aux principes des stoïciens ne
lui faisait concevoir qu'un Dieu enchaîné par la néces»
site, et par conséquent sans pouvoir comme sans in-
fluence. Louis XI fut dévot et craintif; il voyait le glaive
des vengeances célestes toujours suspendu sur sa tête,
ï- SEPTEMBRE l^^O. 5;
et cependant sa vie fut un tissu d'horreurs et de crimes.
Les hommes naissent bons ou mëchans; le problème
consiste à trouver un système, des principes, An frein,
si vous voulez , qui empêche les méchans d'être ce qu'ils
sont : quand ce frein sera trouvé, il y aura un grand pas
de fait vers le bonheur du genre humain. Mais quel est
le système qui puisse contenir la méchanceté unie à la
puissance? Le comble du malheur pour les peuples , c'est
lorsque dans leur prince la méchanceté est combinée
avec l'absurdité de la tête, parce que cette combinaison
engendre une foule de crimes inutiles et absurdes, au
lieu que le prince éclairé et méchant concevra du moins
que la violence et l'injustice ne sont pas d'un bon user
journalier, et n'y aura recours que dans les cas les plus
extrêmes, c'est-à-dire les plus rares. Au reste, ces mal-
heurs me paraissent sans ressource aussi long-temps que
Dieu sera prêché par des prêtres et par des philosophes ,
et qu'il ne prendra pas le parti de se prêcher kii-mêtne.
Le patriarche n'a. pas manqué de mettre scto cachet à
son nouvel écrit, mais ce n'est pas le bon cachet. II
rappelle les anguilles de Needbam, le lapin de Bruxelles,
qui fait des lapereaux à une poule; les rats d'Egypte,
qui se formaient de la fange du Nil ; le blé qui pourrit
pour germer, afin de prouver qu'il faut mourir pour
naître. IjC mal n'est pas de relever , pour la millième
fois y cette kyrielle de pauvretés, mais de les combattre
avec une petite physique écourtée, aussi mesquine dans
ses principes que pitoyable dans ses conséquences : il
faut que chaque Achille ait son talon vulnérable ; celui
de Femey l'est par sa physique.
^M. Cardonne, secrétaire-interprète pour les langues
58 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,
orientales, attaché à la Bibliothèque du Roi , et profes-
seur de langue arabe au Collège royal , a publié depuis
plusieuift mois des Mélanges de littérature orientale^
traduits de différons manuscrits turcs , arabes et per^
sans de la Bibliothèque du Roi; a vol. in-12. Ce re»
cueil est intéressant et curieux : le goût arabe y domine
et nous rappelle les plus anciens de nos livres sacrés qui
sont écrits dans le même goût. Ce recueil est bon aussi
à mettre entre les mains des enfans; les contes qu'il
renferme sont à la fois ingénieux et moraux , et souvent
d'un sens profond ; ils attachent la jeunesse en l'instrui-
sant. Le génie de l'homme est à peu près partout le
même : mais les différentes formes de gouvernement le
modifient diversement. C'est dans les républiques qu'iP
faut chercher les modèles d'une éloquence franche , ner*
veuse, mâle, pleine de sens et de raisonnemens; c'est
dans les monarchies qu'on trouvera les modèles de cette
satire fine et déliée qui blesse avec autant d'adresse que
de légèreté; dans les gouvernemens despotiques on trou-
vera le modèle des tùAts , parce que la vérité ne peut
guère s'y montrer que sous l'habil de l'apologue. Cette
tournure , captivant d'abord l'imagination , et masquant
pour ainsi dire l'amertume de la drogue, permet souvent
les applications les plus fortes, et l'on est plus d'une fois
également étonné et de la hardiesse de l'esclavage et de
ia douceur du maître : mais l'élévation d'un Arabe ou
d'un Persan et celle d'un Anglais ne sont pas de la même
Irempej Beaucoup de morceaux de ces Mélanges sont
tirés du Persan Sadi, qui est, de tous les poètes de
l'Orient , celui qui nous est le plus connu ; M. de Saint*
Lambert en a emprunté plusieurs* apologues, et c'est,
de tout ce qu'il a fait , ce que j'aime le plus. Vous trou-
l" OCTOBRE 1770. 59
verez dans les premières pages de ces Mélanges ud conte
intitulé Le Philosophe amoureux : c'est le sujet de la
petite comédie de la Gageure que M. Sedaine a em*
prunté à Scarron , lequel Ta pris dans un auteur espa-
gnol qui peut l'avoir tiré d'un auteur arabe. Il est traité
d'une manière plus piquante par l'auteur arabe que par
Scarron ou son préteur espagnol. Ceux-ci ont fait de la
femme tout simplemept une épouse injSdèle qui se joue
de la jalousie et de la crédulité de son mari avec autant
d'intrépidité que d'impudence : M. Sedaine s'est bien
gardé de faire ressembler madame de Clinville à ce mo-
dèle; la sûreté de son goût Ta rapproché du poète arabe
sans le savoir , et sans le connaître. Nos faiseurs d'opéra
comiques devraient lire ces Mélanges y ils y trouveraient
une infinité de petits sujets qui pourraient être traités
avec succès sur le théâtre de leur gloire.
OCTOBRE.
Paris, ler octobre 1770.
L'académie Française tint , le 6 du mois dernier,
une séance publique dans laquelle M. de Brienne^ arche-
vêque de Toulouse, prononça son discours de réception.
Le prince Charles , second fils de Leurs Majestés sué-
doises , grand-amiral de Suède, honora cette assemblée
de sa présence.
Ce prince nous a quittés peu de jours après. 11 a passé
environ trois semaines dans cette capitale : et comme on
soupe et danse à peu près de même dans tous les pays
6o CORRESPONDA]MC£ LITTÉRAIRE,
policés 9 il n'a pas voulu se prêter aux bals et aux sou-
pers; mais il a employé ce court espace à voir les choses
les plus remarquables , et à faire connaissance avec
quelques gens de lettres et quelques artistes. Deux Sué-
dois, membres de notre Académie royale de Peinture,
ont eu l'honneur de faire le portrait de ce prince : Ros-
lln, en grand et à l'huile; Hall, en miniature. Ce dernier
portrait m'a paru un chef-d'œuvre.
Il faut se rappeler que deux jours après la réception
de M. de Saint-I-^mbert , M. l'archevêque de Toulouse
avait été élu à la place vacante par la mort de M. le duc
de Villars. L'éloge de cet académicien, décédé dans son
gouvernement de Provence, n'était pas aisé à faire. Il
portait un nom que son père avait rendu illustre. Le
maréchal de Villars n'était pas un grand homme, car
jamais la petite jactance dont il était possédé n'entra
dans l'ame d'un héros; mais enfin, après que la dévote
Maintenon eut éloigné du commandement des armées le
maréchal de Catinat, aussi grand capitaine que grand
philosophe; après, dis-je, que cette bégueule eut rendu
le génie de ce grand homme inutile pour la France,
parce qu'il passait pour ne pas faire grand cas de la
messe, Villars fut le seul qui montra de la capacité
pendant la malheureuse vieillesse de Louis XIV, et il
eut la gloire d'arrêter un instant la fortune et le génie
du prince Eugène et de Marlborough. Son fils , qui vient
de mourir, et avec qui la pairie, érigée en faveur du
père, se trouve éteinte, eût été trop heureux d'avoir les
miettes de gloire que le maréchal dédaignait dans ses
jours brillans. Ce fils eut le malheur d'avoir dès son en-
fance une aversion marquée pour les dangers de là guerre ;
il ne put jamais pousser ses services militaires au-delà
l" OCTOBRE 1770. 61
du grade de brigadier des armées du roi, qu'il n'avait
pas gagné de bonne prise, pas plus que le gouvernement
de Provence, qu'il obtint dans sa première jeunesse, en
considération des services de son père.
On dit qu'il ne manquait pas d'esprit. Il était recberhé
dans sa parure, et ses goûts efTéminés en tout genre se
faisaient aisément remarquer. Il aimait à jouer la corné»
die, même dans un âge avancé et accablé d'infirmités;
mais j'ai dans la tête qu'il devait la jouer avec peu de
naturel , quoique d'une figure et d'une taille avantageuses.
Il a passé la plus grande partie de son temps dans son
gouvernement, où il partageait sa résidence entré Aix
et Marseille. On dit qu'il était fort aimé. Ce que je
sais, c'est qu'on jouait chez lui un jeu énorme, et il fau-
drait bien des qualités pour contre-balancer dans mon
esprit ce tort, surtout de la part d'un homme public,
dont la maison doit servir d'exemple à toute une pro-
vince.
M. l'archevêque de Toulouse n'oublia dans son dis-
cours aucun de ceux que l'institut l'obligeait de louer;
ce discours fut d'ailleurs excessivement court. Il y a non-
seulement de l'esprit à cela, mais encore une sorte d'or-
gueil. Les gens du monde et de là cour que l'Académie
reçoit ne regardent pas cet honneur du même œil que
les gens de lettres. C'est pour les premiers une branche
de laurier qu'ils attachent à leur chapeau avec indiffé-
rence, et qui est à peine aperçue parmi les cordons, les
bâtons de maréchal, les houpes d'évêques ou d'arche-
vêques ou d'autres dignités; l'homme de lettres, au con-
traire, tire sa principale considération du bonheur d'être
de l'Académie; le jour de sa réception est pour lui un
jour de triomphe, et il prétend en prolonger la pompe
02 CORRESPOND ANGE LITTERAIRE,
le plus qu'il lui est possible : voilà l'origine des discours
qui ne iSnissent point.
Mais une fois reçu, ne serait-il pas de l'intérêt de
l'homme de lettres d'imiter celte brièveté que les gens
de la cour et du monde n'observent peut-être que parce
qu'ils ne savent ni parler ni écrire? On ne saurait jamais
être trop court, et ceux qui veulent tout dire, même en
disant les meilleures choses, sont sûi's d'ennuyer. Si
M. Thomas avait été persuadé de cette vérité, son dis-
cours n'aurait guère été plus long que celui de M. l'ar-
chevêque de Toulouse , et il ne se serait peut-être pas
fait des affaires. M. Thomas était , en sa qualité de direc-
teur de l'Académie , chargé de répondre au discours du
récipiendaire, et il crut cette occasion favorable pour
exposer et préconiser les avantages et les prérogatives
de la profession d'hommes de lettres sur tous les états de
ce bas monde. Ce discours était très-long et fatigua un
peu l'auditoire. M. Thomas me dira qu'il en a sacrilSé
près de la moitié au désir d'être court , et je le sais ; mais
c'est qu'il" a au suprême degré le défaut de ne savoir se
borner ni iSnir, et ce défaut l'empêchera peut-être d'ob-
tenir une place parmi les écrivains du premier ordre. Il
est arrivé dans cette occasion un autre inconvénient que
personne n'a pu prévoir. M. Seguîer, avocat-général du
roi au parlement de Paris, et l'un des Quarante de l'Aca-
démie, avait publié, environ quinze jours avant celte
séance, son réquisitoire contre les livres dits impies que
le parlement avait fait brûler, tandis que M. Thomas
s'abandonnait à son enthousiasme pour les gens de let-
tres, et à son indignation contre leurs détracteurs et
leurs calomniateurs. M. Seguier se mit dans la tête que
la partie de cette harangue , qu'on pouvait appeler Phi-
l" OCTOBRE 1770. 63
lippique^ était principalement dirigée contre lui; il
rougit et pâlit alternativement, et se cacha même le
visage avec ses deux mains. On prétend que la partie
(les auditeurs qui était placée en face du requérant
s'aperçut de l'étrange confusion où il était, et redoubla
les applaudissemens et les battemens de mains à tous les
endroits qui pouvaient lui être appliqués, ce qui acheva
de le déconcerter et prolongea son supplice d'une ma-
nière bien cruelle. Ce qu'il y a de certain , c'est que la
harangue de M. Thomas avait été composée avant la
publication du réquisitoire de M. Seguier ; qu'elle avait
été communiquée à M. l'archevêque de Toulouse, à
plusieurs académiciens, ainsi qu'à d'autres personnes, et
que tous conviennent unanimement que l'auteur en a
retranché beaucoup de choses , mais qu'il n'y a pas fait
une seule addition depuis que le réquisitoire a paru. J'ai
consulté séparément deux hommes sages qui ne se con-
naissent pas, qui ont tous les deux assisté à la séance
académique, qui n'ont pas été infiniment contens, ni
l'un ni l'autre, du discours de M. Thomas, mais qui sont
sortis tous les deux de l'Académie sans se douter de la
plus petite allusion ni au réquisitoire de M. Seguier ni
à aucune autre affaire du temps. Je suis d'autant plus
convaincu de l'innocence de M. Thomas à cet égard ,
que c'est l'homme du monde le plus éloigné du penchant
de la satire; qu'il ne lui est peut-être de sa vie échappé
ni un sarcasme ni un trait tendant à rendre ridicule , et
qu'il serait à désirer que ses ennemis pensassent avec
autant d'honnêteté, de noblesse et d'élévation que lui.
Cependant il passe pour constant qu'immédiatement
après cette séance si terrible pour la conscience du re-
quérant, il alla se plaindre à M. le chancelier de l'insulte
64 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
qu'il venait de recevoir eu pleine Académie ^ en pré*
sence d'un prince d'un sang royal. Tout Paris s'entretint
de cette prétendue insulte , et chacun en parla suivant
les intérêts de son parti. Bientôt la calomnie s'en mêla ;
on dit que le discours de M. Thomas n'était qu'une satire
violente du gouvernement; qu'on y avait exagéré les
malheurs des peuples; qu'on s'y était permis des allu*
sions les plus hardies ; qu'on n'avait loué le duc de Vil-
lars comme gouverneur de province que pour faire une
satire sanglante contre M. le duc d'Aiguillon ; que celui-
ci avait demandé au roi justice de l'audace de l'drateur
de l'Académie.
Quoi qu'il en soit , et de ces discours calomnieux et
des délations secrètes , il est certain que l'impression de
la harangue de M. Thomas fut arrêtée par ordre de M. le
chancelier; qu'il fut question de mesures très-graves
contre l'auteur, comme d'être mis à la Bastille, rayé du
tableau des Quarante, peut-être pendu en place dé Grève ,
pour le bon ordre. M. le chancelier retint même le ma-
nuscrit , le seul que l'auteur eût de son discours, et ne
lui laissa pas ignorer que s'il en paraissait jamais un
fragment ou totalité^ soit imprimé, soit en manuscrit,
il en resterait responsable, et courrait te risque d'une
punition rigoureuse. C'est ce qui nous privera de l'avan-
tage de lire et le discours de M. l'archevêque de Tou-
louse et la réponse de M. Thomas.
Il n'y a pas jusqu'à la suppression des discours qui
n'ait ses exemples dans les fastes de l'Académie. Le dis*
cours du grand Racine ne fut pas imprimé, on ne l'avait
pas jugé digne de lui; et la réponse que M. de Caumont,
si je ne me trompe, fit au discours de M. de Clermont-
Tonnerre, évêque de Noyon, ne fut pas imprimée non
l" OCTOBRE 1770, 65
plus, parce que c'était effectivement une satire aussi fine
que sanglante de la vanité que ce prélat tirait de sa nais-
sance, et qui l'a rendu célèbre. Dès que M. larcbevêque
de Toulouse sut la défense qui avait été faite à M. Tbo-
mas 9 il déclara qu'il ne ferait pas paraître son discours.
On s'imagine aisément que l'Académie n'a pas vu d'un
œil indifférent ce qui vient de se passer. Si elle n'a pas
pris de parti ^ ce n'est pas faute d'avoir un avis, mais
c'est qu'elle a craint de compromettre et d'exposer jus*
qu'à sa constitution. Cette constitution la met sous la
protection immédiate du roi; elle n'est donc pas, comme
les parlemensy dans le département de M. le cbancelier,
et elle jouit du privilège de faire imprimer tous les ou-
vrages de ses membres qui sont munis de son approba*
tion. Il y a apparence que l'Académie se ménage des
circonstances plus favorables pour faire sa réclamation.
Au reste , si je m'en rapporte aux deux témoins sages
que j'ai déjà cités en faveur de l'innocence de M. Tbo<
mas, je suis obligé de croire aussi que M. le cbancelier
lui a rendu un service véritable en empêchant son dis*^
cours de paraître. Ils déposent tous les deux qu'ils ne
croient pas que ce discours eût réussi à l'impression , et
ils m'en ont donné d'assez bonnes raisons pour me ranger
de leur avis. Ceux qui en veulent aux philosophes, et
qui cherchent à les rendre odieux , leur supposent un
plan concerté et suivi, les accusent d'une association qui
exécute ses vues, ses plans, ses projets; et comme ces
accusations se multiplient de jour en jour, les gens de
lettres finiront par en être eux-mêmes les dupes; ils se
croiront obligés de se liguer entre eux , ils se donneront
un air de secte et de cli(|ue qui ne servira qu^à rétrécir
les têtes, qu'à remplir 'ordre de petits éuergumènes
ToM. VIL 5
66 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE.
qui ne seraient rien s'ils ne faisaient beaucoup de bruit,
et qui en écarteront insensiblement les hommes d'un vrai
mérite. J'avoue que les prétentions que j'entends établir
depuis quelque temps, et dont on m'assure que le dis-
cours de M. Thomas était plein, me paraissent aussi peu
philosophiques que mal fondées. Je crois à la commu-
nion des fidèles, c'est-à-dire à la réunion de cette élite
d'excellens esprits, d'ames élevées , délicates et sensibles,
dispersés çà et là sur la surface du globe, se reconnais-
sant néanmoins et s'entendant, d'un bout de l'univers à
l'autre , à l'unité d'idées , d'impressions et de sentimens ;
mais je ne x^rois pas au corps des gens de lettres ni au
respect qu'il exige, ni à la suprématie qu'il veut usurper,
ni à aucune de ses prétentions. Dans ce corps , gloire ,
mérite, succès , service, tout est personnel et exclusif, et
je ne vois pas, parce que les lettres et les talens ont pro-
curé à Voltaire une gloire immortelle, qu'aucun homme
de lettres doive ou puisse s'en prévaloir. Ce corps n'en
est donc pas un , parce que tout corps suppose ou des
fonctions pubHques ou des qualités préliminaires et com-
munes à tous les membres. Dans un corps d'officiers,
par exemple, tous sont obligés d'avoir de la bravoure,
des sentimens d'honneur, et une conduite conforme à ces
sentimens: mais le corps des gens de lettres renferme à
la fois et ce qu'il y a de plus respectable et ce qu'il y a
de phis vil. Quand Thomme de lettres s'appelle Montes-
quieu ou Yokaire, il excite l'admiration, il inspire le
respect; quand il s'appelle Desfontaines ou Frérou, il
excite le mépris ; mais on ne peut pas plus contester à
ces derniei*s leur qualité d'hommes de lettres qu'à ceux
qui se sont le plus illustrés dans cette carrière.
 la séance publique de l'Académie Française, le
I*' OCTOBRE 1770. 67
!25 auguste dernier, M. Thomas avait lu un Éloge de
Fempereur Marc^Awrèle qu'il comptait faire imprimer
l'hiver prochain y ainsi qu'un Essai sur les éloges his-
toriques j et un autre sur les femmes. J'ai peu de regrel
à ce dernier, car M. Thomas connaît les femmes à peu
près aussi bien que les hommes. Quoi qu'il en soit, nous
ne verrons rien de tout cela , du moins de long-temps:
après l'éclat qui vient d'arriver , le silence le plus absolu
peut seul mettre l'auteur à l'abri des délations , des im-
putations, des applications , des interprétations et des
malheurs qui en pourraient être la suite.
M. Marmontel a lu dans cette séance mémorable un
épisode d'un poème en prose intitulé : Les Incas ou la
Conquête du Pérou j qu'il se propose de donner inces-
samment au public. Ce fragment a fort ennuyé l'assem-
blée, et c'est un sinistre présage pour le succès de la
totalité de l'ouvjrage. L'auteur a lu d'ailleurs d'un ton
si affectueux , si pathétique , si lamentable, que son épi-
sode n'en a pas paru plus touchant ^ mais plus ridicule.
M. le duc de Nivernois a terminé la séance par la lec-
ture de quelques fables qui sont en possessipn des plus
grands applaudissemens du public.
Dorât , qui est en possession d'adresser ses hommages
à toutes les beautés célèbres, sans les connaître, vient
de chanter les charmes d'une nouvelle Hébé. Cette Hébé-
Dervieux est une petite danseuse de l'Opéra , affligée de
quinze ou seize ans; c'est un de ces enfans qui dansaient
à l'âge de neuf à dix ans dans les Champs-Elysées de
l'opéra de Castor^ et qui sont devenus la plupart de
très-jolis sujets pour la danse. M. Dorât est en posses-
sion d'adresser son hommage à toutes les beautés ce-
68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
lèbres sans les connaître. Si je ne craignais de me
brouiller avec lui, je dirais que je trouve à Hébé-Der-
vieux l'air un peu commun, avec Téclat et la fraîcheur
de la première jeunesse, ce qui ne l'a pas empêchée de
gagner déjà des diamans. Elle vient d'acheter une maison
rue Sainte-Anne, qu'elle a payée soixante mille livres;
elle eu dépensera autant en embellissemens, et j'aurai
l'avantage inestimable d'être son voisin quand elle don-
nera à $ouper à M. Dorât. Elle joua et chanta il y a
quelques années le rôle de Colette, dans le Dei^in du f^il-
hge , avec beaucoup de gentillesse : et personne ne dansa
mieux à sa noce qu'elle-même; c'est là l'époque de sa
célébrité.
On donna le 20 du mois dernier, sur le théâtre de
la Comédie Italienne, la première représentation du
Noui^eau Marié ^ ou les Importuns ^ eomédie en prose et
en un acte, mêlée d'ariettes. Il ne manque à cette pièce
que la verve et la folie nécessaires pour être non-seule-
lement excusée, mais encore applaudie. Elle est de M. Cail-
liava d'Estandoux, qui aurait bonne envie de remettre la
farce en honneur sur notre théâtre , et qui y aurait déjà
réussi s'il avait autant de talent que de zèle. Bien lui en a
pris de faire jouer l'oncle et le neveu par Caillot et par
Clairval : la complaisance de ces acteurs , dans un temps
où ils sont surchargés de nouveaux rôles pour le voyagé
de Fontainebleau, a procuré au Nouveau Marié un
succès complet , qui a été interrompu depuis par un en-
rouement survenu au charmant Caillot. La musique est
de M. Baccelli, Italien, mari de cette grosse actrice qui
joue les rôles de mère dans les pièces italiennes, et par
conséquent père ou beau-père de mademoiselle Argentine,
l" OGTOBRB 1770- 69
qui a succédé à Camille dans les rôles de Colombinc.
M. fiaccellîy qui a fait ici smi coup d'essai, connaît, comme
les Italiens les moins habiles , les effets et l'art d'arran-
ger une partition , c'est-à-dire qu'il sait un peu le métier,
mais il n'a point d'idées; sa composition est prise de
droite et de gauche, et ne donne point de résultat. Dans
le temps que lès Sosie et les Biaise tournaient la tête au
public avec leurs pauvretés, M. Baccelli aurait passé
pour un aigle; cela ne se peut plus quand il y a un Phi-
lidor et un Grétry. Si ce dernier ayait fait l£^ musique du
J)/jOU^eau Marié y, tout mauvais qu'il est, par la. grâce de
IVL d'Estandoux , il aurait pu devenir, par la grâce dç
M. Grétry, le pendant du Tableau parlant.
Le général Mole s'élant trouvé excessivement fatigua
à son retour du Malabar (i), il a fallu lui accorder
quartier de rafraîchissement jusqu'au voyage de Fontai-
nebleau, et la Comédie a vécu depuis six semaines sur le
début d'un acteur de province, nommé Dorseville. Quoi-
qu applaudi dii parterre, il n'a attiré personne. Il a joué
les rôles de Titus dans, la tragédie de Bruius, d'Ëgiste
dans celle de Mcrope^ de don Pèdre dans Inès de Castro^
et plusieurs rôles, d'amoureux dans le haut comique. Cet
acteur aa pas l'ombre de talent; il possède cette mé-
diocrité qui me désespère , et qui m'est mille fois plus
insupportable dans les arts que ce qui est franchement
et décidément mauvais. Il est de la famille des bassets
et de la communauté des courtauds de boutique. Tout
est ignoble dans ce Dorseville; et sa 6gure courte et
épaisse, et ses traits, et son air de visage , et sa démar-
che, et ses gestes, et le son de sa voix glapissante, et
(i) Mole remplissait le rôle do généra) français dans la Feuvtdu Mahihaf.
^O CORRESPONDAJrOE LITTERAIRE,
faible, et sa, manière de prononcei*. Comineiit diable se
fait-on comédien avec toutes ces disgrâces , dont une
seule suffit pour éloigner un homme sensé d'un métier
si difficile?
M. Robinet, auteur du livre intitulé: De la Nature^
qui, malgré l'incongruité de ses idées systématiques, n'est
pas un ouvrage sans mérité, vient de publier, en plu-
sieurs volumes in-12, une Analyse raisonnée de Bajrle y
ou Abrégé méthodique de ses oui^rages^ particulière^
ment de son Dictionnaire historique et critique , dont les
remarques ont été fondues dans le texte ^ pour former
un corps instructif et agréable de lectures suivies. Ce
titre, qui porte l'année lySS, quoique le livre n'ait paru
que cette année , vous met au fait de la méthode suivie
par le nouvel abréviateur de Bayle. Il y a bien quinze
ans que l'abbé de Marsy publia une Analyse de Bayle >
qu'il se proposait de continuer : elle fut supprimée. Les
Jésuites, qui étaient encore puissans, firent des dé-
marches auprès du procureur-général ; l'abbé de Marsy
fut menacé s'il osait continuer son travail. Il avait des
ménagemens à garder; il avait été Jésuite, et Jésuite
imprudent, travaillant de toutes ses forces à mériter l'é-
pitaphe de M. le duc de Villars ( i) ; il arriva un éclat qui
le fit chasser par les révérends Pères. Au lieu de con-
tinuer V Analyse de Bayle ^ il se fit continuateur de
Y Histoire aricienne de Rollin, en compilant sur le même
plan ï Histoire des Chinois , Japonais ^ et des peuples
(f ) Cette épitaphe faisait allusion aux goi^ts auli-physiques qu'on supposait
au duc de Yillars. Quant à Tabbé de Marsy, il avait, pour nous servir de
Texpression de Voltaire, « estropié par ses énormes talens un enfant charmant
de la première noblesse du royaume, » le prince de Guéménée.
I" OCTOBRF. 1770. 71
modernes {\); il mourut au milieu de cette entreprise
dont on était assez content. Je crois que nons n'avons
rien perdu à l'interruption de son jénalyse de Bayle^
puisque M. Robipet s'en est chargé (2). Je ne sais com-
bien de volumes le nouvel abréviateur nous donnera;
mais je sais que s'il y veut mettre le soin nécessaire, il
a toute la capacité qu'il faut pour nous donner un ou-
vrage utile et agréable. ])f . Robinet est un des principaux
auteurs des Recueils de Botullçn.
Nous devons à M. Bourgelat, directeur et inspecteur-
général des Écoles royales vétérinaires, un écrit intitulé:
Élémens de Fart vétérinaire. Essai sur les appareils et
les bandages profères aux quadrupèdes^ à F usage des
élèves des Écoles royales vétérinaires^ avec figures (3).
L'établissement de ces Écoles a acquis en peu d'années
une grande célébrité dans toute l'Europe. J'avoue que je
ne peux me garantir d'un peu de prévention contre cet
établissement, quand je vois avec quelle afiectation la
Gazette de France et tous nos papiers publics rapportent
«1 tout instant les curies merveilleuses, des élèves de ces
Écoles, opérées dans. les maladies épizoqtiques, et attes-
tées par les curés ou subdélégués du village où le miracle
s'est fait; quand je vois. encore l'étalage qu'on fait, dans
chaque gazette, des prix remportés et mérités par tous
les élèves également , généreusement refusés par le
nommé Weber, lequel est entretenu par l'électeur de
(i) Voir les notes de la page 288 du lome I.
(1) Grimni n*avatt pas remarqué que des huit volumes m- 12 publiés alors,
les quatre premiers étaient la réimpression du travail de Tabbé de Marsy ,
déjà mentionué tom. I, p. a88, et que les quatre derniers seulement élaieut
de Robinet. Il relève cette erreur dans le mois suivant.
(3)In-8", 1769 et 1776.
7^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Saxe y et assignés, enfin, par la voie du sort, au nommé
Flamand,* le tout en présence de M. Berlin, ministre et
secrétaire d'État. J'avoue que cette charlatanerie me
déplaît et m'ii^dispose. Ce n'est pas que les meilleures
institutions et les plus utiles n'aient besoin d'être prônées,
mais c'est que les gens d'un vrai mérite dédaignent tous
ces moyens; et si M. Bourgelat n'est pas un charlatan ,
il est le premier homme habile qui ait mis ce soin et cette
suite à se faire prôner. Je crains que l|i médecine des
animaux ne soit guère plus avancée que celle des hommes.
La première a cependant le grand avantage de la har-
diesse des opérations et des expériences qu'elle peut ten-
ter, et qui pourraient la mener à des observations et
même à des découvertes très-intéressantes. J'aurais une
opinion infiniment meilleure de M* Bourgelat, si, au
lieu de tout le bavardage de ses écoliers sur les muscles
du cheval, et des magnifiques certificats des curés de
village, je lui voyais publier modestement, de temps à
autre , le résultat de ses expériences et de ses observa-
tions; et si ce résultat prouvait qu'il s'est souvent trompé
dans se$ conjectures , je ne tarderais pas à l'estimer véri-
tabiement. En telle maladie on a essayé tels remèdes avec
tel succès: l'ouverture de l'animal, après sa mort, a
prouvé l'absurdité du traitement employé et du raison-
nement sur lequel il était fondé: voilà la route qui con-
duirait à l'avancement et à la perfection de la médecine;
mais il n'y a qu'un grand homme qui puisse la prendre.
La Pratique du Jardinage , par l'abbé Roger Schabol,
rédigé après sa mort^ sur ses Mémoires (i), est un
ouvrage assez inutile. L'abbé Roger, mort depuis quel-
(i) 1770, a vol. in-x2.
l" OCTOBRE 1770. 73
ques années y était fameux à Paris ^ pour la taille des arbres
fruitiers. C'est de la taille que dépendent la fécondité de
Farbre et la beauté du fruit. Les jardiniers de Montreuil
ont une taille particulière du pêcher : aussi les pêches de
Montreuil ont -elles la vogue à la halle de Paris. L'abbé
Roger s'était formé par une longue expérience, qui est la
véritable maîtresse dans tous les métiers ; ceux qui vou-
dront devenir habiles comme lui feront bien de laisser là
les livres et de suivre son exemple. On nous promet sa
théorie^ encore plus inutile que sa pratique. Les livres
ne sont bons qu'à apprendre aux ignorans à jaser sur des
métiers qu'ils ne savent pas. Quand vous aurez lu et relu
la Pratique de l'abbé Roger, vous taillerez vos pêchers
tout de travers ; mais lorsque vous aurez vu faire votre
jardinier, que vous aurez réfléchi sur ses procédés, que
vous aurez essayé , que vous aurez mutilé quelques
arbres, que vous aurez recommencé, que vous y aurez
mis beaucoup de soins et beaucoup de temps,, vous fini-
rez par être habile. Il n'y a pas d'autre méthode, je vous
le jure, ni dans le métier de jardinier, ni dans celui de
ministre d'État ; et c'était là tout le secret de l'abbé
Roger.
Il a paru, l'année dernière, une mauvaise brochure
qui a fait si peu de sensation, que je n'en ai pas pu savoir
lauteqr: cependant elle vient d'être réimprimée, et 11
faut qu'elle ait eu du débit en province ou cliez l'étran-
ger. Elle est tombée entre les mains de M. Diderot ; et
comme les plus mauvaises drogues peuvent donner lieu
à d'excellentes réflexions, je ne veux pas supprimer ce
qu'il a jeté sur le papier à cette occasion.
74 CORRKSPOITDAWCE L1TTiRA.IRE.
Observations sur une brochure intitulée :
Garricky ou les Acteurs anglais; ouifrage contenant
des réflexions sur tari dramatique , sur ïart de la re-
présentation et le jeu des acteurs; auec des notes his^
toriques et critiques sur les différens théâtres de
Londres et de Paris; traduit de l'anglais (i).
Ouvrage écrit d'un style obscur , entortillé, boursouflé
et plein d'idées communes. Je réponds qu'au sortir de
cette lecture un grand acteur n'en sera pas meilleur , et.
qu'un médiocre acteur n'en sera pas moins pauvre.
C'est à la uature à donner les qualités extérieures , la
figure 9 la voix, la sensibilité, le jugement, la finesse;
c'est à l'étude des grands maîtres, à la pratique du
théâtre, au travail, à la réflexion à perfectionner les
dons delà nature. Le comédien d'imitation fait tout pas-
sablement, il n'y a rien ni à louer ni à reprendre dans
son jeu; le comédien de qature, l'acteur de génie est
quelquefpis détestable, quelquefois excellent. Avec quel-
que sévérité qu'un débutant soit jugé , il a tôt ou tard au
théâtre les succès qu'il mérite ; les sifflets n'étouffent que
les ineptes.
Et comment la nature, sans l'art, formerait-elle un
grand comédien, puisque rien ne se passe rigoureuse-
ment sur la scène comme en nature , et que les drames
sont tous composés d'après un certain système de con-
vention et de principes? Et comment un rôle serait-il
joué de la même manière par deux acteurs différens,
puisque, dans l'écrivain le plus énergique, le plus clair
et le plus précis , les mots ne peuvent jamais être les
signes absolus d'une idée, d'un sentiment, d'une pensée?
(i) On sait aujoiv'd'hui que Fadeur Stic tli est auteur de Garrick, ou les
Acteurs (Mglais. (B.)
l" OCTOBRE 1770. 75
Ecoutez l'observation qui suit, et concevez combien,
en se servant des mêmes expressions , il est facile aux
hommes de dire des choses tout-à-fait diverses: l'exemple
que je vais vous en donner est une espèce de prodige ,
c'est l'ouvrage même en entier dont il est question.
Faites- te lire à un comédien français , et il conviendra
que tout en est vrai; faites-le lire à un comédien anglais^
et il vous jurera hy god qu'il n'y a pas un mot à en ra-
battre, que c'est l'évangile du théâtre. Cependant, mon
ami, puisqu'il n'y a presque rien de commun entre la
manière d'écrire la comédie et la tragédie en Angleterre ,
et la manière dont nous écrivons ces poèmes en France ;
puUqu'au jugement même de Garrick, celui qui sait
rendre parfaitement une scène de Shakspeare ne sait
pas le premier mot de la déclamation d'une scène de Ra-
cine, et réciproquement, il est évident que l'acteur fran-
çais et l'acteur anglais , qui conviennent l'un et l'autre de
la vérité des principes de l'auteur dont je vous rends
compte , ne s'entendent pas , et qu'il y a dans la langue
technique de leur métier un vague, une latitude assez
considérables pour que deux hommes d'un sentiment
diamétralement opposé ne puissent y reconnaître la vé-
rité. Et demeurez plus que jamais attaché à votre maxime:
Nil explicare. JSevous expliquez point ^ si vous voulez
vous entendre ( i ).
(i) C^est depuis long-lemps le premier de mes aphorismes, el chaque jour
m'en confirme l'utilité et la sagesse. Mais l'emploi des mêmes mots , par deux
hommes qui expriment des idées si diverses snr la même chose , ne vient-il pas
plutôt de ce que les principes généraux sont une espèce de patron qui va à tout
habit? Demandez à un vieux partisan de la musique de Lulli et à un homme
de goût , passionné pour la musique de Grétry , quels sont les caractères d'une
bonne musique» ils se serviront tous deux des mêmes termes ; mais dans Tap-
plication, Tun niera que la musique sur laquelle Tautre s'extasie ait aucun des^
caractères qu'il lui attribue. ( Note de Grinim. )
76 GORBESPONB^NCE LITTERAIRE,
Cet ouvrage, intitulé Garrick^ a donc deux sens très-
distingués, tous les deux renfermés sous les mêmes
signes, Tun à Londres, l'autre à Paris; et ces signes pré-
sentent si nettement c6si deux cens ^ que ie traducteur s'y
est trompé, puisqu'en fourrant tout au travers de sa tra-
duction les noms de nos acteurs français à coté des noms
des acteurs anglais , il a cru sans doute que les choses
que son original disait des uns étaient également appli-
cables aux autres. Je ne connais pas d'ouvrage où II y ait
autant de vrais contre-sens que dans celui-ci ; les mots y
énoncent assurément use x-hose à Paris, et toute une
autre chose à Londres.
Au reste, je puis avoir tort; maÎA j ai d'autres idées
que l'auteur sur les qualités premières d'un grand acteur.
Je lui veux beaucoup de jugement; je le veux spectateur
froid et tranquille de la nature humaine ; qu'il ait par
conséquent beaucoup de finesse, mais nulle sensibilité,
ou, ce qui est la même chose, l'art de tout imiter, et
une égale aptitude à toutes sortes de caractères et de
rôles: s'il était sensible, il lui serait impossible de jouer
dix fois de suite le même rôle avec la même chaleur et
le même succès : très-chaud à la première représentation,
il sei:ait épuisé et froid comme le marbre à la troisième ;
au lieu qu'imitateur réfléchi de la nature, en entrant la
première fois sur la scène, il sera imitateur de lui-même;
à la dixième fois, son jeu, loin de s'affaiblir, se fortifiera
de toutes les réflexions nouvelles qu'il aura faites; et vous
en serez de plus en pjus satisfait.
Ce qui me confirme dans mon opinion , c'est l'inéga-
lité des acteurs qui jouent d'ame. Ne vous attendez point
de leur part à aucune unité ; alternativement leur jeu est
fort et faible, chaud et froid, plat et sublime; ils man-
l" OCTOBRE 1770. 77
queront demain l'endroit où ils oot excellé aujourd'hui ;
eu revanche, ils excelleront dam celui qu'ils avaient
manqué la veille. Au lieu que ceux qui jouent de ré»
flexion y d'étude de la nature humaine , d'imitation , d'i-
magination, de mémoire y sont uns, les mêmes à toutes
les représentations, toujours également parfaits; tout
est mesuré, tout est appris; la chaleur a son commen-
cement, son milieu, sa fln. Ce sont leç mêmes accens,
les mêmes positions, les mêmes mouvemens; s'il y a
quelque différence d'une représentation à une autre ,
c'est toujours à l'avantage de la dernière. Ils ne sont
presque point journaliers : ce sont des glaces parfaites,
toujours prêtes à montrer les objets, et à les montrer
avec la même précision et la même vérité. Ainsi que le
poète^ ils vont sans cesse puiser dans le fonds inépui-
sable de h nature, au lieu qu'on aurait bientôt vu le
terme de leur propre richesse (i).
(t) M. Etienne y dans sa Notice sur MoIé placée ea tète des Mémoires àv
cet acteur dans la Culiection des Mémoires sur Fart dramatique , après avoir
rendu compte de Teffet prodigieux que produisail MuIé dans une scène du
Jaloux de Kochon de Chabaunes^ ajoute: « M. Népomucène Lemercier, mon
confrère à Plnstitut , m'a raconté à ce sujet une anecdote intéressante que je
crois devoir consigner dans ce'te Notice. La première fois qu'il assista à la
pièce de Rochon de Chabannes, il éprouva , au passage dont je viens de parler,
la même sensation que le public, et il fut transporté d'un tel enthousiasme
qu'après la représentation il ne put résister au plaisir d'aller féliciter l'acteur
de cet effet prodigieux de son talent: « Eh bien! lui dit Mole, je ne suis pas
«content de moi aujourd'hui ; aussi je n'ai pas produit cette fois sur le public
«la même impression que de coutume. Je me suis. trop livré, je n'étais plus
«< maître de moi; j'étais entré si vivement dans la situation que j'étais lepersou-
«* nage même, et que je n'étais plus l'acteur qui le joue; j'ai été vrai comme
«je le serais chez moi , mais pour l'optique du théâtre il faut l'être autrement.
« La pièce , ajouta Moié , se rejoue dans quelques jours ; venez la voir encore ,
' et placez-vous dans les premières coulisses. » .M. Lemercier s'y trouva avec
exactitude; au moment où arrive là fameuse scène, MoIé tourne la tête de son
côté et lui dit à voix basse : » Je suis bien maître de moi, vous allez voir. >• £t
^8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
Quel jeu plus parfait que celui de mademoiselle Clai-
ron? Cependant suivez-la , étudiez-la , et vous vous con-
vaincrez bientôt qu'elle sait par cœur tous les détails de
son jeu comme toutes les paroles de son rôle. Elle a eu
sans doute dans sa tête un modèle auquel elle s'est étu-
diée d'abord à se conformer; sans doute elle a conçu ce
modèle y le plus haut, le plus grand, le plus parfait
qu'elle a pu; mais ce modèle , ce n'est pas elle: si ce
modèle était elle-même, que son imitation serait faible
et petite ! Quand , à force de travail , elle a approché de
ce modèle idéal le plus près qu'il lui a été possible, tout
est fait. Je ne douté point qu'elle n^éprouve en elle un
grand tourment dans les premiers momens de ses
études; mais ces premiers momens passés, son ame est
calme; elle se possède, elle se répète sans presque au-
cune émotion intérieure, ses essais ont tout fixé, tout
arrêté dans sa tête : nonchalamment étendue dans sa
chaise longue, les yeux fermés, elle peut, en suivant en
silence son rôle de mémoire, s'entendre, se voir sur la
scène, se juger et juger les impressions qu'elle excitera.
Il n'en est pas ainsi de sa rivale, la Dumesnil: elle
monte sur les tréteaux sans savoir ce qu elle dira ; les
trois quarts du temps elle ne sait ce qu'elle dit, mais le
reste est sublime.
Et pourquoi l'acteur différerait-il en cela du statuaire,
du peintre, de l'orateur, du musicien ? Ce n'est pas dans
la fureur du premier jet que les traits caractéristiques
se présentent à eux ; ils leur viennent dans des momens
en effet M. Lemercier m'a' assuré qae l'acteur avait produit une sensation
beaucoup plus forte que le premier jour, et qu'il n'avait jamais vu plus d'art
et plus de calcul pour remuer profondément les spectateurs. » Cette anecdote
vient complètement à l'appui de l'opinion de Diderot.
I OCTOBRE 1770. 79
tranquilles et froids , dans des momens tout-à-fait inat-
tendus : alors 9 comme immobiles entre la nature hu-
maine et l'image qu'ils en ont ébauchée, ils portent al-
ternativement un coup-d'œil attentif sur l'une et sur
l'autre, et les beautés qu'ils répandent ainsi dans leurs
ouvrages sont d'un succès bien autrement assuré que
celles qu'ils y ont jetées dans la première boutade. Ce
n'est pas l'homme violent , l'homme hors de lui-même
qui nous captive, c'est l'avantage de l'homme qui se
possède. Les grands poètes dramatiques surtout sont
spectateurs assidus de ce qui se passe autour d'eux; ils
saisissent tout ce qui les frappe, ils en font registre; c'est
de ces registres que tant de traits sublimes passent dans
leurs ouvrages. Les hommes chauds, violens,. sensibles
se mettent en scène, ils donnent ce spectacle, mais ils
n'en jouissent point; c'est d'après eux que l'homme de
génie fait sa copie. Les grands poètes, les grands acteurs,
et peut-^tre en général tous les grands imitateurs de la
nature en tout genre , doués d'une belle imagination ,
d'un grs^nd jugement, d'un tact fin, d'un goût très^ûr,
seront, à mon sens, les êtres les moins sensibles; ils sont
également propres à trop de choses, ils sont trop occu-
pés à regarder et à imiter pour être vivement affectés
au dedans d'eux-mêmes. Voyez les femmes : elles nous
surpassent certainement, et de fort loin, en sensibilité ;
quelle comparaison d'elles et de nous dans l'instant de la
passion 1 Mais autant nous leur cédons quand elles agis-
sent, autant elles restent an-dessous de nous quand elles
imitent. Dans la grande comédie, la comédie à laquelle
je reviens toujours, celle du monde, toutes les âmes
chaudes occupent le théâtre, tous les hommes de génie
sont au parterre. Les premiers s'appellent des fous ; les
8o CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
seconds, qui s'amusent à copier leurs folies, s'appellent
des sages; c'est Tœil fixe du sage qui saisit le ridicule de
tant de personnages divers, qui le peint, et qui vous fait
rire ensuite du tableau de ces fâcheux originaux dont
vous avez été quelquefois la victime.
Ces vérités seraient démontrées, que jamais les comé-
diens n'en conviendraient : c'est leur secret. La sensibi»
lité est une qualité si estimable, qu'ils n'avoueront pas
qu'on puisse, qu'on doive s'en passer pour exceller dans
leur métier. Mais, quoi! me dira-t-on, ces accens si
plaintifs et si douloureux, que cette mère arrache, du
fond de ses entrailles, et qui secouent si violemment les
miennes, n'est-ce pas le sentiment actuel qui les inspire ?
n'est-ce pjis la douleur même qui les produit? Nulle-
ment; et la preuve, c'est qu'ils sont mesurés, c'est qu'ils
font partie d'un système de déclamation, c'est qu'ils sont
soumis à une loi d'unité, c'est qu'ils concourent à la so-
lution d'un problème donné; c'est qu'ils ne remplissent
toutes les conditions proposées qu'après de longues
études, c'est que pour être poussés justes ils ont été ré-
pétés cent fois; c'estqu'alors l'acteur s'écoutait lui-même;
c'est qu'il s'écoute encore au moment où il vous trouble^
et que tout son talent consiste, non pas à se laisser aller
à sa sensibilité comme vous le supposez, mais à imiter si
parfaitement tous les signes extérieurs du sentiment que
vous vous y trompiez. IjCS cris de sa douleur sont notés
dans sa mémoire, les gestes de son désespoir ont été pré-
parés; il sait le moment précis, où les larmes couleront.
Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, étouf-
fés , ce frémissement des membres , ce vacillement des
genoux... Pure imitation, leçon apprise d'avance, singe-
rie sublime dont l'acteur a la conscience présente au mo-
l" OCTOBRE 1770. 81
ment où il l'exécute , dont il a la mémoire long-temps
après la voir exécutée, mais qui n'effleure pas son ame,
et qui ne lui ôte^ ainsi que les autres exercices, que la
force du corps. Le socque ou le cothurne déposé, sa voix
est éteinte, il sent une extrême fatigue, il va changer
de chemise et se coucher; mais il ne lui reste ni douleur,
ni trouble, ni aifaissement d'ame : c'est vous, auditeurs,
qui remportez toutes ces impressions. L'acteur est las,
et vous êtes tristes; c'est qu'il s'est démené sans rien
sentir, et que vous avez senti sans vous démener: s'il
en était autrement, la condition d'un comédien serait la
plus malheureuse des conditions. Heureusement pour
nous et pour lui, il n'est pas le personnage, il le joue :
sans cela, qu'il serait plat et maussade! Des sensibilités
diverses qui se concertent entre elles pour produire le
plus grand effet pojssible! cela me fait rire. J'insiste donc,
et je dis : C'est la sensibiUté qui fait la multitude des ac-
teurs médiocres ; c'est la sensibilité extrême qui fait les
acteurs bornés; c est le manque de sensibilité qui fait les
acteurs sublimes. Les larmes du comédien descendent,
celles de l'homme sensible montent; ce sont les en-
trailles qui troublent sans mesure la tête ide Thomme
sensible; c'est la tête du comédien qui porte quelque
trouble passager dans ses entrailles.
Avez-vous jamais réfléchi à la différence des larmes
excitées par un événement tragique, et des larmes exci-
tées par un discours pathétique ? On entend une belle
chose; peu à peu la tête s'embairasse, les entrailles s'é-
meuvent, les larmes coulent : au contraire, à l'aspect
d'un événement tragique, les entrailles s'émeuvent subi-
tement, la tête se perd et les larmes coulent; celles-ci
viennent subitement , lès premières sont amenées.
toM. VIL 6
82 CORRESPONDANCE . LITTERAIItE ,
Voilà l'avantage d'un coup de théâtre naturel et vrai
sur une scène éloquente : il produit rapidement TefFet
que la scène fait attendre ; mais l'illusion en est beau-
coup plus difficile; un incident faux, mal rendu, la dé-
truit. Les accens s'imitent mieux que les mouvemens ;
maïs les mouvemens frappent avec une bien autre vio-
lence.
Réfléchissez 9 je vous prie, sur ce qu^on appelle au
théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme en
nature? nullement : un malheureux de la rue y serait
.pauvre, petit, mesquin; le vrai en ce sens ne serait
autre chose qu€ le commun. Qu'est-ce donc que le vrai ?
C'est la conformité des signes extérieurs, de la voix , de
la figure, du mouvement, de l'action, du discours, en
un mot de toutes les parties du jeu, avec un modèle idéal
ou donné par le poète ou imaginé de tête par l'acteur.
Voilà le merveilleux.
Une femme malheureuse , mais vraiment malheu-
reuse, pleure, et il arrive qu'elle ne vous touche point;
il aiTive pis : c'est qu'un trait léger qui la défigurç vous
fait rire; c'est qu'un accent qui lui est propre dissonne
à votre oreille; c'est qu'un mouvement qui lui est habi-
tuel dans sa douleur vous /la montre sous un aspect
maussade; c'est que les passions vraies ont presque toutes
€les grimaces que l'artiste sans goût copie servilement ,
mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu'au plus
fort des tdurmens l'homme conserve la dignité de son
caractère ; nous voulons que cette femme tombe avec
décence et mollesse, et que ce héros meure comme le
gladiateur ancien mourait dans l'arène, aux applaudisse-
mens d'un amphithéâtre, avec grâce, avec noblesse, dans
une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui rem-
l" OCTOBRE 1770. 83
remplira votre attente? Est-ce l'athlète que sa sensibilité
décompose et que la douleur subjugue, ou Tàthlète aca-
démisé qui pratique les leçons sévères de la gymnastique
jusqu'au dernier soupir? Le gladiateur ancien comme
un grand comédien , un grand comédien ainsi que le
gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur
un lit; ils sont forcés de jouer une autre mort pour nous
plaire; et le spectateur délicat sentirait que la vérité
d action dénuée de tout apprêt est petite, et ne s'accorde
pas avec la poésie. Du reste, ce n'est pas que la pure
nature n'ait ses momens sublimes; mais je conçois que
si quelqu'un est sûr de leur conserver leur sublimité ,
c'est celui qui les aura pressentis et qui les rendra de
sang-froid. Cependant je ne répondrais pas qu'il n'y eût
une espèce de mobilité d'entrailles acquise et factice ;
mais si vous m'en demandez mon avis, je la crois presque
aussi dangereuse que la sensibilité naturelle. Elle doit à
la longue jeter l'acteur dans la manière et la monoto-
nie ; c'est ce qui ne peut être évité que par une tête de
glace.
Mais, me direz-vous, une foule d'hommes qui décè-
lent subitement , à leur manière , la sensibilité qu'ils
éprouvent, font un spectacle merveilleux sans s'être con-
certés. D'accord; mais il le serait bien davantage, je
crois, s'il y avait eu entre eux un concert bien entendu.
D'ailleurs vous me parlez d'un instant fugitif, et moi je,
vous parle d'un ouvrage de l'art qui a sa conduite et . sa
duréej' Prenez chacun de ces personnages , montrez-les-
moi successivement isolés, deux à deux, trois à trois,
abandonnez - les à leurs propres mouvemens, et vous
verrez la cacophonie qui en résultera : et si, pour obvier
à ce défaut , vous les faites répéter ensemble , adieu leur
84 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,
propre caractère, adieu leur sensibilité naturelle, et tant
mieux. C'est comme dans une société bien ordonnée, ôh
chacun sacrifie de ses droits primitifs pour le bien et
l'ensemble du tout. Or, qui est-ce qui connaîtra le plus
parfaitement la mesure de ce sacrifice? L'homme juste
dans la société, l'homme à tête froide au théâtre (i).
Paris, i5 octobre 1770.
Lettre de M. de Voltaire à M. le comte de Schomberg.
Du chftteau de Femey, le 5 octobre 1770.
Mon misérable état , Monsieur , ne me permet pas
d'écrire aussitôt et aussi souvent que je le voudrais à
l'homme du monde qui m'a le plus attaché à lui ; M. d'A-
lembert me console, en me parlant souvent de vous.
Madaiiie Denis, ma garde-malade, passe ses jours à vous
regretter.
Puisque vous avez été touché, Monsieur, de la requête
de nos pauvres esclaves francs-ôomtois, permettez que je
vous en envoie deux exemplaires. Je suis persuadé que
monseigneur le duc d'Orléans ne souffrirait pas cette
oppression dans ses domaines.
Vous savez les succès inouis des Russes contre les
Turcs ; ils perdaient une bataille au pied du Mont-Caq-
case dans le temps que le grand-visir était battu au bord
du Danube, et que la flotte du capitan-bacha était dé-
truite dans la mer Egée. On croirait lire la guerre des
Romains contre Mithridate. D'ailleurs l'Âraxe, le Cirus,
le Phase, le Caucase, la mer Egée, le Pont-Euxin, sont
de bien beaux mots à prononcer ;en comparaison de tous
vos villages d'Allemagne auprès^ i^e^quels on a livré tant
de combats ou malheureux ou inutiles.
(i) Voir la suite au commencement du mois suivant.
l5 OCTOBRE 1770. 85
Vous venez du moins de réduire les habitans de Tunis,
successeurs des Carthaginois , à demander la paix : que
Dieu puisse vous conserver tant à la cour que sur les
frontières.
Il y a deux choses encore pour lesquelles je m'inté*
resse fort , ce sont les finances et les beaux-arts ; je vou-
drais ces deux articles un peu plus florissans.
Pour le Système de la Nature , qui tourne tant de
têtes à Paris , et qui partage tous les esprits autant que
le Menuet de Versailles (i), je vous avoue que je ne le
regarde que comme une déclamation diffuse , fondée sur
une très-^mauvaise physique ; d'ailleurs , parmi nos têtes
légères de Français , il y en a bien peu qui soient dignes
d'être philosophes. Vous Têtes, Monsieur, comme il faut
l'être , et c'est un des mérites qui m'attachent à vous.
Dès qu'il gèlera, nos gelinotes iront vous trouver.
On voit, par cette lettre, que le zèle du patriarche
en faveur des prétendus esclaves du chapitre de Saint-
Claude ne se ralentit point. J'ai eu l'honneur de vous
parler de la première requête (2); vous ne serez pas
fâché de lire aussi la seconde.
Noui^elle Requête au roi y en son conseil , par les habi"
tans de Longchaumois ^ Morez, Morbier ^ Belle/on-
taine , les Rousses et Bois-d* Amont ^ etc. y en Franche-
Comté,
a Sire, douze mille de vos sujets mouillent encore de
leurs larmes le pied de votre trône. Les habitant de
Longchaumois, etc., sont prêts à servir Votre Majesté,
(i) Voir t. VI, p. 448 et siiiv.
(2) Ibidem, p. 4^6.
86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
en faisant de leurs mains , à travers les montagnes y le
chemin que Votre Majesté projette de Versoix et de la
route de Lyon en Franche - Comté ; ils ne demandent
qu'à vous servir. Le chapitre de Saint-Claude, ci-devant
couvent de Bénédictins , persiste à vouloir qu^ils soient
ses esclaves.
ce Ce chapitre n'a point de titre pour les réduire en
servitude, et les supplians en ont pour être libres. Le
chapitre a pour lui une prescription d'environ cent an-
nées; les supplians ont en leur faveur le droit naturel
et des pièces authentiques déjà produites devant Votre
Majesté.
(c II s'agit de savoir si ces actes authentiques doivent
relever les supplians de la faiblesse et de l'ignorance qui
ne leur ont pas permis de les faire valoir , et si la jouis-
sance d'une usurpation, pendant cent années, commu-
nique Un droit au chapitre contre les supplians. La loi
étant incertaine et équivoque sur ce point, les habitans
susdits ne peuvent recourir qu'à Votre Majesté, comme
au seul législateur de son royaume ; c'est à lui seul de
fixer , par un arrêt solennel , Fétat de douze mille per-
sonnes qui n'en ont point.
«r Votre Majesté est seulement suppliée de considérer
à quel état pitoyable une portion considérable de ses
sujets est réduite.
(CI* Lorsqu'un serf du chapitre passe pour être ma-
lade à l'extrémité, l'agent ou le fermier du chapitre com-
mence par mettre à la porte de la cabane la veuve et les
enfans, et par s'emparer de tous les meubles. Cette in-
humanité seule dépeuple la contrée.
« 2"* L'intérêt du chapitre à la mort de ces malheu-
reux est si visible, que voici ce qui arriva le mois d'avril
l5 OCTOBRE 1770. 87
dernier^ qui mérite d'être mis sous les yeux de Votre
Majesté.
« Le chapitre 9 en qualité d'héritier , «st tenu de payer
le chirurgien et l'apothicaire. Un chirurgien de Morez ,
nommé Nicod , demanda^ au mois d'avril^ son paiement à
l'agent du chapitre ; l'agent répondit ces propres mots :
«Loin de vous payer, le chapitre devrait vous punir;
« vous avez guéri l'année dernière deux serfs dont la
a mort aurait valu mille écus à mes maîtres. »
Ci Nous avons des témoins de cet horrible propos;* nous >
demandons à en faire la preuve.
« Nous ne voulons point fatiguer Votre Majesté par
le récit avéré de cent désastres qui font frémir la nature;
d'enfans à la mamelle abandonnés et trouvés morts sous
le scellé de leur père; de filles chassées de la maison
paternelle où elles avaient été mariées , et mortes dans
les environs au milieu des neiges; d'enfans estropiés de<
coups par les agens du chapitre, de peur qu'ils n'aillent,
demander justice. Ces récits , trop vrais, déchireraient
votre cœur paternel.
« Nous sommes enfermés entre deux chaînes de mon-
tagnes, sans aucune communication avec le reste de la
terre. Le chapitre ne nous permet pas même des. armes
pour nous défendre contre les loups dont nous sommes
entourés. Nous avons vu l'hiver dei*nier nos enfans dé-
vorés, sans.po^uvoir les secourir. Nous restons en proie
au chapitre de Saint-Claude et aux bêtes féroces ; nous
n'avons que Votre Majesté pour nous protéger. »
Le Conseil des Dépêches;
M, le duc DE Choiseul, ministre et secrélaire-d'Elat;
M' Chéry, avocat;
Paget et Chapuis, syndics.
88 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
On vient de publier, en quatre volumes petit in-8"
peu considérables , un Voyage de France , d'Espagne ,
de Portugalet d Italie^ pendant les années 1729 et i ^So;
ouvrage posthume de feu M. de Silhouette, ancien mi-
nistre d'£tat et contrôleur - général des finances. C'est
parcourir bien des pays dans un petit nombre de pages ,
eu égard à leur étendue et à leur importance. Vous ne
trouverez dans ce Yoyage ni instruction ni amusement;
c'est partout le coup d'œil le plus trivial sur les beaux-
arts, sur les arts utiles, sur les mœurs, sur l'histoire des
difierens pays mentionnés au frontispice; c'est sur l'Es-
pagne une dissertation politique à perte de vue, mais
qui n'en est pas moins insipide, surtout aujourd'hui qu'il
y a long-temps que les rêves du cardinal Âlbéroni se sont
évanouis avec ce rêveur, qui n'était pas un homme com-
mun. Ceux qui ont cru devoir rendre publics les papiers
informes qui composent ce Voyage, n'ont certainement
pas eu à cœur la réputation de Tauteur; son Voyage n'a
fait nulle sensation , et c'est ce qui pouvait lui arriver de
plus heureux. £t puis, comptez sur les réputations!
M. de Silhouette a passé quarante ans de suite pour une
excellente tête, pour une grande tête, pour un homme
d'État; et il parcourt quatre des plus grandes contrées
de l'Europe sans qu'il lui échappe une remarque que
vous voulussiez recueillir; vous croiriez souvent voyager
avec un capucin, tant il est plat et bigot. C'est que M. de
Silhouette était un homme médiocre, mais doué de la
plus forte dose d'ambition possible. L'art de ces sortes
de caractères consiste à entretenir le public dans une
haute idée de leur capacité, sans jamais se commettre
par des épreuves précises. Moyennant cet art et beau-
coup de souplesse dans le caractère, M. de Silhouette
1 5 OCTOBRE 1770. 89
s'ëleva insensiblement de l'état le plus obscur aux pre-
mières places' du ministère. Il s'attacha d'abord à M. le
maréchal de Noailles , qui le plaça auprès de feu M. le
duc d'Orléans en qualité de secrétaire de ses comman-
demens; de cette place il s'éleva à celle de chancelier
garde-des-sceaux de ce prince; et quoique M. le duc
d'Orléans d'aujourd'hui, en partant pour l'armée en 1757,
le congédiât et donnât sa place à M. l'abbé de Breteuil ;
quoique madame de Pompadour regardât dans ce temps-
là M. de Silhouette comme un homme à systèmes , et
par conséquent dangereux^ il sut si bien la faire revenir
de ces impressions défavorables, qu'en 1759 il fut nommé
contrôleur-général des finances et ministre d'État. Il est
vrai que son ministère ne dura guère au-delà de six mois^
et qu'il n'eut pas seulement la satisfaction de se voir dans
XAlmanach royal sous ces qualifications. C'était alors
la mode de changer souvent de ministres et d'en essayer
de différentes espèces , sans doute dans l'espérance de
rencontrer à la fin le véritable. Feu madame la duchesse
d'Orléans envoya un jour un de ses gentilshommes faire
compliment à je ne sais plus quel ministre sur sa nomi-
nation; et après avoir donné sa commission, et laissé
faire au commissionnaire quelques pas, elle le rappela et
lui dit: « Informez -vous cependant auparavant s'il est
encore en place. » M. de Silhouette n'y fut que pour
prouver qu'il n'avait point de tête; car tout ministre qui
ne prévoit pas les suites des n^esures qu'il prend, et qui
ne tient pas ses moyens tout prêts pour y remédier ; tout
ministre qui ne sait pas calculer et le caractère de ceux
dont il dépend , et la tournure des esprits auxquels il a
affaire, n'est certainement qu'un homme ordinaire. M. de
Silhouette ne savait que le jeu des ambitieux, celui d'ex-
go CORRESPONDANCE LITTiSrAIRE,
citer^ moyennant une forte cabale j un grand mouvement
passager dans le public : en faveur de sa première opé-
ration il fut traité comme le sauveur de la France; on fit
des vers, de la prose , des estampes; mais tout ce beau
feu était un feu de paille , et le déchaînement public suc-
céda bientôt et renversa le sauveur de son piédestal. 1\
savait beaucoup, il parlait avec précision et netteté,
mais il manquait de génie ; il croyait que ce qui se faisait
en Angleterre était praticable en France , que Louis XV
se conduirait comme George II , et son court ministère
ne fut qu'un enchaînement de paralogismes. Il fut aussi
un spectacle bien moral, quoique bien commun pour un
philosophe; on vit cet homme, qui avait employé toute'
la sagacité et toutes les facultés de son esprit pour par-
venir au faîte, s'y soutenir un instant, et ensuite mourir
de chagrin d'en être tombé. Lorsque M. le duc de Choi-
seul lui fit concevoir qu'il fallait se démettre de sa place,
il se mit à plieurer comme un enfant; de là il alla au
conseil, où il parla comme un ange sur l'état des finances
du royaume, après quoi il demanda à se retirer. C'était
le chant du cygne, qui est toujours si mélodieux au mo-
ment de la mort; mais la place qu'il occupait demandait
un aigle et non pas un cygne. Retiré , il tomba bientôt
dans la mélancolie et le marasme , et mourut dans la plus
haute dévotion sans avoir vécu soixante ans. Il avait été
toute sa vie zélé catholique et fort attaché au parti des
Jésuites; c'était un des moyens les plus usités paiini les
ambitieux pour s'avancer. Beaucoup de gens le regar-
daient comme un insigne hypocrite; mais il se peut qu'à
force de s'être menti à lui-même sans discontinuer , il se
soit à la fin persuadé lui-même. Ce qu'il y a de certain ,
c'est qu'il n'avait point de vertus ni publiques ni privées,
l5 OCTOBRE 1770. ' 91
et qu'il était de ces gens qui n'oDt jamais osé regarder
personne en £ace. Son désintéressement se manifesta dans
les premiers mois de son ministère. Il acheta des héri-
tiers d'un traitant une ancienne prétention de six cent
mille livres qui avait été engloutie dans la banqueroute
générale du temps du système de Law; il en fit l'acqui-
sition pour six mille livres. Nanti de ces papiers en qua-
lité d'acquéreur/ il trouva, en qualité de ministre, de la
justice du roi et de la plus urgente nécessité de l'État,
de les acquitter à leur valeur primitive; et après les avoir
fait payer au trésor royal en qualité d'homme qui sait
calculer^ il les prêta au roi à fonds perdu sur sa tête et
sur celle de sa femme, et se fit, moyennant six mille
livres une fois payées, une rente viagère de soixante
mille livres par an. Cette opération est une des plus mé-
morables de son ministère; elle prouve qu'on peut être
un grand saint et grand fripon tout ensemble, et que
M. de Villeroy avait tort de douter de la validité de la
canonisation de saint Vincent de Paule, parce qu'il l'avait
souvent vu tricher au piquet.
Il paraît un volume in-4^ de près de 3oo pages inti-
tulé Manifeste de la République confédérée de Pologne^
du i5 noi^embre 1 769 ; traduit du polonais. Pour que
ce dernier point devienne une vérité, il faudra se dépê-
cher de traduire cet écrit en polonais, où je crois qu'il
n'existe point encore. Si mes Mémoires sont fidèles , il a
été fabriqué ici, sous les auspices de M. le comte Wiel-
horski , et je ne sais si notre savant abbé de Mably n'y a
pas mis la main. Ce bon abbé se croit très-sincèrement
une tête bien autrement judicieuse et bien autrement
solide que celle du patriarche ou du président de Mon-
9^ CORRESPONDANCE LITTIÉRAIRE,
tesquieu; et quand on l'entend raisonner quelquefois sur
les gouvernemens étrangers , et prononcer dans la société
ses oracles sur la science de la politique, on croit se
trouver vis-à-vis d'un en&nt qui fait l'important en débi-
tant des sottises. Je me réjouis parfois du ton de bonté
doctoral avec lequel il m'apprend quelque principe ou
quelque lieu, commun que mon professeur de droit pu-
blic de l'université de Leipsick me dictait 9 eh mon jeune
temps, dans ses cahiers, en mauvais latin, à la vérité ,
mais avçc beaucoup plus de méthode , et qu'il appliquait
surtout avec beaucoup plus de bon sens que le docteur
Mably; il se persuade alors de la meilleure foi du monde
qu'il me découvre les trésors de la science dont je n'ai
jamais eu connaissance, et mon respectueux silence le
confirme dans cette idée. Ijorsque M. Jennings, qu'on
appelle quelquefois en son pays le Pitt de la Suède, passa
ici, l'abbé de Mably lui manifesta sa profonde admira-
tion pour le gouvernement de ce royaume, qu'il regar-
dait comme le modèle le plus parfait d'un bon goi|ver-
nement; le Pitt suédois lui conseilla de garder cette idée
pour lui , s'il ne voulait pas se déshonorer. Il me fit de
même , il n'y a pas lopg-temps , un beau discours sur le
respect qu'on avait en Pologne pour la loi , marque in-
faillible d'une excellente constitution ; et son admiration
à cet égard était fondée sur ce qu'il avait appris par des
Polonais que, lorsqu'un gentilhomme de ce pays se
trouve condamné à la prison par les tribunaux du
royaume, il s'y. rend librement, sans être arrêté ni traîné,
et y reste sans être gardé. Je souhaite à M. l'abbé de Ma-
bly que le génie du droit public et de la politique se
loge dans sa tête, et se fasse un point d'honneur d'y
rester à la manière des gentilshommes de Pologne; et à
l5 OCTOBRE 1770. q3
M. le comte Wielhorski, qu'il se tire de ses négociations
avec autant de succès que d'une symphonie à grand
orchestre ou d'un concerto , lorsqu'il tient son violon ou
son archi-luth, le tout pour la félicité de ses compa-
triotes, dont la conduite, depuis quelques années, est
une nouvelle preuve combien la sagesse est familière au
genre humain.
Voici un titre excellent : Le mauvais Dîner y ou Lettres
sur le Dîner nu Comte de Boula in villiers (i), par
le père Louis Viret, Cordelier conventuel; brochure
in-8*. Vous trouverez peut-être le Cordelier un peu dé-
goûté; il parle de ce Dîner comme s'il lui avait donné
une indigestion; il doit être de bien plus dure digestion
pour les gros bénéficiers de l'Eglise ; car de quel danger
peut-il être pour un pauvre diable de Cordelier, que
l'on renverse la nappe de la noce de Cana? il n'y per-
drait que. sa provision de théologie abstruse et de pail-
lardise, et n'aurait pas peut-être moins de santé en re-
tournant à la charrue ou en faisant un valet bien décou-
plé de quelque grand seigneur. Le zèle du révérend
père Cordelier est donc, comme vous voyez, bien dés-
intéressé, et son mauvais Dîner devrait lui procurer
les moyens d'en faire de bons ; il vaut cela ou rien.
(i) De Voltaire.
94 CORRESPONDANCE LITTERAIRE 9
i
•s
I
NOVEMBRE.
Paris, i5 novembre 1770.
Suite et fin des Observations de M. Diderot ^ sur la
brochure intitulée Garrick.
C'est ici le lieu de vous parler de Tinfluence perfide
d'un mauvais partner sur un grand comédien. Celui-ci
a conçu grandement; mais il est forcé d'abandonner son
modèle idéal pour se mettre au niveau du pauvre diable
avec lequel il est en scène.
Qu'est-ce donc que deux comédiens qui se soutien-
nent mutuellement ? Ce sont deux hommes dont les
modèles ont, proportion gardée, ou l'égalité ou la subor-
dination qui convient aux circonstances dans lesquelles
le poète les a placés , sans quoi l'un sera trop fort ou
l'autre trop faible; et pour sauyer la dissonance, le fort
n'enlèvera pas le faible à sa hauteur, mais d'instinct ou
de réflexion il descendra à sa petitesse.
En un mot, à quel âge est-on grand comédien? Est-ce
à l'âge où l'on est plein de feu , où le sang bout dans les
veinés , o}i l'esprit s'enflamme de la plus légère étinctsUe,
où le moindre choc porte un trouble terrible au fond des
entrailles? Nullement. C'est lorsque la longue expérience
est acquise, lorsque les passions sont tombées, que
l'ame est froide et que la tête se possède. Baron jouait à
soixante ans passés le Comte d'Essex, Xipharès, Britan*
nicus, et les jouait bien; mademoiselle Gaussin excellait
I 5 NOVEMBRE I77O. gS
dans la Pupille à l'âge de cinquante ans : un vieux
comédien n'est ridicule que quand les forces l'ont tout-
à-fait abandonné y ou quand la supériorité de son talent
ne suffit pas pour sauver le contraste de sa vieillesse avec
la jeunesse de son rôle.
De nos jours y mademoiselle Clairon et Mole ont joué
en débutant comme des automates; ensuite ils sont de-
venus grands comédiens. Comment cela s'est-il fait?
£st-ce que Tame, est-ce que la sensibilité , est-ce que les
entrailles leur sont venues?
Si cet acteur, si cette actrice étaient profondément
pénétrés^ comme on le suppose , l'un aurait-il le temps de
jeter un coup d'œil sur les loges , l'autre de diriger un
sourire vers la coulisse ?
Ce n'est pas, encore un coup, celui qui est hors de
lui-même, c'est celui qui est froid, qui se possède, qui
«st maître de son visage, de, sa voix, de ses actions,
de ses mouvcmens , de son jeu , qui disposera de moi.
Garrick montre sa tête entre les deux battans d'une
porte, et je Vois en deux secondes son visage passer
rapidement de la joie extrême àl'étonnement, de l'éton-
nement à la tristesse, de la tristesse à l'abattement, de
l'abattement au désespoir, et descendre avec la même
rapidité du point oîi il est, à celui d'oîx il est parti.
Est-ce que son ame a pu éprouver successivement toutes
ces passions et exécuter, de concert avec son visage , cette
espèce de gamme ? Je n'en crois rien.
:; Sedaine donne sou Philosophe sans le savoir : la
pièce chancelle à la première représentation , et j'en suis
affligé; à la seconde, son succès va aux nues, et j'en
suis transporté de joie. Le lendemain, je cours après
Sedaine, il faisait le froid le plus rigoureux; je vais dans
gG CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
tous les endroits où j'espère le trouver. J'apprends qu'il
est à rextrémité du faubourg Saint-Antoine ; je m'y fais
conduire : je l'aborde, je lui jette' les bras autour du
cou; la voix me manque et les larmes me eoulent le long
des joues : voilà l'homme sensible et médiocre. Sedaine
froid , immobile , me regarde et me dit : Ah ! monsieur
Diderot , que vous êtes beau! voilà l'observateur et
l'homme de génie.
L'homme sensible obéit à l'impulsion de la nature , et
ne rend précisément que ce que son propre cœur lui
fournit; le comédien observe, se saisit des phénomènes
que le premier lui présente , et découvre encore d'étude
et de réflexion tout ce qu'il peut y ajouter pour le plus
grand effet.
A la première représentation à* Inès de Castro j on
amène les^enfans, et le parterre se met à rire. La Du-
clos, qui faisait Inès, indignée, s'écrie: Jtis donc y sot
parterre j au plus bel endroit de la pièce! Le parterre
l'entendit, se contint; l'actrice reprit son rôle et ses
larmes , et celles du spectateur coulèrent. Quoi donc !
est-ce qu'on passe ainsi rapidement d'un sentiment pro-
fond à un autre sentiment profond ; de l'indignation à la
douleur? Je ne le conçois pas, son indignation était
réelle et sa douleur simulée.
Quinault Du Fresne joue le rôle de Sévère dans Po^
lyeucte. Il était envoyé par l'empereur Décius pour peiv
sécuter les chrétiens; il confie à son ami ses sentimens
secrets sur cette secte calomniée. Cette confidence, qui
pouvait lui coûter la vie , ne pouvait se faire à voix trop
basse : le parterre lui crie : Plus haut! Il répond subite-
ment au parterre : Et vous ^ messieurs ^ plus bas! 'E^t-
ce que s'il eût été vraiment Sévère, il eût été si preste-
I^ NOVEMBRE I77O. 97
ment Du Fresiie ? Non , vous dîs-je , il n'y a que l'homme
qui se possède, comme sans doute il se possédait , l'ac-
teur, rare, le comédien par excellence^ qui puisse ainsi
déposer et reprendre son masque.
Un acteur s'est pris de passion pour une actrice; une
représentation les met en scène dans un moment de
jalousie. La scène y gagnera, si l'acteur est un homme
médiocre; elle y perdra, s'il est un grand homme; il
sera lui , et il ne sera plus le modèle idéal ^t sublime
qu'il s'était fait d'un jaloux. La preuve qu'ils se rabais-
sent l'un et l'autre à la vie commune, c'est que s'ils
gardaient leurs échasses , ils se riraient au nez tous les
deux.
Je dis plus, un excellent moyen pour jouer petite-
ment, mesquinement, c'est d'avoir à jouer son propre
caractère. Vous êtes un tartuffe, vous êtes un misan-
thrope, vous jouerez un tartuffe , vous jouerez un misan-
thrope, et vous le jouerez bien ; mais vous ne ferez rien
de ce que le poète a fait : car il a fait , lui le Tartuffe,
le Misanthrope; et vous, vous n'êtes qu'un individu ,
et communément fort au-dessous du modèle de la
poésie.
Mais Quinault Du Fresne , orgueilleux par caractère ,
jouait merveilleusement l'orgueilleux? — Et qui est-ce
qui vous a dit qu'il se jouait lui-même? et, dans cette
supposition même, qui est-ce qui vous a dit que la na-
ture ne l'avait pas fait tout proche du modèle idéal?
Mais Quinault Du Fresne n'était pas Orosiaane, et qui
est-ce qui le remplace ou le remplacera jamais dans ce
rôle (i)? Il n'était pas l'homme du Préjugé à la mode y
(i) Le Kaiu qui, sans avoir aucun des avantages extérieurs de Du Fresne,
ou plutôt ayant %ure, voix , tout contre, lui , a cependant surp«iss6 Du Fresne
Tow. VIL 7
98 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
et avec quelle perfection ne le jouait-il pas? Un des
hommes les plus droits, les plus francs, les plus honnêtes
qui aient exercé la profession difficile de comédien,
Montménil jouait, avec le même succès, Ariste dans la
Pupille j Tartuffe, l'Avocat Patelin ^ Mascarille dans les
Fourberies de Scapin; je lai vu, et, à mon grand éton-
nement , il avait le masque de tous ces rôles. Ce n'était
pas naturellement, c^r la nature ne lui en avait donné
qu'un j le s*ien : il tenait donc les autres de l'art? £st*ce
qu'il y a une sensibilité artificielle?
Pour un endroit où le poète a senti plus fortement
que l'acteur, il y en a cent où l'acteur sent plus forte-
ment que le poète; et rien n'est plus dans la vérité que
cette exclamation de Voltaire, entendant jouer la Clai-
ron dans une de ses pièces : Est-ce bien moi qui ai fait
cela? D'où cela venait-il ? Est-ce que mademoiselle Clai-
ron en sait plus que M. de Voltaire? Sans doute; son
ihodèle idéal, en déclamant, était bien au-delà du mo-
dèle idéal que le poète s'était fait en écrivant : mais ce
modèle idéal n'était pas elle. Que faisait-elle donc? Elle
copiait de génie; elleimitait le mouvement, les actions,
les gestes, toute la nature d'un être fort au-dessus d'elle;
elle jouait, et jouait sublimement.
Allez chez mademoiselle Clairon, et voyez-la dans les
dans le rôle d^Orosmane. Ce grand acteur se trouva an début de Le Kain , et
avoua qu'il lui avait fait voir dans ce rôle des nuances et des détails dont il
ne s*étatt pas douté. Mais c'est, je crois , que notre philosophe n*a jamais vu
jouer Le Kain , pas plus que mademoiselle Clairon , au moins depuis sa grande
célébrité; il ne parle de celle-ci que d'après la voix publique, et d*après son
instinct qui lui fait presque toujours deviner juste. Quant à Du Fresne et Mont-
ménil, c'est autre chose. Lorsque ces acteurs étaient au théâtre> il était assidu
au spectacle; mais depuis environ vingt ans il n'y a été qu'en passant, pour
voir de temps en temps quelque nouvelle pièce, par courtoisie pour l'auteur.
( Note de Grimm, )
l5 NOVEMBRE I77O. QQ
transports réels de sa colère ; si elle y conserve son main-
tien, ses accensy son action théâtrale, elle vous fera
rire , et vous l'auriez admirée au théâtre. Que faites-vous
donc dans ce cas , et que signifie votre rire , si ce n'est
que la sensibilité réelle et la sensibilité simulée sont
deux choses fort diverses; que la colère réelle de made-
moiselle Clairon ressemble à de la colère jouée, et que,
par conséquent, il y £L deux colères que vous savez fort
bien discerner? Les images des passions au théâtre n'en
sont donc pas les vraies images; ce sont donc des por-
traits outrés, assujettis à des règles de convention. Or je
demande quel est Facteur qui se renfermera le plus stric-
tement dans ces règles données? Quel est celui qui sai-
sira le mieux cette emphase prescrite, ou de l'homme
qui est dominé par son propre caractère , ou de celui
qui s'en dépouille pour en prendre un autre plus grand ,
plus noble, plus violent, plus élevé? On est soi de na-
ture, on est un autre d'imitation ; le cœur qu'on se sup-
pose n'e^t pas celui qu'on a. Quelle est donc la ressource
en par^l cas? C'est de bien connaître les symptômes
extérieurs de l'ame qu'on emprunte, de s'adresser^
l'expérience de ceux qui nous voient, et de les tromper
par l'imitation de ces symptômes d'emprunt, qui de-
viennent nécessairement la règle de leurs jugemens; car
il leur est impossible d'apprécier autrement ce qui se
passe au dedans de nous. Celui qui connaît le mieux et
<{ui rend le plus parfaitement ces signes, d'après le mo-
dèle idéal le mieux conçu , est le plus grand comédien ;
celui qui laisse le moins à imaginer au grand comédien ,
est le plus grand des poètes.
Quand , par une longue habitude du théâtre , on garde
dans la société l'emphase théâtrale, et que l'on continue
I OO CORRESPONDANCE XITT^R A IRE,
à y être Brutus^Cinna, Burrhus, Mithridate, Cornclie,
Mérope, Pompée, savez-vous ce qu'on fait? On réunit
à une ame petite ou grande , de la mesure précise que la
nature Ta donnée , les signes extérieurs d'une ame exa-
gérée et gigantesque qu'on n'a pas, et de là naît le ridi-
cule.
O la cruelle satire que je viens de faire ,^ sans y penser,
des auteurs et des acteurs! Il est, je crois, permis à tout
homme d'avoir une ame forte et grande; il est, je crois,
permis d'avoir le maintien, le propos, l'action de son
ame, et je crois que l'image de la véritable grandeur ne
peut jamais être ridicule. Que s'ensuit-il de là? Tous le
devinez de reste : c'est que la vraie tragédie est encore
à trouver, et qu'avec tous leurs défauts les anciens en
étaient peut-être plus voisins que nous. Plus les actions
sont fortes et les propos simples, plus j'admire; je crains
bien que nous n'ayions pris , cent aus de suite , l'héroïsme
de Madrid pour celui de Rome. En efïet,.quel rapport
entre la simplicité et la force du discours de Régulus dis-
suadant le sénat et le peuple romain de l'échange des
captifs, et le ton déclamatoire et ampoulé que nos tra-
giques lui auraient donné ? Il dit :
« J'ai vu nos enseignes suspendues dans les temples
de Carthage; j'ai vu le soldat privé de ses armes, qui
n'avaient pas été teintes d'une goutte de sang ennemi ;
j'ai vu l'oubli de la liberté , et des citoyens les bras atta-
chés sur le dos; j'ai vu les portes des villes ouvertes et
les moissons couvrir les champs que nous avions rava-
gés : et vous croyez que , rachetés à prix d'or, ils re-
viendront plus courageux? Vous ajoutez une perte à
l'ignominie; la vertu, une fois sortie d'une ame qui
s'est avilie, n'y rentre plus. N'attendez rien de celui
l5 NOVEMBRE I.77O. lOI
qui a pu mourir^ et qui s'est laissé lâchement garot-
ter. O Carthage! que tu es grande et fière de notre
honte ! »
Tel fut son discours , telle sa conduite. Il se refuse aux
embrassemens de sa femme et de ses enfans ; il s'en dé-
clare indigne, comme un vil esclave. Il tient ses yeux
farouches fixés en terre j et dédaigne les pleurs de ses
amis y jusqu'à ce qu'il ait amené le sénat au conseil que
lui seul était capable de donner, et qu'il lui fut permis
de retourner dans son exil.
Mais le moment du héros , le voici. Il n'ignorait pas le
supplice qu'un ennemi féroce lui préparait : cependant
il reprend sa sérénité ; il se dégage de ses proches , qui
cherchaient à différer son départ, avec la même liberté
dont il se dégageait autrefois de la foule de ses cliens,
pour aller se délasser de la fatigue des affaires dans ses
champs de Venafre et à sa maison de Tarente.
Mettez la main sur la conscience , et dites-moi s'il y a
dans nos tragédies un mot du ton qui convient à une
vertu aussi haute et aussi familière, et quel air pour*
raient avoir dans cette bouché ces sentences ambitieuses
et la plupart de nos fanfaronnades à la Corneille ?
O combien de choses que je n'ose confier- qu'à vous !
Je serais lapidé dans les rues si l'on me savait coupable
de ce blasphème, et je ne me souc»e point du tout de la
couronne du martyre.
Si jamais un homme de génie ose donner à ses per-
sonnages le ton simple de l'héroïsme antique, l'art de
l'acteur sera bien autrement difficile.
Au reste , lorsque je prononce que la sensibilité est le
caractère de la bonté de l'ame et de la médiocrité du
génie, je fais un effort dont peu d'hommes sont capables ;
1 02 CORRESPOirBAUrCE LITTiRAïaS ,
car, si la nature a fait une ame sensible , vous le savez,
c'est la mienne.
Je devais m'arrêter ici j mais j'aime mieux une preuve
déplacée qu'une preuve omise. Voici une expérience que
vous aurez faite quelquefois : appelé par un acteur ou
par une actrice, chez elle, en petit comité, pour juger
de son talent , vous lui aurez trouvé de l'ame , de la sen-
sibilité; vous Taui^ez accablée d'éloges; vous vous en
serez séparé et vous l'aurez laissée avec la conviction du
plus éclatant succès. Le lendemain, elle paraît, elle est
sifflée; et voua prononcez en vous-même, malgré vous ,
que les sifflets ont raison. D'où cela vient-il? Est-ce qu'elle
a perdu son talent d'un jour à l'autre? Aucunement;
mais chez elle vous étiez terre à terre avec elle, vous
Técoutiez, abstraction faite des conventions; elle était
telle vis-à-vis de vous; il n'y avait aucun autre terme de
comparaison. Vous étiez content de son ame, de ses en-
trailles , de sa voix, de ses gestes , de son maintien; tout
était en proportion avec le petit auditoire , le petit espace,
rien n'exigeait de l'exagération; sur la scène tout a dis-
paru ; là il fallait un autre modèle qu'elle-même , puisque
tout ce qui l'environnait a changé : sur un petit théâtre
particulier, dans un appartement, vous spectateur de
niveau avec Facteur, le vrai modèle dramatique vous
aurait paru outré, et en vous en retournant vous n'au-
riez pas manqué d'eu faire la confidence à votre ami ^
et le lendemain le succès au théâtre vous aurait étonné.
Ces dernières lignes sont lâches et froides , mais elles
sont vraies. Je vous demande encore si un acteur fait ou
dit rien dans la société précisément comme sur la scène ;
et je finis.
Non, je ne finis pas; il faut que je vous raconte un
t 5 NOVEMBRE 1770. lo3
fait que je crois décisif. Il y a à Naples un poète dra-
matique dont j'ai su le nom. Lorsque sa pièce est faite ^
il cherche dans la ville les personnes les plus propres
de figure , de yoix et de caractère à remplir ses rôles :
comme il s'agit de l'amusement du souverain, personne
ne s'y refuse. La troupe pour la pièce formée, le poète
exerce ses acteurs pendant six mois ensemble et séparé-
ment ; et quand croyez-vous qu'ils commencent à s'en-
tendre, à bien jouer, à s'avancer vers la perfection que
l'auteur exige? C'est lorsqu'ils sont épuisés par ces répé-
titions sans nombre, lorsqu'ils sont ce que nous appelons
absolument blasés : dès ce moment les effets sont pro-
digieux^ c'est à la suite de cet exercice pénible que les
représentations se font; et ceux qui en ont vu convien-
nent qu'on ne sait pas ce que c'est que de jouer la co-
médie quand on n'a pas vu jouer celle-là. Ces représen-
tations se continuent six autres mois de suite, et le roi
et la cour jouissent du plus grand plaisir que l'illusion
théâtrale puisse donner : et cette illusion , à votre avis,
aussi grande et même plus parfaite à la dernière repré-
sentation qu'à la première, peut-elle être l'effet de la
sensibilité?
Au reste, la question dont il s'agit a été autrefois en-
tamée entre un médiocre littérateur, Rémond de Sainle-
Albine (i), et un grand comédien, Riccoboni (2); le
littérateur était pour la sensibilité , et le comédien était
contre (3); c'est une anecdote que j'ignorais; et que je
(i) Auteur du Comédien', 1747) in-S*'.
(2) Auteur de la Réformation du Théâtre, 1743, in-i^.
(3) Je ne sais si Riccoboni était aussi grand acteur que son adversaire , 1llé«
nond de Sainte- Albine , était médiocre littérateur; mais je me rappelle qu^ils
ont écrit tous deux, des choses fort commtines sur cette question. Quant au
I04 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
viens d'apprendre : vous pouvez comparer leurs idées
avec les miennes. Pour le coup, vous en voilà quitte et
moi aussi.
Ce que nous avons de plus honnête et de plus respec-
table dans la littérature , après le vertueux Palissot , c'est
le sage de La Beaumelle. Ce n'est pas que ce sage écri-
vain , cet excellent homme n'eût couru risque d'être en-
tièrement oublié, si M. de Voltaire ne s'était cru obligé
à des soins sans relâche pour lui procurer une réputation
immortelle. Beaucoup de personnes de sens ont reproché
à M. de Voltaire ces efforts infatigables, et auraient
désiré qu'il n'eût pas écrit des Anecdotes sur Fréron^
et qu'il ne se fût pas plus occupé que le public de la ré-
putation immortelle de La Beaumelle ; mais je ne m'ar-
pbilosophe, il n'aurait pas enoore fini s'il avait sa le fait que Je vais rapporter
ici. Cest que mademoiselle Amould , cette Sophie si touchante au théâtre , si
folle à souper, si redoutable dans la coulisse par ses épigrammes, emploie ordi-
nairement les momens les plus pathétiques, les momens où elle fait pleurer ou
frémir toute la salle, à dire tout bas des folies aux acteurs qui se trouvent
avec elle en scène; et lorsqu'il lui arrIVe de tomber gémissante, évanouie , entre
les bras d'un amant an désespoir , et tandis que le parterre crie et s'extasie ,
elle ne mauque guère de dire au héros éperdu qui la tient: Ahï mon cher
PVlot, que tu es laid! Quel parti notre philosophe aurait tiré de cette anec-
dote I J'aurais pu remarquer que les acteurs de l'Opéra Italien sont en usage
de se dire de pareilles folies pendant leur jeu muet ; mais on m'aurait répondu
peut-être qu'ils jouent avec assez peu de chaleur et de vérité pour pouvoir se
livrer à ces sortes d'extravagances ; ce qu'on ne pourra pas dire des facéties
de Melpomène Amould : non-seulement son jeu n'en souffre point , mais il est .
impossible qu'un spectateur qui la voit dans ces momens décisifs suppose
qu'elle soit assez peu affectée pour dire des billevesées. Au reste, ces idées
mériteraient d'être plus approfondies ; elles tiennent à une théorie des arts
d'imitation qui n'est pas encore bien éclaircie. Ces arts sont toujours fondés
sur une hypothèse ; ce n'est pas le vrai qui nous charme dans les ouvrages de
l'art, c'est le mensonge approchant de la vérité le plus près possible: mais le
mensonge surfait toujours, le fantôme de l'imagination est toujours plus grand
que l'image de la nature. Qu'est-ce 4{ui fait donc l'essence du grand acteur *
iSliOVEMDRE 1770. Io5
roge pas le droit de prononcer sur une question aussi
importante à la fois et si délicate; il me suffit de remar-
quer que le sage La Beaumelle y après un silence de
douze ou quinze ans , n a pas cru devoir laisser plus
long-temps tout le soin de sa réputation littéraire à la
merci généreuse de son protecteur de Ferney , et qu'il
vient de le seconder par un petit manifeste qui nous
prépare à des exploits éclatans. La Beaumelle avait
épousé, en Languedoc, une sœur de ce jeune Lavaysse
qui a joué un rôle si mémorable dans le procès de l'in-
fortuné Calas; la famille de ce jeune homme ûe s'ho-
nore pas infiniment de cette alliance; mais il n'appar-
tient pas à tout le monde de sentir le prix d'une réputa-
tion pareille à celle de M. de La Beaumelle. Ce sage écri-
du comédieQ de génie? Ce n'est pas Ja sensibilité; à cet égard, je suis parfai-
tement d'accord avec notre philosophe; mais ce n*est pas non plus la volonté
contraire: j'ai connu des hommes de pierre « ayant d'ailleurs une extrême
finesse dans l'esprit, hors d'état déjouer médiocrement une scène de comédie.
Le grand comédien est celui qui est né avec le talent déjouer supérieurement
la comédie , et qui a perfectionné ce talent par l'étude. Je sais bien que cette
définition n'apprend rien, mais c'est le cas de toutes les définitions exactes;
conlenteZ'Tous-en ; ou si vous les généralisez, vous n'aurez plus que des mots
vagues, et les esprits peu justes croiront que vous leur avez appris des vérités
importantes, quand vous n'aurez fait que bavarder. Ce qui fait qu'un homme
est grand acteur , grand poète , grand artiste , ne tient pas à des qualités géné-
rales , mais à des modifications si fines » que nous avons à peine assez d'yeux
pour les apercevoir, et encore moins des termes pour les e;fKprimer, mais qu'il
suffit d'une ligne de plus, ou de moins pour ôter le talent, ou pour le porter
à son comble. La sensibilité est donc une qualité neutre et étrangère au talent
d'un grand comédien ; elle peut se trouver ou ne pas se trouver dans le sujet
qui possède ce talent éminent; cela ne fait rien à la chose : le caractère moral ,
et le génie ou le talent, sont deux composés de qualités très-indépendantes
les unes des autres ; de sorte que le génie peut se rencontrer indistinctement
avec l'ame la plus sensible on la plus insensible. On trouve de tout dans C9
monde, et la variété des combinaisons est inépuisable.
( Note de Grimm. }
Io6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE^
vain est revenu à Paris depuis plusieurs mois^ et après
s être fait guérir par les soins de M Tronchin y et s'être
assuré d'une puissante protection auprès de madame la
comtesse du Barry, il vient de recommencer les hostilités
contre le Nabab de^erney , par un manifeste intitulé :
Lettre de M. de La Beaumelle à MM, Philibert et
Chiroly libraires à.Genèi^e. Dans cette Iiettrequi n'a
que seize pages ^ il assure que ses amis de Genève ont
été induits en erreur par son silence; voyant qu'il était
devenu si patient ^ après s'être montré si sensible, ils
ont supposé qu'il avait vendu son silence à M. de Vol-
taire, et que celuiK:i lui fait une forte pension qu'il lui fait
compter avec exactitude, pour avoir le droit de déchirer
son pensionnaire tant et aussi long-temps qu'il lui plaira ,
et sous la promesse faite par le pensionnaire de ne pas
se défendre. On voit que les amis de M. de La Beaumelle
ont une idée convenable de l'élévation de ses sentimens;
aussi il ne leur fait point de reproche à cet égard; il est
seulement étonné qu'une idée aussi folle ait pu entrer
dans les têtes bien organisées de ses amis. Pour la dé-
truire , il déclare qu'il va faire une édition des Œuvres
de M. de Voltaire, et l'enrichir de ses notes et de ses
observations; il imagine cet expédient comme un moyen
sûr de faire passer à la postérité l'antidote de son apo-
logie , avec le poison des accusations de son ennemi ; il
ne s'agit plus que de savoir si le public voudra acheter
cette édition , et si un homme de goût se souciera d'avoir
dans sa bibliothèque les productions imnf)ortelles de
M. de Voltaire , contaminées par les ordures périssables
de La Beaumelle. Il commencera par la Henriade. Il
convient qu'il serait plus court d'eu faire une meil-
leure; « c'est même, dit-il , une idée qui me tourmente
l5 NOVEMBRE I77O. 107
depuis long-temps; mais il faudrait plus de talent, et
surtout plus de santé que je n'en ai. » Je défie tous les
ennemb de La Beaumelle de feire contre lui une meil-
leure plaisanterie et un écrit plus sanglant que le sien.
Le I o de ce mois on donna sur le théâtre de la Co*
médie Française , la première représentation de Flo*
rmde^ tragédie nouvdUe, par M. Lefèvre. Ce jeune
poète donna y en 1767, une tragédie de Cosroès; c'é*
tait sa première production : le public, indulgent pour
les qoups d'essai 9 la supporta pendant quelques repré»
sentattons, et Tauteur se crut autorisé à s'essayer de
nouveau; mais le public n'est indulgent qu'une fois.
Florinde obtint les honneurs du sifflet et la couronne
du martyre si unanimement , qu'elle n'a pu se relever
pour une seconde représentation ; et M. Ijcfèvre, qui a
UQ peu dessiné avant d'être possédé de la fureur des vers,
ne peut plus être incertain aujourd'hui sur le métier
qu'il faut abandonner; il vaut encore mieux être peintre
médiocre que mauvais poète.
Si Ton en juge par le titre de sa pièce ^ on croira que
l'auteur, à l'exemple de ses confrères modames^, a fait
une pièce de pure imagination sans aucun fondement
historique; le nom de Florinde est romanesque ou pas*
toral, ou même tiré du Martyrologe : eh bien, ce n'est
rien de tout cela , et depuis iong-temps nous n'avons vu
sur notre théâtre un jujet plus historique.
M. Lefèvre a placé le lieu de la scène im Espagne , au
commencement du huitième siècle, où finit ^ dans cette
partie de l'Europe , le règne des Yisigoths , sur les ruines
duquel s'éleva le règne des Sarrasins et des Maures.
Vous vous rappelez la conspiration du comte Julien
Io8 CORRESPOITDAJrGE lilTTERAIRE,
contre Rodrigue j dernier roi visigoth. L'histoire de
ces temps malheureux est assez incertaine et assez em-
brouillée. Rodrigue n'était pas né sur le trône : on avait
même fait à son père un assez mauvais parti ; mais après
la mort du persécuteur de sa famille, Rodrigue trouva
le moyen de se venger sur les enfans; ils furent chassés,
et Rodrigue fut proclamé roi. On en avait espéré beau-
coup; mais, à l'exemple de plusieurs avortons royaux
qu'on remarque dans l'histoire, il promettait et ne tint
pas; il tomba bientôt dans la débauche et la crapule les
plus honteuses , et dans l'avilissement qui en est la suite
inévitable. Le comte Julien , gouverneur des plus belles
provinces d'Espagne du côté de l'Afrique , homme puis-
sant et hardi, avait une fille célèbre par sa beauté, ap-
pelée Gava. C'est elle que l'infortuné M. Lefevre a dé-
baptisée et appelée, Florinde; elle était élevée, selon
l'usage de ce temps, dans le palais et sous les yeux de
la reine. Le roi là vit un jour, de sa fenêtre, se promener
dans les jardins de sa royale épouse; il en devint éper-
dûment amoureux. Il se rappela sans dout^ la petite
intrigue de l'homme selon le cœur de Dieu (i), avec la
femme d'Urie ; mais ne trouvant pas dans la belle Cava
les mêmes facilités que l'autre avait trouvées dans la belle
Bethsabée, il fîit obligé d'en venir à un parti un peu vi-
goureux, c'est-rà-fdire de la violer suivant l'usage de ces
temps honnêtes. La belle Cava ne manqua pas d'instruire
son père de son malheur et de sa honte. Le comte Julien ,
outragé dans sa fille, plein de projets de vengeance, et
d'autant plus dissimulé, revient à la cour. Il cherche à
gagner la confiance du roi, et il y réussit. Sous prétexte
que tout est tranquille dans l'intérieur de l'Espagne , et
(0 David.
l5 NOVEMBRE 1 77O. ' IO9
que les Sarrasins seuls sont à craindre, il persuade à
Rodrigue de porter tout ce qu'il pouvait avoir de forces
sur les frontières, c'est-à-dire dans les provinces de son
gouvernement. Il s'assure en même temps de tous les
grands de l'État, ou du moins des principaux, fatigués
depuis long -temps de l'autorité d'un roi méprisé. Lors-
que sa partie est bien liée, il se fait écrire, de son gou-
vernement, que sa femme est mourante; il obtient la
permission d'y aller, et d'emmener sa fille avec lui pour
recevoir les derniers adieux de sa mère. L'imprudent Ro-
drigue ne se doutail point de l'orage qui se formait sur
sa tête; il éclata dès que le comte Julien fut de retour
dans son gouvernement. Non content d'avoir dépouillé
le roi de ses moyens de défense , il fit son traité avec lès
Sarrasins , leur donna l'entrée du royaume, et leur aplanit
le chemin à des conquêtes qui les mirent ' en possession
des plus belles provinces de l'Espagne. Rodrigue fut
vaincu, et périt dans le combat ou dans la fuite. L'his-
toire lui fait du moins l'honneur de remarquer qu'il ne
perdit pas sa couronne sans avoir montré de la valeur
dans cette dernière scène de son rôle.
Voilà par quelles voies incompréhensibles la Provi-
dence permit l'établissement des infidèles dans un des
plus beaux royaumes de l'Europe , dont ils possédèrent
les plus belles provinces pendant plusieurs siècles. Vous
savez de quelles voieç se servit» ensuite cette même Pro-
vidence pour exterminer les Maures, lorsque leur temps
fut venu, et pour rendre ces provinces à ses enfans
chéris , les chrétiens cajlholiques , apostoliques et ro-
mains ; et vous savez aussi comme quoi de ces voies sages
et douces est résultée une dépopulation dont l'Espagne
n'a jamais pu se relever, et qui lui a.procuré encore plus
1 lO CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
de biens spirituels que la France n'en a recueilli de la
révocation de Tédit de Nantes. L'histoire du comte Julien
et de la belle Gava, et de leur fin respective, n'est pas
aussi connue que ces faits : on présume en général que
le comte n'a pas été le maître de borner sa vengeance ai
de fixer le terme des conquêtes de ses alliés. Quant à la
belle Gava, on ignore si elle s'est consolée de l'aventure
du jardin de la reine; mais si ma mémoire ne me trompe ,
il me semble que cette reine devint aussi la proie du
vainqueur, et qu'elle ne fut pas trop mécontente de voir
succéder, dans son lit, un prince sarrasin à ce vilain
Rodrigue qui se donnait les airs de faire le petit David
en !l^pagne. Comme nous ne connaissons l'histoire de
ces beaux siècles que par les annales ou les chroniques
des moines, il y règne un esprit digne d'eux. Us ne man-
quent pas de rapporter, par exemple, qu'il existait alors
une taaison enchantée et par conséquent inhabitée ; per-
sonne n'osait en approcher, et les souverains , depuis
qu'elle était dans cet état, l'avaient regardée comme
sacrée. Rodrigue eut la fantaisie d'y entrer, et la fit
ouvrir de force : il ne lui en arriva aucun mal ; mais les
historiens observent très-judicieusement que cet acte de
témérité fut suivi de la perte de sa couronne et de sa vie;
heureusement il n'y a plus de maisons enchantées, et
nos rois d'aujourd'hui, quand même ils auraient du cou-
rage, ne peuvent plus jouer si gros jeu. Il est à remarquer
que Rodrigue perdit la bataille le jour de la Saint-Mar-
tin, c'est-à-dire le 1 1 novembre 71 1 ; et que notre poète
tragique, qui n'a sûrement jamais forcé de maison en-
chantée, l'a perdue vingt-quatre heures plus tôt, savoir
le 10 novembre 1770, mille cinquante-neuf ans moins
un jour après la catastrophe du malheureux Rodrigue.
1 5 NOVEMBRE I 770. I I 1
ML Lefèvre a trop bien connu sa nation pour solliciter
ses larmes en feveur d'une dapie d'honneur violée ^ en
passant , par un prince un peu trop vif. Il s'est douté que
les cœurs français resteraient durs comme pierre au spec-
tacle d'un malheur de cette espèce ^ et que l'on pourrait
bien éclater dé rire; ainsi il a préservé la belle Cava,
travestie en Florinde , de cette redoutable aventure. Seu*
letnent Rodrigue en est amoureux fou ; Cava-Florinde est
fort touchée de cet amour ; mais elle a trop d'élévation
pour vouloir être sa concubine, et elle s'intéresse trop à
la gloire de son amant pour consentir qu'il l'épouse: dé-
licatesse qui tient de l'héroïsme dans un siècle où les rois
épousaient souvent des freules qui ne valaient pas ma-
demoiselle Julien. La belle Florinde pousse l'héroïsme
de M. Lefèvre si loin que, malgré l'excès de sa passion,
et craignant sans doute sa propre faiblesse pour un roi
trop aimable, elle prend le parti de s'éloigner en secret
de la cour, et de joindre son père dans son gouverne-
ment. Mais on ne trompe pas l'œil de sou amaiit, et sa
fuite ne pouvait rester ignorée de Bodrigue; il fait courir
aprèsi elle, on la rattrape sur le grand chemin , on l'en-
lève, et on la ramène à la cour de son amant qui ne là
perd plus de vue.
Voilà le fondement de la colère ^t de la fureur du
comte Julien, suivant M. Lefèvre. Dès qu'il apprend cet
enlèvement, il en perd l'esprit, il jure qu'il ne permettra
jamais à sa fille d'épouser le roi; il va- mendier le secours
des Africains; il les introduit en Espagne, et met tout à
feu et à sang pour tirer sa fille des mains de Rodrigue;
et comme Florinde ne lui a pas confié sa passion pour
son royal ravisseur, son père la promet par serment au
prince maure, pour récompense du secours qu'il en
Il là CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
attend. Le poète ne nous laisse pas ignorer que les Afri-
cains fonrt le plus grand cas des belles Espagnoles; l'es-
përance de posséder la belle Florînde détermine le roi
maure à seconder les projets de Julien. Rodrigue ramasse
ce qui lui reste de forces et de sujets fidèles pour défendre
sa couronnç. Il n'oublie pas de se faire suivre par Flo-
rinde, afin de l'avoir toujours sous les yeux. Les deux
armées sont en présence; les escarmouches sont fré-
quentes. Dans une de ces rencontres, un parti de l'armée
africaine enlève la belle Florînde, sans se douter de
quelle importance est la capture qu'il vient de faire. On
l'amène au camp de son père, qui ne la connaît pas,
parce qu'il ne l'a vue que dans sa plus tendre enfance :
et c'est ici que la pièce commence.
On a blâmé les Comédiens d'avoir osé recevoir et
représenter une pièce aussi informe; mais tant qu'ils ne
rejetteront pas une bonne pièce , je ne croirai pas que le
public ait à s'en plaindre. Dans les temps de disette il
faut tout essayer, et si les acteurs méritaient quelque
reproche, je les trouverais suffisamment punis par la
peine d'apprendre une mauvaise pièce pour se faire huer
pendant cinq actes de suite.
Il serait injuste de juger du talent des acteurs d'après
des rôles qui n'ont pas le sens commun. Brisard dans le
comte Julien, et madame Yestris dans Florinde, n'ont
pu ni plaire ni toucher; mais Mole a joué le rôle de Ro-
drigue, déjà si absurde en lui-même , avec un tel empor-
tement qu'il en est devenu vingt fois plus ridicule. Je
crois déjà avoir eu l'honneur de représenter à M. Mole
que, s'il n'y prend garde, il se perdra absolument. Il n'a
qu'à jouer encore six mois la tragédie dans ce goût-là et
des rôles de cette force, et quand il voudra revenir au
i5 NOVEMBRE 1770. I i3
naturel el à la véritë, il sera tout ëtonné de n'y plus rien
entendre : Teniportement et la chaleur immodérés sont
aussi nuisibles aux progrès et à la perfection du talent
que le froid et le défaut de sentiment.
Il est très- vrai que M. Sedaine a fait une tragédie en
prose 9 qu'elle ctst reçue à la Comédie Française, qu'elle
sera peut-être jouée avant Pâques. M. de Voltaire en est
indigné ; il a peur que ce nouveau genre y s'il réussit ,
ne fasse tort à la tragédie en vers (i). Quant à nous^ si
ce nouveau genre est bon , nous l'adopterons sans pré-
judice d'aucun autre genre également bon. On remarque
que, depuis quelque temps , le patriarche parle ayec
humeur de son siècle. Il a tort; et je m'en tiens à un de
nos anciens arrêts , c'est qu'à tout prendre , ce siècle en
vaut bien un autre.
11 ne faut pas être rancunier, et moins avec le pa-
triarche qu'avec qui que ce soit; mais pour le confondre
il faut lui faire lire la lettre suivante, et l'obliger d'a-
(i) Cette tragédie était Maillard, ou Pans sauvé. Voltaire écrivait à ce sujet
à H. d*Argental, le a6 septembre 1770 : « On m*a parlé d*une tragédie en
prose qjai , dit-on , aani du succès. Voilà le coup de grâce donné aux beaux ^^arts.
Traître , tu me gardais ce trait pour le dernier !
« J*ai TU une comédie où il n*était question que de la manière de (aire des
portes et des serrures. Je doute encore si je dors ou si je yeille. » Ce dépit
de Voltaire, qui le rendait injuste même envers la Gageure imprévue, influa
sur l'esprit de Le K^in, et porta cet acteur à déclarer qu'il ne prostituerait pas
son talent à faire valoir de la prose. La défense faite par l'autorité de repré-
senter et même d'imprimer cette pièce, mit fin à tous les débats. « Elle n'aurait
dû être défendue, dit La Harpe, que par la police du Parnasse.» Cependant
die fîit jouée à Stockbolm et à Pétersbourg par Tordre même des souverains de
Suède el deUfissie, et fut publiée en 1788. Sedaine fit représenter, en sep-
tembre 1789, Raymond V, ou leTrouBadour, comédie remplie de traits contre
le duc de Duras pour se venger de ce que ce seigneur avait mis empêchement
à la représentation de Maillard.
ToM. VII. 8
I 1 4 CORRESPONDANCE LITTÉR AIRE j
vouer à haute et intelligible voix quMl n'existe dans This*
toire aucune période cx>nnue oit les têtes couronnées
aient écrit dans ce goût et de ce style. Quoique les
lettres qu'il leur plaît d'éorire à des particuliers ne
soient pas des gazettes, et doivent être pour le moins
aussi sacrées que toute lettre en général , celle dont le
roi de Prusse vient de m'honorer ne tàe parait pas un
monument moins glorieux pour la littérature que celle
que S. M. a écrite quelque temps auparavant à M. d'Aleiâ-
bert. £n conséquence je me permettrai de l'insérer dans
ces fastes ignorés ^ tout comme l'autre l'a été dans les
fastes lie l'immortalité ou de l'Académie Française.
Alexandre lisait peut-être V Iliade avec autant de plaisir
que Frédi^ric la Henrinde ; mais nous n'avons aucune
preuve que le Macédonien possédât l'art d'écrire et en-
core moins l'art de chanter comme le Prussien.
Lettre du roi de Prusse.
Postdam, le aS spplembre 1770.
Il faut convenir que nous autres, citoyens du nord de
l'Allemagne^ nous n'avons point d'imagiuatîqn ; le père
Boujiours l'assure, il faut l'en croire sur sa parole. A
vous autres voyans de Paris, votre imagination vous fait
trouver des rapports où nous n'aurions pas supposé les
moindres liaisons. En vérité, le prophète, quoi qu'il
soit, qui me fait l'honneur de s'amuser sur mon compte,
me traité avec distinction; ce n'est pas pour tous les
êtres que les gens de cette espèce exaltent leur ame : je
me croirai un homme important , et il ne faudra qu'une
comète ou quelque éclipse qui m'honore de son atten-
tion pour achever de nie tourner la tête.
Mais tout cela n'était pas nécessaire poiu* rendre jus-*
I 5 NOVEMBRE 1770. .II 5
tice à Voltaire; une ame sensible et un cœur reconnais-
sant suffisaient; il est bien juste que le public lui paie le
plaisir qu'il en a reçu. AucUn auteur n'a jamais eu un
goût aussi perfectionné que ee grand homme. La profane
Grèce en aurait fait un dieu : on lui aurail ëlevé un
teiiiple. Nous ne lui érigeons qu'une statue, faible dé*
dommagement de toutes les perfections que Fenvie lui
a suscitées , mais récompense capable d'échauffer la jeu-
nesse et de l'encourager à s'élever dans la carrière que
ee grand génie a parcourue , et où d'autres génies peu-
vent trouva* encore à glaner. J'ai aimé dès mon en£smce
les arts, les lettres et les sciences; et lorsque je puis con-
tribuer à leurs progrès, je m'y porte avec toute l'ardeur
dont je suis capable , parce que, dans ce monde, il n'y a
point de vrai bonheur sans elle. Vous autres qui vous
trouvez à Paris dans le vestibule de leur temple, vous
qui en êtes les desservans , vous pouvez jouir de ce bon-
heur inaltérable, pourvu que vous empêchiez l'envie et
la cabale d'eu approcher.
Je vous remercie de la part que vous prenez à cet
enfant qui nous est né. Je souhaite qu'il ait les qualités
qu'il doit avoir, et que , loin d'être le fléau de l'huma-
nité^ il en devienne le bienfaiteur (i). Sur ce, je prie
Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.
Signé FÉDiÊRic.
Sur la réponse de M. d'Alembert au roi de Prusse :
Un écu , Sire , et votre nom {pL) , Sa Majesté a &it payer
deux cents écus d'Allemagne pour sa souscription. Le
(t) Cetenfenti né dans la famille dePituBe, et pour l'avcnip duquel Fré-
déric II forme ici ces yœux, est le roi actnellemeut régnant, Frédéric-Guil-
laume III, né le 3 août 1770, petit-neveu du grand Frédéric.
(^) Lettre de d'Alembert à Frédéric, du la août 1770*
I l6, GOR^£SPOirDA.N€E LITTERAIRE ,
roi de la léotte cimbrtque^ vulgairement dit lé roi de
'Danemarck, a depuis aussi fait payer deux cents louis
pour là statue du grand patriarche; ainsi cette entre-
prise devient royale et littëraîre à la fois. Sa Majesté
danoise n'a pas eu égard à cette dernière dénomination ;
sans quoi eUe aurait réduit sa souscription de cinq
sixièmes; car il s'agissait surtout de se .rapprocher, par
k modicité de la somme , de la condition de ceux^ avec
qiii on ne dédaigne pas de concourir à cette entrepràse
déjà devenue illustre. Actuellement il y a bien plusse
fonds qu'^elbe n'en demande. On pourra employer le sur-
plus à faire faire en plâtre , pour chaque souscripteur,
ttn modèle réduit de la grande figure en marbre; mais
la cour des pairs écoute toutes ces propositions sans
-s'expliquer aucunement y ni sur la place de la statue , ni
sur l'usage qu elle fera du surplus des fonds de cette en-
treprise, et dont elle se réserve de rendre compte en
^mps et lieu aux intéressés; elle n'a pas encore défendu
au notaire de recevoir les souscriptions de ceux qui se
présentent.
En attendant y le patriarche a reçu, en son châtcaii de
Fernéy, trois visites d'un caractère fort divers. M. Se-
-guier^ avocat général 9 après avoir publié, son beau réqui-
sitoire, et avoir caché autant qu'il a pu son bel exploit
contre M. Thomas, a fait un voyage en T^nguedoc, et
n'a pas voulu passer la distance de trente lieues du siège
patriarcal sans y faire une station; elle ne l'a pas pré-
servé de l'attention d'être fourré dans l'Épître de l'empe-
reur de la Chine. Le jour même de son départ de Ferney ,
M. d'Âlembert y est arrivé le soir avec le marquis de
Condorcet, géomètre de l'Académie des Sciences; s'il
était arrivé quelques heures plus tôt , il aurait pu em-
•I 5 KOVEHBRE ï^yo. H 7
brasser son confrère Seguier. Et le jour du départ de
M. d'Alembert, madame Galas a couché au château de
Ferney, dans Tasile de son généreux et infatigable dé-
fenseur, avec ses deux filles et son gendre , chapelain de
la chapelle de Hollande à Paris.
Le patriarche m^a écrit , au sujet de cette visite , la-
lettre suivante :
Lettre à M. Grimm.
Ferney^ le 10 octotwc 1770.
Mon cher prophète , je suis le bonhomme Job ; mais
j'ai eu dès amis qui sont venus me consoler sur mon
fumier, et qui valent mieux que les amis de cet Arabe.
Il est très^peu de gens de ces temps-là, et même de ces
temps-ci, qu'on puisse comparer à M. d'Alembert et à
M. de Condorcet ; ils m'ont fait oublier tous mes maux. Je
n'ai pu malheureusement les retenir plus Ion g- temps. Les
voilà partis, et je cherche ma consolation en vous écri-
vant autant que mon accablement peut me le permettre.
Us m'ont dit, et je savais sans eux, à quel point les
Welches sont déchaînés contre la philosophie. Voici le
temps de dire aux philosophes ce qu'on disait aux ser-
geus , et ce que saint Jean disait aux chrétiens : Mes
enfans , aiméz-vous les uns les autres , car qui diable
vous aimerait?
Ce maudit Système de la nature a fait un mal irrépa-
rable. On ne veut plus souffrir de cornes dans le pays ,
et les lièvres sont obligés de s'enfuir, de peur qu'on ne
prenne leurs oreilles pour des cornes.
On a beau dire avec discrétion qu'on ne fait point
d'anguilles avec du blé ergoté , qu'il y a une intelligence
dans la nature, et que Spinos^ en était convaincu, o\\ a
Il8 CORRESPOND AirCE LITTJ^RAIRE,
beau être de Tavis de Virgile , le monde est rempli de
Bavius et de Mœvius.
Embrassez* pour moi, je vous prie, frère Platon (i),^
quand même il n'admettrait pas l'iatelligenoe ainsi que
Spinosa. Ne m'oubliez pas auprès de ma philosi^he (2).
Lé vieux malade ne l'oubliera jaroats, et vous sera dé-
voué jusqu'au dernier moment.
Le patriarche a des griefs plus sérieux contre le Sjrs-
tème de la nature; il craint que ce système ne renverse
le rituel de Ferney , et que le patriarcat ne s'en aille au
diable avec lui. C'est là, je pense, le motif secret, mais
véritable, de son humeur comtre ce maudit Système. Il
s'en est expliqué plus librement dans une lettre à, madame
Necker, que je vais transcrire. Hypathie Necker passe sa
vie avec des systématiques , mais elle est dévote à sa ma»
nière. Elle voudrait être sincèrement huguenote ou soci-
nienne, ou déisttque,ou plutôt, pour être quelque chose,,
elle prend le parti de ne se rendre compte sur rien. Le
patriarche connaît $es dispositions, et les met à pro6t.
Lettre à madame Necker.
Ferney « le 26* teiKembre 1770.
Je vous crois actuellement à Paris , Madame; je me
flatte que vous avez ramené monsieur Necker en parfaite
santé (3). Je lui présente mes très-humbles obéissances ,
aussi-bien qu'à monsieur son frère, et je les remercie
tous deux de la petite correspondance qu'ils ont bien
voulu avoir avec mon gendre , le mari de mademoiselle
Corneille.
(i) Diderot, (a) Madame d'Épinay.
(3) De Spa. ( Note de Grimm, )
iSirOVEMVRE 1770. Hg
J'ai actM^llemiMit chez moi M. d'Alembert, dont I4
santé s'est affermie, et dont l'esprit juste et Timagination
intai^ssabte adoufcissent tous les maux dont il m'a trouvé
accablé. J'achève ma vie dans les souffrances et dans la
langueur, sans autre perspective que de vdr mes maui
augmentés si ma vie se prolonge. Le seul remède est de
se soumettre à U destinée.
M. Thomas fait trop d'honneur à mes deux bras. Ce
ne soni que deux fuseaux fort secs, ils ne touchent qu à
iin temps fort court ; mais ils voudraient bien embrasser
ce poète pl^ilosopbequi sait penser et s'exprimer. Comme
dans mon triste état ma sensibilité me reste encore, j'ai
été vivement touché de l'honneur qu'il a fait aux lettres
par son discours académique , et de l'extrême ii^justice
qu'on a faite à pe discours en y ^ntendapt ce qu'iJ n'avait
pas certainement voulu dire : on l'a interprété comme
les commentateurs font Homère. Us supposent tous qu'il
a pensé autre chose que ce qu'il a dit|il y a long>temps
que ces suppositions sont à la modcv
J'ai ouï conter qu'on avait fait le procès, dans un.
temps de famine , à un homme qui avait récité tout haut
son Pater nosteri on le traita de séditieux, parce qu'il
prononça un peu haut : Donnez-nous aujourd'hui notre
pain quotidien.
Vous me parlez. Madame, du Système de la nature ^
livre qui fait grand bruit parmi les ignorans, et qui
indigne tous les gens senséis. Il est un peu honteux à
notre nation que tant de gens aient embrassé si vite une
opinion si ridicule^ Il faut être bien fou pour ne pas
admettre une grande intelligence quand on en a une si
petite; mais le comble de l'impertinence est d'avoir fondé
un système tout entier sur une fausse expérience faite
I aO CORRESPONDAZrCE LITTiRAIAE ,
par un Jésuite irlandais (x) qu'on a prispour un philo-
sophe. Depuis l'aventure de ce Malcrais de La Vigne (a) j
qui se donna pour une jolie fille faisant des vers, on
n'avait point vu d'arlequinade pareille. Il était réservé
à notre siècle d'établir un ennuyeux système d'athéisme
sor une méprise. Les Français ont eu gi*and tort d'aban-
donner les belles-lettres pour ces profondes fadaises, et
oh a tort de les prendre sérieusement.
A tout prendre, le siècle de Phèdre et du Misanthrope
valait mieux.
Je vous renouvelle , Madame, mon respect^ ma recon-*
naissance et mon attachement.
François-Augustin Paradis de Moncrif , lecteur de feu
la reine et de madame la Dauphine, l'un des Quarante de
l'Académie Française , s'est endormi du dernier sommeil
le 12 novembre, âgé de quatre-vingt-trois ans. Nous
avons de lui plusieurs chansons et romances dans le vieux
langage naïf et tendre, d'un goût si délicat, si exquis,
qu'on peut les regarder comme autant de çhefs-d'oèuvre.
Il faut sans doute plus de génie pour faire V Iliade que
pour faire une chanson excellente ; mais la perfection ,
en quelque genre que ce soit, est sans prix, et je ne suis
(i) Needham. '
(a) Toltaire laisse percer là up peu d'humeiir. On se rappelle qu'il panit
dans le Mercure des pièces fugitives soiis le nom de mademoiselU Malcrais de
La Vigne, et que plusieurs lecteurs de ce journal , séduits par le talent de la
jeune muse, lui adressèrent des déclarations et des hommages. Toltaire fut de
ce nombre, et son épitre qui commence par
Toi dont la voix brillante a volé sur nos rive* , etc.
était à l'adresse de la beauté-poète, qui n'était autre que Desforges-Maillard.
Cette aventure a fourni à Piron le sujet de ia Métromanie,
l5 irOYEMBRE 1770. 121
pas plus surpris de voir à un homme de goût la tête
tournée d'un couplet plein de sentiment ^ de délicatesse
et de naïveté, que de le voir dans l'enthousiasme de la
prière de Priam à Achille. Si Moncrif n'avait jamais fait
que ses chansons et ses romances 9 il eût été le premier
dans son genre , et c'est toujours quelque chose que d'être
le premier quelque part. Mais il a feit plusieurs autres
ouvrages qui ont nui à sa réputation. Nous avons de lui
beaucoup d'actes d'opéra français dans ce genre galant
et fade qui n'est guère moins insipide à lire qu'en mu-
sique psalmodiante et mêlée d'airs à petites cabrioles. Il
a fiiit un Essai sur les moyens de plaire qui est un mau-
vais essai , et dont les faiseurs de pointes disaient qu'il
n'avait pas les moyens. Il a fait dans sa jeunesse une His--
toire des Chats <fie]e n'ai pas vue^ plaisanterie appa*
remment de société fort insipide, qui lui attira mille
brpcards et beaucoup d'épigrammes. Le poète Boy en
ayant Sait une très-sanglante, Moncrif l'attendit au sortir
du Palais-fioyal , et lui donna des coups de bâton. Roy ,
qui était accoutumé à ces traitemens,et qui n'avait guère
moins de souplesse que de malignité , retourna la tête ,
et dit à Moncrif en tendant le dos au bâton : Patte de
velours^ Minon, patte de velours. Moncrif,. abstraction
faite de son talent de chansonnier tendre et galant, était
un homme assez commun; mais il était souple et cour*
tisan, et.il était.parvenu à se donner une. sorte de crédit
à la cour ou plutôt dans le cercle de la feue reine. Il y
faisait le dévot ; mais à Paris il était homme de plaisir ,
et il a poussé la passion pour la table et pour la créature,
ou plutôt pour les créatures, jusqu'à l'extrême vieillesse.
Il n'y a pas bien loog-temps qu'il traversait encore, après
l'opéra , l'aréopage des demoiselles de ce théâtre , en
122 CORKtLSPOVDKVCE LITTéRAIRE,
(lisant : a Si quelqu'une de ces démoiselles était tentée de
souper avec un vieillard bien propre , il y aurait quatre*
vingt^nq marches à monter^ un pelit souper assez bon ^
et dix louis à gagner, n
L'appartement qu'il occupait au château des Tuileries
était ef&ptivement un peu élevé; du reste, il s'acquittait
toujours parfaitement bien, dans ces parties, du rôle
qu'il s'était ina|>osé. Monérif jouissait d'une fortune ass^
considérable par. la réunion de plusieurs placer que lui
avait obtenues la souplesse de son caractère. On dit qu'il
était noble et gén^^ix dans sa dépense. Dans ses ma»
nières il était recherché et minutieux, et, conome au-
teiir, fort susceptible. Je me souviens que Marmontel ,
désirant avec ardeur une place à TAcadémie, prit le parti
de louer, dans sa Poétique fiwiçaise^ presque tous les
académiciens vivans dont il comptait se concilier la bien*
veillanceet obtenir la voix pour la première place va*
cante. Il se fit presque autant de tracasseries qu'il avait
fait d'éloges; personne ne se trouva assez loué, ni loué
à son gré. Il avait cité de Moncrif un couplet avec les
plus grands éloges; Moncrif prétendit qu'il fallait citer
et transcrire la chanscMQ tout entière, ou ne s'en point
mêler. Inavoué que je ne pus m'affliger de voir toute
cette dépense d'éloges si peu sincères et prodigués dans
une vue d'intérêt personnel , nou-seulement perdue, mais
presque produire un effet contraire. Moqcrif passa donc sa
vie à être saint homme et fort dévot dans l'antichambre
et dans le cabinet de la reine, et libertin à Paris. Une de
ses plus jolies pièces de poésie est le Rajeunissement in*'
utile j ou F Histoire de Titon et V Aurore; il la fil retran*-
cher de tous les exemplaires de soa Choix de Chqnsons
qu'il donnait à la cour. Sa vieillesse était devenue un
i5kovembb£ 1770^ 123
sujet de plaisauterie à la ooitr. Oq le disait beaucoup plus
vieux qu'il n^était , parce que M. le comte de Maurepas^
ancien ministre d'État, aimait à dire que Moncrif avait
été prévôt de salle lorsque son père y faisait des amies,
ce qui, par une supputation fort aisée, donnait à Mon*
crif près de cent ans; mais c'était une plaisanterie. Moncrif
était né d'une honnête famille de Paris , et même avec
quelque bien. Il avait eu dans sa jeunesse la passion des
armes; il fréquentait beaucoup les salles, où l'on est en
usage d'appelar les plus habiles les prévôts de salle; mais
il n'en a jamais fait les fonctions par état. Il avait été
l'ami et le courtisan du comte d'Argenson, ministre de
la guerre. Le roi , qui aime à s'entretenir d'âge , dit un
jour à Moncrif qu'on lui donnait plus de quati*e-vingt-
dix ans. Je ne les prends pas y Sire, répondit Moncrif ;>
et, si Ton peut s'en rapporter au témoignage de ces de-
moiselles , il n'en eut jamais les symptômes.
^■^■^^^■^"^^
En vous parlant de \ Analyse de Bajrle , publiée par
M. Robinet (i), je ne m'étais pas aperçu que les quatre
premiers volumes ne contenaient que l'Analyse imprimée
il y a une quinzaine d'années par l'abbé de Marsy , et
et qu'il eut défense de continuer. Il n'y a ici que les
quatre derniers volumes qui soient l'ouvrage de M. Ro-
binet ; mais je crois le travail de M. Robinet supérieur au
travail de l'abbé de Marsy.
Si vous voulez vous amuser de rimbécUlité et de la
Êituité d'un barbouilleur de papier^ il faut lire les Obser^
\f allons sur Boileau^ ^ur Racine ^ sur Crébillon, sur
M, de Fbltairv et sur la langue française en général ^
(i) Voir précédemment page 7 1 » note a.
124 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ^
par M. d'Açarq , des Académies d'Arras et de La Ro-^
chelle (i). Cela est vraiment précieux par rextrême im-
pertinence du style et des prétentions de Usuteur. Ce
d'Açarq est un ancien maître de pension, assez mauvais
sujet y moitié béte et moitié fou. Il se prétend surtout
profond granimairieii et élève de Dumarsais. Il dit que
le rapport mutuel et précis des mots fait les ressorts
divins d'une langue ; que M. de Voltaire sacrifie aux agré-
mens matériels l'active précision qui est d'un ordre supé«-
rieur; que le style grammatical du quatrième acte de
Mérope est assez pur, et qu'il y a des beautés, dans fe
style personnel; que la verve spiritueuse de M. de Vol-
taire est inépuisable en éclats sulfureux et retentissans ;
que Racine a l'allure tendre, Crébillon Tallure terrible,
et que M. de Voltaire va en tout sens, va toujours, et n'a
point d'allure certaine; et moi je dis que M. d'Açarq a
l'allure certaine des Petites-Maisons.
DECEMBRE.
Paris, i»' décembre 1770.
Pendant le séjour de la cour à Fontainebleau, les
spectacles y ont été très-nombreux; mais, à l'exception
de quelques actes ennuyeux d'opéra français, il n'y a eu
d'autres nouveautés que des opéra comiques. On donna,
le 26 du mois dernier , la première représentation de
Thémire^ pastorale en un acte, dont les paroles sont de
M. Sedaine et la musique de M. Duni. Cette pièce avait
été faite pour la société de madame Bertin , femme du
(i) 1770, in-8*.
I" DECEMBRE I77O. IlS
trésorier des parties casuelles, lequel , avant son mariage,
ëtait appelé, par les demoiselles de TOpéra, Bertinus ;
on ne sait si c'est simplement peur le distinguer de
M. Bertin, ministre et secrétaire d'État, ou par des rai-
sons plus approfondies de la part de cet illustré aréopage.
Madame Bertin, qui est Jumilhacde son nom, si je ne
me trompe y avait joué le rôle de Tbémire elle-même, au
mois d'août dernier, sur un petit théâtre de sa maison
de campagne à Passy. La société qui la vit jouer était
brillante et choisie , et le succès qu'elle eut détermina
M. le duc d'Aumont, premier gentilhomme de la chambre
en exercice, à demander la pièce aux auteurs pour la
cour , où elle ne réussit point.
L'idée de cette petite pièce est tirée d'une églogue de
Fontenelle , la neuvième dans le recueil de ses poésies
pastorales, intitulée /^m^/ze. C'est une bergère qui a tous
les symptômes de la maladie qu'on nomme amour ^ qui
en convient même avec son berger, mais qui n'en veut
pas souffrir le nom ; son refrain est :
Mais n'ajoDS point d'amour, il est trop dangereux.
M. Sedaine a conservé à sa Tbémire le caractère, la
conduite, et presque les paroles de l'Ismène de Fonte-
nelle.
Il n'y a dans cette petite pièce <}ue ces trois acteurs :
le père, la fille et l'amant. £f| la jugeant, il ne faut pas
oublier que c'est une simple pastorale sans incidens, sans
intrigue, et par conséquent sans catastrophe.
Le rôle du père est charmant d'un bout à l'autre. Mal-
gré cela la pièce n'a pas eu de succès, quoiqu'elle ait été
jouée à ravir par Caillot, Clairval et madame Laruette;
il en faut dire ici les raisons.
ta6 CORRESPOND ANGE LITTISRAIRE,
PremièrQmepi ^ la musique du bon vieux papa Duili
«st misérable. Pas un air qui né soit Ênble ^ commun ,
trivial, sans idée et sans conlem*. Il y. a long^temps cfue
Duni devrait se reposer pour l'intérêt de sa gloire et de
notre plaisir. Lorsqu'il vint en France ^ son goûl et svm
styie étaient d^à vieux ; mais avec son petit goût et sou
:style un peu trivial, il fut le premier qui écrivit vrai dans
ce pays-<;i, et ce lui fîit un grand mérite auprès des gens
de goût. En Italie, ce ofiérite n'en est pas un, parce que
le compositeur le plus médiocre ne peut pas écrire faux ,
ni se méprendre sur la v^ité d'une déclamation , à cause
des modèles subsistans, et parce que l'art est cultivé et
perfectionné depuis longtemps, et que ses principes sont
connus; mais ici, sur vingt amateurs et ^ur trente con-
naisseurs vous n'en trouverez pas un qui entende seule-
ment ce que cela veut dire. Quand on leur chante vrai,
ils applaudissent; mais cela ne les empêche pas d'applau-
dir le lendemain ce qui est composé faux , ou du moins
sans aucune idée de vérité, c'est-à-dire toute la musique
du magasin de l'Opéra français , et les trois quarts de
<;elui de l'Opéra-Comique. Supposé donc que Duni soit un
homme fort médiocre dans sa patrie, nous n'en sommes
pas moins obligés de lui accorder les honneurs de créa-
teur en France : cela prouve seulement qu'il est aisé à un
borgne de se faire roi dans le royaume des aveugles.
Mais il a survécu à sa gloire, dont Philidor et Grétry se
sont entièrement emparés. Je crois Thémire la plus feible
de toutes ses pièces ; elle n'a ni couleur ni caractère , et
cependatit il n'y a point de genre qui demande à être
écrit avec plus de soin que la pastorale, et tous les grands
matifes ont toujours plus soigné les ouvrages de ce genre
que les tragédies et comédies où les mouvemens pathé-
l" DECEAIBRK 1 77O. ÎH'J
tiques et rapides et la force comique peuvent faire par-
donner des négligeiices de style, et où l'esquisse fait sou-
vent autant d'effet que le tableau achevé. Si Grétry eût
fiiit la musique de Thémire, je siris persuadé que la pièee
aurait &it le plus grand plaisir au théâtre ; mais c'est un
singulier homme que ce Sedaine. Il a quitté Philidor
avant qu'il fut ce qu'il est devenu ; il a fait réussir Mou*
signy, malgré toute la pauvreté de son style; il prend
Duni quand il est vieux; quand Grétry sera mort , il
voudra travailler avec lui , et je crains que ce ne soit
bientôt (i).
Le zèle des acteurs de ce théâtre est vraiment infati*
gable. Ils avaient quatre pièces nouvelles à apprendre et
à représente!* pendant le voyage de Fontainebleau ; cela
ne les a pas empêchés d'en mettre deux nouvelles sur la
scène ; à Paris, durant ce voyage. J'ai eu l'honneur de
vous parler des Importuns j ou le Nouveau Marié; le
3f octobre dernier, ils ont donné la première représen-
talion âéTIndienne] comédie en un acte mêlée d'ariettes,
par M. Framery ; la musique est de Cifolelli , qui prend
la qualité de maître de chant et de mandoline, mais qui
est proprement, et de son métier, bouffon italien ou
acteur chantant la basse dans l'opéra buffa.
Le sujet de rindienne^ qu'il fallait appeler tout sim-
plement la petite Veuve du Malabar^ pouvait fournir
Vidée d'une pièce très-gaie et très-plaisante, si l'auteur
avait eu quelque sessource dans l'esprit; cette Indienne
n'est autre chose qu'une petite veuve aussi qui vient de
(1) Grétry a eu le bon esprit de faire mentir toatee let prédietioiis de
Grimm , et même la malice d'enterrer le prophète.
( Note de ta première édition, )
Il8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
perdre son mari, et qui n'a nulle envie de se brûler avec
lui. L'auteur suppose que les hommes se brûlent dans
llnde sur les cendres de leurs femmes j comme les femmes
sur les cendi*es de leurs maris: première absurdité. Il
suppose que les prêtres surtout s'assujettissent plus que
d'autres à cet usage cruel , parce qu'ils ont intérêt de le
soutenir: seconde absurdité.- Qui croira que dans au-
cun pays du monde les prêtres se soucient de prêcher
d'exemple , surtout quand la façon en est si chère? Il sup-
pose encore que si c'est le grand-prêtre lui-même qui se
dévoue au bûcher après la mort de sa femme , et qu'il se
trouve en même temps une veuve dans le cas de se brûler
sur les cendres de son époux, ce grand -prêtre est le
maître de renoncer à la gloire du bûcher et de sauver la
vie à la veuve en s'unissant à elle par un nouveau ma-
riage. On pardonnerait aisément toutes ces suppositions
absurdes si elles produisaient une pièce bien gaie , bien
folle, bien franchement extravagante, et tout cela n'était
pas bien difficile avec un peu de verve et de folie daps
la tête ; mais le grand-prêtre et la jeune veuve de M. Fra-
mery, ensemble leurs esclaves guèbres, sont de la plus
belle insipidité^t de la plus insigne platitude. Ils ont été
complètement siffles à la première représentation ; cepen-
dant, à la faveur de quelques airs de M. Cifolelli , la pièce
a été jouée trois ou quatre fois. Je crois que ce Framery
fait le Journal de Musique, qui est une très-mauvaise
rapsodie, et qui pourrait être intéressant pour ce pays-ci
s'il était bien fait. •
Il faut que le cours des postes entre Pékin et Femey
soit très-bien réglé, car la réponse de l'empereur de la
I** DlÉCEMfiRE 1770. 129
F
Chine à l'Ëpître du patriarche d'Occident (i) est dëjà
arrivée. Je crois que c'est M. dé La Harpe qui a servi en
cette occasion à sa majesté chinoise de secrétaire des
commandemens et du cabinet:.
Le grand roi de la Chine au grand Tien du
Parnasse (a).
ToD épitre me plait; mais un mot de préface,
Quelques notes, au moins > m'auraient fort secouru;
J'ai compris peu de chose à tout ce que j'ai lu :
Sensible cependant à ta douce harmonie ,
Dans tes vers , bien qu'obscurs 'y j'ai trouvé du génie.
Mon premier mandarin en fait aussi grand cas ;
Mais , malgré son savoir, il ne devine pas
Ce que c'est qu'un David , et surtout un Horace ,
Dont tu veux en mes vers que je suive la trace ;
Leur nom n'est pas encore à Pékin parvenu : .
Quant à ton Frédéric, il m'était mieux connu.
C'est lui , si nous croyons tout ce qu'on en renomme ,
Qui combat, règne, parle et compose en grand homme ;
Je l'en estime fort; mais pourquoi des combats?
On est toujours en paix dans mes vastes Etats;
Tandis qu'avec fureur , sur votre coin de terre ,
Rois, tliéologiens , beaux esprits font la guerre.
Je vois qu'en ton pays il est beaucoup de gens
Chez ,qui le mauvais cœur est joint au mauvais sens ;
Que le Parisien aime surtout à rire
De ceux que, malgré lui , quelquefois il admire.
Mais, qu'est-ce qu'un Fréron? qu'entend-on par ce mot?
Serait-ce un composé de fripon et de sot?
Je le croirais assez. 0 le pays étrange!
Où faisant un trafic de blâme et de louange,
(i) Voir, dans les Œuvres de Yoltaire, V Épitre au roi de la Chine sur son
Meeneil de vers qu'il a fait imprimer,
(1) Cette pièce n'a été comprise dans aucune édition des CBuvres de Iol
'Harpe.
ToM, VIL 9
l3o CORRESPONDAirCE LITTÉRAIRE ,
Le plus vil des faquins, pour quelque argent comptant ,
A son gré, peut ôter ou donner le talent ,
Du haut de sa sottise insulter au mérite !
A Fernej volontiers je t'aurais fait visite ;
Mais n'appréhende pas que j'aille dans Paris
Essuyer des oisifs les brocards et les ris.
I^on , je vois que ces bords , ainsi que nos rivages ,
Sont peuplés de fripons , mais ont bien moins de sages.
Jje grand Tien ou patriarche de Femey continue tou-
. jours à avoir un peu d'humeur contre son siècle. Deux
sujets de crainte l'ont indisposé contre nous ; il craint
t|ue les portes du Système de la Nature ne prévalent
contre le roc sur lequel il a fondé Téglise de Ferney ( i ) ;
il craint que la tragédie en prose de M. Sedaine, si elle
est jouée, ne fasse tort aux tragédies en vers. Sur quel-
ques consolations que je me suis permises, en y mêlant
un peu Tapologie de notre pauvre siècle , qui en vaudra
peut-être bien un autre avec le temps , il m'a fait la ré*
ponse que vous allez lire :
Ferney , du i«r aovemhre 1770.
Mon cher prophète , je suis toujours Job , quoi que
vous en disiez : car qui souffre est Job , et tout lit est
fumier. J'avoue que vous ne ressemblez point aux amis
de Job, et bien m'en prend. C'est vous que je dois re-
mercier des lettres des rois de Prusse et de Pologne ;
c'est à la manière dont vous leur parlez de moi que je
dois celles dont ils en psu^lent.
Mon cher prophète, vous avez beau rire, les oraisons
funèbres de l'évêque du Puy ne vaudront jama'is celles
de Bossuet; les pièces de Racine seront toujours mieux
(1) Et portœ inferi non prœçaUbuni. MATTSiBus, XVI, 18.
l" DECEMBRE 1770. l3.1
écrites que celles de Crébillon ; Boileau l'emportera sur
les pièces de vers qu'on nous donne; le style de Bwcal
sera meilleur que celui de Jean^Jacques ; les tableaux du
Poussin j de Le Sueur et de Lebrun , l'emporteront en-
core sur les tableaux du Salon, et sans les deux frères D. ( i ),
je ne sais pas trop ce que deviendrait notre siècle. Il y a
une distance immense entre les talens et l'esprit philo-
sophique qui s'est répandu chez toutes les nations. Cet
esprit philosophique aurait dû retenir l'auteur du Sys-
tème de la Nature; il aurait dû sentir qu'il perdait ses
amis , et qu'il les rendait exécrables aux yeux du roi et
de toute la cour. Il a fallu faire ce que j'ai fait; et si l'on
pesait bien mes paroles , on verrait qu'elles ne doivent
déplaire à personne.
J'envoie à mon cher prophète des rogatons dépareillés
qui me sont tombés sous la main.
Je reçois dans ce moment une lettre charmante de ma
philosophe (â). J'aurai Thonneur de lui écrire sitôt que
mes maux me donneront Un moment de relâche.
11 a paru en 17649 avec approbation et privilège du
roi , un livre intitulé : Ariste^ ou les Charmes de THon-
nétetéyfar M. Seguier de Saint-Brisson (3). Le censeur,
Rémond de Sainte-Albine y dit dans son approbation qu'il
croit cet ouvrage d'autant plus digne de l'impression,
que l'auteur y présente la vertu sous les couleurs les plus
propres à la rendre aimable. Entre ce titre et cette ap-
probation du censeur, qui respirent tant les charmes et
(i) Sans doute Diderot et d*Alembert.
(3) Madame d'Épinay.
(3) Grimm eo a rendu compte précédemment, t. IV, p. 177; et J.-J. Rous-
seau a adressé une lettre au sujet d'Jrùte à son auteur, à la date de jau'
vier 1765. Voir Tédition in-8'' donnée par M. de Musset-Pathay , tQm..XX,
page 263.
l3a CORRESPONDANCE LITTiRAIRE^
la douceur de la vertu , il serait curieux de placer un
passage de Touvrage où l'auteur dit que s'il avait une
femnie , et qu'il la laissât courir les bals et les soupers de
nuit et s'exposer à tous les charmes de la séduction j et
•que cette femme lui fît infidélité, il ne s'en plaindrait
pas. Mais si, après avoir pris toutes les précautions con-
venables pour assurer ses bonnes mœurs , il prenait fan-
taisie à sa femme de l'outrager, il dit qu'il sait bien ce
qu'il ferait. Et puis, pour ne vous pas laisser en doute,
il vous conte qu'une Anglaise, se trouvant au lit de la
-mort, conjura son mari dé lui pardonner une faute dont
elle était coupable,'et lai avoua qu'elle lui ^avait fait infidé-
lité. Le .mari lui répond qu'il lui pardonne, mais qu'à son
tour il a besoin de pardon : a C'est que m'étant, dit-il ,
aperçu de ce que vous Venez de m'avouer, je vous ai em-
poisonnée, ce qui est la cause de votre mort. » N'est-il
pas excellent de trouver cet exemple de douceur dans
les Charmes de l* Honnêteté j dont le censeur accorde
surtout à l'auteur le talent de rendre la vertu aimable?
On croirait peut-être que M. Seguier de Saint-Brissoit
est un homme redoutable; point du tout. La comtesse
d'Estrades, si connue dans les anecdotes de notre temps,
d'abord amie et complaisante de madame de Pompadour,
ensuite maîtresse du comte d'Argenson, bientôt exilée
de la cour pour s'être brouillée avec la première , s'est
trouvée au moins aussi persuadée que moi de la douceur
réelle de M. de Seguier de Saint-Brisson ; car, pour finir
son roman, elle l'a épousé, et s'est par conséquent ex-
posée de gaieté de cœur au risque du poison. Il est vrai
qu'elle n'a pris ce parti qu'à cinquante ans passés, et
qu elle désespère sans doute d'être dans le cas de lui faire
infidélité.
l" DECEMBRE I77O. l33
Charles- Jean-François Hénault , présid«înt honoraire
au parlement 9 intendant de la maisoii de madame la
Dauphine, Tun des Quarante de TAcadémie Française et
de celle des Inscriptions et Belles -Lettres, est mort le
24 novembre dernier, dans la quatre-vingt-sixième année
de son âge. Il ne faisait que végéter depuis long-lemps.
Sa nièce, la comtesse de Jonsac, tenait sa maison, don*
nait à souper, recevait le grand monde; le président ra^
dotait ou dormait dans son fauteuil, et était content. A
tout prendre, le président Hénault doit être compté parmi
les hommes les plus heureux de son temps. Sou père ^
ancien fermier- général, si je ne me trompe, lui avait
laissé une grande fortune. Né avec des qualités estimables,
mais pas assez remarquables pour exciter Tenvie et la
jalousie de personne, il jouissait du privilège et du bon-
heur des gens médiocres, d'être aimé de tout le monde
sans avoir un seul ennemi.' Il était très-* frivole; il n'y.
avait en lui que la superficie, mais cette superficie était
agréable. Il faisait de jolis vers de société ; il donnait
d'excellens soupers; il avait été à la mode dans sa jeu-
nesse, et avait conservé l'usage du grand monde dans un
âge plus mûr. Pour satisfaire sa petite ambition, car tout
était petit et joli en lui, il quitta<le bonne heure le palais,
et acheta la charge de surintendant de la maison de la
feue reine, et ne laissa pas d'avoir aussi sa petite exis-
tence dans ce petit cercle. Il composa ensuite son jàbrégé
chronologique de V Histoire de France ^ qui lui procura
les honneurs littéraires et le titre de double académicien.
Cet Abrégé n'est pas, à beaucoup près, un ouvrage sans
mérite; mais on ne peut se cacher que ce mérite a été
infiniment exagéré, et que si un pauvre diable relégué
dans un quatrième étage avait publié ce livre, il n'aurait
't 34 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
pas reçu la moitié des ëloges qui ont été prodigues au
président Hénault. Personne n'a plus efficacement tra-
vaillé à la réputation de cet ouvrage que M. de Voltaire.
L'auteur y mit bientôt toute sa gloire, toute son existence.
Il ne s'occupa qu'à en soigner et à multiplier les éditions;
et quand il y en avait une de finie il en commençait une
autre; il en entendait ainsi parler tous les jours de sa. vie,
et ce n'est pas ce qui contribua le moins à son bonheur.
L'abbé Boudot, employé à la Bibliothèque du Roi, au-
jourd'hui paralytique à force d'avoir gagné des indiges*
tions chez le président, était spécialement chargé du
département littéraire et historique. Je me souviens de
vous avoir rendu compte, il n'y a pas long-temps, des
autres ouvrages du président Hénault (i); ainsi je n'en
parlerai pas ici. Il fit un grand héritage à la mort du pré-
sident de Montesquieu , en ce qu'il était d'usage dans le
grand monde d'appeler cet homme illustre le président
tout court, et cela mortifiait un peu le président à 1'^^-
brégé ; mais lorsque le véritable président ne fut plus ,
on s'accoutuma insensiblement à transporter le titre de
président tout court à celui qui lui avait survécu. I^
président, devenu président tout court par forme d'hé-
ritage, étant déjà fort mal à l'aise lors de la dernière ma-
ladie de la feue reine, mourait de peur de mourir avant
sa maîtresse, parce qu'il lui avait promis de ne se pas
faire enterrer chez les pères de la Doctrine chrétienne ^
qu'il aimait, et qui sont un peu notés pour jansénisme
dans le parti dévot de la cour, dont l'archevêque de Paris
est Toracle. Le bon président avait été dans sa jeunesse
l'amant de la marquise du Deffand, femme célèbre à
(x) Tooi. VI, p. 35o et suiv. , où Grimm avait déjà donné quelques-uns
des détails qu'il reproduit ici.
l'^DléCEMBRE 1770. l35
Paris par son esprit et par sa méchanceté. Elle à aujour^-
d'hui plus dé soixante-dix ans, et il y en a presque vingt
qu'elle est aveugle; mais son esprit a conservé toute sa
fleur, et sa méchanceté , à force de s'exercer, est devenue,
dit-on , beaucoup plus habile. Elle se pique de haïr mor-
tellement tout ce qui s'appelle philosophe, et cela lui a
conservé un grand crédit parmi les gens de la cour et du
monde, aux yeux desquels les philosophes sont la cause
immédiate de tout le mal qui arrive en France. Madame
du DefFand a cependant excepté de sa haine le patriarche
de Ferney, dont elle a trouvé sans doute la griffe trop
redoutable. Elle avait é(é l'amie intime de la marquise
du Châtelet, et le lendemain de la mort de cette femme
célèbre elle fit courir une satire sanglante sous le titre et
sous la forme de son portrait (i). Elle est restée liée avec
leprésidentHénault jusqu'à sa fin. Les deux ou trois der*
niers jours de sa vie, madame du DefTand était dans l'ap-
partement du président avec plusieurs de ses amis. Pour
le tirer de son assoupissement, elle lui cria à l'oreille s'il se
rappelait madame de CastelmoronPCe nom réveilla le pré-
sident, qui répondit qu'il se la rappelait fort bien. Elle lui
demanda ensuite s'il l'avait plus aimée que madame du'
DefTand? Quelle différence! s^écna le pauvre moribond
imbécile. Et puis il se mit à faire le panégyrique ide ma-
dame de Caslelmoràn,et toujours en comparant ses excel-
lentes qualités aux vices de madame du DefTand. Ce rado-
tage dura une demi-heure en présence de tout le monde,
sans qu'il fut possible à madame du DefTand de faire taire
son panégyriste ou de le faire changer de conversation. Ce
fut le chant du cygne; il mourut sans savoir à qui il avait
adressé un parallèle si véridique. Sa mort laisse une se-
(x) Grimm rapporte ce curieux porlrait dam sa IcHre de mars 1 777.
l36 CORRESPONDANCE I^ITT^RÂIRE,
conde place vacante à l'Acadëmie Française. M. de La
Place , qui était je crois de ses parens y vient de lui faire
l'épitaphe suivante :
Ainsi que les vertus, les talens n'ont point d'âge :
Dans ses écrits jamais on n'entrevit le sien ;
Il lut l'histoire en philosophe , en sage ;
Il l'écrivit en citoyen.
M. de La Place a aussi ëcrit sur la tombe de M. de
Moncrif les quatre vers suivans :
Digne des moeurs de l'âge d'or ,
Ami sûr , auteur agréahlc ,
Ci-gît qui , vieux comme .Nestor ,
Fut moins bavard et plus aimable.
M. L. Castilhon^ qui réside, je crois, à Bouillon, et
qui a un frère résidant obscurément à Paris, a publié, il
y a déjà du temps , des Considérations sur les causes
physiques et morales du génie ^ des mœurs et du gou-
vernement des nations (i). Vous voyez que ces Consi-
dérations roulent sur de petites questions de rien. Quand
on veut traiter de tels sujets , il faut être un Montes-
quieu, un Galiani,un Diderot, un BufFon pour le moins;
et quand on n'est rien dé tout cela , on est un Castilhon ,.
c'est-à-dire qu'on traite un sujet sans que personne en
sache rien. Cependant il y a un auteur tout aussi obscur
que Castilhon qui a fait un Esprit des nations (a), et qui
a accusé l'autre de plagiat. Je ne sais si ce grand procès
sera jugé au greffe civil du Mercure de France^ ou au
greffe criminel de V Année littéraire; mais si après la
compensation des dépens, ensemble les présens néces-
(i) 1770, 3 vol. io-i2.
(a) Par l'abbé d'Espiard, La Haie, 1752 , a vol. îu- 12.
l*' DECEMBRE I77O. î3']
saints à la corruption des juges, il intervient arrêt qui
donne aux parties le gâteau de la gloire littéraire à par-
tager également y je leur promets à l'une et à l'autre que
le tout se passera sans indigestion.
Le vieux bon La Condamine avait ^ dans le Mer-*
cure {\^ y invité les curieux à porter le (lambeau de la
critique dans l'histoire du jeu de Dames polonaises , et
d'éclaircir son origine et sa patrie. M. Manoury , limo-
nadier, qui tient le célèbre café du quai de l'École, vient
de publier un Essai sur le Jeu de Dames à la Polonaise,
brochure in-ia. En attendant que leur histoire soit
éclaircie conformément aux vœux de M. de La Conda-
mine, M. le limonadier nous développe leurs principes,
et donne une suite de coups brillans et de fines parties.
Philidor, le plus grand joueur d'échecs qu'il y ait peut-
être en Europe, est encore plus fort, s'il est possible,
dans le jeu de dames polonaises. C'est lui qui disait pen-
dant la dernière guerre , quand le prince Ferdinand de
Brunswick gagnait une bataille : « Je lui donne la tour. )>
Si nous avons le malheur d'avoir la guerre , je ne sais
quel avantage M. Manoury pourra se vanter de faire à
nos maréchaux lorsqu'ils gagiieront des batailles. Mais
nous attendons ici un prodige plus fort que Philidor et
le sieur Manoury , c'est l'homme de bois de M. de Kem-
pell de Vienne, qui joue aux échecs contre tout venant.
Lorsque je fus à Vienne, l'année dernière, cette machine
jouait dans les appartemens de l'impératrice, à Schœn-
brunn ; et tout ce que M. Dutens en dit dans sa lettre ,
(0 Juillet 1770, I*' volume, p. 3x9. Mauoury y répoDilit daus le Mercure
«l'aoùl suivant, p. 193.
\
l38 CORRESPONDANCE LITTIÎRAIRE^
insérée depuis peu dans le Mercure (i)^ je l'ai entendu
affirmer dans ce temps*là par des témoins respectables.
Mémoires historiques j par M. de Belloy, citoyen de
Calais (2). Ce pauvre M. de Belloy est plus qu'aucun
héros de notre temps dans le cas de reconnaître combien
la gloire est périssable. Nous l'avons vu comblé, rassasié
d'honneurs et de distinctions pendant le succès éton-
nant dé sa tragédie du Siège de Calais. Un enthousiasme
patriotique avait saisi tous les cœurs français en faveur
d'un ouvrage qui peut être français par les sentimens^.
mais qui ne Test pas par le style. Quelques esprits sages,
trouvèrent que cet enthousiasme des cœurs français n'é-
tait pas l'époque la plus glorieuse de la nation^ mais sa
chute et sa fin, me paraissent encore plus surprenantes.
Après avoir porté ce pauvre citoyen de Calais avec fu-
reur, après lui avoir rendu plus d'hommages en quinze
jours, que M. de Voltaire n'en a reçu toute sa vie, on
Ta négligé, oublié et laissé mourir de faim; c'est aujour-
d'hui peut-être le seul homme de lettres qui soit dans le
besoin , et cela ne fait pas honneur aux cœurs français.
La nécessité de vivre le força, l'année dernière, de faire
imprimer ses tragédies de Bayard et de Gabrielle de
Vergy^ sans en attendre la représentation, et cette pu-
blication fut mortelle aux deux pièces qui, sans elle,
auraient peut-être eu quelque succès au théâtrç. Cette
année il s'est fait historien de ses héros dramatiques. Ses
Mémoires renferment trois morceaux : le premier, sur
la maison de Coucy, encore existante; ces Coucy d'au-
(f) ToDi. II d'octobre 1770, p. 186. Ou lit sur le même sujet une autre-
lettre de Rigoiel de Juvigny au Mercure de décembre suivant , p. 181.
(2) [n-8*', 177a,
l" DÉCEMBRE I77O. 1 Sq
joupd*hui ont éprouve le sort de leur historien , ils sont
déchus de la gloire de leurs ancêtres , et de mêtne que
le de Belloy de 1770 ne ressemble pas au de Belloy
de 1 765 , de même MM. de Coucy d'aujourd'hui , de-
venus obscurs et pauvres, ne rappellent en rien ces.
anciens sires de Coucy j dont un descendant prit pour
devise:
Je ne suis roi , ue duc, prince, ne comte aussi ,
Je suis le sire de Goucj.
Le second Mémoire regarde la dame de Fayel et ses
amours infortunées avec le Coucy héros de la tragédie
de M. de Belloy, ainsi que leur fin tragique. Le troi*
sième Mémoire roule sur Eustache de Saint-Pierre, ce
bourgeois de Calais que M. de Belloy , après l'avoir im-
mortalisé dans sou Siège de Calais , justifie des soupçons
que quelques fragmens historiques, trouvés à la Tour
de Londres, ont répandus sur sa fidélité. £0 consé-
quence, tout cela n'est pas hsible, et j'en suis très-
fâché pour ce pauvre M. de Belloy , à qui ces Mémoires
historiques ne procureront ni honneur ni profit.
Sidriej' et Volsan , anecdote anglaise , par M. d'Ar-
naud (i). D'Arnaud est devenu un des plus grands pré-
dicateurs de vertu par la voie des romans à grands sen-
timens et à estampes ; il a beaucoup de vogue parmi
les couturières et les marchandes de modes , et s'il peut
mettre les femmes de chambre dans son parti, je ne dés-
espère pas de sa fortune.
L'année qui va finir a été fatale aux Deux Amis; ils
(.1) 1770, iii-8".
1 4o CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
se sont montres sur la scène comme deux financiers et
deux commerçans de Lyon(i)y en contes comme deux
Iroquois (2), en romans comme deux je ne sais quoi (3) ;
et Dieu merci /ils ont été sifQés partout. Deux amis^
affligés de voir de quelle manière on traitait en France
leurs semblables par la faute de nos faiseurs de drames ^
de nos faiseurs de contes et de nos faiseurs de romans ,
s'en allèrent au mois d'août dernier passer quinze jours
aux bains de Bourbonne, près de Langres, pour y voir
deux amies, dont l'une, mère de l'autre, avait mené à
ces bains safiUe, jeune, fraîche, jolie et cependant malade,
dans Tespérance de lui rendre la santé altérée par les
suites d'une première couche. Les deux amis, c'était De-
nis Diderot le philosophe et moi, trouvèrent les deux
amies faisant des contes à leurs correspondans de Paris,
pour se désennuyer. Parmi ces correspondans il y eu
avait un d'une crédulité rare; il ajoutait foi à tous les
fagots que ces dames lui contaient, et la simplicité de ses
réponses amusait autant les deux amies que la folie des
contes qu'elles lui faisaient. Le philosophe voulut
prendre part à cet amusement ; il fit quelques contes que
la jeune amie malade inséra dans ses lettres à son ami
crédule, qui les prit pour des faits avérés, et assura sa
jeune amie qu'elle écrivait comme un ange: ce qui était
d'autant plus plaisant qu'une de ses prétentions favorites
est de reconnaître, entre mille, une ligue échappée à la
plume de notre philosophe. Denis Diderot essaya entre
autres de réhabiliter les Deux Amis , et il croira les avoir
vengés de toutes les injures que leurs historiens leur ont
(i) Le drame des Deux Amis de Beaumarchais ; voir t. VI, p. 3 40.
(2) Les Deux Amis, conte îroquoi» (par Saint-Lambert), 1770, ÎD-Se.
(3) Les Deux Amis, ou le comte de Méralhi (par Sellier de MoraoTÎlle),
1770, 4 vol. in-i3. '
l" DIÊCEMBRE 1770. 14 I
attirées celte année, si le conte que vous allez lire peut
mériter votre suffrage ( 1 ).
Le petit frère avait envoyé à la petite sœur (a) à Bour*
bonne le petit conte iroquois des Deux jimis^ par M. de
Saint-Lambert. Ce conte venait d'être imprimé, et la
petite sœur, en ripostant par le petit conte des Deux
Amis de Bourbonne , échappé sans effort à la plume du
philosophe, voulut faire sentir au petit frère qu'il y avait
plus de prétention et de fatigue que d'effet dans le conte
iroquois. Le petit frère, au lieu de sentir cette critique
indirecte , crut l'histoire des Deux Amis de Bourbonne
véritable, et voulut en savoir la suite; la petite sœur fut
donc obligée d'avoir de nouveau recours à l'imagination
du philosophe , qui compléta l'histoire des Deux Amis
de Bourbonne.
Après ce conte fait à plaisir par notre philosophe aux
eaux de Bourbonne pour l'amusen^nt de deux amies, en
voici un autre qui n'en est pas un, et que je vais rap-
porter tel qu'on me l'a conté.
Un poète russe, auteur de plusieurs tragédies, appelé
monsieur Sumarokoff, se trouvant à Moscou, s'était
brouillé avec la première actrice du théâtre de cette capi-
tale; ces accidens arrivent à Moscou comme à Paris. Un
jour le gouverneur de Moscou ayant ordonné la repré-
sentation d'une des pièces de monsieur Sumarokoff, le
poète s'y opposa, parce que cette actrice devait y jouer
le principal rôle. Cette raison n'ayant pas paru suffisante
au gouverneur pour changer d'avis , le poète en perdit
(x) Ce conte, intitulé les Deux Amis de Bourbonne^ est de Diderot, et se
trovve dans ses Œuvres.
(a) Ces dénominations servent à désigner la jeune malade et son corres*
pondant.
/
1^1 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
la tête au point que lorsqu'on leva la toile pour commencer
sa pièce y il sauta sur le théâtre , saisit U première actrice
qui avait paru avec tout l'appareil tragique , et la jeta
dans les coulisses Après avoir ainsi troublé la tranquil-
lité publique, il ne se crut pas encore assez coupable,
et dans sa frénésie poétique il écrivit avec autant d'in-
discrétion que de témérité à l'impératrice elle«même
deux lettres consécutives remplies de griefs et d'invec-
tives contre une actrice. Je défie un poète français de
faire mieux.
Conteur Marmontel , que pensez-vous qu'il arriva de
cette incartade impardonnable? — Mais cela est aisé à
deviner. Les lettres impertinentes du poète Sumarokoff
ne parvinrent pas à Timpératrice ; le ministre chargé du
département poétique les lut, et donna ses ordres pour
mettre monsieur le poète dans un cul de basse-fosse
jusqu'à nouvel ordre, et vraisemblablement il y est
encore.
Au diable le conte et !e conteur historiques! c'est un
menteur plat et froid. De tels dénouemens sont bons
dans les pays vantés pour la douceur et la politesse des
mœurs ; il s'en faut bien que la police soit aussi perfec-
tionnée en Russie. Sa Majesté impériale reçut les deux
lettres du poète , et après avoir donné ses ordres dans
l'Archipel , en Moldavie , en Crimée , en Géorgie et sur
les bords de la mer Noire, elle eut encore le temps de
faire la réponse suivante :
« Monsieur Sumarokoff, j'ai été fort étonnée de votre
lettre du a8 janvier, et encore plus de celle du i*** fé-
vrier. Toutes deux contiennent, à ce qu'il me semble,
des plaintes contre la Belmontia, qui pourtant n'a fait
que suivre les ordres du comte Soltikoff. Le feld-maré-
l" DECEMBRE I77O. ll\S
chai a désiré de voir représenter votre tragédie; cela
TOUS fait honneur. Il était convenable de vous conformer
au désir de la première personne en autorité à Moscou ;
mais si elle a jugé à propos d'ordonner que cette pièce
fut représentée , il fallait exécuter sa volonté sans con-
testation. Je crois que vous savez mieux que personne
combien de respect méritent des hommes qui ont servi
avec gloire, et dont la tête est couverte de cheveux
blancs; c'est pourquoi je vous conseille d'éviter de pa-
reilles disputes à l'avenir. Par ce moyen vous conser-
verez la tranquillité d'ame qui €st nécessaire pour yo&
ouvrages , et il me sera toujours plus agréable de voir
les passions représentées dans vos drames que de les
lire dans vos lettres.
<c Au surplus^ je suis votre affectionnée. »
Signé C^THERiira;.
Je conseille à tout ministre chargé du département
des lettres de cachet d'enregistrer ce formulaire à son
greffe 9 et à tout hasard de n'en jamais délivrer d'autres
aux poètes et à tout ce qui a droit d'être du genre irri-
table, c'est-à-dire, enfant et fou par état. Après cette
lettre qui mérite peut-être autant TimmortaUté que les
moQumens de la sagesse et de la gloire du règne actuel
de la Russie, je meurs de peur de m'affermir dans la
pensée hérétique que l'espril; ne gâte jamais rien, même
sur le troue.
l44 CORRESPOjyUAirCE LITTERAIRE,
1771.
JANVIER.
Paris , jaiiTier 177t.
Le coup lé plus sensible et le plus funeste qui ait été
porté à V Encyclopédie est resté absolument ignoré du
public , et c'est une anecdote assez intéressante et assez
curieuse pour être consignée dans ces fastes ignorés des
profanes. Je doute qu'on trouve dans l'histoire entière
de la littérature, pour la hardiesse et la bêtise réunies,
un trait pareil à celui que je vais rapporter.
M. Le Breton, premier imprimeur ordinaire du roi,
était associé pour la moitié dans l'entreprise dç \ Ency-
clopédie; il était de plus chargé de l'impression de la
totalité de l'ouvrage. L'autre moitié de l'intérêt dans
cette entreprise était partagée entre trois libraires, dont
deux sont morts ; Le Breton et Briasson s'étant mis en
leur lieu et place, sont restés seuls maîtres de l'entre-
prise. Ils ont eu toute leur vie pour maxime invariable
que les gens de lettres travaillaient pour acquérir de la
gloire , et les commerçans pour accumuler des richesses.
En conséquence, ils ont partagé tous les revenant-boa
de V Encyclopédie en deux parts, laissant à M. Diderot
toute la gloire, tous les dangers, toute la persécution,
et gardant pour eux tout l'argent provenant de quatre
mille trois cents souscriptions. L'honoraire de M. Di-
derot, pour un travail immense qui a absorbé la moitié
de sa vie, a été fixé à deux mille cinq cents livres pour
JANVIER I77I. 145
chacun des dix-sept volumes in-folio de discours, et à
une somme de vingt mille livres une fois payée.
Le Breton , chargé de l'impression des dix volumes
qui devaient terminer l'ouvrage , et qu'on se proposait
de publier ensemble pour prévenir de nouvelles persé-
cutions, se fil d'abord donner le syndicat de la librairie ,
pour être instruit de toutes les saisies que la police pour-
rait ordonner, et à même par conséquent de prévenir
l€s coups que de nouvelles délations pourraient attirer à
la continuation de l'entreprise : car le gouvernement ne
s'était expliqué sur aucune espèce de tolérance; il faisait
semblant d'ignorer que V Encyclopédie s'achevait dans
la plus grande imprimerie de Paris, où cinquante ou-
vriers étaient employés à ce travail ; voilà toute la faveur.
Tranquille, au moyen de ces précautions, pour le temps
de l'impression , M. Le Breton voulut encore prévenir les
orages dont il se croyait menacé au moment de la pu-
blication : en conséquence il s'érigea avec son prote, à
l'insu de tout le monde, en souverain arbitre et censeur
de tous les articles de Y Encyclopédie. On les imprimait
tels que les auteurs les avaient fournis ; mais quand
M. Diderot a^ait revu la dernière épreuve de chaque
feuille, et qu'il avait mis au bas l'ordre de la tirer, M. Le
Breton et son prote s'en emparaient, retranchaient,
coupaient, supprimaient tout ce qui leur paraissait hardi
ou propre à faire du bruit et à exciter les clameurs des
dévots et des ennemis , et réduisaient ainsi , de leur chef
et autorité, le plus grand nombre des meilleurs articles
à l'état de fragmens mutilés et dépouillés de tout ce qu'ils
avaient de précieux, sans s'embarrasser de la liaison des
morceaux de ces squelettes déchiquetés, ou bien en les
réunissant par les coutures les plus impertinentes. On ne
ToK. VIL ïo
l46 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
peut savoir au juste jusqu'à quel point cette infâme et
incroyable opération a été meurtrière; car les auteurs
du forfait brûlèrent le manuscrit à mesure que l'impres-
sion avançait, et rendirent le mal irrémédiable. Ce qu'il
y a de vrai , c'est que M. Le Breton , isi clairvoyant dans
les affaires d'intérêt , est un des hommes les plus bornés
qu'il y ait en France; qu'il n'est pas bien sûr qu'il entende
VAlmanach royal qui lui rapporte trente mille livres de
rente par an ; qu'il n'a jamais eu aucune idée ^e littéra-
ture, encore moins de philosophie; qu'il est aussi lâche
•et poltron qu'il est borné. D'après ces qualités, jugez du
mal qu'il a dû faire! Et voilà la véritable clef, quoique
inconnue de tout le monde, de toutes les impertinences
et contradictions qu'on trouve dans les dix derniers vo-
lumes, et d'une infinité de retranchemens qui ne seront
jamais réparés.
L'impression de l'ouvrage tirait à sa fin, lorsque
M. Diderot, ayant besoin de consulter Un de ses grands
articles de philosophie de la lettre S, le trouva entière-
ment mutilé. Il resta confondu; cet instant lui découvrit
toute l'atrocité de l'imprimeur : il se mit à revoir les
meilleurs articles tant de sa main que de ses meilleurs
aides , et trouva presque partout le même désordre , les
mêmes vestiges du meurtrier absurde qui avait tout
ravagé. Cette découverte le mit dans un état de frénésie
et de désespoir que je n'oublierai jamais.
J'étais à la campagne; il me dépécha un exprès pour
me confier cet incroyable forfeît j et me mppeler à Paris,
afin de consulter sur le parti qu'il y avait à prendre. Les
libraires coassociés à l'entreprise, instruits de la bêtise
et de la hardiesse de leur collègue, conjurèrent le philo-
sophe de ne leur pas fkire partager la juste vengeance
JANVIER I77I. 147
qu^il était en droit de tirer de celui qui l'avait si lâche-
ment joué; ils sentirent qu'un seul mot sur cette trahi*
son inséré par M. Diderot dans les papiers publics , les
ruinerait de fond en comble, parce qu'aucun souscrip*
teur, après cet avis, n'aurait voulu retirer les dix vo*
lûmes qu'on allait publier. Ils représentèrent que le
mal était sans aucune sorte de remède, puisque le ma-
nuscrit était anéanti, et qu'on était à l'impression du
dernier volume. J'avoue que je fus infiniment peu tou-
ché de ces représentations : c'était à Le Breton à avi-
ser aux moyens de dédommager ses coassociés du mal
qu'il leur avait fait, ainsi qu'à lui-même, pendant dix-
huit mois ou deux ans de suite, avec un sang-froid sans
exemple. Mais une considération plus puissante me fit
conseiller le silence : c'était la sûreté de mon ami. M. Di-
derot ne pouvait avertir le public de la trahison qu'on
lui av^it faite sans mettre entre les mains de ses ennemis
une preuve juridique comme quoi il continuait Y Ency-
clopédie, malgré la suppression qui en avait été ordon-
née; c'était se condamner à quitter la France que d'im-
primer publiquement cet aveu. J'étais d'ailleurs persuadé
que le public serait averti de reste par le cri de la plupart
des auteurs, lorsqu^à la publication des dix volumes ils
trouveraient leurs articles si indignement mutilés par
une bête d'imprimeur. Chose inouïe! je n'ai jamais en-
tendu aucun des auteurs maltraités jse plaindre ; l'inter-
valle des années qui s'est écoulé entre la composition et
l'impression de leurs articles leur avait sans doute rendu
leur ouvrage moins présent, et l'on mit tant d'entraves
à la publication des dix volumes, que l'édition se trouva
vendue aux souscripteurs de province et des pays étran-
gers avant que les auteurs en eussent pu lire une ligne.
l48 CORRESPOND A.rrCE LITTÉRAIRE,
Ainsi la plus grande entreprise littéraire qu'il y eut eu
depuis l'invention de Timprimerie fut livrée par la per-
sécution à l'imbécillité et à la timidité d'un imprimeur
qui s'en rendit l'arbitre en dernier ressort, avec une
hardiesse dont je ne crois pas qu'il y ait d'exemple (i).
. Il faut conserver ici la lettre que le philosophe outragé
écrivit à l'imprimeur sacrilège, lorsque les libraires
associés l'eurent déterminé à reprendre la révision du
reste de l'ouvrage.
Lettre à M. Le Breton.
(c Ne m'en sachez nul gré, Monsieur; ce n'est pas
pour vous que je reviens; vous m'avez mis dans le cœur
un poignard que votre vue ne peut qu'enfoncer davan-
tage. Ce n'est pas non plus par attachement à l'ouvrage
que je ne saurai que dédaigner dans l'état où il est. Vous
ne me soupçonnez pas , je crois , de céder à l'intérêt ;
quand vous ne m'auriez pas mis de tout temps au-dessus
det;e soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de
chose, qu'il m'est aisé de faire un emploi de mon temps
moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin
après la gloire de finir une entreprise importante qui
m'occupe et fait mon supplice depuis vingt ans; dans un
moment vous concevrez combien cette gloire est peu
sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson. Je ne
puis me défendre d'une espèce de commisération pour
(i) Naig'eon^ dans la préface générale de son édition des (Muvres de Diderot
publiée en 1798, a déjà instruit le public des mutilations faites à VEfècyclo^
pédie par Timprimeur Le Breton , que la hardiesse <des. articles de Diderot
effrayait. « Diderot, dit- il, ne se rappelait jamais cette circonstance, une des
plus critiques de sa vie, sans frémir des excès auxquels un ressentiment, d'ail-
leurs très-juste, peut quelquefois porter Tbomme le plus honnête et du carac-
-tère le plus doux. » (B.)
JANVIER I77I. j49
VOS associés 9 qui n^entrent pour rien dans la trahison que
vous m'avez faite , et qui en seront peut-être avec vous
]ès victimes. Vous m'avez lâchement trompé deux atis
de suite; vous avez massacré ou fait massacrer par une
bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont
consacré leur temps , leurs talens et leurs veilles gratui-
tement , par amour du bien et de la vérité , et sur le seul
espoir tle voir paraître leurs idées et d'en recueillir quel-
que considération qu'ils ont bien méritée , et dont votre
injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais son-
gez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre
paraîtra-t-il , qu'ils iront aux articles de leur composition ,
et que voyant de leurs propres yeux l'injure que vous
leur avez faite ^ ils ne se contiendront pas, ils jetteront
les hauts cris. Les cris de MM. Diderot,, de Saint-Lam-
bert, Turgot, d'Holbach, de Jaucourt, et autres, tous
si respectables pour vous et si peu respectés, seront ré-
pétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu'ils
ont souscrit poiu» mon ouvrage, et que c'est presque le
vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés,
élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre
pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui nous
cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes et
tous les écrivains périodiques , qui ne demandent pas
mieux que de nous décrier, répandront dans la ville,
dans la province, en pays étrangers, que cette volumi-
neuse compilation , qui doit coûter encore tant d'argent
au public, n'est qu'un ramas d'insipides rognures. Une
petite partie de votre édition se distribuera lentement,
et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne
vous y trompez pas, le dommage ne sera pas en exacte
proportion avec les suppressions que vous vous êtes per-
l5o CORRESPOND AirCE LlTTJÊRAIREy
mises ; quelque importantes et considérables qu'elles
soient 9 il sera inGniment plus grand qu'elles. Peut-être
alors serai-je forcé moi*même d'écarter le soupçon d'avoir
connivé à cet indigne procédé, et je n'y manquei*ai pas.
Alors on apprendra une atrocité dont il n'y a pas
d'exemple depuis l'origine de la librairie. £n effet , a-t-on
jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement
mutilés, tronqués y hachés, déshonorés par un impri-
meur ? Votre syndicat sera marqué par un trait qui, s'il
n'est pas beau , est du moins unique. On n'ignorera pas
que vous avez manqué avec moi à tout égard , à toute
honnêteté et à toute promesse. A votre ruine et à celle
de vos associés qu*on plaindra, se joindra, mais. pour
vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais.
Vous serez traîné dans la boue avec votre livre , et l'on
vous citera dans l'avenir comme un homme coupable
d'une infidélité et d'une hardiesse auxquelles on n'en
trouvera point à comparer. C'est alors que vous jugerez
sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils
des barbares Ostrogoths et des stupides Vandales qui
vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour
moi , quoi qu'il en arrive , je serai à couvert. On n'ignorera
pas qu'il n'a été en mon pouvoir ni de pressentir, ni d'em-
pêcher le mal quand je l'aurais soupçonné ; on n'ignorera
pas que j'ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos
efforts pour perdre l'ouvrage, il se soutient, comme je
le souhaite bien plus que je ne l'espère , vous n'en re-
tirerez pas plus d'honneur, et vous n'en aurez pas fait
une action moins perfide et moins basse; s'il tombe, au
contraire, vous serez l'objet des reproches de vos associés
et de l'indignation du public, auquel vous avez manqué
bien plus qu'à moi. Au demeurant, disposez du peu qui
JANVIER 1771. l5l
reste ^exécuter comme il vous plaira; cela m'est de la
dek'nière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon
volume de feuilles» blanches , je vous donne ma parole
d'honneur de ne le pas ouvrir que je n'y sois contraint
pour l'explication de vos planches. Je m'en suis trop mal
trouvé la première fois : j'en ai perdu le boire, le manger
et le sommeil. J'en ai pleuré de rage en votre présence ;
j'en ai pleuré de douleur chez moi , devant votre associé,
M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant et mon
domestique. J'ai trop souffert, et je souffre trop encore
pour m'exposer à recevoir la même peine. Et puis , il
n'y a. plus de remède. Il faut à présent courir tous les
affreux hasards auxquels vous nous avez exposés. Vous
m'aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit
pas ; mais en revanche vous risquez d'ea être sévèrenîent
puni. Vous avez oublié que ce n'est pas aux choses cou-
rantes, sensées et communes que vous deviez vos pre-
miers succès, qu'il n'y a peut-être pas deux hommes
dans le monde qui se soient donné la peine de lire une
ligne d'histoire, de géographie, de mathématiques eft
même d'arts, et que ce qu'on y a recherché et ce qu'on
y recherchera, c'est la philosophie ferme et hardie de
quelques-^uns de vos travailleurs. Vous lavez châtrée ,
dépecée, mutilée,, mise en lambeaux, sans jugement ,
sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus
insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui
en a fait, ce qui en aurait fait encore l'attrait, le piquant,
l'intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par
la perte pécuniaire et par le déshonneur; c'est votre
affaire: vous étiez d'âge à savoir combien il est rare de
commettre impunément une vilaine action; vous l'ap-
prendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me
l5a GORRESPÛJ^DANCE TilTTÉRAIRE,
connais; dans cet instant , mais pas plus tôt, )e ressen-^
timent de Tinjure et de la trahison que vous m'avez faites
sortira de mon cœur, et j'aurai la bêtise de m'affliger
d'une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur
vous. Puissë-je être un mauvais prophète! Mais je ne le
crois pas: il n'y aura que du plus ou du moins, et avec
la nuée de malvelUans dont nous sommes entourés et qui
nous observe , le plus est tout autrement vraisemblable
que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me ré-
pondre. Je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens
se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.
« Voilà donc ce qui résulte de vingt-^cinq ans de tra-
vaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifica-
tions de toute espèce^ Un inepte , un Ostrogoth détruit
tout en un moment : je parle de votre boucher, de celui
à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se
trouve, à la fin, que le plus grand dommage que nous
ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la
ruine , la risée nous viennent du principal propriétaire
de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans
courage, il faut se rendre justice, et laisser à d'autres
lès entreprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos
intérêts que vous; elle sait mieux ce que nous devons à
la persécution et aux arrêts qu'on a criés dans les rues
contre nous ; elle n'eût jamais fait comme vous.
«Adieu, M. Le Breton; c'est à un an d'ici que je
vous attends, lorsque vos travailleurs connaîtront par
eux-mêmes la digne reconnaissance qu'ils ont obtenue
de vous. On serait persuadé que votre cognée ne serait
tombée que sur moi , que cela suffirait pour vous nuire
infiniment; mais, Dieu merci! elle n'a épargné personne.
Comme le baron d'Holbach vous enverrait paître ^ vous
JANVIER 1 77 1 . I 53
et vos planches , si je lui disais un mot ! Je finis tout à
l'heure, car en voilà beaucoup; mais c'est pour n'y reve-
nir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous ; il
faut qu'on voie, quand il en sera temps, que j'ai senti,
comme je devais, votre odieux procédé, et que j'en ai
prévu toutes les suites. Jusqu'à ce moment vous n'en-
tendrez plus parler de moi ; j'irai chez vous sans vous
apercevoir; vous m'obligerez de ne me pas apercevoir
davantage. Je désire que tout ait l'issue heureuse et pai-
sible dont vous vous bercez ; je ne m'y opposerai d'au-
cune manière : mais si, par malheur pour vous, je suis
dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt
faite. Je n'aurai qu'à raconter nûment et simplement
les faits comme ils se sont passés , à prendre du moment
où, de votre autorité privée et dans le secret de votre
petit comité gothique, vous fîtes main-basse sur l'article
Intendant y et sur quelques autres dont j'ai les épreuves.
<c Au reste, ne manquez pas d'aller remercier M. Bri as-
son de la visite qu'il me rendit hier. Il arriva comme je
me disposais à aller dîner chez M. le baron d'Holbach,
avec la société de tous ses amis et les miens. Ils auraient
vu mon désespoir (le terme n'est pas trop fort); ils m'en
auraient demandé la raison , que je n'aurais pas eu la
force de leur celer, et votre ouvrage serait décrié et
perdu. Je promis à M. Briasson de me taire^ et je lui ai
tenu parole. J'ai fait plus: j'ai bien dit à M. Briasson
tout le désordre que vous aviez fait ; mais il ignore com-
ment j'ai pu m'en assurer, il ne sait pas que j'ai les vo-
lumes : c'est un secret que vous êtes le maître de lui gar- .
der encore. Je fais si peu de cas de mon exemplaire, que,
sans une infinité de notes marginales dont il est chargé,
je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de
l54 CORR£SPOiri>ANG£ LITTERAIBEy
votre boutique. Encore s'il était possible d'obtenir de
vous les épreuves , afin de transcrire à la main les mor-
ceaux que vous avez supprimés 1 La demande est juste,
mais je ne la fais pas : quand on a été capable d'abuser
de la confiance au point oîi vous avez abusé de iamienne,
on est capable de tout. C'est mon bien pourtaat, c'est
le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le
donne pas; mais vous, vous le retiendrez , quelque ser-
ment que je vous fasse de ne l'employer à aucun usage
qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n'insiste
pas sur cette restitution qui est de droit ; je n'attends
rien de juste ni d'honnête de vous. j>
é
% Paris, 12 novembre 1764'
« Vous exigez que j'aille chez vous^ comme aupara-
vant, revoir les épreuves; M. Briasson le demande aussi :
vous ne savez ce que vous voulez ni l'un ni l'autre; vous
ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de
ma part : je suis blessé pour jusqu'au tombeau. J'oubliais
de vous avertir que je vais rendre la parole à ceux à
qui j'avais demandé et qui m'avaient promis des secours,
et restituer à d'autres les articles qu'ils m'avaient déjà
fournis 9 et que je ne veux pas livrer à votre despotisme.
C'est assez des tracasseries auxquelles je serai bientôt
exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré.
Allez demander à votre associé ce qu'il pense de votre
position et de la mienne , et vous verrez ce qu'il vous en
dira. »
de
ou
Tel a été le sort de cette grande et célèbre entreprise
! \ Encyclopédie. Il n'a jamais été connu que de quatre
i cinq personnes; mais c'est un sujet bien fécond en
JANVIER I77I. l55
réflexioas morales , qu'un imprimeur lâche et imbécile
se soit fait impunément l'arbitre du travail de tant
d'hommes recommandables , auquel l'impératrice* de
Russie, à son avènement au trône , avait inutilement
offert la protection la plus illimitée , et des secours aussi
dignes de la générosité d'une grande princesse que de
l'importance de l'entreprise.
La publication de VEncyclopédie acheyée émoussa,
comme on l'avait prévu, les armes de ses ennemis; il n'y
avait plus rien à empêcher, ainsi il n'y avait plus de
plaisir à persécuter. En revanche, les libraires, ayant
su qu'elle avait valu des millions à ceux qui l'avaient
entreprise avec l'argent du public, et le travail ou gra-
tuit ou mal payé de trente philosophes ou littérateurs, se
mirent à spéculer de tous côtés, et regardèrent YEricj"'
clopédie publiée comme un os plein de moelle, et dont
tous les chiens affamés pouvaient encore tirer bon parti.
Quoique cet .ouvrage, même à l'heure qu'il est, ne soit
pas achevé , puisqu'il y manque encore quelques volumes
de planches ^ il se forma à Paris , il y a environ trois
ans , une nouvelle compagnie de libraires , à la tête de
laquelle se trouva Panckoucke , et qui proposa au public,
au moyen d'une nouvelle souscription , une nouvelle édi-
tion entièrement refondue. Cette proposition était aussi
irréfléchie qu'indiscrète. Elle révolta le public avec rai-
son : il fut choqué qu avant qu'il ait joui d'un ouvrage
qu'il avait payé si cher, et qui n'était pas encore achevé,,
on exigeât de lui de concourir par de nouvelles avances,
à rendre celte première édition inutile. Heureusement
M. Diderot ne se laissa pas rengager dans cette nouvelle
entreprise, pour laquelle le public ne souscrivit poinL
Mais M. Panckoucke et ses associés avaient déjà acheté-
l56 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
les planches de la première édition de Y Encyclopédie
pour deux cent cinquante mille livres. Voyant leur projet
manqué , ils en formèrent un plus sage : ils proposèrent
au public de réimprimer la première édition telle qu'elle
avait été publiée, et d'ajouter, par forme de supplément,
autant de volumes qu'il en faudrait pour corriger les
fautes , réparer les omissions , et refaire ou contrôler lés
articles mal faits ou fautifs ; et ces volumes de supplé-
ment devaient se vendre aussi séparément aux proprié-
taires de la première édition. Mais enfin , ce que j'avais
prédit, ce que tout homme sensé pouvait prévoir est
arrivé. L'année dernière l'assemblée du clergé, ayant
reçu l'inspiration du Saint-Esprit aux Grands-Augustins,
se plaignit au roi de cette nouvelle réimpression : on
saisit chez Panckoucke les trois premiers volumes réim-
primés, et ils sont encore aujourd'hui à la Bastille, sans
aucune espérance d'être délivrés.
Je ne parle ici ni de l'édition qu'on a faite de VEncf-
clopédie, à Lucques , à mesure que les volumes ont paru
à Paris; ni de celle qu'un moine défroqué, établi à Yver-
dun en Suisse, nommé M. le professeur de Félice (i),
débite actuellement avec autant d'effronterie et d'inca-
pacité que de succès; car il me semble que la liste de tra-
vailleurs, auxquels il prétendait s'être associé pour la
correction et la révision de cet ouvrage immense, a reçu
un démenti public de la plupart d'entre eux, sans que
cela ait empêché son Encyclopédie^ rapiécée de toutes
sortes de guenilles, de se débiter aux frais et dommages
des souscripteurs.
Dans le projet formé par Panckoucke, M. de Voltaire
devait jouer un grand rôle, et être, après les premiers
(i) Il a déjà élé parlé de lui t. V, p. aoo.
JANVIER I771. 167
éditeurs, l'acteur principal. Le patriarche, qui a plus de
zèle et de ferveur à l'âge de soixante-dix-sept ans que
tous les autres philosophes ensemble, se mit tout de suite
à l'ouvrage, et, le projet de Panckoucke n'ayant pu avoir
lieu, il se résolut de faire à lui tout seul une Encyclo-
pédie. Il vient d'en publier les trois premiers volumes
sous le titre de Questions sur V Encyclopédie , par des
amateurs. Vous croirez peut-être qu'il examine le grand
ouvrage article par article , qu'il le réforme et supplée
quand il en a besoin : rien de tout cela. Il s'est servi de
cette forme pour dire son mot sur toutes sortes de sujets,
à mesure que l'ordre alphabétique lui en présente Toc-
casion , et dans ces Questions sur V Encyclopédie il est
on ne peut plus rarement question de V Encyclopédie. Au
reste un grand nombre de ces articles a déjà été imprimé
dans \e Dictionnaire philosophique ; les autres ne sont
guère que du rabâchage, mais c'est le rabâchage d'un
grand homme et de l'écrivain le plus séduisant qui ait
jamais écrit; malgré ses répétitions on le lit toujours
avec plaisir. J'aurais seulement voulu qu'il y eût moins
de persiflage : cette tournure m'est antipathique dans les
matières sérieuses ; il fait ici le bon apôtre et le bon
chrétien, lors même qu'il porte les coups les plus sen-
sibles à la vieille sacristie. Il a espéré, moyennant ces
ménagemens hypocrites, obtenir la permission de faire
entrer en France ses Questions sur V Encyclopédie; il
s'est trompé : les défenses ont été très-sévères à ce sujet,
et nous n'en avons ici qu'un très-petit nombre d'exem-
plaires qui ont échappé à la vigilance de la police. Au
reste, voilà de quoi amuser l'auteur, et ses lecteurs aussi,
le reste de sa vie ; il pourra faire durer ce plaisir tant
qu'il lui plaira, et nous foyrnir trente volumes de Ques-
l58 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE^
tions : car un enfant qui a autant d'esprit que celui-là se
permet des questions sur tout.
Le père Griffet, Jésuite français retiré à Bruxelles ou
à Liège, publia , il y a environ un an, un Traité sur
différentes sortes de Preuves qui servent à établir la
vérité de ï histoire; volume in-ia de plus de 4^0 pages.
Son Traité est un ouvrage solide qu'on lit avec plaisir en
beaucoup d'endroits, quoique l'auteur soit naturellement
diffus 9 et que la bonne critique l'abandonne de temps en
temps. Mais, par exemple , il a battu bien complètement
M. de Voltaire sur son obstination à nier l'authenticité
du Testament politique du Cardinal de Richelieu (i);
ce morceau est traité avec beaucoup de solidité. M. de
Voltaire cherche à le réfuter dans ses Questions sur
V Encyclopédie ^m9\s il n'y réussit point; tout lecteur
judicieux trouvera les observations du père Griffet sans
réplique. Ce Jésuite parle aussi, dans son Traité, de
l'Homme au masque de fer, et à cette occasion M. de
Voltaire revient aussi dans ses Questions sur cet objet.
Ici le philosophe de Ferney a tout l'avantage non-seule-
ment sur le Jésuite , mais sur tous les autres bavards qui
se sont crus obligés de dire leur avis sur ce point. La
manière dont M. de Voltaire a parlé de cette singulière
aventure est un modèle de sagesse, de pénétration, de
retenue et de bonne critique, il lui échappe ici de dire
qu'il en sait peut-être là-dessus plus qu'il n'en dit, et il
y a long-temps qu'il a mis ceux qui ont un peu de nez
9ur la voie de son secret.
Les papiers publics ont tué notre vieux Piron il y a
(i) La question d'authenticité de ce Testament est demeurée un problème
ancore à résoudre.
JANVIER 1771. 169
long-temps , je ne sais pourquoi , car il se porte fort bien
malgré ses quatre-vingts ans passés. Madame Geofïrin
est en usage de lui envoyer tous les ans du sucre et du
café pour étrennes, et le vieux poète lui a riposté cette
année par la chanson que vous allez lire. S'il ne compte
pas tout-à-fait sur l'amitié de madame GeofFrih, c'est
qu'il se souvient qu'il s'est permis quelques plaisanteries
à brûle-pourpoint sur le pauvre Bélisaire de Marmontel ,
et qu'il en a été grondé d'importance. Comme il ne s'est
pas converti , il suppose que la rancune dure encore. Pi-
ron s'est fait dévot depuis plusieurs années; mais cela
n'a pas valu une épigramme de moins à son prochain.
Étant allé voir un jour M. l'archevêque de Paris, en
qualité de nouveau prosélyte, le prélat lui dit : Monsieur
Piron^ a^ez'i^ous lu mon dernier Mandement? et Piron
répond : Et vous y Monseigneur?
CHANSON.
■jiir : Hëlas , yoiïs n« m'aimes guère ,
Car tout ça ne vous plait pas ,
Hélas !
Vous n' m'atmet pas.
Vous êtes de beau maintien ,
Grande en toutes vos manières,
La reine des gens de bien ,
Tenant toujours cour plénièrc.
Eloigné de vos Etats ^
A moi , vous ne songez guère ;
L'absent n'intéresse pas :
Hélas!
Vous n' m'aimez pas.
Autant j'en dis et dirai
A votre aimable héritière (1) ,
(i) Madame la marquise de la Ferlé -Imbault. (Note de Grlmm,)
l6o CORRESPOND ANC£ LITTERAIRE ^
Plus philosophe h mon gré
Que Montaigne et La Bruvère.
Chu tout à coup , patatra ,
Du huffet dans la rivière ,
Je suis monsieur tout-à-bas :
Hélas !
Vous n' m'aimez pas.
En étrenne, Souica,
Votre bonté coutumière ,
Me fait présent de moka
Pour toute l'année entière.
La bienfaisance , en tel cas ^
Seule quelquefois opère ,
Et l'amitié n'en est pas :
Hélas !
Vous n' m'aimez pas.
Dieu me garde des ingrats
De grossir la fourmilière,
Et , d'ailleurs, cet hippocras
N*est rien moins que somnifère :
A rimer entre deux draps,
J'ai passé la nuit dernière ;
Mais tout ça ne vous plaît pas :
Hélas!
Vous n' m'aimez pas.
Et pourtant rien n'est si vrai :
Quoi qu'aveugle comme Homère ,
Je suis encore aussi gai
Que Rabelais et Molière ;
J'ai comme eux de jolis rats:
Mais sage et même un peu fière,
Tout ça ne vous plaira pas :
Hélas I
Vous n' m'aimez pas.
• JANVIER 1771. 161
Gens d'esprit, gens délicats,
Gens aimant la bonne chère,
Seigneurs , princes , potentats ,
Tout vous aime et vous r#vèrè.
Tapi dans mon galetas ,
Enterré dans la poussière ,
De moi peut-on faire cas?
Hélas!
Vous n'm'aimez pas.
Quand j'aurais les dons à ta^
pe l'Académie entière.
Comme je ne les ai pas,
Ça ne m'avancerait guère ,
Ma muse y perdrait ses [>as : .
Vidons notre caletière.
Du moins, si vous u'm'aimez pas,
Hélas!
I*}*^ m'haïssez' pas.
Puisque nous avons commencé l'année par des chan-
sons, il faut placer ici celle que le patriarche yiont de
faire pour une dame qui s'appelait Marie, et qui, étant
à Ferney, se plaignait de ne pouvoir pas fiure d'en-
fans (i^.
CHAKSON.
Air de la Bnronne.
m
Votre patronne *
Fit un enfantsSans son mari.
Bel exemple qu'elle vous donne!
N'imitez donc pas à demi
Votre patronne.
*
(i) Cette chanson est de Boufflers et non dn Voltaire.
ToM. VII. 1 1
169 CORRESPOITDAlVCe i.iTTÊRAlR£,
Pour cette affaire ,
Savez-vous comme elle s'y prit ?
Comme vous, n'en pouvant point (aire,
Elle eut recours au Saiut-Ësprit
Pour cette affaire.
La renommée
Chante partout ce trait galant.
Elle n'en est que mieux famée :
Pourriez^vous craindre, en l'imitant,
La renommée?
Beau comme un ange ,
Sans doute Gabriel était.
Vous ne pourriez pas perdre au ehsin^e :
L'objet qui plait est en effet
Beau comme un ange.
Sainte Marie !
Si j'étais l'archange amoureux
Destiné pour cette œuvre pie, ^
Que je vous offrirais de vœux , i
Saiate Marie !
Cet hymne plein d'onction rappelle d^autres vet*s qac
le même psalmiste sacré adressa autrefois à madame la
duchesse de La Yallière^ si je ne me trompe , le jour de
Sainte-Madeleine sa fête; mais le cantique à TlMnneur
de sainte Marie a moins l'air d'appartenir au patriarche
qu'au chevalier de Boufflers.
Votre patronne, en son temps savait plaire.
Mais plus de cœurs vous sont assujettis.
Elle obtint grâce , et c'est à vous d'en faire ;
Vous inspirez des feux qu'elle a sentis.
Votre patronne , au milieu des apôtres ,
Baisait les pieds de son divin époux ;
Belle duchesse, il eût baisé les vôtres,
Et saint Jean même en eût été jaloux.
lAKVlEB 1771. 16S
Comme ma^Linie la ducliesse de La VaUière a oon^
seiw«, â l'âge de claquante ans , une fort beUe téte^ ma-
dame la «comtesse dHoudetot fit l'autre jour l'impromptu
suivant :
La nature prudente et sa^e
Force le temps à respecter
Les charmes de ce beau visage
Qu'elle n'aurait pn répéter.
■ ■ t'y
M. âauria vient «le donner une pouveUe édition i^vue
et corrigée de son Joueur anglais , qu'il a intitule Bé-»
i^rley^ tragédie bourgeoise. Cette pièce est de celles
qu'on joue i^rement, mais qui attirent du imonde par le
peu de ressi^nblanee qu'elles onl avec les pièces qu'on
joue tous les jours , et dont on dit constamment du mal
e^ «prbant de la représentation. Comni^ beaucoup de
petites^-maitresses délicates à l'excès ont surtout attaqué
la catastrophe, et ont 'trouvé cet empoisonnemient faor-
ribie, M. Saurâi a fait imprimier dans eette édition deuK
oinqQièmes actes j l'un fond noir, tel qu'on le joue ; l'autre
couleur de rose, parce qu'on ne bisse pas à Béverley le
temps de s'empoisonner, et que sa femme, «on ami et le
vieuK bo« domestique reviennent à temps pour lui ap-
prendre que son sort est changé, et qu'il n'est plus à la
besace, malgré toutes les sottises qu'il a faites pour s'j
réduire lui et les siens. Jugez de la bonté d'un plan
qu'on peut changer à la fin du blanc au noir ou du noir
au blanc sans qu^il y paraisse ; ou plutôt soyez persuadé
qu'il y paraît, et qu'il n'y a pas l'ombre de jugement dans
cette opération. Nos académiciens et nos beaux esprits
en savent plus long que les Sophocle et les Euripide, à
qui il ne serait jamais venu dans Tespi'it que le même
l64 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
sujet pût être dénoué ad libitum y heureusement ou mal-
heureusement. M. Sauriu, avec son dénouement à deux
couleurs, me rappelle ce curé de Mont-Chauvet en
Basse-Normandie, qui vint à Paris il y a dix -huit ans,
et qui nous apporta une tragédie de David et Bethsahée^
imprimée, et bien précieuse pour ceux qui aiment à se
divertir d'ouvrages ridicules (i). Il dit alors qu'il médi-
tait de traiter le sujet du roi Balthazard en tragédie ,
qu'il fit effectivement iuiprimer quelques mois après; et
il nous dit , à ce sujet , qu'il s'élonnait toujours d'entendre
nos faiseurs de poétique s'écrier sur la difBculté d'un
plan de tragédie; que, quant à lui, il avait pour cela un.
secret immanquable. «Le nœud, ajouta-t-il, est toujours
au cinquième acte; et quant à mon Balthazard ^ par
exemple, tout consiste à savoir s'il soupera ou non au
cinquième acte , car s'il ne soupe pas , la main ne peut
pas écrire sur la muraille , et adieu la pièce. Or, puisque
je veux qu'il soupe, je dirai au premier acte il soupera;.
au second > il ne soupera pas; au troisième, il soupera;
au quatrième, il ne soupera pas; vous voyez bien qu'il
faut qu'il soupe au cinquième, et que cela va sans dire.
Et si je ne voulais pas qu'il soupât, je commencerais mou
premier acte par dire il ne soupera pas. » Ma foi, notre
curé de Mout-Chauvet était un grand homme; il savait
le secret de nos meilleurs faiseurs.
Un jeune éléphant de cinq ans qu'on montre ici de-
puis quelques jours pour de l'argent, a donné lieu au
quatrain suivant :
Cet éléphant , sorti d'Asie ,
» Vient-il amuser nos badauds?
(i) Voir tom. I, p. 352.
I '
I
JANVIER 1771- J65
Non : il vient avec ses rivaux
Concourir à rAcadémie.
Ma foi, la plupart de ceux qui se présentent en ce
moment-ci pour TAcadémie seraient fort heureux d'avoir
autant d'intelligence que cet animal en a dans sa trompe.
Vous aimerez mieux que ce mauvais quatrain le propos
de Duclos, qui disait ces jours passés : ce Messieurs, par-
Ions de l'éléphant; c'est la seule bête un peu considé-
rable dont on puisse parler en ce temps-ci sans danger, »
Outre les deux places vacantes à l'Académie Française
par la mort de M. Moncrif et du président Hénault, il
en vaque une troisième par la mort de M. l'abbé Alary ,
prieur- commandataire de Notre-Dame de Gournay-sur-
Marne, décédé le i5 décembre de l'année dernière, à
Tâge de quatre-vingt-un ans. Il avait été attaché à l'édu-
cation du roi, et ensuite de feu M. le Dauphin et des
Enfans de France. Il était créature du feu cardinal de
Fleury , qui fit sa fortune. Je ne crois pas que l'abbé Alary
ait jamais rien écrit. Ceux qui l'ont connu assurent qu'il
avait de la finesse dans l'esprit, et qu'il était de bon com-
merce. Il avait quitté la cour depuis fort long-temps, et
vivait obscurément à Paris, avec la réputation de sagesse
dans le caractère, ce qui veut souvent dire nullité : car
il n'y a qu'à ne s'affecter de rien, être de la plus belle
indifférence pour le bien et le mal , public ou particulier,
louer volontiers tout ce qu'on fait, et ne jamais rien blâ-
mer, s'appliquer à ses intérêts, mais sans affiche, et l'on
a bientôt la réputation d'un homme sage.
Jean Senac, premier médecin du roi , surintendant des
eaux et fontaines minérales et médicinales di^ royaume,
/'y"»
106 GORRESPOMDANCE I4TTERAIRE.
de l'Académie royale des Sciences , mourut le 20 du
moisdernier^à Versailles, à Fige de quatre-vingts ans (i).
)1 avait 9 à titre de sa place, un brevet de conseiller ordi-
naire du roi en ses- conseils d'^État et privé» Il a laissé
plusieurs ouvrages de médecine et de physiologie fort
fîstimésy dont celui qui traite du cœur (2) est, je croi»,
le plus récent. Senac était savant et ne croyait p^s à la
médecine, ce qui ne Tempécha pas de choisir cette pro-
fession de préférence y et de l'exercer toute sa vie. Je dis
de préférence, parce qu'il avait tâté de plusieurs métiers
avant de sç û%er. Il avait été dans sa jeunesse protestant,
proposant ou* apprenti ministre de l'Évangile , ensuite
catholique, jésuite, et enfin médecin. Il avait reconnu
gan$ doute que de touç les marchands d'espérance, les
médecins resteraient les plus achalandés à la longue.
Sen^c avait infiniment d'esprit ; mais son caractère
moral était fort équivoque, ou plutôt, pour trancher
le mot, il avait la réputation d'un grand fripon. Il avait
l'air faux, et de sa vie il ne lui est arrivé d'oser regarder
celui à qui il parlait; il parlait toujours les yeux baissés ,
ou en regardant de coté. Ce signe, que j'ai remarqué
aussi à feu M. de Silhouette^ est un des plus fâcheux
symptÔDies : on 12'en relève jamais dans mon esprit f mais
il faut ^'il ne soit pas si mortel ailleurs , puisqu'il n'a
pas empêché M. Senac de parvenir à la preniière dignité
de son. état. On s'apercevait aussi trop aiséncient qci'il ne
croyait pas à la médecine^ quand il était auprès de seis
malades ou en consultation; et à cet égard il valait mieux
suivre ses conseils que son exemple. Je me souviens que
([) De soixante-dix-huit ans, rar il était né en 1693.
(2) Traité de la structure du cœur, 1748I, 2 voï. in-4**; réimprimé eu 1777
ri 17^3 avec des additions et des corrections' éfeiM. Portai.
JAKVIEH 177». 167
)or9({u'il fut nommé premier médecin du roi^ il proposa
à M. le duc d'Orléans, ponr remplir la place de premier
tuédecfD de ce prince qu'il quittait, d'appeler le docteur
Fi2es% de Montpellier. Ce dioix ne t^énssit point , quoique
Pt2es eût une grande répntation } il ne fut à Paris que
ridicule et avafre , et s'en retourna à Montpellier au bout
de quelques mois, â 3^ lui avais prescrit, disait Senac ,
d'appfocfaer gravement du malade, de ne point parler,
de tâter le ^ouls, de rentrer ensuite dans sa perruque,
d'y rest«^ on moment ^ de proïKmotr son arrêt , prendre
largent et s'en aller. Le vieux fou n'a rien fait de tout
cela 9 ce n'est pas ma faute. » Senac était brouillé avet
la Facalté de Médecine de Paris. Lorsqu'il arriva en ce
paysKÎ j il voulut être reçu docteur sails soutenir thèse ,
parce qu'il était docteur de Montpellier, et qu'il croyait
avoir fait ses preuves de mérite. La Faculté le refusa , et
il devint son ennemi irréconciliable; tous les dégoûts
qu'il pouvait lui donner, elle était sûre de les avoir.
Comme il influait sur le cboix de M. le dqc d'Orléans ,
jamais la place de premier médecin au Palais-Royal n'a
été occupée par un docteur de la Faculté. Nous devons
aussi à cette haine Fétablissemeiit de Tinoculation en
France : c'est uniquement pour faire de la peine à la Fa-
culté que Senac détermina M. le duc d'Orléans à faire
inoculer M. le duc de Chartres et Mademois^le, aujour-
d'hm madame la duchesse de Bourbon, et à appeler
M. Tronchin. Il est vrai que celui-ci ayant fait trop de
sensation à Paris, Senac devint son ennemi capital. Il
dit un jour au roi qu'après avoir plus mûrement réfléchi ,
il était obligé de regarder l'inoculation comme dange-
reuse. M. le duc d'Orléans lui devait un compliment de
n'avoir réfléchi qu'à demi lorsc^'il s'agissait d'y exposer.
j68 correspondance IIiITTEKAIRE,
ses enfans; mais la pratique est restée salutaire, malgré
les réflexions plus mûres de M. le premier médecin. Ma-
dame Senac a été moins salutaire à la France. EHe avait
le départemttBt des charlatans , et y jouissait des profits
attachés ^ qu* son extrême avayice voulait pousser aussi
loin qu'ils pouvaient aller. Tout coquin qui payait gras-
sement était sûr d'avoir une permission du premier mé-
decin ^ délivrée par sa femme, pour vendre et débiter
par tout le royaume des drogues souvent funestes à la
santé du peuple: son règne fut celui des charlatans. Sa
mort fait vaquer une place importante qui approche de
la personne du souverain, et que les circonstances peu-
vent rendre infiniment intéressante. Elle est d'ailleurs
très-lucrative, et il passe pour assez constant qu'elle a
valu tous les ans plus de cent mille livras de rente à
madame Senac.
Le baron de Thiers , brigadier des armées du roi ,
mourut aussi le 1 5 du mois dernier. C'était le dernier des
Crozat, qui ont tous laissé des fortunes immenses. Il était
père de madame la maréchale de Broglie , et oncle de
madame la duchesse de Choiseul. Il possédait un cabinet
de tableaux célèbre par le choix et la richesse des mor-
ceaux qui le composent; après la colbction du Palais-
Royal, c'est la plus considérable qu'il y ait en* France.
J'évalue la totalité de ces richesses à près de quatre cents
tableaux, dont il y en a au moins une centaine de
supérieurement beaux. M. de Thiers possédait aussi des
porte-feuilles précieuse de dessins originaux des plus
grands maîtres d'Italie.
Je ne répondrais pas de l'efficacité du remède que vous
JANVIER 1771. ' 169
trouverez indiqué dans le récit que vous allez lire; mais
UQ pharmacopole littéraire, ou, s'il faut parler plus sim-
plement j un épicier-droguiste comme moi doit avoir de
tout dans sa boutique j et si mon remède souverain pour
les maux de poitrine ne guérit personne , il ne pourra
du moins faire aucun mal. Lisez et prenez , si vous en
avez beso4n , si vous avez de la foi ou des bouteilles h
boucher.
Un officier en garnison à Rochefort, ennuyé d'avoir
fait inutilement tous les remèdes usités pour se guérir
d'un rhumie opiniâtre, cessa d'en faire et reprit sa vie
ordinaire. Le crachement de sang arriva bientôt , et sa
poitrine parut s'affecter : malgré cela il s'obstina à ne
rien faire. Un jour ayant tiré une pièce de vin dans sa
cave, il se fit apporter dans sa chambre une demi-livre
de résine et une demi-livre de cir« jaune , qu'il mit fondre
sur un réchaud dans un vase de terre, et dont il cacheta
les bouteilles. Cette opération l'ayant occupé environ
une heure et demie, il crut s'apercevoir qu'il crachait
plus facilement , et que sa toux était moins sèche et moins
fréquente. Il pensa que la fumigation que le hasard lui
avait fait faire pouvait y avoir contribué ; en conséquence
il la recommença en tenant ses portes et fenêtres fermées,
et en se promenant à travers la nuée formée par la fumée.
Au bout de quatre à cinq jours il se trouva parfaitement
guéri. Il fit part de sa découverte au chirurgien-major
de son régiment, qui , san$ croire à son efficacité, voulut
en faire l'essai sur un soldat qui se mourait à l'bôpital,
de la pulmonie la plus décidée. Après l'avoir fait trans-
porter chez lui , il lui fit subir de quatre heures en quatre
heures la fumigation proportionnée pour la force de la
fumée aux forces du malade, qui étant frès-faible aurait
170 CORRESPOyiîANCfi LITTÉRAIRE,
pu être su£bqué par une fumée trop forte. Dès le second
jour la toux du malade prit un aciti*e caractère, et en six
semaines il se trouva parfaitement rétabli.
Et sur ce, dit Rabelais , teneasrvous en joie, et bave2
frais.
On peut se rappeler une aventure rapp<Nrtée il y a
quelques années dans les papiers anglais. Deux hommes,
ennuyés de vivre , prirent la résolution de se noyer. Le
hasard voulut que, sans se connaître, ils choisissent le
même lieu et le mèxae moment pour exécuter leUr des^
sein; ils se rencontrèrent nez à nez sur le pont de West-
minster ^ d'oii ils devaient se précipiter dans la Tamise.
Des moti& bien différens les avaient conduits à ce parti
extrême. L'un^ né avee une grande fortune , avait joui
de tons les plaisirs avec satiété; il était blasé, et ne trou-
vant plus de res&orts dans son ame , il s'était déterminé à
mettre fin à une existence pénible et incommode. L'autre,
sans bien, s'était appliqué au commerce avec une ardeur
infatigable, et après plusieurs années d'un travail sans
relâche il s'était vu ruiné tout d'un coup et de fond en
comble par un enchaînement de malheurs et de pertes.
Le désespoir conduisait l'un; et le dégoût, l'ennui de la
vie entraînaient l'autre. Tous deux , jeunes encore, furent
frappés d'être arrivés sur la même place, pour le même
dessein , par deux routes si diverses. I/homme dégoûté
dit à l'autre : « Il n'y a point de remède à mon mal , il y
en a au vôtre. Je suis riche, je puis finir tous vos mal-
heurs en vous donnant une partie de mon bien : j'aurai
jdu moins fait une bonne action avant de me noyer , et
vous n'aurez plus de motif pour vous donner la rnfort. ]>I^
désespéré goûta^le projet de l'ennuyé ; mais l'ennuyé n'ei|t
JANVIEA I77I. 171
pas siiot sauvé la vie au désespéré, qu'il n'eut plus envie
de finrir la aienoe; sa bonne action lui donna le goût de
YÎrre. Il s'ensuivit de cette rencontre une liaison très-
teodre entre les deux candidats de la Tamise : Fnn donna
sa fille à Fautre eo mariage, et tous les deux sont 8iij«iur-
d'hui aussi attachés à la vie qu'ils étaient pressés, au mo-
ment de lemr rencontre, de la quitter.
Quand on- a inséré ce conte dans une gazette , on en
a tiré toUt le parti possible. Cela n'est intéressant que
parce que c'est un fait, et qu'on doit être bien aise qu'un
fou ait sauvé la vie à un malheureux^ et en ait appris le
secret id'endurer la vie. Mais il n'y aurait aucun mérite
à imaginer de pareilles aventures; elles cessent d'inté-
resser dès qoe Ton peut douter de leur réalité.
Cependant il j a des sujets ingrats et des sujets faeu-
reos, et je ne balmroerai jamais de mettre l'histoire des
deux homnies qui se rencontrait stir le pont de West-
minster à ta tête des sttjets de la première classe. Vrai^
semblablein^t M. Fenouillot de Falbaire s'est trouvé
des resso«i<rces suffisantes dans le génie pour traiter ce
sujet sur le théâtre; mais le pttbtic, en sifflant, le la de
ce mois, son Fabricant de Londres j drame en cinq
actes et ed prose , sur le tlïéâtre de la Comédie Fran-
çaise, lui a appris qu'il s'est trompé (i).
Ce Fabricant de Londres a donc fait une fin plus mal-
heureuse à Paris que sufr le pont de Westminster.
Ou peut appeler cette pièce le crime de messieurs
Diderot et S^daine. Le pauvre Fenouillot a vu le succès
à(iPèr$ de famille et du Philosophe sans te saiKÀr^ et
f) a dit : Faisons le Fabricant de Londres^ et cela fera
(i) On a accueilli beaucoup plus favorablement de nos jours une pièce de
M. Mtfrvillc surïc même sujet, les Devx Anglais.
172 CORRESPOJVDABTCE LITTERAIRE,
une trinité; mais le parterre n'a pas^ voulu reconnaître
la profession du Fabricant. L'auteur a vu que M. Saurin
a fourré un enfant dans son Béuerlejr avec quelque suc-
cès ^ et vite il en a donné deux à son Fabricant qui ne
tiennent nullement au sujet, et qui ne font qu'aller et
venir pendant toute la pièce, et embarrasser la scène, et
distraire le spectateur de l'attention qu'il doit aux .évé-
nemens. Il a lu quelque chose dans la poétique de M. Di-
derot sur lès scènes simultanées, il en a vu l'essai dans
le Père de famille] et il a cru qu'il n'y avait qu'à en faire
depuis le commencement jusqu'à la fin. En revanche il
s'est dispensé de faire les scènes , il n'y en a paamne de
faite; tout se passe en allée» et venues perpétuelles. Sa
pièce ressemble à un de ces canevas que les comédiens
italiens ont coutume de planquer contre le mur derrière
la coulisse, et sur lequel ils viennent iniproviser sur le
théâtre en suivant la succession des scènes et la marche
de l'intrigue. M. de Falbaire n'a ni génie, ni imagina -
tio|i, ni chaleur, ni sentiment, ni jugement, ni élo-
quence, ni style; je le savais après avoir vu son Honnête
Criminel y et j'étais bien sûr qu'il ne ferait jamais
rien. Il nous revient encore aux Italiens une de ses
pièces que Philidor a mise en musique. C'est le Pre-
mier Navigateur à^ Gessner. Pauvre Philidor, quç je
vous plains !
Remarquons en finissant que nos poètes ont pris |i
tâche depuis quelque temps de nous dégoûter du sui-
cide, en le traitant si ennuyeusement et si platement sur
la scène: et qu'on dise après cela qu'ils ne sont pas bons
citoyens, et qu'ils ne secondent pas merveilleusement
les vues du gouvernement dans un temps où la manie de
$e tuer est devenue si publique et si fréquente ! Mais I0
JANVIER 1771. 173
public est excédé des suicides, au moins sur le théâtre,
et il n'a fait que bâiller à la représentation du Sidnej
mélancolique de Gresset que les Comédiens avaient tenté
de remettre il y a quelque temps. Pour M. de Falbaire,
il a juré de ne jamais s'éloigner du greffe criminel, soit
qu'il veuille toucher, soit qu'il cherche à nous faire rire.
Son Galérien (i) , ses Deux A\^ares (2) qui ne sont que
deux voleurs, ses âeux Noyés sont autant de sujets à
procès-verbal en présence de M. le lieutenant criminel
et de son greffier ; el quoique leurs cas soient fort divers,
je crains qu'ils ne soient, ensemble avec leur auteur,
condamnés aux mêmes peines.
Le 29 décembre dernier les Comédiens ont essayé de
jouer la Veui^e^ comédie en un acte et en prose, par
M. Collé, auteur de Dupuis et Desronais et de la Par-
tie de Chaise de Henri IV, Cette pièce est imprimée de-
puis plusieurs années. Les Comédiens l'ont affichée sous
le nom de Veuue anglaise^ parce que l'auteur suppose
qu'elle a été élevée en Angleterre. Anglaise ou Fran-
çaise, elfe a été sifflée à la première représentation, et
l'auteur l'a retirée. Vous pouvez la lire dans son Tliéâtre
de Société publié depuis plusieurs années (3); vous la
trouverez froide. Si l'on vous dit qu'elle est bien écrite,
vous n'en croirez rien, et vous resterez persuadé au con-
traire que non*seulement le style en est infiniment né-
gligé et incorrect, mais que le ton en est faux et essen-
tiellement mauvais. Quand M. Collé ne fait parler des
freluquets à faux airs et des femmes perdues , il n'y est
(i) V Honnête criminel.
(a) Représentés le 6 décembre 1770 à la (Àimcdie-Ilalieime.
(3) Voir lom. V , p. 36a.
1 ^4 C0RRESP03N'UAWC£ LITTERAIRE ,
plus, son naturel >disparaît, il devient faux, guindé
ou plat. Je ne sais ce qui peut avoir déterminé les Co-
médiens à essayer cette pièce sur leur théâit;re, si ce
n'est l'épargne qu'ils font de U part d'auteur à leur
profit quand une pièce est imprimée ^vatit la repré*
sentation.
Les Comédiens Français n'ayant pas été heureux en
pièces nouvelles, ont cherdié à y suppléer par le début
d'un acteur nouveau qui a paru sur leur théâtre pour la
première fois le 3 décembre dernier dans les grande
rôles tragiques , et qui a joué jusqu'à présent saïas dis-
continuer. Nous l'avons vu dans Alzire , Œdipe, le
Comte (TEssex , les deux iphigérUes j remplir les prin-
cipaux rôles , et il doit essayer cette sanaine celui d'0«-
rosmane dans la tragédie de Zaïre. M* Larive, c'est son
nom , n'a , à ce qu'on prétend , que vingt^'deux ^ns ; il a
l'air plus âgé au théâtre. C'est un élève de madetnoiselle
Clairon, qui lui disait avec un ton de Melpomène, en le
faisant répéter en présence d'une grande dame, et le
voyant fort décontenancé: ce Allons, M. Larive, yati«
extérieur est fort beau; montrez à madame la duchesse
c|ue votre intérieur ne cède en rien à votre extmcm\ »
Mais il ne fallait parler au public ni de l'extérieur ni de
l'intérieur de M. Ijarive : il fallait qu'il tombât un jour
des nues habillé en Zamore tout au beau milieu du
théâtre des Tuileries, et son succès eût été phisbrillajcit.
Je n'ai jamais vu les ouvrages et les personnages annonr
ces réussir; malgré cela on a toujours la rage d'annon-r
cer. Les amis de mademoiselle Clairon nous avaient dit ,
trois mois d'avance , que nous allions voir la perle des
acteurs, et lorsque cette perle a paru, nous avons été
JANVIER I77Ï. J75
tentés de lui disputer jusqu'à sa qualité de perie. JMade-
moiselle Clairon s'était placée dans le trou du souffleur
le premier jour de son début; c'est de là qu'elle dirigeait
son élève à chaque verset à chaque pas, des yeux, de
la voix , des gestes. A ia place de M. Larive , si j'avais eu
quelque talent, ceti/e sollicitude maierneile eut été un
moyen infaillible de me le faire perdre. L'élève aiuionoé
fut d'abord reçu avec les plus grands applaudissemens;
mais ces applaudissemens allèrent roujours en déclinant,
et il n'en resta plus pour les quatrième et cinquième
actes; la marche inverse eût mieux valu. En revanche
mademoiselle Clairon eut la mortification dans son trou
d'entendre applaudir avec transport madame Vestrîs
qui l'a remplacée au théâtre, et fait oublier du public;
elle s*était placée tout juste aux pieds et en face de sa ri*
vale, pour être ténuHn de son triompbe. En effet, cette
actrice joua plusieurs morceaux à^Mzire avec une grande
supériorité, et écrasa entièrement son cher Zamore le
débutant. Je crakis qu'elle ne s'accoutume insensible*
ment à chanter avec monotonie dans les vers de tendresse
et de sentiment ; si elle peut échapper à ce défaut, je ne
doute pas que tout en grasseyant elle ne parvienne à
une grande réputation. Les applaudissemens qu'elle
reçut dans le rôle d'AIzire, quoique excessifs, étaient
bien mérités. Quant à M. Larive, le public, après Ta-
▼oir TU jouer dans plusieurs rôles, lui a décerné les lion-^
neurs de la médiocrité; je doute qu'il mérite jamais au--
delà. Ses partisans disent qu'il a une très-belle figure ,
une voix superbe, un tnaintieii et des gestes nobles. Je
n'aime ni son maintien , ni sa voix , ni sa figure. J'ai vu
des figures beaucoup moins belles et infiniment plus
théâtrales. Il n'a point de jeu dans sa physionomie, rien
l'y 6 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
ne se peint sur son visage ni dans ses beaux yeux. Il a
Fair d'un oiseau de proie superbe , mais sans esprit. Je
parierais que M. Larive est fort béte , et je gagne-
rais. Il n'a ni véritable chaleur ni sentiment. Si tout
cela lui vient avec le temps, il sera grand acteur. Mar-
montel le prétend; il nous assure que M. Larive écra-
sera Le Kain incessamment. Il lui reste encore à grimper
pour arriver jusqu'à la cheville de cet acteur, célèbre,
qui doit reparaître sur le théâtre le mois prochain
après une absence de dix-huit mois, et qu'on «dit i^tabli
d'une longue et dangereuse maladie par les soins de
M. Tronchin.
On donna le 1 1 décembre dernier, sur le théâtre de
l'Opéra , la première représentation à'Jsmène et Ismé-
nias y tragédie lyrique en trois actes, tirée en partie du
roman grec de ce nom par M. Laujon, secrétaire des
commandemens de monseigneur le comte de Clermont,
prince du sang. Je conviens que je n'ai rien compris au
poème de M. Laujon , et que je n'ai eu nulle envie d'y
rien comprendre. Il a été musique par M. de La Borde,
premier valet de chambre du roi , amateur et garde-ma-
gasin de doubles croches suivant la cour. Cet opéra a fait
fortune par le ballet de Jason et Médée qu'on y a cousu,
non tel qu'il a été donné à Vienne par les soins de Jfo-
verre, mais tel qu'il a pu être imité par Vestris qui a
dansé à* Vienne dans ce ballet de Noverre. Il fallait en
conserver au moins la musique qu'on dit superbe; mais
M. de La Borde a mieux aimé y substituer la sienne sans
géjiie et sans goût. Vestris n'a pas observé une autre
chose aussi essentielle que la musique: c'est que dans
les ballets de Noverre la danse et la marche cadencée
lAirviER 1771- Ï77
sont très-distinctes ; on ne danse que dans les grands
mouvemens de passion, dans les momens décisifs; dans
les scènes on marche en mesure à la vëritc, mais sans
danser. Ce passage de la marche mesurée à la danse et de
la danse à la marche mesurée, est aussi nécessaire dans ce
spectacle que, dans celui de l'Opéra, le passage du récitatif
à l'aîr et de Tair au récitatif; mais danser pour danser ne
peut avoir lieu que lorsque la pièce en danse est finie.
Voilà les élémens de ce spectacle qui fit de si grands pro-
diges chez les anciens, et dont M. Noverre a ressuscité
l'idée dans les cours d'Allemagne. Son imitateur Vestris,
n'ayant pas pris garde à ces élémens, m'a paru avoir fait
un ballet sans aucun effet. Malgré cela, la nouveauté du
spectacle Ta fait réussir et a attiré beaucoup de monde à
rOpéra. Les uns ont dit que c'était beau , les auti^es que les
contorsions de VestriftJason étaient ridicules, et celles de
Médée-AUard effroyables. Créuse-Guimard, après avoir été
empoisonnée dans ce ballet par sa rivale, a dansé dans le
troisiocpe acte comme simple bergère, en robe si élégante
que nos dames ont quitté le domino de carnaval pour dan-
ser en robes à la Guimard. Ce n'est pourtant autre chose
qu'une robe retroussée avec élégance sur un jupon d'une
autre couleur. La première invention en est due aux ac-
trices de la Comédie Italienne qui ont joué les rôles de
l'opéra comique avec ces habits; mademoiselle Guimard,
ou son décorateur, n'a fait qu'y ajouter beaucoup de
pompons, d'agrémens et de guirlandes.
Un faiseur de calembourgs a fait une petite estampe
où l'on voit M. de La Borde, avec son opéra à'Isménias,
dégringoler d'une échelle et tomber sur un manche à
balai qui le reçoit et le soutient debout. Cela veut dire
que sans le ballet de Médée , l'opéra de M. de La Borde
ToM. VU. 12
178 CORBESPOKDANCE LITTÉRAÎRE,
serait tombé. Celte estampe est digne de décorer VM-
manach des Calembourgs qu*on a publié cette année (i)
en mémoire du succès de la Comtesse Tatioriy et d'autres
pauvretés.
Depuis environ six mois que J.-J. Rousseau a eu la
permission de venir vivre paisiblement à Paris, on a
parlé quelquefois de son petit opéra de Pjrgmalion joué
^ur le théâtre de Lyon à son passage, par cette ville, et
essayé ici sur. quelques théâtres de société. Je n'ai pas .
entendu parler de l'effet qu'il produit au théâtre; mais
eomme les moindres ouvrages d'un homme célèbre ex*
citent la curiosité, vous ne serez pas fâché de trouver
celui-ci copié dans le corps de ces feuilles. Vous êtes déjà
pi^venu que Pygmalion ne chante point, mais qu'il parle
et récite , et que la musique n'est employée que pour
couper « par différentes ritournelles, le discours de l'ac-
teur, et pour exprimer son action ainsi que les divers
mouvemens dont il est agité.
Pierre-Philippe Mignot , sculpteur du roi , de l'Aca-
démie royale d^j^einture et de Sculpture, mourut le
a 5 décembre dernier. Cet artiste était, je crois, encore
jeune. Il débuta , il n'y a pas dix ans , dans le Salon , par
l'exposition d'une femme nue couchée sur le côté droit ,
de grandeur naturelle: elle fut jugée superbe; mais il ne
soutint pas sa réputation , et l'on n'a depuis rien vu de
lui qui répondit à ce début brillant.
L'avocat Moreau qui, d'ancien avocat des finances
qu'il était sous la puissante administration de M. de L'Â-
verdy, est devenu depuis quelques mois bibliotliécaire
(i) 1771,10-18; par le marquis de Bièvre.
JANVIER i77i. 179
de madame la Dauphine, ne veut pas être un bibliôthë-
caif e en herbe ; il veut verbiager si Dieu lui prête vie. Il
vient de publier une brochure d'environ 180 pages in-8*,
intitulée: Bibliothèque de madame la Dauphihe^ N' I,
Histoire. Cela promet une suite , où les autres sciences
et les belles-lettres auront leur tour sans doute. Moreau ne
veut pas seulement être le bibliothécaire de madame la
Dauphine, il veut encore être son docteur et son insti-
tuteur. En conséquence il traite dans sa brochure , pour
rÎDstniction de cette princesse, trois points, savoir:
rObjel moral de Télude de l'histoire ; la Carte générale
des empires dont l'histoire offre k succession^ Plan de
lectures, et suite des livres français qui peuvent nous
instruire de rhistoire. Le premier de,ces points demande
un philosophe éloquent et pénétré de l'importance de
son sujet, surtout pour une jeune princesse , l'espoir d'un
grand royaume. Le second demande la plume rapide
d'un écrivain plein de feu et de sens, pour tracer l'es-
quisse de tant de tableaux divers , d'une manière égale-
ment heureuse et frappante. Le dernier exige une critique
éclairée et sage, qui indique moins les livres médiocres
ou mauvais que nous avons, que les bons qui nous man-
quent et qui restent à faire. M. Moreau n'est rien de tout
cela; il n'est sur les trois points qu'un bavard, qu'un
phrasier d'autant moins estimable qu'on voit à chaque
page qu'il écrit contre sa pensée. Il n'y a pas dans toute
sa brochure un mot qui s'adresse à l'ame d'une jeune
princesse; et où le prendrait-il? dans la sienne? Est-ce
qu'un courtisan en peut avoir une? Il parle à madame. la
Dauphine de l'origine de la liberté des Suisses, et il évite
avec soin de nommer la maison d'Autriche à cetteoccasion,
de peur apparemment d'offenser madame la Dauphine
iBo CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
en lui apprenant que ses ancêtres ont perdu ces provinces
il y a quatre ou cinq siècles. Si tu voulais absolument
faire le courtisan , ne pouvais*tu pas tracer le parallèle
entre cet Albert qui, se fiant à ses mauvais conseillers,
perdit la Suisse, et cette mère auguste de notre jeune
Dauphine, qui, attaquée de toutes parts au commence-
ment de son règne , paraissait devoir succomber, et trouva
dans son courage, et surtout dans Tamour de ses peuples,
les moyens de résister à tous les efforts de ses ennemis,
et de conserver la succession entière de son père, dont
tout semblait menacer le démembrement? Tu aurais été
ainsi à la fois courtisan et vrai; mais quand les âmes viles
ne mentent point, elles ne sont qu'à moitié satisfaites....
Je ne sais pourquoi je me fâche.... et encore contre
M. Moreau que je n'ai jamais vu , que je n'estime pas ,
et qui devrait par conséquent m'étré bien indifférent.
L'avocat Marchand , vieux et mauvais plaisant har-
gneux, qu'on peut fort bien atteler avec l'ancien avocat
Moreau, malgré sa platitude bourgeoise, est en usage de
gratifier le public^ tons les ans, vers le nouvel an, de
quelque production ingénieuse et satirique. Il a la bra-
voure de M. Moreau «t la sagesse des serpens , c'est-à-
dire que ses traits ne tombent que sur des personnes
qu'on peut attaquer sans autre danger que celui du mé-
pris qui retombe sur l'assaillant; mais comme le mépris
est la nourriture ordinaire d'un Marchand , son estomac
s'en trouve à merveille. Il y a cependant telle maison
dans le Marais oii Marchand passe pour le phis ingénieux
écrivain du siècle, et où ses plaisanteries ont un sel qui
n'a jamais pu se transporter au-delà des bornes de la rue
Saint-Martin. Ainsi une plaisanterie qui a le plus grand
jAPrviER 1771. r8i
succès dans les rues Portefein et Transuonain. reste abso-
lument ignorée dans le quartier du Palais-Royal et dans
le faubourg Saint-Germain. C'est ce qui est arrivé cet
hiver au Testament politique de M. de Voltaire y fabriqué
par Marchand, pour l'amusement des soupers du Marais.
Je crois que la première-esquisse de c^ Testament 9i déjà
paru il y a quelques années ( i ), et que le malin Marchand
en donne seulement ici une édition plus complète^ dans
kiquelle il y a une foule de lettres initiales dont tout le^
inonde saurait remplir les noms sans difficulté^ si l'on*
pouvjait lire cette rapsodie sans .dégoût.
Il a paru sur la fin de l'année dernière un gros vo-
lume A^ Observations critiques sur la nouvelle traduc-
tion en vers français des Géorgiques de Virgile , et sur
les poèmes des Saisons j, de la Déclamation et de la.
Peinture y par M. Clément: suivies de quelques re*
flexions sur le poème de Psyché (2). Ce M. Clément est
un jeune homme de Dijon , 011 il a déjà fait le métier de
professeur; car en France rien n'est si commun que des
professeurs de vingt ans. Dégoûté de cet état, M. Clé-
ment est venu à Paris faire le métier de chamailleur, et
pour débuter avec éclat il se prend corps à corps avec
quatre ou cinq poètes à la fois. M. l'abbé Delille, M. de
Saint-Lambert, M. Dorât, M. Watelet, M. Lemierre
sont également maltraités par M. Clément. Si son but
était de faire du bruit, il a parfaitement réussi. On a
parlé de sa critique trois mois avant sa publication , et
(i) La première édition du Testament politique de Voltaire, par l'avocat
Marchand, parut en effet en 176a. (B.)
(a) Les Réflexions sur le poème de Psyché sont de Meusnier de Querlon..
C'est Clément lui-même qui me l'a dit. ( Note de M, Beuchot. )
l8a CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
il est fort problématique qu'on eu purle trois semaines
après. Il doit sa célébrité à la sensibilité des poètes qu'il
attaque. Instruits à temps du présent que M« Clément
leur préparait, ils ont fait des démarches à la police
pour empêcher son ouvrage de paraître ; et ils l'ont ei>
effet retardé près de trois mois. M. de SaihtrLsunbert ,
plus à portée qu'un autre de faire agir l'autorité avec
succès , est celui qui a fait les démarches pour airêter
la publication de l'ouvrage; il en est résulté que le public
en est devenu plus curieux , et qu'une critique qui au-
rait peut-être paru incognito a eu de la vogue pendant
quelques jours. On a conté diversement ce qui s'est
passé entre M. de Saint-Lambert et M. Clément. Tout
ce qu'il y a de certain, c'est que M. Clément, informé
dejs démarches de M. de Saint-Lambert pour arrêter la
publication de son ouvrage, lui a écrit une lettre que
celui-ci a trouvée très*impertinente, et que M. Clément
a été mis en conséquence au Fort-l'Ëvêque ; mais que sa
prison n'a duré que vingt-quatre heures, ou trois joui^s
^u plus 9 selon d'autres versions. Il a couru à cette occa->
sion l'épigramme que voici :
Pour avoir dit que tes vers sans génie
M'assoupissaient par leur monotonie ,
Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré.
Si tu voulais me punir à ton gré ,
Point ne fallait me laisser ton poème ;
Lui seul me rend mes ennuis moins amers :
Car, de nos maux, le remède suprême
C'est le sommeil Je le dois à tes vers.
Je n'ai pu savoir avec certitude si M. de Saint-Lam-
bert est réellement coupable d'avoir attenté à la liberté
d'un citoyen /même mauvais sujet, pour venger soa
FÉVRIER I77I. l83
amour-propre d'autear : rien u'est si difficile à Paris
que de saviMr la vérité jiur quelque &it que ce soit. Si
M. de Saint-Lambert na point d'injustice ni d'abus d'au*
torité à se reprocher, il a toujours manque de prudence
de faire tant de bruit pour uoe critique bonne ou mau-
vaise. Il prétend qu'elle était remplie de personnalités^
et que dans ce que M. Clément se permettait de dire sur
Dorisy le public aijirait pu reconnaître madame la com-
tesse dlIoudQtot^ son amie depuis vingt ans. On a en
eflet mis des cartons dans ces endroits à la piiblication
de l'ouvrage ; mais sans tout ce bruit personne n'aurait
su , ni ce que M. Clément pense de M. de Saint-Lam-
bert, ni ce qu'il dit de sa Doris, Ce Clément est, je
crois 9 ua sujet assez médiocre , quant à la moralité de
son caractère; mais en sa qualité de roquet, il est très-
supérieur à maître Aliboron dit Fréron, de l'Académie
d'Angers; il a tout aussi peu de justice, mais plus d'es-
prit , plus de chaleur, plus de goût et plus de sel que le
folliculaire.
FEVRIER.
Piuis , février 1771.
En examinant avec attention l'état actuel de la litté-
rature en France, on ne tardera pas à remarquer deux
phénomènes en apparence contradictoires; la uégligepce
de l'étude des ancien^ et l'ignorance qui en e$t déjà
résultée deviennent de plus en plus sensibles , et cepen-
dant on n'a jamais été plus occupé qu'en ces derniers
l84 CORRESPONDANCE L1TTÉRA.IR£,
temps à enrichir le public dé traductions des meîHefirs
écrivains de l'antiquité. La contradiction de ces deux
phénomènes n'est pas aussi forte qu'elle le paraît, et
peut-être la multiplicité des traductions^ même est-elle
un symptôme certain et infaillible de la décadence des
études. Les Douze Césars de Suétone n'avaient pas en-
core trouvé de traducteur parmi nos littérateurs du
jour; je ne sais par quel hasard M. le duc de Choiseul
s'informa , il y a quelque temps , s'il y avait une bonne
traduction de cet .auteur. Aussitôt M. de La Harpe, em-
pressé de faire sa cour à ce ministre, entreprit cette be-
sogne, et ne cessa de nous préparer de mois en mois,
par des annonces insérées dans le Mercure j à recevoir
ce bienfait de sa main. Il nous en a gratifiés sur la fin de
Tannée dernière : il a placé à la tête un hommage rendu
a M. !e duc de Choiseul ; il a voulu que celte traduction
fît grand bruit et grande fortune, et qu'elle lui ouvrît la
porte de l'Académie Française pour y occuper une des
places vacantes ; et pour avoir fait trop de frais d'^avance,
au lieu de retirer sa mise avec profit, il s'est trouvé en
perte à ta fin de la partie : ce n'est pas la première fois
que , pour vouloir trop se servir, on s'est nui.
M. de La Harpe est né avec du talent; il a du style, i(
a de la douceur et de l'harmonie dans sa versification ;
en un mot , il a annoncé d'heureuses dispositions ; mais
ces dispositions veulent être p^fectionnées , et il n'est
pas permis de les montrer dix ans de suite sans aucun
progrès sensible. Le malheur de nos jeunes gens est de
vouloir être placés à vingt-cinq ans parmi les oracles de
la nation ; ils croient qu'on n'a qu'à se fabriquer un tré*
pied comme on peut , le porter de spectacles en specta»
des, de soupers en soupers, et qu'on ne peut manquer
FEVRIER I77I. l85
d'être bientôt un grand homme. Si la confiance et la
présomption fortifiaient. les talens, ils ne tarderaient pas
à être au pinacle; mais il faut d'autres moyens pour y
arriver; il faut des études longues et opiniâtres, il faut
une application constante ; il faut l'amour de la solitude
et des lettres y et non l'amour exclusif de la considéra-»
tion qu'elles procurent, pour devenir digne d'être compté
parmi ceux que les lettres ont véritablement illustrés. Je
crains que M. de La Harpe ne ressemble à ces jeunes
étourdis qui , nés dans une aisance honnête , auraient pu
vivre dans l'opulence s'ils avaient eu l'esprit de copduite,
et qui finissent par être ruinés pour avoir voulu dépen-
ser trop tôt. Son ton arrogant et tranchant est d'ailleurs
un symptôme de médiocrité qui trompe rarement; il lui
a déjà attiré une nuée d'ennemis; et comme il paraît
aimer la petite guerre , les épigrammes y les petites mé-
chancetés, il trouvera à chaque pas à qui parler, et il
peut s'arranger pour guerroyer en partisan toute sa vie :
métier triste et pénible dont les fatigues ne sont pas
compensées par la gloire qu'il procure.
Plus on examine la traduction de Suétone publiée par
M. de La Harpe, moins on le trouve excusable de l'avoir
hasardée. Je laisse au regrattier Fréron et consorts le
soin d'exposer en public quelques minots de bévues ra-
massées au hasard chez ce traducteur infidèle; on les
trouve par centaines , et l'on n'a malheureusement que
l'embarras dii choix. L'extrême négligence s'est trouvée
réunie, dans M. de La Harpe, à l'extrême ignorance du
iatin en général, et de son texte en particulier. On de-
vait s'attendre du moins à lire un Suétone rempli de
fautes, mais écrit en français, puisque son traducteur a
du style; et l'on est surpris de ne trouver, dans un ou-
1 86 CORBESPONDANCE LITTERAIRE ,
vrage si pompeusement annoncé , qu'une version dVco-
lier où une phrase est cousue à l'autre, la plupart du
temps sans soin pour l'harmonie , pour la pureté et la
correction du style. NoQ*seulement on s'aperçoit que
M. de La Harpe n'était pas en état de traduire Suétone^
on voit encore qu'il a fait ce travail avec un dégoût dont
il n'a pu se rendre maître , et qui Ta entraîné dans des
négligences et dans des légèretés impardonnables. Les.
notes et les réflexions dont il a cru devoir enrichir son
texte ne sont pas ce qu'il y a de moins impertinent dans-
cet ouvrage; la confiance et la légèreté d'un &t et d'un
ignorant , qui veut se donner un air capable^ s'y remar*
quent partout. Le faux air de philosophie et de bel-es-^
prit, qui, sans se donn^ le temps de penser et de réflé-
chir, veut trancher du maître, n'y est pas moins sensible.
Quand on lit à la suite de la vie de Jules César uu
parallèle à la manière de Plutarque, entre César et
notre roi Henri IV , c'est-à-dire entre les deux hommes
sur la terre qui se sont le moins ressemblés, on hausse
les épaules , et l'on sent qu'il ne faut pas s'occuper plu»
long-temps du Suétone-La Harpe , ou de Plutarque tra-
vesti en bel-esprit du pavé de Paris.
La traduction de M. de La Harpe forme avec le texte
latin deux volumes in-S* assez forts; mais l'ardeur de
traduire Suétone s'est tellement emparée de nos petits,
littérateurs, que nous avons été dans l'embarras du
choix à cet égard. Un certain Henri Ophelot de La
Pause a publié, en même temps que M. de La Harpe,
une traduction des Douze Césars , également enrichie
de mélanges philosophiques et de notes , en quatre vo-
lumes grand in-8*. Les philosophes s'étant déclarés pro»-
tccteurs de M. de La Harpe , lui ont procuré de la vogue
FÉVRIER I77I. 187
pendant quelqueti jours; et son rival ^ sans protection
apparemment, et sans manège , a été obligé de céder le
terr^iin ; mais lorsque des juges équitables ont osé dire
leur sentiment sur les ignorances et les négligences coq-»
damnables de M. de La Harpe , îl a perdu son petit pié-
destal de terre glaise , sans que l'autre ait osé s'y placer.
On prétend que le nom de Henri Ophelot de La Pause
est supposé y et que cette seconde ou première traduction ^
comme vous 'vouiez, est d'un M. Delisle, non le traduc-
teur des Géorgiques y mais l'auteur d'une Philosophie
de la Nature , ouvrage oublié depuis environ un an qu'il
a paru (1); ce M. Delisle est un ex-Oratorien. Vou»
retrouverez en effet, dans les mélanges ajoutés- à la fin
de t^haque volume de sa traduction, ce ton de préten-
tion et de prédication philosophique qui gagne tous nos
brodeurs de littérature, et que vous avez pu remarquer
dans sa Philosophie de la Nature.
Ceux qui portent M. de La Harpe, et on peut nommer
parmi eux mademoiselle de Lespinasse, MM. d'Alem-
bert, Saurin, de Saint-Lambert et Suard, ont cru le
moment favorable pour essayer de le faire nommer à
une des places vacantes de l'Académie Française ; mais
sa traduction de Suétone 9 au lieu de devenir un titre
d'admission, est devenue plutôt un titre d'exclusion.
Dailleurs si M. de La Harpe a eu quelques fauteurs
distingués, la foule de ses ennemis s'est montrée infini-
ment plus nombreuse et plus active, et les premiers ont
été obligés de retirer leurs troupes de peur d'être battus
(0 Voir tom. YI, p. 4o5. On atiribue celte traduction à Delisle de Sales,
parce que les noms de Henri Ophelut de La Pause renferment ranagramm<^
de Philosophe de la Nature.
l88 COilR£SPONDA.NCE LITTEAàIRE,
à plate couture ( i)^ et d'attirer à leur protégé une exclu*
sion dans les formes. On a réveillé une ancienne aven*
ture de la jeunesse de M. de I^a Harpe : étant écolier au
collège de Harcourt il fit, dit-on, des couplets sanglans
contre le principal et tous les professeurs de ce collège ,
et ayant été découvert il fut mis en prison, les uns
disent au Fort-l'Évéque, les autres à Bicêtre. Je pense
que ceux qui ont statué sur la punition auraient de grands
reproches à se faire, d^avoir mis dans une prison infa-
mante un jeune homme à l'entrée de sa carrière, quand
même il serait coupable de la faute la plus grave. Passe
pour le Fort-l'Évéque; et je trouverais d'une injustice
bien criante, de vouloir exclure un poète pour une fre-
daine de jeunesse.
M. l'abbé Le Monnier, dont vous connaissez plusieurs
(i) Les épigrammes ne manquèrent pas; on remarqua dans le nombre celle
de Piron :
Dans l'absence de mon valet
Un colporteur borgne et bancroche
Entra jusqu'en mon cabinet.
Avec force ennui dans sa poche :
M Les Douze Césars pour six francs ,
Me dît-il, exquis, je vous jure.
L'auteur, qui connaît ses talens ,
L'a dit luinnême dans son Mercure.
C'est Suétone tout craché.
Et traduit.. • traduit i Dieu sait comme l
Ce sont tous les monstres de Rome ,
Qu'on se procure à bon marché.
De ce recueil pesez chaque homme :
Des empereurs se vendent bien ;
Caligula seul vaut la somme ,
Et vous aures Néron pour rien.
— Que cent fois Beliébuth t'emporteT
Lui dis-je , bouillant de fureur ;
Fuis avec ton auguste escorte. »
Et puis de mettre avec humeur,
Ainsi que leur introducteur.
Les Douze Césars k la porte.
FÉVRIER 1771. 189
fables, vient de traduire un peu difieremiTient les Comé-
dies de Térence. Il en a publié une très-belle édition en
trois volumes in«8®, ornée d'autant d'estampes qu'il y a
de pièces, et gravées d'après les dessins originaux de
G>chin. Le texte latin est à côté, et les notes sont reje-
tées à la fin de chaque pièce; cette traduction se lit avec
plaisir. Vous n'y trouverez pas peut-être la pureté, la
la grâce et le charme de la diction de Térence ; mais vous
y ti*ouverez sa vivacité, et la diction de M. l'abbé Le
Moonier ne manque pas d'une grâce qui lui est propre.
S'il n'est pas d'ailleurs aussi profond latiniste qu'un Er-
nesti , on trouve partout un homme qui a fait de bonnes
études, et un homme qui, ayant promis au public une
ti*aductîon de Térence, a cru qu'il était de son devoir
de s'en faire une occupation sérieuse ; aussi le Térence
de Tabbé Le Monnier restera, et les Suétones de MM. de
La Harpe et de La Pause sont déjà oubliés. L'abbé Le
Monnier attaque dans sa préface la traduction de ma-
dame Dacier, à laquelle il reproche avec raison d'être
froide et pesante; on ne fera pas ce reproche à la sienne,
ce qui n'empêche pas que le latin à côté ne soit souvent
un dangereux voisin. Il est, depuis long-temps, le seul
parmi les auteurs et leurs libraires, qui ait proposé au
public une souscription honnête, et qui en ait stricte-
ment rempli les conditions; il n'a pas pris d'argent d'a-
vance; il a publié son livre au terme fixé, il a tenu la
parole de ne laisser jouir que les souscripteurs seuls du
bénéfice de la souscription. Il va nous donner dans peu
une traduction de Perse , auteur célèbre par son obscu-
rité, et qu'il se flatte d'avoir rendu intelligible sans se
donner la torture et sans faire violence aux expressions
de ce poète. L'abbé Le Monnier est lui-même un auteur
IQO CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
original y ayaatdaos son caractère un assemblage rare
de naïveté, de rusticité, de causticité, de bonhomie,
de finesse et de simplicité. Il est Normand , et il a une
place dans le chapitre de la Sainte-Chapelle. Il ne se
pique ni de bon ton , ni de belles manières , ni d'un
grand usage du monde; mais il est gai et bon vivant,
ayant bien conservé son accent normand, et aimant
mieux passer sa vie dans les coteries des artistes que
dans le grand monde : il chante de cette voix nasillarde
qu'on nomme haute-contre en France. M. Le Gros, pre-
mier criailleur en haute-contre de FAcadémie royale de
Musique^ qui ne érève pas d'ailleurs d'esprit, s'étant
trouvé un jour à souper avec l'abbé Le Monnier, et
ayant chanté avec lui, celui-ci lui dit d'un grand sérieux:
a Dans trois mois je chanterai bien mieux, parce que je
me donnerai trois tons de plus. » Le Gros , fort curieux
de savoir comment on pouvait augmenter sa voix à son
gré, se laissa persuader qu'en se limant là luette, on
parvenait à rendre sa voix plus aiguë, plus douce et plus
harmonieuse.
Les amateurs de la littérature ancienne seront, un peu
consolés des outrages que les auteurs anciens reçoivent
de temps en temps de nos traducteurs freluquets, en
voyant la superbe et magnifique édition de Tacite qui
vient d'être publiée en quatre volumes in-4* > ®t ^"^ ^®
fait que paraître. Elle a été soignée par Crabriel Brotier,
ex-Jésuite, du très-petit nombre de ceux qui entendent
et cultivent encore le latin en France. Ce savant a non-
seulement éclairci le texte latin par des notes , mais il a
tenté de remplir les lacunes de Tacite par des supplé-
mens écrits dans la manière de ce grand écrivain. Vou-
FÉVRIER 1771. 191
loir égaler Tacite dans sa langue qui n'est plus au nombre
des langues vivantes ^ c'est une entreprise impossible
saiM doute; mais dans la décadence totale de la littéra-
ture ancienne dont nous sommes menacés , il faut s'ap-
plaudir qu'il y ait encore un homme en France capable
de tenter une telle entreprise. Je n'ai pas encore eu le
temps de jeter les yeux sur ces supplémens; mais M« Cap-
peronniei*, garde de la Bibliothèque du Roi, m'a as-
suré qu'il en était infiniment content. Cette édition de
Tacite, sortie de la librairie de Latour, est un monu-
ment qui feit honneur à la typographie française ; elle
peut lutter contre ce que les Anglais ont fait de plus beau
en ce genre.
De petits malins viennent de publier les Baisers de
Jean Second en latin avec la traduction à côté, ainsi
que quelques morceaux de Catulle, de Guarini et d'au-
tres poètes italiens (1). En s'extasiant beaucoup sur les
Baisers de M. Dorât , et en le persiflant passablement
fort dans leur préface et dans leurs notes , ils ont pris la
peine d'indiquer et de découvrir toutes les sources où
le baiseur parisien a puisé le nectar dont il arrose ses
lecteurs, et ils ont voiilu prouver indirectement, par
une simple traduction en prose , combien le voluptueux
Dorât "est resté au-dessous de ses modèles. Il ne nous
reste donc plus que les vignettes de M. Ëisen à payer
dans l'édition des Baisers de Jean^Second^DoraL
Madame de Gomez, veuve d'un gentilhomme espa-
gnol, mourut le a8 décembre dernier, à Saint-Germain-
en-Laye, à quatre lieues de cette capitale, âgée de
(i) Les Baisers de Jean Second, traductiou française accompagnée du texte
latin y par M. G. ( Moutonnet-Glairfons ) ; Paris, Pillot, ^iT^y in-S».
IQI GORRESPOITDAirCE LITTIÉBAIRE,
quatre-vingt-cinq ans. Son nom de fiainille était Poisson,
et je crois qu'elle tenait à cette famille Poisson qui a
fourni plusieurs acteurs comiques au Théâtre Français;
mais je n'en suis pas sûr. Nous avons vu le dernier Pois-
son, petit et baroque de figure, ivrogne , bredouilleur,
•ne sachant jamais son rôle, faire les délices du parterre
par un jeu infiniment plaisant et original. Il mourut il y
a une quinzaine d'années, et eut Préville pour succes-
seur. Madame de Gomez publia successivement les Jour-
nées amusantes , les Cent JVoui^elles JVoui^elles , et un
grand nombre d'autres ouvrages frivoles qui eurent de la
vogue dans leur temps, mais dont il ne reste plus au-
jourd'hui aucun souvenir.
Il a couru plusieurs vers à la louange du duc de
Choiseul après sa retraite des affaires. Mais les meilleurs
sont le quatrain suivant :
Gomme tout autre , dans sa place ,
Il peut avoir des eunemis :
Gomme nul autre , en sa disgrâce ,
Il acquit de nouveaux amis.
Je n'ai garde de vous entretenir de tous ces ouvrages
qui paraissent en faveur de la religion et en réfutation
des ouvrages philosophiques. Depuis que l'abbé Bergier
a fait fortune à ce métier-là , tous ses confrères s'en mê-
lent. Je ne puis cependant me dispenser de voUs faire
remarquer le contingent de l'abbé Dinouart^ à cause
de son titre : l'^rt de se taire ^ principalement en
m^itière de religion (i). Ce titre m'a charmé. L'auteur
ne s'est pas cru obligé d'exercer l'art qu'il enseigne.
(i) 1771, in-i2.
MARS I77Ï. 193
MARS.
Pari» , mars 17^1.
M. Diderot, maître coutelier àLangres, mourut en
1 759, généralement regretté dans sa ville , laissant à ses
enfans une fortune honnête pour son état, et une répu-
tation de vertu et de probité désirable en tout état. Je le
VIS trois mois avant sa mort : en allant à Genève, au mois
de mars 1759, je passai exprès par Langres, et je m'ap-
plaudirai toute ma vie d'avoir connu ce vieillard respec-
table. Il laissa trois enfans. Un (ils aîné , Denis Diderot ,
né en 17 13 : c'est notre philosophe; une fille d'un cœur
excellent et d'une fermeté de caractère peu commune,
qui, dès l'instant de la mort de sa mère, se consacra en-
tièrement au service de son père et de sa maison , et
refusa par cette raison de se marier ; un fils cadet , qui a
pris le parti de l'église : il est chanoine de l'église cathé-
drale deLangres, et un des grands saints du diocèse.
C'est un homme d'un esprit bizarre, d'une dévotion
outrée, et à qui je crois peu d'idées et de sentimens
justes. Le père aimait son fils aîné d'inclination et de
passion; sa fille, de reconnaissance et de tendresse; et
son fils cadet, de réflexion, par respect pour l'état qu'il
avait embrassé. Voilà des éclaircissemens qui m'ont paru
devoir précéder le morceau que vous allez lire (i).
Jean - Jacques d'Ortous de Mairan , gentilhomme de
(i) Ce morceau, supprimé ici , est VEntreHemtunpère avec ses enfans, sur
le danger de se mettre au-dessus des lois. VL est imprimé dans la coUcct on des
Œuvres de Diderot. ( Note de la première édition, )
Ton. VII. »5
194 COARESPONDANGK LIXTERA^IBE,
Bëziers en Languedoc ^ un des Quarante de rAcadëmie
Française , ancien secrétaire perpétuel de rAcadémie
royale des Sciences, et membre de toutes les compagnies
savantes de TEurope les plus illustres , physicien dis-
tingué , homme de mérite , honnête homme , hon^me
aimable, mourut le 20 février au Louvre, à Tâge de
quatre-vingt-treize ans. 11 était parvenu à cette extrême
vieillesse sans aucune infirmité, et il conserva la présetice,
la netteté , la précision d'esprit ainsi que l'usage intact
de tous les sens, jusqu'au dernier moment de sa vie. Il y
a apparence qu'il aurait poussé plus loin sa carrière, si,
dans les froids' rigoureux du mois de janvier, il n'avait
-gagné une fluxion de poitrine en allant dîner chez M. le
prince de Conti. Après cette fluxion de poitrine il lui
survint un érysipèle à la cuisse d'où il ^'ensuivit la dis-
solution du sang et la gangrène. On ne pouvait cependant
lui reprocher de ne savoir pas se précautionner contre le
froid: son vieux valet de chambre, Rendu, avait établi
une sorte de concordance entre son thermomètre et les
différentes étoffes de la saison; son maître lui demandait
le matin à quoi est le thermomètre ? et Rendu répondait,
à la ratine^ ou au velours y ou à la fourrure ^ suivant le
degré de froid. Mais le jour fatal où M. de Mairan devait
dîner au Temple chez M. le prince de Conti , il eut pitié
de ses porteurs ; il ne voulut pas qu^ils fissent , par un
temps aussi rigoureux, une course aussi considérable que
celle du Louvre au Temple; il se mit dans un fiacre qui
ne put le mener qu'à la porte du Temple; il fallut traver-
ser leSa cours à piejd: il. prit du froid, et cen^trach^ lui
pour n'en plus sortir. Jusqu'à ce moment il était sorti
toMs^ les. jours de sa. vie, et tousi les jours il r^amoutait les
quatre- vingt seize ou cent marches du grand escalier du
MARS 177I. 195
Louvre pour reotrer cbez lui. I) vivait dans la bonne
compagnie de Paris , généralement estimé , honoré ,
considéré; il dînait presque tous les jours en ville,
passait l'après-midi à faire des visites y et rentrait le soir
dans son asile litténiire. M. de Mairan avait tout ce qu'il
fallait pour vivre long-temps. L'esprit sage , la tête îyiesa
faite, une grande égalité d'humeur, beaucoup de mo-
dération dans les {Missions, ou plutôt point de passions,
assez de sentiment pour mériter l'estime de ceux qui
vivaient avec lui dans les mêmes sociétés et pour con-
tracter de ces liaisons d'égards et de politesse qui lui
suffisaient, qui n'ont pas à la vérité les charmes de
l'amitié , mais qui n'en entraînent pas non plus les
obligations; pas assez de chaleur dans l'atne pour se sen-
tir le besoin d'un attachement qui maîtrise, d'un ami
qui dispose à son gré du calme , de la sérénité , du bon-
heur ou du malheur de nos jours ; d'ailleurs beaucoup de
prudence et de prévoyance , beaucoup d'attention pour
lui-même, beaucoup de méthode dans toute sa vie : voilà
a peu près les élém^is qui constitffai^nt le caractère de
M. de Mairan. Méthodique en tout , il avait dans l'esprit
une sorte de pédanterie qui n'était pas festidieuse, et une es-
pèce d'égoime qui n'avait rien de choquant, parée qu'il était
masqué par beaucoup d'égards, de politesse et d'usage du
monde. Quoique depuis le commencement de ce siècle il
n'eût bougé de Parts , il avait conservé sofn accent gascon ,
comme s'il ne faisait que débarquer du coche de Béziers ,
et ce petit accent ne nuisait point à la grâce de ses ex-
pressions. L'Académie des Sciences perd en lui le dernier
sectateur de Dcfscart^ dont la physique chimérique a été
entièrement détruite par la physique lumineuse et sage
de Newtoit. Le parti cattésien était trop affaibli dans
19 > CORRESPONDANCE LITT^RAIRE^
l'Académie, et M. de Mairaii était trop sage pour vouloir
défendre les rêves de ce philosophe célèbre en physique ;
il se bornait à soutenir que Descartes était une des plus
•grandes et des plus fortes têtes de son siècle , et sur ce
point il ne trouvait pas de contradicteurs. Il y a trente
et quelques années que Maupertuis , soutenu de toute la
cohorte des jeunes académiciens d'alors , établit la phi-
losophie newtonienne à l'Académie d«s Sciences , et cul-
buta celle de Descartes qui avait régné jusqu'à ce moment.
M. de Voltaire contribua aussi à la révolution par ses
Lettres Anglaises et par ses principes de la philosophie
newtonienne; M. de Mairan se trouva alors embarqué
dans une discussion philosophique avec madame la mar-
quise du Châtelet sur les forces vives et mortes^ et peu
s'en fallut que le. sage académicien ne se laissât engager
tout de bon dans un combat en forme, lorsque madame
GeofTrin lui dit : « Ne v^oyez-vous pas qu^on se moquera
^de vous si vous tirez votre épée contre un éventail? »
Cette réflexion arrêta tout court notre chevaUer de
Béziers, et la dispute se passa en politesses et en galan-
teries.
M. de Mairan est mort comme il a vécu, avec tran-
quillité et sagesse. Madame Geofffin , à sa prière, l'asisista
dans ses derniers momens , lui fit recevoir les sacremens,
et présida à tout. Lorsqu'il se vit débarrassé des prêtres,
il la remercia beaucoup de lui avoir fait remplir ces
devoirs auxquels il croyait que la décence et la nécessité
obligeaient un citoyen à l'instant du départ, mais aux-
quels il convenait qu'il aurait été fort embarrassé de
satisfaire seul, ne s'étant de sa* vie piqué de confession
ni de communion. Il a institué madame GeofTrin sa lé-
gataire universelle. Lorsqu'il sortit de son pays à la fin
MA^RS I77I. 197
du dernier siècle , il abandcHina son biea à sa famille sous
kl réserTe d^une petite rente viagère qui ne lui fut jamais
payée. Malgré cela il a toujours vécu dans une aisance
honnête-, et l'on dit qu'il a laissé plus de cinquante mille
livres argent comptant. M. le duc d'Orléans, régent du
royaume, l'aimait beaucoup , parce qu'il aimait lés gens
d'esprit et de lettres.
Le marquis d'Argens, chambellan du roi de Prusse,
est mort au commencement de cette année en Provence
où il était né , et où il s'était retiré depuis deux ou trois
ans. Il'est l'auteur d'un nombre considérable de produc-
tions littéraires et philosophiques dont aucune peut-être
n'ira à la postérité , mais qui n'ont pas laissé* que de
trouver des lecteurs dans leur temps, et d'avoir la vogue.
Son séjour auprès d'un roi guerrier et philosophe le ren-
dit un savant philologue, et son mariage avec une dan-
seuse, si je ne me trompe, lui donna la passion du grec;
il traduisit , dans les dernières années de sa vie, plusieurs
morpeaux de philosophie grecque. Je le vis à Paris il y a
environ dix-huit afis. Il était gai en société, avec le ton
un peu grivois ; il aimait à conter, et contait un peu lon-
guement , mais gaiement.
On peut rayer du tableau des vivans, quoiqu'il soit
encore en vie, Bernard, qui doit à M. de Voltaire le sur-
nom de Gentil Bernard. A force d'avoir usé de la vie de
toute manière. Gentil Bernard, né robuste, grand man-
geur, infatigable serviteur des dames, est tombé dans
l'enfance à l'âge de soixante ans passés, car il se glorifiait
d'être de l'âge du roi. Il prétendait vivre à soixante ans
comme à trente. Ce calcul n'étant pas celui de la nature ,
1^3 CORRESPONDANCE LITTiRAIRE,
il eut une attaque au mots de juillet dernîar, qui vient
d'être suivie d'un afTaissement total du cerveau. Il a
perdu la tête, il déraisonne , mais il n'est pas malade; il
dort, il mange; et comme il n'a pas la connaissance de
son état 9 il n'est pas même malheureux. Bernard était,
taillé exprès pour faire fortune , et il ne manqua pas à
sa vocation. C'était un homme frivole, essentiellement
îadifTérent sur tout ce qui n'était pas son plaisir, mais
supérieurement doué de l'esprit de conduite, n'affichant
jamais riea que d'êti* galant, aimable, plein d'égards
pour tout le monde, sans attachement pour personne,
joignant à un tempérament infatigable pour le service
des dames de la grâce et la gentillesse de l'esprit, et,
chose inouïe dans un Français ! une discrétion à toute
épreuve. S'il en faut croire la chronique de Paris, celte
dernière qualité lui a valu une infinité de bonnes for-
tunes. Notre Seigneur prétend qu'on ne peut servir deux
maîtres à la fois. Bernard prétendait, au contraire, qu'on
peut très-bien servir deux et même plusieurs maîtresses
à la fois; en conséquence il ne quittait jamais, à moins
qu'on ne le voulût bien; et quand il était quitté , il se ré-
signait à son sort sans faire de bruit. De tels procédés ,
et la réunion de tant de qualités si rares, surtout en
France, ne pouvaient manquer de le rendre recommau-
dable aq beau sexe. Mais il ne bornait pas ses jouissances
aux plaisirs de l'amour, il aimait avec tout autant de pas*
sion les plaisirs de la table; il dînait et soupaità fond tou&
les jours de sa vie , et c'est le seul homme que j'aie vu pou-
voir soutenir cette épreuve à Paris long-temps de suite.
Le chevalier de Châtellux prétend avoir remarqué, de-
puis l'accident de Bernard , que tous les hommes sans
exception l'attribuent à son goût effréné pour les femmes.
MARS 1771. 199
et que les feimnes au oostraire en aoeusent uniquement
ses excès de table: cette remarque n'est pas à mépriser.
Bernard était né à Grenoble; son père était, je crois ,
sculpteur. Il suivit dans la guerre de ii 733 en Italie, en
qualité de secrétoire, je «e sais qtiel offieîer-çénéral qui
y mourut. Le Hiaréchal de Goigny connut Bernard, et
fit sa jbrtttae. Il Itfi don^a la place de secrétaire^général
des dragons , qui lui valut plus de dix mille livres de
rente,, <et qu'il a toujours exercée. Il resta è l'hôtel de
Ccûgny jusqu'à la mort du maréchal, et conserva égale-
ment les bontés et l'amitié de ses petits-^fils , mettant tou-
jours assez de soiiplesse dans 9a conduite pour esquiver
le rôle d'un complaisafit subalterne , et pour allier sa
liberté et ses plaisirs avec les égards qu'il devait h tout
ce qui était Coigny. Bernard vécut toujoui's dans la meil-
leure compagnie , san^ préjudice de la mauvaise qu'il
fréquentait sans afîfi<;he pour ^on plaisir ; c'était ^1 géné-
ral le premier honwie pour jouir de tout sans rien affi-
cher. Il avait connu madame de Pompadour avant qu'elle
iiït à la cour; Bernard et l'abLé de Bemis étaient les
beaux esprits de la société obscure de madame d'Ëtioles,
sous«^rmière; die s'en souvint dans sa fortune : l'abbé
devint ministre et cardinal, Bernard resta Gentil-Ber-
nard sur le pavé de Paris , trop «âge pour vouloir d'une
fortune plus brillante, et pour sacrifier son indépendance
à l'ambition. Madame de Pompadour le fil cependant
bibliothécaire du roi a Choisy, poste qui, sans le fati-
guer, lui procura une très-jo4ie habitation dans cette
maison royale.
Le même esprit de sagesse ethpèchatt Bernard de pu-
blier aucun de ses ouvrages ; l'opéra de Castor et Pollux^
mis en musique par Rameau , est le seul qui ait été im-
aOO GORRESPOirDANGE LITTERAIBE,
primé de son aveu , parce qu'il fallait se conformer k
l'usage. Cet opëra tomba d'abord, comme tous les ou»
vrages de Rameau ; mais c'est aujourd'hui le seul pivot
sur lequel repose la gloire de la musique française. Quand
cette gloire est aux abois, et cela lui arrive à tout mo-
ment, (m descend à l'Opéra la châsse des frères d'Hélène
comme à Sainte-Geneviève cette de la paysanne de Nan-
terre. Castor et Polhix est un ouvrage médiocre, rempli
de jolis n^drigauz qu'il est impossible de mettre en
musique. Bernard a fait quantité de poésies de société et
de pièces fugitives , mais il n'en a jamais livré à l'impres-
sion. Toutes ses poésies respirent la galanterie; sa touche
est gracieuse, légère et frivole. Si vous voulez vous con-
tenter de fleurs, vous aurez satisfaction ; mais ne deman-
dez rien au-delà; après des fleurs vous aurez encore des
fleurs. Le poème de Bernard intitulé VArt d'aimer^]omt
d'une réputation de près de trente ans , sans avoir jamais
vu le jour. Il le lisait dans les sociétés où il vivait, et
ces lectures étaient toujours accompagnées du plus grand
succès. Je n'en ai entendu qu'une seule ; mais j'ose pré-
dire que si ce poème est jamais imprimé, il fera la plus
belle chute du monde, et que tout le monde s'étonnera
de la réputation dont il a joui. Bernard avait composé un
autre poème, intitulé Phrosine, qu'il lisait également en
société, et que je trouve encore bien plus mauvais que
rArt <ï aimer. Son meilleur ouvrage est celui que je ne
connais point ; il l'appelait Recueil de poésies orientales :
c'était le Cantique des (Cantiques, mis en vers, et rap-
pelé au premier but de son auteur, celui d'échauffer nos
cœurs par des détails lubriques de la volupté profane.
On dit cet essai très-supérieur aux autres ouvrages de
MARS I77I. 201
Gentil Bernard ; mais je ne Tai point vu (i). Gentil Ber-
nard était donc TAnacrëon de la France : c'était un Ana-
créon frise, poudre, fanfreluche, que Baudouin aurait
pu peindre étalé sur un sopha , dans un boudoir, en robe
de chambre et caleçon de tafetas, et en pantoufles de
maroquin jaune. Le même bon esprit qui lui fit constam-
ment dérober ses productions au jour l'empêcha aussi
d'aspirer à aucune sorte d'honneurs littéraires. Il n'y a
pas trois mois que l'Académie Française, menacée d'une
grande disette de sujets académiques , lui fit entendre
qu'il pourrait obtenir une des places vacantes, s'il vou-
lait se mettre sur les rangs; mais il refiisa, disant qu'il
n'avait point de titre pour solliciter cette distinction.
Avec cet esprit de modération il échappa à la censure et
à l'envie, et vécut heureux; et il faudrait compter Ber-
nard au nombre des hommes les plus heureux de son
temps, s'il n'avait, pour ainsi dire, survécu à lui-même,
et si le même instant qui l'a rendu imbécile l'avait aussi
privé de la vie. Son esprit seul se trouve affecté , et il est
à craindre qu'il ne vive encore plusieurs années dans
l'état humiliant et misérable oii il est tombé.
Le pauvre M. Fenouillot de Falbaire n'a pu se dispen-
ser de confier à la presse son Fabricant de Londres , si
cruellement maltraité à la j*eprésentation (2). Se fiant
trop à la sensibilité de quelques personnes à qui il avait
lu ce drame infortuné, il avait compté qu'il ferait le plus
(i) Cette imitation du Cantique des Cantiques a été imprimée pour la pre-
mière fois dans les Œuvres de Bernard^ édit. de i8o3^ s vol. iu-8**, sous le
titre de Dialogues orientaux. On y trouve aussi Aminte et Médor, tableau
nuptial^ etc. etc.
{•i) Paris , Delaiain, 1771, iu-8^
202 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
grand effet et la plus grande fortuae au théâtre; en con-
séquence il avait, fait Êûre par Oravejot cinq dessins
représentant les principales situations de la pièce, et qui
devaient fournir une estampe à la iâle de chaque acte.
Ces cinq estampes étaient gravées et toutes .prèles pour
le succès , lorsque la pièce tomba. Gemment se tirer de
tous ses firais? C'est en faisant imprimer la pièce et en
Tomant des cinq estampes tout comme si elle avait
réussi. C'est le parti qu'a pris l'auleur. Il a dédié son
drame à madame Trudaine, femme de Tinl^ndant des
finances j à qui la lecture faite chez elle en grand cercle
avait fait verser beaucoup de larmes. « C'est un avantage,
dit l'auteur, qui me rendra mon Fabricant toujours
cher. » Ce pauvre M. de Falbaîre écrira et parlera tou-
jours aussi platement que son FabricanL II croit bonne-
ment que sa pièce n'a pas réussi parce que les Comédiens,
en prenant y l'année dernière, possession de la salle des
Tuileries, ont reculé Je théâtre de quelques pieds pour
pratiquer de petites loges , et parce que l'orchestre des
musiciens était moins large et plus long dans l'ancienne
salle, ce qui fait qu'il y a au parquet de la salie des Tui-
leries un grand nombre de places où l'on a froid aux
jambes, et où l'on est incommodé des lumières de la
rampe; et voilà pourquoi votre fille est niuelte^ et pour-
quoi mon Fabricant est tombé. Il y a des grâces d'état.
Lorsque la banqueroute de M. Sudmer éclata dans la
pièce de M. de Falbaire , un bel-esprit du parterre vit
tout de suite qu'elle entraînerait celle.de la pièce, et
s'écria : « Ah , mou dieu ! j'y suis pour mes vingt sous. » Si
vous ne voulez pas être pour un écu dans la banqueroute
du Fabricant, vous ne l'achèterez pas imprimé. La dis-
grâce du Fabricant de Londres a eu quelques contre-
MAHS 1771. 2lo3
coups ; les Comédiens Italiens n'ont plus voulu jouer le
Premier Navigateur ^ malgré la musique de Phiiidor ,
qu'on dit charmante. Il en est résulté une tracasserie
entre les auteurs et les acteurs^ et enfin la pièce a été
retirée du Théâtre Italien , et va être arrangée pour celui
de rOpéra. Je pense qu'en ceci on a rendu un véritable
service aux auteurs , parce que sur ce théâtre on ne re-
garde pas de si près aux paroles , surtout d'un petit
poème en un acte; et peut-être les platitudes de M. de
Falbaire qu'on eût sifflées à la Comédie Italienne, braillées
par M. Le Gros et mademoiselle Rosalie, passeront pour
de très-jolis madrigaux à l'Opéra.
Depuis que la fureur de jouer des proverbes s'est ré-
pandue dans les sociétés de Paris, nous avons vu des
facétieux aller, de cercle en cercle, contrefaire des gens
ridicules et bien connus, et représenter de ces petits
drames dont ils donnaient ensuite le proverbe à deviner
aux spectateurs. Cette manière de contribuer à l'amuse-
ment de la société n'est pas précisément le chemin qui
mène à la considération, mais elle donne une sorte d'exis-
tence à Paris , et l'accès auprès de la bonne compagnie , .
où cette classe de personnes n'aurait jamais figuré sans
Famusement qu'elle procure. Nous avons vu briller pen-
dant un certain temps une mademoiselle Delon, de Ge«
nève, qui avait épousé ici un gentilhomme, et se faisait
appeler la marquise de Luchet. M. le comte d'Albaret
était un autre acteur principal de ce genre. Un commis
dans les fourrages, homme original et plaisant, qui cou*
trefait Içs Anglais dans la perfection, et qui est généra*^
lement connu à Paris sous le nom de niilord Gor, était
aussi de cette troupe^ qui se mêlait quelquefois avec
ao4 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
Préville et Bellecour de la Comédie Française , exceQens
on ce genre, lesquels amenaient encore avec eux Tayocal
Coqueley de Chaussepierre , qu'on dit sublime. Milord
Gor se fit des affaires il y a quelque temps , et perdit
madame de Luchet. Une femme de qualité , fort décriée
à la vérité pour ses mœurs /se trouvant chez madame de
Luchet, milord Gor contrefit le médecin anglais avec
une telle vérité qu'il inspira à la dame la plus grande
confiance. Elle passa avec lui dans un cabinet, oii Ton
prétend que la confession de la malade et les essais du
médecin furent poussés fort loin. Cette histoire fit beau-
coup de bruit : milord Gor et madame de Luchet avaient
été assez imprudens pour la conter. La dame, furieuse
d'avoir été jouée d'une manière si impertinente , et d'être
la fable de Paris, se plaignit; on mit le médecin anglais
en prison , et madame de Luchet fut réprimandée à la
police. Or, une femme reprise par la police n'est plus
reçue nulle part , et la pauvre diablesse de Luchet est
tombée dans la dernière misère : je crois même qu'elle
n'est plus à Paris.
Un jeune homme qui se destine à la peinture, appelé
Touzet, a mis un autre genre de facéties à la mode; c'est
de contrefaire à lui tout seul une infinité de phénomènes
collectifs. Ainsi il exécute un motet à grand chœur et a
plein orchestre; il se met derrière un paravent, et con-
trefait le chœur de tout un couvent de religieuses avec
un art et une finesse que vous jureriez qu'il y en a une
douzaine, et que vous devinez jusqu'à Fâge, au carac-
tère et à la physionomie de ces béguines. Une remarque
assez générale et assez singulière, c'est que presque tous
ces gens qui imitent avec tant d'esprit en ont eux-mêmes
très-peu, et quand ils cessent d'être le personnage quus
MARS I77I. 205
ont choisi y et qui vous amuse tant, ils deviennent insi-
pides et tristes , parce qu'ils ne sont plus qu'eux.
M. de Carmontelle, lecteur de M. le duc de Chartres ,
a voulu réduire les amusemens de société et les facéties
en systèmes. C'est lui qui^ le premier, a publié des Pro-
verbes dramatiques{\)y et. depuis ce t€mps«là , plusieurs
rivaux de sa gloire en embellissent le Mercure tous les
mois. Cependant ce qui rend les proverbes supportables
en société, c'est la verve et la chaleur avec lesquelles les
acteurs improvisent, et qui disparaissent quand ils réci-
tent des choses apprises par cœur; et puis le dénouement
est presque toujours froid et plat, parce que les auteurs
proverbiaux ne se donnent pas la peine d'amener leur
proverbe d'une manière ingénieuse et piquante. Car-
montelle n'est pas seulement en ce genre d'une fécondité
prodigieuse, mais il a encore composé un bon nombre
de comédies qu'il regarde comme des pièces de société,
n est lui-même auteur passable; il dessine fort bien pour
un homme dont ce n'est -pas le métier : il a du goût , et
c'est un des ordonnateurs de fêtes de société le plus em-
ployé à Paris. Ses proverbes et ses comédies n'ont qu'un
défaut, c'est detre plats : car, d'ailleurs, il a de la vérité
dans ses caractères et du naturel dans son dialogue. Il
saisit bien les ridicules , et il a assez de causticité dans
l'esprit pour les bien rendre; mais il croit qu'on n'a qu'à
les transporter sur la scène comme on les a remarqués
dans le monde, et ce n'est pas cela ; il faut encore cette
petite pointe de poésie et de verve qui fait que ce qui
est insipide en nature devient exquis et piquant dans
l'imitation. Vous copieriez tout le dictionnaire de nos
élégans à faux airs , et toutes les minauderies de nos
(i) 1769 y 6 ToK in-8e.
2o6 CORK£SPOJ!CDANCE LITT£K/LiR£,
femmes les plus à la mode avec la dernière exactitude,
que vous ne produiriez point d'effet ; l'air , le ridicule
qui vous a ou choque ou amusé dans le monde ne vous
paraîtra que fastidieux sur la scène quand il n'est pas
renforcé par le génie du poète. Ces réflexions auraieùt
pu empêcher M. de Garmontelle de hasarder ses pièces
après avoir exposé au grand jour tant de Proverbes dra-
matiques ; mais il ne les a pas faites. Il vient de publier
«on Théâtre en deux volumes qui renferment huit co-
médies, parmi lesquelles il y eu a une en cinq actes.
Encore une fois, ces pièces n'ont d'autre défaut que
d'être plates ; si vous leur pouvez passer la platitude ,
vous en serez content d'ailleurs. Comme il faut toujours
que Carmontelle soit fâfcétieux, il les a publiées sous le
titre de Théâtre du prince Clénerzosv^ Russe ^ traduit
en français par le baron de Bleningj Saxon ^ 2 volumes
în-8*. Il suppose que son Clénerzow est venu en France ,
et qu'il a très-bien saisi nos ridicules , et son traducteur
saxon nous rend compte, dans une préface en forme de
lettre, de toutes les observations critiques que le prince
russe a faites durant son séjour à Paris sur nos mœurs,
nos usages , et surtout nos spectacles. On trouve de
bonnes observations dans cette préface, mais il y ^ ^
choisir. Carmontelle n'a pas la présomption de croire
que les pièces clénerzowiennes puissent être jouées sur
le théâtre , mais il pense que les troupes de société qui
se sont fort multipliées depuis quelques années, et dans
lesquelles les gens du monde exercent leurs talens d ac-
teurs, seront bien aises d'avoir un certain nombre a^
pièces qu'elles puissent essayer d'après leurpropre talent,
au lieu que dans les pièces empruntées du Théâtre Fran-
4çais , un acteur ou une actrice de société n'oserait s ecar-
MARS i77r. ao7
ter de Fîniitation servît^ du jeu des acteurs qui sont en
possession de plaire au public, et la comparaison lui
devient nécessairement préjudiciable.
XiC patriarche vient d'envoyer une addition à Tépître
an roi de Danemarck, sur la Liberté de la Presse, qu'il
faut placer après les vers :
ËnfaDs de Timpudence, élevés chez Marteau,
Y trouvent en naissant un éternel tombeau.
Yoici cette addition ^ qui prouve que le grand pa-
triarche n est pas encore de sang-froid sur le Système de
la Nature^ et qu'il est toujours disposé à donner quel-
ques coups de patte à M. de BufFon ; mais si celui-ci a
avancé des systèmes insoutenables, il n'en a pas moins
ce coup d'œil profond et lumineux que nous souhaitons
au patriarche quand il parle de physique.
La voix des gens de bien nous suffit pour confondre
Du fantasque Maillet le Système hypocondre.
Geitirdela sature, à peincVeat montré.
Qu'au sein de la poussière il est sondain rentré.
Non , grand Dieu ! dans ce monae où ta sagesse brille ,
Jamais du blé pourri ne fit naître une anguille.
Tbémis dut mépriser ce système nouveau :
C'est au savant d'instruire, et non pas au bourreau.
On donna le 7 de ce mois^ sur le théâtre de la Comé-
die Française^ la première représentation de V Heureuse
Rencontre^ comédie nouvelle en un acte et en prose.
Sans le respect qu'on doit aux dames, je dirais que
cette pièce est un chef-d'œuvre de platitude et d'insipi-
dité; mais c'est Fouvrage de deux dames de l'ordre de la
librairie, et avant d'être juste il faut savoir êtt'e courtois
!^o8 GOURKSPONi>A]>fG£ LITTEKAIRE,
€t galant. Madame Chaumont passe pour principal au-
teur ; madame Rozet pour l'avoir aidée. Cette dernière
n'a pu jouir de sa part de gloire , son* mari ayant fait, en
sa qualité de commerçant libraire, une espèce de ban-
queroute; elle s'est dérobée à la misère , et est^Uée cher-
cher fortune en Russie. V Heureuse Rencontre n'est pas
une comédie 9 c'est un proverbe, ou plutôt un opéra
comique sans ariettes. Les deux femelles beaux-esprits
ont voulu imiter la touche de Sedaine, et se sont per-
suadé que pour réussir il n'y avait qu'à charger les
traits de ses personnages , et les changer en grimaces ;
c'est le comble de la maladresse. Cette pièce a eu quel-
ques représentations. Les deux dames ont de grandes
obligations à Mole et surtout à Préville ; sans la verve de
Préville elle n'aurait pas été achevée.
M. de Moissy, n'ayant pas infiniment réussi dans ses
essais sur les théâtres publics, a cru devoir s'attacher à
travailler pour les troupes de société , qui se sont beau-
coup multipliées depuis quelques années. Si cette car-
rière est moins brillante, elle est aussi moins orageuse;
les gens du monde qui jouent la comédie dans leurs châ-
teaux ou dans leurs maisons pour leur amusement et
pour un petit nombre de spectateurs choisis , sont sûrs
de faire applaudir les productions les plus faibles, et de
sauver du naufrage les auteurs qui savent le moins nager.
M. de Moissy, qui ne s'en est jamais piqué, a voulu
partager les succès de société de M. de Carmon telle.
Celui-ci est peintre de ridicules à gouache, l'autre s est
fait peintre moraliste en détrempe; et pour que l'homnic,
ce grand objet de la morale , ne lui échappe dans aucune
situation de la vie, il l'a saisi au sortir du berceau, et le
MAKS 1771. 209
cDoduisant d'âge en âge, et de proverbe eu proverbe ^
pendant trois volumes consécutifs , il ne l'abandonne que
lorsqu'il lui a vu rendre l'ame; sa première pièce c'est
la Poupée j et sa dernière c'est le Vertueux mourant
entre les mains de son curé. Tout le recueil a paru suc-
cessivement en ti*ois volumes in-8^ , sous le titre Hl École
dramatique de V homme. Le premier volume^ qui s'ap-
pelle aussi les Jeux de la petite ThaUe^ ou noweaux
petits drames dialogues sur des proverbes , est destiné à
former les mœurs des enfans et des jeunes personnes de-
puis l'âge de cinq ans jusqu'à vingt; dans le second vo-
lume, M. de Moissy se propose d'instruire, à force de
proverbes dramatiques , l'âge viril depuis vingt ans jus-
qu'à cinquante; dans le troisième, enfin, il endoctrine
par ses proverbes le dernier âge depuis cinquante ans
jusqu'au moment du départ. Si le peintre à gouache est
plat, le, peintre en détrempe est d'un ennui et d'une
insipidité qui lui rendent son rival à gouache très-supé-
rieur. Je conseille à M. de Moissy de s'associer avec
M. Fenouillot de Falbaire, et si mesdames Rozet et
Chaumont étaient veuves, en convolant en secondes
noces avec MM. de Falbaire et de Moissy, elles pour-
raient fonder la plus riche fabrique de mauvaises pièces
qu'il y eût au monde.
M. Mercier, autre faiseur de drames qui ne sont joués
ni sur les théâtres publics ni sur les théâtres particu-
liers, et qui, en revanche, ne sont lus de personne,
vient d'en publier un nouveau , intitulé : Olinde et So-
phronie, drame héroïque en cinq actes el en prose, par
M. Mercier, brochure in-8*. Le sujet de cette pièce est
tiré de l'épisode du second chant de la Jétusalem délwrée.
Ton. VII. 14
2 1 0 GORRESPONOÀNGB LITTERAIRE y
Lie libraire de M. Merder a dû être bien étonné du
débit prodigieux de sa'mifiùrchandise qui lui fut enlevée
en moins de huit jours. Il estredeyable de cette fôrtutie
inattendue à Aladin, roi de Jérusalem , et à Ismen,
graud^rêtre et [Premier ministre de ee prince, princi-
paux acteUrs' de la pièce (i). 'On a fait les applications les
plus impertinentes déboutés les âcènes d'Aladin et dls-
m)en% prindpaléitnent de la scène du troisième acte, et
M. Mercier s'est trouvé Thomme du jour pendant près
d'une semaine. HéksI'ila composé son drame à l'ordi-
naii^^dans la pauvreté de son esprit et dans l'innocence
de son cœur ; et lorsque son censeur Crébillon y mit
son approbation au mois d'octobre dernier, il ne pré-
voyait pas ie bruit que ce drame ferait au moment de
•son apparition. \
Nous ne rapporterons point ici toutes les anecdoles
du voyage de nos princes , qui se trouvent déjà dans
plusieurs papiers publics, mais nous ne pouvons nous
refuser au plaisir de recueillir dans ces mémoires un mot
de Monsieur, que nous n'avons encore lu nulle part.
Dans son passage à Avignon, où il avait choisi, pour sa
demeure l'hôtel de M. le duc de Grillon , les officiers de
la ville s'étant présentés pour avoir ^honneur de le, gar-
der, il les remercia avec beaucoup d'empressement de
leur bonté, en ajoutant qu'un fils de France n'amit
pas besoin de garde quand il logeait chez un Crillon.
C'est un trait charmant, et qui semble être sorti de Tame
de Henri IV.
On a donné le jeudi 19, sur le théâtre de la Comédie
Française, la première représentation de VÉgoisme^
cdmédieen cinq actes et en vers de M. Cailhava d'Es-
(i) Ou crut reconnaître en eux Louis XV et le duc d'Aigtiilïon.
MARS I77I. 211
tandoux^ citoyen de Toulouse ou des environs , auieur
du Tuteur dupéj du Cabriolet volant , ^Arlequin cru
fou. Sultan Mahomet^ etc., etc., etc., et d'un gros
livre en deux volumes , sur VArt de la Comédie.
Cette pièce , qui l'année dernière avait été donnée à
Fontainebleau sans succès, tombée le premier jour à
Paris, applaudie le second et le troisième jusqu'aux
nues, abandonnée le quatrième, s'est traînée tristement
jusqu'à la sixième représentation , et vient d'être retirée
enfin, sous le prétexte honnête de l'indisposition d'un
acteur. Il faudrait être initié dans tous les mystères de
la cabale dramatique pour concevoir des succès de celte
espèce. On peut dire qu'en général l'opinion , ou ce qu'on
veut bien appeler ainsi en littérature comme en morale ,
peut-être même en politique, n'a jamais paru à la fois
plus faible et plus hardie , plus décidée et plus incon-
stante. Après cela, comment voulez-vous qu'un philo-
sophe ne dise pas très-sérieusement, mais le plus sérieu-
sement du monde, ce qu'on fait dire à Callidèsdans la
comédie des Prôneurs (^i) ?
Sans refuser à M. Cailhava l'esprit et le talent qu'il-
peut y avoir dans son ouvrage, il faut convenir d'une
chose, c'est qu'à quelques détails près qui tiennent de
la bonne comédie, sai pièce assurément n'est ni gaie ni
intéressante; et ce défaut, saus doute, rien ne saurait le
racheter. La conduite d'ailleurs en est forcée , le dialogue
pénible ou plat, les mœurs sans vraisemblance. Le prin-
cipal personnage de la pièce, sans être jamais ridicule,
est toujours odieux, et d'autant plus révoltant, qu'il
occupe presque continuellement la scène. Tout ce qui
pouvait reposer l'imagination, tout ce qui pouvait adou-
(t) Le Public eat , Moniieur, terriblement tombe.
DoKAT , Les Preneurs , Ae. II. se. i .
2 12 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
cir le caractère qui domine dans ce tableau, et qui devait
y dominer peut-être davantage, demeure dans Fombre,
et parait gauchement néglige. Le Tartuffe, il est vrai ,
s'il est permis de citer Molière en parlant de M. d'Es-
tandoux , le Tartuffe , il est vrai , n'est pas moins crimi-
nel que Philémon; mais voyez avec quel art ce person-
nage est entouré : on emploie deux actes à le faire
connaître sans risquer de le montrer; il ne paraît lui-
même sur la scène qu'autant que l'action l'exige néces-
sairement; et c'est presque toujours dans une situation
plus ridicule encore qu'elle n'est odieuse; l'horreur de
son crime ne se voit pour ainsi dire que dans l'éloigne-
ment, et cette peinture effrayante est mêlée d'épisodes
qui^ sans en affaiblir l'énergie, en rendent l'impression
moins fatigante et moins pénible.
Ij'imagination qu'inspire naturellement l'égoïsme pris
^ans un sens aussi étendu qu'il l'est dans la pièce de
M. Cailhava, n'est pas le seul écueil de ce sujet. Ce vice,
tel qu'il l'envisage, est bien moins un vice particulier
que la source de tous les crimes et de toutes les scéléra-
tesses qui peuvent se commettre dans la société ; et sous
ce rapport il n'offre qu'un objet vague, indéterminé,
peu propre au pinceau de la comédie. Ce n'est pas tout;
en considérant l'égoïsme sous un point de vue moins
général , moins odieux , ne trouveça-t-on pas d'autres
difficultés à surmonter? De tous les caractères vicieux,
en est-il un qui soit plus froidement raisonnable , et par-
là mêmis moins ridicule? Le véritable Égoïste est un
homme qui n'existe que pour lui-même, qui ne fait le
bien et le mal qu'autant qu'il peut en attendre quelque
avantage personnel , qui ne se livre en conséquence à
aucun excès qui puisse nuire à son repos ou à son bien-
MARS I77I. 2l3
être , qui cherche à tromper tout ce qui l'entoure et à
n'être la dupe de personne. Ce caractère est détestable ,
sans doute , destructeur de tou3 les principes , de tous
les sentimens d'où dépend le bonheur de.la société; mais
prête-t-il aisément au ridicule? Je ne le pense pas. Un
calcul , un raisonnement froid , un système combiné sans
exagération^ n'a rien de plaisant. Je ne vois donc qu'un
moyen de rendre l'Egoïste ridicule, c'est de le placer dans
des circonstances embarrassantes où il se trouve en quel-
que manière aux prises avec son propre caractère , inté-
ressé à se cacher, et forcé de se trahir, en contradiction
avec lui-même , ne sachant comment accorder son sys-
tème et ses passions , trompé par ses propres ruses , et la
dupe des pièges qu'il croyait tendre aux autres. Ije Mi-
santhrope serait-il ridicule s'il n'était amoureux d'une
coquette? Le Tartuffe le 'serait-il sans l'amour de la
femme d'Orgon? Et pourquoi ne pas rendre l'Égoïste
amoureux? Quel cœur peut être à Tabri de cette pas-
sion ? et quelle passion pourrait contraster plus plaisam-
ment avec le caractère de l'Égoïste que celle qui exige le
plus grand abandon de soi-même, le plus parfait dévoue-
ment aux Volontés et aux goûts d'un autre ?
M. Barthe, l'auteur des Fausses Infidélités , a traité
le même sujet que M. Cailhava. Quand nous aurons vu
sa pièce , nous espérons mieux connaître l'égoïsme : s'il
s'est peint lui-même, il aura fait un excellent ouvrage ( i ).
Il s'est formé ici , l'hiver dernier, une nouvelle société
dont l'objet parait infiniment respectable, et dont l'in-
stitution a quelques rapports avec l'ordre des francs-
maçons. Quoique cet établissement ne soit pas tout-à-fait
{\)V Homme personnel , loué le ai février 1778; voir octobre 1777 et
février 1778.
2l4 CORRESPOUTDANCE LITTÉRAIRE,
aussi mystérieux que celui des Enfans de la veuve , nous
ne pouvons en donnerjusqu'à présent qu'une idée fort im-
parfaite. Voici tout ce quënosrecherche&nousont appris.
La société s'appelle V Ordre de la Perséi^rance , titre,
s'il nous est permis de le dire , un peu vague , mais qui
annonce sans doute le projet d'une grande réSorme dans
l'esprit et dans les mœurs de la nation^.
On dit que le principal objet de la société est de favo-
riser les vues de bienfaisance. Quelques pei'soanes om-
bi*âgeuses se sont persuadé qu'il entrait aussi dans ses
projets d'opposer une digue puissante aux. progrès de la
philosophie moderne, mais il semble peu naturel de
supposer qu'une société bienfaisante puisse regarder
comme dangereuse une doctrine qui tend presque uni-
quement à réduire toutes les vertus à l'exercice de la
bienfaisance. S'il est un esprit incompatible avec l'esprit
de parti , c'est sans doute l'esprit de charité.
' On sait que madame la princesse Potoska a contribué
plus que personne à l'établissement de la nouvelle loge ;
on sait qu'elle est composée des personnes les plus consi-
dérables de la ville et de la cour, en hommes et en
femmes ; madame ia duchesse de Chartres , madame de
Bourbon , et la plupart des dames de la cour : M. le
comte d'Artois et M. le duc de Chartres y ont été reçus
avec toutes les solennités d'usage.
Tout ce que nous savons sur la forme des réceptions,
c'est que chaque membre de la société est tenu de choisir
un emblème et une devise, que plusieurs de ces devises
sont charmantes y et que nous sommes bien fâchés de
ne pouvoir nous en rappeler dans ce moment qu'une
seule : nous la croyons de madame de Fitz-James ; c'est
une épingle avec ces mots : Je pique , mais j'attache.
MAR« 1771- ai 5
Il y aeiirvirop deuXfipoi^ qi^Q opu^ aypps. perdu M* Jq-"
lyot defCrébUlon, cçnseï^ roya};, ancieiit cei^eiir deda
police j conim lui-même pai) p}p^ieur& puyrigrgès d'agr^é'-
n)eu%y et plus ç^lèbçe eucpre pai* la ipëmoi^ d!i:m p^ine
doot les travaux ont illj^^ti^ Ipag-t^empa 1^ scène fraa*
çalse. Il ^t mort daAs la sqvxs^0 et dixièqi^. 9PWe. de
soa âge.
C'est u^e circQn^pçe a&se^ sijigi^èr;i^ qp^ 1q fi)s d^
CrébiUon et celui, de R^cgi^iç. aient acquis l'un et, l'autre
de la réputation d^ns le^ letti'es, qupiqne d'un, genre
trè^-opposé y en suivant u;^ ça^rièr,^ ab$pli|fnent diffé-
rente de celle de leurs pères. L'un semble avoir voulu
suppléer à la Ëiiblesse de son génie par l'importance
même des sujets qu^'il a traités j l'autre par leur extrême
frivolité; et si, pour réussir , l'un osa. con^pter sur la
faveur du zèl|e religieux , l'a^jt^rç sur le gpût dominant
de son siècle , i} faat avouer que^l'w et l'autre ont fait
un calcul assfsz raisonnable»
Ainsi que la pljupart de nos écrivains célèbres , AL de
CrébiUon fils a ei^ sou moment de vogue ; mais les
modes littéraires les plus brillantes ^ coipme les. autres ,
ne sont pluS; de longue d^iUfée, et celle du. genr/e dans
lequel M. de CrébiUop s*est distingué devait durer
moins qu'une ^utre.. Il y avait ijpnc long-temps , très-
longrtemps mêçi.e qu'il ^vait le chagrin dp se voir sur-
vivre à lui^voiême. Les J^eUres de la comtesse de * * *,
et les Lettres dAlcibiade , qui parurent il y a huit ou
neuf ans, n'eurent auçi^n s^cc^s, et ^9 servirent qu'à
lui faire sentir plus vivement à quel point 1^'éclat de sa
première répi^tation s'était éyaj^ui^
Quelque léger, quelque frivole que soit \c goût qui
domine dans tous les écrj,ts àç M. de Crcbillon , on ne
a 1 6 CORRESPOND A WCE LITTERAIRE ,
saurait lui refuser le mérite d'avoir crëé un genre de
romans qui lui appartient. Que les mœurs et les pas-
sions qu'il a daigné peindre n'aient jamais existé que
dans quelques sociétés particulières , que. ces peintures
soient plutôt des portraits ou des sujets de fantaisie que
des tableaux d'après Ktpre , il n'en sera pas moins vrai
que la touche qui caractérise du moins ses premiers ou-
vrages est infiniment spirituelle , infiniment ingénieuse.
On trouve dans les Égaremens de Vespirt et du cœur
des détails pleins de grâce et de délicatesse , une mo-
rale en général assez décente, et des aperçus très-fins
sur l'esprit du monde et sur le caractère des femmes.
Le Sopha , plus librement , plus inégalement écrit,
offre une grande variété de caractères et des scènes de
comédie excellentes. Il y a beaucoup de folies, mais
beaucoup plus d'imagination et d'originalité dans Tan-
zaï et Néardané ; \e conte des Hasards du coin du feu
est plus faible et plus négligé, mais l'idée en est- encore
très-singulière et très-hardie. C'est la fatuité la plus
déterminée , la plus extravagante , et qui an^ive à son
but avec toute la vraisemblance possible.
Il y a lieu de croire que les mœurs que M. de
Crébillon s'est permis de peindre ne sont pas géné-
ralement aussi factices , aussi éphémères , aussi indi-
viduelleis que certains critiques <>nt prétendu nous le
persuader, puisque, dans le nombre de ses ouvrages, il
en est plusieurs dont le succès se soutient encore, qu'on
relit avec le même intérêt, et qui n'ont pas moins
réussi en Angleterre, en Italie, en Allemagne, quen
France. Le célèbre Garrick, l'auteur de Tristram ShandjTj
celui de Tom Jones et de Joseph Andrews , ont rend»
aux talens de M. de Crébillon la justice qui leur était
MARS 177T. aiy
due; et de toutes nos modes si brillantes et si passa-
gères, il en est peu qui aient aussi bien pris à Londres
que le conte du Sopha. On sait même qu'une jeune
Anglaise d'une naissance distinguée (i) fut tellement
éprise et de l'ouvrage et de l'idée qu'elle 3'était faite de
l'auteur, que., pour le voir, elle fit exprès le voyage de
Paris; et après s'être assurée qu'elle pouvait faire le
bonheur de son héros, l'épousa secrètement, et voulut
bien renoncer pour lui à son nom, à sa famille et à sa
patrie. M. de Crébillon a vécu plusieurs années avec
elle à Paris, dans une grande retraite, mais dans l'union
la plus fortunée. Ce n'est qu'après la mort de cette
tendre héroïne qu'on a su les circonstances d'un mariage
si romanesque : voilà comme tout dans le monde n'est
qu'heur et malheur. L'auteur d'un conte libertin inspire
une belle passion à une grande dame qui veut bien
franchir les mers pour venir le chercher; et l'amant de
la Noui^elle Héloîse^ de tous les amans le plus pas-
sionné , le plus fidèle , est réduit à épouser sa servante.
M. de Crébillon ne ressemblait guère à ses écrits. Ses
premiers succès le firent rechercher d'abord avçc beau-
coup d'empressement; mais , passé ce premier moment ,
il vécut peu dans le monde. Sa conversation n'était ni
très-facile, ni tràs-piquante , elle avait souvent 4e la
pesanteur; il faisait de longues phrases et les faisait
avec prétention, il portait ce caractère jusque dans
l'intimité des coteries où il vivait le plus habituellement.
Les Collé, les Monticourt, ses plus anciens amis, lui
ont fait souvent la guerre sur l'extrême réserve et sur le
grand air de décence et de dignité qui ne le quittait pas
même dans leurs plus folles orgies.
(i) MademoiseJk de Sirafford. ( î^ott de Grimm. )
2l8 CORBESPOMDAlfCE LITTÉBAIRE.
Nous ignorons quel est l'auteur d'une agréable baga-
telle intitulée: Voyctge de BourgBgne à El*** {i); au
ton dont elle estëcrite^ on la ccoiraat plutôt d'un homme
du monde que d'un homme de lettres. Le Voyage de
Chapelle et de Bachaumont eut beaucoup plus de cé-
lébrité qu'il n'en mérite. On ne trouve pas, à la vérilé,
dans celui de Bourgogne autant de traits, autant de na-
turel , un badinage d'une gaieté aussi firanche; mais oa
y trouve le même esprit, de la légèreté, de la graee,
du goût avec une poésie plus OMrecte, plus animée,
plus brillante; et si le nouveau voyageur ne fiiit pas la
même fortune que son aîné, c'est surtout pour Itre veau
trop tard. On peut juger de sa manière par la descrip-
tion suivante ; c'est l'arrivée au château de Branuay :
«Nous joignîmes les dames qui, la ligne en main,
assises le long du canal , prenaient le plaisir de la pèche.
Elles jetèrent un cri en nous voyant , et nous firent deux
ou trois questions sans attendre les réponses, et puis
cinq ou six autres
ce Sur les importantes querelles
» Du Russe et de TOttoman ,
» Sur le scandale de nos belles
)» Et les intrigues du moment ,
*» Sur nos profondes bagatelles,*
» Nos modes et le parlement ,
» Qui passe et qui revient comme elles , etc. h
Voici le portrait du curé :
Ce pasteur à bon droit goutteux ,
Et s'en amusant avec grâce ,
Est un de ces reclus heureux
Qui n'ayant point reçu des cieux
(i) Elle est Aw chevalier Berlin , et se trouve dans ses Œuvres.
AVRIL 1771. ^19
Le tak'Ut et le goût d^Horace ,
Plus frais que lui , digérant mieux ,
Buvaat le Champagne à la glace ,
Arrondissent leur sainteté
Au fond d'un riche bénéfice ,
£t , sans entendre leur office,
Gagnent gaîment l'éternité.
AVRIL.
Paris, avril 177 1.
Le séjour que différens princes souverains ont fail en
cette capitale depuis quelques années est devenu remar-
quable, particulièrement pour un rédacteur de fastes
littéraires , par la manière dont ils ont accueilli les arts
et les lettres , ainsi que ceux qui les cultivent. Le prince
héréditaire de Brunswick^ au milieu des hommages d'une
nation jalouse d'honorer les qualités du héros dans un
ennemi qu'elle avait eu long -temps à combattre, n'a
pas manqué une occasion de témoigner sa passion pour
toutes les espèces de gloire, et son extrême sensibilité
pour tout ce qui porte l'empreinte du mérite. Les gens
de leltres et les artistes se rappelleilt avec reconnaissance
la simplicité avec laquelle le prince héréditaire de Saxe-
Gotha s'est trouvé au milieu d'eux, et ils n'ont pas plus
oublié sa douceur et sa modestie que ses lumières et ses
connaissances. Quoique à force d'opéra comiques et de
bals on n'ait guère laissé le temps au roi de Danemarck
de respirer ni de se reconnaître, l'usage d'accueilHr les
gens de lettres avait déjà reçu force de loi ou du moins
d'étiquette ; et Sa Majesté a non-seulement honoré de sa
présence, à l'exemple du prince héréditaire de Bruns-
220 CORRESPOND AirCE LITTERAIRE,
wick, les séances particulières des trois Académies, mais
elle a encore consacré une demi-heure à une audience à
laquelle elle a fait appeler les philosophes les plus célè-
bres ; et si ce court espace n*a pas sufB pour en connaître
aucun , il leur a du moins appris qu'ils sont comptés au
rang de ces objets de curiosité qu'il faut avoir vas.
Le séjour du prince Royal et du prince Frédéric-
Adolphe de Suède n'a pas été célébré par des bals et des
opéra comiques; jamais le baromètre de Paris ne fut
moins à la danse que cet hiver; mais la nation s'est em-
pressée à payer par des hommages plus flatteurs le tribut
qu^elle devait à leur rang, à la réputation de leur au-
guste mère et à leur propre mérite. Leurs Altesses
Royales, de leur côté, ont fait l'accueil le plus flatteur à
tous ceux qui ont été à portée de leur faire leur cour, el
ont admis à leur table indistinctement, et tout ce qu'il y
a de plus illustre en France par la naissance et par le
rang, et les artistes et les gens de lettres les plus estimés.
Mais la nouvelle imprévue de la mort subite du roi leur
père les a dérobés au bout de quelques semaines à l'em-
pressement du public , et a fait prendre à leur séjour un
autre caractère. Quoique le nouveau roi (i) se soit arrêté
plus de trois semaines en cette capitale après l'arrivée
du premier courrier, il n'a plus reparu en public, et je
crois que des objets politiques ont eu sa principale at-
tention; cependant Sa Majesté n'a pas voulu quitter
Paris sans honorer de sa présence l'Académie Française
et l'Académie royale des Sciences. .
Elle se rendit le 6 mars , sans appareil et sans cortège,
à la séance particulière de l'Académie royale des Sciences;
le prince Frédéric -Adolphe, encore indisposé, ne put
(0 Gustave III.
AVRIL 1771. aai
accompagaer le roi son frère. M. d'Alembert ouvrit la
séance par un discours. Trois Académiciens, M. Mac-i
quer, M. Sage et M. Lavoisier, lurent chacun un Mé-
moire^ le premier sur le flintglass, le second sur la blende,
le troisième sur la nature de l'eau. Mademoiselle Biberon
termina la séance par plusieurs démonsti:ations anato-
miques , et c'est sans difficulté ce qu'il y a eu de plus
digne de l'attention de Sa Majesté. Cette fille, âgée de
plus de cinquante ans, pauvre, subsistant d'une petite
rente de douze ou quinze cents livres , infiniment dévote
d'ailleurs, a eu toute sa vie Ja passion de l'anatomie.
Après avoir long-temps suivi la dissection des cadavres
dans les différens amphithéâtres, elle imagina de faire
des anatomies artificielles, c'est-à*dire de composer non-
seulement un corps entier avec toutes ses parties internes
et externes , mais de faire aussi toutes les parties sépa-
rément dans leur plus grande perfection. Si vous me
demandez dequoi sont composées ces parties artificielles,
je ne pourrai rien répondre; ce que je sais, c'est qu'elles
ne sont pas de cire, puisque le feu n'a point d'action sur
elles ; ce que je sais encore , c'est qu'elles n'ont aucune
odeur, qu'elles sont incorruptibles et d'une vérité sur-
prenante. Que vous examiniez l'intérieur de la tête, ou
les poumons, ou le cœur, ou quelque autre partie noble,
vous les trouverez imités avec tant d'exactitude jusque
dans les plus, petits détails, jusque dans les nuances les
plus déHcates , que vous aurez de la- peine à distinguer
les limites de l'art et de la nature. Le célèbre chevalier
Pringle eut la curiosité de voir ces ouvrages, lorsqu'il
vint à Paris il y a quelques années; il en fut si. saisi d'é-
tonnement, qu'il s'écria en baragouinant et en vrai ama-
teur passionné : Mademoiselle , il rCy manque que la
.*'
22^ CORRESPOITDANCE LITTÉRAIAE^
puanteur. Je crois en effet que ce merveilleux ouvrage
de mademoiselle Biheron est une chose unique en Eu-
rope, et que le gouvernement aurait dû depuis long*
temps en faire l'acquisition pour le cabinet d'histoire
naturelle au Jardin du Roi , et surtout récompenser l'au-
teur d'une manière qui honore et encourage les talens ;
mais cette pauvre mademoiselle Biberon, n'ayant jamais
été jolie, n'ayant eu ni protection ni manège, est restée
négligée et oubliée dans un coin de l'Estrapade, où elle
occupe une maison habitée jadis par Denis Diderot le
philosophe. Elle procure du moins à ceux qui aiment à
s'instruire le moyen de se former une idée de la struc-
ture et de l'économie du corps humain , et d'acquérir
des notions anatomiques sans s'exposer au dégoût sou-
vent invincible de voir opérer et démontrer sur des- ca-
davres. Mademoiselle Biheron a dans ses idées beaucoup
de netteté, et fait des démonstrations avec autant de
clarté que de précision. Je sais bon gré à l'Académie des
Sciences d'avoir songé à procurer au roi de Suède un
spectacle si intéressant, quoiqu'elle n'ait d'ailleurs aucun
droit sur les cadavres artificiels de notre anatomiste
femelle.
Le 7 mars Sa Majesté suédoise , après avoir été à
Marly et à Saint-Germain , et visité en passant la ma-
chine de Marly, s'arrêta, en revenant, à Rueil, village
situé entre Saint-Germain et Paris, et y soupa chez ma-
dame la iduchesse d*Aiguil!on douairière, avec M. le duc
d'Aiguillon son fils, M. le duc de Nivernois, et M. le
comte de Maurepas , ancien ministre d'État. On donna à
ce souper l'air d'un spuper arrangé par le hasard; M. le
duc de Nivernois y lut plusieurs fables de sa composi-
tion. On ne sait pas ce qu'y dit M. le duc d'Aiguillon ;
AVRIL 1771. aa3
mais madame sa mère ayant montré au roi de Suède le
portrait du cardinal de Richelieu , fit apostropher Sa
Majesté par ce ministre célèbre, comme vous allei voir
dans les vers que je transcris ipi :
Des cKafmps éi jsiens quel cbàrme me rappelle ,
Et me fofcie à revoir le séjour des humains ?
Quel mottel fait briller d'une beauté nouvelle
Ces bosquets fortunés que plantèrent mes mains?
Si j'en crois ses discours et ses grâces touchantes ,
C'est xm prince 'élevé dans la cour de Louis;
Ma^îs du baîndeau des rois les traces imposantes
Attachent sur son front mes regards éblouis ;
€'««t Gustave... A ce nom soudain mon cœur s'enflamme.
Héros victorieux , qu'à la fleur de tes ans ,
Lutzen vit expirer sous tes lauriers sanglans;
Érëille-toi ! ce jour doit plaire à ta grande ame.
De puissans intérêts nous unirent tous deux :
Viens contempler , assis auprès de mes neveux ,
Le digne possesseur de ton vaste héritage ,
Et vois la majesté sourire à leur hommage
Fidèles ià'leur maître, ard<Ëns à le servir,
Leur bras sait le défendre , et leur 4K£ur le chérir ;
A son autorité soumis dès leur naissance ,
Ils ont appris de moi que de la soutenir.
Dépendent le bonheur, la gloire de la France.
O prince que bientôt nos murs ne verront plus ,
TJn tronfe vous attend , jouissez-en d'avance ;
Vous ne régnerez 'poiut siir des peuples vaincus :
'Fidélité, respect , amour «, obéissance ,
Y^ous avez tout acquis à force de vertus!
Mais avant de combler leur ;plus chère espérance , 1
Daignez les écouter ; ils empruntent ma voix ;
Ma bouche , accoutumée à parler à des rois ,
Ne fit jamais entendre un langage timide :
Avec Louis uni par un lien solide,
A. de jaloux rivaux vous -dicterez des \oh ;
224 CORRESPOIYDANGB LITTÉRAIRE^
Jja France avec transport aujourd'hui renouvelle
Cet utile traité que m'inspira le zèle.
Mon ame sans regret retourne aux sombres bords :
Là , parmi vos aïeux et leurs ombres tranquilles ,
Pour charmer les loisirs de tant d'illustres morts,
Je leur peindrai Gustave adoré dans nos villes y
Honorant les beaux-arts , ces onfans de la paix ,
Et les peuples du Nord célébrant ses bienfaits.
J'ai eu ITionneur de vous parler des faits et gestes de
M. Sumarokoff, poète russe ; mais je ne suis pas en état
de vous parler de la bonté de ses tragédies que je ne
connais point. La lettre que vous allez lire vous mettra
au fait de son goût et de ses idées sur la littérature fran-
çaise.
#
Jtéponse de M. de Foltaire à une lettre de M» Sumaro-
kojfj le Corneille des Russes.
Au château de Ferney, le 26 février 1769*
Votre lettre et vos ouvrages^ Monsieur , sont une
^ande preuve que le génie et le goût sont de tout pays.
•Ceux qui ont dit que la poésie et la musiqiîe étaient
bornées aux climats tempérés se sont bien trompés. Si
le climat avait tant de puissance , la Grèce porterait en-
core des Pla tons et des Anacréon&y comme elle porte les
mêmes fruits et les mêmes fleurs; l'Italie aurait des Ho-
races , des Yirgiles , des Ariostes et des Tasses ; mais il
n'y a plus à Rome que des processions , et dans la Grèce
que des coups de bâton. Il faut donc absolument des
souverains qui aiment les arts, qui s'y connaissent, et
qui les encouragent; ils changent le climat, ils font
naître les roses au milieu des neiges.
C'est ce que fait votre incomparable souveraine. Je
croirai que les lettres dont elle m'honore me viennent
de Versailles, et que la vôtre est d'un de mes confrères
de l'Acadéinie Française. M. le prince de Koslouski, qui
ma rendu ses lettres et la vôtre, s'exprime comme vous,
et c'est ce que j'ai admiré dans tous les seigneurs russes
qui me sont venus voir dans ma retraite. Vous avez sur
moi un prodigieux avantage; je ne sais pas un mot< de
votre langue,. et vous possédez parfaitement la mienne.
Je vais répondre à toutes vos questions dans lesquelles
OQ voit assez votre sentiment sous l'apparence du doute.
Je me vante à vous, Monsieur, d'être de votre opinion
en tout.
Oui , Monsieur , je regarde Racine comme Te meilleur
de nos poètes tragiques sans contredit, comme celui qui
seul a parlé au cœur et à la raison, qui seul a été vérita-
blement sublime sans aucune enflure, et qui a mis dans
la diction un charme inconnu jusqu'à lui. Il est le seul
encore qui ait traité l'amour tragiquement ; car avant
lui. Corneille n'avait bien fait parler celte passion que
dans le Cidj et le Cid n'est pas de lui; l'amour est
ridicule ou insipide dans presque toutes ses autres
pièces.
Je pense encore comme vous sur Quinault; c'est un
grand homme en son genre; il n'aurait pas fait Vjârt
poétique , mais Boileau n'aurait pas fait Armide,
Je souscris entièrement à tout ce que vous dites de
Molière et de la comédie larmoyante qui , à la honte de
la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté
à sa perfection par l'inimitable Molière.
Depuis Regnard, qui était né avec un génie vrai-
ment comique, et qui a seul approché Molière de près^
nous n'avons eu que des espèces de monstres. Des au-
teurs qui étaient incapables de faijre seulement une
ToK. VII. i5
220 CORRESPO]îrDANCE LITTÉRAIRE,
bonne plaisanterie» ont yourki faire des ^comédies uni-
qiaement pour gagner de l'argent. Ils tt« valent pas assez
de force dans Tesprit pour faire des tragédies; ils n'a-
vaient pas assez de gaieté pour écrire de^ comédies; ils
ne savaient pas seuleaient faire parler un valet. Ils ont
mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois.
On dit qu'il y a qu^lq^e intérêt dans ces pièces , et
qu'elles attachent ass/ez quand elles sont bien jouées ; cela
peut être : je n'ai jamais pu les lire; mais on prétend
que IcjS comédiens font quelque illusion. Ces pièces bâ^
tardes ne sont ni tragédies ni comédies; quand on n'a
point de clievaux , on est trop heureux de se faire traî-
ner par des mulets.
Il y a vingt ans que je n'ai vu Paris. On m'a mande
quon n'y jouait plus les pièces de Molière. Ija raison, à
mon avis, c'est que tout le monde les sait par cœur;
presque tous les traits en sont devenus proverbes. D'ail-
leqrs il y a des longueurs ; les intrigues quelquefois sont
&ibles, et Les dénouemens sont rarement ingénieux; il
ûe voulait que peindre la nature j et il eq a été sans doute
le plus grand peintre.
Voilà j Monsieur , ma profession de foi que vous me
demandez. Je suis fâché que vous me ressembliez par
votre mauvaise santé. Heureusement vous êtes plus
jeune, et vous ferez plus long-<temps honneur à votre
nation ; pour moi je suis déjà mort pour la mienne.
J'ai l'honneur d être avec l'estime infinie que je vous
dois , Monsieur , etc.
Cette profession de foi est un peu écourtée; mais le but
secret de décrier plusieurs ouvrages dramatiques qui ont
réussi n'en est pas moins sensible. Ces déclamations ré<-
A.VR1L 177'- '^'^7
pétées contre la comédie larmoyante ne sont pas (lignes
de Tau leur de F Enfant prodigue et de ISanine , qui ne
sont autre chose que des comédies larmoyantes ^ et qui
oe brillent pas par le comique que fauteur a tenté d'y
jeter. En général, une pièce n'est jamais mauvaise à
cause de son genre ; elle l'est en proportion de la fai-
blesse ou du défaut de talent de l'auteur, de la puissance
ou de l'impuissance de celui qui crée. Les comédies de
Molière ne sont pas excellentes à cause de leur genre ;
au contraire 9 elles sont en défaut de ce côté, parce que
la fausse délicatesse de nos mœurs ne lui a pas permis
de nommer les choses par leur nom , de peindre les ca*
ractères avec la précision et la vérité qu'ils exigent; il
y a jusque dans ses allusions satiriques un vague qui
sait moins désigner que faire deviner; mais ces pièces
sont supérieures à tous ces petits inconvéniens, parce
que Molière était un homme supérieur ; ce qui n'empê-
chera pas le Philosophe sans le sas^oir^ et quelques au-
tres pièces de cette trempe, de plaire aussi lông*temps
qu'il y aura du goût en France.
M. Sumarokoff a beau se faire écrire des lettres par le
premier homme du siècle , il n'eu recevra jamais qui
puisse soutenir la comparaison avec celle dont il a été
honoré par son auguste souveraine (i). Cette lettre
marque une si grande ame, une ame si simple et si su-
périeure au premier rang de la terre, que je la conser-
verai précieusement entre les plus beaux momimens du
règne de Catherine II. C'est pour la première fois, de-
puis qu'il existe des gouvernemens , que la puissance
souveraine a trouvé les cheveux blancs et les services
rendus à l'État plus respectables dans un sujet que le ca-
(i) Voir précédanment page li^*
9.5fc8 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
ractère représentatif qu'elle lui a communiqué; c'est
pour la première fois que la souveraine du plus y^ste
empire de l'Europe n'a pas jugé indigne d'elle de re-
mettre, avec une bonté vraiment maternelle, dans son
bon sens, la tête d'un poète qui jouit par état du privi-
lège de s'en écarter , mais à qui ce privilège eût été con-
testé partout ailleurs, moyennant une petite lettre de
cachet en bonne ou mauvaise forme.
Ce que vous aimerez mieux que cette profession de
foi écourtée, c'est un ^e/77io/t fraîchement sorti de la fa-
brique de Ferney, du papas Nicolas Charisteskij pro-
noncé dans r église de Sainte-Toleranski , village de
Lithuanicy le jour de Sainte-Épiphanie. Ce Sermon,
qui n'a que huit pages , tend à prouver aux confédérés
polonais combien leur conduite est antichrétienne, ab-
surde et atroce; il est écrit avec la gaieté ordinaire, et
d'ailleurs très-digne de l'Église où il a été prêché et de
son charitable auteur Charisteski. On dit que l'apôtre
gaulois, Rulhière, qui a composé avec tant de hardiesse
un roman sur la dernière révolution de Russie, s'occupe
actuellement d'une espèce de manifeste historique qu'il
compte publier sur l'élection du roi de Pologne et sur
les manèges de la cour de Pétersbourg dans les affaires
de ce royaume. Cet ouvrage , entrepris par ordre et av-ec
les secours de M. le duc de Choiseul, dans le temps
qu'il était encore ministre, combattra tout juste les
principes avancés par le bon papas Nicolas Charisteski;
mais je crois que ni le papas Charisteski ni le papas
Riilhière n'auront voix au chapitre dans le concile qui
décidera des affaires de Pologne ; que le papas Salderne,
le papas Orlow, le papas Romanzow y seront consultés
de préférence , et que tout s'arrangera au gré des prélats
AVRIL 1770. 2*2g
prussiens y autrichiens et russes, inspires par le Saint-
Esprit , qui procédera ou^ ne procédera pas , comme il
plaira à leurs dites Eminences, et qui se moquera sû-
rement des raisonnemens du révérend père Ruihière et
de tous les prestolets de Téglise latine occidentale.
Il est vraisemblable que ce sont ces essais historiques
ou romanesques sur les affaires de Pologne, et sur la
révolution qui a placé Catherine II sur le trône de Russie,
dont la lecture a déterminé Sa Majesté suédoise, pendant
son séjour à Paris, à nommer M. Rulhièré historiographe^
de Suède avec pension. On prétond que ce poète ira
dans quelque temps d'ici en Suède, Touiller les archive»
et ramasser les matériaux pour écrire un des morceaux-
les plus intéressans et les plus brillans que l'histoire mo-<
derne puisse ofFrir a un grand écrivain.
Avant la nouvelle de la mort du roi son père, Gustave-
se proposait de faire un pèlerinage à Fcrney , pour y
vénérer face à face le saint que l'Europe révère. Gustave
eut la générosité un jour à table de défendre vivement
ce saint contre M. le maréchal de Broglie qui s'en pre-
nait à- lui de tout le mal arrivé depuis quelques années.
M.. d^Argental, ministre de Parme, et un des grands-
vicaires du diocèse de Ferney à Paris, manda au pa-
triarche les bontés de Son Altesse Royale , auxquelles
il répondit par les vers suivans, qui ne sont pas ce qui
lui est échappé de mieux depuis quelque temps :
On dit que je tombe en jeunesse (i) :
Tâchez de me bien élever.
(i) Mot de madame d'Épinay, qui écrivit à M. de y ohaire vous tombez en
jeunesse, comme on dit vous tombez en enfance. {Note de Grimm.) Ces vers
ne se trouvent pas dans les Œuvres de Voltaire, Nous sommes peu porté à
croire qu*i1s soient effectivement de lui.
23o CORRESPONDANCi: LITTliRAIRE,
Ne pourriez<-vous pas i»e trouver
Quel({ue accès près de Son Altesse?
De vieux héros , de vieux savans
Prendront de ses leçons peut-être.
Je veux m'instruire : il en est temps ;
C'est à moi de chercli^r mon maître.
Le pèlerinage de Ferney n'ayant pu avoir lieu, le
Qouv^aiu roÀ de Suède n'a pas voulu <|uitler Parus sans
voir dans Tatielier de M. Pi-galle le modèle de la statue
qu^on se propose; d'ériger au grand saint de Ferney. Gei
modèle., sans être achevé ^ est assez avancé pour dcMuier
une idée d^e ce que sera le marbre; mais on prétend qu'il
n'a pas f^iit la conquête du roi de Suède ^ el; que Sa Ma-
jesté a dit que si elle avait à souscrvre, ce serait pour lui
acheter un habit et pour couvrir sa nudité. Il est certain
que cette nudité éprouve de grandes contradictions, et
qu'elle ne parait pas s'arranger avec les convenances. Un
poète , un historien , un. philosophe ne doit être nu que
lorsqu'il entre dans le bain , et ce n'est pas le moment de
lie peindre , à moins que ee philosophe ne s'appelle Sé-
nèque, et que ce bain ne soit son dernier. Mais que vou*
Ije^vous? Pîgalle ne sait pas diraper, et il ne se soucie
pas de faire ce qu'il ne sait pas supérieurement. Après
avoir cherché la tête- du patriarche à Ferney , il a pris
ici uni vieux soldat sur lequel il a modelé sa statue avec
une véi'ité'Surprenanite, mais qui paraîi hideuse à la plu^
part de nos, juges : leui? délicatesse', qui est vraiment
nationale, est blessée de tout ce qui est trop prononcé,
en quelque genre que ce soit. Je trouve beaucoup de
chaleur et d'enjtbousiasme dans le modèle de M.. Pigalle.
Donnez à cette figure la forme colossale; à la- place d'une
plume, mettez-lui le foudie de Jupiter ou lé flambeau de
AVRIL 1771. a3j
Prométhee entre les mains, et tous ne serez plus cho-
qué de sa nudité j àùrfduft si tous la placez dans un jar-
din. Mais sa place devant être un jour, selon les appa-
rences ^ un lieu fermé , ses traits devant nous retracer
récrivain de ce siècle à cpi l'humanité doit le plus, la
bienséance dont Thomnie de génie ne s'écarte jamais
exigeait qut W ligure^ fût dtapée avett simplicrté et élé-
gance. C'est qu'il fallait charger de ce monument Yassé,
qui n'a pas le goût aussi saxtvag'e que Pigalle, et qui s'ea
serait tiré avec pFus de? succès. Pigallé a demandé encore
six semaines avant ^exposer son modèle aux Regards
des souscripteurs : en attendant, les satires ne manquent
pas. J observe à Fauteur de l'inscription queje vais trans-
crire qu'il ne suffit pas pour des satires de ce genre de
savoir en bon cuistre (te coWège la décKnaisoW du pronom
quiy mais qu'il fbut sui^fouff Savoir éctitë c*' ôtytc^ lapi-
daive cùmtîtë liri àilge ou' éôiiitaë un diable.
En tibi
DigniMD lapide Voherinni ,
II» poesi m^gmiiy
In historia plRrvutf,
In pbilosopia minhnus,
In religiouf^ nihil.
Cujuis
Ingenium acre
Judicium prapceps,
TmprobiCa^ ^u'mma.
Cui
Arrisere mulierculae,
Plausere scioli ,
Fa V fie prôfani.
2^-2 CORKESPOIfDANCE LITTÉRA.IRE,
Quem
Irrisorem bominumque Deûmque
Senatus populusque pbysico atbeu»
Mre collecto
Statua donavit.
M DCC LXXT.
- Honnêteté française sur le même sujets
J'ai vu chezPigalle aujourd'hui
Ce modèle vanté de certaine statue ;
A cet œil qui foudroie, à ce souris qui tue ,
A cet air si jaloux de la gloire d'autfui , ^
Je me suis écrié : Ce n'est pas là Voltaire ,
C'est un monstre. — Oh! m'a dit certain folliculaire,
Si c'est un monstre , c'est bien lui.
Louis Michel Vaiiloo, chevalier de l'ordre du roi,
premier peintre du roi d'Espagne , ancien recteur de
rAcadémie royale de Peinture et Sculpture, directeur
des élèves protégés par Sa Majesté, mourut le 20 mars
dernier d'une fluxion de poitrine, âgé de 3oixante-quatro
ans. Michel, sans valoir son oncle , Carie Vanloo, n'était
pas un artiste méprisable; il excellait principalement
dans le portrait; il était d'ailleurs recommandabl^ par
l'honnêteté et la probité les plus rares : lorsque les qua-
lités les plus essentielles sont poussées au plus haut de-
gré, il me semble qu'elles méritent bien autant notre
admiration que des talens sublimes. En s'approchant de
Michel , on se trouvait comme dans une atmosphère
d'honnêteté; il la transpirait, pour ainsi dire, par tous
les pores; et avec elle^ un calme, une sérénité, qui vous
rafraîchissaient le sang, comme disait M. de Mairan.
Sans le connaître, on aimait à être assis à coté de lui,
sans autre raison que parce que l'honnête homme se
AVRIL I77I. ^33
repose délicieusement à côté de l'hoonête homme. Je
n'ai jamais vii une physionomie plus honnête que celle
(le Michel ; c'était celle de son ame. 11 vivait avec sa
tante , la veuve de Carie , avec sa sœur, sa nièce; il était
Tarai , le chef, le père de toute sa famille : leur profonde
douleur fait plus éloge funèbre que tout ce que je pour-
rais dire. Il a passé une partie de sa vie en Espagne. Il
est mort pauvre, parce qu'il a toujours vécu honorable-
ment. Il confia un jour toute sa fortune , acquise par
son travail, à un ami qui fît naufrage; il ne regretta
que son ami. Michel laisse un frère, Amédée Vanloo,
premier peintre du roi de Prusse, qui est de retour en
France depuis deux ans; c'est le dernier, mais aussi le
plus faible des Vanloo. On ignore à qui sera donnée la
place de directeur des élèves pensionnaires du roi. On
parle de la supprimer, ou d'en diminuer le nombre; cela
fait couler les larmes de la douleur et de la confusion.
Cet établissement coûte à l'État i5,ooo liv. tous les ans ;
et l'on ose dire que le roi ne peut le soutenir, vu le dé-
labrement actuel de ses finances. Michel Vanloo tenait
cette pension depuis la mort de Carie ; et , depuis quatre
ans, il n'avait rien touché de la cour, et s'était vu dans
la nécessité de faire toutes les avances pour la nourri-
ture et l'entretien. de ces élèves; il est dû à sa succession ,
pour ce seul objet, environ 60,000 fr. On lui devait,
depuis plus de dix ans, 3o,ooo liv. d'ouvrages, ordon-
nés pour le compte de Sa Majesté : en 1 769 on lui paya
cette somme en billets de Nouette, qui perdaient 70
pour cent sur la place ; en 1 770 les intérêts de ce papier
furent réduits de 5 à a et demi : c'était , tout juste , lui
enlever la moitié de la somme qui lui était légitimement
due depuis nombre d'années. Michel parlait de toutes
9.34 COi\1^ESPOND AJXCE lITTiRAIRE,
ces pertes comme de choses absoFomeat ëirangères h
son bonheur^ à son repos , à son ei^fstewée ; et Fou voyait
bien quecequinintévessait ni l'homiear^ni leàôdtitnent,
ni ramitië, n'avait jamais effleure son aine.
■ I II I I i>
Le 16 mars dernier sera remsprqm par les hîstovîo-
graphes du Théâtre Français. Géiait la iin de i'anniëe
thi^âtrale^'Ie jour de la clôture des $pectae\ts. LeKain ^
qu'on croyait perd» pour le théâtre ,. et qm se trouvait
rétabli par les soiud de- M. Tronchin^ avait reparu de-
pan le coTnmeneenrmt du mois cJeftfvfiér, a'^ecdiés ap^
plaudissemens universels, et certaide^ment bien mérités.
Il avait joaé le rôle de Néron cfo«is Btitafinicus ; cchii
de Mahomet , et quelques autres : il devait jouer, le jour
de la clôture , le rôle de Tancrèd'e ; mais il s'agissait de
lui trouver une' Aménaide. Madame YestriS' était indis-
posée; elle s'était trouvée mal quelques jours auparavant
en jouant , et avait pci»sé faire interrompre le spectacle^
mademcHselle Doboisf, la belle Dubpis, à l'ext'rétnitéd'anc
fluxion de poitrine, avait fawli ses paquets pour l'autre
monde f madenloiselfe Samva)!, troisième actrice tra*
gique ^ n'était guère dans xm état moins fâcheux ; et Ton
craignait pour sa tête. Dans cette perplexité, noms étions
menacés de ne pas» voir" Le Kahi, et de faire la clôture
dé l'année théâtrale par quelque comédien bien uisfée, et
encore plus mai jouée, lorsqtie Diei» excita le aèle die sa
servante Luzzy, et lin' inspira le hardi et courageux
desseiin de se diarger du rôle de la tendre , belle et mal^
heureuse Aménaïde. Quand ce d'essein fut connu du
public , tout le monde s'apprêta à rire , et l'oii: étai« per-
suadé qiae lai pièce nie serait pas achevée. MudfeiîYoiseUc
Luzzy, jeune et belle, remplit à la Comédie' Française
AVRIL 1771. i a35
l'emploi de soubretle. Elle n'est pas , jecro's, aussi spi-
rituelle qu'elle est jolie; son jeu , du moins ^ ne me
donna pas grande idée de son esprit ni de son tarent ;^
mais le parterre la traite bien, parce qu^elle est jeune et
belle, et que cela a aifssi son mérite. Quelle apparence
qu'une actrice , accoutumée aux inflexions familières
dune soubrette, et à jouer ses mains en poche, pût
rendre avec la dignité et la noblesse ivécessaires le rôle
touchant d'Aménaide! L'actrice elle*même en était si
peu persuadée, qu'elle députa, avant de se montrer en
scène, le seigneur Bellecoup vers le parterre, pour im-
plorer sofi indulgence , et pour l'assurer, par une ha-
rangue prononcée avant la? pièce, que ce n'était pa=s on
cWbut , mais un simple essaT risqué dans la vue uniqne
(le ne pa6 priver le public d'iirve occasion de voir M. Le
Kain. Après ce compliment préliminaire, elle parut belle
comiae l'astre du jour, habillée à ravir, et reçut desap-
plaudissemens qui l'empêchèrent , pendant quelques
minutes-, de commencer son rôlfe. Pour juger de cette
entreprise, en deux miDts, il' est certain que personne
»e se serait attendu que mademoiselle Luzzy s'en firâl
avec tant de succès. Son maintien futptein de grâce, do
noblesse- et de dignité*, elle joua plusieurs morceaux-avec
beaucotrp de chaleur, et d'une manière touchante; elle
eut souvent des inflenions tragiques et hein'euses , et? les
vrais accens de la douleur; il est vrai que , de temps en
temps, on s'apercevait de quelques tons de soiabrette^
mais jamais assez forts pour avoir le droit âe rire, quel-
que bonne envie qu'on en eu* apportée. En général, je
ne serais pas surpris que madism^isellkî Luzzy , en culti'-
vant ce talent , devînt bonne actrice trafique ; mais elle
lu» veut pasi quitter te tahWer de soubrette pour le co-
a36 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
thurne, et j'en suis fâché. Elle joua la suivante dans k
petite pièce, et chanta dans le divertissement; il ne lui
manqua que d'y danser une allemande, pour nous mon-
trer, dans le même jour, un quadruple talent , et pour
remporter, à la fin dé l'année théâtrale , une quadruple
couronne.
Mais que vous dirai-je de Le Kain que je n'avais pas
vu depuis qu'il avait reparu au théâtre?' Il semble qu'il
n'ait employé le temps de sa maladie et de sa retraite
que pour porter son talent à un degré de sublimité dont
il est impossible de se former une idée quand on ne Va
pas vu. J'entreprendrais en vain de vous dépeindre cet
acteur dans le rôle de Tancrède. Il est de la figure la
plus laide et la plus ignoble, et il devient au théâtre
beau, noble, touchant, pathétique, et cli«pose de votre
ame à son gré. Dans toute la tragédie de Tancrède il ne
dit pas un mot qui ne vous ravisse d'admiration ou ne
vous arrache dès larmes. Il faut compter cet acteur parmi
ces phénomènes rares que la nature se plaît à former de
temps en temps, mais qu'elle n'est jamais sûre de pro-
duire deux fois, parce qu'il faut un concours de circon-
stances qu'elle ne peut se promettre de rassembler plu-
sieurs fois de suite. Je ne crains pas de dire que ce que
nous avons vu dans la salle de la Comédie Française,
le i6marsdernier, est non-seulement un spectacle unique
en Europe, mais que c'est une merveille de notre siècle,
qu'aucun autre siècle ne pourra se flatter de voir renaître.
Je n'aurai pas à me reprocher de n'en avoir pas joui dé-
licieusement ; j'ai seriti l'empire de l'art lorsqu'il a atteint
la perfection, et mon ame en a été tellement ébranlée,
qu'il m'a fallu plusieurs jours pour la calmer et la re-
mettre dans son assiette; enfin elle s'est retrouvée dans
AVRIL I77I. 237
la sphère des malheurs et du ^euil pubHcs, d'où la puis-
sauce du génie d'un acteur Pavait enlevée pour quelque
temps. Il faut regarder Le Kain éopime arrivé au plus
haut degré de perfection depuis sa l^entrée. ,11 n'a plus
cette lenteur qu'on lui reprochait quelquefois avec raison;
il est d'une simplicité, d'une justesse!.... il est sublime.
L'époque de son rétablissement et de sa rentrée a été
marquée par la perte de toute sa fortune. Il s'était fait,
par ses épargnes, une rente de i5oo livres, qui fut ré-
duite, l'année dernière , à 600 livres, par les;-opér|tions
du contrôleur général des finances. Il lui 'restait une
somme de 3o,ooo francs : c'était toute sa fortune, c'était
le fruijt de vingt années de travail et de succès, et sur-
tout d'une vie très-frugale. Quand on compare la fortune
de Henri Le Kain à celler de David Garrick, le parajlèie
qui en résulte n'est pas à l'honneur de la France; mais
enfin cette somme modique sur laquelle le Roscius fran-
çais fondait les ressources de sa vieillesse vient de lui
être volée par un dépositaire infidèle, au moment même
où il devait la placer d'une manière avantageuse et sûre.
En Angleterre, ce malheur aurait été réparé en vingt-
quatre heures par une souscription volontaire*, mais elles
ne sont pas en usage en France: on dit qu'on accordera
à Le Kain une représentation à son profit, et qu'elle se
donnera sur le théâtre de l'Opéra. Ce qu'il y a de sûr,
c'est que sa santé n'est plus assez forte pour .qu'il puisse
se promettre de pousser ses nouvelles épargnes bien loin;
et quoique l'argent ne soit pas la monnaie avec laquelle
on achète le génie, il n'en est pas moins vrai que les arts
et les talens disparaissent lorsque le gouvernement et la
nation cessent de les récompenser avec magnificence.
238 CORRESPOJN*DA.JÎiCJK LITTÉRAIRE,
Un de» meilleurs ouvrages quon nous ait donnés
depuis ioag'temps^ c'est la traduction de V Histoire du
règne de Vempereiur CharleS'-Qmnt , précédée d'un ta-
bleau des progrès de la société en Europe, depuis la
destruction de Vempit^ romain Jusqu'au commencement
du seizième seizième siècle y par M. Robertson, docteur
en théologie y principal de Tuniveraité d'Edimbourg^ et
historiographe de Sa Majesté britannique , pour l'Ecosse;
ouvrage traduit de Tanglais , formant deux volumes
iii-4°9 <>u ^^^ volumes in-12. Cette histoire jouit, ainsi
que son auteur , d'une grande réputation en Angleterre,
et la mérite. M. Robertson passe pour un. des meilleurs
écrivains de ce siècle ; et les Anglais ne nous pardonnent
pas la grande célébrité dont jouit en France M. David
Hume y qu'ils mettent bien au-dessous de M. Robertson.
Quoi qu'il en soit, il y aurait un parallèle plus intéres-
sant à faire en comparant M. Robertson à M. de Voltaire
et à M. de Montesquieu. S'il était obUgé de leur céder la
palme, quant à la rapidité et au brillant de la manière,
il aurait bien , je crois, sa revanche du côté de la solidité,
de la justesse et de la profondeur du coup d'œil. Ses dé-
veloppemens sont le fruit d'une extrême sagacité, dirigée
par un esprit pieiq de sagesse et de lumière, et par un
bon sens exquis. Cet ouvrage est important, et il serait
à désirer que Tauteur voulût le continuer jusqu'à nos
jours. Nous en devons la traduction à M. Suard, qui a
déjà traduit, je crois, ce que M. Robertson a écrit sur
V Histoire d'Ecosse sa patrie (i). Il a traduit V Histoire
(i) Grimni est ici daus Terreur. La traduction anoDyme de l'Histoire ^t-
eosie sous les règnes de Marie Stuart et de Jacques VI n'était point de
Siiard, mais de Besset de La Chapelle, revue par Morellet; Londi*es, 17641
3 vol. in-i2.
AviuL 1771. :à3g
(k Ch^rks-Quinl de l'aveu , et pour ainsi dire de con-
cert dvecTaut^ur, qui lui envoyait des feuilles de Lon-
dres, à mesure qu'elles sortaient de presse. Cela ne nous
a pas avances di^ grand'cho»^ , et il y a bien deux ou trois
an$ que nous attendions. I^e traducteur est aimable, il
c$t paresseux y il a la Gazette de France à rédiger avec
labbé iàraaudy il joue un rôle dans le paru philoso-
phique, il aime le monde et les soupers en ville; voilà
bien plus de raisons qu'il n'en faut pour retarder l'ac-
complissement d'une promesse. En comparant sa tra-
<luctiQn à l'original^ vous la trouverez peut-être plus
verbeuse et moins élégante; vous remarquerez aussi un
peu de langueur et de nonchalance dans le style. Le
grand talent du traducteur consiste à se pénétrer de la
manière de son original , et à tâcher de le rappeler par
sa traduction ; mais nous n'avons pas le droit d'être si
difficiles , et plût à Dieu que tous ceux qui se mêlent
de nous enrichir de traductions, eussent la facilité et la
correction du style de M. Suard! Cet ouvrage a eu beau-
coup de succès.
M. l'abbé Mignot, abbé de Scellîères, conseiller ho-
noraire du grand-conseil, frère de madame Denis, el par
conséquent neveu de M. de Voltaire , vient de publier
une Histoire de V Empire Ottoman , depuis son origine
jusqu'à la paix de Belgrade ^ e/i 1740, quatre volumes
in- 12 assez considérables. Ce neveu n'est pas le premier
homme du siècle après son oncle, il est un peu épais;
l'oncle s'étant emparé de toute la matière subtile, ne lui
a laissé que le caput mort/iupi. Cependant les oisifs qui
ont fait de la lecture une ressource contre l'ennui liront
le neveu , et n^en seront pas mécontens. Il prétend qu'il a
240 CORRESPOND AKCJE: LITTERAIRE,
pris beaucoup de peine pour nous donner une Histoire
véridique de cet empire; il a étudié les traductions des
manuscrits orientaux de la Bibliothèque du Roi; il a con-
sulté M. de Cardonne , interprète du roi pour les langues
orientales 9 qui a long-temps vécu en Turquie; M. le duc
de Choiseul lui avait permis de lire toutes les correspon-
dances des ambassadeurs, au dépôt des affaires étrangères;
et de tout cela il est résulté un ouvrage tel quel.
Après vous avoir parlé de la séance particulière que
l'Académie royale des Sciences tint le 6 mars dernier en
présence du roi de Suède (i), il me reste à vous rendre
compte de celle de l'Académie Française , qui eut lieu le
lendemain. Sa Majesté suédoise s'y rendit accompagnée
du prince Frédéric Adolphe, son frère, quoique ce prince
ne fût pas encore entièrement rétabli de l'indisposition
que lui avait causée la nouvelle inattendue de la mort du
roi son père ; Son Altesse Royale tomba même plus sé-
rieusement malade après cette date , et l'on fit appeler
M. Tronchin , qui la traita conjointement avec le médecin
suédois qui avait suivi ces princes dans leur voyage.
L'abbé de Radonvilliers, ancien sous-précepteur de M. le
Dauphin et des Enfans de France, complimenta le roi
de Suède en qualité de chanchelier de l'Académie. Ce
compliment fut court. L'auteur le composa sur le grand
chemin en se rendant de Versailles à Paris pour assister
à la séance de l'Académie. Il n'a pas voulu en "donner
copie, et il prétend avoir refusé même Sa Majesté sué-
doise, qui eut la bonté de lui. en demander une. Après
ce compliment , M. d'Alembert lut un Dialogue aux
(i) Voir précédemment page aao.
AVRIL 1771. ^4'
Champs-Elysées entre la reine Christine de Suède et le
philosophe Descartes (i); M. Marmontel lut ensuite une
comédie en deux actes et en vei^s, intitulée: T Ami de la
Maison , et le duc de Nivernois termina la séance par
la lecture de plusieurs fablesvde sa composition, que le
public est accoutumé depuis long-temps à applaudir aux
séances publiques de l'Académie. On présenta après la
séance au roi de Suède un jeton académique en or : il
n'y en eut qu'un, et le prince Frédéric-Adolphe fut
obligé d'en accepter un ordinaire en argent ; je crois
même qu'au lieu de prier Son Altesse Royale de permettre
qu'on lui en portât un le lendemain, puisqu'on ne s'était
pourvu que d'un seul , on eut la sottise de lui dire que
l'Académie ne donnait des jetons en or qu'aux têtes cou-
ronnées, comme si elle était érigée pour faire des distri-
butions de jetons aux rois et aux princes souverains.
Lorsque le roi, en examinant les portraits qui sont dans
la salle d assemblée particulière, eut remarqué celui de
la reine Christine, on saisit cette occasion pour demander
à Sa Majesté le sien, et elle eut la bonté de le promettre.
Je ne vous dirai rien de VAmi de la Maison. C'est
une pièce à ariettes, comme disent nos barbares en mu-
sique , mais du reste écrite dans le véritable genre de la
comédie; M. Grétry la met actuellement en musique.
Elle doit être jouée 'k la cour pendant le futur voyage
de Fontainebleau , et à l'entrée de l'hiver nous l'aurons
sur le théâtre de la Comédie Italienne.
Le roi de Suède avait remarqué chez madame la
comtesse de La Marck une petite statue de l'Amitié,
(i) Ce Dialogue se trouve tom^IV, pag. 468 de Tédition des Œuvres de
d^Alembert , Paris , Belin , 1 8a a .
TOM. VII. 16
^4^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
exécutée en biscuit de porcelaine de Sèvres , d'après un
modèle de Falconet, si je ne me trompe, Sa Majesté
parut aimer ce morceau , et même désirer d'en avoir un
pareil. Madame la comtesse de La Marck demanda et
obtint la permission de lui faire hommage de cette pe-
tite statue.
M. de Saint-Lambert vient de donner une nouvelle
édition de son poème des Saisons. Cette édition est plus
soignée et plus correcte que la première. On en a re-
touché les planches , et par conséquent les estampes en
sont moins belles; mais qui est-ce qui a jamais acheté
un livre pour les images , que les libraires n'ont inven-
tées que pour rançonner le public? L'auteur a fait plu-
sieurs corrections importantes dans cette nouvelle édi-
tion; il s'est surtout occupé du Printemps, premier
chant de son poème, qui avait été jugé le plus faible :
il a cherché à en rendre les transitions plus heureuses.
. Dans le cliant de l'Été il a ajouté une description de la
zonetorride qui a cent vers au moins; ce n'est pas le
morceau le moins be^u de l'ouvrage. Dans le chant de
l'Hiver on lit un épisode sur les glacières de la Suisse
qui n'était pas dans la première édition. Cet épisode est
long et tragique , mais il ne m'a pas paru produire l'effet
pathétique auquer l'auteur prétend; M. de Saint-Lam-
bert n'est pas heureux en invention : quand ses fables
ne sont pas communes et plates, elles sont ordinaire-
ment inventées avec tant d'effort et de travail que le
lecteur partage involontairement la fatigue du poète.
Je persiste dans mon premier sentiment sur cet ou-
vrage : s'il n'échappe à l'injure du temps que par frag-
mens, la postérité le comptera au nombre des meil-
AVRIL 1771. a43
leures productions de notre siècle , parce qu'il y a plu-
sieurs morceaux de la plus grande beautë ; mais il me
semble qu'on peut dire : Infelix operis summa (i),
parce qu'il y a trop de langueur et de monotonie. Il ne
faut donc pas trop crier à l'injustice du peu d'accueil
que ce poëme a reçu. Sans doute qu'il aurait procure à
son auteur la plus haute réputation il y a soixante ans ;
mais il est injuste de vouloir que nous soyions aussi
friands aujourd'hui qu'avant que nous eussions un Vol-
taire : je suis persuadé que Virgile gâta un grand
nombre de réputations de poètes très-estimables qui
vinrent après lui. M. de Saint-Lambert a aussi ajouté
quatre contes nouveaux à son recueil de Fables orien-
tales dans le goût de Sadi , savoir : V Esprit des diffé-
rens états; les Lumières; le Besoin d"" aimer et la Visite.
Ces Fables orientales sont , de toutes les productions de
M. de Saint-Lambert, celles que j'estime le plus; elles
sont écrites avec beaucoup de force et d'éloquence, et
quelquefois même avec grâce , quoique l'auteur soit
naturellement sévère et un peu sec ; le sens en est pro-
fond, la morale élevée, grave et pure.
C'est un étrange vertige que celui de M. de Moissy
de nous accabler de drames moraux écrits dans le genre
ennuyeux pour le progrès des bonnes mœurs et pour le
dessèchement des lecteurs. Il a déjà parcouru tous les
âges de la vie humaine dans son École dramatique ^
et après avoir administré au public l'extrême-onction
dans la dernière de ses pièces à proverbes , il devrait au
moins nous laisser tranquilles; mais ne voilà-t-il pas
qu'il attaque de nouveau le beau sexe , et qu'il va lui
(i) HoRACSy Art poétique, Ters 34*
244 CORRESPOND AlWCE LITTERAIRE,
prouver par une comédie qu'il faut qu'une bonne mère
nourrisse ses enfans elle-même ? Ce traité moral est in*
titulé : La vraie Mère ; drame didacti^comique en trois
actes et en prose. Les acteurs sont : la femme d'un né-
gociant, accouchée depuis sept mois et nourrissant son
enfant; la femme d'un employé dans les Fermes, en-
ceinte et presque à terme ; la femme d'un marchand de
drap, relevée de couches depuis neuf mois et demi : et
puis les maris de tout cela, et puis les en&ns de sept
et de neuf mois, et puis la nourrice, et puis la sage-
femme, et puis la garde de femmes en couclies ; et puis
c'est M. de Moissy qui accouche de toutes ces bêtises!
Cela est en vérité d'une platitude exquise et remar-
quable, et il faut l'avoir lu pour croire que de telles
productions se publient à Paris en 177 1. Il faut que
M. de Moissy se fasse recevoir à Saint-Côme en qualité
d'accoucheur-moraliste , il fera sûrement une révolution
dans les rues Saint-Denis et Saint* Jacques, à moins
qu'il ne reçoive avant le temps la couronne du martyre
par les mains des nourrices de Paris , pour avoir voulu
ruiner leur état de fond en comble.
La société de M. de Magnan ville, garde dii trésor
royal, qui, depuis deux ou trois ans, passe la belle
saison au château de la Chevrette, à trois lieues de
Paris, s'occupe à jouer là comédie pour son amusement.
Cette troupe de société est supérieurement bien com-
posée, et ses représentations ont attiré une foule de
spectateurs choisis de la cour et de la ville. Parmi les
actrices , madame la marquise de Gléon , mademoiselle
de Savalette sa sœur, et madame de Pernan, fille de
M. de Magnanville , ont montré un talent décidé. M. le
AVRIL Ï77I. 245
chevalier de Châtellux a fait jouer successivement sur
ce ihëâtre de la Chevrette trois pièces de sa composi-
tion, une comédie en un acte intitulée : les Amans
portugais ^ une comédie en trois actes intitulée : les
Prétentions^ et enfin une imitation libre de Roméo et
Juliette j tragédie de Shakspeare. Ces représentations
ne soutiendraient' peut-être pas le grand jour du théâtre
public; mais elles ont attiré à chaque fois beaucoup de
monde 9 et l'on a applaudi à plusieurs détails qui ont paru
heureux et charmans. M. de Magnanville de son côté a
été auteur et acteur à la fois: il a composé une pièce
en trois actes intitulée : les Orphelines^ qui a eu le plus
grand succès. Je ne sais si c'est Fessai de M. le cheva-
lier de Châtellux qui a enhardi un détestable barbouil-
leur à faire imprimer un Roméo et Juliette , en cinq
actes et en vers hbres; ce barbouilleur est le même qui
donna il y a quelques années un drame de Bélisaire (^1).
Cela n'est pas lisible. On imprime depuis quelque tempa
un^ si grande foule de pièces dramatiques qui ne seront
jamais jouées sur aucun théâtre , que je prends le parti
d'en retrancher la notice de ces feuilles; ainsi je ne
vous parlerai ni du Laboureur devenu gentilhomme (2)^
ni du Cri de la nature (3) ni d'une infinité d'autres pau-
vretés : quand les mauvaises herbes dominent dans un
champ, il ne faut pas trier, il faut y mettre le feu.
(i) Le barbouilleur à qui Ton doit BéUsain, comédie héroïque en prose,
et Roméo etJuUette, en vers libres, est Mousiier de Moissy, mort en i777*(B0
(a) 177 1, in- 8"; par M.Boutillier.
(3) 177X , in-8^; parM. Armand.
a46 CORRESPOITDA^irCE UTTlfRAIRE,
MAI.
Paris , mai l'J'Jt-
On a donnée le i8 du mois dernier, sur le théâtre
de la G)iiiédie Italienne la première représentation de
Vjàmoureux de quinze ans ou la double Féte^ comédie
en trois actes et en prose, mêlée d'ariettes. Le poëme
est de M. Laujon , auteur de plusieurs opéra , attaché à
M. le comte de Clermont, prince du sang , et un de nos
faiseurs de pièces et de couplets de société des plus em-
ployés. Il est aussi fort bon acteur, et je l'ai vu jouer sur
plusieurs théâtres particuliers avec beaucoup de naturel.
La musique de V Amoureux de quinze ans est le coup
d'essai d'un jeune homme appelé Martini. Je le crois
Allemand (i) : s'il est Français, il suffit d'un seul de ses
airs pour se convaincre qu'il a appris son métier en Al-
lemagne ou en Italie. Il a enseigné la musique quelque
temps à Nanci, et il s'appelait alors Martin. £n se trans-
plantant à Paris, il a ajouté un i\ son nom, et a bien
⁢ Martini sonne beaucoup mieux en musique que
Martin. On dit qu'il a épousé une fort jolie femme, et il
a sans doute encore bien fait. M. le marquis de Cham-
borant , colonel d'un régiment de hussards , et premier
écuyer de M. le prince de Condé , ayant connu Martini
qui faisait le maître de musique sur le pavé de Paris, et
(i) Martini, auquel ou a dû, depuis l'époque où Grimm écrivait ceci , la
musique de la Bataille d'Ivry, du Droit du S^gnêur, à*Annette et Lubin et de
Sapho, était né en 1741 à Freystadt, dans le Uaut-Palatinat ; il est mort
en i8i6«
uki 1771. 247
qui n y gagnait pas graHc^chose, le prit pour son secré-
taire, et lui fit avoir un brevet de sous-lieutenant : ainsi
voilà mon petit Martini compositeur, seorétaire, officier
de hussards , et peut-être c — ^u ; car quel est l'état ou le
mérite qui mette à l'abri de cet inconvénient? Ce qu'il y
a de sûr, c'est qu'en sa première qualité , c'est un homme
à encourager. Il a déjà fait graver pour le clavecin des
morceaux de musique qui ont eu du succès. Dans sa
musique de tAmourewt de quinze ans on remarque
une grande facilité de style, et les traces, d'une bonne
école; son harmonie est pure, et il ne s'embart*asse pas.
dans sa marche. Ses airs manquent de résultat; mais,
j'aime à croire que ce n'est pas sa faute; c'est certaine-
ment celle de son poète, qui ne lui a jamais donné de
sujet, mais qui lui a donné en revanche, pour chaque
air, quatre fois plus de paroles qu'il n!en fallait : la né-
cessité de placer tout ce flux de paroles oisives a consi-
dérablement nui à la verve du compositeur, et l'a
presque toujours bornée à l'étendue mécanique de son.
air. Je me garderai bien de juger M, Martini à mort
sur cet essai : quand il aura affaire à un poète qui sait
ce que c'est qu'un air, nous verrons s'il ne s'en tirera
pas à son honneur.
I^e 24 du mois passé on donna sur le théâtre de la
Comédie Française la première représentation de Gaston
et Bayardj tragédie, par M. de Belloy. La misère ob-
ligea le pauvre citoyen de Calais de livrer celte pièce à
l'impression au commencement de l'année dernière; la
santé chancelante de M. Le Ka in ne lui promettait pas
alors de pouvoir être jouée si tôt, et sans Le Kain , point
de salut pour Bayard ni pour aucun héros ancien ou
Oil\% CORRESPONDA.KCE LITTKRAIRX:,
moderne. Cet acteur sublime s'étant trouvé en état de
reparaître sur la scène, il s'est chargé du rôle de Bayard,
et a fait réussir la pièce de -M. de Beiloy, qui était
cruellement tombée à la lecture. Mole a fort bien joué
le rôle de Gaston , madame Yestris celui d'Euphémie
aussi bien qu'on peut jouer un rôle de sentiment et de
passion dans lequel il n'y a ni sentiment ni passion ; le
bon Brisard était bien mauvais d^ns le rôle détestable du
méchant Avogare. Tout considéré, le succès a été com-
plet, et le parterre a demandé avec la plus grande viva-
cité l'auteur, qui n'a pas jugé à propos de se rendre à
ses désirs. Je suis bien aise que M. de Belloy jouisse de
la gloire et surtout des profits de ce succès , mais je suis
humilié , pour notre goût , du succès de Bayard : je- ne
saurais nier qu'une nation éclairée, instruite, capable
d'élévation, fait uu tort réel à sa réputation, en souf-
frant, sur ses théâtres publics, la représentation de ces
pompeuses fadaises. M. de Belloy est un porteur de lan-
terne magique qui expose une suite de figures guindées
et en attitudes forcées à l'admiration d'une troupe d'en-
fans qui en sont tous ébahis ; on ne saurait estimer nî
les enfans ébahis ni le porteur de la lanterne. Il n'y a pas
le sens commun dans sa pièce. Je lui passe la discor*
dance des vers , la faiblesse du style , qui fait que ses
héros parlent toujours un galimatias inintelligible,
parce que l'expression est toujours à côté de l'idée ; mais
il est impossible à un homme de goût de se faire à l'ab-
surdité des incidens , des événemens et des mœurs.
Quand on se rappelle un instant les traits de ce
Bayard naïf, aussi simplement modeste que valeureux ,
de ce chevalier sans peur et sans reproche que l'histoire
nous peint avec des couleurs si intéressantes, et qu'o»
MAI 1771. ^49
le compare à ce fanfaron de M^ de Belloy, qui s'amou-
rache à son âge d'une petite Italienne ^ et a la sottise de
se croire aimé quand elle a la passion la plus décidée
pour un prince aussi brillant que jeune; on sent que
l'auteur n'a fait que copier en grotesque l'amour sage et
réservé de Goucy pour Adélaïde Du Guesclin dans la
tragédie de ce nom; mais quand on voit le chevalier
sans reproche faire une incartade de mousquetaire à un
prince du sang de son roi; à son' chef, au moment d'une
bataille décisive et inévitable; quand on voit qu'il faut
que cette bataille attende que la fureur jalouse de
Bayard ait été assouvie dans le sang de Gaston , ou plu-
tôt que ce duel ait été changé en un combat de gas-
connades ; quand on y ajoute tous ces crimes sans mo-
tifs , bêtement complotés et plus bêtement exécutés par
Avogare et Altamore, on ne sait lequel il faut le plus
prendre en compassion ou de l'auteur qui perd son temps
au bousillage de ces pauvretés , ou d'un peuple qui s'en
accommode. Vous demanderez comment il se peut
qu'une nation qui applaudit avec transport aux vrais
chefs-d'œuvre de l'art se contente en même temps de ces
débris ridicules d'une lanterne magique ? c'est à la fa-
veur de la pompe du spectacle qui charme et séduit des
enfans j et surtout à la faveur de ces flagorneries intaris-
sables pour la nation française dont toutes les scènes
offrent les plus fastidieux détails. On appelle cela du pa-
triotisme, et ceux qui n'applaudissent pas à ces pau-
vretés nationales sont regardés èomme des cœurs froids
ou comme mauvais citoyens. C'est ce patriotisme d'anti-
chambre y comme l'appelle M. Turgot, aussi bas que
puéril, auquel nous sommes réduits depuis qu'on s'in-
duslrie à af&iblir et à détruire les liens qui altachent
aSo CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
rhomnie vertueux, le citoyen généreux et libre à la
patrie.
Le Kain a sauvé la pièce avec un ai^ admirable; il a
été sublime à proportion du progrès de l'absurdité du
poète. Il lui est cependant arrivé une chose fort plai-
sante : au quatrième acte, le lit était du côté du roi; au
cinquième, pour varier, on lavait placé du coté de la
reine. Ainsi ^ pour ne pas tourner le dos au parterre ,
Bayard était couché sur le côté gauche au quatrième acte,
et sui* le côté droit au cinquième. Il s'ensuivît que la
blessure avait aussi changé de côlé dans l'entracte, et
qu'après avoir été du côté des boutonnières, elle s'était
placée du côté des boutons. Mais ce changement de place
ne fut pas aperçu du parterre , à qui la fumée de Tencens
qu'on lui brûlait avait sans doute obscurci la vue. Je
crois que sans lé talent de Le Kain et sans son art in-
imitable, tous les complimens adressés à la nation fran-
çaise , sans excepter ceux du vieux déserteur du cin-
quième acte , étaient autant de frais avancés en pure
perte, et que le public aurait souhaité le bonsoir à Tau-
teur avant la fin de la pièce. J'en ai peu vu qui prêtassent
aussi bien à une excellente parodie, et quoique j'aie ce
genre naturellement en horreur, je crois que celui qui
ferait une parodie bien gaie, bien folle, de Gaston et
Bayarclj me raccommoderait avec lui.
Je croyais que mes. yeux avaient vu mourir le dernier
des Cartésiens, et qu'il n'en existait plus depuis que nous
avons perdu M. de Mairan; je me suis trompé, et les
Bêtes mieux connues^ ou Entretiens de M. VabbéJoan-
net , m'ont désabusé. C'est le titre d'un ouvrage en deux
volumes in-12, et c'est un étrange titre. On ne man-
MAI 1771. a5r
quera pas de dire que M. l'abbé , pour mieux connaître
les bêtes, s'en est approché le plus près possible , et s'est,
pour ainsi dire, perdu dans la foule et identifié avec
elles ; et c'est sans doute après s'être long-temps examiné
qu'il a adopté le sentiment de Descartes, qui osa le pre-
mier soutenir que! les bêtes n'étaient que des machines
organisées. Voilà sur quoi roulent ces Entretiens.
M. l'abbé défend le système de Descartes, les autres in*
terlocuteurs le combattent. Je crois que vous ne vous
soucierez pas de savoir qui a tort ou raison , et que vous
ferez bien. Le système insoutenable de Descartes n'a ja-
mais été sérieusement adopté par aucun bon esprit , à
moins qu'on ne dise que ce philosophe ne voyait dans
toute la nature animée que des machinés organisées , à
commencer par l'homme et à finir par le ciron. En ce
sens, sa philosophie et sa manière dé voir ont fait de
prodigieux progrès en France ; je n'y connais pas un seul
philosophe qui ne soit matérialiste dans l'ame, comme
le cocher de M. le marquis de Duras disait de son maître
qu'il était cocher dans l'ame, et il n'y en a pas un qui
ait besoin de disséquer M. l'abbé Joannét pour s'affermir
dans son opinion. Puisque M. l'abbé cartésien m'a rap-
pelé M. de Mairan , il faut que je vous dise un mot du
legs universel fait à mqidame Geoffrin. L'usage qu'elle
vient d'en faire justifie bien l'estime que le défunt acadé-
micien faisait d'elle : après avoir eu les soins les plus tou7
chans pour lui pendant sa maladie, et pour sa mémoire
après sa mort, elle ne s'est mise en possession de l'héri-
tage que pour le (fistribuer tout entier aux parens et aux
amis de M. de Mairan. Cette succession était un objet de
plus de cent mille francs, et les parens du défunt aca«
démicien devront à madame Geoffrin une fortune sur
uSa CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
laquelle ils n'avaient nulle espèce de droit , et qu'ils n'a-
vaient ni espérée ni recherchée. Le philosophe mourant
disait : <c Ce que j'ai toujours partic^ulièrement estimé en
vous, c'est Tordre; et l'ordre c'est les diamans de l'es-
prit j> Si c'est à cette qualité que les parens de M. de
Mairan sont redevables de la générosité qu'ils viennent
d'éprouver y ils doivent en faire pour le moins autant de
cas que lui.
L'Académie Française vient de réparer successivement
toutes les pertes qu'elle avait faites dans le courant de
l'hiver dernier. M. de Boquelaure, évêque de Senlis, a
succédé à M. de Moncrif ; M. le prince de Beauvau a eu
la place dé M. le président Hénault; M. Gaillard celle
de M. l'abbé Alary, et M. l'abbé Arnaud vient d'être reçu
à la place de M. de Mairan.
L'Académie^ suivant l'usage de tous les corps, est par-
tagée en deux partis ou factions : le parti dévot , qui
réunit aux prélats tous les académiciens mincement pour-
vus de mérite, et d'autant plus empressés par conséquent
à faire leur cour avec bassesse ; et le parti philosophique,
que les dévots appellent encyclopédique, qui est com-
posé de tous les gens de lettres qui pensent avec un peu
d'élévation et de hardiesse, et qui préfèrent Tindépen-
dance et une fortune bornée aux faveurs qu'on n'obtient
qu'à force de ramper, et de mentir. Ce dernier parti se
fait gloire de compter parmi ses soutiens M. le prince
Louis de Rohan, coadjuteur de Strasbourg; M. le duc
de Nivernois, M. l'archevêque de Toulouse, et s'est ren-
forcé cet hiver par l'électron de M. le prince de Beauvau.
Il y a au reste dans ces deux partis, comme entre deux
armées opposées, un fonds de déserteurs qui se rangent,
MAI 177 I. 253
suivant la fortune , de Fun ou de Tautre côté , et dont
l'un ou l'autre se fortifie en les méprisant également ; il
y a aussi de ces âmes fières et libres qui dédaignent
d'être d'aucun parti , comme M. de Buffon, par exjemple,
et que leur neutralité expose à la calomnie des deux
factions.
Le parti philosophique avait acquis depuis quelques
années une grande supériorité sur l'autre , et s'était
rendu pour ainsi dire maître de toutes les élections; et
s'il avait toujours pu se renforcer de sujets d'un mérite
reconnu, il aurait fini sans doute par écraser le parti
dévot. Mais malheureusement la disette des sujets est
extrême et augmente tous les jours ; et si la mortalité se
mettait parmi les vieux académiciens y l'Académie ne
pourrait manquer de se peupler d'une infinité de jeunes
gens dont le caractère incertain et peu arrêté amènerait
peut-être d'autres révolutions, ou bien elle finirait , si le
parti dévot l'emportait, par deveiiir une assemblée d'é-
vêques et d'abbés. Le parti philosophique a essuyé cet
hiver le premier échec dans l'élection d'un candidat à là
place de M. de Moncrif. D'abord ceux d'entre les philo-
sophes qui portaient M. de La Harpe ont été obligés de
battre en retraite , de peur d'attirer à leur protégé une
exclusion formelle; ils se sont donc réunis tous en faveur
de M. Gaillard , de l'Académie des Inscriptions et Belles^
Lettres, auteur d'une Histoire de François /" et d'autres
ouvrages; non qu'ils s'en souciassent beaucoup, mais
parce qu'ils n'avaient personne à mettre sur les rangs ,
et qu'ils espéraient que la reconnaissance attacherait le
nouvel académicien à leur cause. Son élection .paraissait
concertée et immanquable , lorsqu'il se forma , dans le
silence et dans l'obscurité, une cabale qui la fit échouer
254 CORRESPOND AHî CE LITTERAIHE,
subitemeut. C'est M. le maréchal duc de Richelieu j un
des académiciens les plus opposés au parti philosophi-
que, qui ourdit cette trame: M. Tévêque de Senlis se
mit sur les rangs deux fois vingt-quatre heures avant le
jour fixé pour l'élection , et l'emporta de trois ou quatre
voix sur son concurrent. M. le maréchal de Richelieu
sortit de l'Académie d'un air triomphant, et prêt à de-
mander les honneurs de l'ovation pour avoir écrasé le
parti encyclopédique : il avait donné la surveille de l'é-
lection un grand repas au parti contraire, et s'était as-
suré de la majorité des voix.
Ce succès fut empoisonné par l'épigramme que vous
allez lire, et qui courut tout Paris quelques jours après
la déconfiture des philosophes :
Vieux courtisan mis an rebut ,
Vieux général sous la remise , .
A la cour tu n'es plus de mise ,
Il t'a fallu changer de but.
Sans l'intrigue , point de salut :
Ricbelieu , c'est là ta devise.
De ton squelette empoisonné ,
Le temps a purgé les ruelles ;
Du jargon d'un fat suranné
Le temps a délivré nos belles.
Confus de l'inutilité
Où languit ta futilité,
Ton petit orgueil dépité
Dans un vain tracas se consume ;
Jusqu'au baigneur qui te parfume
Se moque de ta vanité.
Tu n'as plus de grâce à prétendre ,
Tu n'as plus de rôle à jouer ,
Voltaire est las de te louer ,
Tout le monde est las de t'en tendre.
MAI 1771. a55
Qup faire ? Â quel saint te vouer ?
Il te re^te l'Académie ,
Et tu viens de t'imaginer
Que ton importante momie
Là du moins pourrait dominer.
Qu'il t'en soit venu la pensée ,
On n'en doit point être surpris :
Mercure , avec son caducée ,
Faisait , dit-on , peur aux esprits.
L'autear de cette impertinence fut recherché pendant
quelque temps ; on pensa même inquiéter M. dé La Harpe
à ce sujet; mais outre qu'il n'y avait nulle espèce de
preuve contre lui, les vers ne paraissaient pas aux con-
naisseurs assez bien tournés potir être attribués à un
faiseur, et bientôt le tourbillon de Paris engloutit et
l'épigramme et l'histoire qui en avait fourni le sujet.
M. l'évêque de Senlis se fit recevoir le 4 niars : on ne
parla de son discours que pour le trouver mauvais. La
réponse que M. l'abbé de Voisenon y fit , en qualité de
directeur, se fit remarquer davantage.
Il faut convenir que c'est une drôle de chose que l'abbé
de Voisenon, et que c'est une étrange chose que sa ré-
ponse; c'est un persiâage continuel : aussi chaque phrase
fut accompagnée, de la part du public, d'un éclat de
rire. Il faut lire cette réponse d'un bout à l'autre; il est
impossible de n'en pas rire. Il loue le nouvel académi-
cien comme évêque , parce qu'il l'est ; comme courtisan ,
parce qu'il est premier aumônier du roi ; comme magis-
trat, parce qu'il est conseiller d'État clerc, et qu'il a été
en cette qualité siéger au parlement d'attente; comme
orateur, parce qu'il a fait une Oraison Funèbre de feu
la reine d'Espagne; comme ami de feu M. le Dauphin,
parce qu'il a porté son cœur à Saint-Denis après sa mort;
Il56 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
comme un sujet qui n'est pas au bout de sa carrière ,
parce qu'il doit prêcher le jour que madame Louise pro-
noncera ses vœux aux Carmélites de Saint -Denis, et
par-dessus tout cela, comme sachant le latin, Titalien,
l'anglais, a Vous vous êles mis, dit-il au récipiendaire,
à portée de découvrir tous les larcins, et vous êtes aussi
instruit que des princes étrangers qui voyagent... » Sa-
voir si ce ton burlesque convient au lieu, aux personnes,
à la circonstance , c'esjt une autre question : ce qu'il y a
de sûr , c'est que jamais peut - être on n'avait tant ri à
une assemblée académique, a Vous vous êtes bien égayé
sur mon compte, M. l'abbé, et vous avez bien amusé le
public, lui dit en sortant le nouvel Académicien. — Ah!
monseigneur, lui répondit l'abbé deVoisenon, je ne suis
que Crispin rival de son maître. »
Les philosophes ont pris leur revanche par le choix
de M. le prince de Beauvau et de M. Gaillard, pour les
deux places qui vaquaient encore. Le premier ne pou-
vait pas éprouver d'obstacle en se mettant sur les rangs;
le second ayant été la victime d'une bataille perdue par
ses protecteurs , il était de leur honneur de lui procurer
une des places qui restaient à remplir. Ces deux nou-
veaux académiciens ont été reçus le même jour.
M. le prince de Beauvau prononça son discours avec
beaucoup de simplicité et de noblesse. Il avait connu
particulièrement le président Hénault, à qui il succédait;
il était donc plus en état qu'un autre de faire son éloge.
Celui du roi devait se trouver dans le discours d'un
homme de la cour que sa place de capitaine des Gardes
attache particulièrement à Sa Majesté. M. le prince de
Beauvau trouva aussi le moyen de faire d'une manière
indirecte l'éloge de l'administration de son ami et de son
MAI 1771. a57
parent y M. le duc de Choiseul : il vehait de passer
quinze jours avec lui dans sa retraite de Chanteloup. Il
est un des hommes de la cour qui a le plus de noblesse
et de dignité sans raideur, et le public a témoigné à
FAcadémie, par ses applaudissemens ^ qu'un tel choix
était fait pour l'honorer.
Ma foi , il ne m'est pas possible de m'accommoder de
la réponse de M. l'abbé de Voisenon ; j'aime bien Arle-
quin, mais je ne me soucie pas de le trouver à l'Acadé-
mie.... c< Votre naissance est illustre, vous jouissez des
honneurs qui vous sont dus ; » voilà de quoi flatter la
vanité, ce Vous vous placez au rang des gens de lettres • »
voilà de quoi flatter Tamour-propre.... Ce n'est que l'élé-
vation dans la façon de penser qui fait sentir le besoin
de termes assez nobles pour l'exprimer.... « Votre extrême
exactitude ne vous rend imposant qu'en vous rendant
irréprochable.... »Et notez que cette exactitude impo-
sante roule sur l'obligation de ne jamais manquer le roi
d'un moment ; c'est l'éloge d'un bon valet.... « Le pré-
tendu bonheur d'un homme riche n'est jamais qu'en
usufruit avec beaucoup de non-valeurs.... » Il lève en-
suite, pour un moment, le rideau de la postérité : il y
découvre une galerie ornée d'une infinité de cadres pré-
parés pour les portraits des grands hommes. « Hélas !
dit-il , qu'il y a de cadres qui , dans ce siècle-ci , tombe-
ront de vétusté à force d'attendre!.... » Fiat lux!
J'avoue que ce jargon me paraît insupportable; je m'en
amuserais peut-être en lisant Misapoufo\x Tant mieux
pour elle; mais dans un discours académique je cherche
autre chose. L'abbé de Voisenon , pour trouver grâce à
mes yeux , a fini son persiflage par l'éloge de Madame la
Dauphine. En parlant de cette charmante princesse , il
ToK. VII. 17
2 58 CORRESPOUTBANCE LITTEKAIRE,
adresse à M. le prince de Beauvau ces vers de la tragédie
de Marianne :
Et vous, vieillard heureux, qui suivez sou destin.
Des serviteurs des rois , sage et parfait modèle,
Votre sort est trop beau ; vous vivrez auprès d'elle.
Le public a confirmé cet éloge par des batiemens de
mains redoublés.
Le discours de M. Gaillard est un peu long. Je n'aime
pas ce serment prononcé avec beaucoup trop d'apprêt en
face de l'Académie : les bons sermens sont ceux que l'hon-
nête homme se prête à lui-même^ sans emphase et sans
témoins; il n'en faut point pour se vouer à la justice et
à la bienfaisance 9 pour se promettre de détester toujours
le$ souplesses de l'intrigue, les bassesses de la flatterie,
les fureurs de la satire. Un honnête homme fait tout cela
sans avoir pris aucun engagement avec lui-même. Je
n'aime pas non plus qu'on annonce dans un discours
s^cadémique qu'(Mi va traiter qn sujet; il faut le traiter
sans l'annoncer ; cet avertissement est bon dans un ser-
mon, parce qu'il prévient l'auditoire qu'il est temps de
s'endormir. Mais, à cela près, le public a applaudi avec
transport à plusieurs traits de pe discours pleins de cette
noble franchise, de cette louable hardiesse qui caracté-
risent le citoyen. M. GailUrd est le premier d'entre les
Quarante qui ait osé ne pas louer le cardinal de Riche-
lieu sans restriction. Il distingue en lui le protecteur des
kUres du ministre sévère, et même sangtMnarre. Son
éloge de l'abbé Alary, auquel il succédait, a infiniment
plu , parce qu'il est simple et vrai ; et son discours a eu ,
à l'Académie et depuis qu'il est imprimé, le succès le
plus complet.
^fi
MAI 1771. aSg
M. l'abbé de Voisenon , dans sa réponse à M. Gail-
lard, était un peu moins Misapoufque dans les deux
autres : ce n'est pas qu'on n'y trouve encore honnête-
ment d'antithèses y mais le ton en est moins burlesque.
Quoi qu'il en soit, M. l'abbé Misapouf est une si drôle
de chose et quelque chose de si aimable , qu'il n'y a pas
moyen de se fâcher sérieusement contré lui.
M. Duclos, secrétaire perpétuel de l'Académie, a lu
à cette séance une esquisse de l'Histoire de l'Académie
Française depuis le commencement de ce siècle jusqu'à
nos jours; il a repris l'Histoire de l'Académie à l'époque
oîf l'abbé d'Olivet l'avait laissée. Cette esquisse ressem-
blait moins à la lecture d'un écrit qu'à Une causerie pé-
tulante et interrompue, mais très -piquante, par une
foule d'anecdotes, et plus encore par les allusions conti-
nuelles à différens objets qui, quoique détournées et
secrètes , n'échappèrent pas à une assemblée aussi éclairée
et aussi clairvoyante que celle qui écoutait messieurs les
Quarante. On applaudit à l'éloge de M. le duc de Ni-
rernois, de M. le prince Louis de Rohan, coadjuteur de
Strasbourg; mais lorsque l'académicien eut prononcé
le nom de Lamoignon , toutes les mains partirent avec
un tel transport qu'il ne fut plus possible de reprendre la
parole de plus de dix minutes. M. de Lamoignon de
Malesherbes, fils de l'ancien chancelier et premier pré-
sident de la cour des aides qui vient d'être supprimée,
56 trouvait dans la foule des auditeurs, et le public voulut
témoigner par ses acclamations, à cet illustre magistrat,
le cas qu'il faisait de ses tâlens et de ses vertus. Cette
lecture dura assez long-temps; mais quoiqu'elle ne fût
pas également saillante , elle n'ennuya pas. Duclos n'est
pas ennuyeux ; il peut excéder quelquefois par sa pétu-
l6u CORRESPOffDAKCE LITT£RAlR£y
laace, par son ton dur et par sa vanité qui ne peut se
cacher ; mais quand cela ne dure pas trop , cda amuse.
Duclos brilla dans le temps où Tesprit était devenu une
af&ire d'escrime ; on se prenait corps à corps en présence
d'un cercle dont les applaudissemens étaient pour le
plus fort : ces espèces de tournois ont passé de mode , ce
qui prouve qu on a plus d'esprit véritable aujourdliui
qu'il y a trente ou quarante ans. L'hôtel de Brancas
était alors ce que l'hôtel de Rambouillet était dans le
siècle passé; mais cette société perdit avec le comte de
Forcalquier son principal soutien , et après sa mort il
n'en fut plus question. Madame la comtesse de Sand-
wick^ que vous connaissez par les écrits de Saiqt-Évre-
mont y et que nous avons vue mourir à Paris de noire
temps, dans un âge fort avancé j femme qui avait infini-
ment d'esprit, et dont, la conversation répondait parfai-
tement à sa célébrité y appelait les esprits de l'hôtel de
Brancas des esprits notés. £n effet , pour peu que vous
les eussiez entendus siffler, vous les saviez par cœur.
Mademoiselle Quinault, qui a long-temps joué les rôles
de soubrette à la Comédie Française, et qui est aujoar-
d'hui retirée à Saiut-Germain , était un des arcs-boutans
de l'hôtel de Brancas. Ces bureaux d'esprit n'étaient pas
des temples consacrés à l'amitié ; on y vivait des années
entières à côté les uns des autres , on était même aniis
intimes sans s'aimer et souvent sans s'estimer.
Enfin avant-hier, M. Tabbé Arnaud, de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres , l'un des rédacteurs de
la Gazette de France j fit son entrée à l'Académie Fran-
çaise. Le choix de cet académicien est l'ouvrage de
M. Suard, son associé à la Gazette de France. II n^
s'est pas fail sans rencontrer beaucoup de difficultés. Le
MAI Ï771. a6i
public a trouvé l'abbé Arnaud sans titres pour aspirer à
cette place; on a demandé : Qu'a-t-il fait? le Journal
Étranger j et Vine Gazette littéraire j qui n'ont pu se
soutenir dès que les principaux d'entre les gens de lettres
ont cessé d'y contribuer, parce que les deux éditeurs asso-
ciés , l'abbé Arnaud et Suard , étaient trop paresseux ,
trop attachés au monde, et à souper en ville, pour prendre
les soins qu'exige un ouvrage périodique. La Gazette
de France? Elle jouit du moins de la réputation qu'elle
mérite, d'être la plus mauvaise gazette de l'Europe, et
il ne dépend pas des éditeurs qu'il en soit autrement;
mais il dépendrait d'eux de nous épargner ces errata
continuels qu'ils sont obligés de faire d'un ordinaire à
l'autre; mais il dépendrait au moins d'eux de ne pas faire
assister le roi de Suède à la messe de sa chapelle royale
de Stockholm, comme ils ont fait l'année dernière; ils
seraient fort les maîtres de ne pas faire dire des prières
dans toute l'étendue de la Suède pour le repos de l'ame
du feu roi, comme il leur a plu de dire dans une des ga-
zettes du mois courant : à ces bévues grossières, on voit
du moins que les éditeurs ne relisent pas seulement les^
épreuves des feuilles dont ils enrichissent le public deux
fois par semaine. Faut-il compter parmi les titres de
l'abbé Arnaud quelques Mémoires qu'il a fournis au re-
cueil des Mémoires de l'Académie royale des Inscriptions
et Belles-Lettres? Mais, en cela, il a satisfait au devoir
d'académicien , et l'on n'est agrégé à ce corps que pour
faire ce travail , qui est d'ailleurs récompensé par les
pensions dont on y jouit à titre d'ancienneté : si appar-
tenir à ce corps était un titre pour entrer dans l'autre,
tous les Académiciens de Belles-Lettres y auraient à peu
près le même droit. Le véritable titre de l'abbé Arnaud
^6^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
était la disette de sujets académiques. Le parti philosO"
phique avait bien des griefs contre lui : il fut un temps
où l'abbé Arnaud voulut faire fortune en calomniant les
philosophes, et il n'est pas bien sûr aujourd'hui qu'il
soit de leurs amis; il ne l'est que jusqu'aux services à
recevoir inclusivement; mais il ne sera jamais assez
maladroit pour prendre l'uniforme d'un corps qui n'est
pas en faveur à la cour. Ces considérations rendaient
beaucoup de philosophes peu disposés à favoriser les
désirs de l'abbé Arnaud; mais la dextérité de son ami
Suard a vaincu tous les obstacles. Aussi commence-t-il
son discours par faire l'éloge de l'amitié , et par convenir
que ses travaux littéraires furent partagés par un homme
de lettres qui, dès long-temps, partage tout avec lui. Ce
discours, en général, n'a pas fait un grand effet à l'Aca-
démie. L'auteur le lut avec trop de précipitation. L'éloge,
de M. de. Mairan n'est guère que croqué , et cet acadé-
micien célèbre méritait bien un panégyrique plus soigné;
c'était , ce me semble , le cas d'entrer dans quelques dé-
tails sur ses principaux ouvrages. L'abbé Arnaud a mieux
aimé nous tracer une espèce de parallèle entre la langue
grecque et la langue française, entre l'élocution d'Athènes
et celle de Paris. Ce discours m'a paru sans résultat;
quand l'orateur a fini , il n'en est rien resté , et l'on ne
sait ce qu'on a entendu : cela vient du vague qui règne
dans ses idées et dans sa tête. L'abbé Arnaud a un hu%
air de Diderot, mais c'est un bien faux air. Il n'en a cer-
tainement pas l'aménité, mais il en a la chaleur et l'éner-
gie : on croirait qu'il en a le génie lumineux, mais on
ne tarde pas à se désabuser. C'est une fusée qui a un
instant d'éclat ; elle s'élance en l'air, mais c'est pour vous
replonger incontinent dans les ténèbres; au lieu que
MAI 1771. a63
lorsque Diderot s'élance , vous voyez une traînée de
iumière à perte de vue; elle pencé dans les régions supé*
rieures, et si vous ne pouvez la suivre, ce n'est pas la
faute de son jet , c^est la faiblesse de vos yeux qui en est
la cause. D'où je conclus que M. labbé Arnaud n'est pas
un Diderot, ce qui n'empêche pas qu'il n'ait pris séance
à l'Académie Française.
M. de Châteaubrun , ancien maître d'holel de M. le
duc d'Orléans, devait répondre ^ en qualité et directeur,
au discours de M. l'abbé Arnaud; niais le bonhom^me,
âgé de plus de quarre-vitigts ans, s'étant trouvé indis-
posé le matin, envoya son discours à l'Académie, et
pria le secrétaire de le foire lire. M. d'Alembôrt se char*
gea de la fonction de lecteur, et le lut à merveille. Ce
discours fut extrêmement applaudi : j'aurais voulu que
le bon vieillard eût pu assister du moins à la séance, et
jouir des applaudissemens du public. On trouva l'éloge
de M. deMairan mieux dans ce discours que dans l'autre,
en ce qu'il appartient plus particulièrement à l'académi-
cien à qui il est consacré, et qu'il finit par un parallèle
en six lignes, très-bien senti, entre Fontenelle et Mairan.
La cérémonie de la réception finie, M. d'Alembert
lut une épitre de M. Saurin sur les malheurs attachés à
la vieillesse. L'auteur, qui y touche, était présent. Ce
morceau reçut les plus grands applaudissemens ; il fut
lu avec tine singulière magie. Cela ressemble , pour le
sombre et le noir qui y régnent, à une IVuù d'Young. ïl
m'a paru qu'il y avait de beaux vers, et c'est l'essentieh
On n'est pas en droit de chicaner un poète sur le sujet ;
il lui a plu d'être noir, sombre, mélancolique; et s'il a
bien été tout cela , vous n'avez rien à lui dire : son projet
n'était pas de vous faire marcher sur des roses. Malgré
a64 CORRESPOND ANGE LITTERAIRE,
cette apologie y on a reproché à M. Saurin de n'avoir pas
traité son sujet à charge et à décharge; et l'on a dit
qu'en peignant les dédommagemenset les consolations de
la vieillesse 9 il aurait eu occasion de varier ses tons et
même de rendre ceux du malheur plus terribles par le
contraste. Il peint la vieillesse de M. de Voltaire, mais
comme exception de la règle. Il a fini par jeter des fleurs
sur la tombe de feu M. Trudaine, intendant des finan-
ces. Cette épitre sera imprimée l'hiver prochain avec
d'autres morceaux' de l'auteur.
Il vous souvient sans doute que sur la plainte de
M. Séguier y M. le chancelier ferma la bouche de M. Tho-
mas l'année dernière après la réception de M. l'arche-
vêque de Toulouse; il vient de la lui rouvrir; c'est-à-dire
que la défense qui avait été faite à M. Thomas de lire
désormais dans les séances publiques de l'Académie a
été levée. L'Académie^ pour ne plus s'exposer à ces
sortes de désagrémens^ fera dorénavant examiner par un
comité particulier les morceaux destinés aux lectures
publiques. En conséquence M. Thomas lut un long frag-
ment de son Essai sur le caractère , les mœurs et. Ves^
prit des femmes dans les différens siècles^ qui sera aussi
imprimé l'hiver prochain. Cela parut long et ennuyeux;
on ne trouva rien de neuf ni de piquant dans le fond et
dans les idées , et la manière parut excédante et d'une
monotonie insupportable. Pour traiter de pareils sujets,
il faut employer tous les genres de style avec une flexi-
bilité et une grâce que M. Thomas n'aura jamais; aussi
cette lecture tant négociée, tant attendue depuis six
mois, ne fit-elle pas l'effet dont l'auteur s'était flatté.
Nous venons de perdre un amateur des arts dans la
MAI 1771. a65
personne de M. de Bachaumont^ mort à l'âge de plus de
quatre-vingts ans. On a de lui quelques brochures sur
(les ouvrages de peinture, mais ces brochures sont ou-
bliées depuis tong-temps. C'est lui qui acheta , il y a
quinze ou dix-huit ans^ cette colonne de l'hôtel de Sois-
sons où l'on a construit depuis la halle aux blés, monu-
ment passablement mesquin de la régence de Catherine
de Médicis. Elle l'avait fait ériger pour observer le cours
des autres ; les créanciers du prince Carignan la voulu-
rent démolir, M. de Bachaumont l'acheta pour la con-
server à la postérité. Lorsque la ville acquit le terrain
de l'hôtel de Soissons pour y construire la halle , il me
semble qu'elle remboursa les frais de la colonne à M. de
Bachaumont, et qu'elle la laissa subsister dans le coin
de ce terrain qu'elle occupait depuis près de deux cents
ans. Bachaumont vivait depuis sa jeunesse dans la so-
ciété de madame Doublet , dont il avait été l'amant , si
je ne me trompe. Celte société avait été long-temps cé-
lèbre à Paris. On y était janséniste, ou du moins très-
parlementaire , mais on n'y était pas chrétien ; jamais
croyant ni dévot n'y fut admis, si ce n'est peut-être M. de
Foncemagne. Nous en avons vu mourir successivement
les membres les plus illustres, les Falconet, les Mira-
baud, les Mairan; tous ont atteint le terme le plus re-
culé de la vie humaine, et sont morts avec la tranquil-
lité des justes. Madame Doublet a survécu à tous ses
amis; elle a aujourd'hui plus de quatre-vingt-dix-sept
ans, et ce n'est que depuis très-peu de temps que son
esprit s'est ressenti du fardeau des années. Elle s'était
logée dans un appartement extérieur du couvent des
Filles-Saint-Thomas, et elle y a passé quarante ans de
suite sans sortir de sa chambre , ne se souciant pas de
a66 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
&ire aucun acte de religion. Aujourd'hui quelle est
sourde ) et que sa tête ny est plus, on est parvenu à lui
faire faire ses pâques, peut^tre pour la première fois
depuis sa première communion. Au reste, on n'affichait
pas dans sa maison cette liherté de penser philosophique ;
on s'en servait sans en jamais parler : on donnait la
principale attention aux nouvelles. Madame Doublet en
tenait registre; chacun en arrivant lisait la feuille du
jour et l'augmentait de ce qu'il savait de sûr (i). Les
valets copiaient ensuite ces bulletins, et s'en faisaient
un revenu en les distribuant au public; et à cet égard la
société de madame Doublet s'était attiré l'attention de la
police, surtout dans les temps de brouilleries entre la
cour et les parlemens. On dit que Bachaumont a été fort
aimable dans sa jeunesse, mais je ne l'ai coAnu que
vieux, radoteur et automate: il devait avoir été d'une
très-jolie figure. Il était riche, et ayant toujours vécu
en épicurien, dans la paresse, dans l'oisiveté, n'ayaut
d'autres affaires au monde que le soin de ses plaisirs, de
la bonne chère et de la sensualité, il n'est pas étonnant
que les facultés de son ame se soient si tôt éclipsées.
Quand on lui a parlé, dans ses derniers momens, des
consolations de l'Église, il a répondu qu'il ne se sentait
pas affligé ; malgré cela on fit venir un prêtre qui ne put
jamais tirer autre chose du mourant que Monsieur,
vous ai^ez bien de la bonté. M. le duc de Nevers avait
inventé une perruque à longue chevelure; mais il na
(i) C'est le recueil de ces nouvelles qui a été imprimé depuis sous le titre
4é Mémoires secrets pour servir à ^histoire de la répubCique des lettres en
Frof^ce , et qu'on désigne plus généralement par celui de Mémoires d4 BachaU'
mont. Us forment 36 vol. in-ra; mais on en annonce une nouvelle édition
annotée et débarrassée du fatras qui encombre cette collection, en lo volumes
jn-S*^. Ce travail ne pouvait être mieux confié qu'à M. J. Aavenel.
JUIN I77I. 267
eu d'imitateurs en France que M. de Bachaumont et
M. de Voltaire : des trois porteurs il ne reste aujour-
d'hui que ce dernier.
^/^»^'^%»^%<'%im<^%^^/^%«'«<^%.'%/^^/<.^/^^/%/m«^-% %/^/^^<^ ^/«(«^<^«>^ «/«/%«/«/% %'^%/«.«/%«>'»/^%^«/»«>^%K^,^«<i%^^
JUIN.
Paris, juin 1771.
Il est mort au mois de février dernier, dans le village
de Vitry , situé à une lieue de Paris y entre cette capitale
et Choisy, une femme âgée de plus de quatre-vingts
ans , qui occupait une petite maison depuis plusieurs an*^
nées , et y vivait dans la plus profonde retraite. Le ro*
man qu'on a débité sur son compte est des plus incroya-
bles, et, bien loin d'avoir aucun caractère d'authenticité,
il a au contraire toutes les marques de réprobation qu'un
récit puisse renfermer; cependant il s'est trouvé ici de-
puis long-temps asse? généralement répandu , et il s'est
renouvelé à l'occasion de la mort de l'héroïne. On a fait ,
au mois d'avril dernier, la vente de ses effets, et beau-
coup de curieux et d'oisifs se sont rendus à Yitry pour
assister à un inventaire qui avait excité leur attention.
Ce qu'il y a de sur, c'est que l'héroïne du roman vivait à
Vitry^ entièrement isolée; elle n'allait chez personne et
ne recevait personne chez elle, et le soin constant
qu'elle prit pour rester obscure favorisait infiniment les
bruits qui couraieut sur son compte. Quoi qu'il en soit,
voici une relation qu'on fabriqua à son sujet il y a envi-^
ron dix ans , et que sa mort a fait renouveler depuis
quelques mois.
208 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Conte qui n'en est pas un,
a Personne n'ignore que le Czar Pierre-le-Grand eut
un Hls indigne de lui, à qui il fit «épouser la princesse
d'Allemagne la plus accomplie, de la maison de Bruns-
wick, sœur de l'impératrice femme de Charles VI.
tf IvC caractère du Czarowitz ne fut pas adouci par les
grâces, la vertu et l'esprit de cette princesse. Il la mal-
traitait souvent, et, chose incroyable! il l'empoisonna
jusqu'à neuf fois; mais elle fut toujours secourife si à
propos et si efficacement, qu'elle en revint. Ce monstre,
voulant consommer son crime à quelque prix que ce
fût, lui' donna un jour de si furieux coups de pied
dans le ventre , qu'elle tomba évanouie et noyée dans son
sang, parce qu'elle était grosse de huit mois.
« Les femmes accoururent, et. le barbare Czarowitz
partit pour se rendre à une maison de campagne, bien
persuadé qu'il apprendrait sa mort le lendemain. Mal-
heureusement pour cette princesse, le Czar était alors
dans une de ces tournées qu'il a faites dans toute l'Eu-
rope : éloignée et du Czar et de sa propre famille, la prin-
cesse se voyait livrée à un prince féroce, maître absolu
dans une cour esclave, au moment de succomber sous
le fer et le poison , et ne pouvant fuir , parce qu'elle était
gardée dans son palais comme dans une prison.
« Dans cette extrémité , elle tira parti des cruels trai-
temens qu'elle avait soufferts, en se servant d'un moyen
que lui suggéra la comtesse de Konigsmark, mère du
maréchal de Saxe : ses femmes furent gagnées , et on la
supposa morte. On la mit promptëment et secrètement
dans une bière, pour dérober au public, disait-on, w
connaissance des mauvais traitemens qu elle avait reçus
JUIN 1771. 'Jt6g
la veille du Czaro\^itz. On manda sa mort à son époux ,
qui ordonna de Tenterrer bien vite et sans cérémonie;
les courriers furent dépêchés y et toute l'Europe porta le
deuil d'une bûche.
« Cependant la princesse se sauva avec un vieux do-
mestique de confiance que lui donna là comtesse de Ko-
nigsmark , et vint à Paris , où elle se tînt cachée quelque
temps; mais, craignant toujours d'être reconnue, elle
partit pour la Louisiane avec ce domestique qui pas-
sait pour son père , et une femme pour la servir.
a A son arrivée dans cette colonie, elle excite bientôt
la curiosité et l'admiration de tous les habitans.
«Un officier, nommé d'Auban, la reconnaît. Il avait
sollicité autrefois de l'emploi à Pétersbourg, et y avait
vu tous les jours la princesse. Tout incroyable que lui
paraît cet événement , il ne peut en douter. Il a la pru-
dence de n'en rien témoigner , et cherche à se rendre
utile à ce père , qui se dit Allemand , et prétend avoir
une somme suffisante pour former un petit établissement.
D'Auban se charge de tout, réunit ses fonds aux fonds
de cette étrangère, achète des esclaves, et monte une
habitation en société,
((Enfin il n'y peut plus tenir; et un jour, plein de
tendresse et d'admiration, il avoue à la princesse qu'il
la connaît. I-e premier mouvement de cette infortunée
fut celui du désespoir; mais, se rassurant sur l'épreuve
qu'elle avait faite de la prudence de d'Auban, elle lui
en marque sa reconnaissance, et lui fait }urer qu'il gar-
dera inviolablement ce funeste secret. Quelque temps
après, les gazettes d'Europe apprirent la catastrophe ar-
rivée en Russie , et la mort du Czarowirz. La princesse ,
morte civilement en Europe, ne voulut plus y retourner.
270 CORRESPOICDANCE LITTJÉRAIRE ,
Son vieux domestique venait de mourir : Tamour de
M. d'Auban, quoique couvert du vpile de rattachement
et du respect le plus profond ,* n'avait pas échappe à sa
pénétration; elle n'avait que lui pour consolateur et con-
fident; elle en fit son mari.
« La voilà donc femme d'un capitaine d'infanterie
dans les troupes de la Louisiane, possédant pour tout
bien une habitation de dix-sept à vingt nègres, entourée
de gens de toute espèce , et dont la plupart étaient l'écume
du genre humain , comme c'est l'ordinaire des colonies
nouvelles; oubliant parfaitement quelle était d'un rang
auguste , qu'elle avait eu pour mari l'héritier présomptif
d'un empire limitrophe de la Suède et de la Chine, que
sa sœur était impératrice d'occident , et ne s'occupant qne
de son mari, avec qui elle partageait les travaux qu'exi-
geait leur situation. Ce tableau est, je crois, le plus
attendrissant qui ait jamais été présenté aux yeux de
l'univers. Madame d'Auban devint grosse , et accoucha
d'une fille qu'elle nourrit elle-même, et à qui elle appril
lallemand avec le français , pour qu'elle pût un jour se
souvenir de son origine. Elle vécut dix ans de cette ma-
nière; plus contente mille fois qu'elle ne l'avait été dans
le palais impérial de Pétersbourg, et plus heureuse peut-
être que sa sœur dans celui des Césars. Au bout de ce
terme, M. d'Auban fut attaqué de la fistule; et la prin-
cesse, alarmée sur le succès d'une opération qui n'était
pas familière aux gens du pays, vendit son habitation^
et vint à Paris, où elle fit traiter son mari, le soigna, et
se conduisit à son égard comme l'épcmse la plus tendre.
Lorsque sa guérison fut assurée, ils songèrent à leur
subsistance et à celle de leur petite fille; car les fonds
qu'ils avaient rapportés d'Amérique n'étaient pas suffi-
JUIN 177 I. 271
saos pour les rassurer sur Tavenir. Le mari s'adressa à
la compagnie des Indes. Pendant qu'il sollicitait, ma-
dame d'Auban allait se promener de temps en temps
avec sa fille aux Tuileries , ne croyant pas désormais
pouvoir être reconnue. Un jour qu'elle y causait avec sa
fille en allemand, le maréchal de Saxe se trouva derrière
elle, et entendant parler la langue de son pays, il s'ap-
proche de la petite fille , la mère lève la tête, et le maré-
chal recule d'effroi et de surprise. La princesse ne fut
pas capable de cacher son trouble dans ce premier mo-
ment; elle prit le parti de se confier à lui et de lui conter
ses aventures , ainsi que la part que madame de Konigs-
mark y avait eue; elle lui demande en même temps de
lui garder le plus profond secret.
« Le maréchal le promit, niais se réserva de le confier
ituroi. La princesse y consentit, sous la condition qu'il
ne le dirait que dans trois mois ; et le maréchal s'y en-
gagea. Elle lui permit de venir la voir de temps en temps ,
sans suite et le soir seulement, pour n'être pas remarqué.
Enfin, la weille du jour où, en conséquence de sa pre-
niière conversation, il devait aller à Versailles rendre
compte au roi, il fut chez la princesse pour la prévenir;
mais il apprit par la maîtresse de la maison que madame
d*Auban était partie depuis plusieurs jours pour l'île de
Bourbon^ dont son mari avait obtenu la majorité : le
inaréchal alla sur-le-champ faire part au roi de cette
aventure inouïe. Le roi envoya chercher M. de Machault,
^tj sans lui en expliquer le motif, lui ordonna d'écrire
au gouverneur de l'île de Bourbon de traiter madame
« Auban avec les plus grands égards. Quoiqu'en guerre
*^ec l'impératrice-reine de Hongrie , Sa Majesté lui
^rivit de sa main pour l'informer du sort de sa tante.
ti 7 Si CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
L'impératrice-reine remercia le roi, et lui adressa une
lettre pour la princesse^ dans laquelle elle l'invitait de
venir auprès d'elle , mais en lui imposant la loi d'aban-
donner son mari et sa fille , dont le roi se reservait de
prendre soin. La princesse se refusa à de pareilles con-
ditions. Elleresta à Bourbon jusqu'à la fin de 1757, que
son mari mourut. Elle avait perdu sa fille quelque temps
auparavant; et ne tenant plus à rien au monde , elle revint
à Paris se loger à l'hôtel du Pérou, en attendant qu'elle
pût se renfermer dans une communauté religieuse où elle
se' proposait de vivre dans la retraite, uniquement occu-
pée de ses derniers malheurs , les seuls dont elle conservât
un souvenir douloureux. On prétend que l'impératrice-
reine lui a fait depuis une pension de 4S9O00 liv. , dont
cette admirable princesse emploie les trois quarts au
soulagement des pauvres, dans la retraite qu'elle a choisie
depuis le commencement de l'année 1 760.
cr Rien n'est plus vrai que le fond de cette histoire; il
serait très-intéressant d'en connaître les circonstances
et les détails ; Paris est plein de gens qui ont connu ma-
dame d'Auban. »
Voilà le roman tel qu'il s'est débité; plusieurs circon-
stances en décèlent la fausseté. Je n'ai pas ouï dire que la
comtesse de Konigsmark ait jamais été en Russie; j'ai
bien lu que son amant, le roi Auguste, l'envoya au-
devant de son vainqueur Charles XII, et que ce jeune
monarque rebroussa chemin pour ne point s'exposer au
danger de la voir, ni à la nécessité d'un refus impoli.
Si j'ai la mémoire fidèle , le comte de Saxe n'a été en
Russie, pour la première fois de sa vie, qu'en i'J^'Jy
c'est-à-dire environ huit ou dix ans après la cata-
strophe de l'infortuné fils de Pierre -le -Grand, indigne
JUIN I77I. 273
sans doute d'un tel père ,et plus indigne epcpre d'être l'ar-
bitre d'un grand empire. Le comté de Saxe n'aurait donc
pu "voir la princesse dont ou expose ici la destinée, que
dans sa première jeunesse , à la cour de Brunswick^ sup-
pose qu'il y ait été : comment l'aurait-il reconnue à la pre-
mière vue, après un laps de tepips si considérable, et
dans une rencontre 011 rien ne devait le mettre sur la voie
d'un aussi étrange secret? il est inutile de s'étendre sur
lesi autres détails équivoques de ce récit, et il est bien
plus aisé de s'imaginer que quelque oisif ait voulu se
jouer de la» crédulité publique, en composant ce roman
comme il a pu , que de concilier toutes les contradic-
tions qui s'y trouvent. Ces sortes de mensonges sont
d'autant plus sûrs de leur succès , qu'il est iinpossible de
rien éclaircir ou de rien constater à Paris. Tout est vrai
ici pendant vingt-quatre heures; les choses les plus ha-
sardées, les plus fausses même se débitent avec une as-
surance et une chaleur qui ne souffrent pas le doute le
plus léger; le lendemain elles sont oubliées avec la n>éme
facilité qui leur a donné vogue la veille, et toute en-
quête serait inutile, parce qu'on la ferait auprès de
sourds qui n'ont des oreilles que pour la nouvelle du
jour, et qui n'ont conservé aucun souvenir de celle de
la veille. Tout ce que j'ai pu savoir à l'égard de madame
d'Auban , c'est que M. de Sartine n'en avait jamais en-
tendu parier, ce qui ne fortifie pas, à beaucoup près, l'au-
thenticité de seç aventures (1). Il est bien vrai qu'elles
sont antérieures au temps où ce digne magistrat s'est
trouvé à la tête de la police; mais il n'est pas naturel
(i) Grimm revient sur le roman de ceUe aventurière au mois de novembre
suivant. D'Alembert, dans sa lettre du 8 novembre 177 1, en entretieni
Frédéric, qui lui répondît à ce sujet le So du même mois. D'Alembert la
nomme madmne Maldack,
ToM.VIL i8
^«74 CORRESPaNDAuNCE LITTÉRAIRE,
quil ny soit resté aucune nolice*sur uu^persoîuiage
aussi intéresslânt et aussi sii^uli^.
Observation de M. Diderot sur le Discours de réception
de M. Vabbé Arnaud,
J'ai lu le discours de Tabbé Arnaud. Nulle grâce dans
l'expression; pas une miette d'élégance; un ton dur et
voisin dé l'école. Si vous parlez d'harmonie , soyez har-
monieux; c'est sous peine de passer pour un aveugle
qui parle de couleur. Quand on se rappelle ou le nombre
de Fléchier , ou le charme de Massillon , ou la hauteur et la
simplicité de Bossuet, ou la facilité et là négligence de
Voltaire 9 on est choqué du ramage sourd et rauque de
fabbé Arnaud. Il tourne sans cesse dans le même cercle
d'idées sur les langues; Ce qu'il dit sur la comparaison
de ia nôtre avec le grec et le latin n'a pas même le mé-
rite d'être répété avec avantage. Et puis de petits écarts
étrangers au sujet , qui décèleraient de la pauvreté et de
la richesse déplacée. Par exemple , à quoi bon ce paral-
lèle de l'œil et de l'oreille ? Il ne manque là^dedans que
quelques termes surannés pour nous donner un bon
exempte de la rusticité d'un idiome qui commence à se
polir. Je croyais que l'abbé pensait davantage. Autrefois il
bouillait , aujourd'hui il me cahote; c'était du feu et de la
fumée épaisse, à présent le bruit d'une mauvaise voiture.
Le désœuvrement et le . goût de la nouveauté ont
donné, depuis trois ans , une vogue passagère à ce qu'on
a ti*ès-ridiculement nommé des vauxhalls en France,
tjn artiBcier nommé Torré ayant imaginé de donner au
public, pour son argent, deux fois par semaine, des
feux d'artifice sur le boulevard du Temple, fut trouble
dans son entreprise par lea possesseurs des maisons du
voisinage^ qui, indépendamment dé l'iijicommodité du
bruit, se plaignaient dû danger auquel cet établissement
les exposait. La police défendit ces feux, et Torré, écrasé
de dettes qu'il avait contractées dans l'espérance des
plus grands profits , imagina d'élever sur son terrain des
salles de bal, des cafés, des boutiques de modes, et
obtint la permission d'y assembler deux fois par semaine
le public, depuis cinq jusqu'à dix heures du soir, en
faisant payer à l'entrée trente sous par tête. La nou-
veauté et la compassion pour un pauvre diable abîmé de
dettes, sans sa faute, firent prodigieusement réussir cette
.entreprise, qu'il appela Vauxhall ^ quoiqu'elle n'eût
rien de commun avec le vauxhall de Londres. Bientôt
on vit s'élever de toutes parts des vauxhalls qui tom-
bèrent aussi rapidement que le premier avait réussi. On
en bâtit uki à la foire Saint*Germàin pour servir durant
la foire depuis le mois de février jusqu'à Pâques de chaque
année. Celui-ci, pour se préserver d'une ruine trop
prompte, imagina dé faire chaque fois line loterie d^un
seul lot de cinquante écus pris sur la recette. Il faut dire
à la honte du public que ce moyen bas réussit pendant
Un hiver entier, et attira une foule prodigieuse au Vaux-
hall de la foire. Bientôt il se forma une compagnie nom-
breuse et riche qui , s'assurant de l'appui d'une protec-
tion puissante, ambitionna le privilège exclusif des
vauxhalls de Paris. Elle forma le projet le plus insensé
qu'on eût encore vu; elle acheta, à des frais énormes^
un terrain considérable à l'extrémité du faubourg Saint-
Honoré au Roule sur les Champs^-Élysées ; elle y bâtit,
à des frais plus énormes encore, un édifice immense,
et dépensa ainsi près de deux millions pour y recevoir
276 CORRESPONDAÎTCE LITTERAIRE,
deux fois par semaine les oisifs de Paris, à trente sous
par tête. On a fait le 23 dû mois dernier l'ouverture de
cette magnifique boutique , que Ton a consacrée sous le
nom de Colisée , parce qu'on a en effet copié la fameuse
rotonde de Rome qui porte ce nom.
On descend dans les Champs-Elysées à une grille qui
donne entrée dans une vaste cour circulaire, décorée des
r
deux cotés par une colonnade en treillage d'ordre dori-
que, laquelle forme une galerie couverte pour arriveir
au bâtiment' sans incommodité en temps de pluie. Quand
on a traversa cette cour, on se trouve à la façade formée
de <{uatre colonnes d'ordre dorique «t surmontée d'un
attique décoré en pilastres et couronné par un fronton
en treillage. On monte par quatre ou cinq marches^ et
l'on se trouve dans un premier vestibule orné de colonnes
d'ordre toscan. Atix deux côtés de ce vestibule, il y a
deux escaliers qui conduisent jusqu'en haut sur la plate-
forme qui règne tout autour du bâtiment, et d'où, par
parenthèse , la vue est fort belle. De ce premier vesti-
bule, en marchant droit devant soi, on passe dans un
second qui forme une double galerie dans les entre-co-
lonnemens de laquelle on a placé des boutiques de mar-
chands. De ce vestibule, on passe dans le principal et
immense salon en rotonde formé par seize colonnes
d'ordre corinthien de quatre pieds de diamètre : voilà
l'entrée du côté du midi. Supposez à peu près les mêmes
vestibules et les mêmes entrées du côté du nord, de
l'orient et de l'occident; supposez tout autour de ce
salon une galerie de dix pieds de large , d'où l'on des-
cend aux quatre côtés, par cinq ou six marches, dans
le salon qui reçoit son jour d'une lanterne qui se trouve
au haut de la coupole ornée en mosaïque. Cette coupole
JUIN I77I. 377
est soutenue par autant de cariatides qu'il y a de co-
lonnes; ces cariatides, qui sont d'or, sont droites.,
courtes, et ont l'air de poupées de Nuremberg quand
on les compare au fardeau qu'elles ont à soutenir. lu*
dépendamment de la galerie basse qui règne autour du
salon, il y a encore deux galeries circulaires supérieures
d'où l'on peut voir ce qui se passe dans la rotonde :
l'une est placée dans la corniche des seize colonnes;
l'autre au-dessus, et plus reculée, circule derrière les
cariatides. «Ces galeries, auxquelles. Ton monte par les
mêmes escaliers qui conduisent des quatre côtés à la
plate-forme, communiquent de plain-pied à une infinité
de salles attenantes dont on ne saurait deviner l'usage.
Cela est magnifiquement et trislement beau, parce
qu on n'a employé , pour la décoration intérieure , que
l'or, le vert et le rouge les plus ternes; mais cela est
surtout absurde par le défaut de jugement qui a présidé
à toute cette entreprise. D'abord, l'immensité du lieu
le fera toujours paraître désert , quand même on s'y
porterait avec la plus grande affluence; elle entraînera
i^ne dépense et un service journaliers qui absorberont la
plus grande portion des profits. Ni l'édifice en général ,
ni ses différentes parties ^ n'ont aucun but; on ue sait
ni ce que l'architecte s'est proposé, si ce n'est de copier
une rotonde , ni à quel usage il destine tous les détails
de ce superbe et immense édifice^ D'ailleurs, nul en-
semble, nulle liaison; chaque pièce forme, pour ainsi
dire, un lieu isolé : c'est le projet le plus mal combiné,
le plus follement conçu qui ait jamais été entrepris. Il
est remarquable qu'on ait construit en n:|ême temps , et
à des frais immenses, une salle d'opéra pour la cour à
Versailles, où il n'y a que quatorze cents places, et un
2^8 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Colisée pour Paris, qui n'aura jamais Fair pleiD,à moÎDs
que, conformément à l'esprit ëvangëlique, on ne force
les boiteux et les ëclopés d'entrer ( i ). On avait élevé au
milieu de la rotonde un massif sur lequel on avait placé
les trois Grâces adossées ensemble;, ellés^ soutenaient
une espèce de lustre de cristal en forme d'if qui devait
servir la nuit à éclairer le centre de la rotonde ; sous
le groupe des Grâces était placée la musique , que le
grand éclat du lustre , répandu tout autour , confinait
dans la plus entière obscurité. Cette présentation avait
si parfaitement l'air d'un catafalque , qu'il a fallu la sup*-
primer entièrement; on a divisé depuis la musique en
deux orchestres dans l'entre-colonnement de la rotonde.
Les bosquets nouvellement plantés du côté de l'occi-
dent ne peuvent encore être d'aucun agrément. Du coté
du nord on a bâti un cirque dans l'enceinte duquel il y
a urt bassin d'eau sur lequel on se propose de donner
le spectacle de la joute ; en conséquence on a défendu
celui que les bateliers donnaient les années précédentes
à la Râpée sur la Seine. On a pareillement défendu à
Torré d'ouvrir son Vaux hall ;^ on a voulu forcer G)mus(îj)
et tous les spectacles du boulevard de se. transporter au
Colisée, on a été jusqu'à former le projet de couper et
d'abattre les arbres du boulevard poqr obliger le public
de se promener aux Champs*Élysées ; tant cette entre-
prise absurde et irréfléchie est protégée; et malgré tout
cela , les , entrepreneurs et les intéressés seront ruinés,
ainsi que tout le monde l'a prévu ; et comme ils sont
solidaires , plusieurs actionnaires ont déjà offert de cé-
der leur inférât pour rien , et de payer encore une
(i) Compelle intrare, Luc, XIV, a3.
(a) Escamoteur célèbi%.
JUIN I77I. 279
somme de six mille firancs à celui qui serait lente de se
metti'e en leur lieu et place. Il est impossible que cette
entreprise se soutienne; la situation du Colisëebors de
la ville, à portée de personne sur un chemin qui ne
mène à rien j et à une diatance si éloignée des abris ^
dans un pays où les mauvais temps sont si fréquens,
suffirait seule pour faire échouer le spectacle, le plus
attrayant. La curiosité y fera aller tout le monde une
fois; j mais personne n'y retournera , d'autant que le lieu
est si vaste et si éparpillé qu'on ne peut même s'y
donner un rendez -vous, lii se promettre de s'y ren-
contrer (i).
(i) Le Colisée fut d'abord construit pour servir aux 'fêtes données à l'occa-
sion du mariage du Dauphin; mais il ne put être terminé pour cette époqoe.
Quoique non entièrement achevé , il fut ouvert au public le 2a mai 1 7 7 1 .
Les jardins, les cours et bâtimens occupaient une surface de se»earpens euvi-
rou. L'acquisition de ce terrain, et surtout les constructions, avaient entraîné
des frais énormes. « Les entrepreneurs t » dit M. Dulanre dans son Histoire de
Paris (règne de Louis X V ), « avaient plusieurs fois trompé l'attente du public ,
eu lui promettant des jouissances qu'ils ne lui donnaient point. Ils épuisaient
leur imagination à créer et à promettre des spectacles étonnans qui n'éton-
naient pas. Les entrepreneurs s'étaient trompés eux-mêmes: ils avaient compté
sur noe dépense de sept cent mille livres, elle s'éleva à 2,675,500 Jiv.
« La demoiselle Lemaure , célèbre cantatrice , fit pendant quelque temps
l'agrément du Colisée... ; on imagina en 1772 de faire venir d'Angleterre des
eoqs que Ton ferait combattre , puis on renonça â ce projet. En 1 7 7 3 , ou
essaya de donner des joutes sur les eaux croupies du bassin. En 1776 et 1777,
on y fit des expositions de tableaux ; les entrepreneurs du Colisée promirent
des prix aux artistes dont les ouvrages seraient jugés dignes de les obtenir.
M. d'Angivllliers s'opposa à ces expositions , qui commençaient à être goûtées
par le public. Alors le Colisée fut réduit a des danses et à dès feux d'artifice.
« Eu 1778, ou attendait an mois de mai l'ouverture du Colisée; elle n'$:ut
point lieu. Le peu de solidité de l'édifice nécessitait des réparations et de
grands frais; les créanciers s'y opposèrent. Le Colisée fut fermé pour toujours.
« Vers l'an 1780, on démolit le Colisée, et l'emplacement fut vendu. On y
ouvrit la rue d'Angouléme ou de l'Union, et, vers l'an 1784, celle de Pou-
thleu. Plusieurs maisons particulières ou guinguettes y furent coustruile^
depuis. »
28ô CORRESPONDANCE LITTiRAIRE,
Les fêtes qu'on a données à Versailles à Foccasion da
mariage de M. le comte de Provence (1)9 se sont bor-*
nées à un fort petit , mais fort joli feu d'artifice dirigé
par Torré , suivi d'une petite illumination dans le parc.
I^ festin royal et le bal paré. ont eu lieu suivant l'usage,
excepté que les princes du sang protestans ne se sont
pas. trouvés au premier, et que mademoiselle de Lor-
raine n'a pas paru au bal , ce qui a prévenu la (dispute
du menuet (2); en revanche la marquise de Marigny,
femine du frère de ' feu madame de Pompadour , a été
une des premières qui ait dansé le menuet parmi les
femmes de qualité. En fait de spectacles ^ on a donné
deux représentations de la Reine de Golconde, opéra
de MM. Sedaine et Monsigny ; M. Mondoûville a fait les
paroles et ta musique d'un opéra intitulé Les Projets de
V Amour ^ qu'on a représenté sur le théâtre de la cour le
29 mai , et qui doit être joué une seconde fois sous peu
de jours. On doit aussi donner la tragédie de Gaston
et Bajardy et à cette occasion M. de Beltoy a obtenu
une pension de douze cents livres ^ qui serait très-bien
reçue si c'était l'usage de les payer. Dans tout cela il
n'y a eu que l'opéra de Mondonville de nouveau ; mais
il est tombé si à plat, qu'il est fort douteux qu'on ose
jamais le risquer sur le théâtre de Paris. On est géné-
ralement d'accord qu'en fait de dose d'ennui on n'en a
jamais servi à aucun roi très-chrétien , de glorieuse mé-
moire, une aussi forte que celle qui a été administrée à
Sa Majesté mercredi dernier, par Scaramouche^Mon-
donville , sous l'étiquette de Projets de Tjimour, L'abbé
(i) Depuis Louis XYIII; il venait d'épouser Marie- Joséphine-Louise de
Savoie, princesse de Sardaigne, qui mourut le x3 novembre x8io.
(a) Voir tbm. VI, p. 448 et suiv.
JUIN I77I. 281
(le Voisenon , ancien ami du musicien , est véhémente-
ment soupçonné d'avoir trempé dans le projet des pa*
rôles; mais il ne m'est pas possible de le croire; Mon-
donville a bien tout ce qu'il faut pour être* Fauteur
unique de ce recueil de pauvretés et de platitudes; il est
d'ailleurs en usage de faire les paroles de ses opéra , et ce
qu'il a fait en ce genre ne dément pas ses nouveaux essais.
On vient de publier un prétendu Tableau philoso^
phique de V Esprit de M. de Voltaire , pour sentir de
suite à ses cuivrages et de Mémoires à l'histoire de sa
^^(i). On dit que cette détestable rap^odie est d'un
nommé Sabatier qui, pour gagner quelque argent, a
voulu ramasser les pièces de toutes les querelles, les
facturas de tous les procès que M, de Voltaire a eus
dans le cours de sa vie avec plusieurs écrivains connus,
et surtout avec une foule de gredins littéraires. Il a conr
tinuellement entrelardé son récit d'injures et de plati»
tudes contre le patriarche de Ferney; et quoique la ma-
lignité ne soit pas difficile quand il s'agit de déchirer,
surtout ceux qui brillent au premier rang, Sabatier s'est
SI mal acquitté de son méchant métier, qu'il est impos-
sible de lire sa rapsodie. S'il avait eu un peu de gaieté, il
aurait pu faire un ouvrage à nous feire mourir de rire :
car il y a dans toutes les attaques et défenses de M. de
Voltaire contre ses ennemis tant de traits^ plaisans, tant
de saillies, tant de verve, tant de gaieté maligne, tant
de folies , tant d'importance et d'enfance , qu'un rédac-
teur plaisant vous* aurait dilaté la rate outre mesure. Au
Iteu de nous faire rire, Sabatier a fait le libelle le plus
plat et le plus triste de l'année. On dit que Ija Beaumelle a
(0 Genève, Cramer, 1771, in-8® et in- 13.
282 CORRCSPONDAVCE LITTÉRAIRE ,
fourni son article et celui de Maupertuis. Ce La Beau*
melle se trouve à Fans depuis Tannée dernière , et il
doit h la protection de. madame la comtesse dq Bariy
d'être placé au nombre des gens de lettres attachés à la
Bibliothèque du Roi , et de jouir de la pension vacante
par la mort de M. l'abbé Âlary. Je crois. que cette fa*
veur obtenue fera plus de peine à M. de Voltaire que
toutes les injures du Tableau philosophique. Au reste,
comme il n'y a pas de si méchant livre oîi Ion ne puisse
apprendre quelque chose y j'ai appris dans celui-ci pou^
quoi le patriarche a toujours nié si obstinément que
Saint-Hyacinthe soit l'auteur du Chef-d'œuyre dun In-
connu y quoique cette plaisanterie soit certainement de
lui ; c'est que Saint-Hyacinthe y avait ajouté une anec-
dote satirique contre M- de Voltaire (i); mais comme il
n'y avait pas mis de nom , il eût été plus sage de ne s^
pas reconnaître, et cette histoire , vraie ou fausse, serait
tombée d'ellé-mOme. Il est vrai que la passion ne s'allie
guère plus avec la sagesse que le jour avec la nuit; elle
ne s'allie pas davantage avec la justice et l'équité. On ne
saurait nier que M. de Voltaire ne se soit permis de
tout temps les assertions les plus hasardées ^ et, tran-
chons le mot , les plus fausses contre àes adversaires.
Tout ce qu'on peut dire à cet égard pour sa justifica-
tion, c'est qu'il n'a presque jamais été agresseur; mais
le premier acte d'hostilité commis envers lui, il n'a plus
mis de-bornes à sa vengeance.
Palissot n'ayant pu obtenir l'année 'dernière la permis-
sion de la police pour faire jouer son Homme dangB-
reux^ comédie en vers et en trois actes, est allé le »"'**
[i) La Déification de l'invomparahlf. docteur Arisiarchus Masso.
JUIN 177 T. Îi83
imprimer à Genève, ai^ec un petit Commentaire à
r usage de ceux qui les aiment. Dans ce petit commen-
taire , il rend compte des obstacles quHl a éprouvés de
la paît de la police, et qui l'ont forcé de renoncer aux
honneurs du théâtre ; il expose ensuite le but de sa pièce ,
son projet de se mettre lui-même sur la scène, et de s'y
traduire comme un franc maraud qui joue un rôle mé-
prisable, afin* de donner à ses ennemis les philosophes
le change sur l'auteur; ils auraient sans doute fait réussir
la pièce, parce que l'antagoniste de la philosophie y
joue un vilain rôle; et quand la pièce aurait été aux
nues, Palissot s'en serait déclaré l'auteur, et ses ennemis
seraient morts de confusion et de désespoir d'avoir con-
tribué à son succès. Voilà son plan politique tel qu'il
l'expose lui-même dans une lettre à M. de Sartine , im-^
primée à la suite de la piècç. On ne peut guère voir plus
de méchanceté , plus d'envie de nuire, plus d'extrava-
gance et plus de folie que dans ce projet et dans la ma-
nière dont l'auteur lé développe; il ne n»anque qu'un
grand talent à Palissot pour être un homme véritable-
ment dangereux. Mais quoiqu'il écrive avec facilité, il
n'a point d'idées, il est ignorant, il n'a point de colôriS,
il n'a point de trait; et doué du plus haut degré de
malignité, il trouve le secret ^'être écrivain ennuyeux.
Il répète toujours la même chose, savoir que le drame-et
la comédie larmoyante sont des monstres qu'^ faudrait
étouffer sur le théâtre; qu'il faudrait faire des pièces
comme Molière; que le genre de la satfbe'est utile, et
même indispensablémcnt nécessaire; qu'en ce siècle il
est, lui, le digne et le seul successeur de Molière et de
Despréaux; qu'il est un honnête homme, quoiqu'on ait
osé imprimer quelquefois le contraire; qu'il est le digue
I
284 " CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
fils d'un avocat, qu'il traite d'illustre, malgré ses aven-
tares avec ses confrères, et à qui il donne la qualification
de chevalier, d'où il résulte que lui, Palissot, est un
homme de qualité. Il se plaint aussi amèrement de toutes
les persécutions que ses ennemis lui ont suscitées, des
libelles sans nombre dont il a été la victime ; parce que
dans le temps de la comédie des Philosophes ^ d'Alem-
bert et l'abbé Morellet lui ont donné les étrivières dans
une certaine Vision de Charles Palissât et dans les
Quand (i). A ce sujet, il répète tout ce qui s'est passé à
l'occasion de la comédie des Philosophes j qui n'a jamais
causé de confusion qu'à ceux qui l'avaient protégée. Si
M. le duc de Choiseul était encore en place, il ferait
punir l'auteur des éloges qu'il lui donne à cet égard;
personne n'a autant à se plaindre de ses injures que ce
ministre de ses éloges. Quoique tout le monde soit dé-
chiré dans cette belle brochure, cela est trop fastidieu-
sement rebattu pour que la malignité même la plus
décidée s'en*amusé. La comédie elle-même est écrite
avec facilité; on y rencontré par-ci par-là des vers assez
bien tournés; mais cela est si vide, si faible d'intrigue,
A dépourvu de force comique et si plat, que V Homme
dangereux ne l'aurait été à coup sûr poUr personne. Si
la police avait jugé à prppos de le laisser jouer, il serait
mort de sa belle mort, au milieu. des bâillemens du par-
terre , aiiyi que les autres pijèces de Paltssot ; car le Mo-
lière de notre siècle n'a pas encore trouvé le secret de
faire réussir' ufi seul de ses chefs-d'œuvre : il assure, »
(1) La Vision de CliarUs PaUssot est bien de MorcIIel, mais les Quand ne
passent pas pçor être de d'Alombert. Ils avaient été publiés en 1760; PaHssot,
comme pour marquer sou indifférence pour ces attaques , les fit réimp"""^
même année: les Quand adressés à M, PaUssot, ei publiés par lui - r»enie ,
1760, iu-i2.
JUIN 177 I. 285
est vrai , que c'est le crédit de ses enaemis qui a empêché
jusqu'à présent que ses pièces ne fussent reprises. Comme
les belles aines se contentent difficilement quand il s'agit
de déchirer et.de nuire j^ Palissot a profité de rocpasion
de son voyage à Genève et de l'impression de son Homme
dangereux pour faire réimprimer un autre de ses ou*^
vrages, où il se propose ^ dit-il, de travailler pour l'im-
mortalité et de peindre les sots. Et quels sots? Diderot,
Marmontel , Duclos , Saurin , Sedaine , et beaucoup
d'autres qu'il confond aVec Fréron et toute la plus vile
canaille de la littérature. Cet ouvrage , que personne n'a
pu lire à sa première apparition, paraît ici en deux vo-
lumes ^ «t augmenté de quatre chants (i). Cela est si plat
et si ennuyeux, que je défie le plus grand amateur de mé-
chancetés d'aller jusqu'au bout sans le plus grand dégoût.
MM. Diderot et Marmoq^tel sont les héros de ce poëme
et les prototypes de la sottise; M. Sedaine y est accouplé
avec Ppinsinet le noyé, et traité comme le dernier des
hommes : si l'entendement pouvait jamais venir à Palis-
sot , il serait bien étonné de voir qu'il y a plus d'esprit et
plus de génie dans la plus mauvaise scène du Philosophe
sans le savoir ^ que dans toutes les rapsodies qu'il fera
de sa vie. Comme successeur de Molière, il n'a jamais
manqué les sifflets du parterre : il peut se vanter d'être
encore cent fois plus mauvais comme successeur de Des-
préaux; être satirique et ennuyeux, ce^t Vonine tuKt
punctum {%) en sens contraire. On lit à la suite de son
beau poëme un catalogue raisonné des auteurs français
morts et vivans. Il résulte de cette liste que les grands
hommes de la nation , dans le moment présent , sont
M. de Voltaire, M. de Bnffon, M. d'Alembert, que Pa-
(i) La Dmiciade. {%) Uoracb, Art poétique, vers i43.
a86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
lissot msultait il y a di^ ans, M. Poin^net de Sivry, M. le
Brun qui a fait une ode, et M. Clément^ qui a déchiré le
poème de Saint -Lambert et les Géùrgiques de Tabbé
Delillç. Il a inséré de ce Clément une satire eoi vers qui
fait espérer qu'il pourra mériter le nom de Clément ma-
raud^ que M. de Voltaire avait donné à feu Clément de
Genève, qui est mort fou à Charenton. Palissot, par un
excès de modestie, nç s'est pas compté parmi les grands
homiâes du siècle ; mais vous voyez bien qu'il y manque
un septième. Il a fait aussi son propre article , où il s'ef-
force d'imiter le ton de plaisanterie de M. de Voltaire ;
mais vous savez comme les singeries réussissent; il y
assure que beaucoup de gens le regardent comme un
maraud. Il y a onze ans que M. le duc de Choiseul , en
protégeant la comédie des Philosophes j donna de la
célébrité à ce Palissot , dont le» nom , depuis ses exploits
littéraires , est devenu en horreur à tout ce qui pense
un peu philosophi<{uement. Confiné depuis èe moment
à Argenteuil , à trois lieues de Paris , il préférerait la
honte et le mépris au nialheur d'être oublié ; en consé-
quence, il réchauffe tous les quatre ou cinq ans les indi-
gnités dont il a eu le débit il y a onze ans, par privilège
exclusif. Cela prouve qu'il y a des gens qui aiment mieux
s'attacher eux-n^êmes au carcan que de se laisser oublier:
il ne fi^ut pas disputer des goûts.
JUILLET.
Paris , joillct 1^71.
Ojv peut compter parmi les plus impertinentes pro-
ductions de cette année, une brochure de près de 4^0
JUILLET 1771. 287
pages i.n-8'', intitulée Confidence philosophique , et j)u<-
bliée à Geiièvi» sous le titre de Londresu On assure qu'elle '
est l'ouvrage de deux ministres du saint Évangile, dont
l'un, appelé Yeriies, est un bel esprit manqué, aussi
plat que rempli de petites prétentions. L'autre, M. Cla-
parède, m'a paru un homme d'esprit ; mais je suis fâché
pour lui que, par un excès d'ampur-propre fort sauvage,
il se soit dtlelé a,vec un pareil roquet pour une entre*
prise si ridicule. Le but de leurs efforts est de montrer
l'influence funeste des principes de la nouvelle philosophie
sur la conduite des courtauda de boutique : en consé-
quence de ce beau plan, le héros de MM. Yernes et Cla-
parède, commis chez un négociant d'Amsterdam, et
ensuite de Londres, attaque le miracle du figuier maudit
et celui de la noce de Càna avec les armes de l'arsenal
de Ferney, pour pouvoir aller en repos de conscience
faire sa cour à dés filles; il explique le système de la
nécessité, de l'éternité de la matière^ etc., à la femme
de son bourgeois, afin de la débarrasser de ses scrupules.
Malbeureusemient , le commis cite tout ce qui a été écrit
de plus fort par les philosophes modernes , et n'oppose
à leurs argumens que sa mauvaise conduite; de Sorte
qu'il suffit d'enfermer le maraud de commis dans line
bonne maison de correction, et les argumens restent
dans toute leur force. Au lieu de prendre ce parti, si
convenable et si simple, soti père fait la sottise de mourir
de chagrin de la conduite de son garnement de fils. Son
bourgeois ilieurt aussi de désespoir d'avoir été fait cocu ;
sa femme meurt en couche» d'un petit bâtard : ce qui
prouve évidemment que la Confession du vicaire sa-
voyard^ \ Examen importarit de BoUngbrocke , le Dîner
du comte de Boulainvilliers ^ et tant d'autres ragoûts.
I
a 88 CORRESPONDANCE LITTlvRAIRE,
sont des œuvt*es de Satan. Quant au commis, il continue
* de rester esprit liort , et en est quitte pour quelques coups
de bâton de la main d'un vieux et honnête militaire y qui
n'entend pas raillerie sur le fait de la religion. Je ne con-
nais pas de livre plus impertinent ni de plus bête.
La mort de M. le com^ de Clermont, prince du -sang ,
laisse une place vacante à l'Académie Française. La cabale
dévote, voulant faire entrer à l'Académie feu M. de Bon-
gainville, qui était lui-même cagot, et d'un caractère assez
décrié, la cabale opposée engagea M. le comte de Clermont
à se mettre sur les rangs; ce prince y consentit, et eut^
comme de raison , la préférence ; mais Bougainyille n'en-
tra pas moiiis dans l'Académie bientôt après, et devint le
confrère de Son Altesse Sérénissinie. Il n'y eut point de
séance publique pour la réception de M. le comte de Cler-
mont ; ce pmnce alla un jour à une assemblée particulière,
y prit séance sans façon , et ne prononça point de discours;
il se contenta d'appeler quelques gens de lettres ses con-
frères. Ainsi, le privilège de l'égalité fut enfreint dans le
fait, et il n'était guère possible que cela n'arrivât point.
Toute cette petite cabale manœuvra platement ; elle n'em-
pêcha pas Bougainville d'être de l'Académie; et M. le
comte de Clermont, ne voulant, ne pouvant pas décem-
ment jouer le rôle d'académicien , eut tort de se prêter à ces
petites manœuvres; ce prince ne vint plus à l'Académie,
après cette première et courte visite (i). Il alla, quelques
années après, relever le maréchal de RicbeUeu dans le com-
mandement de l'armée du Bas-Rhin , il n'arriva à l'armée
que pour voir ses quartiers repliés, depuis Zell et Hanover
jusqu'à Wesel, depuis l'Aller et le Weser jusque derrière
(i) Voir tome I , p. 99 et 100 , notte.
JUILLET I77I. 089
le Rhin. L'afmée alliée, aux ordres des deux princes de
Brunswick, passa ce fleuve avec plus de gloire et moins
de jactance que jadis Louis XIY. M. le comte de Cler-
mont fut battu à Crevelt; il vint le soir de sa défaite à
NuySy si je ne me trompe; là^ il s'informe au|>rès du
commandant s'il a vu beaucoup de fuyards; celui-ci lui
répond bonnement, et d'un air contrit: Non, Monseir
gneur; vous êtes le premier: après qupi, monseigneur
fut rappelé, et le. commandement de l'armée passa à
M. de Contades. Cette campagne ternit un peu la gloire
de M. le comte de Clermont, qui, en sa double qualité
d'abbé de Sàint-Germain-deS'Prés et d'Académicien,
n'eut pas à se louer du Dieu des armées; ce Dieu s'était
rangé du parti du prince Ferdinand de Brunswick, digni-
taire de la cathédrale de Magdebourg. M. te comte de
Clermont ne lui en garda pas rancune; au contraire, il
tomba bientôt, après son retour, dans la plus haute dé-
votion; il réforma chevaux, chiens, courtisanes; il se
défit même, par scrupule de conscience , de ses bénéfices;
et le roi , en les reprenant , lui donna l'équivalent en
rentes viagères. Depuis ce temps, il vécut dans une assez
grande retraite, au faubourg Saint- Antoine^ py il vient
de mourir universellement regretté, parce qu'il était
naturellement bon , et qu'il avait employé les dernières
années de sa vie à faire d'immenses charités, et k donner
aux pauvres la plus grande partie de son revenu.
Le charmant et unique Caillot ayant besoin de quel-
ques mois de repos , on donna sur le théâtre de la comédie
Italienne, le 17 juin dernier, un essai de ia Buona Fi-
glioUzj opéra comique de Goldoni, à qui la musique
divine de Piccini a procuré une gloire immortelle. Ce
ToM. VII. 19
IkgO CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
qu'on vient de faire pour ^assurer son succès en France
est laiTront le plus sanglant qu'aux yeux duo homme
de goût un ouvrage puisse recevoir; mais cet affront
ayant déjà été fait.à la Serva Padrona^ pourquoi des
barbares traiteraient-ils mieux Piocini que Pergoiesi?
Au lieu de chanter les paroles sur lesquelles la musique
a été faite , M. Gailhava d'Estandoux les a. parodiées
sur la musique en paroles françaises, à peu près ap-
prochantes, et partout où cela lui est devenu trop diffi*
cile, un certain Baccelli a coupé la musique, et Ta
forcée, de cadrer avec ^. Gailhava. Bien ne prouve
mieux que ces opérations combien nous sommes éloignés
de nous entendre en musique, et surtout de Teatendre;
c'est aussi un excellent, moyen d'empêcher les oreilles
du public de se former, «t de reculer ses progrès; car si
vous croyez que :
So chc il ciel non abbandona
L* înnocenzu e 1' on esta
puisse être traduit sur la divine modulation dePiccinî,
par
Le ciel est le protecteur
De rinnocehce et de l'honneur,
VOUS pouvez être sûr que la grâce et le goût se sont
retirés de vous, et que rendurcissement de vos oreilles
est déjà devenu un mal incurable. Quant à moi, j'ai été
aq supplice pendant tout le temps de la représentation; et
cependant je me suis rendu coupable du péché irrémis-
sible contre le Saint-Esprit, en applaudissant contre ma
conscience de toutes mes forces, a6n qu'il ne fût pas dit,
à notre honte éternelle, qu'un chef-d'œuvre admiré sur
tous les théâtres de l'Europe ait été sifflé par. ks sourds
de Paris.
JUILLET I77Î. 291
Etienne Falconet , sculpteur de notre Académie
royale y est depuis cinq ou six ans en Russie^ pour faire
la statue équestre de Pterre-le-Grand. C'est avoir une as*
sez gnmde besogne ; et assurément^ si Etienne Rappelait
Michel'^Ânge, ce ne serait que mieux. Cependant Etienne ,
malgré cette entre^Hrise ^ très-capable d'absorber un
homme entier , trouve encore le loisir d'écrire de mau-
vaises brochures d'un ton si hargneux et si arrogant,
qu'on ne peut s'empêcher de prendre mauvaise opinion^
non-seulement de son caractère^ mais vaiixsk^ de son ta-
lent : car le génie ne marche guère avec ces petits dé-
fauts d'une tête et d'une ame rétrécies. Il vient de faire
imprimer encore des Observations sur la statue de
Maro^Awrèle et sur d'autres objets relatifs aux beaux^
arts. Voulex^Yous savoir les grandes découvertes d'É-^
tienne Falconet? i* C'est que le cheval de Marc-Au-
rèle, tant admiré f est mauvais, parce que celui de
Pierre-leOrand ne lui ressemblera pas; 2^ qu'il n'est
pas nécessaire qu'un artiste fasse le voyage d'Italie, parce
que Falconet n'y a pas été; 3^ qu'il vaut mieux voir les
antiques de Rome et de Florence d'après des plâtres , que
les originaux eux-mêmes, parce que Falconet n'a pas vu
ceux-ci ; 4^ que les gens du monde et les gens de lettres
n'entendent absolument rien aux ouvrages d'art , parce
qu'après tout ce sont eux qui jugeront la statue de
Pierre-'le-Grand^ Que voulez-vous que je vous dise d'un
homme qui, en parlant à Michel-Ange de son Moïse,
loi dit : Vamij vous avez l'art de rapetisser les grandes
choses ! L'ami est bon , et puis c'était là tout juste le
défaut de Michel-Ange.
Lorsque quelque question, grave ou frivole, occupe
^gi coRRESPoirDANCE littiSraire,
les esprits et fait une forte sensation , on peut compter
que M. le comte de Lauraguais composera une brochure;
on peut compter aussi que, dans cette brochure j il ne
sera de l'avis de personne , et qu'il aura trouve, lui tout
seul 9 la pie au nid; mais, ce qu'il y a de pis, c'est qu'on
peut être sûr de ne lire dans ses compositions qu'un dé-
rarsonnement continuel et inintelligible. Il ressemble à
un homme endormi et rêvant tout haut : à tout moment
on croit que le bon sens va lui revenir^ on est tenté de
l'écouter encore un instant, mais il n'a approché de la
raison que pour tromper l'espérance de celui qui l'écoute,
et pour battre la campagne de plus belle; le plus court
est de' ne plus se laisser attraper , et , quand le hasard
vous conduit à côté de ce rêveur laborieux et insipide,
dépasser votre chemin. 11 s^'est donc cru obligé de dire
son avis sur les questions que les affaires du temps ont
fait agiter.; et comme il n'était pas sur de pouvoir, dire
cet avis en France, il a passé en Angleterre, et il y a
pubUé un écrit intitulé: Extrait du droit public delà
France j^atT Lauraguais. Il a payéquelque pauvre diable
d'écolier en droit pour lui tirer de ses cahiers des pas-
sages des anciennes constitutions, des .capitulaires et
ordonnances de la monarchie, n'impoHe sous quelle
race; il a ensuite cousu ces passages ensemble , et lésa
entrelardés de réflexions la plupart du temps inintelli-
gibles, et qui n'ont d'autre but que de faire entendre
qu'il est le premier et le seul qui ait une idée jusie du
droit public de la France, et qu'il se propose de publier
sur cette matière un ouvrage lumineux et profond d'une
grande étendue. Je crois qu'il fera bien de ne pas repas*
ser sitôt en .France; il est bien triste de s'être réduit au
métier d'un méchant auteur, quand on s'appelle Brancas
JUILLET 1771. agî
de Lauraguais, Il y a dans sa rapsodie une disseitation
sur le mot latin moSy et le mot français coûtante , digne
d'un Mathanasius(i) des Petites-Maisons; malheureuse-
ment tout cela est d'un ennui à périr. Il parle de Ma-
chiavel quif dit-il 9 ri était cependant pas sans génie ^
comme un nain pourrait dire d'un géant , il li'est cepen-
dant pas sans hauteur. Un jour 9 Baculard d'Arnaud en-
tra chez cet aimable comte de Frièse que nous avons vu
mourir à la fleur de son âge y et qui n'était pas non plus
sans génie; il le trouva à sa toilette, et voulant lui faire
un éloge peu commun, il lui dit: « Fous auez des che-
veux de génie, — jihl dArnaud^ lui répondit le comte de
Frièse y si je le croyais Je les ferais couper tout-à-V heure
pour vous en faire une, perruque. » Si M. le comte de
Lfturaguais se trouve jamais avec Nicolas Machiavel, et
qu'il puisse lui attraper un bout de son bonnet, je lui
conseille de s'en faire faire une calotte au plus vite.
Fers aux Femmes , par M, Diderot.
Il n'est sottises , pour vous pkire ,
Qu'on ne fît chez nos aïeux ,
Et qu'aujourd'hui , pour vos beaux yeux ,
On ne soit tout prêt à refaire.
Par vos rigueurs où par vos trahisons,
J'ai vu l'un s'en aller la t^te la première,
Finir sa peine au fond de la rivière;
Un autre la traîner aux Petites-Maisons.
Vous disposez de la balance
Entre les mains du magistrat ;
Pour vous le héros de la France
Trahit nn jour le secret de l'État.
(i) Pseudonyme sous lequel s'est caché Saint-Hyacinthe, auteur du Chef
d'OEuvre (Tan Inconnu,
294 GORR£SPONPANCE LiTTEKA^lRI::,
Crésus regorgeait de ri4:besse ;
Il rencontre Théniire au bal :
Crésus , pressé par la détresse ,
Va du boudoir à l'hôpital.
Oubliant le peu de génie
QjjOë nature ai'avait donné ,
Moi , j'ai perdu les trois quarts de ma vie
A soupirer aux genoux de Phrjné.
De vos talens, de votre sortilège ,
M^damies , félicil^z-H^ous :
O l'admirable privilège
Quecelui de nous rendre fous !
article de M. Diderot,
•
Leçons de Clat^ecin et Principes d Harmonie ^ par
M. Bémetzrieder. Voici, si je ne me trompe, un ouvrage
essentiel dans son genre ; j'ai étudié la composition sous
le grand Rameau, sous Philidor, sous Blainville, et ces
habiles maîtres ne m'ont rien appris. J'ai lu presque tous
les ouvrages qui ont paru sur la théorie et la pratique
de l'art musical, et ils ne m'ont rien appris. Pourquoi
cela ? C'est que personne jusqu'ici n'avait assujetti la
science de l'harmonie à une méthode fixe, et c'est le
principal mérite de l'ouvrage de M. Bémetzrieder. Ce
jeune homme me fut adressé, comme beaucoup d'au-
tres; je lui demandai ce qu'il savait, a Je sais, me répon-
dit-il, les mathématiques. — Avec les mathématiques
vous vous fatiguerez beaucoup et vous gagnerez peu de
chose. — Je sais l'histoire et la géographie, — Si les pa-
rons se proposaient de donner une éducation solide a
leurs enfans, vous pouiTÎez tirer parti de ces coujaai*-
JUILLET 1771. 295
sances utiles; mais il n y a pas de Teau k boire. — 3 ai
fait mon droit et j'ai étudié les lois. — Avec le mérite de
Grotius, ou pourrait ici mourir de faim au coin d'une
borne. —r- Je sais encore une chose que personne n'i-
gnore dans mon pays, la musique; je touche. passable-
ment du clavecin , et je crois entendre l'harmonie mieux
que la plupart de ceux^ qui l'enseignent. *~ £h ! que ne
disiez-vous donc? Chez un peuple frivole comme ce-
lui-ci, les lx>nnes études ne mènent à rien; avec les
arts d'agrément, on arrive à tout. Monsieur , vous vien-
drez tous les soirs à six heures et demie; vous montre-
rez à ma fille un peu de géographie et d'histoire : le
reste du temps sera employé au clavecin et-à l'harmonie.
Vous trouverez votre couvert mis tous les jours et à tous
les repas, et comme il ne suffit pas d'être nourri, qu'il
faut encore être logé et vêtu, je vous donnerai cinq cents
livres par an ; c'est tout ce que je puis faire. » Voilà mon
premier entretien avec M. Bémetzrieder.
Au bout de huit mois , dont les trois premiers s'étaient
passés à essayer ses forces, ma fille s'est trouvée rom-
pue dans la science des accords et dans l'art du pi'élude.
Comme il m'arrivait souvent d'assister aux leçons, j'y
remarquai iin enchaînement, une suite qui ne pou-
vaient manquer de conduire au but. Je conseillai à
M. Bémetzrieder d'écrire ses leçons pour ma fille et pour
moi. Quand elles furent écrites, je jugeai qu'elles pou-
vaient être d'une utilité générale; elles étaient en mau-
vais français tudesque; je les traduisis dans ma langue
avec le plus de simplicité et d'élégance qu'il me fut pos-
sible. Je leur conservai la forme de dialogues que l'au-
teur leur avait donnée , et je voulus que dans ces dia-
logues les interlocuteurs gardassent leur caractère.
«
ikgÔ CORR£SPO]fDAVC£ LITTÉRAIRB,
Voici en abrégé la méthode de Fauteur, qui ne suppose
pas la première idée de musique dans son élève.
Connaître les touches de l'instrument; discerner les
treize sons de Toètave et les douze intervalles qui les
séparait; ne considérer pour le moment , de ces treize
sons, que ceux qui servent à former les huit sons de
Toctave diatonique; s'instruire de la nature des sept in-
tervalles qui forment entre eux ces huit sons ; distinguer
deux modes, le majeur et le mineur, et la marche des
huit sons de l'octave, tant en montant qu'en descendant
dans l'un et l'autre mode; prendre chacun des douze
sons de l'octave chromatique pour tonique d'une nou-
velle octave; faire succéder, à chacun de ces toniques,
Imit sons suivant les modèles du majeur et du mineur;
reconnaître vingt-quatre tons, douze majeurs et douze
mineurs; s'occuper des ^rapports qui régnent et qui rap-
prochent ces tons, et se familiariser ainsi avec le nombre
des dièses , des bémols et des notes naturelles qui leur
sout propres; s'exercer dans ces vingt-quatre tons; les
posséder tous également; jouer la gamme de chaque
ton avec les deux mains ; former différens enchaînemens
de gamme dans les tons relatifs; parcourir tous ces tons
à l'aide de^difFéreutes portions de gamme; se faire une
idée nette des clefs, de$ notes, de leur valeur, des me-
sures et des pauses, étude superflue pour ceux qui ne
veulent ni lire ni écrire.
Sentir qu'on peut, dans chaque ton, créer de la mé-
lodie et de l'harmonie; la mélodie qu'on ne tient que du
génie et non d'un maître , mise à part , produire l'har-
monie naturelle du corps sonore dans tous les tons;
enchaîner ces tons par quinte, par quarte, représentant
chaque ton par sa gamme ou par une portion de sa
JUILLET 1771. 297
gamme; frapper cette harmonie principale indistincte--
ment avec les deux mains; s'assurer par des exemples
qu'on n'altère point l'harixionie en employant les sons
qui la composent alternativement et sous diverses . posi-
tions ; préoccuper tellement l'organe du corps sonore
de chaque ton , que le ton j sa gamme et son corps sonore
se présentent à la fois à la tête et aux doigts ; accoutu-
mer insensiblement l'oçeille aux changemens de ton,
par la succession des tons donnés par la nature; travail-
ler jusqu'à ce que le corps sonore de chaque ton ait fixé
son harmonie dans l'oreille; avoir les vingt-quatre corps
sonores si familiers que l'on puisse dire, au milieu d'une
marche, sans voir le clavecin, c'est tel ou tel ton; un
ton nommé à discrétion, en exécuter sur-le«champ la
gamme , et parcourir toute l'étendue du clavier par ime
succession de gammes, à l'imitation du corps sonore ou
de l'harmonie consonnante de la tonique; introduire
dans chaque ton cinq autres consonnances , celles de
seconde, tierce , quatrième , cinquième et sixième notes;
en former dans tous les tons une phrase harmonique;
mettre des harmonies ccmsonnantes par la pratique de
la même phrase dans tous les tons ; saisir les caractères
propres aux vingt-quatre tons.
Deux harmonies dissonantes introduites dans chaque
ton , entrelacer ces harmonies avecles harmonies conson-
nantes de la tonique, de la quatrième , de la cinquième
et de la sixième note , et en former une nouvelle phrase
harmonique à exercer dans tou^ les tohs ; apprendœ à
connaître les accords que produisent les harmonies
qu'on connaît , avec les basses qu'elles peuvent accom-
pagner; donner successivement pour base à chaque har-
monie les notes qui la composent; compter les rapports
29^ CORR£SPOBrDANC£ LITTERAIRE,
que ces barmoaies font avec leurs basses , et détermioer
ainsi la dénomination de ces accords par leur propre na-
ture ; retenir que chaque harmonie consonnanle fournit
trois accords; que chaque harmonie dissonante eu four-
nit quatre, et qu'il y en a trois autres produits par l'har-
monie dissonante de la dominante, accompagnant la
tonique et les tierces majeure et mineure; remarquer
la place qui tient dans la gamme la basse de chaque ac-
cord, afin qu'on en puisse dire, comme par exemple de
la fausse quinte, la basse de cet accord est sensible de
l'octave ; l'harmonie qui la produit est la dissonance de
la dominante; donc pour faire un accord de fausse
quinte en sol béuiol majeur, il faut frapper pour basse
la sensible^â de 1^ main gauche, et de la droite exécuter
rharmonie dissonante de la dominante, ré bémol, /âr,
la bémol, £^^ bémol ; donc je suis en si bémol si la fausse
quinte est sur la, et l*barmonie qui produit cet accord
estyî/, la, ut^ m« bémol, et ainsi de tous les autres ac-
cords et dans tous les tons.
Une note de basse étant donnée , accompagner chaque
note de la gamme par toutes les harmonies qui renfer-
ment cette basse, et assigner à chaque note de la gamme
les accords qui lui sont propres; choisir un seul accord
à chaque note, et accompagner la gamme avec la fausse
quinte, le triton, l'accord parfait de la tonique, l'accortl
de sixte sur la tierce , et traverser tous les tons majeurs;
connaître les signes indicatifs des accords sur les notes
de basse, étude particulière à ceux qui se proposent de
lire et d'écrire, inutile aux autres; parcourir la gamme
avec des accords dissonans seuls ; parcourir l'octave
chromatiquement de la main gauche , l'accompagner de
la droite de plusieurs manières ; savoir ce q^ie c'est qu^^
JUILLET I77I. 299
les accords de suspension, employer tous les accords
spécifiés jusqu'ici en accompagnement à des progressions
de basse qui promènent dans tous les tons; se faire aux
différentes manières d'entrer dans un ton et d'en sortir;,
passer à l'harmonie d'emprunt , à l'harmonie superflue
et aux accords qui en émanent.
Familiarisé avec ces deux nouvelles harmonieis et avec
leurs accords, parcourir de nouveau la gamme et en ac*
compagner chaque note de toutes les harmonies qui la
renferment 9 assignant de rechef à chaque note tous les
accords qu'elle peut supporter; revenir à l'octave chro-
matique, et la parcourir à l'aide de quelques accords
d'emprunt et superflus; s'exercer à de nouveaux passages
d'un ton à un^ autre, fournis par l'harmonie d^emprunt;
traverser avec tous ces accords toutes les modulations
par de nouvelles progressions de basse ; savoir former
soi«ntéme une progression et pratiquer beaucoup d'ac-
cords sur la même basse, sans même là changer; re-
prendre les six harmonies consonnantes, en former deux
nouvelles phrases harmoniques, l'une pour les tons ma-
jeurs , l'autre pour les tons mineurs.
Introduire dans chaque ton cinq nouvelles harmonies
dissonantes, les lier aux six harmonies consonnantes et
aux deux premières harmonies dissonantes , et en former
une nouvelle phrase harmonique pour les tons majeurs
et une autre pour les tons mineurs ; discuter les accords
produits par ces nouvelles hai^monies, accompagner cha*
que note de la gamme en majeur avec tous les accoi'ds^
résultans des six harmonies consonnantes et des sept
harmonies dissonantes ; accompagner chaque note de la
gamme en mineur avec tous les accords résultans des
six harmonies consonnantes et des neuf harmonies disso-
3oO CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
nantes ; connaître par quelques exemples l'usage des ac*
cords de septième; s'occuper de quelques nouveaux pas-
sages d'un ton dans un autre , et y entrer par trois,
quatre y cinq, six ou sept dissonances.
Récapituler soigneusement tout ce qui précède, ou se
rendre compte des dièses et des bémols appartenans à
chaque ton des rapports qui existent entre les- difTérens
tons; revenir sur les six harmonies consonnantes, les
sept harmonies dissonantes en majeur , les neuf har-
monies dissonantes en mineur; approfondir par pratique
et par réflexion toute la fécondité de cette richesse; frap-
per subitement un accord quelconque dans un ton donné,
en accompagner une basse donnée , parcourir tous les
tonsysexompre dans tous les changemens de tons et pré-
luder comïne l'élève le fait à la fin de l'ouvrage de M. Bé-
metzrieder , et comme peuvent le faire plusieurs de ses
écoliers qui possèdent tout ce qui précède , qui l'exécUlenl
et qui rendent compte de leurs marches, les uns sans
être capables de jouer un menuet, d'autres même sans
connaître une note de musique.
Cela parait incroyable au premier coup; le fait nen
est pas moins vrai, et il y en a nombre d'expériences
entre lesquelles je puis nommer ma fille, qui n*a pas
encore dix-huit ans, qui ne s'est point fatiguée, et qui
est sortie de cette étude dans l'espace de huit mois, avec
la certitude qu'elle n'oublierait jamais ce qu'elle avait
appris^ et l'attestation de nos premiers maîtres, qu'elle
pourrait, au besoin, disputer un orgue au concours.
Telle est l'analyse de la partie pratique de l'ouvrage
de M. Bémelzrieder , partie pratique indépendante «c
toute idée systématique.
La science de l'harmonie n'est donc plus une afla"^
JUILLET I77I. 3oi
(le longue roatine; c'est donc une connaissance qu'on
peut acquérir en très-peu de temps , et avec une dose
d'étude et d'intelligence médiocre: on en peut donc faire
une partie de l'éducation; et tout enfant qu'on y aura
appliqué, pendant une année au plus, pourra se vanter
d'en savoir, là -dessus, autant et plus qu'aucun vir-
tuose.
Au sortir des leçons de M. Bémetzrieder, un élève suit
sans peine la marche de la pièce de musique la plus fou-
gueuse et la plus variée; et toute la science de l'accom-
pagnement se réduit à une lecture qu'on peut apprendre
sans maître.
Sa théorie n'occupe que les dernières pages de son
ouvrage; ce sont, certes, les vues d'un homme de génie,
ébauchées à la vérité.
Sans s'inquiéter beaucoup comment les treize sons de
l'octave nous sont venus , il en forme vingt-^quatre tons
dont chaam renferme huit sons.
De ces huit sons quatre sont donnés par la nature du
corps sonore, savoir ceux qui correspondent aux nom-
bres, 1 , 3^ 5 , 8, ou le corps sonore, la tierce, la quinte
et l'octave.
Entre ces quatre sons primitifs, l'art en a intercalé
quatre autres destinés à appeler le retour de quatre
sons naturels.
Ces quatre appels correspondent aux nombres 7,2,
4 9 6, ou la septième, la seconde, la quarte et la sixte.
Toute musique , soit mélodie , soit harmonie , est fon-
dée sur la nature des appels.
En ut; utj mi, sol, ut; voilà les sons donnés par la
nature ou la résonnance du corps sonore; ce sont les
termes du repos.
3o2 €X>RRESPOirDAVCE LITTERAJBE,
Les appels ou les sons dissonans avec les sons naturels;
en 1^, sont si, réj/Uj la.
Faire de la mélodie ou de l'harmonie, c'est £iire suc-
céder les tons naturels aux appels ; s'écarta de la nature
et y revenir; se fatiguer et se reposer.
On peut s'écarter du corps sonore, le choquer, l'ap-
peler de plusieurs manières.
Un son en lui-même n'est ni consonnant, ni dissonant;
il ne l'est que relativemenf à d'autres ; ainsi en ut dans
le chant, si, ui, le si choque, appelle le son naturel et
primitif 2^/, dissone avec ce son.
Un son n'est en lui-même ni son naturel, ni appel, ni
appelé, ni tonique, ni sensible; il peut devenir tout ce
qu'il plaît d'en £iire, selon qu'on le rapporte à tel ou tel
autre son, ou à telle ou telle autre gamme.
£n utj dans l'harmonie dissonante de la dominante,
sol^ si y ré f Jubiles sonsja, sol conjoints forment la dis*
sonance ; les sons ^; et ré sont des intervalles disjoints
et consonnans en eux-mêmes; mais chacun, d'eux rap-
portés à la résonnance du. corps sonore en choquent les
sons naturels, dissonent.avec eux, font désirer le retour
de ce corps, tandis que le^ sollicite le mi.
Les appels ont différentes énergies; ce sont elles qui
déterminent et la chaîne des sons naturels et le choix
des basses.
Les mêmes appels peuvent inviter dififérens corps
sonores».
Les appels s'ordonnent dans la phrase harmonique
selon leur énergie, et chacun à sa place déterminée.
Le corps soncMre peut ne répondre qu'à deux, trois,
qnatire appels ou sollicitations successives.
De l'ordre successif des appels naissait la diversile
JUILLET 1771. 3o3
des mesures., la place et la durée des sons appelés. Idée
bien vraie et bien neuve.
L'harmonie résultante de l'harmonie dissonante de la
sensible ou le sii^ième écart de la nature dans l'ordre des
appels en inajeur^ est la même chose que l'appel de la dis-
sonance de seconde en mineur relatif ou le quatrième
écart de la nature selon l'ordre des appels dans ce mode.
La mêiiie grande dissonance ou le sixième écart de la
nature dans l'ordre des appels en mineur, sollicite en
même temps le corps sonore des quatre tons, mineurs.
L'harmonie superflue appelle ou conduit à deux tons
différeiift éloignés l'un de l'autre d'un intervalle de fausse
quinte ou de triton.
La douceur du repos étant limitée par la nature, l'é-*
oergie des appels l'est aussi; et tant qu'on ne trouvera
pas le moyen d'augmenter cette douceur, il ne sera pas
permis d'accroître à discrétion ie nombre et la darée
des appels ; et voilà la seule règle d'admission ou d'ex*
clusion d'un appel quelconque.
La tbéorie des appels satisfait à. tous les phénomènes
de la musique; elle est donc préférable à la basse fon*
damentale.
On déduit de cette théorie tout le ressort de la marqbe
musicale sans eifort et sans exception.
On a fait quelques questions et quelques objections à
lauteur.
On lui a demandé la formation de la gamme dans ses
principes, et il l'a donnée plus simple, plus vraie, et
avec bien moins^ de prétention que les auteurs qui l'ont
précédé, regardant sa conjecture et les autres comme
des frivolités plus nuisibles qu'utiles à la science pra-
tique de l'art.
3o4 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
Il a prétendu que toute cette distinction scientiGqùe
des tons majeurs et mineurs dans une même gamme
n^était qu'une impertinence, et il le prouve par le juge-
ment de l'organe, la pratique de la musique, lesprÎD-
cioes de Tharmonie reçue, la fecture des instrumens, et
des expériences qu'il a faites, et qu'on peut refaire aisé-
ment j comme de donner à deux concertans leurs parties,
l'une notée en ut dièse et l'autre en ré bémol, sans
qu'ils soupçonnent, en exécutant, la supercherie qu'on
leur a faite.
Il rapporte les différens caractères des modulations,
à la préoccupation de l'oreille par un nouveau corps so^
nore, à la différence du grave à l'aigu, à la résonnance
plus ou moins forte d'une tonique et d'une autre, à la
fecture de l'instrument, à son accgrd et à d'autres
causes physiques.
^ Il regarde le mode mineur comme le produit de l'é-
cart le plus faible de la nature.
A mon avis, s'il y a un bon livre original et utije,
c'est celui de M. Bémetzrieder; c'est celui-ci qui coupe
bien franchement les lisières au génie; et tant que ses
antagonistes n'auront pas trouvé le secret d'empêcher
les progrès de ses élèves, ils peuvent se taire.
M. Bémetzrieder compte parmi ses élèves des hommes
et des femmes du premier rang , des musiciens par état,
des hommes de lettres, des philosophes, de jeunes per-
sonnes , des personnes âgées ( car l'âge et l'ignorance de
la pratique de la musique n'y font rien), des gens qui
ont pris leçon pendant des années entières d'autres
compositeurs, et qui n'ont rien appris; et tous convien-
nent unanimement que sa morale conduit au but. Un
des premiers maîtres d'accompagnement l'a adoptée et
JUILLET 1 77 1 . 3o5
s'y conforme dans ses leçons; il a même eu la franchise
de dire que s'il en eût été l'inventeur, il se serait bien
gardé de la publier.
Mais les nouvelles doctrines ne s'établissent jamais
sans quelque opposition de la part de la vanité, de l'igno-
rance et de l'intérêt. L'intérêt et la vanité craignent qu'on
ne les dépouille. L'ignorance ne veut rien apprendre, ou
parce qu'elle croit tout savoir, ou parce qu'elle est pa-
resseuse.
A cette occasion je vais raconter un fait de la plus
grande certitude.
Dans une université étrangère, mais qui n'est pas
éloignée de Paris, un jeune professeur, plein de lu-
mière et de zèle, proposa de composer et d'imprimer
un cours à l'usage de tous les collèges; et son motif,
très-solide et très -louable, était d'épargner un temps
précieux qu'on perdait à dicter des cahiers; il laissait à
chaque professeur la liberté de contredire le cours im-
primé, lorsqu'il aurait des opinions qui lui paraîtraient
plus vraisemblables. Il confie son idée à quelques amis,
on l'approuve, il cherche à se faire des partisans; il
visite ses confrères parmi lesquels il se trouva un vieux
Cartésien qui lui tint ce. discours , dont il faut au moins
approuver la sincérité : « Mon cher confrère, tu es
jeune et je suis vieux. Le temps de travailler, qui est
présent pour toi , est passé pour moi. Je n'entends
rien à votre nouvelle doctrine; jamais je ne la posséde-
rais assez bien pour n'être pas à tout moment embar-
rassé par mes écoliers. Cela est déplaisant ; au lieu que
je me tire toujours d'affaire avec le distinguo. » Et puis
voilà mon vieillard qui prend sa robe de professeur par
les deux coins , et qui se met à danser en chantant :
Ton. VII. 20
3o6 CCRRESPOKPANCB LITTÉRAIRE,
Il y a trente ans que mon cotillon traîne ;
Il y a trente ans que mon cotillon pend (l).
Son jeune confrère se mit à rire, s'en alla, et aban
donna un projet excellent qui n'a point eu lieu.
Les exemples sont imprimés dam l'ouvrage de M. Bé-
metzrieder, le premier de quelque importance dans ce
genre de typographie. C'est un volume in-4* de 36o pag.
IJ Histoire de Samge^ poète anglais, vient d'être
traduite en français par M. Le Tourneur (2). Ce M. Le
Tourneur est le même qui a traduit les Nuits (TYoung^
poëme du plus beau noir qu'il soit possible d'imaginer,
et que le traducteur a trouvé le secret de feire lire à un
peuple dont l'esprit est couleur de rose. Il est vrai que
celte teinte commence à se faner. M. Le Tourneur entend
très-bien la langue anglaise , et écrit la nôtre d'une ma-
nière nombreuse et pure (3).
Cette Histoire de Sai^age attache ; c'est la peinture
d'un homme malheureux , d'un caractère bizarre , d'un
génie bouillant; d'un individu tantôt bienfaisant, tantôt
malfaisant; tantôt fier, tantôt vil ; moitié vrai, moitié
faux, en tout, plus digne de compassion que de haine,
de mépris que d'éloge ; agréable à entendre , dangereux
à fréquenter; la meilleure leçon qu'on puisse recevoir sur
(i) Ce sont les deux derniers vers d*une vieille chansoD.
(a) Histoire de'Bichard Savage,, suine de la Fi^ de Thomson, Plurîs,
i77i,in-i9.
(3) GHmpi, en annençant la traductioB des Ntdis d'Young, t TI, p. ^«5
et 345 , avait assez maltraité Le Toameiir. Diderot Tén censura ( même vol.,
p. 465 ). Les reproches n*eurent pas Tair alors de produire grand effet sur
iîrimm; mais on voit ici qu*ils opérèrent plus tard.
JUILLET I77I. 3o7
les incoQvéniens du commerce des poètes, leur peu. de
principes , de morale et de tenue.
Cet ouvrage eût été délicieux, et d'une finesse à com-
parer aux Mémoires du Comte de Grammont^ si l'auteur
anglais se fût proposé de faire la satire de son héros; mais
malheureusement il est de bonne foi.
Le récit de la vie du malheureux Savage, fils d'Anne,
comtesse de Manlesfield , qui , pour se séparer de son
mari, avec lequel elle vivait mal, s'avoua grosse des faits
et gestes du comte Rivers , est coupé par des morceaux
extraits des difFérens ouvrages de Savage, et presque
tous fort beaux.
C'était une étrange femme que cette comtesse de Man-
lesfield , qui poursuit un enfant de l'amour avec une rage
qui se soutient pendant de longues années, qui ne s'éteint
jamais, et qui n'est fondée sur rien. Si un poète s'avisait
d'introduire^ dans un drame ou dans un roman, un ca-
• . ...
ractère de cette espèce, il serait sifflé; il est cependant
dans la nature. Qn siffle donc quelquefois la nature ? et
pourquoi non? Ne le mérite-t-elle jamais?
La Vie de Savage est suivie de celle de Thomson,
l'auteur des Saisons et de quelques tragédies. Rien à
dire de celui-ci, sinon que c'était le revers de l'autre ;
aussi son histoire est-elle très-fastidieuse à lire. Il faut ,
pour le bonheur de ceux qui ont à traiter avec un homme,
qu'il lyssemble à Thomson; pour l'intérêt et^'amuse-
ment du lecteur, qu'il ressemble à Savage. Je ne dirai
qu'un mot des Saisons de Thomson , comparées aux Géor-
giquesde Virgile; c'est que la muse de Thomson ressem-
ble à Notre-Dame de Lorette, et la muse de Virgile à
Vénus : l'une est riche et couverte de diamans ; l'autre
est belle, nue, et n'a qu'un simple bracelet. Virgile est
3o8 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
un modèle de bon goût; Thomson serait tout propre à
corrompre celui d'un jeune homme.
Les Relations singulières^ ou le Courrier des Champs-
Elysées (^i)^ sont des dialogues des anciens sur les mo-
dernes; on y ioue, on y blâme, on n'y apprend rieû: cela
n'est ni bon, ni mauvais; cela est insipide, et pourrait
être assez utile en cas d'insomnie.
On vient de publier la Vérité ^ ouvrage anonyme (a),
intitulé autrement les Mystères du Christianisme , ap--
prqfondis radicalement et reconnus physiquement vrais.
Il est impossible d'imaginer une production plus extra-
vagante , nn plus infdigne abus de la connaissance des
langues hébraïque^ chaldéenne, syriaque et grecque, un
usage plus méprisable et peut-être une satire plus vio-
lente de l'étymologie. •
Les Amans sans le sat^oir ont été joués pour la pre-
mièrie fois le 6 juillet à la Comédie Française, et cette
pièce est tombée. On ne la croit pas de deux amies,
mais de madame la marquise de Saint-Chamond seule,
laquelle, dit-K)n, était autrefois fille entretenue connue
sous le nom de mademoiselle Mazarelli , à laquelle on a
(i) Cologne et Paris, 1771, iii*ia ; par Tabbé Lambert. *
(a) feu M. Moèt, ancien bibliothécaire du roi Louis XV, auteur de quel-
- ques brochures aussi ingénieuses que hardies , et qui employa les vingt der-
nières années de sa vie à une traduction complète des Œuvres de Swedenborg,
avait réuni tous les ouvrages composés par des illuminés. J'ai vu dans la
bibliothèque qu'il a laissée un exemplaire des Mystères du Chnsùanisme appro-
fondis {IjMàreit 1771» > ▼ol. in-8^), sur le frontispice duquel il avait écrit
que rauteur se nommait Bebescourt. (B.)
NOVEMBRE 1 77 1 . Sog
associé bien ou mal à propos unç madame Rozet^ qui
s'en est allée en Russie (i).
M. de Grimm s' étant absenté de Paris pour se rendre
à Londres auprès d un jeûne prince héréditaire d Alle-
magne ^ sa Correspondance se trouve ici interrompue ;
quelques-uns des articles suivans sont même dune
dame qui écrivait sous la dit^ction dun ami de M. de
Grimm (2).
NOVEMBRE.
Paris, novembre 177Ï.
Les Comédiens Français se trouvant très-bien d'avoir
obtenu, de M. Diderot la permission de donner le Père
de famille à leur spectacle, viennent de lui demander
son consentement pour représenter le Fils naturel.
Tous les éloges qu'on pourrait faire aujourd'hui de ce
drame seraient au-dessous de ce que sa réputation , si
bien méritée , lui en a attiré constamment par tous les
gens de goût^ depuis quinze ans qu'il a paru imprimé.
Comme on en a rendu compte dans ce temps (3), et
qu'il n'y a personne qui ne le connaisse , on se conten-
V
(i) Cette madame Rozet était auteur pour une moitié de V Heureuse Ren-
contre, que Grimm a mentionnée page 207, et qu'on avait annoncée comme
étant de detix amies. Quant à madame de Saint*Chamond , à qui cette nouvelle
comédie était due tout entière, Grimm a également parlé de quelques rapsodies
publiées par elle avant et depuis son mariage.
(3) Cette dame écrivant sous la direction d'un ami de Grimm qui, par ce
qui soit, est évidemment Diderot , passe assez généralement pour être madame
d'Épinay, maîtresse du correspondant.
(3) Voir tom. II , p. xo3 et suiv.
3lO GORRESPONBANCS LlTinÉRAIRE,
fera de parler de Timpression qu'a faite sur le public la
représentation du Fils natureL II a été donne le aô sep-
tembre pour la première fois , sans empressement, mais
sans opposition de la part de M. de Diderot. Il a laissé
les comédiens absolument les maîtres de son ouvrage,
et ne leur a pas caché que, suivant son opinion, cette
pièce ne devait pas réjissir à la représentation.
Sans avoir eu un succès très-décidé, elle en a eu beau-
coup pour une pièce dénuée de toutes ces pompeuses
absurdités qui entraînent, sans savoir pourquoi, les
applaudissemens de la multitude. Tous les endroits for-
tement marqués , tout ce qui fait tableau , tout ce qui
est maxime a été très-applaudi. Tous les mots de nature,
de passion, enfin tout ce qui est Fouvrage du génie, du
sentiment, de la délicatesse, n'a été senti que d'un très-
petit nombre de spectateurs; mais ce qui s'appelle le
public, et même les acteurs ne s'en sont pas doutés. La
pièce a été mal jouée, à deux ou trois endroits près, et
la plus grande partie de la salle ne s'en est pas doutée.
Ce qui n'a pas été applaudi s^ttachait en silence le specta-
teur, et il ne s'en est pas douté. Enfin tout ce qui a été
applaudi n'est pas, à mon avis, ce qui méritait le plus
de l'être » et rien ne m'a tant prouvé que le goût des
arts est sur son déclin en France , que l'impression qu a
faite sur le public la représentation du Fils natureL
Les gens de goût , le petit nombre des spectateurs à
qui j'aime à m'en rapporter, et à qui M. Diderot ne
dédaigne pas de plaire, se sont trouvés affectés d'une
manière différente de celle du public. Ils ont trouvé une
grande beauté dans les détails, des mots sublimes, des
tableaux pathétiques et touchans; quelques-uns cepen-
uant ne produisent pas l'effet qu'on en attendait, et si
NOYEHBRB 1771* 3ll
la lecture de ce drame ne laisse rien à désirer, on trouve
quelques observations à y faire relativement à l'effet
théâtral.
Je suis plus que jamais convaincu que les conversa-
tions de G>nstance et de Dorval ne paraîtront pa^ trop
longues lorsqu'elles seront bien jouées; elles ne l'ont
point été. Constance a été froide, et sans la plus petite
nuance d'enthousiasme. Elle doit avoir le maintien noble
et même un peu austère, mais sans rien faire perdre
aux grâces de la persuasion , et son expression doit être
celle d'une iuspiriée. Madame Préville a été très-loin du
but de sou rôle , et malgré cela les scènes ont produit
leur effet.
La vertu de Dorval et son langage sont montés sur un
si haut ton, qu'il semble retomber dans la classe des
hommes ordinaires lorsque, entraîné par les circon-
ststnces, il laisse à la fois dans l'erreur Clerville, Con-
stance et Rosalie. Ce défaut ne s'aperçoit pas à la lecture,
qui est toujours plus rapide que la représentation; on
n'y est frappé que de la profondeur du but moral , du
fatalisme ; mais à la représentation , lorsqu'on voit ces
trois personnages abusés , il y a un moment où l'oq sait
mauvais gré à Dorval de ne pas confier à Constance sa
véritable position, au risque de tout ce qui en pourrait
* arrives. Il ne le fait pas, et Clcarville, Constance et Ro-
salie cessent d'inspirer de llntérêt, parce qu'ils sont
dupes des apparences; on ne peut ni les plaindre ni en
rire, et il faut pouvoir plaindre au théâtre le personnage
trompé, lorsqu'on ne peut pas en rire.
Voilà , je crois , la raison qui a empêché l'effet des
scènes où ils se trouvent tous rassemblés dans des situa-
tions si violentes.
3 12 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
L'auteur répond à cela que Tintérét ne peut jamais
naître d'une absurdité , et que le bon sens ne peut jamais
refroidir un ouvrage; qu'il serait absurde à un homme
silencieux et robuste comme Dorval , de révéler des sen-
timens honteux qu'il s'est promis d'étouffer; qu'il mor-
tifierait inutilement Constance qui ne le mérite pas , et
qu'il s'avilirait lui et Rosalie aux yeux de cette femme.
Dorval est-il maître du secret de Rosalie? Supposons
qu'il eût fait ce qu'on exige , et voyons ce que Constance
aurait dû lui dire. Le voici: « Vous avez très- mal fait
de venir ici , M. Dorval , et vous auriez beaucoup mieux
fait de vous éloigner sans parler. » Voyons ensuite ce
que ces trois personnages seraient devenus après le dé-
part ou la confidence de Dorval ; ils se seraient méprisés
et détestés.
' El moi je réponds à l'auteur que sa réflexion n'excuse
pas lé défaut de l'effet théâtral; que, d'ailleurs, plus le
caractère de Dorval est robuste, plus il lui importe d'être
parfaitement honnête et droite sans s'embarrasser de la
manière dont le jugeront les gens à qui il a affaire. Pre-
nez garde que le spectateur est dans lé secret de la con-
science du pei:sonnage; qu'il connaît ses intentions, les
mouvemens de son ame; nous savons tous comme lui
qu'il a cédé une minute à un penchant que sa délicatesse
désapprouve, et que dès l'instant qu'on lui prodigue des*
éloges, une confiance, une sécurité qui l'embarrasse, il
aggrave un tort à ses yeux, en laissant ses admirateurs
dans l'erreur; et Constance serait une bégueule, et man-
querait à son caractère, si elle s'oiFensait d'une confi-
dence qui annonce tant de droiture, d'honnêteté et de
liauteur qui est forcée. Je sais bien qu'alors il n'y aurait
plus de pièce, cela est vrai; mais de ce qu'il n'y aurait
NOVEMBRE I77I. 3l3
plus de pièce en corrigeant un défaut , il n'en est pas
moins vrai qu'en ne le corrigeant pas , le défaut reste.
Mais ce défaut ne produit qu'une suspension d'intérêt
très-momentanée, et n'ôte rien à toutes les beautés recon-
nues dans ce drame.
Le récit d'André, qui était si heureux et si bien placé
lorsque l'ouvrage a paru , n'est pas aussi intéressant au-
jourd'hui. Pour le théâtre , il demanderait à être rac-
courci; j'y consentirai, s'il peut l'être de manière à ne
rien ôter des mots que ce récit arrache à Dorval. Qu'ils
sont profonds et dans la vérité de son caractère ! £h bien,
à peine ont-ils été sentis.
On ne désire aucuns changemens à tout le reste de la
pièce. L'arrivée du père, ses discours, ont fait verser
des larmes. Si cette pièce, aussi Inal jouée que mal en-
tendue du public, a eu beaucoup plus de succès qu'on
ne s'y attendait, je crois qu'on peut être assuré qu'elle
en aura autant que le Père de famille ^ lorsqu'elle sera
entendue des acteurs et des spectateurs.
L'annonce de la seconde représentation avec des re-
tranehemens a été très-applaudie. Cette seconde repré-
sentation n'a pas eu lieu, parce que les nouvelles reli-
gions ne s'établissent pas sans tumulte. La même division
qui régnait entre les spectateurs s'était élevée entre les
acteurs, les uns défenseurs, les autres détracteurs du
nouveau genre ; Mole est à la tête des premiers , Préville
et sa femme sont à la tête des seconds. Ceux-ci s'occupent
fort peu du succès d'une sorte d'ouvrage qui leur déplaît,
et mettent beaucoup de négligence dans l'étude de leurs
rôles ; c'est ce qui est arrivé à madame Préville. Mole
lui en fit des reproches peu ménagés peut-être ; <îelle-ci ,
qu une fâcheuse aventure de galanterie avec Mole avait
f
3l4 CORRESPONDANCB LITTERAIRE,
aigrie d'arance , répondit durement à Malé. PréviUe , le
mari, se mêla de la querelle, et écrivit à Mole que sa
femme ne jouerait plus son rôle qu'une fois, parce qu'elle
y était engagée par l'annonce faite au public. L'auteur
intervint, et jugeant que madame Préville, qui avait
assez mal joué à la première représentation, jouerait
plus mal encore à la seconde , retira sa pièce , qui ne
reparaîtra sur la scène que quand il pourra se procurer
des acteurs à son choix.
Lés Comédiens Italiens ont donné, le a 3 août dernier,
une farce italienne qui a eu du succès par le jeu d'Arle*
quin, et la grâce qu'il conserve dans tous ses mouve-
mens, malgré sa taille épaisse et son âge. Il n'y a rien à
dire du canevas de cette pièce, intitulée le Domino; elle
est sans intrigue et sans intérêt, quoiqu'elle soit imitée
du Préjugé à la mode^ pièce de M. La Chaussée : tout
son mérite consiste à amener assez naturellement les
lazzi et les balourdises d'Arlequin.
Le lendemain, les mêmes comédiens ont donné la
première représentation des Deux Miliciens, ou l'Or-
pheline villageoise j comédie en un acte et en prose,
mêlée d'ariettes, par M. d'Azémar, lieutenant au régi-
ment de Touraine. La musique a été fort applaudie, el
fort au-delà de ce qu'elle mérite ; c'est le premier ouvrage
en ce genre du sieur Friedzeri, aveugle depuis l'âge de
dix-huit mois. Ce jeune homme a intéressé tout, Pans
depuis plusieurs années , beaucoup plus par le malheur
qu'il a d'être privé de la vue que par ses talens. On lui a
entendu exécuter sur le violon et aur la mandoline, dans
différens concerts publics, plusieurs sym phonies de sa
composition; il a fait beaucoup d'autre musique instru-
KOVEMBBE 1771. 3 1 5
mentale de différens genres^ qui na dû son succès
inomeûtanë qult Tintérêt qu'inspirait son auteui*. La
musique de son opéra comique n'augmentera pas sa ré-
putation; le public a été ébloui par la prodigieuse exé-
cution de deux ariettes di brai^oura que chante madame
Trial, et par quelques traits de chants assez agréables
dont l'auteur n'a pas même su tirer parti : il n'y en avait
aucun à tirer des paroles, à la vérité; mais rien n'an-
nonce qu'il réussit mieux par la suite dans ce genre, s'il
trouvait par hasard un poète supportable. Jja pièce de
celui*ci est sans style , sans nuance et sans intérêt ; il ne
se passe rien entre la première et la dernière scène, quoi-
qu'il y en ait huit ou dix dans l'intervalle.
Rien n'est comparable à la facilité de M. Goldoni pour
combiner le canevas d'une pièce de théâtre ; il vient d'en
donner un au Théâtre Italien , intitulé les cinq Ages
(ï Arlequin^ en quatre actes, qui a été joué pour la pre-
mière fois le 27 septembre, et qui a eu tout le succès
qu'il mérite auprès des amateurs de ce genre de spectacle.
L'idée de ce canevas est tirée de la fable de Titon et
de l'Aurore; mais il y a dans tout cela un mélange de
folie et de pathétique qui en rend la représentation très-
intéressante. Tous les point.s et les mots de ralliement
indiqués par l'auteur sont originaux et d'une morale pro-
fonde, et quelques bouts de scènes écrites font regretter
que M. Goldoni, sans renoncer à ce genre, ne se soit pas
livré de préférence à travailler pour le Théâtre Français.
On nous fait cependant espérer d'y voir incessamment
représenter une pièce de lui , intitulée le Bourru bien--
faisant. Elle est attendue avec impatience. ^
3l6 CORRESPOBTDAKCE LITTÉR^RE,
Les Comédiens Français Tiennent de décider dans leur
comité de donner à 1 avenir au sieur Préville Tempici
de ce qu^ils appellent rôles à manteaux, tels que George
Dandin, TAvare, Chrysale des Femmes savantes ^ etc.
Les pièces de Molière seront jouées les jeudis et les
dimanches, et ne seront jouées que par les bons acteurs.
Les pièces nouvelles ou remises au théâtre, ainsi que les
tragédies, seront réservées pour les lundis , mercredis
et samedis, et les mardis et vendredis seront abandonnés
aux doublures. Cet arrangement plaît beaucoup au pu-
blic. Les Comédiens demandent , en récompense de cet
assujettissement, la permission de fermer leur théâtre à
l'avenir pendant trois mois d'été. Les gentilshommes de
la chambre ont souscrit au premier arrangement, mais
il n'y a rien de décidé sur leur dernière proposition.
Épigramme sur M. de La Borde , valel de chambre
du roiy auteur de la musique du ballet intitulé
LA ClNQUANTAIITE.
Après Rameau , vous paraissez , La Borde ;
Quel successeur , miséricorde !
Laissez mou oreille en repos ,
De vos talens faites-nous grâce ;
De la Guimard comptez les os (i) :
C'est bien assez qu'on vous le passe (2).
(x) Mademoiselle Guimard, maîtresse de M. de Jarente, prélat chargé de
la feuille des bénéfices, avait peu d*emboopoint; c'est ce qui faisait dire à ma-
demoiselle Amould : « Conçoit-on que cette chenille soit si maigre ? Elle est
sur une si bonne feuille I »
(a) Dans d'autres recueils le dernier vers de cette épigramme est
Monsieur l'auleur, on vous la passe.
NOVEMBRE I77I.. 3l7
Lettre de madame M*** à M. Diderot.
(c Je vous demande mille pardons, mon cher philo*
sophc, d'aller sur vos brisées en disant mon avis sur un
morceau d'éloquence; mais je viens de lire X Éloge de
Fénélon par M. de La Harpe, et je suis si aise de trou-
ver une occasion de louer, que je ne puis m'y refuser.
Je ne suis point étonnée que ^ discours ait remporté à
l'Académie le prix de la proy, son discours en vers a
bien remporté le prix de la poésie, et assurément il y a
une distance immense de celui-ci à YÉloge de Féné-
lon (i). Je n'ai rien lu, depuis long-temps, de si éloquent,
et d'une éloquence si touchante, que cet Eloge par
M. de La Harpe; il a la simplicité d'un homme qui ra-
conte bien , le pathétique d'un cœur vraiment pénétré
des vertus et des revers d'un grand homme dont il a à
faire l'histoire., et la chaleur d'une tête exaltée par la
beauté de son sujet ; il m'a été impossible de le lire tran-
quillement : il élève l'ame et il attendrit jusqu'aux
larmes. Ce serait un chef-d'œuvre s'il en retranchait une
trentaine de lignes dans la totalité de l'ouvrage, les unes
trop négligées , les autres trop cadencées , et quelques-
unes trop clairement écrites, dit-on, pour s'ouvrir les
portes de l'Académie. Ce qu'il y a de singulier, c'est
que celui des paragraphes dont j^aimerais à changer
quelques lignes, est le plus généralement cité comme le
plus bel endroit du discours; c'est celui contre l'athéisme.
A Dieu ne plaise qu'on voie jamais aucun de nos frères
faire publiquement l'éloge de cette doctrine ! mais il ne
faut pas lui attribuer des torts qu'elle n'a pas, ni lui sup-
(i) Diderot rend compte de ce iMscours en vers dans FaMide suivant.
3l8 GORRESPOKDAirCE LITTÉRAIRE,
poser des inconvéniens qui ne sont pas les siens; elle
en a assez d'autres , comme chacun sait , et ce n'est pas
par une vaine déclamation qu'il faut tenter d'abattre un
monstre si dangereux.
a Voilà , mon cher philosophe , mes réflexions sur le
discours de M. de La Harpe. Il mérite d'être mieux
traité que je ne suis en état de faire; si vous êtes de
mon avis après l'avoir lu , employez ce que j'en ai dit;
changez, effacez ^ augmentez, corrigez, jetez au (eu si
vous voulez , mais venez me voir.
Réponse de M. Diderot.
Vous permettez donc. Madame, qu'on ajoute quel-
ques mots au jugement que vous venez de porter de
X Éloge de Fénélon par M. de La Harpe , et je vais user
de la permission.
Relisez, et vous sentirez combien il y a peu de res-
sort au fond de cette ame. La déclamation d'un morceau^
quel qu'il soit, est l'image et l'expression du génie qui
l'a composé; il commande à ma voix, il dicte mes ac-
cens y il les affaiblit, il les enfle, il les ralentit, il les
suspend, il les accélère. Jamais, dans le cours de cet
Éloge, on n'est tenté d'élever le ton, de l'abaisser, de se
laisser emporter, de s'arrêter pour reprendre haleine;
jamais on n'est hors de soi, parce que l'orateur n'est ja-
mais hors de lui. Oh ! pour l'art de se posséder, il le
possède, et me le laisse au suprême degré. Aucune variété
marquée dans le ton de celui qui déclame ce discours;
donc aucune variété dans les sentimens , dans les pen*
sées , dans les môuvemens. Il n'en est pas ainsi de Dé-
mosthènes^ de Cicéron , de Bossuet, de Massillon , même
IfOVEMBRE I77I. 319
de Fléchier^ phrasier et përiodiste comme M. de La
Harpe y mais qui a des momens de chaleur que M. de
La Harpe n'a pas et n'aura jamais.
Je n'effacerai point votre éloge , bonne amie, parce que
j'aime à louer; mais je me garderai bicsn d'être de votre
avis. M. de La Harpe a du nombre dans le style ^ de la
clarté, de la pureté dans l'expression, de la hardiesse
dans les idées, de la gravité , du jugement , de la force,
de la sagesse; mais il n'est point éloquent et ne le sera
jamais. C'est une tête froide; il a des pensées; il a de
l'oreille, mais point d'entrailles, point d'ame. Il coule,
mais il ne bouillonne point; il n'arrache point sa rive^
et n'entraîne avec lui ni. les arbres, ni les hommes, ni
leurs habitations. Il ne trouble, n'abat, ne renverse, ne
confond point. Il me laisse aussi tranquille que lui : je
vais où il me mène , comme dans un jour serein, lorsque
le lit de la rivière est calme, j'arrive à Saint-Cloud en
batel^ ou par la galiote.
Qu'il s'instruise^ qu'il serre son style, qu'il apprenne
aie varier, qu'il écrive l'histoire; mais qu'il ne monte
jamais dans la tribune aux harangues. La femme de
Marc*Ântome n'aurait point coupé la langue et.les mains
à celui«cî.
Son ton est partout celui de l'ëxorde ; il va toujours
aussi compassé dans sa marche, également symétrisé
dans ses idées, jamais ni plus froid, ni plus chaud. 11
ne révdlle aucune passion , ni le mépris , ni la haine,
ni l'indignation, ni la pitié; et s'il vous a touchée jus-
qu'aux larmes, c'est que vous avez l'ame sensible et
tendre.
Thomas et La Harpe sont les revers l'un de l'autre ;
le priemier met tout en montagnes, celui-ci met tout en
3aO GORRCSPOND AH CE LITTÉRAIRE ,
plaines. Cet homme sait penser et écrire; mais je vous
dis, Madame , qu'il ne sent rien, et qu'il n'éprouve pas
le moindre tourment.
Je le vois à son bureau : il a devant lui la vie de son
héros , il la suit pas à pas; A chaque ligne de l'histoire
il écrit sa ligne oratoire ; il s'achemine de ligne en ligne
jusqu'à ce qu'il soit à la fin de son discours; coulant,
faible, nombreux et doux comme Isocrate, mais bien
moins plein, bien moins penseur, bien moins délicat
que l'Athénien. O vous, Carnéade ! ô vous, Cicéron ! que
diriez-vous de cet Éloge ? Je ne t'interroge pas, toi qui
évoquais les mânes de Marathon.
• Cela est fort beau , mais j'ai peine à aller jusqu'au bout;
cela me berce.
Revenez sur l'endroit oii il réveille du sommeil de la
mort les générations passées pour en obtenir l'éloge du
maître et du disciple. A ce début, vous vous attendez à
quelque chose de grand, et c'est la montagne en travail.
Pour Dieu, mon amie, abandonnez-moi les poètes et
les orateurs: c'est mon affaire. J'ai pensé envoyer votre
analyse sans correctif. Est-ce là de l'éloquence! C'est à
peine le ton d'une lettre; encore ne faudrait-il pas l'avoir
écrite dans un premier moment d'émotion. Jamais Fé-
nélon ne m'est présent; j'en suis toujours à cent ans;
c'est le sublime du Raynaldisine mitigé , et puis c'est tout.
Si l'abbé Raynal avait eu un peu moins d'abondance et
un peu plus de goût , M. de La Harpe et lui seraient sur
la même ligne.
Ëh oui, mon ami , tout ce que tu dis du Télémaque est
vrai ; mais c'est ton goût et non ton cœur muet qui Ta
dicté; si tu avais senti l'épisode de Philoctète, tu aurais
bien autrement parlé. Et c'est ainsi que tu sais peindre
NOVEMBRE I77I. 021
le fanatisme, maudit phrasier ! le fanatisme, cette sombre
fureur qui s'est allumée dans l'ame de l'homme à la
torche des enfers , et qui le promène l'œil égaré, le poi-
gnard à la main, cherchant le sein de son semblable pour
en faire couler le sang et la vie aux yeux de leur père
commun.
Jamais une exclamation ni sur les vertus, ni sur les
services, ni sur les disgrâces de son héros. Il raconte,
et puis quoi encore? Il raconte. Raconte donc, puisque
c'est ta manie de raconter; jette au moule tes phrases
Tune après l'autre, comme le fondeur y a jeté , comme le
compositeur a arrangé les lettres de ton discours.
Un homme qui avait quelquefois de l'éloquence et de
la chaleur, me disait: a Je ne crois pas en Dieu; mais
les six lignes de La Harpe contre l'athéisme sont les seules
que je voudrais avoir faites (i); » et je pense comme cet
homme , non que je croie ces lignes vraies , mais parce
qu'elles sont éloquentes; encore l'orateur n'a-t-il ren-
contré que la moitié de l'idée. Avant de dire que l'a-
théisme ne rendait justice qu'au méchant qu'il anéan-
tissait, fallait-il lui reprocher d'â#liger l'homme de bien
qu'il privait de sa récompense?
Sans doute il faut être vrai et dans l'Éloge et dans
l'Histoire; mais, historien ou orateur, il ne faut être ni
monotone , ni froid.
Je n'use point, dit M. de La Harpe, du droit des pa-
négyristes. Eh! de par tous les diables, je le sens bien,
et c'est ce dont je me plains.
(i) Voici ie passage en question : « ... L'athéisme, doctrine funeste et de-
structive qui dessèche }'ame et l'endurcit, qui tarit une des sources de la sen-
sibilité, et brise le plus grand appui de la morale, arrache au malheur sa
consolation, à la vertu son immortalité, glace le cœur du juste en lui ôtant un
témoin et un ami , et ne rend justice qu'au méchant qu'elle anéantit. »
ToM. VII. 21
322 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
£t VOUS avez le front de me louer cela , vous, Fabbë
Arnaud , vous qui m'effrayez toujours du frémissement
sourd et profond du volcan , ou des éclats de la tempête,
vous qui me faites toujours attendre avec effroi ce qui
sortira des flancs de cette nuée obscure qui s'avance sur
ma tête. Abandonnez cette aménité élégante et paisible
aux mânes froides é^es gens de la cour, et à la délicatesse
mince et fluette de votre collègue.
Je vous atteste ici, lecteurs, tous tant que vous êtes,
soyez vrais , et dites-moi si l'on n'est pas toujours le maître
de quitter cet Éloge ^ de recevoir une visite, de faire un
wisk, de se mettre à table et de le reprendre, et si cela
fera passer une nuit sans dormir*
Dieu soit loué ; voilà donc encore une demi-page qui
aurait été vraiment du ton véhément de l'orateur, si l'on
n'y avait pas mis bon ordre parles antithèses, les épi-
thètes et le nombre déplacé : c'est la peinture de nos
misères sur la fin du règne de Louis XIV.
Encore une fois cet homme a du nombre, de l'élégance,
du style, de la raison, de la sagesse; mais rien ne lui bat
au-dessous de la mamtf e gauche (i). Il devrait se mettre
pour quelques années à l'école de Jean-Jacques.
L'auteur dira qu'il a choisi ce genre d'écrire tranquille
pour conformer son éloquence au caractère de son héros ;
mais M. de La Harpe n'est jamais plus violent : et vous
verrez que pour louer convenablement Fénélon , il fallait
s'interdire tout mouvement oratoire»
•*«ik«v
Des talens dans leurs rapports at^ec la société et le
bonheur y par M. de La Harpe; pièce devers qui a rem-
(i) Loeva in parte tnamiilsB
Mil salit.
JcvEHAt. 5a/. VII. V. iSg.
srovEMBBE 1771. 3^3
porté le prix à l'Académie Française. Cela coinnaence
froidement, contioue et finit froideoient; ce sont des
vers enfilés les uns^u bout des autres; encore s'ik ren-
fermaient chacun une idée grande, douce ou touchante,
on pourrait pardonner ce cruel asthme qui décèle une
poitrioe étroite, une tête sans essor, sans cette fécondité
qui entraîne Tbomme, qui le fasse couler à flot, et qui,
m'emportant avec lui, me force à le suivre jusqu'à la
chute de sa grande nappe. C'est une eau fade qui distille
goutte à goutte.
£st-ce sur ce ton qu'on loue l'éloquence dont il n'est
pas dit un mot? la poésie dont il n'y a pas la moindre
trace? la musique, le plus chaud, le plus violent des
beaux*arts? la peinture, que l'auteur a apparemment
oublié de compter parmi les talens? C^est le morceau
oii l'on a placé Hortense au clavecin , et son amant à coté
d'elle, surfout, qu'il faut lire pour avoir un exemple de
maussaderie et de platitude. Quand on s'avise de peindre
un héros couvert de sang, et se baignant dans les eaux
de lllippocrène pour y déposer la poussière cruelle
ramassée sur un champ de bataille, il faut concevoir
d'autres images que celles du Auteur Blavet. Quand on
se propose de chanter l'influence des talens sur les mœurs
de la société et sur le bonhenr de l'homnie, il faut se
pourvoir d'un autre fonds de réflexions et de philosophie.
I^a fable usée d'Amphion suspendant autour de lui les
bétes féroces; oui, la fable usée d'Amphion appelant les
arbres et leur ombragip, et les arbres dociles formant
leur ombrage sur sa tête; attirant du sein de leurs car-
rières le marbre et la pierre , et le marbre et la pierre
attirés formant l'enceinte d'une ville, m'aurait plu da-
vantage que tous ces lieux communs d'un écolier de
3:24 CORRESPONDAITCE LITTÉRAIRE,
rhétorique qui se creuse la tête et qui n'y trouve rien.
N'avoir pas su faire vingt beaux vers sur quatre sujets
qui auraient pu fournir chacun un 'grand poëme, cela
ne se conçoit pas j et moins encore la bêtise de notre
aréopage français , qui ne rougit pas.de décerner. sa cou-
ronne à une aussi misérable pièce. Il valait mieux en
user avec M. de La Harpe comme l'Académie de Pein-
ture avec Greuze, et lui dire : « Monsieur, votre poérae
est mauvais; mais vous avez fait tant de belles choses,
qu'il suffisait de nous envoyer un feuillet blanc avec
votre nom pour obtenir le prix. » Le poète s'adresse
à tout, à l'ancienne Rome, au règne de Frédéric, au
siècle de Louis XIY, aux travaux de l'Académie, à ses
concurrens dans la même carrière, frappe à toutes les
portes, et personne ne lui répond. Arrachez quelques
vers de l'éloge de Voltaire, et jetez le reste au feu,
M. de La Harpe , si vous n'euasiez jamais fait que ce
morceau sur les Talens, nous aurions tous prononcé
d'une voix unanime que vous n'en aviez point.
Éloge de Fénélon , par M. l'abbé Maurj^ qui a
remporté V accessit du prix de V Académie ( i ).
Si celui-ci avait su continuer comme il avait com-
mencé, il n'aurait pas approché du prix, il l'aurait rem-
porté, ïl a de la chaleur et de la véhémence , mais c'est
par boutade. Son cœur «se refroidit et sa tête toute seule
s'allume; alors il disserte, il se creuse, il est louche, ii
s'égare. Il a donné un si grand espace à l'éloge de Télé-
maque^ qu'on perd de vue le héros pour ne s'occuper
que du livre. Je trouve dans M. l'abbé- Maury et dans
( i) Cet article et le suivant , qui sont évidemment de Diderot , n*0Dt pas ele
reeueilKs dans ses Œuvres,
NOVEMBRE I77I. 3^5
M. de La Harpe un air de fatigue qui me déptait. M. de
La Harpe fatigue comme un bœuf fort et vigoureux qui
trace bien son sillon. 'M. Fabbé Maury fatigue comme
un coursier qui bondil de droite et de gauche , et qui ,
après s'être bien tourmenta, reste souvent hors d'haleine.
Discours sur le même sujet, par M. de Pezajr(i),
Il est faible, faible , mais il est facile, et il y a d'assez
belles idëes, mais surtout de la variété dans les mouve-
mens. La manière vraiment éloquente dont il s'est tiré
de l'endroit de Bossuet et de madame Guyon m'a plu ,
il n'a nommé ni l'un ni l'autre. Il a dit de Bossuet : jdlors.
vivait un homme ; de madame Guyon , Alors parut
une femme. Après la peinture haute de Bossuet, il
ajoute : « Qui le croirait ! cet homme fut envieux. »
Après le portrait de madame Guyon ; qui eût prophétisé
h Delphes , et qui se serait elle-même crue pleine da
dieu , il ajoute : « Voilà les deux écueils entre lesquels
Fénélon se trouva ; l'homme élevé se brisa contre
l'un ; l'homme révéré échoua contre l'autre : plaignons
l'homme. » S^l y a dans cet Éloge des morceaux qu'un
bon littérateur voudrait avoir faits, il y en a d'autres
qui sentent Tâge et la frivolité; pas assez de ceux-ci
pour en faire une plate composition , pas assez des pre-
miers pour en faire une belle pièce : cependant, si j'a-
vais un enfant qui m'eût présenté cet Éloge, je l'aurais
embrassé tendrement. J'ai vu des juges qui ne man-
quaient pas détalent et de goût, préférer l'ouvrage de
(i) V Éloge de Fénélon, par Pezay, est anonyme^ et ne se trouve pfts dans-
fédition de ses Œuvres donnée -à Liège vers 1791 1 en a vol. iu-i8, repro-
duits sous la date de 1797. (iVote âe M, Beuchot.) Naigeon cite un passage
remarquable de cet Éloge comme ayant été fourni à Tauteur par Diderot;,
voir Œuvres de Diderot, édit. Brière , t. III , p. 467.
1
3^6 CORRESPONDANCE LiTTiRAIREy
M. de Pezay à celui de M. de La Harpe, mais ils ont tort:
l'Académie % bien jugé, et M. de Pezay, qui a de la vanité,
est fort heureux d'avoir échappe à l'honneur de l'accessit.
Ijq /^ de ce mois, on a donné sur le théâtre de la G>-
inédie Française la première représentation du Bourru
bienfaisant , comédie en trois actes et en prose , par
M. Ciroldoni. Cette pièce , annoncée depuis long-temps,
était attendue avec impatience : elle a eu beaucoup de
succès. C'est en effet un événement assez intéressant , et
peut-être unique dans l'histoire des théâtres , que de voir
un étranger donner sur un théâtre étranger une pièce
bien écrite dans une langue qui n'est pas la sienne, et
qu'il était loin de parler correctement il n'y a pas encore
cinq ans. Ces circonstances seules méritaient un accueil
favorable; mais il y a eu plus de justice que d'indul-
gence dans les applaudissemens que le public a donnés
à la pièce du Bourru bienfaisant. Je ne suis cependant
pas du nombre de ceux qui la trouvent sans défauts. T^
pièce me paraît fortement conçue , mais faiblement exé-
cutée. Peut-être le rôle principal, celui du Bourru, est-il
susceptible du reproche contraire ; mais aussi il est trop
également fort et sans nuance. L'intrigue de la pièce est
simple, naturelle, bien soutenue, bien dénouée, et elle
, est une suite nécessaire des caractères que l'auteur a
mis en opposition. Le tableau qui en résulte est neuf et
piquant au théâtre, quoique très-commun dans le monde.
Toute une famille d'honnêtes gens vit ensemble dans
une même maison; ils se jugent tous injustement et à
faux; ils se jugent pourtant comme nous nous jugeons
tous dans la société, et conformément aux apparences;
ils n'ont pas tort: pas un d'eux n'est méchant, ni mal-
NOVEMBRE I77I. 3^7
disant; mais à la fia de la pièce ils se sont tous trompés;
de sorte que la pièce de M. Goldoni est tout à la fois
une pièce de caractère , d'intrigue et de moeurs. Peut*
être le spectateur devrait-il être plus dans la confidence
des intentions des personnages; mais je ne voudrais pas
prononcer là-dessus, car peut*être aussi une connais-
sance plus prompte nuirait-elle à l'intérêt.
Il y a quelques répétitions dans le cours de la pièce,
mais elles sont toujours accompagnées de circonstances^
différentes et sî naturelles ou si piquantes, qu'on aurait
tort de chicaner. La scèue du valet blessé fait peine, ne
produit rien , et est trop uniquement dans la vue de faire
sortir le caractère de bienfaisance du Bourru Géronte.
Jja lettre du procureur, apportée ci Dalancour en pré-
sence dé sa femme, est un petit moyen pour l'instruire
de sa position; il n'était pas nécessaire, et il gâte la
scèue. Elle aurait été bien aiiti^ment forte, si l'aveu de
Dalancour avait suivi le repentir de son caprice et de
ses brusqueries; '}l venait tout naturellement, la scène
l'exigeait. T^a femme aurait dit à son mari tout ce qu'elle
se dit étant seule, et cette scène aurait pu être d'un grand
effet. Marthon serait venue également leur crier à tous
deux, que faites-vous, ici ? on enlève vos meubles. Ils sor
raient sortis tous deux delà scène, et l'acte aurait con^
tinué et fini de même.
Beaucoup de gens blâment M. Goldoni d'avoir laissé
le spectateur, à la fin de sa pièce, admirateur forcé du
bonhomme Géronte; on confond, disent-ils, ledéfautet
la vertu, et l'on applaudit à l'un et à l'autre sans s'en
apercevoir. Ah ! Messieurs ! Mais répondre au pu-
blic, j'aimerais autant entreprendre de prouver que le
Misanthrope n'est pas une mauvaise pièce. Il y aurait
328 CORRESPOTrDANCE LITTÉRAIRE,
peut-être eu une seule manière de donner une leçon au
Bourru ; c'eût été de faire serpenter dans toute la pièce
un personnage ancien ami de toute la famille , qu'ils au-
raient perdu de vue depuis long-temps, parce que le
caractère de Géronfe est incompatible avec le sien. Il
rend pourtant justice à ses vertus. Forcé par une situa-
tion critique et pressante, il serait venu plusieurs fois
pour le prier de lui rendre service; il se serait fait an-
noncer, mais au moment de parler à Géronte , la
crainte d'en être mal reçu , de recevoir quelque rebuf-
fade, d^être forcé de se rebrouiller avec lui, le ferait
toujours s'enfuir au moment où Géronte est près de le
recevoir. Mais enfin sa situation le commanderait, il ar-
riverait au dénouement; il serait d'autant plus mal ac-
cueilli , que Géronte est tout occupé du mariage de sa
nièce , et se ressouvient d'ailleurs que cet homme ^ qui
s'est fait annoncer deux ou trois fois , a toujours disparu.
Il le brusquerait , le traiterait indignement , lui dirait
même des choses dures, et finirait, comme à son ordi-
naire , par lui promettre de le tirer de la presse.
L'homme refuserait son bienfait : il avait bien prévu ce
qui lui arrive, voilà pourquoi il répugnait depuis si
long-temps à venir trouver Géronte. Jamais, lui dirait-
il, il ne serait en votre pouvoir de me faire autaiit de
bien que vous venez de me faire de mal. Alors le Bourru
serait au désespoir, emploierait toutpour lui faire accep-
ter son bienfait , et sentirait qu'il oblige bien moins de
monde qu'il n'en blesse, et qu'il y a tout lieu de croire
qu'il n'a fait que des ingrats de tous ceux qu'il a obligés;
et les gens qui aiment à se flatter et à voir Thumanité
en beau, auraient eu l'espérance de le voir corrigé.
Heureux sont ces gens-là l
I
JYOYEMBBE I77I. 3^9
Je me contenterai d'ajouter que le seul reproche que
je ferais à M. Goldoni est qu'on remarque dans son ou-
vrage l'homme plus habitue à faire des canevas qu'à dé-
tailler des pièces ; et voilà la cause de ce que j'ai dit au
commencement de cet extrait; car en6n , c'est le détail
des scènes qui donne la couleur aux personnages, et
c'est la partie faible du Bourru bienfaisant. Depuis la
première représentation , on a fait quelques coupures et
quelques légers changemens dans le détail des scènes.
Cette pièce a eu un égal succès à la cour et à la ville ;
il est à désirer que M. Goldoni ne s'en tienne pas à cet
essai , ^ son séjour en France n'aura pas nui à son génie.
Le 19 octobre dernier, nous avons eu un début à la
Comédie Française, qui n'a pas été heureux. Mademoi-
selle Pitrot de Verteuil, actrice du théâtre de Bordeaux,
arrivant de Bi*uxelles et retournant à Bordeaux, a joué
dans les rôles de Rodogune, Zaïre et Aménaïde. Elle a
eu peu de succès. Sa voix est désagréable, sa pronon-
ciation et son jeu sont maniérés , et son visage est im-
muable. Elle a joué aussi* quelques rôles de haut co-
mique , et quoiqu'on y ait également remarqué les mêmes
défauts qui lui sont naturels , elle a eu des momens d'un
jeu plus vrai , et assez heureux pour lui attirer de grands
applaudissemens. Son intention était de se fixer à Paris
si elle y avait réussi; mais on la laissera remplir paisi-
blement ses engagemens tant à Bordeaux qu'à Bruxelles ,
ou elle retourne le printemps prochain.
f^ie du cardinal d'Ossat (i).
Le cardinal d'Ossat était Gascon; il naquit le 2 3 ao)it
(0 Paris, 177 1 , 1 vol. in-8*'. Par madame d'Arconville.
33o GORR£SPOJfDANC£ LITTKRAIRE f
i536, à Larrogue en Magnoac, diocèse d'Auch, parle-
ment de Toolouse. Son père était marëchal-ferrant. Â
mesure que les nations se civilisent, les grands taleas
s'élèvent plus difficilement aux grandes places , surtout
l<H*squ'ils sortent des basses conditions de la société. Il
nous reste des Lettres du cardinal d'Ossat (i) oii cet
homme se montre , ainsi qu'on l'a vu dans sa vie , simple,
franc, plein d'attachement à ses maîtres, sachant allier
les devoirs d'un ecclésiastique avec la probité et l'habi-
leté dans les négociations. Ces Lettres doivent entrer
dans la valise d'un envoyé à la cour de Rome.
Les deux volumes qu'on vient de publier renferment
un discours préliminaire de l'auteur de cet ouvrage sur
la manière dont il a écrit la Vie du cardinal d'Ossat, et
plus généralement sur la manière dont il croit que les
Vies particulières doivent être écrites; un discours du
cardinal même sur les effets de la ligue en France; la
Vie du cardinal avec des notes.
L'auteur prétend que l'historien d'un règne, d'uu
peuple, doit s'en tenir aux sommités, marcher avec
rapidité , esquisser les faits et les personnages à grandes
touches; qu'au contraire le biographe fait un portrait ou
il doit rendre jusqu'aux rides. Je suis de son avis. Le ton
de ce discours , sans être saillant , sans offrir une couleur
forte, des vues profondes, le caractère du génie, marque
de la raison, de la sagesse, du bon sens, et donnerait
assez passable opinion du reste de l'ouvrage.
Le discours traduit de l'italien du cardinal d'Ossat,
sur les effets de la ligue en France est excellent. Le ton
en est mâle; on reconnaît partout un homme présent
(i) La première édition de ces Lettres est de Paris, 1624 , in-folio; la va&i'
leure est celle donnée par Amelot de La Houssaie, 1697, a vol. in-i"*
^ irovEMBRE 1771. 33 1
aux affaires dont il vous eotretient Le tableau des mal-
heurs qui déchirèrent la France au temps de la ligue est
effrayant, sans qu'on se soit écarté de la sévérité rigou-
reuse de l'histoire; nul essor de l'imagination, rien qui
sente la verve , point de passion. Je conseille à tous sou«
verains de méditer ce discours. S'ils ne comprennent pas,
en le lisant, que toute guerre de religion, soit qu'elle
naisse de l'antipathie réelle des sectaires, soit que l'am*-
bition fomente cette antipathie , sera suivie des mêmes
calamités , ils ne le comprendront jamais : et il est inutile
de leur prêcher l'esprit de tolérance, le seul moyen d'ôter
tout crédit aux opinions religieuses; on ne les convertira
pas. Le cardinal d'Ossat montre le Guise auteur et chef
de la ligue comme un grand politique et un des grands
capitaines de son temps, le sujet le plus dangereux qu'un
monarque pût avoir, et peut-être Thomme le plus propre
à faire un grand roi. On ne conçoit pas comment il ne
fit pas raser son souverain^ après s'être vanté qu'il lui
tiendrait la tête , taudis que madame de Montpensier
ferait la cérémonie avec les ciseaux qui pendaient à sa
ceinture. Il faut qu'à l'approche de ces grands attentats
les âmes les plus fermes ne soient pas exemptes de je ne
sais quelle terreur panique qui les arrête et qui leur
inspire de la méfiance sur les précautjions qu'elles ont
prises ; ils ne les croient jamais assez sûres , ils balancent,
ils temporisent , et l'occasion leur échappe : tout manque
parce qu'on a voulu tout prévenir. Il y a un point de
maturité qu'il faut discerner, et jeter son bonnet par-
dessus les moulins. César ne s'arrêta qu'un instant sur
la rive du Rubicou, et fit fort bien; le lendemain il eût
été trop tard pour le franchir. Celui qui dans ces circon*
stances, si compliquées, si au-dessus de toute prudence
332 CORR£SPONl>ANG£ LlTTiRAlRE j
liumaine, ne veut rien laisser au hasard , ne s'y entend
pas ; il y a des occasions où le coup et la menace doivent
partir en même temps, la menace est même de trop.
J ai commencé la lecture du troisième morceau , la
Vie du cardinal d'Ossat : point de génie , point de vues,
nul art d'intéresser par des réflexions , lorsque le sujet ne
prête pas. Taime mieux aller \qir le Cardinal chez lui,
et le connaître dans ses Lettres. J'avertis pourtant , pour
l'acquit de ma conscience, que je n'ai pas lu la Vie en
entier : mais le moyen qu'un auteur qui est un peu plat
dans les cent premières pages de son ouvrage, n'en ait pas
pris l'habitude.
J'apprends que cet ouvrage est de madame la prési-
dente d'Arcon ville , dont madame de Blot disait que le
style aidait de la barbe.
article etiifojré de Londres par Hauteur de ces feuilles.
Il est bon quelquefois d'écrire des sottises ; elles peu-
vent donner lieu à mettre dans leur jour des faits que
la vérité et la sagesse n'auraient pas éclaircis sans être
provoquées par la sottise. On peut se rappeler le conte
impertinent de madame d'Auban, consigné dans ces
feuilles il y a quelque temps (i); une main auguste n a
pas dédaigné de feire les remarques suivantes sur ce
conte, à qui il arrive, par cette réfutation, plus d'hon-
neur qu'il ne mérite.
Obseri^ations sur le conte de madame dAuhan , Morie
à Fitrj , ou mois de février 1771.
« 1° L'épouse du Czarowitz, fils de Pierre-lc-Grand ,
n'était point du tout belle, mais bonne et honnête; elle
(i) Précédemment pages 167 etsuiv.
NOVEMBRE 177 ï- 3^^
était extrêmement marquée de la petite vérole, grande
et fort maigre. Quoique son époux fût d'un caractère
très-bizarre , cependant il ne poussa jamais ses emporte-
mens jusqu'à des brutalités et atrocités pareilles à celles
dont le conte l'accuse.
(c a^ De ce mariage naquit Pierre II, empereur de
Russie, qui régna après Timpératrice Catherine I, et une
princesse nommée Nathalie , morte à l'âge de dix-sept
ans, pendant le règne de son frère.
a 3<> L'épouse du Czarowitz , après ses secondes cou-
ches , mourut d'une maladie de poitrine à Saint-Péters-
bourg, en présence de l'empereur Pierre-le-Grand , qui
ne la quitta presque pas pendant les derniers jours de sa
maladie ; il assista même à Touverlure de son corps. Elle
fut embaumée et enterrée publiquement , et-, par consé-
quent , resta le visage découvert très-long- temps , exposée
dans son palais à Saint-Pétersbourg , d'où elle fut trans-
portée à l'église de la fortdre&se de cette ville, tombeau
des souverains, et où Pierre-le-Grand est inhumé lui-
même. Voilà donc qui constate qtie madame d'Auban ,
si elle s'est dit 'être cette princesse, n'était en efFet-
qu'une aventurière ; ou bien son historien a joué d'ima-
gination.
« 4^ Cette princesse avait mené avec elle en Russie,
sa cousine la princesse d'Ostfrise, qui s'en retourna
après avoir reçu ses derniers soupirs, en Allemagne, et
épousa un prince de Nassau.
« 5^ La comtesse de Konigsmark, mère du maré-
chal de Saxe, n'a jamais été en Russie, et le maréchal
n'y est venu que long-temps après la mort de l'épouse
du Czarowitz.
« 6® La princesse était née, élevée, et mourut dans
334 CORRESPONDANCE LlTTEKMREy
la religion luthérienne; et madame d'Auban était si
bonne catholique, selon son historien , qu'elle se mit ou
voulut se mettre dans un couvent : au moins aurait-il
dû ne point mettre le lieu de sa conversion. »
II résulte de ces Observations , qu'il y a par-ci par-là
des aventuriers et des aventurières dans le monde, qui,
ayant éprouvé des coups du sort d'un grand éclat ou des
revers singuliers, se dépaysent et s'expatrient, et mènent,
dans des lieux éloignés de leur premier théâtre, une vie
retirée et cachée. Les soins qu'ils prennent de se dérober
à la connaissance du public ne peuvent manquer d'exciter
sa curiosité; l'imagination s'en mêle, le merveilleux
s'éfablit; on forge des contes superbes, que le héros ou
l'héroïne ne trouve pas à propos de détruire ; et les voilà
métamorphosés en princes, sans avoir ni les avantages
ni lefi importunités du rang souverain.
DÉCEMBRE (i).
Paris, décembre 1771*
Expériences intéressantes.
Un grand duc de Toscane avait exposé des pierres
précieuses à un verre ardent de Tscbimhausen , dont on
avait augmenté la force à l'aide d'une lentille; le dia-
mant s'éclata, se gerça, se mit en petits fragmens, et
disparut. On multiplia l'action du feu par l'addition d'une
seconde et d'une troisième lentille, et on en fit un grand
(i) Ici recommence la Correspondance du baron de Grimm.
(iVbte de la première édition,)
DECEMBRE I77Ï. 335
nombre d'expériences sur des pierres de ^oute espèce. Il
est inutile d'entrer dans le détail des résultats, qu'on
peut voir exposés par Tauteur. du journal intitulé Gior^
nak de Letterati d" Italia. Tom. VIII, art. 9.
L'Empereur François P^ fit un pas de plus; il employa ,
sur les mêmes pierres, le feu ordinaire, les fourneaut
du laboratoire et les creusets, et obtint les mêmes phé-
nomènes que le verre ardent avait produits.
M. d'Arcet, possesseur d'un fourneau jde porcelaine,
s'est occupé des mêmes recherches, mais avec une vue
plus générale; son but a été de classer les pierres par
leur plus ou moins de résistance à l'action du feu. C'est
ainsi qu'il a été conduit à répéter les opérations du grand
duc et de l'empereur, et à dissiper les doutes qui res-
taient sur la volatilisation des diamans.
M. d'Arcet , entraîné par son goût pour l«s expérieuces
chimiques 9 oublia la modicité de sa fortune, et exposa
à son fourneau de p<M*celaine des pierres précieuses de
toute espèce, sur des coupelles, dans des creusets ouverts
et fermés; il en renferma au centre de boules faites de
la pâte de porcelaine. Les diamans blancs surtout dispa-
rurent sous l'action -du feu; il ne resta au centre des
boules que la cavité formée par le diamant, sans qu'il
parûi aux boules la moindre gerçure. Il publia ses expé»
riences, et malgré la hante opinion qu'on avait de la
bonne foi et de Thabileté de M. d'Arcet, les doutes sub-
sistèrent.
Les moins prévenus étaient persuadés que les diamans
avaient été détruits, non par fusion ou par volatilisation,
comme l'artistele prétendait, mais par une décrépitation
qui enlevait au diamant des molécules insensibles, et qui
peu à peu le réduisait à rien. Ce fut pour éclaircir ces
336 COB&ESPOIIDANCE LITTÉRAIRE,
difficultés^ el ne laisser aux incrédules aucune ressource,
que le vendredi i6 août les savans et les artistes furent
invités à se rendre dans. le laboratoire de M. Rouelle,
frère du célèbre Rouelle que nous avons perdu il y a peu
de temps , pour y être témoins oculaires des expériences
qu'on y réitérerait sur les diamans et autres pierres pré-
cieuses.
L'assemblée fut très-nombreuse et très-bien composée,
n y avait M. le margrave de Bade Dourlach, la princesse
son épouse, leurs fils, les ducs de Brancas, de Nivemois,
de Chaulnes , de Caylus , de Villahermosa fils , milord
Saint-George, le marquis d'Ussé, le comte de Hautefort,
le prince de Pignatelli , le chevalier de Lorenci , la mar-
quise de Nesle , la comtesse de Brancas , la marquise de
Pons y la comtesse de Polignac , madame Dupin , ainsi
que plusieurs autres personnes de qualité, tant étran-
gères que françaises. Il y avait MM. de Jussieu, de Fou-
chy, Daubenton, Macquer, Le Roi, Perronnet, Lavoi-
sier, membres de l'Académie des.Scienccs. J'y étais. Il y
avait plusieurs docteurs de la Faculté de Médecine et
du corps de la pharmacie , des gens de lettres très-connus,
des artistes célèbres, et des joailliers et^diamantaires dis-
tingués dans leur profession.
On pesa à la balance d'essai quatre diamans.
Un diamant n^ i , appartenant à M. le duc de Brancas,
et présenté sous son cachet; il était du poids de cinq
grains et un quart de grain, poids de carat;
Un diamant n* a , pesant un quart de grain, poids de
carat ;
Un diamant de nature , n* 3 , pesant cinq girains, fort
poids de carat, appartenant, ainsi que le n^ a , à MM. d Ar*
cet et Rouelle;
DECEMBRE 1771, 337
Ud diamant n* 4) d'une eau très-jaune, pesant quatre
grains et demi, poids de carat, appartenant à M. Le-
blanc, joaillier. Celui-ci fut enveloppé d'une pâte faite
de craie et de poudre de charbon , mis dans un petit
creuset d'Allemagne, et recouvert d'une couche de craie
délayée avec de l'eau. Oli fit sécher le tout à petit ftu,
puis on plaça le creuset sous la moufle dans le fourneau
de réverbère , à quatre heures quarante minutes après
midi.
D'un autre coté, on mit les trois diamans n"" i, a et 3,
dans trois petites capsules faites de pâte de porcelaine
sans couvert^ et chacune marquée du numéro de son
diamant.
On les chauffa d'abord faiblement, et petit à petit,
sous une moufle particulière; après quoi on les porta
sous la grande moufle, qui était déjà fort échauffée, et
on les plaça à côté du petit creuset dont on a parlé plus
haut : il était alors quatre heures quarante-trois minutes.
On observa ces trois diamans à découvert, à des in-
tervalles de temps assez courts pour voir ce qui leur
arriverait pendant l'opération.
A cinq heures quatre minutes , les diamans étaient
rouges et leur couleur mate ; elle se distinguait cependant
de la couleur des coupelles, en ce qu'elle était un peu
plus louche.
A cinq heures onze minutes , tout était encore au
même état , à cela près que les diamans étaient un peu
plus rouges.
A cinq heures dix-huit minutes, le diamant n"* % de-
vint de plus en plus resplendissant; les autres restant
d'un rouge assez terne, cependant un peu plus brillant
que celui des capsules.
ToM. VII. a a
338 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
A cinq heures trente-sept minutes, le diamant n"" 2
est toujours resplendissant, mais on juge unanimement
quHl est diminue de .volume. Les deux autres diamans
n* I et n* 3 commencent aussi à être fort resplendissans,
surtout le diamant n* r.
A cinq heures quarante-cinq minutes , les trois dia-
mans sont très-resplendissaus ; le diamant n* a Test plus
que les deux autres, et le diamant n** i plus que le dia-
mant u*" 3.
A cinq heures cinquante- cinq minutes, on ouvre le
fourneau; les diamans n** i etn"* 3 sont très-respleodis-
sans, et Ton annonce que le diamant n** 2 est entière-
ment évaporé. On retire la capsule dans laquelle il avait
été placé, sans la pencher ni la renverser, et Ton s'aperçoit
qu'il reste encore un léger vestige de ce diamant, de
forme oblongue, irrégulière et sans facettes, gros comme
la sixième partie de la tête d'un camion ou de la plus
petite épingle. On l'aperçoit à la vue; mais, pour le bien
discerner, il faut le secours d'une loupe un peu forte.
Autour de ce grain, qui est d'une transparence un peu
laiteuse, on remarque de petites . molécules de matière
arrondies et très-fine»; mais comme ces molécules étaient
coloriées, il est plus que probable qu'elles avaient é(e
détachées du haut de la moufle, et qu'elles ne prove-
naient point du diamant.
A six heures précises, on retira le diamant de nature
n"* 3 , et l'on vit qu'il était très-sensiblement diminué. On
n'y observa plus de facettes taillées; il avait néanmoins
à peu près conservé sa figure: sa surface était inégale ,
raboteuse et comme grumelée. Il n'avait plus une trans-
parence parfaite, mais elle était un peu laiteuse; en total,
il ressemblait à un fragment de cristal de Madagascar.
DÉCEMBRE 177^. SSq
Des cinq grains, fort poids de carat, quil pesait avant
ropératioQ, il n'en restait qu'un peu moins de deux
grains : il avait donc perdu plus de trois grains.
A six heures vingt minutes , on retira le diamant n*" i,
appartenant au duc de Brancas : il se trouva beaucoup
diminué; on y remarquait cependant encore des facettes,
et surtout presque à son milieu une ëmiaence pointue.
Du reste', sa transparence était moins laiteuse que celle
du diamant de nature n*" 3, et la surface en était assez
lisse.
Il y avait autour de ce diamant un assez grand nombre
(le grains de sable fin , blanc et à peu près transparent ,
mais ne [>esant pas en totalité un vingtième de grain.
Des cinq, grains et un quart de grain , poids de carat ,
que ce diamant pesait avant l'opération, il ne lui en est
resté qu'un demi-grain ; il s'en étai>t donc évaporé quatre
grains et trois quarts de grain.
Il s'est élevé une grande question entre les spectateurs,
savoir si les fragmens sableux qui se trouvaient dans les
capsules étaient des portions de diamant ^ou des parti-
cules de sable détachées de la moufle. Pour décider cette
question, on a fait les expériences suivantes.
On a remis sous la moufle la portioncule restante du
diamant n* a , et les grains de matière, qui l'environ-
uaient, chacun séparément, et dans une capsule parti-
culière.
Pareillement, on a remis les capsules où l'on avait
placé les diamans n"" i et n*" 3 , avec les grains de matière
qui s'y trouvaient , et l'on a continué de pousser le feu
jusqu'à sept heures trente-cinq minutes. Alors on a retiré
les capsules; on n'a pas trouvé vestige de diamant dans
Id première, mais les fragmens sableux se sont retrouvés
34o CORRESPOIVDàNCE LITTERAIRE,
dans toutes les trois; il paraissait même y en avoir un
peu davantage, en raison d'une nouvelle portion qui
s*éfait encore détachée du haut de la moufle.
A sept heures quinze minutes , le feu ayant toujours
*été continué avec la même force, on jugea qu'il était
temps de retirer le diamant n*" 4? appartenant au joaillier
Leblanc. On mit le crçuset hors de la moufle ; on le laissa
'refroidir de lui-même. En le vidant, tout le charbon se
trouva consumé ; il ne restait plus qu'une espèce de chaux
blanche : on la brisa , on la réduisit en poudre sans aper-
cevoir la moindre apparence du diamant, dont on ne
voyait que le creux et l'empreinte.
 sept heures trente minutes, on retira un saphir et
un rubis qui avaient été mis à quatre heures quarante-
trois minutes sous la même moufle , et qui avaient
éprouvé, comme les diamans, toute la violence du feu.
Us étaient sains et entiers. Un poinçon, dont on appuya
la pointe sur le rubis, ne manifesta aucun ramollisse-
ment dans cette pierre, dont la couleur, non plus que
celle du sapnjf, n'avait souffert aucune altération.
Le lendemain, samedi 17 août, on a examitié par le
lavage la poudre de craie dans laquelle le diamant n"* 4?
•appartenant au joaillier T^eblanc, avait été renfermée; il
ne s'y est trouvé que :quelques grains de matière qui ,
vus au microscope , ont été réconnus pour du sable très-
fin, tel qu'il s'en rencontre toujours dans \a craie.
Après le lavage, on a mis dans deJ'eau«iorte toute la
t;raie séparée par l'eau , et elle s'y est totalement dissoute.
On a fait cet essai afin de démontrer, que le diamant se
volatilise réellement, et que cette évaporation se fait à
la surface et d'une manière irrégulière, selon le plus ou
le moins de cohérence des parties , comme on l'observe
D£GëMBB£ 1771. 341
dans un morceau de glace qu on expose à Taie libre pan
un temps bien serein et très-froid.
Qu'est-ce donc que celte pierre si précieuse, ce dia-
mant taht admiré? Une goutte d'eau congelée comme
une autre goutte d'eau , avec cette seule différence qu'une
chaleur légère suffit pour vaporiser Tune, et qu'il faut la
chaleur violente pour vaporiser l'auti^e, parce que la goutte
d'eau est hétérogène , et que le diamant est homogène.
Pourquoi le saphir, le rubis résistent-ils , c'est que la
chaleur n'a pas été ou assez forte ou assez longue , et que
la couleur naît peut-être d'un enduit qui enveloppe chaque
molécule , qui est inattaquable au feu.^ et qui défend de
son action la pierre qu'on y expose.
Que suit-il de ces expériences? qu'il faut bien distin^
guer la dureté de la volatilité. . I^ saphir et le. rubis ^
moins durs que les diamans , ne se volatilisent point aa
feu : les diamans s'y volatilisent. L'or ductile et mou y,
exposé pendant six mois de suite à un. feu de verre^^ie, ne
perd pas un atome de son poids et de sa substance ; le
diamant, le*plus dur des corps, s'y vaporise.
On. fil le lavage dont on a parlé plus haut,: pour prér.
venir toute objection. Mais ne pourraitron pas dire que
les diamans , au lieu de se vaporiser , se sont imbibés,
dans la pâte des coupelles? Non ; car les petites capsules,
ou coupelles marquées, l'une n° i, oîi l'on avait mis le
diamant du duc de Brancas, et l'autre marquée u'^g,.
sur laquelle on avait placé le rubis , étaient de même
poids avant que d'aller au feu , et se sont trouvées de
même poids après l'opération. Le lavage de la craie dont,
le joaillier Leblanc avait enduit son diamant , démontre
pareillement le peu de fondement de l'imbibition.
Et c'est au moment où l'on crie que la nation est obé-<
34^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
rée, que des particuliers s'occupent à volatiliser des dia-
mans. Quelle calomnie!
Les curieux avaient donné jusqu'à présent la préfé-
rence sur les diamans aux belles pierres coloriées. Voilà
leur préférence fondée sur un motif de plus.
Consultation tendant à réhabiliter la mémoire d'un
fils accusé d'auoir assassiné sa mère , et à conserver
la vie à sa femme , détenue dans les prisons comme
complice du même crime , contre une sentence des
tribunaux de Saint-Other et d^Jtrpas (i).
J'ignore quel est l'auteur de ce Mémoire , mais c'est
un homme éloquent. Malgré uni peu d'enflure de style,
il est difiScile de ne pas frémir, en le lisant, du sort de
ce malheureux fils, et* plus encore peut-être de celui
auquel on estlsoi-même abandonné. Il est minuit; j'écris,
je réfléchis, je médite, je m'occupe à me rendre meilleur
moi-même, et à rendre le même service à mes sem-
blables, rirai dans un instant chercher ''le repos; et qui
est-ce qui m'a dit qu'une mort subite n'aura pas enlevé
ou ma femme ou ma fille, et que par un concoiirs fortuit
de circonstances qui sembleront déposer contre moi,
je ne serai pas saisi et jeté dans le fond d'un cachot,
d'où je ne sortirai que pour aller au supplice et à l'igno-
minie ? Quelque force d'ame que je puisse avoir reçue
de la nature, certes je ne protesterai pas de mon inno*
cence avec plus de constance et de fermeté que Mont-
bailli; c'est le nom de l'accusé. Si je dis, au milieu de
là torture : « Non , je n'ai point commis le crime ; » je par-
lerai comme lui. Si je dis sur la place publique : « Je de-
(i) Gel article , qui ne peut être de te feipiue qui suppléait à Grimm , doos
parait être étidemiDent de Diderot; il n'a pas été recueilli dans ses Œuvres*
DÉCKMBRE I77I. 343
mande pardon à Dieu et au roi des fautes que j'ai com-
mises pendant ma vie, mais je ne le demande pas à la
justice pour le crime dont je suis accuse, parce que je
ne Fai pas commis; » je parlerai comme lui. Si, presse par
les ministres de la religion , je leur dis sur l'échafaud :
« Vous voulez que Je m'avoue coupable d'un parricide;
osez donc prendre sur votre compte devant Dieu le.
mensonge que vous sollicitez; » je parlerai comme lui.
Si , brisé sous les coups des bourreaux , je dis , d'une
voix mourante: a J'avoue, j'avoue que j'ai commis des
fautes, je meurs volontiers pour les expier; mais l'as-
sassinat dont on m'accuse n'a jamais souillé mes mains ^
jamais le projet ne m'en est entré dans l'esprit ; » je
parlerai comme lui. Si, du milieu des flammes où l'on
aura jeté mes membres déchirés , je réclame par mes
gestes contre le crime et contre mon jugement, je ferai
ce qu'il a fait; mais à ^noi cela m'aura-t-il servi? Un
rapport inconsidéré de médecin et de chirurgien , une
querelle domestique, une menace prétendue ou réelle,
la proxinïité des appartemens , quelques effets teints de
sang, des vêtemeps déchirés, les indices qui ont disposé
de la vie et de l'honneur de Montbailli, disposeront de
ma vie et de mon honneur!
Je frémis sur l'incertitude de notre destinée, et je reste
confondu des vices de la jurisprudence criminelle chez
des peuples qui se piquent d'humanité et qui se disent
poUcés. Il me semble que quand il s'agit d'envoyer un
homme au dernier supplice, la loi devrait abandonner
à la sagesse des juges la comparaison des preuves avec
la nature du crime. Le témoignage de deux hommes
suffit! Est-il donc si rare que deux témoins se trompent?
Il est des circonstances où il n'en faudrait qu'un, où
344 CORRESPOND A.NCE LITTERAIRE y
même îl a'en faudrait point; mais n'en est-il pas d'autres
où le serment de vingt hommes ne contre-balancerait
pas l'invraisemblance du fait? et ya-t-il un fait plus in-
vraisemblable que le parricide? Pour croire qu'un pareil
attentat s'est commis , Cicëron voulait que le coupable
eût ëté saisi sur le cadavre de son père^ et traîné devant
les juges les mains teintes de son sang.
Voici un orateur qui dissipe , comme le vent dissipe la
poussière, les indices qui accusaient le prétendu cou-
pable de Saint-Omer; voici des chirurgiens et des mé-
decins de la capitale du royaume dont la décision con-
trarie celle des premiers qui furent appelés. Je me place
au nombre des juges convaincus d'avoir envoyé un
innocent au supplice ; je me demande à moi-même ce
que je deviendrais, et je ne me suis point encore répondu.
Je suis sûr que l'image du supplice serait sous mes yeux
tant que je vivrais. Eh ! se saisisse du glaive des lois celui
qui sera bien sûr de n'en frapper que le coupable; je ne
lui envie point cette terrible prérogative. Voilà cepen-
dant cinq ou six exemples de ces erreurs atroces de la
justice dans un assez court intervalle .de temps. Si l'on
décide avec cette légèreté de la vie des citoyens, que
penser de la manière dont on décide de leur fortune?
Lorsque les cris d'indignation qui partirent du fond
de la retraite de Voltaire tirèrent nos anies de l'assou-
pissement oïl elles étaient et où elles seraient peut-être
encore sur le meurtre d'un citoyen massacré par les lois,
et que l'afTaire du malheureux Calas fut traduite du par-
lement de Toulouse aux requêtes de l'Hôtel, à Paris, la
mémoire de l'infortuné réhabilitée et l'ignominie écartée
de dessus sa famille , on s'attendait à quelque réclama-
tion de la part de ce corps de judicature flétri; son si-
DiiCEHBR£ 1771* 34s
lence étonna: depuis j'en ai su la raison. Le parlemenit
de Toulouse se procura la procédure des requêtes de
THotel, et nomma des commissaires pour l'examiner.
Ces commissaires étaient en grand nombre , et leurs
séances durèrent long-temps. Après l'examen le plus ri-
goureux, le rapport qu'ils firent à leur compagnie, c'est
que l'arrêt des requêtes de l'Hôtel, qui cassait celui qu'ils
avaient rendu , était juste , et qu'en effet il n'y avait pas
eu lieu à la peine capitale. Je tiens ce fait du fils d'un
des commissaires. Je suis Au nombre de ces magistrats
violens qui, par un arrêt précipité, ont versé le sang de
rinnocent, et j'écoute ce rapport de mes confrères; si.
j'ai la moindre éteinceUe de religion, il n'y a pas à ba-
lancer, il faut que je me fasse capucin, et qu'après avoir
expié mon crime par toutes les voies possibjes de désar-
mer la justice divine, je meure en transe.
De P Orthographe j ou Moyens simples çt raisonnes
de diminuer les imperfections de la nôtre. Il est certain
que la prononciation varie sans cesse , et que la manière
décrire reste ; d'où il arrive que l'écriture , qui a été
inventée pour représenter la parole, n'est plus, à la lon-
gue, qu'un mauvais portrait très-informe qui aurait
grand besoin d'être retouché; mais la retouche devient
presque impraticable, parce qi»e, si on l'exécutait à la
rigueur, les ouvrages imprimés ne pourraient plus être
lus, et que l'art de les déchiffrer deviendrait , avec le
temps, un art difficile, une partie de l'éducatjon. Que
faire donc? laisser les mêmes combinaisons de lettres,
et en déterminer la prononciation par de nouveaux
signes. Voilà en deux mots le projet de l'auteur sur cette
brochure ; et c'est en vérité tout ce qu'on pouvait imaginer
346 CORRESPONDAirCE LITTERAIRE,
de plus sensé. Ce moyen est idjgënieux , et il est inoui
qu'on ne s'en soit pas avisé plus tôt. L'auteur nous promet
un dictionnaire exécuté d'après cette vue , et je ne doule
pas qu'il ne réussisse parmi nous et chez l'étranger.
Les aventures de Pyrrhus ^ pour servir de suite aux
Aventures de Télémaque {i). On nous assure si positi-
vement que cet ouvrage s'est trouvé parmi les papiers
de M. de Fénélon , que je ne saurais me permettre de
douter du fait. En le lisant , deux conjectures se sont
présentées à mon esprit : l'une , que les Aventures de
Pyrrhus j composées par quelque jeune auteur à l'imi-
tation des Aventures de Télémaque , avaient été sou-
mises au jugement de M. de Fénélon , entre les mains
duquel elles étaient demeurées jusqu'après sa mort;
l'autre 9 que ce petit poëmeen prose était peut-être-un
essai de l'archevêque de Cambrai, qui devait bientôt
courir une carrière plus étendue , et qui s'était amusé à
préluder avec le fils d'Achille, en attendant qu'il pût
employer toutes les forces de son génie à la suite du fils
d'Ulysse; mais deux pages ont suffi pour me détromper
de cette dernière idée. Jamais Fénélon n'aurait loué Al-
cantor, un des souverains de Milet , comme de l'action
de son règne la plus glorieuse, d'agir aboli parla force
le culte d'Osiris, que ses sujets avaient adopté. Sans ce
morceau, qui serait propre à inspicer à un jeune prince
l'esprit barbare de l'intolérance, je conseillerais aux
instituteurs de cour de mettre quelques morceaux de cet
ouvrage entre les mains de leurs élèves. On y montre
(i) Les Aventures de Pjrrrfais, fils d'Achille, omrage posàiume de /««
J/. de P*** ^ pour servir de suite aux Avbntur'bs dk TBLiicAQUB; Paris, i77'»
x part, in-ia.
DiC£MBRE 1 7 7 1 . 347
les dangers de la colère et de la volupté ; on y peint
partout les charmes et les avantages de la vertu : c'est
un tissu de fables amusantes et proportionnées à là fai-
blesse de leur âge. La première partie a du moins le
mérite de répondre au titre; pour la seconde , c'est une
rapsodie d'événemeûs qui ne peuvent ni instruire , ni
intéresser , ni plaire. En tout , c'est un ouvrage pauvre ,
que je pardonnerais à mon fils d'avoir écrit à vingt ans,
mais non pas à trente. Il n'y a point de bons livres pour
un sot ; il n'y en a peut-être pas un mauvais pour un
homme de sens.
Je sors de la lecture des Aventures de Pyrrhus^ et je .
fais une réflexion bien propre à nous consoler de la briè-
veté de la vie, et à nous résigner à la quitter. Nous
sommes tellement abandonnés à la destinée, que si la
nature nous avait accordé une durée de trois cents ans^
par exemple , je tremble que de cinquante en cinquante
ans nous n'eussions été successivement gens de bien et
fripons.
La ligne de la probité rigoureuse est étroite ; quelque
léger que puisse être le premier écart qui nous en éloi-
gne^ cet écart s'acfcroît à mesure que l'on chemine, et
lorsque le chemin est long , on se trouve à un intervalle
immense de celui qu'il faut suivre. Qu'il est alors difficile
de retrouver la véritable voie l
Une très-longue vie ne serait qu'une ligne à serpente-
mens et à inflexions qui couperait en différens points la
ligne de la vertu qu'on quitterait pour la reprendre, et
qu'on reprendrait pour la quitter.
Il n'en est pas ainsi de l'homme passager et momen-
tané; lorsqu'il a suivi le vrai chemin, il n'a plus le temps
ni la force de s'égarer. Tous les penchans vicieux s'affai-
34d CORRESPONOANCIi: LITT£RAIRE,
blissent en lut; les intérêts le touchent peu; laiguilion
des passions est émoussé; la vertu , s'il a bien vécu^ est
devenue son habitude; il craint de se démentir; il tient à
son caractère et à la considération publique dont il jouit;
il persiste dans ses principes d'honnêteté.
S'il est vrai qu'en mourant l'homme de bien échappe
à la méchanceté qui le suit, il est évident que pkis la
durée de la vie serait longue , plus le nombre des hommes
constans dans la Vertu serait petit.
Consolons - nous donc d'un événement dernier qui
assure notre caractère. Donnez à ce sage Brutus, qui
s'écriait en mourant que la vertu n'était qu'un vain nom,
une cinquantaine d'années de plus à vivre, et dites-moi
ce qu'il deviendra. N'aurions-nous à redouter que le
dégoût de l'uniformité, le péril serait assez grand.
Manière de bien juger dans les ouvrages de Peinture;
ouvrage posthume de M. l'abbé Laugier, publié et aug-
menté de notes intéressantes par M*** (i). Vous avez
raison, M. l'abbé, tout consiste à examiner si l'image est
fidèle et si la ressemblance est parfaite. Cet examen serait-
il interdit à quiconque n'est pas entré dans le sanctuaire
de l'art? Ma foi, j'en ai bien peur. J'ai vu autant et plus
de tableaux que vous , je les ai vus avec la plus grande
attention; ils sont tous aussi correctement dans mon
imagination qu'entre leurs bordures; ma tête en a emma-
gasiné plus que tous les potentats du monde n'en peuvent
(i) Par M. Cochin; Paris, 1771, in-x-;». Voir une noie sur le P. Lancier»
tom. I, page 88.
Cet article est encore à coup sûr de Diderot. Il ne se trouve pas daos si»
OEutrres. Il est fort vraisemblable qne plus d*un de ceux qui précèdent el qvi
suivent lui sont également dus.
DÉCEMBRE I77I. 349
acquérir. Je suis homme de lettres comme vous. Les qua-
lité que vous exigez d^un bon juge, un grand amour de
l'art 9 un esprit fin et pénétrant, un raisonnement solide,
une ame pleine de sensibilité et une équité rigoureuse;
je puis me flatter de les posséder au même degré que vous
qui vous donnez pour un connaisseur, puisque vous vous
proposez d'apprendre aux autres à s'y connaître , car il
serait aussi trop ridicule de donner leçon de ce qu'on
ignore. £h bien ! avec tout cela, si nous voulons tous les
deux être sincères avec nous-mêmes, nous nous avoue-
rons que quand on a lu votre ouvrage, et même quand
on l'a fait, on ne discerne pas encore une médiocre
copie d'un sublime original, qu'on est exposé à couvrir
de croûtes les murs de son cabinet, et qu'on appréciera
à cent pistoles un tableau de dix mille francs, et à dix
mille francs un tableau de cent pistoles.
Si vous y eussiez regardé de bien près, vous auriez vu
que vos cinq premiers chapitres n'oàt rien de propre à
la peinture, et qu'on ne se connaît dans aucun des beaux-
arts sans amour de la chose, sans finesse, sans pénétra-
tion, sans esprit, sans jugement, sans la sensibilité et
sans la justice. Tout homme qui s'avisera d'écrire de l'é-
loquence, de la poésie ou de la musique, en changeant
à ces cinq chapitres un très-petit nombre de lignes , les
prendra à la tête de votre traité et les placera à la tête
du sien, où ils iront tout aussi bien.
Vous exigez ensuite l'étude de l'observation de la na-
ture dans les règnes minéral , animal et végétal. Vous ne
donnez aux connaissances préliminaires d^autres bornes
que l'étendue d'un art qui n'en a point : et quand aura-
t-on fait cette énorme provision ?
A l'étude de la nature vous ajoutez la science de la
35o CORR£SPOÎîDAlfC£ LITTERAIBE,
géographie et de l'histoire, sans fixer le point où Ton
pçut s'arrêter.
De là vous passez aux parties essentielles de la pein-
ture, la composition, le dessin et le coloris; vous dites
là-dessus les plus belles choses du monde. Je suis de votre
avis sur la composition ; il est certain que vous et moi
nous en sommes des juges très - compétens. Quant au
dessin , dissertez tant qu'il vous plaira ; si vous n'avez
pas pris le porte-crayon, si vous n'avez pas dessiné vous-
même d'après l'exemple, la bosse et le modèle, et dessiné
très-long-temps , des incorrections de dessin très-gros-
sières vous échapperont : et comment ne vous échappe-
raient-elles pas ? le grand-maître que vous jugez les a
bien commises, lui, sans s'en apercevoir ; car il est à pré-
sumer qu'il les aurait corrigées s'il les avait aperçues. U
est bien autrement difficile encore de prononcer sur la
magie de la couleur, sur l'harmonie, sur le clair-obscur;
les plus grands coloristes craignent d'en parler, tant ils
en ont des idées peu distinctes : cela tient à un technique
si délicat, qu'ils ne peuvent trouver dans la langue des
expressions pour en dévoiler le mystère. Vous, monsieur
l'abbé, expliquez-moi, mais expliquez-moi bien nette-
ment par quel sortilège on conserve la blancheur du
teint et de la peau à une femme placée dans l'ombre ou
les ténèbres ?
Que me proposez-vous ensuite ? C'est de parcourir les
chefs-d'œuvre des différentes écoles romaine, florentine,
vénitienne , lombarde , flamande et française. Vous m'ar-
rêtez devant un ou deux tableaux au moins de chaque
grand maître; et quand on veut entrer dans tous les dé-
tails que vous exigez , on y reste des mois entiers.
Vous vous êtes trompé vous-même isur le mérite de
DÉCEMBRE 177t. 3^1
difFérens maîtres connus; Tartiste qui s'est donné la peiné
d apostiller vos jugemens et vos principes vous reprend
de plusieurs fautes qui ne sont pas légères.
£n suivant votre méthode , on n obtiendrait pas en
dix ans^ en vingt ans de temps, le titre de connaisseur.
Ne serait-il pas et plus sûr et plus court de dessiner
dès sa plus tendre jeunesse et de peindre? car je vous
déclare que celui qui, au sortir de devant le modèle ^ a
tenu un ou deux ans la palette dans l'atelier de Yien et
de Lagrenée , en sait plus que vous et înoi. Tandis que
nous balbutierons devant un tableau , il l'aura , lui, vu^
regardé, et jugé avec plus de célérité et de certitude.
Lorsqu'on a exposé les différens morceaux qui ont
disputé le prix , tous ces enfans arrivent; ils passent en
courant devant les chevalets , et disent prestement : voilà
le meilleur ; il est sans exemple qu'ils se soient trompés.
Que faut-il donc faire de votre Traité de la Manière
de bien juger en peinture? L'acheter, le lire , le méditer,
se conformer à vos préceptes, et croire que quand on
, s'est assujetti à tout ce que vous prescrivez, on sait très*
peu de chose, et que quand on aura un tableau à acqué-
rir, on fera très-bien d'appeler à côté de soi un artiste
du premier ordre et un brocan|;eur honnête, s'il en est,
et consommé , et cela sous peine d'être dupé de la ma*
nière la plus cruelle.
Il est difficile, de bien juger de l'éloquence , plus diffi-
cile encore de bien juger de la poésie ; tout autrement
d'apprécier un morceau de musique; le jugement de la
peinture est le plus difficile de tous. Songez , monsieur
l'abbé , qu'après trente ans de travaux et de succès en
cet art, celui qui s'avise de se passer de modèle, et de
peindre de pratique, est un artiste perdu. Comment,
35!à CORRESPONOAfrCE IiITTERAIRE,
après de si longues années d'exercice , un maître ne peut,
sans conséquence , perdre de vue la nature ^ et vous^ qui
n'avez que l'habitude de regarder ses imitations, vous
prétendez le juger ! vous parlez sans cesse d'instinct et
de tact , et vous ne vous êtes seulement pas demandé ce
que c'était que ces expressions magiques !
L'homme qui naît avec les plus heureuses dispositions
pour les beaux-arts , est, en entrant dans ce monde, aussi
parfaitement ignorant que celui que la grossièreté de
ses organes a condamné à une stupidité invincible. L'un
et l'autre passent devant les mêmes phénomènes. Ces
phénomènes affectent le premier, il s'en souvient ou il
les oublie; mais la sensation, ou plutôt la mémoire de
la sensation qu'il a éprouvée , lui reste : et voilà la règle
de ses jugemens et dans les. arts et dans la conduite de
la vie. S'il a les phénomènes présens, il juge en homme
savant; s'il n'a plus les phénomènes présens, il juge par
tact, ou d'instinct, et son jugement n'en est que plus
prompt, et n'en est pas moins sûr, quoiqu'il ne puisse
quelquefois en rendre raison. Toute vérité est en nous le
résultat des dispositions naturelles et de. l'expérience.
Toute erreur y est le résultat ou du manque de disposi-
tions naturelles , ou du manque d'expérience , ou du
manque de l'un et de l'autre de ces moyens , ou de l'em-
ploi de ces deux moyens séparés.
Ensuite l'expérience est ou spéculative ou pratique.
La pratique sans la spéculation dégénère en une routine
bornée; la spéculation sans la pratique n'est jamais qu'une
conjecture hasardée.
Ainsi, monsieur l'abbé, tant que nous n'aurons pas
manié le pinceau, nous ne serons que des conjectateurs
plus ou moins éclairés, plus ou moins heureux; et,
DECEMBRE 1771* 353
croyéz^moiy parlons bas dans les ateliers^ d6 peur de faire
rire, le broyeur de couleurs.
M. de Julienne a passé toute sa vie à acheter et à re^
vendre des tableaux ; je doute qu'il s'y soit jamais bien
connu.
M. de Yoyer, né presque aveugle, qui n'a jamais vu
de tableaux qu'à Taide d'une lorgnette , passe pour un
connaisseur.
Voici ma règle : je m'arrête devant un morceau de
peinture; si la. première sensation que j'en reçois va .tou«
jours en s'affaiblissant ^ je le laisse; si, au contraire ^
plus je le regarde, plus il me captive, si je ne. le quitte
qu'à regret, s'il me rappelle quand je l'ai quitté, je le
prends.
■i*<
ÉUmensdu Système général du monde. Feu M. l'abbé
deBragelongne, de l'Académie des Sciences, bon géo-
mètre et homme fort dévot, fit un jour un petit caté-
chisme à l'usage de ses confrères; il l'apporta à une
séance, et, le tenant sur sa main , il dit aux académiciens :
« Messieurs, vous voulez tous être sauvés, je n'en doute
pas ; eh bien ! il ne s'agit que de croire le contenu de ce
livret. Voyez, Messieurs, c'est si peu de chose! n'est-il
pas bien commode d'avoir toute sa religion dans un coin
de sa poche, comme vjx colombat (i)? » M« Lasnière,
ancien inspecteur des études et des élèves de l'École Mi-
litaire, expliquant actuellement le monde dans un gre-
niei* à Lunéville, pourrait se présenter à l'Académie, son
petit livret sur la main , et dire comme l'abbé de Brage-
lon^oe disait : « Messieurs, voilà tout ce qui a fait le
(i) On appelait colomèau de petiU almatiaçhs , du nom du libraire qui lesi
irendait;
ToM. VII. a3
3S4 COnRESPO!f0AirC£ LtTTÉRAIEB,
sappHce de Descarles et de Hewton pendant si loDg-^
temps, et la fin de vos travaux : ce dont la tête du grand
architecte (ut grosse pendant im si prodigieux nombre
de siècles, je l'ai renferme entre quatre feuillets. Lises
bien ces quatre feuillets, et allez reposer vos crânes fati-
gués sûr leurs oreillers. N-est-il pas bien commode d'avoir
danstm coin de sa poche la clef de l'univei^s, comme un
passe-partout de garde^robe ?»
Je n'insîstenai pas sur cet ouvrage , qui n'est ni d'un
fou , ni d'un sot , mais bien d'an homme dont les lumières
ne sont pas propcxrtionnées à sa tentative. Il admet la
matière homogène, et cependant il en regarde chaque
molécule comme animée de tendances en tous sens-, ce
qui est contradictoire. Il fait naître le mouvement de ces
tendances en tous sens, et cependant il croit le monde
infini : deux conditions qui étàbKratent dans la masse un
équilibre impossible à vaincre. Le vide et l'espace ne
sont rien, mais rien du tout à son avis; et cependant il
divise toute là matière en pet^es sphères, et cela sans se
demander à lui-même ce que c'est que la multitude in-
finie de petits espaces curvilignes formés par le contact
de ces petites sphères. Il n'y a point, selon lui, d'éléraens
essentiellement différtas, quoique tous les phénomènes
de ta nature et du laboratoire soient fondés sur cette dif*
ference. Il prétend que l'air se convertit en eau , que Teau
se convertît en terre , et que la terre se convertit en feu ;
et c'eÀt ainsi qu'il engendre des soleils, des comètes et
des ptanètes. t)ne planète est un amas de matière où il y
a air, ean, terre et feu ; un soleil est un amas de matière
où il n'^ a ptus ni air ni eau ; une comète est un amas de
matière où il n'y a plus ni air, ni eau, ni terre. Tout
globe tend à parcourir ces différens états, dont le dar-
DECEMBRE I77I. 3S5
nier est une dissolution absolue. M. Lasnière ne s en tient
pas à œs grands phénomène» généraux ; il applique ces
principes à tous les effets minutieux qui se passent sous
nos yeux : c'est le rêve d'un homme d'esprit qui est sou-
vent obscur^ parce qu'il est impossible qu'un rêve méta^
physique soit clair.
MHM*
Lettre de Bruliis{ï). Sur ce titre si ambitieux , on
s'attend à voir les principes fondam^itaux de la sociëtë
discutés ; la liberté de conscience / la propriété de ses
biens et de sa personne, les questions sur l'impôt , le^
traités de paix^ les déclarations de guerre et autres
sujets importans agités; en un mot, Charles Stuart re^^
cooduil; à sa prison de Westminster, interrogé, jugé^
condamné et décapité : rien de tout cela. C'est une phi-
lippique pleine d'érudition et d'emphase contre les chard
tant anciens que modernea ; l'auteur les brise tous.
Mais c'est aux cabriolets surtout- qu'il en veut. Il est
certain qu'il se passe peu de semaines sans quelque ac-
cident causé par les voitures; il ne l'est 'pas moins que
s^il y avait quelque attentat commis st^r la vie des ci^
toyens , il faudrait s'en prendre à Titivasion des rues par
quelques milliers de chars qui les rendent souvent ini-'
praticables et* fort dangereuses pour les pauvres diables
condamnés, comme moi, à marcher à pied. Maisil fkllait
&ire une demi-page là-dessus , -et non pas un^os fivre,
et 9 surtout , ne pas prendre le nom de Brutus. Il en fal^
lait faire une^plaisanterie. Il fallait s'adresser à Tâbbé
Morellet et à tous les ouvriers de la boutique écono-
mique, et les supplier, au nom de tous les crottés de la
{t) Lettre de Brutus sur les chars anciens et modernes ^ par "^Hjlf de Sale» )) .
Londres ( Paris)! 1771, m-8°. *
356 CORRESPONDAKCB LITTl^RAIEE,
société, de plaider la liberté du pavé. Au lieu d'une
gaieté légère et piquante, on a fait une dissertation
longue, érudite, violente et fastidieuse. Il y a pourtant ,
tout au travers de ce fatras , deux ou trois belles pages ;
c'est une anecdote tirée, à ce que dit l'auteur, d'un des
cent volumes de manuscrits orientaux conservés dans la
bibliothèque royale de B^lin.
Cang-hi fut le Marc-Âurèle de la Chine par sa sagesse,
et son Louis XIY par son goût pour le despotisme et la
durée de son règne» Sa famille était très-nombreuse ; il
y avait deux mille princes vivans, du sang de Cang*ht,
et une loi ancienne condamnait à mort tout Chinois qui,
même dans le cas d'une défense naturdie, oserait se me-
surer avec un prince. Un événement funeste dessilla les
yeux du souverain sur un privilège aussi odieux^ Sunni
et Idamé sortaient d'un temple consacré au Tien. Idamé
était la plus belle femme de Ja Chine; Sunni était le dis-
ciple le plus révéré de Confucius. C'était un soir qu'ils
étaient allés, selon leur usage, remercier l'Être suprême
du bien qu'ils avaient fait faire à leurs enfans. Ce jour-là,
le cadet avait remporté le prix de l'agriculture, et l'aîné
avait célébré par un poème la victorîre de son frère.
Sunni et Idamé s'en retournaient chez eux précédés de
leurs fils , qui se tenaient par la main. Us sont arrêtés par
une foule de peuple qui suivait le char du prince Yu.
L'aîné des Sunni, séparé de son frère, est poussé sous
une des roues du char, et brisé. Idamé, sa mère^ se
précipite au secours de son fils, et périt -à côté de lui.
Le cadet s'élance à la tête des chevaux. Le père, dans le
trouble qui l'agite, tire<,son poignard et leur perce les
flancs. Le prince Yu e3t renversé de son char, et prêt à
périr sou^Jbs coups de Sunni. Dans une ville moins bien
DÉCEMBRE I77I. 357
policée que Pékin ^ quelles n'auraient pas été les suites
de ce tumulte !
On soustrait le prince à la fureur de Sunni. Sunni est
jeté dans un cachot. Les portes du palais impérial sont
assiégées de vils esclaves qui crient vengeance contre
l'audacieux Sunni.
Quelques jours après cet événement , Sunni est con*
duit devant l'empereur et le conseil des Colaos. Il est
interrogé; il se défend avec cette fierté qui éclaire un
souverain sans le blesser. Il proteste que s'il avait encore
une femme et un i^ls à venger , il oublierait encore et le
respect qu'il doit à ses maîtres, et celui qu'il doit à la loi.
« Je me condamne à la mort, ajouta-t«il; mais, quitte
envers ma patrie , je vaîs m'exprimer avec la liberté d'un
être qui ne dépend plus que de Dieu et de la nature.
J'ai vécu soixante ans fidèle à mon pays : pourquoi mon
bonheur s'est-il passé comme un songe ? Pourquoi vais-
je périr avec ignominie? Par quelle fatalité une mère et
uu fils meurent-ils assassinés sans être vengés ? Qui
es-4;u , homme cruel , pour être l'arbitre de ma destinée?
Te serais-tu flatté que je viendrais dans ton palais baiser
tes pieds et embrasser les genoux de ton fils ! Le hasard
t'a fait souverain; le hasard a fait naître Yu de ton sang.
Moi, je descends de Confucius, et l'avenir jugera qui
fut le plus respectable du fils de Cang-hi qui écrase les
hommes sous les pieds de ses chevaux , ou du neveu de
Confucius qui sait mourir pour les lois de son pays,
lors même qu'elles l'outragent. Tu prétends, cniel Yu,
que je t'ai menacé de mon poignard; sois père, sois
époux , vois ton fils, vois ta femme expirant sous les
roues de mon char; mets-toi à ma place, et juge. Tu me
cites des lois , je t'oppose celles de la nature. Malheut* à
358 CORRESPOWDA.WCE LITÏI^RAIRE,
toi , si à la vue du sang de ta fettiiiie et 4e ton fils tu te
possèdes assez pour te rappeler une ordonnance de po*
Iice et distinguer Un homme d'un ailti% | On dit que tu
n'as point l'arae petite et barbare des pourtiisans; tant
mieux pour toi. Tu peux me dérober au supplice; mais
le meurtrier d'Idamé ne sera point mon bienfaiteur: je
préfère la mort au tourment de la i^ecoonaissanci&k Te
dirai-je plus ? Absous au tribunal des Colaos , l'acte qui
me conserverait la vie me blesserait. Si la* loi qui me
condamne est juste/ pourquoi le législateur oserait-il
l'enfreindre? Si elle ne l'est pas, pourquoi sui^^je ici?
Qu'on abroge cette loi, et qu'on me conduise ati supplice;
à ce prix , je meurs satisfait, et je bénis l^>destructeur de
pia famille. J'ai dit. »
On abandonna le sort de Sunni- au jugentent dTu; et
voici sa réponse:
a Je m'étais déjà jugé avant de t'avoir entendu; ta
hardiesse ne change rien à mon projet. Tai été Tinstru-
ment de ton malheur , je ne balancerai pas à 4e réparer.
Respectable vieillard, j'embrasse tes pieds : 'pardonne-
moi si tu veux que je me relève. Écoute-moi : je jure de
ne monter aucun chsiX de ina vie; je n^ ferai plus u)i pas
sans penser que j'ai rayi deux citoyens à la patrie. Il te
reste un fîfe que j'ai privé de. sa mère; de ce jour il est
mon frère. Parle encore, inspire* moi ton éloquence ^
afin que le souverain mon père m'enteiide, et que le
citoyen qui n'est pas né prince ne soit plus effacé du
rang des hommes. Sui|ni , tu pleures ; embrasse-«noi,
Sunni. »
m
Et puis, pour finir par quelque chose de moins triste,
je me rappelle le discours que b baron d'Holbach tenait
à so^ nouveau cocher; le voici : « J'ai renvoyé ton ca-
DÉCEMBRE I77I. ^ SSg
^i^i*aile. pour avoir disputé le pas à un fiacre; lu ne dis^
puteras le pas à personiie. Si tu me mènes vite» je te
cliasse. Si tu renTerses ou blesses qudqu'un , je te chasse:
mais , auparavant ^ je l'aurai assommé de coups de bà*
ton. » Le baron a mieux fait: il a laissé ses voitures sous
la remise, sa femme ei ses. eti&ns en disposent; pour hn,
il va à pied , et s'en porte mieux. ^
'o^mm
11 parait un ouvrage in-8^ de 4 > 6 pages , imprimé k
I^qdres , intitulé l'^n deux mille quaire cent qua*
rant€(j). U est très-rigoureusâment défendu , et par
conséquent très-viy<!ment recherché, sans doute par
cela même qu'on ne peut pas se le procurer facilement*
L'auteur qui parle, fatigué . d'une longue course, se
couche et s'endort profondément ; en se réveillant , il ne
se trouve pas si dispos que de coutume; il se lève avec
peine, se regarde au miroir, et se trouve un peu vieilli :
on le serait à moins ; il avait dormi six cent soixante*
neuf ans. Il s'habille et sort: de là il trouve tous les
usages changés; il ne reconnaît ni Paris ni la cour, et
la perfection complète de lout ce qui a succédé en tout
genre fait la critique la plus amère de tout ce qui existe
aujourd'hui; grands et pedts, administration, gouverne-
ment, mœurs, philosophie, religion, usages, etc., rien
n'est ^argné.
£n fait de gouvernement j d'administration et de po-
lice , cet ouvrage a tout le délire et toutes les spécula-
tions çhimériqiies de M. de La Rivière ; l'espèce de chaleur
et de Êiux patriotisme de l'abbé Coyer; la sécheresse et
le genre d'éloquence de l'auteur desPré/ugés{2).Gest une
(i) Par L. S. Merder.
(»■) Oumiuvais, auteur de VXssai nwiet Préjugée
36o CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
rêverie perpétuelle que cet ouvrage; rêverie si rêverie,
qu'on n'a pas la consolation d'espérer qu'aucune de ees
belles institutions puisse jamais se réaliser. Il n'en au-
rait pas coûté davantage à l'auteur, qui a changé tant
{te choses 9 de changer tant soit peu la nature humaine;
alors sa chimère devenait possible, . mais il y faut cette
condition. C'est nous. faire revenir sur nos malheurs
d'une manière cruelle et barbare , que de nous prouver
qu'ils tiennent si bien à notre être, qu'il faudrait le chan-
ger pour nous rendre plus heureux. C'est le seul profit
qu'on puisse tirer de cet ouvrage, qui n'est, malgré cela,
ni intéressant, ni attrayant, quoiqu'il soit assez bien
écrit.
On à donné, le 6 de ce mois, sur le théâtre de la Co-
médie Italienne , la première représentation des Deux
Avares , comédie en deux actes et en prose , mêlée d'a-
riettes. C'est la seconde des pièces qui ont été représen-
tées sur le théâtre dé la cour à Fontainebleau ; elle est
de M. FenouHlot de Falbaire, et M. Grétry l'a mise en
musique. La scène est à Smyrne. Deux avares , M. Gri-
pon et M. Martin, Français de naissance, ayant appris
parle bruit public que le mufti, enterré de la veille,
l'avait été avec beaucoup de bijoux et de choses pré-
cieuses, forment le projet d'entrer de nuit dans le tom-
beau et de le piller. Deux obstacles s'opposent à ce des-
sein; la garde des janissairea qui fait ta patrouille, et,
pour comble de malheur, on a apporté de Paris a
Smyrne ces nouvelles lanternes à réverbère, de sorte
qu'on voit dans les rues la nuit tout comme en plein
jour. Les deux avares se concertent pour faire leur coup
la nuit. Ils ont, l'un qq neveu, l'autre qne nièce, qui
DÉCEMBRE 177 <- ^^'
s'aiment et t[vâ mëditeût un autre coup; c'est dé se sous-
traire à la tyraoeie de ces vilains, d'emporter avec eux
leurs nippes et leurs bijoux> et de s'embarquer pour la
France. Les deux amoureux font leur complot dan» la
même place ok leurs vieux coquins d'oncles venaient de
faire la leur. Il y a dans tette place un puits qui est
presque à sec. La suivante apporte dans une corbeille
les choses précieuses appartenant à sa maîtresse, et
place cette corbeille sur le bord du puits ; l'amoureux,
par un mouvement d'étourderie , la pousse et la fait tom-
ber dans le puits. Grande désolation. Enfin, comme le
puits est à sec, il se détermine à y chercher et à re-
prendre la corbeille de sa maîtresse. Celle-ci, aidée de
sa suivante, le descend datis le puits au moyen d'une
corde. Lorsqu'il s'agit de le remonter, la garde des janis-
saires approche; les deux filles sont (^ligées de se sau-
ver dans la maison , et l'amoureux reste au fond du
puits. Quand la gardeapasâi, les deux avares arrivent
pour leur expédition. Après avoir cogné quelque temps,
ils viennent à bout d'ouvrir le tombeau ; l'un d'eux y
descend, et n'y: trouve pour tout bien qu'un bonnet de
mufti et son vieux manteau; l'autre, ftirieux d'être
trompé ^ns son attente, jette le bonnet et le manteau
dans le puits, et enferma son compère dans }e tombeau,
au-'moyen d'une herse de fer quHl baisse; parce qu'il
suppose qu'il a voulu garder les choses précieuses pour
lui-même, en jetant les gueniOe» à son associé. A peine
a-t-it fait cet^e bdle équipée, qu'il est obligé de se sau-
ver au plus vite, au moyen d'une échelle, sur l'appui
d'une fenêtre d'un premier éf âge, parce que la garde
des janissaires Dépasse. Ainsi , au moment où elle repa-
i^aît , les trois principaux acteurs sont, l'un dans un puits^
>
362 CORRESPOiVDANCE LlTTéRURE
LVlit.re dans un tombeau , et.le trqisîknié perciié sur uioe
feaetre. Quant à ims^ieur» les jaDissaires^ ils soot es-
prits fortj) et libertins : nim-seulemeoi iis ont été, au
piépris (le leur lot, au cabaret, s'eniveer avec du vin;
mats, préposés à la police de la ville, ik vîtanent ici
crier en corps au railieu de la' plaMe publique : «
Ah I qu'il es% bon , qu'il est divin !
Vive le vinî
Ma foi , que M ajiomet eiv gronde ,
De ses menaces je me ris.
A tous les prophètes du monde
Je préfère ce vîn exquis.
L'Alcoran n'est qu'an grimoire ;
Je n'j crois plus, et je, veux boire;...*
Cela est^ peu pràs aussi sensé que si le guet prépose a
la garde de Paris allait faire tagage dans le3 rues pen-
dant la nuit, ou casset* les yitre», ou faire quelque autre
acte coQlra^ire à la police, et que, ponr assaisonna tout
cela, il chaulât à tiie téte^ dans les carrefours, des chao*
son& contre ^ésus-Christ. Les janissàir^^ pour avoir trop
bu de vin , sont altérés, il^ ve&lent tirer de Teaudu puits
pour se rafraîchir; au lieu d'eau ils en tirent noire amou-
reux-qui, fl'étani affuhlé .da.n|aqteau et du bq^iiHicl àe
piufti , leur fait une peui* épouvi^itable pi les iait tous
enfuir. §a inaîtressp revient, lerecon:([iaît;iil8^découvrenl
leurs deux oncles, Tun enfermé dans le tombeau, l'autre
en haut d'une fenêtre; ils les obligent dans cet état a
consentir à leur mariage et à. leur prometti^e la restitu-
tion de leur bien ; à cette çpnditicMSt iU les délivrent, et
la pièce finit.
Elle n*a réussi ni à la Cour , ni à Paris. On a i^eme
BSCEMBltK 1771. ' 363
pris ici les choses au grave ^ et il y a eu un dëchaiaeiQent
effroyable contre le pauvre poète. Hélas! ce pauvre Fe-
Douillot n'a qu'un malheur et qu'un tort, c'est. d'être un
peu bête. Vous en avez déjà eu des preuves dans ce pe-
tit précis; si vous daignez jeter les yeux sur la pièce,
vous en trouverez à chaque phrase. Quand un homme
est att^t et convaincu de ce mal y il n^est pas juste de
lui chercher chicane, ni d'attaquer son cœur, qui es!
innocent et sec comme le fond de son puits. Il a fait le^
Deux Foleursy et il a cru faire bonnement les Deux
Avares. Il est loin de connaître la nature. Un avare
n'augmente son bien qu'à force de prudence et de privai
ttons ; il se donnerait bien de garde de s'aventurer dans
une mauvaise entreprise, dont la découverte pourrait le
ruiner de fond en comble : le génie du brigand qui at-
tente à toute propriété, parce qu'il ne peut rien conser-
ver, et celui de l'avare , sont fort différens. Notre pauvre
poète a voulu faire une farce ; c'est le genre qui exige le
plus de verve et de folie, et il n'y a pas dans toute sa
pièce le mot pour rire, pas un trait plaisant; el)e est
d'une tristesse mortelle, on en sort le cœur navré. Il n'y
a pas une scène qui vous ravigote au milieu de la sé-
cheresse qui règne à Smyrne, et qui vous dessèche au^
tant l'esprit que les puits de ses rues. A la lecture , on
croirait que le mouvement perpétuel de la pièce, les aN
lées et venues continuelles, soutenues par la musique,
doivent produire de l'effet et de l'amusement , au moinst
pour les yeux ; mais à la représentation tout est <l'un
vide et d'un triste morne. Vous ne manquerez pas de
remarquer, parmi les saillies heureuses de M. de Fal-
baîre, le duo des Deux Auai'es qui s'exhœtent à frap*
per à grands coups, parce que tout le monde dort,
364 CORRESPOlffDAJICE LITTÉBAI&X,
et qu'ils cmt le plus grand intérêt à ne réveiller . per-
sonne.
Frappons, frappons à grands coups.
Tout sommeille autour de nous.
Il y a des choses charmantes dans la musique; maigre
cela, M. Grétry a pensé être entraîné par la chute de
M. de Falbaire; ce n'est qu'avec beaucoup de peine
qu'il a soutenu son poète en l'air sur un immense préci-
pice; il doit en avoir le braa fatigué. Il a hXlu, tâtonner
beaucoup dans les premières représentations pour retrao-
cher ce qui avait le plus déplu, et faire les coutures né-
cessaires pour faire aller le reste. Il en est résulté ce que
nous appelons en musique un hachis, c'est-à-dire que la
véritable succession des airs ayant été dérangée par des
déplacemçns ou des suppressions, l'influence mutuelle
des uns sur les autres est détruite, ce qui ne peut ja-
mais arriver sans nuire considérablement à l'effet. Les
airs chantés par le charmant Caillot sont les plus beaat
de la pièce. Son duo avec le compère Gripon :
Prendre ainsi cet or , ces bijoux !
De moitié nous serons ensemble,
0
est délicieux. La marche des janissaires a aussi fait
grande fortune; mais au second acte la musique faiblit.
Il y a d'ailleurs trop de duo , trio , etc. , et pas assez
d'airs à voix seule; mais c'est que ce pauvre diable de
Falbaire n'en aurait pas trouvé la place pour tout l'or de
Smyrne. Il en avait placé un au moment où les amou-
reux faisaient leurs paquets pour décamper ; la petite
fille, apercevant un bracelet avec le portrait de sa mère,
lui adresse quelques vers pathétiques ^ sur Icsquek 1^
OlÉGEMBAE IJ'Jl- 36S
compositeur avait fait un air superbe; il a fallu le sup^
primer comme entièrement déplacé, et l'on n'a pas seu-
lement tenté de le remettre à Paris. Il y a plus d'une
lacune de ce goût-là dans cette pièce , et l'on s'en aper-*
çoit. En Italie, on n'aurait pas été si difficile; l'air étant
beau j on se serait peu soucié de la manière dont il est
placé, et l'on aurait écouté avec transport ; mais nous
n'aimons pas la musique jusqu'à ce point.
On peut faire relier avec les Deux Avares , à cause
de leur gaieté, FercingentoHx ^ tragédie^ œuvre post-
hume du sieur de Bois- Flotté ^ étudiant en droit-Jîl^
sik'pie de notes historiques de fauteur ; brochure in-8*.
C'est une tragédie et un acte , tout entière écrite en ca-
lembourgs. Le héros finit la pièce par ces vers :
Je vais me retirer dans ma tante ou ma nièce ,
Et j'aUendrai la mort de la faim de la pièce i
Ma foi , M. de Bièvre, mousquetaire gris ou noir,
auteur de toutes ces bonnes plaisanteries, se moque un
peu de nous y et abuse de notre patience. Le succès éton-
nant de la Comtesse-Tation lui a tourné la tête , et il croit
bonnement qu'il petit nous mettre à ces platitudes pour
toute nourriture; il n'y a point de genre qui demande
plus de sobriété que le genre détestable des pointes et
des calembourgs. M. de Bièvre en dégoûterait les plus
grands amateurs, c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus
plat et de plus frivole dans une nation.
M. de Guignes, de l'Académie royale des Inscriptions
et Belles-Lettres , vient de publier, en un volume in-4*,
Ije Chou-kingjUn des livres sacrés des Chinois ^ qui ren^
366 CORRESPOHDAHCE LITTÉRAIRE ,
ferme les fondemens de leur ancienne histoire^ les pria'»
cipes de leur goupernement et de leur morale; otwrage
recueilli par Confucius , traduit et enrichi de notes
par feu le Père Gaubil^ missionnaire à la Chine ^^ etc.
Cette traduction était annoncée depuis long «temps.
U faut du courage et de la pati^œ pour la lire , et tout
lecteur qui ira jusqu'au bout sans ennui ^ pourra se
vanter d'une intrépidité à laquelle je ne prétends pas.
Il verra aussi qu'en généralisant un peu les idées , les
hommes de tous les temps et de tous les pays se ressem-
blent plus qu'on ne pense , et que le cercle de la folie et
de la sagesse humaine n'est pas aussi étendu ni aussi
diversifié qu'on le croirait d'abords Je désirerais à M. de
Guignes une érudition moins systématique et moins em-
brouillée. 11 ne sera jamais mon guide dans les ténèbres
chinoises dont je me sens entouré , et d'où il ne me tirerait
que pour m'enfoucer dans les ténèbres plus épaisses
d'Egypte. £n vérité, je crains que nous ne nous en
tirions de notre vie ni l'un ni l'autre, quoiqu'il y ait con-
sacré toutes ses vieilles , et que je n'y aie pensé qu'en
passant par manière de déla^ement. Mon parti est bien
pris: à moins. d'avoir passé une vingtaine d'années dans
la bonne et dans la mauvaise compagnie de Pékin , et
d'avoir appris à jaser avec tous les niandarios de l'em-
pire, je ne nie résoudrai jamais à avoir une idée arrêtée
sur la Chine. Au reste, la morale dii Chou-king est aus-
tère et excellente conmie celle dé tous les livres de mo-
rale. Confutzée est l'apôtre favori du patriarche de Fer-
nciy.Yous trouverez en entrant dans leôabinet de Ferney
^on portrait avec ces vers :
De la simple vertu salutaire interprète ,
Qui n'adoras qu'un Dieu , qui fis aimer sa loi ,
DliCEMBRE 1771^ 367
Toi qui parlas en sage et jamais en prophète,
S'il est un sage encore ^ ii pense comme toi (i)i
La foule innombrable de compilations de toute espèce
et de toutes couleurs , qui se. succèdent avec une rapidité
étonnante depuis quelques années , m'avait déterminé
depuis long-temps à m'en tenir simpleknent à l'indication
de leurs titres; mais comme ces titres sont rapportés
dans tous les jourtiaux, je prends le parti de les sup-^
primer entièrement. Il n'y a pas une seule de ces com^»
pilations qui ne soit faite avec la dernière négligence^ et
cela est d'autant plus déplorable que plusieurs d'entre
etles pourraient être véritablement utiles si elles étaient
faites avec un peu de soin ; mais l'impudence avec )a->>
quelle de petits littérateurs obscurs et affamés osent
présenter au public les rapsodies les plus informes^ est
poussée à un excès qu'on a peine à s'imaginer. Et pour-
quoi y mettraient-ils des bornes, puisqu'ils sont à peu près
sûrs de débiter ;leur mauvaise marchandise parmi cette
foule de désœuvrés dont l'ignorance, l'oisiveté et l'opu-
lence combinées leur permettent toujours de prendre
sans choix et sans discernement tout ce qu'on leurbffrira?
L'abbé de La Porte trouve très-commode de gagner tous
les ans 8 à 10,000 francs à ce beau métier^ et se moque
encore, par-dessus le marché, des dupes qui achètent
ses rapsodies; et il ne s'agit que de n'avoir ni honneur,
ni sentiment , ni aucune sorte de mérite , pour envier
(x) Voltaire, dans la section première de son ai-ticle De la Chine , Dic-
TioirzrAiRs PHILOSOPHIQUE, rappofte cette inscription de la manière suivante :
De la aeule raison 8alataire*interprète, '
Sans ëblonir le monde édairant les esprits ,
Il ne parla qu^en sage et jamais en prophète;
Cependant on le crut , et même en son pays.
368 . CORRESFO]fOA.!rC£ LltTERAIRE,
son sort. Les autres barbouilleurs cherchent à donner
un air de philosophie à leurs recueils de bévues et de
sottises ; ainsi , dans le Manuel des Artistes et des Jma-
leurs (i)y qui vient de paraître , le compilateur , au liea
d'expliquer les emblèmes , allégories , devises , attributs,
symboles employés dans les beaux-arts, aime mieux faire
des déclamations sur l'abus, de IVpothéose chez les Ro-
main^ , et donner une suite d'énigmes çn vers , enlevées
au Mercure sans doute. L'objet de cett^ compilation
était intéressant, comme vous voyez; elle pouvait être
l'ouvrage d'un hornm^ de goût et instruit, et il faut
qu'un aventurier aussi ignorant qu'ignoré, s'en mêle.
Un autre fait un Dictionnaire historique des Sièges et
Batailles mémorables de V Histoire, ancienne et mo-
derne (a) ( q^r nous embrassons toujours un sujet dans
sa. plus vante étendue); i^t. tout cela, c'est pour réim-
primer une foule de bons mots, de traits, de contes,
d'anecdçtes enlevés. à d'autres compilations aussi mal
faites. Lorsqu'on voit donc dans nos journaux l'annonce
de quelque compilation sous le titre de dictionnaires ,
d'abrégés, de manuels, d'esprit d'un auteur, on peut
compter hardiment que c'est de la marchandise gâtée et
exposée par des corsaires de libraires ou par des écu-
meurs littéraires, dans Ja vue d'attraper le public, Si,
dans tout cet indigne fatras, il paraît jamais quelque
compilation utile et faite. avec soin, je me réserve de lui
rendre, dans ces feuilles, la justice qui lui est due; mais
(i) Paris, Gostard, 1770, 4 vol. in- 12; par Tabbé de Petity.
(a) Ce Dictionnaire (1771» 3 vol. in-80-) dont Tauteur est La Croix, de
Compiègne, ne mérite pas tout-à-fait pl'étre compris dans l'anathème Umcé
par Grimm contre les compilations. Celle-«i, car, malgré cela, c'en est uie, a
reparu en 1809 avec beaucoup d'augmentations par M. Titon; elle forme
6 vol. in-8». (B.)
DECEMBRE I77I. 369
j'en exclus pour toujours les rapsodistes, sous quelque
forme qu'ils entreprennent de se montrer.
Les circonstances où se trouvent le royaume et la ré-
publique de Pologne n'ont pas dû échapper à la spécu*
lation des compilateurs. On vient de publier un État de
la Pologne j avec un abrégé de son droit public ^ et les
nouuelLes constitutions; volume in- 12 d'environ 3oo
pages. La plus grande partie de cet ouvrage a déjà paru
en Allemagne il y a quelques années (i). On y trouve
d'abord un précis géographique du royaume , ensuite
une esquisse de son droit public; enfin, les pacta con-
tenta du roi actuellement régnant, et le précis de ce qui
s'est passé dans la diète extraordinaire de 1767.
Il a paru encore un autre ouvrage sur la Pologne, in-
titulé Lettres sur la Constitution actuelle de la Pologne ,
et la tenue de ses diètes; volume in- 12 assez considé-
rable. Ces Lettres contiennent d'abord l'histoire et le
panégyrique de l'auteur, M. le chevalier Pyrrhys de
Varille, gentilhomme provençal , qui a obtenu les hon-
neurs de l'indigénat à la diète de couronnement du roi
Stanislas-Auguste. M, l'indigène rend compte lui-même
de tout ce qu'il a éprouvé à ce sujet , dans une lettre
pompeusement écrite à son compatriote M. Marin , qui ,
après avoir été corsaire dans les mers du Levant pen-
dant sa jeunesse 9 s'est fait, à Paris, dans un âge plus
mûr, censeur de la police, ou surintendant des corsaires
de la littérature; il n'a pas mal conservé le ton, les ma*
(1) Grimm a raison de faire observer que la plus grande partie de rouvrage
sur rÉtat de la Pologne, 1770, in-ia, avait déjà paru en Allemagne. En effet,
le volume est composé principalement des Mémoires sur le Gouvernement de
la Pologne, publiés en 1759 par le célèbre publiciste Pfeffel. La préface de la
nouvelle édition est de feu M. Hérissant. (B.y
ToM. VII. a4
/
370 CORRESPOJVDABTCE LITTERAIRE,
nières et les mœurs d'un inspecteur de chiouraie. Quant
à son illustre ami M. Pyrrhys, il aime un peu la pompe
provençale dans son style. Il se plaint du cardinal de
Fleury, qui lui refusa la moitié de la pension de son
père y et répondit aux sollicitations que les services mi-
litaires du père n'étaient pas un titre pour que le roi
payât les talens poétiques du fils: Cette réponse parait
d'abord un peu dure; cependant le cardinal, parcimo-
nieux des trésors de l'Etat, ne voulait dire autre chose,
sinon qu'il aimait mieux faire ce refus qu'imposer un ving-
tième , second vingtième, troisièote vingtième , vingtième
vingtième sur le peuple. Le cardinal avait devant les yeux
le conseil que Montesquieu n'avait pas encore donné
aux rois y de songer quelquefois que les courtisans jouis*
sent de leurs grâces , et les peuples de leurs refus. En
effet , supposons que le père de M. Pyrrhys ait sauvé la
France trois ou quatre fois, en sa qualité de lieutenant
d'infanterie, et qu'il se soit retiré du service avec le grade
de capitaine et pension de retraite; la France a trop de
sauveurs de cette espèce , et ne serait pas assez riche s'il
fallait qu'elle récompensât ces services de génération en
génération; c'était là, du moius^ le système du car-
dinal de Fleury. Mais qu'est-ce que tout cela fait à la
Pologne ? Ce que cela lui fait ? C'est qu'elle a eu l'avan-
tage, grâce au refus du cardinal, d'enlever M. Pyrrhys
à la France. Il s'est fait gouverneur d'un prince San-
gusko, pour l'instruction duquel il a composé les Lettres
qui forment ce recueil. La première traite des diètes de
convocation; la seconde, de l'élection des rois de Po-
logne; la troisième, de l'élection d'Auguste II, électeur
de Saxe, à la fin du siècle dernier, et de celle de son 61s
Auguste III ; enfin de celle du roi d'aujourd'hui. Elle est
DECEMBRE I77I. 871
terminée par des réflexions politiques sur Tétat delà Po-
logne, faites au commencement de 1764 9 et par con*
séquent de peu d'usage à la fin de 177 1.
M. linguety qui n'a pas peur, qui fait même parade
du nombre, de la force et de la qualité de ses ennemis,
a publié depuis deux ou trois mois (i) des Lettres sur la
Théorie des Lois ciuiles , oh l'an examine entre autres
choses s^il est bien vrai que les Anglais soient libres ,
et que les Français doii^ent ou imiter leurs opérations ,
ou porter envie à leur gouvernement; brochure in^ia
de 272 pages. L'auteur y défend ses paradoxes favoris,
savoir, que le président de Montesquieu n'avait f»as le
sens commun ; qu'il n'y a d'heureux que les peuples
d'Asie qui vivent sous le despotisme si décrié, si c^om-
nié dans notre Europe; que ce qu'il y a de moins libre
sous le ciel , c'est un Anglais ; et que les Français seraient
bien à plaindre de jouir de cette liberté. C'est fort bien
fait d'aimer les paradoxes et de les soutenir avec cha-
leur : cela amuse les oisifs qui sont en grand nombre , à
qui leur existence pèse, et qui se soucient bien moins
d'être instruits que d'être désennuyés; mais, quoique
M. Linguet ne manque pas d'esprit, il a entrepris de tout
temps, et au barreau et en littérature, des causes très-
difficiles et trop décriées pour s'en tirer avec succès.
Dans ces feuilles, nous n*ayons le droit*de.le juger que
comme littérateur, et non comme avocat; mais, en gé-
néral, ses entreprises sont au-dessus de ses talens. Au
demeurant, il faut qu'il soit extrêmement laborieux, car
il est exact à payer ses dettes, et il ne se montre pas un
agresseur à qui il refuse le combat. Il s'est engagé dans
(i) C*csl «ne erreur. Ces Lettres sont de 1770, Amsterdam.
37 à CORRESPOKDiWCE LITTÉRAIRE.
la plus belle querelle du monde avecjes économistes;
c'est, entre autres, un modèle d'égards et de politesses
que cette guerre littéraire, c'est-à-dire que les injures les
plus grossières pleuvent entre M. Linguet et le rêveur
économiste Dupont, auteur des Ép/iémérides du Citoyen .
Ce Dupont a déjà répondu, dans son journal, aux lettres
de M. LingUet dont il est question ici, et Ton m'en a
rapporté même une plaisanterie assez sanglante. Comme
la jeunesse de Linguet a été infiniment équivoque , et
qu'il est véhémentement soupçonné d'avoir un jour, par
distraction sans doute, fouillé dans le secrétaire de son
ami Dorât, et d'en avoir emporté dans sa poche plusieurs
billets au porteur qui s'étaient trouvés sous sa main^ ce
qui a pensé faire une affaire criminelle à un domestique
innocent , M. Dupont, çn lui poussant ses argumens, lui
dit très-méchamment; « Pesez ceci, M. Linguet, cela
ne se met pas en poche. » M. de La Harpe^ qui aime la
petite guerre, et à qui ce goût sera funeste, parce qu'il
a déjà plus d'ainemis qu'il ne lui en faudrait, s'est aussi
colleté avec M. Linguet dans le Mercure. Les deux ou
trois pages qu'il a faites contre lui sont fort solides, et
encore plus dédaigneuses : mais c'est bouillir du lait à
Linguet que de lui prêter le collet; et voilà une cam-
pagne d'hiver qui se prépare entre deux partisans qui
ont fait preuve de leur vocation ; Linguet a déjà lâché
ses enfans perdus sur M. de La Harpe. Le vieux Piron
ayant eu à se plaindre de* l'abbé Desfontaines, le Fréron
de son temps , lui promit en reconnaissance de lui en-
voyer pendant cinquante jours de suite, tous les matins,
une épigramme pour son déjeuner. Il lui tint parole. Au
bout de quinze jours et de quinze épigrammes , l'abbé
Desfontaines tomba malade; alors Piron se contenta de
DÉCEMBRE I77I. Î^S
faire tous leS; matins son épigramtne/ mais ne l'envoya
plus. Le vingt -cinquième jour, Tabbé Desfontaines
mourut , et Piron s'arrêta au nombre de vingt-cinq. On
se rappelle plusieurs de ces ëpigrammes^ qui 'Sont des
chefs-d'œuvre, et le recueil complet en serait très- pré-
cieux. Il faut que M. Linguet ait entendu parler de cette
gageure, car il a voulu l'imiter; if a promis /dès le mois
d'octobre, à M. de La Harpe, de lui envoyer tous les
lundis une épigramme de la, campagne, où il se reposait
de ses fatigues de l'été dernier. Pe oes épigrammes, il en
est venu cinq à ma comiaissance , et elles vous prouve-
ront quç Henri-Simon-Niçolas Linguet ne ressepible pas
plus, de ce côté, à. Alexis Piron iii à Jean-Baptiste Rous-
seau, qu'à Jean- Jacques Rousseau, par l'art de défendre
des paradoxes. . ,
£PfGRAMM^3 PimODIQUES.
, PR£MIEA£. Dju lundi* i5 octobre.
Monsieur Xf Harpe, en son MercufCy «
Blâme le feu de mes <^crits ;
Monsieur La Harpe , je vous jure , *
D'i;n 'défaut de cette nature
*■ Vous ne %erez jamais repris :
Et s*il vient uri jour ertvfe
D'abandonner^ ce vilain ton , ^
Pour bien refroidir mon génie ,
J'étudierai Timoléon,
Warvick , Gustave et Mélanie.,
Seconde. D ta lundi hvl octobre.
Le public s'est moqué dé tes panégyriques ;
Le. parterre a sifflé ton ftroid Timoléon;
Tes épîtres mélancoliques ,
Tes oraisons académiques - *
Se sont mises en poudre aii souffle de Fréron.
374 GOERESPONJDAirCE LITTÉRAIRE,
Hibou de lap littérature , .
Prosateur malfaisant , rimailleur fanfaron ,
Te voilà donc , pour dernière aventure ,
De Lacombe et de son l^ercure
Devenu le premier garçon ?
Troisième. Du lundi 2g octobre.
Ce rimailleur glacé qui fait des vers si roides,
Du fermier du Mercure est croupier aujourd'hui.
C'est très-sagement fait à lui :
Le Mercure est, dit-on, bon pour les tumeurs froides.
Quatrième. Du lundi 5 novembre,
La Harpe , dites-vous , m'a fait une morsure ;
• Et le roquet s'en vante à découvert.
Madame , en êteS-vous bien siiré?
Car , pardieu ! j'irais à la mer.
Cinquième. Du btndi idT novembre.
Qu'est-ce qu'un jqutHaliste ?
Disait une femme d^esprit.
En jest»ce un que^.ce froid copisje'
Qui y sur un ton pesant'et triste ,
Va dénigrant tout bon écrit ,
Et se rend le panégyriste
Des auteurs dont le public rit ?
— Oui , c'en est un ,• je vous assure ;
Un^es bons, des plus en crédit..!.
• — Ab ! j^'fentends ; en littérature ,
Il est ce que dans la nature
Est un ver odieux qui vit
En se roulant sur la verdure *
D'un bel oranger qu'il flétrit,
Et qui souille avec son ordure -
La feuille dont il se nourrit.
* k
Depuis que PalisJot a obtenu le privilège d'annoncer
les deuils de la cour aux particuliers , moyennant une
DiG£MBR£ I77I. 3^5
rétribution annuelle de trois livres ^ et qu il a disposé de
ce privilège en faveur de sa respectable amie mademoi-
selle Fauconnier (i), fille du moude, retirée du service à
cause de la multiplicité de ses services et de son âge, il a
imaginé d'augmenter cette ferme d'une souscription de
trois autres livres pour un N^écrologe des hommes célè--
ires de France j dans lequel il fait l'éloge et donne les par«-
ticularités de la vie de ceux qui sont morts dans l'année.
On a dit de ce recueil qu'il renfermait plutôt la satire
des vivans que l'éloge des morts ; mais c'est du poison
perdu , parce que personne ne lit cette rapsodie. Palissot
n'a qu'une seule drogue malfaisante qu'il cherche ànous
revendre tous les ans ; il y a beau temps qu'on n'en
veut plus : le public est aussi friand en fait dé mécfaan-
<^tés qu'en autres mets; il lui faut du nouveau ^ sans
quoi il laisse l'empoisonneur dans la rue. Ajoutez que
celui du ISécrologe est si décrié , que personne ne se
soucie de lui fournir des mémoires sur les morts qu'il
veut célébrer; ainsi , la plupart du temps, on ne trouve
dans ses Éloges aucune particularité de leur vie, si ce
n'est de petites anecdotes que personne n'ignore. Il m'a,
par exemple, rappelé le mot du maréchal de Richelieu
à Moncrif. Lorsque M. de Voltaire alla s'attacha au roi
de Prusse, en 1750, Moncrif sollicita la place d'histo-
riographe de France. Il en parla au maréchal, qui lui
dit : 2'u veux dire historiogriffe ; il rappelait à Moncrif,
par cette plaisanterie, son Histoire des chats. Les deux
(i)Ge journal dont Palissot et sa maîtresse avaicut le privijège, était inti-
tulé Journal des Deuils, Ils y réunirent une antre publication déjà comnien-
.<^ce: Nécrologe des hommes célèbres de France , depuis x^ 64 jusqu'en 178^
(par Poinsinet de Sivrj, Palissot, Castillon, Uande, François de N«uf-
*^âtfau, Maret de Dijon et autres); Paris, 1767782, 17 vol. in-ia.
3^6 CORRESPONDANCE LITTERAIRE^
meilleurs éloges du Nécrologe de cette année sont ceux
de mademoiselle Camargo et de mademoiselle de La
Motte 9 ancienne actrice de la Comédie Française. CelleKÛ
comptait au nombre de ses amis le grand Maurice de
Saxe, maréchal de France. Elle était elle-même d'une
famille fort honnête; une faute de jeunesse irréparable
la jeta dans la profession du théâtre ; mais elle fit oublier
' à sa famille y par des secours continus , ce premier écart
et l'état que la nécessité l'avait obligée d'embrasser.
Quant à mademoiselle Camargo, son nom de famille
était Cuppi, et le cardinal de ce nom était s6n proche
parent. C'est un amateur de la danse et un connaisseur
jqui a fourni les détails de son Éloge. Il m'en a appris
plusieurs que j'ignorais : par exemple, mademoiselle
-Camargo ne faisait jamais la gargouilladeque mademoi-
selle AUard fait aujourd'hui trois fois de suite avec tant
de dextérité, et que mademoiselle Lyonnois a sans doute
établie parmi les danseuses ; mademoiselle Camargo ne
la trouvait pas décente. Mais quand l'auteur prétend
qu'elle dansait si parfaitement sous elle ( expression de
l'art, sans doute), qu'on ne voyait jamais que le bas de
la jambe, et qu'elle n'avait pas besoin de porter des cale-
çons , je nie ce fait des caleçons , et soutiens qu' elle en
portait. On avait parié sur cet objet important peu de
temps avant sa mort ; on s'adressa à elle pour savoir la
vérité du fait ; je fus un des témoins du pari; elle attesta
que non-seulement elle avait toujours porté des caleçons,
mais que leur établissement au théâtre tient à l'époque
de ses brillans succès. Elle rendit cet hommage sincère
à la vérité dans un temps oii elle ne pouvait plus avoir
aucun intérêt de la cacher, et nous devons la conserver
dans toute sa pureté.
JANVIER I775'- 377
1772.
JANVIER.
Paris , janvier 1772.
Le Vieux malade de Ferney vient de donner un fâcheux
•symptôme de caducité. De tous les sujets traités par Crér
billon, Rhadamiste et Zénobie à part, il ne restait que
la tragédie ilAtrée et Thyeste (\\xe le vieux malade n'eût
pas tenté de refaire ; il vient de s'acquitter de ce soin.
Sa tragédie des Pélopides^ qu'il a insérée dans une nou-
velle édition de ses Œuvres qui se publie à Lausanne,
traite ce sujet, et doit remplacer la tragédie di^trée et
Thyeste de Crébillon, qu'on ne joue au reste jamais.
Malheureusement celle du vieux malade ne sera pas jouée
non plus; ou si elle l'était, ce serait bien tant pis pour
elle. Un libraire de Paris l'a tirée de l'édition de Lau-
sanne, et l'a imprimée à part; elle a été jugée avec ri-
gueur et condamnée avec justice. On n'y remarque plus
la griffe du lion : cela sent la caducité , la décadei^ce
totale^ Triste découverte, qui nous prouve que rien n'est
éternel; c'est de toutes les vérités celle qui a le moins
besoin de preuves. Les Pélopides sont aussi inférieurs
aux Scythes et aux Guèbres^ que ceux-ci le sont à Zaïre
et à Mahomet. Le vieux malade relève très-bien , dans
une préface de deux pages et demie, tous les défauts de
la pièce de Crébillon ; mais malheureusement la sienne
ne mérite pas même un examen réfléchi ; elle n'est bonne
378 CORRESPOITDÂiyCE LITTÉRAIRE,
qu'à supprimer. Cependant ceux qui ont du goût recon-
Baitront encore daqs sa versification, lâalgré le symp-
tôme de la faiblesse, le ramage du premier poète du
siècle. On a remarqué que la pièce imprimée à Paris (1)
a eu pour censeur Crébillon, fils du premier père SAtrée^
et que ce censeur atteste n'avoir rien trouvé dans la tra-
gédie de M. de Voltaire qui ne lui ait paru devoir en
.favoriser l'impression. Cette formule, dont plusieurs
censeurs se servent , n'a pas paru exempte de malignité
dans cette occasion. Toutes les fois que M. de Voltaire
a traité un sujet traité par Crébillon, on a crié à l'envie,
et il y a eu un déchaînement efi&oyable conli^ lui. Le
public était bien béte, s'il m'est permis de le dire, de se
gendarmer contre une émulation qui tournait tout en-
tière au profit des arts. Plût à Dieu que cette envie pût
gagner tous les hommes, et que leurs jalousies ne pro-
duisissent jamais d'autres effets que de les engager à faire
ded efforts pour se surpasser en génie , en gloire et en
Viâitus! Le genre humain serait trop heureux. Je vou-
drais , pour ma propre satisfaction , n'avoir eu d'autres
reproches à faire, en 1771 ^ à notre Patriarche, que
d'avoir composé une tragédie faible et languissante; ses
amis en seraient très-contens; la tragédie des Pélopides
n'empêchera pas que i'auteur n'ait fait cette foule de
beaux ouvrages qui dureront autant que la langue fran-
çaise.
M. Anquetil Duperron, de l'Académie royale des In-
scriptions et Belles-Lettres , publia, il y a environ six
mois, son Voyage dans l'Inde, avec la traduction du
Zend-jévesta et des livres sacrés des Guèbres attribués
(i) Les Pélopides , ou Atrée et Thyeste, Paris, Talade^ ^17^1 in*8«.
JANVIER 1772. 379
à Zoroastre. Ce fatras formait trois éaormes volumes
in -4^ qui i^^ ^^ soQ^ P^^ vendus, et que personne n'a
pu lire. On avait très-bonne opinion de ce travail^ an-
nonce et attendu depuis fort long-temps. On savait que
l'auteur avait passé plusieurs années dans llnde sans
autre vue que celle d'apprendi*e l'ancien persan parmi
les Guèbres , a6n de pouvoir nous traduire leurs livres
sacrés y et nous apporter des notions exactes sur les
principes religieux , les dogmes et le culte des adora*
teurs du feu. On sait que les Guèbres ont le privilège
exclusif d'être persécutés par les mahométans, qui to-
lèrent d'ailleurs assez facilement toutes sortes de reli-
gions. Exterminés en Perse, ils se sont réfugiés dans
rindostan , où la religion dominante ne les oblige pas
moins à la plus gran(]e circonspection. Ils sont donc
naturellement mystérieux, cachés et défians à l'égard
des étrangers. M. Anquetil n'était pas fàcfaé , à son re-
tour en France, de nous assurer qu'il avait surmonté
tous ces obstacles qui s^opposaient au but de son voyage y
ainsi qu'une infinité de dangers physiques; et quand on
lui disait qu'apparemment il s'était fait Guèbre pour
réussir dans son dessein, il souriait, et Vous montrait
un certain air de satisfaction d'être soupçonné de cette
apostasie. Enfin , après plusieurs années d'attente , le
public s'est vu en état de prononcer sur l'étendue de ses
obligations envers M. Anquetil. On a jugé que si c'é-
taient là les livres originaux de Zoroastre, ce législateur
des anciens Perses était un insigne radoteur qui , à
l'exemple de ses confrères , mêlait un tas d'opinions ab-
surdes et superstitieuses à un peu de cette morale com-
mune qu'on trouve dans totites les lois de la terre.
Il est évident que c'est perdre sa vie bien inutilement
38o CORRESPOITDAICGE L1TT£RA.IRE^
et bien laborieusement que d'aller- à Textréinité du
globe chercher un recueil de sottises. Ce n'est pas la
peine d'aller si loin; car, Dieujnerci^ en fait de sottises,
toutes les nations sont à peu près également en fonds.
Mais ce n'est pas là le seul tort de M. Anquetil. Si vous
avez la patience d'examiner son livre , vous y trouverez
partout ce caractère de frivolité qui vous montre un
voyageur rempli de petites préventions, de présomp-
tion et de vent , à qui il ne vous est pas possible
d'accorder ni estime ni confiance; c'est un second
abbé Chappe (i). L'un nous entretient de ses four-
rures, de son accoutrement pittoresque, de ses haltes
au milieu des montagnes , de ses bals et fêtes données
aux dames de Sibérie; l'autre vous fait des contes tout
aussi intéressans pour vous apprendre qu'il est parti
avec un teint couleur de lis et de roses, et qu'il a été
pris partout pour l'Adonis de la France. Si nos voya-
geurs et nos écrivains continuent sur ce noble ton, on
ne dira pas que nous ne sommes jamais sortis d'enfance,
mais que nous y sommes retombés.
Un Anglais , M. Jones , a bien voulu adresser en fran-
çais une Lettre de correction fraternelle à M. Anquetil
Duperron , dans laquelle est compris l'examen de sa
traduction des livres attribués à Zoroastre.
Après avoir relevé convenablement quelques-unes
des impertinences que M. Anquetil a débitées sur l'An-
gleterre, M. Jones insiste sur la spttise d'un hoDHne
qui perd sa vie, et qui expose son teint fleuri à ap-
prendre ce que personne ne sait y et ce qu'il n'est m
utile ni agréable de savoir. Il prouve ensuite assez clai-
rement que M. Anquetil, avec toute sa morgue fondée
(i) Voir loin. VI, p. i85 et suiv.
jAirviER 1774. 38 1
sur ce qu'il se croit le seul homme en Europe qui sache
l'ancienne langue des Perses , peut être véhémentement
soupçonné de n'en avoir que des notions très-superfi-
cielles et très-confuses. Cette brochure est en général
d'un homme éclairé et instruit , et d'un excellent esprit.
Avec quelques corrections légères , et en effaçant plutôt
qu'en ajoutant , on ferait de cette brochure un pam-
phlet que M. de Voltaire pourrait avouer. On sent que
M. Jones a beaucoup lu cet écrivain illustre : on voit
aussi qu'il n'est pas celui des étrangers qui soit le plus
engoué de la musique française. On a fait à l'abbé
Ghappe l'honnetir de le réfuter en Russie par une bn>
chure intitulée Antidote, Les uns attribuent cet ouvrage
à la célèbre princesse d'Aschkof, d'autres à M..Falconet,
sculpteur français ^ qui fait à Pétersbourg la statue de
Pierre-le-Grand (i). Il y a dans cet Antidote trop d'in-
jures; et la lettre de M. Jones est un modèle de la ma-
nière dont il faut traiter des étourdis qui font le tour
du monde pour acquérir le droit de débiter des sottises.
Le a3 décembre de l'année dernière ^ on a donné,
sur le théâtre de la Comédie Française , la première re-
présentation de la Mère jalouse y comédie en trois actes
et en vers, par M. Barthe. Ce poète, né à Marseille,
est auteur de quelques autres petites pièces , dont la
dernière, sous le titre des Fausses Infidélités, a eu
beaucoup de succès. La Mère jalouse en a eu un très-
(i) L'ouvrage publié à Saint-Pétersbourg contre le Voyage en Sibérie, tie
l'abbé Ghappe, sous le titre ^Antidote (1770 et 1771,3 vol. grand in-8°),
est attribué généralement aujourd'hui à Catherine II et à son chambellan
Schouvaloff, plutôt qu'à la princesse d'Aschkof et au sculpteur Falconet. Marc-
Michel Rey l'a réimprimé à Amsterdam, eui77ieti77a,a vol. petit iii«8^
M. Lévéque cite plusieurs fois cet ouvrage dans son Histoire de Russie, (B.)
38a CORRESPONDANCE LITTIÉRAIRE,
t
médiocre à la première représentation j quoique l'auteur
fât en droit d'en espérer un très-grand, d'après lesap-
plaudissemens que sa pièce avait reçus aux lectures réi-
térées dans plusieurs cercles très-nombreux et très-bril"
lans. Mais ce tr'est pas la première fois que le public a pris
la liberté d'infirmer les sentences de ces tribunaux subal-
ternes 9 et que la réputation acquise dai^s des sociétés
s'en est allée en fumée lorsqu'elle s'est exposée au grand
air;. La Mère jalouse n'a eu que sept représentations
très*faibles. On dit que M. Thomas , ami intime de Fau-
teur, se propose de prouver au public, dans le Mercure,
qu'il a eu .grand tort de ne pas juger cette pièce plus fa-
vorablement (i).
Pour moi, je croyais M. Barthe plus fort, et ses
Fausses Infidélités m'en avaient fait concevoir de meil-
leui*es espérances. Mais tel élève réussit à rendre un petit
croquis spirituellement toucbé, et se casse le nez quand
il veut entréprendre un tableau. Celui de la Mèrejabuse
exigeait la plus grande vigueur de pinceau , et M. Barthe
n'en a fait qu'une grisaille. Le vice dominant de sa
pièce est la faiblesse: ce vice s'étend sur tout, sur Kn-
trigu^, sur les caractères, sur le dialogue, sur le style;
nulle verve, nulle invention, nulle ressource dans l'ima-
gination du poète, nulle force comique , nul coloris; un
style brisé , des scènes vides , des discours faux et des
actions contraires à la vraisemblance et au sens commun.
M. Barthe a bien eu assez d'esprit pour voir ce qu'il
fallait faire^ mais il n'a pas eu le génie de l'exécuter.
Le principal rôle, celui de la Mère jalouse, est ab-
solument manqué. C'est une folle que cette madame de
(i) Le morceau de Thomas annoncé ici se trouve t. IV, p. 548 de ^
CEmreSj Paris, Verdière, i8a5.
JANVIER 1772. 383
Mekour, et une très-vilaine folle; elle se méprend sur
les sentimens de Ferville de la manière du monde la
plus grossière. Je sais que ces méprises , qui sont toujours
dénuées de toute ombre de vérité ^ sont cependant re*
çues au théâtre, et je ne les en estime pas davantage;
mais c'est à condition qu'elles n'arrivent qu'à des per-
sonnages ridicules et bafoués. Je dis que madame de
Melcour est une vilaine folle, parce qu^elle persiste ,
avec une extravagante opiniâtreté , à rendre sa fille mal-
heureuse sans retour, par un mariage ridicule et détes-
table, et qu'elle ne favorise que dans la vue secrète de
mettre deux cepts lieues entre elle et sa fille. Oh ! que
ce n'était pas ainsi, mon cher M. Barthe, qu'il fallait
faire la Mère jalouse. Il ne fallait certainement pas
qu'elle fût désobligeante, dure, piegrièche avec tout le
monde; il fallait qu'elle fût douce , réservée, d'un carac-
tère noble et tendre; qu'elle aimât sa fille à la passion,
et qu'elle >en fût jalouse sans le savoir ; qu'elle ne pût ni
s'en passer, ni l'avoir avec elle sans souffrir. Cet excès de
jalousie secrète aurait ressemblé à un excès de tendresse
trop raffinée, trop exigeante, plus malheureuse des dé-
fauts de sa fille qu'heureuse par ses qualités; mais nous
ne nous y serions pas mépris, nous qui avons le nez
exercé. Bien loin de montrer tant d'humeur du tableau,
elle aurait été touchée de cette marque d'attention de
son mari; elle aurait accablé le peintre d'éloges; elle au-
rait détaillé les charmes et les grâces de sa fille avec
une extrême complaisance, et puis elle en serait tombée
dans une tristesse involontaire dont elle n'aurait pu se
rendre compte à elle-même, et qui lui aurait fait désirer
l'éloignement du tableau sans en comprendre la cause.
Il fallait surtout que l'établissement qu'elle avait trouvé
384 CORkESPONDANGE LITTERAIRE ,
pour sa fille y à deux cents lieues d'elle, fut en tout
point un établissement avantageux , honorable, afin
qu'elle pût toujours se dérober sous \e^ raisons les plus
solides le motif seci-et qui lui faisait préférer ce parti,
et qu'on ne pût jamais opposer à ses raisons que la pas-
sion réciproque de Fervillc et de Julie. Peut-être fellait-
il donner à sa fille un caractère un peu léger, étourdi,
quoique sensible et honnête, quelques défauts, en un
mot, qui auraient ajouté à ses grâces, et dont une mère
trop tendre aurait eu le droit de s'alarmer, afin de don-
ner à la nôtre de nouveaux moyens de se tromper sur la
source du mécontentement qu'elle a de sa fille; et puis
on l'aurait conduite, avec une extrême finesse, de scène
en scène , jusqu'au dénouement , dont les embarras
l'auraient éclairée malgré elle sur la véritable situation
àe son ame, sur ses vrais seotimens. Ce coup de lu-
mière aurait fait le salut de Julie , et aurait rendu la mère
intéressante par la noblesse et l'élévation des sentimens
avec lesquels elle aurait combattu pour sa fille, et par
la victoire qu'elle aurait remportée sur elle-même. Le
caractère de madame de Nozan, moins grossièrement
manié,, pouvait jeter du comique dans la pièce. Celui de
Yilmont pouvait être infiniment piquant. Un homme
qui voit avec autant de finesse que de justesse , et qui,
en conséquence de ses observations, conseille des me-
sures qui, par un malheureux hasainl , dérangent tou-
jours tous ses plans, était excellent à mettre sur la
scène; mais pour exécuter une esquisse ainsi tracée, il
fallait des ressources infinies dans le génie, une touche
légère, gracieuse, spirituelle, piquante, libre, facile; et
JVI. Barthe n'a rien de tout cela.
JANVIER 1772. 38f)
Nous avons fait une perte inopiûée et prématurée par
la mort de M. Helvétius, arrivée le a6 décembre de
Tannée dernière , à là suite d'une goutte remontée. Il
n'était âgé que de cinquante-six ans. Si le terme de ga-
lant homme n existait pas dans la langue française , il
aurait fallu l'inventer pour lui. Il en était le prototype.
Juste, indulgent, sans humeur, sans fiel , d'une grande
égalité dans le commerce, il avait toutes les vertus de
société , et il les tenait en partie de l'idée qu'il avait p/ise
dé la nature humaine ; il ne lui paraissait pas plus rai*
sonnable de se fâcher contre un méchant homnie qu'on
trouve dans son chemin , que contre une pierre qui ne
s'est pas rangée. L'habitude qu'il avait contractée de gé-
néraliser ses idées , et de n'en voir jamais que les grands
résultats, en le rendant quelquefois indifférent sur le
bien , l'avait rendu aussi le plus tolérant des hommes ;
mais cette tolérance ne s'étendait que sur les vices par-
ticuliers de la société: car pour les auteurs des maux
publics, il les pendait ou les brûlait sans miséricorde.
Dans tous les cas, il n'aimait pas les palliatifs, et il ne
manquait jamais d'indiquer les derniers remèdes, et par
conséquent les plus violens; et s'il n'était pas souvent
malaisé de les appliquer , il n'y aurait rien à dire contre
cette méthode. M. Hélvétius était d'origine hollandaise.
Ce fut son père, je crois, qui vint s'établir en France,
et qui y exerça la médecine avec beaucoup de réputa-
tion. Il mourut premier médeciu de la feue reine , qui
l'aimait particulièrement,^ et qui protégea également
son fils jusqu'à la fatale époque de la publication du livre
De r Esprit, Il avait dans sa maison une charge de maître
d'hôtel , dont il fut obligé de se défaire alors. M. Hélvé-
tius fit ses premières études sous la direction des Jé->
ToM. VII. a5
386 CORRESPOND AKCE LITTERAIRE,
suites, au collège deLouis-le-Grand, si je ne me trompe.
II donna très-peu d'espërances dans sa jeunesse. Il était
sujet à de jfîréquens rhumes de cerveau qui lui donnaient
l'air hébété et le rendaient stupide. En revanche, il
réussissait parfaitement bien dans les exercices du corps.
Il était d'une très-jolie figure, et il excellait particuliè-
rement dans la danse. Il porta la passion de cet exercice
fort loin, et l'on.assure qu'il dansa une ou deux fois sur
le théâtre de l'Opéra , sous le masque , à la place du fa-
meux Dupré. Il obtint fort jeune une place de fermier
général , grâce qui ne manque guère aux fils des pre-
miers médecine. Doué de tous les avantages extérieurs et
^e ceux de la fortune, M. flelvétius passa sa jeunesse
dans les plaisirs , et ne paraissait destiné qu'à mener la
vie désœuvrée, dissipée et voluptueuse d'un homme du
monde aimable et d'un de ces riches particuliers de Paris
qui rassemblent chez eux bonne compagnie, et lui font
la meilleure chère qu'ils peuvent. M. Helvétius avait de
plus sur ses pareils l'avantage d'être généreux , noble et
bienfaisant. II ne pouvait manquer de faire une fortune
immense dans la £prme générale, mais il «n faisait IV
sage le plus noble; sans rien refuser à ses plaisirs, il don*
nait beaucoup et continuellement, et de la manière du
monde la plus simple et la plus lib^ale. Il vivait alors
déjà beaucoup avec les gens de lettres , et il fit un sort
à plusieurs d'entre eux, nommément à feu Marivaux et
à Saurin. Il n'y a pas fort long-temps qu'il fit la ré-
flexion qu'il avait conservé |)eu de liaison et d'intimité
avec ses anciens amis, sans qu'il y eût de sa faute. « Vous
en avez obligé plusieurs^ lui répondit le baron d'Hol-
bach y et moi je n'ai jamais rii^n fait pour aucun des
miens, et je vis toujours et constamment avec eux de-
JANVIEB 1772. 387
puis vingt, ans.». Parallèle assez singulier entre deuK
hommes de mérite, tous les deux riches, et qui ont
passe tous les deux leur vie avec des gens de lettres.
La passion dominante de M. Helvétius était celle des
femmes: il s'y livra à Texcès dans sa jeunesse. Je lui ai
ouï dire que c'a été pendant longues années régulière-
ment la première et la dernière occupation de sa journée ,
sans préjudice des occasions qui s'offraient dans Fin'-
tervalle. he matin , lorsqu'il était jour chez Monsieur, le
valet de chambre faisait d'abord entrer la iille ^ui était
de service, ensuite il servait le déjeuner; le reste de la
journée était pour les femmes du monde. Les agrémens
de sa figure lui valurent de bonnes fortunes. Il fit ses
premières armes sous les auspices de la comtesse d'Âu..«,
femme assez singulière, qui avait une sorte d'éloquence,
et qui se piquait d'athéisme comme 'd'autres se piquent
de jansénisme ou de molinisme. Il fut ensuite l'amant en
titre de la duchesse de Chaulnes, qui avait aussi de l'élo*
^uence naturelle, et qui avait en amour plus d'une
affaire; ce qui n'était pas nécessaire pour autoriser son
amant d'avoir encore d'autres intrigues^ et, par-dessus
4;es intrigues^ des filles à ses ordres. Mais comme dans
toutes ces affaires 'de cœur le tempérament et l'amour
du plaisir faisaient tout, et que le sentiment n'y était
pour rien , notre philosophe épicurien ne comprit jamais
rien à toutes ces déhcatesses dont les vrais amans sont
:8i épris: il n'y croyait pas; et lorsque M. de BufTon a
dit qu'il n'y a en amour que le physique de bon , il a tiré
cette maxime du code Helvétius. Comme il avait passé sa
vie avec des femmes galantes, et quelquefois avec des
femmes sans mœurs et sans principes, il les voyait toutes
de même; il croyait que le but de toutes leurs actions
388 CORRESPONDANCE LlTTI^RAfRE,
était le plaisir des sens. Une femme sage était à ses yeux
un monstre qui n'existait nulle part , et il avait à cet
égard la tête assez rétrécie pour ne pas sentir , abstrac-
tion faite des modifications morales et dès divers préjuges
qui en résultent ^ qu'il peut et qu'il doit exister une va-
riété infinie dans les caractères comme il en existe dans
les organes. L'amour de la réputation le surprit inopi-
nément au milieu de sa vie voluptueuse. La célébrité de
•trois hommes y Maupertuis, Voltaire et Montesquieu ,
excita en lui un vif désir de se distinguer dans leur
carrière brillante. La charlatanerie de Maupertuis avait
mis la géométrie à la mode. Les femmes recherchaient
alors les géomètres , et il était de bon ion d'en. avoir à
souper. Helvétius remarqua un jour que Maupertuis,
un des plus fiers charlatans de notre siècle , qui se dis-
tinguait toujours par des habits bizarres, se trouvait
aux Tuileries, malgré un accoutrement extréinement
ridicule , entouré et cajolé de toutes les grandes dames
de la cour et de toutes les femmes brillantes de la ville.
Maupertuis voulait toujours faire de l'effet; s'il avait été
mis comme un autre, ses promenades aux Tuileries n'au-
raient frappé personne. Helvétius y fut pria et crut de-
voir s'appliquer à la géométrie. Il faut que ses essais
n'aient pas été heureux, car il renonça bien vite à cette
étude. La manie en passa s^ussi de mode dans le. monde,
dès que l'inconstance de Maupertuis l'eut conduit auprès
du roi de Prusse. Alors M. Helvétius , voyant la gloire
et les succès de M., de Voltaire , conçut le projet de les
partager en se jetant dans la poésie. Il composa un
poème sur le Bonheur^ qui fut fort vanté par les gens
de lettres et par M. de Voltaire tout le premier. On
prétend que ce poëme doit être confié à l'impression sous
JANVIER 1772. 389
les auspices de M. de Saiht- Lambert (i);.mais9 à en
juger par les fragmens que' j'ai eu occasion d'en voir, je
doute qu'il fasse fortune.
Tous ces essais n'étaient que des indices de l'inquié-
tude sourde qui travaillait l'esprit de M. Helvétius au
milieu des plaisirs et des distractions d'une vie tumul-
tueuse; mais la i*ëvolution totale de cette vie fut l'ouvrage
d'un livre qui en a produit plus d'une dans les esprits.
Le succès de TEsprà des Lois lui fit concevoir le projet ,
d'aspirer aux honneurs d'un in»4*y «t de s'immortaliser
par quelque ouvrage philosophique d'une certaine éten-
due. Il forma dès-lors le dessein de changer entièrement
de vie. Le livre du président de Montesquieu avait paru
au commencement de 1749- En 1750, M. Helvétius
résigna sa place de fermier général , épousa mademoiselle
de Ligniville, fille de qualité^ de Lorraine, fort pauvre ,
mais d'une figure très-distinguée; et, après son mariage
il alla s'enfermer dans ses terres^ où il partageait tout
son temps entre l'étude, la chasse, et la société de sa
femme. Un très-petit nombre d'àmis y allaient de temps
en temps rompre ces tête-à-tête. Sans être jamais néces-
saires,ils étaient toujours bien reçus. Le séjour de Paris
se réduisait tous les ans à quelques mois de l'hiver. On
prétend que le soin de préserver une femnie jeune et
belle des dangers de là séduction entrait pour quelque
chose dans ce genre de vie ; et il est assez ordinaire que
ceux qui ont été le plus redoutables à l'ordre des maris
craignent beaucoup d'être de leur confrérie, lorsque
leur tour est venu; mais ces craintes ne font pas quitter
(i) On publia en effet dans la même année, le Bonhew, poëme en six
chants , avec des fragmens de quelques épitres, ouvrages posthumes de M. Hel-
vétius, in-8", 177 a.
SqQ GORRESPOND^lNCE LITTERAIRE y
une place qui ajoutait dans ces temps y tous les ans , une
nouvelle fortune à Tancienne., et accumulait richesses
sur richesses sans donner beaucoup d'occupation. Un
projet plus noble tourmentait M. Helvétius. Il espérait
s'élever une colonne à coté de celle de Montesquieu. U
manqua son coup. Le livre De rEsprit parut dix ans
après r Esprit des Lois. Il ne procura pas à l'auteur cette
haute considération dont il s'était Satté ; et 11 ne dut
même sa grande célébrité qu'à la persécution qu'il lui
attira. Â la cour de la reine et de feu M. le Dauphin ,
M. Helvétius fut regardé comme un enfant de perdition,
et la reine plaignait sa malheureuse mère comme si elle
avait donné le jour à i'antechrist. Les Jésuites crièrent
les premiers y quoique l'auteur les eût beaucoup ménagés,
et qu'il eût même compté sur eux. Ils l'engagèrent, peu
de jours après la publication de VEspfit^ à signer une
rétractation des plus huniiliantes^ moyennant laquelle
ils l'assurèrent que tout serait fini. Mais lorsqu'on vit
cet acte de faiblesse, tous les ânes eurent envie de lâ-
cher à l'auteur leur coup de pied , et tous se donnèrent
ce passe-temps. Les Jansénistes ne voulurent pas laisser
la gloire aux Jésuites d'avoir seuls tonné dans cette
grande occasion. On eut beaucoup de peine à réduire le
parlement à faire brûler le livre sans faire comparaître
l'auteur. Il est resté généralement dans les têtes que ce
livre contient des principes de morale fort dangereux.
Quelle platitude! Premièrement^ la plupart du temps,
on n'a pas voulu comprendre la véritable signification
des termes. En seccmd lieu , il ne dépend d'aucun livre,
fût-il inspiré, de corrompre la morale, comme malheu-
reusement il ne dépend d'aucun philosophe , quelque
bavard ou éloquent qu'il puisse être, de perfectionner
MirviER 177:2. 391
la morale. Le gouveroement et; la législation ont seuls ce
pouvoir 9 et c'est d'après leur action el réactioiii que la
morale publique prend tout juste^son niveau de sagesse
ou de corruption ; les litres n'y font rien.
Le pauvre Helvétius, bien étonné de se voir traiter
d'empoisonneur, n'avait cherché qu'à s'écarter des routes
battues; le désir de présenter sous un point de vue non*
veau des objets sur lesquels tant d'esprits supérieurs et
médiocres s'étaient exercés, fut tout son crime. Il tomba
dans des paradoxes qui ne donnèrent pas aux vrais phi-
losophes une idée merveilleuse de la justesse et de la
profondeur de son esprit, mais dont ils étaient encore
plus éloignés de faire un reproche à son cœur. Il ne
manqua à M. Helvétius que le génie, ce démon qui tour-r
mente; on ne peut écrire pour l'immortalité, quand on
n'en est pas possédé. On peut faire du bruit , obtenir
des succès passagers ; mais on n'est pas inscrit dans la
liste de ces enfans privilégiés que la nature a désignés
à leur entrée dans le monde. M. de BufTon disait que
M, Helvétius aurait dû faire un bail de plus et un livre
de moins. Ce mot pouvait paraître dur dans la bouche
d'un ami; il est vrai cependant que si V Esprit des Lois
avait changé la vie de M. Helvétius , le sort du livre
De l'Esprit changea entièrement son caractère. Il s'était
flatté de s'ouvrir les portes de l'Académie: ne recueillant,
à la place des honneurs littéraires , que des persécutions,
il devint un peu cynique; mais son cynisme ne changea
pas sa bonhomie. L'orage dura environ six mois. Tout
fut oublié ensuite, surtout à la cour, comme il arrive
dans ce pays de vicissitudes et de révolutions éternelles.
IVfais M. Helvétius, l'esprit étonné encore de cette révo-
lution imprévue arrivée dans sa situation, crut, pendant
39^^ CORaESPONBAKOE LITTSBAUlEy
long-temps y que la reine , M. le Dauphin, la cour, les
Jésuites, les Janséniste^, ne pensaient , ne rêvaient qu'à
son livre. Il ne connaissait ni les hommes ni les af&ires;
et lorsqu'on n'était pas fait à sa manière de généraliser
les idées et d'aller aux derniers résultats, qui équivalent
ordinairement à zéro , je conçois qu'on pouvait être
souvent tenté y en l'écoutant raisonner, de le prendre pour
un homme ivre qui parle au hasard. Il n'avait d'ailleurs
la conversation ni brillante ni agréable; mais il était bon
mari y bon père, bon ami, bon homme. Il était depuis
long-temps incommodé de la goutte, fruit oi^inairede
l'intempérance. Sa goutte eut, de tout temps, un mauvais
caractère. Elle attaquait toujours pu la tête, ou la poi-
trine, ou l'estomac, avant de se fixer aux extrémités.
On prétend qu'il a abrégé sa vie par l'usage immodéré
des plaisirs de sa jeunesse. Il voyait toujours des filles;
et si l'on en croit des bruits sourds, il faisait usage de
remèdes pour se conserver une vigueur de tempérament
qui commençait à Tabaudonuer. C'était un moyen infail-
lible de se tuer. Il était né robuste et bien constitué , et
paraissait destiné à une longue vie. Depuis la paix
de 1763, il fit successivement deux voyages, l'un en
Angleterre, l'autre à Berlin et àPostdam, auprès du roi
de Prusse. L'impression qu'il fit sur ce monarque fut
médiocre. Il avait toujours eu beaucoup de goût pour
les Anglais, et son voyage de Londres ne diminua pas
cette passion. Il était très-hospitalier dans sa patrie; et
pendant l'hiver, qu'il passait toujours à Paris, il faisait
très-bien les honneurs chez lui aux étrangers. Personne
n'était d'un accès aussi facile et d'une plus grande égalité
dans le commerce. Son séjour à Paris n'était que de quatre
mois. Le reste de l'année se partageait, dans ses terres,
jAlWvier 1772. 393
entre Tétude et la chasse. Il a travaillé depuis quelques
années à la composition d'un grand «ouvrage qui est
achevé, et qui aura pour titre : De V Homme, de ses
facultés intellectuelles y et de son éducation {i). Ce
livre, qui est pour le moins de la même étendue que
celui De V Esprit ^ ae tardera pas, je crois, à paraître en
pays étranger. Sa hardiesse aurait compromis l'auteur de
plus belle, s'il eût paru de son vivant. On n'en permettra
sûrement pas le débit en France. A en juger par ce que
j'en ai vu, je doute que cet ouvrage obtienne même
l'estime qu'on a accordée au livre De r Esprit, M. Helvé-
tius laisse une veuve fort afBigée, et deux filles fort
riches , dont chacune aura au moins cinquante mille
livres de rente; ainii elles n'auront que l'embarras du
choix pour trouver des maris.
J'ai compté M. Saurin parmi ceux auxquels M. Hel-
vétius a fait du bien. Cet académicien jouit, si je ne me
trompe, d'une rente viagère de mille écus constituée par
M. Helvétius. Depuis le mariage de celui-ci, leur liaison
ne fut plus si suivie ni si intime; mais M. Saurin eut
toujours une conduite fort honnie av0c son bienfaiteur,
qui, de son côté, n'avait jamais pensé que le bienfait
dût rompre l'égalité de l'amitié. M. Saurin dédia publi-
quement une de ses pièces de théâtre à M. Helvétius,
immédiatement après la persécution que le livre De VEs^
prit lui avait attirée.
Nous avons fait une autre perte l'automne dernier,
d'un hommie estimé et connu. M. Loyseau de Mauléon
est mort à l'âge de quarante et quelques années (12).
(i) 1773, % vol. in-8®.
(a) Il était né en 17:1$.
394 COBRESPOlTDAlfCE LITTÉRàlBE,
C'était uo honnête homme, mais d'une extrême faiblesse.
Il n'était pas exempt de prétenlion ni d'amUtion; il
avait d ailleurs les idées morales un peu romanesques,
ce qui y joint à peu de succès dans ses desseins, et à un
esprit naturellement inquiet, n'a pas peu contribué à
abréger sa vie. U s'était distingué au barreau par la
défense de quelques causes célèbres, et il poussa, dans
cette profession , le désintéressement aussi loin que ses
confrères portent le défaut contraire. Sa mauvaise santé
et un peu d'ambition lui firent quitter le métier d'avocat
il y a plusieurs années. U acheta une charge de maître
des comptes de Nancy, et resta cependant à Paris, et
continua de faire quelques mémoires dans des procès
qui fixaient l'attention du public. C'est alors que n'étant
plus, comme dit le peuple , ni cbaii' ni poisson, son état
indécis lui ota sa contenance dans le monde. Sa pusilla-
nimité naturelle fut mise à de fortes épreuves dans ces
derniers temps. Ne voulant prendre aucun uniforme, ni
celui de la cour ni celui de la robe, dans les querelles
survenues, et ayant asvez de présomption pour croire
que tout le monde avait les yeux ouverts sur sa conduite,
lorsque personne n'y pensait , il fut très*maUieureux et
très-décontenancé. Mais ce qui lui donna le coup de
grâce , fut de se voir couché sur l'état de la maison de
M. le comte de Provence, à coté d'Elie de Beaumont et
de Linguet, dont la réputation est infinimçnt hasardée.
Il eu fat si humilié, que je regarde la publication de cet
état comme son arrêt de mort. Il'pouvait l'être encore
d'être précédé dans le même état par Moreau; mais i'
avait des liaisons particulières avec ce dernier, et croyait
sans doute sa réputation m>oins attaquée; en quoi il se
trompait. Il s'était flatté de j^pouvoir aspirer à une place
JANVIER 177a. 396
de rÂcadémie Française. Cet espoir fut encore au nombre
de ses prétentions infortunées. L'éloquence des avocats
n'est pas assez estimée en France pour obtenir aisément
les honneurs académiques. Il faudrait à la place de ces
tours déclamatoires et de ces fleurs de mauvais goût,
plus de véritable talent pour mériter notne sufirage. Ces
messieurs ne savent pas assez , suivant l'observation de
M. de Voltaire 9 combien l'adjectif peut affaiblir le sub-
stantif, quoiqu'il s'y rapporte en cas, en nombre et en
genre (i). M. Loyseau possédait au reste toutes les vertus^
domestiques; il était bon fils et bon frère; et il y a, par
sa mort , sinon un homme beureux , certainement un
honnête homme de moins.
M. Gibert, de l'Académie royale des Inscriptions et
Belles-Lettres, est aussi mort dans le courant de l'année
dernière. C'était ce qu'on appelle un b(m israélite, assez
versé dans le fatras de l'histoire de France ; bon Béné-
dictin de robe courte. Après la mort de Villaret, il fut
nommé secrétaire de la pairie, et en cette qualité, il
composa un Mémoire sur les rangs et les honneurs de
la cour (2) y à l'occasion du fameux menuet du mariage
de M. le Dauphin (3). L'abbé Georgel, ex-Jésuite, qui
vient de passer à Vienne en qualité de secrétaire d'am-
bassade avec M. le prince Ijouis de Rohan, a publié^
avant son départ, une réponse à cet écrit anonyme pour
la conservation des droits et prérogatives de la maison
de Rohan et des autres princeâ étrangers établis en
(i) Yoltaire avait dit cela dans uoe lettre à d'A.lembert, da a5 mars i7^5^
lettre dont Grimm avait sans doute eu communication,
(1) 1770, in- 8*.
(3) Voir tom. VI ^ p. 448- ^
396 CORSESPONDANCE LITTÉRAIRE,
France (1). Le pauvre diable de Gibert ne pourra pas
répondre à l'ex-Jésuite; mais on dit que MM. les ducs et
pairs de France veulent faire travailler à uoe réfiitatioD,
de sorte que ce grand procès pourra devenir, avec le
temps, interminable.
Vous trouverez les autres pertes que nous avons faites
pendant.le cours de l'année dernière dans le JSécroîoge
des Hommes célèbres de France, publié au commence-
ment de'celte année par un tas de barbouilleurs qui se
donnent le titre de Société de gens de lettres. Vous se-
rez, je crois, un peu étonné de n'avoir jamais entendu
parler de la plupart des Hommes célèbres préconisés
dans ce volume. L'Eloge de Trial , en son vivant, violon
de M. le prince de Conti et directeur de l'Opéra, est
fiiit avec une emphase et avec une noblesse de style à
mourir de rire. Les détails rapportés dans les Eloges
d'hommes connus et célèbres sont faux ou remplis d'er-
reurs et de mensonges, parce que personne n'est curieux
de briller ni de voir la mémoire de ses amis célébrée
dftns une rapsodie généralement méprisée. Ils ont &it ,
dans ce dernier volume, l'Éloge du marquis d'Argens,
chambellan du roi de Prusse. Ils le font prisonnier des
Autrichiens, quoiqu'il n'ait jamais suivi le roi son maître
la guerre, et ils rapportent à ce sujet ce qui arriva à
faupertuis, tant ils sont bien instuits. Mab vous ne
>us souciez guère des bévues de ces grimauds, et vous
merez mieux savoir comment le roi de Prusse s'y pnt
)ur faire revenir le marquis d'Argens à Postdam,
(i) Béporui à un écnl aoonpnt inliluU : Hivoiai lu& lm »ho* >t '■"
«HEDR9 Di u coui; par H. l'abbé Gcoi^el, 1771, în-8°. C«l abbé n'
uteur de Uàmiirti dam leiqucli l'afTaire du Eollier eit traitée avec de graaiU
JAJMVIER 1772. 397
en 1766. Il lui. avait donné un congé pour aller faire un
voyage en Provence sa patrie. Sa Majesté prévoyait que
le soleil de Provence aurait de puissans attraits pour son
chambellan, le plus frileux de tous les hommes; qu'il
s'y acoquinerait , et qu'il aurait beaucoup de peine à se
résoudre à son retour. Cela ne manqua pas d'arriver :
en conséquence, le roi envoya au valet de chambre du
marquis d'Argens plusieurs exemplaires d'une pièce im-
primée, avec ordre d'en placer un sur la cheminée de
son maître. C'était un prétendu mandement de l'arche-
vêque d'Aix contre les productions du marquis. Vous
l'allez lire , et il vous prouvera que si le roi de Prusse
n'avait pas rempli sa place d'homme unique en ce monde,
il aurait encore trouvé moyen de briller par sa théolo-
gie et par l'onction de son éloquence sacrée parmi les
prélats de l'Eglise Gallicane. Ce morceau d'éloquence
produisit l'effet que le roi en attendait : le marquis d'Ar-
gens, effrayé par ce mandement, fit ses paquets et reprit
la route de Postdam en diligence, sans confier à per-
sonne le motif véritable de ce prompt départ. Il changea
de nom en traversant la France. A chaque couchée , le
valet de chambre eut soin de faire donner à son maître,
par l'aubergiste, un exemplaire du mandement comme
pièce du jour, ce qui fit doubler le pas au marquis pour
regagner un pays où le soleil n'est pas à la vérité aussi
beau qu'en Provence, mais où il n'y a ni évêque ni man-
dement à craindre (1).
(i) Quelques mépri»es qui se trouvent dans TÉloge du marquis (f Argens ,
que Rua, trésorier de France, neveu et héritier du marquis, fit insérer dans
le Nécrologe des liommet célèbres de France , fournissent à Grimm Toccasiou
de traiter, un peu trop durement peut-éire, les auteurs de ce Nécrologe, et
de raconter à sa manière l'anecdote de Topuscule composé par le roi de Prusse
afin de déterminer le marquis d' Argens à quitter la Provence, sa pairie, et à
398 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,
Mandement de monseigneur V archevêque d*Aix^ por-
tant condamnation contre les Ouvrages imprimés du
nomm^marquis d'Argens, et concluant à saproscrip-
tion du tvjraume.
ce Jean-Baptiste-Ântoine de Brancas, par la miséri-
corde divine et par la grâce du Saint-Siège , archevêque
d'AiXy à tous les fidèles de notre diocèse^ salut et béné-
dictiod.
« Jësus-Christ a dit , mes chèrs frères : « Vous verrez
parmi vous de faux prophètes et de faux Christs; vous ne
devez pas les croire. » Le grand Apôtre des Gentils dit
dans un autre' endroit : ce II s'ëlèvera dans les derniers
temps des hommes puissans en erreurs qui corrompront
l'Eglise. » Ne vous semble-til pas, mes chers frères, que
nous vivons dans ce siècle si clairement désigné par les
reveiiir en Pnuse. Frédéric II ^rédigea sous le nom de Vwêque d*Aix un man-
dement (i) contre les ouvrages de son chambellan. Il en envoya plusieurs
exemplaires au valet de chambre du marquis, avec ordre d*en placer un sur
la cheminée de son maître. Le marquis, effrayé par ce mandement, fit ses
paquets et reprit la route de Postdam en diligence. L'imprimé ne sortait pas
de ses mains. En relisant le titre et le préambule , il rit, dit M. Thiébaut dans
ses Souvenirs (tom. Y, pag. 35o et suiv.) que le saiut pasteur se qualifiait
évéque et non archevêque; cette observation fut pour lui un trait de lumière
qui lui fit deviner toute la supercherie. Aussi le lendemain, avant de partir, il
fit mettre à la poste une lettre où , rendant compte à Frédéric de son empres-
sement à le rejoindre, il lui racontait comment le démon de la guerre avait
cherché à soulever une brebis fidèle contre son pasteur, ajoutant que si le
diable avait jeté les yeux sur VAlmanaeh rcyal, il y aurait vu que la rille d'Aix
a un archevêque f et non simplement un évéque ; qu*il allait écrire a notre saint
père le pape pour lui dénoncer cette diablerie , etc. , etc. Il parait que Grimm
avait sous les yeux une copie du mandement où se lisait le mot archevêque;
ce qui Fa empêché de raconter cette anecdote dans toute son étendue. M. Tbié*
haut semble avoir lu la lettre du marquis, dont il cite un long passage. AinÂ
son récit mérite toute confiance. (B.)
(i) Voir ce MandemcnL sous son vrai titre dans le Supplément auxOEuvres post'
humes de Frédéric II ; Cologne , 1789^ tom. III , p. 348.
JANVIER 1772. 399
Écritures? Cette malheureuse prédiction ne s'accom-
plit-elle pas évidemment de nos jours ? Le sens que les
écrivains inspirés attachent aux mots Faux prophètes,
faux CfiristSy hommes puissans en erreurs ^ n'a pas be-
soin de vous être expliqué. Ce sont ces loups dévorans
dont les dents sanguinaires veulent déchirer le bercail
du Seigneur; ce sont ces âmes perverses , ces esprits de
ténèbres qui trouvent une triste consolation en s'asso-
ciant des compagnons aux tourmens inexprimables qu'ils
souffrent. Ils paraissent sous divers noms de ralliement
qui les désignent : géomètres sourcilleux j qui , de leur
compas pensant avoir mesuré l'univers , veulent asservir
nos dogmes à leurs formules et à leurs calculs de proba-
bilité; encyclopédistes audacieux qui ont perdu la pro-
fondeur de leur esprit en l'étendant trop en superficie;
philosophes enthousiastes qui insultent insolemment à
l'Église pour recueillir les applaudîssemens des incré-
dules et des impies : tels sont , mes frères ^ les ennemis
dangereux qui nous .menacent.
ce Des monarques pieux, dans les siècles précédens,
résistaient et savaient sévir contre des instrumens dont
se sert l'esprit malin pour perdre les hommes; de saints
écbaiauds étaient dressés dans: les villes, où les ennemis
de Dieu recevaient le juste salaire de leur rébellion.
Depuis qu'un malheureux et damnable esprit de tolé-
rance, ou, pour mieux dire, de tiédeur, domine dans
le conseil des princes, l'hérésie. ressuscite de ses cendres,
l'erreur se répand ; l'athéisme s'accrédite, et le vrai culte
se perd et s'anéantit. Ainsi , l'incrédulité ne trouvant plus
de frein qui l'arrête, bouffie d'orgueil, lève un front au-
dacieux, et sape maintenant ouvertement lés fondemens
de nos temples et de nos autels. Il semble que les puis-
400 CORRESPONDANCE LITTERAIRB,
sances de l'enfer liguées fassent un dernier effort pour
abattre y pour détruire le trône de Tagheàu sans tache.
Et de quelles armes se sert cet ennemi du genre hu*
main pour nous combattre? ï)e ia raison, oui, de la rai-
son, mes chers frères! Ils opposent la raison humaine à
la révélation divine ; la sagesse de la philosophie à la fo-
lie de la croix; des axiomes à des inspirations; des dé-
couvertes physfques à la sublimité des miracles; leur
malice rafBiiée à la simplicité évangélique, et leur
amour-propre à l'humilité sacerdotale. Un esprit de ver-
tige les obsède au point que les blasphèmes deviennent
des plaisanteries en leur bouche, et que les divins mys-
tères, attaqués en toute manière, sont rendus absurdes
et couverts de ridicules. Mais l'Éternel, qui tient encore
dans sa main le même foudre dont il frappa ies anges
rebelles, qui furent précipités.dans un goufire de dou^
leurs, est préparé à leur lancer les mêmes traits de sa
main vengeresse. Que dis-je , mes chers frères ! il les a
déjà lancés contre nous. Contemplez ces calamités accu-
mulées sur nos têtes ; rappelez-vous les ravages de cette
bête féroce dont la gueule carnassière, sans cesse abreu-
vée de sang humain , ne semblait assouvir sa rage qu'en
dépeuplant une province entière (i); ce monstre qui, non
content d'exercer sa fureur sur les habitans de ia cam-
pagne, mit en déroute nos défenseurs, ces héros, ces
dragons dont la renommée a répandu la gloire dans le
fond de la Germanie et des régions lointaines où nous
avons porté nos armes. Ah ! mes chers frères ! ce signe
que Dieu vous donne est-il douteux ? ne désigne-t-il pas
que vous avez accueilli l'ennemi de votre salut dans vos
mur§ et auprès de vos foyers ? Mais Dieu ne se borne
(i) Labète du Gévaudan; voir t. IV, p. 238.
JAJVVIRR 177 a. 4oi
point à ces marques palpables qu'il vous donne de nos
dangers ; il dérange la nature , il bouleverse l'ordre des
saisons, il envoie les vents hypërboréens qui dessèchent
nos campagnes , endurcissent nos fleuves ; le Rhône gêle^
un froid engourdissant mutile |es malheureux passagers
dans leurs membres, et Fair raréfié, se refusant à leur
respiration^, les étouffe. Environné de ces spectacles af-
freux, nos entrailles s'émeuvent de compassion pour nos
frères, et une juste crainte nous fait appréhender pour
nous-mêmes un sort aussi désastreux. Ce n'est pas tout;
ces coteaux, naguère florissans, où des mains indus-
trieuses cultivaient une' terre reconnaissante, ces vignes,
ces oliviers, sources et principes de notre abondance^
détruits par la rigueur de la saison, sont désormais sté-
riles comme ce figuier de l'Évangile condamné à ne plus
porter de fruits.
<jc Telles §ont les images fortes dont TÉternel se sert
pour annoncer sa divine volonté aux nations. Une béte
féroce qui dévore les peuples, c'est l'ennemi de votre
salut qui tente de livrer vos âmes à une peine éternelle.
Un froid, excessif qui engourdit les membres et plonge
des misérahles au tombeau, ce sont les ouvrages des
incrédules qui refroidissent , qui engourdissent, qui
éteignent la foi des fidèles. Ces oliviers séchés, ce sont
ces malheureux qui , corrompus par l'erreur , ne portent
plus des fi'uits de justice et de sainteté. Que tombe et se
déchire le voile qui vous offusque les yeux ! Héplteta !
Que l'aveugle recouvre la lumière ! Voyez, mes chers
frères, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob courroucé
contre vous, cotrame jadis il le fut contre son peuple,
lorsque la ville où il avait son temple était profanée, et
que l'abomination était aux saints lieux.
ToM. vil. 26
40îl CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
<x Oui, rabominalioD est parmi nous; le souffle em-
poisonné d*un monstre corrompt la pureté de ces climats;
c'est lui qui excite et attire sur nous la colère céleste :
comme Timpie Âchab fit tomber sur sa famille tous les
fléaux qui Taccablèrent, ce tison d'enfer attire sur nous
toutes les calamités. Cet homme s'est rencontré doué
d'uiie flexibilité d'esprit infinie autant que d'une malice
profonde, raffinée par la philosophie. Guidé par une
incrédulité opiniâtre et secondé d'uii génie séducteur , il
s'est déclaré l'ennemi de la cause de Dieu. Nouveau
Protée, il se transfigure et prend sans cesse de nouvelles
formes. Tantôt comme Juif, tantôt comme Chinois ou
comme initié à la cabale, il vomit ses horribles blas-
phèmes. Ici empruntant le ton d'un commentateur, il fait
penser et dire à Ocellus et à Timée de Locres des choses
scandaleuses auxquelles ils n'ont japiais pensé. Ce même
homme, à présent vomi des climats du Nord, des fios
fonds de cette Prusse où l'inci^édulité et la fausse philo-
sophie ont établi leur siège, se trouve au milieu de nous,
où, comme l'ennemi du genre humain, il tend de tous
cotés des filets poiir faire tomber sa proie dans le piège
qu'il lui a préparé. Dieu dit à âon peuple : « Rompez tout
pacte avec l'impie , ou je romprai mon alliance avec vous
et vos enfans. Exterminez les profanateurs et les ido-
lâtres »( c'est-à-dire les philosophes). Je vous adresse,
mes chers frères, les mêmes paroles. Ne tolérez plus
parmi vous l'ennemi de votre salut; mettez des climats
lointains entre vous et celui qui veut saper votre foi;
que des mers vous séparent de ce compagnon de Bélial,
de ce frère des esprits de ténèbres, de ce fils de Lucifer
qui rugit dans des gouffres de douleurs des maux qu'il
peut causer aux enfans de l'Eglise. Ou plutôt armez vos
JANVIER 1772. 4o3
bras Gomme ces braves Lévites qui^ saifiteiticnt homi-
cides/massacrèrent leurs frères dans le désert. Purifiez
les châteaux d'Âr^ens et d^Éguilles de Taspect de Fimpur
qui les souille. Extirpez cet esprit rebelle du nombre des
vivans. Vous combattrez pour l'Église;, soldats du Dieu
vivant, vous soutiendrez sa cause. Alors cette heureuse
conjrée verra renaître ses beaux jours, les monsjtfcs dis»
paraîtront, les saisons seront contenues dans leurs justes
bornes, et ces peuples chéris, couverts de l'égide de la
foi , seront à l'abri des traits empoisonnés que l'incrédu-
lité lâche pour leur perdition. Une victime coupable
apaisera le courroux céleste^ Après cette sainte et salu-
taire barbarie , réconciliés avec TÉtemel , nous lui chan-
terons nos cantiques dans la simplicité de notre esprit ,
et avec un aveuglement consommé nous pourrons adorer
en foi et en esprit ses mystères incompréhensibles. Les
bétes féroces respecteront notre zèle, les hyènes seront
chassées par l'eau bénite, notre foi vive et fervente adou-
cira les hivers, transportera les montagnes et ressuscitera
nos oliviers. Déjà les froids aquilons font place atrx doux
zéphyrs, lés arbres verdissélit, et leurs cimes superbes
se couvrent de fruits. Les promesses que l'Éternel fait n
«es enfans vont s'accomplir. Vous serez comblés dé ses
dons, vos celliers abonderont d'huile, vos pressoirs seront
remplis de vin, vous vous nourrirez de la chair de vos
ennemis, et votre famille nombreuse entourera voti*e
table , comme ces tendres ceps de vigile qui forment des
berceaux dans vos campagnes fécondes.
a II nous reste, nies chers frères, en finissant, de vous
conjurer par les entrailles de. la miséricorde de Dieu de
vous comporter avec zèle et avec une pieuse vigueur
•dans la poursuite de l'impie à l'extirpation duquel sont
4o4 CORRESPOND A^NCK LITTÉRAIRE,
attachées la tin de nos calamités et la bénédiction céleste.
L'Église. est un rocher inébranlable où les flots de Ter-
reur viennent se briser sans le léser. Tenez^ mes chers
frères, à ce rocher, à ce sûr asile; votre foi triomphante
venra la philosophie téméraire et la raison hautaine ter-
rassées à ses pieds. Vous êtes notre troupeau, nous
sommes votre berger. En celte qualité , notre devoiç est
de vous avertir et de. vous prévenir contre les ouvrages
d'iniquité qui se répandent comme les vapeurs sombres
qui sortent du pied de l'abîme, et qui exhalent la cor-
ruption et la .mort éternelle.
ce A ces causes , vu les livres qui ont pour titre : Lel'
tresjuwes^ Lettres chinoises^ Philosophie du bon sens,
Commentaire sur Ocellus^ Commentaire sur Timée de
Locres , f^ie de V empereur Julien ; après les avoir exa-
minés avec des personnes d'une piété éminente, et y
avoir trouvé partout des assertion^ erronées, hérétiques^
sentant l'hérésie, choquant les oreilles pieuses , malson-
nantes , blasphématoires ; nous défendons à toute per-
sonne de notre diocèse de lire ou retenir le&dits livres,
sous les peines de droit. N«us dévouons l'auteur à Tana-
thème, où son partage sera avec Coré^ Dathan et x\bi-
ron, et voulons que notre présent Mandement soit lu*au
prone des messes paroissiales des églises des villes, bourgs
et villages de notre diocèse. Donné à Aix, en notre
palais archiépiscopal , le i3 mars 1766.
« Signé y J.-B. Antoine, archevêque d'Aix. »
JANVIER 1772. 4^>5
Lettre de M. de Voltaire au roi de Suède (i).
De Feruey , le 12 uovembre 1772.
Sire, c'est avec ces larmes qu'arrachent l'attendrisse-
ment et L'admiration, que j'ai lu VÉhge du roi voire
père, composé par Votre Majesté. L'Europe prononce le
votre. Permettez, Sire, à \xn étranger de joindre sa voix
à toutes celles qui font mille vœux pour vous. Si J€ ne
suis pas né votre sujet, je le suis par le cœur, et les sen-
limens de ce cœur que vous avez pénétré sont l'excuse
de la liberté que je prends.
Je suis avec le plus profond respect, Sire, de Votre
Majesté, le très-humble et très-obéissant serviteur, etc.
Je ne sais quel goguenard de prêtre vient de publier
une Lettre à M. de y*** par un de ses amis, sur Fou*
tarage intitulé l'Évanqile du jour : c'iest un écrit in-8"
de 72 pages (2). Rien n'est plus adroit à un habitué de
paroisse, que de prendre le ton goguenard avec le pa-
triarche de Ferney, sur les matières en question. Cela
n'a été lu de personne : ces bons apôtres qui nous' fati"
guent de leurs réponses, devraient bien apprendre de
notre saint-père le pape les égards qui sont dus au pa-
triarche. Un Anglais, près de passer les Alpes, s'était
arrêté à Ferney pour voir M. de Voltaire, et en prenant
congé de lui , lui demanda ses ordres pour l'Italie. Le
patriarche le pria, à tout hasard, de lui en rapporter les
(i) Cette lettre à Gustave III n'a point été recueillie par les éditeurs de
Voltaire.
(2) Ce n'est point un goguenard de prêtre, mais «in honnête laïque, tiomni c
Ducarnede Blangy, qui a rois au jour en 177 1 (Paris» GuefQer, in-8^) cette
Lettre à M. de y***. L'auteur fit paraître une seconde Lettre la même anncr
et une troisième e» T773. (R.)
4o6 CORBESPOHDAJICS I.ITTÉ&AIRE,
oreilles du grand-inquisiteur. L'Anglais, arrÎTe à Rome,
parle de cette commission dans quelques cercles, et ces
propos parviennent aux oreilles du pape. Lorsque cet
Anglais se rend à Taudience de Sa Sainteté, eDe lui de-
mande, après quelques discours, si M. de Voltaire ne
l'avait pas chargé de quelque commission. Le voyageur
comprit que le pape était instruit , et se mit à sourire.
« Je vous prie, lui dit Sa Sainteté, de mander à M. de
Voltaire qu'il y a long-temps que l'inquisition n'a plus
d'yeux ni d'oreilles (i)* » Clément XIV aurait fait une
grande fortune de son temps, s'il n'avait pas été précédé
par Benoît XIV.
Il paraît depuis quelque temps ua Spectateur français
que je n'ai jamais lu, ni vu , ni aperçu dans aucune bonne
maison , où cependant l'accès est assez facile aux mau-
vaises brochures, parce qu'après les avoir laissé traîner
quelque temps sur la cheminée, on les jette sans les
avoir lues : l'auteur de cet écrit périodique est un M. de
Lacroix, avocat au parlement (a).' S'il est aussi mince
plaideur que mauvais écrivain , je plains ses pratiques.
Cependant cç Lacroix ayant envoyé sa rapsodie à M. de
Voltaire, celui-ci lui a répondu quf ceux qui y travail-
laient ét£Ûent les héritiers de Steele et d'Adisson (3)« Ces
complimens sacrilèges coûtent moins au patriarche que
de lire une page du rapsodiste. Le spectateur Lacroix ,
après s'être paré, dans une petite annonce, de ce temoi'
(i) Voltaire rapporte cette anecdote dana une lettre du 27 novembre l'jlh
adresiée au cardinal de Bemis.
(a) Le Spectateur français , pour êovir de suite à celui de Marivaust, io'i^»
1771. Les années 1774» 177^ et 1776 lont de J.-L. Caslifthon. Celui ^
Marivaux comprenait de 1722 à 175a, a vol. in-xa.
(3) Lettre du aa mars- 1772.
JAIVVIER 1772. 4^7
gnage respectable du Nestor de la littérature pour en-
courager le public à souscrire , promet solennellement
de renoncer à l'héritage d' Adisson , que M. de Voltaire
lui a si généreusement ouvert. « On ne le verra poinî^
dit-il, comme le Spectateur anglais^ sombre et taci-
turne; il ne fumera point, il ne sera pas forcé de boire.
Il sera léger, affable; ses discout*s seront plus galaus que
profonds. Son regard doux et tendre lira dans le cœur
des femmes ; il profitera de leur émotion pour surprendre
l£ur secret qui n'en est plus un, et il sera leur protecteur
auprès des maris. Du reste, Tabbé léger, Tauguste prélat,
l'officier sautillant, le militaire balafré, le jeune con-
seiller, le grave magistrat, le paisible rentier et le bour-
geois plaisant, trouveront également leur compte chez
lui. » Voilà un échantillon du plan, du goût et du style
de l'héritier de Steele et d'Adisson. Ah! seigneur pa-
triarche, je prie la miséricorde divine de vous pardonner
ce blasphème, ainsi que quelques autres de votre con-
ns^issance et de la mienne , qui vous sont échappés depuis
quinze mois, au grand scandale des faibles, et pour les-
quels vous serez forcé tôt ou tard de faire amende hono-
rable. Remarquons qu'il n'est pas possible de faire jamais
un Spectateur en France,. à moins qu'on s ne trouve le
secret de réduire à la tolérance et à la modestie le genus
irritabile vatum (1). Cette recette en vaudrait bien une
autre ; mais M. de Lacroix aurait beau s'en servir, il ne
ferait pas lire son Spectateur.
L'insipide genre des hérAdes occupe toujours quel-
ques-uns de nos poètes sans nom» Nous en avcHis eu
deux cette semaine; mais comme le public ne touehepas
(i) Ho&ACB, II, épit. II, vers 102.
1
4o8 CORRESPOND A irCE LITTÉRAIRE,
à ces denrées, il na pas le droit de s'en plaindre. La
première a pour titre : Lettre de Julie cTEtange à son
amant ^àV instant ou elle va épouser ff^olmar ; sujet tiré
(te LA Nouvelle Héloîse, dédiée à J.-J. Rousseau (i).
Vous vous rappelez que cette Héloîse de Jean-Jacques
brûlait pour son précepteur dans le temps qu'elle se lais-
sait marier au sage Wolmar. Si celui-ci avait intercepté
l'héroîde de notre petit poète, il aurait peut-être fait,
daqs un premier moment, un mauvais parti à l'amant
et au secrétaire de sa prétendue. L'autre héroîde est inti-
tulée Lettre du Chevalier de Séricour à son père (2). Ce
Séricour est un petit gentilhomme de Normandie qui
vient à Paris avec son père. Il se trouve logé vis-à-vis
d'Achmet , riche musulman qui voyageait alors avec
Fanie sa fille. Séricour lorgne trop-, pour son repos,
cette fille céleste. Il en devient éperdument amoureux.
Il abandonne son père, et suit le père turc à Constan-
tinople. Celui-ci consent de lui donner sa fille s'il veut
se faire circoncire et prendre le turban. Rien n'arrête
l'amoureux Séricour. Le voilà musulman et époux de
Fanie. Son pèi*e, qui apprend cette exécrable apostasie,
le fait dégrader par les tribunaux et déclarer civilement
mort. Cependant Séricour avait pris le turban à bonne
fin. Il ne manquait jamais, après avoir rempli le devoir
nuptial eh bon chrétien et rarement en Turc , à ce que
dit l'histoire, de traiter la controverse avec la céleste
Fanie. Peu à peu il lui démontra l'abus de la circonci-
sion et la nécessité du baptême. Âchemet, trop attaché
à la croyance de Mahomet, écoutait aux portes. Il ne fut
pas frappé, comme sa fille, de la lumière de l'Evangile,
(i) Paris, 177a, Valade, in-8°; par de Vauvert.
(a) Amsterdam et Paris, Valade, 1772 , in -8"; rgalemeut do de Vauvert.
JANVIER 1772. 4<>9
et épiaut le moment qui avait été choisi par les deux
époux pour administrer à la charmante infidèfe, ainsi
qu'aux enfans qui lui étaient venus du fait de M. le che-
valier, les eaux salutaires du baptême ^ il accourt pour
poignarder sa fille et poiH* massacrer ses enfans. Cest
dans cet instant funeste que le missionnaire circonds
apprend par son père le sort qu'on lui a ménagé en
France. Après avoir mandé en réponse à son père toutes
ses infortunes, il ne lui reste d'autre parti que celui de
se faire moine , et peut-être eunuque , de sorte qu'on
n'en «ntend plus parler. Vous croirez sans doute /[ucf
l'auteur vous conte des fagots de l'autre monde; mais il
dit qu'ils ne sont que de l'autre siècle , et qu'il n'y a pas
cent ans que cela est arrivé.
Il y a des âmes délicates dans tous les ordres. Un
avocat, M. Jobart, ayant su que ses confrères, du moins
en grande partie , avaient résolu de reprendre leurs fonc-
tions auprès du nouveau parlement, crut devoir faire
comme les autres. Le soir il va souper, selon son usage,
avec sa maîtresse, qui le chasse honteusement en lui re-
prochant sa faiblesse. Il rentre chez lui sans souper, et,
n'écoutant que son désespoir, il se fait à lui-même, le
plus heureusement du monde, l'opération qu'on subit
pour la conservation de la voix. Après quoi il envoie à
ses confi'ères rentrés le quatrain suivant:
Je ne vous suis phis rien , orgueilleux avocats j
Je renonce à votre ordre et quitte la pnrtie.
J'en ai perdu le droit, et perdu pour la vie;
Rentrez si vous, voulez, je ne rentrerai pas.
Le fait est véritable. Cette héroïde est courte; mais
elle va au fait et emporte la pièce.
4lO CORRE^PO^TDAlfCE LITTERAIRE.
FEVRIER (i
)'
Psrîs, février 1773*
Z^MiRE ET AzoR oot paru à la cour avec beaucoup.de
succès pendant le dernier voyage de Fontainebleau; ils
se sont ensuite montrés à Paris , au grand jour , le j 6 dé-
cembre de l'année qui vient de finir, et y ont reçu le
même accueil; on a voiilu voir juscpi'à leurs père et
mère y c'est-ànlire que le parterre a demandé les auteurs
avec des cris redoublés. Le compositeur, M. Grétry, a
comparu, amené par les acteurs; le poète » M. Mar-
montel, s'est éclipsé a temps pour se soustraire aux hon-
netu-s de l'ovation théâtrale. Cependant le parterre,
ag^té par le démon de l'enthousiasme, criant toujours:
u4dducite mihi psaliem (^î),' Arlequin s'est montré en
habit de ville^ sans masque.... Une partie du parterre
crut voir arriver Marmontel ; mais Arlequin , trop grand ,
trop juste pour usurper une gloire qui ne lui appartenait
point, arrêta les acclamations, et dit: «c Messieurs, je
vous avertis que je ne suis poiir rien dans tout cela; ainsi
n'allez pas me prendre pour l'auteur. Nous l'avons cher-
ché partout; mes camarades ont été au grenier, tandis
que j'étais à la cave; nous n'avons pu le trouver: enfin
le portier est venu nous dire qu'il l'a vu sortir et monter
en fiacre. » Cette qoble harangue décida le parterre à se
séparer, après avoir applaudi avec transport M. le duc
d'Orléans et madame la duchesse de Chartres, qui avaient
assisté au spectacle en loge publique.*
* »
(i) Dans là première éditioll oa avait classé dans ce mois pbisieurs artidfs
qui appartienaent à la même époque de Taimée 1779; nous avons dû les sup-
primer ici pour les reperler à leur date véritable. (s) IV Regum III, iS.
I
FÉVRIER 1772. 4* I
le ne sais pourquoi messieurs 4u parterre n'ont pas
Voulu faire à madame Le Prince de Beaumont l'honneur
de la demander. C'est dans son Magasin des Enfans
que vous avez pu lire le conte charmant de la Belle et la
Bêle; et c'est le sujet que M. Maimontel a mis sui* la
scène, sous le titre de Zémire et ^zor; Zémire est la
Belle, et Azor la Béte. De mauvais plaisans ont dit que
la Belle était la musique^ et la Béte les paroles ; mais les
mauvais plaisans ne se piquent pas toujours d'être équi-
tables, et ces pointes sont trop arsëes à trouver pour en
faire quelque cas.
De tous les ouvrages immortels de madame Le Prince
de Beaumont, je n'ai jamais, lu que ce conte de la Belle
et lu Béte^ qui est d'environ une vingtaine de pages. Il
est écrit simplement, naïvement; \\ est surtout plus inté-
réressant qu'aucun des contes que je connaisse, sans en
excepter ceux de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Sans M. Marmontel*, je n'aurais jamais lu ce beau conte ,
je n'en aurais jamais eu connaissance , je n'aurais jamais
rendu justice à madame Le Prince de Beaumont. A quoi
tiennent tous les grands événemens de la vie! Il y a, à la
vérité, de savans critiques qui réclament le conte de la
Belle et la Béte comme appartenant à madame de Ville-
neuve; mais je ne connais pas cette madame de Ville-
neuve , je ne veux pas avoir à partager ma reconçaissance ,
et je la garde tout entière à madame Le Prince de Beau-
mont, qui a voulu prouver à ses enfans en Magasin y
que la bonté est, à la longue, une qualité à laquelle
personne ne résiste, et que, même dépourvue de beauté ,,
elle finit par se faire aimer pour eUe*même : cette morale
est certainement bonne à prêcher aux enfans.
Quoique l'histoire de la Belle et la Bête ne soit aa
4 1 ^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
fond qu'un conte à liercer les enfans, il y avait dans ce
conte de quoi enchanter , intéresser , faire fondrç en
larmes tout Paris , pf rce qu'il est plein de naïveté et
d'intérêt; mais M. Marmontel est froid; il n'a point de
sentiment; il n'entend point le théâtre, et sa pièce se
ressent de tous ces vices. Aussi n'a-t-elle pas soutenu le
succès brillant de sa première journée ; les applaudis-
semens ont diminué dç représentation en représentation;
el quoiqu'on s'y porte encore en foule , on ne laisse pas
d'en dire beaucoup dç mal. Le grand malheur de celte
pièce, c'est de manquer d'effet; rien n'est h sa place, Tex-
position se fait au troisième acte : il ne s'agissait pas de
suivre le conte platement pas à pas, il fallait se le rendre
propre, le concevoir, pour ainsi dire, et en accoucher
de nouveau. Si M. Sedaine avait eu à traiter ce sujet,
il y a à parier qu'il n'aurait pas permis au décorateur de
remplir de rosiers tout le salon du palais enchanté.
Quelle bêtise! Il n'en fallait qu'un. Il aurait peut-être
commencé la pièce, comme M. Marmontel, par l'orage;
mais au milieu du bruit excité par le vent, la pluie et le
tonnerre, il nous aurait premièrement montré la Bête,
elle aurait examiné le rosier ; vraisemblablement elle
aurait dit: On n'a pas encore touché à ces roses.... el
aurait passé: car il était essentiel de fixer nos yeux dès
le commencement sur ce rosier , puisqu'une rose cueil-
lie devait décider du sort de tous les acteurs de la pièce.
Mais nos merveilleux ne déroberont donc jamais à Se-
daine son secret? Le rôle de Sander est ce qu'il y a de
plus mauvais dans cette pièce; aussi le charmant Caillot
n'a jatnais pu en faire quelque chose. La seule scène ou
le poète m'ait fait vraiment plaisir , c'est lorsque la Belr
s'offre pour la première fois aux regards de la Belle; la
FÉVRIER 177'^ ' 4l3
frayeur de Zémire est extrême, et madame Laruetle joue
cette scène à merveille. Je trouve uA autre m*ot charmant
dans son rôle, quoiqu'il soit à peine remarque par le
parterre. La bête lui propose , pour s'amuser dans son
palais, la culture des arts^ des jardins, des fleurs. Ahl
des fleurs J s'écrie Zémîre. Cela est si naturel dans la
bouche d'une jeune personne qui n'est malheureuse que
parce que son père a cueilli une rose.
Dieu a accordé à la France le charmant Grétry ; mais
la langue qu'il a le malheujr d'interpréter en musique ne
lui permettra jamais de prendre le vol des grands maîtres
d'Italie; et l'aigle de l'Ausonie, se traînant toujours à
côté d'un canard du Limousin , désapprendra insensible-
ment de s'élancer dans les airs, et perdra son essor; il
mesemble avoir remarqué dans Zémire et ^zor plusieurs
tournures de chant à la française, qui sont pour moi d'un
mauvais présage. Pour prévenir les suites de ces fâcheux
symptômes, il faudrait que M. Grétry reprît de temps
en temps- la route d'Italie, afin de s'y rafraîchir la tête
et de renouveler ses idées : c'est un malheur d'être
unique dans son genre, et le seul de son pays; il n'y a
point de communication d'idées,, point de frottement;
on dépense toujours,' continuellement^ sans jamais ré-
parer ses richesses; et qui peut se croire assez riche pour
soutenir à la longue cette dépense, et pour se garantir de
l'épuisement?
C'est le troisième acte qui a fait la fortune de Zémire
et Azor y et dans ce troisième acte,- le trio du tableau
magique entre le père et les deux filles qui lui restent.
Ce morceau n'est accompagné que de clarinettes, cors
et bassons placés derrière le tableau magique , et l'or-
.chestre se tait; cela est d'un gran(! charme et a fait le
/|l4 CORRESPOND Alf CE LITTÉRAIRE ,
plus grand effet. U faut, pour satisfaire ma vanité, que
J6 rapporte une anecdote au sujet de oe morceau. Gré-
try, voulant savoir mon opinion sur son travail, me
pria, l'été dernier, d'énleodre les principaux airs de
Zémire et Azor. Le jour fut pris ; il se mit à son clave-
cin, et chanta sans voix, en maître de chapelle , c'est-à-
dire comme un ange. U s'aperçut aisément du plaisir que
me faisaient la plupart de ces morceaux : à l'air du ta-
bleau magique je dis , comme aux précédens , cela est
charmant; mais je le dis d'un ton très-différent, plutôt
de politesse que de sentiment. J'attribuai d'abord à
quelque distraction de ma part le peu d'effet que m'a-
vait fait ce morceau; mais, réfléchissant ensuite le soir
chez moi sur ce phénomène, je crus en avoir découvert
la cause ; et comme le succès de cet air me paraissait de
la plus grande importance pour le succès de la pièce,
j'allai voir l'auteur le lendemain matin pour lui faire
part de mes réflexions. Grétry me laisse dire et me ré-
pond : « Je me suis bien aperçu hier que mon trio ne
vous plaisait pas , que vous ne l'aviez loué que par poli-
tesse ; cela m'a tracassé toute la nuit , et j'ai employé la
matinée k le refaire. » Eu même temps il se mit à son
clavecin , et me chanta le morceau composé un moment
auparavant; il avait choisi mon ton et fait usage de
toutes mes observations avant de les avoir entendues. Je
•
l'embrassai et lui dis en sortant : a Je vois bien qu'avec
vous les conseillers se lèvent trop tard ; ne touchez plus
à ce diamant, il fera la fortune de votre ouvrage. » C'est
le morceau du tableau magique qui a eu un si grand
succès, et que vous trouverez dans la partition; il est
fait avec rien.
Grétry a la physionomie douce et fine, les yeux tou^
FÉVRIER 1772. 4^5
liés y et Tair pâle d'un homme de génie. U est d'un com-
merce aimable. Il a épousé une jeune femme qui a deux
yeux bien noire , et c'est . bien fort pour une ppitrine
aussi délicate que la sienne; mais enfin il se perte mieux
depuis qu'il est marié , et M. le comte de Greutz dit qu'il
en faut glorifier le Très-Haul.
Le succès de Zémire et A'zor a fait peur à l'Académie
royale de Musique; et son vaillant Amadis , soutenu par
son écuyer Sancho de La Borde , mouleur de notés et
premier valet de chambre du Roi, n'ayant pu vaincre
notre obstination , elle a eu recours au grand remède ^
et a descendu, le 21 du mois dernier, la châsse des
bienheureux Castor et Pollux^ patron de ladite Acadé-
mie. Le miracle s'est fait à l'ordinaire : tout ce qui reste
encore de fidèles à l'ancierine et génuine musique fran-
çaise est accouru; il se fait des pèlerinages même des
provinces ; on s'y porte en foule ; on s'y étouffe , et l'on
s'écrie comme on peut : Ah ! que c'est beau! IjCS Frères
jumeaux ont eu le sort de tous les saints; leur première
apparition ne réussit point , et ils eurent beaucoup de
peine à se faire une réputation. On fit une foule de mau-
vaises épigrammes contre eux ; on disait que l'opéra de
Castor et Pollux était triste, sec et long comme son au-
teur; c'était faire le portrait de Rameau en trois mots ,
et c'étaient les dévots de Castor et Pollux d'aujourd'hui
qui proféraient alers ces blasphèmes. Mais lorsque Ra-
meau commença à radoter, sa canonisation ne souffrit
plus de difficulté, et son culte s'établit parmi ceux qui,
jusqu'alors n'avaient été admirateurs que du grand
Lulli ; ou convint surtout de trouver l'opéra de Castor
et Pollux subhme, et , depuis ce temps , il est devenu
l'unique, efficace et miraculeux spécifique contre la ré-
4 1 6 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE ,
bellion de la musique ëlrangère. Rameau ne radote plus
depuis qu'il est mort ; mais Tauteur du poème , Gentil
Bernard, a pris sa place, il radote depuis' un an ou dix-
huit mois: cependant on ne Ta pas séquestré de la so-
ciété; il va aux spectacles et aux promenades publiques
sous la garde d'un parent qui le soigne; il est doux, et
quoiqu'il batte 4a campagne à tout moment, on démêle
encore dans ses propos ^on tour d^esprit galant. On le
mena à la répétition de son opéra , et Sophie Amould
lui fît un compliment à cette occasion : « Mademoiselle,
lui répondit le pauvre Bernard, c'est moi qui ait fait
Castor , et c'est vous qui en avez fait la gloire. »
Quoique le miracle ait opéré à l'ordinaire, on a cru en
multiplier les effets en y joignant la persécution contre
les hérétiques, et en s'opposant aux progrès ultérieurs
de la musique étrangère. Un certain nombre d'ama-
teurs, entichés de ce péché, s'étant cotisés pour former
un concert qui se donne tous les lundis, et qui rassemble
la meilleure et la plus brillante compagnie de Paris,
l'Opéra a prétendu que ce concert était contraire à son
privilège. La ville , en sa qualité de tutrice de l'Acadé-
mie royale de Musique, qu'aucuns estiment être retom-
bée en enfance de temps immémorial , a porté des plaintes
au gouvernement contre le^ Concert des amateurs : le
prévôt dés marchands, et conservateur des citoyens (i),
Bignon, a appuyé ces plaintes, et le Concert des ama-
teurs a été sur le point d'être supprimé comme une cour
de parlement. Heureusement pour leur petite existence,
nîessieurs les amateurs avaient posé leur tabernacle à
(i) Grimm ne lui donne ce nom que par aUusion aux affreux acddens sur-
venus par son imprudence aux fêtes du mariage du Dauphin et de Marie-An-
toinelte.
FivniËR 1772. 417
rhôtel de Soubise; M. le maréchal priftce de Soubise a
bien voulu leur prêter, une salle; et lorsqu'on lui a pro-
posé de leur retirer cette salle , il n-a pas voulu se rendre
à ces instances. Mais un autre petit concert innocent,
qui s'était établi sous le titre de Concert des abonnés^ et
qui n'avait point sa protection , a été supprimé purement
et simplement comme un bailliage. Il faut convenir que
le conservateur Bignon a toute rais§n : ces concerts ne
font que répandre le goût perhicieuiL de la musique ita-
lienne; après tout, on ne pourra pas laisser la châsse
de saint Castor exposée depuis le 1*' janvier jusqu'au
dernier décembre; elle perdrait à la longue de son effi-
cacité , et lorsqu'il faudra la retirer , que mettra-t-on à
sa place? Déjà le miracle n'opère plus également sur
tous les croyans. Un bon bourgeois de la rue Saint-Ho-
noré étant parvenu , avec beaucoup de peine, à se faire
placer , à la cinquième représentation , dans cette loge
qui est au fond de la salle aux secondes, et qu'on ap-
pelle coche ^ parce que dans son large emplacement on
entasse le plus de mondé qu'on peut; ce .bon bourgeois,
fort pressé, fort mal à son aise avec son gros ventre,
tint bon pendant le premier acte; mais lorsqu'au second
il vit arriver le convoi et enterrement de Castor, il
s'écria naïvement : « Eh ! mon Dieu ! il m'en coûte mon
argent, je suis étouffe, écrasé, pour regarder, une chose
que je puis voir tous les jours- à Saint-Roch pour rien.»
Il n'y eut pas moyen de le faire rester jusqu'à 1^ résur-
rection de Castor.
Nous sommes privés dans cet opéra d'un des plus
puissans confortatifs contre l'ennui, par l'absence de
mademoiselle Heinel, que nos élégans appellent made-
ToM. VIL a7
4l8 CORRESPOND AfCCE LITTÉRAIRE,
moiselle Enge) ou Ange. La fière Albion nous l'a enlevée
depuis deux mois , et elle est engagée au théâtre de l'Opéra
de Londres pour toute la saison. Heureusement elle
n'y a pas beaucoup réussi; on n'aime pas son genre : on
lui trouve la jambe trop mince, le pied trop long, les
yeux chinois; que sais-je?Ma foi , messieurs les Anglais
^ont bien dégoûtés; ils n'ont qu'à nous la renvoyer bien
vite, nous nous ac«iommoderons fort bien de ses défauts.
Au fait, mademoîselle Heinel est la gloire de l'Allemagne
qui 1-a vue naître, la consolation de la France^ui jouit
de ses talens, et la première danseuse de l'Europe. Si
j'étais moins occupé , j'irais à l'Opéra aussi souvent qu'elle
s'y montre, seulement pour la voir arriver et s'en aller;
la grâce, la noblesie de sa démarche ravit et enchante:
incesstt patuit dea(i). Mais les Anglais n'aiment pas ce
genre de danse sérieux et noble; les gargouillades de
mademoiselle Allard y auraient réussi davantage. Heu*
i^ux de voir leurs yeux fescinés Sur le trésor qu'ils nous
ont ravi, espérons <{u'il scira rendu à la fVance, et que
oe douloureux sacrifice ne sera pa» ajouté à )a perte du
Canada et du commerce des Indes. Au resie, l'Opéra de
Londires» est; cet hiver dans un état trop pitoyable, et du
côté de la danse et chi coté de la musique , pour être
digne de posséder un sujet de cette distinction.
Madame BriUanê^ chatte de madame la maréchale
de Luxembourg, ayant fini sa carrière ees jours ps^sés ,
après une longue maladie, sa mort a fait événement dans
le quartier, et les pleurs de sa maîtresse ont arrosé ses
cendres. Madame Brillant était un personnage dans la
société de madame de Luxembourg, qui fut pendant
(i) Virgile, Enéide, liv. I, vers 409.
FÉVRIER 1772. 4 '9
long-temps la société la plus brillante de Paris; et les
vers suivans vous prouveront qu'on y savait rendre jus-
tice aux grâces» de madame Brillant ^ et que sou sort
faisait des jaloux.
Fers à madame Brillant j par M. le chevalier de
Boufflers.
Jusqu'au deux bouts de l'hémisphère ,
Brillant y vos attraits sont connus:
D'Amourette vous êtes mère ;
Des chats vous êtes la Vénus.
De votre grâce enchanteresse
Tout est charmé , tout parle ici ;
Luxembourg est votre maîtresse :
Que n'est-«lle la m^ienne aussi ! *
Vous verrez par la lettre suivante que le patriarche a
écrite à la fille cadette de madame Galas , qu'enfin l'in-
fortuné Sirven, après dix ans d'exil, de. douleur et de
persévérance , a obtenu du nouveau parlement de Tou-
louse un arrêt qui le décharge de l'accusation de parri-
cide intentée contre lui par un procureur fiscal fanatique
de Mazamet.
Lettre de M. de Foliaire à madame du Voisin,
Au château de Ferney, lo i5 janvier 177a.
Cette lettre. Madame, sera pour vous, pour M. du
Voisin et pour madame votre mère. Toute la famille Sir-
ven se rassembla chez moi hier en versant des larmes
de joie ; le nouveau parlement de Toulouse venait de
condamner les premiers juges à payer tous les firais du
procès criminel : cela est presque sans exemple. Je re^
garde ce jugement, que j'ai enfin obtenu avec tant de
4*20 CORRESPOJ!f DANCE LITTERAIRE ,
peine, comme une amende honorable.. La famille était
errante depuis dix années entières; elle est, ainsi que la
vôtre, un exemple mémorable de l'injustice atroce des
hommes. Puissent madame Calas ainsi que ses enfans
goûter toute leur vie un bonheur aussi grand que leurs
malheurs ont été cruels ! Puisse votre vie s'étendre au-
delà des bornes ordinaires, et qu'on dise après un siècle
entier: Voilà cette famille respectable quia subsisté pour
être la condamnation d'un parlement qui n'est plus!
Voilà les vœux que fait pour elle le vieillard qui va
bientôt partir de ce monde.
Hélas! cette justice éclatante, etpresque sans exemple,
qui condamne les premiers juges à payer tous les frais
du procès, se réduit à les contraindre, par toutes les
voies dues et raisonnables , à payer et rembourser sans
délai, audit Sit-ven, la somme de trènte-huit iwres huit
sous six deniers. Voilà les termes dç l'arrêt. En revanche
Sirven est chargé, par cet arrêt, des frais de la contu-
mace, liquidés à la somme de deux cent vingt- quatre
livres dix sous six deniers. Le pauvre Sirven a été depuis
dix ans fugitif et errant avec s^ famille. Enfin il rentre
dans ses biens, et n'en sera pas moins ruiné de fond en
comble, tandis qu'il en coûtera trente^huit libres huit
sous six deniers aux premiers juges pour le plaisir qu'ils
ont eu de le condamner à lavvpotence, et de. lui causer
des maux irréparables Ma foi, le patriarche a raison;
voilà une justice sans exemple. Je crois qu'il a besoin de
s'en imposer à lui*mêrae par une magnificence de termes
qui dérobe un peu la mesquinerie du fond. Tout ce qu'on
en peut dire, c'est que cela vaut encore mieux que de
n'obtenir aucune justice. Le patriarche n'a pas été si heu-
FÉVRIER 1772. /\'2l
reux dans la cause de ses paysans de Franche-Comt^,
qui l'a tant occupé en 1770 et 177 1 ; ils ont perdu leur
procès au conseil , et ont été déclarés serfs des chanoines
de Saint^Claudej pour me servir du dictionnaire de leur
avocat résident à Ferney.
Comme la nudité de sa statue projetée piar Pigalle a
occasioné un schisme méinorable parmi les sbusorip-
teurs, le patriarche a cru devoir en marquer son senti-
ment à M. Tronchîn , ancien conseiller d'État de la ré»
publique de Genève, qui se trouve à Paris en ee moment;
c'est un amateur éclairé des arts , qui possédait un cabinet
de tableaux très - choisis , lequel est allé grossir los ri-
chesses de la galerie impériale de Pétersbourg , où le
cabinet tout entier du feu baron de Thiers va être éga-
lement transporté.
Lettre de M. de Foliaire à M. Tronchin,
Au château de Feroey^ le ler décembre 1771-
Mon cher successeur des Délices , je m'en rapporte
bien à vous sur la statue; personne n'est meilleur juge
que vous. Pour moi , je ne suis que sensible ; je ne sais
qu'admirer l'antique dans l'ouvrage de M. Pigalle; nu
ou vêtu, il ne m'importe. Je n'inspirerai pas d'idées mal-
honnêtes au^ dames, de quelque façon qu'on me pré-
sente à elles. Il faut laisser M. Pigalle le maître absolu
de sa statue. C'est un crime en fait de beaux - arts de
mettre des entraves au génie. Ce n'est pas pour rien
qu'on le représente avec des ailes; il doit voler oii il veut
et comme il veut.
Je vous prie instamment de voir M. Pigalle , de lui
dire comme jo pense, de l'assurer de mon aniilié, de ma
4^2 GORRESPdlTDANGE LITTIÉRAIRE,
reconnaissance et de mon admiration. Tout ce que je
puis lui dire, c'est que je n'ai jamais réussi dans les
arts que j'ai cultivés, que quand je me suis écouté moi-
même.
Le patriarche a toute raison; les conseils les plus
éclairés ne feront jamais faire un ouvrage médiocrement
beau ; ils peuvent influer sur la perfectioq de quelques
petits détails, jamais sur la totalité. Pigalle ne sait pas
draper; ainsi il faut qu'il fasse la statue du patriarche
nue, ou qu'il ne s'en mêle pas% C'est ce qu'il fallait con-
sidérer dans le commencement de l'entreprise, car au-
jourd'hui il est trop tard. Mais on crut alors devoir
s^adresser au premier sculpteur de la France , sans exa-
miner si parmi ceux qui le suivaient à leur rang dans
rAcadémie , il n'y en avait pas de plus propre que lui à
faire cette statue. Je ne suis pas plus engoué qu'un autre
de cette nudité patriarcale; mais Pigalle ayant passé
toute sa vie à modeler le nu, ne la couvrira jamais d'une
manière satisfaisante ; Yassé aurait conçu sa figure dra-
pée, et l'aurait, je crois, exécutée avec tout le succès
possible, parce que son style ne manque ni de goût, ni
de simplicité , ni de grandeur.
La mort de M. le C(Hnte de Cleiitiont , prince du sang,
ayant fait vaquer Une place à l'Acadéoiie Française , la
troupe des Quarante immortels y nomma, sur la fin de
l'année dernière, M. de Belloy, citoyen de Calais, res-
taurateur du patriotisme finançais, et promoteur du genre
national. Le nouveau promu à l'immortalité fit son en-
trée dans le bercail académique- le 9 janvier dernier ,
et M, l'abbé Batteux le reçut à la place de M. le duc de
F£VKIËR 1772. 4^3
Richelieu, que des occupations plua patriotiques i^te-
naient sans doute à la cour, dans le, sanctuaire de nos
rois, et empêchaient de s'acquitter des fonct-tons de di^
recteur de rAcadéniie dans le sanctuaire dos Muses.
C'est dommage que M. de Belloy , avec cet amour pour
sa nation, dont le feu le^consume, n'ait pas reçu du ciel
le don dç parler sa. laàigue, de s'y exprimer avec correc-
tion et avec pureté, de rendre enfin ses idées par un
choix et une propriété de ternies sans lesquels il est itn«
possible d'aspirer à aucune sorte d'éloquence. On a beau
être honnête homme. Français à pendre et à dépendre,
avoir l'ame citoyenne, posséder cet enthousiasme, ce
patriotisme d'antichambre que M. Turgot a si heureuse-
ment démêlés dan» un certain ordre.de nos écrivains^ il
est fort difficile de graver nos sentimens dans le cœur
de nos compatriotes avec nn style faible, indécis, entor-
tillé, toujours à coté et au-dessous de la pensée qu'il
prétend exprimer» Il semblerait que le premier titre pour
entrer dans l'Académie devrait être d'écrire purement et
correctement, et que le défaut contraire ne saurait man-
quer d'être un titre d'exclusion; mais l'Académie, con-
sultant la perspective qu'elle peut avoir pour réparer ses
pertes successives, a cru devoir s'écarter de cette con-
dition , désormais trop sévère, et se borner au choix des
bous ocBurs, des bons citoyens, deis grands patriotes ;
car si notre gloire littéraire devient tous les jours plus
mince , en revanche nos vertus et notre patriotisme vont,
au su de tout le monde, toujours en augmentant, et la
preuve en gît dans cette noble intrépidité et cette rare
persévérance avec lesquelles nous avons assisté au pané-
gyrique de toutes nos vertus dans te Siège de Calais et
dans Gaston et Bajrard ^ pendant trente représentations
3*24 COa&ESPOSBAJiCS IXTTÉ&AIJLE,
de suite. * lyaillem M. Fabbé Batteux promet à M. de
Bdloy, de la part de f Académie, omre trente -neuf
cœiin français de compte £ftit, une suite de discussions
littéraires qui. servent à perfectionner le style et à épurer
le goût: Il aurait pu ajouter qu'il y tFouvera ausâ des
leçons de géométrie tout en apprenant son firançais, et
des leçons à confondre TAcadémiedes Sdaioes. M. Fabbé
Batteux est modeste; il ne se croit pas peut-être un
aussi grand géomètre quil Fest; cependant, quand il dit
que le roi sembla se faire un plaisir de voir FAcadémie
dans le prince de son sang, il prouve évidemment que
le contenu peut être plus grand que le contenant , et le
cbevalier de Causans (i) aurait donné beaucoup, en son
temps y si Fabbé Batteui avait voulu lui administrer
cette preuve irrécusable : car. dès que le roi Fa vu, quel
est le patriote français qui en voulût douter?^
M» de Belloy a fait, en entrant dans FAcadémie, ub
acte de patriotisme en rétablissant, par son exemple ,
les discours de réception dans. leur insipidité primitive,
dont quelques novateurs avaient essayé de s'écarter; ils
voulaient substituer à tant d'éloges fsistidieux la discus^
sion de quelque objet littéraire , et mettre des choses à
la place des mots. M. de iBelloy n'est pas tombé dans ce
dangereux écart , et il ramène ses confrères, autant qu'il
dépend de lui , à leur premier devoir, que La Fontaine
leur avait tracé ^i ces vers :
Od ne peut trop louer trois sortes de personnes y
Ses dieux , sa maîtresse et son roi.
Sa maîtresse, c'est FAcadémie^ cela va sans dire; ses
* Tout ce qui est compris entre cet astérisque et le suivant avait été re-
tranché dans la première édition.
(i) Celui dont il a été parlé tom. I, p. i^^ et 193.
F:évRi£B 1772. 425
dieux y c est le cardinal de Richelieu j le chancelier Se-
guier, et le prédécesseur du récipiendaire ^ puisque par
son assomption il a fait vaquer une place* M. de Belloy
leur associe encore un demi-dieu , c'est M. le maréchal
de Richelieu , qu'il ne tient sans doute à la demi*paie
que parce qu'il se promène encore tout embaumé dans
cette vallée de misère. * Ce demi-çlieu tant chanté par
Voltaire, et tant loué par M. de Belloy, pour arrêter
l'ivrognerie du soldat pendant l'expédition de Minorque,
fit une ordonnance qui défendit à tout soldat ivre de
monter la tranchée, et l'ivrognerie cessa sur-le-champ.
Ce trait n'a pas échappé à M. de Belloy, qui le rapporte
en termes pompeux et nationaux. Après ces éloges, ce
qu'on trouve encore dans le discours du nouvel acadé-*
micien, c'est les mots cœurs ^ honneur, patrie. Il dit
aussi que des étrangers qui ont assisté à la distribution
de ces marques de distinction que le Roi a accordées
depuis peu aux soldats qui ont servi un certain nombre
d'années, ont laissé échapper des larmes non suspectes,
et n'ont pu proférer dans leur saisissement que ces deux
mots : Quelle nation ! quelle nation l a £h bien , Fran-
çais, ajoute-t-il, pourriez-vous vous refuser votre propre
estime? » Les Français ont l'honneur de l'assurer que
cela ne leur est plus possible, et que puisqu'il les en
prie si fort, ils s'acquitteront de leur devoir à cet égard ;
et les étrangers qui liront le discours de M. de Belloy,
ne pourront dans leur saisissement proférer que ces deux
mots: Quel patriote! quel patriote!... Au reste, il n'a
pas mal tiré son prince prédécesseur de la bataille de
Crévelt. a Ah ! messieurs , dit-il , lorsque dans la 'guerre
* Tout ce qui est renfermé entre cet astérisque et le suivant «vail été re-
tranché de la première édition.
4^6 CORRESPOJMDANCE LITTERAIRE,
suivante, M. lecomtedc Clermont commanda en chef,
s'il eût été servi comme il avait servi Maurice (Maurice,
c'est le, maréchal de Saxe),que la France pourrait ajouter
de lauriers à ceux quelle sème sur la tombe de ce généreux
prince ! » Cette tournure pourrait failre croire aux étran-
gers qu'il faut être académicien avant d'être patriote , et
que M. de Belloy , pour excuser son prédécesseur, sa-
crifie sa nation , ce qui n^est pas trop national ; car enfin
c'est dire en termes assez précis, ou qiie les troupes
n'ont pas fait leur devoir, ou que leurs che& ont été des
lâches, jen un mot que les Français n'ont été que des
Bressans ce jour-là, ce qui serait non«seulement le con-
traire de la vérité I mais diamétralement opposé au véri-
table esprit du patriotisme français , dont M. de Belloy
porte les stigmates. Quoi qu'il en soit de cette tournure,
qui sacrifie la réputation de la nation à celle d'un aca-
démicien , je trouve le discours de réception de M. de
Belloy mieux écrit que les préfaces de ses tragédies, et
eu tout digne de l'immortalité à laquelle l'Académiç con-
sacre ses travaux. Cependant ces niessieurs ont voulu
faire les désintéressés sur leur nouvelle acquisition, et
lorsqu'on leur en fait compliment, le dédaigneux Mar-
montel répond par ces vers de la Henriade :
Médicis la reçut avec indifférence ,
Sans remords , sans plaisir , maîtresse de ses sens ,
Et comme accoutumée à de pareils présens. '^
On vient de publier le Catalogue des tableaux qui
composent le cabinet de M. le duc de Choiseul v et dont
la vente se fera le 6 avril prochain. Cette vente est une
des suites du déplacement de ce ministre , et de la né-
cessité d'arranger ses affaires; et cette nécessité impé-
FEVRIER 1772. 4^*7
rieuse privera Paris d'un de se^ plus précieux cabinets ,
et du seul qui s'était formé eii ces derniers temps , après
ia ruine de ceux de MM. de Julienne, Gaignat et Crozat
de Thiers. Le cabinet de M. le duc de Choiseul commen-
çait à devenir un des plus intéressant de cette capitale;
ce ministre l'enrichissait fion^seulement des nouveUes
acquisitions qu'il était à portée de faire en France ^ mais
aussi des débris précieux qu'il enlevait de tenips en temps
à la Hollande, où le peintre et brocanteur Boileau fai*
sait des voyages à cette intention. Vous ne trouverez
poiçt dé tableaux italiens dans cette collection; M. le
duc de Choiseul , malgré son séjour à Rome lors de son
ambassade , n'avait appris à aimer ni le^ tableaux ,, ni là
musique de ce peuple qui a enseigné les arts au reste dé
l'Europe. Il était trop sensible aux choses de pur agré-
ment, et plus à un trait d'esprit brillant qu'à un ou-
vrage d'un grand goût ou d'un grand style.
Deux romans nouveaux ont occupé le public pendant
quelques jours sur la fin de l'année dernière : disons
d'abord un mot du plus agréable. C'est un nouveau ro-
man de madame Riccoboni, intitulé Lettres d'Elisabeth
Sophie de Fallière à Louise-Hortense de CantèleUy son
amie, 2 part, in-ia. Ces Lettres, qui ont eu beaucoup
de succès, sont écrites avec cette grâce, cette légèreté et
cette touche spirituelle qui caractérisent le style de ma-
dame Riccoboni. Tout écrivain, tout artiste qui a une
manière à lui , n'est pas un homme vulgaire : celle de
madame Riccoboni est très«distinguée , et lui assure une
place parmi les plumes les plus élégante» de son sexe
que la France ait produites. Ses Lettres de Juliette Ca-
teshy sont un petit chef-d'œuvi-e de perfection. Un au-
4*^8 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
teur qui n'aurait jamais fait d'autre preuve de talent , ne
pourrait pas être effacé de la liste des écrivains distin-
gués d'une nation. Je conviens que toutes les productions
de la plume de madame Riccoboni ne valent pas celle-
là, et pour ne parler que de la dernière , je ne mets pas
les Lettres de Sophie de ValKère à côté de celles de Ju-
liette , mais je les mets fort au-dessus des derniers romans
que madame Riccoboni a publiés. Cela est plein d'inté-
rêt, non pas à la vérité pour ceux à qui. des études sé-
rieuses pnt rendu le goût sévère, et qui exigent même,
pour leur amusement, une trempe de génie qu'on cber-
cherait en vain dans ces productions légères ; mais je ne
suis nullement étobné que le roman de madame Ricco-
boni ait transporté nos jeunes femmes et nos gens du
monde, sensibles à l'excès aux agrémens et aux détails
pleins de grâce et de délicatesse. Les événemens de ce
roman sont, il en faut convenir, trèâ-romanesques; mais
les sentimens qu'ils inspirent et qu'ils font naître ne. le
sont pas , ils sont d'ime extrême justesse. Sophie de Vat-
lière est une intéressante créature : son amant ne Test
pas autant , et je ne sais à quoi cela tient*, il manque , je
crois, un peu de physionomie : on n'a pas ses traits pré-
sens comme ceux de sa charmante maîtresse. Le premier
volume est très-supérieur au second. Il y a de la lan-
gueur dans ce dernier. Le récit de mylord Lindsey n'a-
vance pas assez , il ne va pas au fait : on est d'abord im-
patienté , l'on finit par en être ennuyé. Lé moment du
mariage de la mère de Sophie de Vallière avec son malr
heureux époux n'est ni bien choisi, ni bien traité; il
rend ce couple infortuné trop coupable envers Lindsey.
Il fallait les marier dans la Caroline avant qu'ils eussent
rencontré cet ami généreux. Les malédictions de leurs
FÉVRIER 1772. 42g
parens devenaient d'autant plus terribles qu elles étaient
prononcées sur un mariage accompli qu'ils ignoraient ,
et qu'ils cherchaient à empêcher; par tout ce que leur
autorité connaissait de plus redoutable. La dissimulation
de ces amans, leur obstination à se taire et à cacher
leur lien à leur bienfaiteur, ê» devenaient d'autant plus
intéressantes qu'elles éloignaient de leur caractère tout
air d'ingratitude, de bassesse et de trahison. Quoi qu'il
en soit de ces observations , elles ne tombept que sur les
parens de Sophie de VaUière, qui n'ont que trop expié
leurs fautes psx une destinée des plus déplorables; mais
je vous défie de faire le plus léger reproche à leur ai*
mable fille , bien digne assurément de tout le bien que
madame Riccoboni lui fait h la fin de son roman.
Passons au second roman, qui a au3si occupé le pu-
blic, puisqu'il s'est déchaîné contre lui avec beaucoup
trop de .chaleur; la chose n'en valait p^s la peine. Ce
roman a pour titre Les Sacrifices de V Amour , ou Lettres
de la vicomtesse de Senanges et du chevalier de Verse-
najr; deux parties in-S**, chacune ornée d'une estampe.
On pourrait aussi intituler ce roman Les Sacrifices du
bon sens de V auteur à la paui^retéde son imagination.
Il y a une sorte d'extravagance qui est la fille de la sté-
rilité, et M. Dorât est un des pères putatifs de cette pe-
tite bâtarde (i). C'est un singulier assemblage que celui
qui constitue l'essence de nos petits-maîtres philosophes
ou de nos philosophes freluqviets, depuis que la philo-
sophie est devenue l'air à la mode. Ce sont des espèces
de Socrate de toilette qui ont affublé la philosophie et
la morale de toutes les fanfreluches de la frivolité. Ils
■
(x) Dorât est même désigné par Barbier dans son Dictionnaire des ano'
nfmes comme le seul auteur de ce roman.
43o CORRESPONDANCE LITT3ÉRAIRE,
ont aujourd'hui la fatuité de la. métaphysique et la pré-
teation àisi principes philosophiques , comme ils avaient
autrefois celle des bonnes fortunes; mais ce jargon bi-
garré de mœurset de frivolités , de gravité et de fadaises,
vous prouvera toujours que leur philosophie a pris nais-
sance dans les coulisses , que leur génie a reçu sa plus
solide nourriture dans les boudoirs des actrices. G*est
la Noui^elle Hélfîse de J.-J. Rousseau et le Sopha
de Çrébillon fondus ensemble qui ont formé le goût
de M; Dorât dans le genre des romans ; et vous jugez
aisément quel mpnstre a dû résulter d'une union si bi-
zarre.
On a impitoyablement déchiré ce roman : on Ta
trouvé de mauvais ton, de mauvais goût, détestable en
tout point ; mais il ne méritait pas cet acharnement : c'é-
tait tout simplement une pauvreté à oublier. Au milieu
de ce déchaînement, l'édition s'est épuisée, et Ton n'en
trouve plus que quelques exemplaires de parade, d'uu
papier plus beau et pins cher; preuve bien affligeante
de la quantité énorme de désœuvrés dont la capitale
est encore sm*chargée , et qui ont assez de temps à
perdre pour lire des fadaises qu'ils jettent ensuite avec
dédain..
Là sensation que ce roman a faite n'a cependant pas
été sans motif. On a prétendu y reconnaître le fond
d'une histoire véritable, ou du moins le dessein de Fau-
teur de mettre en scène des personnes connues; on a
assuré que tous Jes acteurs étaient historiques, et cest
ce qui a piqué la curiosité dti public. Voici la clef du
roman , certifiée véritable par ceux qui sont dans le se-
cret de l'auteur.
L'incomparable vicomtesse de Senanges est une ai-
FÉVRIER 1772. 43 1
mable comtesse... que le public 110 connaissait jus-
qu'à présent que comine fort élégante, éclipsant toute
beauté nvâte; du reste ^ un pen soupçonnée et accusée
par d'autres dames du bon ton de mettre du blanc , cç
qui a donné occasion à M. de Peeaj de lui adresser, l'é-
pître la plus ridicule et la plus laborieusement frivole qui
soit encore sortie de son por(e-fcuilk ( i ).
On a prétendu que le portrait de la marquise d'Ërcy
était tracé d'après le caractère de madame de Cassini ,
sœiiF de ce petit M. Masson de Pezay qui porte des ta*
lom rouges 9 et qui se fait appeler par son laquais , et
même par son imprimeur , Monsieur le Marquis j à
notre barbe, à nous qui avons tous connu madame Mas*
son sa mère, et qui prenions autrefois la liberté d'appe-
ler familièranent monsieur le marquis, le petit MaS"
sonnet (2). Je yeux bien accorder à M. Dorât que
madame de Cassini soit i|n peu coquette; niaiS'^e ne lui
(i) Il est probable qu*eD peignant cette vicomtesse de Senangeg, à laquelle
il fait jouer un très-beau rôle dans son roman , Dorât avait eu tn vue la com^
lesM Àfi Beaabarnais, avec laquelle il. passait pour être fbrt bien. Ce qui doit
porter à croire qu'^t avait songé à elle en traçant ce caractère, c'est que Grimm
dit à la fin de cet article que le mari de cette femme , le comte de B**^^ a le
droit de se plaindre du portrait que Fauteur a tracé de lui ; mais surtout
c'est le reproche que d'autres dames adressaii^nt à cette beauté de mettre du
blanc ; particularités qui s'appliquaient fort bien à madame de Beaubarnai$.
Ce reproche de mettre du blanc , joint à celui de se faire aider pour ses vers,
donna lieu à Pezay de lui adresser une épître. Or Pezay dans cette épitre
dit à cette belle ^ue pour le blanc c'est calomnie; mais, BJoute*t-iI,
Yoi vers , c'esl bten ane autre histoire.
Il n'est guère possible de ne pas reeonnaitre là la comtesse de Beauharnais^
dont I^ $nii^,4|i98it ;
Gbibé beUe et poète a deux pe4ila travers, :
Elle fait son visage ci ne fait pas ses vers.
(a) Yoir quelques détails sur Pezay au commencement du mois de no>
vembre 1777 de cette Correspondance,
43a CORKESPOWDANCE LITTERAIRE,
accorderai jamais qu'elle soit coupable des noirceurs que
le chevalier Dorât fait commettre à sa petite coquine
d'£rcy ; ces ^rtes de gentillesses ne se croient pas sans
preuve.
Quant à M. le comte de B***, il est bien plus encore
dans le cas de se. plaindre de M, le romancier, qui le
peint comme un inonstre atroce, tandis que M. le comte
est généralement reconnu . pour, un honnête et bon
hoqime. Tout le monde sait que, retiré par goût et par
raison dans ses terres près de la Rochelle , M. le comte
de B^^"^ a établi sa femme à Paris dé la manière la plus
décente , chez son père ; il lui donne de quoi vivre hoa-
nêtement, suivant ses moyens et sa fortune; il ne la
gêne en rien; il n'a jamais pensé ni à faire enlever sa
femme par un coup d'autorité,, m à égratigner la peau
d'aucun de ses adoratews; et pour punir le chevalier
Dorât de ses calompies, j'espère qu'il ne pensera pas
davantage à se casàer le cou à la chasse , et que l'amant
de sa femme se morfondra encore long-temps dans
:son jardin avant d'avoir le droit de passer par la porte
vitrée.
Lettre de Pabbé Galiani à madame d'Épinay.
-1
Ifaples , i6 février 1771.
Ma belle dame, vos lettres depuis le commencement
<le l'année sont incroyables : la politique vous a rendue
muette; et vous faites , comme les muets , beaucoup de
sons sans articulation de parole. Eh bien ! que le parle-
ment fasse sa paix ou qu'il soit écrasé; que M. de Choi-
seul revienne ou qu'il reste à Chanteloup, faut-il pour
cela que je ne' sache pas ce que font les Helvétius; ce que
FEVRIER. 177^^- 4^3
fait madame Geoffrin,* madame Necker, mademoiselle
Clairon , mademoiselle de L'Espinasse^ Grimm , Suard ,
l'abbé Raynal ^ Marmontel et toute l'honorable compa-
gnie? Vous m'envoyez des vers de madame de Boufflers,
qui disent qu'elle a cessé d'être femm^ Je ne sais rien
de la coutume de Paris; mais je sais que chez nous, et
par le droit romain, on accorde aux veuves la restitu-
tion in integruiriy et les connaisseurs disent que cela est
très- vrai, passé un certain âge. Enfin, je ne veux pas
des vers des autres, je veux de la prose de vous. Diderot
m'a proposé la question: S*il était possible, dans un
certain cas, qu'on monopolisât les blés d'une province
entière, lorsque tout emploi d'argent étant décrié, il y a
de l'argent énormément dans les mains des particuliers?
Je dis qu'il faut pour. cela uii cas unique: car, remar-
quez bien, pour qu'un souverain soit décrié en plein, il
faut supposer un gouvernement qui ne respecte ni loi^,
ni promesses , ni rien de tout ce qu'il y a dé plus sacré.
Mais ce gouvernement absolu et despotique ne respec-
tera pas davantage les magasins à blés; ainsi un parti-
culier courra autant de risque à monopoliser des blés
qu'à placer son argent en billets royaux, et il s'en abs-
tiendra ; mais s'il arrivait qu'un gouvernement fît ban-
queroute d'argent sans corruption dans les maximes de
la vertu ; que la banqueroute ne fût pas un effet de mé-
chanceté d'esprit, mais d'une bonté de cœur qui a fait
manger gaillardement trop d'argent; alors il arriverait
qu'on verrait à la fois, dans une même nation, l'énergie
de la vertu jointe au délabrement des mœurs ; on y ver-
rait une police admirable sur les filous, pendant qu'on
n'attaquerait pas même en justice une compagnie des
Indes ou une compagnie des Fermes qui cesserait de
Ton. VII. sB
434 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
payer deux cents millions; et on verrait respecter le ci-
tronnier d'un propriétaire à qui l'on déchirerait souâ le
nez pour cent mille francs de contrats. Ce cas est si
rare qu'il est ^ nia «foi , unique. Nous le voyons; lapos*
tenté ne le croii4 pas. Ainsi. Diderot a raison ; mais je
n'ai pas tort de ne pas m'occuper des cas uniques. Bon-
soir. Adieu.
Le même à la même.
Naples, 23 fctripr 1771.
Sont-elles vraiment de Voltaire, ces deux pièces de
vers que vous m'envoyez? J'y aurais reconnu Dorât,
Boufflers, Yoisenon, le chevalier à talons rouges de
chez le baron (i) ou autre Voltaire-Strass , mais jamais
lui-même; et prenez garde, peut-être je ne me trompe
pas. On a mis sur le compte de Voltaire les losanges
d'un exilé , que personne' n'osait faire. Le temps nous
éclaircira, disent les gazetiers.
Grimm n'est pas mon ami chaud, comme il s'en
vante, car il m'enverrait quelques fournées de son cru,
s'il était aussi chaud qu'un four.
 Madagascar, on trouve des hommes qui ont plus de
morale que de mémoire : pour se ressouvenir des raisons
qu'ils ont pesées , ils se servent de baguettes; nous im-
primons .des factums et des mémoires , et cela revient au
même. Au surplus, ce fait de Madagascar n'est pas plus
extraordinaire que celui des conseillers du même pays
qui tenaient conseil dans des cruches*, et l'on trouvera
peut-être que l'Europe a des conseils plus extraordinaires
que cela. De même on trouve en Europe des procès où
l'on met devant les juges, au lieu de baguettes, des
(i) Le baron d'Holbach.
FÉVRIER 1772. 4^5
sacs de gros écus; ils les rangent de coté et d'autre, et
voient le plus^ le moins, le pour, le contre, avec de
gros écus; et, enfin, on pèse , et le poids décide le droit.
Somme totale, il importe peu de donner tort ou raison
à l'un ou à l'autre dans ce monde; il importe de décider;
car il faut finir pour aller dîner, autant les juges que les
parties.
Je voudrais vous en dire davantage; mais comme
vous ne m'écrivez jamais rieu de tout ce que je vous de-
mande, vous me désorientez. Je vous ai envoyé deux
mémoires pour M. dé Sartine : qu'en avez-vous fait ?
Que faites-vous de ma Bagarre {\)? Que faite&-vous de
Merlin ? Que faites-vous de mille autres choses dites ou
à dire ? Vos femmes de chambre m'intéressent ; je n'aime
point qu'on meure ; et, en vérité, je ne sais pa^ m'y ac-
coutumer. Mille choses à tous mes amis.
M. le duc de La Vauguyon étant allé, ces jours passés,
rendre compte au tribunal de la justice éternelle de la
manière dont il s'est acquitté du devoir effrayant et ter-
rible d'élever un Dauphin de France, et recevoir le châ-
timent de la plus criminelle des entreprises , si elle ne
s'est pas accomplie au vœu et aux acclamations de toute
la nation , on a vu , à cette occasion , un monument de
vanité bien étrange, et qui à occupé la cour et la ville;
c'est le billet d'enterrement qu'on a envoyé à toutes les
(i) Galiani désignait par là une parodie qu'il avait faite pour amuser ma-
dame d'épinaj, Grimm et leurs amis, de P Intérêt général de F État, du la
liberté du commerce des blés démontrée conforme au droit naturel, etc., avec
la Réfutation itun nouveau système publié en forme de Dialoquks sua lx
GOKMxacB Dxs BL^s, 1770, iu-ia, par Mercier de La Rivière. Ce manuscrit ,
que Galiani avait envoyé à Paris, ne fut point imprimé, quelque désir qu'en
eût l'auteur.
436 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
portes 9 suivant l'usage. Ce billet est devenu, par sa sin-
gularité, un effet de bibliothèque. Chacun a voulu le
conserver; et à force d'être recherché,, il est devenu
rare, malgré la profusion avec laquelle il avait été dis*
tribué. Je vais le transcrire ici en son entier^ dans IW
pérance qu'il pourra entraîner ces feuilles avec lui vers
la postérité.
<c Vous êtes priés d'assister au3L convoi , service en en-
terrement de Monseigneur Antoine -Paul -Jacques de
Quélen , chef des noms et armes des anciens seigneurs
de la châtellenie de Quélen en Haute-Bretagne, juvei-
gneur des comtes de Porhoët ; substitué aux noms et
armes de Stuer de Caussade , duc de La Vauguyon ,
pair de France, prince de Carency, comte de Quélen et
du Broutay, marquis de Saint-Mégrin , de Callonges et
d'Archiac, vicomte de Calvignac, baron des anciennes
et hautes baronnies deTonneins,Gratteloup, Yilleton,
la Gruère et Picornet , seigneur- de Larnagol et Talcoi-
mur, vidame, chevalier et avoué de Sarlac , haut baron
de Guien ne ^ second baron de Quercy, lieutenant-géné-
ral des armées du roi, chevaUer de ses ordres, menin de
feu monseigneur le Dauphin , premier gentilhomme de
la chambre de monseigneur le Dauphin , grand-maitre
de sa garde^robe , ci-devant gouverneur de sa personne
et de celle de monseigneur le comte de Provence, gou-
verneur de la personne de monseigneur le comte d'Ar-
tois , premier gentilhomme de sa chambre , grand-
maître de sa garde-robe, et sur-intendant de sa maison;
qui se feront jeudi, 6 février 177a, à dix heures du
matin , en l'église royale et paroissiale de Notre-Dame
de Versailles , oii son corps sera inhumé. De profundis.^
On voit que ce billet est l'ouvrage d'une composition
FÉVRIER I772>. 4^7
réfléchie , eambinée , profonde et laborieuse* Si le fils
du défunt, M. le duc de Saint-Mégrin, en est le seul et
véritable auteur, et s'il entend son ouvrage, il faut que
^Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lui confère,
par acclamation, la première place vacante, et Tenre-
gistre parmi ses membres comme duc, pair, prince,
marquis, comte, vicomte, juveigneur, vidame, cheva-
lier, avoué, haut baron, second baron, troisième baron ;
car toutes ces qualifications vont lui passer par la mort
de son père. Il serait à propos aussi de fonder et d'éri-
ger une chaire dont le professeur ne ferait autre chose
toute Tannée que d'expliquer à la jeunesse le billet d'en-
terrement de M. le duc de La Yauguyon ; sans quoi il
est à craindre que l'érudition nécessaire pour le bien
entendre ne se perde insensiblement, et que ce billet ne
devienne avec le temps le désespoir des critiques. Le
terme de juveigneur, par exemple, est peu connu. On
appelle ainsi un cadet apanage ; M. le duc d'Orléans est
juveigneur de la maison de France. Ce mot est peut-
êtTC une corruption du mot junior ^ dont les Césars du
Bas-Empire appelaient ceux qu'ils associaient à l'Em-
pire. Sans le billet d'enterrement de M. de La Vau-
guyon, le terme de juveigneur allait se perdre dans
l'obscurité des temps. Eh bien! malgré cet étalage im-
posant de titres de toute espèce,,il s'est trouvé des gens
assez difficiles pour disputer à M. de La Yauguyon pres-
que jusqu'au titre de gentilhomme, et pour soutenir
( chose dont je suis fort loin de convenir avec eux) qu'il
descend d'un chirurgien dont le fils a eu assez d'adresse
ou de bonheur, ou si vous voulez de mérite, pour épou-
ser l'héritière de la maison de Saint-Mégrih , et pour
s'enter sur cette tige illustre; et ils prétendent qu'il n'y
438 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
a guère plus de cent ans, puisque cela s'est Csiit dans la
minorité de Louis XIV. Si cela était, les mauvais plai^
sans diraient qu'il manque encore quelques qualifications
au billet d'enterrement. Ils ont dit pour les places que
M. de La Yauguyon a occupées, qu'il ne suffit pas d'être
l'avoué de Sarlac, qu'il faut encore être l'avoué de la
nation. La dénomination de grand-maître de la garde-
robe est une usurpation qui a été relevée dans la Gazette
de France par ordre de la cour. Il n'y a que les grandes
cliarges de la couronne qui aient le droit exclusif de s'ap-
peler grand-maître , grand-écuycr , grand-veneur, grand-
chambellan , etc. Ceux qui ne servent pas la personne du
roi, ceux qui sont attachés aux princes de la maison
royale ne jouissent que du titre de premier maître, pre-
mier écuyer, premier veneur, etc.
Le ballet des l)iables ayant manqué ces jojurs passés
dans Castor et Pollux , à l'Opéra, et messieurs les
Diables dansant tout de travers, mademoiselle Ar-
nould disait qu'ils étaient si troublés par Varrwée de
M. le duc de La Faugujron j que la tête leur en pétait.
M. de Buzençais et le prince de Nassau , qui n'est pas
reconnu en Allemagne, s'étant battus depuis peu, on
disait , devant Sophie Arnould, que le premier avait fait
beaucoup de façons avant de s'y déterminer, et que
c'était d'autant plus singulier, qu'il passait pour savoir
bien manier l'épée. ^Cest qûe^ répondit Sophie, les
grands talens se font toujours prier. » Après le dépla-
cement de M. le duc de Choiseul , on fît des tabatières
où il y avait d'un coté, le buste du duc de Suily, nû-
nistre de Henri IV, et de l'autre celui du duc de Choi-
seul. HL C'est bien, dit Sophie en voyant une de ces
FKVRIER 177^^. 439
boites 9 on a mis la Recette et la Dépense ensemble. j>
Un jeune [>eintre appelé Touzet(i), élève de l'Aca-
démie, vient de faire un dessin qui représente le tableau
magique de Zémire et Azor tel qu'on le voit sur le théâtre
de la Comédie Italienne. Ce Touzet est célèbre à Pari$
depuis quelqqes années par le talent d'imiter et de cou*
trefaire, qu'il possède au suprême degré. Non-^seulement
il contrefait toutes sortes de personnages et de carac-
tères avec une perfection qui ne laisse rien à désirer,
mais il imite encore à lui tout seul une collection de
bruits et de phénomènes physiques. On le place au milieu
d'un salon , derrière un paravent, et l'on entend tout un
essaim de- religieuses qui vont à matines : on les entend
se lever, se réunir, descendre des corridors dans l'église,
chanter l'office, faire la procession , rentrer dans le cou-
vent et se disperser dans leurs cellules. On distingue l'âge,
le caractère, l'humeur, les infirmités de chacune de ses
nonnes; on se croit transpoi^té au milieu d'un couvent.
La matinée de village, le dimanche , est encore plus sur-
prenante : on se trouve transporté dans l'intérieur d'un
ménage rustique ; on assiste au lever du ménager et de
la ménagère, à leurs fonctions matinales : on les accom-
pagne à l'écurie , à la basse^our , dan$ la rue , à la messe ;
on entend le sermon; on les suit dans le presbytère ; on
devine le caractère du curé, de sa g044vernante , de son
chien même, qui ne j^ppe pas comme un chien de paysian.
Tout cela est d'une vérité surprenante. Ce Touzet observé
les plus petites nuances avec une justesse qui confond.
Tout le monde a voulu le voir, depuis nos princes
jusqu'aux plus petits particuliers ; il a même , je crois ,-
(i) Orimni a déjà parlé A» Tuuzel et de son talent d'imitation p. 204.
44o CORRESPOITDANCE LITTiSrAIREi
représenté ses facéties chez madame la Dauphine; mais,
à l'exception de beaucoup d'éloges y personne ne lui a
rien donné : en revanche , on lui a fait perdre un temps
précieux pour son talent et pour son état. Tout le parti
qu'il a tiré de ses représentations en ville se réduit à un
grand nombre de souscriptions pour la gravure de son
tableau magique. Touzet n'a point d'esprit dans la société
quand il n'est que lui. Cette pauvreté de téte^ lorsqu'il
n'est pas en représentation, lui est commune avec tous
ceux qui font le même métier, comme j'ai souvent eu
occasion de le remarquer. Upé autre remarque qui nest
pas moins générale , c'est que tous ceux qui font métier
d'amuser et de faire rire les autres, sont eux-mêmes
presque toujours d'un naturel triste et mélancolique.
MARS.
Paris , mars 177a'
Lettre de Galiani à madame d*Epinajr.
Naplei f du 9 nars i77r.
Akathème à ceux qui changeront votre table! ana-
thèmie à ceux qui toucheront à vos chaises ! Savez^-vous
ce que ce cruel retard de vos lettres me coûte? Il me
coûte des frayeurs mortelles. Je vous ai crue morte tout
de bon: je n'ai pas eu un instant de repos dans l'ame,
courant, cherchant, demandant à tout le monde s'il n'y
avait pas eu quelque malheur signalé à Paris; et tous
m'ont répondu que le maréchal de Seuneterre était dé*
cédé. Dieu veuille avoir son ame! Mais vous, de grâce ^
MARS Ï772. 44 ï
au nom de l'amitié la plus pure et la plus vraie qui soit
au monde, ne manquez jamais de m'écrire chaque se-
maine, soit par les^ ambassadeurs, soit par la poste, et
au pis-aller, faites-moi écrire par votre Jésus-Christ ou
par votre prophète. Cela est sérieux plus que vous ne
pensez. Parlons à présent d'autre chose.
I^ marquis (i) aime donc un éléphant? Comme cela
lui ressemble! comme cela me ressemble ! Il y avait autres
fois un éléphant à Naples: je Tadorais. Duclos croit donc
qu'on peut parler de l'éléphant sans se compromettre (2)?
Mais s'il le louait trop, les envieux, qu'en diraient-ils?
La prudence est toujours, à mon avis, nécessaire aux
hommes imprudens; et quelque prudence qu'on^ ait, il
n'en sera ni plus ni moins.
Me croyez-vous assez béte pour m'être éloigné de
Paris, si je n'avais prévu que je n'y pouvais plus tenir,
et que le moùiHage n'était plus bon pour moi? Ce que je
vous dis est vrai au pied de la lettre ; je suis parti de
Paris, après l'avoir prévu et voulu. Je voyais qu'en me
conduisant autrement, je n'aurais fait que retarder de
quelques mois mon départ; mais il était impossible d'après
ma manière d'être et de penser, d'après ma sensibilité
pour mes amis (et j'en avais de toutes les couleurs ), de
rester long-temps en place sans bouger/ Croyez-vous que
j'aurais mieux fait de rester à Paris lors de la publication
de mes Dialogues ? Cela m'aurait-il fait beau jeu à ma
cour et dans ma patrie? J'ai donc bien fait de partir; mais
je sens que je ferais encore mieux d'y retourner, malgré
les dents perdues, la santé affaiblie et la vue troublée.
( f ) De Croismare. ( Note de Grimm. )
(a) Duclos disait que c'était la seule béte considérable dont on pût parler
sans crainte d*étre compromis.
44^ CORRESPOVUA9GE LITTÉRAIRE,
Voilà de quoi il faut sérieusemeot s occuper. Je suis tenté
de donner ma soumission pour une pUoe au nouveau
parlement, et d y être conseillerH)lerc. Qu'en dites-vous?
Parlez-en au marquis : voyez si son éléphant ne croisera
pas mes prétentions.
J'attends l'accomplissement de mes affaires merli-
niqlies (i). En attendant > je vous dirai que mes vingt-
cinq exemplaires sont enfin arrivés , aussi-bien que ceux
expédiés à Gènes. Par conséquent vous imaginez que le
sermon du jour de l'an {'2) est arrivé aussi. Pourquoi
me Tavez-vous envoyé? Pour rire. Eh bien! sachez qu'à
la seconde lecture, il m'a fait fondre en larmes; il a
excité dans ma tête tant de regrets , tant de souvenirs^
que j'ai été presque au point d'en devenir fou. Je voyais
les révérences grimacieuses ; je voyais le sourire fin de
la baronne; je voyais sa gorge, c'est-a-dire la place où
doit être sa gorge; j'entendais le par&it contenlanent
du baron (3), de Diderot, de Marmontel; je voyais le
petit dépit de l'abbé Morellet, qui enrageait de n'avoir
pas fait ce sermon ; et même je voyais le sénateur poco-
curante Helvétius qui ne trouvait pas cela auasi tragique
qu'un, bon et bel assassinat dans Shakespeare , et qui
cependant m'aimait.
Mais qu'est*<e donc que cetti: dormante plaisanterie?
L'a-t-on lue? l'aot-^on envoyée à tous les priooes du Nord?
Mettez-moi au fait. Pour moi, j'avoue que je la trouve
délicieuse , à cela près qu'en admettant toutes les louanges
outrées qu'il fait de moi , et que je crois vraies et justes,
(f) Sans cloute Inexécution du traité pour la veule des Dialogues sur U com-
merce des blés.
(2), Voir tome VI , p. 817 et siiiv.
(5) D'Holbach. ( fiole de Grimm. )
MàRS 1772. 443
je me récrie fort sur tous les sarcasmes indécens qu'il se
permet contre ma chasteté. On voit bien que Fauteur n'a
pas été sur mes brisées, et ne connaît pas les lieux où
j'ai laissé mon nom et uue réputation sempiternelle.
Qu'il y aille: il verra ^ il entendra des faits étonnans. Sa
quête m'est injurieuse. Je n'ai laissé aucun enfanta Paris;
les deux que j'y avais eus étaient morts , et leur mère
l'est aussi. Je n'y ai à présent qu'un grand nombre de
beaux-frères, dont plusieurs philosophes, et aucun qui
soit devenu imbécile, excepté Gentil Bernard. Au i^este^
j'écrirai à l'auteur du sermon; et pour me venger d'une
si belle pièce, je compte, si Dieu me donne vie, lui en*
voyer un ouvrage original et sérieux. Il m'a trop humilié
en fait de plaisanterie , et je ne compte plus plaisanter
devant lui j
J'ai reçu dans la même caisse la mauvaise brochure
du comte de Lauraguais contre le sieur Dupont (i): elle
lui ressemble; et même ce n'est pas de son meilleur cru.
J'ai aussi lu Linguet (2); je crois Linguet plus habile
que moi en fait d'académie de manège: il sait mieux
comment il faut étriller ces rosses. Il faut avoir le poignet
bien plus ferme, et je gagerais qu'ils ont été plus doux
sous sa main que sous la mienne. Mais à propos, com-
ment tout ceci a-t-il fini? Que font les écotioniistes ? que
disent-ils de la disette? Il y a un siècle que vous ne m'en
écrivez rien. Il est tard. J'ai dîné ce matin avec le baron
(i) Mémoire sur la Compagnie des Indes, pour servir de réponse aux corn-
pilaHons de Fabbé Morellet, précédé dun Discours sur le commerce en général,
1770, in-fio. j •
(a) Les Lettres sur la Théorie des lois civiles , dont il a déjà rendu compte
page 3 71. linguet les fait suivre d'une Réponse aux docteurs modernes , ou
Apologie de Fauteur de la Théorie des lois civiles \ Londres, 177 1, in-12.
444 CORRESPONDA.IfCE LITTERAIRE |
de Gleichen et le général Kock (i); il a été beaucoup
question devons et de nos amis de Paris. Bonsoir. Aimez-
moi : faites-moi écrire par ces coquins de Suard^ Baron
et autres , qui ne m'écrivent jamais et qui ne me ré-
pondent pas même.
Lettre du même à la même.
Naples, idmars 1771.
• J'ai lu la lettre qu'on veut faire imprimer dans le
Mercure; elle est dans la plus exacte vérité, et je crains
même qu'il n'y ait des vérités prophétiques. On y promet
le reste après ma mort , et pour contenter TimpatieDce
du publid, ce reste ne tardera pas à paraître. Oui, Di-
derot me survivra; tous mes amis me survivront: je m'en
irai le premier. Aussi cette lettre ressemble bien à un
éloge d'homme de lettres qui a décampé avant que de
vider son porte-feuille. Je n'aime pas qu'on m'ait accusé
de machiavélisme à la face du public; le public est si sot,
et je ne suis pas mort encore. Je n'aime pas non plus
qu'on m'attribue des ouvrages clandestins ; on croira
que je faisais des satires et des placards à Paris. Les éco-
nomistes sont si méchans et si indignés de ce que j'écris
avec clarté, qu'il £aut s'attendre à toutes les intrigues de
ténèbres de leur part. Au reste, comme mon épître vous
arrivera après que le dé sera tiré, remerciez l'auteur de
la lettre (si ce n'est pas moi-même , comme je m'en doute]
de ce qu'il a voulu dire de bien de moi. J'aimerais pour-
tant mieux être vengé que loué ; l'un est le plaisir des
vivansf l'autre est la consolation des morts. Imprimez
ma Bagarre (a) avec ou sans permission; on imprima
( i) Géuéral autrichieu fort aimal^le. ( Note de Grimm. )
(3) Voir précédemment page 435, note.
MARS 1772. 445
tant de choses qu'il fallait défendre! M. de Sartine est lou-
jours sur mes lèvres, et Madame n'en est pas loin. Em-
brassez Monsieur 9 et assurez Madame que je vous charge
de l'embrasser.
Vous ne voulez pas me pafrler des affaires publiques ,
eh bien, je vous en parlerai, moi qui n'en sais rien, et
je vous ferai voir que j'en sais plus long que vous sur
cet article, quoique vous soyez à Paris et moi à Naples;
vous verrez que je sais l'avenir comme Nostradamus : Le
maitre cédera . Le remuement durera long-temps; cepen-
dant^ au bout du compte^ le pouvoir monarchique de^
{tiendra plus fort qu^ auparavant. Voilà une lettre courte,
mais succulente.
Le même à la même.
• Naples, 23 mars 177 1.
Voyez mon guigDon; le jour même qu'il vous a pris
fantaisie de m'envoyer un conte, on m'a fait payer le
port de la lettre ; ainsi votr<e conte ne sera cher et me
reviendra cher. En vérité, je serais enchanté qu'on
trouvât le moyen que je pusse avoir vos lettres sans
qu'elles soient dans le paquet de la cour, et sans payer
tous les frais de la poste. Il faudrait qu'elles allassent
gratis jusqu'à Rome; de là on me les enverrait par la
poste ici ; et c'est un bien pelit objet. Voyez à ai^ranger cela
avec le chevalier de Magallon (i), qui pourrait les en-
voyer à son ami. Azara à Rome, ou traitez-en avec M. de
la Reynière (a). Enfin , délivrez-moi ou éloignez-moi de
(x) Secrétaire d'ambassade du roi d'Espagne. ( Note de Grimm. )
(a) Fermier-général des postes, père de M. Grimod de la Reynière, fon-
dateur de la littérature gourmande, président du jury dégustateur, auteur de
VAbnanach des Gourmands, du Manuel des Amphitryons , eXa,
{Note de la première édition» )
446 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
ma cour autant que vous pourrez. Longé à Jo\>e^ hngè
à fulmine.
A propos de Magalloa, savez-vous qu'il vous aime à
la folie? Il me gronde de ce que je ne vous Fai pas pré-
senté lorsque j'étais h Paris^ comme si je ne le lui avais pas
proposé bien des fois! Mais voilà les hommes! On se dé-
goûte de ce qu'on ne connaît pas; puis on en tâte, on en
devient gourmand^ et l'on gronde le cuisinier de n'avoir
pas ab immemorabili servi de ce plat.
Vous l'avais-je dit, que vous publieriez mon éloge fu-
nèbre non-seulement avant ma mort, mais avant mon
consentement ?
Mille choses au chevalier Gatti (i) , si vous le voyez.
En vérité, Dieu, dans ce siècle, fait des miracles en
faveur des athées; ils devraient bien, par reconnaissance,
se convertir. Auraient-ils jamais pu espérer que l^s par-
lemens seraient assez occupés pour n'avoir pas le temps
de croquer un académicien grillé en guise de côtelette,
quand ils déjeunenf à la buvette? Il faut être diablement
surchargé d'affaires pour n'avoir pas même le loisir de
rôtir un athée (2) !
Armand-Jérôme Bignon, commandeur, prévôt, maître
des cérémonies des Ordres du roi , conseiller d'État or-
dinaire, bibliothécaire de la bibliothèque du roi, l'un des
Quarante de l'Académie Française, honoraire de ceik
des Inscriptions et Belles-Lettres, et prévôt des ma^
I chauds de la ville de Paris, est mort le 8 de ce mois,
I (<) Ce médecin venait d'obtenir le cordon de Saint-Michel.
I {NoU de Grwm.)
(2) Le parlement venait de sévir, maiê assez doucement, oontte «fod^
i ouvrages des philosophes. ( Note de ta première éSàon. )
MABS 177^^. 44?
d'une fluxion de poitrine, à Tâgc de soixante et un ans.
La charge de bibliothécaire est devenue, pour ainsi
dire , héréditaire dans la famille Bignon. Celui qui vient
de mourir était le quatrième de son nom qui la possédait,
et son fils«n avait obtenu la survivance il y a déjà quel-
que temps. Lorsque feu M. Bignon l'obtint, M. le comte
d'Argenson, alors ministre, lui dit: a Mon cousin, voilà
une belle occasion pour apprendre à tire (i). » Il passe
pour constant que M. Bignon n'a pas profité de l'occa-
sion; son génie n'était pas assez fort pour cela. C'est
cependant à ce titre qu'il a occupé une place à l'Académie
Française, et une autre à celle des Inscriptions et Belles-
Lettres. Ou disait, à l'égard de la première, qu'on l'avait
choisi parce qu'il fallait un zéro pour faire le nombre de
quarante (a); mais cette raison ne valait rien, car s'il
fallait compter tous les zéro qui sont à l'Académie, leur
nombre ne donnerai^ pas celui de quarante , mais de
quarante millions et au-delà, et il serait aussi fort de trou*
ver quarante millions dans le nombre modique de qua-
rante, que de voir l'Académie des Quarante dans feu
M. le comte de Clermont, comme il arriva au roi, au
dire de M. l'abbé Batteux. La magistrature de M. Bignon ,
comme prévôt des marchands, est devenue immortelle
par le désastre arrivé à la place de Louis XV ta nuit
du 3o mai 1770. Il eu coûta la vie à près de mille ci-
toyens, pour avoir, vu un méchant feu que la ville fit
(i) Ce mol a déjà été cité page ao.
(a) Cette plaisanterie était empruntée à Tépigramme que l'on fit fort injus-
tement quand La Bruyère se présenta à l'Académie :
Quand La Bruyère se présente
Pourquoi faut-il crier haro?
Pour faire un nombre «le quarante
Ne fallatt-il pas un stfro ?
448 CORRESPONDAirCE LITT£RAIRE,
tirer près de la statue équestre du roi, à FoccasioD du
mariage de rponseigneur le Dauphio. L'ancien parle-
ment rechercha long-temps lés causes de ce désastre , et
décida à la fin que les morts avaient tort, attendu qu'ils
n'avaient rien allégué pour inculper qui que ce fut , et
M. .Bîgnon fut continué dans sa place encore pour deui
ans y que la mort l'a empêché d'achever. On dit que,
durant sa magistrature , la ville de Paris s'est libérée
de près de dix millions de dettes. Si cela est, et surtout
si c'est son ouvrage, je me réconcilie un peu avec sa mé-
moire, quoique je lui eusse juré une haine éternelle loi's-
que, le surlendemain de la nuit désastreuse du 3o mai,
je l'aperçus à l'Opéra dans la loge de la ville, étalant
son cordon bleu comme si de rien n'était. Cette épargne
serait à la vérité un a^sez grand éloge dans une admi-
nistration où l'on n'a connu depuis long*terops que la
dissipation et le secret de contracter des dettes. La
charge, dans l'ordre du Saiut-^Esprit, est une de celles
qui exigent les mêmes preuves de noblesse que fout les
chevaliers.
Nous avons depuis peu de temps les Lettres de M. le
chevalier de Boufflers pendant son voyage en Suisse, à
madame la marquise de Boufflers sa mère. Elles sont au
nombres de dix, et forment un imprimé de a6 pages
in-8* (i). On s'aperçoit aisément à Ja' lecture que ces
Lettres n'étaient pas destinées à voir le jour. Malgré la
négligence et le iion-soin avec lesquels elles sont écrites,
•
on y remarque ce tour original et plein d'agrément qui
distingue le chevalier de Boufflers , et qui le placera un
(i) Les Lettres du chevalier de Boufflers à sa mère, sur son voyage en Sd»*
furent en effet réimprimées en 177a ; mais elles avaient paru dès X77<>» '^^'
MARS 1772. 449
jour entre Chaulieu et La Fare. Sa prose n'est pas moins
agréable que ses vers, « Les princes, dit* il, ont plus
besoin d'être divertis qu'adorés ; il n'y ^ que Dieu qui
ait un assez grand fonds de gaieté pour ne pas s'ennuyer
de tous les hommages qu'pn lui rqnd. » — a Je remarque,
dit-il dans un autre endroit, que partout où il y a de
grands hommes il y a de belles fernmés, soit que les cli-
mats les produisent, soit qu'elles viennent les chercher,
ce qui ne serait pas décent. » *— • a Les lois des Suisses
sont austères , mais ils ont 4e plaisir de les faire epx-
mêmes, et celui qu'on pend pour y avoir manqué, a le
plaisir de se voir obéir par le bourreau. » Le chevalier
de Boufflers fil le voyage de Suisse il y a plusieurs an-
nées; il trouva plaisant de se donner pour peintre de
portraits, et il réussit dans plusieurs endroits à passer
même pour un bon peintre. Il voyage ordinairement à
cheval , très-résigné à prendre le temps comme il vient.
Il partit l'année dernière pour aller guerroyer dans les
troupes des confédérés de Pologne. Apparemment que
leurs mesures et leurs, façons lui déplurent^ car il ne les
joignit pas, et resta à Vienne, où il réussit beaucoup;
partout où l'on fait cas du naturel ,*et d'un naturel pré-
cieux , il doit beaucoup réussir. Je l'ai rencontré depuis
son retour de Vienne, et il m'a paru avoir pris du main-
tien , et même de la gravité. Je ne sais s'il à désappris
à chanter comme le coq et à braire comme Tâne; ilfai-
sait autrefois ce& exercices avec une grande supériorité ;
il était alors d'une folie et d'une verve à laquelle il était
impossible de résister. Dans ce tetnps-là il était apprenti
évêque dans le séminaire de Saint-Sulpice; mais au lieu
de se livrer à l'étude de la théologie , on. le voyait tou-
jours courir dans les rues de Paris sur un grand diable
ToM. VIL 29
4>^0 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ,
de cheval y jusqu'à ce qu'enfin convaincu de son peu de
vocation pour Tépiscopat, il troqua le petit cdlet contre
la croix de Malte. Il entra au service il y a envii'on dix
ans, et il est aujourd'hui colonel commandant d'un régi-
ment de houssards, si je ne me trompe.
AVRIL.
Paris, sTril 1772.
Sophie ârkould^ plus justement célèbre par les sait*
lies de son esprit que par sera chant asthmatique, ayant
je ne sais quelle affaire de cheminée à discuter avec le
ministre qui a le département de Paris, M. Thomas, de
r Académie Française^ lui dit : u Mademoiselle, j'a^ eu
occasion de voir M. le duc de.La Vrillière et de lui parler
de votre cheminée; je lui en ai parlé d'abord en citoyen,
ensuite en philosophe. » — - « Eh ! monsieur, interrompit
mademoiselle Amould , ce n'était ni en citoyen ni en
philosophe, mais en ramoneur qu'il fallait parla*. » le
crains qu'il n'en soit des femmes comme des chemi-
nées ; quand on veut en parler, et surtout écrire ^ ce n'est
ni en citoyen ni en philosophe compassé et didactique
qu'il faut traiter ce chapitre, mais en homme sensible,
avec un style plein de giraces, de magie et de charmes.
Il n'y a point d'ouvrage qui exigé une plus grande va-
riété de ton , une plus grande flexibilité et diversité d'ao
cens, qu'un essai sur les femmes^ Le style de M. Thomas
est malheureusement méthodique c^ monotone ; et avec
ces défauts, il était im^ssible que YJEssai qn^i] vient de
publier sur le caractère , les moeurs et l'esprit des femmes
AVRIL 177a. 4S1
dans iesêiffépens siècles (i), eût un certaiti succès. I^es
femmes nVmt pas été contentes, parce qu'il les a en-
misées; et il était indispensable , pour un ouvrage de ce
|;«nre ^ de s'assurer de leur suffi*age. On s'est assez ac-
■cordé à dire ^ue les pi^mières et dernières pages de cet
Essai étaient fort bien^ maïs que le mîliey pétait fort
ennuyeux et fort ianguissant. Il est en effet d'une grande
insipidité; et, quant à moi j je préfère le commencement
de i'owvrage ii sa fin. Vous trottvere4 dans cet écrit peu
d'idéeis pnofondes , beaucoup de vraies , mais communes ;
qUelqUes^ties de fausses, et encore plus dé louches; je
tie sais quoi d'indéterminé et tle vague qui ne vous fait
rien penser, parce que l'auteur n'a rien pensé. Le vrai
résultat de cette lecture est une chose que M. Thomas
ne sait point, ou qu'il n'a pas voulu savoir : c'est qu'en
tout pays la valeur des femmes , la trempe de leur esprit
et de iein* ame est en proportion exacte de la valeur des
homnies. Dans une nation frivole, oisive , inappliquée ,>
asservie^ tes femmds auront des grâces, des agrémens,
mais ppiut «b eâraetère , point de vertus fortes ; mais
placez4es.au milieu d'un peuple qui ait de l'énergie, de
l'âévation , et vous verresÈ û elles en manqueront. Avec
ce peu de mots, M. Thoaias se ^rait épargné quelques
centaines de pages ^àt bavardage, et à nous un livre dont
nous n'avions «uoun besoin'. -
Au reste, les amateurs d'anecdotes doivent savoir que
dans V Essai SUT les Femmes, page !2o8, le portrait de
la femme estimable du siècle est celui de madame de
Maix^hais, femme d'un premier valet de chambre du roi,
dans ta société de laquelle M. Tbdmas a beaucoup vécu
pendant son séjour à Versailles; et que, page 2o5, Fail-
(i) 177a, in-S».
452 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
leur a esquissé le panégyrique de madame Necker, pour
qui il brûle depuis quelques années d'un mmour pur et
platonique , et dont la tendre amitié pour lui est têut
aussi pure. C'est dommage qu'une liaison aussi chaste et
aussi respectable n'ait pas appris à M. Thomas le laagage
du sentiment. Peut-^être les douces erreur^ et le tendre
délire d'une passion un peu plus sensuelle auraient rendu
ce service à l'auteur; mais on dit qu'il a la poitrine trop
délicate pour quitter le platonisme, et nous n'aurioas
pas eu le panégyrique dé madame Necker, parce qu'elle
est trop attachée à ses devoirs pour écouter un amour
profane. Pe mauvais plaisans l'oiit appelée la femme à
Thomas^ lorsqu'elle parut l'autre jour à la Comédie Ita-
lienne ; mais c'est que les mauvais plaisana n'ont rien de
sacré quand il s'agit de donner un ridicule.
La tragédie des Druides (i) est aujourd'hui à sa dou-
zième, et dernière représentation; elle a tenu tout juste
tout le carême, puisque les théâtres vont être fermés à
la fin de cette semaine , et les représentations en ont été
suivies avec beaucoup de zèle et d'assiduité. On vient de
m'assurer que le parterre a redeniandé, ce soir, la con-
tinuation des représentations après Pâques avec tant de
chaleur, que les Comédiens ont été obligés de le pro-
mettre; le parterre veut absolument ménager à l'assem-
blée du clergé l'occasion de voir cette pièce pendant ^
tenue du mc^is de mai , de s'édifier et de s'instruire des
devoirs du sacerdoce. Cc«qui s'est passé à la cour lors-
que la tragédie des Druides a. été représentée à Ver-
sailles, a infiniment contribué à %si célébrité, et a achevé
sa fortune. Plusieurs grandes dames de la cour, sur ks-
(i) Tragédie de Le Blanc, représentée pour la première fois le 7 nun i??''
A
A.VR1L 177^* 453
quelles le salut de la religion parait principalement assis
dans ces jours de ténèbres et d'orage, ont jeté feu. et
flamme contre l'auteur et la pièce; un grand druide, un
primat, un archevêque qui prêche la paix, la tolérance,
la soumission à l'autorité légitime, leur' a paru un
monstre à étouffer: Elles ont frémi à ce vers :
Non , ce n'est pas aux rois à protéger l'erreur.
Elles ont déféré l'auteur, la pièce , et surtout le cen^
seur théologique, à M. lé cardinal de La Roche-Aimon.
Elles ont dit que l'abbé Bergier, fameux dans tout l'uni-
vers par les lances rompues avec les philosophes, n'était
apparemment lui-même qu'un philosophe déguisé en
prêtre^ qu'un faux frère, un homme dont il fallait se
défier, et à qui on avait très-mal fait de donner la place
de confesseur de madame la comtesse de Provence, puis-
qu'il avait mis le sceau de son approbation à cette scanda-
leuse et abominable pièce, dans laquelle, pour me servir
de leurs propres termes , on avait l'audace d'attaquer jus-
qu'au fanatisme de la religion. On prétend que le prélat en
a porté plainte au roi f et l'on aurait sans doute fait sévère
justice de ce scandale, si l'on s'en fût rapporté au zèle de
ces dames; mais Sa Majesté a cru devoir prendre les
choses un peu plus froidement. L'abbé Bergier a dit de
son côté qu'il ne répondait plus de la pièce, puisque, de
la première à la seconde représentation , il y avait été
fait des retranchemens par des encyclopédistes, nommé-
ment par M. Thomas et M. de Condorcet, ce qui pou-
"vait y avoir répandu bien du venin. Le censeur de la
police a prouvé qu'il n'avait pas été prononcé un seul
vers à aucune représentation qui n'eût été paraphé par
le censeur théologique.. On s'attendit, le lendemskin et io
4^4 CORRESPONDANCE LITTERAIRE ^
surlendemain de la représenta ticm d« Versailles^ à un
ordre suspèn&if. L'orage qui grondait sur la fêle de ce»
pauyres Druides augRieota infinim^t à Peiris^ l'empres-
sement et l^fHuence du public; mais l'orage se dissipa,
et l'habitude d'aller à la tragédie-sermon el d'apptaudir
la modératiûin et rhumaiûté du grand druide s;absisla.
II fut décidé qu'on laisserait aux représentations leur
cours , et au docteur Bergier sa place de conBance au«
près de madame la comtesse de Pipoveneej. mais que la
pièce ne serait pas imprimée : voilà du moins pu en est
raf&ire aujourd'hui (i).
Le 19 du mois dernier on donna, sur le théâtre d,e la
Comédie Italienne^* la première représentation du Faur
con, opéra^cojuique en un, acte ^ les paroles de M. Se-
daine, la musique de M. Alonsigny. Le chevalier de Char
tellux a ajouté à ce titre l'épigraphe suivante :
Le vrai seul est aimable (n),
BoiLEAU , Art poétique,
et après la première r€|n*éséntati6n , il a déclaré ^'il
persistait dans celtecroyance* Cette insigne pelisaonM-
rie a feit beaucoup rire. Le Faucon élail déjà tgmhé à la
cour pendant le dernier voyage de Fontaineble^^u. il fut
trèsrmal .i*eçu à Paris le jour de sa pfFt«mière f^^parit^uS'
On trouva la musique jolie et la pièce détestable; eUe Ait
mieux accueUiie aux représenta^tions suivantes^ mais les
auteurs la retirèrent après la cinquième ^ et p^ul-^être
•
(i j On oe permit pas de reprendre les représentations après la rentrée.
Imprimés seulement en 17S3, /e/ Druide* furent repris avec peu de auccès ea
1 784 et 1781^.
(ft) Cette plaisanterie est génétaleinant attribaée à Sophie Araoukt
AVRIL 177a. 455
essaieron44l6 4e la faire T^pa]:^Ure Thiver prochain avec
plus de succès.
On a donné aujourd'hui (i), sur le même théâtre de
la Comédie Italienne , la première représentation du Bal
mcksqué^ opéra comique en un acte. La muaique de celte
pièce est d'un petit étourneau de douze ans^ appelé Dar-
cis, qui a pris sur l'affiche le titre d'élève de M. Grétry.
On ne soupçonnera pas celui-ci d'avoir corrigé l'ouvrage
de son élève, encore moins d'y avoir fourré du sien :
cela est pitoyable depuis le conunencement jusqu'à la
fin. Pas l'ombi'e du talent ; pas l'apparence d'une idée
dans toute la pièce; encore moins de science, d'harmo-
nie et de modulations ; des chants insipides pris à droite
et à gauche, et rédigés en couplets: voilà tout le mérite-
de l'ouvrage de ce petit écolier.
Suivant la litanie du Patriarche de Ferney, il y avait
trois Bernard à fêter, savoir: saint Bernard, Samuel
Bernard et Gentil Bernard, qui, depuis, est devenu im-
bécile. Nous avons de même dans la littérature trois
Clément, sans compter notre très-saint père ClémentXIV,
savoir : Clément Marot , que je n'ai pas besoin de voua
faire connaître; Clément de Genève, qyi est mort fou à
Charenton , et que M. de Voltaire , pour le distinguer
du premier, appelait Clément i%/ra«^^/, et Clément de
Dijon , que j'appellerai Clément-aux-liens ou ès-liens ,
jeune çistre qui se lève et qiji brille actuellement sur
notre horizon, et que les meilleurs généalogistes disent
issu d'une branche des Marauds. Clément de Genève,
(i) I ' avril. La pièce avait été représenlée la veille sur le théAire de la
cour à Versailles.
456 CORR£SPOirDANG£ LITTÉRAIRE,
maraud et puis fou , avait fait en son temps une tragédlie
de Mérope qui n'avait jam^iis pu être jouée. Un jour , un
laquais se présente à M. de Voltaire pour entrer à son
service. M. de Voltaire lui demande chez qui il 'a servi.
Le laquais pomme M. Clément de Genève, «c Coquin , »
lui dit M. de Voltaire en le regardant entre les deux
yeux, (c tu m'as bien l'air d'avoir fait les trois premiers
actes de sa Mérope. » Je soupçonne M. Clément de Di-
jon d'avoir aussi quelque laquais qui l'aide dans ses tra-
vaux littéraires. Je l'appelle Clément-auxdiens ou ès'
liens ^ parce qu'il assure que M. de Saint-Tjambert a eu le
crédit de le faire mettre en prison pour avoir trouvé le
poème des Sàisojis triste. Si M. de Saint-Lambert a fait
cela» il a eu, cçrtes, grand tort, il ne faut mettre es liens
que les voleurs et les assassins. Clément avait fait sur le
poème des Saisons une longue prose critique (i) et une
courte épigramme en vers.
Saint-Lambert s'euroue à nous dire :
u Mon poème doit être bon.
Car j'ai mis trente ans à l'écrire ;
Trente ans, yousdis^je; » Et pourquoi non?
Il eu faut autant pour le lirei
L'épigramme n'était pas diabolique, comme vous
voyez , et la critique était ennuyeuse. Sans les liens de
l'auteur , qui avaient précédé (2) la publication de ses
Observations soporifiques sur un poème somnifère , ja-
mais, peut-être, nous n'aurions eu l'occasion de savoir
qu'il existe un troisième Clément. Depuis cette époque,
le troisième des Clément , ef le second de la branche des
(i) Voir page tSx.
(a) C*est une erreur. Clément ne fut mis eu prisou qu'après la publication
de ses Obseivations critiques.
AVRIL 1772. 4^7
Marauds, s'est jeté eotièrement dans le parti antiphilo-
sophique, et a déclaré la guerre à tous les philosophes.
Il vient de publier de Noui^elles Observations crUiques
sur différens sujets de littérature , volume in-ia de-
5oo pages. Il regarde le métier des critiques comme le
premier des métiers et comme le plus essentiel de tous.
Tout le monde sait que l'Europe serait perdue s'il n'y
avait pas un Fréron , un Clément et un Ai^ant-Coureur^
Mais M. Clément, quoique aussi mordant et plus léger
que le Ipurd Fréron , ne se fera pas lire, parce qu'il est
trop volumineux et ennuyeux à proportion. Il n'a point
d'idées. Il revient vingt fois sur la même , et vous là refnd
de plus en plus insipide. En conscience, M. Clément ne
méritait pais les honneurs du Fort-l'Évêque. Il est meil-
leur humain qu'il ne ppnse. Ses Noui^elles Obserifations
roulent sur trois sujets, savoir; sur les Nuits d*Young.
Ce qu'il en dit est ce qu'il y a de plus passable dans $oti
fatras critique, mais pouvait se réduire en substance à
très-peu de pages. Vient ensuite un énorme morceau sur
la manière de. traduire les poètes en vers , où la traduc-^
tion des GéorgiqueSy par M. Delille, est de nouveau
épluchée avec un soin particulier. Je vous défie bien de
lire celui-là. Le dernier discours roule sur l'utilité et la
nécessité de la satire , et sur la beauté du métier de sati-
rique. M. Clément va s'y livrer tout entier, et je suis
convaincu d'avancé qu'il l'exercera d'une manière bien
innocente. Il vient d'en donner l'exemple avec les pré^
ceptes. Vous vous rappellerez que M. de Voltaire adressa,
il y a quelque temps, une É pitre à BoileaUy qui com-»
mençait par ces vers :
Boileau , correct auteur de quelques bons écrits ,
Zoïle de Quinault et flatteur de Louis.
458 CORRIÇSPONDAlfGE LITTÉRAIRE,
iVf . Clémeot a imagiaé de faire répondre Boileau à
M. de Voltaire (i)^ et de Ooniniiençer sa réponse par ces^
vers :
Voltaire, auteur brillant, loger, frivole>ct vaiii ,
Zoîle de Corneille et flatteur de Saurin.
Le sel prodigieux de ce seconi}^ vers ne vous échap-
pera pas sans doute. Cette réponse ^ dans laquelle toiite
la clique philosophique est accommodée de la bonne
façon, est écrite avec cette prodigieuse supériorité. Il est
vrai que les connaisseurs n'y ont pas reconnu tout-à-fait
la manière de Boileau ; mais c^est que , à ce que dit La
Harpe, rien ne change le style d'un homme comme
d'être mort. Cela explique aussi pourquoi cette réponse
s'est fait attendre si long-temps (2); car il y a déjà deux
ou trois. ans que M. de Voltaftre écrivit son Épître à
Boileaji, Si celui-ci revenait, et qu'il eût le même crédit
à Versailles qu'autrefois, il ferait remettre M. Clément
es liens pour avoir osé mettre sur son compte cette éton-
nante réponse. Les Jansénistes ont fait ce qu'ils ont pu
pour doni^er de la vague au nouveau Boilçau. Us en
Veulent à M. de Voltaire depuis quinze mois, et je nc^nie
pas. que celui-ci ne leur ait donné de^ sujets de plainte,
comme à ses ^qaiçi des si^ets de confusion et d'humilia-
(x) BoUéau à M, de Fbàaire, in-S^.
Il) Quoi qft*en dise OriBira , cette réponse avait dû paraître peu aprèi
TEpItr* èe Voltaire, car ce dernier» daas oelle qm*il adran» a» aa apm
ceUè-ci à Horace f désigi^e évidemment Ckément dan» ces vers:
Toujovrt ami d«8 yvrs et du 4vU>ie RAiwé ,
Au rigoureux Boileau j'écrivis l'an passé.
Je ne sais si ma lettre aurait ]^u lui déjplaire r
Mais il me répondit par un plat secrétaire ,
Dont récrit fide et long d^ nus en oqUi «^
Ne fut jamais coanu que de Vabhé Mabl».
AVRIL 1772- 459
tion; mais je plains^ les Jansénistes de n'avoir pas de
roeUleurs yeng^urs que Clément-Boîleau y qui est tombe
avec spn Épitre, quoique l'abhé de Mably et Hnlhière
l'eussent annoncée comme un chef-d^ceuvre. Clément dit,
dans sa préface y que M. de Voltaire n'ayant pas le ta-
lent de la bonne plaisanterie , fait rire au moips^ comme
le singe y par ses grimaces. iPréron doit être jaloux de
cette ligne; car la découverte que M. de Voltaire ne sait
pas plaisanter e^t entièrement neuve , et le parallèle
entre lui ef'Ie singe de Nioolet est on ne peut pas plus*
heureux.
M. de Voltaire a écrit à un de ses confrères de l'Aca-
démie, au sujet de cet inclément Clément^ une lettre
que vous trouverez à la suite de ces feuiltes (i). M. de
La Harpe se proposa aussi de releva quelques beautés
du Boileau posthume dans le Mercure. Un autre zéla-
teur a adressé une Letire à M. Clément, dans laquelle
un examina son jèpàre de Boileau à M, de Voltaire;
par un homme impartial (2). Cet écrit a ^5 pages. t!tr
ifA\fm du BoiUeau posthume ^ a ^i ; cela fait 46 bondes
pages pour la beurvièare pendant la semaine de la Pas-
siaci. Ukomme impartial trahe Clément comme le Cati-
tina de la littérature, par conséquent avec beaucoup dé
respect; il en fait un homme tr軫redoutable. Il assure
qu'il n*y a personne à Paris qui qq le craigne ou ne le
haïsse: c'était ce que Cieéron . disait à Catilina. J« n'ai
encore rencontré personne qui hà^se du qui* craigne
Clément; il n'y a que Vkûnmie impartial qui en meurt
(i). Ters fette date on trouva plusiçars lettres dans la Corres^ondaoce de
Toltaîre, dans lesquelles il arrange assez mal Ciémeut , notammeot une lettre
à Chabanon du 6 février.
(2) SfoHtoBiiet deCioiifofid , auteur d'une li>adW»ibi> de V Enfer à^ Dante.
46o CORRESPONDA.NCE LITrÊKAillE,
de peur. C^est yivre d'une vie misérable; je le- plains.
Lies comparaisons de l'auteur de Fépigramme que vous
allez lirene sont pas tout-à-fait aussi nobles que celles
de l'homme impartial.
*
Certain quidam , pour, attaquer Voltaire ,
De Despréaux y ce lion littéraire,
Ravit la peau ; puis il s'en affubla ,
Puis chez les sieos , superbe il s'en alla.
Mais par malheur Tàne venant à braire ,
Soa triste chant d'abord le décela ;
Lors les baudets connaissant le confrère ,
Crièrent .tous: Eh! Clément, te voilà.
!Nous avons depuis qtielques jours, une Histoire phi-
jQsophique et politique des Établissemens et du Com-
merce des Européens dans les deux Indes ^ six volumes
aasez considérables in-8^ Ce livre est fort rare, et se
vend fort cher. On sait qu'il a été imprimé à Nantes , et
que l'auteur n'a pu donner ses. soins à. l'édition ; les li-
braires disent même dans leur avertissement qu'il a été
imprimé sans son aveu : en conséquence il se trouve dé-
figuré par un grand nombre de fautes d'impression; et,
à la fin de chaque volume, on lit un errata qui ne finit
poitit. Il est généralement attribué à M. l'abbé Raynal;
mais comme on dit qu'il est très-hardi, très-vérïdique,
et par conséquent assez dangereux pour son auteur dans
ce quart d'heure-ci, il ne convient pas à un honnête
homme d'avoir une opinion là-dessus , ni de l'attribuer
à qui que ce soit. Ces sortes de livres n'appartiennent à
leurs auteurs qu'après leur mort. L'ouvrage, tel qu'il est,
est certainement d'un parfaitement honnête écrivain,
d'im grand ennemi du despotisme, d'un homme qui a de
AVRIL 1772. 46r
vastes connaissances des forces politiques et commer-
çantes des difFérentes puissance» de l'Europe , et qui ne
manque pas de vues. Vous trouverez peut-être dans un
ouvrage de si longue haleine quelquefois de Finégalité
dans le style, souvent un ton déclamatoire et de prédicà-^
tion j peu d'art dans les transitions , des idées d'un bon
homme plutôt que d'un vrai philosophe, et des vues
plus humaines que vraiment philosophiques pour ceux
qui ont étudié la nature humaine avec un certain soin ;
quelquefois aussi des vues plus conformes à la politique
établie qu'à la justice. Je ne doute pas qu'il n'y, ait aussi
beaucoup d'inexactitudes dans un ouvrage qui renferme
des détails si immenses. Avec tous ces défauts, dont j'ai
entrevu quelques-uns, et d'autres peut-être que je n'ai
pu apercevoir encore , c'e^t. un livre capital qui , je crois,
n'aurait été fait nulle part, s'il ne l'avait été. en France.
Il fera une forte sensation; et il est à désirer que l'au-^
teur ait assez de loisir et de courage pour lui donner le
degré de perfection dont il est susceptible.
Le 27 du mois passé, les spectacles de Paris ont fait
l'ouverture de leurs théâtres. La Comédie Française se
proposait de reprendre, le 29, la tragédie nouvelle par
M. de Belloy (i). La tragédie des Druides était annoncée
et affichée depuis trois jours, lorsqu'il arriva mercredi,
sur les quatre heures , un ordre de la cour pour en dé-
fendre la représentation. Les G>médiens remontrèrent
que le spectacle devant commencer dans une heure et
demie, et tous leurs camarades étant dispersés, ils se-*
raient obligés de fermer leur théâtre si on les empêchait
de jouer les Druides. On leur défendit et de fermer leur
. (i) P'urre'le-Cruel f repr^ntépour la première feh le sômai 1^72;
46a CORRESPONDANCE LrTTERAIRE,
théâtre et de jouer cette pièce : enfio , il&rëiissireiit avee
beaucoup »de peine à raaiasser le monde nëœsMire poor
jouer J}/amne. Cette aventure a fait beaucoup de bruit.
L'ordre de la cour a été expédié sur les instances de
M. TarcheTéque de Paris. JLe» amis de ce prélat auraient
pu lui faire sentir que c'étiait une inconséquence assez
grande d'avoir laissé jouer cette pièce donne Ibis pen-
daat le carême ^ temps partiddièrement consacré à
l'abstinence , pour nous en pHver à la treizièiiie fois
loracpie nous revenonii aux spe^eles après la réconcilia-
tien pascale. Ils pouvaient ajouter que c'était bire un
édat inutile; que cette pièce aurait pu avoir encore ti^is
ou quatre rqMrésentations , et qu'elle aurait été ensuite
tout naturellement oubliée. Quoi qu'il en soit, M. Le
Blanc est bien heuneux. Les.|»rétres ont fait à sa pièce
une réputation qu'elle n'aurait jamais eue sans eux. Si
elle s'échappe jamais de la presse , comme il arrivera
vraisemblablemeoi dans quelque temps d'ici, du s^^
bien étonné en pays étranger qu'on ait fait tant de brait
pour si peu de chose.
f' ■ ■ r
Immédiatiement après la première nspi^ésédtâtion des
Druides, i) arriva de Fei^ney une tragédie nouvelle iati*
tulée les Lois de Minos (1)9 et CéiApoftéé par M. du
Bionoel , jeune avocat. Ce jeqne auteur ifi'n que soixante-
dix-huit ans ; il est plus connu sous le titre de patriarche
et d'auteur de^ la Henriade, C'est une chose qUi tient
vraiment du prodige^ que eette foule de productions qui
se succèdent avec une rapidité incroyable. La nouvelle
tragédie a été lue aux Comédiens, et reçue avec accla-
(i) tes Lois de Minos^ ou Astérie, tragédie en cioq actes, par M. de Vol-
taire ; Paris, Valide, 1773 , in-8®.
A.VRIL 177^- 46^
matîon. Ik se proposaient de ta jouer iitimédiatement
après.Pâques , et même avant Pierre- le 'Cmel; mais
comme on a trouvé quelque conformité entre le sujettes
Lois de Minos et celui des Druides y la représentation
vient d'en être défendue provisoirement aux Comédien<::
voilà du mois la nouvelle du jour. Cent qui ont vu cette
nouvelle tragédie du patriaixhe assurent qu'elle sera
comptée parmi ses meilleures; qu'elle est surtout supé-
rieurement écrite » et que sur ce point elle pourra sou^
tenir le parallèle avec tout ce qu'il a fait de mieux en ce
genre. Il est perînis , je crois , de douter un peu de ces
assertions lorsqu'on soi't de la lecture des Péhpides; et
le plus sûr sera d'attendre la publication de la nouvelle
tragédie avant de prendre part à ces affirmations.
Le théâtre de la Comédie Italienne vient de perdre
une actrice célèbre , madame Favart , morte ces jours
derniers d'un ulcère dans la matrice, maladie douloureuse
et cruelle. Elle a montré beaucoup de courage et de pa-
tience pendant ;tout le temps de ses souffrances. Revenue
un jour d'un long évanouissement, elle aperçut, parmi
ceux que son danger avait rassemblés en hâte autour
d'elle, un de ses voisins dans un accoutrement fort gro^
tesque; elle se mit à sourire > et dit qu'elle avait cru voir
le paillasse de la Mort : mot de caractère dans la bouche
d'une fille de théâtre mourante. Jainais les prêtres. ne
purent la déterminer à renoncer . au théâtre. Elle dit
qu'elle ne roulait point se parjurer; que c'était son état ;
que si elle guérissait , elle serait obligée de le reprendre,
et qu'elle ne pouvait par conséquent y renoncer de bonne
foi ; elle aima mieux se passer de sacren^ens^ Mais lors-
qu'elle ^e sentit expirer, elle dit : Oh ! pour le coupj je
464 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
renonce. Ce fut son dernier mot. Ms^dame Favart était
âgée à peu près de cinquante ans : c'était une mauvaise
actrice. Elle avait la voix aigre ^ et le jeu bas et ignoble ;
elle n'était supportable^que dans les rôles de charge , et
n^ l'était pas long-tem^s. Elle jouait supérieureitient la
Savoyarde montrant la marmotte ; c'était tout son talent;
c'était ce qui avait fait sa fortune. sqr ce théâtre lors de
son début en .I749* ^^^ s'appelait alors mademoiselle de
Chantilly; elle dansait, elle chantait, et sa d^nse en
sal^Qts tourna la tête à tout Paris. Elle sortait alors de
la troupe des comédiens que le grand Maurice de Saxe
eut toujours à la suite de son armée victoriepse. La
grande célébrité de madeinoisellé de Chantilly venait
même de la passion qu'elle avait inspirée^ à ce héros ,
et à laquelle elle ne fut point sensible (i). Cette partie
de son roman prête beaucoup à des réflexions morales.
Le héros de la. France, le vainqueur de Fontenoi et de
Laufeldt, lé plus bel homme de son temps, aimait éper-
duement une petite créature qui était désolée d'être
obligée d'être sa maîtresse pour de l'argent , parce que
la tête lui tournait d'un garçoa pâtissier, mal bâti, ap-
pelé Favart , qui s'était échappé de la boutique de son
maître pour faire, des, chansons et des opéra comiques
comme on les faisait alors^ Le garçon pâtissier enleva au
maréchal de Saxe sa petite maîtresse, et s'évada avec
elle pendant le siège de Maêstricht. La, nuit de leur éya-
sion fut apparemment orageuse, car les ponts de com-
munication entre l'armée du maréchal ^et le corps de
Tjowendal, qui était de l'autre coté du fleuve, furent
enlevés^, et l'on craignit que les ennemis n'en profitassent
(i) Quaod les amis du maréchal lui reprochaient cette linson, celui-ci dé-
fendait son amour en disant : «Trouvez-m^en une autre qui me le fasse faire
comme elle. »
AVRIL 1772. 465
pour tomber sur ce corps et l'écraser. M. Dumesnil ,
qu'on appelait dans ce temps-là le beau Dumesnil, et
que nous avons vu> mourir de son expédition au parle-
ment de Grenoble , entre chez le maréchal de grand
matin; il le trouve assis sur son lit^ échevelé, et dans
l'agitation dé la plus vive douleur; il entreprend de le
consoler, a Le malheur est grand sans doute , dit Du-
mesnil 9 mais îl peut se réparer. » — <c Ah! mon ami , lui
répond le maréchal , il n'y a point de remède , je. suis
perdu! » Dumesnil continue à ranimer son courage
abattu et à le rassurer sur l'événement de la nuit : « Il
n'aura pas peut-être , dit-il , les suites qu'on en redoute. »
Le maréchal continue à se désespérer et à se regarder
comme un homme sans ressource. Enfin au bout d'uu
quarl-d'heure il s'aperçoit que tous les discours de Du-
mesnil n'avaient pour ol^jet que ces ponts entraînés.....
ce Eh! qui vous parle ^ lui dit-il , de ces ponts rompus ;
c'est un inconvénient que je réparerai en trois heures.
Mais la Chantilly ! elle m'est enlevée ?» Le héros à qui
jamais l'opération la plus importante n'avait fait perdre
une heure de sommeil , était échevelé et éperdu pour
avoir été délaissé par une petite courtisane! Aprèà son
début à Paris , cette petite créature épousa en effet le
garçon pâtissier, devenu auteur et poète, et s'en alla
avec lui en Lorraine , si je ne me trompe. Le grand Mau-
rice, irrité d'une résistance qu'il n'avilit jamais éprouvée
nulte part y eut lat faiblesse de demander une lettre de
cachet pour enlever à un mari sa femme , et pour la con-
traindre d'être sa concubine; et, chose remarquable,
cette lettre de cachet fut accordée et exécutée. Les deux
époux plièrent sous le joug de la nécessité, et la petite
Chantilly fut à la fois femme de Favart et maîtresse de
ToM. VII. 3o
G
466 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
Maurice de S^xe. Elh causa même la mort de ce héros
lanuée suivante. U l'avait emmenée avec lui à Cham-
bord ; elle avait passé dans son lit la nuit où il fut sui^pris
de la maladie qui l'enleva à la Frwce en trèsrpeu de
jours. L'histoire d\t qu'elle remplaça depuis cet illustre
amant par un petit av^rtotii asthmatique appelé l'abhéde
Yoisenon. C'était apparemment la destinée du fier Saxon,
qui nç soufîrit jamais aucun échec les armes à la maia,
d'avoir des faiseurs <fe v^rs pour rivaux, et pour rivaux
préférés. Du moins l'histoire dit qu'il fut aussi jaloux de
Marmontel dans sesamouH avec mademoiselle Navarre,
qui épousa ensuite un marquis de Mirabeau , frère de
TAmi des Hommes^ et expira bientôt après de désespoir
sous la persécution de la famille irritée de son mari
Cette niésa^lUance çt le.s suites qu'elle eut firent quitter
au marquis de Mirabeau son pays natal. Il trouva un
établissement considérable 9 la cour de Bareitb,ooil
est mort après y avoir contracté un second mariage
plus conforme à sa nai^s^nc^, et sans doute plus satis-
faisant pour son cœnr; car il épousa une fille de condi-
tion et d'un n^érite distingué; et quoiqu'il soit très-pofr-
sible qu'une fille de rien j qu même une courtisane de
profession 9 soit doué? d'un mérite éminent^ il ne Test
pas trop d^ns nos m«Qurs qu'elle ait reçu une première
éducation capable de dédommager un homme d'honneur
des sacrifices dans les^quels un fol amourl'auraît entraîne.
Le comte de Sa^fî aimait la mauvaise compagnie en
femmes, et même en hommes, p^r choix et par bauteur.
Il ne se serait pas trouvé déplacé sur un trône; et avec
une ame de cette trempe, on ne se trouve bien ni dans
les anticbambres de Vepsûilles, ni dans les soupers de
Paris, oii l'égalité préside. Pour revenir à madame Fa-
AVRIL 1772t. • 467
vart , je ne me souviens pas de Tavoir Jamais connue
jolie. Bile n'eut jamais aucun talent pour la vraie co-
médie; elle aurait dû quitter le théâtre depuis long*
temps. Il est vrai que dans les dernières années elle y
paraissait bien peu ; les auteurs n'avaient garde de lui
confier des rôles importans dans leurs pièces: elle était
merveilleuse pour les faire tomber. Il n'y eut que son
mari qui eut toujours le bon procédé de lui réserver le
principal rôle dans ses pièces, et cette piété conjugale
influa sensiblement sur leur succès.
La vente du cabinet d^s tableaux de. M. le duc de
Choiseul est un des phénomènes les plus singuliers dans
l'histoire de^ arts et de la brocanterie. On espérait tirer
au plus cent mille écus de cette vente, et la totalité a
produit la somme de 443^ '74 livres. Tai ouï dire à notre
magicien Vernet qÙ0 si cette collection avait appartenu
à quelque homme obscur, il n'en aurait pas tiré aurdelà
de aSyOoo fr. , et qpe tel tableau a été vendu 10, i5,
5)Q,ooo liv. (3t aq-4^1à , pour lequel il ne se soucierait
p^s de doni^er, lui, plus de 6 fr. Si, comme je le pense,
il y a dé r^xagér^tjop dan$ ce propos , il prouve toujours
que les pri?ç de cette cpUeptipn ont été poussée au-delà
de tout ce qu'on m pouvait espérer, Fjusieura causes
ont çoatribuQ à cet ^ffet iqattSidu, Le cabinet du baron
de Tbjers, enlevé toi|t e^tiâ^^par l'in^pératrioe de Russie,
a laisse à iqw^ les ^mateurfiî de ce pays*rci et des étrangers
leurs fonds intacts. I^e cabinet de M. le due de Ghoiseul
était iqoins celui d'un connaisseur de l'art que d'un
amateur qui a des tdbleatix dispersés dans les différentes
pièces de son appartement, pour son agrément person*
nel. Son choix excluait tous les sujets sérieux , tristes ,
468 (IbRRESPONDilNCE LITTÉRAIRE,
tragiques, saiots, d'un grand style, et par conséquent
tous les tableaux italiens; il se bornait à la naïveté et
à la vérité de l'école flamande , et à la galanterie et à la
mignardise de l'école française. Or, il y a beaucoup
plus de concurrens pour ces deux genres que pour le
premier; et ceux qui n'ont qu'Homère dans la tête ne
citeront pas cette préférence comme une preuve de bon
goût de noire siècle.
JUIN.
Paris , jttÎD 177a.
La tragédie nouvelle intitulée lès Lois de Minos,
est une preuve certaine de la passion inguérissable de
M. de Voltaire pour le théâtre; et il aura de commun
avec Pierre Corneille d'avoir fait des tragédies jusqu'à la
fin dé sa vie. Un hasard singulier lui a fait rencontrer
cette fois-oi le même sujet que M. Le Blanc a traite
dans sa tragédie des Druides. Quand il s'agit de s'élever
contre les atrocités du fanatisme, les monumens histo-
riques né manquent jamais, et un poète n'a que ^emba^
ras du choix. Ainsi, l'on trouve presque chez tous \es
peuples les tracés du sang des victimes humaines immo-
lées pour apaiser la colère divine. M. Le Blanc , voulant
attaquer le fanatisme, et lui reprocher cette fureur impie,
a établi sa scène chez nos barbares anbêtrcs*, au milieu
d'une peuplade abrutie par des flruïdes farouches; M. à^
Voltaire , ayant un dessein tout semblable ^ a placé son
sujet dans l'île de Crète. Chez M. Le Blanc , le roi est un
JUIN 177a. 469
imbécile superstitieux, entièrement asservi par son con-
fesseur druïde; de sorte que si par bonheur \e grand
druide n'était pas un philosophé plein d'humanité , plein
de zèle pour la vérité , tel enfin qu'on n'en a jamais vu
parmi les prêtres, et qu'il est impossible qu'il y en ait
un dans des temps de barbarie et de ténèbres , le sang
des victimes humaines coulerait sans aucune réclamation
quelconque. Chez M. de Voltaire, c'est le roi de Crète
qui fait le rôle de philosophe, et qui ose s'opposer à
cette horrible superstition,; mais le grand druïde de
M. Le Blanc ayant encouru la censure de monseigneur
l'archevêque de Paris, en vertu de laquelle il a étQ chassé
du théâtre après y ayoîr prêché le carême avec beau-
coup de succès, et défenses lui ayant été faites de faire
imprimer ses sermons , le roi de Crète, nou^Uement
arrivé de la fabrique, de Ferney, a été enveloppé dans
la disgrâce du grand druïde, et n'a pu obtenir la per-
mission de plaider la cause de l'humanité sur le théâtre
des Tuileries.
Cette tragédie est, de toutes les tragédies faibles du
patriarche, la moins faible, quoiqu'elle le soit encore
honnêtement. Depuis Olympie inclusivement , le pa-
triarche n'a rien fait en tragédies qui vaille mieux qua
ses Guèbres^ qui sont de l'année 1769, et ses Lois de
MinoSj de l'année présente. Cependant, s'il avait voulu
faire la clôture de soil théâtre par la tragédie de Tan-
crede^ et qu'il n'eût plus risqué aucun essai dans, ce
genre ^ ayant conservé d'ailleurs la fraîcheur de son
coloris, les grâces e| les agrémens de son style dans
toutes ses autres pi*oductions, quelle réputatipn n'aurait-
il pas laissée! Mais depuis que Gil Blas s'est si bien
trouvé d'avoir averti son archevêque que son génie bais-
470 CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
sait, aucun faiseur d'homélies n'a plus trouvé d'aver-
tisseur.
Abstraction faite de l'âge de l'auteur , et de tout pa-
rallèle avantageux aux ptMJuctions de sa vieillesse, on
ne peut se disshnuler que cette tragédie ne soit d'une
extrême faiblesse, soit qu'où la considère du côté du
style , ou de l'intrigue et de la conduite , ou bien du
côté de l'invention. Le propre de la faiblesse^ c'est de
faire des efforts impuissans qui conduisent droit à l'ab-
surde. En examinaiit avec un goût un peu sévère la con-
duite de tous les personnages de cette tragédie ^ à com-
mencer par celle de 'teucer , vous verrie2 qu'ils agissent
tous en dépit du bon sens, et qu'il est impossible ({ue
rien se soit passé ce jour- là en Crète, comme le poète
le pt*étettd et nous le montre. Il nous prend pour des en-
fans qu'on peut ébahir en leur faisant voir par un trou
la curiosité. Ma foi, quand on s'est gâté le goût par ia
lecture de Sophocle et d'Euripide, quand on veut avoir
au théâtre des actions vraisemblables et y eiitendre ce
que Horace appelle verœ voces , il est impotôible de s'ac-
commoder de ces tours de passe-passe et de C6s puérili-
tés, plus dignes d'un jeu de marionnettes que du th^tre
•publie d'uue nalioii éclairée; et quand on réfléchit <)ue
c'est le prince dés poètes qui ose offrir ces fadaises au
public , on est tenté de croire que j malgré nos pt*ëten-
tion^, malgré la boilne foi avec laquelle nous imprirnons
tous les jour^ que lé théâtre français est très-supérieur à
tous les théâtres anciens et modernes, l'art est encore au
berceau partni.nous, et qu'il n'y a» guère d'espéranée de
lui voir prendre la toge virile;
JUIN 1775^. /i7r
Lettre (Je Vahbé Galianià madame d'Épinaj;.
$ Naples , 8 juin 1771.
Réponse courroucée.
Fi riûdignité ! Fi la lésine ! Quoi ! parce qoe l'ambas-
sadeur va danser à Versaill^, et que voustie pouvez pas
m'en voyer sous son enveloppe votre lettre, faut^-il que je
reste une semaine entière sans une belle lettre de vous ?
Il fallait l'écrire., l'envoyer par la poste; je l'aurais payée,
et je n'aurais pas regretté mon argent. A présent, que
voulez-vous que je vous mande? je n'ai rien dans ma
tête ni dans ma poche; je viens de perdre à la loterie;
je suis au milieu d'une nation endormie au point qu'il
ne m'est point possible de rencontrer un seul écouteur.
Il faut absolument que je m'en retourne à Paris. Finissez
donc vite vos brouillamini pour que je puisse venir cau-
ser gaiement chez vous. J'ai laissé mon histoire du ving-
tième siècle interrompue; Grimm se fâcherai mais pour-
quoi ne me tient-il pas un peu en haleine ? Et Suard et
le baron , et enfin tous , pourquoi m'oublieut-ils ? Je vous
prie de leur montrer de temps en temps quelque article
de mes lettres, pour qu'ils aieqt par ce moyen un cer-
tificat de ma vie.
Mauvaise soirée ! Il ne me passe rien dans l'esprit qui
soit digne de vous être maoïdé. Je fis hier une grande
promenade; je me prouvai las et fatigué au possible; je
me mis à réfléchir sur ce que c'est que la lassitude; je
trouvai que c'est positivement Pévaporatioti de celte ma-
tière qu'on appelle ame. Cette théorie me parut neuve et
profonde. Je trouvai que toute machine, telle que l'homme
et la bête, ayant une volonté, est susceptible de lassi-
[\']1 CORRESPONDANCE LITTÉRAIRE,
tude; que ce qu'on appelle auie plastique n'est point
susceptible de lassitude , soit dansles plantes, 6<Mt dans
les animaux. Ainsi le mouvement du cœur appartient à
notre ame plastique , et n'est point sujet à la volonté ni
à la lassitude. La volonté est donc une effusion de cette
matière volatile qui va devers ce nerf qui exécute la vo-
lonté, qui s'évapore et produit la lassitude jusqu'à ce
qu'elle soit reproduite. Ija mort est donc une lassitude
universelle produite par un excès de désirs. Je meurs
d'envie de retourner à Paris; voilà ma mort. Bonsoir.
Le même à la même Çi) .
Naples, i5 juin 1771 •
Ma belle dame, )e n'ai point de lettres de vous cette
semaine, mais je n'en suis point en peine; comme je
vous connais pour une femme très-ménagère, appa-
remment vous aurez voulu m'épargner des' frais de
poste, et Dieu sait par quelle route vous m'aveaJ écrit!
A bon compte je n'ai rien à' vous dire; aitisi je profite
de ce moment d'oisiveté pour répondre à mon pro-
phète.
Mou cher Grimm, le cœur me saigne de voir acheter
l'Herculamim (2) au prince héréditaire de Saxe-Gotha,
l'homme du monde le plus digne de le recevoir en pré-
sent. Sachez que quoique ce livre se vende et ne se donne
plus aux particuliers, les souverains sont toujours, comme
(i) Dans la Correspondance de GaUani, donnée par Barbier ( Paris «Treottel
et Wiirtz, x8x8 ), on trouvée cette même date une autre lettre à la place de
celle-ci.
(a) AnùquUés et Herculanum , 1757, in-folio. Galfani fut un des collabora-
teurs d* ce grand ouvrd{$o.
JUIN 1772. 47^
de raison , au-dessus des lois. Si le prince voulait en écrire
un seul petit mot à ûotre ministre Tanucci,' en lui disant
qu'il souhaiterait enrichir sa vaste bibliothèque d'un
ouvrage que la magnificence du roi fait graver ici , il
l'aurait d'abord sans faute, comme on le donne à tous
les autres souverains. Il pourrait prier M. Janucci de
me le livrer; j'en ferais ici le reçu , et je vous l'expé-
dierais. S'il voulait ensuite çnvoyer en présenta la biblio-
thèque du roi , ici , ou è M. Taaucci , sa Gotha num-
maria j ou quelque livre particulièrement appartenant
à sa maison ou à ses États, etc., il ferait ce que peu de
souverains ont fait, et ce qui serait très-noble et très-
digne de lui< Voilà , mon cher Grimm , ce que j'ai à vous
dire; tâchez de persuader le prince de faire à ma guise,
et surtout assurèz-le de mon enthousiasme pour lui.
Bonjour. Vous ne valez rien ; vous m'avez déshonoré à
ta face de tous, les potentats du Nord (i), et je vous ai
pardonné. Coquin, pour expiation de vos forfaits, en-
voyez-moi le Voyage de Bougainville (2), et si, depuis
mon départ , il a paru à Paris d'autres voyages curieux ,
je vous prie de m'en faire l'emplette aussi. C'est aujour-
d'hui l'anniversaire du jour que je suis parti de Paris.
Quel jour! quel moment! voilà deux années et plus que
nous ne nous sommes vus. Avez- vous pu vivre sans moi.^
Puis-je vivre sans vous? Adieu. Embrassez mes disciples,
mes compagnons et mes maîtres. Bonsoir.
(x) Voir le passage du sermon composé par Grimm tom. TI , p. 3 a 9.
(a) Voyage autour du monde, 1773 , 2 vol. in- 8°.
474 CORRESPOITDAHCE LITtAr^IRC,
Le même à la même
Napict, ai loin 1771.
J'ai reçu, ma belle dame, deux lettres de tous à la
fois , et celle qui me manquait la semaine passée tn^a coûté
mon argent , tont comme si elle était vehue par la poste;
aiasi tous direz au chevalier de Magallon qu'il faut que
M. de Fuentes ne fasse jatuais qu'un seul paquet pour
moi; car si on m'en envoie deux, on m'en délivre uu
gratis (^ et c'est toujours le pliiS mince), et l'on me fait
payer l'autre r voilà qui est dit une fois pour toutes.
Venons au contenu de vos lettres; elles sont belles^
charmante^, longues, et remplies de détails qui m'inté-
ressent. Vous avez reconnu Voltaire dans son Sermon [\)j
moi je n'y reconnais que l'écho de feti M. de Voltaire.
Ah! il rabâche trop h présetit. Sa Cathetîne e^t itne maî-
tresse féinthe, pairce qu'elle est ititoléraiite et conqué-
rante; tous les grands hommes ont été intôlérans, et il
faut l'être. Si Ion rencontre sur son chemin un prince
sot, il ixlut lui prêchet* la tplérant^c , afin qu'il donne dans
lé ^iège, et que lé parti écrasé ait le tetiips de se i^élever
par la tolérance qu'on Itii aécôrde , et d'écrsisér sott ad-
versaire à soti tour. Ainsi lé Sermon sur la tolérance est
un sermon fk(t âuk sdts et aUx gens dupes, ou à des gens
qui n'ont aucun intérêt dâils ta éhose: voilà pourquoi,
quelquefois, uri prince sértilîer doit écoûtei* là loléi*at)ce;
c'est lorsque l'affaire intéresse les prêtres sans intéresser
les souverains. Mais en Pologne , les évêques sont tout a
la fois prêtres et souverains, et s'ils le peuvent, ils feront
(ï) Sermon du Papas Nicolas Charisteski , prononcé dans tégdst de Sainle
To/éranski, village de Lithuanie, le jour de Sainte Epiphanie , 177 1 ; compris
daus les Œuvirs de f^oltaire.
JUIN 1772. f\'^^
fort bien de chasser hes Russes et d'envoyer au diable
tous les dissidens; et Catherine fera fott bien d'écraser
les évêques, si cela lui réussit. Moi je ti'en crois rien; je
crois que les Russes écràsei'ont lesTufcs par coulre-conpy
et ne feront qu'agrandir et réveiller les Polonais , comme
Philippe II et la infiison d'Autriche éctaàèrent l'Alle-
magne et dltalie en voulalit ttôtibler la Ffalioe, qu'ils
rie firent qu'ennoBlir : voilà mes prophéties.
Je ne me porte pas trop biêii ée soit*; je suis enrhumé ^
et 9 qui plus est, je suis triste et eilnuyé au possible. La
seule chose qui m'ait fait plaisir depuis que jô suis ici ,
c'est Un opéra comique de Piccinî qu'on donne à présent.
Il y a atteint le but de la perfection de l'art ; il m'a appris
que nous chantons tous et toujours quand nous parlons :
la difficulté est de trouver notre ton et notre modula-
tion lorsque nous causons. Assurez-vous que cet opéra
de Piccini est quelque chose dont vous n'avez pas même
idée y tant il est supérieur à ce que vous avez jamais en-
tendu. Toutes les fois que j'y vais^ il méprend un désir
si vif d'avoir Grimm , Diderot et vous à mfes côtés, que
le chagrin de ne pas vous y voit* me trouble tout le plaisir
du spectacle» •
Je ne vous parle pas de vos malheurs; ce n'en est pas
un des moindres que de bons réglemens aient été faits
dans un temps de procédure, et par un chancelier, et
qu ou se fasde uti plaisir de ne pas les observer ^ par ua
esprit mal entendu de patriotisine. C'est le malheur qu'eut
le paganisme d'être protégé par JuHeU l'Apostat. Saint
Cyrille n'eut raison que parce que Julien avait plus d'es-
prit que de conduite, et qu'il voulut virer de bord trop
précipitamment. Au reste, aimez-moi, voilà l'essentiel.
Avez-vous remarqué les réglemons qu'on a proposés.
47^ CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
à la chambre des communes à Londres , sur le fait de
l'exportation ? Qu'en disent les /économistes ? La seule
nation qui leur servait de cheval de bataille les aban-
donne et. réforme son prix d'encouragement^ comme je
l'avais prévu et prédit. Elle prend le parti 4e classer les
difFérens prix des blés: mauvais parti , moins bon que
le mien, cependant moins mauvais en Angleterre, où
les prix des blés sont uniformes à peti près dans toutes
les provinces , à cause de la grande facilité de circulation.
Qe parti pourtant de l'Angleterre revient presque à mon
système; j'ai parlé pour un pays où la gratification n'était
pas introduite. Je voudrais que quelqu'un publiât ces ré-
^exions. Bonsoir. Aimez-moL Adieu. y>
Le même à la même.
Naplcs, 2pjuin 1771.
• • • .
Votre lettre du 8 juin n'est point gaie; il s'en faut
même beaucoup : vous avouez vous-même que vous n'avez
que quelques lueurs de gaieté; je crains que cela ne
tienne au physique, et que vous ne vous portiez pas
bien : voilà ce qui me fâche. Pour moi , je fais tout ce
que je puis pour vous égayer, et ce n'est pas un petit
effort pour moi : car je suis si ei^nuyé de mon existence
ici, qu'en vérité je deviens homme d'affaires et homme
gi*ave de jour en jour davantage, et je finirai par de-
venir Napolitain tout comme un autre.
Madame Geoffrin aura eu un érysipèle, parce que
quelque étourdi se sera avisé de donner une nouvelle
quelconque chez elle ; je suis enchanté qu'elle soit ré-
tablie.
You^ avez un nouveau ministre des affaires étran-
JUIN 1772. 477
gères ; maïs ^ tant qu'on ne fera pas le ministre des affaires
étranges , il vaquera la place la plus importante dans le
ministère.
Mille grâces à Suard de V Histoire de Charles-Quint.
Si je publie l'Histoire de I^uis XVII , je lui en promets
un exemplaire de mon côté; mais, comme je ne suis pas
en train de faire de nouveaux ouvrages , j'ai prié M. Ni-
colaï de lui donner en attendant un exemplaire de ma
Carte (i). A propos de cela y je vous prie d'assurer tou»
mes amis, Grimm, Diderot , madame d'Epinay, etc.,
qu'il n'était pas en moii pouvoir de leut* donner des
exemplaires de ma Carte, puisqu'elle appartient au roi
qui en a payé ta gravure; voilà pourquoi je n'ai pas été
généreux à leur en faire des présens. Je crois vous avoir
mandé que je souhaite avoir le Voyage de Bougainville
et d'autres voyages véridiques , s'il en a paru depuis deux
ans. Je suis curieux dé lire cette Histoire de Charles-
Quint.... Je présente mes respects aux culottes mouillées
de notre cher marquis (j2). J'embrasse mes amis. J'ai eu
des nouvelles du baron par M. Changuion. Bonjour et
bonsoir.
4
(i) La carte dont Galiani parle ici faisait sans doale partie des jintiquités
J'Hereutanum,
(a) Ce cher marquis aux culottes mouillées étatt sans doute le marqiris de
Croismare. C'est Ini aussi probablement que Galiani désigne par le nnjjrquis
au cul au lait dans la lettre du aô juittet 1771. Voir au mois de juillet 177».
FIN DU TOME SEPTIEME.
TABLE DES MATIÈRES.
1770.
JUILLET, — Détails sur les fêtes do mariage du Dauphin ; malheurs
qu'eUe* occasionant à Paris; speclacies de Yerpailles; chute de U Tour
enchantfe, opéra ; mot de Sop|iie AniouId« i
Le Coiffeur ^ homme et de femme ^ par de La Garde ; mqrt 4u coiffeur
Le Gros. ^ ii
Polémique eieitée par l'ouvrage de Tabbé Gatiani sur le coBuaeroe da
blés. — Lettre* tt^n amateur à M. FaUé^G***, etc., par Tabbé Beau-
dean; f Intérêt général de tÉtat, etc., par de La Rivière; etc.» ct<^ '^
Kéceplion de Saint-Lambert à l'Acadéniie Française. 17
Lettre de Yoltaire 4 oiadame Necker. at
Sur le voyage de Pigale à Fem^y. — Lettre de Voltaire ^ GnipiD. ^^
Retour de J.<J. Rousseau à Paris ; pourquoi il quitte Thabit d'Arménien. a6
Lettre du prince de Ligne à J.-J. Rousseau pour lui offrir une retraite. aS
Anne Bell, histoire angliiise, par d'Araaud ; CÈede du monde, par Bois-
iqipo^; lei Pefw Fwères^ histoire inorale, pfqr 4® Cursfiy^ -r- Lettres
'variées de mademoiselle de Saint-Pilts à madame de Rochel, 39
Logogriphe en forme de charade, par Boufflers; rébus et chanson ^ par
le même. ^
Lettre de Voltaire à M. Dupréa , arebitecle. 33
Sur M. Patte I architecte; sçs qqerelles avec SQi|£ftot et ayec les li)>raii^
de l'Encyclopédie. 34
AOUT. — Première représentation de la Veuve du Malabar, tragédie de
Leaiierre. — Anecdote. . . 36
Souscriptions do roi de Prusse et du duc de Richelieu pour la atatue de
Yoltaiir^; épigFl^om^cqBUç Yol^irc^ 3S
Épigr^iQe contre La Hj|rp^, , 4'
Mort da Paris Dmrerqfiy; lyon épiti^^e. >b*^
Notice sur le chimiste Rouelle. 44
Mort de Bonamy, de TAcadémie des Inscriptions. 4^
Importation des ombres chinoises en France. 49
Voyage à Ceflan, par de Turpin. ~ Sur la société du fermier-général
Pelletier. 5o
SEPTEMBRE. ~ Mémoire de rassemblée du clergé sur les suites funestes
de ?a liberté de penser et d'imprimer; jàt^ertissement du clergé de
France, etc,; lettres impies brâlées par arrêt du parlement. ^^
TMRlf. DES MATIÈRES. 479
P»K-
Publication du Système de la Nature ; réfùtatioa de Toltaire. — Anec-
dote sur La Gondamine. 54
Mélanges de littérature orientale, par Cardonne. 5^
OCTOBRE. — Réception de M. de Brienne à rAcadémie Française ;
discours de TEomas, disgrâces qu'il éprouve. So
Sur mademoiselle Dervieux , danseuse de l'Opéra. 67
Première représentation du Nouveau Maiié , de Cailhava et Baccelii. 68
Débuts de Dorseville à la Comédie' Française. 60
Analyse de Bayle publiée par Robinet. ^o
Elémens de tArt vétérinaire , par Bo^rgel9t. n x
La Pratiqi4€ du Jardinage, par l'abbé Rog^r SchaboJ. 72
Observations de Diderot sur Garrick, au les Acteur^ (mglais. 73
Lettre de Voltaire à M. le comte de Sc1fQm))e}^. — Nom^elle requête au
roi, en ton conseil, par tes liabit^ns de LçngçhmtnuHs , ^, 84
P^oyage de France, d'Esptfgne, de Portugal et d'Italie, pfir M. fie Sil-
houette. '88
Manifeste de la république confédérée de Pologne. gr
Le mauvais Dîner, brochure du père Viret , pordeljèr , contre yp^taire. 93
NOVEMBRE. — Suite et fin des obserrations de Diderof sur la bro-
chure intitulée Garrick. 04
Anecdotes sur La Beaumelle; sa Lettre à MM. PkiUèert, ete, 104
Première représentation de Floriniie, tragédie de Lefèvr*^; eritiqne his-
torique et littéraire de cette pièce. 107
Lettre du rui de Prusse à d'Alembevt. 2.14
Le roi de Danemarck souscrit pour la atiilue de Voltaire. — Visites du
chancelier Seguier , de Condorcet et d'Alembertau patriarche; lettre
de celui-ci à ce sujet. 1 1 5
Lettre de Voltaire a madame Necker sur le SysÛme de lu Nature, 118
Mort de Moncrif , de l'Académie Française} notice sur sa vie et sw ou-
Sur V Analyse de Bayle par Robinet. ,^3
Observations sur Boileau, Racine, etc., par d'Açarq. ibid.
DÉCEMBRE. — Première peprésentation sur le théâtre de la cour, à
Fontainebleau, de Thémire, pastorale de Bedaine et Dunî. 124
L7/m/i«/2/i#, comédie ^eFramerj. ,27
Le grand roi de la Chine au grand Tien du Pâmasse, par La Harpe. —
*.ellre de Voltaire à Grimm. lag
Amte, ou les Charmes de thonnéieté, p^r Seguier de Saint-Brisson. 1 3 1
Mort du président Hénault; notice sur ses ouvrages; particularités sur
madame du Deffant; épitaphe du président, par de La Place. r33
Considérations sur les causes physiques et morales du génie, des mœurs
et du gouvernement des nations, par Castilhon. 1 36
48o TABLE
Essai sitr le jeu de dames à la polonaise , par le limonadittr Maooury. 137
Mémoires historiques, par de Belloy. i38
^ô/iu^ tff rb^on , par d'Arnaud. ' xBg
Las Deux jémis de Bourbonne, par Diderot; histoire de la composition
de ce conte. — Incartade de Snmarokoff , poète russe; lettre que lui
adresse rimpératrice Catherine. ' ibid.
1771.
JANVIER. — U EncyclopééUe mutilée par rimprimenr Lebreton; lettre
de Diderot à ce sujet. — Questions sur t Encyclopédie , par Voltaire. 144
Traité sur différentes sortes de preuves qui servent à étahUr la vérité de
t histoire j par le père GrilTet, jésuite. i58
Chanson adressée à madame Geoffrin par Piron. 1 59
Chanson du chevalier de Boufflers attribuée à Yolltaire. — Vers à ma-
dame de La Yallière. — Impromptu de madame dHoudetot i la même. 161
Saurin publie sa tragédie de Béifcrley avec deux dénouemens. i63
Quatrain sur un éléphant; mot spirituel de Duclos. 164
Mort de Tabbé Alary, de T Académie Française. i65
Mort de Senac, premier médecin du roi; notice sur sa vie. ibid.
Mort du baron de Thiers. 168
Remède contre les maladies de poitrine. 169
Chute an Pahricantde Londres, drame de Fenouillot de Falbaire; anec-
dote qui a fourni le sujet de cette pièce. 170
Première représentation de la Veuve, cesiédie de Collé. 173
Débuts de Larive à la Comédie Fraise. 174
Sur la première représentation à'ismène etisménias, opéra de Laujon et
La Borde. — Succès du ballet de Médée et Jason, de Noverre,
arrangé par Testris. ^ 176
Sur le PygmaUon de J.-J. Rousseau. 178
Mort du sculpteur Mignot. ibid.
Bibliothèque de madame la Dcaiphine, par Moreau, avocat. 179
Sur Tavocat Marchand. 1 80
Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers français des Géor-
giques , etc, par Clément de Dijon. ibid.
FÉVRIER. — Exaipen de la traduction de Suétone par La Harpe. —
Épigramme de Piron. x83
Sur celle faite par Delisle de Sales. 186
Les Comédies de Térence, traduites par Tabbé Le Moonier, x88
Édition de Tacite, par Brotier. 190
Les Bains de Jean second, par Moutonnet-Clairfons. 19 c
Mort de madame de Gomez ; sa famille; ses Journées amusantes; Cent
nouvelles Nouvelles, 19^
DES MATtÈRES.' 4^1
pag.
Quati'ain pour le duc de Ghoiseul. ' 192
L[Ârt de sé taire-, principalement en matière de religion, par l'abbé D^-
nouarU ibid.
MARS. — Éclaireissemens sur la famille île Diderot. 193-
Mort de M. de Mairan, de l'Académie Française; notice sur sa vie. ibid.
Mort du marquis d*Argens. 197
Maladie mentate de Gentil-Bernard; particularités sur sa vie privée. ibid.
Publication du Fabricant de Londres, de Feuouillot de Falbaire. 20 r
De la manie déjouer des proverbes. — Anecdotes sur milord Gor, la mar-
quise de Lucbet et Touzet; Proverbes Dramatiques, par Garmontelle. 2o3
iddition à TÉpitré sur la liberté de la presse^ par Toltaire-. 207-
Première représentation de f Heureuse rencontre, de mesdames Ghau-
montetRozet. i|)i().
École dramatique de VHomme, recueil de pièces par de Moissy. 208
Olinde et Sophonie, drame de Mercier. 209
Mot touchant de Monsieur aux officiers de la ville d'Avignon. 2x0
Première représ^tation de rÉgoîsme, comédie de Gailhava. — Réflexions
sur le caractère de l'égoïste, et sur le moyen de le rendre dramatique.
— VHomme personnel, de Barthe. \h\à.
Fondation de l'ordre de la Prévoyance. 2x3
Notice sur Grébillon fils. ^ ax5.
Voyage de Bourgogne, par le chevalier Bertin. 2 la
AVRIL. — Visite du roi de Suède à l'Académie des Sciences. — Ou*
vrages anatomiques de mademoiselle Biberon. 219
Vers au roi de Suède, par madame d'Aiguillon. 22 3
^ Lettre de Voltaire à M. SUmarokoff. — Sermon du papas Nicolas Cha-
risteski, etc,^ du même. 22^
Anecdotes sur le roi de Suède; il va voir la statue de Voltaire. — Épi-
grammes latine et française sur cette statue. 229
Mort de Michel Vanloo. 282
Début de mademoiselle Lnzzi dans la tragédie. ^ 234
Sur la traduction de V Histoire du règne de P empereur Charles- Quint, etc.,
de Roberston, par Suard. 2 38
Histoire de l'Empire ottoman, etc, par l'abbé Mignot. 239
Visite du roi de Suède à l'Académie Française. — L'Ami de la maison,
de Marmontel. — Gaucherie des Académiciens. 240
Présent fait par la comtesse de La Marck au roi de Suède. 241
Nouvelle édition des Saisons, poème de Saint-Lambert. 242
La Fraifi Mère, par de Moissy. 243
Sur la société de M. de Magnan ville ; petites pièces du chevalier de ChA-
tellux, et autres. . 244
ToM. VII. 3i
48^ TABLE
MAI. — Première représentation de CAmourêuadè quinze ans, deLaujon
et Martini. 946
Première représentation de Gaston et Boyard, tragédie de de Belloy. 947
Les Bêtes mieux connues, ou Entretiens de Af. tabbé Joannet, — Désinté-
ressement de madame Geoffrin. o5a
Réception de MM. de Roquelaure, évéque de Senlia» le prince de Beau-
van, Gaillard, et Tabbé Arnaud, à l'^^^^^*' Française. — Épi-
graomie contre le duc de Richelieu. — Mot piquant de Tabbé de Yoi-
senon a M. Tévéque de Senlis, etc. etc. sSi
Mort de Bachaumont; notice sur sa vie; madame Doublet. 264
JUIN. — Mort d*une aventurière coanae sous le nom de madame Dau*
ban; roman débité sur son compte. * 267
Observations de Diderot sin* le discours de Tabbé Arnaud à sa réception
à l'Académie. >74
Sur rétablissement des rauxhalls, — Fondation du CeUsée; description
de ce monument. ibid*
Fêles de Versailles pour le mariage du comte de Provence. 280
Tableau philosophique de t Esprit de M, de Voltaire, pour servir, etc,
par Sabatier de Castres. >8<
Publication de VHomme dangereux, de Palissot. i^*
JUILLET. — Confidence philosophique, par Ternes et Claparède. tft?
Mort du comte de Clermont ; anecdotes relatives à sa nomination à TAca-
demie Française. ^^^
Première représentation de la Buona Figliola, opéra comique de Gol-
doni et Piccini. 289
Observations sur la statue de Mare^Aurèle, par Falconet. 291
Esftrait du Droit public de Ut France, par Lauraguais. — Ben mot du
comte de Frièse k d*Arnaud. 99'
F^ers aux femmes, par Diderot. *9^
Article de Diderot sur les Leçons de clavecin de M. Bémetzrieder. 394
Mistoire de Savage, poète anglais, traduite par Le Tourneur. 3od
Sur quelques ouvrages médiocres : Eclations singulièrts, etc, par Tabbé
Lambert; la Férité. 3o8
Première représentatioft et chute des Amans sans le sapoir, comédie de
la marquise de Saint-Ghamond. ibid»
NOVEMBRE. — ReprésenUtion du FUs naturel , de Diderot 3o9
Revue du ThéAtre Italien : ie Daminé; tOrphdine viilageoisef les Cinq
Ages d'Arlequin, 3ii
Nouveaux arrangemens des Comédiens Français. 3 16
Épigramm^ sur M. de La Borde. ibi^l*
Lettre de madame M*"^ à Diderot sur t Éloge de Fénélon par La Harpe. 3/ 7
Réponse de Diderot; son opinion sur cet Éloge. 3i&
DES MATlèBflS. 4^3
Des Talent dans leurs rapports trvec la société' et le èonlièur, par La
Harpe. -— Critique de ce morceau. 3aa
Éloge de Fe'ne'lon, par l'abbé Maury. 3a 4
Discours sur le mènfie sujet, par M. de Pezay. 3a5
Première représentation du Bourru bienfaisant, comédie de Goldooi. 3a6
Début de mademoiselle Yerteuîl à la Comédie Fmoçaise. 3a g
Fie du cardinal é^Ossat, par madame d'ArcooTille. ibid.
Observations sur le conte de madame d'Auban, par le roi de Prusse. 33a
DÉCEMBRE. — Séries d'expériences sur la Yolatilisation du diamant. 334
Consultation tendant à réhabiliter la mémoire d'un fils accusé d'avoir
assassiné sa mère, etc. ^ 34a
De C Orthographe, ou Moyens simples et raisonnes de simplifier les imper-
fections de la nâtre, 345
Les Aventures de Pyrrhus, pour sentir de suite aux Aventures de Télé-
maque, attribuées à Fénclon. 346
Manière de bien juger dans les ouifrages de peinture, par le père Laugier. 348
Élémens du système général du monde, par Lasnière. 353
Lettre de BnUus, par Delisle de Sales. — Extrait de cet ouvrage. 355
Van a 4 40, par L. S. Mercier. 359
Première représentation des Deux Avares, opéra comique de Fenouillot
, de Falbàire et Grétry. — Analyse de cette pièce. 360
f^etxingentorix , tragédie, etc., par de Bièvre. 365
Le Chou King, tragédie, clc, par M. de Guignes. ibid.
Sur plusieurs compilations : Manuel des artistes et des amateurs; Dic-
tionnaire historique des sièges et btUaiiies. 367
Examen de plusieurs ouvrages sur la Pologne. 369
Lettres sur la Théorie des lois civiles, etc,, etc., par Linguel* 37 1
épigrammes de Linguet contre La Harpe. 3^3;
Nécrologe des hommes célèbres de France, par Palissot. 374
1772.
JANVIER. — Les Pélopides, tragédie de Voltaire. 377
Sur la tradoctiôfi du Zend-Avesta d'Anquetil Duperron. 37a
Examen de la Mère jalouse, comédie de Barthe. 38 1
Mort d'Helvétius; détails sur sa vie. 385
Mort de M. Loyseau de Mauléon , avocat. 39! '
Mort de Gibert, de l'Académie des Inscriptions; son Mémoire sur les
rangs et Us honnettrs de la oour, ^q^
Anecdote jur le marquis d'Argens et le roi de Prusse. — Mandement
épiscopal de ce dernier. 3^5
^ Lettre de Voltaire au roi de Suède. / o5.
484 TABLE DES MiT^lERES.
Lettre à M, de F***, par un "de ses amis , stm t ouvrage intitulé x.*ÉvAa -
GiLs DU joua , par Dutarne de Blaugy. — Anecdote ; mot du pape
Clément XIY. . \ . ' * • ibidL
Sur le Spêéàtteur français t de Lacroix. ' * 406
Sar quelques Hércndes de de Vauvert. '* ' • 407
Susceptibilité de l'ayocat Jobart. 4'-9
FÉVRIER. — Succès de Topera de Zémir et Azor, de Mannontel et Grétry. 410
ileprise de Castor et PoUux à l'Opéra. 4 1 5
Sur mademoiselle Heinel, actrice de TOpéra. 417
Mort de ttfadi^e Brillant, chatte de la maréchale de Luxembourg; vers
de Boufflers à cette chatte. 4x8
lettre de Voltaire à madame du Voisin sur l'affaire Sirvee. 419
Lettre du même à lYoochin. fyi i
Réception de de BelLoy à T Académie Française. 42a
Gataloipfê 4es tableaux du duc de Choiseul. 4^5
Lettres d'Êlisaàetfi^ophie de Fallière à Louise» Hortense , elc, par ma-
dame Riccoboni. — Les Sacrifices de f Amour, par Dorât. 4^7
lettres de Fabbé Gaiiani à madame d'Épinay. 433
Mort du duc de Lavauguyoo ; formule curieuse du billet de son enter-
remem. 4^5
j^ns mots de mademoiselle Arnould. 43S
Talent' du peintre Touzet pour l'imitation. 439
MARS, — Lettres de Tabbé Gaiiani à madame d'Épinay. 440
Mort de M. Bignon » prévôt des marchands de Paris. 44^
Lettres de Boufflers à sa mère pendant son voyage en Suisse. 448
AVRIL. — Essai sur le caractère, les mœufs et t esprit des femmes, par
Thomas. 45o
Sirr les représeptations des Druides, tragédie de Le Blaoc. 453 '"
Première représentation du Faucon, opéra comique de Sedaine etMon-
signy. * 4^4
Première représentation du Bal masqué , musique de Darcis. 4^5
Lls- trois Clément; plaisanterie sur Clément de Dijon; ses ouvrages. ibid.
Histoire philosophique et poâtique des étabUssemens et du commerce des
Européens dans les deux Indes, par l'abbé Raynal. 460
Défense de jouer la tragédie des Druides et celle des Lois de Minos, 461
Mort de madame Favart ,^ctrice de la Comédie Italienne; détails sur sa vie. 4^3
Vente des tableaux du duc de Choiseul. 467
JUIN. — Examen de la tragédie des Lois de Minos, 468
liettres de Tabbé Gaiiani à madame d'Épinay. 47^
FXir DE LA TABLE DU TOME SEFTIÂME,