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Full text of "Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jusqu'en 1790"

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.  • 


CORRESPONDANCE 


LITTÉRAIRE. 


TOME  VII. 


•    -> 


IHPBIMEBIE  DE  H.  FOUBNIBR, 
101  DB  nniB ,  af  >4. 


s     • 


CORRESPONDANCE 

LITTÉRAIRE, 
PHILOSOPHIQUE  ET  CRITIQUE 

DE  GRIMM 

ET 

DE  DIDEROT, 

DEPUIS  1753  jusqu'en   1790. 


NOUVELLE  ÉDITION, 

IlSTUl    ET   MIS!  DAFS  JTS  MIXLLSUR    ORORS , 

AVEC   DS8   HOTIS  IT  OE8   iCLAIRGISSIMBHS, 

KT  OU  SB  TROUTIHT  RiTABLTIS  POUR  LA   PRlMliRB   FOIS 

LBS  PHRA8BS  SUPPRIlliBS    PAR  LA  CBITSURB  IMPRRIALX. 


TOME  SEPTIÈME. 

1770  —  1-772. 


A  PARIS, 


CHEZ  FURNE,  LIBRAIRE, 

QUAI    DBS    AUGUSTIirS,    N>  37  ; 

ET  L  ADR  ANGE,  MÊME  QUAI,  N»  19. 


M  DCCC  XXIX. 


CORRESPONDANCE 


LITTÉRAIRE. 


1770. 


JUILLET. 

Pavis  ,  ler  juillet  1 3^0.  •' 

La.  fête  par  laquelle  la  ville  de  Paris  a  voulu  célébfer 
le  mariage  de  monseigneur  le  Dauphin  ^  a  été  ^  autant  son 
exécution ,  un  obj^t  dm  raillerie  publique,  et  est  devenue 
«nsuite  un  sujet  de  deuil  pour  les  citoyens.  Le  prévôt 
des  marchands^  M.  Bignon,  assisté  de  ses  échcvins  'et 
conseillers  de  ville,  a  pris,  à  cette  occasion,  des  mesures 
si  bien  combinées ,  que  la  place  destinée  aux  réjouis- 
sances a  été  transformée  en  champ  de  bataille  jonché  de 
morts,  où,  de  fait,  près  de  mille  citoyens  ont  perdu 
la  vie. 

Cet  événement  sans  exemple,  et  que*  la  postérité  aura 
de  la  peiae  à  croire,  se  trouve  pour  les  témoins  ocu- 
laires l'événement  an  monde  le-  plus  simple  :  l'incurie  la 
'  plus  répréhensible ,  bien  loin  de  remédier  aux  incopvc- 
niens  du  premier  choix  de  l'emplacement,  les  a  rendus 
fimestes.  Tout  ce  que  les  puissans  génies  des  prévôt  des 
marchands  et  échevins  réunis  ont  pu  inventer  de  plus  . 
récréatif  pour  célébrer  un  événement  aussi  auguste  que 
Vbyménée  de  l'héritier  présomptif  du  royaume,  c'était 
de  placer  des  boutiques  entre  les  arrbres  du  boulevard 
du  nord  de  cette  capitale,  et  d'y  faire  tenir  la  foire  la 

Ton.  Vil.  I 


1  CORRESPONDANCE    LiTTÉRAIRE, 

plus  triste,  la  plus  insipide  du  monde,  el  qu'ils  eurent 
gr^d  soin  de  déclarer  non  franche  dansleurs  placards, 
de  ppur  qu'on  ne  les'squpçonnât  de  vouloir  accorder  aux 
marchands  forains  quelque  exemption  d'impôts  passa- 
gère en  faveur  d'une  solennité  si  importante.  A  cette 
occasion  y  ils  firent  éclairer  le  boulevard  par  de  petites 
lanternes  placées  de  distance  en  distance  sous  les  arbres, 
et  qui  donnèrent  à  cette  foire  fair  le  plus  misérable  et 
le  plus  pauvre.  Ensuite  ils  résolurent  d'auliciper  sur  le 
feu  que  la  ville  est  en  usage  de  faire  tirer  tous  lès  ans 
la  veille  de  la  Saint-Jean ,  sur  la  Gnève,  de  le  renforcer, 
et  de  le  faire  tirer  le  3o  mai  sur  la  nouvelle  place  de 
Louis  XV,  dont  la  colonnade  serait  illuminée  après  le 
feu,  ainsi  que  toutes  les  façadeç  des  maisons  de  la  capi- 
tale :  en  conséquence  ils  firent  co&struire  une  espèce  de 
décoration ,  la  plus  étroite  et  k  plus  mesquine  qu'il  fut 
possible  de  voir.  Au  lieu  de  placer  cette  décoration  et  le 
feu ,  ou  vis-à-vis  le  Pont-Tournant  des  Tuileries ,  ou  en 
face  de  la  ri,vicre,  où  le  plus  grand  nombre  de  citoyens 
possible  aurait  pu  jouir  de  ce  spectacle,  on  érigea,  mais 
de  guingois ,  la  charpente  et  sa  décoration  en  face  de 
cette  rue  appelée  Royale ,  qui  conduit  de  la  Porte  Saint- 
Honoré ,  où  finit  le  boulevard ,  dans  la  place  de  Louis  XV, 
et  c'est  pour  les  spectateurs  placés  dans  cette  enfilade 
étroite  que  le  feu  devait  être  tiré  :  ceux  qui  étaient  sur 
la  place  même  ne  pouvaient  le  voir  que  par  derrière;  les 
personnes  de  rang'  étaient  placées  dans  les  deux  colon- 
nades de  la  place,  qui  sont  séparées  dans  leur  milieu  par 
cette  rue  Royale  dont  j'ai  .parlé.  Remarquez  que  cette 
rue,  nouvellement  aligné€r^,'*'n'pst  pas  encore  achevée, 
qu'elle  est  beaucoup  plus  large  du  coté  de  la  place  qu'à 
l'autre  tout,  du  côté  de  la  Porte  Saint-Honoré ,  où  il  y  a 


I**  JUILLET    1770.  .3 

•encore  de  vieilles  maisons  à  abattre;  remarquez  aussi 
qu'elle  n'est  pas  encore  pavëe,  et  qu'il  y  avait  des  deux 
côtés  plusieurs  larges  fossés ,  creusés  apparemment  pour 
l'écoulement  des  eaux,  ou  peut-être  pour  empêcher  les 
voitures  de  passer  ailleurs  que  sur  le  milieu  de  la  rue 
qui  est  pavée;  remarquez  qu'il  ne  vint  dans  la  tête  d'au^ 
cun  des  grands  ordonnateurs  de  cette  fête  de  faire  renir 
plir  ces  fossés ,  mais  que  le  lendemain  du  désastre  on  eut 
grand  soin  de  les  combler;  et  vous  ne  serez  plus  étonné 
de  ce  qui  est  arrivé.  Cependant,  de  tous  ces  arrange*- 
mens  si  peu  réfléchis  il  ne  serait  vraisemblablement  ré- 
sulté aucun  accident^  si  l'on  avait  voulu  s'occuper  de  la 
police  des  carrosses ,  et  publier  la  veille  y  ou  le  jour  même, 
la  route  par  laquelle  il  serait  permis  aux  carrosses  d'ar- 
river sur  la  place,  et  celle  par  laquelle  ils  seraient  obligés 
de  s'en  retourner.  Cette  précaution  fut  absolument  négli- 
gée. Le  prévôt  dès  marchands  ne  songea  qu'à  se  main-  ' 
tenir  dans  son  droit  d'exercer  la  police  dans  toute  l'en- 
ceinte de  la  place,  et  à  empêcher  le  lieutenant-général 
de  police  d'y  faire  aucune  fonction  ;  il  ne  pensa  seulement 
pas  à  faire  prier  le  gouverneur  des  Tuileries  de  laisser 
le  Pont-Tournant  ouvert ,  afin  qu'une  bonne  partie  du 
peuple  pût  défiler,  à  pied,  après  le  feu,  par  le  jardin  des 
Tuileries.  Ce  pont  fut  fermé  à  l'heure  ordinaire,  de  sorte 
que  ce  débouché  nécessaire  manqua  absolument.  Moyen- 
nant ces  données,  le  désastre  devint  inévitablt^ 

Malgré  le  plus  beau  temps  du  monde  le  feu  ne  réussit 
point,  parce  qu'au  lieu  de  cendre  aux  pièces  d'artifice 
il  prit  à  la  charpente,  et  causa  un  incencije;  on  fut  obligé 
de  faire  venir  les  pompes  pour  l'éteindre ,  et  ces  pompes 
ne  purent  arriver  que  par  la  rue  Royale  :  surcroît  d'em- 
barras. Il  était  aisé  de  prévoir  qu'après  le  feu  tii'é  le 


L\  CORRESPONDANCE    MTTÉRA.ÏRE, 

peuple  qui  était  sur  le  boulevard  voudrait  arriver  par  la 
rue  Royale  sur  la  place  pour  voir  nilumination  des  co- 
lonnades,  et  qu'au  contraire  le  peuple  de  la  place  se 
mettrait  à  défiler  par  la  même  rue  Royale  pour  se  rendre 
au  boulevard,  et  y  jouir  de  cette  belle  foire  dont  j'ai 
parlé.  Ces  deux  colonnes  devaient  nécessairement  se  ren- 
contrer nez  à  nez,  et  le  choc  devenir  aussi  dangereux 
qu'inévitable.  Comme  la  rue  Royale  a  la  forme  d'un  en- 
tonnoir, ceux  qui  se  trouvèrent  engagés  dans  le  fond  de 
cçt  entonnoir  n«  purent  déboucher  à  cause  de  la  colonne 
opposée  qu'ils  rencontrèrent,  et  furent  de  plus  en  plus 
pressés  par  la  foule  dont  ils  ctaient  suivis ,  et  qui ,  par 
le  côté  large,  s'engageait  dans  cette  route  fatale  pour 
percée  delà  place  au  boulevard.  Dans  ce  moment  critique 
les  carrosses  s^ébranlèrent  et  voulurent  prendre  le  même 
chemin  :  il  est  fâcheux  que  dans  ces  occasions  les  per- 
sonnes considérables  croient  de  leur  dignité  d'aller  à  six 
ou  huit  chevaux,  et  surtout  d'ai^oir  Vair  et  h  jeu  de  gens 
pressés.  Dès  que  l'on  vit  ces  carrosses  engagés  dans  la 
rue  Royale,  le  peuple,  de  peur  de  se  trouver  sous  les 
chevaux,  se  jeta  du  milieu  sur  la  droite  et  sur  la  gauche; 
ceux  qtii  y  étaient  déjà  furent  poussés  par  ce  choc  dans 
les  fossés  qu'ils  ne  soupçonnaient  pas  sous  leurs  pieds  : 
alors  culbutés  les  uns  sur  les  autres^  étouffés,  écrasés, 
l'air  ne  ripieïitit  plus  que  des  cris  et  des  hurlemens  affreux 
des  mourans.  ]Jn  granti  nombre  de  personnes  de  la  pre- 
mière distini^lion  qui  avaient  donné  rendez-vous  à  leur 
carrosse  à  qudk{ue  distance  de  la  place,  et  qui  croyaient 
pouvoir  le  régner  à  pied  y  se  trouvèrent  dans  cette 
foule ,  et  coururent  le  plus  grand  risque  de  perdre  la  vie. 
M.  le  maréchal  de  Biron ,  colonel  des  Gardes  Françaises, 
fat  de  ce  nombre ,  et  dut  la  vie  à  un  sergent  de  son  régi- 


er  •  ^ 


I"    JUILLET    1770.  y 

ment.  Quelques'  soldats  et  sergens  de  ce  régiment  ren- 
dirent les  plus  grands  services  dans  cette  funeste  bagarre, 
et  sauvèrent  la  vie  à  une  infinité  de  personnes  connues  : 
malheureusement  ils  ne  purent  donner  ces  secours  qu'en 
écrasant  et  étouffant  ce  qui  se  trouvait  autour  d'eux  ;  il 
n'y  avail  pas  d'autre  moyen  de  dégagei^  ceux  dont  ils 
avaient  entrepris  le  salut;  deux  de  ces  infortunés,  après 
avoir  sauvé  la  vie  à  plusieurs  personnes ,  périrent  eux- 
mêmes  misérablement  dans  la  presse.  Il  est  aisé  de  s'ima- 
giner l'affliction  et  le  deuil  qui  suivirent  cette  scène  tra- 
gique :  toute  la  nuit  fut  employée  à  débarrasser  le  champ 
de  mort  des  cadavres  dont  il  était  jonché,  à  les  faire 
porter  dans  un  cimetière  proche  de  la  place,  et  à  les 
faire  reconnaître  dans  ce  lieu  de  désolation  par  leurs 
parens  et  leurs  amis. 

Madame  la  Dauphine ,  qui  arrivait  avec  Mesdames  de 
France  par  le  chemin  de  Versailles  pour  voir  l'illumina- 
tion  de  la  place,  ayant  appris  le  malheur  qui  venait 
d'arriver,  rebroussa  chemin;  et  deux  jours  après  elle 
envoya,  ainsi  que  M.  le  Dauphin,  l'argent  de  son  mois 
à  M.  de  Sartine,  pour  le  soulagement  des  malheureux 
qui  avalent  fait  des  pertes  dans  cette  fatale  nuit. 

Le  lendemain  on  apprit  que  M.  Bignon ,  après  avoir 
vu  le  succès  de  sa  belle  fête,  était  revenu  chez  lui,  en 
carrosse  et  en  bonne  santé,  entre  dix  et  onze  heures  du 
soir;  qu'à  onze  heures  il  avait  été  dans  son  lit  suivant 
son  u$age,  et  qu'il  avait  reposé  tranquillement  et  passé 
une  fort  bonne  nuit.  Le  surlendemain  il  eut  l'attention 
de  se  tcouver  à  l'Opéra,  dans  la  loge  de  la  ville,  pour 
bien  prouver  au  public  qu'il  n'était  ni  malade,  ni  affligé; 
et  il  ne  se  trouva  pas  un  patriote  pour  lui  jeter  une  cou- 
ronne civique  à  la  tête,  ob  citées  servaios  :  il  y  a  même 


6  CORIiESPOlVDANCE    LITTÉRAIRE, 

toute  aj^arence  que,  pour  reconnaître  ses  soins,  il  sera 
continué  dans  sa  place  pendant  trois  autres  années.  Le 
parlement  a  pris  connaissance  de  ce  désastre;  mais  tout 
ce  qui  résultera  de  cette  enquête,  c'est  que  les  morts  ont 
tort.  On  doit  la  justice  à  M.  de  Sartine  quHl  a  été  infini- 
ment touché  de  cette  catastrophe,  quoiqu'il  n'eût  pas 
dépendu  de  lui  de  la  prévenir,  les  magistrats  de  la  ville 
se  trouvant  seuls  chargés  des  détails  de  la  police  relative 
à  ces  sortes  de  fêtes  ^  et  les  magistrats  supérieurs  n'y 
concourant  que  lorsqu'ils  sont  requis. 

Les  spectacles  donnés  à  la  cour  à  l'occasion  de  ce  ma- 
riage n'ont  pas  eu  des  suites  aussi  funestes  que  les  fêtes 
de  Paris;  mais  ils  ont  en  général  peu  réussi,  et  ont  fait 
peu  d'honneur  aux  ordonnateurs.  Le  feu  d'artifice  et 
l'illumination  du  parc  de  Versailles  ont  eu  seuls  beaucoup 
de  succès.  La  nouvelle  salle  d'Opéra,  construite  à  Ver- 
sailles sur  les  dessins  de  M.  Gabriel ,  premier  architecte 
du  roi,  a  servi,  pour  la  première  fois,  à  ces  fêtes.  Cette 
salle  est  sans  doute  très-magnifique;  mais  cette  grande 
profusion  d'ornemens  et  de  dorures  est  en  elle-même  un 
grand  défaut;  on  dira  à  l'architecte  :  Ne  pouvant  la  faire 
belle,  tu  l'as  faite  riche.  La  beauté  d'une  salle  de  spec- 
tacle consiste  dans  la  plus  grande  simplicité,  dans  la 
commodité  et  l'égalité  des  places,  dans  la  facilité  des 
communications ,  etc.  Si  vous  élevez  une  colonnade  cir- 
culaire au-dessus  des  premières  loges,  il  est  clair  que 
vous  bridez^par  ces  colonnes  les  yeux  d'une  infinité  de 
spectateut's  qui  ne  pourront  plus  voir  le  théâtre;  si  vous 
suspendez  des  lustres  superbes  entre  chaque  colonne, 
vous  éclairerez  bien  la  salle ,  mais  l'illumination  du 
théâtre  s'en**  ressentira  nécessairement  et  ne  fera  plus 
d'effet;  si  vous  prodiguez  l'or  et  les  dorures,  ce  sera  en- 


I      JUILLET  1770.  7 

core  aux  dépens  de  la  décoration  théâtrale,  que  vous 
écraserez  par  les  couleurs  trop  brillantes  de  la  salle. 
Voilà  les.premières  notions  sur  la  décoration  et  l'illumi- 
ualion  des  théâtres.  A  cela  on  répond  que  la  salle  de  Ver- 
sailles ne  doit  pas  seulement  servir  aux  spectacles  de  la 
couFy  mais  aussi  au  festin  ou  souper  royal ,  au  bal  paré^etc, 
dans  ces  occasions  augustes  et  solennelles.  Je  dis  que 
c'est  une  fansse  vue.  que  de  vouloir  adapter  le  même 
bâtiment  à  des  usages  si  différens  ;  qu'un  roi  de  France 
est  assez  rich^  pour  avoir  une  salle  de  bal  à  pari;  qu'en 
employant  la -salle  d'Opéra  à  cet  usage ^  l'expérience  a 
prouvé  que  ces  ornemens  étaient  beaucoup  trop  brillans, 
puisque  la  cour  dans  toute  sa  magnificence ,  les  femmes 
malgré  leiir  plus  grande  parure  et  tous  les  diamaus  du 
Brgsily  avaient  été  effacées  par  l'éclat  de  la  décoration. 
Une*autre  bévue  incompréhensible,  c'est  que  dans-cette 
salle  magnifique  il  n'y  a  de  la  place  que  pour  environ 
quatorze  ou  quinze  cents  personnes,  et  qu'à  l'exception 
de  l'amphithéâtre  réservé  à  la  famille  royale  et  des  pre- 
mières loges  y  le  reste  des  spectateurs  parait  plutôt  re- 
légué dans  des  coins  et  dans  des  niches  qu'admis  au  &pec« 
tacle  de  son  souverain.  On  a  pratiqué  aussi  des  niclies 
grillées  Sious  l'amphithéâtre  et  les  premières  loges;  et 
pour  leur  ménager  la  vue  du  théâtre  on  a  enterré  le  par- 
quet de  façon  que,  lorsqu'on  y  est  assis,  on  ne  voit  guère 
quala  tête  des  acteurs.  On  dit,  quant  au  nombre  des 
places,  que  quatorze  cents  suffisent  dans  les  jours  ordi- 
naires de  cpmédie,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  si  triste  qu'une 
salle  trop  vaste  et  peu  garnie,  dcspectateurs.  Je  répondf 
qu'on  ne  doit  pas  joiker  la  tragédie  et  la  comédie  sur  le 
théâtre  de  l'Opéra ,  parce  qu'elle  ne  fait  pas  d'effet  sur 
un  si  grand  théâtre,  comme  rexpéricncc  vient  de  le  dé- 


8    .  CORRESPOWDAlsrCE    LITTIÊBAIRE, 

montrer;  quHI  doit  y  avoir  pour  ces  représentations  un 
petit  théâtre  à  part;  mais  que  ce  petit  théâtre  ne  doit 
pas  être  un  trou  de  garde-robe,  comme  cçlui  sûr  lequel 
on  a  joué  la  comédie  à  Versailles  jusqu'à  ce  jdiir  ;  quMl 
n'y  a  point  de  prince  en  Europe  qui  à  ses  Opéra  ne  place 
deux  y  trois  et  jusqu'à  quatre  mille  spectateurs,  et*que 
l'architecte  est  inexcusable  de  n'avoir  pas  ménagé  cette 
facilité  au  souverain  d'un  grand  royaume  lorsqu'il  marie 
son  petit-fils. 

Quoi  qu'il^^n  soit  dé  cette  magnifique  salle,  M.  le  duc 
d'Âumont,  premier  gentilhomme  de  la  chambre  en  exerr 
cice^  y  a  fait  représenter  pendant  les  fêtes  du  mariage 
l'opéra  de  Persée^  de  Quinault  et  LuUi,  à  cause  de  sa 
nouveauté  sans  doute,  et  l'opéra  de  Castor  et  Pollua: ^ 
de  Bernard  et  Ranieau.  Madame  la  duchesse  de  yillexy>y, 
fille  de  M,  le  duc  d'Aumont^  a  présidé  comme  ordonna- 
tri  oe  à  toutes  les  répétitions.  L'opéra  de  P^rsée  a  magni- 
fiquement ennuyé  ;  tputes  les  machines  ont  manqué , 
comme  il  devait  arriver  isur  un  théâtre  tout  neuf;  le  seul 
moment  piquant  du  spectacle  a  été  ^ouvrage  du  gros 
Persée;  Persée  Le  Gros  s'est  laissé  clioir  aux  pieds  d'An- 
dromède dans  le  moment  -décisif  :  cette  chute-a  beaucoup 
fait  rire  madame  la  Dauphine. 

Indépendamment  de  ces  opéra ,  on  a  représenté  sur  ce 
théâtre  la  tragédie  d'^thalie^  par  Racine,  et  celle  de 
Tancrèdcy  par  M.  da  Voltaire,- et  madetooiselle  Clairon 
a  ioué  dans  les  deux  pièces.  L'illustre  Clairon  «urait 
désiré  que  le  roi  lui  fît  dire  qu'il  verrait  avec  .plaisir 
l|u'elle  remontât  sur  la  théâtre,  et  ce  mot  aurait  suffi 
pour  la  faire  rentrer  à  la  Comédie  Française;  mais  Sa 
Majesté  ne  s'est  pas  prêtée  à  Cette  insinuation.  Cepen- 
dant il  a  été  décidé  par  madame  la  duchesse  de  Villeroy 


1"  jun^LET  1770.  9 

que  le  mariage  d'un  Dauphin  ne  pouvait  être  célébré 
sans  mademoiselle  Clairon ,  qui  a  touj<nirs  conserve  la 
passioa  de  ^on  métier,  quoiqu'un  mooient  de  dépit  l'ait 
fait  renoaaer  au  théâtre  de  sa  gloire.  *  La  passion  ne 
donne  pas*  toujours  de  bons  conseils.  Il  fallait  que  IHl- 
kistre  Gairon  considérât  qu'elle  était  dans  l'âge  où  l'on 
n'acquiert  plus';  que  près  de  cinq  ans  de  retraite  pou- 
vaient avoir  influé  sur  sa  figure  çt  même  sur  son  talent; 
mais  elle  n'a  fait  aucune^e  ces  réflexions,  et  a  fait  même 
une  faute  plus  grave.  Le  rôle  d'Athalie  appartient  de 
tout  temps  à  mademoiselle  Dumesnil  ;  ce  n'est  que  dans 
Tabsence  de  cette  actrice  que  madc^hioiselle  Clairon  l'a 
quelquefois  joué,  mais  rarement  et  toujours  sans  succès, 
parce  que  c'est  un  rôle  passionné,  et  troublé  et  emporté, 
où  l'art  et  le  )eii  raisonné  sont  mortels.  Epléver  ce  rôle 
à  une  ancienne  actrice  dans  ijne  occaiion  solenneHe , 
c'était  un  très-mâ\ivais  procédé.  Du- moment  qu^on  sut 
cet  arrangement  à  Paris ,  il  ne  fut  plus  possible  à  made- 
moiselle Dumesnil  tie  se  montrer  sur  le  théâtre  sans  des 
transports  d'applàudis^emens.  Grâce  à  la  protection  de 
madame  la  comtesse  du  Barry,  les  fêtes  de  la  cour  fureiit 
augmentées  d'une  représentation  de  la  tragédie  de  Mè- 
vope;  mademoiselle  Dumesnil  y  pafut  dans  un  habit 
donné  par  sa  protectrice;  elle  y  eut  le  plus  grand-succès, 
et  le  roi  lui  fit  dire  après  la  pièce  qu'il  n'avait  jamais  été 
plus  content  d'elle.  Avec  ces  dispositions,  mademoiselle 
Clairon  aurait  joué  le  rôle  d'Athalie  comme  une  dîviilité, 
qu'elle  n'y  aurak-  pas  réussi  ;  et  l'on  s'accorde  à  dire 
qu'elle  y  joua  mal  ;  aussi  sa  chute  fut  complète.  EUë  ne 
réussit  pas  mieux  dans  le  rôted'Aménaïde  de  là  tragédie 
de  Tancrède.  Je  me  trouvai  à  ce  spectacle ,  et  je  fus  sin- 
gulièrement surpris  de  la  lenteifr  et  de  la  monotonie 


lO  GOHBESPONDANC£    LITTl^RAIREy 

qu'elle  mit  dans  ce  rôle,  qui  lui  avait  fait  autrefois  une 
réputation  si  bi^llanle^  et  dont  les  actrices  les  plus  mé- 
diocres se  sont -toujours  tirées  avec  succès.  C^st  ^u'à  un 
certain  âge  on  ne  peut  pas  interroiûpre-son  tnctier  cinq 
anfi  de  suite  sans  porter  à  son  talent  un  coup  funeste.  Un 
autre  sujet  d^éîonnbment  pour  moi ,  c'était  de  la  ^oW 
infiniment  mal  habillée,  elle  que  j'avais  vue  si  profonde 
dans  la  recherche  et  dans  Tart  de  se  bien  mettre -au 
théâtre  :  sa  robe  était  d'une  couleur  fausse ,  entre  le  brun 
et  le  jaune,  et  lui  donnait  Fair  d'une  petite  vieille  rata- 
tinée; on  remarqua  aussi  qu'elle  avait  la  bouche  dQ  tra- 
vers, comme  si  elhe  venait  d'avoir  une  attaque  d*apo- 
plexie.  Ce  mauvais  succès  et  les  dégoûts  qui  en  sont 
inséparables  nous  auront  privés  pour  toujours  de  l'occa- 
sion de  revoir  cette  célèbre  actrice  sur  la  scène.  On  a 
fait  à  ce  sujet  des  vers  assez  mauvais.  Je  ne  les  transcris 
ici  que  pour  vous  prouver  que  cette  pauvre  Clairon  a 
reçu  le  coup  4e  pied  de  l'âne. 

Indécemméut  tu  quittas  Melpomènc, 
Et  tu  veux ,  Fretîlion ,  rcinouter  sur  la  scène  ; 
'    Par  la  brîgu«  écarter  les  talens  de  la  Cour, 

Ët'seule  avoir  l'honneur  de  paraître  au  grand  jour  ? 
C'était  assez  de  gloire,  impudente  héroïne, 
Que  d'avoir  en  débauche  égalé  Messaline. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  les  spectacles 
de  la  cour  c'est  la  Tour  enchantée ,  ballet  figuré ,  mêle 
de  chant  et  de  danse,  représenté  devant  le  roVle  20  jiiin 
clel*nier;  c'est  la  seule  nouveauté  qu'il  y  ait  cfU  parmi  ces 
spectacles.  Madame  la  duchesse  de  Yilleroy  a  entendu 
parler  dé  ces  magnifiques  ballets  donnés* à  la  cour  de 
Stuttgard  par  Noverre.; elle  a  voulu  les  imiter,  et,  pour 
perfectionner  le  genre ,  elle  a  cru  qu'il  n'y  avait  rien  de 


1"  JUILLET  1770.  II 

plus  beau  que  d'y  faire  brailler  de  temps  en  temps  quel- 
que litanie  de  cbant  français.  Elle  a  donc  fait  un  centon 
d'airs  de  danse,  coupes  par  des  psalmodies ,  le  tout  ar- 
rangé par  Dauvergne,  le  plus  plat  et  le  plus  froid  des 
compositeurs  de  France,  ce  qui  veut  beaucoup  dire. 
M.  Jolliveau,  qui  se  dit  secrétaire  perpétuel  de  l'Aca- 
démie royale  de  Musique  parce  qu'il  tient  registre  des 
loges  louées  à  l'Opéra ,  a  fait  les  paroles^  madame  la 
duchesse  y  a  été  pour  la  partie  du  génie,  c'est-à-dire  de 
l'invention.  Une  princesse  malheureuse  se  trouve  enfer- 
mée dans  une  tour  enchantée  par  des  Génies  malfaisai\s; 
son  amant  détruit  le  charme,  et  la  délivre  :  voilà  toute 
la  dépense  de  madame  la  duchesse  en  génie.  Après  quoi 
on  célèbre  la  délivrance  de  la  princesse  par  des  jeux  et 
par  un  carrousel  ;  et  comme  madame  la  duchesse  a  ouï 
dire  que,  sur  les  théâtres  étrangers,  on  voyait  souvent 
des  chevaux  réels  dans  les  pompes  de  triomphe  ou  autres 
spectacles,  elle  a  aussi  fait  promener  des  chevaux  attelés 
à  des  cabriolets  sur  le  théâtre  de  Versailles.  Cette  Tour 
enchantée^  parfaitement  ridicule,  a  été  sifflée  d'un  com- 
mun accord.  C'était  une  petite  machine  en  vert  et  blanc, 
de  papier  huilé,  la  plus  mesquine  possible;  on  y  voyait 
la  princesse  Sophie  Arnould  à  travers  une  petite  porte 
de  gaze  blanche;  elle  se  désolait,  un  mouchoir  blanc  à 
la  main ,  et  faisant  des  bras  dans  une  espèce  de  char  qui 
la  balançait. 

Elle  avait  l'air  d'un  avorton  conservé  dans  un  bocal 
d'esprit  de  vin,  comme  on  les  place  dans  les  cabinets 
d'histoire  naturelle.  On  fit  cette  remarque  à  Sophie  Ar- 
nould après  la  pièc^  et  elle  répondit  que  c'était  tout 
simple^  puisqu'elle  miit  le  fruit  d'une  fausse  couche  de 
madame  la  duchesse  de  Villeroy,  Au  moment  du  désen^ 


12  CORRESPOirpANCE    LITTÉRAIRE, 

chantement,  on  eut  beau  siffler,  la  tour  de  papier  huile 
ne  voulût  jamais  s'écrouler  ;  les  deux  Géans  qui  la  gar- 
daient tombèrent  dans  la  trappe  ;  c'étaient  deux  soldats 
aux  Gardes,  dont  l'un  fut  grièvement  blessé  à  cette  oc- 
casion; mais  la  tour  ne  voulut  jamais  disparaître,  mal- 
gré les  beaux  bras  de  la  princesse  qui  se  balançait  dans 
son  char,  derrière  la  porte  de  gaze^  de  la  manière  du 
monde  la  plus  tragique;  pour  achever  de  la  délivrer, 
on  fîit  obligé  d'emporter  le  papier  huilé  par  morceaux. 
Il  serait  difficile,  comme  je  l'ai  dit,  d'imaginer  un  spec- 
tacle plus  mesquin,  plus  absurde,  plus  ennuyeux  et 
plus  complètement  ridicule  que  celui  de  la  Tour  en-- 
chantée. 


Il  vient  de  paraître  un  nouvel  ouvrage  sur  Fart  im- 
portant de  la  coiffure  ;  il  a  pour  titre  :  le  Coiffeur 
(Vhomme  et  de  femme  ;  on  peut  l'avoir  complet  pour  six 
francs,  ou  bien,  suivant  qu'on  a  la  vocation  et  le  goût 
de  no  coiffer  qu'un  des  deux  sexes  exclusivement ,  on 
peut  se  procurer,  pour  trois  livres,  la  science  de  coiffer 
le  sexe  qu'on  a  choisi  de  préférence.  Nous  devons  ce 
nouveau  bienfait  à  M.  de  La  Garde,  jeune  coiffeur,  qui 
nous  apprend ,  en  passant ,  que  mademoiselle  sa  sœur 
compose  et  vend  une  excellente  pommade.  Si  madenioi- 
'  selle  (Je  La  Garde  est  jolie,  je  ne  doute  pas  du  succès  et  du 
débit:  de  sa  pommade.  Je  ne  doute  pas  davantage  du 
mérite  de  monsieur  son  frère  ;  mais  il  doit  cependant 
une  chandelle  à  la  Providence  de  l'avoir  délivré  d'un 
dangereux  rival  ;  l'illustre  M.  Le  Gros ,  si  connu  aux 
Quinze-Vingts  et  dans  toute  l'Europe,  par  son  ^r/  de 
coiffer  les  dames {\)\  a  perdu  la^€  dans  la  nuit  fatale 

(i)  Voir  tom.  V,  p.  af. 


l**    JUILLET   1770.  l3 

du  3o  mai  ;  il  a  été  trouvé  étouffé^  ainsi  qu'un  Martin, 
célèbre  yeniisseur  et  descendant  de  ce  grand  Martin  qui 
a  rendu  son  nom  immortel  par  ses  vernis.  Cette  nuit  a 
donc  été  assez  funeste  aux  arts,  comme  vous  voyez.  An- 
dromaque  Le  Gros  revint  sur  le  champ  de  mort,  vers  les 
-trois  heures  du  matin,  n'ayant  pu  rentrer  chez  elle;  on 
hii  apprit  le  sort  de  son  époux  avec  tous  les  ménagtmens 
possibles  ;  elle  répondit,  avec  une  présence  d'esprit  mer* 
veilleuse  :•«  Voilà  qui  est  fort  bien,  mais  encore  faul-il 
que  je  pr^ane  mes  clefs  dans  sa  poche  pour  pouvoir 
«rentre^  chez  moi.  »  Â  ces  mots,  on  entendit  l'ombre 
dpector  Le  Gros  pousser  un  cri  plaintif,  et  sa  veuve 
4plorée  alla  se  coucher. 

L'ouvrage  lumineux  et  profond  de  M.  l'abbé  Galiani , 
sur  le  commerce  des  blés,  a  jeté  l'alarme  dans  le  camp 
des  économistes;  leurs  champions  se  sont  armés  de  toutes 
pièces  ,  pour  combattre  le  champion  napolitain ,   et , 
comme  ils  n'ont  pas  cru  pouvoir  opposer  à  ses  forces 
une  digue  de  raisonnemens  assez  puissante,  ils  se  sont 
bornés  à  lâcher  sur  lui  le  torrent  des  injures.  L'abbé 
Bandeau  a  engagé  le  combat  par  des  Lettres  d'un  ama- 
teur à  M.  Fabbé  G***,  sur  ses  dialogues  anti-écono- 
mistes;  il  se  proposait  d'en  publier  une  tous  les  huit 
jours ,  et  de  faire  mourir  ainsi  l'athlète  napolitain  à  pe- 
tit feu  ;  mais  le  public  a  jugé  ces  Lettres  si  mauvaises 
que  l'auteur  n'a  jamais  osé  publier  la  troisième.  Le  grand 
rêveur  de  bien  public,  M.  Mercier  de  La  Rivière,  a 
paru  ensuite  dans  l'arène  avec  un  volume  in- 12  de  4'^^ 
pages,  intitulé  :  V Intérêt  général  de  l'État  y  ou  la  liberté 
du  commerc&des  blés  démontrée  conforme  au  droit  na- 
turel^ au  droit  public  de  la  France  y  aux  lois  fonda- 


l4  GORÎlESPOirDANGE  LITTËRAIRE, 

mentales  du  royaume^  à  V intérêt  commun  du  souverain 
et  de  ses  sujets  dans  tous  les  temps  ;  aifec  la  Hfutation 
d'un  nouveau  système  publié  en  form£  de  Dialogues  sur 
LE  COMMERCE  DES  BL^.  Il  ne  manque  à  ce  pauvre  M.  de 
La  Rivière,  dévore  du  zèle  du  bien  public ,  que  l'enten* 
dément  des  choses  qu'il  prétend  enseigner  ;  c'est  un  bon- 
homme qui  accouche,  en  rêvant ,  d'un  système  de  mots 
auxquels  il   trouve  apocalyptiquement  un  sens  suivi  ; 
c'est  un  auteur  à  idées  liées  comme  l'abbé  Môrellet, 
mais  celyi-ci  n'a  pas  le  mérite  apocalyptique  des  écono- 
mistes; il  fait  des  raisonnemens,  et  dit  des  pauvretés  en 
termes  clairs  ;  aussi  n'est-il  pas  dans  le  giron  de  l'église 
économistique,  mais  à  la  porte,  ni  dehors  ni  dedans,  et 
ne  jouissant  pas  de  la  considération  que  donne  aux  doc- 
teurs de  la  secte  l'obscurité  du  style  et  des  idées.  Il  a 
aussi  fait  un  gros  ouvrage  contre  le  ïivre  de  l'abbé  Ga- 
liani  ;  il  l'a  écrit  avec  une  tellç  rapidité  et  une  telle  assi- 
duité, que  la  peau  de  son  petit  doigt,  à  force  de  se  frot- 
ter contre  son  bureau,  s'est  entièrement  usée;  il  portait 
ainsi  les  stigmates  de  sa  foi  robuste  dans  les  principes 
des  économistes,  sans  avoir  les  honiieurs  de  saint.  Bien 
plus,  il  fit  imprimer  sa  Réfutation  à  ses  dépens  ;  il  vou- 
lait la  vendre  à  son  profit ,  et  lorsqu'il  touchait  au  terme 
de  ses  espérances,  d'en  tirer  autant  d'argent  que  de 
gloire,  M.  le  contrôleur  général  lui  fit  défendre  de  pu- 
blier so;i  livre ,  et  lui  ^t  dire  qu'il  le  rendait  responsable 
de  tous  les  exemplaires  qui  paraîtraient.  Voilà  donc 
M.  l'abbé  Morellet  riche  d'une  édition  entière  et  de 
quinze  cents  livres  de  frais  (i).  On  a  accusé  le  procédé 
du  ministre  de  dureté;  mais  il  faut  cependant  être  équi- 

(i)  Voir  dans  \es  Mémoires  de  Morellet ^  tom.  II,  p.  agS,  une  réfutation 
>de  ce  pasange  trop  longue  pour  être  rapportée  ici.  # 


l"  JUILLET   1770.  l5 

table  9  et  dire  qu'il  est.de  la  dernière  impertinence  d'é- 
crire en  enthousiaste  syir  la  liberté  illimitée, de  l'expor- 
tation 9  au  moment  oùr  presque  toutes  les  provinces  du 
royaume  sont  désolées  par  la  disette.  Ceux 'qui  sont  déli- 
cats en  fait  des  procédés  honnêtes  ne  trouvent  pas  l'abbé 
Morellet  trop  mulcté  de  quinze  cents  livres  pour  avoir 
écrit  contre  l'abbé  Galiani  ;  il  a  vécu  avec  ce  charmant 
abbé  dix  ans;  il  l'a  noiAnié  son  ami  ;  il  en  a  reçu  des 
services  d'amitié.  Des  personnes  un  peu  difficiles  préten- 
dent que  s'il  croyait  devoir  combattre  publiquement  les 
idée«  de  son  ami,  il  fallait  commencer  pair  lui  communi- 
quer sa  Réfutation  j  et  ne  la  pas  publier  sans  son  aveu  ; 
cela  supposait  une  Réfutation ,  en  tout  sens,  honnête  et 
polie,  telle  que  doit  être  la  discussion  entre  honnêtes 
gens,  et  surtout  entre  amis.  Il  y  a  des  gens  qui  préten- 
dent que  sa  critique  est  plus  amère  que  solide;  et  moi  je 
me  garderai  bien  de  juger  ce  procès ,  parée  que  je  n'ai 
nulle  envie  de  lire  le  bavardage  délayé  de  l'abbé  mulcté  ; 
il  a  fait  poifr  moi  ses*preuves  de  bon  esprit  ef  d'écrivain 
judicieux  daiis  l'affaire  de  la  Compagnie  des  Indes;  il 
m'a  démontré  qu'on  pouvait  être  à  la  fois  un  grand  rai- 
sonneur, un  esprit  bien  absurde  et  un  brouillon  bi«n 
étourdi;  je  le  tiens  quitte  de  toute  nouvelle  preuve. 
Quant  à  Saint-Jean  de  La  Rivière  in  aquis y  remarquez, 
sur  le  titre  de  son  Apocalypse,  les  mots  dans  tous  les 
temps  ^  et  vous  serez  en  état  de  vous  former  une  idée 
de  la  sagesse  de  ces  rêveurs-là  ;  ils  ne  se  doutent  pas 
seulement  qu'une   loi  politique,  boime  dans  tous  les 
temps,  n'esl  précisément  d'usage  dans  aucun  temps,  ni 
dans^aucun  lieu.  Un  troisième  abbé,  dit.Rpubaud,  doc- 
teur de  Técole  absurde,  ayant  remarqué  le  grao^d -succès 
de  l'ouvrage  de  l'abbé  Galiani,  et  l'ayant  attribué  à  la 


l6  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

gaieté  qui  y  règne,  a  voulu  faire  Je  plaisant  en  le  "réfu- 
tant^ et  a  cru  que  rien  n'était  si  plaisant  que  de  dire  des 
injures  à  son  adversaire.  Il  a  intitulé  sa  réfutation  : 
Récréations  économiques^  ou  Lettres  de  Fauteur  des  Re- 
présentations aux  magistrats  y  à  M.  le  cheifalier.  Za- 
nobij  principal  interlocuteur  des  Dialogues  sur  le 
Commerce  des  bl^s.  Ces  Récréations  forment  une  "bro- 
chure in-8*  de  237  pages ,  qur  est  restée  ajussi  obscure 
que  les  autres  faits  d'armes  des  économistes. 

Outre  ces  combats  des  moulins  à  vent  contre  le  che- 
valier Zanobi,jious  avons  eu,  en  fait  de  fatras  écono- 
mique, plusieurs  autres  ouvrages,  dont  la  lecture  n'a 
pas  encore  guéri  les  plaies  que  l'agriculture  reçoit  jour- 
nelljementde  la  taille  arbitraire  et  d'autres  petits  incon- 
véniens  encore  subsistans  ;  je  me  bornerai  à  en  indiquer 
deux.  Le  premier  a  pour  titre  :  Traité  politique  et  éco- 
nomique des  communes^  ou  Obsen^atiçns  sur  t agricul- 
ture ^  sur  rorigine^  la  destination  et  V  état  actuel  des  biens 
communs  j  et  sur  les  moyens  d'en  tiçer  les  secours  les  plus 
piquanset  les  plus  durables  pour  les  communautés  qui 
les  possèdent  et  pour  l'État  (1):  ces  secours  piquans 
forment  un  vol.  in-8^  L'autre  brochure  de  !>oo  pages,  pa- 
reillement in- 8*,  est  intitulée:  V  Ami  du  Prince  et  de  la 
Patrie,  ou  le  bon  Citoyen  {*i)*j  c'est  un  recueil  de  dialo- 
gues entre  un  sage  et  un  laboureur.  L'histoire  du  sage 
est  développée  dans  l'introduction ,  sous  ce  titre  :  Le  bon 
Seigneur  ;  et  dan^  l'avertissement,  vous  trouverez  en- 
core une  autre  aùecdote  intitulée  :  Le  Paysan  saxon. 
Tobserverai  ici,  en  passant,  au  bon  citoyen  «et  à  l'homme 

(i)  Par  le  comtç  d-Essuile.    ** 

(a)  Par  M.  de  Sapt;  Paris,  Gostar/in-So.  Quelques  exem^aires  portent  le 
nom  de  Tauteur..  '  '     . 


'     1"  JUILLET  1770.  in 

aux  recours  piquans,  et  à  tous  les  rêveurs  deLien  public, 
que  le  paysan  du  duché  d'Altembourg  est  laborieux  y  in- 
dustrieux,  entendu  y  économe,  riche  au  point  qu'il  donne 
huit  ou  dix  mille  écus  à  sa  fille,  en  la  mariant  au  fils  du 
laboureur,  son  voisin  ,^  sans  que  lui  ni  son  voisin  aieni  ja- 
mais entendu  parler  ni  de  M.  le  chevalier  Zanobi,  ni  de 
*M.  le  marquis  de  Mirabeau ,  ni  des  Êphémérides  du  Ci- 
tojen^  ni  de  \ Ordre  essentiel  A^  M.  de  La  Rivière (i);  ce 
qui  me  fait  croire  que  le  bon  gouvernement  a  plus  d'in- 
fluence sur  l'agriculture  que  les  bons  bavards.  J'ajoute 
que  pour  m'instmire  d^ns*la  science  économique  j'ai- 
merais mieux  assister-  aux  récréations  des  paysans  du 
pays  d'Altembourg ,  lorsqu'ils  jouent  les  dimanches  aux 
quilles,  que  de  lire  les  Récréations  économiques deVahbé 
Roubaud,  et  les  déGou^artes  de  labbé  MorelieL  Cepen- 
dant, comme  je  ne  veux  pas  mourir  dans  l'impénitence 
finale,  je  m'engage  d'abjurer  et  de  croire  à  l'influence 
immédiate  de  nos  rêveurs  économiques ,  sur  le  bonheur 
de  la  France,  le  jour  où  j'aurai  remarqué  à  nos  paysans 
fi:*ançais  l'assurance,  le  maintien  des  paysans  JAltem- 
bourg,  avec  des  habits  aussi  bien  étoflfés  et  des  culottes 
aussi  amples,  et  des  filles  aussi  bien  dotées  que  j'en  ai. 
vu  dans  ce  pays-là. 

..  M.  de  Saint-Lambert,  ayant  été  élu  par  l'Académie 
Française  à  la  place  du  feu  archidiacre  abbé  Trublet, 
a  prononcé  son  discours  de  remerciement,  le  23  du 
.mois  dernier,  dans  une  séance  publique  de  MM.  les 
Quarante.  Ce  discours  trace  rapidement  et  légèrement 
l'histoire  de  la  littérature  française,  depuis  sa  naissance 

(i)  L*  Ordre  naturel  et  essentiel  des  Sociétés  politiques  ;  Paris,  1767,  în-4°, 
«Il  a  vol.  in-xa. 

ToM.  VII.  a 


]8  CORRESPONDANCE   JLITTiRAIRE, 

ju^u'4  ^9^  JOUR,  fl  ^  é^  mt^z  bien  r^çu  du  fmblk  à  h 
sémcfi  4e  V^p^^if^}  .4qpMis  qu'fl  jeftt  imprimé,  il  est 
absohifiient  tpnfbé,  et  ji'op  len  dit  b^ufîoup  .de  mal. 
^'avç^ç  qufQ  cette  f  igueur  jf^  paraît  iaji|3te:  si  youd  vour 
le7  un  di»cpw*s «ublipey  i)  ae  Teçt  p^j^ :  m»i$  i}ym^m. 
die  plus  m^ym  pr99P9<^  44i93<^a9  9ii§u9ite$  a^exnbléesc 
d'ailll^ucS}  91^  ^^  qonyenu,  de  tOMt  t0inp$,  qijiequdqufs 
phrases  iqgéa^eu^eç  en  feraîeQt  JiWaire. 

On  rfsprpc)]Le  k  M.  4e  Saîat-tjambjsrt  d'avoir  tout  \oufi 
et  4Vyoir  trop  Iqu^j  niai§  c'^|:  Y^r^ti^  l'institut;  il  nie 
{a^}x%  dffpp  p9^  chicap^  ^'orateur.  On  lui  a  donoié  à  la 
pprU^  46  rÂ^4^^i^  1^^  eaçepsoir ,  à  eonditbn  qu'il  en 
dirig^mit  fef  CQup^î  fli^if-seulement  en  arrière  sur  lef 
foA4ateiars,  m^i*  wcore  en  ayant  vers  les  principaux  nex 
ap£^4émiqu^s.  I^  nouvel  académicien  a  fait  son  service 
4'eftepn«9W  h  BMsrveiUe,  et  il  n'y  a  point  d'habitué  de 
paroj^ç  qui  ^ache  mieux  lancer  le  sien  vers  le  porteur 
du  $£|ipt^açi:^.ment.  Indépendamment  de  l'illustre  prér 
sident  de  MQPt«^wieu  ^t  du  grand  patriarche  de  Fer- 
n^ff  9  qui  opt  4^$  droits  assurément  ipccotestahles  à  notre 
hpçptm^gp  f^t  à  U  cf^QPitaissance  de  tous  les  siècles,  l'ahhé 
4e  CoadiflaP,  W.  Thomas,  M.  d'Alfimbert  oqt  eu  leur 

portion  d'éloges  à  part.  Je  ne  sais  par  quelle  fatalité  M.  de 
Saint-Lambert  a  oublié  M.  de  Buffon ,  qui  ne  laisse  pas 
d'ètpe  aussi  ui^  des  Quarante  ;  et  je  suis  tenté  de  faire 
comme  cet  officier  gascon  qui,  en  revenant  du  palais  où 
il  avait  mqnté  la  garde  pour  une  séance  de  Louis  XIV 
au  parlement ,  s^^rrîta  sur  le  Pont-Neuf,  devant  la  statue 
de  HenrjIV,  et  dit  à  ^a  troupe:  a  Mes  amis,  saluons 
celui-ci  y  il  en  vqut  bien  un  auU'e{i).  »  Si  l'on  reproche 

(i)  G^  qfficier  était  le  bîsaïeul  du  fameux  Mirabeau.  Voir  pour  cette  anec- 
<}ote  tom.  II,  p.  x47. 


I  '  JUIIABT  «77^*  ^9 

à  M.  de  Bufibn  dès  systèmes  insoutenables,  cm  ne  peut 
nier  que,  passion  de  système  à  part,  il  n'ait  en  général  le 
coup-d'œil  très-phitofiophique  ;  et  TéléTation  de  ses  idées , 
la  noblesse  et  le  coloris  de  sicm  style  Itù  apurent  sa  place 
parmi  les  premiers  écrivains  de  ce  temps,  qui  commence 
à  être  stérile  en  grands  hommes.  Comment  peut«oil  passw 
sous  silence  M.  de  BuiTon ,  quand  on  a  le  courage  de  louer 
son  pesant  adversaire,  l'abbé  de  Gondillac?  Il  est  vrai 
que  M.  de  Saint^Lambert  nou»  promet  de  sa  part  un 
ouvrage  sur  l'éducation;  mais  pour  savoir  si  cet  ouvrage 
mérite  notre  admiration  et  notre  reconnaissance,  j'at- 
tendrai qu'il  ait  paru,  et  je  lirai. 

I 

Si  l'abbé  Trublet  pouvait  lire  tout  le  biten  que  M.  de 
Saint-Lambert  dit  de  lui  comme  littérateur,  il  arriverait 
exprès  de  Saint*-Malo,  par  les  coquetiers,  pour  remercier 
son  généreux  successeur.  Je  soupçonne  M.  de  Saint- 
Lambert  d'avoir  le  projet  de  voyager  en  Allemagne ,  et 
d'avoir  su,  par  Maupertuis,  avec  quelle  affection  les 
maîtres  de  postes  de  ce  pays-là  servent  ceux  qui  ont  de 
la  considération  pour  l'archidiacre  Trublet.  Lorsque 
Marmontel  fut  reçu  à  l'Académie ,  il  alla  voir  le  directeur 
pour  lui  lire  son  discours,  et  pour  avoir  communication 
de  sa  réponse ,  suivant  l'usage.  Ce  directeur  était  M.  Bi- 
gnon ,  le  même  qui ,  en  sa  qualité  de  prévôt  des  mar- 
chands, a  donné  de  si  bellas  et  de  si  heureuses  fêtes  au 
peuple  de  Paris,  à  l'occasion  du  mariage  de  M.  le  Dau- 
phin. Il  dit  à  Marmontel:  «  Je  sais  bien  que  j'aurais  dû 
parler  de  vous  et  de  vos  ouvrages  avec  éloge  ;  mais  je  n'en 
ai  rien  fait  de  peur  de  me  faire  des  ennemis.  »  On  peut  se 
rappeler  que  Marmontel  avait  éprouvé  les  plus  grandes 
difficultés  pour  entrer  à  l'Académie,  à  cause  de  cette 
fatale  parodie  de  la  scène  de  Cmna,  adaptée  à  un  conseil 


ao  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

tenu  sur  le  gouvernement  de  la  Comédie  Française ,  entre 
M.  le  duc  d'Aumonty  M*  d'Argental  et  Le  Kain ,  parodie 
qui  amusa  le  public  pendant  un  mois,  que  Marmontei 
n'avait  pas  faite  ^  et  qui  cependant  lui  resta.  Ce  fut  M.  le 
prince  Louis  de  Rohan,  coadjuteur  de  Strasbourg,  qui 
aplanit  ces  difficultés  en  forçant  M.  le  duc  d'Aumont  de 
déclarer  hautement  qu'il  désirait  que  Marmontei  eût  la 
place;  mais  le  prévoyant  M.  Bignon  sentit,  malgré  cette 
déclaration ,  que  l'éloge  de  Marmontei  ne  ferait  pas  un 
plaisir  infini  à  ses  ennemis,  et  eut  la  faiblesse  de  le  sup- 
primer, et  l'imprudence  d'en  dire  la  raison  à  Marmontei, 
qui  la  trouva  très-bonne.  C'est  ce  même  M.  Bignon, 
commandeur  dm  ordres  du  roi ,  à  qui  le  comte  d'Argen- 
son,  alors  ministre,  dit^  lorsqu'il  obtint  la  place  de  biblio- 
thécaire du  roi ,  qui  est  presque  devenue  héréditaire  dans 
sa  famille:  il/o/z  cousin  j  voilà  une  belle  occasion  d'ap- 
prendre.à  Jire.  Au  reste^  il  n'a  pas  donné  le  seul  exemple 
d'une  suppression  totale  d'éloges,  et  M.  de  Saint-Lambert 
aurait  trouvé,  dans  les  fastes  de  l'Académie,  plus  d'au- 
torités qu'il  ne  lui  en  fallait,  sinon  pour  supprimer,  du 
moins  pour  raccourcir  le  panégyrique  de  l'archidiacre. 
Il  a  fini  son  discours  par  une  apologie  faible,  mais 
franche,  des  lettres  et  de  la  philosophie  contre  les  repro- 
ches d'irréligion  et  autres  imputations  à  la  mode.  On  a 
appelé  point  d'orgue,  ou  cadenza  la  sortie  formelle  et 
régulière  que  les  évoques  et  tous  les  prédicateurs  font 
depuis  quelque  temps  contre  les  philosophes ,  et  qui  est 
devenue  de  l'essence  de  tous  les  sermons  qui  se  prêchent 
en  France;  Je  vois  que  les  philosophes  commencent  aussi 
à  avoir  leur  point  d'orgue,  et  qu'il  n'y  aura  plus  de  dis- 
cours de  prononcé  à  l'Académie,  sans  réclamation  contre 
le  point  d'orgue  des  prêtres,  et  sans  apologie  de  la  liberté 


1"  JUILLET   1770.      .  21 

de  penser.  Il  faudra  voir  lesquels  de  ces  chanteurs  à 
ramage  si  différent  sauront  tenir  leur  haleine  le  plus 
long-temps,  et  varier  assez  lejir  ton  pour  ne  pas  ennuyer  • 
leurs  auditeurs.  Je  crains  pour  le  point  dWgue  des  prê- 
tres ;  il  me  semble  que  leur  goût  de  chant  vieillit  de  jour 
en  jour;  et  ce  qu'il  y  a  de  pis ,  c'est  que  la  plupart  d'entre 
eux  y  tout  en  s'égosillant,  ont  eux-méme»  l'air  prévenu 
contre  la  bonté  de  leur  méthode. 

M.  l'ancien  évéque  de  Limoges ,  précepteur  des  En- 
fans  de  France  y  a  répondu  au  discours  de  M.  de  Saint r  * 
Lambert  y  en  sa  qualité  de  directeur  de  l'Académie.  Ce 
prélat  passe  pour  un  homme  respectable  par  ses  mœurs 
et  sa  candeur;  mais  ce  n'est  pas  par  la  plume  qu'il  res- 
semble au  cygne  de  Cambray ,  à  cet  illustre  Fénélon , 
dont  la  place  auprès  de  l'héritier  présomptif  du  trône  a 
plus  illustré  l'élève  que  le  précepteur.  Le  cygne  de  Li- 
moges, placé  auprès  de  l'héritier  actuel  en  la  même 
qualité,  n'a  pu  se  dispenser  de  parler  du  mariage  de  son 
élève  el  de  l'union  des  augustes  maisonsi.de  France  et 
d'Autriche;  mais  tout  ce  qu'il  a  dit  est  d'une  extrême 
platitude.  Comment  ne  parle-t-on  pas  avec  élévation  d'un 
événement  sur  lequel  repose  le  bonheur  de  la  génération 
future  (fun  grand  royaume?  Comment  n'est-on  pas  élo- 
quent, quand  on  à  le  cœur  pénétré?  Comnient  n'est-oft 
pas  pénétré,  quand  on  a  à  parler  de  l'héritier  du  trône , 
et  que  cet  héritier  est  votre  élève?  Quand  M.  Tévêque  de 
Limoges  quitte  la  cour  et  revient  à  l'Académie ,  il  est 
plus  passable.  Il  loue  l'abbé  Trublet ,  comme  un  évêque 
doit  louer  un  archidiacre.  Le  meilleur  trait  de  son  dis- 
cours a  été  relevé;  il  dit,  en  parlant  de  Fontenclle:  Cet 
homme  célèbre  qui ,  ajanû  vécu  près  d'un  siècle ,  en  a 
illustré  deux. 


2a  CORRESPOICDABrCE    LITTÉRAIRE, 

Après  les  deux  discours,  M.  le  duc  de  Nivernois  a  lu 
quelques  Ëibies  de  sa^  composition,  qui  ont  reçu,  comme 
de  coutume ,.  de  grands  applaudissemens.  La  plupart  de 
ces  fables  sont  ingénieuses. 

M.  de  Saint-'Lambert  a  lu  ensuite  le  second  chant  d'un 
poëme  sur  le  Génies  qu'il  a  depuis  vingt  ans  dans  son 
pocte^feuille,  et  qui  n'est  pas  achevé  ;  je  le  croyais  même 
entièrement  abandonné.  Si  cela  est,  cette  lecture  ne  lui 
donnera  pas  le  courage  de  le  reprendre;  le  public  l'a  ac- 
cueillie très-froidement. 

Quelques  jours  après  sa  réception,  M.  de  Saint-Lam- 
bert a  feit  paraître  une  brochure  intitulée  :  Les  deux 
jimùj  conte  iroquois. 

Vous  aimerez  certainement  la  chanson  d'Ërimé:  Ils 
partent^  les  deux  amis;  mais  il  n'en  fallait  faire  qu'une 
dans  tout  le  conte,  ou  ne  pas  faire  les  autres  sur  le  même 
moulç.  On  ne  saurait  être  trop  court  quand  on  conte;  et 
l'on  doit  se  souvenir  de  la  leçon  de  madame  Geoflrin. 
M.  le  comte  de  Coigny ,  étant  un  jour  à  dîner  chez  elle, 
faisait  des  contes  qui  ne  finissaient  point;  on  apporta  un 
aloyau,  et  il  tira,  pour  en/  servir,  un  petit  couteau  de  sa 
poche,  tout  en  continuant  ses  contes.  Qladame  Geoffrin, 
impatientée,  lui  dit:  «  Monsieur  le  comte,,  il  &ut  avoir 
de  grands  couteaux  et  de  petits  contes.  » 

ê 

LeHre  de  M,  de  Voltaire  à  madame  Necker. 

De  Feroey  >  le  ig  juin  1770. 

Vous  qui  chez  la  belle  Hypathie , 
Tous  les  veodrcdisr  raisonnez 
^.  De  vertu ,  de  philosophie , 

£t  tant  d'exemples  en  donnez , 
Vous  saurez  que  dans  ma  retraite 
Est  venu  Phidias  Pigal 


i5  juiLÉÉf  l'yyb.  a3 

Pour  desâiner  roriginal 
De  mon*  vieux  et  mince  squelelie. 
Chacun  rit  vers  le  mont  Jura 
En  voyant  ces  honneurs  insignes  ; 
Mais  la  France  entière  dira 
Gonibien  véiis  setilk  en  éiîez  «Ifgnés. 

co  Quand  les  gens  de  mou  village  ont  vu  Pigalle  dé- 
ployer quelques  instrumens  de  son  art  :  Tiens ,  tiens  \ 
disaient-ils  ;  on  va  le  disséquer^  cela  sera  drôle.  C'est 
ainsi  ^  Madame,  vous  le  savez,  que  tout  spectacle  amuse 
les  hommes  ;  on  va  également  aux  Marionnettes ,  au  feu 
de  la  Saint-Jean,  à  lOpéra*Comique,  à  la  grand'messe, 
à  un  enterrement.  Ma  statue  fera  sourire  quelques  philo- 
sophes, et  renfrognera  les  sourcils  réprouvés  de  quelque 
coquin  d'hypocrite  ou  de  quelque  polisson  de  folliculaire: 
vanité  des  vanités  ! 

0  Mais  tout  n'est  pas  vanité;  ma  tendre  reconnais- 
sance pour  vos  services,  et  surtout  pou^  vous,  Madame, 
n'est  pas  vanité. 

<(  Mille  tendres  obéissances  à  M»  Necker.  » 


Ali-lé,  i5  jiiméi'1770. 

Phidias 'PigiaiUe  a  Mt  soti  Voyagé  de  Feriièy ,  et' en  est 
i-6venu  après  y  avoir  pa^sé  hbitjours.  La  veille  de  son 
départ  il  iie  tenàîi  encore  riien,  et  son  parti*  était  pris 
dé  renoncer  à  l'entiréprise ,  et*  dé  revenir  dédâl^er  qu'il 
n'en  pouvait  veIii^  à'  botit.  Lé  patriarche  lui  acoMrdait 
biéri  tous  les  jours^  utie  séance;  mais  il  était  péifdaiit  ce 
temps-là' oonittie  un  enfant,; ne  pouvaiit  se  teiiiir*  tran- 
quille un  instant.  La  plupài't  du  temps  il  avait' sôfl  se- 
crétaire à  coté  de  lui'  pour  dicter  des  lettres  pl^ndant 
qu'on  le  mlodelait,  et',  suivant  iin  tic  qui  lui  est  fatriilier 
en  dictant  des  lettres,  il  soufflait  des  pois  ou  faisait 


24  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

d'autres  grimaces  mortelles  pour  le  statuaire.   Celui-ci 
s'en  désespéra,  et  ne  vit  plus  pour  lui  d^autre  ressource 
que  de  s'en  retourner  ou  de   tomber  malade  à  Ferney 
d'une  fièvre  chaude.  Enfin,  le  dernier  jour,  la  conver- 
sation se  mit,  pour  le  bonheur  de  l'entrepris,  sur  le 
veau  d'or  d'Aaron  ;  le  patriarche  fut  si  content  que  Pi- 
galle  lui  demandât  au  moins  six  mois  pour  mettre  une 
pareille  machine  en  fonte,  que  l'artiste  fit  de  lui,  le 
reste  de  la  séance,  tout  ce  qu'il  voulut^  et  parvint  heu- 
reusement à  faire  son  modèle  comme  il  avait  désiré.  Il 
eut  une  si  grande  peur  de  gâter  ce  qu'il  tenait  dans  une 
seconde  séance,  qu'il   en    fit  faire   le   moule  aussitôt 
par  son  mouleur,  et  qu'il  partit  le  lendemain  de  grand 
matin  et  clandestinement  de  Ferney  sans  voir  personne. 
JPai  vu  le  plâtre  de  Pigalle  ;  il  est  fort  beau  et  très-res-' 
semblant;  et  cependant  il  ne  ressemble  point  du  tout 
aux  petites  figures  de  l'ouvrier  de  Saint-Claude  qui  res- 
semblent si  bien  à  l'original.  C'est  que  l'ouvrier  de  Saint- 
Claude  lui  a  laissé  le  caractère  malin  et  satirique  qu'il  a 
assez  souvent.  Dans  ces  petits  portraits,  le  patriarche  a 
aussi  la  tête  penchée  de  haut  en  bas  sur  la  poitrine,  et 
par  conséquent  le  regard  un  peu  en  dessaus.  Pigalle  lui 
a  fait  la  tête  droite;  dans  la  statue  elle  sera  même  re-^ 
levée,  et  le  regard  dirigé  en  haut.  D'ailleurs  le  plâtre 
de  Pigalle  est  simple,  calme,  d'un  beau  caractère;  seu- 
lement je  trouve  qu'il  a  le  regard  un  peu  mélancolique  y 
et  comme  s'il  était  travaillé  par  le  spleen ,  et  ce  n'est 
pa&  assurément  la  maladie  qui  mettra  le  grand  patriarche 
au  tombeau.  Au  reste ,  Phidias  Pigalle  nous  a  •  apporté 
les  nouvelles  les  plus  satisfaisantes  sur  sa  santé.  Il  m'a 
assuré  qu'il  montait  les  escaliers  plus  vite  que  tous  les^ 
souscripteurs  ensemble,  et  qu'il  était  plus  alerte  à  fermer 


I  5  JUILLET    1770.  25 

une  porte,  à  ouvrir  une  fenêtre,  à  faire  la  pirouette, 
que  tout  ce  qui  était  autour  de  lui.  Tai  gardé  à  Phidias 
Pigalle  lé  secret  de  toutes  ces  nouvelles;  je  savais  bien 
qu'elles  seraient  prises  en  mauvaise  part  à  Ferney  ;  mais 
il  faut  que  quelque  maladroit  ait  fait  compliment  au  pa- 
triardhe  sur  son  embonpoint ,  car  voici  la  lettre  que  je 
viens  d'en  recevoir. 

De  Ferney  ,  le  10  juillet  1770. 

a  Mon  cher  prophète,  M,  Pigalle,  quoique  le  meilleur 
homme  du  monde,  mç  calomnie  étrangement;  il  va  di- 
sant que  je  me  porte  bien,  et  que  je  suis  gra?  comme 
un  moine.  Je  m'efibl^çais  d'être  gai  devant  lui ,  et  d'enfler 
les  muscles  buccinateurs  pour  lui  faire  ma  cour. 

r(  Jean-Jacques  est  plus  enflé  que  moi,  mais  c'est  d'à-' 
mour-propre.  Il  a  eu  soin  qu'on  mît  dans  plusieurs  ga- 
zettes qu'il  a  souscrit  pour  cette  statue  deux  louis  d'or. 
Mes  parens  et  mes  amis  prétendent  qu'on  ne  doit  point 
accepter  son  offrande. 

«  Je  vous  prie  de  me  dire  si  vous  avez  lu  le  Système  de 
la  Nature ,  et  si  oh  le  trouve  à  Paris.  Il  y  a  des  cha 
pitres  qui  me  paraissent  bien  faits,  d'autres  qui  me  sem- 
blent bien  longs,  et  quelques-uns  que  je  ne  crois  pas 
assez  méthodiques.  Si  l'ouvrage  eût  été  plus  serré ,  il 
aurait  fait  un  effet  terrible  ;  mais  tel  qu'il  est ,  il  eh  a 
fait  beaucoup.  Il  est  bien  plus  éloquent  que  Spinosa; 
mais  Spinosa  a  un  grand  avantage  sur  lui,  e'est  qu'il 
admet  une  intelligence  dans  la  nature ,  à  l'exemple  de 
toute  l'antiquité^  et  que  notre  homme  suppose  que 
l'intelligence  est  un  effet  du  mouvement  et  des  combi- 
naisons de  la  matière,  ce  qui  n'est  pas  trop  compréhen- 
sible. J'ai  une  grande  curiosité  de  savoir  ce  qu'on  en 
pense  à  Paris  ;  vous  qui  êtes  prophète ,  vous  en  pourrez 
dire  des  nouvelles  mieux  que  personne. 


/ 


a6  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE , 

«  Ne  m'oubliez  pas  auprès  de  ma  philosophe  (i)  et  de 


vos  aitiis.  » 


J.-J.  Rousseau,  dont  la  souscription  n^a  pas  fait  au 
patriarche  tout'  le  plaisir  imaginable ,  e^t  à  Paris  dfepuis 
environ  un  mbis  avec  sa  gouvernante,  m^dfeitioiselle 
Le  Vasseur ,  dont  îl  a  enfin  fait  sa  femme.  Il  a  quitté  la 
casaque  arménienne  et  repris  l'habit  français,  on  a  fait 
à  cette  occasion  un  conte  impertinent ,  qui  calomnie  la 
vertu  de  madame  Jean-Jacques,. et  encore  plus  le  goût 
de  celui  qui  aurait  péché  avec  elle.  On  prétend  que  son 
mari  l'ayant  surprise  in  flagrante  avec  un  moine ,  quitta 
l'habit  arménien  sur-le-champ,  disant  qu'il  avait  voulu 
se  distinguer  jusqu'à  présent  à  l'extérieur  des  autres,  ne 
se  croyant  pas  uu'  homme  ordinaire;  mais  qu'il  voyait 
bien  qu'il  s'était  trompé,  et  qu'il  était  dans*  la  classe 
commune.  Je  crois  que  l'espérance  de  revenir  à  Paris 
a  eu  plus  de  part  à  ce  changement  d'habit  que  les  fre- 
daines de  madame  Rousseau*  On  n'aurait  jamais  obtenu 
la  permission  de  reparaître  ici  pour  l'Arménien ,  mais 
on  a  déterminé  M.  le  procureur-général  à  laisser  Jean- 
Jacques  en  habit  français  à  Paris.  La  seule  condition  que 
ce  magistrat  ait  exigée ,  c'est  de  ne  plus  écrire ,  ou  du 
moins  de  ne  rien  faire  imprimer.  Le  retour  de  cet 
homme  singulier  dans  une  ville  où  il  a  passé  la  plus 
grande  partie  de  sa  vie,  et  qui  seule  lui  convient  dans 
l'univers,  a  fourni  pendant  quelques  jours  un  sujet  de 
conversation  à  Paris.  Il  s'est  montré  plusieurs  fois  au 
café  de  la  Régence,  sur  la  place  du  Palais-Royal;  sa 
présence  y  a  attiré  une  foule  prodigieuse,  et  la  populace 
s'est  même  attroupée  sur  la  place  pour  le  voir  passer. 
On  demandait  à  la  moitié  de  celte  populace  ce  qu'elle 

(i)  Mailunio  d'Épinay. 


1 5  JUILLET    1770.  2^7 

faisait  là  ;  elle  répondait  que  c'était  pour  voir  Jean^Ja^cques. 
On  lui  demandait  ce  que  c'était  que  Jean-Jaoques;  elle 
répondait  qu'elle  n'en  savait  rien,  mais  qu'il  allait  passer. 
On  fit  cesser  cette  représentation ,  en  exhortant  M.  Rous- 
seau à  ne  plus  paraître  ni  à  ce  café ,  ni  dans  aucun  autre 
lieu  public;  et,  depuis  ce  temps-là,  il  s'est  tenu  plus 
retiré.  £a  effet,  il  suffirait  d'une  manvaise  feete  parmi 
nos  seigneui*s  les  eonseillers  des  enqu^es  et  requêtes 
pouv  le  dénoncer,  et  obliger  le  procureur -'général   de 
poursuivre  le  décret  de  prise  de  corps  qui  subsiste  tou- 
jouirs ,  ce  qui  forcerait  le  pauvre  Jean** Jacques,  à  s'éloi- 
gaer  de  nouveaux;  maiis  en^  évitant  la  trop  grande  puhli* 
cité,  il  ne  sara  pas  dans»  ce*  cas-là.  Il  va  d?atlleurs*  beau- 
coup dans  le  monde,,  chez  les  belles  daines  :  it  a  déposé 
sa  peau:  d'ours  avec  l'habit  arménien ,  et  il  est  redevenu 
galant  et  doucereux.  Il  va  souper  aussi  chez  Sophie  .Ar- 
nould ,  avec  l'élite  des  petits-maîtres- et  des  talons  rouges, 
et  ii  paraît  que  c'est  Rulhière  qu'il  a  choisi  pour  con- 
ducteur. Quant  au  métier,  ayant  renoncé  w  celui  des 
lettres  jusqu'à  nouvel  ordre,  il  a  repris  la'  profession  dé 
copiste  de  musique  ;  il  convient  qu'il  a  été'  mauvais  co- 
piste autrefois,,  parce  que,  dîlril,  il  avait  alors  la  manie 
de  composer  des  livres;  mais^  actuellement  qu'il  est  re- 
venu dans  son  bon  sens,  il  pré.tend-  n'avoir  pas  son  pa^ 
rail';  il'  lui  faut ,  dit-il  encore  j  gagner  quinze  cents  livres 
par  an.  avec  ses  copies  pour  être  à  son  aise.  Il  a  reçu 
chez,  luffi  ta  visite  de  plusieurs  curieux.  De  ce  nombre 
est  M.  le  prince  de  Teigne,-  des  Pays-Bas,  qui  passe  pour 
avoir  de  l'esprit  et  pour  être  aimable  (i).  Quelques  jours 

après  sa  visite,  il  écrivit  à  M.  Rousseau  la  lettre  que 

* 

(i)  On  trouve  à  la  fin  du  tome  X  des  Œuvres  du  prince  Ligne  Mes  Con- 
versations avec  Jean-Jacques* 


28  CORRESPOND ilLlVGE  LITTÉRAIRE, 

VOUS  allez  lire ,  mais  qui  n'a  pas  eu  de  succès  à  Paris , 
parce  qu'où  n'y  a  pas  trouvé  assez  de  naturel  /et  que  la 
prétention  à  l'esprit  est  une  maladie  dont  on  ne  relève 
pas  en  ce  pays. 

Lettre  à  M.  Rousseau. 

a  Je  suis,  Monsieur,  celui  qui  a  été  vous  voir  l'autre 
jour.  Je  n'y  retourne  pas,  quoique  je  m'en  meure  d'en- 
vie ;  mais  vous  n'aimez  ni  les  empressés  ni  les  empres- 
semens. 

(c  Pensez  à  ce  que  je  vous  ai  proposé.  On  ne  sait  pas 
lire  dans  num  pays  ;  vous  île  serez  ni  admiré  ni  persécuté. 

a  Vous  aurez  la  clef  de  mes  livres  et  de  mes  jardins. 
Vous  m'y  verrez  ou  vous  ne  m'y  verrez  pas.  Vous  y  aurez 
une  très-petite  maison  de  campagne  à  vous  seul^  à  un 
quart  de  lieue  de  la  mienne.  Vous  y  planterez ,  vous  y 
sèmerez ,  vous  en  ferez  tout  ce  que  vous  voudrez. 

a  Jean-Baptiste  (i)  et  son  esprit  sont  venus  mourir  en 
Flandœ  ;  mais  il  ne  faisait  que  des  vers  :  que  Jean-Jacques 
et  son  génie  viennent  y  vivre.  Que  ce  soit  chez  moi,  ou 
plutôt  chez  lui,  que  vous  continuiez  vitam  impend&x 
vero  (2).  Si  vous  voulez  encore  plus  de  liberté,  j'ai  un 
très-petit  coin  de  terre  qui  ne  dépend  de  personne;  mais 
le  ciel  y  est  beau,  l'air  y  çst  pur,  et  ce  n'est  qu'à  quatre- 
vingts  lieues  d'ici.  Je  n'y  ai  point  d'archevêque  ni  de  par- 
lement, mais  j'y  ai  les  meilleurs  moutons  du  monde. 

(c  J'ai  des  mouches  à  miel  à  l'autre  habitation  que  je 
vous  offre!  Si  vous  les  aimez,  je  les  y  laisserai;  si  vous 
ne  les  aimez  pas,  je  les  transporterai  ailleurs:  leur  répu- 
blique vous  traitera  mieux  que  celle  de  Genève  à  qui 

(i)  Jean-Baptisle  Rousseau. 

(a)  Devise  adoptée  par  Jean- Jacques. 


1 5  JUILLET  1770.  an 

vous  avez  fait  tant  d'honneur ,  et  à  qui  vous  auriez  fait 
du  bien. 

«  Comme  vous  je  n'aime  ni  les  trônes  ni  les  domina- 
tions :  vous  ne  régnez  sur  personne,  mais  personne  ne 
régnera  sur  vous.  Si  vous  acceptez  mes  offres,  Monsieur, 
j'irai  vous  chercher  et  vous  conduire  moi-même  au 
Temple  de  la  Vertu  :  ce  sera  le  nom  de  votre  demeure, 
mais  nous  ne  l'appellerons  pas  comme  cela  :  j'épargnerai 
à  votre  modestie  tous  les  triomphes  que  vous  méritez* 

a  Si  tout  cela  ne  vous  convient  pas ,  prenez ,  Monsieur, 
que  je  n'ai  rien  dit.  Je  ne  vous  verrai  pas,  mais  je. con- 
tinuerai à  vous  lire  et  à  vous  admirer  sans  vous  le  dire.  x> 


M.  d'Arnaud  vient  de  nous  gratifier  d'une  j4nne  Bell, 
histoire  anglaise^  ornée  d'une  estampe  et  de  deux  vi- 
gnettes. J'ai  fait  vœu,  pour  bonnes  raisons,  de  ne  plus 
lire  aucun  des  petits  romans  de  M.  Baculard  d'Arnaud; 
je  ne  saurais  renoncer  à  mon  vœu  pour  les  beaux  yeux 
de  miss  Bell ,  dont  ceux  qui  ont  fait  connaissance  avec 
elle  se  sont  permis  de  dire  beaucoup  de  mal. 

V École  du  Monde  ^  à  F  usage  des  jeunes  gens  de  F  un 
et  Vautre  sexe;  deux  parties  faisant  358  pages  (i).  Je 
ne  sais  quel  est  ce  maître  d'école  qui  tient  classe  pour 
le  monde  entier  des  deux  sexes.  Il  apprend  à  l'un  d'obéir 
à  Dieu  et  au  roi;  à  l'autre  d'être  riche,  non  en  écus, 
mais  en  vertus,  et  il  vous  donne  toute  sa  science  pour 
les  deux  tiers  d'un  petit  écu. 

Les  Deux  Frères ^  histoire  morale;  brochure  de  cent 
trente  et  quelques  pages  (a).  C'est  de  la  chevalerie  avec 

(i)  iD-xa;  par  Boisminon. 

(a)  Barbier,  n°  36o7  ^^  ^^  seconde  édition  du  Dictionnaire  des  Anonjrmes, 
pense  que  ce  livre  est  de  J.  M.  J.  de  Cursay,  et  qu'il  avait  paru  en  1761  sous 
le  litre  des  Deux  frères  Angevins. 


3o  CORRESPOirSAirCSE  '  LITTERAIRE  y 

une  préface  en  vers^  où  le  soiiil>re  Baculard  et  les  angio- 
mânes  sont  fort  maltraités.  Nos  petits  auteurs  se  parta- 
gent: aujourd'hui  en  deux  brigades;  Tune  tient  pour 
l'horreur,  l'autre  pour  la  gaieté  ;  elles  réussissent  à  peu 
près  également  dans  leurs  entr^rises  :  la  brigade  sombre 
fait  souvent  rire,  et  la  brigade  gaie  fiiit  souvent  bâiller. 

Lettres  variées  de  mademoiselle  de  Saint-FUts  à  ma-- 
dame  de  Rockelj  par  madame  de  M***  ;  deux  parties 
in-ia.  Je  ne  connais  pas  ce  nouvel  auteur  femelle ,  qui 
s'est  mis  en  tête  d'imiter  madame  Riccoboni.  Ah!  oui, 
je  t'imite! 

Le  succès  étonnant  de  la  Lettre  à  madame  la  Com- 
tesse Tation{i)  n'a  pas  manqué  d'exciter  une  noble  ému- 
lation entre  les  faiseurs  àe  pointes ,  et  Tun  de  ces  hommes 
d^  génie  a  publié  une  Réponse  de  madame  la  Comtesse 
Tation  à  la  Lettre  dû  sieur  de  Bois* Flotté  y  étudiant  en 
droit-fil.  Laissons  là  ces  platitudes  détestables ,  en  rou- 
gissant de  l'attention  que  le  public  a  daigné  y  faire  pen- 
dant quelque  temps.  Mais  il  est  écrit  que  je  ne  me  tirerai 
jamais  des  charades.  Ne  voilà<>t-il  pas  M.  le  chevalier  de 
Boufflers  qui  s'avise  d'en  faire  une  en  prose  ?  On  ne  peut 
supprimer  ce  que  fait  M.  le  chevalier  de  Boufflers,  parce 
que  ses  folies  ain^ables  ont  un  caractère  original  et  dis- 
tingué. Transcrivons  donc  la  charade  de  M.  le  chevalier 
de  Boufflers. 

Logogriphe  en  forme  de  charade  adressé  à  une  jolie 

femme. 

Vous  avez ,  Madame ,  la  première  partie  ;  j'ai  la  seconde. 
Si  vous  n'aviez  pas  la  première,  je  n'aurais  pas  la  se- 
conde. , 

(i)  Voir  tom.  VI,  p.  396. 


i5iiJiixET  1770.  3l 

Si  K'Ous  saviez  à  quel  point  j'ai  la  seconde ,  vous  m'ac- 
Gord^riez  le  tout. 

Si  vous  m'accordiez  le  tout,  vous  ne  poumez  me 
refuser  la  première  partie. 

Si  j'avais  la  première  je  ne  cesserais  d'avoir  la  seconde, 
et  je  n'aurais  plus  rien  à  désirer. 

Je  dois  vous  dire,  pour  que  vous  entendiez  mon  logo- 
gpîphe,  que  la  seconde  partie  est  sûrement  plus  grande 
ea  moi  que  la  première  ne  l'est  en  vous ,  et  que  parmi 
les  personnes  plus  intimement  liées  entre  elles  que  je  ' 
n'ai  le  bonheur  de  l'être  avec  vous,  la  seconde  partie 
diminue  à  mesure  que  la  première  augmente.  Il  faut  aussi 
que  vous  sachiez  qu'on  ne  sent  pas  communément  la 
seconde  partie  quand  la  première  n'a  pas  lieu.  Il  faut 
cependant  excepter  un  petit  nombre  de  personnes  dont 
l'attachement  est  si  fort  au-dessus  du  préjugé  que,  quoi- 
que ennemis  jurés  de  cette  première  partie,  vous  pour- 
riez faire  nattre  en  eux  la  seconde,  pour  peu  que  vous 
voulussiez  vous  y  prêter,  quand  même  vous  n'auriez  pas 
la  première.  Cest  un  mérite  bien  rare  parmi  les  per- 
sonnes qui  possèdent  cette  première  partie. 

Vous  serez  peut-être  fâchée  contre  moi.  Madame^  si 
vous  devinez  le  mot  de  mon  logogriphe  :  cette  première 
partie,  qui  lait  toute  mon  ambition,  le  rend  bien  facile; 
maïs  j'espère  que  votre  colère  n'aura  plus  lieu  lorsque 
vous  voudrez  bien  vous  rappeler  que  mon  respect  et  mon 
tendre  attachement  méritent  quelque  compassioiv 

Et  moi,  après  avoir  transcrit  cette  charade  mons- 
trueuse et  m'être  rendu  complice  du  crime  de  l'auteur, 
qu'ai-je  à  espérer  ?  et  que  deviendrais-je  si  ces  feuilles 
tombaient  entre  les  mains  de  quelques  dames,  et  qu'elles 


32  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

entrevissent  seulement  le  mot  de  la  ch^ade,  malgré  les 
difficultés  de  quelques  grammairiens  rigides  sur  je  ne 
sais  quel  changement  de  lettre?  Si  du  moins  le  chevalier 
de  Boufflers  était  encore  abbé ,  il  n'y  aurait  rien  à  lui 
dire.  Lorsqu'il  fut  au  séminaire  de  Saint-Sulpice  pour  se 
préparer  à  lepiscopat,  auquel  il  renonça  ensuite  pour  la 
croix  de  Malte,  il  fît,  outre  le  conte  charmant  que  tout 
le  monde  connaît,  le  rébus  suivant,  qui  est  bon  à  con- 
server : 

L.  n.  n.  e.  o,  p.  y.  1.  i.  a.  1. 1. 1.  i.  a.  m.  e.  1.  i.  a.  e.  t.m. 
e.  Ki.a.  r.  i.  t.  l.i.  a.  v.  q.  1.  i.  e.  d.  c.  d.  a.  c.  a.  g.  a.c.  k.  c. 

Il  prétendait  qu'en  prononçant  ces  lettres  de  suite , 
comme  il  les  avait  écrites,  elles  donnaient  distinctement 
ces  mots  : 

«  Hélène  est  née  au  pays  grec;  elle  y  a  télé;  elle  y  a 
aimé  ;  elle  y  a  été  aimée  ;  elle  y  a  hérité  ;  elle  y  a  vécu  ; 
elle  y  est  décédée,  assez  âgée,  asse;ç  cassée.  » 

Je  dis  que  cette  facétie  est  bonne  à  conserver ,  parce 
qu'elle  peut  prouver  une  chose  dont  l'auteur  ne  se  doutait 
point,  la  surdité  et  la  cacophonie  inhérentes  à  la  langue 
française.  Je  défie  qu'on  fasse  une  pareille  plaisanterie  en 
italien  ;  aussi  est-il  bien  plus  difficile  d'être  harmonieux, 
élégant,  gracieux,  en  un  mot  écrivain  séduisant  en  fran- 
çais  que  dans  aucune  autre  langue,  et  l'Hélène  dç  M.  le 
chevalier  de  Boufflers  peut  nous  apprendre  le  cas  qu'il 
faut  faire  d'un  Voltaire. 

Il  faut  épuiser  le  porte  -  feuille  du  chevalier  puisque 
nous  y  sommes.  Ayant  trouvé,  il  y  a  quelque  temps,  à 
sa  toilette,  une  vieille  fille  (mademoiselle  de  Bagarotti, 
Italienne  )  occupée  à  se  rafraîchir  le  teint  avec  des  blancs 
d'œufs  frais,  il  fit  les  couplets  suivans  : 


l5  JUILLET   1770.  33 

CHANSOIC  IMPROMPTU. 

Air  :  O  ma  tendre  musette. 

Gens  de  Paris,  vous  êtes 
Sans  esprit ,  sans  attraits  : 
Jamais  sur  vos  toilettes 
Vous  n'avet  mis  d'œufs  frais- 
Voyez  Mademoiselle , 
Qui  ne  manqua  jamais 
D'ôtec  y  pour  être  belle , 
La  vie  à  six  poulets. 

Tous  les  jours  ses  gros  charmes 
Sont  armés  d'un  couteau  ; 
Le  poulailler  en  larmes 
La  prend  pour  son  bourreau. 
La  fille  d'un  air  ferme 
Met  les  oeufs  en  éclats  : 
Elle  y  trouve  le  germe 
De  cent  nouveaux  appas. 

D'une  action  si  dure 
La  poule  en  vain  se  plaint  ; 
£n  vain  le  coq  murmure 
Du  besoin  de  son  teint. 
Plus  fraîche  que  l'aurore , 
La  vierge  s'embellit  4 
La  poule  gronde  encore , 
Mais  le  coq  applaudit. 


M.  Després ,  architecte  et  professeur  de  dessin  à  l'É- 
cole militaire^  ayant  dédié  au  patriarche  le  Projet  dun 
Temple  funéraire  destiné  à  honorer  les  cendres  des  rois 
et  des  grands  hommes ,  oui^ra^e  couronné  en  1 766  par 
t Académie  royale  d Architecture  ^  le  patriarche  a  ré- 

ToM.  VIL  3 


34  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE, 

pondu  à  Vhommage  de  M.  Després  par  la  lettre  que  vous 
allez  lire. 

Lettre  de  M.  de  Voltaire, 

De  Ferney ,  le  6  juillet  1770. 

Si  je  n'avais  point  essuyé,  Monsieur,  un  violent 
accès  d'une  maladie  à  laquelle  ma  vieillesse  est  sujette , 
je  vous  aurais  assurément  remercié  plus  tôt  de  l'honneur 
que  vous  me  faites.  M.  Pigalle  était  prêt  à  partir  de  ma 
petite  retraite  lorsque  votre  beau  présent  arriva.  Ce 
grand  artiste  lui  donna  l'approbation  la  plus  complète. 
M.  Hennin ,  résident  de  France  à  Genève ,  un  des  meil- 
leurs connaisseurs  que  nous  ayons,  en  fut  enchanté,  et 
moi  j'eus  la  vanité  de  vouloir  être  enterré  au  plus  vite 
dans  ce  beau  monument.  Je  me  flatte  pourtant  que  vous 
vous  occuperez  plus  à  loger  les  vivans  que  les  morts.  Je 
suis  un  peu  architecte  aussi  ;  j'ai  bâti  la  maison  dans  la- 
quelle je  finis  mes  jours.  Je  voudrais  vous  voir  construire 
une  salle  de  spectacle  ou  un  hôtel-de-ville;  alors  j'aurais 
autant  d'envie  de  vous  aller  féliciter  à  Paris  que  j'en  ai 
d'être  éloigné  d'une  ville  où  tout  un  peuple  s'écrase  et 
se  tue  pour  aller  voir  des  bouts  de  chandelles  sur  un 

rempart  (i). 

J'ai  l'honneur  d'être,  avec  toute  l'estime  et  la  recon- 
naissance que  je  vous  dois,  etc. 

.  M.  Patte  a  parfaitement  atteint  le  but  qu'il  s'était 
proposé  en  attaqujint  M.  Soufflot  sur  la  soUdilé  de  sa  cou- 
pole de  Sainte-Geneviève  (a);  il  a  fait  quelque  bruit,  il 
a  inquiété  l'architecte  à  qui  il  eu  veut,  parce  qu'il  en  a 

(i)  Allusion  aux  accidens  arrivés  au  mariage  du  Dauphin. 
(a)  Voir  précédemment  page  445. 


l5  JUILLET    1770.  35 

été  désobligé  dans  je  ne  sais  plus  quelle  circonstance;  il 
s'est  attiré  une  foule  de  réponses  dans  lesqueUie3  les  in* 
jures  ne  lui  ont  pas  été  épargnées  :  tout  va  le  mieux  du 
monde  pour  M.  Patte.  Il  a  paru  une  Lettre  du  réuérend 
père  Radical^  remplie  de  mauvaises  pointes.  Il  a  paru 
une  Lettre  d'un  graveur  en  architecture  à  son  confrère 
Patte  y  pour  faire  sentir  à  celui-ci  que,  pour  dessiner  et 
graver  des  morceaux  d'archi  lecture  ^  on  n'est  pas  archi- 
tecte. Ce  qui  a  été  dit  de  mieux  sur  cette  querelle,  c'est 
qu'il  fallait  laisser  dire  Patte  et  laisser  faire  Soufflot. 
Mais  il  fallait  donc  que  Soufflot  ne  se  mît  pas  à  dire  aussi 
ni  à  remplir  les  Mercures  àe  défis,  de  gageures,  de  ré- 
ponses de  toute  espèce.  Patte  ne  voulait  que  cela ,  et  c'est 
tout  ce  qu'il  se  proposait  de  gagner  dans  ce  procès. 
N'ayez  pas  peur  qu'il  soit  assez  sol  d'accepter  le  défi  de 
Soufflot.  Il  se  soucie  bien  que  la  coupole  de  Sainte-Ge- 
neviève se  fasse  qu  non  ;  qu'elle  soit  solide  ou  non  :  il 
voulait  importuner,  chagriner,  tourmenter  Soufflot.  Il 
y  a  une  douzaine  d'années  que  M.  Patte,  congédié  par 
les  libraires  de  V Encyclopédie^  voulut  aussi  se  venger 
d'eux,  et  imprima  dans  les  feuilles  de  Fréron  que  les 
auteurs  de  Y  Encyclopédie  n'avaient  d'autres  planches 
que  celles  qu'ils  avaient  volées  à  M.  de  Réaumur,  Cet 
académicien  était  mort,  et  avait  légué  toutes  ses  planches 
à  l'Académie  des  Sciences.  Les  libraires  de  VEncyclo- 
pédie  s'adressèrent  à  l'Académie,  et  l'obligèi^ent  de  nom- 
mer des  commissaires  'pour  comparer  les  dessins  non 
encore  publiés  de  \  Encyclopédie  avec  les  planches  de 
Réaumur.  Les  commissaires  déclarèrent,  examen  fait, 
que  tous  les  dessins  destinés  à  X Encyclopédie  étaient 
originaux,  et  qu'il  n'y  avait  pas  une  seule  planche  de 
copiée  d'après  Réaumur.  Patte  fut  obligé  d'insérer  dans 


36  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

les  feuilles  de  Frëron  une  lettre  par  laquelle  il  déclarait 
qu'il  avait  menti  au  pubKc. 

/lOUT. 

Paris  ,    i5aoûl  1770. 

Le  Satirique  ou  V Homme  dangereux^  de  Palissot, 
n'ayant  pas  obtenu  l'agrément  de  la  police  pour  être 
joué  (i),  les  Comédiens  Français  ont  demandé  bien  vite 
à  M.  Lemierre  une  tragédie  qu'il  leur  avait  lue  quelque 
temps  auparavant;  et,  espérai^t  tout  de  son  succès,  ils  se 
sont  dépêchés  de  la  mettre  sur  la  scène.  Cette  tragédie, 
intitulée  la  Veiwe  du  Malabar^  a  eu  sa  première  repré- 
sentation le  3o  du  mois  dernier^  et,  après  avoir  paru  six 
fois  devant  un  auditoire  peu  nombreux ,  elle  est  déjà 
aujourd'hui  au  nombre  des  pièces  oubliées. 

Le  poète  a  voulu  attaquer  par  sa  tragédie  l'usage 
étrange  et  barbare  qui  ordonne  aux  veuves  du  Malabar 
et  des  autres  contrées  de  l'Asie  où  la  religion  de  Brama 
est  en  vigueur,  de  se  jeter  dans  le  bûcher  consacré  aux 
funérailles  de  leurs  époux.  M.  Lemierre  a  remarqué  que 
chaque  tragédie  de  M.  de  Voltaire  avait  quelque  but 
philosophique  :  il  a  voulu  l'imiter  en  cela  ;  le  but  qu'il 
s'est  proposé  est  grand ,  il  ne  lui  a  manqué  que  la  force 
d'y  atteindre.  La  pièce  n'a  d'autre  fondement  historique 
que  la  coutume  qui  fait  aux  veuves  un  devoir  de  ne  pas 
survivre  à  leurs  époux ,  et  de  se  brûler  sur  leurs  cendres; 
toute  la  fable  est  d'ailleurs  de  l'imagination  du  poète , 

(i)  Voir  lom.  VI,  p.  469  et  suiv. 


I  5  AOUT  I77Q.  37 

suivant  l'usage  qui  s'est  introduit  de  nos  jourjs  sur  la 
scène  française,  et  qui  n'a  pas  peu  contribue  à  la  changer 
en  un  jeu  de  marionnettes. 

Vous  voyez  que  l'auteur  de  la  Veui^e  du  Malabar  a 
pris  à  M.  Fontanelle,  auteur  d'une  certaine  Ericie\i)j 
vestale,  son  souterrain  qu'il  était  bon  de  lui  laisser;  et 
que  l'opéra  de  la  Reine  de  Golconde  lui  a  aussi  fourni 
quelques  idées.  M4  Lemierre  a  de  la  chaleur.  S'il  avait 
assez  de  géaie  pour  inventer  une  fable ,  il  aurait  bien  le 
talent  de  la  disposer  naturellement  et  de  la  conduire. 
Sa  marche,  eu  général,  est  simple,  précise  et  sans  effort; 
mais,  ce  qu'il  fait  marcher  et  cheminer  vers  le  dénoue* 
m.ent  est  d'une  faiblesse  et  d'une  absurdité  insignes.  L'i- 
gnorance ajoute  encore  à  ces  vices.  Il  se  propose  de 
mettre  sur  la  scène  cet  usage  si  célèbre  des  veuvçs  asia- 
tiques de  se  brûler  sur  le  corps  de  leurs  époux,  usage 
qui  devient  tous  les  jours  plus  rare  en  Asie,  comme  celui 
des  sacremens  en  France,  et  il  ne  lui  vi^n.t  point  enjtête 
d'étudier  les  mœurs  de  ces  peuples,  de  consulter  les 
voyageurs,  de  rechercher  ceux  de  nos  officiers  qui  ont 
e.u  occasion  de  voir  cette  horrible,  cérémonie.  Ils  lui  au- 
raient appris,  les  précautions  que  les  Indiens  prennent 
pour  qu'aucun  !l^uropéen  n'approche  de  la  victime,  que 
le  simple  attouchement  d'un,  blanc  ferait  regarder  comme 
souillée  et  indigne  de  se  jeXer  dans  le  bûcher  de  son 
époux.  L'ignorance  de.  ce  seul  fait  renvoie  sa  pi^çe  aM 
jeu  des  marionnettes.. 

M.  Lemierre  est  un  hpnnête  garçon  ;  c'est  aussi  up  des 
poètes  les  plus  heureux  :  il  est  toujours  content  du  pu- 
blic, et  se  voit  toujours  en  succès.  Sa  pièce  tombe  dans 
les  règles;  à. la  quatrième  représentation  il  i^'y  a  personne 

(i)  Voir  to.m.  V,  p.  379^ 


38  COBRESPONBANCE    LITTI^RAIRE, 

dans  la  salle  ;  M.  Lemieire  arrive  à  l'orchestre,  porte  la 
vue  de  tous  côtés  dans  cette  vaste  solitude  j  et  s'écrie  r 
Belle  chambrée  (Tétél  II  va  chez  Mole  peu  de  jours  avant 
la  première  représentation ,  il  veut  faire  quelques  correc- 
tions à  son  rôle,  et  lui  demande  une  plume.  «  Votre 
plume  n'écrit  point,  dit-il  à  Mole. -*- Que  ne  prenez- 
vous  celle  dé  Racine?  lui  répondit  Mole.'—*  Elle  ne 
m'irait  point,  dit  Lemierre;  Racine  est  plus  harmonieux 
que  moi ,  j'en  conviens  ;  mais  j'ai  l'expression  plus  éner- 
gique et  plus  propre.  — Oui,  réplique  Mole,  vous  m'avez 
fait  là  un  rôle  bien  propre.  »  Lemierre  disait  il  y  a  quel- 
que temps,  de  la  meilleure  foi  du  monde:  «  On  parle 
toujours  de  Diderot  et  de  d'Alembert;  qù'ont-ils  donc 
fait?  Moi,  j'ai  du  bien  au  soleil  :  j'ai  mon  poëme  sur  la 
Peinture  j  j'ai  mon  Hjrpermnestre,  j'ai  mon  Gmllaume- 
Tell:.,.  »  Et  toute  la  kyrielle  des  tragédies  tombées  à  qui 
il  a  trouvé  de  bonne  foi  de  bons  succès  d'été.  Il  ne  sait  pas 
qu'on  peut  avoir  beaucoup  de  ces  biens  au  soleil  dans 
Paris ,  et  coucher  auprès. 


Sd  Majesté  le  roi  de  Prusse  ayant  laissé  à  M.  d'Alem*- 
bert  le  soiù  de  fixer  sa  souscription  pour  la  statue  à  élever 
à  Voltaire,  M.  d'Alembert  lui  a  répondu  :  UnécUj  Sire  y 
et  votre  nom  (r).  On  en  pourrait  dire  autant  à  tous  les 
souverains  dont' le  nom  auguste  honorerait  et  consacre^ 
rait  cette  entreprise  à  l'immortalité.  On  sait  bien  qu'ils 
peuvent  ordonner  et  payer  line  statue  sans  se  ruiner; 
mais  s'associer  pour  ce  tribut  avec  ceux  qui  l'ont  imaginé, 
permettre  que  leur  nom  soit  confondu  avec  celui  de 
simples  citoyens  dans  un  homtnage  rendu  à  l'homme  du 
siècle  qui  a  le  mieux  mérité  de  l'humanité,  c'est  accoi*- 

(i)  Lettre  de  d'Alembert  au  roi  de  Prusse,  du  xa  aodt  1770. 


'1 5  AOUT  1 7  70.  39 

der  aux  lettres ,  à  la  philosophie ,  à  la  vertu  le  plus  noble 
encouragement  qu'elles  aient  jamais  reçu.  A  Paris  M.  le 
maréchal  de  Richelieu  a  été  le  premier  à  demahder  d'êfre 
admis  à  la  cour  des  pairs,  pour  concourir  à  cette  entré- 
prise. Il  envoya  cinquante  louis  à  l'abbé  Kaynâl^  comte 
et  pair  en  la  cour,  pour  plusieurs  ouvrages.  Ce  pair 
ecclésiastique  fit  prier  M.  le  maréchal  de  vouloir  bien  se 
rapprocher  des  souscriptions  de  ses  coassociés  par  une 
somme' moins  forte.  En  conséquence ,  le  mai^échal  la  ré- 
duisit à  vingt  louis.  Quoique  le  secret  des  délibérations 
de  la  cour  doive  être  inviolablement  gardé ,  je  veux  bien 
convenir  que,  lorsque  cette  affaire  fut  proposée,  un  de 
messieurs  f  c'était  peut-être  moi  )  fut  de  l'avis  d'un  arrêté 
portant  en  substance  que  la  cour,  suffîsamnient  garnie 
de  pairs,  avant  de  faire  droit  sur  la  requête  de  moudit 
seigneur  le  maréchal  de  Richelieu,  kvait  préalablement 
ordonné  que  l'iutendant  ou  homme  d'affaires  dudit  sei- 
gneur eût  à  comparaître  devant  elle  pour  être  ouï,  à 
l'effet  de  savoir  si  la  rente  viagère  due  par  mondit  sei- 
gneur maréchal  à  messire  de  Voltaire,  seigneur  de 
Ferney  et  autres  lieux ,  patriarche  in  petto  de  Constan- 
tinople,  sous  la  dyiiastie  de  Catherine  II,  glorieusement 
régnante,  et  chef  des  jSdèles  de  la  nouvelle  loi  (  laquelle 
rente  aucuns  disaient  être  due  et  en  retard  depuis  nom- 
bre d'années  ) ,  était  fidèlement  et  exactement  acquittée; 
et  serait  ledit  intendant  somme  de  justifier  son  dire,  en 
rapportant  des  quittances  eu  due  et  bonne  forme  de 
mondit  seigneur  de  Voltaire,  Ferney  et  autres  lieux.  Cet 
arrêté  n'a  pas  été  mis  en  délibération.  La  cour  a  aussi 
sursis  à  délibérer  sur  l'endroit  oii  la  statue  de  mondit 
seigneur  patriarche  doit  être  placée,  j'ai  dit  ^ue  le  théâtre 
de  la  Comédie  Française  étant  un  des  temples  d'où  les 


4o  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE  9 

leçons  et  les  oracles  dudit  seigneur  patriarche  avaient 
retenti  dans  toute  l'Europe,  sa  statue  pouvait  être  offerte 
à  MM.  les  Comédiens  ordinaires  du  roi  j  pour  être  placée 
et  exposée  à  la  vénération  des  fidèles  dans  la  nouvelle 
salle  qu'ils  projettent  de  bâtir.  J  ai  ajouté  qu'on  pouvait 
faite  beaucoup  mieux,  en  faisant  exécuter  la  statue  en 
bronze,  et  la  plaçant  sous  la  statue  équestre  de  Henri  lY, 
érigée  sur  le  Pont-Neuf.  Cette  idée  me  paraissait  d'autant 
moins  à  dédaigner,  qu'en  donnant  à  la  tête  et  aux  yeux 
du  modèle  fait  par  M.  Pigalle.la  direction  vers  ce  meil- 
leur roi  de  la  France ,  le  chantre  fixerait  son  héros  avec 
un  regard  plein  de  feu  et  d'enthousiasme ,  et  qu'au  sur- 
plus saint  Jean  se  trouvait  de  droit  sous  la  croix  de  son 
divin  maître.  I^a  cour  s'est  contentée  de  hausser  les 
épaules,  et  a  déclaré  avoir  ses  raisons  pour  persister, 
quant  à  présent,  dans  son  refus  de  délibérer  sur  le  fond 
de  cette  question.  En  attendant ,  l'Académie  Française 
a  cru  devoir  s'attribuer  l'approbation  que  le  roi  de  Prusse 
donne  ici  manifestement  à  la  cour  des  pairs ,  à  qui  seule 
appartient  l'honneur  du  projet,  et  dont  la  moitié  au 
moins  ne  sont  pas  membres  de  ce  corps.  M.  d'Alembert 
ayant  communiqué  la  lettre  du  roi  à  quelques-uns  des 
Quarante ,  ses  confrères ,  ils  ont  fait  demander  par  lui  l'a- 
grément de  Sa  Majesté  de  faire  inscrire  cette  lettre  dans 
les  registres  de  l'Académie,  comme  un  monument  glo- 
rieux pour  le  corps  des  gens  de  lettres.  Il  est  vrai  que  la 
cour  des  pairs  s'étant  érigée  elle-même  de  sa  pleine  puis- 
sance, autorité  et  science  certaine,  elle  ne  s'est  point 
encore  créé  des  registres ,  mais  si  Sa  Majesté  consent  à 
la  publication  de  sa  lettre,  elle  sera  certainement  con- 
servée dans  les  fastes  de  l'immortalité. 

Tandis  que  tout  conspire  à  payer  au  patriarche,  de 


i5  AOUT  1770,  4* 

son  vivant  y  le  tribut  d'admiration  que  les  grands  hom- 
mes n'obtiennent  ordinairement  qu'après  leur  mort  y  il 
est  dans  la  règle  que  l'envie  frémisse^  et  que  la  jalousie 
se  déchaîne.  On  a  répandu  ces  jours  derniers  l'épigramme 
suivante;  mais  on  n'a  pu  savoir  le  nom  de  l'enragé  qui 
l'a  composée. 

Un  jeune  homme  bouillant  invectivait  Voltaire. 

«  Quoi ,  disait-il ,  emporté  par  son  feu , 
Quoi,  cet  esprit  immonde  a  l'encens  de  la  terre  ! 
Cet  infâme  Arcliiloque-«st  l'ouvrage  d'un  dieu! 
De  vice  et  de  talent  quel  monstrueux  mélange  ! 
Son  ame  est  un  rayon  qui  s'éteint  dans  la  fange. 
Il  est  tout  à  la  fois  et  tyran  et  bourreau. 
Sa  dent  d'un  même  coup  empoisonne  et  déchire  ; 
Il  inonde  de  fiel  les  bords  de  son  tombeau , 
Et  sa  chaleur  n'est  plus  qu'un  féroce  délire.  » 
Un  vieiUard  i'écoutait  sans  paraître  étonné, 
(c  Tout  est  bien  ,  lui  dit-il  ;  ce  mortel  qui  te  blesse  , 
Jeune  homme ,  du  ciel  même  atteste  la  sagesse  : 
S'il  n'avait  pas  écrit ,  il  eût  assassiné  (i).  » 

Cette  épigramme  a  eu  le  sort  de  toutes  les  atrocités  ; 
l'horreur  en  est  retombée  sur  l'auteur  qui  n'a  pas  osé  se 
faire  connaître.  Son  esprit  est  aussi  faux  que  son  ame  est 
féroce;  car,  pour  attester  la  sagesse  du  ciel ,  il  serait  bien 
plus  convenable  qu'un  empoisonneur  public  ne  fût  qu'un 
assassin.  Ce  dernier  n'est  funeste  qu'à  quelques  individus, 
et  la  terre  en  est  bientôt  purgée ,  au  lieu  que  l'autre  cor- 
rompt et  détruit  la  race  entière,  et  que  les  effets  de  son 
poison  subsistent  même  après  lui.  Il  y  a  des  pays  policés 
où ,  pour  attester  la  sagesse  des  lois ,  de  telles  épigrammes 
mènent  aux  honneurs  du  carcan. 


(i)  Les  Mémoires  secrets  de  Bachaumout,  à  la  date  du  27  juillet  1770  , 
attribuent  cette  épigramme  à  Dorât  ;  nous  ignorons  quel  en  est  Tauteur.  Mais  à 


i^  CORRESPOITDAJrCE    LITTÉRAIRE, 

M.  de  La  Harpe,  dont  le  caractère  moral  n'est  pas 
encore  à  l'abri  des  attaques,  et  qui  a  trop  d'ennemis  pour 
ne  s'en  être  pas  attiré  quelques-uns  par  sa  faute,  doit  à 
la.  Veuve  du  Malabar  l'épigramme  suivante  : 

Je  suis  assez  content,  disait  un  petit-maître 
En  entrant  au  foyer  :  sait-on  quel  est  l'auteur  ? 
Le  froid  La  Harpe  alors  dit  d'un  ton  de  docteur  : 
A  ses  vers  durs  et  secs  peut^n  le  méconnaître? 
C'est  Lemierre.  —  Passons,  répond  un  amatçur 
Qui  n'avait  jamais  vu  l'un  ni  ^autre  visage  \ 
Mais  convenez  aussi  qu'au  plan  ,  à  la  chaleur 
Aux  traits  d'humanité  répandus  dans  l'ouvrage , 
On^  n'a  pas  reconnu  La  Harpe  ni  son  cœur. 


OnafaitpourM.  PârisDuverney,  qui  vient  de  mou- 
rir ,  l'épitaphe  suivante  : 

^    Ci-gît  ce  citoyen  utile  et  respectable , 
Dont  le  souverain  bien  était  de  dominer  ; 
Que  Dieu  \m\  donne  enfin  le  repos  désirable, 
Qu'il  ne  voulut  jamais  ni  prendre ,  ni  donner. 

M.  Duvemey  est  le  dernier  des  trois  frères  Paris,  qui , 
de  l'état  le  plus  obscur,  se  sont  élevés  à  une  fortune 
éclatante.  L'aîné  leçt  mort  depuis  long-temps.  M.  de  Mont- 
martel  le  cadet  l'a  suivi  il  y  a  quelques  années;  Duverney 
était ,  je  crois,  le  second  des  trois  frères  (i).  Il  fut  mis  à 
la  Bastille  sous  le  ministère  de  M.  le  duc,  si  je  ne  me 
trompe.  Il  eut  par  la  suite  la  direction  générale  des  vivres 
des  troupes  du  roi ,  qu'il  garda  pendant  toute  la  guerre 

coup  sdr,  elle  n'est  pas  de  celui  qui  répondait  avec  tant  d*aménité  aux  épi- 
grammes  qu'il  croyait  lancées  contre  lui  par  Voltaire.  Voir  t.  V,  p.  387,  note. 
(x)  Voir  V Histoire  d^  MM,  Paru,  ouvrage  dans  lequel  on  montre  commeni 
uu  royaume  peut  passer ,  dans  Tespace  de  cinq  années,  de  Tétat  le  plus  défilo- 
rable  à  l'étal  le  plus  florissant;  par  M.  de  L***  (de  Luchel),  aBcien  officier 
de  cavalerie  ;  1776,  in  -  8  " . 


l5  AOUT  1743.  43 

de  1741 9  6^  <iui  lui  valut  une  fortune  immense^  Il  est 
aussi  l'auteur  de  la  grande  fortune  de  M.  de  Voltaire  ^  à 
qui  il  donna  un  intérêt  dans  les  vivres  pendant  cette 
guerre;  il  en  résulta  des  sommes  considérables^  et  le 
bienfaiteur  fut  souvent  cité  comme  un. homme  d'Etat 
dans  les  ouvrages  <de  son  obligé.  C'est  assez  notre  usage 
de  regarder  nos  directeurs  de  vivres  comme  les  hommes 
les  plus  essentiels  aux  opérations  d'une  campagne ,  et 
comme  les  citoyens  les  plus  respectables.  Tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  sûr ,  c'est  que  ces  citoyens  désintéressés  ac- 
quièrent des  richesses  immenses  au  service  de  l'État  ^  à 
qui  ils  coûtent  bien  cher.  M.  de  Montmartel  faisait  la 
banque  pour  le  roi ,  tandis  que  son  frère  présidait  à  la 
direction  des  vivres^  et  jouissait  dans  le  commerce  d'un 
crédit  sans  bornes  et  d'une  très-haute  considération.  C'est 
que  ces  frères  avaient  le  bon  esprit  d'enrichir  presque 
tous  oeux  qui  les  servaient  avec  quelque  zèle;  il  y  a  une 
infinité  de  maisons  debanque  en  Europe  qui  doivent  leur 
fortune  à  Moiitmartel  ;  cela  fait  des  partisans.  Son  succes- 
seur^ La  Borde ,  n'a  pas  suivi  le  même  système  ^  il  a  gardé 
pour  lui  tous  les  profits;  il  est  vrai  qu'il  a  fait  une  fortune 
infiniment  plus  rapide  y  mais  son  <  nom  n'aura  jamais 
dans  le  commerce  le  poids  et  la  vénération  de  celui  de 
Monlcmartel.  Après  la  paix  de  1.748,  Duverney  donna  à 
madame- de  Pompadour  le  projet  de  l'Ecole  royale  mili- 
taire, qui  fut  adopté.  Il  a  conservé  jusqu'à  sa  mort  l'in- 
spection et  l'intendance  générale  de  cet  établissement; 
son  gouvernement  était  orageux  et  sujet  à  des  révolutions. 
Homme  de  tête,  sans  beaucoup  d'étendue /il  avait  un  de 
ces  caractères  dont  on  peut  dire ,  avec  une  égale  vérité  ^ 
beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal.  Au  commence- 
ment de  la   guerre  de  1756  il  s'était  entêté  d'un  fusil 


44  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

tirant  je  ne  sais  combien  de  coups  par  minute;  il  voyaii 
le  salut  de  la  France  au  bout  de  son  fusil,  et  ma  foi ,  il  y 
est  resté.  Duverney  est  mort  dans  un  âge  très-avancé. 


Nous  venons  de  perdre  le  créateur  de  la  chimie  en 
France.  Guillaume-François  Rouelle,  apothicaire,  dé- 
monstrateur eu  chimie  au  Jardin  du  Roi ,  des  Académies 
royales  des  Sciences  de  Paris  et  de  Stockholm,  est  mort 
au  commencement  de  ce  mois,  après  une  maladie  longue 
et  douloureuse.  Rouelle  était  un  homme  de  génie  sans 
culture  ;  avant  lui  on  ne  connaissait  en  France  que  les 
principes  de  Lémery  :  c'est  lui  qui  introduisit  la  chimie 
de  Sthal,  et  fit  connaître  ici  cette  science  dont  on  ne  se 
doutait  point  j  et  qu'une  foule  de  grands  hommes  ont 
portée  en  Allemagne  à  un  haut  degré  de  perfection» 
Rouelle  ne  les  savait  pas  tous  lire;  mais  son  instinct  était 
ordinairement  aussi  fort,  que  leur  science.  Il  doit  donc 
être  regardé  comme  le  fondateur  de  la  chimie  en  France; 
et  cependant  son  nom  passera ,  parce  qu'il  n'a  jamais  rien 
écrit,  et  que  ceux  qui  ont  écrit  de  notre  temps  des  our 
vrages  estimables  sur  cette  science,  et  qui  soat  tous 
sortis  de  son  école,  n'ont  jamais  rendu  à  leur  maître 
l'hommage  qu'ils  lui  devaient;  ils  ont  trouvé  plus  court 
de  prendre,  sur  le  compte  de  leur  propre  sagacité,  les 
principes  et  les  découvertes  qu'ils  tenaient  de  leur  maître: 
aussi  Rouelle  était-il  brouillé  avec  tous  ceux  de  ses  dis- 
ciples qui  ont  écrit  sur  la  chimie.  Il  se  vengeait  de  leur 
ingratitude  par  les  injures  dont  il  les  accablait  dans  ses 
cours  publics  et  particuliers  ;  et  l'on  savait  d'avance  qu'à 
telle  leçon  il  y  aurait  le  portrait  de  Malouin ,  à  telle  autre , 
le  portrait  deMacquer,habillés  de  toutes  pièces.  C'étaient , 
selon  lui,  des  ignorantins,  des  barbiers,  des  fraters,  de^ 


l5  AOUT   1770.  '     45 

plagiaires.  Ce  dernier  terme  avait  pris  dans  son  esprit 
une  signification  sr  odieuse ,  qu'il  l'appliquait  aux  plus 
grands  criminels  ;  et  pour  exprimer,  par  exemple ,  l'hor- 
reur que  lui  faisait  Damien,  il  disait  que  c'était  un  pla- 
giaire, li'indignation  des  plagiats  qu'il  avait  soufferts  dé- 
généra enfin  en  manie,  il  se  voyait  toujours  pillé;  et 
lorsqu'on  traduisait  des  ouvrages  de  Pott  ou  de  Lehmann 
ou  de  quelque  autre  grand  chimiste  d'Allemagne,  et 
qu'il  y  trouvait  des  idées  analogues  aux  siennes,  il  pré- 
tendait avoir  été  volé  par  ces  gens-là.  Rouelle  était  d'une 
pétulance  extrême  ;  ses  idées  étaient  embrouillées  et  sans 
netteté ,  et  il  fallait  un  bon  esprit  pour  le  suivre  et  pour 
mettre  dans  ses  leçons  de  l'ordre  et  de  la  précision.  Il  ne 
savait  pas  écrire;  il  parlait  avec  la  plus  grande  véhé- 
mence, mais  sans  correction  ni  clarté,  et  il  avait  coutume 
de  dire  qu'il  n'était  pas  de  l'académie  du  beau  psrlage. 
Avec  tous  ces  défauts ,  ses  vues  étaient  toujours  profondes 
et  d'un  homme  de  génie;  mais  il  cherchait  à  les  dérober 
à  la  connaissance  de  ses  auditeurs  autant  que  son  naturel 
pétulant  pouvait  le  comporter.  Ordinairement  il  expli- 
quait ses  idées  fort  au  long;  et  quand  il  avait  tout  dit , 
il  ajoutait  :  Mais  ceci  est  un  de  mes  arcanes  que  je  ne  dis 
à  personne.  Souvent  un  de  ses  élèves  se  levait  et  lui  ré- 
pétait à  l'oreille  ce  qu'il  venait  de  dire  tout  haut:  alors 
Rouelle  croyait  que  l'élève  avait  découvert  son  arcane 
par  sa  propre  sagacité,  et  le  priait  de  ne  pas  divulguer 
ce  qu'il  venait  de  dire  à  deux  cents  personnes.  Il  avait  une 
si  grande  habitude  à  s'aliéner  la  tête,  que  les  objets  ex-* 
térieurs  n'existaient  pas  pour  lui.  Il  se  démenait  comme 
un  énergumène  en  parlant  sur  sa  chaise,  se  renversait, 
se  cognait,  donnait  des  coups  de  pied  à  son  voisin,  lui 
déchirait  ses  manchettes  sans  en  rien  savoir.  Un  jour,  se 


46  CORRESPONDANCE    LITTI^RAIRE, 

trouvant  dans  un  cercle  où  il  y  avait  plusieurs  dames,  et 
parlant  avec  sa*  vivacité  ordinaire,  il  défait  sa  jarretière, 
tire^on  bas  sur  son  soulier,  se  gra1:te  la  jambe  pendant 
quelque  temps  de  ses  deux  mains,  remet  ensuite  son  bas 
et  sa  jarretière,  et  continue  sa  conversation  isans  avoir  le 
moindre  soupçon  de  ce  qu'il  venait  de  faire.  Dans  ses 
cours,  il  avait  ordinairement  pour  aides  son  frère  et  son 
neveu  pour  faire  les  expériences  sous  les  yeux  de  ses  au- 
diteurs :  ces  aides  ne  s'y  trouvaient  pas  toujours  ;  Rouelle 
criait  :  Neueu!  éternel nei^eul  Et  l'éternel  neveu  ne  venant 
point,  il  s'en  allait  lui-même  dans  les  arrière-pièces  de 
son  laboratoire^  chercher  les  vases  dont  il  avait  besoin. 
Pendant  cette  opération,  il  continuait  toujours  la  leçon 
comme  s'il  é^aît  en  présence  de  ses  audîtenr»,  età  son 
retour  il  avait  ordinairement  achevé  -la  démonstration 
commencée ,  et  rentrait  en  disant  :  Oui^  messieurs;,  alors 
on  le  priait  de  recommencer*  Un  jour,  étant  abandonné 
de  son  frère  et  de  son  neveu,  et^faisant  seuH'expérience 
dont  il  avait  besoin  pour  sa  leçon ,  il  dit  à  ses  auditeurs: 
«  Vous  voyez  bien.  Messieurs,  ce  chaudron  sur  ce  bra- 
sier? £h  bien,  si  je  cessais  de  remuer  un  seul  instant,  it 
s'ensuivrait  une  explosion  qui  nous  ferait  tous  sauter  en 
l'air  !  »  £n  disant  ces  paroles  il  ne  manqua  pas  d'oublier 
de  remuer,  et  sa  prédiction  fut  accomplie:  l'explosion  se 
fit  avec  un  fracas  épouvantable,  cassa  toutes  les  vitres  du 
Is^borajtoire,  et,  en  un  instant,  deux  cents  auditeurs  se 
trouvèrent  éparpillés  dans  Je  jardin:  heureusement  per- 
sonne ne  fut  blessé,  parce  que  lé  plus  grand  effort  de  l'ex- 
plosion avait  potPté  pal*  l'ouverture  de.  la  cheminée; 
monsieur  le  démoâsirateur  en  fût  quitte  pour  cette  che- 
minée' et  une  perruque»  C'est  un. vrai  miracle  que 
Rouelle ,  faisant  ses  essais  presque  toujours  seul ,  parce 


l5  AOUT    1770.  47 

qu'il  voulait  dérober  ses  arcanes^  même  à  son  frère  qui 
est  très-habilé,  ne  se  soit  pas  fait  sauter  ^1  l'air  par  ses 
inadvertances  continuelles  ;  mais  à  force  de  recevoir  sans 
précaution  les  exhalaisons  les  plus  pernicieuses,  il  se 
rendit  perclus  de  tous  ses  membi^s,  et  passa  les* dernières 
années  de  sa  vie  dans  des  souffrances  terribles.  Rouelle 
était  honnête  homme;  mais  avec  un  caractère  si  brut  il 
ne  pouvait  connaître  ni  observer  les  égards  établis  dans 
la  société;  et  comme  il  était  aisé  de  le  prévenir  contre* 
quelqu'un,  et  impossible  de  le  faire  revenir  d'une  pré- 
vention ,  il  déchirait  souvent  dans  ses  cours,  à  tort  et  h 
travers:  ainsi  il  lie  faut  pas  s'étonner  qu'il  se  soit  fait 
beaucoup  d'ennemis.  Il  ne  pouvait  pas  estimer  la  phy- 
sique, ni  les  systèmes  de, M.  de  Buifon  ;  il  était  j^eu  tou- 
ché de  son  beau  parlagèy  et  quelques  leçons  de  son 
cours  étaient  régulièrement  employées  à   injurier  cet 
illustre  académicien.  Il  avait  pris  en  grippe  le  docteur 
Bordeu ,  médecin  de  beaucoup  d'esprit.  «  Oui,  Messieurs,  n 
disait-il  tous  les  ans,  à  un  certain  endroit  de  Son  cours, 
a  c'est  un  de  nos  gens,  un  plagiaire,  un  frater  qui  a  tué  mon 
frère  que  voilà.  »  Il  voulait  dire  que  Bordeu  avait  mal  traité 
son  frère  dans  une  maladie.  Roùdle  était  démonstrateur 
aux  leçons  publiques  au  Jardin  du  Roi ,  le  docteur  Bour- 
delin  était  professeur ,  et  finissait  ordinairement  sa  leçon 
par  ces  mots:  «  Comme  ihonsieurle  démonstrateur  va 
vous  le  prmiver  par  ses  expériences.  »  Rouelle  prenant 
alors  la  parole,  au  lieu  de  faire  6es  expériences,  disait  : 
ce  Messieurs,  tout  ce  que  monsieur  le  professeur  vient  de 
vous  dire  est  absurde  et  faux,  comme  je  vais  vous  le 
prouver.  »  Malheureusement  pour  M.  le  professeur,  il 
tenait  souvent  parole.  Il  était  d'ailleurs  bbn  Français , 
plein  de  zèle  et  de  palriotistné,  mais  frondeur,  aimant 


48  GORRESPONDA^NCE  LITTliRAIRE^ 

les  nouvelles  quand  il  n'avait  pas  ses  regards  fixés  sur  un 
creuset.  Au  commencement  de  la  dernière  guerre  il 
voulait  commander  les  bateaux  plats  et  aller  brûler  Lon- 
dres.  Il  ne  désespérait  pas  de  trouver  le  moyen  de  mettre 
le  feu  aux  escadres  suiglaises  sous  l'eau;  c'était  un  de  ses 
arcanes.  Je  le  rencontrai  le  lendemain  de  la  bataille  de 
Rosbach  ;  il  était  tout  écloppé  et  marchait  avec  peine. 
<x  Eh  mon  dieu,  que  vous  est-il  donc  arrivé,  M.  Rouelle? 
lui  dis- je.  —  Je  suis  moulu ,.  me  répondit-il,  je  n'en  puis 
plus  ;  toute  la  cavalerie  prussienne  m'a  marché  cette  nuit 
sur  le  corps.  »  Il  traita  ensuite  nos  généraux  de  plagiaires, 
et  je  sentis  que  ce  n'était  pas  le  moment  de  le  faire 
changer  d'avis.  Les  grands  événemens  politiques  et  mi- 
litaires l'affectaient  quelquefois  assez  pour  les  discuter  au 
milieu  de  son  cours  de  chimie.  Il  a  compté  parmi  ses 
disciples  non-seulement  tout  ce  que  la  France  a  aujour- 
d'hui d'habiles  chimistes,  mais  encore  un  grand  nombre 
d'hommes  célèbres  et  de  mérite  de  toutes  les  classes  ;  il 
avait,  indépendamment  de  ses  excellens  principes  en 
chimie,  le  secret  de  tous  les  hommes  de  génie  :  celui  de 
vous  faire  penser.  Le  docteur  Roux,  qui  a  long-temps 
étudié  sous  lui ,  s'est  toujours  proposé  de  recueillir  après 
sa  mort -ses  cahiers ,  d'y  mettre  l'ordre  et  la  clarté  néces- 
saires, et  de  les  donner  au  public  comme  un  bien  appar- 
tenant à  son  maître:  il  sait  une  bonne  partie  de  ses 
arcanes,  qui  seront  oubliés  avec  le  nom  de  leur  auteur, 
si  ce  projet  n'a  pas  lieu. 


Pierre-Nicolas  Bonamy  ,  de  l'Académie  royale  des* 
Inscriptions  et  Belles-Lettres,  historiographe  et  biblio- 
thécaire de  la  ville  de  Paris ,  censeur  royal ,  est  mort 
dans  les  premiers  jours  de  juillet,  âgé  de  soixante-treize 


l5  AOUT  1770.  49 

ans.  Tout  ce  que  je  sais  de  lui,  c'est  qu'il  était  Janséniste, 
et  qu'il  faisait  un  ouvrage  périodique,  appelé  commu- 
nément le  Journal  de  Verdun^  mais  aussi  peu  connu  à 
Paris,  où  il  est  composé,  que  Tauteur  qui  le  compose. 


Je  me  souviens  d'avoir  été  singulièrement  émerveillé 
dans  mon  enfance  par  le  noble  jeu  appelé  schattenspiel 
en  allemand,  représenté  par  des  comédiens  ambulans 
avec  beaucoup  de  succès.  On  met  à  la  place  de  la  toile 
du  théâtre  des  papiers  huilés  bien  tendus,  ou  bien  une 
toile  blanche  bien  tendue.  A  sept  ou  huit  pieds  en  arrière 
de  cette  tenture  on  pose  sur  le  théâtre  une  chandelle; 
en  plaçant  les  acteurs  entre  cette  chandelle  et  la  loile 
tendue,  la  lumière  qu'ils  ont  derrière  eux  projette  leurs 
ombres  sur  cette  toile  tendue  ou  sur  le  transparent  de 
papier,  et  les  montre  aux  spectateurs  avec  tous  leurs 
mouvemens  et  gestes.  Après  l'Opéra  français  ^  je  ne  con- 
nais point  de  spectacle  plus  intéressant  pour  les  enfans; 
il  se  prête  même  aux  enchantemens ,  au  merveilleux  et 
aux  catastrophes  les  plus  terribles.  Si  vous  voulez,  par 
exemple,  que  le  diable  emporte  quelqu'un,  l'acteur  qui 
fait  le  diable  n'a  qu'à  sauter  avec  sa  proie  par-dessus  la 
chandelle  en  arrière,  et,  sur  la  toile,  il  aura  l'air  de  s'en- 
voler avec  lui  par  les  airs.  Ce  beau  genre  vient  d'être 
inventé  en  France,  où  Ton  en  a  fait  un  amusement  de 
société  aussi  spirituel  que  noble;  mais  je  crains  qu'il  ne 
soit  étouffé  dans  sa  naissance  par  la  fureur  de  jouer  des 
proverbes.  On  vient  d'imprimer  V Heureuse  Pêche  ^ 
comédie  pour  les  ombres ,  à  scènes  changeantes  :  le  titre 
nous  apprend  que  cette  pièce  a  été  représentée  en  société 
vers  la  fin  de  l'année  1 767 ,  c'est  l'époque  de  l'invention 
ToM.  VII.  4 


5o  COBRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

du  genre  en  France.  Il  faut  espérer  que  nous  aurons 
bientôt  un  théâtre  complet  de  pareilles  pièces. 


Voyage  à  Cejlan^  ou  les  Philosophes  voyageurs , 
ouvrage  publié  par  Henriquès  Pangrapho,  maître-ès-arts 
en  l'Université  dé  Salamanque  (i);  deux  parties  in-ii*. 
On  y  trouve  entre  autres  l'éloge  de  M.  Helvétius,  sous  le 
nom  d'Helvidius,  et  la  satire  de  M.  Pelletier,  aussi  an- 
cien fermier-général ,  sous  le  nom  de  Fcrcœur.  Ce 
M.  Pelletier  voyait  les  beaux-esprits:  cela  ne  l'a  pas  em- 
pêché de  devenir  imbécile;  et  le  bel-esprit,  auteur  de  ce 
mauvais  roman,  a  oublié  que  les  fous  sont  sacrés,  et 
qu'il  n'est  pas  permis  de  les  insulter.  Le  fermier-général 
Pelletier  passait ,  à  la  vérité,  pour  très-dur  dans  l'exercice 
de  sa  place ,  et  il  conservait  dans  le  monde  un  air  assez 
rustre.  Il  rassemblait  chez  lui ,  certains  jours  do  la  se- 
maine, Crébillon  le  fils.  Collé,  Saurin,  Duclos,  Bernard, 
Marmontel,  Suard,  etc.  On  était  convenu  de  se  dire 
réciproquement  toutes  ses  vérités  ;  à  chaque  séance  on 
choisissait  ordinairement  un  d'entre  les  convives  qui 
était  déclaré  le  malade ,  c'est-à-dire  celui  contre  lequel 
tous  les  autres  se  réunissaient,  et  qui  était  obligé  de 
faire  face  à  tout  le  monde.  Vous  jugez  aisément  combien 
ce  commerce  devait  être  agréable,  poli  et  honnête,  et 
avec  quels  sentimens  on  se  quittait  après  avoir  lâché  ou 
reçu  ces  bordées  au  milieu  d'une  troupe  échauffée  par  le 
vin  et  le  bruit  de  la  table  :  on  appelait  cela  de  l'esprit 
dans  ce  temps-là,  et  c'est  ce  qu'on  voudrait  nous  faire 
regretter,  en  disant  qu'il  n'y  a  plus  de  gaieté  aujourd'hui, 
et  que  la  triste  raison  a  tout  envahi.  Si  la  gaieté  ne  pou- 
vait se  trouver  dans  un  cercle  sans  y  admettre  la  crapule, 

(0  Par  de  Turpin. 


!•'  SEPTEMBRE  l'J'JO.  5l 

la  plaisanterie  mordante  et  ainère,  la  dureté  de  mœurs 
et  de  manières ,  je  renoncerais  à  la  gaieté;  heureusement 
elle  nous  est  restée ,  quoique  le  ton  et  la  tournure  de  ces 
messieurs  aient  perdu  leur  vogue.  Les  uns  en  sont  de- 
venus chagrins  et  se  sont  retirés  du  monde ,  les  autres 
ont  cherché  à  se  plier  à  des  manières  plus  aimables;  tous, 
à  l'exception  de  Bernard  et  de  Suard  peut-être ,  ont  con- 
servé une  certaine  dureté  qui  rappelle  l'école  où  ils  se 
sont  formés. 


SEPTEMBRE. 


Paris  f  i«r  septembre  1770. 

Le  bras  spirituel  et  le  bras  séculier ,  c'est-à-dire  l'as- 
semblée du  clergé  et  le  parlement,  qui  ne  sont  pas  tou- 
jours d'accord  ensemble,  se  sont  réunis,  dans  leurs 
efforts ,  pour  arrêter  le  torrent  des  livres  qui  paraissent 
de  jour  en  jour  contre  la  religion  chrétienne ,  et  dont 
le  nombre  et  la  hardiesse  s'accroissent  d'une  manière  à 
eSrayer  ses  ayans-cause.  Avant  l'ouverture  de  l'assemblée 
du  clergé,  le  pape,  qui  n'a  pas  encore  pu  arranger  ses 
petites  tracasseries  avec  les  princes  de  la  maison  de 
Bourbon,  a  écrit  au  chef  de  cette  maison,  au  fils  aîné 
de  l'Église,  au  roi  très-chrétien,  une  lettre  excitatoire 
pour  le  conjurer,  par  les  entrailles  de  Jésus-Christ,  de 
préserver  son  royaume  de  la  pernicieuse  inondation  de 
ces  livres.  L'assemblée  du  clergé,  à  son  ouverture  au 
mois  de  mars  dernier,  est  venue  à  l'appui  de  la  démarche 
pontificale  qu'elle  avait  sans  doute  sollicitée  à  Rome , 


5a  CORRESPONDANCE    TJTTiRAIRE, 

et  a  porté  au  pied  du  trône  un  Mémoire  sur  les  suites 
funestes  de  la  liberté  de. penser  et  d'imprimer.  Elle  n'a 
pas  borné  son  zèle  à  ces  précautions:  étant  sur  le  point 
de  se  séparer,  elle  vient  de  publier  un  Avertissement  au 
Clergé  de  Frjçince  assemblé  à  Paris  par  permission  du 
Roij  aux  Fidèles  du  royaume  ^  sur  les  dangers  de  Vin-- 
crédulité.  Elle  a  envoyé  cet  Avertissement  dans  tous  les 
diocèses  avec  une  lettre  circulaire  adressée  aux  arche* 
vêques  et  évêques  du  clergé  de  France.  Le  gouvernement, 
en  reconnaissance  des  seize  millions  de  don  gratuit 
accordé  par  l'assemblée  du  clergé ,  a  recommandé  au 
zèle  du  parlement  de  sévir  contre  les  livres  impies,  en 
la  manière  et  en  la  form«  accoutumées.  Le  parlement, 
en  conséquence  du  vœu  du  gouvernement  et  du  clergé 
et  sur  le  réquisitoire  de  l'avocat- général,  a  fait,  le  i8  du 
mois  dernier,  les  frais  d'un  fagot,  au  bas  de  l'escalier  du 
Mai ,  pour  y  faire  brûler  par  le  bourreau  quelques  rôles 
de  procureurs  représentant  sept  ouvrages  des  plus  dé- 
plaisans  au  clergé  :  car  ne  croyez  pas  que  M.  l'exécuteur 
des  hautes  œuvres  ait  la  permission  de  jeter  au  feu  les 
livres  dont  les  titres  figurent  dans  l'arrêt  de  la  cour; 
Messieurs  seraient  très-fâchés  de  priver  leur  bibliothèque 
d'un  exemplaire  de  chacun  de  ces  ouvrages  qui  leur 
revient  de  droit,  et  le  greffier  y  supplée  par  quelques 
malheureux  rôles  de  chicane  dont  la  provision  ne  lui 
manque  pas.  Dans  le  fait,  le  roi  pouvait  faire  répondre, 
et  à  la  lettre  du  pape ,  et  aux  représentations  de  son 
clergé,  que  la  publication  de  ces  livres  est  chose  étrangère 
à  son  royaume;  qu'il  ne  peut  empêcher  qu'on  n'imprime 
en  Hollande,  et  ailleurs ,  des  livres  écrits  en  langue  fran- 
çaise; que  si  l'on  peut  reconnaître  la  grandeur  d'une 
passion  à  l'énormité  des  sacrifices  qu'on  lui  fait,  aucun 


I*'  SEPTEMBRE  I77O.  53 

monarque  en  Europe  ne  peut  comparer  sa  passion  pour 
la  religion  à  celle  de  Sa  Majesté  trèsrchrëtiénne  ;  que 
iion*senlement  elle  permet  que  te  tiers  des  biens  de  son 
royaume  soit  possédé  par  le  clergé^  et ,  à  ce  titre ,  sous- 
trait à  son  autorité  et  aux  impositions  royales  ^  mais 
qu'elle  se  contente ,  dans  les  besoins  les  plus  urgens  de 
TÉtat,  d'un  don  gratuit  qu'elle  daigne  négocier  avec 
l'assemblée  du  clergé ,  et  que  celui-ci  ne  lève  pas  sur  ses 
biens,  mais  sur  les  sujets  du  roi,  par  forme  d'emprunt; 
qu'indépendamment  de  cette  étonnante  constitution ,  la 
police  dépense  annuellement ,  par  ordre  exprès  et  im- 
médiat de  Sa  Majesté ,  plusieurs  millions  de  ceux  qu'on 
lève  avec  tant  de  peine  sur  des  peuples  épuisés  par  le 
travail  et  par  les  impôts ,  pour  empêcher  le  débit  des  livres 
qui  donnent  du  souci  aux  prêtres;  de  sorte  que  les  ama- 
teurs de  ce  poison,  si  commun  en  pays  étranger,  ne 
peuvent  se  le  procurer  en  France  qu'au  poids  de  l'or  et 
avec  les  plus  grandes  difficultés.  Dans  un  siècle  aussi 
familier  que  le  nôtre  avec  les  calculs  politiques,  on 
pourrait  évaluer,  à  un  denier  près,. le  déficit  que  tant 
de  millions,  dépensés  pour  la  splendeur  et  le  maintien 
de  la  religion,  occasionent  dans  les  dépenses  nécessaires 
à  la  splendeur  et  à  la  prospérité  de  la  mo^giarchie. 

Lorsque  l'arrêt  du  parlement  fut  publié,  on  fut  surpris 
de  n^  pas  lire  le  réquisitoire  de  l'avocat-général  sur  le- 
quel l'arrêt  a  été  rendu.  C'est  un  usage  constamment 
observé  d'insérer  dans  l'arrêt  le  réquisitoire  mot  pour 
mot,  et  c'est  la  charge  du  premier  avocat*général  du  roi 
de  prononcer  ce  réquisitoire  en  la  cour ,  toutes  les  chain. 
bres  assemblées. 


54  GORRESPeNDAirCE   LITTÉRAIRE, 

Le  Système  de  la  Nature  (  i  )  n'a  pas  seulement  excité 
le  zèle  du  clergé  et  du  parlement,  deux  athlètes  plus 
redoutables  ont  cru  devoir  s'élever  contre  ce  livre;  le 
patriarche  de  Ferney  a  écrit  une  feuille  de  vingt-six 
pages  à  cette  occasion,  et  l'on  dit  que  le  roi  de  Prusse  a 
aussi  daigné  s'occuper  de  cet  ouvrage.  La  feuille  du  pa- 
triarche est  intitulée  :  Dieu  ;  réponse  au  Système  de  la 
Nature  j  section  *à  {*à).  Cette  feuille  sera  insérée,  comme 
article,  dans  lea  Questions  sur  V Encyclopédie^  aux- 
quelles le  patriarche  travaille  depuis  environ  un  an,  et 
qui  formeront  plusieurs  volumes  in«8®,  dont  il  se  pro- 
pose de  publier  les  trois  premiers  avant  le  commence- 
ment de  l'hiver.  Le  patriarche  ne  veut  pas  se  départir 
de  son  rémunérateur  vengeur;  il  le  croit  nécessaire  au 
bon  ordre.  Il  veut  bien  qu'on  détruise  le  dieu  des  fripons 
et  des  superstitieux,  mais  il  veut  qu'on  épargne  celui 
des  honnêtes  gens  et  des  sages.  Il  raisonne  là-dessus 
comme  un  enfant ,  mais  comme  un  joli  enfant  qu'il 

{i)  Le  Système  de  la  Nature,  ou  des  Lois  du  monde  physique  et  dit  monde 
moral,  par  M.  Mirabaud ,  secrétaire  perpétuel ,  Tun  des  Quarante  de  TAca- 
demie  Française;  Londres  (  Amsterdam ,  Rey),  1770»  2  vol.  in-8«. 

Il  est  avéré  aujourd'hui  que  le  baron  d'Holbach  est  le  principal  auteur  du 
Système  de  la  Nature,  et  qu'il  n*a  mis  au  frontispice  le  nom  de  Mirabaud  que 
pour  éloigner  de  lui  et  de  ses  amis  les  soupçons  qu'on  aurait  pu  former.  Nai- 
geon  soutenait  que  le  baron  d*Holbach  était  le  seul  auteur  de  cette  fameuse 
production,  et  que  Diderot  n'y  avait  eu  aucune  part.  Il  est  difficile  de  concilier 
cette  assertion  avec  la  notice  des  principaux  traits  de  la  vie  de  Diderot,  con- 
tenue dans  le  a  6®  volume  des  Mémoires  secrets  y  dits  de  Bacbaumont  :  «  Le 
'  Système  de  la  Nature,  qui  lui  est  assez  généralement  attribué,  »  est-il  dit  dans 
ces  Mémoires,  «  lui  donna  beaucoup  d'inquiétudes.  Lors  de  son  explosion  il 
se  tii|t  à  Langres,  et  avait  des  émissaires  à  Paris  qui  l'instniisaient  de  ce  qui  se 
passait.  Au  moindre  mouvement  contre  lui,  il  était  disposé  à  glisser  en  pays 
étranger.  (B.) 

(2)  Formant  aujourd'hui  une  des  sections  de  l'article  Dieu  du  Dictionnaire 
philosophique. 


I"  SEPTEMBRE   I77O.  55 

est.  Il  serait  bien  ëtoané  si  on  lui  demandait  de  quelle 
couleur  est  son  dieu  ;  il  serait  encore  plus  étonné  de 
l'idée  qu'il  en  donnerait  li|i-*mên)e  ,  en  voulant  ré-* 
pondre  à  cette  question  :  car  si  la  nécessité  de  toutes 
choses  est  démontrée ^  comme  il  le  prétend ,  que  fera*t-il 
de. son  dieu,  de  quelque  manière  qu'il  le  conçoive,  si  ce 
n'est  un  être  enchaîné,  comme  tout  ce  qui  existe,  par  les 
lois  invariables  du  mouvement,  et  à  quoi  lui  servira  l'exis- 
tence d'un  tel  être  ?  Il  ne  conçoit  pas  comment  le  mou- 
vement seul,  sans  aucune  intelligence,  a  pu  produire  ce 
qui  existe.  Personne  ne  le  conçoit,  mais  c'est  un  fait  ;  et 
c'est  un  fait  aussi  qu'en  plaçant  une  intelligence  éter- 
nelle à  la  tête  de  ce  mouvement,  vous  n'expliquez  rien , 
et  vous  ajoutez  à  une  chose  inexplicable  mille  difficultés 
qui  le  rendent  absurde  par-dessus  le  marché.  Mais  des 
êtres  doués  d'intelligence,  tel  que  l'homme,  n'ont  pu 
être  que  le  résultat  de  la  combinaison  d'une  intelligence 
suprêïne.  L'existence  de  la  montre  prouve  l'existence  de 
l'horloger  (i),  un  tableau  indique  un  peintre;  une  mai- 
son annonce  un  architecte  :  voilà  des  argumens  d'une 
force  terrible  pour  les  eu  fans.  Le  philosophe  s'en  paierait 
comme  eux,  si,  en  les  admettant,  il  ne  se  trouvait  pas 
replongé  dans  une  mer  de  difficultés  interminables;  il 
aime  encore  mieux  croire  que  l'intelligence  peut  être 
l'effet  du  mouvjBmonl  de  la  matière,  que  de  l'attribuer 
à  un  ouvrier  tout-puissant  qui  ne  peut  rien ,  et  dont  la 
volonté  ne  peut  empêcher  que  ce  qui  est  ne  soit^  ni  rien 
changer  à  sa  manière  d'être;  à  un  être  souverainement 
inleUigent,^  et  qui,  dès  que  vous  lui  supposez  une  qua- 

(1)  L'uaivers  m'embarrasse,  et  je  ae  puis  songer 

Que  celte  montre  existe  et  n'ait  point  d'horloger. 

VotWkiBB.  Les  Cabales  y  satire. 


5'J  COHRESPONDAirCE    LITTERAIRE, 

litë  morale ,  peut  être  justement  accusé  dans  toutes  ses 
productions,  où  la  somme  des  inconvéniens  l'emporte 
infiniment  sur  les  avantages.  Un  jour  lia  Condamine, 
qui  a  la  tournure  à  la  fois  ingénieuse  et  naïve ,  nous 
rassembla  en  cercle  autour  de  lui ,  pour  nous  lire  une 
très-jolie  énigme  qu'il  avait  composée,  et  dont  nous  de* 
vions  deviner  le  mot.  Après  la  lecture  nous  le  prîmes  à 
part  l'un  après  l'autre,  et  chacun  lui  cria  le  mot  de  l'é- 
nigme dans  son  cornet.  La  Gondamine  resta  stupéfait , 
et  ne  put  concevoir  comment  son  énigme  était  devinée 
par  tout  le  monde  sans  aucune  variation.  Il  avait  écrit 
le  mot  de  cette  énigme ,  en  gros  caractères ,  sur  le  dos 
de  son  papier,  et  en  nous  la  lisant  il  montrait  ce  mot, 
sans  le  savoir,  à  tous  ceux  qui  l'écoutaient.  Ma  foi , 
voilà  comme  il  en  faut  user  quand  on  a  des  énigmes 
difficiles  à  proposer.  Si  Dieu  nous  eût  traités  comme 
l'étourdi  et  bon  La  Gondamine,  nous  ne  nous  serions 
pas  cassé  la  tête  depuis  cinq  à  six  mille  ans;  mais  c'est 
se  moquer  des  gens  que  de  les  renvoyer  au  Mercure  de 
l'autre  monde  pour  en  savoir  le  mot.  Le  patriarche  re*^ 
garde  l'idée  d'un  Être  suprême  comme  un  frein  utile  et 
nécessaire  aux  hommes,  et  surtout  aux  princes:  c'est  là 
le  vrai  fondement  de  sa  piété;  il  craint  que  l'idée  de  la 
Divinité  une  fois  détruite,  le  puissant  n'opprime  le  faible 
sans  aucun  ménagement.  Marc-Âurèle  fut  le  modèle  des 
princes;  il  gouverna  l'empire  avec  la  fermeté  d'un  héros, 
la  sagesse  d'un  philosophe  et  la  bonté  d'un  père ,  et  ce- 
pendant son  attachement  aux  principes  des  stoïciens  ne 
lui  faisait  concevoir  qu'un  Dieu  enchaîné  par  la  néces» 
site,  et  par  conséquent  sans  pouvoir  comme  sans  in- 
fluence. Louis  XI  fut  dévot  et  craintif;  il  voyait  le  glaive 
des  vengeances  célestes  toujours  suspendu  sur  sa  tête, 


ï-  SEPTEMBRE    l^^O.  5; 

et  cependant  sa  vie  fut  un  tissu  d'horreurs  et  de  crimes. 
Les  hommes  naissent  bons  ou  mëchans;  le  problème 
consiste  à  trouver  un  système, des  principes,  An  frein, 
si  vous  voulez ,  qui  empêche  les  méchans  d'être  ce  qu'ils 
sont  :  quand  ce  frein  sera  trouvé,  il  y  aura  un  grand  pas 
de  fait  vers  le  bonheur  du  genre  humain.  Mais  quel  est 
le  système  qui  puisse  contenir  la  méchanceté  unie  à  la 
puissance? Le  comble  du  malheur  pour  les  peuples ,  c'est 
lorsque  dans  leur  prince  la  méchanceté  est  combinée 
avec  l'absurdité  de  la  tête,  parce  que  cette  combinaison 
engendre  une  foule  de  crimes  inutiles  et  absurdes,  au 
lieu  que  le  prince  éclairé  et  méchant  concevra  du  moins 
que  la  violence  et  l'injustice  ne  sont  pas  d'un  bon  user 
journalier,  et  n'y  aura  recours  que  dans  les  cas  les  plus 
extrêmes,  c'est-à-dire  les  plus  rares.  Au  reste,  ces  mal- 
heurs me  paraissent  sans  ressource  aussi  long-temps  que 
Dieu  sera  prêché  par  des  prêtres  et  par  des  philosophes , 
et  qu'il  ne  prendra  pas  le  parti  de  se  prêcher  kii-mêtne. 
Le  patriarche  n'a.  pas  manqué  de  mettre  scto  cachet  à 
son  nouvel  écrit,  mais  ce  n'est  pas  le  bon  cachet.  II 
rappelle  les  anguilles  de  Needbam,  le  lapin  de  Bruxelles, 
qui  fait  des  lapereaux  à  une  poule;  les  rats  d'Egypte, 
qui  se  formaient  de  la  fange  du  Nil  ;  le  blé  qui  pourrit 
pour  germer,  afin  de  prouver  qu'il  faut  mourir  pour 
naître.  IjC  mal  n'est  pas  de  relever ,  pour  la  millième 
fois  y  cette  kyrielle  de  pauvretés,  mais  de  les  combattre 
avec  une  petite  physique  écourtée,  aussi  mesquine  dans 
ses  principes  que  pitoyable  dans  ses  conséquences  :  il 
faut  que  chaque  Achille  ait  son  talon  vulnérable  ;  celui 
de  Femey  l'est  par  sa  physique. 


^M.  Cardonne,  secrétaire-interprète  pour  les  langues 


58  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE , 

orientales,  attaché  à  la  Bibliothèque  du  Roi ,  et  profes- 
seur de  langue  arabe  au  Collège  royal ,  a  publié  depuis 
plusieuift  mois  des  Mélanges  de  littérature  orientale^ 
traduits  de  différons  manuscrits  turcs ,  arabes  et  per^ 
sans  de  la  Bibliothèque  du  Roi;  a  vol.  in-12.  Ce  re» 
cueil  est  intéressant  et  curieux  :  le  goût  arabe  y  domine 
et  nous  rappelle  les  plus  anciens  de  nos  livres  sacrés  qui 
sont  écrits  dans  le  même  goût.  Ce  recueil  est  bon  aussi 
à  mettre  entre  les  mains  des  enfans;  les  contes  qu'il 
renferme  sont  à  la  fois  ingénieux  et  moraux ,  et  souvent 
d'un  sens  profond  ;  ils  attachent  la  jeunesse  en  l'instrui- 
sant. Le  génie  de  l'homme  est  à  peu  près  partout  le 
même  :  mais  les  différentes  formes  de  gouvernement  le 
modifient  diversement.  C'est  dans  les  républiques  qu'iP 
faut  chercher  les  modèles  d'une  éloquence  franche ,  ner* 
veuse,  mâle,  pleine  de  sens  et  de  raisonnemens;  c'est 
dans  les  monarchies  qu'on  trouvera  les  modèles  de  cette 
satire  fine  et  déliée  qui  blesse  avec  autant  d'adresse  que 
de  légèreté;  dans  les  gouvernemens  despotiques  on  trou- 
vera le  modèle  des  tùAts ,  parce  que  la  vérité  ne  peut 
guère  s'y  montrer  que  sous  l'habil  de  l'apologue.  Cette 
tournure ,  captivant  d'abord  l'imagination ,  et  masquant 
pour  ainsi  dire  l'amertume  de  la  drogue,  permet  souvent 
les  applications  les  plus  fortes,  et  l'on  est  plus  d'une  fois 
également  étonné  et  de  la  hardiesse  de  l'esclavage  et  de 
ia  douceur  du  maître  :  mais  l'élévation  d'un  Arabe  ou 
d'un  Persan  et  celle  d'un  Anglais  ne  sont  pas  de  la  même 
Irempej  Beaucoup  de  morceaux  de  ces  Mélanges  sont 
tirés  du  Persan  Sadi,  qui  est,  de  tous  les  poètes  de 
l'Orient ,  celui  qui  nous  est  le  plus  connu  ;  M.  de  Saint* 
Lambert  en  a  emprunté  plusieurs*  apologues,  et  c'est, 
de  tout  ce  qu'il  a  fait ,  ce  que  j'aime  le  plus.  Vous  trou- 


l"  OCTOBRE  1770.  59 

verez  dans  les  premières  pages  de  ces  Mélanges  ud  conte 
intitulé  Le  Philosophe  amoureux  :  c'est  le  sujet  de  la 
petite  comédie  de  la  Gageure  que  M.  Sedaine  a  em* 
prunté  à  Scarron ,  lequel  Ta  pris  dans  un  auteur  espa- 
gnol qui  peut  l'avoir  tiré  d'un  auteur  arabe.  Il  est  traité 
d'une  manière  plus  piquante  par  l'auteur  arabe  que  par 
Scarron  ou  son  préteur  espagnol.  Ceux-ci  ont  fait  de  la 
femme  tout  simplemept  une  épouse  injSdèle  qui  se  joue 
de  la  jalousie  et  de  la  crédulité  de  son  mari  avec  autant 
d'intrépidité  que  d'impudence  :  M.  Sedaine  s'est  bien 
gardé  de  faire  ressembler  madame  de  Clinville  à  ce  mo- 
dèle; la  sûreté  de  son  goût  Ta  rapproché  du  poète  arabe 
sans  le  savoir ,  et  sans  le  connaître.  Nos  faiseurs  d'opéra 
comiques  devraient  lire  ces  Mélanges  y  ils  y  trouveraient 
une  infinité  de  petits  sujets  qui  pourraient  être  traités 
avec  succès  sur  le  théâtre  de  leur  gloire. 


OCTOBRE. 


Paris,  ler octobre  1770. 

L'académie  Française  tint ,  le  6  du  mois  dernier, 
une  séance  publique  dans  laquelle  M.  de  Brienne^  arche- 
vêque de  Toulouse,  prononça  son  discours  de  réception. 
Le  prince  Charles ,  second  fils  de  Leurs  Majestés  sué- 
doises ,  grand-amiral  de  Suède,  honora  cette  assemblée 
de  sa  présence. 

Ce  prince  nous  a  quittés  peu  de  jours  après.  11  a  passé 
environ  trois  semaines  dans  cette  capitale  :  et  comme  on 
soupe  et  danse  à  peu  près  de  même  dans  tous  les  pays 


6o  CORRESPONDA]MC£  LITTÉRAIRE, 

policés  9  il  n'a  pas  voulu  se  prêter  aux  bals  et  aux  sou- 
pers; mais  il  a  employé  ce  court  espace  à  voir  les  choses 
les  plus  remarquables ,  et  à  faire  connaissance  avec 
quelques  gens  de  lettres  et  quelques  artistes.  Deux  Sué- 
dois, membres  de  notre  Académie  royale  de  Peinture, 
ont  eu  l'honneur  de  faire  le  portrait  de  ce  prince  :  Ros- 
lln,  en  grand  et  à  l'huile;  Hall,  en  miniature.  Ce  dernier 
portrait  m'a  paru  un  chef-d'œuvre. 

Il  faut  se  rappeler  que  deux  jours  après  la  réception 
de  M.  de  Saint-I-^mbert ,  M.  l'archevêque  de  Toulouse 
avait  été  élu  à  la  place  vacante  par  la  mort  de  M.  le  duc 
de  Villars.  L'éloge  de  cet  académicien,  décédé  dans  son 
gouvernement  de  Provence,  n'était  pas  aisé  à  faire.  Il 
portait  un  nom  que  son  père  avait  rendu  illustre.  Le 
maréchal  de  Villars  n'était  pas  un  grand  homme,  car 
jamais  la  petite  jactance  dont  il  était  possédé  n'entra 
dans  l'ame  d'un  héros;  mais  enfin,  après  que  la  dévote 
Maintenon  eut  éloigné  du  commandement  des  armées  le 
maréchal  de  Catinat,  aussi  grand  capitaine  que  grand 
philosophe;  après,  dis-je,  que  cette  bégueule  eut  rendu 
le  génie  de  ce  grand  homme  inutile  pour  la  France, 
parce  qu'il  passait  pour  ne  pas  faire  grand  cas  de  la 
messe,  Villars  fut  le  seul  qui  montra  de  la  capacité 
pendant  la  malheureuse  vieillesse  de  Louis  XIV,  et  il 
eut  la  gloire  d'arrêter  un  instant  la  fortune  et  le  génie 
du  prince  Eugène  et  de  Marlborough.  Son  fils ,  qui  vient 
de  mourir,  et  avec  qui  la  pairie,  érigée  en  faveur  du 
père,  se  trouve  éteinte,  eût  été  trop  heureux  d'avoir  les 
miettes  de  gloire  que  le  maréchal  dédaignait  dans  ses 
jours  brillans.  Ce  fils  eut  le  malheur  d'avoir  dès  son  en- 
fance une  aversion  marquée  pour  les  dangers  de  là  guerre  ; 
il  ne  put  jamais  pousser  ses  services  militaires  au-delà 


l"  OCTOBRE  1770.  61 

du  grade  de  brigadier  des  armées  du  roi,  qu'il  n'avait 
pas  gagné  de  bonne  prise,  pas  plus  que  le  gouvernement 
de  Provence,  qu'il  obtint  dans  sa  première  jeunesse,  en 
considération  des  services  de  son  père. 

On  dit  qu'il  ne  manquait  pas  d'esprit.  Il  était  recberhé 
dans  sa  parure,  et  ses  goûts  efTéminés  en  tout  genre  se 
faisaient  aisément  remarquer.  Il  aimait  à  jouer  la  corné» 
die,  même  dans  un  âge  avancé  et  accablé  d'infirmités; 
mais  j'ai  dans  la  tête  qu'il  devait  la  jouer  avec  peu  de 
naturel ,  quoique  d'une  figure  et  d'une  taille  avantageuses. 
Il  a  passé  la  plus  grande  partie  de  son  temps  dans  son 
gouvernement,  où  il  partageait  sa  résidence  entré  Aix 
et  Marseille.  On  dit  qu'il  était  fort  aimé.  Ce  que  je 
sais, c'est  qu'on  jouait  chez  lui  un  jeu  énorme,  et  il  fau- 
drait bien  des  qualités  pour  contre-balancer  dans  mon 
esprit  ce  tort,  surtout  de  la  part  d'un  homme  public, 
dont  la  maison  doit  servir  d'exemple  à  toute  une  pro- 
vince. 

M.  l'archevêque  de  Toulouse  n'oublia  dans  son  dis- 
cours aucun  de  ceux  que  l'institut  l'obligeait  de  louer; 
ce  discours  fut  d'ailleurs  excessivement  court.  Il  y  a  non- 
seulement  de  l'esprit  à  cela,  mais  encore  une  sorte  d'or- 
gueil. Les  gens  du  monde  et  de  là  cour  que  l'Académie 
reçoit  ne  regardent  pas  cet  honneur  du  même  œil  que 
les  gens  de  lettres.  C'est  pour  les  premiers  une  branche 
de  laurier  qu'ils  attachent  à  leur  chapeau  avec  indiffé- 
rence, et  qui  est  à  peine  aperçue  parmi  les  cordons,  les 
bâtons  de  maréchal,  les  houpes  d'évêques  ou  d'arche- 
vêques ou  d'autres  dignités;  l'homme  de  lettres,  au  con- 
traire, tire  sa  principale  considération  du  bonheur  d'être 
de  l'Académie;  le  jour  de  sa  réception  est  pour  lui  un 
jour  de  triomphe,  et  il  prétend  en  prolonger  la  pompe 


02  CORRESPOND  ANGE    LITTERAIRE, 

le  plus  qu'il  lui  est  possible  :  voilà  l'origine  des  discours 
qui  ne  iSnissent  point. 

Mais  une  fois  reçu,  ne  serait-il  pas  de  l'intérêt  de 
l'homme  de  lettres  d'imiter  celte  brièveté  que  les  gens 
de  la  cour  et  du  monde  n'observent  peut-être  que  parce 
qu'ils  ne  savent  ni  parler  ni  écrire?  On  ne  saurait  jamais 
être  trop  court,  et  ceux  qui  veulent  tout  dire,  même  en 
disant  les  meilleures  choses,  sont  sûi's  d'ennuyer.  Si 
M.  Thomas  avait  été  persuadé  de  cette  vérité,  son  dis- 
cours n'aurait  guère  été  plus  long  que  celui  de  M.  l'ar- 
chevêque de  Toulouse ,  et  il  ne  se  serait  peut-être  pas 
fait  des  affaires.  M.  Thomas  était ,  en  sa  qualité  de  direc- 
teur de  l'Académie ,  chargé  de  répondre  au  discours  du 
récipiendaire,  et  il  crut  cette  occasion  favorable  pour 
exposer  et  préconiser  les  avantages  et  les  prérogatives 
de  la  profession  d'hommes  de  lettres  sur  tous  les  états  de 
ce  bas  monde.  Ce  discours  était  très-long  et  fatigua  un 
peu  l'auditoire.  M.  Thomas  me  dira  qu'il  en  a  sacrilSé 
près  de  la  moitié  au  désir  d'être  court ,  et  je  le  sais  ;  mais 
c'est  qu'il"  a  au  suprême  degré  le  défaut  de  ne  savoir  se 
borner  ni  iSnir,  et  ce  défaut  l'empêchera  peut-être  d'ob- 
tenir une  place  parmi  les  écrivains  du  premier  ordre.  Il 
est  arrivé  dans  cette  occasion  un  autre  inconvénient  que 
personne  n'a  pu  prévoir.  M.  Seguîer,  avocat-général  du 
roi  au  parlement  de  Paris,  et  l'un  des  Quarante  de  l'Aca- 
démie,  avait  publié,  environ  quinze  jours  avant  celte 
séance,  son  réquisitoire  contre  les  livres  dits  impies  que 
le  parlement  avait  fait  brûler,  tandis  que  M.  Thomas 
s'abandonnait  à  son  enthousiasme  pour  les  gens  de  let- 
tres, et  à  son  indignation  contre  leurs  détracteurs  et 
leurs  calomniateurs.  M.  Seguier  se  mit  dans  la  tête  que 
la  partie  de  cette  harangue ,  qu'on  pouvait  appeler  Phi- 


l"  OCTOBRE   1770.  63 

lippique^   était  principalement  dirigée   contre  lui;  il 
rougit  et  pâlit  alternativement,  et  se  cacha  même  le 
visage  avec  ses  deux  mains.  On  prétend  que  la  partie 
(les   auditeurs  qui  était  placée  en  face  du   requérant 
s'aperçut  de  l'étrange  confusion  où  il  était,  et  redoubla 
les  applaudissemens  et  les  battemens  de  mains  à  tous  les 
endroits  qui  pouvaient  lui  être  appliqués,  ce  qui  acheva 
de  le  déconcerter  et  prolongea  son  supplice  d'une  ma- 
nière bien  cruelle.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que  la 
harangue  de  M.  Thomas  avait  été  composée  avant  la 
publication  du  réquisitoire  de  M.  Seguier  ;  qu'elle  avait 
été  communiquée  à  M.   l'archevêque  de  Toulouse,   à 
plusieurs  académiciens,  ainsi  qu'à  d'autres  personnes,  et 
que  tous  conviennent  unanimement  que  l'auteur  en  a 
retranché  beaucoup  de  choses ,  mais  qu'il  n'y  a  pas  fait 
une  seule  addition  depuis  que  le  réquisitoire  a  paru.  J'ai 
consulté  séparément  deux  hommes  sages  qui  ne  se  con- 
naissent pas,  qui  ont  tous  les  deux  assisté  à  la  séance 
académique,  qui  n'ont  pas  été  infiniment   contens,  ni 
l'un  ni  l'autre,  du  discours  de  M.  Thomas,  mais  qui  sont 
sortis  tous  les  deux  de  l'Académie  sans  se  douter  de  la 
plus  petite  allusion  ni  au  réquisitoire  de  M.  Seguier  ni 
à  aucune  autre  affaire  du  temps.  Je  suis  d'autant  plus 
convaincu  de  l'innocence  de  M.  Thomas  à  cet  égard , 
que  c'est  l'homme  du  monde  le  plus  éloigné  du  penchant 
de  la  satire;  qu'il  ne  lui  est  peut-être  de  sa  vie  échappé 
ni  un  sarcasme  ni  un  trait  tendant  à  rendre  ridicule ,  et 
qu'il  serait  à  désirer  que  ses  ennemis  pensassent  avec 
autant  d'honnêteté,  de  noblesse  et  d'élévation  que  lui. 
Cependant  il  passe  pour  constant  qu'immédiatement 
après  cette  séance  si  terrible  pour  la  conscience  du  re- 
quérant, il  alla  se  plaindre  à  M.  le  chancelier  de  l'insulte 


64  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

qu'il  venait  de  recevoir  eu  pleine  Académie  ^  en  pré* 
sence  d'un  prince  d'un  sang  royal.  Tout  Paris  s'entretint 
de  cette  prétendue  insulte ,  et  chacun  en  parla  suivant 
les  intérêts  de  son  parti.  Bientôt  la  calomnie  s'en  mêla  ; 
on  dit  que  le  discours  de  M.  Thomas  n'était  qu'une  satire 
violente  du  gouvernement;  qu'on  y  avait  exagéré  les 
malheurs  des  peuples;  qu'on  s'y  était  permis  des  allu* 
sions  les  plus  hardies  ;  qu'on  n'avait  loué  le  duc  de  Vil- 
lars  comme  gouverneur  de  province  que  pour  faire  une 
satire  sanglante  contre  M.  le  duc  d'Aiguillon  ;  que  celui- 
ci  avait  demandé  au  roi  justice  de  l'audace  de  l'drateur 
de  l'Académie. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  et  de  ces  discours  calomnieux  et 
des  délations  secrètes ,  il  est  certain  que  l'impression  de 
la  harangue  de  M.  Thomas  fut  arrêtée  par  ordre  de  M.  le 
chancelier;  qu'il  fut  question  de  mesures  très-graves 
contre  l'auteur,  comme  d'être  mis  à  la  Bastille,  rayé  du 
tableau  des  Quarante,  peut-être  pendu  en  place  dé  Grève , 
pour  le  bon  ordre.  M.  le  chancelier  retint  même  le  ma- 
nuscrit ,  le  seul  que  l'auteur  eût  de  son  discours,  et  ne 
lui  laissa  pas  ignorer  que  s'il  en  paraissait  jamais  un 
fragment  ou  totalité^  soit  imprimé,  soit  en  manuscrit, 
il  en  resterait  responsable,  et  courrait  te  risque  d'une 
punition  rigoureuse.  C'est  ce  qui  nous  privera  de  l'avan- 
tage de  lire  et  le  discours  de  M.  l'archevêque  de  Tou- 
louse et  la  réponse  de  M.  Thomas. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  suppression  des  discours  qui 
n'ait  ses  exemples  dans  les  fastes  de  l'Académie.  Le  dis* 
cours  du  grand  Racine  ne  fut  pas  imprimé,  on  ne  l'avait 
pas  jugé  digne  de  lui;  et  la  réponse  que  M.  de  Caumont, 
si  je  ne  me  trompe,  fit  au  discours  de  M.  de  Clermont- 
Tonnerre,  évêque  de  Noyon,  ne  fut  pas  imprimée  non 


l"  OCTOBRE  1770,  65 

plus,  parce  que  c'était  effectivement  une  satire  aussi  fine 
que  sanglante  de  la  vanité  que  ce  prélat  tirait  de  sa  nais- 
sance,  et  qui  l'a  rendu  célèbre.  Dès  que  M.  larcbevêque 
de  Toulouse  sut  la  défense  qui  avait  été  faite  à  M.  Tbo- 
mas  9  il  déclara  qu'il  ne  ferait  pas  paraître  son  discours. 

On  s'imagine  aisément  que  l'Académie  n'a  pas  vu  d'un 
œil  indifférent  ce  qui  vient  de  se  passer.  Si  elle  n'a  pas 
pris  de  parti ^  ce  n'est  pas  faute  d'avoir  un  avis,  mais 
c'est  qu'elle  a  craint  de  compromettre  et  d'exposer  jus* 
qu'à  sa  constitution.  Cette  constitution  la  met  sous  la 
protection  immédiate  du  roi;  elle  n'est  donc  pas,  comme 
les  parlemensy  dans  le  département  de  M.  le  cbancelier, 
et  elle  jouit  du  privilège  de  faire  imprimer  tous  les  ou- 
vrages de  ses  membres  qui  sont  munis  de  son  approba* 
tion.  Il  y  a  apparence  que  l'Académie  se  ménage  des 
circonstances  plus  favorables  pour  faire  sa  réclamation. 

Au  reste ,  si  je  m'en  rapporte  aux  deux  témoins  sages 
que  j'ai  déjà  cités  en  faveur  de  l'innocence  de  M.  Tbo< 
mas,  je  suis  obligé  de  croire  aussi  que  M.  le  cbancelier 
lui  a  rendu  un  service  véritable  en  empêchant  son  dis*^ 
cours  de  paraître.  Ils  déposent  tous  les  deux  qu'ils  ne 
croient  pas  que  ce  discours  eût  réussi  à  l'impression ,  et 
ils  m'en  ont  donné  d'assez  bonnes  raisons  pour  me  ranger 
de  leur  avis.  Ceux  qui  en  veulent  aux  philosophes,  et 
qui  cherchent  à  les  rendre  odieux ,  leur  supposent  un 
plan  concerté  et  suivi,  les  accusent  d'une  association  qui 
exécute  ses  vues,  ses  plans,  ses  projets;  et  comme  ces 
accusations  se  multiplient  de  jour  en  jour,  les  gens  de 
lettres  finiront  par  en  être  eux-mêmes  les  dupes;  ils  se 
croiront  obligés  de  se  liguer  entre  eux ,  ils  se  donneront 
un  air  de  secte  et  de  cli(|ue  qui  ne  servira  qu^à  rétrécir 
les  têtes,  qu'à  remplir    'ordre  de  petits  éuergumènes 

ToM.  VIL  5 


66  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE. 

qui  ne  seraient  rien  s'ils  ne  faisaient  beaucoup  de  bruit, 
et  qui  en  écarteront  insensiblement  les  hommes  d'un  vrai 
mérite.  J'avoue  que  les  prétentions  que  j'entends  établir 
depuis  quelque  temps,  et  dont  on  m'assure  que  le  dis- 
cours de  M.  Thomas  était  plein,  me  paraissent  aussi  peu 
philosophiques  que  mal  fondées.  Je  crois  à  la  commu- 
nion des  fidèles,  c'est-à-dire  à  la  réunion  de  cette  élite 
d'excellens  esprits,  d'ames  élevées ,  délicates  et  sensibles, 
dispersés  çà  et  là  sur  la  surface  du  globe,  se  reconnais- 
sant néanmoins  et  s'entendant,  d'un  bout  de  l'univers  à 
l'autre ,  à  l'unité  d'idées ,  d'impressions  et  de  sentimens  ; 
mais  je  ne  x^rois  pas  au  corps  des  gens  de  lettres  ni  au 
respect  qu'il  exige,  ni  à  la  suprématie  qu'il  veut  usurper, 
ni  à  aucune  de  ses  prétentions.  Dans  ce  corps ,  gloire , 
mérite,  succès ,  service,  tout  est  personnel  et  exclusif,  et 
je  ne  vois  pas,  parce  que  les  lettres  et  les  talens  ont  pro- 
curé à  Voltaire  une  gloire  immortelle,  qu'aucun  homme 
de  lettres  doive  ou  puisse  s'en  prévaloir.  Ce  corps  n'en 
est  donc  pas  un ,  parce  que  tout  corps  suppose  ou  des 
fonctions  pubHques  ou  des  qualités  préliminaires  et  com- 
munes à  tous  les  membres.  Dans  un  corps  d'officiers, 
par  exemple,  tous  sont  obligés  d'avoir  de  la  bravoure, 
des  sentimens  d'honneur,  et  une  conduite  conforme  à  ces 
sentimens:  mais  le  corps  des  gens  de  lettres  renferme  à 
la  fois  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable  et  ce  qu'il  y  a 
de  phis  vil.  Quand  Thomme  de  lettres  s'appelle  Montes- 
quieu ou  Yokaire,  il  excite  l'admiration,  il  inspire  le 
respect;  quand  il  s'appelle  Desfontaines  ou  Frérou,  il 
excite  le  mépris  ;  mais  on  ne  peut  pas  plus  contester  à 
ces  derniei*s  leur  qualité  d'hommes  de  lettres  qu'à  ceux 
qui  se  sont  le  plus  illustrés  dans  cette  carrière. 

   la  séance  publique  de  l'Académie  Française,  le 


I*'   OCTOBRE   1770.  67 

!25  auguste  dernier,  M.  Thomas  avait  lu  un  Éloge  de 
Fempereur  Marc^Awrèle  qu'il  comptait  faire  imprimer 
l'hiver  prochain  y  ainsi  qu'un  Essai  sur  les  éloges  his- 
toriques  j  et  un  autre  sur  les  femmes.  J'ai  peu  de  regrel 
à  ce  dernier,  car  M.  Thomas  connaît  les  femmes  à  peu 
près  aussi  bien  que  les  hommes.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous 
ne  verrons  rien  de  tout  cela ,  du  moins  de  long-temps: 
après  l'éclat  qui  vient  d'arriver ,  le  silence  le  plus  absolu 
peut  seul  mettre  l'auteur  à  l'abri  des  délations ,  des  im- 
putations, des  applications ,  des  interprétations  et  des 
malheurs  qui  en  pourraient  être  la  suite. 

M.  Marmontel  a  lu  dans  cette  séance  mémorable  un 
épisode  d'un  poème  en  prose  intitulé  :  Les  Incas  ou  la 
Conquête  du  Pérou  j  qu'il  se  propose  de  donner  inces- 
samment au  public.  Ce  fragment  a  fort  ennuyé  l'assem- 
blée, et  c'est  un  sinistre  présage  pour  le  succès  de  la 
totalité  de  l'ouvjrage.  L'auteur  a  lu  d'ailleurs  d'un  ton 
si  affectueux ,  si  pathétique ,  si  lamentable,  que  son  épi- 
sode n'en  a  pas  paru  plus  touchant ^  mais  plus  ridicule. 

M.  le  duc  de  Nivernois  a  terminé  la  séance  par  la  lec- 
ture de  quelques  fables  qui  sont  en  possessipn  des  plus 
grands  applaudissemens  du  public. 


Dorât ,  qui  est  en  possession  d'adresser  ses  hommages 
à  toutes  les  beautés  célèbres,  sans  les  connaître,  vient 
de  chanter  les  charmes  d'une  nouvelle  Hébé.  Cette  Hébé- 
Dervieux  est  une  petite  danseuse  de  l'Opéra ,  affligée  de 
quinze  ou  seize  ans;  c'est  un  de  ces  enfans  qui  dansaient 
à  l'âge  de  neuf  à  dix  ans  dans  les  Champs-Elysées  de 
l'opéra  de  Castor^  et  qui  sont  devenus  la  plupart  de 
très-jolis  sujets  pour  la  danse.  M.  Dorât  est  en  posses- 
sion d'adresser  son  hommage  à  toutes  les  beautés  ce- 


68  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

lèbres  sans  les  connaître.  Si  je  ne  craignais  de  me 
brouiller  avec  lui,  je  dirais  que  je  trouve  à  Hébé-Der- 
vieux  l'air  un  peu  commun,  avec  Téclat  et  la  fraîcheur 
de  la  première  jeunesse,  ce  qui  ne  l'a  pas  empêchée  de 
gagner  déjà  des  diamans.  Elle  vient  d'acheter  une  maison 
rue  Sainte-Anne,  qu'elle  a  payée  soixante  mille  livres; 
elle  eu  dépensera  autant  en  embellissemens,  et  j'aurai 
l'avantage  inestimable  d'être  son  voisin  quand  elle  don- 
nera à  $ouper  à  M.  Dorât.  Elle  joua  et  chanta  il  y  a 
quelques  années  le  rôle  de  Colette,  dans  le  Dei^in  du  f^il- 
hge ,  avec  beaucoup  de  gentillesse  :  et  personne  ne  dansa 
mieux  à  sa  noce  qu'elle-même;  c'est  là  l'époque  de  sa 
célébrité. 


On  donna  le  20  du  mois  dernier,  sur  le  théâtre  de 
la  Comédie  Italienne,  la  première  représentation  du 
Noui^eau  Marié  ^  ou  les  Importuns  ^  eomédie  en  prose  et 
en  un  acte,  mêlée  d'ariettes.  Il  ne  manque  à  cette  pièce 
que  la  verve  et  la  folie  nécessaires  pour  être  non-seule- 
lement  excusée,  mais  encore  applaudie.  Elle  est  de  M.  Cail- 
liava  d'Estandoux,  qui  aurait  bonne  envie  de  remettre  la 
farce  en  honneur  sur  notre  théâtre ,  et  qui  y  aurait  déjà 
réussi  s'il  avait  autant  de  talent  que  de  zèle.  Bien  lui  en  a 
pris  de  faire  jouer  l'oncle  et  le  neveu  par  Caillot  et  par 
Clairval  :  la  complaisance  de  ces  acteurs ,  dans  un  temps 
où  ils  sont  surchargés  de  nouveaux  rôles  pour  le  voyagé 
de  Fontainebleau,  a  procuré  au  Nouveau  Marié  un 
succès  complet ,  qui  a  été  interrompu  depuis  par  un  en- 
rouement survenu  au  charmant  Caillot.  La  musique  est 
de  M.  Baccelli,  Italien,  mari  de  cette  grosse  actrice  qui 
joue  les  rôles  de  mère  dans  les  pièces  italiennes,  et  par 
conséquent  père  ou  beau-père  de  mademoiselle  Argentine, 


l"  OGTOBRB   1770-  69 

qui  a  succédé  à  Camille  dans  les  rôles  de  Colombinc. 
M.  fiaccellîy  qui  a  fait  ici  smi  coup  d'essai,  connaît,  comme 
les  Italiens  les  moins  habiles ,  les  effets  et  l'art  d'arran- 
ger une  partition ,  c'est-à-dire  qu'il  sait  un  peu  le  métier, 
mais  il  n'a  point  d'idées;  sa  composition  est  prise  de 
droite  et  de  gauche,  et  ne  donne  point  de  résultat.  Dans 
le  temps  que  lès  Sosie  et  les  Biaise  tournaient  la  tête  au 
public  avec  leurs  pauvretés,  M.  Baccelli  aurait  passé 
pour  un  aigle;  cela  ne  se  peut  plus  quand  il  y  a  un  Phi- 
lidor  et  un  Grétry.  Si  ce  dernier  ayait  fait  l£^  musique  du 
J)/jOU^eau  Marié  y,  tout  mauvais  qu'il  est,  par  la.  grâce  de 
IVL  d'Estandoux ,  il  aurait  pu  devenir,  par  la  grâce  dç 
M.  Grétry,  le  pendant  du  Tableau  parlant. 


Le  général  Mole  s'élant  trouvé  excessivement  fatigua 
à  son  retour  du  Malabar  (i),  il  a  fallu  lui  accorder 
quartier  de  rafraîchissement  jusqu'au  voyage  de  Fontai- 
nebleau, et  la  Comédie  a  vécu  depuis  six  semaines  sur  le 
début  d'un  acteur  de  province,  nommé  Dorseville.  Quoi- 
qu applaudi  dii  parterre,  il  n'a  attiré  personne.  Il  a  joué 
les  rôles  de  Titus  dans,  la  tragédie  de  Bruius,  d'Ëgiste 
dans  celle  de  Mcrope^  de  don  Pèdre  dans  Inès  de  Castro^ 
et  plusieurs  rôles,  d'amoureux  dans  le  haut  comique.  Cet 
acteur  aa  pas  l'ombre  de  talent;  il  possède  cette  mé- 
diocrité qui  me  désespère ,  et  qui  m'est  mille  fois  plus 
insupportable  dans  les  arts  que  ce  qui  est  franchement 
et  décidément  mauvais.  Il  est  de  la  famille  des  bassets 
et  de  la  communauté  des  courtauds  de  boutique.  Tout 
est  ignoble  dans  ce  Dorseville;  et  sa  6gure  courte  et 
épaisse,  et  ses  traits,  et  son  air  de  visage ,  et  sa  démar- 
che, et  ses  gestes,  et  le  son  de  sa  voix  glapissante,  et 

(i)  Mole  remplissait  le  rôle  do  généra)  français  dans  la  Feuvtdu  Mahihaf. 


^O  CORRESPONDAJrOE    LITTERAIRE, 

faible,  et  sa, manière  de  prononcei*.  Comineiit  diable  se 
fait-on  comédien  avec  toutes  ces  disgrâces ,  dont  une 
seule  suffit  pour  éloigner  un  homme  sensé  d'un  métier 
si  difficile? 


M.  Robinet,  auteur  du  livre  intitulé:  De  la  Nature^ 
qui,  malgré  l'incongruité  de  ses  idées  systématiques,  n'est 
pas  un  ouvrage  sans  mérité,  vient  de  publier,  en  plu- 
sieurs volumes  in-12,  une  Analyse  raisonnée  de  Bajrle  y 
ou  Abrégé  méthodique  de  ses  oui^rages^  particulière^ 
ment  de  son  Dictionnaire  historique  et  critique ,  dont  les 
remarques  ont  été  fondues  dans  le  texte  ^  pour  former 
un  corps  instructif  et  agréable  de  lectures  suivies.  Ce 
titre,  qui  porte  l'année  lySS,  quoique  le  livre  n'ait  paru 
que  cette  année ,  vous  met  au  fait  de  la  méthode  suivie 
par  le  nouvel  abréviateur  de  Bayle.  Il  y  a  bien  quinze 
ans  que  l'abbé  de  Marsy  publia  une  Analyse  de  Bayle  > 
qu'il  se  proposait  de  continuer  :  elle  fut  supprimée.  Les 
Jésuites,  qui  étaient  encore  puissans,  firent  des  dé- 
marches auprès  du  procureur-général  ;  l'abbé  de  Marsy 
fut  menacé  s'il  osait  continuer  son  travail.  Il  avait  des 
ménagemens  à  garder;  il  avait  été  Jésuite,  et  Jésuite 
imprudent,  travaillant  de  toutes  ses  forces  à  mériter  l'é- 
pitaphe  de  M.  le  duc  de  Villars  (  i)  ;  il  arriva  un  éclat  qui 
le  fit  chasser  par  les  révérends  Pères.  Au  lieu  de  con- 
tinuer V Analyse  de  Bayle  ^  il  se  fit  continuateur  de 
Y  Histoire  aricienne  de  Rollin,  en  compilant  sur  le  même 
plan  ï  Histoire  des  Chinois ,  Japonais  ^  et  des  peuples 

(f  )  Cette  épitaphe  faisait  allusion  aux  goi^ts  auli-physiques  qu'on  supposait 
au  duc  de  Yillars.  Quant  à  Tabbé  de  Marsy,  il  avait,  pour  nous  servir  de 
Texpression  de  Voltaire,  «  estropié  par  ses  énormes  talens  un  enfant  charmant 
de  la  première  noblesse  du  royaume,  »  le  prince  de  Guéménée. 


I"  OCTOBRF.  1770.  71 

modernes  {\);  il  mourut  au  milieu  de  cette  entreprise 
dont  on  était  assez  content.  Je  crois  que  nons  n'avons 
rien  perdu  à  l'interruption  de  son  jénalyse  de  Bayle^ 
puisque  M.  Robipet  s'en  est  chargé  (2).  Je  ne  sais  com- 
bien de  volumes  le  nouvel  abréviateur  nous  donnera; 
mais  je  sais  que  s'il  y  veut  mettre  le  soin  nécessaire,  il 
a  toute  la  capacité  qu'il  faut  pour  nous  donner  un  ou- 
vrage utile  et  agréable.  ])f .  Robinet  est  un  des  principaux 
auteurs  des  Recueils  de  Botullçn. 


Nous  devons  à  M.  Bourgelat,  directeur  et  inspecteur- 
général  des  Écoles  royales  vétérinaires,  un  écrit  intitulé: 
Élémens  de  Fart  vétérinaire.  Essai  sur  les  appareils  et 
les  bandages  profères  aux  quadrupèdes^  à  F  usage  des 
élèves  des  Écoles  royales  vétérinaires^  avec  figures  (3). 
L'établissement  de  ces  Écoles  a  acquis  en  peu  d'années 
une  grande  célébrité  dans  toute  l'Europe.  J'avoue  que  je 
ne  peux  me  garantir  d'un  peu  de  prévention  contre  cet 
établissement,  quand  je  vois  avec  quelle  afiectation  la 
Gazette  de  France  et  tous  nos  papiers  publics  rapportent 
«1  tout  instant  les  curies  merveilleuses,  des  élèves  de  ces 
Écoles,  opérées  dans. les  maladies  épizoqtiques,  et  attes- 
tées par  les  curés  ou  subdélégués  du  village  où  le  miracle 
s'est  fait;  quand  je  vois. encore  l'étalage  qu'on  fait,  dans 
chaque  gazette,  des  prix  remportés  et  mérités  par  tous 
les  élèves  également ,  généreusement  refusés  par  le 
nommé  Weber,  lequel   est  entretenu  par  l'électeur  de 

(i)  Voir  les  notes  de  la  page  288  du  lome  I. 

(1)  Grimni  n*avatt  pas  remarqué  que  des  huit  volumes  m- 12  publiés  alors, 
les  quatre  premiers  étaient  la  réimpression  du  travail  de  Tabbé  de  Marsy , 
déjà  mentionué  tom.  I,  p.  a88,  et  que  les  quatre  derniers  seulement  élaieut 
de  Robinet.  Il  relève  cette  erreur  dans  le  mois  suivant. 

(3)In-8",  1769  et  1776. 


7^  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE, 

Saxe  y  et  assignés,  enfin,  par  la  voie  du  sort,  au  nommé 
Flamand,* le  tout  en  présence  de  M.  Berlin,  ministre  et 
secrétaire  d'État.  J'avoue  que  cette  charlatanerie  me 
déplaît  et  m'ii^dispose.  Ce  n'est  pas  que  les  meilleures 
institutions  et  les  plus  utiles  n'aient  besoin  d'être  prônées, 
mais  c'est  que  les  gens  d'un  vrai  mérite  dédaignent  tous 
ces  moyens;  et  si  M.  Bourgelat  n'est  pas  un  charlatan , 
il  est  le  premier  homme  habile  qui  ait  mis  ce  soin  et  cette 
suite  à  se  faire  prôner.  Je  crains  que  l|i  médecine  des 
animaux  ne  soit  guère  plus  avancée  que  celle  des  hommes. 
La  première  a  cependant  le  grand  avantage  de  la  har- 
diesse des  opérations  et  des  expériences  qu'elle  peut  ten- 
ter, et  qui  pourraient  la  mener  à  des  observations  et 
même  à  des  découvertes  très-intéressantes.  J'aurais  une 
opinion  infiniment  meilleure  de  M*  Bourgelat,  si,  au 
lieu  de  tout  le  bavardage  de  ses  écoliers  sur  les  muscles 
du  cheval,  et  des  magnifiques  certificats  des  curés  de 
village,  je  lui  voyais  publier  modestement,  de  temps  à 
autre ,  le  résultat  de  ses  expériences  et  de  ses  observa- 
tions; et  si  ce  résultat  prouvait  qu'il  s'est  souvent  trompé 
dans  se$  conjectures ,  je  ne  tarderais  pas  à  l'estimer  véri- 
tabiement.  En  telle  maladie  on  a  essayé  tels  remèdes  avec 
tel  succès:  l'ouverture  de  l'animal,  après  sa  mort,  a 
prouvé  l'absurdité  du  traitement  employé  et  du  raison- 
nement sur  lequel  il  était  fondé:  voilà  la  route  qui  con- 
duirait à  l'avancement  et  à  la  perfection  de  la  médecine; 
mais  il  n'y  a  qu'un  grand  homme  qui  puisse  la  prendre. 


La  Pratique  du  Jardinage ,  par  l'abbé  Roger  Schabol, 
rédigé  après  sa  mort^  sur  ses  Mémoires  (i),  est  un 
ouvrage  assez  inutile.  L'abbé  Roger,  mort  depuis  quel- 

(i)  1770,  a  vol.  in-x2. 


l"  OCTOBRE  1770.  73 

ques  années  y  était  fameux  à  Paris  ^  pour  la  taille  des  arbres 
fruitiers.  C'est  de  la  taille  que  dépendent  la  fécondité  de 
Farbre  et  la  beauté  du  fruit.  Les  jardiniers  de  Montreuil 
ont  une  taille  particulière  du  pêcher  :  aussi  les  pêches  de 
Montreuil  ont -elles  la  vogue  à  la  halle  de  Paris.  L'abbé 
Roger  s'était  formé  par  une  longue  expérience,  qui  est  la 
véritable  maîtresse  dans  tous  les  métiers  ;  ceux  qui  vou- 
dront devenir  habiles  comme  lui  feront  bien  de  laisser  là 
les  livres  et  de  suivre  son  exemple.  On  nous  promet  sa 
théorie^  encore  plus  inutile  que  sa  pratique.  Les  livres 
ne  sont  bons  qu'à  apprendre  aux  ignorans  à  jaser  sur  des 
métiers  qu'ils  ne  savent  pas.  Quand  vous  aurez  lu  et  relu 
la  Pratique  de  l'abbé  Roger,  vous  taillerez  vos  pêchers 
tout  de  travers  ;  mais  lorsque  vous  aurez  vu  faire  votre 
jardinier,  que  vous  aurez  réfléchi  sur  ses  procédés,  que 
vous  aurez  essayé ,  que  vous  aurez  mutilé  quelques 
arbres,  que  vous  aurez  recommencé,  que  vous  y  aurez 
mis  beaucoup  de  soins  et  beaucoup  de  temps,,  vous  fini- 
rez par  être  habile.  Il  n'y  a  pas  d'autre  méthode,  je  vous 
le  jure,  ni  dans  le  métier  de  jardinier,  ni  dans  celui  de 
ministre  d'État  ;  et  c'était  là  tout  le  secret  de  l'abbé 
Roger. 


Il  a  paru,  l'année  dernière,  une  mauvaise  brochure 
qui  a  fait  si  peu  de  sensation,  que  je  n'en  ai  pas  pu  savoir 
lauteqr:  cependant  elle  vient  d'être  réimprimée,  et  11 
faut  qu'elle  ait  eu  du  débit  en  province  ou  cliez  l'étran- 
ger. Elle  est  tombée  entre  les  mains  de  M.  Diderot  ;  et 
comme  les  plus  mauvaises  drogues  peuvent  donner  lieu 
à  d'excellentes  réflexions,  je  ne  veux  pas  supprimer  ce 
qu'il  a  jeté  sur  le  papier  à  cette  occasion. 


74  CORRKSPOITDAWCE    L1TTiRA.IRE. 

Observations  sur  une  brochure  intitulée  : 
Garricky  ou  les  Acteurs  anglais;  ouifrage  contenant 
des  réflexions  sur  tari  dramatique ,  sur  ïart  de  la  re- 
présentation  et  le  jeu  des  acteurs;  auec  des  notes  his^ 
toriques  et  critiques  sur  les  différens  théâtres  de 
Londres  et  de  Paris;  traduit  de  l'anglais  (i). 
Ouvrage  écrit  d'un  style  obscur ,  entortillé,  boursouflé 
et  plein  d'idées  communes.  Je  réponds  qu'au  sortir  de 
cette  lecture  un  grand  acteur  n'en  sera  pas  meilleur ,  et. 
qu'un  médiocre  acteur  n'en  sera  pas  moins  pauvre. 

C'est  à  la  uature  à  donner  les  qualités  extérieures ,  la 
figure 9  la  voix,  la  sensibilité,  le  jugement,  la  finesse; 
c'est  à  l'étude  des  grands  maîtres,  à  la  pratique  du 
théâtre,  au  travail,  à  la  réflexion  à  perfectionner  les 
dons  delà  nature.  Le  comédien  d'imitation  fait  tout  pas- 
sablement, il  n'y  a  rien  ni  à  louer  ni  à  reprendre  dans 
son  jeu;  le  comédien  de  qature,  l'acteur  de  génie  est 
quelquefpis  détestable,  quelquefois  excellent.  Avec  quel- 
que sévérité  qu'un  débutant  soit  jugé ,  il  a  tôt  ou  tard  au 
théâtre  les  succès  qu'il  mérite  ;  les  sifflets  n'étouffent  que 
les  ineptes. 

Et  comment  la  nature,  sans  l'art,  formerait-elle  un 
grand  comédien,  puisque  rien  ne  se  passe  rigoureuse- 
ment sur  la  scène  comme  en  nature ,  et  que  les  drames 
sont  tous  composés  d'après  un  certain  système  de  con- 
vention et  de  principes?  Et  comment  un  rôle  serait-il 
joué  de  la  même  manière  par  deux  acteurs  différens, 
puisque,  dans  l'écrivain  le  plus  énergique,  le  plus  clair 
et  le  plus  précis ,  les  mots  ne  peuvent  jamais  être  les 
signes  absolus  d'une  idée,  d'un  sentiment,  d'une  pensée? 

(i)  On  sait  aujoiv'd'hui  que  Fadeur  Stic  tli  est  auteur  de  Garrick,  ou  les 
Acteurs  (Mglais.  (B.) 


l"  OCTOBRE    1770.  75 

Ecoutez  l'observation  qui  suit,  et  concevez  combien, 
en  se  servant  des  mêmes  expressions ,  il  est  facile  aux 
hommes  de  dire  des  choses  tout-à-fait  diverses:  l'exemple 
que  je  vais  vous  en  donner  est  une  espèce  de  prodige , 
c'est  l'ouvrage  même  en  entier  dont  il  est  question. 
Faites- te  lire  à  un  comédien  français ,  et  il  conviendra 
que  tout  en  est  vrai;  faites-le  lire  à  un  comédien  anglais^ 
et  il  vous  jurera  hy  god  qu'il  n'y  a  pas  un  mot  à  en  ra- 
battre, que  c'est  l'évangile  du  théâtre.  Cependant,  mon 
ami,  puisqu'il  n'y  a  presque  rien  de  commun  entre  la 
manière  d'écrire  la  comédie  et  la  tragédie  en  Angleterre , 
et  la  manière  dont  nous  écrivons  ces  poèmes  en  France  ; 
puUqu'au  jugement  même  de  Garrick,  celui  qui  sait 
rendre  parfaitement  une  scène  de  Shakspeare  ne  sait 
pas  le  premier  mot  de  la  déclamation  d'une  scène  de  Ra- 
cine, et  réciproquement,  il  est  évident  que  l'acteur  fran- 
çais et  l'acteur  anglais ,  qui  conviennent  l'un  et  l'autre  de 
la  vérité  des  principes  de  l'auteur  dont  je  vous  rends 
compte ,  ne  s'entendent  pas ,  et  qu'il  y  a  dans  la  langue 
technique  de  leur  métier  un  vague,  une  latitude  assez 
considérables  pour  que  deux  hommes  d'un  sentiment 
diamétralement  opposé  ne  puissent  y  reconnaître  la  vé- 
rité. Et  demeurez  plus  que  jamais  attaché  à  votre  maxime: 
Nil  explicare.  JSevous  expliquez  point  ^  si  vous  voulez 
vous  entendre  (  i  ). 

(i)  C^est  depuis  long-lemps  le  premier  de  mes  aphorismes,  el  chaque  jour 
m'en  confirme  l'utilité  et  la  sagesse.  Mais  l'emploi  des  mêmes  mots ,  par  deux 
hommes  qui  expriment  des  idées  si  diverses  snr  la  même  chose ,  ne  vient-il  pas 
plutôt  de  ce  que  les  principes  généraux  sont  une  espèce  de  patron  qui  va  à  tout 
habit?  Demandez  à  un  vieux  partisan  de  la  musique  de  Lulli  et  à  un  homme 
de  goût ,  passionné  pour  la  musique  de  Grétry ,  quels  sont  les  caractères  d'une 
bonne  musique»  ils  se  serviront  tous  deux  des  mêmes  termes  ;  mais  dans  Tap- 
plication,  Tun  niera  que  la  musique  sur  laquelle  Tautre  s'extasie  ait  aucun  des^ 
caractères  qu'il  lui  attribue.  (  Note  de  Grinim.  ) 


76  GORBESPONB^NCE   LITTERAIRE, 

Cet  ouvrage,  intitulé  Garrick^  a  donc  deux  sens  très- 
distingués,  tous  les  deux  renfermés  sous  les  mêmes 
signes,  Tun  à  Londres,  l'autre  à  Paris;  et  ces  signes  pré- 
sentent si  nettement  c6si  deux  cens  ^  que  ie  traducteur  s'y 
est  trompé,  puisqu'en  fourrant  tout  au  travers  de  sa  tra- 
duction les  noms  de  nos  acteurs  français  à  coté  des  noms 
des  acteurs  anglais ,  il  a  cru  sans  doute  que  les  choses 
que  son  original  disait  des  uns  étaient  également  appli- 
cables aux  autres.  Je  ne  connais  pas  d'ouvrage  où  II  y  ait 
autant  de  vrais  contre-sens  que  dans  celui-ci  ;  les  mots  y 
énoncent  assurément  use  x-hose  à  Paris,  et  toute  une 
autre  chose  à  Londres. 

Au  reste,  je  puis  avoir  tort;  maÎA  j  ai  d'autres  idées 
que  l'auteur  sur  les  qualités  premières  d'un  grand  acteur. 
Je  lui  veux  beaucoup  de  jugement;  je  le  veux  spectateur 
froid  et  tranquille  de  la  nature  humaine  ;  qu'il  ait  par 
conséquent  beaucoup  de  finesse,  mais  nulle  sensibilité, 
ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  l'art  de  tout  imiter,  et 
une  égale  aptitude  à  toutes  sortes  de  caractères  et  de 
rôles:  s'il  était  sensible,  il  lui  serait  impossible  de  jouer 
dix  fois  de  suite  le  même  rôle  avec  la  même  chaleur  et 
le  même  succès  :  très-chaud  à  la  première  représentation, 
il  sei:ait  épuisé  et  froid  comme  le  marbre  à  la  troisième  ; 
au  lieu  qu'imitateur  réfléchi  de  la  nature,  en  entrant  la 
première  fois  sur  la  scène,  il  sera  imitateur  de  lui-même; 
à  la  dixième  fois,  son  jeu,  loin  de  s'affaiblir,  se  fortifiera 
de  toutes  les  réflexions  nouvelles  qu'il  aura  faites;  et  vous 
en  serez  de  plus  en  pjus  satisfait. 

Ce  qui  me  confirme  dans  mon  opinion  ,  c'est  l'inéga- 
lité des  acteurs  qui  jouent  d'ame.  Ne  vous  attendez  point 
de  leur  part  à  aucune  unité  ;  alternativement  leur  jeu  est 
fort  et  faible,  chaud  et  froid,  plat  et  sublime;  ils  man- 


l"  OCTOBRE    1770.  77 

queront  demain  l'endroit  où  ils  oot  excellé  aujourd'hui  ; 
eu  revanche,  ils  excelleront  dam  celui  qu'ils  avaient 
manqué  la  veille.  Au  lieu  que  ceux  qui  jouent  de  ré» 
flexion  y  d'étude  de  la  nature  humaine ,  d'imitation ,  d'i- 
magination, de  mémoire  y  sont  uns,  les  mêmes  à  toutes 
les  représentations,  toujours  également  parfaits;  tout 
est  mesuré,  tout  est  appris;  la  chaleur  a  son  commen- 
cement, son  milieu,  sa  fln.  Ce  sont  leç  mêmes  accens, 
les  mêmes  positions,  les  mêmes  mouvemens;  s'il  y  a 
quelque  différence  d'une  représentation  à  une  autre , 
c'est  toujours  à  l'avantage  de  la  dernière.  Ils  ne  sont 
presque  point  journaliers  :  ce  sont  des  glaces  parfaites, 
toujours  prêtes  à  montrer  les  objets,  et  à  les  montrer 
avec  la  même  précision  et  la  même  vérité.  Ainsi  que  le 
poète^  ils  vont  sans  cesse  puiser  dans  le  fonds  inépui- 
sable de  h  nature,  au  lieu  qu'on  aurait  bientôt  vu  le 
terme  de  leur  propre  richesse  (i). 

(t)  M.  Etienne  y  dans  sa  Notice  sur  MoIé  placée  ea  tète  des  Mémoires  àv 

cet  acteur  dans  la  Culiection  des  Mémoires  sur  Fart  dramatique ,  après  avoir 

rendu  compte  de  Teffet  prodigieux  que  produisail  MuIé  dans  une  scène  du 

Jaloux  de  Kochon  de  Chabaunes^  ajoute:  «  M.  Népomucène  Lemercier,  mon 

confrère  à  Plnstitut ,  m'a  raconté  à  ce  sujet  une  anecdote  intéressante  que  je 

crois  devoir  consigner  dans  ce'te  Notice.  La  première  fois  qu'il  assista  à  la 

pièce  de  Rochon  de  Chabannes,  il  éprouva ,  au  passage  dont  je  viens  de  parler, 

la  même  sensation  que  le  public,  et  il  fut  transporté  d'un  tel  enthousiasme 

qu'après  la  représentation  il  ne  put  résister  au  plaisir  d'aller  féliciter  l'acteur 

de  cet  effet  prodigieux  de  son  talent:  «  Eh  bien!  lui  dit  Mole,  je  ne  suis  pas 

«content  de  moi  aujourd'hui  ;  aussi  je  n'ai  pas  produit  cette  fois  sur  le  public 

«la  même  impression  que  de  coutume.  Je  me  suis. trop  livré,  je  n'étais  plus 

«<  maître  de  moi;  j'étais  entré  si  vivement  dans  la  situation  que  j'étais  lepersou- 

«*  nage  même,  et  que  je  n'étais  plus  l'acteur  qui  le  joue;  j'ai  été  vrai  comme 

«je  le  serais  chez  moi ,  mais  pour  l'optique  du  théâtre  il  faut  l'être  autrement. 

«  La  pièce ,  ajouta  Moié ,  se  rejoue  dans  quelques  jours  ;  venez  la  voir  encore , 

'  et  placez-vous  dans  les  premières  coulisses.  »  .M.  Lemercier  s'y  trouva  avec 

exactitude;  au  moment  où  arrive  là  fameuse  scène,  MoIé  tourne  la  tête  de  son 

côté  et  lui  dit  à  voix  basse  :  »  Je  suis  bien  maître  de  moi,  vous  allez  voir.  >•  £t 


^8  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE, 

Quel  jeu  plus  parfait  que  celui  de  mademoiselle  Clai- 
ron? Cependant  suivez-la ,  étudiez-la ,  et  vous  vous  con- 
vaincrez bientôt  qu'elle  sait  par  cœur  tous  les  détails  de 
son  jeu  comme  toutes  les  paroles  de  son  rôle.  Elle  a  eu 
sans  doute  dans  sa  tête  un  modèle  auquel  elle  s'est  étu- 
diée d'abord  à  se  conformer;  sans  doute  elle  a  conçu  ce 
modèle  y  le  plus  haut,  le  plus  grand,  le  plus  parfait 
qu'elle  a  pu;  mais  ce  modèle ,  ce  n'est  pas  elle:  si  ce 
modèle  était  elle-même,  que  son  imitation  serait  faible 
et  petite  !  Quand ,  à  force  de  travail ,  elle  a  approché  de 
ce  modèle  idéal  le  plus  près  qu'il  lui  a  été  possible,  tout 
est  fait.  Je  ne  douté  point  qu'elle  n^éprouve  en  elle  un 
grand  tourment  dans  les  premiers  momens  de  ses 
études;  mais  ces  premiers  momens  passés,  son  ame  est 
calme;  elle  se  possède,  elle  se  répète  sans  presque  au- 
cune émotion  intérieure,  ses  essais  ont  tout  fixé,  tout 
arrêté  dans  sa  tête  :  nonchalamment  étendue  dans  sa 
chaise  longue,  les  yeux  fermés,  elle  peut,  en  suivant  en 
silence  son  rôle  de  mémoire,  s'entendre,  se  voir  sur  la 
scène,  se  juger  et  juger  les  impressions  qu'elle  excitera. 
Il  n'en  est  pas  ainsi  de  sa  rivale,  la  Dumesnil:  elle 
monte  sur  les  tréteaux  sans  savoir  ce  qu  elle  dira  ;  les 
trois  quarts  du  temps  elle  ne  sait  ce  qu'elle  dit,  mais  le 
reste  est  sublime. 

Et  pourquoi  l'acteur  différerait-il  en  cela  du  statuaire, 
du  peintre,  de  l'orateur,  du  musicien  ?  Ce  n'est  pas  dans 
la  fureur  du  premier  jet  que  les  traits  caractéristiques 
se  présentent  à  eux  ;  ils  leur  viennent  dans  des  momens 

en  effet  M.  Lemercier  m'a'  assuré  qae  l'acteur  avait  produit  une  sensation 
beaucoup  plus  forte  que  le  premier  jour,  et  qu'il  n'avait  jamais  vu  plus  d'art 
et  plus  de  calcul  pour  remuer  profondément  les  spectateurs.  »  Cette  anecdote 
vient  complètement  à  l'appui  de  l'opinion  de  Diderot. 


I       OCTOBRE    1770.  79 

tranquilles  et  froids ,  dans  des  momens  tout-à-fait  inat- 
tendus :  alors  9  comme  immobiles  entre  la  nature  hu- 
maine et  l'image  qu'ils  en  ont  ébauchée,  ils  portent  al- 
ternativement un  coup-d'œil  attentif  sur  l'une  et  sur 
l'autre,  et  les  beautés  qu'ils  répandent  ainsi  dans  leurs 
ouvrages  sont  d'un  succès  bien  autrement  assuré  que 
celles  qu'ils  y  ont  jetées  dans  la  première  boutade.  Ce 
n'est  pas  l'homme  violent ,  l'homme  hors  de  lui-même 
qui  nous  captive,  c'est  l'avantage  de  l'homme  qui  se 
possède.  Les  grands  poètes  dramatiques  surtout  sont 
spectateurs  assidus  de  ce  qui  se  passe  autour  d'eux;  ils 
saisissent  tout  ce  qui  les  frappe,  ils  en  font  registre;  c'est 
de  ces  registres  que  tant  de  traits  sublimes  passent  dans 
leurs  ouvrages.  Les  hommes  chauds,  violens,.  sensibles 
se  mettent  en  scène,  ils  donnent  ce  spectacle,  mais  ils 
n'en  jouissent  point;  c'est  d'après  eux  que  l'homme  de 
génie  fait  sa  copie.  Les  grands  poètes,  les  grands  acteurs, 
et  peut-^tre  en  général  tous  les  grands  imitateurs  de  la 
nature  en  tout  genre ,  doués  d'une  belle  imagination , 
d'un  grs^nd  jugement,  d'un  tact  fin,  d'un  goût  très^ûr, 
seront,  à  mon  sens,  les  êtres  les  moins  sensibles;  ils  sont 
également  propres  à  trop  de  choses,  ils  sont  trop  occu- 
pés à  regarder  et  à  imiter  pour  être  vivement  affectés 
au  dedans  d'eux-mêmes.  Voyez  les  femmes  :  elles  nous 
surpassent  certainement,  et  de  fort  loin,  en  sensibilité  ; 
quelle  comparaison  d'elles  et  de  nous  dans  l'instant  de  la 
passion  1  Mais  autant  nous  leur  cédons  quand  elles  agis- 
sent, autant  elles  restent  an-dessous  de  nous  quand  elles 
imitent.  Dans  la  grande  comédie,  la  comédie  à  laquelle 
je  reviens  toujours,  celle  du  monde,  toutes  les  âmes 
chaudes  occupent  le  théâtre,  tous  les  hommes  de  génie 
sont  au  parterre.  Les  premiers  s'appellent  des  fous  ;  les 


8o  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

seconds,  qui  s'amusent  à  copier  leurs  folies,  s'appellent 
des  sages;  c'est  Tœil  fixe  du  sage  qui  saisit  le  ridicule  de 
tant  de  personnages  divers,  qui  le  peint,  et  qui  vous  fait 
rire  ensuite  du  tableau  de  ces  fâcheux  originaux  dont 
vous  avez  été  quelquefois  la  victime. 

Ces  vérités  seraient  démontrées,  que  jamais  les  comé- 
diens n'en  conviendraient  :  c'est  leur  secret.  La  sensibi» 
lité  est  une  qualité  si  estimable,  qu'ils  n'avoueront  pas 
qu'on  puisse,  qu'on  doive  s'en  passer  pour  exceller  dans 
leur  métier.  Mais,  quoi!  me  dira-t-on,  ces  accens  si 
plaintifs  et  si  douloureux,  que  cette  mère  arrache,  du 
fond  de  ses  entrailles,  et  qui  secouent  si  violemment  les 
miennes,  n'est-ce  pas  le  sentiment  actuel  qui  les  inspire  ? 
n'est-ce  pjis  la  douleur  même  qui  les  produit?  Nulle- 
ment; et  la  preuve,  c'est  qu'ils  sont  mesurés,  c'est  qu'ils 
font  partie  d'un  système  de  déclamation,  c'est  qu'ils  sont 
soumis  à  une  loi  d'unité,  c'est  qu'ils  concourent  à  la  so- 
lution d'un  problème  donné;  c'est  qu'ils  ne  remplissent 
toutes  les  conditions  proposées  qu'après  de  longues 
études,  c'est  que  pour  être  poussés  justes  ils  ont  été  ré- 
pétés cent  fois;  c'estqu'alors  l'acteur  s'écoutait  lui-même; 
c'est  qu'il  s'écoute  encore  au  moment  où  il  vous  trouble^ 
et  que  tout  son  talent  consiste,  non  pas  à  se  laisser  aller 
à  sa  sensibilité  comme  vous  le  supposez,  mais  à  imiter  si 
parfaitement  tous  les  signes  extérieurs  du  sentiment  que 
vous  vous  y  trompiez.  IjCS  cris  de  sa  douleur  sont  notés 
dans  sa  mémoire,  les  gestes  de  son  désespoir  ont  été  pré- 
parés; il  sait  le  moment  précis,  où  les  larmes  couleront. 
Ce  tremblement  de  la  voix,  ces  mots  suspendus,  étouf- 
fés ,  ce  frémissement  des  membres ,  ce  vacillement  des 
genoux...  Pure  imitation,  leçon  apprise  d'avance,  singe- 
rie sublime  dont  l'acteur  a  la  conscience  présente  au  mo- 


l"  OCTOBRE   1770.  81 

ment  où  il  l'exécute ,  dont  il  a  la  mémoire  long-temps 
après  la  voir  exécutée,  mais  qui  n'effleure  pas  son  ame, 
et  qui  ne  lui  ôte^  ainsi  que  les  autres  exercices,  que  la 
force  du  corps.  Le  socque  ou  le  cothurne  déposé,  sa  voix 
est  éteinte,  il  sent  une  extrême  fatigue,  il  va  changer 
de  chemise  et  se  coucher;  mais  il  ne  lui  reste  ni  douleur, 
ni  trouble,  ni  aifaissement  d'ame  :  c'est  vous,  auditeurs, 
qui  remportez  toutes  ces  impressions.  L'acteur  est  las, 
et  vous  êtes  tristes;  c'est  qu'il  s'est  démené  sans  rien 
sentir,  et  que  vous  avez  senti  sans  vous  démener:  s'il 
en  était  autrement,  la  condition  d'un  comédien  serait  la 
plus  malheureuse  des  conditions.  Heureusement  pour 
nous  et  pour  lui,  il  n'est  pas  le  personnage,  il  le  joue  : 
sans  cela,  qu'il  serait  plat  et  maussade!  Des  sensibilités 
diverses  qui  se  concertent  entre  elles  pour  produire  le 
plus  grand  effet  pojssible!  cela  me  fait  rire.  J'insiste  donc, 
et  je  dis  :  C'est  la  sensibiUté  qui  fait  la  multitude  des  ac- 
teurs médiocres  ;  c'est  la  sensibilité  extrême  qui  fait  les 
acteurs  bornés;  c  est  le  manque  de  sensibilité  qui  fait  les 
acteurs  sublimes.  Les  larmes  du  comédien  descendent, 
celles  de  l'homme  sensible  montent;  ce  sont  les  en- 
trailles qui  troublent  sans  mesure  la  tête  ide  Thomme 
sensible;  c'est  la  tête  du  comédien  qui  porte  quelque 
trouble  passager  dans  ses  entrailles. 

Avez-vous  jamais  réfléchi  à  la  différence  des  larmes 
excitées  par  un  événement  tragique,  et  des  larmes  exci- 
tées par  un  discours  pathétique  ?  On  entend  une  belle 
chose;  peu  à  peu  la  tête  s'embairasse,  les  entrailles  s'é- 
meuvent, les  larmes  coulent  :  au  contraire,  à  l'aspect 
d'un  événement  tragique,  les  entrailles  s'émeuvent  subi- 
tement, la  tête  se  perd  et  les  larmes  coulent;  celles-ci 
viennent  subitement ,  lès  premières  sont  amenées. 

toM.  VIL  6 


82  CORRESPONDANCE .  LITTERAIItE  , 

Voilà  l'avantage  d'un  coup  de  théâtre  naturel  et  vrai 
sur  une  scène  éloquente  :  il  produit  rapidement  TefFet 
que  la  scène  fait  attendre  ;  mais  l'illusion  en  est  beau- 
coup plus  difficile;  un  incident  faux,  mal  rendu,  la  dé- 
truit. Les  accens  s'imitent  mieux  que  les  mouvemens  ; 
maïs  les  mouvemens  frappent  avec  une  bien  autre  vio- 
lence. 

Réfléchissez 9  je  vous  prie,  sur  ce  qu^on  appelle  au 
théâtre  être  vrai.  Est-ce  y  montrer  les  choses  comme  en 
nature?  nullement  :  un  malheureux  de  la  rue  y  serait 
.pauvre,  petit,  mesquin;  le  vrai  en  ce  sens  ne  serait 
autre  chose  qu€  le  commun.  Qu'est-ce  donc  que  le  vrai  ? 
C'est  la  conformité  des  signes  extérieurs,  de  la  voix ,  de 
la  figure,  du  mouvement,  de  l'action,  du  discours,  en 
un  mot  de  toutes  les  parties  du  jeu,  avec  un  modèle  idéal 
ou  donné  par  le  poète  ou  imaginé  de  tête  par  l'acteur. 
Voilà  le  merveilleux. 

Une  femme  malheureuse ,  mais  vraiment  malheu- 
reuse, pleure,  et  il  arrive  qu'elle  ne  vous  touche  point; 
il  aiTive  pis  :  c'est  qu'un  trait  léger  qui  la  défigurç  vous 
fait  rire;  c'est  qu'un  accent  qui  lui  est  propre  dissonne 
à  votre  oreille;  c'est  qu'un  mouvement  qui  lui  est  habi- 
tuel dans  sa  douleur  vous /la  montre  sous  un  aspect 
maussade;  c'est  que  les  passions  vraies  ont  presque  toutes 
€les  grimaces  que  l'artiste  sans  goût  copie  servilement , 
mais  que  le  grand  artiste  évite.  Nous  voulons  qu'au  plus 
fort  des  tdurmens  l'homme  conserve  la  dignité  de  son 
caractère  ;  nous  voulons  que  cette  femme  tombe  avec 
décence  et  mollesse,  et  que  ce  héros  meure  comme  le 
gladiateur  ancien  mourait  dans  l'arène,  aux  applaudisse- 
mens  d'un  amphithéâtre,  avec  grâce,  avec  noblesse,  dans 
une  attitude  élégante  et  pittoresque.  Qui  est-ce  qui  rem- 


l"  OCTOBRE  1770.  83 

remplira  votre  attente?  Est-ce  l'athlète  que  sa  sensibilité 
décompose  et  que  la  douleur  subjugue,  ou  Tàthlète  aca- 
démisé  qui  pratique  les  leçons  sévères  de  la  gymnastique 
jusqu'au  dernier  soupir?  Le  gladiateur  ancien  comme 
un  grand  comédien ,  un  grand  comédien  ainsi  que  le 
gladiateur  ancien,  ne  meurent  pas  comme  on  meurt  sur 
un  lit;  ils  sont  forcés  de  jouer  une  autre  mort  pour  nous 
plaire;  et  le  spectateur  délicat  sentirait  que  la  vérité 
d action  dénuée  de  tout  apprêt  est  petite,  et  ne  s'accorde 
pas  avec  la  poésie.  Du  reste,  ce  n'est  pas  que  la  pure 
nature  n'ait  ses  momens  sublimes;  mais  je  conçois  que 
si  quelqu'un  est  sûr  de  leur  conserver  leur  sublimité , 
c'est  celui  qui  les  aura  pressentis  et  qui  les  rendra  de 
sang-froid.  Cependant  je  ne  répondrais  pas  qu'il  n'y  eût 
une  espèce  de  mobilité  d'entrailles  acquise  et  factice  ; 
mais  si  vous  m'en  demandez  mon  avis,  je  la  crois  presque 
aussi  dangereuse  que  la  sensibilité  naturelle.  Elle  doit  à 
la  longue  jeter  l'acteur  dans  la  manière  et  la  monoto- 
nie ;  c'est  ce  qui  ne  peut  être  évité  que  par  une  tête  de 

glace. 

Mais,  me  direz-vous,  une  foule  d'hommes  qui  décè- 
lent subitement ,  à  leur  manière ,  la  sensibilité  qu'ils 
éprouvent,  font  un  spectacle  merveilleux  sans  s'être  con- 
certés. D'accord;  mais  il  le  serait  bien  davantage,  je 
crois,  s'il  y  avait  eu  entre  eux  un  concert  bien  entendu. 
D'ailleurs  vous  me  parlez  d'un  instant  fugitif,  et  moi  je, 
vous  parle  d'un  ouvrage  de  l'art  qui  a  sa  conduite  et .  sa 
duréej'  Prenez  chacun  de  ces  personnages ,  montrez-les- 
moi  successivement  isolés,  deux  à  deux,  trois  à  trois, 
abandonnez  -  les  à  leurs  propres  mouvemens,  et  vous 
verrez  la  cacophonie  qui  en  résultera  :  et  si,  pour  obvier 
à  ce  défaut ,  vous  les  faites  répéter  ensemble ,  adieu  leur 


84  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE , 

propre  caractère,  adieu  leur  sensibilité  naturelle,  et  tant 
mieux.  C'est  comme  dans  une  société  bien  ordonnée,  ôh 
chacun  sacrifie  de  ses  droits  primitifs  pour  le  bien  et 
l'ensemble  du  tout.  Or,  qui  est-ce  qui  connaîtra  le  plus 
parfaitement  la  mesure  de  ce  sacrifice?  L'homme  juste 
dans  la  société,  l'homme  à  tête  froide  au  théâtre  (i). 


Paris,  i5  octobre  1770. 

Lettre  de  M.  de  Voltaire  à  M.  le  comte  de  Schomberg. 

Du  chftteau  de  Femey,  le  5  octobre  1770. 

Mon  misérable  état ,  Monsieur ,  ne  me  permet  pas 
d'écrire  aussitôt  et  aussi  souvent  que  je  le  voudrais  à 
l'homme  du  monde  qui  m'a  le  plus  attaché  à  lui  ;  M.  d'A- 
lembert  me  console,  en  me  parlant  souvent  de  vous. 
Madaiiie  Denis,  ma  garde-malade,  passe  ses  jours  à  vous 
regretter. 

Puisque  vous  avez  été  touché,  Monsieur,  de  la  requête 
de  nos  pauvres  esclaves  francs-ôomtois,  permettez  que  je 
vous  en  envoie  deux  exemplaires.  Je  suis  persuadé  que 
monseigneur  le  duc  d'Orléans  ne  souffrirait  pas  cette 
oppression  dans  ses  domaines. 

Vous  savez  les  succès  inouis  des  Russes  contre  les 
Turcs  ;  ils  perdaient  une  bataille  au  pied  du  Mont-Caq- 
case  dans  le  temps  que  le  grand-visir  était  battu  au  bord 
du  Danube,  et  que  la  flotte  du  capitan-bacha  était  dé- 
truite dans  la  mer  Egée.  On  croirait  lire  la  guerre  des 
Romains  contre  Mithridate.  D'ailleurs  l'Âraxe,  le  Cirus, 
le  Phase,  le  Caucase,  la  mer  Egée,  le  Pont-Euxin,  sont 
de  bien  beaux  mots  à  prononcer  ;en  comparaison  de  tous 
vos  villages  d'Allemagne  auprès^ i^e^quels  on  a  livré  tant 
de  combats  ou  malheureux  ou  inutiles. 

(i)  Voir  la  suite  au  commencement  du  mois  suivant. 


l5  OCTOBRE  1770.  85 

Vous  venez  du  moins  de  réduire  les  habitans  de  Tunis, 
successeurs  des  Carthaginois ,  à  demander  la  paix  :  que 
Dieu  puisse  vous  conserver  tant  à  la  cour  que  sur  les 
frontières. 

Il  y  a  deux  choses  encore  pour  lesquelles  je  m'inté* 
resse  fort ,  ce  sont  les  finances  et  les  beaux-arts  ;  je  vou- 
drais ces  deux  articles  un  peu  plus  florissans. 

Pour  le  Système  de  la  Nature ,  qui  tourne  tant  de 
têtes  à  Paris ,  et  qui  partage  tous  les  esprits  autant  que 
le  Menuet  de  Versailles  (i),  je  vous  avoue  que  je  ne  le 
regarde  que  comme  une  déclamation  diffuse ,  fondée  sur 
une  très-^mauvaise  physique  ;  d'ailleurs ,  parmi  nos  têtes 
légères  de  Français ,  il  y  en  a  bien  peu  qui  soient  dignes 
d'être  philosophes.  Vous  Têtes,  Monsieur,  comme  il  faut 
l'être ,  et  c'est  un  des  mérites  qui  m'attachent  à  vous. 

Dès  qu'il  gèlera,  nos  gelinotes  iront  vous  trouver. 

On  voit,  par  cette  lettre,  que  le  zèle  du  patriarche 
en  faveur  des  prétendus  esclaves  du  chapitre  de  Saint- 
Claude  ne  se  ralentit  point.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous 
parler  de  la  première  requête  (2);  vous  ne  serez  pas 
fâché  de  lire  aussi  la  seconde. 

Noui^elle  Requête  au  roi  y  en  son  conseil ,  par  les  habi" 
tans  de  Longchaumois  ^  Morez,  Morbier  ^  Belle/on- 
taine ,  les  Rousses  et  Bois-d* Amont  ^  etc. y  en  Franche- 
Comté, 

a  Sire,  douze  mille  de  vos  sujets  mouillent  encore  de 
leurs  larmes  le  pied  de  votre  trône.  Les  habitant  de 
Longchaumois,  etc.,  sont  prêts  à  servir  Votre  Majesté, 

(i)  Voir  t.  VI,  p.  448  et  siiiv. 
(2)  Ibidem,  p.  4^6. 


86  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE, 

en  faisant  de  leurs  mains ,  à  travers  les  montagnes  y  le 
chemin  que  Votre  Majesté  projette  de  Versoix  et  de  la 
route  de  Lyon  en  Franche  -  Comté  ;  ils  ne  demandent 
qu'à  vous  servir.  Le  chapitre  de  Saint-Claude,  ci-devant 
couvent  de  Bénédictins ,  persiste  à  vouloir  qu^ils  soient 
ses  esclaves. 

ce  Ce  chapitre  n'a  point  de  titre  pour  les  réduire  en 
servitude,  et  les  supplians  en  ont  pour  être  libres.  Le 
chapitre  a  pour  lui  une  prescription  d'environ  cent  an- 
nées; les  supplians  ont  en  leur  faveur  le  droit  naturel 
et  des  pièces  authentiques  déjà  produites  devant  Votre 
Majesté. 

(c  II  s'agit  de  savoir  si  ces  actes  authentiques  doivent 
relever  les  supplians  de  la  faiblesse  et  de  l'ignorance  qui 
ne  leur  ont  pas  permis  de  les  faire  valoir ,  et  si  la  jouis- 
sance d'une  usurpation,  pendant  cent  années,  commu- 
nique Un  droit  au  chapitre  contre  les  supplians.  La  loi 
étant  incertaine  et  équivoque  sur  ce  point,  les  habitans 
susdits  ne  peuvent  recourir  qu'à  Votre  Majesté,  comme 
au  seul  législateur  de  son  royaume  ;  c'est  à  lui  seul  de 
fixer ,  par  un  arrêt  solennel ,  Fétat  de  douze  mille  per- 
sonnes qui  n'en  ont  point. 

«r  Votre  Majesté  est  seulement  suppliée  de  considérer 
à  quel  état  pitoyable  une  portion  considérable  de  ses 
sujets  est  réduite. 

(CI*  Lorsqu'un  serf  du  chapitre  passe  pour  être  ma- 
lade à  l'extrémité,  l'agent  ou  le  fermier  du  chapitre  com- 
mence par  mettre  à  la  porte  de  la  cabane  la  veuve  et  les 
enfans,  et  par  s'emparer  de  tous  les  meubles.  Cette  in- 
humanité seule  dépeuple  la  contrée. 

«  2"*  L'intérêt  du  chapitre  à  la  mort  de  ces  malheu- 
reux est  si  visible,  que  voici  ce  qui  arriva  le  mois  d'avril 


l5   OCTOBRE   1770.  87 

dernier^  qui  mérite  d'être  mis  sous  les  yeux  de  Votre 
Majesté. 

«  Le  chapitre  9  en  qualité  d'héritier ,  «st  tenu  de  payer 
le  chirurgien  et  l'apothicaire.  Un  chirurgien  de  Morez , 
nommé  Nicod ,  demanda^  au  mois  d'avril^  son  paiement  à 
l'agent  du  chapitre  ;  l'agent  répondit  ces  propres  mots  : 
«Loin  de  vous  payer,  le  chapitre  devrait  vous  punir; 
«  vous  avez  guéri  l'année  dernière  deux  serfs  dont  la 
a  mort  aurait  valu  mille  écus  à  mes  maîtres.  » 

Ci  Nous  avons  des  témoins  de  cet  horrible  propos;* nous > 
demandons  à  en  faire  la  preuve. 

«  Nous  ne  voulons  point  fatiguer  Votre  Majesté  par 
le  récit  avéré  de  cent  désastres  qui  font  frémir  la  nature; 
d'enfans  à  la  mamelle  abandonnés  et  trouvés  morts  sous 
le  scellé  de  leur  père;  de  filles  chassées  de  la  maison 
paternelle  où  elles  avaient  été  mariées ,  et  mortes  dans 
les  environs  au  milieu  des  neiges;  d'enfans  estropiés  de< 
coups  par  les  agens  du  chapitre,  de  peur  qu'ils  n'aillent, 
demander  justice.  Ces  récits ,  trop  vrais,  déchireraient 
votre  cœur  paternel. 

«  Nous  sommes  enfermés  entre  deux  chaînes  de  mon- 
tagnes, sans  aucune  communication  avec  le  reste  de  la 
terre.  Le  chapitre  ne  nous  permet  pas  même  des. armes 
pour  nous  défendre  contre  les  loups  dont  nous  sommes 
entourés.  Nous  avons  vu  l'hiver  dei*nier  nos  enfans  dé- 
vorés, sans.po^uvoir  les  secourir.  Nous  restons  en  proie 
au  chapitre  de  Saint-Claude  et  aux  bêtes  féroces  ;  nous 
n'avons  que  Votre  Majesté  pour  nous  protéger.  » 
Le  Conseil  des  Dépêches; 

M,  le  duc  DE  Choiseul,  ministre  et  secrélaire-d'Elat; 
M'  Chéry,  avocat; 
Paget  et  Chapuis,  syndics. 


88  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

On  vient  de  publier,  en  quatre  volumes  petit  in-8" 
peu  considérables ,  un  Voyage  de  France ,  d'Espagne , 
de  Portugalet  d Italie^  pendant  les  années  1729  et  i  ^So; 
ouvrage  posthume  de  feu  M.  de  Silhouette,  ancien  mi- 
nistre  d'£tat  et  contrôleur  -  général  des  finances.  C'est 
parcourir  bien  des  pays  dans  un  petit  nombre  de  pages , 
eu  égard  à  leur  étendue  et  à  leur  importance.  Vous  ne 
trouverez  dans  ce  Yoyage  ni  instruction  ni  amusement; 
c'est  partout  le  coup  d'œil  le  plus  trivial  sur  les  beaux- 
arts,  sur  les  arts  utiles,  sur  les  mœurs,  sur  l'histoire  des 
difierens  pays  mentionnés  au  frontispice;  c'est  sur  l'Es- 
pagne une  dissertation  politique  à  perte  de  vue,  mais 
qui  n'en  est  pas  moins  insipide,  surtout  aujourd'hui  qu'il 
y  a  long-temps  que  les  rêves  du  cardinal  Âlbéroni  se  sont 
évanouis  avec  ce  rêveur,  qui  n'était  pas  un  homme  com- 
mun. Ceux  qui  ont  cru  devoir  rendre  publics  les  papiers 
informes  qui  composent  ce  Voyage,  n'ont  certainement 
pas  eu  à  cœur  la  réputation  de  Tauteur;  son  Voyage  n'a 
fait  nulle  sensation ,  et  c'est  ce  qui  pouvait  lui  arriver  de 
plus  heureux.  £t  puis,  comptez  sur  les  réputations! 
M.  de  Silhouette  a  passé  quarante  ans  de  suite  pour  une 
excellente  tête,  pour  une  grande  tête,  pour  un  homme 
d'État;  et  il  parcourt  quatre  des  plus  grandes  contrées 
de  l'Europe  sans  qu'il  lui  échappe  une  remarque  que 
vous  voulussiez  recueillir;  vous  croiriez  souvent  voyager 
avec  un  capucin,  tant  il  est  plat  et  bigot.  C'est  que  M.  de 
Silhouette  était  un  homme  médiocre,  mais  doué  de  la 
plus  forte  dose  d'ambition  possible.  L'art  de  ces  sortes 
de  caractères  consiste  à  entretenir  le  public  dans  une 
haute  idée  de  leur  capacité,  sans  jamais  se  commettre 
par  des  épreuves  précises.  Moyennant  cet  art  et  beau- 
coup de  souplesse  dans  le  caractère,  M.  de  Silhouette 


1  5  OCTOBRE    1770.  89 

s'ëleva  insensiblement  de  l'état  le  plus  obscur  aux  pre- 
mières places'  du  ministère.  Il  s'attacha  d'abord  à  M.  le 
maréchal  de  Noailles ,  qui  le  plaça  auprès  de  feu  M.  le 
duc  d'Orléans  en  qualité  de  secrétaire  de  ses  comman- 
demens;  de  cette  place  il  s'éleva  à  celle  de  chancelier 
garde-des-sceaux  de  ce  prince;  et  quoique  M.  le  duc 
d'Orléans  d'aujourd'hui,  en  partant  pour  l'armée  en  1757, 
le  congédiât  et  donnât  sa  place  à  M.  l'abbé  de  Breteuil  ; 
quoique  madame  de  Pompadour  regardât  dans  ce  temps- 
là  M.  de  Silhouette  comme  un  homme  à  systèmes ,  et 
par  conséquent  dangereux^  il  sut  si  bien  la  faire  revenir 
de  ces  impressions  défavorables,  qu'en  1759  il  fut  nommé 
contrôleur-général  des  finances  et  ministre  d'État.  Il  est 
vrai  que  son  ministère  ne  dura  guère  au-delà  de  six  mois^ 
et  qu'il  n'eut  pas  seulement  la  satisfaction  de  se  voir  dans 
XAlmanach  royal  sous  ces  qualifications.  C'était  alors 
la  mode  de  changer  souvent  de  ministres  et  d'en  essayer 
de  différentes  espèces ,  sans  doute  dans  l'espérance  de 
rencontrer  à  la  fin  le  véritable.  Feu  madame  la  duchesse 
d'Orléans  envoya  un  jour  un  de  ses  gentilshommes  faire 
compliment  à  je  ne  sais  plus  quel  ministre  sur  sa  nomi- 
nation; et  après  avoir  donné  sa  commission,  et  laissé 
faire  au  commissionnaire  quelques  pas,  elle  le  rappela  et 
lui  dit:  «  Informez -vous  cependant  auparavant  s'il  est 
encore  en  place.  »  M.  de  Silhouette  n'y  fut  que  pour 
prouver  qu'il  n'avait  point  de  tête;  car  tout  ministre  qui 
ne  prévoit  pas  les  suites  des  n^esures  qu'il  prend,  et  qui 
ne  tient  pas  ses  moyens  tout  prêts  pour  y  remédier  ;  tout 
ministre  qui  ne  sait  pas  calculer  et  le  caractère  de  ceux 
dont  il  dépend ,  et  la  tournure  des  esprits  auxquels  il  a 
affaire,  n'est  certainement  qu'un  homme  ordinaire.  M.  de 
Silhouette  ne  savait  que  le  jeu  des  ambitieux,  celui  d'ex- 


go  CORRESPONDANCE    LITTiSrAIRE, 

citer^  moyennant  une  forte  cabale  j  un  grand  mouvement 
passager  dans  le  public  :  en  faveur  de  sa  première  opé- 
ration il  fut  traité  comme  le  sauveur  de  la  France;  on  fit 
des  vers,  de  la  prose ,  des  estampes;  mais  tout  ce  beau 
feu  était  un  feu  de  paille ,  et  le  déchaînement  public  suc- 
céda bientôt  et  renversa  le  sauveur  de  son  piédestal.  1\ 
savait  beaucoup,  il  parlait  avec  précision  et  netteté, 
mais  il  manquait  de  génie  ;  il  croyait  que  ce  qui  se  faisait 
en  Angleterre  était  praticable  en  France ,  que  Louis  XV 
se  conduirait  comme  George  II ,  et  son  court  ministère 
ne  fut  qu'un  enchaînement  de  paralogismes.  Il  fut  aussi 
un  spectacle  bien  moral,  quoique  bien  commun  pour  un 
philosophe;  on  vit  cet  homme,  qui  avait  employé  toute' 
la  sagacité  et  toutes  les  facultés  de  son  esprit  pour  par- 
venir au  faîte,  s'y  soutenir  un  instant,  et  ensuite  mourir 
de  chagrin  d'en  être  tombé.  Lorsque  M.  le  duc  de  Choi- 
seul  lui  fit  concevoir  qu'il  fallait  se  démettre  de  sa  place, 
il  se  mit  à  plieurer  comme  un  enfant;  de  là  il  alla  au 
conseil,  où  il  parla  comme  un  ange  sur  l'état  des  finances 
du  royaume,  après  quoi  il  demanda  à  se  retirer.  C'était 
le  chant  du  cygne,  qui  est  toujours  si  mélodieux  au  mo- 
ment de  la  mort;  mais  la  place  qu'il  occupait  demandait 
un  aigle  et  non  pas  un  cygne.  Retiré ,  il  tomba  bientôt 
dans  la  mélancolie  et  le  marasme ,  et  mourut  dans  la  plus 
haute  dévotion  sans  avoir  vécu  soixante  ans.  Il  avait  été 
toute  sa  vie  zélé  catholique  et  fort  attaché  au  parti  des 
Jésuites;  c'était  un  des  moyens  les  plus  usités  paiini  les 
ambitieux  pour  s'avancer.  Beaucoup  de  gens  le  regar- 
daient comme  un  insigne  hypocrite;  mais  il  se  peut  qu'à 
force  de  s'être  menti  à  lui-même  sans  discontinuer ,  il  se 
soit  à  la  fin  persuadé  lui-même.  Ce  qu'il  y  a  de  certain , 
c'est  qu'il  n'avait  point  de  vertus  ni  publiques  ni  privées, 


l5  OCTOBRE  1770.        '  91 

et  qu'il  était  de  ces  gens  qui  n'oDt  jamais  osé  regarder 
personne  en  £ace.  Son  désintéressement  se  manifesta  dans 
les  premiers  mois  de  son  ministère.  Il  acheta  des  héri- 
tiers d'un  traitant  une  ancienne  prétention  de  six  cent 
mille  livres  qui  avait  été  engloutie  dans  la  banqueroute 
générale  du  temps  du  système  de  Law;  il  en  fit  l'acqui- 
sition pour  six  mille  livres.  Nanti  de  ces  papiers  en  qua- 
lité d'acquéreur/  il  trouva,  en  qualité  de  ministre,  de  la 
justice  du  roi  et  de  la  plus  urgente  nécessité  de  l'État, 
de  les  acquitter  à  leur  valeur  primitive;  et  après  les  avoir 
fait  payer  au  trésor  royal  en  qualité  d'homme  qui  sait 
calculer^  il  les  prêta  au  roi  à  fonds  perdu  sur  sa  tête  et 
sur  celle  de  sa  femme,  et  se  fit,  moyennant  six  mille 
livres  une  fois  payées,  une  rente  viagère  de  soixante 
mille  livres  par  an.  Cette  opération  est  une  des  plus  mé- 
morables de  son  ministère;  elle  prouve  qu'on  peut  être 
un  grand  saint  et  grand  fripon  tout  ensemble,  et  que 
M.  de  Villeroy  avait  tort  de  douter  de  la  validité  de  la 
canonisation  de  saint  Vincent  de  Paule,  parce  qu'il  l'avait 
souvent  vu  tricher  au  piquet. 


Il  paraît  un  volume  in-4^  de  près  de  3oo  pages  inti- 
tulé Manifeste  de  la  République  confédérée  de  Pologne^ 
du  i5  noi^embre  1 769 ;  traduit  du  polonais.  Pour  que 
ce  dernier  point  devienne  une  vérité,  il  faudra  se  dépê- 
cher de  traduire  cet  écrit  en  polonais,  où  je  crois  qu'il 
n'existe  point  encore.  Si  mes  Mémoires  sont  fidèles ,  il  a 
été  fabriqué  ici,  sous  les  auspices  de  M.  le  comte  Wiel- 
horski ,  et  je  ne  sais  si  notre  savant  abbé  de  Mably  n'y  a 
pas  mis  la  main.  Ce  bon  abbé  se  croit  très-sincèrement 
une  tête  bien  autrement  judicieuse  et  bien  autrement 
solide  que  celle  du  patriarche  ou  du  président  de  Mon- 


9^  CORRESPONDANCE    LITTIÉRAIRE, 

tesquieu;  et  quand  on  l'entend  raisonner  quelquefois  sur 
les  gouvernemens  étrangers ,  et  prononcer  dans  la  société 
ses  oracles  sur  la  science  de  la  politique,  on  croit  se 
trouver  vis-à-vis  d'un  en&nt  qui  fait  l'important  en  débi- 
tant des  sottises.  Je  me  réjouis  parfois  du  ton  de  bonté 
doctoral  avec  lequel  il  m'apprend  quelque  principe  ou 
quelque  lieu,  commun  que  mon  professeur  de  droit  pu- 
blic de  l'université  de  Leipsick  me  dictait  9  eh  mon  jeune 
temps,  dans  ses  cahiers,  en  mauvais  latin,  à  la  vérité , 
mais  avçc  beaucoup  plus  de  méthode ,  et  qu'il  appliquait 
surtout  avec  beaucoup  plus  de  bon  sens  que  le  docteur 
Mably;  il  se  persuade  alors  de  la  meilleure  foi  du  monde 
qu'il  me  découvre  les  trésors  de  la  science  dont  je  n'ai 
jamais  eu  connaissance,  et  mon  respectueux  silence  le 
confirme  dans  cette  idée.  Ijorsque  M.  Jennings,  qu'on 
appelle  quelquefois  en  son  pays  le  Pitt  de  la  Suède,  passa 
ici,  l'abbé  de  Mably  lui  manifesta  sa  profonde  admira- 
tion pour  le  gouvernement  de  ce  royaume,  qu'il  regar- 
dait comme  le  modèle  le  plus  parfait  d'un  bon  goi|ver- 
nement;  le  Pitt  suédois  lui  conseilla  de  garder  cette  idée 
pour  lui ,  s'il  ne  voulait  pas  se  déshonorer.  Il  me  fit  de 
même ,  il  n'y  a  pas  lopg-temps ,  un  beau  discours  sur  le 
respect  qu'on  avait  en  Pologne  pour  la  loi ,  marque  in- 
faillible d'une  excellente  constitution  ;  et  son  admiration 
à  cet  égard  était  fondée  sur  ce  qu'il  avait  appris  par  des 
Polonais  que,  lorsqu'un   gentilhomme  de  ce  pays  se 
trouve   condamné  à   la  prison  par  les  tribunaux   du 
royaume,  il  s'y. rend  librement,  sans  être  arrêté  ni  traîné, 
et  y  reste  sans  être  gardé.  Je  souhaite  à  M.  l'abbé  de  Ma- 
bly que  le  génie  du  droit  public  et  de  la  politique  se 
loge  dans  sa  tête,  et  se  fasse  un  point  d'honneur  d'y 
rester  à  la  manière  des  gentilshommes  de  Pologne;  et  à 


l5  OCTOBRE  1770.  q3 

M.  le  comte  Wielhorski,  qu'il  se  tire  de  ses  négociations 
avec  autant  de  succès  que  d'une  symphonie  à  grand 
orchestre  ou  d'un  concerto ,  lorsqu'il  tient  son  violon  ou 
son  archi-luth,  le  tout  pour  la  félicité  de  ses  compa- 
triotes, dont  la  conduite,  depuis  quelques  années,  est 
une  nouvelle  preuve  combien  la  sagesse  est  familière  au 
genre  humain. 


Voici  un  titre  excellent  :  Le  mauvais  Dîner  y  ou  Lettres 
sur  le  Dîner  nu  Comte  de  Boula  in  villiers  (i),  par 
le  père  Louis  Viret,  Cordelier  conventuel;  brochure 
in-8*.  Vous  trouverez  peut-être  le  Cordelier  un  peu  dé- 
goûté; il  parle  de  ce  Dîner  comme  s'il  lui  avait  donné 
une  indigestion;  il  doit  être  de  bien  plus  dure  digestion 
pour  les  gros  bénéficiers  de  l'Eglise  ;  car  de  quel  danger 
peut-il  être  pour  un  pauvre  diable  de  Cordelier,  que 
l'on  renverse  la  nappe  de  la  noce  de  Cana?  il  n'y  per- 
drait que. sa  provision  de  théologie  abstruse  et  de  pail- 
lardise, et  n'aurait  pas  peut-être  moins  de  santé  en  re- 
tournant à  la  charrue  ou  en  faisant  un  valet  bien  décou- 
plé de  quelque  grand  seigneur.  Le  zèle  du  révérend 
père  Cordelier  est  donc,  comme  vous  voyez,  bien  dés- 
intéressé, et  son  mauvais  Dîner  devrait  lui  procurer 
les  moyens  d'en  faire  de  bons  ;  il  vaut  cela  ou  rien. 

(i)  De  Voltaire. 


94  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE  9 

i 

•s 

I 

NOVEMBRE. 


Paris,  i5  novembre  1770. 

Suite  et  fin  des  Observations  de  M.  Diderot  ^  sur  la 

brochure  intitulée  Garrick. 

C'est  ici  le  lieu  de  vous  parler  de  Tinfluence  perfide 
d'un  mauvais  partner  sur  un  grand  comédien.  Celui-ci 
a  conçu  grandement;  mais  il  est  forcé  d'abandonner  son 
modèle  idéal  pour  se  mettre  au  niveau  du  pauvre  diable 
avec  lequel  il  est  en  scène. 

Qu'est-ce  donc  que  deux  comédiens  qui  se  soutien- 
nent mutuellement  ?  Ce  sont  deux  hommes  dont  les 
modèles  ont,  proportion  gardée,  ou  l'égalité  ou  la  subor- 
dination qui  convient  aux  circonstances  dans  lesquelles 
le  poète  les  a  placés ,  sans  quoi  l'un  sera  trop  fort  ou 
l'autre  trop  faible;  et  pour  sauyer  la  dissonance,  le  fort 
n'enlèvera  pas  le  faible  à  sa  hauteur,  mais  d'instinct  ou 
de  réflexion  il  descendra  à  sa  petitesse. 

En  un  mot,  à  quel  âge  est-on  grand  comédien?  Est-ce 
à  l'âge  où  l'on  est  plein  de  feu ,  où  le  sang  bout  dans  les 
veinés ,  o}i  l'esprit  s'enflamme  de  la  plus  légère  étinctsUe, 
où  le  moindre  choc  porte  un  trouble  terrible  au  fond  des 
entrailles? Nullement.  C'est  lorsque  la  longue  expérience 
est  acquise,  lorsque  les  passions  sont  tombées,  que 
l'ame  est  froide  et  que  la  tête  se  possède.  Baron  jouait  à 
soixante  ans  passés  le  Comte  d'Essex,  Xipharès,  Britan* 
nicus,  et  les  jouait  bien;  mademoiselle  Gaussin  excellait 


I  5  NOVEMBRE   I77O.  gS 

dans  la  Pupille  à  l'âge  de  cinquante  ans  :  un  vieux 
comédien  n'est  ridicule  que  quand  les  forces  l'ont  tout- 
à-fait  abandonné  y  ou  quand  la  supériorité  de  son  talent 
ne  suffit  pas  pour  sauver  le  contraste  de  sa  vieillesse  avec 
la  jeunesse  de  son  rôle. 

De  nos  jours  y  mademoiselle  Clairon  et  Mole  ont  joué 
en  débutant  comme  des  automates;  ensuite  ils  sont  de- 
venus grands  comédiens.  Comment  cela  s'est-il  fait? 
£st-ce  que  Tame,  est-ce  que  la  sensibilité ,  est-ce  que  les 
entrailles  leur  sont  venues? 

Si  cet  acteur,  si  cette  actrice  étaient  profondément 
pénétrés^  comme  on  le  suppose ,  l'un  aurait-il  le  temps  de 
jeter  un  coup  d'œil  sur  les  loges ,  l'autre  de  diriger  un 
sourire  vers  la  coulisse  ? 

Ce  n'est  pas,  encore  un  coup,  celui  qui  est  hors  de 
lui-même,  c'est  celui  qui  est  froid,  qui  se  possède,  qui 
«st  maître  de  son  visage,  de,  sa  voix,  de  ses  actions, 
de  ses  mouvcmens ,  de  son  jeu ,  qui  disposera  de  moi. 

Garrick  montre  sa  tête  entre  les  deux  battans  d'une 
porte,  et  je  Vois  en  deux  secondes  son  visage  passer 
rapidement  de  la  joie  extrême  àl'étonnement,  de  l'éton- 
nement  à  la  tristesse,  de  la  tristesse  à  l'abattement,  de 
l'abattement  au  désespoir,  et  descendre  avec  la  même 
rapidité  du  point  oîi  il  est,  à  celui  d'oîx  il  est  parti. 
Est-ce  que  son  ame  a  pu  éprouver  successivement  toutes 
ces  passions  et  exécuter,  de  concert  avec  son  visage ,  cette 
espèce  de  gamme  ?  Je  n'en  crois  rien. 
:;  Sedaine  donne  sou  Philosophe  sans  le  savoir  :  la 
pièce  chancelle  à  la  première  représentation ,  et  j'en  suis 
affligé;  à  la  seconde,  son  succès  va  aux  nues,  et  j'en 
suis  transporté  de  joie.  Le  lendemain,  je  cours  après 
Sedaine,  il  faisait  le  froid  le  plus  rigoureux;  je  vais  dans 


gG  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

tous  les  endroits  où  j'espère  le  trouver.  J'apprends  qu'il 
est  à  rextrémité  du  faubourg  Saint-Antoine  ;  je  m'y  fais 
conduire  :  je  l'aborde,  je  lui  jette'  les  bras  autour  du 
cou;  la  voix  me  manque  et  les  larmes  me  eoulent  le  long 
des  joues  :  voilà  l'homme  sensible  et  médiocre.  Sedaine 
froid ,  immobile ,  me  regarde  et  me  dit  :  Ah  !  monsieur 
Diderot ,  que  vous  êtes  beau!  voilà  l'observateur  et 
l'homme  de  génie. 

L'homme  sensible  obéit  à  l'impulsion  de  la  nature ,  et 
ne  rend  précisément  que  ce  que  son  propre  cœur  lui 
fournit;  le  comédien  observe,  se  saisit  des  phénomènes 
que  le  premier  lui  présente ,  et  découvre  encore  d'étude 
et  de  réflexion  tout  ce  qu'il  peut  y  ajouter  pour  le  plus 
grand  effet. 

A  la  première  représentation  à* Inès  de  Castro  j  on 
amène  les^enfans,  et  le  parterre  se  met  à  rire.  La  Du- 
clos,  qui  faisait  Inès,  indignée,  s'écrie:  Jtis  donc  y  sot 
parterre j  au  plus  bel  endroit  de  la  pièce!  Le  parterre 
l'entendit,  se  contint;  l'actrice  reprit  son  rôle  et  ses 
larmes ,  et  celles  du  spectateur  coulèrent.  Quoi  donc  ! 
est-ce  qu'on  passe  ainsi  rapidement  d'un  sentiment  pro- 
fond à  un  autre  sentiment  profond  ;  de  l'indignation  à  la 
douleur?  Je  ne  le  conçois  pas,  son  indignation  était 
réelle  et  sa  douleur  simulée. 

Quinault  Du  Fresne  joue  le  rôle  de  Sévère  dans  Po^ 
lyeucte.  Il  était  envoyé  par  l'empereur  Décius  pour  peiv 
sécuter  les  chrétiens;  il  confie  à  son  ami  ses  sentimens 
secrets  sur  cette  secte  calomniée.  Cette  confidence,  qui 
pouvait  lui  coûter  la  vie ,  ne  pouvait  se  faire  à  voix  trop 
basse  :  le  parterre  lui  crie  :  Plus  haut!  Il  répond  subite- 
ment au  parterre  :  Et  vous  ^  messieurs ^  plus  bas! 'E^t- 
ce  que  s'il  eût  été  vraiment  Sévère,  il  eût  été  si  preste- 


I^  NOVEMBRE  I77O.  97 

ment  Du  Fresiie  ?  Non ,  vous  dîs-je ,  il  n'y  a  que  l'homme 
qui  se  possède,  comme  sans  doute  il  se  possédait ,  l'ac- 
teur, rare,  le  comédien  par  excellence^  qui  puisse  ainsi 
déposer  et  reprendre  son  masque. 

Un  acteur  s'est  pris  de  passion  pour  une  actrice;  une 
représentation  les  met  en  scène  dans  un  moment  de 
jalousie.  La  scène  y  gagnera,  si  l'acteur  est  un  homme 
médiocre;  elle  y  perdra,  s'il  est  un  grand  homme;  il 
sera  lui ,  et  il  ne  sera  plus  le  modèle  idéal  ^t  sublime 
qu'il  s'était  fait  d'un  jaloux.  La  preuve  qu'ils  se  rabais- 
sent l'un  et  l'autre  à  la  vie  commune,  c'est  que  s'ils 
gardaient  leurs  échasses ,  ils  se  riraient  au  nez  tous  les 
deux. 

Je  dis  plus,  un  excellent  moyen  pour  jouer  petite- 
ment, mesquinement,  c'est  d'avoir  à  jouer  son  propre 
caractère.  Vous  êtes  un  tartuffe,  vous  êtes  un  misan- 
thrope, vous  jouerez  un  tartuffe ,  vous  jouerez  un  misan- 
thrope, et  vous  le  jouerez  bien  ;  mais  vous  ne  ferez  rien 
de  ce  que  le  poète  a  fait  :  car  il  a  fait ,  lui  le  Tartuffe, 
le  Misanthrope;  et  vous,  vous  n'êtes  qu'un  individu , 
et  communément  fort  au-dessous  du  modèle  de  la 
poésie. 

Mais  Quinault  Du  Fresne ,  orgueilleux  par  caractère , 
jouait  merveilleusement  l'orgueilleux?  — Et  qui  est-ce 
qui  vous  a  dit  qu'il  se  jouait  lui-même?  et,  dans  cette 
supposition  même,  qui  est-ce  qui  vous  a  dit  que  la  na- 
ture ne  l'avait  pas  fait  tout  proche  du  modèle  idéal? 
Mais  Quinault  Du  Fresne  n'était  pas  Orosiaane,  et  qui 
est-ce  qui  le  remplace  ou  le  remplacera  jamais  dans  ce 
rôle  (i)?  Il  n'était  pas  l'homme  du  Préjugé  à  la  mode  y 

(i)  Le  Kaiu  qui,  sans  avoir  aucun  des  avantages  extérieurs  de  Du  Fresne, 
ou  plutôt  ayant  %ure,  voix ,  tout  contre,  lui ,  a  cependant  surp«iss6  Du  Fresne 
Tow.  VIL  7 


98  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

et  avec  quelle  perfection  ne  le  jouait-il  pas?  Un  des 
hommes  les  plus  droits,  les  plus  francs,  les  plus  honnêtes 
qui  aient  exercé  la  profession  difficile  de  comédien, 
Montménil  jouait,  avec  le  même  succès,  Ariste  dans  la 
Pupille j  Tartuffe,  l'Avocat  Patelin ^  Mascarille  dans  les 
Fourberies  de  Scapin;  je  lai  vu,  et,  à  mon  grand  éton- 
nement ,  il  avait  le  masque  de  tous  ces  rôles.  Ce  n'était 
pas  naturellement,  c^r  la  nature  ne  lui  en  avait  donné 
qu'un  j  le  s*ien  :  il  tenait  donc  les  autres  de  l'art?  £st*ce 
qu'il  y  a  une  sensibilité  artificielle? 

Pour  un  endroit  où  le  poète  a  senti  plus  fortement 
que  l'acteur,  il  y  en  a  cent  où  l'acteur  sent  plus  forte- 
ment que  le  poète;  et  rien  n'est  plus  dans  la  vérité  que 
cette  exclamation  de  Voltaire,  entendant  jouer  la  Clai- 
ron dans  une  de  ses  pièces  :  Est-ce  bien  moi  qui  ai  fait 
cela?  D'où  cela  venait-il  ?  Est-ce  que  mademoiselle  Clai- 
ron en  sait  plus  que  M.  de  Voltaire?  Sans  doute;  son 
ihodèle  idéal,  en  déclamant,  était  bien  au-delà  du  mo- 
dèle idéal  que  le  poète  s'était  fait  en  écrivant  :  mais  ce 
modèle  idéal  n'était  pas  elle.  Que  faisait-elle  donc?  Elle 
copiait  de  génie;  elleimitait  le  mouvement,  les  actions, 
les  gestes,  toute  la  nature  d'un  être  fort  au-dessus  d'elle; 
elle  jouait,  et  jouait  sublimement. 

Allez  chez  mademoiselle  Clairon,  et  voyez-la  dans  les 

dans  le  rôle  d^Orosmane.  Ce  grand  acteur  se  trouva  an  début  de  Le  Kain ,  et 
avoua  qu'il  lui  avait  fait  voir  dans  ce  rôle  des  nuances  et  des  détails  dont  il 
ne  s*étatt  pas  douté.  Mais  c'est,  je  crois ,  que  notre  philosophe  n*a  jamais  vu 
jouer  Le  Kain ,  pas  plus  que  mademoiselle  Clairon ,  au  moins  depuis  sa  grande 
célébrité;  il  ne  parle  de  celle-ci  que  d'après  la  voix  publique,  et  d*après  son 
instinct  qui  lui  fait  presque  toujours  deviner  juste.  Quant  à  Du  Fresne  et  Mont- 
ménil, c'est  autre  chose.  Lorsque  ces  acteurs  étaient  au  théâtre>  il  était  assidu 
au  spectacle;  mais  depuis  environ  vingt  ans  il  n'y  a  été  qu'en  passant,  pour 
voir  de  temps  en  temps  quelque  nouvelle  pièce,  par  courtoisie  pour  l'auteur. 

(  Note  de  Grimm,  ) 


l5  NOVEMBRE  I77O.  QQ 

transports  réels  de  sa  colère  ;  si  elle  y  conserve  son  main- 
tien, ses  accensy  son  action  théâtrale,  elle  vous  fera 
rire ,  et  vous  l'auriez  admirée  au  théâtre.  Que  faites-vous 
donc  dans  ce  cas ,  et  que  signifie  votre  rire ,  si  ce  n'est 
que  la  sensibilité  réelle  et  la  sensibilité  simulée  sont 
deux  choses  fort  diverses;  que  la  colère  réelle  de  made- 
moiselle Clairon  ressemble  à  de  la  colère  jouée,  et  que, 
par  conséquent,  il  y  £L  deux  colères  que  vous  savez  fort 
bien  discerner?  Les  images  des  passions  au  théâtre  n'en 
sont  donc  pas  les  vraies  images;  ce  sont  donc  des  por- 
traits outrés,  assujettis  à  des  règles  de  convention.  Or  je 
demande  quel  est  Facteur  qui  se  renfermera  le  plus  stric- 
tement dans  ces  règles  données?  Quel  est  celui  qui  sai- 
sira le  mieux  cette  emphase  prescrite,  ou  de  l'homme 
qui  est  dominé  par  son  propre  caractère ,  ou  de  celui 
qui  s'en  dépouille  pour  en  prendre  un  autre  plus  grand , 
plus  noble,  plus  violent,  plus  élevé?  On  est  soi  de  na- 
ture, on  est  un  autre  d'imitation  ;  le  cœur  qu'on  se  sup- 
pose n'e^t  pas  celui  qu'on  a.  Quelle  est  donc  la  ressource 
en  par^l  cas?  C'est  de  bien  connaître  les  symptômes 
extérieurs  de   l'ame  qu'on  emprunte,  de  s'adresser^ 
l'expérience  de  ceux  qui  nous  voient,  et  de  les  tromper 
par  l'imitation  de  ces  symptômes  d'emprunt,  qui  de- 
viennent nécessairement  la  règle  de  leurs  jugemens;  car 
il  leur  est  impossible  d'apprécier  autrement  ce  qui  se 
passe  au  dedans  de  nous.  Celui  qui  connaît  le  mieux  et 
<{ui  rend  le  plus  parfaitement  ces  signes,  d'après  le  mo- 
dèle idéal  le  mieux  conçu ,  est  le  plus  grand  comédien  ; 
celui  qui  laisse  le  moins  à  imaginer  au  grand  comédien , 
est  le  plus  grand  des  poètes. 

Quand ,  par  une  longue  habitude  du  théâtre ,  on  garde 
dans  la  société  l'emphase  théâtrale,  et  que  l'on  continue 


I OO  CORRESPONDANCE  XITT^R  A  IRE, 

à  y  être  Brutus^Cinna,  Burrhus,  Mithridate,  Cornclie, 
Mérope,  Pompée,  savez-vous  ce  qu'on  fait?  On  réunit 
à  une  ame  petite  ou  grande ,  de  la  mesure  précise  que  la 
nature  Ta  donnée ,  les  signes  extérieurs  d'une  ame  exa- 
gérée et  gigantesque  qu'on  n'a  pas,  et  de  là  naît  le  ridi- 
cule. 

O  la  cruelle  satire  que  je  viens  de  faire  ,^  sans  y  penser, 
des  auteurs  et  des  acteurs!  Il  est,  je  crois,  permis  à  tout 
homme  d'avoir  une  ame  forte  et  grande;  il  est,  je  crois, 
permis  d'avoir  le  maintien,  le  propos,  l'action  de  son 
ame,  et  je  crois  que  l'image  de  la  véritable  grandeur  ne 
peut  jamais  être  ridicule.  Que  s'ensuit-il  de  là?  Tous  le 
devinez  de  reste  :  c'est  que  la  vraie  tragédie  est  encore 
à  trouver,  et  qu'avec  tous  leurs  défauts  les  anciens  en 
étaient  peut-être  plus  voisins  que  nous.  Plus  les  actions 
sont  fortes  et  les  propos  simples,  plus  j'admire;  je  crains 
bien  que  nous  n'ayions  pris ,  cent  aus  de  suite ,  l'héroïsme 
de  Madrid  pour  celui  de  Rome.  En  efïet,.quel  rapport 
entre  la  simplicité  et  la  force  du  discours  de  Régulus  dis- 
suadant le  sénat  et  le  peuple  romain  de  l'échange  des 
captifs,  et  le  ton  déclamatoire  et  ampoulé  que  nos  tra- 
giques lui  auraient  donné  ?  Il  dit  : 

«  J'ai  vu  nos  enseignes  suspendues  dans  les  temples 
de  Carthage;  j'ai  vu  le  soldat  privé  de  ses  armes,  qui 
n'avaient  pas  été  teintes  d'une  goutte  de  sang  ennemi  ; 
j'ai  vu  l'oubli  de  la  liberté ,  et  des  citoyens  les  bras  atta- 
chés sur  le  dos;  j'ai  vu  les  portes  des  villes  ouvertes  et 
les  moissons  couvrir  les  champs  que  nous  avions  rava- 
gés :  et  vous  croyez  que ,  rachetés  à  prix  d'or,  ils  re- 
viendront plus  courageux?  Vous  ajoutez  une  perte  à 
l'ignominie;  la  vertu,  une  fois  sortie  d'une  ame  qui 
s'est  avilie,  n'y  rentre  plus.  N'attendez  rien  de  celui 


l5  NOVEMBRE    I.77O.  lOI 

qui  a  pu  mourir^  et  qui  s'est  laissé  lâchement  garot- 
ter.  O  Carthage!  que  tu  es  grande  et  fière  de  notre 
honte  !  » 

Tel  fut  son  discours ,  telle  sa  conduite.  Il  se  refuse  aux 
embrassemens  de  sa  femme  et  de  ses  enfans  ;  il  s'en  dé- 
clare indigne,  comme  un  vil  esclave.  Il  tient  ses  yeux 
farouches  fixés  en  terre  j  et  dédaigne  les  pleurs  de  ses 
amis  y  jusqu'à  ce  qu'il  ait  amené  le  sénat  au  conseil  que 
lui  seul  était  capable  de  donner,  et  qu'il  lui  fut  permis 
de  retourner  dans  son  exil. 

Mais  le  moment  du  héros ,  le  voici.  Il  n'ignorait  pas  le 
supplice  qu'un  ennemi  féroce  lui  préparait  :  cependant 
il  reprend  sa  sérénité  ;  il  se  dégage  de  ses  proches ,  qui 
cherchaient  à  différer  son  départ,  avec  la  même  liberté 
dont  il  se  dégageait  autrefois  de  la  foule  de  ses  cliens, 
pour  aller  se  délasser  de  la  fatigue  des  affaires  dans  ses 
champs  de  Venafre  et  à  sa  maison  de  Tarente. 

Mettez  la  main  sur  la  conscience ,  et  dites-moi  s'il  y  a 
dans  nos  tragédies  un  mot  du  ton  qui  convient  à  une 
vertu  aussi  haute  et  aussi  familière,  et  quel  air  pour* 
raient  avoir  dans  cette  bouché  ces  sentences  ambitieuses 
et  la  plupart  de  nos  fanfaronnades  à  la  Corneille  ? 

O  combien  de  choses  que  je  n'ose  confier- qu'à  vous  ! 
Je  serais  lapidé  dans  les  rues  si  l'on  me  savait  coupable 
de  ce  blasphème,  et  je  ne  me  souc»e  point  du  tout  de  la 
couronne  du  martyre. 

Si  jamais  un  homme  de  génie  ose  donner  à  ses  per- 
sonnages le  ton  simple  de  l'héroïsme  antique,  l'art  de 
l'acteur  sera  bien  autrement  difficile. 

Au  reste ,  lorsque  je  prononce  que  la  sensibilité  est  le 
caractère  de  la  bonté  de  l'ame  et  de  la  médiocrité  du 
génie,  je  fais  un  effort  dont  peu  d'hommes  sont  capables  ; 


1 02  CORRESPOirBAUrCE  LITTiRAïaS  , 

car,  si  la  nature  a  fait  une  ame  sensible ,  vous  le  savez, 
c'est  la  mienne. 

Je  devais  m'arrêter  ici  j  mais  j'aime  mieux  une  preuve 
déplacée  qu'une  preuve  omise.  Voici  une  expérience  que 
vous  aurez  faite  quelquefois  :  appelé  par  un  acteur  ou 
par  une  actrice,  chez  elle,  en  petit  comité,  pour  juger 
de  son  talent ,  vous  lui  aurez  trouvé  de  l'ame  ,  de  la  sen- 
sibilité; vous  Taui^ez  accablée  d'éloges;  vous  vous  en 
serez  séparé  et  vous  l'aurez  laissée  avec  la  conviction  du 
plus  éclatant  succès.  Le  lendemain,  elle  paraît,  elle  est 
sifflée;  et  voua  prononcez  en  vous-même,  malgré  vous , 
que  les  sifflets  ont  raison.  D'où  cela  vient-il?  Est-ce  qu'elle 
a  perdu  son  talent  d'un  jour  à  l'autre?  Aucunement; 
mais  chez  elle  vous  étiez  terre  à  terre  avec  elle,  vous 
Técoutiez,  abstraction  faite  des  conventions;  elle  était 
telle  vis-à-vis  de  vous;  il  n'y  avait  aucun  autre  terme  de 
comparaison.  Vous  étiez  content  de  son  ame,  de  ses  en- 
trailles ,  de  sa  voix,  de  ses  gestes ,  de  son  maintien;  tout 
était  en  proportion  avec  le  petit  auditoire ,  le  petit  espace, 
rien  n'exigeait  de  l'exagération;  sur  la  scène  tout  a  dis- 
paru ;  là  il  fallait  un  autre  modèle  qu'elle-même ,  puisque 
tout  ce  qui  l'environnait  a  changé  :  sur  un  petit  théâtre 
particulier,  dans  un  appartement,  vous  spectateur  de 
niveau  avec  Facteur,  le  vrai  modèle  dramatique  vous 
aurait  paru  outré,  et  en  vous  en  retournant  vous  n'au- 
riez pas  manqué  d'eu  faire  la  confidence  à  votre  ami  ^ 
et  le  lendemain  le  succès  au  théâtre  vous  aurait  étonné. 

Ces  dernières  lignes  sont  lâches  et  froides ,  mais  elles 
sont  vraies.  Je  vous  demande  encore  si  un  acteur  fait  ou 
dit  rien  dans  la  société  précisément  comme  sur  la  scène  ; 
et  je  finis. 

Non,  je  ne  finis  pas;  il  faut  que  je  vous  raconte  un 


t  5  NOVEMBRE   1770.  lo3 

fait  que  je  crois  décisif.  Il  y  a  à  Naples  un  poète  dra- 
matique dont  j'ai  su  le  nom.  Lorsque  sa  pièce  est  faite  ^ 
il  cherche  dans  la  ville  les  personnes  les  plus  propres 
de  figure ,  de  yoix  et  de  caractère  à  remplir  ses  rôles  : 
comme  il  s'agit  de  l'amusement  du  souverain,  personne 
ne  s'y  refuse.  La  troupe  pour  la  pièce  formée,  le  poète 
exerce  ses  acteurs  pendant  six  mois  ensemble  et  séparé- 
ment ;  et  quand  croyez-vous  qu'ils  commencent  à  s'en- 
tendre, à  bien  jouer,  à  s'avancer  vers  la  perfection  que 
l'auteur  exige?  C'est  lorsqu'ils  sont  épuisés  par  ces  répé- 
titions sans  nombre,  lorsqu'ils  sont  ce  que  nous  appelons 
absolument  blasés  :  dès  ce  moment  les  effets  sont  pro- 
digieux^ c'est  à  la  suite  de  cet  exercice  pénible  que  les 
représentations  se  font;  et  ceux  qui  en  ont  vu  convien- 
nent qu'on  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  de  jouer  la  co- 
médie quand  on  n'a  pas  vu  jouer  celle-là.  Ces  représen- 
tations se  continuent  six  autres  mois  de  suite,  et  le  roi 
et  la  cour  jouissent  du  plus  grand  plaisir  que  l'illusion 
théâtrale  puisse  donner  :  et  cette  illusion ,  à  votre  avis, 
aussi  grande  et  même  plus  parfaite  à  la  dernière  repré- 
sentation qu'à  la  première,  peut-elle  être  l'effet  de  la 
sensibilité? 

Au  reste,  la  question  dont  il  s'agit  a  été  autrefois  en- 
tamée entre  un  médiocre  littérateur,  Rémond  de  Sainle- 
Albine  (i),  et  un  grand  comédien,  Riccoboni  (2);  le 
littérateur  était  pour  la  sensibilité ,  et  le  comédien  était 
contre  (3);  c'est  une  anecdote  que  j'ignorais;  et  que  je 

(i)  Auteur  du  Comédien',  1747)  in-S*'. 

(2)  Auteur  de  la  Réformation  du  Théâtre,  1743,  in-i^. 

(3)  Je  ne  sais  si  Riccoboni  était  aussi  grand  acteur  que  son  adversaire ,  1llé« 
nond  de  Sainte- Albine ,  était  médiocre  littérateur;  mais  je  me  rappelle  qu^ils 
ont  écrit  tous  deux,  des  choses  fort  commtines  sur  cette  question.  Quant  au 


I04  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE, 

viens  d'apprendre  :  vous  pouvez  comparer  leurs  idées 
avec  les  miennes.  Pour  le  coup,  vous  en  voilà  quitte  et 
moi  aussi. 


Ce  que  nous  avons  de  plus  honnête  et  de  plus  respec- 
table dans  la  littérature ,  après  le  vertueux  Palissot ,  c'est 
le  sage  de  La  Beaumelle.  Ce  n'est  pas  que  ce  sage  écri- 
vain ,  cet  excellent  homme  n'eût  couru  risque  d'être  en- 
tièrement oublié,  si  M.  de  Voltaire  ne  s'était  cru  obligé 
à  des  soins  sans  relâche  pour  lui  procurer  une  réputation 
immortelle.  Beaucoup  de  personnes  de  sens  ont  reproché 
à  M.  de  Voltaire  ces  efforts  infatigables,  et  auraient 
désiré  qu'il  n'eût  pas  écrit  des  Anecdotes  sur  Fréron^ 
et  qu'il  ne  se  fût  pas  plus  occupé  que  le  public  de  la  ré- 
putation immortelle  de  La  Beaumelle  ;  mais  je  ne  m'ar- 

pbilosophe,  il  n'aurait  pas  enoore  fini  s'il  avait  sa  le  fait  que  Je  vais  rapporter 
ici.  Cest  que  mademoiselle  Amould ,  cette  Sophie  si  touchante  au  théâtre ,  si 
folle  à  souper,  si  redoutable  dans  la  coulisse  par  ses  épigrammes,  emploie  ordi- 
nairement les  momens  les  plus  pathétiques,  les  momens  où  elle  fait  pleurer  ou 
frémir  toute  la  salle,  à  dire  tout  bas  des  folies  aux  acteurs  qui  se  trouvent 
avec  elle  en  scène;  et  lorsqu'il  lui  arrIVe  de  tomber  gémissante,  évanouie ,  entre 
les  bras  d'un  amant  an  désespoir ,  et  tandis  que  le  parterre  crie  et  s'extasie , 
elle  ne  mauque  guère  de  dire  au  héros  éperdu  qui  la  tient:  Ahï  mon  cher 
PVlot,  que  tu  es  laid!  Quel  parti  notre  philosophe  aurait  tiré  de  cette  anec- 
dote I  J'aurais  pu  remarquer  que  les  acteurs  de  l'Opéra  Italien  sont  en  usage 
de  se  dire  de  pareilles  folies  pendant  leur  jeu  muet  ;  mais  on  m'aurait  répondu 
peut-être  qu'ils  jouent  avec  assez  peu  de  chaleur  et  de  vérité  pour  pouvoir  se 
livrer  à  ces  sortes  d'extravagances  ;  ce  qu'on  ne  pourra  pas  dire  des  facéties 
de  Melpomène  Amould  :  non-seulement  son  jeu  n'en  souffre  point ,  mais  il  est  . 
impossible  qu'un  spectateur  qui  la  voit  dans  ces  momens  décisifs  suppose 
qu'elle  soit  assez  peu  affectée  pour  dire  des  billevesées.  Au  reste,  ces  idées 
mériteraient  d'être  plus  approfondies  ;  elles  tiennent  à  une  théorie  des  arts 
d'imitation  qui  n'est  pas  encore  bien  éclaircie.  Ces  arts  sont  toujours  fondés 
sur  une  hypothèse  ;  ce  n'est  pas  le  vrai  qui  nous  charme  dans  les  ouvrages  de 
l'art,  c'est  le  mensonge  approchant  de  la  vérité  le  plus  près  possible:  mais  le 
mensonge  surfait  toujours,  le  fantôme  de  l'imagination  est  toujours  plus  grand 
que  l'image  de  la  nature.  Qu'est-ce  4{ui  fait  donc  l'essence  du  grand  acteur  * 


iSliOVEMDRE  1770.  Io5 

roge  pas  le  droit  de  prononcer  sur  une  question  aussi 
importante  à  la  fois  et  si  délicate;  il  me  suffit  de  remar- 
quer que  le  sage  La  Beaumelle  y  après  un  silence  de 
douze  ou  quinze  ans ,  n  a  pas  cru  devoir  laisser  plus 
long-temps  tout  le  soin  de  sa  réputation  littéraire  à  la 
merci  généreuse  de  son  protecteur  de  Ferney ,  et  qu'il 
vient  de  le  seconder  par  un  petit  manifeste  qui  nous 
prépare  à  des  exploits  éclatans.  La  Beaumelle  avait 
épousé,  en  Languedoc,  une  sœur  de  ce  jeune  Lavaysse 
qui  a  joué  un  rôle  si  mémorable  dans  le  procès  de  l'in- 
fortuné Calas;  la  famille  de  ce  jeune  homme  ûe  s'ho- 
nore pas  infiniment  de  cette  alliance;  mais  il  n'appar- 
tient pas  à  tout  le  monde  de  sentir  le  prix  d'une  réputa- 
tion pareille  à  celle  de  M.  de  La  Beaumelle.  Ce  sage  écri- 

du  comédieQ  de  génie?  Ce  n'est  pas  Ja  sensibilité;  à  cet  égard,  je  suis  parfai- 
tement d'accord  avec  notre  philosophe;  mais  ce  n*est  pas  non  plus  la  volonté 
contraire:  j'ai  connu  des  hommes  de  pierre  «  ayant  d'ailleurs  une  extrême 
finesse  dans  l'esprit,  hors  d'état  déjouer  médiocrement  une  scène  de  comédie. 
Le  grand  comédien  est  celui  qui  est  né  avec  le  talent  déjouer  supérieurement 
la  comédie ,  et  qui  a  perfectionné  ce  talent  par  l'étude.  Je  sais  bien  que  cette 
définition  n'apprend  rien,  mais  c'est  le  cas  de  toutes  les  définitions  exactes; 
conlenteZ'Tous-en ;  ou  si  vous  les  généralisez,  vous  n'aurez  plus  que  des  mots 
vagues,  et  les  esprits  peu  justes  croiront  que  vous  leur  avez  appris  des  vérités 
importantes,  quand  vous  n'aurez  fait  que  bavarder.  Ce  qui  fait  qu'un  homme 
est  grand  acteur ,  grand  poète ,  grand  artiste ,  ne  tient  pas  à  des  qualités  géné- 
rales ,  mais  à  des  modifications  si  fines  »  que  nous  avons  à  peine  assez  d'yeux 
pour  les  apercevoir,  et  encore  moins  des  termes  pour  les  e;fKprimer,  mais  qu'il 
suffit  d'une  ligne  de  plus, ou  de  moins  pour  ôter  le  talent,  ou  pour  le  porter 
à  son  comble.  La  sensibilité  est  donc  une  qualité  neutre  et  étrangère  au  talent 
d'un  grand  comédien  ;  elle  peut  se  trouver  ou  ne  pas  se  trouver  dans  le  sujet 
qui  possède  ce  talent  éminent;  cela  ne  fait  rien  à  la  chose  :  le  caractère  moral , 
et  le  génie  ou  le  talent,  sont  deux  composés  de  qualités  très-indépendantes 
les  unes  des  autres  ;  de  sorte  que  le  génie  peut  se  rencontrer  indistinctement 
avec  l'ame  la  plus  sensible  on  la  plus  insensible.  On  trouve  de  tout  dans  C9 
monde,  et  la  variété  des  combinaisons  est  inépuisable. 

(  Note  de  Grimm. } 


Io6  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE^ 

vain  est  revenu  à  Paris  depuis  plusieurs  mois^  et  après 
s  être  fait  guérir  par  les  soins  de  M  Tronchin  y  et  s'être 
assuré  d'une  puissante  protection  auprès  de  madame  la 
comtesse  du  Barry,  il  vient  de  recommencer  les  hostilités 
contre  le  Nabab  de^erney ,  par  un  manifeste  intitulé  : 
Lettre  de  M.  de  La  Beaumelle  à  MM,  Philibert  et 
Chiroly  libraires  à.Genèi^e.  Dans  cette  Iiettrequi  n'a 
que  seize  pages  ^  il  assure  que  ses  amis  de  Genève  ont 
été  induits  en  erreur  par  son  silence;  voyant  qu'il  était 
devenu  si  patient ^  après  s'être  montré  si  sensible,  ils 
ont  supposé  qu'il  avait  vendu  son  silence  à  M.  de  Vol- 
taire, et  que  celuiK:i  lui  fait  une  forte  pension  qu'il  lui  fait 
compter  avec  exactitude,  pour  avoir  le  droit  de  déchirer 
son  pensionnaire  tant  et  aussi  long-temps  qu'il  lui  plaira , 
et  sous  la  promesse  faite  par  le  pensionnaire  de  ne  pas 
se  défendre.  On  voit  que  les  amis  de  M.  de  La  Beaumelle 
ont  une  idée  convenable  de  l'élévation  de  ses  sentimens; 
aussi  il  ne  leur  fait  point  de  reproche  à  cet  égard;  il  est 
seulement  étonné  qu'une  idée  aussi  folle  ait  pu  entrer 
dans  les  têtes  bien  organisées  de  ses  amis.  Pour  la  dé- 
truire ,  il  déclare  qu'il  va  faire  une  édition  des  Œuvres 
de  M.  de  Voltaire,  et  l'enrichir  de  ses  notes  et  de  ses 
observations;  il  imagine  cet  expédient  comme  un  moyen 
sûr  de  faire  passer  à  la  postérité  l'antidote  de  son  apo- 
logie ,  avec  le  poison  des  accusations  de  son  ennemi  ;  il 
ne  s'agit  plus  que  de  savoir  si  le  public  voudra  acheter 
cette  édition ,  et  si  un  homme  de  goût  se  souciera  d'avoir 
dans  sa  bibliothèque  les  productions  imnf)ortelles  de 
M.  de  Voltaire ,  contaminées  par  les  ordures  périssables 
de  La  Beaumelle.  Il  commencera  par  la  Henriade.  Il 
convient  qu'il  serait  plus  court  d'eu  faire  une  meil- 
leure; «  c'est  même,  dit-il ,  une  idée  qui  me  tourmente 


l5  NOVEMBRE  I77O.  107 

depuis  long-temps;  mais  il  faudrait  plus  de  talent,  et 
surtout  plus  de  santé  que  je  n'en  ai.  »  Je  défie  tous  les 
ennemb  de  La  Beaumelle  de  feire  contre  lui  une  meil- 
leure plaisanterie  et  un  écrit  plus  sanglant  que  le  sien. 


Le  I  o  de  ce  mois  on  donna  sur  le  théâtre  de  la  Co* 
médie  Française ,  la  première  représentation  de  Flo* 
rmde^  tragédie  nouvdUe,  par  M.  Lefèvre.  Ce  jeune 
poète  donna  y  en  1767,  une  tragédie  de  Cosroès;  c'é* 
tait  sa  première  production  :  le  public,  indulgent  pour 
les  qoups  d'essai  9  la  supporta  pendant  quelques  repré» 
sentattons,  et  Tauteur  se  crut  autorisé  à  s'essayer  de 
nouveau;  mais  le  public  n'est  indulgent  qu'une  fois. 
Florinde  obtint  les  honneurs  du  sifflet  et  la  couronne 
du  martyre  si  unanimement ,  qu'elle  n'a  pu  se  relever 
pour  une  seconde  représentation  ;  et  M.  Ijcfèvre,  qui  a 
UQ  peu  dessiné  avant  d'être  possédé  de  la  fureur  des  vers, 
ne  peut  plus  être  incertain  aujourd'hui  sur  le  métier 
qu'il  faut  abandonner;  il  vaut  encore  mieux  être  peintre 
médiocre  que  mauvais  poète. 

Si  Ton  en  juge  par  le  titre  de  sa  pièce  ^  on  croira  que 
l'auteur,  à  l'exemple  de  ses  confrères  modames^,  a  fait 
une  pièce  de  pure  imagination  sans  aucun  fondement 
historique;  le  nom  de  Florinde  est  romanesque  ou  pas* 
toral,  ou  même  tiré  du  Martyrologe  :  eh  bien,  ce  n'est 
rien  de  tout  cela ,  et  depuis  iong-temps  nous  n'avons  vu 
sur  notre  théâtre  un  jujet  plus  historique. 

M.  Lefèvre  a  placé  le  lieu  de  la  scène  im  Espagne ,  au 
commencement  du  huitième  siècle,  où  finit ^  dans  cette 
partie  de  l'Europe ,  le  règne  des  Yisigoths ,  sur  les  ruines 
duquel  s'éleva  le  règne  des  Sarrasins  et  des  Maures. 
Vous  vous   rappelez    la  conspiration  du  comte  Julien 


Io8  CORRESPOITDAJrGE   lilTTERAIRE, 

contre  Rodrigue  j  dernier  roi  visigoth.  L'histoire  de 
ces  temps  malheureux  est  assez  incertaine  et  assez  em- 
brouillée. Rodrigue  n'était  pas  né  sur  le  trône  :  on  avait 
même  fait  à  son  père  un  assez  mauvais  parti  ;  mais  après 
la  mort  du  persécuteur  de  sa  famille,  Rodrigue  trouva 
le  moyen  de  se  venger  sur  les  enfans;  ils  furent  chassés, 
et  Rodrigue  fut  proclamé  roi.  On  en  avait  espéré  beau- 
coup; mais,  à  l'exemple  de  plusieurs  avortons  royaux 
qu'on  remarque  dans  l'histoire,  il  promettait  et  ne  tint 
pas;  il  tomba  bientôt  dans  la  débauche  et  la  crapule  les 
plus  honteuses ,  et  dans  l'avilissement  qui  en  est  la  suite 
inévitable.  Le  comte  Julien ,  gouverneur  des  plus  belles 
provinces  d'Espagne  du  côté  de  l'Afrique ,  homme  puis- 
sant et  hardi,  avait  une  fille  célèbre  par  sa  beauté,  ap- 
pelée Gava.  C'est  elle  que  l'infortuné  M.  Lefevre  a  dé- 
baptisée et  appelée, Florinde;  elle  était  élevée,  selon 
l'usage  de  ce  temps,  dans  le  palais  et  sous  les  yeux  de 
la  reine.  Le  roi  là  vit  un  jour,  de  sa  fenêtre,  se  promener 
dans  les  jardins  de  sa  royale  épouse;  il  en  devint  éper- 
dûment  amoureux.  Il  se  rappela  sans  dout^  la  petite 
intrigue  de  l'homme  selon  le  cœur  de  Dieu  (i),  avec  la 
femme  d'Urie  ;  mais  ne  trouvant  pas  dans  la  belle  Cava 
les  mêmes  facilités  que  l'autre  avait  trouvées  dans  la  belle 
Bethsabée,  il  fîit  obligé  d'en  venir  à  un  parti  un  peu  vi- 
goureux, c'est-rà-fdire  de  la  violer  suivant  l'usage  de  ces 
temps  honnêtes.  La  belle  Cava  ne  manqua  pas  d'instruire 
son  père  de  son  malheur  et  de  sa  honte.  Le  comte  Julien , 
outragé  dans  sa  fille,  plein  de  projets  de  vengeance,  et 
d'autant  plus  dissimulé,  revient  à  la  cour.  Il  cherche  à 
gagner  la  confiance  du  roi,  et  il  y  réussit.  Sous  prétexte 
que  tout  est  tranquille  dans  l'intérieur  de  l'Espagne ,  et 

(0  David. 


l5  NOVEMBRE   1  77O.  '  IO9 

que  les  Sarrasins  seuls  sont  à  craindre,  il  persuade  à 
Rodrigue  de  porter  tout  ce  qu'il  pouvait  avoir  de  forces 
sur  les  frontières,  c'est-à-dire  dans  les  provinces  de  son 
gouvernement.  Il  s'assure  en  même  temps  de  tous  les 
grands  de  l'État,  ou  du  moins  des  principaux,  fatigués 
depuis  long -temps  de  l'autorité  d'un  roi  méprisé.  Lors- 
que sa  partie  est  bien  liée,  il  se  fait  écrire,  de  son  gou- 
vernement, que  sa  femme  est  mourante;  il  obtient  la 
permission  d'y  aller,  et  d'emmener  sa  fille  avec  lui  pour 
recevoir  les  derniers  adieux  de  sa  mère.  L'imprudent  Ro- 
drigue ne  se  doutail  point  de  l'orage  qui  se  formait  sur 
sa  tête;  il  éclata  dès  que  le  comte  Julien  fut  de  retour 
dans  son  gouvernement.  Non  content  d'avoir  dépouillé 
le  roi  de  ses  moyens  de  défense ,  il  fit  son  traité  avec  lès 
Sarrasins ,  leur  donna  l'entrée  du  royaume,  et  leur  aplanit 
le  chemin  à  des  conquêtes  qui  les  mirent  '  en  possession 
des  plus  belles  provinces  de  l'Espagne.  Rodrigue  fut 
vaincu,  et  périt  dans  le  combat  ou  dans  la  fuite.  L'his- 
toire lui  fait  du  moins  l'honneur  de  remarquer  qu'il  ne 
perdit  pas  sa  couronne  sans  avoir  montré  de  la  valeur 
dans  cette  dernière  scène  de  son  rôle. 

Voilà  par  quelles  voies  incompréhensibles  la  Provi- 
dence permit  l'établissement  des  infidèles  dans  un  des 
plus  beaux  royaumes  de  l'Europe ,  dont  ils  possédèrent 
les  plus  belles  provinces  pendant  plusieurs  siècles.  Vous 
savez  de  quelles  voieç  se  servit»  ensuite  cette  même  Pro- 
vidence pour  exterminer  les  Maures,  lorsque  leur  temps 
fut  venu,  et  pour  rendre  ces  provinces  à  ses  enfans 
chéris  ,  les  chrétiens  cajlholiques  ,  apostoliques  et  ro- 
mains ;  et  vous  savez  aussi  comme  quoi  de  ces  voies  sages 
et  douces  est  résultée  une  dépopulation  dont  l'Espagne 
n'a  jamais  pu  se  relever,  et  qui  lui  a.procuré  encore  plus 


1  lO  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

de  biens  spirituels  que  la  France  n'en  a  recueilli  de  la 
révocation  de  Tédit  de  Nantes.  L'histoire  du  comte  Julien 
et  de  la  belle  Gava,  et  de  leur  fin  respective,  n'est  pas 
aussi  connue  que  ces  faits  :  on  présume  en  général  que 
le  comte  n'a  pas  été  le  maître  de  borner  sa  vengeance  ai 
de  fixer  le  terme  des  conquêtes  de  ses  alliés.  Quant  à  la 
belle  Gava,  on  ignore  si  elle  s'est  consolée  de  l'aventure 
du  jardin  de  la  reine;  mais  si  ma  mémoire  ne  me  trompe , 
il  me  semble  que  cette  reine  devint  aussi  la  proie  du 
vainqueur,  et  qu'elle  ne  fut  pas  trop  mécontente  de  voir 
succéder,  dans  son  lit,  un  prince  sarrasin  à  ce  vilain 
Rodrigue  qui  se  donnait  les  airs  de  faire  le  petit  David 
en  !l^pagne.  Comme  nous  ne  connaissons  l'histoire  de 
ces  beaux  siècles  que  par  les  annales  ou  les  chroniques 
des  moines,  il  y  règne  un  esprit  digne  d'eux.  Us  ne  man- 
quent pas  de  rapporter,  par  exemple,  qu'il  existait  alors 
une  taaison  enchantée  et  par  conséquent  inhabitée  ;  per- 
sonne n'osait  en  approcher,  et  les  souverains ,  depuis 
qu'elle  était  dans  cet  état,  l'avaient  regardée  comme 
sacrée.  Rodrigue  eut  la  fantaisie  d'y  entrer,  et  la  fit 
ouvrir  de  force  :  il  ne  lui  en  arriva  aucun  mal  ;  mais  les 
historiens  observent  très-judicieusement  que  cet  acte  de 
témérité  fut  suivi  de  la  perte  de  sa  couronne  et  de  sa  vie; 
heureusement  il  n'y  a  plus  de  maisons  enchantées,  et 
nos  rois  d'aujourd'hui,  quand  même  ils  auraient  du  cou- 
rage, ne  peuvent  plus  jouer  si  gros  jeu.  Il  est  à  remarquer 
que  Rodrigue  perdit  la  bataille  le  jour  de  la  Saint-Mar- 
tin, c'est-à-dire  le  1 1  novembre  71 1  ;  et  que  notre  poète 
tragique,  qui  n'a  sûrement  jamais  forcé  de  maison  en- 
chantée, l'a  perdue  vingt-quatre  heures  plus  tôt,  savoir 
le  10  novembre  1770,  mille  cinquante-neuf  ans  moins 
un  jour  après  la  catastrophe  du  malheureux  Rodrigue. 


1  5  NOVEMBRE    I  770.  I  I  1 

ML  Lefèvre  a  trop  bien  connu  sa  nation  pour  solliciter 
ses  larmes  en  feveur  d'une  dapie  d'honneur  violée  ^  en 
passant ,  par  un  prince  un  peu  trop  vif.  Il  s'est  douté  que 
les  cœurs  français  resteraient  durs  comme  pierre  au  spec- 
tacle d'un  malheur  de  cette  espèce  ^  et  que  l'on  pourrait 
bien  éclater  dé  rire;  ainsi  il  a  préservé  la  belle  Cava, 
travestie  en  Florinde ,  de  cette  redoutable  aventure.  Seu* 
letnent  Rodrigue  en  est  amoureux  fou  ;  Cava-Florinde  est 
fort  touchée  de  cet  amour  ;  mais  elle  a  trop  d'élévation 
pour  vouloir  être  sa  concubine,  et  elle  s'intéresse  trop  à 
la  gloire  de  son  amant  pour  consentir  qu'il  l'épouse:  dé- 
licatesse qui  tient  de  l'héroïsme  dans  un  siècle  où  les  rois 
épousaient  souvent  des  freules  qui  ne  valaient  pas  ma- 
demoiselle Julien.  La  belle  Florinde  pousse  l'héroïsme 
de  M.  Lefèvre  si  loin  que,  malgré  l'excès  de  sa  passion, 
et  craignant  sans  doute  sa  propre  faiblesse  pour  un  roi 
trop  aimable,  elle  prend  le  parti  de  s'éloigner  en  secret 
de  la  cour,  et  de  joindre  son  père  dans  son  gouverne- 
ment. Mais  on  ne  trompe  pas  l'œil  de  sou  amaiit,  et  sa 
fuite  ne  pouvait  rester  ignorée  de  Bodrigue;  il  fait  courir 
aprèsi  elle,  on  la  rattrape  sur  le  grand  chemin ,  on  l'en- 
lève, et  on  la  ramène  à  la  cour  de  son  amant  qui  ne  là 
perd  plus  de  vue. 

Voilà  le  fondement  de  la  colère  ^t  de  la  fureur  du 
comte  Julien,  suivant  M.  Lefèvre.  Dès  qu'il  apprend  cet 
enlèvement,  il  en  perd  l'esprit,  il  jure  qu'il  ne  permettra 
jamais  à  sa  fille  d'épouser  le  roi;  il  va- mendier  le  secours 
des  Africains;  il  les  introduit  en  Espagne,  et  met  tout  à 
feu  et  à  sang  pour  tirer  sa  fille  des  mains  de  Rodrigue; 
et  comme  Florinde  ne  lui  a  pas  confié  sa  passion  pour 
son  royal  ravisseur,  son  père  la  promet  par  serment  au 
prince  maure,  pour  récompense  du  secours  qu'il  en 


Il  là  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

attend.  Le  poète  ne  nous  laisse  pas  ignorer  que  les  Afri- 
cains fonrt  le  plus  grand  cas  des  belles  Espagnoles;  l'es- 
përance  de  posséder  la  belle  Florînde  détermine  le  roi 
maure  à  seconder  les  projets  de  Julien.  Rodrigue  ramasse 
ce  qui  lui  reste  de  forces  et  de  sujets  fidèles  pour  défendre 
sa  couronnç.  Il  n'oublie  pas  de  se  faire  suivre  par  Flo- 
rinde,  afin  de  l'avoir  toujours  sous  les  yeux.  Les  deux 
armées  sont  en  présence;  les  escarmouches  sont  fré- 
quentes. Dans  une  de  ces  rencontres,  un  parti  de  l'armée 
africaine  enlève  la  belle  Florînde,  sans  se  douter  de 
quelle  importance  est  la  capture  qu'il  vient  de  faire.  On 
l'amène  au  camp  de  son  père,  qui  ne  la  connaît  pas, 
parce  qu'il  ne  l'a  vue  que  dans  sa  plus  tendre  enfance  : 
et  c'est  ici  que  la  pièce  commence. 

On  a  blâmé  les  Comédiens  d'avoir  osé  recevoir  et 
représenter  une  pièce  aussi  informe;  mais  tant  qu'ils  ne 
rejetteront  pas  une  bonne  pièce ,  je  ne  croirai  pas  que  le 
public  ait  à  s'en  plaindre.  Dans  les  temps  de  disette  il 
faut  tout  essayer,  et  si  les  acteurs  méritaient  quelque 
reproche,  je  les  trouverais  suffisamment  punis  par  la 
peine  d'apprendre  une  mauvaise  pièce  pour  se  faire  huer 
pendant  cinq  actes  de  suite. 

Il  serait  injuste  de  juger  du  talent  des  acteurs  d'après 
des  rôles  qui  n'ont  pas  le  sens  commun.  Brisard  dans  le 
comte  Julien,  et  madame  Yestris  dans  Florinde,  n'ont 
pu  ni  plaire  ni  toucher;  mais  Mole  a  joué  le  rôle  de  Ro- 
drigue, déjà  si  absurde  en  lui-même ,  avec  un  tel  empor- 
tement qu'il  en  est  devenu  vingt  fois  plus  ridicule.  Je 
crois  déjà  avoir  eu  l'honneur  de  représenter  à  M.  Mole 
que,  s'il  n'y  prend  garde,  il  se  perdra  absolument.  Il  n'a 
qu'à  jouer  encore  six  mois  la  tragédie  dans  ce  goût-là  et 
des  rôles  de  cette  force,  et  quand  il  voudra  revenir  au 


i5  NOVEMBRE  1770.  I  i3 

naturel  el  à  la  véritë,  il  sera  tout  ëtonné  de  n'y  plus  rien 
entendre  :  Teniportement  et  la  chaleur  immodérés  sont 
aussi  nuisibles  aux  progrès  et  à  la  perfection  du  talent 
que  le  froid  et  le  défaut  de  sentiment. 


Il  est  très- vrai  que  M.  Sedaine  a  fait  une  tragédie  en 
prose 9  qu'elle  ctst  reçue  à  la  Comédie  Française,  qu'elle 
sera  peut-être  jouée  avant  Pâques.  M.  de  Voltaire  en  est 
indigné  ;  il  a  peur  que  ce  nouveau  genre  y  s'il  réussit , 
ne  fasse  tort  à  la  tragédie  en  vers  (i).  Quant  à  nous^  si 
ce  nouveau  genre  est  bon ,  nous  l'adopterons  sans  pré- 
judice d'aucun  autre  genre  également  bon.  On  remarque 
que,  depuis  quelque  temps ,  le  patriarche  parle  ayec 
humeur  de  son  siècle.  Il  a  tort;  et  je  m'en  tiens  à  un  de 
nos  anciens  arrêts ,  c'est  qu'à  tout  prendre ,  ce  siècle  en 
vaut  bien  un  autre. 

11  ne  faut  pas  être  rancunier,  et  moins  avec  le  pa- 
triarche qu'avec  qui  que  ce  soit;  mais  pour  le  confondre 
il  faut  lui  faire  lire  la  lettre  suivante,  et  l'obliger  d'a- 

(i)  Cette  tragédie  était  Maillard,  ou  Pans  sauvé.  Voltaire  écrivait  à  ce  sujet 
à  H.  d*Argental,  le  a6  septembre  1770  :  «  On  m*a  parlé  d*une  tragédie  en 
prose  qjai ,  dit-on ,  aani  du  succès.  Voilà  le  coup  de  grâce  donné  aux  beaux ^^arts. 

Traître ,  tu  me  gardais  ce  trait  pour  le  dernier  ! 

«  J*ai  TU  une  comédie  où  il  n*était  question  que  de  la  manière  de  (aire  des 
portes  et  des  serrures.  Je  doute  encore  si  je  dors  ou  si  je  yeille.  »  Ce  dépit 
de  Voltaire,  qui  le  rendait  injuste  même  envers  la  Gageure  imprévue,  influa 
sur  l'esprit  de  Le  K^in,  et  porta  cet  acteur  à  déclarer  qu'il  ne  prostituerait  pas 
son  talent  à  faire  valoir  de  la  prose.  La  défense  faite  par  l'autorité  de  repré- 
senter et  même  d'imprimer  cette  pièce,  mit  fin  à  tous  les  débats.  «  Elle  n'aurait 
dû  être  défendue,  dit  La  Harpe,  que  par  la  police  du  Parnasse.»  Cependant 
die  fîit  jouée  à  Stockbolm  et  à  Pétersbourg  par  Tordre  même  des  souverains  de 
Suède  el  deUfissie,  et  fut  publiée  en  1788.  Sedaine  fit  représenter,  en  sep- 
tembre 1789,  Raymond  V,  ou  leTrouBadour,  comédie  remplie  de  traits  contre 
le  duc  de  Duras  pour  se  venger  de  ce  que  ce  seigneur  avait  mis  empêchement 
à  la  représentation  de  Maillard. 

ToM.  VII.  8 


I  1  4  CORRESPONDANCE    LITTÉR  AIRE  j 

vouer  à  haute  et  intelligible  voix  quMl  n'existe  dans  This* 
toire  aucune  période  cx>nnue  oit  les  têtes  couronnées 
aient  écrit  dans  ce  goût  et  de  ce  style.  Quoique  les 
lettres  qu'il  leur  plaît  d'éorire  à  des  particuliers  ne 
soient  pas  des  gazettes,  et  doivent  être  pour  le  moins 
aussi  sacrées  que  toute  lettre  en  général ,  celle  dont  le 
roi  de  Prusse  vient  de  m'honorer  ne  tàe  parait  pas  un 
monument  moins  glorieux  pour  la  littérature  que  celle 
que  S.  M.  a  écrite  quelque  temps  auparavant  à  M.  d'Aleiâ- 
bert.  £n  conséquence  je  me  permettrai  de  l'insérer  dans 
ces  fastes  ignorés  ^  tout  comme  l'autre  l'a  été  dans  les 
fastes  lie  l'immortalité  ou  de  l'Académie  Française. 
Alexandre  lisait  peut-être  V Iliade  avec  autant  de  plaisir 
que  Frédi^ric  la  Henrinde  ;  mais  nous  n'avons  aucune 
preuve  que  le  Macédonien  possédât  l'art  d'écrire  et  en- 
core moins  l'art  de  chanter  comme  le  Prussien. 

Lettre  du  roi  de  Prusse. 

Postdam,  le  aS  spplembre  1770. 

Il  faut  convenir  que  nous  autres,  citoyens  du  nord  de 
l'Allemagne^  nous  n'avons  point  d'imagiuatîqn  ;  le  père 
Boujiours  l'assure,  il  faut  l'en  croire  sur  sa  parole.  A 
vous  autres  voyans  de  Paris,  votre  imagination  vous  fait 
trouver  des  rapports  où  nous  n'aurions  pas  supposé  les 
moindres  liaisons.  En  vérité,  le  prophète,  quoi  qu'il 
soit,  qui  me  fait  l'honneur  de  s'amuser  sur  mon  compte, 
me  traité  avec  distinction;  ce  n'est  pas  pour  tous  les 
êtres  que  les  gens  de  cette  espèce  exaltent  leur  ame  :  je 
me  croirai  un  homme  important ,  et  il  ne  faudra  qu'une 
comète  ou  quelque  éclipse  qui  m'honore  de  son  atten- 
tion pour  achever  de  nie  tourner  la  tête. 

Mais  tout  cela  n'était  pas  nécessaire  poiu*  rendre  jus-* 


I  5  NOVEMBRE    1770.  .II  5 

tice  à  Voltaire;  une  ame  sensible  et  un  cœur  reconnais- 
sant suffisaient;  il  est  bien  juste  que  le  public  lui  paie  le 
plaisir  qu'il  en  a  reçu.  AucUn  auteur  n'a  jamais  eu  un 
goût  aussi  perfectionné  que  ee  grand  homme.  La  profane 
Grèce  en  aurait  fait  un  dieu  :  on  lui  aurail  ëlevé  un 
teiiiple.  Nous  ne  lui  érigeons  qu'une  statue,  faible  dé* 
dommagement  de  toutes  les  perfections  que  Fenvie  lui 
a  suscitées ,  mais  récompense  capable  d'échauffer  la  jeu- 
nesse et  de  l'encourager  à  s'élever  dans  la  carrière  que 
ee  grand  génie  a  parcourue ,  et  où  d'autres  génies  peu- 
vent trouva*  encore  à  glaner.  J'ai  aimé  dès  mon  en£smce 
les  arts,  les  lettres  et  les  sciences;  et  lorsque  je  puis  con- 
tribuer à  leurs  progrès,  je  m'y  porte  avec  toute  l'ardeur 
dont  je  suis  capable ,  parce  que,  dans  ce  monde,  il  n'y  a 
point  de  vrai  bonheur  sans  elle.  Vous  autres  qui  vous 
trouvez  à  Paris  dans  le  vestibule  de  leur  temple,  vous 
qui  en  êtes  les  desservans ,  vous  pouvez  jouir  de  ce  bon- 
heur inaltérable,  pourvu  que  vous  empêchiez  l'envie  et 
la  cabale  d'eu  approcher. 

Je  vous  remercie  de  la  part  que  vous  prenez  à  cet 
enfant  qui  nous  est  né.  Je  souhaite  qu'il  ait  les  qualités 
qu'il  doit  avoir,  et  que ,  loin  d'être  le  fléau  de  l'huma- 
nité^ il  en  devienne  le  bienfaiteur  (i).  Sur  ce,  je  prie 
Dieu  qu'il  vous  ait  en  sa  sainte  et  digne  garde. 

Signé  FÉDiÊRic. 

Sur  la  réponse  de  M.  d'Alembert  au  roi  de  Prusse  : 
Un  écu ,  Sire ,  et  votre  nom  {pL) ,  Sa  Majesté  a  &it  payer 
deux  cents  écus  d'Allemagne  pour  sa  souscription.  Le 

(t)  Cetenfenti  né  dans  la  famille  dePituBe,  et  pour  l'avcnip  duquel  Fré- 
déric II  forme  ici  ces  yœux,  est  le  roi  actnellemeut  régnant,  Frédéric-Guil- 
laume III,  né  le  3  août  1770,  petit-neveu  du  grand  Frédéric. 

(^)  Lettre  de  d'Alembert  à  Frédéric,  du  la  août  1770* 


I  l6,  GOR^£SPOirDA.N€E  LITTERAIRE , 

roi  de  la  léotte  cimbrtque^  vulgairement  dit  lé  roi  de 
'Danemarck,  a  depuis  aussi  fait  payer  deux  cents  louis 
pour  là  statue  du  grand  patriarche;  ainsi  cette  entre- 
prise  devient  royale  et  littëraîre  à  la  fois.  Sa  Majesté 
danoise  n'a  pas  eu  égard  à  cette  dernière  dénomination  ; 
sans  quoi  eUe  aurait  réduit  sa  souscription  de  cinq 
sixièmes;  car  il  s'agissait  surtout  de  se  .rapprocher,  par 
k  modicité  de  la  somme ,  de  la  condition  de  ceux^  avec 
qiii  on  ne  dédaigne  pas  de  concourir  à  cette  entrepràse 
déjà  devenue  illustre.  Actuellement  il  y  a  bien  plusse 
fonds  qu'^elbe  n'en  demande.  On  pourra  employer  le  sur- 
plus à  faire  faire  en  plâtre ,  pour  chaque  souscripteur, 
ttn  modèle  réduit  de  la  grande  figure  en  marbre;  mais 
la  cour  des  pairs  écoute  toutes  ces  propositions  sans 
-s'expliquer  aucunement  y  ni  sur  la  place  de  la  statue ,  ni 
sur  l'usage  qu  elle  fera  du  surplus  des  fonds  de  cette  en- 
treprise,  et  dont  elle  se  réserve  de  rendre  compte  en 
^mps  et  lieu  aux  intéressés;  elle  n'a  pas  encore  défendu 
au  notaire  de  recevoir  les  souscriptions  de  ceux  qui  se 
présentent. 

En  attendant  y  le  patriarche  a  reçu,  en  son  châtcaii  de 
Fernéy,  trois  visites  d'un  caractère  fort  divers.  M.  Se- 
-guier^  avocat  général  9  après  avoir  publié,  son  beau  réqui- 
sitoire,  et  avoir  caché  autant  qu'il  a  pu  son  bel  exploit 
contre  M.  Thomas,  a  fait  un  voyage  en  T^nguedoc,  et 
n'a  pas  voulu  passer  la  distance  de  trente  lieues  du  siège 
patriarcal  sans  y  faire  une  station;  elle  ne  l'a  pas  pré- 
servé de  l'attention  d'être  fourré  dans  l'Épître  de  l'empe- 
reur de  la  Chine.  Le  jour  même  de  son  départ  de  Ferney , 
M.  d'Âlembert  y  est  arrivé  le  soir  avec  le  marquis  de 
Condorcet,  géomètre  de  l'Académie  des  Sciences;  s'il 
était  arrivé  quelques  heures  plus  tôt ,  il  aurait  pu  em- 


•I  5  KOVEHBRE    ï^yo.  H  7 

brasser  son  confrère  Seguier.  Et  le  jour  du  départ  de 
M.  d'Alembert,  madame  Galas  a  couché  au  château  de 
Ferney,  dans  Tasile  de  son  généreux  et  infatigable  dé- 
fenseur, avec  ses  deux  filles  et  son  gendre ,  chapelain  de 
la  chapelle  de  Hollande  à  Paris. 

Le  patriarche  m^a  écrit ,  au  sujet  de  cette  visite ,  la- 
lettre  suivante  : 

Lettre  à  M.  Grimm. 

Ferney^  le  10  octotwc  1770. 

Mon  cher  prophète ,  je  suis  le  bonhomme  Job  ;  mais 
j'ai  eu  dès  amis  qui  sont  venus  me  consoler  sur  mon 
fumier,  et  qui  valent  mieux  que  les  amis  de  cet  Arabe. 
Il  est  très^peu  de  gens  de  ces  temps-là,  et  même  de  ces 
temps-ci,  qu'on  puisse  comparer  à  M.  d'Alembert  et  à 
M.  de  Condorcet  ;  ils  m'ont  fait  oublier  tous  mes  maux.  Je 
n'ai  pu  malheureusement  les  retenir  plus  Ion  g- temps.  Les 
voilà  partis,  et  je  cherche  ma  consolation  en  vous  écri- 
vant autant  que  mon  accablement  peut  me  le  permettre. 

Us  m'ont  dit,  et  je  savais  sans  eux,  à  quel  point  les 
Welches  sont  déchaînés  contre  la  philosophie.  Voici  le 
temps  de  dire  aux  philosophes  ce  qu'on  disait  aux  ser- 
geus ,  et  ce  que  saint  Jean  disait  aux  chrétiens  :  Mes 
enfans ,  aiméz-vous  les  uns  les  autres ,  car  qui  diable 
vous  aimerait? 

Ce  maudit  Système  de  la  nature  a  fait  un  mal  irrépa- 
rable. On  ne  veut  plus  souffrir  de  cornes  dans  le  pays , 
et  les  lièvres  sont  obligés  de  s'enfuir,  de  peur  qu'on  ne 
prenne  leurs  oreilles  pour  des  cornes. 

On  a  beau  dire  avec  discrétion  qu'on  ne  fait  point 
d'anguilles  avec  du  blé  ergoté ,  qu'il  y  a  une  intelligence 
dans  la  nature,  et  que  Spinos^  en  était  convaincu,  o\\  a 


Il8  CORRESPOND AirCE    LITTJ^RAIRE, 

beau  être  de  Tavis  de  Virgile ,  le  monde  est  rempli  de 
Bavius  et  de  Mœvius. 

Embrassez*  pour  moi,  je  vous  prie,  frère  Platon  (i),^ 
quand  même  il  n'admettrait  pas  l'iatelligenoe  ainsi  que 
Spinosa.  Ne  m'oubliez  pas  auprès  de  ma  philosi^he  (2). 
Lé  vieux  malade  ne  l'oubliera  jaroats,  et  vous  sera  dé- 
voué jusqu'au  dernier  moment. 


Le  patriarche  a  des  griefs  plus  sérieux  contre  le  Sjrs- 
tème  de  la  nature;  il  craint  que  ce  système  ne  renverse 
le  rituel  de  Ferney ,  et  que  le  patriarcat  ne  s'en  aille  au 
diable  avec  lui.  C'est  là,  je  pense,  le  motif  secret,  mais 
véritable,  de  son  humeur  comtre  ce  maudit  Système.  Il 
s'en  est  expliqué  plus  librement  dans  une  lettre  à,  madame 
Necker,  que  je  vais  transcrire.  Hypathie  Necker  passe  sa 
vie  avec  des  systématiques ,  mais  elle  est  dévote  à  sa  ma» 
nière.  Elle  voudrait  être  sincèrement  huguenote  ou  soci- 
nienne,  ou  déisttque,ou  plutôt,  pour  être  quelque  chose,, 
elle  prend  le  parti  de  ne  se  rendre  compte  sur  rien.  Le 
patriarche  connaît  $es  dispositions,  et  les  met  à  pro6t. 

Lettre  à  madame  Necker. 

Ferney  «  le  26*  teiKembre  1770. 

Je  vous  crois  actuellement  à  Paris ,  Madame;  je  me 
flatte  que  vous  avez  ramené  monsieur  Necker  en  parfaite 
santé  (3).  Je  lui  présente  mes  très-humbles  obéissances , 
aussi-bien  qu'à  monsieur  son  frère,  et  je  les  remercie 
tous  deux  de  la  petite  correspondance  qu'ils  ont  bien 
voulu  avoir  avec  mon  gendre ,  le  mari  de  mademoiselle 
Corneille. 

(i)  Diderot,  (a)  Madame  d'Épinay. 
(3)  De  Spa.        (  Note  de  Grimm,  ) 


iSirOVEMVRE   1770.  Hg 

J'ai  actM^llemiMit  chez  moi  M.  d'Alembert,  dont  I4 
santé  s'est  affermie,  et  dont  l'esprit  juste  et  Timagination 
intai^ssabte  adoufcissent  tous  les  maux  dont  il  m'a  trouvé 
accablé.  J'achève  ma  vie  dans  les  souffrances  et  dans  la 
langueur,  sans  autre  perspective  que  de  vdr  mes  maui 
augmentés  si  ma  vie  se  prolonge.  Le  seul  remède  est  de 
se  soumettre  à  U  destinée. 

M.  Thomas  fait  trop  d'honneur  à  mes  deux  bras.  Ce 
ne  soni  que  deux  fuseaux  fort  secs,  ils  ne  touchent  qu  à 
iin  temps  fort  court  ;  mais  ils  voudraient  bien  embrasser 
ce  poète  pl^ilosopbequi  sait  penser  et  s'exprimer.  Comme 
dans  mon  triste  état  ma  sensibilité  me  reste  encore,  j'ai 
été  vivement  touché  de  l'honneur  qu'il  a  fait  aux  lettres 
par  son  discours  académique ,  et  de  l'extrême  ii^justice 
qu'on  a  faite  à  pe  discours  en  y  ^ntendapt  ce  qu'iJ  n'avait 
pas  certainement  voulu  dire  :  on  l'a  interprété  comme 
les  commentateurs  font  Homère.  Us  supposent  tous  qu'il 
a  pensé  autre  chose  que  ce  qu'il  a  dit|il  y  a  long>temps 
que  ces  suppositions  sont  à  la  modcv 

J'ai  ouï  conter  qu'on  avait  fait  le  procès,  dans  un. 
temps  de  famine ,  à  un  homme  qui  avait  récité  tout  haut 
son  Pater  nosteri  on  le  traita  de  séditieux,  parce  qu'il 
prononça  un  peu  haut  :  Donnez-nous  aujourd'hui  notre 
pain  quotidien. 

Vous  me  parlez.  Madame,  du  Système  de  la  nature ^ 
livre  qui  fait  grand  bruit  parmi  les  ignorans,  et  qui 
indigne  tous  les  gens  senséis.  Il  est  un  peu  honteux  à 
notre  nation  que  tant  de  gens  aient  embrassé  si  vite  une 
opinion  si  ridicule^  Il  faut  être  bien  fou  pour  ne  pas 
admettre  une  grande  intelligence  quand  on  en  a  une  si 
petite;  mais  le  comble  de  l'impertinence  est  d'avoir  fondé 
un  système  tout  entier  sur  une  fausse  expérience  faite 


I  aO  CORRESPONDAZrCE   LITTiRAIAE , 

par  un  Jésuite  irlandais  (x)  qu'on  a  prispour  un  philo- 
sophe. Depuis  l'aventure  de  ce  Malcrais  de  La  Vigne  (a)  j 
qui  se  donna  pour  une  jolie  fille  faisant  des  vers,  on 
n'avait  point  vu  d'arlequinade  pareille.  Il  était  réservé 
à  notre  siècle  d'établir  un  ennuyeux  système  d'athéisme 
sor  une  méprise.  Les  Français  ont  eu  gi*and  tort  d'aban- 
donner les  belles-lettres  pour  ces  profondes  fadaises,  et 
oh  a  tort  de  les  prendre  sérieusement. 

A  tout  prendre,  le  siècle  de  Phèdre  et  du  Misanthrope 
valait  mieux. 

Je  vous  renouvelle ,  Madame,  mon  respect^  ma  recon-* 
naissance  et  mon  attachement. 


François-Augustin  Paradis  de  Moncrif ,  lecteur  de  feu 
la  reine  et  de  madame  la  Dauphine,  l'un  des  Quarante  de 
l'Académie  Française ,  s'est  endormi  du  dernier  sommeil 
le  12  novembre,  âgé  de  quatre-vingt-trois  ans.  Nous 
avons  de  lui  plusieurs  chansons  et  romances  dans  le  vieux 
langage  naïf  et  tendre,  d'un  goût  si  délicat,  si  exquis, 
qu'on  peut  les  regarder  comme  autant  de  çhefs-d'oèuvre. 
Il  faut  sans  doute  plus  de  génie  pour  faire  V Iliade  que 
pour  faire  une  chanson  excellente  ;  mais  la  perfection , 
en  quelque  genre  que  ce  soit,  est  sans  prix,  et  je  ne  suis 

(i)  Needham.  ' 

(a)  Toltaire  laisse  percer  là  up  peu  d'humeiir.  On  se  rappelle  qu'il  panit 
dans  le  Mercure  des  pièces  fugitives  soiis  le  nom  de  mademoiselU  Malcrais  de 
La  Vigne,  et  que  plusieurs  lecteurs  de  ce  journal ,  séduits  par  le  talent  de  la 
jeune  muse,  lui  adressèrent  des  déclarations  et  des  hommages.  Toltaire  fut  de 
ce  nombre,  et  son  épitre  qui  commence  par 

Toi  dont  la  voix  brillante  a  volé  sur  nos  rive* ,  etc. 

était  à  l'adresse  de  la  beauté-poète,  qui  n'était  autre  que  Desforges-Maillard. 
Cette  aventure  a  fourni  à  Piron  le  sujet  de  ia  Métromanie, 


l5  irOYEMBRE    1770.  121 

pas  plus  surpris  de  voir  à  un  homme  de  goût  la  tête 
tournée  d'un  couplet  plein  de  sentiment  ^  de  délicatesse 
et  de  naïveté,  que  de  le  voir  dans  l'enthousiasme  de  la 
prière  de  Priam  à  Achille.  Si  Moncrif  n'avait  jamais  fait 
que  ses  chansons  et  ses  romances  9  il  eût  été  le  premier 
dans  son  genre ,  et  c'est  toujours  quelque  chose  que  d'être 
le  premier  quelque  part.  Mais  il  a  feit  plusieurs  autres 
ouvrages  qui  ont  nui  à  sa  réputation.  Nous  avons  de  lui 
beaucoup  d'actes  d'opéra  français  dans  ce  genre  galant 
et  fade  qui  n'est  guère  moins  insipide  à  lire  qu'en  mu- 
sique psalmodiante  et  mêlée  d'airs  à  petites  cabrioles.  Il 
a  fiiit  un  Essai  sur  les  moyens  de  plaire  qui  est  un  mau- 
vais essai ,  et  dont  les  faiseurs  de  pointes  disaient  qu'il 
n'avait  pas  les  moyens.  Il  a  fait  dans  sa  jeunesse  une  His-- 
toire  des  Chats  <fie]e  n'ai  pas  vue^  plaisanterie  appa* 
remment  de  société  fort  insipide,  qui  lui  attira  mille 
brpcards  et  beaucoup  d'épigrammes.  Le  poète  Boy  en 
ayant  Sait  une  très-sanglante,  Moncrif  l'attendit  au  sortir 
du  Palais-fioyal ,  et  lui  donna  des  coups  de  bâton.  Roy , 
qui  était  accoutumé  à  ces  traitemens,et  qui  n'avait  guère 
moins  de  souplesse  que  de  malignité ,  retourna  la  tête , 
et  dit  à  Moncrif  en  tendant  le  dos  au  bâton  :  Patte  de 
velours^  Minon,  patte  de  velours.  Moncrif,.  abstraction 
faite  de  son  talent  de  chansonnier  tendre  et  galant,  était 
un  homme  assez  commun;  mais  il  était  souple  et  cour* 
tisan,  et.il  était.parvenu  à  se  donner  une.  sorte  de  crédit 
à  la  cour  ou  plutôt  dans  le  cercle  de  la  feue  reine.  Il  y 
faisait  le  dévot  ;  mais  à  Paris  il  était  homme  de  plaisir , 
et  il  a  poussé  la  passion  pour  la  table  et  pour  la  créature, 
ou  plutôt  pour  les  créatures,  jusqu'à  l'extrême  vieillesse. 
Il  n'y  a  pas  bien  loog-temps  qu'il  traversait  encore,  après 
l'opéra ,  l'aréopage  des  demoiselles  de  ce  théâtre ,  en 


122  CORKtLSPOVDKVCE   LITTéRAIRE, 

(lisant  :  a  Si  quelqu'une  de  ces  démoiselles  était  tentée  de 
souper  avec  un  vieillard  bien  propre ,  il  y  aurait  quatre* 
vingt^nq  marches  à  monter^  un  pelit  souper  assez  bon  ^ 
et  dix  louis  à  gagner,  n 

L'appartement  qu'il  occupait  au  château  des  Tuileries 
était  ef&ptivement  un  peu  élevé;  du  reste,  il  s'acquittait 
toujours  parfaitement  bien,  dans  ces  parties,  du  rôle 
qu'il  s'était  ina|>osé.  Monérif  jouissait  d'une  fortune  ass^ 
considérable  par. la  réunion  de  plusieurs  placer  que  lui 
avait  obtenues  la  souplesse  de  son  caractère.  On  dit  qu'il 
était  noble  et  gén^^ix  dans  sa  dépense.  Dans  ses  ma» 
nières  il  était  recherché  et  minutieux,  et,  conome  au- 
teiir,  fort  susceptible.  Je  me  souviens  que  Marmontel , 
désirant  avec  ardeur  une  place  à  TAcadémie,  prit  le  parti 
de  louer,  dans  sa  Poétique  fiwiçaise^  presque  tous  les 
académiciens  vivans  dont  il  comptait  se  concilier  la  bien* 
veillanceet  obtenir  la  voix  pour  la  première  place  va* 
cante.  Il  se  fit  presque  autant  de  tracasseries  qu'il  avait 
fait  d'éloges;  personne  ne  se  trouva  assez  loué,  ni  loué 
à  son  gré.  Il  avait  cité  de  Moncrif  un  couplet  avec  les 
plus  grands  éloges;  Moncrif  prétendit  qu'il  fallait  citer 
et  transcrire  la  chanscMQ  tout  entière,  ou  ne  s'en  point 
mêler.  Inavoué  que  je  ne  pus  m'affliger  de  voir  toute 
cette  dépense  d'éloges  si  peu  sincères  et  prodigués  dans 
une  vue  d'intérêt  personnel ,  nou-seulement  perdue,  mais 
presque  produire  un  effet  contraire.  Moqcrif  passa  donc  sa 
vie  à  être  saint  homme  et  fort  dévot  dans  l'antichambre 
et  dans  le  cabinet  de  la  reine,  et  libertin  à  Paris.  Une  de 
ses  plus  jolies  pièces  de  poésie  est  le  Rajeunissement  in*' 
utile  j  ou  F  Histoire  de  Titon  et  V  Aurore;  il  la  fil  retran*- 
cher  de  tous  les  exemplaires  de  soa  Choix  de  Chqnsons 
qu'il  donnait  à  la  cour.  Sa  vieillesse  était  devenue  un 


i5kovembb£  1770^  123 

sujet  de  plaisauterie  à  la  ooitr.  Oq  le  disait  beaucoup  plus 
vieux  qu'il  n^était ,  parce  que  M.  le  comte  de  Maurepas^ 
ancien  ministre  d'État,  aimait  à  dire  que  Moncrif  avait 
été  prévôt  de  salle  lorsque  son  père  y  faisait  des  amies, 
ce  qui,  par  une  supputation  fort  aisée,  donnait  à  Mon* 
crif  près  de  cent  ans;  mais  c'était  une  plaisanterie.  Moncrif 
était  né  d'une  honnête  famille  de  Paris ,  et  même  avec 
quelque  bien.  Il  avait  eu  dans  sa  jeunesse  la  passion  des 
armes;  il  fréquentait  beaucoup  les  salles,  où  l'on  est  en 
usage  d'appelar  les  plus  habiles  les  prévôts  de  salle;  mais 
il  n'en  a  jamais  fait  les  fonctions  par  état.  Il  avait  été 
l'ami  et  le  courtisan  du  comte  d'Argenson,  ministre  de 
la  guerre.  Le  roi ,  qui  aime  à  s'entretenir  d'âge ,  dit  un 
jour  à  Moncrif  qu'on  lui  donnait  plus  de  quati*e-vingt- 
dix  ans.  Je  ne  les  prends  pas  y  Sire,  répondit  Moncrif ;> 
et,  si  Ton  peut  s'en  rapporter  au  témoignage  de  ces  de- 
moiselles ,  il  n'en  eut  jamais  les  symptômes. 

^■^■^^^■^"^^ 

En  vous  parlant  de  \ Analyse  de  Bajrle ,  publiée  par 
M.  Robinet  (i),  je  ne  m'étais  pas  aperçu  que  les  quatre 
premiers  volumes  ne  contenaient  que  l'Analyse  imprimée 
il  y  a  une  quinzaine  d'années  par  l'abbé  de  Marsy ,  et 
et  qu'il  eut  défense  de  continuer.  Il  n'y  a  ici  que  les 
quatre  derniers  volumes  qui  soient  l'ouvrage  de  M.  Ro- 
binet ;  mais  je  crois  le  travail  de  M.  Robinet  supérieur  au 
travail  de  l'abbé  de  Marsy. 


Si  vous  voulez  vous  amuser  de  rimbécUlité  et  de  la 
Êituité  d'un  barbouilleur  de  papier^  il  faut  lire  les  Obser^ 
\f allons  sur  Boileau^  ^ur  Racine  ^  sur  Crébillon,  sur 
M,  de  Fbltairv  et  sur  la  langue  française  en  général  ^ 

(i)  Voir  précédemment  page  7 1  »  note  a. 


124  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE  ^ 

par  M.  d'Açarq ,  des  Académies  d'Arras  et  de  La  Ro-^ 
chelle  (i).  Cela  est  vraiment  précieux  par  rextrême  im- 
pertinence du  style  et  des  prétentions  de  Usuteur.  Ce 
d'Açarq  est  un  ancien  maître  de  pension,  assez  mauvais 
sujet  y  moitié  béte  et  moitié  fou.  Il  se  prétend  surtout 
profond  granimairieii  et  élève  de  Dumarsais.  Il  dit  que 
le  rapport  mutuel  et  précis  des  mots  fait  les  ressorts 
divins  d'une  langue  ;  que  M.  de  Voltaire  sacrifie  aux  agré- 
mens  matériels  l'active  précision  qui  est  d'un  ordre  supé«- 
rieur;  que  le  style  grammatical  du  quatrième  acte  de 
Mérope  est  assez  pur,  et  qu'il  y  a  des  beautés,  dans  fe 
style  personnel;  que  la  verve  spiritueuse  de  M.  de  Vol- 
taire est  inépuisable  en  éclats  sulfureux  et  retentissans  ; 
que  Racine  a  l'allure  tendre,  Crébillon  Tallure  terrible, 
et  que  M.  de  Voltaire  va  en  tout  sens,  va  toujours,  et  n'a 
point  d'allure  certaine;  et  moi  je  dis  que  M.  d'Açarq  a 
l'allure  certaine  des  Petites-Maisons. 


DECEMBRE. 


Paris,  i»'  décembre  1770. 

Pendant  le  séjour  de  la  cour  à  Fontainebleau,  les 
spectacles  y  ont  été  très-nombreux;  mais,  à  l'exception 
de  quelques  actes  ennuyeux  d'opéra  français,  il  n'y  a  eu 
d'autres  nouveautés  que  des  opéra  comiques.  On  donna, 
le  26  du  mois  dernier ,  la  première  représentation  de 
Thémire^  pastorale  en  un  acte,  dont  les  paroles  sont  de 
M.  Sedaine  et  la  musique  de  M.  Duni.  Cette  pièce  avait 
été  faite  pour  la  société  de  madame  Bertin ,  femme  du 

(i)  1770,  in-8*. 


I"  DECEMBRE   I77O.  IlS 

trésorier  des  parties  casuelles,  lequel ,  avant  son  mariage, 
ëtait  appelé,  par  les  demoiselles  de  TOpéra,  Bertinus ; 
on  ne  sait  si  c'est  simplement  peur  le  distinguer  de 
M.  Bertin,  ministre  et  secrétaire  d'État,  ou  par  des  rai- 
sons plus  approfondies  de  la  part  de  cet  illustré  aréopage. 
Madame  Bertin,  qui  est  Jumilhacde  son  nom,  si  je  ne 
me  trompe  y  avait  joué  le  rôle  de  Tbémire  elle-même,  au 
mois  d'août  dernier,  sur  un  petit  théâtre  de  sa  maison 
de  campagne  à  Passy.  La  société  qui  la  vit  jouer  était 
brillante  et  choisie ,  et  le  succès  qu'elle  eut  détermina 
M.  le  duc  d'Aumont,  premier  gentilhomme  de  la  chambre 
en  exercice,  à  demander  la  pièce  aux  auteurs  pour  la 
cour ,  où  elle  ne  réussit  point. 

L'idée  de  cette  petite  pièce  est  tirée  d'une  églogue  de 
Fontenelle ,  la  neuvième  dans  le  recueil  de  ses  poésies 
pastorales,  intitulée /^m^/ze.  C'est  une  bergère  qui  a  tous 
les  symptômes  de  la  maladie  qu'on  nomme  amour  ^  qui 
en  convient  même  avec  son  berger,  mais  qui  n'en  veut 
pas  souffrir  le  nom  ;  son  refrain  est  : 

Mais  n'ajoDS  point  d'amour,  il  est  trop  dangereux. 

M.  Sedaine  a  conservé  à  sa  Tbémire  le  caractère,  la 
conduite,  et  presque  les  paroles  de  l'Ismène  de  Fonte- 
nelle. 

Il  n'y  a  dans  cette  petite  pièce  <}ue  ces  trois  acteurs  : 
le  père,  la  fille  et  l'amant.  £f|  la  jugeant,  il  ne  faut  pas 
oublier  que  c'est  une  simple  pastorale  sans  incidens,  sans 
intrigue,  et  par  conséquent  sans  catastrophe. 

Le  rôle  du  père  est  charmant  d'un  bout  à  l'autre.  Mal- 
gré cela  la  pièce  n'a  pas  eu  de  succès,  quoiqu'elle  ait  été 
jouée  à  ravir  par  Caillot,  Clairval  et  madame  Laruette; 
il  en  faut  dire  ici  les  raisons. 


ta6  CORRESPOND  ANGE  LITTISRAIRE, 

PremièrQmepi  ^  la  musique  du  bon  vieux  papa  Duili 
«st  misérable.  Pas  un  air  qui  né  soit  Ênble  ^  commun , 
trivial,  sans  idée  et  sans  conlem*.  Il  y. a  long^temps  cfue 
Duni  devrait  se  reposer  pour  l'intérêt  de  sa  gloire  et  de 
notre  plaisir.  Lorsqu'il  vint  en  France  ^  son  goûl  et  svm 
styie  étaient  d^à  vieux  ;  mais  avec  son  petit  goût  et  sou 
:style  un  peu  trivial,  il  fut  le  premier  qui  écrivit  vrai  dans 
ce  pays-<;i,  et  ce  lui  fîit  un  grand  mérite  auprès  des  gens 
de  goût.  En  Italie,  ce  ofiérite  n'en  est  pas  un,  parce  que 
le  compositeur  le  plus  médiocre  ne  peut  pas  écrire  faux , 
ni  se  méprendre  sur  la  v^ité  d'une  déclamation ,  à  cause 
des  modèles  subsistans,  et  parce  que  l'art  est  cultivé  et 
perfectionné  depuis  longtemps,  et  que  ses  principes  sont 
connus;  mais  ici,  sur  vingt  amateurs  et  ^ur  trente  con- 
naisseurs vous  n'en  trouverez  pas  un  qui  entende  seule- 
ment ce  que  cela  veut  dire.  Quand  on  leur  chante  vrai, 
ils  applaudissent;  mais  cela  ne  les  empêche  pas  d'applau- 
dir le  lendemain  ce  qui  est  composé  faux ,  ou  du  moins 
sans  aucune  idée  de  vérité,  c'est-à-dire  toute  la  musique 
du  magasin  de  l'Opéra  français ,  et  les  trois  quarts  de 
<;elui  de  l'Opéra-Comique.  Supposé  donc  que  Duni  soit  un 
homme  fort  médiocre  dans  sa  patrie,  nous  n'en  sommes 
pas  moins  obligés  de  lui  accorder  les  honneurs  de  créa- 
teur en  France  :  cela  prouve  seulement  qu'il  est  aisé  à  un 
borgne  de  se  faire  roi  dans  le  royaume  des  aveugles. 
Mais  il  a  survécu  à  sa  gloire,  dont  Philidor  et  Grétry  se 
sont  entièrement  emparés.  Je  crois  Thémire  la  plus  feible 
de  toutes  ses  pièces  ;  elle  n'a  ni  couleur  ni  caractère ,  et 
cependatit  il  n'y  a  point  de  genre  qui  demande  à  être 
écrit  avec  plus  de  soin  que  la  pastorale,  et  tous  les  grands 
matifes  ont  toujours  plus  soigné  les  ouvrages  de  ce  genre 
que  les  tragédies  et  comédies  où  les  mouvemens  pathé- 


l"  DECEAIBRK   1  77O.  ÎH'J 

tiques  et  rapides  et  la  force  comique  peuvent  faire  par- 
donner des  négligeiices  de  style,  et  où  l'esquisse  fait  sou- 
vent autant  d'effet  que  le  tableau  achevé.  Si  Grétry  eût 
fiiit  la  musique  de  Thémire,  je  siris  persuadé  que  la  pièee 
aurait  &it  le  plus  grand  plaisir  au  théâtre  ;  mais  c'est  un 
singulier  homme  que  ce  Sedaine.  Il  a  quitté  Philidor 
avant  qu'il  fut  ce  qu'il  est  devenu  ;  il  a  fait  réussir  Mou* 
signy,  malgré  toute  la  pauvreté  de  son  style;  il  prend 
Duni  quand  il  est  vieux;  quand  Grétry  sera  mort ,  il 
voudra  travailler  avec  lui ,  et  je  crains  que  ce  ne  soit 
bientôt  (i). 


Le  zèle  des  acteurs  de  ce  théâtre  est  vraiment  infati* 
gable.  Ils  avaient  quatre  pièces  nouvelles  à  apprendre  et 
à  représente!*  pendant  le  voyage  de  Fontainebleau  ;  cela 
ne  les  a  pas  empêchés  d'en  mettre  deux  nouvelles  sur  la 
scène  ;  à  Paris,  durant  ce  voyage.  J'ai  eu  l'honneur  de 
vous  parler  des  Importuns  j  ou  le  Nouveau  Marié;  le 
3f  octobre  dernier,  ils  ont  donné  la  première  représen- 
talion  âéTIndienne]  comédie  en  un  acte  mêlée  d'ariettes, 
par  M.  Framery  ;  la  musique  est  de  Cifolelli ,  qui  prend 
la  qualité  de  maître  de  chant  et  de  mandoline,  mais  qui 
est  proprement,  et  de  son  métier,  bouffon  italien  ou 
acteur  chantant  la  basse  dans  l'opéra  buffa. 

Le  sujet  de  rindienne^  qu'il  fallait  appeler  tout  sim- 
plement la  petite  Veuve  du  Malabar^  pouvait  fournir 
Vidée  d'une  pièce  très-gaie  et  très-plaisante,  si  l'auteur 
avait  eu  quelque  sessource  dans  l'esprit;  cette  Indienne 
n'est  autre  chose  qu'une  petite  veuve  aussi  qui  vient  de 

(1)  Grétry  a  eu  le  bon  esprit  de  faire  mentir  toatee  let  prédietioiis  de 
Grimm ,  et  même  la  malice  d'enterrer  le  prophète. 

(  Note  de  ta  première  édition,  ) 


Il8  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE , 

perdre  son  mari,  et  qui  n'a  nulle  envie  de  se  brûler  avec 
lui.  L'auteur  suppose  que  les  hommes  se  brûlent  dans 
llnde  sur  les  cendres  de  leurs  femmes  j  comme  les  femmes 
sur  les  cendi*es  de  leurs  maris:  première  absurdité.  Il 
suppose  que  les  prêtres  surtout  s'assujettissent  plus  que 
d'autres  à  cet  usage  cruel ,  parce  qu'ils  ont  intérêt  de  le 
soutenir:  seconde  absurdité.- Qui  croira  que  dans  au- 
cun pays  du  monde  les  prêtres  se  soucient  de  prêcher 
d'exemple ,  surtout  quand  la  façon  en  est  si  chère?  Il  sup- 
pose encore  que  si  c'est  le  grand-prêtre  lui-même  qui  se 
dévoue  au  bûcher  après  la  mort  de  sa  femme ,  et  qu'il  se 
trouve  en  même  temps  une  veuve  dans  le  cas  de  se  brûler 
sur  les  cendres  de  son  époux,  ce  grand -prêtre  est  le 
maître  de  renoncer  à  la  gloire  du  bûcher  et  de  sauver  la 
vie  à  la  veuve  en  s'unissant  à  elle  par  un  nouveau  ma- 
riage. On  pardonnerait  aisément  toutes  ces  suppositions 
absurdes  si  elles  produisaient  une  pièce  bien  gaie ,  bien 
folle,  bien  franchement  extravagante,  et  tout  cela  n'était 
pas  bien  difficile  avec  un  peu  de  verve  et  de  folie  daps 
la  tête  ;  mais  le  grand-prêtre  et  la  jeune  veuve  de  M.  Fra- 
mery,  ensemble  leurs  esclaves  guèbres,  sont  de  la  plus 
belle  insipidité^t  de  la  plus  insigne  platitude.  Ils  ont  été 
complètement  siffles  à  la  première  représentation  ;  cepen- 
dant, à  la  faveur  de  quelques  airs  de  M.  Cifolelli ,  la  pièce 
a  été  jouée  trois  ou  quatre  fois.  Je  crois  que  ce  Framery 
fait  le  Journal  de  Musique,  qui  est  une  très-mauvaise 
rapsodie,  et  qui  pourrait  être  intéressant  pour  ce  pays-ci 
s'il  était  bien  fait.  • 


Il  faut  que  le  cours  des  postes  entre  Pékin  et  Femey 
soit  très-bien  réglé,  car  la  réponse  de  l'empereur  de  la 


I**  DlÉCEMfiRE  1770.  129 

F 

Chine  à  l'Ëpître  du  patriarche  d'Occident  (i)  est  dëjà 
arrivée.  Je  crois  que  c'est  M.  dé  La  Harpe  qui  a  servi  en 
cette  occasion  à  sa  majesté  chinoise  de  secrétaire  des 
commandemens  et  du  cabinet:. 

Le  grand  roi  de  la  Chine  au  grand  Tien  du 

Parnasse  (a). 

ToD  épitre  me  plait;  mais  un  mot  de  préface, 

Quelques  notes,  au  moins >  m'auraient  fort  secouru; 

J'ai  compris  peu  de  chose  à  tout  ce  que  j'ai  lu  : 

Sensible  cependant  à  ta  douce  harmonie , 

Dans  tes  vers ,  bien  qu'obscurs  'y  j'ai  trouvé  du  génie. 

Mon  premier  mandarin  en  fait  aussi  grand  cas  ; 

Mais ,  malgré  son  savoir,  il  ne  devine  pas 

Ce  que  c'est  qu'un  David ,  et  surtout  un  Horace , 

Dont  tu  veux  en  mes  vers  que  je  suive  la  trace  ; 

Leur  nom  n'est  pas  encore  à  Pékin  parvenu  :     . 

Quant  à  ton  Frédéric,  il  m'était  mieux  connu. 

C'est  lui ,  si  nous  croyons  tout  ce  qu'on  en  renomme , 

Qui  combat,  règne,  parle  et  compose  en  grand  homme  ; 

Je  l'en  estime  fort;  mais  pourquoi  des  combats? 

On  est  toujours  en  paix  dans  mes  vastes  Etats; 

Tandis  qu'avec  fureur ,  sur  votre  coin  de  terre , 

Rois,  tliéologiens ,  beaux  esprits  font  la  guerre. 

Je  vois  qu'en  ton  pays  il  est  beaucoup  de  gens 

Chez  ,qui  le  mauvais  cœur  est  joint  au  mauvais  sens  ; 

Que  le  Parisien  aime  surtout  à  rire 

De  ceux  que,  malgré  lui ,  quelquefois  il  admire. 

Mais,  qu'est-ce  qu'un  Fréron?  qu'entend-on  par  ce  mot? 

Serait-ce  un  composé  de  fripon  et  de  sot? 

Je  le  croirais  assez.  0  le  pays  étrange! 

Où  faisant  un  trafic  de  blâme  et  de  louange, 

(i)  Voir,  dans  les  Œuvres  de  Yoltaire,  V Épitre  au  roi  de  la  Chine  sur  son 
Meeneil  de  vers  qu'il  a  fait  imprimer, 

(1)  Cette  pièce  n'a  été  comprise  dans  aucune  édition  des  CBuvres  de  Iol 
'Harpe. 

ToM,  VIL  9 


l3o  CORRESPONDAirCE    LITTÉRAIRE , 

Le  plus  vil  des  faquins,  pour  quelque  argent  comptant , 

A  son  gré,  peut  ôter  ou  donner  le  talent , 

Du  haut  de  sa  sottise  insulter  au  mérite  ! 

A  Fernej  volontiers  je  t'aurais  fait  visite  ; 

Mais  n'appréhende  pas  que  j'aille  dans  Paris 

Essuyer  des  oisifs  les  brocards  et  les  ris. 

I^on ,  je  vois  que  ces  bords ,  ainsi  que  nos  rivages , 

Sont  peuplés  de  fripons ,  mais  ont  bien  moins  de  sages. 

Jje  grand  Tien  ou  patriarche  de  Femey  continue  tou- 
. jours  à  avoir  un  peu  d'humeur  contre  son  siècle.  Deux 
sujets  de  crainte  l'ont  indisposé  contre  nous  ;  il  craint 
t|ue  les  portes  du  Système  de  la  Nature  ne  prévalent 
contre  le  roc  sur  lequel  il  a  fondé  Téglise  de  Ferney  (  i  )  ; 
il  craint  que  la  tragédie  en  prose  de  M.  Sedaine,  si  elle 
est  jouée,  ne  fasse  tort  aux  tragédies  en  vers.  Sur  quel- 
ques consolations  que  je  me  suis  permises,  en  y  mêlant 
un  peu  Tapologie  de  notre  pauvre  siècle ,  qui  en  vaudra 
peut-être  bien  un  autre  avec  le  temps ,  il  m'a  fait  la  ré* 
ponse  que  vous  allez  lire  : 

Ferney  ,  du  i«r  aovemhre   1770. 

Mon  cher  prophète ,  je  suis  toujours  Job ,  quoi  que 
vous  en  disiez  :  car  qui  souffre  est  Job ,  et  tout  lit  est 
fumier.  J'avoue  que  vous  ne  ressemblez  point  aux  amis 
de  Job,  et  bien  m'en  prend.  C'est  vous  que  je  dois  re- 
mercier des  lettres  des  rois  de  Prusse  et  de  Pologne  ; 
c'est  à  la  manière  dont  vous  leur  parlez  de  moi  que  je 
dois  celles  dont  ils  en  psu^lent. 

Mon  cher  prophète,  vous  avez  beau  rire,  les  oraisons 
funèbres  de  l'évêque  du  Puy  ne  vaudront  jama'is  celles 
de  Bossuet;  les  pièces  de  Racine  seront  toujours  mieux 

(1)  Et  portœ  inferi  non prœçaUbuni.  MATTSiBus,  XVI,  18. 


l"  DECEMBRE  1770.  l3.1 

écrites  que  celles  de  Crébillon  ;  Boileau  l'emportera  sur 
les  pièces  de  vers  qu'on  nous  donne;  le  style  de  Bwcal 
sera  meilleur  que  celui  de  Jean^Jacques  ;  les  tableaux  du 
Poussin  j  de  Le  Sueur  et  de  Lebrun ,  l'emporteront  en- 
core sur  les  tableaux  du  Salon,  et  sans  les  deux  frères  D.  (  i  ), 
je  ne  sais  pas  trop  ce  que  deviendrait  notre  siècle.  Il  y  a 
une  distance  immense  entre  les  talens  et  l'esprit  philo- 
sophique qui  s'est  répandu  chez  toutes  les  nations.  Cet 
esprit  philosophique  aurait  dû  retenir  l'auteur  du  Sys- 
tème de  la  Nature;  il  aurait  dû  sentir  qu'il  perdait  ses 
amis ,  et  qu'il  les  rendait  exécrables  aux  yeux  du  roi  et 
de  toute  la  cour.  Il  a  fallu  faire  ce  que  j'ai  fait;  et  si  l'on 
pesait  bien  mes  paroles ,  on  verrait  qu'elles  ne  doivent 
déplaire  à  personne. 

J'envoie  à  mon  cher  prophète  des  rogatons  dépareillés 
qui  me  sont  tombés  sous  la  main. 

Je  reçois  dans  ce  moment  une  lettre  charmante  de  ma 
philosophe  (â).  J'aurai  Thonneur  de  lui  écrire  sitôt  que 
mes  maux  me  donneront  Un  moment  de  relâche. 

11  a  paru  en  17649  avec  approbation  et  privilège  du 
roi ,  un  livre  intitulé  :  Ariste^  ou  les  Charmes  de  THon- 
nétetéyfar  M.  Seguier  de  Saint-Brisson  (3).  Le  censeur, 
Rémond  de  Sainte-Albine  y  dit  dans  son  approbation  qu'il 
croit  cet  ouvrage  d'autant  plus  digne  de  l'impression, 
que  l'auteur  y  présente  la  vertu  sous  les  couleurs  les  plus 
propres  à  la  rendre  aimable.  Entre  ce  titre  et  cette  ap- 
probation du  censeur,  qui  respirent  tant  les  charmes  et 

(i)  Sans  doute  Diderot  et  d*Alembert. 

(3)  Madame  d'Épinay. 

(3)  Grimm  eo  a  rendu  compte  précédemment,  t.  IV,  p.  177;  et  J.-J.  Rous- 
seau a  adressé  une  lettre  au  sujet  d'Jrùte  à  son  auteur,  à  la  date  de  jau' 
vier  1765.  Voir  Tédition  in-8''  donnée  par  M.  de  Musset-Pathay ,  tQm..XX, 
page  263. 


l3a  CORRESPONDANCE    LITTiRAIRE^ 

la  douceur  de  la  vertu ,  il  serait  curieux  de  placer  un 
passage  de  Touvrage  où  l'auteur  dit  que  s'il  avait  une 
femnie ,  et  qu'il  la  laissât  courir  les  bals  et  les  soupers  de 
nuit  et  s'exposer  à  tous  les  charmes  de  la  séduction  j  et 
•que  cette  femme  lui  fît  infidélité,  il  ne  s'en  plaindrait 
pas.  Mais  si,  après  avoir  pris  toutes  les  précautions  con- 
venables pour  assurer  ses  bonnes  mœurs ,  il  prenait  fan- 
taisie à  sa  femme  de  l'outrager,  il  dit  qu'il  sait  bien  ce 
qu'il  ferait.  Et  puis,  pour  ne  vous  pas  laisser  en  doute, 
il  vous  conte  qu'une  Anglaise,  se  trouvant  au  lit  de  la 
-mort,  conjura  son  mari  dé  lui  pardonner  une  faute  dont 
elle  était  coupable,'et  lai  avoua  qu'elle  lui ^avait  fait  infidé- 
lité. Le  .mari  lui  répond  qu'il  lui  pardonne,  mais  qu'à  son 
tour  il  a  besoin  de  pardon  :  a  C'est  que  m'étant,  dit-il , 
aperçu  de  ce  que  vous  Venez  de  m'avouer,  je  vous  ai  em- 
poisonnée, ce  qui  est  la  cause  de  votre  mort.  »  N'est-il 
pas  excellent  de  trouver  cet  exemple  de  douceur  dans 
les  Charmes  de  l* Honnêteté  j  dont  le  censeur  accorde 
surtout  à  l'auteur  le  talent  de  rendre  la  vertu  aimable? 
On  croirait  peut-être  que  M.  Seguier  de  Saint-Brissoit 
est  un  homme  redoutable;  point  du  tout.  La  comtesse 
d'Estrades,  si  connue  dans  les  anecdotes  de  notre  temps, 
d'abord  amie  et  complaisante  de  madame  de  Pompadour, 
ensuite  maîtresse  du  comte  d'Argenson,  bientôt  exilée 
de  la  cour  pour  s'être  brouillée  avec  la  première ,  s'est 
trouvée  au  moins  aussi  persuadée  que  moi  de  la  douceur 
réelle  de  M.  de  Seguier  de  Saint-Brisson  ;  car,  pour  finir 
son  roman,  elle  l'a  épousé,  et  s'est  par  conséquent  ex- 
posée de  gaieté  de  cœur  au  risque  du  poison.  Il  est  vrai 
qu'elle  n'a  pris  ce  parti  qu'à  cinquante  ans  passés,  et 
qu  elle  désespère  sans  doute  d'être  dans  le  cas  de  lui  faire 
infidélité. 


l"  DECEMBRE  I77O.  l33 

Charles- Jean-François  Hénault ,  présid«înt  honoraire 
au  parlement  9  intendant  de  la  maisoii  de  madame  la 
Dauphine,  Tun  des  Quarante  de  TAcadémie  Française  et 
de  celle  des  Inscriptions  et  Belles -Lettres,  est  mort  le 
24  novembre  dernier,  dans  la  quatre-vingt-sixième  année 
de  son  âge.  Il  ne  faisait  que  végéter  depuis  long-lemps. 
Sa  nièce,  la  comtesse  de  Jonsac,  tenait  sa  maison,  don* 
nait  à  souper,  recevait  le  grand  monde;  le  président  ra^ 
dotait  ou  dormait  dans  son  fauteuil,  et  était  content.  A 
tout  prendre,  le  président  Hénault  doit  être  compté  parmi 
les  hommes  les  plus  heureux  de  son  temps.  Sou  père  ^ 
ancien  fermier- général,  si  je  ne  me  trompe,  lui  avait 
laissé  une  grande  fortune.  Né  avec  des  qualités  estimables, 
mais  pas  assez  remarquables  pour  exciter  Tenvie  et  la 
jalousie  de  personne,  il  jouissait  du  privilège  et  du  bon- 
heur des  gens  médiocres,  d'être  aimé  de  tout  le  monde 
sans  avoir  un  seul  ennemi.'  Il  était  très-* frivole;  il  n'y. 
avait  en  lui  que  la  superficie,  mais  cette  superficie  était 
agréable.  Il  faisait  de  jolis  vers  de  société  ;  il  donnait 
d'excellens  soupers;  il  avait  été  à  la  mode  dans  sa  jeu- 
nesse, et  avait  conservé  l'usage  du  grand  monde  dans  un 
âge  plus  mûr.  Pour  satisfaire  sa  petite  ambition,  car  tout 
était  petit  et  joli  en  lui,  il  quitta<le  bonne  heure  le  palais, 
et  acheta  la  charge  de  surintendant  de  la  maison  de  la 
feue  reine,  et  ne  laissa  pas  d'avoir  aussi  sa  petite  exis- 
tence dans  ce  petit  cercle.  Il  composa  ensuite  son  jàbrégé 
chronologique  de  V Histoire  de  France ^  qui  lui  procura 
les  honneurs  littéraires  et  le  titre  de  double  académicien. 
Cet  Abrégé  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  un  ouvrage  sans 
mérite;  mais  on  ne  peut  se  cacher  que  ce  mérite  a  été 
infiniment  exagéré,  et  que  si  un  pauvre  diable  relégué 
dans  un  quatrième  étage  avait  publié  ce  livre,  il  n'aurait 


't  34  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE , 

pas  reçu  la  moitié  des  ëloges  qui  ont  été  prodigues  au 
président  Hénault.  Personne  n'a  plus  efficacement  tra- 
vaillé à  la  réputation  de  cet  ouvrage  que  M.  de  Voltaire. 
L'auteur  y  mit  bientôt  toute  sa  gloire,  toute  son  existence. 
Il  ne  s'occupa  qu'à  en  soigner  et  à  multiplier  les  éditions; 
et  quand  il  y  en  avait  une  de  finie  il  en  commençait  une 
autre;  il  en  entendait  ainsi  parler  tous  les  jours  de  sa.  vie, 
et  ce  n'est  pas  ce  qui  contribua  le  moins  à  son  bonheur. 
L'abbé  Boudot,  employé  à  la  Bibliothèque  du  Roi,  au- 
jourd'hui paralytique  à  force  d'avoir  gagné  des  indiges* 
tions  chez  le  président,  était  spécialement  chargé  du 
département  littéraire  et  historique.  Je  me  souviens  de 
vous  avoir  rendu  compte,  il  n'y  a  pas  long-temps,  des 
autres  ouvrages  du  président  Hénault  (i);  ainsi  je  n'en 
parlerai  pas  ici.  Il  fit  un  grand  héritage  à  la  mort  du  pré- 
sident de  Montesquieu ,  en  ce  qu'il  était  d'usage  dans  le 
grand  monde  d'appeler  cet  homme  illustre  le  président 
tout  court,  et  cela  mortifiait  un  peu  le  président  à  1'^^- 
brégé  ;  mais  lorsque  le  véritable  président  ne  fut  plus  , 
on  s'accoutuma  insensiblement  à  transporter  le  titre  de 
président  tout  court  à  celui  qui  lui  avait  survécu.  I^ 
président,  devenu  président  tout  court  par  forme  d'hé- 
ritage, étant  déjà  fort  mal  à  l'aise  lors  de  la  dernière  ma- 
ladie de  la  feue  reine,  mourait  de  peur  de  mourir  avant 
sa  maîtresse,  parce  qu'il  lui  avait  promis  de  ne  se  pas 
faire  enterrer  chez  les  pères  de  la  Doctrine  chrétienne  ^ 
qu'il  aimait,  et  qui  sont  un  peu  notés  pour  jansénisme 
dans  le  parti  dévot  de  la  cour,  dont  l'archevêque  de  Paris 
est  Toracle.  Le  bon  président  avait  été  dans  sa  jeunesse 
l'amant  de  la  marquise  du  Deffand,  femme  célèbre  à 

(x)  Tooi.  VI,  p.  35o  et  suiv. ,  où  Grimm  avait  déjà  donné  quelques-uns 
des  détails  qu'il  reproduit  ici. 


l'^DléCEMBRE  1770.  l35 

Paris  par  son  esprit  et  par  sa  méchanceté.  Elle  à  aujour^- 
d'hui  plus  dé  soixante-dix  ans,  et  il  y  en  a  presque  vingt 
qu'elle  est  aveugle;  mais  son  esprit  a  conservé  toute  sa 
fleur,  et  sa  méchanceté ,  à  force  de  s'exercer,  est  devenue, 
dit-on ,  beaucoup  plus  habile.  Elle  se  pique  de  haïr  mor- 
tellement tout  ce  qui  s'appelle  philosophe,  et  cela  lui  a 
conservé  un  grand  crédit  parmi  les  gens  de  la  cour  et  du 
monde,  aux  yeux  desquels  les  philosophes  sont  la  cause 
immédiate  de  tout  le  mal  qui  arrive  en  France.  Madame 
du  DefFand  a  cependant  excepté  de  sa  haine  le  patriarche 
de  Ferney,  dont  elle  a  trouvé  sans  doute  la  griffe  trop 
redoutable.  Elle  avait  é(é  l'amie  intime  de  la  marquise 
du  Châtelet,  et  le  lendemain  de  la  mort  de  cette  femme 
célèbre  elle  fit  courir  une  satire  sanglante  sous  le  titre  et 
sous  la  forme  de  son  portrait  (i).  Elle  est  restée  liée  avec 
leprésidentHénault  jusqu'à  sa  fin.  Les  deux  ou  trois  der* 
niers  jours  de  sa  vie,  madame  du  DefTand  était  dans  l'ap- 
partement du  président  avec  plusieurs  de  ses  amis.  Pour 
le  tirer  de  son  assoupissement,  elle  lui  cria  à  l'oreille  s'il  se 
rappelait  madame  de  CastelmoronPCe  nom  réveilla  le  pré- 
sident,  qui  répondit  qu'il  se  la  rappelait  fort  bien.  Elle  lui 
demanda  ensuite  s'il  l'avait  plus  aimée  que  madame  du' 
DefTand?  Quelle  différence! s^écna  le  pauvre  moribond 
imbécile.  Et  puis  il  se  mit  à  faire  le  panégyrique  ide  ma- 
dame de  Caslelmoràn,et  toujours  en  comparant  ses  excel- 
lentes qualités  aux  vices  de  madame  du  DefTand.  Ce  rado- 
tage dura  une  demi-heure  en  présence  de  tout  le  monde, 
sans  qu'il  fut  possible  à  madame  du  DefTand  de  faire  taire 
son  panégyriste  ou  de  le  faire  changer  de  conversation.  Ce 
fut  le  chant  du  cygne;  il  mourut  sans  savoir  à  qui  il  avait 
adressé  un  parallèle  si  véridique.  Sa  mort  laisse  une  se- 

(x)  Grimm  rapporte  ce  curieux  porlrait  dam  sa  IcHre  de  mars  1 777. 


l36  CORRESPONDANCE   I^ITT^RÂIRE, 

conde  place  vacante  à  l'Acadëmie  Française.  M.  de  La 
Place ,  qui  était  je  crois  de  ses  parens  y  vient  de  lui  faire 
l'épitaphe  suivante  : 

Ainsi  que  les  vertus,  les  talens  n'ont  point  d'âge  : 
Dans  ses  écrits  jamais  on  n'entrevit  le  sien  ; 
Il  lut  l'histoire  en  philosophe ,  en  sage  ; 
Il  l'écrivit  en  citoyen. 

M.  de  La  Place  a  aussi  ëcrit  sur  la  tombe  de  M.  de 
Moncrif  les  quatre  vers  suivans  : 

Digne  des  moeurs  de  l'âge  d'or , 
Ami  sûr ,  auteur  agréahlc , 
Ci-gît  qui ,  vieux  comme  .Nestor  , 
Fut  moins  bavard  et  plus  aimable. 


M.  L.  Castilhon^  qui  réside,  je  crois,  à  Bouillon,  et 
qui  a  un  frère  résidant  obscurément  à  Paris,  a  publié,  il 
y  a  déjà  du  temps ,  des  Considérations  sur  les  causes 
physiques  et  morales  du  génie  ^  des  mœurs  et  du  gou- 
vernement des  nations  (i).  Vous  voyez  que  ces  Consi- 
dérations roulent  sur  de  petites  questions  de  rien.  Quand 
on  veut  traiter  de  tels  sujets ,  il  faut  être  un  Montes- 
quieu, un  Galiani,un  Diderot, un  BufFon  pour  le  moins; 
et  quand  on  n'est  rien  dé  tout  cela ,  on  est  un  Castilhon ,. 
c'est-à-dire  qu'on  traite  un  sujet  sans  que  personne  en 
sache  rien.  Cependant  il  y  a  un  auteur  tout  aussi  obscur 
que  Castilhon  qui  a  fait  un  Esprit  des  nations  (a),  et  qui 
a  accusé  l'autre  de  plagiat.  Je  ne  sais  si  ce  grand  procès 
sera  jugé  au  greffe  civil  du  Mercure  de  France^  ou  au 
greffe  criminel  de  V Année  littéraire;  mais  si  après  la 
compensation  des  dépens,  ensemble  les  présens  néces- 

(i)  1770,  3  vol.  io-i2. 

(a)  Par  l'abbé  d'Espiard,  La  Haie,  1752 ,  a  vol.  îu- 12. 


l*'  DECEMBRE  I77O.  î3'] 

saints  à  la  corruption  des  juges,  il  intervient  arrêt  qui 
donne  aux  parties  le  gâteau  de  la  gloire  littéraire  à  par- 
tager également  y  je  leur  promets  à  l'une  et  à  l'autre  que 
le  tout  se  passera  sans  indigestion. 


Le  vieux  bon  La  Condamine  avait  ^  dans  le  Mer-* 
cure {\^ y  invité  les  curieux  à  porter  le  (lambeau  de  la 
critique  dans  l'histoire  du  jeu  de  Dames  polonaises ,  et 
d'éclaircir  son  origine  et  sa  patrie.  M.  Manoury ,  limo- 
nadier, qui  tient  le  célèbre  café  du  quai  de  l'École,  vient 
de  publier  un  Essai  sur  le  Jeu  de  Dames  à  la  Polonaise, 
brochure  in-ia.  En  attendant  que  leur  histoire  soit 
éclaircie  conformément  aux  vœux  de  M.  de  La  Conda- 
mine,  M.  le  limonadier  nous  développe  leurs  principes, 
et  donne  une  suite  de  coups  brillans  et  de  fines  parties. 
Philidor,  le  plus  grand  joueur  d'échecs  qu'il  y  ait  peut- 
être  en  Europe,  est  encore  plus  fort,  s'il  est  possible, 
dans  le  jeu  de  dames  polonaises.  C'est  lui  qui  disait  pen- 
dant la  dernière  guerre ,  quand  le  prince  Ferdinand  de 
Brunswick  gagnait  une  bataille  :  «  Je  lui  donne  la  tour.  )> 
Si  nous  avons  le  malheur  d'avoir  la  guerre ,  je  ne  sais 
quel  avantage  M.  Manoury  pourra  se  vanter  de  faire  à 
nos  maréchaux  lorsqu'ils  gagiieront  des  batailles.  Mais 
nous  attendons  ici  un  prodige  plus  fort  que  Philidor  et 
le  sieur  Manoury ,  c'est  l'homme  de  bois  de  M.  de  Kem- 
pell  de  Vienne,  qui  joue  aux  échecs  contre  tout  venant. 
Lorsque  je  fus  à  Vienne,  l'année  dernière,  cette  machine 
jouait  dans  les  appartemens  de  l'impératrice,  à  Schœn- 
brunn  ;  et  tout  ce  que  M.  Dutens  en  dit  dans  sa  lettre , 

(0  Juillet  1770,  I*'  volume,  p.  3x9.  Mauoury  y  répoDilit  daus  le  Mercure 
«l'aoùl  suivant,  p.  193. 


\ 


l38  CORRESPONDANCE   LITTIÎRAIRE^ 

insérée  depuis  peu  dans  le  Mercure (i)^  je  l'ai  entendu 
affirmer  dans  ce  temps*là  par  des  témoins  respectables. 


Mémoires  historiques j  par  M.  de  Belloy,  citoyen  de 
Calais  (2).  Ce  pauvre  M.  de  Belloy  est  plus  qu'aucun 
héros  de  notre  temps  dans  le  cas  de  reconnaître  combien 
la  gloire  est  périssable.  Nous  l'avons  vu  comblé,  rassasié 
d'honneurs  et  de  distinctions  pendant  le  succès  éton- 
nant dé  sa  tragédie  du  Siège  de  Calais.  Un  enthousiasme 
patriotique  avait  saisi  tous  les  cœurs  français  en  faveur 
d'un  ouvrage  qui  peut  être  français  par  les  sentimens^. 
mais  qui  ne  Test  pas  par  le  style.  Quelques  esprits  sages, 
trouvèrent  que  cet  enthousiasme  des  cœurs  français  n'é- 
tait pas  l'époque  la  plus  glorieuse  de  la  nation^  mais  sa 
chute  et  sa  fin,  me  paraissent  encore  plus  surprenantes. 
Après  avoir  porté  ce  pauvre  citoyen  de  Calais  avec  fu- 
reur, après  lui  avoir  rendu  plus  d'hommages  en  quinze 
jours,  que  M.  de  Voltaire  n'en  a  reçu  toute  sa  vie,  on 
Ta  négligé,  oublié  et  laissé  mourir  de  faim;  c'est  aujour- 
d'hui peut-être  le  seul  homme  de  lettres  qui  soit  dans  le 
besoin ,  et  cela  ne  fait  pas  honneur  aux  cœurs  français. 
La  nécessité  de  vivre  le  força,  l'année  dernière,  de  faire 
imprimer  ses  tragédies  de  Bayard  et  de  Gabrielle  de 
Vergy^  sans  en  attendre  la  représentation,  et  cette  pu- 
blication fut  mortelle  aux  deux  pièces  qui,  sans  elle, 
auraient  peut-être  eu  quelque  succès  au  théâtrç.  Cette 
année  il  s'est  fait  historien  de  ses  héros  dramatiques.  Ses 
Mémoires  renferment  trois  morceaux  :  le  premier,  sur 
la  maison  de  Coucy,  encore  existante;  ces  Coucy  d'au- 

(f)  ToDi.  II  d'octobre  1770,  p.  186.  Ou  lit  sur  le  même  sujet  une  autre- 
lettre  de  Rigoiel  de  Juvigny  au  Mercure  de  décembre  suivant ,  p.  181. 

(2)  [n-8*',  177a, 


l"  DÉCEMBRE   I77O.  1  Sq 

joupd*hui  ont  éprouve  le  sort  de  leur  historien ,  ils  sont 
déchus  de  la  gloire  de  leurs  ancêtres ,  et  de  mêtne  que 
le  de  Belloy  de  1770  ne  ressemble  pas  au  de  Belloy 
de  1 765 ,  de  même  MM.  de  Coucy  d'aujourd'hui ,  de- 
venus obscurs  et  pauvres,  ne  rappellent  en  rien  ces. 
anciens  sires  de  Coucy  j  dont  un  descendant  prit  pour 
devise: 

Je  ne  suis  roi ,  ue  duc,  prince,  ne  comte  aussi , 
Je  suis  le  sire  de  Goucj. 

Le  second  Mémoire  regarde  la  dame  de  Fayel  et  ses 
amours  infortunées  avec  le  Coucy  héros  de  la  tragédie 
de  M.  de  Belloy,  ainsi  que  leur  fin  tragique.  Le  troi* 
sième  Mémoire  roule  sur  Eustache  de  Saint-Pierre,  ce 
bourgeois  de  Calais  que  M.  de  Belloy ,  après  l'avoir  im- 
mortalisé dans  sou  Siège  de  Calais ,  justifie  des  soupçons 
que  quelques  fragmens  historiques,  trouvés  à  la  Tour 
de  Londres,  ont  répandus  sur  sa  fidélité.  £0  consé- 
quence, tout  cela  n'est  pas  hsible,  et  j'en  suis  très- 
fâché  pour  ce  pauvre  M.  de  Belloy ,  à  qui  ces  Mémoires 
historiques  ne  procureront  ni  honneur  ni  profit. 


Sidriej'  et  Volsan ,  anecdote  anglaise ,  par  M.  d'Ar- 
naud (i).  D'Arnaud  est  devenu  un  des  plus  grands  pré- 
dicateurs de  vertu  par  la  voie  des  romans  à  grands  sen- 
timens  et  à  estampes  ;  il  a  beaucoup  de  vogue  parmi 
les  couturières  et  les  marchandes  de  modes ,  et  s'il  peut 
mettre  les  femmes  de  chambre  dans  son  parti,  je  ne  dés- 
espère pas  de  sa  fortune. 


L'année  qui  va  finir  a  été  fatale  aux  Deux  Amis;  ils 

(.1)  1770,  iii-8". 


1 4o  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE , 

se  sont  montres  sur  la  scène  comme  deux  financiers  et 
deux  commerçans  de  Lyon(i)y  en  contes  comme  deux 
Iroquois  (2),  en  romans  comme  deux  je  ne  sais  quoi  (3)  ; 
et  Dieu  merci /ils  ont  été  sifQés  partout.  Deux  amis^ 
affligés  de  voir  de  quelle  manière  on  traitait  en  France 
leurs  semblables  par  la  faute  de  nos  faiseurs  de  drames  ^ 
de  nos  faiseurs  de  contes  et  de  nos  faiseurs  de  romans , 
s'en  allèrent  au  mois  d'août  dernier  passer  quinze  jours 
aux  bains  de  Bourbonne,  près  de  Langres,  pour  y  voir 
deux  amies,  dont  l'une,  mère  de  l'autre,  avait  mené  à 
ces  bains  safiUe,  jeune,  fraîche,  jolie  et  cependant  malade, 
dans  Tespérance  de  lui  rendre  la  santé  altérée  par  les 
suites  d'une  première  couche.  Les  deux  amis,  c'était  De- 
nis Diderot  le  philosophe  et  moi,  trouvèrent  les  deux 
amies  faisant  des  contes  à  leurs  correspondans  de  Paris, 
pour  se  désennuyer.  Parmi  ces  correspondans  il  y  eu 
avait  un  d'une  crédulité  rare;  il  ajoutait  foi  à  tous  les 
fagots  que  ces  dames  lui  contaient,  et  la  simplicité  de  ses 
réponses  amusait  autant  les  deux  amies  que  la  folie  des 
contes  qu'elles  lui  faisaient.  Le  philosophe  voulut 
prendre  part  à  cet  amusement  ;  il  fit  quelques  contes  que 
la  jeune  amie  malade  inséra  dans  ses  lettres  à  son  ami 
crédule,  qui  les  prit  pour  des  faits  avérés,  et  assura  sa 
jeune  amie  qu'elle  écrivait  comme  un  ange:  ce  qui  était 
d'autant  plus  plaisant  qu'une  de  ses  prétentions  favorites 
est  de  reconnaître,  entre  mille,  une  ligue  échappée  à  la 
plume  de  notre  philosophe.  Denis  Diderot  essaya  entre 
autres  de  réhabiliter  les  Deux  Amis ,  et  il  croira  les  avoir 
vengés  de  toutes  les  injures  que  leurs  historiens  leur  ont 

(i)  Le  drame  des  Deux  Amis  de  Beaumarchais  ;  voir  t.  VI,  p.  3 40. 

(2)  Les  Deux  Amis,  conte  îroquoi»  (par  Saint-Lambert),  1770,  ÎD-Se. 

(3)  Les  Deux  Amis,  ou  le  comte  de  Méralhi  (par  Sellier  de  MoraoTÎlle), 
1770,  4  vol.  in-i3.  ' 


l"  DIÊCEMBRE   1770.  14  I 

attirées  celte  année,  si  le  conte  que  vous  allez  lire  peut 
mériter  votre  suffrage  (  1  ). 

Le  petit  frère  avait  envoyé  à  la  petite  sœur  (a)  à  Bour* 
bonne  le  petit  conte  iroquois  des  Deux  jimis^  par  M.  de 
Saint-Lambert.  Ce  conte  venait  d'être  imprimé,  et  la 
petite  sœur,  en  ripostant  par  le  petit  conte  des  Deux 
Amis  de  Bourbonne ,  échappé  sans  effort  à  la  plume  du 
philosophe,  voulut  faire  sentir  au  petit  frère  qu'il  y  avait 
plus  de  prétention  et  de  fatigue  que  d'effet  dans  le  conte 
iroquois.  Le  petit  frère,  au  lieu  de  sentir  cette  critique 
indirecte ,  crut  l'histoire  des  Deux  Amis  de  Bourbonne 
véritable,  et  voulut  en  savoir  la  suite;  la  petite  sœur  fut 
donc  obligée  d'avoir  de  nouveau  recours  à  l'imagination 
du  philosophe ,  qui  compléta  l'histoire  des  Deux  Amis 
de  Bourbonne. 

Après  ce  conte  fait  à  plaisir  par  notre  philosophe  aux 
eaux  de  Bourbonne  pour  l'amusen^nt  de  deux  amies,  en 
voici  un  autre  qui  n'en  est  pas  un,  et  que  je  vais  rap- 
porter tel  qu'on  me  l'a  conté. 

Un  poète  russe,  auteur  de  plusieurs  tragédies,  appelé 
monsieur  Sumarokoff,  se  trouvant  à  Moscou,  s'était 
brouillé  avec  la  première  actrice  du  théâtre  de  cette  capi- 
tale; ces  accidens  arrivent  à  Moscou  comme  à  Paris.  Un 
jour  le  gouverneur  de  Moscou  ayant  ordonné  la  repré- 
sentation d'une  des  pièces  de  monsieur  Sumarokoff,  le 
poète  s'y  opposa,  parce  que  cette  actrice  devait  y  jouer 
le  principal  rôle.  Cette  raison  n'ayant  pas  paru  suffisante 
au  gouverneur  pour  changer  d'avis ,  le  poète  en  perdit 

(x)  Ce  conte,  intitulé  les  Deux  Amis  de  Bourbonne^  est  de  Diderot,  et  se 
trovve  dans  ses  Œuvres. 

(a)  Ces  dénominations  servent  à  désigner  la  jeune  malade  et  son  corres* 
pondant. 


/ 


1^1  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

la  tête  au  point  que  lorsqu'on  leva  la  toile  pour  commencer 
sa  pièce  y  il  sauta  sur  le  théâtre ,  saisit  U  première  actrice 
qui  avait  paru  avec  tout  l'appareil  tragique ,  et  la  jeta 
dans  les  coulisses  Après  avoir  ainsi  troublé  la  tranquil- 
lité publique,  il  ne  se  crut  pas  encore  assez  coupable, 
et  dans  sa  frénésie  poétique  il  écrivit  avec  autant  d'in- 
discrétion que  de  témérité  à  l'impératrice  elle«même 
deux  lettres  consécutives  remplies  de  griefs  et  d'invec- 
tives contre  une  actrice.  Je  défie  un  poète  français  de 
faire  mieux. 

Conteur  Marmontel ,  que  pensez-vous  qu'il  arriva  de 
cette  incartade  impardonnable?  —  Mais  cela  est  aisé  à 
deviner.  Les  lettres  impertinentes  du  poète  Sumarokoff 
ne  parvinrent  pas  à  Timpératrice  ;  le  ministre  chargé  du 
département  poétique  les  lut,  et  donna  ses  ordres  pour 
mettre  monsieur  le  poète  dans  un  cul  de  basse-fosse 
jusqu'à  nouvel  ordre,  et  vraisemblablement  il  y  est 
encore. 

Au  diable  le  conte  et  !e  conteur  historiques!  c'est  un 
menteur  plat  et  froid.  De  tels  dénouemens  sont  bons 
dans  les  pays  vantés  pour  la  douceur  et  la  politesse  des 
mœurs  ;  il  s'en  faut  bien  que  la  police  soit  aussi  perfec- 
tionnée en  Russie.  Sa  Majesté  impériale  reçut  les  deux 
lettres  du  poète ,  et  après  avoir  donné  ses  ordres  dans 
l'Archipel ,  en  Moldavie ,  en  Crimée ,  en  Géorgie  et  sur 
les  bords  de  la  mer  Noire,  elle  eut  encore  le  temps  de 
faire  la  réponse  suivante  : 

«  Monsieur  Sumarokoff,  j'ai  été  fort  étonnée  de  votre 
lettre  du  a8  janvier,  et  encore  plus  de  celle  du  i***  fé- 
vrier. Toutes  deux  contiennent,  à  ce  qu'il  me  semble, 
des  plaintes  contre  la  Belmontia,  qui  pourtant  n'a  fait 
que  suivre  les  ordres  du  comte  Soltikoff.  Le  feld-maré- 


l"  DECEMBRE    I77O.  ll\S 

chai  a  désiré  de  voir  représenter  votre  tragédie;  cela 
TOUS  fait  honneur.  Il  était  convenable  de  vous  conformer 
au  désir  de  la  première  personne  en  autorité  à  Moscou  ; 
mais  si  elle  a  jugé  à  propos  d'ordonner  que  cette  pièce 
fut  représentée ,  il  fallait  exécuter  sa  volonté  sans  con- 
testation. Je  crois  que  vous  savez  mieux  que  personne 
combien  de  respect  méritent  des  hommes  qui  ont  servi 
avec  gloire,  et  dont  la  tête  est  couverte  de  cheveux 
blancs;  c'est  pourquoi  je  vous  conseille  d'éviter  de  pa- 
reilles disputes  à  l'avenir.  Par  ce  moyen  vous  conser- 
verez la  tranquillité  d'ame  qui  €st  nécessaire  pour  yo& 
ouvrages ,  et  il  me  sera  toujours  plus  agréable  de  voir 
les  passions  représentées  dans  vos  drames  que  de  les 
lire  dans  vos  lettres. 

<c  Au  surplus^  je  suis  votre  affectionnée.  » 

Signé  C^THERiira;. 

Je  conseille  à  tout  ministre  chargé  du  département 
des  lettres  de  cachet  d'enregistrer  ce  formulaire  à  son 
greffe 9  et  à  tout  hasard  de  n'en  jamais  délivrer  d'autres 
aux  poètes  et  à  tout  ce  qui  a  droit  d'être  du  genre  irri- 
table, c'est-à-dire,  enfant  et  fou  par  état.  Après  cette 
lettre  qui  mérite  peut-être  autant  TimmortaUté  que  les 
moQumens  de  la  sagesse  et  de  la  gloire  du  règne  actuel 
de  la  Russie,  je  meurs  de  peur  de  m'affermir  dans  la 
pensée  hérétique  que  l'espril;  ne  gâte  jamais  rien,  même 
sur  le  troue. 


l44  CORRESPOjyUAirCE    LITTERAIRE, 


1771. 


JANVIER. 


Paris ,  jaiiTier  177t. 

Le  coup  lé  plus  sensible  et  le  plus  funeste  qui  ait  été 
porté  à  V Encyclopédie  est  resté  absolument  ignoré  du 
public ,  et  c'est  une  anecdote  assez  intéressante  et  assez 
curieuse  pour  être  consignée  dans  ces  fastes  ignorés  des 
profanes.  Je  doute  qu'on  trouve  dans  l'histoire  entière 
de  la  littérature,  pour  la  hardiesse  et  la  bêtise  réunies, 
un  trait  pareil  à  celui  que  je  vais  rapporter. 

M.  Le  Breton,  premier  imprimeur  ordinaire  du  roi, 
était  associé  pour  la  moitié  dans  l'entreprise  dç  \ Ency- 
clopédie; il  était  de  plus  chargé  de  l'impression  de  la 
totalité  de  l'ouvrage.  L'autre  moitié  de  l'intérêt  dans 
cette  entreprise  était  partagée  entre  trois  libraires,  dont 
deux  sont  morts  ;  Le  Breton  et  Briasson  s'étant  mis  en 
leur  lieu  et  place,  sont  restés  seuls  maîtres  de  l'entre- 
prise. Ils  ont  eu  toute  leur  vie  pour  maxime  invariable 
que  les  gens  de  lettres  travaillaient  pour  acquérir  de  la 
gloire ,  et  les  commerçans  pour  accumuler  des  richesses. 
En  conséquence,  ils  ont  partagé  tous  les  revenant-boa 
de  V Encyclopédie  en  deux  parts,  laissant  à  M.  Diderot 
toute  la  gloire,  tous  les  dangers,  toute  la  persécution, 
et  gardant  pour  eux  tout  l'argent  provenant  de  quatre 
mille  trois  cents  souscriptions.  L'honoraire  de  M.  Di- 
derot, pour  un  travail  immense  qui  a  absorbé  la  moitié 
de  sa  vie,  a  été  fixé  à  deux  mille  cinq  cents  livres  pour 


JANVIER   I77I.  145 

chacun  des  dix-sept  volumes  in-folio  de  discours,  et  à 
une  somme  de  vingt  mille  livres  une  fois  payée. 

Le  Breton ,  chargé  de  l'impression  des  dix  volumes 
qui  devaient  terminer  l'ouvrage ,  et  qu'on  se  proposait 
de  publier  ensemble  pour  prévenir  de  nouvelles  persé- 
cutions, se  fil  d'abord  donner  le  syndicat  de  la  librairie , 
pour  être  instruit  de  toutes  les  saisies  que  la  police  pour- 
rait ordonner,  et  à  même  par  conséquent  de  prévenir 
l€s  coups  que  de  nouvelles  délations  pourraient  attirer  à 
la  continuation  de  l'entreprise  :  car  le  gouvernement  ne 
s'était  expliqué  sur  aucune  espèce  de  tolérance;  il  faisait 
semblant  d'ignorer  que  V Encyclopédie  s'achevait  dans 
la  plus  grande  imprimerie  de  Paris,  où  cinquante  ou- 
vriers étaient  employés  à  ce  travail  ;  voilà  toute  la  faveur. 
Tranquille,  au  moyen  de  ces  précautions,  pour  le  temps 
de  l'impression ,  M.  Le  Breton  voulut  encore  prévenir  les 
orages  dont  il  se  croyait  menacé  au  moment  de  la  pu- 
blication :  en  conséquence  il  s'érigea  avec  son  prote,  à 
l'insu  de  tout  le  monde,  en  souverain  arbitre  et  censeur 
de  tous  les  articles  de  Y  Encyclopédie.  On  les  imprimait 
tels  que  les  auteurs  les  avaient  fournis  ;  mais  quand 
M.  Diderot  a^ait  revu  la  dernière  épreuve  de  chaque 
feuille,  et  qu'il  avait  mis  au  bas  l'ordre  de  la  tirer,  M.  Le 
Breton  et  son  prote  s'en  emparaient,  retranchaient, 
coupaient,  supprimaient  tout  ce  qui  leur  paraissait  hardi 
ou  propre  à  faire  du  bruit  et  à  exciter  les  clameurs  des 
dévots  et  des  ennemis ,  et  réduisaient  ainsi ,  de  leur  chef 
et  autorité,  le  plus  grand  nombre  des  meilleurs  articles 
à  l'état  de  fragmens  mutilés  et  dépouillés  de  tout  ce  qu'ils 
avaient  de  précieux,  sans  s'embarrasser  de  la  liaison  des 
morceaux  de  ces  squelettes  déchiquetés,  ou  bien  en  les 
réunissant  par  les  coutures  les  plus  impertinentes.  On  ne 

ToK.  VIL  ïo 


l46  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

peut  savoir  au  juste  jusqu'à  quel  point  cette  infâme  et 
incroyable  opération  a  été  meurtrière;  car  les  auteurs 
du  forfait  brûlèrent  le  manuscrit  à  mesure  que  l'impres- 
sion avançait,  et  rendirent  le  mal  irrémédiable.  Ce  qu'il 
y  a  de  vrai ,  c'est  que  M.  Le  Breton ,  isi  clairvoyant  dans 
les  affaires  d'intérêt ,  est  un  des  hommes  les  plus  bornés 
qu'il  y  ait  en  France;  qu'il  n'est  pas  bien  sûr  qu'il  entende 
VAlmanach  royal  qui  lui  rapporte  trente  mille  livres  de 
rente  par  an  ;  qu'il  n'a  jamais  eu  aucune  idée  ^e  littéra- 
ture, encore  moins  de  philosophie;  qu'il  est  aussi  lâche 
•et  poltron  qu'il  est  borné.  D'après  ces  qualités,  jugez  du 
mal  qu'il  a  dû  faire!  Et  voilà  la  véritable  clef,  quoique 
inconnue  de  tout  le  monde,  de  toutes  les  impertinences 
et  contradictions  qu'on  trouve  dans  les  dix  derniers  vo- 
lumes, et  d'une  infinité  de  retranchemens  qui  ne  seront 
jamais  réparés. 

L'impression  de  l'ouvrage  tirait  à  sa  fin,  lorsque 
M.  Diderot,  ayant  besoin  de  consulter  Un  de  ses  grands 
articles  de  philosophie  de  la  lettre  S,  le  trouva  entière- 
ment mutilé.  Il  resta  confondu;  cet  instant  lui  découvrit 
toute  l'atrocité  de  l'imprimeur  :  il  se  mit  à  revoir  les 
meilleurs  articles  tant  de  sa  main  que  de  ses  meilleurs 
aides ,  et  trouva  presque  partout  le  même  désordre ,  les 
mêmes  vestiges  du  meurtrier  absurde  qui  avait  tout 
ravagé.  Cette  découverte  le  mit  dans  un  état  de  frénésie 
et  de  désespoir  que  je  n'oublierai  jamais. 

J'étais  à  la  campagne;  il  me  dépécha  un  exprès  pour 
me  confier  cet  incroyable  forfeît  j  et  me  mppeler  à  Paris, 
afin  de  consulter  sur  le  parti  qu'il  y  avait  à  prendre.  Les 
libraires  coassociés  à  l'entreprise,  instruits  de  la  bêtise 
et  de  la  hardiesse  de  leur  collègue,  conjurèrent  le  philo- 
sophe de  ne  leur  pas  fkire  partager  la  juste  vengeance 


JANVIER     I77I.  147 

qu^il  était  en  droit  de  tirer  de  celui  qui  l'avait  si  lâche- 
ment joué;  ils  sentirent  qu'un  seul  mot  sur  cette  trahi* 
son  inséré  par  M.  Diderot  dans  les  papiers  publics ,  les 
ruinerait  de  fond  en  comble,  parce  qu'aucun  souscrip* 
teur,  après  cet  avis,  n'aurait  voulu  retirer  les  dix  vo* 
lûmes  qu'on  allait  publier.  Ils  représentèrent  que  le 
mal  était  sans  aucune  sorte  de  remède,  puisque  le  ma- 
nuscrit était  anéanti,  et  qu'on  était  à  l'impression  du 
dernier  volume.  J'avoue  que  je  fus  infiniment  peu  tou- 
ché de  ces  représentations  :  c'était  à  Le  Breton  à  avi- 
ser aux  moyens  de  dédommager  ses  coassociés  du  mal 
qu'il  leur  avait  fait,  ainsi  qu'à  lui-même,  pendant  dix- 
huit  mois  ou  deux  ans  de  suite,  avec  un  sang-froid  sans 
exemple.  Mais  une  considération  plus  puissante  me  fit 
conseiller  le  silence  :  c'était  la  sûreté  de  mon  ami.  M.  Di- 
derot ne  pouvait  avertir  le  public  de  la  trahison  qu'on 
lui  av^it  faite  sans  mettre  entre  les  mains  de  ses  ennemis 
une  preuve  juridique  comme  quoi  il  continuait  Y  Ency- 
clopédie,  malgré  la  suppression  qui  en  avait  été  ordon- 
née; c'était  se  condamner  à  quitter  la  France  que  d'im- 
primer publiquement  cet  aveu.  J'étais  d'ailleurs  persuadé 
que  le  public  serait  averti  de  reste  par  le  cri  de  la  plupart 
des  auteurs,  lorsqu^à  la  publication  des  dix  volumes  ils 
trouveraient  leurs  articles  si  indignement  mutilés  par 
une  bête  d'imprimeur.  Chose  inouïe!  je  n'ai  jamais  en- 
tendu aucun  des  auteurs  maltraités  jse  plaindre  ;  l'inter- 
valle des  années  qui  s'est  écoulé  entre  la  composition  et 
l'impression  de  leurs  articles  leur  avait  sans  doute  rendu 
leur  ouvrage  moins  présent,  et  l'on  mit  tant  d'entraves 
à  la  publication  des  dix  volumes,  que  l'édition  se  trouva 
vendue  aux  souscripteurs  de  province  et  des  pays  étran- 
gers avant  que  les  auteurs  en  eussent  pu  lire  une  ligne. 


l48  CORRESPOND  A.rrCE  LITTÉRAIRE, 

Ainsi  la  plus  grande  entreprise  littéraire  qu'il  y  eut  eu 
depuis  l'invention  de  Timprimerie  fut  livrée  par  la  per- 
sécution à  l'imbécillité  et  à  la  timidité  d'un  imprimeur 
qui  s'en  rendit  l'arbitre  en  dernier  ressort,  avec  une 
hardiesse  dont  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  d'exemple  (i). 
.  Il  faut  conserver  ici  la  lettre  que  le  philosophe  outragé 
écrivit  à  l'imprimeur  sacrilège,  lorsque  les  libraires 
associés  l'eurent  déterminé  à  reprendre  la  révision  du 
reste  de  l'ouvrage. 

Lettre  à  M.  Le  Breton. 

(c  Ne  m'en  sachez  nul  gré,  Monsieur;  ce  n'est  pas 
pour  vous  que  je  reviens;  vous  m'avez  mis  dans  le  cœur 
un  poignard  que  votre  vue  ne  peut  qu'enfoncer  davan- 
tage. Ce  n'est  pas  non  plus  par  attachement  à  l'ouvrage 
que  je  ne  saurai  que  dédaigner  dans  l'état  où  il  est.  Vous 
ne  me  soupçonnez  pas ,  je  crois ,  de  céder  à  l'intérêt  ; 
quand  vous  ne  m'auriez  pas  mis  de  tout  temps  au-dessus 
det;e  soupçon,  ce  qui  me  revient  à  présent  est  si  peu  de 
chose,  qu'il  m'est  aisé  de  faire  un  emploi  de  mon  temps 
moins  pénible  et  plus  avantageux.  Je  ne  cours  pas  enfin 
après  la  gloire  de  finir  une  entreprise  importante  qui 
m'occupe  et  fait  mon  supplice  depuis  vingt  ans;  dans  un 
moment  vous  concevrez  combien  cette  gloire  est  peu 
sûre.  Je  me  rends  à  la  sollicitation  de  M.  Briasson.  Je  ne 
puis  me  défendre  d'une  espèce  de  commisération  pour 

(i)  Naig'eon^  dans  la  préface  générale  de  son  édition  des  (Muvres  de  Diderot 
publiée  en  1798,  a  déjà  instruit  le  public  des  mutilations  faites  à  VEfècyclo^ 
pédie  par  Timprimeur  Le  Breton ,  que  la  hardiesse  <des.  articles  de  Diderot 
effrayait.  «  Diderot,  dit- il,  ne  se  rappelait  jamais  cette  circonstance,  une  des 
plus  critiques  de  sa  vie,  sans  frémir  des  excès  auxquels  un  ressentiment,  d'ail- 
leurs très-juste,  peut  quelquefois  porter  Tbomme  le  plus  honnête  et  du  carac- 
-tère  le  plus  doux.  »  (B.) 


JANVIER     I77I.  j49 

VOS  associés 9  qui  n^entrent  pour  rien  dans  la  trahison  que 
vous  m'avez  faite ,  et  qui  en  seront  peut-être  avec  vous 
]ès  victimes.  Vous  m'avez  lâchement  trompé  deux  atis 
de  suite;  vous  avez  massacré  ou  fait  massacrer  par  une 
bête  brute  le  travail  de  vingt  honnêtes  gens  qui  vous  ont 
consacré  leur  temps ,  leurs  talens  et  leurs  veilles  gratui- 
tement ,  par  amour  du  bien  et  de  la  vérité ,  et  sur  le  seul 
espoir  tle  voir  paraître  leurs  idées  et  d'en  recueillir  quel- 
que considération  qu'ils  ont  bien  méritée ,  et  dont  votre 
injustice  et  votre  ingratitude  les  aura  privés.  Mais  son- 
gez bien  à  ce  que  je  vous  prédis  :  à  peine  votre  livre 
paraîtra-t-il ,  qu'ils  iront  aux  articles  de  leur  composition , 
et  que  voyant  de  leurs  propres  yeux  l'injure  que  vous 
leur  avez  faite ^  ils  ne  se  contiendront  pas,  ils  jetteront 
les  hauts  cris.  Les  cris  de  MM.  Diderot,,  de  Saint-Lam- 
bert, Turgot,  d'Holbach,  de  Jaucourt,  et  autres,  tous 
si  respectables  pour  vous  et  si  peu  respectés,  seront  ré- 
pétés par  la  multitude.  Vos  souscripteurs  diront  qu'ils 
ont  souscrit  poiu»  mon  ouvrage,  et  que  c'est  presque  le 
vôtre  que  vous  leur  donnez.  Amis,  ennemis,  associés, 
élèveront  leur  voix  contre  vous.  On  fera  passer  le  livre 
pour  une  plate  et  misérable  rapsodie.  Voltaire,  qui  nous 
cherchera  et  ne  nous  trouvera  point,  ces  journalistes  et 
tous  les  écrivains  périodiques  ,  qui  ne  demandent  pas 
mieux  que  de  nous  décrier,  répandront  dans  la  ville, 
dans  la  province,  en  pays  étrangers,  que  cette  volumi- 
neuse compilation ,  qui  doit  coûter  encore  tant  d'argent 
au  public,  n'est  qu'un  ramas  d'insipides  rognures.  Une 
petite  partie  de  votre  édition  se  distribuera  lentement, 
et  le  reste  pourra  vous  demeurer  en  maculatures.  Ne 
vous  y  trompez  pas,  le  dommage  ne  sera  pas  en  exacte 
proportion  avec  les  suppressions  que  vous  vous  êtes  per- 


l5o  CORRESPOND AirCE    LlTTJÊRAIREy 

mises  ;  quelque  importantes  et  considérables  qu'elles 
soient 9  il  sera  inGniment  plus  grand  qu'elles.  Peut-être 
alors  serai-je  forcé  moi*même  d'écarter  le  soupçon  d'avoir 
connivé  à  cet  indigne  procédé,  et  je  n'y  manquei*ai  pas. 
Alors  on  apprendra  une  atrocité  dont  il  n'y  a  pas 
d'exemple  depuis  l'origine  de  la  librairie.  £n  effet ,  a-t-on 
jamais  ouï  parler  de  dix  volumes  in-folio  clandestinement 
mutilés,  tronqués  y  hachés,  déshonorés  par  un  impri- 
meur ?  Votre  syndicat  sera  marqué  par  un  trait  qui,  s'il 
n'est  pas  beau  ,  est  du  moins  unique.  On  n'ignorera  pas 
que  vous  avez  manqué  avec  moi  à  tout  égard ,  à  toute 
honnêteté  et  à  toute  promesse.  A  votre  ruine  et  à  celle 
de  vos  associés  qu*on  plaindra,  se  joindra,  mais. pour 
vous  seul,  une  infamie  dont  vous  ne  vous  laverez  jamais. 
Vous  serez  traîné  dans  la  boue  avec  votre  livre ,  et  l'on 
vous  citera  dans  l'avenir  comme  un  homme  coupable 
d'une  infidélité  et  d'une  hardiesse  auxquelles  on  n'en 
trouvera  point  à  comparer.  C'est  alors  que  vous  jugerez 
sainement  de  vos  terreurs  paniques  et  des  lâches  conseils 
des  barbares  Ostrogoths  et  des  stupides  Vandales  qui 
vous  ont  secondé  dans  le  ravage  que  vous  avez  fait.  Pour 
moi ,  quoi  qu'il  en  arrive ,  je  serai  à  couvert.  On  n'ignorera 
pas  qu'il  n'a  été  en  mon  pouvoir  ni  de  pressentir,  ni  d'em- 
pêcher le  mal  quand  je  l'aurais  soupçonné  ;  on  n'ignorera 
pas  que  j'ai  menacé,  crié,  réclamé.  Si,  en  dépit  de  vos 
efforts  pour  perdre  l'ouvrage,  il  se  soutient,  comme  je 
le  souhaite  bien  plus  que  je  ne  l'espère ,  vous  n'en  re- 
tirerez pas  plus  d'honneur,  et  vous  n'en  aurez  pas  fait 
une  action  moins  perfide  et  moins  basse;  s'il  tombe,  au 
contraire,  vous  serez  l'objet  des  reproches  de  vos  associés 
et  de  l'indignation  du  public,  auquel  vous  avez  manqué 
bien  plus  qu'à  moi.  Au  demeurant,  disposez  du  peu  qui 


JANVIER   1771.  l5l 

reste  ^exécuter  comme  il  vous  plaira;  cela  m'est  de  la 
dek'nière  indifférence.  Lorsque  vous  me  remettrez  mon 
volume  de  feuilles»  blanches ,  je  vous  donne  ma  parole 
d'honneur  de  ne  le  pas  ouvrir  que  je  n'y  sois  contraint 
pour  l'explication  de  vos  planches.  Je  m'en  suis  trop  mal 
trouvé  la  première  fois  :  j'en  ai  perdu  le  boire,  le  manger 
et  le  sommeil.  J'en  ai  pleuré  de  rage  en  votre  présence  ; 
j'en  ai  pleuré  de  douleur  chez  moi ,  devant  votre  associé, 
M.  Briasson,  et  devant  ma  femme,  mon  enfant  et  mon 
domestique.  J'ai  trop  souffert,  et  je  souffre  trop  encore 
pour  m'exposer  à  recevoir  la  même  peine.  Et  puis ,  il 
n'y  a.  plus  de  remède.  Il  faut  à  présent  courir  tous  les 
affreux  hasards  auxquels  vous  nous  avez  exposés.  Vous 
m'aurez  pu  traiter  avec  une  indignité  qui  ne  se  conçoit 
pas  ;  mais  en  revanche  vous  risquez  d'ea  être  sévèrenîent 
puni.  Vous  avez  oublié  que  ce  n'est  pas  aux  choses  cou- 
rantes, sensées  et  communes  que  vous  deviez  vos  pre- 
miers succès,  qu'il  n'y  a  peut-être  pas  deux  hommes 
dans  le  monde  qui  se  soient  donné  la  peine  de  lire  une 
ligne  d'histoire,  de  géographie,  de  mathématiques  eft 
même  d'arts,  et  que  ce  qu'on  y  a  recherché  et  ce  qu'on 
y  recherchera,  c'est  la  philosophie  ferme  et  hardie  de 
quelques-^uns  de  vos  travailleurs.  Vous  lavez  châtrée , 
dépecée,  mutilée,,  mise  en  lambeaux,  sans  jugement , 
sans  ménagement  et  sans  goût.  Vous  nous  avez  rendus 
insipides  et  plats.  Vous  avez  banni  de  votre  livre  ce  qui 
en  a  fait,  ce  qui  en  aurait  fait  encore  l'attrait,  le  piquant, 
l'intéressant  et  la  nouveauté.  Vous  en  serez  châtié  par 
la  perte  pécuniaire  et  par  le  déshonneur;  c'est  votre 
affaire:  vous  étiez  d'âge  à  savoir  combien  il  est  rare  de 
commettre  impunément  une  vilaine  action;  vous  l'ap- 
prendrez par  le  fracas  et  le  désastre  que  je  prévois.  Je  me 


l5a  GORRESPÛJ^DANCE   TilTTÉRAIRE, 

connais;  dans  cet  instant ,  mais  pas  plus  tôt,  )e  ressen-^ 
timent  de  Tinjure  et  de  la  trahison  que  vous  m'avez  faites 
sortira  de  mon  cœur,  et  j'aurai  la  bêtise  de  m'affliger 
d'une  disgrâce  que  vous  aurez  vous-même  attirée  sur 
vous.  Puissë-je  être  un  mauvais  prophète!  Mais  je  ne  le 
crois  pas:  il  n'y  aura  que  du  plus  ou  du  moins,  et  avec 
la  nuée  de  malvelUans  dont  nous  sommes  entourés  et  qui 
nous  observe ,  le  plus  est  tout  autrement  vraisemblable 
que  le  moins.  Ne  vous  donnez  pas  la  peine  de  me  ré- 
pondre. Je  ne  vous  regarderai  jamais  sans  sentir  mes  sens 
se  retirer,  et  je  ne  vous  lirai  pas  sans  horreur. 

«  Voilà  donc  ce  qui  résulte  de  vingt-^cinq  ans  de  tra- 
vaux, de  peines,  de  dépenses,  de  dangers,  de  mortifica- 
tions de  toute  espèce^  Un  inepte ,  un  Ostrogoth  détruit 
tout  en  un  moment  :  je  parle  de  votre  boucher,  de  celui 
à  qui  vous  avez  remis  le  soin  de  nous  démembrer.  Il  se 
trouve,  à  la  fin,  que  le  plus  grand  dommage  que  nous 
ayons  souffert,  que  le  mépris,  la  honte,  le  discrédit,  la 
ruine ,  la  risée  nous  viennent  du  principal  propriétaire 
de  la  chose  !  Quand  on  est  sans  énergie,  sans  vertu,  sans 
courage,  il  faut  se  rendre  justice,  et  laisser  à  d'autres 
lès  entreprises  périlleuses.  Votre  femme  entend  mieux  vos 
intérêts  que  vous;  elle  sait  mieux  ce  que  nous  devons  à 
la  persécution  et  aux  arrêts  qu'on  a  criés  dans  les  rues 
contre  nous  ;  elle  n'eût  jamais  fait  comme  vous. 

«Adieu,  M.  Le  Breton;  c'est  à  un  an  d'ici  que  je 
vous  attends,  lorsque  vos  travailleurs  connaîtront  par 
eux-mêmes  la  digne  reconnaissance  qu'ils  ont  obtenue 
de  vous.  On  serait  persuadé  que  votre  cognée  ne  serait 
tombée  que  sur  moi ,  que  cela  suffirait  pour  vous  nuire 
infiniment;  mais,  Dieu  merci!  elle  n'a  épargné  personne. 
Comme  le  baron  d'Holbach  vous  enverrait  paître  ^  vous 


JANVIER  1  77 1 .  I  53 

et  vos  planches ,  si  je  lui  disais  un  mot  !  Je  finis  tout  à 
l'heure,  car  en  voilà  beaucoup;  mais  c'est  pour  n'y  reve- 
nir de  ma  vie.  Il  faut  que  je  prenne  date  avec  vous  ;  il 
faut  qu'on  voie,  quand  il  en  sera  temps,  que  j'ai  senti, 
comme  je  devais,  votre  odieux  procédé,  et  que  j'en  ai 
prévu  toutes  les  suites.  Jusqu'à  ce  moment  vous  n'en- 
tendrez plus  parler  de  moi  ;  j'irai  chez  vous  sans  vous 
apercevoir;  vous  m'obligerez  de  ne  me  pas  apercevoir 
davantage.  Je  désire  que  tout  ait  l'issue  heureuse  et  pai- 
sible dont  vous  vous  bercez  ;  je  ne  m'y  opposerai  d'au- 
cune manière  :  mais  si,  par  malheur  pour  vous,  je  suis 
dans  le  cas  de  publier  mon  apologie,  elle  sera  bientôt 
faite.  Je  n'aurai  qu'à  raconter  nûment  et  simplement 
les  faits  comme  ils  se  sont  passés ,  à  prendre  du  moment 
où,  de  votre  autorité  privée  et  dans  le  secret  de  votre 
petit  comité  gothique,  vous  fîtes  main-basse  sur  l'article 
Intendant  y  et  sur  quelques  autres  dont  j'ai  les  épreuves. 
<c  Au  reste,  ne  manquez  pas  d'aller  remercier  M.  Bri as- 
son  de  la  visite  qu'il  me  rendit  hier.  Il  arriva  comme  je 
me  disposais  à  aller  dîner  chez  M.  le  baron  d'Holbach, 
avec  la  société  de  tous  ses  amis  et  les  miens.  Ils  auraient 
vu  mon  désespoir  (le  terme  n'est  pas  trop  fort);  ils  m'en 
auraient  demandé  la  raison ,  que  je  n'aurais  pas  eu  la 
force  de  leur  celer,   et  votre  ouvrage  serait  décrié  et 
perdu.  Je  promis  à  M.  Briasson  de  me  taire^  et  je  lui  ai 
tenu  parole.  J'ai  fait  plus:  j'ai  bien  dit  à  M.  Briasson 
tout  le  désordre  que  vous  aviez  fait  ;  mais  il  ignore  com- 
ment j'ai  pu  m'en  assurer,  il  ne  sait  pas  que  j'ai  les  vo- 
lumes :  c'est  un  secret  que  vous  êtes  le  maître  de  lui  gar-   . 
der  encore.  Je  fais  si  peu  de  cas  de  mon  exemplaire,  que, 
sans  une  infinité  de  notes  marginales  dont  il  est  chargé, 
je  ne  balancerais  pas  à  vous  le  faire  jeter  au  milieu  de 


l54  CORR£SPOiri>ANG£   LITTERAIBEy 

votre  boutique.  Encore  s'il  était  possible  d'obtenir  de 
vous  les  épreuves ,  afin  de  transcrire  à  la  main  les  mor- 
ceaux que  vous  avez  supprimés  1  La  demande  est  juste, 
mais  je  ne  la  fais  pas  :  quand  on  a  été  capable  d'abuser 
de  la  confiance  au  point  oîi  vous  avez  abusé  de  iamienne, 
on  est  capable  de  tout.  C'est  mon  bien  pourtaat,  c'est 
le  bien  de  vos  auteurs  que  vous  retenez.  Je  ne  vous  le 
donne  pas;  mais  vous,  vous  le  retiendrez ,  quelque  ser- 
ment que  je  vous  fasse  de  ne  l'employer  à  aucun  usage 
qui  vous  soit  le  plus  légèrement  préjudiciable.  Je  n'insiste 
pas  sur  cette  restitution  qui  est  de  droit  ;  je  n'attends 
rien  de  juste  ni  d'honnête  de  vous.  j> 

é 

%  Paris,  12  novembre  1764' 

«  Vous  exigez  que  j'aille  chez  vous^  comme  aupara- 
vant,  revoir  les  épreuves;  M.  Briasson  le  demande  aussi  : 
vous  ne  savez  ce  que  vous  voulez  ni  l'un  ni  l'autre;  vous 
ne  savez  pas  combien  de  mépris  vous  aurez  à  digérer  de 
ma  part  :  je  suis  blessé  pour  jusqu'au  tombeau.  J'oubliais 
de  vous  avertir  que  je  vais  rendre  la  parole  à  ceux  à 
qui  j'avais  demandé  et  qui  m'avaient  promis  des  secours, 
et  restituer  à  d'autres  les  articles  qu'ils  m'avaient  déjà 
fournis  9  et  que  je  ne  veux  pas  livrer  à  votre  despotisme. 
C'est  assez  des  tracasseries  auxquelles  je  serai  bientôt 
exposé,  sans  encore  les  multiplier  de  propos  délibéré. 
Allez  demander  à  votre  associé  ce  qu'il  pense  de  votre 
position  et  de  la  mienne ,  et  vous  verrez  ce  qu'il  vous  en 
dira.  » 


de 
ou 


Tel  a  été  le  sort  de  cette  grande  et  célèbre  entreprise 
!  \ Encyclopédie.  Il  n'a  jamais  été  connu  que  de  quatre 
i  cinq  personnes;  mais  c'est  un  sujet  bien  fécond  en 


JANVIER    I77I.  l55 

réflexioas  morales ,  qu'un  imprimeur  lâche  et  imbécile 
se  soit  fait  impunément  l'arbitre  du  travail  de  tant 
d'hommes  recommandables ,  auquel  l'impératrice*  de 
Russie,  à  son  avènement  au  trône ,  avait  inutilement 
offert  la  protection  la  plus  illimitée ,  et  des  secours  aussi 
dignes  de  la  générosité  d'une  grande  princesse  que  de 
l'importance  de  l'entreprise. 

La  publication  de  VEncyclopédie  acheyée  émoussa, 
comme  on  l'avait  prévu,  les  armes  de  ses  ennemis;  il  n'y 
avait  plus  rien  à  empêcher,  ainsi  il  n'y  avait  plus  de 
plaisir  à  persécuter.  En  revanche,  les  libraires,  ayant 
su  qu'elle  avait  valu  des  millions  à  ceux  qui  l'avaient 
entreprise  avec  l'argent  du  public,  et  le  travail  ou  gra- 
tuit ou  mal  payé  de  trente  philosophes  ou  littérateurs,  se 
mirent  à  spéculer  de  tous  côtés,  et  regardèrent  YEricj"' 
clopédie  publiée  comme  un  os  plein  de  moelle,  et  dont 
tous  les  chiens  affamés  pouvaient  encore  tirer  bon  parti. 
Quoique  cet  .ouvrage,  même  à  l'heure  qu'il  est,  ne  soit 
pas  achevé ,  puisqu'il  y  manque  encore  quelques  volumes 
de  planches  ^  il  se  forma  à  Paris ,  il  y  a  environ  trois 
ans ,  une  nouvelle  compagnie  de  libraires ,  à  la  tête  de 
laquelle  se  trouva  Panckoucke ,  et  qui  proposa  au  public, 
au  moyen  d'une  nouvelle  souscription ,  une  nouvelle  édi- 
tion entièrement  refondue.  Cette  proposition  était  aussi 
irréfléchie  qu'indiscrète.  Elle  révolta  le  public  avec  rai- 
son :  il  fut  choqué  qu  avant  qu'il  ait  joui  d'un  ouvrage 
qu'il  avait  payé  si  cher,  et  qui  n'était  pas  encore  achevé,, 
on  exigeât  de  lui  de  concourir  par  de  nouvelles  avances, 
à  rendre  celte  première  édition  inutile.  Heureusement 
M.  Diderot  ne  se  laissa  pas  rengager  dans  cette  nouvelle 
entreprise,  pour  laquelle  le  public  ne  souscrivit  poinL 
Mais  M.  Panckoucke  et  ses  associés  avaient  déjà  acheté- 


l56  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

les  planches  de  la  première  édition  de  Y  Encyclopédie 
pour  deux  cent  cinquante  mille  livres.  Voyant  leur  projet 
manqué ,  ils  en  formèrent  un  plus  sage  :  ils  proposèrent 
au  public  de  réimprimer  la  première  édition  telle  qu'elle 
avait  été  publiée,  et  d'ajouter,  par  forme  de  supplément, 
autant  de  volumes  qu'il  en  faudrait  pour  corriger  les 
fautes ,  réparer  les  omissions ,  et  refaire  ou  contrôler  lés 
articles  mal  faits  ou  fautifs  ;  et  ces  volumes  de  supplé- 
ment devaient  se  vendre  aussi  séparément  aux  proprié- 
taires de  la  première  édition.  Mais  enfin ,  ce  que  j'avais 
prédit,  ce  que  tout  homme  sensé  pouvait  prévoir  est 
arrivé.  L'année  dernière  l'assemblée  du  clergé,  ayant 
reçu  l'inspiration  du  Saint-Esprit  aux  Grands-Augustins, 
se  plaignit  au  roi  de  cette  nouvelle  réimpression  :  on 
saisit  chez  Panckoucke  les  trois  premiers  volumes  réim- 
primés, et  ils  sont  encore  aujourd'hui  à  la  Bastille,  sans 
aucune  espérance  d'être  délivrés. 

Je  ne  parle  ici  ni  de  l'édition  qu'on  a  faite  de  VEncf- 
clopédie,  à  Lucques ,  à  mesure  que  les  volumes  ont  paru 
à  Paris;  ni  de  celle  qu'un  moine  défroqué, établi  à  Yver- 
dun  en  Suisse,  nommé  M.  le  professeur  de  Félice  (i), 
débite  actuellement  avec  autant  d'effronterie  et  d'inca- 
pacité que  de  succès;  car  il  me  semble  que  la  liste  de  tra- 
vailleurs, auxquels  il  prétendait  s'être  associé  pour  la 
correction  et  la  révision  de  cet  ouvrage  immense,  a  reçu 
un  démenti  public  de  la  plupart  d'entre  eux,  sans  que 
cela  ait  empêché  son  Encyclopédie^  rapiécée  de  toutes 
sortes  de  guenilles,  de  se  débiter  aux  frais  et  dommages 
des  souscripteurs. 

Dans  le  projet  formé  par  Panckoucke,  M.  de  Voltaire 
devait  jouer  un  grand  rôle,  et  être,  après  les  premiers 

(i)  Il  a  déjà  élé  parlé  de  lui  t.  V,  p.  aoo. 


JANVIER  I771.  167 

éditeurs,  l'acteur  principal.  Le  patriarche,  qui  a  plus  de 
zèle  et  de  ferveur  à  l'âge  de  soixante-dix-sept  ans  que 
tous  les  autres  philosophes  ensemble,  se  mit  tout  de  suite 
à  l'ouvrage,  et,  le  projet  de  Panckoucke  n'ayant  pu  avoir 
lieu,  il  se  résolut  de  faire  à  lui  tout  seul  une  Encyclo- 
pédie. Il  vient  d'en  publier  les  trois  premiers  volumes 
sous  le  titre  de  Questions  sur  V Encyclopédie ,  par  des 
amateurs.  Vous  croirez  peut-être  qu'il  examine  le  grand 
ouvrage  article  par  article ,  qu'il  le  réforme  et  supplée 
quand  il  en  a  besoin  :  rien  de  tout  cela.  Il  s'est  servi  de 
cette  forme  pour  dire  son  mot  sur  toutes  sortes  de  sujets, 
à  mesure  que  l'ordre  alphabétique  lui  en  présente  Toc- 
casion ,  et  dans  ces  Questions  sur  V Encyclopédie  il  est 
on  ne  peut  plus  rarement  question  de  V Encyclopédie.  Au 
reste  un  grand  nombre  de  ces  articles  a  déjà  été  imprimé 
dans  \e  Dictionnaire  philosophique  ;  les  autres  ne  sont 
guère  que  du  rabâchage,  mais  c'est  le  rabâchage  d'un 
grand  homme  et  de  l'écrivain  le  plus  séduisant  qui  ait 
jamais  écrit;  malgré  ses  répétitions  on  le  lit  toujours 
avec  plaisir.  J'aurais  seulement  voulu  qu'il  y  eût  moins 
de  persiflage  :  cette  tournure  m'est  antipathique  dans  les 
matières  sérieuses  ;  il  fait  ici  le  bon  apôtre  et  le  bon 
chrétien,  lors  même  qu'il  porte  les  coups  les  plus  sen- 
sibles à  la  vieille  sacristie.  Il  a  espéré,  moyennant  ces 
ménagemens  hypocrites,  obtenir  la  permission  de  faire 
entrer  en  France  ses  Questions  sur  V Encyclopédie;  il 
s'est  trompé  :  les  défenses  ont  été  très-sévères  à  ce  sujet, 
et  nous  n'en  avons  ici  qu'un  très-petit  nombre  d'exem- 
plaires qui  ont  échappé  à  la  vigilance  de  la  police.  Au 
reste,  voilà  de  quoi  amuser  l'auteur,  et  ses  lecteurs  aussi, 
le  reste  de  sa  vie  ;  il  pourra  faire  durer  ce  plaisir  tant 
qu'il  lui  plaira,  et  nous  foyrnir  trente  volumes  de  Ques- 


l58  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE^ 

tions  :  car  un  enfant  qui  a  autant  d'esprit  que  celui-là  se 
permet  des  questions  sur  tout. 

Le  père  Griffet,  Jésuite  français  retiré  à  Bruxelles  ou 
à  Liège,  publia ,  il  y  a  environ  un  an,  un  Traité  sur 
différentes  sortes  de  Preuves  qui  servent  à  établir  la 
vérité  de  ï histoire;  volume  in-ia  de  plus  de  4^0  pages. 
Son  Traité  est  un  ouvrage  solide  qu'on  lit  avec  plaisir  en 
beaucoup  d'endroits,  quoique  l'auteur  soit  naturellement 
diffus 9  et  que  la  bonne  critique  l'abandonne  de  temps  en 
temps.  Mais,  par  exemple ,  il  a  battu  bien  complètement 
M.  de  Voltaire  sur  son  obstination  à  nier  l'authenticité 
du  Testament  politique  du  Cardinal  de  Richelieu  (i); 
ce  morceau  est  traité  avec  beaucoup  de  solidité.  M.  de 
Voltaire  cherche  à  le  réfuter  dans  ses  Questions  sur 
V Encyclopédie ^m9\s  il  n'y  réussit  point;  tout  lecteur 
judicieux  trouvera  les  observations  du  père  Griffet  sans 
réplique.  Ce  Jésuite  parle  aussi,  dans  son  Traité,  de 
l'Homme  au  masque  de  fer,  et  à  cette  occasion  M.  de 
Voltaire  revient  aussi  dans  ses  Questions  sur  cet  objet. 
Ici  le  philosophe  de  Ferney  a  tout  l'avantage  non-seule- 
ment sur  le  Jésuite ,  mais  sur  tous  les  autres  bavards  qui 
se  sont  crus  obligés  de  dire  leur  avis  sur  ce  point.  La 
manière  dont  M.  de  Voltaire  a  parlé  de  cette  singulière 
aventure  est  un  modèle  de  sagesse,  de  pénétration,  de 
retenue  et  de  bonne  critique,  il  lui  échappe  ici  de  dire 
qu'il  en  sait  peut-être  là-dessus  plus  qu'il  n'en  dit,  et  il 
y  a  long-temps  qu'il  a  mis  ceux  qui  ont  un  peu  de  nez 
9ur  la  voie  de  son  secret. 

Les  papiers  publics  ont  tué  notre  vieux  Piron  il  y  a 

(i)  La  question  d'authenticité  de  ce  Testament  est  demeurée  un  problème 
ancore  à  résoudre. 


JANVIER   1771.  169 

long-temps ,  je  ne  sais  pourquoi ,  car  il  se  porte  fort  bien 
malgré  ses  quatre-vingts  ans  passés.  Madame  Geofïrin 
est  en  usage  de  lui  envoyer  tous  les  ans  du  sucre  et  du 
café  pour  étrennes,  et  le  vieux  poète  lui  a  riposté  cette 
année  par  la  chanson  que  vous  allez  lire.  S'il  ne  compte 
pas  tout-à-fait  sur  l'amitié  de  madame  GeofFrih,  c'est 
qu'il  se  souvient  qu'il  s'est  permis  quelques  plaisanteries 
à  brûle-pourpoint  sur  le  pauvre  Bélisaire  de  Marmontel , 
et  qu'il  en  a  été  grondé  d'importance.  Comme  il  ne  s'est 
pas  converti ,  il  suppose  que  la  rancune  dure  encore.  Pi- 
ron  s'est  fait  dévot  depuis  plusieurs  années;  mais  cela 
n'a  pas  valu  une  épigramme  de  moins  à  son  prochain. 
Étant  allé  voir  un  jour  M.  l'archevêque  de  Paris,  en 
qualité  de  nouveau  prosélyte,  le  prélat  lui  dit  :  Monsieur 
Piron^  a^ez'i^ous  lu  mon  dernier  Mandement?  et  Piron 
répond  :  Et  vous  y  Monseigneur? 

CHANSON. 

■jiir  :    Hëlas  ,  yoiïs  n«  m'aimes  guère , 
Car  tout  ça  ne  vous  plait  pas , 
Hélas  ! 
Vous  n'  m'atmet  pas. 

Vous  êtes  de  beau  maintien , 
Grande  en  toutes  vos  manières, 
La  reine  des  gens  de  bien , 
Tenant  toujours  cour  plénièrc. 
Eloigné  de  vos  Etats  ^ 
A  moi ,  vous  ne  songez  guère  ; 
L'absent  n'intéresse  pas  : 
Hélas! 

Vous  n' m'aimez  pas. 

Autant  j'en  dis  et  dirai 
A  votre  aimable  héritière  (1)  , 

(i)  Madame  la  marquise  de  la  Ferlé -Imbault.  (Note  de  Grlmm,) 


l6o  CORRESPOND ANC£  LITTERAIRE  ^ 

Plus  philosophe  h  mon  gré 
Que  Montaigne  et  La  Bruvère. 
Chu  tout  à  coup ,  patatra , 
Du  huffet  dans  la  rivière , 
Je  suis  monsieur  tout-à-bas  : 
Hélas  ! 
Vous  n'  m'aimez  pas. 

En  étrenne,  Souica, 
Votre  bonté  coutumière , 
Me  fait  présent  de  moka 
Pour  toute  l'année  entière. 
La  bienfaisance ,  en  tel  cas  ^ 
Seule  quelquefois  opère , 
Et  l'amitié  n'en  est  pas  : 
Hélas  ! 

Vous  n'  m'aimez  pas. 

Dieu  me  garde  des  ingrats 
De  grossir  la  fourmilière, 
Et ,  d'ailleurs,  cet  hippocras 
N*est  rien  moins  que  somnifère  : 
A  rimer  entre  deux  draps, 
J'ai  passé  la  nuit  dernière  ; 
Mais  tout  ça  ne  vous  plaît  pas  : 
Hélas! 

Vous  n'  m'aimez  pas. 

Et  pourtant  rien  n'est  si  vrai  : 
Quoi  qu'aveugle  comme  Homère , 
Je  suis  encore  aussi  gai 
Que  Rabelais  et  Molière  ; 
J'ai  comme  eux  de  jolis  rats: 
Mais  sage  et  même  un  peu  fière, 
Tout  ça  ne  vous  plaira  pas  : 
Hélas  I 

Vous  n'  m'aimez  pas. 


•    JANVIER    1771.  161 

Gens  d'esprit,  gens  délicats, 
Gens  aimant  la  bonne  chère, 
Seigneurs  ,  princes ,  potentats  , 
Tout  vous  aime  et  vous  r#vèrè. 
Tapi  dans  mon  galetas , 
Enterré  dans  la  poussière , 
De  moi  peut-on  faire  cas? 
Hélas! 

Vous  n'm'aimez  pas. 

Quand  j'aurais  les  dons  à  ta^ 
pe  l'Académie  entière. 
Comme  je  ne  les  ai  pas, 
Ça  ne  m'avancerait  guère  , 
Ma  muse  y  perdrait  ses  [>as  :  . 
Vidons  notre  caletière. 
Du  moins,  si  vous  u'm'aimez  pas, 
Hélas! 

I*}*^  m'haïssez' pas. 


Puisque  nous  avons  commencé  l'année  par  des  chan- 
sons, il  faut  placer  ici  celle  que  le  patriarche  yiont  de 
faire  pour  une  dame  qui  s'appelait  Marie,  et  qui,  étant 
à  Ferney,  se  plaignait  de  ne  pouvoir  pas  fiure  d'en- 
fans  (i^. 

CHAKSON. 

Air  de  la   Bnronne. 

m 

Votre  patronne  * 

Fit  un  enfantsSans  son  mari. 
Bel  exemple  qu'elle  vous  donne! 
N'imitez  donc  pas  à  demi 

Votre  patronne. 

* 

(i)  Cette  chanson  est  de  Boufflers  et  non  dn  Voltaire. 
ToM.  VII.  1 1 


169  CORRESPOITDAlVCe    i.iTTÊRAlR£, 

Pour  cette  affaire , 
Savez-vous  comme  elle  s'y  prit  ? 
Comme  vous,  n'en  pouvant  point  (aire, 
Elle  eut  recours  au  Saiut-Ësprit 

Pour  cette  affaire. 

La  renommée 
Chante  partout  ce  trait  galant. 
Elle  n'en  est  que  mieux  famée  : 
Pourriez^vous  craindre,  en  l'imitant, 

La  renommée? 

Beau  comme  un  ange , 
Sans  doute  Gabriel  était. 
Vous  ne  pourriez  pas  perdre  au  ehsin^e  : 
L'objet  qui  plait  est  en  effet 

Beau  comme  un  ange. 

Sainte  Marie  ! 
Si  j'étais  l'archange  amoureux 

Destiné  pour  cette  œuvre  pie,  ^ 

Que  je  vous  offrirais  de  vœux ,  i 

Saiate  Marie  ! 


Cet  hymne  plein  d'onction  rappelle  d^autres  vet*s  qac 
le  même  psalmiste  sacré  adressa  autrefois  à  madame  la 
duchesse  de  La  Yallière^  si  je  ne  me  trompe ,  le  jour  de 
Sainte-Madeleine  sa  fête;  mais  le  cantique  à  TlMnneur 
de  sainte  Marie  a  moins  l'air  d'appartenir  au  patriarche 
qu'au  chevalier  de  Boufflers. 

Votre  patronne,  en  son  temps  savait  plaire. 
Mais  plus  de  cœurs  vous  sont  assujettis. 
Elle  obtint  grâce ,  et  c'est  à  vous  d'en  faire  ; 
Vous  inspirez  des  feux  qu'elle  a  sentis. 
Votre  patronne ,  au  milieu  des  apôtres , 
Baisait  les  pieds  de  son  divin  époux  ; 
Belle  duchesse,  il  eût  baisé  les  vôtres, 
Et  saint  Jean  même  en  eût  été  jaloux. 


lAKVlEB    1771.  16S 

Comme  ma^Linie  la  ducliesse  de  La  VaUière  a  oon^ 
seiw«,  â  l'âge  de  claquante  ans ,  une  fort  beUe  téte^  ma- 
dame la  «comtesse  dHoudetot  fit  l'autre  jour  l'impromptu 
suivant  : 

La  nature  prudente  et  sa^e 
Force  le  temps  à  respecter 
Les  charmes  de  ce  beau  visage 
Qu'elle  n'aurait  pn  répéter. 


■  ■      t'y 


M.  âauria  vient  «le  donner  une  pouveUe  édition  i^vue 
et  corrigée  de  son  Joueur  anglais ,  qu'il  a  intitule  Bé-» 
i^rley^  tragédie  bourgeoise.  Cette  pièce  est  de  celles 
qu'on  joue  i^rement,  mais  qui  attirent  du  imonde  par  le 
peu  de  ressi^nblanee  qu'elles  onl  avec  les  pièces  qu'on 
joue  tous  les  jours ,  et  dont  on  dit  constamment  du  mal 
e^  «prbant  de  la  représentation.  Comni^  beaucoup  de 
petites^-maitresses  délicates  à  l'excès  ont  surtout  attaqué 
la  catastrophe,  et  ont  'trouvé  cet  empoisonnemient  faor- 
ribie,  M.  Saurâi  a  fait  imprimier  dans  eette  édition  deuK 
oinqQièmes  actes  j  l'un  fond  noir,  tel  qu'on  le  joue  ;  l'autre 
couleur  de  rose,  parce  qu'on  ne  bisse  pas  à  Béverley  le 
temps  de  s'empoisonner,  et  que  sa  femme,  «on  ami  et  le 
vieuK  bo«  domestique  reviennent  à  temps  pour  lui  ap- 
prendre que  son  sort  est  changé,  et  qu'il  n'est  plus  à  la 
besace,  malgré  toutes  les  sottises  qu'il  a  faites  pour  s'j 
réduire  lui  et  les  siens.  Jugez  de  la  bonté  d'un  plan 
qu'on  peut  changer  à  la  fin  du  blanc  au  noir  ou  du  noir 
au  blanc  sans  qu^il  y  paraisse  ;  ou  plutôt  soyez  persuadé 
qu'il  y  paraît,  et  qu'il  n'y  a  pas  l'ombre  de  jugement  dans 
cette  opération.  Nos  académiciens  et  nos  beaux  esprits 
en  savent  plus  long  que  les  Sophocle  et  les  Euripide,  à 
qui  il  ne  serait  jamais  venu  dans  Tespi'it  que  le  même 


l64  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

sujet  pût  être  dénoué  ad  libitum  y  heureusement  ou  mal- 
heureusement. M.  Sauriu,  avec  son  dénouement  à  deux 
couleurs,  me  rappelle  ce  curé  de  Mont-Chauvet  en 
Basse-Normandie,  qui  vint  à  Paris  il  y  a  dix -huit  ans, 
et  qui  nous  apporta  une  tragédie  de  David  et  Bethsahée^ 
imprimée,  et  bien  précieuse  pour  ceux  qui  aiment  à  se 
divertir  d'ouvrages  ridicules  (i).  Il  dit  alors  qu'il  médi- 
tait de  traiter  le  sujet  du  roi  Balthazard  en  tragédie , 
qu'il  fit  effectivement  iuiprimer  quelques  mois  après;  et 
il  nous  dit ,  à  ce  sujet ,  qu'il  s'élonnait  toujours  d'entendre 
nos  faiseurs  de  poétique  s'écrier  sur  la  difBculté  d'un 
plan  de  tragédie;  que,  quant  à  lui,  il  avait  pour  cela  un. 
secret  immanquable.  «Le  nœud,  ajouta-t-il,  est  toujours 
au  cinquième  acte;  et  quant  à  mon  Balthazard ^  par 
exemple,  tout  consiste  à  savoir  s'il  soupera  ou  non  au 
cinquième  acte ,  car  s'il  ne  soupe  pas ,  la  main  ne  peut 
pas  écrire  sur  la  muraille ,  et  adieu  la  pièce.  Or,  puisque 
je  veux  qu'il  soupe,  je  dirai  au  premier  acte  il  soupera;. 
au  second >  il  ne  soupera  pas;  au  troisième,  il  soupera; 
au  quatrième,  il  ne  soupera  pas;  vous  voyez  bien  qu'il 
faut  qu'il  soupe  au  cinquième,  et  que  cela  va  sans  dire. 
Et  si  je  ne  voulais  pas  qu'il  soupât,  je  commencerais  mou 
premier  acte  par  dire  il  ne  soupera  pas.  »  Ma  foi,  notre 
curé  de  Mout-Chauvet  était  un  grand  homme;  il  savait 
le  secret  de  nos  meilleurs  faiseurs. 


Un  jeune  éléphant  de  cinq  ans  qu'on  montre  ici  de- 
puis quelques  jours  pour  de  l'argent,  a  donné  lieu  au 
quatrain  suivant  : 

Cet  éléphant ,  sorti  d'Asie , 
»  Vient-il  amuser  nos  badauds? 

(i)  Voir  tom.  I,  p.  352. 


I    ' 
I 


JANVIER  1771-  J65 

Non  :  il  vient  avec  ses  rivaux 
Concourir  à  rAcadémie. 

Ma  foi,  la  plupart  de  ceux  qui  se  présentent  en  ce 
moment-ci  pour  TAcadémie  seraient  fort  heureux  d'avoir 
autant  d'intelligence  que  cet  animal  en  a  dans  sa  trompe. 
Vous  aimerez  mieux  que  ce  mauvais  quatrain  le  propos 
de  Duclos,  qui  disait  ces  jours  passés  :  ce  Messieurs,  par- 
Ions  de  l'éléphant;  c'est  la  seule  bête  un  peu  considé- 
rable dont  on  puisse  parler  en  ce  temps-ci  sans  danger,  » 


Outre  les  deux  places  vacantes  à  l'Académie  Française 
par  la  mort  de  M.  Moncrif  et  du  président  Hénault,  il 
en  vaque  une  troisième  par  la  mort  de  M.  l'abbé  Alary , 
prieur- commandataire  de  Notre-Dame  de  Gournay-sur- 
Marne,  décédé  le  i5  décembre  de  l'année  dernière,  à 
Tâge  de  quatre-vingt-un  ans.  Il  avait  été  attaché  à  l'édu- 
cation du  roi,  et  ensuite  de  feu  M.  le  Dauphin  et  des 
Enfans  de  France.  Il  était  créature  du  feu  cardinal  de 
Fleury ,  qui  fit  sa  fortune.  Je  ne  crois  pas  que  l'abbé  Alary 
ait  jamais  rien  écrit.  Ceux  qui  l'ont  connu  assurent  qu'il 
avait  de  la  finesse  dans  l'esprit,  et  qu'il  était  de  bon  com- 
merce. Il  avait  quitté  la  cour  depuis  fort  long-temps,  et 
vivait  obscurément  à  Paris,  avec  la  réputation  de  sagesse 
dans  le  caractère,  ce  qui  veut  souvent  dire  nullité  :  car 
il  n'y  a  qu'à  ne  s'affecter  de  rien,  être  de  la  plus  belle 
indifférence  pour  le  bien  et  le  mal ,  public  ou  particulier, 
louer  volontiers  tout  ce  qu'on  fait,  et  ne  jamais  rien  blâ- 
mer, s'appliquer  à  ses  intérêts,  mais  sans  affiche,  et  l'on 
a  bientôt  la  réputation  d'un  homme  sage. 


Jean  Senac,  premier  médecin  du  roi ,  surintendant  des 
eaux  et  fontaines  minérales  et  médicinales  di^  royaume, 


/'y"» 


106  GORRESPOMDANCE    I4TTERAIRE. 

de  l'Académie  royale  des  Sciences ,  mourut  le  20  du 
moisdernier^à  Versailles,  à  Fige  de  quatre-vingts  ans  (i). 
)1  avait 9  à  titre  de  sa  place,  un  brevet  de  conseiller  ordi- 
naire du  roi  en  ses- conseils  d'^État  et  privé»  Il  a  laissé 
plusieurs  ouvrages  de  médecine  et  de  physiologie  fort 
fîstimésy  dont  celui  qui  traite  du  cœur  (2)  est,  je  croi», 
le  plus  récent.  Senac  était  savant  et  ne  croyait  p^s  à  la 
médecine,  ce  qui  ne  Tempécha  pas  de  choisir  cette  pro- 
fession de  préférence  y  et  de  l'exercer  toute  sa  vie.  Je  dis 
de  préférence,  parce  qu'il  avait  tâté  de  plusieurs  métiers 
avant  de  sç  û%er.  Il  avait  été  dans  sa  jeunesse  protestant, 
proposant  ou*  apprenti  ministre  de  l'Évangile ,  ensuite 
catholique,  jésuite,  et  enfin  médecin.  Il  avait  reconnu 
gan$  doute  que  de  touç  les  marchands  d'espérance,  les 
médecins  resteraient  les  plus  achalandés  à  la  longue. 
Sen^c  avait  infiniment  d'esprit  ;  mais  son  caractère 
moral  était  fort  équivoque,  ou  plutôt,  pour  trancher 
le  mot,  il  avait  la  réputation  d'un  grand  fripon.  Il  avait 
l'air  faux,  et  de  sa  vie  il  ne  lui  est  arrivé  d'oser  regarder 
celui  à  qui  il  parlait;  il  parlait  toujours  les  yeux  baissés , 
ou  en  regardant  de  coté.  Ce  signe,  que  j'ai  remarqué 
aussi  à  feu  M.  de  Silhouette^  est  un  des  plus  fâcheux 
symptÔDies  :  on  12'en  relève  jamais  dans  mon  esprit  f  mais 
il  faut  ^'il  ne  soit  pas  si  mortel  ailleurs ,  puisqu'il  n'a 
pas  empêché  M.  Senac  de  parvenir  à  la  preniière  dignité 
de  son. état.  On  s'apercevait  aussi  trop  aiséncient  qci'il  ne 
croyait  pas  à  la  médecine^  quand  il  était  auprès  de  seis 
malades  ou  en  consultation;  et  à  cet  égard  il  valait  mieux 
suivre  ses  conseils  que  son  exemple.  Je  me  souviens  que 

([)  De  soixante-dix-huit  ans,  rar  il  était  né  en  1693. 

(2)  Traité  de  la  structure  du  cœur,  1748I,  2  voï.  in-4**;  réimprimé  eu  1777 
ri  17^3  avec  des  additions  et  des  corrections'  éfeiM.  Portai. 


JAKVIEH    177».  167 

)or9({u'il  fut  nommé  premier  médecin  du  roi^  il  proposa 
à  M.  le  duc  d'Orléans,  ponr  remplir  la  place  de  premier 
tuédecfD  de  ce  prince  qu'il  quittait,  d'appeler  le  docteur 
Fi2es%  de  Montpellier.  Ce  dioix  ne  t^énssit  point ,  quoique 
Pt2es  eût  une  grande  répntation }  il  ne  fut  à  Paris  que 
ridicule  et  avafre ,  et  s'en  retourna  à  Montpellier  au  bout 
de  quelques  mois,  â  3^  lui  avais  prescrit,  disait  Senac  , 
d'appfocfaer  gravement  du  malade,  de  ne  point  parler, 
de  tâter  le  ^ouls,  de  rentrer  ensuite  dans  sa  perruque, 
d'y  rest«^  on  moment  ^  de  proïKmotr  son  arrêt ,  prendre 
largent  et  s'en  aller.  Le  vieux  fou  n'a  rien  fait  de  tout 
cela  9  ce  n'est  pas  ma  faute.  »  Senac  était  brouillé  avet 
la  Facalté  de  Médecine  de  Paris.  Lorsqu'il  arriva  en  ce 
paysKÎ  j  il  voulut  être  reçu  docteur  sails  soutenir  thèse , 
parce  qu'il  était  docteur  de  Montpellier,  et  qu'il  croyait 
avoir  fait  ses  preuves  de  mérite.  La  Faculté  le  refusa ,  et 
il  devint  son  ennemi  irréconciliable;  tous  les  dégoûts 
qu'il  pouvait  lui  donner,  elle  était  sûre  de  les  avoir. 
Comme  il  influait  sur  le  cboix  de  M.  le  dqc  d'Orléans , 
jamais  la  place  de  premier  médecin  au  Palais-Royal  n'a 
été  occupée  par  un  docteur  de  la  Faculté.  Nous  devons 
aussi  à  cette  haine  Fétablissemeiit  de  Tinoculation  en 
France  :  c'est  uniquement  pour  faire  de  la  peine  à  la  Fa- 
culté que  Senac  détermina  M.  le  duc  d'Orléans  à  faire 
inoculer  M.  le  duc  de  Chartres  et  Mademois^le,  aujour- 
d'hm  madame  la  duchesse  de  Bourbon,  et  à  appeler 
M.  Tronchin.  Il  est  vrai  que  celui-ci  ayant  fait  trop  de 
sensation  à  Paris,  Senac  devint  son  ennemi  capital.  Il 
dit  un  jour  au  roi  qu'après  avoir  plus  mûrement  réfléchi , 
il  était  obligé  de  regarder  l'inoculation  comme  dange- 
reuse. M.  le  duc  d'Orléans  lui  devait  un  compliment  de 
n'avoir  réfléchi  qu'à  demi  lorsc^'il  s'agissait  d'y  exposer. 


j68  correspondance    IIiITTEKAIRE, 

ses  enfans;  mais  la  pratique  est  restée  salutaire,  malgré 
les  réflexions  plus  mûres  de  M.  le  premier  médecin.  Ma- 
dame Senac  a  été  moins  salutaire  à  la  France.  EHe  avait 
le  départemttBt  des  charlatans ,  et  y  jouissait  des  profits 
attachés  ^  qu*  son  extrême  avayice  voulait  pousser  aussi 
loin  qu'ils  pouvaient  aller.  Tout  coquin  qui  payait  gras- 
sement était  sûr  d'avoir  une  permission  du  premier  mé- 
decin ^  délivrée  par  sa  femme,  pour  vendre  et  débiter 
par  tout  le  royaume  des  drogues  souvent  funestes  à  la 
santé  du  peuple:  son  règne  fut  celui  des  charlatans.  Sa 
mort  fait  vaquer  une  place  importante  qui  approche  de 
la  personne  du  souverain,  et  que  les  circonstances  peu- 
vent rendre  infiniment  intéressante.  Elle  est  d'ailleurs 
très-lucrative,  et  il  passe  pour  assez  constant  qu'elle  a 
valu  tous  les  ans  plus  de  cent  mille  livras  de  rente  à 
madame  Senac. 


Le  baron  de  Thiers ,  brigadier  des  armées  du  roi , 
mourut  aussi  le  1 5  du  mois  dernier.  C'était  le  dernier  des 
Crozat,  qui  ont  tous  laissé  des  fortunes  immenses.  Il  était 
père  de  madame  la  maréchale  de  Broglie ,  et  oncle  de 
madame  la  duchesse  de  Choiseul.  Il  possédait  un  cabinet 
de  tableaux  célèbre  par  le  choix  et  la  richesse  des  mor- 
ceaux qui  le  composent;  après  la  colbction  du  Palais- 
Royal,  c'est  la  plus  considérable  qu'il  y  ait  en*  France. 
J'évalue  la  totalité  de  ces  richesses  à  près  de  quatre  cents 
tableaux,  dont  il  y  en  a  au  moins  une  centaine  de 
supérieurement  beaux.  M.  de  Thiers  possédait  aussi  des 
porte-feuilles  précieuse  de  dessins  originaux  des  plus 
grands  maîtres  d'Italie. 


Je  ne  répondrais  pas  de  l'efficacité  du  remède  que  vous 


JANVIER   1771.  '  169 

trouverez  indiqué  dans  le  récit  que  vous  allez  lire;  mais 
UQ  pharmacopole  littéraire,  ou,  s'il  faut  parler  plus  sim- 
plement j  un  épicier-droguiste  comme  moi  doit  avoir  de 
tout  dans  sa  boutique  j  et  si  mon  remède  souverain  pour 
les  maux  de  poitrine  ne  guérit  personne ,  il  ne  pourra 
du  moins  faire  aucun  mal.  Lisez  et  prenez ,  si  vous  en 
avez  beso4n ,  si  vous  avez  de  la  foi  ou  des  bouteilles  h 
boucher. 

Un  officier  en  garnison  à  Rochefort,  ennuyé  d'avoir 
fait  inutilement  tous  les  remèdes  usités  pour  se  guérir 
d'un  rhumie  opiniâtre,  cessa  d'en  faire  et  reprit  sa  vie 
ordinaire.  Le  crachement  de  sang  arriva  bientôt ,  et  sa 
poitrine  parut  s'affecter  :  malgré  cela  il  s'obstina  à  ne 
rien  faire.  Un  jour  ayant  tiré  une  pièce  de  vin  dans  sa 
cave,  il  se  fit  apporter  dans  sa  chambre  une  demi-livre 
de  résine  et  une  demi-livre  de  cir«  jaune ,  qu'il  mit  fondre 
sur  un  réchaud  dans  un  vase  de  terre,  et  dont  il  cacheta 
les  bouteilles.    Cette  opération  l'ayant  occupé  environ 
une  heure  et  demie,  il  crut  s'apercevoir  qu'il  crachait 
plus  facilement ,  et  que  sa  toux  était  moins  sèche  et  moins 
fréquente.  Il  pensa  que  la  fumigation  que  le  hasard  lui 
avait  fait  faire  pouvait  y  avoir  contribué  ;  en  conséquence 
il  la  recommença  en  tenant  ses  portes  et  fenêtres  fermées, 
et  en  se  promenant  à  travers  la  nuée  formée  par  la  fumée. 
Au  bout  de  quatre  à  cinq  jours  il  se  trouva  parfaitement 
guéri.  Il  fit  part  de  sa  découverte  au  chirurgien-major 
de  son  régiment,  qui ,  san$  croire  à  son  efficacité,  voulut 
en  faire  l'essai  sur  un  soldat  qui  se  mourait  à  l'bôpital, 
de  la  pulmonie  la  plus  décidée.  Après  l'avoir  fait  trans- 
porter chez  lui ,  il  lui  fit  subir  de  quatre  heures  en  quatre 
heures  la  fumigation  proportionnée  pour  la  force  de  la 
fumée  aux  forces  du  malade,  qui  étant  frès-faible  aurait 


170  CORRESPOyiîANCfi    LITTÉRAIRE, 

pu  être  su£bqué  par  une  fumée  trop  forte.  Dès  le  second 
jour  la  toux  du  malade  prit  un  aciti*e  caractère,  et  en  six 
semaines  il  se  trouva  parfaitement  rétabli. 

Et  sur  ce,  dit  Rabelais ,  teneasrvous  en  joie,  et  bave2 
frais. 


On  peut  se  rappeler  une  aventure  rapp<Nrtée  il  y  a 
quelques  années  dans  les  papiers  anglais.  Deux  hommes, 
ennuyés  de  vivre ,  prirent  la  résolution  de  se  noyer.  Le 
hasard  voulut  que,  sans  se  connaître,  ils  choisissent  le 
même  lieu  et  le  mèxae  moment  pour  exécuter  leUr  des^ 
sein;  ils  se  rencontrèrent  nez  à  nez  sur  le  pont  de  West- 
minster ^  d'oii  ils  devaient  se  précipiter  dans  la  Tamise. 
Des  moti&  bien  différens  les  avaient  conduits  à  ce  parti 
extrême.  L'un^  né  avee  une  grande  fortune ,  avait  joui 
de  tons  les  plaisirs  avec  satiété;  il  était  blasé,  et  ne  trou- 
vant plus  de  res&orts  dans  son  ame ,  il  s'était  déterminé  à 
mettre  fin  à  une  existence  pénible  et  incommode.  L'autre, 
sans  bien,  s'était  appliqué  au  commerce  avec  une  ardeur 
infatigable,  et  après  plusieurs  années  d'un  travail  sans 
relâche  il  s'était  vu  ruiné  tout  d'un  coup  et  de  fond  en 
comble  par  un  enchaînement  de  malheurs  et  de  pertes. 
Le  désespoir  conduisait  l'un;  et  le  dégoût,  l'ennui  de  la 
vie  entraînaient  l'autre.  Tous  deux ,  jeunes  encore,  furent 
frappés  d'être  arrivés  sur  la  même  place,  pour  le  même 
dessein ,  par  deux  routes  si  diverses.  I/homme  dégoûté 
dit  à  l'autre  :  «  Il  n'y  a  point  de  remède  à  mon  mal ,  il  y 
en  a  au  vôtre.  Je  suis  riche,  je  puis  finir  tous  vos  mal- 
heurs en  vous  donnant  une  partie  de  mon  bien  :  j'aurai 
jdu  moins  fait  une  bonne  action  avant  de  me  noyer ,  et 
vous  n'aurez  plus  de  motif  pour  vous  donner  la  rnfort.  ]>I^ 
désespéré  goûta^le  projet  de  l'ennuyé  ;  mais  l'ennuyé  n'ei|t 


JANVIEA  I77I.  171 

pas  siiot  sauvé  la  vie  au  désespéré,  qu'il  n'eut  plus  envie 
de  finrir  la  aienoe;  sa  bonne  action  lui  donna  le  goût  de 
YÎrre.  Il  s'ensuivit  de  cette  rencontre  une  liaison  très- 
teodre  entre  les  deux  candidats  de  la  Tamise  :  Fnn  donna 
sa  fille  à  Fautre  eo  mariage,  et  tous  les  deux  sont  8iij«iur- 
d'hui  aussi  attachés  à  la  vie  qu'ils  étaient  pressés,  au  mo- 
ment de  lemr  rencontre,  de  la  quitter. 

Quand  on-  a  inséré  ce  conte  dans  une  gazette ,  on  en 
a  tiré  toUt  le  parti  possible.  Cela  n'est  intéressant  que 
parce  que  c'est  un  fait,  et  qu'on  doit  être  bien  aise  qu'un 
fou  ait  sauvé  la  vie  à  un  malheureux^  et  en  ait  appris  le 
secret  id'endurer  la  vie.  Mais  il  n'y  aurait  aucun  mérite 
à  imaginer  de  pareilles  aventures;  elles  cessent  d'inté- 
resser dès  qoe  Ton  peut  douter  de  leur  réalité. 

Cependant  il  j  a  des  sujets  ingrats  et  des  sujets  faeu- 
reos,  et  je  ne  balmroerai  jamais  de  mettre  l'histoire  des 
deux  homnies  qui  se  rencontrait  stir  le  pont  de  West- 
minster à  ta  tête  des  sttjets  de  la  première  classe.  Vrai^ 
semblablein^t  M.  Fenouillot  de  Falbaire  s'est  trouvé 
des  resso«i<rces  suffisantes  dans  le  génie  pour  traiter  ce 
sujet  sur  le  théâtre;  mais  le  pttbtic,  en  sifflant,  le  la  de 
ce  mois,  son  Fabricant  de  Londres  j  drame  en  cinq 
actes  et  ed  prose ,  sur  le  tlïéâtre  de  la  Comédie  Fran- 
çaise, lui  a  appris  qu'il  s'est  trompé  (i). 

Ce  Fabricant  de  Londres  a  donc  fait  une  fin  plus  mal- 
heureuse à  Paris  que  sufr  le  pont  de  Westminster. 

Ou  peut  appeler  cette  pièce  le  crime  de  messieurs 
Diderot  et  S^daine.  Le  pauvre  Fenouillot  a  vu  le  succès 
à(iPèr$  de  famille  et  du  Philosophe  sans  te  saiKÀr^  et 
f)  a  dit  :  Faisons  le  Fabricant  de  Londres^  et  cela  fera 

(i)  On  a  accueilli  beaucoup  plus  favorablement  de  nos  jours  une  pièce  de 
M.  Mtfrvillc  surïc  même  sujet,  les  Devx  Anglais. 


172  CORRESPOJVDABTCE  LITTERAIRE, 

une  trinité;  mais  le  parterre  n'a  pas^  voulu  reconnaître 
la  profession  du  Fabricant.  L'auteur  a  vu  que  M.  Saurin 
a  fourré  un  enfant  dans  son  Béuerlejr  avec  quelque  suc- 
cès ^  et  vite  il  en  a  donné  deux  à  son  Fabricant  qui  ne 
tiennent  nullement  au  sujet,  et  qui  ne  font  qu'aller  et 
venir  pendant  toute  la  pièce,  et  embarrasser  la  scène,  et 
distraire  le  spectateur  de  l'attention  qu'il  doit  aux  .évé- 
nemens.  Il  a  lu  quelque  chose  dans  la  poétique  de  M.  Di- 
derot sur  lès  scènes  simultanées,  il  en  a  vu  l'essai  dans 
le  Père  de  famille]  et  il  a  cru  qu'il  n'y  avait  qu'à  en  faire 
depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin.  En  revanche  il 
s'est  dispensé  de  faire  les  scènes ,  il  n'y  en  a  paamne  de 
faite;  tout  se  passe  en  allée»  et  venues  perpétuelles.  Sa 
pièce  ressemble  à  un  de  ces  canevas  que  les  comédiens 
italiens  ont  coutume  de  planquer  contre  le  mur  derrière 
la  coulisse,  et  sur  lequel  ils  viennent  iniproviser  sur  le 
théâtre  en  suivant  la  succession  des  scènes  et  la  marche 
de  l'intrigue.  M.  de  Falbaire  n'a  ni  génie,  ni  imagina - 
tio|i,  ni  chaleur,  ni  sentiment,  ni  jugement,  ni  élo- 
quence, ni  style;  je  le  savais  après  avoir  vu  son  Honnête 
Criminel  y  et  j'étais  bien  sûr  qu'il  ne  ferait  jamais 
rien.  Il  nous  revient  encore  aux  Italiens  une  de  ses 
pièces  que  Philidor  a  mise  en  musique.  C'est  le  Pre- 
mier Navigateur  à^  Gessner.  Pauvre  Philidor,  quç  je 
vous  plains  ! 

Remarquons  en  finissant  que  nos  poètes  ont  pris  |i 
tâche  depuis  quelque  temps  de  nous  dégoûter  du  sui- 
cide, en  le  traitant  si  ennuyeusement  et  si  platement  sur 
la  scène:  et  qu'on  dise  après  cela  qu'ils  ne  sont  pas  bons 
citoyens,  et  qu'ils  ne  secondent  pas  merveilleusement 
les  vues  du  gouvernement  dans  un  temps  où  la  manie  de 
$e  tuer  est  devenue  si  publique  et  si  fréquente  !  Mais  I0 


JANVIER    1771.  173 

public  est  excédé  des  suicides,  au  moins  sur  le  théâtre, 
et  il  n'a  fait  que  bâiller  à  la  représentation  du  Sidnej 
mélancolique  de  Gresset  que  les  Comédiens  avaient  tenté 
de  remettre  il  y  a  quelque  temps.  Pour  M.  de  Falbaire, 
il  a  juré  de  ne  jamais  s'éloigner  du  greffe  criminel,  soit 
qu'il  veuille  toucher,  soit  qu'il  cherche  à  nous  faire  rire. 
Son  Galérien  (i) ,  ses  Deux  A\^ares  (2)  qui  ne  sont  que 
deux  voleurs,  ses  âeux  Noyés  sont  autant  de  sujets  à 
procès-verbal  en  présence  de  M.  le  lieutenant  criminel 
et  de  son  greffier  ;  el  quoique  leurs  cas  soient  fort  divers, 
je  crains  qu'ils  ne  soient,  ensemble  avec  leur  auteur, 
condamnés  aux  mêmes  peines. 


Le  29  décembre  dernier  les  Comédiens  ont  essayé  de 
jouer  la  Veui^e^  comédie  en  un  acte  et  en  prose,  par 
M.  Collé,  auteur  de  Dupuis  et  Desronais  et  de  la  Par- 
tie de  Chaise  de  Henri  IV,  Cette  pièce  est  imprimée  de- 
puis plusieurs  années.  Les  Comédiens  l'ont  affichée  sous 
le  nom  de  Veuue  anglaise^  parce  que  l'auteur  suppose 
qu'elle  a  été  élevée  en  Angleterre.  Anglaise  ou  Fran- 
çaise, elfe  a  été  sifflée  à  la  première  représentation,  et 
l'auteur  l'a  retirée.  Vous  pouvez  la  lire  dans  son  Tliéâtre 
de  Société  publié  depuis  plusieurs  années  (3);  vous  la 
trouverez  froide.  Si  l'on  vous  dit  qu'elle  est  bien  écrite, 
vous  n'en  croirez  rien,  et  vous  resterez  persuadé  au  con- 
traire que  non*seulement  le  style  en  est  infiniment  né- 
gligé et  incorrect,  mais  que  le  ton  en  est  faux  et  essen- 
tiellement mauvais.  Quand  M.  Collé  ne  fait  parler  des 
freluquets  à  faux  airs  et  des  femmes  perdues ,  il  n'y  est 

(i)  V Honnête  criminel. 

(a)  Représentés  le  6  décembre  1770  à  la  (Àimcdie-Ilalieime. 

(3)  Voir  lom.  V ,  p.  36a. 


1  ^4  C0RRESP03N'UAWC£    LITTERAIRE  , 

plus,  son  naturel  >disparaît,  il  devient  faux,  guindé 
ou  plat.  Je  ne  sais  ce  qui  peut  avoir  déterminé  les  Co- 
médiens à  essayer  cette  pièce  sur  leur  théâit;re,  si  ce 
n'est  l'épargne  qu'ils  font  de  U  part  d'auteur  à  leur 
profit  quand  une  pièce  est  imprimée  ^vatit  la  repré* 
sentation. 


Les  Comédiens  Français  n'ayant  pas  été  heureux  en 
pièces  nouvelles,  ont  cherdié  à  y  suppléer  par  le  début 
d'un  acteur  nouveau  qui  a  paru  sur  leur  théâtre  pour  la 
première  fois  le  3  décembre  dernier  dans  les  grande 
rôles  tragiques ,  et  qui  a  joué  jusqu'à  présent  saïas  dis- 
continuer. Nous  l'avons  vu  dans  Alzire  ,  Œdipe,  le 
Comte  (TEssex ,  les  deux  iphigérUes  j  remplir  les  prin- 
cipaux rôles ,  et  il  doit  essayer  cette  sanaine  celui  d'0«- 
rosmane  dans  la  tragédie  de  Zaïre.  M*  Larive,  c'est  son 
nom ,  n'a ,  à  ce  qu'on  prétend ,  que  vingt^'deux  ^ns  ;  il  a 
l'air  plus  âgé  au  théâtre.  C'est  un  élève  de  madetnoiselle 
Clairon,  qui  lui  disait  avec  un  ton  de  Melpomène,  en  le 
faisant  répéter  en  présence  d'une  grande  dame,  et  le 
voyant  fort  décontenancé:  ce  Allons,  M.  Larive,  yati« 
extérieur  est  fort  beau;  montrez  à  madame  la  duchesse 
c|ue  votre  intérieur  ne  cède  en  rien  à  votre  extmcm\  » 
Mais  il  ne  fallait  parler  au  public  ni  de  l'extérieur  ni  de 
l'intérieur  de  M.  Ijarive  :  il  fallait  qu'il  tombât  un  jour 
des  nues  habillé  en  Zamore  tout  au  beau  milieu  du 
théâtre  des  Tuileries,  et  son  succès  eût  été  phisbrillajcit. 
Je  n'ai  jamais  vu  les  ouvrages  et  les  personnages  annonr 
ces  réussir;  malgré  cela  on  a  toujours  la  rage  d'annon-r 
cer.  Les  amis  de  mademoiselle  Clairon  nous  avaient  dit , 
trois  mois  d'avance ,  que  nous  allions  voir  la  perle  des 
acteurs,  et  lorsque  cette  perle  a  paru,  nous  avons  été 


JANVIER   I77Ï.  J75 

tentés  de  lui  disputer  jusqu'à  sa  qualité  de  perie.  JMade- 
moiselle  Clairon  s'était  placée  dans  le  trou  du  souffleur 
le  premier  jour  de  son  début;  c'est  de  là  qu'elle  dirigeait 
son  élève  à  chaque  verset  à  chaque  pas,  des  yeux,  de 
la  voix ,  des  gestes.  A  ia  place  de  M.  Larive ,  si  j'avais  eu 
quelque  talent,  ceti/e  sollicitude  maierneile  eut  été  un 
moyen  infaillible  de  me  le  faire  perdre.  L'élève  aiuionoé 
fut  d'abord  reçu  avec  les  plus  grands  applaudissemens; 
mais  ces  applaudissemens  allèrent  roujours  en  déclinant, 
et  il  n'en  resta  plus  pour  les  quatrième  et  cinquième 
actes;  la  marche  inverse  eût  mieux  valu.   En  revanche 
mademoiselle  Clairon  eut  la  mortification  dans  son  trou 
d'entendre  applaudir  avec   transport  madame   Vestrîs 
qui  l'a  remplacée  au  théâtre,  et  fait  oublier  du  public; 
elle  s*était  placée  tout  juste  aux  pieds  et  en  face  de  sa  ri* 
vale,  pour  être  ténuHn  de  son  triompbe.  En  effet,  cette 
actrice  joua  plusieurs  morceaux  à^Mzire  avec  une  grande 
supériorité,  et  écrasa  entièrement  son  cher  Zamore  le 
débutant.  Je  crakis  qu'elle  ne  s'accoutume  insensible* 
ment  à  chanter  avec  monotonie  dans  les  vers  de  tendresse 
et  de  sentiment  ;  si  elle  peut  échapper  à  ce  défaut,  je  ne 
doute  pas  que  tout  en  grasseyant  elle  ne  parvienne  à 
une    grande  réputation.   Les   applaudissemens  qu'elle 
reçut  dans  le  rôle  d'AIzire,  quoique  excessifs,  étaient 
bien  mérités.  Quant  à  M.  Larive,  le  public,  après  Ta- 
▼oir  TU  jouer  dans  plusieurs  rôles,  lui  a  décerné  les  lion-^ 
neurs  de  la  médiocrité;  je  doute  qu'il  mérite  jamais  au-- 
delà. Ses  partisans  disent  qu'il  a  une  très-belle  figure , 
une  voix  superbe,  un  tnaintieii  et  des  gestes  nobles.  Je 
n'aime  ni  son  maintien ,  ni  sa  voix ,  ni  sa  figure.  J'ai  vu 
des  figures  beaucoup  moins  belles  et  infiniment  plus 
théâtrales.  Il  n'a  point  de  jeu  dans  sa  physionomie,  rien 


l'y 6  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

ne  se  peint  sur  son  visage  ni  dans  ses  beaux  yeux.  Il  a 
Fair  d'un  oiseau  de  proie  superbe ,  mais  sans  esprit.  Je 
parierais  que  M.  Larive  est  fort  béte ,  et  je  gagne- 
rais. Il  n'a  ni  véritable  chaleur  ni  sentiment.  Si  tout 
cela  lui  vient  avec  le  temps,  il  sera  grand  acteur.  Mar- 
montel  le  prétend;  il  nous  assure  que  M.  Larive  écra- 
sera Le  Kain  incessamment.  Il  lui  reste  encore  à  grimper 
pour  arriver  jusqu'à  la  cheville  de  cet  acteur,  célèbre, 
qui  doit  reparaître  sur  le  théâtre  le  mois  prochain 
après  une  absence  de  dix-huit  mois,  et  qu'on  «dit  i^tabli 
d'une  longue  et  dangereuse  maladie  par  les  soins  de 
M.  Tronchin. 


On  donna  le  1 1  décembre  dernier,  sur  le  théâtre  de 
l'Opéra ,  la  première  représentation  à'Jsmène  et  Ismé- 
nias  y  tragédie  lyrique  en  trois  actes,  tirée  en  partie  du 
roman  grec  de  ce  nom  par  M.  Laujon,  secrétaire  des 
commandemens  de  monseigneur  le  comte  de  Clermont, 
prince  du  sang.  Je  conviens  que  je  n'ai  rien  compris  au 
poème  de  M.  Laujon ,  et  que  je  n'ai  eu  nulle  envie  d'y 
rien  comprendre.  Il  a  été  musique  par  M.  de  La  Borde, 
premier  valet  de  chambre  du  roi ,  amateur  et  garde-ma- 
gasin  de  doubles  croches  suivant  la  cour.  Cet  opéra  a  fait 
fortune  par  le  ballet  de  Jason  et  Médée  qu'on  y  a  cousu, 
non  tel  qu'il  a  été  donné  à  Vienne  par  les  soins  de  Jfo- 
verre,  mais  tel  qu'il  a  pu  être  imité  par  Vestris  qui  a 
dansé  à*  Vienne  dans  ce  ballet  de  Noverre.  Il  fallait  en 
conserver  au  moins  la  musique  qu'on  dit  superbe;  mais 
M.  de  La  Borde  a  mieux  aimé  y  substituer  la  sienne  sans 
géjiie  et  sans  goût.  Vestris  n'a  pas  observé  une  autre 
chose  aussi  essentielle  que  la  musique:  c'est  que  dans 
les  ballets  de  Noverre  la  danse  et  la  marche  cadencée 


lAirviER  1771-  Ï77 

sont  très-distinctes  ;  on  ne  danse  que  dans  les  grands 
mouvemens  de  passion,  dans  les  momens  décisifs;  dans 
les  scènes  on  marche  en  mesure  à  la  vëritc,  mais  sans 
danser.  Ce  passage  de  la  marche  mesurée  à  la  danse  et  de 
la  danse  à  la  marche  mesurée,  est  aussi  nécessaire  dans  ce 
spectacle  que,  dans  celui  de  l'Opéra,  le  passage  du  récitatif 
à  l'aîr  et  de  Tair  au  récitatif;  mais  danser  pour  danser  ne 
peut  avoir  lieu  que  lorsque  la  pièce  en  danse  est  finie. 
Voilà  les  élémens  de  ce  spectacle  qui  fit  de  si  grands  pro- 
diges chez  les  anciens,  et  dont  M.  Noverre  a  ressuscité 
l'idée  dans  les  cours  d'Allemagne.  Son  imitateur  Vestris, 
n'ayant  pas  pris  garde  à  ces  élémens,  m'a  paru  avoir  fait 
un  ballet  sans  aucun  effet.  Malgré  cela,  la  nouveauté  du 
spectacle  Ta  fait  réussir  et  a  attiré  beaucoup  de  monde  à 
rOpéra.  Les  uns  ont  dit  que  c'était  beau ,  les  auti^es  que  les 
contorsions  de  VestriftJason  étaient  ridicules,  et  celles  de 
Médée-AUard  effroyables.  Créuse-Guimard,  après  avoir  été 
empoisonnée  dans  ce  ballet  par  sa  rivale,  a  dansé  dans  le 
troisiocpe  acte  comme  simple  bergère,  en  robe  si  élégante 
que  nos  dames  ont  quitté  le  domino  de  carnaval  pour  dan- 
ser en  robes  à  la  Guimard.  Ce  n'est  pourtant  autre  chose 
qu'une  robe  retroussée  avec  élégance  sur  un  jupon  d'une 
autre  couleur.  La  première  invention  en  est  due  aux  ac- 
trices de  la  Comédie  Italienne  qui  ont  joué  les  rôles  de 
l'opéra  comique  avec  ces  habits;  mademoiselle  Guimard, 
ou  son  décorateur,  n'a  fait  qu'y  ajouter  beaucoup  de 
pompons,  d'agrémens  et  de  guirlandes. 

Un  faiseur  de  calembourgs  a  fait  une  petite  estampe 
où  l'on  voit  M.  de  La  Borde,  avec  son  opéra  à'Isménias, 
dégringoler  d'une  échelle  et  tomber  sur  un  manche  à 
balai  qui  le  reçoit  et  le  soutient  debout.  Cela  veut  dire 

que  sans  le  ballet  de  Médée ,  l'opéra  de  M.  de  La  Borde 
ToM.  VU.  12 


178  CORBESPOKDANCE   LITTÉRAÎRE, 

serait  tombé.  Celte  estampe  est  digne  de  décorer  VM- 
manach  des  Calembourgs  qu*on  a  publié  cette  année  (i) 
en  mémoire  du  succès  de  la  Comtesse  Tatioriy  et  d'autres 
pauvretés. 

Depuis  environ  six  mois  que  J.-J.  Rousseau  a  eu  la 
permission  de  venir  vivre  paisiblement  à  Paris,  on  a 
parlé  quelquefois  de  son  petit  opéra  de  Pjrgmalion  joué 
^ur  le  théâtre  de  Lyon  à  son  passage,  par  cette  ville,  et 
essayé  ici  sur.  quelques  théâtres  de  société.  Je  n'ai  pas  . 
entendu  parler  de  l'effet  qu'il  produit  au  théâtre;  mais 
eomme  les  moindres  ouvrages  d'un  homme  célèbre  ex* 
citent  la  curiosité,  vous  ne  serez  pas  fâché  de  trouver 
celui-ci  copié  dans  le  corps  de  ces  feuilles.  Vous  êtes  déjà 
pi^venu  que  Pygmalion  ne  chante  point,  mais  qu'il  parle 
et  récite ,  et  que  la  musique  n'est  employée  que  pour 
couper  «  par  différentes  ritournelles,  le  discours  de  l'ac- 
teur, et  pour  exprimer  son  action  ainsi  que  les  divers 
mouvemens  dont  il  est  agité. 

Pierre-Philippe  Mignot ,  sculpteur  du  roi ,  de  l'Aca- 
démie royale  d^j^einture  et  de  Sculpture,  mourut  le 
a 5  décembre  dernier.  Cet  artiste  était,  je  crois,  encore 
jeune.  Il  débuta ,  il  n'y  a  pas  dix  ans ,  dans  le  Salon ,  par 
l'exposition  d'une  femme  nue  couchée  sur  le  côté  droit , 
de  grandeur  naturelle:  elle  fut  jugée  superbe;  mais  il  ne 
soutint  pas  sa  réputation ,  et  l'on  n'a  depuis  rien  vu  de 
lui  qui  répondit  à  ce  début  brillant. 

L'avocat  Moreau  qui,  d'ancien  avocat  des  finances 
qu'il  était  sous  la  puissante  administration  de  M.  de  L'Â- 
verdy,  est  devenu  depuis  quelques  mois  bibliotliécaire 

(i)  1771,10-18;  par  le  marquis  de  Bièvre. 


JANVIER  i77i.  179 

de  madame  la  Dauphine,  ne  veut  pas  être  un  bibliôthë- 
caif  e  en  herbe  ;  il  veut  verbiager  si  Dieu  lui  prête  vie.  Il 
vient  de  publier  une  brochure  d'environ  180  pages  in-8*, 
intitulée:  Bibliothèque  de  madame  la  Dauphihe^  N'  I, 
Histoire.  Cela  promet  une  suite ,  où  les  autres  sciences 
et  les  belles-lettres  auront  leur  tour  sans  doute.  Moreau  ne 
veut  pas  seulement  être  le  bibliothécaire  de  madame  la 
Dauphine,  il  veut  encore  être  son  docteur  et  son  insti- 
tuteur. En  conséquence  il  traite  dans  sa  brochure ,  pour 
rÎDstniction  de  cette  princesse,  trois  points,    savoir: 
rObjel  moral  de  Télude  de  l'histoire  ;  la  Carte  générale 
des  empires  dont  l'histoire  offre  k  succession^  Plan  de 
lectures,  et  suite  des  livres  français  qui  peuvent  nous 
instruire  de  rhistoire.  Le  premier  de,ces  points  demande 
un  philosophe  éloquent  et  pénétré  de  l'importance  de 
son  sujet,  surtout  pour  une  jeune  princesse ,  l'espoir  d'un 
grand  royaume.  Le  second  demande  la  plume  rapide 
d'un  écrivain  plein  de  feu  et  de  sens,  pour  tracer  l'es- 
quisse de  tant  de  tableaux  divers ,  d'une  manière  égale- 
ment heureuse  et  frappante.  Le  dernier  exige  une  critique 
éclairée  et  sage,  qui  indique  moins  les  livres  médiocres 
ou  mauvais  que  nous  avons,  que  les  bons  qui  nous  man- 
quent et  qui  restent  à  faire.  M.  Moreau  n'est  rien  de  tout 
cela;  il  n'est  sur  les  trois  points  qu'un  bavard,  qu'un 
phrasier  d'autant  moins  estimable  qu'on  voit  à  chaque 
page  qu'il  écrit  contre  sa  pensée.  Il  n'y  a  pas  dans  toute 
sa  brochure  un  mot  qui  s'adresse  à  l'ame  d'une  jeune 
princesse;  et  où  le  prendrait-il?  dans  la  sienne?  Est-ce 
qu'un  courtisan  en  peut  avoir  une?  Il  parle  à  madame. la 
Dauphine  de  l'origine  de  la  liberté  des  Suisses,  et  il  évite 
avec  soin  de  nommer  la  maison  d'Autriche  à  cetteoccasion, 
de  peur  apparemment  d'offenser  madame  la  Dauphine 


iBo  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE , 

en  lui  apprenant  que  ses  ancêtres  ont  perdu  ces  provinces 
il  y  a  quatre  ou  cinq  siècles.  Si  tu  voulais  absolument 
faire  le  courtisan ,  ne  pouvais*tu  pas  tracer  le  parallèle 
entre  cet  Albert  qui,  se  fiant  à  ses  mauvais  conseillers, 
perdit  la  Suisse,  et  cette  mère  auguste  de  notre  jeune 
Dauphine,  qui,  attaquée  de  toutes  parts  au  commence- 
ment de  son  règne ,  paraissait  devoir  succomber,  et  trouva 
dans  son  courage,  et  surtout  dans  Tamour  de  ses  peuples, 
les  moyens  de  résister  à  tous  les  efforts  de  ses  ennemis, 
et  de  conserver  la  succession  entière  de  son  père,  dont 
tout  semblait  menacer  le  démembrement?  Tu  aurais  été 
ainsi  à  la  fois  courtisan  et  vrai;  mais  quand  les  âmes  viles 
ne  mentent  point,  elles  ne  sont  qu'à  moitié  satisfaites.... 
Je  ne  sais  pourquoi  je  me  fâche....  et  encore  contre 
M.  Moreau  que  je  n'ai  jamais  vu ,  que  je  n'estime  pas , 
et  qui  devrait  par  conséquent  m'étré  bien  indifférent. 


L'avocat  Marchand ,  vieux  et  mauvais  plaisant  har- 
gneux, qu'on  peut  fort  bien  atteler  avec  l'ancien  avocat 
Moreau,  malgré  sa  platitude  bourgeoise,  est  en  usage  de 
gratifier  le  public^  tons  les  ans,  vers  le  nouvel  an,  de 
quelque  production  ingénieuse  et  satirique.  Il  a  la  bra- 
voure de  M.  Moreau  «t  la  sagesse  des  serpens ,  c'est-à- 
dire  que  ses  traits  ne  tombent  que  sur  des  personnes 
qu'on  peut  attaquer  sans  autre  danger  que  celui  du  mé- 
pris qui  retombe  sur  l'assaillant;  mais  comme  le  mépris 
est  la  nourriture  ordinaire  d'un  Marchand ,  son  estomac 
s'en  trouve  à  merveille.  Il  y  a  cependant  telle  maison 
dans  le  Marais  oii  Marchand  passe  pour  le  phis  ingénieux 
écrivain  du  siècle,  et  où  ses  plaisanteries  ont  un  sel  qui 
n'a  jamais  pu  se  transporter  au-delà  des  bornes  de  la  rue 
Saint-Martin.  Ainsi  une  plaisanterie  qui  a  le  plus  grand 


jAPrviER  1771.  r8i 

succès  dans  les  rues  Portefein  et  Transuonain. reste  abso- 
lument ignorée  dans  le  quartier  du  Palais-Royal  et  dans 
le  faubourg  Saint-Germain.  C'est  ce  qui  est  arrivé  cet 
hiver  au  Testament  politique  de  M.  de  Voltaire  y  fabriqué 
par  Marchand,  pour  l'amusement  des  soupers  du  Marais. 
Je  crois  que  la  première-esquisse  de  c^  Testament  9i  déjà 
paru  il  y  a  quelques  années  (  i  ),  et  que  le  malin  Marchand 
en  donne  seulement  ici  une  édition  plus  complète^  dans 
kiquelle  il  y  a  une  foule  de  lettres  initiales  dont  tout  le^ 
inonde  saurait  remplir  les  noms  sans  difficulté^  si  l'on* 
pouvjait  lire  cette  rapsodie  sans  .dégoût. 


Il  a  paru  sur  la  fin  de  l'année  dernière  un  gros  vo- 
lume A^  Observations  critiques  sur  la  nouvelle  traduc- 
tion en  vers  français  des  Géorgiques  de  Virgile ,  et  sur 
les  poèmes  des  Saisons  j,  de  la  Déclamation  et  de  la. 
Peinture  y  par  M.  Clément:  suivies  de  quelques  re* 
flexions  sur  le  poème  de  Psyché  (2).  Ce  M.  Clément  est 
un  jeune  homme  de  Dijon ,  011  il  a  déjà  fait  le  métier  de 
professeur;  car  en  France  rien  n'est  si  commun  que  des 
professeurs  de  vingt  ans.  Dégoûté  de  cet  état,  M.  Clé- 
ment est  venu  à  Paris  faire  le  métier  de  chamailleur,  et 
pour  débuter  avec  éclat  il  se  prend  corps  à  corps  avec 
quatre  ou  cinq  poètes  à  la  fois.  M.  l'abbé  Delille,  M.  de 
Saint-Lambert,  M.  Dorât,  M.  Watelet,  M.  Lemierre 
sont  également  maltraités  par  M.  Clément.  Si  son  but 
était  de  faire  du  bruit,  il  a  parfaitement  réussi.  On  a 
parlé  de  sa  critique  trois  mois  avant  sa  publication ,  et 

(i)  La  première  édition  du  Testament  politique  de  Voltaire,  par  l'avocat 
Marchand,  parut  en  effet  en  176a.  (B.) 

(a)  Les  Réflexions  sur  le  poème  de  Psyché  sont  de  Meusnier  de  Querlon.. 
C'est  Clément  lui-même  qui  me  l'a  dit.  (  Note  de  M,  Beuchot.  ) 


l8a  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

il  est  fort  problématique  qu'on  eu  purle  trois  semaines 
après.  Il  doit  sa  célébrité  à  la  sensibilité  des  poètes  qu'il 
attaque.  Instruits  à  temps  du  présent  que  M«  Clément 
leur  préparait,  ils  ont  fait  des  démarches  à  la  police 
pour  empêcher  son  ouvrage  de  paraître  ;  et  ils  l'ont  ei> 
effet  retardé  près  de  trois  mois.  M.  de  SaihtrLsunbert , 
plus  à  portée  qu'un  autre  de  faire  agir  l'autorité  avec 
succès ,  est  celui  qui  a  fait  les  démarches  pour  airêter 
la  publication  de  l'ouvrage;  il  en  est  résulté  que  le  public 
en  est  devenu  plus  curieux ,  et  qu'une  critique  qui  au- 
rait peut-être  paru  incognito  a  eu  de  la  vogue  pendant 
quelques  jours.  On  a  conté  diversement  ce  qui  s'est 
passé  entre  M.  de  Saint-Lambert  et  M.  Clément.  Tout 
ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  M.  Clément,  informé 
dejs  démarches  de  M.  de  Saint-Lambert  pour  arrêter  la 
publication  de  son  ouvrage,  lui  a  écrit  une  lettre  que 
celui-ci  a  trouvée  très*impertinente,  et  que  M.  Clément 
a  été  mis  en  conséquence  au  Fort-l'Ëvêque  ;  mais  que  sa 
prison  n'a  duré  que  vingt-quatre  heures,  ou  trois  joui^s 
^u  plus  9  selon  d'autres  versions.  Il  a  couru  à  cette  occa-> 
sion  l'épigramme  que  voici  : 

Pour  avoir  dit  que  tes  vers  sans  génie 
M'assoupissaient  par  leur  monotonie  , 
Froid  Saint-Lambert,  je  me  vois  séquestré. 
Si  tu  voulais  me  punir  à  ton  gré , 
Point  ne  fallait  me  laisser  ton  poème  ; 
Lui  seul  me  rend  mes  ennuis  moins  amers  : 
Car,  de  nos  maux,  le  remède  suprême 
C'est  le  sommeil Je  le  dois  à  tes  vers. 

Je  n'ai  pu  savoir  avec  certitude  si  M.  de  Saint-Lam- 
bert est  réellement  coupable  d'avoir  attenté  à  la  liberté 
d'un  citoyen /même  mauvais  sujet,  pour  venger  soa 


FÉVRIER    I77I.  l83 

amour-propre  d'autear  :  rien  u'est  si  difficile  à  Paris 
que  de  saviMr  la  vérité  jiur  quelque  &it  que  ce  soit.  Si 
M.  de  Saint-Lambert  na  point  d'injustice  ni  d'abus  d'au* 
torité  à  se  reprocher,  il  a  toujours  manque  de  prudence 
de  faire  tant  de  bruit  pour  uoe  critique  bonne  ou  mau- 
vaise. Il  prétend  qu'elle  était  remplie  de  personnalités^ 
et  que  dans  ce  que  M.  Clément  se  permettait  de  dire  sur 
Dorisy  le  public  aijirait  pu  reconnaître  madame  la  com- 
tesse dlIoudQtot^  son  amie  depuis  vingt  ans.  On  a  en 
eflet  mis  des  cartons  dans  ces  endroits  à  la  piiblication 
de  l'ouvrage  ;  mais  sans  tout  ce  bruit  personne  n'aurait 
su ,  ni  ce  que  M.  Clément  pense  de  M.  de  Saint-Lam- 
bert, ni  ce  qu'il  dit  de  sa  Doris,  Ce  Clément  est,  je 
crois  9  ua  sujet  assez  médiocre ,  quant  à  la  moralité  de 
son  caractère;  mais  en  sa  qualité  de  roquet,  il  est  très- 
supérieur  à  maître  Aliboron  dit  Fréron,  de  l'Académie 
d'Angers;  il  a  tout  aussi  peu  de  justice,  mais  plus  d'es- 
prit ,  plus  de  chaleur,  plus  de  goût  et  plus  de  sel  que  le 
folliculaire. 


FEVRIER. 


Piuis ,  février  1771. 

En  examinant  avec  attention  l'état  actuel  de  la  litté- 
rature en  France,  on  ne  tardera  pas  à  remarquer  deux 
phénomènes  en  apparence  contradictoires;  la  uégligepce 
de  l'étude  des  ancien^  et  l'ignorance  qui  en  e$t  déjà 
résultée  deviennent  de  plus  en  plus  sensibles ,  et  cepen- 
dant on  n'a  jamais  été  plus  occupé  qu'en  ces  derniers 


l84  CORRESPONDANCE  L1TTÉRA.IR£, 

temps  à  enrichir  le  public  dé  traductions  des  meîHefirs 
écrivains  de  l'antiquité.  La  contradiction  de  ces  deux 
phénomènes  n'est  pas  aussi  forte  qu'elle  le  paraît,  et 
peut-être  la  multiplicité  des  traductions^  même  est-elle 
un  symptôme  certain  et  infaillible  de  la  décadence  des 
études.  Les  Douze  Césars  de  Suétone  n'avaient  pas  en- 
core trouvé  de  traducteur  parmi  nos  littérateurs  du 
jour;  je  ne  sais  par  quel  hasard  M.  le  duc  de  Choiseul 
s'informa ,  il  y  a  quelque  temps ,  s'il  y  avait  une  bonne 
traduction  de  cet  .auteur.  Aussitôt  M.  de  La  Harpe,  em- 
pressé de  faire  sa  cour  à  ce  ministre,  entreprit  cette  be- 
sogne, et  ne  cessa  de  nous  préparer  de  mois  en  mois, 
par  des  annonces  insérées  dans  le  Mercure j  à  recevoir 
ce  bienfait  de  sa  main.  Il  nous  en  a  gratifiés  sur  la  fin  de 
Tannée  dernière  :  il  a  placé  à  la  tête  un  hommage  rendu 
a  M.  !e  duc  de  Choiseul  ;  il  a  voulu  que  celte  traduction 
fît  grand  bruit  et  grande  fortune,  et  qu'elle  lui  ouvrît  la 
porte  de  l'Académie  Française  pour  y  occuper  une  des 
places  vacantes  ;  et  pour  avoir  fait  trop  de  frais  d'^avance, 
au  lieu  de  retirer  sa  mise  avec  profit,  il  s'est  trouvé  en 
perte  à  ta  fin  de  la  partie  :  ce  n'est  pas  la  première  fois 
que ,  pour  vouloir  trop  se  servir,  on  s'est  nui. 

M.  de  La  Harpe  est  né  avec  du  talent;  il  a  du  style,  i( 
a  de  la  douceur  et  de  l'harmonie  dans  sa  versification  ; 
en  un  mot ,  il  a  annoncé  d'heureuses  dispositions  ;  mais 
ces  dispositions  veulent  être  p^fectionnées ,  et  il  n'est 
pas  permis  de  les  montrer  dix  ans  de  suite  sans  aucun 
progrès  sensible.  Le  malheur  de  nos  jeunes  gens  est  de 
vouloir  être  placés  à  vingt-cinq  ans  parmi  les  oracles  de 
la  nation  ;  ils  croient  qu'on  n'a  qu'à  se  fabriquer  un  tré* 
pied  comme  on  peut ,  le  porter  de  spectacles  en  specta» 
des,  de  soupers  en  soupers,  et  qu'on  ne  peut  manquer 


FEVRIER  I77I.  l85 

d'être  bientôt  un  grand  homme.  Si  la  confiance  et  la 
présomption  fortifiaient. les  talens,  ils  ne  tarderaient  pas 
à  être  au  pinacle;  mais  il  faut  d'autres  moyens  pour  y 
arriver;  il  faut  des  études  longues  et  opiniâtres,  il  faut 
une  application  constante  ;  il  faut  l'amour  de  la  solitude 
et  des  lettres  y  et  non  l'amour  exclusif  de  la  considéra-» 
tion  qu'elles  procurent,  pour  devenir  digne  d'être  compté 
parmi  ceux  que  les  lettres  ont  véritablement  illustrés.  Je 
crains  que  M.  de  La  Harpe  ne  ressemble  à  ces  jeunes 
étourdis  qui ,  nés  dans  une  aisance  honnête ,  auraient  pu 
vivre  dans  l'opulence  s'ils  avaient  eu  l'esprit  de  copduite, 
et  qui  finissent  par  être  ruinés  pour  avoir  voulu  dépen- 
ser trop  tôt.  Son  ton  arrogant  et  tranchant  est  d'ailleurs 
un  symptôme  de  médiocrité  qui  trompe  rarement;  il  lui 
a  déjà  attiré  une  nuée  d'ennemis;  et  comme  il  paraît 
aimer  la  petite  guerre ,  les  épigrammes  y  les  petites  mé- 
chancetés,  il  trouvera  à  chaque  pas  à  qui  parler,  et  il 
peut  s'arranger  pour  guerroyer  en  partisan  toute  sa  vie  : 
métier  triste  et  pénible  dont  les  fatigues  ne  sont  pas 
compensées  par  la  gloire  qu'il  procure. 

Plus  on  examine  la  traduction  de  Suétone  publiée  par 
M.  de  La  Harpe,  moins  on  le  trouve  excusable  de  l'avoir 
hasardée.  Je  laisse  au  regrattier  Fréron  et  consorts  le 
soin  d'exposer  en  public  quelques  minots  de  bévues  ra- 
massées au  hasard  chez  ce  traducteur  infidèle;  on  les 
trouve  par  centaines ,  et  l'on  n'a  malheureusement  que 
l'embarras  dii  choix.  L'extrême  négligence  s'est  trouvée 
réunie,  dans  M.  de  La  Harpe,  à  l'extrême  ignorance  du 
iatin  en  général,  et  de  son  texte  en  particulier.  On  de- 
vait s'attendre  du  moins  à  lire  un  Suétone  rempli  de 
fautes,  mais  écrit  en  français,  puisque  son  traducteur  a 
du  style;  et  l'on  est  surpris  de  ne  trouver,  dans  un  ou- 


1 86  CORBESPONDANCE  LITTERAIRE , 

vrage  si  pompeusement  annoncé ,  qu'une  version  dVco- 
lier  où  une  phrase  est  cousue  à  l'autre,  la  plupart  du 
temps  sans  soin  pour  l'harmonie ,  pour  la  pureté  et  la 
correction  du  style.  NoQ*seulement  on  s'aperçoit  que 
M.  de  La  Harpe  n'était  pas  en  état  de  traduire  Suétone^ 
on  voit  encore  qu'il  a  fait  ce  travail  avec  un  dégoût  dont 
il  n'a  pu  se  rendre  maître ,  et  qui  Ta  entraîné  dans  des 
négligences  et  dans  des  légèretés  impardonnables.  Les. 
notes  et  les  réflexions  dont  il  a  cru  devoir  enrichir  son 
texte  ne  sont  pas  ce  qu'il  y  a  de  moins  impertinent  dans- 
cet  ouvrage;  la  confiance  et  la  légèreté  d'un  &t  et  d'un 
ignorant ,  qui  veut  se  donner  un  air  capable^  s'y  remar* 
quent  partout.  Le  faux  air  de  philosophie  et  de  bel-es-^ 
prit,  qui,  sans  se  donn^  le  temps  de  penser  et  de  réflé- 
chir, veut  trancher  du  maître,  n'y  est  pas  moins  sensible. 
Quand  on  lit  à  la  suite  de  la  vie  de  Jules  César  uu 
parallèle  à  la  manière  de  Plutarque,  entre  César  et 
notre  roi  Henri  IV ,  c'est-à-dire  entre  les  deux  hommes 
sur  la  terre  qui  se  sont  le  moins  ressemblés,  on  hausse 
les  épaules ,  et  l'on  sent  qu'il  ne  faut  pas  s'occuper  plu» 
long-temps  du  Suétone-La  Harpe ,  ou  de  Plutarque  tra- 
vesti en  bel-esprit  du  pavé  de  Paris. 

La  traduction  de  M.  de  La  Harpe  forme  avec  le  texte 
latin  deux  volumes  in-S*  assez  forts;  mais  l'ardeur  de 
traduire  Suétone  s'est  tellement  emparée  de  nos  petits, 
littérateurs,  que  nous  avons  été  dans  l'embarras  du 
choix  à  cet  égard.  Un  certain  Henri  Ophelot  de  La 
Pause  a  publié,  en  même  temps  que  M.  de  La  Harpe, 
une  traduction  des  Douze  Césars ,  également  enrichie 
de  mélanges  philosophiques  et  de  notes ,  en  quatre  vo- 
lumes grand  in-8*.  Les  philosophes  s'étant  déclarés  pro»- 
tccteurs  de  M.  de  La  Harpe ,  lui  ont  procuré  de  la  vogue 


FÉVRIER    I77I.  187 

pendant  quelqueti  jours;  et  son  rival ^  sans  protection 
apparemment,  et  sans  manège ,  a  été  obligé  de  céder  le 
terr^iin  ;  mais  lorsque  des  juges  équitables  ont  osé  dire 
leur  sentiment  sur  les  ignorances  et  les  négligences  coq-» 
damnables  de  M.  de  La  Harpe ,  îl  a  perdu  son  petit  pié- 
destal de  terre  glaise ,  sans  que  l'autre  ait  osé  s'y  placer. 
On  prétend  que  le  nom  de  Henri  Ophelot  de  La  Pause 
est  supposé  y  et  que  cette  seconde  ou  première  traduction  ^ 
comme  vous 'vouiez,  est  d'un  M.  Delisle,  non  le  traduc- 
teur des  Géorgiques  y  mais  l'auteur  d'une  Philosophie 
de  la  Nature ,  ouvrage  oublié  depuis  environ  un  an  qu'il 
a  paru  (1);  ce  M.  Delisle  est  un  ex-Oratorien.  Vou» 
retrouverez  en  effet,  dans  les  mélanges  ajoutés-  à  la  fin 
de  t^haque  volume  de  sa  traduction,  ce  ton  de  préten- 
tion et  de  prédication  philosophique  qui  gagne  tous  nos 
brodeurs  de  littérature,  et  que  vous  avez  pu  remarquer 
dans  sa  Philosophie  de  la  Nature. 

Ceux  qui  portent  M.  de  La  Harpe,  et  on  peut  nommer 
parmi  eux  mademoiselle  de  Lespinasse,  MM.  d'Alem- 
bert,  Saurin,  de  Saint-Lambert  et  Suard,  ont  cru  le 
moment  favorable  pour  essayer  de  le  faire  nommer  à 
une  des  places  vacantes  de  l'Académie  Française  ;  mais 
sa  traduction  de  Suétone 9  au  lieu  de  devenir  un  titre 
d'admission,  est  devenue  plutôt  un  titre  d'exclusion. 
Dailleurs  si  M.  de  La  Harpe  a  eu  quelques  fauteurs 
distingués,  la  foule  de  ses  ennemis  s'est  montrée  infini- 
ment plus  nombreuse  et  plus  active,  et  les  premiers  ont 
été  obligés  de  retirer  leurs  troupes  de  peur  d'être  battus 

(0  Voir  tom.  YI,  p.  4o5.  On  atiribue  celte  traduction  à  Delisle  de  Sales, 
parce  que  les  noms  de  Henri  Ophelut  de  La  Pause  renferment  ranagramm<^ 
de  Philosophe  de  la  Nature. 


l88  COilR£SPONDA.NCE    LITTEAàIRE, 

à  plate  couture  (  i)^  et  d'attirer  à  leur  protégé  une  exclu* 
sion  dans  les  formes.  On  a  réveillé  une  ancienne  aven* 
ture  de  la  jeunesse  de  M.  de  I^a  Harpe  :  étant  écolier  au 
collège  de Harcourt  il  fit,  dit-on,  des  couplets  sanglans 
contre  le  principal  et  tous  les  professeurs  de  ce  collège , 
et  ayant  été  découvert  il  fut  mis  en  prison,  les  uns 
disent  au  Fort-l'Évéque,  les  autres  à  Bicêtre.  Je  pense 
que  ceux  qui  ont  statué  sur  la  punition  auraient  de  grands 
reproches  à  se  faire,  d^avoir  mis  dans  une  prison  infa- 
mante un  jeune  homme  à  l'entrée  de  sa  carrière,  quand 
même  il  serait  coupable  de  la  faute  la  plus  grave.  Passe 
pour  le  Fort-l'Évéque;  et  je  trouverais  d'une  injustice 
bien  criante,  de  vouloir  exclure  un  poète  pour  une  fre- 
daine de  jeunesse. 

M.  l'abbé  Le  Monnier,  dont  vous  connaissez  plusieurs 

(i)  Les  épigrammes  ne  manquèrent  pas;  on  remarqua  dans  le  nombre  celle 
de  Piron  : 

Dans  l'absence  de  mon  valet 

Un  colporteur  borgne  et  bancroche 

Entra  jusqu'en  mon  cabinet. 

Avec  force  ennui  dans  sa  poche  : 

M  Les  Douze  Césars  pour  six  francs , 

Me  dît-il,  exquis,  je  vous  jure. 

L'auteur,  qui  connaît  ses  talens , 

L'a  dit  luinnême  dans  son  Mercure. 

C'est  Suétone  tout  craché. 

Et  traduit.. •  traduit i  Dieu  sait  comme  l 

Ce  sont  tous  les  monstres  de  Rome , 

Qu'on  se  procure  à  bon  marché. 

De  ce  recueil  pesez  chaque  homme  : 

Des  empereurs  se  vendent  bien  ; 

Caligula  seul  vaut  la  somme , 

Et  vous  aures  Néron  pour  rien. 

—  Que  cent  fois  Beliébuth  t'emporteT 

Lui  dis-je ,  bouillant  de  fureur  ; 

Fuis  avec  ton  auguste  escorte.  » 

Et  puis  de  mettre  avec  humeur, 

Ainsi  que  leur  introducteur. 

Les  Douze  Césars  k  la  porte. 


FÉVRIER    1771.  189 

fables,  vient  de  traduire  un  peu  difieremiTient  les  Comé- 
dies de  Térence.  Il  en  a  publié  une  très-belle  édition  en 
trois  volumes  in«8®,  ornée  d'autant  d'estampes  qu'il  y  a 
de  pièces,  et  gravées  d'après  les  dessins  originaux  de 
G>chin.  Le  texte  latin  est  à  côté,  et  les  notes  sont  reje- 
tées à  la  fin  de  chaque  pièce;  cette  traduction  se  lit  avec 
plaisir.  Vous  n'y  trouverez  pas  peut-être  la  pureté,  la 
la  grâce  et  le  charme  de  la  diction  de  Térence  ;  mais  vous 
y  ti*ouverez  sa  vivacité,  et  la  diction  de  M.  l'abbé  Le 
Moonier  ne  manque  pas  d'une  grâce  qui  lui  est  propre. 
S'il  n'est  pas  d'ailleurs  aussi  profond  latiniste  qu'un  Er- 
nesti ,  on  trouve  partout  un  homme  qui  a  fait  de  bonnes 
études,  et  un  homme  qui,  ayant  promis  au  public  une 
ti*aductîon  de  Térence,  a  cru  qu'il  était  de  son  devoir 
de  s'en  faire  une  occupation  sérieuse  ;  aussi  le  Térence 
de  Tabbé  Le  Monnier  restera,  et  les  Suétones  de  MM.  de 
La  Harpe  et  de  La  Pause  sont  déjà  oubliés.  L'abbé  Le 
Monnier  attaque  dans  sa  préface  la  traduction  de  ma- 
dame Dacier,  à  laquelle  il  reproche  avec  raison  d'être 
froide  et  pesante;  on  ne  fera  pas  ce  reproche  à  la  sienne, 
ce  qui  n'empêche  pas  que  le  latin  à  côté  ne  soit  souvent 
un  dangereux  voisin.  Il  est,  depuis  long-temps,  le  seul 
parmi  les  auteurs  et  leurs  libraires,  qui  ait  proposé  au 
public  une  souscription  honnête,  et  qui  en  ait  stricte- 
ment rempli  les  conditions;  il  n'a  pas  pris  d'argent  d'a- 
vance; il  a  publié  son  livre  au  terme  fixé,  il  a  tenu  la 
parole  de  ne  laisser  jouir  que  les  souscripteurs  seuls  du 
bénéfice  de  la  souscription.  Il  va  nous  donner  dans  peu 
une  traduction  de  Perse ,  auteur  célèbre  par  son  obscu- 
rité, et  qu'il  se  flatte  d'avoir  rendu  intelligible  sans  se 
donner  la  torture  et  sans  faire  violence  aux  expressions 
de  ce  poète.  L'abbé  Le  Monnier  est  lui-même  un  auteur 


IQO  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

original  y  ayaatdaos  son  caractère  un  assemblage  rare 
de  naïveté,  de  rusticité,  de  causticité,  de  bonhomie, 
de  finesse  et  de  simplicité.  Il  est  Normand ,  et  il  a  une 
place  dans  le  chapitre  de  la  Sainte-Chapelle.  Il  ne  se 
pique  ni  de  bon  ton ,  ni  de  belles  manières ,  ni  d'un 
grand  usage  du  monde;  mais  il  est  gai  et  bon  vivant, 
ayant  bien  conservé  son  accent  normand,  et  aimant 
mieux  passer  sa  vie  dans  les  coteries  des  artistes  que 
dans  le  grand  monde  :  il  chante  de  cette  voix  nasillarde 
qu'on  nomme  haute-contre  en  France.  M.  Le  Gros,  pre- 
mier criailleur  en  haute-contre  de  FAcadémie  royale  de 
Musique^  qui  ne  érève  pas  d'ailleurs  d'esprit,  s'étant 
trouvé  un  jour  à  souper  avec  l'abbé  Le  Monnier,  et 
ayant  chanté  avec  lui,  celui-ci  lui  dit  d'un  grand  sérieux: 
a  Dans  trois  mois  je  chanterai  bien  mieux,  parce  que  je 
me  donnerai  trois  tons  de  plus.  »  Le  Gros ,  fort  curieux 
de  savoir  comment  on  pouvait  augmenter  sa  voix  à  son 
gré,  se  laissa  persuader  qu'en  se  limant  là  luette,  on 
parvenait  à  rendre  sa  voix  plus  aiguë,  plus  douce  et  plus 
harmonieuse. 


Les  amateurs  de  la  littérature  ancienne  seront, un  peu 
consolés  des  outrages  que  les  auteurs  anciens  reçoivent 
de  temps  en  temps  de  nos  traducteurs  freluquets,  en 
voyant  la  superbe  et  magnifique  édition  de  Tacite  qui 
vient  d'être  publiée  en  quatre  volumes  in-4*  >  ®t  ^"^  ^® 
fait  que  paraître.  Elle  a  été  soignée  par  Crabriel  Brotier, 
ex-Jésuite,  du  très-petit  nombre  de  ceux  qui  entendent 
et  cultivent  encore  le  latin  en  France.  Ce  savant  a  non- 
seulement  éclairci  le  texte  latin  par  des  notes ,  mais  il  a 
tenté  de  remplir  les  lacunes  de  Tacite  par  des  supplé- 
mens  écrits  dans  la  manière  de  ce  grand  écrivain.  Vou- 


FÉVRIER   1771.  191 

loir  égaler  Tacite  dans  sa  langue  qui  n'est  plus  au  nombre 
des  langues  vivantes  ^  c'est  une  entreprise  impossible 
saiM  doute;  mais  dans  la  décadence  totale  de  la  littéra- 
ture ancienne  dont  nous  sommes  menacés ,  il  faut  s'ap- 
plaudir qu'il  y  ait  encore  un  homme  en  France  capable 
de  tenter  une  telle  entreprise.  Je  n'ai  pas  encore  eu  le 
temps  de  jeter  les  yeux  sur  ces  supplémens;  mais  M«  Cap- 
peronniei*,  garde  de  la  Bibliothèque  du  Roi,  m'a  as- 
suré qu'il  en  était  infiniment  content.  Cette  édition  de 
Tacite,  sortie  de  la  librairie  de  Latour,  est  un  monu- 
ment qui  feit  honneur  à  la  typographie  française  ;  elle 
peut  lutter  contre  ce  que  les  Anglais  ont  fait  de  plus  beau 
en  ce  genre. 

De  petits  malins  viennent  de  publier  les  Baisers  de 
Jean  Second  en  latin  avec  la  traduction  à  côté,  ainsi 
que  quelques  morceaux  de  Catulle,  de  Guarini  et  d'au- 
tres poètes  italiens  (1).  En  s'extasiant  beaucoup  sur  les 
Baisers  de  M.  Dorât ,  et  en  le  persiflant  passablement 
fort  dans  leur  préface  et  dans  leurs  notes ,  ils  ont  pris  la 
peine  d'indiquer  et  de  découvrir  toutes  les  sources  où 
le  baiseur  parisien  a  puisé  le  nectar  dont  il  arrose  ses 
lecteurs,  et  ils  ont  voiilu  prouver  indirectement,  par 
une  simple  traduction  en  prose ,  combien  le  voluptueux 
Dorât  "est  resté  au-dessous  de  ses  modèles.  Il  ne  nous 
reste  donc  plus  que  les  vignettes  de  M.  Ëisen  à  payer 
dans  l'édition  des  Baisers  de  Jean^Second^DoraL 

Madame  de  Gomez,  veuve  d'un  gentilhomme  espa- 
gnol, mourut  le  a8  décembre  dernier,  à  Saint-Germain- 
en-Laye,  à  quatre  lieues  de  cette   capitale,  âgée  de 

(i)  Les  Baisers  de  Jean  Second,  traductiou  française  accompagnée  du  texte 
latin  y  par  M.  G.  (  Moutonnet-Glairfons  )  ;  Paris,  Pillot,  ^iT^y  in-S». 


IQI  GORRESPOITDAirCE   LITTIÉBAIRE, 

quatre-vingt-cinq  ans.  Son  nom  de  fiainille  était  Poisson, 
et  je  crois  qu'elle  tenait  à  cette  famille  Poisson  qui  a 
fourni  plusieurs  acteurs  comiques  au  Théâtre  Français; 
mais  je  n'en  suis  pas  sûr.  Nous  avons  vu  le  dernier  Pois- 
son,  petit  et  baroque  de  figure,  ivrogne ,  bredouilleur, 
•ne  sachant  jamais  son  rôle,  faire  les  délices  du  parterre 
par  un  jeu  infiniment  plaisant  et  original.  Il  mourut  il  y 
a  une  quinzaine  d'années,  et  eut  Préville  pour  succes- 
seur. Madame  de  Gomez  publia  successivement  les  Jour- 
nées amusantes ,  les  Cent  JVoui^elles  JVoui^elles ,  et  un 
grand  nombre  d'autres  ouvrages  frivoles  qui  eurent  de  la 
vogue  dans  leur  temps,  mais  dont  il  ne  reste  plus  au- 
jourd'hui aucun  souvenir. 


Il  a  couru  plusieurs  vers  à  la  louange  du  duc  de 
Choiseul  après  sa  retraite  des  affaires.  Mais  les  meilleurs 
sont  le  quatrain  suivant  : 

Gomme  tout  autre ,  dans  sa  place , 
Il  peut  avoir  des  eunemis  : 
Gomme  nul  autre ,  en  sa  disgrâce , 
Il  acquit  de  nouveaux  amis. 


Je  n'ai  garde  de  vous  entretenir  de  tous  ces  ouvrages 
qui  paraissent  en  faveur  de  la  religion  et  en  réfutation 
des  ouvrages  philosophiques.  Depuis  que  l'abbé  Bergier 
a  fait  fortune  à  ce  métier-là ,  tous  ses  confrères  s'en  mê- 
lent. Je  ne  puis  cependant  me  dispenser  de  voUs  faire 
remarquer  le  contingent  de  l'abbé  Dinouart^  à  cause 
de  son  titre  :  l'^rt  de  se  taire  ^  principalement  en 
m^itière  de  religion  (i).  Ce  titre  m'a  charmé.  L'auteur 
ne  s'est  pas  cru  obligé  d'exercer  l'art  qu'il  enseigne. 

(i)  1771,  in-i2. 


MARS    I77Ï.  193 

MARS. 

Pari» ,  mars  17^1. 

M.  Diderot,  maître  coutelier  àLangres,  mourut  en 
1 759,  généralement  regretté  dans  sa  ville ,  laissant  à  ses 
enfans  une  fortune  honnête  pour  son  état,  et  une  répu- 
tation de  vertu  et  de  probité  désirable  en  tout  état.  Je  le 
VIS  trois  mois  avant  sa  mort  :  en  allant  à  Genève,  au  mois 
de  mars  1759,  je  passai  exprès  par  Langres,  et  je  m'ap- 
plaudirai toute  ma  vie  d'avoir  connu  ce  vieillard  respec- 
table. Il  laissa  trois  enfans.  Un  (ils  aîné ,  Denis  Diderot , 
né  en  17 13  :  c'est  notre  philosophe;  une  fille  d'un  cœur 
excellent  et  d'une  fermeté  de  caractère  peu  commune, 
qui,  dès  l'instant  de  la  mort  de  sa  mère,  se  consacra  en- 
tièrement au  service  de  son  père  et  de  sa  maison ,  et 
refusa  par  cette  raison  de  se  marier  ;  un  fils  cadet ,  qui  a 
pris  le  parti  de  l'église  :  il  est  chanoine  de  l'église  cathé- 
drale deLangres,  et  un  des  grands  saints  du  diocèse. 
C'est  un  homme  d'un  esprit  bizarre,  d'une  dévotion 
outrée,  et  à  qui  je  crois  peu  d'idées  et  de  sentimens 
justes.  Le  père  aimait  son  fils  aîné  d'inclination  et  de 
passion;  sa  fille,  de  reconnaissance  et  de  tendresse;  et 
son  fils  cadet,  de  réflexion,  par  respect  pour  l'état  qu'il 
avait  embrassé.  Voilà  des  éclaircissemens  qui  m'ont  paru 
devoir  précéder  le  morceau  que  vous  allez  lire  (i). 

Jean  -  Jacques  d'Ortous  de  Mairan ,  gentilhomme  de 

(i)  Ce  morceau,  supprimé  ici ,  est  VEntreHemtunpère  avec  ses  enfans,  sur 
le  danger  de  se  mettre  au-dessus  des  lois.  VL  est  imprimé  dans  la  coUcct  on  des 
Œuvres  de  Diderot.  (  Note  de  la  première  édition,  ) 

Ton.  VII.  »5 


194  COARESPONDANGK    LIXTERA^IBE, 

Bëziers  en  Languedoc  ^  un  des  Quarante  de  rAcadëmie 
Française  ,  ancien  secrétaire  perpétuel  de  rAcadémie 
royale  des  Sciences,  et  membre  de  toutes  les  compagnies 
savantes  de  TEurope  les  plus  illustres ,  physicien  dis- 
tingué ,  homme  de  mérite ,  honnête  homme ,  hon^me 
aimable,  mourut  le  20  février  au  Louvre,  à  Tâge  de 
quatre-vingt-treize  ans.  11  était  parvenu  à  cette  extrême 
vieillesse  sans  aucune  infirmité,  et  il  conserva  la  présetice, 
la  netteté ,  la  précision  d'esprit  ainsi  que  l'usage  intact 
de  tous  les  sens,  jusqu'au  dernier  moment  de  sa  vie.  Il  y 
a  apparence  qu'il  aurait  poussé  plus  loin  sa  carrière,  si, 
dans  les  froids' rigoureux  du  mois  de  janvier,  il  n'avait 
-gagné  une  fluxion  de  poitrine  en  allant  dîner  chez  M.  le 
prince  de  Conti.  Après  cette  fluxion  de  poitrine  il  lui 
survint  un  érysipèle  à  la  cuisse  d'où  il  ^'ensuivit  la  dis- 
solution du  sang  et  la  gangrène.  On  ne  pouvait  cependant 
lui  reprocher  de  ne  savoir  pas  se  précautionner  contre  le 
froid:  son  vieux  valet  de  chambre,  Rendu,  avait  établi 
une  sorte  de  concordance  entre  son  thermomètre  et  les 
différentes  étoffes  de  la  saison;  son  maître  lui  demandait 
le  matin  à  quoi  est  le  thermomètre  ?  et  Rendu  répondait, 
à  la  ratine^  ou  au  velours  y  ou  à  la  fourrure  ^  suivant  le 
degré  de  froid.  Mais  le  jour  fatal  où  M.  de  Mairan  devait 
dîner  au  Temple  chez  M.  le  prince  de  Conti ,  il  eut  pitié 
de  ses  porteurs  ;  il  ne  voulut  pas  qu^ils  fissent ,  par  un 
temps  aussi  rigoureux,  une  course  aussi  considérable  que 
celle  du  Louvre  au  Temple;  il  se  mit  dans  un  fiacre  qui 
ne  put  le  mener  qu'à  la  porte  du  Temple;  il  fallut  traver- 
ser leSa cours  à  piejd:  il. prit  du  froid,  et  cen^trach^  lui 
pour  n'en  plus  sortir.  Jusqu'à  ce  moment  il  était  sorti 
toMs^  les. jours  de  sa.  vie,  et  tousi  les  jours  il  r^amoutait  les 
quatre- vingt  seize  ou  cent  marches  du  grand  escalier  du 


MARS  177I.  195 

Louvre  pour  reotrer  cbez  lui.  I)  vivait  dans  la  bonne 
compagnie  de  Paris  ,  généralement  estimé ,  honoré  , 
considéré;  il  dînait  presque  tous  les  jours  en  ville, 
passait  l'après-midi  à  faire  des  visites  y  et  rentrait  le  soir 
dans  son  asile  litténiire.  M.  de  Mairan  avait  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  vivre  long-temps.  L'esprit  sage ,  la  tête  îyiesa 
faite,  une  grande  égalité  d'humeur,  beaucoup  de  mo- 
dération dans  les  {Missions,  ou  plutôt  point  de  passions, 
assez  de  sentiment  pour  mériter  l'estime  de  ceux  qui 
vivaient  avec  lui  dans  les  mêmes  sociétés  et  pour  con- 
tracter de  ces  liaisons  d'égards  et  de  politesse  qui  lui 
suffisaient,  qui  n'ont  pas  à  la  vérité  les  charmes  de 
l'amitié  ,  mais  qui  n'en  entraînent  pas  non  plus  les 
obligations;  pas  assez  de  chaleur  dans  l'atne  pour  se  sen- 
tir le  besoin  d'un  attachement  qui  maîtrise,  d'un  ami 
qui  dispose  à  son  gré  du  calme ,  de  la  sérénité ,  du  bon- 
heur ou  du  malheur  de  nos  jours  ;  d'ailleurs  beaucoup  de 
prudence  et  de  prévoyance ,  beaucoup  d'attention  pour 
lui-même,  beaucoup  de  méthode  dans  toute  sa  vie  :  voilà 
a  peu  près  les  élém^is  qui  constitffai^nt  le  caractère  de 
M.  de  Mairan.  Méthodique  en  tout ,  il  avait  dans  l'esprit 
une  sorte  de  pédanterie  qui  n'était  pas  festidieuse,  et  une  es- 
pèce d'égoime  qui  n'avait  rien  de  choquant,  parée  qu'il  était 
masqué  par  beaucoup  d'égards,  de  politesse  et  d'usage  du 
monde.  Quoique  depuis  le  commencement  de  ce  siècle  il 
n'eût  bougé  de  Parts ,  il  avait  conservé  sofn  accent  gascon , 
comme  s'il  ne  faisait  que  débarquer  du  coche  de  Béziers , 
et  ce  petit  accent  ne  nuisait  point  à  la  grâce  de  ses  ex- 
pressions. L'Académie  des  Sciences  perd  en  lui  le  dernier 
sectateur  de  Dcfscart^  dont  la  physique  chimérique  a  été 
entièrement  détruite  par  la  physique  lumineuse  et  sage 
de  Newtoit.  Le  parti  cattésien  était  trop  affaibli  dans 


19  >  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE^ 

l'Académie,  et  M.  de  Mairaii  était  trop  sage  pour  vouloir 
défendre  les  rêves  de  ce  philosophe  célèbre  en  physique  ; 
il  se  bornait  à  soutenir  que  Descartes  était  une  des  plus 
•grandes  et  des  plus  fortes  têtes  de  son  siècle ,  et  sur  ce 
point  il  ne  trouvait  pas  de  contradicteurs.  Il  y  a  trente 
et  quelques  années  que  Maupertuis ,  soutenu  de  toute  la 
cohorte  des  jeunes  académiciens  d'alors ,  établit  la  phi- 
losophie newtonienne  à  l'Académie  d«s  Sciences ,  et  cul- 
buta celle  de  Descartes  qui  avait  régné  jusqu'à  ce  moment. 
M.  de  Voltaire  contribua  aussi  à  la  révolution  par  ses 
Lettres  Anglaises  et  par  ses  principes  de  la  philosophie 
newtonienne;  M.  de  Mairan  se  trouva  alors  embarqué 
dans  une  discussion  philosophique  avec  madame  la  mar- 
quise du  Châtelet  sur  les  forces  vives  et  mortes^  et  peu 
s'en  fallut  que  le.  sage  académicien  ne  se  laissât  engager 
tout  de  bon  dans  un  combat  en  forme,  lorsque  madame 
GeofTrin  lui  dit  :  «  Ne  v^oyez-vous  pas  qu^on  se  moquera 
^de  vous  si  vous  tirez  votre  épée  contre  un  éventail?  » 
Cette  réflexion  arrêta  tout  court  notre  chevaUer  de 
Béziers,  et  la  dispute  se  passa  en  politesses  et  en  galan- 
teries. 

M.  de  Mairan  est  mort  comme  il  a  vécu,  avec  tran- 
quillité et  sagesse.  Madame  Geofffin ,  à  sa  prière,  l'asisista 
dans  ses  derniers  momens ,  lui  fit  recevoir  les  sacremens, 
et  présida  à  tout.  Lorsqu'il  se  vit  débarrassé  des  prêtres, 
il  la  remercia  beaucoup  de  lui  avoir  fait  remplir  ces 
devoirs  auxquels  il  croyait  que  la  décence  et  la  nécessité 
obligeaient  un  citoyen  à  l'instant  du  départ,  mais  aux- 
quels il  convenait  qu'il  aurait  été  fort  embarrassé  de 
satisfaire  seul,  ne  s'étant  de  sa*  vie  piqué  de  confession 
ni  de  communion.  Il  a  institué  madame  GeofTrin  sa  lé- 
gataire universelle.  Lorsqu'il  sortit  de  son  pays  à  la  fin 


MA^RS  I77I.  197 

du  dernier  siècle ,  il  abandcHina  son  biea  à  sa  famille  sous 
kl  réserTe  d^une  petite  rente  viagère  qui  ne  lui  fut  jamais 
payée.  Malgré  cela  il  a  toujours  vécu  dans  une  aisance 
honnête-,  et  l'on  dit  qu'il  a  laissé  plus  de  cinquante  mille 
livres  argent  comptant.  M.  le  duc  d'Orléans,  régent  du 
royaume,  l'aimait  beaucoup ,  parce  qu'il  aimait  lés  gens 
d'esprit  et  de  lettres. 


Le  marquis  d'Argens,  chambellan  du  roi  de  Prusse, 
est  mort  au  commencement  de  cette  année  en  Provence 
où  il  était  né ,  et  où  il  s'était  retiré  depuis  deux  ou  trois 
ans.  Il'est  l'auteur  d'un  nombre  considérable  de  produc- 
tions littéraires  et  philosophiques  dont  aucune  peut-être 
n'ira  à  la  postérité ,  mais  qui  n'ont  pas  laissé*  que  de 
trouver  des  lecteurs  dans  leur  temps,  et  d'avoir  la  vogue. 
Son  séjour  auprès  d'un  roi  guerrier  et  philosophe  le  ren- 
dit un  savant  philologue,  et  son  mariage  avec  une  dan- 
seuse, si  je  ne  me  trompe,  lui  donna  la  passion  du  grec; 
il  traduisit ,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  plusieurs 
morpeaux  de  philosophie  grecque.  Je  le  vis  à  Paris  il  y  a 
environ  dix-huit  afis.  Il  était  gai  en  société,  avec  le  ton 
un  peu  grivois  ;  il  aimait  à  conter,  et  contait  un  peu  lon- 
guement ,  mais  gaiement. 


On  peut  rayer  du  tableau  des  vivans,  quoiqu'il  soit 
encore  en  vie,  Bernard, qui  doit  à  M.  de  Voltaire  le  sur- 
nom de  Gentil  Bernard.  A  force  d'avoir  usé  de  la  vie  de 
toute  manière.  Gentil  Bernard,  né  robuste,  grand  man- 
geur, infatigable  serviteur  des  dames,  est  tombé  dans 
l'enfance  à  l'âge  de  soixante  ans  passés,  car  il  se  glorifiait 
d'être  de  l'âge  du  roi.  Il  prétendait  vivre  à  soixante  ans 
comme  à  trente.  Ce  calcul  n'étant  pas  celui  de  la  nature , 


1^3  CORRESPONDANCE   LITTiRAIRE, 

il  eut  une  attaque  au  mots  de  juillet  dernîar,  qui  vient 
d'être  suivie  d'un  afTaissement  total  du  cerveau.  Il  a 
perdu  la  tête,  il  déraisonne ,  mais  il  n'est  pas  malade;  il 
dort,  il  mange;  et  comme  il  n'a  pas  la  connaissance  de 
son  état  9  il  n'est  pas  même  malheureux.  Bernard  était, 
taillé  exprès  pour  faire  fortune ,  et  il  ne  manqua  pas  à 
sa  vocation.  C'était  un  homme  frivole,  essentiellement 
îadifTérent  sur  tout  ce  qui  n'était  pas  son  plaisir,  mais 
supérieurement  doué  de  l'esprit  de  conduite,  n'affichant 
jamais  riea  que  d'êti*  galant,  aimable,  plein  d'égards 
pour  tout  le  monde,  sans  attachement  pour  personne, 
joignant  à  un  tempérament  infatigable  pour  le  service 
des  dames  de  la  grâce  et  la  gentillesse  de  l'esprit,  et, 
chose  inouïe  dans  un  Français  !  une  discrétion  à  toute 
épreuve.  S'il  en  faut  croire  la  chronique  de  Paris,  celte 
dernière  qualité  lui  a  valu  une  infinité  de  bonnes  for- 
tunes. Notre  Seigneur  prétend  qu'on  ne  peut  servir  deux 
maîtres  à  la  fois.  Bernard  prétendait,  au  contraire,  qu'on 
peut  très-bien  servir  deux  et  même  plusieurs  maîtresses 
à  la  fois;  en  conséquence  il  ne  quittait  jamais,  à  moins 
qu'on  ne  le  voulût  bien;  et  quand  il  était  quitté ,  il  se  ré- 
signait à  son  sort  sans  faire  de  bruit.  De  tels  procédés , 
et  la  réunion  de  tant  de  qualités  si  rares,  surtout  en 
France,  ne  pouvaient  manquer  de  le  rendre  recommau- 
dable  aq  beau  sexe.  Mais  il  ne  bornait  pas  ses  jouissances 
aux  plaisirs  de  l'amour,  il  aimait  avec  tout  autant  de  pas* 
sion  les  plaisirs  de  la  table;  il  dînait  et  soupaità  fond  tou& 
les  jours  de  sa  vie ,  et  c'est  le  seul  homme  que  j'aie  vu  pou- 
voir soutenir  cette  épreuve  à  Paris  long-temps  de  suite. 
Le  chevalier  de  Châtellux  prétend  avoir  remarqué,  de- 
puis l'accident  de  Bernard ,  que  tous  les  hommes  sans 
exception  l'attribuent  à  son  goût  effréné  pour  les  femmes. 


MARS   1771.  199 

et  que  les  feimnes  au  oostraire  en  aoeusent  uniquement 
ses  excès  de  table:  cette  remarque  n'est  pas  à  mépriser. 

Bernard  était  né  à  Grenoble;  son  père  était,  je  crois , 
sculpteur.  Il  suivit  dans  la  guerre  de  ii  733  en  Italie,  en 
qualité  de  secrétoire,  je  «e  sais  qtiel  offieîer-çénéral  qui 
y  mourut.  Le  Hiaréchal  de  Goigny  connut  Bernard,  et 
fit  sa  jbrtttae.  Il  Itfi  don^a  la  place  de  secrétaire^général 
des  dragons ,  qui  lui  valut  plus  de  dix  mille  livres  de 
rente,,  <et  qu'il  a  toujours  exercée.  Il  resta  è  l'hôtel  de 
Ccûgny  jusqu'à  la  mort  du  maréchal,  et  conserva  égale- 
ment les  bontés  et  l'amitié  de  ses  petits-^fils ,  mettant  tou- 
jours assez  de  soiiplesse  dans  9a  conduite  pour  esquiver 
le  rôle  d'un  complaisafit  subalterne ,  et  pour  allier  sa 
liberté  et  ses  plaisirs  avec  les  égards  qu'il  devait  h  tout 
ce  qui  était  Coigny.  Bernard  vécut  toujoui's  dans  la  meil- 
leure compagnie ,  san^  préjudice  de  la  mauvaise  qu'il 
fréquentait  sans  afîfi<;he  pour  ^on  plaisir  ;  c'était  ^1  géné- 
ral le  premier  honwie  pour  jouir  de  tout  sans  rien  affi- 
cher. Il  avait  connu  madame  de  Pompadour  avant  qu'elle 
iiït  à  la  cour;  Bernard  et  l'abLé  de  Bemis  étaient  les 
beaux  esprits  de  la  société  obscure  de  madame  d'Ëtioles, 
sous«^rmière;  die  s'en  souvint  dans  sa  fortune  :  l'abbé 
devint  ministre  et  cardinal,  Bernard  resta  Gentil-Ber- 
nard sur  le  pavé  de  Paris ,  trop  «âge  pour  vouloir  d'une 
fortune  plus  brillante,  et  pour  sacrifier  son  indépendance 
à  l'ambition.  Madame  de  Pompadour  le  fil  cependant 
bibliothécaire  du  roi  a  Choisy,  poste  qui,  sans  le  fati- 
guer, lui  procura  une  très-jo4ie  habitation  dans  cette 
maison  royale. 

Le  même  esprit  de  sagesse  ethpèchatt  Bernard  de  pu- 
blier aucun  de  ses  ouvrages  ;  l'opéra  de  Castor  et  Pollux^ 
mis  en  musique  par  Rameau ,  est  le  seul  qui  ait  été  im- 


aOO  GORRESPOirDANGE  LITTERAIBE, 

primé  de  son  aveu ,  parce  qu'il  fallait  se  conformer  k 
l'usage.  Cet  opëra  tomba  d'abord,  comme  tous  les  ou» 
vrages  de  Rameau  ;  mais  c'est  aujourd'hui  le  seul  pivot 
sur  lequel  repose  la  gloire  de  la  musique  française.  Quand 
cette  gloire  est  aux  abois,  et  cela  lui  arrive  à  tout  mo- 
ment, (m  descend  à  l'Opéra  la  châsse  des  frères  d'Hélène 
comme  à  Sainte-Geneviève  cette  de  la  paysanne  de  Nan- 
terre.  Castor  et  Polhix  est  un  ouvrage  médiocre,  rempli 
de  jolis  n^drigauz  qu'il  est  impossible  de  mettre  en 
musique.  Bernard  a  fait  quantité  de  poésies  de  société  et 
de  pièces  fugitives ,  mais  il  n'en  a  jamais  livré  à  l'impres- 
sion. Toutes  ses  poésies  respirent  la  galanterie;  sa  touche 
est  gracieuse,  légère  et  frivole.  Si  vous  voulez  vous  con- 
tenter de  fleurs,  vous  aurez  satisfaction  ;  mais  ne  deman- 
dez rien  au-delà;  après  des  fleurs  vous  aurez  encore  des 
fleurs.  Le  poème  de  Bernard  intitulé  VArt  d'aimer^]omt 
d'une  réputation  de  près  de  trente  ans ,  sans  avoir  jamais 
vu  le  jour.  Il  le  lisait  dans  les  sociétés  où  il  vivait,  et 
ces  lectures  étaient  toujours  accompagnées  du  plus  grand 
succès.  Je  n'en  ai  entendu  qu'une  seule  ;  mais  j'ose  pré- 
dire que  si  ce  poème  est  jamais  imprimé,  il  fera  la  plus 
belle  chute  du  monde,  et  que  tout  le  monde  s'étonnera 
de  la  réputation  dont  il  a  joui.  Bernard  avait  composé  un 
autre  poème,  intitulé  Phrosine,  qu'il  lisait  également  en 
société,  et  que  je  trouve  encore  bien  plus  mauvais  que 
rArt  <ï aimer.  Son  meilleur  ouvrage  est  celui  que  je  ne 
connais  point  ;  il  l'appelait  Recueil  de  poésies  orientales  : 
c'était  le  Cantique  des  (Cantiques,  mis  en  vers,  et  rap- 
pelé au  premier  but  de  son  auteur,  celui  d'échauffer  nos 
cœurs  par  des  détails  lubriques  de  la  volupté  profane. 
On  dit  cet  essai  très-supérieur  aux  autres  ouvrages  de 


MARS   I77I.  201 

Gentil  Bernard  ;  mais  je  ne  Tai  point  vu  (i).  Gentil  Ber- 
nard était  donc  TAnacrëon  de  la  France  :  c'était  un  Ana- 
créon  frise,  poudre,  fanfreluche,  que  Baudouin  aurait 
pu  peindre  étalé  sur  un  sopha ,  dans  un  boudoir,  en  robe 
de  chambre  et  caleçon  de  tafetas,  et  en  pantoufles  de 
maroquin  jaune.  Le  même  bon  esprit  qui  lui  fit  constam- 
ment dérober  ses  productions  au  jour  l'empêcha  aussi 
d'aspirer  à  aucune  sorte  d'honneurs  littéraires.  Il  n'y  a 
pas  trois  mois  que  l'Académie  Française,  menacée  d'une 
grande  disette  de  sujets  académiques ,  lui  fit  entendre 
qu'il  pourrait  obtenir  une  des  places  vacantes,  s'il  vou- 
lait se  mettre  sur  les  rangs;  mais  il  refiisa,  disant  qu'il 
n'avait  point  de  titre  pour  solliciter  cette  distinction. 
Avec  cet  esprit  de  modération  il  échappa  à  la  censure  et 
à  l'envie,  et  vécut  heureux;  et  il  faudrait  compter  Ber- 
nard au  nombre  des  hommes  les  plus  heureux  de  son 
temps,  s'il  n'avait,  pour  ainsi  dire,  survécu  à  lui-même, 
et  si  le  même  instant  qui  l'a  rendu  imbécile  l'avait  aussi 
privé  de  la  vie.  Son  esprit  seul  se  trouve  affecté ,  et  il  est 
à  craindre  qu'il  ne  vive  encore  plusieurs  années  dans 
l'état  humiliant  et  misérable  oii  il  est  tombé. 


Le  pauvre  M.  Fenouillot  de  Falbaire  n'a  pu  se  dispen- 
ser de  confier  à  la  presse  son  Fabricant  de  Londres ,  si 
cruellement  maltraité  à  la  j*eprésentation  (2).  Se  fiant 
trop  à  la  sensibilité  de  quelques  personnes  à  qui  il  avait 
lu  ce  drame  infortuné,  il  avait  compté  qu'il  ferait  le  plus 

(i)  Cette  imitation  du  Cantique  des  Cantiques  a  été  imprimée  pour  la  pre- 
mière fois  dans  les  Œuvres  de  Bernard^  édit.  de  i8o3^  s  vol.  iu-8**,  sous  le 
titre  de  Dialogues  orientaux.  On  y  trouve  aussi  Aminte  et  Médor,  tableau 
nuptial^  etc.  etc. 

{•i)  Paris ,  Delaiain,  1771,  iu-8^ 


202  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE  , 

grand  effet  et  la  plus  grande  fortuae au  théâtre;  en  con- 
séquence il  avait,  fait  Êûre  par  Oravejot  cinq  dessins 
représentant  les  principales  situations  de  la  pièce,  et  qui 
devaient  fournir  une  estampe  à  la  iâle  de  chaque  acte. 
Ces  cinq  estampes  étaient  gravées  et  toutes  .prèles  pour 
le  succès ,  lorsque  la  pièce  tomba.  Gemment  se  tirer  de 
tous  ses  firais?  C'est  en  faisant  imprimer  la  pièce  et  en 
Tomant  des  cinq  estampes  tout  comme  si  elle  avait 
réussi.  C'est  le  parti  qu'a  pris  l'auleur.  Il  a  dédié  son 
drame  à  madame  Trudaine,  femme  de  Tinl^ndant  des 
finances  j  à  qui  la  lecture  faite  chez  elle  en  grand  cercle 
avait  fait  verser  beaucoup  de  larmes.  «  C'est  un  avantage, 
dit  l'auteur,  qui  me  rendra  mon  Fabricant  toujours 
cher.  »  Ce  pauvre  M.  de  Falbaîre  écrira  et  parlera  tou- 
jours aussi  platement  que  son  FabricanL  II  croit  bonne- 
ment que  sa  pièce  n'a  pas  réussi  parce  que  les  Comédiens, 
en  prenant  y  l'année  dernière,  possession  de  la  salle  des 
Tuileries,  ont  reculé  Je  théâtre  de  quelques  pieds  pour 
pratiquer  de  petites  loges ,  et  parce  que  l'orchestre  des 
musiciens  était  moins  large  et  plus  long  dans  l'ancienne 
salle,  ce  qui  fait  qu'il  y  a  au  parquet  de  la  salie  des  Tui- 
leries un  grand  nombre  de  places  où  l'on  a  froid  aux 
jambes,  et  où  l'on  est  incommodé  des  lumières  de  la 
rampe;  et  voilà  pourquoi  votre  fille  est  niuelte^  et  pour- 
quoi mon  Fabricant  est  tombé.  Il  y  a  des  grâces  d'état. 

Lorsque  la  banqueroute  de  M.  Sudmer  éclata  dans  la 
pièce  de  M.  de  Falbaire ,  un  bel-esprit  du  parterre  vit 
tout  de  suite  qu'elle  entraînerait  celle.de  la  pièce,  et 
s'écria  :  «  Ah ,  mou  dieu  !  j'y  suis  pour  mes  vingt  sous.  »  Si 
vous  ne  voulez  pas  être  pour  un  écu  dans  la  banqueroute 
du  Fabricant,  vous  ne  l'achèterez  pas  imprimé.  La  dis- 
grâce du  Fabricant  de  Londres  a  eu  quelques  contre- 


MAHS   1771.  2lo3 

coups  ;  les  Comédiens  Italiens  n'ont  plus  voulu  jouer  le 
Premier  Navigateur ^  malgré  la  musique  de  Phiiidor , 
qu'on  dit  charmante.  Il  en  est  résulté  une  tracasserie 
entre  les  auteurs  et  les  acteurs^  et  enfin  la  pièce  a  été 
retirée  du  Théâtre  Italien ,  et  va  être  arrangée  pour  celui 
de  rOpéra.  Je  pense  qu'en  ceci  on  a  rendu  un  véritable 
service  aux  auteurs ,  parce  que  sur  ce  théâtre  on  ne  re- 
garde pas  de  si  près  aux  paroles ,  surtout  d'un  petit 
poème  en  un  acte;  et  peut-être  les  platitudes  de  M.  de 
Falbaire  qu'on  eût  sifflées  à  la  Comédie  Italienne,  braillées 
par  M.  Le  Gros  et  mademoiselle  Rosalie,  passeront  pour 
de  très-jolis  madrigaux  à  l'Opéra. 


Depuis  que  la  fureur  de  jouer  des  proverbes  s'est  ré- 
pandue dans  les  sociétés  de  Paris,  nous  avons  vu  des 
facétieux  aller,  de  cercle  en  cercle,  contrefaire  des  gens 
ridicules  et  bien  connus,  et  représenter  de  ces  petits 
drames  dont  ils  donnaient  ensuite  le  proverbe  à  deviner 
aux  spectateurs.  Cette  manière  de  contribuer  à  l'amuse- 
ment de  la  société  n'est  pas  précisément  le  chemin  qui 
mène  à  la  considération,  mais  elle  donne  une  sorte  d'exis- 
tence à  Paris ,  et  l'accès  auprès  de  la  bonne  compagnie , . 
où  cette  classe  de  personnes  n'aurait  jamais  figuré  sans 
Famusement  qu'elle  procure.  Nous  avons  vu  briller  pen- 
dant un  certain  temps  une  mademoiselle  Delon,  de  Ge« 
nève,  qui  avait  épousé  ici  un  gentilhomme,  et  se  faisait 
appeler  la  marquise  de  Luchet.  M.  le  comte  d'Albaret 
était  un  autre  acteur  principal  de  ce  genre.  Un  commis 
dans  les  fourrages,  homme  original  et  plaisant,  qui  cou* 
trefait  Içs  Anglais  dans  la  perfection,  et  qui  est  généra*^ 
lement  connu  à  Paris  sous  le  nom  de  niilord  Gor,  était 
aussi  de  cette  troupe^  qui  se  mêlait  quelquefois  avec 


ao4  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE , 

Préville  et  Bellecour  de  la  Comédie  Française ,  exceQens 
on  ce  genre,  lesquels  amenaient  encore  avec  eux  Tayocal 
Coqueley  de  Chaussepierre ,  qu'on  dit  sublime.  Milord 
Gor  se  fit  des  affaires  il  y  a  quelque  temps ,  et  perdit 
madame  de  Luchet.  Une  femme  de  qualité ,  fort  décriée 
à  la  vérité  pour  ses  mœurs /se  trouvant  chez  madame  de 
Luchet,  milord  Gor  contrefit  le  médecin  anglais  avec 
une  telle  vérité  qu'il  inspira  à  la  dame  la  plus  grande 
confiance.  Elle  passa  avec  lui  dans  un  cabinet,  oii  Ton 
prétend  que  la  confession  de  la  malade  et  les  essais  du 
médecin  furent  poussés  fort  loin.  Cette  histoire  fit  beau- 
coup de  bruit  :  milord  Gor  et  madame  de  Luchet  avaient 
été  assez  imprudens  pour  la  conter.  La  dame,  furieuse 
d'avoir  été  jouée  d'une  manière  si  impertinente ,  et  d'être 
la  fable  de  Paris,  se  plaignit;  on  mit  le  médecin  anglais 
en  prison ,  et  madame  de  Luchet  fut  réprimandée  à  la 
police.  Or,  une  femme  reprise  par  la  police  n'est  plus 
reçue  nulle  part ,  et  la  pauvre  diablesse  de  Luchet  est 
tombée  dans  la  dernière  misère  :  je  crois  même  qu'elle 
n'est  plus  à  Paris. 

Un  jeune  homme  qui  se  destine  à  la  peinture,  appelé 
Touzet,  a  mis  un  autre  genre  de  facéties  à  la  mode;  c'est 
de  contrefaire  à  lui  tout  seul  une  infinité  de  phénomènes 
collectifs.  Ainsi  il  exécute  un  motet  à  grand  chœur  et  a 
plein  orchestre;  il  se  met  derrière  un  paravent,  et  con- 
trefait le  chœur  de  tout  un  couvent  de  religieuses  avec 
un  art  et  une  finesse  que  vous  jureriez  qu'il  y  en  a  une 
douzaine,  et  que  vous  devinez  jusqu'à  Fâge,  au  carac- 
tère et  à  la  physionomie  de  ces  béguines.  Une  remarque 
assez  générale  et  assez  singulière,  c'est  que  presque  tous 
ces  gens  qui  imitent  avec  tant  d'esprit  en  ont  eux-mêmes 
très-peu,  et  quand  ils  cessent  d'être  le  personnage  quus 


MARS    I77I.  205 

ont  choisi  y  et  qui  vous  amuse  tant,  ils  deviennent  insi- 
pides et  tristes ,  parce  qu'ils  ne  sont  plus  qu'eux. 

M.  de  Carmontelle,  lecteur  de  M.  le  duc  de  Chartres , 
a  voulu  réduire  les  amusemens  de  société  et  les  facéties 
en  systèmes.  C'est  lui  qui^  le  premier,  a  publié  des  Pro- 
verbes  dramatiques{\)y  et.  depuis  ce  t€mps«là ,  plusieurs 
rivaux  de  sa  gloire  en  embellissent  le  Mercure  tous  les 
mois.  Cependant  ce  qui  rend  les  proverbes  supportables 
en  société,  c'est  la  verve  et  la  chaleur  avec  lesquelles  les 
acteurs  improvisent,  et  qui  disparaissent  quand  ils  réci- 
tent des  choses  apprises  par  cœur;  et  puis  le  dénouement 
est  presque  toujours  froid  et  plat,  parce  que  les  auteurs 
proverbiaux  ne  se  donnent  pas  la  peine  d'amener  leur 
proverbe  d'une  manière  ingénieuse  et  piquante.  Car- 
montelle  n'est  pas  seulement  en  ce  genre  d'une  fécondité 
prodigieuse,  mais  il  a  encore  composé  un  bon  nombre 
de  comédies  qu'il  regarde  comme  des  pièces  de  société, 
n  est  lui-même  auteur  passable;  il  dessine  fort  bien  pour 
un  homme  dont  ce  n'est  -pas  le  métier  :  il  a  du  goût ,  et 
c'est  un  des  ordonnateurs  de  fêtes  de  société  le  plus  em- 
ployé à  Paris.  Ses  proverbes  et  ses  comédies  n'ont  qu'un 
défaut,  c'est  detre  plats  :  car,  d'ailleurs,  il  a  de  la  vérité 
dans  ses  caractères  et  du  naturel  dans  son  dialogue.  Il 
saisit  bien  les  ridicules ,  et  il  a  assez  de  causticité  dans 
l'esprit  pour  les  bien  rendre;  mais  il  croit  qu'on  n'a  qu'à 
les  transporter  sur  la  scène  comme  on  les  a  remarqués 
dans  le  monde,  et  ce  n'est  pas  cela  ;  il  faut  encore  cette 
petite  pointe  de  poésie  et  de  verve  qui  fait  que  ce  qui 
est  insipide  en  nature  devient  exquis  et  piquant  dans 
l'imitation.  Vous  copieriez  tout  le  dictionnaire  de  nos 
élégans  à  faux  airs ,  et  toutes  les  minauderies  de  nos 

(i)  1769  y  6  ToK  in-8e. 


2o6  CORK£SPOJ!CDANCE    LITT£K/LiR£, 

femmes  les  plus  à  la  mode  avec  la  dernière  exactitude, 
que  vous  ne  produiriez  point  d'effet  ;  l'air ,  le  ridicule 
qui  vous  a  ou  choque  ou  amusé  dans  le  monde  ne  vous 
paraîtra  que  fastidieux  sur  la  scène  quand  il  n'est  pas 
renforcé  par  le  génie  du  poète.  Ces  réflexions  auraieùt 
pu  empêcher  M.  de  Garmontelle  de  hasarder  ses  pièces 
après  avoir  exposé  au  grand  jour  tant  de  Proverbes  dra- 
matiques ;  mais  il  ne  les  a  pas  faites.  Il  vient  de  publier 
«on  Théâtre  en  deux  volumes  qui  renferment  huit  co- 
médies, parmi  lesquelles  il  y  eu  a  une  en  cinq  actes. 
Encore  une  fois,  ces  pièces  n'ont  d'autre  défaut  que 
d'être  plates  ;  si  vous  leur  pouvez  passer  la  platitude , 
vous  en  serez  content  d'ailleurs.  Comme  il  faut  toujours 
que  Carmontelle  soit  fâfcétieux,  il  les  a  publiées  sous  le 
titre  de  Théâtre  du  prince  Clénerzosv^  Russe  ^  traduit 
en  français  par  le  baron  de  Bleningj  Saxon  ^  2  volumes 
în-8*.  Il  suppose  que  son  Clénerzow  est  venu  en  France , 
et  qu'il  a  très-bien  saisi  nos  ridicules ,  et  son  traducteur 
saxon  nous  rend  compte,  dans  une  préface  en  forme  de 
lettre,  de  toutes  les  observations  critiques  que  le  prince 
russe  a  faites  durant  son  séjour  à  Paris  sur  nos  mœurs, 
nos  usages ,  et  surtout  nos  spectacles.  On  trouve  de 
bonnes  observations  dans  cette  préface,  mais  il  y  ^  ^ 
choisir.  Carmontelle  n'a  pas  la  présomption  de  croire 
que  les  pièces  clénerzowiennes  puissent  être  jouées  sur 
le  théâtre ,  mais  il  pense  que  les  troupes  de  société  qui 
se  sont  fort  multipliées  depuis  quelques  années,  et  dans 
lesquelles  les  gens  du  monde  exercent  leurs  talens  d  ac- 
teurs, seront  bien  aises  d'avoir  un  certain  nombre  a^ 
pièces  qu'elles  puissent  essayer  d'après  leurpropre  talent, 
au  lieu  que  dans  les  pièces  empruntées  du  Théâtre  Fran- 
4çais ,  un  acteur  ou  une  actrice  de  société  n'oserait  s  ecar- 


MARS  i77r.  ao7 

ter  de  Fîniitation  servît^  du  jeu  des  acteurs  qui  sont  en 
possession  de  plaire  au  public,  et  la  comparaison  lui 
devient  nécessairement  préjudiciable. 


XiC  patriarche  vient  d'envoyer  une  addition  à  Tépître 
an  roi  de  Danemarck,  sur  la  Liberté  de  la  Presse,  qu'il 
faut  placer  après  les  vers  : 

ËnfaDs  de  Timpudence,  élevés  chez  Marteau, 
Y  trouvent  en  naissant  un  éternel  tombeau. 

Yoici  cette  addition  ^  qui  prouve  que  le  grand  pa- 
triarche n  est  pas  encore  de  sang-froid  sur  le  Système  de 
la  Nature^  et  qu'il  est  toujours  disposé  à  donner  quel- 
ques coups  de  patte  à  M.  de  BufFon  ;  mais  si  celui-ci  a 
avancé  des  systèmes  insoutenables,  il  n'en  a  pas  moins 
ce  coup  d'œil  profond  et  lumineux  que  nous  souhaitons 
au  patriarche  quand  il  parle  de  physique. 

La  voix  des  gens  de  bien  nous  suffit  pour  confondre 

Du  fantasque  Maillet  le  Système  hypocondre. 

Geitirdela  sature,  à  peincVeat  montré. 

Qu'au  sein  de  la  poussière  il  est  sondain  rentré. 

Non ,  grand  Dieu  !  dans  ce  monae  où  ta  sagesse  brille , 

Jamais  du  blé  pourri  ne  fit  naître  une  anguille. 

Tbémis  dut  mépriser  ce  système  nouveau  : 

C'est  au  savant  d'instruire,  et  non  pas  au  bourreau. 


On  donna  le  7  de  ce  mois^  sur  le  théâtre  de  la  Comé- 
die Française^  la  première  représentation  de  V Heureuse 
Rencontre^  comédie  nouvelle  en  un  acte  et  en  prose. 

Sans  le  respect  qu'on  doit  aux  dames,  je  dirais  que 
cette  pièce  est  un  chef-d'œuvre  de  platitude  et  d'insipi- 
dité; mais  c'est  Fouvrage  de  deux  dames  de  l'ordre  de  la 
librairie,  et  avant  d'être  juste  il  faut  savoir  êtt'e  courtois 


!^o8  GOURKSPONi>A]>fG£    LITTEKAIRE, 

€t  galant.  Madame  Chaumont  passe  pour  principal  au- 
teur ;  madame  Rozet  pour  l'avoir  aidée.  Cette  dernière 
n'a  pu  jouir  de  sa  part  de  gloire ,  son*  mari  ayant  fait,  en 
sa  qualité  de  commerçant  libraire,  une  espèce  de  ban- 
queroute; elle  s'est  dérobée  à  la  misère ,  et  est^Uée  cher- 
cher fortune  en  Russie.  V Heureuse  Rencontre  n'est  pas 
une  comédie 9  c'est  un  proverbe,  ou  plutôt  un  opéra 
comique  sans  ariettes.  Les  deux  femelles  beaux-esprits 
ont  voulu  imiter  la  touche  de  Sedaine,  et  se  sont  per- 
suadé que  pour  réussir  il  n'y  avait  qu'à  charger  les 
traits  de  ses  personnages ,  et  les  changer  en  grimaces  ; 
c'est  le  comble  de  la  maladresse.  Cette  pièce  a  eu  quel- 
ques représentations.  Les  deux  dames  ont  de  grandes 
obligations  à  Mole  et  surtout  à  Préville  ;  sans  la  verve  de 
Préville  elle  n'aurait  pas  été  achevée. 


M.  de  Moissy,  n'ayant  pas  infiniment  réussi  dans  ses 
essais  sur  les  théâtres  publics,  a  cru  devoir  s'attacher  à 
travailler  pour  les  troupes  de  société ,  qui  se  sont  beau- 
coup multipliées  depuis  quelques  années.  Si  cette  car- 
rière est  moins  brillante,  elle  est  aussi  moins  orageuse; 
les  gens  du  monde  qui  jouent  la  comédie  dans  leurs  châ- 
teaux ou  dans  leurs  maisons  pour  leur  amusement  et 
pour  un  petit  nombre  de  spectateurs  choisis ,  sont  sûrs 
de  faire  applaudir  les  productions  les  plus  faibles,  et  de 
sauver  du  naufrage  les  auteurs  qui  savent  le  moins  nager. 
M.  de  Moissy,  qui  ne  s'en  est  jamais  piqué,  a  voulu 
partager  les  succès  de  société  de  M.  de  Carmon telle. 
Celui-ci  est  peintre  de  ridicules  à  gouache,  l'autre  s  est 
fait  peintre  moraliste  en  détrempe;  et  pour  que  l'homnic, 
ce  grand  objet  de  la  morale ,  ne  lui  échappe  dans  aucune 
situation  de  la  vie,  il  l'a  saisi  au  sortir  du  berceau,  et  le 


MAKS   1771.  209 

cDoduisant  d'âge  en  âge,  et  de  proverbe  eu  proverbe ^ 
pendant  trois  volumes  consécutifs ,  il  ne  l'abandonne  que 
lorsqu'il  lui  a  vu  rendre  l'ame;  sa  première  pièce  c'est 
la  Poupée  j  et  sa  dernière  c'est  le  Vertueux  mourant 
entre  les  mains  de  son  curé.  Tout  le  recueil  a  paru  suc- 
cessivement en  ti*ois  volumes  in-8^ ,  sous  le  titre  Hl  École 
dramatique  de  V homme.  Le  premier  volume^  qui  s'ap- 
pelle aussi  les  Jeux  de  la  petite  ThaUe^  ou  noweaux 
petits  drames  dialogues  sur  des  proverbes ,  est  destiné  à 
former  les  mœurs  des  enfans  et  des  jeunes  personnes  de- 
puis l'âge  de  cinq  ans  jusqu'à  vingt;  dans  le  second  vo- 
lume, M.  de  Moissy  se  propose  d'instruire,  à  force  de 
proverbes  dramatiques ,  l'âge  viril  depuis  vingt  ans  jus- 
qu'à cinquante;  dans  le  troisième,  enfin,  il  endoctrine 
par  ses  proverbes  le  dernier  âge  depuis  cinquante  ans 
jusqu'au  moment  du  départ.  Si  le  peintre  à  gouache  est 
plat,  le,  peintre  en  détrempe  est  d'un  ennui  et  d'une 
insipidité  qui  lui  rendent  son  rival  à  gouache  très-supé- 
rieur. Je  conseille  à  M.  de  Moissy  de  s'associer  avec 
M.  Fenouillot  de  Falbaire,  et  si  mesdames  Rozet  et 
Chaumont  étaient  veuves,  en  convolant  en  secondes 
noces  avec  MM.  de  Falbaire  et  de  Moissy,  elles  pour- 
raient fonder  la  plus  riche  fabrique  de  mauvaises  pièces 
qu'il  y  eût  au  monde. 

M.  Mercier,  autre  faiseur  de  drames  qui  ne  sont  joués 
ni  sur  les  théâtres  publics  ni  sur  les  théâtres  particu- 
liers, et  qui,  en  revanche,  ne  sont  lus  de  personne, 
vient  d'en  publier  un  nouveau ,  intitulé  :  Olinde  et  So- 
phronie,  drame  héroïque  en  cinq  actes  el  en  prose, par 
M.  Mercier,  brochure  in-8*.  Le  sujet  de  cette  pièce  est 
tiré  de  l'épisode  du  second  chant  de  la  Jétusalem  délwrée. 

Ton.  VII.  14 


2  1 0  GORRESPONOÀNGB  LITTERAIRE  y 

Lie  libraire  de  M.  Merder  a  dû  être  bien  étonné  du 
débit  prodigieux  de  sa'mifiùrchandise  qui  lui  fut  enlevée 
en  moins  de  huit  jours.  Il  estredeyable  de  cette  fôrtutie 
inattendue  à  Aladin,  roi  de  Jérusalem ,  et  à  Ismen, 
graud^rêtre  et  [Premier  ministre  de  ee  prince,  princi- 
paux acteUrs' de  la  pièce  (i). 'On  a  fait  les  applications  les 
plus  impertinentes  déboutés  les  âcènes  d'Aladin  et  dls- 
m)en%  prindpaléitnent  de  la  scène  du  troisième  acte,  et 
M.  Mercier  s'est  trouvé  Thomme  du  jour  pendant  près 
d'une  semaine.  HéksI'ila  composé  son  drame  à  l'ordi- 
naii^^dans  la  pauvreté  de  son  esprit  et  dans  l'innocence 
de  son  cœur  ;  et  lorsque  son  censeur  Crébillon  y  mit 
son  approbation  au  mois  d'octobre  dernier,  il  ne  pré- 
voyait pas  ie  bruit  que  ce  drame  ferait  au  moment  de 
•son  apparition.  \ 

Nous  ne  rapporterons  point  ici  toutes  les  anecdoles 
du  voyage  de  nos  princes ,  qui  se  trouvent  déjà  dans 
plusieurs  papiers  publics,  mais  nous  ne  pouvons  nous 
refuser  au  plaisir  de  recueillir  dans  ces  mémoires  un  mot 
de  Monsieur,  que  nous  n'avons  encore  lu  nulle  part. 
Dans  son  passage  à  Avignon,  où  il  avait  choisi,  pour  sa 
demeure  l'hôtel  de  M.  le  duc  de  Grillon ,  les  officiers  de 
la  ville  s'étant  présentés  pour  avoir  ^honneur  de  le,  gar- 
der, il  les  remercia  avec  beaucoup  d'empressement  de 
leur  bonté,  en  ajoutant  qu'un  fils  de  France  n'amit 
pas  besoin  de  garde  quand  il  logeait  chez  un  Crillon. 
C'est  un  trait  charmant,  et  qui  semble  être  sorti  de  Tame 
de  Henri  IV. 

On  a  donné  le  jeudi  19,  sur  le  théâtre  de  la  Comédie 
Française,  la  première  représentation  de  VÉgoisme^ 
cdmédieen  cinq  actes  et  en  vers  de  M.  Cailhava  d'Es- 

(i)  Ou  crut  reconnaître  en  eux  Louis  XV  et  le  duc  d'Aigtiilïon. 


MARS   I77I.  211 

tandoux^  citoyen  de  Toulouse  ou  des  environs ,  auieur 
du  Tuteur  dupéj  du  Cabriolet  volant ,  ^Arlequin  cru 
fou.  Sultan  Mahomet^  etc.,  etc.,  etc.,    et  d'un  gros 
livre  en  deux  volumes ,  sur  VArt  de  la  Comédie. 

Cette  pièce ,  qui  l'année  dernière  avait  été  donnée  à 
Fontainebleau  sans  succès,  tombée  le  premier  jour  à 
Paris,  applaudie  le  second  et  le  troisième  jusqu'aux 
nues,  abandonnée  le  quatrième,  s'est  traînée  tristement 
jusqu'à  la  sixième  représentation ,  et  vient  d'être  retirée 
enfin,  sous  le  prétexte  honnête  de  l'indisposition  d'un 
acteur.  Il  faudrait  être  initié  dans  tous  les  mystères  de 
la  cabale  dramatique  pour  concevoir  des  succès  de  celte 
espèce.  On  peut  dire  qu'en  général  l'opinion ,  ou  ce  qu'on 
veut  bien  appeler  ainsi  en  littérature  comme  en  morale , 
peut-être  même  en  politique,  n'a  jamais  paru  à  la  fois 
plus  faible  et  plus  hardie ,  plus  décidée  et  plus  incon- 
stante. Après  cela,  comment  voulez-vous  qu'un  philo- 
sophe ne  dise  pas  très-sérieusement,  mais  le  plus  sérieu- 
sement du  monde,  ce  qu'on  fait  dire  à  Callidèsdans  la 
comédie  des  Prôneurs (^i)  ? 

Sans  refuser  à  M.  Cailhava  l'esprit  et  le  talent  qu'il- 
peut  y  avoir  dans  son  ouvrage,  il  faut  convenir  d'une 
chose,  c'est  qu'à  quelques  détails  près  qui  tiennent  de 
la  bonne  comédie,  sai pièce  assurément  n'est  ni  gaie  ni 
intéressante;  et  ce  défaut,  saus  doute,  rien  ne  saurait  le 
racheter.  La  conduite  d'ailleurs  en  est  forcée ,  le  dialogue 
pénible  ou  plat,  les  mœurs  sans  vraisemblance.  Le  prin- 
cipal personnage  de  la  pièce,  sans  être  jamais  ridicule, 
est  toujours  odieux,  et  d'autant  plus  révoltant,  qu'il 
occupe  presque  continuellement  la  scène.  Tout  ce  qui 
pouvait  reposer  l'imagination,  tout  ce  qui  pouvait  adou- 

(t)  Le  Public  eat ,  Moniieur,  terriblement  tombe. 

DoKAT ,  Les  Preneurs ,  Ae.  II.  se.  i . 


2  12  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

cir  le  caractère  qui  domine  dans  ce  tableau,  et  qui  devait 
y  dominer  peut-être  davantage,  demeure  dans  Fombre, 
et  parait  gauchement  néglige.  Le  Tartuffe,  il  est  vrai , 
s'il  est  permis  de  citer  Molière  en  parlant  de  M.  d'Es- 
tandoux ,  le  Tartuffe ,  il  est  vrai ,  n'est  pas  moins  crimi- 
nel que  Philémon;  mais  voyez  avec  quel  art  ce  person- 
nage est  entouré  :  on  emploie  deux  actes  à  le  faire 
connaître  sans  risquer  de  le  montrer;  il  ne  paraît  lui- 
même  sur  la  scène  qu'autant  que  l'action  l'exige  néces- 
sairement; et  c'est  presque  toujours  dans  une  situation 
plus  ridicule  encore  qu'elle  n'est  odieuse;  l'horreur  de 
son  crime  ne  se  voit  pour  ainsi  dire  que  dans  l'éloigne- 
ment,  et  cette  peinture  effrayante  est  mêlée  d'épisodes 
qui^  sans  en  affaiblir  l'énergie,  en  rendent  l'impression 
moins  fatigante  et  moins  pénible. 

Ij'imagination  qu'inspire  naturellement  l'égoïsme  pris 
^ans  un  sens  aussi  étendu  qu'il  l'est  dans  la  pièce  de 
M.  Cailhava,  n'est  pas  le  seul  écueil  de  ce  sujet.  Ce  vice, 
tel  qu'il  l'envisage,  est  bien  moins  un  vice  particulier 
que  la  source  de  tous  les  crimes  et  de  toutes  les  scéléra- 
tesses qui  peuvent  se  commettre  dans  la  société  ;  et  sous 
ce  rapport  il  n'offre  qu'un  objet  vague,  indéterminé, 
peu  propre  au  pinceau  de  la  comédie.  Ce  n'est  pas  tout; 
en  considérant  l'égoïsme  sous  un  point  de  vue  moins 
général ,  moins  odieux ,  ne  trouveça-t-on  pas  d'autres 
difficultés  à  surmonter?  De  tous  les  caractères  vicieux, 
en  est-il  un  qui  soit  plus  froidement  raisonnable ,  et  par- 
là  mêmis  moins  ridicule?  Le  véritable  Égoïste  est  un 
homme  qui  n'existe  que  pour  lui-même,  qui  ne  fait  le 
bien  et  le  mal  qu'autant  qu'il  peut  en  attendre  quelque 
avantage  personnel ,  qui  ne  se  livre  en  conséquence  à 
aucun  excès  qui  puisse  nuire  à  son  repos  ou  à  son  bien- 


MARS  I77I.  2l3 

être ,  qui  cherche  à  tromper  tout  ce  qui  l'entoure  et  à 
n'être  la  dupe  de  personne.  Ce  caractère  est  détestable , 
sans  doute ,  destructeur  de  tou3  les  principes ,  de  tous 
les  sentimens  d'où  dépend  le  bonheur  de.la  société;  mais 
prête-t-il  aisément  au  ridicule?  Je  ne  le  pense  pas.  Un 
calcul ,  un  raisonnement  froid ,  un  système  combiné  sans 
exagération^  n'a  rien  de  plaisant.  Je  ne  vois  donc  qu'un 
moyen  de  rendre  l'Egoïste  ridicule,  c'est  de  le  placer  dans 
des  circonstances  embarrassantes  où  il  se  trouve  en  quel- 
que manière  aux  prises  avec  son  propre  caractère ,  inté- 
ressé à  se  cacher,  et  forcé  de  se  trahir,  en  contradiction 
avec  lui-même ,  ne  sachant  comment  accorder  son  sys- 
tème et  ses  passions ,  trompé  par  ses  propres  ruses ,  et  la 
dupe  des  pièges  qu'il  croyait  tendre  aux  autres.  Ije  Mi- 
santhrope serait-il  ridicule  s'il  n'était  amoureux  d'une 
coquette?  Le  Tartuffe  le 'serait-il  sans  l'amour  de  la 
femme  d'Orgon?  Et  pourquoi  ne  pas  rendre  l'Égoïste 
amoureux?  Quel  cœur  peut  être  à  Tabri  de  cette  pas- 
sion ?  et  quelle  passion  pourrait  contraster  plus  plaisam- 
ment avec  le  caractère  de  l'Égoïste  que  celle  qui  exige  le 
plus  grand  abandon  de  soi-même,  le  plus  parfait  dévoue- 
ment aux  Volontés  et  aux  goûts  d'un  autre  ? 

M.  Barthe,  l'auteur  des  Fausses  Infidélités ,  a  traité 
le  même  sujet  que  M.  Cailhava.  Quand  nous  aurons  vu 
sa  pièce ,  nous  espérons  mieux  connaître  l'égoïsme  :  s'il 
s'est  peint  lui-même,  il  aura  fait  un  excellent  ouvrage  (  i  ). 

Il  s'est  formé  ici ,  l'hiver  dernier,  une  nouvelle  société 
dont  l'objet  parait  infiniment  respectable,  et  dont  l'in- 
stitution a  quelques  rapports  avec  l'ordre  des  francs- 
maçons.  Quoique  cet  établissement  ne  soit  pas  tout-à-fait 

{\)V Homme  personnel ,  loué  le  ai  février  1778;  voir  octobre  1777  et 
février  1778. 


2l4  CORRESPOUTDANCE    LITTÉRAIRE, 

aussi  mystérieux  que  celui  des  Enfans  de  la  veuve ,  nous 
ne  pouvons  en  donnerjusqu'à  présent  qu'une  idée  fort  im- 
parfaite. Voici  tout  ce  quënosrecherche&nousont  appris. 
La  société  s'appelle  V Ordre  de  la  Perséi^rance ,  titre, 
s'il  nous  est  permis  de  le  dire ,  un  peu  vague ,  mais  qui 
annonce  sans  doute  le  projet  d'une  grande  réSorme  dans 
l'esprit  et  dans  les  mœurs  de  la  nation^. 

On  dit  que  le  principal  objet  de  la  société  est  de  favo- 
riser les  vues  de  bienfaisance.  Quelques  pei'soanes  om- 
bi*âgeuses  se  sont  persuadé  qu'il  entrait  aussi  dans  ses 
projets  d'opposer  une  digue  puissante  aux.  progrès  de  la 
philosophie  moderne,  mais  il  semble  peu  naturel  de 
supposer  qu'une  société  bienfaisante  puisse  regarder 
comme  dangereuse  une  doctrine  qui  tend  presque  uni- 
quement à  réduire  toutes  les  vertus  à  l'exercice  de  la 
bienfaisance.  S'il  est  un  esprit  incompatible  avec  l'esprit 
de  parti ,  c'est  sans  doute  l'esprit  de  charité. 
'  On  sait  que  madame  la  princesse  Potoska  a  contribué 
plus  que  personne  à  l'établissement  de  la  nouvelle  loge  ; 
on  sait  qu'elle  est  composée  des  personnes  les  plus  consi- 
dérables de  la  ville  et  de  la  cour,  en  hommes  et  en 
femmes  ;  madame  ia  duchesse  de  Chartres ,  madame  de 
Bourbon ,  et  la  plupart  des  dames  de  la  cour  :  M.  le 
comte  d'Artois  et  M.  le  duc  de  Chartres  y  ont  été  reçus 
avec  toutes  les  solennités  d'usage. 

Tout  ce  que  nous  savons  sur  la  forme  des  réceptions, 
c'est  que  chaque  membre  de  la  société  est  tenu  de  choisir 
un  emblème  et  une  devise,  que  plusieurs  de  ces  devises 
sont  charmantes  y  et  que  nous  sommes  bien  fâchés  de 
ne  pouvoir  nous  en  rappeler  dans  ce  moment  qu'une 
seule  :  nous  la  croyons  de  madame  de  Fitz-James  ;  c'est 
une  épingle  avec  ces  mots  :  Je  pique ,  mais  j'attache. 


MAR«   1771-  ai  5 

Il  y  aeiirvirop  deuXfipoi^  qi^Q  opu^  aypps.  perdu  M*  Jq-" 
lyot  defCrébUlon,  cçnseï^  roya};,  ancieiit  cei^eiir  deda 
police  j  conim  lui-même  pai)  p}p^ieur&  puyrigrgès  d'agr^é'- 
n)eu%y  et  plus  ç^lèbçe  eucpre  pai*  la  ipëmoi^  d!i:m  p^ine 
doot  les  travaux  ont  illj^^ti^  Ipag-t^empa  1^  scène  fraa* 
çalse.  Il  ^t  mort  daAs  la  sqvxs^0  et  dixièqi^.  9PWe.  de 
soa  âge. 

C'est  u^e  circQn^pçe  a&se^  sijigi^èr;i^  qp^  1q  fi)s  d^ 
CrébiUon  et  celui,  de  R^cgi^iç.  aient  acquis  l'un  et,  l'autre 
de  la  réputation  d^ns  le^  letti'es,  qupiqne  d'un,  genre 
trè^-opposé  y  en  suivant  u;^  ça^rièr,^  ab$pli|fnent  diffé- 
rente de  celle  de  leurs  pères.  L'un  semble  avoir  voulu 
suppléer  à  la  Ëiiblesse  de  son  génie  par  l'importance 
même  des  sujets  qu^'il  a  traités  j  l'autre  par  leur  extrême 
frivolité;  et  si,  pour  réussir ,  l'un  osa.  con^pter  sur  la 
faveur  du  zèl|e  religieux ,  l'a^jt^rç  sur  le  gpût  dominant 
de  son  siècle ,  i}  faat  avouer  que^l'w  et  l'autre  ont  fait 
un  calcul  assfsz  raisonnable» 

Ainsi  que  la  pljupart  de  nos  écrivains  célèbres ,  AL  de 
CrébiUon  fils  a  ei^  sou  moment  de  vogue  ;  mais  les 
modes  littéraires  les  plus  brillantes  ^  coipme  les.  autres , 
ne  sont  pluS;  de  longue  d^iUfée,  et  celle  du.  genr/e  dans 
lequel  M.  de  CrébiUop  s*est  distingué  devait  durer 
moins  qu'une  ^utre..  Il  y  avait  ijpnc  long-temps ,  très- 
longrtemps  mêçi.e  qu'il  ^vait  le  chagrin  dp  se  voir  sur- 
vivre  à  lui^voiême.  Les  J^eUres  de  la  comtesse  de  *  *  *, 
et  les  Lettres  dAlcibiade ,  qui  parurent  il  y  a  huit  ou 
neuf  ans,  n'eurent  auçi^n  s^cc^s,  et  ^9  servirent  qu'à 
lui  faire  sentir  plus  vivement  à  quel  point  1^'éclat  de  sa 
première  répi^tation  s'était  éyaj^ui^ 

Quelque  léger,  quelque  frivole  que  soit  \c  goût  qui 
domine  dans  tous  les  écrj,ts  àç  M.  de  Crcbillon ,  on  ne 


a  1 6  CORRESPOND  A  WCE  LITTERAIRE  , 

saurait  lui  refuser  le  mérite  d'avoir  crëé  un  genre  de 
romans  qui  lui  appartient.  Que  les  mœurs  et  les  pas- 
sions qu'il  a  daigné  peindre  n'aient  jamais  existé  que 
dans  quelques  sociétés  particulières ,  que.  ces  peintures 
soient  plutôt  des  portraits  ou  des  sujets  de  fantaisie  que 
des  tableaux  d'après  Ktpre ,  il  n'en  sera  pas  moins  vrai 
que  la  touche  qui  caractérise  du  moins  ses  premiers  ou- 
vrages est  infiniment  spirituelle ,  infiniment  ingénieuse. 
On  trouve  dans  les  Égaremens  de  Vespirt  et  du  cœur 
des  détails  pleins  de  grâce  et  de  délicatesse ,  une  mo- 
rale en  général  assez  décente,  et  des  aperçus  très-fins 
sur  l'esprit  du  monde  et  sur  le  caractère  des  femmes. 
Le  Sopha  ,  plus  librement ,  plus  inégalement  écrit, 
offre  une  grande  variété  de  caractères  et  des  scènes  de 
comédie  excellentes.  Il  y  a  beaucoup  de  folies,  mais 
beaucoup  plus  d'imagination  et  d'originalité  dans  Tan- 
zaï  et  Néardané  ;  \e  conte  des  Hasards  du  coin  du  feu 
est  plus  faible  et  plus  négligé,  mais  l'idée  en  est- encore 
très-singulière  et  très-hardie.  C'est  la  fatuité  la  plus 
déterminée ,  la  plus  extravagante ,  et  qui  an^ive  à  son 
but  avec  toute  la  vraisemblance  possible. 

Il  y  a  lieu  de  croire  que  les  mœurs  que  M.  de 
Crébillon  s'est  permis  de  peindre  ne  sont  pas  géné- 
ralement aussi  factices ,  aussi  éphémères ,  aussi  indi- 
viduelleis  que  certains  critiques  <>nt  prétendu  nous  le 
persuader,  puisque,  dans  le  nombre  de  ses  ouvrages,  il 
en  est  plusieurs  dont  le  succès  se  soutient  encore,  qu'on 
relit  avec  le  même  intérêt,  et  qui  n'ont  pas  moins 
réussi  en  Angleterre,  en  Italie,  en  Allemagne,  quen 
France.  Le  célèbre  Garrick,  l'auteur  de  Tristram  ShandjTj 
celui  de  Tom  Jones  et  de  Joseph  Andrews ,  ont  rend» 
aux  talens  de  M.  de   Crébillon  la  justice  qui  leur  était 


MARS  177T.  aiy 

due;  et  de  toutes  nos  modes  si  brillantes  et  si  passa- 
gères,  il  en  est  peu  qui  aient  aussi  bien  pris  à  Londres 
que  le  conte  du  Sopha.  On  sait  même  qu'une  jeune 
Anglaise  d'une  naissance  distinguée  (i)  fut  tellement 
éprise  et  de  l'ouvrage  et  de  l'idée  qu'elle  3'était  faite  de 
l'auteur,  que.,  pour  le  voir,  elle  fit  exprès  le  voyage  de 
Paris;  et  après  s'être  assurée  qu'elle  pouvait  faire  le 
bonheur  de  son  héros,  l'épousa  secrètement,  et  voulut 
bien  renoncer  pour  lui  à  son  nom,  à  sa  famille  et  à  sa 
patrie.  M.  de  Crébillon  a  vécu  plusieurs  années  avec 
elle  à  Paris,  dans  une  grande  retraite,  mais  dans  l'union 
la  plus  fortunée.  Ce  n'est  qu'après  la  mort  de  cette 
tendre  héroïne  qu'on  a  su  les  circonstances  d'un  mariage 
si  romanesque  :  voilà  comme  tout  dans  le  monde  n'est 
qu'heur  et  malheur.  L'auteur  d'un  conte  libertin  inspire 
une  belle  passion  à  une  grande  dame  qui  veut  bien 
franchir  les  mers  pour  venir  le  chercher;  et  l'amant  de 
la  Noui^elle  Héloîse^  de  tous  les  amans  le  plus  pas- 
sionné ,  le  plus  fidèle ,  est  réduit  à  épouser  sa  servante. 
M.  de  Crébillon  ne  ressemblait  guère  à  ses  écrits.  Ses 
premiers  succès  le  firent  rechercher  d'abord  avçc  beau- 
coup d'empressement;  mais ,  passé  ce  premier  moment , 
il  vécut  peu  dans  le  monde.  Sa  conversation  n'était  ni 
très-facile,  ni  tràs-piquante ,  elle  avait  souvent  4e  la 
pesanteur;  il  faisait  de  longues  phrases  et  les  faisait 
avec  prétention,  il  portait  ce  caractère  jusque  dans 
l'intimité  des  coteries  où  il  vivait  le  plus  habituellement. 
Les  Collé,  les  Monticourt,  ses  plus  anciens  amis,  lui 
ont  fait  souvent  la  guerre  sur  l'extrême  réserve  et  sur  le 
grand  air  de  décence  et  de  dignité  qui  ne  le  quittait  pas 
même  dans  leurs  plus  folles  orgies. 

(i)  MademoiseJk  de  Sirafford.  (  î^ott  de  Grimm.  ) 


2l8  CORBESPOMDAlfCE    LITTÉBAIRE. 

Nous  ignorons  quel  est  l'auteur  d'une  agréable  baga- 
telle intitulée:  Voyctge  de  BourgBgne  à  El*** {i);  au 
ton  dont  elle  estëcrite^  on  la  ccoiraat  plutôt  d'un  homme 
du  monde  que  d'un  homme  de  lettres.  Le  Voyage  de 
Chapelle  et  de  Bachaumont  eut  beaucoup  plus  de  cé- 
lébrité qu'il  n'en  mérite.  On  ne  trouve  pas,  à  la  vérilé, 
dans  celui  de  Bourgogne  autant  de  traits,  autant  de  na- 
turel ,  un  badinage  d'une  gaieté  aussi  firanche;  mais  oa 
y  trouve  le  même  esprit,  de  la  légèreté,  de  la  graee, 
du  goût  avec  une  poésie  plus  OMrecte,  plus  animée, 
plus  brillante;  et  si  le  nouveau  voyageur  ne  fiiit  pas  la 
même  fortune  que  son  aîné,  c'est  surtout  pour  Itre  veau 
trop  tard.  On  peut  juger  de  sa  manière  par  la  descrip- 
tion suivante  ;  c'est  l'arrivée  au  château  de  Branuay  : 

«Nous  joignîmes  les  dames  qui,  la  ligne  en  main, 
assises  le  long  du  canal ,  prenaient  le  plaisir  de  la  pèche. 
Elles  jetèrent  un  cri  en  nous  voyant ,  et  nous  firent  deux 
ou  trois  questions  sans  attendre  les  réponses,  et  puis 
cinq  ou  six  autres 

ce  Sur  les  importantes  querelles 

»  Du  Russe  et  de  TOttoman  , 

»  Sur  le  scandale  de  nos  belles 

)»  Et  les  intrigues  du  moment , 

*»  Sur  nos  profondes  bagatelles,* 

»  Nos  modes  et  le  parlement  , 

»  Qui  passe  et  qui  revient  comme  elles ,  etc.  h 

Voici  le  portrait  du  curé  : 

Ce  pasteur  à  bon  droit  goutteux , 
Et  s'en  amusant  avec  grâce , 
Est  un  de  ces  reclus  heureux 
Qui  n'ayant  point  reçu  des  cieux 

(i)  Elle  est  Aw  chevalier  Berlin ,  et  se  trouve  dans  ses  Œuvres. 


AVRIL    1771.  ^19 

Le  tak'Ut  et  le  goût  d^Horace , 
Plus  frais  que  lui ,  digérant  mieux  , 
Buvaat  le  Champagne  à  la  glace , 
Arrondissent  leur  sainteté 
Au  fond  d'un  riche  bénéfice , 
£t ,  sans  entendre  leur  office, 
Gagnent  gaîment  l'éternité. 


AVRIL. 


Paris,  avril  177 1. 

Le  séjour  que  différens  princes  souverains  ont  fail  en 
cette  capitale  depuis  quelques  années  est  devenu  remar- 
quable, particulièrement  pour  un  rédacteur  de  fastes 
littéraires ,  par  la  manière  dont  ils  ont  accueilli  les  arts 
et  les  lettres ,  ainsi  que  ceux  qui  les  cultivent.  Le  prince 
héréditaire  de  Brunswick^  au  milieu  des  hommages  d'une 
nation  jalouse  d'honorer  les  qualités  du  héros  dans  un 
ennemi  qu'elle  avait  eu  long -temps  à  combattre,  n'a 
pas  manqué  une  occasion  de  témoigner  sa  passion  pour 
toutes  les  espèces  de  gloire,  et  son  extrême  sensibilité 
pour  tout  ce  qui  porte  l'empreinte  du  mérite.  Les  gens 
de  leltres  et  les  artistes  se  rappelleilt  avec  reconnaissance 
la  simplicité  avec  laquelle  le  prince  héréditaire  de  Saxe- 
Gotha  s'est  trouvé  au  milieu  d'eux,  et  ils  n'ont  pas  plus 
oublié  sa  douceur  et  sa  modestie  que  ses  lumières  et  ses 
connaissances.  Quoique  à  force  d'opéra  comiques  et  de 
bals  on  n'ait  guère  laissé  le  temps  au  roi  de  Danemarck 
de  respirer  ni  de  se  reconnaître,  l'usage  d'accueilHr  les 
gens  de  lettres  avait  déjà  reçu  force  de  loi  ou  du  moins 
d'étiquette  ;  et  Sa  Majesté  a  non-seulement  honoré  de  sa 
présence,  à  l'exemple  du  prince  héréditaire  de  Bruns- 


220  CORRESPOND AirCE    LITTERAIRE, 

wick,  les  séances  particulières  des  trois  Académies,  mais 
elle  a  encore  consacré  une  demi-heure  à  une  audience  à 
laquelle  elle  a  fait  appeler  les  philosophes  les  plus  célè- 
bres ;  et  si  ce  court  espace  n*a  pas  sufB  pour  en  connaître 
aucun ,  il  leur  a  du  moins  appris  qu'ils  sont  comptés  au 
rang  de  ces  objets  de  curiosité  qu'il  faut  avoir  vas. 

Le  séjour  du  prince  Royal  et  du  prince  Frédéric- 
Adolphe  de  Suède  n'a  pas  été  célébré  par  des  bals  et  des 
opéra  comiques;  jamais  le  baromètre  de  Paris  ne  fut 
moins  à  la  danse  que  cet  hiver;  mais  la  nation  s'est  em- 
pressée à  payer  par  des  hommages  plus  flatteurs  le  tribut 
qu^elle  devait  à  leur  rang,  à  la  réputation  de  leur  au- 
guste mère  et  à  leur  propre  mérite.  Leurs  Altesses 
Royales,  de  leur  côté,  ont  fait  l'accueil  le  plus  flatteur  à 
tous  ceux  qui  ont  été  à  portée  de  leur  faire  leur  cour,  el 
ont  admis  à  leur  table  indistinctement,  et  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  illustre  en  France  par  la  naissance  et  par  le 
rang,  et  les  artistes  et  les  gens  de  lettres  les  plus  estimés. 
Mais  la  nouvelle  imprévue  de  la  mort  subite  du  roi  leur 
père  les  a  dérobés  au  bout  de  quelques  semaines  à  l'em- 
pressement du  public ,  et  a  fait  prendre  à  leur  séjour  un 
autre  caractère.  Quoique  le  nouveau  roi  (i)  se  soit  arrêté 
plus  de  trois  semaines  en  cette  capitale  après  l'arrivée 
du  premier  courrier,  il  n'a  plus  reparu  en  public,  et  je 
crois  que  des  objets  politiques  ont  eu  sa  principale  at- 
tention; cependant  Sa  Majesté  n'a  pas  voulu  quitter 
Paris  sans  honorer  de  sa  présence  l'Académie  Française 
et  l'Académie  royale  des  Sciences. . 

Elle  se  rendit  le  6  mars ,  sans  appareil  et  sans  cortège, 
à  la  séance  particulière  de  l'Académie  royale  des  Sciences; 
le  prince  Frédéric -Adolphe,  encore  indisposé,  ne  put 

(0  Gustave  III. 


AVRIL  1771.  aai 

accompagaer  le  roi  son  frère.  M.  d'Alembert  ouvrit  la 
séance  par  un  discours.  Trois  Académiciens,  M.  Mac-i 
quer,  M.  Sage  et  M.  Lavoisier,  lurent  chacun  un  Mé- 
moire^  le  premier  sur  le  flintglass,  le  second  sur  la  blende, 
le  troisième  sur  la  nature  de  l'eau.  Mademoiselle  Biberon 
termina  la  séance  par  plusieurs  démonsti:ations  anato- 
miques ,  et  c'est  sans  difficulté  ce  qu'il  y  a  eu  de  plus 
digne  de  l'attention  de  Sa  Majesté.  Cette  fille,  âgée  de 
plus  de  cinquante  ans,  pauvre,  subsistant  d'une  petite 
rente  de  douze  ou  quinze  cents  livres ,  infiniment  dévote 
d'ailleurs,  a  eu  toute  sa  vie  Ja  passion  de  l'anatomie. 
Après  avoir  long-temps  suivi  la  dissection  des  cadavres 
dans  les  différens  amphithéâtres,  elle  imagina  de  faire 
des  anatomies  artificielles,  c'est-à*dire  de  composer  non- 
seulement  un  corps  entier  avec  toutes  ses  parties  internes 
et  externes ,  mais  de  faire  aussi  toutes  les  parties  sépa- 
rément dans  leur  plus  grande  perfection.  Si  vous  me 
demandez  dequoi  sont  composées  ces  parties  artificielles, 
je  ne  pourrai  rien  répondre;  ce  que  je  sais,  c'est  qu'elles 
ne  sont  pas  de  cire,  puisque  le  feu  n'a  point  d'action  sur 
elles  ;  ce  que  je  sais  encore ,  c'est  qu'elles  n'ont  aucune 
odeur,  qu'elles  sont  incorruptibles  et  d'une  vérité  sur- 
prenante. Que  vous  examiniez  l'intérieur  de  la  tête,  ou 
les  poumons,  ou  le  cœur,  ou  quelque  autre  partie  noble, 
vous  les  trouverez  imités  avec  tant  d'exactitude  jusque 
dans  les  plus,  petits  détails,  jusque  dans  les  nuances  les 
plus  déHcates ,  que  vous  aurez  de  la-  peine  à  distinguer 
les  limites  de  l'art  et  de  la  nature.  Le  célèbre  chevalier 
Pringle  eut  la  curiosité  de  voir  ces  ouvrages,  lorsqu'il 
vint  à  Paris  il  y  a  quelques  années;  il  en  fut  si. saisi  d'é- 
tonnement,  qu'il  s'écria  en  baragouinant  et  en  vrai  ama- 
teur passionné  :  Mademoiselle ,  il  rCy  manque  que  la 


.*' 


22^  CORRESPOITDANCE    LITTÉRAIAE^ 

puanteur.  Je  crois  en  effet  que  ce  merveilleux  ouvrage 
de  mademoiselle  Biheron  est  une  chose  unique  en  Eu- 
rope, et  que  le  gouvernement  aurait  dû  depuis  long* 
temps  en  faire  l'acquisition  pour  le  cabinet  d'histoire 
naturelle  au  Jardin  du  Roi ,  et  surtout  récompenser  l'au- 
teur d'une  manière  qui  honore  et  encourage  les  talens  ; 
mais  cette  pauvre  mademoiselle  Biberon,  n'ayant  jamais 
été  jolie,  n'ayant  eu  ni  protection  ni  manège,  est  restée 
négligée  et  oubliée  dans  un  coin  de  l'Estrapade,  où  elle 
occupe  une  maison  habitée  jadis  par  Denis  Diderot  le 
philosophe.  Elle  procure  du  moins  à  ceux  qui  aiment  à 
s'instruire  le  moyen  de  se  former  une  idée  de  la  struc- 
ture et  de  l'économie  du  corps  humain ,  et  d'acquérir 
des  notions  anatomiques  sans  s'exposer  au  dégoût  sou- 
vent invincible  de  voir  opérer  et  démontrer  sur  des-  ca- 
davres. Mademoiselle  Biheron  a  dans  ses  idées  beaucoup 
de  netteté,  et  fait  des  démonstrations  avec  autant  de 
clarté  que  de  précision.  Je  sais  bon  gré  à  l'Académie  des 
Sciences  d'avoir  songé  à  procurer  au  roi  de  Suède  un 
spectacle  si  intéressant,  quoiqu'elle  n'ait  d'ailleurs  aucun 
droit  sur  les  cadavres  artificiels  de  notre  anatomiste 
femelle. 

Le  7  mars  Sa  Majesté  suédoise ,  après  avoir  été  à 
Marly  et  à  Saint-Germain ,  et  visité  en  passant  la  ma- 
chine de  Marly,  s'arrêta,  en  revenant,  à  Rueil,  village 
situé  entre  Saint-Germain  et  Paris,  et  y  soupa  chez  ma- 
dame la  iduchesse  d*Aiguil!on  douairière,  avec  M.  le  duc 
d'Aiguillon  son  fils,  M.  le  duc  de  Nivernois,  et  M.  le 
comte  de  Maurepas ,  ancien  ministre  d'État.  On  donna  à 
ce  souper  l'air  d'un  spuper  arrangé  par  le  hasard;  M.  le 
duc  de  Nivernois  y  lut  plusieurs  fables  de  sa  composi- 
tion. On  ne  sait  pas  ce  qu'y  dit  M.  le  duc  d'Aiguillon  ; 


AVRIL  1771.  aa3 

mais  madame  sa  mère  ayant  montré  au  roi  de  Suède  le 
portrait  du  cardinal  de  Richelieu ,  fit  apostropher  Sa 
Majesté  par  ce  ministre  célèbre,  comme  vous  allei  voir 
dans  les  vers  que  je  transcris  ipi  : 

Des  cKafmps  éi jsiens  quel  cbàrme  me  rappelle , 

Et  me  fofcie  à  revoir  le  séjour  des  humains  ? 

Quel  mottel  fait  briller  d'une  beauté  nouvelle 

Ces  bosquets  fortunés  que  plantèrent  mes  mains? 

Si  j'en  crois  ses  discours  et  ses  grâces  touchantes , 

C'est  xm  prince 'élevé  dans  la  cour  de  Louis; 

Ma^îs  du  baîndeau  des  rois  les  traces  imposantes 

Attachent  sur  son  front  mes  regards  éblouis  ; 

€'««t  Gustave...  A  ce  nom  soudain  mon  cœur  s'enflamme. 

Héros  victorieux ,  qu'à  la  fleur  de  tes  ans , 

Lutzen  vit  expirer  sous  tes  lauriers  sanglans; 

Érëille-toi  !  ce  jour  doit  plaire  à  ta  grande  ame. 

De  puissans  intérêts  nous  unirent  tous  deux  : 

Viens  contempler ,  assis  auprès  de  mes  neveux , 

Le  digne  possesseur  de  ton  vaste  héritage , 

Et  vois  la  majesté  sourire  à  leur  hommage 

Fidèles  ià'leur  maître,  ard<Ëns  à  le  servir, 

Leur  bras  sait  le  défendre ,  et  leur  4K£ur  le  chérir  ; 

A  son  autorité  soumis  dès  leur  naissance , 

Ils  ont  appris  de  moi  que  de  la  soutenir. 

Dépendent  le  bonheur,  la  gloire  de  la  France. 

O  prince  que  bientôt  nos  murs  ne  verront  plus , 

TJn  tronfe  vous  attend  ,  jouissez-en  d'avance  ; 

Vous  ne  régnerez  'poiut  siir  des  peuples  vaincus  : 

'Fidélité,  respect ,  amour «,  obéissance , 

Y^ous  avez  tout  acquis  à  force  de  vertus! 

Mais  avant  de  combler  leur  ;plus  chère  espérance ,  1 

Daignez  les  écouter  ;  ils  empruntent  ma  voix  ; 

Ma  bouche ,  accoutumée  à  parler  à  des  rois , 

Ne  fit  jamais  entendre  un  langage  timide  : 

Avec  Louis  uni  par  un  lien  solide, 

A. de  jaloux  rivaux  vous  -dicterez  des  \oh  ; 


224  CORRESPOIYDANGB    LITTÉRAIRE^ 

Jja  France  avec  transport  aujourd'hui  renouvelle 
Cet  utile  traité  que  m'inspira  le  zèle. 
Mon  ame  sans  regret  retourne  aux  sombres  bords  : 
Là ,  parmi  vos  aïeux  et  leurs  ombres  tranquilles , 
Pour  charmer  les  loisirs  de  tant  d'illustres  morts, 
Je  leur  peindrai  Gustave  adoré  dans  nos  villes  y 
Honorant  les  beaux-arts ,  ces  onfans  de  la  paix , 
Et  les  peuples  du  Nord  célébrant  ses  bienfaits. 


J'ai  eu  ITionneur  de  vous  parler  des  faits  et  gestes  de 
M.  Sumarokoff,  poète  russe  ;  mais  je  ne  suis  pas  en  état 
de  vous  parler  de  la  bonté  de  ses  tragédies  que  je  ne 
connais  point.  La  lettre  que  vous  allez  lire  vous  mettra 
au  fait  de  son  goût  et  de  ses  idées  sur  la  littérature  fran- 
çaise. 

# 

Jtéponse  de  M.  de  Foltaire  à  une  lettre  de  M»  Sumaro- 

kojfj  le  Corneille  des  Russes. 

Au  château  de  Ferney,  le  26  février  1769* 

Votre  lettre  et  vos  ouvrages^  Monsieur ,  sont  une 
^ande  preuve  que  le  génie  et  le  goût  sont  de  tout  pays. 
•Ceux  qui  ont  dit  que  la  poésie  et  la  musiqiîe  étaient 
bornées  aux  climats  tempérés  se  sont  bien  trompés.  Si 
le  climat  avait  tant  de  puissance ,  la  Grèce  porterait  en- 
core des  Pla tons  et  des  Anacréon&y  comme  elle  porte  les 
mêmes  fruits  et  les  mêmes  fleurs;  l'Italie  aurait  des Ho- 
races ,  des  Yirgiles ,  des  Ariostes  et  des  Tasses  ;  mais  il 
n'y  a  plus  à  Rome  que  des  processions ,  et  dans  la  Grèce 
que  des  coups  de  bâton.  Il  faut  donc  absolument  des 
souverains  qui  aiment  les  arts,  qui  s'y  connaissent,  et 
qui  les  encouragent;  ils  changent  le  climat,  ils  font 
naître  les  roses  au  milieu  des  neiges. 

C'est  ce  que  fait  votre  incomparable  souveraine.  Je 
croirai  que  les  lettres  dont  elle  m'honore  me  viennent 


de  Versailles,  et  que  la  vôtre  est  d'un  de  mes  confrères 
de  l'Acadéinie  Française.  M.  le  prince  de  Koslouski,  qui 
ma  rendu  ses  lettres  et  la  vôtre,  s'exprime  comme  vous, 
et  c'est  ce  que  j'ai  admiré  dans  tous  les  seigneurs  russes 
qui  me  sont  venus  voir  dans  ma  retraite.  Vous  avez  sur 
moi  un  prodigieux  avantage;  je  ne  sais  pas  un  mot<  de 
votre  langue,. et  vous  possédez  parfaitement  la  mienne. 
Je  vais  répondre  à  toutes  vos  questions  dans  lesquelles 
OQ  voit  assez  votre  sentiment  sous  l'apparence  du  doute. 
Je  me  vante  à  vous,  Monsieur,  d'être  de  votre  opinion 
en  tout. 

Oui ,  Monsieur ,  je  regarde  Racine  comme  Te  meilleur 
de  nos  poètes  tragiques  sans  contredit,  comme  celui  qui 
seul  a  parlé  au  cœur  et  à  la  raison,  qui  seul  a  été  vérita- 
blement sublime  sans  aucune  enflure,  et  qui  a  mis  dans 
la  diction  un  charme  inconnu  jusqu'à  lui.  Il  est  le  seul 
encore  qui  ait  traité  l'amour  tragiquement  ;  car  avant 
lui.  Corneille  n'avait  bien  fait  parler  celte  passion  que 
dans  le  Cidj  et  le  Cid  n'est  pas  de  lui;  l'amour  est 
ridicule  ou  insipide  dans  presque  toutes  ses  autres 
pièces. 

Je  pense  encore  comme  vous  sur  Quinault;  c'est  un 
grand  homme  en  son  genre;  il  n'aurait  pas  fait  Vjârt 
poétique ,  mais  Boileau  n'aurait  pas  fait  Armide, 

Je  souscris  entièrement  à  tout  ce  que  vous  dites  de 
Molière  et  de  la  comédie  larmoyante  qui ,  à  la  honte  de 
la  nation,  a  succédé  au  seul  vrai  genre  comique,  porté 
à  sa  perfection  par  l'inimitable  Molière. 

Depuis  Regnard,  qui  était  né  avec  un  génie  vrai- 
ment comique,  et  qui  a  seul  approché  Molière  de  près^ 
nous  n'avons  eu  que  des  espèces  de  monstres.  Des  au- 
teurs qui   étaient  incapables   de  faijre  seulement  une 

ToK.  VII.  i5 


220  CORRESPO]îrDANCE  LITTÉRAIRE, 

bonne  plaisanterie»  ont  yourki  faire  des  ^comédies  uni- 
qiaement  pour  gagner  de  l'argent.  Ils  tt« valent  pas  assez 
de  force  dans  Tesprit  pour  faire  des  tragédies;  ils  n'a- 
vaient pas  assez  de  gaieté  pour  écrire  de^  comédies;  ils 
ne  savaient  pas  seuleaient  faire  parler  un  valet.  Ils  ont 
mis  des  aventures  tragiques  sous  des  noms  bourgeois. 
On  dit  qu'il  y  a  qu^lq^e  intérêt  dans  ces  pièces ,  et 
qu'elles  attachent  ass/ez  quand  elles  sont  bien  jouées  ;  cela 
peut  être  :  je  n'ai  jamais  pu  les  lire;  mais  on  prétend 
que  IcjS  comédiens  font  quelque  illusion.  Ces  pièces  bâ^ 
tardes  ne  sont  ni  tragédies  ni  comédies;  quand  on  n'a 
point  de  clievaux ,  on  est  trop  heureux  de  se  faire  traî- 
ner par  des  mulets. 

Il  y  a  vingt  ans  que  je  n'ai  vu  Paris.  On  m'a  mande 
quon  n'y  jouait  plus  les  pièces  de  Molière.  Ija  raison,  à 
mon  avis,  c'est  que  tout  le  monde  les  sait  par  cœur; 
presque  tous  les  traits  en  sont  devenus  proverbes.  D'ail- 
leqrs  il  y  a  des  longueurs  ;  les  intrigues  quelquefois  sont 
&ibles,  et  Les  dénouemens  sont  rarement  ingénieux;  il 
ûe  voulait  que  peindre  la  nature  j  et  il  eq  a  été  sans  doute 
le  plus  grand  peintre. 

Voilà  j  Monsieur ,  ma  profession  de  foi  que  vous  me 
demandez.  Je  suis  fâché  que  vous  me  ressembliez  par 
votre  mauvaise  santé.  Heureusement  vous  êtes  plus 
jeune,  et  vous  ferez  plus  long-<temps  honneur  à  votre 
nation  ;  pour  moi  je  suis  déjà  mort  pour  la  mienne. 

J'ai  l'honneur  d  être  avec  l'estime  infinie  que  je  vous 
dois ,  Monsieur ,  etc. 

Cette  profession  de  foi  est  un  peu  écourtée;  mais  le  but 
secret  de  décrier  plusieurs  ouvrages  dramatiques  qui  ont 
réussi  n'en  est  pas  moins  sensible.  Ces  déclamations  ré<- 


A.VR1L  177'-  '^'^7 

pétées  contre  la  comédie  larmoyante  ne  sont  pas  (lignes 
de  Tau  leur  de  F  Enfant  prodigue  et  de  ISanine ,  qui  ne 
sont  autre  chose  que  des  comédies  larmoyantes ^  et  qui 
oe  brillent  pas  par  le  comique  que  fauteur  a  tenté  d'y 
jeter.  En  général,  une  pièce  n'est  jamais  mauvaise  à 
cause  de  son  genre  ;  elle  l'est  en  proportion  de  la  fai- 
blesse ou  du  défaut  de  talent  de  l'auteur,  de  la  puissance 
ou  de  l'impuissance  de  celui  qui  crée.  Les  comédies  de 
Molière  ne  sont  pas  excellentes  à  cause  de  leur  genre  ; 
au  contraire  9  elles  sont  en  défaut  de  ce  côté,  parce  que 
la  fausse  délicatesse  de  nos  mœurs  ne  lui  a  pas  permis 
de  nommer  les  choses  par  leur  nom ,  de  peindre  les  ca* 
ractères  avec  la  précision  et  la  vérité  qu'ils  exigent;  il 
y  a  jusque  dans  ses  allusions  satiriques  un  vague  qui 
sait  moins  désigner  que  faire  deviner;  mais  ces  pièces 
sont  supérieures  à  tous  ces  petits  inconvéniens,  parce 
que  Molière  était  un  homme  supérieur  ;  ce  qui  n'empê- 
chera pas  le  Philosophe  sans  le  sas^oir^  et  quelques  au- 
tres pièces  de  cette  trempe,  de  plaire  aussi  lông*temps 
qu'il  y  aura  du  goût  en  France. 

M.  Sumarokoff  a  beau  se  faire  écrire  des  lettres  par  le 
premier  homme  du  siècle ,  il  n'eu  recevra  jamais  qui 
puisse  soutenir  la  comparaison  avec  celle  dont  il  a  été 
honoré  par  son  auguste  souveraine  (i).  Cette  lettre 
marque  une  si  grande  ame,  une  ame  si  simple  et  si  su- 
périeure au  premier  rang  de  la  terre,  que  je  la  conser- 
verai précieusement  entre  les  plus  beaux  momimens  du 
règne  de  Catherine  II.  C'est  pour  la  première  fois,  de- 
puis qu'il  existe  des  gouvernemens ,  que  la  puissance 
souveraine  a  trouvé  les  cheveux  blancs  et  les  services 
rendus  à  l'État  plus  respectables  dans  un  sujet  que  le  ca- 

(i)  Voir  précédanment  page  li^* 


9.5fc8  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

ractère  représentatif  qu'elle  lui  a  communiqué;  c'est 
pour  la  première  fois  que  la  souveraine  du  plus  y^ste 
empire  de  l'Europe  n'a  pas  jugé  indigne  d'elle  de  re- 
mettre, avec  une  bonté  vraiment  maternelle,  dans  son 
bon  sens,  la  tête  d'un  poète  qui  jouit  par  état  du  privi- 
lège de  s'en  écarter ,  mais  à  qui  ce  privilège  eût  été  con- 
testé partout  ailleurs,  moyennant  une  petite  lettre  de 
cachet  en  bonne  ou  mauvaise  forme. 

Ce  que  vous  aimerez  mieux  que  cette  profession  de 
foi  écourtée,  c'est  un  ^e/77io/t  fraîchement  sorti  de  la  fa- 
brique de  Ferney,  du  papas  Nicolas  Charisteskij  pro- 
noncé dans  r église  de  Sainte-Toleranski ,  village  de 
Lithuanicy  le  jour  de  Sainte-Épiphanie.  Ce  Sermon, 
qui  n'a  que  huit  pages ,  tend  à  prouver  aux  confédérés 
polonais  combien  leur  conduite  est  antichrétienne,  ab- 
surde et  atroce;  il  est  écrit  avec  la  gaieté  ordinaire,  et 
d'ailleurs  très-digne  de  l'Église  où  il  a  été  prêché  et  de 
son  charitable  auteur  Charisteski.  On  dit  que  l'apôtre 
gaulois,  Rulhière,  qui  a  composé  avec  tant  de  hardiesse 
un  roman  sur  la  dernière  révolution  de  Russie,  s'occupe 
actuellement  d'une  espèce  de  manifeste  historique  qu'il 
compte  publier  sur  l'élection  du  roi  de  Pologne  et  sur 
les  manèges  de  la  cour  de  Pétersbourg  dans  les  affaires 
de  ce  royaume.  Cet  ouvrage ,  entrepris  par  ordre  et  av-ec 
les  secours  de  M.  le  duc  de  Choiseul,  dans  le  temps 
qu'il  était  encore  ministre,  combattra  tout  juste  les 
principes  avancés  par  le  bon  papas  Nicolas  Charisteski; 
mais  je  crois  que  ni  le  papas  Charisteski  ni  le  papas 
Riilhière  n'auront  voix  au  chapitre  dans  le  concile  qui 
décidera  des  affaires  de  Pologne  ;  que  le  papas  Salderne, 
le  papas  Orlow,  le  papas  Romanzow  y  seront  consultés 
de  préférence ,  et  que  tout  s'arrangera  au  gré  des  prélats 


AVRIL    1770.  2*2g 

prussiens  y  autrichiens  et  russes,  inspires  par  le  Saint- 
Esprit  ,  qui  procédera  ou^  ne  procédera  pas ,  comme  il 
plaira  à  leurs  dites  Eminences,  et  qui  se  moquera  sû- 
rement des  raisonnemens  du  révérend  père  Ruihière  et 
de  tous  les  prestolets  de  Téglise  latine  occidentale. 

Il  est  vraisemblable  que  ce  sont  ces  essais  historiques 
ou  romanesques  sur  les  affaires  de  Pologne,  et  sur  la 
révolution  qui  a  placé  Catherine II  sur  le  trône  de  Russie, 
dont  la  lecture  a  déterminé  Sa  Majesté  suédoise,  pendant 
son  séjour  à  Paris,  à  nommer  M.  Rulhièré  historiographe^ 
de  Suède  avec  pension.  On  prétond  que  ce  poète  ira 
dans  quelque  temps  d'ici  en  Suède,  Touiller  les  archive» 
et  ramasser  les  matériaux  pour  écrire  un  des  morceaux- 
les  plus  intéressans  et  les  plus  brillans  que  l'histoire  mo-< 
derne  puisse  ofFrir  a  un  grand  écrivain. 


Avant  la  nouvelle  de  la  mort  du  roi  son  père,  Gustave- 
se  proposait  de  faire  un  pèlerinage  à  Fcrney ,  pour  y 
vénérer  face  à  face  le  saint  que  l'Europe  révère.  Gustave 
eut  la  générosité  un  jour  à  table  de  défendre  vivement 
ce  saint  contre  M.  le  maréchal  de  Broglie  qui  s'en  pre- 
nait à- lui  de  tout  le  mal  arrivé  depuis  quelques  années. 
M..  d^Argental,  ministre  de  Parme,  et  un  des  grands- 
vicaires  du  diocèse  de  Ferney  à  Paris,  manda  au  pa- 
triarche les  bontés  de  Son  Altesse  Royale ,  auxquelles 
il  répondit  par  les  vers  suivans,  qui  ne  sont  pas  ce  qui 
lui  est  échappé  de  mieux  depuis  quelque  temps  : 

On  dit  que  je  tombe  en  jeunesse  (i)  : 
Tâchez  de  me  bien  élever. 

(i)  Mot  de  madame  d'Épinay,  qui  écrivit  à  M.  de  y ohaire  vous  tombez  en 
jeunesse,  comme  on  dit  vous  tombez  en  enfance.  {Note  de  Grimm.)  Ces  vers 
ne  se  trouvent  pas  dans  les  Œuvres  de  Voltaire,  Nous  sommes  peu  porté  à 
croire  qu*i1s  soient  effectivement  de  lui. 


23o  CORRESPONDANCi:    LITTliRAIRE, 

Ne  pourriez<-vous  pas  i»e  trouver 
Quel({ue  accès  près  de  Son  Altesse? 
De  vieux  héros ,  de  vieux  savans 
Prendront  de  ses  leçons  peut-être. 
Je  veux  m'instruire  :  il  en  est  temps  ; 
C'est  à  moi  de  chercli^r  mon  maître. 

Le  pèlerinage  de  Ferney  n'ayant  pu  avoir  lieu,  le 
Qouv^aiu  roÀ  de  Suède  n'a  pas  voulu  <|uitler  Parus  sans 
voir  dans  Tatielier  de  M.  Pi-galle  le  modèle  de  la  statue 
qu^on  se  propose;  d'ériger  au  grand  saint  de  Ferney.  Gei 
modèle.,  sans  être  achevé  ^  est  assez  avancé  pour  dcMuier 
une  idée  d^e  ce  que  sera  le  marbre;  mais  on  prétend  qu'il 
n'a  pas  f^iit  la  conquête  du  roi  de  Suède  ^  el;  que  Sa  Ma- 
jesté a  dit  que  si  elle  avait  à  souscrvre,  ce  serait  pour  lui 
acheter  un  habit  et  pour  couvrir  sa  nudité.  Il  est  certain 
que  cette  nudité  éprouve  de  grandes  contradictions,  et 
qu'elle  ne  parait  pas  s'arranger  avec  les  convenances.  Un 
poète ,  un  historien ,  un.  philosophe  ne  doit  être  nu  que 
lorsqu'il  entre  dans  le  bain ,  et  ce  n'est  pas  le  moment  de 
lie  peindre ,  à  moins  que  ee  philosophe  ne  s'appelle  Sé- 
nèque,  et  que  ce  bain  ne  soit  son  dernier.  Mais  que  vou* 
Ije^vous?  Pîgalle  ne  sait  pas  diraper,  et  il  ne  se  soucie 
pas  de  faire  ce  qu'il  ne  sait  pas  supérieurement.  Après 
avoir  cherché  la  tête-  du  patriarche  à  Ferney ,  il  a  pris 
ici  uni  vieux  soldat  sur  lequel  il  a  modelé  sa  statue  avec 
une  véi'ité'Surprenanite,  mais  qui  paraîi  hideuse  à  la  plu^ 
part  de  nos,  juges  :  leui?  délicatesse',  qui  est  vraiment 
nationale,  est  blessée  de  tout  ce  qui  est  trop  prononcé, 
en  quelque  genre  que  ce  soit.  Je  trouve  beaucoup  de 
chaleur  et  d'enjtbousiasme  dans  le  modèle  de  M..  Pigalle. 
Donnez  à  cette  figure  la  forme  colossale;  à  la-  place  d'une 
plume,  mettez-lui  le  foudie  de  Jupiter  ou  lé  flambeau  de 


AVRIL  1771.  a3j 

Prométhee  entre  les  mains,  et  tous  ne  serez  plus  cho- 
qué de  sa  nudité  j  àùrfduft  si  tous  la  placez  dans  un  jar- 
din. Mais  sa  place  devant  être  un  jour,  selon  les  appa- 
rences ^  un  lieu  fermé ,  ses  traits  devant  nous  retracer 
récrivain  de  ce  siècle  à  cpi  l'humanité  doit  le  plus,  la 
bienséance  dont  Thomnie  de  génie  ne  s'écarte  jamais 
exigeait  qut  W  ligure^  fût  dtapée  avett  simplicrté  et  élé- 
gance. C'est  qu'il  fallait  charger  de  ce  monument  Yassé, 
qui  n'a  pas  le  goût  aussi  saxtvag'e  que  Pigalle,  et  qui  s'ea 
serait  tiré  avec  pFus  de?  succès.  Pigallé  a  demandé  encore 
six  semaines  avant  ^exposer  son  modèle  aux  Regards 
des  souscripteurs  :  en  attendant,  les  satires  ne  manquent 
pas.  J  observe  à  Fauteur  de  l'inscription  queje  vais  trans- 
crire qu'il  ne  suffit  pas  pour  des  satires  de  ce  genre  de 
savoir  en  bon  cuistre  (te  coWège  la  décKnaisoW du  pronom 
quiy  mais  qu'il  fbut  sui^fouff  Savoir  éctitë  c*'  ôtytc^  lapi- 
daive  cùmtîtë  liri  àilge  ou'  éôiiitaë  un  diable. 

En  tibi 

DigniMD  lapide  Voherinni , 

II»  poesi  m^gmiiy 
In  historia  plRrvutf, 
In  pbilosopia  minhnus, 
In  religiouf^  nihil. 

Cujuis 
Ingenium  acre 
Judicium  prapceps, 
TmprobiCa^  ^u'mma. 

Cui 
Arrisere  mulierculae, 
Plausere  scioli , 
Fa V fie  prôfani. 


2^-2  CORKESPOIfDANCE    LITTÉRA.IRE, 

Quem 

Irrisorem  bominumque  Deûmque 

Senatus  populusque  pbysico  atbeu» 

Mre  collecto 

Statua  donavit. 

M  DCC  LXXT. 


-  Honnêteté  française  sur  le  même  sujets 

J'ai  vu  chezPigalle  aujourd'hui 
Ce  modèle  vanté  de  certaine  statue  ; 
A  cet  œil  qui  foudroie,  à  ce  souris  qui  tue , 
A  cet  air  si  jaloux  de  la  gloire  d'autfui ,  ^ 

Je  me  suis  écrié  :  Ce  n'est  pas  là  Voltaire , 
C'est  un  monstre.  —  Oh!  m'a  dit  certain  folliculaire, 

Si  c'est  un  monstre  ,  c'est  bien  lui. 


Louis  Michel  Vaiiloo,  chevalier  de  l'ordre  du  roi, 
premier  peintre  du  roi  d'Espagne ,  ancien  recteur  de 
rAcadémie  royale  de  Peinture  et  Sculpture,  directeur 
des  élèves  protégés  par  Sa  Majesté,  mourut  le  20  mars 
dernier  d'une  fluxion  de  poitrine,  âgé  de  3oixante-quatro 
ans.  Michel,  sans  valoir  son  oncle ,  Carie  Vanloo,  n'était 
pas  un  artiste  méprisable;  il  excellait  principalement 
dans  le  portrait;  il  était  d'ailleurs  recommandabl^  par 
l'honnêteté  et  la  probité  les  plus  rares  :  lorsque  les  qua- 
lités  les  plus  essentielles  sont  poussées  au  plus  haut  de- 
gré, il  me  semble  qu'elles  méritent  bien  autant  notre 
admiration  que  des  talens  sublimes.  En  s'approchant  de 
Michel ,  on  se  trouvait  comme  dans  une  atmosphère 
d'honnêteté;  il  la  transpirait,  pour  ainsi  dire,  par  tous 
les  pores;  et  avec  elle^  un  calme,  une  sérénité,  qui  vous 
rafraîchissaient  le  sang,  comme  disait  M.  de  Mairan. 
Sans  le  connaître,  on  aimait  à  être  assis  à  coté  de  lui, 
sans  autre  raison  que  parce  que  l'honnête   homme  se 


AVRIL  I77I.  ^33 

repose  délicieusement  à  côté  de  l'hoonête  homme.  Je 
n'ai  jamais  vii  une  physionomie  plus  honnête  que  celle 
(le  Michel  ;  c'était  celle  de  son  ame.  11  vivait  avec  sa 
tante ,  la  veuve  de  Carie ,  avec  sa  sœur,  sa  nièce;  il  était 
Tarai ,  le  chef,  le  père  de  toute  sa  famille  :  leur  profonde 
douleur  fait  plus  éloge  funèbre  que  tout  ce  que  je  pour- 
rais dire.  Il  a  passé  une  partie  de  sa  vie  en  Espagne.  Il 
est  mort  pauvre,  parce  qu'il  a  toujours  vécu  honorable- 
ment. Il  confia  un  jour  toute  sa  fortune ,  acquise  par 
son  travail,  à  un  ami  qui  fît  naufrage;  il  ne  regretta 
que  son  ami.  Michel  laisse  un  frère,  Amédée  Vanloo, 
premier  peintre  du  roi  de  Prusse,  qui  est  de  retour  en 
France  depuis  deux  ans;  c'est  le  dernier,  mais  aussi  le 
plus  faible  des  Vanloo.  On  ignore  à  qui  sera  donnée  la 
place  de  directeur  des  élèves  pensionnaires  du  roi.  On 
parle  de  la  supprimer,  ou  d'en  diminuer  le  nombre;  cela 
fait  couler  les  larmes  de  la  douleur  et  de  la  confusion. 
Cet  établissement  coûte  à  l'État  i5,ooo  liv.  tous  les  ans  ; 
et  l'on  ose  dire  que  le  roi  ne  peut  le  soutenir,  vu  le  dé- 
labrement actuel  de  ses  finances.  Michel  Vanloo  tenait 
cette  pension  depuis  la  mort  de  Carie  ;  et ,  depuis  quatre 
ans,  il  n'avait  rien  touché  de  la  cour,  et  s'était  vu  dans 
la  nécessité  de  faire  toutes  les  avances  pour  la  nourri- 
ture et  l'entretien. de  ces  élèves;  il  est  dû  à  sa  succession , 
pour  ce  seul  objet,  environ  60,000  fr.  On  lui  devait, 
depuis  plus  de  dix  ans,  3o,ooo  liv.  d'ouvrages,  ordon- 
nés pour  le  compte  de  Sa  Majesté  :  en  1 769  on  lui  paya 
cette  somme  en  billets  de  Nouette,  qui  perdaient  70 
pour  cent  sur  la  place  ;  en  1 770  les  intérêts  de  ce  papier 
furent  réduits  de  5  à  a  et  demi  :  c'était ,  tout  juste ,  lui 
enlever  la  moitié  de  la  somme  qui  lui  était  légitimement 
due  depuis  nombre  d'années.  Michel  parlait  de  toutes 


9.34  COi\1^ESPOND AJXCE    lITTiRAIRE, 

ces  pertes  comme  de  choses  absoFomeat  ëirangères  h 
son  bonheur^  à  son  repos ,  à  son  ei^fstewée  ;  et  Fou  voyait 
bien  quecequinintévessait  ni  l'homiear^ni  leàôdtitnent, 
ni  ramitië,  n'avait  jamais  effleure  son  aine. 


■  I  II  I  I      i> 


Le  16  mars  dernier  sera  remsprqm  par  les  hîstovîo- 
graphes  du  Théâtre  Français.  Géiait  la  iin  de  i'anniëe 
thi^âtrale^'Ie  jour  de  la  clôture  des  $pectae\ts.  LeKain  ^ 
qu'on  croyait  perd»  pour  le  théâtre ,.  et  qm  se  trouvait 
rétabli  par  les  soiud  de-  M.  Tronchin^  avait  reparu  de- 
pan  le  coTnmeneenrmt  du  mois  cJeftfvfiér,  a'^ecdiés  ap^ 
plaudissemens  universels,  et  certaide^ment  bien  mérités. 
Il  avait  joaé  le  rôle  de  Néron  cfo«is  Btitafinicus  ;  cchii 
de  Mahomet ,  et  quelques  autres  :  il  devait  jouer,  le  jour 
de  la  clôture ,  le  rôle  de  Tancrèd'e  ;  mais  il  s'agissait  de 
lui  trouver  une'  Aménaide.  Madame  YestriS'  était  indis- 
posée; elle  s'était  trouvée  mal  quelques  jours  auparavant 
en  jouant ,  et  avait  pci»sé  faire  interrompre  le  spectacle^ 
mademcHselle Doboisf,  la  belle Dubpis,  à  l'ext'rétnitéd'anc 
fluxion  de  poitrine,  avait  fawli  ses  paquets  pour  l'autre 
monde  f  madenloiselfe  Samva)!,  troisième  actrice  tra* 
gique  ^  n'était  guère  dans  xm  état  moins  fâcheux  ;  et  Ton 
craignait  pour  sa  tête.  Dans  cette  perplexité,  noms  étions 
menacés  de  ne  pas»  voir"  Le  Kahi,  et  de  faire  la  clôture 
dé  l'année  théâtrale  par  quelque  comédien  bien  uisfée,  et 
encore  plus  mai  jouée,  lorsqtie  Diei»  excita  le  aèle  die  sa 
servante  Luzzy,  et  lin'  inspira  le  hardi  et  courageux 
desseiin  de  se  diarger  du  rôle  de  la  tendre ,  belle  et  mal^ 
heureuse  Aménaïde.  Quand  ce  d'essein  fut  connu  du 
public ,  tout  le  monde  s'apprêta  à  rire ,  et  l'oii:  étai«  per- 
suadé qiae  lai  pièce  nie  serait  pas  achevée.  MudfeiîYoiseUc 
Luzzy,  jeune  et  belle,  remplit  à  la  Comédie'  Française 


AVRIL  1771.         i  a35 

l'emploi  de  soubretle.  Elle  n'est  pas ,  jecro's,  aussi  spi- 
rituelle qu'elle  est  jolie;  son  jeu ,  du  moins ^  ne  me 
donna  pas  grande  idée  de  son  esprit  ni  de  son  tarent  ;^ 
mais  le  parterre  la  traite  bien,  parce  qu^elle  est  jeune  et 
belle,  et  que  cela  a  aifssi  son  mérite.  Quelle  apparence 
qu'une  actrice ,  accoutumée  aux  inflexions  familières 
dune  soubrette,  et  à  jouer  ses  mains  en  poche,  pût 
rendre  avec  la  dignité  et  la  noblesse  ivécessaires  le  rôle 
touchant  d'Aménaide!  L'actrice  elle*même  en  était  si 
peu  persuadée,  qu'elle  députa,  avant  de  se  montrer  en 
scène,  le  seigneur  Bellecoup  vers  le  parterre,  pour  im- 
plorer sofi  indulgence ,  et  pour  l'assurer,  par  une  ha- 
rangue prononcée  avant  la?  pièce,  que  ce  n'était  pa=s  on 
cWbut ,  mais  un  simple  essaT  risqué  dans  la  vue  uniqne 
(le  ne  pa6  priver  le  public  d'iirve  occasion  de  voir  M.  Le 
Kain.  Après  ce  compliment  préliminaire,  elle  parut  belle 
comiae  l'astre  du  jour,  habillée  à  ravir,  et  reçut  desap- 
plaudissemens  qui  l'empêchèrent ,  pendant  quelques 
minutes-,  de  commencer  son  rôlfe.  Pour  juger  de  cette 
entreprise,  en  deux  miDts,  il'  est  certain  que  personne 
»e  se  serait  attendu  que  mademoiselle  Luzzy  s'en  firâl 
avec  tant  de  succès.  Son  maintien  futptein  de  grâce,  do 
noblesse- et  de  dignité*,  elle  joua  plusieurs  morceaux-avec 
beaucotrp  de  chaleur,  et  d'une  manière  touchante;  elle 
eut  souvent  des  inflenions  tragiques  et  hein'euses ,  et?  les 
vrais  accens  de  la  douleur;  il  est  vrai  que ,  de  temps  en 
temps,  on  s'apercevait  de  quelques  tons  de  soiabrette^ 
mais  jamais  assez  forts  pour  avoir  le  droit  âe  rire,  quel- 
que bonne  envie  qu'on  en  eu*  apportée.  En  général,  je 
ne  serais  pas  surpris  que  madism^isellkî  Luzzy ,  en  culti'- 
vant  ce  talent ,  devînt  bonne  actrice  trafique  ;  mais  elle 
lu»  veut  pasi  quitter  te  tahWer  de  soubrette  pour  le  co- 


a36  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

thurne,  et  j'en  suis  fâché.  Elle  joua  la  suivante  dans  k 
petite  pièce,  et  chanta  dans  le  divertissement;  il  ne  lui 
manqua  que  d'y  danser  une  allemande,  pour  nous  mon- 
trer, dans  le  même  jour,  un  quadruple  talent ,  et  pour 
remporter,  à  la  fin  dé  l'année  théâtrale ,  une  quadruple 
couronne. 

Mais  que  vous  dirai-je  de  Le  Kain  que  je  n'avais  pas 
vu  depuis  qu'il  avait  reparu  au  théâtre?'  Il  semble  qu'il 
n'ait  employé  le  temps  de  sa  maladie  et  de  sa  retraite 
que  pour  porter  son  talent  à  un  degré  de  sublimité  dont 
il  est  impossible  de  se  former  une  idée  quand  on  ne  Va 
pas  vu.  J'entreprendrais  en  vain  de  vous  dépeindre  cet 
acteur  dans  le  rôle  de  Tancrède.  Il  est  de  la  figure  la 
plus  laide  et  la  plus  ignoble,  et  il  devient  au  théâtre 
beau,  noble,  touchant,  pathétique,  et  cli«pose  de  votre 
ame  à  son  gré.  Dans  toute  la  tragédie  de  Tancrède  il  ne 
dit  pas  un  mot  qui  ne  vous  ravisse  d'admiration  ou  ne 
vous  arrache  dès  larmes.  Il  faut  compter  cet  acteur  parmi 
ces  phénomènes  rares  que  la  nature  se  plaît  à  former  de 
temps  en  temps,  mais  qu'elle  n'est  jamais  sûre  de  pro- 
duire deux  fois,  parce  qu'il  faut  un  concours  de  circon- 
stances qu'elle  ne  peut  se  promettre  de  rassembler  plu- 
sieurs fois  de  suite.  Je  ne  crains  pas  de  dire  que  ce  que 
nous  avons  vu  dans  la  salle  de  la  Comédie  Française, 
le  i6marsdernier,  est  non-seulement  un  spectacle  unique 
en  Europe,  mais  que  c'est  une  merveille  de  notre  siècle, 
qu'aucun  autre  siècle  ne  pourra  se  flatter  de  voir  renaître. 
Je  n'aurai  pas  à  me  reprocher  de  n'en  avoir  pas  joui  dé- 
licieusement ;  j'ai  seriti  l'empire  de  l'art  lorsqu'il  a  atteint 
la  perfection,  et  mon  ame  en  a  été  tellement  ébranlée, 
qu'il  m'a  fallu  plusieurs  jours  pour  la  calmer  et  la  re- 
mettre dans  son  assiette;  enfin  elle  s'est  retrouvée  dans 


AVRIL   I77I.  237 

la  sphère  des  malheurs  et  du  ^euil  pubHcs,  d'où  la  puis- 
sauce  du  génie  d'un  acteur  Pavait  enlevée  pour  quelque 
temps.  Il  faut  regarder  Le  Kain  éopime  arrivé  au  plus 
haut  degré  de  perfection  depuis  sa  l^entrée.  ,11  n'a  plus 
cette  lenteur  qu'on  lui  reprochait  quelquefois  avec  raison; 
il  est  d'une  simplicité,  d'une  justesse!....  il  est  sublime. 
L'époque  de  son  rétablissement  et  de  sa  rentrée  a  été 
marquée  par  la  perte  de  toute  sa  fortune.  Il  s'était  fait, 
par  ses  épargnes,  une  rente  de  i5oo  livres,  qui  fut  ré- 
duite, l'année  dernière ,  à  600  livres,  par  les;-opér|tions 
du  contrôleur  général  des  finances.  Il  lui  'restait  une 
somme  de  3o,ooo  francs  :  c'était  toute  sa  fortune,  c'était 
le  fruijt  de  vingt  années  de  travail  et  de  succès,  et  sur- 
tout d'une  vie  très-frugale.  Quand  on  compare  la  fortune 
de  Henri  Le  Kain  à  celler  de  David  Garrick,  le  parajlèie 
qui  en  résulte  n'est  pas  à  l'honneur  de  la  France;  mais 
enfin  cette  somme  modique  sur  laquelle  le  Roscius  fran- 
çais fondait  les  ressources  de  sa  vieillesse  vient  de  lui 
être  volée  par  un  dépositaire  infidèle,  au  moment  même 
où  il  devait  la  placer  d'une  manière  avantageuse  et  sûre. 
En  Angleterre,  ce  malheur  aurait  été  réparé  en  vingt- 
quatre  heures  par  une  souscription  volontaire*,  mais  elles 
ne  sont  pas  en  usage  en  France:  on  dit  qu'on  accordera 
à  Le  Kain  une  représentation  à  son  profit,  et  qu'elle  se 
donnera  sur  le  théâtre  de  l'Opéra.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  que  sa  santé  n'est  plus  assez  forte  pour  .qu'il  puisse 
se  promettre  de  pousser  ses  nouvelles  épargnes  bien  loin; 
et  quoique  l'argent  ne  soit  pas  la  monnaie  avec  laquelle 
on  achète  le  génie,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  arts 
et  les  talens  disparaissent  lorsque  le  gouvernement  et  la 
nation  cessent  de  les  récompenser  avec  magnificence. 


238  CORRESPOJN*DA.JÎiCJK    LITTÉRAIRE, 

Un  de»  meilleurs  ouvrages  quon  nous  ait  donnés 
depuis  ioag'temps^  c'est  la  traduction  de  V Histoire  du 
règne  de  Vempereiur  CharleS'-Qmnt ,  précédée  d'un  ta- 
bleau des  progrès  de  la  société  en  Europe,  depuis  la 
destruction  de  Vempit^  romain  Jusqu'au  commencement 
du  seizième  seizième  siècle  y  par  M.  Robertson,  docteur 
en  théologie  y  principal  de  Tuniveraité  d'Edimbourg^  et 
historiographe  de  Sa  Majesté  britannique ,  pour  l'Ecosse; 
ouvrage  traduit  de  Tanglais ,  formant  deux  volumes 
iii-4°9  <>u  ^^^  volumes  in-12.  Cette  histoire  jouit,  ainsi 
que  son  auteur ,  d'une  grande  réputation  en  Angleterre, 
et  la  mérite.  M.  Robertson  passe  pour  un.  des  meilleurs 
écrivains  de  ce  siècle  ;  et  les  Anglais  ne  nous  pardonnent 
pas  la  grande  célébrité  dont  jouit  en  France  M.  David 
Hume  y  qu'ils  mettent  bien  au-dessous  de  M.  Robertson. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  aurait  un  parallèle  plus  intéres- 
sant à  faire  en  comparant  M.  Robertson  à  M.  de  Voltaire 
et  à  M.  de  Montesquieu.  S'il  était  obUgé  de  leur  céder  la 
palme,  quant  à  la  rapidité  et  au  brillant  de  la  manière, 
il  aurait  bien ,  je  crois,  sa  revanche  du  côté  de  la  solidité, 
de  la  justesse  et  de  la  profondeur  du  coup  d'œil.  Ses  dé- 
veloppemens  sont  le  fruit  d'une  extrême  sagacité,  dirigée 
par  un  esprit  pieiq  de  sagesse  et  de  lumière,  et  par  un 
bon  sens  exquis.  Cet  ouvrage  est  important,  et  il  serait 
à  désirer  que  Tauteur  voulût  le  continuer  jusqu'à  nos 
jours.  Nous  en  devons  la  traduction  à  M.  Suard,  qui  a 
déjà  traduit,  je  crois,  ce  que  M.  Robertson  a  écrit  sur 
V Histoire  d'Ecosse  sa  patrie  (i).  Il  a  traduit  V Histoire 

(i)  Grimni  est  ici  daus  Terreur.  La  traduction  anoDyme  de  l'Histoire  ^t- 
eosie  sous  les  règnes  de  Marie  Stuart  et  de  Jacques  VI  n'était  point  de 
Siiard,  mais  de  Besset  de  La  Chapelle,  revue  par  Morellet;  Londi*es,  17641 
3  vol.  in-i2. 


AviuL  1771.  :à3g 

(k  Ch^rks-Quinl  de  l'aveu ,  et  pour  ainsi  dire  de  con- 
cert dvecTaut^ur,  qui  lui  envoyait  des  feuilles  de  Lon- 
dres, à  mesure  qu'elles  sortaient  de  presse.  Cela  ne  nous 
a  pas  avances  di^  grand'cho»^ ,  et  il  y  a  bien  deux  ou  trois 
an$  que  nous  attendions.  I^e  traducteur  est  aimable,  il 
c$t  paresseux  y  il  a  la  Gazette  de  France  à  rédiger  avec 
labbé  iàraaudy  il  joue  un  rôle  dans  le  paru  philoso- 
phique, il  aime  le  monde  et  les  soupers  en  ville;  voilà 
bien  plus  de  raisons  qu'il  n'en  faut  pour  retarder  l'ac- 
complissement d'une  promesse.  En  comparant  sa  tra- 
<luctiQn  à  l'original^  vous  la  trouverez  peut-être  plus 
verbeuse  et  moins  élégante;  vous  remarquerez  aussi  un 
peu  de  langueur  et  de  nonchalance  dans  le  style.  Le 
grand  talent  du  traducteur  consiste  à  se  pénétrer  de  la 
manière  de  son  original ,  et  à  tâcher  de  le  rappeler  par 
sa  traduction  ;  mais  nous  n'avons  pas  le  droit  d'être  si 
difficiles ,  et  plût  à  Dieu  que  tous  ceux  qui  se  mêlent 
de  nous  enrichir  de  traductions,  eussent  la  facilité  et  la 
correction  du  style  de  M.  Suard!  Cet  ouvrage  a  eu  beau- 
coup de  succès. 


M.  l'abbé  Mignot,  abbé  de  Scellîères,  conseiller  ho- 
noraire du  grand-conseil,  frère  de  madame  Denis,  el  par 
conséquent  neveu  de  M.  de  Voltaire ,  vient  de  publier 
une  Histoire  de  V Empire  Ottoman ,  depuis  son  origine 
jusqu'à  la  paix  de  Belgrade  ^  e/i  1740,  quatre  volumes 
in- 12  assez  considérables.  Ce  neveu  n'est  pas  le  premier 
homme  du  siècle  après  son  oncle,  il  est  un  peu  épais; 
l'oncle  s'étant  emparé  de  toute  la  matière  subtile,  ne  lui 
a  laissé  que  le  caput  mort/iupi.  Cependant  les  oisifs  qui 
ont  fait  de  la  lecture  une  ressource  contre  l'ennui  liront 
le  neveu ,  et  n^en  seront  pas  mécontens.  Il  prétend  qu'il  a 


240  CORRESPOND AKCJE:    LITTERAIRE, 

pris  beaucoup  de  peine  pour  nous  donner  une  Histoire 
véridique  de  cet  empire;  il  a  étudié  les  traductions  des 
manuscrits  orientaux  de  la  Bibliothèque  du  Roi;  il  a  con- 
sulté M.  de  Cardonne ,  interprète  du  roi  pour  les  langues 
orientales 9  qui  a  long-temps  vécu  en  Turquie;  M.  le  duc 
de  Choiseul  lui  avait  permis  de  lire  toutes  les  correspon- 
dances des  ambassadeurs,  au  dépôt  des  affaires  étrangères; 
et  de  tout  cela  il  est  résulté  un  ouvrage  tel  quel. 


Après  vous  avoir  parlé  de  la  séance  particulière  que 
l'Académie  royale  des  Sciences  tint  le  6  mars  dernier  en 
présence  du  roi  de  Suède  (i),  il  me  reste  à  vous  rendre 
compte  de  celle  de  l'Académie  Française ,  qui  eut  lieu  le 
lendemain.  Sa  Majesté  suédoise  s'y  rendit  accompagnée 
du  prince  Frédéric  Adolphe,  son  frère,  quoique  ce  prince 
ne  fût  pas  encore  entièrement  rétabli  de  l'indisposition 
que  lui  avait  causée  la  nouvelle  inattendue  de  la  mort  du 
roi  son  père  ;  Son  Altesse  Royale  tomba  même  plus  sé- 
rieusement malade  après  cette  date ,  et  l'on  fit  appeler 
M.  Tronchin ,  qui  la  traita  conjointement  avec  le  médecin 
suédois  qui  avait  suivi  ces  princes  dans  leur  voyage. 
L'abbé  de  Radonvilliers,  ancien  sous-précepteur  de  M.  le 
Dauphin  et  des  Enfans  de  France,  complimenta  le  roi 
de  Suède  en  qualité  de  chanchelier  de  l'Académie.  Ce 
compliment  fut  court.  L'auteur  le  composa  sur  le  grand 
chemin  en  se  rendant  de  Versailles  à  Paris  pour  assister 
à  la  séance  de  l'Académie.  Il  n'a  pas  voulu  en  "donner 
copie,  et  il  prétend  avoir  refusé  même  Sa  Majesté  sué- 
doise, qui  eut  la  bonté  de  lui. en  demander  une.  Après 
ce  compliment ,  M.  d'Alembert  lut  un  Dialogue  aux 

(i)  Voir  précédemment  page  aao. 


AVRIL  1771.  ^4' 

Champs-Elysées  entre  la  reine  Christine  de  Suède  et  le 
philosophe  Descartes  (i);  M.  Marmontel  lut  ensuite  une 
comédie  en  deux  actes  et  en  vei^s,  intitulée:  T Ami  de  la 
Maison ,  et  le  duc  de  Nivernois  termina  la  séance  par 
la  lecture  de  plusieurs  fablesvde  sa  composition,  que  le 
public  est  accoutumé  depuis  long-temps  à  applaudir  aux 
séances  publiques  de  l'Académie.  On  présenta  après  la 
séance  au  roi  de  Suède  un  jeton  académique  en  or  :  il 
n'y  en  eut  qu'un,  et  le  prince   Frédéric-Adolphe  fut 
obligé  d'en  accepter  un  ordinaire  en  argent  ;  je  crois 
même  qu'au  lieu  de  prier  Son  Altesse  Royale  de  permettre 
qu'on  lui  en  portât  un  le  lendemain,  puisqu'on  ne  s'était 
pourvu  que  d'un  seul ,  on  eut  la  sottise  de  lui  dire  que 
l'Académie  ne  donnait  des  jetons  en  or  qu'aux  têtes  cou- 
ronnées, comme  si  elle  était  érigée  pour  faire  des  distri- 
butions de  jetons  aux  rois  et  aux  princes  souverains. 
Lorsque  le  roi,  en  examinant  les  portraits  qui  sont  dans 
la  salle  d  assemblée  particulière,  eut  remarqué  celui  de 
la  reine  Christine,  on  saisit  cette  occasion  pour  demander 
à  Sa  Majesté  le  sien,  et  elle  eut  la  bonté  de  le  promettre. 
Je  ne  vous  dirai  rien  de  VAmi  de  la  Maison.  C'est 
une  pièce  à  ariettes,  comme  disent  nos  barbares  en  mu- 
sique ,  mais  du  reste  écrite  dans  le  véritable  genre  de  la 
comédie;  M.  Grétry  la  met  actuellement  en  musique. 
Elle  doit  être  jouée  'k  la  cour  pendant  le  futur  voyage 
de  Fontainebleau ,  et  à  l'entrée  de  l'hiver  nous  l'aurons 
sur  le  théâtre  de  la  Comédie  Italienne. 


Le  roi  de  Suède  avait  remarqué  chez  madame  la 
comtesse  de  La  Marck  une  petite  statue  de  l'Amitié, 

(i)  Ce  Dialogue  se  trouve  tom^IV,  pag.  468  de  Tédition  des  Œuvres  de 
d^Alembert ,  Paris ,  Belin ,  1 8a  a . 

TOM.  VII.  16 


^4^  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

exécutée  en  biscuit  de  porcelaine  de  Sèvres ,  d'après  un 
modèle  de  Falconet,  si  je  ne  me  trompe,  Sa  Majesté 
parut  aimer  ce  morceau ,  et  même  désirer  d'en  avoir  un 
pareil.  Madame  la  comtesse  de  La  Marck  demanda  et 
obtint  la  permission  de  lui  faire  hommage  de  cette  pe- 
tite statue. 


M.  de  Saint-Lambert  vient  de  donner  une  nouvelle 
édition  de  son  poème  des  Saisons.  Cette  édition  est  plus 
soignée  et  plus  correcte  que  la  première.  On  en  a  re- 
touché les  planches ,  et  par  conséquent  les  estampes  en 
sont  moins  belles;  mais  qui  est-ce  qui  a  jamais  acheté 
un  livre  pour  les  images ,  que  les  libraires  n'ont  inven- 
tées que  pour  rançonner  le  public?  L'auteur  a  fait  plu- 
sieurs corrections  importantes  dans  cette  nouvelle  édi- 
tion; il  s'est  surtout  occupé  du  Printemps,   premier 
chant  de  son  poème,  qui  avait  été  jugé  le  plus  faible  : 
il  a  cherché  à  en  rendre  les  transitions  plus  heureuses. 
.  Dans  le  cliant  de  l'Été  il  a  ajouté  une  description  de  la 
zonetorride  qui  a  cent  vers  au  moins;  ce  n'est  pas  le 
morceau  le  moins  be^u  de  l'ouvrage.  Dans  le  chant  de 
l'Hiver  on  lit  un  épisode  sur  les  glacières  de  la  Suisse 
qui  n'était  pas  dans  la  première  édition.  Cet  épisode  est 
long  et  tragique ,  mais  il  ne  m'a  pas  paru  produire  l'effet 
pathétique  auquer l'auteur  prétend;  M.  de  Saint-Lam- 
bert n'est  pas  heureux  en  invention  :  quand  ses  fables 
ne  sont  pas  communes  et  plates,  elles  sont  ordinaire- 
ment inventées  avec  tant  d'effort  et  de  travail   que  le 
lecteur  partage  involontairement  la  fatigue  du  poète. 
Je  persiste  dans  mon  premier  sentiment  sur  cet  ou- 
vrage :  s'il  n'échappe  à  l'injure  du  temps  que  par  frag- 
mens,  la  postérité  le  comptera  au   nombre  des  meil- 


AVRIL  1771.  a43 

leures  productions  de  notre  siècle ,  parce  qu'il  y  a  plu- 
sieurs morceaux  de  la  plus  grande  beautë  ;  mais  il  me 
semble  qu'on  peut  dire  :  Infelix  operis  summa  (i), 
parce  qu'il  y  a  trop  de  langueur  et  de  monotonie.  Il  ne 
faut  donc  pas  trop  crier  à  l'injustice  du  peu  d'accueil 
que  ce  poëme  a  reçu.  Sans  doute  qu'il  aurait  procure  à 
son  auteur  la  plus  haute  réputation  il  y  a  soixante  ans  ; 
mais  il  est  injuste  de  vouloir  que  nous  soyions  aussi 
friands  aujourd'hui  qu'avant  que  nous  eussions  un  Vol- 
taire :  je  suis  persuadé  que  Virgile  gâta  un  grand 
nombre  de  réputations  de  poètes  très-estimables  qui 
vinrent  après  lui.  M.  de  Saint-Lambert  a  aussi  ajouté 
quatre  contes  nouveaux  à  son  recueil  de  Fables  orien- 
tales dans  le  goût  de  Sadi ,  savoir  :  V Esprit  des  diffé- 
rens  états;  les  Lumières;  le  Besoin  d"" aimer  et  la  Visite. 
Ces  Fables  orientales  sont ,  de  toutes  les  productions  de 
M.  de  Saint-Lambert,  celles  que  j'estime  le  plus;  elles 
sont  écrites  avec  beaucoup  de  force  et  d'éloquence,  et 
quelquefois  même  avec  grâce  ,  quoique  l'auteur  soit 
naturellement  sévère  et  un  peu  sec  ;  le  sens  en  est  pro- 
fond, la  morale  élevée,  grave  et  pure. 


C'est  un  étrange  vertige  que  celui  de  M.  de  Moissy 
de  nous  accabler  de  drames  moraux  écrits  dans  le  genre 
ennuyeux  pour  le  progrès  des  bonnes  mœurs  et  pour  le 
dessèchement  des  lecteurs.  Il  a  déjà  parcouru  tous  les 
âges  de  la  vie  humaine  dans  son  École  dramatique  ^ 
et  après  avoir  administré  au  public  l'extrême-onction 
dans  la  dernière  de  ses  pièces  à  proverbes ,  il  devrait  au 
moins  nous  laisser  tranquilles;  mais  ne  voilà-t-il  pas 
qu'il  attaque  de  nouveau  le  beau  sexe ,  et  qu'il  va  lui 

(i)  HoRACSy  Art  poétique,  Ters  34* 


244  CORRESPOND AlWCE  LITTERAIRE, 

prouver  par  une  comédie  qu'il  faut  qu'une  bonne  mère 
nourrisse  ses  enfans  elle-même  ?  Ce  traité  moral  est  in* 
titulé  :  La  vraie  Mère  ;  drame  didacti^comique  en  trois 
actes  et  en  prose.  Les  acteurs  sont  :  la  femme  d'un  né- 
gociant, accouchée  depuis  sept  mois  et  nourrissant  son 
enfant;  la  femme  d'un  employé  dans  les  Fermes,  en- 
ceinte et  presque  à  terme  ;  la  femme  d'un  marchand  de 
drap,  relevée  de  couches  depuis  neuf  mois  et  demi  :  et 
puis  les  maris  de  tout  cela,  et  puis  les  en&ns  de  sept 
et  de  neuf  mois,  et  puis  la  nourrice,  et  puis  la  sage- 
femme,  et  puis  la  garde  de  femmes  en  couclies  ;  et  puis 
c'est  M.  de  Moissy  qui  accouche  de  toutes  ces  bêtises! 
Cela  est  en  vérité  d'une  platitude  exquise  et  remar- 
quable, et  il  faut  l'avoir  lu  pour  croire  que  de  telles 
productions  se  publient  à  Paris  en  177 1.  Il  faut  que 
M.  de  Moissy  se  fasse  recevoir  à  Saint-Côme  en  qualité 
d'accoucheur-moraliste ,  il  fera  sûrement  une  révolution 
dans  les  rues  Saint-Denis  et  Saint* Jacques,  à  moins 
qu'il  ne  reçoive  avant  le  temps  la  couronne  du  martyre 
par  les  mains  des  nourrices  de  Paris  ,  pour  avoir  voulu 
ruiner  leur  état  de  fond  en  comble. 


La  société  de  M.  de  Magnan ville,  garde  dii  trésor 
royal,  qui,  depuis  deux  ou  trois  ans,  passe  la  belle 
saison  au  château  de  la  Chevrette,  à  trois  lieues  de 
Paris,  s'occupe  à  jouer  là  comédie  pour  son  amusement. 
Cette  troupe  de  société  est  supérieurement  bien  com- 
posée, et  ses  représentations  ont  attiré  une  foule  de 
spectateurs  choisis  de  la  cour  et  de  la  ville.  Parmi  les 
actrices ,  madame  la  marquise  de  Gléon ,  mademoiselle 
de  Savalette  sa  sœur,  et  madame  de  Pernan,  fille  de 
M.  de  Magnanville ,  ont  montré  un  talent  décidé.  M.  le 


AVRIL  Ï77I.  245 

chevalier  de  Châtellux  a  fait  jouer  successivement  sur 
ce  ihëâtre  de  la  Chevrette  trois  pièces  de  sa  composi- 
tion,  une  comédie  en  un  acte  intitulée  :  les  Amans 
portugais  ^  une  comédie  en  trois  actes  intitulée  :  les 
Prétentions^  et  enfin  une  imitation  libre  de  Roméo  et 
Juliette  j  tragédie  de  Shakspeare.  Ces  représentations 
ne  soutiendraient' peut-être  pas  le  grand  jour  du  théâtre 
public;  mais  elles  ont  attiré  à  chaque  fois  beaucoup  de 
monde  9  et  l'on  a  applaudi  à  plusieurs  détails  qui  ont  paru 
heureux  et  charmans.  M.  de  Magnanville  de  son  côté  a 
été  auteur  et  acteur  à  la  fois:  il  a  composé  une  pièce 
en  trois  actes  intitulée  :  les  Orphelines^  qui  a  eu  le  plus 
grand  succès.  Je  ne  sais  si  c'est  Fessai  de  M.  le  cheva- 
lier de  Châtellux  qui  a  enhardi  un  détestable  barbouil- 
leur à  faire  imprimer  un  Roméo  et  Juliette ,  en  cinq 
actes  et  en  vers  hbres;  ce  barbouilleur  est  le  même  qui 
donna  il  y  a  quelques  années  un  drame  de  Bélisaire  (^1). 
Cela  n'est  pas  lisible.  On  imprime  depuis  quelque  tempa 
un^  si  grande  foule  de  pièces  dramatiques  qui  ne  seront 
jamais  jouées  sur  aucun  théâtre ,  que  je  prends  le  parti 
d'en  retrancher  la  notice  de  ces  feuilles;  ainsi  je  ne 
vous  parlerai  ni  du  Laboureur  devenu  gentilhomme  (2)^ 
ni  du  Cri  de  la  nature  (3)  ni  d'une  infinité  d'autres  pau- 
vretés :  quand  les  mauvaises  herbes  dominent  dans  un 
champ,  il  ne  faut  pas  trier,  il  faut  y  mettre  le  feu. 

(i)  Le  barbouilleur  à  qui  Ton  doit  BéUsain,  comédie  héroïque  en  prose, 
et  Roméo  etJuUette,  en  vers  libres,  est  Mousiier  de  Moissy,  mort  en  i777*(B0 
(a)  177 1,  in- 8";  par  M.Boutillier. 
(3)  177X  ,  in-8^;  parM.  Armand. 


a46  CORRESPOITDA^irCE  UTTlfRAIRE, 


MAI. 

Paris  ,  mai  l'J'Jt- 

On  a  donnée  le  i8  du  mois  dernier,  sur  le  théâtre 
de  la  G)iiiédie  Italienne  la  première  représentation  de 
Vjàmoureux  de  quinze  ans  ou  la  double  Féte^  comédie 
en  trois  actes  et  en  prose,  mêlée  d'ariettes.  Le  poëme 
est  de  M.  Laujon ,  auteur  de  plusieurs  opéra ,  attaché  à 
M.  le  comte  de  Clermont,  prince  du  sang ,  et  un  de  nos 
faiseurs  de  pièces  et  de  couplets  de  société  des  plus  em- 
ployés. Il  est  aussi  fort  bon  acteur,  et  je  l'ai  vu  jouer  sur 
plusieurs  théâtres  particuliers  avec  beaucoup  de  naturel. 
La  musique  de  V Amoureux  de  quinze  ans  est  le  coup 
d'essai  d'un  jeune  homme  appelé  Martini.  Je  le  crois 
Allemand  (i)  :  s'il  est  Français,  il  suffit  d'un  seul  de  ses 
airs  pour  se  convaincre  qu'il  a  appris  son  métier  en  Al- 
lemagne ou  en  Italie.  Il  a  enseigné  la  musique  quelque 
temps  à  Nanci,  et  il  s'appelait  alors  Martin.  £n  se  trans- 
plantant à  Paris,  il  a  ajouté  un  i\  son  nom,  et  a  bien 
&it;  Martini  sonne  beaucoup  mieux  en  musique  que 
Martin.  On  dit  qu'il  a  épousé  une  fort  jolie  femme,  et  il 
a  sans  doute  encore  bien  fait.  M.  le  marquis  de  Cham- 
borant ,  colonel  d'un  régiment  de  hussards ,  et  premier 
écuyer  de  M.  le  prince  de  Condé ,  ayant  connu  Martini 
qui  faisait  le  maître  de  musique  sur  le  pavé  de  Paris,  et 

(i)  Martini,  auquel  ou  a  dû,  depuis  l'époque  où  Grimm  écrivait  ceci ,  la 
musique  de  la  Bataille  d'Ivry,  du  Droit  du  S^gnêur,  à*Annette  et  Lubin  et  de 
Sapho,  était  né  en  1741  à  Freystadt,  dans  le  Uaut-Palatinat  ;  il  est  mort 
en  i8i6« 


uki  1771.  247 

qui  n  y  gagnait  pas  graHc^chose,  le  prit  pour  son  secré- 
taire, et  lui  fit  avoir  un  brevet  de  sous-lieutenant  :  ainsi 
voilà  mon  petit  Martini  compositeur,  seorétaire,  officier 
de  hussards ,  et  peut-être  c — ^u  ;  car  quel  est  l'état  ou  le 
mérite  qui  mette  à  l'abri  de  cet  inconvénient?  Ce  qu'il  y 
a  de  sûr,  c'est  qu'en  sa  première  qualité ,  c'est  un  homme 
à  encourager.  Il  a  déjà  fait  graver  pour  le  clavecin  des 
morceaux  de  musique  qui  ont  eu  du  succès.  Dans  sa 
musique  de  tAmourewt  de  quinze  ans  on  remarque 
une  grande  facilité  de  style,  et  les  traces,  d'une  bonne 
école; son  harmonie  est  pure,  et  il  ne  s'embart*asse  pas. 
dans  sa  marche.  Ses  airs  manquent  de  résultat;  mais, 
j'aime  à  croire  que  ce  n'est  pas  sa  faute;  c'est  certaine- 
ment celle  de  son  poète,  qui  ne  lui  a  jamais  donné  de 
sujet,  mais  qui  lui  a  donné  en  revanche,  pour  chaque 
air,  quatre  fois  plus  de  paroles  qu'il  n!en  fallait  :  la  né- 
cessité de  placer  tout  ce  flux  de  paroles  oisives  a  consi- 
dérablement nui  à  la  verve  du  compositeur,  et  l'a 
presque  toujours  bornée  à  l'étendue  mécanique  de  son. 
air.  Je  me  garderai  bien  de  juger  M,  Martini  à  mort 
sur  cet  essai  :  quand  il  aura  affaire  à  un  poète  qui  sait 
ce  que  c'est  qu'un  air,  nous  verrons  s'il  ne  s'en  tirera 
pas  à  son  honneur. 


I^e  24  du  mois  passé  on  donna  sur  le  théâtre  de  la 
Comédie  Française  la  première  représentation  de  Gaston 
et  Bayardj  tragédie,  par  M.  de  Belloy.  La  misère  ob- 
ligea le  pauvre  citoyen  de  Calais  de  livrer  celte  pièce  à 
l'impression  au  commencement  de  l'année  dernière;  la 
santé  chancelante  de  M.  Le  Ka in  ne  lui  promettait  pas 
alors  de  pouvoir  être  jouée  si  tôt,  et  sans  Le  Kain ,  point 
de  salut  pour  Bayard  ni  pour  aucun  héros  ancien  ou 


Oil\%  CORRESPONDA.KCE  LITTKRAIRX:, 

moderne.  Cet  acteur  sublime  s'étant  trouvé  en  état  de 
reparaître  sur  la  scène,  il  s'est  chargé  du  rôle  de  Bayard, 
et  a  fait  réussir  la  pièce  de  -M.  de  Beiloy,  qui  était 
cruellement  tombée  à  la  lecture.  Mole  a  fort  bien  joué 
le  rôle  de  Gaston ,  madame  Yestris  celui  d'Euphémie 
aussi  bien  qu'on  peut  jouer  un  rôle  de  sentiment  et  de 
passion  dans  lequel  il  n'y  a  ni  sentiment  ni  passion  ;  le 
bon  Brisard  était  bien  mauvais  d^ns  le  rôle  détestable  du 
méchant  Avogare.  Tout  considéré,  le  succès  a  été  com- 
plet, et  le  parterre  a  demandé  avec  la  plus  grande  viva- 
cité l'auteur,  qui  n'a  pas  jugé  à  propos  de  se  rendre  à 
ses  désirs.  Je  suis  bien  aise  que  M.  de  Belloy  jouisse  de 
la  gloire  et  surtout  des  profits  de  ce  succès ,  mais  je  suis 
humilié ,  pour  notre  goût ,  du  succès  de  Bayard  :  je-  ne 
saurais  nier  qu'une  nation  éclairée,  instruite,  capable 
d'élévation,  fait  uu  tort  réel  à  sa  réputation,  en  souf- 
frant, sur  ses  théâtres  publics,  la  représentation  de  ces 
pompeuses  fadaises.  M.  de  Belloy  est  un  porteur  de  lan- 
terne magique  qui  expose  une  suite  de  figures  guindées 
et  en  attitudes  forcées  à  l'admiration  d'une  troupe  d'en- 
fans  qui  en  sont  tous  ébahis  ;  on  ne  saurait  estimer  nî 
les  enfans  ébahis  ni  le  porteur  de  la  lanterne.  Il  n'y  a  pas 
le  sens  commun  dans  sa  pièce.  Je  lui  passe  la  discor* 
dance  des  vers ,  la  faiblesse  du  style ,  qui  fait  que  ses 
héros  parlent  toujours  un  galimatias  inintelligible, 
parce  que  l'expression  est  toujours  à  côté  de  l'idée  ;  mais 
il  est  impossible  à  un  homme  de  goût  de  se  faire  à  l'ab- 
surdité des  incidens ,  des  événemens  et  des  mœurs. 

Quand  on  se  rappelle  un  instant  les  traits  de  ce 
Bayard  naïf,  aussi  simplement  modeste  que  valeureux , 
de  ce  chevalier  sans  peur  et  sans  reproche  que  l'histoire 
nous  peint  avec  des  couleurs  si  intéressantes,  et  qu'o» 


MAI  1771.  ^49 

le  compare  à  ce  fanfaron  de  M^  de  Belloy,  qui  s'amou- 
rache à  son  âge  d'une  petite  Italienne  ^  et  a  la  sottise  de 
se  croire  aimé  quand  elle  a  la  passion  la  plus  décidée 
pour  un  prince  aussi  brillant  que  jeune;  on  sent  que 
l'auteur  n'a  fait  que  copier  en  grotesque  l'amour  sage  et 
réservé  de  Goucy  pour  Adélaïde  Du  Guesclin  dans  la 
tragédie  de  ce  nom;  mais  quand  on  voit  le  chevalier 
sans  reproche  faire  une  incartade  de  mousquetaire  à  un 
prince  du  sang  de  son  roi;  à  son' chef,  au  moment  d'une 
bataille  décisive  et  inévitable;  quand  on  voit  qu'il  faut 
que  cette  bataille  attende  que  la  fureur  jalouse  de 
Bayard  ait  été  assouvie  dans  le  sang  de  Gaston ,  ou  plu- 
tôt que  ce  duel  ait  été  changé  en  un  combat  de  gas- 
connades  ;  quand  on  y  ajoute  tous  ces  crimes  sans  mo- 
tifs ,  bêtement  complotés  et  plus  bêtement  exécutés  par 
Avogare  et  Altamore,  on  ne  sait  lequel  il  faut  le  plus 
prendre  en  compassion  ou  de  l'auteur  qui  perd  son  temps 
au  bousillage  de  ces  pauvretés ,  ou  d'un  peuple  qui  s'en 
accommode.  Vous  demanderez  comment  il  se  peut 
qu'une  nation  qui  applaudit  avec  transport  aux  vrais 
chefs-d'œuvre  de  l'art  se  contente  en  même  temps  de  ces 
débris  ridicules  d'une  lanterne  magique  ?  c'est  à  la  fa- 
veur de  la  pompe  du  spectacle  qui  charme  et  séduit  des 
enfans  j  et  surtout  à  la  faveur  de  ces  flagorneries  intaris- 
sables pour  la  nation  française  dont  toutes  les  scènes 
offrent  les  plus  fastidieux  détails.  On  appelle  cela  du  pa- 
triotisme,  et  ceux  qui  n'applaudissent  pas  à  ces  pau- 
vretés nationales  sont  regardés  èomme  des  cœurs  froids 
ou  comme  mauvais  citoyens.  C'est  ce  patriotisme  d'anti- 
chambre y  comme  l'appelle  M.  Turgot,  aussi  bas  que 
puéril,  auquel  nous  sommes  réduits  depuis  qu'on  s'in- 
duslrie  à  af&iblir  et  à  détruire  les  liens  qui  altachent 


aSo  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

rhomnie  vertueux,  le  citoyen   généreux  et  libre  à  la 
patrie. 

Le  Kain  a  sauvé  la  pièce  avec  un  ai^  admirable;  il  a 
été  sublime  à  proportion  du  progrès  de  l'absurdité  du 
poète.  Il  lui  est  cependant  arrivé  une  chose  fort  plai- 
sante :  au  quatrième  acte,  le  lit  était  du  côté  du  roi;  au 
cinquième,  pour  varier,  on  lavait  placé  du  coté  de  la 
reine.  Ainsi  ^  pour  ne  pas  tourner  le  dos  au  parterre , 
Bayard  était  couché  sur  le  côté  gauche  au  quatrième  acte, 
et  sui*  le  côté  droit  au  cinquième.  Il  s'ensuivît  que  la 
blessure  avait  aussi  changé  de  côlé  dans  l'entracte,  et 
qu'après  avoir  été  du  côté  des  boutonnières,  elle  s'était 
placée  du  côté  des  boutons.  Mais  ce  changement  de  place 
ne  fut  pas  aperçu  du  parterre ,  à  qui  la  fumée  de  Tencens 
qu'on  lui  brûlait  avait  sans  doute  obscurci  la  vue.  Je 
crois  que  sans  lé  talent  de  Le  Kain  et  sans  son  art  in- 
imitable, tous  les  complimens  adressés  à  la  nation  fran- 
çaise ,  sans  excepter  ceux  du  vieux  déserteur  du  cin- 
quième acte ,  étaient  autant  de  frais  avancés  en  pure 
perte,  et  que  le  public  aurait  souhaité  le  bonsoir  à  Tau- 
teur  avant  la  fin  de  la  pièce.  J'en  ai  peu  vu  qui  prêtassent 
aussi  bien  à  une  excellente  parodie,  et  quoique  j'aie  ce 
genre  naturellement  en  horreur,  je  crois  que  celui  qui 
ferait  une  parodie  bien  gaie,  bien  folle,  de  Gaston  et 
Bayarclj  me  raccommoderait  avec  lui. 


Je  croyais  que  mes.  yeux  avaient  vu  mourir  le  dernier 
des  Cartésiens,  et  qu'il  n'en  existait  plus  depuis  que  nous 
avons  perdu  M.  de  Mairan;  je  me  suis  trompé,  et  les 
Bêtes  mieux  connues^  ou  Entretiens  de  M.  VabbéJoan- 
net ,  m'ont  désabusé.  C'est  le  titre  d'un  ouvrage  en  deux 
volumes  in-12,  et  c'est  un  étrange  titre.  On  ne  man- 


MAI  1771.  a5r 

quera  pas  de  dire  que  M.  l'abbé ,  pour  mieux  connaître 
les  bêtes,  s'en  est  approché  le  plus  près  possible ,  et  s'est, 
pour  ainsi  dire,  perdu  dans  la  foule  et  identifié  avec 
elles  ;  et  c'est  sans  doute  après  s'être  long-temps  examiné 
qu'il  a  adopté  le  sentiment  de  Descartes,  qui  osa  le  pre- 
mier soutenir  que!  les  bêtes  n'étaient  que  des  machines 
organisées.  Voilà  sur  quoi  roulent  ces  Entretiens. 
M.  l'abbé  défend  le  système  de  Descartes,  les  autres  in* 
terlocuteurs  le  combattent.  Je  crois  que  vous  ne  vous 
soucierez  pas  de  savoir  qui  a  tort  ou  raison ,  et  que  vous 
ferez  bien.  Le  système  insoutenable  de  Descartes  n'a  ja- 
mais été  sérieusement  adopté  par  aucun  bon  esprit ,  à 
moins  qu'on  ne  dise  que  ce  philosophe  ne  voyait  dans 
toute  la  nature  animée  que  des  machinés  organisées ,  à 
commencer  par  l'homme  et  à  finir  par  le  ciron.  En  ce 
sens,  sa  philosophie  et  sa  manière  dé  voir  ont  fait  de 
prodigieux  progrès  en  France  ;  je  n'y  connais  pas  un  seul 
philosophe  qui  ne  soit  matérialiste  dans  l'ame,  comme 
le  cocher  de  M.  le  marquis  de  Duras  disait  de  son  maître 
qu'il  était  cocher  dans  l'ame,  et  il  n'y  en  a  pas  un  qui 
ait  besoin  de  disséquer  M.  l'abbé  Joannét  pour  s'affermir 
dans  son  opinion.  Puisque  M.  l'abbé  cartésien  m'a  rap- 
pelé M.  de  Mairan ,  il  faut  que  je  vous  dise  un  mot  du 
legs  universel  fait  à  mqidame  Geoffrin.  L'usage  qu'elle 
vient  d'en  faire  justifie  bien  l'estime  que  le  défunt  acadé- 
micien faisait  d'elle  :  après  avoir  eu  les  soins  les  plus  tou7 
chans  pour  lui  pendant  sa  maladie,  et  pour  sa  mémoire 
après  sa  mort,  elle  ne  s'est  mise  en  possession  de  l'héri- 
tage que  pour  le  (fistribuer  tout  entier  aux  parens  et  aux 
amis  de  M.  de  Mairan.  Cette  succession  était  un  objet  de 
plus  de  cent  mille  francs,  et  les  parens  du  défunt  aca« 
démicien  devront  à  madame  Geoffrin  une  fortune  sur 


uSa  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

laquelle  ils  n'avaient  nulle  espèce  de  droit ,  et  qu'ils  n'a- 
vaient ni  espérée  ni  recherchée.  Le  philosophe  mourant 
disait  :  <c  Ce  que  j'ai  toujours  partic^ulièrement  estimé  en 
vous,  c'est  Tordre;  et  l'ordre  c'est  les  diamans  de  l'es- 
prit j>  Si  c'est  à  cette  qualité  que  les  parens  de  M.  de 
Mairan  sont  redevables  de  la  générosité  qu'ils  viennent 
d'éprouver  y  ils  doivent  en  faire  pour  le  moins  autant  de 
cas  que  lui. 


L'Académie  Française  vient  de  réparer  successivement 
toutes  les  pertes  qu'elle  avait  faites  dans  le  courant  de 
l'hiver  dernier.  M.  de  Boquelaure,  évêque  de  Senlis,  a 
succédé  à  M.  de  Moncrif  ;  M.  le  prince  de  Beauvau  a  eu 
la  place  dé  M.  le  président  Hénault;  M.  Gaillard  celle 
de  M.  l'abbé  Alary,  et  M.  l'abbé  Arnaud  vient  d'être  reçu 
à  la  place  de  M.  de  Mairan. 

L'Académie^  suivant  l'usage  de  tous  les  corps,  est  par- 
tagée en  deux  partis  ou  factions  :  le  parti  dévot ,  qui 
réunit  aux  prélats  tous  les  académiciens  mincement  pour- 
vus de  mérite,  et  d'autant  plus  empressés  par  conséquent 
à  faire  leur  cour  avec  bassesse  ;  et  le  parti  philosophique, 
que  les  dévots  appellent  encyclopédique,  qui  est  com- 
posé de  tous  les  gens  de  lettres  qui  pensent  avec  un  peu 
d'élévation  et  de  hardiesse,  et  qui  préfèrent  Tindépen- 
dance  et  une  fortune  bornée  aux  faveurs  qu'on  n'obtient 
qu'à  force  de  ramper,  et  de  mentir.  Ce  dernier  parti  se 
fait  gloire  de  compter  parmi  ses  soutiens  M.  le  prince 
Louis  de  Rohan,  coadjuteur  de  Strasbourg;  M.  le  duc 
de  Nivernois,  M.  l'archevêque  de  Toulouse,  et  s'est  ren- 
forcé cet  hiver  par  l'électron  de  M.  le  prince  de  Beauvau. 
Il  y  a  au  reste  dans  ces  deux  partis,  comme  entre  deux 
armées  opposées,  un  fonds  de  déserteurs  qui  se  rangent, 


MAI   177  I.  253 

suivant  la  fortune ,  de  Fun  ou  de  Tautre  côté ,  et  dont 
l'un  ou  l'autre  se  fortifie  en  les  méprisant  également  ;  il 
y  a  aussi  de  ces  âmes  fières  et  libres  qui  dédaignent 
d'être  d'aucun  parti ,  comme  M.  de  Buffon,  par  exjemple, 
et  que  leur  neutralité  expose  à  la  calomnie  des  deux 
factions. 

Le  parti  philosophique  avait  acquis  depuis  quelques 
années  une  grande  supériorité  sur  l'autre ,  et  s'était 
rendu  pour  ainsi  dire  maître  de  toutes  les  élections;  et 
s'il  avait  toujours  pu  se  renforcer  de  sujets  d'un  mérite 
reconnu,  il  aurait  fini  sans  doute  par  écraser  le  parti 
dévot.  Mais  malheureusement  la  disette  des  sujets  est 
extrême  et  augmente  tous  les  jours  ;  et  si  la  mortalité  se 
mettait  parmi  les  vieux  académiciens  y  l'Académie  ne 
pourrait  manquer  de  se  peupler  d'une  infinité  de  jeunes 
gens  dont  le  caractère  incertain  et  peu  arrêté  amènerait 
peut-être  d'autres  révolutions,  ou  bien  elle  finirait ,  si  le 
parti  dévot  l'emportait,  par  deveiiir  une  assemblée  d'é- 
vêques  et  d'abbés.  Le  parti  philosophique  a  essuyé  cet 
hiver  le  premier  échec  dans  l'élection  d'un  candidat  à  là 
place  de  M.  de  Moncrif.  D'abord  ceux  d'entre  les  philo- 
sophes qui  portaient  M.  de  La  Harpe  ont  été  obligés  de 
battre  en  retraite ,  de  peur  d'attirer  à  leur  protégé  une 
exclusion  formelle;  ils  se  sont  donc  réunis  tous  en  faveur 
de  M.  Gaillard ,  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles^ 
Lettres,  auteur  d'une  Histoire  de  François  /"  et  d'autres 
ouvrages;  non  qu'ils  s'en  souciassent  beaucoup,  mais 
parce  qu'ils  n'avaient  personne  à  mettre  sur  les  rangs , 
et  qu'ils  espéraient  que  la  reconnaissance  attacherait  le 
nouvel  académicien  à  leur  cause.  Son  élection  .paraissait 
concertée  et  immanquable ,  lorsqu'il  se  forma ,  dans  le 
silence  et  dans  l'obscurité,  une  cabale  qui  la  fit  échouer 


254  CORRESPOND AHî CE    LITTERAIHE, 

subitemeut.  C'est  M.  le  maréchal  duc  de  Richelieu  j  un 
des  académiciens  les  plus  opposés  au  parti  philosophi- 
que, qui  ourdit  cette  trame:  M.  Tévêque  de  Senlis  se 
mit  sur  les  rangs  deux  fois  vingt-quatre  heures  avant  le 
jour  fixé  pour  l'élection ,  et  l'emporta  de  trois  ou  quatre 
voix  sur  son  concurrent.  M.  le  maréchal  de  Richelieu 
sortit  de  l'Académie  d'un  air  triomphant,  et  prêt  à  de- 
mander les  honneurs  de  l'ovation  pour  avoir  écrasé  le 
parti  encyclopédique  :  il  avait  donné  la  surveille  de  l'é- 
lection un  grand  repas  au  parti  contraire,  et  s'était  as- 
suré de  la  majorité  des  voix. 

Ce  succès  fut  empoisonné  par  l'épigramme  que  vous 
allez  lire,  et  qui  courut  tout  Paris  quelques  jours  après 
la  déconfiture  des  philosophes  : 

Vieux  courtisan  mis  an  rebut , 

Vieux  général  sous  la  remise ,  . 

A  la  cour  tu  n'es  plus  de  mise , 

Il  t'a  fallu  changer  de  but. 

Sans  l'intrigue ,  point  de  salut  : 

Ricbelieu ,  c'est  là  ta  devise. 

De  ton  squelette  empoisonné , 

Le  temps  a  purgé  les  ruelles  ; 

Du  jargon  d'un  fat  suranné 

Le  temps  a  délivré  nos  belles. 

Confus  de  l'inutilité 

Où  languit  ta  futilité, 

Ton  petit  orgueil  dépité 

Dans  un  vain  tracas  se  consume  ; 

Jusqu'au  baigneur  qui  te  parfume 

Se  moque  de  ta  vanité. 

Tu  n'as  plus  de  grâce  à  prétendre , 

Tu  n'as  plus  de  rôle  à  jouer , 

Voltaire  est  las  de  te  louer , 

Tout  le  monde  est  las  de  t'en  tendre. 


MAI  1771.  a55 

Qup  faire  ?  Â  quel  saint  te  vouer  ? 
Il  te  re^te  l'Académie , 
Et  tu  viens  de  t'imaginer 
Que  ton  importante  momie 
Là  du  moins  pourrait  dominer. 
Qu'il  t'en  soit  venu  la  pensée , 
On  n'en  doit  point  être  surpris  : 
Mercure ,  avec  son  caducée , 
Faisait ,  dit-on ,  peur  aux  esprits. 

L'autear  de  cette  impertinence  fut  recherché  pendant 
quelque  temps  ;  on  pensa  même  inquiéter  M.  dé  La  Harpe 
à  ce  sujet;  mais  outre  qu'il  n'y  avait  nulle  espèce  de 
preuve  contre  lui,  les  vers  ne  paraissaient  pas  aux  con- 
naisseurs assez  bien  tournés  potir  être  attribués  à  un 
faiseur,  et  bientôt  le  tourbillon  de  Paris  engloutit  et 
l'épigramme  et  l'histoire  qui  en  avait  fourni  le  sujet. 
M.  l'évêque  de  Senlis  se  fit  recevoir  le  4  niars  :  on  ne 
parla  de  son  discours  que  pour  le  trouver  mauvais.  La 
réponse  que  M.  l'abbé  de  Voisenon  y  fit ,  en  qualité  de 
directeur,  se  fit  remarquer  davantage. 

Il  faut  convenir  que  c'est  une  drôle  de  chose  que  l'abbé 
de  Voisenon,  et  que  c'est  une  étrange  chose  que  sa  ré- 
ponse; c'est  un  persiâage  continuel  :  aussi  chaque  phrase 
fut  accompagnée,  de  la  part  du  public,  d'un  éclat  de 
rire.  Il  faut  lire  cette  réponse  d'un  bout  à  l'autre;  il  est 
impossible  de  n'en  pas  rire.  Il  loue  le  nouvel  académi- 
cien comme  évêque ,  parce  qu'il  l'est  ;  comme  courtisan , 
parce  qu'il  est  premier  aumônier  du  roi  ;  comme  magis- 
trat, parce  qu'il  est  conseiller  d'État  clerc,  et  qu'il  a  été 
en  cette  qualité  siéger  au  parlement  d'attente;  comme 
orateur,  parce  qu'il  a  fait  une  Oraison  Funèbre  de  feu 
la  reine  d'Espagne;  comme  ami  de  feu  M.  le  Dauphin, 
parce  qu'il  a  porté  son  cœur  à  Saint-Denis  après  sa  mort; 


Il56  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

comme  un  sujet  qui  n'est  pas  au  bout  de  sa  carrière , 
parce  qu'il  doit  prêcher  le  jour  que  madame  Louise  pro- 
noncera ses  vœux  aux  Carmélites  de  Saint -Denis,  et 
par-dessus  tout  cela,  comme  sachant  le  latin,  Titalien, 
l'anglais,  a  Vous  vous  êles  mis,  dit-il  au  récipiendaire, 
à  portée  de  découvrir  tous  les  larcins,  et  vous  êtes  aussi 
instruit  que  des  princes  étrangers  qui  voyagent...  »  Sa- 
voir si  ce  ton  burlesque  convient  au  lieu,  aux  personnes, 
à  la  circonstance ,  c'esjt  une  autre  question  :  ce  qu'il  y  a 
de  sûr ,  c'est  que  jamais  peut  -  être  on  n'avait  tant  ri  à 
une  assemblée  académique,  a  Vous  vous  êtes  bien  égayé 
sur  mon  compte,  M.  l'abbé,  et  vous  avez  bien  amusé  le 
public,  lui  dit  en  sortant  le  nouvel  Académicien.  — Ah! 
monseigneur,  lui  répondit  l'abbé  deVoisenon,  je  ne  suis 
que  Crispin  rival  de  son  maître.  » 

Les  philosophes  ont  pris  leur  revanche  par  le  choix 
de  M.  le  prince  de  Beauvau  et  de  M.  Gaillard,  pour  les 
deux  places  qui  vaquaient  encore.  Le  premier  ne  pou- 
vait pas  éprouver  d'obstacle  en  se  mettant  sur  les  rangs; 
le  second  ayant  été  la  victime  d'une  bataille  perdue  par 
ses  protecteurs ,  il  était  de  leur  honneur  de  lui  procurer 
une  des  places  qui  restaient  à  remplir.  Ces  deux  nou- 
veaux académiciens  ont  été  reçus  le  même  jour. 

M.  le  prince  de  Beauvau  prononça  son  discours  avec 
beaucoup  de  simplicité  et  de  noblesse.  Il  avait  connu 
particulièrement  le  président  Hénault,  à  qui  il  succédait; 
il  était  donc  plus  en  état  qu'un  autre  de  faire  son  éloge. 
Celui  du  roi  devait  se  trouver  dans  le  discours  d'un 
homme  de  la  cour  que  sa  place  de  capitaine  des  Gardes 
attache  particulièrement  à  Sa  Majesté.  M.  le  prince  de 
Beauvau  trouva  aussi  le  moyen  de  faire  d'une  manière 
indirecte  l'éloge  de  l'administration  de  son  ami  et  de  son 


MAI  1771.  a57 

parent  y  M.  le  duc  de  Choiseul  :  il  vehait  de  passer 
quinze  jours  avec  lui  dans  sa  retraite  de  Chanteloup.  Il 
est  un  des  hommes  de  la  cour  qui  a  le  plus  de  noblesse 
et  de  dignité  sans  raideur,  et  le  public  a  témoigné  à 
FAcadémie,  par  ses  applaudissemens  ^  qu'un  tel  choix 
était  fait  pour  l'honorer. 

Ma  foi ,  il  ne  m'est  pas  possible  de  m'accommoder  de 
la  réponse  de  M.  l'abbé  de  Voisenon  ;  j'aime  bien  Arle- 
quin, mais  je  ne  me  soucie  pas  de  le  trouver  à  l'Acadé- 
mie.... c<  Votre  naissance  est  illustre,  vous  jouissez  des 
honneurs  qui  vous  sont  dus  ;  »  voilà  de  quoi  flatter  la 
vanité,  ce  Vous  vous  placez  au  rang  des  gens  de  lettres  •  » 
voilà  de  quoi  flatter  Tamour-propre....  Ce  n'est  que  l'élé- 
vation dans  la  façon  de  penser  qui  fait  sentir  le  besoin 
de  termes  assez  nobles  pour  l'exprimer....  «  Votre  extrême 
exactitude  ne  vous  rend  imposant  qu'en  vous  rendant 
irréprochable....  »Et  notez  que  cette  exactitude  impo- 
sante roule  sur  l'obligation  de  ne  jamais  manquer  le  roi 
d'un  moment  ;  c'est  l'éloge  d'un  bon  valet....  «  Le  pré- 
tendu bonheur  d'un  homme  riche  n'est  jamais  qu'en 
usufruit  avec  beaucoup  de  non-valeurs....  »  Il  lève  en- 
suite, pour  un  moment,  le  rideau  de  la  postérité  :  il  y 
découvre  une  galerie  ornée  d'une  infinité  de  cadres  pré- 
parés pour  les  portraits  des  grands  hommes.  «  Hélas  ! 
dit-il ,  qu'il  y  a  de  cadres  qui ,  dans  ce  siècle-ci ,  tombe- 
ront de  vétusté  à  force  d'attendre!....  »  Fiat  lux! 
J'avoue  que  ce  jargon  me  paraît  insupportable;  je  m'en 
amuserais  peut-être  en  lisant  Misapoufo\x  Tant  mieux 
pour  elle;  mais  dans  un  discours  académique  je  cherche 
autre  chose.  L'abbé  de  Voisenon ,  pour  trouver  grâce  à 
mes  yeux ,  a  fini  son  persiflage  par  l'éloge  de  Madame  la 

Dauphine.  En  parlant  de  cette  charmante  princesse ,  il 
ToK.  VII.  17 


2  58  CORRESPOUTBANCE    LITTEKAIRE, 

adresse  à  M.  le  prince  de  Beauvau  ces  vers  de  la  tragédie 
de  Marianne  : 

Et  vous,  vieillard  heureux,  qui  suivez  sou  destin. 
Des  serviteurs  des  rois ,  sage  et  parfait  modèle, 
Votre  sort  est  trop  beau  ;  vous  vivrez  auprès  d'elle. 

Le  public  a  confirmé  cet  éloge  par  des  batiemens  de 
mains  redoublés. 

Le  discours  de  M.  Gaillard  est  un  peu  long.  Je  n'aime 
pas  ce  serment  prononcé  avec  beaucoup  trop  d'apprêt  en 
face  de  l'Académie  :  les  bons  sermens  sont  ceux  que  l'hon- 
nête homme  se  prête  à  lui-même^  sans  emphase  et  sans 
témoins;  il  n'en  faut  point  pour  se  vouer  à  la  justice  et 
à  la  bienfaisance  9  pour  se  promettre  de  détester  toujours 
le$  souplesses  de  l'intrigue,  les  bassesses  de  la  flatterie, 
les  fureurs  de  la  satire.  Un  honnête  homme  fait  tout  cela 
sans  avoir  pris  aucun  engagement  avec  lui-même.  Je 
n'aime  pas  non  plus  qu'on  annonce  dans  un  discours 
s^cadémique  qu'(Mi  va  traiter  qn  sujet;  il  faut  le  traiter 
sans  l'annoncer  ;  cet  avertissement  est  bon  dans  un  ser- 
mon, parce  qu'il  prévient  l'auditoire  qu'il  est  temps  de 
s'endormir.  Mais,  à  cela  près,  le  public  a  applaudi  avec 
transport  à  plusieurs  traits  de  pe  discours  pleins  de  cette 
noble  franchise,  de  cette  louable  hardiesse  qui  caracté- 
risent le  citoyen.  M.  GailUrd  est  le  premier  d'entre  les 
Quarante  qui  ait  osé  ne  pas  louer  le  cardinal  de  Riche- 
lieu sans  restriction.  Il  distingue  en  lui  le  protecteur  des 
kUres  du  ministre  sévère,  et  même  sangtMnarre.  Son 
éloge  de  l'abbé  Alary,  auquel  il  succédait,  a  infiniment 
plu ,  parce  qu'il  est  simple  et  vrai  ;  et  son  discours  a  eu , 
à  l'Académie  et  depuis  qu'il  est  imprimé,  le  succès  le 
plus  complet. 


^fi 


MAI  1771.  aSg 

M.  l'abbé  de  Voisenon ,  dans  sa  réponse  à  M.  Gail- 
lard, était  un  peu  moins  Misapoufque  dans  les  deux 
autres  :  ce  n'est  pas  qu'on  n'y  trouve  encore  honnête- 
ment d'antithèses  y  mais  le  ton  en  est  moins  burlesque. 
Quoi  qu'il  en  soit,  M.  l'abbé  Misapouf  est  une  si  drôle 
de  chose  et  quelque  chose  de  si  aimable ,  qu'il  n'y  a  pas 
moyen  de  se  fâcher  sérieusement  contré  lui. 

M.  Duclos,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie,  a  lu 
à  cette  séance  une  esquisse  de  l'Histoire  de  l'Académie 
Française  depuis  le  commencement  de  ce  siècle  jusqu'à 
nos  jours;  il  a  repris  l'Histoire  de  l'Académie  à  l'époque 
oîf  l'abbé  d'Olivet  l'avait  laissée.  Cette  esquisse  ressem- 
blait moins  à  la  lecture  d'un  écrit  qu'à  Une  causerie  pé- 
tulante et  interrompue,  mais  très -piquante,  par  une 
foule  d'anecdotes,  et  plus  encore  par  les  allusions  conti- 
nuelles à  différens  objets  qui,  quoique  détournées  et 
secrètes ,  n'échappèrent  pas  à  une  assemblée  aussi  éclairée 
et  aussi  clairvoyante  que  celle  qui  écoutait  messieurs  les 
Quarante.  On  applaudit  à  l'éloge  de  M.  le  duc  de  Ni- 
rernois,  de  M.  le  prince  Louis  de  Rohan,  coadjuteur  de 
Strasbourg;  mais  lorsque  l'académicien  eut  prononcé 
le  nom  de  Lamoignon ,  toutes  les  mains  partirent  avec 
un  tel  transport  qu'il  ne  fut  plus  possible  de  reprendre  la 
parole  de  plus  de  dix  minutes.  M.  de  Lamoignon  de 
Malesherbes,  fils  de  l'ancien  chancelier  et  premier  pré- 
sident de  la  cour  des  aides  qui  vient  d'être  supprimée, 
56  trouvait  dans  la  foule  des  auditeurs,  et  le  public  voulut 
témoigner  par  ses  acclamations,  à  cet  illustre  magistrat, 
le  cas  qu'il  faisait  de  ses  tâlens  et  de  ses  vertus.  Cette 
lecture  dura  assez  long-temps;  mais  quoiqu'elle  ne  fût 
pas  également  saillante ,  elle  n'ennuya  pas.  Duclos  n'est 
pas  ennuyeux  ;  il  peut  excéder  quelquefois  par  sa  pétu- 


l6u  CORRESPOffDAKCE    LITT£RAlR£y 

laace,  par  son  ton  dur  et  par  sa  vanité  qui  ne  peut  se 
cacher  ;  mais  quand  cela  ne  dure  pas  trop ,  cda  amuse. 
Duclos  brilla  dans  le  temps  où  Tesprit  était  devenu  une 
af&ire  d'escrime  ;  on  se  prenait  corps  à  corps  en  présence 
d'un  cercle  dont  les  applaudissemens  étaient  pour  le 
plus  fort  :  ces  espèces  de  tournois  ont  passé  de  mode ,  ce 
qui  prouve  qu  on  a  plus  d'esprit  véritable  aujourdliui 
qu'il  y  a  trente  ou  quarante  ans.  L'hôtel  de  Brancas 
était  alors  ce  que  l'hôtel  de  Rambouillet  était  dans  le 
siècle  passé;  mais  cette  société  perdit  avec  le  comte  de 
Forcalquier  son  principal  soutien ,  et  après  sa  mort  il 
n'en  fut  plus  question.  Madame  la  comtesse  de  Sand- 
wick^  que  vous  connaissez  par  les  écrits  de  Saiqt-Évre- 
mont  y  et  que  nous  avons  vue  mourir  à  Paris  de  noire 
temps,  dans  un  âge  fort  avancé  j  femme  qui  avait  infini- 
ment d'esprit,  et  dont, la  conversation  répondait  parfai- 
tement à  sa  célébrité  y  appelait  les  esprits  de  l'hôtel  de 
Brancas  des  esprits  notés.  £n  effet ,  pour  peu  que  vous 
les  eussiez  entendus  siffler,  vous  les  saviez  par  cœur. 
Mademoiselle  Quinault,  qui  a  long-temps  joué  les  rôles 
de  soubrette  à  la  Comédie  Française,  et  qui  est  aujoar- 
d'hui  retirée  à  Saiut-Germain ,  était  un  des  arcs-boutans 
de  l'hôtel  de  Brancas.  Ces  bureaux  d'esprit  n'étaient  pas 
des  temples  consacrés  à  l'amitié  ;  on  y  vivait  des  années 
entières  à  côté  les  uns  des  autres ,  on  était  même  aniis 
intimes  sans  s'aimer  et  souvent  sans  s'estimer. 

Enfin  avant-hier,  M.  Tabbé  Arnaud,  de  l'Académie 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres ,  l'un  des  rédacteurs  de 
la  Gazette  de  France  j  fit  son  entrée  à  l'Académie  Fran- 
çaise. Le  choix  de  cet  académicien  est  l'ouvrage  de 
M.  Suard,  son  associé  à  la  Gazette  de  France.  II  n^ 
s'est  pas  fail  sans  rencontrer  beaucoup  de  difficultés.  Le 


MAI  Ï771.  a6i 

public  a  trouvé  l'abbé  Arnaud  sans  titres  pour  aspirer  à 
cette  place;  on  a  demandé  :  Qu'a-t-il  fait?  le  Journal 
Étranger j  et  Vine  Gazette  littéraire j  qui  n'ont  pu  se 
soutenir  dès  que  les  principaux  d'entre  les  gens  de  lettres 
ont  cessé  d'y  contribuer,  parce  que  les  deux  éditeurs  asso- 
ciés ,  l'abbé  Arnaud  et  Suard ,  étaient  trop  paresseux , 
trop  attachés  au  monde,  et  à  souper  en  ville,  pour  prendre 
les  soins  qu'exige  un  ouvrage  périodique.  La   Gazette 
de  France?  Elle  jouit  du  moins  de  la  réputation  qu'elle 
mérite,  d'être  la  plus  mauvaise  gazette  de  l'Europe,  et 
il  ne  dépend  pas  des  éditeurs  qu'il  en  soit  autrement; 
mais  il  dépendrait  d'eux  de  nous  épargner  ces  errata 
continuels  qu'ils  sont  obligés  de  faire  d'un  ordinaire  à 
l'autre;  mais  il  dépendrait  au  moins  d'eux  de  ne  pas  faire 
assister  le  roi  de  Suède  à  la  messe  de  sa  chapelle  royale 
de  Stockholm,  comme  ils  ont  fait  l'année  dernière;  ils 
seraient  fort  les  maîtres  de  ne  pas  faire  dire  des  prières 
dans  toute  l'étendue  de  la  Suède  pour  le  repos  de  l'ame 
du  feu  roi,  comme  il  leur  a  plu  de  dire  dans  une  des  ga- 
zettes du  mois  courant  :  à  ces  bévues  grossières,  on  voit 
du  moins  que  les  éditeurs  ne  relisent  pas  seulement  les^ 
épreuves  des  feuilles  dont  ils  enrichissent  le  public  deux 
fois  par  semaine.  Faut-il  compter  parmi  les  titres  de 
l'abbé  Arnaud  quelques  Mémoires  qu'il  a  fournis  au  re- 
cueil des  Mémoires  de  l'Académie  royale  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres?  Mais,  en  cela,  il  a  satisfait  au  devoir 
d'académicien ,  et  l'on  n'est  agrégé  à  ce  corps  que  pour 
faire  ce  travail ,  qui  est  d'ailleurs  récompensé  par  les 
pensions  dont  on  y  jouit  à  titre  d'ancienneté  :  si  appar- 
tenir à  ce  corps  était  un  titre  pour  entrer  dans  l'autre, 
tous  les  Académiciens  de  Belles-Lettres  y  auraient  à  peu 
près  le  même  droit.  Le  véritable  titre  de  l'abbé  Arnaud 


^6^  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

était  la  disette  de  sujets  académiques.  Le  parti  philosO" 
phique  avait  bien  des  griefs  contre  lui  :  il  fut  un  temps 
où  l'abbé  Arnaud  voulut  faire  fortune  en  calomniant  les 
philosophes,  et  il  n'est  pas  bien  sûr  aujourd'hui  qu'il 
soit  de  leurs  amis;  il  ne  l'est  que  jusqu'aux  services  à 
recevoir  inclusivement;  mais  il  ne  sera  jamais  assez 
maladroit  pour  prendre  l'uniforme  d'un  corps  qui  n'est 
pas  en  faveur  à  la  cour.  Ces  considérations  rendaient 
beaucoup  de  philosophes  peu  disposés  à  favoriser  les 
désirs  de  l'abbé  Arnaud;  mais  la  dextérité  de  son  ami 
Suard  a  vaincu  tous  les  obstacles.  Aussi  commence-t-il 
son  discours  par  faire  l'éloge  de  l'amitié ,  et  par  convenir 
que  ses  travaux  littéraires  furent  partagés  par  un  homme 
de  lettres  qui,  dès  long-temps,  partage  tout  avec  lui.  Ce 
discours,  en  général,  n'a  pas  fait  un  grand  effet  à  l'Aca- 
démie. L'auteur  le  lut  avec  trop  de  précipitation.  L'éloge, 
de  M.  de.  Mairan  n'est  guère  que  croqué ,  et  cet  acadé- 
micien célèbre  méritait  bien  un  panégyrique  plus  soigné; 
c'était ,  ce  me  semble ,  le  cas  d'entrer  dans  quelques  dé- 
tails sur  ses  principaux  ouvrages.  L'abbé  Arnaud  a  mieux 
aimé  nous  tracer  une  espèce  de  parallèle  entre  la  langue 
grecque  et  la  langue  française,  entre  l'élocution  d'Athènes 
et  celle  de  Paris.  Ce  discours  m'a  paru  sans  résultat; 
quand  l'orateur  a  fini ,  il  n'en  est  rien  resté ,  et  l'on  ne 
sait  ce  qu'on  a  entendu  :  cela  vient  du  vague  qui  règne 
dans  ses  idées  et  dans  sa  tête.  L'abbé  Arnaud  a  un  hu% 
air  de  Diderot,  mais  c'est  un  bien  faux  air.  Il  n'en  a  cer- 
tainement pas  l'aménité,  mais  il  en  a  la  chaleur  et  l'éner- 
gie :  on  croirait  qu'il  en  a  le  génie  lumineux,  mais  on 
ne  tarde  pas  à  se  désabuser.  C'est  une  fusée  qui  a  un 
instant  d'éclat  ;  elle  s'élance  en  l'air,  mais  c'est  pour  vous 
replonger  incontinent  dans  les  ténèbres;  au  lieu  que 


MAI  1771.  a63 

lorsque  Diderot  s'élance ,  vous  voyez  une  traînée  de 
iumière  à  perte  de  vue;  elle  pencé  dans  les  régions  supé* 
rieures,  et  si  vous  ne  pouvez  la  suivre,  ce  n'est  pas  la 
faute  de  son  jet ,  c^est  la  faiblesse  de  vos  yeux  qui  en  est 
la  cause.  D'où  je  conclus  que  M.  labbé  Arnaud  n'est  pas 
un  Diderot,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'il  n'ait  pris  séance 
à  l'Académie  Française. 

M.  de  Châteaubrun ,  ancien  maître  d'holel  de  M.  le 
duc  d'Orléans,  devait  répondre ^  en  qualité  et  directeur, 
au  discours  de  M.  l'abbé  Arnaud;  niais  le  bonhom^me, 
âgé  de  plus  de  quarre-vitigts  ans,  s'étant  trouvé  indis- 
posé le  matin,  envoya  son  discours  à  l'Académie,  et 
pria  le  secrétaire  de  le  foire  lire.  M.  d'Alembôrt  se  char* 
gea  de  la  fonction  de  lecteur,  et  le  lut  à  merveille.  Ce 
discours  fut  extrêmement  applaudi  :  j'aurais  voulu  que 
le  bon  vieillard  eût  pu  assister  du  moins  à  la  séance,  et 
jouir  des  applaudissemens  du  public.  On  trouva  l'éloge 
de  M.  deMairan  mieux  dans  ce  discours  que  dans  l'autre, 
en  ce  qu'il  appartient  plus  particulièrement  à  l'académi- 
cien à  qui  il  est  consacré,  et  qu'il  finit  par  un  parallèle 
en  six  lignes,  très-bien  senti,  entre  Fontenelle  et  Mairan. 

La  cérémonie  de  la  réception  finie,  M.  d'Alembert 
lut  une  épitre  de  M.  Saurin  sur  les  malheurs  attachés  à 
la  vieillesse.  L'auteur,  qui  y  touche,  était  présent.  Ce 
morceau  reçut  les  plus  grands  applaudissemens  ;  il  fut 
lu  avec  tine  singulière  magie.  Cela  ressemble ,  pour  le 
sombre  et  le  noir  qui  y  régnent,  à  une  IVuù  d'Young.  ïl 
m'a  paru  qu'il  y  avait  de  beaux  vers,  et  c'est  l'essentieh 
On  n'est  pas  en  droit  de  chicaner  un  poète  sur  le  sujet  ; 
il  lui  a  plu  d'être  noir,  sombre,  mélancolique;  et  s'il  a 
bien  été  tout  cela ,  vous  n'avez  rien  à  lui  dire  :  son  projet 
n'était  pas  de  vous  faire  marcher  sur  des  roses.  Malgré 


a64  CORRESPOND  ANGE    LITTERAIRE, 

cette  apologie  y  on  a  reproché  à  M.  Saurin  de  n'avoir  pas 
traité  son  sujet  à  charge  et  à  décharge;  et  l'on  a  dit 
qu'en  peignant  les  dédommagemenset  les  consolations  de 
la  vieillesse  9  il  aurait  eu  occasion  de  varier  ses  tons  et 
même  de  rendre  ceux  du  malheur  plus  terribles  par  le 
contraste.  Il  peint  la  vieillesse  de  M.  de  Voltaire,  mais 
comme  exception  de  la  règle.  Il  a  fini  par  jeter  des  fleurs 
sur  la  tombe  de  feu  M.  Trudaine,  intendant  des  finan- 
ces. Cette  épitre  sera  imprimée  l'hiver  prochain  avec 
d'autres  morceaux' de  l'auteur. 

Il  vous  souvient  sans  doute  que  sur  la  plainte  de 
M.  Séguier  y  M.  le  chancelier  ferma  la  bouche  de  M.  Tho- 
mas l'année  dernière  après  la  réception  de  M.  l'arche- 
vêque de  Toulouse;  il  vient  de  la  lui  rouvrir;  c'est-à-dire 
que  la  défense  qui  avait  été  faite  à  M.  Thomas  de  lire 
désormais  dans  les  séances  publiques  de  l'Académie  a 
été  levée.  L'Académie^  pour  ne  plus  s'exposer  à  ces 
sortes  de  désagrémens^  fera  dorénavant  examiner  par  un 
comité  particulier  les  morceaux  destinés  aux  lectures 
publiques.  En  conséquence  M.  Thomas  lut  un  long  frag- 
ment de  son  Essai  sur  le  caractère ,  les  mœurs  et.  Ves^ 
prit  des  femmes  dans  les  différens  siècles^  qui  sera  aussi 
imprimé  l'hiver  prochain.  Cela  parut  long  et  ennuyeux; 
on  ne  trouva  rien  de  neuf  ni  de  piquant  dans  le  fond  et 
dans  les  idées ,  et  la  manière  parut  excédante  et  d'une 
monotonie  insupportable.  Pour  traiter  de  pareils  sujets, 
il  faut  employer  tous  les  genres  de  style  avec  une  flexi- 
bilité et  une  grâce  que  M.  Thomas  n'aura  jamais;  aussi 
cette  lecture  tant  négociée,  tant  attendue  depuis  six 
mois,  ne  fit-elle  pas  l'effet  dont  l'auteur  s'était  flatté. 


Nous  venons  de  perdre  un  amateur  des  arts  dans  la 


MAI  1771.  a65 

personne  de  M.  de  Bachaumont^  mort  à  l'âge  de  plus  de 
quatre-vingts  ans.  On  a  de  lui  quelques  brochures  sur 
(les  ouvrages  de  peinture,  mais  ces  brochures  sont  ou- 
bliées depuis  tong-temps.  C'est  lui  qui  acheta ,  il  y  a 
quinze  ou  dix-huit  ans^  cette  colonne  de  l'hôtel  de  Sois- 
sons  où  l'on  a  construit  depuis  la  halle  aux  blés,  monu- 
ment passablement  mesquin  de  la  régence  de  Catherine 
de  Médicis.  Elle  l'avait  fait  ériger  pour  observer  le  cours 
des  autres  ;  les  créanciers  du  prince  Carignan  la  voulu- 
rent démolir,  M.  de  Bachaumont  l'acheta  pour  la  con- 
server à  la  postérité.  Lorsque  la  ville  acquit  le  terrain 
de  l'hôtel  de  Soissons  pour  y  construire  la  halle ,  il  me 
semble  qu'elle  remboursa  les  frais  de  la  colonne  à  M.  de 
Bachaumont,  et  qu'elle  la  laissa  subsister  dans  le  coin 
de  ce  terrain  qu'elle  occupait  depuis  près  de  deux  cents 
ans.  Bachaumont  vivait  depuis  sa  jeunesse  dans  la  so- 
ciété de  madame  Doublet ,  dont  il  avait  été  l'amant ,  si 
je  ne  me  trompe.  Celte  société  avait  été  long-temps  cé- 
lèbre à  Paris.  On  y  était  janséniste,  ou  du  moins  très- 
parlementaire  ,  mais  on  n'y  était  pas  chrétien  ;  jamais 
croyant  ni  dévot  n'y  fut  admis,  si  ce  n'est  peut-être  M.  de 
Foncemagne.  Nous  en  avons  vu  mourir  successivement 
les  membres  les  plus  illustres,  les  Falconet,  les  Mira- 
baud,  les  Mairan;  tous  ont  atteint  le  terme  le  plus  re- 
culé de  la  vie  humaine,  et  sont  morts  avec  la  tranquil- 
lité des  justes.  Madame  Doublet  a  survécu  à  tous  ses 
amis;  elle  a  aujourd'hui  plus  de  quatre-vingt-dix-sept 
ans,  et  ce  n'est  que  depuis  très-peu  de  temps  que  son 
esprit  s'est  ressenti  du  fardeau  des  années.  Elle  s'était 
logée  dans  un  appartement  extérieur   du  couvent  des 
Filles-Saint-Thomas,  et  elle  y  a  passé  quarante  ans  de 
suite  sans  sortir  de  sa  chambre ,  ne  se  souciant  pas  de 


a66  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

&ire  aucun  acte  de  religion.  Aujourd'hui  quelle  est 
sourde )  et  que  sa  tête  ny  est  plus,  on  est  parvenu  à  lui 
faire  faire  ses  pâques,  peut^tre  pour  la  première  fois 
depuis  sa  première  communion.  Au  reste,  on  n'affichait 
pas  dans  sa  maison  cette  liherté  de  penser  philosophique  ; 
on  s'en  servait  sans  en  jamais  parler  :  on  donnait  la 
principale  attention  aux  nouvelles.  Madame  Doublet  en 
tenait  registre;  chacun  en  arrivant  lisait  la  feuille  du 
jour  et  l'augmentait  de  ce  qu'il  savait  de  sûr  (i).  Les 
valets  copiaient  ensuite  ces  bulletins,  et  s'en  faisaient 
un  revenu  en  les  distribuant  au  public;  et  à  cet  égard  la 
société  de  madame  Doublet  s'était  attiré  l'attention  de  la 
police,  surtout  dans  les  temps  de  brouilleries  entre  la 
cour  et  les  parlemens.  On  dit  que  Bachaumont  a  été  fort 
aimable  dans  sa  jeunesse,  mais  je  ne  l'ai  coAnu  que 
vieux,  radoteur  et  automate:  il  devait  avoir  été  d'une 
très-jolie  figure.  Il  était  riche,  et  ayant  toujours  vécu 
en  épicurien,  dans  la  paresse,  dans  l'oisiveté,  n'ayaut 
d'autres  affaires  au  monde  que  le  soin  de  ses  plaisirs,  de 
la  bonne  chère  et  de  la  sensualité,  il  n'est  pas  étonnant 
que  les  facultés  de  son  ame  se  soient  si  tôt  éclipsées. 
Quand  on  lui  a  parlé,  dans  ses  derniers  momens,  des 
consolations  de  l'Église,  il  a  répondu  qu'il  ne  se  sentait 
pas  affligé  ;  malgré  cela  on  fit  venir  un  prêtre  qui  ne  put 
jamais  tirer  autre  chose  du  mourant  que  Monsieur, 
vous  ai^ez  bien  de  la  bonté.  M.  le  duc  de  Nevers  avait 
inventé  une  perruque  à  longue  chevelure;   mais  il  na 

(i)  C'est  le  recueil  de  ces  nouvelles  qui  a  été  imprimé  depuis  sous  le  titre 
4é  Mémoires  secrets  pour  servir  à  ^histoire  de  la  répubCique  des  lettres  en 
Frof^ce ,  et  qu'on  désigne  plus  généralement  par  celui  de  Mémoires  d4  BachaU' 
mont.  Us  forment  36  vol.  in-ra;  mais  on  en  annonce  une  nouvelle  édition 
annotée  et  débarrassée  du  fatras  qui  encombre  cette  collection,  en  lo  volumes 
jn-S*^.  Ce  travail  ne  pouvait  être  mieux  confié  qu'à  M.  J.  Aavenel. 


JUIN   I77I.  267 

eu  d'imitateurs  en  France  que  M.  de  Bachaumont  et 
M.  de  Voltaire  :  des  trois  porteurs  il  ne  reste  aujour- 
d'hui que  ce  dernier. 


^/^»^'^%»^%<'%im<^%^^/^%«'«<^%.'%/^^/<.^/^^/%/m«^-%  %/^/^^<^  ^/«(«^<^«>^  «/«/%«/«/%  %'^%/«.«/%«>'»/^%^«/»«>^%K^,^«<i%^^ 


JUIN. 


Paris,  juin  1771. 

Il  est  mort  au  mois  de  février  dernier,  dans  le  village 
de  Vitry ,  situé  à  une  lieue  de  Paris  y  entre  cette  capitale 
et  Choisy,  une  femme  âgée  de  plus  de  quatre-vingts 
ans ,  qui  occupait  une  petite  maison  depuis  plusieurs  an*^ 
nées ,  et  y  vivait  dans  la  plus  profonde  retraite.  Le  ro* 
man  qu'on  a  débité  sur  son  compte  est  des  plus  incroya- 
bles, et,  bien  loin  d'avoir  aucun  caractère  d'authenticité, 
il  a  au  contraire  toutes  les  marques  de  réprobation  qu'un 
récit  puisse  renfermer;  cependant  il  s'est  trouvé  ici  de- 
puis long-temps  asse?  généralement  répandu ,  et  il  s'est 
renouvelé  à  l'occasion  de  la  mort  de  l'héroïne.  On  a  fait , 
au  mois  d'avril  dernier,  la  vente  de  ses  effets,  et  beau- 
coup de  curieux  et  d'oisifs  se  sont  rendus  à  Yitry  pour 
assister  à  un  inventaire  qui  avait  excité  leur  attention. 
Ce  qu'il  y  a  de  sur,  c'est  que  l'héroïne  du  roman  vivait  à 
Vitry^  entièrement  isolée;  elle  n'allait  chez  personne  et 
ne  recevait  personne  chez  elle,  et  le  soin  constant 
qu'elle  prit  pour  rester  obscure  favorisait  infiniment  les 
bruits  qui  couraieut  sur  son  compte.  Quoi  qu'il  en  soit, 
voici  une  relation  qu'on  fabriqua  à  son  sujet  il  y  a  envi-^ 
ron  dix  ans ,  et  que  sa  mort  a  fait  renouveler  depuis 
quelques  mois. 


208  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

Conte  qui  n'en  est  pas  un, 

a  Personne  n'ignore  que  le  Czar  Pierre-le-Grand  eut 
un  Hls  indigne  de  lui,  à  qui  il  fit  «épouser  la  princesse 
d'Allemagne  la  plus  accomplie,  de  la  maison  de  Bruns- 
wick, sœur  de  l'impératrice  femme  de  Charles  VI. 

tf  IvC  caractère  du  Czarowitz  ne  fut  pas  adouci  par  les 
grâces,  la  vertu  et  l'esprit  de  cette  princesse.  Il  la  mal- 
traitait souvent,  et,  chose  incroyable!  il  l'empoisonna 
jusqu'à  neuf  fois;  mais  elle  fut  toujours  secourife  si  à 
propos  et  si  efficacement,  qu'elle  en  revint.  Ce  monstre, 
voulant  consommer  son  crime  à  quelque  prix  que  ce 
fût,  lui' donna  un  jour  de  si  furieux  coups  de  pied 
dans  le  ventre ,  qu'elle  tomba  évanouie  et  noyée  dans  son 
sang,  parce  qu'elle  était  grosse  de  huit  mois. 

«  Les  femmes  accoururent,  et. le  barbare  Czarowitz 
partit  pour  se  rendre  à  une  maison  de  campagne,  bien 
persuadé  qu'il  apprendrait  sa  mort  le  lendemain.  Mal- 
heureusement pour  cette  princesse,  le  Czar  était  alors 
dans  une  de  ces  tournées  qu'il  a  faites  dans  toute  l'Eu- 
rope :  éloignée  et  du  Czar  et  de  sa  propre  famille,  la  prin- 
cesse se  voyait  livrée  à  un  prince  féroce,  maître  absolu 
dans  une  cour  esclave,  au  moment  de  succomber  sous 
le  fer  et  le  poison ,  et  ne  pouvant  fuir ,  parce  qu'elle  était 
gardée  dans  son  palais  comme  dans  une  prison. 

«  Dans  cette  extrémité ,  elle  tira  parti  des  cruels  trai- 
temens  qu'elle  avait  soufferts,  en  se  servant  d'un  moyen 
que  lui  suggéra  la  comtesse  de  Konigsmark,  mère  du 
maréchal  de  Saxe  :  ses  femmes  furent  gagnées ,  et  on  la 
supposa  morte.  On  la  mit  promptëment  et  secrètement 
dans  une  bière,  pour  dérober  au  public,  disait-on,  w 
connaissance  des  mauvais  traitemens  qu  elle  avait  reçus 


JUIN  1771.  'Jt6g 

la  veille  du  Czaro\^itz.  On  manda  sa  mort  à  son  époux , 
qui  ordonna  de  Tenterrer  bien  vite  et  sans  cérémonie; 
les  courriers  furent  dépêchés  y  et  toute  l'Europe  porta  le 
deuil  d'une  bûche. 

«  Cependant  la  princesse  se  sauva  avec  un  vieux  do- 
mestique de  confiance  que  lui  donna  là  comtesse  de  Ko- 
nigsmark ,  et  vint  à  Paris ,  où  elle  se  tînt  cachée  quelque 
temps;  mais,  craignant  toujours  d'être  reconnue,  elle 
partit  pour  la  Louisiane  avec  ce  domestique  qui  pas- 
sait pour  son  père ,  et  une  femme  pour  la  servir. 

a  A  son  arrivée  dans  cette  colonie,  elle  excite  bientôt 
la  curiosité  et  l'admiration  de  tous  les  habitans. 

«Un  officier,  nommé  d'Auban,  la  reconnaît.  Il  avait 
sollicité  autrefois  de  l'emploi  à  Pétersbourg,  et  y  avait 
vu  tous  les  jours  la  princesse.  Tout  incroyable  que  lui 
paraît  cet  événement ,  il  ne  peut  en  douter.  Il  a  la  pru- 
dence de  n'en  rien  témoigner ,  et  cherche  à  se  rendre 
utile  à  ce  père ,  qui  se  dit  Allemand ,  et  prétend  avoir 
une  somme  suffisante  pour  former  un  petit  établissement. 
D'Auban  se  charge  de  tout,  réunit  ses  fonds  aux  fonds 
de  cette  étrangère,  achète  des  esclaves,  et  monte  une 
habitation  en  société, 

((Enfin  il  n'y  peut  plus  tenir;  et  un  jour,  plein  de 
tendresse  et  d'admiration,  il  avoue  à  la  princesse  qu'il 
la  connaît.  I-e  premier  mouvement  de  cette  infortunée 
fut  celui  du  désespoir;  mais,  se  rassurant  sur  l'épreuve 
qu'elle  avait  faite  de  la  prudence  de  d'Auban,  elle  lui 
en  marque  sa  reconnaissance,  et  lui  fait  }urer  qu'il  gar- 
dera inviolablement  ce  funeste  secret.  Quelque  temps 
après,  les  gazettes  d'Europe  apprirent  la  catastrophe  ar- 
rivée en  Russie ,  et  la  mort  du  Czarowirz.  La  princesse , 
morte  civilement  en  Europe,  ne  voulut  plus  y  retourner. 


270  CORRESPOICDANCE    LITTJÉRAIRE , 

Son  vieux  domestique  venait  de  mourir  :  Tamour  de 
M.  d'Auban,  quoique  couvert  du  vpile  de  rattachement 
et  du  respect  le  plus  profond  ,*  n'avait  pas  échappe  à  sa 
pénétration;  elle  n'avait  que  lui  pour  consolateur  et  con- 
fident; elle  en  fit  son  mari. 

«  La  voilà  donc  femme  d'un  capitaine  d'infanterie 
dans  les  troupes  de  la  Louisiane,  possédant  pour  tout 
bien  une  habitation  de  dix-sept  à  vingt  nègres,  entourée 
de  gens  de  toute  espèce ,  et  dont  la  plupart  étaient  l'écume 
du  genre  humain ,  comme  c'est  l'ordinaire  des  colonies 
nouvelles;  oubliant  parfaitement  quelle  était  d'un  rang 
auguste ,  qu'elle  avait  eu  pour  mari  l'héritier  présomptif 
d'un  empire  limitrophe  de  la  Suède  et  de  la  Chine,  que 
sa  sœur  était  impératrice  d'occident ,  et  ne  s'occupant  qne 
de  son  mari,  avec  qui  elle  partageait  les  travaux  qu'exi- 
geait leur  situation.  Ce  tableau  est,  je  crois,  le  plus 
attendrissant  qui  ait  jamais  été  présenté  aux  yeux  de 
l'univers.  Madame  d'Auban  devint  grosse ,  et  accoucha 
d'une  fille  qu'elle  nourrit  elle-même,  et  à  qui  elle  appril 
lallemand  avec  le  français ,  pour  qu'elle  pût  un  jour  se 
souvenir  de  son  origine.  Elle  vécut  dix  ans  de  cette  ma- 
nière; plus  contente  mille  fois  qu'elle  ne  l'avait  été  dans 
le  palais  impérial  de  Pétersbourg,  et  plus  heureuse  peut- 
être  que  sa  sœur  dans  celui  des  Césars.  Au  bout  de  ce 
terme,  M.  d'Auban  fut  attaqué  de  la  fistule;  et  la  prin- 
cesse, alarmée  sur  le  succès  d'une  opération  qui  n'était 
pas  familière  aux  gens  du  pays,  vendit  son  habitation^ 
et  vint  à  Paris,  où  elle  fit  traiter  son  mari,  le  soigna,  et 
se  conduisit  à  son  égard  comme  l'épcmse  la  plus  tendre. 
Lorsque  sa  guérison  fut  assurée,  ils  songèrent  à  leur 
subsistance  et  à  celle  de  leur  petite  fille;  car  les  fonds 
qu'ils  avaient  rapportés  d'Amérique  n'étaient  pas  suffi- 


JUIN  177  I.  271 

saos  pour  les  rassurer  sur  Tavenir.  Le  mari  s'adressa  à 
la  compagnie  des  Indes.  Pendant  qu'il  sollicitait,  ma- 
dame d'Auban  allait  se  promener  de  temps  en  temps 
avec  sa  fille  aux  Tuileries ,  ne  croyant  pas  désormais 
pouvoir  être  reconnue.  Un  jour  qu'elle  y  causait  avec  sa 
fille  en  allemand,  le  maréchal  de  Saxe  se  trouva  derrière 
elle,  et  entendant  parler  la  langue  de  son  pays,  il  s'ap- 
proche de  la  petite  fille ,  la  mère  lève  la  tête,  et  le  maré- 
chal recule  d'effroi  et  de  surprise.  La  princesse  ne  fut 
pas  capable  de  cacher  son  trouble  dans  ce  premier  mo- 
ment; elle  prit  le  parti  de  se  confier  à  lui  et  de  lui  conter 
ses  aventures ,  ainsi  que  la  part  que  madame  de  Konigs- 
mark  y  avait  eue;  elle  lui  demande  en  même  temps  de 
lui  garder  le  plus  profond  secret. 

«  Le  maréchal  le  promit,  niais  se  réserva  de  le  confier 
ituroi.  La  princesse  y  consentit,  sous  la  condition  qu'il 
ne  le  dirait  que  dans  trois  mois  ;  et  le  maréchal  s'y  en- 
gagea. Elle  lui  permit  de  venir  la  voir  de  temps  en  temps , 
sans  suite  et  le  soir  seulement,  pour  n'être  pas  remarqué. 
Enfin,  la  weille  du  jour  où,  en  conséquence  de  sa  pre- 
niière  conversation,  il  devait  aller  à  Versailles  rendre 
compte  au  roi,  il  fut  chez  la  princesse  pour  la  prévenir; 
mais  il  apprit  par  la  maîtresse  de  la  maison  que  madame 
d*Auban  était  partie  depuis  plusieurs  jours  pour  l'île  de 
Bourbon^  dont  son  mari  avait  obtenu  la  majorité  :  le 
inaréchal  alla  sur-le-champ  faire  part  au  roi  de  cette 
aventure  inouïe.  Le  roi  envoya  chercher  M.  de  Machault, 
^tj  sans  lui  en  expliquer  le  motif,  lui  ordonna  d'écrire 
au  gouverneur  de  l'île  de  Bourbon  de  traiter  madame 
«  Auban  avec  les  plus  grands  égards.  Quoiqu'en  guerre 
*^ec  l'impératrice-reine  de  Hongrie ,  Sa  Majesté  lui 
^rivit  de  sa  main  pour  l'informer  du  sort  de  sa  tante. 


ti  7  Si  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE  , 

L'impératrice-reine  remercia  le  roi,  et  lui  adressa  une 
lettre  pour  la  princesse^  dans  laquelle  elle  l'invitait  de 
venir  auprès  d'elle ,  mais  en  lui  imposant  la  loi  d'aban- 
donner son  mari  et  sa  fille ,  dont  le  roi  se  reservait  de 
prendre  soin.  La  princesse  se  refusa  à  de  pareilles  con- 
ditions. Elleresta  à  Bourbon  jusqu'à  la  fin  de  1757,  que 
son  mari  mourut.  Elle  avait  perdu  sa  fille  quelque  temps 
auparavant;  et  ne  tenant  plus  à  rien  au  monde ,  elle  revint 
à  Paris  se  loger  à  l'hôtel  du  Pérou,  en  attendant  qu'elle 
pût  se  renfermer  dans  une  communauté  religieuse  où  elle 
se'  proposait  de  vivre  dans  la  retraite,  uniquement  occu- 
pée de  ses  derniers  malheurs ,  les  seuls  dont  elle  conservât 
un  souvenir  douloureux.  On  prétend  que  l'impératrice- 
reine  lui  a  fait  depuis  une  pension  de  4S9O00  liv. ,  dont 
cette  admirable  princesse  emploie  les  trois  quarts  au 
soulagement  des  pauvres,  dans  la  retraite  qu'elle  a  choisie 
depuis  le  commencement  de  l'année  1 760. 

cr  Rien  n'est  plus  vrai  que  le  fond  de  cette  histoire;  il 
serait  très-intéressant  d'en  connaître  les  circonstances 
et  les  détails  ;  Paris  est  plein  de  gens  qui  ont  connu  ma- 
dame d'Auban.  » 

Voilà  le  roman  tel  qu'il  s'est  débité;  plusieurs  circon- 
stances en  décèlent  la  fausseté.  Je  n'ai  pas  ouï  dire  que  la 
comtesse  de  Konigsmark  ait  jamais  été  en  Russie;  j'ai 
bien  lu  que  son  amant,  le  roi  Auguste,  l'envoya  au- 
devant  de  son  vainqueur  Charles  XII,  et  que  ce  jeune 
monarque  rebroussa  chemin  pour  ne  point  s'exposer  au 
danger  de  la  voir,  ni  à  la  nécessité  d'un  refus  impoli. 
Si  j'ai  la  mémoire  fidèle ,  le  comte  de  Saxe  n'a  été  en 
Russie,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  qu'en  i'J^'Jy 
c'est-à-dire  environ  huit  ou  dix  ans  après  la  cata- 
strophe de  l'infortuné  fils  de  Pierre -le -Grand,  indigne 


JUIN    I77I.  273 

sans  doute  d'un  tel  père  ,et  plus  indigne  epcpre  d'être  l'ar- 
bitre d'un  grand  empire.  Le  comté  de  Saxe  n'aurait  donc 
pu  "voir  la  princesse  dont  ou  expose  ici  la  destinée,  que 
dans  sa  première  jeunesse ,  à  la  cour  de  Brunswick^  sup- 
pose qu'il  y  ait  été  :  comment  l'aurait-il  reconnue  à  la  pre- 
mière vue,  après  un  laps  de  tepips  si  considérable,  et 
dans  une  rencontre  011  rien  ne  devait  le  mettre  sur  la  voie 
d'un  aussi  étrange  secret?  il  est  inutile  de  s'étendre  sur 
lesi  autres  détails  équivoques  de  ce  récit,  et  il  est  bien 
plus  aisé  de  s'imaginer  que  quelque  oisif  ait  voulu  se 
jouer  de  la» crédulité  publique,  en  composant  ce  roman 
comme  il  a  pu ,  que  de  concilier  toutes  les  contradic- 
tions qui  s'y  trouvent.  Ces  sortes  de  mensonges  sont 
d'autant  plus  sûrs  de  leur  succès ,  qu'il  est  iinpossible  de 
rien  éclaircir  ou  de  rien  constater  à  Paris.  Tout  est  vrai 
ici  pendant  vingt-quatre  heures;  les  choses  les  plus  ha- 
sardées, les  plus  fausses  même  se  débitent  avec  une  as- 
surance et  une  chaleur  qui  ne  souffrent  pas  le  doute  le 
plus  léger;  le  lendemain  elles  sont  oubliées  avec  la  n>éme 
facilité  qui  leur  a  donné  vogue  la  veille,  et  toute  en- 
quête serait  inutile,  parce  qu'on  la  ferait  auprès  de 
sourds  qui  n'ont  des  oreilles  que  pour  la  nouvelle  du 
jour,  et  qui  n'ont  conservé  aucun  souvenir  de  celle  de 
la  veille.  Tout  ce  que  j'ai  pu  savoir  à  l'égard  de  madame 
d'Auban ,  c'est  que  M.  de  Sartine  n'en  avait  jamais  en- 
tendu parier,  ce  qui  ne  fortifie  pas,  à  beaucoup  près,  l'au- 
thenticité de  seç  aventures  (1).  Il  est  bien  vrai  qu'elles 
sont  antérieures  au  temps  où  ce  digne  magistrat  s'est 
trouvé  à  la  tête  de  la  police;  mais  il  n'est  pas  naturel 

(i)  Grimm  revient  sur  le  roman  de  ceUe  aventurière  au  mois  de  novembre 

suivant.  D'Alembert,  dans  sa  lettre  du  8  novembre  177 1,  en  entretieni 

Frédéric,  qui  lui  répondît  à  ce  sujet  le  So  du  même  mois.  D'Alembert  la 

nomme  madmne  Maldack, 

ToM.VIL  i8 


^«74  CORRESPaNDAuNCE  LITTÉRAIRE, 

quil  ny  soit  resté  aucune  nolice*sur  uu^persoîuiage 
aussi  intéresslânt  et  aussi  sii^uli^. 


Observation  de  M.  Diderot  sur  le  Discours  de  réception 

de  M.  Vabbé  Arnaud, 

J'ai  lu  le  discours  de  Tabbé  Arnaud.  Nulle  grâce  dans 
l'expression;  pas  une  miette  d'élégance;  un  ton  dur  et 
voisin  dé  l'école.  Si  vous  parlez  d'harmonie ,  soyez  har- 
monieux; c'est  sous  peine  de  passer  pour  un   aveugle 
qui  parle  de  couleur.  Quand  on  se  rappelle  ou  le  nombre 
de  Fléchier ,  ou  le  charme  de  Massillon ,  ou  la  hauteur  et  la 
simplicité  de  Bossuet,  ou  la  facilité  et  là  négligence  de 
Voltaire 9  on  est  choqué  du  ramage  sourd  et  rauque  de 
fabbé  Arnaud.  Il  tourne  sans  cesse  dans  le  même  cercle 
d'idées  sur  les  langues;  Ce  qu'il  dit  sur  la  comparaison 
de  ia  nôtre  avec  le  grec  et  le  latin  n'a  pas  même  le  mé- 
rite d'être  répété  avec  avantage.  Et  puis  de  petits  écarts 
étrangers  au  sujet ,  qui  décèleraient  de  la  pauvreté  et  de 
la  richesse  déplacée.  Par  exemple ,  à  quoi  bon  ce  paral- 
lèle de  l'œil  et  de  l'oreille  ?  Il  ne  manque  là^dedans  que 
quelques  termes  surannés  pour  nous  donner  un  bon 
exempte  de  la  rusticité  d'un  idiome  qui  commence  à  se 
polir.  Je  croyais  que  l'abbé  pensait  davantage.  Autrefois  il 
bouillait ,  aujourd'hui  il  me  cahote;  c'était  du  feu  et  de  la 
fumée  épaisse,  à  présent  le  bruit  d'une  mauvaise  voiture. 


Le  désœuvrement  et  le .  goût  de  la  nouveauté  ont 
donné,  depuis  trois  ans ,  une  vogue  passagère  à  ce  qu'on 
a  ti*ès-ridiculement  nommé  des  vauxhalls  en  France, 
tjn  artiBcier  nommé  Torré  ayant  imaginé  de  donner  au 
public,  pour  son  argent,  deux  fois  par  semaine,  des 
feux  d'artifice  sur  le  boulevard  du  Temple,  fut  trouble 


dans  son  entreprise  par  lea  possesseurs  des  maisons  du 
voisinage^  qui,  indépendamment  dé  l'iijicommodité  du 
bruit,  se  plaignaient  dû  danger  auquel  cet  établissement 
les  exposait.  La  police  défendit  ces  feux,  et  Torré,  écrasé 
de  dettes  qu'il  avait  contractées  dans  l'espérance  des 
plus  grands  profits ,  imagina  d'élever  sur  son  terrain  des 
salles  de  bal,  des  cafés,  des  boutiques  de  modes,  et 
obtint  la  permission  d'y  assembler  deux  fois  par  semaine 
le  public,  depuis  cinq  jusqu'à  dix  heures  du  soir,  en 
faisant  payer  à  l'entrée  trente  sous  par  tête.  La  nou- 
veauté et  la  compassion  pour  un  pauvre  diable  abîmé  de 
dettes,  sans  sa  faute,  firent  prodigieusement  réussir  cette 
.entreprise,  qu'il  appela  Vauxhall ^  quoiqu'elle  n'eût 
rien  de  commun  avec  le  vauxhall  de  Londres.  Bientôt 
on  vit  s'élever  de  toutes  parts  des  vauxhalls  qui  tom- 
bèrent aussi  rapidement  que  le  premier  avait  réussi.  On 
en  bâtit  uki  à  la  foire  Saint*Germàin  pour  servir  durant 
la  foire  depuis  le  mois  de  février  jusqu'à  Pâques  de  chaque 
année.  Celui-ci,  pour  se  préserver  d'une  ruine  trop 
prompte,  imagina  dé  faire  chaque  fois  line  loterie  d^un 
seul  lot  de  cinquante  écus  pris  sur  la  recette.  Il  faut  dire 
à  la  honte  du  public  que  ce  moyen  bas  réussit  pendant 
Un  hiver  entier,  et  attira  une  foule  prodigieuse  au  Vaux- 
hall  de  la  foire.  Bientôt  il  se  forma  une  compagnie  nom- 
breuse et  riche  qui ,  s'assurant  de  l'appui  d'une  protec- 
tion puissante,  ambitionna  le  privilège  exclusif  des 
vauxhalls  de  Paris.  Elle  forma  le  projet  le  plus  insensé 
qu'on  eût  encore  vu;  elle  acheta,  à  des  frais  énormes^ 
un  terrain  considérable  à  l'extrémité  du  faubourg  Saint- 
Honoré  au  Roule  sur  les  Champs^-Élysées ;  elle  y  bâtit, 
à  des  frais  plus  énormes  encore,  un  édifice  immense, 
et  dépensa  ainsi  près  de  deux  millions  pour  y  recevoir 


276  CORRESPONDAÎTCE    LITTERAIRE, 

deux  fois  par  semaine  les  oisifs  de  Paris,  à  trente  sous 
par  tête.  On  a  fait  le  23  dû  mois  dernier  l'ouverture  de 
cette  magnifique  boutique ,  que  Ton  a  consacrée  sous  le 
nom  de  Colisée ,  parce  qu'on  a  en  effet  copié  la  fameuse 
rotonde  de  Rome  qui  porte  ce  nom. 

On  descend  dans  les  Champs-Elysées  à  une  grille  qui 
donne  entrée  dans  une  vaste  cour  circulaire,  décorée  des 

r 

deux  cotés  par  une  colonnade  en  treillage  d'ordre  dori- 
que, laquelle  forme  une  galerie  couverte  pour  arriveir 
au  bâtiment' sans  incommodité  en  temps  de  pluie.  Quand 
on  a  traversa  cette  cour,  on  se  trouve  à  la  façade  formée 
de  <{uatre  colonnes  d'ordre  dorique  «t  surmontée  d'un 
attique  décoré  en  pilastres  et  couronné  par  un  fronton 
en  treillage.  On  monte  par  quatre  ou  cinq  marches^  et 
l'on  se  trouve  dans  un  premier  vestibule  orné  de  colonnes 
d'ordre  toscan.  Atix  deux  côtés  de  ce  vestibule,  il  y  a 
deux  escaliers  qui  conduisent  jusqu'en  haut  sur  la  plate- 
forme qui  règne  tout  autour  du  bâtiment,  et  d'où,  par 
parenthèse ,  la  vue  est  fort  belle.  De  ce  premier  vesti- 
bule, en  marchant  droit  devant  soi,  on  passe  dans  un 
second  qui  forme  une  double  galerie  dans  les  entre-co- 
lonnemens  de  laquelle  on  a  placé  des  boutiques  de  mar- 
chands. De  ce  vestibule,  on  passe  dans  le  principal  et 
immense  salon  en  rotonde  formé  par  seize  colonnes 
d'ordre  corinthien  de  quatre  pieds  de  diamètre  :  voilà 
l'entrée  du  côté  du  midi.  Supposez  à  peu  près  les  mêmes 
vestibules  et  les  mêmes  entrées  du  côté  du  nord,  de 
l'orient  et  de  l'occident;  supposez  tout  autour  de  ce 
salon  une  galerie  de  dix  pieds  de  large ,  d'où  l'on  des- 
cend aux  quatre  côtés,  par  cinq  ou  six  marches,  dans 
le  salon  qui  reçoit  son  jour  d'une  lanterne  qui  se  trouve 
au  haut  de  la  coupole  ornée  en  mosaïque.  Cette  coupole 


JUIN   I77I.  377 

est  soutenue  par  autant  de  cariatides  qu'il  y  a  de  co- 
lonnes; ces  cariatides,  qui  sont  d'or,  sont  droites., 
courtes,  et  ont  l'air  de  poupées  de  Nuremberg  quand 
on  les  compare  au  fardeau  qu'elles  ont  à  soutenir.  lu* 
dépendamment  de  la  galerie  basse  qui  règne  autour  du 
salon,  il  y  a  encore  deux  galeries  circulaires  supérieures 
d'où  l'on  peut  voir  ce  qui  se  passe  dans  la  rotonde  : 
l'une  est  placée  dans  la  corniche  des  seize  colonnes; 
l'autre  au-dessus,  et  plus  reculée,  circule  derrière  les 
cariatides. «Ces  galeries,  auxquelles.  Ton  monte  par  les 
mêmes  escaliers  qui  conduisent  des  quatre  côtés  à  la 
plate-forme,  communiquent  de  plain-pied  à  une  infinité 
de  salles  attenantes  dont  on  ne  saurait  deviner  l'usage. 
Cela  est  magnifiquement  et  trislement  beau,  parce 
qu  on  n'a  employé ,  pour  la  décoration  intérieure ,  que 
l'or,  le  vert  et  le  rouge  les  plus  ternes;  mais  cela  est 
surtout  absurde  par  le  défaut  de  jugement  qui  a  présidé 
à  toute  cette  entreprise.  D'abord,  l'immensité  du  lieu 
le  fera  toujours  paraître  désert ,  quand  même  on  s'y 
porterait  avec  la  plus  grande  affluence;  elle  entraînera 
i^ne  dépense  et  un  service  journaliers  qui  absorberont  la 
plus  grande  portion  des  profits.  Ni  l'édifice  en  général , 
ni  ses  différentes  parties ^  n'ont  aucun  but;  on  ue  sait 
ni  ce  que  l'architecte  s'est  proposé,  si  ce  n'est  de  copier 
une  rotonde ,  ni  à  quel  usage  il  destine  tous  les  détails 
de  ce  superbe  et  immense  édifice^  D'ailleurs,  nul  en- 
semble, nulle  liaison;  chaque  pièce  forme,  pour  ainsi 
dire,  un  lieu  isolé  :  c'est  le  projet  le  plus  mal  combiné, 
le  plus  follement  conçu  qui  ait  jamais  été  entrepris.  Il 
est  remarquable  qu'on  ait  construit  en  n:|ême  temps ,  et 
à  des  frais  immenses,  une  salle  d'opéra  pour  la  cour  à 
Versailles,  où  il  n'y  a  que  quatorze  cents  places,  et  un 


2^8  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

Colisée  pour  Paris,  qui  n'aura  jamais  Fair  pleiD,à  moÎDs 
que,  conformément  à  l'esprit  ëvangëlique,  on  ne  force 
les  boiteux  et  les  ëclopés  d'entrer  (  i  ).  On  avait  élevé  au 
milieu  de  la  rotonde  un  massif  sur  lequel  on  avait  placé 
les  trois  Grâces  adossées  ensemble;,  ellés^  soutenaient 
une  espèce  de  lustre  de  cristal  en  forme  d'if  qui  devait 
servir  la  nuit  à  éclairer  le  centre  de  la  rotonde  ;  sous 
le  groupe  des  Grâces  était  placée  la  musique ,  que  le 
grand  éclat  du  lustre ,  répandu  tout  autour ,  confinait 
dans  la  plus  entière  obscurité.  Cette  présentation  avait 
si  parfaitement  l'air  d'un  catafalque ,  qu'il  a  fallu  la  sup*- 
primer  entièrement;  on  a  divisé  depuis  la  musique  en 
deux  orchestres  dans  l'entre-colonnement  de  la  rotonde. 
Les  bosquets  nouvellement  plantés  du  côté  de  l'occi- 
dent ne  peuvent  encore  être  d'aucun  agrément.  Du  coté 
du  nord  on  a  bâti  un  cirque  dans  l'enceinte  duquel  il  y 
a  urt  bassin  d'eau  sur  lequel  on  se  propose  de  donner 
le  spectacle  de  la  joute  ;  en  conséquence  on  a  défendu 
celui  que  les  bateliers  donnaient  les  années  précédentes 
à  la  Râpée  sur  la  Seine.  On  a  pareillement  défendu  à 
Torré  d'ouvrir  son  Vaux  hall  ;^  on  a  voulu  forcer  G)mus(îj) 
et  tous  les  spectacles  du  boulevard  de  se.  transporter  au 
Colisée,  on  a  été  jusqu'à  former  le  projet  de  couper  et 
d'abattre  les  arbres  du  boulevard  poqr  obliger  le  public 
de  se  promener  aux  Champs*Élysées  ;  tant  cette  entre- 
prise absurde  et  irréfléchie  est  protégée;  et  malgré  tout 
cela ,  les ,  entrepreneurs  et  les  intéressés  seront  ruinés, 
ainsi  que  tout  le  monde  l'a  prévu  ;  et  comme  ils  sont 
solidaires ,  plusieurs  actionnaires  ont  déjà  offert  de  cé- 
der leur   inférât   pour  rien ,  et  de   payer  encore  une 

(i)  Compelle  intrare,  Luc,  XIV,  a3. 
(a)  Escamoteur  célèbi%. 


JUIN  I77I.  279 

somme  de  six  mille  firancs  à  celui  qui  serait  lente  de  se 
metti'e  en  leur  lieu  et  place.  Il  est  impossible  que  cette 
entreprise  se  soutienne;  la  situation  du  Colisëebors  de 
la  ville,  à  portée  de  personne  sur  un  chemin  qui  ne 
mène  à  rien  j  et  à  une  diatance  si  éloignée  des  abris  ^ 
dans  un  pays  où  les  mauvais  temps  sont  si  fréquens, 
suffirait  seule  pour  faire  échouer  le  spectacle,  le  plus 
attrayant.  La  curiosité  y  fera  aller  tout  le  monde  une 
fois;  j  mais  personne  n'y  retournera ,  d'autant  que  le  lieu 
est  si  vaste  et  si  éparpillé  qu'on  ne  peut  même  s'y 
donner  un  rendez -vous,  lii  se  promettre  de  s'y  ren- 
contrer (i). 

(i)  Le  Colisée  fut  d'abord  construit  pour  servir  aux 'fêtes  données  à  l'occa- 
sion du  mariage  du  Dauphin;  mais  il  ne  put  être  terminé  pour  cette  époqoe. 
Quoique  non  entièrement  achevé ,  il  fut  ouvert  au  public  le  2a  mai  1 7  7 1 . 
Les  jardins,  les  cours  et  bâtimens  occupaient  une  surface  de  se»earpens  euvi- 
rou.  L'acquisition  de  ce  terrain,  et  surtout  les  constructions,  avaient  entraîné 
des  frais  énormes.  «  Les  entrepreneurs t  »  dit  M.  Dulanre  dans  son  Histoire  de 
Paris  (règne  de  Louis  X  V  ),  «  avaient  plusieurs  fois  trompé  l'attente  du  public , 
eu  lui  promettant  des  jouissances  qu'ils  ne  lui  donnaient  point.  Ils  épuisaient 
leur  imagination  à  créer  et  à  promettre  des  spectacles  étonnans  qui  n'éton- 
naient pas.  Les  entrepreneurs  s'étaient  trompés  eux-mêmes:  ils  avaient  compté 
sur  noe  dépense  de  sept  cent  mille  livres,  elle  s'éleva  à  2,675,500  Jiv. 

«  La  demoiselle  Lemaure ,  célèbre  cantatrice ,  fit  pendant  quelque  temps 
l'agrément  du  Colisée...  ;  on  imagina  en  1772  de  faire  venir  d'Angleterre  des 
eoqs  que  Ton  ferait  combattre ,  puis  on  renonça  â  ce  projet.  En  1 7  7  3 ,  ou 
essaya  de  donner  des  joutes  sur  les  eaux  croupies  du  bassin.  En  1776  et  1777, 
on  y  fit  des  expositions  de  tableaux  ;  les  entrepreneurs  du  Colisée  promirent 
des  prix  aux  artistes  dont  les  ouvrages  seraient  jugés  dignes  de  les  obtenir. 
M.  d'Angivllliers  s'opposa  à  ces  expositions ,  qui  commençaient  à  être  goûtées 
par  le  public.  Alors  le  Colisée  fut  réduit  a  des  danses  et  à  dès  feux  d'artifice. 

«  Eu  1778,  ou  attendait  an  mois  de  mai  l'ouverture  du  Colisée;  elle  n'$:ut 
point  lieu.  Le  peu  de  solidité  de  l'édifice  nécessitait  des  réparations  et  de 
grands  frais;  les  créanciers  s'y  opposèrent.  Le  Colisée  fut  fermé  pour  toujours. 

«  Vers  l'an  1780,  on  démolit  le  Colisée,  et  l'emplacement  fut  vendu.  On  y 
ouvrit  la  rue  d'Angouléme  ou  de  l'Union,  et,  vers  l'an  1784,  celle  de  Pou- 
thleu.  Plusieurs  maisons  particulières  ou  guinguettes  y  furent  coustruile^ 
depuis.  » 


28ô  CORRESPONDANCE    LITTiRAIRE, 

Les  fêtes  qu'on  a  données  à  Versailles  à  Foccasion  da 
mariage  de  M.  le  comte  de  Provence  (1)9  se  sont  bor-* 
nées  à  un  fort  petit ,  mais  fort  joli  feu  d'artifice  dirigé 
par  Torré ,  suivi  d'une  petite  illumination  dans  le  parc. 
I^  festin  royal  et  le  bal  paré. ont  eu  lieu  suivant  l'usage, 
excepté  que  les  princes  du  sang  protestans  ne  se  sont 
pas.  trouvés  au  premier,  et  que  mademoiselle  de  Lor- 
raine n'a  pas  paru  au  bal ,  ce  qui  a  prévenu  la  (dispute 
du  menuet  (2);  en  revanche  la  marquise  de  Marigny, 
femine  du  frère  de  '  feu  madame  de  Pompadour ,  a  été 
une  des  premières  qui  ait  dansé  le  menuet  parmi  les 
femmes  de  qualité.  En  fait  de  spectacles ^  on  a  donné 
deux  représentations  de  la  Reine  de  Golconde,  opéra 
de  MM.  Sedaine  et  Monsigny  ;  M.  Mondoûville  a  fait  les 
paroles  et  ta  musique  d'un  opéra  intitulé  Les  Projets  de 
V Amour  ^  qu'on  a  représenté  sur  le  théâtre  de  la  cour  le 
29  mai ,  et  qui  doit  être  joué  une  seconde  fois  sous  peu 
de  jours.  On  doit  aussi  donner  la  tragédie  de  Gaston 
et  Bajardy  et  à  cette  occasion  M.  de  Beltoy  a  obtenu 
une  pension  de  douze  cents  livres  ^  qui  serait  très-bien 
reçue  si  c'était  l'usage  de  les  payer.  Dans  tout  cela  il 
n'y  a  eu  que  l'opéra  de  Mondonville  de  nouveau  ;  mais 
il  est  tombé  si  à  plat,  qu'il  est  fort  douteux  qu'on  ose 
jamais  le  risquer  sur  le  théâtre  de  Paris.  On  est  géné- 
ralement d'accord  qu'en  fait  de  dose  d'ennui  on  n'en  a 
jamais  servi  à  aucun  roi  très-chrétien ,  de  glorieuse  mé- 
moire, une  aussi  forte  que  celle  qui  a  été  administrée  à 
Sa  Majesté  mercredi  dernier,  par  Scaramouche^Mon- 
donville ,  sous  l'étiquette  de  Projets  de  Tjimour,  L'abbé 

(i)  Depuis  Louis  XYIII;  il  venait  d'épouser  Marie- Joséphine-Louise  de 
Savoie,  princesse  de  Sardaigne,  qui  mourut  le  x3  novembre  x8io. 

(a)  Voir  tbm.  VI,  p.  448  et  suiv. 


JUIN  I77I.  281 

(le  Voisenon ,  ancien  ami  du  musicien ,  est  véhémente- 
ment soupçonné  d'avoir  trempé  dans  le  projet  des  pa* 
rôles;  mais  il  ne  m'est  pas  possible  de  le  croire;  Mon- 
donville  a  bien  tout  ce  qu'il  faut  pour  être*  Fauteur 
unique  de  ce  recueil  de  pauvretés  et  de  platitudes;  il  est 
d'ailleurs  en  usage  de  faire  les  paroles  de  ses  opéra ,  et  ce 
qu'il  a  fait  en  ce  genre  ne  dément  pas  ses  nouveaux  essais. 

On  vient  de  publier  un  prétendu  Tableau  philoso^ 
phique  de  V Esprit  de  M.  de  Voltaire ,  pour  sentir  de 
suite  à  ses  cuivrages  et  de  Mémoires  à  l'histoire  de  sa 
^^(i).  On  dit  que  cette  détestable  rap^odie  est  d'un 
nommé  Sabatier  qui,  pour  gagner  quelque  argent,  a 
voulu  ramasser  les  pièces  de  toutes  les  querelles,  les 
facturas  de  tous  les  procès  que  M,  de  Voltaire  a  eus 
dans  le  cours  de  sa  vie  avec  plusieurs  écrivains  connus, 
et  surtout  avec  une  foule  de  gredins  littéraires.  Il  a  conr 
tinuellement  entrelardé  son  récit  d'injures  et  de  plati» 
tudes  contre  le  patriarche  de  Ferney;  et  quoique  la  ma- 
lignité ne  soit  pas  difficile  quand  il  s'agit  de  déchirer, 
surtout  ceux  qui  brillent  au  premier  rang,  Sabatier  s'est 
SI  mal  acquitté  de  son  méchant  métier,  qu'il  est  impos- 
sible de  lire  sa  rapsodie.  S'il  avait  eu  un  peu  de  gaieté,  il 
aurait  pu  faire  un  ouvrage  à  nous  feire  mourir  de  rire  : 
car  il  y  a  dans  toutes  les  attaques  et  défenses  de  M.  de 
Voltaire  contre  ses  ennemis  tant  de  traits^  plaisans,  tant 
de  saillies,  tant  de  verve,  tant  de  gaieté  maligne,  tant 
de  folies ,  tant  d'importance  et  d'enfance ,  qu'un  rédac- 
teur plaisant  vous*  aurait  dilaté  la  rate  outre  mesure.  Au 
Iteu  de  nous  faire  rire,  Sabatier  a  fait  le  libelle  le  plus 
plat  et  le  plus  triste  de  l'année.  On  dit  que  Ija  Beaumelle  a 

(0  Genève,  Cramer,  1771,  in-8®  et  in- 13. 


282  CORRCSPONDAVCE    LITTÉRAIRE , 

fourni  son  article  et  celui  de  Maupertuis.  Ce  La  Beau* 
melle  se  trouve  à  Fans  depuis  Tannée  dernière ,  et  il 
doit  h  la  protection  de.  madame  la  comtesse  dq  Bariy 
d'être  placé  au  nombre  des  gens  de  lettres  attachés  à  la 
Bibliothèque  du  Roi ,  et  de  jouir  de  la  pension  vacante 
par  la  mort  de  M.  l'abbé  Âlary.  Je  crois. que  cette  fa* 
veur  obtenue  fera  plus  de  peine  à  M.  de  Voltaire  que 
toutes  les  injures  du  Tableau  philosophique.  Au  reste, 
comme  il  n'y  a  pas  de  si  méchant  livre  oîi  Ion  ne  puisse 
apprendre  quelque  chose  y  j'ai  appris  dans  celui-ci  pou^ 
quoi  le  patriarche  a  toujours  nié  si  obstinément  que 
Saint-Hyacinthe  soit  l'auteur  du  Chef-d'œuyre  dun  In- 
connu y  quoique  cette  plaisanterie  soit  certainement  de 
lui  ;  c'est  que  Saint-Hyacinthe  y  avait  ajouté  une  anec- 
dote satirique  contre  M-  de  Voltaire  (i);  mais  comme  il 
n'y  avait  pas  mis  de  nom ,  il  eût  été  plus  sage  de  ne  s^ 
pas  reconnaître,  et  cette  histoire ,  vraie  ou  fausse,  serait 
tombée  d'ellé-mOme.  Il  est  vrai  que  la  passion  ne  s'allie 
guère  plus  avec  la  sagesse  que  le  jour  avec  la  nuit;  elle 
ne  s'allie  pas  davantage  avec  la  justice  et  l'équité.  On  ne 
saurait  nier  que  M.  de  Voltaire  ne  se  soit  permis  de 
tout  temps  les  assertions  les  plus  hasardées ^  et,  tran- 
chons le  mot ,  les  plus  fausses  contre  àes  adversaires. 
Tout  ce   qu'on  peut  dire  à  cet  égard  pour  sa  justifica- 
tion, c'est  qu'il  n'a  presque  jamais  été  agresseur;  mais 
le  premier  acte  d'hostilité  commis  envers  lui,  il  n'a  plus 
mis  de-bornes  à  sa  vengeance. 


Palissot  n'ayant  pu  obtenir  l'année 'dernière  la  permis- 
sion de  la  police  pour  faire  jouer  son  Homme  dangB- 
reux^  comédie  en  vers  et  en  trois  actes,  est  allé  le  »"'** 

[i)  La  Déification  de  l'invomparahlf.  docteur  Arisiarchus  Masso. 


JUIN    177  T.  Îi83 

imprimer  à  Genève,  ai^ec  un  petit  Commentaire  à 
r usage  de  ceux  qui  les  aiment.  Dans  ce  petit  commen- 
taire ,  il  rend  compte  des  obstacles  quHl  a  éprouvés  de 
la  paît  de  la  police,  et  qui  l'ont  forcé  de  renoncer  aux 
honneurs  du  théâtre  ;  il  expose  ensuite  le  but  de  sa  pièce , 
son  projet  de  se  mettre  lui-même  sur  la  scène,  et  de  s'y 
traduire  comme  un  franc  maraud  qui  joue  un  rôle  mé- 
prisable, afin* de  donner  à  ses  ennemis  les  philosophes 
le  change  sur  l'auteur;  ils  auraient  sans  doute  fait  réussir 
la  pièce,  parce  que  l'antagoniste  de  la  philosophie  y 
joue  un  vilain  rôle;  et  quand  la  pièce  aurait  été  aux 
nues,  Palissot  s'en  serait  déclaré  l'auteur,  et  ses  ennemis 
seraient  morts  de  confusion  et  de  désespoir  d'avoir  con- 
tribué à  son  succès.  Voilà  son  plan  politique  tel  qu'il 
l'expose  lui-même  dans  une  lettre  à  M.  de  Sartine ,  im-^ 
primée  à  la  suite  de  la  piècç.  On  ne  peut  guère  voir  plus 
de  méchanceté ,  plus  d'envie  de  nuire,  plus  d'extrava- 
gance et  plus  de  folie  que  dans  ce  projet  et  dans  la  ma- 
nière dont  l'auteur  lé  développe;  il  ne  n»anque  qu'un 
grand  talent  à  Palissot  pour  être  un  homme  véritable- 
ment dangereux.  Mais  quoiqu'il  écrive  avec  facilité,  il 
n'a  point  d'idées,  il  est  ignorant,  il  n'a  point  de  colôriS, 
il  n'a  point  de  trait;  et  doué  du  plus  haut  degré  de 
malignité,  il  trouve  le  secret  ^'être  écrivain  ennuyeux. 
Il  répète  toujours  la  même  chose,  savoir  que  le  drame-et 
la  comédie  larmoyante  sont  des  monstres  qu'^  faudrait 
étouffer  sur  le  théâtre;  qu'il  faudrait  faire  des  pièces 
comme  Molière;  que  le  genre  de  la  satfbe'est  utile,  et 
même  indispensablémcnt  nécessaire;  qu'en  ce  siècle  il 
est,  lui,  le  digne  et  le  seul  successeur  de  Molière  et  de 
Despréaux;  qu'il  est  un  honnête  homme,  quoiqu'on  ait 
osé  imprimer  quelquefois  le  contraire;  qu'il  est  le  digue 


I 


284  "        CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

fils  d'un  avocat,  qu'il  traite  d'illustre,  malgré  ses  aven- 
tares  avec  ses  confrères,  et  à  qui  il  donne  la  qualification 
de  chevalier,  d'où  il  résulte  que  lui,  Palissot,  est  un 
homme  de  qualité.  Il  se  plaint  aussi  amèrement  de  toutes 
les  persécutions  que  ses  ennemis  lui  ont  suscitées,  des 
libelles  sans  nombre  dont  il  a  été  la  victime  ;  parce  que 
dans  le  temps  de  la  comédie  des  Philosophes  ^  d'Alem- 
bert  et  l'abbé  Morellet  lui  ont  donné  les  étrivières  dans 
une  certaine  Vision  de  Charles  Palissât  et  dans  les 
Quand  (i).  A  ce  sujet,  il  répète  tout  ce  qui  s'est  passé  à 
l'occasion  de  la  comédie  des  Philosophes  j  qui  n'a  jamais 
causé  de  confusion  qu'à  ceux  qui  l'avaient  protégée.  Si 
M.  le  duc  de  Choiseul  était  encore  en  place,  il  ferait 
punir  l'auteur  des  éloges  qu'il  lui  donne  à  cet  égard; 
personne  n'a  autant  à  se  plaindre  de  ses  injures  que  ce 
ministre  de  ses  éloges.  Quoique  tout  le  monde  soit  dé- 
chiré dans  cette  belle  brochure,  cela  est  trop  fastidieu- 
sement  rebattu  pour  que  la  malignité  même  la  plus 
décidée  s'en*amusé.  La  comédie  elle-même  est  écrite 
avec  facilité;  on  y  rencontré  par-ci  par-là  des  vers  assez 
bien  tournés;  mais  cela  est  si  vide,  si  faible  d'intrigue, 
A  dépourvu  de  force  comique  et  si  plat,  que  V Homme 
dangereux  ne  l'aurait  été  à  coup  sûr  poUr  personne.  Si 
la  police  avait  jugé  à  prppos  de  le  laisser  jouer,  il  serait 
mort  de  sa  belle  mort,  au  milieu. des  bâillemens  du  par- 
terre ,  aiiyi  que  les  autres  pijèces  de  Paltssot  ;  car  le  Mo- 
lière de  notre  siècle  n'a  pas  encore  trouvé  le  secret  de 
faire  réussir'  ufi  seul  de  ses  chefs-d'œuvre  :  il  assure,  » 

(1)  La  Vision  de  CliarUs  PaUssot  est  bien  de  MorcIIel,  mais  les  Quand  ne 
passent  pas  pçor  être  de  d'Alombert.  Ils  avaient  été  publiés  en  1760;  PaHssot, 
comme  pour  marquer  sou  indifférence  pour  ces  attaques ,  les  fit  réimp"""^ 
même  année:  les  Quand  adressés  à  M,  PaUssot,  ei  publiés  par  lui  -  r»enie , 

1760,  iu-i2. 


JUIN    177  I.  285 

est  vrai ,  que  c'est  le  crédit  de  ses  enaemis  qui  a  empêché 
jusqu'à  présent  que  ses  pièces  ne  fussent  reprises.  Comme 
les  belles  aines  se  contentent  difficilement  quand  il  s'agit 
de  déchirer  et.de  nuire j^  Palissot  a  profité  de  rocpasion 
de  son  voyage  à  Genève  et  de  l'impression  de  son  Homme 
dangereux  pour  faire  réimprimer  un  autre  de  ses  ou*^ 
vrages,  où  il  se  propose ^  dit-il,  de  travailler  pour  l'im- 
mortalité et  de  peindre  les  sots.  Et  quels  sots?  Diderot, 
Marmontel ,  Duclos  ,   Saurin  ,  Sedaine  ,   et  beaucoup 
d'autres  qu'il  confond  aVec  Fréron  et  toute  la  plus  vile 
canaille  de  la  littérature.  Cet  ouvrage ,  que  personne  n'a 
pu  lire  à  sa  première  apparition,  paraît  ici  en  deux  vo- 
lumes ^  «t  augmenté  de  quatre  chants  (i).  Cela  est  si  plat 
et  si  ennuyeux,  que  je  défie  le  plus  grand  amateur  de  mé- 
chancetés d'aller  jusqu'au  bout  sans  le  plus  grand  dégoût. 
MM.  Diderot  et  Marmoq^tel  sont  les  héros  de  ce  poëme 
et  les  prototypes  de  la  sottise;  M.  Sedaine  y  est  accouplé 
avec  Ppinsinet  le  noyé,  et  traité  comme  le  dernier  des 
hommes  :  si  l'entendement  pouvait  jamais  venir  à  Palis- 
sot  ,  il  serait  bien  étonné  de  voir  qu'il  y  a  plus  d'esprit  et 
plus  de  génie  dans  la  plus  mauvaise  scène  du  Philosophe 
sans  le  savoir  ^  que  dans  toutes  les  rapsodies  qu'il  fera 
de  sa  vie.  Comme  successeur  de  Molière,  il  n'a  jamais 
manqué  les  sifflets  du  parterre  :  il  peut  se  vanter  d'être 
encore  cent  fois  plus  mauvais  comme  successeur  de  Des- 
préaux; être  satirique  et  ennuyeux,  ce^t  Vonine  tuKt 
punctum  {%)  en  sens  contraire.  On  lit  à  la  suite  de  son 
beau  poëme  un  catalogue  raisonné  des  auteurs  français 
morts  et  vivans.  Il  résulte  de  cette  liste  que  les  grands 
hommes  de  la  nation ,  dans  le  moment  présent ,  sont 
M.  de  Voltaire,  M.  de  Bnffon,  M.  d'Alembert,  que  Pa- 

(i)  La  Dmiciade.     {%)  Uoracb,  Art  poétique,  vers  i43. 


a86  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

lissot  msultait  il  y  a  di^  ans,  M.  Poin^net  de  Sivry,  M.  le 
Brun  qui  a  fait  une  ode,  et  M.  Clément^  qui  a  déchiré  le 
poème  de  Saint -Lambert  et  les  Géùrgiques  de  Tabbé 
Delillç.  Il  a  inséré  de  ce  Clément  une  satire  eoi  vers  qui 
fait  espérer  qu'il  pourra  mériter  le  nom  de  Clément  ma- 
raud^ que  M.  de  Voltaire  avait  donné  à  feu  Clément  de 
Genève,  qui  est  mort  fou  à  Charenton.  Palissot,  par  un 
excès  de  modestie,  nç  s'est  pas  compté  parmi  les  grands 
homiâes  du  siècle  ;  mais  vous  voyez  bien  qu'il  y  manque 
un  septième.  Il  a  fait  aussi  son  propre  article ,  où  il  s'ef- 
force d'imiter  le  ton  de  plaisanterie  de  M.  de  Voltaire  ; 
mais  vous  savez  comme  les  singeries  réussissent;  il  y 
assure  que  beaucoup  de  gens  le  regardent  comme  un 
maraud.  Il  y  a  onze  ans  que  M.  le  duc  de  Choiseul ,  en 
protégeant  la  comédie  des  Philosophes  j  donna  de  la 
célébrité  à  ce  Palissot ,  dont  le»  nom ,  depuis  ses  exploits 
littéraires ,  est  devenu  en  horreur  à  tout  ce  qui  pense 
un  peu  philosophi<{uement.  Confiné  depuis  èe  moment 
à  Argenteuil ,  à  trois  lieues  de  Paris ,  il  préférerait  la 
honte  et  le  mépris  au  nialheur  d'être  oublié  ;  en  consé- 
quence, il  réchauffe  tous  les  quatre  ou  cinq  ans  les  indi- 
gnités dont  il  a  eu  le  débit  il  y  a  onze  ans,  par  privilège 
exclusif.  Cela  prouve  qu'il  y  a  des  gens  qui  aiment  mieux 
s'attacher  eux-n^êmes  au  carcan  que  de  se  laisser  oublier: 
il  ne  fi^ut  pas  disputer  des  goûts. 


JUILLET. 

Paris ,  joillct  1^71. 

Ojv  peut  compter  parmi  les  plus  impertinentes  pro- 
ductions de  cette  année,  une  brochure  de  près  de  4^0 


JUILLET  1771.  287 

pages  i.n-8'',  intitulée  Confidence  philosophique ,  et  j)u<- 
bliée  à  Geiièvi»  sous  le  titre  de  Londresu  On  assure  qu'elle  ' 
est  l'ouvrage  de  deux  ministres  du  saint  Évangile,  dont 
l'un,  appelé  Yeriies,  est  un  bel  esprit  manqué,  aussi 
plat  que  rempli  de  petites  prétentions.  L'autre,  M.  Cla- 
parède,  m'a  paru  un  homme  d'esprit  ;  mais  je  suis  fâché 
pour  lui  que,  par  un  excès  d'ampur-propre  fort  sauvage, 
il  se  soit  dtlelé  a,vec  un  pareil  roquet  pour  une  entre* 
prise  si  ridicule.  Le  but  de  leurs  efforts  est  de  montrer 
l'influence  funeste  des  principes  de  la  nouvelle  philosophie 
sur  la  conduite  des  courtauda  de  boutique  :  en  consé- 
quence de  ce  beau  plan,  le  héros  de  MM.  Yernes  et  Cla- 
parède,  commis  chez  un  négociant  d'Amsterdam,  et 
ensuite  de  Londres,  attaque  le  miracle  du  figuier  maudit 
et  celui  de  la  noce  de  Càna  avec  les  armes  de  l'arsenal 
de  Ferney,  pour  pouvoir  aller  en  repos  de  conscience 
faire  sa  cour  à  dés  filles;  il  explique  le  système  de  la 
nécessité,  de  l'éternité  de  la  matière^  etc.,  à  la  femme 
de  son  bourgeois,  afin  de  la  débarrasser  de  ses  scrupules. 
Malbeureusemient ,  le  commis  cite  tout  ce  qui  a  été  écrit 
de  plus  fort  par  les  philosophes  modernes ,  et  n'oppose 
à  leurs  argumens  que  sa  mauvaise  conduite;  de  Sorte 
qu'il  suffit  d'enfermer  le  maraud  de  commis  dans  line 
bonne  maison  de  correction,  et  les  argumens  restent 
dans  toute  leur  force.  Au  lieu  de  prendre  ce  parti,  si 
convenable  et  si  simple,  soti  père  fait  la  sottise  de  mourir 
de  chagrin  de  la  conduite  de  son  garnement  de  fils.  Son 
bourgeois  ilieurt  aussi  de  désespoir  d'avoir  été  fait  cocu  ; 
sa  femme  meurt  en  couche»  d'un  petit  bâtard  :  ce  qui 
prouve  évidemment  que  la  Confession  du  vicaire  sa- 
voyard^ \ Examen  importarit  de  BoUngbrocke ,  le  Dîner 
du  comte  de  Boulainvilliers ^  et  tant  d'autres  ragoûts. 


I 

a 88  CORRESPONDANCE    LITTlvRAIRE, 

sont  des  œuvt*es  de  Satan.  Quant  au  commis,  il  continue 
*  de  rester  esprit  liort ,  et  en  est  quitte  pour  quelques  coups 
de  bâton  de  la  main  d'un  vieux  et  honnête  militaire  y  qui 
n'entend  pas  raillerie  sur  le  fait  de  la  religion.  Je  ne  con- 
nais pas  de  livre  plus  impertinent  ni  de  plus  bête. 


La  mort  de  M.  le  com^  de  Clermont,  prince  du -sang , 
laisse  une  place  vacante  à  l'Académie  Française.  La  cabale 
dévote,  voulant  faire  entrer  à  l'Académie  feu  M.  de  Bon- 
gainville,  qui  était  lui-même  cagot,  et  d'un  caractère  assez 
décrié,  la  cabale  opposée  engagea  M.  le  comte  de  Clermont 
à  se  mettre  sur  les  rangs;  ce  prince  y  consentit,  et  eut^ 
comme  de  raison ,  la  préférence  ;  mais  Bougainyille  n'en- 
tra pas  moiiis  dans  l'Académie  bientôt  après,  et  devint  le 
confrère  de  Son  Altesse  Sérénissinie.  Il  n'y  eut  point  de 
séance  publique  pour  la  réception  de  M.  le  comte  de  Cler- 
mont ;  ce  pmnce  alla  un  jour  à  une  assemblée  particulière, 
y  prit  séance  sans  façon ,  et  ne  prononça  point  de  discours; 
il  se  contenta  d'appeler  quelques  gens  de  lettres  ses  con- 
frères. Ainsi,  le  privilège  de  l'égalité  fut  enfreint  dans  le 
fait,  et  il  n'était  guère  possible  que  cela  n'arrivât  point. 
Toute  cette  petite  cabale  manœuvra  platement  ;  elle  n'em- 
pêcha pas  Bougainville  d'être  de  l'Académie;  et  M.  le 
comte  de  Clermont,  ne  voulant,  ne  pouvant  pas  décem- 
ment jouer  le  rôle  d'académicien ,  eut  tort  de  se  prêter  à  ces 
petites  manœuvres;  ce  prince  ne  vint  plus  à  l'Académie, 
après  cette  première  et  courte  visite  (i).  Il  alla,  quelques 
années  après,  relever  le  maréchal  de  RicbeUeu  dans  le  com- 
mandement de  l'armée  du  Bas-Rhin ,  il  n'arriva  à  l'armée 
que  pour  voir  ses  quartiers  repliés,  depuis  Zell  et  Hanover 
jusqu'à  Wesel,  depuis  l'Aller  et  le  Weser  jusque  derrière 

(i)  Voir  tome  I ,  p.  99  et  100 ,  notte. 


JUILLET   I77I.  089 

le  Rhin.  L'afmée  alliée,  aux  ordres  des  deux  princes  de 
Brunswick,  passa  ce  fleuve  avec  plus  de  gloire  et  moins 
de  jactance  que  jadis  Louis  XIY.  M.  le  comte  de  Cler- 
mont  fut  battu  à  Crevelt;  il  vint  le  soir  de  sa  défaite  à 
NuySy  si  je  ne  me  trompe;  là^  il  s'informe  au|>rès  du 
commandant  s'il  a  vu  beaucoup  de  fuyards;  celui-ci  lui 
répond  bonnement,  et  d'un  air  contrit:  Non,  Monseir 
gneur;  vous  êtes  le  premier:  après  qupi,  monseigneur 
fut  rappelé,  et  le. commandement  de  l'armée  passa  à 
M.  de  Contades.  Cette  campagne  ternit  un  peu  la  gloire 
de  M.  le  comte  de  Clermont,  qui,  en  sa  double  qualité 
d'abbé  de  Sàint-Germain-deS'Prés  et  d'Académicien, 
n'eut  pas  à  se  louer  du  Dieu  des  armées;  ce  Dieu  s'était 
rangé  du  parti  du  prince  Ferdinand  de  Brunswick,  digni- 
taire de  la  cathédrale  de  Magdebourg.  M.  te  comte  de 
Clermont  ne  lui  en  garda  pas  rancune;  au  contraire,  il 
tomba  bientôt,  après  son  retour,  dans  la  plus  haute  dé- 
votion; il  réforma  chevaux,  chiens,  courtisanes;  il  se 
défit  même,  par  scrupule  de  conscience ,  de  ses  bénéfices; 
et  le  roi ,  en  les  reprenant ,  lui  donna  l'équivalent  en 
rentes  viagères.  Depuis  ce  temps,  il  vécut  dans  une  assez 
grande  retraite,  au  faubourg  Saint- Antoine^  py  il  vient 
de  mourir  universellement  regretté,  parce  qu'il  était 
naturellement  bon ,  et  qu'il  avait  employé  les  dernières 
années  de  sa  vie  à  faire  d'immenses  charités,  et  k  donner 
aux  pauvres  la  plus  grande  partie  de  son  revenu. 


Le  charmant  et  unique  Caillot  ayant  besoin  de  quel- 
ques mois  de  repos ,  on  donna  sur  le  théâtre  de  la  comédie 
Italienne,  le  17  juin  dernier,  un  essai  de  ia  Buona  Fi- 
glioUzj  opéra  comique  de  Goldoni,  à  qui  la  musique 
divine  de  Piccini  a  procuré  une  gloire  immortelle.  Ce 

ToM.  VII.  19 


IkgO  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

qu'on  vient  de  faire  pour  ^assurer  son  succès  en  France 
est  laiTront  le  plus  sanglant  qu'aux  yeux  duo  homme 
de  goût  un  ouvrage  puisse  recevoir;  mais  cet  affront 
ayant  déjà  été  fait.à  la  Serva  Padrona^  pourquoi  des 
barbares  traiteraient-ils  mieux  Piocini  que  Pergoiesi? 
Au  lieu  de  chanter  les  paroles  sur  lesquelles  la  musique 
a  été  faite ,  M.  Gailhava  d'Estandoux  les  a.  parodiées 
sur  la  musique  en  paroles  françaises,  à  peu  près  ap- 
prochantes, et  partout  où  cela  lui  est  devenu  trop  diffi* 
cile,  un  certain  Baccelli  a  coupé  la  musique,  et  Ta 
forcée,  de  cadrer  avec  ^.  Gailhava.  Bien  ne  prouve 
mieux  que  ces  opérations  combien  nous  sommes  éloignés 
de  nous  entendre  en  musique,  et  surtout  de  Teatendre; 
c'est  aussi  un  excellent, moyen  d'empêcher  les  oreilles 
du  public  de  se  former,  «t  de  reculer  ses  progrès;  car  si 
vous  croyez  que  : 

So  chc  il  ciel  non  abbandona 
L*  înnocenzu  e  1'  on  esta 

puisse  être  traduit  sur  la  divine  modulation  dePiccinî, 

par 

Le  ciel  est  le  protecteur 

De  rinnocehce  et  de  l'honneur, 

VOUS  pouvez  être  sûr  que  la  grâce  et  le  goût  se  sont 
retirés  de  vous,  et  que  rendurcissement  de  vos  oreilles 
est  déjà  devenu  un  mal  incurable.  Quant  à  moi,  j'ai  été 
aq  supplice  pendant  tout  le  temps  de  la  représentation;  et 
cependant  je  me  suis  rendu  coupable  du  péché  irrémis- 
sible contre  le  Saint-Esprit,  en  applaudissant  contre  ma 
conscience  de  toutes  mes  forces,  a6n  qu'il  ne  fût  pas  dit, 
à  notre  honte  éternelle,  qu'un  chef-d'œuvre  admiré  sur 
tous  les  théâtres  de  l'Europe  ait  été  sifflé  par.  ks  sourds 
de  Paris. 


JUILLET   I77Î.  291 

Etienne  Falconet ,  sculpteur  de  notre  Académie 
royale  y  est  depuis  cinq  ou  six  ans  en  Russie^  pour  faire 
la  statue  équestre  de  Pterre-le-Grand.  C'est  avoir  une  as* 
sez  gnmde  besogne  ;  et  assurément^  si  Etienne  Rappelait 
Michel'^Ânge,  ce  ne  serait  que  mieux.  Cependant  Etienne , 
malgré  cette  entre^Hrise  ^  très-capable  d'absorber  un 
homme  entier ,  trouve  encore  le  loisir  d'écrire  de  mau- 
vaises brochures  d'un  ton  si  hargneux  et  si  arrogant, 
qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  prendre  mauvaise  opinion^ 
non-seulement  de  son  caractère^  mais  vaiixsk^  de  son  ta- 
lent :  car  le  génie  ne  marche  guère  avec  ces  petits  dé- 
fauts d'une  tête  et  d'une  ame  rétrécies.  Il  vient  de  faire 
imprimer  encore  des  Observations  sur  la  statue  de 
Maro^Awrèle  et  sur  d'autres  objets  relatifs  aux  beaux^ 
arts.  Voulex^Yous  savoir  les  grandes  découvertes  d'É-^ 
tienne  Falconet?  i*  C'est  que  le  cheval  de  Marc-Au- 
rèle,  tant  admiré  f  est  mauvais,  parce  que  celui  de 
Pierre-leOrand  ne  lui  ressemblera  pas;  2^  qu'il  n'est 
pas  nécessaire  qu'un  artiste  fasse  le  voyage  d'Italie,  parce 
que  Falconet  n'y  a  pas  été;  3^  qu'il  vaut  mieux  voir  les 
antiques  de  Rome  et  de  Florence  d'après  des  plâtres ,  que 
les  originaux  eux-mêmes,  parce  que  Falconet  n'a  pas  vu 
ceux-ci  ;  4^  que  les  gens  du  monde  et  les  gens  de  lettres 
n'entendent  absolument  rien  aux  ouvrages  d'art ,  parce 
qu'après  tout  ce  sont  eux  qui  jugeront  la  statue  de 
Pierre-'le-Grand^  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise  d'un 
homme  qui,  en  parlant  à  Michel-Ange  de  son  Moïse, 
loi  dit  :  Vamij  vous  avez  l'art  de  rapetisser  les  grandes 
choses  !  L'ami  est  bon ,  et  puis  c'était  là  tout  juste  le 
défaut  de  Michel-Ange. 

Lorsque  quelque  question,  grave  ou  frivole,  occupe 


^gi  coRRESPoirDANCE  littiSraire, 

les  esprits  et  fait  une  forte  sensation ,  on  peut  compter 
que  M.  le  comte  de  Lauraguais  composera  une  brochure; 
on  peut  compter  aussi  que,  dans  cette  brochure  j  il  ne 
sera  de  l'avis  de  personne ,  et  qu'il  aura  trouve,  lui  tout 
seul 9  la  pie  au  nid;  mais,  ce  qu'il  y  a  de  pis,  c'est  qu'on 
peut  être  sûr  de  ne  lire  dans  ses  compositions  qu'un  dé- 
rarsonnement  continuel  et  inintelligible.  Il  ressemble  à 
un  homme  endormi  et  rêvant  tout  haut  :  à  tout  moment 
on  croit  que  le  bon  sens  va  lui  revenir^  on  est  tenté  de 
l'écouter  encore  un  instant,  mais  il  n'a  approché  de  la 
raison  que  pour  tromper  l'espérance  de  celui  qui  l'écoute, 
et  pour  battre  la  campagne  de  plus  belle;  le  plus  court 
est  de'  ne  plus  se  laisser  attraper ,  et ,  quand  le  hasard 
vous  conduit  à  côté  de  ce  rêveur  laborieux  et  insipide, 
dépasser  votre  chemin.  11  s^'est  donc  cru  obligé  de  dire 
son  avis  sur  les  questions  que  les  affaires  du  temps  ont 
fait  agiter.;  et  comme  il  n'était  pas  sur  de  pouvoir,  dire 
cet  avis  en  France,  il  a  passé  en  Angleterre,  et  il  y  a 
pubUé  un  écrit  intitulé:  Extrait  du  droit  public  delà 
France  j^atT  Lauraguais.  Il  a  payéquelque  pauvre  diable 
d'écolier  en  droit  pour  lui  tirer  de  ses  cahiers  des  pas- 
sages des  anciennes  constitutions,  des  .capitulaires  et 
ordonnances  de  la  monarchie,  n'impoHe  sous  quelle 
race;  il  a  ensuite  cousu  ces  passages  ensemble ,  et  lésa 
entrelardés  de  réflexions  la  plupart  du  temps  inintelli- 
gibles, et  qui  n'ont  d'autre  but  que  de  faire  entendre 
qu'il  est  le  premier  et  le  seul  qui  ait  une  idée  jusie  du 
droit  public  de  la  France,  et  qu'il  se  propose  de  publier 
sur  cette  matière  un  ouvrage  lumineux  et  profond  d'une 
grande  étendue.  Je  crois  qu'il  fera  bien  de  ne  pas  repas* 
ser  sitôt  en  .France;  il  est  bien  triste  de  s'être  réduit  au 
métier  d'un  méchant  auteur,  quand  on  s'appelle  Brancas 


JUILLET   1771.  agî 

de  Lauraguais,  Il  y  a  dans  sa  rapsodie  une  disseitation 
sur  le  mot  latin  moSy  et  le  mot  français  coûtante ,  digne 
d'un  Mathanasius(i)  des  Petites-Maisons;  malheureuse- 
ment tout  cela  est  d'un  ennui  à  périr.  Il  parle  de  Ma- 
chiavel quif  dit-il  9  ri  était  cependant  pas  sans  génie  ^ 
comme  un  nain  pourrait  dire  d'un  géant ,  il  li'est  cepen- 
dant pas  sans  hauteur.  Un  jour  9  Baculard  d'Arnaud  en- 
tra chez  cet  aimable  comte  de  Frièse  que  nous  avons  vu 
mourir  à  la  fleur  de  son  âge  y  et  qui  n'était  pas  non  plus 
sans  génie;  il  le  trouva  à  sa  toilette,  et  voulant  lui  faire 
un  éloge  peu  commun,  il  lui  dit:  «  Fous  auez  des  che- 
veux  de  génie, — jihl  dArnaud^  lui  répondit  le  comte  de 
Frièse  y  si  je  le  croyais  Je  les  ferais  couper  tout-à-V  heure 
pour  vous  en  faire  une,  perruque.  »  Si  M.  le  comte  de 
Lfturaguais  se  trouve  jamais  avec  Nicolas  Machiavel,  et 
qu'il  puisse  lui  attraper  un  bout  de  son  bonnet,  je  lui 
conseille  de  s'en  faire  faire  une  calotte  au  plus  vite. 

Fers  aux  Femmes ,  par  M,  Diderot. 

Il  n'est  sottises ,  pour  vous  pkire  , 
Qu'on  ne  fît  chez  nos  aïeux , 
Et  qu'aujourd'hui ,  pour  vos  beaux  yeux , 
On  ne  soit  tout  prêt  à  refaire. 

Par  vos  rigueurs  où  par  vos  trahisons, 
J'ai  vu  l'un  s'en  aller  la  t^te  la  première, 

Finir  sa  peine  au  fond  de  la  rivière; 
Un  autre  la  traîner  aux  Petites-Maisons. 

Vous  disposez  de  la  balance 
Entre  les  mains  du  magistrat  ; 
Pour  vous  le  héros  de  la  France 
Trahit  nn  jour  le  secret  de  l'État. 

(i)  Pseudonyme  sous  lequel  s'est  caché  Saint-Hyacinthe,  auteur  du  Chef 
d'OEuvre  (Tan  Inconnu, 


294  GORR£SPONPANCE  LiTTEKA^lRI::, 

Crésus  regorgeait  de  ri4:besse  ; 
Il  rencontre  Théniire  au  bal  : 
Crésus ,  pressé  par  la  détresse  , 
Va  du  boudoir  à  l'hôpital. 

Oubliant  le  peu  de  génie 
QjjOë  nature  ai'avait  donné  , 
Moi ,  j'ai  perdu  les  trois  quarts  de  ma  vie 
A  soupirer  aux  genoux  de  Phrjné. 

De  vos  talens,  de  votre  sortilège , 
M^damies ,  félicil^z-H^ous  : 
O  l'admirable  privilège 
Quecelui  de  nous  rendre  fous  ! 


article  de  M.  Diderot, 

• 
Leçons  de  Clat^ecin  et  Principes  d Harmonie  ^  par 

M.  Bémetzrieder.  Voici,  si  je  ne  me  trompe,  un  ouvrage 
essentiel  dans  son  genre  ;  j'ai  étudié  la  composition  sous 
le  grand  Rameau,  sous  Philidor,  sous  Blainville,  et  ces 
habiles  maîtres  ne  m'ont  rien  appris.  J'ai  lu  presque  tous 
les  ouvrages  qui  ont  paru  sur  la  théorie  et  la  pratique 
de  l'art  musical,  et  ils  ne  m'ont  rien  appris.  Pourquoi 
cela  ?  C'est  que  personne  jusqu'ici  n'avait  assujetti  la 
science  de  l'harmonie  à  une  méthode  fixe,  et  c'est  le 
principal  mérite  de  l'ouvrage  de  M.  Bémetzrieder.  Ce 
jeune  homme  me  fut  adressé,  comme  beaucoup  d'au- 
tres; je  lui  demandai  ce  qu'il  savait,  a  Je  sais,  me  répon- 
dit-il, les  mathématiques. — Avec  les  mathématiques 
vous  vous  fatiguerez  beaucoup  et  vous  gagnerez  peu  de 
chose.  —  Je  sais  l'histoire  et  la  géographie,  —  Si  les  pa- 
rons se  proposaient  de  donner  une  éducation  solide  a 
leurs  enfans,  vous  pouiTÎez  tirer  parti  de  ces  coujaai*- 


JUILLET   1771.  295 

sances  utiles;  mais  il  n  y  a  pas  de  Teau  k  boire.  —  3  ai 
fait  mon  droit  et  j'ai  étudié  les  lois.  —  Avec  le  mérite  de 
Grotius,  ou  pourrait  ici  mourir  de  faim  au  coin  d'une 
borne. —r- Je  sais  encore  une  chose  que  personne  n'i- 
gnore dans  mon  pays,  la  musique;  je  touche. passable- 
ment du  clavecin ,  et  je  crois  entendre  l'harmonie  mieux 
que  la  plupart  de  ceux^  qui  l'enseignent.  *~  £h  !  que  ne 
disiez-vous  donc?  Chez  un  peuple  frivole  comme  ce- 
lui-ci, les  lx>nnes  études  ne  mènent  à  rien;  avec  les 
arts  d'agrément,  on  arrive  à  tout.  Monsieur ,  vous  vien- 
drez tous  les  soirs  à  six  heures  et  demie;  vous  montre- 
rez à  ma  fille  un  peu  de  géographie  et  d'histoire  :  le 
reste  du  temps  sera  employé  au  clavecin  et-à  l'harmonie. 
Vous  trouverez  votre  couvert  mis  tous  les  jours  et  à  tous 
les  repas,  et  comme  il  ne  suffit  pas  d'être  nourri,  qu'il 
faut  encore  être  logé  et  vêtu,  je  vous  donnerai  cinq  cents 
livres  par  an  ;  c'est  tout  ce  que  je  puis  faire.  »  Voilà  mon 
premier  entretien  avec  M.  Bémetzrieder. 

Au  bout  de  huit  mois ,  dont  les  trois  premiers  s'étaient 
passés  à  essayer  ses  forces,  ma  fille  s'est  trouvée  rom- 
pue dans  la  science  des  accords  et  dans  l'art  du  pi'élude. 
Comme  il  m'arrivait  souvent  d'assister  aux  leçons,  j'y 
remarquai  iin  enchaînement,  une  suite  qui  ne  pou- 
vaient manquer  de  conduire  au  but.  Je  conseillai  à 
M.  Bémetzrieder  d'écrire  ses  leçons  pour  ma  fille  et  pour 
moi.  Quand  elles  furent  écrites,  je  jugeai  qu'elles  pou- 
vaient être  d'une  utilité  générale;  elles  étaient  en  mau- 
vais français  tudesque;  je  les  traduisis  dans  ma  langue 
avec  le  plus  de  simplicité  et  d'élégance  qu'il  me  fut  pos- 
sible. Je  leur  conservai  la  forme  de  dialogues  que  l'au- 
teur leur  avait  donnée ,  et  je  voulus  que  dans  ces  dia- 
logues  les   interlocuteurs    gardassent    leur    caractère. 


« 

ikgÔ  CORR£SPO]fDAVC£   LITTÉRAIRB, 

Voici  en  abrégé  la  méthode  de  Fauteur,  qui  ne  suppose 
pas  la  première  idée  de  musique  dans  son  élève. 

Connaître  les  touches  de  l'instrument;  discerner  les 
treize  sons  de  Toètave  et  les  douze  intervalles  qui  les 
séparait;  ne  considérer  pour  le  moment ,  de  ces  treize 
sons,  que  ceux  qui  servent  à  former  les  huit  sons  de 
Toctave  diatonique;  s'instruire  de  la  nature  des  sept  in- 
tervalles qui  forment  entre  eux  ces  huit  sons  ;  distinguer 
deux  modes,  le  majeur  et  le  mineur,  et  la  marche  des 
huit  sons  de  l'octave,  tant  en  montant  qu'en  descendant 
dans  l'un  et  l'autre  mode;  prendre  chacun  des  douze 
sons  de  l'octave  chromatique  pour  tonique  d'une  nou- 
velle octave;  faire  succéder,  à  chacun  de  ces  toniques, 
Imit  sons  suivant  les  modèles  du  majeur  et  du  mineur; 
reconnaître  vingt-quatre  tons,  douze  majeurs  et  douze 
mineurs;  s'occuper  des  ^rapports  qui  régnent  et  qui  rap- 
prochent ces  tons,  et  se  familiariser  ainsi  avec  le  nombre 
des  dièses ,  des  bémols  et  des  notes  naturelles  qui  leur 
sout  propres;  s'exercer  dans  ces  vingt-quatre  tons;  les 
posséder  tous  également;  jouer  la  gamme  de  chaque 
ton  avec  les  deux  mains  ;  former  différens  enchaînemens 
de  gamme  dans  les  tons  relatifs;  parcourir  tous  ces  tons 
à  l'aide  de^difFéreutes  portions  de  gamme;  se  faire  une 
idée  nette  des  clefs,  de$  notes,  de  leur  valeur,  des  me- 
sures et  des  pauses,  étude  superflue  pour  ceux  qui  ne 
veulent  ni  lire  ni  écrire. 

Sentir  qu'on  peut,  dans  chaque  ton,  créer  de  la  mé- 
lodie et  de  l'harmonie;  la  mélodie  qu'on  ne  tient  que  du 
génie  et  non  d'un  maître ,  mise  à  part ,  produire  l'har- 
monie naturelle  du  corps  sonore  dans  tous  les  tons; 
enchaîner  ces  tons  par  quinte,  par  quarte,  représentant 
chaque  ton  par  sa  gamme  ou  par  une  portion  de  sa 


JUILLET  1771.  297 

gamme;  frapper  cette  harmonie  principale  indistincte-- 
ment  avec  les  deux  mains;  s'assurer  par  des  exemples 
qu'on  n'altère  point  l'harixionie  en  employant  les  sons 
qui  la  composent  alternativement  et  sous  diverses  .  posi- 
tions ;  préoccuper  tellement  l'organe  du  corps  sonore 
de  chaque  ton ,  que  le  ton  j  sa  gamme  et  son  corps  sonore 
se  présentent  à  la  fois  à  la  tête  et  aux  doigts  ;  accoutu- 
mer insensiblement  l'oçeille  aux  changemens  de  ton, 
par  la  succession  des  tons  donnés  par  la  nature;  travail- 
ler jusqu'à  ce  que  le  corps  sonore  de  chaque  ton  ait  fixé 
son  harmonie  dans  l'oreille;  avoir  les  vingt-quatre  corps 
sonores  si  familiers  que  l'on  puisse  dire,  au  milieu  d'une 
marche,  sans  voir  le  clavecin,  c'est  tel  ou  tel  ton;  un 
ton  nommé  à  discrétion,  en  exécuter  sur-le«champ  la 
gamme ,  et  parcourir  toute  l'étendue  du  clavier  par  ime 
succession  de  gammes,  à  l'imitation  du  corps  sonore  ou 
de  l'harmonie  consonnante  de  la  tonique;  introduire 
dans  chaque  ton  cinq  autres  consonnances ,  celles  de 
seconde,  tierce ,  quatrième ,  cinquième  et  sixième  notes; 
en  former  dans  tous  les  tons  une  phrase  harmonique; 
mettre  des  harmonies  ccmsonnantes  par  la  pratique  de 
la  même  phrase  dans  tous  les  tons  ;  saisir  les  caractères 
propres  aux  vingt-quatre  tons. 

Deux  harmonies  dissonantes  introduites  dans  chaque 
ton ,  entrelacer  ces  harmonies  avecles  harmonies  conson- 
nantes  de  la  tonique,  de  la  quatrième ,  de  la  cinquième 
et  de  la  sixième  note ,  et  en  former  une  nouvelle  phrase 
harmonique  à  exercer  dans  tou^  les  tohs  ;  apprendœ  à 
connaître  les  accords  que  produisent  les  harmonies 
qu'on  connaît ,  avec  les  basses  qu'elles  peuvent  accom- 
pagner; donner  successivement  pour  base  à  chaque  har- 
monie les  notes  qui  la  composent;  compter  les  rapports 


29^  CORR£SPOBrDANC£    LITTERAIRE, 

que  ces  barmoaies  font  avec  leurs  basses ,  et  détermioer 
ainsi  la  dénomination  de  ces  accords  par  leur  propre  na- 
ture ;  retenir  que  chaque  harmonie  consonnanle  fournit 
trois  accords;  que  chaque  harmonie  dissonante  eu  four- 
nit quatre,  et  qu'il  y  en  a  trois  autres  produits  par  l'har- 
monie dissonante  de  la  dominante,  accompagnant  la 
tonique  et  les  tierces  majeure  et  mineure;  remarquer 
la  place  qui  tient  dans  la  gamme  la  basse  de  chaque  ac- 
cord, afin  qu'on  en  puisse  dire,  comme  par  exemple  de 
la  fausse  quinte,  la  basse  de  cet  accord  est  sensible  de 
l'octave  ;  l'harmonie  qui  la  produit  est  la  dissonance  de 
la  dominante;  donc  pour  faire  un  accord  de  fausse 
quinte  en  sol  béuiol  majeur,  il  faut  frapper  pour  basse 
la  sensible^â  de  1^  main  gauche,  et  de  la  droite  exécuter 
rharmonie  dissonante  de  la  dominante,  ré  bémol, /âr, 
la  bémol,  £^^ bémol  ;  donc  je  suis  en  si  bémol  si  la  fausse 
quinte  est  sur  la,  et  l*barmonie  qui  produit  cet  accord 
estyî/,  la,  ut^  m«  bémol,  et  ainsi  de  tous  les  autres  ac- 
cords et  dans  tous  les  tons. 

Une  note  de  basse  étant  donnée ,  accompagner  chaque 
note  de  la  gamme  par  toutes  les  harmonies  qui  renfer- 
ment  cette  basse,  et  assigner  à  chaque  note  de  la  gamme 
les  accords  qui  lui  sont  propres;  choisir  un  seul  accord 
à  chaque  note,  et  accompagner  la  gamme  avec  la  fausse 
quinte,  le  triton,  l'accord  parfait  de  la  tonique,  l'accortl 
de  sixte  sur  la  tierce ,  et  traverser  tous  les  tons  majeurs; 
connaître  les  signes  indicatifs  des  accords  sur  les  notes 
de  basse,  étude  particulière  à  ceux  qui  se  proposent  de 
lire  et  d'écrire,  inutile  aux  autres;  parcourir  la  gamme 
avec  des  accords  dissonans  seuls  ;  parcourir  l'octave 
chromatiquement  de  la  main  gauche ,  l'accompagner  de 
la  droite  de  plusieurs  manières  ;  savoir  ce  q^ie  c'est  qu^^ 


JUILLET    I77I.  299 

les  accords  de  suspension,  employer  tous  les  accords 
spécifiés  jusqu'ici  en  accompagnement  à  des  progressions 
de  basse  qui  promènent  dans  tous  les  tons;  se  faire  aux 
différentes  manières  d'entrer  dans  un  ton  et  d'en  sortir;, 
passer  à  l'harmonie  d'emprunt ,  à  l'harmonie  superflue 
et  aux  accords  qui  en  émanent. 

Familiarisé  avec  ces  deux  nouvelles  harmonieis  et  avec 
leurs  accords,  parcourir  de  nouveau  la  gamme  et  en  ac* 
compagner  chaque  note  de  toutes  les  harmonies  qui  la 
renferment  9  assignant  de  rechef  à  chaque  note  tous  les 
accords  qu'elle  peut  supporter;  revenir  à  l'octave  chro- 
matique, et  la  parcourir  à  l'aide  de  quelques  accords 
d'emprunt  et  superflus;  s'exercer  à  de  nouveaux  passages 
d'un  ton  à  un^  autre,  fournis  par  l'harmonie  d^emprunt; 
traverser  avec  tous  ces  accords  toutes  les  modulations 
par  de  nouvelles  progressions  de  basse  ;  savoir  former 
soi«ntéme  une  progression  et  pratiquer  beaucoup  d'ac- 
cords sur  la  même  basse,  sans  même  là  changer;  re- 
prendre les  six  harmonies  consonnantes,  en  former  deux 
nouvelles  phrases  harmoniques,  l'une  pour  les  tons  ma- 
jeurs ,  l'autre  pour  les  tons  mineurs. 

Introduire  dans  chaque  ton  cinq  nouvelles  harmonies 
dissonantes,  les  lier  aux  six  harmonies  consonnantes  et 
aux  deux  premières  harmonies  dissonantes ,  et  en  former 
une  nouvelle  phrase  harmonique  pour  les  tons  majeurs 
et  une  autre  pour  les  tons  mineurs  ;  discuter  les  accords 
produits  par  ces  nouvelles  hai^monies,  accompagner  cha* 
que  note  de  la  gamme  en  majeur  avec  tous  les  accoi'ds^ 
résultans  des  six  harmonies  consonnantes  et  des  sept 
harmonies  dissonantes  ;  accompagner  chaque  note  de  la 
gamme  en  mineur  avec  tous  les  accords  résultans  des 
six  harmonies  consonnantes  et  des  neuf  harmonies  disso- 


3oO  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE , 

nantes  ;  connaître  par  quelques  exemples  l'usage  des  ac* 
cords  de  septième;  s'occuper  de  quelques  nouveaux  pas- 
sages d'un  ton  dans  un  autre ,  et  y  entrer  par  trois, 
quatre  y  cinq,  six  ou  sept  dissonances. 

Récapituler  soigneusement  tout  ce  qui  précède,  ou  se 
rendre  compte  des  dièses  et  des  bémols  appartenans  à 
chaque  ton  des  rapports  qui  existent  entre  les-  difTérens 
tons;  revenir  sur  les  six  harmonies  consonnantes,  les 
sept  harmonies  dissonantes  en  majeur ,  les  neuf  har- 
monies dissonantes  en  mineur;  approfondir  par  pratique 
et  par  réflexion  toute  la  fécondité  de  cette  richesse;  frap- 
per subitement  un  accord  quelconque  dans  un  ton  donné, 
en  accompagner  une  basse  donnée ,  parcourir  tous  les 
tonsysexompre  dans  tous  les  changemens  de  tons  et  pré- 
luder comïne  l'élève  le  fait  à  la  fin  de  l'ouvrage  de  M.  Bé- 
metzrieder ,  et  comme  peuvent  le  faire  plusieurs  de  ses 
écoliers  qui  possèdent  tout  ce  qui  précède ,  qui  l'exécUlenl 
et  qui  rendent  compte  de  leurs  marches,  les  uns  sans 
être  capables  de  jouer  un  menuet,  d'autres  même  sans 
connaître  une  note  de  musique. 

Cela  parait  incroyable  au  premier  coup;  le  fait  nen 
est  pas  moins  vrai,  et  il  y  en  a  nombre  d'expériences 
entre  lesquelles  je  puis  nommer  ma  fille,  qui  n*a  pas 
encore  dix-huit  ans,  qui  ne  s'est  point  fatiguée,  et  qui 
est  sortie  de  cette  étude  dans  l'espace  de  huit  mois,  avec 
la  certitude  qu'elle  n'oublierait  jamais  ce  qu'elle  avait 
appris^  et  l'attestation  de  nos  premiers  maîtres,  qu'elle 
pourrait,  au  besoin,  disputer  un  orgue  au  concours. 

Telle  est  l'analyse  de  la  partie  pratique  de  l'ouvrage 
de  M.  Bémelzrieder ,  partie  pratique  indépendante  «c 
toute  idée  systématique. 

La  science  de  l'harmonie  n'est  donc  plus  une  afla"^ 


JUILLET  I77I.  3oi 

(le  longue  roatine;  c'est  donc  une  connaissance  qu'on 
peut  acquérir  en  très-peu  de  temps ,  et  avec  une  dose 
d'étude  et  d'intelligence  médiocre:  on  en  peut  donc  faire 
une  partie  de  l'éducation;  et  tout  enfant  qu'on  y  aura 
appliqué,  pendant  une  année  au  plus,  pourra  se  vanter 
d'en  savoir,  là -dessus,  autant  et  plus  qu'aucun  vir- 
tuose. 

Au  sortir  des  leçons  de  M.  Bémetzrieder,  un  élève  suit 
sans  peine  la  marche  de  la  pièce  de  musique  la  plus  fou- 
gueuse et  la  plus  variée;  et  toute  la  science  de  l'accom- 
pagnement se  réduit  à  une  lecture  qu'on  peut  apprendre 
sans  maître. 

Sa  théorie  n'occupe  que  les  dernières  pages  de  son 
ouvrage;  ce  sont,  certes,  les  vues  d'un  homme  de  génie, 
ébauchées  à  la  vérité. 

Sans  s'inquiéter  beaucoup  comment  les  treize  sons  de 
l'octave  nous  sont  venus ,  il  en  forme  vingt-^quatre  tons 
dont  chaam  renferme  huit  sons. 

De  ces  huit  sons  quatre  sont  donnés  par  la  nature  du 
corps  sonore,  savoir  ceux  qui  correspondent  aux  nom- 
bres, 1 ,  3^  5 ,  8,  ou  le  corps  sonore,  la  tierce,  la  quinte 
et  l'octave. 

Entre  ces  quatre  sons  primitifs,  l'art  en  a  intercalé 
quatre  autres  destinés  à  appeler  le  retour  de  quatre 
sons  naturels. 

Ces  quatre  appels  correspondent  aux  nombres  7,2, 
4 9  6,  ou  la  septième,  la  seconde,  la  quarte  et  la  sixte. 

Toute  musique ,  soit  mélodie ,  soit  harmonie ,  est  fon- 
dée sur  la  nature  des  appels. 

En  ut;  utj  mi,  sol,  ut;  voilà  les  sons  donnés  par  la 
nature  ou  la  résonnance  du  corps  sonore;  ce  sont  les 
termes  du  repos. 


3o2  €X>RRESPOirDAVCE  LITTERAJBE, 

Les  appels  ou  les  sons  dissonans  avec  les  sons  naturels; 
en  1^,  sont  si,  réj/Uj  la. 

Faire  de  la  mélodie  ou  de  l'harmonie,  c'est  £iire  suc- 
céder les  tons  naturels  aux  appels  ;  s'écarta  de  la  nature 
et  y  revenir;  se  fatiguer  et  se  reposer. 

On  peut  s'écarter  du  corps  sonore,  le  choquer,  l'ap- 
peler de  plusieurs  manières. 

Un  son  en  lui-même  n'est  ni  consonnant,  ni  dissonant; 
il  ne  l'est  que  relativemenf  à  d'autres  ;  ainsi  en  ut  dans 
le  chant,  si,  ui,  le  si  choque,  appelle  le  son  naturel  et 
primitif  2^/,  dissone  avec  ce  son. 

Un  son  n'est  en  lui-même  ni  son  naturel,  ni  appel,  ni 
appelé,  ni  tonique,  ni  sensible;  il  peut  devenir  tout  ce 
qu'il  plaît  d'en  £iire,  selon  qu'on  le  rapporte  à  tel  ou  tel 
autre  son,  ou  à  telle  ou  telle  autre  gamme. 

£n  utj  dans  l'harmonie  dissonante  de  la  dominante, 
sol^  si  y  ré  f  Jubiles  sonsja,  sol  conjoints  forment  la  dis* 
sonance  ;  les  sons  ^;  et  ré  sont  des  intervalles  disjoints 
et  consonnans  en  eux-mêmes;  mais  chacun,  d'eux  rap- 
portés à  la  résonnance  du. corps  sonore  en  choquent  les 
sons  naturels,  dissonent.avec  eux,  font  désirer  le  retour 
de  ce  corps,  tandis  que  le^  sollicite  le  mi. 

Les  appels  ont  différentes  énergies;  ce  sont  elles  qui 
déterminent  et  la  chaîne  des  sons  naturels  et  le  choix 
des  basses. 

Les  mêmes  appels  peuvent  inviter  dififérens  corps 
sonores». 

Les  appels  s'ordonnent  dans  la  phrase  harmonique 
selon  leur  énergie,  et  chacun  à  sa  place  déterminée. 

Le  corps  soncMre  peut  ne  répondre  qu'à  deux,  trois, 
qnatire  appels  ou  sollicitations  successives. 

De  l'ordre  successif  des  appels  naissait  la  diversile 


JUILLET   1771.  3o3 

des  mesures.,  la  place  et  la  durée  des  sons  appelés.  Idée 
bien  vraie  et  bien  neuve. 

L'harmonie  résultante  de  l'harmonie  dissonante  de  la 
sensible  ou  le  sii^ième  écart  de  la  nature  dans  l'ordre  des 
appels  en  inajeur^  est  la  même  chose  que  l'appel  de  la  dis- 
sonance de  seconde  en  mineur  relatif  ou  le  quatrième 
écart  de  la  nature  selon  l'ordre  des  appels  dans  ce  mode. 

La  mêiiie  grande  dissonance  ou  le  sixième  écart  de  la 
nature  dans  l'ordre  des  appels  en  mineur,  sollicite  en 
même  temps  le  corps  sonore  des  quatre  tons,  mineurs. 

L'harmonie  superflue  appelle  ou  conduit  à  deux  tons 
différeiift  éloignés  l'un  de  l'autre  d'un  intervalle  de  fausse 
quinte  ou  de  triton. 

La  douceur  du  repos  étant  limitée  par  la  nature,  l'é-* 
oergie  des  appels  l'est  aussi;  et  tant  qu'on  ne  trouvera 
pas  le  moyen  d'augmenter  cette  douceur,  il  ne  sera  pas 
permis  d'accroître  à  discrétion  ie  nombre  et  la  darée 
des  appels  ;  et  voilà  la  seule  règle  d'admission  ou  d'ex* 
clusion  d'un  appel  quelconque. 

La  tbéorie  des  appels  satisfait  à.  tous  les  phénomènes 
de  la  musique;  elle  est  donc  préférable  à  la  basse  fon* 
damentale. 

On  déduit  de  cette  théorie  tout  le  ressort  de  la  marqbe 
musicale  sans  eifort  et  sans  exception. 

On  a  fait  quelques  questions  et  quelques  objections  à 
lauteur. 

On  lui  a  demandé  la  formation  de  la  gamme  dans  ses 
principes,  et  il  l'a  donnée  plus  simple,  plus  vraie,  et 
avec  bien  moins^  de  prétention  que  les  auteurs  qui  l'ont 
précédé,  regardant  sa  conjecture  et  les  autres  comme 
des  frivolités  plus  nuisibles  qu'utiles  à  la  science  pra- 
tique de  l'art. 


3o4  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE , 

Il  a  prétendu  que  toute  cette  distinction  scientiGqùe 
des  tons  majeurs  et  mineurs  dans  une  même  gamme 
n^était  qu'une  impertinence,  et  il  le  prouve  par  le  juge- 
ment de  l'organe,  la  pratique  de  la  musique,  lesprÎD- 
cioes  de  Tharmonie  reçue,  la  fecture  des  instrumens,  et 
des  expériences  qu'il  a  faites,  et  qu'on  peut  refaire  aisé- 
ment j  comme  de  donner  à  deux  concertans  leurs  parties, 
l'une  notée  en  ut  dièse  et  l'autre  en  ré  bémol,  sans 
qu'ils  soupçonnent,  en  exécutant,  la  supercherie  qu'on 
leur  a  faite. 

Il  rapporte  les  différens  caractères  des  modulations, 
à  la  préoccupation  de  l'oreille  par  un  nouveau  corps  so^ 
nore,  à  la  différence  du  grave  à  l'aigu,  à  la  résonnance 
plus  ou  moins  forte  d'une  tonique  et  d'une  autre,  à  la 
fecture  de  l'instrument,  à  son  accgrd  et  à  d'autres 
causes  physiques. 

^    Il  regarde  le  mode  mineur  comme  le  produit  de  l'é- 
cart le  plus  faible  de  la  nature. 

A  mon  avis,  s'il  y  a  un  bon  livre  original  et  utije, 
c'est  celui  de  M.  Bémetzrieder;  c'est  celui-ci  qui  coupe 
bien  franchement  les  lisières  au  génie;  et  tant  que  ses 
antagonistes  n'auront  pas  trouvé  le  secret  d'empêcher 
les  progrès  de  ses  élèves,  ils  peuvent  se  taire. 

M.  Bémetzrieder  compte  parmi  ses  élèves  des  hommes 
et  des  femmes  du  premier  rang ,  des  musiciens  par  état, 
des  hommes  de  lettres,  des  philosophes,  de  jeunes  per- 
sonnes ,  des  personnes  âgées  (  car  l'âge  et  l'ignorance  de 
la  pratique  de  la  musique  n'y  font  rien),  des  gens  qui 
ont  pris  leçon  pendant  des  années  entières  d'autres 
compositeurs,  et  qui  n'ont  rien  appris;  et  tous  convien- 
nent unanimement  que  sa  morale  conduit  au  but.  Un 
des  premiers  maîtres  d'accompagnement  l'a  adoptée  et 


JUILLET  1 77 1 .  3o5 

s'y  conforme  dans  ses  leçons;  il  a  même  eu  la  franchise 
de  dire  que  s'il  en  eût  été  l'inventeur,  il  se  serait  bien 
gardé  de  la  publier. 

Mais  les  nouvelles  doctrines  ne  s'établissent  jamais 
sans  quelque  opposition  de  la  part  de  la  vanité,  de  l'igno- 
rance et  de  l'intérêt.  L'intérêt  et  la  vanité  craignent  qu'on 
ne  les  dépouille.  L'ignorance  ne  veut  rien  apprendre,  ou 
parce  qu'elle  croit  tout  savoir,  ou  parce  qu'elle  est  pa- 
resseuse. 

A  cette  occasion  je  vais  raconter  un  fait  de  la  plus 
grande  certitude. 

Dans  une  université  étrangère,  mais  qui  n'est  pas 
éloignée  de  Paris,  un  jeune  professeur,  plein  de  lu- 
mière et  de  zèle,  proposa  de  composer  et  d'imprimer 
un  cours  à  l'usage  de  tous  les  collèges;  et  son  motif, 
très-solide  et  très -louable,  était  d'épargner  un  temps 
précieux  qu'on  perdait  à  dicter  des  cahiers;  il  laissait  à 
chaque  professeur  la  liberté  de  contredire  le  cours  im- 
primé, lorsqu'il  aurait  des  opinions  qui  lui  paraîtraient 
plus  vraisemblables.  Il  confie  son  idée  à  quelques  amis, 
on  l'approuve,  il  cherche  à  se  faire  des  partisans;  il 
visite  ses  confrères  parmi  lesquels  il  se  trouva  un  vieux 
Cartésien  qui  lui  tint  ce.  discours ,  dont  il  faut  au  moins 
approuver  la  sincérité  :  «  Mon  cher  confrère,  tu  es 
jeune  et  je  suis  vieux.  Le  temps  de  travailler,  qui  est 
présent  pour  toi ,  est  passé  pour  moi.  Je  n'entends 
rien  à  votre  nouvelle  doctrine;  jamais  je  ne  la  posséde- 
rais assez  bien  pour  n'être  pas  à  tout  moment  embar- 
rassé par  mes  écoliers.  Cela  est  déplaisant  ;  au  lieu  que 
je  me  tire  toujours  d'affaire  avec  le  distinguo.  »  Et  puis 
voilà  mon  vieillard  qui  prend  sa  robe  de  professeur  par 
les  deux  coins ,  et  qui  se  met  à  danser  en  chantant  : 

Ton.  VII.  20 


3o6  CCRRESPOKPANCB   LITTÉRAIRE, 

Il  y  a  trente  ans  que  mon  cotillon  traîne  ; 
Il  y  a  trente  ans  que  mon  cotillon  pend  (l). 

Son  jeune  confrère  se  mit  à  rire,  s'en  alla,  et  aban 
donna  un  projet  excellent  qui  n'a  point  eu  lieu. 

Les  exemples  sont  imprimés  dam  l'ouvrage  de  M.  Bé- 
metzrieder,  le  premier  de  quelque  importance  dans  ce 
genre  de  typographie.  C'est  un  volume  in-4*  de  36o  pag. 


IJ Histoire  de  Samge^  poète  anglais,  vient  d'être 
traduite  en  français  par  M.  Le  Tourneur  (2).  Ce  M.  Le 
Tourneur  est  le  même  qui  a  traduit  les  Nuits  (TYoung^ 
poëme  du  plus  beau  noir  qu'il  soit  possible  d'imaginer, 
et  que  le  traducteur  a  trouvé  le  secret  de  feire  lire  à  un 
peuple  dont  l'esprit  est  couleur  de  rose.  Il  est  vrai  que 
celte  teinte  commence  à  se  faner.  M.  Le  Tourneur  entend 
très-bien  la  langue  anglaise ,  et  écrit  la  nôtre  d'une  ma- 
nière nombreuse  et  pure  (3). 

Cette  Histoire  de  Sai^age  attache  ;  c'est  la  peinture 
d'un  homme  malheureux ,  d'un  caractère  bizarre ,  d'un 
génie  bouillant;  d'un  individu  tantôt  bienfaisant,  tantôt 
malfaisant;  tantôt  fier,  tantôt  vil  ;  moitié  vrai,  moitié 
faux,  en  tout,  plus  digne  de  compassion  que  de  haine, 
de  mépris  que  d'éloge  ;  agréable  à  entendre ,  dangereux 
à  fréquenter;  la  meilleure  leçon  qu'on  puisse  recevoir  sur 

(i)  Ce  sont  les  deux  derniers  vers  d*une  vieille  chansoD. 
(a)  Histoire  de'Bichard  Savage,,  suine  de  la  Fi^  de  Thomson,  Plurîs, 
i77i,in-i9. 

(3)  GHmpi,  en  annençant  la  traductioB  des  Ntdis  d'Young,  t  TI,  p.  ^«5 
et  345 ,  avait  assez  maltraité  Le  Toameiir.  Diderot  Tén  censura  (  même  vol., 
p.  465  ).  Les  reproches  n*eurent  pas  Tair  alors  de  produire  grand  effet  sur 
iîrimm;  mais  on  voit  ici  qu*ils  opérèrent  plus  tard. 


JUILLET  I77I.  3o7 

les  incoQvéniens  du  commerce  des  poètes,  leur  peu.  de 
principes ,  de  morale  et  de  tenue. 

Cet  ouvrage  eût  été  délicieux,  et  d'une  finesse  à  com- 
parer aux  Mémoires  du  Comte  de  Grammont^  si  l'auteur 
anglais  se  fût  proposé  de  faire  la  satire  de  son  héros;  mais 
malheureusement  il  est  de  bonne  foi. 

Le  récit  de  la  vie  du  malheureux  Savage,  fils  d'Anne, 
comtesse  de  Manlesfield ,  qui ,  pour  se  séparer  de  son 
mari,  avec  lequel  elle  vivait  mal,  s'avoua  grosse  des  faits 
et  gestes  du  comte  Rivers ,  est  coupé  par  des  morceaux 
extraits  des  difFérens  ouvrages  de  Savage,  et  presque 
tous  fort  beaux. 

C'était  une  étrange  femme  que  cette  comtesse  de  Man- 
lesfield ,  qui  poursuit  un  enfant  de  l'amour  avec  une  rage 
qui  se  soutient  pendant  de  longues  années,  qui  ne  s'éteint 
jamais,  et  qui  n'est  fondée  sur  rien.  Si  un  poète  s'avisait 

d'introduire^  dans  un  drame  ou  dans  un  roman,  un  ca- 

•  .  ... 

ractère  de  cette  espèce,  il  serait  sifflé;  il  est  cependant 

dans  la  nature.  Qn  siffle  donc  quelquefois  la  nature  ?  et 
pourquoi  non?  Ne  le  mérite-t-elle  jamais? 

La  Vie  de  Savage  est  suivie  de  celle  de  Thomson, 
l'auteur  des  Saisons  et  de  quelques  tragédies.  Rien  à 
dire  de  celui-ci,  sinon  que  c'était  le  revers  de  l'autre  ; 
aussi  son  histoire  est-elle  très-fastidieuse  à  lire.  Il  faut , 
pour  le  bonheur  de  ceux  qui  ont  à  traiter  avec  un  homme, 
qu'il  lyssemble  à  Thomson;  pour  l'intérêt  et^'amuse- 
ment  du  lecteur,  qu'il  ressemble  à  Savage.  Je  ne  dirai 
qu'un  mot  des  Saisons  de  Thomson ,  comparées  aux  Géor- 
giquesde  Virgile;  c'est  que  la  muse  de  Thomson  ressem- 
ble à  Notre-Dame  de  Lorette,  et  la  muse  de  Virgile  à 
Vénus  :  l'une  est  riche  et  couverte  de  diamans  ;  l'autre 
est  belle,  nue,  et  n'a  qu'un  simple  bracelet.  Virgile  est 


3o8  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

un  modèle  de  bon  goût;  Thomson  serait  tout  propre  à 
corrompre  celui  d'un  jeune  homme. 


Les  Relations  singulières^  ou  le  Courrier  des  Champs- 
Elysées  (^i)^  sont  des  dialogues  des  anciens  sur  les  mo- 
dernes; on  y  ioue,  on  y  blâme,  on  n'y  apprend  rieû:  cela 
n'est  ni  bon,  ni  mauvais;  cela  est  insipide,  et  pourrait 
être  assez  utile  en  cas  d'insomnie. 


On  vient  de  publier  la  Vérité ^  ouvrage  anonyme  (a), 
intitulé  autrement  les  Mystères  du  Christianisme ,  ap-- 
prqfondis  radicalement  et  reconnus  physiquement  vrais. 
Il  est  impossible  d'imaginer  une  production  plus  extra- 
vagante ,  nn  plus  infdigne  abus  de  la  connaissance  des 
langues  hébraïque^  chaldéenne,  syriaque  et  grecque,  un 
usage  plus  méprisable  et  peut-être  une  satire  plus  vio- 
lente de  l'étymologie.  • 


Les  Amans  sans  le  sat^oir  ont  été  joués  pour  la  pre- 
mièrie  fois  le  6  juillet  à  la  Comédie  Française,  et  cette 
pièce  est  tombée.  On  ne  la  croit  pas  de  deux  amies, 
mais  de  madame  la  marquise  de  Saint-Chamond  seule, 
laquelle,  dit-K)n,  était  autrefois  fille  entretenue  connue 
sous  le  nom  de  mademoiselle  Mazarelli ,  à  laquelle  on  a 

(i)  Cologne  et  Paris,  1771,  iii*ia  ;  par  Tabbé  Lambert.  * 

(a)  feu  M.  Moèt,  ancien  bibliothécaire  du  roi  Louis  XV,  auteur  de  quel- 
-  ques  brochures  aussi  ingénieuses  que  hardies ,  et  qui  employa  les  vingt  der- 
nières années  de  sa  vie  à  une  traduction  complète  des  Œuvres  de  Swedenborg, 
avait  réuni  tous  les  ouvrages  composés  par  des  illuminés.  J'ai  vu  dans  la 
bibliothèque  qu'il  a  laissée  un  exemplaire  des  Mystères  du  Chnsùanisme  appro- 
fondis {IjMàreit  1771»  >  ▼ol.  in-8^),  sur  le  frontispice  duquel  il  avait  écrit 
que  rauteur  se  nommait  Bebescourt.  (B.) 


NOVEMBRE  1 77 1 .  Sog 

associé  bien  ou  mal  à  propos  unç  madame  Rozet^  qui 
s'en  est  allée  en  Russie  (i). 

M.  de  Grimm  s' étant  absenté  de  Paris  pour  se  rendre 
à  Londres  auprès  d  un  jeûne  prince  héréditaire  d  Alle- 
magne ^  sa  Correspondance  se  trouve  ici  interrompue  ; 
quelques-uns  des  articles  suivans  sont  même  dune 
dame  qui  écrivait  sous  la  dit^ction  dun  ami  de  M.  de 
Grimm  (2). 

NOVEMBRE. 


Paris,  novembre  177Ï. 

Les  Comédiens  Français  se  trouvant  très-bien  d'avoir 
obtenu,  de  M.  Diderot  la  permission  de  donner  le  Père 
de  famille  à  leur  spectacle,  viennent  de  lui  demander 
son  consentement  pour  représenter  le  Fils  naturel. 

Tous  les  éloges  qu'on  pourrait  faire  aujourd'hui  de  ce 
drame  seraient  au-dessous  de  ce  que  sa  réputation ,  si 
bien  méritée ,  lui  en  a  attiré  constamment  par  tous  les 
gens  de  goût^  depuis  quinze  ans  qu'il  a  paru  imprimé. 
Comme  on  en  a  rendu  compte  dans  ce  temps  (3),  et 
qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  le  connaisse ,  on  se  conten- 

V 

(i)  Cette  madame  Rozet  était  auteur  pour  une  moitié  de  V Heureuse  Ren- 
contre,  que  Grimm  a  mentionnée  page  207,  et  qu'on  avait  annoncée  comme 
étant  de  detix  amies.  Quant  à  madame  de  Saint*Chamond ,  à  qui  cette  nouvelle 
comédie  était  due  tout  entière,  Grimm  a  également  parlé  de  quelques  rapsodies 
publiées  par  elle  avant  et  depuis  son  mariage. 

(3)  Cette  dame  écrivant  sous  la  direction  d'un  ami  de  Grimm  qui,  par  ce 
qui  soit,  est  évidemment  Diderot ,  passe  assez  généralement  pour  être  madame 
d'Épinay,  maîtresse  du  correspondant. 

(3)  Voir  tom.  II ,  p.  xo3  et  suiv. 


3lO  GORRESPONBANCS  LlTinÉRAIRE, 

fera  de  parler  de  Timpression  qu'a  faite  sur  le  public  la 
représentation  du  Fils  natureL  II  a  été  donne  le  aô  sep- 
tembre pour  la  première  fois ,  sans  empressement,  mais 
sans  opposition  de  la  part  de  M.  de  Diderot.  Il  a  laissé 
les  comédiens  absolument  les  maîtres  de  son  ouvrage, 
et  ne  leur  a  pas  caché  que,  suivant  son  opinion,  cette 
pièce  ne  devait  pas  réjissir  à  la  représentation. 

Sans  avoir  eu  un  succès  très-décidé,  elle  en  a  eu  beau- 
coup pour  une  pièce  dénuée  de  toutes  ces  pompeuses 
absurdités  qui  entraînent,  sans  savoir  pourquoi,  les 
applaudissemens  de  la  multitude.  Tous  les  endroits  for- 
tement marqués ,  tout  ce  qui  fait  tableau ,  tout  ce  qui 
est  maxime  a  été  très-applaudi.  Tous  les  mots  de  nature, 
de  passion,  enfin  tout  ce  qui  est  Fouvrage  du  génie,  du 
sentiment,  de  la  délicatesse,  n'a  été  senti  que  d'un  très- 
petit  nombre  de  spectateurs;  mais  ce  qui  s'appelle  le 
public,  et  même  les  acteurs  ne  s'en  sont  pas  doutés.  La 
pièce  a  été  mal  jouée,  à  deux  ou  trois  endroits  près,  et 
la  plus  grande  partie  de  la  salle  ne  s'en  est  pas  doutée. 
Ce  qui  n'a  pas  été  applaudi  s^ttachait  en  silence  le  specta- 
teur, et  il  ne  s'en  est  pas  douté.  Enfin  tout  ce  qui  a  été 
applaudi  n'est  pas,  à  mon  avis, ce  qui  méritait  le  plus 
de  l'être  »  et  rien  ne  m'a  tant  prouvé  que  le  goût  des 
arts  est  sur  son  déclin  en  France ,  que  l'impression  qu  a 
faite  sur  le  public  la  représentation  du  Fils  natureL 

Les  gens  de  goût ,  le  petit  nombre  des  spectateurs  à 
qui  j'aime  à  m'en  rapporter,  et  à  qui  M.  Diderot  ne 
dédaigne  pas  de  plaire,  se  sont  trouvés  affectés  d'une 
manière  différente  de  celle  du  public.  Ils  ont  trouvé  une 
grande  beauté  dans  les  détails,  des  mots  sublimes,  des 
tableaux  pathétiques  et  touchans;  quelques-uns  cepen- 
uant  ne  produisent  pas  l'effet  qu'on  en  attendait,  et  si 


NOYEHBRB  1771*  3ll 

la  lecture  de  ce  drame  ne  laisse  rien  à  désirer,  on  trouve 
quelques  observations  à  y  faire  relativement  à  l'effet 
théâtral. 

Je  suis  plus  que  jamais  convaincu  que  les  conversa- 
tions de  G>nstance  et  de  Dorval  ne  paraîtront  pa^  trop 
longues  lorsqu'elles  seront  bien  jouées;  elles  ne  l'ont 
point  été.  Constance  a  été  froide,  et  sans  la  plus  petite 
nuance  d'enthousiasme.  Elle  doit  avoir  le  maintien  noble 
et  même  un  peu  austère,  mais  sans  rien  faire  perdre 
aux  grâces  de  la  persuasion ,  et  son  expression  doit  être 
celle  d'une  iuspiriée.  Madame  Préville  a  été  très-loin  du 
but  de  sou  rôle ,  et  malgré  cela  les  scènes  ont  produit 
leur  effet. 

La  vertu  de  Dorval  et  son  langage  sont  montés  sur  un 
si  haut  ton,  qu'il  semble  retomber  dans  la  classe  des 
hommes  ordinaires  lorsque,  entraîné  par  les  circon- 
ststnces,  il  laisse  à  la  fois  dans  l'erreur  Clerville,  Con- 
stance et  Rosalie.  Ce  défaut  ne  s'aperçoit  pas  à  la  lecture, 
qui  est  toujours  plus  rapide  que  la  représentation;  on 
n'y  est  frappé  que  de  la  profondeur  du  but  moral ,  du 
fatalisme  ;  mais  à  la  représentation ,  lorsqu'on  voit  ces 
trois  personnages  abusés ,  il  y  a  un  moment  où  l'oq  sait 
mauvais  gré  à  Dorval  de  ne  pas  confier  à  Constance  sa 
véritable  position,  au  risque  de  tout  ce  qui  en  pourrait 
*  arrives.  Il  ne  le  fait  pas,  et  Clcarville,  Constance  et  Ro- 
salie cessent  d'inspirer  de  llntérêt,  parce  qu'ils  sont 
dupes  des  apparences;  on  ne  peut  ni  les  plaindre  ni  en 
rire,  et  il  faut  pouvoir  plaindre  au  théâtre  le  personnage 
trompé,  lorsqu'on  ne  peut  pas  en  rire. 

Voilà ,  je  crois ,  la  raison  qui  a  empêché  l'effet  des 
scènes  où  ils  se  trouvent  tous  rassemblés  dans  des  situa- 
tions si  violentes. 


3  12  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

L'auteur  répond  à  cela  que  Tintérét  ne  peut  jamais 
naître  d'une  absurdité ,  et  que  le  bon  sens  ne  peut  jamais 
refroidir  un  ouvrage;  qu'il  serait  absurde  à  un  homme 
silencieux  et  robuste  comme  Dorval ,  de  révéler  des  sen- 
timens  honteux  qu'il  s'est  promis  d'étouffer;  qu'il  mor- 
tifierait inutilement  Constance  qui  ne  le  mérite  pas ,  et 
qu'il  s'avilirait  lui  et  Rosalie  aux  yeux  de  cette  femme. 
Dorval  est-il  maître  du  secret  de  Rosalie?  Supposons 
qu'il  eût  fait  ce  qu'on  exige ,  et  voyons  ce  que  Constance 
aurait  dû  lui  dire.  Le  voici:  «  Vous  avez  très- mal  fait 
de  venir  ici ,  M.  Dorval ,  et  vous  auriez  beaucoup  mieux 
fait  de  vous  éloigner  sans  parler.  »  Voyons  ensuite  ce 
que  ces  trois  personnages  seraient  devenus  après  le  dé- 
part ou  la  confidence  de  Dorval  ;  ils  se  seraient  méprisés 
et  détestés. 

'  El  moi  je  réponds  à  l'auteur  que  sa  réflexion  n'excuse 
pas  lé  défaut  de  l'effet  théâtral;  que,  d'ailleurs,  plus  le 
caractère  de  Dorval  est  robuste,  plus  il  lui  importe  d'être 
parfaitement  honnête  et  droite  sans  s'embarrasser  de  la 
manière  dont  le  jugeront  les  gens  à  qui  il  a  affaire.  Pre- 
nez  garde  que  le  spectateur  est  dans  lé  secret  de  la  con- 
science du  pei:sonnage;  qu'il  connaît  ses  intentions,  les 
mouvemens  de  son  ame;  nous  savons  tous  comme  lui 
qu'il  a  cédé  une  minute  à  un  penchant  que  sa  délicatesse 
désapprouve,  et  que  dès  l'instant  qu'on  lui  prodigue  des* 
éloges,  une  confiance,  une  sécurité  qui  l'embarrasse,  il 
aggrave  un  tort  à  ses  yeux,  en  laissant  ses  admirateurs 
dans  l'erreur;  et  Constance  serait  une  bégueule,  et  man- 
querait à  son  caractère,  si  elle  s'oiFensait  d'une  confi- 
dence qui  annonce  tant  de  droiture,  d'honnêteté  et  de 
liauteur  qui  est  forcée.  Je  sais  bien  qu'alors  il  n'y  aurait 
plus  de  pièce,  cela  est  vrai;  mais  de  ce  qu'il  n'y  aurait 


NOVEMBRE    I77I.  3l3 

plus  de  pièce  en  corrigeant  un  défaut ,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'en  ne  le  corrigeant  pas ,  le  défaut  reste. 
Mais  ce  défaut  ne  produit  qu'une  suspension  d'intérêt 
très-momentanée,  et  n'ôte  rien  à  toutes  les  beautés  recon- 
nues dans  ce  drame. 

Le  récit  d'André,  qui  était  si  heureux  et  si  bien  placé 
lorsque  l'ouvrage  a  paru ,  n'est  pas  aussi  intéressant  au- 
jourd'hui. Pour  le  théâtre ,  il  demanderait  à  être  rac- 
courci; j'y  consentirai,  s'il  peut  l'être  de  manière  à  ne 
rien  ôter  des  mots  que  ce  récit  arrache  à  Dorval.  Qu'ils 
sont  profonds  et  dans  la  vérité  de  son  caractère  !  £h  bien, 
à  peine  ont-ils  été  sentis. 

On  ne  désire  aucuns  changemens  à  tout  le  reste  de  la 
pièce.  L'arrivée  du  père,  ses  discours,  ont  fait  verser 
des  larmes.  Si  cette  pièce,  aussi  Inal  jouée  que  mal  en- 
tendue du  public,  a  eu  beaucoup  plus  de  succès  qu'on 
ne  s'y  attendait,  je  crois  qu'on  peut  être  assuré  qu'elle 
en  aura  autant  que  le  Père  de  famille  ^  lorsqu'elle  sera 
entendue  des  acteurs  et  des  spectateurs. 

L'annonce  de  la  seconde  représentation  avec  des  re- 
tranehemens  a  été  très-applaudie.  Cette  seconde  repré- 
sentation n'a  pas  eu  lieu,  parce  que  les  nouvelles  reli- 
gions ne  s'établissent  pas  sans  tumulte.  La  même  division 
qui  régnait  entre  les  spectateurs  s'était  élevée  entre  les 
acteurs,  les  uns  défenseurs,  les  autres  détracteurs  du 
nouveau  genre  ;  Mole  est  à  la  tête  des  premiers ,  Préville 
et  sa  femme  sont  à  la  tête  des  seconds.  Ceux-ci  s'occupent 
fort  peu  du  succès  d'une  sorte  d'ouvrage  qui  leur  déplaît, 
et  mettent  beaucoup  de  négligence  dans  l'étude  de  leurs 
rôles  ;  c'est  ce  qui  est  arrivé  à  madame  Préville.  Mole 
lui  en  fit  des  reproches  peu  ménagés  peut-être  ;  <îelle-ci , 
qu  une  fâcheuse  aventure  de  galanterie  avec  Mole  avait 


f 

3l4  CORRESPONDANCB  LITTERAIRE, 

aigrie  d'arance ,  répondit  durement  à  Malé.  PréviUe ,  le 
mari,  se  mêla  de  la  querelle,  et  écrivit  à  Mole  que  sa 
femme  ne  jouerait  plus  son  rôle  qu'une  fois,  parce  qu'elle 
y  était  engagée  par  l'annonce  faite  au  public.  L'auteur 
intervint,  et  jugeant  que  madame  Préville,  qui  avait 
assez  mal  joué  à  la  première  représentation,  jouerait 
plus  mal  encore  à  la  seconde ,  retira  sa  pièce ,  qui  ne 
reparaîtra  sur  la  scène  que  quand  il  pourra  se  procurer 
des  acteurs  à  son  choix. 


Lés  Comédiens  Italiens  ont  donné,  le  a 3  août  dernier, 
une  farce  italienne  qui  a  eu  du  succès  par  le  jeu  d'Arle* 
quin,  et  la  grâce  qu'il  conserve  dans  tous  ses  mouve- 
mens,  malgré  sa  taille  épaisse  et  son  âge.  Il  n'y  a  rien  à 
dire  du  canevas  de  cette  pièce,  intitulée  le  Domino;  elle 
est  sans  intrigue  et  sans  intérêt,  quoiqu'elle  soit  imitée 
du  Préjugé  à  la  mode^  pièce  de  M.  La  Chaussée  :  tout 
son  mérite  consiste  à  amener  assez  naturellement  les 
lazzi  et  les  balourdises  d'Arlequin. 

Le  lendemain,  les  mêmes  comédiens  ont  donné  la 
première  représentation  des  Deux  Miliciens,  ou  l'Or- 
pheline villageoise j  comédie  en  un  acte  et  en  prose, 
mêlée  d'ariettes,  par  M.  d'Azémar,  lieutenant  au  régi- 
ment de  Touraine.  La  musique  a  été  fort  applaudie,  el 
fort  au-delà  de  ce  qu'elle  mérite  ;  c'est  le  premier  ouvrage 
en  ce  genre  du  sieur  Friedzeri,  aveugle  depuis  l'âge  de 
dix-huit  mois.  Ce  jeune  homme  a  intéressé  tout, Pans 
depuis  plusieurs  années ,  beaucoup  plus  par  le  malheur 
qu'il  a  d'être  privé  de  la  vue  que  par  ses  talens.  On  lui  a 
entendu  exécuter  sur  le  violon  et  aur  la  mandoline,  dans 
différens  concerts  publics,  plusieurs  sym phonies  de  sa 
composition;  il  a  fait  beaucoup  d'autre  musique  instru- 


KOVEMBBE  1771.  3 1 5 

mentale  de  différens  genres^  qui  na  dû  son  succès 
inomeûtanë  qult  Tintérêt  qu'inspirait  son  auteui*.  La 
musique  de  son  opéra  comique  n'augmentera  pas  sa  ré- 
putation; le  public  a  été  ébloui  par  la  prodigieuse  exé- 
cution de  deux  ariettes  di  brai^oura  que  chante  madame 
Trial,  et  par  quelques  traits  de  chants  assez  agréables 
dont  l'auteur  n'a  pas  même  su  tirer  parti  :  il  n'y  en  avait 
aucun  à  tirer  des  paroles,  à  la  vérité;  mais  rien  n'an- 
nonce qu'il  réussit  mieux  par  la  suite  dans  ce  genre,  s'il 
trouvait  par  hasard  un  poète  supportable.  Jja  pièce  de 
celui*ci  est  sans  style ,  sans  nuance  et  sans  intérêt  ;  il  ne 
se  passe  rien  entre  la  première  et  la  dernière  scène,  quoi- 
qu'il y  en  ait  huit  ou  dix  dans  l'intervalle. 


Rien  n'est  comparable  à  la  facilité  de  M.  Goldoni  pour 
combiner  le  canevas  d'une  pièce  de  théâtre  ;  il  vient  d'en 
donner  un  au  Théâtre  Italien ,  intitulé  les  cinq  Ages 
(ï Arlequin^  en  quatre  actes,  qui  a  été  joué  pour  la  pre- 
mière fois  le  27  septembre,  et  qui  a  eu  tout  le  succès 
qu'il  mérite  auprès  des  amateurs  de  ce  genre  de  spectacle. 

L'idée  de  ce  canevas  est  tirée  de  la  fable  de  Titon  et 
de  l'Aurore;  mais  il  y  a  dans  tout  cela  un  mélange  de 
folie  et  de  pathétique  qui  en  rend  la  représentation  très- 
intéressante.  Tous  les  point.s  et  les  mots  de  ralliement 
indiqués  par  l'auteur  sont  originaux  et  d'une  morale  pro- 
fonde, et  quelques  bouts  de  scènes  écrites  font  regretter 
que  M.  Goldoni,  sans  renoncer  à  ce  genre,  ne  se  soit  pas 
livré  de  préférence  à  travailler  pour  le  Théâtre  Français. 
On  nous  fait  cependant  espérer  d'y  voir  incessamment 
représenter  une  pièce  de  lui ,  intitulée  le  Bourru  bien-- 
faisant.  Elle  est  attendue  avec  impatience.  ^ 


3l6  CORRESPOBTDAKCE    LITTÉR^RE, 

Les  Comédiens  Français  Tiennent  de  décider  dans  leur 
comité  de  donner  à  1  avenir  au  sieur  Préville  Tempici 
de  ce  qu^ils  appellent  rôles  à  manteaux,  tels  que  George 
Dandin,  TAvare,  Chrysale  des  Femmes  savantes ^  etc. 
Les  pièces  de  Molière  seront  jouées  les  jeudis  et  les 
dimanches,  et  ne  seront  jouées  que  par  les  bons  acteurs. 
Les  pièces  nouvelles  ou  remises  au  théâtre,  ainsi  que  les 
tragédies,  seront  réservées  pour  les  lundis ,  mercredis 
et  samedis,  et  les  mardis  et  vendredis  seront  abandonnés 
aux  doublures.  Cet  arrangement  plaît  beaucoup  au  pu- 
blic. Les  Comédiens  demandent ,  en  récompense  de  cet 
assujettissement,  la  permission  de  fermer  leur  théâtre  à 
l'avenir  pendant  trois  mois  d'été.  Les  gentilshommes  de 
la  chambre  ont  souscrit  au  premier  arrangement,  mais 
il  n'y  a  rien  de  décidé  sur  leur  dernière  proposition. 


Épigramme  sur  M.  de  La  Borde ,  valel  de  chambre 
du  roiy  auteur  de  la  musique   du   ballet  intitulé 

LA  ClNQUANTAIITE. 

Après  Rameau ,  vous  paraissez ,  La  Borde  ; 
Quel  successeur ,  miséricorde  ! 
Laissez  mou  oreille  en  repos , 
De  vos  talens  faites-nous  grâce  ; 
De  la  Guimard  comptez  les  os  (i)  : 
C'est  bien  assez  qu'on  vous  le  passe  (2). 

(x)  Mademoiselle  Guimard,  maîtresse  de  M.  de  Jarente,  prélat  chargé  de 
la  feuille  des  bénéfices,  avait  peu  d*emboopoint;  c'est  ce  qui  faisait  dire  à  ma- 
demoiselle Amould  :  «  Conçoit-on  que  cette  chenille  soit  si  maigre  ?  Elle  est 
sur  une  si  bonne  feuille  I  » 

(a)  Dans  d'autres  recueils  le  dernier  vers  de  cette  épigramme  est 
Monsieur  l'auleur,  on  vous  la  passe. 


NOVEMBRE   I77I..  3l7 

Lettre  de  madame  M***  à  M.  Diderot. 

(c  Je  vous  demande  mille  pardons,  mon  cher  philo* 
sophc,  d'aller  sur  vos  brisées  en  disant  mon  avis  sur  un 
morceau  d'éloquence;  mais  je  viens  de  lire  X Éloge  de 
Fénélon  par  M.  de  La  Harpe,  et  je  suis  si  aise  de  trou- 
ver une  occasion  de  louer,  que  je  ne  puis  m'y  refuser. 
Je  ne  suis  point  étonnée  que  ^  discours  ait  remporté  à 
l'Académie  le  prix  de  la  proy,  son  discours  en  vers  a 
bien  remporté  le  prix  de  la  poésie,  et  assurément  il  y  a 
une  distance  immense  de  celui-ci  à  YÉloge  de  Féné- 
lon (i).  Je  n'ai  rien  lu,  depuis  long-temps,  de  si  éloquent, 
et  d'une  éloquence  si  touchante,  que  cet  Eloge  par 
M.  de  La  Harpe;  il  a  la  simplicité  d'un  homme  qui  ra- 
conte bien ,  le  pathétique  d'un  cœur  vraiment  pénétré 
des  vertus  et  des  revers  d'un  grand  homme  dont  il  a  à 
faire  l'histoire.,  et  la  chaleur  d'une  tête  exaltée  par  la 
beauté  de  son  sujet  ;  il  m'a  été  impossible  de  le  lire  tran- 
quillement :  il  élève  l'ame  et  il  attendrit  jusqu'aux 
larmes.  Ce  serait  un  chef-d'œuvre  s'il  en  retranchait  une 
trentaine  de  lignes  dans  la  totalité  de  l'ouvrage,  les  unes 
trop  négligées ,  les  autres  trop  cadencées ,  et  quelques- 
unes  trop  clairement  écrites,  dit-on,  pour  s'ouvrir  les 
portes  de  l'Académie.  Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est 
que  celui  des  paragraphes  dont  j^aimerais  à  changer 
quelques  lignes,  est  le  plus  généralement  cité  comme  le 
plus  bel  endroit  du  discours;  c'est  celui  contre  l'athéisme. 
A  Dieu  ne  plaise  qu'on  voie  jamais  aucun  de  nos  frères 
faire  publiquement  l'éloge  de  cette  doctrine  !  mais  il  ne 
faut  pas  lui  attribuer  des  torts  qu'elle  n'a  pas,  ni  lui  sup- 

(i)  Diderot  rend  compte  de  ce  iMscours  en  vers  dans  FaMide  suivant. 


3l8  GORRESPOKDAirCE   LITTÉRAIRE, 

poser  des  inconvéniens  qui  ne  sont  pas  les  siens;  elle 
en  a  assez  d'autres ,  comme  chacun  sait ,  et  ce  n'est  pas 
par  une  vaine  déclamation  qu'il  faut  tenter  d'abattre  un 
monstre  si  dangereux. 

a  Voilà ,  mon  cher  philosophe ,  mes  réflexions  sur  le 
discours  de  M.  de  La  Harpe.  Il  mérite  d'être  mieux 
traité  que  je  ne  suis  en  état  de  faire;  si  vous  êtes  de 
mon  avis  après  l'avoir  lu ,  employez  ce  que  j'en  ai  dit; 
changez,  effacez ^  augmentez,  corrigez,  jetez  au  (eu  si 
vous  voulez ,  mais  venez  me  voir. 

Réponse  de  M.  Diderot. 

Vous  permettez  donc.  Madame,  qu'on  ajoute  quel- 
ques mots  au  jugement  que  vous  venez  de  porter  de 
X Éloge  de  Fénélon  par  M.  de  La  Harpe ,  et  je  vais  user 
de  la  permission. 

Relisez,  et  vous  sentirez  combien  il  y  a  peu  de  res- 
sort au  fond  de  cette  ame.  La  déclamation  d'un  morceau^ 
quel  qu'il  soit,  est  l'image  et  l'expression  du  génie  qui 
l'a  composé;  il  commande  à  ma  voix,  il  dicte  mes  ac- 
cens  y  il  les  affaiblit,  il  les  enfle,  il  les  ralentit,  il  les 
suspend,  il  les  accélère.  Jamais,  dans  le  cours  de  cet 
Éloge,  on  n'est  tenté  d'élever  le  ton,  de  l'abaisser,  de  se 
laisser  emporter,  de  s'arrêter  pour  reprendre  haleine; 
jamais  on  n'est  hors  de  soi,  parce  que  l'orateur  n'est  ja- 
mais hors  de  lui.  Oh  !  pour  l'art  de  se  posséder,  il  le 
possède,  et  me  le  laisse  au  suprême  degré.  Aucune  variété 
marquée  dans  le  ton  de  celui  qui  déclame  ce  discours; 
donc  aucune  variété  dans  les  sentimens ,  dans  les  pen* 
sées ,  dans  les  môuvemens.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  Dé- 
mosthènes^  de  Cicéron ,  de  Bossuet,  de  Massillon ,  même 


IfOVEMBRE  I77I.  319 

de  Fléchier^  phrasier  et  përiodiste  comme  M.  de  La 
Harpe  y  mais  qui  a  des  momens  de  chaleur  que  M.  de 
La  Harpe  n'a  pas  et  n'aura  jamais. 

Je  n'effacerai  point  votre  éloge ,  bonne  amie,  parce  que 
j'aime  à  louer;  mais  je  me  garderai  bicsn  d'être  de  votre 
avis.  M.  de  La  Harpe  a  du  nombre  dans  le  style  ^  de  la 
clarté,  de  la  pureté  dans  l'expression,  de  la  hardiesse 
dans  les  idées,  de  la  gravité ,  du  jugement ,  de  la  force, 
de  la  sagesse;  mais  il  n'est  point  éloquent  et  ne  le  sera 
jamais.  C'est  une  tête  froide;  il  a  des  pensées;  il  a  de 
l'oreille,  mais  point  d'entrailles,  point  d'ame.  Il  coule, 
mais  il  ne  bouillonne  point;  il  n'arrache  point  sa  rive^ 
et  n'entraîne  avec  lui  ni. les  arbres,  ni  les  hommes,  ni 
leurs  habitations.  Il  ne  trouble,  n'abat,  ne  renverse,  ne 
confond  point.  Il  me  laisse  aussi  tranquille  que  lui  :  je 
vais  où  il  me  mène ,  comme  dans  un  jour  serein,  lorsque 
le  lit  de  la  rivière  est  calme,  j'arrive  à  Saint-Cloud  en 
batel^  ou  par  la  galiote. 

Qu'il  s'instruise^  qu'il  serre  son  style,  qu'il  apprenne 
aie  varier,  qu'il  écrive  l'histoire;  mais  qu'il  ne  monte 
jamais  dans  la  tribune  aux  harangues.  La  femme  de 
Marc*Ântome  n'aurait  point  coupé  la  langue  et.les  mains 
à  celui«cî. 

Son  ton  est  partout  celui  de  l'ëxorde  ;  il  va  toujours 
aussi  compassé  dans  sa  marche,  également  symétrisé 
dans  ses  idées,  jamais  ni  plus  froid,  ni  plus  chaud.  11 
ne  révdlle  aucune  passion ,  ni  le  mépris ,  ni  la  haine, 
ni  l'indignation,  ni  la  pitié;  et  s'il  vous  a  touchée  jus- 
qu'aux larmes,  c'est  que  vous  avez  l'ame  sensible  et 
tendre. 

Thomas  et  La  Harpe  sont  les  revers  l'un  de  l'autre  ; 
le  priemier  met  tout  en  montagnes,  celui-ci  met  tout  en 


3aO  GORRCSPOND  AH  CE  LITTÉRAIRE  , 

plaines.  Cet  homme  sait  penser  et  écrire;  mais  je  vous 
dis,  Madame ,  qu'il  ne  sent  rien,  et  qu'il  n'éprouve  pas 
le  moindre  tourment. 

Je  le  vois  à  son  bureau  :  il  a  devant  lui  la  vie  de  son 
héros ,  il  la  suit  pas  à  pas;  A  chaque  ligne  de  l'histoire 
il  écrit  sa  ligne  oratoire  ;  il  s'achemine  de  ligne  en  ligne 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  à  la  fin  de  son  discours;  coulant, 
faible,  nombreux  et  doux  comme  Isocrate,  mais  bien 
moins  plein,  bien  moins  penseur,  bien  moins  délicat 
que  l'Athénien.  O  vous,  Carnéade !  ô  vous,  Cicéron  !  que 
diriez-vous  de  cet  Éloge  ?  Je  ne  t'interroge  pas,  toi  qui 
évoquais  les  mânes  de  Marathon. 
•  Cela  est  fort  beau ,  mais  j'ai  peine  à  aller  jusqu'au  bout; 
cela  me  berce. 

Revenez  sur  l'endroit  oii  il  réveille  du  sommeil  de  la 
mort  les  générations  passées  pour  en  obtenir  l'éloge  du 
maître  et  du  disciple.  A  ce  début,  vous  vous  attendez  à 
quelque  chose  de  grand,  et  c'est  la  montagne  en  travail. 

Pour  Dieu,  mon  amie,  abandonnez-moi  les  poètes  et 
les  orateurs:  c'est  mon  affaire.  J'ai  pensé  envoyer  votre 
analyse  sans  correctif.  Est-ce  là  de  l'éloquence!  C'est  à 
peine  le  ton  d'une  lettre;  encore  ne  faudrait-il  pas  l'avoir 
écrite  dans  un  premier  moment  d'émotion.  Jamais  Fé- 
nélon  ne  m'est  présent;  j'en  suis  toujours  à  cent  ans; 
c'est  le  sublime  du  Raynaldisine  mitigé ,  et  puis  c'est  tout. 
Si  l'abbé  Raynal  avait  eu  un  peu  moins  d'abondance  et 
un  peu  plus  de  goût ,  M.  de  La  Harpe  et  lui  seraient  sur 
la  même  ligne. 

Ëh  oui,  mon  ami ,  tout  ce  que  tu  dis  du  Télémaque  est 
vrai  ;  mais  c'est  ton  goût  et  non  ton  cœur  muet  qui  Ta 
dicté;  si  tu  avais  senti  l'épisode  de  Philoctète,  tu  aurais 
bien  autrement  parlé.  Et  c'est  ainsi  que  tu  sais  peindre 


NOVEMBRE   I77I.  021 

le  fanatisme,  maudit  phrasier  !  le  fanatisme,  cette  sombre 
fureur  qui  s'est  allumée  dans  l'ame  de  l'homme  à  la 
torche  des  enfers ,  et  qui  le  promène  l'œil  égaré,  le  poi- 
gnard à  la  main,  cherchant  le  sein  de  son  semblable  pour 
en  faire  couler  le  sang  et  la  vie  aux  yeux  de  leur  père 
commun. 

Jamais  une  exclamation  ni  sur  les  vertus,  ni  sur  les 
services,  ni  sur  les  disgrâces  de  son  héros.  Il  raconte, 
et  puis  quoi  encore?  Il  raconte.  Raconte  donc,  puisque 
c'est  ta  manie  de  raconter;  jette  au  moule  tes  phrases 
Tune  après  l'autre,  comme  le  fondeur  y  a  jeté ,  comme  le 
compositeur  a  arrangé  les  lettres  de  ton  discours. 

Un  homme  qui  avait  quelquefois  de  l'éloquence  et  de 
la  chaleur,  me  disait:  a  Je  ne  crois  pas  en  Dieu;  mais 
les  six  lignes  de  La  Harpe  contre  l'athéisme  sont  les  seules 
que  je  voudrais  avoir  faites  (i);  »  et  je  pense  comme  cet 
homme ,  non  que  je  croie  ces  lignes  vraies ,  mais  parce 
qu'elles  sont  éloquentes;  encore  l'orateur  n'a-t-il  ren- 
contré que  la  moitié  de  l'idée.  Avant  de  dire  que  l'a- 
théisme ne  rendait  justice  qu'au  méchant  qu'il  anéan- 
tissait, fallait-il  lui  reprocher  d'â#liger  l'homme  de  bien 
qu'il  privait  de  sa  récompense? 

Sans  doute  il  faut  être  vrai  et  dans  l'Éloge  et  dans 
l'Histoire;  mais,  historien  ou  orateur,  il  ne  faut  être  ni 
monotone ,  ni  froid. 

Je  n'use  point,  dit  M.  de  La  Harpe,  du  droit  des  pa- 
négyristes. Eh!  de  par  tous  les  diables,  je  le  sens  bien, 
et  c'est  ce  dont  je  me  plains. 

(i)  Voici  ie  passage  en  question  :  «  ...  L'athéisme,  doctrine  funeste  et  de- 
structive qui  dessèche  }'ame  et  l'endurcit,  qui  tarit  une  des  sources  de  la  sen- 
sibilité, et  brise  le  plus  grand  appui  de  la  morale,  arrache  au  malheur  sa 
consolation,  à  la  vertu  son  immortalité,  glace  le  cœur  du  juste  en  lui  ôtant  un 
témoin  et  un  ami ,  et  ne  rend  justice  qu'au  méchant  qu'elle  anéantit.  » 
ToM.  VII.  21 


322  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

£t  VOUS  avez  le  front  de  me  louer  cela ,  vous,  Fabbë 
Arnaud ,  vous  qui  m'effrayez  toujours  du  frémissement 
sourd  et  profond  du  volcan ,  ou  des  éclats  de  la  tempête, 
vous  qui  me  faites  toujours  attendre  avec  effroi  ce  qui 
sortira  des  flancs  de  cette  nuée  obscure  qui  s'avance  sur 
ma  tête.  Abandonnez  cette  aménité  élégante  et  paisible 
aux  mânes  froides  é^es  gens  de  la  cour,  et  à  la  délicatesse 
mince  et  fluette  de  votre  collègue. 

Je  vous  atteste  ici,  lecteurs,  tous  tant  que  vous  êtes, 
soyez  vrais ,  et  dites-moi  si  l'on  n'est  pas  toujours  le  maître 
de  quitter  cet  Éloge ^  de  recevoir  une  visite,  de  faire  un 
wisk,  de  se  mettre  à  table  et  de  le  reprendre,  et  si  cela 
fera  passer  une  nuit  sans  dormir* 

Dieu  soit  loué  ;  voilà  donc  encore  une  demi-page  qui 
aurait  été  vraiment  du  ton  véhément  de  l'orateur,  si  l'on 
n'y  avait  pas  mis  bon  ordre  parles  antithèses,  les  épi- 
thètes  et  le  nombre  déplacé  :  c'est  la  peinture  de  nos 
misères  sur  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV. 

Encore  une  fois  cet  homme  a  du  nombre,  de  l'élégance, 
du  style,  de  la  raison,  de  la  sagesse;  mais  rien  ne  lui  bat 
au-dessous  de  la  mamtf  e  gauche  (i).  Il  devrait  se  mettre 
pour  quelques  années  à  l'école  de  Jean-Jacques. 

L'auteur  dira  qu'il  a  choisi  ce  genre  d'écrire  tranquille 
pour  conformer  son  éloquence  au  caractère  de  son  héros  ; 
mais  M.  de  La  Harpe  n'est  jamais  plus  violent  :  et  vous 
verrez  que  pour  louer  convenablement  Fénélon ,  il  fallait 
s'interdire  tout  mouvement  oratoire» 


•*«ik«v 


Des  talens  dans  leurs  rapports  at^ec  la  société  et  le 
bonheur  y  par  M.  de  La  Harpe;  pièce  devers  qui  a  rem- 

(i)  Loeva  in  parte  tnamiilsB 

Mil  salit. 

JcvEHAt.  5a/.  VII.  V.  iSg. 


srovEMBBE  1771.  3^3 

porté  le  prix  à  l'Académie  Française.  Cela  coinnaence 
froidement,  contioue  et  finit  froideoient;  ce  sont  des 
vers  enfilés  les  uns^u  bout  des  autres;  encore  s'ik  ren- 
fermaient chacun  une  idée  grande,  douce  ou  touchante, 
on  pourrait  pardonner  ce  cruel  asthme  qui  décèle  une 
poitrioe  étroite,  une  tête  sans  essor,  sans  cette  fécondité 
qui  entraîne  Tbomme,  qui  le  fasse  couler  à  flot,  et  qui, 
m'emportant  avec  lui,  me  force  à  le  suivre  jusqu'à  la 
chute  de  sa  grande  nappe.  C'est  une  eau  fade  qui  distille 
goutte  à  goutte. 

£st-ce  sur  ce  ton  qu'on  loue  l'éloquence  dont  il  n'est 
pas  dit  un  mot?  la  poésie  dont  il  n'y  a  pas  la  moindre 
trace?  la  musique,  le  plus  chaud,  le  plus  violent  des 
beaux*arts?  la  peinture,  que  l'auteur  a  apparemment 
oublié  de  compter  parmi  les  talens?  C^est  le  morceau 
oii  l'on  a  placé  Hortense  au  clavecin ,  et  son  amant  à  coté 
d'elle,  surfout,  qu'il  faut  lire  pour  avoir  un  exemple  de 
maussaderie  et  de  platitude.  Quand  on  s'avise  de  peindre 
un  héros  couvert  de  sang,  et  se  baignant  dans  les  eaux 
de  lllippocrène  pour  y  déposer  la  poussière  cruelle 
ramassée  sur  un  champ  de  bataille,  il  faut  concevoir 
d'autres  images  que  celles  du  Auteur  Blavet.  Quand  on 
se  propose  de  chanter  l'influence  des  talens  sur  les  mœurs 
de  la  société  et  sur  le  bonhenr  de  l'homnie,  il  faut  se 
pourvoir  d'un  autre  fonds  de  réflexions  et  de  philosophie. 
I^a  fable  usée  d'Amphion  suspendant  autour  de  lui  les 
bétes  féroces;  oui,  la  fable  usée  d'Amphion  appelant  les 
arbres  et  leur  ombragip,  et  les  arbres  dociles  formant 
leur  ombrage  sur  sa  tête;  attirant  du  sein  de  leurs  car- 
rières le  marbre  et  la  pierre ,  et  le  marbre  et  la  pierre 
attirés  formant  l'enceinte  d'une  ville,  m'aurait  plu  da- 
vantage que  tous  ces  lieux  communs  d'un  écolier  de 


3:24  CORRESPONDAITCE    LITTÉRAIRE, 

rhétorique  qui  se  creuse  la  tête  et  qui  n'y  trouve  rien. 
N'avoir  pas  su  faire  vingt  beaux  vers  sur  quatre  sujets 
qui  auraient  pu  fournir  chacun  un 'grand  poëme,  cela 
ne  se  conçoit  pas  j  et  moins  encore  la  bêtise  de  notre 
aréopage  français ,  qui  ne  rougit  pas.de  décerner. sa  cou- 
ronne à  une  aussi  misérable  pièce.  Il  valait  mieux  en 
user  avec  M.  de  La  Harpe  comme  l'Académie  de  Pein- 
ture avec  Greuze,  et  lui  dire  :  «  Monsieur,  votre  poérae 
est  mauvais;  mais  vous  avez  fait  tant  de  belles  choses, 
qu'il  suffisait  de  nous  envoyer  un  feuillet  blanc  avec 
votre  nom  pour  obtenir  le  prix.  »  Le  poète  s'adresse 
à  tout,  à  l'ancienne  Rome,  au  règne  de  Frédéric,  au 
siècle  de  Louis  XIY,  aux  travaux  de  l'Académie,  à  ses 
concurrens  dans  la  même  carrière,  frappe  à  toutes  les 
portes,  et  personne  ne  lui  répond.  Arrachez  quelques 
vers  de  l'éloge  de  Voltaire,  et  jetez  le  reste  au  feu, 
M.  de  La  Harpe ,  si  vous  n'euasiez  jamais  fait  que  ce 
morceau  sur  les  Talens,  nous  aurions  tous  prononcé 
d'une  voix  unanime  que  vous  n'en  aviez  point. 

Éloge  de  Fénélon ,  par  M.  l'abbé  Maurj^  qui  a 
remporté  V accessit  du  prix  de  V Académie  (  i  ). 

Si  celui-ci  avait  su  continuer  comme  il  avait  com- 
mencé, il  n'aurait  pas  approché  du  prix,  il  l'aurait  rem- 
porté, ïl  a  de  la  chaleur  et  de  la  véhémence ,  mais  c'est 
par  boutade.  Son  cœur  «se  refroidit  et  sa  tête  toute  seule 
s'allume;  alors  il  disserte,  il  se  creuse,  il  est  louche,  ii 
s'égare.  Il  a  donné  un  si  grand  espace  à  l'éloge  de  Télé- 
maque^  qu'on  perd  de  vue  le  héros  pour  ne  s'occuper 
que  du  livre.  Je  trouve  dans  M.  l'abbé- Maury  et  dans 

(  i)  Cet  article  et  le  suivant ,  qui  sont  évidemment  de  Diderot ,  n*0Dt  pas  ele 
reeueilKs  dans  ses  Œuvres, 


NOVEMBRE    I77I.  3^5 

M.  de  La  Harpe  un  air  de  fatigue  qui  me  déptait.  M.  de 
La  Harpe  fatigue  comme  un  bœuf  fort  et  vigoureux  qui 
trace  bien  son  sillon.  'M.  Fabbé  Maury  fatigue  comme 
un  coursier  qui  bondil  de  droite  et  de  gauche ,  et  qui , 
après  s'être  bien  tourmenta,  reste  souvent  hors  d'haleine. 


Discours  sur  le  même  sujet,  par  M.  de  Pezajr(i), 

Il  est  faible,  faible ,  mais  il  est  facile,  et  il  y  a  d'assez 
belles  idëes,  mais  surtout  de  la  variété  dans  les  mouve- 
mens.  La  manière  vraiment  éloquente  dont  il  s'est  tiré 
de  l'endroit  de  Bossuet  et  de  madame  Guyon  m'a  plu , 
il  n'a  nommé  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  a  dit  de  Bossuet  :  jdlors. 
vivait  un  homme  ;  de  madame  Guyon ,  Alors  parut 
une  femme.  Après  la  peinture  haute  de  Bossuet,  il 
ajoute  :  «  Qui  le  croirait  !  cet  homme  fut  envieux.  » 
Après  le  portrait  de  madame  Guyon  ;  qui  eût  prophétisé 
h  Delphes ,  et  qui  se  serait  elle-même  crue  pleine  da 
dieu  ,  il  ajoute  :  «  Voilà  les  deux  écueils  entre  lesquels 
Fénélon  se  trouva  ;  l'homme  élevé  se  brisa  contre 
l'un  ;  l'homme  révéré  échoua  contre  l'autre  :  plaignons 
l'homme.  »  S^l  y  a  dans  cet  Éloge  des  morceaux  qu'un 
bon  littérateur  voudrait  avoir  faits,  il  y  en  a  d'autres 
qui  sentent  Tâge  et  la  frivolité;  pas  assez  de  ceux-ci 
pour  en  faire  une  plate  composition ,  pas  assez  des  pre- 
miers pour  en  faire  une  belle  pièce  :  cependant,  si  j'a- 
vais un  enfant  qui  m'eût  présenté  cet  Éloge,  je  l'aurais 
embrassé  tendrement.  J'ai  vu  des  juges  qui  ne  man- 
quaient pas  détalent  et  de  goût,  préférer  l'ouvrage  de 

(i)  V Éloge  de  Fénélon,  par  Pezay,  est  anonyme^  et  ne  se  trouve  pfts  dans- 
fédition  de  ses  Œuvres  donnée  -à  Liège  vers  1791 1  en  a  vol.  iu-i8,  repro- 
duits sous  la  date  de  1797.  (iVote  âe  M,  Beuchot.)  Naigeon  cite  un  passage 
remarquable  de  cet  Éloge  comme  ayant  été  fourni  à  Tauteur  par  Diderot;, 
voir  Œuvres  de  Diderot,  édit.  Brière ,  t.  III ,  p.  467. 


1 


3^6  CORRESPONDANCE   LiTTiRAIREy 

M.  de  Pezay  à  celui  de  M.  de  La  Harpe,  mais  ils  ont  tort: 
l'Académie  %  bien  jugé,  et  M.  de  Pezay,  qui  a  de  la  vanité, 
est  fort  heureux  d'avoir  échappe  à  l'honneur  de  l'accessit. 


Ijq  /^  de  ce  mois,  on  a  donné  sur  le  théâtre  de  la  G>- 
inédie  Française  la  première  représentation  du  Bourru 
bienfaisant ,  comédie  en  trois  actes  et  en  prose ,  par 
M.  Ciroldoni.  Cette  pièce ,  annoncée  depuis  long-temps, 
était  attendue  avec  impatience  :  elle  a  eu  beaucoup  de 
succès.  C'est  en  effet  un  événement  assez  intéressant ,  et 
peut-être  unique  dans  l'histoire  des  théâtres ,  que  de  voir 
un  étranger  donner  sur  un  théâtre  étranger  une  pièce 
bien  écrite  dans  une  langue  qui  n'est  pas  la  sienne,  et 
qu'il  était  loin  de  parler  correctement  il  n'y  a  pas  encore 
cinq  ans.  Ces  circonstances  seules  méritaient  un  accueil 
favorable;  mais  il  y  a  eu  plus  de  justice  que  d'indul- 
gence dans  les  applaudissemens  que  le  public  a  donnés 
à  la  pièce  du  Bourru  bienfaisant.  Je  ne  suis  cependant 
pas  du  nombre  de  ceux  qui  la  trouvent  sans  défauts.  T^ 
pièce  me  paraît  fortement  conçue ,  mais  faiblement  exé- 
cutée. Peut-être  le  rôle  principal,  celui  du  Bourru,  est-il 
susceptible  du  reproche  contraire  ;  mais  aussi  il  est  trop 
également  fort  et  sans  nuance.  L'intrigue  de  la  pièce  est 
simple,  naturelle,  bien  soutenue,  bien  dénouée,  et  elle 
,  est  une  suite  nécessaire  des  caractères  que  l'auteur  a 
mis  en  opposition.  Le  tableau  qui  en  résulte  est  neuf  et 
piquant  au  théâtre,  quoique  très-commun  dans  le  monde. 
Toute  une  famille  d'honnêtes  gens  vit  ensemble  dans 
une  même  maison;  ils  se  jugent  tous  injustement  et  à 
faux;  ils  se  jugent  pourtant  comme  nous  nous  jugeons 
tous  dans  la  société,  et  conformément  aux  apparences; 
ils  n'ont  pas  tort:  pas  un  d'eux  n'est  méchant,  ni  mal- 


NOVEMBRE    I77I.  3^7 

disant;  mais  à  la  fia  de  la  pièce  ils  se  sont  tous  trompés; 
de  sorte  que  la  pièce  de  M.  Goldoni  est  tout  à  la  fois 
une  pièce  de  caractère ,  d'intrigue  et  de  moeurs.  Peut* 
être  le  spectateur  devrait-il  être  plus  dans  la  confidence 
des  intentions  des  personnages;  mais  je  ne  voudrais  pas 
prononcer  là-dessus,  car  peut*être  aussi  une  connais- 
sance plus  prompte  nuirait-elle  à  l'intérêt. 

Il  y  a  quelques  répétitions  dans  le  cours  de  la  pièce, 
mais  elles  sont  toujours  accompagnées  de  circonstances^ 
différentes  et  sî  naturelles  ou  si  piquantes,  qu'on  aurait 
tort  de  chicaner.  La  scèue  du  valet  blessé  fait  peine,  ne 
produit  rien ,  et  est  trop  uniquement  dans  la  vue  de  faire 
sortir  le  caractère  de  bienfaisance  du  Bourru  Géronte. 
Jja  lettre  du  procureur,  apportée  ci  Dalancour  en  pré- 
sence dé  sa  femme,  est  un  petit  moyen  pour  l'instruire 
de  sa  position;  il  n'était  pas  nécessaire,  et  il  gâte  la 
scèue.  Elle  aurait  été  bien  aiiti^ment  forte,  si  l'aveu  de 
Dalancour  avait  suivi  le  repentir  de  son  caprice  et  de 
ses  brusqueries;  '}l  venait  tout  naturellement,  la  scène 
l'exigeait.  T^a  femme  aurait  dit  à  son  mari  tout  ce  qu'elle 
se  dit  étant  seule,  et  cette  scène  aurait  pu  être  d'un  grand 
effet.  Marthon  serait  venue  également  leur  crier  à  tous 
deux,  que  faites-vous,  ici  ?  on  enlève  vos  meubles.  Ils  sor 
raient  sortis  tous  deux  delà  scène,  et  l'acte  aurait  con^ 
tinué  et  fini  de  même. 

Beaucoup  de  gens  blâment  M.  Goldoni  d'avoir  laissé 
le  spectateur,  à  la  fin  de  sa  pièce,  admirateur  forcé  du 
bonhomme  Géronte;  on  confond,  disent-ils,  ledéfautet 
la  vertu,  et  l'on  applaudit  à  l'un  et  à  l'autre  sans  s'en 
apercevoir.  Ah  !  Messieurs  ! Mais  répondre  au  pu- 
blic, j'aimerais  autant  entreprendre  de  prouver  que  le 
Misanthrope  n'est  pas  une  mauvaise  pièce.  Il  y  aurait 


328  CORRESPOTrDANCE   LITTÉRAIRE, 

peut-être  eu  une  seule  manière  de  donner  une  leçon  au 
Bourru  ;  c'eût  été  de  faire  serpenter  dans  toute  la  pièce 
un  personnage  ancien  ami  de  toute  la  famille ,  qu'ils  au- 
raient perdu  de  vue  depuis  long-temps,  parce  que  le 
caractère  de  Géronfe  est  incompatible  avec  le  sien.  Il 
rend  pourtant  justice  à  ses  vertus.  Forcé  par  une  situa- 
tion critique  et  pressante,  il  serait  venu  plusieurs  fois 
pour  le  prier  de  lui  rendre  service;  il  se  serait  fait  an- 
noncer,  mais  au   moment   de  parler  à  Géronte  ,   la 
crainte  d'en  être  mal  reçu ,  de  recevoir  quelque  rebuf- 
fade, d^être  forcé  de  se  rebrouiller  avec  lui,  le  ferait 
toujours  s'enfuir  au  moment  où  Géronte  est  près  de  le 
recevoir.  Mais  enfin  sa  situation  le  commanderait,  il  ar- 
riverait au  dénouement;  il  serait  d'autant  plus  mal  ac- 
cueilli ,  que  Géronte  est  tout  occupé  du  mariage  de  sa 
nièce ,  et  se  ressouvient  d'ailleurs  que  cet  homme  ^  qui 
s'est  fait  annoncer  deux  ou  trois  fois ,  a  toujours  disparu. 
Il  le  brusquerait  ,    le  traiterait  indignement ,  lui  dirait 
même  des  choses  dures,  et  finirait,  comme  à  son  ordi- 
naire ,    par    lui   promettre  de  le   tirer   de  la   presse. 
L'homme  refuserait  son  bienfait  :  il  avait  bien  prévu  ce 
qui    lui  arrive,  voilà  pourquoi  il  répugnait  depuis  si 
long-temps  à  venir  trouver  Géronte.  Jamais,  lui  dirait- 
il,  il  ne  serait  en  votre  pouvoir  de  me  faire  autaiit  de 
bien  que  vous  venez  de  me  faire  de  mal.  Alors  le  Bourru 
serait  au  désespoir,  emploierait  toutpour  lui  faire  accep- 
ter son  bienfait ,  et  sentirait  qu'il  oblige  bien  moins  de 
monde  qu'il  n'en  blesse,  et  qu'il  y  a  tout  lieu  de  croire 
qu'il  n'a  fait  que  des  ingrats  de  tous  ceux  qu'il  a  obligés; 
et  les  gens  qui  aiment  à  se  flatter  et  à  voir  Thumanité 
en  beau,  auraient  eu    l'espérance  de   le  voir  corrigé. 
Heureux  sont  ces  gens-là  l 


I 

JYOYEMBBE   I77I.  3^9 

Je  me  contenterai  d'ajouter  que  le  seul  reproche  que 
je  ferais  à  M.  Goldoni  est  qu'on  remarque  dans  son  ou- 
vrage l'homme  plus  habitue  à  faire  des  canevas  qu'à  dé- 
tailler des  pièces  ;  et  voilà  la  cause  de  ce  que  j'ai  dit  au 
commencement  de  cet  extrait;  car  en6n ,  c'est  le  détail 
des  scènes  qui  donne  la  couleur  aux  personnages,  et 
c'est  la  partie  faible  du  Bourru  bienfaisant.  Depuis  la 
première  représentation ,  on  a  fait  quelques  coupures  et 
quelques  légers  changemens  dans  le  détail  des  scènes. 
Cette  pièce  a  eu  un  égal  succès  à  la  cour  et  à  la  ville  ; 
il  est  à  désirer  que  M.  Goldoni  ne  s'en  tienne  pas  à  cet 
essai ,  ^  son  séjour  en  France  n'aura  pas  nui  à  son  génie. 

Le  19  octobre  dernier,  nous  avons  eu  un  début  à  la 
Comédie  Française,  qui  n'a  pas  été  heureux.  Mademoi- 
selle Pitrot  de  Verteuil,  actrice  du  théâtre  de  Bordeaux, 
arrivant  de  Bi*uxelles  et  retournant  à  Bordeaux,  a  joué 
dans  les  rôles  de  Rodogune,  Zaïre  et  Aménaïde.  Elle  a 
eu  peu  de  succès.  Sa  voix  est  désagréable,  sa  pronon- 
ciation et  son  jeu  sont  maniérés ,  et  son  visage  est  im- 
muable. Elle  a  joué  aussi*  quelques  rôles  de  haut  co- 
mique ,  et  quoiqu'on  y  ait  également  remarqué  les  mêmes 
défauts  qui  lui  sont  naturels ,  elle  a  eu  des  momens  d'un 
jeu  plus  vrai ,  et  assez  heureux  pour  lui  attirer  de  grands 
applaudissemens.  Son  intention  était  de  se  fixer  à  Paris 
si  elle  y  avait  réussi;  mais  on  la  laissera  remplir  paisi- 
blement ses  engagemens  tant  à  Bordeaux  qu'à  Bruxelles , 
ou  elle  retourne  le  printemps  prochain. 


f^ie  du  cardinal  d'Ossat  (i). 
Le  cardinal  d'Ossat  était  Gascon;  il  naquit  le  2 3  ao)it 

(0  Paris,  177 1 ,  1  vol.  in-8*'.  Par  madame  d'Arconville. 


33o  GORR£SPOJfDANC£  LITTKRAIRE f 

i536,  à  Larrogue  en  Magnoac,  diocèse  d'Auch,  parle- 
ment de  Toolouse.  Son  père  était  marëchal-ferrant.  Â 
mesure  que  les  nations  se  civilisent,  les  grands  taleas 
s'élèvent  plus  difficilement  aux  grandes  places ,  surtout 
l<H*squ'ils  sortent  des  basses  conditions  de  la  société.  Il 
nous  reste  des  Lettres  du  cardinal  d'Ossat  (i)  oii  cet 
homme  se  montre ,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  sa  vie ,  simple, 
franc,  plein  d'attachement  à  ses  maîtres,  sachant  allier 
les  devoirs  d'un  ecclésiastique  avec  la  probité  et  l'habi- 
leté dans  les  négociations.  Ces  Lettres  doivent  entrer 
dans  la  valise  d'un  envoyé  à  la  cour  de  Rome. 

Les  deux  volumes  qu'on  vient  de  publier  renferment 
un  discours  préliminaire  de  l'auteur  de  cet  ouvrage  sur 
la  manière  dont  il  a  écrit  la  Vie  du  cardinal  d'Ossat,  et 
plus  généralement  sur  la  manière  dont  il  croit  que  les 
Vies  particulières  doivent  être  écrites;  un  discours  du 
cardinal  même  sur  les  effets  de  la  ligue  en  France;  la 
Vie  du  cardinal  avec  des  notes. 

L'auteur  prétend  que  l'historien  d'un  règne,  d'uu 
peuple,  doit  s'en  tenir  aux  sommités,  marcher  avec 
rapidité ,  esquisser  les  faits  et  les  personnages  à  grandes 
touches;  qu'au  contraire  le  biographe  fait  un  portrait  ou 
il  doit  rendre  jusqu'aux  rides.  Je  suis  de  son  avis.  Le  ton 
de  ce  discours ,  sans  être  saillant ,  sans  offrir  une  couleur 
forte,  des  vues  profondes,  le  caractère  du  génie,  marque 
de  la  raison,  de  la  sagesse,  du  bon  sens,  et  donnerait 
assez  passable  opinion  du  reste  de  l'ouvrage. 

Le  discours  traduit  de  l'italien  du  cardinal  d'Ossat, 
sur  les  effets  de  la  ligue  en  France  est  excellent.  Le  ton 
en  est  mâle;  on  reconnaît  partout  un  homme  présent 

(i)  La  première  édition  de  ces  Lettres  est  de  Paris,  1624 ,  in-folio;  la  va&i' 
leure  est  celle  donnée  par  Amelot  de  La  Houssaie,  1697,  a  vol.  in-i"* 


^     irovEMBRE  1771.  33 1 

aux  affaires  dont  il  vous  eotretient  Le  tableau  des  mal- 
heurs qui  déchirèrent  la  France  au  temps  de  la  ligue  est 
effrayant,  sans  qu'on  se  soit  écarté  de  la  sévérité  rigou- 
reuse de  l'histoire;  nul  essor  de  l'imagination,  rien  qui 
sente  la  verve ,  point  de  passion.  Je  conseille  à  tous  sou« 
verains  de  méditer  ce  discours.  S'ils  ne  comprennent  pas, 
en  le  lisant,  que  toute  guerre  de  religion,  soit  qu'elle 
naisse  de  l'antipathie  réelle  des  sectaires,  soit  que  l'am*- 
bition  fomente  cette  antipathie ,  sera  suivie  des  mêmes 
calamités ,  ils  ne  le  comprendront  jamais  :  et  il  est  inutile 
de  leur  prêcher  l'esprit  de  tolérance,  le  seul  moyen  d'ôter 
tout  crédit  aux  opinions  religieuses;  on  ne  les  convertira 
pas.  Le  cardinal  d'Ossat  montre  le  Guise  auteur  et  chef 
de  la  ligue  comme  un  grand  politique  et  un  des  grands 
capitaines  de  son  temps,  le  sujet  le  plus  dangereux  qu'un 
monarque  pût  avoir,  et  peut-être  Thomme  le  plus  propre 
à  faire  un  grand  roi.  On  ne  conçoit  pas  comment  il  ne 
fit  pas  raser  son  souverain^  après  s'être  vanté  qu'il  lui 
tiendrait  la  tête ,  taudis  que  madame  de  Montpensier 
ferait  la  cérémonie  avec  les  ciseaux  qui  pendaient  à  sa 
ceinture.  Il  faut  qu'à  l'approche  de  ces  grands  attentats 
les  âmes  les  plus  fermes  ne  soient  pas  exemptes  de  je  ne 
sais  quelle  terreur  panique  qui  les  arrête  et  qui  leur 
inspire  de  la  méfiance  sur  les  précautjions  qu'elles  ont 
prises  ;  ils  ne  les  croient  jamais  assez  sûres ,  ils  balancent, 
ils  temporisent ,  et  l'occasion  leur  échappe  :  tout  manque 
parce  qu'on  a  voulu  tout  prévenir.  Il  y  a  un  point  de 
maturité  qu'il  faut  discerner,  et  jeter  son  bonnet  par- 
dessus les  moulins.  César  ne  s'arrêta  qu'un  instant  sur 
la  rive  du  Rubicou,  et  fit  fort  bien;  le  lendemain  il  eût 
été  trop  tard  pour  le  franchir.  Celui  qui  dans  ces  circon* 
stances,  si  compliquées,  si  au-dessus  de  toute  prudence 


332  CORR£SPONl>ANG£  LlTTiRAlRE  j 

liumaine,  ne  veut  rien  laisser  au  hasard ,  ne  s'y  entend 
pas  ;  il  y  a  des  occasions  où  le  coup  et  la  menace  doivent 
partir  en  même  temps,  la  menace  est  même  de  trop. 

J  ai  commencé  la  lecture  du  troisième  morceau ,  la 
Vie  du  cardinal  d'Ossat  :  point  de  génie ,  point  de  vues, 
nul  art  d'intéresser  par  des  réflexions ,  lorsque  le  sujet  ne 
prête  pas.  Taime  mieux  aller  \qir  le  Cardinal  chez  lui, 
et  le  connaître  dans  ses  Lettres.  J'avertis  pourtant ,  pour 
l'acquit  de  ma  conscience,  que  je  n'ai  pas  lu  la  Vie  en 
entier  :  mais  le  moyen  qu'un  auteur  qui  est  un  peu  plat 
dans  les  cent  premières  pages  de  son  ouvrage,  n'en  ait  pas 
pris  l'habitude. 

J'apprends  que  cet  ouvrage  est  de  madame  la  prési- 
dente d'Arcon ville ,  dont  madame  de  Blot  disait  que  le 
style  aidait  de  la  barbe. 

article  etiifojré  de  Londres  par  Hauteur  de  ces  feuilles. 

Il  est  bon  quelquefois  d'écrire  des  sottises  ;  elles  peu- 
vent donner  lieu  à  mettre  dans  leur  jour  des  faits  que 
la  vérité  et  la  sagesse  n'auraient  pas  éclaircis  sans  être 
provoquées  par  la  sottise.  On  peut  se  rappeler  le  conte 
impertinent  de  madame  d'Auban,  consigné  dans  ces 
feuilles  il  y  a  quelque  temps  (i);  une  main  auguste  n a 
pas  dédaigné  de  feire  les  remarques  suivantes  sur  ce 
conte,  à  qui  il  arrive,  par  cette  réfutation,  plus  d'hon- 
neur qu'il  ne  mérite. 

Obseri^ations  sur  le  conte  de  madame  dAuhan ,  Morie 
à  Fitrj ,  ou  mois  de  février  1771. 

«  1°  L'épouse  du  Czarowitz,  fils  de  Pierre-lc-Grand , 
n'était  point  du  tout  belle,  mais  bonne  et  honnête;  elle 

(i)  Précédemment  pages  167  etsuiv. 


NOVEMBRE  177  ï-  3^^ 

était  extrêmement  marquée  de  la  petite  vérole,  grande 
et  fort  maigre.  Quoique  son  époux  fût  d'un  caractère 
très-bizarre ,  cependant  il  ne  poussa  jamais  ses  emporte- 
mens  jusqu'à  des  brutalités  et  atrocités  pareilles  à  celles 
dont  le  conte  l'accuse. 

(c  a^  De  ce  mariage  naquit  Pierre  II,  empereur  de 
Russie,  qui  régna  après  Timpératrice  Catherine  I,  et  une 
princesse  nommée  Nathalie ,  morte  à  l'âge  de  dix-sept 
ans,  pendant  le  règne  de  son  frère. 

a  3<>  L'épouse  du  Czarowitz ,  après  ses  secondes  cou- 
ches ,  mourut  d'une  maladie  de  poitrine  à  Saint-Péters- 
bourg, en  présence  de  l'empereur  Pierre-le-Grand ,  qui 
ne  la  quitta  presque  pas  pendant  les  derniers  jours  de  sa 
maladie  ;  il  assista  même  à  Touverlure  de  son  corps.  Elle 
fut  embaumée  et  enterrée  publiquement ,  et-,  par  consé- 
quent ,  resta  le  visage  découvert  très-long- temps ,  exposée 
dans  son  palais  à  Saint-Pétersbourg ,  d'où  elle  fut  trans- 
portée à  l'église  de  la  fortdre&se  de  cette  ville,  tombeau 
des  souverains,  et  où  Pierre-le-Grand  est  inhumé  lui- 
même.  Voilà  donc  qui  constate  qtie  madame  d'Auban , 
si  elle  s'est  dit  'être  cette   princesse,   n'était  en   efFet- 
qu'une  aventurière  ;  ou  bien  son  historien  a  joué  d'ima- 
gination. 

«  4^  Cette  princesse  avait  mené  avec  elle  en  Russie, 
sa  cousine  la  princesse  d'Ostfrise,  qui  s'en  retourna 
après  avoir  reçu  ses  derniers  soupirs,  en  Allemagne,  et 
épousa  un  prince  de  Nassau. 

«  5^  La  comtesse  de  Konigsmark,  mère  du  maré- 
chal de  Saxe,  n'a  jamais  été  en  Russie,  et  le  maréchal 
n'y  est  venu  que  long-temps  après  la  mort  de  l'épouse 
du  Czarowitz. 

«  6®  La  princesse  était  née,  élevée,  et  mourut  dans 


334  CORRESPONDANCE    LlTTEKMREy 

la  religion  luthérienne;  et  madame  d'Auban  était  si 
bonne  catholique,  selon  son  historien ,  qu'elle  se  mit  ou 
voulut  se  mettre  dans  un  couvent  :  au  moins  aurait-il 
dû  ne  point  mettre  le  lieu  de  sa  conversion.  » 

II  résulte  de  ces  Observations ,  qu'il  y  a  par-ci  par-là 
des  aventuriers  et  des  aventurières  dans  le  monde,  qui, 
ayant  éprouvé  des  coups  du  sort  d'un  grand  éclat  ou  des 
revers  singuliers,  se  dépaysent  et  s'expatrient,  et  mènent, 
dans  des  lieux  éloignés  de  leur  premier  théâtre,  une  vie 
retirée  et  cachée.  Les  soins  qu'ils  prennent  de  se  dérober 
à  la  connaissance  du  public  ne  peuvent  manquer  d'exciter 
sa  curiosité;  l'imagination  s'en  mêle,  le  merveilleux 
s'éfablit;  on  forge  des  contes  superbes,  que  le  héros  ou 
l'héroïne  ne  trouve  pas  à  propos  de  détruire  ;  et  les  voilà 
métamorphosés  en  princes,  sans  avoir  ni  les  avantages 
ni  lefi  importunités  du  rang  souverain. 

DÉCEMBRE  (i). 


Paris,  décembre   1771* 

Expériences  intéressantes. 

Un  grand  duc  de  Toscane  avait  exposé  des  pierres 
précieuses  à  un  verre  ardent  de  Tscbimhausen ,  dont  on 
avait  augmenté  la  force  à  l'aide  d'une  lentille;  le  dia- 
mant s'éclata,  se  gerça,  se  mit  en  petits  fragmens,  et 
disparut.  On  multiplia  l'action  du  feu  par  l'addition  d'une 
seconde  et  d'une  troisième  lentille,  et  on  en  fit  un  grand 

(i)  Ici  recommence  la  Correspondance  du  baron  de  Grimm. 

(iVbte  de  la  première  édition,) 


DECEMBRE   I77Ï.  335 

nombre  d'expériences  sur  des  pierres  de  ^oute  espèce.  Il 
est  inutile  d'entrer  dans  le  détail  des  résultats,  qu'on 
peut  voir  exposés  par  Tauteur.  du  journal  intitulé  Gior^ 
nak  de  Letterati  d"  Italia.  Tom.  VIII,  art.  9. 

L'Empereur  François  P^  fit  un  pas  de  plus;  il  employa , 
sur  les  mêmes  pierres,  le  feu  ordinaire,  les  fourneaut 
du  laboratoire  et  les  creusets,  et  obtint  les  mêmes  phé- 
nomènes que  le  verre  ardent  avait  produits. 

M.  d'Arcet,  possesseur  d'un  fourneau  jde  porcelaine, 
s'est  occupé  des  mêmes  recherches,  mais  avec  une  vue 
plus  générale;  son  but  a  été  de  classer  les  pierres  par 
leur  plus  ou  moins  de  résistance  à  l'action  du  feu.  C'est 
ainsi  qu'il  a  été  conduit  à  répéter  les  opérations  du  grand 
duc  et  de  l'empereur,  et  à  dissiper  les  doutes  qui  res- 
taient sur  la  volatilisation  des  diamans. 

M.  d'Arcet ,  entraîné  par  son  goût  pour  l«s  expérieuces 
chimiques 9  oublia  la  modicité  de  sa  fortune,  et  exposa 
à  son  fourneau  de  p<M*celaine  des  pierres  précieuses  de 
toute  espèce,  sur  des  coupelles,  dans  des  creusets  ouverts 
et  fermés;  il  en  renferma  au  centre  de  boules  faites  de 
la  pâte  de  porcelaine.  Les  diamans  blancs  surtout  dispa- 
rurent sous  l'action -du  feu;  il  ne  resta  au  centre  des 
boules  que  la  cavité  formée  par  le  diamant,  sans  qu'il 
parûi  aux  boules  la  moindre  gerçure.  Il  publia  ses  expé» 
riences,  et  malgré  la  hante  opinion  qu'on  avait  de  la 
bonne  foi  et  de  Thabileté  de  M.  d'Arcet,  les  doutes  sub- 
sistèrent. 

Les  moins  prévenus  étaient  persuadés  que  les  diamans 
avaient  été  détruits,  non  par  fusion  ou  par  volatilisation, 
comme  l'artistele  prétendait,  mais  par  une  décrépitation 
qui  enlevait  au  diamant  des  molécules  insensibles,  et  qui 
peu  à  peu  le  réduisait  à  rien.  Ce  fut  pour  éclaircir  ces 


336  COB&ESPOIIDANCE    LITTÉRAIRE, 

difficultés^  el  ne  laisser  aux  incrédules  aucune  ressource, 
que  le  vendredi  i6  août  les  savans  et  les  artistes  furent 
invités  à  se  rendre  dans. le  laboratoire  de  M.  Rouelle, 
frère  du  célèbre  Rouelle  que  nous  avons  perdu  il  y  a  peu 
de  temps ,  pour  y  être  témoins  oculaires  des  expériences 
qu'on  y  réitérerait  sur  les  diamans  et  autres  pierres  pré- 
cieuses. 

L'assemblée  fut  très-nombreuse  et  très-bien  composée, 
n  y  avait  M.  le  margrave  de  Bade  Dourlach,  la  princesse 
son  épouse,  leurs  fils,  les  ducs  de  Brancas,  de  Nivemois, 
de  Chaulnes ,  de  Caylus ,  de  Villahermosa  fils ,  milord 
Saint-George,  le  marquis  d'Ussé,  le  comte  de  Hautefort, 
le  prince  de  Pignatelli ,  le  chevalier  de  Lorenci ,  la  mar- 
quise de  Nesle ,  la  comtesse  de  Brancas ,  la  marquise  de 
Pons  y  la  comtesse  de  Polignac ,  madame  Dupin ,  ainsi 
que  plusieurs  autres  personnes  de  qualité,  tant  étran- 
gères que  françaises.  Il  y  avait  MM.  de  Jussieu,  de  Fou- 
chy,  Daubenton,  Macquer,  Le  Roi,  Perronnet,  Lavoi- 
sier,  membres  de  l'Académie  des.Scienccs.  J'y  étais.  Il  y 
avait  plusieurs  docteurs  de  la  Faculté  de  Médecine  et 
du  corps  de  la  pharmacie ,  des  gens  de  lettres  très-connus, 
des  artistes  célèbres,  et  des  joailliers  et^diamantaires  dis- 
tingués dans  leur  profession. 

On  pesa  à  la  balance  d'essai  quatre  diamans. 

Un  diamant  n^  i ,  appartenant  à  M.  le  duc  de  Brancas, 
et  présenté  sous  son  cachet;  il  était  du  poids  de  cinq 
grains  et  un  quart  de  grain,  poids  de  carat; 

Un  diamant  n*  a ,  pesant  un  quart  de  grain,  poids  de 
carat  ; 

Un  diamant  de  nature ,  n*  3 ,  pesant  cinq  girains,  fort 
poids  de  carat,  appartenant,  ainsi  que  le  n^  a ,  à  MM.  d  Ar* 
cet  et  Rouelle; 


DECEMBRE   1771,  337 

Ud  diamant  n*  4)  d'une  eau  très-jaune,  pesant  quatre 
grains  et  demi,  poids  de  carat,  appartenant  à  M.  Le- 
blanc, joaillier.  Celui-ci  fut  enveloppé  d'une  pâte  faite 
de  craie  et  de  poudre  de  charbon ,  mis  dans  un  petit 
creuset  d'Allemagne,  et  recouvert  d'une  couche  de  craie 
délayée  avec  de  l'eau.  Oli  fit  sécher  le  tout  à  petit  ftu, 
puis  on  plaça  le  creuset  sous  la  moufle  dans  le  fourneau 
de  réverbère ,  à  quatre  heures  quarante  minutes  après 
midi. 

D'un  autre  coté,  on  mit  les  trois  diamans  n""  i,  a  et  3, 
dans  trois  petites  capsules  faites  de  pâte  de  porcelaine 
sans  couvert^  et  chacune  marquée  du  numéro  de  son 
diamant. 

On  les  chauffa  d'abord  faiblement,  et  petit  à  petit, 
sous  une  moufle  particulière;  après  quoi  on  les  porta 
sous  la  grande  moufle,  qui  était  déjà  fort  échauffée,  et 
on  les  plaça  à  côté  du  petit  creuset  dont  on  a  parlé  plus 
haut  :  il  était  alors  quatre  heures  quarante-trois  minutes. 

On  observa  ces  trois  diamans  à  découvert,  à  des  in- 
tervalles de  temps  assez  courts  pour  voir  ce  qui  leur 
arriverait  pendant  l'opération. 

A  cinq  heures  quatre  minutes ,  les  diamans  étaient 
rouges  et  leur  couleur  mate  ;  elle  se  distinguait  cependant 
de  la  couleur  des  coupelles,  en  ce  qu'elle  était  un  peu 
plus  louche. 

A  cinq  heures  onze  minutes ,  tout  était  encore  au 
même  état ,  à  cela  près  que  les  diamans  étaient  un  peu 
plus  rouges. 

A  cinq  heures  dix-huit  minutes,  le  diamant  n"*  %  de- 
vint de  plus  en  plus  resplendissant;  les  autres  restant 
d'un  rouge  assez  terne,  cependant  un  peu  plus  brillant 
que  celui  des  capsules. 

ToM.  VII.  a  a 


338  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

A  cinq  heures  trente-sept  minutes,  le  diamant  n""  2 
est  toujours  resplendissant,  mais  on  juge  unanimement 
quHl  est  diminue  de  .volume.  Les  deux  autres  diamans 
n*  I  et  n*  3  commencent  aussi  à  être  fort  resplendissans, 
surtout  le  diamant  n*  r. 

A  cinq  heures  quarante-cinq  minutes ,  les  trois  dia- 
mans sont  très-resplendissaus  ;  le  diamant  n*  a  Test  plus 
que  les  deux  autres,  et  le  diamant  n**  i  plus  que  le  dia- 
mant u*"  3. 

A  cinq  heures  cinquante- cinq  minutes,  on  ouvre  le 
fourneau;  les  diamans  n**  i  etn"*  3  sont  très-respleodis- 
sans,  et  Ton  annonce  que  le  diamant  n**  2  est  entière- 
ment évaporé.  On  retire  la  capsule  dans  laquelle  il  avait 
été  placé,  sans  la  pencher  ni  la  renverser,  et  Ton  s'aperçoit 
qu'il  reste  encore  un  léger  vestige  de  ce  diamant,  de 
forme  oblongue,  irrégulière  et  sans  facettes,  gros  comme 
la  sixième  partie  de  la  tête  d'un  camion  ou  de  la  plus 
petite  épingle.  On  l'aperçoit  à  la  vue;  mais,  pour  le  bien 
discerner,  il  faut  le  secours  d'une  loupe  un  peu  forte. 
Autour  de  ce  grain,  qui  est  d'une  transparence  un  peu 
laiteuse,  on  remarque  de  petites . molécules  de  matière 
arrondies  et  très-fine»;  mais  comme  ces  molécules  étaient 
coloriées,  il  est  plus  que  probable  qu'elles  avaient  é(e 
détachées  du  haut  de  la  moufle,  et  qu'elles  ne  prove- 
naient point  du  diamant. 

A  six  heures  précises,  on  retira  le  diamant  de  nature 
n"*  3 ,  et  l'on  vit  qu'il  était  très-sensiblement  diminué.  On 
n'y  observa  plus  de  facettes  taillées;  il  avait  néanmoins 
à  peu  près  conservé  sa  figure:  sa  surface  était  inégale , 
raboteuse  et  comme  grumelée.  Il  n'avait  plus  une  trans- 
parence parfaite,  mais  elle  était  un  peu  laiteuse;  en  total, 
il  ressemblait  à  un  fragment  de  cristal  de  Madagascar. 


DÉCEMBRE   177^.  SSq 

Des  cinq  grains,  fort  poids  de  carat,  quil  pesait  avant 
ropératioQ,  il  n'en  restait  qu'un  peu  moins  de  deux 
grains  :  il  avait  donc  perdu  plus  de  trois  grains. 

A  six  heures  vingt  minutes ,  on  retira  le  diamant  n*"  i, 
appartenant  au  duc  de  Brancas  :  il  se  trouva  beaucoup 
diminué;  on  y  remarquait  cependant  encore  des  facettes, 
et  surtout  presque  à  son  milieu  une  ëmiaence  pointue. 
Du  reste',  sa  transparence  était  moins  laiteuse  que  celle 
du  diamant  de  nature  n*"  3,  et  la  surface  en  était  assez 
lisse. 

Il  y  avait  autour  de  ce  diamant  un  assez  grand  nombre 
(le  grains  de  sable  fin ,  blanc  et  à  peu  près  transparent , 
mais  ne  [>esant  pas  en  totalité  un  vingtième  de  grain. 
Des  cinq,  grains  et  un  quart  de  grain ,  poids  de  carat , 
que  ce  diamant  pesait  avant  l'opération,  il  ne  lui  en  est 
resté  qu'un  demi-grain  ;  il  s'en  étai>t  donc  évaporé  quatre 
grains  et  trois  quarts  de  grain. 

Il  s'est  élevé  une  grande  question  entre  les  spectateurs, 
savoir  si  les  fragmens  sableux  qui  se  trouvaient  dans  les 
capsules  étaient  des  portions  de  diamant  ^ou  des  parti- 
cules de  sable  détachées  de  la  moufle.  Pour  décider  cette 
question,  on  a  fait  les  expériences  suivantes. 

On  a  remis  sous  la  moufle  la  portioncule  restante  du 
diamant  n*  a ,  et  les  grains  de  matière,  qui  l'environ- 
uaient,  chacun  séparément,  et  dans  une  capsule  parti- 
culière. 

Pareillement,  on  a  remis  les  capsules  où  l'on  avait 
placé  les  diamans  n""  i  et  n*"  3 ,  avec  les  grains  de  matière 
qui  s'y  trouvaient ,  et  l'on  a  continué  de  pousser  le  feu 
jusqu'à  sept  heures  trente-cinq  minutes.  Alors  on  a  retiré 
les  capsules;  on  n'a  pas  trouvé  vestige  de  diamant  dans 
Id première,  mais  les  fragmens  sableux  se  sont  retrouvés 


34o  CORRESPOIVDàNCE  LITTERAIRE, 

dans  toutes  les  trois;  il  paraissait  même  y  en  avoir  un 
peu  davantage,  en  raison  d'une  nouvelle  portion  qui 
s*éfait  encore  détachée  du  haut  de  la  moufle. 

A  sept  heures  quinze  minutes ,  le  feu  ayant  toujours 
*été  continué  avec  la  même  force,  on  jugea  qu'il  était 
temps  de  retirer  le  diamant  n*"  4?  appartenant  au  joaillier 
Leblanc.  On  mit  le  crçuset  hors  de  la  moufle  ;  on  le  laissa 
'refroidir  de  lui-même.  En  le  vidant,  tout  le  charbon  se 
trouva  consumé  ;  il  ne  restait  plus  qu'une  espèce  de  chaux 
blanche  :  on  la  brisa ,  on  la  réduisit  en  poudre  sans  aper- 
cevoir la  moindre  apparence  du  diamant,  dont  on  ne 
voyait  que  le  creux  et  l'empreinte. 

  sept  heures  trente  minutes,  on  retira  un  saphir  et 
un  rubis  qui  avaient  été  mis  à  quatre  heures  quarante- 
trois  minutes  sous  la  même  moufle ,  et  qui  avaient 
éprouvé,  comme  les  diamans,  toute  la  violence  du  feu. 
Us  étaient  sains  et  entiers.  Un  poinçon,  dont  on  appuya 
la  pointe  sur  le  rubis,  ne  manifesta  aucun  ramollisse- 
ment dans  cette  pierre,  dont  la  couleur,  non  plus  que 
celle  du  sapnjf,  n'avait  souffert  aucune  altération. 

Le  lendemain,  samedi  17  août,  on  a  examitié  par  le 
lavage  la  poudre  de  craie  dans  laquelle  le  diamant  n"*  4? 
•appartenant  au  joaillier  T^eblanc,  avait  été  renfermée;  il 
ne  s'y  est  trouvé  que  :quelques  grains  de  matière  qui , 
vus  au  microscope ,  ont  été  réconnus  pour  du  sable  très- 
fin,  tel  qu'il  s'en  rencontre  toujours  dans  \a  craie. 

Après  le  lavage,  on  a  mis  dans  deJ'eau«iorte  toute  la 
t;raie  séparée  par  l'eau ,  et  elle  s'y  est  totalement  dissoute. 
On  a  fait  cet  essai  afin  de  démontrer,  que  le  diamant  se 
volatilise  réellement,  et  que  cette  évaporation  se  fait  à 
la  surface  et  d'une  manière  irrégulière,  selon  le  plus  ou 
le  moins  de  cohérence  des  parties ,  comme  on  l'observe 


D£GëMBB£    1771.  341 

dans  un  morceau  de  glace  qu  on  expose  à  Taie  libre  pan 
un  temps  bien  serein  et  très-froid. 

Qu'est-ce  donc  que  celte  pierre  si  précieuse,  ce  dia- 
mant taht  admiré?  Une  goutte  d'eau  congelée  comme 
une  autre  goutte  d'eau ,  avec  cette  seule  différence  qu'une 
chaleur  légère  suffit  pour  vaporiser  Tune,  et  qu'il  faut  la 
chaleur  violente  pour  vaporiser  l'auti^e,  parce  que  la  goutte 
d'eau  est  hétérogène ,  et  que  le  diamant  est  homogène. 

Pourquoi  le  saphir,  le  rubis  résistent-ils ,  c'est  que  la 
chaleur  n'a  pas  été  ou  assez  forte  ou  assez  longue ,  et  que 
la  couleur  naît  peut-être  d'un  enduit  qui  enveloppe  chaque 
molécule ,  qui  est  inattaquable  au  feu.^  et  qui  défend  de 
son  action  la  pierre  qu'on  y  expose. 

Que  suit-il  de  ces  expériences?  qu'il  faut  bien  distin^ 
guer  la  dureté  de  la  volatilité. .  I^  saphir  et  le.  rubis  ^ 
moins  durs  que  les  diamans ,  ne  se  volatilisent  point  aa 
feu  :  les  diamans  s'y  volatilisent.  L'or  ductile  et  mou  y, 
exposé  pendant  six  mois  de  suite  à  un. feu  de  verre^^ie,  ne 
perd  pas  un  atome  de  son  poids  et  de  sa  substance  ;  le 
diamant,  le*plus  dur  des  corps,  s'y  vaporise. 

On.  fil  le  lavage  dont  on  a  parlé  plus  haut,:  pour  prér. 
venir  toute  objection.  Mais  ne  pourraitron  pas  dire  que 
les  diamans ,  au  lieu  de  se  vaporiser ,  se  sont  imbibés, 
dans  la  pâte  des  coupelles?  Non  ;  car  les  petites  capsules, 
ou  coupelles  marquées,  l'une  n°  i,  oîi  l'on  avait  mis  le 
diamant  du  duc  de  Brancas,  et  l'autre  marquée  u'^g,. 
sur  laquelle  on  avait  placé  le  rubis ,  étaient  de  même 
poids  avant  que  d'aller  au  feu ,  et  se  sont  trouvées  de 
même  poids  après  l'opération.  Le  lavage  de  la  craie  dont, 
le  joaillier  Leblanc  avait  enduit  son  diamant ,  démontre 
pareillement  le  peu  de  fondement  de  l'imbibition. 

Et  c'est  au  moment  où  l'on  crie  que  la  nation  est  obé-< 


34^  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

rée,  que  des  particuliers  s'occupent  à  volatiliser  des  dia- 
mans.  Quelle  calomnie! 

Les  curieux  avaient  donné  jusqu'à  présent  la  préfé- 
rence sur  les  diamans  aux  belles  pierres  coloriées.  Voilà 
leur  préférence  fondée  sur  un  motif  de  plus. 

Consultation  tendant  à  réhabiliter  la  mémoire  d'un 
fils  accusé  d'auoir  assassiné  sa  mère ,  et  à  conserver 
la  vie  à  sa  femme ,  détenue  dans  les  prisons  comme 
complice  du  même  crime ,  contre  une  sentence  des 
tribunaux  de  Saint-Other  et  d^Jtrpas  (i). 

J'ignore  quel  est  l'auteur  de  ce  Mémoire ,  mais  c'est 
un  homme  éloquent.  Malgré  uni  peu  d'enflure  de  style, 
il  est  difiScile  de  ne  pas  frémir,  en  le  lisant,  du  sort  de 
ce  malheureux  fils,  et*  plus  encore  peut-être  de  celui 
auquel  on  estlsoi-même  abandonné.  Il  est  minuit;  j'écris, 
je  réfléchis,  je  médite,  je  m'occupe  à  me  rendre  meilleur 
moi-même,  et  à  rendre  le  même  service  à  mes  sem- 
blables, rirai  dans  un  instant  chercher ''le  repos;  et  qui 
est-ce  qui  m'a  dit  qu'une  mort  subite  n'aura  pas  enlevé 
ou  ma  femme  ou  ma  fille,  et  que  par  un  concoiirs  fortuit 
de  circonstances  qui  sembleront  déposer  contre  moi, 
je  ne  serai  pas  saisi  et  jeté  dans  le  fond  d'un  cachot, 
d'où  je  ne  sortirai  que  pour  aller  au  supplice  et  à  l'igno- 
minie ?  Quelque  force  d'ame  que  je  puisse  avoir  reçue 
de  la  nature,  certes  je  ne  protesterai  pas  de  mon  inno* 
cence  avec  plus  de  constance  et  de  fermeté  que  Mont- 
bailli;  c'est  le  nom  de  l'accusé.  Si  je  dis,  au  milieu  de 
là  torture  :  «  Non ,  je  n'ai  point  commis  le  crime  ;  »  je  par- 
lerai comme  lui.  Si  je  dis  sur  la  place  publique  :  «  Je  de- 

(i)  Gel  article ,  qui  ne  peut  être  de  te  feipiue  qui  suppléait  à  Grimm ,  doos 
parait  être  étidemiDent  de  Diderot;  il  n'a  pas  été  recueilli  dans  ses  Œuvres* 


DÉCKMBRE    I77I.  343 

mande  pardon  à  Dieu  et  au  roi  des  fautes  que  j'ai  com- 
mises pendant  ma  vie,  mais  je  ne  le  demande  pas  à  la 
justice  pour  le  crime  dont  je  suis  accuse,  parce  que  je 
ne  Fai  pas  commis;  »  je  parlerai  comme  lui.  Si,  presse  par 
les  ministres  de  la  religion ,  je  leur  dis  sur  l'échafaud  : 
«  Vous  voulez  que  Je  m'avoue  coupable  d'un  parricide; 
osez  donc  prendre  sur  votre  compte  devant  Dieu  le. 
mensonge  que  vous  sollicitez;  »  je  parlerai  comme  lui. 
Si ,  brisé  sous  les  coups  des  bourreaux ,  je  dis ,  d'une 
voix  mourante:  a  J'avoue,  j'avoue  que  j'ai  commis  des 
fautes,  je  meurs  volontiers  pour  les  expier;  mais  l'as- 
sassinat dont  on  m'accuse  n'a  jamais  souillé  mes  mains  ^ 
jamais  le  projet  ne  m'en  est  entré  dans  l'esprit  ;  »  je 
parlerai  comme  lui.  Si,  du  milieu  des  flammes  où  l'on 
aura  jeté  mes  membres  déchirés ,  je  réclame  par  mes 
gestes  contre  le  crime  et  contre  mon  jugement,  je  ferai 
ce  qu'il  a  fait;  mais  à  ^noi  cela  m'aura-t-il  servi?  Un 
rapport  inconsidéré  de  médecin  et  de  chirurgien ,  une 
querelle  domestique,  une  menace  prétendue  ou  réelle, 
la  proxinïité  des  appartemens ,  quelques  effets  teints  de 
sang,  des  vêtemeps  déchirés,  les  indices  qui  ont  disposé 
de  la  vie  et  de  l'honneur  de  Montbailli,  disposeront  de 
ma  vie  et  de  mon  honneur! 

Je  frémis  sur  l'incertitude  de  notre  destinée,  et  je  reste 
confondu  des  vices  de  la  jurisprudence  criminelle  chez 
des  peuples  qui  se  piquent  d'humanité  et  qui  se  disent 
poUcés.  Il  me  semble  que  quand  il  s'agit  d'envoyer  un 
homme  au  dernier  supplice,  la  loi  devrait  abandonner 
à  la  sagesse  des  juges  la  comparaison  des  preuves  avec 
la  nature  du  crime.  Le  témoignage  de  deux  hommes 
suffit!  Est-il  donc  si  rare  que  deux  témoins  se  trompent? 
Il  est  des  circonstances  où  il  n'en  faudrait  qu'un,  où 


344  CORRESPOND  A.NCE  LITTERAIRE  y 

même  îl  a'en  faudrait  point;  mais  n'en  est-il  pas  d'autres 
où  le  serment  de  vingt  hommes  ne  contre-balancerait 
pas  l'invraisemblance  du  fait?  et  ya-t-il  un  fait  plus  in- 
vraisemblable que  le  parricide?  Pour  croire  qu'un  pareil 
attentat  s'est  commis ,  Cicëron  voulait  que  le  coupable 
eût  ëté  saisi  sur  le  cadavre  de  son  père^  et  traîné  devant 
les  juges  les  mains  teintes  de  son  sang. 

Voici  un  orateur  qui  dissipe ,  comme  le  vent  dissipe  la 
poussière,  les  indices  qui  accusaient  le  prétendu  cou- 
pable de  Saint-Omer;  voici  des  chirurgiens  et  des  mé- 
decins de  la  capitale  du  royaume  dont  la  décision  con- 
trarie celle  des  premiers  qui  furent  appelés.  Je  me  place 
au  nombre  des  juges  convaincus  d'avoir  envoyé  un 
innocent  au  supplice  ;  je  me  demande  à  moi-même  ce 
que  je  deviendrais,  et  je  ne  me  suis  point  encore  répondu. 
Je  suis  sûr  que  l'image  du  supplice  serait  sous  mes  yeux 
tant  que  je  vivrais.  Eh  !  se  saisisse  du  glaive  des  lois  celui 
qui  sera  bien  sûr  de  n'en  frapper  que  le  coupable;  je  ne 
lui  envie  point  cette  terrible  prérogative.  Voilà  cepen- 
dant cinq  ou  six  exemples  de  ces  erreurs  atroces  de  la 
justice  dans  un  assez  court  intervalle  .de  temps.  Si  l'on 
décide  avec  cette  légèreté  de  la  vie  des  citoyens,  que 
penser  de  la  manière  dont  on  décide  de  leur  fortune? 

Lorsque  les  cris  d'indignation  qui  partirent  du  fond 
de  la  retraite  de  Voltaire  tirèrent  nos  anies  de  l'assou- 
pissement oïl  elles  étaient  et  où  elles  seraient  peut-être 
encore  sur  le  meurtre  d'un  citoyen  massacré  par  les  lois, 
et  que  l'afTaire  du  malheureux  Calas  fut  traduite  du  par- 
lement de  Toulouse  aux  requêtes  de  l'Hôtel,  à  Paris,  la 
mémoire  de  l'infortuné  réhabilitée  et  l'ignominie  écartée 
de  dessus  sa  famille ,  on  s'attendait  à  quelque  réclama- 
tion de  la  part  de  ce  corps  de  judicature  flétri;  son  si- 


DiiCEHBR£   1771*  34s 

lence  étonna:  depuis  j'en  ai  su  la  raison.  Le  parlemenit 
de  Toulouse  se  procura  la  procédure  des  requêtes  de 
THotel,  et  nomma  des  commissaires  pour  l'examiner. 
Ces  commissaires  étaient  en  grand  nombre ,  et  leurs 
séances  durèrent  long-temps.  Après  l'examen  le  plus  ri- 
goureux,  le  rapport  qu'ils  firent  à  leur  compagnie,  c'est 
que  l'arrêt  des  requêtes  de  l'Hôtel,  qui  cassait  celui  qu'ils 
avaient  rendu ,  était  juste ,  et  qu'en  effet  il  n'y  avait  pas 
eu  lieu  à  la  peine  capitale.  Je  tiens  ce  fait  du  fils  d'un 
des  commissaires.  Je  suis  Au  nombre  de  ces  magistrats 
violens  qui,  par  un  arrêt  précipité,  ont  versé  le  sang  de 
rinnocent,  et  j'écoute  ce  rapport  de  mes  confrères;  si. 
j'ai  la  moindre  éteinceUe  de  religion,  il  n'y  a  pas  à  ba- 
lancer,  il  faut  que  je  me  fasse  capucin,  et  qu'après  avoir 
expié  mon  crime  par  toutes  les  voies  possibjes  de  désar- 
mer la  justice  divine,  je  meure  en  transe. 


De  P Orthographe  j  ou  Moyens  simples  çt  raisonnes 
de  diminuer  les  imperfections  de  la  nôtre.  Il  est  certain 
que  la  prononciation  varie  sans  cesse ,  et  que  la  manière 
décrire  reste  ;  d'où  il  arrive  que  l'écriture ,  qui  a  été 
inventée  pour  représenter  la  parole,  n'est  plus,  à  la  lon- 
gue, qu'un  mauvais  portrait  très-informe  qui  aurait 
grand  besoin  d'être  retouché;  mais  la  retouche  devient 
presque  impraticable,  parce  qi»e,  si  on  l'exécutait  à  la 
rigueur,  les  ouvrages  imprimés  ne  pourraient  plus  être 
lus,  et  que  l'art  de  les  déchiffrer  deviendrait ,  avec  le 
temps,  un  art  difficile,  une  partie  de  l'éducatjon.  Que 
faire  donc?  laisser  les  mêmes  combinaisons  de  lettres, 
et  en  déterminer  la  prononciation  par  de  nouveaux 
signes.  Voilà  en  deux  mots  le  projet  de  l'auteur  sur  cette 
brochure  ;  et  c'est  en  vérité  tout  ce  qu'on  pouvait  imaginer 


346  CORRESPONDAirCE  LITTERAIRE, 

de  plus  sensé.  Ce  moyen  est  idjgënieux ,  et  il  est  inoui 
qu'on  ne  s'en  soit  pas  avisé  plus  tôt.  L'auteur  nous  promet 
un  dictionnaire  exécuté  d'après  cette  vue ,  et  je  ne  doule 
pas  qu'il  ne  réussisse  parmi  nous  et  chez  l'étranger. 


Les  aventures  de  Pyrrhus  ^  pour  servir  de  suite  aux 
Aventures  de  Télémaque  {i).  On  nous  assure  si  positi- 
vement que  cet  ouvrage  s'est  trouvé  parmi  les  papiers 
de  M.  de  Fénélon ,  que  je  ne  saurais  me  permettre  de 
douter  du  fait.  En  le  lisant ,  deux  conjectures  se  sont 
présentées  à  mon  esprit  :  l'une ,  que  les  Aventures  de 
Pyrrhus  j  composées  par  quelque  jeune  auteur  à  l'imi- 
tation des  Aventures  de  Télémaque ,  avaient  été  sou- 
mises au  jugement  de  M.  de  Fénélon ,  entre  les  mains 
duquel  elles  étaient  demeurées  jusqu'après  sa  mort; 
l'autre 9  que  ce  petit  poëmeen  prose  était  peut-être-un 
essai  de  l'archevêque  de  Cambrai,  qui  devait  bientôt 
courir  une  carrière  plus  étendue ,  et  qui  s'était  amusé  à 
préluder  avec  le  fils  d'Achille,  en  attendant  qu'il  pût 
employer  toutes  les  forces  de  son  génie  à  la  suite  du  fils 
d'Ulysse;  mais  deux  pages  ont  suffi  pour  me  détromper 
de  cette  dernière  idée.  Jamais  Fénélon  n'aurait  loué  Al- 
cantor,  un  des  souverains  de  Milet ,  comme  de  l'action 
de  son  règne  la  plus  glorieuse,  d'agir  aboli  parla  force 
le  culte  d'Osiris,  que  ses  sujets  avaient  adopté.  Sans  ce 
morceau,  qui  serait  propre  à  inspicer  à  un  jeune  prince 
l'esprit  barbare  de  l'intolérance,  je  conseillerais  aux 
instituteurs  de  cour  de  mettre  quelques  morceaux  de  cet 
ouvrage  entre  les  mains  de  leurs  élèves.  On  y  montre 

(i)  Les  Aventures  de  Pjrrrfais,  fils  d'Achille,  omrage  posàiume  de  /«« 
J/.  de  P***  ^  pour  servir  de  suite  aux  Avbntur'bs  dk  TBLiicAQUB;  Paris,  i77'» 
x  part,  in-ia. 


DiC£MBRE  1 7  7  1 .  347 

les  dangers  de  la  colère  et  de  la  volupté  ;  on  y  peint 
partout  les  charmes  et  les  avantages  de  la  vertu  :  c'est 
un  tissu  de  fables  amusantes  et  proportionnées  à  là  fai- 
blesse de  leur  âge.  La  première  partie  a  du  moins  le 
mérite  de  répondre  au  titre;  pour  la  seconde ,  c'est  une 
rapsodie  d'événemeûs  qui  ne  peuvent  ni  instruire ,  ni 
intéresser ,  ni  plaire.  En  tout ,  c'est  un  ouvrage  pauvre , 
que  je  pardonnerais  à  mon  fils  d'avoir  écrit  à  vingt  ans, 
mais  non  pas  à  trente.  Il  n'y  a  point  de  bons  livres  pour 
un  sot  ;  il  n'y  en  a  peut-être  pas  un  mauvais  pour  un 
homme  de  sens. 

Je  sors  de  la  lecture  des  Aventures  de  Pyrrhus^  et  je  . 
fais  une  réflexion  bien  propre  à  nous  consoler  de  la  briè- 
veté de  la  vie,  et  à  nous  résigner  à  la  quitter.  Nous 
sommes  tellement  abandonnés  à  la  destinée,  que  si  la 
nature  nous  avait  accordé  une  durée  de  trois  cents  ans^ 
par  exemple ,  je  tremble  que  de  cinquante  en  cinquante 
ans  nous  n'eussions  été  successivement  gens  de  bien  et 
fripons. 

La  ligne  de  la  probité  rigoureuse  est  étroite  ;  quelque 
léger  que  puisse  être  le  premier  écart  qui  nous  en  éloi- 
gne^ cet  écart  s'acfcroît  à  mesure  que  l'on  chemine,  et 
lorsque  le  chemin  est  long ,  on  se  trouve  à  un  intervalle 
immense  de  celui  qu'il  faut  suivre.  Qu'il  est  alors  difficile 
de  retrouver  la  véritable  voie  l 

Une  très-longue  vie  ne  serait  qu'une  ligne  à  serpente- 
mens  et  à  inflexions  qui  couperait  en  différens  points  la 
ligne  de  la  vertu  qu'on  quitterait  pour  la  reprendre,  et 
qu'on  reprendrait  pour  la  quitter. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  de  l'homme  passager  et  momen- 
tané; lorsqu'il  a  suivi  le  vrai  chemin,  il  n'a  plus  le  temps 
ni  la  force  de  s'égarer.  Tous  les  penchans  vicieux  s'affai- 


34d  CORRESPONOANCIi:  LITT£RAIRE, 

blissent  en  lut;  les  intérêts  le  touchent  peu;  laiguilion 
des  passions  est  émoussé;  la  vertu ,  s'il  a  bien  vécu^  est 
devenue  son  habitude;  il  craint  de  se  démentir;  il  tient  à 
son  caractère  et  à  la  considération  publique  dont  il  jouit; 
il  persiste  dans  ses  principes  d'honnêteté. 

S'il  est  vrai  qu'en  mourant  l'homme  de  bien  échappe 
à  la  méchanceté  qui  le  suit,  il  est  évident  que  pkis  la 
durée  de  la  vie  serait  longue ,  plus  le  nombre  des  hommes 
constans  dans  la  Vertu  serait  petit. 

Consolons  -  nous  donc  d'un  événement  dernier  qui 
assure  notre  caractère.  Donnez  à  ce  sage  Brutus,  qui 
s'écriait  en  mourant  que  la  vertu  n'était  qu'un  vain  nom, 
une  cinquantaine  d'années  de  plus  à  vivre,  et  dites-moi 
ce  qu'il  deviendra.  N'aurions-nous  à  redouter  que  le 
dégoût  de  l'uniformité,  le  péril  serait  assez  grand. 


Manière  de  bien  juger  dans  les  ouvrages  de  Peinture; 
ouvrage  posthume  de  M.  l'abbé  Laugier,  publié  et  aug- 
menté de  notes  intéressantes  par  M***  (i).  Vous  avez 
raison,  M.  l'abbé,  tout  consiste  à  examiner  si  l'image  est 
fidèle  et  si  la  ressemblance  est  parfaite.  Cet  examen  serait- 
il  interdit  à  quiconque  n'est  pas  entré  dans  le  sanctuaire 
de  l'art?  Ma  foi,  j'en  ai  bien  peur.  J'ai  vu  autant  et  plus 
de  tableaux  que  vous ,  je  les  ai  vus  avec  la  plus  grande 
attention;  ils  sont  tous  aussi  correctement  dans  mon 
imagination  qu'entre  leurs  bordures;  ma  tête  en  a  emma- 
gasiné plus  que  tous  les  potentats  du  monde  n'en  peuvent 

(i)  Par  M.  Cochin;  Paris,  1771,  in-x-;».  Voir  une  noie  sur  le  P.  Lancier» 
tom.  I,  page  88. 

Cet  article  est  encore  à  coup  sûr  de  Diderot.  Il  ne  se  trouve  pas  daos  si» 
OEutrres.  Il  est  fort  vraisemblable  qne  plus  d*un  de  ceux  qui  précèdent  el  qvi 
suivent  lui  sont  également  dus. 


DÉCEMBRE   I77I.  349 

acquérir.  Je  suis  homme  de  lettres  comme  vous.  Les  qua- 
lité que  vous  exigez  d^un  bon  juge,  un  grand  amour  de 
l'art  9  un  esprit  fin  et  pénétrant,  un  raisonnement  solide, 
une  ame  pleine  de  sensibilité  et  une  équité  rigoureuse; 
je  puis  me  flatter  de  les  posséder  au  même  degré  que  vous 
qui  vous  donnez  pour  un  connaisseur,  puisque  vous  vous 
proposez  d'apprendre  aux  autres  à  s'y  connaître ,  car  il 
serait  aussi  trop  ridicule  de  donner  leçon  de  ce  qu'on 
ignore.  £h  bien  !  avec  tout  cela,  si  nous  voulons  tous  les 
deux  être  sincères  avec  nous-mêmes,  nous  nous  avoue- 
rons que  quand  on  a  lu  votre  ouvrage,  et  même  quand 
on  l'a  fait,  on  ne  discerne  pas  encore  une  médiocre 
copie  d'un  sublime  original,  qu'on  est  exposé  à  couvrir 
de  croûtes  les  murs  de  son  cabinet,  et  qu'on  appréciera 
à  cent  pistoles  un  tableau  de  dix  mille  francs,  et  à  dix 
mille  francs  un  tableau  de  cent  pistoles. 

Si  vous  y  eussiez  regardé  de  bien  près,  vous  auriez  vu 
que  vos  cinq  premiers  chapitres  n'oàt  rien  de  propre  à 
la  peinture,  et  qu'on  ne  se  connaît  dans  aucun  des  beaux- 
arts  sans  amour  de  la  chose,  sans  finesse,  sans  pénétra- 
tion, sans  esprit,  sans  jugement,  sans  la  sensibilité  et 
sans  la  justice.  Tout  homme  qui  s'avisera  d'écrire  de  l'é- 
loquence, de  la  poésie  ou  de  la  musique,  en  changeant 
à  ces  cinq  chapitres  un  très-petit  nombre  de  lignes ,  les 
prendra  à  la  tête  de  votre  traité  et  les  placera  à  la  tête 
du  sien,  où  ils  iront  tout  aussi  bien. 

Vous  exigez  ensuite  l'étude  de  l'observation  de  la  na- 
ture dans  les  règnes  minéral ,  animal  et  végétal.  Vous  ne 
donnez  aux  connaissances  préliminaires  d^autres  bornes 
que  l'étendue  d'un  art  qui  n'en  a  point  :  et  quand  aura- 
t-on  fait  cette  énorme  provision  ? 

A  l'étude  de  la  nature  vous  ajoutez  la  science  de  la 


35o  CORR£SPOÎîDAlfC£    LITTERAIBE, 

géographie  et  de  l'histoire,  sans  fixer  le  point  où  Ton 
pçut  s'arrêter. 

De  là  vous  passez  aux  parties  essentielles  de  la  pein- 
ture,  la  composition,  le  dessin  et  le  coloris;  vous  dites 
là-dessus  les  plus  belles  choses  du  monde.  Je  suis  de  votre 
avis  sur  la  composition  ;  il  est  certain  que  vous  et  moi 
nous  en  sommes  des  juges  très  -  compétens.  Quant  au 
dessin ,  dissertez  tant  qu'il  vous  plaira  ;  si  vous  n'avez 
pas  pris  le  porte-crayon,  si  vous  n'avez  pas  dessiné  vous- 
même  d'après  l'exemple,  la  bosse  et  le  modèle,  et  dessiné 
très-long-temps ,  des  incorrections  de  dessin  très-gros- 
sières vous  échapperont  :  et  comment  ne  vous  échappe- 
raient-elles pas  ?  le  grand-maître  que  vous  jugez  les  a 
bien  commises,  lui,  sans  s'en  apercevoir  ;  car  il  est  à  pré- 
sumer qu'il  les  aurait  corrigées  s'il  les  avait  aperçues.  U 
est  bien  autrement  difficile  encore  de  prononcer  sur  la 
magie  de  la  couleur,  sur  l'harmonie,  sur  le  clair-obscur; 
les  plus  grands  coloristes  craignent  d'en  parler,  tant  ils 
en  ont  des  idées  peu  distinctes  :  cela  tient  à  un  technique 
si  délicat,  qu'ils  ne  peuvent  trouver  dans  la  langue  des 
expressions  pour  en  dévoiler  le  mystère.  Vous,  monsieur 
l'abbé,  expliquez-moi,  mais  expliquez-moi  bien  nette- 
ment par  quel  sortilège  on  conserve  la  blancheur  du 
teint  et  de  la  peau  à  une  femme  placée  dans  l'ombre  ou 
les  ténèbres  ? 

Que  me  proposez-vous  ensuite  ?  C'est  de  parcourir  les 
chefs-d'œuvre  des  différentes  écoles  romaine,  florentine, 
vénitienne ,  lombarde ,  flamande  et  française.  Vous  m'ar- 
rêtez devant  un  ou  deux  tableaux  au  moins  de  chaque 
grand  maître;  et  quand  on  veut  entrer  dans  tous  les  dé- 
tails que  vous  exigez ,  on  y  reste  des  mois  entiers. 

Vous  vous  êtes  trompé  vous-même  isur  le  mérite  de 


DÉCEMBRE    177t.  3^1 

difFérens  maîtres  connus;  Tartiste  qui  s'est  donné  la  peiné 
d  apostiller  vos  jugemens  et  vos  principes  vous  reprend 
de  plusieurs  fautes  qui  ne  sont  pas  légères. 

£n  suivant  votre  méthode ,  on  n  obtiendrait  pas  en 
dix  ans^  en  vingt  ans  de  temps,  le  titre  de  connaisseur. 

Ne  serait-il  pas  et  plus  sûr  et  plus  court  de  dessiner 
dès  sa  plus  tendre  jeunesse  et  de  peindre?  car  je  vous 
déclare  que  celui  qui,  au  sortir  de  devant  le  modèle ^  a 
tenu  un  ou  deux  ans  la  palette  dans  l'atelier  de  Yien  et 
de  Lagrenée ,  en  sait  plus  que  vous  et  înoi.  Tandis  que 
nous  balbutierons  devant  un  tableau ,  il  l'aura ,  lui,  vu^ 
regardé,  et  jugé  avec  plus  de  célérité  et  de  certitude. 

Lorsqu'on  a  exposé  les  différens  morceaux  qui  ont 
disputé  le  prix ,  tous  ces  enfans  arrivent;  ils  passent  en 
courant  devant  les  chevalets ,  et  disent  prestement  :  voilà 
le  meilleur  ;  il  est  sans  exemple  qu'ils  se  soient  trompés. 

Que  faut-il  donc  faire  de  votre  Traité  de  la  Manière 
de  bien  juger  en  peinture?  L'acheter,  le  lire ,  le  méditer, 
se  conformer  à  vos  préceptes,  et  croire  que  quand  on 
,  s'est  assujetti  à  tout  ce  que  vous  prescrivez,  on  sait  très* 
peu  de  chose,  et  que  quand  on  aura  un  tableau  à  acqué- 
rir, on  fera  très-bien  d'appeler  à  côté  de  soi  un  artiste 
du  premier  ordre  et  un  brocan|;eur  honnête,  s'il  en  est, 
et  consommé ,  et  cela  sous  peine  d'être  dupé  de  la  ma* 
nière  la  plus  cruelle. 

Il  est  difficile, de  bien  juger  de  l'éloquence ,  plus  diffi- 
cile encore  de  bien  juger  de  la  poésie  ;  tout  autrement 
d'apprécier  un  morceau  de  musique;  le  jugement  de  la 
peinture  est  le  plus  difficile  de  tous.  Songez ,  monsieur 
l'abbé ,  qu'après  trente  ans  de  travaux  et  de  succès  en 
cet  art,  celui  qui  s'avise  de  se  passer  de  modèle,  et  de 
peindre  de  pratique,  est  un  artiste  perdu.  Comment, 


35!à  CORRESPONOAfrCE    IiITTERAIRE, 

après  de  si  longues  années  d'exercice ,  un  maître  ne  peut, 
sans  conséquence ,  perdre  de  vue  la  nature  ^  et  vous^  qui 
n'avez  que  l'habitude  de  regarder  ses  imitations,  vous 
prétendez  le  juger  !  vous  parlez  sans  cesse  d'instinct  et 
de  tact ,  et  vous  ne  vous  êtes  seulement  pas  demandé  ce 
que  c'était  que  ces  expressions  magiques  ! 

L'homme  qui  naît  avec  les  plus  heureuses  dispositions 
pour  les  beaux-arts ,  est,  en  entrant  dans  ce  monde,  aussi 
parfaitement  ignorant  que  celui  que  la  grossièreté  de 
ses  organes  a  condamné  à  une  stupidité  invincible.  L'un 
et  l'autre  passent  devant  les  mêmes  phénomènes.  Ces 
phénomènes  affectent  le  premier,  il  s'en  souvient  ou  il 
les  oublie;  mais  la  sensation,  ou  plutôt  la  mémoire  de 
la  sensation  qu'il  a  éprouvée ,  lui  reste  :  et  voilà  la  règle 
de  ses  jugemens  et  dans  les. arts  et  dans  la  conduite  de 
la  vie.  S'il  a  les  phénomènes  présens,  il  juge  en  homme 
savant;  s'il  n'a  plus  les  phénomènes  présens,  il  juge  par 
tact,  ou  d'instinct,  et  son  jugement  n'en  est  que  plus 
prompt,  et  n'en  est  pas  moins  sûr,  quoiqu'il  ne  puisse 
quelquefois  en  rendre  raison.  Toute  vérité  est  en  nous  le 
résultat  des  dispositions  naturelles  et  de.  l'expérience. 
Toute  erreur  y  est  le  résultat  ou  du  manque  de  disposi- 
tions naturelles ,  ou  du  manque  d'expérience ,  ou  du 
manque  de  l'un  et  de  l'autre  de  ces  moyens ,  ou  de  l'em- 
ploi de  ces  deux  moyens  séparés. 

Ensuite  l'expérience  est  ou  spéculative  ou  pratique. 
La  pratique  sans  la  spéculation  dégénère  en  une  routine 
bornée;  la  spéculation  sans  la  pratique  n'est  jamais  qu'une 
conjecture  hasardée. 

Ainsi,  monsieur  l'abbé,  tant  que  nous  n'aurons  pas 
manié  le  pinceau,  nous  ne  serons  que  des  conjectateurs 
plus  ou  moins  éclairés,  plus  ou  moins  heureux;  et, 


DECEMBRE  1771*  353 

croyéz^moiy  parlons  bas  dans  les  ateliers^  d6  peur  de  faire 
rire,  le  broyeur  de  couleurs. 

M.  de  Julienne  a  passé  toute  sa  vie  à  acheter  et  à  re^ 
vendre  des  tableaux  ;  je  doute  qu'il  s'y  soit  jamais  bien 
connu. 

M.  de  Yoyer,  né  presque  aveugle,  qui  n'a  jamais  vu 
de  tableaux  qu'à  Taide  d'une  lorgnette ,  passe  pour  un 
connaisseur. 

Voici  ma  règle  :  je  m'arrête  devant  un  morceau  de 
peinture;  si  la. première  sensation  que  j'en  reçois  va  .tou« 
jours  en  s'affaiblissant  ^  je  le  laisse;  si,  au  contraire ^ 
plus  je  le  regarde,  plus  il  me  captive,  si  je  ne. le  quitte 
qu'à  regret,  s'il  me  rappelle  quand  je  l'ai  quitté,  je  le 
prends. 


■i*< 


ÉUmensdu  Système  général  du  monde.  Feu  M.  l'abbé 
deBragelongne,  de  l'Académie  des  Sciences,  bon  géo- 
mètre et  homme  fort  dévot,  fit  un  jour  un  petit  caté- 
chisme à  l'usage  de  ses  confrères;  il  l'apporta  à  une 
séance,  et,  le  tenant  sur  sa  main ,  il  dit  aux  académiciens  : 
«  Messieurs,  vous  voulez  tous  être  sauvés,  je  n'en  doute 
pas  ;  eh  bien  !  il  ne  s'agit  que  de  croire  le  contenu  de  ce 
livret.  Voyez,  Messieurs,  c'est  si  peu  de  chose!  n'est-il 
pas  bien  commode  d'avoir  toute  sa  religion  dans  un  coin 
de  sa  poche,  comme  vjx  colombat  (i)?  »  M«  Lasnière, 
ancien  inspecteur  des  études  et  des  élèves  de  l'École  Mi- 
litaire, expliquant  actuellement  le  monde  dans  un  gre- 
niei*  à  Lunéville,  pourrait  se  présenter  à  l'Académie,  son 
petit  livret  sur  la  main ,  et  dire  comme  l'abbé  de  Brage- 
lon^oe  disait  :  «  Messieurs,  voilà  tout  ce  qui  a  fait  le 

(i)  On  appelait  colomèau  de  petiU  almatiaçhs ,  du  nom  du  libraire  qui  lesi 
irendait; 

ToM.  VII.  a3 


3S4  COnRESPO!f0AirC£   LtTTÉRAIEB, 

sappHce  de  Descarles  et  de  Hewton  pendant  si  loDg-^ 
temps,  et  la  fin  de  vos  travaux  :  ce  dont  la  tête  du  grand 
architecte  (ut  grosse  pendant  im  si  prodigieux  nombre 
de  siècles,  je  l'ai  renferme  entre  quatre  feuillets.  Lises 
bien  ces  quatre  feuillets,  et  allez  reposer  vos  crânes  fati- 
gués sûr  leurs  oreillers.  N-est-il  pas  bien  commode  d'avoir 
danstm  coin  de  sa  poche  la  clef  de  l'univei^s,  comme  un 
passe-partout  de  garde^robe ?» 

Je  n'insîstenai  pas  sur  cet  ouvrage ,  qui  n'est  ni  d'un 
fou ,  ni  d'un  sot ,  mais  bien  d'an  homme  dont  les  lumières 
ne  sont  pas  propcxrtionnées  à  sa  tentative.  Il  admet  la 
matière  homogène,  et  cependant  il  en  regarde  chaque 
molécule  comme  animée  de  tendances  en  tous  sens-,  ce 
qui  est  contradictoire.  Il  fait  naître  le  mouvement  de  ces 
tendances  en  tous  sens,  et  cependant  il  croit  le  monde 
infini  :  deux  conditions  qui  étàbKratent  dans  la  masse  un 
équilibre  impossible  à  vaincre.  Le  vide  et  l'espace  ne 
sont  rien,  mais  rien  du  tout  à  son  avis;  et  cependant  il 
divise  toute  là  matière  en  pet^es  sphères,  et  cela  sans  se 
demander  à  lui-même  ce  que  c'est  que  la  multitude  in- 
finie de  petits  espaces  curvilignes  formés  par  le  contact 
de  ces  petites  sphères.  Il  n'y  a  point,  selon  lui,  d'éléraens 
essentiellement  différtas,  quoique  tous  les  phénomènes 
de  ta  nature  et  du  laboratoire  soient  fondés  sur  cette  dif* 
ference.  Il  prétend  que  l'air  se  convertit  en  eau ,  que  Teau 
se  convertît  en  terre ,  et  que  la  terre  se  convertit  en  feu  ; 
et  c'eÀt  ainsi  qu'il  engendre  des  soleils,  des  comètes  et 
des  ptanètes.  t)ne  planète  est  un  amas  de  matière  où  il  y 
a  air,  ean,  terre  et  feu  ;  un  soleil  est  un  amas  de  matière 
où  il  n'^  a  ptus  ni  air  ni  eau  ;  une  comète  est  un  amas  de 
matière  où  il  n'y  a  plus  ni  air,  ni  eau,  ni  terre.  Tout 
globe  tend  à  parcourir  ces  différens  états,  dont  le  dar- 


DECEMBRE   I77I.  3S5 

nier  est  une  dissolution  absolue.  M.  Lasnière  ne  s  en  tient 
pas  à  œs  grands  phénomène»  généraux  ;  il  applique  ces 
principes  à  tous  les  effets  minutieux  qui  se  passent  sous 
nos  yeux  :  c'est  le  rêve  d'un  homme  d'esprit  qui  est  sou- 
vent obscur^  parce  qu'il  est  impossible  qu'un  rêve  méta^ 
physique  soit  clair. 


MHM* 


Lettre  de  Bruliis{ï).  Sur  ce  titre  si  ambitieux ,  on 
s'attend  à  voir  les  principes  fondam^itaux  de  la  sociëtë 
discutés  ;  la  liberté  de  conscience  /  la  propriété  de  ses 
biens  et  de  sa  personne,  les  questions  sur  l'impôt ,  le^ 
traités  de  paix^  les  déclarations  de  guerre  et  autres 
sujets  importans  agités;  en  un  mot,  Charles  Stuart  re^^ 
cooduil;  à  sa  prison  de  Westminster,  interrogé,  jugé^ 
condamné  et  décapité  :  rien  de  tout  cela.  C'est  une  phi- 
lippique  pleine  d'érudition  et  d'emphase  contre  les  chard 
tant  anciens  que  modernea  ;  l'auteur  les  brise  tous. 
Mais  c'est  aux  cabriolets  surtout-  qu'il  en  veut.  Il  est 
certain  qu'il  se  passe  peu  de  semaines  sans  quelque  ac- 
cident causé  par  les  voitures;  il  ne  l'est 'pas  moins  que 
s^il  y  avait  quelque  attentat  commis  st^r  la  vie  des  ci^ 
toyens ,  il  faudrait  s'en  prendre  à  Titivasion  des  rues  par 
quelques  milliers  de  chars  qui  les  rendent  souvent  ini-' 
praticables  et*  fort  dangereuses  pour  les  pauvres  diables 
condamnés,  comme  moi,  à  marcher  à  pied.  Maisil  fkllait 
&ire  une  demi-page  là-dessus ,  -et  non  pas  un^os  fivre, 
et  9  surtout ,  ne  pas  prendre  le  nom  de  Brutus.  Il  en  fal^ 
lait  faire  une^plaisanterie.  Il  fallait  s'adresser  à  Tâbbé 
Morellet  et  à  tous  les  ouvriers  de  la  boutique  écono- 
mique, et  les  supplier,  au  nom  de  tous  les  crottés  de  la 

{t)  Lettre  de  Brutus  sur  les  chars  anciens  et  modernes  ^  par  "^Hjlf  de  Sale»  ))  . 
Londres  ( Paris)!  1771,  m-8°.  * 


356  CORRESPONDAKCB   LITTl^RAIEE, 

société,  de  plaider  la  liberté  du  pavé.  Au  lieu  d'une 
gaieté  légère  et  piquante,  on  a  fait  une  dissertation 
longue,  érudite,  violente  et  fastidieuse.  Il  y  a  pourtant , 
tout  au  travers  de  ce  fatras ,  deux  ou  trois  belles  pages  ; 
c'est  une  anecdote  tirée,  à  ce  que  dit  l'auteur,  d'un  des 
cent  volumes  de  manuscrits  orientaux  conservés  dans  la 
bibliothèque  royale  de  B^lin. 

Cang-hi  fut  le  Marc-Âurèle  de  la  Chine  par  sa  sagesse, 
et  son  Louis  XIY  par  son  goût  pour  le  despotisme  et  la 
durée  de  son  règne»  Sa  famille  était  très-nombreuse  ;  il 
y  avait  deux  mille  princes  vivans,  du  sang  de  Cang*ht, 
et  une  loi  ancienne  condamnait  à  mort  tout  Chinois  qui, 
même  dans  le  cas  d'une  défense  naturdie,  oserait  se  me- 
surer avec  un  prince.  Un  événement  funeste  dessilla  les 
yeux  du  souverain  sur  un  privilège  aussi  odieux^  Sunni 
et  Idamé  sortaient  d'un  temple  consacré  au  Tien.  Idamé 
était  la  plus  belle  femme  de  Ja  Chine;  Sunni  était  le  dis- 
ciple le  plus  révéré  de  Confucius.  C'était  un  soir  qu'ils 
étaient  allés,  selon  leur  usage,  remercier  l'Être  suprême 
du  bien  qu'ils  avaient  fait  faire  à  leurs  enfans.  Ce  jour-là, 
le  cadet  avait  remporté  le  prix  de  l'agriculture,  et  l'aîné 
avait  célébré  par  un  poème  la  victorîre  de  son  frère. 
Sunni  et  Idamé  s'en  retournaient  chez  eux  précédés  de 
leurs  fils ,  qui  se  tenaient  par  la  main.  Us  sont  arrêtés  par 
une  foule  de  peuple  qui  suivait  le  char  du  prince  Yu. 
L'aîné  des  Sunni,  séparé  de  son  frère,  est  poussé  sous 
une  des  roues  du  char,  et  brisé.  Idamé,  sa  mère^  se 
précipite  au  secours  de  son  fils,  et  périt -à  côté  de  lui. 
Le  cadet  s'élance  à  la  tête  des  chevaux.  Le  père,  dans  le 
trouble  qui  l'agite,  tire<,son  poignard  et  leur  perce  les 
flancs.  Le  prince  Yu  e3t  renversé  de  son  char,  et  prêt  à 
périr  sou^Jbs  coups  de  Sunni.  Dans  une  ville  moins  bien 


DÉCEMBRE    I77I.  357 

policée  que  Pékin  ^  quelles  n'auraient  pas  été  les  suites 
de  ce  tumulte  ! 

On  soustrait  le  prince  à  la  fureur  de  Sunni.  Sunni  est 
jeté  dans  un  cachot.  Les  portes  du  palais  impérial  sont 
assiégées  de  vils  esclaves  qui  crient  vengeance  contre 
l'audacieux  Sunni. 

Quelques  jours  après  cet  événement ,  Sunni  est  con* 
duit  devant  l'empereur  et  le  conseil  des  Colaos.  Il  est 
interrogé;  il  se  défend  avec  cette  fierté  qui  éclaire  un 
souverain  sans  le  blesser.  Il  proteste  que  s'il  avait  encore 
une  femme  et  un  i^ls  à  venger ,  il  oublierait  encore  et  le 
respect  qu'il  doit  à  ses  maîtres,  et  celui  qu'il  doit  à  la  loi. 
«  Je  me  condamne  à  la  mort,  ajouta-t«il;  mais,  quitte 
envers  ma  patrie ,  je  vaîs  m'exprimer  avec  la  liberté  d'un 
être  qui  ne  dépend  plus  que  de  Dieu  et  de  la  nature. 
J'ai  vécu  soixante  ans  fidèle  à  mon  pays  :  pourquoi  mon 
bonheur  s'est-il  passé  comme  un  songe  ?  Pourquoi  vais- 
je  périr  avec  ignominie?  Par  quelle  fatalité  une  mère  et 
uu   fils  meurent-ils  assassinés  sans  être  vengés  ?  Qui 
es-4;u ,  homme  cruel ,  pour  être  l'arbitre  de  ma  destinée? 
Te  serais-tu  flatté  que  je  viendrais  dans  ton  palais  baiser 
tes  pieds  et  embrasser  les  genoux  de  ton  fils  !  Le  hasard 
t'a  fait  souverain;  le  hasard  a  fait  naître  Yu  de  ton  sang. 
Moi,  je  descends  de  Confucius,  et  l'avenir  jugera  qui 
fut  le  plus  respectable  du  fils  de  Cang-hi  qui  écrase  les 
hommes  sous  les  pieds  de  ses  chevaux ,  ou  du  neveu  de 
Confucius  qui  sait  mourir  pour  les  lois  de  son  pays, 
lors  même  qu'elles  l'outragent.  Tu  prétends,  cniel  Yu, 
que  je  t'ai  menacé  de  mon  poignard;  sois  père,  sois 
époux ,  vois  ton  fils,  vois  ta  femme  expirant  sous  les 
roues  de  mon  char;  mets-toi  à  ma  place,  et  juge.  Tu  me 
cites  des  lois ,  je  t'oppose  celles  de  la  nature.  Malheut*  à 


358  CORRESPOWDA.WCE  LITÏI^RAIRE, 

toi ,  si  à  la  vue  du  sang  de  ta  fettiiiie  et  4e  ton  fils  tu  te 
possèdes  assez  pour  te  rappeler  une  ordonnance  de  po* 
Iice  et  distinguer  Un  homme  d'un  ailti%  |  On  dit  que  tu 
n'as  point  l'arae  petite  et  barbare  des  pourtiisans;  tant 
mieux  pour  toi.  Tu  peux  me  dérober  au  supplice;  mais 
le  meurtrier  d'Idamé  ne  sera  point  mon  bienfaiteur:  je 
préfère  la  mort  au  tourment  de  la  i^ecoonaissanci&k  Te 
dirai-je  plus  ?  Absous  au  tribunal  des  Colaos ,  l'acte  qui 
me  conserverait  la  vie  me  blesserait.  Si  la*  loi  qui  me 
condamne  est  juste/  pourquoi  le  législateur  oserait-il 
l'enfreindre?  Si  elle  ne  l'est  pas,  pourquoi  sui^^je  ici? 
Qu'on  abroge  cette  loi,  et  qu'on  me  conduise  ati  supplice; 
à  ce  prix ,  je  meurs  satisfait,  et  je  bénis  l^>destructeur  de 
pia  famille.  J'ai  dit.  » 

On  abandonna  le  sort  de  Sunni-  au  jugentent  dTu;  et 
voici  sa  réponse: 

a  Je  m'étais  déjà  jugé  avant  de  t'avoir  entendu;  ta 
hardiesse  ne  change  rien  à  mon  projet.  Tai  été  Tinstru- 
ment  de  ton  malheur ,  je  ne  balancerai  pas  à  4e  réparer. 
Respectable  vieillard,  j'embrasse  tes  pieds  :  'pardonne- 
moi  si  tu  veux  que  je  me  relève.  Écoute-moi  :  je  jure  de 
ne  monter  aucun  chsiX  de  ina  vie;  je  n^ ferai  plus  u)i  pas 
sans  penser  que  j'ai  rayi  deux  citoyens  à  la  patrie.  Il  te 
reste  un  fîfe  que  j'ai  privé  de. sa  mère;  de  ce  jour  il  est 
mon  frère.  Parle  encore,  inspire* moi  ton  éloquence  ^ 
afin  que  le  souverain  mon  père  m'enteiide,  et  que  le 
citoyen  qui  n'est  pas  né  prince  ne  soit  plus  effacé  du 
rang  des  hommes.  Sui|ni ,  tu  pleures  ;  embrasse-«noi, 
Sunni.  » 

m 

Et  puis,  pour  finir  par  quelque  chose  de  moins  triste, 
je  me  rappelle  le  discours  que  b  baron  d'Holbach  tenait 
à  so^  nouveau  cocher;  le  voici  :  «  J'ai  renvoyé  ton  ca- 


DÉCEMBRE    I77I.  ^  SSg 

^i^i*aile.  pour  avoir  disputé  le  pas  à  un  fiacre;  lu  ne  dis^ 
puteras  le  pas  à  personiie.  Si  tu  me  mènes  vite»  je  te 
cliasse.  Si  tu  renTerses  ou  blesses  qudqu'un ,  je  te  chasse: 
mais ,  auparavant  ^  je  l'aurai  assommé  de  coups  de  bà* 
ton.  »  Le  baron  a  mieux  fait:  il  a  laissé  ses  voitures  sous 
la  remise,  sa  femme  ei  ses.  eti&ns  en  disposent;  pour  hn, 
il  va  à  pied ,  et  s'en  porte  mieux.  ^ 


'o^mm 


11  parait  un  ouvrage  in-8^  de  4  >  6  pages ,  imprimé  k 
I^qdres ,  intitulé  l'^n  deux  mille  quaire  cent  qua* 
rant€(j).  U  est  très-rigoureusâment  défendu ,  et  par 
conséquent  très-viy<!ment  recherché,  sans  doute  par 
cela  même  qu'on  ne  peut  pas  se  le  procurer  facilement* 
L'auteur  qui  parle,  fatigué . d'une  longue  course,  se 
couche  et  s'endort  profondément  ;  en  se  réveillant ,  il  ne 
se  trouve  pas  si  dispos  que  de  coutume;  il  se  lève  avec 
peine, se  regarde  au  miroir,  et  se  trouve  un  peu  vieilli  : 
on  le  serait  à  moins  ;  il  avait  dormi  six  cent  soixante* 
neuf  ans.  Il  s'habille  et  sort:  de  là  il  trouve  tous  les 
usages  changés;  il  ne  reconnaît  ni  Paris  ni  la  cour,  et 
la  perfection  complète  de  lout  ce  qui  a  succédé  en  tout 
genre  fait  la  critique  la  plus  amère  de  tout  ce  qui  existe 
aujourd'hui;  grands  et  pedts,  administration,  gouverne- 
ment, mœurs,  philosophie,  religion,  usages,  etc.,  rien 
n'est  ^argné. 

£n  fait  de  gouvernement  j  d'administration  et  de  po- 
lice ,  cet  ouvrage  a  tout  le  délire  et  toutes  les  spécula- 
tions çhimériqiies  de  M.  de  La  Rivière  ;  l'espèce  de  chaleur 
et  de  Êiux  patriotisme  de  l'abbé  Coyer;  la  sécheresse  et 
le  genre  d'éloquence  de  l'auteur  desPré/ugés{2).Gest  une 

(i)  Par  L.  S.  Merder. 

(»■)  Oumiuvais,  auteur  de  VXssai  nwiet  Préjugée 


36o  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE, 

rêverie  perpétuelle  que  cet  ouvrage;  rêverie  si  rêverie, 
qu'on  n'a  pas  la  consolation  d'espérer  qu'aucune  de  ees 
belles  institutions  puisse  jamais  se  réaliser.  Il  n'en  au- 
rait pas  coûté  davantage  à  l'auteur,  qui  a  changé  tant 
{te  choses 9  de  changer  tant  soit  peu  la  nature  humaine; 
alors  sa  chimère  devenait  possible, .  mais  il  y  faut  cette 
condition.  C'est  nous. faire  revenir  sur  nos  malheurs 
d'une  manière  cruelle  et  barbare ,  que  de  nous  prouver 
qu'ils  tiennent  si  bien  à  notre  être,  qu'il  faudrait  le  chan- 
ger pour  nous  rendre  plus  heureux.  C'est  le  seul  profit 
qu'on  puisse  tirer  de  cet  ouvrage,  qui  n'est,  malgré  cela, 
ni  intéressant,  ni  attrayant,  quoiqu'il  soit  assez  bien 
écrit. 


On  à  donné,  le  6  de  ce  mois,  sur  le  théâtre  de  la  Co- 
médie Italienne ,  la  première  représentation  des  Deux 
Avares ,  comédie  en  deux  actes  et  en  prose ,  mêlée  d'a- 
riettes. C'est  la  seconde  des  pièces  qui  ont  été  représen- 
tées sur  le  théâtre  dé  la  cour  à  Fontainebleau  ;  elle  est 
de  M.  FenouHlot  de  Falbaire,  et  M.  Grétry  l'a  mise  en 
musique.  La  scène  est  à  Smyrne.  Deux  avares ,  M.  Gri- 
pon  et  M.  Martin,  Français  de  naissance,  ayant  appris 
parle  bruit  public  que  le  mufti,  enterré  de  la  veille, 
l'avait  été  avec  beaucoup  de  bijoux  et  de  choses  pré- 
cieuses, forment  le  projet  d'entrer  de  nuit  dans  le  tom- 
beau et  de  le  piller.  Deux  obstacles  s'opposent  à  ce  des- 
sein; la  garde  des  janissairea  qui  fait  ta  patrouille,  et, 
pour  comble  de  malheur,  on  a  apporté  de  Paris  a 
Smyrne  ces  nouvelles  lanternes  à  réverbère,  de  sorte 
qu'on  voit  dans  les  rues  la  nuit  tout  comme  en  plein 
jour.  Les  deux  avares  se  concertent  pour  faire  leur  coup 
la  nuit.  Ils  ont,  l'un  qq  neveu,  l'autre  qne  nièce,  qui 


DÉCEMBRE    177  <-  ^^' 

s'aiment  et  t[vâ  mëditeût  un  autre  coup;  c'est  dé  se  sous- 
traire à  la  tyraoeie  de  ces  vilains,  d'emporter  avec  eux 
leurs  nippes  et  leurs  bijoux>  et  de  s'embarquer  pour  la 
France.  Les  deux  amoureux  font  leur  complot  dan»  la 
même  place  ok  leurs  vieux  coquins  d'oncles  venaient  de 
faire  la  leur.  Il  y  a  dans  tette  place  un  puits  qui  est 
presque  à  sec.  La  suivante  apporte  dans  une  corbeille 
les  choses  précieuses  appartenant  à  sa  maîtresse,  et 
place  cette  corbeille  sur  le  bord  du  puits  ;  l'amoureux, 
par  un  mouvement  d'étourderie ,  la  pousse  et  la  fait  tom- 
ber dans  le  puits.  Grande  désolation.  Enfin,  comme  le 
puits  est  à  sec,  il  se  détermine  à  y  chercher  et  à  re- 
prendre la  corbeille  de  sa  maîtresse.  Celle-ci,  aidée  de 
sa  suivante,  le  descend  datis  le  puits  au  moyen  d'une 
corde.  Lorsqu'il  s'agit  de  le  remonter,  la  garde  des  janis- 
saires approche;  les  deux  filles  sont  (^ligées  de  se  sau- 
ver dans  la  maison ,  et  l'amoureux  reste  au  fond  du 
puits.  Quand  la  gardeapasâi,  les  deux  avares  arrivent 
pour  leur  expédition.  Après  avoir  cogné  quelque  temps, 
ils  viennent  à  bout  d'ouvrir  le  tombeau  ;  l'un  d'eux  y 
descend,  et  n'y:  trouve  pour  tout  bien  qu'un  bonnet  de 
mufti  et  son  vieux  manteau;  l'autre,  ftirieux  d'être 
trompé  ^ns  son  attente,  jette  le  bonnet  et  le  manteau 
dans  le  puits,  et  enferma  son  compère  dans  }e  tombeau, 
au-'moyen  d'une  herse  de  fer  quHl  baisse;  parce  qu'il 
suppose  qu'il  a  voulu  garder  les  choses  précieuses  pour 
lui-même,  en  jetant  les  gueniOe»  à  son  associé.  A  peine 
a-t-it  fait  cet^e  bdle  équipée,  qu'il  est  obligé  de  se  sau- 
ver au  plus  vite,  au  moyen  d'une  échelle,  sur  l'appui 
d'une  fenêtre  d'un  premier  éf âge,  parce  que  la  garde 
des  janissaires  Dépasse.  Ainsi ,  au  moment  où  elle  repa- 
i^aît ,  les  trois  principaux  acteurs  sont,  l'un  dans  un  puits^ 


> 


362  CORRESPOiVDANCE    LlTTéRURE 

LVlit.re  dans  un  tombeau ,  et.le  trqisîknié  perciié  sur  uioe 
feaetre.  Quant  à  ims^ieur»  les  jaDissaires^  ils  soot  es- 
prits fortj)  et  libertins  :  nim-seulemeoi  iis  ont  été,  au 
piépris  (le  leur  lot,  au  cabaret,  s'eniveer avec  du  vin; 
mats,  préposés  à  la  police  de  la  ville,  ik  vîtanent  ici 
crier  en  corps  au  railieu  de  la'  plaMe  publique  :      « 

Ah  I  qu'il  es%  bon ,  qu'il  est  divin  ! 

Vive  le  vinî 
Ma  foi ,  que  M ajiomet  eiv  gronde  , 
De  ses  menaces  je  me  ris. 
A  tous  les  prophètes  du  monde 
Je  préfère  ce  vîn  exquis. 
L'Alcoran  n'est  qu'an  grimoire  ; 
Je  n'j  crois  plus,  et  je,  veux  boire;...* 


Cela  est^  peu  pràs  aussi  sensé  que  si  le  guet  prépose  a 
la  garde  de  Paris  allait  faire  tagage  dans  le3  rues  pen- 
dant la  nuit,  ou  casset*  les  yitre»,  ou  faire  quelque  autre 
acte  coQlra^ire  à  la  police,  et  que,  ponr  assaisonna  tout 
cela,  il  chaulât  à  tiie  téte^  dans  les  carrefours,  des  chao* 
son&  contre  ^ésus-Christ.  Les  janissàir^^  pour  avoir  trop 
bu  de  vin ,  sont  altérés,  il^  ve&lent  tirer  de  Teaudu  puits 
pour  se  rafraîchir;  au  lieu  d'eau  ils  en  tirent  noire  amou- 
reux-qui,  fl'étani  affuhlé  .da.n|aqteau  et  du  bq^iiHicl  àe 
piufti ,  leur  fait  une  peui*  épouvi^itable  pi  les  iait  tous 
enfuir.  §a  inaîtressp  revient,  lerecon:([iaît;iil8^découvrenl 
leurs  deux  oncles,  Tun  enfermé  dans  le  tombeau,  l'autre 
en  haut  d'une  fenêtre;  ils  les  obligent  dans  cet  état  a 
consentir  à  leur  mariage  et  à. leur  prometti^e  la  restitu- 
tion de  leur  bien  ;  à  cette  çpnditicMSt  iU  les  délivrent,  et 
la  pièce  finit. 

Elle  n*a  réussi  ni  à  la  Cour ,  ni  à  Paris.  On  a  i^eme 


BSCEMBltK   1771.  '  363 

pris  ici  les  choses  au  grave  ^  et  il  y  a  eu  un  dëchaiaeiQent 
effroyable  contre  le  pauvre  poète.  Hélas!  ce  pauvre  Fe- 
Douillot  n'a  qu'un  malheur  et  qu'un  tort,  c'est. d'être  un 
peu  bête.  Vous  en  avez  déjà  eu  des  preuves  dans  ce  pe- 
tit précis;  si  vous  daignez  jeter  les  yeux  sur  la  pièce, 
vous  en  trouverez  à  chaque  phrase.  Quand  un  homme 
est  att^t  et  convaincu  de  ce  mal  y  il  n^est  pas  juste  de 
lui  chercher  chicane,  ni  d'attaquer  son  cœur,  qui  es! 
innocent  et  sec  comme  le  fond  de  son  puits.  Il  a  fait  le^ 
Deux  Foleursy  et  il  a  cru  faire  bonnement  les  Deux 
Avares.  Il  est  loin  de  connaître  la  nature.  Un  avare 
n'augmente  son  bien  qu'à  force  de  prudence  et  de  privai 
ttons  ;  il  se  donnerait  bien  de  garde  de  s'aventurer  dans 
une  mauvaise  entreprise,  dont  la  découverte  pourrait  le 
ruiner  de  fond  en  comble  :  le  génie  du  brigand  qui  at- 
tente à  toute  propriété,  parce  qu'il  ne  peut  rien  conser- 
ver, et  celui  de  l'avare ,  sont  fort  différens.  Notre  pauvre 
poète  a  voulu  faire  une  farce  ;  c'est  le  genre  qui  exige  le 
plus  de  verve  et  de  folie,  et  il  n'y  a  pas  dans  toute  sa 
pièce  le  mot  pour  rire,  pas  un  trait  plaisant;  el)e  est 
d'une  tristesse  mortelle,  on  en  sort  le  cœur  navré.  Il  n'y 
a  pas  une  scène  qui  vous  ravigote  au  milieu  de  la  sé- 
cheresse qui  règne  à  Smyrne,  et  qui  vous  dessèche  au^ 
tant  l'esprit  que  les  puits  de  ses  rues.  A  la  lecture ,  on 
croirait  que  le  mouvement  perpétuel  de  la  pièce,  les  aN 
lées  et  venues  continuelles,  soutenues  par  la  musique, 
doivent  produire  de  l'effet  et  de  l'amusement ,  au  moinst 
pour  les  yeux  ;  mais  à  la  représentation  tout  est  <l'un 
vide  et  d'un  triste  morne.  Vous  ne  manquerez  pas  de 
remarquer,  parmi  les  saillies  heureuses  de  M.  de  Fal- 
baîre,  le  duo  des  Deux  Auai'es  qui  s'exhœtent  à  frap* 
per  à  grands  coups,  parce  que  tout  le  monde  dort, 


364  CORRESPOlffDAJICE    LITTÉBAI&X, 

et  qu'ils  cmt  le  plus  grand  intérêt  à  ne  réveiller .  per- 
sonne. 

Frappons,  frappons  à  grands  coups. 
Tout  sommeille  autour  de  nous. 

Il  y  a  des  choses  charmantes  dans  la  musique;  maigre 
cela,  M.  Grétry  a  pensé  être  entraîné  par  la  chute  de 
M.  de  Falbaire;  ce  n'est  qu'avec  beaucoup  de  peine 
qu'il  a  soutenu  son  poète  en  l'air  sur  un  immense  préci- 
pice; il  doit  en  avoir  le  braa  fatigué.  Il  a  hXlu,  tâtonner 
beaucoup  dans  les  premières  représentations  pour  retrao- 
cher  ce  qui  avait  le  plus  déplu,  et  faire  les  coutures  né- 
cessaires pour  faire  aller  le  reste.  Il  en  est  résulté  ce  que 
nous  appelons  en  musique  un  hachis,  c'est-à-dire  que  la 
véritable  succession  des  airs  ayant  été  dérangée  par  des 
déplacemçns  ou  des  suppressions,  l'influence  mutuelle 
des  uns  sur  les  autres  est  détruite,  ce  qui  ne  peut  ja- 
mais arriver  sans  nuire  considérablement  à  l'effet.  Les 
airs  chantés  par  le  charmant  Caillot  sont  les  plus  beaat 
de  la  pièce.  Son  duo  avec  le  compère  Gripon  : 

Prendre  ainsi  cet  or  ,  ces  bijoux  ! 
De  moitié  nous  serons  ensemble, 

0 

est  délicieux.  La  marche  des  janissaires  a  aussi  fait 
grande  fortune;  mais  au  second  acte  la  musique  faiblit. 
Il  y  a  d'ailleurs  trop  de  duo ,  trio ,  etc. ,  et  pas  assez 
d'airs  à  voix  seule;  mais  c'est  que  ce  pauvre  diable  de 
Falbaire  n'en  aurait  pas  trouvé  la  place  pour  tout  l'or  de 
Smyrne.  Il  en  avait  placé  un  au  moment  où  les  amou- 
reux faisaient  leurs  paquets  pour  décamper  ;  la  petite 
fille,  apercevant  un  bracelet  avec  le  portrait  de  sa  mère, 
lui  adresse  quelques  vers  pathétiques  ^  sur  Icsquek  1^ 


OlÉGEMBAE  IJ'Jl-  36S 

compositeur  avait  fait  un  air  superbe;  il  a  fallu  le  sup^ 
primer  comme  entièrement  déplacé,  et  l'on  n'a  pas  seu- 
lement tenté  de  le  remettre  à  Paris.  Il  y  a  plus  d'une 
lacune  de  ce  goût-là  dans  cette  pièce ,  et  l'on  s'en  aper-* 
çoit.  En  Italie,  on  n'aurait  pas  été  si  difficile;  l'air  étant 
beau  j  on  se  serait  peu  soucié  de  la  manière  dont  il  est 
placé,  et  l'on  aurait  écouté  avec  transport  ;  mais  nous 
n'aimons  pas  la  musique  jusqu'à  ce  point. 


On  peut  faire  relier  avec  les  Deux  Avares ,  à  cause 
de  leur  gaieté,  FercingentoHx  ^  tragédie^  œuvre  post- 
hume  du  sieur  de  Bois- Flotté  ^  étudiant  en  droit-Jîl^ 
sik'pie  de  notes  historiques  de  fauteur  ;  brochure  in-8*. 
C'est  une  tragédie  et  un  acte ,  tout  entière  écrite  en  ca- 
lembourgs.  Le  héros  finit  la  pièce  par  ces  vers  : 

Je  vais  me  retirer  dans  ma  tante  ou  ma  nièce , 
Et  j'aUendrai  la  mort  de  la  faim  de  la  pièce  i 

Ma  foi ,  M.  de  Bièvre,  mousquetaire  gris  ou  noir, 
auteur  de  toutes  ces  bonnes  plaisanteries,  se  moque  un 
peu  de  nous  y  et  abuse  de  notre  patience.  Le  succès  éton- 
nant de  la  Comtesse-Tation  lui  a  tourné  la  tête ,  et  il  croit 
bonnement  qu'il  petit  nous  mettre  à  ces  platitudes  pour 
toute  nourriture;  il  n'y  a  point  de  genre  qui  demande 
plus  de  sobriété  que  le  genre  détestable  des  pointes  et 
des  calembourgs.  M.  de  Bièvre  en  dégoûterait  les  plus 
grands  amateurs,  c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
plat  et  de  plus  frivole  dans  une  nation. 


M.  de  Guignes,  de  l'Académie  royale  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres ,  vient  de  publier,  en  un  volume  in-4*, 
Ije  Chou-kingjUn  des  livres  sacrés  des  Chinois ^  qui  ren^ 


366  CORRESPOHDAHCE   LITTÉRAIRE , 

ferme  les  fondemens  de  leur  ancienne  histoire^  les  pria'» 
cipes  de  leur  goupernement  et  de  leur  morale;  otwrage 
recueilli  par  Confucius ,  traduit  et  enrichi  de  notes 
par  feu  le  Père  Gaubil^  missionnaire  à  la  Chine  ^^  etc. 
Cette  traduction  était  annoncée  depuis  long  «temps. 
U  faut  du  courage  et  de  la  pati^œ  pour  la  lire ,  et  tout 
lecteur  qui  ira  jusqu'au  bout  sans  ennui  ^  pourra  se 
vanter  d'une  intrépidité  à  laquelle  je  ne  prétends  pas. 
Il  verra  aussi  qu'en  généralisant  un  peu  les  idées ,  les 
hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays  se  ressem- 
blent plus  qu'on  ne  pense ,  et  que  le  cercle  de  la  folie  et 
de  la  sagesse  humaine  n'est  pas  aussi  étendu  ni  aussi 
diversifié  qu'on  le  croirait  d'abords  Je  désirerais  à  M.  de 
Guignes  une  érudition  moins  systématique  et  moins  em- 
brouillée. 11  ne  sera  jamais  mon  guide  dans  les  ténèbres 
chinoises  dont  je  me  sens  entouré ,  et  d'où  il  ne  me  tirerait 
que  pour  m'enfoucer  dans  les  ténèbres  plus  épaisses 
d'Egypte.  £n  vérité,  je  crains  que  nous  ne  nous  en 
tirions  de  notre  vie  ni  l'un  ni  l'autre,  quoiqu'il  y  ait  con- 
sacré toutes  ses  vieilles ,  et  que  je  n'y  aie  pensé  qu'en 
passant  par  manière  de  déla^ement.  Mon  parti  est  bien 
pris:  à  moins. d'avoir  passé  une  vingtaine  d'années  dans 
la  bonne  et  dans  la  mauvaise  compagnie  de  Pékin ,  et 
d'avoir  appris  à  jaser  avec  tous  les  niandarios  de  l'em- 
pire,  je  ne  nie  résoudrai  jamais  à  avoir  une  idée  arrêtée 
sur  la  Chine.  Au  reste,  la  morale  dii  Chou-king  est  aus- 
tère et  excellente  conmie  celle  dé  tous  les  livres  de  mo- 
rale. Confutzée  est  l'apôtre  favori  du  patriarche  de  Fer- 
nciy.Yous  trouverez  en  entrant  dans  leôabinet  de  Ferney 
^on  portrait  avec  ces  vers  : 

De  la  simple  vertu  salutaire  interprète  , 

Qui  n'adoras  qu'un  Dieu ,  qui  fis  aimer  sa  loi , 


DliCEMBRE   1771^  367 

Toi  qui  parlas  en  sage  et  jamais  en  prophète, 
S'il  est  un  sage  encore  ^  ii  pense  comme  toi  (i)i 

La  foule  innombrable  de  compilations  de  toute  espèce 
et  de  toutes  couleurs ,  qui  se.  succèdent  avec  une  rapidité 
étonnante  depuis  quelques  années ,  m'avait  déterminé 
depuis  long-temps  à  m'en  tenir  simpleknent  à  l'indication 
de  leurs  titres;  mais  comme  ces  titres  sont  rapportés 
dans  tous  les  jourtiaux,  je  prends  le  parti  de  les  sup-^ 
primer  entièrement.  Il  n'y  a  pas  une  seule  de  ces  com^» 
pilations  qui  ne  soit  faite  avec  la  dernière  négligence^  et 
cela  est  d'autant  plus  déplorable  que  plusieurs  d'entre 
etles  pourraient  être  véritablement  utiles  si  elles  étaient 
faites  avec  un  peu  de  soin  ;  mais  l'impudence  avec  )a->> 
quelle  de  petits  littérateurs  obscurs  et  affamés  osent 
présenter  au  public  les  rapsodies  les  plus  informes^  est 
poussée  à  un  excès  qu'on  a  peine  à  s'imaginer.  Et  pour- 
quoi y  mettraient-ils  des  bornes,  puisqu'ils  sont  à  peu  près 
sûrs  de  débiter  ;leur  mauvaise  marchandise  parmi  cette 
foule  de  désœuvrés  dont  l'ignorance,  l'oisiveté  et  l'opu- 
lence combinées  leur  permettent  toujours  de  prendre 
sans  choix  et  sans  discernement  tout  ce  qu'on  leurbffrira? 
L'abbé  de  La  Porte  trouve  très-commode  de  gagner  tous 
les  ans  8  à  10,000  francs  à  ce  beau  métier^  et  se  moque 
encore,  par-dessus  le  marché,  des  dupes  qui  achètent 
ses  rapsodies;  et  il  ne  s'agit  que  de  n'avoir  ni  honneur, 
ni  sentiment ,  ni  aucune  sorte  de  mérite ,  pour  envier 

(x)  Voltaire,  dans  la  section  première  de  son  ai-ticle  De  la  Chine ,  Dic- 

TioirzrAiRs  PHILOSOPHIQUE,  rappofte  cette  inscription  de  la  manière  suivante  : 

De  la  aeule  raison  8alataire*interprète,        ' 
Sans  ëblonir  le  monde  édairant  les  esprits , 
Il  ne  parla  qu^en  sage  et  jamais  en  prophète; 
Cependant  on  le  crut ,  et  même  en  son  pays. 


368  .  CORRESFO]fOA.!rC£    LltTERAIRE, 

son  sort.  Les  autres  barbouilleurs  cherchent  à  donner 
un  air  de  philosophie  à  leurs  recueils  de  bévues  et  de 
sottises  ;  ainsi ,  dans  le  Manuel  des  Artistes  et  des  Jma- 
leurs  (i)y  qui  vient  de  paraître ,  le  compilateur ,  au  liea 
d'expliquer  les  emblèmes ,  allégories ,  devises ,  attributs, 
symboles  employés  dans  les  beaux-arts,  aime  mieux  faire 
des  déclamations  sur  l'abus,  de  IVpothéose  chez  les  Ro- 
main^ ,  et  donner  une  suite  d'énigmes  çn  vers ,  enlevées 
au  Mercure  sans  doute.  L'objet  de  cett^  compilation 
était  intéressant,  comme  vous  voyez;  elle  pouvait  être 
l'ouvrage  d'un  hornm^  de  goût  et  instruit,  et  il  faut 
qu'un  aventurier  aussi  ignorant  qu'ignoré,  s'en  mêle. 
Un  autre  fait  un  Dictionnaire  historique  des  Sièges  et 
Batailles  mémorables  de  V Histoire,  ancienne  et  mo- 
derne (a)  (  q^r  nous  embrassons  toujours  un  sujet  dans 
sa. plus  vante  étendue);  i^t. tout  cela,  c'est  pour  réim- 
primer une  foule  de  bons  mots,  de  traits,  de  contes, 
d'anecdçtes  enlevés. à  d'autres  compilations  aussi  mal 
faites.  Lorsqu'on  voit  donc  dans  nos  journaux  l'annonce 
de  quelque  compilation  sous  le  titre  de  dictionnaires , 
d'abrégés,  de  manuels,  d'esprit  d'un  auteur,  on  peut 
compter  hardiment  que  c'est  de  la  marchandise  gâtée  et 
exposée  par  des  corsaires  de  libraires  ou  par  des  écu- 
meurs  littéraires,  dans  Ja  vue  d'attraper  le  public,  Si, 
dans  tout  cet  indigne  fatras,  il  paraît  jamais  quelque 
compilation  utile  et  faite. avec  soin,  je  me  réserve  de  lui 
rendre,  dans  ces  feuilles,  la  justice  qui  lui  est  due;  mais 

(i)  Paris,  Gostard,  1770,  4  vol.  in- 12;  par  Tabbé  de  Petity. 

(a)  Ce  Dictionnaire  (1771»  3  vol.  in-80-)  dont  Tauteur  est  La  Croix,  de 
Compiègne,  ne  mérite  pas  tout-à-fait  pl'étre  compris  dans  l'anathème  Umcé 
par  Grimm  contre  les  compilations. Celle-«i,  car,  malgré  cela,  c'en  est  uie,  a 
reparu  en  1809  avec  beaucoup  d'augmentations  par  M.  Titon;  elle  forme 
6  vol.  in-8».  (B.) 


DECEMBRE  I77I.  369 

j'en  exclus  pour  toujours  les  rapsodistes,  sous  quelque 
forme  qu'ils  entreprennent  de  se  montrer. 


Les  circonstances  où  se  trouvent  le  royaume  et  la  ré- 
publique de  Pologne  n'ont  pas  dû  échapper  à  la  spécu* 
lation  des  compilateurs.  On  vient  de  publier  un  État  de 
la  Pologne  j  avec  un  abrégé  de  son  droit  public  ^  et  les 
nouuelLes  constitutions;  volume  in- 12  d'environ  3oo 
pages.  La  plus  grande  partie  de  cet  ouvrage  a  déjà  paru 
en  Allemagne  il  y  a  quelques  années  (i).  On  y  trouve 
d'abord  un  précis  géographique  du  royaume ,  ensuite 
une  esquisse  de  son  droit  public;  enfin,  les  pacta  con- 
tenta du  roi  actuellement  régnant,  et  le  précis  de  ce  qui 
s'est  passé  dans  la  diète  extraordinaire  de  1767. 

Il  a  paru  encore  un  autre  ouvrage  sur  la  Pologne,  in- 
titulé Lettres  sur  la  Constitution  actuelle  de  la  Pologne , 
et  la  tenue  de  ses  diètes;  volume  in- 12  assez  considé- 
rable. Ces  Lettres  contiennent  d'abord  l'histoire  et  le 
panégyrique  de  l'auteur,  M.  le  chevalier  Pyrrhys  de 
Varille,  gentilhomme  provençal ,  qui  a  obtenu  les  hon- 
neurs de  l'indigénat  à  la  diète  de  couronnement  du  roi 
Stanislas-Auguste.  M,  l'indigène  rend  compte  lui-même 
de  tout  ce  qu'il  a  éprouvé  à  ce  sujet ,  dans  une  lettre 
pompeusement  écrite  à  son  compatriote  M.  Marin ,  qui , 
après  avoir  été  corsaire  dans  les  mers  du  Levant  pen- 
dant sa  jeunesse 9  s'est  fait,  à  Paris,  dans  un  âge  plus 
mûr,  censeur  de  la  police,  ou  surintendant  des  corsaires 
de  la  littérature;  il  n'a  pas  mal  conservé  le  ton,  les  ma* 

(1)  Grimm  a  raison  de  faire  observer  que  la  plus  grande  partie  de  rouvrage 
sur  rÉtat  de  la  Pologne,  1770,  in-ia,  avait  déjà  paru  en  Allemagne.  En  effet, 
le  volume  est  composé  principalement  des  Mémoires  sur  le  Gouvernement  de 
la  Pologne,  publiés  en  1759  par  le  célèbre  publiciste  Pfeffel.  La  préface  de  la 
nouvelle  édition  est  de  feu  M.  Hérissant.  (B.y 

ToM.  VII.  a4 


/ 


370  CORRESPOJVDABTCE    LITTERAIRE, 

nières  et  les  mœurs  d'un  inspecteur  de  chiouraie.  Quant 
à  son  illustre  ami  M.  Pyrrhys,  il  aime  un  peu  la  pompe 
provençale  dans  son  style.  Il  se  plaint  du  cardinal  de 
Fleury,  qui  lui  refusa  la  moitié  de  la  pension  de  son 
père  y  et  répondit  aux  sollicitations  que  les  services  mi- 
litaires du  père  n'étaient  pas  un  titre  pour  que  le  roi 
payât  les  talens  poétiques  du  fils:  Cette  réponse  parait 
d'abord  un  peu  dure;  cependant  le  cardinal,  parcimo- 
nieux des  trésors  de  l'Etat,  ne  voulait  dire  autre  chose, 
sinon  qu'il  aimait  mieux  faire  ce  refus  qu'imposer  un  ving- 
tième ,  second  vingtième,  troisièote  vingtième ,  vingtième 
vingtième  sur  le  peuple.  Le  cardinal  avait  devant  les  yeux 
le  conseil  que  Montesquieu  n'avait  pas  encore  donné 
aux  rois  y  de  songer  quelquefois  que  les  courtisans  jouis* 
sent  de  leurs  grâces ,  et  les  peuples  de  leurs  refus.  En 
effet ,  supposons  que  le  père  de  M.  Pyrrhys  ait  sauvé  la 
France  trois  ou  quatre  fois,  en  sa  qualité  de  lieutenant 
d'infanterie,  et  qu'il  se  soit  retiré  du  service  avec  le  grade 
de  capitaine  et  pension  de  retraite;  la  France  a  trop  de 
sauveurs  de  cette  espèce ,  et  ne  serait  pas  assez  riche  s'il 
fallait  qu'elle  récompensât  ces  services  de  génération  en 
génération;  c'était  là,  du  moius^  le  système  du  car- 
dinal de  Fleury.  Mais  qu'est-ce  que  tout  cela  fait  à  la 
Pologne  ?  Ce  que  cela  lui  fait  ?  C'est  qu'elle  a  eu  l'avan- 
tage, grâce  au  refus  du  cardinal,  d'enlever  M.  Pyrrhys 
à  la  France.  Il  s'est  fait  gouverneur  d'un  prince  San- 
gusko,  pour  l'instruction  duquel  il  a  composé  les  Lettres 
qui  forment  ce  recueil.  La  première  traite  des  diètes  de 
convocation;  la  seconde,  de  l'élection  des  rois  de  Po- 
logne; la  troisième,  de  l'élection  d'Auguste  II,  électeur 
de  Saxe,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  et  de  celle  de  son  61s 
Auguste  III  ;  enfin  de  celle  du  roi  d'aujourd'hui.  Elle  est 


DECEMBRE  I77I.  871 

terminée  par  des  réflexions  politiques  sur  Tétat  delà  Po- 
logne, faites  au  commencement  de  1764  9  et  par  con* 
séquent  de  peu  d'usage  à  la  fin  de  177 1. 


M.  linguety  qui  n'a  pas  peur,  qui  fait  même  parade 
du  nombre,  de  la  force  et  de  la  qualité  de  ses  ennemis, 
a  publié  depuis  deux  ou  trois  mois  (i)  des  Lettres  sur  la 
Théorie  des  Lois  ciuiles ,  oh  l'an  examine  entre  autres 
choses  s^il  est  bien  vrai  que  les  Anglais  soient  libres , 
et  que  les  Français  doii^ent  ou  imiter  leurs  opérations , 
ou  porter  envie  à  leur  gouvernement;  brochure  in^ia 
de  272  pages.  L'auteur  y  défend  ses  paradoxes  favoris, 
savoir,  que  le  président  de  Montesquieu  n'avait  f»as  le 
sens  commun  ;  qu'il  n'y  a  d'heureux  que  les  peuples 
d'Asie  qui  vivent  sous  le  despotisme  si  décrié,  si  c^om- 
nié  dans  notre  Europe;  que  ce  qu'il  y  a  de  moins  libre 
sous  le  ciel ,  c'est  un  Anglais  ;  et  que  les  Français  seraient 
bien  à  plaindre  de  jouir  de  cette  liberté.  C'est  fort  bien 
fait  d'aimer  les  paradoxes  et  de  les  soutenir  avec  cha- 
leur :  cela  amuse  les  oisifs  qui  sont  en  grand  nombre ,  à 
qui  leur  existence  pèse,  et  qui  se  soucient  bien  moins 
d'être  instruits  que  d'être  désennuyés;  mais,  quoique 
M.  Linguet  ne  manque  pas  d'esprit,  il  a  entrepris  de  tout 
temps,  et  au  barreau  et  en  littérature,  des  causes  très- 
difficiles  et  trop  décriées  pour  s'en  tirer  avec  succès. 
Dans  ces  feuilles,  nous  n*ayons  le  droit*de.le  juger  que 
comme  littérateur,  et  non  comme  avocat;  mais,  en  gé- 
néral, ses  entreprises  sont  au-dessus  de  ses  talens.  Au 
demeurant,  il  faut  qu'il  soit  extrêmement  laborieux,  car 
il  est  exact  à  payer  ses  dettes,  et  il  ne  se  montre  pas  un 
agresseur  à  qui  il  refuse  le  combat.  Il  s'est  engagé  dans 

(i)  C*csl  «ne  erreur.  Ces  Lettres  sont  de  1770,  Amsterdam. 


37 à  CORRESPOKDiWCE    LITTÉRAIRE. 

la  plus  belle  querelle  du  monde  avecjes  économistes; 
c'est,  entre  autres,  un  modèle  d'égards  et  de  politesses 
que  cette  guerre  littéraire,  c'est-à-dire  que  les  injures  les 
plus  grossières  pleuvent  entre  M.  Linguet  et  le  rêveur 
économiste  Dupont,  auteur  des  Ép/iémérides  du  Citoyen . 
Ce  Dupont  a  déjà  répondu,  dans  son  journal,  aux  lettres 
de  M.  LingUet  dont  il  est  question  ici,  et  Ton  m'en  a 
rapporté  même  une  plaisanterie  assez  sanglante.  Comme 
la  jeunesse  de  Linguet  a  été  infiniment  équivoque ,  et 
qu'il  est  véhémentement  soupçonné  d'avoir  un  jour,  par 
distraction  sans  doute,  fouillé  dans  le  secrétaire  de  son 
ami  Dorât,  et  d'en  avoir  emporté  dans  sa  poche  plusieurs 
billets  au  porteur  qui  s'étaient  trouvés  sous  sa  main^  ce 
qui  a  pensé  faire  une  affaire  criminelle  à  un  domestique 
innocent ,  M.  Dupont,  çn  lui  poussant  ses  argumens,  lui 
dit  très-méchamment;  «  Pesez  ceci,  M.  Linguet,  cela 
ne  se  met  pas  en  poche.  »  M.  de  La  Harpe^  qui  aime  la 
petite  guerre,  et  à  qui  ce  goût  sera  funeste,  parce  qu'il 
a  déjà  plus  d'ainemis  qu'il  ne  lui  en  faudrait,  s'est  aussi 
colleté  avec  M.  Linguet  dans  le  Mercure.  Les  deux  ou 
trois  pages  qu'il  a  faites  contre  lui  sont  fort  solides,  et 
encore  plus  dédaigneuses  :  mais  c'est  bouillir  du  lait  à 
Linguet  que  de  lui  prêter  le  collet;  et  voilà  une  cam- 
pagne d'hiver  qui  se  prépare  entre  deux  partisans  qui 
ont  fait  preuve  de  leur  vocation  ;  Linguet  a  déjà  lâché 
ses  enfans  perdus  sur  M.  de  La  Harpe.  Le  vieux  Piron 
ayant  eu  à  se  plaindre  de*  l'abbé  Desfontaines,  le  Fréron 
de  son  temps ,  lui  promit  en  reconnaissance  de  lui  en- 
voyer pendant  cinquante  jours  de  suite,  tous  les  matins, 
une  épigramme  pour  son  déjeuner.  Il  lui  tint  parole.  Au 
bout  de  quinze  jours  et  de  quinze  épigrammes ,  l'abbé 
Desfontaines  tomba  malade;  alors  Piron  se  contenta  de 


DÉCEMBRE  I77I.  Î^S 

faire  tous  leS;  matins  son  épigramtne/  mais  ne  l'envoya 
plus.  Le  vingt -cinquième  jour,  Tabbé  Desfontaines 
mourut ,  et  Piron  s'arrêta  au  nombre  de  vingt-cinq.  On 
se  rappelle  plusieurs  de  ces  ëpigrammes^  qui 'Sont  des 
chefs-d'œuvre,  et  le  recueil  complet  en  serait  très- pré- 
cieux. Il  faut  que  M.  Linguet  ait  entendu  parler  de  cette 
gageure,  car  il  a  voulu  l'imiter;  if  a  promis  /dès  le  mois 
d'octobre,  à  M.  de  La  Harpe,  de  lui  envoyer  tous  les 
lundis  une  épigramme  de  la,  campagne,  où  il  se  reposait 
de  ses  fatigues  de  l'été  dernier.  Pe  oes  épigrammes,  il  en 
est  venu  cinq  à  ma  comiaissance ,  et  elles  vous  prouve- 
ront  quç  Henri-Simon-Niçolas  Linguet  ne  ressepible  pas 
plus,  de  ce  côté,  à. Alexis  Piron  iii  à  Jean-Baptiste  Rous- 
seau, qu'à  Jean- Jacques  Rousseau,  par  l'art  de  défendre 
des  paradoxes.  .       , 

£PfGRAMM^3  PimODIQUES. 
,    PR£MIEA£.  Dju  lundi*  i5  octobre. 

Monsieur  Xf  Harpe,  en  son  MercufCy  « 
Blâme  le  feu  de  mes  <^crits  ; 
Monsieur  La  Harpe ,  je  vous  jure ,  * 

D'i;n  'défaut  de  cette  nature 
*■    Vous  ne  %erez  jamais  repris  : 
Et  s*il  vient  uri  jour  ertvfe 
D'abandonner^ ce  vilain  ton ,  ^ 

Pour  bien  refroidir  mon  génie , 
J'étudierai  Timoléon, 
Warvick ,  Gustave  et  Mélanie., 

Seconde.  D ta  lundi  hvl  octobre. 

Le  public  s'est  moqué  dé  tes  panégyriques  ; 
Le. parterre  a  sifflé  ton  ftroid  Timoléon; 

Tes  épîtres  mélancoliques , 

Tes  oraisons  académiques       -  * 
Se  sont  mises  en  poudre  aii  souffle  de  Fréron. 


374  GOERESPONJDAirCE  LITTÉRAIRE, 

Hibou  de  lap  littérature ,    . 
Prosateur  malfaisant ,  rimailleur  fanfaron , 
Te  voilà  donc ,  pour  dernière  aventure , 
De  Lacombe  et  de  son  l^ercure 
Devenu  le  premier  garçon  ? 

Troisième.  Du  lundi  2g  octobre. 

Ce  rimailleur  glacé  qui  fait  des  vers  si  roides, 
Du  fermier  du  Mercure  est  croupier  aujourd'hui. 

C'est  très-sagement  fait  à  lui  : 
Le  Mercure  est,  dit-on,  bon  pour  les  tumeurs  froides. 

Quatrième.    Du  lundi  5  novembre, 

La  Harpe ,  dites-vous ,  m'a  fait  une  morsure  ; 
•    Et  le  roquet  s'en  vante  à  découvert. 

Madame ,  en  êteS-vous  bien  siiré? 

Car ,  pardieu  !  j'irais  à  la  mer. 

Cinquième.  Du  btndi  idT novembre. 

Qu'est-ce  qu'un  jqutHaliste  ? 
Disait  une  femme  d^esprit. 
En  jest»ce  un  que^.ce  froid  copisje' 
Qui  y  sur  un  ton  pesant'et  triste , 
Va  dénigrant  tout  bon  écrit , 
Et  se  rend  le  panégyriste 
Des  auteurs  dont  le  public  rit  ? 
—  Oui ,  c'en  est  un  ,•  je  vous  assure  ; 
Un^es  bons,  des  plus  en  crédit..!. 
• —  Ab  !  j^'fentends  ;  en  littérature , 
Il  est  ce  que  dans  la  nature 
Est  un  ver  odieux  qui  vit 
En  se  roulant  sur  la  verdure  * 
D'un  bel  oranger  qu'il  flétrit, 
Et  qui  souille  avec  son  ordure  - 
La  feuille  dont  il  se  nourrit. 


*     k 


Depuis  que  PalisJot  a  obtenu  le  privilège  d'annoncer 
les  deuils  de  la  cour  aux  particuliers ,  moyennant  une 


DiG£MBR£    I77I.  3^5 

rétribution  annuelle  de  trois  livres  ^  et  qu  il  a  disposé  de 
ce  privilège  en  faveur  de  sa  respectable  amie  mademoi- 
selle Fauconnier  (i),  fille  du  moude,  retirée  du  service  à 
cause  de  la  multiplicité  de  ses  services  et  de  son  âge,  il  a 
imaginé  d'augmenter  cette  ferme  d'une  souscription  de 
trois  autres  livres  pour  un  N^écrologe  des  hommes  célè-- 
ires  de  France  j  dans  lequel  il  fait  l'éloge  et  donne  les  par«- 
ticularités  de  la  vie  de  ceux  qui  sont  morts  dans  l'année. 
On  a  dit  de  ce  recueil  qu'il  renfermait  plutôt  la  satire 
des  vivans  que  l'éloge  des  morts  ;  mais  c'est  du  poison 
perdu ,  parce  que  personne  ne  lit  cette  rapsodie.  Palissot 
n'a  qu'une  seule  drogue  malfaisante  qu'il  cherche  ànous 
revendre  tous  les  ans  ;  il  y  a  beau  temps  qu'on   n'en 
veut  plus  :  le  public  est  aussi  friand  en  fait  dé  mécfaan- 
<^tés  qu'en  autres  mets;  il  lui  faut  du  nouveau ^  sans 
quoi  il  laisse  l'empoisonneur  dans  la  rue.  Ajoutez  que 
celui  du  ISécrologe  est  si  décrié ,  que  personne  ne  se 
soucie  de  lui  fournir  des  mémoires  sur  les  morts  qu'il 
veut  célébrer;  ainsi ,  la  plupart  du  temps,  on  ne  trouve 
dans  ses  Éloges  aucune  particularité  de  leur  vie,  si  ce 
n'est  de  petites  anecdotes  que  personne  n'ignore.  Il  m'a, 
par  exemple,  rappelé  le  mot  du  maréchal  de  Richelieu 
à  Moncrif.  Lorsque  M.  de  Voltaire  alla  s'attacha  au  roi 
de  Prusse,  en  1750,  Moncrif  sollicita  la  place  d'histo- 
riographe de  France.  Il  en  parla  au  maréchal,  qui  lui 
dit  :  2'u  veux  dire  historiogriffe  ;  il  rappelait  à  Moncrif, 
par  cette  plaisanterie,  son  Histoire  des  chats.  Les  deux 

(i)Ge  journal  dont  Palissot  et  sa  maîtresse  avaicut  le  privijège,  était  inti- 
tulé Journal  des  Deuils,  Ils  y  réunirent  une  antre  publication  déjà  comnien- 
.<^ce:  Nécrologe  des  hommes  célèbres  de  France ,  depuis  x^  64  jusqu'en  178^ 
(par  Poinsinet  de  Sivrj,  Palissot,  Castillon,  Uande,  François  de  N«uf- 
*^âtfau,  Maret  de  Dijon  et  autres);  Paris,  1767782,  17  vol.  in-ia. 


3^6  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE^ 

meilleurs  éloges  du  Nécrologe  de  cette  année  sont  ceux 
de  mademoiselle  Camargo  et  de  mademoiselle  de  La 
Motte  9  ancienne  actrice  de  la  Comédie  Française.  CelleKÛ 
comptait  au  nombre  de  ses  amis  le  grand  Maurice  de 
Saxe,  maréchal  de  France.  Elle  était  elle-même  d'une 
famille  fort  honnête;  une  faute  de  jeunesse  irréparable 
la  jeta  dans  la  profession  du  théâtre  ;  mais  elle  fit  oublier 

'  à  sa  famille  y  par  des  secours  continus ,  ce  premier  écart 
et  l'état  que  la  nécessité  l'avait  obligée  d'embrasser. 
Quant  à  mademoiselle  Camargo,  son  nom  de  famille 
était  Cuppi,  et  le  cardinal  de  ce  nom  était  s6n  proche 
parent.  C'est  un  amateur  de  la  danse  et  un  connaisseur 

jqui  a  fourni  les  détails  de  son  Éloge.  Il  m'en  a  appris 
plusieurs  que  j'ignorais  :  par  exemple,  mademoiselle 

-Camargo  ne  faisait  jamais  la  gargouilladeque  mademoi- 
selle AUard  fait  aujourd'hui  trois  fois  de  suite  avec  tant 
de  dextérité,  et  que  mademoiselle  Lyonnois  a  sans  doute 
établie  parmi  les  danseuses  ;  mademoiselle  Camargo  ne 
la  trouvait  pas  décente.  Mais  quand  l'auteur  prétend 
qu'elle  dansait  si  parfaitement  sous  elle  (  expression  de 
l'art,  sans  doute),  qu'on  ne  voyait  jamais  que  le  bas  de 
la  jambe,  et  qu'elle  n'avait  pas  besoin  de  porter  des  cale- 
çons ,  je  nie  ce  fait  des  caleçons ,  et  soutiens  qu' elle  en 
portait.  On  avait  parié  sur  cet  objet  important  peu  de 
temps  avant  sa  mort  ;  on  s'adressa  à  elle  pour  savoir  la 
vérité  du  fait  ;  je  fus  un  des  témoins  du  pari;  elle  attesta 
que  non-seulement  elle  avait  toujours  porté  des  caleçons, 
mais  que  leur  établissement  au  théâtre  tient  à  l'époque 
de  ses  brillans  succès.  Elle  rendit  cet  hommage  sincère 
à  la  vérité  dans  un  temps  oii  elle  ne  pouvait  plus  avoir 
aucun  intérêt  de  la  cacher,  et  nous  devons  la  conserver 
dans  toute  sa  pureté. 


JANVIER     I775'-  377 


1772. 


JANVIER. 


Paris ,  janvier  1772. 

Le  Vieux  malade  de  Ferney  vient  de  donner  un  fâcheux 
•symptôme  de  caducité.  De  tous  les  sujets  traités  par  Crér 
billon,  Rhadamiste  et  Zénobie  à  part,  il  ne  restait  que 
la  tragédie  ilAtrée  et  Thyeste  (\\xe  le  vieux  malade  n'eût 
pas  tenté  de  refaire  ;  il  vient  de  s'acquitter  de  ce  soin. 
Sa  tragédie  des  Pélopides^  qu'il  a  insérée  dans  une  nou- 
velle édition  de  ses  Œuvres  qui  se  publie  à  Lausanne, 
traite  ce  sujet,  et  doit  remplacer  la  tragédie  di^trée  et 
Thyeste  de  Crébillon,  qu'on  ne  joue  au  reste  jamais. 
Malheureusement  celle  du  vieux  malade  ne  sera  pas  jouée 
non  plus;  ou  si  elle  l'était,  ce  serait  bien  tant  pis  pour 
elle.  Un  libraire  de  Paris  l'a  tirée  de  l'édition  de  Lau- 
sanne,  et  l'a  imprimée  à  part;  elle  a  été  jugée  avec  ri- 
gueur et  condamnée  avec  justice.  On  n'y  remarque  plus 
la  griffe  du  lion  :  cela  sent  la  caducité ,  la  décadei^ce 
totale^  Triste  découverte,  qui  nous  prouve  que  rien  n'est 
éternel;  c'est  de  toutes  les  vérités  celle  qui  a  le  moins 
besoin  de  preuves.  Les  Pélopides  sont  aussi  inférieurs 
aux  Scythes  et  aux  Guèbres^  que  ceux-ci  le  sont  à  Zaïre 
et  à  Mahomet.  Le  vieux  malade  relève  très-bien ,  dans 
une  préface  de  deux  pages  et  demie,  tous  les  défauts  de 
la  pièce  de  Crébillon  ;  mais  malheureusement  la  sienne 
ne  mérite  pas  même  un  examen  réfléchi  ;  elle  n'est  bonne 


378  CORRESPOITDÂiyCE    LITTÉRAIRE, 

qu'à  supprimer.  Cependant  ceux  qui  ont  du  goût  recon- 
Baitront  encore  daqs  sa  versification,  lâalgré  le  symp- 
tôme de  la  faiblesse,  le  ramage  du  premier  poète  du 
siècle.  On  a  remarqué  que  la  pièce  imprimée  à  Paris  (1) 
a  eu  pour  censeur  Crébillon,  fils  du  premier  père  SAtrée^ 
et  que  ce  censeur  atteste  n'avoir  rien  trouvé  dans  la  tra- 
gédie de  M.  de  Voltaire  qui  ne  lui  ait  paru  devoir  en 
.favoriser  l'impression.  Cette  formule,  dont  plusieurs 
censeurs  se  servent ,  n'a  pas  paru  exempte  de  malignité 
dans  cette  occasion.  Toutes  les  fois  que  M.  de  Voltaire 
a  traité  un  sujet  traité  par  Crébillon,  on  a  crié  à  l'envie, 
et  il  y  a  eu  un  déchaînement  efi&oyable  conli^  lui.  Le 
public  était  bien  béte,  s'il  m'est  permis  de  le  dire,  de  se 
gendarmer  contre  une  émulation  qui  tournait  tout  en- 
tière au  profit  des  arts.  Plût  à  Dieu  que  cette  envie  pût 
gagner  tous  les  hommes,  et  que  leurs  jalousies  ne  pro- 
duisissent jamais  d'autres  effets  que  de  les  engager  à  faire 
ded  efforts  pour  se  surpasser  en  génie ,  en  gloire  et  en 
Viâitus!  Le  genre  humain  serait  trop  heureux.  Je  vou- 
drais ,  pour  ma  propre  satisfaction ,  n'avoir  eu  d'autres 
reproches  à  faire,  en  1771  ^  à  notre  Patriarche,  que 
d'avoir  composé  une  tragédie  faible  et  languissante;  ses 
amis  en  seraient  très-contens;  la  tragédie  des  Pélopides 
n'empêchera  pas  que  i'auteur  n'ait  fait  cette  foule  de 
beaux  ouvrages  qui  dureront  autant  que  la  langue  fran- 
çaise. 

M.  Anquetil  Duperron,  de  l'Académie  royale  des  In- 
scriptions et  Belles-Lettres ,  publia,  il  y  a  environ  six 
mois,  son  Voyage  dans  l'Inde,  avec  la  traduction  du 
Zend-jévesta  et  des  livres  sacrés  des  Guèbres  attribués 

(i)  Les  Pélopides ,  ou  Atrée  et  Thyeste,  Paris,  Talade^  ^17^1  in*8«. 


JANVIER   1772.  379 

à  Zoroastre.  Ce  fatras  formait  trois  éaormes  volumes 
in -4^  qui  i^^  ^^  soQ^  P^^  vendus,  et  que  personne  n'a 
pu  lire.  On  avait  très-bonne  opinion  de  ce  travail^  an- 
nonce et  attendu  depuis  fort  long-temps.  On  savait  que 
l'auteur  avait  passé  plusieurs  années  dans  llnde  sans 
autre  vue  que  celle  d'apprendi*e  l'ancien  persan  parmi 
les  Guèbres ,  a6n  de  pouvoir  nous  traduire  leurs  livres 
sacrés  y  et  nous  apporter  des  notions  exactes  sur  les 
principes  religieux ,  les  dogmes  et  le  culte  des  adora* 
teurs  du  feu.  On  sait  que  les  Guèbres  ont  le  privilège 
exclusif  d'être  persécutés  par  les  mahométans,  qui  to- 
lèrent d'ailleurs  assez  facilement  toutes  sortes  de  reli- 
gions. Exterminés  en  Perse,  ils  se  sont  réfugiés  dans 
rindostan ,  où  la  religion  dominante  ne  les  oblige  pas 
moins  à  la  plus  gran(]e  circonspection.  Ils  sont  donc 
naturellement  mystérieux,  cachés  et  défians  à  l'égard 
des  étrangers.  M.  Anquetil  n'était  pas  fàcfaé ,  à  son  re- 
tour en  France,  de  nous  assurer  qu'il  avait  surmonté 
tous  ces  obstacles  qui  s^opposaient  au  but  de  son  voyage  y 
ainsi  qu'une  infinité  de  dangers  physiques;  et  quand  on 
lui  disait  qu'apparemment  il  s'était  fait  Guèbre  pour 
réussir  dans  son  dessein,  il  souriait,  et  Vous  montrait 
un  certain  air  de  satisfaction  d'être  soupçonné  de  cette 
apostasie.  Enfin ,  après  plusieurs  années  d'attente ,  le 
public  s'est  vu  en  état  de  prononcer  sur  l'étendue  de  ses 
obligations  envers  M.  Anquetil.  On  a  jugé  que  si  c'é- 
taient là  les  livres  originaux  de  Zoroastre,  ce  législateur 
des  anciens  Perses  était  un  insigne  radoteur  qui ,  à 
l'exemple  de  ses  confrères ,  mêlait  un  tas  d'opinions  ab- 
surdes et  superstitieuses  à  un  peu  de  cette  morale  com- 
mune qu'on  trouve  dans  totites  les  lois  de  la  terre. 
Il  est  évident  que  c'est  perdre  sa  vie  bien  inutilement 


38o  CORRESPOITDAICGE    L1TT£RA.IRE^ 

et  bien  laborieusement  que  d'aller-  à  Textréinité  du 
globe  chercher  un  recueil  de  sottises.  Ce  n'est  pas  la 
peine  d'aller  si  loin;  car,  Dieujnerci^  en  fait  de  sottises, 
toutes  les  nations  sont  à  peu  près  également  en  fonds. 
Mais  ce  n'est  pas  là  le  seul  tort  de  M.  Anquetil.  Si  vous 
avez  la  patience  d'examiner  son  livre ,  vous  y  trouverez 
partout  ce  caractère  de  frivolité  qui  vous  montre  un 
voyageur  rempli  de  petites  préventions,  de  présomp- 
tion et  de  vent ,  à  qui  il  ne  vous  est  pas  possible 
d'accorder  ni  estime  ni  confiance;  c'est  un  second 
abbé  Chappe  (i).  L'un  nous  entretient  de  ses  four- 
rures, de  son  accoutrement  pittoresque,  de  ses  haltes 
au  milieu  des  montagnes ,  de  ses  bals  et  fêtes  données 
aux  dames  de  Sibérie;  l'autre  vous  fait  des  contes  tout 
aussi  intéressans  pour  vous  apprendre  qu'il  est  parti 
avec  un  teint  couleur  de  lis  et  de  roses,  et  qu'il  a  été 
pris  partout  pour  l'Adonis  de  la  France.  Si  nos  voya- 
geurs et  nos  écrivains  continuent  sur  ce  noble  ton,  on 
ne  dira  pas  que  nous  ne  sommes  jamais  sortis  d'enfance, 
mais  que  nous  y  sommes  retombés. 

Un  Anglais ,  M.  Jones ,  a  bien  voulu  adresser  en  fran- 
çais une  Lettre  de  correction  fraternelle  à  M.  Anquetil 
Duperron ,  dans  laquelle  est  compris  l'examen  de  sa 
traduction  des  livres  attribués  à  Zoroastre. 

Après  avoir  relevé  convenablement  quelques-unes 
des  impertinences  que  M.  Anquetil  a  débitées  sur  l'An- 
gleterre, M.  Jones  insiste  sur  la  spttise  d'un  hoDHne 
qui  perd  sa  vie,  et  qui  expose  son  teint  fleuri  à  ap- 
prendre ce  que  personne  ne  sait  y  et  ce  qu'il  n'est  m 
utile  ni  agréable  de  savoir.  Il  prouve  ensuite  assez  clai- 
rement que  M.  Anquetil,  avec  toute  sa  morgue  fondée 

(i)  Voir  loin.  VI,  p.  i85  et  suiv. 


jAirviER  1774.  38 1 

sur  ce  qu'il  se  croit  le  seul  homme  en  Europe  qui  sache 
l'ancienne  langue  des  Perses ,  peut  être  véhémentement 
soupçonné  de  n'en  avoir  que  des  notions  très-superfi- 
cielles et  très-confuses.  Cette  brochure  est  en  général 
d'un  homme  éclairé  et  instruit ,  et  d'un  excellent  esprit. 
Avec  quelques  corrections  légères ,  et  en  effaçant  plutôt 
qu'en  ajoutant ,  on  ferait  de  cette  brochure  un  pam- 
phlet que  M.  de  Voltaire  pourrait  avouer.  On  sent  que 
M.  Jones  a  beaucoup  lu  cet  écrivain  illustre  :  on  voit 
aussi  qu'il  n'est  pas  celui  des  étrangers  qui  soit  le  plus 
engoué  de  la  musique  française.  On  a  fait  à  l'abbé 
Ghappe  l'honnetir  de  le  réfuter  en  Russie  par  une  bn> 
chure  intitulée  Antidote,  Les  uns  attribuent  cet  ouvrage 
à  la  célèbre  princesse  d'Aschkof,  d'autres  à  M..Falconet, 
sculpteur  français  ^  qui  fait  à  Pétersbourg  la  statue  de 
Pierre-le-Grand  (i).  Il  y  a  dans  cet  Antidote  trop  d'in- 
jures; et  la  lettre  de  M.  Jones  est  un  modèle  de  la  ma- 
nière dont  il  faut  traiter  des  étourdis  qui  font  le  tour 
du  monde  pour  acquérir  le  droit  de  débiter  des  sottises. 


Le  a3  décembre  de  l'année  dernière ^  on  a  donné, 
sur  le  théâtre  de  la  Comédie  Française ,  la  première  re- 
présentation de  la  Mère  jalouse  y  comédie  en  trois  actes 
et  en  vers,  par  M.  Barthe.  Ce  poète,  né  à  Marseille, 
est  auteur  de  quelques  autres  petites  pièces ,  dont  la 
dernière,  sous  le  titre  des  Fausses  Infidélités,  a  eu 
beaucoup  de  succès.  La  Mère  jalouse  en  a  eu  un  très- 

(i)  L'ouvrage  publié  à  Saint-Pétersbourg  contre  le  Voyage  en  Sibérie,  tie 
l'abbé  Ghappe,  sous  le  titre  ^Antidote  (1770  et  1771,3  vol.  grand  in-8°), 
est  attribué  généralement  aujourd'hui  à  Catherine  II  et  à  son  chambellan 
Schouvaloff,  plutôt  qu'à  la  princesse  d'Aschkof  et  au  sculpteur  Falconet.  Marc- 
Michel  Rey  l'a  réimprimé  à  Amsterdam,  eui77ieti77a,a  vol.  petit  iii«8^ 
M.  Lévéque  cite  plusieurs  fois  cet  ouvrage  dans  son  Histoire  de  Russie,  (B.) 


38a  CORRESPONDANCE   LITTIÉRAIRE, 

t 

médiocre  à  la  première  représentation  j  quoique  l'auteur 
fât  en  droit  d'en  espérer  un  très-grand,  d'après  lesap- 
plaudissemens  que  sa  pièce  avait  reçus  aux  lectures  réi- 
térées dans  plusieurs  cercles  très-nombreux  et  très-bril" 
lans.  Mais  ce  tr'est  pas  la  première  fois  que  le  public  a  pris 
la  liberté  d'infirmer  les  sentences  de  ces  tribunaux  subal- 
ternes 9  et  que  la  réputation  acquise  dai^s  des  sociétés 
s'en  est  allée  en  fumée  lorsqu'elle  s'est  exposée  au  grand 
air;.  La  Mère  jalouse  n'a  eu  que  sept  représentations 
très*faibles.  On  dit  que  M.  Thomas ,  ami  intime  de  Fau- 
teur,  se  propose  de  prouver  au  public,  dans  le  Mercure, 
qu'il  a  eu  .grand  tort  de  ne  pas  juger  cette  pièce  plus  fa- 
vorablement (i). 

Pour  moi,  je  croyais  M.  Barthe  plus  fort,  et  ses 
Fausses  Infidélités  m'en  avaient  fait  concevoir  de  meil- 
leui*es  espérances.  Mais  tel  élève  réussit  à  rendre  un  petit 
croquis  spirituellement  toucbé,  et  se  casse  le  nez  quand 
il  veut  entréprendre  un  tableau.  Celui  de  la  Mèrejabuse 
exigeait  la  plus  grande  vigueur  de  pinceau ,  et  M.  Barthe 
n'en  a  fait  qu'une  grisaille.  Le  vice  dominant  de  sa 
pièce  est  la  faiblesse:  ce  vice  s'étend  sur  tout,  sur  Kn- 
trigu^,  sur  les  caractères,  sur  le  dialogue,  sur  le  style; 
nulle  verve,  nulle  invention,  nulle  ressource  dans  l'ima- 
gination du  poète,  nulle  force  comique ,  nul  coloris;  un 
style  brisé ,  des  scènes  vides ,  des  discours  faux  et  des 
actions  contraires  à  la  vraisemblance  et  au  sens  commun. 
M.  Barthe  a  bien  eu  assez  d'esprit  pour  voir  ce  qu'il 
fallait  faire^  mais  il  n'a  pas  eu  le  génie  de  l'exécuter. 

Le  principal  rôle,  celui  de  la  Mère  jalouse,  est  ab- 
solument manqué.  C'est  une  folle  que  cette  madame  de 

(i)  Le  morceau  de  Thomas  annoncé  ici  se  trouve  t.  IV,  p.  548  de  ^ 
CEmreSj  Paris,  Verdière,  i8a5. 


JANVIER    1772.  383 

Mekour,  et  une  très-vilaine  folle;  elle  se  méprend  sur 
les  sentimens  de  Ferville  de  la  manière  du  monde  la 
plus  grossière.  Je  sais  que  ces  méprises ,  qui  sont  toujours 
dénuées  de  toute  ombre  de  vérité  ^  sont  cependant  re* 
çues  au  théâtre,  et  je  ne  les  en  estime  pas  davantage; 
mais  c'est  à  condition  qu'elles  n'arrivent  qu'à  des  per- 
sonnages ridicules  et  bafoués.  Je  dis  que  madame  de 
Melcour  est  une  vilaine  folle,  parce  qu^elle  persiste , 
avec  une  extravagante  opiniâtreté ,  à  rendre  sa  fille  mal- 
heureuse sans  retour,  par  un  mariage  ridicule  et  détes- 
table, et  qu'elle  ne  favorise  que  dans  la  vue  secrète  de 
mettre  deux  cepts  lieues  entre  elle  et  sa  fille.  Oh  !  que 
ce  n'était  pas  ainsi,  mon  cher  M.  Barthe,  qu'il  fallait 
faire  la  Mère  jalouse.   Il  ne  fallait  certainement  pas 
qu'elle  fût  désobligeante,  dure,  piegrièche  avec  tout  le 
monde;  il  fallait  qu'elle  fût  douce ,  réservée,  d'un  carac- 
tère noble  et  tendre;  qu'elle  aimât  sa  fille  à  la  passion, 
et  qu'elle  >en  fût  jalouse  sans  le  savoir  ;  qu'elle  ne  pût  ni 
s'en  passer,  ni  l'avoir  avec  elle  sans  souffrir.  Cet  excès  de 
jalousie  secrète  aurait  ressemblé  à  un  excès  de  tendresse 
trop  raffinée,  trop  exigeante,  plus  malheureuse  des  dé- 
fauts de  sa  fille  qu'heureuse  par  ses  qualités;  mais  nous 
ne  nous  y  serions  pas  mépris,  nous  qui  avons  le  nez 
exercé.  Bien  loin  de  montrer  tant  d'humeur  du  tableau, 
elle  aurait  été  touchée  de  cette  marque  d'attention  de 
son  mari;  elle  aurait  accablé  le  peintre  d'éloges;  elle  au- 
rait détaillé  les  charmes  et  les  grâces  de  sa  fille  avec 
une  extrême  complaisance,  et  puis  elle  en  serait  tombée 
dans  une  tristesse  involontaire  dont  elle  n'aurait  pu  se 
rendre  compte  à  elle-même,  et  qui  lui  aurait  fait  désirer 
l'éloignement  du  tableau  sans  en  comprendre  la  cause. 
Il  fallait  surtout  que  l'établissement  qu'elle  avait  trouvé 


384  CORkESPONDANGE   LITTERAIRE  , 

pour  sa  fille  y  à  deux  cents  lieues  d'elle,  fut  en  tout 
point  un  établissement  avantageux ,  honorable,  afin 
qu'elle  pût  toujours  se  dérober  sous  \e^  raisons  les  plus 
solides  le  motif  seci-et  qui  lui  faisait  préférer  ce  parti, 
et  qu'on  ne  pût  jamais  opposer  à  ses  raisons  que  la  pas- 
sion réciproque  de  Fervillc  et  de  Julie.  Peut-être  fellait- 
il  donner  à  sa  fille  un  caractère  un  peu  léger,  étourdi, 
quoique  sensible  et  honnête,  quelques  défauts,  en  un 
mot,  qui  auraient  ajouté  à  ses  grâces,  et  dont  une  mère 
trop  tendre  aurait  eu  le  droit  de  s'alarmer,  afin  de  don- 
ner à  la  nôtre  de  nouveaux  moyens  de  se  tromper  sur  la 
source  du  mécontentement  qu'elle  a  de  sa  fille;  et  puis 
on  l'aurait  conduite,  avec  une  extrême  finesse,  de  scène 
en  scène ,  jusqu'au  dénouement ,  dont  les  embarras 
l'auraient  éclairée  malgré  elle  sur  la  véritable  situation 
àe  son  ame,  sur  ses  vrais  seotimens.  Ce  coup  de  lu- 
mière aurait  fait  le  salut  de  Julie ,  et  aurait  rendu  la  mère 
intéressante  par  la  noblesse  et  l'élévation  des  sentimens 
avec  lesquels  elle  aurait  combattu  pour  sa  fille,  et  par 
la  victoire  qu'elle  aurait  remportée  sur  elle-même.  Le 
caractère  de  madame  de  Nozan,  moins  grossièrement 
manié,,  pouvait  jeter  du  comique  dans  la  pièce.  Celui  de 
Yilmont  pouvait  être  infiniment  piquant.  Un  homme 
qui  voit  avec  autant  de  finesse  que  de  justesse ,  et  qui, 
en  conséquence  de  ses  observations,  conseille  des  me- 
sures qui,  par  un  malheureux  hasainl ,  dérangent  tou- 
jours tous  ses  plans,  était  excellent  à  mettre  sur  la 
scène;  mais  pour  exécuter  une  esquisse  ainsi  tracée,  il 
fallait  des  ressources  infinies  dans  le  génie,  une  touche 
légère,  gracieuse,  spirituelle,  piquante,  libre,  facile;  et 
JVI.  Barthe  n'a  rien  de  tout  cela. 


JANVIER   1772.  38f) 

Nous  avons  fait  une  perte  inopiûée  et  prématurée  par 
la  mort  de  M.  Helvétius,  arrivée  le  a6  décembre  de 
Tannée  dernière ,  à  là  suite  d'une  goutte  remontée.  Il 
n'était  âgé  que  de  cinquante-six  ans.  Si  le  terme  de  ga- 
lant homme  n  existait  pas  dans  la  langue  française ,  il 
aurait  fallu  l'inventer  pour  lui.  Il  en  était  le  prototype. 
Juste,  indulgent,  sans  humeur,  sans  fiel ,  d'une  grande 
égalité  dans  le  commerce,  il  avait  toutes  les  vertus  de 
société ,  et  il  les  tenait  en  partie  de  l'idée  qu'il  avait  p/ise 
dé  la  nature  humaine  ;  il  ne  lui  paraissait  pas  plus  rai* 
sonnable  de  se  fâcher  contre  un  méchant  homnie  qu'on 
trouve  dans  son  chemin ,  que  contre  une  pierre  qui  ne 
s'est  pas  rangée.  L'habitude  qu'il  avait  contractée  de  gé- 
néraliser ses  idées ,  et  de  n'en  voir  jamais  que  les  grands 
résultats,  en  le  rendant  quelquefois  indifférent  sur  le 
bien ,  l'avait  rendu  aussi  le  plus  tolérant  des  hommes  ; 
mais  cette  tolérance  ne  s'étendait  que  sur  les  vices  par- 
ticuliers de  la  société:  car  pour  les  auteurs  des  maux 
publics,  il  les  pendait  ou  les  brûlait  sans  miséricorde. 
Dans  tous  les  cas,  il  n'aimait  pas  les  palliatifs,  et  il  ne 
manquait  jamais  d'indiquer  les  derniers  remèdes,  et  par 
conséquent  les  plus  violens;  et  s'il  n'était  pas  souvent 
malaisé  de  les  appliquer ,  il  n'y  aurait  rien  à  dire  contre 
cette  méthode.  M.  Hélvétius  était  d'origine  hollandaise. 
Ce  fut  son  père,  je  crois,  qui  vint  s'établir  en  France, 
et  qui  y  exerça  la  médecine  avec  beaucoup  de  réputa- 
tion. Il  mourut  premier  médeciu  de  la  feue  reine ,  qui 
l'aimait  particulièrement,^ et  qui  protégea  également 
son  fils  jusqu'à  la  fatale  époque  de  la  publication  du  livre 
De  r Esprit,  Il  avait  dans  sa  maison  une  charge  de  maître 
d'hôtel ,  dont  il  fut  obligé  de  se  défaire  alors.  M.  Hélvé- 
tius fit  ses  premières  études  sous  la  direction  des  Jé-> 

ToM.  VII.  a5 


386  CORRESPOND AKCE   LITTERAIRE, 

suites,  au  collège  deLouis-le-Grand,  si  je  ne  me  trompe. 
II  donna  très-peu  d'espërances  dans  sa  jeunesse.  Il  était 
sujet  à  de  jfîréquens  rhumes  de  cerveau  qui  lui  donnaient 
l'air  hébété  et  le  rendaient  stupide.  En  revanche,  il 
réussissait  parfaitement  bien  dans  les  exercices  du  corps. 
Il  était  d'une  très-jolie  figure,  et  il  excellait  particuliè- 
rement dans  la  danse.  Il  porta  la  passion  de  cet  exercice 
fort  loin,  et  l'on.assure  qu'il  dansa  une  ou  deux  fois  sur 
le  théâtre  de  l'Opéra ,  sous  le  masque ,  à  la  place  du  fa- 
meux Dupré.  Il  obtint  fort  jeune  une  place  de  fermier 
général ,  grâce  qui  ne  manque  guère  aux  fils  des  pre- 
miers médecine.  Doué  de  tous  les  avantages  extérieurs  et 
^e  ceux  de  la  fortune,  M.  flelvétius  passa  sa  jeunesse 
dans  les  plaisirs ,  et  ne  paraissait  destiné  qu'à  mener  la 
vie  désœuvrée,  dissipée  et  voluptueuse  d'un  homme  du 
monde  aimable  et  d'un  de  ces  riches  particuliers  de  Paris 
qui  rassemblent  chez  eux  bonne  compagnie,  et  lui  font 
la  meilleure  chère  qu'ils  peuvent.  M.  Helvétius  avait  de 
plus  sur  ses  pareils  l'avantage  d'être  généreux ,  noble  et 
bienfaisant.  II  ne  pouvait  manquer  de  faire  une  fortune 
immense  dans  la  £prme  générale,  mais  il  «n  faisait  IV 
sage  le  plus  noble;  sans  rien  refuser  à  ses  plaisirs,  il  don* 
nait  beaucoup  et  continuellement,  et  de  la  manière  du 
monde  la  plus  simple  et  la  plus  lib^ale.  Il  vivait  alors 
déjà  beaucoup  avec  les  gens  de  lettres ,  et  il  fit  un  sort 
à  plusieurs  d'entre  eux,  nommément  à  feu  Marivaux  et 
à  Saurin.  Il  n'y  a  pas  fort  long-temps  qu'il  fit  la  ré- 
flexion qu'il  avait  conservé  |)eu  de  liaison  et  d'intimité 
avec  ses  anciens  amis,  sans  qu'il  y  eût  de  sa  faute.  «  Vous 
en  avez  obligé  plusieurs^  lui  répondit  le  baron  d'Hol- 
bach y  et  moi  je  n'ai  jamais  rii^n  fait  pour  aucun  des 
miens,  et  je  vis  toujours  et  constamment  avec  eux  de- 


JANVIEB   1772.  387 

puis  vingt,  ans.».  Parallèle  assez  singulier  entre  deuK 
hommes  de  mérite,  tous  les  deux  riches,  et  qui  ont 
passe  tous  les  deux  leur  vie  avec  des  gens  de  lettres. 

La  passion  dominante  de  M.  Helvétius  était  celle  des 
femmes:  il  s'y  livra  à  Texcès  dans  sa  jeunesse.  Je  lui  ai 
ouï  dire  que  c'a  été  pendant  longues  années  régulière- 
ment la  première  et  la  dernière  occupation  de  sa  journée , 
sans  préjudice  des  occasions  qui  s'offraient  dans  Fin'- 
tervalle.  he  matin ,  lorsqu'il  était  jour  chez  Monsieur,  le 
valet  de  chambre  faisait  d'abord  entrer  la  iille  ^ui  était 
de  service,  ensuite  il  servait  le  déjeuner;  le  reste  de  la 
journée  était  pour  les  femmes  du  monde.  Les  agrémens 
de  sa  figure  lui  valurent  de  bonnes  fortunes.  Il  fit  ses 
premières  armes  sous  les  auspices  de  la  comtesse  d'Âu..«, 
femme  assez  singulière,  qui  avait  une  sorte  d'éloquence, 
et  qui  se  piquait  d'athéisme  comme 'd'autres  se  piquent 
de  jansénisme  ou  de  molinisme.  Il  fut  ensuite  l'amant  en 
titre  de  la  duchesse  de  Chaulnes,  qui  avait  aussi  de  l'élo* 
^uence  naturelle,  et  qui  avait  en  amour  plus  d'une 
affaire;  ce  qui  n'était  pas  nécessaire  pour  autoriser  son 
amant  d'avoir  encore  d'autres  intrigues^  et,  par-dessus 
4;es  intrigues^  des  filles  à  ses  ordres.  Mais  comme  dans 
toutes  ces  affaires  'de  cœur  le  tempérament  et  l'amour 
du  plaisir  faisaient  tout,  et  que  le  sentiment  n'y  était 
pour  rien ,  notre  philosophe  épicurien  ne  comprit  jamais 
rien  à  toutes  ces  déhcatesses  dont  les  vrais  amans  sont 
:8i  épris:  il  n'y  croyait  pas;  et  lorsque  M.  de  BufTon  a 
dit  qu'il  n'y  a  en  amour  que  le  physique  de  bon ,  il  a  tiré 
cette  maxime  du  code  Helvétius.  Comme  il  avait  passé  sa 
vie  avec  des  femmes  galantes,  et  quelquefois  avec  des 
femmes  sans  mœurs  et  sans  principes,  il  les  voyait  toutes 
de  même;  il  croyait  que  le  but  de  toutes  leurs  actions 


388  CORRESPONDANCE    LlTTI^RAfRE, 

était  le  plaisir  des  sens.  Une  femme  sage  était  à  ses  yeux 
un  monstre  qui  n'existait  nulle  part ,  et  il  avait  à  cet 
égard  la  tête  assez  rétrécie  pour  ne  pas  sentir ,  abstrac- 
tion faite  des  modifications  morales  et  dès  divers  préjuges 
qui  en  résultent  ^  qu'il  peut  et  qu'il  doit  exister  une  va- 
riété infinie  dans  les  caractères  comme  il  en  existe  dans 
les  organes.  L'amour  de  la  réputation  le  surprit  inopi- 
nément au  milieu  de  sa  vie  voluptueuse.  La  célébrité  de 
•trois  hommes  y  Maupertuis,  Voltaire  et  Montesquieu , 
excita  en  lui  un  vif  désir  de  se  distinguer  dans  leur 
carrière  brillante.  La  charlatanerie  de  Maupertuis  avait 
mis  la  géométrie  à  la  mode.  Les  femmes  recherchaient 
alors  les  géomètres ,  et  il  était  de  bon  ion  d'en. avoir  à 
souper.  Helvétius  remarqua  un  jour  que  Maupertuis, 
un  des  plus  fiers  charlatans  de  notre  siècle ,  qui  se  dis- 
tinguait toujours  par  des  habits  bizarres,  se  trouvait 
aux  Tuileries,  malgré  un  accoutrement  extréinement 
ridicule ,  entouré  et  cajolé  de  toutes  les  grandes  dames 
de  la  cour  et  de  toutes  les  femmes  brillantes  de  la  ville. 
Maupertuis  voulait  toujours  faire  de  l'effet;  s'il  avait  été 
mis  comme  un  autre,  ses  promenades  aux  Tuileries  n'au- 
raient frappé  personne.  Helvétius  y  fut  pria  et  crut  de- 
voir s'appliquer  à  la  géométrie.  Il  faut  que  ses  essais 
n'aient  pas  été  heureux,  car  il  renonça  bien  vite  à  cette 
étude.  La  manie  en  passa  s^ussi  de  mode  dans  le.  monde, 
dès  que  l'inconstance  de  Maupertuis  l'eut  conduit  auprès 
du  roi  de  Prusse.  Alors  M.  Helvétius ,  voyant  la  gloire 
et  les  succès  de  M.,  de  Voltaire ,  conçut  le  projet  de  les 
partager  en  se  jetant  dans  la  poésie.  Il  composa  un 
poème  sur  le  Bonheur^  qui  fut  fort  vanté  par  les  gens 
de  lettres  et  par  M.  de  Voltaire  tout  le  premier.  On 
prétend  que  ce  poëme  doit  être  confié  à  l'impression  sous 


JANVIER    1772.  389 

les  auspices  de  M.  de  Saiht- Lambert  (i);.mais9  à  en 
juger  par  les  fragmens  que' j'ai  eu  occasion  d'en  voir,  je 
doute  qu'il  fasse  fortune. 

Tous  ces  essais  n'étaient  que  des  indices  de  l'inquié- 
tude sourde  qui  travaillait  l'esprit  de  M.  Helvétius  au 
milieu  des  plaisirs  et  des  distractions  d'une  vie  tumul- 
tueuse; mais  la  i*ëvolution  totale  de  cette  vie  fut  l'ouvrage 
d'un  livre  qui  en  a  produit  plus  d'une  dans  les  esprits. 
Le  succès  de  TEsprà  des  Lois  lui  fit  concevoir  le  projet  , 
d'aspirer  aux  honneurs  d'un  in»4*y  «t  de  s'immortaliser 
par  quelque  ouvrage  philosophique  d'une  certaine  éten- 
due. Il  forma  dès-lors  le  dessein  de  changer  entièrement 
de  vie.  Le  livre  du  président  de  Montesquieu  avait  paru 
au  commencement  de  1749-  En  1750,  M.  Helvétius 
résigna  sa  place  de  fermier  général ,  épousa  mademoiselle 
de  Ligniville,  fille  de  qualité^  de  Lorraine,  fort  pauvre , 
mais  d'une  figure  très-distinguée;  et,  après  son  mariage 
il  alla  s'enfermer  dans  ses  terres^  où  il  partageait  tout 
son  temps  entre  l'étude,  la  chasse,  et  la  société  de  sa 
femme.  Un  très-petit  nombre  d'àmis  y  allaient  de  temps 
en  temps  rompre  ces  tête-à-tête.  Sans  être  jamais  néces- 
saires,ils  étaient  toujours  bien  reçus.  Le  séjour  de  Paris 
se  réduisait  tous  les  ans  à  quelques  mois  de  l'hiver.  On 
prétend  que  le  soin  de  préserver  une  femnie  jeune  et 
belle  des  dangers  de  là  séduction  entrait  pour  quelque 
chose  dans  ce  genre  de  vie  ;  et  il  est  assez  ordinaire  que 
ceux  qui  ont  été  le  plus  redoutables  à  l'ordre  des  maris 
craignent  beaucoup  d'être  de  leur  confrérie,  lorsque 
leur  tour  est  venu;  mais  ces  craintes  ne  font  pas  quitter 

(i)  On  publia  en  effet  dans  la  même  année,  le  Bonhew,  poëme  en  six 
chants ,  avec  des  fragmens  de  quelques  épitres,  ouvrages  posthumes  de  M.  Hel- 
vétius, in-8",  177  a. 


SqQ  GORRESPOND^lNCE  LITTERAIRE  y 

une  place  qui  ajoutait  dans  ces  temps  y  tous  les  ans ,  une 
nouvelle  fortune  à  Tancienne.,  et  accumulait  richesses 
sur  richesses  sans  donner  beaucoup  d'occupation.  Un 
projet  plus  noble  tourmentait  M.  Helvétius.  Il  espérait 
s'élever  une  colonne  à  coté  de  celle  de  Montesquieu.  U 
manqua  son  coup.  Le  livre  De  rEsprit  parut  dix  ans 
après  r Esprit  des  Lois.  Il  ne  procura  pas  à  l'auteur  cette 
haute  considération  dont  il  s'était  Satté  ;  et  11  ne  dut 
même  sa  grande  célébrité  qu'à  la  persécution  qu'il  lui 
attira.  Â  la  cour  de  la  reine  et  de  feu  M.  le  Dauphin , 
M.  Helvétius  fut  regardé  comme  un  enfant  de  perdition, 
et  la  reine  plaignait  sa  malheureuse  mère  comme  si  elle 
avait  donné  le  jour  à  i'antechrist.  Les  Jésuites  crièrent 
les  premiers  y  quoique  l'auteur  les  eût  beaucoup  ménagés, 
et  qu'il  eût  même  compté  sur  eux.  Ils  l'engagèrent,  peu 
de  jours  après  la  publication  de  VEspfit^  à  signer  une 
rétractation  des  plus  huniiliantes^  moyennant  laquelle 
ils  l'assurèrent  que  tout  serait  fini.  Mais  lorsqu'on  vit 
cet  acte  de  faiblesse,  tous  les  ânes  eurent  envie  de  lâ- 
cher à  l'auteur  leur  coup  de  pied ,  et  tous  se  donnèrent 
ce  passe-temps.  Les  Jansénistes  ne  voulurent  pas  laisser 
la  gloire  aux  Jésuites  d'avoir  seuls  tonné  dans  cette 
grande  occasion.  On  eut  beaucoup  de  peine  à  réduire  le 
parlement  à  faire  brûler  le  livre  sans  faire  comparaître 
l'auteur.  Il  est  resté  généralement  dans  les  têtes  que  ce 
livre  contient  des  principes  de  morale  fort  dangereux. 
Quelle  platitude!  Premièrement^  la  plupart  du  temps, 
on  n'a  pas  voulu  comprendre  la  véritable  signification 
des  termes.  En  seccmd  lieu ,  il  ne  dépend  d'aucun  livre, 
fût-il  inspiré,  de  corrompre  la  morale,  comme  malheu- 
reusement il  ne  dépend  d'aucun  philosophe ,  quelque 
bavard  ou  éloquent  qu'il  puisse  être,  de  perfectionner 


MirviER  177:2.  391 

la  morale.  Le  gouveroement  et;  la  législation  ont  seuls  ce 
pouvoir  9  et  c'est  d'après  leur  action  el  réactioiii  que  la 
morale  publique  prend  tout  juste^son  niveau  de  sagesse 
ou  de  corruption  ;  les  litres  n'y  font  rien. 

Le  pauvre  Helvétius,  bien  étonné  de  se  voir  traiter 
d'empoisonneur,  n'avait  cherché  qu'à  s'écarter  des  routes 
battues;  le  désir  de  présenter  sous  un  point  de  vue  non* 
veau  des  objets  sur  lesquels  tant  d'esprits  supérieurs  et 
médiocres  s'étaient  exercés,  fut  tout  son  crime.  Il  tomba 
dans  des  paradoxes  qui  ne  donnèrent  pas  aux  vrais  phi- 
losophes une  idée  merveilleuse  de  la  justesse  et  de  la 
profondeur  de  son  esprit,  mais  dont  ils  étaient  encore 
plus  éloignés  de  faire  un  reproche  à  son  cœur.  Il  ne 
manqua  à  M.  Helvétius  que  le  génie,  ce  démon  qui  tour-r 
mente;  on  ne  peut  écrire  pour  l'immortalité,  quand  on 
n'en  est  pas  possédé.  On  peut  faire  du  bruit ,  obtenir 
des  succès  passagers  ;  mais  on  n'est  pas  inscrit  dans  la 
liste  de  ces  enfans  privilégiés  que  la  nature  a  désignés 
à  leur  entrée  dans  le  monde.  M.  de  BufTon  disait  que 
M,  Helvétius  aurait  dû  faire  un  bail  de  plus  et  un  livre 
de  moins.  Ce  mot  pouvait  paraître  dur  dans  la  bouche 
d'un  ami;  il  est  vrai  cependant  que  si  V Esprit  des  Lois 
avait  changé  la  vie  de  M.  Helvétius ,  le  sort  du  livre 
De  l'Esprit  changea  entièrement  son  caractère.  Il  s'était 
flatté  de  s'ouvrir  les  portes  de  l'Académie:  ne  recueillant, 
à  la  place  des  honneurs  littéraires ,  que  des  persécutions, 
il  devint  un  peu  cynique;  mais  son  cynisme  ne  changea 
pas  sa  bonhomie.  L'orage  dura  environ  six  mois.  Tout 
fut  oublié  ensuite,  surtout  à  la  cour,  comme  il  arrive 
dans  ce  pays  de  vicissitudes  et  de  révolutions  éternelles. 
IVfais  M.  Helvétius,  l'esprit  étonné  encore  de  cette  révo- 
lution imprévue  arrivée  dans  sa  situation,  crut,  pendant 


39^^  CORaESPONBAKOE   LITTSBAUlEy 

long-temps  y  que  la  reine ,  M.  le  Dauphin,  la  cour,  les 
Jésuites,  les  Janséniste^,  ne  pensaient ,  ne  rêvaient  qu'à 
son  livre.  Il  ne  connaissait  ni  les  hommes  ni  les  af&ires; 
et  lorsqu'on  n'était  pas  fait  à  sa  manière  de  généraliser 
les  idées  et  d'aller  aux  derniers  résultats,  qui  équivalent 
ordinairement  à  zéro ,  je  conçois  qu'on  pouvait  être 
souvent  tenté  y  en  l'écoutant  raisonner,  de  le  prendre  pour 
un  homme  ivre  qui  parle  au  hasard.  Il  n'avait  d'ailleurs 
la  conversation  ni  brillante  ni  agréable;  mais  il  était  bon 
mari  y  bon  père,  bon  ami,  bon  homme.  Il  était  depuis 
long-temps  incommodé  de  la  goutte,  fruit  oi^inairede 
l'intempérance.  Sa  goutte  eut,  de  tout  temps,  un  mauvais 
caractère.  Elle  attaquait  toujours  pu  la  tête,  ou  la  poi- 
trine, ou  l'estomac,  avant  de  se  fixer  aux  extrémités. 
On  prétend  qu'il  a  abrégé  sa  vie  par  l'usage  immodéré 
des  plaisirs  de  sa  jeunesse.  Il  voyait  toujours  des  filles; 
et  si  l'on  en  croit  des  bruits  sourds,  il  faisait  usage  de 
remèdes  pour  se  conserver  une  vigueur  de  tempérament 
qui  commençait  à  Tabaudonuer.  C'était  un  moyen  infail- 
lible de  se  tuer.  Il  était  né  robuste  et  bien  constitué ,  et 
paraissait  destiné  à  une  longue  vie.  Depuis  la  paix 
de  1763,  il  fit  successivement  deux  voyages,  l'un  en 
Angleterre,  l'autre  à  Berlin  et  àPostdam,  auprès  du  roi 
de  Prusse.  L'impression  qu'il  fit  sur  ce  monarque  fut 
médiocre.  Il  avait  toujours  eu  beaucoup  de  goût  pour 
les  Anglais,  et  son  voyage  de  Londres  ne  diminua  pas 
cette  passion.  Il  était  très-hospitalier  dans  sa  patrie;  et 
pendant  l'hiver,  qu'il  passait  toujours  à  Paris,  il  faisait 
très-bien  les  honneurs  chez  lui  aux  étrangers.  Personne 
n'était  d'un  accès  aussi  facile  et  d'une  plus  grande  égalité 
dans  le  commerce.  Son  séjour  à  Paris  n'était  que  de  quatre 
mois.  Le  reste  de  l'année  se  partageait,  dans  ses  terres, 


jAlWvier  1772.  393 

entre  Tétude  et  la  chasse.  Il  a  travaillé  depuis  quelques 
années  à  la  composition  d'un  grand  «ouvrage  qui  est 
achevé,  et  qui  aura  pour  titre  :  De  V Homme,  de  ses 
facultés  intellectuelles  y  et  de  son  éducation  {i).  Ce 
livre,  qui  est  pour  le  moins  de  la  même  étendue  que 
celui  De  V Esprit ^  ae  tardera  pas,  je  crois,  à  paraître  en 
pays  étranger.  Sa  hardiesse  aurait  compromis  l'auteur  de 
plus  belle,  s'il  eût  paru  de  son  vivant.  On  n'en  permettra 
sûrement  pas  le  débit  en  France.  A  en  juger  par  ce  que 
j'en  ai  vu,  je  doute  que  cet  ouvrage  obtienne  même 
l'estime  qu'on  a  accordée  au  livre  De  r Esprit,  M.  Helvé- 
tius  laisse  une  veuve  fort  afBigée,  et  deux  filles  fort 
riches ,  dont  chacune  aura  au  moins  cinquante  mille 
livres  de  rente;  ainii  elles  n'auront  que  l'embarras  du 
choix  pour  trouver  des  maris. 

J'ai  compté  M.  Saurin  parmi  ceux  auxquels  M.  Hel- 
vétius  a  fait  du  bien.  Cet  académicien  jouit,  si  je  ne  me 
trompe,  d'une  rente  viagère  de  mille  écus  constituée  par 
M.  Helvétius.  Depuis  le  mariage  de  celui-ci,  leur  liaison 
ne  fut  plus  si  suivie  ni  si  intime;  mais  M.  Saurin  eut 
toujours  une  conduite  fort  honnie  av0c  son  bienfaiteur, 
qui,  de  son  côté,  n'avait  jamais  pensé  que  le  bienfait 
dût  rompre  l'égalité  de  l'amitié.  M.  Saurin  dédia  publi- 
quement une  de  ses  pièces  de  théâtre  à  M.  Helvétius, 
immédiatement  après  la  persécution  que  le  livre  De  VEs^ 
prit  lui  avait  attirée. 


Nous  avons  fait  une  autre  perte  l'automne  dernier, 
d'un  hommie  estimé  et  connu.  M.  Loyseau  de  Mauléon 
est  mort  à  l'âge  de  quarante  et  quelques  années  (12). 


(i)  1773,  %  vol.  in-8®. 
(a)  Il  était  né  en  17:1$. 


394  COBRESPOlTDAlfCE    LITTÉRàlBE, 

C'était  uo  honnête  homme,  mais  d'une  extrême  faiblesse. 
Il  n'était  pas  exempt  de  prétenlion  ni  d'amUtion;  il 
avait  d ailleurs  les  idées  morales  un  peu  romanesques, 
ce  qui  y  joint  à  peu  de  succès  dans  ses  desseins,  et  à  un 
esprit  naturellement  inquiet,  n'a  pas  peu  contribué  à 
abréger  sa  vie.  U  s'était  distingué  au  barreau  par  la 
défense  de  quelques  causes  célèbres,  et  il  poussa,  dans 
cette  profession ,  le  désintéressement  aussi  loin  que  ses 
confrères  portent  le  défaut  contraire.  Sa  mauvaise  santé 
et  un  peu  d'ambition  lui  firent  quitter  le  métier  d'avocat 
il  y  a  plusieurs  années.  U  acheta  une  charge  de  maître 
des  comptes  de  Nancy,  et  resta  cependant  à  Paris,  et 
continua  de  faire  quelques  mémoires  dans  des  procès 
qui  fixaient  l'attention  du  public.  C'est  alors  que  n'étant 
plus,  comme  dit  le  peuple ,  ni  cbaii'  ni  poisson,  son  état 
indécis  lui  ota  sa  contenance  dans  le  monde.  Sa  pusilla- 
nimité naturelle  fut  mise  à  de  fortes  épreuves  dans  ces 
derniers  temps.  Ne  voulant  prendre  aucun  uniforme,  ni 
celui  de  la  cour  ni  celui  de  la  robe,  dans  les  querelles 
survenues,  et  ayant  asvez  de  présomption  pour  croire 
que  tout  le  monde  avait  les  yeux  ouverts  sur  sa  conduite, 
lorsque  personne  n'y  pensait ,  il  fut  très*maUieureux  et 
très-décontenancé.  Mais  ce  qui  lui  donna  le  coup  de 
grâce ,  fut  de  se  voir  couché  sur  l'état  de  la  maison  de 
M.  le  comte  de  Provence,  à  coté  d'Elie  de  Beaumont  et 
de  Linguet,  dont  la  réputation  est  infinimçnt  hasardée. 
Il  eu  fat  si  humilié,  que  je  regarde  la  publication  de  cet 
état  comme  son  arrêt  de  mort.  Il'pouvait  l'être  encore 
d'être  précédé  dans  le  même  état  par  Moreau;  mais  i' 
avait  des  liaisons  particulières  avec  ce  dernier,  et  croyait 
sans  doute  sa  réputation  m>oins  attaquée;  en  quoi  il  se 
trompait.  Il  s'était  flatté  de  j^pouvoir  aspirer  à  une  place 


JANVIER  177a.  396 

de  rÂcadémie  Française.  Cet  espoir  fut  encore  au  nombre 
de  ses  prétentions  infortunées.  L'éloquence  des  avocats 
n'est  pas  assez  estimée  en  France  pour  obtenir  aisément 
les  honneurs  académiques.  Il  faudrait  à  la  place  de  ces 
tours  déclamatoires  et  de  ces  fleurs  de  mauvais  goût, 
plus  de  véritable  talent  pour  mériter  notne  sufirage.  Ces 
messieurs  ne  savent  pas  assez ,  suivant  l'observation  de 
M.  de  Voltaire  9  combien  l'adjectif  peut  affaiblir  le  sub- 
stantif, quoiqu'il  s'y  rapporte  en  cas,  en  nombre  et  en 
genre  (i).  M.  Loyseau  possédait  au  reste  toutes  les  vertus^ 
domestiques;  il  était  bon  fils  et  bon  frère;  et  il  y  a,  par 
sa  mort ,  sinon  un  homme  beureux ,  certainement  un 
honnête  homme  de  moins. 


M.  Gibert,  de  l'Académie  royale  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres,  est  aussi  mort  dans  le  courant  de  l'année 
dernière.  C'était  ce  qu'on  appelle  un  b(m  israélite,  assez 
versé  dans  le  fatras  de  l'histoire  de  France  ;  bon  Béné- 
dictin de  robe  courte.  Après  la  mort  de  Villaret,  il  fut 
nommé  secrétaire  de  la  pairie,  et  en  cette  qualité,  il 
composa  un  Mémoire  sur  les  rangs  et  les  honneurs  de 
la  cour  (2) y  à  l'occasion  du  fameux  menuet  du  mariage 
de  M.  le  Dauphin  (3).  L'abbé  Georgel,  ex-Jésuite,  qui 
vient  de  passer  à  Vienne  en  qualité  de  secrétaire  d'am- 
bassade avec  M.  le  prince  Ijouis  de  Rohan,  a  publié^ 
avant  son  départ,  une  réponse  à  cet  écrit  anonyme  pour 
la  conservation  des  droits  et  prérogatives  de  la  maison 
de  Rohan  et  des  autres   princeâ  étrangers  établis  en 

(i)  Yoltaire  avait  dit  cela  dans  uoe  lettre  à  d'A.lembert,  da  a5  mars  i7^5^ 
lettre  dont  Grimm  avait  sans  doute  eu  communication, 

(1)  1770,  in- 8*. 

(3)  Voir  tom.  VI ^  p.  448-  ^ 


396  CORSESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

France  (1).  Le  pauvre  diable  de  Gibert  ne  pourra  pas 
répondre  à  l'ex-Jésuite;  mais  on  dit  que  MM.  les  ducs  et 
pairs  de  France  veulent  faire  travailler  à  uoe  réfiitatioD, 
de  sorte  que  ce  grand  procès  pourra  devenir,  avec  le 
temps,  interminable. 

Vous  trouverez  les  autres  pertes  que  nous  avons  faites 
pendant.le  cours  de  l'année  dernière  dans  le  JSécroîoge 
des  Hommes  célèbres  de  France,  publié  au  commence- 
ment de'celte  année  par  un  tas  de  barbouilleurs  qui  se 
donnent  le  titre  de  Société  de  gens  de  lettres.  Vous  se- 
rez, je  crois,  un  peu  étonné  de  n'avoir  jamais  entendu 
parler  de  la  plupart  des  Hommes  célèbres  préconisés 
dans  ce  volume.  L'Eloge  de  Trial ,  en  son  vivant,  violon 
de  M.  le  prince  de  Conti  et  directeur  de  l'Opéra,  est 
fiiit  avec  une  emphase  et  avec  une  noblesse  de  style  à 
mourir  de  rire.  Les  détails  rapportés  dans  les  Eloges 
d'hommes  connus  et  célèbres  sont  faux  ou  remplis  d'er- 
reurs et  de  mensonges,  parce  que  personne  n'est  curieux 
de  briller  ni  de  voir  la  mémoire  de  ses  amis  célébrée 
dftns  une  rapsodie  généralement  méprisée.  Ils  ont  &it , 
dans  ce  dernier  volume,  l'Éloge  du  marquis  d'Argens, 
chambellan  du  roi  de  Prusse.  Ils  le  font  prisonnier  des 
Autrichiens,  quoiqu'il  n'ait  jamais  suivi  le  roi  son  maître 
la  guerre,  et  ils  rapportent  à  ce  sujet  ce  qui  arriva  à 
faupertuis,  tant  ils  sont  bien  instuits.  Mab   vous  ne 
>us  souciez  guère  des  bévues  de  ces  grimauds,  et  vous 
merez  mieux  savoir  comment  le  roi  de  Prusse  s'y  pnt 
)ur  faire  revenir  le  marquis   d'Argens   à  Postdam, 

(i)  Béporui  à  un  écnl  aoonpnt  inliluU  :  Hivoiai  lu&  lm  »ho*  >t  '■" 
«HEDR9  Di  u  coui;  par  H.  l'abbé  Gcoi^el,  1771,  în-8°.  C«l  abbé  n' 
uteur  de  Uàmiirti  dam  leiqucli  l'afTaire  du  Eollier  eit  traitée  avec  de  graaiU 


JAJMVIER   1772.  397 

en  1766.  Il  lui. avait  donné  un  congé  pour  aller  faire  un 
voyage  en  Provence  sa  patrie.  Sa  Majesté  prévoyait  que 
le  soleil  de  Provence  aurait  de  puissans  attraits  pour  son 
chambellan,  le  plus  frileux  de  tous  les  hommes;  qu'il 
s'y  acoquinerait ,  et  qu'il  aurait  beaucoup  de  peine  à  se 
résoudre  à  son  retour.  Cela  ne  manqua  pas  d'arriver  : 
en  conséquence,  le  roi  envoya  au  valet  de  chambre  du 
marquis  d'Argens  plusieurs  exemplaires  d'une  pièce  im- 
primée,  avec  ordre  d'en  placer  un  sur  la  cheminée  de 
son  maître.  C'était  un  prétendu  mandement  de  l'arche- 
vêque d'Aix  contre  les  productions  du  marquis.  Vous 
l'allez  lire ,  et  il  vous  prouvera  que  si  le  roi  de  Prusse 
n'avait  pas  rempli  sa  place  d'homme  unique  en  ce  monde, 
il  aurait  encore  trouvé  moyen  de  briller  par  sa  théolo- 
gie et  par  l'onction  de  son  éloquence  sacrée  parmi  les 
prélats  de  l'Eglise  Gallicane.  Ce  morceau  d'éloquence 
produisit  l'effet  que  le  roi  en  attendait  :  le  marquis  d'Ar- 
gens,  effrayé  par  ce  mandement,  fit  ses  paquets  et  reprit 
la  route  de  Postdam  en  diligence,  sans  confier  à  per- 
sonne le  motif  véritable  de  ce  prompt  départ.  Il  changea 
de  nom  en  traversant  la  France.  A  chaque  couchée ,  le 
valet  de  chambre  eut  soin  de  faire  donner  à  son  maître, 
par  l'aubergiste,  un  exemplaire  du  mandement  comme 
pièce  du  jour,  ce  qui  fit  doubler  le  pas  au  marquis  pour 
regagner  un  pays  où  le  soleil  n'est  pas  à  la  vérité  aussi 
beau  qu'en  Provence,  mais  où  il  n'y  a  ni  évêque  ni  man- 
dement à  craindre  (1). 

(i)  Quelques  mépri»es  qui  se  trouvent  dans  TÉloge  du  marquis  (f  Argens , 
que  Rua,  trésorier  de  France,  neveu  et  héritier  du  marquis,  fit  insérer  dans 
le  Nécrologe  des  liommet  célèbres  de  France ,  fournissent  à  Grimm  Toccasiou 
de  traiter,  un  peu  trop  durement  peut-éire,  les  auteurs  de  ce  Nécrologe,  et 
de  raconter  à  sa  manière  l'anecdote  de  Topuscule  composé  par  le  roi  de  Prusse 
afin  de  déterminer  le  marquis  d' Argens  à  quitter  la  Provence,  sa  pairie,  et  à 


398  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE , 

Mandement  de  monseigneur  V archevêque  d*Aix^  por- 
tant condamnation  contre  les  Ouvrages  imprimés  du 
nomm^marquis  d'Argens,  et  concluant  à  saproscrip- 
tion  du  tvjraume. 

ce  Jean-Baptiste-Ântoine  de  Brancas,  par  la  miséri- 
corde divine  et  par  la  grâce  du  Saint-Siège ,  archevêque 
d'AiXy  à  tous  les  fidèles  de  notre  diocèse^  salut  et  béné- 
dictiod. 

«  Jësus-Christ  a  dit ,  mes  chèrs  frères  :  «  Vous  verrez 
parmi  vous  de  faux  prophètes  et  de  faux  Christs;  vous  ne 
devez  pas  les  croire.  »  Le  grand  Apôtre  des  Gentils  dit 
dans  un  autre'  endroit  :  ce  II  s'ëlèvera  dans  les  derniers 
temps  des  hommes  puissans  en  erreurs  qui  corrompront 
l'Eglise.  »  Ne  vous  semble-til  pas,  mes  chers  frères, que 
nous  vivons  dans  ce  siècle  si  clairement  désigné  par  les 

reveiiir  en  Pnuse.  Frédéric  II  ^rédigea  sous  le  nom  de  Vwêque  d*Aix  un  man- 
dement (i)  contre  les  ouvrages  de  son  chambellan.  Il  en  envoya  plusieurs 
exemplaires  au  valet  de  chambre  du  marquis,  avec  ordre  d*en  placer  un  sur 
la  cheminée  de  son  maître.  Le  marquis,  effrayé  par  ce  mandement,  fit  ses 
paquets  et  reprit  la  route  de  Postdam  en  diligence.  L'imprimé  ne  sortait  pas 
de  ses  mains.  En  relisant  le  titre  et  le  préambule ,  il  rit,  dit  M.  Thiébaut  dans 
ses  Souvenirs  (tom.  Y,  pag.  35o  et  suiv.)  que  le  saiut  pasteur  se  qualifiait 
évéque  et  non  archevêque;  cette  observation  fut  pour  lui  un  trait  de  lumière 
qui  lui  fit  deviner  toute  la  supercherie.  Aussi  le  lendemain,  avant  de  partir,  il 
fit  mettre  à  la  poste  une  lettre  où ,  rendant  compte  à  Frédéric  de  son  empres- 
sement à  le  rejoindre,  il  lui  racontait  comment  le  démon  de  la  guerre  avait 
cherché  à  soulever  une  brebis  fidèle  contre  son  pasteur,  ajoutant  que  si  le 
diable  avait  jeté  les  yeux  sur  VAlmanaeh  rcyal,  il  y  aurait  vu  que  la  rille  d'Aix 
a  un  archevêque  f  et  non  simplement  un  évéque  ;  qu*il  allait  écrire  a  notre  saint 
père  le  pape  pour  lui  dénoncer  cette  diablerie ,  etc. ,  etc.  Il  parait  que  Grimm 
avait  sous  les  yeux  une  copie  du  mandement  où  se  lisait  le  mot  archevêque; 
ce  qui  Fa  empêché  de  raconter  cette  anecdote  dans  toute  son  étendue.  M.  Tbié* 
haut  semble  avoir  lu  la  lettre  du  marquis,  dont  il  cite  un  long  passage.  Ain 
son  récit  mérite  toute  confiance.  (B.) 

(i)  Voir  ce  MandemcnL  sous  son  vrai  titre  dans  le  Supplément  auxOEuvres  post' 
humes  de  Frédéric  II  ;  Cologne  ,  1789^  tom.  III ,  p.  348. 


JANVIER   1772.  399 

Écritures?  Cette  malheureuse  prédiction  ne  s'accom- 
plit-elle pas  évidemment  de  nos  jours  ?  Le  sens  que  les 
écrivains  inspirés  attachent  aux  mots  Faux  prophètes, 
faux  CfiristSy  hommes  puissans  en  erreurs  ^  n'a  pas  be- 
soin de  vous  être  expliqué.  Ce  sont  ces  loups  dévorans 
dont  les  dents  sanguinaires  veulent  déchirer  le  bercail 
du  Seigneur;  ce  sont  ces  âmes  perverses ,  ces  esprits  de 
ténèbres  qui  trouvent  une  triste  consolation  en  s'asso- 
ciant  des  compagnons  aux  tourmens  inexprimables  qu'ils 
souffrent.  Ils  paraissent  sous  divers  noms  de  ralliement 
qui  les  désignent  :  géomètres  sourcilleux  j  qui ,  de  leur 
compas  pensant  avoir  mesuré  l'univers ,  veulent  asservir 
nos  dogmes  à  leurs  formules  et  à  leurs  calculs  de  proba- 
bilité; encyclopédistes  audacieux  qui  ont  perdu  la  pro- 
fondeur de  leur  esprit  en  l'étendant  trop  en  superficie; 
philosophes  enthousiastes  qui  insultent  insolemment  à 
l'Église  pour  recueillir  les  applaudîssemens  des  incré- 
dules et  des  impies  :  tels  sont ,  mes  frères  ^  les  ennemis 
dangereux  qui  nous  .menacent. 

ce  Des  monarques  pieux,  dans  les  siècles  précédens, 
résistaient  et  savaient  sévir  contre  des  instrumens  dont 
se  sert  l'esprit  malin  pour  perdre  les  hommes;  de  saints 
écbaiauds  étaient  dressés  dans: les  villes,  où  les  ennemis 
de  Dieu  recevaient  le  juste  salaire  de  leur  rébellion. 
Depuis  qu'un  malheureux  et  damnable  esprit  de  tolé- 
rance, ou,  pour  mieux  dire,  de  tiédeur,  domine  dans 
le  conseil  des  princes,  l'hérésie. ressuscite  de  ses  cendres, 
l'erreur  se  répand  ;  l'athéisme  s'accrédite,  et  le  vrai  culte 
se  perd  et  s'anéantit.  Ainsi ,  l'incrédulité  ne  trouvant  plus 
de  frein  qui  l'arrête,  bouffie  d'orgueil,  lève  un  front  au- 
dacieux, et  sape  maintenant  ouvertement  lés  fondemens 
de  nos  temples  et  de  nos  autels.  Il  semble  que  les  puis- 


400  CORRESPONDANCE   LITTERAIRB, 

sances  de  l'enfer  liguées  fassent  un  dernier  effort  pour 
abattre  y  pour  détruire  le  trône  de  Tagheàu  sans  tache. 
Et  de  quelles  armes  se  sert  cet  ennemi  du  genre  hu* 
main  pour  nous  combattre?  ï)e  ia  raison,  oui,  de  la  rai- 
son, mes  chers  frères!  Ils  opposent  la  raison  humaine  à 
la  révélation  divine  ;  la  sagesse  de  la  philosophie  à  la  fo- 
lie de  la  croix;  des  axiomes  à  des  inspirations;  des  dé- 
couvertes physfques  à  la  sublimité  des  miracles;  leur 
malice  rafBiiée  à  la  simplicité  évangélique,  et  leur 
amour-propre  à  l'humilité  sacerdotale.  Un  esprit  de  ver- 
tige les  obsède  au  point  que  les  blasphèmes  deviennent 
des  plaisanteries  en  leur  bouche,  et  que  les  divins  mys- 
tères, attaqués  en  toute  manière,  sont  rendus  absurdes 
et  couverts  de  ridicules.  Mais  l'Éternel,  qui  tient  encore 
dans  sa  main  le  même  foudre  dont  il  frappa  ies  anges 
rebelles,  qui  furent  précipités.dans  un  goufire  de  dou^ 
leurs,  est  préparé  à  leur  lancer  les  mêmes  traits  de  sa 
main  vengeresse.  Que  dis-je ,  mes  chers  frères  !  il  les  a 
déjà  lancés  contre  nous.  Contemplez  ces  calamités  accu- 
mulées sur  nos  têtes  ;  rappelez-vous  les  ravages  de  cette 
bête  féroce  dont  la  gueule  carnassière,  sans  cesse  abreu- 
vée de  sang  humain ,  ne  semblait  assouvir  sa  rage  qu'en 
dépeuplant  une  province  entière  (i);  ce  monstre  qui,  non 
content  d'exercer  sa  fureur  sur  les  habitans  de  ia  cam- 
pagne, mit  en  déroute  nos  défenseurs,  ces  héros,  ces 
dragons  dont  la  renommée  a  répandu  la  gloire  dans  le 
fond  de  la  Germanie  et  des  régions  lointaines  où  nous 
avons  porté  nos  armes.  Ah  !  mes  chers  frères  !  ce  signe 
que  Dieu  vous  donne  est-il  douteux  ?  ne  désigne-t-il  pas 
que  vous  avez  accueilli  l'ennemi  de  votre  salut  dans  vos 
mur§  et  auprès  de  vos  foyers  ?  Mais  Dieu  ne  se  borne 

(i)  Labète  du  Gévaudan;  voir  t.  IV,  p.  238. 


JAJVVIRR    177  a.  4oi 

point  à  ces  marques  palpables  qu'il  vous  donne  de  nos 
dangers  ;  il  dérange  la  nature ,  il  bouleverse  l'ordre  des 
saisons,  il  envoie  les  vents  hypërboréens  qui  dessèchent 
nos  campagnes ,  endurcissent  nos  fleuves  ;  le  Rhône  gêle^ 
un  froid  engourdissant  mutile  |es  malheureux  passagers 
dans  leurs  membres,  et  Fair  raréfié,  se  refusant  à  leur 
respiration^,  les  étouffe.  Environné  de  ces  spectacles  af- 
freux, nos  entrailles  s'émeuvent  de  compassion  pour  nos 
frères,  et  une  juste  crainte  nous  fait  appréhender  pour 
nous-mêmes  un  sort  aussi  désastreux.  Ce  n'est  pas  tout; 
ces  coteaux,  naguère  florissans,  où  des  mains  indus- 
trieuses cultivaient  une' terre  reconnaissante,  ces  vignes, 
ces  oliviers,  sources  et  principes  de  notre  abondance^ 
détruits  par  la  rigueur  de  la  saison,  sont  désormais  sté- 
riles comme  ce  figuier  de  l'Évangile  condamné  à  ne  plus 
porter  de  fruits. 

<jc  Telles  §ont  les  images  fortes  dont  TÉternel  se  sert 
pour  annoncer  sa  divine  volonté  aux  nations.  Une  béte 
féroce  qui  dévore  les  peuples,  c'est  l'ennemi  de  votre 
salut  qui  tente  de  livrer  vos  âmes  à  une  peine  éternelle. 
Un  froid, excessif  qui  engourdit  les  membres  et  plonge 
des  misérahles  au  tombeau,  ce  sont  les  ouvrages  des 
incrédules  qui  refroidissent ,  qui  engourdissent,  qui 
éteignent  la  foi  des  fidèles.  Ces  oliviers  séchés,  ce  sont 
ces  malheureux  qui ,  corrompus  par  l'erreur ,  ne  portent 
plus  des  fi'uits  de  justice  et  de  sainteté.  Que  tombe  et  se 
déchire  le  voile  qui  vous  offusque  les  yeux  !  Héplteta  ! 
Que  l'aveugle  recouvre  la  lumière  !  Voyez,  mes  chers 
frères,  le  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob  courroucé 
contre  vous,  cotrame  jadis  il  le  fut  contre  son  peuple, 
lorsque  la  ville  où  il  avait  son  temple  était  profanée,  et 
que  l'abomination  était  aux  saints  lieux. 

ToM.  vil.  26 


40îl  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

<x  Oui,  rabominalioD  est  parmi  nous;  le  souffle  em- 
poisonné d*un  monstre  corrompt  la  pureté  de  ces  climats; 
c'est  lui  qui  excite  et  attire  sur  nous  la  colère  céleste  : 
comme  Timpie  Âchab  fit  tomber  sur  sa  famille  tous  les 
fléaux  qui  Taccablèrent,  ce  tison  d'enfer  attire  sur  nous 
toutes  les  calamités.  Cet  homme  s'est  rencontré  doué 
d'uiie  flexibilité  d'esprit  infinie  autant  que  d'une  malice 
profonde,  raffinée  par  la  philosophie.  Guidé  par  une 
incrédulité  opiniâtre  et  secondé  d'uii  génie  séducteur ,  il 
s'est  déclaré  l'ennemi  de  la  cause  de  Dieu.  Nouveau 
Protée,  il  se  transfigure  et  prend  sans  cesse  de  nouvelles 
formes.  Tantôt  comme  Juif,  tantôt  comme  Chinois  ou 
comme  initié  à  la  cabale,  il  vomit  ses  horribles  blas- 
phèmes. Ici  empruntant  le  ton  d'un  commentateur,  il  fait 
penser  et  dire  à  Ocellus  et  à  Timée  de  Locres  des  choses 
scandaleuses  auxquelles  ils  n'ont  japiais  pensé.  Ce  même 
homme,  à  présent  vomi  des  climats  du  Nord,  des  fios 
fonds  de  cette  Prusse  où  l'inci^édulité  et  la  fausse  philo- 
sophie ont  établi  leur  siège,  se  trouve  au  milieu  de  nous, 
où,  comme  l'ennemi  du  genre  humain,  il  tend  de  tous 
cotés  des  filets  poiir  faire  tomber  sa  proie  dans  le  piège 
qu'il  lui  a  préparé.  Dieu  dit  à  âon  peuple  :  «  Rompez  tout 
pacte  avec  l'impie ,  ou  je  romprai  mon  alliance  avec  vous 
et  vos  enfans.  Exterminez  les  profanateurs  et  les  ido- 
lâtres »( c'est-à-dire  les  philosophes).  Je  vous  adresse, 
mes  chers  frères,  les  mêmes  paroles.  Ne  tolérez  plus 
parmi  vous  l'ennemi  de  votre  salut;  mettez  des  climats 
lointains  entre  vous  et  celui  qui  veut  saper  votre  foi; 
que  des  mers  vous  séparent  de  ce  compagnon  de  Bélial, 
de  ce  frère  des  esprits  de  ténèbres,  de  ce  fils  de  Lucifer 
qui  rugit  dans  des  gouffres  de  douleurs  des  maux  qu'il 
peut  causer  aux  enfans  de  l'Eglise.  Ou  plutôt  armez  vos 


JANVIER   1772.  4o3 

bras  Gomme  ces  braves  Lévites  qui^  saifiteiticnt  homi- 
cides/massacrèrent  leurs  frères  dans  le  désert.  Purifiez 
les  châteaux  d'Âr^ens  et  d^Éguilles  de  Taspect  de  Fimpur 
qui  les  souille.  Extirpez  cet  esprit  rebelle  du  nombre  des 
vivans.  Vous  combattrez  pour  l'Église;,  soldats  du  Dieu 
vivant,  vous  soutiendrez  sa  cause.  Alors  cette  heureuse 
conjrée  verra  renaître  ses  beaux  jours,  les  monsjtfcs  dis» 
paraîtront,  les  saisons  seront  contenues  dans  leurs  justes 
bornes,  et  ces  peuples  chéris,  couverts  de  l'égide  de  la 
foi ,  seront  à  l'abri  des  traits  empoisonnés  que  l'incrédu- 
lité lâche  pour  leur  perdition.  Une  victime  coupable 
apaisera  le  courroux  céleste^  Après  cette  sainte  et  salu- 
taire barbarie ,  réconciliés  avec  TÉtemel ,  nous  lui  chan- 
terons nos  cantiques  dans  la  simplicité  de  notre  esprit , 
et  avec  un  aveuglement  consommé  nous  pourrons  adorer 
en  foi  et  en  esprit  ses  mystères  incompréhensibles.  Les 
bétes  féroces  respecteront  notre  zèle,  les  hyènes  seront 
chassées  par  l'eau  bénite,  notre  foi  vive  et  fervente  adou- 
cira les  hivers,  transportera  les  montagnes  et  ressuscitera 
nos  oliviers.  Déjà  les  froids  aquilons  font  place  atrx  doux 
zéphyrs,  lés  arbres  verdissélit,  et  leurs  cimes  superbes 
se  couvrent  de  fruits.  Les  promesses  que  l'Éternel  fait  n 
«es  enfans  vont  s'accomplir.  Vous  serez  comblés  dé  ses 
dons,  vos  celliers  abonderont  d'huile,  vos  pressoirs  seront 
remplis  de  vin,  vous  vous  nourrirez  de  la  chair  de  vos 
ennemis,  et  votre  famille  nombreuse  entourera  voti*e 
table ,  comme  ces  tendres  ceps  de  vigile  qui  forment  des 
berceaux  dans  vos  campagnes  fécondes. 

a  II  nous  reste,  nies  chers  frères,  en  finissant,  de  vous 
conjurer  par  les  entrailles  de.  la  miséricorde  de  Dieu  de 
vous  comporter  avec  zèle  et  avec  une  pieuse  vigueur 
•dans  la  poursuite  de  l'impie  à  l'extirpation  duquel  sont 


4o4  CORRESPOND A^NCK    LITTÉRAIRE, 

attachées  la  tin  de  nos  calamités  et  la  bénédiction  céleste. 
L'Église. est  un  rocher  inébranlable  où  les  flots  de  Ter- 
reur viennent  se  briser  sans  le  léser.  Tenez^  mes  chers 
frères,  à  ce  rocher,  à  ce  sûr  asile;  votre  foi  triomphante 
venra  la  philosophie  téméraire  et  la  raison  hautaine  ter- 
rassées à  ses  pieds.  Vous  êtes  notre  troupeau,  nous 
sommes  votre  berger.  En  celte  qualité ,  notre  devoiç  est 
de  vous  avertir  et  de.  vous  prévenir  contre  les  ouvrages 
d'iniquité  qui  se  répandent  comme  les  vapeurs  sombres 
qui  sortent  du  pied  de  l'abîme,  et  qui  exhalent  la  cor- 
ruption et  la  .mort  éternelle. 

ce  A  ces  causes ,  vu  les  livres  qui  ont  pour  titre  :  Lel' 
tresjuwes^  Lettres  chinoises^  Philosophie  du  bon  sens, 
Commentaire  sur  Ocellus^  Commentaire  sur  Timée  de 
Locres ,  f^ie  de  V empereur  Julien  ;  après  les  avoir  exa- 
minés avec  des  personnes  d'une  piété  éminente,  et  y 
avoir  trouvé  partout  des  assertion^  erronées,  hérétiques^ 
sentant  l'hérésie,  choquant  les  oreilles  pieuses ,  malson- 
nantes ,  blasphématoires  ;  nous  défendons  à  toute  per- 
sonne de  notre  diocèse  de  lire  ou  retenir  le&dits  livres, 
sous  les  peines  de  droit.  N«us  dévouons  l'auteur  à  Tana- 
thème,  où  son  partage  sera  avec  Coré^  Dathan  et  x\bi- 
ron,  et  voulons  que  notre  présent  Mandement  soit  lu*au 
prone  des  messes  paroissiales  des  églises  des  villes,  bourgs 
et  villages  de  notre  diocèse.  Donné  à  Aix,  en  notre 
palais  archiépiscopal ,  le  i3  mars  1766. 

«  Signé  y  J.-B.  Antoine,  archevêque  d'Aix.  » 


JANVIER    1772.  4^>5 

Lettre  de  M.  de  Voltaire  au  roi  de  Suède  (i). 

De  Feruey  ,  le  12  uovembre   1772. 

Sire,  c'est  avec  ces  larmes  qu'arrachent  l'attendrisse- 
ment  et  L'admiration,  que  j'ai  lu  VÉhge  du  roi  voire 
père,  composé  par  Votre  Majesté.  L'Europe  prononce  le 
votre.  Permettez,  Sire,  à  \xn  étranger  de  joindre  sa  voix 
à  toutes  celles  qui  font  mille  vœux  pour  vous.  Si  J€  ne 
suis  pas  né  votre  sujet,  je  le  suis  par  le  cœur,  et  les  sen- 
limens  de  ce  cœur  que  vous  avez  pénétré  sont  l'excuse 
de  la  liberté  que  je  prends. 

Je  suis  avec  le  plus  profond  respect,  Sire,  de  Votre 
Majesté,  le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur,  etc. 


Je  ne  sais  quel  goguenard  de  prêtre  vient  de  publier 
une  Lettre  à  M.  de  y*** par  un  de  ses  amis,  sur  Fou* 
tarage  intitulé  l'Évanqile  du  jour  :  c'iest  un  écrit  in-8" 
de  72  pages  (2).  Rien  n'est  plus  adroit  à  un  habitué  de 
paroisse,  que  de  prendre  le  ton  goguenard  avec  le  pa- 
triarche de  Ferney,  sur  les  matières  en  question.  Cela 
n'a  été  lu  de  personne  :  ces  bons  apôtres  qui  nous'  fati" 
guent  de  leurs  réponses,  devraient  bien  apprendre  de 
notre  saint-père  le  pape  les  égards  qui  sont  dus  au  pa- 
triarche. Un  Anglais,  près  de  passer  les  Alpes,  s'était 
arrêté  à  Ferney  pour  voir  M.  de  Voltaire,  et  en  prenant 
congé  de  lui ,  lui  demanda  ses  ordres  pour  l'Italie.  Le 
patriarche  le  pria,  à  tout  hasard,  de  lui  en  rapporter  les 

(i)  Cette  lettre  à  Gustave  III  n'a  point  été  recueillie  par  les  éditeurs  de 
Voltaire. 

(2)  Ce  n'est  point  un  goguenard  de  prêtre,  mais  «in  honnête  laïque,  tiomni  c 
Ducarnede  Blangy,  qui  a  rois  au  jour  en  177 1  (Paris»  GuefQer,  in-8^)  cette 
Lettre  à  M.  de  y***.  L'auteur  fit  paraître  une  seconde  Lettre  la  même  anncr 
et  une  troisième  e»  T773.  (R.) 


4o6  CORBESPOHDAJICS   I.ITTÉ&AIRE, 

oreilles  du  grand-inquisiteur.  L'Anglais,  arrÎTe  à  Rome, 
parle  de  cette  commission  dans  quelques  cercles,  et  ces 
propos  parviennent  aux  oreilles  du  pape.  Lorsque  cet 
Anglais  se  rend  à  Taudience  de  Sa  Sainteté,  eDe  lui  de- 
mande, après  quelques  discours,  si  M.  de  Voltaire  ne 
l'avait  pas  chargé  de  quelque  commission.  Le  voyageur 
comprit  que  le  pape  était  instruit ,  et  se  mit  à  sourire. 
«  Je  vous  prie,  lui  dit  Sa  Sainteté,  de  mander  à  M.  de 
Voltaire  qu'il  y  a  long-temps  que  l'inquisition  n'a  plus 
d'yeux  ni  d'oreilles  (i)*  »  Clément  XIV  aurait  fait  une 
grande  fortune  de  son  temps,  s'il  n'avait  pas  été  précédé 
par  Benoît  XIV. 

Il  paraît  depuis  quelque  temps  ua  Spectateur  français 
que  je  n'ai  jamais  lu,  ni  vu ,  ni  aperçu  dans  aucune  bonne 
maison ,  où  cependant  l'accès  est  assez  facile  aux  mau- 
vaises brochures,  parce  qu'après  les  avoir  laissé  traîner 
quelque  temps  sur  la  cheminée,  on  les  jette  sans  les 
avoir  lues  :  l'auteur  de  cet  écrit  périodique  est  un  M.  de 
Lacroix,  avocat  au  parlement  (a).'  S'il  est  aussi  mince 
plaideur  que  mauvais  écrivain ,  je  plains  ses  pratiques. 
Cependant  cç  Lacroix  ayant  envoyé  sa  rapsodie  à  M.  de 
Voltaire,  celui-ci  lui  a  répondu  quf  ceux  qui  y  travail- 
laient ét£Ûent  les  héritiers  de  Steele  et  d'Adisson  (3)«  Ces 
complimens  sacrilèges  coûtent  moins  au  patriarche  que 
de  lire  une  page  du  rapsodiste.  Le  spectateur  Lacroix , 
après  s'être  paré,  dans  une  petite  annonce,  de  ce  temoi' 

(i)  Voltaire  rapporte  cette  anecdote  dana  une  lettre  du  27  novembre  l'jlh 
adresiée  au  cardinal  de  Bemis. 

(a)  Le  Spectateur  français ,  pour  êovir  de  suite  à  celui  de  Marivaust,  io'i^» 
1771.  Les  années  1774»  177^  et  1776  lont  de  J.-L.  Caslifthon.  Celui  ^ 
Marivaux  comprenait  de  1722  à  175a,  a  vol.  in-xa. 

(3)  Lettre  du  aa  mars-  1772. 


JAIVVIER    1772.  4^7 

gnage  respectable  du  Nestor  de  la  littérature  pour  en- 
courager le  public  à  souscrire ,  promet  solennellement 
de  renoncer  à  l'héritage  d' Adisson ,  que  M.  de  Voltaire 
lui  a  si  généreusement  ouvert.  «  On  ne  le  verra  poinî^ 
dit-il,  comme  le  Spectateur  anglais^  sombre  et  taci- 
turne; il  ne  fumera  point,  il  ne  sera  pas  forcé  de  boire. 
Il  sera  léger,  affable;  ses  discout*s  seront  plus  galaus  que 
profonds.  Son  regard  doux  et  tendre  lira  dans  le  cœur 
des  femmes  ;  il  profitera  de  leur  émotion  pour  surprendre 
l£ur  secret  qui  n'en  est  plus  un,  et  il  sera  leur  protecteur 
auprès  des  maris.  Du  reste,  Tabbé  léger,  Tauguste  prélat, 
l'officier  sautillant,  le  militaire  balafré,  le  jeune  con- 
seiller,  le  grave  magistrat,  le  paisible  rentier  et  le  bour- 
geois plaisant,  trouveront  également  leur  compte  chez 
lui.  »  Voilà  un  échantillon  du  plan,  du  goût  et  du  style 
de  l'héritier  de  Steele  et  d'Adisson.  Ah!  seigneur  pa- 
triarche, je  prie  la  miséricorde  divine  de  vous  pardonner 
ce  blasphème,  ainsi  que  quelques  autres  de  votre  con- 
ns^issance  et  de  la  mienne ,  qui  vous  sont  échappés  depuis 
quinze  mois,  au  grand  scandale  des  faibles,  et  pour  les- 
quels vous  serez  forcé  tôt  ou  tard  de  faire  amende  hono- 
rable. Remarquons  qu'il  n'est  pas  possible  de  faire  jamais 
un  Spectateur  en  France,. à  moins  qu'on  s  ne  trouve  le 
secret  de  réduire  à  la  tolérance  et  à  la  modestie  le  genus 
irritabile  vatum  (1).  Cette  recette  en  vaudrait  bien  une 
autre  ;  mais  M.  de  Lacroix  aurait  beau  s'en  servir,  il  ne 
ferait  pas  lire  son  Spectateur. 


L'insipide  genre  des  hérAdes  occupe  toujours  quel- 
ques-uns de  nos  poètes  sans  nom»  Nous  en  avcHis  eu 
deux  cette  semaine;  mais  comme  le  public  ne  touehepas 


(i)  Ho&ACB,  II,  épit.  II,  vers  102. 


1 


4o8  CORRESPOND  A  irCE    LITTÉRAIRE, 

à  ces  denrées,  il  na  pas  le  droit  de  s'en  plaindre.  La 
première  a  pour  titre  :  Lettre  de  Julie  cTEtange  à  son 
amant  ^àV  instant  ou  elle  va  épouser  ff^olmar  ;  sujet  tiré 
(te  LA  Nouvelle  Héloîse,  dédiée  à  J.-J.  Rousseau  (i). 
Vous  vous  rappelez  que  cette  Héloîse  de  Jean-Jacques 
brûlait  pour  son  précepteur  dans  le  temps  qu'elle  se  lais- 
sait marier  au  sage  Wolmar.  Si  celui-ci  avait  intercepté 
l'héroîde  de  notre  petit  poète,  il  aurait  peut-être  fait, 
daqs  un  premier  moment,  un  mauvais  parti  à  l'amant 
et  au  secrétaire  de  sa  prétendue.  L'autre  héroîde  est  inti- 
tulée Lettre  du  Chevalier  de  Séricour  à  son  père  (2).  Ce 
Séricour  est  un  petit  gentilhomme  de  Normandie  qui 
vient  à  Paris  avec  son  père.  Il  se  trouve  logé  vis-à-vis 
d'Achmet ,  riche  musulman  qui  voyageait  alors  avec 
Fanie  sa  fille.  Séricour  lorgne  trop-,  pour  son  repos, 
cette  fille  céleste.  Il  en  devient  éperdument  amoureux. 
Il  abandonne  son  père,  et  suit  le  père  turc  à  Constan- 
tinople.  Celui-ci  consent  de  lui  donner  sa  fille  s'il  veut 
se  faire  circoncire  et  prendre  le  turban.  Rien  n'arrête 
l'amoureux  Séricour.  Le  voilà  musulman  et  époux  de 
Fanie.  Son  pèi*e,  qui  apprend  cette  exécrable  apostasie, 
le  fait  dégrader  par  les  tribunaux  et  déclarer  civilement 
mort.  Cependant  Séricour  avait  pris  le  turban  à  bonne 
fin.  Il  ne  manquait  jamais,  après  avoir  rempli  le  devoir 
nuptial  eh  bon  chrétien  et  rarement  en  Turc ,  à  ce  que 
dit  l'histoire,  de  traiter  la  controverse  avec  la  céleste 
Fanie.  Peu  à  peu  il  lui  démontra  l'abus  de  la  circonci- 
sion et  la  nécessité  du  baptême.  Âchemet,  trop  attaché 
à  la  croyance  de  Mahomet,  écoutait  aux  portes.  Il  ne  fut 
pas  frappé,  comme  sa  fille,  de  la  lumière  de  l'Evangile, 

(i)  Paris,  177a,  Valade,  in-8°;  par  de  Vauvert. 

(a)  Amsterdam  et  Paris,  Valade,  1772  ,  in -8";  rgalemeut  do  de  Vauvert. 


JANVIER    1772.  4<>9 

et  épiaut  le  moment  qui  avait  été  choisi  par  les  deux 
époux  pour  administrer  à  la  charmante  infidèfe,  ainsi 
qu'aux  enfans  qui  lui  étaient  venus  du  fait  de  M.  le  che- 
valier, les  eaux  salutaires  du  baptême  ^  il  accourt  pour 
poignarder  sa  fille  et  poiH*  massacrer  ses  enfans.  Cest 
dans  cet  instant  funeste  que  le  missionnaire  circonds 
apprend  par  son  père  le  sort  qu'on  lui  a  ménagé  en 
France.  Après  avoir  mandé  en  réponse  à  son  père  toutes 
ses  infortunes,  il  ne  lui  reste  d'autre  parti  que  celui  de 
se  faire  moine ,  et  peut-être  eunuque ,  de  sorte  qu'on 
n'en  «ntend  plus  parler.  Vous  croirez  sans  doute  /[ucf 
l'auteur  vous  conte  des  fagots  de  l'autre  monde;  mais  il 
dit  qu'ils  ne  sont  que  de  l'autre  siècle ,  et  qu'il  n'y  a  pas 
cent  ans  que  cela  est  arrivé. 

Il  y  a  des  âmes  délicates  dans  tous  les  ordres.  Un 
avocat,  M.  Jobart,  ayant  su  que  ses  confrères,  du  moins 
en  grande  partie ,  avaient  résolu  de  reprendre  leurs  fonc- 
tions auprès  du  nouveau  parlement,  crut  devoir  faire 
comme  les  autres.  Le  soir  il  va  souper,  selon  son  usage, 
avec  sa  maîtresse,  qui  le  chasse  honteusement  en  lui  re- 
prochant sa  faiblesse.  Il  rentre  chez  lui  sans  souper,  et, 
n'écoutant  que  son  désespoir,  il  se  fait  à  lui-même,  le 
plus  heureusement  du  monde,  l'opération  qu'on  subit 
pour  la  conservation  de  la  voix.  Après  quoi  il  envoie  à 
ses  confi'ères  rentrés  le  quatrain  suivant: 

Je  ne  vous  suis  phis  rien ,  orgueilleux  avocats  j 
Je  renonce  à  votre  ordre  et  quitte  la  pnrtie. 
J'en  ai  perdu  le  droit,  et  perdu  pour  la  vie; 
Rentrez  si  vous,  voulez,  je  ne  rentrerai  pas. 

Le  fait  est  véritable.  Cette  héroïde  est  courte;  mais 
elle  va  au  fait  et  emporte  la  pièce. 


4lO  CORRE^PO^TDAlfCE    LITTERAIRE. 


FEVRIER  (i 


)' 


Psrîs,  février  1773* 

Z^MiRE  ET  AzoR  oot  paru  à  la  cour  avec  beaucoup.de 
succès  pendant  le  dernier  voyage  de  Fontainebleau;  ils 
se  sont  ensuite  montrés  à  Paris ,  au  grand  jour ,  le  j  6  dé- 
cembre de  l'année  qui  vient  de  finir,  et  y  ont  reçu  le 
même  accueil;  on  a  voiilu  voir  juscpi'à  leurs  père  et 
mère  y  c'est-ànlire  que  le  parterre  a  demandé  les  auteurs 
avec  des  cris  redoublés.  Le  compositeur,  M.  Grétry,  a 
comparu,  amené  par  les  acteurs;  le  poète  »  M.  Mar- 
montel,  s'est  éclipsé  a  temps  pour  se  soustraire  aux  hon- 
netu-s  de  l'ovation  théâtrale.  Cependant  le  parterre, 
ag^té  par  le  démon  de  l'enthousiasme,  criant  toujours: 
u4dducite  mihi  psaliem  (^î),' Arlequin  s'est  montré  en 
habit  de  ville^  sans  masque....  Une  partie  du  parterre 
crut  voir  arriver  Marmontel  ;  mais  Arlequin ,  trop  grand , 
trop  juste  pour  usurper  une  gloire  qui  ne  lui  appartenait 
point,  arrêta  les  acclamations,  et  dit:  «c  Messieurs,  je 
vous  avertis  que  je  ne  suis  poiir  rien  dans  tout  cela;  ainsi 
n'allez  pas  me  prendre  pour  l'auteur.  Nous  l'avons  cher- 
ché partout;  mes  camarades  ont  été  au  grenier,  tandis 
que  j'étais  à  la  cave;  nous  n'avons  pu  le  trouver:  enfin 
le  portier  est  venu  nous  dire  qu'il  l'a  vu  sortir  et  monter 
en  fiacre.  »  Cette  qoble  harangue  décida  le  parterre  à  se 
séparer,  après  avoir  applaudi  avec  transport  M.  le  duc 
d'Orléans  et  madame  la  duchesse  de  Chartres,  qui  avaient 

assisté  au  spectacle  en  loge  publique.* 

*  » 

(i)  Dans  là  première  éditioll  oa  avait  classé  dans  ce  mois  pbisieurs  artidfs 
qui  appartienaent  à  la  même  époque  de  Taimée  1779;  nous  avons  dû  les  sup- 
primer ici  pour  les  reperler  à  leur  date  véritable.       (s)  IV  Regum  III,  iS. 


I 


FÉVRIER    1772.  4*  I 

le  ne  sais  pourquoi  messieurs  4u  parterre  n'ont  pas 
Voulu  faire  à  madame  Le  Prince  de  Beaumont  l'honneur 
de  la  demander.  C'est  dans  son  Magasin  des  Enfans 
que  vous  avez  pu  lire  le  conte  charmant  de  la  Belle  et  la 
Bêle;  et  c'est  le  sujet  que  M.  Maimontel  a  mis  sui*  la 
scène,  sous  le  titre  de  Zémire  et  ^zor;  Zémire  est  la 
Belle,  et  Azor  la  Béte.  De  mauvais  plaisans  ont  dit  que 
la  Belle  était  la  musique^  et  la  Béte  les  paroles  ;  mais  les 
mauvais  plaisans  ne  se  piquent  pas  toujours  d'être  équi- 
tables, et  ces  pointes  sont  trop  arsëes  à  trouver  pour  en 
faire  quelque  cas. 

De  tous  les  ouvrages  immortels  de  madame  Le  Prince 
de  Beaumont,  je  n'ai  jamais,  lu  que  ce  conte  de  la  Belle 
et  lu  Béte^  qui  est  d'environ  une  vingtaine  de  pages.  Il 
est  écrit  simplement,  naïvement;  \\  est  surtout  plus  inté- 
réressant  qu'aucun  des  contes  que  je  connaisse,  sans  en 
excepter  ceux  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament. 
Sans  M.  Marmontel*,  je  n'aurais  jamais  lu  ce  beau  conte , 
je  n'en  aurais  jamais  eu  connaissance ,  je  n'aurais  jamais 
rendu  justice  à  madame  Le  Prince  de  Beaumont.  A  quoi 
tiennent  tous  les  grands  événemens  de  la  vie!  Il  y  a,  à  la 
vérité,  de  savans  critiques  qui  réclament  le  conte  de  la 
Belle  et  la  Béte  comme  appartenant  à  madame  de  Ville- 
neuve; mais  je  ne  connais  pas  cette  madame  de  Ville- 
neuve ,  je  ne  veux  pas  avoir  à  partager  ma  reconçaissance , 
et  je  la  garde  tout  entière  à  madame  Le  Prince  de  Beau- 
mont, qui  a  voulu  prouver  à  ses  enfans  en  Magasin  y 
que  la  bonté  est,  à  la  longue,  une  qualité  à  laquelle 
personne  ne  résiste,  et  que,  même  dépourvue  de  beauté ,, 
elle  finit  par  se  faire  aimer  pour  eUe*même  :  cette  morale 
est  certainement  bonne  à  prêcher  aux  enfans. 

Quoique  l'histoire  de  la  Belle  et  la  Bête  ne  soit  aa 


4  1  ^  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE, 

fond  qu'un  conte  à  liercer  les  enfans,  il  y  avait  dans  ce 
conte  de  quoi  enchanter ,  intéresser ,  faire  fondrç  en 
larmes  tout  Paris ,  pf  rce  qu'il  est  plein  de  naïveté  et 
d'intérêt;  mais  M.  Marmontel  est  froid;  il  n'a  point  de 
sentiment;  il  n'entend  point  le  théâtre,  et  sa  pièce  se 
ressent  de  tous  ces  vices.  Aussi  n'a-t-elle  pas  soutenu  le 
succès  brillant  de  sa  première  journée  ;  les  applaudis- 
semens  ont  diminué  dç  représentation  en  représentation; 
el  quoiqu'on  s'y  porte  encore  en  foule ,  on  ne  laisse  pas 
d'en  dire  beaucoup  dç  mal.  Le  grand  malheur  de  celte 
pièce,  c'est  de  manquer  d'effet;  rien  n'est  h  sa  place,  Tex- 
position  se  fait  au  troisième  acte  :  il  ne  s'agissait  pas  de 
suivre  le  conte  platement  pas  à  pas,  il  fallait  se  le  rendre 
propre,  le  concevoir,  pour  ainsi  dire,  et  en  accoucher 
de  nouveau.  Si  M.  Sedaine  avait  eu  à  traiter  ce  sujet, 
il  y  a  à  parier  qu'il  n'aurait  pas  permis  au  décorateur  de 
remplir  de  rosiers  tout  le  salon  du  palais  enchanté. 
Quelle  bêtise!  Il  n'en  fallait  qu'un.  Il  aurait  peut-être 
commencé  la  pièce,  comme  M.  Marmontel,  par  l'orage; 
mais  au  milieu  du  bruit  excité  par  le  vent,  la  pluie  et  le 
tonnerre,  il  nous  aurait  premièrement  montré  la  Bête, 
elle  aurait  examiné  le  rosier  ;  vraisemblablement  elle 
aurait  dit:  On  n'a  pas  encore  touché  à  ces  roses....  el 
aurait  passé:  car  il  était  essentiel  de  fixer  nos  yeux  dès 
le  commencement  sur  ce  rosier ,  puisqu'une  rose  cueil- 
lie devait  décider  du  sort  de  tous  les  acteurs  de  la  pièce. 
Mais  nos  merveilleux  ne  déroberont  donc  jamais  à  Se- 
daine son  secret?  Le  rôle  de  Sander  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  mauvais  dans  cette  pièce;  aussi  le  charmant  Caillot 
n'a  jatnais  pu  en  faire  quelque  chose.  La  seule  scène  ou 
le  poète  m'ait  fait  vraiment  plaisir ,  c'est  lorsque  la  Belr 
s'offre  pour  la  première  fois  aux  regards  de  la  Belle;  la 


FÉVRIER    177'^  '  4l3 

frayeur  de  Zémire  est  extrême,  et  madame  Laruetle  joue 
cette  scène  à  merveille.  Je  trouve  uA  autre  m*ot  charmant 
dans  son  rôle,  quoiqu'il  soit  à  peine  remarque  par  le 
parterre.  La  bête  lui  propose ,  pour  s'amuser  dans  son 
palais,  la  culture  des  arts^  des  jardins,  des  fleurs.  Ahl 
des  fleurs  J  s'écrie  Zémîre.  Cela  est  si  naturel  dans  la 
bouche  d'une  jeune  personne  qui  n'est  malheureuse  que 
parce  que  son  père  a  cueilli  une  rose. 

Dieu  a  accordé  à  la  France  le  charmant  Grétry  ;  mais 
la  langue  qu'il  a  le  malheujr  d'interpréter  en  musique  ne 
lui  permettra  jamais  de  prendre  le  vol  des  grands  maîtres 
d'Italie;  et  l'aigle  de  l'Ausonie,  se  traînant  toujours  à 
côté  d'un  canard  du  Limousin ,  désapprendra  insensible- 
ment de  s'élancer  dans  les  airs,  et  perdra  son  essor;  il 
mesemble  avoir  remarqué  dans  Zémire  et  ^zor  plusieurs 
tournures  de  chant  à  la  française,  qui  sont  pour  moi  d'un 
mauvais  présage.  Pour  prévenir  les  suites  de  ces  fâcheux 
symptômes,  il  faudrait  que  M.  Grétry  reprît  de  temps 
en  temps- la  route  d'Italie,  afin  de  s'y  rafraîchir  la  tête 
et  de  renouveler  ses  idées  :  c'est  un  malheur  d'être 
unique  dans  son  genre,  et  le  seul  de  son  pays;  il  n'y  a 
point  de  communication  d'idées,, point  de  frottement; 
on  dépense  toujours,'  continuellement^  sans  jamais  ré- 
parer ses  richesses;  et  qui  peut  se  croire  assez  riche  pour 
soutenir  à  la  longue  cette  dépense,  et  pour  se  garantir  de 
l'épuisement? 

C'est  le  troisième  acte  qui  a  fait  la  fortune  de  Zémire 
et  Azor y  et  dans  ce  troisième  acte,- le  trio  du  tableau 
magique  entre  le  père  et  les  deux  filles  qui  lui  restent. 
Ce  morceau  n'est  accompagné  que  de  clarinettes,  cors 
et  bassons  placés  derrière  le  tableau  magique ,  et  l'or- 
.chestre  se  tait;  cela  est  d'un  gran(!  charme  et  a  fait  le 


/|l4  CORRESPOND Alf CE  LITTÉRAIRE , 

plus  grand  effet.  U  faut,  pour  satisfaire  ma  vanité,  que 
J6  rapporte  une  anecdote  au  sujet  de  oe  morceau.  Gré- 
try,  voulant  savoir  mon  opinion  sur  son  travail,  me 
pria,  l'été  dernier,  d'énleodre  les  principaux  airs  de 
Zémire  et  Azor.  Le  jour  fut  pris  ;  il  se  mit  à  son  clave- 
cin, et  chanta  sans  voix,  en  maître  de  chapelle ,  c'est-à- 
dire  comme  un  ange.  U  s'aperçut  aisément  du  plaisir  que 
me  faisaient  la  plupart  de  ces  morceaux  :  à  l'air  du  ta- 
bleau magique  je  dis ,  comme  aux  précédens ,  cela  est 
charmant;  mais  je  le  dis  d'un  ton  très-différent,  plutôt 
de  politesse  que  de  sentiment.  J'attribuai  d'abord  à 
quelque  distraction  de  ma  part  le  peu  d'effet  que  m'a- 
vait fait  ce  morceau;  mais,  réfléchissant  ensuite  le  soir 
chez  moi  sur  ce  phénomène,  je  crus  en  avoir  découvert 
la  cause  ;  et  comme  le  succès  de  cet  air  me  paraissait  de 
la  plus  grande  importance  pour  le  succès  de  la  pièce, 
j'allai  voir  l'auteur  le  lendemain  matin  pour  lui  faire 
part  de  mes  réflexions.  Grétry  me  laisse  dire  et  me  ré- 
pond :  «  Je  me  suis  bien  aperçu  hier  que  mon  trio  ne 
vous  plaisait  pas ,  que  vous  ne  l'aviez  loué  que  par  poli- 
tesse ;  cela  m'a  tracassé  toute  la  nuit ,  et  j'ai  employé  la 
matinée  k  le  refaire.  »  Eu  même  temps  il  se  mit  à  son 
clavecin ,  et  me  chanta  le  morceau  composé  un  moment 
auparavant;  il  avait  choisi  mon  ton  et  fait  usage  de 
toutes  mes  observations  avant  de  les  avoir  entendues.  Je 

• 

l'embrassai  et  lui  dis  en  sortant  :  a  Je  vois  bien  qu'avec 
vous  les  conseillers  se  lèvent  trop  tard  ;  ne  touchez  plus 
à  ce  diamant,  il  fera  la  fortune  de  votre  ouvrage.  »  C'est 
le  morceau  du  tableau  magique  qui  a  eu  un  si  grand 
succès,  et  que  vous  trouverez  dans  la  partition;  il  est 
fait  avec  rien. 

Grétry  a  la  physionomie  douce  et  fine,  les  yeux  tou^ 


FÉVRIER   1772.  4^5 

liés  y  et  Tair  pâle  d'un  homme  de  génie.  U  est  d'un  com- 
merce aimable.  Il  a  épousé  une  jeune  femme  qui  a  deux 
yeux  bien  noire ,  et  c'est .  bien  fort  pour  une  ppitrine 
aussi  délicate  que  la  sienne;  mais  enfin  il  se  perte  mieux 
depuis  qu'il  est  marié ,  et  M.  le  comte  de  Greutz  dit  qu'il 
en  faut  glorifier  le  Très-Haul. 


Le  succès  de  Zémire  et  A'zor  a  fait  peur  à  l'Académie 
royale  de  Musique;  et  son  vaillant  Amadis ,  soutenu  par 
son  écuyer  Sancho  de  La  Borde ,  mouleur  de  notés  et 
premier  valet  de  chambre  du  Roi,  n'ayant  pu  vaincre 
notre  obstination ,  elle  a  eu  recours  au  grand  remède  ^ 
et  a  descendu,  le  21  du  mois  dernier,  la  châsse  des 
bienheureux  Castor  et  Pollux^  patron  de  ladite  Acadé- 
mie. Le  miracle  s'est  fait  à  l'ordinaire  :  tout  ce  qui  reste 
encore  de  fidèles  à  l'ancierine  et  génuine  musique  fran- 
çaise est  accouru;  il  se  fait  des  pèlerinages  même  des 
provinces  ;  on  s'y  porte  en  foule  ;  on  s'y  étouffe ,  et  l'on 
s'écrie  comme  on  peut  :  Ah  !  que  c'est  beau!  IjCS  Frères 
jumeaux  ont  eu  le  sort  de  tous  les  saints;  leur  première 
apparition  ne  réussit  point ,  et  ils  eurent  beaucoup  de 
peine  à  se  faire  une  réputation.  On  fit  une  foule  de  mau- 
vaises épigrammes  contre  eux  ;  on  disait  que  l'opéra  de 
Castor  et  Pollux  était  triste,  sec  et  long  comme  son  au- 
teur; c'était  faire  le  portrait  de  Rameau  en  trois  mots , 
et  c'étaient  les  dévots  de  Castor  et  Pollux  d'aujourd'hui 
qui  proféraient  alers  ces  blasphèmes.  Mais  lorsque  Ra- 
meau commença  à  radoter,  sa  canonisation  ne  souffrit 
plus  de  difficulté,  et  son  culte  s'établit  parmi  ceux  qui, 
jusqu'alors  n'avaient  été  admirateurs  que  du  grand 
Lulli  ;  ou  convint  surtout  de  trouver  l'opéra  de  Castor 
et  Pollux  subhme,  et ,  depuis  ce  temps ,  il  est  devenu 
l'unique,  efficace  et  miraculeux  spécifique  contre  la  ré- 


4  1 6  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE  , 

bellion  de  la  musique  ëlrangère.  Rameau  ne  radote  plus 
depuis  qu'il  est  mort  ;  mais  Tauteur  du  poème ,  Gentil 
Bernard,  a  pris  sa  place,  il  radote  depuis' un  an  ou  dix- 
huit  mois:  cependant  on  ne  Ta  pas  séquestré  de  la  so- 
ciété; il  va  aux  spectacles  et  aux  promenades  publiques 
sous  la  garde  d'un  parent  qui  le  soigne;  il  est  doux,  et 
quoiqu'il  batte 4a  campagne  à  tout  moment,  on  démêle 
encore  dans  ses  propos  ^on  tour  d^esprit  galant.  On  le 
mena  à  la  répétition  de  son  opéra ,  et  Sophie  Amould 
lui  fît  un  compliment  à  cette  occasion  :  «  Mademoiselle, 
lui  répondit  le  pauvre  Bernard,  c'est  moi  qui  ait  fait 
Castor ,  et  c'est  vous  qui  en  avez  fait  la  gloire.  » 

Quoique  le  miracle  ait  opéré  à  l'ordinaire,  on  a  cru  en 
multiplier  les  effets  en  y  joignant  la  persécution  contre 
les  hérétiques,  et  en  s'opposant  aux  progrès  ultérieurs 
de  la  musique  étrangère.  Un  certain  nombre  d'ama- 
teurs, entichés  de  ce  péché,  s'étant  cotisés  pour  former 
un  concert  qui  se  donne  tous  les  lundis,  et  qui  rassemble 
la  meilleure  et  la  plus  brillante  compagnie  de  Paris, 
l'Opéra  a  prétendu  que  ce  concert  était  contraire  à  son 
privilège.  La  ville ,  en  sa  qualité  de  tutrice  de  l'Acadé- 
mie royale  de  Musique,  qu'aucuns  estiment  être  retom- 
bée en  enfance  de  temps  immémorial ,  a  porté  des  plaintes 
au  gouvernement  contre  le^  Concert  des  amateurs  :  le 
prévôt  dés  marchands,  et  conservateur  des  citoyens (i), 
Bignon,  a  appuyé  ces  plaintes,  et  le  Concert  des  ama- 
teurs  a  été  sur  le  point  d'être  supprimé  comme  une  cour 
de  parlement.  Heureusement  pour  leur  petite  existence, 
nîessieurs  les  amateurs  avaient  posé  leur  tabernacle  à 

(i)  Grimm  ne  lui  donne  ce  nom  que  par  aUusion  aux  affreux  acddens  sur- 
venus par  son  imprudence  aux  fêtes  du  mariage  du  Dauphin  et  de  Marie-An- 
toinelte. 


FivniËR  1772.  417 

rhôtel  de  Soubise;  M.  le  maréchal  priftce  de  Soubise  a 
bien  voulu  leur  prêter,  une  salle;  et  lorsqu'on  lui  a  pro- 
posé de  leur  retirer  cette  salle ,  il  n-a  pas  voulu  se  rendre 
à  ces  instances.  Mais  un  autre  petit  concert  innocent, 
qui  s'était  établi  sous  le  titre  de  Concert  des  abonnés^  et 
qui  n'avait  point  sa  protection ,  a  été  supprimé  purement 
et  simplement  comme  un  bailliage.  Il  faut  convenir  que 
le  conservateur  Bignon  a  toute  rais§n  :  ces  concerts  ne 
font  que  répandre  le  goût  perhicieuiL  de  la  musique  ita- 
lienne; après  tout,  on  ne  pourra  pas  laisser  la  châsse 
de  saint  Castor  exposée  depuis  le  1*'  janvier  jusqu'au 
dernier  décembre;  elle  perdrait  à  la  longue  de  son  effi- 
cacité ,  et  lorsqu'il  faudra  la  retirer ,  que  mettra-t-on  à 
sa  place?  Déjà  le  miracle  n'opère  plus  également  sur 
tous  les  croyans.  Un  bon  bourgeois  de  la  rue  Saint-Ho- 
noré  étant  parvenu ,  avec  beaucoup  de  peine,  à  se  faire 
placer ,  à  la  cinquième  représentation ,  dans  cette  loge 
qui  est  au  fond  de  la  salle  aux  secondes,  et  qu'on  ap- 
pelle coche  ^  parce  que  dans  son  large  emplacement  on 
entasse  le  plus  de  mondé  qu'on  peut;  ce  .bon  bourgeois, 
fort  pressé,  fort  mal  à  son  aise  avec  son  gros  ventre, 
tint  bon  pendant  le  premier  acte;  mais  lorsqu'au  second 
il  vit  arriver  le  convoi  et  enterrement  de  Castor,  il 
s'écria  naïvement  :  «  Eh  !  mon  Dieu  !  il  m'en  coûte  mon 
argent,  je  suis  étouffe,  écrasé,  pour  regarder,  une  chose 
que  je  puis  voir  tous  les  jours- à  Saint-Roch  pour  rien.» 
Il  n'y  eut  pas  moyen  de  le  faire  rester  jusqu'à  1^  résur- 
rection de  Castor. 


Nous  sommes  privés  dans  cet  opéra  d'un  des  plus 
puissans  confortatifs  contre  l'ennui,  par  l'absence  de 
mademoiselle  Heinel,  que  nos  élégans  appellent  made- 

ToM.  VIL  a7 


4l8  CORRESPOND AfCCE    LITTÉRAIRE, 

moiselle  Enge)  ou  Ange.  La  fière  Albion  nous  l'a  enlevée 
depuis  deux  mois ,  et  elle  est  engagée  au  théâtre  de  l'Opéra 
de  Londres  pour  toute  la  saison.  Heureusement  elle 
n'y  a  pas  beaucoup  réussi;  on  n'aime  pas  son  genre  :  on 
lui  trouve  la  jambe  trop  mince,  le  pied  trop  long,  les 
yeux  chinois;  que  sais-je?Ma  foi ,  messieurs  les  Anglais 
^ont  bien  dégoûtés;  ils  n'ont  qu'à  nous  la  renvoyer  bien 
vite,  nous  nous  ac«iommoderons  fort  bien  de  ses  défauts. 
Au  fait,  mademoîselle  Heinel  est  la  gloire  de  l'Allemagne 
qui  1-a  vue  naître,  la  consolation  de  la  France^ui  jouit 
de  ses  talens,  et  la  première  danseuse  de  l'Europe.  Si 
j'étais  moins  occupé ,  j'irais  à  l'Opéra  aussi  souvent  qu'elle 
s'y  montre,  seulement  pour  la  voir  arriver  et  s'en  aller; 
la  grâce,  la  noblesie  de  sa  démarche  ravit  et  enchante: 
incesstt  patuit  dea(i).  Mais  les  Anglais  n'aiment  pas  ce 
genre  de  danse  sérieux  et  noble;  les  gargouillades  de 
mademoiselle  Allard  y  auraient  réussi  davantage.  Heu* 
i^ux  de  voir  leurs  yeux  fescinés  Sur  le  trésor  qu'ils  nous 
ont  ravi,  espérons  <{u'il  scira  rendu  à  la  fVance,  et  que 
oe  douloureux  sacrifice  ne  sera  pa»  ajouté  à  )a  perte  du 
Canada  et  du  commerce  des  Indes.  Au  resie,  l'Opéra  de 
Londires»  est;  cet  hiver  dans  un  état  trop  pitoyable,  et  du 
côté  de  la  danse  et  chi  coté  de  la  musique ,  pour  être 
digne  de  posséder  un  sujet  de  cette  distinction. 


Madame  BriUanê^  chatte  de  madame  la  maréchale 
de  Luxembourg,  ayant  fini  sa  carrière  ees  jours  ps^sés , 
après  une  longue  maladie,  sa  mort  a  fait  événement  dans 
le  quartier,  et  les  pleurs  de  sa  maîtresse  ont  arrosé  ses 
cendres.  Madame  Brillant  était  un  personnage  dans  la 
société  de  madame  de  Luxembourg,  qui  fut  pendant 

(i)  Virgile,  Enéide,  liv.  I,  vers  409. 


FÉVRIER   1772.  4 '9 

long-temps  la  société  la  plus  brillante  de  Paris;  et  les 
vers  suivans  vous  prouveront  qu'on  y  savait  rendre  jus- 
tice aux  grâces»  de  madame  Brillant  ^  et  que  sou  sort 
faisait  des  jaloux. 

Fers  à  madame  Brillant  j  par  M.  le  chevalier  de 

Boufflers. 

Jusqu'au  deux  bouts  de  l'hémisphère , 
Brillant  y  vos  attraits  sont  connus: 
D'Amourette  vous  êtes  mère  ; 
Des  chats  vous  êtes  la  Vénus. 
De  votre  grâce  enchanteresse 
Tout  est  charmé ,  tout  parle  ici  ; 
Luxembourg  est  votre  maîtresse  : 
Que  n'est-«lle  la  m^ienne  aussi  !    * 


Vous  verrez  par  la  lettre  suivante  que  le  patriarche  a 
écrite  à  la  fille  cadette  de  madame  Galas ,  qu'enfin  l'in- 
fortuné Sirven,  après  dix  ans  d'exil,  de.  douleur  et  de 
persévérance ,  a  obtenu  du  nouveau  parlement  de  Tou- 
louse un  arrêt  qui  le  décharge  de  l'accusation  de  parri- 
cide intentée  contre  lui  par  un  procureur  fiscal  fanatique 
de  Mazamet. 

Lettre  de  M.  de  Foliaire  à  madame  du  Voisin, 

Au  château  de  Ferney,  lo  i5  janvier  177a. 

Cette  lettre.  Madame,  sera  pour  vous,  pour  M.  du 
Voisin  et  pour  madame  votre  mère.  Toute  la  famille  Sir- 
ven  se  rassembla  chez  moi  hier  en  versant  des  larmes 
de  joie  ;  le  nouveau  parlement  de  Toulouse  venait  de 
condamner  les  premiers  juges  à  payer  tous  les  firais  du 
procès  criminel  :  cela  est  presque  sans  exemple.  Je  re^ 
garde  ce  jugement,  que  j'ai  enfin  obtenu  avec  tant  de 


4*20  CORRESPOJ!f DANCE  LITTERAIRE  , 

peine,  comme  une  amende  honorable..  La  famille  était 
errante  depuis  dix  années  entières;  elle  est,  ainsi  que  la 
vôtre,  un  exemple  mémorable  de  l'injustice  atroce  des 
hommes.  Puissent  madame  Calas  ainsi  que  ses  enfans 
goûter  toute  leur  vie  un  bonheur  aussi  grand  que  leurs 
malheurs  ont  été  cruels  !  Puisse  votre  vie  s'étendre  au- 
delà  des  bornes  ordinaires,  et  qu'on  dise  après  un  siècle 
entier:  Voilà  cette  famille  respectable  quia  subsisté  pour 
être  la  condamnation  d'un  parlement  qui  n'est  plus! 
Voilà  les  vœux  que  fait  pour  elle  le  vieillard  qui  va 
bientôt  partir  de  ce  monde. 

Hélas!  cette  justice  éclatante,  etpresque  sans  exemple, 
qui  condamne  les  premiers  juges  à  payer  tous  les  frais 
du  procès,  se  réduit  à  les  contraindre,  par  toutes  les 
voies  dues  et  raisonnables ,  à  payer  et  rembourser  sans 
délai,  audit  Sit-ven,  la  somme  de  trènte-huit iwres huit 
sous  six  deniers.  Voilà  les  termes  dç  l'arrêt.  En  revanche 
Sirven  est  chargé,  par  cet  arrêt,  des  frais  de  la  contu- 
mace, liquidés  à  la  somme  de  deux  cent  vingt- quatre 
livres  dix  sous  six  deniers.  Le  pauvre  Sirven  a  été  depuis 
dix  ans  fugitif  et  errant  avec  s^  famille.  Enfin  il  rentre 
dans  ses  biens,  et  n'en  sera  pas  moins  ruiné  de  fond  en 
comble,  tandis  qu'il  en  coûtera  trente^huit  libres  huit 
sous  six  deniers  aux  premiers  juges  pour  le  plaisir  qu'ils 
ont  eu  de  le  condamner  à  lavvpotence,  et  de. lui  causer 

des  maux  irréparables Ma  foi,  le  patriarche  a  raison; 

voilà  une  justice  sans  exemple.  Je  crois  qu'il  a  besoin  de 
s'en  imposer  à  lui*mêrae  par  une  magnificence  de  termes 
qui  dérobe  un  peu  la  mesquinerie  du  fond.  Tout  ce  qu'on 
en  peut  dire,  c'est  que  cela  vaut  encore  mieux  que  de 
n'obtenir  aucune  justice.  Le  patriarche  n'a  pas  été  si  heu- 


FÉVRIER    1772.  /\'2l 

reux  dans  la  cause  de  ses  paysans  de  Franche-Comt^, 
qui  l'a  tant  occupé  en  1770  et  177 1  ;  ils  ont  perdu  leur 
procès  au  conseil ,  et  ont  été  déclarés  serfs  des  chanoines 
de  Saint^Claudej  pour  me  servir  du  dictionnaire  de  leur 
avocat  résident  à  Ferney. 


Comme  la  nudité  de  sa  statue  projetée  piar  Pigalle  a 
occasioné  un  schisme  méinorable  parmi  les  sbusorip- 
teurs,  le  patriarche  a  cru  devoir  en  marquer  son  senti- 
ment à  M.  Tronchîn ,  ancien  conseiller  d'État  de  la  ré» 
publique  de  Genève,  qui  se  trouve  à  Paris  en  ee  moment; 
c'est  un  amateur  éclairé  des  arts ,  qui  possédait  un  cabinet 
de  tableaux  très  -  choisis ,  lequel  est  allé  grossir  los  ri- 
chesses de  la  galerie  impériale  de  Pétersbourg ,  où  le 
cabinet  tout  entier  du  feu  baron  de  Thiers  va  être  éga- 
lement transporté. 

Lettre  de  M.  de  Foliaire  à  M.  Tronchin, 

Au  château  de  Feroey^  le  ler  décembre  1771- 

Mon  cher  successeur  des  Délices ,  je  m'en  rapporte 
bien  à  vous  sur  la  statue;  personne  n'est  meilleur  juge 
que  vous.  Pour  moi ,  je  ne  suis  que  sensible  ;  je  ne  sais 
qu'admirer  l'antique  dans  l'ouvrage  de  M.  Pigalle;  nu 
ou  vêtu,  il  ne  m'importe.  Je  n'inspirerai  pas  d'idées  mal- 
honnêtes au^  dames,  de  quelque  façon  qu'on  me  pré- 
sente à  elles.  Il  faut  laisser  M.  Pigalle  le  maître  absolu 
de  sa  statue.  C'est  un  crime  en  fait  de  beaux  -  arts  de 
mettre  des  entraves  au  génie.  Ce  n'est  pas  pour  rien 
qu'on  le  représente  avec  des  ailes;  il  doit  voler  oii  il  veut 
et  comme  il  veut. 

Je  vous  prie  instamment  de  voir  M.  Pigalle ,  de  lui 
dire  comme  jo  pense,  de  l'assurer  de  mon  aniilié,  de  ma 


4^2  GORRESPdlTDANGE    LITTIÉRAIRE, 

reconnaissance  et  de  mon  admiration.  Tout  ce  que  je 
puis  lui  dire,  c'est  que  je  n'ai  jamais  réussi  dans  les 
arts  que  j'ai  cultivés,  que  quand  je  me  suis  écouté  moi- 
même. 

Le  patriarche  a  toute  raison;  les  conseils  les  plus 
éclairés  ne  feront  jamais  faire  un  ouvrage  médiocrement 
beau  ;  ils  peuvent  influer  sur  la  perfectioq  de  quelques 
petits  détails,  jamais  sur  la  totalité.  Pigalle  ne  sait  pas 
draper;  ainsi  il  faut  qu'il  fasse  la  statue  du  patriarche 
nue,  ou  qu'il  ne  s'en  mêle  pas%  C'est  ce  qu'il  fallait  con- 
sidérer dans  le  commencement  de  l'entreprise,  car  au- 
jourd'hui il  est  trop  tard.  Mais  on  crut  alors  devoir 
s^adresser  au  premier  sculpteur  de  la  France ,  sans  exa- 
miner si  parmi  ceux  qui  le  suivaient  à  leur  rang  dans 
rAcadémie ,  il  n'y  en  avait  pas  de  plus  propre  que  lui  à 
faire  cette  statue.  Je  ne  suis  pas  plus  engoué  qu'un  autre 
de  cette  nudité  patriarcale;  mais  Pigalle  ayant  passé 
toute  sa  vie  à  modeler  le  nu,  ne  la  couvrira  jamais  d'une 
manière  satisfaisante  ;  Yassé  aurait  conçu  sa  figure  dra- 
pée, et  l'aurait,  je  crois,  exécutée  avec  tout  le  succès 
possible,  parce  que  son  style  ne  manque  ni  de  goût,  ni 
de  simplicité ,  ni  de  grandeur. 


La  mort  de  M.  le  C(Hnte  de  Cleiitiont ,  prince  du  sang, 
ayant  fait  vaquer  Une  place  à  l'Acadéoiie  Française ,  la 
troupe  des  Quarante  immortels  y  nomma,  sur  la  fin  de 
l'année  dernière,  M.  de  Belloy,  citoyen  de  Calais,  res- 
taurateur du  patriotisme  finançais,  et  promoteur  du  genre 
national.  Le  nouveau  promu  à  l'immortalité  fit  son  en- 
trée dans  le  bercail  académique-  le  9  janvier  dernier , 
et  M,  l'abbé  Batteux  le  reçut  à  la  place  de  M.  le  duc  de 


F£VKIËR    1772.  4^3 

Richelieu,  que  des  occupations  plua  patriotiques  i^te- 
naient  sans  doute  à  la  cour,  dans  le,  sanctuaire  de  nos 
rois,  et  empêchaient  de  s'acquitter  des  fonct-tons  de  di^ 
recteur  de  rAcadéniie  dans  le  sanctuaire  dos  Muses. 
C'est  dommage  que  M.  de  Belloy ,  avec  cet  amour  pour 
sa  nation,  dont  le  feu  le^consume,  n'ait  pas  reçu  du  ciel 
le  don  dç  parler  sa.  laàigue,  de  s'y  exprimer  avec  correc- 
tion et  avec  pureté,  de  rendre  enfin  ses  idées  par  un 
choix  et  une  propriété  de  ternies  sans  lesquels  il  est  itn« 
possible  d'aspirer  à  aucune  sorte  d'éloquence.  On  a  beau 
être  honnête  homme.  Français  à  pendre  et  à  dépendre, 
avoir  l'ame  citoyenne,  posséder  cet  enthousiasme,  ce 
patriotisme  d'antichambre  que  M.  Turgot  a  si  heureuse- 
ment démêlés  dan»  un  certain  ordre.de  nos  écrivains^  il 
est  fort  difficile  de  graver  nos  sentimens  dans  le  cœur 
de  nos  compatriotes  avec  nn  style  faible,  indécis,  entor- 
tillé, toujours  à  coté  et  au-dessous  de  la  pensée  qu'il 
prétend  exprimer»  Il  semblerait  que  le  premier  titre  pour 
entrer  dans  l'Académie  devrait  être  d'écrire  purement  et 
correctement, et  que  le  défaut  contraire  ne  saurait  man- 
quer d'être  un  titre  d'exclusion;  mais  l'Académie,  con- 
sultant la  perspective  qu'elle  peut  avoir  pour  réparer  ses 
pertes  successives,  a  cru  devoir  s'écarter  de  cette  con- 
dition ,  désormais  trop  sévère,  et  se  borner  au  choix  des 
bous  ocBurs,  des  bons  citoyens,  deis  grands  patriotes  ; 
car  si  notre  gloire  littéraire  devient  tous  les  jours  plus 
mince ,  en  revanche  nos  vertus  et  notre  patriotisme  vont, 
au  su  de  tout  le  monde,  toujours  en  augmentant,  et  la 
preuve  en  gît  dans  cette  noble  intrépidité  et  cette  rare 
persévérance  avec  lesquelles  nous  avons  assisté  au  pané- 
gyrique de  toutes  nos  vertus  dans  te  Siège  de  Calais  et 
dans  Gaston  et  Bajrard  ^  pendant  trente  représentations 


3*24  COa&ESPOSBAJiCS  IXTTÉ&AIJLE, 

de  suite.  *  lyaillem  M.  Fabbé  Batteux  promet  à  M.  de 
Bdloy,  de  la  part  de  f  Académie,  omre  trente -neuf 
cœiin  français  de  compte  £ftit,  une  suite  de  discussions 
littéraires  qui. servent  à  perfectionner  le  style  et  à  épurer 
le  goût:  Il  aurait  pu  ajouter  qu'il  y  tFouvera  ausâ  des 
leçons  de  géométrie  tout  en  apprenant  son  firançais,  et 
des  leçons  à  confondre  TAcadémiedes  Sdaioes.  M.  Fabbé 
Batteux  est  modeste;  il  ne  se  croit  pas  peut-être  un 
aussi  grand  géomètre  quil  Fest;  cependant,  quand  il  dit 
que  le  roi  sembla  se  faire  un  plaisir  de  voir  FAcadémie 
dans  le  prince  de  son  sang,  il  prouve  évidemment  que 
le  contenu  peut  être  plus  grand  que  le  contenant ,  et  le 
cbevalier  de  Causans  (i)  aurait  donné  beaucoup,  en  son 
temps  y  si  Fabbé  Batteui  avait  voulu  lui  administrer 
cette  preuve  irrécusable  :  car. dès  que  le  roi  Fa  vu,  quel 
est  le  patriote  français  qui  en  voulût  douter?^ 

M»  de  Belloy  a  fait,  en  entrant  dans  FAcadémie,  ub 
acte  de  patriotisme  en  rétablissant,  par  son  exemple , 
les  discours  de  réception  dans. leur  insipidité  primitive, 
dont  quelques  novateurs  avaient  essayé  de  s'écarter;  ils 
voulaient  substituer  à  tant  d'éloges  fsistidieux  la  discus^ 
sion  de  quelque  objet  littéraire ,  et  mettre  des  choses  à 
la  place  des  mots.  M.  de  iBelloy  n'est  pas  tombé  dans  ce 
dangereux  écart ,  et  il  ramène  ses  confrères,  autant  qu'il 
dépend  de  lui ,  à  leur  premier  devoir,  que  La  Fontaine 
leur  avait  tracé  ^i  ces  vers  : 

Od  ne  peut  trop  louer  trois  sortes  de  personnes  y 
Ses  dieux ,  sa  maîtresse  et  son  roi. 

Sa  maîtresse,  c'est  FAcadémie^  cela  va  sans  dire;  ses 

*  Tout  ce  qui  est  compris  entre  cet  astérisque  et  le  suivant  avait  été  re- 
tranché dans  la  première  édition. 

(i)  Celui  dont  il  a  été  parlé  tom.  I,  p.  i^^  et  193. 


F:évRi£B  1772.  425 

dieux  y  c  est  le  cardinal  de  Richelieu  j  le  chancelier  Se- 
guier,  et  le  prédécesseur  du  récipiendaire  ^  puisque  par 
son  assomption  il  a  fait  vaquer  une  place*  M.  de  Belloy 
leur  associe  encore  un  demi-dieu ,  c'est  M.  le  maréchal 
de  Richelieu ,  qu'il  ne  tient  sans  doute  à  la  demi*paie 
que  parce  qu'il  se  promène  encore  tout  embaumé  dans 
cette  vallée  de  misère.  *  Ce  demi-çlieu  tant  chanté  par 
Voltaire,  et  tant  loué  par  M.  de  Belloy,  pour  arrêter 
l'ivrognerie  du  soldat  pendant  l'expédition  de  Minorque, 
fit  une  ordonnance  qui  défendit  à  tout  soldat  ivre  de 
monter  la  tranchée,  et  l'ivrognerie  cessa  sur-le-champ. 
Ce  trait  n'a  pas  échappé  à  M.  de  Belloy,  qui  le  rapporte 
en  termes  pompeux  et  nationaux.  Après  ces  éloges,  ce 
qu'on  trouve  encore  dans  le  discours  du  nouvel  acadé-* 
micien,  c'est  les  mots  cœurs ^  honneur,  patrie.  Il  dit 
aussi  que  des  étrangers  qui  ont  assisté  à  la  distribution 
de  ces  marques  de  distinction  que  le  Roi  a  accordées 
depuis  peu  aux  soldats  qui  ont  servi  un  certain  nombre 
d'années,  ont  laissé  échapper  des  larmes  non  suspectes, 
et  n'ont  pu  proférer  dans  leur  saisissement  que  ces  deux 
mots  :  Quelle  nation  !  quelle  nation  l  a  £h  bien ,  Fran- 
çais, ajoute-t-il,  pourriez-vous  vous  refuser  votre  propre 
estime?  »  Les  Français  ont  l'honneur  de  l'assurer  que 
cela  ne  leur  est  plus  possible,  et  que  puisqu'il  les  en 
prie  si  fort,  ils  s'acquitteront  de  leur  devoir  à  cet  égard  ; 
et  les  étrangers  qui  liront  le  discours  de  M.  de  Belloy, 
ne  pourront  dans  leur  saisissement  proférer  que  ces  deux 
mots:  Quel  patriote!  quel  patriote!...  Au  reste,  il  n'a 
pas  mal  tiré  son  prince  prédécesseur  de  la  bataille  de 
Crévelt.  a  Ah  !  messieurs ,  dit-il ,  lorsque  dans  la  'guerre 

*  Tout  ce  qui  est  renfermé  entre  cet  astérisque  et  le  suivant  «vail  été  re- 
tranché de  la  première  édition. 


4^6  CORRESPOJMDANCE  LITTERAIRE, 

suivante,  M.  lecomtedc  Clermont  commanda  en  chef, 
s'il  eût  été  servi  comme  il  avait  servi  Maurice  (Maurice, 
c'est  le,  maréchal  de  Saxe),que  la  France  pourrait  ajouter 
de  lauriers  à  ceux  quelle  sème  sur  la  tombe  de  ce  généreux 
prince  !  »  Cette  tournure  pourrait  failre  croire  aux  étran- 
gers qu'il  faut  être  académicien  avant  d'être  patriote ,  et 
que  M.  de  Belloy ,  pour  excuser  son  prédécesseur,  sa- 
crifie sa  nation ,  ce  qui  n^est  pas  trop  national  ;  car  enfin 
c'est  dire  en  termes  assez  précis,  ou  qiie  les  troupes 
n'ont  pas  fait  leur  devoir,  ou  que  leurs  che&  ont  été  des 
lâches,  jen  un  mot  que  les  Français  n'ont  été  que  des 
Bressans  ce  jour-là,  ce  qui  serait  non«seulement  le  con- 
traire de  la  vérité  I  mais  diamétralement  opposé  au  véri- 
table esprit  du  patriotisme  français ,  dont  M.  de  Belloy 
porte  les  stigmates.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  tournure, 
qui  sacrifie  la  réputation  de  la  nation  à  celle  d'un  aca- 
démicien ,  je  trouve  le  discours  de  réception  de  M.  de 
Belloy  mieux  écrit  que  les  préfaces  de  ses  tragédies,  et 
eu  tout  digne  de  l'immortalité  à  laquelle  l'Académiç  con- 
sacre ses  travaux.  Cependant  ces  niessieurs  ont  voulu 
faire  les  désintéressés  sur  leur  nouvelle  acquisition,  et 
lorsqu'on  leur  en  fait  compliment,  le  dédaigneux  Mar- 
montel  répond  par  ces  vers  de  la  Henriade  : 

Médicis  la  reçut  avec  indifférence , 

Sans  remords ,  sans  plaisir ,  maîtresse  de  ses  sens , 

Et  comme  accoutumée  à  de  pareils  présens.  '^ 


On  vient  de  publier  le  Catalogue  des  tableaux  qui 
composent  le  cabinet  de  M.  le  duc  de  Choiseul  v  et  dont 
la  vente  se  fera  le  6  avril  prochain.  Cette  vente  est  une 
des  suites  du  déplacement  de  ce  ministre ,  et  de  la  né- 
cessité d'arranger  ses  affaires;  et  cette  nécessité  impé- 


FEVRIER   1772.  4^*7 

rieuse  privera  Paris  d'un  de  se^  plus  précieux  cabinets , 
et  du  seul  qui  s'était  formé  eii  ces  derniers  temps ,  après 
ia  ruine  de  ceux  de  MM.  de  Julienne,  Gaignat  et  Crozat 
de  Thiers.  Le  cabinet  de  M.  le  duc  de  Choiseul  commen- 
çait à  devenir  un  des  plus  intéressant  de  cette  capitale; 
ce  ministre  l'enrichissait  fion^seulement  des  nouveUes 
acquisitions  qu'il  était  à  portée  de  faire  en  France  ^  mais 
aussi  des  débris  précieux  qu'il  enlevait  de  tenips  en  temps 
à  la  Hollande,  où  le  peintre  et  brocanteur  Boileau  fai* 
sait  des  voyages  à  cette  intention.  Vous  ne  trouverez 
poiçt  dé  tableaux  italiens  dans  cette  collection;  M.  le 
duc  de  Choiseul ,  malgré  son  séjour  à  Rome  lors  de  son 
ambassade ,  n'avait  appris  à  aimer  ni  le^  tableaux ,,  ni  là 
musique  de  ce  peuple  qui  a  enseigné  les  arts  au  reste  dé 
l'Europe.  Il  était  trop  sensible  aux  choses  de  pur  agré- 
ment, et  plus  à  un  trait  d'esprit  brillant  qu'à  un  ou- 
vrage d'un  grand  goût  ou  d'un  grand  style. 


Deux  romans  nouveaux  ont  occupé  le  public  pendant 
quelques  jours  sur  la  fin  de  l'année  dernière  :  disons 
d'abord  un  mot  du  plus  agréable.  C'est  un  nouveau  ro- 
man de  madame  Riccoboni,  intitulé  Lettres  d'Elisabeth 
Sophie  de  Fallière  à  Louise-Hortense  de  CantèleUy  son 
amie,  2  part,  in-ia.  Ces  Lettres,  qui  ont  eu  beaucoup 
de  succès,  sont  écrites  avec  cette  grâce,  cette  légèreté  et 
cette  touche  spirituelle  qui  caractérisent  le  style  de  ma- 
dame Riccoboni.  Tout  écrivain,  tout  artiste  qui  a  une 
manière  à  lui ,  n'est  pas  un  homme  vulgaire  :  celle  de 
madame  Riccoboni  est  très«distinguée ,  et  lui  assure  une 
place  parmi  les  plumes  les  plus  élégante»  de  son  sexe 
que  la  France  ait  produites.  Ses  Lettres  de  Juliette  Ca- 
teshy  sont  un  petit  chef-d'œuvi-e  de  perfection.  Un  au- 


4*^8  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

teur  qui  n'aurait  jamais  fait  d'autre  preuve  de  talent ,  ne 
pourrait  pas  être  effacé  de  la  liste  des  écrivains  distin- 
gués d'une  nation.  Je  conviens  que  toutes  les  productions 
de  la  plume  de  madame  Riccoboni  ne  valent  pas  celle- 
là,  et  pour  ne  parler  que  de  la  dernière ,  je  ne  mets  pas 
les  Lettres  de  Sophie  de  ValKère  à  côté  de  celles  de  Ju- 
liette ,  mais  je  les  mets  fort  au-dessus  des  derniers  romans 
que  madame  Riccoboni  a  publiés.  Cela  est  plein  d'inté- 
rêt, non  pas  à  la  vérité  pour  ceux  à  qui. des  études  sé- 
rieuses pnt  rendu  le  goût  sévère,  et  qui  exigent  même, 
pour  leur  amusement,  une  trempe  de  génie  qu'on  cber- 
cherait  en  vain  dans  ces  productions  légères  ;  mais  je  ne 
suis  nullement  étobné  que  le  roman  de  madame  Ricco- 
boni ait  transporté  nos  jeunes  femmes  et  nos  gens  du 
monde,  sensibles  à  l'excès  aux  agrémens  et  aux  détails 
pleins  de  grâce  et  de  délicatesse.  Les  événemens  de  ce 
roman  sont,  il  en  faut  convenir,  trèâ-romanesques;  mais 
les  sentimens  qu'ils  inspirent  et  qu'ils  font  naître  ne.  le 
sont  pas ,  ils  sont  d'ime  extrême  justesse.  Sophie  de  Vat- 
lière  est  une  intéressante  créature  :  son  amant  ne  Test 
pas  autant ,  et  je  ne  sais  à  quoi  cela  tient*,  il  manque ,  je 
crois,  un  peu  de  physionomie  :  on  n'a  pas  ses  traits  pré- 
sens comme  ceux  de  sa  charmante  maîtresse.  Le  premier 
volume  est  très-supérieur  au  second.  Il  y  a  de  la  lan- 
gueur dans  ce  dernier.  Le  récit  de  mylord  Lindsey  n'a- 
vance pas  assez ,  il  ne  va  pas  au  fait  :  on  est  d'abord  im- 
patienté ,  l'on  finit  par  en  être  ennuyé.  Lé  moment  du 
mariage  de  la  mère  de  Sophie  de  Vallière  avec  son  malr 
heureux  époux  n'est  ni  bien  choisi,  ni  bien  traité;  il 
rend  ce  couple  infortuné  trop  coupable  envers  Lindsey. 
Il  fallait  les  marier  dans  la  Caroline  avant  qu'ils  eussent 
rencontré  cet  ami  généreux.  Les  malédictions  de  leurs 


FÉVRIER    1772.  42g 

parens  devenaient  d'autant  plus  terribles  qu  elles  étaient 
prononcées  sur  un  mariage  accompli  qu'ils  ignoraient , 
et  qu'ils  cherchaient  à  empêcher;  par  tout  ce  que  leur 
autorité  connaissait  de  plus  redoutable.  La  dissimulation 
de  ces  amans,  leur  obstination  à  se  taire  et  à  cacher 
leur  lien  à  leur  bienfaiteur,  ê»  devenaient  d'autant  plus 
intéressantes  qu'elles  éloignaient  de  leur  caractère  tout 
air  d'ingratitude,  de  bassesse  et  de  trahison.  Quoi  qu'il 
en  soit  de  ces  observations ,  elles  ne  tombept  que  sur  les 
parens  de  Sophie  de  VaUière,  qui  n'ont  que  trop  expié 
leurs  fautes  psx  une  destinée  des  plus  déplorables;  mais 
je  vous  défie  de  faire  le  plus  léger  reproche  à  leur  ai* 
mable  fille ,  bien  digne  assurément  de  tout  le  bien  que 
madame  Riccoboni  lui  fait  h  la  fin  de  son  roman. 

Passons  au  second  roman,  qui  a  au3si  occupé  le  pu- 
blic, puisqu'il  s'est  déchaîné  contre  lui  avec  beaucoup 
trop  de  .chaleur;  la  chose  n'en  valait  p^s  la  peine.  Ce 
roman  a  pour  titre  Les  Sacrifices  de  V Amour ,  ou  Lettres 
de  la  vicomtesse  de  Senanges  et  du  chevalier  de  Verse- 
najr;  deux  parties  in-S**,  chacune  ornée  d'une  estampe. 
On  pourrait  aussi  intituler  ce  roman  Les  Sacrifices  du 
bon  sens  de  V auteur  à  la  paui^retéde  son  imagination. 
Il  y  a  une  sorte  d'extravagance  qui  est  la  fille  de  la  sté- 
rilité, et  M.  Dorât  est  un  des  pères  putatifs  de  cette  pe- 
tite bâtarde  (i).  C'est  un  singulier  assemblage  que  celui 
qui  constitue  l'essence  de  nos  petits-maîtres  philosophes 
ou  de  nos  philosophes  freluqviets,  depuis  que  la  philo- 
sophie est  devenue  l'air  à  la  mode.  Ce  sont  des  espèces 
de  Socrate  de  toilette  qui  ont  affublé  la  philosophie  et 
la  morale  de  toutes  les  fanfreluches  de  la  frivolité.  Ils 

■ 

(x)  Dorât  est  même  désigné  par  Barbier  dans  son  Dictionnaire  des  ano' 
nfmes  comme  le  seul  auteur  de  ce  roman. 


43o  CORRESPONDANCE    LITT3ÉRAIRE, 

ont  aujourd'hui  la  fatuité  de  la.  métaphysique  et  la  pré- 
teation  àisi  principes  philosophiques ,  comme  ils  avaient 
autrefois  celle  des  bonnes  fortunes;  mais  ce  jargon  bi- 
garré de  mœurset  de  frivolités ,  de  gravité  et  de  fadaises, 
vous  prouvera  toujours  que  leur  philosophie  a  pris  nais- 
sance dans  les  coulisses ,  que  leur  génie  a  reçu  sa  plus 
solide  nourriture  dans  les  boudoirs  des  actrices.  G*est 
la  Noui^elle  Hélfîse  de  J.-J.  Rousseau  et  le  Sopha 
de  Çrébillon  fondus  ensemble  qui  ont  formé  le  goût 
de  M;  Dorât  dans  le  genre  des  romans  ;  et  vous  jugez 
aisément  quel  mpnstre  a  dû  résulter  d'une  union  si  bi- 
zarre. 

On  a  impitoyablement  déchiré  ce  roman  :  on  Ta 
trouvé  de  mauvais  ton,  de  mauvais  goût,  détestable  en 
tout  point  ;  mais  il  ne  méritait  pas  cet  acharnement  :  c'é- 
tait tout  simplement  une  pauvreté  à  oublier.  Au  milieu 
de  ce  déchaînement,  l'édition  s'est  épuisée,  et  Ton  n'en 
trouve  plus  que  quelques  exemplaires  de  parade,  d'uu 
papier  plus  beau  et  pins  cher;  preuve  bien  affligeante 
de  la  quantité  énorme  de  désœuvrés  dont  la  capitale 
est  encore  sm*chargée ,  et  qui  ont  assez  de  temps  à 
perdre  pour  lire  des  fadaises  qu'ils  jettent  ensuite  avec 
dédain.. 

Là  sensation  que  ce  roman  a  faite  n'a  cependant  pas 
été  sans  motif.  On  a  prétendu  y  reconnaître  le  fond 
d'une  histoire  véritable,  ou  du  moins  le  dessein  de  Fau- 
teur de  mettre  en  scène  des  personnes  connues;  on  a 
assuré  que  tous  Jes  acteurs  étaient  historiques,  et  cest 
ce  qui  a  piqué  la  curiosité  dti  public.  Voici  la  clef  du 
roman ,  certifiée  véritable  par  ceux  qui  sont  dans  le  se- 
cret de  l'auteur. 

L'incomparable  vicomtesse  de  Senanges  est  une  ai- 


FÉVRIER    1772.  43 1 

mable  comtesse... que  le  public  110  connaissait  jus- 
qu'à présent  que  comine  fort  élégante,  éclipsant  toute 
beauté  nvâte;  du  reste  ^  un  pen  soupçonnée  et  accusée 
par  d'autres  dames  du  bon  ton  de  mettre  du  blanc ,  cç 
qui  a  donné  occasion  à  M.  de  Peeaj  de  lui  adresser,  l'é- 
pître  la  plus  ridicule  et  la  plus  laborieusement  frivole  qui 
soit  encore  sortie  de  son  por(e-fcuilk  (  i  ). 

On  a  prétendu  que  le  portrait  de  la  marquise  d'Ërcy 
était  tracé  d'après  le  caractère  de  madame  de  Cassini , 
sœiiF  de  ce  petit  M.  Masson  de  Pezay  qui  porte  des  ta* 
lom  rouges  9  et  qui  se  fait  appeler  par  son  laquais ,  et 
même  par  son  imprimeur ,  Monsieur  le  Marquis  j  à 
notre  barbe,  à  nous  qui  avons  tous  connu  madame  Mas* 
son  sa  mère,  et  qui  prenions  autrefois  la  liberté  d'appe- 
ler familièranent  monsieur  le  marquis,  le  petit  MaS" 
sonnet  (2).  Je  yeux  bien  accorder  à  M.  Dorât  que 
madame  de  Cassini  soit  i|n  peu  coquette;  niaiS'^e  ne  lui 

(i)  Il  est  probable  qu*eD  peignant  cette  vicomtesse  de  Senangeg,  à  laquelle 
il  fait  jouer  un  très-beau  rôle  dans  son  roman ,  Dorât  avait  eu  tn  vue  la  com^ 
lesM  Àfi  Beaabarnais,  avec  laquelle  il.  passait  pour  être  fbrt  bien.  Ce  qui  doit 
porter  à  croire  qu'^t  avait  songé  à  elle  en  traçant  ce  caractère,  c'est  que  Grimm 
dit  à  la  fin  de  cet  article  que  le  mari  de  cette  femme ,  le  comte  de  B**^^  a  le 
droit  de  se  plaindre  du  portrait  que  Fauteur  a  tracé  de  lui  ;  mais  surtout 
c'est  le  reproche  que  d'autres  dames  adressaii^nt  à  cette  beauté  de  mettre  du 
blanc  ;  particularités  qui  s'appliquaient  fort  bien  à  madame  de  Beaubarnai$. 
Ce  reproche  de  mettre  du  blanc ,  joint  à  celui  de  se  faire  aider  pour  ses  vers, 
donna  lieu  à  Pezay  de  lui  adresser  une  épître.  Or  Pezay  dans  cette  épitre 
dit  à  cette  belle  ^ue  pour  le  blanc  c'est  calomnie;  mais,  BJoute*t-iI, 

Yoi  vers ,  c'esl  bten  ane  autre  histoire. 

Il  n'est  guère  possible  de  ne  pas  reeonnaitre  là  la  comtesse  de  Beauharnais^ 
dont  I^  $nii^,4|i98it  ; 

Gbibé  beUe  et  poète  a  deux  pe4ila  travers,  : 
Elle  fait  son  visage  ci  ne  fait  pas  ses  vers. 

(a)  Yoir  quelques  détails  sur  Pezay  au  commencement  du  mois  de  no> 
vembre  1777  de  cette  Correspondance, 


43a  CORKESPOWDANCE    LITTERAIRE, 

accorderai  jamais  qu'elle  soit  coupable  des  noirceurs  que 
le  chevalier  Dorât  fait  commettre  à  sa  petite  coquine 
d'£rcy  ;  ces  ^rtes  de  gentillesses  ne  se  croient  pas  sans 
preuve. 

Quant  à  M.  le  comte  de  B***,  il  est  bien  plus  encore 
dans  le  cas  de  se.  plaindre  de  M,  le  romancier,  qui  le 
peint  comme  un  inonstre  atroce,  tandis  que  M.  le  comte 
est  généralement  reconnu .  pour,  un  honnête  et  bon 
hoqime.  Tout  le  monde  sait  que,  retiré  par  goût  et  par 
raison  dans  ses  terres  près  de  la  Rochelle ,  M.  le  comte 
de  B^^"^  a  établi  sa  femme  à  Paris  dé  la  manière  la  plus 
décente ,  chez  son  père  ;  il  lui  donne  de  quoi  vivre  hoa- 
nêtement,  suivant  ses  moyens  et  sa  fortune;  il  ne  la 
gêne  en  rien;  il  n'a  jamais  pensé  ni  à  faire  enlever  sa 
femme  par  un  coup  d'autorité,,  m  à  égratigner  la  peau 
d'aucun  de  ses  adoratews;  et  pour  punir  le  chevalier 
Dorât  de  ses  calompies,  j'espère  qu'il  ne  pensera  pas 
davantage  à  se  casàer  le  cou  à  la  chasse ,  et  que  l'amant 
de  sa  femme  se  morfondra  encore  long-temps  dans 
:son  jardin  avant  d'avoir  le  droit  de  passer  par  la  porte 
vitrée. 


Lettre  de  Pabbé  Galiani  à  madame  d'Épinay. 

-1 

Ifaples  ,  i6  février  1771. 

Ma  belle  dame,  vos  lettres  depuis  le  commencement 
<le  l'année  sont  incroyables  :  la  politique  vous  a  rendue 
muette;  et  vous  faites ,  comme  les  muets ,  beaucoup  de 
sons  sans  articulation  de  parole.  Eh  bien  !  que  le  parle- 
ment fasse  sa  paix  ou  qu'il  soit  écrasé;  que  M.  de  Choi- 
seul  revienne  ou  qu'il  reste  à  Chanteloup,  faut-il  pour 
cela  que  je  ne' sache  pas  ce  que  font  les  Helvétius;  ce  que 


FEVRIER.  177^^-  4^3 

fait  madame  Geoffrin,*  madame  Necker,  mademoiselle 
Clairon ,  mademoiselle  de  L'Espinasse^  Grimm ,  Suard , 
l'abbé  Raynal  ^  Marmontel  et  toute  l'honorable  compa- 
gnie? Vous  m'envoyez  des  vers  de  madame  de  Boufflers, 
qui  disent  qu'elle  a  cessé  d'être  femm^  Je  ne  sais  rien 
de  la  coutume  de  Paris;  mais  je  sais  que  chez  nous,  et 
par  le  droit  romain,  on  accorde  aux  veuves  la  restitu- 
tion in  integruiriy  et  les  connaisseurs  disent  que  cela  est 
très- vrai,  passé  un  certain  âge.  Enfin,  je  ne  veux  pas 
des  vers  des  autres,  je  veux  de  la  prose  de  vous.  Diderot 
m'a  proposé  la  question:  S*il  était  possible,  dans  un 
certain  cas,  qu'on  monopolisât  les  blés  d'une  province 
entière,  lorsque  tout  emploi  d'argent  étant  décrié,  il  y  a 
de  l'argent  énormément  dans  les  mains  des  particuliers? 
Je  dis  qu'il  faut  pour. cela  uii  cas  unique:  car,  remar- 
quez bien,  pour  qu'un  souverain  soit  décrié  en  plein,  il 
faut  supposer  un  gouvernement  qui  ne  respecte  ni  loi^, 
ni  promesses ,  ni  rien  de  tout  ce  qu'il  y  a  dé  plus  sacré. 
Mais  ce  gouvernement  absolu  et  despotique  ne  respec- 
tera pas  davantage  les  magasins  à  blés;  ainsi  un  parti- 
culier courra  autant  de  risque  à  monopoliser  des  blés 
qu'à  placer  son  argent  en  billets  royaux,  et  il  s'en  abs- 
tiendra ;  mais  s'il  arrivait  qu'un  gouvernement  fît  ban- 
queroute d'argent  sans  corruption  dans  les  maximes  de 
la  vertu  ;  que  la  banqueroute  ne  fût  pas  un  effet  de  mé- 
chanceté d'esprit,  mais  d'une  bonté  de  cœur  qui  a  fait 
manger  gaillardement  trop  d'argent;  alors  il  arriverait 
qu'on  verrait  à  la  fois,  dans  une  même  nation,  l'énergie 
de  la  vertu  jointe  au  délabrement  des  mœurs  ;  on  y  ver- 
rait une  police  admirable  sur  les  filous,  pendant  qu'on 
n'attaquerait  pas  même  en  justice  une  compagnie  des 

Indes  ou  une  compagnie  des  Fermes  qui  cesserait  de 
Ton.  VII.  sB 


434  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

payer  deux  cents  millions;  et  on  verrait  respecter  le  ci- 
tronnier d'un  propriétaire  à  qui  l'on  déchirerait  souâ  le 
nez  pour  cent  mille  francs  de  contrats.  Ce  cas  est  si 
rare  qu'il  est  ^  nia  «foi ,  unique.  Nous  le  voyons;  lapos* 
tenté  ne  le  croii4  pas.  Ainsi.  Diderot  a  raison  ;  mais  je 
n'ai  pas  tort  de  ne  pas  m'occuper  des  cas  uniques.  Bon- 
soir. Adieu. 

Le  même  à  la  même. 

Naples,  23  fctripr  1771. 

Sont-elles  vraiment  de  Voltaire,  ces  deux  pièces  de 
vers  que  vous  m'envoyez?  J'y  aurais  reconnu  Dorât, 
Boufflers,  Yoisenon,  le  chevalier  à  talons  rouges  de 
chez  le  baron  (i)  ou  autre  Voltaire-Strass ,  mais  jamais 
lui-même;  et  prenez  garde,  peut-être  je  ne  me  trompe 
pas.  On  a  mis  sur  le  compte  de  Voltaire  les  losanges 
d'un  exilé ,  que  personne'  n'osait  faire.  Le  temps  nous 
éclaircira,  disent  les  gazetiers. 

Grimm  n'est  pas  mon  ami  chaud,  comme  il  s'en 
vante,  car  il  m'enverrait  quelques  fournées  de  son  cru, 
s'il  était  aussi  chaud  qu'un  four. 

  Madagascar,  on  trouve  des  hommes  qui  ont  plus  de 
morale  que  de  mémoire  :  pour  se  ressouvenir  des  raisons 
qu'ils  ont  pesées ,  ils  se  servent  de  baguettes;  nous  im- 
primons .des  factums  et  des  mémoires ,  et  cela  revient  au 
même.  Au  surplus,  ce  fait  de  Madagascar  n'est  pas  plus 
extraordinaire  que  celui  des  conseillers  du  même  pays 
qui  tenaient  conseil  dans  des  cruches*,  et  l'on  trouvera 
peut-être  que  l'Europe  a  des  conseils  plus  extraordinaires 
que  cela.  De  même  on  trouve  en  Europe  des  procès  où 
l'on  met  devant  les  juges,  au  lieu  de  baguettes,  des 

(i)  Le  baron  d'Holbach. 


FÉVRIER   1772.  4^5 

sacs  de  gros  écus;  ils  les  rangent  de  coté  et  d'autre,  et 
voient  le  plus^  le  moins,  le  pour,  le  contre,  avec  de 
gros  écus;  et,  enfin,  on  pèse ,  et  le  poids  décide  le  droit. 
Somme  totale,  il  importe  peu  de  donner  tort  ou  raison 
à  l'un  ou  à  l'autre  dans  ce  monde;  il  importe  de  décider; 
car  il  faut  finir  pour  aller  dîner,  autant  les  juges  que  les 
parties. 

Je  voudrais  vous  en  dire  davantage;  mais  comme 
vous  ne  m'écrivez  jamais  rieu  de  tout  ce  que  je  vous  de- 
mande, vous  me  désorientez.  Je  vous  ai  envoyé  deux 
mémoires  pour  M.  dé  Sartine  :  qu'en  avez-vous  fait  ? 
Que  faites-vous  de  ma  Bagarre  {\)?  Que  faite&-vous  de 
Merlin  ?  Que  faites-vous  de  mille  autres  choses  dites  ou 
à  dire  ?  Vos  femmes  de  chambre  m'intéressent  ;  je  n'aime 
point  qu'on  meure  ;  et,  en  vérité,  je  ne  sais  pa^  m'y  ac- 
coutumer. Mille  choses  à  tous  mes  amis. 


M.  le  duc  de  La  Vauguyon  étant  allé,  ces  jours  passés, 
rendre  compte  au  tribunal  de  la  justice  éternelle  de  la 
manière  dont  il  s'est  acquitté  du  devoir  effrayant  et  ter- 
rible d'élever  un  Dauphin  de  France,  et  recevoir  le  châ- 
timent de  la  plus  criminelle  des  entreprises ,  si  elle  ne 
s'est  pas  accomplie  au  vœu  et  aux  acclamations  de  toute 
la  nation ,  on  a  vu ,  à  cette  occasion ,  un  monument  de 
vanité  bien  étrange,  et  qui  à  occupé  la  cour  et  la  ville; 
c'est  le  billet  d'enterrement  qu'on  a  envoyé  à  toutes  les 

(i)  Galiani  désignait  par  là  une  parodie  qu'il  avait  faite  pour  amuser  ma- 
dame d'épinaj,  Grimm  et  leurs  amis,  de  P Intérêt  général  de  F  État,  du  la 
liberté  du  commerce  des  blés  démontrée  conforme  au  droit  naturel,  etc.,  avec 
la  Réfutation  itun  nouveau  système  publié  en  forme  de  Dialoquks  sua  lx 
GOKMxacB  Dxs  BL^s,  1770,  iu-ia,  par  Mercier  de  La  Rivière.  Ce  manuscrit , 
que  Galiani  avait  envoyé  à  Paris,  ne  fut  point  imprimé,  quelque  désir  qu'en 
eût  l'auteur. 


436  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

portes 9  suivant  l'usage.  Ce  billet  est  devenu,  par  sa  sin- 
gularité, un  effet  de  bibliothèque.  Chacun  a  voulu  le 
conserver;  et  à  force  d'être  recherché,,  il  est  devenu 
rare,  malgré  la  profusion  avec  laquelle  il  avait  été  dis* 
tribué.  Je  vais  le  transcrire  ici  en  son  entier^  dans  IW 
pérance  qu'il  pourra  entraîner  ces  feuilles  avec  lui  vers 
la  postérité. 

<c  Vous  êtes  priés  d'assister  au3L  convoi ,  service  en  en- 
terrement de  Monseigneur  Antoine -Paul -Jacques  de 
Quélen ,  chef  des  noms  et  armes  des  anciens  seigneurs 
de  la  châtellenie  de  Quélen  en  Haute-Bretagne,  juvei- 
gneur  des  comtes  de  Porhoët  ;  substitué  aux  noms  et 
armes  de  Stuer  de  Caussade ,  duc  de  La  Vauguyon , 
pair  de  France,  prince  de  Carency,  comte  de  Quélen  et 
du  Broutay,  marquis  de  Saint-Mégrin ,  de  Callonges  et 
d'Archiac,  vicomte  de  Calvignac,  baron  des  anciennes 
et  hautes  baronnies  deTonneins,Gratteloup,  Yilleton, 
la  Gruère  et  Picornet ,  seigneur-  de  Larnagol  et  Talcoi- 
mur,  vidame,  chevalier  et  avoué  de  Sarlac ,  haut  baron 
de  Guien ne  ^  second  baron  de  Quercy,  lieutenant-géné- 
ral des  armées  du  roi,  chevaUer  de  ses  ordres,  menin  de 
feu  monseigneur  le  Dauphin ,  premier  gentilhomme  de 
la  chambre  de  monseigneur  le  Dauphin ,  grand-maitre 
de  sa  garde^robe ,  ci-devant  gouverneur  de  sa  personne 
et  de  celle  de  monseigneur  le  comte  de  Provence,  gou- 
verneur de  la  personne  de  monseigneur  le  comte  d'Ar- 
tois ,  premier  gentilhomme  de  sa  chambre ,  grand- 
maître  de  sa  garde-robe,  et  sur-intendant  de  sa  maison; 
qui  se  feront  jeudi,  6  février  177a,  à  dix  heures  du 
matin ,  en  l'église  royale  et  paroissiale  de  Notre-Dame 
de  Versailles ,  oii  son  corps  sera  inhumé.  De  profundis.^ 

On  voit  que  ce  billet  est  l'ouvrage  d'une  composition 


FÉVRIER  I772>.  4^7 

réfléchie ,  eambinée ,  profonde  et  laborieuse*  Si  le  fils 
du  défunt,  M.  le  duc  de  Saint-Mégrin,  en  est  le  seul  et 
véritable  auteur,  et  s'il  entend  son  ouvrage,  il  faut  que 
^Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  lui  confère, 
par  acclamation,  la  première  place  vacante,  et  Tenre- 
gistre  parmi  ses  membres  comme  duc,  pair,  prince, 
marquis,  comte,  vicomte,  juveigneur,  vidame,  cheva- 
lier, avoué,  haut  baron,  second  baron,  troisième  baron  ; 
car  toutes  ces  qualifications  vont  lui  passer  par  la  mort 
de  son  père.  Il  serait  à  propos  aussi  de  fonder  et  d'éri- 
ger une  chaire  dont  le  professeur  ne  ferait  autre  chose 
toute  Tannée  que  d'expliquer  à  la  jeunesse  le  billet  d'en- 
terrement de  M.  le  duc  de  La  Yauguyon  ;  sans  quoi  il 
est  à  craindre  que  l'érudition  nécessaire  pour  le  bien 
entendre  ne  se  perde  insensiblement,  et  que  ce  billet  ne 
devienne  avec  le  temps  le  désespoir  des  critiques.  Le 
terme  de  juveigneur,  par  exemple,  est  peu  connu.  On 
appelle  ainsi  un  cadet  apanage  ;  M.  le  duc  d'Orléans  est 
juveigneur  de  la  maison  de  France.  Ce  mot  est  peut- 
êtTC  une  corruption  du  mot  junior  ^  dont  les  Césars  du 
Bas-Empire  appelaient  ceux  qu'ils  associaient  à  l'Em- 
pire. Sans  le  billet  d'enterrement  de  M.  de  La  Vau- 
guyon,  le  terme  de  juveigneur  allait  se  perdre  dans 
l'obscurité  des  temps.  Eh  bien!  malgré  cet  étalage  im- 
posant de  titres  de  toute  espèce,,il  s'est  trouvé  des  gens 
assez  difficiles  pour  disputer  à  M.  de  La  Yauguyon  pres- 
que jusqu'au  titre  de  gentilhomme,  et  pour  soutenir 
(  chose  dont  je  suis  fort  loin  de  convenir  avec  eux)  qu'il 
descend  d'un  chirurgien  dont  le  fils  a  eu  assez  d'adresse 
ou  de  bonheur,  ou  si  vous  voulez  de  mérite,  pour  épou- 
ser l'héritière  de  la  maison  de  Saint-Mégrih ,  et  pour 
s'enter  sur  cette  tige  illustre;  et  ils  prétendent  qu'il  n'y 


438  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

a  guère  plus  de  cent  ans,  puisque  cela  s'est  Csiit  dans  la 
minorité  de  Louis  XIV.  Si  cela  était,  les  mauvais  plai^ 
sans  diraient  qu'il  manque  encore  quelques  qualifications 
au  billet  d'enterrement.  Ils  ont  dit  pour  les  places  que 
M.  de  La  Yauguyon  a  occupées,  qu'il  ne  suffit  pas  d'être 
l'avoué  de  Sarlac,  qu'il  faut  encore  être  l'avoué  de  la 
nation.  La  dénomination  de  grand-maître  de  la  garde- 
robe  est  une  usurpation  qui  a  été  relevée  dans  la  Gazette 
de  France  par  ordre  de  la  cour.  Il  n'y  a  que  les  grandes 
cliarges  de  la  couronne  qui  aient  le  droit  exclusif  de  s'ap- 
peler grand-maître ,  grand-écuycr ,  grand-veneur,  grand- 
chambellan  ,  etc.  Ceux  qui  ne  servent  pas  la  personne  du 
roi,  ceux  qui  sont  attachés  aux  princes  de  la  maison 
royale  ne  jouissent  que  du  titre  de  premier  maître,  pre- 
mier écuyer,  premier  veneur,  etc. 


Le  ballet  des  l)iables  ayant  manqué  ces  jojurs  passés 
dans  Castor  et  Pollux ,  à  l'Opéra,  et  messieurs  les 
Diables  dansant  tout  de  travers,  mademoiselle  Ar- 
nould  disait  qu'ils  étaient  si  troublés  par  Varrwée  de 
M.  le  duc  de  La  Faugujron  j  que  la  tête  leur  en  pétait. 
M.  de  Buzençais  et  le  prince  de  Nassau ,  qui  n'est  pas 
reconnu  en  Allemagne,  s'étant  battus  depuis  peu,  on 
disait ,  devant  Sophie  Arnould,  que  le  premier  avait  fait 
beaucoup  de  façons  avant  de  s'y  déterminer,  et  que 
c'était  d'autant  plus  singulier,  qu'il  passait  pour  savoir 
bien  manier  l'épée.  ^Cest  qûe^  répondit  Sophie,  les 
grands  talens  se  font  toujours  prier.  »  Après  le  dépla- 
cement de  M.  le  duc  de  Choiseul ,  on  fît  des  tabatières 
où  il  y  avait  d'un  coté,  le  buste  du  duc  de  Suily,  nû- 
nistre  de  Henri  IV,  et  de  l'autre  celui  du  duc  de  Choi- 
seul.  HL  C'est  bien,  dit  Sophie  en  voyant  une  de  ces 


FKVRIER  177^^.  439 

boites  9  on  a  mis  la  Recette  et  la  Dépense  ensemble.  j> 


Un  jeune  [>eintre  appelé  Touzet(i),  élève  de  l'Aca- 
démie, vient  de  faire  un  dessin  qui  représente  le  tableau 
magique  de  Zémire  et  Azor  tel  qu'on  le  voit  sur  le  théâtre 
de  la  Comédie  Italienne.  Ce  Touzet  est  célèbre  à  Pari$ 
depuis  quelqqes  années  par  le  talent  d'imiter  et  de  cou* 
trefaire,  qu'il  possède  au  suprême  degré.  Non-^seulement 
il  contrefait  toutes  sortes  de  personnages  et  de  carac- 
tères avec  une  perfection  qui  ne  laisse  rien  à  désirer, 
mais  il  imite  encore  à  lui  tout  seul  une  collection  de 
bruits  et  de  phénomènes  physiques.  On  le  place  au  milieu 
d'un  salon ,  derrière  un  paravent,  et  l'on  entend  tout  un 
essaim  de-  religieuses  qui  vont  à  matines  :  on  les  entend 
se  lever,  se  réunir,  descendre  des  corridors  dans  l'église, 
chanter  l'office,  faire  la  procession ,  rentrer  dans  le  cou- 
vent et  se  disperser  dans  leurs  cellules.  On  distingue  l'âge, 
le  caractère,  l'humeur,  les  infirmités  de  chacune  de  ses 
nonnes;  on  se  croit  transpoi^té  au  milieu  d'un  couvent. 
La  matinée  de  village,  le  dimanche ,  est  encore  plus  sur- 
prenante :  on  se  trouve  transporté  dans  l'intérieur  d'un 
ménage  rustique  ;  on  assiste  au  lever  du  ménager  et  de 
la  ménagère,  à  leurs  fonctions  matinales  :  on  les  accom- 
pagne à  l'écurie ,  à  la  basse^our ,  dan$  la  rue ,  à  la  messe  ; 
on  entend  le  sermon;  on  les  suit  dans  le  presbytère  ;  on 
devine  le  caractère  du  curé,  de  sa  g044vernante ,  de  son 
chien  même,  qui  ne  j^ppe  pas  comme  un  chien  de  paysian. 
Tout  cela  est  d'une  vérité  surprenante.  Ce  Touzet  observé 
les  plus  petites  nuances  avec  une  justesse  qui  confond. 

Tout  le  monde  a  voulu  le  voir,  depuis  nos  princes 
jusqu'aux  plus  petits  particuliers  ;  il  a  même ,  je  crois  ,- 

(i)  Orimni  a  déjà  parlé  A»  Tuuzel  et  de  son  talent  d'imitation  p.  204. 


44o  CORRESPOITDANCE  LITTiSrAIREi 

représenté  ses  facéties  chez  madame  la  Dauphine;  mais, 
à  l'exception  de  beaucoup  d'éloges  y  personne  ne  lui  a 
rien  donné  :  en  revanche ,  on  lui  a  fait  perdre  un  temps 
précieux  pour  son  talent  et  pour  son  état.  Tout  le  parti 
qu'il  a  tiré  de  ses  représentations  en  ville  se  réduit  à  un 
grand  nombre  de  souscriptions  pour  la  gravure  de  son 
tableau  magique.  Touzet  n'a  point  d'esprit  dans  la  société 
quand  il  n'est  que  lui.  Cette  pauvreté  de  téte^  lorsqu'il 
n'est  pas  en  représentation,  lui  est  commune  avec  tous 
ceux  qui  font  le  même  métier,  comme  j'ai  souvent  eu 
occasion  de  le  remarquer.  Upé  autre  remarque  qui  nest 
pas  moins  générale ,  c'est  que  tous  ceux  qui  font  métier 
d'amuser  et  de  faire  rire  les  autres,  sont  eux-mêmes 
presque  toujours  d'un  naturel  triste  et  mélancolique. 


MARS. 


Paris ,  mars  177a' 

Lettre  de  Galiani  à  madame  d*Epinajr. 

Naplei  f  du  9  nars  i77r. 

Akathème  à  ceux  qui  changeront  votre  table!  ana- 
thèmie  à  ceux  qui  toucheront  à  vos  chaises  !  Savez^-vous 
ce  que  ce  cruel  retard  de  vos  lettres  me  coûte?  Il  me 
coûte  des  frayeurs  mortelles.  Je  vous  ai  crue  morte  tout 
de  bon:  je  n'ai  pas  eu  un  instant  de  repos  dans  l'ame, 
courant,  cherchant,  demandant  à  tout  le  monde  s'il  n'y 
avait  pas  eu  quelque  malheur  signalé  à  Paris;  et  tous 
m'ont  répondu  que  le  maréchal  de  Seuneterre  était  dé* 
cédé.  Dieu  veuille  avoir  son  ame!  Mais  vous,  de  grâce ^ 


MARS   Ï772.  44 ï 

au  nom  de  l'amitié  la  plus  pure  et  la  plus  vraie  qui  soit 
au  monde,  ne  manquez  jamais  de  m'écrire  chaque  se- 
maine, soit  par  les^ ambassadeurs,  soit  par  la  poste,  et 
au  pis-aller,  faites-moi  écrire  par  votre  Jésus-Christ  ou 
par  votre  prophète.  Cela  est  sérieux  plus  que  vous  ne 
pensez.  Parlons  à  présent  d'autre  chose. 

I^  marquis  (i)  aime  donc  un  éléphant?  Comme  cela 
lui  ressemble!  comme  cela  me  ressemble  !  Il  y  avait  autres 
fois  un  éléphant  à  Naples:  je  Tadorais.  Duclos  croit  donc 
qu'on  peut  parler  de  l'éléphant  sans  se  compromettre  (2)? 
Mais  s'il  le  louait  trop,  les  envieux,  qu'en  diraient-ils? 
La  prudence  est  toujours,  à  mon  avis,  nécessaire  aux 
hommes  imprudens;  et  quelque  prudence  qu'on^  ait,  il 
n'en  sera  ni  plus  ni  moins. 

Me  croyez-vous  assez  béte  pour  m'être  éloigné  de 
Paris,  si  je  n'avais  prévu  que  je  n'y  pouvais  plus  tenir, 
et  que  le  moùiHage  n'était  plus  bon  pour  moi?  Ce  que  je 
vous  dis  est  vrai  au  pied  de  la  lettre  ;  je  suis  parti  de 
Paris,  après  l'avoir  prévu  et  voulu.  Je  voyais  qu'en  me 
conduisant  autrement,  je  n'aurais  fait  que  retarder  de 
quelques  mois  mon  départ;  mais  il  était  impossible  d'après 
ma  manière  d'être  et  de  penser,  d'après  ma  sensibilité 
pour  mes  amis  (et  j'en  avais  de  toutes  les  couleurs  ),  de 
rester  long-temps  en  place  sans  bouger/  Croyez-vous  que 
j'aurais  mieux  fait  de  rester  à  Paris  lors  de  la  publication 
de  mes  Dialogues  ?  Cela  m'aurait-il  fait  beau  jeu  à  ma 
cour  et  dans  ma  patrie?  J'ai  donc  bien  fait  de  partir;  mais 
je  sens  que  je  ferais  encore  mieux  d'y  retourner,  malgré 
les  dents  perdues,  la  santé  affaiblie  et  la  vue  troublée. 

(  f  )  De  Croismare.  (  Note  de  Grimm.  ) 

(a)  Duclos  disait  que  c'était  la  seule  béte  considérable  dont  on  pût  parler 
sans  crainte  d*étre  compromis. 


44^  CORRESPOVUA9GE    LITTÉRAIRE, 

Voilà  de  quoi  il  faut  sérieusemeot  s  occuper.  Je  suis  tenté 
de  donner  ma  soumission  pour  une  pUoe  au  nouveau 
parlement,  et  d  y  être  conseillerH)lerc.  Qu'en  dites-vous? 
Parlez-en  au  marquis  :  voyez  si  son  éléphant  ne  croisera 
pas  mes  prétentions. 

J'attends  l'accomplissement  de  mes  affaires  merli- 
niqlies  (i).  En  attendant >  je  vous  dirai  que  mes  vingt- 
cinq  exemplaires  sont  enfin  arrivés ,  aussi-bien  que  ceux 
expédiés  à  Gènes.  Par  conséquent  vous  imaginez  que  le 
sermon  du  jour  de  l'an  {'2)  est  arrivé  aussi.  Pourquoi 
me  Tavez-vous  envoyé?  Pour  rire.  Eh  bien!  sachez  qu'à 
la  seconde  lecture,  il  m'a  fait  fondre  en  larmes;  il  a 
excité  dans  ma  tête  tant  de  regrets ,  tant  de  souvenirs^ 
que  j'ai  été  presque  au  point  d'en  devenir  fou.  Je  voyais 
les  révérences  grimacieuses ;  je  voyais  le  sourire  fin  de 
la  baronne;  je  voyais  sa  gorge,  c'est-a-dire  la  place  où 
doit  être  sa  gorge;  j'entendais  le  par&it  contenlanent 
du  baron  (3),  de  Diderot,  de  Marmontel;  je  voyais  le 
petit  dépit  de  l'abbé  Morellet,  qui  enrageait  de  n'avoir 
pas  fait  ce  sermon  ;  et  même  je  voyais  le  sénateur  poco- 
curante  Helvétius  qui  ne  trouvait  pas  cela  auasi  tragique 
qu'un,  bon  et  bel  assassinat  dans  Shakespeare ,  et  qui 
cependant  m'aimait. 

Mais  qu'est*<e  donc  que  cetti:  dormante  plaisanterie? 
L'a-t-on  lue?  l'aot-^on  envoyée  à  tous  les  priooes  du  Nord? 
Mettez-moi  au  fait.  Pour  moi,  j'avoue  que  je  la  trouve 
délicieuse ,  à  cela  près  qu'en  admettant  toutes  les  louanges 
outrées  qu'il  fait  de  moi ,  et  que  je  crois  vraies  et  justes, 

(f)  Sans  cloute  Inexécution  du  traité  pour  la  veule  des  Dialogues  sur  U  com- 
merce des  blés. 

(2),  Voir  tome  VI ,  p.  817  et  siiiv. 

(5)  D'Holbach.  (  fiole  de  Grimm.  ) 


MàRS  1772.  443 

je  me  récrie  fort  sur  tous  les  sarcasmes  indécens  qu'il  se 
permet  contre  ma  chasteté.  On  voit  bien  que  Fauteur  n'a 
pas  été  sur  mes  brisées,  et  ne  connaît  pas  les  lieux  où 
j'ai  laissé  mon  nom  et  uue  réputation  sempiternelle. 
Qu'il  y  aille:  il  verra ^  il  entendra  des  faits  étonnans.  Sa 
quête  m'est  injurieuse.  Je  n'ai  laissé  aucun  enfanta  Paris; 
les  deux  que  j'y  avais  eus  étaient  morts ,  et  leur  mère 
l'est  aussi.  Je  n'y  ai  à  présent  qu'un  grand  nombre  de 
beaux-frères,  dont  plusieurs  philosophes,  et  aucun  qui 
soit  devenu  imbécile,  excepté  Gentil  Bernard.  Au  i^este^ 
j'écrirai  à  l'auteur  du  sermon;  et  pour  me  venger  d'une 
si  belle  pièce,  je  compte,  si  Dieu  me  donne  vie,  lui  en* 
voyer  un  ouvrage  original  et  sérieux.  Il  m'a  trop  humilié 
en  fait  de  plaisanterie ,  et  je  ne  compte  plus  plaisanter 
devant  lui j 

J'ai  reçu  dans  la  même  caisse  la  mauvaise  brochure 
du  comte  de  Lauraguais  contre  le  sieur  Dupont  (i):  elle 
lui  ressemble;  et  même  ce  n'est  pas  de  son  meilleur  cru. 
J'ai  aussi  lu  Linguet  (2);  je  crois  Linguet  plus  habile 
que  moi  en  fait  d'académie  de  manège:  il  sait  mieux 
comment  il  faut  étriller  ces  rosses.  Il  faut  avoir  le  poignet 
bien  plus  ferme,  et  je  gagerais  qu'ils  ont  été  plus  doux 
sous  sa  main  que  sous  la  mienne.  Mais  à  propos,  com- 
ment tout  ceci  a-t-il  fini?  Que  font  les  écotioniistes ?  que 
disent-ils  de  la  disette?  Il  y  a  un  siècle  que  vous  ne  m'en 
écrivez  rien.  Il  est  tard.  J'ai  dîné  ce  matin  avec  le  baron 

(i)  Mémoire  sur  la  Compagnie  des  Indes,  pour  servir  de  réponse  aux  corn- 
pilaHons  de  Fabbé  Morellet,  précédé  dun  Discours  sur  le  commerce  en  général, 
1770,  in-fio.  j    • 

(a)  Les  Lettres  sur  la  Théorie  des  lois  civiles ,  dont  il  a  déjà  rendu  compte 
page  3  71.  linguet  les  fait  suivre  d'une  Réponse  aux  docteurs  modernes ,  ou 
Apologie  de  Fauteur  de  la  Théorie  des  lois  civiles \  Londres,  177 1,  in-12. 


444  CORRESPONDA.IfCE    LITTERAIRE  | 

de  Gleichen  et  le  général  Kock  (i);  il  a  été  beaucoup 
question  devons  et  de  nos  amis  de  Paris.  Bonsoir.  Aimez- 
moi  :  faites-moi  écrire  par  ces  coquins  de  Suard^  Baron 
et  autres ,  qui  ne  m'écrivent  jamais  et  qui  ne  me  ré- 
pondent pas  même. 

Lettre  du  même  à  la  même. 

Naples,  idmars  1771. 

•  J'ai  lu  la  lettre  qu'on  veut  faire  imprimer  dans  le 
Mercure;  elle  est  dans  la  plus  exacte  vérité,  et  je  crains 
même  qu'il  n'y  ait  des  vérités  prophétiques.  On  y  promet 
le  reste  après  ma  mort ,  et  pour  contenter  TimpatieDce 
du  publid,  ce  reste  ne  tardera  pas  à  paraître.  Oui,  Di- 
derot me  survivra;  tous  mes  amis  me  survivront:  je  m'en 
irai  le  premier.  Aussi  cette  lettre  ressemble  bien  à  un 
éloge  d'homme  de  lettres  qui  a  décampé  avant  que  de 
vider  son  porte-feuille.  Je  n'aime  pas  qu'on  m'ait  accusé 
de  machiavélisme  à  la  face  du  public;  le  public  est  si  sot, 
et  je  ne  suis  pas  mort  encore.  Je  n'aime  pas  non  plus 
qu'on  m'attribue  des  ouvrages  clandestins  ;  on  croira 
que  je  faisais  des  satires  et  des  placards  à  Paris.  Les  éco- 
nomistes sont  si  méchans  et  si  indignés  de  ce  que  j'écris 
avec  clarté,  qu'il  £aut  s'attendre  à  toutes  les  intrigues  de 
ténèbres  de  leur  part.  Au  reste,  comme  mon  épître  vous 
arrivera  après  que  le  dé  sera  tiré,  remerciez  l'auteur  de 
la  lettre  (si  ce  n'est  pas  moi-même ,  comme  je  m'en  doute] 
de  ce  qu'il  a  voulu  dire  de  bien  de  moi.  J'aimerais  pour- 
tant mieux  être  vengé  que  loué  ;  l'un  est  le  plaisir  des 
vivansf  l'autre  est  la  consolation  des  morts.  Imprimez 
ma  Bagarre  (a)  avec  ou  sans  permission;  on  imprima 

(  i)  Géuéral  autrichieu  fort  aimal^le.  (  Note  de  Grimm.  ) 

(3)  Voir  précédemment  page  435,  note. 


MARS    1772.  445 

tant  de  choses  qu'il  fallait  défendre!  M.  de  Sartine  est  lou- 
jours  sur  mes  lèvres,  et  Madame  n'en  est  pas  loin.  Em- 
brassez Monsieur  9  et  assurez  Madame  que  je  vous  charge 
de  l'embrasser. 

Vous  ne  voulez  pas  me  pafrler  des  affaires  publiques , 
eh  bien,  je  vous  en  parlerai,  moi  qui  n'en  sais  rien,  et 
je  vous  ferai  voir  que  j'en  sais  plus  long  que  vous  sur 
cet  article,  quoique  vous  soyez  à  Paris  et  moi  à  Naples; 
vous  verrez  que  je  sais  l'avenir  comme  Nostradamus  :  Le 
maitre  cédera .  Le  remuement  durera  long-temps;  cepen- 
dant^ au  bout  du  compte^  le  pouvoir  monarchique  de^ 
{tiendra  plus  fort  qu^ auparavant.  Voilà  une  lettre  courte, 
mais  succulente. 

Le  même  à  la  même. 

•  Naples,  23  mars  177 1. 

Voyez  mon  guigDon;  le  jour  même  qu'il  vous  a  pris 
fantaisie  de  m'envoyer  un  conte,  on  m'a  fait  payer  le 
port  de  la  lettre  ;  ainsi  votr<e  conte  ne  sera  cher  et  me 
reviendra  cher.  En  vérité,  je  serais  enchanté  qu'on 
trouvât  le  moyen  que  je  pusse  avoir  vos  lettres  sans 
qu'elles  soient  dans  le  paquet  de  la  cour,  et  sans  payer 
tous  les  frais  de  la  poste.  Il  faudrait  qu'elles  allassent 
gratis  jusqu'à  Rome;  de  là  on  me  les  enverrait  par  la 
poste  ici  ;  et  c'est  un  bien  pelit  objet.  Voyez  à  ai^ranger  cela 
avec  le  chevalier  de  Magallon  (i),  qui  pourrait  les  en- 
voyer à  son  ami.  Azara  à  Rome,  ou  traitez-en  avec  M.  de 
la  Reynière  (a).  Enfin ,  délivrez-moi  ou  éloignez-moi  de 

(x)  Secrétaire  d'ambassade  du  roi  d'Espagne.  (  Note  de  Grimm.  ) 

(a)  Fermier-général  des  postes,  père  de  M.  Grimod  de  la  Reynière,  fon- 
dateur de  la  littérature  gourmande,  président  du  jury  dégustateur,  auteur  de 
VAbnanach  des  Gourmands,  du  Manuel  des  Amphitryons ,  eXa, 

{Note  de  la  première  édition»  ) 


446  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE , 

ma  cour  autant  que  vous  pourrez.  Longé  à  Jo\>e^  hngè 
à  fulmine. 

A  propos  de  Magalloa,  savez-vous  qu'il  vous  aime  à 
la  folie?  Il  me  gronde  de  ce  que  je  ne  vous  Fai  pas  pré- 
senté lorsque  j'étais  h  Paris^  comme  si  je  ne  le  lui  avais  pas 
proposé  bien  des  fois!  Mais  voilà  les  hommes!  On  se  dé- 
goûte de  ce  qu'on  ne  connaît  pas;  puis  on  en  tâte,  on  en 
devient  gourmand^  et  l'on  gronde  le  cuisinier  de  n'avoir 
pas  ab  immemorabili  servi  de  ce  plat. 

Vous  l'avais-je  dit,  que  vous  publieriez  mon  éloge  fu- 
nèbre non-seulement  avant  ma  mort,  mais  avant  mon 
consentement  ? 

Mille  choses  au  chevalier  Gatti  (i) ,  si  vous  le  voyez. 

En  vérité,  Dieu,  dans  ce  siècle,  fait  des  miracles  en 
faveur  des  athées;  ils  devraient  bien,  par  reconnaissance, 
se  convertir.  Auraient-ils  jamais  pu  espérer  que  l^s  par- 
lemens  seraient  assez  occupés  pour  n'avoir  pas  le  temps 
de  croquer  un  académicien  grillé  en  guise  de  côtelette, 
quand  ils  déjeunenf  à  la  buvette?  Il  faut  être  diablement 
surchargé  d'affaires  pour  n'avoir  pas  même  le  loisir  de 
rôtir  un  athée  (2)  ! 


Armand-Jérôme  Bignon,  commandeur,  prévôt,  maître 
des  cérémonies  des  Ordres  du  roi ,  conseiller  d'État  or- 
dinaire, bibliothécaire  de  la  bibliothèque  du  roi,  l'un  des 
Quarante  de  l'Académie  Française,  honoraire  de  ceik 
des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  et  prévôt  des  ma^ 
I  chauds  de  la  ville  de  Paris,  est  mort  le  8  de  ce  mois, 

I  (<)  Ce  médecin  venait  d'obtenir  le  cordon  de  Saint-Michel. 

I  {NoU  de  Grwm.) 

(2)  Le  parlement  venait  de  sévir,  maiê  assez  doucement,  oontte  «fod^ 
i  ouvrages  des  philosophes.  (  Note  de  ta  première  éSàon.  ) 


MABS    177^^.  44? 

d'une  fluxion  de  poitrine,  à  Tâgc  de  soixante  et  un  ans. 
La  charge  de  bibliothécaire  est  devenue,  pour  ainsi 
dire ,  héréditaire  dans  la  famille  Bignon.  Celui  qui  vient 
de  mourir  était  le  quatrième  de  son  nom  qui  la  possédait, 
et  son  fils«n  avait  obtenu  la  survivance  il  y  a  déjà  quel- 
que temps.  Lorsque  feu  M.  Bignon  l'obtint,  M.  le  comte 
d'Argenson,  alors  ministre,  lui  dit:  a  Mon  cousin,  voilà 
une  belle  occasion  pour  apprendre  à  tire  (i).  »  Il  passe 
pour  constant  que  M.  Bignon  n'a  pas  profité  de  l'occa- 
sion; son  génie  n'était  pas  assez  fort  pour  cela.  C'est 
cependant  à  ce  titre  qu'il  a  occupé  une  place  à  l'Académie 
Française,  et  une  autre  à  celle  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres.  Ou  disait,  à  l'égard  de  la  première,  qu'on  l'avait 
choisi  parce  qu'il  fallait  un  zéro  pour  faire  le  nombre  de 
quarante  (a);  mais  cette  raison  ne  valait  rien,  car  s'il 
fallait  compter  tous  les  zéro  qui  sont  à  l'Académie,  leur 
nombre  ne  donnerai^  pas  celui  de  quarante ,  mais  de 
quarante  millions  et  au-delà,  et  il  serait  aussi  fort  de  trou* 
ver  quarante  millions  dans  le  nombre  modique  de  qua- 
rante, que  de  voir  l'Académie  des  Quarante  dans  feu 
M.  le  comte  de  Clermont,  comme  il  arriva  au  roi,  au 
dire  de  M.  l'abbé  Batteux.  La  magistrature  de  M.  Bignon , 
comme  prévôt  des  marchands,  est  devenue  immortelle 
par  le  désastre  arrivé  à  la  place  de  Louis  XV  ta  nuit 
du  3o  mai  1770.  Il  eu  coûta  la  vie  à  près  de  mille  ci- 
toyens, pour  avoir,  vu  un  méchant  feu  que  la  ville  fit 

(i)  Ce  mol  a  déjà  été  cité  page  ao. 

(a)  Cette  plaisanterie  était  empruntée  à  Tépigramme  que  l'on  fit  fort  injus- 
tement quand  La  Bruyère  se  présenta  à  l'Académie  : 

Quand  La  Bruyère  se  présente 
Pourquoi  faut-il  crier  haro? 
Pour  faire  un  nombre  «le  quarante 
Ne  fallatt-il  pas  un  stfro  ? 


448  CORRESPONDAirCE    LITT£RAIRE, 

tirer  près  de  la  statue  équestre  du  roi,  à  FoccasioD  du 
mariage  de  rponseigneur  le  Dauphio.  L'ancien  parle- 
ment rechercha  long-temps  lés  causes  de  ce  désastre ,  et 
décida  à  la  fin  que  les  morts  avaient  tort,  attendu  qu'ils 
n'avaient  rien  allégué  pour  inculper  qui  que  ce  fut ,  et 
M.  .Bîgnon  fut  continué  dans  sa  place  encore  pour  deui 
ans  y  que  la  mort  l'a  empêché  d'achever.  On  dit  que, 
durant  sa  magistrature ,  la  ville  de  Paris  s'est  libérée 
de  près  de  dix  millions  de  dettes.  Si  cela  est,  et  surtout 
si  c'est  son  ouvrage,  je  me  réconcilie  un  peu  avec  sa  mé- 
moire, quoique  je  lui  eusse  juré  une  haine  éternelle  loi's- 
que,  le  surlendemain  de  la  nuit  désastreuse  du  3o  mai, 
je  l'aperçus  à  l'Opéra  dans  la  loge  de  la  ville,  étalant 
son  cordon  bleu  comme  si  de  rien  n'était.  Cette  épargne 
serait  à  la  vérité  un  a^sez  grand  éloge  dans  une  admi- 
nistration où  l'on  n'a  connu  depuis  long*terops  que  la 
dissipation  et  le  secret  de  contracter  des  dettes.  La 
charge,  dans  l'ordre  du  Saiut-^Esprit,  est  une  de  celles 
qui  exigent  les  mêmes  preuves  de  noblesse  que  fout  les 
chevaliers. 


Nous  avons  depuis  peu  de  temps  les  Lettres  de  M.  le 
chevalier  de  Boufflers  pendant  son  voyage  en  Suisse,  à 
madame  la  marquise  de  Boufflers  sa  mère.  Elles  sont  au 
nombres  de  dix,  et  forment  un  imprimé  de  a6  pages 
in-8*  (i).  On  s'aperçoit  aisément  à  Ja'  lecture  que  ces 
Lettres  n'étaient  pas  destinées  à  voir  le  jour.  Malgré  la 
négligence  et  le  iion-soin  avec  lesquels  elles  sont  écrites, 

• 

on  y  remarque  ce  tour  original  et  plein  d'agrément  qui 
distingue  le  chevalier  de  Boufflers ,  et  qui  le  placera  un 

(i)  Les  Lettres  du  chevalier  de  Boufflers  à  sa  mère,  sur  son  voyage  en  Sd»* 
furent  en  effet  réimprimées  en  177a  ;  mais  elles  avaient  paru  dès  X77<>»  '^^' 


MARS   1772.  449 

jour  entre  Chaulieu  et  La  Fare.  Sa  prose  n'est  pas  moins 
agréable  que  ses  vers,  «  Les  princes,  dit* il,  ont  plus 
besoin  d'être  divertis  qu'adorés  ;  il  n'y  ^  que  Dieu  qui 
ait  un  assez  grand  fonds  de  gaieté  pour  ne  pas  s'ennuyer 
de  tous  les  hommages  qu'pn  lui  rqnd.  »  —  a  Je  remarque, 
dit-il  dans  un  autre  endroit,  que  partout  où  il  y  a  de 
grands  hommes  il  y  a  de  belles  fernmés,  soit  que  les  cli- 
mats les  produisent,  soit  qu'elles  viennent  les  chercher, 
ce  qui  ne  serait  pas  décent.  »  *— •  a  Les  lois  des  Suisses 
sont  austères ,  mais  ils  ont  4e  plaisir  de  les  faire  epx- 
mêmes,  et  celui  qu'on  pend  pour  y  avoir  manqué,  a  le 
plaisir  de  se  voir  obéir  par  le  bourreau.  »  Le  chevalier 
de  Boufflers  fil  le  voyage  de  Suisse  il  y  a  plusieurs  an- 
nées; il  trouva  plaisant  de  se  donner  pour  peintre  de 
portraits,  et  il  réussit  dans  plusieurs  endroits  à  passer 
même  pour  un  bon  peintre.  Il  voyage  ordinairement  à 
cheval ,  très-résigné  à  prendre  le  temps  comme  il  vient. 
Il  partit  l'année  dernière  pour  aller  guerroyer  dans  les 
troupes  des  confédérés  de  Pologne.  Apparemment  que 
leurs  mesures  et  leurs,  façons  lui  déplurent^  car  il  ne  les 
joignit  pas,  et  resta  à  Vienne,  où  il  réussit  beaucoup; 
partout  où  l'on  fait  cas  du  naturel  ,*et  d'un  naturel  pré- 
cieux ,  il  doit  beaucoup  réussir.  Je  l'ai  rencontré  depuis 
son  retour  de  Vienne,  et  il  m'a  paru  avoir  pris  du  main- 
tien ,  et  même  de  la  gravité.  Je  ne  sais  s'il  à  désappris 
à  chanter  comme  le  coq  et  à  braire  comme  Tâne;  ilfai- 
sait  autrefois  ce&  exercices  avec  une  grande  supériorité  ; 
il  était  alors  d'une  folie  et  d'une  verve  à  laquelle  il  était 
impossible  de  résister.  Dans  ce  tetnps-là  il  était  apprenti 
évêque  dans  le  séminaire  de  Saint-Sulpice;  mais  au  lieu 
de  se  livrer  à  l'étude  de  la  théologie ,  on.  le  voyait  tou- 
jours courir  dans  les  rues  de  Paris  sur  un  grand  diable 
ToM.  VIL  29 


4>^0  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE , 

de  cheval  y  jusqu'à  ce  qu'enfin  convaincu  de  son  peu  de 
vocation  pour  Tépiscopat,  il  troqua  le  petit  cdlet  contre 
la  croix  de  Malte.  Il  entra  au  service  il  y  a  envii'on  dix 
ans,  et  il  est  aujourd'hui  colonel  commandant  d'un  régi- 
ment de  houssards,  si  je  ne  me  trompe. 

AVRIL. 


Paris,  sTril  1772. 

Sophie  ârkould^  plus  justement  célèbre  par  les  sait* 
lies  de  son  esprit  que  par  sera  chant  asthmatique,  ayant 
je  ne  sais  quelle  affaire  de  cheminée  à  discuter  avec  le 
ministre  qui  a  le  département  de  Paris,  M.  Thomas,  de 
r Académie  Française^  lui  dit  :  u  Mademoiselle,  j'a^  eu 
occasion  de  voir  M.  le  duc  de.La  Vrillière  et  de  lui  parler 
de  votre  cheminée;  je  lui  en  ai  parlé  d'abord  en  citoyen, 
ensuite  en  philosophe.  »  — -  «  Eh  !  monsieur,  interrompit 
mademoiselle  Amould ,  ce  n'était  ni  en  citoyen  ni  en 
philosophe,  mais  en  ramoneur  qu'il  fallait  parla*.  »  le 
crains  qu'il  n'en  soit  des  femmes  comme  des  chemi- 
nées ;  quand  on  veut  en  parler,  et  surtout  écrire  ^  ce  n'est 
ni  en  citoyen  ni  en  philosophe  compassé  et  didactique 
qu'il  faut  traiter  ce  chapitre,  mais  en  homme  sensible, 
avec  un  style  plein  de  giraces,  de  magie  et  de  charmes. 
Il  n'y  a  point  d'ouvrage  qui  exigé  une  plus  grande  va- 
riété de  ton ,  une  plus  grande  flexibilité  et  diversité  d'ao 
cens,  qu'un  essai  sur  les  femmes^  Le  style  de  M.  Thomas 
est  malheureusement  méthodique  c^  monotone  ;  et  avec 
ces  défauts,  il  était  im^ssible  que  YJEssai qn^i]  vient  de 
publier  sur  le  caractère ,  les  moeurs  et  l'esprit  des  femmes 


AVRIL  177a.  4S1 

dans  iesêiffépens  siècles  (i),  eût  un  certaiti  succès.  I^es 
femmes  nVmt  pas  été  contentes,  parce  qu'il  les  a  en- 
misées;  et  il  était  indispensable ,  pour  un  ouvrage  de  ce 
|;«nre  ^  de  s'assurer  de  leur  suffi*age.  On  s'est  assez  ac- 
■cordé  à  dire  ^ue  les  pi^mières  et  dernières  pages  de  cet 
Essai  étaient  fort  bien^  maïs  que  le  mîliey pétait  fort 
ennuyeux  et  fort  ianguissant.  Il  est  en  effet  d'une  grande 
insipidité;  et,  quant  à  moi  j  je  préfère  le  commencement 
de  i'owvrage  ii  sa  fin.  Vous  trottvere4  dans  cet  écrit  peu 
d'idéeis  pnofondes ,  beaucoup  de  vraies ,  mais  communes  ; 
qUelqUes^ties  de  fausses,  et  encore  plus  dé  louches;  je 
tie  sais  quoi  d'indéterminé  et  tle  vague  qui  ne  vous  fait 
rien  penser,  parce  que  l'auteur  n'a  rien  pensé.  Le  vrai 
résultat  de  cette  lecture  est  une  chose  que  M.  Thomas 
ne  sait  point,  ou  qu'il  n'a  pas  voulu  savoir  :  c'est  qu'en 
tout  pays  la  valeur  des  femmes ,  la  trempe  de  leur  esprit 
et  de  iein*  ame  est  en  proportion  exacte  de  la  valeur  des 
homnies.  Dans  une  nation  frivole,  oisive ,  inappliquée ,> 
asservie^  tes  femmds  auront  des  grâces,  des  agrémens, 
mais  ppiut  «b  eâraetère ,  point  de  vertus  fortes  ;  mais 
placez4es.au  milieu  d'un  peuple  qui  ait  de  l'énergie,  de 
l'âévation ,  et  vous  verresÈ  û  elles  en  manqueront.  Avec 
ce  peu  de  mots,  M.  Thoaias  se  ^rait  épargné  quelques 
centaines  de  pages  ^àt  bavardage,  et  à  nous  un  livre  dont 
nous  n'avions  «uoun  besoin'.   - 

Au  reste,  les  amateurs  d'anecdotes  doivent  savoir  que 
dans  V Essai  SUT  les  Femmes,  page  !2o8,  le  portrait  de 
la  femme  estimable  du  siècle  est  celui  de  madame  de 
Maix^hais,  femme  d'un  premier  valet  de  chambre  du  roi, 
dans  ta  société  de  laquelle  M.  Tbdmas  a  beaucoup  vécu 
pendant  son  séjour  à  Versailles;  et  que,  page  2o5,  Fail- 

(i)  177a,  in-S». 


452  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

leur  a  esquissé  le  panégyrique  de  madame  Necker,  pour 
qui  il  brûle  depuis  quelques  années  d'un  mmour  pur  et 
platonique ,  et  dont  la  tendre  amitié  pour  lui  est  têut 
aussi  pure.  C'est  dommage  qu'une  liaison  aussi  chaste  et 
aussi  respectable  n'ait  pas  appris  à  M.  Thomas  le  laagage 
du  sentiment.  Peut-^être  les  douces  erreur^  et  le  tendre 
délire  d'une  passion  un  peu  plus  sensuelle  auraient  rendu 
ce  service  à  l'auteur;  mais  on  dit  qu'il  a  la  poitrine  trop 
délicate  pour  quitter  le  platonisme,  et  nous  n'aurioas 
pas  eu  le  panégyrique  dé  madame  Necker,  parce  qu'elle 
est  trop  attachée  à  ses  devoirs  pour  écouter  un  amour 
profane.  Pe  mauvais  plaisans  l'oiit  appelée  la  femme  à 
Thomas^  lorsqu'elle  parut  l'autre  jour  à  la  Comédie  Ita- 
lienne ;  mais  c'est  que  les  mauvais  plaisana  n'ont  rien  de 
sacré  quand  il  s'agit  de  donner  un  ridicule. 


La  tragédie  des  Druides  (i)  est  aujourd'hui  à  sa  dou- 
zième, et  dernière  représentation;  elle  a  tenu  tout  juste 
tout  le  carême,  puisque  les  théâtres  vont  être  fermés  à 
la  fin  de  cette  semaine ,  et  les  représentations  en  ont  été 
suivies  avec  beaucoup  de  zèle  et  d'assiduité.  On  vient  de 
m'assurer  que  le  parterre  a  redeniandé,  ce  soir,  la  con- 
tinuation des  représentations  après  Pâques  avec  tant  de 
chaleur,  que  les  Comédiens  ont  été  obligés  de  le  pro- 
mettre; le  parterre  veut  absolument  ménager  à  l'assem- 
blée du  clergé  l'occasion  de  voir  cette  pièce  pendant  ^ 
tenue  du  mc^is  de  mai ,  de  s'édifier  et  de  s'instruire  des 
devoirs  du  sacerdoce.  Cc«qui  s'est  passé  à  la  cour  lors- 
que la  tragédie  des  Druides  a.  été  représentée  à  Ver- 
sailles, a  infiniment  contribué  à  %si  célébrité,  et  a  achevé 
sa  fortune.  Plusieurs  grandes  dames  de  la  cour,  sur  ks- 

(i)  Tragédie  de  Le  Blanc,  représentée  pour  la  première  fois  le  7  nun  i??'' 


A 


A.VR1L  177^*  453 

quelles  le  salut  de  la  religion  parait  principalement  assis 
dans  ces  jours  de  ténèbres  et  d'orage,  ont  jeté  feu.  et 
flamme  contre  l'auteur  et  la  pièce;  un  grand  druide,  un 
primat,  un  archevêque  qui  prêche  la  paix,  la  tolérance, 
la  soumission  à  l'autorité  légitime,  leur'  a  paru  un 
monstre  à  étouffer:  Elles  ont  frémi  à  ce  vers  : 

Non ,  ce  n'est  pas  aux  rois  à  protéger  l'erreur. 

Elles  ont  déféré  l'auteur,  la  pièce ,  et  surtout  le  cen^ 
seur  théologique,  à  M.  lé  cardinal  de  La  Roche-Aimon. 
Elles  ont  dit  que  l'abbé  Bergier,  fameux  dans  tout  l'uni- 
vers par  les  lances  rompues  avec  les  philosophes,  n'était 
apparemment  lui-même  qu'un  philosophe  déguisé  en 
prêtre^  qu'un  faux  frère,  un  homme  dont  il  fallait  se 
défier,  et  à  qui  on  avait  très-mal  fait  de  donner  la  place 
de  confesseur  de  madame  la  comtesse  de  Provence,  puis- 
qu'il avait  mis  le  sceau  de  son  approbation  à  cette  scanda- 
leuse et  abominable  pièce,  dans  laquelle,  pour  me  servir 
de  leurs  propres  termes ,  on  avait  l'audace  d'attaquer  jus- 
qu'au fanatisme  de  la  religion.  On  prétend  que  le  prélat  en 
a  porté  plainte  au  roi  f  et  l'on  aurait  sans  doute  fait  sévère 
justice  de  ce  scandale,  si  l'on  s'en  fût  rapporté  au  zèle  de 
ces  dames;  mais  Sa  Majesté  a  cru  devoir  prendre  les 
choses  un  peu  plus  froidement.  L'abbé  Bergier  a  dit  de 
son  côté  qu'il  ne  répondait  plus  de  la  pièce,  puisque,  de 
la  première  à  la  seconde  représentation ,  il  y  avait  été 
fait  des  retranchemens  par  des  encyclopédistes,  nommé- 
ment par  M.  Thomas  et  M.  de  Condorcet,  ce  qui  pou- 
"vait  y  avoir  répandu  bien  du  venin.  Le  censeur  de  la 
police  a  prouvé  qu'il  n'avait  pas  été  prononcé  un  seul 
vers  à  aucune  représentation  qui  n'eût  été  paraphé  par 
le  censeur  théologique..  On  s'attendit,  le  lendemskin  et  io 


4^4  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE  ^ 

surlendemain  de  la  représenta ticm  d«  Versailles^  à  un 
ordre  suspèn&if.  L'orage  qui  grondait  sur  la  fêle  de  ce» 
pauyres  Druides  augRieota  infinim^t  à  Peiris^  l'empres- 
sement et  l^fHuence  du  public;  mais  l'orage  se  dissipa, 
et  l'habitude  d'aller  à  la  tragédie-sermon  el  d'apptaudir 
la  modératiûin  et  rhumaiûté  du  grand  druide  s;absisla. 
II  fut  décidé  qu'on  laisserait  aux  représentations  leur 
cours ,  et  au  docteur  Bergier  sa  place  de  conBance  au« 
près  de  madame  la  comtesse  de  Pipoveneej.  mais  que  la 
pièce  ne  serait  pas  imprimée  :  voilà  du  moins  pu  en  est 
raf&ire  aujourd'hui  (i). 


Le  19  du  mois  dernier  on  donna,  sur  le  théâtre  d,e  la 
Comédie  Italienne^*  la  première  représentation  du  Faur 
con,  opéra^cojuique  en  un,  acte  ^  les  paroles  de  M.  Se- 
daine,  la  musique  de  M.  Alonsigny.  Le  chevalier  de  Char 
tellux  a  ajouté  à  ce  titre  l'épigraphe  suivante  : 

Le  vrai  seul  est  aimable  (n), 

BoiLEAU ,  Art  poétique, 

et  après  la  première  r€|n*éséntati6n ,  il  a  déclaré  ^'il 
persistait  dans  celtecroyance*  Cette  insigne  pelisaonM- 
rie  a  feit  beaucoup  rire.  Le  Faucon  élail  déjà  tgmhé  à  la 
cour  pendant  le  dernier  voyage  de  Fontaineble^^u.  il  fut 
trèsrmal  .i*eçu  à  Paris  le  jour  de  sa  pfFt«mière  f^^parit^uS' 
On  trouva  la  musique  jolie  et  la  pièce  détestable;  eUe  Ait 
mieux  accueUiie  aux  représenta^tions  suivantes^  mais  les 
auteurs  la  retirèrent  après  la  cinquième  ^  et  p^ul-^être 

• 

(i  j  On  oe  permit  pas  de  reprendre  les  représentations  après  la  rentrée. 
Imprimés  seulement  en  17S3,  /e/  Druide*  furent  repris  avec  peu  de  auccès  ea 
1 784  et  1781^. 

(ft)  Cette  plaisanterie  est  génétaleinant  attribaée  à  Sophie  Araoukt 


AVRIL  177a.  455 

essaieron44l6  4e  la  faire T^pa]:^Ure  Thiver  prochain  avec 
plus  de  succès. 


On  a  donné  aujourd'hui  (i),  sur  le  même  théâtre  de 
la  Comédie  Italienne ,  la  première  représentation  du  Bal 
mcksqué^  opéra  comique  en  un  acte.  La  muaique  de  celte 
pièce  est  d'un  petit  étourneau  de  douze  ans^  appelé  Dar- 
cis,  qui  a  pris  sur  l'affiche  le  titre  d'élève  de  M.  Grétry. 
On  ne  soupçonnera  pas  celui-ci  d'avoir  corrigé  l'ouvrage 
de  son  élève,  encore  moins  d'y  avoir  fourré  du  sien  : 
cela  est  pitoyable  depuis  le  conunencement  jusqu'à  la 
fin.  Pas  l'ombi'e  du  talent  ;  pas  l'apparence  d'une  idée 
dans  toute  la  pièce;  encore  moins  de  science,  d'harmo- 
nie et  de  modulations  ;  des  chants  insipides  pris  à  droite 
et  à  gauche,  et  rédigés  en  couplets:  voilà  tout  le  mérite- 
de  l'ouvrage  de  ce  petit  écolier. 


Suivant  la  litanie  du  Patriarche  de  Ferney,  il  y  avait 
trois  Bernard  à  fêter,  savoir:  saint  Bernard,  Samuel 
Bernard  et  Gentil  Bernard,  qui,  depuis,  est  devenu  im- 
bécile. Nous  avons  de  même  dans  la  littérature  trois 
Clément,  sans  compter  notre  très-saint  père  ClémentXIV, 
savoir  :  Clément  Marot ,  que  je  n'ai  pas  besoin  de  voua 
faire  connaître;  Clément  de  Genève,  qyi  est  mort  fou  à 
Charenton ,  et  que  M.  de  Voltaire ,  pour  le  distinguer 
du  premier,  appelait  Clément  i%/ra«^^/,  et  Clément  de 
Dijon ,  que  j'appellerai  Clément-aux-liens  ou  ès-liens , 
jeune  çistre  qui  se  lève  et  qiji  brille  actuellement  sur 
notre  horizon,  et  que  les  meilleurs  généalogistes  disent 
issu  d'une  branche  des  Marauds.  Clément  de  Genève, 

(i)  I  '  avril.  La  pièce  avait  été  représenlée  la  veille  sur  le  théAire  de  la 
cour  à  Versailles. 


456  CORR£SPOirDANG£  LITTÉRAIRE, 

maraud  et  puis  fou ,  avait  fait  en  son  temps  une  tragédlie 
de  Mérope  qui  n'avait  jam^iis  pu  être  jouée.  Un  jour ,  un 
laquais  se  présente  à  M.  de  Voltaire  pour  entrer  à  son 
service.  M.  de  Voltaire  lui  demande  chez  qui  il  'a  servi. 
Le  laquais  pomme  M.  Clément  de  Genève,  «c  Coquin ,  » 
lui  dit  M.  de  Voltaire  en  le  regardant  entre  les  deux 
yeux,  (c  tu  m'as  bien  l'air  d'avoir  fait  les  trois  premiers 
actes  de  sa  Mérope.  »  Je  soupçonne  M.  Clément  de  Di- 
jon d'avoir  aussi  quelque  laquais  qui  l'aide  dans  ses  tra- 
vaux littéraires.  Je  l'appelle  Clément-auxdiens  ou  ès' 
liens ^  parce  qu'il  assure  que  M.  de  Saint-Tjambert  a  eu  le 
crédit  de  le  faire  mettre  en  prison  pour  avoir  trouvé  le 
poème  des  Sàisojis  triste.  Si  M.  de  Saint-Lambert  a  fait 
cela»  il  a  eu,  cçrtes,  grand  tort,  il  ne  faut  mettre  es  liens 
que  les  voleurs  et  les  assassins.  Clément  avait  fait  sur  le 
poème  des  Saisons  une  longue  prose  critique  (i)  et  une 
courte  épigramme  en  vers. 

Saint-Lambert  s'euroue  à  nous  dire  : 

u  Mon  poème  doit  être  bon. 

Car  j'ai  mis  trente  ans  à  l'écrire  ; 

Trente  ans,  yousdis^je;  »  Et  pourquoi  non? 

Il  eu  faut  autant  pour  le  lirei 

L'épigramme  n'était  pas  diabolique,  comme  vous 
voyez ,  et  la  critique  était  ennuyeuse.  Sans  les  liens  de 
l'auteur ,  qui  avaient  précédé  (2)  la  publication  de  ses 
Observations  soporifiques  sur  un  poème  somnifère ,  ja- 
mais, peut-être,  nous  n'aurions  eu  l'occasion  de  savoir 
qu'il  existe  un  troisième  Clément.  Depuis  cette  époque, 
le  troisième  des  Clément ,  ef  le  second  de  la  branche  des 

(i)  Voir  page  tSx. 

(a)  C*est  une  erreur.  Clément  ne  fut  mis  eu  prisou  qu'après  la  publication 
de  ses  Obseivations  critiques. 


AVRIL  1772.  4^7 

Marauds,  s'est  jeté  eotièrement  dans  le  parti  antiphilo- 
sophique, et  a  déclaré  la  guerre  à  tous  les  philosophes. 
Il  vient  de  publier  de  Noui^elles  Observations  crUiques 
sur  différens  sujets  de  littérature ,  volume  in-ia  de- 
5oo  pages.  Il  regarde  le  métier  des  critiques  comme  le 
premier  des  métiers  et  comme  le  plus  essentiel  de  tous. 
Tout  le  monde  sait  que  l'Europe  serait  perdue  s'il  n'y 
avait  pas  un  Fréron ,  un  Clément  et  un  Ai^ant-Coureur^ 
Mais  M.  Clément,  quoique  aussi  mordant  et  plus  léger 
que  le  Ipurd  Fréron  ,  ne  se  fera  pas  lire,  parce  qu'il  est 
trop  volumineux  et  ennuyeux  à  proportion.  Il  n'a  point 
d'idées.  Il  revient  vingt  fois  sur  la  même ,  et  vous  là  refnd 
de  plus  en  plus  insipide.  En  conscience,  M.  Clément  ne 
méritait  pais  les  honneurs  du  Fort-l'Évêque.  Il  est  meil- 
leur humain  qu'il  ne  ppnse.  Ses  Noui^elles  Obserifations 
roulent  sur  trois  sujets,  savoir;  sur  les  Nuits  d*Young. 
Ce  qu'il  en  dit  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  passable  dans  $oti 
fatras  critique,  mais  pouvait  se  réduire  en  substance  à 
très-peu  de  pages.  Vient  ensuite  un  énorme  morceau  sur 
la  manière  de.  traduire  les  poètes  en  vers ,  où  la  traduc-^ 
tion  des  GéorgiqueSy  par  M.  Delille,  est  de  nouveau 
épluchée  avec  un  soin  particulier.  Je  vous  défie  bien  de 
lire  celui-là.  Le  dernier  discours  roule  sur  l'utilité  et  la 
nécessité  de  la  satire ,  et  sur  la  beauté  du  métier  de  sati- 
rique. M.  Clément  va  s'y  livrer  tout  entier,  et  je  suis 
convaincu  d'avancé  qu'il  l'exercera  d'une  manière  bien 
innocente.  Il  vient  d'en  donner  l'exemple  avec  les  pré^ 
ceptes.  Vous  vous  rappellerez  que  M.  de  Voltaire  adressa, 
il  y  a  quelque  temps,  une  É pitre  à  BoileaUy  qui  com-» 
mençait  par  ces  vers  : 

Boileau  ,  correct  auteur  de  quelques  bons  écrits , 
Zoïle  de  Quinault  et  flatteur  de  Louis. 


458  CORRIÇSPONDAlfGE    LITTÉRAIRE, 

iVf .  Clémeot  a  imagiaé  de  faire  répondre  Boileau  à 
M.  de  Voltaire  (i)^  et  de  Ooniniiençer  sa  réponse  par  ces^ 
vers  : 

Voltaire,  auteur  brillant,  loger,  frivole>ct  vaiii , 
Zoîle  de  Corneille  et  flatteur  de  Saurin. 

Le  sel  prodigieux  de  ce  seconi}^  vers  ne  vous  échap- 
pera  pas  sans  doute.  Cette  réponse  ^  dans  laquelle  toiite 
la  clique  philosophique  est  accommodée  de  la  bonne 
façon,  est  écrite  avec  cette  prodigieuse  supériorité.  Il  est 
vrai  que  les  connaisseurs  n'y  ont  pas  reconnu  tout-à-fait 
la  manière  de  Boileau  ;  mais  c^est  que ,  à  ce  que  dit  La 
Harpe,  rien  ne  change  le  style  d'un  homme  comme 
d'être  mort.  Cela  explique  aussi  pourquoi  cette  réponse 
s'est  fait  attendre  si  long-temps  (2);  car  il  y  a  déjà  deux 
ou  trois. ans  que  M.  de  Voltaftre  écrivit  son  Épître  à 
Boileaji,  Si  celui-ci  revenait,  et  qu'il  eût  le  même  crédit 
à  Versailles  qu'autrefois,  il  ferait  remettre  M.  Clément 
es  liens  pour  avoir  osé  mettre  sur  son  compte  cette  éton- 
nante réponse.  Les  Jansénistes  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu 
pour  doni^er  de  la  vague  au  nouveau  Boilçau.  Us  en 
Veulent  à  M.  de  Voltaire  depuis  quinze  mois,  et  je  nc^nie 
pas.  que  celui-ci  ne  leur  ait  donné  de^  sujets  de  plainte, 
comme  à  ses  ^qaiçi  des  si^ets  de  confusion  et  d'humilia- 

(x)  BoUéau  à  M,  de  Fbàaire,  in-S^. 

Il)  Quoi  qft*en  dise  OriBira ,  cette  réponse  avait  dû  paraître  peu  aprèi 
TEpItr*  èe  Voltaire,  car  ce  dernier»  daas  oelle  qm*il  adran»  a»  aa  apm 
ceUè-ci  à  Horace f  désigi^e  évidemment  Ckément  dan»  ces  vers: 

Toujovrt  ami  d«8  yvrs  et  du  4vU>ie  RAiwé , 
Au  rigoureux  Boileau  j'écrivis  l'an  passé. 
Je  ne  sais  si  ma  lettre  aurait  ]^u  lui  déjplaire  r 
Mais  il  me  répondit  par  un  plat  secrétaire  , 
Dont  récrit  fide  et  long  d^  nus  en  oqUi  «^ 
Ne  fut  jamais  coanu  que  de  Vabhé  Mabl». 


AVRIL  1772-  459 

tion;  mais  je  plains^  les  Jansénistes  de  n'avoir  pas  de 
roeUleurs  yeng^urs  que  Clément-Boîleau  y  qui  est  tombe 
avec  spn  Épitre,  quoique  l'abhé  de  Mably  et  Hnlhière 
l'eussent  annoncée  comme  un  chef-d^ceuvre.  Clément  dit, 
dans  sa  préface  y  que  M.  de  Voltaire  n'ayant  pas  le  ta- 
lent de  la  bonne  plaisanterie ,  fait  rire  au  moips^  comme 
le  singe  y  par  ses  grimaces.  iPréron  doit  être  jaloux  de 
cette  ligne;  car  la  découverte  que  M.  de  Voltaire  ne  sait 
pas  plaisanter  e^t  entièrement  neuve ,  et  le  parallèle 
entre  lui  ef'Ie  singe  de  Nioolet  est  on  ne  peut  pas  plus* 
heureux. 

M.  de  Voltaire  a  écrit  à  un  de  ses  confrères  de  l'Aca- 
démie, au  sujet  de  cet  inclément  Clément^  une  lettre 
que  vous  trouverez  à  la  suite  de  ces  feuiltes  (i).  M.  de 
La  Harpe  se  proposa  aussi  de  releva  quelques  beautés 
du  Boileau  posthume  dans  le  Mercure.  Un  autre  zéla- 
teur a  adressé  une  Letire  à  M.  Clément,  dans  laquelle 
un  examina  son  jèpàre  de  Boileau  à  M,  de  Voltaire; 
par  un  homme  impartial  (2).  Cet  écrit  a  ^5  pages.  t!tr 
ifA\fm  du  BoiUeau  posthume  ^  a  ^i  ;  cela  fait  46  bondes 
pages  pour  la  beurvièare  pendant  la  semaine  de  la  Pas- 
siaci.  Ukomme  impartial  trahe  Clément  comme  le  Cati- 
tina  de  la  littérature,  par  conséquent  avec  beaucoup  dé 
respect;  il  en  fait  un  homme  tr軫redoutable.  Il  assure 
qu'il  n*y  a  personne  à  Paris  qui  qq  le  craigne  ou  ne  le 
haïsse:  c'était  ce  que  Cieéron .  disait  à  Catilina.  J«  n'ai 
encore  rencontré  personne  qui  hà^se  du  qui*  craigne 
Clément;  il  n'y  a  que  Vkûnmie  impartial  qui  en  meurt 

(i).  Ters  fette  date  on  trouva  plusiçars  lettres  dans  la  Corres^ondaoce  de 
Toltaîre,  dans  lesquelles  il  arrange  assez  mal  Ciémeut ,  notammeot  une  lettre 
à  Chabanon  du  6  février. 

(2)  SfoHtoBiiet  deCioiifofid ,  auteur  d'une  li>adW»ibi>  de  V Enfer  à^  Dante. 


46o  CORRESPONDA.NCE  LITrÊKAillE, 

de  peur.  C^est  yivre  d'une  vie  misérable;  je  le- plains. 
Lies  comparaisons  de  l'auteur  de  Fépigramme  que  vous 
allez  lirene  sont  pas  tout-à-fait  aussi  nobles  que  celles 
de  l'homme  impartial. 

* 

Certain  quidam ,  pour,  attaquer  Voltaire , 
De  Despréaux  y  ce  lion  littéraire, 
Ravit  la  peau  ;  puis  il  s'en  affubla , 
Puis  chez  les  sieos ,  superbe  il  s'en  alla. 
Mais  par  malheur  Tàne  venant  à  braire  , 
Soa  triste  chant  d'abord  le  décela  ; 
Lors  les  baudets  connaissant  le  confrère , 
Crièrent  .tous:  Eh!  Clément,  te  voilà. 


!Nous  avons  depuis  qtielques  jours,  une  Histoire  phi- 
jQsophique  et  politique  des  Établissemens  et  du  Com- 
merce des  Européens  dans  les  deux  Indes  ^  six  volumes 
aasez  considérables  in-8^  Ce  livre  est  fort  rare,  et  se 
vend  fort  cher.  On  sait  qu'il  a  été  imprimé  à  Nantes ,  et 
que  l'auteur  n'a  pu  donner  ses.  soins  à.  l'édition  ;  les  li- 
braires disent  même  dans  leur  avertissement  qu'il  a  été 
imprimé  sans  son  aveu  :  en  conséquence  il  se  trouve  dé- 
figuré par  un  grand  nombre  de  fautes  d'impression;  et, 
à  la  fin  de  chaque  volume,  on  lit  un  errata  qui  ne  finit 
poitit.  Il  est  généralement  attribué  à  M.  l'abbé  Raynal; 
mais  comme  on  dit  qu'il  est  très-hardi,  très-vérïdique, 
et  par  conséquent  assez  dangereux  pour  son  auteur  dans 
ce  quart  d'heure-ci,  il  ne  convient  pas  à  un  honnête 
homme  d'avoir  une  opinion  là-dessus ,  ni  de  l'attribuer 
à  qui  que  ce  soit.  Ces  sortes  de  livres  n'appartiennent  à 
leurs  auteurs  qu'après  leur  mort.  L'ouvrage,  tel  qu'il  est, 
est  certainement  d'un  parfaitement  honnête  écrivain, 
d'im  grand  ennemi  du  despotisme,  d'un  homme  qui  a  de 


AVRIL  1772.  46r 

vastes  connaissances  des  forces  politiques  et  commer- 
çantes des  difFérentes  puissance»  de  l'Europe ,  et  qui  ne 
manque  pas  de  vues.  Vous  trouverez  peut-être  dans  un 
ouvrage  de  si  longue  haleine  quelquefois  de  Finégalité 
dans  le  style,  souvent  un  ton  déclamatoire  et  de  prédicà-^ 
tion  j  peu  d'art  dans  les  transitions ,  des  idées  d'un  bon 
homme  plutôt  que  d'un  vrai  philosophe,  et  des  vues 
plus  humaines  que  vraiment  philosophiques  pour  ceux 
qui  ont  étudié  la  nature  humaine  avec  un  certain  soin  ; 
quelquefois  aussi  des  vues  plus  conformes  à  la  politique 
établie  qu'à  la  justice.  Je  ne  doute  pas  qu'il  n'y,  ait  aussi 
beaucoup  d'inexactitudes  dans  un  ouvrage  qui  renferme 
des  détails  si  immenses.  Avec  tous  ces  défauts,  dont  j'ai 
entrevu  quelques-uns,  et  d'autres  peut-être  que  je  n'ai 
pu  apercevoir  encore ,  c'e^t.  un  livre  capital  qui ,  je  crois, 
n'aurait  été  fait  nulle  part,  s'il  ne  l'avait  été.  en  France. 
Il  fera  une  forte  sensation;  et  il  est  à  désirer  que  l'au-^ 
teur  ait  assez  de  loisir  et  de  courage  pour  lui  donner  le 
degré  de  perfection  dont  il  est  susceptible. 

Le  27  du  mois  passé,  les  spectacles  de  Paris  ont  fait 
l'ouverture  de  leurs  théâtres.  La  Comédie  Française  se 
proposait  de  reprendre,  le  29,  la  tragédie  nouvelle  par 
M.  de  Belloy  (i).  La  tragédie  des  Druides  était  annoncée 
et  affichée  depuis  trois  jours,  lorsqu'il  arriva  mercredi, 
sur  les  quatre  heures ,  un  ordre  de  la  cour  pour  en  dé- 
fendre la  représentation.  Les  G>médiens  remontrèrent 
que  le  spectacle  devant  commencer  dans  une  heure  et 
demie,  et  tous  leurs  camarades  étant  dispersés,  ils  se-* 
raient  obligés  de  fermer  leur  théâtre  si  on  les  empêchait 
de  jouer  les  Druides.  On  leur  défendit  et  de  fermer  leur 

.  (i)  P'urre'le-Cruel  f  repr^ntépour  la  première  feh  le  sômai  1^72; 


46a  CORRESPONDANCE   LrTTERAIRE, 

théâtre  et  de  jouer  cette  pièce  :  enfio ,  il&rëiissireiit  avee 
beaucoup  »de  peine  à  raaiasser  le  monde  nëœsMire  poor 
jouer  J}/amne.  Cette  aventure  a  fait  beaucoup  de  bruit. 
L'ordre  de  la  cour  a  été  expédié  sur  les  instances  de 
M.  TarcheTéque  de  Paris.  JLe»  amis  de  ce  prélat  auraient 
pu  lui  faire  sentir  que  c'étiait  une  inconséquence  assez 
grande  d'avoir  laissé  jouer  cette  pièce  donne  Ibis  pen- 
daat  le  carême  ^  temps  partiddièrement  consacré  à 
l'abstinence ,  pour  nous  en  pHver  à  la  treizièiiie  fois 
loracpie  nous  revenonii  aux  spe^eles  après  la  réconcilia- 
tien  pascale.  Ils  pouvaient  ajouter  que  c'était  bire  un 
édat  inutile;  que  cette  pièce  aurait  pu  avoir  encore  ti^is 
ou  quatre  rqMrésentations ,  et  qu'elle  aurait  été  ensuite 
tout  naturellement  oubliée.  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Le 
Blanc  est  bien  heuneux.  Les.|»rétres  ont  fait  à  sa  pièce 
une  réputation  qu'elle  n'aurait  jamais  eue  sans  eux.  Si 
elle  s'échappe  jamais  de  la  presse ,  comme  il  arrivera 
vraisemblablemeoi  dans  quelque  temps  d'ici,  du  s^^ 
bien  étonné  en  pays  étranger  qu'on  ait  fait  tant  de  brait 
pour  si  peu  de  chose. 


f'  ■  ■     r 


Immédiatiement  après  la  première  nspi^ésédtâtion  des 
Druides,  i)  arriva  de  Fei^ney  une  tragédie  nouvelle  iati* 
tulée  les  Lois  de  Minos  (1)9  et  CéiApoftéé  par  M.  du 
Bionoel ,  jeune  avocat.  Ce  jeqne  auteur  ifi'n  que  soixante- 
dix-huit  ans  ;  il  est  plus  connu  sous  le  titre  de  patriarche 
et  d'auteur  de^  la  Henriade,  C'est  une  chose  qUi  tient 
vraiment  du  prodige^  que  eette  foule  de  productions  qui 
se  succèdent  avec  une  rapidité  incroyable.  La  nouvelle 
tragédie  a  été  lue  aux  Comédiens,  et  reçue  avec  accla- 

(i)  tes  Lois  de  Minos^  ou  Astérie,  tragédie  en  cioq  actes,  par  M.  de  Vol- 
taire ;  Paris,  Valide,  1773  ,  in-8®. 


A.VRIL  177^-  46^ 

matîon.  Ik  se  proposaient  de  ta  jouer  iitimédiatement 
après.Pâques ,  et  même  avant  Pierre- le 'Cmel;  mais 
comme  on  a  trouvé  quelque  conformité  entre  le  sujettes 
Lois  de  Minos  et  celui  des  Druides  y  la  représentation 
vient  d'en  être  défendue  provisoirement  aux  Comédien<:: 
voilà  du  mois  la  nouvelle  du  jour.  Cent  qui  ont  vu  cette 
nouvelle  tragédie  du  patriaixhe  assurent  qu'elle  sera 
comptée  parmi  ses  meilleures;  qu'elle  est  surtout  supé- 
rieurement écrite  »  et  que  sur  ce  point  elle  pourra  sou^ 
tenir  le  parallèle  avec  tout  ce  qu'il  a  fait  de  mieux  en  ce 
genre.  Il  est  perînis ,  je  crois ,  de  douter  un  peu  de  ces 
assertions  lorsqu'on  soi't  de  la  lecture  des  Péhpides;  et 
le  plus  sûr  sera  d'attendre  la  publication  de  la  nouvelle 
tragédie  avant  de  prendre  part  à  ces  affirmations. 

Le  théâtre  de  la  Comédie  Italienne  vient  de  perdre 
une  actrice  célèbre ,  madame  Favart ,  morte  ces  jours 
derniers  d'un  ulcère  dans  la  matrice,  maladie  douloureuse 
et  cruelle.  Elle  a  montré  beaucoup  de  courage  et  de  pa- 
tience pendant  ;tout  le  temps  de  ses  souffrances.  Revenue 
un  jour  d'un  long  évanouissement,  elle  aperçut,  parmi 
ceux  que  son  danger  avait  rassemblés  en  hâte  autour 
d'elle,  un  de  ses  voisins  dans  un  accoutrement  fort  gro^ 
tesque;  elle  se  mit  à  sourire  >  et  dit  qu'elle  avait  cru  voir 
le  paillasse  de  la  Mort  :  mot  de  caractère  dans  la  bouche 
d'une  fille  de  théâtre  mourante.  Jainais  les  prêtres. ne 
purent  la  déterminer  à  renoncer  .  au  théâtre.  Elle  dit 
qu'elle  ne  roulait  point  se  parjurer;  que  c'était  son  état  ; 
que  si  elle  guérissait ,  elle  serait  obligée  de  le  reprendre, 
et  qu'elle  ne  pouvait  par  conséquent  y  renoncer  de  bonne 
foi  ;  elle  aima  mieux  se  passer  de  sacren^ens^  Mais  lors- 
qu'elle ^e  sentit  expirer,  elle  dit  :  Oh  !  pour  le  coupj  je 


464  CORRESPONDANCE  LITTÉRAIRE, 

renonce.  Ce  fut  son  dernier  mot.  Ms^dame  Favart  était 
âgée  à  peu  près  de  cinquante  ans  :  c'était  une  mauvaise 
actrice.  Elle  avait  la  voix  aigre  ^  et  le  jeu  bas  et  ignoble  ; 
elle  n'était  supportable^que  dans  les  rôles  de  charge ,  et 
n^  l'était  pas  long-tem^s.  Elle  jouait  supérieureitient  la 
Savoyarde  montrant  la  marmotte  ;  c'était  tout  son  talent; 
c'était  ce  qui  avait  fait  sa  fortune. sqr  ce  théâtre  lors  de 
son  début  en  .I749*  ^^^  s'appelait  alors  mademoiselle  de 
Chantilly;  elle  dansait,  elle  chantait,  et  sa  d^nse  en 
sal^Qts  tourna  la  tête  à  tout  Paris.  Elle  sortait  alors  de 
la  troupe  des  comédiens  que  le  grand  Maurice  de  Saxe 
eut  toujours  à  la  suite  de  son  armée  victoriepse.  La 
grande  célébrité  de  madeinoisellé  de  Chantilly  venait 
même  de  la  passion  qu'elle  avait  inspirée^  à  ce  héros , 
et  à  laquelle  elle  ne  fut  point  sensible  (i).  Cette  partie 
de  son  roman  prête  beaucoup  à  des  réflexions  morales. 
Le  héros  de  la. France,  le  vainqueur  de  Fontenoi  et  de 
Laufeldt,  lé  plus  bel  homme  de  son  temps,  aimait  éper- 
duement  une  petite  créature  qui  était  désolée  d'être 
obligée  d'être  sa  maîtresse  pour  de  l'argent ,  parce  que 
la  tête  lui  tournait  d'un  garçoa  pâtissier,  mal  bâti,  ap- 
pelé Favart ,  qui  s'était  échappé  de  la  boutique  de  son 
maître  pour  faire,  des,  chansons  et  des  opéra  comiques 
comme  on  les  faisait  alors^  Le  garçon  pâtissier  enleva  au 
maréchal  de  Saxe  sa  petite  maîtresse,  et  s'évada  avec 
elle  pendant  le  siège  de  Maêstricht.  La,  nuit  de  leur  éya- 
sion  fut  apparemment  orageuse,  car  les  ponts  de  com- 
munication entre  l'armée  du  maréchal  ^et  le  corps  de 
Tjowendal,  qui  était  de  l'autre  coté  du  fleuve,  furent 
enlevés^,  et  l'on  craignit  que  les  ennemis  n'en  profitassent 

(i)  Quaod  les  amis  du  maréchal  lui  reprochaient  cette  linson,  celui-ci  dé- 
fendait son  amour  en  disant  :  «Trouvez-m^en  une  autre  qui  me  le  fasse  faire 
comme  elle.  » 


AVRIL  1772.  465 

pour  tomber  sur  ce  corps  et  l'écraser.  M.  Dumesnil , 
qu'on  appelait  dans  ce  temps-là  le  beau  Dumesnil,  et 
que  nous  avons  vu>  mourir  de  son  expédition  au  parle- 
ment de  Grenoble ,  entre  chez  le  maréchal  de  grand 
matin;  il  le  trouve  assis  sur  son  lit^  échevelé,  et  dans 
l'agitation  dé  la  plus  vive  douleur;  il  entreprend  de  le 
consoler,  a  Le  malheur  est  grand  sans  doute ,  dit  Du- 
mesnil  9  mais  îl  peut  se  réparer.  »  —  <c  Ah!  mon  ami ,  lui 
répond  le  maréchal ,  il  n'y  a  point  de  remède ,  je.  suis 
perdu!  »  Dumesnil  continue  à  ranimer  son   courage 
abattu  et  à  le  rassurer  sur  l'événement  de  la  nuit  :  «  Il 
n'aura  pas  peut-être ,  dit-il ,  les  suites  qu'on  en  redoute.  » 
Le  maréchal  continue  à  se  désespérer  et  à  se  regarder 
comme  un  homme  sans  ressource.  Enfin  au  bout  d'uu 
quarl-d'heure  il  s'aperçoit  que  tous  les  discours  de  Du- 
mesnil n'avaient  pour  ol^jet  que  ces  ponts  entraînés..... 
ce  Eh!  qui  vous  parle ^  lui  dit-il ,  de  ces  ponts  rompus  ; 
c'est  un  inconvénient  que  je  réparerai  en  trois  heures. 
Mais  la  Chantilly  !  elle  m'est  enlevée  ?»  Le  héros  à  qui 
jamais  l'opération  la  plus  importante  n'avait  fait  perdre 
une  heure  de  sommeil ,  était  échevelé  et  éperdu  pour 
avoir  été  délaissé  par  une  petite  courtisane!  Aprèà  son 
début  à  Paris ,  cette  petite  créature  épousa  en  effet  le 
garçon  pâtissier,  devenu  auteur  et  poète,  et  s'en  alla 
avec  lui  en  Lorraine ,  si  je  ne  me  trompe.  Le  grand  Mau- 
rice, irrité  d'une  résistance  qu'il  n'avilit  jamais  éprouvée 
nulte  part  y  eut  lat  faiblesse  de  demander  une  lettre  de 
cachet  pour  enlever  à  un  mari  sa  femme ,  et  pour  la  con- 
traindre d'être  sa  concubine;  et,  chose  remarquable, 
cette  lettre  de  cachet  fut  accordée  et  exécutée.  Les  deux 
époux  plièrent  sous  le  joug  de  la  nécessité,  et  la  petite 

Chantilly  fut  à  la  fois  femme  de  Favart  et  maîtresse  de 
ToM.  VII.  3o 


G 


466  CORRESPONDANCE   LITTÉRAIRE, 

Maurice  de  S^xe.  Elh  causa  même  la  mort  de  ce  héros 
lanuée  suivante.  U  l'avait  emmenée  avec  lui  à  Cham- 
bord  ;  elle  avait  passé  dans  son  lit  la  nuit  où  il  fut  sui^pris 
de  la  maladie  qui  l'enleva  à  la  Frwce  en  trèsrpeu  de 
jours.  L'histoire  d\t  qu'elle  remplaça  depuis  cet  illustre 
amant  par  un  petit  av^rtotii  asthmatique  appelé  l'abhéde 
Yoisenon.  C'était  apparemment  la  destinée  du  fier  Saxon, 
qui  nç  soufîrit  jamais  aucun  échec  les  armes  à  la  maia, 
d'avoir  des  faiseurs  <fe  v^rs  pour  rivaux,  et  pour  rivaux 
préférés.  Du  moins  l'histoire  dit  qu'il  fut  aussi  jaloux  de 
Marmontel  dans  sesamouH  avec  mademoiselle  Navarre, 
qui  épousa  ensuite  un  marquis  de  Mirabeau ,  frère  de 
TAmi  des  Hommes^  et  expira  bientôt  après  de  désespoir 
sous  la  persécution  de  la  famille  irritée  de  son  mari 
Cette  niésa^lUance  çt  le.s  suites  qu'elle  eut  firent  quitter 
au  marquis  de  Mirabeau  son  pays  natal.  Il  trouva  un 
établissement  considérable  9  la  cour  de  Bareitb,ooil 
est  mort  après  y  avoir  contracté  un  second  mariage 
plus  conforme  à  sa  nai^s^nc^,  et  sans  doute  plus  satis- 
faisant pour  son  cœnr;  car  il  épousa  une  fille  de  condi- 
tion et  d'un  n^érite  distingué;  et  quoiqu'il  soit  très-pofr- 
sible  qu'une  fille  de  rien  j  qu  même  une  courtisane  de 
profession  9  soit  doué?  d'un  mérite  éminent^  il  ne  Test 
pas  trop  d^ns  nos  m«Qurs  qu'elle  ait  reçu  une  première 
éducation  capable  de  dédommager  un  homme  d'honneur 
des  sacrifices  dans  les^quels  un  fol  amourl'auraît  entraîne. 
Le  comte  de  Sa^fî  aimait  la  mauvaise  compagnie  en 
femmes,  et  même  en  hommes,  p^r  choix  et  par  bauteur. 
Il  ne  se  serait  pas  trouvé  déplacé  sur  un  trône;  et  avec 
une  ame  de  cette  trempe,  on  ne  se  trouve  bien  ni  dans 
les  anticbambres  de  Vepsûilles,  ni  dans  les  soupers  de 
Paris,  oii  l'égalité  préside.  Pour  revenir  à  madame  Fa- 


AVRIL    1772t.  •  467 

vart ,  je  ne  me  souviens  pas  de  Tavoir  Jamais  connue 
jolie.  Bile  n'eut  jamais  aucun  talent  pour  la  vraie  co- 
médie; elle  aurait  dû  quitter  le  théâtre  depuis  long* 
temps.  Il  est  vrai  que  dans  les  dernières  années  elle  y 
paraissait  bien  peu  ;  les  auteurs  n'avaient  garde  de  lui 
confier  des  rôles  importans  dans  leurs  pièces:  elle  était 
merveilleuse  pour  les  faire  tomber.  Il  n'y  eut  que  son 
mari  qui  eut  toujours  le  bon  procédé  de  lui  réserver  le 
principal  rôle  dans  ses  pièces,  et  cette  piété  conjugale 
influa  sensiblement  sur  leur  succès. 


La  vente  du  cabinet  d^s  tableaux  de.  M.  le  duc  de 
Choiseul  est  un  des  phénomènes  les  plus  singuliers  dans 
l'histoire  de^  arts  et  de  la  brocanterie.  On  espérait  tirer 
au  plus  cent  mille  écus  de  cette  vente,  et  la  totalité  a 
produit  la  somme  de  443^ '74 livres.  Tai  ouï  dire  à  notre 
magicien  Vernet  qÙ0  si  cette  collection  avait  appartenu 
à  quelque  homme  obscur,  il  n'en  aurait  pas  tiré  aurdelà 
de  aSyOoo  fr. ,  et  qpe  tel  tableau  a  été  vendu  10,  i5, 
5)Q,ooo  liv.  (3t  aq-4^1à ,  pour  lequel  il  ne  se  soucierait 
p^s  de  doni^er,  lui,  plus  de  6  fr.  Si,  comme  je  le  pense, 
il  y  a  dé  r^xagér^tjop  dan$  ce  propos ,  il  prouve  toujours 
que  les  pri?ç  de  cette  cpUeptipn  ont  été  poussée  au-delà 
de  tout  ce  qu'on  m  pouvait  espérer,  Fjusieura  causes 
ont  çoatribuQ  à  cet  ^ffet  iqattSidu,  Le  cabinet  du  baron 
de  Tbjers,  enlevé  toi|t  e^tiâ^^par  l'in^pératrioe  de  Russie, 
a  laisse  à  iqw^  les  ^mateurfiî  de  ce  pays*rci  et  des  étrangers 
leurs  fonds  intacts.  I^e  cabinet  de  M.  le  due  de  Ghoiseul 
était  iqoins  celui  d'un  connaisseur  de  l'art  que  d'un 
amateur  qui  a  des  tdbleatix  dispersés  dans  les  différentes 
pièces  de  son  appartement,  pour  son  agrément  person* 
nel.  Son  choix  excluait  tous  les  sujets  sérieux ,  tristes , 


468  (IbRRESPONDilNCE  LITTÉRAIRE, 

tragiques,  saiots,  d'un  grand  style,  et  par  conséquent 
tous  les  tableaux  italiens;  il  se  bornait  à  la  naïveté  et 
à  la  vérité  de  l'école  flamande ,  et  à  la  galanterie  et  à  la 
mignardise  de  l'école  française.  Or,  il  y  a  beaucoup 
plus  de  concurrens  pour  ces  deux  genres  que  pour  le 
premier;  et  ceux  qui  n'ont  qu'Homère  dans  la  tête  ne 
citeront  pas  cette  préférence  comme  une  preuve  de  bon 
goût  de  noire  siècle. 

JUIN. 


Paris ,  jttÎD  177a. 

La  tragédie  nouvelle  intitulée  lès  Lois  de  Minos, 
est  une  preuve  certaine  de  la  passion  inguérissable  de 
M.  de  Voltaire  pour  le  théâtre;  et  il  aura  de  commun 
avec  Pierre  Corneille  d'avoir  fait  des  tragédies  jusqu'à  la 
fin  dé  sa  vie.  Un  hasard  singulier  lui  a  fait  rencontrer 
cette  fois-oi  le  même  sujet  que  M.  Le  Blanc  a  traite 
dans  sa  tragédie  des  Druides.  Quand  il  s'agit  de  s'élever 
contre  les  atrocités  du  fanatisme,  les  monumens  histo- 
riques né  manquent  jamais,  et  un  poète  n'a  que  ^emba^ 
ras  du  choix.  Ainsi,  l'on  trouve  presque  chez  tous  \es 
peuples  les  tracés  du  sang  des  victimes  humaines  immo- 
lées pour  apaiser  la  colère  divine.  M.  Le  Blanc ,  voulant 
attaquer  le  fanatisme,  et  lui  reprocher  cette  fureur  impie, 
a  établi  sa  scène  chez  nos  barbares  anbêtrcs*,  au  milieu 
d'une  peuplade  abrutie  par  des  flruïdes  farouches;  M.  à^ 
Voltaire ,  ayant  un  dessein  tout  semblable  ^  a  placé  son 
sujet  dans  l'île  de  Crète.  Chez  M.  Le  Blanc ,  le  roi  est  un 


JUIN   177a.  469 

imbécile  superstitieux,  entièrement  asservi  par  son  con- 
fesseur druïde;  de  sorte  que  si  par  bonheur  \e  grand 
druide  n'était  pas  un  philosophé  plein  d'humanité ,  plein 
de  zèle  pour  la  vérité ,  tel  enfin  qu'on  n'en  a  jamais  vu 
parmi  les  prêtres,  et  qu'il  est  impossible  qu'il  y  en  ait 
un  dans  des  temps  de  barbarie  et  de  ténèbres ,  le  sang 
des  victimes  humaines  coulerait  sans  aucune  réclamation 
quelconque.  Chez  M.  de  Voltaire,  c'est  le  roi  de  Crète 
qui  fait  le  rôle  de  philosophe,  et  qui  ose  s'opposer  à 
cette  horrible  superstition,;  mais  le  grand  druïde  de 
M.  Le  Blanc  ayant  encouru  la  censure  de  monseigneur 
l'archevêque  de  Paris,  en  vertu  de  laquelle  il  a  étQ  chassé 
du  théâtre  après  y  ayoîr  prêché  le  carême  avec  beau- 
coup de  succès,  et  défenses  lui  ayant  été  faites  de  faire 
imprimer  ses  sermons ,  le  roi  de  Crète,  nou^Uement 
arrivé  de  la  fabrique,  de  Ferney,  a  été  enveloppé  dans 
la  disgrâce  du  grand  druïde,  et  n'a  pu  obtenir  la  per- 
mission de  plaider  la  cause  de  l'humanité  sur  le  théâtre 
des  Tuileries. 

Cette  tragédie  est,  de  toutes  les  tragédies  faibles  du 
patriarche,  la  moins  faible,  quoiqu'elle  le  soit  encore 
honnêtement.  Depuis  Olympie  inclusivement ,  le  pa- 
triarche n'a  rien  fait  en  tragédies  qui  vaille  mieux  qua 
ses  Guèbres^  qui  sont  de  l'année  1769,  et  ses  Lois  de 
MinoSj  de  l'année  présente.  Cependant,  s'il  avait  voulu 
faire  la  clôture  de  soil  théâtre  par  la  tragédie  de  Tan- 
crede^  et  qu'il  n'eût  plus  risqué  aucun  essai  dans,  ce 
genre  ^  ayant  conservé  d'ailleurs  la  fraîcheur  de  son 
coloris,  les  grâces  e|  les  agrémens  de  son  style  dans 
toutes  ses  autres  pi*oductions,  quelle  réputatipn  n'aurait- 
il  pas  laissée!  Mais  depuis  que  Gil  Blas  s'est  si  bien 
trouvé  d'avoir  averti  son  archevêque  que  son  génie  bais- 


470  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

sait,  aucun  faiseur  d'homélies  n'a  plus  trouvé  d'aver- 
tisseur. 

Abstraction  faite  de  l'âge  de  l'auteur ,  et  de  tout  pa- 
rallèle avantageux  aux  ptMJuctions  de  sa  vieillesse,  on 
ne  peut  se  disshnuler  que  cette  tragédie  ne  soit  d'une 
extrême  faiblesse,  soit  qu'où  la  considère  du  côté  du 
style ,  ou  de  l'intrigue  et  de  la  conduite ,  ou  bien  du 
côté  de  l'invention.  Le  propre  de  la  faiblesse^  c'est  de 
faire  des  efforts  impuissans  qui  conduisent  droit  à  l'ab- 
surde. En  examinaiit  avec  un  goût  un  peu  sévère  la  con- 
duite de  tous  les  personnages  de  cette  tragédie  ^  à  com- 
mencer par  celle  de  'teucer ,  vous  verrie2  qu'ils  agissent 
tous  en  dépit  du  bon  sens,  et  qu'il  est  impossible  ({ue 
rien  se  soit  passé  ce  jour- là  en  Crète,  comme  le  poète 
le  pt*étettd  et  nous  le  montre.  Il  nous  prend  pour  des  en- 
fans  qu'on  peut  ébahir  en  leur  faisant  voir  par  un  trou 
la  curiosité.  Ma  foi,  quand  on  s'est  gâté  le  goût  par  ia 
lecture  de  Sophocle  et  d'Euripide,  quand  on  veut  avoir 
au  théâtre  des  actions  vraisemblables  et  y  eiitendre  ce 
que  Horace  appelle  verœ  voces ,  il  est  impotôible  de  s'ac- 
commoder de  ces  tours  de  passe-passe  et  de  C6s  puérili- 
tés, plus  dignes  d'un  jeu  de  marionnettes  que  du  th^tre 
•publie  d'uue  nalioii  éclairée;  et  quand  on  réfléchit  <)ue 
c'est  le  prince  dés  poètes  qui  ose  offrir  ces  fadaises  au 
public ,  on  est  tenté  de  croire  que  j  malgré  nos  pt*ëten- 
tion^,  malgré  la  boilne  foi  avec  laquelle  nous  imprirnons 
tous  les  jour^  que  lé  théâtre  français  est  très-supérieur  à 
tous  les  théâtres  anciens  et  modernes,  l'art  est  encore  au 
berceau  partni.nous,  et  qu'il  n'y  a»  guère  d'espéranée  de 
lui  voir  prendre  la  toge  virile; 


JUIN  1775^.  /i7r 

Lettre  (Je  Vahbé  Galianià  madame  d'Épinaj;. 

$  Naples  ,  8  juin  1771. 

Réponse  courroucée. 

Fi  riûdignité  !  Fi  la  lésine  !  Quoi  !  parce  qoe  l'ambas- 
sadeur va  danser  à  Versaill^,  et  que  voustie  pouvez  pas 
m'en  voyer  sous  son  enveloppe  votre  lettre,  faut^-il  que  je 
reste  une  semaine  entière  sans  une  belle  lettre  de  vous  ? 
Il  fallait  l'écrire.,  l'envoyer  par  la  poste;  je  l'aurais  payée, 
et  je  n'aurais  pas  regretté  mon  argent.  A  présent,  que 
voulez-vous  que  je  vous  mande?  je  n'ai  rien  dans  ma 
tête  ni  dans  ma  poche;  je  viens  de  perdre  à  la  loterie; 
je  suis  au  milieu  d'une  nation  endormie  au  point  qu'il 
ne  m'est  point  possible  de  rencontrer  un  seul  écouteur. 
Il  faut  absolument  que  je  m'en  retourne  à  Paris.  Finissez 
donc  vite  vos  brouillamini  pour  que  je  puisse  venir  cau- 
ser gaiement  chez  vous.  J'ai  laissé  mon  histoire  du  ving- 
tième siècle  interrompue;  Grimm  se  fâcherai  mais  pour- 
quoi ne  me  tient-il  pas  un  peu  en  haleine  ?  Et  Suard  et 
le  baron ,  et  enfin  tous ,  pourquoi  m'oublieut-ils  ?  Je  vous 
prie  de  leur  montrer  de  temps  en  temps  quelque  article 
de  mes  lettres,  pour  qu'ils  aieqt  par  ce  moyen  un  cer- 
tificat de  ma  vie. 

Mauvaise  soirée  !  Il  ne  me  passe  rien  dans  l'esprit  qui 
soit  digne  de  vous  être  maoïdé.  Je  fis  hier  une  grande 
promenade;  je  me  prouvai  las  et  fatigué  au  possible;  je 
me  mis  à  réfléchir  sur  ce  que  c'est  que  la  lassitude;  je 
trouvai  que  c'est  positivement  Pévaporatioti  de  celte  ma- 
tière qu'on  appelle  ame.  Cette  théorie  me  parut  neuve  et 
profonde.  Je  trouvai  que  toute  machine,  telle  que  l'homme 
et  la  bête,  ayant  une  volonté,  est  susceptible  de  lassi- 


[\']1  CORRESPONDANCE    LITTÉRAIRE, 

tude;  que  ce  qu'on  appelle  auie  plastique  n'est  point 
susceptible  de  lassitude ,  soit  dansles  plantes,  6<Mt dans 
les  animaux.  Ainsi  le  mouvement  du  cœur  appartient  à 
notre  ame  plastique ,  et  n'est  point  sujet  à  la  volonté  ni 
à  la  lassitude.  La  volonté  est  donc  une  effusion  de  cette 
matière  volatile  qui  va  devers  ce  nerf  qui  exécute  la  vo- 
lonté, qui  s'évapore  et  produit  la  lassitude  jusqu'à  ce 
qu'elle  soit  reproduite.  Ija  mort  est  donc  une  lassitude 
universelle  produite  par  un  excès  de  désirs.  Je  meurs 
d'envie  de  retourner  à  Paris;  voilà  ma  mort.  Bonsoir. 


Le  même  à  la  même  Çi) . 

Naples,  i5  juin  1771  • 

Ma  belle  dame, )e  n'ai  point  de  lettres  de  vous  cette 
semaine,  mais  je  n'en  suis  point  en  peine;  comme  je 
vous  connais  pour  une  femme  très-ménagère,  appa- 
remment vous  aurez  voulu  m'épargner  des'  frais  de 
poste,  et  Dieu  sait  par  quelle  route  vous  m'aveaJ  écrit! 
A  bon  compte  je  n'ai  rien  à' vous  dire;  aitisi  je  profite 
de  ce  moment  d'oisiveté  pour  répondre  à  mon  pro- 
phète. 

Mou  cher  Grimm,  le  cœur  me  saigne  de  voir  acheter 
l'Herculamim  (2)  au  prince  héréditaire  de  Saxe-Gotha, 
l'homme  du  monde  le  plus  digne  de  le  recevoir  en  pré- 
sent. Sachez  que  quoique  ce  livre  se  vende  et  ne  se  donne 
plus  aux  particuliers,  les  souverains  sont  toujours,  comme 

(i)  Dans  la  Correspondance  de  GaUani,  donnée  par  Barbier  ( Paris «Treottel 
et  Wiirtz,  x8x8  ),  on  trouvée  cette  même  date  une  autre  lettre  à  la  place  de 
celle-ci. 

(a)  AnùquUés  et Herculanum ,  1757,  in-folio.  Galfani  fut  un  des  collabora- 
teurs d*  ce  grand  ouvrd{$o. 


JUIN    1772.  47^ 

de  raison ,  au-dessus  des  lois.  Si  le  prince  voulait  en  écrire 
un  seul  petit  mot  à  ûotre  ministre  Tanucci,'  en  lui  disant 
qu'il  souhaiterait  enrichir  sa  vaste  bibliothèque  d'un 
ouvrage  que  la  magnificence  du  roi  fait  graver  ici ,  il 
l'aurait  d'abord  sans  faute,  comme  on  le  donne  à  tous 
les  autres  souverains.  Il  pourrait  prier  M.  Janucci  de 
me  le  livrer;  j'en  ferais  ici  le  reçu ,  et  je  vous  l'expé- 
dierais. S'il  voulait  ensuite  çnvoyer en  présenta  la  biblio- 
thèque  du  roi ,  ici ,  ou  è  M.  Taaucci ,  sa  Gotha  num- 
maria j  ou  quelque  livre  particulièrement  appartenant 
à  sa  maison  ou  à  ses  États,  etc.,  il  ferait  ce  que  peu  de 
souverains  ont  fait,  et  ce  qui  serait  très-noble  et  très- 
digne  de  lui<  Voilà ,  mon  cher  Grimm ,  ce  que  j'ai  à  vous 
dire;  tâchez  de  persuader  le  prince  de  faire  à  ma  guise, 
et  surtout  assurèz-le  de  mon  enthousiasme  pour  lui. 
Bonjour.  Vous  ne  valez  rien  ;  vous  m'avez  déshonoré  à 
ta  face  de  tous,  les  potentats  du  Nord  (i),  et  je  vous  ai 
pardonné.  Coquin,  pour  expiation  de  vos  forfaits,  en- 
voyez-moi le  Voyage  de  Bougainville  (2),  et  si,  depuis 
mon  départ ,  il  a  paru  à  Paris  d'autres  voyages  curieux , 
je  vous  prie  de  m'en  faire  l'emplette  aussi.  C'est  aujour- 
d'hui l'anniversaire  du  jour  que  je  suis  parti  de  Paris. 
Quel  jour!  quel  moment!  voilà  deux  années  et  plus  que 
nous  ne  nous  sommes  vus.  Avez- vous  pu  vivre  sans  moi.^ 
Puis-je  vivre  sans  vous?  Adieu.  Embrassez  mes  disciples, 
mes  compagnons  et  mes  maîtres.  Bonsoir. 

(x)  Voir  le  passage  du  sermon  composé  par  Grimm  tom.  TI ,  p.  3 a 9. 
(a)  Voyage  autour  du  monde,  1773  ,  2  vol.  in- 8°. 


474  CORRESPOITDAHCE  LITtAr^IRC, 

Le  même  à  la  même 

Napict,  ai  loin  1771. 

J'ai  reçu,  ma  belle  dame,  deux  lettres  de  tous  à  la 
fois ,  et  celle  qui  me  manquait  la  semaine  passée  tn^a  coûté 
mon  argent ,  tont  comme  si  elle  était  vehue  par  la  poste; 
aiasi  tous  direz  au  chevalier  de  Magallon  qu'il  faut  que 
M.  de  Fuentes  ne  fasse  jatuais  qu'un  seul  paquet  pour 
moi;  car  si  on  m'en  envoie  deux,  on  m'en  délivre  uu 
gratis (^  et  c'est  toujours  le  pliiS  mince),  et  l'on  me  fait 
payer  l'autre  r  voilà  qui  est  dit  une  fois  pour  toutes. 

Venons  au  contenu  de  vos  lettres;  elles  sont  belles^ 
charmante^,  longues,  et  remplies  de  détails  qui  m'inté- 
ressent. Vous  avez  reconnu  Voltaire  dans  son  Sermon  [\)j 
moi  je  n'y  reconnais  que  l'écho  de  feti  M.  de  Voltaire. 
Ah!  il  rabâche  trop  h  présetit.  Sa  Cathetîne  e^t  itne  maî- 
tresse féinthe,  pairce  qu'elle  est  ititoléraiite  et  conqué- 
rante; tous  les  grands  hommes  ont  été  intôlérans,  et  il 
faut  l'être.  Si  Ion  rencontre  sur  son  chemin  un  prince 
sot,  il  ixlut  lui  prêchet*  la  tplérant^c ,  afin  qu'il  donne  dans 
lé  ^iège,  et  que  lé  parti  écrasé  ait  le  tetiips  de  se  i^élever 
par  la  tolérance  qu'on  Itii  aécôrde ,  et  d'écrsisér  sott  ad- 
versaire à  soti  tour.  Ainsi  lé  Sermon  sur  la  tolérance  est 
un  sermon  fk(t  âuk  sdts  et  aUx  gens  dupes,  ou  à  des  gens 
qui  n'ont  aucun  intérêt  dâils  ta  éhose:  voilà  pourquoi, 
quelquefois,  uri  prince  sértilîer  doit  écoûtei*  là  loléi*at)ce; 
c'est  lorsque  l'affaire  intéresse  les  prêtres  sans  intéresser 
les  souverains.  Mais  en  Pologne ,  les  évêques  sont  tout  a 
la  fois  prêtres  et  souverains,  et  s'ils  le  peuvent,  ils  feront 

(ï)  Sermon  du  Papas  Nicolas  Charisteski ,  prononcé  dans  tégdst  de  Sainle 
To/éranski,  village  de  Lithuanie,  le  jour  de  Sainte  Epiphanie ,  177 1  ;  compris 
daus  les  Œuvirs  de  f^oltaire. 


JUIN  1772.  f\'^^ 

fort  bien  de  chasser  hes  Russes  et  d'envoyer  au  diable 
tous  les  dissidens;  et  Catherine  fera  fott  bien  d'écraser 
les  évêques,  si  cela  lui  réussit.  Moi  je  ti'en  crois  rien;  je 
crois  que  les  Russes  écràsei'ont  lesTufcs  par  coulre-conpy 
et  ne  feront  qu'agrandir  et  réveiller  les  Polonais ,  comme 
Philippe  II  et  la  infiison  d'Autriche  éctaàèrent  l'Alle- 
magne et  dltalie  en  voulalit  ttôtibler  la  Ffalioe,  qu'ils 
rie  firent  qu'ennoBlir  :  voilà  mes  prophéties. 

Je  ne  me  porte  pas  trop  biêii  ée  soit*;  je  suis  enrhumé  ^ 
et 9  qui  plus  est,  je  suis  triste  et  eilnuyé  au  possible.  La 
seule  chose  qui  m'ait  fait  plaisir  depuis  que  jô  suis  ici , 
c'est  Un  opéra  comique  de  Piccinî  qu'on  donne  à  présent. 
Il  y  a  atteint  le  but  de  la  perfection  de  l'art  ;  il  m'a  appris 
que  nous  chantons  tous  et  toujours  quand  nous  parlons  : 
la  difficulté  est  de  trouver  notre  ton  et  notre  modula- 
tion lorsque  nous  causons.  Assurez-vous  que  cet  opéra 
de  Piccini  est  quelque  chose  dont  vous  n'avez  pas  même 
idée  y  tant  il  est  supérieur  à  ce  que  vous  avez  jamais  en- 
tendu. Toutes  les  fois  que  j'y  vais^  il  méprend  un  désir 
si  vif  d'avoir  Grimm ,  Diderot  et  vous  à  mfes  côtés,  que 
le  chagrin  de  ne  pas  vous  y  voit*  me  trouble  tout  le  plaisir 
du  spectacle»  • 

Je  ne  vous  parle  pas  de  vos  malheurs;  ce  n'en  est  pas 
un  des  moindres  que  de  bons  réglemens  aient  été  faits 
dans  un  temps  de  procédure,  et  par  un  chancelier,  et 
qu  ou  se  fasde  uti  plaisir  de  ne  pas  les  observer  ^  par  ua 
esprit  mal  entendu  de  patriotisine.  C'est  le  malheur  qu'eut 
le  paganisme  d'être  protégé  par  JuHeU  l'Apostat.  Saint 
Cyrille  n'eut  raison  que  parce  que  Julien  avait  plus  d'es- 
prit que  de  conduite,  et  qu'il  voulut  virer  de  bord  trop 
précipitamment.  Au  reste,  aimez-moi,  voilà  l'essentiel. 

Avez-vous  remarqué  les  réglemons  qu'on  a  proposés. 


47^  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE, 

à  la  chambre  des  communes  à  Londres ,  sur  le  fait  de 
l'exportation  ?  Qu'en  disent  les  /économistes  ?  La  seule 
nation  qui  leur  servait  de  cheval  de  bataille  les  aban- 
donne et. réforme  son  prix  d'encouragement^  comme  je 
l'avais  prévu  et  prédit.  Elle  prend  le  parti  4e  classer  les 
difFérens  prix  des  blés:  mauvais  parti ,  moins  bon  que 
le  mien,  cependant  moins  mauvais  en  Angleterre,  où 
les  prix  des  blés  sont  uniformes  à  peti  près  dans  toutes 
les  provinces ,  à  cause  de  la  grande  facilité  de  circulation. 
Qe  parti  pourtant  de  l'Angleterre  revient  presque  à  mon 
système;  j'ai  parlé  pour  un  pays  où  la  gratification  n'était 
pas  introduite.  Je  voudrais  que  quelqu'un  publiât  ces  ré- 
^exions.  Bonsoir.  Aimez-moL  Adieu.  y> 


Le  même  à  la  même. 

Naplcs,  2pjuin  1771. 
•  •  •  . 

Votre  lettre  du  8  juin  n'est  point  gaie;  il  s'en  faut 
même  beaucoup  :  vous  avouez  vous-même  que  vous  n'avez 
que  quelques  lueurs  de  gaieté;  je  crains  que  cela  ne 
tienne  au  physique,  et  que  vous  ne  vous  portiez  pas 
bien  :  voilà  ce  qui  me  fâche.  Pour  moi ,  je  fais  tout  ce 
que  je  puis  pour  vous  égayer,  et  ce  n'est  pas  un  petit 
effort  pour  moi  :  car  je  suis  si  ei^nuyé  de  mon  existence 
ici,  qu'en  vérité  je  deviens  homme  d'affaires  et  homme 
gi*ave  de  jour  en  jour  davantage,  et  je  finirai  par  de- 
venir Napolitain  tout  comme  un  autre. 

Madame  Geoffrin  aura  eu  un  érysipèle,  parce  que 
quelque  étourdi  se  sera  avisé  de  donner  une  nouvelle 
quelconque  chez  elle  ;  je  suis  enchanté  qu'elle  soit  ré- 
tablie. 

You^  avez  un  nouveau   ministre  des  affaires  étran- 


JUIN    1772.  477 

gères  ;  maïs  ^  tant  qu'on  ne  fera  pas  le  ministre  des  affaires 
étranges ,  il  vaquera  la  place  la  plus  importante  dans  le 
ministère. 

Mille  grâces  à  Suard  de  V Histoire  de  Charles-Quint. 
Si  je  publie  l'Histoire  de  I^uis  XVII ,  je  lui  en  promets 
un  exemplaire  de  mon  côté;  mais,  comme  je  ne  suis  pas 
en  train  de  faire  de  nouveaux  ouvrages ,  j'ai  prié  M.  Ni- 
colaï  de  lui  donner  en  attendant  un  exemplaire  de  ma 
Carte  (i).  A  propos  de  cela  y  je  vous  prie  d'assurer  tou» 
mes  amis,  Grimm,  Diderot ,  madame  d'Epinay,  etc., 
qu'il  n'était  pas  en  moii  pouvoir  de  leut*  donner  des 
exemplaires  de  ma  Carte,  puisqu'elle  appartient  au  roi 
qui  en  a  payé  ta  gravure;  voilà  pourquoi  je  n'ai  pas  été 
généreux  à  leur  en  faire  des  présens.  Je  crois  vous  avoir 
mandé  que  je  souhaite  avoir  le  Voyage  de  Bougainville 
et  d'autres  voyages  véridiques ,  s'il  en  a  paru  depuis  deux 
ans.  Je  suis  curieux  dé  lire  cette  Histoire  de  Charles- 
Quint....  Je  présente  mes  respects  aux  culottes  mouillées 
de  notre  cher  marquis  (j2).  J'embrasse  mes  amis.  J'ai  eu 
des  nouvelles  du  baron  par  M.  Changuion.  Bonjour  et 

bonsoir. 

4 

(i)  La  carte  dont  Galiani  parle  ici  faisait  sans  doale  partie  des  jintiquités 
J'Hereutanum, 

(a)  Ce  cher  marquis  aux  culottes  mouillées  étatt  sans  doute  le  marqiris  de 
Croismare.  C'est  Ini  aussi  probablement  que  Galiani  désigne  par  le  nnjjrquis 
au  cul  au  lait  dans  la  lettre  du  aô  juittet  1771.  Voir  au  mois  de  juillet  177». 


FIN  DU  TOME  SEPTIEME. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


1770. 

JUILLET,  —  Détails  sur  les  fêtes  do  mariage  du  Dauphin  ;  malheurs 
qu'eUe*  occasionant  à  Paris;  speclacies  de  Yerpailles;  chute  de  U  Tour 
enchantfe,  opéra  ;  mot  de  Sop|iie  AniouId«  i 

Le  Coiffeur  ^ homme  et  de  femme  ^  par  de  La  Garde  ;  mqrt  4u  coiffeur 

Le  Gros.  ^  ii 

Polémique  eieitée  par  l'ouvrage  de  Tabbé  Gatiani  sur  le  coBuaeroe  da 
blés.  —  Lettre*  tt^n  amateur  à  M.  FaUé^G***,  etc.,  par  Tabbé  Beau- 
dean;  f Intérêt  général  de  tÉtat,  etc.,  par  de  La  Rivière; etc.» ct<^    '^ 
Kéceplion  de  Saint-Lambert  à  l'Acadéniie  Française.  17 

Lettre  de  Yoltaire  4  oiadame  Necker.  at 

Sur  le  voyage  de  Pigale  à  Fem^y.  —  Lettre  de  Voltaire  ^  GnipiD.  ^^ 

Retour  de  J.<J.  Rousseau  à  Paris  ;  pourquoi  il  quitte  Thabit  d'Arménien.    a6 
Lettre  du  prince  de  Ligne  à  J.-J.  Rousseau  pour  lui  offrir  une  retraite.     aS 
Anne  Bell,  histoire  angliiise,  par  d'Araaud  ;  CÈede  du  monde,  par  Bois- 
iqipo^;  lei  Pefw  Fwères^  histoire  inorale,  pfqr  4®  Cursfiy^  -r- Lettres 
'variées  de  mademoiselle  de  Saint-Pilts  à  madame  de  Rochel,  39 

Logogriphe  en  forme  de  charade,  par  Boufflers;  rébus  et  chanson ^  par 

le  même.  ^ 

Lettre  de  Voltaire  à  M.  Dupréa ,  arebitecle.  33 

Sur  M.  Patte I  architecte;  sçs  qqerelles  avec  SQi|£ftot  et  ayec  les  li)>raii^ 
de  l'Encyclopédie.  34 

AOUT.  —  Première  représentation  de  la  Veuve  du  Malabar,  tragédie  de 

Leaiierre.  —  Anecdote.                  .                   .  36 
Souscriptions  do  roi  de  Prusse  et  du  duc  de  Richelieu  pour  la  atatue  de 

Yoltaiir^;  épigFl^om^cqBUç  Yol^irc^  3S 

Épigr^iQe  contre  La  Hj|rp^,                  ,  4' 
Mort  da  Paris  Dmrerqfiy;  lyon  épiti^^e.                                                   >b*^ 

Notice  sur  le  chimiste  Rouelle.  44 

Mort  de  Bonamy,  de  TAcadémie  des  Inscriptions.  4^ 

Importation  des  ombres  chinoises  en  France.  49 
Voyage  à  Ceflan,  par  de  Turpin.  ~  Sur  la  société  du  fermier-général 

Pelletier.  5o 

SEPTEMBRE.  ~  Mémoire  de  rassemblée  du  clergé  sur  les  suites  funestes 
de  ?a  liberté  de  penser  et  d'imprimer;  jàt^ertissement  du  clergé  de 
France,  etc,;  lettres  impies  brâlées  par  arrêt  du  parlement.  ^^ 


TMRlf.    DES    MATIÈRES.  479 


P»K- 


Publication  du  Système  de  la  Nature  ;  réfùtatioa  de  Toltaire.  —  Anec- 
dote sur  La  Gondamine.  54 
Mélanges  de  littérature  orientale,  par  Cardonne.  5^ 

OCTOBRE.  —  Réception  de  M.  de  Brienne  à  rAcadémie  Française  ; 

discours  de  TEomas,  disgrâces  qu'il  éprouve.  So 

Sur  mademoiselle  Dervieux ,  danseuse  de  l'Opéra.  67 

Première  représentation  du  Nouveau  Maiié ,  de  Cailhava  et  Baccelii.  68 

Débuts  de  Dorseville  à  la  Comédie' Française.  60 

Analyse  de  Bayle  publiée  par  Robinet.  ^o 

Elémens  de  tArt  vétérinaire ,  par  Bo^rgel9t.  n  x 

La  Pratiqi4€  du  Jardinage,  par  l'abbé  Rog^r  SchaboJ.  72 

Observations  de  Diderot  sur  Garrick,  au  les  Acteur^  (mglais.  73 
Lettre  de  Voltaire  à  M.  le  comte  de  Sc1fQm))e}^.  —  Nom^elle  requête  au 

roi,  en  ton  conseil,  par  tes  liabit^ns  de  LçngçhmtnuHs  ,  ^,  84 
P^oyage  de  France,  d'Esptfgne,  de  Portugal  et  d'Italie,  pfir  M.  fie  Sil- 
houette.                                                                                                    '88 

Manifeste  de  la  république  confédérée  de  Pologne.  gr 

Le  mauvais  Dîner,  brochure  du  père  Viret ,  pordeljèr ,  contre  yp^taire.  93 

NOVEMBRE.  —  Suite  et  fin  des  obserrations  de  Diderof  sur  la  bro- 
chure intitulée  Garrick.  04 
Anecdotes  sur  La  Beaumelle;  sa  Lettre  à  MM.  PkiUèert,  ete,  104 
Première  représentation  de  Floriniie,  tragédie  de  Lefèvr*^;  eritiqne  his- 
torique et  littéraire  de  cette  pièce.  107 
Lettre  du  rui  de  Prusse  à  d'Alembevt.  2.14 
Le  roi  de  Danemarck  souscrit  pour  la  atiilue  de  Voltaire.  —  Visites  du 
chancelier  Seguier ,  de  Condorcet  et  d'Alembertau  patriarche;  lettre 
de  celui-ci  à  ce  sujet.  1 1 5 
Lettre  de  Voltaire  a  madame  Necker  sur  le  SysÛme  de  lu  Nature,  118 
Mort  de  Moncrif ,  de  l'Académie  Française}  notice  sur  sa  vie  et  sw  ou- 

Sur  V Analyse  de  Bayle  par  Robinet.  ,^3 

Observations  sur  Boileau,  Racine,  etc.,  par  d'Açarq.  ibid. 
DÉCEMBRE.  —  Première  peprésentation  sur  le  théâtre  de  la  cour,  à 

Fontainebleau,  de  Thémire,  pastorale  de  Bedaine  et  Dunî.  124 

L7/m/i«/2/i#,  comédie  ^eFramerj.  ,27 
Le  grand  roi  de  la  Chine  au  grand  Tien  du  Pâmasse,  par  La  Harpe.  — 

*.ellre  de  Voltaire  à  Grimm.  lag 

Amte,  ou  les  Charmes  de  thonnéieté,  p^r  Seguier  de  Saint-Brisson.  1 3 1 
Mort  du  président  Hénault;  notice  sur  ses  ouvrages;  particularités  sur 

madame  du  Deffant;  épitaphe  du  président,  par  de  La  Place.  r33 
Considérations  sur  les  causes  physiques  et  morales  du  génie,  des  mœurs 

et  du  gouvernement  des  nations,  par  Castilhon.  1 36 


48o  TABLE 

Essai  sitr  le  jeu  de  dames  à  la  polonaise ,  par  le  limonadittr  Maooury.  137 

Mémoires  historiques,  par  de  Belloy.  i38 

^ô/iu^  tff  rb^on ,  par  d'Arnaud.  '  xBg 

Las  Deux  jémis  de  Bourbonne,  par  Diderot;  histoire  de  la  composition 
de  ce  conte.  —  Incartade  de  Snmarokoff ,  poète  russe;  lettre  que  lui 

adresse  rimpératrice  Catherine.    '  ibid. 

1771. 

JANVIER.  —  U EncyclopééUe  mutilée  par  rimprimenr  Lebreton;  lettre 

de  Diderot  à  ce  sujet.  —  Questions  sur  t Encyclopédie ,  par  Voltaire.  144 
Traité  sur  différentes  sortes  de  preuves  qui  servent  à  étahUr  la  vérité  de 

t histoire  j  par  le  père  GrilTet,  jésuite.  i58 
Chanson  adressée  à  madame  Geoffrin  par  Piron.  1 59 
Chanson  du  chevalier  de  Boufflers  attribuée  à  Yolltaire.  —  Vers  à  ma- 
dame de  La  Yallière.  —  Impromptu  de  madame  dHoudetot  i  la  même.  161 
Saurin  publie  sa  tragédie  de  Béifcrley  avec  deux  dénouemens.  i63 
Quatrain  sur  un  éléphant;  mot  spirituel  de  Duclos.  164 
Mort  de  Tabbé  Alary,  de  T Académie  Française.  i65 
Mort  de  Senac,  premier  médecin  du  roi;  notice  sur  sa  vie.  ibid. 
Mort  du  baron  de  Thiers.  168 
Remède  contre  les  maladies  de  poitrine.  169 
Chute  an  Pahricantde  Londres,  drame  de  Fenouillot  de  Falbaire;  anec- 
dote qui  a  fourni  le  sujet  de  cette  pièce.  170 
Première  représentation  de  la  Veuve,  cesiédie  de  Collé.  173 
Débuts  de  Larive  à  la  Comédie  Fraise.  174 
Sur  la  première  représentation  à'ismène  etisménias,  opéra  de  Laujon  et 
La  Borde.  — Succès  du  ballet  de  Médée  et  Jason,  de  Noverre, 
arrangé  par  Testris.  ^  176 
Sur  le  PygmaUon  de  J.-J.  Rousseau.  178 
Mort  du  sculpteur  Mignot.  ibid. 
Bibliothèque  de  madame  la  Dcaiphine,  par  Moreau,  avocat.  179 
Sur  Tavocat  Marchand.  1 80 
Observations  critiques  sur  la  nouvelle  traduction  en  vers  français  des  Géor- 

giques ,  etc,  par  Clément  de  Dijon.  ibid. 
FÉVRIER.  —  Exaipen  de  la  traduction  de  Suétone  par  La  Harpe.  — 

Épigramme  de  Piron.  x83 

Sur  celle  faite  par  Delisle  de  Sales.  186 

Les  Comédies  de  Térence,  traduites  par  Tabbé  Le  Moonier,  x88 

Édition  de  Tacite,  par  Brotier.  190 

Les  Bains  de  Jean  second,  par  Moutonnet-Clairfons.  19  c 
Mort  de  madame  de  Gomez  ;  sa  famille;  ses  Journées  amusantes;  Cent 

nouvelles  Nouvelles,  19^ 


DES    MATtÈRES.'  4^1 

pag. 

Quati'ain  pour  le  duc  de  Ghoiseul.  '  192 

L[Ârt  de  sé  taire-,  principalement  en  matière  de  religion,  par  l'abbé  D^- 
nouarU  ibid. 

MARS.  —  Éclaireissemens  sur  la  famille  île  Diderot.  193- 

Mort  de  M.  de  Mairan,  de  l'Académie  Française;  notice  sur  sa  vie.        ibid. 
Mort  du  marquis  d*Argens.  197 

Maladie  mentate  de  Gentil-Bernard;  particularités  sur  sa  vie  privée.        ibid. 
Publication  du  Fabricant  de  Londres,  de  Feuouillot  de  Falbaire.  20  r 

De  la  manie  déjouer  des  proverbes.  —  Anecdotes  sur  milord  Gor,  la  mar- 
quise de  Lucbet  et  Touzet;  Proverbes  Dramatiques,  par  Garmontelle.    2o3 
iddition  à  TÉpitré  sur  la  liberté  de  la  presse^  par  Toltaire-.  207- 

Première  représentation  de  f Heureuse  rencontre,  de  mesdames  Ghau- 

montetRozet.  i|)i(). 

École  dramatique  de  VHomme,  recueil  de  pièces  par  de  Moissy.  208 

Olinde  et  Sophonie,  drame  de  Mercier.  209 

Mot  touchant  de  Monsieur  aux  officiers  de  la  ville  d'Avignon.  2x0 

Première  représ^tation  de  rÉgoîsme,  comédie  de  Gailhava. —  Réflexions 
sur  le  caractère  de  l'égoïste,  et  sur  le  moyen  de  le  rendre  dramatique. 
—  VHomme  personnel,  de  Barthe.  \h\à. 

Fondation  de  l'ordre  de  la  Prévoyance.  2x3 

Notice  sur  Grébillon  fils.  ^  ax5. 

Voyage  de  Bourgogne,  par  le  chevalier  Bertin.  2 la 

AVRIL.  —  Visite  du  roi  de  Suède  à  l'Académie  des  Sciences.  —  Ou* 

vrages  anatomiques  de  mademoiselle  Biberon.  219 

Vers  au  roi  de  Suède,  par  madame  d'Aiguillon.  22  3 

^   Lettre  de  Voltaire  à  M.  SUmarokoff.  —  Sermon  du  papas  Nicolas  Cha- 

risteski,  etc,^  du  même.  22^ 

Anecdotes  sur  le  roi  de  Suède;  il  va  voir  la  statue  de  Voltaire.  —  Épi- 
grammes  latine  et  française  sur  cette  statue.  229 
Mort  de  Michel  Vanloo.  282 
Début  de  mademoiselle  Lnzzi  dans  la  tragédie.                                   ^        234 
Sur  la  traduction  de  V Histoire  du  règne  de  P empereur  Charles- Quint,  etc., 

de  Roberston,  par  Suard.  2  38 

Histoire  de  l'Empire  ottoman,  etc,  par  l'abbé  Mignot.  239 

Visite  du  roi  de  Suède  à  l'Académie  Française.  —  L'Ami  de  la  maison, 

de  Marmontel.  —  Gaucherie  des  Académiciens.  240 

Présent  fait  par  la  comtesse  de  La  Marck  au  roi  de  Suède.  241 

Nouvelle  édition  des  Saisons,  poème  de  Saint-Lambert.  242 

La  Fraifi  Mère,  par  de  Moissy.  243 

Sur  la  société  de  M.  de  Magnan ville  ;  petites  pièces  du  chevalier  de  ChA- 
tellux,  et  autres.  .  244 

ToM.  VII.  3i 


48^  TABLE 

MAI. —  Première  représentation  de  CAmourêuadè  quinze  ans,  deLaujon 
et  Martini.  946 

Première  représentation  de  Gaston  et  Boyard,  tragédie  de  de  Belloy.      947 

Les  Bêtes  mieux  connues,  ou  Entretiens  de  Af.  tabbé  Joannet,  —  Désinté- 
ressement de  madame  Geoffrin.  o5a 

Réception  de  MM.  de  Roquelaure,  évéque  de  Senlia»  le  prince  de  Beau- 
van,  Gaillard,  et  Tabbé  Arnaud,  à  l'^^^^^*'  Française.  —  Épi- 
graomie  contre  le  duc  de  Richelieu.  —  Mot  piquant  de  Tabbé  de  Yoi- 
senon  a  M.  Tévéque  de  Senlis,  etc.  etc.  sSi 

Mort  de  Bachaumont;  notice  sur  sa  vie;  madame  Doublet.  264 

JUIN.  —  Mort  d*une  aventurière  coanae  sous  le  nom  de  madame  Dau* 

ban;  roman  débité  sur  son  compte.  *  267 

Observations  de  Diderot  sin*  le  discours  de  Tabbé  Arnaud  à  sa  réception 

à  l'Académie.  >74 

Sur  rétablissement  des  rauxhalls,  —  Fondation  du  CeUsée;  description 

de  ce  monument.  ibid* 

Fêles  de  Versailles  pour  le  mariage  du  comte  de  Provence.  280 

Tableau  philosophique  de  t Esprit  de  M,  de  Voltaire,  pour  servir,  etc, 

par  Sabatier  de  Castres.  >8< 

Publication  de  VHomme  dangereux,  de  Palissot.  i^* 

JUILLET.  —  Confidence  philosophique,  par  Ternes  et  Claparède.  tft? 

Mort  du  comte  de  Clermont  ;  anecdotes  relatives  à  sa  nomination  à  TAca- 

demie  Française.  ^^^ 

Première  représentation  de  la  Buona  Figliola,  opéra  comique  de  Gol- 

doni  et  Piccini.  289 

Observations  sur  la  statue  de  Mare^Aurèle,  par  Falconet.  291 

Esftrait  du  Droit  public  de  Ut  France,  par  Lauraguais.  —  Ben  mot  du 

comte  de  Frièse  k  d*Arnaud.  99' 

F^ers  aux  femmes,  par  Diderot.  *9^ 

Article  de  Diderot  sur  les  Leçons  de  clavecin  de  M.  Bémetzrieder.  394 

Mistoire  de  Savage,  poète  anglais,  traduite  par  Le  Tourneur.  3od 

Sur  quelques  ouvrages  médiocres  :  Eclations  singulièrts,  etc,  par  Tabbé 

Lambert;  la  Férité.  3o8 

Première  représentatioft  et  chute  des  Amans  sans  le  sapoir,  comédie  de 
la  marquise  de  Saint-Ghamond.  ibid» 

NOVEMBRE.  —  ReprésenUtion  du  FUs  naturel ,  de  Diderot  3o9 

Revue  du  ThéAtre  Italien  :  ie  Daminé;  tOrphdine  viilageoisef  les  Cinq 

Ages  d'Arlequin,  3ii 

Nouveaux  arrangemens  des  Comédiens  Français.  3 16 

Épigramm^  sur  M.  de  La  Borde.  ibi^l* 

Lettre  de  madame  M*"^  à  Diderot  sur  t  Éloge  de  Fénélon  par  La  Harpe.  3/ 7 
Réponse  de  Diderot;  son  opinion  sur  cet  Éloge.  3i& 


DES    MATlèBflS.  4^3 

Des  Talent  dans  leurs  rapports  trvec  la  société'  et  le  èonlièur,  par  La 

Harpe.  -—  Critique  de  ce  morceau.  3aa 

Éloge  de  Fe'ne'lon,  par  l'abbé  Maury.  3a 4 

Discours  sur  le  mènfie  sujet,  par  M.  de  Pezay.  3a5 

Première  représentation  du  Bourru  bienfaisant,  comédie  de  Goldooi.  3a6 

Début  de  mademoiselle  Yerteuîl  à  la  Comédie  Fmoçaise.  3a  g 

Fie  du  cardinal  é^Ossat,  par  madame  d'ArcooTille.  ibid. 

Observations  sur  le  conte  de  madame  d'Auban,  par  le  roi  de  Prusse.  33a 

DÉCEMBRE.  —  Séries  d'expériences  sur  la  Yolatilisation  du  diamant.  334 
Consultation  tendant  à  réhabiliter  la  mémoire  d'un  fils  accusé  d'avoir 

assassiné  sa  mère,  etc.                                                ^  34a 
De  C Orthographe,  ou  Moyens  simples  et  raisonnes  de  simplifier  les  imper- 
fections de  la  nâtre,  345 
Les  Aventures  de  Pyrrhus,  pour  sentir  de  suite  aux  Aventures  de  Télé- 

maque,  attribuées  à  Fénclon.  346 
Manière  de  bien  juger  dans  les  ouifrages  de  peinture,  par  le  père  Laugier.  348 
Élémens  du  système  général  du  monde,  par  Lasnière.  353 
Lettre  de  BnUus,  par  Delisle  de  Sales.  —  Extrait  de  cet  ouvrage.  355 
Van  a  4  40,  par  L.  S.  Mercier.  359 
Première  représentation  des  Deux  Avares,  opéra  comique  de  Fenouillot 
,  de  Falbàire  et  Grétry.  —  Analyse  de  cette  pièce.  360 
f^etxingentorix ,  tragédie,  etc.,  par  de  Bièvre.  365 
Le  Chou  King,  tragédie,  clc,  par  M.  de  Guignes.  ibid. 
Sur  plusieurs  compilations  :  Manuel  des  artistes  et  des  amateurs;  Dic- 
tionnaire historique  des  sièges  et  btUaiiies.  367 
Examen  de  plusieurs  ouvrages  sur  la  Pologne.  369 
Lettres  sur  la  Théorie  des  lois  civiles,  etc,,  etc.,  par  Linguel*  37 1 
épigrammes  de  Linguet  contre  La  Harpe.  3^3; 
Nécrologe  des  hommes  célèbres  de  France,  par  Palissot.  374 

1772. 

JANVIER.  —  Les  Pélopides,  tragédie  de  Voltaire.  377 

Sur  la  tradoctiôfi  du  Zend-Avesta  d'Anquetil  Duperron.  37a 

Examen  de  la  Mère  jalouse,  comédie  de  Barthe.  38 1 

Mort  d'Helvétius;  détails  sur  sa  vie.  385 

Mort  de  M.  Loyseau  de  Mauléon ,  avocat.  39!  ' 
Mort  de  Gibert,  de  l'Académie  des  Inscriptions;  son  Mémoire  sur  les 

rangs  et  Us  honnettrs  de  la  oour,  ^q^ 
Anecdote  jur  le  marquis  d'Argens  et  le  roi  de  Prusse.  —  Mandement 

épiscopal  de  ce  dernier.  3^5 

^  Lettre  de  Voltaire  au  roi  de  Suède.  /  o5. 


484  TABLE   DES   MiT^lERES. 

Lettre  à  M,  de  F***,  par  un  "de  ses  amis ,  stm  t ouvrage  intitulé  x.*ÉvAa  - 
GiLs  DU  joua ,  par  Dutarne  de  Blaugy.  —  Anecdote  ;  mot  du  pape 
Clément  XIY.        .       \      .    '  *  •  ibidL 

Sur  le  Spêéàtteur  français  t  de  Lacroix.  '  *  406 

Sar  quelques  Hércndes  de  de  Vauvert.  '*     '  •  407 

Susceptibilité  de  l'ayocat  Jobart.  4'-9 

FÉVRIER. — Succès  de  Topera  de  Zémir  et  Azor,  de  Mannontel  et  Grétry.  410 

ileprise  de  Castor  et  PoUux  à  l'Opéra.  4 1 5 

Sur  mademoiselle  Heinel,  actrice  de  TOpéra.  417 
Mort  de  ttfadi^e  Brillant,  chatte  de  la  maréchale  de  Luxembourg;  vers 

de  Boufflers  à  cette  chatte.  4x8 
lettre  de  Voltaire  à  madame  du  Voisin  sur  l'affaire  Sirvee.  419 
Lettre  du  même  à  lYoochin.  fyi  i 
Réception  de  de  BelLoy  à  T Académie  Française.  42a 
Gataloipfê  4es  tableaux  du  duc  de  Choiseul.  4^5 
Lettres  d'Êlisaàetfi^ophie  de  Fallière  à  Louise» Hortense ,  elc,  par  ma- 
dame Riccoboni.  —  Les  Sacrifices  de  f  Amour,  par  Dorât.  4^7 
lettres  de  Fabbé  Gaiiani  à  madame  d'Épinay.  433 
Mort  du  duc  de  Lavauguyoo  ;  formule  curieuse  du  billet  de  son  enter- 

remem.  4^5 

j^ns  mots  de  mademoiselle  Arnould.  43S 

Talent' du  peintre  Touzet  pour  l'imitation.  439 

MARS,  —  Lettres  de  Tabbé  Gaiiani  à  madame  d'Épinay.  440 

Mort  de  M.  Bignon  »  prévôt  des  marchands  de  Paris.  44^ 

Lettres  de  Boufflers  à  sa  mère  pendant  son  voyage  en  Suisse.  448 

AVRIL.  —  Essai  sur  le  caractère,  les  mœufs  et  t esprit  des  femmes,  par 

Thomas.  45o 

Sirr  les  représeptations  des  Druides,  tragédie  de  Le  Blaoc.  453  '" 
Première  représentation  du  Faucon,  opéra  comique  de  Sedaine  etMon- 

signy.  *  4^4 

Première  représentation  du  Bal  masqué ,  musique  de  Darcis.  4^5 

Lls- trois  Clément;  plaisanterie  sur  Clément  de  Dijon;  ses  ouvrages.  ibid. 
Histoire  philosophique  et  poâtique  des  étabUssemens  et  du  commerce  des 

Européens  dans  les  deux  Indes,  par  l'abbé  Raynal.  460 

Défense  de  jouer  la  tragédie  des  Druides  et  celle  des  Lois  de  Minos,  461 

Mort  de  madame  Favart  ,^ctrice  de  la  Comédie  Italienne;  détails  sur  sa  vie.  4^3 

Vente  des  tableaux  du  duc  de  Choiseul.  467 

JUIN.  —  Examen  de  la  tragédie  des  Lois  de  Minos,  468 

liettres  de  Tabbé  Gaiiani  à  madame  d'Épinay.  47^ 

FXir  DE   LA  TABLE  DU  TOME  SEFTIÂME,